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Title: Le juif errant - Tome I
Author: Sue, Eugène, 1804-1857
Language: French
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Eugène Sue



LE JUIF ERRANT



Tome I



(1844 -- 1845)



Table des matières

Eugène Sue vu par Alexandre Dumas
L'enfant.
Le jeune homme.
L'homme.
Prologue Les deux mondes
Première partie L'auberge du Faucon blanc
I. Morok.
II. Le voyageur.
III. L'arrivée.
IV. Morok et Dagobert.
V. Rose et Blanche.
VI. Les confidences.
VII. Le voyageur.
VIII. Fragments du journal du général Simon.
IX. Les cages.
X. La surprise.
XI. Jovial et la Mort.
XII. Le bourgmestre.
XIII. Le jugement.
XIV. La décision.
Deuxième partie La rue du Milieu-des-Ursins
I. Les messagers.
II. Les ordres.
Épilogue.
Troisième partie Les étrangleurs
I. L'ajoupa.
II. Le tatouage.
III. Le contrebandier.
IV. M. Josué Van Daël.
V. Les ruines de Tchandi.
VI. L'embuscade.
Quatrième partie Le château de Cardoville
I. M. Rodin.
II. La tempête.
III. Les naufragés.
IV. Le départ pour Paris.
Cinquième partie La rue Brise-Miche
I. La femme de Dagobert.
II. La soeur de la Reine Bacchanal.
III. Agricol Baudoin.
IV. Le retour.
V. Agricol et la Mayeux.
VI. Le réveil.
Sixième partie L'hôtel Saint-Dizier
I. Le pavillon.
II. La toilette d'Adrienne.
III. L'entretien.
IV. Une jésuitesse.
V. Le complot.
VI. Les ennemis d'Adrienne.
VII. L'escarmouche.
VIII. La révolte.
IX. La trahison.
X. Le piège.
Septième partie Un Jésuite de robe courte
I. Un faux ami.
II. Le cabinet du ministre.
III. La visite.
Huitième partie Le confesseur
I. Pressentiments.
II. La lettre.
III. Le confessionnal.
IV. Monsieur et Rabat-joie.
V. Les apparences.
VI. Le couvent.
VII. L'influence d'un confesseur.
VIII. L'interrogatoire.
Neuvième partie La reine Bacchanal
I. La mascarade.
II. Les contrastes.
III. Le réveille-matin.
IV. Les adieux.
Dixième partie Le couvent
I. Florine.
II. La mère Sainte-Perpétue.
III. La tentation.
IV. La Mayeux et mademoiselle de Cardoville.
V. Les rencontres.
VI. Le rendez-vous.
VII. Découvertes.
VIII. Le code pénal.
IX. Escalade et effraction.
X. La veille d'un grand jour.
XI. L'étrangleur.
XII. Les deux frères de la bonne oeuvre.
Onzième partie Le 13 février
I. La maison de la rue Saint-François.
II. Doit et avoir.
III. L'héritier.
IV. Rupture.
V. Le retour.
VI. Le salon rouge.
VII. Le testament.
VIII. Le dernier coup de midi.
IX. La donation entre vifs.
X. Un bon génie.
XI. Les premiers sont les derniers, les derniers sont les premiers.



Eugène Sue vu par Alexandre Dumas

La mort est en fête! Elle frappe à coups redoublés dans nos rangs:
après Alfred de Musset, c'était l'auteur de _Frétillon _et du
_Dieu des bonnes gens; _après Béranger, c'est l'auteur de
_Mathilde _et des _Mystères de Paris!_

Quel malheur invisible et inconnu pèse donc sur la France, qu'elle
laisse tomber de pareilles larmes dans le gouffre de l'éternité?

Ce que nous avons perdu depuis dix ans suffirait à enrichir la
littérature d'un peuple: Frédéric Soulié, Chateaubriand, Balzac,
Gérard de Nerval, Augustin Thierry, Mme de Girardin, Alfred de
Musset, Béranger, Eugène Sue!

Le dernier fut le plus à plaindre de tous; lui mourut deux fois:
l'exil est une première mort.

À nous de raconter cette vie de luttes, de jeunesse folle et de
sombre âge mur; à nous de montrer l'homme comme il fut aux
différentes périodes de sa vie.

Allons, plume et coeur, à l'oeuvre!

Nous diviserons la vie d'Eugène Sue en trois phases, et nous
laisserons à chacune d'elles le caractère qu'elle a eu.

L'enfant insoucieux et gai.
Le jeune homme inquiet et douteur.
L'homme désenchanté et triste.


L'enfant.

À vingt kilomètres de Grasse, existe un petit port de mer qu'on
appelle La Calle; c'est le berceau de la famille Sue, célèbre à la
fois dans la science et dans les lettres.

La Calle est encore peuplée des membres de cette famille, qui
composent à eux seuls, peut-être, la moitié de la population.

C'est de là que, vers la fin du règne de Louis XV, partit un jeune
étudiant aventureux qui vint s'établir médecin à Paris.

Ayant réussi, il appela ses neveux dans la capitale, où deux
d'entre eux se distinguèrent particulièrement.

C'étaient Pierre Sue, qui devint professeur de médecine légale et
bibliothécaire de l'école: celui-là a laissé des oeuvres de haute
science; Jean Sue, qui fut chirurgien en chef de la Charité,
professeur à l'École de médecine, professeur d'anatomie à l'École
des beaux-arts, chirurgien du roi Louis XVI.

Ce dernier eut pour successeur et continuateur Jean-Joseph Sue,
qui, outre la place des Beaux-Arts, dont il hérita de son père,
devint médecin en chef de la garde impériale, et, plus tard,
médecin en chef de la maison militaire du roi.

Ce fut le père d'Eugène Sue.

Et, ici, constatons un fait: c'est que Jean Sue, père d'Eugène
Sue, fut celui qui soutint contre Cabanis la fameuse discussion
sur la guillotine, lorsque son inventeur, M. Guillotin, affirma à
l'Assemblée nationale que les guillotinés en seraient quittes pour
une légère fraîcheur sur le cou. Jean-Joseph Sue, au contraire,
soutint la persistance de la douleur au-delà de la séparation de
la tête, et il défendit son opinion par des arguments qui
prouvaient sa science profonde de l'anatomie, et par des exemples
pris, les uns chez des médecins allemands, les autres sur la
nature.

On a dit dernièrement, à propos de la mort d'Eugène Sue, qu'il
était né en 1801.

Il me dit un jour, à moi, qu'il était né le 1er janvier 1803, et
nous calculâmes qu'il avait cinq mois de moins que moi, quelques
jours de plus que Victor Hugo.

Il eut pour parrain le prince Eugène, pour marraine, l'impératrice
Joséphine; de là son prénom d'Eugène.

Il fut nourri par une chèvre et conserva longtemps les allures
brusques et sautillantes de sa nourrice.

Il fit, ou plutôt ne fit pas ses études au collège Bourbon; car,
ainsi que tous les hommes qui doivent conquérir dans les lettres
un nom original et une position éminente, Eugène Sue fut un
exécrable écolier.

Son père, médecin de dames surtout, faisait un cours d'histoire
naturelle à l'usage des gens du monde; il s'était remarié trois
fois, et était riche de deux millions, à peu près.

Il demeurait rue du Rempart, rue qui a disparu depuis, et qui
était située alors derrière la Madeleine.

Tout ce quartier était occupé par des chantiers; le terrain n'y
valait pas le dixième de ce qu'il vaut aujourd'hui. M. Sue y
possédait une belle maison, avec un magnifique jardin.

Dans la même maison que M. Sue, demeurait sa soeur, mère de
Ferdinand Langlé, qui, en collaboration avec Villeneuve, a fait,
de 1822 à 1830, une cinquantaine de vaudevilles.

En 1817 et 1818, les deux cousins allaient ensemble au collège
Bourbon, c'est-à-dire que Ferdinand y allait, et que le futur
auteur de _Mathilde _était censé y aller.

Eugène avait un répétiteur à domicile. J'ai encore connu ce brave
homme: c'était un digne Auvergnat de cinq pieds de haut, qui,
étant entré pour faire répéter Eugène Sue, et tenant à gagner
honnêtement son argent, n'hésitait pas à soutenir des luttes corps
à corps avec son élève, qui avait la tête de plus que lui.

Ordinairement, lorsqu'une de ces luttes menaçait, Eugène Sue
prenait la fuite, mais, comme Horace, pour être poursuivi et
vaincre son vainqueur.

Le père Delteil -- c'est ainsi que se nommait le digne répétiteur
-- se laissait constamment prendre à cette manoeuvre stratégique,
si simple qu'elle fût.

Eugène fuyait au jardin, le répétiteur l'y suivait; mais, arrivé
là, l'écolier rebelle se trouvait à la fois au milieu d'un arsenal
d'armes offensives et défensives.

Les armes défensives, c'étaient les plates-bandes du jardin
botanique, le labyrinthe, dans lequel il se réfugiait, et où le
père Delteil n'osait le poursuivre, de peur de fouler aux pieds
les plantes rares, que l'écolier fugitif écrasait impitoyablement
et à pleine semelle; les armes offensives, c'étaient les échalas
portant sur des étiquettes les noms scientifiques des plantes,
échalas qu'Eugène Sue, comme le fils de Thésée, convertissait en
javelots pour pousser au monstre, et qu'il lui lançait avec une
adresse qui eût fait honneur à Castor et à Pollux, les deux plus
habiles lanceurs de javelots de l'Antiquité, avant que Racine eût
inventé Hippolyte.

Oh! ne nous reprochez pas la gaieté qui s'étendra sur cette
première phase de la vie de notre ami, qui fut notre confrère sans
être notre rival. C'est le rayon de soleil auquel a droit toute
jeunesse qui n'est point maudite du Seigneur. La fin de la vie
sera assez triste, allez! assez sombre, assez orageuse!

Suivons donc l'enfant dans son jardin, nous retrouverons l'homme
dans son désert.

Quand il fut démontré au père d'Eugène Sue que la vocation de son
fils était de lancer le javelot et non d'expliquer Horace et
Virgile, il le tira du collège et le fit entrer, comme chirurgien
sous-aide, à l'hôpital de la Maison du roi, dont il était
chirurgien en chef, et qui était situé rue Blanche.

Eugène Sue y retrouva son cousin Ferdinand Langlé et le futur
docteur Louis Véron, qui devait aussi abandonner la médecine, non
pour faire, mais pour faire faire de la littérature.

Nous avons dit qu'Eugène Sue avait beaucoup du caractère de sa
nourrice la chèvre. C'était, en effet, et nous l'avons encore
connu ainsi, un franc gamin de bonne maison, toujours prêt à faire
quelque méchant tour, même à son père, et, disons plus, surtout à
son père, qui venait de se remarier et le traitait fort rudement.

Mais aussi, comme on se vengeait de cette rudesse!

Le docteur Sue occupait ses élèves à lui préparer son cours
d'histoire naturelle; la préparation se faisait dans un magnifique
cabinet d'anatomie qu'il a laissé par testament aux Beaux-Arts. Ce
cabinet, entre autres curiosités, contenait le cerveau de
Mirabeau, conservé dans un bocal.

Les préparateurs en titre étaient Eugène Sue, Ferdinand Langlé et
un de leurs amis nommé Delattre, qui fut, depuis, et est
probablement encore docteur médecin; les préparateurs amateurs
étaient un nommé Achille Petit et un vieil et spirituel ami à
nous, James Rousseau.

Les séances de préparation étaient assez tristes, d'autant plus
tristes que l'on avait devant soi, à portée de la main, deux
armoires pleines de vins près desquels le nectar des dieux n'était
que de la blanquette de Limoux.

Ces vins étaient des cadeaux qu'après l'invasion de 1815, les
souverains alliés avaient faits au docteur Sue. Il y avait des
vins de tokai donnés par l'empereur d'Autriche; des vins du Rhin
donnés par le roi de Prusse, du johannisberg donné par
M. de Metternich, et, enfin, une centaine de bouteilles de vin
d'Alicante, données par Mme de Morville, et qui portaient la date
respectable, mieux que respectable, vénérable de 1750.

On avait essayé de tous les moyens pour ouvrir les armoires: les
armoires avaient vertueusement résisté à la persuasion comme à la
force.

On désespérait de faire jamais connaissance avec l'alicante de
Mme de Morville, avec le johannisberg de M. de Metternich, avec le
liebfraumilch du roi de Prusse, et avec le tokai de l'empereur
d'Autriche, autrement que par les échantillons que, dans ses
grands dîners, le docteur Sue versait à ses convives dans des dés
à coudre, lorsqu'un jour, en fouillant dans un squelette, Eugène
Sue trouva par hasard un trousseau de clefs.

C'étaient les clefs des armoires!

Dès le premier jour, on mit la main sur une bouteille de vin de
tokai au cachet impérial, et on la vida jusqu'à la dernière
goutte; puis on fit disparaître la bouteille.

Le lendemain, ce fut le tour du johannisberg; le surlendemain,
celui du liebfraumilch; le jour suivant, de l'alicante.

On en fit autant de ces trois bouteilles que de la première.

Mais James Rousseau, qui était l'aîné et qui, par conséquent,
avait une science du monde supérieure à celle de ses jeunes amis,
qui hasardaient leurs pas sur le terrain glissant de la société,
James Rousseau fit judicieusement observer qu'au train dont on y
allait, on creuserait bien vite un gouffre, que l'oeil du docteur
Sue plongerait dans ce gouffre et qu'il y trouverait la vérité.

Il fit alors cette proposition astucieuse de boire chaque
bouteille au tiers seulement, de la remplir d'une composition
chimique qui, autant que possible, se rapprocherait du vin dégusté
ce jour-là, de la reboucher artistement et de la remettre à sa
place.

Ferdinand Langlé appuya la proposition et, en sa qualité de
vaudevilliste, y ajouta un amendement; c'était de procéder à
l'ouverture de l'armoire à la manière antique, c'est-à-dire avec
accompagnement de choeurs.

Les deux propositions passèrent à l'unanimité.

Le même jour, l'armoire fut ouverte sur ce choeur, imité de _La
Leçon de botanique._

Le coryphée chantait:

_Que l'amour et la botanique_
_N'occupent pas tous nos instants;_
_Il faut aussi que l'on s'applique_
_À boire le vin des parents._

Puis le choeur reprenait:

_Buvons le vin des grands-parents!_

Et l'on joignait l'exemple au précepte. Une fois lancés sur la
voie de la poésie, les préparateurs composèrent un second choeur
pour le travail. Ce travail consistait particulièrement à
empailler de magnifiques oiseaux que l'on recevait des quatre
parties du monde. Voici le choeur des travailleurs:

_Goûtons le sort que le ciel nous destine;_
_Reposons-nous sur le sein des oiseaux;_
_Mêlons le camphre à la térébenthine,_
_Et par le vin égayons nos travaux._

Sur quoi, on buvait une gorgée de la bouteille, qui se trouvait
non pas au tiers, mais à moitié vide.

Il s'agissait de suivre l'ordonnance de James Rousseau et de la
remplir.

C'était l'affaire du comité de chimie, composé de Ferdinand
Langlé, d'Eugène Sue et de Delattre; plus tard, Romieu y fut
adjoint.

Le comité de chimie faisait un affreux mélange de réglisse et de
caramel, remplaçait le vin bu par ce mélange improvisé, rebouchait
la bouteille aussi proprement que possible et la remettait à sa
place.

Quand c'était du vin blanc, on clarifiait la préparation avec des
blancs d'oeufs battus.

Mais parfois la punition retombait sur les coupables.

De temps en temps, M. Sue donnait de grands et magnifiques dîners;
au dessert, on buvait tantôt l'alicante de Mme de Morville, tantôt
le tokai de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, tantôt le
johannisberg de M. de Metternich, tantôt le liebfraumilch du roi
de Prusse.

Tout allait à merveille si l'on tombait sur une bouteille vierge;
mais plus on allait en avant, plus les virginités fondaient aux
mains des travailleurs.

Il arriva que l'on tomba quelquefois, puis souvent, puis enfin
presque toujours sur des bouteilles revues et corrigées par le
comité de chimie.

Alors il fallait avaler le breuvage.

Le docteur Sue goûtait de son vin, faisait une légère grimace et
disait:

-- Il est bon, mais il demande à être bu. Et c'était une si grande
vérité, et le vin demandait si bien à être bu, que, le lendemain,
on recommençait à le boire. Tout cela devait finir par une
catastrophe, et, en effet, tout cela finit ainsi. Un jour que l'on
savait le docteur Sue à sa maison de campagne de Bouqueval, d'où
l'on comptait bien qu'il ne reviendrait pas de la journée, on
s'était, à force de séductions sur la cuisinière et les
domestiques, fait servir dans le jardin un excellent dîner sur
l'herbe.

Tous les empailleurs, comité de chimie compris, étaient là,
couchés sur le gazon, couronnés de roses, comme les convives de la
vie inimitable de Cléopâtre, buvant à plein verre le tokai et le
johannisberg, ou plutôt l'ayant bu, quand, tout à coup, la porte
de la maison donnant sur le jardin s'ouvrit et le commandeur
apparut. Le commandeur, c'était le docteur Sue. Chacun, à cette
vue, s'enfuit et se cache. Rousseau seul, plus gris que les
autres, ou plus brave dans le vin, remplit deux verres, et,
s'avançant vers le docteur:

-- Ah! mon bon monsieur Sue, dit-il en lui présentant le moins
plein des deux verres, voilà de fameux tokai! À la santé de
l'empereur d'Autriche!

On devine la colère dans laquelle entra le docteur, en retrouvant
sur le gazon le cadavre d'une bouteille de tokai, les cadavres de
deux bouteilles de johannisberg et de trois bouteilles d'alicante.
On avait bu l'alicante à l'ordinaire.

Les mots de vol, d'effraction, de procureur du roi, de police
correctionnelle, grondèrent dans l'air comme gronde la foudre dans
un nuage de tempête.

La terreur des coupables fut profonde.

Delattre connaissait un puits desséché aux environs de Clermont;
il proposait de s'y réfugier.

Huit jours après, Eugène Sue partait comme sous-aide pour faire la
campagne d'Espagne de 1823.

Il avait vingt ans accomplis.

La ligne imperceptible qui sépare l'adolescent du jeune homme
était franchie. C'est au jeune homme que nous allons avoir
affaire.



Le jeune homme.

Eugène Sue fit la campagne, resta un an à Cadix, et ne revint à
Paris que vers le milieu de 1824.

Le feu du Trocadéro lui avait fait pousser les cheveux et les
moustaches; il était parti imberbe, il revenait barbu et chevelu.

Cette croissance capillaire, qui faisait d'Eugène Sue un très beau
garçon, flatta probablement l'amour-propre du docteur Sue, mais ne
relâcha en rien les cordons de sa bourse.

Ce fut alors que, par de Leuven et Desforges, je fis connaissance
avec Eugène Sue.

À cette époque, où ma vocation était déjà décidée, il n'avait,
lui, aucune idée littéraire.

Desforges, qui avait une petite fortune à lui, Ferdinand Langlé,
que sa mère adorait, étaient les deux Crassus de la société.
Quelquefois, comme faisait Crassus à César, ils prêtaient non pas
vingt millions de sesterces, mais vingt, mais trente, mais
quarante, et même jusqu'à cent francs aux plus nécessiteux.

Outre sa bourse, Ferdinand Langlé mettait à la disposition de ceux
des membres de la société qui n'étaient jamais sûrs ni d'un lit,
ni d'un souper, sa chambre dans la maison de M. Sue, et l'en-cas
que sa mère, pleine d'attentions pour lui, faisait préparer tous
les soirs.

Combien de fois cet en-cas fut-il la ressource suprême de quelque
membre de la société qui avait mal dîné, ou même qui n'avait pas
dîné du tout!

Ferdinand Langlé, notre aîné, grand garçon de vingt-cinq à vingt-
six ans, auteur d'une douzaine de vaudevilles, amant d'une actrice
du Gymnase nommée Fleuriet, charmante fille que je revois comme un
mirage de ma jeunesse, et qui mourut vers cette époque,
empoisonnée, dit-on, par un empoisonneur célèbre; Ferdinand Langlé
rentrait rarement chez lui. Mais, comme le domestique,
complètement dans nos intérêts, affirmait à Mme Langlé que
Ferdinand vivait avec la régularité d'une religieuse, la bonne
mère avait le soin de faire mettre tous les soirs l'en-cas sur la
table de nuit.

Le domestique mettait donc l'en-cas sur la table de nuit, et la
clef de la petite porte de la rue à un endroit convenu.

Un attardé se trouvait-il sans asile, il se dirigeait vers la rue
du Rempart, allongeait la main dans un trou de la muraille, y
trouvait la clef, ouvrait la porte, remettait religieusement la
clef à sa place, tirait la porte derrière lui, allumait la bougie,
s'il était le premier, mangeait, buvait et se couchait dans le
lit.

Si un second suivait le premier, il trouvait la clef au même
endroit, pénétrait de la même façon, mangeait le reste du poulet,
buvait le reste du vin, levait la couverture à son tour et se
fourrait dessous.

Si un troisième suivait le second, même jeu pour la clef, même jeu
pour la porte; seulement, celui-ci ne trouvait plus ni poulet, ni
vin, ni place dans le lit: il mangeait le reste du pain, buvait un
verre d'eau et s'étendait sur le canapé.

Si le nombre grossissait outre mesure, les derniers venus tiraient
un matelas du lit et couchaient par terre.

Une nuit, Rousseau arriva le dernier; la lumière était éteinte: il
compta à tâtons quatorze jambes!

Cela dura quatre ou cinq ans, sans que le docteur Sue se doutât le
moins du monde que sa maison était un caravansérail dans lequel
l'hospitalité était pratiquée gratis et sur une grande échelle.

Au milieu de cette vie de bohème, Eugène fut pris tout à coup de
la fantaisie d'avoir un groom, un cheval et un cabriolet, Or,
comme son père lui tenait de plus en plus la dragée haute, il lui
fallut, pour pouvoir satisfaire ce caprice, recourir aux
expédients.

Il fut mis en rapport avec deux honnêtes capitalistes qui
vendaient des souricières et des contrebasses aux jeunes gens qui
se sentaient la vocation du commerce...

On les nommait MM. Ermingot et Godefroy.

J'ignore si ces messieurs vivent encore et font le même métier;
mais, ma foi, à tout hasard, nous citons les noms, espérant qu'on
ne prendra pas les lignes que nous écrivons pour une réclame.

MM. Ermingot et Godefroy allèrent aux informations; ils surent
qu'Eugène Sue devait hériter d'une centaine de mille francs de son
grand-père maternel et de quatre à cinq cent mille francs de son
père. Ils comprirent qu'ils pouvaient se risquer.

Ils parlèrent de vins qu'ils avaient à vendre dans d'excellentes
conditions et sur lesquels il y avait à gagner cent pour cent!
Eugène Sue répondit qu'il lui serait agréable d'en acheter pour
une certaine somme.

Il reçut, en conséquence, une invitation à déjeuner à Bercy pour
lui et un de ses amis.

Il jeta les yeux sur Desforges; Desforges passait pour l'homme
rangé de la société, et le docteur Sue avait la plus grande
confiance en lui.

On était attendu aux Gros-Marronniers.

Le déjeuner fut splendide; on fit goûter aux deux jeunes gens les
vins dont ils venaient faire l'acquisition, et Eugène Sue, sur
lequel s'opérait particulièrement la séduction, en fut si content,
qu'il en acheta, séance tenante, pour quinze mille francs, que,
séance tenante toujours, il régla en lettres de change.

Le vin fut déposé dans une maison tierce, avec faculté pour Eugène
Sue de le faire goûter, de le vendre et de faire dessus tels
bénéfices qu'il lui conviendrait.

Huit jours après, Eugène Sue revendait à un compère de la maison
Ermingot et Godefroy son lot de vins pour la somme de quinze cents
francs payés comptant.

On perdait treize mille cinq cents francs sur la spéculation, mais
on avait quinze cents francs d'argent frais. C'était de quoi
réaliser l'ambition qui, depuis un an, empêchait les deux amis de
dormir: un groom, un cheval et un cabriolet.

Comment, demandera le lecteur, peut-on avoir, avec quinze cents
francs, un groom, un cheval et un cabriolet?

C'est inouï, le crédit que donnent quinze cents francs d'argent
comptant, surtout quand on est fils de famille et que l'on peut
s'adresser aux fournisseurs de son père.

On acheta le cabriolet chez Sailer, carrossier du docteur, et l'on
donna cinq cents francs à compte; on acheta le cheval chez
Kunsmann, où l'on prenait des leçons d'équitation, et l'on donna
cinq cents francs à compte. On restait à la tête de cinq cents
francs: on engagea un groom que l'on habilla de la tête aux pieds;
ce n'était pas ruineux, on avait crédit chez le tailleur, le
bottier et le chapelier.

On était arrivé à ce magnifique résultat, au commencement de
l'hiver de 1823 à 1824.

Le cabriolet dura tout l'hiver.

Au printemps, on résolut de monter un peu à cheval pour saluer les
premières feuilles.

Un matin; on partit; Eugène Sue et Desforges, à cheval, étaient
suivis de leur groom, à cheval comme eux.

À moitié chemin des Champs-Élysées, comme on était en train de
distribuer des saluts aux hommes et des sourires aux femmes, un
cacolet vert s'arrête, une tête sort par la portière et examine
avec stupéfaction les deux élégants.

La tête était celle du docteur Sue, le cacolet vert était ce que
l'on appelait dans la famille la voiture aux trois lanternes.
C'était une voiture basse inventée par le docteur Sue, et de
laquelle on descendait sans marchepied: l'aïeule de tous nos
petits coupés d'aujourd'hui.

Cette tête frappa les deux jeunes gens comme eût fait celle de
Méduse; seulement, au lieu de les pétrifier, elle leur donna des
ailes; ils partirent au galop.

Par malheur, il fallait rentrer; on ne rentra que le surlendemain,
c'est vrai, mais on rentra.

La justice veillait à la porte sous les traits du docteur Sue; il
fallut tout avouer, et ce fut même un bonheur que l'on avouât
tout. La maison Ermingot et Godefroy commençait de montrer les
dents sous la forme de papier timbré.

L'homme d'affaires du docteur Sue fut chargé d'entrer en
arrangement avec MM. Ermingot et Godefroy; ces messieurs, au
reste, venaient d'avoir un petit désagrément en police
correctionnelle, ce qui les rendit tout à fait coulants.

Moyennant deux mille francs, ils rendirent les lettres de change
et donnèrent quittance générale.

Sur quoi, Eugène Sue s'engagea à rejoindre son poste à l'hôpital
militaire de Toulon.

Desforges perdit toute la confiance du docteur. Il fut reconnu par
l'enquête qu'il avait trempé jusqu'au cou dans l'affaire Ermingot
et Godefroy, et il fut mis à l'index; ce qui le détermina --
 facilité toujours par sa fortune personnelle -- à suivre Eugène
Sue à Toulon.

Damon n'eût pas donné une plus grande preuve de dévouement à
Pythias.

On passa la dernière nuit ensemble: de Leuven, Adam, Desforges,
Romieu, Croissy, Millaud, un cousin d'Eugène Sue, charmant garçon
qui est allé mourir depuis en Amérique, Mira, le fils du célèbre
Brunet, dont un duel fatal illustra depuis l'adresse.

Au moment du départ, l'enthousiasme fut tel, que Romieu et Mira
résolurent d'escorter la diligence.

Eugène Sue et Desforges étaient dans le coupé; Romieu et Mira
galopaient aux deux portières.

Romieu galopa jusqu'à Fontainebleau; là, il lui fallut absolument
descendre de cheval.

Mira, s'entêtant, fit trois lieues de plus puis force lui fut de
s'arrêter à son tour.

La diligence continua majestueusement son chemin, laissant les
blessés en route.

On arriva le cinquième jour à Toulon.

Le premier soin des exilés fut d'écrire, pour avoir des nouvelles
de leurs amis.

Romieu avait été ramené dans la capitale sur une civière.

Mira avait préféré attendre sa convalescence là où il était, et,
quinze jours après, rentrait à Paris en voiture.

On s'installa à Toulon et l'on commença de faire les beaux avec
les restes de la splendeur parisienne. Ces restes de splendeur, un
peu fanés, étaient du luxe à Toulon.

Les Toulonnais ne tardèrent pas à regarder les nouveaux venus d'un
mauvais oeil; ils appelaient Eugène Sue, le _Beau Sue. _Les
Toulonnais faisaient un calembour auquel l'orthographe manquait,
mais qui se rachetait par la consonance.

Le calembour eut d'autant plus de succès là-bas, qu'Eugène Sue,
très beau garçon, du reste, nous l'avons dit déjà, avait la tête
un peu dans les épaules.

Mais le haro redoubla, quand on vit tous les soirs venir les
muscadins au théâtre, et que l'on s'aperçut qu'ils y venaient
particulièrement pour lorgner la première amoureuse, Mlle
Florival.

C'était presque s'attaquer aux autorités: le sous-préfet
protégeait la première amoureuse.

Les deux Parisiens s'entêtèrent et demandèrent leurs entrées dans
les coulisses. Desforges faisait valoir sa qualité d'auteur
dramatique; il avait eu deux ou trois vaudevilles joués à Paris.

Eugène Sue était vierge de toute espèce de littérature et ne
donnait aucun signe de vocation pour la carrière d'homme de
lettres; il était plutôt peintre. Gamin, il avait couru les
ateliers, dessinait, croquait, brossait.

Il y a sept ou huit ans à peine, que je voyais encore, dans une
des anciennes rues qui longeaient la Madeleine, un cheval qu'il
avait dessiné sur la muraille avec du vernis noir et un pinceau à
cirer les bottes.

Le cheval s'est écroulé avec la rue.

La porte des coulisses restait donc impitoyablement fermée; ce qui
donnait aux Toulonnais le droit incontestable de goguenarder les
Parisiens.

Par bonheur, Louis XVIII était mort le 15 septembre 1824, et
Charles X avait eu l'idée de se faire sacrer; la cérémonie devait
avoir lieu dans la cathédrale de Reims, le 26 mai 1825.

Maintenant, comment la mort du roi Louis XVIII à Paris, comment le
sacre du roi Charles X à Reims pouvaient-ils faire ouvrir les
portes du théâtre de Toulon à Desforges et à Eugène Sue?

Voici.

Desforges proposa à Eugène Sue de faire, sur le sacre, ce que l'on
appelait, à cette époque, un _à-propos. _Eugène Sue accepta, bien
entendu.

L'_à-propos _fut représenté au milieu de l'enthousiasme universel.
J'ai encore cette bluette, écrite tout entière de la main d'Eugène
Sue.

Le même soir, les deux auteurs avaient, d'une façon inattaquable,
leurs entrées dans les coulisses, et par suite chez Mlle Florival.

Ils en profitèrent conjointement et sans jalousie aucune.

Sous ce rapport, Eugène Sue avait des idées de communisme innées.

Vers le mois de juin 1825, Damon et Pythias se séparèrent.

Eugène Sue resta seul en possession de ses entrées au théâtre et
chez Mlle Florival. Desforges partit pour Bordeaux, où il fonda
_Le Kaléidoscope._

Pendant ce temps, Ferdinand Langlé fondait _La Nouveauté_ à Paris.

Vers la fin de 1825, Eugène Sue revint de Toulon.

Il trouva un centre littéraire auquel s'étaient ralliés les
anciens hôtes de la rue du Rempart.

C'était _La Nouveauté_.

Les principaux rédacteurs du journal étaient de Brucker, Michel
Masson, Romieu, Rousseau, Garnier-Pagès aîné, de Leuven, Dupeuty,
de Villeneuve, Cavé, Vulpian et Desforges.

Desforges avait abandonné son fruit en province pour venir se
rallier à la création de Ferdinand Langlé.

Le petit journal était en pleine prospérité. Depuis la
représentation de son _à-propos _à Toulon, Eugène Sue était auteur
dramatique, par conséquent, homme de lettres. Son cousin étant
rédacteur en chef, il se trouva tout naturellement rédacteur
particulier.

On lui demanda des articles; il en fit quatre; cette série était
intitulée _L'Homme-mouche._

Ce sont les premières lignes sorties de la plume de l'auteur de
_Mathilde _et des _Mystères de Paris _qui aient été imprimées.

Mais on comprend que _La Nouveauté _ne payait point ses rédacteurs
au poids de l'or; d'un autre côté, le docteur Sue restait
inflexible: il avait sur le coeur non seulement le vin bu, mais
encore le vin gâté.

On avait bien une ressource extrême dont je n'ai pas encore parlé
et que je réservais, comme son propriétaire, pour les grandes
occasions: c'était une montre Louis XVI, à fond d'émail, entourée
de brillants, donnée par la marraine, l'impératrice Joséphine.

Dans les cas extrêmes, on la portait au mont-de-piété et l'on en
avait cent cinquante francs.

Elle défraya le mardi gras de 1826; mais, le mardi gras passé,
après avoir traîné le plus longtemps possible, il fallut prendre
un grand parti et s'en aller à la campagne.

Bouqueval, la campagne du docteur Sue, offrait aux jeunes gens son
hospitalité champêtre et frugale; on alla à Bouqueval.

Pâques arriva, et, avec Pâques, un certain nombre de convives.
Chacun avait promis d'apporter son plat, qui un homard, qui un
poulet rôti, qui un pâté.

Or, il arriva que, chacun comptant sur son voisin, l'argent
manquant à tous, personne n'apporta rien.

Il fallait cependant faire la pâque; c'eût été un péché que de ne
pas fêter un pareil jour.

On alla droit aux étables et l'on égorgea un mouton.

Par malheur, le mouton était un magnifique mérinos que le docteur
gardait comme échantillon.

Il fut dépouillé, rôti, mangé jusqu'à la dernière côtelette.

Lorsque le docteur apprit ce nouveau méfait, il se mit dans une
abominable colère; mais aux colères paternelles, Eugène Sue
opposait une admirable sérénité.

C'était un charmant caractère que celui de notre pauvre ami,
toujours gai, joyeux, riant.

Il devint triste, mais resta bon.

Ordre fut donné à Eugène Sue de quitter Paris.

Il passa dans la marine, et fit deux voyages aux Antilles.

De là la source d'_Atar-Gull, _de là l'explication de ces
magnifiques paysages qui semblent entrevus dans un pays de fées, à
travers les déchirures d'un rideau de théâtre.

Puis il revint en France. Une bataille décisive se préparait
contre les Turcs. Eugène Sue s'embarqua, comme aide-major, à bord
du _Breslau, _capitaine La Bretonnière, assista à la bataille de
Navarin, et rapporta comme dépouilles opimes un magnifique costume
turc qui fut mangé au retour, velours et broderie.

Tout en mangeant le costume turc, Eugène Sue, qui prenait peu à
peu goût à la littérature, avait fait jouer, avec Desforges,
_Monsieur le marquis._

Enfin, vers le même temps, il faisait paraître, dans _La Mode, _la
nouvelle de _Plick et Plock, _son point de départ comme roman.

Sur ces entrefaites, le grand-père maternel d'Eugène Sue mourut,
lui laissant quatre-vingt mille francs, à peu près. C'était une
fortune inépuisable.

Aussi le jeune poète, qui avait vingt-quatre ans, et qui, par
conséquent, était sur le point d'atteindre sa grande majorité,
donna-t-il sa démission et se mit-il dans ses meubles.

Nous disons se mit _dans ses meubles, _parce qu'Eugène Sue,
artiste d'habitudes comme d'esprit, fut le premier à meubler un
appartement à la manière moderne; Eugène Sue eut le premier tous
ces charmants bibelots dont personne ne voulait alors, et que tout
le monde s'arracha depuis: vitraux de couleur, porcelaines de
Chine, porcelaines de Saxe, bahuts de la Renaissance, sabres
turcs, criks malais, pistolets arabes, etc.

Puis, libre de tout souci, il se dit que sa vocation était d'être
peintre, et il entra chez Gudin, qui, à peine âgé de trente ans
alors, avait déjà sa réputation faite.

Nous avons dit qu'Eugène Sue dessinait, ou plutôt croquait assez
habilement; il avait, je me le rappelle, rapporté de Navarin un
album qui était doublement curieux, et comme côté pittoresque, et
comme côté artistique.

Ce fut chez l'illustre peintre de marine qu'arriva à Eugène Sue
une de ces aventures de gamin qui avaient rendu célèbre la société
Romieu, Rousseau et Eugène Sue.

Gudin, nous l'avons dit, était à cette époque dans toute la force
de son talent et dans tout l'éclat de sa renommée. Les amateurs
s'arrachaient ses oeuvres, les femmes se disputaient l'homme.
Comme tous les artistes dans une certaine position, il recevait de
temps en temps des lettres de femmes inconnues, qui, désirant
faire connaissance avec lui, lui donnaient des rendez-vous à cet
effet.

Un jour, Gudin en reçut deux; toutes deux lui donnaient rendez-
vous pour la même heure. Gudin ne pouvait pas se dédoubler. Il fit
part à Eugène Sue de son embarras.

Eugène Sue s'offrit pour le remplacer; de l'élève au maître, il
n'y a qu'un pas.

Puis il y avait une grande ressemblance physique entre Gudin et
Eugène Sue: ils étaient de même taille, avaient tous les deux la
barbe et les cheveux noirs; l'un ayant vingt-sept ans, l'autre
trente, la plus mal partagée des deux inconnues n'aurait point à
crier au voleur. D'ailleurs, on mit les deux lettres dans un
chapeau, et chacun tira la sienne.

À partir de ce moment, et pour le reste de la journée, il y eut
deux Gudin et plus d'Eugène Sue.

Le soir, chacun alla à son rendez-vous, et, le lendemain, chacun
revenait enchanté. La chose eût pu durer ainsi éternellement; mais
la curiosité perdit toujours les femmes, témoin Ève, témoin
Psyché.

La dame qui avait obtenu le faux Gudin en partage avait des goûts
artistiques. Après avoir vu le peintre, elle voulait absolument
voir l'atelier.

Elle voulait surtout voir Gudin travaillant, la palette et le
pinceau à la main.

Au nombre des femmes curieuses, nous avons oublié Sémélé, qui
voulut voir son amant Jupiter dans toute sa splendeur, et qui fut
brûlée vive par les rayons de sa foudre.

Le faux Gudin ne put résister à tant d'instances: il consentit et
donna rendez-vous pour le lendemain à la belle curieuse.

Elle devait venir à deux heures de l'après-midi, moment où le jour
est le plus favorable à la peinture.

À deux heures moins un quart, Eugène Sue, vêtu d'une magnifique
livrée attendait dans l'antichambre de Gudin.

À deux heures moins quelques minutes, la sonnette s'agita sous la
main tremblante de la belle curieuse.

Eugène Sue alla ouvrir.

La dame, jalouse de tout voir, commença par jeter les yeux sur le
domestique, qui lui paraissait d'excellente mine, et qui
s'inclinait respectueusement devant elle.

Cet examen fut suivi d'un cri terrible.

-- Quelle horreur! Un laquais! Et la dame, se cachant le visage
dans son mouchoir, descendit précipitamment l'escalier. Au bal
masqué de l'Opéra, Eugène Sue rencontra la dame et voulut renouer
connaissance avec elle; mais elle s'obstina, cette fois, à croire
qu'il était déguisé, et il n'en obtint, pour toute réponse, que
ces mots qu'il avait déjà entendus:

-- Quelle horreur! Un laquais!

Vers ce temps, je fis représenter _Henri III, _au Théâtre-
Français. De Leuven et Ferdinand Langlé, prévoyant le succès que
la pièce devait avoir, vinrent me demander l'autorisation d'en
faire la parodie. Je la leur accordai, bien entendu.

Cette parodie fut faite pour le Vaudeville. Elle portait le titre
de: _Le Roi Dagobert et sa cour._

Mais ce titre parut irrévérencieux à l'égard du _descendant _de
Dagobert. Par _descendant _de Dagobert, l'honorable compagnie qui
porte _de sable aux ciseaux d'argent _entendait Sa Majesté Charles
X. Elle confondait _descendants _avec _successeurs; _mais bah!
quand on coupe toujours et qu'on n'écrit jamais, il ne faut pas y
regarder de si près.

Les auteurs changèrent le titre et prirent celui du _Roi Pétaud et
sa cour._

Le comité de censure n'y trouva aucun inconvénient.

Comme si personne ne descendait du roi Pétaud!

La pièce fut jouée sous ce dernier titre.

Tout le cénacle assistait à la première représentation.

La parodie parodiait la pièce scène par scène.

Or, à la fin du quatrième acte, la scène d'adieux de Saint-Mégrin
et de son domestique était parodiée par une scène entre le héros
de la parodie et son portier.

Dans cette scène, très tendre, très touchante, très sentimentale
enfin, le héros demandait à son portier une mèche de ses cheveux
sur l'air _Dormez donc, mes chères amours, _très en vogue à cette
époque et tout à fait approprié à la situation.

Trois ou quatre jours après, nous dînâmes chez Véfour, Eugène Sue,
Desforges, de Leuven, Desmares, Rousseau, Romieu et moi.

À la fin du dîner, qui avait été fort gai et où le fameux refrain

_Portier, je veux_
_De tes cheveux!_

avait été chanté en choeur, Eugène Sue et Desmares résolurent de
donner une réalité à ce rêve de l'imagination d'Adolphe de Leuven
et de Langlé, et, entrant dans la maison n° 8 de la rue de la
Chaussée-d'Antin, dont Eugène Sue connaissait le concierge de nom,
ils demandèrent au brave homme s'il ne se nommait pas M. Pipelet.

Le concierge répondit affirmativement.

Alors, au nom d'une princesse polonaise qui l'avait vu et qui
était devenue amoureuse de lui, ils lui demandèrent avec tant
d'instances une boucle de ses cheveux, que, pour se débarrasser
d'eux, le pauvre Pipelet finit par la leur donner, quoiqu'il n'eût
la tête que médiocrement garnie.

À partir du moment où il eut commis cette imprudence, le pauvre
Pipelet fut un homme perdu.

Dès le même soir, trois autres demandes lui furent adressées de la
part d'une princesse russe, d'une baronne allemande et d'une
marquise italienne.

Et, à chaque fois qu'une semblable demande était adressée au brave
homme, un choeur invisible chantait sous ses fenêtres:

_Portier, je veux_
_De tes cheveux!_

Le lendemain, la plaisanterie continua. Chacun envoyait les gens
de sa connaissance demander des cheveux à maître Pipelet, qui ne
tirait plus le cordon qu'avec angoisse, et qui -- mais inutilement
-- avait enlevé de sa porte l'écriteau: _Parlez au portier!_

Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares voulurent donner au
pauvre diable une sérénade en grand; ils entrèrent dans la cour à
cheval, chacun une guitare à la main, et se mirent à chanter l'air
persécuteur. Mais, nous l'avons dit, c'était un dimanche, les
maîtres étaient à la campagne; le portier, se doutant qu'on
chercherait à empoisonner son jour dominical, et qu'il n'aurait
pas même, ce jour-là, le repos que Dieu s'était accordé à lui-
même, avait prévenu tous les domestiques de la maison. Il se plaça
derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un signal
convenu d'avance et sur lequel cinq ou six domestiques accoururent
à son aide, de sorte que les troubadours, forcés de convertir en
armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là
que le manche de leur guitare à la main.

Des détails de ce combat terrible, personne ne sut jamais rien,
les combattants les ayant gardés pour eux; mais on sut qu'il avait
eu lieu, et, dès lors, le portier du n° 8 de la rue de la
Chaussée-d'Antin fut mis au ban de la littérature.

À partir de ce moment, la vie de ce malheureux devint un enfer
anticipé. On ne respecta plus même le repos de ses nuits; tout
littérateur attardé dut faire le serment de rentrer à son domicile
par la rue de la Chaussée-d'Antin, ce domicile fût-il à la
barrière du Maine.

Cette persécution dura plus de trois mois. Au bout de ce temps,
comme un nouveau visage se présentait pour faire la demande
accoutumée, la femme Pipelet, tout en pleurs, annonça que son
mari, succombant à l'obsession, venait d'être conduit à l'hôpital
sous le coup d'une fièvre cérébrale.

Le malheureux avait le délire, et, dans son délire, ne cessait de
répéter avec rage le refrain infernal qui lui coûtait la raison et
la santé.

Ce Pipelet n'est autre que le Pipelet des _Mystères de Paris, _et
Eugène Sue s'est peint lui-même dans le rapin Cabrion.

La campagne d'Alger arriva; Gudin partit pour l'Afrique; les deux
amis se trouvèrent séparés; Eugène Sue se remit à la littérature.

_Atar-Gull, _un de ses romans les plus complets, fut commencé à
cette époque.

Puis vint la révolution de juillet.

Eugène Sue fit alors, avec Desforges, une comédie intitulée _le
Fils de l'Homme._

Les souvenirs de jeunesse se réveillaient chez Eugène Sue; il se
rappelait que Joséphine avait été sa marraine et qu'il portait le
prénom du prince Eugène.

La comédie faite, elle resta là; la réaction orléaniste avait été
plus vite que les auteurs.

D'ailleurs, Desforges, l'un des coupables, était devenu le
secrétaire du maréchal Soult. On comprend que le maréchal Soult,
qui devait tout à Napoléon, aurait eu de grandes répugnances à
voir jouer une pièce en l'honneur de son fils.

Mais l'amour-propre d'auteur est une passion bien impérieuse; on a
vu de pauvres filles trahir leur maternité par leur amour
maternel.

Un jour, Desforges avait déjeuné avec Volnys; après ce déjeuner,
il tira la pièce incendiaire de son carton et la lut à Volnys.

Volnys était fils d'un général de l'Empire qui n'avait pas été
fait maréchal; son coeur se fondit à cette lecture.

-- Laissez-moi le manuscrit, dit-il; je veux relire cela.

 Desforges laissa le manuscrit; six semaines s'écoulèrent. Le
bruit se répandit sourdement dans le monde littéraire qu'il se
préparait un grand événement au Vaudeville.

On demandait ce que pouvait être cet événement; Bossange était
alors directeur du Vaudeville; Bossange, le collaborateur de
Soulié dans deux ou trois drames; Bossange, qui était alors et qui
est encore aujourd'hui un des hommes les plus spirituels de Paris,
Déjazet était un des principaux sujets de son théâtre.

On les savait capables de tout à eux deux.

Un soir, Desforges, curieux de savoir quel était cet événement
littéraire que couvait le Vaudeville, était venu dans les
coulisses. Il rencontre Bossange et veut l'interroger à ce sujet.
Mais Bossange était trop affairé.

-- Ah! mon cher, lui dit-il, je ne puis rien entendre ce soir:
imaginez-vous qu'Armand est malade et nous fait manquer le
spectacle, de sorte que nous sommes obligés de donner au pied levé
une pièce qui était en répétition et qui n'était pas sue. Voyons,
monsieur le régisseur, Déjazet est-elle prête?

-- Oui, monsieur Bossange.

-- Alors, frappez les trois coups et faites l'annonce que vous
savez.

On frappa les trois coups; on cria: «Place au théâtre!» et force
fut à Desforges de se ranger comme les autres derrière un châssis.

Le régisseur, en cravate blanche, en habit noir, entra en scène et
dit, après les trois saluts d'usage:

-- Messieurs, un de nos artistes se trouvant indisposé au moment
de lever le rideau, nous sommes forcés de vous donner, à la place
de la seconde pièce, une pièce nouvelle qui ne devait passer que
dans trois ou quatre jours. Nous vous supplions d'accepter
l'échange.

Le public, auquel on donnait une pièce nouvelle au lieu d'une
vieille, couvrit d'applaudissements le régisseur. La toile tomba
pour se relever presque aussitôt. En ce moment, Déjazet descendait
de sa loge en uniforme de colonel autrichien.

-- Ah! mon Dieu! s'écria Desforges, à qui un éclair traversa le
cerveau, que joues-tu donc là?

-- Ce que je joue? Je joue _Le Fils de l'Homme. _Allons, laisse-
moi passer, monsieur l'auteur. Les bras tombèrent à Desforges.
Déjazet passa. La pièce eut un succès énorme.

Après la représentation, Desforges se fit ouvrir la porte de
communication du théâtre avec la salle; il voulait porter la
nouvelle à Eugène Sue.

Il se heurte dans le corridor avec un monsieur tout effaré. Ce
monsieur, c'était Eugène Sue.

Le hasard avait fait qu'il s'était trouvé dans la salle en même
temps que Desforges se trouvait dans les coulisses.

Sur ces entrefaites, le docteur Sue mourut, laissant à peu près
vingt-trois ou vingt-quatre mille livres de rentes à Eugène Sue.

Il était temps: les quatre-vingt mille francs du grand-père
maternel étaient mangés, ou tout au moins tiraient à leur fin.

Eugène Sue pouvait vivre désormais sans faire de littérature;
mais, une fois qu'on a revêtu cette tunique de Nessus, tissée
d'espérance et d'orgueil, on ne l'arrache plus facilement de ses
épaules.

Notre auteur continua donc sa carrière littéraire par _La
Salamandre, _encore un de ses meilleurs romans; puis parut _La
Coucaratcha, _puis _La Vigie de «Koaut-Ven»._

Ces trois ou quatre ouvrages placèrent bruyamment Eugène Sue au
rang des littérateurs modernes, mais soulevèrent contre lui la
grande question d'immoralité qui l'a si longtemps poursuivi.

Faisons halte un instant et examinons cette question.

Nous avons dit ailleurs qu'Alfred de Musset avait une maladie de
l'âme. Nous pourrions dire d'Eugène Sue qu'il avait une maladie de
l'imagination: ce qui est beaucoup moins grave, et la preuve,
c'est que, avec sa maladie de l'âme, de Musset devint un méchant
garçon; tandis que, avec sa maladie de l'imagination, Eugène Sue
resta toujours un brave et excellent coeur.

Seulement, Eugène Sue se _croyait _dépravé.

Eugène Sue croyait avoir besoin de certaines excitations pour
éprouver certains désirs.

Il n'avait pas cherché cette accusation d'immoralité: il avait
écrit avec son imagination malade; avec cette imagination malade,
il avait créé les rôles de Brulard, de Pazillo, de Zaffie; il eût
voulu être ces hommes-là, et, par malheur ou plutôt par bonheur,
n'avait point la moindre ressemblance avec eux. Il s'était fait,
pour ainsi dire, un miroir diabolique dans lequel il se regardait;
abandonné au désordre de son imagination, il rêvait les fantaisies
horribles du marquis de Sade. Mais, en face de la réalité, il
pleurait comme un enfant et faisait l'aumône comme un saint.

Nous donnerons deux ou trois exemples de cette adorable bonté;
pour être un peu excentriques, ils n'en sont pas moins vrais.

Eh bien, lorsque se dressa contre Eugène Sue cette action
d'immoralité, il fut au septième ciel.

-- Maintenant, me disait-il à cette époque, je suis lancé; toutes
les femmes vont vouloir de moi.

Alors, pour entretenir l'accusation, il y répondit et érigea en
système ce qui n'était chez lui qu'un accident du hasard, une
défaillance de son imagination.

Il déclara que c'était de son libre arbitre et à tête reposée que,
comme dans ce hideux roman de _Justine, _il faisait triompher le
crime et succomber la vertu; qu'il était selon les lois de la
religion, qui met au ciel la récompense des souffrances de ce
monde; et il soutint que, si la vertu était récompensée ici-bas,
elle n'aurait pas besoin de récompense au ciel.

Une fois entré dans ce système, tout ce qui pouvait concourir à
fausser l'idée du public sur lui était religieusement cultivé par
lui.

Je le rencontrai un jour, joyeux, content, enchanté de lui. Il
appelait une voiture pour aller plus vite.

-- Où courez-vous comme cela? lui demandai-je.

-- Ah! mon cher, ne m'arrêtez pas: je cours chez moi commencer une
nouvelle dont je viens de trouver...

-- Le dénouement? interrompis-je.

-- Non, la première phrase.

 Je me mis à rire.

-- Et cette phrase est...? lui demandai-je.

-- _Depuis six mois, j'étais l'amant de la femme de mon meilleur
ami._

Et, en effet, cette phrase commence, je crois, une des nouvelles
de_ La Coucaratcha._

Souvent, quand nous causions avec de Leuven et Ferdinand Langlé de
cette manie d'Eugène Sue de se _méphistophéliser, _nous riions à
coeur joie. Rien n'était moins diabolique que ce gai et charmant
garçon.

Mais les deux brises littéraires qui soufflaient alors sur la
France venaient l'une d'Allemagne et l'autre d'Angleterre: la
première disait Faust et Werther; la seconde, don Juan et Manfred.

Rien ne fâchait plus Eugène Sue que de se voir nier en face cette
prétendue corruption.

Souvent, à l'appui de cette corruption qu'il ambitionnait, il
racontait des anecdotes qui indiquaient, disons plus, qui
dénonçaient le meilleur coeur de la terre.

Un jour que je le poussais à bout...

-- Tenez, me dit-il, je vais vous donner une idée du degré auquel
je suis usé et mauvais. Voici ce qui m'est arrivé il y a quelques
jours. Depuis un mois, j'aimais et désirais une femme du monde,
une honnête créature que j'avais l'idée de mettre à mal; mais,
comme elle était sévèrement gardée par son mari, nous n'avions
jamais pu nous trouver seuls ensemble, quoiqu'elle le désirât
autant que moi. Enfin, lundi dernier, je reçois une lettre d'elle;
elle était libre pour un jour ou deux, et m'attendait à sa
campagne. Vous comprenez que je pars; on m'attendait pour dîner;
j'arrive à l'heure dite, à six heures. C'était par une adorable
soirée d'automne, une de ces soirées d'automne qui rappellent le
printemps. Elle m'attendait sur le perron, vêtue de blanc, comme
une vestale antique. Elle me conduisit à une terrasse enveloppée
de fleurs; la table était servie pour nous deux. Je n'ai jamais vu
fête pareille, mon ami; toute la nature était en joie! Le soleil
était tiède, la brise caressante, l'atmosphère parfumée... Eh
bien, savez-vous ce que je suis devenu au milieu de ces honnêtes
excitations? Une véritable borne-fontaine! _J'ai pleuré, et tout
s'est borné là. _Si, au lieu de me donner rendez-vous sur une
terrasse couverte de fleurs, en plein air, au soleil couchant,
cette femme m'eût donné rendez-vous dans quelque mauvais lieu,
j'eusse été un Hercule, au lieu d'être un Abélard.

Et voilà ce que le pauvre Eugène appelait de la corruption.

Comment arriver à raconter le pendant de cette anecdote? Je n'en
sais rien, mais je vais essayer.

Fermez-vous, oreilles chastes; voilez-vous, regards pudibonds.

Un soir, il est arrêté par une fille, et monte chez elle.

Dans un coin de la chambre, il voit une espèce d'assemblage de
châles, de robes et de chiffons, duquel sortait de temps en temps
un soupir.

-- Qu'est-ce que cela? demande Eugène Sue.

-- Ne fais pas attention, dit la fille, c'est une de mes amies.

-- C'est une femme, cela?

-- Sans doute.

-- Mais où est sa tête?

-- Tu ne peux pas la voir, elle la cache entre ses mains.

--Pourquoi la cache-t-elle?

La fille se penche à son oreille:

-- Son amant lui a jeté du vitriol au visage, de sorte qu'elle est
dévisagée.

La fille, accroupie, qui se doute que l'on raconte son aventure,
se met à pleurer. Eugène va à elle.

-- Ah çà! lui dit-il, pauvre fille, tu regrettes donc de ne plus
pouvoir faire le métier?

-- Quelquefois, dit la fille en regardant entre ses doigts,
quand je vois un beau garçon comme toi.

Eugène Sue va aux bougies et les souffle.

Puis, s'en allant, il laisse deux louis sur la cheminée.

Il avait fait double aumône, et il donnait cette anecdote comme
une preuve de sa corruption.

En 1834, Eugène Sue fit paraître les premières livraisons de son
_Histoire de la marine française, _un de ses plus mauvais
ouvrages.

Le libraire n'acheva pas la publication.

Eugène Sue, par la nature de son talent, ne pouvait réussir ni
dans l'histoire, ni dans le roman historique. _Jean Cavalier _est
un livre médiocre, et c'est cependant le plus important de ses
ouvrages historiques. _Le Morne au diable, _moins long, est
infiniment meilleur; quoique la fable du duc de Monmouth, si bossu
que le bourreau s'y reprit à trois ou quatre fois pour lui couper
la tête, soit inadmissible.

En sept ou huit ans, il publia successivement, mais sans succès
réel, Deleytar, Le Marquis de Létorières, Hercule Hardy, Le
Colonel Surville, Le Commandeur de Malte, Paula Monti.

Pendant ce temps, Sue avait mené la vie de grand seigneur. Il
avait, rue de la Pépinière, une charmante maison encombrée de
merveilles et qui n'avait qu'un défaut: c'était de ressembler à un
cabinet de curiosités; il avait trois domestiques, trois chevaux,
trois voitures; tout cela tenu à l'anglaise; il avait les plus
ruineuses de toutes les maîtresses, des femmes du monde; il avait
une argenterie que l'on estimait cent mille francs; il donnait
d'excellents dîners, et se passait enfin tous ses caprices, ce qui
était d'autant plus facile que, lorsqu'il manquait d'argent, il
écrivait à son notaire: «Envoyez-moi trois mille, cinq mille, dix
mille francs» et que son notaire les lui envoyait.

Mais, un jour qu'il avait demandé cinq mille francs à son notaire,
son notaire lui répondit:

«Mon cher client,

«Je vous envoie les cinq mille francs que vous me demandez; mais
je vous préviens qu'encore deux demandes pareilles et tout sera
fini.

«Vous avez mangé toute votre fortune, moins quinze mille francs.»

Le hasard me conduisit chez lui ce jour-là. Nous devions faire une
pièce ensemble; il m'avait écrit plusieurs fois de venir le voir,
et j'étais venu.

Il était atterré.

Il me raconta très simplement ce qui lui arrivait, en me disant:

-- Je ne toucherai point à ces quinze mille francs-là;
j'emprunterai, je travaillerai et je rendrai.

-- Oh! lui dis-je, à quoi pensez-vous, cher ami! Si vous
empruntez, les intérêts vous mangeront bien au-delà de vos quinze
mille francs.

-- Non, me dit-il, j'ai quelqu'un, une excellente amie à moi...

-- Une femme?

-- Plus qu'une femme, une parente, une parente très riche; elle me
prêtera ce dont j'aurai besoin, fût-ce cinquante mille francs.
Venez demain, j'aurai sa réponse.

Je revins le lendemain. Je le trouvai anéanti. La personne avait
répondu par un refus motivé sur toutes ces banalités que l'on
invente quand on ne veut pas rendre un service. Mais ce qui était
le plus curieux, c'était le post-scriptum qui terminait la lettre:

Vous parlez d'aller à la campagne; surtout n'y allez pas avant de
m'avoir présenté à l'ambassadeur d'Angleterre.

C'était surtout ce post-scriptum qui exaspérait le pauvre Eugène.

-- Et que l'on dise encore, s'écriait-il, que je peins la société
en laid! Le lendemain, je revins le voir, non point pour
travailler, mais pour savoir dans quel état il était.

Il était au lit avec une fièvre horrible. Il avait été à Châtenay,
petite maison de campagne qu'il avait, pour reposer un instant sa
pauvre tête brisée sur le coeur d'une femme qu'il aimait; mais
elle connaissait sa ruine et s'était excusée de ne pouvoir venir
au rendez-vous.

Il n'y avait cependant pas loin de Verrières à Châtenay. Passons
du jeune homme à l'homme. La douleur mûrit vite. D'ailleurs,
Eugène Sue avait trente-six à trente-huit ans à peu près, lors de
cette catastrophe.



L'homme.

Ce qui épouvanta surtout Eugène Sue, ce ne fut point seulement
qu'il ne lui restât plus que quinze mille francs, c'est qu'il
reconnut qu'il en devait à peu près cent trente mille.

Il tomba dans un profond marasme.

Tous les amis des jours de jeunesse et de folies avaient disparu.
Une autre société s'était faite autour de l'auteur de talent.

Au nombre des jeunes hommes qu'Eugène Sue voyait le plus à cette
époque était Ernest Legouvé.

Legouvé est un esprit sain, un coeur droit, une âme chrétienne.

Il se trouvait, sinon parent, du moins allié d'Eugène Sue. La
première femme du docteur Sue était devenue, après divorce, la
seconde femme du père de Legouvé, l'auteur du _Mérite des femmes._

Ernest Legouvé s'inquiéta de l'état dans lequel il voyait Eugène.

Il avait lui-même pour ami un homme non seulement à l'âme droite,
mais au coeur fort. C'était Goubaux.

Goubaux connaissait peu Eugène Sue, ne l'ayant vu que deux ou
trois fois et sans intimité; il n'en accepta pas moins cette
mission que lui confiait Legouvé et qui avait pour but de relever,
par la force, par la raison et par la droiture, cette âme brisée
qui n'avait la force que de gémir.

Goubaux trouva le malade dans une atonie morale complète; tout
venait de lui manquer à la fois: fortune, amitié, amour!

Goubaux essaya de le renouveler par la gloire.

Mais lui, souriant tristement:

-- Mon cher monsieur, lui dit-il, voulez-vous que je vous dise une
chose, c'est que je n'ai pas de talent.

-- Comment, vous n'avez pas de talent? dit Goubaux étonné.

-- Eh! non, j'ai eu quelques succès, mais médiocres; rien de tout
ce que j'ai fait n'est réellement une oeuvre. Je n'ai ni style, ni
imagination, ni fond, ni forme; mes romans maritimes sont de
mauvaises imitations de Cooper; mes romans historiques, de
mauvaises imitations de Walter Scott.

Quant à mes trois ou quatre pièces de théâtre, cela n'existe pas.
J'ai une façon de travailler déplorable: je commence mon livre
sans avoir ni milieu ni fin; je travaille au jour le jour, menant
ma charrue sans savoir où, ne connaissant pas même le terrain que
je laboure. Tenez, en voulez-vous un exemple: voilà deux mois que
j'ai fait les deux premiers feuilletons d'un roman nommé _Arthur;
_voilà deux mois que ces deux feuilletons ont paru dans _La
Presse. _Je ne puis pas arriver à faire le troisième. Je suis un
homme perdu, mon cher monsieur Goubaux, et, si je n'étais pas
_poltron comme une vache, _je me brûlerais la cervelle.

-- Allons, dit Goubaux, vous êtes plus malade qu'on ne me l'avait
dit. Je croyais vous trouver ne doutant que des autres, et je vous
trouve doutant de vous-même. Je vais lire ce soir ces deux
premiers feuilletons d'_Arthur, _et je reviendrai demain en causer
avec vous.

Et il lui tendit la main. Eugène Sue prit la main que lui tendit
Goubaux, mais avec un sourire découragé et en secouant la tête.
Goubaux revint le lendemain; il avait lu les deux chapitres. Ces
deux chapitres, dont le premier est consacré à un voyage avec un
postillon qui raconte comment il a été dupe de la vieille
mystification d'un homme qui, voulant aller vite et ne payer que
vingt-cinq sous de guides, recommande au postillon d'aller
doucement, ce que celui-ci se garde bien de faire, et dont le
second contient la description d'une maison de campagne charmante,
espèce d'oasis perdue dans un désert du Midi, au milieu des
sables; ces deux chapitres, en piquant la curiosité, n'entament
aucun sujet. Ils avaient donc pu, en effet, comme l'avait dit
Eugène Sue, être écrits sur une première donnée, rompue avec ces
deux premiers chapitres et ne donnant absolument dans rien.

-- Ah! vous voilà? dit Eugène Sue. Je vous avoue que je ne
comptais pas vous revoir.

-- Pourquoi cela?

-- Mais parce que je suis assommant, et qu'à votre place je ne
serais pas revenu. Goubaux haussa les épaules.

-- J'espère, au moins, reprit Eugène Sue, que vous n'avez pas lu
les deux chapitres?

-- C'est ce qui vous trompe, je les ai lus.

-- J'en fais compliment à votre patience. Goubaux lui prit la
main.

-- Écoutez-moi, lui dit-il.

-- Oh! parlez.

-- Vous dites que vous n'avez rien d'arrêté pour la suite de votre
roman?

-- Pas cela! Et Eugène jeta une chiquenaude en l'air.

-- Eh bien, je vais vous donner une idée.

-- Laquelle?

-- Vous doutez de tout, de vos amis, de vos maîtresses, de vous-
même?

-- J'ai quelques raisons pour cela.

-- Eh bien, faites le roman du doute: que ce voyageur qui visite
la maison abandonnée soit vous. Creusez votre coeur, faites-en
résonner toutes les fibres. L'autopsie que l'on fait de son propre
coeur est la plus curieuse de toutes, croyez-moi, et ce n'était
pas sans raison que les Grecs avaient écrit, sur le fronton du
temple de Delphes, cette maxime du sage: «Connais-toi toi-même.»
Vous serez tout étonné qu'autour de vous gravitera tout un monde
de personnages créés, non point par vous, mais, selon le côté où
vous les envisagerez, par le hasard, la fatalité ou la Providence.
Quant aux événements, au lieu que ce soient les caractères qui
ressortent d'eux, ce sont eux qui ressortiront des caractères.
Mais, avant tout, quittez Paris, isolez-vous avec vous-même,
trouvez quelque campagne; il n'est pas besoin qu'elle ait le
confortable de celle que vous décrivez. Allez, allez, et ne
revenez que quand votre roman sera fini.

Eugène Sue poussa un soupir de doute.

-- Vous en avez le placement, n'est-ce pas?

-- J'ai un traité avec un libraire qui me donne trois mille francs
par volume; plus, _La Presse, _qui peut m'en rapporter deux mille.

-- Allez, restez quatre mois, faites quatre volumes; vous aurez
gagné vingt mille francs, et vous en aurez dépensé deux ou trois
mille; il vous restera dix-sept mille francs; vous paierez là-
dessus cinq ou six mille, vous garderez le reste. Vous verrez
comme cela fait du bien, de payer.

-- Mais...

-- Je vous dis d'aller. Eugène Sue laissa tomber sa tête sur sa
poitrine.

-- Je vous quitte, lui dit Goubaux.

-- Reviendrez-vous demain?

-- Non. J'attendrai de vos nouvelles. Et il sortit.

Le lendemain, il reçut un petit billet parfumé et sur du papier de
couleur. C'était une des faiblesses de notre ami.

Vous avez raison. Je pars et ne reviendrai que quand Arthur sera
fini. Votre bien reconnaissant, Eugène Sue. Si vous avez à
m'écrire, écrivez-moi à Châtenay; ayant cette maison de campagne,
j'ai jugé inutile de faire la dépense d'en louer une autre.

Trois mois après, il revint. _Arthur _était fait. Voyez, par cet
extrait de la préface, s'il avait bien suivi le conseil de
Goubaux.

«Le personnage d'_Arthur _n'est pas une fiction... son caractère,
une invention d'écrivain; les principaux événements de sa vie sont
racontés naïvement; presque toutes les particularités en sont
vraies.

«Attiré vers lui par un attrait aussi inexplicable
qu'irrésistible, mais souvent forcé de l'abandonner, tantôt avec
une sorte d'horreur, tantôt par un sentiment de pitié douloureuse,
j'ai longtemps connu, quelquefois consolé, mais toujours
profondément plaint cet homme singulier et malheureux.

«Si, afin de rassembler les souvenirs d'hier, et presque
stéréotypés dans ma mémoire, j'ai choisi ce cadre: _Journal d'un
inconnu, _c'est que j'ai cru que ce mode d'affirmation, pour ainsi
dire personnelle, donnerait encore plus d'autorité,
d'individualité au caractère neuf et bizarre d'Arthur, dont ces
pages sont le plus intime, le plus fidèle reflet.

«En effet, _une puissance rare: l'attraction; un penchant peu
vulgaire: la défiance de soi, _servent de double pivot à cette
nature excentrique qui emprunte toute son originalité de la
combinaison étroite, et pourtant anormale, de ces deux contrastes.

«En d'autres termes: qu'un homme doué d'un très grand attrait,
soit, sinon présomptueux, du moins confiant en lui, rien de plus
simple; qu'un homme sans intelligence ou sans dehors soit défiant
de lui, rien de plus naturel.

«Qu'au contraire, un homme réunissant, par hasard, les dons de
l'esprit, de la nature et de la fortune, plaise, séduise, mais
qu'il ne croie pas au charme qu'il inspire; et cela, parce
qu'ayant la conscience de sa misère et de son égoïsme, et que,
jugeant les autres d'après lui, il se défie de tous, parce qu'il
doute de son propre coeur; que, doué pourtant de penchants
généreux et élevés auxquels il se laisse parfois entraîner,
bientôt il les refoule impitoyablement en lui de crainte d'en être
dupe, parce qu'il juge ainsi le monde, qu'il les croit, sinon
ridicules, du moins funestes à celui qui s'y livre; ces contrastes
ne semblent-ils pas un curieux sujet d'étude?

«Qu'on joigne, enfin, à ces deux bases primordiales du caractère,
des instincts de tendresse, de confiance, d'amour et de
désoeuvrement, sans cesse contrariés par une défiance incurable,
ou flétris dans leur germe par une connaissance fatale et précoce
des plaies morales de l'espèce humaine; un esprit souvent accablé,
inquiet, chagrin, analytique, mais d'autres fois vif, ironique et
brillant; une fierté, ou plutôt une susceptibilité à la fois si
irritable, si ombrageuse et si délicate, qu'elle s'exalte jusqu'à
une froide et implacable méchanceté si elle se croit blessée, ou
qu'elle s'épanche en regrets touchants et désespérés, lorsqu'elle
a reconnu l'injustice de ses soupçons; et on aura les principaux
traits de cette organisation.

«Quant aux accessoires de la figure principale de ce récit, quant
aux scènes de la vie du monde, parmi lesquelles on la voit agir,
l'auteur de ce livre en reconnaît d'avance la pauvreté stérile;
mais il pense que les moeurs de la société, aujourd'hui, n'en
présentent pas d'autres, ou, du moins, il avoue n'avoir pas su les
découvrir.

«Ceci dit à propos de cet ouvrage, ou plutôt de cette longue, trop
longue peut-être, étude biographique, passons.

«Un écrivain n'ayant guère d'autre moyen de répondre à la critique
d'une oeuvre que dans la préface d'une autre, je dirai donc deux
mots sur une question soulevée par mon dernier ouvrage
_(Latréaumont), _et posée avec une flatteuse bienveillance par
ceux-ci, avec une haute et grave sévérité par ceux-là; ici, avec
amertume, là avec ironie, ailleurs avec dédain.

«Cette question est de savoir si je renonce à cette conviction,
taxée, selon chacun, de paradoxe, de calomnie sociale, de triste
vérité, de misérable raillerie, ou de thèse inféconde; cette
question est de savoir, dis-je, si je renonce à cette conviction,
_que la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas._

«Et, d'abord, bien que rien ne lui semble plus pénible que de
parler de soi, l'auteur de ce livre ne peut se lasser de répéter
qu'il n'a pas la moindre des prétentions _philosophiques _qu'on
lui accorde, qu'on lui suppose ou qu'on lui reproche; que, dans
ses ouvrages sérieux ou frivoles, qu'il s'agisse d'histoire, de
comédie ou de romans, il n'a jamais voulu _formuler de système;
_qu'il a toujours écrit selon ce qu'il a ressenti, ce qu'il a vu,
ce qu'il a lu, sans vouloir imposer sa foi à personne.

«Seulement, ce qui autrefois avait été, pour lui, plutôt la
prévision de l'instinct que le résultat de l'expérience, a pris, à
ses yeux, l'impérieuse autorité d'un fait.

«Que si, enfin, il semble renoncer, non à sa triste croyance, mais
à signaler, même dans ses propres ouvrages, les observations ou
les preuves irrécusables qu'il pourrait citer à l'appui de sa
conviction, c'est qu'à cette heure, plus avancé dans la vie, il
sait qu'une intelligence ordinaire suffit pour faire triompher une
erreur, mais que le privilège de consacrer, d'accréditer les
VÉRITÉS ÉTERNELLES est réservé au génie ou à la divinité.

«En un mot, ne voulant pas hasarder ici un rapprochement facile et
sacrilège entre la vie sublime et la mort infamante du divin
Sauveur _(véritable symbole de sa pensée), _il reconnaît
humblement que Galilée seul pouvait dire du fond de son cachot: _E
pur si muove!»_

EUGÈNE SUE

Eugène suivit en tout point le conseil de Goubaux. Sur les vingt
mille francs d'_Arthur, _il paya six ou sept mille francs de
dettes.

De là date l'amitié de Goubaux pour Eugène Sue; et l'espèce de
vénération qu'Eugène Sue avait pour Goubaux.

Un jour, il lui disait:

-- Tout homme a la chose qu'il aime selon son utilité, et son ami
qu'il compare à cette chose. Ainsi, moi-même, j'ai des amis que
j'aime, les uns comme mes bagues, les autres comme mon argenterie,
les autres comme mes chevaux; vous, mon cher Goubaux, vous êtes ma
_ferme de Beauce._

Et il ne lui écrivait jamais que: «Ma chère ferme de Beauce.»

Et il avait raison; car Goubaux était non seulement l'homme du
conseil moral, mais encore l'homme du conseil littéraire.

Vers 1839 ou 1840, le coeur d'Eugène Sue se reprit d'un grand
amour. Cette passion, qui avait commencé comme un caprice à la
manière du pari de M. de Richelieu dans _Mademoiselle de Belle-
Isle, _devait tenir une grande place dans la vie du romancier.

Cette fois, celle qu'il aimait et dont il était aimé, était une
des femmes les plus distinguées et les plus intelligentes de
Paris.

Ce fut, ayant à sa droite Goubaux, qui était sa raison, et à sa
gauche cette femme, qui était sa lumière, qu'Eugène Sue fit ses
deux meilleurs romans, _Mathilde _et _Les Mystères de Paris._

_Mathilde _ne fut point estimée à sa valeur; _Les Mystères de
Paris _furent estimés au-delà de la leur.

Disons comment se fit ce livre, attaquable sur tant de points,
mais si magnifique sur tant d'autres, et qui devait avoir une
influence si grande et si inattendue sur l'avenir de son auteur.

Souvent, Goubaux, en causant avec Eugène Sue, lui avait dit:

-- Mon cher Eugène, vous croyez connaître le monde et vous n'en
avez vu que la surface; vous croyez connaître les hommes et les
femmes, et vous n'avez vu et fréquenté qu'une classe de la
société. Il y a une chose au milieu de laquelle vous vivez que
vous ne voyez pas, qui vous coudoie éternellement, qui vous porte,
vous soulève, vous caresse ou vous brise, comme l'océan porte,
soulève, caresse ou brise un vaisseau: c'est le peuple! Ce peuple,
jamais on ne l'entrevoit même dans vos livres; vous le dédaignez,
vous le méprisez, vous le mettez à néant, vous le traitez comme un
zéro, et cela, sans le connaître. Voyez donc le peuple, étudiez-le
donc, appréciez-le donc; c'est un cinquième élément que la
physique a oublié de classer, et qui attend son historien, son
romancier, son poète. Vous avez assez vécu jusqu'aujourd'hui dans
les régions supérieures de la société; descendez dans les classes
inférieures; c'est là, croyez-moi, que sont les grandes douleurs,
les grandes misères, les grands crimes, mais aussi les grands
dévouements et les grandes vertus.

-- Mon cher ami, répondait Eugène Sue, je n'aime pas ce qui est
sale et ce qui sent mauvais.

-- Médecin des corps, répondait le philosophe, vous avez fouillé
dans la puanteur et la pourriture des cadavres pour chercher les
remèdes physiques; médecin de l'âme, fouillez dans la puanteur et
la pourriture sociales pour chercher les remèdes moraux.

Mais Eugène Sue secouait la tête. Un jour, enfin, il se décida. Il
acheta une vieille blouse grise couverte de taches de couleur, et
qui avait appartenu à quelque peintre vitrier, se coiffa d'une
casquette, passa un pantalon de toile, chaussa de gros souliers,
salit ses mains, dont il avait un soin tout particulier, et s'en
alla dîner dans un cabaret de la rue aux Fèves. Le hasard le
servit.

Il assista à une rixe grave. Les acteurs de cette rixe lui
donnèrent les types de Fleur-de-Marie et du Chourineur; du
Chourineur, de l'homme qui voit rouge, c'est-à-dire d'une création
qui peut lutter avec ce que les plus grands créateurs ont fait de
plus beau.

Il rentra, et, sans savoir où cela le mènerait, il fit les deux
premiers chapitres des _Mystères de Paris, _comme il avait fait
les deux premiers chapitres d'_Arthur; _puis un troisième, qui s'y
rattachait tant bien que mal: c'était un souvenir de la salle
d'armes, de boxe et de bâton de lord Seymour.

Rodolphe, à ce moment, n'était pas encore prince régnant.

Ces trois chapitres faits, il envoya chercher Goubaux et les lui
lut.

Goubaux trouva les deux premiers chapitres excellents, mais le
troisième mal soudé, inutile d'ailleurs. Il fut sacrifié séance
tenante.

Eugène Sue n'avait aucun amour-propre, et jetait ses manuscrits au
feu avec une extrême facilité.

Il fut, en outre, convenu qu'un roman de cette forme et dans cette
couleur ne pouvait passer dans un journal.

-- Cela tombe à merveille, dit Eugène Sue: mon libraire m'a
demandé de lui rendre le service de lui donner un livre inédit.

Eugène Sue discuta avec Goubaux le plan de trois ou quatre autres
chapitres, qui furent arrêtés.

C'était un horizon immense pour Eugène Sue, que quatre chapitres,
lui qui, d'habitude, trouvait au hasard de la plume et faisait au
jour le jour.

Goubaux parti, Eugène Sue écrivit à son libraire et lui lut les
deux chapitres. Il fut convenu que le roman aurait deux volumes et
ne serait pas mis dans un journal.

Quinze jours après, le libraire était en possession de son premier
volume, et avait l'idée d'aller le vendre au _Journal des débats._

Dès leur apparition, _Les Mystères de Paris _eurent un tel succès,
qu'il fut convenu qu'au lieu de deux volumes, on en ferait quatre,
puis six, puis huit, puis dix, je crois.

De là vient la lassitude et l'affaiblissement des quatre derniers
volumes, la déviation des caractères, et les notes nombreuses,
destinées à faire passer certaines oppositions trop brutales,
comme, par exemple, celle de Fleur-de-Marie, fille publique au
premier chapitre, et vierge et martyre au dernier; de plus,
chanoinesse!

Le jour où Eugène Sue eut l'idée d'en faire une chanoinesse, ce
fut fête rue de la Pépinière. Il crut avoir trouvé un admirable
paradoxe social.

Mais, malgré tous les défauts de l'ouvrage, _Les Mystères de Paris
_étaient un livre immense: le peuple y jouait son rôle, un grand
rôle.

L'amélioration des classes inférieures était représentée dans la
personne du Chourineur.

Morel le lapidaire était un beau type de vertu.

Les misères du peuple y étaient décrites d'une façon poignante.

Le succès fut universel, et, chose étrange, se répandit surtout
dans les couches supérieures de la société.

Tous les jours, Eugène Sue recevait, de quelque main invisible,
cent francs, deux cents francs, et jusqu'à trois cents francs,
avec des billets dans le genre de celui-ci:

Monsieur, Nous ignorions qu'il existât des misères pareilles à
celles que vous nous avez racontées; car, pour les si bien
dépeindre, vous avez dû nécessairement les voir. Appliquez donc à
quelque bonne oeuvre la somme que j'ai l'honneur de vous envoyer.

Et alors seulement, Eugène Sue comprit quel admirable conseil lui
avait donné Goubaux.

Il se mit à aimer le peuple, qu'il avait peint, qu'il soulageait,
et qui, de son côté, lui faisait son plus grand, son plus beau
succès.

Dans la répartition des aumônes qu'il était chargé de faire, il se
taxa lui-même à trois cents francs par mois, et, jusqu'à l'heure
de sa mort, en exil comme en France, alla souvent au-delà, mais ne
demeura jamais en deçà de cette somme.

Au milieu de l'étonnement naïf que lui causait cette espèce de
découverte d'un monde inconnu, une suite d'articles de _La
Démocratie pacifique _vint le surprendre.

Le journal phalanstérien le présentait à ses lecteurs non
seulement comme un grand romancier, mais encore comme un grand
philosophe socialiste.

Dès ce moment, Eugène Sue vit la portée inconnue de l'oeuvre qu'il
avait produite; il vit la nouvelle voie qui lui était ouverte; il
réfléchit un instant; puis, convaincu qu'il y avait plus de bien à
faire dans celle-là que dans celle qu'il avait suivie jusqu'alors,
il s'y engagea résolument.

_Les Mystères de Paris, _qui avaient beaucoup fait pour la
réputation d'Eugène Sue, ne firent rien, momentanément du moins,
pour sa fortune: le libraire y gagna tout, lui presque rien.

Mais, aux yeux de la France, aux yeux du monde entier, Eugène Sue
fut le premier romancier de son époque: jamais, peut-être,
enthousiasme pour une oeuvre ne fut plus universel que pour _Les
Mystères de Paris._

L'argent, le premier des flatteurs et le plus grand des poltrons,
courut au succès.

M. le docteur Véron, l'ancien collègue d'Eugène Sue, venait
d'acheter _Le Constitutionnel _expirant. Le malheureux journal,
saigné tous les jours par les coups d'épingle des autres journaux,
était sur le point de mourir d'épuisement; M. le docteur Véron
résolut de le faire revivre avec Eugène Sue.

Il alla trouver l'auteur des _Mystères de Paris, _fit avec lui un
traité de quinze ans; pendant quinze ans, Eugène Sue devait
produire dix volumes par an, en échange desquels M. le docteur
Véron devait lui compter cent mille francs.

M. le docteur Véron partageait dans le produit de l'étranger.

Alors, poursuivant sa voie nouvelle, c'est-à-dire la voie
socialiste, Eugène Sue publie _Le Juif errant, Martin, Les Sept
Péchés capitaux._

Grâce à l'admirable marché qui lui avait été fait, il avait pu
payer ses dettes, et retrouver, en partie du moins, cet ancien
luxe qui lui était si nécessaire. Il avait sa maison de la rue de
la Pépinière, à Paris, et son _château _des Bordes.

Ce château des Bordes lui a été tant reproché, qu'il faut que nous
disions un peu ce que c'était que ce fameux château, où nous
l'avons été voir en 1846 ou 1847.

Les Bordes, c'est-à-dire le véritable château, appartenaient à son
beau-frère, M. Caillard.

À l'extrémité du parc, il y avait une espèce de grange abandonnée.

Eugène Sue, qui logeait aux Bordes, mais qui n'y trouvait pas
toutes les conditions de liberté et de solitude désirables pour
son travail, demanda à son beau-frère de lui céder cette grange,
ce qu'il n'eut pas de peine à obtenir.

Il la fit diviser en plusieurs compartiments, y ajouta une serre,
et ce fut le _château des Bordes._

Eh! mon Dieu, oui, un véritable château; le goût est un enchanteur
dont la baguette bâtit des palais.

Avec des fleurs, des étoffes, de l'argenterie, des vases de Chine,
l'enchanteur, qui de rien avait fait _Mathilde _et _Les Mystères
de Paris, _fit d'une grange un palais.

Là, son coeur, usé, brisé, desséché par les amours parisiennes,
retrouva une certaine fraîcheur; là, l'homme qui, depuis dix ans,
n'aimait plus, aima de nouveau.

Ce fut toute une idylle dans sa vie. Au milieu de cette existence
devenue un désert, surgit tout à coup une source d'eau vive; puis
un ruisseau au doux murmure traça son lit au milieu des sables
arides, et, aux bords de ce ruisseau, poussèrent toutes les fleurs
de la jeunesse et de l'innocence, les bluets et les boutons d'or,
les pâquerettes et les myosotis.

C'était une jeune fille du peuple, petite, brune, modeste; elle
était brunisseuse de son état, et était entrée chez Eugène Sue
pour avoir soin de l'argenterie, qui était une des passions de
notre pauvre ami. Comment s'appelait-elle? Je n'en sais rien; lui
l'appelait _Fleur-de-Marie._

Jamais elle n'essaya de sortir de l'humble position qu'elle
occupait; jamais Eugène Sue n'essaya de la produire. On
rencontrait la douce et belle enfant dans les corridors, dans les
antichambres, dans les vestibules; elle glissait et disparaissait
comme une ombre; mais jamais on ne la vit ni dans la salle à
manger, ni dans le salon.

Ces deux ans passés entre cette jeune fille et ses lévriers furent
peut-être les deux plus douces, les deux plus limpides, les deux
plus sereines années de la vie d'Eugène Sue.

Hélas! les jours de la tempête allaient venir. Dieu, qui voulait
sans doute éprouver le poète, lui enleva celle qui, partout, en
France comme en exil, eût empêché qu'il ne fût tout à fait
malheureux.

Fleur-de-Marie se donna, contre le volet d'un meuble ouvert, un
coup à la tête; elle n'y fit point attention d'abord; un abcès se
forma, et elle en mourut.

Elle avait passé, dans cette vie agitée, comme un rayon de soleil,
comme un parfum, comme un murmure; mais elle y laissait un
souvenir éternel.

Eugène Sue fut au désespoir, et voilà où fut en lui l'immense
progrès.

Dix ans auparavant, il eût cherché l'oubli dans la débauche, la
distraction dans l'orgie; il ne chercha ni à oublier, ni à se
distraire. Il pleura et fit le bien.

Cette douleur marqua en lui la complète séparation de l'ancien
homme et du nouveau.

Disons une des choses intelligentes et bonnes qu'il faisait là-
bas, entre mille autres.

Il attelait deux de ses chevaux à une grande charrette garnie de
paille, et il allait prendre chez eux tous les pauvres petits
enfants qui, demeurant trop loin de l'école, eussent eu de la
peine à s'y rendre à pied, surtout par le mauvais temps; il les
conduisait à l'école, puis les faisait reprendre et ramener chez
eux le soir; de sorte que ce qui eût été, pour toute cette
jeunesse, une fatigue, devenait, grâce à lui, une sorte de fête.

Aussi était-il adoré aux Bordes.

Ce fut là que vint le surprendre la révolution de 1848, à laquelle
toutes les intelligences contribuèrent, tant elle était dans les
desseins de Dieu.

Il continuait son oeuvre littéraire au milieu des coups de fusil
et des émeutes, lorsqu'en 1850, il fut nommé représentant du
peuple par les électeurs de la Seine, sans avoir rien fait pour la
réussite de cette élection.

En effet, Sue n'était point d'une nature militante, et n'avait
qu'à perdre à entrer dans la vie politique, et surtout dans la vie
politique parlementaire.

Il était loin d'être éloquent, avait la langue embarrassée,
zézayait en parlant, et n'avait pas même dans la conversation ce
brio pour lequel beaucoup de gens inférieurs eussent pu lui donner
des leçons.

Puis ses affaires s'embarrassaient de nouveau.

M. le docteur Véron était venu le trouver; mais, cette fois, non
pas pour hausser le prix de vente de ses livres.

Le résultat de la conférence fut, je crois, qu'Eugène Sue ne dut
plus faire que sept volumes par an, au lieu de dix, et que _Le
Constitutionnel _ne dut plus les payer que sept mille francs, au
lieu de dix mille.

Or, sur ces sept mille francs, il y avait, je ne sais trop comment
ni pourquoi, trois mille francs à payer au libraire; de sorte que
le libraire, qui ne faisait rien, qui ne publiait même pas,
gagnait presque autant qu'Eugène Sue, qui, ayant le travail
extrêmement difficile, s'exténuait à produire.

Et même, de ce nouveau traité, _Le Constitutionnel _ne publia que
quatre volumes des _Sept Péchés capitaux._

Le 2 décembre arriva.

Eugène Sue ne fut porté sur aucune liste de proscription; mais le
comte d'Orsay, notre ami commun, lui donna le conseil de
s'expatrier volontairement.

Eugène Sue suivit ce conseil. Il se retira à Annecy, en Savoie,
chez un de ses amis, M. Masset. Il y a deux Annecy: Annecy-le-Neuf
et Annecy-le-Vieux.

M. Masset habitait Annecy-le-Vieux. Eugène Sue logea d'abord chez
lui; puis, un petit chalet étant venu à vaquer sur les bords du
lac, il le loua pour la modique somme de quatre cents francs par
an. En quittant la France, Eugène Sue y avait laissé une centaine
de mille francs de dettes, à peu près. Son premier soin fut de
s'occuper de ses créanciers. Il fit un marché avec Masset.

Masset paierait ses dettes, lui donnerait dix mille francs par an
pour vivre, et garderait le surplus pour se rembourser. Masset
remboursé, le surplus des dix mille francs serait placé à la
banque d'Annecy.

Au bout de trois ans, Masset fut remboursé, et les placements
commencèrent.

Il y a un an à peu près que Goubaux recevait d'Eugène Sue une
lettre qui commençait par ces mots:

Ma chère ferme de Beauce,

Croiriez-vous une chose, c'est que, si j'écrivais à la banque
d'Annecy: «Payez à mon ordre la somme de vingt-cinq mille francs»,
elle la paierait sans contestation?

Et, en effet, il travaillait là-bas énormément.

Voici quelle était sa vie.

Il se levait à sept heures du matin, puis se mettait au travail
aussitôt sa toilette faite. À dix heures, il prenait deux tasses
de thé sans crème, parfois de chocolat.

À deux heures, sa journée de travail était finie; alors, il
s'habillait selon la saison, et, à moins que le temps ne fût par
trop mauvais, faisait à pied le tour du lac, quatre ou cinq
lieues.

Il rentrait, se mettait à table, mangeait fortement et passait le
reste de la journée avec quelques amis.

Eugène Sue avait, de tout temps, été grand marcheur. Aux Bordes,
il faisait, chaque jour, des promenades de trois ou quatre heures
consécutives. Il s'était imposé cet exercice pour sa santé; comme
Byron, il craignait d'engraisser, et, dans cette crainte, bien
plus plausible chez lui que chez Byron, il ne mangea pendant
plusieurs années à son dîner qu'un seul potage aux herbes, un
filet de sole, et quelques tranches de homard à l'huile.

Il y avait, en effet, chez Eugène Sue tendance à l'obésité.

Le résultat de ces sept heures de travail fut _L'Institutrice_.
_La Famille Jouffroy_, un des meilleurs romans de son exil, _Les
Mystères du peuple_, _Gilbert et Gilberte_, _La Bonne Aventure_,
et enfin _Les Secrets de l'oreiller_, qu'il a laissés inédits.

Il avait eu de nouveaux tracas avec _Le Constitutionnel: _un
procès où son ami Masset était intervenu, et au bout duquel on
obtint que le journal paierait une somme de quarante mille francs
pour ne plus publier les romans d'Eugène Sue.

Ô enthousiasme des spéculateurs!

Ces quarante mille francs servirent à désintéresser le libraire,
qui continuait de toucher les trois mille francs par volume qu'il
ne publiait pas.

C'est une singulière meule que celle qui nous broie.

Eugène Sue se retrouva ainsi maître de sa production.

Masset conclut pour lui un traité avec _La Presse _et avec _Le
Siècle; _il ferait six volumes par an: _La Presse _en aurait
trois, _Le Siècle _trois. Chaque journal paierait huit sous la
ligne.

Cela, comme on le voit, réduisait fort les revenus de l'exilé.

Aussi son petit chalet, là-bas, à part le luxe de la nature, qui
lui avait fait un paysage charmant, quoique un peu triste; aussi,
disons-nous., son petit chalet était-il de la plus grande
simplicité. On eût dit un presbytère élégant.

Il était situé au pied d'une montagne et déjà sur la pente, pente
assez rapide pour que le rez-de-chaussée d'une de ses façades fût
le premier étage de l'autre.

Un joli jardin plein de fleurs -- Eugène Sue a toujours adoré les
fleurs --, un joli jardin plein de fleurs s'étendait jusqu'au lac,
dont il n'était séparé que par une espèce de chemin de halage.

Quand Eugène Sue ne faisait pas le tour du lac, il montait sur la
montagne, ordinairement tout seul, et par des sentiers qui eussent
effrayé les guides du pays; il avait conservé cela de la chèvre sa
nourrice.

Parvenu au but de sa course, il s'asseyait sur un rocher.

Pourquoi montait-il si haut? Pourquoi regardait-il ainsi
obstinément du même côté? Répondez, proscrits de tous les temps et
de tous les partis!

Il vécut ainsi cinq ans.

Depuis un an, il avait énormément maigri et avait douloureusement
changé.

Je vis, il y a cinq ou six mois, une photographie de lui; je ne
voulus point le reconnaître.

Sa soeur, Mme Caillard, envoya une photographie pareille à
Goubaux, qui la lui rendit, ne voulant pas voir ainsi celui qu'il
avait vu si différent.

La fin de sa vie avait été troublée par l'entrée d'une femme dans
cet humble chalet et dans cette vie triste mais calme, douloureuse
mais sereine.

Cette femme le brouilla avec son meilleur ami, Masset.

Quelque temps après cette brouille, Masset mourut.

La femme ne pouvait toujours demeurer, elle s'éloigna; Eugène Sue
resta seul, épuisé de corps, épuisé de coeur!...

Un matin arriva aux Barattes -- c'était le nom du chalet d'Eugène
Sue -- un autre exilé, le colonel Charras.

Ce fut une grande fête pour les deux amis de se revoir.

Depuis cinq ou six jours, ils étaient ensemble, oubliant le
présent, parlant de l'avenir, lorsque Eugène Sue fut pris d'une
douleur névralgique, très forte à la tempe droite, douleur qu'il
avait ressentie depuis quelques mois, à diverses reprises.

Des députations de la société nautique arrivèrent pour faire une
ovation à l'exilé, peut-être aux deux exilés.

Eugène Sue éprouvait de telles douleurs de tête, qu'il ne put
recevoir personne.

On se contenta de lui donner une sérénade.

Le lundi 27 juillet, une fièvre intermittente se déclara, mais
elle parut céder à une énergique médication.

Le mercredi, il y avait un mieux sensible, mais accompagné de
faiblesse; cependant, il resta debout et voulut commencer un
nouveau roman; il venait d'achever et d'envoyer en France _Les
Secrets de l'oreiller._

Mais il froissa et jeta les premiers feuillets; les idées ne
venaient pas.

Le vendredi, il était si bien portant, que ce fut lui qui réveilla
Charras, lui proposant de faire avec lui son ascension favorite,
sur la montagne qui domine son chalet.

Mais, au tiers de l'ascension à peine, les forces lui manquèrent,
il fut obligé de renoncer à aller plus loin, et, appuyé au bras du
colonel, il regagna les Barattes.

Le soir, il était faible, mais assez calme. En souhaitant le
bonsoir à son hôte, il lui dit:

-- Bonne nuit, colonel! Quant à moi, je crois que je dormirai
bien. Il se trompait: la nuit fut mauvaise; à peine couché, il
sentit le retour plus acharné des douleurs névralgiques. Dans la
crainte d'inquiéter Charras, il n'appela personne et passa une
nuit entière d'insomnie.

Le lendemain, la fièvre intermittente reparut menaçante. À la vue
du malade et des symptômes de plus en plus inquiétants qui se
manifestaient, Charras, du consentement de M. le docteur Lachanal,
expédia une dépêche télégraphique à Genève. Elle avait pour but de
réclamer le concours d'un second médecin, le docteur Maunoir.

M. Lachanal n'avait pas dissimulé les inquiétudes que lui
inspirait la nouvelle phase dans laquelle la maladie entrait; en
effet, Eugène Sue avait eu quelques instants de délire, après
lesquels cependant la lucidité était revenue.

La journée s'écoula ainsi, c'est-à-dire dans des alternatives de
délire et de retour à la raison.

Il se plaignait d'une douleur très aiguë à l'hypocondre droit. Le
médecin fit appliquer dix-huit sangsues dans la région de la rate.

À dix heures du soir, le docteur Maunoir arriva, s'entretint avec
son confrère, puis vint se placer au pied du lit du malade, dont
on éclaira le visage avec la lampe.

Alors M. Maunoir murmura:

-- Mais ce n'est point cela que vous m'aviez annoncé. En effet,
depuis quelques minutes, Eugène Sue venait d'être frappé d'une
hémiplégie qui avait paralysé le côté gauche; la face était
cadavéreuse, les yeux vitreux, la bouche tordue.

C'étaient les symptômes de la mort.

Le docteur Maunoir secoua la tête et déclara que son concours
était complètement inutile. Depuis ce moment, c'est-à-dire depuis
le samedi à dix heures du soir, jusqu'au lundi matin sept heures
moins cinq minutes, moment précis où il rendit le dernier soupir,
le mourant ne reprit pas connaissance. Pendant ces trente-trois
heures, il ne fit qu'un mouvement imperceptible et ne prononça
qu'un seul mot: «BOIRE!» Du reste, aucun symptôme de souffrance
n'agita ses derniers moments, ordinairement si terribles, et,
n'eût été le râle de l'agonie qui indiquait que le coeur battait
toujours, on eût pu croire à la mort. Lorsque le malade sentit que
tout était fini, il prit la main du colonel Charras, et, la
serrant avec tout ce qui lui restait d'énergie:

-- Mon ami, lui dit-il, je désire mourir comme j'ai vécu, c'est-à-
dire en libre penseur. Sa volonté dernière fut exécutée.

Dieu, qui lui avait fait une vie si agitée, lui donna cette
douceur de mourir au moins la main dans une des mains les plus
fermes et les plus loyales qu'il y ait au monde. Merci, Charras!



Prologue
Les deux mondes


L'océan Polaire entoure d'une ceinture de glace éternelle les
bords déserts de la Sibérie et de l'Amérique du Nord, ces
dernières limites des deux mondes, que sépare l'étroit canal de
Behring.

Le mois de septembre touche à sa fin. L'équinoxe a ramené les
ténèbres et les tourmentes boréales; la nuit va bientôt remplacer
un de ces jours polaires si courts, si lugubres.

Le ciel, d'un bleu sombre violacé, est faiblement éclairé par un
soleil sans chaleur dont le disque blafard, à peine élevé au-
dessus de l'horizon, pâlit devant l'éblouissant éclat de la neige
qui couvre à perte de vue l'immensité des steppes.

Au Nord, ce désert est borné par une côte hérissée de roches
noires, gigantesques; au pied de leur entassement titanique, est
enchaîné cet océan pétrifié qui a pour vagues immobiles de grandes
chaînes de montagnes de glace dont les cimes bleuâtres
disparaissent au loin dans une brume neigeuse... À l'Est, entre
les deux pointes du cap Oulikine, confin oriental de la Sibérie,
on aperçoit une ligne d'un vert obscur où la mer charrie lentement
d'énormes glaçons blancs...

C'est le détroit de Behring.

Enfin, au-delà du détroit, et le dominant, se dressent les masses
granitiques du cap de Galles, pointe extrême de l'Amérique du
Nord.

Ces latitudes désolées n'appartiennent plus au monde habitable;
par leur froid terrible, les pierres éclatent, les arbres se
fendent, le sol se crevasse en lançant des gerbes de paillettes
glacées.

Nul être humain ne semble pouvoir affronter la solitude de ces
régions de frimas et de tempêtes, de famine et de mort...

Pourtant... chose étrange! on voit des traces de pas sur la neige
qui couvre ces déserts, dernières limites des deux continents,
divisés par le canal de Behring.

Du côté de la terre américaine, l'empreinte des pas, petite et
légère, annonce le passage d'une femme...

Elle s'est dirigée vers les roches d'où l'on aperçoit, au-delà du
détroit, les steppes neigeuses de la Sibérie.

Du côté de la Sibérie, l'empreinte plus grande, plus profonde,
annonce le passage d'un homme.

Il s'est aussi dirigé vers le détroit.

On dirait que cet homme et cette femme, arrivant ainsi en sens
contraire aux extrémités du globe, ont espéré s'entrevoir à
travers l'étroit bras de mer qui sépare les deux mondes! Et, chose
plus étrange encore! cet homme et cette femme ont traversé ces
solitudes pendant une horrible tempête...

Quelques noirs mélèzes centenaires, pointant naguère çà et là dans
ces déserts, comme des croix sur un champ de repos, ont été
arrachés, brisés, emportés au loin par la tourmente.

À cet ouragan furieux, qui déracine les grands arbres, qui ébranle
les montagnes de glace, qui les heurte masse contre masse, avec le
fracas de la foudre... à cet ouragan furieux ces deux voyageurs
ont fait face. Ils lui ont fait face, sans dévier un moment de la
ligne invariable qu'ils suivaient... on le devine à la trace de
leur marche égale, droite et ferme.

Quels sont donc ces deux êtres, qui cheminent toujours calmes au
milieu des convulsions, des bouleversements de la nature?

Hasard, vouloir ou fatalité, sous la semelle ferrée de l'homme,
sept clous saillants forment une croix.

Partout il laisse cette trace de son passage.

À voir sur la neige dure et polie ces empreintes profondes, on
dirait un sol de marbre creusé par un pied d'airain.

Mais bientôt une nuit sans crépuscule a succédé au jour.

Nuit sinistre...

À la faveur de l'éclatante réfraction de la neige, on voit la
steppe dérouler sa blancheur infinie sous une lourde coupole d'un
azur si sombre, qu'il semble noir; de pâles étoiles se perdent
dans les profondeurs de cette voûte obscure et glacée.

Le silence est solennel...

Mais voilà que vers le détroit de Behring une faible lueur
apparaît à l'horizon.

C'est d'abord une clarté douce, bleuâtre, comme celle qui précède
l'ascension de la lune... puis, cette clarté augmente, rayonne et
se colore d'un rose léger.

Sur tous les autres points du ciel, les ténèbres redoublent; c'est
à peine si la blanche étendue du désert, tout à l'heure si
visible, se distingue de la noire voussure du firmament.

Au milieu de cette obscurité, on entend des bruits confus,
étranges.

On dirait le vol tour à tour crépitant ou appesanti de grands
oiseaux de nuit qui, éperdus, rasent la steppe et s'y abattent.

Mais on n'entend pas un cri.

Cette muette épouvante annonce l'approche d'un de ces imposants
phénomènes qui frappent de terreur tous les êtres animés, des plus
féroces aux plus inoffensifs... Une aurore boréale, spectacle si
magnifique et si fréquent dans les régions polaires, resplendit
tout à coup...

À l'horizon se dessine un demi-globe d'éclatante clarté. Du centre
de ce foyer éblouissant jaillissent d'immenses colonnes de
lumière, qui, s'élevant à des hauteurs incommensurables,
illuminent le ciel, la terre, la mer... Alors ces reflets, ardents
comme ceux d'un incendie, glissent sur la neige du désert,
empourprent la cime bleuâtre des montagnes de glace et colorent
d'un rouge sombre les hautes roches noires des deux continents...

Après avoir atteint ce rayonnement magnifique, l'aurore boréale
pâlit peu à peu, ses vives clartés s'éteignirent dans un
brouillard lumineux.

À ce moment, grâce à un singulier effet de mirage, fréquent dans
ces latitudes, quoique séparée de la Sibérie par la largeur d'un
bras de mer, la côte américaine sembla tout à coup si rapprochée,
qu'on aurait cru pouvoir jeter un pont de l'un à l'autre monde.

Alors, au milieu de la vapeur azurée qui s'étendait sur les deux
terres, deux figures humaines apparurent.

Sur le cap sibérien, un homme à genoux étendait les bras vers
l'Amérique avec une expression de désespoir indéfinissable.

Sur le promontoire américain, une femme jeune et belle répondait
au geste désespéré de cet homme en lui montrant le ciel.

Pendant quelques secondes, ces deux grandes figures se dessinèrent
ainsi, pâles et vaporeuses, aux dernières lueurs de l'aurore
boréale.

Mais le brouillard s'épaississant peu à peu, tout disparut dans
les ténèbres.

D'où venaient ces deux êtres qui se rencontraient ainsi sous les
glaces polaires, à l'extrémité des mondes?

Quelles étaient ces deux créatures, un instant rapprochées par un
mirage trompeur, mais qui semblaient séparées pour l'éternité?



Première partie
L'auberge du Faucon blanc



I. Morok.

Le mois d'octobre 1831 touche à sa fin.

Quoiqu'il soit encore jour, une lampe de cuivre à quatre becs
éclaire les murailles lézardées d'un vaste grenier dont l'unique
fenêtre est fermée à la lumière; une échelle, dont les montants
dépassent la baie d'une trappe ouverte, sert d'escalier. Çà et là,
jetés sans ordre sur le plancher, sont des chaînes de fer, des
carcans à pointes aiguës, des caveçons à dents de scie, des
muselières hérissées de clous, de longues tiges d'acier emmanchées
de poignées de bois. Dans un coin est posé un petit réchaud
portatif, semblable à ceux dont se servent les plombiers pour
mettre l'étain en fusion; le charbon y est empilé sur des copeaux
secs; une étincelle suffit pour allumer en une seconde cet ardent
brasier. Non loin de ce fouillis d'instruments sinistres, qui
ressemblent à l'attirail d'un bourreau, sont quelques armes
appartenant à un âge reculé. Une cotte de mailles, aux anneaux à
la fois si flexibles, si fins, si serrés, qu'elle ressemble à un
souple tissu d'acier, est étendue sur un coffre, à côté de
jambards et de brassards de fer, en bon état, garnis de leurs
courroies; une masse d'armes, deux longues piques triangulaires à
hampes de frêne, à la fois solides et légères, sur lesquelles on
remarque de récentes taches de sang, complètent cette panoplie, un
peu rajeunie par deux carabines tyroliennes armées et amorcées.

À cet arsenal d'armes meurtrières, d'instruments barbares, se
trouve étrangement mêlée une collection d'objets très différents:
ce sont de petites caisses vitrées, renfermant des rosaires, des
chapelets, des médailles, des _agnus Dei, _des bénitiers, des
images de saints encadrées; enfin bon nombre de ces livrets
imprimés à Fribourg sur gros papier bleuâtre, livrets où l'on
raconte divers miracles modernes, où l'on cite une lettre
autographe de Jésus-Christ, adressée à un fidèle; où l'on fait,
enfin, pour les années 1831 et 1832, les prédictions les plus
effrayantes contre la France impie et révolutionnaire.

Une de ces peintures sur toile dont les bateleurs ornent la
devanture de leurs théâtres forains est suspendue à l'une des
poutres transversales de la toiture, sans doute pour que ce
tableau ne se gâte pas en restant trop longtemps roulé.

Cette toile porte cette inscription:

LA VÉRIDIQUE ET MÉMORABLE CONVERSION D'IGNACE MOROK SURNOMMÉ LE
_PROPHÈTE, _ARRIVÉ EN L'ANNÉE 1828, À FRIBOURG.

Ce tableau, de proportion plus grande que nature, d'une couleur
violente, d'un caractère barbare, est divisé en trois
compartiments, qui offrent en action trois phases importantes de
la vie de ce converti surnommé le _Prophète._

Dans le premier, on voit un homme à longue barbe, d'un blond
presque blanc, à figure farouche, et vêtu de peau de renne, comme
les sont les sauvages peuplades du nord de la Sibérie; il porte un
bonnet de renard noir, terminé par une tête de corbeau; ses traits
expriment la terreur; courbé sur son traîneau qui, attelé de deux
grands chiens fauves, glisse sur la neige, il fuit la poursuite
d'une bande de renards, de loups, d'ours monstrueux qui, tous, la
gueule béante et armée de dents formidables, semblent capables de
dévorer cent fois l'homme, les chiens et le traîneau.

Au-dessous de ce premier tableau on lit:

EN 1810, MOROK EST IDOLÂTRE; IL FUIT DEVANT LES BÊTES FÉROCES.

Dans le second compartiment, Morok, candidement revêtu de la robe
blanche de catéchumène, est agenouillé, les mains jointes, devant
un homme portant une longue robe noire et un rabat blanc; dans un
coin du tableau, un grand ange à mine rébarbative tient d'une main
une trompette et de l'autre une épée flamboyante; les paroles
suivantes lui sortent de la bouche en caractères rouges sur un
fond noir:

MOROK, L'IDOLÂTRE, FUYAIT DEVANT LES BÊTES FÉROCES; LES BÊTES
FÉROCES FUIRONT DEVANT IGNACE MOROK, CONVERTI ET BAPTISÉ À
FRIBOURG.

En effet, dans le troisième compartiment, le nouveau converti se
cambre; fier, superbe, triomphant, sous sa longue robe bleue à
plis flottants; la tête altière, le poing gauche sur la hanche, la
main droite étendue, il semble terrifier une foule de tigres,
d'hyènes, d'ours, de lions, qui, rentrant leurs griffes, cachant
leurs dents, rampent à ses pieds, soumis et craintifs.

Au-dessous de ce dernier compartiment, on lit, en forme de
conclusion morale:

IGNACE MOROK EST CONVERTI; LES BÊTES FÉROCES RAMPENT À SES PIEDS.

Non loin de ces tableaux se trouvent plusieurs ballots de petits
livres, aussi imprimés à Fribourg, dans lesquels on raconte par
quel étonnant miracle l'idolâtre Morok, une fois converti, avait
tout à coup acquis un pouvoir surnaturel, presque divin, auquel
les animaux les plus féroces ne pouvaient échapper, ainsi que le
témoignaient chaque jour les exercices auxquels se livrait le
dompteur de bêtes, moins pour faire montre de son courage et de
son audace, que pour glorifier le Seigneur.

* * * *

À travers la trappe ouverte dans le grenier, s'exhale, comme par
bouffées, une odeur sauvage, âcre, forte, pénétrante. De temps à
autre, on entend quelques râlements sonores et puissants, quelques
aspirations profondes, suivies d'un bruit sourd, comme celui de
grands corps qui s'étalent et s'allongent pesamment sur un
plancher.

Un homme est seul dans ce grenier.

Cet homme est Morok, le dompteur de bêtes féroces, surnommé le
Prophète. Il a quarante ans, sa taille est moyenne, ses membres
grêles, sa maigreur extrême; une longue pelisse d'un rouge de
sang, fourrée de noir, l'enveloppe entièrement; son teint,
naturellement blanc, est bronzé par l'existence voyageuse qu'il
mène depuis son enfance; ses cheveux, de ce blond jaune et mat
particulier à certaines peuplades des contrées polaires, tombent
droits et raides sur ses épaules; son nez est mince, tranchant,
recourbé; autour de ses pommettes saillantes se dessine une longue
barbe, presque blanche à force d'être blonde. Ce qui rend étrange
la physionomie de cet homme, ce sont ses paupières très ouvertes
et très élevées, qui laissent voir sa prunelle fauve, toujours
entourée d'un cercle blanc... Ce regard fixe, extraordinaire,
exerçait une véritable fascination sur les animaux, ce qui
d'ailleurs n'empêchait pas le Prophète d'employer aussi, pour les
dompter, le terrible arsenal épars autour de lui.

Assis devant une table, il vient d'ouvrir le double fond d'une
petite caisse remplie de chapelets et autres bimbeloteries
semblables, à l'usage des dévotieux; dans ce double fond, fermé
par une serrure à secret, se trouvent plusieurs enveloppes
cachetées, ayant seulement pour adresse un numéro combiné avec une
lettre de l'alphabet. Le Prophète prend un de ces paquets, le met
dans la poche de sa pelisse; puis, fermant le secret du double
fond, il replace la caisse sur la tablette.

Cette scène se passe sur les quatre heures de l'après-dîner, à
l'auberge du _Faucon Blanc, _unique hôtellerie du village de
Mockern, situé près de Leipzig, en venant du Nord vers la France.

Au bout de quelques moments, un rugissement rauque et souterrain
fit trembler le grenier.

-- _Judas! _tais-toi! dit le Prophète d'un ton menaçant, en
tournant la tête vers la trappe.

Un autre grondement sourd, mais aussi formidable qu'un tonnerre
lointain, se fit alors entendre.

-- _Caïn! _tais-toi! crie Morok en se levant.

Un troisième rugissement d'une férocité inexprimable éclate tout à
coup.

-- _La Mort! _te tairas-tu! s'écrie le Prophète, et il se
précipite vers la trappe, s'adressant à un troisième animal
invisible qui porte ce nom lugubre, _la Mort._

Malgré l'habituelle autorité de sa voix, malgré les menaces
réitérées, le dompteur de bêtes ne peut obtenir le silence:
bientôt, au contraire, les aboiements de plusieurs dogues se
joignent aux rugissements des bêtes féroces. Morok saisit une
pique, s'approche de l'échelle, il va descendre, lorsqu'il voit
quelqu'un sortir de la trappe.

Ce nouveau venu a une figure brune et hâlée; il porte un chapeau
gris à forme ronde et à larges bords, une veste courte et un large
pantalon de drap vert; ses guêtres de cuir poudreuses annoncent
qu'il vient de parcourir une longue route; une gibecière est
attachée sur son dos par une courroie.

-- Au diable les animaux! s'écria-t-il en mettant le pied sur le
plancher, depuis trois jours on dirait qu'ils m'ont oublié...
Judas a passé sa patte à travers les barreaux de sa cage... et la
Mort a bondi comme une furie... ils ne me reconnaissent donc plus?

Ceci fut dit en allemand. Morok répondit, en s'exprimant dans la
même langue, avec un léger accent étranger.

-- Bonnes ou mauvaises nouvelles, Karl? demanda-t-il avec
inquiétude.

-- Bonnes nouvelles.

-- Tu les a rencontrés?

-- Hier, à deux lieues de Wittemberg...

-- Dieu soit loué! s'écria Morok en joignant les mains avec une
expression de satisfaction profonde.

-- C'est tout simple... de Russie en France, c'est la route
obligée; il y avait mille à parier contre un qu'on les
rencontrerait entre Wittemberg et Leipzig.

-- Et le signalement?

-- Très fidèle: les deux jeunes filles sont en deuil; le cheval
est blanc; le vieillard a une longue moustache, un bonnet de
police bleu, une houppelande grise... et un chien de Sibérie sur
les talons.

-- Et tu les as quittés?

-- À une lieue... Avant une demi-heure ils arriveront ici.

-- Et dans cette auberge... puisqu'elle est la seule de ce
village, dit Morok d'un air pensif.

-- Et que la nuit vient... ajouta Karl.

-- As-tu fait causer le vieillard?

-- Lui? Vous n'y pensez pas!

-- Comment?

-- Allez donc vous y frotter.

-- Et quelle raison?

-- Impossible!

-- Impossible! pourquoi?

-- Vous allez le savoir... Je les ai d'abord suivis jusqu'à la
couchée d'hier, ayant l'air de les rencontrer par hasard; j'ai
parlé au grand vieillard, en lui disant ce qu'on se dit entre
piétons voyageurs: «Bonjour et bonne route, camarade!» Pour toute
réponse il m'a regardé de travers, et, du bout de son bâton, m'a
montré l'autre côté de la route.

-- Il est Français, il ne comprend peut-être pas l'allemand?

-- Il le parle au moins aussi bien que vous, puisqu'à la couchée
je l'ai entendu demander à l'hôte ce qu'il lui fallait pour lui et
pour les jeunes filles.

-- Et à la couchée... tu n'as pas essayé encore d'engager la
conversation?

-- Une seule fois... mais il m'a si brutalement reçu que, pour ne
rien compromettre, je n'ai pas recommencé. Aussi, entre nous, je
dois vous en prévenir, cet homme a l'air méchant en diable;
croyez-moi, malgré sa moustache grise, il paraît encore si
vigoureux et si résolu, quoique décharné comme une carcasse, que
je ne sais qui, de lui ou de mon camarade le géant Goliath, aurait
l'avantage dans une lutte... Je ne sais pas vos projets... mais
prenez garde, maître... prenez garde!...

-- Ma panthère noire de Java était aussi bien vigoureuse et bien
méchante... dit Morok avec un sourire dédaigneux et sinistre.

-- La Mort?... Certes, et elle est encore aussi vigoureuse et
aussi méchante que jamais... Seulement, pour vous, elle est
presque douce.

-- C'est ainsi que j'assouplirai ce grand vieillard, malgré sa
force et sa brutalité.

-- Hum! hum! défiez-vous, maître; vous êtes habile, vous êtes
aussi brave que personne; mais, croyez-moi, vous ne ferez jamais
un agneau du vieux loup qui va arriver ici tout à l'heure.

-- Est-ce que mon Caïn, est-ce que mon tigre Judas ne rampent pas
devant moi avec épouvante?

-- Je le crois bien, parce que vous avez de ces moyens qui...

-- Parce que j'ai la foi... voilà tout... Et c'est tout... dit
impérieusement Morok en interrompant Karl et en accompagnant ces
mot d'un tel regard que l'autre baissa la tête et resta muet.
Pourquoi celui que le Seigneur soutient dans sa lutte contre les
bêtes ne serait-il pas aussi soutenu par lui dans ses luttes
contre les hommes... quand ces hommes sont pervers et impies?
ajouta le Prophète d'un air triomphant et inspiré.

Soit par créance à la conviction de son maître, soit qu'il ne fût
pas capable d'engager avec lui une controverse sur ce sujet si
délicat, Karl répondit humblement au Prophète:

-- Vous êtes plus savant que moi, maître; ce que vous faites doit
être bien fait.

-- As-tu suivi ce vieillard et ces deux jeunes filles toute la
journée? reprit le Prophète après un moment de silence.

-- Oui, mais de loin; comme je connais bien le pays, j'ai tantôt
coupé au court à travers la vallée, tantôt dans la montagne, en
suivant la route où je les apercevais toujours: la dernière fois
que je les ai vus, je m'étais tapi derrière le moulin à eau de la
tuilerie... Comme ils étaient en plein grand chemin et que la nuit
approchait, j'ai hâté le pas pour prendre les devants et annoncer
ce que vous appelez une bonne nouvelle.

-- Très bonne... oui... très bonne... et tu seras récompensé...
car si ces gens m'avaient échappé...

Le Prophète tressaillit et n'acheva pas. À l'expression de sa
figure, à l'accent de sa voix, on devinait de quelle importance
était pour lui la nouvelle qu'on lui apportait.

-- Au fait, reprit Karl, il faut que ça mérite attention, car ce
courrier russe tout galonné est venu de Saint-Pétersbourg à
Leipzig pour vous trouver... C'était peut-être pour...

Morok interrompit brutalement Karl et reprit:

-- Qui t'a dit que l'arrivée de ce courrier ait eu rapport à ces
voyageurs? Tu te trompes, tu ne dois savoir que ce que je t'ai
dit.

-- À la bonne heure, maître, excusez-moi, et n'en parlons plus. Ah
çà! maintenant, je vais quitter mon carnier et aller aider Goliath
à donner à manger aux bêtes, car l'heure du souper approche, si
elle n'est passée. Est-ce qu'il se négligerait, maître, mon gros
géant?

-- Goliath est sorti, il ne doit pas savoir que tu es rentré; il
ne faut pas surtout que ce grand vieillard et les jeunes filles te
voient ici, cela leur donnerait des soupçons.

-- Où voulez-vous donc que j'aille?

-- Tu vas te retirer dans la petite soupente au fond de l'écurie;
là tu attendras mes ordres, car il est possible que tu partes
cette nuit pour Leipzig.

-- Comme vous voudrez; j'ai dans mon carnier quelques provisions
de reste, je souperai dans la soupente en me reposant.

-- Va...

-- Maître, rappelez-vous ce que je vous ai dit: défiez-vous du
vieux à moustache grise, je le crois diablement résolu; je m'y
connais, c'est un rude compagnon, défiez-vous...

-- Sois tranquille... je me défie toujours, dit Morok.

-- Alors donc, bonne chance, maître! Et Karl, regagnant l'échelle,
disparut peu à peu. Après avoir fait à son serviteur un signe
d'adieu amical, le Prophète se promena quelque temps d'un air
profondément méditatif; puis, s'approchant de la cassette à double
fond qui contenait quelques papiers, il y prit une assez longue
lettre qu'il relut plusieurs fois avec une extrême attention. De
temps à autre il se levait pour aller jusqu'au volet fermé qui
donnait sur la cour intérieure de l'auberge, et prêtait l'oreille
avec anxiété: car il attendait impatiemment la venue des trois
personnes dont on venait de lui annoncer l'approche.



II. Le voyageur.

Pendant que la scène précédente se passait à l'auberge du _Faucon
Blanc _à Mockern, les trois personnes dont Morok, le dompteur de
bêtes, attendait si ardemment l'arrivée, s'avançaient paisiblement
au milieu des riantes prairies, bordées d'un côté par une rivière
dont le courant faisait tourner un moulin, et, de l'autre, par la
grande route conduisant au village de Mockern, situé à une lieue
environ, au sommet d'une colline assez élevée.

Le ciel était d'une sérénité superbe; le bouillonnement de la
rivière, battue par la roue du moulin et ruisselante d'écume,
interrompait seul le silence de cette soirée d'un calme profond;
des saules touffus, penchés sur les eaux, y jetaient leurs ombres
vertes et transparentes, tandis que plus loin la rivière
réfléchissait si splendidement le bleu du zénith et les teintes
enflammées du couchant que, sans les collines qui la séparaient du
ciel, l'or, l'azur de l'onde se fussent confondus dans une nappe
éblouissante avec l'or et l'azur du firmament. Les grands roseaux
du rivage courbaient leurs aigrettes de velours noir sous le léger
souffle de la brise qui s'élève souvent à la fin du jour; car le
soleil disparaissait lentement derrière une large bande de nuages
pourpres, frangés de feu... L'air vif et sonore apportait le
tintement lointain des clochettes d'un troupeau.

À travers un sentier frayé dans l'herbe de la prairie, deux jeunes
filles, presque deux enfants, car elles venaient d'avoir quinze
ans, chevauchaient sur un cheval blanc de taille moyenne, assises
dans une large selle à dossier où elles tenaient aisément toutes
deux, car elles étaient de taille mignonne et délicate. Un homme
de grande taille, à figure basanée, à longues moustaches grises,
conduisait le cheval par la bride, et se retournait de temps à
autre vers les jeunes filles avec un air de sollicitude à la fois
respectueuse et paternelle; il s'appuyait sur un long bâton; ses
épaules encore robustes portaient un sac de soldat; sa chaussure
poudreuse, ses pas un peu traînants annonçaient qu'il marchait
depuis longtemps.

Un de ces chiens que les peuplades du nord de la Sibérie attellent
aux traîneaux, vigoureux animal, à peu près de la taille, de la
forme et du pelage d'un loup, suivait scrupuleusement le pas du
conducteur de la petite caravane, _ne quittant pas, _comme on dit
vulgairement, _les talons de son maître._

Rien de plus charmant que le groupe des deux jeunes filles. L'une
d'elles tenait de sa main gauche les rênes flottantes, et de son
bras droit entourait la taille de sa soeur endormie, dont la tête
reposait sur son épaule. Chaque pas du cheval imprimait à ces deux
corps souples une ondulation pleine de grâce, et balançait leurs
petits pieds appuyés sur une palette de bois servant d'étrier. Ces
deux soeurs jumelles s'appelaient, par un doux caprice maternel,
_Rose _et _Blanche: _alors elles étaient orphelines, ainsi que le
témoignaient leurs tristes vêtements de deuil à demi usés. D'une
ressemblance extrême, d'une taille égale, il fallait une constante
habitude de les voir pour distinguer l'une de l'autre. Le portrait
de celle qui ne dormait pas pourrait donc servir pour toutes deux;
la seule différence qu'il y eût entre elles en ce moment, c'était
que Rose veillait et remplissait ce jour-là les fonctions
d'_aînée, _fonctions ainsi partagées, grâce à une imagination de
leur guide: vieux soldat de l'Empire, fanatique de la discipline,
il avait jugé à propos d'alterner ainsi entre les deux orphelines
la subordination et le commandement. Greuze se fût inspiré à la
vue de ces deux jolis visages, coiffés de béguins de velours noir,
d'où s'échappait une profusion de grosses boucles de cheveux
châtain clair, ondoyant sur le cou, sur leurs épaules, et
encadrant leurs joues rondes, fermes, vermeilles et satinées; un
oeillet rouge, humide de rosée, n'était pas d'un incarnat plus
velouté que leurs lèvres fleuries; le tendre bleu de la pervenche
eût semblé sombre auprès du limpide azur de leurs grands yeux, où
se peignaient la douceur de leur caractère et l'innocence de leur
âge; un front pur et blanc, un petit nez rose, une fossette au
menton achevaient de donner à ces gracieuses figures un adorable
ensemble de candeur et de bonté charmante.

Il fallait encore les voir lorsque, à l'approche de la pluie ou de
l'orage, le vieux soldat les enveloppait soigneusement toutes les
deux dans une grande pelisse de peau de renne, et rabattait sur
leurs têtes le vaste capuchon de ce vêtement imperméable; alors,
rien de plus ravissant que ces deux petites figures fraîches et
souriantes, abritées sous ce camail de couleur sombre.

Mais la soirée était belle et calme; le lourd manteau se drapait
autour des genoux des deux soeurs, et son capuchon retombait sur
le dossier de la selle. Rose, entourant toujours de son bras droit
la taille de sa soeur endormie, la contemplait avec une expression
de tendresse ineffable, presque maternelle... car _ce jour-là
_Rose était l'aînée, et une soeur aînée est déjà une mère.

Non seulement les deux jeunes filles s'idolâtraient, mais, par un
phénomène psychologique fréquent chez les êtres jumeaux, elles
étaient presque toujours simultanément affectées; l'émotion de
l'une se réfléchissait à l'instant sur la physionomie de l'autre;
une même cause les faisait tressaillir et rougir, tant leurs
jeunes coeurs battaient à l'unisson; enfin, joies ingénues,
chagrins amers, tout entre elles était mutuellement ressenti et
aussitôt partagé. Dans leur enfance, atteintes à la fois d'une
maladie cruelle, comme deux fleurs sur une même tige, elles
avaient plié, pâli, langui ensemble, mais ensemble aussi elles
avaient retrouvé leurs fraîches et pures couleurs. Est-il besoin
de dire que ces liens mystérieux, indissolubles, qui unissaient
les deux jumelles, n'eussent pas été brisés sans porter une
mortelle atteinte à l'existence de ces pauvres enfants? Ainsi, ces
charmants couples d'oiseaux, nommés _inséparables, _ne pouvant
vivre que d'une vie commune, s'attristent, souffrent, se
désespèrent et meurent lorsqu'une main barbare les éloigne l'un de
l'autre.

Le conducteur des orphelines, homme de cinquante ans environ,
d'une tournure militaire, offrait le type immortel des soldats de
la République et de l'Empire, héroïques enfants du peuple, devenus
en une campagne les premiers soldats du monde, pour prouver au
monde ce que peut, ce que vaut, ce que fait le peuple, lorsque ses
vrais élus mettent en lui leur confiance, leur force et leur
espoir. Ce soldat, guide des deux soeurs, ancien grenadier à
cheval de la garde impériale, avait été surnommé _Dagobert; _sa
physionomie grave et sérieuse était durement accentuée; sa
moustache grise, longue et fournie, cachait complètement sa lèvre
inférieure et se confondait avec une large impériale lui couvrant
presque le menton; ses joues maigres, couleur de brique, et
tannées comme du parchemin, étaient soigneusement rasées; d'épais
sourcils, encore noirs, couvraient presque ses yeux d'un bleu
clair; ses boucles d'oreilles d'or descendaient jusque sur son col
militaire à liseré blanc; une ceinture de cuir serrait autour de
ses reins sa houppelande de gros drap gris, et un bonnet de police
bleu à flamme rouge, tombant sur l'épaule gauche, couvrait sa tête
chauve. Autrefois, doué d'une force d'hercule, mais ayant toujours
un coeur de lion, bon et patient, parce qu'il était courageux et
fort, Dagobert, malgré la rudesse de sa physionomie, se montrait,
pour les orphelines, d'une sollicitude exquise, d'une prévenance
inouïe, d'une tendresse adorable, presque maternelle... Oui,
maternelle! car pour l'héroïsme de l'affection, coeur de mère,
coeur de soldat. D'un calme stoïque, comprimant toute émotion,
l'inaltérable sang-froid de Dagobert ne se démentait jamais;
aussi, quoique rien ne fût moins plaisant que lui, il devenait
quelquefois d'un comique achevé, en raison même de l'imperturbable
sérieux qu'il apportait à toute chose.

De temps en temps, et tout en cheminant, Dagobert se retournait
pour donner une caresse ou dire un mot amical au bon cheval blanc
qui servait de monture aux orphelines, et dont les salières, les
longues dents trahissaient l'âge respectable; deux profondes
cicatrices, l'une au flanc, l'autre au poitrail, prouvaient que ce
cheval avait assisté à de chaudes batailles; aussi n'était-ce pas
sans une apparence de fierté qu'il secouait parfois sa vieille
bride militaire, dont la bossette de cuivre offrait encore un
aigle en relief; son allure était régulière, prudente et ferme;
son poil vif, son embonpoint médiocre, l'abondante écume qui
couvrait son mors témoignaient de cette santé que les chevaux
acquièrent par le travail continu mais modéré d'un long voyage à
petites journées; quoiqu'il fût en route depuis plus de six mois,
ce pauvre animal portait aussi allègrement qu'au départ les deux
orphelines et une assez lourde valise attachée derrière leur
selle.

Si nous avons parlé de la longueur démesurée des dents de ce
cheval (signe irrécusable de grande vieillesse), c'est qu'il les
montrait souvent dans l'unique but de rester fidèle à son nom (il
se nommait _Jovial) _et de faire une assez mauvaise plaisanterie
dont le chien était victime.

Ce dernier, sans doute par contraste, nommé _Rabat-Joie, _ne
quittant pas les talons de son maître, se trouvait à la portée de
Jovial, qui de temps à autre le prenait délicatement par la peau
du dos, l'enlevait et le portait ainsi quelques instants; le
chien, protégé par son épaisse toison, et sans doute habitué
depuis longtemps aux facéties de son compagnon, s'y soumettait
avec une complaisance stoïque; seulement, quand la plaisanterie
lui avait paru d'une suffisante durée, Rabat-Joie tournait la tête
en grondant. Jovial l'entendait à demi-mot, et s'empressait de le
remettre à terre. D'autres fois, sans doute pour éviter la
monotonie, Jovial mordillait légèrement le havresac du soldat, qui
semblait, ainsi que son chien, parfaitement habitué à ces
joyeusetés.

Ces détails feront juger de l'excellent accord qui régnait entre
les deux soeurs jumelles, le vieux soldat, le cheval et le chien.

La petite caravane s'avançait, assez impatiente d'atteindre avant
la nuit le village de Mockern, que l'on voyait au sommet de la
côte.

Dagobert regardait par moments autour de lui, et semblait
rassembler ses souvenirs: peu à peu ses traits s'assombrirent
lorsqu'il fut à peu de distance du moulin dont le bruit avait
attiré son attention, il s'arrêta, et passa à plusieurs reprises
ses longues moustaches entre son pouce et son index, seul signe
qui révélât chez lui une émotion forte et concentrée.

Jovial ayant fait un brusque temps d'arrêt derrière son maître,
Blanche, éveillée en sursaut par ce brusque mouvement, redressa la
tête; son premier regard chercha sa soeur, à qui elle sourit
doucement; puis toutes deux échangèrent un signe de surprise à la
vue de Dagobert immobile, les mains jointes sur son long bâton, et
paraissant en proie à une émotion pénible et recueillie...

Les orphelines se trouvaient alors au pied d'un tertre peu élevé,
dont le faîte disparaissait sous le feuillage épais d'un chêne
immense planté à mi-côte de ce petit escarpement. Rose, voyant
Dagobert toujours immobile et pensif, se pencha sur sa selle, et,
appuyant sa petite main blanche sur l'épaule du soldat, qui lui
tournait le dos, elle lui dit doucement:

-- Qu'as-tu donc Dagobert?

Le vétéran se retourna; au grand étonnement des deux soeurs, elles
virent une grosse larme qui, après avoir tracé son humide sillon
sur sa joue tannée, se perdait dans son épaisse moustache.

-- Tu pleures... toi!!! s'écrièrent Rose et Blanche profondément
émues. Nous t'en supplions... dis-nous ce que tu as...

Après un moment d'hésitation, le soldat passa sur ses yeux sa main
calleuse et dit aux orphelines d'une voix émue, en leur montrant
le chêne centenaire auprès duquel elles se trouvaient:

-- Je vais vous attrister, mes pauvres enfants... mais pourtant
c'est comme sacré... ce que je vais vous dire... Eh bien! il y a
dix-huit ans... la veille de la grande bataille de Leipzig, j'ai
porté votre père au pied de cet arbre... il avait deux coups de
sabre sur la tête... un coup de feu à l'épaule... C'est ici que
lui et moi, qui avais deux coups de lance pour ma part, nous avons
été faits prisonniers... et par qui encore? par un renégat... oui,
par un Français, un marquis émigré, colonel au service des
Russes... Enfin, un jour... vous saurez tout cela...

Puis, après un silence, le vétéran, montrant du bout de son bâton
le village de Mockern, ajouta:

-- Oui... oui, je m'y reconnais, voilà les hauteurs où votre brave
père, qui nous commandait, nous et les Polonais de la garde, a
culbuté les cuirassiers russes après avoir enlevé une batterie...
Ah! mes enfants, ajouta naïvement le soldat, il aurait fallu le
voir, votre brave père, à la tête de notre brigade de grenadiers à
cheval, lancer une charge à fond au milieu d'une grêle d'obus! Il
n'y avait rien de beau comme lui.

Pendant que Dagobert exprimait à sa manière ses regrets et ses
souvenirs, les deux orphelines, par un mouvement spontané, se
laissèrent légèrement glisser de cheval, et, se tenant par la
main, allèrent s'agenouiller au pied du vieux chêne. Puis, là,
pressées l'une contre l'autre, elles se mirent à pleurer, pendant
que, debout derrière elles, le soldat, croisant ses mains sur son
long bâton, y appuyait son front chauve.

-- Allons... allons, il ne faut pas vous chagriner, dit-il
doucement, au bout de quelques minutes, en voyant des larmes
couler sur les joues vermeilles de Rose et Blanche toujours à
genoux; peut-être retrouverons-nous le général Simon à Paris,
ajouta-t-il; je vous expliquerai cela ce soir à la couchée... J'ai
voulu exprès attendre ce jour-ci pour vous apprendre bien des
choses sur votre père; c'était une idée à moi... parce que ce jour
est comme un anniversaire.

-- Nous pleurons, parce que nous pensons aussi à notre mère, dit
Rose.

-- À notre mère, que nous ne reverrons plus que dans le ciel,
ajouta Blanche.

Le soldat releva les orphelines, les prit par la main, et les
regardant tour à tour avec une expression d'ineffable attachement,
rendue plus touchante encore par le contraste de sa rude figure:

-- Il ne faut pas vous chagriner ainsi, mes enfants. Votre mère
était la meilleure des femmes, c'est vrai... Quand elle habitait
la Pologne, on l'appelait la _Perle de Varsovie; _c'était la perle
du monde entier qu'on aurait dû dire... car dans le monde entier
on n'aurait pas trouvé sa pareille... Non... non.

La voix de Dagobert s'altérait; il se tut, et passa ses longues
moustaches entre son pouce et son index, selon son habitude.

-- Écoutez, mes enfants, reprit-il après avoir surmonté son
attendrissement, votre mère ne pouvait vous donner que les
meilleurs conseils, n'est-ce pas?

-- Oui, Dagobert.

-- Eh bien! qu'est-ce qu'elle vous a recommandé avant de mourir?
De penser souvent à elle, mais sans vous attrister.

-- C'est vrai; elle nous a dit que Dieu, toujours bon pour les
pauvres mères dont les enfants restent sur terre, lui permettrait
de nous entendre du haut du ciel, dit Blanche.

-- Et qu'elle aurait toujours les yeux ouverts sur nous, ajouta
Rose.

Puis les deux soeurs, par un mouvement spontané rempli d'une grâce
touchante, se prirent par la main, tournèrent vers le ciel leurs
regards ingénus, et dirent avec l'adorable foi de leur âge:

-- N'est-ce pas, mère... tu nous vois?... tu nous entends?...

-- Puisque votre mère vous voit et vous entend, dit Dagobert ému,
ne lui faites donc plus de chagrin en vous montrant tristes...
Elle vous l'a défendu.

-- Tu as raison, Dagobert, nous n'aurons plus de chagrin.

Et les orphelines essuyèrent leurs yeux.

Dagobert, au point de vue dévot, était un vrai païen; en Espagne,
il avait sabré avec une extrême sensualité ces moines de toutes
robes et de toutes couleurs qui, portant le crucifix d'une main et
le poignard de l'autre, défendaient, non la liberté (l'inquisition
la bâillonnait depuis des siècles), mais leurs monstrueux
privilèges. Pourtant, Dagobert avait depuis quarante ans assisté à
des spectacles d'une si terrible grandeur, il avait tant de fois
vu la mort de près, que l'instinct de _religion naturelle, _commun
à tous les coeurs simples et honnêtes, avait toujours surnagé dans
son âme. Aussi, quoiqu'il ne partageât point la consolante
illusion des deux soeurs, il eût regardé comme un crime d'y porter
la moindre atteinte.

Les voyant moins tristes, il reprit:

-- À la bonne heure, mes enfants, j'aime mieux vous entendre
babiller comme vous faisiez ce matin et hier... en riant sous cape
de temps en temps, et ne me répondant pas à ce que je vous
disais... tant vous étiez occupées de votre entretien... Oui, oui,
mesdemoiselles... voilà deux jours que vous paraissez avoir de
fameuses affaires ensemble... Tant mieux, surtout si cela vous
amuse.

Les deux soeurs rougirent, échangèrent un demi-sourire qui
contrasta avec les larmes qui remplissaient encore leurs yeux, et
Rose dit au soldat avec un peu d'embarras:

-- Mais non, je t'assure, Dagobert, nous parlions de choses sans
conséquence.

-- Bien, bien, je ne veux rien savoir... Ah ça! reposez-vous
quelques moments encore, et puis en route; car il se fait tard, et
il faut que nous soyons à Mockern avant la nuit... pour nous
remettre en route demain matin de bonne heure.

-- Nous avons encore bien, bien du chemin? demanda Rose.

-- Pour aller jusqu'à Paris?... Oui, mes enfants, une centaine
d'étapes... nous n'allons pas vite, mais nous avançons... nous
voyageons à bon marché, car notre bourse est petite; un cabinet
pour vous, une paillasse et une couverture pour moi à votre porte
avec Rabat-Joie sur mes pieds, une litière de paille fraîche pour
le vieux Jovial, voilà nos frais de route; je ne parle pas de la
nourriture, parce que vous mangez à vous deux comme une souris, et
que j'ai appris en Égypte et en Espagne à n'avoir faim que quand
ça se pouvait...

-- Et tu ne dis pas que, pour économiser davantage encore, tu veux
faire toi-même notre petit ménage en route, et que tu ne nous
laisses jamais t'aider.

-- Enfin, bon Dagobert, quand on pense que tu savonnes presque
chaque soir à la couchée... comme si ce n'était pas nous... qui...

-- Vous! dit le soldat en interrompant Blanche; je vais vous
laisser gercer vos jolies petites mains dans l'eau de savon,
n'est-ce pas? D'ailleurs, est-ce qu'en campagne un soldat ne
savonne pas son linge? Tel que vous me voyez, j'étais la meilleure
blanchisseuse de mon escadron... et comme je repasse, hein? sans
me vanter.

-- Le fait est que tu repasses très bien, très bien...

-- Seulement tu roussis quelquefois... dit Rose en souriant.

-- Quand le fer est trop chaud, c'est vrai... Dame... j'ai beau
l'approcher de ma joue... ma peau est si dure que je ne sens pas
le trop de chaleur... dit Dagobert avec un sérieux imperturbable.

-- Tu ne vois pas que nous plaisantons, bon Dagobert.

-- Alors, mes enfants, si vous trouvez que je fais bien mon métier
de blanchisseuse, continuez-moi votre pratique, c'est moins cher,
et en route il n'y a pas de petite économie, surtout pour de
pauvres gens comme nous; car il faut au moins que nous ayons de
quoi arriver à Paris... Nos papiers et la médaille que vous portez
feront le reste: il faut l'espérer du moins...

-- Cette médaille est sacrée pour nous... notre mère nous l'a
donnée en mourant...

-- Aussi, prenez bien garde de la perdre, assurez-vous de temps en
temps que vous l'avez.

-- La voilà, dit Blanche. Et elle tira de son corsage une petite
médaille de bronze qu'elle portait au cou, suspendue par une
chaînette de même métal.

Cette médaille offrait sur ses deux faces les inscriptions ci-
dessous:

-- Qu'est-ce que cela signifie, Dagobert? reprit Blanche en
considérant ces lugubres inscriptions. Notre mère n'a pu nous le
dire.

-- Nous parlerons de tout cela ce soir à la couchée, répondit
Dagobert; il se fait tard, partons; serrez bien cette médaille...
et en route! nous avons près d'une heure de marche avant d'arriver
à l'étape... Allons, mes pauvres enfants, encore un coup d'oeil à
ce tertre où votre brave père est tombé... et à cheval! à cheval!

Les deux orphelines jetèrent un dernier et pieux regard sur la
place qui avait rappelé de si pénibles souvenirs à leur guide, et,
avec son aide, remontèrent sur Jovial.

Ce vénérable animal n'avait pas songé un moment à s'éloigner;
mais, en vétéran d'une prévoyance consommée, il avait
provisoirement mis les moments à profit en prélevant sur le _sol
étranger _une large dîme d'herbe verte et tendre, le tout aux
regards quelque peu envieux de Rabat-Joie, commodément établi sur
le pré, son museau allongé entre ses deux pattes de devant; au
signal du départ, le chien reprit son poste derrière son maître.
Dagobert, sondant le terrain du bout de son long bâton, conduisit
le cheval par la bride avec précaution, car la prairie devenait de
plus en plus marécageuse; au bout de quelques pas, il fut obligé
d'obliquer vers la gauche, afin de rejoindre la grand'route.

Dagobert ayant demandé, en arrivant à Mockern, la plus modeste
auberge du village, on lui répondit qu'il n'y en avait qu'une:
l'auberge du _Faucon Blanc._

_-- _Allons donc à l'auberge du _Faucon Blanc, _avait répondu le
soldat.



III. L'arrivée.

Déjà plusieurs fois Morok, le dompteur de bêtes, avait
impatiemment ouvert le volet de la lucarne du grenier donnant sur
la cour de l'auberge du _Faucon Blanc, _afin de guetter l'arrivée
des deux orphelines et du soldat; ne les voyant pas venir, il se
remit à marcher lentement, les bras croisés sur sa poitrine, la
tête baissée, cherchant le moyen d'exécuter le plan qu'il avait
conçu; ses idées le préoccupaient sans doute d'une manière
pénible, car ses traits semblaient plus sinistres encore que
d'habitude.

Malgré son apparence farouche, cet homme ne manquait pas
d'intelligence, l'intrépidité dont il faisait preuve dans ses
exercices, et que, par un adroit charlatanisme, il attribuait à
son récent état de grâce, un langage quelquefois mystique et
solennel, une hypocrisie austère, lui avaient donné une sorte
d'allure sur les populations qu'il visitait souvent dans ses
pérégrinations.

On se doute bien que, dès longtemps avant sa conversion, Morok
s'était familiarisé avec les moeurs des bêtes sauvages... En
effet, né dans le nord de la Sibérie, il avait été, jeune encore,
l'un des plus hardis chasseurs d'ours et de rennes; plus tard, en
1810, abandonnant cette profession pour servir de guide à un
ingénieur russe chargé d'explorations dans les régions polaires,
il l'avait ensuite suivi à Saint-Pétersbourg; là Morok, après
quelques vicissitudes de fortune, fut employé parmi les courriers
impériaux, automates de fer que le moindre caprice du despote
lance sur un traîneau, dans l'immensité de l'empire, depuis la
Perse jusqu'à la mer Glaciale. Pour ces gens, qui voyageaient jour
et nuit avec la rapidité de la foudre, il n'y a ni saisons, ni
obstacles, ni fatigues, ni dangers; projectiles humains, il faut
qu'ils soient brisés ou qu'ils arrivent au but. On conçoit dès
lors l'audace, la vigueur et la résignation d'hommes habitués à
une vie pareille. Il est inutile de dire maintenant par suite de
quelles singulières circonstances Morok avait abandonné ce rude
métier pour une autre profession, et était enfin entré comme
catéchumène dans une maison religieuse de Fribourg; après quoi,
bien et dûment converti, il avait commencé ses excursions nomades
avec une ménagerie dont il ignorait l'origine.

Morok se promenait toujours dans son grenier. La nuit était venue.
Les trois personnes dont il attendait si impatiemment l'arrivée ne
paraissaient pas. Sa marche devenait de plus en plus nerveuse et
saccadée. Tout à coup il s'arrêta brusquement, pencha la tête du
côté de la fenêtre et écouta. Cet homme avait l'oreille fine comme
un sauvage. «Les voilà...» s'écria-t-il. Et sa prunelle fauve
brilla d'une joie diabolique. Il venait de reconnaître le pas d'un
homme et d'un cheval. Allant au volet de son grenier, il
l'entr'ouvrit prudemment, et vit entrer dans la cour de l'auberge
les deux jeunes filles à cheval et le vieux soldat qui leur
servait de guide.

La nuit était venue, sombre, nuageuse; un grand vent faisait
vaciller la lumière des lanternes à la clarté desquelles on
recevait ces nouveaux hôtes; le signalement donné à Morok était si
exact, qu'il ne pouvait s'y tromper. Sûr de sa proie, il ferma la
fenêtre. Après avoir encore réfléchi un quart d'heure, sans doute
pour coordonner ses projets, il se pencha au-dessus de la trappe
où était placée l'échelle qui servait d'escalier, et appela:
«Goliath!»

-- Maître! répondit une voix rauque.

-- Viens ici.

-- Me voilà... je viens de la boucherie, j'apporte de la viande.

 Les montants de l'échelle tremblèrent, et bientôt une tête énorme
apparut au niveau du plancher.

Goliath, le bien nommé (il avait plus de six pieds et une carrure
d'hercule), était hideux; ses yeux louches se renfonçaient sous un
front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe fauve, épaisse et
drue comme du crin, donnaient à ses traits un caractère
bestialement sauvage; entre ses larges mâchoires, armées de dents
ressemblant à des crocs, il tenait par un coin un morceau de boeuf
cru pesant dix ou douze livres, trouvant sans doute plus commode
de porter ainsi cette viande, afin de se servir de ses mains pour
grimper à l'échelle, qui vacillait sous le poids du fardeau.

Enfin ce gros et grand corps sortit tout entier de la trappe: à
son cou de taureau, à l'étonnante largeur de sa poitrine et de ses
épaules, à la grosseur de ses bras et de ses jambes, on devinait
que ce géant pouvait sans crainte lutter corps à corps avec un
ours. Il portait un vieux pantalon à bandes rouges, garni de
basane, et une sorte de casaque, ou plutôt de cuirasse de cuir
très épais, çà et là éraillé par les ongles tranchants des
animaux. Lorsqu'il fut debout, Goliath desserra ses crocs, ouvrit
la bouche, laissa tomber à terre le quartier de boeuf, en léchant
ses moustaches sanglantes avec gourmandise. Cette espèce de
monstre avait, comme tant d'autres saltimbanques, commencé par
manger de la viande crue dans les foires, moyennant rétribution du
public; puis, ayant pris l'habitude de cette nourriture de
sauvage, et alliant son goût à son intérêt, il préludait aux
exercices de Morok en dévorant devant la foule quelques livres de
chair crue.

-- La part de la Mort et la mienne sont en bas, voilà celle de
Caïn et de Judas, dit Goliath en montrant le morceau de boeuf. Où
est le couperet!... que je la sépare en deux... Pas de
préférence... bête ou homme, à chaque gueule... sa viande...

Retroussant alors une des manches de sa casaque, il fit voir un
avant-bras velu comme la peau d'un loup, et sillonné de veines
grosses comme le pouce.

-- Ah ça, voyons, maître, où est le couperet! reprit-il en
cherchant des yeux cet instrument.

Au lieu de répondre à cette demande, le Prophète fit plusieurs
questions à son acolyte.

-- Étais-tu en bas quand tout à l'heure de nouveaux voyageurs sont
arrivés dans l'auberge?

-- Oui, maître, je revenais de la boucherie.

-- Quels sont ces voyageurs?

-- Il y a deux petites filles montées sur un cheval blanc; un
vieux bonhomme à grandes moustaches les accompagne... Mais le
couperet... les bêtes ont grand'faim... moi aussi... le
couperet!...

-- Sais-tu... où on a logé ces voyageurs?

-- L'hôte a conduit les petites et le vieux au fond de la cour.

-- Dans le bâtiment qui donne sur les champs?

-- Oui, maître... mais le...

Un concert d'horribles mugissements ébranla le grenier et
interrompit Goliath.

-- Entendez-vous! s'écria-t-il, la faim rend ces bêtes furieuses.
Si je pouvais rugir... je ferais comme elles. Je n'ai jamais vu
Judas et Caïn comme ce soir, ils font des bonds dans leur cage, à
tout briser... Quant à la Mort, ses yeux brillent encore plus qu'à
l'ordinaire... on dirait deux chandelles... Pauvre Mort!...

Morok, sans avoir égard aux observations de Goliath:

-- Ainsi, les jeunes filles sont logées dans le bâtiment du fond
de la cour?

-- Oui, oui; mais pour l'amour du diable, le couperet? Depuis le
départ de Karl, il faut que je fasse tout l'ouvrage, et ça met du
retard à notre manger.

-- Le vieux bonhomme est-il resté avec les jeunes filles? demanda
Morok.

Goliath, stupéfait de ce que, malgré ses instances, son maître ne
songeait pas au souper des animaux, contemplait le Prophète avec
une surprise croissante.

-- Réponds donc, brute!...

-- Si je suis brute, j'ai la force des brutes, dit Goliath d'un
ton bourru; et brute contre brute, je n'ai pas toujours le
dessous.

-- Je te demande si le vieux est resté avec les jeunes filles!
répéta Morok.

-- Eh bien! non, répondit le géant; le vieux, après avoir conduit
son cheval à l'écurie, a demandé un baquet, de l'eau, il s'est
établi sous le porche, et à la clarté de la lanterne... il
savonne... Un homme à moustaches grises... savonner comme une
lavandière, c'est comme si je donnais du millet à des serins,
ajouta Goliath en haussant les épaules avec mépris. Maintenant que
j'ai répondu, maître, laissez-moi m'occuper du souper des bêtes.

Puis, cherchant quelque chose des yeux, il ajouta:

-- Mais où donc est ce couperet?

Après un moment de silence méditatif, le Prophète dit à Goliath:

-- Tu ne donneras pas à manger aux bêtes ce soir.

D'abord Goliath ne comprit pas, tant cette idée était, en effet,
incompréhensible pour lui.

-- Plaît-il, maître? dit-il.

-- Je te défends de donner à manger aux bêtes ce soir.

Goliath ne répondit rien, ouvrit ses yeux louches d'une grandeur
démesurée, joignit les mains et recula de deux pas.

-- Ah çà, m'entends-tu? dit Morok avec impatience. Est-ce clair?

-- Ne pas manger! quand notre viande est là, quand notre soupe est
déjà en retard de trois heures!... s'écria Goliath avec une
stupeur croissante.

-- Obéis... et tais-toi!

-- Mais vous voulez donc qu'il arrive un malheur ce soir?... La
faim va rendre les bêtes furieuses! et moi aussi...

-- Tant mieux!

-- Enragées!...

-- Tant mieux.!

-- Comment, tant mieux?... Mais...

-- Assez!

-- Mais, par la peau du diable, j'ai aussi faim qu'elles, moi...

-- Mange... Qui t'empêche? Ton souper est prêt, puisque tu le
manges cru.

-- Je ne mange jamais sans mes bêtes... ni elles sans moi...

-- Je te répète que si tu as le malheur de donner à manger aux
bêtes, je te chasse.

Goliath fit entendre un grognement sourd, aussi rauque que celui
d'un ours, en regardant le Prophète d'un air à la fois stupéfait
et courroucé.

Morok, ces ordres donnés, marchait en long et en large dans le
grenier, paraissant réfléchir. Puis, s'adressant à Goliath,
toujours plongé dans son ébahissement profond:

-- Tu te rappelles où est la maison du bourgmestre, chez qui j'ai
été ce soir faire viser mon permis, et dont la femme a acheté des
petits livres et un chapelet?

-- Oui, répondit brutalement le géant.

-- Tu vas aller demander à sa servante si tu peux être sûr de
trouver demain le bourgmestre de bon matin.

-- Pourquoi faire?

-- J'aurai peut-être quelque chose d'important à lui apprendre; en
tout cas, dis-lui que je le prie de ne pas sortir avant de m'avoir
vu.

-- Bon... mais les bêtes... je ne peux pas leur donner à manger
avant d'aller chez le bourgmestre?... Seulement à la panthère de
Java... c'est la plus affamée... Voyons, maître, seulement à la
Mort? Je ne prendrai qu'une bouchée pour la lui faire manger.
Caïn, moi et Judas, nous attendrons.

-- C'est surtout à la panthère que je te défends de donner à
manger. Oui, à elle... encore moins qu'à tout autre...

-- Par les cornes du diable! s'écria Goliath, qu'est-ce que vous
avez donc aujourd'hui? Je ne comprends rien à rien. C'est dommage
que Karl ne soit pas ici; lui qui est malin, il m'aiderait à
comprendre pourquoi vous empêchez des bêtes qui ont faim... de
manger.

-- Tu n'as pas besoin de comprendre.

-- Est-ce qu'il ne viendra pas bientôt, Karl?

-- Il est revenu.

-- Où est-il donc?

-- Il est reparti.

-- Qu'est-ce qui se passe donc ici? Il y a quelque chose; Karl
part, revient, repart... et...

-- Il ne s'agit pas de Karl, mais de toi; quoique affamé comme un
loup, tu es malin comme un renard, et quand tu veux, aussi malin
que Karl...

Et Morok frappa cordialement sur l'épaule du géant, changeant tout
à coup de physionomie et de langage.

-- Moi, malin?

-- La preuve, c'est qu'il y aura dix florins à gagner cette
nuit... et que tu seras assez malin pour les gagner...

-- À ce compte-là, oui, je suis assez malin, dit le géant en
souriant d'un air stupide et satisfait. Qu'est-ce qu'il faudra
faire pour gagner ces dix florins?

-- Tu le verras...

-- Est-ce difficile?

-- Tu le verras... Tu vas commencer par aller chez le bourgmestre;
mais avant de partir tu allumeras ce réchaud. Il le montra du
geste à Goliath.

-- Oui, maître... dit le géant un peu consolé du retard de son
souper par l'espérance de gagner dit florins.

-- Dans ce réchaud, tu mettras rougir cette tige d'acier, ajouta
le Prophète.

-- Oui, maître.

-- Tu l'y laisseras; tu iras chez le bourgmestre, et tu reviendras
ici m'attendre.

-- Oui, maître.

-- Tu entretiendras toujours le feu du fourneau.

-- Oui, maître.

Morok fit un pas pour sortir; puis, se ravisant:

-- Tu dis que le vieux bonhomme est occupé à savonner sous le
porche?

-- Oui, maître.

-- N'oublie rien: la tige d'acier au feu, le bourgmestre, et tu
reviens ici attendre mes ordres.

Ce disant, le Prophète descendit du grenier par la trappe et
disparut.



IV. Morok et Dagobert.

Goliath ne s'était pas trompé... Dagobert savonnait, avec le
sérieux imperturbable qu'il mettait à toutes choses.

Si l'on songe aux habitudes du soldat en campagne, on ne
s'étonnerait pas de cette apparente excentricité; d'ailleurs,
Dagobert ne pensait qu'à économiser la petite bourse des
orphelines et à leur épargner tout soin, toute peine; aussi le
soir, après chaque étape, se livrait-il à une foule d'occupations
féminines. Du reste, il n'en était pas à son apprentissage: bien
des fois, durant ses campagnes, il avait très industrieusement
réparé le dommage et le désordre qu'une journée de bataille
apporte toujours dans les vêtements d'un soldat, car ce n'est pas
tout que de recevoir des coups de sabre, il faut encore
raccommoder son uniforme, puisque, en entamant la peau, la lame
fait aussi à l'habit une entaille incongrue. Aussi, le soir ou le
lendemain d'un rude combat, voit-on les meilleurs soldats
(toujours distingués par leur belle tenue militaire) tirer de leur
sac ou de leur porte-manteau une petite _trousse _garnie
d'aiguilles, de fil, de ciseaux, de boutons et autres merceries,
afin de se livrer à toutes sortes de raccommodages et de reprises
perdues, dont la plus soigneuse ménagère serait jalouse.

On ne saurait trouver une transition meilleure pour expliquer le
surnom de Dagobert donné à François Baudoin (conducteur des deux
orphelines), lorsqu'il était cité comme l'un des plus beaux et des
plus braves grenadiers de la garde impériale.

On s'était rudement battu tout le jour sans avantage décisif... Le
soir, la compagnie dont notre homme faisait partie avait été
envoyée en grand'garde pour occuper les ruines d'un village
abandonné; les vedettes posées, une moitié des cavaliers resta à
cheval, et l'autre put prendre quelque repos en mettant ses
chevaux au piquet. Notre homme avait vaillamment chargé, sans être
blessé cette fois, car il ne comptait que _pour mémoire _une
profonde égratignure qu'un _Kaiserlitz _lui avait faite à la
cuisse, d'un coup de baïonnette maladroitement porté de bas en
haut.

-- Brigand! ma culotte neuve!... s'était écrié le grenadier voyant
bâiller sur sa cuisse une énorme déchirure, qu'il vengea en
ripostant d'un coup de _latte _savamment porté de haut en bas, et
qui transperça l'Autrichien.

Si notre homme se montrait d'une stoïque indifférence au sujet de
ce léger accroc fait à sa peau, il n'en était pas de même pour
l'accroc fait à sa culotte de grande tenue.

Il entreprit donc le soir même, au bivouac, de remédier à cet
accident: tirant de sa poche sa trousse, y choisissant son
meilleur fil, sa meilleure aiguille, armant son doigt de son dé,
il se met en devoir de faire le tailleur à la lueur du feu de
bivouac, après avoir préalablement ôté ses grandes bottes à
l'écuyère, puis, il faut bien l'avouer, sa culotte, et l'avoir
retournée, afin de travailler sur l'envers pour que la reprise fût
mieux dissimulée. Ce déshabillement partiel péchait quelque peu
contre la discipline; mais le capitaine, qui faisait sa ronde, ne
put s'empêcher de rire à la vue du vieux soldat qui, gravement
assis sur ses talons, son bonnet à poil sur la tête, son grand
uniforme sur le dos, ses bottes à côté de lui, sa culotte sur ses
genoux, cousait et recousait avec le sang-froid d'un tailleur
installé sur son établi. Tout à coup une mousquetade retentit, et
les vedettes se replièrent sur le détachement en criant: Aux
armes!

-- À cheval! s'écrie le capitaine d'une voix de tonnerre. En un
instant les cavaliers sont en selle, le malencontreux faiseur de
reprises était guide de premier rang. N'ayant pas le temps de
retourner sa culotte à l'endroit, hélas! il la passe, tant bien
que mal, à l'envers, et, sans prendre le temps de mettre ses
bottes, il sauta à cheval. Un parti de Cosaques, profitant du
voisinage d'un bois, avait tenté de surprendre le détachement; la
mêlée fut sanglante, notre homme écumait de colère, il tenait
beaucoup à ses _effets, _et la journée lui était fatale; sa
culotte déchirée, ses bottes perdues! Aussi ne sabra-t-il jamais
avec plus d'acharnement. Un clair de lune superbe éclairait
l'action; la compagnie put admirer la brillante valeur du
grenadier, qui tua deux Cosaques et fit de sa main un officier
prisonnier. Après cette escarmouche, dans laquelle le détachement
conserva sa position, le capitaine mit ses hommes en bataille pour
les complimenter et ordonna au faiseur de reprises de sortir des
rangs, voulant le féliciter publiquement de sa conduite. Notre
homme se fût passé de cette ovation, mais il fallut obéir. Que
l'on juge de la surprise du capitaine et de ses cavaliers,
lorsqu'ils virent cette grande et sévère figure s'avancer au pas
de son cheval, en appuyant ses pieds nus sur ses étriers et
pressant sa monture entre ses jambes également nues.

Le capitaine, stupéfait, s'approcha, et, se rappelant l'occupation
de son soldat au moment où l'on avait crié aux armes, il comprit
tout.

-- Ah! ah! vieux lapin! lui dit-il, tu fais comme le roi Dagobert,
toi? tu mets ta culotte à l'envers!...

Malgré la discipline, des éclats de rire mal contenus
accueillirent ce lazzi du capitaine. Mais notre homme, droit sur
sa selle, le pouce gauche sur le bouton de ses rênes parfaitement
ajustées, la poignée de son sabre appuyée à sa cuisse droite,
garda son imperturbable sang-froid, fit demi-tour et regagna son
rang sans sourciller, après avoir reçu les félicitations de son
capitaine. De ce jour, François Baudoin reçut et garda le surnom
de _Dagobert._

Dagobert était donc sous le porche de l'auberge, occupé à
savonner, au grand ébahissement de quelques buveurs de bière, qui,
de la grande salle commune où ils s'assemblaient, le contemplaient
d'un oeil curieux.

De fait, c'était un spectacle assez bizarre. Dagobert avait mis
bas sa houppelande grise et relevé les manches de sa chemise;
d'une main vigoureuse il frottait à grand renfort de savon un
petit mouchoir mouillé, étendu sur une planche, dont l'extrémité
intérieure plongeait inclinée dans un baquet rempli d'eau; sur son
bras droit tatoué d'emblèmes guerriers rouges et bleus, on voyait
des cicatrices, profondes à y mettre le doigt.

Tout en fumant leur pipe et en vidant leur pot de bière, les
Allemands pouvaient donc à bon droit s'étonner de la singulière
occupation de ce grand vieillard à longues moustaches, au crâne
chauve et à la figure rébarbative, car les traits de Dagobert
reprenaient une expression dure et renfrognée, lorsqu'il n'était
plus en présence des petites filles. L'attention soutenue dont il
se voyait l'objet commençait à l'impatienter, car il trouvait fort
simple de faire ce qu'il faisait.

À ce moment, le Prophète entra sous le porche. Avisant le soldat,
il le regarda très attentivement pendant quelques secondes, puis,
s'approchant, il lui dit en français d'un ton assez narquois:

-- Il paraît, camarade, que vous n'avez pas confiance dans les
blanchisseuses de Mockern?

Dagobert, sans discontinuer son savonnage, fronça les sourcils,
tourna la tête à demi, jeta sur le Prophète un regard de travers
et ne répondit rien.

Étonné de ce silence, Morok reprit:

-- Je ne me trompe pas... vous êtes Français, mon brave, ces mots
que je vois tatoués sur vos bras le prouvent de reste; et puis, à
votre figure militaire, on devine que vous êtes un vieux soldat de
l'Empire. Aussi, je trouve que pour un héros... vous finissez un
peu en quenouille.

Dagobert resta muet, mais il mordilla sa moustache du bout des
dents, et imprima au morceau de savon dont il frottait le linge un
mouvement de va-et-vient des plus précipités, pour ne pas dire des
plus irrités; car la figure et les paroles du dompteur de bêtes
lui déplaisaient plus qu'il ne voulait le laisser paraître. Loin
de se rebuter, le Prophète continua:

-- Je suis sûr, mon brave, que nous n'êtes ni sourd ni muet;
pourquoi donc ne voulez-vous pas me répondre?

Dagobert, perdant patience, retourna brusquement la tête, regarda
Morok entre les deux yeux, et lui dit d'une voix brutale:

-- Je ne vous connais pas, je ne veux pas vous connaître:
donnez-moi la paix...

Et il se remit à sa besogne.

-- Mais on fait connaissance... en buvant un verre de vin du Rhin;
nous parlerons de nos campagnes... car j'ai vu aussi la guerre,
moi... je vous en avertis. Cela vous rendra peut-être plus poli.

Les veines du front chauve de Dagobert se gonflaient fortement; il
trouvait dans le regard et dans l'accent de son interlocuteur
obstiné quelque chose de sournoisement provocant; pourtant il se
contint.

-- Je vous demande pourquoi vous ne voudriez pas boire un verre de
vin avec moi... nous causerions de la France... J'y suis longtemps
resté, c'est un beau pays. Aussi, quand je rencontre des Français
quelque part, je suis flatté... surtout lorsqu'ils manient le
savon aussi bien que vous; si j'avais une ménagère... je
l'enverrais à votre école.

Le sarcasme ne se dissimulait plus; l'audace et la bravade se
lisaient dans l'insolent regard du Prophète. Pensant qu'avec un
pareil adversaire la querelle pouvait devenir sérieuse, Dagobert,
voulant à tout prix l'éviter, emporta son baquet dans ses bras et
alla s'établir à l'autre bout du porche, espérant ainsi mettre un
terme à une scène qui éprouvait sa patience. Un éclair de joie
brilla dans les yeux fauves du dompteur de bêtes. Le cercle blanc
qui entourait sa prunelle sembla se dilater: il plongea deux ou
trois fois ses doigts crochus dans sa barbe jaunâtre, en signe de
satisfaction, puis il se rapprocha lentement du soldat, accompagné
de quelques curieux sortis de la grande salle. Malgré son flegme,
Dagobert, stupéfait et outré de l'impudente obsession du Prophète,
eut d'abord la pensée de lui casser sur la tête sa planche à
savonner; mais songeant aux orphelines, il se résigna.

Croisant ses bras sur sa poitrine, Morok lui dit d'une voix sèche
et insolente:

-- Décidément, vous n'êtes pas poli... l'homme au savon!

Puis se tournant vers les spectateurs, il continua en allemand:

-- Je dis à ce Français à longues moustaches qu'il n'est pas
poli... Nous allons voir ce qu'il va répondre; il faudra peut-être
lui donner une leçon. Me préserve le ciel d'être querelleur!
ajouta-t-il avec componction; mais le Seigneur m'a éclairé, je
suis son oeuvre, et, par respect pour lui, je dois faire respecter
son oeuvre...

Cette péroraison mystique et effrontée fut fort goûtée des
curieux: la réputation du Prophète était venue jusqu'à Mockern;
ils comptaient sur une représentation le lendemain, et ce prélude
les amusait beaucoup.

En entendant la provocation de son adversaire, Dagobert ne put
s'empêcher de lui dire en allemand:

-- Je comprends l'allemand... parlez allemand, on entendra...

De nouveaux spectateurs arrivèrent et se joignirent aux premiers;
l'aventure devenait piquante, on fit cercle autour des deux
interlocuteurs.

Le Prophète reprit en allemand:

-- Je disais que vous n'étiez pas poli, et je dirai maintenant que
vous êtes impudemment grossier. Que répondez-vous à cela?

-- Rien... dit froidement Dagobert en passant au savonnage d'une
autre pièce de linge.

-- Rien... reprit Morok, c'est peu de chose; je serai moins bref,
moi, et je vous dirai que lorsqu'un honnête homme offre poliment
un verre de vin à un étranger, cet étranger n'a pas le droit de
répondre insolemment... ou bien il mérite qu'on lui apprenne à
vivre.

De grosses gouttes de sueur tombaient du front et des joues de
Dagobert; sa large impériale était incessamment agitée par un
tressaillement nerveux, mais il se contenait; prenant par les deux
coins le mouchoir qu'il venait de tremper dans l'eau, il le
secoua, le tordit pour en exprimer l'eau, et se mit à fredonner
entre ses dents ce vieux refrain de caserne:

_De Tirlemont, taudion du diable,_
_Nous partirons demain matin,_
_Le sabre en main,_
_Disant adieu à... etc., etc._

(Nous supprimons la fin du couplet, un peu trop librement
accentué.) Le silence auquel se condamnait Dagobert l'étouffait;
cette chanson le soulagea.

Morok, se tournant du côté des spectateurs, leur dit d'un air de
contrainte hypocrite:

-- Nous savions bien que les soldats de Napoléon étaient des
païens qui mettaient leurs chevaux coucher dans les églises, qui
offensaient le Seigneur cent fois par jour, et qui, pour
récompense, ont été justement noyés et foudroyés à la Bérésina
comme des Pharaons; mais nous ignorions que le Seigneur, pour
punir ces mécréants, leur eût ôté le courage, leur seule vertu!...
Voilà un homme qui a insulté en moi une créature touchée de la
grâce de Dieu, et il a l'air de ne pas comprendre que je veux
qu'il me fasse des excuses... ou sinon...

-- Ou sinon?... reprit Dagobert sans regarder le Prophète.

-- Sinon, vous me ferez réparation... Je vous l'ai dit, j'ai vu
aussi la guerre; nous trouverons bien ici, quelque part, deux
sabres, et demain matin au point du jour, derrière un pan de mur,
nous pourrons voir de quelle couleur nous avons le sang... si vous
avez du sang dans les veines!...

Cette provocation commença d'effrayer un peu les spectateurs qui
ne s'attendaient pas à un dénouement si tragique.

-- Vous battre! voilà une belle idée! s'écria l'un, pour vous
faire coffrer tous deux... Les lois sur le duel sont sévères.

-- Surtout quand il s'agit de petites gens ou d'étrangers, reprit
un autre; s'il vous surprenait les armes à la main, le bourgmestre
vous mettrait provisoirement en cage, et vous en auriez pour deux
ou trois mois de prison avant d'être jugés.

-- Seriez-vous donc capables de nous aller dénoncer! demanda
Morok.

-- Non, certes! dirent les bourgeois. Arrangez-vous... C'est un
conseil d'amis que nous vous donnons... Faites-en votre profit, si
vous voulez...

-- Que m'importe la prison, à moi! s'écria le Prophète. Que je
trouve seulement deux sabres... et vous verrez si demain matin je
songe à ce que peut dire ou faire le bourgmestre!

-- Qu'est-ce que vous ferez de deux sabres! demanda
flegmatiquement Dagobert au Prophète.

-- Quand vous en aurez un à la main, et moi un autre, vous
verrez... Le Seigneur ordonne de soigner son honneur!...

Dagobert haussa les épaules, fit un paquet de son linge dans son
mouchoir, essuya le savon, l'enveloppa soigneusement dans un petit
sac de toile cirée, puis, sifflant entre ses dents son air favori
de Tirlemont, il fit un pas en avant.

Le Prophète fronça les sourcils; il commençait à craindre que sa
provocation ne fût vaine. Il fit deux pas à l'encontre de
Dagobert, se plaça debout devant lui, comme pour lui barrer le
passage, croisant ses bras sur sa poitrine, et le toisant avec la
plus amère insolence, il lui dit:

-- Ainsi, un ancien soldat de ce brigand de Napoléon n'est bon
qu'à faire le métier de lavandière, et il refuse de se battre!...

-- Oui, il refuse de se battre... répondit Dagobert d'une voix
ferme, mais en devenant d'une pâleur effrayante.

Jamais, peut-être, le soldat n'avait donné aux orphelines confiées
à ses soins une marque plus éclatante de tendresse et de
dévouement. Pour un homme de sa trempe, se laisser ainsi
impunément insulter et refuser de se battre, le sacrifice était
immense.

-- Ainsi, vous êtes un lâche... vous avez peur... vous l'avouez...

À ces mots, Dagobert fit, si cela peut se dire, un soubresaut sur
lui-même, comme si, au moment de s'élancer sur le Prophète, une
pensée soudaine l'avait retenu...

En effet, il venait de penser aux deux jeunes filles et aux
funestes entraves qu'un duel, heureux ou malheureux, pouvait
mettre à leur voyage.

Mais ce mouvement de colère du soldat, quoique rapide, fut
tellement significatif, l'expression de sa rude figure, pâle et
baignée de sueur, fut si terrible, que le Prophète et les curieux
reculèrent d'un pas.

Un profond silence régna pendant quelques secondes, et, par un
revirement soudain, l'intérêt général fut acquis à Dagobert. L'un
des spectateurs dit à ceux qui l'entouraient:

-- Au fait, cet homme n'est pas un lâche...

-- Non, certes.

-- Il faut quelquefois plus de courage pour refuser de se battre
que pour accepter...

-- Après tout, le Prophète a eu tort de lui chercher une mauvaise
querelle: c'est un étranger.

-- Et comme étranger, s'il se battait et qu'il fût pris, il en
aurait pour un bon temps de prison...

-- Et puis enfin... ajouta un autre, il voyage avec deux jeunes
filles. Est-ce que, dans cette position-là, il peut se battre pour
une misère? S'il était tué ou prisonnier, qu'est-ce qu'elles
deviendraient, ces pauvres enfants?

Dagobert se tourna vers celui des spectateurs qui venait de
prononcer ces mots. Il vit un gros homme à figure franche et
naïve; le soldat lui tendit la main et lui dit d'une voix émue:

-- Merci, monsieur!

L'Allemand serra cordialement la main que Dagobert lui offrait.

-- Monsieur, ajouta-t-il en tenant toujours dans ses mains les
mains du soldat, faites une chose... acceptez un bol de punch avec
nous; nous forcerons bien ce diable de Prophète à convenir qu'il a
été trop susceptible, et à trinquer avec vous...

Jusqu'alors le dompteur de bêtes, désespéré de l'issue de cette
scène, car il espérait que le soldat accepterait sa provocation,
avait regardé avec un dédain farouche ceux qui abandonnaient son
parti; peu à peu ses traits s'adoucirent; croyant utile à ses
projets de cacher sa déconvenue, il fit un pas vers le soldat et
lui dit d'assez bonne grâce:

-- Allons, j'obéis à ces messieurs, j'avoue que j'ai eu tort;
votre mauvais accueil m'avait blessé, je n'ai pas été maître de
moi... je répète que j'ai eu tort... ajouta-t-il avec un dépit
concentré. Le Seigneur commande l'humilité... Je vous demande
excuse...

Cette preuve de modération et de repentir fut vivement applaudie
et appréciée par les spectateurs.

-- Il vous demande pardon, vous n'avez rien à dire à cela, mon
brave, reprit l'un d'eux en s'adressant à Dagobert; allons
trinquer ensemble; nous vous faisons cette offre de tout coeur,
acceptez-la de même...

-- Oui, acceptez, nous vous en prions, au nom de vos jolies
petites filles, dit le gros homme afin de décider Dagobert.

Celui-ci, touché des avances cordiales des Allemands, leur
répondit:

-- Merci, messieurs... vous êtes de dignes gens! Mais quand on a
accepté à boire, il faut offrir à boire à son tour.

-- Eh bien! nous acceptons... c'est entendu... chacun son tour
c'est trop juste. Nous payerons le premier bol et vous le second.

-- Pauvreté n'est pas vice, reprit Dagobert. Aussi je vous dirai
franchement que je n'ai pas le moyen de vous offrir à boire à mon
tour; nous avons encore une longue route à parcourir, et je ne
dois pas faire d'inutiles dépenses.

Le soldat dit ces mots avec une dignité si simple, si ferme, que
les Allemands n'osèrent plus renouveler leur offre, comprenant
qu'un homme du caractère de Dagobert ne pouvait l'accepter sans
humiliation.

-- Allons, tant pis! dit le gros homme. J'aurais bien aimé à
trinquer avec vous. Bonsoir, mon brave soldat!... bonsoir!... Il
se fait tard, l'hôtelier du _Faucon Blanc _va nous mettre à la
porte.

-- Bonsoir, messieurs! dit Dagobert en se dirigeant vers l'écurie
pour donner à son cheval la seconde moitié de sa provende.

Morok s'approcha et lui dit d'une voix de plus en plus humble:

-- J'ai avoué mes torts, je vous ai demandé excuse et pardon...
Vous ne m'avez rien répondu... m'en voudriez-vous encore?

-- Si je te retrouve jamais... lorsque mes enfants n'auront plus
besoin de moi, dit le vétéran d'une voix sourde et contenue, je te
dirai deux mots, et ils ne seront pas longs.

Puis il tourna brusquement le dos au prophète, qui sortit
lentement de la cour.

L'auberge du _Faucon Blanc _formait un parallélogramme. À l'une de
ses extrémités s'élevait le bâtiment principal; à l'autre, des
communs où se trouvaient quelques chambres louées à bas prix aux
voyageurs pauvres; un passage voûté, pratiqué dans l'épaisseur de
ce corps de logis, donnait sur la campagne; enfin, de chaque côté
de la cour s'étendaient des remises et des hangars surmontés de
greniers et de mansardes.

Dagobert, entrant dans une des écuries, alla prendre sur un coffre
une ration d'avoine préparée pour son cheval; il la versa dans une
vannette et l'agita en s'approchant de Jovial. À son grand
étonnement, son vieux compagnon ne répondit pas par un
hennissement joyeux au bruissement de l'avoine sur l'osier;
inquiet, il appela Jovial d'une voix amie; mais celui-ci, au lieu
de tourner aussitôt vers son maître son oeil intelligent et de
frapper des pieds de devant avec impatience, resta immobile. De
plus en plus surpris, le soldat s'approcha. À la lueur douteuse
d'une lanterne d'écurie, il vit le pauvre animal dans une attitude
qui annonçait l'épouvante, les jarrets à demi fléchis, la tête au
vent, les oreilles couchées, les naseaux frissonnants; il
raidissait sa longe comme s'il eût voulu la rompre, afin de
s'éloigner de la cloison où s'appuyaient sa mangeoire et le
râtelier; une sueur abondante et froide marbrait sa robe de tons
bleuâtres, et au lieu de se détacher lisse et argenté sur le fond
sombre de l'écurie, son poil était partout _piqué; _c'est-à-dire
terne et hérissé; enfin, de temps à autre, des tressaillements
convulsifs agitaient son corps.

-- Eh bien!... eh bien! mon vieux Jovial... dit le soldat en
posant la vannette par terre afin de pouvoir caresser son cheval,
tu es donc comme ton maître... tu as peur? ajouta-t-il avec
amertume, en songeant à l'offense qu'il avait dû supporter. Tu as
peur... toi qui n'es pourtant pas poltron d'habitude...

Malgré les caresses et la voix de son maître, le cheval continua
de donner des signes de terreur; pourtant il roidit moins sa
longe, approcha ses naseaux de la main de Dagobert avec
hésitation, et en flairant bruyamment, comme s'il eût douté que ce
fût lui.

-- Tu ne me connais plus! s'écria Dagobert, il se passe donc ici
quelque chose d'extraordinaire? Et le soldat regarda autour de lui
avec inquiétude.

L'écurie était spacieuse, sombre, et à peine éclairée par la
lanterne suspendue au plafond, que tapissaient d'innombrables
toiles d'araignées; à l'autre extrémité, et séparés de Jovial de
quelques places marquées par des barres, on voyait les trois
vigoureux chevaux noirs du dompteur de bêtes... aussi tranquilles
que Jovial était tremblant et effarouché.

Dagobert, frappé de ce singulier contraste, dont il devait bientôt
avoir l'explication, caressa de nouveau son cheval, qui, peu à peu
rassuré par la présence de son maître, lui lécha les mains, frotta
sa tête contre lui, hennit doucement et lui donna enfin, comme
d'habitude, mille témoignages d'affection.

-- À la bonne heure!... Voilà comme j'aime à te voir, mon vieux
Jovial, dit Dagobert en ramassant la vannette et en versant son
contenu dans la mangeoire. Allons, mange... bon appétit! nous
avons une longue étape à faire demain. Et surtout n'aie plus de
ces folles peurs à propos de rien... Si ton camarade Rabat-Joie
était ici... cela te rassurerait... mais il est avec les enfants;
c'est leur gardien en mon absence... Voyons, mange donc... au lieu
de me regarder.

Mais le cheval, après avoir remué son avoine du bout des lèvres
comme pour obéir à son maître, n'y toucha plus, et se mit à
mordiller la manche de la houppelande de Dagobert.

-- Ah! mon pauvre Jovial... tu as quelque chose; toi qui manges
ordinairement de si bon coeur... tu laisses ton avoine... C'est la
première fois que cela lui arrive depuis notre départ, dit le
soldat, sérieusement inquiet, car l'issue de son voyage dépendait
en grande partie de la vigueur et de la santé de son cheval.

Un rugissement effroyable, et tellement proche qu'il semblait
sortir de l'écurie même, surprit si violemment Jovial, que d'un
coup il brisa sa longe, franchit la barre qui marquait sa place,
courut à la porte ouverte, et s'échappa dans la cour. Dagobert ne
put s'empêcher de tressaillir à ce grondement soudain, puissant,
sauvage, qui lui expliqua la terreur de son cheval. L'écurie
voisine, occupée par la ménagerie ambulante du dompteur de bêtes,
n'était séparée que par la cloison où s'appuyaient les mangeoires;
les trois chevaux du Prophète, habitués à ces hurlements, étaient
restés parfaitement tranquilles.

-- Bon, bon, dit le soldat rassuré, je comprends maintenant...
Sans doute, Jovial avait déjà entendu un rugissement pareil; il
n'en fallait pas plus pour l'effrayer, ajouta le soldat en
ramassant soigneusement l'avoine dans la mangeoire; une fois dans
une autre écurie, et il doit y en avoir ici, il ne laissera pas
son picotin, et nous pourrons nous mettre en route demain matin de
bonne heure.

Le cheval, effaré, après avoir couru et bondi dans la cour, revint
à la voix du soldat, qui le prit facilement par son licou; un
palefrenier, à qui Dagobert demanda s'il n'y avait pas une autre
écurie vacante, lui en indiqua une qui ne pouvait contenir qu'un
seul cheval; Jovial y fut convenablement établi.

Une fois délivré de son farouche voisinage, le cheval redevint
tranquille, s'égaya même beaucoup aux dépens de la houppelande de
Dagobert qui, grâce à cette belle humeur, aurait pu, le soir même,
exercer son talent de tailleur; mais il ne songea qu'à admirer la
prestesse avec laquelle Jovial dévorait sa provende.

Complètement rassuré, le soldat ferma la porte de l'écurie, et se
dépêcha d'aller souper, afin de rejoindre ensuite les orphelines,
qu'il se reprochait de laisser seules depuis si longtemps.



V. Rose et Blanche.

Les orphelines occupaient, dans l'un des bâtiments les plus
reculés de l'auberge, une petite chambre délabrée, dont l'unique
fenêtre s'ouvrait sur la campagne; un lit sans rideaux, une table
et deux chaises, composaient l'ameublement plus que modeste de ce
réduit éclairé par une lampe. Sur la table, placée près de la
croisée, était déposé le sac de Dagobert.

Rabat-Joie, le grand chien fauve de Sibérie, couché auprès de la
porte, avait déjà deux fois sourdement grondé, en tournant la tête
vers la fenêtre, sans pourtant donner suite à cette manifestation
hostile.

Les deux soeurs, à demi couchées dans leur lit, étaient
enveloppées de longs peignoirs blancs, boutonnés au cou et aux
manches. Elles ne portaient pas de bonnet; un large ruban de fil
ceignait à la hauteur des tempes leurs beaux cheveux châtains,
pour les tenir en ordre pendant la nuit. Ces vêtements blancs,
cette espèce de blanche auréole qui entourait leur front,
donnaient un caractère plus candide encore à leurs fraîches et
charmantes figures. Les orphelines riaient et causaient; car,
malgré bien des chagrins précoces, elles conservaient la gaieté
ingénue de leur âge; le souvenir de leur mère les attristait
parfois, mais cette tristesse n'avait rien d'amer, c'était plutôt
une douce mélancolie qu'elles recherchaient au lieu de la fuir;
pour elles cette mère toujours adorée n'était pas morte... elle
était absente.

Presque aussi ignorantes que Dagobert en fait de pratiques
dévotieuses, car dans le désert où elles avaient vécu, il ne se
trouvait ni église ni prêtre, elles croyaient seulement, on l'a
dit, que Dieu, juste et bon, avait tant de pitié pour les pauvres
mères dont les enfants restaient sur la terre, que, grâce à lui,
du haut du ciel, elles pouvaient les voir toujours, les entendre
toujours, et qu'elles leur envoyaient quelquefois de beaux anges
gardiens pour les protéger. Grâce à cette illusion naïve, les
orphelines, persuadées que leur mère veillait incessamment sur
elles, sentaient que mal faire serait l'affliger et cesser de
mériter la protection des bons anges. À cela se bornait la
théologie de Rose et de Blanche, théologie suffisante pour ces
âmes aimantes et pures.

Ce soir-là, les deux soeurs causaient en attendant Dagobert. Leur
entretien les intéressait beaucoup; car, depuis quelques jours,
elles avaient un secret, un grand secret, qui souvent faisait
battre leur coeur virginal, agitait leur sein naissant, changeait
en incarnat le rose de leurs joues, et voilait quelquefois en
langueur inquiète et rêveuse leurs grands yeux d'un bleu si doux.

Rose, ce soir-là, occupait le bord du lit, ses deux bras arrondis
se croisaient derrière sa tête, qu'elle tournait à demi vers sa
soeur; celle-ci, accoudée sur le traversin, la regardait en
souriant, et lui disait:

-- Crois-tu qu'il vienne encore cette nuit?

-- Oui, car hier... il nous l'a promis.

-- Il est si bon... il ne manquera pas à sa promesse.

-- Et puis si joli, avec ses longs cheveux blonds bouclés.

-- Et son nom... quel nom charmant... comme il va bien à sa
figure!

-- Et quel doux sourire, et quelle douce voix, quand il nous dit,
en nous prenant la main: «Mes enfants, bénissez Dieu de ce qu'il
vous a donné la même âme... Ce que l'on cherche ailleurs, vous le
trouverez en vous-mêmes.»

--» Puisque vos deux coeurs n'en font qu'un...» a-t-il ajouté.

-- Quel bonheur pour nous de nous souvenir de toutes ses paroles,
ma soeur!

-- Nous sommes si attentives! Tiens... te voir l'écouter, c'est
comme si je me voyais l'écouter moi-même, mon cher petit miroir!
dit Rose en souriant et en baisant sa soeur au front. Eh bien,
quand il parle, tes yeux... ou plutôt nos yeux... sont grands,
grands ouverts, nos lèvres s'agitent comme si nous répétions en
nous-mêmes chaque mot après lui. Il n'est pas étonnant que, de ce
qu'il dit, rien ne soit oublié de nous.

-- Et ce qu'il dit est si beau, si noble, si généreux!

-- Puis, n'est-ce pas, ma soeur, à mesure qu'il parle, que de
bonnes pensées on sent naître en soi! Pourvu que nous nous les
rappelions toujours!

-- Sois tranquille, elles resteront dans notre coeur, comme de
petits oiseaux dans le nid de leur mère.

-- Sais-tu, Rose, que c'est un grand bonheur qu'il nous aime
toutes deux à la fois?

-- Il ne pouvait faire autrement, puisque nous n'avons qu'un coeur
à nous deux.

-- Comment aimer Rose sans aimer Blanche?

-- Que serait devenue la délaissée?

-- Et puis il aurait été si embarrassé de choisir!

-- Nous nous ressemblons tant!

-- Aussi, pour s'épargner cet embarras, dit Rose en souriant, il
nous a choisies toutes deux.

-- Cela ne vaut-il pas mieux? Il est seul à nous aimer... nous
sommes deux à le chérir.

-- Pourvu qu'il ne nous quitte pas jusqu'à Paris.

-- Et qu'à Paris nous le voyions aussi.

-- C'est surtout à Paris qu'il sera bon de l'avoir avec nous... et
avec Dagobert... dans cette grande ville. Mon Dieu, Blanche, que
cela doit être beau!

-- Paris? ça doit être comme une ville d'or...

-- Une ville où tout le monde doit être heureux... puisque c'est
si beau!

-- Mais nous, pauvres orphelines, oserons-nous y entrer
seulement?... Comme on nous regardera!

-- Oui... mais puisque tout le monde doit être heureux, tout le
monde doit y être bon.

-- Et l'on nous aimera...

-- Et puis nous serons avec notre ami... aux cheveux blonds et aux
yeux bleus.

-- Il ne nous a encore rien dit de Paris...

-- Il n'y aura pas songé. Il faudra lui en parler cette nuit.

-- S'il est en train de causer... car souvent, tu sais, il a l'air
d'aimer à nous contempler en silence, ses yeux sur nos yeux...

-- Oui, et dans ces moments-là son regard me rappelle quelquefois
le regard de notre mère chérie.

-- Et elle... combien elle doit être heureuse de ce qui nous
arrive... puisqu'elle nous voit!

-- Car si l'on nous aime tant, c'est que sans doute nous le
méritons.

-- Voyez-vous, la vaniteuse! dit Blanche, en se plaisant à lisser,
du bout de ses doits déliés, les cheveux de sa soeur séparés sur
son front.

Après un moment de réflexion, Rose lui dit:

-- Ne trouves-tu pas que nous devrions tout raconter à Dagobert?

-- Si tu le crois, faisons-le.

-- Nous lui dirons tout, comme nous disions tout à notre mère;
pourquoi lui cacher quelque chose?...

-- Et surtout quelque chose qui nous est un si grand bonheur.

-- Ne trouves-tu pas que, depuis que nous connaissons notre ami,
notre coeur bat plus vite et plus fort?

-- Oui, on dirait qu'il est plus plein.

-- C'est tout simple, notre ami y tient une si bonne petite place!

-- Aussi nous ferons bien de dire à Dagobert quelle a été notre
bonne étoile.

-- Tu as raison.

À ce moment le chien grogna de nouveau sourdement.

-- Ma soeur, dit Rose en se pressant contre Blanche, voilà encore
le chien qui gronde; qu'est-ce qu'il a donc?

-- Rabat-Joie... ne gronde pas; viens ici, reprit Blanche en
frappant de sa petite main sur le bord de son lit.

Le chien se leva, fit encore un grognement sourd, et vint poser
sur la couverture sa grosse tête intelligente, en jetant
obstinément un regard de côté vers la croisée; les deux soeurs se
penchèrent vers lui pour caresser son large front bossué vers le
milieu par une protubérance remarquable, signe évident d'une
grande pureté de race.

-- Qu'est-ce que vous avez à gronder ainsi, Rabat-Joie? dit
Blanche en lui tirant légèrement les oreilles, hein?... mon bon
chien?

-- Pauvre bête, il est toujours si inquiet quand Dagobert n'est
pas là.

-- C'est vrai, on dirait qu'il sait alors qu'il faut qu'il veille
encore plus sur nous.

-- Ma soeur, il me semble que Dagobert tarde bien à nous dire
bonsoir.

-- Sans doute il panse Jovial.

-- Cela me fait songer que nous ne lui avons pas dit bonsoir, à
notre vieux Jovial.

-- J'en suis fâchée.

-- Pauvre bête! il a l'air si content de nous lécher les mains...

-- On croirait qu'il nous remercie de notre visite.

-- Heureusement, Dagobert lui aura dit bonsoir pour nous.

_-- _Bon Dagobert! il s'occupe toujours de nous; comme il nous
gâte!... Nous faisons les paresseuses, et il se donne tout le mal.

-- Pour l'en empêcher, comment faire?

-- Quel malheur de n'être pas riches pour lui assurer un peu de
repos.

-- Riches... nous?... hélas! ma soeur, nous ne serons jamais que
de pauvres orphelines.

-- Mais cette médaille, enfin?

-- Sans doute quelque espérance s'y rattache, sans cela nous
n'aurions pas fait ce grand voyage.

-- Dagobert nous a promis de nous tout dire ce soir. La jeune
fille ne put continuer: deux carreaux de la croisée volèrent en
éclats avec un grand bruit. Les orphelines, poussant un cri
d'effroi, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, pendant que
le chien se précipitait vers la croisée en aboyant avec furie...
Pâles, tremblantes, immobiles de frayeur, étroitement enlacées,
les deux soeurs suspendaient leur respiration; dans leur
épouvante, elles n'osaient pas jeter les yeux du côté de la
fenêtre. Rabat-Joie, les pattes de devant appuyées sur la plinthe,
ne cessait pas ses aboiements irrités.

-- Hélas!... qu'est-ce donc? murmurèrent les orphelines; et
Dagobert qui n'est pas là...

Puis, tout à coup, Rose s'écria en saisissant le bras de Blanche:

-- Écoute!... écoute!... on monte l'escalier.

-- Mon Dieu! il me semble que ce n'est pas la marche de Dagobert;
entends-tu comme ces pas sont lourds?

-- Rabat-Joie! ici tout de suite... vient nous défendre!
s'écrièrent les deux soeurs au comble de l'épouvante.

En effet, des pas d'une pesanteur extraordinaire retentissaient
sur les marches sonores de l'escalier de bois, et une espèce de
frôlement singulier s'entendait le long de la mince cloison qui
séparait la chambre du palier. Enfin un corps lourd tombant
derrière la porte l'ébranla violemment. Les jeunes filles, au
comble de la terreur, se regardèrent sans prononcer une parole; la
porte s'ouvrit: c'était Dagobert. À sa vue, Rose et Blanche
s'embrassèrent avec joie, comme si elles venaient d'échapper à un
grand danger.

-- Qu'avez-vous? pourquoi cette peur? leur demanda le soldat
surpris.

-- Oh! si tu savais... dit Rose d'une voix palpitante, car son
coeur et celui de sa soeur battaient avec violence. Si tu savais
ce qui vient d'arriver... Ensuite, nous n'avions pas reconnu ton
pas... il nous avait semblé si lourd... et puis ce bruit...
derrière la cloison.

-- Mais, petites peureuses, je ne pouvais pas monter l'escalier
avec des jambes de quinze ans, vu que j'apportais sur mon dos mon
lit, c'est-à-dire une paillasse, que je viens de jeter derrière
votre porte, pour m'y coucher comme d'habitude.

-- Mon Dieu! que nous sommes folles, ma soeur, de n'avoir pas
songé à cela! dit Rose en regardant Blanche.

Et ces deux jolis visages, pâlis ensemble, reprirent ensemble
leurs fraîches couleurs.

Pendant cette scène, le chien, dressé contre la fenêtre, ne
cessait d'aboyer.

-- Qu'est-ce que Rabat-Joie a donc à aboyer de ce côté-là, mes
enfants? dit le soldat.

-- Nous ne savons pas... on vient de casser des carreaux à la
croisée, c'est ce qui a commencé à nous effrayer si fort.

Sans répondre un mot, Dagobert courut à la fenêtre, l'ouvrit
vivement, poussa la persienne et se pencha au dehors... et ne vit
rien... que la nuit noire... Il écouta... il n'entendit que les
mugissements du vent.

-- Rabat-Joie, dit-il à son chien en lui montrant la fenêtre
ouverte... saute là, mon vieux, et cherche!

Le brave animal fit un bond énorme et disparut par la croisée
élevée seulement de huit pieds environ au-dessus du sol. Dagobert,
penché, excitait son chien de la voix et du geste.

-- Cherche, mon vieux, cherche!... S'il y a quelqu'un, saute
dessus, tes crocs sont bons... et ne lâche pas avant que je sois
descendu.

Rabat-Joie ne trouva personne. On l'entendait aller, revenir, en
cherchant une trace de côté et d'autre, jetant parfois un cri
étouffé, comme un chien courant qui quête.

-- Il n'y a donc personne, mon brave chien? car s'il y avait
quelqu'un, tu le tiendrais déjà à la gorge.

Puis, se tournant vers les jeunes filles, qui écoutaient ses
paroles et suivaient ses mouvements avec inquiétude:

-- Comment ces carreaux ont-ils été cassés? Mes enfants, l'avez-
vous remarqué?

-- Non, Dagobert; nous causions ensemble, nous avons entendu un
grand bruit, et puis les carreaux sont tombés dans la chambre.

-- Il m'a semblé, ajouta Rose, avoir entendu comme un volet qui
aurait tout à coup battu contre la fenêtre.

Dagobert examina la persienne, et remarqua un assez long crochet
mobile destiné à la fermer en dedans.

-- Il vente beaucoup, dit-il, le vent aura poussé cette
persienne... et ce crochet aura brisé les carreaux... Oui, oui,
c'est cela... Quel intérêt d'ailleurs pouvait-on avoir à faire ce
mauvais coup? Puis, s'adressant à Rabat-Joie:

-- Eh bien... mon vieux, il n'y a donc personne?

Le chien répondit par un aboiement dont le soldat comprit sans
doute le sens négatif, car il lui dit:

-- Eh bien, alors, reviens... fais le grand tour... tu trouveras
toujours une porte ouverte... tu n'es pas embarrassé.

Rabat-Joie suivit ce conseil: après avoir grogné quelques instants
au pied de la fenêtre, il partit au galop pour faire le tour des
bâtiments et rentrer dans la cour.

-- Allons, rassurez-vous, mes enfants, dit le soldat en revenant
auprès des orphelines. Ce n'est rien que le vent...

-- Nous avons eu bien peur, dit Rose.

-- Je le crois... Mais j'y songe, il peut venir par là un courant
d'air, et vous aurez froid, dit le soldat en retournant vers la
fenêtre dégarnie de rideaux.

Après avoir cherché le moyen de remédier à cet inconvénient, il
prit sur une chaise la pelisse de peau de renne, la suspendit à
l'espagnolette, et, avec les pans, boucha aussi hermétiquement que
possible les deux ouvertures faites par le brisement des carreaux.

-- Merci, Dagobert... Comme tu es bon! Nous étions inquiètes de ne
pas te voir...

-- C'est vrai... tu es resté plus longtemps que d'habitude. Puis,
s'apercevant alors seulement de la pâleur et de l'altération des
traits du soldat, qui était encore sous la pénible impression de
sa scène avec Morok, Rose ajouta:

-- Mais qu'est-ce que tu as?... Comme tu es pâle!

-- Moi! non, mes enfants... Je n'ai rien...

-- Mais si, je t'assure... Tu as la figure toute changée... Rose a
raison.

-- Je vous assure... que je n'ai rien, répondit le soldat avec
assez d'embarras, car il savait peu mentir; puis, trouvant une
excellente excuse à son émotion, il ajouta:

-- Si j'ai l'air d'avoir quelque chose, c'est votre frayeur qui
m'aura inquiété, car, après tout, c'est ma faute...

-- Ta faute?

-- Oui, si j'avais perdu moins de temps à souper, j'aurais été là
quand les carreaux ont été cassés... et je vous aurais épargné un
vilain moment de peur.

-- Te voilà... nous n'y pensons plus.

-- Eh bien! tu ne t'assieds pas?

-- Si, mes enfants, car nous avons à causer, dit Dagobert en
approchant une chaise et se plaçant au chevet des deux soeurs. Ah
çà! êtes-vous bien éveillées? ajouta-t-il en tâchant de sourire
pour les rassurer. Voyons, ces grands yeux sont-ils bien ouverts?

-- Regarde, Dagobert, dirent les petites filles en souriant à leur
tour, et ouvrant leurs yeux bleus de toute leur force.

-- Allons, allons, dit le soldat, ils ont de la marge pour se
fermer; d'ailleurs il n'est que neuf heures.

-- Nous avons aussi quelque chose à te dire, Dagobert, reprit
Rose, après avoir consulté sa soeur du regard.

-- Vraiment?

-- Une confidence à te faire.

-- Une confidence?

-- Mon Dieu, oui.

-- Mais, vois-tu, une confidence très... très importante... ajouta
Rose avec un grand sérieux.

-- Une confidence qui nous regarde toutes les deux, reprit
Blanche.

-- Pardieu... je le crois bien... ce qui regarde l'une regarde
toujours l'autre. Est-ce que vous n'êtes pas toujours, comme on
dit, deux têtes dans un bonnet?

-- Dame! il le faut bien, quand tu mets nos deux têtes sous le
capuchon de ta pelisse... dit Rose en riant.

-- Voyez-vous, les moqueuses, on n'a jamais le dernier mot avec
elles. Allons, mesdemoiselles, ces confidences, puisque
confidences il y a.

-- Parle, ma soeur, dit Blanche.

-- Non, mademoiselle, c'est à vous de parler, vous êtes
aujourd'hui de _planton _comme aînée, et une chose aussi
importante qu'une confidence, comme vous dites, revient de droit à
l'aînée...

-- Voyons, je vous écoute... dit le soldat, qui s'efforçait de
sourire, pour mieux cacher aux enfants ce qu'il ressentait encore
des outrages impunis du dompteur de bêtes.

Ce fut donc Rose, _l'aînée de planton, _comme disait Dagobert, qui
parla pour elle et pour sa soeur.



VI. Les confidences.

-- D'abord, mon bon Dagobert, dit Rose avec une câlinerie
gracieuse, puisque nous allons te faire nos confidences, il faut
nous promettre de ne pas nous gronder.

-- N'est-ce pas... tu ne gronderas pas tes enfants? ajouta Blanche
d'une voix non moins caressante.

-- Accordé, répondit gravement Dagobert, vu que je ne saurais trop
comment m'y prendre... Mais pourquoi vous gronder?

-- Parce que nous aurions peut-être dû te dire plus tôt ce que
nous allons t'apprendre...

-- Écoutez, mes enfants, répondit sentencieusement Dagobert, après
avoir un instant réfléchi sur ce cas de conscience, de deux choses
l'une: ou vous avez eu raison, ou vous avez eu tort de me cacher
quelque chose... Si vous avez eu raison, c'est très bien; si vous
avez eu tort, c'est fait; ainsi maintenant n'en parlons plus.
Allez, je suis tout oreilles.

Complètement rassurée par cette lumineuse décision, Rose reprit en
échangeant un sourire avec sa soeur:

-- Figure-toi, Dagobert, que voilà deux nuits de suite que nous
avons une visite.

-- Une visite!

Et le soldat se redressa brusquement sur sa chaise.

-- Oui, une visite charmante... car il est blond!

-- Comment diable, il est blond? s'écria Dagobert avec un
soubresaut.

-- Blond... avec des yeux bleus... ajouta Blanche.

-- Comment, diable! des yeux bleus?... Et Dagobert fit un nouveau
bond sur son siège.

-- Oui, des yeux bleus... longs comme ça... reprit Rose en posant
le bout de son index droit vers le milieu de son index gauche.

-- Mais, morbleu! ils seraient longs comme ça... et, faisant
grandement les choses, le vétéran indiqua toute la longueur de son
avant-bras; ils seraient longs comme ça que ça ne ferait rien...
Un blond qui a des yeux bleus... Ah ça, mesdemoiselles, qu'est-ce
que cela signifie?

Dagobert se leva, cette fois, l'air sévère et péniblement inquiet.

-- Ah! vois-tu, Dagobert, tu grondes tout de suite.

-- Rien qu'au commencement encore... ajouta Blanche.

-- Au commencement?... Il y a donc une suite, une fin?

-- Une fin? Nous espérons bien que non...

Et Rose se prit à rire comme une folle.

-- Tout ce que nous demandons, c'est que cela dure toujours,
ajouta Blanche en partageant l'hilarité de sa soeur.

Dagobert regardait tour à tour très sérieusement les deux jeunes
filles afin de tâcher de deviner cette énigme; mais lorsqu'il vit
leurs ravissantes figures animées par un sourire franc et ingénu,
il réfléchit qu'elles n'auraient pas tant de gaieté si elles
avaient de graves reproches à se faire, et il ne pensa plus qu'à
se réjouir de voir des orphelines si gaies au milieu de leur
position précaire, et dit:

-- Riez... riez, mes enfants... j'aime tant à vous voir rire!

Puis, songeant que pourtant ce n'était pas précisément de la sorte
qu'il devait répondre au singulier aveu des petites filles, il
ajouta d'une grosse voix:

-- J'aime à vous voir rire, oui, mais non quand vous recevez des
visites blondes avec des yeux bleus, mesdemoiselles; allons, que
je suis fou d'écouter ce que vous me contez là... Vous voulez vous
moquer de moi, n'est-ce pas?

-- Non, ce que nous disons est vrai... bien vrai...

-- Tu le sais... nous n'avons jamais menti, ajouta Rose.

-- Elles ont raison, cependant, elles ne mentent jamais... dit le
soldat, dont les perplexités recommencèrent. Mais comment diable
cette visite est-elle possible? Je couche dehors en travers de
votre porte; Rabat-Joie couche au pied de votre fenêtre: or, tous
les yeux bleus et tous les cheveux blonds du monde ne peuvent
entrer que par la porte ou par la fenêtre, et s'ils avaient
essayé, nous deux Rabat-Joie, qui avons l'oreille fine, nous
aurions reçu les visites... à notre manière... Mais voyons, mes
enfants, je vous en prie, parlons sans plaisanter... expliquez-
vous.

Les deux soeurs, voyant à l'expression des traits de Dagobert
qu'il ressentait une inquiétude réelle, ne voulurent pas abuser
plus longtemps de sa bonté. Elles échangèrent un regard, et Rose
dit en prenant dans ses petites mains la rude et large main du
vétéran:

-- Allons... ne te tourmente pas, nous allons te raconter les
visites de notre ami _Gabriel..._

_-- _Vous recommencez?... Il a un nom?

-- Certainement il a un nom, nous te le disons... Gabriel...

-- Quel joli nom! n'est-ce pas, Dagobert? Oh! tu verras, tu
l'aimeras comme nous, notre beau Gabriel.

-- J'aimerai votre beau Gabriel! dit le vétéran en hochant la
tête, j'aimerai votre beau Gabriel! c'est selon, car avant il faut
que je sache...

Puis, s'interrompant:

-- C'est singulier, ça me rappelle une chose...

-- Quoi donc, Dagobert?

-- Il y a quinze ans, dans la dernière lettre que votre père, en
revenant de France, m'a apportée de ma femme, elle me disait que,
toute pauvre qu'elle était, et quoiqu'elle eût déjà sur les bras
notre petit Agricol qui grandissait, elle venait de recueillir un
pauvre enfant abandonné qui avait une figure de chérubin, et qui
s'appelait Gabriel... Et, il n'y a pas longtemps, j'en ai encore
eu des nouvelles.

-- Et par qui donc?

-- Vous saurez cela tout à l'heure.

-- Alors, tu vois bien, puisque tu as aussi ton Gabriel, raison de
plus pour aimer le nôtre.

-- Le vôtre... le vôtre, voyons le vôtre... je suis sur des
charbons ardents...

-- Tu sais, Dagobert, reprit Rose, que moi et Blanche nous avons
l'habitude de nous endormir en nous tenant par la main.

-- Oui, oui, je vous ai vues bien des fois toutes deux dans votre
berceau... Je ne pouvais me lasser de vous regarder, tant vous
étiez gentilles.

-- Eh bien! il y a deux nuits, nous venions de nous endormir,
lorsque nous avons vu...

-- C'était donc en rêve! s'écria Dagobert, puisque vous étiez
endormies... en rêve!

-- Mais oui, en rêve... Comment veux-tu que ce soit?...

-- Laisse donc parler ma soeur.

-- À la bonne heure! dit le soldat avec un soupir de satisfaction,
à la bonne heure! Certainement, de toutes façons, j'étais bien
tranquille... parce que... mais enfin, c'est égal... Un rêve!
j'aime mieux cela... Continuez, petite Rose.

-- Une fois endormies, nous avons eu un songe pareil.

-- Toutes deux le même?

-- Oui, Dagobert; car le lendemain matin, en nous éveillant, nous
nous sommes raconté ce que nous venions de rêver.

-- Et c'était tout semblable...

-- C'est extraordinaire, mes enfants; et ce songe, qu'est-ce qu'il
disait?

-- Dans ce rêve, Blanche et moi nous étions assises à côté l'une
de l'autre; nous avons vu entrer un bel ange; il avait une longue
robe blanche, des cheveux blonds, des yeux bleus et une figure si
belle, si bonne, que nous avons joint nos mains comme pour le
prier... Alors il nous a dit d'une voix douce qu'il se nommait
Gabriel, que notre mère l'envoyait vers nous pour être notre ange
gardien, et qu'il ne nous abandonnerait jamais.

-- Et puis, ajouta Blanche, nous prenant une main à chacune et
inclinant son beau visage vers nous, il nous a ainsi longtemps
regardées en silence avec tant de bonté... tant de bonté, que nous
ne pouvions détacher nos yeux des siens.

-- Oui, reprit Rose, et il nous semblait que, tour à tour, son
regard nous attirait et nous allait au coeur... À notre grand
chagrin, Gabriel nous a quittées en nous disant que la nuit
d'ensuite nous le verrions encore.

-- Et il a reparu?

-- Sans doute! Mais tu juges avec quelle impatience nous
attendions le moment d'être endormies, pour voir si notre ami
reviendrait nous trouver pendant notre sommeil.

-- Hum!... ceci me rappelle, mesdemoiselles, que vous vous
frottiez joliment les yeux avant-hier soir, dit Dagobert en se
grattant le front; vous prétendiez tomber de sommeil..., je parie
que c'était pour me renvoyer plus tôt et courir plus vite à votre
rêve?

-- Oui, Dagobert.

-- Le fait est que vous ne pouviez pas me dire comme à Rabat-Joie:
«Va te coucher, Dagobert.» Et l'ami Gabriel est revenu?

-- Certainement; mais cette fois il nous a beaucoup parlé, et au
nom de notre mère il nous a donné des conseils si touchants, si
généreux, que, le lendemain, Rose et moi nous avons passé tout
notre temps à nous rappeler les moindres paroles de notre ange
gardien... ainsi que sa figure... et son regard...

-- Ceci me fait souvenir, mesdemoiselles, qu'hier vous avez
chuchoté tout le long de l'étape... et quand je vous disais blanc,
vous me répondiez noir.

-- Oui, Dagobert, nous pensions à Gabriel.

-- Et depuis nous l'aimons toutes deux autant qu'il nous aime...

-- Mais il est seul pour vous deux?

-- Et notre mère n'est-elle pas seule pour nous deux?

-- Et toi, Dagobert, n'es-tu pas aussi seul pour nous deux?

-- C'est juste!... Ah çà, mais savez-vous que je finirai par en
être jaloux de ce gaillard-là, moi?

-- Tu es notre ami du jour, il est notre ami de nuit.

-- Entendons-nous: si vous en parlez le jour et si vous en rêvez
la nuit, qu'est-ce qu'il me restera donc à moi?

-- Il te restera... tes deux orphelines que tu aimes tant! dit
Rose.

-- Et qui n'ont plus que toi au monde, ajouta Blanche d'une voix
caressante.

-- Hum! hum! c'est ça, câlinez-moi... Allez, mes enfants, ajouta
tendrement le soldat, je suis content de mon lot; je vous passe
votre Gabriel; j'étais bien sûr que moi et Rabat-Joie nous
pouvions dormir tranquillement sur nos oreilles. Du reste, il n'y
a rien d'étonnant à ceci: votre premier songe vous a frappées, et,
à force d'en jaser, vous l'avez eu de nouveau: aussi vous le
verriez une troisième fois, ce bel oiseau de nuit... que je ne
m'étonnerais pas.

-- Oh! Dagobert, ne plaisante pas, ce sont seulement des rêves,
mais il nous semble que notre mère nous les envoie. Ne nous
disait-elle pas que les jeunes filles orphelines avaient des anges
gardiens?... Eh bien, Gabriel est notre ange gardien, et nous
protégera et te protégera aussi.

-- C'est sans doute bien honnête de sa part de penser à moi; mais,
voyez, mes chères enfants, pour m'aider à vous défendre, j'aime
mieux Rabat-Joie; il est moins blond que l'ange, mais il a de
meilleures dents, et c'est plus sûr.

-- Que tu es impatientant, Dagobert, avec tes plaisanteries!

-- C'est vrai, tu ris de tout.

-- Oui, c'est étonnant comme je suis gai... Je ris à la manière du
vieux Jovial, sans desserrer les dents. Voyons, enfants, ne me
grondez pas; au fait, j'ai tort: la pensée de votre digne mère est
mêlée à ce rêve; vous faites bien d'en parler sérieusement. Et
puis, ajouta-t-il d'un air grave, il y a quelquefois du vrai dans
les rêves... En Espagne, deux dragons de l'impératrice, des
camarades à moi, avaient rêvé, la veille de leur mort, qu'ils
seraient empoisonnés par les moines... Ils l'ont été... Si vous
rêvez obstinément de ce bel ange Gabriel... c'est que... c'est
que... enfin, c'est que ça vous amuse... vous n'avez pas déjà tant
d'agrément le jour... ayez au moins un sommeil... divertissant;
maintenant, mes enfants, j'ai aussi des choses à vous dire; il
s'agira de votre mère, promettez-moi de ne pas être tristes.

-- Sois tranquille; en pensant à elle, nous ne sommes pas tristes,
mais sérieuses.

-- À la bonne heure! Par peur de vous chagriner, je reculais
toujours le moment de vous dire ce que votre pauvre mère vous
aurait confié quand vous n'auriez plus été des enfants; mais elle
est morte si vite qu'elle n'a pas eu le temps; et puis ce qu'elle
avait à vous apprendre lui brisait le coeur, et à moi aussi; je
retardais ces confidences tant que je pouvais, et j'avais pris le
prétexte de ne vous parler de rien avant le jour où nous
traverserions le champ de bataille où votre père avait été fait
prisonnier... ça me donnait du temps... mais le moment est venu...
il n'y a plus à tergiverser.

-- Nous t'écoutons, Dagobert, répondirent les jeunes filles d'un
air attentif et mélancolique.

Après un moment de silence, pendant lequel il s'était recueilli,
le vétéran dit aux jeunes filles:

-- Votre père, le général Simon, fils d'un ouvrier qui est resté
ouvrier; car, malgré tout ce que le général avait pu faire et
dire, le bonhomme s'est entêté à ne pas quitter son état, -- tête
de fer et coeur d'or, tout comme son fils, -- vous pensez, mes
enfants, que si votre père, après s'être engagé simple soldat, est
devenu général... et comte de l'Empire... ça n'a pas été sans
peine et sans gloire.

-- Comte de l'Empire? qu'est-ce que c'est, Dagobert?

-- Une bêtise... un titre que l'Empereur donnait par-dessus le
marché, avec le grade; l'histoire de dire au peuple, qu'il aimait,
parce qu'il en était: «Enfants! vous voulez jouer à la noblesse,
comme les vieux nobles? vous v'là nobles; vous voulez jouer aux
rois, vous v'là rois... Goûtez de tout... enfants, rien de trop
bon pour vous... régalez-vous.»

-- Roi! dirent les petites filles en joignant les mains avec
admiration.

-- Tout ce qu'il y a de plus roi... Oh! il n'en était pas chiche,
de couronnes, l'Empereur! J'ai eu un camarade de lit, brave soldat
du reste, qui a passé roi; ça nous flattait, parce qu'enfin, quand
c'était pas l'un, c'était l'autre, tant il y a qu'à ce jeu-là
votre père a été comte; mais comte ou non, c'était le plus beau,
le plus brave général de l'armée.

-- Il était beau, n'est-ce pas, Dagobert? Notre mère le disait
toujours.

-- Oh! oui, allez! mais, par exemple, il était tout le contraire
de votre blondin d'ange gardien. Figurez-vous un brun superbe; en
grand uniforme, c'était à vous éblouir et à vous mettre le feu au
coeur... Avec lui on aurait chargé jusque sur le bon Dieu!... si
le bon Dieu l'avait demandé, bien entendu... se hâta d'ajouter
Dagobert, en manière de correctif, ne voulant blesser en rien la
foi naïve des orphelines.

-- Et notre père était aussi bon que brave, n'est-ce pas,
Dagobert?

-- Bon! mes enfants, lui? je le crois bien! il aurait ployé un fer
à cheval entre ses mains, comme vous plieriez une carte, et le
jour où il a été fait prisonnier, il avait sabré des canonniers
prussiens jusque sur leurs canons. Avec ce courage et cette force-
là, comment voulez-vous qu'on ne soit pas bon?... Il y a donc
environ dix-neuf ans, qu'ici près... à l'endroit que je vous ai
montré, avant d'arriver dans ce village, le général,
dangereusement blessé, est tombé de cheval... Je le suivais comme
son ordonnance, j'ai couru à son secours. Cinq minutes après, nous
étions faits prisonniers; par qui?... par un Français?

-- Par un Français!

-- Oui, un marquis émigré, colonel au service de la Russie,
répondit Dagobert avec amertume. Aussi, quand ce marquis a dit au
général, en s'avançant vers lui: «Rendez-vous, monsieur, à un
compatriote... -- Un Français qui se bat contre la France n'est
plus mon compatriote; c'est un traître, et je ne me rends pas à un
traître,» a répondu le général; et, tout blessé qu'il était, il
s'est traîné auprès d'un grenadier russe, lui a remis son sabre en
disant: «Je me rends à vous». Le marquis en est devenu pâle de
rage...

Les orphelines se regardèrent avec orgueil, un vif incarnat colora
leurs joues, et elles s'écrièrent:

-- Oh! brave père, brave père!...

-- Hum! ces enfants... dit Dagobert en caressant sa moustache avec
fierté, comme on voit qu'elles ont du sang de soldat dans les
veines! Puis il reprit:

-- Nous voilà donc prisonniers. Le dernier cheval du général avait
été tué sous lui; pour faire la route, il monta Jovial, qui
n'avait pas été blessé ce jour-là; nous arrivons à Varsovie. C'est
là que le général a connu votre mère; elle était surnommée la
_Perle de Varsovie: _c'est tout dire. Aussi, lui qui aimait ce qui
était bon et beau, en devient amoureux tout de suite; elle l'aime
à son tour; mais ses parents l'avaient promise à un autre... Cet
autre... c'était encore...

Dagobert ne put continuer. Rose jeta un cri perçant en montrant la
fenêtre avec effroi.



VII. Le voyageur.

Au cri de la jeune fille, Dagobert se leva brusquement.

-- Qu'avez-vous, Rose?

-- Là... là... dit-elle en montrant la croisée. Il me semble avoir
vu une main déranger la pelisse.

Rose n'avait pas achevé ces paroles, que Dagobert courait à la
fenêtre. Il l'ouvrit violemment, après avoir ôté le manteau
suspendu à l'espagnolette. Il faisait nuit noire et grand vent...
Le soldat prêta l'oreille, il n'entendit rien... Revenant prendre
la lumière sur la table, il tâcha d'éclairer au dehors en abritant
la flamme avec sa main. Il ne vit rien... Fermant de nouveau la
fenêtre, il se persuada qu'une bouffée de vent ayant dérangé et
agité la pelisse, Rose avait été dupe d'une fausse peur.

-- Rassurez-vous, mes enfants... Il vente très fort, c'est ce qui
aura fait remuer le coin du manteau.

-- Il me semblait bien avoir vu des doigts qui l'écartaient... dit
Rose encore tremblante.

-- Moi, je regardais Dagobert, je n'ai rien vu, reprit Blanche.

-- Et il n'y avait rien à voir, mes enfants, c'est tout simple; la
fenêtre est au moins à huit pieds au-dessus du sol; il faudrait
être un géant pour y atteindre, ou avoir une échelle pour y
monter. Cette échelle, on n'aurait pas eu le temps de l'ôter,
puisque dès que Rose a crié j'ai couru à la fenêtre, et qu'en
avançant la lumière au dehors, je n'ai rien vu.

-- Je me serai trompée, dit Rose.

-- Vois-tu, ma soeur... c'est le vent, ajouta Blanche.

-- Alors, pardon de t'avoir dérangé, mon bon Dagobert.

-- C'est égal, reprit le soldat en réfléchissant, je suis fâché
que Rabat-Joie ne soit pas revenu, il aurait veillé à la fenêtre,
cela vous aurait rassurées; mais il aura flairé l'écurie de son
camarade Jovial, et il aura été lui dire bonsoir en passant...
j'ai envie d'aller le chercher.

-- Oh! non, Dagobert, ne nous laisse pas seules! crièrent les
petites filles, nous aurions trop peur.

-- Au fait, Rabat-Joie ne peut maintenant tarder à revenir, et
tout à l'heure nous l'entendrons gratter à la porte, j'en suis
sûr... Ah çà! continuons notre récit, dit Dagobert, et il s'assit
au chevet des deux soeurs, cette fois bien en face de la fenêtre.
Voilà donc le général prisonnier à Varsovie, et amoureux de votre
mère, que l'on voulait marier à un autre, reprit-il. En 1814, nous
apprenons la fin de la guerre, l'exil de l'Empereur à l'île
d'Elbe; apprenant cela, votre mère dit au général: «La guerre est
terminée, vous êtes libre; l'Empereur est malheureux, vous lui
devez tout: allez le retrouver... je ne sais quand nous nous
reverrons, mais je n'épouserai que vous; vous me trouverez jusqu'à
la mort...» Avant de partir, le général m'appelle: «Dagobert!
reste ici; Mlle Éva aura peut-être besoin de toi pour fuir sa
famille, si on la tourmente trop; notre correspondance passera par
tes mains; à Paris, je verrai ta femme, ton fils, je les
rassurerai... je leur dirai que tu es pour moi... un ami.»

-- Toujours le même, dit Rose, attendrie, en regardant Dagobert.

-- Bon pour le père et la mère, comme pour les enfants, ajouta
Blanche.

-- Aimer les uns, c'est aimer les autres, répondit le soldat.
Voilà donc le général à l'île d'Elbe avec l'Empereur; moi, à
Varsovie, caché dans les environs de la maison de votre mère, je
recevais les lettres et les lui portais en cachette... Dans une de
ces lettres, je vous le dis fièrement, mes enfants, le général
m'apprenait que l'Empereur s'était souvenu de moi.

-- De toi?... il te connaissait?

-- Un peu, je m'en flatte. «Ah! Dagobert! a-t-il dit à votre père
qui lui parlait de moi, un grenadier à cheval de ma vieille
garde... soldat d'Égypte et d'Italie, criblé de blessures, un
vieux _pince-sans-rire... _que j'ai décoré de ma main à Wagram!...
je ne l'ai pas oublié.» Dame! mes enfants, quand votre mère m'a lu
cela, j'en ai pleuré comme une bête...

-- L'Empereur!... quel beau visage d'or il avait sur ta croix
d'argent à ruban rouge que tu nous montrais quand nous étions
sages!

-- C'est qu'aussi cette croix-là, donnée par lui, c'est ma
relique, à moi, et elle est là dans mon sac avec ce que j'ai de
plus précieux, notre boursicaut et nos papiers... Mais pour en
revenir à votre mère: de lui porter les lettres du général, d'en
parler avec elle, ça la consolait, car elle souffrait; oh! oui, et
beaucoup; ses parents avaient beau la tourmenter, s'acharner après
elle, elle répondait toujours: «Je n'épouserai jamais que le
général Simon.» Fière femme, allez... Résignée, mais courageuse,
il fallait voir! Un jour elle reçoit une lettre du général; il
avait quitté l'île d'Elbe avec l'Empereur: voilà la guerre qui
recommence, guerre courte, mais guerre héroïque comme toujours,
guerre sublime par le dévouement des soldats. Votre père se bat
comme un lion, et son corps d'armée fait comme lui; ce n'était
plus de la bravoure... c'était de la rage.

Et les joues du soldat s'enflammaient... Il ressentait en ce
moment les émotions héroïques de sa jeunesse! il revenait, par la
pensée, au sublime élan des guerres de la République, aux
triomphes de l'Empire, aux premiers et aux derniers jours de sa
vie militaire. Les orphelines, filles d'un soldat et d'une mère
courageuse, se sentaient émues à ses paroles énergiques, au lieu
d'être effrayées de leur rudesse; leur coeur battait plus fort,
leurs joues s'animaient aussi.

-- Quel bonheur pour nous d'être filles d'un père si brave!...
s'écria Blanche.

-- Quel bonheur... et quel honneur! mes enfants, car, le soir du
combat de Ligny, l'Empereur, à la joie de toute l'armée, nomma
votre père, sur le champ de bataille, _duc de Ligny _et _maréchal
de l'Empire._

_-- _Maréchal de l'Empire! dit Rose étonnée, sans trop
comprendre la valeur de ces mots.

-- Duc de Ligny! reprit Blanche aussi surprise.

-- Oui, Pierre Simon, fils d'un ouvrier, _duc _et _maréchal; _il
faut être roi pour être davantage, reprit Dagobert avec orgueil.
Voilà comment l'Empereur traitait les enfants du peuple; aussi le
peuple était à lui. On avait beau lui dire: «Mais ton Empereur
fait de toi de la _chair à canon! -- _Ah! un autre ferait de moi
de la _chair à misère, _répondait le peuple, qui n'est pas bête;
j'aime mieux le canon, et risquer de devenir capitaine, colonel,
maréchal, roi... ou invalide; ça vaut mieux encore que de crever
de faim, de froid et de vieillesse sur la paille d'un grenier,
après avoir travaillé quarante ans pour les autres.»

-- Même en France... même à Paris, dans cette belle ville... il y
a des malheureux qui meurent de faim et de misère... Dagobert?

-- Même à Paris... oui, mes enfants; aussi j'en reviens là: le
canon vaut mieux, car on risque, comme votre père, d'être duc et
maréchal. Quand je dis duc et maréchal, j'ai raison et j'ai tort,
car plus tard on ne lui a pas reconnu ce titre et ce grade, parce
que, après Ligny... il y a eu un jour de deuil, de grand deuil, où
de vieux soldats comme moi, m'a dit le général, ont pleuré, oui,
pleuré... le soir de la bataille; ce jour là, mes enfants...
s'appelle _Waterloo!_

Il y eut dans ces simples mots de Dagobert un accent de tristesse
si profonde, que les orphelines tressaillirent.

-- Enfin, reprit le soldat en soupirant, il y a comme ça des jours
maudits... Ce jour-là, à Waterloo, le général est tombé couvert de
blessures, à la tête d'une division de la garde. À peu près guéri,
ce qui a été long, il demande à aller à Sainte-Hélène... une autre
île au bout du monde, où les Anglais avaient emmené l'Empereur
pour le torturer tranquillement; car s'il a été heureux d'abord,
il a eu bien de la misère, voyez-vous, mes pauvres enfants...

-- Comme tu dis cela, Dagobert! tu nous donnes envie de pleurer!

-- C'est qu'il y a de quoi... l'Empereur a enduré tant de choses,
tant de choses... il a cruellement saigné au coeur, allez...
Malheureusement le général n'était pas avec lui. À Sainte-Hélène,
il aurait été un de plus pour le consoler; mais on n'a pas voulu.
Alors, exaspéré comme tant d'autres contre les Bourbons, le
général organise une conspiration pour rappeler le fils de
l'Empereur. Il voulait enlever un régiment, presque tout composé
d'anciens soldats à lui. Il se rend dans une ville de Picardie où
était cette garnison; mais déjà la conspiration était éventée. Au
moment où le général arrive, on l'arrête, on le conduit devant le
colonel du régiment... Et ce colonel... dit le soldat après un
nouveau silence, savez-vous qui c'était encore?... Mais, bah!...
ce serait trop long à vous expliquer, et ça vous attristerait
davantage... Enfin c'était un homme que votre père avait depuis
longtemps bien des raisons de haïr. Aussi, se trouvant face à face
avec lui, il lui dit: «Si vous n'êtes pas un lâche, vous me ferez
mettre en liberté pour une heure, et nous nous battrons à mort;
car je vous hais pour ci, je vous méprise pour ça, et encore pour
ça.» Le colonel accepte, met votre père en liberté jusqu'au
lendemain. Le lendemain, duel acharné, dans lequel le colonel
reste pour mort sur la place.

-- Ah! mon Dieu!

-- Le général essuyait son épée, lorsqu'un ami dévoué vint lui
dire qu'il n'avait que le temps de se sauver; en effet, il parvint
heureusement à quitter la France... oui... heureusement, car,
quinze jours après, il était condamné à mort comme conspirateur.

-- Que de malheur, mon Dieu!

-- Il y a eu un bonheur dans ce malheur-là... Votre mère tenait
bravement sa promesse et l'attendait toujours; elle lui avait
écrit: «L'Empereur d'abord, moi ensuite.» Ne pouvant plus rien, ni
pour l'Empereur ni pour son fils, le général, exilé de France,
arrive à Varsovie. Votre mère venait de perdre ses parents: elle
était libre, ils s'épousent, et je suis un des témoins du mariage.

-- Tu as raison, Dagobert... que de bonheur, au milieu de si
grands malheurs!

-- Les voilà donc bien heureux; mais, comme tous les bons coeurs,
plus ils étaient heureux, plus le malheur des autres les
chagrinait, et il y avait de quoi être chagriné à Varsovie. Les
Russes recommençaient à traiter les Polonais en esclaves; votre
brave mère, quoique d'origine française, était Polonaise de coeur
et d'âme: elle disait hardiment tout haut ce que d'autres
n'osaient seulement pas dire tout bas; avec cela, les malheureux
l'appelaient leur bon ange; en voilà assez pour mettre le
gouverneur russe sur l'oeil. Un jour, un des amis du général,
ancien colonel des lanciers, brave et digne homme, est condamné à
l'exil en Sibérie, pour une conspiration militaire contre les
Russes: il s'échappe, votre père le cache chez lui, cela se
découvre; pendant la nuit du lendemain, un peloton de Cosaques,
commandé par un officier et suivi d'une voiture de poste, arrive à
notre porte; on surprend le général pendant son sommeil et on
l'enlève.

-- Mon Dieu! que voulait-on lui faire?

-- Le conduire hors de Russie, avec défense d'y jamais rentrer, et
menacé d'une prison éternelle s'il y revenait. Voilà son dernier
mot: «Dagobert, je te confie ma femme et mon enfant»; car votre
mère devait dans quelques mois vous mettre au monde; eh bien!
malgré cela, on l'exila en Sibérie; c'était une occasion de s'en
défaire; elle faisait trop de bien à Varsovie; on la craignait.
Non content de l'exiler, on confisque tous ses biens; pour seule
grâce, elle avait obtenu que je l'accompagnerais; et, sans Jovial,
que le général m'avait fait garder, elle aurait été forcée de
faire la route à pied. C'est ainsi, elle à cheval, et moi la
conduisant comme je vous conduis, mes enfants, que nous sommes
arrivés dans un misérable village, où trois mois après vous êtes
nées, pauvres petites!

-- Et notre père!

-- Impossible à lui de rentrer en Russie... impossible à votre
mère de songer à fuir avec deux enfants... impossible au général
de lui écrire, puisqu'il ignorait où elle était.

-- Ainsi, depuis, aucune nouvelle de lui?

-- Si, mes enfants... une seule fois nous en avons eu...

-- Et par qui?

Après un moment de silence, Dagobert reprit avec une expression de
physionomie singulière:

-- Par qui? par quelqu'un qui ne ressemble guère aux autres
hommes... oui... et, pour que vous compreniez ces paroles, il faut
que je vous raconte en deux mots une aventure extraordinaire
arrivée à votre père pendant la bataille de Waterloo... Il avait
reçu de l'Empereur l'ordre d'enlever une batterie qui écrasait
notre armée; après plusieurs tentatives malheureuses, le général
se met à la tête d'un régiment de cuirassiers, charge sur la
batterie, et va, selon son habitude, sabrer jusque sur les canons;
il se trouvait à cheval juste devant la bouche d'une pièce dont
tous les servants venaient d'être tués ou blessés: pourtant, l'un
d'eux a encore la force de se soulever, de se mettre sur un genou,
d'approcher de la lumière la mèche qu'il tenait toujours à la
main... et cela... juste au moment où le général était à dix pas
et en face du canon chargé...

-- Grand Dieu! quel danger pour notre père!

-- Jamais, m'a-t-il dit, il n'en avait couru un plus grand... car
lorsqu'il vit l'artilleur mettre le feu à la pièce, le coup
partait... mais au même instant, un homme de haute taille, vêtu en
paysan, et que votre père jusqu'alors n'avait pas remarqué, se
jette au-devant du canon.

-- Ah! le malheureux... quelle mort horrible!

-- Oui, reprit Dagobert d'un air pensif, cela devait arriver... Il
devait être broyé en mille morceaux... et pourtant il n'en a rien
été.

-- Que dis-tu?

-- Ce que m'a dit le général. «Au moment où le coup partit, m'a-t-
il répété souvent, par un mouvement d'horreur involontaire, je
fermai les yeux pour ne pas voir le cadavre mutilé de ce
malheureux qui s'était sacrifié à ma place... Quand je les rouvre,
qu'est-ce que j'aperçois au milieu de la fumée? toujours cet homme
de grande taille, debout et calme au même endroit, jetant un
regard triste et doux sur l'artilleur, qui, un genou en terre, le
corps renversé en arrière, le regardait aussi épouvanté que s'il
eût vu le démon en personne; puis le mouvement de la bataille
ayant continué, il m'a été impossible de retrouver cet homme...» a
ajouté votre père.

-- Mon Dieu, Dagobert, comment cela est-il possible?

-- C'est ce que j'ai dit au général. Il m'a répondu que jamais il
n'avait pu s'expliquer cet événement, aussi incroyable que réel...
Il fallait d'ailleurs que votre père eût été bien vivement frappé
de la figure de cet homme, qui paraissait, disait-il, âgé
d'environ trente ans, car il avait remarqué que ses sourcils, très
noirs et joints entre eux, n'en faisaient guère pour ainsi dire
qu'un seul d'une tempe à l'autre, de sorte qu'il paraissait avoir
le front rayé d'une marque noire... Retenez bien ceci, mes
enfants, vous saurez tout à l'heure pourquoi.

-- Oui, Dagobert, nous ne l'oublions pas... dirent les orphelines
de plus en plus étonnées.

-- Comme c'est étrange, cet homme au front rayé de noir!

-- Écoutez encore... Le général avait été, je vous ai dit, laissé
pour mort à Waterloo. Pendant la nuit qu'il a passée sur le champ
de bataille dans une espèce de délire causé par la fièvre de ses
blessures, il lui a paru voir, à la clarté de la lune, ce même
homme penché sur lui, le regardant avec une grande douceur et une
grande tristesse, étanchant le sang de ses plaies en tâchant de le
ranimer... Mais comme votre père, qui avait à peine la tête à lui,
repoussait ses soins, disant qu'après une telle défaite il n'avait
plus qu'à mourir... il lui a semblé entendre cet homme lui dire:
«Il faut vivre pour Éva!...» C'était le nom de votre mère, que le
général avait laissée à Varsovie pour aller rejoindre l'Empereur.

-- Comme cela est singulier, Dagobert!... Et depuis, notre père a-
t-il revu cet homme?

-- Il l'a revu... puisque c'est lui qui a apporté des nouvelles du
général à votre mère.

-- Et quand donc cela?... nous ne l'avons jamais su.

-- Vous vous rappelez que le matin de la mort de votre mère vous
étiez allées avec la vieille Fédora dans la forêt de pins?

-- Oui, répondit Rose tristement, pour y chercher de la bruyère,
que notre pauvre mère aimait tant.

-- Pauvre mère! Elle se portait si bien, que nous ne pouvions pas,
hélas! nous douter du malheur qui nous devait arriver le soir,
reprit Blanche.

-- Sans doute, mes enfants; moi-même, ce matin-là, je chantais, en
travaillant au jardin, car, pas plus que vous, je n'avais de
raison d'être triste; je travaillais donc, tout en chantant, quand
tout à coup j'entends une voix me demander en français: «Est-ce
ici le village de Milosk?...» Je me retourne, et je vois devant
moi un étranger... Au lieu de lui répondre, je le regarde
fixement, et je recule de deux pas, tout stupéfait.

-- Pourquoi donc?

-- Il était de haute taille, très pâle, et avait le front haut,
découvert... ses sourcils noirs n'en faisaient qu'un... et
semblaient lui rayer le front d'une marque noire.

-- C'était donc l'homme qui, deux fois, s'était trouvé auprès de
notre père pendant des batailles?

-- Oui... c'était lui.

-- Mais, Dagobert, dit Rose pensive; il y a longtemps de ces
batailles?

-- Environ seize ans.

-- Et l'étranger que tu croyais reconnaître, quel âge avait-il?

-- Guère plus de trente ans.

-- Alors comment veux-tu que ce soit ce même homme qui se soit
trouvé à la guerre, il y a seize ans, avec notre père?

-- Vous avez raison, dit Dagobert après un moment de silence et en
haussant les épaules; j'aurai sans doute été trompé par le hasard
d'une ressemblance... Et pourtant...

-- Ou alors, si c'était le même, il faudrait qu'il n'eût pas
vieilli.

-- Mais ne lui as-tu pas demandé s'il n'avait pas autrefois
secouru notre père?

-- D'abord j'étais si saisi que je n'y ai pas songé, et puis il
est resté si peu de temps que je n'ai pu m'en informer; enfin il
me demande donc le village de Milosk. «-- Vous y êtes, monsieur.
Mais comment savez-vous que je suis Français? -- Tout à l'heure je
vous ai entendu chanter quand j'ai passé, me répondit-il.
Pourriez-vous me dire où demeure madame Simon, la femme du
général? -- Elle demeure ici, monsieur.» Il me regarda quelques
instants en silence, voyant bien que cette visite me surprenait;
puis il me tendit la main et me dit: «Vous êtes l'ami du général
Simon, son meilleur ami!» (Jugez de mon étonnement, mes enfants.)
«Mais, monsieur, comment savez-vous!... -- Souvent il m'a parlé de
vous avec reconnaissance. -- Vous avez vu le général? -- Oui, il y
a quelque temps, dans l'Inde; je suis aussi son ami; j'apporte de
ses nouvelles à sa femme, je la savais exilée en Sibérie; à
Tobolsk, d'où je viens, j'ai appris qu'elle habitait ce village.
Conduisez-moi près d'elle.»

-- Bon voyageur... je l'aime déjà, dit Rose.

-- Il était l'ami de notre père.

-- Je le prie d'attendre, je voulais prévenir votre mère pour que
le saisissement ne lui fit pas de mal; cinq minutes après il
entrait chez elle...

-- Et comment était-il, ce voyageur, Dagobert!

-- Il était très grand, il portait une pelisse foncée et un bonnet
de fourrure avec de longs cheveux noirs.

-- Et sa figure était belle!

-- Oui, mes enfants, très belle; mais il avait l'air si triste et
si doux que j'en avais le coeur serré.

-- Pauvre homme! un grand chagrin sans doute!

-- Votre mère était enfermée avec lui depuis quelques instants,
lorsqu'elle m'a appelé pour me dire qu'elle venait de recevoir de
bonnes nouvelles du général; elle fondait en larmes et avait
devant elle un gros paquet de papiers; c'était une espèce de
journal que votre père lui écrivait chaque soir, pour se consoler;
ne pouvant lui parler, il disait au papier ce qu'il lui aurait dit
à elle...

-- Et ces papiers, où sont-ils, Dagobert!

-- Là, dans mon sac, avec ma croix et notre bourse: un jour je
vous les donnerai; seulement j'en ai pris quelques feuilles que
j'ai là, que vous lirez tout à l'heure; vous verrez pourquoi.

-- Est-ce qu'il y avait longtemps que notre père était dans
l'Inde!

-- D'après le peu de mots que m'a dit votre mère, le général était
allé dans ce pays-là après s'être battu avec les Grecs contre les
Turcs, car il aime surtout à se mettre du parti des faibles contre
les forts; arrivé dans l'Inde, il s'est acharné après les
Anglais... Ils avaient assassiné nos prisonniers dans les pontons
et torturé l'empereur à Sainte-Hélène, c'était bonne guerre et
doublement bonne guerre, car en leur faisant du mal c'était bien
servir une bonne cause.

-- Et quelle cause servait-il!

-- Celle d'un de ces pauvres princes indiens dont les Anglais
ravagent le territoire jusqu'au jour où ils s'en emparent sans foi
ni droit. Vous voyez, mes enfants, c'est encore se battre pour un
faible contre des forts; votre père n'y a pas manqué. En quelques
mois, il a si bien discipliné et aguerri les douze ou quinze mille
hommes de troupes de ce prince, que, dans deux rencontres, elles
ont exterminé les Anglais, qui avaient compté sans votre brave
père, mes enfants... Mais tenez... quelques pages de son journal
vous en diront plus et mieux que moi; de plus vous y lirez un nom
dont vous devez toujours vous souvenir: c'est pour cela que j'ai
choisi ce passage.

-- Oh! quel bonheur!... lire ces pages écrites par notre père,
c'est presque l'entendre, dit Rose.

-- C'est comme s'il était là auprès de nous, ajouta Blanche.

Et les deux jeunes filles étendirent vivement les mains pour
prendre les feuillets que Dagobert venait de tirer de sa poche.
Puis, par un mouvement simultané rempli d'une grâce touchante,
elles baisèrent tour à tour, et en silence, l'écriture de leur
père.

-- Vous verrez aussi, mes enfants, à la fin de cette lettre,
pourquoi je m'étonnais de ce que votre ange gardien, comme vous le
dites, s'appelait Gabriel... Lisez... Lisez... ajouta le soldat en
voyant l'air surpris des orphelines. Seulement, je dois vous dire
que lorsqu'il écrivait cela, le général n'avait pas encore
rencontré le voyageur qui a apporté ces papiers.

Rose, assise dans son lit, prit les feuilles et commença de lire
d'une voix douce et émue. Blanche, la tête appuyée sur l'épaule de
sa soeur, suivait avec attention. On voyait même, au léger
mouvement de ses lèvres, qu'elle lisait aussi, mais mentalement.



VIII. Fragments du journal du général Simon.

Bivouac des montagnes d'Ava, 20 février 1830.

«...Chaque fois que j'ajoute quelques feuilles à ce journal, écrit
maintenant au fond de l'Inde, où m'a jeté ma vie errante et
proscrite, journal qu'hélas! tu ne liras peut-être jamais, mon Éva
bien-aimée, j'éprouve une sensation, à la fois douce et cruelle,
car cela me console de causer ainsi avec toi, et pourtant mes
regrets ne sont jamais plus amers que lorsque je te parle ainsi
sans te voir.

«Enfin, si ces pages tombent sous tes yeux, ton généreux coeur
battra au nom de l'être intrépide à qui aujourd'hui j'ai dû la
vie, à qui je devrai peut-être ainsi le bonheur de te revoir un
jour... toi et mon enfant, car il vit, n'est-ce pas, notre enfant?
Il faut que je le croie; sans cela, pauvre femme, quelle serait
ton existence, au fond de ton affreux exil... Cher ange, il doit
avoir maintenant _quatorze ans... _Comment est-il? Il te
ressemble, n'est-ce pas? il a tes grands et beaux yeux bleus...
Insensé que je suis!... Combien de fois, dans ce long journal, je
t'ai déjà fait involontairement cette folle question à laquelle tu
ne dois pas répondre!... Combien de fois... je dois te la faire
encore!... Tu apprendras donc à notre enfant à prononcer et à
aimer le nom un peu barbare de _Djalma._»

-- Djalma, dit Rose, les yeux humides, en interrompant sa lecture.

-- Djalma, reprit Blanche partageant l'émotion de sa soeur. Oh!
nous ne l'oublierons jamais, ce nom.

-- Et vous aurez raison, mes enfants, car il paraît que c'est
celui d'un fameux soldat, quoique bien jeune. Continuez, ma petite
Rose.

«Je t'ai raconté dans les feuilles précédentes, ma chère Éva,
reprit Rose, les deux bonnes journées que nous avions eues ce
mois-ci; les troupes de mon vieil ami le prince indien, de mieux
en mieux disciplinées à l'européenne, ont fait merveille. Nous
avons culbuté les Anglais, et ils ont été forcés d'abandonner une
partie de ce malheureux pays envahi par eux au mépris de tout
droit, de toute justice et qu'ils continuent de ravager sans
pitié; car ici, guerre anglaise, c'est dire trahison, pillage et
massacre. Ce matin, après une marche pénible au milieu des rochers
et des montagnes, nous apprenons par nos éclaireurs que des
renforts arrivent à l'ennemi, et qu'il s'apprête à reprendre
l'offensive; il n'était plus qu'à quelques lieues; un engagement
devenait inévitable: mon vieil ami le prince indien, père de mon
sauveur, ne demandait qu'à marcher au feu. L'affaire a commencé
sur les trois heures; elle a été sanglante, acharnée. Voyant chez
les nôtres un moment d'indécision, car ils étaient bien inférieurs
en nombre, et les renforts des Anglais se composaient des troupes
fraîches, j'ai chargé à la tête de notre petite réserve de
cavalerie.

«Le vieux prince était au centre, se battant comme il se bat:
intrépidement. Son fils Djalma, âgé de dix-huit ans à peine, brave
comme son père, ne me quittait pas; au moment le plus chaud de
l'engagement, mon cheval est tué, roule avec moi dans une ravine
que je côtoyais, et je me trouve si sottement engagé sous lui,
qu'un moment je me suis cru la cuisse cassée.»

-- Pauvre père! dit Blanche.

-- Heureusement, cette fois, il ne lui sera arrivé rien de
dangereux, grâce à Djalma. Vois-tu, Dagobert, reprit Rose, que je
retiens bien le nom. Et elle continua:

«Les Anglais croyaient qu'après m'avoir tué (opinion très
flatteuse pour moi) ils auraient facilement raison de l'armée du
prince; aussi, un officier de cipayes et cinq ou six soldats
irréguliers, lâches et féroces brigands, me voyant rouler dans le
ravin, s'y précipitent pour m'achever... Au milieu du feu et de la
fumée, nos montagnards, emportés par l'ardeur, n'avaient pas vu ma
chute; mais Djalma ne me quittait pas, il sauta dans le ravin pour
me secourir, et sa froide intrépidité m'a sauvé la vie; il avait
gardé les deux coups de sa carabine: de l'un, il étend l'officier
raide mort, de l'autre, il casse le bras d'un _irrégulier _qui
m'avait déjà percé la main d'un coup de baïonnette. Mais rassure-
toi, ma bonne Éva, ce n'est rien... une égratignure...

-- Blessé... encore blessé, mon Dieu! s'écria Blanche en joignant
les mains et en interrompant sa soeur.

-- Rassurez-vous, dit Dagobert, ça n'aura été, comme dit le
général, qu'une égratignure: car autrefois les blessures qui
n'empêchaient pas de se battre, il les appelait des _blessures
blanches... _Il n'y a que lui pour trouver des mots pareils.

«Djalma me voyant blessé, reprit Rose en essuyant ses yeux, se
sert de sa lourde carabine comme d'une massue, et fait reculer les
soldats; mais, à ce moment, je vois un nouvel assaillant, abrité
derrière un massif de bambous dominant le ravin, abaisser
lentement son long fusil, poser le canon entre deux branches,
souffler sur la mèche, ajuster Djalma, et le courageux enfant
reçoit une balle dans la poitrine, sans que mes cris aient pu
l'avertir... Se sentant frappé, il recule malgré lui de deux pas,
tombe sur un genou, mais tenant toujours ferme et tâchant de me
faire un rempart de son corps... Tu conçois ma rage, mon
désespoir; malheureusement mes efforts pour me dégager étaient
paralysés par une douleur atroce que je ressentais à la cuisse.
Impuissant et désarmé, j'assistai donc pendant quelques secondes à
cette lutte inégale. Djalma perdait beaucoup de sang! son bras
faiblissait! déjà un des _irréguliers, _excitant les autres de la
voix, décrochait de sa ceinture une sorte d'énorme et lourde serpe
qui tranche la tête d'un seul coup, lorsque arrivent une douzaine
de nos montagnards ramenés par le mouvement du combat. Djalma est
délivré à son tour; on me dégage: au bout d'un quart d'heure, j'ai
pu remonter à cheval. L'avantage nous est encore resté
aujourd'hui, malgré bien des pertes. Demain, l'affaire sera
décisive, car les feux du bivouac anglais se voient d'ici...
Voilà, ma tendre Éva, comment j'ai dû la vie à cet enfant.
Heureusement sa blessure ne donne aucune inquiétude; la balle a
dévié et glissé le long des côtes.»

-- Ce brave garçon aura dit, comme le général: _Blessure blanche,
_dit Dagobert.

«Maintenant, ma chère Éva, reprit Rose, il faut que tu connaisses,
au moins par ce récit, cet intrépide Djalma; il a dix-huit ans à
peine. D'un mot je te peindrai cette noble et vaillante nature;
dans son pays, on donne quelquefois des surnoms; dès quinze ans,
on l'appelait le _Généreux, _généreux de coeur et d'âme, s'entend;
par une coutume du pays, coutume bizarre et touchante, ce surnom a
remonté à son père, que l'on appelle _le Père du Généreux, _et qui
pourrait à bon droit s'appeler _le Juste, _car ce vieil Indien est
un type rare de loyauté chevaleresque, de fière indépendance. Il
aurait pu, comme tant d'autres pauvres princes de ce pays, se
courber humblement sous l'exécrable despotisme anglais, marchander
l'abandon de sa souveraineté et se résigner devant la force. Lui,
non: _Mon droit tout entier, ou une fosse dans les montagnes où je
suis né. _Telle est sa devise. Ce n'est pas forfanterie; c'est
conscience de ce qui est droit et juste. «Mais vous serez brisé
dans la lutte, lui ai-je dit? -- _Mon ami, si pour vous forcer à
une action honteuse, on vous disait: Cède ou meurs?»_, me demanda-
t-il. De ce jour, je l'ai compris, et je me suis voué corps et âme
à cette cause toujours sacrée du faible contre le fort. Tu vois,
mon Éva, que Djalma se montre digne d'un tel père. Ce jeune Indien
est d'une bravoure si héroïque, si superbe, qu'il combat comme un
jeune Grec du temps de Léonidas, la poitrine nue, tandis que les
autres soldats de son pays, qui en effet restent habituellement
les épaules, les bras et la poitrine découverts, endossent pour la
guerre une casaque assez épaisse; la folle intrépidité de cet
enfant m'a rappelé le roi de Naples, dont je t'ai si souvent
parlé, et que j'ai vu cent fois à notre tête dans les charges les
plus périlleuses, ayant pour toute armure une cravache à la main.

-- Celui-là est encore un de ceux dont je vous parlais, et que
l'empereur s'amusait à faire jouer au monarque, dit Dagobert. J'ai
vu un officier prussien prisonnier, à qui cet enragé roi de Naples
avait cinglé la figure d'un coup de cravache; la marque y était
bleue et rouge. Le Prussien disait, en jurant, qu'il était
déshonoré, qu'il aurait mieux aimé un coup de sabre... Je le crois
bien... diable de monarque! il ne connaissait qu'une chose:
_marcher droit au canon; _dès qu'on canonnait quelque part, on
aurait dit que ça l'appelait par tous ses noms, et il accourait en
disant: «Présent!...» Si je vous parle de lui, mes enfants, c'est
qu'il répétait à qui voulait l'entendre: «Personne n'entamera un
carré que le général Simon ou moi n'entamerions pas.»

Rose continua:

«J'ai remarqué avec peine que, malgré son jeune âge, Djalma avait
souvent des accès de mélancolie profonde. Parfois, j'ai surpris
entre son père et lui des regards singuliers... Malgré notre
attachement mutuel, je crois que tous deux me cachent quelque
triste secret de famille, autant que j'en ai pu juger par
plusieurs mots échappés à l'un et à l'autre: il s'agit d'un
événement bizarre, auquel leur imagination naturellement rêveuse
et exaltée aura donné un caractère surnaturel.

«Du reste, tu sais, mon amie, que nous avons perdu le droit de
sourire de la crédulité d'autrui... moi, depuis la campagne de
France, où il m'est arrivé cette aventure si étrange, que je ne
puis encore m'expliquer...»

-- C'est celle de cet homme qui s'est jeté devant la bouche du
canon... dit Dagobert.

«Toi, reprit la jeune fille en reprenant la lecture, toi, ma chère
Éva, depuis les visites de cette femme jeune et belle que ta mère
prétendait avoir aussi vue chez sa mère, quarante ans
auparavant...

Les orphelines regardèrent le soldat avec étonnement.

-- Votre mère ne m'avait jamais parlé de cela... ni le général non
plus... mes enfants; ça me semble aussi singulier qu'à vous.

Rose reprit avec une émotion et une curiosité croissantes:

«Après tout, ma chère Éva, souvent les choses en apparence très
extraordinaires s'expliquent par un hasard, une ressemblance ou un
jeu de la nature. Le merveilleux n'étant toujours qu'une illusion
d'optique, ou le résultat d'une imagination déjà frappée, il
arrive un moment où ce qui semblait surhumain ou surnaturel se
trouve l'événement le plus humain et le plus naturel du monde;
aussi je ne doute pas que ce que nous appelions nos _prodiges
_n'ait tôt ou tard ce dénouement terre à terre.»

-- Vous voyez, mes enfants, cela paraît d'abord merveilleux... et
au fond... c'est tout simple... ce qui n'empêche pas que pendant
longtemps on n'y comprend rien...

-- Puisque notre père le dit, il faut le croire, et ne pas nous
étonner; n'est-ce pas, ma soeur?

-- Non, puisqu'un jour cela s'explique.

-- Au fait, dit Dagobert après un moment de réflexion, une
supposition? Vous vous ressemblez tellement, n'est-ce pas, mes
enfants? que quelqu'un qui n'aurait pas l'habitude de vous voir
chaque jour vous prendrait facilement l'une pour l'autre... Eh
bien! s'il ne savait pas que vous êtes, pour ainsi dire, doubles,
voyez dans quels étonnements il pourrait se trouver... Bien sûr,
il croirait au diable, à propos de bons petits anges comme vous.

-- Tu as raison, Dagobert; comme cela bien des choses
s'expliquent, ainsi que le dit notre père. Et Rose continua de
lire:

«Du reste, ma tendre Éva, c'est avec quelque fierté que je songe
que Djalma a du sang français dans les veines; son père a épousé,
il y a plusieurs années, une jeune fille dont la famille,
d'origine française, était depuis très longtemps établie à
Batavia, dans l'île de Java. Cette parité de position entre mon
vieil ami et moi a augmenté ma sympathie pour lui, car ta famille
aussi, mon Éva, est d'origine française, et depuis bien longtemps
établie à l'étranger; malheureusement, le pauvre prince a perdu
depuis plusieurs années cette femme qu'il adorait!

«Tiens, mon Éva bien-aimée, ma main tremble en écrivant ces mots:
je suis faible, je suis fou... mais, hélas! mon coeur se serre, se
brise... Si un pareil malheur m'arrivait!... Oh, mon Dieu! et
notre enfant... que deviendrait-il sans toi... sans moi... dans ce
pays barbare!... Non! non! cette crainte est insensée... Mais
quelle horrible torture!... car enfin, où es-tu? que fais-tu? que
deviens-tu?... Pardon... de ces noires pensées... souvent elles me
dominent malgré moi... Moments funestes... affreux... car,
lorsqu'ils ne m'obsèdent pas, je me dis: Je suis proscrit,
malheureux; mais au moins, à l'autre bout du monde, deux coeurs
battent pour moi, le tien, mon Éva, et celui de notre enfant...»

Rose put à peine achever ces derniers mots; depuis quelques
instants, sa voix était entrecoupée de sanglots. Il y avait en
effet un douloureux accord entre les craintes du général Simon et
la triste réalité; et puis, quoi de plus touchant que ces
confidences écrites le soir d'une bataille, au feu du bivouac, par
le soldat qui tâchait de tromper ainsi le chagrin d'une séparation
si pénible, mais qu'il ne savait pas alors devoir être éternelle!

-- Pauvre général... il ignore notre malheur, dit Dagobert, après
un moment de silence, mais il ignore aussi qu'au lieu d'un enfant,
il y en a deux... ce sera du moins une consolation... Mais, tenez,
Blanche, continuez de lire, je crains que cela ne fatigue votre
soeur... elle est trop émue... Et puis, après tout, il est juste
que vous partagiez le plaisir et le chagrin de cette lecture.

Blanche prit la lettre, et Rose, essuyant ses yeux pleins de
larmes, appuya à son tour sa jolie tête sur l'épaule de sa soeur,
qui continua de la sorte:

«Je suis plus calme maintenant, ma tendre Éva; un moment j'ai
cessé d'écrire, et j'ai chassé ces noires idées: reprenons notre
entretien.

«Après avoir ainsi longuement causé de l'Inde avec toi, je te
parlerai un peu de l'Europe; hier au soir, un de nos gens, homme
très sûr, a rejoint nos avant-postes; il m'apportait une lettre
arrivée de France à Calcutta; enfin, j'ai des nouvelles de mon
père, mon inquiétude a cessé. Cette lettre est datée du mois
d'août de l'an passé. J'ai vu, par son contenu, que plusieurs
autres lettres auxquelles il fait allusion ont été retardées ou
égarées; car depuis près de deux ans je n'en avais pas reçu; aussi
étais-je dans une inquiétude mortelle à son sujet. Excellent père!
toujours le même; l'âge ne l'a pas affaibli, son caractère est
aussi énergique, sa santé aussi robuste que par le passé, me dit-
il; toujours fidèle à ses austères idées républicaines, et
espérant beaucoup... Car, dit-il, _les temps sont proches, _et il
souligne ces mots... Il me donne aussi, comme tu vas le voir, de
bonnes nouvelles de la famille de notre vieux Dagobert... de notre
ami... Vrai, ma chère Éva, mon chagrin est moins amer... quand je
pense que cet excellent homme est auprès de toi; car je le
connais, il t'aura accompagnée dans ton exil. Quel coeur d'or...
sous sa rude écorce de soldat!... Comme il doit aimer notre
enfant!...»

Ici, Dagobert toussa deux ou trois fois, se baissa et eut l'air de
chercher par terre son petit mouchoir à carreaux rouges et bleus
qui était sur son genou. Il resta ainsi quelques instants courbé.
Quand il se releva il essuyait sa moustache.

-- Comme notre père te connaît bien!...

-- Comme il a deviné que tu nous aimes!...

-- Bien, bien, mes enfants, passons cela... Arrivez tout de suite
à ce que dit le général de mon petit Agricol et de Gabriel, le
fils adoptif de ma femme... Pauvre femme, quand je pense que, dans
trois mois peut-être... Allons, enfants, lisez, lisez... ajouta le
soldat, voulant contenir son émotion.

«J'espère toujours malgré moi, ma chère Éva, que peut-être un jour
ces feuilles te parviendront, et dans ce cas je veux y écrire ce
qui peut aussi intéresser Dagobert. Ce sera pour lui une
consolation d'avoir quelques nouvelles de sa famille. Mon père,
toujours chef d'atelier chez l'excellent M. Hardy, m'apprend que
celui-ci aurait pris dans sa maison le fils de notre vieux
Dagobert; Agricol travaille dans l'atelier de mon père, qui en est
enchanté; c'est, me dit-il, un grand et vigoureux garçon, qui
manie comme une plume son lourd marteau de forgeron; aussi gai
qu'intelligent et laborieux, c'est le meilleur ouvrier de
l'établissement, ce qui ne l'empêche pas, le soir, après sa rude
journée de travail, lorsqu'il revient auprès de sa mère qu'il
adore, de faire des chansons et des vers patriotiques des plus
remarquables. Sa poésie est remplie d'énergie et d'élévation; on
ne chante pas autre chose à l'atelier et ses refrains échauffent
les coeurs les plus froids et les plus timides.»

-- Comme tu dois être fier de ton fils, Dagobert! lui dit Rose
avec admiration. Il fait des chansons!

-- Certainement, c'est superbe... mais ce qui me flatte surtout,
c'est qu'il est bon pour sa mère, et qu'il manie vigoureusement le
marteau... Quant aux chansons, avant qu'il ait fait le _Réveil du
peuple _et la _Marseillaise... _il aura joliment battu du fer;
mais c'est égal, où ce diable d'Agricol aura-t-il appris cela?
Sans doute à l'école, où, comme vous allez le voir, il allait avec
Gabriel, son frère adoptif.

Au nom de Gabriel, qui leur rappelait l'être idéal qu'elles
nommaient leur ange gardien, la curiosité des jeunes filles fut
vivement excitée, Blanche redoubla d'attention en continuant
ainsi:

«Le frère adoptif d'Agricol, ce pauvre enfant abandonné que la
femme de notre bon Dagobert a si généreusement recueilli, offre,
me dit mon père, un grand contraste avec Agricol, non pour le
coeur, car ils ont tous deux le coeur excellent; mais autant
Agricol est vif, joyeux, actif, autant Gabriel est mélancolique et
rêveur. Du reste, ajoute mon père, chacun d'eux a, pour ainsi
dire, la figure de son caractère: Agricol est brun, grand et
fort... il a l'air joyeux et hardi; Gabriel, au contraire, est
frêle, blond, timide comme une jeune fille, et sa figure a une
expression de douceur angélique...»

Les orphelines se regardèrent toutes surprises; puis, tournant
vers Dagobert leurs figures ingénues, Rose lui dit:

-- As-tu entendu, Dagobert? Notre père dit que ton Gabriel est
blond et qu'il a une figure d'ange. Mais c'est tout comme le
nôtre...

-- Oui, oui, j'ai bien entendu, c'est pour cela que votre rêve me
surprenait.

-- Je voudrais bien savoir s'il a aussi des yeux bleus? dit Rose.

-- Pour ça, mes enfants, quoique le général n'en dise rien, j'en
répondrais; ces blondins, ça a toujours les yeux bleus; mais,
bleus ou noirs, il ne s'en servira guère pour regarder les jeunes
filles en face; continuer, vous allez voir pourquoi.

Blanche reprit: «La figure de Gabriel a une expression d'une
douceur angélique; un des frères des écoles chrétiennes, où il
allait, ainsi qu'Agricol et d'autres enfants du quartier, frappé
de son intelligence et de sa bonté, a parlé de lui à un protecteur
haut placé, qui s'est intéressé à lui, l'a placé dans un
séminaire, et depuis deux ans Gabriel est prêtre; il se destine
aux missions étrangères, et il doit bientôt partir pour
l'Amérique...»

-- Ton Gabriel est prêtre?... dit Rose en regardant Dagobert.

-- Et le nôtre est un ange, ajouta Blanche.

-- Ce qui prouve que le vôtre a un grade de plus que le mien;
c'est égal, chacun son goût; il y a des braves gens partout; mais
j'aime mieux que ce soit Gabriel qui ait choisi la robe noire. Je
préfère voir mon garçon, à moi, les bras nus, un marteau à la main
et un tablier de cuir autour du corps, ni plus ni moins que votre
vieux grand-père, mes enfants, autrement dit le père du maréchal
Simon, duc de Ligny; car, après tout, le général est duc et
maréchal par la grâce de l'empereur; maintenant, terminez votre
lecture.

-- Hélas! oui, dit Blanche, il n'y a plus que quelques lignes.

Et elle reprit:

«Ainsi donc, ma chère et tendre Éva, si ce journal te parvient, tu
pourras rassurer Dagobert sur le sort de sa femme et de son fils,
qu'il a quittés pour nous. Comment jamais reconnaître un pareil
sacrifice? Mais je suis tranquille, ton bon et généreux coeur aura
su le dédommager...

«Adieu... et encore adieu pour aujourd'hui, mon Éva bien-aimée;
pendant un instant, je viens d'interrompre ce jour pour aller
jusqu'à la tente de Djalma; il dormait paisiblement, son père le
veillait; d'un signe il m'a rassuré. L'intrépide jeune homme ne
court plus aucun danger. Puisse le combat de demain l'épargner
encore!... Adieu, ma tendre Éva; la nuit est silencieuse et calme,
les feux du bivouac s'éteignent peu à peu; nos pauvres montagnards
reposent, après cette sanglante journée; je n'entends d'heure en
heure que le cri lointain de nos sentinelles... Ces mots étrangers
m'attristent encore; ils me rappellent ce que j'oublie parfois en
t'écrivant... que je suis au bout du monde et séparé de toi... de
mon enfant! Pauvres êtres chéris! quel est... quel sera votre
sort? Ah! si du moins je pouvais vous envoyer à temps cette
médaille qu'un hasard funeste m'a fait emporter de Varsovie, peut-
être obtiendrais-tu d'aller en France, ou du moins d'y envoyer ton
enfant avec Dagobert; car tu sais de quelle importance... Mais à
quoi bon ajouter ce chagrin à tous les autres?... Malheureusement,
les années se passent... le jour fatal arrivera, et ce dernier
espoir, dans lequel je vis pour vous, me sera enlevé; mais je ne
veux pas finir ce jour par une pensée triste. Adieu, mon Éva bien-
aimée! presse notre enfant sur ton coeur, couvre-le de tous les
baisers que je vous envoie à tous deux du fond de l'exil.

«À demain, après le combat.»

À cette touchante lecture succéda un assez long silence. Les
larmes de Rose et de Blanche coulèrent lentement. Dagobert, le
front appuyé sur sa main, était aussi douloureusement absorbé.

Au dehors, le vent augmentait de violence; une pluie épaisse
commençait à fouetter les vitres sonores; le plus profond silence
régnait dans l'auberge.

* * * *

Pendant que les filles du général Simon lisaient avec une si
touchante émotion quelques fragments du journal de leur père, une
scène mystérieuse, étrange, se passait dans l'intérieur de la
ménagerie du dompteur de bêtes.



IX. Les cages.

Morok venait de s'armer; par-dessus sa veste de peau de daim, il
avait revêtu sa cote de mailles, tissu d'acier souple comme la
toile, dure comme le diamant; recouvrant ensuite ses bras de
brassards, ses jambes de jambards, ses pieds de bottines ferrées,
et dissimulant cet attirail défensif sous un large pantalon et
sous une ample pelisse soigneusement boutonnée, il avait pris à la
main une longue tige de fer chauffée à blanc, emmanchée dans une
poignée de bois.

Quoique depuis longtemps domptés par l'adresse et par l'énergie du
Prophète, son tigre Caïn, son lion Judas et sa panthère noire la
Mort avaient voulu, dans quelques accès de révolte, essayer sur
lui leurs dents et leurs ongles; mais, grâce à l'armure cachée par
sa pelisse, ils avaient émoussé leurs ongles sur un épiderme
d'acier, ébréché leurs dents sur des bras et des jambes de fer,
tandis qu'un léger coup de badine métallique de leur maître
faisait fumer et grésiller leur peau, en la sillonnant d'une
brûlure profonde. Reconnaissant l'inutilité de leurs morsures, ces
animaux, doués d'une grande mémoire, comprirent que désormais ils
essayeraient en vain leurs griffes et leurs mâchoires sur un être
invulnérable. Leur soumission craintive s'augmenta tellement, que,
dans ses exercices publics, leur maître, au moindre mouvement
d'une petite baguette recouverte de papier de couleur de feu, les
faisait ramper et se coucher épouvantés.

Le Prophète, armé avec soin, tenant à la main le fer chauffé à
blanc par Goliath, était donc descendu par la trappe du grenier
qui s'étendait au-dessus du vaste hangar où l'on avait déposé les
cages de ses animaux: une simple cloison de planches séparait ce
hangar de l'écurie des chevaux du dompteur de bêtes.

Un fanal à réflecteur jetait sur les cages une vive lumière. Elles
étaient au nombre de quatre. Un grillage de fer, largement espacé,
garnissait leurs faces latérales. D'un côté, ce grillage tournait
sur des gonds comme une porte, afin de donner passage aux animaux
que l'on y renfermait; le parquet des loges reposait sur deux
essieux et quatre petites roulettes de fer; on les traînait ainsi
facilement jusqu'au grand chariot couvert où on les plaçait
pendant les voyages. L'une d'elles était vide, les trois autres
renfermaient, comme on sait, une panthère, un tigre et un lion. La
panthère, originaire de Java, semblait mériter ce nom lugubre, LA
MORT, par son aspect sinistre et féroce. Complètement noire, elle
se tenait tapie et ramassée sur elle-même au fond de sa cage; la
couleur de sa robe se confondant avec l'obscurité qui l'entourait,
on ne distinguait pas son corps, on voyait seulement dans l'ombre
deux lueurs ardentes et fixes: deux larges prunelles d'un jaune
phosphorescent, qui ne s'allumaient pour ainsi dire qu'à la nuit,
car tous ces animaux de la race féline n'ont l'entière lucidité de
leur vue qu'au milieu des ténèbres.

Le Prophète était entré silencieusement dans l'écurie; le rouge
sombre de sa longue pelisse contrastait avec le blond mat et
jaunâtre de sa chevelure raide et de sa longue barbe; le fanal,
placé assez haut, éclairait complètement cet homme, et la crudité
de la lumière, opposée à la dureté des ombres, accentuait
davantage encore les plans heurtés de sa figure osseuse et
farouche. Il s'approcha lentement de la cage. Le cercle blanc qui
entourait sa fauve prunelle semblait s'agrandir: son oeil luttait
d'éclat et d'immobilité avec l'oeil étincelant et fixe de la
panthère... Toujours accroupie dans l'ombre, elle subissait déjà
l'influence du regard fascinateur de son maître; deux ou trois
fois elle ferma brusquement ses paupières, en faisant entendre un
sourd râlement de colère; puis bientôt ses yeux, rouverts comme
malgré elle, s'attachèrent invinciblement sur ceux du Prophète.
Alors les oreilles rondes de la Mort se collèrent à son crâne
aplati comme celui d'une vipère; la peau de son front se rida
convulsivement; elle contracta son mufle hérissé de longues soies,
et par deux fois ouvrit silencieusement sa gueule armée de crocs
formidables. De ce moment, une sorte de rapport magnétique sembla
s'établir entre les regards de l'homme et ceux de la bête. Le
Prophète étendit vers la cage sa tige d'acier chauffée à blanc, et
dit d'une voix brève et impérieuse:

-- La Mort... ici!

La panthère se leva, mais s'écrasa tellement que son ventre et ses
coudes rasaient le plancher. Elle avait trois pieds de haut et
près de cinq pieds de longueur; son échine élastique et charnue,
ses jarrets aussi descendus, aussi larges que ceux d'un cheval de
course, sa poitrine profonde, ses épaules énormes et saillantes,
ses pattes nerveuses et trapues, tout annonçait que ce terrible
animal joignait la vigueur à la souplesse, la force à l'agilité.

Morok, sa baguette de fer toujours étendue vers la cage, fit un
pas vers la panthère... La panthère fit un pas vers le Prophète...
Il s'arrêta... La Mort s'arrêta.

À ce moment, le tigre Judas, auquel Morok tournait le dos, fit un
bond violent dans sa cage, comme s'il eût été jaloux de
l'attention que son maître portait à la panthère; il poussa un
grognement rauque, et, levant sa tête, montra le dessous de sa
redoutable mâchoire triangulaire et son puissant poitrail d'un
blanc sale, où venaient se fondre les tons cuivrés de sa robe
fauve rayée de noir; sa queue, pareille à un gros serpent
rougeâtre annelé d'ébène, tantôt se collait à ses flancs, tantôt
les battait par un mouvement lent et continu; ses yeux, d'un vert
transparent et lumineux, s'arrêtèrent sur le Prophète. Telle était
l'influence de cet homme sur ses animaux, que Judas cessa presque
aussitôt son grondement, comme s'il eût été effrayé de sa
témérité; cependant sa respiration resta haute et bruyante. Morok
se tourna vers lui; pendant quelques secondes, il l'examina très
attentivement. La panthère, n'étant plus soumise à l'influence du
regard de son maître, retourna se tapir dans l'ombre.

Un craquement à la fois strident et saccadé, pareil à celui que
font les grands animaux en rongeant un corps dur, s'étant fait
entendre dans la cage du lion Caïn, attira l'attention du
Prophète; laissant le tigre, il fit un pas vers l'autre loge. De
ce lion on ne voyait que la croupe monstrueuse d'un roux jaunâtre:
ses cuisses étaient repliées sous lui, son épaisse crinière
cachait entièrement sa tête; à la tension et aux tressaillements
des muscles de ses reins, à la saillie de ses vertèbres, on
devinait facilement qu'il faisait de violents efforts avec sa
gueule et ses pattes de devant.

Le Prophète, inquiet, s'approcha de la cage, craignant que, malgré
ses ordres, Goliath n'eût donné au lion quelques os à ronger...
Pour s'en assurer, il dit d'une voix brève et ferme:

-- Caïn!!

 Caïn ne changea pas de position.

-- Caïn... ici! reprit Morok d'une voix plus haute.

Inutile appel, le lion ne bougea pas et le craquement continua.

-- Caïn... ici! dit une troisième fois le prophète; mais en
prononçant ces mots, il appuya le bout de sa tige d'acier brûlante
sur la hanche du lion.

À peine un léger sillon de fumée courut-il sur le pelage roux de
Caïn, que, par une volte de prestesse incroyable, il se retourna
et se précipita sur le grillage, non pas en rampant, mais d'un
bond, et pour ainsi dire debout, superbe... effrayant à voir. Le
Prophète se trouvant à l'angle de la cage, Caïn, dans sa fureur,
s'était dressé en profil afin de faire face à son maître, appuyant
ainsi son large flanc aux barreaux, à travers lesquels il passa
jusqu'au coude son bras énorme, aux muscles renflés, et au moins
aussi gros que la cuisse de Goliath.

-- Caïn!! à bas!! dit le Prophète en se rapprochant vivement.

Le lion n'obéissait pas encore... ses lèvres, retroussées par la
colère, laissaient voir des crocs aussi larges, aussi longs, aussi
aigus que des défenses de sanglier. Du bout de son fer brûlant,
Morok effleura les lèvres de Caïn... À cette cuisante brûlure,
suivie d'un appel imprévu de son maître, le lion, n'osant rugir,
gronda sourdement, et ce grand corps retomba, affaissé sur lui-
même, dans une attitude pleine de soumission et de crainte.

Le Prophète décrocha le fanal afin de regarder ce que Caïn
rongeait: c'était une des planches du parquet de sa cage, qu'il
était parvenu à soulever, et qu'il broyait entre ses dents pour
tromper sa faim.

Pendant quelques instants le plus profond silence régna dans la
ménagerie. Le Prophète, les mains derrière le dos, passait d'une
cage à l'autre, observant ses animaux d'un air inquiet et sagace,
comme s'il eût hésité à faire parmi eux un choix important et
difficile. De temps à autre il prêtait l'oreille en s'arrêtant
devant la grande porte du hangar, qui donnait sur la cour de
l'auberge.

Cette porte s'ouvrit, Goliath parut; ses habits ruisselaient
d'eau.

-- Eh bien?... lui dit le Prophète.

-- Ça n'a pas été sans peine... Heureusement la nuit est noire, il
fait grand vent et il pleut à verse.

-- Aucun soupçon?

-- Aucun, maître; vos renseignements étaient bons; la porte du
cellier s'ouvre sur les champs, juste au-dessous de la fenêtre des
fillettes. Quand vous avez sifflé pour me dire qu'il était temps,
je suis sorti avec un tréteau que j'avais apporté; je l'avais
appuyé au mur, j'ai monté dessus; avec mes six pieds, ça m'en
faisait neuf, je pouvais m'accouder sur la fenêtre; j'ai pris la
persienne d'une main, le manche de mon couteau de l'autre, et, en
même temps que je cassais deux carreaux, j'ai poussé la persienne
de toutes mes forces...

-- Et l'on a cru que c'était le vent?

-- On a cru que c'était le vent. Vous voyez que la brute n'est pas
si brute... Le coup fait, je suis vite rentré dans le cellier en
emportant mon tréteau... Au bout de peu de temps, j'ai entendu la
voix du vieux... j'avais bien fait de me dépêcher.

-- Oui, quand je t'ai sifflé, il venait d'entrer dans la salle où
l'on soupe; je l'y croyais pour plus de temps.

-- Cet homme-là n'est pas fait pour rester longtemps à souper, dit
le géant avec mépris. Quelques moments après que les carreaux ont
été cassés... le vieux a ouvert la fenêtre et a appelé son chien
en lui disant: «Saute...» J'ai tout de suite couru à l'autre bout
du cellier; sans cela le maudit chien m'aurait éventé derrière la
porte.

-- Le chien est maintenant enfermé dans l'écurie où est le cheval
du vieillard... continue.

-- Quand j'ai entendu refermer le persienne et la fenêtre, je suis
de nouveau sorti du cellier, j'ai replacé mon tréteau et je suis
remonté; tirant doucement le loquet de la persienne, je l'ai
ouverte, mais les deux carreaux étaient bouchés avec les pans
d'une pelisse, j'entendais parler et je ne voyais rien; j'ai
écarté un peu le manteau et j'ai vu... Les fillettes dans leur lit
me faisaient face... le vieux, assis à leur chevet, me tournait le
dos.

-- Et son sac... son sac? ceci est l'important.

-- Son sac était près de la fenêtre, sur une table à côté de la
lampe; j'aurais pu y toucher en allongeant le bras.

-- Qu'as-tu entendu?

-- Comme vous m'aviez dit de ne penser qu'au sac, je ne me
souviens que de ce qui regardait le sac; le vieux a dit que dedans
il y avait ses papiers, des lettres d'un général, son argent et sa
croix.

-- Bon... ensuite?

-- Comme ça m'était difficile de tenir la pelisse écartée du trou
du carreau, elle m'a échappé... J'ai voulu la reprendre, j'ai trop
avancé la main, et une des fillettes... l'aura vue... car elle a
crié en montrant la fenêtre.

-- Misérable!... tout est manqué!... s'écria le Prophète en
devenant pâle de colère.

-- Attendez donc... non, tout n'est pas manqué. En entendant
crier, j'ai sauté au bas de mon tréteau, j'ai regagné le cellier;
comme le chien n'était plus là, j'ai laissé la porte entr'ouverte,
j'ai entendu ouvrir la fenêtre, et j'ai vu, à la lueur, que le
vieux avançait la lampe en dehors; il a regardé, il n'y avait pas
d'échelle; la fenêtre est trop haute pour qu'un homme de taille
ordinaire y puisse atteindre...

-- Il aura cru que c'était le vent... comme la première fois... Tu
es moins maladroit que je ne croyais.

-- Le loup s'est fait renard, vous l'avez dit... Quand j'ai su où
était le sac, l'argent et les papiers, ne pouvant mieux faire pour
le moment, je suis revenu... et me voilà.

-- Monte me chercher la pique de frêne la plus longue...

-- Oui, maître.

-- Et la couverture de drap rouge...

-- Oui, maître.

-- Va.

Goliath monta l'échelle; arrivé au milieu, il s'arrêta.

-- Maître, vous ne voulez pas que je descende... un morceau de
viande pour la Mort?... Vous verrez qu'elle me gardera rancune...
Elle mettra tout sur mon compte... Elle n'oublie rien... et à la
première occasion...

-- La pique et la couverture! répondit le prophète d'une voix
impérieuse.

Pendant que Goliath, jurant entre ses dents, exécutait ses ordres,
Morok alla entr'ouvrir la grande porte du hangar, regarda dans la
cour et écouta de nouveau.

-- Voici la pique de frêne et la couverture, dit le géant en
redescendant de l'échelle avec ces objets. Maintenant, que faut-il
faire?

-- Retourne au cellier, remonte près de la fenêtre, et quand le
vieillard sortira précipitamment de la chambre...

-- Qui le fera sortir?

-- Il sortira... que t'importe?

-- Après?

-- Tu m'as dit que la lampe était près de la croisée?

-- Tout près... sur la table, à côté du sac.

-- Dès que le vieux quittera la chambre, pousse la fenêtre, fais
tomber la lampe, et si tu accomplis prestement et adroitement ce
qui te restera à exécuter... les dix florins sont à toi... Tu te
rappelles bien tout?...

-- Oui, oui.

-- Les petites filles seront si épouvantées du bruit et de
l'obscurité, qu'elles resteront muettes de terreur.

-- Soyez tranquille, le loup s'est fait renard, il se fera
serpent.

-- Ce n'est pas tout.

-- Quoi encore?

-- Le toit de ce hangar n'est pas élevé, la lucarne du grenier est
d'un abord facile... la nuit est noire... au lieu de rentrer par
la porte...

-- Je rentrerai par la lucarne.

-- Et sans bruit.

-- En vrai serpent.

Et le géant sortit.

-- Oui! se dit le Prophète après un assez long silence, ces moyens
sont sûrs... Je n'ai pas dû hésiter... Aveugle et obscur
instrument... j'ignore le motif des ordres que j'ai reçus; mais
d'après les recommandations qui les accompagnent... mais d'après
la position de celui qui me les a transmis, il s'agit, je n'en
doute pas, d'intérêts immenses... d'intérêts, reprit-il après un
nouveau silence, qui touchent à ce qu'il y a de plus grand... de
plus élevé dans le monde... Mais comment ces deux jeunes filles,
presque mendiantes, comment ce misérable soldat, peuvent-ils
représenter de tels intérêts?... Il n'importe, ajouta-t-il avec
humilité, je suis le bras qui agit... c'est à la tête qui pense et
qui ordonne... de répondre de ses oeuvres...

Bientôt le Prophète sortit du hangar en emportant la couverture
rouge, et se dirigea vers la petite écurie de Jovial; la porte,
disjointe, était à peine fermée par un loquet. À la vue d'un
étranger, Rabat-Joie se jeta sur lui; mais ses dents rencontrèrent
les jambards de fer, et le Prophète, malgré les morsures du chien,
prit Jovial par son licou, lui enveloppa la tête de la couverture
afin de l'empêcher de voir et de sentir, l'emmena hors de
l'écurie, et le fit entrer dans l'intérieur de sa ménagerie, dont
il ferma la porte.


X. La surprise.

Les orphelines, après avoir lu le journal de leur père, étaient
restées pendant quelque temps muettes, tristes et pensives,
contemplant ces feuillets jaunis par le temps. Dagobert, également
préoccupé, songeait à son fils, à sa femme, dont il était séparé
depuis si longtemps, et qu'il espérait bientôt revoir. Le soldat,
rompant le silence qui durait depuis quelques minutes, prit les
feuillets des mains de Blanche, les plia soigneusement, les mit
dans sa poche et dit aux orphelines:

-- Allons, courage, mes enfants... vous voyez quel brave père vous
avez; ne pensez qu'au plaisir de l'embrasser, et rappelez-vous
toujours le nom du digne garçon à qui vous devez ce plaisir; car
sans lui votre père était tué dans l'Inde.

-- Il s'appelle Djalma... Nous ne l'oublierons jamais, dit Rose.

-- Et si notre ange gardien Gabriel revient encore, ajouta
Blanche, nous lui demanderons de veiller sur Djalma comme sur
nous.

-- Bien, mes enfants; pour ce qui est du coeur, je suis sûr de
vous, vous n'oublierez rien... Mais pour revenir au voyageur qui
était venu trouver votre pauvre mère en Sibérie, il avait vu le
général un mois après les faits que vous venez de lire, et au
moment où il allait entrer de nouveau en campagne contre les
Anglais; c'est alors que votre père lui a confié ses papiers et la
médaille.

-- Mais cette médaille, à quoi nous servira-t-elle, Dagobert?

-- Et ces mots gravés dessus, que signifient-ils? reprit Rose en
la tirant de son sein.

-- Dame! mes enfants... cela signifie qu'il faut que le 13 février
1832 nous soyons à Paris, rue Saint-François, numéro trois.

-- Mais pour quoi faire?

-- Votre pauvre mère a été si vite saisie par la maladie, qu'elle
n'a pu me le dire; tout ce que je sais, c'est que cette médaille
lui venait de ses parents; c'était une relique gardée dans sa
famille depuis cent ans et plus.

-- Et comment notre père la possédait-il?

-- Parmi les objets mis à la hâte dans sa voiture lorsqu'il avait
été violemment emmené de Varsovie, se trouvait un nécessaire
appartenant à votre mère, où était cette médaille; depuis, le
général n'avait pu la renvoyer, n'ayant aucun moyen de
communication et ignorant où nous étions.

-- Cette médaille est donc bien importante pour nous?

-- Sans doute, car, depuis quinze ans, jamais je n'avais vu votre
mère plus heureuse que le jour où le voyageur la lui a apportée...
«Maintenant le sort de mes enfants sera peut-être aussi beau qu'il
a été jusqu'ici misérable, me disait-elle devant l'étranger, avec
des larmes de joie dans les yeux; je vais demander au gouverneur
de Sibérie la permission d'aller en France avec mes filles... On
trouvera peut-être que j'ai été assez punie par quinze années
d'exil et par la confiscation de mes biens... Si l'on me refuse...
je resterai; mais on m'accordera au moins d'envoyer mes enfants en
France, où vous les conduirez, Dagobert; vous partirez tout de
suite, car il y a déjà malheureusement bien du temps perdu... et
si vous n'arriviez pas le 13 février prochain, cette cruelle
séparation, ce voyage si pénible, auraient été inutiles.»

-- Comment, un seul jour de retard?...

-- Si nous arrivons le 14 au lieu du 13, il ne serait plus temps,
disait votre mère; elle m'a aussi donné une grosse lettre que je
devais mettre à la poste, pour la France, dans la première ville
que nous traverserions, c'est ce que j'ai fait.

-- Et crois-tu que nous serons à Paris à temps?

-- Je l'espère; cependant, si vous en aviez la force, il faudrait
doubler quelques étapes, car en ne faisant que nos cinq lieues par
jour, et même sans accident, nous n'arriverions à Paris au plus
tôt que vers le commencement de février, et il vaudrait mieux
avoir plus d'avance.

-- Mais, puisque notre père est dans l'Inde, et que, condamné à
mort, il ne peut pas rentrer en France, quand le reverrons-nous
donc?

-- Et où le reverrons-nous?

-- Pauvres enfants, c'est vrai... il y a tant de choses que vous
ne savez pas! Quand le voyageur l'a quitté, le général ne pouvait
pas revenir en France, c'est vrai, mais maintenant il le peut.

-- Et pourquoi le peut-il?

-- Parce que, l'an passé, les Bourbons, qui l'avaient exilé, ont
été chassés à leur tour... la nouvelle en sera arrivée dans
l'Inde, et votre père viendra certainement vous attendre à Paris,
puisqu'il espère que vous et votre mère y serez le 13 février de
l'an prochain.

-- Ah! maintenant je comprends: nous pouvons espérer de le revoir,
dit Rose en soupirant.

-- Sais-tu comment il s'appelle, ce voyageur, Dagobert?

-- Non, mes enfants... mais, qu'il s'appelle Pierre ou Jacques,
c'est un vaillant homme. Quand il a quitté votre mère, elle l'a
remercié en pleurant d'avoir été si dévoué, si bon pour le
général, pour elle, pour ses enfants. Alors il a serré ses mains
dans les siennes, et il lui a dit avec une voix douce qui m'a
remué malgré moi: «Pourquoi me remercier? n'a-t-il pas dit: AIMEZ-
VOUS LES UNS LES AUTRES?»

-- Qui ça, Dagobert?

-- Oui, de qui voulait parler le voyageur?

-- Je n'en sais rien; seulement la manière dont il a prononcé ces
mots m'a frappé, et ce sont les derniers qu'il ait dits.

-- AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES... répéta Rose toute pensive.

-- Comme elle est belle, cette parole!... ajouta Blanche.

-- Et où allait-il, ce voyageur?

-- Bien loin... bien loin dans le Nord, a-t-il répondu à votre
mère. En le voyant s'en aller, elle me disait, en parlant de lui:
«Son langage doux et triste m'a attendrie jusqu'aux larmes;
pendant le temps qu'il m'a parlé, je me sentais meilleure,
j'aimais davantage encore mon mari, mes enfants, et pourtant, à
voir l'expression de la figure de cet étranger, on dirait qu'IL
N'A JAMAIS NI SOURI NI PLEURÉ», ajoutait votre mère. Quand il s'en
est allé, elle et moi, debout à la porte, nous l'avons suivi des
yeux tant que nous avons pu. Il marchait la tête baissée. Sa
marche était lente... calme... ferme... on aurait dit qu'il
comptait ses pas... Et à propos de son pas, j'ai encore remarqué
une chose.

-- Quoi donc, Dagobert?

-- Vous savez que le chemin qui menait à la maison était toujours
humide à cause de la petite source qui débordait...

-- Oui.

-- Eh bien! la marque de ses pas était restée sur la glaise, et
j'ai vu que sous la semelle il y avait des clous arrangés en
croix...

-- Comment donc, en croix?

-- Tenez, dit Dagobert en posant sept fois son doigt sur la
couverture du lit, tenez, ils étaient arrangés ainsi sous son
talon: vous voyez, ça forme une croix.

-- Qu'est-ce que cela peut signifier, Dagobert?

-- Le hasard, peut-être... oui... le hasard, et pourtant, malgré
moi, cette diable de croix qu'il laissait après lui m'a fait
l'effet d'un mauvais présage, car à peine a-t-il été parti que
nous avons été accablés coup sur coup.

-- Hélas! la mort de notre mère...

-- Oui, mais avant... autre chagrin! Vous n'étiez pas encore
venues, elle écrivait sa supplique pour demander la permission
d'aller en France ou de vous y envoyer, lorsque j'entends le galop
d'un cheval; c'était un courrier du gouverneur général de la
Sibérie. Il nous apportait l'ordre de changer de résidence; sous
trois jours, nous devions nous joindre à d'autres condamnés pour
être conduits avec eux à quatre cents lieues plus au nord. Ainsi,
après quinze ans d'exil, on redoublait de cruauté, de persécution
envers votre mère...

-- Et pourquoi la tourmenter ainsi?

-- On aurait dit qu'un mauvais génie s'acharnait contre elle, car
quelques jours plus tard, le voyageur ne nous trouvait plus à
Milosk, ou s'il nous eût retrouvés plus tard, c'était si loin, que
cette médaille et les papiers qu'il apportait ne servaient plus à
rien... puisque, ayant pu partir tout de suite, c'est à peine si
nous arriverons à temps à Paris. «On aurait intérêt à empêcher moi
ou mes enfants d'aller en France, qu'on n'agirait pas autrement,
disait votre mère, car nous exiler maintenant à quatre cents
lieues plus loin, c'est rendre impossible ce voyage en France dont
le terme est fixé.» Et elle se désespérait à cette idée.

-- Peut-être ce chagrin imprévu a-t-il causé sa maladie subite?

-- Hélas! non, mes enfants; c'est cet infernal choléra, qui arrive
sans qu'on sache d'où il vient, car il voyage lui aussi... et il
vous frappe comme le tonnerre; trois heures après le départ du
voyageur, quand vous êtes revenues de la forêt toutes gaies,
toutes contentes, avec vos gros bouquets de fleurs pour votre
mère... elle était déjà presque à l'agonie... et méconnaissable;
le choléra s'était déclaré dans le village... Le soir, cinq
personnes étaient mortes... Votre mère n'a eu que le temps de vous
passer la médaille au cou, ma chère petite Rose... de vous
recommander toutes deux à moi... de me supplier de nous mettre
tout de suite en route; elle morte, le nouvel ordre d'exil qui la
frappait ne pouvait plus vous atteindre; le gouverneur m'a permis
de partir avec vous pour la France, selon les dernières volontés
de votre...

Le soldat ne put achever; il mit sa main sur ses yeux pendant que
les orphelines s'embrassaient en sanglotant.

-- Oh! mais, reprit Dagobert avec orgueil, après un moment de
douloureux silence, c'est là que vous vous êtes montrées les
braves filles du général... Malgré le danger, on n'a pu vous
arracher du lit de votre mère; vous êtes restées auprès d'elle
jusqu'à la fin... Vous lui avez fermé les yeux, vous l'avez
veillée toute la nuit... et vous n'avez voulu partir qu'après
m'avoir vu planter la petite croix de bois sur la fosse que
j'avais creusée.

Dagobert s'interrompit brusquement. Un hennissement étrange,
désespéré, auquel se mêlaient des rugissements féroces, firent
bondir le soldat sur sa chaise; il pâlit et s'écria:

-- C'est Jovial, mon cheval! que fait-on à mon cheval? Puis,
ouvrant la porte, il descendit précipitamment l'escalier. Les deux
soeurs se serrèrent l'une contre l'autre, si épouvantées du
brusque départ du soldat, qu'elles ne virent pas une main énorme
passer à travers les carreaux cassés, ouvrir l'espagnolette de la
fenêtre, en pousser violemment les vantaux et renverser la lampe
placée sur une petite table où était le sac du soldat.

Les orphelines se trouvèrent ainsi plongées dans une obscurité
profonde.



XI. Jovial et la Mort.

Morok, ayant conduit Jovial au milieu de sa ménagerie, l'avait
ensuite débarrassé de la couverture qui l'empêchait de voir et de
sentir.

À peine le tigre, le lion et la panthère l'eurent-ils aperçu, que
ces animaux affamés se précipitèrent aux barreaux de leurs loges.
Le cheval, frappé de stupeur, le cou tendu, l'oeil fixe, tremblait
de tous ses membres, et semblait cloué sur le sol; une sueur
abondante et glacée ruissela tout à coup de ses flancs. Le lion et
le tigre poussaient des rugissements effroyables, en s'agitant
violemment dans leurs loges. La panthère ne rugissait pas... mais
sa cage muette était effrayante. D'un bond furieux, au risque de
se briser le crâne, elle s'élança du fond de sa cage jusqu'aux
barreaux; puis, toujours muette, toujours acharnée, elle
retournait en rampant à l'extrémité de sa loge, et d'un nouvel
élan, aussi impétueux qu'aveugle, elle tentait encore d'ébranler
le grillage. Trois fois, elle avait ainsi bondi... terrible,
silencieuse... lorsque le cheval, passant de l'immobilité de la
stupeur à l'égarement de l'épouvante, poussa de longs
hennissements, et courut, effaré, vers la porte par laquelle on
l'avait amené. La trouvant fermée, il baissa la tête, fléchit un
peu les jambes, frôla de ses naseaux l'ouverture laissée entre le
sol et les ais, comme s'il eût voulu respirer l'air extérieur;
puis, de plus en plus éperdu, il redoubla de hennissements en
frappant avec force de ses pieds de devant.

Le Prophète s'approcha de la cage de la Mort au moment où elle
allait reprendre son élan. Le lourd verrou qui retenait la grille,
poussé par la pique du dompteur des bêtes, glissa, sortit de sa
gâche... et en une seconde le Prophète eut gravi la moitié de
l'échelle qui conduisait à son grenier.

Les rugissements du tigre et du lion, joints aux hennissements de
Jovial, retentirent alors dans toutes les parties de l'auberge.

La panthère s'était de nouveau précipitée sur le grillage avec un
acharnement si furieux que, le grillage cédant, elle tomba d'un
saut au milieu du hangar. La lumière du fanal miroitait sur
l'ébène lustrée de sa robe, semée de mouchetures d'un noir mat...
un instant elle resta sans mouvement, ramassée sur ses membres
trapus... la tête allongée sur le sol, comme pour calculer la
portée du bond qu'elle allait faire pour atteindre le cheval, puis
elle s'élança brusquement sur lui.

En la voyant sortir de sa cage, Jovial, d'un violent écart, se
jeta sur la porte, qui s'ouvrait de dehors en dedans... y pesa de
toutes ses forces, comme s'il eût voulu l'enfoncer, et au moment
où la Mort bondit il se cabra presque droit; mais celle-ci, rapide
comme l'éclair, se suspendit à sa gorge en lui enfonçant en même
temps les ongles aigus de ses pattes de devant dans le poitrail.
La veine jugulaire du cheval s'ouvrit; des jets de sang vermeil
jaillirent sous la dent de la panthère de Java, qui, s'arc-boutant
alors sur ses pattes de derrière, serra puissamment sa victime
contre la porte, et de ses griffes tranchantes lui laboura et lui
ouvrit le flanc... la chair du cheval était vive et pantelante,
ses hennissements strangulés devenaient épouvantables.

Tout à coup ces mots retentirent:

-- Jovial... courage... me voilà... courage... C'était la voix de
Dagobert, qui s'épuisait en tentatives désespérées pour forcer la
porte derrière laquelle se passait cette lutte sanglante.

-- Jovial! reprit le soldat, me voilà... au secours!... À cet
accent ami et bien connu, le pauvre animal, déjà presque sur ses
fins, essaya de tourner la tête vers l'endroit d'où venait la voix
de son maître, lui répondit par un hennissement plaintif, et,
s'abattant sous les efforts de la panthère, tomba... d'abord sur
les genoux, puis sur le flanc... de sorte que son échine et son
garrot, longeant la porte, l'empêchaient de s'ouvrir.

Alors tout fut fini.

La panthère s'accroupit sur le cheval, l'étreignit de ses pattes
de devant et de derrière, malgré quelques ruades défaillantes, et
lui fouilla le flanc de son mufle ensanglanté.

-- Au secours!... du secours à mon cheval! criait Dagobert, en
ébranlant vainement la serrure; puis il ajoutait avec rage:

-- Et pas d'armes... pas d'armes...

-- Prenez garde!... cria le dompteur de bêtes.

Et il parut à la mansarde du grenier, qui s'ouvrait sur la cour.

-- N'essayez pas d'entrer, il y va de la vie... ma panthère est
furieuse...

-- Mais mon cheval... mon cheval! s'écria Dagobert d'une voix
déchirante.

-- Il est sorti de son écurie pendant la nuit, il est entré dans
le hangar en poussant la porte; à sa vue la panthère a brisé sa
cage et s'est jetée sur lui... Vous répondrez des malheurs qui
peuvent arriver! ajouta le dompteur de bêtes d'un air menaçant,
car je vais courir les plus grands dangers pour faire rentrer la
Mort dans sa loge.

-- Mais mon cheval... Sauvez mon cheval!!! s'écria Dagobert,
suppliant, désespéré.

Le Prophète disparut de sa lucarne. Les rugissements des animaux,
les cris de Dagobert, réveillèrent tous les gens de l'hôtellerie
du _Faucon Blanc. _Çà et là les fenêtres s'éclairaient et
s'ouvraient précipitamment. Bientôt les garçons d'auberge
accoururent dans la cour avec des lanternes, entourèrent Dagobert
et s'informèrent de ce qui venait d'arriver.

-- Mon cheval est là... et un des animaux de ce misérable s'est
échappé de sa cage, s'écria le soldat en continuant d'ébranler la
porte.

À ces mots, les gens de l'auberge, déjà effrayés de ces
épouvantables rugissements, se sauvèrent et coururent prévenir
l'hôte.

On conçoit les angoisses du soldat en attendant que la porte du
hangar s'ouvrit. Pâle, haletant, l'oreille collée à la serrure, il
écoutait...

Peu à peu les rugissements avaient cessé, il n'entendait plus
qu'un grondement sourd et ces appels sinistres répétés par la voix
dure et brève du Prophète.

-- La Mort... ici... la Mort!

La nuit était profondément obscure, Dagobert n'aperçut pas
Goliath, qui, rampant avec précaution le long du toit recouvert en
tuiles, rentrait dans le grenier par la fenêtre de la mansarde.

Bientôt la porte de la cour s'ouvrit de nouveau; le maître de
l'auberge parut, suivi de plusieurs hommes; armé d'une carabine,
il s'avançait avec précaution; ses gens portaient des fourches et
des bâtons.

-- Que se passe-t-il donc? dit-il en s'approchant de Dagobert,
quel trouble dans mon auberge!... Au diable les montreurs de bêtes
et les négligents qui ne savent pas attacher le licou d'un cheval
à la mangeoire... Si votre bête est blessée... tant pis pour vous,
il fallait être plus soigneux.

Au lieu de répondre à ces reproches, le soldat, écoutant toujours
ce qui se passait en dedans du hangar, fit un geste de la main
pour réclamer le silence. Tout à coup on entendit un éclat de
rugissement féroce, suivi d'un grand cri du Prophète, et presque
aussitôt la panthère hurla d'une façon lamentable...

-- Vous êtes sans doute la cause d'un malheur, dit au soldat
l'hôte effrayé; avez-vous entendu? quel cri!... Morok est peut-
être dangereusement blessé.

Dagobert allait répondre à l'hôte lorsque la porte s'ouvrit;
Goliath parut sur le seuil et dit:

-- On peut entrer, il n'y a plus de danger. L'intérieur de la
ménagerie offrait un spectacle sinistre. Le Prophète, pâle,
pouvant à peine dissimuler son émotion sous son calme apparent,
était agenouillé à quelques pas de la cage de la panthère, dans
une attitude recueillie: au mouvement de ses lèvres on devinait
qu'il priait. À la vue de l'hôte et des gens de l'auberge, Morok
se releva en disant d'une voix solennelle:

-- Merci, mon Dieu! d'avoir pu vaincre encore une fois par la
force que vous m'avez donnée.

Alors, croisant ses bras sur sa poitrine, le front altier, le
regard impérieux, il sembla jouir du triomphe qu'il venait de
remporter sur la Mort, qui, étendue au fond de sa loge, poussait
encore des hurlements plaintifs. Les spectateurs de cette scène,
ignorant que la pelisse du dompteur de bêtes cachât une armure
complète, attribuant les cris de la panthère à la crainte,
restèrent frappés d'étonnement et d'admiration devant
l'intrépidité et le pouvoir surnaturel de cet homme.

À quelques pas derrière lui, Goliath se tenait debout, appuyé sur
la pique de frêne... Enfin, non loin de la cage, au milieu d'une
mare de sang, était étendu le cadavre de Jovial.

À la vue de ces restes sanglants, déchirés, Dagobert resta
immobile, et sa rude figure prit une expression de douleur
profonde. Puis, se jetant à genoux, il souleva la tête de Jovial.
Et retrouvant ternes, vitreux et à demi fermés ces yeux naguère
encore si intelligents et si gais lorsqu'ils se tournaient vers un
maître aimé, le soldat ne put retenir une exclamation
déchirante... Dagobert oubliait sa colère, les suites déplorables
de cet accident si fatal aux intérêts des deux jeunes filles, qui
ne pouvaient ainsi continuer leur route; il ne songeait qu'à la
mort horrible de ce pauvre vieux cheval, son ancien compagnon de
fatigue et de guerre, fidèle animal deux fois blessé comme lui...
et que depuis tant d'années il n'avait pas quitté... Cette émotion
poignante se lisait d'une manière si cruelle, si touchante, sur le
visage du soldat, que le maître de l'hôtellerie et ses gens se
sentirent un instant apitoyés à la vue de ce grand gaillard
agenouillé devant ce cheval mort. Mais lorsque, suivant le cours
de ses regrets, Dagobert songea aussi que Jovial avait été son
compagnon d'exil, que la mère des orphelines avait autrefois,
comme ses filles, entrepris un pénible voyage avec ce malheureux
animal, les funestes conséquences de la perte qu'il venait de
faire se présentèrent tout à coup à l'esprit du soldat; la fureur
succédant à l'attendrissement, il se releva les yeux étincelants,
courroucés, se précipita sur le Prophète, d'une main le saisit à
la gorge, et de l'autre lui administra militairement dans la
poitrine cinq à six coups de poings qui s'amortirent sur la cotte
de mailles de Morok.

-- Brigand!... tu me répondras de la mort de mon cheval! disait le
soldat en continuant la correction.

Morok, svelte et nerveux, ne pouvait lutter avantageusement contre
Dagobert, qui, servi par sa grande taille, montrait encore une
vigueur peu commune. Il fallut l'intervention de Goliath et du
maître de l'auberge pour arracher le Prophète des mains de
l'ancien grenadier. Au bout de quelques instants on sépara les
deux champions. Morok était blême de rage. Il fallut de nouveaux
efforts pour l'empêcher de se saisir de la pique, dont il voulait
frapper Dagobert.

-- Mais c'est abominable! s'écria l'hôte en s'adressant au soldat,
qui appuyait avec désespoir ses poings crispés sur son front
chauve.

-- Vous exposez ce digne homme à être dévoré par ses bêtes, reprit
l'hôte, et vous voulez encore l'assommer... Est-ce ainsi qu'une
barbe grise se conduit? faut-il aller chercher main-forte? Vous
vous étiez montré plus raisonnable dans la soirée.

Ces mots rappelèrent le soldat à lui-même; il regretta d'autant
plus sa vivacité, que sa qualité d'étranger pouvait augmenter les
embarras de sa position; il fallait à tout prix se faire
indemniser de son cheval, afin d'être en état de continuer son
voyage, dont le succès pouvait être compromis par un seul jour de
retard. Faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à se
contraindre.

-- Vous avez raison... j'ai été trop vif, dit-il à l'hôte d'une
voix altérée, qu'il tâchait de rendre calme. Je n'ai pas eu la
patience de tantôt. Mais enfin cet homme ne doit-il pas être
responsable de la perte de mon cheval? Je vous en fais juge.

-- Eh bien, comme juge, je ne suis pas de votre avis. Tout cela
est de votre faute. Vous aurez mal attaché votre cheval, et il
sera entré sous ce hangar dont la porte était sans doute
entr'ouverte, dit l'hôte, prenant évidemment le parti du dompteur
de bêtes.

-- C'est vrai, reprit Goliath, je m'en souviens; j'avais laissé la
porte entrebâillée la nuit, afin de donner de l'air aux animaux;
les cages étaient bien fermées, il n'y avait pas de danger...

-- C'est juste! dit un des assistants.

-- Il aura fallu la vue du cheval pour rendre la panthère furieuse
et lui faire briser sa cage, reprit un autre.

-- C'est plutôt le Prophète qui doit se plaindre, dit un
troisième.

-- Peu importent ces avis divers, reprit Dagobert, dont la
patience commençait à se lasser; je dis, moi, qu'il me faut à
l'instant de l'argent ou un cheval; oui, à l'instant, car je veux
quitter cette auberge de malheur.

-- Et je dis, moi, que c'est vous qui allez m'indemniser, s'écria
Morok, qui sans doute ménageait ce coup de théâtre pour la fin,
car il montra sa main gauche ensanglantée, jusqu'alors cachée dans
la manche de sa pelisse. Je serai peut-être estropié pour ma vie,
ajouta-t-il. Voyez, quelle blessure la panthère m'a faite!

Sans avoir la gravité que lui attribuait le Prophète, cette
blessure était assez profonde. Ce dernier argument lui concilia la
sympathie générale. Comptant sans doute sur cet incident pour
décider d'une cause qu'il regardait comme sienne, l'hôtelier dit
au garçon d'écurie:

-- Il n'y a qu'un moyen d'en finir... c'est d'aller tout de suite
éveiller M. le bourgmestre, et de le prier de venir ici; il
décidera qui a tort ou raison.

-- J'allais vous le proposer, dit le soldat; car après tout, je ne
peux pas me faire justice moi-même.

-- Fritz, cours chez M. le bourgmestre, dit l'hôte.

Le garçon partit précipitamment. Son maître, craignant d'être
compromis par l'interrogatoire du soldat, auquel il avait la
veille négligé de demander ses papiers, lui dit:

-- Le bourgmestre sera de très mauvaise humeur d'être dérangé si
tard. Je n'ai pas envie d'en souffrir, aussi je vous engage à
aller me chercher vos papiers, s'ils sont en règle... car j'ai eu
tort de ne pas me les faire présenter hier au soir à votre
arrivée.

-- Ils sont en haut dans mon sac, vous allez les avoir, répondit
le soldat.

Puis, détournant la vue et mettant la main sur ses yeux lorsqu'il
passa devant le corps de Jovial, il sortit pour aller retrouver
les deux soeurs. Le Prophète le suivit d'un regard triomphant, et
se dit: «Le voilà sans cheval, sans argent, sans papiers... Je ne
pouvais faire plus... puisqu'il m'était interdit de faire plus...
et que je devais autant que possible agir de ruse et ménager les
apparences... Tout le monde donnera tort à ce soldat. Je puis du
moins répondre que, de quelques jours, il ne continuera pas sa
route, puisque de si grands intérêts semblent se rattacher à son
arrestation et à celle de ces deux jeunes filles.»

Un quart d'heure après cette réflexion du dompteur de bêtes, Karl,
le camarade de Goliath, sortait de la cachette où son maître
l'avait confiné pendant la soirée, et partait pour Leipzig,
porteur d'une lettre que Morok venait d'écrire à la hâte et que
Karl devait, aussitôt son arrivée, mettre à la poste. L'adresse de
cette lettre était ainsi conçue:

_À Monsieur,_
_Monsieur Rodin,_

_Rue du Milieu-des-Ursins, n° 11,_
_À Paris,_
_France._



XII. Le bourgmestre.

L'inquiétude de Dagobert augmentait de plus en plus; certain que
son cheval n'était pas venu dans le hangar tout seul, il
attribuait ce malheureux événement à la méchanceté du dompteur de
bêtes, mais il demandait en vain la cause de l'acharnement de ce
misérable contre lui, et il songeait avec effroi que sa cause, si
juste qu'elle fût, allait dépendre de la bonne ou mauvaise humeur
d'un juge arraché au sommeil et qui pouvait le condamner sur des
apparences trompeuses. Bien décidé à cacher aussi longtemps que
possible aux orphelines le nouveau coup qui les frappait, il
ouvrit la porte de leur chambre, lorsqu'il se heurta contre Rabat-
Joie, car le chien était accouru à son poste après avoir en vain
essayé d'empêcher le Prophète d'emmener Jovial.

-- Heureusement le chien est revenu là, les pauvres petites
étaient gardées, dit le soldat en ouvrant la porte.

À sa grande surprise, une profonde obscurité régnait dans la
chambre.

-- Mes enfants... s'écria-t-il, pourquoi êtes-vous donc sans
lumière?

On ne lui répondit pas. Effrayé, il courut au lit à tâtons, prit
la main d'une des deux soeurs: cette main était glacée.

-- Rose!... mes enfants! s'écria-t-il. Blanche!... Mais répondez-
moi donc... Vous me faites peur...

Même silence; la main qu'il tenait se laissait mouvoir
machinalement, froide et inerte. La lune, alors dégagée des nuages
noirs qui l'entouraient, jeta dans cette petite chambre et sur le
lit placé en face la fenêtre une assez vive clarté pour que le
soldat vît les deux soeurs évanouies. La lueur bleuâtre de la lune
augmentait encore la pâleur des orphelines; elles se tenaient à
demi embrassées; Rose avait caché sa tête dans le sein de Blanche.

-- Elles se seront trouvées mal de frayeur, s'écria Dagobert en
courant à sa gourde. Pauvres petites! après une journée où elles
ont eu tant d'émotions, ce n'est pas étonnant!

Et le soldat, imbibant le coin d'un mouchoir de quelques gouttes
d'eau-de-vie, se mit à genoux devant le lit, frotta légèrement les
tempes des deux soeurs, et passa sous leurs petites narines roses
le linge imprégné de spiritueux... Toujours agenouillé, penchant
vers les orphelines sa brune figure inquiète, émue, il attendit
quelques secondes avant de renouveler l'emploi du seul moyen de
secours qu'il eût en son pouvoir. Un léger mouvement de Rose donna
quelque espoir au soldat; la jeune fille tourna sa tête sur
l'oreiller en soupirant; puis bientôt elle tressaillit, ouvrit ses
yeux à la fois étonnés et effrayés; mais, ne reconnaissant pas
d'abord Dagobert, elle s'écria: «Ma soeur!» et elle se jeta entre
les bras de Blanche.

Celle-ci commençait à ressentir aussi les effets des soins du
soldat. Le cri de Rose la tira complètement de sa léthargie;
partageant de nouveau sa frayeur sans en savoir la cause, elle se
pressa contre elle.

-- Les voilà revenues... c'est l'important, dit Dagobert.

Maintenant la folle peur passera bien vite. Puis il ajouta en
adoucissant sa voix:

-- Eh bien! mes enfants... courage!... vous allez mieux... c'est
moi qui suis là... moi... Dagobert.

Les orphelines firent un brusque mouvement, tournèrent vers le
soldat leurs charmants visages encore pleins de trouble,
d'émotion, et par un élan plein de grâce, toutes deux lui
tendirent les bras en s'écriant:

-- C'est toi... Dagobert... nous sommes sauvées...

-- Oui, mes enfants... c'est moi, dit le vétéran en prenant leurs
mains dans les siennes, et les serrant avec bonheur. Vous avez
donc eu grand'peur pendant mon absence?

-- Oh!... peur... à mourir...

-- Si tu savais... mon Dieu... si tu savais!

-- Mais la lampe est éteinte! pourquoi?

-- Ce n'est pas nous...

-- Voyons, remettez-vous, pauvres petites, et racontez-moi cela...
Cette auberge ne me paraît pas sûre... Heureusement nous la
quitterons bientôt... Maudit sort qui m'y a conduit... Après cela,
il n'y avait pas d'autre hôtellerie dans le village... Que s'est-
il donc passé?

-- À peine as-tu été parti... que la fenêtre s'est ouverte bien
fort, la lampe est tombée avec la table, et un bruit terrible...

-- Alors le coeur nous a manqué, nous nous sommes embrassées en
poussant un cri, car nous avions cru aussi entendre marcher dans
la chambre.

-- Et nous nous sommes trouvées mal, tant nous avions peur...

Malheureusement, persuadé que la violence du vent avait déjà cassé
les carreaux et ébranlé la fenêtre, Dagobert crut avoir mal fermé
l'espagnolette, attribua ce second accident à la même cause que le
premier, et crut que l'effroi des orphelines les abusait.

-- Enfin, c'est passé, n'y pensons plus, calmez-vous, leur dit-il.

-- Mais, toi, pourquoi nous as-tu quittées si vite... Dagobert?

-- Oui, maintenant je m'en souviens; n'est-ce pas, ma soeur, nous
avons entendu un grand bruit, et Dagobert a couru vers l'escalier
en disant: «Mon cheval... que fait-on à mon cheval?»

-- C'était donc Jovial qui hennissait?

Ces questions renouvelaient les angoisses du soldat, il craignait
d'y répondre, et dit d'un air embarrassé:

-- Oui... Jovial hennissait..., mais ce n'était rien!... Ah çà! il
nous faut de la lumière. Savez-vous où j'ai mis mon briquet hier
soir? Allons, je perds la tête, il est dans ma poche. Il y a là
une chandelle; je vais l'allumer pour chercher dans mon sac des
papiers dont j'ai besoin.

Dagobert fit jaillir quelques étincelles, se procura de la
lumière, et vit en effet la croisée encore entr'ouverte, la table
renversée, et auprès de la lampe son havresac; il ferma la
fenêtre, releva la petite table, y plaça son sac et le déboucla
afin d'y prendre son portefeuille, placé, ainsi que sa croix et sa
bourse, dans une espèce de poche pratiquée contre le doublure et
la peau du sac, qui ne paraissait pas avoir été fouillé, grâce au
soin avec lequel les courroies étaient rajustées. Le soldat
plongea sa main dans la poche qui s'offrait à l'entrée du
havresac, et ne trouva rien. Foudroyé de surprise, il pâlit, et
s'écria en reculant d'un pas:

-- Comment!!! rien!

-- Dagobert, qu'as-tu donc? dit Blanche.
Il ne répondit pas. Immobile, penché sur la table, il restait la
main toujours plongée dans la poche du sac... Puis bientôt, cédant
à un vague espoir... car une si cruelle réalité ne lui paraissait
pas possible, il vida précipitamment le contenu du sac sur la
table: c'étaient de pauvres hardes à moitié usées, son vieil habit
d'uniforme des grenadiers à cheval de la garde impériale, sainte
relique pour le soldat. Mais Dagobert eut beau développer chaque
objet d'habillement, il n'y trouva ni sa bourse ni son
portefeuille, où étaient ses papiers, les lettres du général Simon
et sa croix. En vain, avec cette puérilité terrible qui accompagne
toujours les recherches désespérées, le soldat prit le havresac
par les deux coins et le secoua vigoureusement: rien n'en sortit.

Les orphelines se regardaient avec inquiétude, ne comprenaient
rien au silence et à l'action de Dagobert, qui leur tournait le
dos.

Blanche se hasarda de lui dire d'une voix timide:

-- Qu'as-tu donc?... Tu ne réponds pas... Qu'est-ce que tu
cherches dans ton sac? Toujours muet, Dagobert se fouilla
précipitamment, retourna toutes ses poches: rien.

Peut-être pour la première fois de sa vie, ses deux enfants comme
il les appelait, lui avaient adressé la parole sans qu'il leur
répondît.

Blanche et Rose sentirent de grosses larmes mouiller leurs yeux;
croyant le soldat fâché, elles n'osèrent plus lui parler.

-- Non... non... ça ne se peut pas... non, disait le vétéran en
appuyant sa main sur son front et en cherchant encore dans sa
mémoire où il aurait pu placer des objets si précieux pour lui, ne
voulant pas encore se résoudre à leur perte... Un éclair de joie
brilla dans ses yeux... il courut prendre sur une chaise la valise
des orphelines: elle contenait un peu de linge, deux robes noires
et une petite boîte de bois renfermant un mouchoir de soie qui
avait appartenu à leur mère, deux boucles de cheveux, et un ruban
noir qu'elle portait au cou. Le peu qu'elle possédait avait été
saisi par le gouverneur russe par suite de la confiscation.
Dagobert fouilla et refouilla tout... visita jusqu'aux derniers
recoins de la valise... Rien... rien...

Cette fois, complètement anéanti, il s'appuya sur la table. Cet
homme si robuste, si énergique, se sentait faiblir... Son visage
était à la fois brûlant et baigné d'une sueur froide... ses genoux
tremblaient sous lui. On dit vulgairement qu'un noyé
s'accrocherait à une paille, il en est ainsi du _désespoir _qui ne
veut pas absolument _désespérer. _Dagobert se laissa entraîner à
une dernière espérance absurde, folle, impossible... Il se
retourna brusquement vers les deux orphelines, et leur dit... sans
songer à l'altération de ses traits et de sa voix:

-- Je ne vous les ai pas donnés... à garder... dites?

Au lieu de répondre, Rose et Blanche épouvantées de sa pâleur, de
l'expression de son visage, jetèrent un cri.

-- Mon Dieu... mon Dieu... qu'as-tu donc? murmura Rose.

-- Les avez-vous... oui ou non? s'écria d'une voix tonnante le
malheureux, égaré par la douleur. Si c'est non... je prends le
premier couteau venu et je me le _plante _à travers le corps.

-- Hélas! toi si bon... pardonne-nous si nous t'avons causé
quelque peine...

-- Tu nous aimes tant... tu ne voudrais pas nous faire de mal...

Et les orphelines se prirent à pleurer en tendant leurs mains
suppliantes vers le soldat. Celui-ci, sans les voir, les regardait
d'un oeil hagard; puis, cette espèce de vertige dissipé, la
réalité se présenta bientôt à sa pensée avec toutes ses terribles
conséquences; il joignit les mains, tomba à genoux devant le lit
des orphelines, y appuya son front, et à travers ses sanglots
déchirants, car cet homme de fer sanglotait, on n'entendait que
ces mots entrecoupés:

-- Pardon... pardon... je ne sais pas... Ah! quel malheur!... quel
malheur! pardon!

À cette explosion de douleur dont elles ne comprenaient pas la
cause, mais qui, chez un tel homme, était navrante, les deux
soeurs interdites entourèrent de leurs bras cette vieille tête
grise, et s'écrièrent en pleurant:

-- Mais, regarde-nous donc! dis-nous ce qui t'afflige... Ce n'est
pas nous?...

Un bruit de pas résonna dans l'escalier. Au même instant
retentirent les aboiements de Rabat-Joie, resté en dehors de la
porte. Les grondements du chien devenaient plus furieux; ils
étaient sans doute accompagnés de démonstrations hostiles, car on
entendit l'aubergiste s'écrier d'un ton courroucé:

-- Dites donc hé! appelez votre chien... ou parlez-lui, c'est
M. le bourgmestre qui monte.

-- Dagobert... entends-tu?... c'est le bourgmestre! dit Rose.

-- On monte... voilà du monde... reprit Blanche. Ces mots, _le
bourgmestre, _rappelèrent tout à Dagobert, et complétèrent pour
ainsi dire le tableau de sa triste position. Son cheval était
mort, il se trouvait sans papiers, sans argent, et un jour, un
seul jour de retard ruinait la dernière espérance des deux soeurs,
rendait inutile ce long et pénible voyage.

Les gens fortement trempés, et le vétéran était de ce nombre,
préfèrent les grands périls, les positions menaçantes, mais
nettement tranchées, à ces angoisses vagues qui précèdent un
malheur définitif.

Dagobert, servi par son bon sens, par son admirable dévouement,
comprit qu'il n'avait de ressource que dans la justice du
bourgmestre, et que tous ses efforts devaient tendre à se rendre
ce magistrat favorable; il essuya donc ses yeux aux draps du lit,
se releva, droit, calme, résolu, et dit aux orphelines.

-- Ne craignez rien... mes enfants; il faudra bien que ce soit
notre sauveur qui arrive.

-- Allez-vous appeler votre chien!... cria l'hôtelier, toujours
retenu sur l'escalier par Rabat-Joie, sentinelle vigilante, qui
continuait de lui disputer le passage. Il est donc enragé, cet
animal-là? Attachez-le donc! N'avez-vous pas déjà assez causé de
malheurs dans ma maison?... Je vous dis que M. le bourgmestre veut
vous interroger à votre tour, puisqu'il vient d'entendre Morok.

Dagobert passa la main dans ses cheveux gris et sur sa moustache,
agrafa le col de sa houppelande, brossa ses manches avec ses
mains, afin de se donner le meilleur air possible, sentant que le
sort des orphelines allait dépendre de son entretien avec le
magistrat. Ce ne fut pas sans un violent battement de coeur qu'il
mit la main sur la serrure après avoir dit aux petites filles, de
plus en plus effrayées de tant d'événements:

-- Enfoncez-vous bien dans votre lit, mes enfants... S'il faut
absolument que quelqu'un entre ici, le bourgmestre y entrera
seul...

Puis, ouvrant la porte, le soldat s'avança sur le palier et dit:

-- À bas!... Rabat-Joie... ici!

Le chien obéit avec une répugnance marquée. Il fallut que son
maître lui ordonnât deux fois de s'abstenir de toute manifestation
malfaisante à l'encontre de l'hôtelier; ce dernier, une lanterne
d'une main et son bonnet de l'autre, précédait respectueusement le
bourgmestre, dont la figure magistrale se perdait dans la pénombre
de l'escalier. Derrière le juge, et quelques marches plus bas que
lui, on voyait vaguement, éclairés par une autre lanterne, les
visages curieux des gens de l'hôtellerie. Dagobert, après avoir
fait rentrer Rabat-Joie dans sa chambre, ferma la porte et avança
de deux pas sur le palier, assez spacieux pour contenir plusieurs
personnes, et à l'angle duquel se trouvait un banc de bois à
dossier. Le bourgmestre, arrivant à la dernière marche de
l'escalier, parut surpris de voir Dagobert fermer la porte, dont
il semblait lui interdire l'entrée.

-- Pourquoi fermez-vous cette porte? demanda-t-il d'un ton
brusque.

-- D'abord, parce que deux jeunes filles qui m'ont été confiées,
sont couchées dans cette pièce; et ensuite, parce que votre
interrogatoire inquiéterait ces enfants, répondit Dagobert...
Asseyez-vous sur ce banc et interrogez-moi ici, monsieur le
bourgmestre; cela vous est égal, je pense?

-- Et de quel droit prétendez-vous m'imposer le lieu de votre
interrogatoire? demanda le juge d'un air mécontent.

-- Oh! je ne prétends rien, monsieur le bourgmestre, se hâta de
dire le soldat, craignant avant tout d'indisposer son juge.
Seulement, comme ces jeunes filles sont couchées et déjà toutes
tremblantes, vous feriez preuve de bon coeur si vous vouliez bien
m'interroger ici.

-- Hum... ici, dit le magistrat avec humeur. Belle corvée! c'était
bien la peine de me déranger au milieu de la nuit... Allons, soit,
je vous interrogerai ici...

Puis, se tournant vers l'aubergiste:

-- Posez votre lanterne sur ce banc, et laissez-nous...

L'aubergiste obéit, et descendit suivi des gens de sa maison,
aussi contrarié que ceux-ci de ne pouvoir assister à
l'interrogatoire. Le vétéran resta seul avec le magistrat.



XIII. Le jugement.

Le digne bourgmestre de Mockern était coiffé d'un bonnet de drap
et enveloppé d'un manteau; il s'assit pesamment sur le banc.
C'était un gros homme de soixante ans environ, d'une figure rogue
et renfrognée; de son poing rouge et gras, il frottait fréquemment
ses yeux, gonflés et rougis par un brusque réveil.

Dagobert, debout, tête nue, l'air soumis et respectueux, tenant
son vieux bonnet de police entre ses deux mains, tâchait de lire
sur la maussade physionomie de son juge quelles chances il pouvait
avoir de l'intéresser à son sort, c'est-à-dire à celui des
orphelines. Dans ce moment critique, le pauvre soldat appelait à
son aide tout son sang-froid, toute sa raison, toute son
éloquence, toute sa résolution: lui qui vingt fois avait bravé la
mort avec un froid dédain; lui qui, calme et assuré, n'avait
jamais baissé les yeux devant le regard d'aigle de l'empereur, son
héros, son dieu..., se sentait interdit, tremblant, devant ce
bourgmestre de village à figure malveillante. De même aussi,
quelques heures auparavant, il avait dû subir, impassible et
résigné, les provocations du Prophète, pour ne pas compromettre la
mission sacrée dont une mère mourante l'avait chargé, montrant
ainsi à quel héroïsme d'abnégation peut atteindre une âme honnête
et simple.

-- Qu'avez-vous à dire... pour votre justification? Voyons,
dépêchons... demanda brutalement le juge avec un bâillement
d'impatience.

-- Je n'ai pas à me justifier... j'ai à me plaindre, monsieur le
bourgmestre, dit Dagobert d'une voix ferme.

-- Croyez-vous m'apprendre dans quels termes je dois vous poser
mes questions? s'écria le magistrat d'un ton si aigre que le
soldat se reprocha d'avoir déjà si mal engagé l'entretien.

Voulant apaiser son juge, il s'empressa de répondre avec
soumission:

-- Pardon, monsieur le bourgmestre, je me serai mal expliqué; je
voulais seulement dire que dans cette affaire je n'avais aucun
tort.

-- Le Prophète dit le contraire.

-- Le Prophète... répondit le soldat d'un air de doute.

-- Le Prophète est un pieux et honnête homme incapable de mentir,
reprit le juge.

-- Je ne peux rien dire à ce sujet, mais vous avez trop de coeur,
monsieur le bourgmestre, pour me donner tort sans m'écouter... ce
n'est pas un homme comme vous qui ferait une injustice... oh! cela
se voit tout de suite.

En se résignant ainsi, malgré lui, au rôle de _courtisan,
_Dagobert adoucissait le plus possible sa grosse voix, et tâchait
de donner à son austère figure une expression souriante, avenante
et flatteuse.

-- Un homme comme vous, ajouta-t-il en redoublant d'aménité, un
juge si respectable... n'entend pas que d'une oreille.

-- Il ne s'agit pas d'oreilles... mais d'yeux, et quoique les
miens me cuisent comme si je les avais frottés avec des orties,
j'ai vu la main du dompteur de bêtes horriblement blessée.

-- Oui, monsieur le bourgmestre, c'est bien vrai; mais songez que
s'il avait fermé ses cages et sa porte, tout cela ne serait pas
arrivé.

-- Pas du tout, c'est votre faute: il fallait solidement attacher
votre cheval à sa mangeoire.

-- Vous avez raison, monsieur le bourgmestre; certainement, vous
avez raison, dit le soldat d'une voix de plus en plus affable et
conciliante. Ce n'est pas un pauvre diable comme moi qui vous
contredira. Cependant, si l'on avait, par méchanceté, détaché mon
cheval... pour le faire aller à la ménagerie... vous avouerez
n'est-ce pas? que ce n'est plus ma faute; ou du moins, vous
l'avouerez si cela vous fait plaisir, se hâta de dire le soldat,
je n'ai pas le droit de vous rien commander.

-- Et pourquoi diable voulez-vous qu'on vous ait joué ce mauvais
tour?

-- Je ne le sais pas, monsieur le bourgmestre, mais...

-- Vous ne le savez pas... eh bien! ni moi non plus, dit
impatiemment le bourgmestre. Ah! mon Dieu! que de sottes paroles
pour une carcasse de cheval mort!

Le visage du soldat, perdant tout à coup son expression d'aménité
forcée, redevint sévère; il répondit d'une voix grave et émue:

-- Mon cheval est mort..., ce n'est plus qu'une carcasse, c'est
vrai; et il y a une heure, quoique bien vieux, il était plein de
courage et d'intelligence... il hennissait joyeusement à ma
voix... et chaque soir il léchait les mains des deux pauvres
enfants qu'il avait protégées tout le jour... comme autrefois il
avait porté leur mère... Maintenant il ne portera plus personne,
on le jettera à la voirie, les chiens le mangeront, et tout sera
dit... Ce n'était pas la peine de me rappeler cela durement,
monsieur le bourgmestre, car je l'aimais, moi, mon cheval.

À ces mots, prononcés avec une simplicité digne et touchante, le
bourgmestre, ému malgré lui, se reprocha ses paroles.

-- Je comprends que vous regrettiez votre cheval, dit-il d'une
voix moins impatiente. Mais enfin, que voulez-vous? c'est un
malheur.

-- Un malheur... oui, monsieur le bourgmestre, un bien grand
malheur! Les jeunes filles que j'accompagne étaient trop faibles
pour entreprendre une longue route à pied, trop pauvres pour
voyager en voiture... Pourtant il fallait que nous arrivassions à
Paris avant le mois de février... Quand leur mère est morte, je
lui ai promis de les conduire en France, car ces enfants n'ont
plus que moi...

-- Vous êtes donc leur...

-- Je suis leur fidèle serviteur, monsieur le bourgmestre, et
maintenant que mon cheval a été tué, qu'est-ce que vous voulez que
je fasse? Voyons, vous êtes bon, vous avez peut-être des enfants?
Si un jour ils se trouvaient dans la position de mes deux petites
orphelines, ayant pour tout bien, pour toutes ressources au monde
un vieux soldat qui les aime et un vieux cheval qui les porte...
si, après avoir été bien malheureuses depuis leur naissance, oui,
allez! bien malheureuses, car mes filles sont filles d'exilés...,
leur bonheur se trouvait au bout de ce voyage, et que, par la mort
d'un cheval, ce voyage devînt impossible, dites, monsieur le
bourgmestre, est-ce que ça ne vous remuerait pas le fond du coeur?
est-ce que vous ne trouveriez pas comme moi que la perte de mon
cheval est irréparable?

-- Certainement, répondit le bourgmestre, assez bon au fond, et
partageant involontairement l'émotion de Dagobert. Je comprends
maintenant toute la gravité de la perte que vous avez faite, et
puis ces orphelines m'intéressent. Quel âge ont-elles?

-- Quinze ans et deux mois... elles sont jumelles...

-- Quinze ans et deux mois... à peu près l'âge de ma Frédérique.

-- Vous avez une jeune demoiselle de cet âge? reprit Dagobert,
renaissant à l'espoir; eh bien, monsieur le bourgmestre,
franchement, le sort de mes pauvres petites ne m'inquiète plus...
Vous nous ferez justice...

-- Faire justice... c'est mon devoir; après tout, dans cette
affaire-là, les torts sont à peu près égaux: d'un côté, vous avez
mal attaché votre cheval; de l'autre, le dompteur de bêtes a
laissé sa porte ouverte. Il m'a dit cela... «J'ai été blessé à la
main...» mais vous répondez: «Mon cheval a été tué... et pour
mille raisons, la mort de mon cheval est un dommage irréparable.»

-- Vous me faites parler mieux que je ne parlerai jamais, monsieur
le bourgmestre, dit le soldat avec un sourire humblement câlin,
mais c'est le sens de ce que j'aurais dit, car, ainsi que vous le
prétendez vous-même, monsieur le bourgmestre, ce cheval, c'était
toute ma fortune, et il est bien juste que...

-- Sans doute, reprit le bourgmestre en interrompant le soldat,
vos raisons sont excellentes... Le Prophète... honnête et saint
homme, d'ailleurs, avait à sa manière très habilement présenté les
faits; et puis, c'est une ancienne connaissance. Ici, voyez-vous,
nous sommes presque tous fervents catholiques; il donne à nos
femmes, à très bon marché, de petits livres très édifiants, et il
leur vend, vraiment à perte, des chapelets et des _agnus Dei _très
bien confectionnés... Cela ne fait rien à l'affaire, me direz-
vous, et vous aurez raison; pourtant, ma foi, je vous l'avoue,
j'étais venu ici dans l'intention...

-- De me donner tort... n'est-ce pas, monsieur le bourgmestre? dit
Dagobert de plus en plus rassuré. C'est que vous n'étiez pas tout
à fait réveillé... votre justice n'avait encore qu'un oeil
d'ouvert.

-- Vraiment, monsieur le soldat, répondit le juge avec bonhomie,
ça se pourrait bien, car je n'ai pas caché d'abord à Morok que je
lui donnais raison; alors il m'a dit, très généreusement du reste:
«Puisque vous condamnez mon adversaire je ne veux pas aggraver sa
position, et vous dire certaines choses...»

-- Contre moi?

-- Apparemment; mais, en généreux ennemi, il s'est tu lorsque je
lui ai dit que, selon toute apparence, je vous condamnerais
provisoirement à une amende envers lui, car je ne le cache pas,
avant avoir entendu vos raisons j'étais décidé à exiger de vous
une indemnité pour la blessure du Prophète.

-- Voyez pourtant, monsieur le bourgmestre, comme les gens les
plus justes et les plus capables peuvent être trompés, dit
Dagobert redevenant courtisan.

Bien plus, il ajouta, en tâchant de prendre un air prodigieusement
malicieux:

-- Mais ils reconnaissent la vérité, et ce n'est pas eux que l'on
met dedans, tout Prophète que l'on soit!

Par ce pitoyable jeu de mots, le premier, le seul que Dagobert eût
jamais commis, l'on juge de la gravité de la situation et des
efforts, des tentatives de toute sorte que faisait le malheureux
pour capter la bienveillance de son juge. Le bourgmestre ne
comprit pas tout d'abord la plaisanterie; il ne fut mis sur la
voie que par l'air satisfait de Dagobert et par son coup d'oeil
interrogatif, qui semblait dire:

-- Hein! c'est charmant, j'en suis étonné moi-même. Le magistrat
se prit donc à sourire d'un air paterne, en hochant la tête; puis
il répondit, en aggravant encore le jeu de mots:

-- Eh... eh... eh! vous avez raison, le Prophète aura mal
prophétisé... Vous ne lui payerez aucune indemnité; je regarde les
torts comme égaux, et les dommages comme compensés... Il a été
blessé, votre cheval a été tué, partant vous êtes quittes.

-- Et alors, combien croyez-vous qu'il me redoive? demanda le
soldat avec une étrange naïveté...

-- Comment?

-- Oui, monsieur le bourgmestre... quelle somme est-ce qu'il me
payera?

-- Quelle somme?

-- Oui; mais avant de la fixer, je dois vous avertir d'une chose,
monsieur le bourgmestre: je crois être dans mon droit en
n'employant pas tout l'argent à l'acquisition d'un cheval... Je
suis sûr qu'aux environs de Leipzig je trouverai une bête à bon
marché chez les paysans... Je vous avouerai même, entre nous, qu'à
la rigueur, si je trouvais un bon petit âne... je n'y mettrais pas
d'amour-propre... J'aimerais mieux cela; car, voyez-vous, après ce
pauvre Jovial, la compagnie d'un autre cheval me serait pénible...
Aussi je dois vous...

-- Ah çà! s'écria le bourgmestre en interrompant Dagobert, de
quelle somme, de quel âne et de quel autre cheval venez-vous me
parler?... Je vous dis que vous ne deviez rien au Prophète et
qu'il ne vous doit rien.

-- Il ne me doit rien?

-- Vous avez la tête joliment dure, mon brave homme; je vous
répète que si les animaux du Prophète ont tué votre cheval, le
Prophète a été blessé grièvement... Ainsi donc vous êtes quittes,
ou, si vous l'aimez mieux, vous ne lui devez aucune indemnité et
il ne vous en doit aucune... Comprenez-vous enfin?

Dagobert, stupéfait, resta quelques moments sans répondre, en
regardant le bourgmestre avec une angoisse profonde. Il voyait de
nouveau ses espérances détruites par ce jugement.

-- Pourtant, monsieur le bourgmestre, reprit-il d'une voix
altérée, vous être trop juste pour ne pas faire attention à une
chose: la blessure du dompteur ne l'empêche pas de continuer son
état... et la mort de mon cheval m'empêche de continuer mon
voyage; il faut donc qu'il m'indemnise...

Le juge croyait avoir déjà beaucoup fait pour Dagobert en ne le
rendant pas responsable de la blessure du Prophète, car Morok,
nous l'avons dit, exerçait une certaine influence sur les
catholiques du pays, et surtout sur leurs femmes, par son débit de
bimbeloterie dévote; l'on savait, de plus, qu'il était appuyé par
quelques personnes éminentes. L'insistance du soldat blessa donc
le magistrat, qui, reprenant sa physionomie rogue, répondit
sèchement:

-- Vous me feriez repentir de mon impartialité. Comment, au lieu
de me remercier, vous demandez encore!

-- Mais, monsieur le bourgmestre... je demande une chose juste...
Je voudrais être blessé à la main comme le Prophète et pouvoir
continuer ma route.

-- Il ne s'agit pas de ce que vous voudriez ou non... j'ai
prononcé... c'est fini.

-- Mais...

-- Assez... assez... Passons à autre chose... Vos papiers?

-- Oui, nous allons parler de mes papiers... mais je vous en
supplie, monsieur le bourgmestre, ayez pitié de ces deux enfants
qui sont là... Faites que nous puissions continuer notre voyage...
et...

-- J'ai fait tout ce que je peux faire... plus même peut-être que
je n'aurais dû... Encore une fois, vos papiers?

-- D'abord il faut que je vous explique...

-- Pas d'explication... vos papiers... Préférez-vous que je vous
fasse arrêter comme vagabond?

-- Moi!... m'arrêter!...

-- Je veux dire que si vous refusiez de me donner vos papiers, ce
serait comme si vous n'en aviez pas... Or, les gens qui n'en ont
pas, on les arrête jusqu'à ce que l'autorité ait décidé sur eux...
Voyons vos papiers... Finissons, j'ai hâte de retourner chez moi.

La position de Dagobert devenait d'autant plus accablante, qu'un
moment il s'était laissé entraîner à un vif espoir. Ce fut un
dernier coup à ajouter à ce que le vétéran souffrait depuis le
commencement de cette scène; épreuve aussi cruelle que dangereuse
pour un homme de cette trempe, d'un caractère droit, mais entier;
loyal, mais rude et absolu; pour un homme, enfin, qui, longtemps
soldat, et soldat victorieux, s'était malgré lui habitué envers le
_bourgeois _à de certaines formules singulièrement despotiques.

À ces mots: _Vos papiers! _Dagobert devint très pâle, mais il
tâcha de cacher ses angoisses sous un air d'assurance qu'il
croyait propre à donner au magistrat une bonne opinion de lui.

-- En deux mots, monsieur le bourgmestre, je vais vous dire la
chose... Rien n'est plus simple... Ça peut arriver à tout le
monde... Je n'ai pas l'air d'un mendiant ou d'un vagabond, n'est-
ce pas? Et puis enfin... vous comprenez qu'un honnête homme qui
voyage avec deux jeunes filles...

-- Que de paroles!... Vos papiers?

Deux puissants auxiliaires vinrent, par un bonheur inespéré, au
secours du soldat. Les orphelines, de plus en plus inquiètes, et
entendant toujours Dagobert parler sur le palier, s'étaient levées
et habillées; de sorte qu'au moment où le magistrat disait d'une
voix brusque: _Que de paroles!_... _Vos papiers? _Rose et Blanche,
se tenant par la main, sortirent de la chambre. À la vue de ces
deux ravissantes figures, que leurs pauvres vêtements de deuil
rendaient encore plus intéressantes, le bourgmestre se leva,
frappé de surprise et d'admiration. Par un mouvement spontané,
chaque soeur prit une main de Dagobert et se serra contre lui en
regardant le magistrat d'un air à la fois inquiet et candide.
C'était un tableau si touchant que ce vieux soldat présentant pour
ainsi dire à son juge ces deux gracieuses enfants aux traits
remplis d'innocence et de charme, que le bourgmestre, par un
nouveau retour à des sentiments pitoyables, se sentit vivement
ému; Dagobert s'en aperçut. Aussi, avançant, et tenant toujours
les orphelines par la main, il lui dit d'une voix pénétrée:

-- Les voilà, ces pauvres petites, monsieur le bourgmestre, les
voilà. Est-ce que je peux vous montrer un meilleur passeport?

Et, vaincu par tant de sensations pénibles, continues,
précipitées, Dagobert sentit malgré lui ses yeux devenir humides.

Quoique naturellement brusque et rendu plus maussade encore par
l'interruption de son sommeil, le bourgmestre ne manquait ni de
bon sens ni de sensibilité. Il comprit donc qu'un homme ainsi
accompagné devait difficilement inspirer de la défiance.

-- Pauvres chères enfants... dit-il en les examinant avec un
intérêt croissant, orphelines si jeunes... Et elles viennent de
bien loin!...

-- Du fond de la Sibérie, monsieur le bourgmestre, où leur mère
était exilée avant leur naissance... Voilà plus de cinq mois que
nous voyageons à petites journées... N'est-ce pas déjà assez dur
pour des enfants de cet âge!... C'est pour elles que je vous
demande grâce et appui, pour elles que tout accable aujourd'hui,
car tout à l'heure, en venant chercher mes papiers... dans mon
sac, je n'ai plus retrouvé mon portefeuille, où ils étaient avec
ma bourse et ma croix... car enfin, monsieur le bourgmestre,
pardon, si je vous dis cela... ce n'est pas par gloriole... mais
j'ai été décoré de la main de l'empereur, et un homme qu'il a
décoré de sa main, voyez-vous, ne peut pas être un mauvais homme,
quoiqu'il ait malheureusement perdu ses papiers... et sa bourse...
Car voilà où nous en sommes, et c'est ce qui me rendait si
exigeant pour l'indemnité.

-- Et comment... et où... avez-vous fait cette perte!

-- Je n'en sais rien, monsieur le bourgmestre; je suis sûr, avant-
hier à la couchée, d'avoir pris un peu d'argent dans la bourse et
d'avoir vu le portefeuille; hier, la monnaie de la pièce changée
m'a suffi, et je n'ai pas défait mon sac...

-- Et hier et aujourd'hui, où votre sac est-il resté!

-- Dans la chambre occupée par les enfants; mais cette nuit...

Dagobert fut interrompu par les pas de quelqu'un qui montait.
C'était le Prophète.

Caché dans l'ombre au pied de l'escalier, il avait entendu cette
conversation. Il redoutait que la faiblesse du bourgmestre ne
nuisît à la complète réussite de ses projets, déjà presque
entièrement réalisés.



XIV. La décision.

Morok portait son bras gauche en écharpe; après avoir lentement
gravi l'escalier, il salua respectueusement le bourgmestre. À
l'aspect de la sinistre figure du dompteur de bêtes, Rose et
Blanche, effrayées, reculèrent d'un pas et se rapprochèrent du
soldat.

Le front de celui-ci se rembrunit; il sentit de nouveau sourdement
bouillonner sa colère contre Morok, cause de ses cruels embarras
(il ignorait pourtant que Goliath eût, à l'instigation du
Prophète, volé le portefeuille et les papiers).

-- Que voulez-vous, Morok! lui dit le bourgmestre d'un air moitié
bienveillant, moitié fâché. Je voulais être seul, je l'avais dit à
l'aubergiste.

-- Je viens vous rendre un service, monsieur le bourgmestre.

-- Un service?

-- Un grand service; sans cela je ne me serais pas permis de vous
déranger. Il m'est venu un scrupule.

-- Un scrupule?

-- Oui, monsieur le bourgmestre; je me suis reproché de ne pas
vous avoir dit ce que j'avais à vous dire sur cet homme; déjà une
fausse pitié m'avait égaré.

-- Mais enfin, qu'avez-vous à dire?

Morok s'approcha du juge et lui parla tout bas pendant assez
longtemps.

D'abord très étonné, peu à peu la physionomie du bourgmestre
devint profondément attentive et soucieuse; de temps en temps il
laissait échapper une exclamation de surprise et de doute, en
jetant des regards de côté sur le groupe formé par Dagobert et les
deux jeunes filles. À l'expression de ses regards de plus en plus
inquiets, scrutateurs et sévères, on voyait facilement que les
paroles secrètes du Prophète changeaient progressivement l'intérêt
que le magistrat avait ressenti pour les orphelines et pour le
soldat en un sentiment rempli de défiance et d'hostilité.

Dagobert s'aperçut de ce revirement soudain; ses craintes, un
instant calmées, revinrent plus vives que jamais. Rose et Blanche,
interdites, et ne comprenant rien à cette scène muette,
regardaient le soldat avec une anxiété croissante.

-- Diable!... dit le bourgmestre en se levant brusquement, je
n'avais pas songé à tout cela; où donc avais-je la tête? Mais que
voulez-vous, Morok? lorsqu'on vient au milieu de la nuit vous
éveiller, on n'a pas toute sa liberté d'esprit; c'est un grand
service que vous me rendez là, vous me le disiez bien.

-- Je n'affirme rien, cependant...

-- C'est égal, il y a mille à parier contre un que vous avez
raison.

-- Ce n'est qu'un soupçon fondé sur quelques circonstances; mais
enfin un soupçon...

-- Peut mettre sur la voie de la vérité... Et moi qui allais,
comme un oison, donner dans le piège... Encore une fois, où avais-
je donc la tête?...

-- Il est si difficile de se défendre de certaines apparences...

-- À qui le dites-vous, mon cher Morok, à qui le dites-vous?

Pendant cette conversation mystérieuse, Dagobert était au
supplice; il pressentait vaguement qu'un violent orage allait
éclater; il ne songeait qu'à une chose, à maîtriser encore sa
colère.

Morok s'approcha du juge en lui désignant du regard les
orphelines; il recommença de lui parler bas.

-- Ah! s'écria le bourgmestre avec indignation, vous allez trop
loin.

-- Je n'affirme rien... se hâta de dire Morok, c'est une simple
présomption fondée sur... Et de nouveau il approcha ses lèvres de
l'oreille du juge.

-- Après tout, pourquoi non? reprit le juge en levant les mains au
ciel, ces gens-là sont capables de tout; il dit aussi qu'il vient
de la Sibérie avec elles; qui prouve que ce n'est pas un amas
d'impudents mensonges? Mais on ne me prend pas deux fois pour
dupe, s'écria le bourgmestre d'un ton courroucé; car, ainsi que
tous les gens d'un caractère versatile et faible, il était sans
pitié pour ceux qu'il croyait capables d'avoir surpris son
intérêt.

-- Ne vous hâtez pourtant pas de juger... ne donnez pas surtout à
mes paroles plus de poids qu'elles n'en ont, reprit Morok avec une
componction et une humilité hypocrites, ma position envers _cet
homme, _et il désigna Dagobert, est malheureusement si fausse, que
l'on pourrait croire que j'agis par ressentiment du mal qu'il m'a
fait; peut-être même est-ce que j'agis ainsi à mon insu... tandis
que je crois au contraire n'être guidé que par l'amour de la
justice, l'horreur du mensonge et le respect de notre sainte
religion. Enfin... qui vivra... verra... Que le Seigneur me
pardonne si je me suis trompé; en tout cas, la justice prononcera;
au bout d'un mois ou deux ils seront libres, s'ils sont innocents.

-- C'est pour cela qu'il n'y a pas à hésiter; c'est une simple
mesure de prudence, et ils n'en mourront pas. D'ailleurs, plus j'y
songe, plus cela me paraît vraisemblable; oui, cet homme doit être
un espion ou un agitateur français; si je rapproche mes soupçons
de cette manifestation des étudiants de Francfort...

-- Et, dans cette hypothèse, pour monter, pour exalter la tête de
ces jeunes fous, il n'est rien de tel que...

Et d'un regard rapide, Morok désigna les deux soeurs; puis, après
un instant de silence significatif, il ajouta avec un soupir:

-- Pour le démon, tout moyen est bon...

-- Certainement, ce serait odieux, mais parfaitement imaginé...

-- Et puis enfin, monsieur le bourgmestre, examinez-le
attentivement, et vous verrez que _cet homme _a une figure
dangereuse... Voyez...

En parlant ainsi, toujours à voix basse, Morok venait de désigner
évidemment Dagobert.

Malgré l'empire que celui-ci exerçait sur lui-même, la contrainte
où il se trouvait depuis son arrivée dans cette auberge maudite,
et surtout depuis le commencement de la conversation de Morok et
du bourgmestre, finissait par être au-dessus de ses forces;
d'ailleurs, il voyait clairement que ses efforts pour se concilier
l'intérêt du juge venaient d'être complètement ruinés par la
fatale influence du dompteur de bêtes; aussi, perdant patience, il
s'approcha de celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, et lui
dit d'une voix encore contenue:

-- C'est de moi que vous venez de parler tout bas à M. le
bourgmestre!

-- Oui, dit Morok en le regardant fixement.

-- Pourquoi n'avez-vous pas parlé tout haut?

L'agitation presque convulsive de l'épaisse moustache de Dagobert,
qui, après avoir dit ces paroles, regarda à son tour Morok entre
les deux yeux, annonçait qu'un violent combat se livrait en lui.
Voyant son adversaire garder un silence moqueur, il lui dit d'une
voix plus haute:

-- Je vous demande pourquoi vous parlez bas à M. le bourgmestre
quand il s'agit de moi?

-- Parce qu'il y a des choses honteuses que l'on rougirait de dire
tout haut, répondit Morok avec insolence.

Dagobert avait tenu jusqu'alors ses bras croisés. Tout à coup il
les tendit violemment en serrant les poings... Ce brusque
mouvement fut si expressif, que les deux soeurs jetèrent un cri
d'effroi en se rapprochant de lui.

-- Tenez, monsieur le bourgmestre, dit le soldat, les dents
serrées par la colère, que cet homme s'en aille... ou je ne
réponds plus de moi.

-- Comment! dit le bourgmestre avec hauteur, des ordres à moi...
Vous osez...

-- Je vous dis de faire descendre cet homme, reprit Dagobert hors
de lui, ou il arrivera quelque malheur!

-- Dagobert... mon Dieu!... calme-toi, s'écrièrent les enfants en
lui prenant les mains.

-- Il vous sied bien, misérable vagabond, pour ne pas dire plus,
de commander ici! reprit enfin le bourgmestre furieux. Ah! vous
croyez que pour m'abuser il suffit de dire que vous avez perdu vos
papiers! Vous avez beau traîner avec vous ces deux jeunes filles,
qui, malgré leur air innocent... pourraient bien n'être que...

-- Malheureux! s'écria Dagobert en interrompant le bourgmestre
d'un regard si terrible, que le juge n'osa pas achever.

Le soldat prit les enfants par le bras, et, sans qu'elles eussent
pu dire un mot, il les fit, en une seconde, entrer dans la
chambre; puis, fermant la porte, mettant la clef dans sa poche, il
revint précipitamment vers le bourgmestre qui, effrayé de
l'attitude et de la physionomie du vétéran, recula de deux pas en
arrière et se tint d'une main à la rampe de l'escalier.

-- Écoutez-moi bien, vous! dit le soldat en saisissant le juge par
le bras. Tantôt, ce misérable m'a insulté... et il montra Morok.
J'ai tout supporté... il s'agissait de moi. Tout à l'heure, j'ai
écouté patiemment vos sornettes, parce que vous avez eu l'air un
moment de vous intéresser à ces malheureuses enfants; mais puisque
vous n'avez ni coeur, ni pitié, ni justice... je vous préviens,
moi, que tout bourgmestre que vous êtes... je vous crosserai comme
j'ai crossé ce chien, et il montra de nouveau le Prophète, si vous
avez le malheur de ne pas parler de ces deux jeunes filles comme
vous parleriez de votre enfant... entendez-vous!

-- Comment... vous osez dire... s'écria le bourgmestre balbutiant
de colère, que si je parle de ces deux aventurières...

-- Chapeau bas!... quand on parle des filles du maréchal duc de
Ligny! s'écria le soldat en arrachant le bonnet du bourgmestre et
le jetant à ses pieds.

À cette agression, Morok tressaillit de joie. En effet, Dagobert,
exaspéré, renonçant à tout espoir, se laissait malheureusement
aller à la violence de son caractère, si péniblement contenue
depuis quelques heures.

Lorsque le bourgmestre vit son bonnet à ses pieds, il regarda le
dompteur de bêtes avec stupeur, comme s'il hésitait à croire à une
pareille énormité.

Dagobert, regrettant son emportement, sachant qu'il ne lui restait
aucun moyen de conciliation, jeta un coup d'oeil rapide autour de
lui, et, reculant de quelques pas, gagna ainsi les premières
marches de l'escalier.

Le bourgmestre se tenait debout, à côté du banc, dans un angle du
palier; Morok, le bras en écharpe, afin de donner une plus
sérieuse apparence à sa blessure, était auprès du magistrat.
Celui-ci, trompé par le mouvement de retraite de Dagobert,
s'écria:

-- Ah! tu crois échapper après avoir osé porter la main sur moi...
vieux misérable!!

-- Monsieur le bourgmestre... pardonnez-moi... C'est un mouvement
de vivacité que je n'ai pu maîtriser; je me reproche cette
violence, dit Dagobert d'une voix repentante, en baissant
humblement la tête.

-- Pas de pitié pour toi... malheureux! Tu veux recommencer à
m'attendrir avec ton air câlin! mais j'ai pénétré tes secrets
desseins... Tu n'es pas ce que tu parais être, et il pourrait bien
y avoir une affaire d'État au fond de tout ceci, ajouta le
magistrat d'un ton extrêmement diplomatique. Tous moyens sont bons
pour les gens qui voudraient mettre l'Europe en feu.

-- Je ne suis qu'un pauvre diable... monsieur le bourgmestre...
Vous avez si bon coeur, ne soyez pas impitoyable!...

-- Ah! tu m'arraches mon bonnet!

-- Mais vous, ajouta le soldat en se tournant vers Morok, vous qui
êtes cause de tout... ayez pitié de moi... ne montrez pas de
rancune... Vous qui êtes un saint homme, dites au moins un mot en
ma faveur à monsieur le bourgmestre.

-- Je lui ai dit... ce que je devais lui dire... répondit
ironiquement Morok.

-- Ah! ah! te voilà bien penaud à cette heure, vieux vagabond...
Tu croyais m'abuser par tes jérémiades, reprit le bourgmestre en
s'avançant vers Dagobert; Dieu merci! je ne suis plus ta dupe...
Tu verras qu'il y a à Leipzig de bons cachots pour les agitateurs
français et pour les coureuses d'aventures, car tes donzelles ne
valent pas mieux que toi... Allons, ajouta-t-il d'un ton
important, en gonflant ses joues, allons, descends devant moi...
Quant à toi, Morok, tu vas...

Le bourgmestre ne put achever. Depuis quelques minutes, Dagobert
ne cherchait qu'à gagner du temps; il étudiait du coin de l'oeil
une porte entr'ouverte faisant face, sur le palier, à la chambre
occupée par les orphelines; trouvant le moment favorable, il
s'élança, rapide comme la foudre, sur le bourgmestre, le prit à la
gorge et le jeta si rudement contre la porte entrebâillée, que le
magistrat, stupéfait de cette brusque attaque, ne pouvant dire une
parole ni pousser un cri, alla rouler au fond de la chambre
complètement obscure. Puis, se retournant vers Morok, qui, le bras
en écharpe, et voyant l'escalier libre, s'y précipitait, le soldat
le rattrapa par sa longue chevelure flottante, l'attira à lui,
l'enlaça dans ses bras de fer, lui mit la main sur la bouche pour
étouffer ses cris, et, malgré sa résistance désespérée, le poussa,
le traîna dans la chambre au fond de laquelle le bourgmestre
gisait déjà confus et étourdi.

Après avoir fermé la porte à double tour, et mis la clef dans sa
poche, Dagobert, en deux bonds, descendit l'escalier qui
aboutissait à un couloir donnant sur la cour. La porte de
l'auberge était fermée; impossible de sortir de ce côté. La pluie
tombait à torrents; il vit, à travers les carreaux d'une salle
basse, éclairés par la lueur du feu, l'hôte et ses gens attendant
la décision du bourgmestre. Verrouiller la porte du couloir, et
intercepter ainsi toute communication avec la cour, ce fut pour le
soldat l'affaire d'une seconde, et il remonta rapidement rejoindre
les orphelines.

Morok, revenu à lui, appelait à l'aide de toutes ses forces; mais
lors même que ses cris auraient pu être entendus malgré la
distance, le bruit du vent et de la pluie les eût étouffés.
Dagobert avait donc environ une heure à lui, car il fallait assez
de temps pour que l'on s'étonnât de la longueur de son entretien
avec le magistrat; et une fois les soupçons ou les craintes
éveillés, il fallait encore briser les deux portes, celle qui
fermait le couloir de l'escalier et celle de la chambre où étaient
renfermés le bourgmestre et le Prophète.

-- Mes enfants, il s'agit de prouver que vous avez du sang de
soldat dans les veines, dit Dagobert en entrant brusquement chez
les jeunes filles, épouvantées du bruit qu'elles entendaient
depuis quelques moments.

-- Mon Dieu! Dagobert, qu'arrive-t-il? s'écria Blanche.

-- Que veux-tu que nous fassions? reprit Rose. Sans répondre, le
soldat courut au lit, en retira les draps, les noua rapidement
ensemble, fit un gros noeud à l'un des bouts, qu'il plaça sur la
partie supérieure du vantail gauche de la fenêtre, préalablement
entr'ouvert, et ensuite refermé. Intérieurement retenu par la
grosseur du noeud, qui ne pouvait passer entre le vantail et
l'encadrement de la croisée, le drap se trouvait ainsi solidement
fixé; son autre extrémité, flottant en dehors, atteignait le sol.
Le second battant de la fenêtre, restant ouvert, laissait aux
fugitifs un passage suffisant. Le vétéran prit alors son sac, la
valise des enfants, la pelisse de peau de renne, jeta le tout par
la croisée, fit un signe à Rabat-Joie et l'envoya, pour ainsi
dire, garder ces objets. Le chien n'hésita pas, d'un bond il
disparut.

Rose et Blanche, stupéfaites, regardaient Dagobert sans prononcer
une parole.

-- Maintenant, mes enfants, leur dit-il, les portes de l'auberge
sont fermées... du courage... Et leur montrant la fenêtre:

-- Il faut passer par là, ou nous sommes arrêtés, mis en prison...
vous d'un côté... moi de l'autre, et notre voyage est flambé.

-- Arrêtés!... mis en prison! s'écria Rose.

-- Séparées de toi! s'écria Blanche.

-- Oui, mes pauvres petites! On a tué Jovial... Il faut nous
sauver à pied, et tâcher de gagner Leipzig... Lorsque vous serez
fatiguées, je vous porterai tour à tour, et quand je devrais
mendier sur la route, nous arriverons... Mais un quart d'heure
plus tard, et tout est perdu... Allons, enfants, ayez confiance en
moi... Montrez que les filles du général Simon ne sont pas
poltronnes... et il nous reste encore de l'espoir.

Par un mouvement sympathique, les deux soeurs se prirent par la
main comme si elles eussent voulu s'unir contre le danger; leurs
charmantes figures, pâlies par tant d'émotions, exprimèrent alors
une résolution naïve qui prenait sa source dans leur foi aveugle
au dévouement du soldat.

-- Sois tranquille, Dagobert... nous n'aurons pas peur, dit Rose
d'une voix ferme.

-- Ce qu'il faut faire... nous le ferons, ajouta Blanche d'une
voix non moins assurée.

-- J'en étais sûr!... s'écria Dagobert, bon sang ne peut mentir...
En route, vous ne pesez pas plus que des plumes, le drap est
solide, il y a huit pieds à peine de la fenêtre en bas... et
Rabat-Joie vous y attend...

-- C'est à moi de passer la première, je suis l'aînée aujourd'hui!
s'écria Rose après avoir tendrement embrassé Blanche.

Et elle courut vers la fenêtre, voulant, s'il y avait quelque
péril à descendre d'abord, s'y exposer à la place de sa soeur.
Dagobert devina facilement la cause de cet empressement.

-- Chères enfants, leur dit-il, je vous comprends, mais ne
craignez rien l'une pour l'autre, il n'y a aucun danger... j'ai
attaché moi-même le drap... Allons vite, ma petite Rose.

Légère comme un oiseau, la jeune fille monta sur l'appui de la
fenêtre; puis, bien soutenue par Dagobert, elle saisit le drap, et
se laissa glisser doucement d'après les recommandations du soldat,
qui, le corps penché en dehors, l'encourageait de la voix.

-- Ma soeur... n'aie pas peur... dit la jeune fille à voix basse,
dès qu'elle eut touché le sol, c'est très facile de descendre
comme cela; Rabat-Joie est là qui me lèche les mains.

Blanche ne se fit pas attendre; aussi courageuse que sa soeur,
elle descendit avec le même bonheur.

-- Chères petites créatures, qu'ont-elles fait pour être si
malheureuses?... Mille tonnerres!!! il y a donc un sort maudit sur
cette famille-là? s'écria Dagobert le coeur brisé, en voyant
disparaître la pâle et douce figure de la jeune fille au milieu
des ténèbres de cette nuit profonde, que de violentes rafales de
vent et des torrents de pluie rendaient plus sinistre encore.

-- Dagobert, nous t'attendons. Viens vite... dirent à voix basse
les orphelines, réunies au pied de la fenêtre. Grâce à sa grande
taille, le soldat sauta, plutôt qu'il se laissa glisser à terre.

Dagobert et les deux jeunes filles avaient, depuis un quart
d'heure à peine, quitté en fugitifs l'auberge du _Faucon Blanc,
_lorsqu'un violent craquement retentit dans la maison. La porte
avait cédé aux efforts du bourgmestre et de Morok, qui s'étaient
servis d'une lourde table pour bélier.

Guidés par la lumière, ils accoururent dans la chambre des
orphelines, alors déserte. Morok vit les draps flotter au dehors,
il s'écria:

-- Monsieur le bourgmestre... c'est par la fenêtre qu'ils se sont
sauvés; ils sont à pied... par cette nuit orageuse et noire, ils
ne peuvent être loin.

-- Sans doute... nous les rattraperons... Misérables vagabonds!...
Oh!... je me vengerai... Vite, Morok... il y va de ton honneur et
du mien...

-- De mon honneur!... Il y va de plus que cela pour moi, monsieur
le bourgmestre, répondit le prophète d'un ton courroucé; puis,
descendant rapidement l'escalier, il ouvrit la porte de la cour,
et s'écria d'une voix retentissante:

-- Goliath, déchaîne les chiens!... et vous, l'hôte, des
lanternes, des perches... Armez vos gens... faites ouvrir les
portes! Courons après les fugitifs; ils ne peuvent nous
échapper... il nous les faut... morts ou vifs.



Deuxième partie
La rue du Milieu-des-Ursins



I. Les messagers.[1]

Morok, le dompteur de bêtes, voyant Dagobert privé de son cheval,
dépouillé de ses papiers, de son argent, et le croyant ainsi hors
d'état de continuer sa route, avait, avant l'arrivée du
bourgmestre, envoyé Karl à Leipzig, porteur d'une lettre que
celui-ci devait immédiatement mettre à la poste.

L'adresse de cette lettre était ainsi conçue:

_À monsieur Rodin, rue du Milieu-des-Ursins, n° 11 à Paris._

Vers le milieu de cette rue solitaire, assez ignorée, située au-
dessous du niveau du quai Napoléon, où elle débouche non loin de
Saint-Landry, il existait alors une maison de modeste apparence,
élevée au fond d'une cour sombre, étroite, et isolée de la rue par
un petit bâtiment de façade, percé d'une porte cintrée et de deux
croisées garnies d'épais barreaux de fer.

Rien de plus simple que l'intérieur de cette silencieuse demeure,
ainsi que le démontrait l'ameublement d'une assez grande salle au
rez-de-chaussée du corps de logis principal. De vieilles boiseries
grises couvraient les murs; le sol, carrelé, était peint en rouge
et soigneusement ciré; des rideaux de calicot blanc se drapaient
aux croisées. Une sphère de quatre pieds de diamètre environ,
placée sur un piédestal de chêne massif à l'extrémité de la
chambre, faisait face à la cheminée. Sur ce globe d'une grande
échelle, on remarquait une foule de petites croix rouges
disséminées sur toutes les parties du monde: du nord au sud, du
levant au couchant, depuis les pays les plus barbares, les îles
les plus lointaines, jusqu'aux nations les plus civilisées,
jusqu'à la France, il n'y avait pas une contrée qui n'offrît
plusieurs endroits marqués de ces petites croix rouges servant
évidemment de signes indicateurs ou de points de repère. Devant
une table de bois noir, chargée de papiers et adossée au mur à
proximité de la cheminée, une chaise était vide; plus loin, entre
les deux fenêtres, on voyait un grand bureau de noyer, surmonté
d'étagères remplies de cartons.

À la fin du mois d'octobre 1831, vers les huit heures du matin,
assis à ce bureau, un homme écrivait. Cet homme était M. Rodin, le
correspondant de Morok, le dompteur de bêtes.

Âgé de cinquante ans, il portait une vieille redingote olive,
râpée, au collet graisseux, un mouchoir à tabac pour cravate, un
gilet et un pantalon de drap noir qui montraient la corde. Ses
pieds, chaussés de gros souliers huilés, reposaient sur un petit
carré de tapis vert placé sur le carreau rouge et brillant. Ses
cheveux gris s'aplatissaient sur ses tempes et couronnaient son
front chauve; ses sourcils étaient à peine indiqués; sa paupière
supérieure, flasque et retombante comme la membrane qui voile à
demi les yeux des reptiles, cachait à moitié son petit oeil vif et
noir; ses lèvres minces, absolument incolores, se confondaient
avec la teinte blafarde de son visage maigre, au nez pointu, au
menton pointu. Ce masque livide, pour ainsi dire sans lèvres,
semblait d'autant plus étrange qu'il était d'une immobilité
sépulcrale; sans le mouvement rapide des doigts de M. Rodin qui,
courbé sur son bureau, faisait grincer sa plume, on l'eût pris
pour un cadavre.

À l'aide d'un _chiffre _(alphabet secret) placé devant lui, il
transcrivait, d'une manière inintelligible pour qui n'eût pas
possédé la clef de ces signes, certains passages d'une longue
feuille d'écriture. Au milieu de ce silence profond, par un jour
bas et sombre qui faisait paraître plus triste encore cette grande
pièce froide et nue, il y avait quelque chose de sinistre à voir
cet homme, à figure glacée, écrire en caractères mystérieux.

Huit heures sonnèrent. Le marteau de la porte cochère retentit
sourdement, puis un timbre frappa deux coups; plusieurs portes
s'ouvrirent, se fermèrent, et un nouveau personnage entra dans
cette chambre. À sa vue, M. Rodin se leva, mit sa plume entre ses
doigts, salua d'un air profondément soumis, et se remit à sa
besogne sans prononcer une parole.

Ces deux personnages offraient un contraste frappant. Le nouveau
venu, plus âgé qu'il ne le paraissait, semblait avoir au plus
trente-six ou trente-huit ans; il était d'une taille élégante et
élevée: on aurait difficilement soutenu l'éclat de sa large
prunelle grise, brillante comme de l'acier. Son nez large à sa
racine, se terminait par un méplat carrément accusé. Son menton
prononcé étant partout rasé, les tons bleuâtres de sa barbe,
fraîchement coupée, contrastaient avec le vif incarnat de ses
lèvres et la blancheur de ses dents, qu'il avait très belles.
Lorsqu'il ôta son chapeau pour prendre sur la petite table un
bonnet de velours noir, il laissa voir une chevelure châtain clair
que les années n'avaient pas encore argentée. Il était vêtu d'une
longue redingote militairement boutonnée jusqu'au cou. Le regard
profond de cet homme, son front largement coupé, révélaient une
grande intelligence, tandis que le développement de sa poitrine et
de ses épaules annonçait une vigoureuse organisation physique;
enfin, la distinction de sa tournure, le soin avec lequel il était
ganté et chaussé, le léger parfum qui s'exhalait de sa chevelure,
trahissaient ce qu'on appelle l'homme du monde, et donnaient à
penser qu'il avait pu ou qu'il pouvait encore prétendre à tous les
genres de succès, depuis les plus frivoles jusqu'aux plus sérieux.

De cet accord si rare à rencontrer, force d'esprit, force de corps
et extrême élégance de manières, il résultait un ensemble d'autant
plus remarquable, que ce qu'il y aurait eu de trop dominateur dans
la partie supérieure de cette figure énergique était, pour ainsi
dire, adouci, tempéré par l'affabilité d'un sourire constant, mais
non pas uniforme; car, selon l'occasion, ce sourire, tour à tour
affectueux ou malin, cordial ou gai, discret ou prévenant,
augmentait encore le charme insinuant de cet homme, que l'on
n'oubliait jamais dès qu'une seule fois on l'avait vu. Néanmoins,
malgré tant d'avantages réunis, et quoiqu'il vous laissât presque
toujours sous l'influence de son irrésistible séduction, ce
sentiment était mélangé d'une vague inquiétude, comme si la grâce
et l'exquise urbanité des manières de ce personnage,
l'enchantement de sa parole, ses flatteries délicates, l'aménité
caressante de son sourire eussent caché quelque piège insidieux.
L'on se demandait enfin, tout en cédant à une sympathie
involontaire, si l'on était attiré vers le bien... ou vers le mal.

* * * *

M. Rodin, secrétaire du nouveau venu, continuait d'écrire.

-- Y a-t-il des lettres de Dunkerque, Rodin? lui demanda son
maître.

-- Le facteur n'est pas encore arrivé.

-- Sans être positivement inquiet de la santé de ma mère,
puisqu'elle est en convalescence, reprit l'autre, je ne serai tout
à fait rassuré que par une lettre de Mme la princesse de Saint-
Dizier... mon excellente amie... Enfin, ce matin, j'aurai de
bonnes nouvelles, je l'espère...

-- C'est à désirer, dit le secrétaire aussi humble, aussi soumis
que laconique et impassible.

-- Certes, c'est à désirer, reprit son maître, car un des
meilleurs jours de ma vie a été celui où la princesse de Saint-
Dizier m'a appris que cette maladie, aussi brusque que dangereuse,
avait heureusement cédé aux bons soins dont ma mère est
entourée... par elle... Sans cela je partais à l'instant pour la
terre de la princesse, quoique ma présence soit ici bien
nécessaire...

Puis s'approchant du bureau de son secrétaire, il ajouta:

-- Le dépouillement de la correspondance étrangère est-il fait?

-- En voici l'analyse...

-- Les lettres sont toujours venues sous enveloppe aux demeures
indiquées... et apportées ici selon mes ordres?

-- Toujours...

-- Lisez-moi l'analyse de cette correspondance: s'il y a des
lettres auxquelles je doive répondre moi-même, je vous le dirai.

Et le maître de Rodin commença de se promener de long en large
dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, dictant à
mesure des observations que Rodin notait soigneusement.

Le secrétaire prit un dossier assez volumineux et commença ainsi:

-- Don Ramon Olivarès accuse de Cadix réception de la lettre
numéro 19; il s'y conformera et niera toute participation à
l'enlèvement.

-- Bien! à classer.

-- Le comte Romanof de Riga se trouve dans une position
embarrassée.

-- Dire à Duplessis d'envoyer un secours de cinquante louis; j'ai
autrefois servi comme capitaine dans le régiment du comte, et
depuis il a donné d'excellents avis.

-- On a reçu à Philadelphie la dernière cargaison d'_Histoires de
France expurgées _à l'usage des fidèles; on en redemande, la
première étant épuisée.

-- Prendre note, en écrire à Duplessis... Poursuivez.

-- M. Spindler envoie de Namur le rapport secret demandé sur
M. Ardouin.

-- À analyser...

-- M. Ardouin envoie de la même ville le rapport secret demandé
sur N. Spindler.

-- À analyser...

-- Le docteur Van Ostadt, de la même ville, envoie une note
confidentielle sur MM. Spindler et Ardouin.

-- À comparer... Poursuivez.

-- Le comte Malipierri, de Turin, annonce que la donation de trois
cent mille francs est signée.

-- En prévenir Duplessis... Ensuite?

-- Don Stanislas vient de partir des eaux de Baden avec la reine
Marie-Ernestine. Il donne avis que Sa Majesté recevra avec
gratitude les avis qu'on lui annonce, et y répondra de sa main.

-- Prenez note... J'écrirai moi-même à la reine. Pendant que Rodin
inscrivait quelques notes en marge du papier qu'il tenait, son
maître, continuant de se promener de long en large dans la
chambre, se trouva en face de la grande mappemonde marquée de
petites croix rouges; un instant il la contempla d'un air pensif.

Rodin continua:

-- D'après l'état des esprits dans certaines parties de l'Italie,
où quelques agitateurs ont les yeux tournés vers la France, le
père Orsini écrit de Milan qu'il serait très important de répandre
à profusion dans ce pays un petit livre dans lequel les Français,
nos compatriotes, seraient présentés comme impies et débauchés...
pillards et sanguinaires...

-- L'idée est excellente, on pourra exploiter habilement les excès
commis par les nôtres en Italie pendant les guerres de la
République... Il faudra charger Jacques Dumoulin d'écrire ce petit
livre. Cet homme est pétri de bile, de fiel et de venin; le
pamphlet sera terrible... D'ailleurs je donnerai quelques notes;
mais qu'on ne paye Jacques Dumoulin qu'après la remise du
manuscrit...

-- Bien entendu... si on le soldait d'avance, il serait ivre-mort
pendant huit jours dans quelque mauvais lieu. C'est ainsi qu'il a
fallu lui payer deux fois son virulent factum contre les tendances
panthéistes de la doctrine philosophique du professeur Martin.

-- Notez... et continuez.

-- Le _négociant _annonce que le _commis _est sur le point
d'envoyer le _banquier rendre ses comptes _devant qui de droit...

Après avoir accentué ces mots d'une façon particulière, Rodin dit
à son maître:

-- Vous comprenez?...

-- Parfaitement... dit l'autre en tressaillant. Ce sont les
expressions convenues... Ensuite?

-- Mais le _commis, _reprit le secrétaire, est retenu par un
dernier scrupule.

Après un moment de silence, pendant lequel ses traits se
contractèrent péniblement, le maître de Rodin reprit:

-- Continuer d'agir sur l'imagination du _commis _par le silence
et la solitude, puis lui faire relire la liste des cas où le
régicide est autorisé et absous... Continuez.

-- La femme Sydney écrit de Dresde qu'elle attend les
instructions. De violentes scènes de jalousie ont encore éclaté
entre le père et le fils à son sujet; mais dans ces nouveaux
épanchements de haine mutuelle, dans ces confidences que chacun
lui faisait contre son rival, la femme Sydney n'a encore rien
trouvé qui ait trait aux renseignements qu'on lui demande. Elle a
pu jusqu'ici éviter de se décider pour l'un ou pour l'autre; mais
si cette situation se prolonge, elle craint d'éveiller leurs
soupçons. Qui doit-elle préférer, du père ou du fils?

-- Le fils... Les ressentiments de la jalousie seront bien plus
violents, bien plus cruels chez ce vieillard; et pour se venger de
la préférence accordée à son fils, il dira peut-être ce que tous
deux ont tant d'intérêt à cacher... Ensuite?

-- Depuis trois ans, deux servantes d'Ambrosius, que l'on a
placées dans cette petite paroisse des montagnes du Valais, ont
disparu, sans qu'on sache ce qu'elles sont devenues. Une troisième
vient d'avoir le même sort. Les protestants du pays s'émeuvent,
parlent de meurtre... de circonstances épouvantables...

-- Jusqu'à preuve évidente, complète du fait, que l'on défende
Ambrosius contre ces infâmes calomnies d'un parti qui ne recule
jamais devant les inventions les plus monstrueuses... Continuez.

-- Thompson, de Liverpool, est enfin parvenu à faire entrer Justin
comme homme de confiance chez lord Steward, riche catholique
irlandais dont la tête s'affaiblit de plus en plus.

-- Une fois le fait vérifié, cinquante louis de gratification à
Thompson, prenez note pour Duplessis... Poursuivez.

-- Frank Dichestein, de Vienne, reprit Rodin, annonce que son père
vient de mourir du choléra dans un petit village à quelques lieues
de cette ville, car l'épidémie continue d'avancer lentement,
venant du nord de la Russie par la Pologne...

-- C'est vrai, dit le maître de Rodin en interrompant; puisse le
terrible fléau ne pas continuer sa marche effrayante et épargner
la France!...

-- Frank Dichestein, reprit Rodin, annonce que ses deux frères
sont décidés à attaquer la donation faite par son père, mais que
lui est d'un avis opposé.

-- Consulter les deux personnes chargées du contentieux...
Ensuite?

-- Le cardinal prince d'Amalli se conformera aux trois premiers
points du mémoire. Il demande à faire ses réserves pour le
quatrième point.

-- Pas de réserves... acceptation pleine et absolue; sinon la
guerre: et notez-le bien, entendez-vous? une guerre acharnée, sans
pitié ni pour lui ni pour ses créatures... Ensuite?

-- Fra Paolo annonce que le patriote Boccari, chef d'une société
secrète très redoutable, désespéré de voir ses amis l'accuser de
trahison par suite des soupçons que lui, Fra Paolo, avait
adroitement jetés dans leur esprit, s'est donné la mort.

-- Boccari!! est-ce possible?... Boccari!... le patriote
Boccari!... cet ennemi si dangereux? s'écria le maître de Rodin.

-- Le patriote Boccari... répéta le secrétaire, toujours
impassible.

-- Dire à Duplessis d'envoyer un mandat de vingt-cinq louis à Fra
Paolo... Prenez note.

-- Haussmann annonce que la danseuse française Albertine Ducomet
est la maîtresse du prince régnant: elle a sur lui la plus
complète influence; on pourrait donc par elle arriver sûrement au
but qu'on se propose; mais cette Albertine est dominée par son
amant, condamné en France comme faussaire, et elle ne fait rien
sans le consulter.

-- Ordonner à Haussmann de s'aboucher avec cet homme; si ses
prétentions sont raisonnables, y accéder; s'informer si cette
fille n'a pas quelques parents à Paris.

-- Le duc d'Orbano annonce que le roi son maître autorisera le
nouvel établissement proposé, mais aux conditions précédemment
notifiées.

-- Pas de conditions, une franche adhésion ou un refus positif...
On reconnaît ainsi ses amis et ses ennemis. Plus les circonstances
sont défavorables, plus il faut montrer de fermeté et imposer par
là confiance en soi.

-- Le même annonce que le corps diplomatique tout entier continue
d'appuyer les réclamations du père de cette jeune fille
protestante qui ne veut quitter le couvent où elle a trouvé asile
et protection que pour épouser son amant contre la volonté de son
père.

-- Ah!... le corps diplomatique continue de réclamer au nom de ce
père?

-- Il continue...

-- Alors, continuer de lui répondre que le pouvoir spirituel n'a
rien à démêler avec le pouvoir temporel.

À ce moment le timbre de la porte d'entrée frappa deux coups.

-- Voyez ce que c'est, dit le maître de Rodin. Celui-ci se leva et
sortit. Son maître continua de se promener, pensif d'un bout à
l'autre de la chambre. Ses pas l'ayant encore amené auprès de
l'énorme sphère, il s'y arrêta. Pendant quelque temps il
contempla, dans un profond silence, les innombrables petites croix
rouges qui semblaient couvrir d'un immense réseau toutes les
contrées de la terre. Songeant sans doute à l'invisible action de
son pouvoir, qui paraissait s'étendre sur le monde entier, les
traits de cet homme s'animèrent, sa large prunelle grise étincela,
ses narines se gonflèrent, sa mâle figure prit une incroyable
expression d'énergie, d'audace et de superbe. Le front altier, la
lèvre dédaigneuse, il s'approcha de la sphère et appuya sa
vigoureuse main sur le pôle... À cette puissante étreinte, à ce
mouvement impérieux, possessif, on aurait dit que cet homme se
croyait sûr de dominer ce globe, qu'il contemplait de toute la
hauteur de sa grande taille et sur lequel il posait sa main d'un
air si fier, si audacieux. Alors il ne souriait pas. Son large
front se plissait d'une manière formidable, son regard menaçait;
l'artiste qui aurait voulu peindre le démon de l'orgueil et de la
domination n'aurait pu choisir un plus effrayant modèle. Lorsque
Rodin rentra, la figure de son maître avait repris son expression
habituelle.

-- C'est le facteur, dit Rodin en montrant les lettres qu'il
tenait à la main, il n'y a rien de Dunkerque...

-- Rien!!! s'écria son maître.

Et sa douloureuse émotion contrastait singulièrement avec
l'expression hautaine et implacable que son visage avait naguère.

-- Rien!!! aucune nouvelle de ma mère! reprit-il; encore trente-
six heures d'inquiétude.

-- Il me semble que si Mme la princesse avait eu de mauvaises
nouvelles à donner, elle eût écrit; probablement le mieux
continue...

-- Vous avez sans doute raison, Rodin; mais il n'importe... je ne
suis pas tranquille... Si demain je n'ai pas de nouvelles
complètement rassurantes, je partirai pour la terre de la
princesse... Pourquoi faut-il que ma mère ait voulu aller passer
l'automne dans ce pays!... Je crains que les environs de Dunkerque
ne soient pas sains pour elle...

Après un moment de silence il ajouta, en continuant de se
promener:

-- Enfin... voyez ces lettres... d'où sont-elles?... Rodin, après
avoir examiné leur timbre, répondit:

-- Sur les quatre, il y en a trois relatives à la grande et
importante affaire des médailles...

-- Dieu soit loué!... pourvu que les nouvelles soient favorables,
s'écria le maître de Rodin avec une expression d'inquiétude qui
témoignait de l'extrême importance qu'il attachait à cette
affaire.

-- L'une, de Charlestown, est sans doute relative à Gabriel le
missionnaire, répondit Rodin; l'autre, de Batavia, a sans doute
rapport à l'Indien Djalma... Celle-ci est de Leipzig... Sans doute
elle confirme celle d'hier, où ce dompteur de bêtes féroces, nommé
Morok, annonçait que, selon les ordres qu'il avait reçus, et sans
qu'on pût l'accuser en rien, les filles du général Simon ne
pourraient continuer leur voyage.

Au nom du général Simon un nuage passa sur les traits du maître de
Rodin.



II. Les ordres.[2]

Après avoir surmonté l'émotion involontaire que lui avait causée
le nom ou le souvenir du général Simon, le maître de Rodin lui
dit:

-- N'ouvrez pas encore ces lettres de Leipzig, de Charlestown et
de Batavia; les renseignements qu'elles donnent, sans doute, se
classeront tout à l'heure d'eux-mêmes. Cela nous épargnera un
double emploi de temps.

Le secrétaire regarda son maître d'un air interrogatif.

L'autre reprit:

-- Avez-vous terminé la note relative à l'affaire des médailles?

-- La voici... Je finissais de la traduire en chiffres.

-- Lisez-la moi, et, selon l'ordre des faits, vous ajouterez les
nouvelles informations que doivent renfermer ces trois lettres.

-- En effet, dit Rodin, ces informations se trouveront ainsi à
leur place.

-- Je veux voir, reprit l'autre, si cette note est claire et
suffisamment explicative, car vous n'avez pas oublié que la
personne à qui elle est destinée ne doit pas tout savoir?

-- Je me le suis rappelé, et c'est dans ce sens que je l'ai
rédigée...

-- Lisez.

M. Rodin lut ce qui suit, très posément et très lentement: «Il y a
cent cinquante ans, une famille française, protestante, s'est
expatriée volontairement dans la prévision de la prochaine
révocation de l'édit de Nantes, et dans le dessein de se
soustraire aux rigoureux et justes arrêts déjà rendus contre les
réformés, ces ennemis indomptables de notre sainte religion. Parmi
les membres de cette famille, les uns se sont réfugiés d'abord en
Hollande, puis dans les colonies hollandaises, d'autres en
Pologne, d'autres en Allemagne, d'autres en Angleterre, d'autres
en Amérique. On croit savoir qu'il ne reste aujourd'hui que sept
descendants de cette famille, qui a passé par d'étranges
vicissitudes de fortune, puisque ses représentants sont
aujourd'hui à peu près placés sur tous les degrés de l'échelle
sociale, depuis le souverain jusqu'à l'artisan.

«Ces descendants directs ou indirects sont:

«Filiation maternelle:

«Les demoiselles _Rose _et _Blanche Simon, _mineures.

«(Le général Simon a épousé à Varsovie une descendante de ladite
famille.)

«Le sieur _François Hardy, _manufacturier au Plessis, près Paris.

«Le prince _Djalma, _fils de _Kadja-Sing, _roi de Mondi.

«_(Kadja-Sing _a épousé en 1802 une descendante de ladite famille,
alors établie à Batavia (île de Java), possession hollandaise.)

«Filiation paternelle: «Le sieur _Jacques Rennepont, _dit _Couche-
tout-nu, _artisan. «La demoiselle _Adrienne de Cardoville, _fille
du comte de Rennepont, (duc de Cardoville). «Le sieur _Gabriel
Rennepont, _prêtre des missions étrangères. «Chacun des membres de
cette famille possède ou doit posséder une médaille de bronze sur
laquelle se trouvent gravées les inscriptions ci-jointes:

_Coté face_

Victime de L.C.D.J
Priez pour moi
Paris le 13 février 1682

_Coté pile_

À Paris rue St-François n°3
Dans un siècle et demi vous serez
le 13 février 1832.
Priez pour moi.

«Ces mots et cette date indiquent qu'il est d'un puissant intérêt
pour chacun d'eux de se trouver à Paris le 13 février 1832, et
cela, non par représentants ou fondés de pouvoir, mais EN
PERSONNE, qu'ils soient majeurs ou mineurs, mariés ou
célibataires. Mais d'autres personnes ont un intérêt _immense _à
ce qu'aucun des descendants de cette famille ne se trouve à Paris
le 13 février... à l'exception de Gabriel Rennepont, prêtre des
missions étrangères. _Il faut donc qu'À _TOUT PRIX _Gabriel soit
le seul qui assiste à ce rendez-vous donné aux représentants de
cette famille il y a un siècle et demi. _Pour empêcher les six
autres personnes d'être ou de se rendre à Paris le jour dit, ou
pour y paralyser leur présence, on a déjà beaucoup tenté; mais il
reste beaucoup à tenter pour assurer le bon succès de cette
affaire, que l'on regarde comme la plus vitale de l'époque, à
cause de ses résultats probables...»

-- Cela n'est que trop vrai, dit le maître de Rodin, en
l'interrompant et en secouant la tête d'un air pensif; ajoutez, en
outre, que les conséquences du succès sont incalculables, et que
l'on n'ose prévoir celles de l'insuccès... en un mot, qu'il s'agit
d'être... presque ou de ne pas être pendant plusieurs années.
Aussi faut-il, pour réussir, _employer tous les moyens possibles,
ne reculer devant rien, _toujours en sauvant habilement les
apparences.

-- C'est écrit, dit Rodin après avoir ajouté les mots que son
maître venait de lui dicter.

-- Continuez...

Rodin continua: «Pour faciliter ou assurer la réussite de
l'affaire en question, il est nécessaire de donner quelques
détails particuliers et secrets sur les sept personnes qui
représentent cette famille. «On répond de la vérité de ces
détails, au besoin on les compléterait de la façon la plus
minutieuse; car, des informations contradictoires ayant eu lieu,
on possède des dossiers très étendus, on procédera par ordre de
personnes, et l'on parlera seulement des faits accomplis jusqu'à
ce jour.»

Note n°1.

«Les demoiselles _Rose et Blanche Simon, _soeurs jumelles âgées de
quinze ans environ. Figures charmantes, se ressemblant tellement
qu'on pourrait prendre l'une pour l'autre; caractère doux et
timide, mais susceptible d'exaltation; élevées en Sibérie par une
mère esprit fort et déiste. Elles sont complètement ignorantes des
choses de notre sainte religion.

«Le général Simon, séparé de sa femme avant leur naissance, ignore
encore à cette heure qu'il a deux filles.

«On avait cru les empêcher de se trouver à Paris le 13 février, en
faisant envoyer leur mère dans un lieu d'exil beaucoup plus reculé
que celui qui lui avait d'abord été assigné; mais leur mère étant
morte, le gouverneur général de la Sibérie, qui nous est tout
dévoué d'ailleurs, croyant, par une erreur déplorable, la mesure
seulement personnelle à la femme du général Simon, a
malheureusement permis à ces jeunes filles de revenir en France
sous la conduite d'un ancien soldat.

«Cet homme, entreprenant, fidèle, résolu, est noté comme
dangereux.

«Les demoiselles Simon sont inoffensives. On a tout lieu d'espérer
qu'à cette heure elles sont retenues dans les environs de
Leipzig.»

Le maître de Rodin, l'interrompant, lui dit:

-- Lisez maintenant la lettre de Leipzig reçue tout à l'heure,
vous pourrez compléter l'information.

Rodin lut, et s'écria:

-- Excellente nouvelle! les deux jeunes filles et leur guide
étaient parvenus à s'échapper, pendant la nuit, de l'auberge du
_Faucon Blanc, _mais tous trois ont été rejoints et saisis à une
lieue de Mockern; on les a transférés à Leipzig, où ils sont
emprisonnés comme vagabonds; de plus, le soldat qui leur servait
de guide est accusé et convaincu de rébellion, voies de faits et
séquestration envers un magistrat.

-- Il est donc à peu près certain, vu la longueur des procédures
allemandes (et d'ailleurs on y pourvoira), que les jeunes filles
ne pourront être ici le 13 février, dit le maître de Rodin.
Joignez ce dernier fait à la note par un renvoi...

Le secrétaire obéit, écrivit en note le résumé de la lettre de
Morok et dit:

-- C'est écrit:

-- Poursuivez, reprit son maître.

Rodin continua à lire.

Note n°2.

_M. François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris._

«Homme ferme, riche, intelligent, actif, probe, instruit, idolâtré
de ses ouvriers, grâce à des innovations sans nombre touchant leur
bien-être; ne remplissant jamais les devoirs de notre sainte
religion: noté comme homme _très dangereux; _mais la haine et
l'envie qu'il inspire aux autres industriels, surtout à M. le
baron Tripeaud, son concurrent, peuvent aisément tourner contre
lui. S'il est besoin d'autres moyens d'action sur lui et contre
lui, on consultera son dossier; il est très volumineux: cet homme
est depuis longtemps signalé et surveillé. On l'a fait si
habilement circonvenir, quant à l'affaire de la médaille, que
jusqu'à présent il est complètement abusé sur l'importance des
intérêts qu'elle représente; du reste, il est incessamment épié,
entouré, dominé, même à son insu; un de ses meilleurs amis le
trahit, et l'on sait par lui ses plus secrètes pensées.»

Note n°3.

_Le prince Djalma._

«Dix-huit ans, caractère énergique et généreux, esprit fier,
indépendant et sauvage; favori du général Simon, qui a pris le
commandement des troupes de son père, _Kadja-Sing, _dans la lutte
que celui-ci soutient dans l'Inde contre les Anglais. On ne parle
de Djalma que pour mémoire, car sa mère est morte jeune encore, du
vivant de ses parents à elle, qui étaient restés à Batavia. Or,
ceux-ci étant morts à leur tour, leur modeste héritage n'ayant été
réclamé ni par Djalma ni par le roi son père, on a la certitude
qu'ils ignorent tous deux les graves intérêts qui se rattachent à
la possession de la médaille en question, qui fait partie de
l'héritage de la mère de Djalma.»

Le maître de Rodin l'interrompit et lui dit:

-- Lisez maintenant la lettre de Batavia, afin de compléter
l'information sur Djalma.

Rodin lut et dit:

-- Encore une bonne nouvelle... M. Josué Van Daël, négociant à
Batavia (il a fait son éducation dans notre maison de Pondichéry),
a appris par son correspondant de Calcutta que le vieux roi indien
a été tué dans la dernière bataille qu'il a livrée aux Anglais.
Son fils Djalma, dépossédé du trône paternel, a été provisoirement
envoyé dans une forteresse de l'Inde comme prisonnier d'État.

-- Nous sommes à la fin d'octobre, dit le maître de Rodin. En
admettant que le prince Djalma fût mis en liberté et qu'il pût
quitter l'Inde maintenant, c'est à peine s'il arriverait à Paris
pour le mois de février...

-- M. Josué, reprit Rodin, regrette de n'avoir pu prouver son zèle
en cette circonstance; si, contre toute probabilité, le prince
Djalma était relâché ou s'il parvenait à s'évader, il est certain
qu'alors il viendrait à Batavia pour réclamer l'héritage maternel,
puisqu'il ne lui reste plus rien au monde. On pourrait dans ce cas
compter sur le dévouement de M. Josué Van Daël. Il demande, en
retour, par le prochain courrier, des renseignements très précis
sur la fortune de M. le baron Tripeaud, manufacturier et banquier,
avec lequel il est en relations d'affaires.

-- À ce sujet vous répondrez d'une manière évasive, M. Josué
n'ayant encore montré que du zèle... Complétez l'information de
Djalma... avec ces nouveaux renseignements...

Rodin écrivit. Au bout de quelques secondes, son maître lui dit
avec une expression singulière:

-- M. Josué ne vous parle pas du général Simon, à propos de la
mort du père de Djalma et de l'emprisonnement de celui-ci?

-- M. Josué n'en dit pas un mot, répondit le secrétaire en
continuant son travail. Le maître de Rodin garda le silence, et se
promena pensif dans la chambre.

Au bout de quelques instants, Rodin lui dit:

-- C'est écrit...

-- Poursuivez...

Note n°4.

Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu.

«Ouvrier de la fabrique de M. le baron Tripeaud, le concurrent de
M. François Hardy. Cet artisan est un ivrogne, fainéant, tapageur
et dépensier; il ne manque pas d'intelligence, mais la paresse et
la débauche l'ont absolument perverti. Un agent d'affaires très
adroit, sur lequel je compte, s'est mis en rapport avec une fille
Céphyse Soliveau, dite _la reine Bacchanal, _qui est la maîtresse
de cet ouvrier. Grâce à elle, l'agent d'affaires a noué quelques
relations avec lui, et on peut le regarder dès à présent comme à
peu près en dehors des intérêts qui devraient nécessiter sa
présence à Paris le 13 février.»

Note n°5.

_Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères._

«Parent éloigné du précédent; mais il ignore l'existence de ce
parent et de cette parenté. Orphelin abandonné, il a été recueilli
par Françoise Baudouin, femme d'un soldat surnommé Dagobert.

«Si, contre toute attente, ce soldat venait à Paris, on aurait sur
lui un puissant moyen d'action par sa femme. Celle-ci est une
excellente créature, ignorante et crédule, d'une piété exemplaire,
et sur laquelle on a depuis longtemps une influence et une
autorité sans bornes. C'est par elle que l'on a décidé Gabriel à
entrer dans les ordres, malgré la répugnance qu'il éprouvait.

«Gabriel a vingt-cinq ans; caractère angélique comme sa figure;
rares et solides vertus; malheureusement il a été élevé avec son
frère adoptif, Agricol, fils de Dagobert. Cet Agricol est poète et
ouvrier, excellent ouvrier d'ailleurs; il travaille chez
M. François Hardy; il est imbu des plus détestables doctrines;
idolâtre sa mère; probe, laborieux, mais sans aucun sentiment
religieux. Noté comme _très dangereux, _c'est ce qui rendait sa
fréquentation si à craindre pour Gabriel. Celui-ci, malgré toutes
ses parfaites qualités, donne toujours quelques inquiétudes. On a
même dû retarder de s'ouvrir complètement à lui, une fausse
démarche pourrait en faire aussi un homme des plus _dangereux; _il
est extrêmement à ménager, du moins jusqu'au 13 février, puisque,
on le répète, _sur lui, sur sa présence à Paris à cette époque,
_reposent d'immenses espérances et de non moins immenses intérêts.

«Par suite de ces ménagements auxquels on est tenu envers lui, on
a dû consentir à ce qu'il fit partie de la mission d'Amérique; car
il joint à une douceur angélique une intrépidité calme, un esprit
aventureux, que l'on n'a pu satisfaire qu'en lui permettant de
partager la vie périlleuse des missionnaires. Heureusement on a
donné les plus sévères instructions à ses supérieurs à
Charlestown, afin qu'ils n'exposent jamais une vie si précieuse.
Ils doivent le renvoyer à Paris au moins un mois ou deux avant le
13 février».

Le maître de Rodin, l'interrompant de nouveau, lui dit:

-- Lisez la lettre de Charlestown; voyez ce qu'on vous mande, afin
de compléter aussi cette information. Après avoir lu, Rodin
répondit:

-- Gabriel est attendu, d'un jour à l'autre, des montagnes
Rocheuses, où il avait absolument voulu aller seul en mission.

-- Quelle imprudence!

-- Sans doute il n'a couru aucun danger, puisqu'il a annoncé lui-
même son retour à Charlestown... Dès son arrivée, qui ne peut
dépasser le milieu de ce mois, écrit-on, on le fera partir
immédiatement pour la France.

-- Ajoutez ceci à la note qui le concerne, dit le maître de Rodin.

-- C'est écrit, répondit celui-ci au bout de quelques instants.

-- Poursuivez, lui dit son maître. Rodin continua.

Note n°6.

_Mademoiselle Adrienne Rennepont de Cardoville._

«Parente éloignée (et ignorant cette parenté) de Jacques
Rennepont, dit Couche-tout-nu, et de Gabriel Rennepont, prêtre
missionnaire. Elle a bientôt vingt et un ans, la plus piquante
physionomie du monde, la beauté la plus rare, quoique rousse, un
esprit des plus remarquables par son originalité, une fortune
immense, tous les instincts sensuels. On est épouvanté de l'avenir
de cette jeune personne, quand on songe à l'audace incroyable de
son caractère. Heureusement, son subrogé tuteur, le baron de
Tripeaud (baron de 1829 et homme d'affaires du feu comte de
Rennepont, duc de Cardoville), est tout à fait dans les intérêts
et presque dans la dépendance de la tante de Mlle de Cardoville.
L'on compte, à bon droit, sur cette digne et respectable parente,
et sur M. Tripeaud, pour combattre et vaincre les desseins
étranges, inouïs, que cette jeune personne, aussi résolue
qu'indépendante, ne craint pas d'annoncer... et que
malheureusement l'on ne peut fructueusement exploiter... dans
l'intérêt de l'affaire en question, car...»

Rodin ne put continuer, deux coups discrètement frappés à la porte
l'interrompirent.

Le secrétaire se leva, alla voir qui heurtait, resta un moment
dehors, puis revint tenant deux lettres à la main, en disant:

-- Mme la princesse a profité du départ d'une estafette pour
envoyer...

-- Donnez la lettre de la princesse! s'écria le maître de Rodin
sans le laisser achever. Enfin, je vais avoir des nouvelles de ma
mère!!! ajouta-t-il.

À peine avait-il lu quelques lignes de cette lettre, qu'il pâlit;
ses traits exprimèrent aussitôt un étonnement profond et
douloureux, une douleur poignante.

-- Ma mère! s'écria-t-il. Ô mon Dieu! ma mère!

-- Quelque malheur serait-il arrivé? demanda Rodin d'un air alarmé
en se levant à l'exclamation de son maître.

-- Sa convalescence était trompeuse, lui dit celui-ci avec
abattement; elle est maintenant retombée dans un état presque
désespéré; pourtant le médecin pense que ma présence pourrait
peut-être la sauver, car elle m'appelle sans cesse; elle veut me
revoir une dernière fois pour mourir en paix... Oh! ce désir est
sacré... Ne pas m'y rendre serait un parricide... Pourvu, mon
Dieu! que j'arrive à temps... D'ici à la terre de la princesse, il
faut presque deux jours en voyageant jour et nuit.

-- Ah! mon dieu!... quel malheur! fit Rodin en joignant les mains
et levant les yeux au ciel...

Son maître sonna vivement, et dit à un domestique âgé qui ouvrit
la porte:

-- Jetez à l'instant dans une malle de ma voiture de voyage ce qui
m'est indispensable. Que le portier prenne un cabriolet et aille
en toute hâte me chercher des chevaux de poste... Il faut que dans
une heure je sois parti.

Le domestique sortit précipitamment.

-- Ma mère... ma mère... ne plus la revoir!... Oh! ce serait
affreux! s'écria-t-il en tombant sur une chaise avec accablement
et cachant sa figure dans ses mains. Cette grande douleur était
sincère, cet homme aimait tendrement sa mère; ce divin sentiment
avait jusqu'alors traversé, inaltérable et pur, toutes les phases
de sa vie... souvent bien coupable.

Au bout de quelques minutes, Rodin se hasarda de dire à son maître
en lui montrant la seconde lettre:

-- On vient aussi d'apporter celle-ci de la part de M. Duplessis:
c'est très important... et très pressé...

-- Voyez ce que c'est, et répondez... je n'ai pas la tête à moi...

-- Cette lettre est confidentielle... dit Rodin en la présentant à
son maître... je ne puis l'ouvrir... ainsi que vous le voyez à la
marque de l'enveloppe.

À l'aspect de cette marque, les traits du maître de Rodin prirent
une indéfinissable expression de crainte et de respect; d'une main
tremblante il rompit le cachet.

Ce billet contenait ces seuls mots: «Toute affaire cessante...
sans perdre une minute... partez... et venez... M. Duplessis vous
remplacera; il a des ordres.»

-- Grand Dieu! s'écria cet homme avec désespoir. Partir sans
revoir ma mère... Mais c'est affreux... c'est impossible... C'est
la tuer peut-être... oui... ce serait un parricide...

En disant ces mots, ses yeux s'arrêtèrent par hasard sur l'énorme
sphère marquée de petites croix rouges... À cette vue, une brusque
révolution s'opéra en lui; il sembla se repentir de la vivacité de
ses regrets; peu à peu sa figure, quoique toujours triste,
redevint calme et grave... Il donna la lettre fatale à son
secrétaire, et lui dit en étouffant un soupir.

-- À classer à son numéro d'ordre.

Rodin prit la lettre, y inscrivit un numéro, et la plaça dans un
carton particulier. Après un moment de silence, son maître reprit:

-- Vous recevrez des ordres de M. Duplessis, vous travaillerez
avec lui. Vous lui remettrez la note de l'affaire des médailles:
il sait à qui l'adresser; vous répondrez à Batavia, à Leipzig et à
Charlestown dans le sens que j'ai dit. Empêcher à tout prix les
filles du général Simon de quitter Leipzig, hâter l'arrivée de
Gabriel à Paris; et dans le cas peu probable où le prince Djalma
viendrait à Paris, dire à M. Josué Van Daël que l'on compte sur
son zèle et sur son obéissance pour l'y retenir.

Cet homme qui, au moment où sa mère mourante l'appelait en vain,
pouvait conserver un tel sang-froid, rentra dans son appartement.

Rodin s'occupa des réponses qu'on venait de lui ordonner de faire,
et les transcrivit en chiffres.

Au bout de trois quarts d'heure, on entendit bruire les grelots
des chevaux de poste. Le vieux serviteur rentra après avoir
discrètement frappé.

-- La voiture est attelée, dit-il.

Rodin fit un signe de tête, le domestique sortit. Le secrétaire
alla heurter à son tour à la porte de l'appartement de son maître.
Celui-ci sortit, toujours grave et froid, mais d'une pâleur
effrayante; il tenait une lettre à la main.

-- Pour ma mère... dit-il à Rodin; vous enverrez un courrier à
l'instant...

-- À l'instant... répondit le secrétaire.

-- Que les trois lettres pour Leipzig, Batavia et Charlestown
partent aujourd'hui même par la voie accoutumée; c'est de la
dernière importance, vous le savez.

Tels furent les derniers mots de cet homme... Exécutant avec une
obéissance impitoyable des ordres impitoyables, il partait en
effet sans tenter de revoir sa mère.

Son secrétaire l'accompagna respectueusement jusqu'à sa voiture.

-- Quelle route... monsieur? demanda le postillon en se retournant
sur sa selle.

-- Route d'Italie!... répondit le maître de Rodin sans pouvoir
retenir un soupir, si déchirant, qu'il ressemblait à un sanglot.

* * * *

Lorsque la voiture fut partie au galop des chevaux, Rodin, qui
avait salué profondément son maître, haussa les épaules avec une
expression de dédain, puis il rentra dans la grande pièce froide
et nue. L'attitude, la physionomie, la démarche de ce personnage
changèrent subitement. Il semblait grandi, ce n'était plus un
automate qu'une humble obéissance faisait machinalement agir; ses
traits, jusqu'alors impassibles, son regard, jusqu'alors
continuellement voilé, s'animèrent tout à coup et révélèrent une
astuce diabolique; son sourire sardonique contracta ses lèvres
minces et blafardes, une satisfaction sinistre dérida ce visage
cadavéreux. À son tour, il s'arrêta devant l'énorme sphère; à son
tour il la contempla silencieusement comme l'avait contemplée son
maître... Puis, se courbant sur ce globe, l'enlaçant pour ainsi
dire dans ses bras... Après l'avoir quelques instants couvé de son
oeil de reptile, il promena sur la surface polie de la mappemonde
ses doigts noueux, frappa tour à tour de son ongle plat et sale
trois des endroits où l'on voyait des petites croix rouges... À
mesure qu'il désignait ainsi une de ces villes, situées dans des
contrées si diverses, il la nommait tout haut avec un ricanement
sinistre: _Leipzig... Charlestown... Batavia..._

Puis il se tut, absorbé dans ses réflexions...

Ce petit homme vieux, sordide, mal vêtu, au masque livide et mort,
qui venait pour ainsi dire de ramper sur ce globe, paraissait bien
plus effrayant que son maître... lorsque celui-ci, debout et
hautain, avait impérieusement jeté sa main sur ce monde, qu'il
semblait vouloir dominer à force d'orgueil, de violence et
d'audace.

Le premier ressemblait à l'aigle qui, planant au-dessus de sa
proie, peut quelquefois la manquer par l'élévation même du vol
auquel il se laisse emporter. Rodin ressemblait, au contraire, au
reptile qui, se traînant dans l'ombre et le silence sur les pas de
sa victime, finit toujours par l'enserrer de ses noeuds homicides.

Au bout de quelques instants, Rodin s'approcha de son bureau en se
frottant vivement les mains, et écrivit la lettre suivante, à
l'aide d'un chiffre particulier, inconnu de son maître.

Paris, 9 heures 3/4 du matin.

«Il est parti... mais il a _hésité!!_

«Sa mère mourante l'appelait auprès d'elle; il pouvait peut-être,
lui disait-on, la sauver par sa présence... Aussi s'est-il écrié:
«Ne pas me rendre auprès de ma mère... ce serait un parricide!»

«Pourtant... _il _est parti!... mais il a _hésité..._

«Je le surveille toujours...

«Ces lignes arriveront à _Rome _en même temps que lui...

«P.-S. Dites au cardinal-prince qu'il peut compter sur moi, mais
qu'à mon tour j'entends qu'il me serve activement.

D'un moment à l'autre, les dix-sept voix dont il dispose peuvent
m'être utiles... il faut donc qu'il tâche d'augmenter le nombre de
ses adhérents.»

Après avoir plié et cacheté cette lettre, Rodin la mit dans sa
poche.

Dix heures sonnèrent. C'était l'heure du déjeuner de M. Rodin. Il
rangea et serra ses papiers dans un tiroir dont il emporta la
clef, brossa du coude son vieux chapeau graisseux, prit à la main
un parapluie tout rapiécé et sortit.

* * * *

Pendant que ces deux hommes, du fond de cette retraite obscure,
ourdissaient cette trame où devaient être enveloppés les sept
descendants d'une famille autrefois proscrite... un défenseur
étrange, mystérieux, songeait à protéger cette famille, qui était
aussi la sienne.



Épilogue.

Le site est agreste... sauvage...

C'est une haute colline couverte d'énormes blocs de grès au milieu
desquels pointent çà et là des bouleaux et des chênes au feuillage
déjà jauni par l'automne; ces grands arbres se dessinent sur la
lueur rouge que le soleil a laissée au couchant: on dirait la
réverbération d'un incendie. De cette hauteur, l'oeil plonge dans
une vallée profonde, ombreuse, fertile, à demi voilée d'une légère
vapeur par la brume du soir... Les grasses prairies, les massifs
d'arbres touffus, les champs dépouillés de leurs épis mûrs, se
confondent dans une teinte sombre, uniforme, qui contraste avec la
limpidité bleuâtre du ciel. Des clochers de pierre grise ou
d'ardoise élancent çà et là leurs flèches aiguës du fond de cette
vallée... car plusieurs villages y sont épars, bordant une longue
route qui va du nord au couchant.

C'est l'heure du repos, c'est l'heure où d'ordinaire la vitre de
chaque chaumière s'illumine au joyeux pétillement du foyer
rustique, et scintille au loin à travers l'ombre et la feuillée,
pendant que des tourbillons de fumée sortant des cheminées
s'élèvent lentement vers le ciel. Et pourtant, chose étrange, on
dirait que dans ce pays tous les foyers sont éteints ou déserts.
Chose plus étrange, plus sinistre encore, tous les clochers
sonnent le funèbre glas des morts... L'activité, le mouvement, la
vie, semblaient concentrés dans ce branle lugubre qui retentit au
loin.

Mais voilà que, dans ces villages, naguère obscurs, les lumières
commencent à poindre... Ces clartés ne sont pas produites par le
vif et joyeux pétillement du foyer rustique... Elles sont
rougeâtres comme ces feux de pâtre aperçus le soir à travers le
brouillard... Et puis ces lumières ne restent pas immobiles. Elles
marchent... marchent lentement vers le cimetière de chaque église.

Alors le glas des morts redouble, l'air frémit sous les coups
précipités des cloches; et, à de rares intervalles, des chants
mortuaires arrivent, affaiblis, jusqu'au faîte de la colline.

Pourquoi tant de funérailles? Quelle est donc cette vallée de
désolation, où les chants paisibles qui succèdent au dur travail
quotidien sont remplacés par des chants de mort? où le repos du
soir est remplacé par le repos éternel? Quelle est cette vallée de
désolation dont chaque village pleure tant de morts à la fois, et
les enterre à la même heure, la même nuit?

Hélas! c'est que la mortalité est si prompte, si nombreuse, si
effrayante, que c'est à peine si l'on suffit à enterrer les
morts... Pendant le jour, un rude et impérieux labeur attache les
survivants à la terre: et le soir seulement, au retour des champs,
ils peuvent, brisés de fatigue, creuser ces autres sillons où
leurs frères vont reposer, pressés comme les grains de blé dans le
semis.

Et cette vallée n'a pas, seule, vu tant de désolation. Pendant des
années maudites, bien des villages, bien des bourgs, bien des
villes, bien des contrées immenses ont vu, comme cette vallée,
leurs foyers éteints et déserts!... ont vu, comme cette vallée, le
deuil remplacer la joie, le glas des morts remplacer le bruit des
fêtes... ont, comme cette vallée, beaucoup pleuré de morts le même
jour et les ont enterrés la nuit, à la sinistre lueur des torches.
Car, pendant ces années maudites, un terrible voyageur a lentement
parcouru la terre d'un pôle à l'autre... du fond de l'Inde et de
l'Asie aux glaces de la Sibérie... des glaces de la Sibérie
jusqu'aux grèves de l'Océan français. Ce voyageur, mystérieux
comme la mort, lent comme l'éternité, implacable comme le destin,
terrible comme la main de Dieu... c'était...

LE CHOLÉRA!!...

* * * *

Le bruit des cloches et des chants funèbres montait toujours, des
profondeurs de la vallée au sommet de la colline, comme une grande
voix plaintive... La lueur des torches funéraires s'apercevait
toujours au loin, à travers la brume du soir... Le crépuscule
durait encore. Heure étrange, qui donne aux formes les plus
arrêtées une apparence vague, insaisissable, fantastique...

Mais le sol pierreux et sonore de la montagne a résonné sous un
pas lent, égal et ferme... À travers les grands troncs noirs des
arbres un homme a passé. Sa taille était haute; il tenait sa tête
baissée sur sa poitrine; sa figure était noble, douce et triste;
ses sourcils, unis entre eux, s'étendaient d'une tempe à l'autre,
et semblaient rayer son front d'une marque sinistre. Cet homme ne
semblait pas entendre les tintements lointains de tant de cloches
funèbres et pourtant, deux jours auparavant, le calme, le bonheur,
la santé, la joie régnaient dans ces villages, qu'il avait
lentement traversés, et qu'il laissait alors derrière lui mornes
et désolés.

Mais ce voyageur continuait sa route dans ses pensées.

«Le 13 février approche, pensait-il; ils approchent... ces jours
où les descendants de ma soeur bien-aimée, ces derniers rejetons
de notre race, doivent être réunis à Paris... Hélas! pour la
troisième fois, il y a cent cinquante ans, la persécution l'a
disséminée par toute la terre, cette famille qu'avec tendresse
j'ai suivie d'âge en âge, pendant dix-huit siècles... au milieu de
ses migrations, de ses exils, de ses changements de religion, de
fortune et de nom. Oh! pour cette famille, issue de ma soeur, à
moi, pauvre artisan[3], que de grandeurs, que d'abaissements, que
d'obscurité, que d'éclat, que de misères, que de gloire! De
combien de crimes elle s'est souillée... de combien de vertus elle
s'est honorée! L'histoire de cette seule famille... c'est
l'histoire de l'humanité tout entière! Passant à travers tant de
générations, par les veines du pauvre et du riche, du souverain et
du bandit, du sage et du fou, du lâche et du brave, du saint et de
l'athée, le sang de ma soeur s'est perpétué jusqu'à cette heure.

«De cette famille... que reste-t-il aujourd'hui?

«Sept rejetons:

«Deux orphelines, filles d'une mère proscrite et d'un père
proscrit; un prince détrôné; un pauvre prêtre missionnaire; un
homme de condition moyenne; une jeune fille de grand nom et de
grande fortune; ensuite un artisan.

«À eux tous, ils résument les vertus, le courage, les
dégradations, les misères de notre race!...

«La Sibérie... L'Inde... l'Amérique... la France... voilà où le
sort les a jetés!

«L'instinct m'avertit lorsqu'un des miens est en péril... Alors,
du nord au midi... de l'orient à l'occident, je vais à eux... je
vais à eux, hier, sous les glaces du pôle, aujourd'hui sous une
zone tempérée... demain sous le feu des tropiques; mais souvent,
hélas! au moment où ma présence pourrait les sauver, la main
invisible me pousse, le tourbillon m'emporte, et...

«-- MARCHE!... MARCHE!...

«-- Qu'au moins je finisse ma tâche!

«-- MARCHE!...

«-- Une heure seulement!... une heure de repos!...

«-- MARCHE!...

«-- Hélas! je laisse ceux que j'aime au bord de l'abîme!...

«-- MARCHE!... MARCHE!!!

«Tel est mon châtiment... S'il est grand... mon crime a été plus
grand encore!... artisan voué aux privations, à la misère... le
malheur m'avait rendu méchant... Oh! maudit... maudit soit le jour
où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré, parce
que, malgré mon labeur acharné, les miens manquaient de tout... le
Christ a passé devant ma porte! Poursuivi d'injures, accablé de
coups, portant à grand-peine sa lourde croix, il m'a demandé de se
reposer un moment sur mon banc de pierre... Son front ruisselait,
ses pieds saignaient, la fatigue le brisait... et avec une douceur
navrante, il me disait:

«-- Je souffre!...

«-- Et moi aussi, je souffre... lui ai-je répondu en le repoussant
avec colère, avec dureté; je souffre, mais personne ne me vient en
aide... Les impitoyables font les impitoyables!... MARCHE!...
MARCHE!

«Alors, lui, poussant un soupir douloureux, m'a dit:

«-- _Et toi, tu marcheras sans cesse jusqu'à la rédemption; ainsi
le veut le Seigneur qui est au cieux_.

«Et mon châtiment a commencé...

«Trop tard j'ai ouvert les yeux à la lumière... trop tard j'ai
connu le repentir, trop tard j'ai connu la charité, trop tard
enfin j'ai compris ces paroles, qui devraient être la loi de
l'humanité tout entière:

AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES «En vain, depuis des siècles, pour
mériter mon pardon, puisant ma force et mon éloquence dans ces
mots célestes, j'ai rempli de commisération et d'amour bien des
coeurs remplis de courroux et d'envie: en vain j'ai enflammé bien
des âmes de la sainte horreur de l'oppression et de l'injustice.
Le jour de la clémence n'est pas encore venu!...

«Et, ainsi que le premier homme a par sa chute voué sa postérité
au malheur, on dirait que moi, artisan, j'ai voué les artisans à
d'éternelles douleurs, et qu'ils expient mon crime: car eux seuls,
depuis dix-huit siècles, n'ont pas encore été affranchis. Depuis
dix-huit siècles, les puissants et les heureux disent à ce peuple
de travailleurs... ce que j'ai dit au Christ implorant et
souffrant: MARCHE!... MARCHE!... Et ce peuple, comme lui brisé de
fatigue, comme lui portant une lourde croix... dit comme lui avec
une tristesse amère:

«-- Oh! par pitié... quelques instants de trêve... nous sommes
épuisés...

«-- MARCHE!!!

«-- Mais si nous mourons à la peine, que deviendront et nos
petits-enfants et nos vieilles mères?

«-- MARCHE!... MARCHE!...

«Et depuis des siècles, eux et moi, nous marchons et nous
souffrons, sans qu'une voix charitable nous ai dit ASSEZ!!!
Hélas!... tel est mon châtiment, il est immense... il est
double... Je souffre au nom de l'humanité en voyant des
populations misérables, vouées sans relâche à d'ingrats et rudes
travaux. Je souffre au nom de la famille, en ne pouvant, moi
pauvre et errant, venir toujours en aide aux miens, à ces
descendants d'une soeur chérie.

«Mais quand la douleur est au-dessus de mes forces... quand je
pressens pour les miens un danger dont je ne peux les sauver,
alors, traversant les mondes, ma pensée va trouver cette femme,
comme moi maudite... cette fille de reine[4] qui, comme moi fils
d'artisan, marche... marche, et marchera jusqu'au jour de sa
rédemption... Une seule fois par siècle, ainsi que deux planètes
se rapprochent dans leur révolution séculaire... je puis
rencontrer cette femme... pendant la fatale semaine de la Passion.

«Et après cette entrevue remplie de souvenirs terribles et de
douleurs immenses, astres errants de l'éternité, nous poursuivons
notre course infinie.

«Et cette femme, la seule qui, comme moi sur la terre, assiste à
la fin de chaque siècle, en disant: ENCORE!!! cette femme, d'un
bout du monde à l'autre, répond à ma pensée...

«Elle, qui seule au monde partage mon terrible sort, a voulu
partager l'unique intérêt qui m'ait consolé à travers les
siècles... Ces descendants de ma soeur chérie, elle les aime
aussi... elle les protège aussi... Pour eux aussi, de l'orient à
l'occident, du nord au midi... elle va... elle arrive.

«Mais, hélas! la main invisible la pousse aussi... le tourbillon
l'emporte aussi. Et:

«-- MARCHE!...

«-- Qu'au moins je finisse ma tâche, dit-elle aussi.

«-- MARCHE!...

«-- Une heure... rien qu'une heure de repos!

«-- MARCHE!...

«-- Je laisse ceux que j'aime au fond de l'abîme.

«-- MARCHE!... MARCHE!!!

* * * *

Pendant que cet homme allait ainsi sur la montagne, absorbé dans
ses pensées, la brise du soir, jusqu'alors légère, avait augmenté,
le vent devenait de plus en plus violent, déjà l'éclair sillonnait
la nue... déjà de sourds et longs sifflements annonçaient
l'approche d'un orage. Tout à coup, cet homme maudit, qui ne peut
plus ni pleurer ni sourire, tressaillit.

Aucune douleur physique ne pouvait l'atteindre... et pourtant il
porta vivement la main à son coeur, comme s'il eût éprouvé un
contrecoup cruel. «Oh! s'écria-t-il, je le sens... à cette
heure... plusieurs des miens... les descendants de ma soeur bien-
aimée souffrent et courent de grands périls... les uns au fond de
l'Inde... d'autres en Amérique... d'autres ici en Allemagne. La
lutte recommence, de détestables passions se sont ranimées... Ô
toi qui m'entends, toi comme moi errante et maudite, Hérodiade,
aide-moi à les protéger. Que ma prière t'arrive au milieu des
solitudes de l'Amérique où tu es à cette heure... Puissions-nous
arriver à temps!»

Alors il se passa une chose extraordinaire.

La nuit était venue. Cet homme fit un mouvement pour retourner
précipitamment sur ses pas, mais une force invisible l'en empêcha
et le poussa en sens contraire.

À ce moment la tempête éclata dans toute sa sombre majesté. Un de
ces tourbillons qui déracinent les arbres... qui ébranlent les
rochers, passa sur la montagne, rapide et tonnant comme la foudre.
Au milieu des mugissements de l'ouragan, à la lueur des éclairs,
on vit alors, sur les flancs de la montagne, l'homme au front
marqué de noir descendre à grands pas à travers les rochers et les
arbres courbés sous les efforts de la tempête. La marche de cet
homme n'était plus lente, ferme et calme mais péniblement
saccadée, comme celle d'un être qu'une puissance irrésistible
entraînerait malgré lui... ou qu'un effrayant ouragan emporterait
dans son tourbillon.

En vain cet homme étendait vers le ciel des mains suppliantes. Il
disparut bientôt au milieu des ombres de la nuit et du fracas de
la tempête.


Troisième partie
Les étrangleurs



I. L'ajoupa.

Pendant que M. Rodin expédiait sa correspondance cosmopolite... du
fond de la rue du Milieu-des-Ursins, à Paris; pendant que les
filles du général Simon, après avoir quitté en fugitives l'auberge
du _Faucon Blanc, _étaient retenues prisonnières à Leipzig avec
Dagobert, d'autres scènes intéressant vivement ces différents
personnages se passaient pour ainsi dire parallèlement et à la
même époque... à l'extrémité du monde, au fond de l'Asie, à l'île
de Java, non loin de la ville de Batavia, résidence de M. Josué
Van Daël, l'un des correspondants de M. Rodin.

Java!!! contrée magnifique et sinistre, où les plus admirables
fleurs cachent les plus hideux reptiles, où les fruits les plus
éclatants renferment des poisons subtils, où croissent des arbres
splendides dont l'ombrage tue; où le vampire, chauve-souris
gigantesque, pompe le sang des victimes dont il prolonge le
sommeil, en les entourant d'un air frais et parfumé; car
l'éventail le plus agile n'est pas plus rapide que le battement
des grandes ailes musquées de ce monstre.

Le mois d'octobre 1831 touche à sa fin. Il est midi, heure presque
mortelle pour qui affronte ce soleil torréfiant, qui répand sur le
ciel bleu d'émail foncé des nappes de lumière ardente.

Un _ajoupa, _sorte de pavillon de repos fait de nattes de jonc
étendues sur de gros bambous profondément enfoncés dans le sol,
s'élève au milieu de l'ombre bleuâtre projetée par un massif
d'arbres d'une verdure aussi étincelante que de la porcelaine
verte; ces arbres, de formes bizarres, sont ici arrondis en
arcades, là élancés en flèches, plus loin ombellés en parasols,
mais si feuillus, si épais, si enchevêtrés les uns dans les autres
que leur dôme est impénétrable à la pluie.

Le sol, toujours marécageux, malgré cette chaleur infernale,
disparaît sous un inextricable amas de lianes, de fougères, de
joncs touffus, d'une fraîcheur, d'une vigueur de végétation
incroyables, et qui atteignent presque au toit de l'ajoupa, caché
là ainsi qu'un nid dans l'herbe. Rien de plus suffocant que cette
atmosphère pesamment chargée d'exhalaisons humides comme la vapeur
de l'eau chaude, et imprégnée des parfums les plus violents, les
plus âcres; car le cannelier, le gingembre, le stéphanotis, le
gardénia, mêlés à ces arbres et à ces lianes, répandent par
bouffées leur arôme pénétrant. Un toit de larges feuilles de
bananier recouvre cette cabane: à l'une des extrémités est une
ouverture carrée servant de fenêtre et grillagée très finement
avec des fibres végétales, afin d'empêcher les reptiles et les
insectes venimeux de se glisser dans l'ajoupa.

Un énorme tronc d'arbre mort, encore debout, mais incliné, et dont
le faîte touche le toit de l'ajoupa, sort du milieu du taillis; de
chaque gerçure de son écorce, noire, rugueuse, moussue, jaillit
une fleur étrange, presque fantastique; l'aile d'un papillon n'est
pas d'un tissu plus léger, d'un pourpre plus éclatant, d'un noir
plus velouté: ces oiseaux inconnus que l'on voit en rêve n'ont pas
de formes aussi bizarres que ces orchis, fleurs ailées qui
semblent toujours prêtes à s'envoler de leurs tiges frêles et sans
feuilles; de longs cactus flexibles et arrondis, que l'on
prendrait pour des reptiles, enroulent aussi ce tronc d'arbre, et
y suspendent leurs sarments verts chargés de larges corymbes d'un
blanc d'argent nuancé à l'intérieur d'un vif orange: ces fleurs
répandent une violente odeur de vanille. Un petit serpent rouge
brique, gros comme une forte plume et long de cinq à six pouces,
sort à demi sa tête plate de l'un de ces énormes calices parfumés,
où il est blotti et lové...

Au fond de l'ajoupa, un jeune homme, étendu sur une natte, est
profondément endormi. À voir son teint d'un jaune diaphane et
doré, on dirait une statue de cuivre pâle sur laquelle se joue un
rayon de soleil; sa pose est simple et gracieuse; son bras droit,
replié, soutient sa tête un peu élevée et tournée de profil; sa
large robe de mousseline blanche, à manches flottantes, laisse
voir sa poitrine et ses bras, dignes d'Antinoüs; le marbre n'est
ni plus ferme ni plus poli que sa peau dont la nuance dorée
contraste vivement avec la blancheur de ses vêtements. Sur sa
poitrine large et saillante, on voit une profonde cicatrice... Il
a reçu un coup de feu en défendant la vie du général Simon, du
père de Rose et de Blanche. Il porte au cou une petite médaille,
pareille à celle que portent les deux soeurs. Cet Indien est
Djalma. Ses traits sont à la fois d'une grande noblesse et d'une
beauté charmante; ses cheveux d'un noir bleu, séparés sur son
front, tombent souples, mais non bouclés, sur ses épaules; ses
sourcils, hardiment et finement dessinés, sont d'un noir aussi
foncé que ses longs cils, dont l'ombre se projette sur ses joues
imberbes; ses lèvres d'un rouge vif, légèrement entr'ouvertes,
exhalent un souffle oppressé; son sommeil est lourd, pénible, car
la chaleur devient de plus en plus suffocante.

Au dehors, le silence est profond. Il n'y a pas le plus léger
souffle de brise. Cependant, au bout de quelques minutes, les
fougères énormes qui couvrent le sol commencent à s'agiter presque
imperceptiblement, comme si un corps rampant avec lenteur
ébranlait la base de leurs tiges. De temps à autre, cette faible
oscillation cessait brusquement; tout redevenait immobile. Après
plusieurs de ces alternatives de bruissement et de profond
silence, une tête humaine apparut au milieu des joncs, à peu de
distance du tronc de l'arbre mort.

Cet homme, d'une figure sinistre, avait le teint couleur de bronze
verdâtre, de longs cheveux noirs tressés autour de sa tête, des
yeux brillant d'un éclat sauvage, et une physionomie
remarquablement intelligente et féroce. Suspendant son souffle, il
demeura un moment immobile; puis, s'avançant sur les mains et sur
les genoux, en écartant si doucement les feuilles qu'on
n'entendait pas le plus petit bruit, il atteignit ainsi avec
prudence et lenteur le tronc incliné de l'arbre mort, dont le
faîte touchait presque au toit de l'ajoupa. Cet homme, Malais
d'origine et appartenant à la secte des Étrangleurs, après avoir
écouté de nouveau, sortit presque entièrement des broussailles;
sauf une espèce de caleçon blanc serré à la taille par une
ceinture bariolée de couleurs tranchantes, il était entièrement
nu; une épaisse couche d'huile enduisait ses membres bronzés,
souples et nerveux. S'allongeant sur l'énorme tronc du côté opposé
à la cabane et ainsi masqué par le volume de cet arbre entouré de
lianes, il commença d'y ramper silencieusement, avec autant de
patience que de précaution. Dans l'ondulation de son échine, dans
la flexibilité de ses mouvements, dans sa vigueur contenue, dont
la détente devait être terrible, il y avait quelque chose de la
sourde et perfide allure du tigre guettant sa proie.

Atteignant ainsi, complètement inaperçu, la partie déclive de
l'arbre, qui touchait presque au toit de la cabane, il ne fut plus
séparé que par une distance d'un pied environ de la petite
fenêtre. Alors il avança prudemment la tête, et plongea son regard
dans l'intérieur de la cabane, afin de trouver le moyen de s'y
introduire.

À la vue de Djalma profondément endormi, les yeux brillants de
l'Étrangleur redoublèrent d'éclat: une contraction nerveuse ou
plutôt de rire muet et farouche, vrillant les deux coins de sa
bouche, les attira vers les pommettes et découvrit deux rangées de
dents limées triangulairement comme une lame de scie, et teintes
d'un noir luisant. Djalma était couché de telle sorte, et si près
de la porte de l'ajoupa (elle s'ouvrait de dehors en dedans) que
si l'on eût tenté de l'entrebâiller, il aurait été réveillé à
l'instant même.

L'Étrangleur, le corps toujours caché par l'arbre, voulant
examiner attentivement l'intérieur de la cabane, se pencha
davantage, et, pour se donner un point d'appui, posa légèrement sa
main sur le rebord de l'ouverture qui servait de fenêtre; ce
mouvement ébranla la grande fleur du cactus, au fond de laquelle
était logé le petit serpent; il s'élança et s'enroula rapidement
autour du poignet de l'Étrangleur.

Soit douleur, soit surprise, celui-ci jeta un léger cri... mais en
se retirant brusquement en arrière, toujours cramponné au tronc
d'arbre, il s'aperçut que Djalma avait fait un mouvement... En
effet, le jeune Indien, conservant sa pose nonchalante, ouvrit à
demi les yeux, tourna sa tête du côté de la petite fenêtre, et une
aspiration profonde souleva sa poitrine, car la chaleur concentrée
sous cette épaisse voûte de verdure humide était intolérable.

À peine Djalma eut-il remué, qu'à l'instant retentit derrière
l'arbre ce glapissement bien sonore, aigu, que jette l'oiseau du
paradis lorsqu'il prend son vol, cri à peu près semblable à celui
du faisan... Ce cri se répéta bientôt, mais en s'affaiblissant,
comme si le brillant oiseau se fût éloigné. Djalma, croyant savoir
la cause du bruit qui l'avait un instant éveillé, étendit
légèrement le bras sur lequel reposait sa tête, et se rendormit
sans presque changer de position.

Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna de nouveau
dans cette solitude; tout resta immobile. L'Étrangleur, par son
habile imitation du cri d'un oiseau, venait de réparer
l'imprudente exclamation de surprise et de douleur que lui avait
arraché la piqûre du reptile. Lorsqu'il supposa Djalma rendormi,
il avança la tête et vit en effet le jeune Indien replongé dans le
sommeil. Descendant alors de l'arbre avec la même précaution,
quoique sa main gauche fût assez gonflée par la morsure du
serpent, il disparut dans les joncs.

À ce moment un chant lointain, d'une cadence monotone et
mélancolique, se fit entendre. L'Étrangleur se redressa, écouta
attentivement, et sa figure prit une expression de surprise et de
courroux sinistres. Le chant se rapprocha de plus en plus de la
cabane.

Au bout de quelques secondes, un Indien, traversant une clairière,
se dirigea vers l'endroit où se tenait caché l'Étrangleur. Celui-
ci prit alors une corde longue et mince qui ceignait ses reins;
l'une de ses extrémités était armée d'une balle de plomb, de la
forme et du volume d'un oeuf; après avoir attaché l'autre bout de
ce lacet à son poignet droit, l'Étrangleur prêta de nouveau
l'oreille et disparut en rampant au milieu des grandes herbes dans
la direction de l'Indien, qui s'avançait lentement sans
interrompre son chant plaintif et doux. C'était un jeune garçon de
vingt ans à peine, esclave de Djalma; il avait le teint bronzé;
une ceinture bariolée serrait sa robe de coton bleu; il portait un
petit ruban rouge et des anneaux d'argent aux oreilles et aux
poignets... Il apportait un message à son maître qui, durant la
grande chaleur du jour, se reposait dans cet ajoupa, situé à une
assez grande distance de la maison qu'il habitait.

Arrivant à un endroit où l'allée se bifurquait, l'esclave prit
sans hésiter le sentier qui conduisait à la cabane... dont il se
trouvait alors à peine éloigné de quarante pas.

Un de ces énormes papillons de Java, dont les ailes étendues ont
six à huit pouces de long et offrent deux raies d'or verticales
sur un fond d'outre-mer, voltigea de feuille en feuille et vint
s'abattre et se fixer sur un buisson de gardénias odorants à
portée du jeune Indien. Celui-ci suspendit son chant, s'arrêta,
avança prudemment le pied, puis la main... et saisit le papillon.
Tout à coup l'esclave voit la sinistre figure de l'Étrangleur se
dresser devant lui... il entend un sifflement pareil à celui d'une
fronde, il sent une corde lancée avec autant de rapidité que de
force entourer son cou d'un triple noeud, et presque aussitôt le
plomb dont elle est armée le frappe violemment derrière le crâne.

Cette attaque fut si brusque, si imprévue, que le serviteur de
Djalma ne put pousser un seul cri, un seul gémissement... Il
chancela... l'Étrangleur donna une vigoureuse secousse au lacet...
la figure bronzée de l'esclave devint d'un noir pourpré, et il
tomba sur ses genoux en agitant ses bras... l'Étrangleur le
renversa tout à fait... serra si violemment la corde que le sang
jaillit de la peau... La victime fit quelques derniers mouvements
convulsifs, et puis ce fut tout... Pendant cette rapide mais
terrible agonie, le meurtrier, agenouillé devant sa victime,
épiant ses moindres convulsions, attachant sur elle des yeux
fixes, ardents, semblait plongé dans l'extase d'une jouissance
féroce... ses narines se dilataient, les veines de ses tempes, de
son cou se gonflaient, et ce même rictus sinistre, qui avait
retroussé ses lèvres à l'aspect de Djalma endormi, montrait ses
dents noires et aiguës, qu'un tremblement nerveux des mâchoires
heurtait l'une contre l'autre. Mais bientôt il croisa ses bras sur
sa poitrine haletante, courba le front en murmurant des paroles
mystérieuses, ressemblant à une invocation ou à une prière... Et
il retomba dans la contemplation farouche que lui inspirait
l'aspect du cadavre...

L'hyène et le chat-tigre qui, avant de la dévorer, s'accroupissent
auprès de la proie qu'ils ont surprise ou chassée, n'ont pas un
regard plus fauve, plus sanglant que ne l'était celui de cet
homme...

Mais se souvenant que sa tâche n'était pas accomplie, s'arrachant
à regret de ce funeste spectacle, il détacha son lacet du cou de
la victime, enroula cette corde autour de lui, traîna le cadavre
hors du sentier, et, sans chercher à le dépouiller de ses anneaux
d'argent, cacha le corps sous une épaisse touffe de joncs. Puis
l'Étrangleur, se remettant à ramper sur le ventre et sur les
genoux, arriva jusqu'à la cabane de Djalma, cabane construite en
nattes attachées sur des bambous. Après avoir attentivement prêté
l'oreille, il tira de sa ceinture un couteau dont la lame,
tranchante et aiguë, était enveloppée d'une feuille de bananier,
et pratiqua dans la natte une incision de trois pieds de longueur;
ceci fut fait avec tant de prestesse et avec une lame si
parfaitement affilée, que le léger grincement du diamant sur la
vitre eût été plus bruyant...

Voyant par cette ouverture, qui devait lui servir de passage,
Djalma toujours profondément endormi, l'Étrangleur se glissa dans
la cabane avec une incroyable témérité.



II. Le tatouage.

Le ciel, jusqu'alors d'un bleu transparent, devint peu à peu d'un
ton glauque, et le soleil se voila d'une vapeur rougeâtre et
sinistre. Cette lumière étrange donnait à tous les objets des
reflets bizarres; on pourrait en avoir une idée en imaginant
l'aspect d'un paysage que l'on regarderait à travers un vitrail
couvert de cuivre. Dans ces climats, ce phénomène, joint au
redoublement d'une chaleur torride, annonce toujours l'approche
d'un orage. On sentait de temps à autre une fugitive odeur
sulfureuse... Alors les feuilles, légèrement agitées par des
courants électriques, frissonnaient sur leurs tiges... puis tout
retombait dans le silence, dans une immobilité morne. La pesanteur
de cette atmosphère brûlante, saturée d'âcres parfums, devenait
presque intolérable; de grosses gouttes de sueur perlaient le
front de Djalma, toujours plongé dans un sommeil énervant... Pour
lui, ce n'était plus du repos, c'était un accablement pénible.

L'Étrangleur se glissa comme un reptile le long des parois de
l'ajoupa, et en rampant à plat ventre arriva jusqu'à la natte de
Djalma, auprès duquel il se blottit d'abord en s'aplatissant, afin
d'occuper le moins de place possible. Alors commença une scène
effrayante, en raison du mystère et du profond silence qui
l'entouraient. La vie de Djalma était à la merci de
l'Étrangleur... Celui-ci, ramassé sur lui-même, appuyé sur ses
mains et sur ses genoux, le cou tendu, la prunelle fixe, dilatée,
restait immobile comme une bête féroce en arrêt... Un léger
tremblement convulsif des mâchoires agitait seul son masque de
bronze. Mais bientôt ses traits hideux révélèrent la lutte
violente qui se passait dans son âme, entre la soif... la
jouissance du meurtre que le récent assassinat de l'esclave venait
encore de surexciter... et l'ordre qu'il avait reçu de ne pas
attenter aux jours de Djalma, quoique le motif qui l'amenait dans
l'ajoupa fût peut-être pour le jeune Indien plus redoutable que la
mort même... Par deux fois l'Étrangleur, dont le regard
s'enflammait de férocité, ne s'appuyant plus que sur sa main
gauche, porta vivement la droite à l'extrémité de son lacet...
Mais par deux fois sa main l'abandonna... l'instinct du meurtre
céda devant une volonté toute-puissante dont le Malais subissait
l'irrésistible empire. Il fallait que sa rage homicide fût poussée
jusqu'à la folie, car dans ces hésitations il perdait un temps
précieux... D'un moment à l'autre, Djalma, dont la vigueur,
l'adresse et le courage étaient connus et redoutés, pouvait se
réveiller. Et quoiqu'il fût sans armes, il eût été pour
l'Étrangleur un terrible adversaire.

Enfin, celui-ci se résigna... il comprima un profond soupir de
regret, et se mit en devoir d'accomplir sa tâche... Cette tâche
eût paru impossible à tout autre... Qu'on en juge...

Djalma, le visage tourné vers la gauche, appuyait sa tête sur son
bras plié; il fallait d'abord, sans le réveiller, le forcer de
tourner sa figure vers la droite, c'est-à-dire vers la porte, afin
que dans le cas où il s'éveillerait à demi, son regard ne pût
tomber sur l'Étrangleur. Celui-ci, pour accomplir ses projets,
devait rester plusieurs minutes dans la cabane.

Le ciel blanchit de plus en plus... La chaleur arrivait à son
dernier degré d'intensité; tout concourait à jeter Djalma dans la
torpeur et favorisait les desseins de l'Étrangleur...

S'agenouillant alors près de Djalma, il commença, du bout de ses
doigts souples et frottés d'huile, d'effleurer le front, les
tempes et les paupières du jeune Indien, mais avec une si extrême
délicatesse que le contact des deux épidermes était à peine
sensible... Après quelques secondes de cette espèce d'incantation
magnétique, la sueur qui baignait le front de Djalma devint plus
abondante; il poussa un soupir étouffé, puis, deux ou trois fois,
les muscles de son visage tressaillirent, car ces attouchements,
trop légers pour l'éveiller, lui causaient pourtant un sentiment
de malaise indéfinissable... Le couvant d'un oeil inquiet, ardent,
l'Étrangleur continua sa manoeuvre avec tant de patience, tant de
dextérité, que Djalma, toujours endormi, mais ne pouvant supporter
davantage cette sensation vague et cependant agaçante, dont il ne
se rendait pas compte, porta machinalement sa main droite à sa
figure, comme s'il eût voulu se débarrasser du frôlement importun
d'un insecte... Mais la force lui manqua; presque aussitôt sa
main, inerte et appesantie, retomba sur sa poitrine...

Voyant, à ce symptôme, qu'il touchait au but désiré, l'Étrangleur
réitéra ses attouchements sur les paupières, sur le front, sur les
tempes, avec la même adresse... Alors Djalma, de plus en plus
accablé, anéanti sous une lourde somnolence, n'ayant pas sans
doute la force ou la volonté de porter sa main à son visage,
détourna machinalement sa tête, qui retomba languissante sur son
épaule droite, cherchant, par ce changement d'attitude, à se
soustraire à l'impression désagréable qui le poursuivait.

Ce premier résultat obtenu, l'Étrangleur put agir librement.
Voulant rendre alors aussi profond que possible le sommeil qu'il
venait d'interrompre à demi, il tâcha d'imiter le vampire, et,
simulant le jeu d'un éventail, il agita rapidement ses deux mains
étendues autour du visage brûlant du jeune Indien... À cette
sensation de fraîcheur inattendue et si délicieuse au milieu d'une
chaleur suffocante, les traits de Djalma s'épanouirent
machinalement; sa poitrine se dilata; ses lèvres entrouvertes
aspirèrent cette brise bienfaisante, et il tomba dans un sommeil
d'autant plus invincible qu'il avait été contrarié, et qu'il s'y
livrait alors sous l'influence d'une sensation de bien-être. Un
rapide éclair illumina de sa lueur flamboyante la voûte ombreuse
qui abritait l'ajoupa; craignant qu'au premier coup de tonnerre le
jeune Indien ne s'éveillât brusquement, l'Étrangleur se hâta
d'accomplir son projet.

Djalma, couché sur le dos, avait la tête penché sur son épaule
droite, et son bras gauche étendu; l'Étrangleur, blotti à sa
gauche, cessa peu à peu de l'éventer; puis il parvint à relever,
avec une incroyable dextérité, jusqu'à la saignée, la large et
longue manche de mousseline blanche qui cachait le bras gauche de
Djalma.

Tirant alors de la poche de son caleçon une petite boîte de
cuivre, il y prit une aiguille d'une finesse, d'une acuité
extraordinaire, et un tronçon de racine noirâtre. Il piqua
plusieurs fois cette racine avec l'aiguille. À chaque piqûre il en
sortait une liqueur blanche et visqueuse. Lorsque l'Étrangleur
crut l'aiguille suffisamment imprégnée de ce suc, il se courba et
souffla doucement sur la partie interne du bras de Djalma, afin
d'y causer une nouvelle sensation de fraîcheur; alors, à l'aide de
son aiguille, il traça presque imperceptiblement, sur la peau du
jeune homme endormi, quelques signes mystérieux et symboliques.
Ceci fut exécuté avec tant de prestesse, la pointe de l'aiguille
était si fine, si acérée, que Djalma ne ressentit pas la légère
érosion qui effleura son épiderme. Bientôt les signes que
l'Étrangleur venait de tracer apparurent d'abord en traits d'un
rose pâle à peine sensible, et aussi déliés qu'un cheveu; mais
telle était la puissance corrosive et lente du suc dont l'aiguille
était imprégnée, que, en s'infiltrant et s'extravasant peu à peu
sous la peau, il devait au bout de quelques heures devenir d'un
rouge violet, et rendre ainsi très apparents ces caractères alors
presque invisibles.

L'Étrangleur, après avoir si heureusement accompli son projet,
jeta un dernier regard de féroce convoitise sur l'Indien endormi,
puis, s'éloignant de la natte en rampant, il regagna l'ouverture
par laquelle il s'était introduit dans la cabane, rejoignit
hermétiquement les deux lèvres de cette incision, afin d'ôter tout
soupçon, et disparut au moment où le tonnerre commençait à gronder
sourdement dans le lointain.[5]M. le comte Edouard de Warren, dans
son excellent ouvrage sur l'Inde anglaise, que nous aurons
l'occasion de citer, s'exprime de la même manière sur
l'inconcevable adresse des Indiens. «Ils vont, dit-il, jusqu'à
vous dépouiller, sans interrompre votre sommeil, du drap même dont
vous dormez enveloppé. Ceci n'est point une plaisanterie, mais un
fait. Les mouvements du _bheel _sont ceux d'un serpent, dormez-
vous dans votre tente avec un domestique couché en travers de
chaque porte? le _bheel _viendra s'accroupir en dehors, à l'ombre
et dans un coin où il pourra entendre la respiration de chacun.
Dès que l'Européen s'endort, il est sûr de son fait: l'Asiatique
ne résistera pas longtemps à l'attrait du sommeil. Le moment venu,
il fait, à l'endroit même où il se trouve, une coupure verticale
dans la toile de la tente; elle lui suffit pour s'introduire. Il
passe comme un fantôme, sans faire crier le moindre grain de
sable. Il est parfaitement nu, et tout son corps est huilé; un
couteau-poignard est suspendu à son cou. Il se blottira près de
votre couche, et avec un sang-froid et une dextérité incroyables
pliera le drap en très petits plis tout près du corps, de manière
à occuper la moindre surface possible; cela fait, il passe de
l'autre côté, chatouille légèrement le dormeur, qu'il semble
magnétiser de manière qu'il se retire instinctivement et finit par
se retourner en laissant le drap plié derrière lui. S'il se
réveille et qu'il veuille saisir le voleur, il retrouve un corps
glissant qui lui échappe comme une anguille; si pourtant il
parvient à le saisir, malheur à lui, le poignard le frappe au
coeur: il tombe baigné dans son sang, et l'assassin disparaît.»



III. Le contrebandier.

L'orage du matin a depuis longtemps cessé. Le soleil est à son
déclin; quelques heures se sont écoulées depuis que l'Étrangleur
s'est introduit dans la cabane de Djalma et l'a tatoué d'un signe
mystérieux pendant son sommeil.

Un cavalier s'avance rapidement au milieu d'une longue avenue
bordée d'arbres touffus.

Abrités sous cette épaisse voûte de verdure, mille oiseaux
saluaient par leurs gazouillements et par leurs jeux cette
resplendissante soirée; des perroquets verts et rouges grimpaient
à l'aide de leur bec crochu à la cime des acacias roses; des
maïna-maïnou, gros oiseau d'un bleu-lapis, dont la gorge et la
longue queue ont des reflets d'or bruni, poursuivaient les
loriots-princes d'un noir de velours nuancé d'orange; les colombes
de Kolo, d'un violet irisé, faisaient entendre leur doux
roucoulement à côté d'oiseaux de paradis dont le plumage
étincelant réunissait l'éclat prismatique de l'émeraude et du
rubis, de la topaze et du saphir. Cette allée, un peu exhaussée,
dominait un petit étang où se projetait çà et là l'ombre verte des
tamarins et des nopals; l'eau calme, limpide, laissait voir, comme
incrustés dans une masse de cristal bleuâtre, tant ils sont
immobiles, des poissons d'argent aux nageoires de pourpre,
d'autres d'azur aux nageoires vermeilles; tous sans mouvement à la
surface de l'eau, où miroitait un éblouissant rayon de soleil, se
plaisaient à se sentir inondés de lumière et de chaleur; mille
insectes, pierreries vivantes, aux ailes de feu, glissaient,
voletaient, bourdonnaient sur cette onde transparente où se
reflétaient à une profondeur extraordinaire les nuances diaprées
des feuilles et des fleurs aquatiques du rivage.

Il est impossible de rendre l'aspect de cette nature exubérante,
luxuriante de couleurs, de parfums, de soleil, et servant pour
ainsi dire de cadre au jeune et brillant cavalier qui arrivait du
fond de l'avenue. C'est Djalma. Il ne s'est pas aperçu que
l'Étrangleur lui a tracé sur le bras gauche certains signes
ineffaçables. Sa cavale javanaise, de taille moyenne, remplie de
vigueur et de feu, est noire comme la nuit; un étroit tapis rouge
remplace la selle. Pour modérer les bonds impétueux de sa jument,
Djalma se sert d'un petit mors d'acier dont la bride et les rênes,
tressées de soie écarlate, sont légères comme un fil. Nul de ces
admirables cavaliers si magistralement sculptés sur la frise du
Parthénon n'est à la fois plus gracieusement et plus fièrement à
cheval que ce jeune Indien, dont le beau visage, éclairé par le
soleil couchant, rayonne de bonheur et de sérénité; ses yeux
brillent de joie; les narines dilatées, les lèvres entrouvertes,
il aspire avec délices la brise embaumée du parfum des fleurs et
de la senteur de la feuillée, car les arbres sont encore humides
de l'abondante pluie qui a succédé à l'orage. Un bonnet incarnat
assez semblable à la coiffure grecque, posé sur les cheveux noirs
de Djalma, fait encore ressortir la nuance dorée de son teint; son
cou est nu, il est vêtu de sa robe de mousseline blanche à larges
manches, serrée à la taille par une ceinture écarlate; un caleçon
très ample, en tissu blanc, laisse voir la moitié de ses jambes
nues, fauves et polies; leur galbe, d'une pureté angélique, se
dessine sur les flancs noirs de sa cavale, que Djalma presse
légèrement de son mollet nerveux; il n'a pas d'étriers; son pied
petit et étroit, est chaussé d'une sandale de maroquin rouge. La
fougue de ses pensées, tour à tour impérieuse et contenue,
s'exprimait pour ainsi dire par l'allure qu'il imposait à sa
cavale: allure tantôt hardie, précipitée, comme l'imagination qui
s'emporte sans frein; tantôt calme, mesurée, comme la réflexion
qui succède à une folle vision. Dans cette course bizarre, ses
moindres mouvements étaient remplis d'une grâce fière,
indépendante et un peu sauvage.

Djalma, dépossédé du territoire paternel par les Anglais, et
d'abord incarcéré par eux comme prisonnier d'État après la mort de
son père, tué les armes à la main (ainsi que M. Josué Van Daël
l'avait écrit de Batavia à M. Rodin), a été ensuite mis en
liberté. Abandonnant alors l'Inde continentale, accompagné du
général Simon qui n'avait pas quitté les abords de la prison du
fils de son ancien ami, le roi Kadja-Sing, le jeune Indien est
venu à Batavia, lieu de naissance de sa mère, pour y recueillir le
modeste héritage de ses aïeux maternels. Dans cet héritage, si
longtemps dédaigné ou oublié par son père, se sont trouvés des
papiers importants et la médaille, en tout semblable à celle que
portent Rose et Blanche. Le général Simon, aussi surpris que
charmé de cette découverte, qui non seulement établissait un lien
de parenté entre sa femme et la mère de Djalma, mais qui semblait
promettre à ce dernier de grands avantages à venir, le général
Simon, laissant Djalma à Batavia pour y terminer quelques
affaires, est parti pour Sumatra, île voisine: on lui a fait
espérer d'y trouver un bâtiment qui allât directement et
rapidement en Europe, car, dès lors, il fallait qu'à tout prix le
jeune Indien fût aussi à Paris le 13 février 1832. Si, en effet,
le général Simon trouvait un vaisseau prêt à partir pour l'Europe,
il devait revenir aussitôt chercher Djalma; ce dernier, attendant
donc d'un jour à l'autre ce retour, se rendait sur la jetée de
Batavia, dans l'espérance de voir arriver le père de Rose et de
Blanche par le paquebot de Sumatra.

Quelques mots de l'enfance et de la jeunesse du fils de Kadja-Sing
sont nécessaires. Ayant perdu sa mère de très bonne heure,
simplement et rudement élevé, enfant, il avait accompagné son père
à ces grandes chasses aux tigres, aussi dangereuses que des
batailles; à peine adolescent, il l'avait suivi à la guerre pour
défendre son territoire... dure et sanglante guerre... Ayant ainsi
vécu, depuis la mort de sa mère, au milieu des forêts et des
montagnes paternelles, où, au milieu de combats incessants, cette
nature vigoureuse et ingénue s'était conservée pure et vierge,
jamais le surnom de _Généreux _qu'on lui avait donné ne fut mieux
mérité. Prince, il était véritablement prince... chose rare... et
durant le temps de sa captivité il avait souverainement imposé à
ses geôliers anglais par sa dignité silencieuse. Jamais un
reproche, jamais une plainte: un calme fier et mélancolique...
c'est tout ce qu'il avait opposé à un traitement aussi injuste que
barbare, jusqu'à ce qu'il fût mis en liberté. Habitué jusqu'alors
à l'existence patriarcale ou guerrière des montagnards de son pays
qu'il avait quittée pour passer quelques mois en prison, Djalma ne
connaissait pour ainsi dire rien de la vie civilisée. Mais, sans
avoir positivement les défauts de ses qualités, Djalma en poussait
du moins les conséquences à l'extrême: d'une opiniâtreté
inflexible dans la foi jurée, dévoué à la mort, confiant jusqu'à
l'aveuglement, bon jusqu'au plus complet oubli de soi, il eût été
inflexible pour qui se fût montré envers lui ingrat, menteur ou
perfide. Enfin, il eût fait bon marché de la vie d'un traître ou
d'un parjure, parce qu'il aurait trouvé juste, s'il avait commis
une trahison ou un parjure, de les payer de sa vie. C'était, en un
mot, l'homme des sentiments entiers, absolus. Et un tel homme aux
prises avec les tempéraments, les calculs, les faussetés, les
déceptions, les ruses, les restrictions, les faux semblants d'une
société très raffinée, celle de Paris, par exemple, serait sans
doute un très curieux sujet d'étude.

Nous soulevons cette hypothèse, parce que, depuis que son voyage
en France était résolu, Djalma n'avait qu'une pensée fixe,
ardente... _être à Paris. À Paris... _cette ville féerique dont,
en Asie même, ce pays féerique, on faisait tant de merveilleux
récits. Ce qui surtout enflammait l'imagination vierge et brûlante
du jeune Indien, c'étaient les femmes françaises... ces
Parisiennes si belles, si séduisantes, ces merveilles d'élégance,
de grâce et de charmes, qui éclipsaient, disait-on, les
magnificences de la capitale du monde civilisé. À ce moment même,
par cette soirée splendide et chaude, entouré de fleurs et des
parfums enivrants qui accéléraient encore les battements de ce
coeur ardent et jeune, Djalma songeait à ces créatures
enchanteresses qu'il se plaisait à revêtir des formes les plus
idéales. Il lui semblait voir à l'extrémité de l'allée, au milieu
de la nappe de lumière dorée que les arbres entouraient de leur
plein cintre de verdure, il lui semblait voir passer et repasser,
blancs et sveltes sur ce fond vermeil, d'adorables et voluptueux
fantômes qui, souriant, lui jetaient des baisers du bout de leurs
doigts roses. Alors, ne pouvant plus contenir les brûlantes
émotions qui l'agitaient depuis quelques minutes, emporté par une
exaltation étrange, Djalma poussant tout à coup quelques cris de
joie, mâle, profonde, d'une sonorité sauvage, fit en même temps
bondir sous lui sa vigoureuse jument, avec une folle ivresse... Un
vif rayon de soleil, perçant la sombre voûte de l'allée,
l'éclairait alors tout entier.

Depuis quelques instants, un homme s'avançait rapidement dans un
sentier qui, à son extrémité, coupait diagonalement l'avenue où se
trouvait Djalma. Cet homme s'arrêta un moment dans l'ombre,
contemplant Djalma avec étonnement. C'était en effet quelque chose
de charmant à voir au milieu d'une éblouissante auréole de lumière
que ce jeune homme, si beau, si cuivré, si ardent... aux vêtements
blancs et flottants, si allègrement campé sur sa fière cavale
noire qui couvrait d'écume sa bride rouge, dont la longue queue et
la crinière épaisse ondoyaient au vent du soir.

Mais, par un contraste qui succède à tous les désirs humains,
Djalma se sentit bientôt atteint d'un ressentiment de mélancolie
indéfinissable et douce; il porta la main à ses yeux humides et
voilés, laissant tomber ses rênes sur le cou de sa docile monture.
Aussitôt celle-ci s'arrêta, allongea son encolure de cygne, et
tourna la tête à demi vers le personnage qu'elle apercevait à
travers les taillis. Cet homme, nommé Mahal le contrebandier,
était vêtu à peu près comme les matelots européens. Il portait une
veste et un pantalon de toile blanche, une large ceinture rouge et
un chapeau de paille très plat de forme; sa figure était brune,
caractérisée, et, quoiqu'il eût quarante ans, complètement
imberbe.

En un instant Mahal fut auprès du jeune Indien.

-- Vous êtes le prince Djalma?... lui dit-il en assez mauvais
français, en portant respectueusement la main à son chapeau.

-- Que veux-tu?... dit l'Indien.

-- Vous êtes... le fils de Kadja-Sing?

-- Encore une fois, que veux-tu?

-- L'ami du général Simon!...

-- Le général Simon!!!... s'écria Djalma.

-- Vous allez au-devant de lui... comme vous y allez chaque soir
depuis que vous attendez son retour de Sumatra?

-- Oui... mais comment sais-tu?... dit l'Indien en regardant le
contrebandier avec autant de surprise que de curiosité.

-- Il doit débarquer à Batavia aujourd'hui ou demain.

-- Viendrais-tu de sa part?...

-- Peut-être, dit Mahal d'un air défiant. Mais êtes-vous bien le
fils de Kadja-Sing?

-- C'est moi... te dis-je... Mais où as-tu vu le général Simon?

-- Puisque vous êtes le fils de Kadja-Sing, reprit Mahal en
regardant toujours Djalma d'un air soupçonneux, quel est votre
surnom?...

-- On appelait mon père le _Père du Généreux, _répondit le jeune
Indien, et un regard de tristesse passa sur ses beaux traits.

Ces mots parurent commencer à convaincre Mahal de l'identité de
Djalma; pourtant, voulant sans doute s'éclairer davantage, il
reprit:

-- Vous avez dû recevoir, il y a deux jours, une lettre du général
Simon, écrite de Sumatra.

-- Oui... mais pourquoi ces questions?

-- Pour m'assurer que vous êtes bien le fils de Kadja-Sing et
exécuter les ordres que j'ai reçus.

-- De qui?

-- Du général Simon...

-- Mais où est-il?

-- Lorsque j'aurai la preuve que vous êtes le prince Djalma, je
vous le dirai; on m'a bien averti que vous étiez monté sur une
cavale noire bridée de rouge... mais...

-- Par ma mère!... parleras-tu?...

-- Je vous dirai tout... si vous pouvez me dire quel était le
papier imprimé renfermé dans la dernière lettre que le général
Simon vous a écrite de Sumatra.

-- C'était un fragment de journal français.

-- Et ce journal annonçait-il une bonne ou mauvaise nouvelle
touchant le général?

-- Une bonne nouvelle, puisqu'on lisait qu'en son absence on avait
reconnu le dernier titre et le dernier grade qu'il devait à
l'empereur, ainsi qu'on a fait aussi pour d'autres de ses frères
d'armes exilés comme lui.

-- Vous êtes bien le prince Djalma, dit le contrebandier après un
moment de réflexion. Je peux parler... Le général Simon est
débarqué cette nuit à Java... mais dans un endroit désert de la
côte.

-- Dans un endroit désert!...

-- Parce qu'il faut qu'il se cache...

-- Lui!... s'écria Djalma stupéfait. Se cacher... et pourquoi!

-- Je n'en sais rien...

-- Mais où est-il! demanda Djalma en pâlissant d'inquiétude.

-- Il est à trois lieues d'ici... près du bord de la mer... dans
les ruines de Tchandi...

-- Lui... forcé de se cacher... répéta Djalma, et sa figure
exprimait une surprise et une angoisse croissantes.

-- Sans en être certain, je crois qu'il s'agit d'un duel qu'il a
eu à Sumatra... dit mystérieusement le contrebandier.

-- Un duel... et avec qui?

-- Je ne sais pas, je n'en suis pas sûr; mais connaissez-vous les
ruines de Tchandi!...

-- Oui.

-- Le général vous y attend; voilà ce qu'il m'a ordonné de vous
dire...

-- Tu es donc venu avec lui de Sumatra?

-- J'étais le pilote du petit bâtiment côtier-contrebandier qui
l'a débarqué cette nuit sur une plage déserte. Il savait que vous
veniez chaque jour l'attendre sur la route du Môle; j'étais à peu
près sûr de vous y rencontrer... Il m'a donné, sur la lettre que
vous avez reçue de lui, les détails que je viens de vous dire,
afin de vous bien prouver que je venais de sa part; s'il avait pu
vous écrire, il l'aurait fait.

-- Et il ne t'a pas dit pourquoi il était obligé de se cacher?...

-- Il ne m'a rien dit... D'après quelques mots, j'ai soupçonné ce
que je vous ai dit... un duel!...

Connaissant la bravoure et la vivacité du général Simon, Djalma
crut les soupçons du contrebandier assez fondés. Après un moment
de silence, il lui dit:

-- Veux-tu te charger de reconduire mon cheval!... Ma maison est
en dehors de la ville, là-bas, cachée dans les arbres de la
mosquée neuve... Et pour gravir la montagne de Tchandi, mon cheval
m'embarrasserait: j'irai bien plus vite à pied...

-- Je sais où vous demeurez; le général Simon me l'avait dit...
j'y serais allé si je ne vous avais pas rencontré ici... donnez-
moi donc votre cheval.

Djalma sauta légèrement à terre, jeta la bride à Mahal, déroula un
bout de sa ceinture, y prit une petite bourse de soie et la donna
au contrebandier en lui disant:

-- Tu as été fidèle et obéissant... tiens... C'est peu... mais je
n'ai pas davantage.

-- Kadja-Sing était bien nommé le Père du Généreux, dit le
contrebandier en s'inclinant avec respect et reconnaissance.

Et il prit la route qui conduisait à Batavia, en conduisant en
main la cavale de Djalma.

Le jeune Indien s'enfonça dans le taillis, et, marchant à grands
pas, il se dirigea vers la montagne où étaient les ruines de
Tchandi, et où il ne pouvait arriver qu'à la nuit.



IV. M. Josué Van Daël.

M. Josué Van Daël, négociant hollandais, correspondant de
M. Rodin, était né à Batavia (capitale de l'île de Java); ses
parents l'avaient envoyé faire son éducation à Pondichéry dans une
célèbre maison religieuse, établie depuis longtemps dans cette
ville et appartenant à la compagnie de Jésus. C'est là qu'il
s'était affilié à la congrégation comme _profès des trois voeux
_ou même laïque, appelé vulgairement _coadjuteur temporel.
_M. Josué était un homme d'une probité qui passait pour intacte,
d'une exactitude rigoureuse dans les affaires, froid, discret,
réservé, d'une habileté, d'une sagacité remarquables; ses
opérations financières étaient presque toujours heureuses, car une
puissance protectrice lui donnait toujours à temps la connaissance
des événements qui pouvaient avantageusement influer sur ses
transactions commerciales. La maison religieuse de Pondichéry
était intéressée dans ses affaires: elle le chargeait de
l'exportation et de l'échange des produits de plusieurs propriétés
qu'elle possédait dans cette colonie. Parlant peu, écoutant
beaucoup, ne discutant jamais, d'une politesse extrême, donnant
peu, mais avec choix et à propos, M. Josué inspirait généralement,
à défaut de sympathie, ce froid respect qu'inspirent toujours les
gens rigoristes; car, au lieu de subir l'influence des moeurs
coloniales, souvent libres et dissolues, il paraissait vivre avec
une grande régularité, et son extérieur avait quelque chose
d'austèrement composé qui imposait beaucoup.

La scène suivante se passait à Batavia pendant que Djalma se
rendait aux ruines de Tchandi, dans l'espoir d'y rencontrer le
général Simon. M. Josué venait de se retirer dans son cabinet, où
l'on voyait plusieurs casiers garnis de leurs cartons et de grands
livres de caisse ouverts sur des pupitres. L'unique fenêtre de ce
cabinet, situé au rez-de-chaussée, donnant sur une petite cour
déserte, était à l'extérieur solidement grillagée de fer; une
persienne mobile remplaçait les carreaux des croisées, à cause de
la grande chaleur du climat de Java. M. Josué, après avoir posé
sur son bureau une bougie renfermée dans une verrine, regarda la
pendule.

-- Neuf heures et demie, dit-il, Mahal doit bientôt venir.

Ce disant, il sortit, traversa une antichambre, ouvrit une seconde
porte épaisse, ferrée de grosses têtes de clous à la hollandaise,
gagna la cour avec précaution, afin de n'être pas entendu par les
gens de sa maison, et tira le verrou à secret qui fermait le
battant d'une grande barrière de six pieds environ, formidablement
armée de pointes de fer. Puis, laissant cette issue ouverte, il
regagna son cabinet après avoir successivement et soigneusement
refermé derrière lui les autres portes.

M. Josué se mit à son bureau, prit dans le double fond d'un tiroir
une longue lettre, ou plutôt un mémoire commencé depuis quelque
temps et écrit jour par jour (il est inutile de dire que la lettre
adressée à M. Rodin, à Paris, rue du Milieu-des-Ursins, était
antérieure à la libération de Djalma et à son arrivée à Batavia).

Le mémoire en question était aussi adressé à M. Rodin; M. Josué le
continua de la sorte:

«Craignant le retour du général Simon, dont j'avais été instruit
en interceptant ses lettres (je vous ai dit que j'étais parvenu à
me faire choisir par lui comme son correspondant), lettres que je
lisais et que je faisais ensuite remettre _intactes _à Djalma,
j'ai dû, forcé par le temps et par les circonstances, recourir aux
moyens extrêmes tout en sauvant complètement les apparences, et en
rendant un signalé service à l'humanité; cette dernière raison m'a
surtout décidé.

«Un nouveau danger d'ailleurs commandait impérieusement ma
conduite. Le bateau à vapeur _le Ruyter _a mouillé ici hier, et il
repart demain dans la journée. Ce bâtiment fait la traversée pour
l'Europe par le golfe Arabique; ses passagers débarquent à
l'isthme de Suez, le traversent et vont reprendre à Alexandrie un
autre bâtiment qui les conduit en France.

«Ce voyage, aussi rapide que direct, ne demande que sept ou huit
semaines; nous sommes à la fin d'octobre; le prince Djalma
pourrait donc être en France vers le commencement du mois de
janvier; et d'après vos ordres, dont j'ignore la cause, mais que
j'exécute avec zèle et soumission, il fallait à tout prix mettre
obstacle à ce départ, puisque, me dites-vous, un des plus graves
intérêts de la _Société _serait compromis par l'arrivée de ce
jeune Indien à Paris avant le 13 février. Or, si je réussis, comme
je l'espère, à lui faire manquer l'occasion du _Ruyter, _il lui
sera matériellement impossible d'arriver en France avant le mois
d'avril; car le _Ruyter _est le seul bâtiment qui fasse le trajet
directement: les autres navires mettent au moins quatre ou cinq
mois à se rendre en Europe.

«Avant de vous parler du moyen que j'ai dû employer pour retenir
ici le prince Djalma, moyen dont à cette heure encore j'ignore le
bon ou le mauvais succès, il est bon que vous connaissiez certains
faits.

«L'on vient de découvrir dans l'Inde anglaise une communauté dont
les membres s'appelaient entre eux _frères de la bonne oeuvre _ou
_phansegars, _ce qui signifie simplement _Étrangleurs; _ces
meurtriers ne répandent pas le sang: ils étranglent leurs
victimes, moins pour les voler que pour obéir à une vocation
homicide et aux lois d'une infernale divinité nommée par eux
_Bohwanie. _Je ne puis mieux vous donner une idée sur cette
horrible secte qu'en transcrivant ici quelques lignes de l'avant-
propos du rapport du colonel Sleeman, qui a poursuivi cette
association ténébreuse avec un zèle infatigable; ce rapport a été
publié il y a deux mois. En voici un extrait; c'est le colonel qui
parle:

«De 1822 à 1824, quand j'étais chargé de la magistrature et de
l'administration civile du district de Nersingpour, il ne se
commettait pas un meurtre, pas le plus petit vol, par un bandit
ordinaire, dont je n'eusse immédiatement connaissance; mais si
quelqu'un était venu me dire à cette époque qu'une bande
d'assassins de profession héréditaire demeurait dans le village de
Kundelie, à quatre cents mètres tout au plus de ma cour de
justice; que les admirables bosquets du village de Mandesoor, à
une journée de marche de ma résidence, étaient un des plus
effroyables entrepôts d'assassinats de toute l'Inde: que des
bandes nombreuses des frères de la _bonne oeuvre, _venant de
l'Hindoustan et du Dékan, se donnaient annuellement rendez-vous
sous ces ombrages comme à des fêtes solennelles, pour exercer leur
effroyable vocation sur toutes les routes qui viennent se croiser
dans cette localité, j'aurais pris cet Indien pour un fou qui
s'était laissé effrayer par des contes; et cependant rien n'était
plus vrai: des voyageurs, par centaines, étaient enterrés chaque
année sous les bosquets de Mandesoor; toute une tribu d'assassins
vivait à ma porte pendant que j'étais magistrat suprême de la
province, et étendait ses dévastations jusqu'aux cités de Poonah
et d'Hyderabad; je n'oublierai jamais que, pour me convaincre,
l'un des chefs de ces Étrangleurs, devenu leur dénonciateur, fit
exhumer, de l'emplacement même que couvrait ma tente, treize
cadavres, et s'offrit d'en faire sortir du sol tout autour de lui
un nombre illimité.[6]»

«Ce peu de mots du colonel Sleeman vous donnera une idée de cette
société terrible, qui a ses lois, ses devoirs, ses habitudes en
dehors de toutes les lois divines et humaines. Dévoués les uns aux
autres jusqu'à l'héroïsme, obéissant aveuglément à leurs chefs,
qui se disent les représentants immédiats de leur sombre divinité,
regardant comme ennemis tous ceux qui n'étaient pas des leurs, se
recrutant partout par un effrayant prosélytisme, ces apôtres d'une
religion de meurtre allaient prêchant dans l'ombre leurs
abominables doctrines et couvraient l'Inde d'un immense réseau.
Trois de leurs principaux chefs et un de leurs adeptes, fuyant la
poursuite opiniâtre du gouverneur anglais, et étant parvenus à s'y
soustraire, sont arrivés à la pointe septentrionale de l'Inde
jusqu'au détroit de Malaka, situé à très peu de distance de notre
île; un contrebandier, quelque peu pirate, affilié à leur
association, et nommé _Mahal, _les a pris à bord de son bateau
côtier, et les a transportés ici, où ils se croient pour quelque
temps en sûreté: car, suivant les conseils du contrebandier, ils
se sont réfugiés dans une épaisse forêt où se trouvent plusieurs
temples en ruine dont les nombreux souterrains leur offrent une
retraite. Parmi ces chefs, tous trois d'une remarquable
intelligence, il en est un surtout, nommé Faringhea, doué d'une
énergie extraordinaire, de qualités éminentes, qui en font un
homme des plus redoutables: celui-là est métis, c'est-à-dire fils
d'un blanc et d'une Indienne; il a habité longtemps des villes où
se tiennent des comptoirs européens et parle très bien l'anglais
et le français; les deux autres chefs sont un nègre et un Indien;
l'adepte est un Malais.

«Le contrebandier Mahal, réfléchissant qu'il pouvait obtenir une
bonne récompense en livrant ces trois chefs et leur adepte, est
venu à moi, sachant, comme tout le monde le sait, ma liaison
intime avec une personne on ne peut plus influente sur notre
gouverneur; il m'a donc offert, il y a deux jours, à certaines
conditions, de livrer le nègre, le métis, l'Indien et le Malais...
Ces conditions sont: une somme assez considérable, et l'assurance
d'un passage sur un bâtiment partant pour l'Europe ou l'Amérique,
afin d'échapper à l'implacable vengeance des Étrangleurs. J'ai
saisi avec empressement cette occasion de livrer à la justice
humaine ces trois meurtriers, et j'ai promis à Mahal d'être son
intermédiaire auprès du gouverneur, mais aussi à certaines
conditions, fort innocentes en elles-mêmes, et qui regardaient
Djalma... Je m'expliquerai plus au long si mon projet réussit, ce
que je vais savoir, car Mahal sera ici tout à l'heure.

«En attendant que je ferme les dépêches, qui partiront demain pour
l'Europe par le _Ruyter, _où j'ai retenu le passage de Mahal le
contrebandier, en cas de réussite, j'ouvre une parenthèse au sujet
d'une affaire assez importante. Dans ma dernière lettre, où je
vous annonçais la mort du père de Djalma et l'incarcération de
celui-ci par les Anglais, je demandais des renseignements sur la
solvabilité de M. le baron Tripeaud, banquier et manufacturier à
Paris, qui a une succursale de sa maison à Calcutta. Maintenant
ces renseignements deviennent inutiles, si ce que l'on vient de
m'apprendre est malheureusement vrai; ce sera à vous d'agir selon
les circonstances.

«Sa maison de Calcutta nous doit, à moi et à notre collègue de
Pondichéry, des sommes assez considérables, et l'on dit
M. Tripeaud dans des affaires fort dangereusement embarrassées,
ayant voulu monter une fabrique pour ruiner par une concurrence
implacable un établissement immense, depuis longtemps fondé par
M. François Hardy, très grand industriel. On m'assure que
M. Tripeaud a déjà enfoui et perdu dans cette entreprise de grands
capitaux; il a sans doute fait beaucoup de mal à M. François
Hardy, mais il a, dit-on, gravement compromis sa fortune à lui,
Tripeaud; or, s'il fait faillite, le contrecoup de son désastre
nous serait très funeste, puisqu'il nous doit beaucoup d'argent, à
moi et aux nôtres. Dans cet état de choses, il serait bien à
désirer que, par les moyens tout-puissants et de toute nature dont
on dispose, on parvînt à discréditer complètement et à faire
tomber la maison de M. François Hardy, déjà ébranlée par la
concurrence acharnée de M. Tripeaud; cette combinaison
réussissant, celui-ci regagnerait en très peu de temps tout ce
qu'il a perdu; la ruine de son rival assurerait sa prospérité, à
lui Tripeaud, et nos créances seraient couvertes. Sans doute il
serait pénible, il serait douloureux, d'être obligé d'en venir à
cette extrémité pour rentrer dans nos fonds; mais de nos jours
n'est-on pas quelquefois autorisé à se servir des armes que l'on
emploie incessamment contre nous? Si l'on en est réduit là par
l'injustice et la méchanceté des hommes, il faut se résigner en
songeant que si nous tenons à conserver ces biens terrestres,
c'est dans une intention toute à la plus grande gloire de Dieu,
tandis qu'entre les mains de nos ennemis ces biens ne sont que de
dangereux moyens de perdition et de scandale. C'est d'ailleurs une
humble proposition que je vous soumets; j'aurais la possibilité de
prendre l'initiative, au sujet de ces créances, que je ne ferais
rien de moi-même; ma volonté n'est pas à moi... Comme tout ce que
je possède, elle appartient à ceux à qui j'ai juré obéissance
aveugle.»

Un léger bruit venant du dehors interrompit M. Josué et attira son
attention. Il se leva brusquement et alla droit à la croisée.
Trois petits coups furent extérieurement frappés sur une des
feuilles de la persienne.

-- C'est vous, Mahal? demanda M. Josué à voix basse.

-- C'est moi, répondit-on du dehors, et aussi à voix basse.

-- Et le Malais?

-- Il a réussi...

-- Vraiment! s'écria M. Josué avec une expression de
satisfaction... Vous en êtes sûr?

-- Très sûr, il n'y a pas de démon plus adroit et plus
intrépide...

-- Et Djalma?

-- Les passages de la dernière lettre du général Simon, que je lui
ai cités, l'ont convaincu que je venais de la part du général, et
qu'il le trouverait aux ruines de Tchandi.

-- Ainsi, à cette heure?

-- Djalma est aux ruines, où il trouvera le noir, le métis et
l'Indien. C'est là qu'ils ont donné rendez-vous au Malais, qui a
tatoué le prince pendant son sommeil.

-- Avez-vous été reconnaître le passage souterrain?

-- J'y ai été hier... une des pierres du piédestal de la statue
tourne sur elle-même... l'escalier est large... il suffira.

-- Et les trois chefs n'ont aucun soupçon sur vous?

-- Aucun... je les ai vus ce matin... et ce soir le Malais est
venu tout me raconter avant d'aller les rejoindre aux ruines de
Tchandi; car il était resté caché dans les broussailles, n'osant
pas s'y rendre durant le jour.

-- Mahal... si vous avez dit la vérité, si tout réussit, votre
grâce et une large récompense vous sont assurées... Votre place
est arrêtée sur le _Ruyter, _vous partirez demain: vous serez
ainsi à l'abri de la vengeance des Étrangleurs, qui vous
poursuivraient jusqu'ici pour venger la mort de leurs chefs,
puisque la Providence vous a choisi pour livrer ces trois grands
criminels à la justice... Dieu vous bénira... Allez de ce pas
m'attendre à la porte de M. le gouverneur... je vous introduirai;
il s'agit de choses si importantes, que je n'hésite pas à aller le
réveiller au milieu de la nuit... Allez vite... je vous suis de
mon côté.

On entendit au dehors les pas précipités de Mahal qui s'éloignait,
et le silence régna de nouveau dans la maison.

M. Josué retourna à son bureau, ajouta ces mots en hâte au mémoire
commencé: «Quoi qu'il arrive, il est maintenant impossible que
Djalma quitte Batavia... Soyez rassuré, il ne sera pas à Paris le
13 février de l'an prochain... Ainsi que je l'avais prévu, je vais
être sur pied toute la nuit, je cours chez le gouverneur,
j'ajouterai demain quelques mots à ce long mémoire, que le bateau
à vapeur _le Ruyter _portera en Europe.»

Après avoir refermé son secrétaire, M. Josué sonna bruyamment, et,
au grand étonnement des gens de sa maison, surpris de le voir
sortir au milieu de la nuit, il se rendit à la hâte à la résidence
du gouverneur de l'île.

Nous conduirons le lecteur aux ruines de Tchandi.



V. Les ruines de Tchandi.

À l'orage du milieu de ce jour, orage dont les approches avaient
si bien servi les desseins de l'Étrangleur sur Djalma, a succédé
une nuit calme et sereine. Le disque de la lune s'élève lentement
derrière une masse de ruines imposantes, situées sur une colline,
au milieu d'un bois épais, à trois lieues environ de Batavia. De
larges assises de pierres, de hautes murailles de briques rongées
par le temps, de vastes portiques chargés d'une végétation
parasite se dessinent vigoureusement sur la nappe de lumière
argentée qui se fond à l'horizon avec le bleu limpide du ciel.
Quelques rayons de la lune, glissant à travers l'ouverture de l'un
des portiques, éclairent deux statues colossales placées au pied
d'un immense escalier dont les dalles disjointes disparaissent
presque entièrement sous l'herbe, la mousse et les broussailles.
Les débris de l'une de ces statues, brisée par le milieu, jonchent
le sol, l'autre, restée entière et debout, est effrayante à
voir...

Elle représente un homme de proportions gigantesques: la tête a
trois pieds de hauteur; l'expression de cette figure est féroce.
Deux prunelles de schiste noir et brillant sont incrustées dans sa
face grise: sa bouche large, profonde, démesurément ouverte. Des
reptiles ont fait leur nid entre ses lèvres de pierre; à la clarté
de la lune on y distingue vaguement un fourmillement hideux... Une
large ceinture chargée d'ornements symboliques entoure le corps de
cette statue, et soutient à son côté droit une longue épée. Ce
géant a quatre bras étendus; dans ses quatre mains, il porte une
tête d'éléphant, un serpent roulé, un crâne humain et un oiseau
semblable à un héron. La lune, éclairant cette statue de côté, la
profile d'une vive lumière, qui augmente encore l'étrangeté
farouche de son aspect.

Çà et là, enchâssés au milieu des murailles de briques à demi
écroulées, on voit quelques fragments de bas-reliefs, aussi de
pierre, très hardiment fouillés; l'un des mieux conservés
représente un homme à tête d'éléphant, ailé comme une chauve-
souris et dévorant un enfant. Rien de plus sinistre que ces ruines
encadrées de massifs d'arbres d'un vert sombre, couvertes
d'emblèmes effrayants et vues à la clarté de la lune, au milieu du
profond silence de la nuit.

À l'une des murailles de cet ancien temple, dédié à quelque
mystérieuse et sanglante divinité javanaise, est adossée une hutte
grossièrement construite de débris de pierres et de briques; la
porte, faite de treillis de jonc, est ouverte; il s'en échappe une
lueur rougeâtre qui jette ses reflets ardents sur les hautes
herbes dont la terre est couverte.

Trois hommes sont réunis dans cette masure, éclairée par une lampe
d'argile où brûle une mèche de fil de cocotier imbibée d'huile de
palmier.

Le premier de ces trois hommes, âgé de quarante ans environ, est
pauvrement vêtu à l'européenne; son teint pâle et presque blanc
annonce qu'il appartient à la race métisse; il est issu d'un blanc
et d'une Indienne.

Le second est un robuste nègre africain, aux lèvres épaisses, aux
épaules et aux jambes grêles, ses cheveux crépus commencent à
grisonner; il est couvert de haillons, et se tient debout auprès
de l'Indien.

Un troisième personnage est endormi et étendu sur une natte dans
un coin de la masure.

Ces trois hommes étaient les chefs des Étrangleurs, qui,
poursuivis dans l'Inde continentale, avaient cherché un refuge à
Java, sous la conduite de Mahal le contrebandier.

-- Le Malais ne revient pas, dit le métis, nommé Faringhea, le
chef le plus redoutable de cette secte homicide, peut-être a-t-il
été tué par Djalma en exécutant nos ordres.

-- L'orage de ce matin a fait sortir de la terre tous les
reptiles, dit le nègre, peut-être le Malais a-t-il été mordu... et
à cette heure son corps n'est-il qu'un nid de serpents.

-- Pour servir la _bonne oeuvre, _dit Faringhea d'un air sombre,
il faut savoir braver la mort...

-- Et la donner, ajouta le nègre.

Un cri étouffé, suivi de quelques mots inarticulés, attira
l'attention de ces deux hommes, qui tournèrent vivement la tête
vers le personnage endormi. Ce dernier a trente ans au plus, sa
figure imberbe et d'un jaune-cuivre, sa robe de grosse étoffe, son
petit turban rayé de jaune et de brun, annoncent qu'il appartient
à la plus pure race hindoue; son sommeil semble agité par un songe
pénible, une sueur abondante couvre ses traits, contractés par la
terreur; il parle en rêvant; sa parole est brève, entrecoupée, il
l'accompagne de quelques mouvements convulsifs.

-- Toujours ce songe! dit Faringhea au nègre; toujours le souvenir
de cet homme!

-- Quel homme?

-- Ne te rappelles-tu pas qu'il y a cinq ans le féroce colonel
Kennedy... le bourreau des Indiens, était venu sur les bords du
Gange chasser le tigre avec vingt chevaux, quatre éléphants et
cinquante serviteurs?

-- Oui, oui, dit le nègre, et à nous trois, chasseurs d'hommes,
nous avons fait une chasse meilleure que la sienne; Kennedy, avec
ses chevaux, ses éléphants et ses nombreux serviteurs, n'a pas eu
son tigre... et nous avons eu le nôtre, ajouta-t-il avec une
ironie sinistre. Oui, Kennedy, ce tigre à face humaine, est tombé
dans notre embuscade, et les frères de la _bonne oeuvre _ont
offert cette belle proie à leur déesse Bohwanie.

-- Si tu t'en souviens, c'est au moment où nous venions de serrer
une dernière fois le lacet au cou de Kennedy que nous avons aperçu
tout à coup ce voyageur... il nous avait vus, il fallait s'en
défaire... Depuis, ajouta Faringhea, le souvenir du meurtre de cet
homme le poursuit en songe...

Et il désigna l'Indien endormi.

-- Il le poursuit aussi lorsqu'il est éveillé, dit le nègre,
regardant Faringhea d'un air significatif.

-- Écoute, dit celui-ci en montrant l'Indien qui, dans l'agitation
de son rêve, recommençait à parler d'une voix saccadée, écoute, le
voilà qui répète les réponses de ce voyageur lorsque nous lui
avons proposé de mourir ou de servir avec nous la _bonne oeuvre...
_Son esprit est frappé!... toujours frappé.

En effet, l'Indien prononçait tout haut dans son rêve une sorte
d'interrogatoire mystérieux dont il faisait tour à tour les
demandes et les réponses.

-- Voyageur, disait-il d'une voix entrecoupée par de brusques
silences, pourquoi cette raie noire sur ton front? Elle s'étend
d'une tempe à l'autre... c'est une marque fatale; ton regard est
triste comme la mort... As-tu été victime? viens avec nous...
Bohwanie venge les victimes. Tu as souffert? -- _Oui, beaucoup
souffert... -- _Depuis longtemps? -- _Oui, depuis bien longtemps.
-- _Tu souffres encore? -- _Toujours. _-- À qui t'a frappé, que
réserves-tu? -- _La pitié. -- _Veux-tu rendre coup pour coup? --
 _Je veux rendre l'amour pour la haine. -- _Qui es-tu donc, toi
qui rends le bien pour le mal? -- _Je suis celui qui aime, qui
souffre et qui pardonne._

-- Frère... entends-tu? dit le nègre à Faringhea, il n'a pas
oublié les paroles du voyageur avant sa mort.

-- La vision le poursuit... Écoute... il parle encore... Comme il
est pâle!

En effet, l'Indien, toujours sous l'obsession de son rêve,
continua:

-- Voyageur, nous sommes trois, nous sommes courageux, nous avons
la mort dans la main, et tu nous as vus sacrifier à la _bonne
oeuvre. _Sois des nôtres... ou meurs... meurs... meurs... Oh! quel
regard... Pas ainsi... Ne me regarde pas ainsi...

En disant ces mots, l'Indien fit un brusque mouvement, comme pour
éloigner un objet qui s'approchait de lui, et il se réveilla en
sursaut. Alors, passant la main sur son front baigné de sueur...
il regarda autour de lui d'un oeil égaré.

-- Frère... toujours ce rêve? lui dit Faringhea. Pour un hardi
chasseur d'hommes... ta tête est faible... Heureusement ton coeur
et ton bras sont forts...

L'Indien resta un moment sans répondre, son front caché dans ses
mains; puis il reprit:

-- Depuis longtemps je n'avais pas rêvé de ce voyageur.

-- N'est-il pas mort? dit Faringhea en haussant les épaules.
N'est-ce pas toi qui lui as lancé le lacet autour du cou?

-- Oui, dit l'Indien en tressaillant...

-- N'avons-nous pas creusé sa fosse auprès de celle du colonel
Kennedy? Ne l'y avons-nous pas enterré, comme le bourreau anglais,
sous le sable et sous les joncs? dit le nègre.

-- Oui, nous avons creusé la fosse, dit l'Indien en frémissant, et
pourtant, il y a un an, j'étais près de la porte de Bombay, le
soir... j'attendais un de nos frères... Le soleil allait se
coucher derrière la pagode qui est à l'est de la petite colline;
je vois encore tout cela, j'étais assis sous un figuier...
j'entends un pas calme, lent et ferme: je détourne la tête...
c'était lui... il sortait de la ville.

-- Vision! dit le nègre, toujours cette vision!

-- Vision! ajouta Faringhea, ou vague ressemblance.

-- À cette marque noire qui lui barre le front, je l'ai reconnu,
c'était lui; je restai immobile d'épouvante... les yeux hagards;
il s'est arrêté en attachant sur moi un regard calme et triste...
Malgré moi, j'ai crié: «C'est lui! -- _C'est moi! _a-t-il répondu
de sa voix douce, _puisque tous ceux que tu as tués renaissent
comme moi. _Et il montra le ciel. _Pourquoi tuer? Écoute... je
viens de Java; je vais à l'autre bout du monde... dans un pays de
neige éternelle... Là ou ici, sur une terre de feu ou sur une
terre glacée, ce sera toujours moi! Ainsi de l'âme de ceux qui
tombent sous ton lacet, en ce monde ou là-haut... Dans cette
enveloppe ou dans une autre... L'âme sera toujours une âme... tu
ne peux l'atteindre... Pourquoi tuer?_...» Et secouant tristement
la tête... il a passé... marchant toujours lentement...
lentement... le front incliné... Il a gravi ainsi la colline de la
pagode. Je le suivais des yeux sans pouvoir bouger; au moment où
le soleil se couchait, il s'est arrêté au sommet, sa grande taille
s'est dessinée sur le ciel, et il a disparu. Oh! c'était lui!...
ajouta l'Indien en frissonnant, après un long silence. C'était
lui!...

Jamais le récit de l'Indien n'avait varié; car bien souvent il
avait entretenu ses compagnons de cette mystérieuse aventure.
Cette persistance de sa part finit par ébranler leur incrédulité,
ou plutôt par leur faire chercher une cause naturelle à cet
événement surhumain en apparence.

-- Il se peut, dit Faringhea après un moment de réflexion, que le
noeud qui serrait le cou du voyageur ait été arrêté, qu'il lui
soit resté un souffle de vie: l'air aura pénétré à travers les
joncs dont nous avons recouvert sa fosse, et il sera revenu à la
vie.

-- Non, non, dit l'Indien en secouant la tête. Cet homme n'est pas
de notre race...

-- Explique-toi.

-- Maintenant je sais...

-- Tu sais?

-- Écoutez, dit l'Indien d'une voix solennelle:

-- Le nombre des victimes que les fils de Bohwanie ont sacrifiées
depuis le commencement des siècles n'est rien auprès de
l'immensité de morts et de mourants que ce terrible voyageur
laisse derrière lui dans sa marche homicide.

-- Lui... s'écrièrent le nègre et Faringhea.

-- Lui! répéta l'Indien avec un accent de conviction dont ses
compagnons furent frappés. Écoutez encore et tremblez. Lorsque
j'ai rencontré ce voyageur aux portes de Bombay... il venait de
Java, et il allait vers le Nord... m'a-t-il dit. Le lendemain
Bombay était ravagé par le choléra... et quelque temps après on
apprenait que ce fléau avait d'abord éclaté ici... à Java...

-- C'est vrai, dit le nègre.

-- Écoutez encore, reprit l'Indien, «Je m'en vais vers le Nord...
vers un pays de neige éternelle,» m'avait dit le voyageur... Le
choléra... s'en est allé, lui aussi, vers le Nord... il a passé
par Mascate, Ispahan, Tauris... Tiflis, et a gagné la Sibérie.

-- C'est vrai... dit Faringhea, devenu pensif.

-- Et le choléra, reprit l'Indien, ne faisait que cinq à six
lieues par jour... la marche d'un homme... Il ne paraissait jamais
en deux endroits à la fois... mais il s'avançait lentement,
également... toujours la marche d'un homme.

À cet étrange rapprochement, les deux compagnons de l'Indien se
regardèrent avec stupeur. Après un silence de quelques minutes, le
nègre, effrayé, dit à l'Indien:

-- Et tu crois que cet homme...

-- Je crois que cet homme que nous avons tué, rendu à la vie par
quelque divinité infernale... a été chargé par elle de porter sur
la terre ce terrible fléau... et de répandre partout sur ses pas
la mort... lui qui ne peut mourir... Souvenez-vous, ajouta
l'Indien avec une sombre exaltation, souvenez-vous... ce terrible
voyageur a passé par Bombay, le choléra a dévasté Bombay; ce
voyageur est allé vers le Nord, le choléra a dévasté le Nord...

Ce disant, l'Indien retomba dans une rêverie profonde. Le nègre et
Faringhea étaient saisis d'un sombre étonnement.

L'Indien disait vrai, quant à la marche mystérieuse (jusqu'ici
encore inexpliquée) de cet épouvantable fléau, qui n'a jamais
fait, on le sait, que cinq ou six lieues par jour, n'apparaissant
jamais simultanément en deux endroits.

Rien de plus étrange, en effet, que de suivre sur les cartes
dressées à cette époque l'allure lente, progressive, de ce fléau
voyageur, qui offre à l'oeil étonné tous les caprices, tous les
incidents de la marche d'un homme, passant ici plutôt que par
là... choisissant des provinces dans un pays... des villes dans
les provinces... un quartier dans une ville... une rue dans un
quartier... une maison dans une rue... ayant même ses lieux de
séjour et de repos, puis continuant sa marche lente, mystérieuse
et terrible.

Les paroles de l'Indien, en faisant ressortir ces effrayantes
bizarreries, devaient donc vivement impressionner le nègre et
Faringhea, natures farouches, amenées par d'effroyables doctrines
à la monomanie du meurtre.

Oui... car (ceci est un fait avéré) il y a eu dans l'Inde des
sectaires de cette abominable communauté, des gens qui, presque
toujours, tuaient sans motif, sans passion... tuaient pour tuer...
pour la volupté du meurtre... pour substituer la mort à la vie...
pour _faire d'un vivant un cadavre... _ainsi qu'ils l'ont dit dans
un de leurs interrogatoires...

La pensée s'abîme à pénétrer la cause de ces monstrueux
phénomènes... Par quelle incroyable succession d'événements des
hommes se sont-ils voués à ce sacerdoce de la mort?...

Sans nul doute, une telle religion ne peut _florir _que dans des
contrées vouées comme l'Inde au plus atroce esclavage, à la plus
impitoyable exploitation de l'homme par l'homme...

Une telle religion... n'est-ce pas la haine de l'humanité
exaspérée jusqu'à sa dernière puissance par l'oppression? Peut-
être encore cette secte homicide, dont l'origine se perd dans la
nuit des âges, s'est-elle perpétuée dans ces régions comme la
seule protestation possible de l'esclavage contre le despotisme.
Peut-être enfin Dieu, dans ses vues impénétrables, a-t-il créé là
des Phansegars comme il y a créé des tigres et des serpents... Ce
qui est encore remarquable dans cette sinistre congrégation, c'est
le lien mystérieux qui, unissant tous ses membres entre eux, les
isole des autres hommes; car ils ont des lois à eux, des coutumes
à eux; ils se dévouent, se soutiennent, s'aident entre eux; mais
pour eux, il n'y a ni pays ni famille... ils ne relèvent que d'un
sombre et invisible pouvoir, aux arrêts duquel ils obéissent avec
une soumission aveugle, et au nom duquel ils se répandent partout,
afin de _faire des cadavres, _pour employer une de leurs sauvages
expressions...

* * * *

Pendant quelques moments, les trois Étrangleurs avaient gardé un
profond silence.

Au dehors, la lune jetait toujours de grandes lumières blanches et
de grandes ombres bleuâtres sur la masse imposante des ruines; les
étoiles scintillaient au ciel; de temps à autre, une faible brise
faisait bruire les feuilles épaisses et vernissées des bananiers
et des palmiers.

Le piédestal de la statue gigantesque qui, entièrement conservée,
s'élevait à gauche du portique, reposait sur de larges dalles, à
moitié cachées sous les broussailles.

Tout à coup une de ces dalles parut s'abîmer. De l'excavation qui
se forma sans bruit, un homme, vêtu d'un uniforme, sortit à mi-
corps, regarda attentivement autour de lui... et prêta l'oreille.

Voyant la lueur de la lampe qui éclairait l'intérieur de la masure
trembler sur les grandes herbes, il se retourna, fit un signe, et
bientôt lui et deux autres soldats gravirent, avec le plus grand
silence et les plus grandes précautions, les dernières marches de
cet escalier souterrain, et se glissèrent à travers les ruines.

Pendant quelques moments, leurs ombres mouvantes se projetèrent
sur les parties du sol éclairées par la lune, puis ils disparurent
derrière des pans de murs dégradés.

Au moment où la dalle épaisse reprit sa place et son niveau, on
aurait pu voir la tête de plusieurs autres soldats embusqués dans
cette excavation.

Le métis, l'Indien et le nègre, toujours pensifs dans la masure ne
s'étaient aperçus de rien.



VI. L'embuscade.

Le métis Faringhea, voulant sans doute échapper aux sinistres
pensées que les paroles de l'Indien sur la marche mystérieuse du
choléra avaient éveillées en lui, changea brusquement d'entretien.
Son oeil brilla d'un feu sombre, sa physionomie prit une
expression d'exaltation farouche, et il s'écria:

-- Bohwanie veillera sur nous, intrépides chasseurs d'hommes!
Frères, courage... courage... le monde est grand... notre proie
est partout... Les Anglais nous forcent de quitter l'Inde, nous
les trois chefs de la _bonne oeuvre; _qu'importe! nous y laissons
nos frères, aussi cachés, aussi nombreux que les scorpions noirs
qui ne révèlent leur présence que par une piqûre mortelle; l'exil
agrandit nos domaines... Frère, à toi l'Amérique, dit-il à
l'Indien d'un air inspiré. -- Frère, à toi l'Afrique, dit-il au
nègre. -- Frères, à moi l'Europe!... Partout où il y a des hommes,
il y a des bourreaux et des victimes... Partout où il y a des
victimes, il y a des coeurs gonflés de haine; c'est à nous
d'enflammer cette haine de toutes les ardeurs de la vengeance!
C'est à nous, à force de ruses, à force de séductions, d'attirer
parmi nous, serviteurs de Bohwanie, tous ceux dont le zèle, le
courage et l'audace peuvent nous être utiles. Entre nous et pour
nous, rivalisons de dévouement, d'abnégation; prêtons-nous force,
aide et appui! Que tous ceux qui ne sont pas avec nous soient
notre proie; isolons-nous au milieu de tous, contre tous, malgré
tous. Pour nous, qu'il n'y ait ni patrie ni famille. Notre
famille, ce sont nos frères; notre pays... c'est le monde.

Cette sorte d'éloquence sauvage impressionna vivement le nègre et
l'Indien, qui subissaient ordinairement l'influence de Faringhea,
dont l'intelligence était très supérieure à la leur, quoiqu'ils
fussent eux-mêmes deux des chefs les plus éminents de cette
sanglante association.

-- Oui, tu as raison, frère! s'écria l'Indien partageant
l'exaltation de Faringhea, à nous le monde... Ici même, à Java,
laissons une trace de notre passage... Avant notre départ, fondons
la _bonne oeuvre _dans cette île... elle y grandira vite, car ici
la misère est grande, les Hollandais sont aussi rapaces que les
Anglais... Frère, j'ai vu dans les rivières marécageuses de cette
île, toujours mortelles à ceux qui les cultivent, des hommes que
le besoin forçait à ce travail homicide; ils étaient livides comme
des cadavres; quelques-uns, exténués par la maladie, par la
fatigue et par la faim, sont tombés pour ne plus se relever...
Frère, la _bonne oeuvre _grandira dans ce pays.

-- L'autre soir, dit le métis, j'étais sur le bord du lac,
derrière un rocher; une jeune femme est venue, quelques lambeaux
de couverture entouraient à peine son corps maigre et brûlé par le
soleil; dans ses bras elle tenait un petit enfant qu'elle serrait
en pleurant contre son sein tari. Elle a embrassé trois fois cet
enfant en disant: «Toi au moins, tu ne seras pas malheureux comme
ton père!» et elle l'a jeté à l'eau, il a poussé un cri en
disparaissant... À ce cri, les caïmans cachés dans les roseaux ont
joyeusement sauté dans le lac... Frères, ici les mères tuent leurs
enfants par pitié, la _bonne oeuvre _grandira dans ce pays.

-- Ce matin, dit le nègre, pendant qu'on déchirait un de ses
esclaves noirs à coups de fouet, un vieux petit bonhomme,
négociant à Batavia, est sorti de sa maison des champs pour
regagner la ville. Dans son palanquin, il recevait, avec une
indolence blasée, les tristes caresses de deux des jeunes filles
dont il peuple son harem, en les achetant à leurs familles, trop
pauvres pour les nourrir. Le palanquin où se tenaient ce petit
vieillard et ces jeunes filles était porté par douze hommes jeunes
et robustes. Frères, il y a ici des mères qui, par misère, vendent
leurs filles, des esclaves que l'on fouette, des hommes qui
portent d'autres hommes comme des bêtes de somme... la _bonne
oeuvre _grandira dans ce pays.

-- Dans ce pays... et dans tout pays d'oppression, de misère, de
corruption et d'esclavage.

-- Puissions-nous donc engager parmi nous Djalma, comme nous l'a
conseillé Mahal le contrebandier, dit l'Indien; notre voyage à
Java aurait un double profit; car, avant de partir, nous
compterions parmi les nôtres ce jeune homme entreprenant et hardi,
qui a tant de motifs de haïr les hommes.

-- Il va venir... envenimons encore ses ressentiments.

-- Rappelons-lui la mort de son père.

-- Le massacre des siens...

-- Sa captivité.

-- Que la haine enflamme son coeur, et il est à nous...

Le nègre, qui était resté quelque temps pensif, dit tout à coup:

-- Frères... Si Mahal le contrebandier nous trompait?

-- Lui! s'écria l'Indien presque avec indignation; il nous a donné
asile sur son bateau côtier, il a assuré notre fuite du continent;
il doit nous embarquer ici à bord de la goélette qu'il va
commander, et nous mener à Bombay, où nous trouverons des
bâtiments pour l'Afrique, l'Europe et l'Amérique.

-- Quel intérêt aurait Mahal à nous trahir? dit Faringhea. Rien ne
le mettrait à l'abri de la vengeance des fils de Bohwanie, il le
sait.

-- Enfin, dit le noir, ne nous a-t-il pas promis que, par ruse, il
amènerait Djalma à se rendre ici ce soir parmi nous? et une fois
parmi nous... il faudra qu'il soit des nôtres...

-- N'est-ce pas encore le contrebandier qui nous a dit: «Ordonnez
au Malais de se rendre dans l'ajoupa de Djalma... de le surprendre
pendant son sommeil, et, au lieu de le tuer comme il le pourrait,
de lui tracer sur le bras le nom de Bohwanie; Djalma jugera ainsi
de la résolution, de l'adresse, de la soumission de nos frères, et
il comprendra ce que l'on doit espérer ou craindre de tels
hommes... Par admiration ou par terreur, il faudra donc, qu'il
soit des nôtres!

-- Et s'il refuse d'être à nous, malgré les raisons qu'il a de
haïr les hommes?

-- Alors... Bohwanie décidera de son sort, dit Faringhea d'un air
sombre. J'ai mon projet...

-- Mais le Malais réussira-t-il à surprendre Djalma pendant son
sommeil! dit le nègre.

-- Il n'est personne de plus hardi, de plus agile, de plus adroit
que le Malais, dit Faringhea. Il a eu l'audace d'aller surprendre
dans son repaire une panthère noire qui allaitait!... il a tué la
mère et a enlevé la petite femelle, qu'il a plus tard vendue à un
capitaine de navire européen.

-- Le Malais a réussi! s'écria l'Indien en prêtant l'oreille à un
cri singulier qui retentit dans le profond silence de la nuit et
des bois.

-- Oui, c'est le cri du vautour emportant sa proie, dit le nègre
en écoutant à son tour, c'est le signal par lequel nos frères
annoncent aussi qu'ils ont saisi leur proie.

Peu de temps après, le Malais paraissait à la porte de la hutte.
Il était drapé dans une grande pièce de coton rayée de couleurs
tranchantes.

-- Eh bien! dit le nègre avec inquiétude, as-tu réussi!

-- Djalma portera toute sa vie le signe de la _bonne oeuvre, _dit
le Malais avec orgueil. Pour parvenir jusqu'à lui... j'ai dû
offrir à Bohwanie un homme qui se trouvait sur mon passage; j'ai
laissé le corps sous des broussailles près de l'ajoupa. Mais
Djalma... porte notre signe. Mahal le contrebandier l'a su le
premier.

-- Et Djalma ne s'est pas réveillé!... dit l'Indien, confondu de
l'adresse du Malais.

-- S'il s'était réveillé, répondit celui-ci avec calme, j'étais
mort... puisque je devais épargner sa vie.

-- Parce que sa vie peut nous être plus utile que sa mort, reprit
le métis.

Puis, s'adressant au Malais:

-- Frère, en risquant ta vie pour la _bonne oeuvre, _tu as fait
aujourd'hui ce que nous avons fait hier, ce que nous ferons
demain... Aujourd'hui tu obéis, un autre jour tu commanderas.

-- Nous appartenons tous à Bohwanie, dit le Malais. Que faut-il
encore faire!... je suis prêt.

En parlant ainsi le Malais faisait face à la porte de la masure;
tout à coup il dit à voix basse:

-- Voici Djalma; il approche de la porte de la cabane: Mahal ne
nous a pas trompés.

-- Qu'il ne me voie pas encore, dit Faringhea en se retirant dans
un coin obscur de la cabane et en se couchant sous une natte;
tâchez de le convaincre... s'il résiste... j'ai mon projet...

À peine Faringhea avait-il dit ces mots et disparu, que Djalma
arrivait à la porte de la masure.

À la vue de ces trois personnages à la physionomie sinistre,
Djalma recula de surprise. Ignorant que ces hommes appartenaient à
la secte des Phansegars, et sachant que souvent, dans ce pays où
il n'y a pas d'auberges, les voyageurs passent les nuits sous la
tente ou dans les ruines qu'ils rencontrent, il fit un pas vers
eux. Lorsque son premier étonnement fut passé, reconnaissant au
teint bronzé de l'un de ces hommes, et à son costume, qu'il était
Indien, il lui dit en langue hindoue:

-- Je croyais trouver ici un Européen... un Français...

-- Ce Français n'est pas encore venu, répondit l'Indien, mais il
ne tardera pas.

Devinant à la question de Djalma le moyen dont s'était servi Mahal
pour l'attirer dans ce piège, l'Indien espérait gagner du temps en
prolongeant cette erreur.

-- Tu connais... ce Français? demanda Djalma au Phansegar.

-- Il nous a donné rendez-vous ici... comme à toi, reprit
l'Indien.

-- Et pour quoi faire? dit Djalma de plus en plus étonné.

-- À son arrivée... tu le sauras...

-- C'est le général Simon qui vous a dit de vous trouver ici?

-- C'est le général Simon, répondit l'Indien.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Djalma cherchait en
vain à s'expliquer cette mystérieuse aventure.

-- Et qui êtes-vous? demanda-t-il à l'Indien d'un air soupçonneux;
car le morne silence des deux compagnons du Phansegar, qui se
regardaient fixement, commençait à lui donner quelques soupçons.

-- Qui nous sommes? reprit l'Indien, nous sommes à toi... si tu
veux être à nous.

-- Je n'ai pas besoin de vous... vous n'avez pas besoin de moi...

-- Qui sait?

-- Moi... je le sais...

-- Tu te trompes... les Anglais ont tué ton père... il était
roi... on t'a fait captif... on t'a proscrit... tu ne possèdes
plus rien...

À ce souvenir cruel les traits de Djalma s'assombrirent; il
tressaillit, un sourire amer contracta ses lèvres.

Le Phansegar continua:

-- Ton père était juste, brave... aimé de ses sujets... on
l'appelait le Père du Généreux, et il était bien nommé...
Laisseras-tu sa mort sans vengeance? La haine qui te ronge le
coeur sera-t-elle stérile?

-- Mon père est mort les armes à la main... J'ai vengé sa mort sur
les Anglais que j'ai tués à la guerre... Celui qui pour moi a
remplacé mon père... et a aussi combattu pour lui m'a dit qu'il
serait maintenant insensé à moi de vouloir lutter contre les
Anglais pour reconquérir mon territoire. Quand ils m'ont mis en
liberté, j'ai juré de ne jamais remettre les pieds dans l'Inde...
et je tiens les serments que je fais...

-- Ceux qui t'ont dépouillé, ceux qui t'ont fait captif, ceux qui
ont tué ton père... sont des hommes. Il est ailleurs des hommes
sur qui tu peux te venger... que ta haine retombe sur eux!

-- Pour parler ainsi des hommes... n'es-tu donc pas un homme?

-- Moi... et ceux qui me ressemblent, nous sommes plus que des
hommes... Nous sommes au reste de la race humaine ce que sont les
hardis chasseurs aux bêtes féroces qu'ils traquent dans les
bois... Veux-tu être comme nous... plus qu'un homme, veux-tu
assouvir sûrement, largement, impunément, la haine qui te dévore
le coeur... Après le mal que l'on t'a fait?

-- Tes paroles sont de plus en plus obscures... je n'ai pas de
haine dans le coeur, dit Djalma. Quand un ennemi est digne de
moi... je le combats... quand il en est indigne, je le méprise...
ainsi je ne hais ni les braves... ni les lâches.

-- Trahison! s'écria tout à coup le nègre en indiquant la porte
d'un geste rapide; car Djalma et l'Indien s'en étaient peu à peu
éloignés pendant leur entretien, et ils se trouvaient alors dans
un des angles de la cabane.

Au cri du nègre, Faringhea, que Djalma n'avait pas aperçu, écarta
brusquement la natte qui le cachait, tira son poignard, bondit
comme un tigre, et fut d'un saut hors de la cabane. Voyant alors
un cordon de soldats s'avancer avec précaution, il frappa l'un
d'eux d'un coup mortel, en renversa deux autres, et disparut au
milieu des ruines.

Ceci s'était passé si précipitamment, qu'au moment où Djalma se
retourna pour savoir la cause du cri d'alarme du nègre, Faringhea
venait de disparaître. Djalma et les trois étrangleurs furent
aussitôt couchés en joue par plusieurs soldats rassemblés à la
porte, pendant que d'autres s'élançaient à la poursuite de
Faringhea.

Le nègre, le Malais et l'Indien, voyant l'impossibilité de
résister, échangèrent rapidement quelques paroles, et tendirent la
main aux cordes dont quelques soldats étaient munis.

Le capitaine hollandais qui commandait le détachement entra dans
la cabane à ce moment.

-- Et celui-ci? dit-il en montrant Djalma aux soldats qui
achevaient de garrotter les trois Phansegars.

-- Chacun son tour, mon officier, dit un vieux sergent, nous
allons à lui.

Djalma restait pétrifié de surprise, ne comprenant rien à ce qui
se passait autour de lui; mais lorsqu'il vit le sergent et les
deux soldats s'avancer avec des cordes pour le lier, il les
repoussa avec une violente indignation et se précipita vers la
porte où se tenait l'officier.

Les soldats, croyant que Djalma subirait son sort avec autant
d'impassibilité que ses compagnons, ne s'attendaient pas à cette
résistance; ils reculèrent de quelques pas, frappés malgré eux de
l'air de noblesse et de dignité du fils de Kadja-Sing.

-- Pourquoi voulez-vous me lier... comme ces hommes? s'écria
Djalma en s'adressant en indien à l'officier, qui comprenait cette
langue, servant depuis longtemps dans les colonies hollandaises.

-- Pourquoi on veut te lier... misérable! parce que tu fais partie
de cette bande d'assassins... Et vous, ajouta l'officier en
s'adressant aux soldats en hollandais, avez-vous peur de lui?...
Serrez... serrez les noeuds autour de ses poignets, en attendant
qu'on lui en serre un autre autour du cou!

-- Vous vous trompez, dit Djalma avec une dignité calme et un
sang-froid qui étonnèrent l'officier, je suis ici depuis un quart
d'heure à peine... je ne connais pas ces personnes... je croyais
trouver ici un Français.

-- Tu n'es pas un Phansegar comme eux... et à qui prétends-tu
faire croire ce mensonge.

-- Eux! s'écria Djalma avec un mouvement et une expression
d'horreur si naturelle, que d'un signe l'officier arrêta les
soldats, qui s'avançaient de nouveau pour garrotter le fils de
Kadja-Sing, ces hommes font partie de cette horrible bande de
meurtriers!... et vous m'accusez d'être leur complice!... Alors je
suis tranquille, monsieur, dit le jeune homme en haussant les
épaules avec un sourire de dédain.

-- Il ne suffit pas de dire que vous êtes tranquille, reprit
l'officier; grâce aux révélations, on sait maintenant à quels
signes mystérieux se reconnaissent les Phansegars.

-- Je vous répète, monsieur, que j'ai l'horreur la plus grande
pour ces meurtriers... que j'étais venu ici pour...

Le nègre, interrompant Djalma, dit à l'officier avec une joie
farouche:

-- Tu l'as dit, les fils de la _bonne oeuvre _se reconnaissent par
des signes qu'ils portent tatoués sur la chair... Notre heure est
arrivée, nous donnerons notre cou à la corde... Assez souvent nous
avons enroulé le lacet au cou de ceux qui ne servent pas la _bonne
oeuvre. _Regarde nos bras et regarde celui de ce jeune homme.

L'officier, interprétant mal les paroles du nègre, dit à Djalma:

-- Il est évident que si, comme dit ce nègre, vous ne portez pas
au bras ce signe mystérieux... et nous allons nous en assurer; si
vous expliquez d'une manière satisfaisante votre présence ici,
dans deux heures vous pouvez être mis en liberté.

-- Tu ne me comprends pas, dit le nègre à l'officier, le prince
Djalma est des nôtres, car il porte sur le bras gauche le nom de
Bohwanie...

-- Oui, il est comme nous fils de la _bonne oeuvre, _ajouta le
Malais.

-- Il est comme nous Phansegar, dit l'Indien.

Ces trois hommes, irrités de l'horreur que Djalma avait manifestée
en apprenant qu'ils étaient Phansegars, mettaient un farouche
orgueil à faire croire que le fils de Kadja-Sing appartenait à
leur horrible association.

-- Qu'avez-vous à répondre? dit l'officier à Djalma.

Celui-ci haussa les épaules avec une dédaigneuse pitié, releva de
sa main droite sa longue et large manche gauche, et montra son
bras nu.

-- Quelle audace! s'écria l'officier.

En effet, un peu au-dessous de la saignée, sur la partie interne
de l'avant-bras, on voyait écrit d'un rouge vif le nom de
Bohwanie, en caractères hindous. L'officier courut au Malais,
découvrit son bras; il vit le nom, les mêmes signes: non content
encore, il s'assura que le nègre et l'Indien les portaient aussi.

-- Misérable! s'écria-t-il en revenant furieux vers Djalma, tu
inspires plus d'horreur encore que tes complices. Garrottez-le
comme un lâche assassin, dit-il aux soldats, qui ment au bord de
la fosse, car son supplice ne se fera pas longtemps attendre.

Stupéfait, épouvanté, Djalma, depuis quelques moments les yeux
fixés devant ce tatouage funeste, ne pouvait prononcer une parole
ni faire un mouvement; sa pensée s'abîmait devant ce fait
incompréhensible.

-- Oserais-tu nier ce signe? lui dit l'officier avec indignation.

-- Je ne puis nier... ce que je vois... ce qui est... dit Djalma
avec accablement.

-- Il est heureux... que tu avoues enfin, misérable, reprit
l'officier. Et vous, soldats... veillez sur lui... et sur ses
complices... vous en répondez.

Se croyant le jouet d'un songe étrange, Djalma ne fit aucune
résistance, se laissa machinalement garrotter et emmener.
L'officier espérait, avec une partie de ses soldats, découvrir
Faringhea dans les ruines, mais ses recherches furent vaines; et
au bout d'une heure il partit pour Batavia, où l'escorte des
prisonniers l'avait devancé.

* * * *

Quelques heures après ces événements, M. Josué Van Daël terminait
ainsi le long mémoire adressé à M. Rodin, à Paris:

«...Les circonstances étaient telles que je ne pouvais agir
autrement; somme toute, c'est un petit mal pour un grand bien.
Trois meurtriers sont livrés à la justice, et l'arrestation
temporaire de Djalma ne servira qu'à faire briller son innocence
d'un plus pur éclat.

«Déjà ce matin je suis allé chez le gouverneur protester en faveur
de notre jeune prince. Puisque c'est grâce à moi, ai-je dit, que
ces trois grands criminels sont tombés entre les mains de
l'autorité, que l'on me prouve du moins quelque gratitude en
faisant tout au monde pour rendre plus évidente que le jour la
non-culpabilité du prince Djalma, déjà si intéressant par ses
malheurs et par ses nobles qualités. Certes, ai-je ajouté, lorsque
hier je me suis hâté de venir apprendre au gouverneur que l'on
trouverait les Phansegars rassemblés dans les ruines de Tchandi,
j'étais loin de m'attendre à ce qu'on confondrait avec eux le fils
adoptif du général Simon, excellent homme, avec qui j'ai eu depuis
quelque temps les plus honorables relations. Il faut donc à tout
prix découvrir le mystère inconcevable qui a jeté Djalma dans
cette dangereuse position, et je suis, ai-je encore dit, tellement
sûr qu'il n'est pas coupable, que dans son intérêt je ne demande
aucune grâce, il aura assez de courage et de dignité pour attendre
patiemment en prison le jour de la justice.

«Or, dans tout ceci, vous le voyez, je vous disais vrai, je
n'avais pas à me reprocher le moindre mensonge, car personne au
monde n'est plus convaincu que moi de l'innocence de Djalma.

«Le gouverneur m'a répondu, comme je m'y attendais, que moralement
il était aussi certain que moi de l'innocence du jeune prince,
qu'il aurait pour lui les plus grands égards; mais qu'il fallait
que la justice eût son cours, parce que c'était le seul moyen de
démontrer la fausseté de l'accusation et de découvrir par quelle
incompréhensible fatalité ce signe mystérieux se trouvait tatoué
sur le bras de Djalma... Mahal le contrebandier, qui seul pourrait
édifier la justice à ce sujet, aura dans une heure quitté Batavia
pour se rendre à bord du _Ruyter, _qui le conduira en Égypte; car
il doit remettre au capitaine un mot de moi qui certifie que Mahal
est bien la personne dont j'ai payé et arrêté le passage. En même
temps, il portera à bord ce long mémoire; car le _Ruyter _doit
partir dans une heure, et la dernière levée des lettres pour
l'Europe s'est faite hier soir. Mais j'ai voulu voir ce matin le
gouverneur avant de fermer ces dépêches.

«Voici donc le prince Djalma retenu forcément ici pendant un mois;
cette occasion du _Ruyter _perdue, il est matériellement
impossible que le jeune Indien soit en France avant le 13 février
de l'an prochain.

«Vous le voyez... vous avez ordonné, j'ai aveuglément agi selon
les moyens dont je pouvais disposer, ne considérant que la _fin
_qui les justifiera, car il s'agissait, m'avez-vous dit, d'un
intérêt immense pour la Société. Entre vos mains j'ai été ce que
nous devons être entre les mains de nos supérieurs... un
instrument... puisque, à la plus grande gloire de Dieu, nos
supérieurs font de nous, quant à la volonté, _des cadavres__[7]_.

Laissons donc nier notre accord et notre puissance: les temps nous
semblent contraires, mais les événements changent seuls; nous,
nous ne changeons pas.

«Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union
et dévouement entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour
famille nos frères, et pour reine Rome.

J. V.»

* * * *

À dix heures du matin environ, Mahal le contrebandier partit, avec
cette dépêche cachetée, pour se rendre à bord du _Ruyter. _Une
heure après, le corps de Mahal le contrebandier, étranglé à la
mode des Phansegars, était caché dans les joncs sur le bord d'une
grève déserte, où il était allé chercher sa barque pour rejoindre
le _Ruyter. _Lorsque plus tard, après le départ de ce bâtiment, on
retrouva le cadavre du contrebandier, M. Josué fit en vain
chercher sur lui la volumineuse dépêche dont il l'avait chargé. On
ne retrouva pas non plus la lettre que Mahal devait remettre au
capitaine du _Ruyter _afin d'être reçu comme passager.

Enfin, les fouilles et les battues ordonnées et exécutées dans le
pays pour y découvrir Faringhea furent toujours vaines. Jamais on
ne vit à Java le dangereux chef des Étrangleurs.


Quatrième partie
Le château de Cardoville



I. M. Rodin.

Trois mois se sont écoulés depuis que Djalma a été jeté en prison
à Batavia, accusé d'appartenir à la secte meurtrière des
Phansegars, ou Étrangleurs. La scène suivante se passe en France,
au commencement de février 1832, au château de Cardoville,
ancienne habitation féodale, située sur les hautes falaises de la
côte de Picardie, non loin de Saint-Valery, dangereux parage où
presque chaque année plusieurs navires se perdent corps et biens
par les coups de vent de nord-ouest, qui rendent la navigation de
la Manche si périlleuse.

De l'intérieur du château on entend gronder une violente tempête
qui s'est élevée pendant la nuit; souvent un bruit formidable,
pareil à celui d'une décharge d'artillerie, tonne dans le lointain
et est répété par les échos du rivage: c'est la mer qui se brise
avec fureur sur les falaises que domine l'antique manoir... Il est
environ sept heures du matin, le jour ne paraît pas encore à
travers les fenêtres d'une grande chambre située au rez-de-
chaussée du château; dans cet appartement, éclairé par une lampe,
une femme de soixante ans environ, d'une figure honnête et naïve,
vêtue comme le sont les riches fermières de Picardie, est déjà
occupée d'un travail de couture, malgré l'heure matinale. Plus
loin, le mari de cette femme, à peu près du même âge qu'elle,
assis devant une grande table, classe et renferme dans de petits
sacs des échantillons de blé et d'avoine. La physionomie de cet
homme à cheveux blancs est intelligente, ouverte; elle annonce le
bon sens et la droiture égayés par une pointe de malice rustique;
il porte un habit-veste de drap vert; de grandes guêtres de chasse
en cuir fauve cachent à demi son pantalon de velours noir. La
terrible tempête qui se déchaîne au dehors semble rendre plus doux
encore l'aspect de ce paisible tableau d'intérieur. Un excellent
feu brille dans une grande cheminée de marbre blanc, et jette ses
joyeuses clartés sur le parquet soigneusement ciré: rien de plus
gai que l'aspect de la tenture et les rideaux d'ancienne toile
perse à chinoiseries rouges sur fond blanc, et rien de plus riant
que le dessus des portes représentant des bergerades dans le goût
de Watteau. Une pendule de biscuit de Sèvres, des meubles de bois
de rose incrustés de marqueterie verte, meubles pansus et ventrus,
contournés et chantournés, complètent l'ameublement de cette
chambre. Au dehors la tempête continuait de gronder; quelquefois
le vent s'engouffrait avec bruit dans la cheminée, ou ébranlait la
fermeture des fenêtres. L'homme qui s'occupait de classer les
échantillons de grains était M. Dupont, régisseur de la terre du
château de Cardoville.

-- Sainte Vierge! mon ami, lui dit sa femme, quel temps affreux!
Ce M. Rodin, dont l'intendant de Mme la princesse de Saint-Dizier
nous annonce l'arrivée pour ce matin, a bien mal choisi son jour.

-- Le fait est que j'ai rarement entendu un ouragan pareil... Si
M. Rodin n'a jamais vu la mer en colère, il pourra aujourd'hui se
régaler de ce spectacle.

-- Qu'est-ce que ce M. Rodin peut venir faire ici, mon ami?

-- Ma foi! je n'en sais rien; l'intendant de la princesse me dit,
dans sa lettre, d'avoir pour M. Rodin les plus grands égards, de
lui obéir comme à mes maîtres. Ce sera à M. Rodin de s'expliquer
et à moi d'exécuter ses ordres, puisqu'il vient de la part de
Mme la princesse.

-- À la rigueur, c'est de la part de Mlle Adrienne qu'il devrait
venir... puisque la terre lui appartient depuis la mort de feu
M. le comte-duc de Cardoville, son père.

-- Oui, mais la princesse est sa tante; son intendant fait les
affaires de Mlle Adrienne: que l'on vienne de sa part ou de celle
de la princesse, c'est toujours la même chose.

-- Peut-être M. Rodin a-t-il dessein d'acheter la terre...
Pourtant cette grosse dame qui est venue de Paris exprès, il y a
huit jours, pour voir le château, paraissait en avoir bien envie.

À ces mots, le régisseur se prit à rire d'un air narquois.

-- Qu'est-ce que tu as donc à rire, Dupont? lui demanda sa femme,
très bonne créature, mais qui ne brillait ni par l'intelligence ni
par la pénétration.

-- Je ris, répondit Dupont, parce que je pense à la figure et à la
tournure de cette grosse... de cette énorme femme; que diable,
quand on a cette mine-là, on ne s'appelle pas Mme de la Sainte-
Colombe. Dieu de Dieu... quelle sainte et quelle colombe... elle
est grosse comme un muid, elle a une voix de rogomme, des
moustaches grises comme un vieux grenadier, et, sans qu'elle s'en
doute, je l'ai entendue dire à son domestique: «Allons donc, mon
fiston...» Et elle s'appelle Sainte-Colombe!

-- Que tu es singulier, Dupont! on ne choisit pas son nom... Et
puis ce n'est pas sa faute, à cette dame, si elle a de la barbe.

-- Oui, mais c'est sa faute si elle s'appelle de la Sainte-
Colombe; tu t'imagines que c'est son vrai nom, toi?... Ah! ma
pauvre Catherine, tu es bien de ton village...

-- Et toi, mon pauvre Dupont, tu ne peux pas t'empêcher d'être
toujours, par-ci, par-là, un peu mauvaise langue; cette dame a
l'air respectable... La première chose qu'elle a demandée en
arrivant, ç'a été la chapelle du château dont on lui avait
parlé... Elle a même dit qu'elle y ferait des embellissements...
Et quand je lui ai appris qu'il n'y avait pas d'église dans ce
petit pays, elle a paru très fâchée d'être privée de curé dans le
village.

-- Eh! mon Dieu, oui, la première chose que font les parvenus,
c'est de jouer à la dame de paroisse, à la grande dame.

-- Mme de la Sainte-Colombe n'a pas besoin de faire la grande,
puisqu'elle l'est.

-- Elle! une grande dame?

-- Mais oui. D'abord il n'y avait qu'à voir comme elle était bien
mise avec sa robe ponceau et ses beaux gants violets comme ceux
d'un évêque; et puis, quand elle a ôté son chapeau, elle avait sur
son tour de faux cheveux blonds une ferronnière en diamants, des
boutons de boucles d'oreilles en diamants gros comme le pouce, des
bagues en diamants à tous les doigts. Ce n'est pas certainement
une personne du petit monde qui mettrait tant de diamants en plein
jour.

-- Bien, bien, tu t'y connais joliment...

-- Ce n'est pas tout.

-- Bon... Quoi encore?

-- Elle ne m'a parlé que de ducs, de marquis, de comtes, de
messieurs très riches qui fréquentaient chez elle et qui étaient
ses amis; et puis, comme elle me demandait, en voyant ce petit
pavillon du parc qui a été dans le temps à demi brûlé par les
Prussiens, et que feu M. le comte n'a jamais fait rebâtir:
«Qu'est-ce que c'est donc que ces ruines-là?» je lui ai répondu:
«Madame, c'est du temps des alliés que le pavillon a été incendié.
-- Ah! ma chère... s'est-elle écriée, les alliés, ces bons alliés,
ces chers alliés... C'est eux et la Restauration qui ont commencé
ma fortune.» Alors, moi, vois-tu, Dupont, je me suis dit tout de
suite: «Bien sûr, c'est une ancienne émigrée.»

-- Mme de la Sainte-Colombe!... s'écria le régisseur en éclatant
de rire... Ah! ma pauvre femme! ma pauvre femme!...

-- Oh! toi, parce que tu as été trois ans à Paris, tu te crois un
devin...

-- Catherine, brisons là: tu me ferais dire quelque sottise, et il
y a des choses que d'honnêtes et excellentes créatures comme toi
doivent toujours ignorer.

-- Je ne sais pas ce que tu veux dire par là... mais tâche donc de
ne pas être si mauvaise langue, car enfin, si Mme de la Sainte-
Colombe achète la terre... tu seras bien content qu'elle te garde
pour régisseur... n'est-ce pas?

-- Ça, c'est vrai... car nous nous faisons vieux, ma bonne
Catherine; voilà vingt ans que nous sommes ici, nous sommes trop
honnêtes pour avoir songé à grappiller pour nos vieux jours, et,
ma foi... il serait dur à notre âge de chercher une autre
condition que nous ne trouverions peut-être pas... Ah! tout ce que
je regrette, c'est que Mlle Adrienne ne garde pas la terre... car
il paraît que c'est elle qui a voulu la vendre... et que Mme la
princesse n'était pas de cet avis-là.

-- Mon Dieu, Dupont, tu ne trouves pas bien extraordinaire de voir
Mlle Adrienne, à son âge, si jeune, disposer elle-même de sa
grande fortune?

-- Dame, c'est tout simple; mademoiselle, n'ayant plus ni père ni
mère, est maîtresse de son bien, sans compter qu'elle a une
fameuse petite tête: te rappelles-tu, il y a dix ans, quand M. le
comte l'a amenée ici, un été? Quel démon! quelle malice, et puis
quels yeux! hein, comme ils pétillaient déjà!

-- Le fait est que Mlle Adrienne avait alors dans le regard... une
expression... enfin une expression bien extraordinaire pour son
âge.

-- Si elle a tenu ce que promettait sa mine lutine et chiffonnée,
elle doit être bien jolie à présent, malgré la couleur un peu
hasardée de ses cheveux, car, entre nous... si elle était une
petite bourgeoise au lieu d'être une demoiselle de grande
naissance, on dirait tout bonnement qu'elle est rousse.

-- Allons, encore des méchancetés!

-- Contre Mlle Adrienne!... Le ciel m'en préserve!... car elle
avait l'air de devoir être aussi bonne que jolie... Ce n'est pas
pour lui faire tort que je dis qu'elle est rousse... au contraire:
car je me rappelle que ses cheveux étaient si fins, si brillants,
si dorés, qu'ils allaient si bien à son teint blanc comme la neige
et à ses yeux noirs, qu'en vérité on ne les aurait pas voulus
autrement; aussi je suis sûr que maintenant cette couleur de
cheveux, qui aurait nui à d'autres, rend la figure de Mlle
Adrienne plus piquante encore: ça doit être une vraie mine de
petit diable.

-- Oh! pour diable, il faut être juste, elle l'était bien...
toujours à courir dans le parc, à faire endêver sa gouvernante, à
grimper aux arbres... enfin, à faire les cent coups.

-- Je t'accorde que Mlle Adrienne est un diable incarné; mais que
d'esprit, que de gentillesse, et surtout, quel coeur, hein!

-- Ça, pour bonne elle l'était. Est-ce qu'une fois elle ne s'est
pas avisée de donner son châle et sa robe de mérinos toute neuve à
une petite pauvresse, tandis qu'elle-même revenait au château en
jupon... et nu-bras...

-- Tu vois, du coeur, toujours du coeur; mais une tête... oh! une
tête!

-- Oui, une bien mauvaise tête; aussi ça devait mal finir, car il
paraît qu'elle fait à Paris des choses... mais des choses...

-- Quoi donc?

-- Ah! mon ami, je n'ose pas...

-- Mais voyons...

-- Eh bien, ajouta la digne femme avec une sorte d'embarras et de
confusion qui prouvait combien tant d'énormités l'effrayaient, on
dit que Mlle Adrienne ne met jamais le pied dans une église...
qu'elle s'est logée toute seule dans un temple idolâtre, au bout
du jardin de l'hôtel de sa tante... qu'elle se fait servir par des
femmes masquées qui l'habillent en déesse, et qu'elle les
égratigne toute la journée, parce qu'elle se grise... Sans compter
que toutes les nuits elle joue d'un cor de chasse en or massif...
ce qui fait, tu le sens bien, le désespoir et la désolation de sa
pauvre tante, la princesse.

Ici le régisseur partit d'un éclat de rire qui interrompit sa
femme.

-- Ah çà! dit-il, quand son accès d'hilarité fut passé, qui t'a
fait ces beaux contes-là sur Mlle Adrienne!

-- C'est la femme de René, qui était allée à Paris pour chercher
un nourrisson; elle a été à l'hôtel Saint-Dizier, pour voir
Mme Grivois, sa marraine... Tu sais, la première femme de chambre
de Mme la princesse... Eh bien! c'est elle, Mme Grivois, qui lui a
dit tout cela; et assurément elle doit être bien informée,
puisqu'elle est de la maison.

-- Oui, encore une bonne pièce et une fine mouche que cette
Grivois! Autrefois, c'était la plus fière luronne, et maintenant
elle fait, comme sa maîtresse, la sainte nitouche... la dévote;
car, tel maître, tel valet... La princesse elle-même, qui, à cette
heure, est si collet-monté, elle allait joliment bien dans le
temps... hein!... Il y a une quinzaine d'années, quelle gaillarde!
Te rappelles-tu ce beau colonel de hussards, qui était en garnison
à Abbeville?... Tu sais bien, cet émigré qui avait servi en
Russie, et à qui les Bourbons avaient donné un régiment, à la
Restauration?

-- Oui, oui, je m'en souviens; mais tu es trop mauvaise langue.

-- Ma foi, non! je dis la vérité; le colonel passait sa vie au
château, et tout le monde disait qu'il était très bien avec la
sainte princesse d'aujourd'hui... Ah! c'était le bon temps alors.
Tous les soirs, fête ou spectacle au château. Quel boute-en-train
que ce colonel... comme il jouait bien la comédie... Je me
rappelle...

Le régisseur ne put continuer. Une grosse servante, portant le
costume et le bonnet picards, entra précipitamment, en s'adressant
à sa maîtresse:

-- Madame... il y a là un bourgeois qui demande à parler à
monsieur; il arrive de Saint-Valery, dans la carriole du maître de
poste... il dit qu'il s'appelle M. Rodin.

-- M. Rodin! dit le régisseur en se levant, fais entrer tout de
suite.

* * * *

Un instant après, M. Rodin entra. Il était, selon sa coutume, plus
que modestement vêtu; il salua très humblement le régisseur et sa
femme; celle-ci, sur un signe de son mari, disparut.

La figure cadavéreuse de M. Rodin, ses lèvres presque invisibles,
ses petits yeux de reptile à demi voilés par sa flasque paupière
supérieure, ses vêtements presque sordides lui donnaient une
physionomie très peu engageante; pourtant cet homme, lorsqu'il le
fallait, savait, avec un art diabolique, affecter tant de
bonhomie, tant de sincérité, sa parole devenait si affectueuse, si
subtilement pénétrante, que peu à peu l'impression désagréable,
répugnante, que son aspect inspirait d'abord s'effaçait, et
presque toujours il finissait par enlacer invinciblement sa dupe
ou sa victime dans les replis tortueux de sa faconde aussi souple
que mielleuse et perfide; car on dirait que le laid et le mal ont
leur fascination comme le beau et le bien... L'honnête régisseur
regardait cet homme avec surprise; en songeant aux pressantes
recommandations de l'intendant de la princesse de Saint-Dizier, il
s'attendait à voir un tout autre personnage; aussi, pouvant à
peine dissimuler son étonnement, il lui avait dit:

-- C'est bien à M. Rodin que j'ai l'honneur de parler?

-- Oui, monsieur... et voici une nouvelle lettre de l'intendant de
Mme la princesse de Saint-Dizier.

-- Veuillez, je vous prie, monsieur, pendant que je vais lire
cette lettre, vous approcher du feu... il fait un temps si
mauvais! dit le régisseur avec empressement; pourrait-on vous
offrir quelque chose?

-- Mille remerciements, mon cher monsieur... je repars dans une
heure...

Pendant que M. Dupont lisait, M. Rodin jetait un regard
interrogateur sur l'intérieur de cette chambre; car, en homme
habile, il tirait souvent des inductions très justes et très
utiles de certaines apparences, qui souvent révèlent un goût, une
habitude, et donnent ainsi quelques notions caractéristiques. Mais
cette fois sa curiosité fut en défaut.

-- Fort bien, monsieur, dit le régisseur après avoir lu.
M. l'intendant me renouvelle la recommandation de me mettre
absolument à vos ordres.

-- Ils se bornent à peu de chose, et je ne vous dérangerai pas
longtemps.

-- Monsieur, c'est un honneur pour moi...

-- Mon Dieu! je sais combien vous devez être occupé, car en
entrant dans ce château on est frappé de l'ordre, de la parfaite
tenue qui y règnent; ce qui prouve, mon cher monsieur, toute
l'excellence de vos soins.

-- Monsieur... certainement... vous me flattez.

-- Vous flatter!... un pauvre vieux bonhomme comme moi ne pense
guère à cela... Mais revenons à notre affaire. Il y a ici une
chambre appelée la chambre verte?

-- Oui, monsieur, c'est la chambre qui servait de cabinet de
travail à feu M. le duc de Cardoville.

-- Vous aurez la bonté de m'y conduire.

-- Monsieur, c'est malheureusement impossible... Après la mort de
M. le comte et la levée des scellés, on a serré beaucoup de
papiers dans un meuble de cette chambre, et les gens d'affaires
ont emporté les clefs à Paris.

-- Ces clefs, les voici, dit M. Rodin en montrant au régisseur une
grande et une petite clef attachées ensemble.

-- Ah! monsieur... c'est différent... vous venez chercher les
papiers!

-- Oui... certains papiers... ainsi qu'une petite cassette de bois
des îles, garnie de fermetures en argent... Connaissez-vous cela!

-- Oui, monsieur... je l'ai vue souvent sur la table de travail de
M. le comte... elle doit se trouver dans le grand meuble de laque
dont vous avez la clef...

-- Vous voudrez donc bien me conduire dans cette chambre, d'après
l'autorisation de Mme la princesse de Saint-Dizier...

-- Oui, monsieur... Et Mme la princesse se porte bien?

-- Parfaitement... elle est toujours toute en Dieu.

-- Et Mlle Adrienne?...

-- Hélas, mon cher monsieur!... dit M. Rodin en poussant un soupir
contrit et douloureux.

-- Ah! mon Dieu... monsieur... est-ce qu'il serait arrivé malheur
à cette bonne Mlle Adrienne?

-- Comment l'entendez-vous?

-- Est-ce qu'elle serait malade?

-- Non... non... elle est malheureusement aussi bien portante
qu'elle est belle...

-- Malheureusement!... dit le régisseur surpris.

-- Hélas, oui! car lorsque la beauté, la jeunesse et la santé se
joignent à un désolant esprit de révolte et de perversité... à un
caractère... qui n'a sûrement pas son pareil sur la terre... il
vaudrait mieux être privé de ces dangereux avantages... qui
deviennent autant de causes de perdition... Mais, je vous en
conjure, mon cher monsieur, parlons d'autre chose... Ce sujet
m'est trop pénible... dit M. Rodin d'une voix profondément émue,
et il porta le bout de son petit doigt gauche dans le coin de son
oeil droit comme pour y sécher une larme naissante.

Le régisseur ne vit pas la larme, mais vit le mouvement, et il fut
frappé de l'altération de la voix de M. Rodin. Aussi reprit-il
d'un ton pénétré:

-- Monsieur... pardonnez-moi mon indiscrétion... je ne savais
pas...

-- C'est moi qui vous demande pardon de cet attendrissement
involontaire... les larmes sont rares chez les vieillards... mais
si vous aviez vu comme moi le désespoir de cette excellente
princesse... qui n'a eu qu'un tort, celui d'avoir été trop bonne
pour sa nièce... et d'avoir ainsi encouragé ses... Mais encore une
fois, parlons d'autre chose, mon cher monsieur.

Après un moment de silence, M. Rodin parut se remettre de son
émotion, il dit à Dupont:

-- Voici, mon cher monsieur, quant à la chambre verte, une partie
de ma mission accomplie; il en reste une autre... Avant d'y
arriver, je dois vous rappeler une chose que vous avez peut-être
oubliée... à savoir qu'il y a quinze ou seize ans M. le marquis
d'Aigrigny, alors colonel de Hussards, en garnison à Abbeville...
a passé quelque temps ici.

-- Ah! monsieur, quel bel officier! j'en parlais encore tout à
l'heure à ma femme! C'était la joie du château; et comme il jouait
bien la comédie, surtout les mauvais sujets; tenez, dans _les deux
Edmonds_, il était à mourir de rire, dans le rôle du soldat qui
est gris... et avec ça une voix charmante... il a chanté ici
_Joconde_, monsieur, comme on ne le chanterait pas à Paris.

Rodin, après avoir complaisamment écouté le régisseur, lui dit:

-- Vous savez sans doute qu'après un duel terrible qu'il avait eu
avec un forcené bonapartiste, nommé le général Simon, M. le
colonel marquis d'Aigrigny (dont à cette heure j'ai l'honneur
d'être le secrétaire intime) a quitté le monde pour l'Église...

-- Ah! monsieur, est-ce possible?... un si beau colonel!...

-- Ce beau colonel, brave, riche, noble, fêté, a abandonné tant
d'avantages pour endosser une pauvre robe noire; et, malgré son
nom, sa position, ses alliances, sa réputation de grand
prédicateur, il est aujourd'hui ce qu'il était il y a quatorze
ans... simple abbé... au lieu d'être archevêque ou cardinal, comme
tant d'autres qui n'avaient ni son mérite ni ses vertus.

M. Rodin s'exprimait avec tant de bonhomie, tant de conviction;
les faits qu'il citait semblaient si incontestables, que M. Dupont
ne put s'empêcher de s'écrier:

-- Mais, monsieur, c'est superbe cela!...

-- Superbe... mon Dieu! non, dit M. Rodin avec une inimitable
expression de naïveté, c'est tout simple... quand on a le coeur de
M. d'Aigrigny... Mais parmi ses qualités il a surtout celle de ne
jamais oublier les braves gens, les gens de probité, d'honneur, de
conscience... c'est-à-dire, mon bon monsieur Dupont, qu'il s'est
souvenu de vous.

-- Comment! M. le marquis a daigné...

-- Il y a trois jours j'ai reçu une lettre de lui, où il me
parlait de vous.

-- Il est donc à Paris?

-- Il y sera d'un moment à l'autre; depuis environ trois mois il
est parti pour l'Italie... il a, pendant ce voyage, appris une
bien terrible nouvelle, la mort de Mme sa mère, qui avait été
passer l'automne dans une des terres de Mme la princesse de Saint-
Dizier.

-- Ah! mon Dieu... j'ignorais...

-- Oui, ça été un cruel chagrin pour lui; mais il faut savoir se
résigner aux volontés de la Providence.

-- Et à propos de quoi M. le marquis me faisait-il l'honneur de
vous parler de moi?

-- Je vais vous le dire... D'abord, il faut que vous sachiez que
ce château est vendu... Le contrat a été signé la veille de mon
départ de Paris...

-- Ah! monsieur, vous renouvelez toutes mes inquiétudes...

-- En quoi?

-- Je crains que les nouveaux propriétaires ne me gardent pas
comme régisseur.

-- Voyez un peu quel heureux hasard! c'est justement à propos de
cette place que je veux vous entretenir.

-- Il serait possible?

-- Certainement. Sachant l'intérêt que M. le marquis vous porte,
je désirerais beaucoup, mais beaucoup, que vous puissiez conserver
cette place; je ferai tout mon possible pour vous servir, si...

-- Ah! monsieur, s'écria Dupont en interrompant Rodin, que de
reconnaissance! c'est le ciel qui vous envoie...

-- À votre tour vous me flattez, mon cher monsieur; d'abord, je
dois vous avouer que je suis obligé de mettre une condition... à
mon appui.

-- Oh! qu'à cela ne tienne, monsieur, parlez... parlez.

-- La personne qui doit venir habiter ce château est une vieille
dame digne de vénération à tous égards; Mme de la Sainte-Colombe,
c'est le nom de cette respectable...

-- Comment! dit le régisseur en interrompant Rodin, monsieur...
c'est cette dame-là qui a acheté le château? Mme de la Sainte-
Colombe?...

-- Vous la connaissez donc?

-- Oui, monsieur, elle est venue voir la terre il y a huit
jours... Ma femme soutient que c'est une grande dame... mais,
entre nous, à certains mots que je lui ai entendu dire...

-- Vous êtes rempli de pénétration, mon bon monsieur Dupont...
Mme de la Sainte-Colombe n'est pas une grande dame... tant s'en
faut; je crois qu'elle était simplement marchande de modes sous
les galeries de bois du Palais-Royal. Vous voyez que je vous parle
à coeur ouvert.

-- Et elle qui se vantait que des seigneurs français et étrangers
fréquentaient sa maison dans ce temps-là!

-- C'est tout simple, ils venaient sans doute lui commander des
chapeaux pour leurs femmes; toujours est-il qu'après avoir amassé
une grande fortune... et avoir été, dans sa jeunesse et dans son
âge mûr, indifférente... hélas! plus qu'indifférente... au salut
de son âme, de la Sainte-Colombe est, à cette heure, dans une voie
excellente et méritoire. C'est ce qui la rend, ainsi que je vous
le disais, digne de vénération à tous égards, car rien n'est plus
respectable qu'un repentir sincère... et durable. Mais, pour que
son salut se fasse d'une manière efficace, nous avons besoin de
vous, mon cher monsieur Dupont.

-- De moi, monsieur... et que puis-je?...

-- Vous pouvez beaucoup. Voici comment: il n'y a pas d'église dans
ce hameau, qui se trouve à égale distance de deux paroisses;
Mme de la Sainte-Colombe, voulant faire un choix entre leurs deux
desservants, s'informera nécessairement auprès de vous et de
Mme Dupont, qui habitez depuis longtemps le pays.

-- Oh! le renseignement ne sera pas long à donner... le curé de
Danicourt est le meilleur des hommes.

-- C'est justement ce qu'il ne faudrait pas dire à Mme de la
Sainte-Colombe.

-- Comment?

-- Il faudrait, au contraire, lui vanter beaucoup et sans cesse
M. le curé de Roiville, l'autre paroisse, afin de décider cette
chère dame à lui confier son salut.

-- Pourquoi à celui-là plutôt qu'à l'autre, monsieur!

-- Pourquoi, je vais vous le dire; si vous et Mme Dupont parvenez
à amener Mme de la Sainte-Colombe à faire le choix que je désire,
vous êtes certain d'être conservé ici comme régisseur... Je vous
en donne ma parole d'honneur; et ce que je promets, je le tiens.

-- Je ne doute pas, monsieur, que vous n'ayez ce pouvoir, dit
Dupont, convaincu par l'accent et par l'autorité des paroles de
Rodin, mais je voudrais savoir...

-- Un mot encore, dit Rodin en l'interrompant; je dois, je veux
jouer cartes sur table et vous dire pourquoi j'insiste sur la
préférence que je vous prie d'appuyer. Je serais désolé que vous
vissiez dans tout ceci l'ombre d'une intrigue. Il s'agit
simplement d'une bonne action. Le curé de Roiville, pour qui je
réclame votre appui, est un homme auquel M. l'abbé d'Aigrigny
s'intéresse particulièrement. Quoique très pauvre, il soutient sa
vieille mère. S'il était chargé du salut de Mme de la Sainte-
Colombe, il y travaillerait plus efficacement que tout autre; car
il est plein d'onction et de patience... et puis, il est évident
que par cette digne dame il y aurait quelques petites douceurs
dont sa vieille mère profiterait... Voilà le secret de cette
grande machination. Lorsque j'ai su que cette dame était disposée
à acheter cette terre voisine de la paroisse de notre protégé, je
l'ai écrit à M. le marquis, il s'est souvenu de vous et il m'a
écrit de vous prier de lui rendre ce petit service, qui, vous le
voyez, ne sera pas stérile. Car, je vous le répète, et je vous le
prouverai, j'ai le pouvoir de vous faire conserver comme
régisseur.

-- Tenez, monsieur, reprit Dupont après un moment de réflexion,
vous êtes si franc, si obligeant, que je vais imiter votre
franchise. Autant le curé de Danicourt est respectable et aimé
dans le pays, autant celui de Roiville, que vous me priez de lui
préférer... est redouté pour son intolérance... Et puis...

-- Et puis?...

-- Et puis, enfin, on dit...dit...

-- Voyons... que dit-on?

-- On dit que... c'est un jésuite.

À ces mots, M. Rodin partit d'un éclat de rire si franc, que le
régisseur en resta stupéfait, car la figure de M. Rodin avait une
singulière expression lorsqu'il riait...

-- Un jésuite!!! répétait M. Rodin en redoublant d'hilarité, un
jésuite... Ah çà, mon cher monsieur Dupont, comment vous, homme de
bon sens, d'expérience et d'intelligence, allez-vous croire à ces
sornettes?... Un jésuite! est-ce qu'il y a des jésuites? dans ce
temps-ci surtout... pouvez-vous croire à ces histoires de
jacobins, à ces croquemitaines du vieux libéralisme? Allons donc,
je parie que vous aurez lu cela... dans le _Constitutionnel!_

-- Pourtant, monsieur... on dit...

-- Mon Dieu... on dit tant de choses... Mais des hommes sages, des
hommes éclairés comme vous, ne s'inquiètent pas des _on dit, _ils
s'occupent avant tout de faire leurs petites affaires sans nuire à
personne, ils ne sacrifient pas à des niaiseries une bonne place
qui assure leur existence jusqu'à la fin de leurs jours; car,
franchement, si vous ne parveniez pas à faire préférer mon protégé
par Mme de la Sainte-Colombe, je vous déclare, à regret, que vous
ne resteriez pas régisseur ici.

-- Mais, monsieur, dit le pauvre Dupont, ce ne sera pas ma faute
si cette dame, entendant vanter l'autre curé, le préfère à votre
protégé.

-- Oui; mais si, au contraire, des personnes habitant depuis
longtemps le pays... des personnes dignes de toute confiance... et
qu'elle verrait chaque jour... disaient à Mme de la Sainte-Colombe
beaucoup de bien de mon protégé, et un mal affreux de l'autre
desservant, elle préférerait mon protégé, et vous resteriez
régisseur.

-- Mais, monsieur... c'est de la calomnie... cela!... s'écria
Dupont.

-- Ah! mon cher monsieur Dupont, dit M. Rodin d'un air affligé et
d'un ton d'affectueux reproche; comment pouvez-vous me croire
capable de vous donner un si vilain conseil? C'est une simple
supposition que je fais. Vous désirez rester régisseur de cette
terre, je vous en offre le moyen certain... c'est à vous de vous
consulter et d'aviser.

-- Mais, monsieur...

-- Un mot encore... ou plutôt encore une condition. Celle-là est
aussi importante que l'autre... On a vu malheureusement des
ministres du Seigneur abuser de l'âge et de la faiblesse d'esprit
de leurs pénitentes pour se faire indirectement avantager, eux...
ou d'autres personnes; je crois notre protégé incapable d'une
telle bassesse. Cependant, pour mettre à couvert ma
responsabilité, et surtout... la vôtre... puisque vous auriez
contribué à faire agréer ma créature, je désire que deux fois par
semaine vous m'écriviez dans les plus grands détails tout ce que
vous aurez remarqué dans le caractère, les habitudes, les
relations, les lectures mêmes de Mme de Sainte-Colombe; car,
voyez-vous, l'influence d'un directeur se révèle dans tout
l'ensemble de la vie, et je désire être complètement édifié sur la
conduite de mon protégé sans qu'il s'en doute... De sorte que si
vous étiez frappé de quelque chose qui vous parût blâmable, j'en
serais aussitôt instruit par votre correspondance hebdomadaire
très détaillée.

-- Mais, monsieur, c'est de l'espionnage!... s'écria le malheureux
régisseur.

-- Ah! mon cher monsieur Dupont... pouvez-vous flétrir ainsi l'un
des plus doux, des plus saints penchants de l'homme... la
confiance... car je ne vous demande rien autre chose... que de
m'écrire en confiance tout ce qui se passera ici dans les moindres
détails... À ces deux conditions, inséparables l'une de l'autre,
vous restez régisseur... sinon j'aurais la douleur... le regret
d'être forcé d'en faire donner un autre à Mme de Sainte-Colombe.

-- Monsieur, je vous en conjure, dit Dupont avec émotion, soyez
généreux sans condition... Moi et ma femme nous n'avons que cette
place pour vivre, et nous sommes trop vieux pour en trouver une
autre... Ne mettez pas une probité de quarante ans aux prises avec
la peur et la misère, qui est si mauvaise conseillère.

-- Mon cher monsieur Dupont, vous êtes un grand enfant,
réfléchissez. Dans huit jours vous me rendrez réponse...

-- Ah! monsieur, par pitié!!!

Cet entretien fut interrompu par un bruit retentissant que
répétèrent bientôt les échos des falaises.

À peine avait-il parlé que le même bruit se répéta encore avec
plus de sonorité.

-- Le canon!... s'écria Dupont en se levant; c'est le canon, c'est
sans doute un navire qui demande du secours, ou qui appelle un
pilote.

-- Mon ami, dit la femme du régisseur en entrant brusquement, de
la terrasse on voit en mer un bateau à vapeur et un bâtiment à
voiles presque entièrement démâté... les vagues les poussent à la
côte; le trois-mâts tire le canon de détresse... Il est perdu.

-- Ah! c'est terrible!... et ne pouvant rien, rien qu'assister à
un naufrage, s'écria le régisseur en prenant son chapeau et se
préparant à sortir.

-- N'y a-t-il donc aucun secours à donner à ces bâtiments? demanda
M. Rodin.

-- Du secours!... S'ils sont entraînés sur ces récifs... aucune
puissance humaine ne pourra les sauver; depuis l'équinoxe, deux
navires se sont déjà perdus sur cette côte.

-- Perdus... corps et biens! Ah! c'est affreux, dit M. Rodin.

-- Par cette tempête, il reste malheureusement aux passagers peu
de chances de salut; il n'importe, dit le régisseur en s'adressant
à sa femme; je cours sur les falaises, avec les gens de la ferme,
essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux: fais faire grand
feu dans plusieurs chambres... prépare du linge, des vêtements,
des cordiaux... Je n'ose espérer un sauvetage... mais enfin il
faut tenter... Venez-vous avec moi, monsieur Rodin?

-- Je m'en ferais un devoir, si je pouvais être bon à quelque
chose; mais mon âge, ma faiblesse... me rendent de bien peu de
secours, dit Rodin, qui ne se souciait nullement d'affronter la
tempête. Madame votre femme voudra bien m'enseigner où est la
chambre verte, j'y prendrai les objets que je viens chercher, et
je repartirai à l'instant pour Paris, car je suis très pressé.

-- Soit, monsieur; Catherine va vous conduire. Et toi, fais sonner
la grosse cloche... dit le régisseur à sa servante; que tous les
gens de la ferme viennent me retrouver au pied des falaises avec
des cordes et des leviers.

-- Oui, mon ami; mais ne t'expose pas.

-- Embrasse-moi, ça me portera bonheur, dit le régisseur. Puis il
sortit en courant et en disant:

-- Vite... vite, à cette heure il ne reste peut-être pas une
planche des navires!

-- Ma chère madame, auriez-vous l'obligeance de me conduire à la
chambre verte? dit Rodin toujours impassible.

-- Veuillez me suivre, monsieur, dit Catherine en essuyant ses
larmes, car elle tremblait pour le sort de son mari, dont elle
connaissait le courage.



II. La tempête.

La mer est affreuse... Des lames immenses, d'un vert sombre marbré
d'écume blanche dessinent leurs ondulations, tour à tour hautes et
profondes, sur une large bande de lumière rouge qui s'étend à
l'horizon. Au-dessus s'entassaient de lourdes masses de nuages
d'un noir bitumineux; chassées par la violence du vent, quelques
folles nuées d'un gris rougeâtre courent sur ce ciel lugubre. Le
pâle soleil d'hiver, avant de disparaître au milieu des grands
nuages derrière lesquels il monte lentement, jetant quelques
reflets obliques sur la mer en tourmente, dore çà et là les crêtes
transparentes des vagues les plus élevées.

Une ceinture d'écume neigeuse bouillonne et tourbillonne à perte
de vue sur les récifs dont cette côte âpre et dangereuse est
hérissée. Au loin, à mi-côte d'un promontoire de roches, assez
avancé dans la mer, s'élève le château de Cardoville; un rayon de
soleil fait flamboyer ses vitres. Ses murailles de briques et ses
toits d'ardoise aigus se dressent au milieu de ce ciel chargé de
vapeurs. Un grand navire désemparé, ne naviguant plus que sous des
lambeaux de voile fixés à des tronçons de mât, dérive vers la
côte. Tantôt il roule sur la croupe monstrueuse des vagues, tantôt
il plonge au fond de leurs abîmes.

Un éclair brille... il est suivi d'un bruit sourd à peine
perceptible au milieu du fracas de la tempête. Ce coup de canon
est le dernier signal de détresse de ce bâtiment, qui se perd et
court malgré lui sur la côte. À ce moment, un bateau à vapeur,
surmonté de son panache de noire fumée, venait de l'est et allait
vers l'ouest; faisant tous ses efforts pour se maintenir éloigné
de la côte, il laissait les récifs à sa gauche. Le navire démâté
devait, d'un instant à l'autre, passer à l'avant du bateau à
vapeur, en courant sur les roches où le poussaient le vent et la
marée.

Tout à coup un violent coup de mer coucha le bateau à vapeur sur
le flanc: la vague énorme, furieuse, s'abattit sur le pont; en une
seconde la cheminée fut renversée, le tambour brisé, une des roues
de la machine mise hors de service... une seconde lame, succédant
à la première, prit encore le bâtiment par le travers, et augmenta
tellement les avaries, que, ne gouvernant plus, il alla bientôt à
la côte... dans la même direction que le trois-mâts. Mais celui-
ci, quoique plus éloigné des récifs, offrant au vent et à la mer
une plus grande surface que le bateau à vapeur, le gagnait de
vitesse dans leur dérive commune, et il s'en rapprocha bientôt
assez pour qu'il y eût à craindre un abordage entre les deux
bâtiments... nouveau danger ajouté à toutes les horreurs d'un
naufrage alors certain.

Le trois-mâts, navire anglais, nommé le _Black-Eagle_, venait
d'Alexandrie, d'où il amenait des passagers qui, arrivés de l'Inde
et de Java par la mer Rouge sur le bateau à vapeur le _Ruyter_,
avaient quitté ce bâtiment pour traverser l'isthme de Suez. Le
_Black-Eagle_, en sortant du détroit de Gibraltar, avait été
relâcher aux Açores, d'où il arrivait alors... Il faisait voile
pour Portsmouth lorsqu'il fut assailli par le vent du nord-ouest
qui régnait alors dans la Manche.

Le bateau à vapeur, nommé le _Guillaume-Tell_, arrivait
d'Allemagne, par l'Elbe; après avoir passé à Hambourg, il se
dirigeait vers le Havre.

Ces deux bâtiments, jouets de lames énormes, poussés par la
tempête, entraînés par la marée, couraient sur les récifs avec une
effrayante rapidité. Le pont de chaque navire offrait un spectacle
terrible; la mort de tous les passagers paraissait certaine, car
une mer affreuse se brisait sur des roches vives au pied d'une
falaise à pic.

Le capitaine du _Black-Eagle_, debout à l'arrière, se tenant sur
un débris de mâture, donnait dans cette extrémité terrible ses
derniers ordres avec un courageux sang-froid. Les embarcations
avaient été enlevées par les lames. Il ne fallait pas songer à
mettre la chaloupe à flot; la seule chance de salut, dans le cas
où le navire ne se briserait pas tout d'abord en touchant le banc
de roches, était d'établir, au moyen d'un câble porté sur les
roches, un va-et-vient, sorte de communication des plus
dangereuses entre la terre et les débris d'un navire.

Le pont était couvert de passagers dont les cris et l'épouvante
augmentaient encore la confusion générale. Les uns, frappés de
stupeur, cramponnés aux râteliers des haubans, attendaient la mort
avec une insensibilité stupide; d'autres se tordaient les mains
avec désespoir, ou se roulaient sur le pont en poussant des
imprécations terribles.

Ici, des femmes priaient agenouillées; d'autres cachaient leur
figure dans leurs mains, comme pour ne pas voir les sinistres
approches de la mort; une jeune mère, pâle comme un spectre,
tenant son enfant étroitement serré contre son sein, allait,
suppliante, d'un matelot à l'autre, offrant à qui se chargerait de
son fils une bourse pleine d'or et des bijoux qu'elle venait
d'aller chercher.

Ces cris, ces frayeurs, ces larmes contrastaient avec la
résignation sombre et taciturne des marins.

Reconnaissant l'imminence d'un danger aussi effrayant
qu'inévitable, les uns, se dépouillant d'une partie de leurs
vêtements, attendaient le moment de tenter un dernier effort pour
disputer leur vie à la fureur des vagues; d'autres, renonçant à
tout espoir, bravaient la mort avec une indifférence stoïque.

Çà et là des épisodes touchants ou terribles se dessinaient, si
cela peut se dire, sur un fond de sombre et morne désespoir.

Un jeune homme de dix-huit à vingt ans environ, aux cheveux noirs
et brillants, au teint cuivré, aux traits d'une régularité, d'une
beauté parfaites, contemplait cette scène de désolation et de
terreur avec ce calme triste, particulier à ceux qui ont souvent
bravé de grands périls; enveloppé d'un manteau, le dos appuyé aux
bastingages, il arc-boutait ses pieds sur une des pièces de bois
de la drome.

Tout à coup, la malheureuse mère, qui, son enfant dans ses bras,
et de l'or dans sa main, s'était déjà en vain adressée à quelques
matelots pour les supplier de sauver son fils, avisant le jeune
homme au teint cuivré, se jeta à ses genoux et lui tendit son
enfant avec un élan de désespoir inexprimable...

Le jeune homme le prit, secoua tristement la tête en montrant les
vagues furieuses à cette femme éplorée... mais d'un geste
expressif il sembla lui promettre d'essayer de le sauver...

Alors la jeune mère, dans une folle ivresse d'espoir, se mit à
baigner de larmes les mains du jeune homme au teint cuivré.

Plus loin, un autre passager du _Black-Eagle_ paraissait animé de
la pitié la plus active. On lui eût donné vingt-cinq ans à peine.
De longs cheveux blonds et bouclés flottaient autour de sa figure
angélique. Il portait une soutane noire et un rabat blanc.
S'attachant aux plus désespérés, allant de l'un à l'autre, il leur
disait de pieuses paroles d'espérance ou de résignation; à
l'entendre consoler ceux-ci, encourager ceux-là, dans un langage
rempli d'onction, de tendresse et d'ineffable charité, on l'eût
dit étranger ou indifférent aux périls qu'il partageait. Sur cette
suave et belle figure, on lisait une intrépidité froide et sainte,
un religieux détachement de toute pensée terrestre; de temps à
autre, il levait ses grands yeux bleus rayonnant de
reconnaissance, d'amour et de sérénité, comme pour remercier Dieu
de l'avoir mis à une de ces épreuves formidables où l'homme,
rempli de coeur et de bravoure, peut se dévouer pour ses frères,
et, sinon les sauver tous, du moins mourir avec eux en leur
montrant le ciel... Enfin on eût dit un ange envoyé par le
Créateur pour rendre moins cruels les coups d'une inexorable
fatalité...

Opposition bizarre! non loin de ce jeune homme beau comme un
archange, on voyait un être qui ressemblait au démon du mal.

Hardiment monté sur le tronçon du mât de beaupré, où il se tenait
à l'aide de quelques débris de cordages, cet homme dominait la
scène terrible qui se passait sur le pont. Une joie sinistre,
sauvage, éclatait sur son front jaune et mat, teinte particulière
aux gens issus d'un blanc et d'une créole métisse; il ne portait
qu'une chemise et un caleçon de toile; à son cou était suspendu
par un cordon un rouleau de fer-blanc, pareil à celui dont se
servent les soldats pour serrer leur congé.

Plus le danger augmentait, plus le trois-mâts menaçait d'être jeté
sur les récifs ou d'aborder le bateau à vapeur, dont il approchait
rapidement (abordage terrible, qui devait faire sombrer les deux
bâtiments avant même qu'ils eussent échoué au milieu des roches),
plus la joie infernale de ce passager se révélait par d'effrayants
transports. Il semblait hâter avec une féroce impatience l'oeuvre
de destruction qui allait s'accomplir.

À le voir ainsi se repaître avidement de toutes les angoisses, de
toutes les terreurs, de tous les désespoirs qui s'agitaient devant
lui, on l'eût pris pour l'apôtre de l'une de ces divinités qui,
dans les pays barbares, président au meurtre et au carnage.

Bientôt le _Black-Eagle_, poussé par le vent et par des vagues
énormes, arriva si près du _Guillaume-Tell_, que de ce bâtiment
l'on pouvait distinguer les passagers rassemblés sur le pont du
bateau à vapeur, aussi presque désemparé. Ses passagers n'étaient
plus qu'en petit nombre. Le coup de mer, en emportant le tambour
et en brisant une des roues de la machine, avait aussi emporté
presque tout le plat-bord du même côté; les vagues, entrant à
chaque instant par cette large brèche, balayaient le pont avec une
violence irrésistible, et chaque fois enlevaient quelque victime.

Parmi les passagers, qui semblaient n'avoir échappé que pour être
broyés contre les rochers ou écrasés sous le choc des deux
navires, dont la rencontre devenait de plus en plus imminente, un
groupe était surtout digne du plus tendre, du plus douloureux
intérêt.

Réfugié à l'arrière, un grand vieillard au front chauve, à la
moustache grise, avait enroulé autour de son corps un bout de
cordage, et, ainsi solidement amarré le long de la muraille du
navire, il enlaçait de ses bras et serrait avec force contre sa
poitrine deux jeunes filles de quinze à seize ans, à demi
enveloppées dans une pelisse de peau de renne... Un grand chien
fauve, ruisselant d'eau et aboyant avec fureur contre les lames,
était à leurs pieds.

Ces jeunes filles, entourées du bras du vieillard, se pressaient
encore l'une contre l'autre; mais, loin de s'égarer autour d'elles
avec épouvante, leurs yeux se levaient vers le ciel, comme si,
pleines d'une espérance ingénue, elles se fussent attendues à être
sauvées par l'intervention d'une puissance surnaturelle.

Un épouvantable cri d'horreur, de désespoir, poussé à la fois par
tous les passagers des deux navires, retentit tout à coup au-
dessus du fracas de la tempête.

Au moment où, plongeant profondément entre deux lames, le bateau à
vapeur offrait son travers à l'avant du trois-mâts, celui-ci,
enlevé à une hauteur prodigieuse par une montagne d'eau, se trouva
pour ainsi dire suspendu au-dessus du _Guillaume-Tell_ pendant la
seconde qui précéda le choc de ces deux bâtiments...

Il est de ces spectacles d'une horreur sublime... impossibles à
rendre. Mais, durant ces catastrophes promptes comme la pensée, on
surprend parfois des tableaux si rapides, que l'on croirait les
avoir aperçus à la lueur d'un éclair.

Ainsi, lorsque le_ Black-Eagle_, soulevé par les flots, allait
s'abattre sur le _Guillaume-Tell_, le jeune homme à figure
d'archange, aux cheveux blonds flottants, se tenait debout à
l'avant du trois-mâts, prêt à se précipiter à la mer pour sauver
quelque victime...

Tout à coup il aperçut à bord du bateau à vapeur, qu'il dominait
de toute l'élévation d'une vague immense, il aperçut les deux
jeunes filles étendant vers lui leurs bras suppliants... Elles
semblaient le reconnaître et le contemplaient avec une sorte
d'extase, d'adoration religieuse!

Pendant une seconde, malgré le fracas de la tempête, malgré
l'approche du naufrage, les regards de ces trois êtres se
rencontrèrent...

Les traits du jeune homme exprimèrent alors une commisération
subite, profonde; car les deux jeunes filles, les mains jointes,
l'imploraient comme un sauveur attendu...

Le vieillard, renversé par la chute d'un bordage, gisait sur le
pont.

Bientôt tout disparut. Une effrayante masse d'eau lança
impétueusement le_ Black-Eagle_ sur le _Guillaume-Tell_ au milieu
d'un nuage d'écume bouillonnante.

À l'effroyable écrasement de ces deux masses de bois et de fer,
qui, broyées l'une contre l'autre, sombrèrent aussitôt, se joignit
seulement un grand cri... un cri d'agonie et de mort... un seul
cri poussé par cent créatures humaines s'abîmant à la fois dans
les flots...

Et puis l'on ne vit plus rien.

Quelques moments après, dans le creux ou sur la cime des vagues...
on put apercevoir les débris des deux bâtiments; et çà et là, les
bras crispés, la figure livide et désespérée de quelques
malheureux tâchant de gagner les récifs de la côte au risque d'y
être écrasés sous le choc des lames qui s'y brisaient avec fureur.



III. Les naufragés.

Pendant que le régisseur était allé sur le bord de la mer pour
porter secours à ceux des passagers qui auraient pu échapper à un
naufrage inévitable, M. Rodin, conduit par Catherine à la chambre
verte, y avait pris les objets qu'il devait rapporter à Paris.

Après deux heures passées dans cette chambre, fort indifférent au
sauvetage qui préoccupait les habitants du château, Rodin revint
dans la pièce occupée par le régisseur, pièce qui aboutissait à
une longue galerie.

Lorsqu'il y entra, il n'y trouva personne; il tenait sous son bras
une petite cassette de bois des îles, garnie de fermoirs en argent
noircis par les années. Sa redingote, à demi boutonnée, laissait
voir la partie supérieure d'un grand portefeuille de maroquin
rouge placé dans sa poche de côté. M. Rodin demeura pensif pendant
quelques minutes; l'entrée de Mme Dupont, qui s'occupait avec zèle
de tous les préparatifs de secours, l'interrompit dans ses
réflexions.

-- Maintenant, dit Mme Dupont à une servante, faites du feu dans
la pièce voisine, mettez là ce vin chaud: M. Dupont peut rentrer
d'un moment à l'autre.

-- Eh bien, ma chère madame, lui dit Rodin, espère-t-on sauver
quelqu'un de ces malheureux?

-- Hélas! monsieur... je l'ignore; voilà près de deux heures que
mon mari est parti... Je suis dans une inquiétude mortelle; il est
si courageux, si imprudent, une fois qu'il s'agit d'être utile...

-- Courageux... jusqu'à l'imprudence, se dit Rodin avec
impatience... Je n'aime pas cela.

-- Enfin, reprit Catherine, je viens de faire mettre ici à côté du
linge bien chaud... des cordiaux... Pourvu que cela, mon Dieu!
serve à quelque chose!

-- Il faut toujours l'espérer, ma chère madame. J'ai bien regretté
que mon âge, ma faiblesse, ne m'aient pas permis de me joindre à
votre excellent mari... Je regrette aussi de ne pouvoir attendre
pour savoir l'issue de ses efforts, et l'en féliciter s'ils sont
heureux... car je suis malheureusement forcé de repartir... mes
moments sont comptés. Je vous serai très obligé de faire atteler
mon cabriolet.

-- Oui, monsieur... j'y vais aller.

-- Un mot... ma chère, ma bonne madame Dupont... vous êtes une
femme de tête et d'excellent conseil... J'ai mis votre mari à même
de garder, s'il le veut, la place de régisseur de cette terre.

-- Il serait possible! Que de reconnaissance! Sans cette place,
vieux comme nous sommes, nous ne saurions que devenir!

-- J'ai seulement mis à cette promesse... deux conditions... des
misères... il vous expliquera cela.

-- Ah! monsieur, vous êtes notre sauveur...

-- Vous êtes trop bonne... Mais à deux petites conditions.

-- Il y en aurait cent monsieur, que nous les accepterions. Jugez
donc, monsieur... sans ressources... si nous n'avions pas cette
place... sans ressources.

-- Je compte donc sur vous; dans l'intérêt de votre mari, tâchez
de le décider.

-- Madame... madame! voilà monsieur qui arrive, dit une servante
en accourant dans la chambre.

-- Y a-t-il beaucoup de monde avec lui?

-- Non, madame... il est seul...

-- Seul? comment, seul?

-- Oui, madame.

Quelques moments après, M. Dupont entrait dans la salle. Ses
habits ruisselaient d'eau; pour maintenir son chapeau, malgré la
tourmente, il l'avait fixé sur sa tête au moyen de sa cravate
nouée en forme de mentonnière; ses guêtres étaient couvertes d'une
boue crayeuse.

-- Enfin, mon ami, te voilà! j'étais si inquiète! s'écria sa femme
en l'embrassant tendrement.

-- Jusqu'à présent... trois de sauvés.

-- Dieu soit loué! mon cher monsieur Dupont, dit Rodin, au moins
vos efforts n'auront pas été vains.

-- Trois... seulement trois, mon Dieu! dit Catherine.

-- Je ne te parle que de ceux que j'ai vus... près de la petite
anse aux Goélands. Il faut espérer que dans les autres endroits de
la côte un peu accessibles il y a eu d'autres sauvetages.

-- Tu as raison... car heureusement la côte n'est pas partout
également mauvaise.

-- Et où sont ces intéressants naufragés, mon cher monsieur?
demanda Rodin, qui ne pouvait s'empêcher de rester quelques
instants de plus.

-- Ils montent la falaise... soutenus par nos gens. Comme ils ne
marchent guère vite, je suis accouru en avant pour rassurer ma
femme et pour prendre quelques mesures nécessaires; d'abord, il
faut tout de suite préparer des vêtements de femme.

-- Il y a donc une femme parmi les personnes sauvées?

-- Il y a deux jeunes filles... quinze ou seize ans, tout au
plus... des enfants... et si jolies!

-- Pauvres petites! dit M. Rodin avec componction.

-- Celui à qui elles doivent la vie est avec elles... Oh! pour
celui-là, on peut le dire, c'est un héros!...

-- Un héros?

-- Oui. Figure-toi...

-- Tu me diras cela tout à l'heure. Passe donc au moins cette robe
de chambre, qui est bien sèche, car tu es trempé d'eau... bois un
peu de ce vin chaud... tiens.

-- Ce n'est pas de refus, car je suis gelé... Je te disais donc
que celui qui avait sauvé ces jeunes filles était un héros... le
courage qu'il a montré est au-dessus de ce qu'on peut imaginer...
Nous partons d'ici avec les hommes de la ferme, nous descendons le
petit sentier à pic, et nous arrivons enfin au pied de la
falaise... à la petite anse des Goélands, heureusement un peu
abritée des lames par cinq ou six énormes blocs de roches assez
avancés dans la mer. Au fond de l'anse... qu'est-ce que nous
trouvons? les deux jeunes filles dont je te parle, évanouies, les
pieds trempant dans l'eau, mais adossées à une roche, comme si
elles eussent été placées là après avoir été retirées de la mer.

-- Chers enfants... c'est à fendre le coeur, dit M. Rodin en
portant, selon son habitude, le bout de son petit doigt gauche à
l'angle de son oeil droit pour y essuyer une larme qui s'y
montrait rarement.

-- Ce qui m'a frappé, c'est qu'elles se ressemblaient tellement,
dit le régisseur, qu'il faut certainement l'habitude de les voir
pour les reconnaître...

-- Deux jumelles sans doute, dit Mme Dupont.

-- L'une de ces pauvres jeunes filles, reprit le régisseur, tenait
entre ses deux mains jointes une petite médaille en bronze, qui
était suspendue à son cou par une chaînette de même métal.

M. Rodin se tenait ordinairement très voûté. À ces derniers mots
du régisseur, il se redressa brusquement, une légère rougeur
colora ses joues livides... pour tout autre, ces symptômes eussent
paru assez insignifiants; mais chez M. Rodin, habitué depuis
longues années à contraindre, à dissimuler toutes ses émotions,
ils annonçaient une profonde stupeur; s'approchant du régisseur,
il lui dit d'une voix légèrement altérée, mais de l'air le plus
indifférent du monde:

-- C'était sans doute une pieuse relique... Vous n'avez pas vu ce
qu'il y avait sur cette médaille?

-- Non, monsieur... je n'y ai pas songé.

-- Et ces deux jeunes filles se ressemblaient... beaucoup...
dites-vous?

-- Oui, monsieur... à s'y méprendre... Probablement elles sont
orphelines, car elles sont vêtues de deuil...

-- Ah!... elles sont vêtues de deuil... dit M. Rodin avec un
nouveau mouvement.

-- Hélas! si jeunes et orphelines! reprit Mme Dupont en essuyant
ses larmes.

-- Comme elles étaient évanouies... nous les transportions plus
loin, dans un endroit où le sable était bien sec... Pendant que
nous nous occupions de ce soin, nous voyons paraître la tête d'un
homme au-dessous d'une roche; il essayait de la gravir en s'y
cramponnant d'une main; on court à lui, et bien heureusement
encore! car ses forces étaient à bout: il est tombé épuisé entre
les mains de nos hommes. C'est de lui que je te disais: c'est un
héros, car, non content d'avoir sauvé les deux jeunes filles avec
un courage admirable, il avait encore voulu tenter de sauver une
troisième personne, et il était retourné au milieu des rochers
battus par la mer... mais ses forces étaient à bout, et, sans nos
hommes, il aurait été bien certainement enlevé des roches
auxquelles il se cramponnait.

-- Tu as raison, c'est un fier courage...

M. Rodin, la tête baissée sur sa poitrine, semblait étranger à la
conversation; sa consternation, sa stupeur augmentaient avec la
réflexion: les deux jeunes filles qu'on venait de sauver avaient
quinze ans; elles étaient vêtues de deuil; elles se ressemblaient
à s'y méprendre; l'une portait au cou une médaille de bronze: il
n'en pouvait plus douter, il s'agissait des filles du général
Simon. Comment les deux soeurs étaient-elles au nombre des
naufragés? Comment étaient-elles sorties de la prison de Leipzig?
Comment n'en avait-il pas été instruit? S'étaient-elles évadées?
Avaient-elles été mises en liberté? Comment n'en avait-il pas été
averti? Ces pensées secondaires, qui se présentaient en foule à
l'esprit de M. Rodin, s'effaçaient devant ce fait: «Les filles du
général Simon étaient là.» Sa trame, laborieusement ourdie, était
anéantie.

-- Quand je te parle du sauveur de ces deux jeunes filles, reprit
le régisseur en s'adressant à sa femme et sans remarquer la
préoccupation de M. Rodin, tu t'attends peut-être, d'après cela, à
voir un hercule; et bien! tu n'y est pas... c'est presque un
enfant, tant il a l'air jeune, avec sa jolie figure douce et ses
grands cheveux blonds... Enfin, je lui ai laissé un manteau, car
il n'avait que sa chemise et une culotte courte noire avec des bas
de laine noirs aussi... ce qui m'a semblé singulier.

-- C'est vrai, les marins ne sont guère habillés de la sorte.

-- Du reste, quoique le navire où il était fût anglais, je crois
que mon héros est Français, car il parle notre langue comme toi et
moi... Ce qui m'a fait venir les larmes aux yeux, c'est quand les
jeunes filles sont revenues à elles... En le voyant, elles se sont
jetées à ses genoux; elles avaient l'air de le regarder avec
religion et de le remercier comme on prie Dieu... Puis après,
elles ont jeté les yeux autour d'elles comme si elles avaient
cherché quelqu'un; elles se sont dit quelques mots, et ont éclaté
en sanglots en se jetant dans les bras l'une de l'autre.

-- Quel sinistre, mon Dieu! combien de victimes il doit y avoir!

-- Quand nous avons quitté les falaises, la mer avait déjà rejeté
sept cadavres... des débris, des caisses... J'ai fait prévenir les
douaniers garde-côtes... Ils resteront là toute la journée pour
veiller; et si, comme je l'espère, d'autres naufragés échappent,
on les enverrait ici... Mais, écoute donc, on dirait un bruit de
voix... Oui, ce sont nos naufragés.

Et le régisseur et sa femme coururent à la porte de la salle, qui
s'ouvrait sur une longue galerie, pendant que M. Rodin, rongeant
convulsivement ses ongles plats, attendait avec une inquiétude
courroucée l'arrivée des naufragés; un tableau touchant s'offrit à
sa vue.

Du fond de cette galerie, assez sombre et seulement percée d'un
côté de plusieurs fenêtres en ogive, trois personnes conduites par
un paysan s'avançaient lentement. Ce groupe se composait de deux
jeunes filles et de l'homme intrépide à qui elles devaient la
vie... Rose et Blanche étaient à droite et à gauche de leur
sauveur, qui, marchant avec beaucoup de peine, s'appuyait
légèrement sur leurs bras. Quoiqu'il eût vingt-cinq ans accomplis,
la figure juvénile de cet homme n'annonçait pas cet âge; ses longs
cheveux blond cendré, séparés au milieu de son front, tombaient
lisses et humides sur le collet d'un ample manteau brun dont on
l'avait couvert. Il serait difficile de rendre l'adorable bonté de
cette pâle et douce figure, aussi pure que ce que le pinceau de
Raphaël a produit de plus idéal; car seul ce divin artiste aurait
pu rendre la grâce mélancolique de ce visage enchanteur, la
sérénité de son regard céleste, limpide et bleu comme celui d'un
archange... ou d'un martyr monté au ciel. Oui, d'un martyr, car
une sanglante auréole ceignait déjà cette tête charmante...

Chose douloureuse à voir... au-dessus de ses sourcils blonds, et
rendus par le froid d'un coloris plus vif, une étroite cicatrice,
qui datait de plusieurs mois, semblait entourer son beau front
d'un cordon de pourpre; chose plus triste encore, ses mains
avaient été cruellement transpercées par un crucifiement; ses
pieds avaient subi la même mutilation... et s'il marchait avec
tant de peine, c'est que ses blessures venaient de se rouvrir sur
les rochers aigus où il avait couru pendant le sauvetage.

Ce jeune homme était Gabriel, prêtre attaché aux missions
étrangères et fils adoptif de la femme de Dagobert. Gabriel était
prêtre et martyr... car, de nos jours, il y a encore des
martyrs... comme du temps où les Césars livraient les premiers
chrétiens aux lions et aux tigres du Cirque; car de nos jours, des
enfants du peuple, c'est presque toujours chez lui que se
recrutent les dévouements héroïques et désintéressés, des enfants
du peuple, poussés par une vocation respectable, comme ce qui est
courageux et sincère, s'en vont dans toutes les parties du monde
tenter de propager leur foi, et braver la torture, la mort, avec
une bienveillance ingénue. Combien d'eux, victimes de barbares,
ont péri, obscurs et ignorés, au milieu des solitudes des deux
mondes! Et pour ces simples soldats de la croix, qui n'ont que
leur croyance et que leur intrépidité, jamais au retour (et ils
reviennent rarement), jamais de fructueuses et somptueuses
dignités ecclésiastiques. Jamais la pourpre ou la mitre ne cachent
leur front cicatrisé, leurs membres mutilés: comme le plus grand
nombre des soldats du drapeau, ils meurent oubliés...[8]

Dans leur reconnaissance ingénue, les filles du général Simon, une
fois revenues à elles après le naufrage, et se trouvant en état de
gravir les rochers, n'avaient voulu laisser à personne le soin de
soutenir la démarche chancelante de celui qui venait de les
arracher à une mort certaine.

Les vêtements noirs de Rose et de Blanche ruisselaient d'eau; leur
figure, d'une grande pâleur, exprimait une douleur profonde; des
larmes récentes sillonnaient leurs joues; les yeux mornes,
baissés, tremblantes d'émotion et de froid, les orphelines
songeaient avec désespoir qu'elles ne reverraient plus Dagobert,
leur guide, leur ami... car c'était à lui que Gabriel avait tendu
en vain une main secourable pour l'aider à gravir les rochers;
malheureusement les forces leur avaient manqué à tous deux... et
le soldat s'était vu emporter par le retrait d'une lame.

La vue de Gabriel fut un nouveau sujet de surprise pour Rodin, qui
s'était retiré à l'écart, afin de tout examiner; mais cette
surprise était si heureuse... il éprouva tant de joie de voir le
missionnaire sauvé d'une mort certaine, que la cruelle impression
qu'il avait ressentie à la vue des filles du général Simon
s'adoucit un peu. (On n'a pas oublié qu'il fallait pour les
projets de M. Rodin que Gabriel fût à Paris le 13 février.)

Le régisseur et sa femme, tendrement émus à l'aspect des
orphelines, s'approchèrent d'elles avec empressement.

-- Monsieur... monsieur... bonne nouvelle, s'écria un garçon de
ferme en entrant. Encore deux naufragés de sauvés!

-- Dieu soit loué! Dieu soit béni! dit le missionnaire.

-- Où sont-ils? demanda le régisseur en se dirigeant vers la
porte.

-- Il y en a un qui peut marcher... il me suit avec Justin, qui
l'amène... L'autre a été blessé contre les rochers, on le
transporte ici sur un brancard fait de branches d'arbres...

-- Je cours le faire placer dans la salle basse, dit le régisseur
en sortant; toi, ma femme, occupe-toi de ces jeunes demoiselles.

-- Et le naufragé qui peut marcher... où est-il? demanda la femme
du régisseur...

-- Le voilà, dit le paysan en montrant quelqu'un qui s'avançait
assez rapidement du fond de la galerie. Dès qu'il a su que les
deux jeunes demoiselles que l'on a sauvées étaient ici, quoiqu'il
soit vieux et blessé à la tête, il a fait de si grandes enjambées
que c'est tout au plus si j'ai pu le devancer.

Le paysan avait à peine prononcé ces paroles, que Rose et Blanche,
se levant par un mouvement spontané, s'étaient précipitées vers la
porte. Elles y arrivèrent en même temps que Dagobert. Le soldat,
incapable de prononcer une parole, tomba à genoux sur le seuil en
tendant ses bras aux filles du général Simon, pendant que Rabat-
Joie, courant à elles, leur léchait les mains. Mais l'émotion
était trop violente pour Dagobert; lorsqu'il eut serré entre ses
bras les orphelines, sa tête se pencha en arrière, et il fut tombé
à la renverse sans les soins des paysans. Malgré les observations
de la femme du régisseur sur leur faiblesse et sur leur émotion,
les deux jeunes filles voulurent accompagner Dagobert évanoui, que
l'on transporta dans une chambre voisine.

À la vue du soldat, la figure de M. Rodin s'était violemment
contractée, car jusqu'alors il avait cru à la mort du guide des
filles du général Simon.

Le missionnaire, accablé de fatigue, s'appuyait sur une chaise et
n'avait pas encore aperçu Rodin.

Un nouveau personnage, un homme au teint jaune et mat, entra dans
cette chambre, accompagné d'un paysan qui lui indiqua Gabriel.
L'homme au teint jaune, à qui on avait prêté une blouse et un
pantalon de paysan, s'approcha du missionnaire, et lui dit en
français, mais avec un accent étranger:

-- Le prince Djalma vient d'être transporté tout à l'heure ici.
Son premier mot a été pour vous appeler.

-- Que dit cet homme? s'écria Rodin en s'avançant vers Gabriel.

-- Monsieur Rodin! s'écria le missionnaire en reculant de
surprise.

-- Monsieur Rodin! s'écria l'autre naufragé; et, de ce moment, son
oeil ne quitta plus le correspondant de Josué.

-- Vous ici, monsieur! dit Gabriel en s'approchant de Rodin avec
une déférence mêlée de crainte.

-- Que vous a dit cet homme? répéta Rodin d'une voix altérée. N'a-
t-il pas prononcé le nom du prince Djalma?

-- Oui, monsieur; le prince Djalma est un des passagers du
vaisseau anglais qui venait d'Alexandrie et sur lequel nous avons
naufragé... Ce navire avait relâché aux Açores, où je me trouvais;
le bâtiment qui m'amenait de Charlestown ayant été obligé de
rester dans cette île à cause de grandes avaries, je me suis
embarqué sur le _Black-Eagle_, où se trouvait le prince Djalma.
Nous allions à Portsmouth; de là, mon intention était de revenir
en France.

Rodin ne songeait pas à interrompre Gabriel; cette nouvelle
secousse paralysait sa pensée. Enfin, comme un homme qui tente un
dernier effort, quoiqu'il en sache d'avance la vanité, il ajouta:

-- Et savez-vous quel est ce prince Djalma?

-- C'est un homme aussi bon que brave... le fils d'un roi
dépouillé de son territoire par les Anglais. Puis, se tournant
vers l'autre naufragé, le missionnaire lui dit avec intérêt:

-- Comment va le prince? Ses blessures sont-elles dangereuses?

-- Ce sont des contusions très violentes, mais qui ne seront pas
mortelles, dit l'autre.

-- Dieu soit loué! dit le missionnaire en s'adressant à Rodin,
voici, vous le voyez, encore un naufragé de sauvé.

-- Tant mieux, répondit Rodin d'un ton impérieux et bref.

-- Je vais aller auprès de lui, dit Gabriel avec soumission. Vous
n'avez aucun ordre à me donner?...

-- Serez-vous en état de partir... dans deux ou trois heures,
malgré vos fatigues?

-- S'il le faut... oui.

-- Il le faut... vous partirez avec moi.

Gabriel s'inclina devant Rodin, qui tomba anéanti sur une chaise,
pendant que le missionnaire sortait avec le paysan. L'homme au
teint jaune était resté dans un coin de la chambre, inaperçu de
Rodin. Cet homme était Faringhea, le métis, un des trois chefs des
Étrangleurs, qui avait échappé aux poursuites des soldats dans les
ruines de Tchandi; après avait tué Mahal le contrebandier, il lui
avait volé les dépêches écrites par M. Josué Van Daël à Rodin, et
la lettre grâce à laquelle le contrebandier devait être reçu comme
passager à bord du _Ruyter_. Faringhea s'étant échappé de la
cabane des ruines de Tchandi sans être vu de Djalma, celui-ci le
retrouvant à bord après une évasion (que l'on expliquera plus
tard), ignorant qu'il appartînt à la secte des Phansegars, l'avait
traité pendant la traversée comme un compatriote.

Rodin, l'oeil fixe, hagard, le teint livide de rage muette,
rongeant ses ongles jusqu'au vif, n'apercevait pas le métis qui,
après s'être silencieusement approché de lui, lui mit
familièrement la main sur l'épaule et lui dit:

-- Vous vous appelez Rodin?

-- Qu'est-ce? demanda celui-ci en tressaillant et en redressant
brusquement la tête.

-- Vous vous appelez Rodin? répéta Faringhea...

-- Oui... que voulez-vous?

-- Vous demeurez rue du Milieu-des-Ursins, à Paris?

-- Oui... mais encore une fois, que voulez-vous?

-- Rien... maintenant... frère... plus tard... beaucoup.

Et Faringhea, s'éloignant à pas lents, laissa Rodin effrayé; car
cet homme qui ne tremblait devant rien, avait été frappé du
sinistre regard et de la sombre physionomie de l'Étrangleur.



IV. Le départ pour Paris.

Le plus grand silence règne dans le château de Cardoville; la
tempête s'est peu à peu calmée, l'on n'entend plus au loin que le
sourd ressac des vagues qui s'abattent pesamment sur la côte.

Dagobert et les orphelines ont été établis dans des chambres
chaudes et confortables au premier étage du château.

Djalma, trop grièvement blessé pour être transporté à l'étage
supérieur, est resté dans une salle basse. Au moment du naufrage,
une mère éplorée lui avait remis son enfant entre les bras. En
vain il voulut tenter d'arracher cet infortuné à une mort
certaine; ce dévouement a gêné ses mouvements et le jeune Indien a
été presque brisé sur les roches. Faringhea, qui a su le
convaincre de son affection, est resté auprès de lui à le veiller.

Gabriel, après avoir donné quelques consolations à Djalma, est
remonté dans la chambre qui lui était destinée; fidèle à la
promesse qu'il a faite à Rodin d'être prêt à partir au bout de
deux heures, il n'a pas voulu se coucher: ses habits séchés, il
s'est endormi dans un grand fauteuil à haut dossier, placé devant
une cheminée où brûle un ardent brasier.

Cet appartement est situé auprès de ceux qui sont occupés par
Dagobert et par les deux soeurs.

Rabat-Joie, probablement sans aucune défiance dans un si honnête
château, a quitté la porte de Rose et de Blanche pour venir se
réchauffer et s'étendre devant le foyer au coin duquel le
missionnaire est endormi. Rabat-Joie, son museau appuyé sur ses
pattes allongées, jouit avec délices d'un parfait bien-être, après
tant de traverses terrestres et maritimes! Nous ne saurions
affirmer qu'il pense habituellement beaucoup au pauvre vieux
Jovial, à moins qu'on ne prenne pour une marque de souvenir de sa
part son irrésistible besoin de mordre tous les chevaux blancs
qu'il avait rencontrés depuis la mort de son vénérable compagnon,
lui jusqu'alors le plus inoffensif des chiens à l'endroit des
chevaux de toute robe.

Au bout de quelques instants, une des portes qui donnaient dans
cette chambre s'ouvrit, et les deux soeurs entrèrent timidement.
Depuis quelques instants éveillées, reposées et habillées, elles
ressentaient encore de l'inquiétude au sujet de Dagobert: quoique
la femme du régisseur, après les avoir conduites dans leur
chambre, fût ensuite revenue leur apprendre que le médecin du
village ne trouvait aucune gravité dans l'état et dans la blessure
du soldat, néanmoins elles sortaient de chez elles, espérant
s'informer de lui auprès de quelqu'un du château.

Le haut dossier de l'antique fauteuil où dormait Gabriel le
cachait complètement! mais les orphelines, voyant Rabat-Joie
tranquillement couché au pied de ce fauteuil, crurent que Dagobert
y sommeillait; elles s'avancèrent donc vers ce siège sur la pointe
du pied. À leur grand étonnement, elles virent Gabriel endormi.
Interdites, elles s'arrêtèrent immobiles, n'osant ni reculer ni
avancer, de peur de l'éveiller. Les longs cheveux blonds du
missionnaire, n'étant plus mouillés, frisant naturellement autour
de son cou et de ses épaules, la pâleur de son teint ressortait
sur le pourpre foncé du damas qui recouvrait le dossier du
fauteuil. Le beau visage de Gabriel exprimait alors une mélancolie
amère, soit qu'il fût sous l'impression d'un songe pénible, soit
qu'il eût l'habitude de cacher de douloureux ressentiments dont
l'expression se révélait à son insu pendant son sommeil; malgré
cette apparence de tristesse navrante, ses traits conservaient
leur caractère d'angélique douceur, d'un attrait inexprimable...
car rien n'est plus touchant que la beauté qui souffre.

Les deux jeunes filles baissèrent les yeux, rougirent
spontanément, et échangèrent un coup d'oeil un peu inquiet en se
montrant du regard le missionnaire endormi.

-- Il dort, ma soeur, dit Rose à voix basse.

-- Tant mieux... répondit Blanche aussi à voix basse en faisant à
Rose un signe d'intelligence, nous pourrons le bien regarder...

-- En venant de la mer ici avec lui, nous n'osions pas...

-- Vois donc comme sa figure est douce!

-- Il me semble que c'est bien lui que nous avons vu dans nos
rêves...

-- Disant qu'il nous protégerait.

-- Et cette fois encore... il n'y a pas manqué.

-- Mais, du moins, nous le voyons...

-- Ce n'est pas comme dans la prison de Leipzig... pendant cette
nuit si noire.

-- Il nous a encore sauvées, cette fois.

-- Sans lui... ce matin... nous périssions...

-- Pourtant, ma soeur, dans nos rêves, il me semble que son visage
était comme éclairé par une douce lumière.

-- Oui... tu sais, il nous éblouissait presque.

-- Et puis il n'avait pas l'air triste.

-- C'est qu'alors, vois-tu, il venait du ciel, et maintenant il
est sur terre...

-- Ma soeur... est-ce qu'il avait alors autour du front cette
cicatrice d'un rose vif?

-- Oh! non, nous nous en serions bien aperçues.

-- Et à ses mains... vois donc aussi ces cicatrices...

-- Mais s'il a été blessé... ce n'est donc pas un archange?

-- Pourquoi, ma soeur, s'il a reçu ces blessures en voulant
empêcher le mal, ou en secourant des personnes qui, comme nous,
allaient mourir?

-- Tu as raison... s'il ne courait pas de dangers en venant au
secours de ceux qu'il protège, ce serait moins beau...

-- Comme c'est dommage qu'il n'ouvre pas les yeux...

-- Son regard est si bon, si tendre!

-- Pourquoi ne nous a-t-il rien dit de notre mère pendant la
route?

-- Nous n'étions pas seules avec lui... il n'aura pas voulu...

-- Maintenant nous sommes seules...

-- Si nous le priions, pour qu'il nous en parle... Et les
orphelines s'interrogèrent du regard avec une naïveté charmante;
leurs figures se coloraient d'un vif incarnat, et leur sein
virginal palpitait doucement sous leur robe noire.

-- Tu as raison... prions-le.

-- Mon Dieu, ma soeur, comme notre coeur bat, dit Blanche, ne
doutant pas avec raison que Rose ne ressentît tout ce qu'elle
ressentait elle-même, et comme ce battement fait du bien! On
dirait qu'il va nous arriver quelque chose d'heureux.

Les deux soeurs, après s'être approchées du fauteuil sur la pointe
du pied, s'agenouillèrent les mains jointes, l'une à droite,
l'autre à gauche du jeune prêtre. Ce fut un tableau charmant.
Levant leurs adorables figures vers Gabriel, elles dirent tout
bas, bien bas, d'une voix suave et fraîche comme leurs visages de
quinze ans:

-- Gabriel!!! parlez-nous de notre mère.

À cet appel, le missionnaire fit un léger mouvement, ouvrit à demi
les yeux, et grâce à cet état de vague somnolence qui précède le
réveil complet, se rendant à peine compte de ce qu'il voyait, il
eut un ravissement à l'apparition de ces deux gracieuses figures
qui, tournées vers lui, l'appelaient doucement.

-- Qui m'appelle! dit-il en se réveillant tout à fait et en
redressant la tête.

-- C'est nous!

-- Nous, Blanche et Rose!

Ce fut au tour de Gabriel à rougir, car il reconnaissait les
jeunes filles qu'il avait sauvées.

-- Relevez-vous, mes soeurs, dit-il, on ne s'agenouille que devant
Dieu...

Les orphelines obéirent et furent bientôt à ses côtés, se tenant
par la main.

-- Vous savez donc mon nom! leur demanda-t-il en souriant.

-- Oh! nous ne l'avons pas oublié.

-- Qui vous l'a dit!

-- Vous...

-- Moi?

-- Quand vous êtes venu de la part de notre mère...

-- Nous dire qu'elle vous envoyait vers nous et que vous nous
protégeriez toujours.

-- Moi, soeur?... dit le missionnaire, ne comprenant rien aux
paroles des orphelines. Vous vous trompez... Aujourd'hui seulement
je vous ai vues...

-- Et dans nos rêves?

-- Oui, rappelez-vous donc! dans nos rêves?

-- En Allemagne... il y a trois mois, pour la première fois.
Regardez-nous donc bien!

Gabriel ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de Rose et de
Blanche, qui lui demandaient de se souvenir d'un rêve qu'elles
avaient fait; puis, de plus en plus surpris, il reprit:

-- Dans vos rêves?

-- Mais certainement... quand vous nous donniez de si bons
conseils.

-- Aussi, quand nous avons eu du chagrin depuis... en prison...
vos paroles, dont nous nous souvenions, nous ont consolées, nous
ont donné du courage.

-- N'est-ce donc pas vous qui nous avez fait sortir de prison, à
Leipzig, pendant cette nuit si noire... que nous ne pouvions vous
voir?

-- Moi!...

-- Quel autre que vous serait venu à notre secours et à celui de
notre vieil ami?...

-- Nous lui disions bien que vous l'aimeriez parce qu'il nous
aimait, lui qui ne voulait pas croire aux anges.

-- Aussi, ce matin, pendant la tempête, nous n'avions presque pas
peur.

-- Nous vous attendions.

-- Ce matin, oui, mes soeurs, Dieu m'a accordé la grâce de
m'envoyer à votre secours; j'arrivais d'Amérique, mais je n'ai
jamais été à Leipzig... Ce n'est donc pas moi qui vous ai fait
sortir de prison... Dites-moi, mes soeurs, ajouta-t-il en souriant
avec bonté, pour qui me prenez-vous?

-- Pour un bon ange que nous avons déjà vu en rêve et que notre
mère a envoyé du ciel pour nous protéger.

-- Mes chères soeurs, je ne suis qu'un pauvre prêtre... Le hasard
fait que je ressemble sans doute à l'ange que vous avez vu en
songe et que vous ne pouviez voir qu'en rêve... car il n'y a pas
d'ange visible pour nous.

-- Il n'y a pas d'anges visibles! dirent les orphelines en se
regardant avec tristesse.

-- Il n'importe, mes chères soeurs, dit Gabriel en prenant
affectueusement les mains des jeunes filles entre les siennes, les
rêves... comme toute chose... viennent de Dieu... Puisque le
souvenir de votre mère était mêlé à ce rêve... bénissez-le
doublement.

À ce moment une porte s'ouvrit et Dagobert parut. Jusqu'alors, les
orphelines, dans leur ambition naïve d'être protégées par un
archange, ne s'étaient pas rappelé que la femme de Dagobert avait
adopté un enfant abandonné qui s'appelait Gabriel et qui était
prêtre et missionnaire.

Le soldat, quoiqu'il se fût opiniâtré à soutenir que sa blessure
était une _blessure blanche_ (pour se servir des termes du général
Simon), avait été soigneusement pansé par le chirurgien du
village; un bandeau noir lui cachait à moitié le front et
augmentait encore son air naturellement rébarbatif. En entrant
dans le salon, il fut surpris de voir un inconnu tenir
familièrement entre ses mains les mains de Blanche et de Rose. Cet
étonnement se conçoit: Dagobert ignorait que le missionnaire eût
sauvé les orphelines et tenté de le secourir lui-même. Le matin,
pendant la tempête, tourbillonnant au milieu des vagues, tâchant
enfin de se cramponner à un rocher, le soldat n'avait que très
imparfaitement vu Gabriel au moment où celui-ci, après avoir
arraché les deux soeurs à une mort certaine, avait en vain tâché
de lui venir en aide. Lorsque après le naufrage Dagobert avait
retrouvé les orphelines dans la salle basse du château, il était
tombé, on l'a dit, dans un complet évanouissement, causé par la
fatigue, par l'émotion, par les suites de sa blessure: à ce moment
non plus il n'avait pu apercevoir le missionnaire. Le vétéran
commençait à froncer ses épais sourcils gris sous son bandeau
noir, en voyant un inconnu si familier avec Rose et Blanche,
lorsque celles-ci coururent se jeter dans ses bras et le
couvrirent de caresses filiales: son ressentiment se dissipa
bientôt devant ces preuves d'affection, quoiqu'il jetât de temps à
autre un regard assez sournois du côté du missionnaire, qui
s'était levé et dont il ne distinguait pas parfaitement la figure.

-- Et ta blessure? lui dit Rose avec intérêt, on nous a dit
qu'heureusement elle n'était pas dangereuse.

-- En souffres-tu? ajouta Blanche.

-- Non, mes enfants... c'est le _major_ du village qui a voulu
m'entortiller de ce bandage; j'aurais sur la tête une résille de
coups de sabre que je ne serais pas autrement embéguiné; on me
prendra pour un vieux délicat; ce n'est qu'une blessure blanche,
et j'ai envie de...

Le soldat porta une de ses mains à son bandeau.

-- Veux-tu laisser cela! dit Rose en arrêtant le bras de Dagobert,
es-tu peu raisonnable... à ton âge!

-- Bien, bien! ne me grondez pas, je ferai ce que vous voulez...
je garderai ce bandeau.

Puis, attirant les orphelines dans un angle du salon, il leur dit
à voix basse en leur montrant le jeune prêtre du coin de l'oeil:

-- Quel est ce monsieur... qui vous prenait les mains... quand je
suis entré?... Ça m'a l'air d'un curé... Voyez-vous, mes
enfants... il faut prendre garde... parce que...

-- Lui!!! s'écrièrent Rose et Blanche en se retournant vers
Gabriel, mais pense donc que, sans lui, nous ne t'embrasserions
pas à cette heure...

-- Comment! s'écria le soldat en redressant brusquement sa grande
taille et regardant le missionnaire.

-- C'est notre ange gardien... reprit Blanche.

-- Sans lui, dit Rose, nous mourions ce matin dans le naufrage...

-- Lui!... C est lui... qui... Dagobert n'en put dire davantage.
Le coeur gonflé, les yeux humides, il courut au missionnaire et
s'écria avec un accent de reconnaissance impossible à rendre, en
lui tendant les deux mains:

-- Monsieur, je vous dois la vie de ces deux enfants... Je sais à
quoi ça m'engage... je ne vous dis rien de plus... parce que ça
dit tout...

Mais, frappé d'un souvenir soudain, il s'écria:

-- Mais attendez donc... est-ce que, lorsque je tâchais de me
cramponner à une roche... pour n'être pas entraîné par les vagues,
ce n'est pas vous qui m'avez tendu la main?... Oui... vos cheveux
blonds... votre figure jeune!... mais certainement... c'est
vous... maintenant... Je vous reconnais...

-- Malheureusement... monsieur... les forces m'ont manqué... et
j'ai eu la douleur de vous voir retomber dans la mer.

-- Je n'ai rien de plus à vous dire pour vous remercier... que ce
que je vous ai dit tout à l'heure, reprit Dagobert avec une
simplicité touchante. En me conservant ces enfants, vous aviez
déjà plus fait pour moi que si vous m'aviez conservé la vie...
mais quel courage!... quel coeur!... quel coeur!... dit le soldat
avec admiration. Et si jeune!... l'air d'une fille.

-- Comment! s'écria Blanche avec joie, notre Gabriel est aussi
venu à toi!

-- Gabriel, dit Dagobert en interrompant Blanche; et, s'adressant
au prêtre:

-- Vous vous appelez Gabriel?

-- Oui, monsieur.

-- Gabriel! répéta le soldat de plus en plus surpris, et vous êtes
prêtre? ajouta-t-il.

-- Prêtre des missions étrangères.

-- Et... qui vous a élevé? demanda le soldat avec une surprise
croissante.

-- Une excellente et généreuse femme, que je vénère comme la
meilleure des mères... car elle a eu pitié de moi... Enfant
abandonné, elle m'a traité comme son fils...

-- Françoise... Baudoin... n'est-ce pas? dit le soldat
profondément ému.

-- Oui... monsieur, répondit Gabriel, à son tour très étonné. Mais
comment savez-vous?...

-- La femme d'un soldat, reprit Dagobert.

-- Oui, d'un brave soldat... qui, par un admirable dévouement...
passe à cette heure sa vie dans l'exil... loin de sa femme... loin
de son fils... de mon bon frère... car je suis fier de lui donner
ce nom.

-- Mon... Agricol... ma femme... Quand les avez-vous... quittés?

-- Ce serait vous... le père d'Agricol?... Oh! je ne savais pas
encore toute la reconnaissance que je devais à Dieu! dit Gabriel
en joignant les mains.

-- Et ma femme... et mon fils? dit Dagobert d'une voix tremblante,
comment vont-ils? avez-vous de leurs nouvelles?

-- Celles que j'ai reçues il y a trois mois étaient excellentes...

-- Non, c'est trop de joie, s'écria Dagobert, c'est trop... Et le
vétéran ne put continuer; le saisissement étouffait ses paroles,
il retomba assis sur une chaise.

Rose et Blanche se rappelèrent alors seulement la lettre de leur
père relativement à l'enfant trouvé, nommé Gabriel, et adopté par
la femme de Dagobert; elles laissèrent alors éclater leurs
transports ingénus...

-- Notre Gabriel est le tien... c'est le même... quel bonheur!
s'écria Rose.

-- Oui, mes chères petites, il est à vous comme à moi; nous en
avons chacun notre part... Puis s'adressant à Gabriel, le soldat
ajouta avec effusion:

-- Ta main... encore ta main, mon intrépide enfant... Ma foi, tant
pis, je te dis toi... puisque mon Agricol est ton frère...

-- Ah!... monsieur... que de bonté!

-- C'est ça... tu vas me remercier... Après tout ce que nous te
devons!

-- Et ma mère adoptive est-elle instruite de votre arrivée? dit
Gabriel pour échapper aux louanges du soldat.

-- Je lui ai écrit, il y a cinq mois, que je venais seul... et
pour cause... Je te dirai cela plus tard... Elle demeure toujours
rue Brise-Miche? C'est là que mon Agricol est né.

-- Elle y demeure toujours.

-- En ce cas, elle aura reçu ma lettre; j'aurais voulu lui écrire
de la prison de Leipzig, mais impossible.

-- De prison... vous sortez de prison?

-- Oui, j'arrive d'Allemagne par l'Elbe et par Hambourg, et je
serais à Leipzig sans un événement qui me ferait croire au
diable... Mais au bon diable.

-- Que voulez-vous dire? expliquez-vous.

-- Ça me serait difficile, car je ne puis pas me l'expliquer à
moi-même... Ces petites filles, et il montra Rose et Blanche en
souriant, se prétendaient plus avancées que moi; elles me
répétaient toujours: «Mais c'est l'archange qui est venu à notre
secours... Dagobert; c'est l'archange, vois-tu, toi qui disais que
tu aimais autant Rabat-Joie pour nous défendre...»

-- Gabriel... je vous attends... dit une voix brève qui fit
tressaillir le missionnaire.

Lui, Dagobert et les orphelines tournèrent vivement la tête.
Rabat-Joie gronda sourdement; c'était M. Rodin: il se tenait
debout à l'entrée d'une porte ouvrant sur un corridor. Les traits
étaient calmes, impassibles; il jeta un regard rapide et perçant
sur le soldat et les deux soeurs.

-- Qu'est-ce que cet homme là? dit Dagobert, tout d'abord très peu
prévenu en faveur de M. Rodin, auquel il trouvait, avec raison,
une physionomie singulièrement repoussante. Que diable te veut-il?

-- Je pars avec lui, dit Gabriel avec une expression de regret et
de contrainte. Puis, se tournant vers Rodin:

-- Mille pardons, me voici dans l'instant.

-- Comment! tu pars, dit Dagobert stupéfait, au moment où nous
nous retrouvons... Non, pardieu!... tu ne partiras pas... j'ai
trop de choses à te dire et à te demander, nous ferons route
ensemble... je m'en fais une fête.

-- C'est impossible... c'est mon supérieur... je dois obéir.

-- Ton supérieur?... Il est habillé en bourgeois...

-- Il n'est pas obligé de porter l'habit ecclésiastique...

-- Ah bah! puisqu'il n'est pas en uniforme, et que dans ton état
il n'y a pas de salle de police, envoie-le...

-- Croyez-moi, je n'hésiterais pas une minute, s'il était possible
de rester.

-- J'avais raison de trouver à cet homme-là une mauvaise figure,
dit Dagobert entre ses dents. Puis il ajouta avec une impatience
chagrine:

-- Veux-tu que je lui dise, ajouta-t-il plus bas, qu'il nous
satisferait beaucoup en filant tout seul?

-- Je vous en prie, n'en faites rien, dit Gabriel; ce serait
inutile... je connais mes devoirs... ma volonté est celle de mon
supérieur. À votre arrivée à Paris, j'irai vous voir, vous, ainsi
que ma mère adoptive et mon frère Agricol.

-- Allons... soit. J'ai été soldat, je sais ce que c'est que la
subordination, dit Dagobert vivement contrarié; il faut faire
contre fortune bon coeur. Ainsi, à après-demain matin... rue
Brise-Miche, mon garçon; car je serai à Paris demain soir,
m'assure-t-on, et nous partons tout à l'heure. Dis donc, il paraît
qu'il y a aussi une crâne discipline chez vous?

-- Oui... elle est grande, elle est sévère, répondit Gabriel en
tressaillant et en étouffant un soupir.

-- Allons... embrasse-moi... et à bientôt... Après tout, vingt-
quatre heures sont bientôt passées.

-- Adieu... adieu... répondit le missionnaire d'une voix émue en
répondant à l'étreinte du vétéran.

-- Adieu, Gabriel... ajoutèrent les orphelines en soupirant aussi
et les larmes aux yeux.

-- Adieu, mes soeurs... dit Gabriel.

Et il sortit avec Rodin, qui n'avait perdu ni un mot ni un
incident de cette scène.

Deux heures après, Dagobert et les deux orphelines avaient quitté
le château pour se rendre à Paris, ignorant que Djalma restait à
Cardoville, trop blessé pour partir encore.

Le métis Faringhea demeura auprès du jeune prince, ne voulant pas,
disait-il, abandonner son compatriote.

* * * *

Nous conduirons maintenant le lecteur rue Brise-Miche, chez la
femme de Dagobert.


Cinquième partie
La rue Brise-Miche



I. La femme de Dagobert.

Les scènes suivantes se passent à Paris, le lendemain du jour où
les naufragés ont été recueillis au château de Cardoville.

Rien de plus sinistre, de plus sombre, que l'aspect de la rue
Brise-Miche, dont l'une des extrémités donne rue Saint-Merry,
l'autre près de la petite place du Cloître, vers l'église. De ce
côté, cette ruelle, qui n'a pas plus de huit pieds de largeur, est
encaissée entre deux immenses murailles noires, boueuses,
lézardées, dont l'excessive hauteur prive en tout temps cette voie
d'air et de lumière; à peine pendant les plus longs jours de
l'année, le soleil peut-il y jeter quelques rayons: aussi, lors
des froids humides de l'hiver, un brouillard glacial, pénétrant,
obscurcit constamment cette espèce de puits oblong au pavé
fangeux.

Il était environ huit heures du soir; à la pâle clarté du
réverbère dont la lumière rougeâtre perçait à peine la brume, deux
hommes, arrêtés dans l'angle de l'un de ces murs énormes,
échangeaient quelques paroles.

-- Ainsi, disait l'un, c'est bien entendu... vous resterez dans la
rue jusqu'à ce que vous les ayez vus entrer au numéro 5.

-- C'est entendu.

-- Et quand vous les aurez vus entrer, pour mieux encore vous
assurer de la chose, vous monterez chez Françoise Baudoin...

-- Sous prétexte de demander si ce n'est pas là que demeure
l'ouvrière bossue, la soeur de cette créature surnommée la _reine
Bacchanal..._

-- Très bien... Quant à celle-ci, tâchez de savoir exactement son
adresse par la bossue; car c'est très important: les femmes de
cette espèce dénichent comme des oiseaux, et on a perdu sa
trace...

-- Soyez tranquille... Je ferai tout mon possible auprès de la
bossue pour savoir où demeure sa soeur.

-- Et pour vous donner courage, je vais vous attendre au cabaret
en face du cloître, et nous boirons un verre de vin chaud à votre
retour.

-- Ce ne sera pas de refus, car il fait ce soir un froid
diablement noir.

-- Ne m'en parlez pas! ce matin l'eau gelait sur mon goupillon, et
j'étais raide comme une momie sur ma chaise à la porte de
l'église. Ah! mon garçon! tout n'est pas rose dans le métier de
donneur d'eau bénite...

-- Heureusement, il y a les profits... Allons, bonne chance...
N'oubliez pas, numéro 5... la petite allée à côté de la boutique
du teinturier...

-- C'est dit, c'est dit... Et les deux hommes se séparèrent. L'un
gagna la place du Cloître; l'autre se dirigea au contraire vers
l'extrémité de la ruelle qui débouche rue Saint-Merry, et ne fut
pas longtemps à trouver le numéro de la maison qu'il cherchait:
maison haute et étroite, et, comme toutes celles de cette rue,
d'une triste et misérable apparence.

De ce moment l'homme commença de se promener de long en large
devant la porte de l'allée numéro 5.

Si l'extérieur de ces demeures était repoussant, rien ne saurait
donner une idée de leur intérieur lugubre, nauséabond; la maison
numéro 5 était surtout dans un état de délabrement et de
malpropreté affreux à voir... L'eau qui suintait des murailles
ruisselait dans l'escalier sombre et boueux; au second étage, on
avait mis sur l'étroit palier quelques brassées de paille pour que
l'on pût s'y essuyer les pieds: mais cette paille, changée en
fumier, augmentait encore cette odeur énervante, inexprimable, qui
résulte du manque d'air de l'humidité et des putrides exhalaisons
des plombs: car quelques ouvertures, pratiquées dans la cage de
l'escalier, y jetaient à peine quelques lueurs d'une lumière
blafarde.

Dans ce quartier, l'un des plus populeux de Paris, ces maisons
sordides, froides, malsaines, sont généralement habitées par la
classe ouvrière, qui y vit entassée. La demeure dont nous parlons
était de ce nombre. Un teinturier occupait le rez-de-chaussée; les
exhalaisons délétères de son officine augmentaient encore la
fétidité de cette masure.

De petits ménages d'artisans, quelques ouvriers travaillant en
chambrées, étaient logés aux étages supérieurs; dans l'une des
pièces du quatrième demeurait Françoise Baudoin, femme de
Dagobert. Une chandelle éclairait cet humble logis, composé d'une
chambre et d'un cabinet; Agricol occupait une petite mansarde dans
les combles. Un vieux papier d'une couleur grisâtre, çà et là
fendu par les lézardes du mur, tapissait la muraille où s'appuyait
le lit; de petits rideaux, fixés à une tringle de fer, cachaient
les vitres; le carreau, non ciré, mais lavé, conservait sa couleur
de brique; à l'une des extrémités de cette pièce était un poêle
rond contenant une marmite où se faisait la cuisine: sur la
commode de bois blanc peint en jaune veiné de brun, on voyait une
maison de fer en miniature, chef-d'oeuvre de patience et
d'adresse, dont toutes les pièces avaient été façonnées et
ajustées par Agricol Baudoin (fils de Dagobert). Un christ en
plâtre accroché au mur et entouré de plusieurs rameaux de buis
bénit, quelques images de saints grossièrement coloriées,
témoignaient des habitudes dévotieuses de la femme du soldat: une
de ces grandes armoires de noyer, contournées, rendues presque
noires par le temps, était placée entre les deux croisées: un
vieux fauteuil garni de velours d'Utrecht vert (premier présent
fait à sa mère par Agricol), quelques chaises de paille et une
table de travail où l'on voyait plusieurs sacs de grosse toile
bise, tel était l'ameublement de cette pièce, mal close par une
porte vermoulue; un cabinet y attenant renfermait quelques
ustensiles de cuisine et de ménage.

Si triste, si pauvre que semble peut-être cet intérieur, il n'est
tel pourtant que pour un petit nombre d'artisans, relativement
_aisés_... car le lit était garni de deux matelas, de draps blancs
et d'une chaude couverture; la grande armoire contenait du linge.

Enfin, la femme de Dagobert occupait seule une chambre aussi
grande que celles où de nombreuses familles d'artisans honnêtes et
laborieux vivent et couchent d'ordinaire en commun, bien heureux
lorsqu'ils peuvent donner aux filles et aux garçons un lit séparé!
bien heureux lorsque la couverture ou l'un des draps du lit n'a
pas été engagé au mont-de-piété! Françoise Baudoin, assise auprès
du petit poêle de fonte, qui, par ce temps froid et humide,
répandait bien peu de chaleur dans cette pièce mal close,
s'occupait de préparer le repas du soir de son fils Agricol. La
femme de Dagobert avait cinquante ans environ; elle portait une
camisole d'indienne bleue à petits bouquets blancs et un jupon de
futaine; un béguin blanc entourait sa tête et se nouait sous son
menton. Son visage était pâle et maigre, ses traits réguliers; sa
physionomie exprimait une résignation, une bonté parfaites. On ne
pouvait en effet trouver une meilleure, une plus vaillante mère:
sans autre ressource que son travail, elle était parvenue, à force
d'énergie, à élever non seulement son fils Agricol, mais encore
Gabriel, pauvre enfant abandonné qu'elle avait eu l'admirable
courage de prendre à sa charge. Dans sa jeunesse, elle avait, pour
ainsi dire, escompté sa santé à venir pour douze années
lucratives, rendues telles par un travail exagéré, écrasant, que
de dures privations rendaient presque homicide; car alors (et
c'était un temps de salaire splendide comparé au temps présent), à
force de veilles, à force de labeur acharné, Françoise avait
quelquefois pu gagner jusqu'à cinquante sous par jour, avec
lesquels elle était parvenue à élever son fils et son enfant
adoptif...

Au bout de ces douze années, sa santé fut ruinée; ses forces,
presque à bout; mais, au moins, les deux enfants n'avaient manqué
de rien et avaient reçu l'éducation que le peuple peut donner à
ses fils: Agricol entrait en apprentissage chez M. François Hardy,
et Gabriel se préparait à entrer au séminaire par la protection
très empressée de M. Rodin, dont les rapports étaient devenus,
depuis 1820 environ, très fréquents avec le confesseur de
Françoise Baudoin: car elle avait été et était toujours d'une
piété peu éclairée, mais excessive.

Cette femme était une de ces natures d'une simplicité, d'une bonté
adorables, un de ces martyrs de dévouements ignorés qui touchent
quelquefois à l'héroïsme... Âmes saintes, naïves, chez lesquelles
l'instinct du coeur supplée à l'intelligence. Le seul défaut ou
plutôt la seule conséquence de cette candeur aveugle était une
obstination invincible lorsque Françoise croyait devoir obéir à
l'influence de son confesseur, qu'elle était habituée à subir
depuis de longues années; cette influence lui paraissant des plus
vénérables, des plus saintes, aucune puissance, aucune
considération humaines n'auraient pu l'empêcher de s'y soumettre:
en cas de discussion à ce sujet, rien au monde ne faisait fléchir
cette excellente femme; sa résistance, sans colère, sans
emportements, était douce comme son caractère, calme comme sa
conscience, mais aussi, comme elle... inébranlable. Françoise
Baudoin était, en un mot, un de ces êtres purs, ignorants et
crédules, qui peuvent, quelquefois à leur insu, devenir des
instruments terribles entre d'habiles et dangereuses mains.

Depuis assez longtemps le mauvais état de sa santé, et surtout le
considérable affaiblissement de sa vue, lui imposaient un repos
forcé; car à peine pouvait-elle travailler deux ou trois heures
par jour: elle passait le reste du temps à l'église.

Au bout de quelques instants, Françoise se leva, débarrassa un des
côtés de la table de plusieurs sacs de grosse toile grise, et
disposa le couvert de son fils avec un soin, avec une sollicitude
maternelle. Elle alla prendre dans l'armoire un petit sac de peau
renfermant une vieille timbale d'argent bossuée et un léger
couvert d'argent, si mince, si usé, que la cuiller était
tranchante. Elle essuya, frotta le tout de son mieux, et plaça
près de l'assiette de son fils cette argenterie, présent de noce
de Dagobert. C'était ce que Françoise possédait de plus précieux,
autant par sa mince valeur que par les souvenirs qui s'y
rattachaient; aussi avait-elle souvent versé des larmes amères
lorsqu'il lui avait fallu, dans des extrémités pressantes, par
suite de maladie ou de chômage, porter au mont-de-piété ce couvert
et cette timbale, sacrés pour elle.

Françoise prit ensuite, sur la planche intérieure de l'armoire,
une bouteille d'eau et une bouteille de vin aux trois quarts
remplie, et les plaça près de l'assiette de son fils; puis elle
retourna surveiller le souper.

Quoique Agricol ne fût pas fort en retard, la physionomie de sa
mère exprimait autant d'inquiétude que de tristesse; on voyait à
ses yeux rougis qu'elle avait beaucoup pleuré. La pauvre femme,
après de douloureuses et longues incertitudes, venait d'acquérir
la conviction que sa vue, depuis longtemps très affaiblie, ne lui
permettrait bientôt plus de travailler, même deux ou trois heures
par jour, ainsi qu'elle avait coutume de le faire. D'abord,
excellente ouvrière en lingerie, à mesure que ses yeux s'étaient
fatigués, elle avait dû s'occuper de couture de plus en plus
grossière, et son gain avait nécessairement diminué en proportion;
enfin, elle s'était vue réduite à la confection de sacs de
campement, qui comportent environ douze pieds de couture; on lui
payait ses sacs à raison de deux sous chacun, et elle fournissait
le fil. Cet ouvrage était très pénible, elle pouvait au plus
parfaire trois de ces sacs en une journée; son salaire était ainsi
de six sous. On frémit quand on pense au grand nombre de
malheureuses femmes dont l'épuisement, les privations, l'âge, la
maladie, ont tellement diminué les forces, ruiné la santé, que
tout le labeur dont elles sont capables peut à peine leur
rapporter quotidiennement cette somme si minime... Ainsi leur gain
décroît en proportion des nouveaux besoins que la vieillesse et
les infirmités leur créent...

Heureusement Françoise avait dans son fils un digne soutien:
excellent ouvrier, profitant de la juste répartition des salaires
et des bénéfices accordés par M. Hardy, son labeur lui rapportait
cinq à six francs par jour, c'est-à-dire plus du double de ce que
gagnaient les ouvriers d'autres établissements; il aurait donc pu,
même en admettant que sa mère ne gagnât rien, vivre aisément lui
et elle. Mais la pauvre femme, si merveilleusement économe qu'elle
se refusait presque le nécessaire, était devenue, depuis qu'elle
fréquentait quotidiennement et assidûment sa paroisse, d'une
prodigalité ruineuse à l'endroit de la sacristie. Il ne se passait
presque pas de jour où elle ne fit dire une ou deux messes et
brûler des cierges, soit à l'intention de Dagobert, dont elle
était séparée depuis si longtemps, soit pour le salut de l'âme de
son fils, qu'elle croyait en pleine voie de perdition. Agricol
avait un si bon, un si généreux coeur; il aimait, il vénérait tant
sa mère, et le sentiment qui inspirait celle-ci était d'ailleurs
si touchant, que jamais il ne s'était plaint de ce qu'une grande
partie de sa paye (qu'il remettait scrupuleusement à sa mère
chaque samedi) passât ainsi en oeuvres pies. Quelquefois seulement
il avait fait observer à Françoise, avec autant de respect que de
tendresse, qu'il souffrait de la voir supporter des privations que
son âge et sa santé rendaient doublement fâcheuses, et cela parce
qu'elle voulait de préférence subvenir à ses petites dépenses de
dévotion. Mais que répondre à cette excellente mère, lorsqu'elle
lui disait les larmes aux yeux:

-- Mon enfant, c'est pour le salut de ton père et pour le tien...

Vouloir discuter avec Françoise l'efficacité des messes et
l'influence des cierges sur le salut présent et futur du vieux
Dagobert, c'eût été aborder une de ces questions qu'Agricol
s'était à jamais interdit de soulever par respect pour sa mère et
pour ses croyances; il se résignait donc à ne pas la voir entourée
de tout le bien-être dont il eût désiré la voir jouir.

À un petit coup bien discrètement frappé à la porte, Françoise
répondit:

-- Entrez.

On entra.



II. La soeur de la Reine Bacchanal.

La personne qui venait d'entrer chez la femme de Dagobert était
une jeune fille de dix-huit ans environ, de petite taille et
cruellement contrefaite; sans être positivement bossue, elle avait
la taille très déviée, le dos voûté, la poitrine creuse et la tête
profondément enfoncée entre les épaules; sa figure, assez
régulière, longue, maigre, fort pâle, marquée de petite vérole,
exprimait une grande tristesse; ses yeux bleus étaient remplis
d'intelligence et de bonté. Par un singulier caprice de la nature,
la plus jolie femme du monde eût été fière de la longue et
magnifique chevelure brune qui se tordait en une grosse natte
derrière la tête de cette jeune fille. Elle tenait un vieux panier
à la main. Quoiqu'elle fût misérablement vêtue, le soin et la
propreté de son ajustement luttaient autant que possible contre
une excessive pauvreté; malgré le froid, elle portait une petite
robe d'indienne d'une couleur indéfinissable, mouchetée de taches
blanchâtres, étoffe si souvent lavée que sa nuance primitive ainsi
que son dessin s'étaient complètement effacés. Sur le visage
souffrant et résigné de cette créature infortunée on lisait
l'habitude de toutes les misères, de toutes les douleurs, de tous
les dédains; depuis sa triste naissance la raillerie l'avait
toujours poursuivie; elle était, nous l'avons dit, cruellement
contrefaite et, par suite d'une locution vulgaire et proverbiale,
on l'avait baptisée _la Mayeux;_ du reste, on trouvait si naturel
de lui donner ce nom grotesque qui lui rappelait à chaque instant
son infirmité, qu'entraînés par l'habitude, Françoise et Agricol,
aussi compatissants envers elle que d'autres se montraient
méprisants et moqueurs, ne l'appelaient jamais autrement.

La Mayeux, nous la nommerons ainsi désormais, était née dans cette
maison que la femme de Dagobert occupait depuis plus de vingt ans;
la jeune fille avait été pour ainsi dire élevée avec Agricol et
Gabriel. Il y a de pauvres êtres fatalement voués au malheur: la
Mayeux avait une très jolie soeur, à qui Perrine Soliveau, leur
mère commune, veuve d'un petit commerçant ruiné, avait réservé son
aveugle et absurde tendresse, n'ayant pour sa fille disgraciée que
dédains et duretés; celle-ci venait pleurer auprès de Françoise,
qui la consolait, qui l'encourageait, et qui, pour la distraire le
soir à la veillée, lui montrait à lire et à coudre.

Habitués par l'exemple de leur mère à la commisération, au lieu
d'imiter les autres enfants, assez enclins à railler, à tourmenter
et souvent même à battre la petite Mayeux, Agricol et Gabriel
l'aimaient, la protégeaient, la défendaient.

Elle avait quinze ans et sa soeur Céphyse dix-sept ans lorsque
leur mère mourut, les laissant toutes deux dans une affreuse
misère. Céphyse était intelligente, active, adroite; mais, au
contraire de sa soeur, c'était une de ces natures vivaces,
remuantes, alertes, chez qui la vie surabonde, qui ont besoin
d'air, de mouvement, de plaisirs; bonne fille du reste, quoique
stupidement gâtée par sa mère, Céphyse écouta d'abord les sages
conseils de Françoise, se contraignit, se résigna, apprit à coudre
et travailla, comme sa soeur, pendant une année; mais, incapable
de résister plus longtemps aux atroces privations que lui imposait
l'effrayante modicité de son salaire, malgré son labeur assidu,
privations qui allaient jusqu'à endurer le froid et surtout la
faim, Céphyse, jeune, jolie, ardente, entourée de séductions et
d'offres brillantes... brillantes pour elle, car elles se
réduisaient à lui donner le moyen de manger à sa faim, de ne pas
souffrir du froid, d'être proprement vêtue, et de ne pas
travailler quinze heures par jour dans un taudis obscur et
malsain, Céphyse écouta les voeux d'un clerc d'avoué, qui
l'abandonna plus tard; alors elle se lia avec un commis marchand,
qu'à son tour, instruite par l'exemple, elle quitta pour un commis
voyageur... qu'elle délaissa pour d'autres favoris. Bref,
d'abandons en changements, au bout d'une ou deux années, Céphyse,
devenue l'idole d'un monde de grisettes, d'étudiants et de commis,
acquit une telle réputation dans les bals des barrières par son
caractère décidé, par son esprit vraiment original, par son ardeur
infatigable pour tous les plaisirs, et surtout par sa gaieté folle
et tapageuse, qu'elle fut unanimement surnommée la _Reine
Bacchanal_, et elle se montra de tous points digne de cette
étourdissante royauté.

Depuis cette bruyante intronisation, la pauvre Mayeux n'entendit
plus parler de sa soeur aînée qu'à de rares intervalles; elle la
regretta toujours et continua à travailler assidûment, gagnant à
grand-peine _quatre francs_ par semaine.

La jeune fille ayant appris de Françoise la couture du linge,
confectionnait de grosses chemises pour le peuple et pour l'armée;
on les lui payait _trois francs la douzaine;_ il fallait les
ourler, ajuster les cols, les échancrer, faire les boutonnières et
coudre les boutons: c'est donc tout au plus si elle parvenait, en
travaillant douze ou quinze heures par jour, à confectionner
quatorze ou seize chemises en huit jours... résultat de travail
qui lui donnait en moyenne un salaire de _quatre francs_ par
semaine! Et cette malheureuse fille ne se trouvait pas dans un cas
exceptionnel ou accidentel. Non... des milliers d'ouvrières
n'avaient pas alors, n'ont pas de nos jours un gain plus élevé. Et
cela parce que la rémunération du travail des femmes est d'une
injustice révoltante, d'une barbarie sauvage; on les paye deux
fois moins que les hommes qui s'occupent pareillement de couture,
tels que tailleurs, giletiers, gantiers etc., etc., cela, sans
doute, parce que les femmes travaillent autant qu'eux... cela,
sans doute, parce que les femmes sont faibles, délicates et que
souvent la maternité vient doubler leurs besoins.

La Mayeux vivait donc avec QUATRE FRANCS PAR SEMAINE.

Elle vivait... c'est-à-dire qu'en travaillant avec ardeur douze à
quinze heures chaque jour, elle parvenait à ne pas mourir tout de
suite de froid et de misère, tant elle endurait de cruelles
privations. Privations... non.

_Privation_ exprime mal ce dénuement continu, terrible, de tout
ce qui est absolument indispensable pour conserver au corps la
santé, la vie que Dieu lui a donnée, à savoir: un air et un abri
salubres, une nourriture saine et suffisante, un vêtement bien
chaud...

_Mortification _exprimerait mieux le manque complet de ces
choses essentiellement vitales, qu'une société équitablement
organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif
et probe, puisque la civilisation l'a dépossédé de tout droit au
sol, et qu'il naît avec ses bras pour tout patrimoine.

Le sauvage ne jouit pas des avantages de la civilisation, mais, du
moins, il a pour se nourrir les animaux des forêts, les oiseaux de
l'air, le poisson des rivières, les fruits de la terre, et, pour
s'abriter et se chauffer, les arbres des grands bois.

Le civilisé, déshérité de ces dons de Dieu, le civilisé, qui
regarde la propriété comme sainte et sacrée, peut donc en retour
de son rude labeur quotidien, qui enrichit le pays, peut donc
demander un salaire suffisant pour _vivre sainement_, mais rien de
plus, rien de moins. Car est-ce vivre que de se traîner sans cesse
sur cette limite extrême qui sépare la vie de la tombe et d'y
lutter contre le froid, la faim, la maladie?

Et pour montrer jusqu'où peut aller cette _mortification _que la
société impose inexorablement à des milliers d'êtres honnêtes et
laborieux, par son impitoyable insouciance de toutes les questions
qui touchent à une juste rémunération de travail, nous allons
constater de quelle façon une pauvre jeune fille peut exister avec
quatre francs par semaine.

Peut-être alors saura-t-on, du moins, gré à tant d'infortunées
créatures de supporter avec résignation cette horrible existence
qui leur donne juste assez de vie pour ressentir toutes les
douleurs de l'humanité.

Oui... vivre à ce prix... c'est de la vertu; oui, une société
ainsi organisée, qu'elle tolère ou qu'elle impose tant de misères,
perd le droit de blâmer les infortunées qui se vendent, non par
débauche, mais presque toujours parce qu'elles ont froid, parce
qu'elles ont faim.

Voici donc comment vivait cette jeune fille avec ses quatre francs
par semaine: 3 kilogrammes de pain, 2e qualité, 84 centimes. --
 Deux voies d'eau, 20 centimes. -- Graisse ou saindoux (le beurre
est trop cher), 50 centimes. -- Sel gris, 7 centimes. -- Un
boisseau de charbon, 40 centimes. -- Un litre de légumes secs, 30
centimes. -- 3 litres de pommes de terre, 20 centimes. --
 Chandelle, 33 centimes. -- Fil et aiguilles, 25 centimes. --
 Total: 3 francs 9 centimes.

Enfin, pour économiser le charbon, la Mayeux préparait une espèce
de soupe seulement deux ou trois fois au plus par semaine, dans un
poêlon, sur le carré du quatrième étage. Les deux autres jours,
elle la mangeait froide. Il restait donc à la Mayeux, pour se
loger, se vêtir et se chauffer, 91 centimes.

Par un rare bonheur, elle se trouvait dans une position
_exceptionnelle;_ afin de ne pas blesser sa délicatesse qui était
extrême, Agricol s'entendait avec le portier, et celui-ci avait
loué à la jeune fille, moyennant 12 francs par an, un cabinet dans
les combles, où il y avait juste la place d'un petit lit, d'une
chaise et d'une table; Agricol payait 18 francs, qui complétaient
les 30 francs, prix réel de la location du cabinet: il restait
donc à la Mayeux environ 1 franc 70 centimes par mois pour son
entretien.

Quant aux nombreuses ouvrières qui, ne gagnant pas plus que la
Mayeux, ne se trouvent pas dans une position aussi _heureuse_ que
la sienne, lorsqu'elles n'ont ni logis ni famille, elles achètent
un morceau de pain et quelque autre aliment pour leur journée, et,
moyennant un ou deux sous par nuit, elles partagent la couche
d'une compagne, dans une misérable chambre garnie où se trouvent
généralement cinq ou six lits, dont plusieurs sont occupés par des
hommes, ceux-ci étant les hôtes les plus nombreux.

Oui, et malgré l'horrible dégoût qu'une malheureuse fille honnête
et pure éprouve à cette communauté de demeure, il faut qu'elle s'y
soumette; un _logeur_ ne peut diviser sa maison en chambres
d'hommes et en chambres de femmes.

Pour qu'une ouvrière _puisse se mettre dans ses meubles_, si
misérable que soit son installation, il lui faut dépenser au moins
30 ou 40 francs comptants.

Or, comment prélever_ 30 ou 40 francs comptants_ sur un salaire de
4 ou 5 francs par semaine, qui suffit, on le répète, à peine à se
vêtir et à ne pas absolument mourir de faim?

Non, non, il faut que la malheureuse se résigne à cette répugnante
cohabitation; aussi, peu à peu, l'instinct de la pudeur s'émousse
forcément; ce sentiment de chasteté naturelle qui a pu jusqu'alors
la défendre contre les obsessions de la débauche... s'affaiblit
chez elle: dans le vice, elle ne voit plus qu'un moyen d'améliorer
un peu un sort intolérable... elle cède alors... et le premier
agioteur qui peut donner une gouvernante à ses filles s'exclame
sur la corruption, sur la dégradation des enfants du peuple.

Et encore l'existence de ces ouvrières, si pénible qu'elle soit,
est relativement _heureuse._

Et si l'ouvrage manque un jour, deux jours? Et si la maladie
vient? maladie presque toujours due à l'insuffisance ou à
l'insalubrité de la nourriture, au manque d'air, de soins, de
repos; maladie souvent assez énervante pour empêcher tout travail,
et pas assez dangereuse pour _mériter_ la faveur d'un lit dans un
hôpital... Alors, que deviennent ces infortunées? En vérité, la
pensée hésite à se reposer sur de si lugubres tableaux.

Cette insuffisance de salaires, source unique, effrayante de tant
de douleurs, de tant de vices souvent... cette insuffisance de
salaires est générale, surtout chez les femmes: encore une fois,
il ne s'agit pas ici de misères individuelles, mais d'une misère
qui atteint des classes entières. Le type que nous allons tâcher
de développer dans la Mayeux résume la condition morale et
matérielle de milliers de créatures humaines obligées de vivre à
Paris avec 4 francs par semaine.

La pauvre ouvrière, malgré les avantages qu'elle devait, sans le
savoir, à la générosité d'Agricol, vivait donc misérablement; sa
santé, déjà chétive, s'était profondément altérée à la suite de
tant de mortifications; pourtant, par un sentiment de délicatesse
extrême, et bien qu'elle ignorât le sacrifice fait pour elle par
Agricol, la Mayeux prétendait gagner un peu plus qu'elle ne
gagnait réellement, afin de s'épargner des offres de service qui
lui eussent été doublement pénibles, et parce qu'elle savait la
position gênée de Françoise et de son fils, et parce qu'elle se
fût sentie blessée dans sa susceptibilité naturelle, encore
exaltée par des chagrins et des humiliations sans nombre.

Mais, chose rare, ce corps difforme renfermait une âme aimante et
généreuse, un esprit cultivé... cultivé jusqu'à la poésie; hâtons-
nous d'ajouter que ce phénomène était dû à l'exemple d'Agricol
Baudoin, avec qui la Mayeux avait été élevée, et chez lequel
l'instinct poétique s'était naturellement révélé. La pauvre fille
avait été la première confidente des essais littéraires du jeune
forgeron; et lorsqu'il lui parla du charme, du délassement extrême
qu'il trouvait, après une dure journée de travail, dans la rêverie
poétique, l'ouvrière, douée d'un esprit naturel remarquable,
sentit à son tour de quelle ressource pourrait lui être cette
distraction, à elle toujours si solitaire, si dédaignée.

Un jour, au grand étonnement d'Agricol qui venait de lui lire une
pièce de vers, la bonne Mayeux rougit, balbutia, sourit
timidement, et enfin lui fit aussi sa confidence poétique. Les
vers manquaient sans doute de rythme, d'harmonie; mais ils étaient
simples, touchants comme une plainte sans amertume confiée au
coeur d'un ami...

Depuis ce jour, Agricol et elle se consultèrent, s'encouragèrent
mutuellement; mais, sauf lui, personne ne fut instruit des essais
poétiques de la Mayeux, qui, du reste, grâce à sa timidité
sauvage, passait pour sotte.

Il fallait que l'âme de cette infortunée fût grande et belle, car
jamais dans ses chants ignorés, il n'y eut un seul mot de colère
ou de haine contre le sort fatal dont elle était victime; c'était
une plainte triste, mais douce; désespérée, mais résignée:
c'étaient surtout des accents d'une tendresse infinie, d'une
sympathie douloureuse, d'une angélique charité pour tous les
pauvres êtres voués comme elle au double fardeau de la laideur et
de la misère.

Pourtant elle exprimait souvent une admiration naïve et sincère
pour la beauté, et cela toujours sans envie, sans amertume; elle
admirait la beauté comme elle admirait le soleil...

Mais, hélas!... il y eut bien des vers de la Mayeux qu'Agricol ne
connaissait pas et qu'il ne devait jamais connaître; le jeune
forgeron, sans être régulièrement beau, avait une figure mâle et
loyale, autant de bonté que de courage, un coeur noble, ardent,
généreux, un esprit peu commun, une gaieté douce et franche.

La jeune fille, élevée avec lui, l'aima comme peut aimer une
créature infortunée, qui, dans la crainte d'un ridicule atroce,
est obligée de cacher son amour au plus profond de son coeur...

Obligée à cette réserve, à cette dissimulation profonde, la Mayeux
ne chercha pas à fuir cet amour.

À quoi bon? Qui le saurait jamais?

Son affection fraternelle, bien connue pour Agricol, suffisait à
expliquer l'intérêt qu'elle lui portait; aussi n'était-on pas
surpris des mortelles angoisses de la jeune ouvrière, lorsqu'en
1830, après avoir intrépidement combattu, Agricol avait été
rapporté sanglant chez sa mère.

Enfin, trompé comme tous par l'apparence de ce sentiment, jamais
le fils de Dagobert n'avait soupçonné et ne devait soupçonner
l'amour de la Mayeux.

Telle était donc la jeune fille, pauvrement vêtue, qui entra dans
la chambre où Françoise s'occupait des préparatifs du souper de
son fils.

-- C'est toi, ma pauvre Mayeux, lui dit-elle; je ne t'ai pas vue
ce matin, tu n'as pas été malade?... Viens donc m'embrasser.

La jeune fille embrassa la mère d'Agricol et répondit:

-- J'avais un travail très pressé, madame Françoise; je n'ai pas
voulu perdre un moment, je vais descendre pour chercher du
charbon: n'avez-vous besoin de rien?

-- Non, mon enfant... merci... mais tu me vois bien inquiète...
Voilà huit heures et demie... Agricol n'est pas encore rentré...

Puis elle ajouta avec un soupir:

-- Il se tue de travail pour moi. Ah! je suis bien malheureuse, ma
pauvre Mayeux... mes yeux sont complètement perdus... au bout d'un
quart d'heure, ma vue se trouble... je n'y vois plus... plus du
tout... même à coudre ces sacs... Être à la charge de mon fils...
ça me désole.

-- Ah! madame Françoise, si Agricol vous entendait!...

-- Je le sais bien; le cher enfant ne songe qu'à moi... c'est ce
qui rend mon chagrin plus grand. Et puis enfin, je songe toujours
que, pour ne pas me quitter, il renonce à l'avantage que tous ses
camarades trouvent chez M. Hardy, son digne et excellent
bourgeois... Au lieu d'habiter ici sa triste mansarde, où il fait
à peine clair en plein midi, il aurait, comme les autres ouvriers
de l'établissement, et à peu de frais, une bonne chambre bien
claire, bien chauffée dans l'hiver, bien aérée dans l'été, avec
une vue sur les jardins, lui qui aime tant les arbres; sans
compter qu'il y a si loin d'ici à son atelier qui est situé hors
Paris, que c'est pour lui une fatigue de venir ici...

-- Mais il oublie cette fatigue-là en vous embrassant, madame
Baudoin; et puis il sait combien vous tenez à cette maison où il
est né... M. Hardy vous avait offert de venir vous établir au
Plessis, dans le bâtiment des ouvriers, avec Agricol.

-- Oui, mon enfant; mais il aurait fallu abandonner ma paroisse...
et je ne le pouvais pas.

-- Mais, tenez, madame Françoise, rassurez-vous, le voici... je
l'entends, dit la Mayeux en rougissant.

En effet, un chant plein, sonore et joyeux, retentit dans
l'escalier.

-- Qu'il ne me voie pas pleurer, au moins, dit la bonne mère en
essuyant ses yeux remplis de larmes, il n'a que cette heure de
repos et de tranquillité après son travail... que je ne la lui
rende pas du moins pénible.



III. Agricol Baudoin.

Le poète forgeron était un grand garçon de vingt-quatre ans
environ, alerte et robuste, au teint hâlé, aux cheveux et aux yeux
noirs, au nez aquilin, à la physionomie hardie, expressive et
ouverte; sa ressemblance avec Dagobert était d'autant plus
frappante qu'il portait, selon la mode d'alors, une épaisse
moustache brune, et que sa barbe, taillée en pointe, lui couvrait
le menton; ses joues étaient d'ailleurs rasées depuis l'angle de
la mâchoire jusqu'aux tempes; un pantalon de velours olive, une
blouse bleue bronzée à la fumée de la forge, une cravate
négligemment nouée autour de son cou nerveux, une casquette de
drap à courte visière, tel était le costume d'Agricol; la seule
chose qui contrastât singulièrement avec ces habits de travail
était une magnifique et large fleur d'un pourpre foncé, à pistils
d'un blanc d'argent, que le forgeron tenait à la main.

-- Bonsoir, bonne mère, dit-il en entrant et en allant aussitôt
embrasser Françoise.

Puis, faisant un signe de tête amical à la jeune fille, il ajouta:

-- Bonsoir, ma petite Mayeux.

-- Il me semble que tu es bien en retard, mon enfant, dit
Françoise en se dirigeant vers le petit poêle où était le modeste
repas de son fils; je commençais à m'inquiéter...

-- À t'inquiéter pour moi... ou pour mon souper, chère mère, dit
Agricol. Diable!... c'est que tu ne me pardonnerais pas de faire
attendre le bon petit repas que tu me prépares, et cela dans la
crainte qu'il fût moins bon... Gourmande... va!

Et ce disant, le forgeron voulut encore embrasser sa mère.

-- Mais finis donc, vilain enfant, tu vas me faire renverser le
poêlon.

-- Ça serait dommage, bonne mère, car ça embaume... Laissez-moi
voir ce que c'est...

-- Mais non... attends donc...

-- Je parie qu'il s'agit de certaines pommes de terre au lard que
j'adore.

-- Un samedi, n'est-ce pas? dit Françoise d'un ton de doux
reproche.

-- C'est vrai, dit Agricol en échangeant avec la Mayeux un sourire
d'innocente malice. Mais à propos de samedi, ajouta-t-il, tenez,
ma mère, voilà ma paye.

-- Merci, mon enfant, mets-la dans l'armoire.

-- Oui, ma mère.

-- Ah! mon Dieu! dit tout à coup la jeune ouvrière, au moment où
Agricol allait mettre son argent dans l'armoire, quelle belle
fleur tu as à la main, Agricol!... je n'en ai jamais vu de
pareille... et en plein hiver encore... Regardez donc, madame
Françoise.

-- Hein! ma mère, dit Agricol en s'approchant de sa mère pour lui
montrer la fleur de plus près, regardez, admirez, et surtout
sentez... car il est impossible de trouver une odeur plus douce,
plus agréable... c'est un mélange de vanille et de fleur
d'oranger[9].

-- C'est vrai, mon enfant, ça embaume. Mon Dieu! que c'est donc
beau! dit Françoise en joignant les mains avec admiration. Où as-
tu trouvé cela?

-- Trouvé, ma bonne mère? dit Agricol en riant. Diable! vous
croyez que l'on fait de ces trouvailles-là en venant de la
barrière du Maine à la rue Brise-Miche?

-- Et comment donc l'as-tu, alors? dit la Mayeux qui partageait la
curiosité de Françoise.

-- Ah! voilà... vous voudriez bien le savoir... eh bien, je vais
vous satisfaire... cela t'expliquera pourquoi je rentre si tard,
ma bonne mère... car autre chose encore m'a attardé; c'est
vraiment la soirée aux aventures... Je m'en revenais donc d'un bon
pas; j'étais déjà au coin de la rue de Babylone, lorsque j'entends
un petit jappement doux et plaintif, il faisait encore un peu
jour... je regarde... c'était la plus jolie petite chienne qu'on
puisse voir, grosse comme le poing; noire et feu, avec des soies
et des oreilles traînant jusque sur ses pattes.

-- C'était un chien perdu, bien sûr, dit Françoise.

-- Justement. Je prends donc la pauvre petite bête, qui se met à
me lécher les mains; elle avait autour du cou un large ruban de
satin rouge, noué avec une grosse bouffette; ça ne me disait pas
le nom de son maître; je regarde sous le ruban, et je vois un
petit collier fait de chaînettes d'or ou de vermeil, avec une
petite plaque... je prends une allumette chimique dans ma boîte à
tabac; je frotte, j'ai assez de clarté pour lire, et je lis:
LUTINE; _appartient à mademoiselle Adrienne de Cardoville, rue de
Babylone, numéro 7._

-- Heureusement tu te trouvais dans la rue, dit la Mayeux.

-- Comme tu dis; je prends la petite bête sous mon bras, je
m'oriente, j'arrive le long d'un grand mur de jardin qui n'en
finissait pas, et je trouve enfin la porte d'un petit pavillon qui
dépend sans doute d'un grand hôtel situé à l'autre bout du mur du
parc, car ce jardin a l'air d'un parc... je regarde en l'air et je
vois le numéro 7, fraîchement peint au-dessus d'une petite porte à
guichet; je sonne; au bout de quelques instants passés sans doute
à m'examiner, car il me semble avoir vu deux yeux à travers le
grillage du guichet, on m'ouvre... À partir de maintenant... vous
n'allez plus me croire...

-- Pourquoi donc, mon enfant?

-- Parce que j'aurai l'air de vous faire un conte de fées.

-- Un conte de fées? dit la Mayeux.

-- Absolument, car je suis encore tout ébloui, tout émerveillé de
ce que j'ai vu... c'est comme le vague souvenir d'un rêve.

-- Voyons donc, voyons donc, dit la bonne mère, si intéressée
qu'elle ne s'apercevait pas que le souper de son fils commençait à
répandre une légère odeur de brûlé.

-- D'abord, reprit le forgeron en souriant de l'impatiente
curiosité qu'il inspirait, c'est une jeune demoiselle qui m'ouvre
mais si jolie, mais si coquettement et si gracieusement habillée,
qu'on eût dit un charmant portrait des temps passés; je n'avais
pas dit un mot qu'elle s'écrie: «Ah! mon Dieu, monsieur, c'est
Lutine; vous l'avez trouvée, vous la rapportez; combien
mademoiselle Adrienne va être heureuse! venez tout de suite,
venez; elle regretterait trop de n'avoir pas eu le plaisir de vous
remercier elle-même.» Et sans me laisser le temps de répondre,
cette jeune fille me fait signe de la suivre... Dame, ma bonne
mère, vous raconter ce que j'ai pu voir de magnificences en
traversant un petit salon à demi éclairé qui embaumait, ça me
serait impossible, la jeune fille marchait trop vite. Une porte
s'ouvre: ah! c'était bien autre chose! C'est alors que j'ai eu un
tel éblouissement, que je ne me rappelle rien qu'une espèce de
miroitement d'or, de lumière, de cristal et de fleurs, et, au
milieu de ce scintillement, une jeune demoiselle d'une beauté, oh!
d'une beauté idéale... mais elle avait les cheveux roux ou plutôt
brillants comme de l'or... C'était charmant; je n'ai de ma vie vu
de cheveux pareils!... Avec ça, des yeux noirs, des lèvres rouges
et une blancheur éclatante, c'est tout ce que je me rappelle...
car, je vous le répète, j'étais si surpris, si ébloui, que je
voyais comme à travers un voile... «Mademoiselle, dit la jeune
fille, que je n'aurais jamais prise pour une femme de chambre,
tant elle était élégamment vêtue, voilà Lutine, monsieur l'a
trouvée, il la rapporte. Ah! monsieur, me dit d'une voix douce et
argentine la demoiselle aux cheveux dorés, que de remerciements
j'ai à vous faire!... Je suis follement attachée à Lutine...»
Puis, jugeant sans doute à mon costume qu'elle pouvait ou qu'elle
devait peut-être me remercier autrement que par des paroles, elle
prit une petite bourse de soie à côté d'elle et me dit, je dois
l'avouer, avec hésitation: «Sans doute, monsieur, cela vous a
dérangé de me rapporter Lutine, peut-être avez-vous perdu un temps
précieux pour vous... permettez-moi...» et elle avança la bourse.

-- Ah! Agricol, dit tristement la Mayeux, comme on se méprenait!

-- Attends la fin... et tu lui pardonneras à cette demoiselle.
Voyant sans doute d'un clin d'oeil à ma mine que l'offre de la
bourse m'avait vivement blessé, elle prend dans un magnifique vase
de porcelaine placé à côté d'elle cette superbe fleur, et,
s'adressant à moi avec un accent rempli de grâce et de bonté, qui
laissait deviner qu'elle regrettait de m'avoir choqué, elle me
dit: «Au moins, monsieur, vous accepterez cette fleur...»

-- Tu as raison, Agricol, dit la Mayeux en souriant avec
mélancolie; il est impossible de mieux réparer une erreur
involontaire.

-- Cette digne demoiselle, dit Françoise en essuyant ses yeux,
comme elle devinait bien mon Agricol!

-- N'est-ce pas, ma mère? Mais au moment où je prenais la fleur
sans oser lever les yeux, car, quoique je ne sois pas timide, il y
avait dans cette demoiselle, malgré sa bonté, quelque chose qui
m'imposait, une porte s'ouvre, et une autre belle jeune fille,
grande et brune, mise d'une façon bizarre et élégante, dit à la
demoiselle rousse: «Mademoiselle, il est là...» Aussitôt elle se
lève et me dit: «Mille pardons, monsieur, je n'oublierai jamais
que je vous ai dû un vif mouvement de plaisir... Veuillez, je vous
en prie, en toute circonstance, vous rappeler mon adresse et mon
nom, Adrienne de Cardoville.» Là-dessus elle disparaît. Je ne
trouve pas un mot à répondre; la jeune fille me reconduit, me fait
une jolie petite révérence à la porte, et me voilà dans la rue de
Babylone, aussi ébloui, aussi étonné, je vous le répète, que si je
sortais d'un palais enchanté...

-- C'est vrai, mon enfant, ça a l'air d'un conte de fées; n'est-ce
pas, ma pauvre Mayeux?

-- Oui, madame Françoise, dit la jeune fille d'un ton distrait et
rêveur qu'Agricol ne remarqua pas.

-- Ce qui m'a touché, reprit-il, c'est que cette demoiselle, toute
ravie qu'elle était de revoir sa petite bête, et loin de m'oublier
pour elle, comme tant d'autres l'auraient fait à sa place, ne s'en
est pas occupée devant moi; cela annonce du coeur et de la
délicatesse, n'est-ce pas, Mayeux? Enfin, je crois cette
demoiselle si bonne, si généreuse, que dans une circonstance
importante je n'hésiterais pas à m'adresser à elle...

-- Oui... tu as raison, répondit la Mayeux, de plus en plus
distraite.

La pauvre fille souffrait amèrement... Elle n'éprouvait aucune
haine, aucune jalousie contre cette jeune personne inconnue, qui
par sa beauté, par son opulence, par la délicatesse de ses
procédés, semblait appartenir à une sphère tellement haute et
éblouissante, que la vue de la Mayeux ne pouvait pas seulement y
atteindre... mais, faisant involontairement un douloureux retour
sur elle-même, jamais peut-être l'infortunée n'avait plus
cruellement ressenti le poids de la laideur et de la misère... Et
pourtant telle était l'humble et douce résignation de cette noble
créature, que la seule chose qui l'eût un instant indisposée
contre Adrienne de Cardoville avait été l'offre d'une bourse à
Agricol; mais la façon charmante dont la jeune fille avait réparé
cette erreur touchait profondément la Mayeux... Cependant son
coeur se brisait; cependant elle ne pouvait retenir ses larmes en
contemplant cette magnifique fleur si brillante, si parfumée, qui,
donnée par une main charmante, devait être si précieuse à Agricol.

-- Maintenant, ma mère, reprit en riant le jeune forgeron, qui ne
s'était pas aperçu de la pénible émotion de la Mayeux, vous avez
mangé votre pain blanc le premier en fait d'histoires. Je viens de
vous dire une des causes de mon retard... Voici l'autre... Tout à
l'heure... en entrant, j'ai rencontré le teinturier au bas de
l'escalier; il avait les bras d'un vert-lézard superbe: il
m'arrête et il me dit d'un air tout effaré qu'il avait cru voir un
homme assez bien mis rôder autour de la maison comme s'il
espionnait... «Eh bien! qu'est-ce que ça vous fait, père Loriot?
lui ai-je dit. Est-ce que vous avez peur qu'on surprenne votre
secret de faire ce beau vert dont vous êtes ganté jusqu'au coude?»

-- Qu'est-ce que ça peut être, en effet, que cet homme, Agricol?
dit Françoise.

-- Ma foi, ma mère, je n'en sais rien, et je ne m'en occupe guère;
j'ai engagé le père Loriot, qui est bavard comme un geai, à
retourner à sa cuve, vu que d'être espionné devait lui importer
aussi peu qu'à moi...

En disant ces mots, Agricol alla déposer le petit sac de cuir qui
contenait sa paye dans le tiroir du milieu de l'armoire.

Au moment où Françoise posait son poêlon sur un coin de la table,
la Mayeux, sortant de sa rêverie, remplit une cuvette d'eau et
vint l'apporter au jeune forgeron, en lui disant d'une voix douce
et timide:

-- Agricol, pour tes mains.

-- Merci, ma petite Mayeux... Es-tu gentille!...

Puis, avec l'accent, le mouvement les plus naturels du monde, il
ajouta:

-- Tiens, voilà ma belle fleur pour ta peine.

-- Tu me la donnes!... s'écria l'ouvrière d'une voix altérée,
pendant qu'un vif incarnat colorait son pâle et intéressant
visage, tu me la donnes... cette superbe fleur... que cette
demoiselle si belle, si riche, si bonne, si gracieuse t'a
donnée...

Et la pauvre Mayeux répéta avec une stupeur croissante:

-- Tu me la donnes!!!...

-- Que diable veux-tu que j'en fasse!... que je la mette sur mon
coeur!... que je la fasse monter en épingle! dit Agricol en riant.
J'ai été très sensible, il est vrai, à la manière charmante dont
cette demoiselle m'a remercié. Je suis ravi de lui avoir retrouvé
sa petite chienne, et très heureux de te donner cette fleur,
puisqu'elle te fait plaisir... Tu vois que la journée a été
bonne...

Et ce disant, pendant que la Mayeux recevait la fleur en tremblant
de bonheur, d'émotion, de surprise, le jeune forgeron s'occupa de
se laver les mains, si noircies de limaille de fer et de fumée de
charbon, qu'en un instant l'eau limpide devint noire. Agricol
montrant du coin de l'oeil cette métamorphose à la Mayeux, lui dit
tout bas en riant:

-- Voilà de l'encre économique pour nous autres barbouilleurs de
papier... Hier, j'ai fini des vers dont je ne suis pas trop
mécontent; je te lirai ça.

En parlant ainsi, Agricol essuya naïvement ses mains au devant de
sa blouse, pendant que la Mayeux reportait la cuvette sur la
commode, et posait religieusement sa belle fleur sur un des côtés
de la cuvette.

-- Tu ne peux pas me demander une serviette? dit Françoise à son
fils en haussant les épaules. Essuyer tes mains à ta blouse!

-- Elle est incendiée toute la journée par le feu de la forge...
ça ne lui fait pas de mal d'être rafraîchie le soir. Hein! suis-je
désobéissant, ma bonne mère!... Gronde-moi donc... si tu l'oses...
voyons.

Pour toute réponse, Françoise prit entre ses mains la tête de son
fils, cette tête si belle de franchise, de résolution et
d'intelligence, le regarda un moment avec un orgueil maternel, et
le baisa vivement au front à plusieurs reprises.

-- Voyons, assieds-toi... tu restes debout toute la journée à ta
forge... et il est tard.

-- Bien... ton fauteuil... notre querelle de tous les soirs va
recommencer; ôte-toi de là, je serai aussi bien sur une chaise...

-- Pas du tout, c'est bien le moins que tu te délasses après un
travail si rude.

-- Ah! quelle tyrannie, ma pauvre Mayeux... dit gaiement Agricol
en s'asseyant; du reste... je fais le bon apôtre, mais je m'y
trouve parfaitement bien, dans ton fauteuil; depuis que je me suis
gobergé sur le trône des Tuileries, je n'ai jamais été mieux assis
de ma vie.

Françoise Baudoin, debout d'un côté de la table, coupait un
morceau de pain pour son fils; de l'autre côté, la Mayeux prit la
bouteille et lui versa à boire dans le gobelet d'argent: il y
avait quelque chose de touchant dans l'empressement attentif de
ces deux excellentes créatures pour celui qu'elles aimaient si
tendrement.

-- Tu ne veux pas souper avec moi? dit Agricol à la Mayeux.

-- Merci, Agricol, dit la couturière en baissant les yeux; j'ai
dîné tout à l'heure.

-- Oh! ce que je t'en disais, c'était pour la forme, car tu as tes
manies, et pour rien au monde tu ne mangerais avec nous... C'est
comme ma mère, elle préfère dîner toute seule... de cette manière-
là elle se prive sans que je le sache...

-- Mais, mon Dieu, non, mon cher enfant... c'est que cela convient
mieux à ma santé... de dîner de très bonne heure... Eh bien!
trouves-tu cela bon?

-- Bon?... mais dites donc excellent... c'est de la merluche aux
navets... et je suis fou de la merluche: j'étais né pour être
pêcheur à Terre-Neuve.

Le digne garçon trouvait au contraire assez peu restaurant, après
une rude journée de travail, ce fade ragoût, qui avait même
quelque peu brûlé pendant son récit; mais il savait rendre sa mère
si contente _en faisant maigre, _sans trop se plaindre, qu'il eut
l'air de savourer ce poisson avec sensualité; aussi la bonne femme
ajouta d'un air satisfait:

-- Oh!... on voit bien que tu t'en régales, mon cher enfant:
vendredi et samedi prochains, je t'en ferai encore.

-- Bien, merci, ma mère... seulement, n'en faites pas deux jours
de suite, je me blaserais... Ah ça! maintenant, parlons de ce que
nous ferons demain pour notre dimanche. Il faut nous amuser
beaucoup; depuis quelques jours, je te trouve triste, chère
mère... et je n'entends pas cela... Je me figure alors que tu n'es
pas contente de moi.

-- Oh! mon cher enfant... toi... le modèle des...

-- Bien! bien! Alors prouve-moi que tu es heureuse en prenant un
peu de distraction. Peut-être aussi mademoiselle nous fera-t-elle
l'honneur de nous accompagner comme la dernière fois, dit Agricol
en s'inclinant devant la Mayeux.

Celle-ci rougit, baissa les yeux; sa figure prit une expression de
douloureuse amertume, et elle ne répondit pas.

-- Mon enfant, j'ai mes offices toute la journée... tu sais bien,
dit Françoise à son fils.

-- À la bonne heure; eh bien, le soir?... Je ne te proposerai pas
d'aller au spectacle; mais on dit qu'il y a un faiseur de tours de
gobelets très amusant.

-- Merci, mon enfant; c'est toujours un spectacle...

-- Ah! ma bonne mère, ceci est de l'exagération.

-- Mon pauvre enfant, est-ce que j'empêche jamais les autres de
faire ce qui leur plaît?

-- C'est juste... pardon, ma mère; eh bien, s'il fait beau, nous
irons tout bonnement nous promener sur les boulevards avec cette
pauvre Mayeux; voilà près de trois mois qu'elle n'est pas sortie
avec nous... car sans nous... elle ne sort pas...

-- Non, sors seul, mon enfant... fais ton dimanche, c'est bien le
moins.

-- Voyons ma bonne Mayeux, aide-moi donc à décider ma mère.

-- Tu sais, Agricol, dit la couturière en rougissant et en
baissant les yeux, tu sais que je ne dois plus sortir avec toi et
ta mère...

-- Et pourquoi, mademoiselle?... Pourrait-on sans indiscrétion
vous demander la cause de ce refus? dit gaiement Agricol.

La jeune fille sourit tristement, et lui répondit:

-- Parce que je ne veux plus jamais t'exposer à avoir une querelle
à cause de moi, Agricol...

-- Ah!... pardon... pardon, dit le forgeron d'un air sincèrement
peiné; et il se frappa le front avec impatience.

Voici à quoi la Mayeux faisait allusion:

Quelquefois, bien rarement, car elle y mettait la plus excessive
discrétion la pauvre fille avait été se promener avec Agricol et
sa mère; pour la couturière ça avait été des fêtes sans pareilles,
elle avait veillé bien des nuits, jeûné bien des jours pour
pouvoir s'acheter un bonnet passable et un petit châle, afin de ne
pas faire honte à Agricol et à sa mère; ces cinq ou six
promenades, faites au bras de celui qu'elle idolâtrait en secret,
avaient été les seuls jours de bonheur qu'elle eût jamais connus.
Lors de leur dernière promenade, un homme brutal et grossier
l'avait coudoyée si rudement que la pauvre fille n'avait pu
retenir un léger cri de douleur... auquel cri cet homme avait
répondu... «Tant pis pour toi, mauvaise bossue!» Agricol était,
comme son père, doué de cette bonté patiente que la force et le
courage donnent aux coeurs généreux; mais il était d'une grande
violence lorsqu'il s'agissait de châtier une lâche insulte. Irrité
de la méchanceté, de la grossièreté de cet homme, Agricol avait
quitté le bras de sa mère pour appliquer à ce brutal, qui était de
son âge, de sa taille et de sa force, les deux meilleurs soufflets
que jamais large et robuste main de forgeron ait appliqués sur une
face humaine; le brutal voulu riposter, Agricol redoubla la
correction, à la grande satisfaction de la foule; et l'autre
disparut au milieu des huées. C'est cette aventure que la pauvre
Mayeux venait de rappeler en disant qu'elle ne voulait plus sortir
avec Agricol, afin de lui épargner toute querelle à son sujet.

On conçoit le regret du forgeron d'avoir involontairement réveillé
le souvenir de cette pénible circonstance... hélas! plus pénible
encore pour la Mayeux que ne pouvait le supposer Agricol, car elle
l'aimait passionnément... et elle avait été cause de cette
querelle par une infirmité ridicule. Agricol, malgré sa force et
sa résolution, avait une sensibilité d'enfant; en songeant à ce
que ce souvenir devait avoir de douloureux pour la jeune fille,
une grosse larme lui vint aux yeux, et lui tendant fraternellement
les bras, il lui dit:

-- Pardonne-moi ma sottise, viens m'embrasser... Et il appuya deux
bons baisers sur les joues pâles et amaigries de la Mayeux. À
cette cordiale étreinte, les lèvres de la jeune fille blanchirent,
et son pauvre coeur battit si violemment qu'elle fut obligée de
s'appuyer à l'angle de la table.

-- Voyons, tu me pardonnes, n'est-ce pas? lui dit Agricol.

-- Oui, oui, dit-elle en cherchant à vaincre son émotion; pardon,
à mon tour, de ma faiblesse... mais le souvenir de cette querelle
me fait mal... j'étais si effrayée pour toi!... Si la foule avait
pris le parti de cet homme...

-- Hélas! mon Dieu! dit Françoise en venant en aide à la Mayeux
sans le savoir, de ma vie je n'ai eu si grand'peur!

-- Oh! quant à ça... ma chère mère... reprit Agricol, afin de
changer le sujet de cette conversation désagréable pour lui et
pour la couturière, toi, la femme d'un soldat... d'un ancien
grenadier à cheval de la garde impériale... tu n'es guère crâne...
Oh! brave père!... Non... tiens... vois-tu... je ne veux pas
penser qu'il arrive... ça me met trop... sens dessus dessous...

-- Il arrive... dit Françoise en soupirant, Dieu le veuille!...

-- Comment, ma mère, Dieu le veuille!... Il faudra bien, pardieu,
qu'il le veuille... tu as fait dire assez de messes pour ça...

-- Agricol... mon enfant, dit Françoise en interrompant son fils
et en secouant la tête avec tristesse, ne parle pas ainsi... et
puis, il s'agit de ton père...

-- Allons... bien... j'ai de la chance ce soir. À ton tour
maintenant. Ah çà! je deviens décidément bête ou fou... Pardon, ma
mère... je n'ai que ce mot-là à la bouche ce soir; pardon... vous
savez bien que quand je m'échappe à propos de certaines choses...
c'est malgré moi, car je sais la peine que je vous cause.

-- Ce n'est pas moi... que tu offenses, mon pauvre cher enfant.

-- Ça revient au même, car je ne sais rien de pis que d'offenser
sa mère... Mais quant à ce que je te disais de la prochaine
arrivée de mon père... il n'y a pas à en douter...

-- Mais depuis quatre mois... nous n'avons pas reçu de lettre.

-- Rappelle-toi, ma mère, dans cette lettre qu'il dictait, parce
que, nous disait-il avec sa franchise de soldat, s'il lisait
passablement, il n'en allait pas de même de l'écriture; dans cette
lettre il nous disait de ne pas nous inquiéter de lui, qu'il
serait à Paris à la fin de janvier et que, trois ou quatre jours
avant son arrivée, il nous ferait savoir par quelle barrière il
arriverait, afin que j'aille l'y chercher.

-- C'est vrai, mon enfant... et pourtant nous voici au mois de
février, et rien encore...

-- Raison de plus pour que nous ne l'attendions pas longtemps; je
vais même plus loin, je ne serais pas étonné que ce bon Gabriel
arrivât à peu près à cette époque-ci... sa dernière lettre
d'Amérique me le faisait espérer. Quel bonheur... ma mère, si
toute la famille était réunie!

-- Que Dieu t'entende, mon enfant!... ce sera un beau jour pour
moi...

-- Et ce jour-là arrivera bientôt, croyez-moi. Avec mon père...
pas de nouvelles... bonnes nouvelles...

-- Te rappelles-tu bien ton père, Agricol? dit la Mayeux.

-- Ma foi! pour être juste, ce que je me rappelle surtout, c'est
son grand bonnet à poil et ses moustaches qui me faisaient une
peur du diable. Il n'y avait que le ruban rouge de la croix sur
les revers blancs de son uniforme et la brillante poignée de son
sabre qui me raccommodassent un peu avec lui, n'est-ce pas, ma
mère!... Mais qu'as-tu donc!... tu pleures.

-- Hélas! pauvre Baudoin... il a dû tant souffrir depuis qu'il est
séparé de nous! À son âge, soixante ans passés... Ah! mon cher
enfant... mon coeur se fend quand je pense qu'il va ne faire,
peut-être, que changer de misère.

-- Que dites-vous!...

-- Hélas! je ne gagne rien...

-- Eh bien! et moi donc! Est-ce que ne voilà pas une chambre pour
lui et pour toi, une table pour lui et pour toi!... Seulement, ma
bonne mère, puisque nous parlons ménage, ajouta le forgeron en
donnant à sa voix une nouvelle expression de tendresse afin de ne
pas choquer sa mère... laisse-moi te dire une chose: lorsque mon
père sera revenu ainsi que Gabriel, tu n'auras pas besoin de faire
dire des messes ni de faire brûler des cierges pour eux, n'est-ce
pas! Eh bien, grâce à cette économie-là... le brave père pourra
avoir sa bouteille de vin tous les jours et du tabac pour fumer sa
pipe... Puis, les dimanches, nous lui ferons faire un bon petit
dîner chez le traiteur.

Quelques coups frappés à la porte interrompirent Agricol.

-- Entrez! dit-il.

Mais au lieu d'entrer, la personne qui venait de frapper ne fit
qu'entrebâiller la porte, et l'on vit un bras et une main d'un
vert splendide faire des signes d'intelligence au forgeron.

-- Tiens, c'est le père Loriot... le modèle des teinturiers, dit
Agricol; entrez donc, ne faites pas de façons, père Loriot.

-- Impossible, mon garçon, je ruisselle de teinture de la tête aux
pieds... Je mettrais au vert tout le carreau de Mme Françoise.

-- Tant mieux, ça aura l'air d'un pré, moi qui adore la campagne!

-- Sans plaisanterie, Agricol, il faut que je vous parle tout de
suite.

-- Est-ce à propos de l'homme qui nous espionne? Rassurez-vous
donc, qu'est-ce que ça nous fait?

-- Non, il me semble qu'il est parti, ou plutôt le brouillard est
si épais, que je ne le vois plus... mais ce n'est pas ça... venez
donc vite... C'est... c'est pour une affaire importante, ajouta le
teinturier d'un air mystérieux, une affaire qui ne regarde que
vous seul.

-- Que moi seul? dit Agricol en se levant assez surpris; qu'est-ce
que ça peut être?

-- Va donc voir, mon enfant, dit Françoise.

-- Oui, ma mère; mais que le diable m'emporte si j'y comprends
quelque chose!

Et le forgeron sortit, laissant sa mère seule avec la Mayeux.



IV. Le retour.

Cinq minutes après être sorti, Agricol rentra; ses traits étaient
pâles, bouleversés, ses yeux remplis de larmes, ses mains
tremblantes; mais sa figure exprimait un bonheur, un
attendrissement extraordinaires. Il resta un moment devant la
porte, comme si l'émotion l'eût empêché de s'approcher de sa
mère...

La vue de Françoise était si affaiblie, qu'elle ne s'aperçut pas
d'abord du changement de physionomie de son fils.

-- Eh bien, mon enfant, qu'est-ce que c'est? lui demanda-t-elle.

Avant que le forgeron eût répondu, la Mayeux, plus clairvoyante,
s'écria:

-- Mon Dieu!... Agricol... qu'y a-t-il? comme tu es pâle!...

-- Ma mère, dit alors l'artisan d'une voix altérée en allant
précipitamment auprès de Françoise sans répondre à Mayeux, ma
mère, il faut vous attendre à quelque chose qui va bien vous
étonner... Promettez-moi d'être raisonnable.

-- Que veux-tu dire?... comme tu trembles!... regarde-moi! Mais la
Mayeux a raison... tu es bien pâle!...

-- Ma bonne mère... et Agricol, se mettant à genoux devant
Françoise, prit ses deux mains dans les siennes, il faut... vous
ne savez pas... mais...

Le forgeron ne put achever; des pleurs de joie entrecoupaient sa
voix.

-- Tu pleures... mon cher enfant... Mais, mon Dieu! qu'y a-t-il
donc? Tu me fais peur...

-- Peur... oh! non... au contraire! dit Agricol, en essuyant ses
yeux; vous allez être bien heureuse... Mais, encore une fois, il
faut être raisonnable... parce que la trop grande joie fait autant
mal que le trop grand chagrin...

-- Comment?

-- Je vous le disais bien... moi, qu'il arriverait...

-- Ton père!!! s'écria Françoise.

Elle se leva de son fauteuil. Mais sa surprise, son émotion,
furent si vives, qu'elle mit une main sur son coeur pour en
comprimer les battements... puis elle se sentit faiblir. Son fils
la soutint et l'aida à se rasseoir. La Mayeux s'était jusqu'alors
discrètement tenue à l'écart pendant cette scène, qui absorbait
complètement Agricol et sa mère; mais elle s'approcha timidement,
pensant qu'elle pouvait être utile, car les traits de Françoise
s'altéraient de plus en plus.

-- Voyons, du courage, ma mère, reprit le forgeron: maintenant le
coup est porté... il ne vous reste plus qu'à jouir du bonheur de
revoir mon père.

-- Mon pauvre Baudoin!... après dix-huit ans d'absence... je ne
peux pas y croire, reprit Françoise en fondant en larmes. Est-ce
bien vrai, mon Dieu, est-ce bien vrai?...

-- Cela est si vrai, que si vous me promettiez de ne pas trop vous
émouvoir... je vous dirais quand vous le verrez.

-- Oh! bientôt... n'est-ce pas?

-- Oui... bientôt.

-- Mais quand arrivera-t-il?

-- Il peut arriver d'un moment à l'autre... demain... aujourd'hui
peut-être.

-- Aujourd'hui?

-- Eh bien, oui, ma mère... il faut enfin vous le dire... il
arrive... il est arrivé...

-- Il est... il est... Et Françoise, balbutiant, ne put achever.

-- Tout à l'heure il était en bas; avant de monter, il avait prié
le teinturier de venir m'avertir, afin que je te prépare à le
voir... car ce brave père craignait qu'une surprise trop brusque
ne te fit mal...

-- Oh! mon Dieu...

-- Et maintenant, s'écria le forgeron avec une explosion de
bonheur indicible, il est là... il attend... Ah! ma mère... je n'y
tiens plus, depuis dix minutes le coeur me bat à me briser la
poitrine.

Et s'élançant vers la porte, il ouvrit. Dagobert, tenant Rose et
Blanche par la main, parut sur le seuil... Au lieu de se jeter
dans les bras de son mari... Françoise tomba à genoux... et pria.
Élevant son âme à Dieu, elle le remerciait avec une profonde
gratitude d'avoir exaucé ses voeux, ses prières, et ainsi
récompensé ses offrandes. Pendant une seconde, les auteurs de
cette scène restèrent silencieux, immobiles. Agricol, par un
sentiment de respect et de délicatesse qui luttait à grand'peine
contre l'impétueux élan de sa tendresse, n'osait pas se jeter au
cou de Dagobert: il attendait avec une impatience à peine contenue
que sa mère eût terminé sa prière.

Le soldat éprouvait le même sentiment que le forgeron; tous deux
se comprirent: le premier regard que le père et le fils
échangèrent exprima leur tendresse, leur vénération pour cette
excellente femme, qui, dans la préoccupation de sa religieuse
ferveur, oubliait un peu trop la créature pour le Créateur.

Rose et Blanche, interdites, émues, regardaient avec intérêt cette
femme agenouillée, tandis que la Mayeux, versant silencieusement
des larmes de joie à la pensée du bonheur d'Agricol, se retirait
dans le coin le plus obscur de la chambre, se sentant étrangère et
nécessairement oubliée au milieu de cette réunion de famille.

Françoise se releva et fit un pas vers son mari, qui la reçut dans
ses bras. Il y eut un moment de silence solennel. Dagobert et
Françoise ne se dirent pas un mot; on entendit quelques soupirs
entrecoupés de sanglots, d'aspirations de joie... Et lorsque les
deux vieillards redressèrent la tête, leur physionomie était
calme, radieuse, sereine... car la satisfaction complète des
sentiments simples et purs ne laisse jamais après soi une
agitation fébrile et violente.

-- Mes enfants, dit le soldat d'une voix émue, en montrant aux
orphelines Françoise, qui, sa première émotion passée, les
regardait avec étonnement, c'est ma bonne et digne femme... Elle
sera pour les filles du général Simon ce que j'ai été moi-même...

-- Alors, madame, vous nous traiterez comme vos enfants, dit Rose
en s'approchant de Françoise avec sa soeur.

-- Les filles du général Simon!... s'écria la femme de Dagobert,
de plus en plus surprise.

-- Oui, ma bonne Françoise, ce sont elles... et je les amène de
loin... non sans peine... Je te conterai tout cela plus tard.

-- Pauvres petites... on dirait deux anges tout pareils, dit
Françoise en contemplant les orphelines avec autant d'intérêt que
d'admiration.

-- Maintenant... à nous deux... dit Dagobert en se retournant vers
son fils.

-- Enfin! s'écria celui-ci. Il faut renoncer à peindre la folle
joie de Dagobert et de son fils, la tendre fureur de leurs
embrassements, que le soldat interrompit pour regarder Agricol
bien en face, en appuyant ses mains sur les larges épaules du
jeune forgeron pour mieux admirer son mâle et franc visage, sa
taille svelte et robuste; après quoi il l'étreignait de nouveau
contre sa poitrine en disant:

-- Est-il beau garçon!... est-il bien bâti! a-t-il l'air bon!...
La Mayeux, toujours retirée dans un coin de la chambre, jouissait
du bonheur d'Agricol; mais elle craignait que sa présence,
jusqu'alors inaperçue, ne fût indiscrète. Elle eût bien désiré
s'en aller sans être remarquée; mais elle ne le pouvait pas.
Dagobert et son fils cachaient presque entièrement la porte, elle
resta donc, ne pouvait détacher ses yeux des deux charmants
visages de Rose et de Blanche. Elle n'avait jamais rien vu de plus
joli au monde, et la ressemblance extraordinaire des jeunes filles
entre elles augmentait encore sa surprise; puis enfin leurs
modestes vêtements de deuil semblaient annoncer qu'elles étaient
pauvres, et involontairement la Mayeux se sentait encore plus de
sympathie pour elles.

-- Chères enfants! elles ont froid, leurs petites mains sont
glacées, et malheureusement le poêle est éteint... dit Françoise.

Et elle cherchait à réchauffer dans les siennes les mains des
orphelines, pendant que Dagobert et son fils se livraient à un
épanchement de tendresse si longtemps contenu...

Aussitôt que Françoise eut dit que le poêle était éteint, la
Mayeux, empressée de se rendre utile pour faire excuser sa
présence, peut-être inopportune, courut au petit cabinet où
étaient renfermés le charbon et le bois, en prit quelques menus
morceaux, et revint s'agenouiller près du poêle en fonte, et à
l'aide de quelque peu de braise cachée sous la cendre, parvint à
rallumer le feu, qui bientôt _tira_ et _gronda_, pour se servir
des expressions consacrées; puis, remplissant une cafetière d'eau,
elle la plaça dans la cavité du poêle, pensant à la nécessité de
quelque breuvage chaud pour les jeunes filles. La Mayeux s'occupa
de ces soins avec si peu de bruit, avec tant de célérité, on
pensait naturellement si peu à elle au milieu des vives émotions
de cette soirée, que Françoise, tout occupée de Rose et de
Blanche, ne s'aperçut du flamboiement du poêle qu'à la douce
chaleur qu'il rendit, et bientôt après au frémissement de l'eau
bouillante dans la cafetière. Ce phénomène d'un feu qui se
rallumait de lui-même n'étonna pas en ce moment la femme de
Dagobert, complètement absorbée par la pensée de savoir comment
elle logerait les deux jeunes filles, car, on le sait, le soldat
n'avait pas cru devoir la prévenir de leur arrivée.

Tout à coup trois ou quatre aboiements sonores retentirent
derrière la porte.

-- Tiens... c'est mon vieux Rabat-Joie, dit Dagobert en allant
ouvrir à son chien, il demande à entrer pour connaître aussi la
famille.

Rabat-Joie entra en bondissant; au bout d'une seconde il fut,
ainsi qu'on le dit vulgairement, _comme chez lui._ Après avoir
frotté son long museau sur la main de Dagobert, il alla tour à
tour faire fête à Rose et à Blanche, à Françoise, à Agricol; puis,
voyant qu'on faisait peu d'attention à lui, il avisa la Mayeux,
qui se tenait timidement dans un coin obscur de la chambre:
mettant alors en action cet autre dicton populaire: _Les amis de
nos amis sont nos amis, _Rabat-Joie vint lécher les mains de la
jeune ouvrière oubliée de tous en ce moment. Par un ressentiment
singulier, cette caresse émut la Mayeux jusqu'aux larmes... elle
passa plusieurs fois sa main longue, maigre et blanche, sur la
tête intelligente du chien; et puis, ne se voyant plus bonne à
rien, car elle avait rendu tous les petits services qu'elle
croyait pouvoir rendre, elle prit la belle fleur qu'Agricol lui
avait donnée, ouvrit doucement la porte, et sortit si discrètement
que personne ne s'aperçut de son départ.

Après ces épanchements d'une affection mutuelle, Dagobert, sa
femme, et son fils vinrent à penser aux réalités de la vie.

-- Pauvre Françoise, dit le soldat en montrant Rose et Blanche
d'un regard, tu ne t'attendais pas à une si jolie surprise?

-- Je suis seulement fâchée, mon ami, répondit Françoise, que les
demoiselles du général Simon n'aient pas un meilleur logis que
cette pauvre chambre... car avec la mansarde d'Agricol...

-- Ça compose notre hôtel, et il y en a de plus beaux; mais
rassure-toi, les pauvres enfants sont habituées à ne pas être
difficiles; demain matin je partirai avec mon garçon, bras dessus
bras dessous, et je te réponds qu'il ne sera pas celui qui
marchera le plus droit et le plus fier de nous deux. Nous irons
trouver le père du général Simon à la fabrique de M. Hardy pour
causer affaires...

-- Demain, mon père, dit Agricol à Dagobert, vous ne trouverez à
la fabrique ni M. Hardy ni le père de M. le maréchal Simon...

-- Qu'est-ce que dis là... mon garçon? dit vivement Dagobert, le
maréchal?

-- Sans doute, depuis 1830, des amis du général Simon ont fait
reconnaître le titre et le grade que l'empereur lui avait conférés
après la bataille de Ligny.

-- Vraiment! s'écria Dagobert avec émotion, ça ne devrait pas
m'étonner... parce que, après tout, c'est justice... et quand
l'empereur a dit une chose, c'est bien le moins qu'on dise comme
lui... Mais c'est égal... ça me va là... droit au coeur, ça me
remue.

Puis s'adressant aux jeunes filles:

-- Entendez-vous, mes enfants... vous arrivez à Paris filles d'un
duc et d'un maréchal... Il est vrai qu'on ne le dirait guère à
vous voir dans cette modeste chambre, mes pauvres petites
duchesses... mais, patience, tout s'arrangera. Le père Simon a dû
être bien joyeux d'apprendre que son fils était rentré dans son
grade... hein, mon garçon?

-- Il nous a dit qu'il donnerait tous les grades et tous les
titres possibles pour revoir son fils... car c'était pendant
l'absence du général que ses amis ont sollicité et obtenu pour lui
cette justice... Du reste, on attend incessamment le maréchal, car
ses dernières lettres de l'Inde annonçaient son arrivée.

À ces mots, Rose et Blanche se regardèrent; leurs yeux s'étaient
remplis de douces larmes.

-- Dieu merci! moi et ces enfants nous comptons sur ce retour;
mais pourquoi ne trouverons-nous demain à la fabrique ni M. Hardy
ni le père Simon?

-- Ils sont partis depuis dix jours pour aller examiner et étudier
une usine anglaise établie dans le Midi; mais ils seront de retour
d'un jour à l'autre.

-- Diable... cela me contrarie assez... Je comptais sur le père du
général pour causer d'affaires importantes. Du reste, on doit
savoir où lui écrire. Tu lui feras donc, dès demain, savoir, mon
garçon, que ses petites-filles sont arrivées ici. En attendant,
mes enfants, ajouta le soldat en se retournant vers Rose et
Blanche, la bonne femme vous donnera son lit, et à la guerre comme
à la guerre, pauvres petites, vous ne serez pas du moins plus mal
ici qu'en route.

-- Tu sais que nous nous trouverons toujours bien auprès de toi et
de madame, dit Rose.

-- Et puis, nous ne pensons qu'au bonheur d'être enfin à Paris...
puisque c'est ici que nous retrouverons bientôt notre père...
ajouta Blanche.

-- Et avec cet espoir-là, on patiente, je le sais bien, dit
Dagobert; mais c'est égal, d'après ce que vous attendiez de
Paris... Vous devez être fièrement étonnées... mes enfants.

Dame! jusqu'à présent, vous ne trouverez pas tout à fait la ville
d'or que vous aviez rêvée, tant s'en faut; mais patience...
patience... vous verrez que ce Paris n'est pas aussi vilain qu'il
en a l'air.

-- Et puis, dit gaiement Agricol, je suis sûr que, pour ces
demoiselles, ce sera l'arrivée du maréchal Simon qui changera
Paris en une véritable ville d'or.

-- Vous avez raison, monsieur Agricol, dit Rose en souriant; vous
nous avez devinées.

-- Comment! mademoiselle... vous savez mon nom?

-- Certainement, monsieur Agricol; nous parlions souvent de vous
avec Dagobert, et dernièrement encore avec Gabriel, ajouta
Blanche.

-- Gabriel!... s'écrièrent en même temps Agricol et sa mère avec
surprise.

-- Eh! mon Dieu, oui, reprit Dagobert en faisant un signe
d'intelligence aux orphelines, nous en aurons à vous raconter pour
quinze jours; et entre autres, comment nous avons rencontré
Gabriel... Tout ce que je peux vous dire... c'est que, dans son
genre, il vaut mon garçon... (je ne peux pas me lasser de dire mon
garçon) et qu'ils sont bien dignes de s'aimer comme des frères...
Brave... brave femme... ajouta Dagobert avec émotion, c'est beau,
va... ce que tu as fait là; toi, déjà si pauvre, recueillir ce
malheureux enfant, l'élever avec le tien...

-- Mon ami, ne parle donc pas ainsi, c'est si simple...

-- Tu as raison, mais je te revaudrai cela plus tard; c'est sur
ton compte... en attendant, tu le verras certainement demain dans
la matinée...

-- Bon frère... aussi arrivé!... s'écria le forgeron. Et que l'on
dise après cela qu'il n'y a pas de jours marqués pour le
bonheur!... Et comment l'avez-vous rencontré, mon père?

-- Comment, vous?... toujours vous?... Ah çà... dis donc, mon
garçon, est-ce que parce que tu fais des chansons tu te crois trop
gros seigneur pour me tutoyer?

-- Mon père...

-- C'est qu'il va falloir que tu m'en dises fièrement des _tu _et
des _toi, _pour que je rattrape tous ceux que tu m'aurais dits
pendant dix-huit ans... Quant à Gabriel, je te conterai tout à
l'heure où et comment nous l'avons rencontré, car si tu crois
dormir, tu te trompes; tu me donneras la moitié de ta chambre...
et nous causerons... Rabat-Joie restera en dehors de la porte de
celle-ci; c'est une vieille habitude à lui d'être près de ces
enfants.

-- Mon Dieu, mon ami, je ne pense à rien; mais dans un tel
moment... Enfin, si ces demoiselles et toi vous voulez souper...
Agricol irait chercher quelque chose tout de suite chez le
traiteur.

-- Le coeur vous en dit-il, mes enfants?

-- Non, merci, Dagobert, nous n'avons pas faim, nous sommes trop
contentes...

-- Vous prendrez bien toujours de l'eau sucrée bien chaude avec un
peu de vin, pour vous réchauffer, mes chères demoiselles, dit
Françoise; malheureusement, je n'ai pas autre chose.

-- C'est ça, tu as raison, Françoise, ces chères enfants sont
fatiguées: tu vas les coucher... Pendant ce temps-là je monterai
chez mon garçon avec lui, et demain matin, avant que Rose et
Blanche soient réveillées, je descendrai causer avec toi pour
laisser un peu de répit à Agricol.

À ce moment on frappa assez fort à la porte.

-- C'est la bonne Mayeux, qui vient demander si on a besoin
d'elle, dit Agricol.

-- Mais il semble qu'elle était ici quand mon mari est entré,
répondit Françoise.

-- Tu as raison, ma mère; pauvre fille! elle s'en sera allée sans
qu'on la voie, de crainte de gêner; elle est si discrète... Mais
ce n'est pas elle qui frappe si fort.

-- Vois donc ce que c'est alors, Agricol, dit Françoise.

Avant que le forgeron eût eu le temps d'arriver auprès de la
porte, elle s'ouvrit et un homme convenablement vêtu, d'une figure
respectable, avança quelques pas dans la chambre en y jetant un
coup d'oeil rapide qui s'arrêta un instant sur Rose et sur
Blanche.

-- Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, lui dit Agricol
en allant à sa rencontre, qu'après avoir frappé... vous eussiez pu
attendre qu'on vous dît d'entrer... Enfin... que désirez-vous?

-- Je vous demande pardon, monsieur, dit fort poliment cet homme,
qui parlait très lentement, peut-être pour se ménager le droit de
rester plus longtemps dans la chambre; je vous fais un million
d'excuses... je suis désolé de mon indiscrétion... je suis confus
de...

-- Soit, monsieur, dit Agricol impatienté; que voulez-vous?

-- Monsieur... n'est-ce pas ici que demeure Mlle Soliveau, une
ouvrière bossue?

-- Non, monsieur, c'est au-dessus, dit Agricol.

-- Oh! mon Dieu, monsieur! s'écria l'homme poli et recommençant
ses profondes salutations, je suis confus de ma maladresse... je
croyais entrer chez cette jeune ouvrière, à qui je venais proposer
de l'ouvrage de la part d'une personne très respectable.

-- Il est bien tard, monsieur, dit Agricol surpris; au reste,
cette jeune ouvrière est connue de notre famille: revenez demain,
vous ne pouvez la voir ce soir, elle est couchée.

-- Alors, monsieur, je vous réitère mes excuses...

-- Très bien, monsieur, dit Agricol en faisant un pas vers la
porte.

-- Je prie madame et ces demoiselles ainsi que monsieur... d'être
persuadés...

-- Si vous continuez ainsi longtemps, monsieur, dit Agricol, il
faudra que vous excusiez aussi la longueur de vos excuses... et il
n'y aura pas de raison pour que cela finisse.

À ces mots d'Agricol, qui firent sourire Rose et Blanche, Dagobert
frotta sa moustache avec orgueil:

-- Mon garçon a-t-il de l'esprit! dit-il tout bas à sa femme; ça
ne t'étonne pas, toi, tu es faite à ça.

Pendant ce temps-là l'homme cérémonieux sortit après avoir jeté un
long et dernier regard sur les deux soeurs, sur Agricol et sur
Dagobert.

Quelques instants après, pendant que Françoise, après avoir mis
pour elle un matelas par terre et garni son lit de draps bien
blancs pour les orphelines, présidait à leur coucher avec une
sollicitude maternelle, Dagobert et Agricol montaient dans leur
mansarde. Au moment où le forgeron, qui, une lumière à la main,
précédait son père, passa devant la porte de la petite chambre de
la Mayeux, celle-ci, à demi cachée dans l'ombre, lui dit
rapidement et à voix basse:

-- Agricol, un grand danger te menace... il faut que je te
parle...

Ces mots avaient été prononcés si vite, si bas, que Dagobert ne
les entendit pas; mais comme Agricol s'était brusquement arrêté en
tressaillant, le soldat lui dit:

-- Eh bien! mon garçon... qu'est-ce qu'il y a?

-- Rien, mon père... dit le forgeron en se retournant. Je
craignais de ne pas t'éclairer assez.

-- Sois tranquille..., j'ai, ce soir, des yeux et des jambes de
quinze ans.

Et le soldat, ne s'apercevant pas de l'étonnement de son fils,
entra avec lui dans la petite mansarde où tous deux devaient
passer la nuit.

* * * *

Quelques minutes après avoir quitté la maison, l'homme aux formes
si polies qui était venu demander la Mayeux chez la femme de
Dagobert se rendit à l'extrémité de la rue Brise-Miche. Il
s'approcha d'un fiacre qui stationnait sur la petite place du
Cloître-Saint-Merri. Au fond de ce fiacre était M. Rodin enveloppé
d'un manteau.

-- Eh bien? dit-il d'un ton interrogatif.

-- Les deux jeunes filles et l'homme à moustaches grises sont
entrés chez Françoise Baudoin, répondit l'autre; avant de frapper
à la porte, j'ai pu écouter et entendre pendant quelques
minutes... les jeunes filles partageront, cette nuit, la chambre
de Françoise Baudoin... Le vieillard à moustaches grises partagera
la chambre de l'ouvrier forgeron.

-- Très bien! dit Rodin.

-- Je n'ai pas osé insister, reprit l'homme poli, pour voir ce
soir la couturière bossue au sujet de la reine Bacchanal; je
reviendrai demain pour savoir l'effet de la lettre qu'elle a dû
recevoir dans la soirée par la poste, au sujet du jeune forgeron.

-- N'y manquez pas. Maintenant vous allez vous rendre, de ma part,
chez le confesseur de Françoise Baudoin, quoiqu'il soit fort tard;
vous lui direz que je l'attends rue du Milieu-des-Ursins; qu'il
s'y rende à l'instant même... sans perdre une minute... vous
l'accompagnerez; si je n'étais pas rentré, il m'attendrait... car
il s'agit, lui direz-vous, de choses de la dernière importance...

-- Tout ceci sera fidèlement exécuté, répondit l'homme poli en
saluant profondément Rodin, dont le fiacre s'éloigna rapidement.



V. Agricol et la Mayeux.

Une heure après ces différentes scènes, le plus profond silence
régnait dans la maison de la rue Brise-Miche.

Une lueur vacillante, passant à travers les deux carreaux d'une
porte vitrée, annonçait que la Mayeux veillait encore, car ce
sombre réduit, sans air, sans lumière, ne recevait de jour que par
cette porte, ouvrant sur un passage étroit et obscur pratiqué dans
les combles. Un méchant lit, une table, une vieille malle et une
chaise remplissaient tellement cette demeure glacée, que deux
personnes ne pouvaient s'y asseoir, à moins que l'une ne prît
place sur le lit. La magnifique fleur qu'Agricol avait donnée à la
Mayeux, précieusement déposée dans un verre d'eau placé sur la
table chargée de linge, répandait son suave parfum, épanouissait
son calice de pourpre au milieu de ce misérable cabinet aux
murailles de plâtre gris et humide qu'une maigre chandelle
éclairait faiblement.

La Mayeux, assise tout habillée sur son lit, la figure
bouleversée, les yeux remplis de larmes, s'appuyant d'une main au
chevet de sa couche, penchait sa tête du côté de la porte, prêtant
l'oreille avec angoisse, espérant à chaque minute entendre les pas
d'Agricol. Le coeur de la jeune fille battait violemment; sa
figure, toujours si pâle, était légèrement colorée, tant son
émotion était profonde... Quelquefois elle jetait ses yeux avec
une sorte de frayeur sur une lettre qu'elle tenait à la main:
cette lettre, arrivée dans la soirée par la poste, avait été
déposée par le portier-teinturier sur la table de la Mayeux,
pendant que celle-ci assistait à l'entrevue de Dagobert et de sa
famille.

Au bout de quelques instants la jeune fille entendit ouvrir
doucement une porte, très voisine de la sienne.

-- Enfin... le voilà! s'écria-t-elle.

En effet, Agricol entra.

-- J'attendais que mon père fût endormi, dit à voix basse le
forgeron, dont la physionomie révélait plus de curiosité que
d'inquiétude, qu'est-ce qu'il y a donc, ma bonne Mayeux? comme ta
figure est altérée!... tu pleures! que se passe-t-il? de quel
danger veux-tu me parler?

-- Tiens... lis... lui dit la Mayeux d'une voix tremblante en lui
présentant précipitamment une lettre ouverte.

Agricol s'approcha de la lumière et lut ce qui suit:

«Une personne qui ne peut se faire connaître, mais qui sait
l'intérêt fraternel que vous portez à Agricol Baudoin, vous
prévient que ce jeune et honnête ouvrier sera probablement arrêté
dans la journée de demain...»

-- Moi!... s'écria Agricol en regardant la jeune fille d'un air
stupéfait... Qu'est-ce que cela veut dire?

-- Continue... dit vivement la couturière en joignant les mains.

Agricol reprit, n'en pouvant croire ses yeux...

«Son chant des _Travailleurs affranchis_ a été incriminé; on a
trouvé plusieurs exemplaires parmi les papiers d'une société
secrète dont les chefs viennent d'être emprisonnés, à la suite du
complot de la rue des Prouvaires.»

-- Hélas! dit l'ouvrière en fondant en larmes, maintenant, je
comprends tout. Cet homme qui, ce soir, espionnait en bas, à ce
que disait le teinturier... était un espion qui guettait ton
arrivée.

-- Allons donc, cette accusation est absurde! s'écria Agricol; ne
te tourmente pas, ma bonne Mayeux. Je ne m'occupe pas de
politique... Mes vers ne respirent que l'amour de l'humanité. Est-
ce ma faute s'ils ont été trouvés dans les papiers d'une société
secrète?...

Et il jeta la lettre sur la table avec dédain.

-- Continue... de grâce, lui dit la Mayeux; continue.

-- Si tu le veux... à la bonne heure.

Et Agricol continua:

«Un mandat d'arrêt vient d'être lancé contre Agricol Baudoin; sans
doute son innocence sera reconnue tôt ou tard... mais il fera bien
de se mettre d'abord le plus tôt possible à l'abri des
poursuites... pour échapper à une détention préventive de deux ou
trois mois... ce qui serait un coup terrible pour sa mère, dont il
est le seul soutien.

«Un ami sincère qui est forcé de rester inconnu.»

Après un moment de silence le forgeron haussa les épaules, sa
figure se rasséréna, et il dit en riant à la couturière:

-- Rassure-toi, ma bonne Mayeux; ces mauvais plaisants se sont
trompés de mois... c'est tout bonnement un poisson d'avril
anticipé.

-- Agricol... pour l'amour du ciel... dit la couturière d'une voix
suppliante, ne traite pas ceci légèrement... Crois mes
pressentiments... écoute cet avis...

-- Encore une fois... ma pauvre enfant, voilà plus de deux mois
que mon chant des _Travailleurs_ a été imprimé; il n'est nullement
politique, et d'ailleurs on n'aurait pas attendu jusqu'ici... pour
le poursuivre.

-- Mais songe donc que les circonstances ne sont plus les mêmes...
il y a à peine deux jours que ce complot a été découvert ici près,
rue des Prouvaires... Et si tes vers, peut-être inconnus
jusqu'ici, ont été saisis chez des personnes arrêtées... pour
cette conspiration... il n'en faut pas davantage pour te
compromettre...

-- Me compromettre... des vers où je vante l'amour du travail et
la charité... C'est pour le coup... que la justice serait une
fière aveugle; il faudrait alors lui donner un chien et un bâton
pour se conduire.

-- Agricol, dit la jeune fille désolée de voir le forgeron
plaisanter dans un pareil moment, je t'en conjure... écoute-moi.
Sans doute tu prêches dans tes vers le saint amour du travail;
mais tu déplores douloureusement le sort injuste des pauvres
travailleurs voués sans espérance à toutes les misères de la
vie... Tu prêches l'évangélique fraternité... mais ton bon et
noble coeur s'indigne contre les égoïstes et les méchants... Enfin
tu hâtes de toute l'ardeur de tes voeux l'affranchissement des
artisans qui, moins heureux que toi, n'ont pas pour patron le
généreux M. Hardy. Eh bien, dis, Agricol, dans ces temps de
troubles, en faut-il davantage pour te compromettre, si plusieurs
exemplaires de tes chants ont été saisis chez des personnes
arrêtées?

À ces paroles sensées, chaleureuses de cette excellente créature
qui puisait sa raison dans son coeur, Agricol fit un mouvement: il
commençait à envisager plus sérieusement l'avis qu'on lui donnait.

Le voyant ébranlé, la Mayeux continua:

-- Et puis enfin, souviens-toi de Remi... ton camarade d'atelier!

-- Remi?

-- Oui, une lettre de lui... lettre pourtant bien insignifiante, a
été trouvée chez une personne arrêtée, l'an passé, pour
conspiration... il est resté un mois en prison.

-- C'est vrai, ma bonne Mayeux, mais on a bientôt reconnu
l'injustice de cette accusation, et il a été remis en liberté.

-- Après avoir passé un mois en prison... et c'est ce qu'on te
conseille avec raison d'éviter... Agricol, songes-y, mon Dieu; un
mois en prison... et ta mère...

Ces paroles de la Mayeux firent une profonde impression sur
Agricol; il prit la lettre et la relut attentivement.

-- Et cet homme qui a rôdé toute la soirée autour de la maison?
reprit la jeune fille. J'en reviens toujours là... Ceci n'est pas
naturel... Hélas! mon Dieu, quel coup pour ton père, pour ta
pauvre mère qui ne gagne plus rien!... N'es-tu pas maintenant leur
seule ressource?... Songes-y donc; sans toi, sans ton travail, que
deviendraient-ils?

-- En effet... ce serait terrible, dit Agricol en jetant la lettre
sur la table; ce que tu me dis de Remi est juste... Il était aussi
innocent que moi, une erreur de justice... erreur involontaire,
sans doute, n'en est pas moins cruelle... Mais encore une fois...
on n'arrête pas un homme sans l'entendre.

-- On l'arrête d'abord... ensuite on l'entend, dit la Mayeux avec
amertume; puis, au bout d'un mois ou deux, on lui rend sa
liberté... et... s'il a une femme, des enfants qui n'ont pour
vivre que son travail quotidien... que font-ils pendant que leur
soutien est en prison?... ils ont faim, ils ont froid... et ils
pleurent.

À ces simples et touchantes paroles de la Mayeux, Agricol
tressaillit.

-- Un mois sans travail... reprit-il d'un air triste et pensif. Et
ma mère... et mon père... et ces deux jeunes filles qui font
partie de notre famille jusqu'à ce que le maréchal Simon ou son
père soient arrivés à Paris... Ah! tu as raison: malgré moi cette
pensée m'effraye...

-- Agricol, s'écria tout à coup la Mayeux, si tu t'adressais à
M. Hardy, il est si bon, son caractère est si estimé... si honoré,
qu'en offrant sa caution pour toi on cesserait peut-être les
poursuites.

-- Malheureusement, M. Hardy n'est pas ici, il est en voyage avec
le père du maréchal Simon.

Puis après un nouveau silence, Agricol ajouta, cherchant à
surmonter ses craintes:

-- Mais non, je ne puis croire à cette lettre... Après tout,
j'aime mieux attendre les événements... J'aurai du moins la chance
de prouver mon innocence dans un premier interrogatoire... car
enfin, ma bonne Mayeux, que je sois en prison ou que je sois
obligé de me cacher... mon travail manquera toujours à ma
famille...

-- Hélas!... c'est vrai... dit la pauvre fille; que faire?... mon
Dieu!... que faire?...

-- Ah! mon brave père... se dit Agricol, si ce malheur arrivait
demain... quel réveil pour lui... qui vient de s'endormir si
joyeux!

Et le forgeron cacha sa tête dans ses mains.

Malheureusement, les frayeurs de la Mayeux n'étaient pas
exagérées, car on se rappelle qu'à cette époque de l'année 1832,
avant et après le complot de la rue des Prouvaires, un très grand
nombre d'arrestations préventives eurent lieu dans la classe
ouvrière, par suite d'une violente réaction contre les idées
démocratiques. Tout à coup la Mayeux rompit le silence qui durait
depuis quelques secondes; une vive rougeur colorait ses traits,
empreints d'une indéfinissable expression de contrainte, de
douleur et d'espoir.

-- Agricol, tu es sauvé!... s'écria-t-elle.

-- Que dis-tu?

-- Cette demoiselle si belle, si bonne, qui, en te donnant cette
fleur (et la Mayeux la montra au forgeron), a su réparer avec tant
de délicatesse une offre blessante... cette demoiselle doit avoir
un coeur généreux... il faut t'adresser à elle...

À ces mots, qu'elle semblait prononcer en faisant un violent
effort sur elle-même, deux grosses larmes coulèrent sur les joues
de la Mayeux. Pour la première fois de sa vie elle éprouvait un
ressentiment de douloureuse jalousie... une autre femme était
assez heureuse pour pouvoir venir en aide à celui qu'elle
idolâtrait, elle, pauvre créature, impuissante et misérable.

-- Y penses-tu? dit Agricol avec surprise; que pourrait faire à
cela cette demoiselle?

-- Ne t'a-t-elle pas dit: «Rappelez-vous mon nom, et, en toute
circonstance, adressez-vous à moi»?

-- Sans doute...

-- Cette demoiselle, dans sa haute position, doit avoir de
brillantes connaissances qui pourraient te protéger, te
défendre... Dès demain matin va la trouver, avoue-lui franchement
ce qui t'arrive... demande-lui son appui.

-- Mais, encore une fois, ma bonne Mayeux, que veux-tu qu'elle
fasse?

-- Écoute... je me souviens que, dans le temps mon père nous
disait qu'il avait empêché un de ses amis d'aller en prison en
déposant une caution pour lui... Il te sera facile de convaincre
cette demoiselle de ton innocence... qu'elle te rende le service
de te cautionner; alors il me semble que tu n'auras plus rien à
craindre...

-- Ah! ma pauvre enfant... demander un tel service à quelqu'un...
qu'on ne connaît pas... c'est dur...

-- Crois-moi, Agricol, dit tristement la Mayeux, je ne te
conseillerai jamais rien qui puisse t'abaisser aux yeux de qui que
ce soit... et surtout... entends-tu... surtout aux yeux de cette
personne... Il ne s'agit pas de lui demander de l'argent pour
toi... mais de fournir une caution qui te donne les moyens de
continuer ton travail, afin que ta famille ne soit pas sans
ressources... Crois-moi, Agricol, une telle demande n'a rien que
de noble et de digne de ta part... Le coeur de cette demoiselle
est généreux... elle te comprendra; cette caution pour elle ne
sera rien... pour toi ce sera tout. Ce sera la vie des tiens.

-- Tu as raison, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec accablement et
tristesse, peut-être vaut-il mieux risquer cette démarche... Si
cette demoiselle consent à me rendre service, et qu'une caution
puisse en effet me préserver de la prison... je serai préparé à
tout événement... Mais, non, non, ajouta le forgeron en se levant,
jamais je n'oserai m'adresser à cette demoiselle. De quel droit le
ferais-je?... Qu'est-ce que le petit service que je lui ai rendu
auprès de celui que je lui demande?

-- Crois-tu donc, Agricol, qu'une âme généreuse mesure les
services qu'elle peut rendre à ceux qu'elle a reçus? Aie confiance
en moi pour ce qui est du coeur... Je ne suis qu'une pauvre
créature qui ne doit se comparer à personne; je ne suis rien, je
ne puis rien; eh bien, pourtant, je suis sûre... oui, Agricol...
je suis sûre... que cette demoiselle, si au-dessus de moi...
éprouvera ce que je ressens dans cette circonstance... oui, comme
moi, elle comprendra ce que ta position a de cruel, et elle fera
avec joie, avec bonheur, avec reconnaissance, ce que je ferais...
si, hélas! je pouvais autre chose que me dévouer sans utilité...

Malgré elle, la Mayeux prononça ces derniers mots avec une
expression si navrante, il y avait quelque chose de si poignant
dans la comparaison que cette infortunée, obscure et dédaignée,
misérable et infirme, faisait d'elle-même avec Adrienne de
Cardoville, ce type resplendissant de jeunesse, de beauté,
d'opulence, qu'Agricol fut ému jusqu'aux larmes; tendant une de
ses mains à la Mayeux, il lui dit d'une voix attendrie:

-- Combien tu es bonne!... qu'il y a en toi de noblesse, de bon
sens, de délicatesse!...

-- Malheureusement, je ne peux que cela... conseiller...

-- Et tes conseils seront suivis... ma bonne Mayeux; ils sont ceux
de l'âme la plus élevée que je connaisse... Et puis, tu m'as
rassuré sur cette démarche en me persuadant que le coeur de Mlle
de Cardoville valait le tien...

À ce rapprochement naïf et sincère, la Mayeux oublia presque tout
ce qu'elle venait de souffrir, tant son émotion fut douce,
consolante... Car, si pour certaines créatures fatalement vouées à
la souffrance, il est des douleurs inconnues au monde, quelquefois
il est pour elles d'humbles et timides joies, inconnues aussi...
Le moindre mot de tendre affection qui les relève à leurs propres
yeux est si bienfaisant, si ineffable pour ces pauvres êtres
habituellement voués aux dédains, aux duretés et au doute désolant
de soi-même!

-- Ainsi c'est convenu, tu iras... demain matin chez cette
demoiselle... n'est-ce pas?... s'écria la Mayeux renaissant à
l'espoir. Au point du jour, je descendrai veiller à la porte de la
rue, afin de voir s'il n'y a rien de suspect, et de pouvoir
t'avertir...

-- Bonne et excellente fille... dit Agricol de plus en plus ému.

-- Il faudra tâcher de partir avant le réveil de ton père... Le
quartier où demeure cette demoiselle est si désert... que ce sera
presque te cacher... que d'y aller...

-- Il me semble entendre la voix de mon père, dit tout à coup
Agricol.

En effet, la chambre de la Mayeux était si voisine de la mansarde
du forgeron, que celui-ci et la couturière, prêtant l'oreille,
entendirent Dagobert qui disait dans l'obscurité:

-- Agricol, est-ce que tu dors, mon garçon?... Moi, mon premier
somme est fait... la langue me démange en diable...

-- Va vite, Agricol, dit la Mayeux, ton absence pourrait
l'inquiéter... En tout cas, ne sors pas demain matin avant que je
puisse te dire... si j'ai vu quelque chose d'inquiétant.

-- Agricol... tu n'es donc pas là? reprit Dagobert d'une voix plus
haute.

-- Me voici, mon père, dit le forgeron en sortant du cabinet de la
Mayeux et en entrant dans la mansarde de son père; j'avais été
fermer le volet d'un grenier que le vent agitait... de peur que le
bruit ne te réveillât...

-- Merci, mon garçon... mais ce n'est pardieu pas le bruit qui m'a
réveillé, dit gaiement Dagobert, c'est une _faim _enragée de
causer avec toi... Ah! mon pauvre garçon, c'est un fier dévorant
qu'un vieux bonhomme de père qui n'a pas vu son fils depuis dix-
huit ans!...

-- Veux-tu de la lumière, mon père?

-- Non, non, c'est du luxe... causons dans le noir... ça me fera
un nouvel effet de te voir demain matin, au point du jour... ça
sera comme si je te voyais une seconde fois... pour la première
fois.

La porte de la chambre d'Agricol se referma, la Mayeux n'entendit
plus rien... La pauvre créature se jeta tout habillée sur son lit
et ne ferma pas l'oeil de la nuit, attendant avec angoisse que le
jour parût, afin de veiller sur Agricol. Pourtant, malgré ses
vives inquiétudes pour le lendemain, elle se laissait quelquefois
aller aux rêveries d'une mélancolie amère; elle comparait
l'entretien qu'elle venait d'avoir dans le silence de la nuit avec
l'homme qu'elle adorait en secret, à ce qu'eût été cet entretien
si elle avait eu en partage le charme et la beauté, si elle avait
été aimée comme elle aimait... d'un amour chaste et dévoué... Mais
songeant bientôt qu'elle ne devait jamais connaître les
ravissantes douceurs d'une passion partagée, elle trouva sa
consolation dans l'espoir d'avoir été utile à Agricol.

Au point du jour, la Mayeux se leva doucement et descendit
l'escalier à petit bruit, afin de voir si au dehors rien ne
menaçait Agricol.



VI. Le réveil.

Le temps, humide et brumeux pendant une partie de la nuit, était,
au matin, devenu clair et froid. À travers le petit châssis vitré
qui éclairait la mansarde où Agricol avait couché avec son père,
on apercevait un coin du ciel bleu.

Le cabinet du jeune forgeron était d'un aspect aussi pauvre que
celui de la Mayeux: pour tout ornement, au-dessus de la petite
table de bois blanc où Agricol écrivait ses inspirations
poétiques, on voyait, cloué au mur, le portrait de Béranger, du
poète immortel que le peuple chérit et révère... parce que ce rare
et excellent génie a aimé, a éclairé le peuple, et a chanté ses
gloires et ses revers.

Quoique le jour commençât de poindre, Dagobert et Agricol étaient
déjà levés. Ce dernier avait eu assez d'empire sur lui-même pour
dissimuler ses vives inquiétudes, car la réflexion était encore
venue augmenter ses craintes. La récente échauffourée de la rue
des Prouvaires avait motivé un grand nombre d'arrestations
préventives; et la découverte de plusieurs exemplaires de son
chant des _Travailleurs affranchis_, faite chez l'un des chefs de
ce complot avorté, devait en effet compromettre passagèrement le
jeune forgeron; mais, on l'a dit, son père ne soupçonnait pas ses
angoisses. Assis à côté de son fils, sur le bord de leur mince
couchette, le soldat, qui, dès l'aube du jour, s'était vêtu et
rasé avec son exactitude militaire, tenait entre ses mains les
deux mains d'Agricol; sa figure rayonnait de joie, il ne pouvait
se lasser de le contempler.

-- Tu vas te moquer de moi, mon garçon, lui disait-il, mais je
donnais la nuit au diable pour te voir au grand jour... comme je
te vois maintenant... À la bonne heure... je ne perds rien...
Autre bêtise de ma part, ça me flatte de te voir porter
moustaches. Quel beau grenadier à cheval tu aurais fait!... Tu
n'as donc jamais eu envie d'être soldat?

-- Et ma mère?...

-- C'est juste; et puis, après tout, je crois, vois-tu? que le
temps du sabre est passé. Nous autres vieux, nous ne sommes plus
bons qu'à mettre au coin de la cheminée comme une vieille carabine
rouillée; nous avons fait notre temps.

-- Oui, votre temps d'héroïsme et de gloire, dit Agricole avec
exaltation; puis il ajouta d'une voix profondément tendre et émue:
-- Sais-tu que c'est beau et bon d'être ton fils?...

-- Pour beau... je n'en sais rien... pour bon... ça doit l'être,
car je t'aime fièrement... Et quand je pense que ça ne fait que
commencer, dis donc, Agricol! Je suis comme ces affamés qui sont
restés deux jours sans manger... Ce n'est que petit à petit qu'ils
se remettent... qu'ils dégustent... Or tu peux t'attendre à être
dégusté... mon garçon... matin et soir... tous les jours... Tiens,
je ne veux pas penser à cela: tous les jours... ça m'éblouit... ça
se brouille; je n'y suis plus...

Ces mots de Dagobert firent éprouver un pressentiment pénible à
Agricol; il crut y voir le pressentiment de la séparation dont il
était menacé.

-- Ah çà! tu es donc heureux! M. Hardy est toujours bon pour toi?

-- Lui!... dit le forgeron, c'est ce qu'il y a au monde de
meilleur, de plus équitable et de plus généreux; si vous saviez
quelles merveilles il a accomplies dans sa fabrique! Comparée aux
autres, c'est un paradis au milieu de l'enfer.

-- Vraiment!

-- Vous verrez... que de bien-être, que de joie, que d'affection
sur tous les visages de ceux qu'il emploie, et comme on travaille
avec plaisir... avec ardeur!

-- Ah çà! c'est donc un grand magicien que ton M. Hardy!

-- Un grand magicien, mon père... il a su rendre le travail
attrayant... voilà le plaisir... En outre d'un juste salaire, il
nous accorde une part dans ses bénéfices, selon notre capacité,
voilà pour l'ardeur qu'on met à travailler; et ce n'est pas tout:
il a fait construire de grands et beaux bâtiments où tous les
ouvriers trouvent, à moins de frais qu'ailleurs, des logements
gais et salubres, et où ils jouissent de tous les bienfaits de
l'association... Mais vous verrez, vous dis-je... vous verrez!

-- On a bien raison de dire que Paris est le pays des merveilles.
Enfin, m'y voilà... pour ne plus te quitter, ni toi ni la bonne
femme.

-- Non, mon père, nous ne nous quitterons plus... dit Agricol en
étouffant un soupir; nous tâcherons, ma mère et moi, de vous faire
oublier tout ce que vous avez souffert.

-- Souffert? qui diable a souffert?... Regarde-moi donc bien en
face, est-ce que j'ai mine d'avoir souffert? Mordieu! depuis que
j'ai mis le pied ici, je me sens jeune homme... Tu me verras
marcher tantôt... je parie que je te lasse. Ah çà! tu te feras
beau, hein! garçon! Comme on va nous regarder!... Je parie qu'en
voyant ta moustache noire et ma moustache grise on dira tout de
suite: «Voilà le père et le fils.» Ah çà! arrangeons notre
journée... tu vas écrire au père du maréchal Simon que ses
petites-filles sont arrivées, et qu'il faut qu'il se hâte de
revenir à Paris, car il s'agit d'affaires très importantes pour
elles... Pendant que tu écriras, je descendrai dire bonjour à ma
femme et à ces chères petites; nous mangerons un morceau; ta mère
ira à la messe, car je vois qu'elle y mord toujours, la digne
femme; tant mieux, si ça l'amuse; pendant ce temps-là, nous ferons
une course ensemble.

-- Mon père, dit Agricol avec embarras, ce matin, je ne pourrai
pas vous accompagner.

-- Comment, tu ne pourras pas? mais c'est dimanche!

-- Oui, mon père, dit Agricol en hésitant, mais j'ai promis de
revenir toute la matinée à l'atelier pour terminer un ouvrage
pressé... Si j'y manquais... je causerais quelque dommage à
M. Hardy. Tantôt je serai libre.

-- C'est différent, dit le soldat avec un sourire de regret; je
croyais étrenner Paris avec toi... ce matin... ce sera plus tard,
car le travail... c'est sacré, puisque c'est lui qui soutient ta
mère... C'est égal, c'est vexant, diablement vexant! Et encore...
non... je suis injuste... vois donc, on s'habitue vite au
bonheur... Voilà que je grogne en vrai grognard pour une promenade
reculée de quelques heures, moi qui, pendant dix-huit ans, ai
espéré te voir sans trop y compter... Tiens, je ne suis qu'un
vieux fou... vivent la joie et mon Agricol!

Et, pour se consoler, le soldat embrassa gaiement et cordialement
son fils. Cette caresse fit mal au forgeron, car il craignait de
voir d'un moment à l'autre se réaliser les craintes de la Mayeux.

-- Maintenant que je suis remis, dit Dagobert en riant, parlons
d'affaires: sais-tu où je trouverai l'adresse de tous les notaires
de Paris?

-- Je ne sais pas... mais rien n'est plus facile.

-- Voici pourquoi: j'ai envoyé de Russie par la poste, et par
ordre de la mère des deux enfants que j'ai amenées ici, des
papiers importants à un notaire de Paris. Comme je devais aller le
voir dès mon arrivée... j'avais écrit son nom et son adresse sur
un portefeuille; mais on me l'a volé en route... et comme j'ai
oublié ce diable de nom, il me semble que si je le voyais sur
cette liste, je me le rappellerais...

Deux coups frappés à la porte de la mansarde firent tressaillir
Agricol. Involontairement il pensa au mandat d'amener lancé contre
lui. Son père, qui, au bruit, avait tourné la tête, ne s'aperçut
pas de son émotion, et dit d'une voix forte:

-- Entrez!

La porte s'ouvrit; c'était Gabriel. Il portait une soutane noire
et un chapeau rond. Reconnaître son frère adoptif, se jeter dans
ses bras, ces deux mouvements furent, chez Agricol, rapides comme
la pensée!

-- Mon frère!

-- Agricol!

-- Gabriel!

-- Après une si longue absence!

-- Enfin te voilà!...

Tels étaient les mots échangés entre le forgeron et le
missionnaire étroitement embrassés.

Dagobert, ému, charmé de ces fraternelles étreintes, sentait ses
yeux devenir humides. Il y avait en effet quelque chose de
touchant dans l'affection de ces deux jeunes gens, de coeur si
pareils, de caractère et d'aspect si différents; car la mâle
figure d'Agricol faisait encore ressortir la délicatesse de
l'angélique physionomie de Gabriel.

-- J'étais prévenu par mon père de ton arrivée... dit enfin le
forgeron à son frère adoptif. Je m'attendais à te voir d'un moment
à l'autre... et pourtant... mon bonheur est cent fois plus grand
encore que je ne l'espérais.

-- Et ma bonne mère... dit Gabriel en serrant affectueusement les
mains de Dagobert, vous l'avez trouvée en bonne santé?

-- Oui, mon brave enfant, sa santé deviendra cent fois meilleure
encore puisque nous voilà réunis... rien n'est sain comme la
joie... Puis, s'adressant à Agricol qui, oubliant sa crainte
d'être arrêté, regardait le missionnaire avec une expression
d'ineffable affection: Et quand on pense qu'avec cette figure de
jeune fille, Gabriel a un courage de lion... car je t'ai dit avec
quelle intrépidité il avait sauvé les filles du maréchal Simon, et
tenté de me sauver moi-même...

-- Mais Gabriel, qu'as-tu donc au front? s'écria tout à coup le
forgeron qui, depuis quelques instants, regardait attentivement le
missionnaire.

Gabriel, ayant jeté son chapeau en entrant, se trouvait justement
au-dessous du châssis vitré dont la vive lumière éclairait son
visage pâle et doux; la cicatrice circulaire, qui s'étendait au-
dessus de ses sourcils d'une tempe à l'autre, se voyait alors
parfaitement. Au milieu des émotions si diverses, des événements
précipités qui avaient suivi le naufrage, Dagobert, pendant son
court entretien avec Gabriel au château de Cardoville, n'avait pu
remarquer la cicatrice qui ceignait le front du jeune
missionnaire; mais partageant, alors, la surprise d'Agricol, il
lui dit:

-- Mais en effet... quelle est cette cicatrice... que tu as là au
front?...

-- Et aux mains... Vois donc... mon père...! s'écria le forgeron
en saisissant une des mains que le jeune prêtre avançait vers lui
comme pour le rassurer.

-- Gabriel... mon brave enfant, explique-nous cela... qui t'a
blessé ainsi? ajouta Dagobert.

Et prenant à son tour la main du missionnaire, il examina la
blessure pour ainsi dire en connaisseur et ajouta:

-- En Espagne, un de mes camarades a été détaché d'une croix de
carrefour où les moines l'avaient crucifié pour l'y laisser mourir
de faim et de soif... Depuis, il a porté aux mains des cicatrices
pareilles à celles-ci.

-- Mon père a raison... On le voit, tu as eu les mains percées...
mon pauvre frère, dit Agricol douloureusement ému.

-- Mon Dieu... ne vous occupez pas de cela, dit Gabriel en
rougissant avec un embarras modeste. J'étais allé en mission chez
les sauvages des montagnes Rocheuses; ils m'ont crucifié. Ils
commençaient à me scalper, lorsque la Providence m'a sauvé de
leurs mains.

-- Malheureux enfant!... tu étais donc sans armes!... tu n'avais
donc pas d'escorte suffisante! dit Dagobert.

-- Nous ne pouvons pas porter d'armes, dit Gabriel en souriant
doucement, et nous n'avons jamais d'escorte.

-- Et tes camarades, ceux qui étaient avec toi, comment ne t'ont-
ils pas défendu! s'écria impétueusement Agricol.

-- J'étais seul... mon frère.

-- Seul!...

-- Oui, seul, avec un guide.

-- Comment! tu es allé seul, désarmé, au milieu de ce pays
barbare? répéta Dagobert, ne pouvant croire à ce qu'il entendait.

-- C'est sublime... dit Agricol.

-- La foi ne peut s'imposer par la force, reprit simplement
Gabriel, la persuasion peut seule répandre l'évangélique charité
parmi ces pauvres sauvages.

-- Mais lorsque la persuasion échoue! dit Agricol.

-- Que veux-tu, mon frère!... on meurt pour sa croyance... en
plaignant ceux qui la repoussent... Car elle est bienfaisante à
l'humanité.

Il y eut un moment de profond silence après cette réponse, faite
avec une simplicité touchante. Dagobert se connaissait trop en
courage pour ne pas comprendre cet héroïsme à la fois calme et
résigné; ainsi que son fils, il contemplait Gabriel avec une
admiration mêlée de respect. Gabriel, sans affectation de fausse
modestie, semblait complètement étranger aux sentiments qu'il
faisait naître; aussi, s'adressant au soldat:

-- Qu'avez-vous donc?

-- Ce que j'ai! s'écria le soldat, j'ai qu'après trente ans de
guerre... je me croyais à peu près aussi brave que personne... et
je trouve un maître... et ce maître... c'est toi...

-- Moi!... que voulez-vous dire?... qu'ai-je donc fait?...

-- Mordieu! sais-tu que ces braves blessures-là, et le vétéran
prit avec transport les mains de Gabriel, sont aussi glorieuses
que les nôtres... à nous autres, batailleurs de profession...

-- Oui... mon père dit vrai! s'écria Agricol, et il ajouta avec
exaltation: Ah!... voilà les prêtres comme je les aime, comme je
les vénère: charité, courage, résignation!!!

-- Je vous en prie... ne me vantez pas ainsi... dit Gabriel avec
embarras.

-- Te vanter! reprit Dagobert. Ah çà! voyons... quand j'allais au
feu, moi, est-ce que j'y allais seul? est-ce que mon capitaine ne
me voyait pas? est-ce que mes camarades n'étaient pas là?... est-
ce qu'à défaut de vrai courage je n'aurais pas eu l'amour-
propre... pour m'éperonner; sans compter les cris de la bataille,
l'odeur de la poudre, les fanfares des trompettes, le bruit du
canon, l'ardeur de mon cheval qui me bondissait entre les jambes,
le diable et son train quoi! sans compter enfin que je sentais
l'empereur là, qui, pour ma peau hardiment trouée, me donnerait un
bout de galon ou de ruban pour compresse... Grâce à tout cela, je
passais pour crâne... bon!... Mais n'es-tu pas mille fois plus
crâne que moi, toi, mon brave enfant, toi qui t'en vas tout
seul... désarmé... affronter des ennemis cent fois plus féroces
que ceux que nous n'abordions, nous autres, que par escadrons et à
grands coups de latte avec accompagnement d'obus et de mitraille?

-- Digne père... s'écria le forgeron, comme c'est beau et noble à
toi de te rendre cette justice...

-- Ah! mon frère... sa bonté pour moi lui exagère ce qui est
naturel...

-- Naturel... pour des gaillards de ta trempe, oui! dit le soldat,
et cette trempe-là est rare...

-- Oh! oui, bien rare, car ce courage-là est le plus admirable des
courages, reprit Agricol. Comment! tu sais aller à une mort
presque certaine, et tu pars, seul, un crucifix à la main, pour
prêcher la charité, la fraternité chez les sauvages; ils te
prennent, ils te torturent, et toi tu attends la mort sans te
plaindre, sans haine, sans colère, sans vengeance... le pardon à
la bouche... le sourire aux lèvres... et cela au fond des bois,
seul, sans qu'on le sache, sans qu'on le voie, sans autre espoir,
si tu en réchappes, que de cacher tes blessures sous ta modeste
robe noire... Mordieu!... mon père a raison, viens donc encore
soutenir que tu n'es pas aussi brave que lui!

-- Et encore, reprit Dagobert, le pauvre enfant fait tout cela
_pour le roi de Prusse_, car, comme tu dis, mon garçon, son
courage et ses blessures ne changeront jamais sa robe noire en
robe d'évêque.

-- Je ne suis pas si désintéressé que je le parais, dit Gabriel à
Dagobert en souriant doucement; si j'en suis digne, une grande
récompense peut m'attendre là-haut.

-- Quant à cela, mon garçon, je n'y entends rien... et je ne
discuterai pas avec toi là-dessus... Ce que je soutiens... c'est
que ma vieille croix serait au moins aussi bien placée sur ta
soutane que sur mon uniforme.

-- Mais ces récompenses ne sont jamais pour d'humbles prêtres
comme Gabriel, dit le forgeron, et pourtant, si tu savais, mon
père, ce qu'il y a de vertu, de vaillance dans ce que le parti
prêtre appelle le _bas clergé_... Que de mérite caché, que de
dévouements ignorés chez ces obscurs et dignes curés de campagne,
si inhumainement traités et tenus sous un joug impitoyable par
leurs évêques! Comme nous, ces pauvres prêtres sont des
travailleurs dont tous les coeurs généreux doivent demander
l'affranchissement! Fils du peuple comme nous, utiles comme nous,
que justice leur soit rendue comme à nous!... Est-ce vrai,
Gabriel! Tu ne me démentiras pas, mon bon frère, car ton ambition,
me disais-tu, eût été d'avoir une petite cure de campagne, parce
que tu savais tout le bien qu'on y pouvait faire...

-- Mon désir est toujours le même, dit tristement Gabriel, mais
malheureusement...

Puis, comme s'il eût voulu échapper à une pensée chagrine et
changer d'entretien, il reprit en s'adressant à Dagobert:

-- Croyez-moi, soyez plus juste, ne rabaissez pas votre courage en
exaltant trop le nôtre... votre courage est grand, bien grand, car
après le combat la vue du carnage doit être terrible pour un coeur
généreux... Nous, au moins, si l'on nous tue... nous ne tuons
pas...

À ces mots du missionnaire, le soldat se redressa et le regarda
avec surprise.

-- Voilà qui est singulier! dit-il.

-- Quoi donc, mon père?

-- Ce que Gabriel me dit là me rappelle ce que j'éprouvais à la
guerre à mesure que je vieillissais.

Puis, après un moment de silence, Dagobert ajouta d'un ton grave
et triste qui ne lui était pas habituel:

-- Oui, ce que dit Gabriel me rappelle ce que j'éprouvais à la
guerre... à mesure que je vieillissais... Voyez-vous, mes enfants,
plus d'une fois, quand le soir d'une grande bataille j'étais en
vedette... seul... la nuit... au clair de la lune, sur le terrain
qui nous restait, mais qui était couvert de cinq à six mille
cadavres, parmi lesquels j'avais de vieux camarades de guerre...
alors ce triste tableau, ce grand silence, me dégrisaient de
l'envie de sabrer... (griserie comme une autre), et je me disais:
«Voilà bien des hommes tués... Pourquoi!... pourquoi!...» Ce qui
ne m'empêchait pas, bien entendu, lorsque le lendemain on sonnait
la charge, de me mettre à sabrer comme un sourd... Mais c'est
égal, quand, le bras fatigué, j'essuyais après une charge mon
sabre tout sanglant sur la crinière de mon cheval... je me disais
encore...: J'en ai tué... tué... tué... _Pourquoi?_

Le missionnaire et le forgeron se regardèrent en entendant le
soldat faire ce singulier retour vers le passé.

-- Hélas! lui dit Gabriel, tous les coeurs généreux ressentent ce
que vous ressentiez à ces heures solennelles où l'ivresse de la
gloire a disparu et où l'homme reste seul avec les bons instincts
que Dieu a mis dans son coeur.

-- C'est ce qui te prouve, mon brave enfant, que tu vaux mieux que
moi, car ces nobles instincts, comme tu dis, ne t'ont jamais
abandonné. Mais comment diable es-tu sorti des griffes de ces
enragés sauvages qui t'avaient déjà crucifié?

À cette question de Dagobert, Gabriel tressaillit et rougit si
visiblement que le soldat lui dit:

-- Si tu ne dois ou si tu ne peux pas répondre à ma demande...
suppose que je n'ai rien dit...

-- Je n'ai rien à vous cacher, ni à mon frère... dit le
missionnaire d'une voix altérée. Seulement j'aurai de la peine à
vous faire comprendre... ce que je ne comprends pas moi-même...

-- Comment cela? dit Agricol surpris.

-- Sans doute, dit Gabriel en rougissant, j'aurai été dupe d'un
mensonge de mes sens trompés... Dans ce moment suprême où
j'attendais la mort avec résignation... mon esprit affaibli malgré
moi aura été trompé par une apparence... et ce qui, à cette heure
encore, me paraît inexplicable, m'aurait été dévoilé plus tard;
nécessairement j'aurais su quelle était cette femme étrange...

Dagobert, en entendant le missionnaire, restait stupéfait, car lui
aussi cherchait vainement à s'expliquer le secours inattendu qui
l'avait fait sortir de la prison de Leipzig, ainsi que les
orphelines.

-- De quelle femme parles-tu? demanda le forgeron au missionnaire.

-- De celle qui m'a sauvé.

-- C'est une femme qui t'a sauvé des mains des sauvages? dit
Dagobert.

-- Oui, répondit Gabriel absorbé dans ses souvenirs, une femme
jeune et belle...

-- Et qui était cette femme? dit Agricol.

-- Je ne sais... quand je lui ai demandé... elle m'a répondu:

Je suis la soeur des _affligés._

-- Et d'où venait-elle? où allait-elle? dit Dagobert
singulièrement intéressé.

-- _Je vais où l'on souffre_, m'a-t-elle répondu, repartit le
missionnaire, et elle a continué son chemin dans le nord de
l'Amérique, vers ces pays désolés où la neige est éternelle... et
les nuits sans fin...

-- Comme en Sibérie..., dit Dagobert devenu pensif.

-- Mais, reprit Agricol en s'adressant à Gabriel, qui semblait
aussi de plus en plus absorbé, de quelle manière cette femme est-
elle venue à ton secours?

Le missionnaire allait répondre, lorsqu'un coup discrètement
frappé à la porte de la chambre renouvela les craintes qu'Agricol
oubliait depuis l'arrivée de son frère adoptif.

-- Agricol, dit une voix douce derrière la porte, je voudrais te
parler à l'instant même...

Le forgeron reconnut la voix de la Mayeux, et alla ouvrir. La
jeune fille, au lieu d'entrer, se recula d'un pas dans le sombre
corridor, et dit d'une voix inquiète:

-- Mon Dieu! Agricol, il y a une heure qu'il fait grand jour, et
tu n'es pas encore parti?... Quelle imprudence! J'ai veillé en
bas... dans la rue... Jusqu'à présent, je n'ai rien vu
d'alarmant... mais on peut venir pour t'arrêter d'un moment à
l'autre... Je t'en conjure... hâte-toi de partir et d'aller chez
Mlle de Cardoville... il n'y a pas une minute à perdre...

-- Sans l'arrivée de Gabriel, je serais parti... Mais pouvais-je
résister au bonheur de rester quelques instants avec lui?

-- Gabriel est ici? dit la Mayeux avec une douce surprise, car, on
l'a dit, elle avait été élevée avec lui et Agricol.

-- Oui, répondit Agricol, depuis une demi-heure il est avec moi et
mon père...

-- Quel bonheur j'aurai aussi à le revoir! dit la Mayeux. Il sera
sans doute monté pendant que j'étais allée tout à l'heure, chez ta
mère, lui demander si je pouvais lui être bonne à quelque chose, à
cause de ces jeunes demoiselles. Mais elles sont si fatiguées
qu'elles dorment encore. Mme Françoise m'a priée de te donner
cette lettre pour ton père... elle vient de la recevoir...

-- Merci, ma bonne Mayeux...

-- Maintenant que tu as vu Gabriel... ne reste pas plus
longtemps... juge quel coup pour ton père... si devant lui on
venait t'arrêter, mon Dieu?

-- Tu as raison... il est urgent que je parte... Auprès de lui et
de Gabriel, malgré moi, j'avais oublié mes craintes...

-- Pars vite... et peut-être dans deux heures, si Mlle de
Cardoville te rend ce grand service... tu pourras revenir bien
rassuré pour toi et pour les tiens...

-- C'est vrai... quelques minutes encore... et je descends.

-- Je retourne guetter à la porte; si je voyais quelque chose, je
remonterais vite t'avertir; mais ne tarde pas.

-- Sois tranquille...

La Mayeux descendit prestement l'escalier pour aller veiller à la
porte de la rue, et Agricol rentra dans la mansarde.

-- Mon père, dit-il à Dagobert, voici une lettre que ma mère vous
prie de lire; elle vient de la recevoir.

-- Eh bien! lis pour moi, mon garçon. Agricol lut ce qui suit:

«Madame,

«J'apprends que votre mari est chargé par M. le général Simon
d'une affaire de la plus grande importance. Veuillez, dès que
votre mari arrivera à Paris, le prier de se rendre dans mon étude,
à Chartres, sans le moindre délai. Je suis chargé de lui remettre,
_à lui-même et non à d'autres_, des pièces indispensables aux
intérêts de M. le général Simon.

«DURAND, notaire à Chartres.»

Dagobert regarda son fils avec étonnement, et lui dit:

-- Qui aura pu instruire ce monsieur de mon arrivée à Paris?

-- Peut-être ce notaire dont vous avez perdu l'adresse, et à qui
vous avez envoyé des papiers, mon père? dit Agricol.

-- Mais il ne s'appelait pas Durand, et je m'en souviens bien, il
était notaire à Paris, non à Chartres... D'un autre côté, ajouta
le soldat en réfléchissant, s'il a des papiers d'une grande
importance qu'il ne peut remettre qu'à moi...

-- Vous ne pouvez, il me semble, vous dispenser de partir le plus
tôt possible, dit Agricol presque heureux de cette circonstance
qui éloignait son père pendant environ deux jours durant lesquels
son sort, à lui Agricol, serait décidé d'une façon ou d'une autre.

-- Ton conseil est bon, lui dit Dagobert.

-- Cela contrarie vos projets? demanda Gabriel.

-- Un peu, mes enfants; car je comptais passer ma journée avec
vous autres... Enfin, le devoir avant tout. Je suis venu de
Sibérie à Paris... ce n'est pas pour craindre d'aller de Paris à
Chartres, lorsqu'il s'agit d'une affaire importante... En deux
fois vingt-quatre heures je serai de retour. Mais c'est égal,
c'est singulier! que le diable m'emporte si je m'attendais à vous
quitter aujourd'hui pour aller à Chartres! Heureusement je laisse
Rose et Blanche à ma bonne femme, et leur ange Gabriel, comme
elles l'appellent, viendra leur tenir compagnie.

-- Cela me sera malheureusement impossible, dit le missionnaire
avec tristesse. Cette visite de retour à ma bonne mère et à
Agricol... est aussi une visite d'adieu.

-- Comment! d'adieu? dirent à la fois Dagobert et Agricol.

-- Hélas! oui.

-- Tu repars déjà pour une autre mission? dit Dagobert; c'est
impossible.

-- Je ne puis rien vous répondre à ce sujet, dit Gabriel en
étouffant un soupir; mais d'ici quelque temps... je ne puis, je ne
dois revenir dans cette maison...

-- Tiens, mon brave enfant, reprit le soldat avec émotion, il y a
dans ta conduite quelque chose qui sent la contrainte...
l'oppression... Je me connais en hommes... Celui que tu appelles
ton supérieur, et que j'ai vu quelques instants après le naufrage,
au château de Cardoville... a une mauvaise figure, et, mordieu! je
suis fâché de te voir enrôlé sous un pareil capitaine.

-- Au château de Cardoville!... s'écria le forgeron, frappé de
cette ressemblance de nom; c'est au château de Cardoville que l'on
vous a recueillis après votre naufrage?

-- Oui, mon garçon; qu'est-ce qui t'étonne?

-- Rien, mon père... Et les maîtres de ce château y habitaient-
ils?

-- Non, car le régisseur, à qui je l'ai demandé pour les remercier
de la bonne hospitalité que nous avions reçue, m'a dit que la
personne à qui il appartenait habitait Paris.

-- Quel singulier rapprochement! se dit Agricol, si cette
demoiselle était la propriétaire du château qui porte son nom...
Puis, cette réflexion lui rappelant la promesse qu'il avait faite
à la Mayeux, il dit à Dagobert: -- Mon père, excusez-moi... mais
il est déjà tard... et je devais être aux ateliers à huit
heures...

-- C'est trop juste, mon garçon... Allons... c'est partie
remise... à mon retour de Chartres... Embrasse-moi encore une fois
et sauve-toi.

Depuis que Dagobert avait parlé à Gabriel de contrainte,
d'oppression, ce dernier était resté pensif... Au moment où
Agricol s'approchait pour lui serrer la main et lui dire adieu, le
missionnaire lui dit d'une voix grave, solennelle, et d'un ton
décidé qui étonna le forgeron et le soldat:

-- Mon bon frère... un mot encore... J'étais aussi venu pour te
dire que d'ici à quelques jours... j'aurai besoin de toi... de
vous aussi, mon père... Laissez-moi vous donner ce nom, ajouta
Gabriel d'une voix émue en se retournant vers Dagobert.

-- Comme tu nous dis cela!... qu'y a-t-il donc? s'écria le
forgeron.

-- Oui, reprit Gabriel, j'aurai besoin des conseils et de
l'aide... de deux hommes d'honneur, de deux hommes de résolution;
je puis compter sur vous deux, n'est-ce pas? À toute heure...
quelque jour que ce soit... sur un mot de moi... vous viendrez?

Dagobert et son fils se regardèrent en silence, étonnés de
l'accent de Gabriel... Agricol sentit son coeur se serrer... S'il
était prisonnier pendant que son frère aurait besoin de lui,
comment faire?

-- À toute heure du jour et de la nuit, mon brave enfant, tu peux
compter sur nous, dit Dagobert aussi surpris qu'intéressé; tu as
un père et un frère... sers-t'en...

-- Merci... merci, dit Gabriel, vous me rendez heureux.

-- Sais-tu une chose? reprit le soldat, si ce n'était ta robe, je
croirais... qu'il s'agit d'un duel... d'un duel à mort... de la
façon dont tu nous dis cela!...

-- D'un duel!... dit le missionnaire en tressaillant, oui... il
s'agirait peut-être d'un duel étrange... terrible... pour lequel
il me faut deux témoins tels que vous... un PÈRE... et un FRÈRE...

Quelques instants après, Agricol, de plus en plus inquiet, se
rendait en hâte chez Mlle de Cardoville, où nous allons conduire
le lecteur.


Sixième partie
L'hôtel Saint-Dizier



I. Le pavillon.

L'hôtel Saint-Dizier était une des plus vastes et des plus belles
habitations de la rue de Babylone à Paris. Rien de plus sévère, de
plus imposant, de plus triste que l'aspect de cette antique
demeure: d'immenses fenêtres à petits carreaux, peintes en gris
blanc, faisaient paraître plus sombres encore ses assises de
pierre de taille noircies par le temps. Cet hôtel ressemblait à
tous ceux qui avaient été bâtis dans ce quartier vers le milieu du
siècle dernier; c'était un grand corps de logis à fronton
triangulaire et à toit coupé exhaussé d'un premier étage et d'un
rez-de-chaussée auquel on montait par un large perron. L'une des
façades donnait sur une cour immense, bornée de chaque côté par
des arcades communiquant à de vastes communs; l'autre façade
regardait le jardin, véritable parc de douze ou quinze arpents: de
ce côté, deux ailes en retour, attenant au corps de logis
principal, formaient deux galeries latérales. Comme dans presque
toutes les grandes habitations de ce quartier, on voyait à
l'extrémité du jardin ce qu'on appelait le _petit hôtel _ou la
petite maison. C'était un pavillon Pompadour bâti en rotonde avec
le charmant mauvais goût de l'époque; il offrait, dans toutes les
parties où la pierre avait pu être fouillée, une incroyable
profusion de chicorées, de noeuds de rubans, de guirlandes de
fleurs, d'amours bouffis. Ce pavillon, habité par Adrienne de
Cardoville, se composait d'un rez-de-chaussée auquel on arrivait
par un péristyle exhaussé de quelques marches; un petit vestibule
conduisait à un salon circulaire, éclairé par le haut, quatre
autres pièces venaient y aboutir, et quelques chambres d'entresol
dissimulé dans l'attique servaient de dégagement. Ces dépendances
de grandes habitations sont de nos jours inoccupées, ou
transformées en orangeries bâtardes; mais, par une rare exception,
le pavillon de l'hôtel Saint-Dizier avait été gratté et restauré;
sa pierre blanche étincelait comme du marbre de Paros, et sa
tournure coquette et rajeunie contrastait singulièrement avec le
sombre bâtiment que l'on apercevait à l'extrémité d'une immense
pelouse semée çà et là de gigantesques bouquets d'arbres verts.

La scène suivante se passait le lendemain du jour où Dagobert
était arrivé rue Brise-Miche avec les filles du général Simon.
Huit heures du matin venaient de sonner à l'église voisine; un
beau soleil d'hiver se levait brillant dans un ciel pur et bleu,
derrière les grands arbres effeuillés qui, l'été, formaient un
dôme de verdure au-dessus du petit pavillon Louis XV. La porte du
vestibule s'ouvrit, et les rayons du soleil éclairèrent une
charmante créature, ou plutôt deux charmantes créatures, car l'une
d'elles, pour occuper une place modeste dans l'échelle de la
création, n'en avait pas moins une beauté relative fort
remarquable. En d'autres termes, une jeune fille, une ravissante
petite chienne en laisse, de cette espèce nommée _King-Charles,
_apparurent sous le péristyle de la rotonde. La jeune fille
s'appelait _Georgette, _la petite chienne _Lutine. _Georgette a
dix-huit ans; jamais Florine ou Marton, jamais soubrette de
Marivaux n'a eu figure plus espiègle, oeil plus vif, sourire plus
malin, dents plus blanches, joues plus roses, taille plus
coquette, pied plus mignon, tournure plus agaçante. Quoiqu'il fût
encore de très bonne heure, Georgette était habillée avec soin et
recherche; un petit bonnet de valenciennes à barbes plates façon
demi-paysanne, garni de rubans roses et posé un peu en arrière sur
des bandeaux d'admirables cheveux blonds, encadrait son frais et
piquant visage; une robe de levantine grise, drapée d'un fichu de
linon attaché sur sa poitrine par une grosse bouffette de satin
rose, dessinait son corsage élégamment arrondi; un tablier de
toile de Hollande blanche comme neige, garni par le bas de trois
larges ourlets surmontés de points à jours, ceignait sa taille
ronde et souple comme un jonc... ses manches courtes et plates,
bordées d'une petite ruche de dentelle, laissaient voir ses bras
dodus, fermes et longs, que ses larges gants de Suède, montant
jusqu'au coude, défendaient de la rigueur du froid. Lorsque
Georgette retroussa le bas de sa robe pour descendre plus
prestement les marches du péristyle, elle montra aux yeux
indifférents de Lutine le commencement d'un mollet potelé, le bas
d'une jambe fine chaussée d'un bas de soie blanc, et un charmant
petit pied dans son brodequin noir de satin turc.

Lorsqu'une blonde comme Georgette se mêle d'être piquante,
lorsqu'une vive étincelle brille dans ses yeux d'un bleu tendre et
gai, lorsqu'une animation joyeuse colore son teint transparent,
elle a encore plus de _bouquet, _plus de montant qu'une brune.
Cette accorte et fringante soubrette, qui, la veille, avait
introduit Agricol dans le pavillon, était la première femme de
chambre de Mlle Adrienne de Cardoville, nièce de Mme la princesse
de Saint-Dizier.

Lutine, si heureusement retrouvée par le forgeron, poussant de
petits jappements joyeux, bondissait, courait et folâtrait sur le
gazon; elle était un peu plus grosse que le poing; son pelage,
orné d'un noir lustré, brillait comme de l'ébène sous le large
ruban de satin rouge qui entourait son cou; ses pattes, frangées
de longues soies, étaient d'un feu ardent, ainsi que son museau
démesurément camard; ses grands yeux pétillaient d'intelligence et
ses oreilles frisées étaient si longues qu'elles traînaient à
terre. Georgette paraissait aussi vive, aussi pétulante que
Lutine, dont elle partageait les ébats, courant après elle et se
faisant poursuivre à son tour sur la verte pelouse. Tout à coup, à
la vue d'une seconde personne qui s'avançait gravement, Lutine et
Georgette s'arrêtèrent subitement au milieu de leurs jeux. La
petite King-Charles, qui était quelques pas en avant, hardie comme
un diable et fidèle à son nom, tint ferme son arrêt sur ses pattes
nerveuses et attendit fièrement _l'ennemi, _en montrant deux rangs
de petits crocs qui, pour être d'ivoire, n'en étaient pas moins
pointus. _L'ennemi _consistait en une femme d'un âge mûr, accostée
d'un carlin très gras, couleur de café au lait; la panse arrondie,
le poil lustré, le cou tourné un peu de travers, la queue
tortillée en gimblette, il marchait les jambes très écartées, d'un
pas doctoral et béat. Son museau noir, hargneux, renfrogné, que
deux dents trop saillantes retroussaient du côté gauche, avait une
expression singulièrement sournoise et vindicative. Ce désagréable
animal, type parfait de ce que l'on pourrait appeler le _chien de
dévote, _répondait au nom de _Monsieur._

La maîtresse de Monsieur, femme de cinquante ans environ, de
taille moyenne et corpulente, était vêtue d'un costume aussi
sombre, aussi sévère que celui de Georgette était pimpant et gai.
Il se composait d'une robe brune, d'un mantelet de soie noire et
d'un chapeau de même couleur; les traits de cette femme avaient dû
être agréables dans sa jeunesse, et ses joues fleuries, ses
sourcils prononcés, ses yeux noirs encore très vifs s'accordaient
assez peu avec la physionomie revêche et austère qu'elle tâchait
de se donner. Cette matrone à la démarche lente et discrète était
Mme Augustine Grivois, première femme de chambre de Mme la
princesse de Saint-Dizier. Non seulement l'âge, la physionomie, le
costume de ces deux femmes offraient une opposition frappante,
mais ce contraste s'étendait encore aux animaux qui les
accompagnaient: il y avait la même différence entre Lutine et
Monsieur, qu'entre Georgette et Mme Grivois.

Lorsque celle-ci aperçut la petite King-Charles, elle ne put
retenir un mouvement de surprise et de contrariété qui n'échappa
pas à la jeune fille. Lutine, qui n'avait pas reculé d'un pouce
depuis l'apparition de Monsieur, le regardait vaillamment d'un air
de défi, et s'avança même vers lui d'un air si décidément hostile,
que le carlin, trois fois plus gros que la petite King-Charles,
poussa un cri de détresse et chercha un refuge derrière
Mme Grivois.

Celle-ci dit à Georgette avec aigreur:

-- Il me semble, mademoiselle, que vous pourriez vous dispenser
d'agacer votre chien, et de le lancer sur le mien.

-- C'est sans doute pour mettre ce respectable et vilain animal à
l'abri de ce désagrément-là, qu'hier soir vous avez essayé de
perdre Lutine en la chassant dans la rue par la porte du jardin.
Mais heureusement un brave et digne garçon a retrouvé Lutine dans
la rue de Babylone et l'a rapportée à ma maîtresse. Mais à quoi
dois-je, madame, le bonheur de vous voir si matin?

-- Je suis chargée par la princesse, reprit Mme Grivois, ne
pouvant cacher un soupir de satisfaction triomphante, de voir à
l'instant même Mlle Adrienne... Il s'agit d'une chose très
importante que je dois lui dire à elle-même.

À ces mots, Georgette devint pourpre, et ne put réprimer un léger
mouvement d'inquiétude, qui échappa heureusement à Mme Grivois,
occupée de veiller au salut de Monsieur, dont Lutine se
rapprochait d'un air très menaçant. Ayant donc surmonté une
émotion passagère, elle répondit avec assurance:

-- Mademoiselle s'est couchée très tard hier... elle m'a défendu
d'entrer chez elle avant midi.

-- C'est possible... mais comme il s'agit d'obéir à un ordre de la
princesse sa tante... vous voudrez bien, s'il vous plaît,
mademoiselle, éveiller votre maîtresse... à l'instant même...

-- Ma maîtresse n'a d'ordre à recevoir de personne; elle est ici
chez elle et je ne l'éveillerai qu'à midi.

-- Alors je vais y aller moi-même...

-- Hébé ne vous ouvrira pas... Voici la clef du salon... et par le
salon seul on peut entrer chez mademoiselle...

-- Comment! vous osez vous refuser à me laisser exécuter les
ordres de la princesse?...

-- Oui, j'ose commettre le grand crime de ne pas vouloir éveiller
ma maîtresse.

-- Voilà pourtant les résultats de l'aveugle bonté de Mme la
princesse pour sa nièce, dit la matrone d'un air contrit. Mlle
Adrienne ne respecte plus les ordres de sa tante, et elle
s'entoure de jeunes évaporées qui, dès le matin, sont parées comme
des châsses...

-- Ah! madame, comment pouvez-vous médire de la parure, vous qui
avez été autrefois la plus coquette, la plus sémillante des femmes
de la princesse?... Cela s'est répété dans l'hôtel de génération
en génération jusqu'à nos jours.

-- Comment! de génération en génération!... Ne dirait-on pas que
je suis centenaire?... Voyez l'impertinente!...

-- Je parle des générations de femmes de chambre... car, excepté
vous, c'est tout au plus si elles peuvent rester deux ou trois ans
chez la princesse. Elle a trop de qualités... pour ces pauvres
filles.

-- Je vous défends, mademoiselle, de parler ainsi de ma
maîtresse... dont on ne devrait prononcer le nom qu'à genoux.

-- Pourtant... si l'on voulait médire...?

-- Vous osez...

-- Pas plus tard qu'hier soir... à onze heures et demie...

-- Hier soir?

-- Un fiacre s'est arrêté à quelques pas du grand hôtel; un
personnage mystérieux, enveloppé d'un manteau, en est descendu, a
frappé discrètement, non pas à la porte, mais aux vitres de la
fenêtre du concierge... et à une heure du matin le fiacre
stationnait encore... dans la rue... attendant toujours le
mystérieux personnage au manteau... qui, pendant tout ce temps-
là... prononçait sans doute, comme vous dites, le nom de Mme la
princesse à genoux...

Soit que Mme Grivois n'eût pas été instruite de la visite faite à
Mme de Saint-Dizier par Rodin (car il s'agissait de lui) la veille
au soir, après qu'il se fut assuré de l'arrivée à Paris des filles
du général Simon, soit que Mme Grivois dût paraître ignorer cette
visite, elle répondit en haussant les épaules avec dédain:

-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mademoiselle, je ne
suis pas venue ici pour entendre vos impertinentes sornettes;
encore une fois, voulez-vous, oui ou non, m'introduire auprès de
Mlle Adrienne?

-- Je vous répète, madame, que ma maîtresse dort, et qu'elle m'a
défendu d'entrer chez elle avant midi.

Cet entretien avait lieu à quelque distance du pavillon dont on
voyait le péristyle au bout d'une assez grande avenue terminée en
quinconce. Tout à coup Mme Grivois s'écria en étendant la main
dans cette direction:

-- Grand Dieu!... est-ce possible!... qu'est-ce que j'ai vu!

-- Quoi donc? qu'avez-vous vu? répondit Georgette en se
retournant.

-- Qui... j'ai vu?... répéta Mme Grivois avec stupeur.

-- Mais, sans doute...

-- Mlle Adrienne.

-- Et où cela?

-- Monter rapidement le péristyle... Je l'ai bien reconnue à sa
démarche, à son chapeau, à son manteau... Rentrer à huit heures du
matin, s'écria Mme Grivois, mais ce n'est pas croyable!

-- Mademoiselle?... vous venez de voir mademoiselle? -- Et
Georgette se prit à rire aux éclats. -- Ah! je comprends, vous
voulez renchérir sur ma véridique histoire du petit fiacre d'hier
soir... c'est très adroit...

-- Je vous répète qu'à l'instant même... je viens de voir...

-- Allons donc! madame Grivois, vous avez oublié vos lunettes...

-- Dieu merci, j'ai de bons yeux... La petite porte qui ouvre sur
la rue donne dans le quinconce près du pavillon; c'est par là,
sans doute, que mademoiselle vient de rentrer... Ô mon Dieu! c'est
à renverser... que va dire Mme la princesse?... Ah! ses
pressentiments ne la trompaient pas... voilà où sa faiblesse pour
les caprices de sa nièce devait la conduire. C'est monstrueux, si
monstrueux que, quoique je vienne de le voir de mes yeux, je ne
puis encore le croire.

-- Puisqu'il en est ainsi, madame, c'est moi maintenant qui tiens
à vous conduire chez mademoiselle, afin que vous vous assuriez par
vous-même que vous avez été dupe d'une vision.

-- Ah! vous êtes fine, ma mie... mais pas plus que moi... Vous me
proposez d'entrer maintenant; je le crois bien... vous êtes sûre,
à cette heure, que je trouverai Mlle Adrienne chez elle.

-- Mais, madame, je vous assure...

-- Tout ce que je puis vous dire, c'est que ni vous, ni Florine,
ni Hébé ne resterez vingt-quatre heures ici; la princesse mettra
un terme à un aussi horrible scandale; je vais à l'instant
l'instruire de ce qui se passe... Sortir la nuit, mon Dieu!
rentrer à huit heures du matin... mais j'en suis toute
bouleversée... mais si je ne l'avais pas vu... de mes yeux vu...
je ne pourrais le croire. Après tout, cela devait arriver...
personne ne s'en étonnera... Non... certainement, et tous ceux à
qui je vais raconter cette horreur me diront, j'en suis sûre:
«C'est tout simple, cela ne pouvait finir autrement.» Ah! quelle
douleur pour cette respectable princesse!... quel coup affreux
pour elle!

Et Mme Grivois retourna précipitamment vers l'hôtel, suivie de
Monsieur qui paraissait aussi courroucé qu'elle-même. Georgette,
leste et légère, courut de son côté vers le pavillon, afin de
prévenir Mlle Adrienne de Cardoville que Mme Grivois l'avait
vue... ou croyait l'avoir vue rentrer furtivement par la petite
porte du jardin.



II. La toilette d'Adrienne.

Environ une heure s'était passée depuis que Mme Grivois avait vu
ou avait cru voir Mlle Adrienne de Cardoville rentrer le matin
dans le pavillon de l'hôtel Saint-Dizier.

Pour faire, non pas excuser, mais comprendre l'excentricité des
tableaux suivants, il faut mettre en lumière quelques côtés
saillants du caractère original de Mlle de Cardoville. Cette
originalité consistait en une excessive indépendance d'esprit,
jointe à une horreur naturelle de ce qui était laid et repoussant,
et à un besoin insurmontable de s'entourer de tout ce qui est beau
et attrayant. Le peintre le plus amoureux du coloris, le statuaire
le plus épris de la forme n'éprouvait pas plus qu'Adrienne le
noble enthousiasme que la vue de la beauté parfaite inspire
toujours aux natures d'élite. Et ce n'était pas seulement le
plaisir des yeux que cette fille aimait à satisfaire; les
modulations harmonieuses du chant, la mélodie des instruments, la
cadence de la poésie, lui causaient des plaisirs infinis, tandis
qu'une voix aigre, un bruit discordant, lui faisaient éprouver la
même impression pénible, presque douloureuse, qu'elle ressentait
involontairement à la vue d'un objet hideux. Aimant aussi
passionnément les fleurs, les senteurs suaves, elle jouissait des
parfums comme elle jouissait de la musique, comme elle jouissait
de la beauté plastique... Faut-il enfin avouer cette énormité?
Adrienne était friande et appréciait mieux que personne la pulpe
fraîche d'un beau fruit, la saveur délicate d'un faisan doré cuit
à point ou le bouquet odorant d'un vin généreux. Mais Adrienne
jouissait de tout avec une réserve exquise; elle mettait sa
religion à cultiver, à raffiner les sens que Dieu lui avait
donnés; elle eût regardé comme une noire ingratitude d'émousser
ces dons divins par des excès, ou de les avilir par des choix
indignes dont elle se trouvait d'ailleurs préservée par
l'excessive et impérieuse délicatesse de son goût.

Le BEAU et le LAID remplaçaient pour elle le BIEN et le MAL.

Son culte pour la grâce, pour l'élégance, pour la beauté physique,
l'avait conduite au culte de la beauté morale: car, si
l'expression d'une passion méchante et basse enlaidit les plus
beaux visages, les plus laids sont ennoblis par l'expression des
sentiments généreux. En un mot, Adrienne était la personnification
la plus complète, la plus idéale de la SENSUALITÉ... non de cette
sensualité vulgaire, ignare, inintelligente, _malapprise,
_toujours faussée, corrompue par l'habitude ou par la nécessité de
jouissances grossières et sans recherche, mais de cette sensualité
exquise qui est aux sens ce que l'atticisme est à l'esprit.

L'indépendance du caractère de cette fille était extrême.
Certaines sujétions humiliantes, imposées à la femme par sa
position sociale, la révoltaient surtout; elle avait résolu
hardiment de s'y soustraire. Du reste, il n'y avait rien de viril
chez Adrienne; c'était la femme la plus _femme _qu'on puisse
s'imaginer: femme par sa grâce, par ses caprices, par son charme,
par son éblouissante et _féminine _beauté; femme par sa timidité
comme par son audace, femme par sa haine du brutal despotisme de
l'homme comme par le besoin de se dévouer follement, aveuglément,
pour celui qui pouvait mériter ce dévouement; femme aussi par son
esprit piquant, un peu paradoxal; femme supérieure enfin par son
dédain juste et railleur pour certains hommes très haut placés ou
adulés qu'elle avait parfois rencontrés dans le salon de sa tante,
la princesse de Saint-Dizier, lorsqu'elle habitait avec elle.

Ces indispensables explications données, nous ferons assister le
lecteur au lever d'Adrienne de Cardoville, qui sortait du bain. Il
faudrait posséder le coloris éclatant de l'école vénitienne pour
rendre cette scène charmante, qui semblait plutôt se placer au
XVIe siècle, dans quelque palais de Florence ou de Bologne, qu'à
Paris, au fond du faubourg Saint-Germain, dans le mois de février
1832.

La chambre de toilette d'Adrienne était une sorte de petit temple
qu'on aurait dit élevé au culte de la beauté... par reconnaissance
envers Dieu qui prodigue tant de charmes à la femme, non pour
qu'elle les néglige, non pour qu'elle les couvre de cendres, non
pour qu'elle les meurtrisse par le contact d'un sordide et rude
cilice, mais pour que dans sa fervente gratitude elle les entoure
de tout le prestige de la grâce, de toute la splendeur de la
parure, afin de glorifier l'oeuvre divine aux yeux de tous. Le
jour arrivait dans cette pièce demi-circulaire par une de ces
doubles-fenêtres formant serre chaude, si heureusement importées
d'Allemagne. Les murailles du pavillon, construites en pierres de
taille fort épaisses, rendaient très profonde la baie de la
croisée, qui se fermait dehors par un châssis fait d'une seule
vitre, et au dedans par une grande glace dépolie; dans
l'intervalle de trois pieds environ laissé entre ces deux clôtures
transparentes, on avait placé une caisse, remplie de terre de
bruyère, où étaient plantées des lianes grimpantes qui, dirigées
autour de la glace dépolie, formaient une épaisse guirlande de
feuilles et de fleurs. Une tenture de damas grenat, nuancée
d'arabesques d'un ton plus clair, couvrait les murs; un épais
tapis de pareille couleur s'étendait sur le plancher. Ce fond
sombre, pour ainsi dire neutre, faisait merveilleusement valoir
toutes les nuances des ajustements.

Au-dessous de la fenêtre, exposée au midi, se trouvait la toilette
d'Adrienne, véritable chef-d'oeuvre d'orfèvrerie. Sur une large
tablette de lapis-lazuli on voyait des boîtes de vermeil au
couvercle précieusement émaillé, des flacons en cristal de roche,
et d'autres ustensiles de toilette, en nacre, en écaille et
ivoire, incrustés d'ornements en or d'un goût merveilleux; deux
grandes figures modelées avec une pureté antique supportaient un
miroir ovale à pivot, qui avait pour bordure, au lieu d'un cadre
curieusement fouillé et ciselé, une fraîche guirlande de fleurs
naturelles chaque jour renouvelées comme un bouquet de bal. Deux
énormes vases du Japon, bleu, pourpre et or, de trois pieds de
diamètre, placés sur le tapis de chaque côté de la toilette, et
remplis de camélias, d'ibiscus et de gardénias en pleine
floraison, formaient une sorte de buisson diapré des plus vives
couleurs. Au fond d'une autre masse de fleurs, une réduction en
marbre blanc du groupe enchanteur de Daphnis et Chloé, le plus
vaste idéal de la grâce pudique et de la beauté juvénile... Deux
lampes d'or, à parfums, brûlaient sur le socle de malachite qui
supportait ces deux charmantes figures. Un grand coffre d'argent
niellé, rehaussé de figurines de vermeil et de pierreries de
couleur, supporté sur quatre pieds de bronze doré, servait de
nécessaire de toilette; deux glaces psyché, décorées de
girandoles; quelques excellentes copies de Raphaël et du Titien,
peintes par Adrienne, et représentant des portraits d'homme ou de
femme d'une beauté parfaite; plusieurs consoles de jaspe oriental
supportant des aiguières d'argent et de vermeil, couvertes
d'ornements repoussés, et remplies d'eaux de senteur; un moelleux
divan, quelques sièges et une table de bois doré, complétaient
l'ameublement de cette chambre imprégnée des parfums les plus
suaves.

Adrienne, que l'on venait de retirer du bain, était assise devant
sa toilette; ses trois femmes l'entouraient.

Par un caprice, ou plutôt par une conséquence logique de son
esprit amoureux de la beauté, de l'harmonie de toutes choses,
Adrienne avait voulu que les jeunes filles qui la servaient
fussent fort jolies, et habillées avec une coquetterie, avec une
originalité charmante. On a déjà vu Georgette, blonde piquante,
dans son costume agaçant de soubrette de Marivaux; ses deux
compagnes ne lui cédaient en rien pour la gentillesse et pour la
grâce. L'une nommée Florine, grande et svelte fille, à la tournure
de Diane chasseresse, était pâle et brune; ses épais cheveux noirs
se tordaient en tresses derrière sa tête et s'y attachaient par
une longue épingle d'or. Elle avait, comme les autres jeunes
filles, les bras nus pour la facilité de son service, et portait
une robe de ce _vert gai _si familier aux peintres vénitiens; sa
jupe était très ample, et son corsage étroit s'échancrait
carrément sur les plis d'une gorgerette de batiste blanche plissée
à petits plis, et fermée par cinq boutons d'or. La troisième des
femmes d'Adrienne avait une figure si fraîche, si ingénue, une
taille si mignonne, si accomplie, que sa maîtresse la nommait
_Hébé; _sa robe d'un rose pâle et faite à la grecque découvrait
son cou charmant et ses jolis bras jusqu'à l'épaule. La
physionomie de ces jeunes filles était riante, heureuse; on ne
lisait pas sur leurs traits cette expression d'aigreur sournoise,
d'obéissance envieuse, de familiarité choquante, ou de basse
déférence, résultats ordinaires de la servitude. Dans les soins
empressés qu'elles donnaient à Adrienne, il semblait y avoir
autant d'affection que de respect et d'attrait; elles paraissaient
prendre un plaisir extrême à rendre leur maîtresse charmante. On
eût dit que l'embellir et la parer était pour elles une _oeuvre
d'art, _remplie d'agrément, dont elles s'occupaient avec joie,
amour et orgueil.

Le soleil éclairait vivement la toilette placée en face de la
fenêtre: Adrienne était assise sur un siège à dossier peu élevé;
elle portait une longue robe de chambre d'étoffe de soie d'un bleu
pâle, brochée d'un feuillage de même couleur, serrée à sa taille,
aussi fine que celle d'une enfant de douze ans, par une cordelière
flottante; son cou, élégant et svelte comme un col d'oiseau, était
nu, ainsi que ses bras et ses épaules, d'une incomparable beauté;
malgré la vulgarité de cette comparaison, le plus pur ivoire
donnerait seul l'idée de l'éblouissante blancheur de cette peau,
satinée, polie, d'un tissu tellement frais et ferme, que quelques
gouttes d'eau, restées ensuite du bain à la racine des cheveux
d'Adrienne, roulèrent dans la ligne serpentine de ses épaules,
comme des perles de cristal sur du marbre blanc. Ce qui doublait
encore chez elle l'éclat de cette carnation merveilleuse,
particulière aux rousses, c'était le pourpre foncé de ses lèvres
humides, le rose transparent de sa petite oreille, de ses narines
dilatées et de ses ongles luisants comme s'ils eussent été vernis;
partout enfin où son sang pur, vif et chaud, pouvait colorer
l'épiderme, il annonçait la santé, la vie et la jeunesse. Les yeux
d'Adrienne, très grands et d'un noir velouté, tantôt pétillaient
de malice et d'esprit, tantôt s'ouvraient languissants et voilés,
entre deux franges de longs cils frisés, d'un noir aussi foncé que
celui de ses fins sourcils, très nettement arqués... car, par un
charmant caprice de la nature, elle avait des cils et des sourcils
noirs avec des cheveux roux; son front, petit comme celui des
statues grecques, surmontait son visage d'un ovale parfait; son
nez, d'une courbe délicate, était légèrement aquilin; l'émail de
ses dents étincelait, et sa bouche vermeille, adorablement
sensuelle, semblait appeler les doux baisers, les gais sourires et
les délectations d'une friandise délicate. On ne pouvait enfin
voir un port de tête plus libre, plus fier, plus élégant, grâce à
la grande distance qui séparait le cou et l'oreille de l'attache
de ses larges épaules à fossette. Nous l'avons dit, Adrienne était
rousse, mais rousse ainsi que le sont plusieurs des admirables
portraits de femme de Titien ou de Léonard de Vinci... C'est dire
que l'or fluide n'offre pas de reflets plus chatoyants, plus
lumineux que sa masse de cheveux naturellement ondés, doux et fins
comme de la soie, et si longs, si longs... qu'ils touchaient par
terre lorsqu'elle était debout, et qu'elle pouvait s'en envelopper
comme la Vénus Aphrodite. À ce moment surtout ils étaient
ravissants à voir. Georgette, les bras nus, debout derrière sa
maîtresse, avait réuni à grand'peine, dans une de ses petites
mains blanches, cette splendide chevelure dont le soleil doublait
encore l'ardent éclat... Lorsque la jolie camériste plongea le
peigne d'ivoire au milieu des flots ondoyants et dorés de cet
énorme écheveau de soie, on eût dit que mille étincelles en
jaillissaient; la lumière et le soleil jetaient des reflets non
moins vermeils sur les grappes de nombreux et légers tire-bouchons
qui, bien écartés du front, tombaient le long des joues
d'Adrienne, et dans leur souplesse élastique caressaient la
naissance de son sein de neige, dont ils suivaient l'ondulation
charmante.

Tandis que Georgette, debout, peignait les beaux cheveux de sa
maîtresse, Hébé, un genou en terre, et ayant sur l'autre le pied
mignon de Mlle de Cardoville, s'occupait de la chausser d'un tout
petit soulier de satin noir, et croisait ses minces cothurnes sur
un bas de soie à jour qui laissait deviner la blancheur rosée de
la peau et accusait la cheville la plus fine, la plus déliée qu'on
pût voir; Florine, un peu en arrière, présentait à sa maîtresse,
dans une boîte de vermeil, une pâte parfumée dont Adrienne frotta
légèrement ses éblouissantes mains aux doigts effilés, qui
semblaient teints de carmin à leur extrémité... Enfin n'oublions
pas Lutine, qui, couchée sur les genoux de sa maîtresse, ouvrait
ses grands yeux de toutes ses forces et semblait suivre les
diverses phases de la toilette d'Adrienne avec une sérieuse
attention.

Un timbre argentin ayant résonné au dehors, Florine, à un signe de
sa maîtresse, sortit et revint bientôt, portant une lettre sur un
petit plateau de vermeil.

Adrienne, pendant que ses femmes finissaient de la chausser, de la
coiffer et de l'habiller, prit cette lettre, que lui écrivait le
régisseur de la terre de Cardoville, et qui était ainsi conçue:

«Mademoiselle,

«Connaissant votre bon coeur et votre générosité, je me permets de
m'adresser à vous en toute confiance. Pendant vingt ans, j'ai
servi feu M. le comte-duc de Cardoville, votre père, avec zèle et
probité, je crois pouvoir le dire... Le château est vendu, de
sorte que, moi et ma femme, nous voici à la veille d'être renvoyés
et de nous trouver sans aucune ressource, et à notre âge, hélas!
c'est bien dur, mademoiselle...»

-- Pauvres gens!... dit Adrienne en s'interrompant de lire; mon
père, en effet, me vantait toujours leur dévouement et leur
probité. Elle continua:

«Il nous resterait bien un moyen de conserver notre place... mais
il s'agirait pour nous de faire une bassesse, et, quoi qu'il
puisse arriver, ni moi ni ma femme ne voulons d'un pain acheté à
ce prix-là...»

-- Bien, bien... toujours les mêmes... dit Adrienne; la dignité
dans la pauvreté... c'est le parfum dans la fleur des prés.

«Pour vous expliquer, mademoiselle, la chose indigne que l'on
exigerait de nous, je dois vous dire d'abord que, il y a deux
jours, M. Rodin est venu de Paris.»

-- Ah! M. Rodin, dit Mlle de Cardoville en s'interrompant de
nouveau, le secrétaire de l'abbé d'Aigrigny... je ne m'étonne plus
s'il s'agit d'une perfidie ou de quelque ténébreuse intrigue.
Voyons.

«M. Rodin est venu de Paris pour nous annoncer que la terre était
vendue, et qu'il était certain de nous conserver notre place si
nous l'aidions à donner pour confesseur à la nouvelle propriétaire
un prêtre décrié, et si, pour mieux arriver à ce but, nous
consentions à calomnier un autre desservant, excellent homme, très
respecté, très aimé dans le pays. Ce n'est pas tout: je devrais
secrètement écrire à M. Rodin, deux fois par semaine, tout ce qui
se passerait dans le château. Je dois vous avouer, mademoiselle,
que ces honteuses propositions ont été, autant que possible,
déguisées, dissimulées sous des prétextes assez spécieux; mais,
malgré la forme plus ou moins adroite, le fond de la chose est tel
que j'ai eu l'honneur de vous le dire, mademoiselle.»

-- Corruption... calomnie et délation! se dit Adrienne avec
dégoût. Je ne puis songer à ces gens-là sans qu'involontairement
s'éveillent en moi des idées de ténèbres, de venin et de vilains
reptiles noirs... ce qui est en vérité d'un très hideux aspect.
Aussi j'aime mieux songer aux calmes et douces figures de ce
pauvre Dupont et de sa femme. Adrienne continua:

«Vous pensez bien, mademoiselle, que nous n'avons pas hésité; nous
quitterons Cardoville, où nous sommes depuis vingt ans, mais nous
le quitterons en honnêtes gens... Maintenant, mademoiselle, si
parmi vos brillantes connaissances vous pouviez, vous qui êtes si
bonne, nous trouver une place, en nous recommandant, peut-être,
grâce à vous, mademoiselle, sortirions-nous d'un bien cruel
embarras...»

-- Certainement ce ne sera pas en vain qu'ils se seront adressés à
moi... Arracher de braves gens aux griffes de M. Rodin, c'est un
devoir et un plaisir; car c'est à la fois chose juste et
dangereuse... et j'aime tant braver ce qui est puissant et qui
opprime! Adrienne reprit:

«Après vous avoir parlé de nous, mademoiselle, permettez-nous
d'implorer votre protection pour d'autres, car il serait mal de ne
songer qu'à soi: deux bâtiments ont fait naufrage sur nos côtes il
y a trois jours; quelques passagers ont seulement pu être sauvés
et conduits ici, où moi et ma femme leur avons donné tous les
soins nécessaires; plusieurs de ces passagers sont partis pour
Paris, mais il en est resté un.

Jusqu'à présent ses blessures l'ont empêché de quitter le château,
et l'y retiendront encore quelques jours... C'est un jeune prince
indien de vingt ans environ, et qui paraît aussi bon qu'il est
beau, ce qui n'est pas peu dire, quoiqu'il ait le teint cuivré
comme les gens de son pays, dit-on.»

-- Un prince indien! de vingt ans! jeune, bon et beau! s'écria
gaiement Adrienne, c'est charmant, et surtout très peu vulgaire;
ce prince naufragé a déjà toute ma sympathie... Mais que puis-je
pour cet Adonis des bords du Gange qui vient d'échouer sur les
côtes de Picardie?

Les trois femmes d'Adrienne la regardèrent sans trop d'étonnement,
habituées qu'elles étaient aux singularités de son caractère.
Georgette et Hébé se prirent même à sourire discrètement; Florine,
la grande belle fille brune et pâle, Florine sourit ainsi que ses
jolies compagnes, mais un peu plus tard et pour ainsi dire par
réflexion comme si elle eût été d'abord et surtout occupée
d'écouter et de retenir les moindres paroles de sa maîtresse, qui,
fort intéressée à l'endroit de l'Adonis des bords du Gange, comme
elle le disait, continua la lettre du régisseur.

«Un des compatriotes du prince indien, qui a voulu rester auprès
de lui pour le soigner, m'a laissé entendre que le jeune prince
avait perdu dans le naufrage tout ce qu'il possédait... et qu'il
ne savait comment faire pour trouver le moyen d'arriver à Paris,
où sa prompte présence était indispensable pour de grands
intérêts... Ce n'est pas du prince que je tiens ces détails, il
paraît trop digne, trop fier pour se plaindre; mais son
compatriote, plus communicatif, m'a fait ces confidences en
ajoutant que son compatriote avait éprouvé déjà de grands
malheurs, et que son père, roi d'un pays de l'Inde, avait été
dernièrement tué et dépossédé par les Anglais...»

-- C'est singulier, dit Adrienne en réfléchissant, ces
circonstances me rappellent que souvent mon père me parlait d'une
de nos parentes qui avait épousé dans l'Inde un roi indien auprès
duquel le général Simon, qu'on vient de faire maréchal, avait pris
du service...

Puis s'interrompant, elle ajouta en souriant:

-- Mon Dieu, que ce serait donc bizarre... il n'y a qu'à moi que
ces choses-là arrivent, et l'on dit que je suis originale! Ce
n'est pas moi, ce me semble, c'est la Providence qui, en vérité,
se montre quelquefois très excentrique. Mais voyons donc si ce
pauvre Dupont me dit le nom de ce beau prince...

«Vous excuserez sans doute notre indiscrétion, mademoiselle; mais
nous aurions cru être bien égoïstes en ne vous parlant que de nos
peines lorsqu'il y a aussi près de nous un brave et digne prince
aussi très à plaindre... Enfin, mademoiselle, veuillez me croire,
je suis vieux, j'ai assez d'expérience des hommes; eh! bien, rien
qu'à voir la noblesse et la douceur de la figure de ce jeune
Indien, je jurerais qu'il est digne de l'intérêt que je vous
demande pour lui: il suffirait de lui envoyer une petite somme
d'argent pour lui acheter quelques vêtements européens, car il a
perdu tous ses vêtements indiens dans le naufrage.»

-- Ciel! des vêtements européens... s'écria gaiement Adrienne.
Pauvre jeune prince, Dieu l'en préserve et moi aussi! Le hasard
m'envoie du fond de l'Inde un mortel assez favorisé pour n'avoir
jamais porté cet abominable costume européen, ces hideux habits,
ces affreux chapeaux qui rendent les hommes si ridicules, si
laids, qu'en vérité il n'y a aucune vertu à les trouver on ne peut
moins séduisants... il m'arrive enfin un beau jeune prince de ce
pays d'Orient, où ces hommes sont vêtus de soie, de mousseline et
de cachemire, certes, je ne manquerai pas cette rare et unique
occasion d'être très sérieusement tentée... Aussi donc, pas
d'habits européens, quoi qu'en dise le pauvre Dupont... Mais le
nom, le nom de ce cher prince? Encore une fois, quelle singulière
rencontre s'il s'agissait de ce cousin d'au-delà du Gange! J'ai
entendu dire, dans mon enfance, tant de bien de son royal père,
que je serais ravie de faire à son fils bon et digne accueil...
Mais voyons le nom...

Adrienne continua:

«Si, en outre de cette petite somme, mademoiselle, vous pouviez
être assez bonne pour lui donner le moyen, ainsi qu'à son
compatriote, de gagner Paris, ce serait un grand service à rendre
à ce pauvre jeune prince, déjà si malheureux. Enfin, mademoiselle,
je connais assez votre délicatesse pour savoir que peut-être il
conviendrait d'adresser ce secours au prince sans être connue;
dans ce cas, veuillez, je vous en prie, disposer de moi et compter
sur ma discrétion. Si, au contraire, vous désirez le lui faire
parvenir directement, voici son nom tel que me l'a écrit son
compatriote: _Le prince Djalma, fils de Kadja-Sing, roi de
Mundi._»

-- Djalma... dit vivement Adrienne en paraissant rassembler ses
souvenirs, _Kajda-Sing... _oui... c'est cela... voici bien des
noms que mon père m'a souvent répétés... en me disant qu'il n'y
avait rien de plus chevaleresque, de plus héroïque au monde que ce
vieux roi indien, notre parent par alliance... Le fils n'a pas
dérogé, à ce qu'il paraît. Oui, _Djalma... Kadja-Sing, _encore une
fois, c'est cela; ces noms ne sont pas si communs, dit-elle en
souriant, qu'on puisse les oublier ou les confondre avec
d'autres... Ainsi Djalma est mon cousin. Il est brave et bon,
jeune et charmant. Il n'a surtout jamais porté l'affreux habit
européen... et il est dénué de toutes ressources! C'est
ravissant... c'est trop de bonheur à la fois... Vite... vite...
improvisons un joli conte de fées... dont ce beau _prince Chéri
_sera le héros. Pauvre oiseau d'or et d'azur égaré dans nos
tristes climats! qu'il trouve au moins ici quelque chose qui lui
rappelle son pays de lumière et de parfum.

Puis, s'adressant à une de ses femmes:

-- Georgette, prends du papier et écris, mon enfant...

La jeune fille alla vers la table de bois doré où se trouvait un
petit nécessaire à écrire, s'assit et dit à sa maîtresse:

-- J'attends les ordres de mademoiselle.

Adrienne de Cardoville, dont le charmant visage rayonnait de joie,
de bonheur et de gaieté, dicta le billet suivant adressé à un bon
vieux peintre qui lui avait longtemps enseigné le dessin et la
peinture, car elle excellait dans cet art comme dans tous les
autres: «Mon cher Titien, mon bon Véronèse, mon digne Raphaël...
vous allez me rendre un très grand service, et vous le ferez, j'en
suis sûre, avec cette parfaite obligeance que j'ai toujours
trouvée en vous... «Vous allez tout de suite vous entendre avec le
savant artiste qui a dessiné mes derniers costumes du XVe siècle.
Il s'agit cette fois de costumes indiens modernes pour un jeune
homme... Oui, monsieur, pour un jeune homme... Et d'après ce que
j'en imagine, vous pourrez faire prendre mesure sur l'Antinoüs, ou
plutôt sur le Bacchus indien, ce sera plus à propos... Il faut que
ces vêtements soient à la fois d'une grande exactitude, d'une
grande richesse et d'une grande élégance; vous choisirez les plus
belles étoffes possibles; tâchez surtout qu'elles se rapprochent
des tissus de l'Inde: vous y ajouterez pour ceintures et pour
turbans six magnifiques châles de cachemire longs, dont deux
blancs, deux rouges et deux orange; rien ne sied mieux aux teints
bruns que ces couleurs-là.

«Ceci fait (et je vous donne tout au plus deux ou trois jours),
vous partirez en poste dans ma berline pour le château de
Cardoville, que vous connaissez bien; le régisseur, l'excellent
Dupont, un de vos anciens amis, vous conduira auprès d'un jeune
prince indien nommé Djalma; vous direz à ce haut et puissant
seigneur d'un autre monde que vous venez de la part d'un _ami
_inconnu, qui, agissant comme un frère, lui envoie ce qui lui est
nécessaire pour échapper aux affreuses modes d'Europe. Vous
ajouterez que cet ami l'attend avec tant d'impatience, qu'il le
conjure de venir tout de suite à Paris: si mon protégé objecte
qu'il est souffrant, vous lui direz que ma voiture est une
excellente dormeuse; vous y ferez établir le lit qu'elle renferme,
et il s'y trouvera très commodément. Il est bien entendu que vous
excuserez très humblement l'ami inconnu de ce qu'il n'envoie au
prince ni riches palanquins, ni même, modestement, un éléphant,
car, hélas! il n'y a de palanquins qu'à l'Opéra et d'éléphants
qu'à la Ménagerie, ce qui nous fera paraître étrangement sauvages
aux yeux de mon protégé...

«Dès que vous l'aurez décidé à partir, vous vous remettrez en
route, et vous m'amènerez ici dans mon pavillon, rue de Babylone
(quelle prédestination de demeurer rue de Babylone!... voilà du
moins un nom qui a bon air pour un Oriental), vous m'amènerez,
dis-je, ce cher prince, qui a le bonheur d'être né dans le pays
des fleurs, des diamants et du soleil.

«Vous aurez la complaisance, mon bon et vieil ami, de ne pas vous
étonner de ce nouveau caprice, et de ne vous livrer surtout à
aucune conjecture extravagante... Sérieusement, le choix que je
fais de vous dans cette circonstance... de vous que j'aime, que
j'honore sincèrement, vous dit assez qu'au fond de tout ceci il y
a autre chose qu'une apparente folie...»

En dictant ces derniers mots, le ton d'Adrienne fut aussi sérieux,
aussi digne, qu'il avait été jusqu'alors plaisant et enjoué. Mais
bientôt elle reprit plus gaiement:

«Adieu, mon vieil ami; je suis un peu comme ce capitaine des temps
anciens, dont vous m'avez fait tant de fois dessiner le nez
héroïque et le menton conquérant, je plaisante avec une extrême
liberté d'esprit au moment de la bataille, oui, car dans une
heure, je livre une bataille, une grande bataille à ma chère
dévote de tante. Heureusement l'audace et le courage ne me
manquent pas, et je grille d'engager l'action avec cette austère
princesse.

«Adieu, mille bons souvenirs de coeur à votre excellente femme. Si
je parle d'elle ici, entendez-vous, d'elle si justement respectée,
c'est pour vous rassurer encore sur les suites de cet _enlèvement
_à mon profit d'un charmant prince; car il faut bien finir par où
j'aurais dû commencer, et vous avouer qu'il est charmant.

«Encore adieu...»

Puis s'adressant à Georgette:

-- As-tu écrit, petite?

-- Oui, mademoiselle...

-- Ah!... ajoute en post-scriptum: «Je vous envoie un crédit à vue
sur mon banquier pour toutes ces dépenses; ne ménagez rien... vous
savez que je suis assez _grand seigneur..._ (il faut bien me
servir de cette expression masculine, puisque vous vous êtes
exclusivement approprié, tyrans que vous êtes, ce terme
significatif d'une noble générosité).»

-- Maintenant, Georgette, dit Adrienne, apporte-moi une feuille de
papier et cette lettre, que je la signe.

Mlle de Cardoville prit la plume qui lui présentait Georgette,
signa la lettre et y renferma un bon sur son banquier, ainsi
conçu:

«On payera à M. Norval, sur son reçu, la somme qu'il demandera
pour dépenses faites en son nom.

«Adrienne DE CARDOVILLE.»

Pendant toute cette scène et durant que Georgette écrivait,
Florine et Hébé avaient continué de s'occuper des soins de la
toilette de leur maîtresse, qui avait quitté sa robe de chambre et
s'était habillée afin de se rendre auprès de sa tante. À
l'attention soutenue, opiniâtre, dissimulée, avec laquelle Florine
avait écouté Adrienne dicter sa lettre à M. Norval, on voyait
facilement que, selon son habitude, elle tâchait de retenir les
moindres paroles de Mlle de Cardoville.

-- Petite, dit celle-ci à Hébé, tu vas à l'instant envoyer cette
lettre chez M. Norval.

Le même timbre argentin sonna au dehors.

Hébé se dirigeait vers la porte pour aller savoir ce que c'était
et exécuter les ordres de sa maîtresse; mais Florine se précipita
pour ainsi dire au-devant d'elle pour sortir à sa place et dit à
Adrienne:

-- Mademoiselle veut-elle que je fasse porter cette lettre? j'ai
besoin d'aller au Grand-Hôtel.

-- Alors, vas-y, toi; Hébé, vois ce qu'on veut; et toi, Georgette,
cachette cette lettre.

Au bout d'un instant, pendant lequel Georgette cacheta la lettre,
Hébé revint.

-- Mademoiselle, dit-elle en rentrant, cet ouvrier qui a retrouvé
Lutine hier vous supplie de le recevoir un instant... il est très
pâle... et il a l'air bien triste...

-- Aurait-il déjà besoin de moi?... Ce serait trop heureux, dit
gaiement Adrienne. Fais entrer ce brave et honnête garçon dans le
petit salon... et toi, Florine, envoie cette lettre à l'instant.

Florine sortit; Mlle de Cardoville, suivie de Lutine, entra dans
le petit salon, où l'attendait Agricol.



III. L'entretien.

Lorsque Adrienne de Cardoville entra dans le salon où l'attendait
Agricol, elle était mise avec une extrême et élégante simplicité;
une robe de casimir gros bleu, à corsage juste, bordée sur le
devant en lacets de soie noire selon la mode d'alors, dessinait sa
taille de nymphe et sa poitrine arrondie; un petit col de batiste
uni et carré se rabattait sur un large ruban écossais noué en
rosette, qui lui servait de cravate; sa magnifique chevelure dorée
encadrait sa blanche figure d'une incroyable profusion de longs et
légers tire-bouchons qui atteignaient presque son corsage.

Agricol, afin de donner le change à son père et de lui faire
croire qu'il se rendait véritablement aux ateliers de M. Hardy,
s'était vu forcé de revêtir ses habits de travail; seulement il
avait mis une blouse neuve, et le col de sa chemise de grosse
toile bien blanche retombait sur une cravate noire négligemment
nouée autour de son cou; son large pantalon gris laissait voir des
bottes très proprement cirées, et il tenait entre ses mains
musculeuses une belle casquette de drap toute neuve. Somme toute,
cette blouse bleue, brodée de rouge, qui, dégageant l'encolure
brune et nerveuse du jeune forgeron, dessinant ses robustes
épaules, retombait en plis gracieux, ne gênait en rien sa libre et
franche allure, lui seyait beaucoup mieux que ne l'aurait fait un
habit ou une redingote. En attendant Mlle de Cardoville, Agricol
examinait machinalement un magnifique vase d'argent admirablement
ciselé; une petite plaque de même métal, attachée sur son socle de
brêche antique, portait ces mots:

Ciselé par_ Jean-Marie, ouvrier ciseleur, 1831._

Adrienne avait marché si légèrement sur le tapis de son salon,
seulement séparé d'une autre pièce par des portières, qu'Agricol
ne s'aperçut pas de la venue de la jeune fille; il tressaillit et
se retourna vivement, lorsqu'il entendit une voix argentine et
perlée lui dire:

-- Voici un beau vase, n'est-ce pas, monsieur?

_-- _Très beau, mademoiselle, répondit Agricol, assez
embarrassé.

-- Vous voyez que j'aime l'équité, ajouta Mlle de Cardoville en
lui montrant du doigt la petite plaque d'argent; un peintre signe
son tableau... un écrivain son livre, je tiens à ce qu'un ouvrier
signe son oeuvre.

-- Comment, mademoiselle, ce nom?...

_-- _Est celui du pauvre ouvrier ciseleur qui a fait ce rare
chef-d'oeuvre pour un riche orfèvre. Lorsque celui-ci m'a vendu ce
vase, il a été stupéfait de ma bizarrerie, il m'aurait presque dit
de mon injustice, lorsque, après m'être fait nommer l'auteur de ce
merveilleux ouvrage, j'ai voulu que ce fût son nom au lieu de
celui de l'orfèvre qui fût inscrit sur le socle... À défaut de
richesse, que l'artisan ait au moins le renom, n'est-ce pas juste,
monsieur?

Il était impossible à Adrienne d'engager plus gracieusement
l'entretien; aussi le forgeron, commençant à se rassurer,
répondit:

-- Étant ouvrier moi-même, mademoiselle... je ne puis qu'être
doublement touché d'une pareille preuve d'équité.

-- Puisque vous êtes ouvrier, monsieur, je me félicite de cet à-
propos; mais veuillez vous asseoir.

Et d'un geste rempli d'affabilité elle lui indiqua un fauteuil de
soie pourpre brochée d'or, prenant place elle-même sur une
causeuse de même étoffe.

Voyant l'hésitation d'Agricol, qui baissait les yeux avec
embarras, Adrienne lui dit gaiement, pour l'encourager, en lui
montrant Lutine:

-- Cette pauvre petite bête, à laquelle je suis très attachée, me
sera toujours un souvenir vivant de votre obligeance, monsieur:
aussi votre visite me semble d'un heureux augure; je ne sais quel
bon pressentiment me dit que je pourrai peut-être vous être utile
à quelque chose.

-- Mademoiselle... dit résolument Agricol, je me nomme Baudoin, je
suis forgeron chez M. Hardy, au Plessis, près Paris; hier, vous
m'avez offert votre bourse... j'ai refusé... aujourd'hui je viens
vous demander peut-être dix fois, vingt fois la somme que vous
m'avez généreusement proposée... je vous dis cela tout de suite,
mademoiselle... parce que c'est ce qui me coûte le plus... ces
mots-là me brûlaient les lèvres, maintenant je serai plus à mon
aise...

-- J'apprécie la délicatesse de vos scrupules, dit Adrienne; mais
si vous me connaissiez, vous vous seriez adressé à moi sans
crainte; combien vous faut-il?

-- Je ne sais pas, mademoiselle.

-- Comment, monsieur!... vous ignorez quelle somme?

-- Oui, mademoiselle, et je viens vous demander... non seulement
la somme qu'il me faut... mais encore quelle est la somme qu'il me
faut.

-- Voyons, monsieur, dit Adrienne en souriant, expliquez-moi cela.
Malgré ma bonne volonté, vous sentez que je ne devine pas tout à
fait ce dont il s'agit...

-- Mademoiselle, en deux mots voici le fait: j'ai une bonne
vieille mère qui, dans ma jeunesse, s'est ruiné la santé à
travailler pour m'élever, moi et un pauvre enfant abandonné
qu'elle avait recueilli; à présent c'est à mon tour de la
soutenir, c'est ce que j'ai le bonheur de faire... Mais pour cela
je n'ai que mon travail. Or, si je suis hors d'état de travailler,
ma mère est sans ressources.

-- Maintenant, monsieur, votre mère ne peut manquer de rien,
puisque je m'intéresse à elle...

-- Vous vous intéressez à elle, mademoiselle?

-- Sans doute.

-- Vous la connaissez donc?

-- À présent, oui...

-- Ah! mademoiselle, dit Agricol avec émotion après un moment de
silence, je vous comprends... Tenez... vous avez un noble coeur;
la Mayeux avait raison.

-- La Mayeux? dit Adrienne en regardant Agricol d'un air très
surpris; car ces mots pour elle étaient une énigme.

L'ouvrier, qui ne rougissait pas de ses amis, reprit bravement:

-- Mademoiselle, je vais vous expliquer cela. La Mayeux est une
pauvre jeune ouvrière bien laborieuse avec qui j'ai été élevé;
elle est contrefaite, voilà pourquoi on l'appelle la Mayeux. Vous
voyez donc que d'un côté elle est placée aussi bas que vous êtes
placée haut. Mais pour le coeur... pour la délicatesse... ah!
mademoiselle... je suis sûr que vous la valez... ça été tout de
suite sa pensée lorsque je lui ai raconté comment hier vous
m'aviez donné cette fleur...

-- Je vous assure, monsieur, dit Adrienne touchée, que cette
comparaison me flatte et m'honore plus que tout ce que vous
pourriez me dire. Un coeur qui reste bon et délicat, malgré de
cruelles infortunes, est un si rare trésor! Il est si facile
d'être bon, quand on a la jeunesse et la beauté! d'être délicat et
généreux, quand on a la richesse! J'accepte donc votre
comparaison... mais à condition que vous me mettiez bien vite à
même de la mériter. Continuez donc, je vous en prie.

Malgré la gracieuse cordialité de Mlle de Cardoville, on devinait
chez elle tant de cette dignité naturelle que donnent toujours
l'indépendance du caractère, l'élévation de l'esprit et la
noblesse des sentiments, qu'Agricol, oubliant l'idéale beauté de
sa protectrice, éprouva bientôt pour elle une sorte d'affectueux
et profond respect qui contrastait singulièrement avec l'âge et la
gaieté de la jeune fille qui lui inspirait ce sentiment.

-- Si je n'avais que ma mère, mademoiselle, à la rigueur je ne
m'inquiéterais pas trop d'un chômage forcé; entre pauvres gens on
s'aide, ma mère est adorée dans la maison, nos braves voisins
viendraient à son secours; mais ils ne sont pas heureux, et ils se
priveraient pour elle, et leurs petits services lui seraient plus
pénibles que la misère même! Et puis enfin ce n'est pas seulement
pour ma mère que j'ai besoin de travailler, mais pour mon père;
nous ne l'avions pas vu depuis dix-huit ans; il vient d'arriver de
la Sibérie... il y était resté par dévouement à son ancien
général, aujourd'hui le maréchal Simon.

-- Le maréchal Simon!... dit vivement Adrienne avec une expression
de surprise.

-- Vous le connaissez, mademoiselle?

-- Je ne le connais pas personnellement, mais il a épousé une
personne de notre famille...

-- Quel bonheur!... s'écria le forgeron; alors ces deux
demoiselles que mon père a ramenées de Russie... sont vos
parentes?...

-- Le maréchal a deux filles? demanda Adrienne de plus en plus
étonnée et intéressée.

-- Ah! mademoiselle... deux petits anges de quinze ou seize ans...
et si jolies, si douces... deux jumelles qui se ressemblent à s'y
méprendre... Leur mère est morte en exil; le peu qu'elle possédait
ayant été confisqué, elles sont venues ici avec mon père du fond
de la Sibérie, voyageant bien pauvrement; mais il tâchait de leur
faire oublier tant de privations à force de dévouement... de
tendresse... Brave père! vous ne croiriez pas, mademoiselle,
qu'avec un courage de lion il est bon... comme une mère...

-- Et où sont ces chères enfants, monsieur? dit Adrienne.

-- Chez nous, mademoiselle... c'est ce qui rendait ma position
difficile, c'est ce qui m'a donné le courage de venir à vous; ce
n'est pas qu'avec mon travail je ne puisse suffire à notre petit
ménage ainsi augmenté... mais si l'on m'arrête?

-- Vous arrêter?... et pourquoi?

-- Tenez, mademoiselle... ayez la bonté de lire cet avis, que l'on
a envoyé à la Mayeux... cette pauvre fille dont je vous ai
parlé... une soeur pour moi...

Et Agricol remit à Mlle de Cardoville la lettre anonyme écrite à
l'ouvrière.

Après l'avoir lue, Adrienne dit au forgeron avec surprise:

-- Comment, monsieur, vous êtes poète?

-- Je n'ai ni cette prétention, ni cette ambition, mademoiselle...
seulement quand je reviens auprès de ma mère, après ma journée de
travail... ou souvent même en forgeant mon fer, pour me distraire
ou me délasser, je m'amuse à rimer... tantôt quelques odes, tantôt
des chansons.

-- Et ce chant des _Travailleurs, _dont on parle dans cette
lettre, est donc bien hostile, bien dangereux?

-- Mon Dieu, non, mademoiselle, au contraire; car, moi, j'ai le
bonheur d'être employé chez M. Hardy, qui rend la position de ses
ouvriers aussi heureuse que celle de nos autres camarades l'est
peu... et je m'étais borné à faire en faveur de ceux-ci, qui
composent la masse, une réclamation chaleureuse, sincère,
équitable, rien de plus; mais vous le savez peut-être,
mademoiselle, dans ce temps de conspiration et d'émeute, souvent
on est incriminé, emprisonné légèrement... Qu'un tel malheur
m'arrive... que deviendront ma mère... mon père... et les deux
orphelines que nous devons regarder comme de notre famille
jusqu'au retour du maréchal Simon?... Aussi, mademoiselle, pour
échapper à ce malheur, je venais vous demander, dans le cas où je
risquerais d'être arrêté, de me fournir une caution; de la sorte
que je ne serais pas forcé de quitter l'atelier pour la prison, et
mon travail suffirait à tout, j'en réponds.

-- Dieu merci, dit gaiement Adrienne, ceci pourra s'arranger
parfaitement; désormais, monsieur le poète, vous puiserez vos
inspirations dans le bonheur et non dans le chagrin... triste
Muse!... D'abord, votre caution sera faite.

-- Ah! mademoiselle... vous nous sauvez.

-- Il se trouve ensuite que le médecin de notre famille est fort
lié avec un ministre très important (entendez-le comme vous
voudrez, dit-elle en souriant, vous ne vous tromperez guère); le
docteur a sur ce grand homme d'État beaucoup d'influence, car il a
toujours eu le bonheur de lui conseiller, par raison de santé, les
douceurs de la vie privée, la veille du jour où on lui a ôté son
portefeuille. Soyez donc parfaitement tranquille, si la caution
était insuffisante, nous aviserions à d'autres moyens.

-- Mademoiselle, dit Agricol avec une émotion profonde, je vous
devrai le repos, peut-être la vie de ma mère... croyez-moi, je ne
serai jamais ingrat.

-- C'est tout simple... Maintenant, autre chose: il faut bien que
ceux qui en ont trop aient le droit de venir en aide à ceux qui
n'en ont pas assez... Les filles du maréchal Simon sont de ma
famille; elles logeront ici, avec moi; ce sera plus convenable;
vous en préviendrez votre bonne mère; et, ce soir, en allant la
remercier de l'hospitalité qu'elle a donnée à mes jeunes parentes,
j'irai les chercher.

Tout à coup Georgette, soulevant la portière qui séparait le salon
d'une pièce voisine, entra précipitamment et d'un air effrayé:

-- Ah! mademoiselle, s'écria-t-elle, il se passe quelque chose
d'extraordinaire dans la rue...

-- Comment cela? explique-toi.

-- Je venais de reconduire ma couturière jusqu'à la petite porte,
il m'a semblé voir des hommes de mauvaise mine regarder
attentivement les murs et les croisées du petit bâtiment attenant
au pavillon, comme s'ils voulaient épier quelqu'un.

-- Mademoiselle, dit Agricol avec chagrin, je ne m'étais pas
trompé, c'est moi qu'on cherche...

-- Que dites-vous!

-- Il m'avait semblé être suivi depuis la rue Saint-Merri... Il
n'y a plus à douter: on m'aura vu entrer chez vous et l'on veut
m'arrêter... Ah! maintenant, mademoiselle, que votre intérêt est
acquis à ma mère... maintenant que je n'ai plus d'inquiétude pour
les filles du maréchal Simon, plutôt que de vous exposer au
moindre désagrément, je cours me livrer...

-- Gardez-vous-en bien, monsieur, dit vivement Adrienne, la
liberté est une trop bonne chose pour la sacrifier
volontairement... D'ailleurs, Georgette peut se tromper... mais en
tout cas, je vous en prie, ne vous livrez pas... Croyez-moi,
évitez d'être arrêté... cela facilitera, je pense, beaucoup mes
démarches... car il me semble que la justice se montre d'un
attachement exagéré pour ceux qu'elle a une fois saisis...

-- Mademoiselle, dit Hébé en entrant aussi d'un air inquiet, un
homme vient de frapper à la petite porte... il a demandé si un
jeune homme en blouse n'était pas entré ici... il a ajouté que la
personne qu'il cherchait se nommait Agricol Baudoin... et qu'on
avait quelque chose de très important à lui apprendre...

-- C'est mon nom, dit Agricol, c'est une ruse pour m'engager à
sortir...

-- Évidemment, dit Adrienne, aussi faut-il la déjouer. Qu'as-tu
répondu, mon enfant? ajouta-t-elle en s'adressant à Hébé.

-- Mademoiselle... j'ai répondu que je ne savais pas de qui on
voulait parler.

-- À merveille!... Et l'homme questionneur?

-- Il s'est éloigné, mademoiselle.

-- Sans doute pour revenir bientôt, dit Agricol.

-- C'est très probable, reprit Adrienne. Aussi, monsieur, faut-il
vous résigner à rester ici quelques heures... Je suis
malheureusement obligée de me rendre à l'instant chez Mme la
princesse de Saint-Dizier, ma tante, pour une entrevue très
importante qui ne pouvait déjà souffrir aucun retard, mais qui est
rendue plus pressante encore par ce que vous venez de m'apprendre
au sujet des filles du maréchal Simon. Restez donc ici, monsieur,
puisqu'en sortant vous seriez certainement arrêté.

-- Mademoiselle... pardonnez mon refus... Mais encore une fois, je
ne dois pas accepter cette offre généreuse.

-- Et pourquoi?

-- On a tenté de m'attirer au dehors afin de ne pas avoir à
pénétrer légalement chez vous; mais à cette heure, mademoiselle,
si je ne sors pas on entrera, et jamais je ne vous exposerai à un
pareil désagrément. Je ne suis plus inquiet de ma mère, que
m'importe la prison!

-- Et le chagrin que votre mère ressentira, et ses inquiétudes et
ses craintes, n'est-ce donc rien? Et votre père, et cette pauvre
ouvrière qui vous aime comme un frère et que je vaux par le coeur,
dites-vous, monsieur, l'oubliez-vous aussi?... Croyez-moi,
épargnez ces tourments à votre famille... Restez ici; avant ce
soir je suis certaine, soit par caution, soit autrement, de vous
délivrer de ces ennuis...

-- Mais, mademoiselle, en admettant que j'accepte votre offre
généreuse... on me trouvera ici.

-- Pas du tout... il y a dans ce pavillon, qui servait autrefois
de petite maison... vous voyez, monsieur, dit Adrienne en
souriant, que j'habite un lieu bien profane, il y a dans ce
pavillon une cachette si merveilleusement bien imaginée qu'elle
peut défier toutes les recherches: Georgette va vous y conduire;
vous y serez très commodément, vous pourrez même y écrire quelques
vers pour moi si la situation vous inspire...

-- Ah! mademoiselle, que de bontés!... s'écria Agricol. Comment
ai-je mérité...

-- Comment? monsieur, je vais vous le dire: admettez que votre
caractère, que votre position ne méritent aucun intérêt; admettez
que je n'aie pas contracté une dette sacrée envers votre père pour
les soins touchants qu'il a eus des filles du maréchal Simon, mes
parentes... mais songez au moins à Lutine, monsieur, dit Adrienne
en riant, à Lutine que voilà... et que vous avez rendue à ma
tendresse... Sérieusement... si je ris, reprit cette singulière et
folle créature, c'est qu'il n'y a pas le moindre danger pour vous,
et que je me trouve dans un accès de bonheur; ainsi donc,
monsieur, écrivez-moi vite votre adresse et celle de votre mère
sur ce portefeuille; suivez Georgette, et faites-moi de très jolis
vers si vous ne vous ennuyez pas trop dans cette prison où vous
fuyez... une prison.

Pendant que Georgette conduisait le forgeron dans la cachette,
Hébé apportait à sa maîtresse un petit chapeau de castor gris à
plume grise, car Adrienne devait traverser le parc pour se rendre
au grand hôtel occupé par Mme la princesse de Saint-Dizier. Un
quart d'heure après cette scène, Florine entrait mystérieusement
dans la chambre de Mme Grivois, première femme de la princesse de
Saint-Dizier.

-- Eh bien? demanda Mme Grivois à la jeune fille.

-- Voici les notes que j'ai pu prendre dans la matinée, dit
Florine en remettant un papier à la duègne; heureusement j'ai
bonne mémoire...

-- À quelle heure, au juste, est-elle rentrée ce matin? dit
vivement la duègne.

-- Qui, madame?

-- Mlle Adrienne.

-- Mais elle n'est pas sortie, madame... nous l'avons mise au bain
à neuf heures.

-- Mais avant neuf heures elle est rentrée, après avoir passé la
nuit dehors. Car voilà où elle en est arrivée, pourtant.

Florine regardait Mme Grivois avec un profond étonnement.

-- Je ne vous comprends pas, madame.

-- Comment! mademoiselle n'est pas rentrée ce matin, à huit
heures, par la petite porte du jardin? Osez donc mentir!

-- J'avais été souffrante hier, je ne suis descendue qu'à neuf
heures pour aider Georgette et Hébé à sortir Mademoiselle du
bain... j'ignore ce qui s'est passé auparavant, je vous le jure,
madame...

-- C'est différent... vous vous informerez de ce que je viens de
vous dire là auprès de vos compagnes; elles ne se défient pas de
vous, elles vous diront tout...

-- Oui, madame.

-- Qu'a fait mademoiselle ce matin depuis que vous l'avez vue?

-- Mademoiselle a dicté une lettre à Georgette pour M. Norval,
j'ai demandé d'être chargée de l'envoyer afin d'avoir un prétexte
pour sortir et pour noter ce que j'avais retenu...

-- Bon... et cette lettre?

-- Jérôme vient de sortir; je la lui ai donnée pour qu'il la mît à
la poste...

-- Maladroite! s'écria Mme Grivois, vous ne pouviez pas me
l'apporter?

-- Mais puisque mademoiselle a dicté tout haut à Georgette, selon
son habitude, je savais le contenu de cette lettre et je l'ai
écrit dans la note.

-- Ce n'est pas la même chose... il était possible qu'il fût bon
de retarder l'envoi de cette lettre... La princesse va être
contrariée...

-- J'avais cru bien faire... madame.

-- Mon Dieu! je sais que ce n'est pas la bonne volonté qui vous
manque; depuis six mois on est satisfait de vous... mais cette
fois vous avez commis une grave imprudence...

-- Ayez de l'indulgence... madame... ce que je fais est assez
pénible. Et la jeune fille étouffa un soupir.

Mme Grivois la regarda fixement, et lui dit d'un ton sardonique:

-- Eh bien! ma chère, ne continuez pas... si vous avez des
scrupules... vous êtes libre... allez-vous-en...

-- Vous savez bien que je ne suis pas libre, madame... dit Florine
en rougissant; une larme lui vint aux yeux, et elle ajouta: -- Je
suis dans la dépendance de M. Rodin, qui m'a placée ici...

-- Alors à quoi bon ces soupirs?

-- Malgré soi, on a des remords... Mademoiselle est si bonne... si
confiante...

-- Elle est parfaite, assurément; mais vous n'êtes pas ici pour me
faire son éloge... Qu'y a-t-il ensuite?

-- L'ouvrier qui a hier retrouvé et rapporté Lutine est venu tout
à l'heure demander à parler à mademoiselle.

-- Et cet homme est-il encore chez elle?

-- Je l'ignore... il entrait seulement lorsque je suis sortie avec
la lettre...

-- Vous vous arrangerez pour savoir ce qu'est venu faire cet
ouvrier chez mademoiselle... vous trouverez un prétexte pour
revenir dans la journée m'en instruire.

-- Oui, madame...

-- Mademoiselle a-t-elle paru préoccupée, inquiète, effrayée de
l'entrevue qu'elle doit avoir aujourd'hui avec la princesse? Elle
cache si peu ce qu'elle pense que vous devez le savoir.

-- Mademoiselle a été gaie comme à l'ordinaire, elle a même
plaisanté là-dessus...

-- Ah! elle a plaisanté... dit la duègne, et elle ajouta entre ses
dents, sans que Florine pût l'entendre: -- Rira bien qui rira le
dernier; malgré son audace et son caractère diabolique... elle
tremblerait, elle demanderait grâce... si elle savait ce qui
l'attend aujourd'hui...

Puis s'adressant à Florine:

-- Retournez au pavillon, et défendez-vous, je vous le conseille,
de ces beaux scrupules qui pourraient vous jouer un mauvais tour,
ne l'oubliez pas.

-- Je ne peux pas oublier que je ne m'appartiens plus, madame...

-- À la bonne heure, et à tantôt. Florine quitta le grand hôtel et
traversa le parc pour regagner le pavillon. Mme Grivois se rendit
aussitôt auprès de la princesse de Saint-Dizier.



IV. Une jésuitesse.

Pendant que les scènes précédentes se passaient dans la rotonde
Pompadour occupée par Mlle de Cardoville, d'autres événements
avaient lieu dans le grand hôtel occupé par Mme la princesse de
Saint-Dizier.

L'élégance et la somptuosité du pavillon du jardin contrastaient
étrangement avec le sombre intérieur de l'hôtel, dont la princesse
habitait le premier étage; car la disposition du rez-de-chaussée
ne le rendait propre qu'à donner des fêtes, et depuis longtemps
Mme de Saint-Dizier avait renoncé à ces splendeurs mondaines; la
gravité de ses domestiques, tous âgés et vêtus de noir, le profond
silence qui régnait dans sa demeure, où l'on ne parlait pour ainsi
dire qu'à voix basse, la régularité presque monastique de cette
immense maison, donnaient à l'entourage de la princesse un
caractère triste et sévère.

Un homme du monde, qui joignait un grand courage à une rare
indépendance de caractère, parlant de Mme la princesse de Saint-
Dizier (à qui Adrienne de Cardoville _allait, _selon son
expression, _livrer une grande bataille), _disait ceci: «Afin de
ne pas avoir Mme de Saint-Dizier pour ennemie, moi qui ne suis ni
plat ni lâche, j'ai, pour la première fois de ma vie, fait une
platitude et une lâcheté.» Et cet homme parlait sincèrement.

Mais Mme de Saint-Dizier n'était pas tout d'abord arrivée à ce
haut point d'_importance. _Quelques mots sont nécessaires pour
poser nettement diverses phases de la vie de cette femme
dangereuse, implacable, qui, par son affiliation à l'ORDRE avait
acquis une puissance occulte et formidable; car il y a quelque
chose de plus menaçant qu'un _jésuite... _c'est une _jésuitesse;
_et quand on a vu un certain monde, on sait qu'il existe
malheureusement beaucoup de ces affiliées, de robe plus ou moins
courte. Mme de Saint-Dizier, autrefois fort belle, avait été,
pendant les dernières années de l'Empire et les premières années
de la Restauration, une des femmes les plus à la mode de Paris:
d'un esprit remuant, actif, aventureux, dominateur, d'un coeur
froid et d'une imagination vive, elle s'était extrêmement livrée à
la galanterie, non par tendresse de coeur, mais par amour pour
l'intrigue, qu'elle aimait comme certains hommes aiment le jeu...
à cause des émotions qu'elle procure.

Malheureusement, tel avait toujours été l'aveuglement ou
l'insouciance de son mari, le prince de Saint-Dizier (frère aîné
du comte de Rennepont, duc de Cardoville, père d'Adrienne), que,
durant sa vie, il ne dit jamais un mot qui pût faire penser qu'il
soupçonnait les aventures de sa femme. Aussi, ne trouvant pas sans
doute assez de difficultés dans ces liaisons, d'ailleurs si
commodes sous l'Empire, la princesse, sans renoncer à la
galanterie, crut lui donner plus de mordant, plus de verdeur, en
la compliquant de quelques intrigues politiques. S'attaquer à
Napoléon, creuser une mine sous les pieds du colosse, cela du
moins promettait des émotions capables de satisfaire le caractère
le plus exigeant. Pendant quelque temps tout alla au mieux; jolie
et spirituelle, adroite et fausse, perfide et séduisante, entourée
d'adorateurs qu'elle fanatisait, mettant une sorte de coquetterie
féroce à leur faire jouer leurs têtes dans de graves complots, la
princesse espéra ressusciter la Fronde, et entama une
correspondance secrète très active avec quelques personnages
influents à l'étranger, bien connus pour leur haine contre
l'empereur et contre la France; de là datèrent ses premières
relations épistolaires avec le marquis d'Aigrigny, alors colonel
au service de la Russie, et aide de camp de Moreau. Mais un jour
toutes ces belles menées furent découvertes, plusieurs chevaliers
de Mme de Saint-Dizier furent envoyés à Vincennes, et l'empereur,
qui aurait pu sévir terriblement, se contenta d'exiler la
princesse dans une de ses terres près de Dunkerque.

À la Restauration, les _persécutions _dont Mme de Saint-Dizier
avait souffert pour la bonne cause lui furent comptées, et elle
acquit même alors une assez grande influence, malgré la légèreté
de ses moeurs. Le marquis d'Aigrigny, ayant pris du service en
France, s'y était fixé; il était charmant et aussi fort à la mode;
il avait correspondu et conspiré avec la princesse sans la
connaître, ces _précédents _amenèrent nécessairement une liaison
entre eux. L'amour-propre effréné, le goût des plaisirs bruyants,
de grands besoins de haine, d'orgueil et de domination, l'espèce
de sympathie mauvaise, dont l'attrait perfide rapproche les
natures perverses sans les confondre, avaient fait de la princesse
et du marquis deux complices plutôt que deux amants. Cette liaison
était fondée sur des sentiments égoïstes, amers, sur l'appui
redoutable que deux caractères de cette trempe dangereuse
pouvaient se prêter contre un monde où leur esprit d'intrigue, de
galanterie, et de dénigrement leur avait fait beaucoup d'ennemis;
cette liaison dura jusqu'au moment où, après son duel avec le
général Simon, le marquis entra au séminaire sans que l'on connût
la cause de cette résolution subite.

La princesse, ne trouvant pas l'heure de la conversion sonnée pour
elle, continua de s'abandonner au tourbillon du monde avec une
ardeur âpre, jalouse, haineuse, car elle voyait finir ses belles
années. On jugera, par le fait suivant, du caractère de cette
femme. Encore fort agréable, elle voulut terminer sa vie mondaine
par un éclatant et dernier triomphe, ainsi qu'une grande
comédienne sait se retirer à temps du théâtre afin de laisser des
regrets. Voulant donner cette consolation suprême à sa vanité, la
princesse choisit habilement ses victimes; elle avisa dans le
monde un jeune couple qui s'idolâtrait, et à force d'astuce, de
manèges, elle enleva l'amant à sa maîtresse, ravissante femme de
dix-huit ans dont il était adoré. Ce succès bien constaté,
Mme de Saint-Dizier quitta le monde dans tout l'éclat de son
aventure. Après plusieurs longs entretiens avec l'abbé-marquis
d'Aigrigny, alors prédicateur fort renommé, elle partit
brusquement de Paris, et alla passer deux ans dans sa terre près
de Dunkerque, où elle n'emmena qu'une de ses femmes, Mme Grivois.

Lorsque la princesse revint, on ne put reconnaître cette femme
autrefois frivole, galante et dissipée; la métamorphose était
complète, extraordinaire, presque effrayante. L'hôtel de Saint-
Dizier, jadis ouvert aux joies, aux fêtes, aux plaisirs, devint
silencieux et austère; au lieu de ce qu'on appelle _monde élégant,
_la princesse ne reçut plus chez elle que des femmes d'une
dévotion retentissante, des hommes importants, mais cités pour la
sévérité outrée de leurs principes religieux et monarchiques. Elle
s'entoura surtout de certains membres considérables du haut
clergé; une congrégation de femmes fut placée sous son patronage;
elle eut confesseur, chapelle, aumônier, et même directeur; mais
ce dernier exerçait _in partibus: _le marquis-abbé d'Aigrigny
resta véritablement son guide spirituel; il est inutile de dire
que depuis longtemps leurs relations de galanterie avaient
complètement cessé. Cette conversion soudaine, complète et surtout
très bruyamment prônée, frappa le plus grand nombre d'admiration
et de respect; quelques-uns, plus pénétrants, sourirent. Un trait
entre mille fera connaître l'effrayante puissance que la princesse
avait acquise depuis son affiliation. Ce trait montrera aussi le
caractère souterrain, vindicatif et impitoyable de cette femme,
qu'Adrienne de Cardoville s'apprêtait si imprudemment à braver.
Parmi les personnes qui sourirent plus ou moins de la conversion
de Mme de Saint-Dizier se trouvait le jeune couple qu'elle avait
désuni si cruellement avant de quitter pour toujours la scène
galante du monde: tous deux, plus passionnés que jamais, s'étaient
réunis dans leur amour après cet orage passager, bornant leur
vengeance à quelques piquantes plaisanteries sur la conversion de
la femme qui leur avait fait tant de mal... Quelque temps après,
une terrible fatalité s'appesantissait sur les deux amants. Un
mari, jusqu'alors aveugle... était brusquement éclairé par des
révélations anonymes; un épouvantable éclat s'ensuivit, la jeune
femme fut perdue. Quant à l'amant, des bruits vagues, peu
précisés, mais remplis de réticences perfidement calculées et
mille fois plus odieuses qu'une accusation formelle, que l'on peut
au moins combattre et détruire, étaient répandus sur lui avec tant
de persistance, avec une si diabolique habileté et par des voies
si diverses, que ses meilleurs amis se retirèrent peu à peu de
lui, subissant à leur insu l'influence lente et irrésistible de ce
bourdonnement incessant et confus qui pourtant peut se résumer par
ceci:

-- Eh bien! vous savez?

-- Non!

-- On dit de bien vilaines choses sur lui!

-- Ah! vraiment? Et quoi donc?

-- Je ne sais, de mauvais bruits... des rumeurs fâcheuses pour son
honneur.

-- Diable!... c'est grave... Cela m'explique alors pourquoi il est
maintenant reçu plus que froidement.

-- Quant à moi, désormais je l'éviterai.

-- Et moi aussi, etc., etc.

Le monde est ainsi fait, qu'il n'en faut souvent pas plus pour
flétrir un homme auquel d'assez grands succès ont mérité beaucoup
d'envieux. C'est ce qui arriva à l'homme dont nous parlons. Le
malheureux, voyant le vide se former autour de lui, sentant, pour
ainsi dire, la terre manquer sous ses pieds, ne savait où
chercher, où prendre l'insaisissable ennemie dont il sentait les
coups; car jamais il ne lui était venu à la pensée de soupçonner
la princesse, qu'il n'avait pas revue depuis son aventure avec
elle. Voulant à toute force savoir la cause de cet abandon et de
ces mépris, il s'adressa à un de ses anciens amis. Celui-ci lui
répondit d'une manière dédaigneusement évasive; l'autre s'emporta,
demanda satisfaction... Son adversaire lui dit:

-- Trouvez deux témoins de votre connaissance et de la mienne...
et je me bats avec vous. Le malheureux n'en trouva pas un.

Enfin, délaissé par tous, sans avoir jamais pu s'expliquer ce
délaissement, souffrant atrocement du sort de la femme qui avait
été perdue pour lui, il devint fou de douleur, de rage, de
désespoir, et se tua... Le jour de sa mort, Mme de Saint-Dizier
dit qu'une vie aussi honteuse devait avoir nécessairement une
pareille fin; que celui qui pendant si longtemps s'était fait un
jeu des lois divines et humaines ne pouvait terminer sa misérable
vie que par un dernier crime... le suicide!... Et les amis de
Mme de Saint-Dizier répétèrent et colportèrent ces terribles
paroles d'un air contrit, béat et convaincu.

Ce n'était pas tout: à côté du châtiment se trouvait la
récompense. Les gens qui observent remarquaient que les favoris de
la coterie religieuse de Mme de Saint-Dizier arrivaient à de
hautes positions avec une rapidité singulière. Les jeunes gens
_vertueux, _et puis religieusement assidus aux prônes, étaient
mariés à de riches orphelines du _Sacré-Coeur, _que l'on tenait en
réserve; pauvres jeunes filles qui, apprenant trop tard ce que
c'est qu'un mari dévot, choisi et imposé par des dévotes,
expiaient souvent par des larmes bien amères la trompeuse faveur
d'être ainsi admises parmi ce monde hypocrite et faux où elles se
trouvaient étrangères, sans appui, et qui les écrasait si elles
osaient se plaindre de l'union à laquelle on les avait condamnées.
Dans le salon de Mme de Saint-Dizier se faisaient des préfets, des
colonels, des receveurs généraux, des députés, des académiciens,
des évêques, des pairs de France, auxquels on ne demandait, en
retour du tout-puissant appui qu'on leur donnait, que d'affecter
des dehors pieux, de communier quelquefois en public, de jurer une
guerre acharnée à tout ce qui était impie ou révolutionnaire, et
surtout de correspondre confidentiellement, sur _différents sujets
de son choix, _avec l'abbé d'Aigrigny; distraction fort agréable
d'ailleurs, car l'abbé était l'homme du monde le plus aimable, le
plus spirituel, et surtout le plus accommodant.

Voici à ce propos un fait _historique _qui a manqué à l'ironie
amère et vengeresse de Molière ou de Pascal. C'était pendant la
dernière année de la Restauration; un des hauts dignitaires de la
cour, homme indépendant et ferme, ne _pratiquait pas, _comme
disent les bons pères, c'est-à-dire qu'il ne communiait pas.
L'évidence où le mettait sa position pouvait rendre cette
indifférence d'un fâcheux exemple; on lui dépêcha l'abbé-marquis
d'Aigrigny; celui-ci, connaissant le caractère honorable et élevé
du récalcitrant, sentit que, s'il pouvait l'amener à _pratiquer,
_par quelque moyen que ce fût, _l'effet _serait des meilleurs; en
homme d'esprit, et sachant à qui il s'adressait, l'abbé fit bon
marché du dogme, du fait religieux en lui-même; il ne parla que
des convenances, de l'exemple salutaire qu'une pareille résolution
produirait sur le public.

-- Monsieur l'abbé, dit l'autre, je respecte plus la religion que
vous-même, car je regarderais comme une jonglerie infâme de
communier sans conviction.

-- Allons, allons, homme intraitable, _Alceste _renfrogné, dit le
marquis-abbé en souriant finement, on mettra d'accord vos
scrupules et le profit que vous aurez, croyez-moi, à m'écouter:
_on vous ménagera _une COMMUNION BLANCHE, car, après tout, que
demandons-nous? l'apparence.

Or, une _communion blanche _se pratique avec une hostie non
consacrée.

L'abbé-marquis en fut pour ses offres rejetées avec indignation;
mais l'homme de cour fut destitué. Et cela n'était pas un fait
isolé. Malheur à ceux qui se trouvaient en opposition de principes
et d'intérêts avec Mme de Saint-Dizier ou ses amis! Tôt ou tard,
directement ou indirectement, ils se voyaient frappés d'une
manière cruelle, presque toujours irréparable: ceux-ci dans leurs
relations les plus chères, ceux-là dans leur crédit; d'autres dans
leur honneur, d'autres enfin dans les fonctions officielles dont
ils vivaient; et cela par l'action sourde, latente, continue, d'un
dissolvant terrible et mystérieux qui minait invisiblement les
réputations, les fortunes, les positions les plus solidement
établies, jusqu'au moment où elles s'abîmaient à jamais au milieu
de la surprise et de l'épouvante générales.

On concevra maintenant que, sous la Restauration, la princesse de
Saint-Dizier fût devenue singulièrement influente et redoutable.
Lors de la révolution de Juillet, elle s'était _ralliée; _et,
chose bizarre! tout en conservant des relations de famille et de
société avec quelques personnes très fidèles au culte de la
monarchie déchue, on lui attribuait encore beaucoup d'action et de
pouvoir. Disons enfin que le prince de Saint-Dizier étant décédé
sans enfants, depuis plusieurs années, sa fortune personnelle,
très considérable, était retournée à son beau-frère puîné, le père
d'Adrienne de Cardoville; ce dernier étant mort depuis dix-huit
mois, cette jeune fille se trouvait donc alors la dernière et
seule représentante de cette branche de la famille des Rennepont.

La princesse de Saint-Dizier attendait sa nièce dans un assez
grand salon tendu de damas vert sombre; les meubles, recouverts de
pareille étoffe, étaient d'ébène sculpté, ainsi que la
bibliothèque, remplie de livres pieux. Quelques tableaux de
sainteté, un grand christ d'ivoire sur un fond de velours noir,
achevaient de donner à cette pièce une apparence austère et
lugubre. Mme de Saint-Dizier, assise devant un grand bureau,
achevait de cacheter plusieurs lettres, car elle avait une
correspondance fort étendue et fort variée. Alors âgée de
quarante-cinq ans environ, elle était belle encore; les années
avaient épaissi sa taille, qui, autrefois d'une élégance
remarquable, se dessinait pourtant encore assez avantageusement
sous sa robe noire montante. Son bonnet fort simple, orné de
rubans gris, laissait voir ses cheveux blonds lissés en épais
bandeaux. Au premier abord on restait frappé de son air à la fois
digne et simple; on cherchait en vain, sur cette physionomie alors
remplie de componction et de calme, la trace des agitations de la
vie passée; à la voir si naturellement grave et réservée, l'on ne
pouvait s'habituer à la croire l'héroïne de tant d'intrigues, de
tant d'aventures galantes; bien plus, si par hasard elle entendait
un propos quelque peu léger, la figure de cette femme, qui avait
fini par se croire à peu près une mère de l'Église, exprimait
aussitôt un étonnement candide et douloureux qui se changeait
bientôt en un air de chasteté révoltée et de commisération
dédaigneuse. Du reste, lorsqu'il le fallait, le sourire de la
princesse était encore rempli de grâce et même d'une séduisante et
irrésistible bonhomie; son grand oeil bleu savait, à l'occasion,
devenir affectueux et caressant; mais si l'on osait froisser son
orgueil, contrarier ses volontés ou nuire à ses intérêts, et
qu'elle pût, sans se compromettre, laisser éclater ses
ressentiments, alors sa figure, habituellement placide et
sérieuse, trahissait une froide et implacable méchanceté.

À ce moment Mme Grivois entra dans le cabinet de la princesse,
tenant à la main le _rapport _que Florine venait de lui remettre
sur la matinée d'Adrienne de Cardoville. Mme Grivois était depuis
longtemps au service de Mme de Saint-Dizier; elle savait tout ce
qu'une femme de chambre intime peut et doit savoir de sa maîtresse
lorsque celle-ci a été fort galante.

Était-ce volontairement que la princesse avait conservé ce témoin
si bien instruit des nombreuses erreurs de sa jeunesse? c'est ce
qu'on ignorait généralement. Ce qui demeurait évident, c'est que
Mme Grivois jouissait auprès de la princesse de grands privilèges,
et qu'elle était plutôt comme une femme de compagnie que comme une
femme de chambre.

-- Voici, madame, les notes de Florine, dit Mme Grivois en
remettant le papier à la princesse.

-- J'examinerai cela _tout à l'heure, _répondit Mme de Saint-
Dizier; mais, dites-moi, ma nièce va se rendre ici. Pendant la
conférence à laquelle elle va assister, vous conduirez dans son
pavillon une personne qui doit bientôt venir et qui vous demandera
de ma part.

-- Bien, madame.

-- Cet homme fera un inventaire exact de tout ce que renferme le
pavillon qu'Adrienne habite. Vous veillerez à ce que rien ne soit
omis: ceci est de la plus grande importance.

-- Oui, madame... mais si Georgette ou Hébé veulent s'opposer...

-- Soyez tranquille, l'homme chargé de cet inventaire a une
qualité telle, que lorsqu'elles le connaîtront, ces filles
n'oseront s'opposer à cet inventaire ni aux autres mesures qu'il a
encore à prendre... Il ne faudrait pas manquer, tout en
l'accompagnant, d'insister sur certaines particularités destinées
à confirmer les bruits que vous avez répandus depuis quelque
temps...

-- Soyez tranquille, madame, ces bruits ont maintenant la
consistance d'une vérité...

-- Bientôt cette Adrienne si insolente et si hautaine sera donc
brisée et forcée de demander grâce... et à moi encore...

Un vieux valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte et
annonça:

-- Monsieur l'abbé d'Aigrigny!

-- Si Mlle de Cardoville se présente, dit la princesse à
Mme Grivois, vous la prierez d'attendre un instant.

-- Oui, madame... dit la duègne, qui sortit avec le valet de
chambre.

Mme de Saint-Dizier et M. d'Aigrigny restèrent seuls.



V. Le complot.

L'abbé-marquis d'Aigrigny, on l'a facilement deviné, le personnage
que l'on a déjà vu rue du Milieu-des-Ursins, d'où il était parti
pour Rome il y avait de cela trois mois environ. Le marquis était
vêtu de grand deuil avec son élégance accoutumée. Il ne portait
pas la soutane; sa redingote noire, assez juste, et son gilet,
bien serré aux hanches, faisaient valoir l'élégance de sa taille;
son pantalon de casimir noir découvrait son pied parfaitement
chaussé de brodequins vernis; enfin sa tonsure disparaissait au
milieu de la légère calvitie qui avait un peu dégarni la partie
postérieure de sa tête. Rien dans son costume ne décelait, pour
ainsi dire, le prêtre, sauf peut-être le manque absolu de favoris,
remarquable sur une figure aussi virile; son menton, fraîchement
rasé, s'appuyait sur une haute et ample cravate noire nouée avec
une crânerie militaire qui rappelait que cet abbé-marquis, que ce
prédicateur en renom, alors l'un des chefs les plus actifs et les
plus influents de son ordre, avait, sous la Restauration, commandé
un régiment de hussards après avoir fait la guerre avec les Russes
contre la France.

Arrivé seulement le matin, le marquis n'avait pas revu la
princesse depuis que sa mère à lui, la marquise douairière
d'Aigrigny, était morte auprès de Dunkerque, dans une terre
appartenant à Mme de Saint-Dizier, en appelant en vain son fils
pour adoucir l'amertume de ses derniers moments; mais un ordre,
auquel M. d'Aigrigny avait dû sacrifier les sentiments les plus
sacrés de la nature, lui ayant été transmis de Rome, il était
aussitôt parti pour cette ville, non sans un mouvement
d'hésitation remarqué et dénoncé par Rodin; car l'amour de
M. d'Aigrigny pour sa mère avait été le seul sentiment pur qui eût
constamment traversé sa vie. Lorsque le valet de chambre se fut
discrètement retiré avec Mme Grivois, le marquis s'approcha
vivement de la princesse, lui tendit la main, et lui dit d'une
voix émue:

-- Herminie... ne m'avez-vous pas caché quelque chose dans vos
lettres?... À ses derniers moments, ma mère m'a maudit!

-- Non, non, Frédéric... rassurez-vous... Elle eût désiré votre
présence... Mais bientôt ses idées se sont troublées, et dans son
délire... c'était encore vous... qu'elle appelait...

-- Oui, dit le marquis avec amertume, son instinct maternel lui
disait sans doute que ma présence aurait peut-être pu la rendre à
la vie...

-- Je vous en prie... bannissez de si tristes souvenirs... ce
malheur est irréparable.

-- Une dernière fois, répétez-le-moi... Vraiment, ma mère n'a pas
été cruellement affectée de mon absence?... Elle n'a pas soupçonné
qu'un devoir plus impérieux m'appelait ailleurs?

-- Non, non, vous dis-je... Lorsque sa raison s'est machinalement
troublée, il s'en fallait de beaucoup que vous eussiez eu déjà le
temps d'être rendu auprès d'elle... Tous les tristes détails que
je vous ai écrits à ce sujet sont de la plus exacte vérité. Ainsi,
rassurez-vous...

-- Oui... ma conscience devrait être tranquille... j'ai obéi à mon
devoir en sacrifiant ma mère; et pourtant, malgré moi, je n'ai
jamais pu parvenir à ce complet détachement qui nous est commandé
par ces terribles paroles: Celui qui ne hait pas son père et sa
mère, et jusqu'à son âme, ne peut être mon disciple.[10]

-- Sans doute, Frédéric, ces renoncements sont pénibles; mais, en
échange, que d'influence... que de pouvoir!

-- Il est vrai, dit le marquis après un moment de silence: que ne
sacrifierait-on pas pour régner dans l'ombre sur ces tout-
puissants de la terre qui règnent au grand jour! Ce voyage à Rome
que je viens de faire... m'a donné une nouvelle idée de notre
formidable pouvoir; car, voyez-vous, Herminie, c'est surtout de
Rome, de ce point culminant qui, quoi qu'on fasse, domine encore
la plus belle, la plus grande partie du monde, soit par la force
de l'habitude ou de la tradition, soit par la foi... c'est de ce
point surtout qu'on peut embrasser notre action dans toute son
étendue... C'est un curieux spectacle de voir de si haut le jeu
régulier de ces milliers d'instruments, dont la personnalité
s'absorbe continuellement dans l'immuable personnalité de notre
ordre... Quelle puissance nous avons!... Vraiment, je suis
toujours saisi d'un sentiment d'admiration, presque effrayé, en
songeant qu'avant de nous appartenir l'homme pense, veut, croit,
agit à son gré... et lorsqu'il est à nous, au bout de quelques
mois... de l'homme il n'a plus que l'enveloppe: Intelligence,
esprit, raison, conscience, libre arbitre, tout est chez lui
paralysé, desséché, atrophié, par l'habitude d'une obéissance
muette et terrible, par la pratique de mystérieux exercices qui
brisent et tuent tout ce qu'il y a de libre et de spontané dans la
pensée humaine. Alors, à ces corps privés d'âmes, muets, mornes,
froids comme des cadavres, nous insufflons l'esprit de notre
ordre; aussitôt ces cadavres marchent, vont, agissent, exécutent,
mais sans sortir du cercle où ils sont à jamais enfermés; c'est
ainsi qu'ils deviennent membres du corps gigantesque dont ils
exécutent machinalement la volonté, mais dont ils ignorent les
desseins, ainsi que la main exécute les travaux les plus
difficiles sans connaître, sans comprendre la pensée qui la
dirige.

En parlant ainsi, la physionomie du marquis d'Aigrigny prenait une
incroyable expression de superbe et de domination hautaine.

-- Oh! oui, cette puissance est grande, bien grande, dit la
princesse, d'autant plus formidable qu'elle s'exerce
mystérieusement sur les esprits et sur les consciences.

-- Tenez, Herminie, dit le marquis, j'ai eu sous mes ordres un
régiment magnifique; rien n'était plus éclatant que l'uniforme de
mes hussards; bien souvent, le matin, par un beau soleil d'été sur
un vaste champ de manoeuvres, j'ai éprouvé la mâle et profonde
jouissance du commandement... à ma voix, mes cavaliers
s'ébranlaient, les fanfares sonnaient, les plumes flottaient, les
sabres luisaient, mes officiers, étincelants de broderies d'or,
couraient au galop répéter mes ordres: ce n'était que bruit,
lumière, éclat; tous ces soldats, braves ardents, électrisés par
la bataille, obéissaient à un signe, à une parole de moi, je me
sentais fier et fort, tenant pour ainsi dire dans ma main tous ces
courages que je maîtrisais, comme je maîtrisais la fougue de mon
cheval de bataille... Eh bien, aujourd'hui, malgré nos mauvais
jours... moi qui ai longtemps et bravement fait la guerre, je puis
le dire sans vanité aujourd'hui, à cette heure, je me sens mille
fois plus d'action, plus d'autorité, plus de force, plus d'audace,
à la tête de cette milice noire et muette, qui pense, veut, va et
obéit machinalement selon que je dis; qui d'un signe se disperse
sur la surface du globe, ou se glisse doucement dans le ménage par
la confession de la femme et par l'éducation de l'enfant, dans les
intérêts de famille par les confidences des mourants, sur le trône
par la conscience inquiète d'un roi crédule et timoré, à côté du
Saint-Père enfin... cette manifestation vivante de la Divinité,
par les services qu'on lui rend ou qu'on lui impose... Encore une
fois, dites, cette domination mystérieuse qui s'étend depuis le
berceau jusqu'à la tombe, depuis l'humble ménage de l'artisan
jusqu'au trône... depuis le trône jusqu'au siège sacré du vicaire
de Dieu; cette domination n'est-elle pas faite pour allumer ou
satisfaire la plus vaste ambition? Quelle carrière au monde m'eût
offert ces splendides jouissances? Quel profond dédain ne dois-je
pas avoir pour cette vie frivole et brillante d'autrefois qui
pourtant nous faisait tant d'envieux, Herminie! Vous en souvenez-
vous? ajouta d'Aigrigny avec un sourire amer.

-- Combien vous avez raison, Frédéric! reprit vivement la
princesse. Avec quel mépris on songe au passé... Comme vous,
souvent, je compare le passé au présent, et alors quelle
satisfaction je ressens d'avoir suivi vos conseils! Car, enfin,
n'est-ce pas à vous que je dois de ne pas jouer le rôle misérable
et ridicule que joue toujours une femme sur le retour lorsqu'elle
a été belle et entourée?... Que ferais-je à cette heure? Je
m'efforcerais en vain de retenir autour de moi ce monde égoïste et
ingrat, ces hommes grossiers qui ne s'occupent des femmes que tant
qu'elles peuvent servir à leurs passions ou flatter leur vanité;
ou bien il me resterait la ressource de tenir ce qu'on appelle une
maison agréable... pour les autres... oui... de donner des fêtes,
c'est-à-dire recevoir une foule d'indifférents, et offrir des
occasions de se rencontrer à de jeunes couples amoureux qui, se
suivant chaque soir de salon en salon, ne viennent chez vous que
pour se trouver ensemble: stupide plaisir, en vérité, que
d'héberger cette jeunesse épanouie, riante, amoureuse, qui regarde
le luxe et l'éclat dont on l'entoure comme le cadre obligé de ses
joies et de ses amours insolents.

Il y avait tant de dureté dans les paroles de la princesse, et sa
physionomie exprimait une envie si haineuse, que la violente
amertume de ses regrets se trahissait malgré elle.

-- Non, non, reprit-elle, grâce à vous, Frédéric, après un dernier
et éclatant triomphe, j'ai rompu sans retour avec ce monde qui
bientôt m'aurait abandonnée, moi si longtemps son idole et sa
reine; j'ai changé de royaume... Au lieu d'hommes dissipés, que je
dominais par une frivolité supérieure à la leur, je me suis vue
entourée d'hommes considérables, redoutés, tout-puissants, dont
plusieurs gouvernaient l'État; je me suis dévouée à eux comme ils
se sont dévoués à moi. Alors seulement j'ai joui du bonheur que
j'avais toujours rêvé... j'ai eu une part active, une forte
influence dans les plus grands intérêts du monde; j'ai été initiée
aux secrets les plus graves; j'ai pu frapper sûrement qui m'avait
raillée ou haïe; j'ai pu élever au-delà de leurs espérances ceux
qui me servaient, me respectaient et m'obéissaient.

-- En quelques mots, Herminie, vous venez de résumer ce qui fera
toujours notre force... en nous recrutant des prosélytes...
«Trouver la facilité de satisfaire sûrement ses haines et ses
sympathies, et acheter au prix d'une obéissance passive à la
hiérarchie de l'ordre sa part de mystérieuse domination sur le
reste du monde...» Et il y a des fous... des aveugles, qui nous
croient abattus parce que nous avons à lutter contre quelques
mauvais jours, dit M. d'Aigrigny avec dédain, comme si nous
n'étions pas surtout fondés, organisés pour la lutte... comme si
dans la lutte nous ne puisions pas une force, une activité
nouvelle... Sans doute les temps sont mauvais... mais ils
deviendront meilleurs... Et vous le savez, il est presque certain
que dans quelques jours, le 13 février, nous disposerons d'un
moyen d'action assez puissant pour rétablir notre influence un
moment ébranlée.

-- Vous voulez parler de l'affaire des médailles?...

-- Sans doute et je n'avais autant de hâte d'être de retour ici
que pour assister à ce qui pour nous est un si grand événement.

-- Vous avez su... la fatalité qui encore une fois a failli
renverser tant de projets si laborieusement conçus?...

-- Oui, tout à l'heure, en arrivant, j'ai vu Rodin...

-- Il vous a dit...

-- L'inconcevable arrivée de l'Indien et des filles du général
Simon au château de Cardoville après le double naufrage qui les a
jetés sur la côte de Picardie... Et l'on croyait les jeunes filles
à Leipzig... l'Indien à Java... les précautions étaient si bien
prises... En vérité, ajouta le marquis avec dépit, on dirait
qu'une invisible puissance protège toujours cette famille!

-- Heureusement, Rodin est homme de ressources et d'activité,
reprit la princesse; il est venu hier soir... nous avons
longuement causé.

-- Et le résultat de votre entretien est excellent... Le soldat va
être éloigné pendant deux jours... le confesseur de sa femme est
prévenu, le reste après ira de soi-même... demain, ces jeunes
filles ne seront plus à craindre... Reste l'Indien... il est à
Cardoville, dangereusement blessé; nous avons donc du temps pour
agir...

-- Mais ce n'est pas tout, reprit la princesse, il y a encore,
sans compter ma nièce, deux personnes qui, pour nos intérêts, ne
doivent pas se trouver à Paris le 13 février.

-- Oui, M. Hardy... mais son ami le plus cher, le plus intime, le
trahit: il est à nous, et par lui on a attiré M. Hardy dans le
Midi, d'où il est presque impossible qu'il revienne avant un mois.
Quant à ce misérable ouvrier vagabond surnommé Couche-tout-nu...

-- Ah!... fit la princesse avec une exclamation de pudeur
révoltée...

-- Cet homme ne nous inquiète pas... Enfin Gabriel, sur qui repose
notre espoir certain, ne sera pas abandonné d'une minute jusqu'au
grand jour... Tout semble donc nous promettre le succès... et plus
que jamais... il nous faut à tout prix le succès. C'est pour nous
une question de vie ou de mort... car en revenant je me suis
arrêté à Forli... J'ai vu le duc d'Orbano; son influence sur
l'esprit du roi est toute-puissante... absolue... il a
complètement accaparé son esprit, c'est donc avec le duc seul
qu'il est possible de traiter...

-- Eh bien?

-- D'Orbano se fait fort, et il le peut, je le sais, de nous
assurer une existence légale, hautement protégée dans les États de
son maître, avec le privilège exclusif de l'éducation de la
jeunesse... Grâce à de tels avantages, il ne nous faudrait pas en
ce pays plus de deux ou trois ans pour y être tellement enracinés,
que ce serait au duc d'Orbano à nous demander appui à son tour;
mais aujourd'hui qu'il peut tout, il met une condition absolue à
ses services.

-- Et cette condition?...

-- 5 000 000 comptants, et une pension annuelle de 100 000 francs.

-- C'est beaucoup!...

-- Et c'est peu, si l'on songe qu'une fois le pied dans ce pays,
on rentrerait promptement dans cette somme, qui, après tout, est à
peine la huitième partie de celle que l'affaire des médailles,
heureusement conduite, doit assurer à l'ordre...

-- Oui... près de quarante millions... dit la princesse d'un air
pensif.

-- Et encore... ces cinq millions que d'Orbano demande ne seraient
qu'une avance... ils nous rentreraient par des dons volontaires,
en raison même de l'accroissement de notre influence par
l'éducation des enfants, qui nous donnerait la famille... et peu à
peu la confiance de ceux qui gouvernent... Et ils hésitent!...
s'écria le marquis en haussant les épaules avec dédain. Et il est
des gouvernements assez aveugles pour nous proscrire! ils ne
voient donc pas qu'en nous abandonnant l'éducation, ce que nous
demandons avant toute chose, nous façonnons le peuple à cette
obéissance muette et morne, à cette soumission de serf et de
brute, qui assure le repos des États par l'immobilité de l'esprit!
Et quand on songe pourtant que la majorité des classes nobles et
de la riche bourgeoisie nous déteste et nous hait! Ces stupides ne
comprennent donc pas que, du jour où nous aurons persuadé au
peuple que son atroce misère est une loi immuable, éternelle de la
destinée; qu'il doit renoncer au coupable espoir de toute
amélioration à son sort; qu'il doit enfin regarder comme un crime
aux yeux de Dieu d'aspirer au bien-être dans ce monde, puisque les
récompenses d'en haut sont en raison des souffrances d'ici-bas; de
ce jour-là, il faudra bien que le peuple, hébété par cette
conviction désespérante, se résigne à croupir dans sa fange et
dans sa misère; alors toutes ses impatientes aspirations vers des
jours meilleurs seront étouffées, alors seront résolues ces
questions menaçantes qui rendent pour les gouvernants l'avenir si
sombre et si effrayant... Ces gens ne voient donc pas que cette
foi aveugle, passive, que nous demandons au peuple, nous sert de
frein pour le conduire et le mater... tandis que nous ne demandons
aux heureux du monde que des apparences qui devraient, s'ils
avaient seulement l'intelligence de leur corruption, donner un
stimulant de plus à leurs plaisirs?

-- Il n'importe, Frédéric, reprit la princesse; ainsi que vous le
dites, un grand jour approche... Avec près de quarante millions
que l'ordre peut posséder par l'heureux succès de l'affaire des
médailles... on peut tenter sûrement bien des grandes choses...
Comme levier, entre les mains de l'ordre, un tel moyen d'action
serait d'une portée incalculable, dans ce temps où tout se vend et
s'achète.

-- Et puis, reprit M. d'Aigrigny d'un air pensif, il ne faut pas
se le dissimuler... ici la réaction continue... l'exemple de la
France est tout... C'est à peine si en Autriche et en Hollande
nous pouvons nous maintenir... les ressources de l'ordre diminuent
de jour en jour. C'est un moment de crise; mais il peut se
prolonger. Aussi, grâce à cette ressource immense... des
médailles, nous pouvons non seulement braver toutes les
éventualités, mais encore nous établir puissamment, grâce à
l'offre du duc d'Orbano, que nous acceptons... Alors, de ce centre
inexpugnable, notre rayonnement serait incalculable... Ah! le 13
février, ajouta M. d'Aigrigny après un moment de silence, en
secouant la tête, le 13 février peut être pour notre puissance une
date aussi fameuse que celle du concile de Trente, qui nous a
donné pour ainsi dire une nouvelle vie.

-- Aussi ne faut-il rien épargner, dit la princesse, pour réussir
à tout prix... Des six personnes que vous avez à craindre, cinq
sont ou seront hors d'état de vous nuire... Il reste donc ma
nièce... et vous savez que je n'attendais que votre arrivée pour
prendre une dernière résolution... Toutes mes dispositions sont
prises, et, ce matin même, nous commencerons à agir...

-- Vos soupçons ont-ils augmenté, depuis votre dernière lettre?

-- Oui... je suis certaine qu'elle est plus instruite qu'elle ne
veut le paraître... et, dans ce cas, nous n'aurions pas de plus
dangereuse ennemie.

-- Telle a été toujours mon opinion... Aussi, il y a six mois,
vous ai-je engagée à prendre en tous cas les mesures que vous avez
prises, et qui rendent facile aujourd'hui ce qui sans cela eût été
impossible.

-- Enfin, dit la princesse avec une expression de joie haineuse et
amère, ce caractère indomptable sera brisé, je vais être vengée de
tant d'insolents sarcasmes que j'ai été obligée de dévorer pour ne
pas éveiller ses soupçons; moi... moi, avoir tout supporté
jusqu'ici... car cette Adrienne a pris comme à tâche,
l'imprudente... de m'irriter contre elle...

-- Qui vous offense m'offense. Vous le savez, Herminie, mes haines
sont les vôtres.

-- Et vous-même... mon ami... combien de fois avez-vous été en
butte à sa poignante ironie!

-- Mes instincts m'ont rarement trompé... je suis certain que
cette jeune fille peut être pour nous un ennemi dangereux... très
dangereux, dit le marquis d'une voix brève et dure.

-- Aussi faut-il qu'elle ne soit plus à craindre, répondit
Mme de Saint-Dizier en regardant fixement le marquis.

-- Avez-vous vu le docteur Baleinier et Tripeaud? demanda-t-il.

-- Ils seront ici ce matin... Je les ai avertis de tout.

-- Vous les avez trouvés bien disposés contre elle?

-- Parfaitement... Adrienne ne se défie en rien du docteur, qui a
toujours su conserver, jusqu'à un certain point, sa confiance...
Du reste, une circonstance qui me semble inexplicable vient encore
à notre aide.

-- Que voulez-vous dire?

-- Ce matin Mme Grivois a été, selon mes ordres, rappeler à
Adrienne que je l'attendais à midi pour une affaire importante. En
approchant du pavillon, Mme Grivois a vu ou a cru voir Adrienne
rentrer par la petite porte du jardin.

-- Que dites-vous?... Serait-il possible?... En a-t-on la preuve
positive? s'écria le marquis.

-- Jusqu'à présent il n'y a pas d'autre preuve que la déposition
spontanée de Mme Grivois... Mais j'y songe, dit la princesse en
prenant un papier placé auprès d'elle, voici le rapport que me
fait chaque jour une des femmes d'Adrienne.

-- Celle que Rodin est parvenu à faire placer auprès de votre
nièce?

-- Elle-même, et comme cette créature se trouve dans la plus
entière dépendance de Rodin, elle nous a parfaitement servis
jusqu'ici... Peut-être dans ce rapport trouvera-t-on la
confirmation de ce que Mme Grivois affirme avoir vu.

À peine la princesse eut-elle jeté les yeux sur cette note,
qu'elle s'écria presque avec effroi:

-- Que vois-je?... mais c'est donc le démon que cette fille?

-- Que dites-vous?

-- Le régisseur de cette terre qu'elle a vendue, en écrivant à
Adrienne pour lui demander sa protection, l'a instruite du séjour
du prince indien au château. Elle sait qu'il est son parent... et
elle vient d'écrire à son ancien professeur de peinture, Norval,
de partir en poste avec des costumes indiens, des cachemires, afin
de ramener ici tout de suite ce prince Djalma... lui... qu'il faut
à tout prix éloigner de Paris.

Le marquis pâlit et dit à Mme de Saint-Dizier:

-- S'il ne s'agit pas d'un nouveau caprice de votre nièce...
l'empressement qu'elle met à mander ici ce parent... prouve
qu'elle en sait encore plus que vous n'aviez osé le soupçonner...
Elle est instruite de l'affaire des médailles. Elle peut tout
perdre... prenez garde!...

-- Alors, dit résolument la princesse, il n'y a plus à hésiter...
il faut pousser les choses plus que nous ne l'avions pensé... et
que ce matin même tout soit fini...

-- Oui... mais c'est presque impossible.

-- Tout se peut; le docteur et M. Tripeaud sont à nous, dit
vivement la princesse.

-- Quoique je sois aussi sûr que vous-même du docteur... et de
M. Tripeaud dans cette circonstance, il ne faudra aborder cette
question, qui les effrayera d'abord... qu'après l'entretien que
nous allons avoir avec votre nièce... Il vous sera facile, malgré
sa finesse, de savoir à quoi nous en tenir... Et si nos soupçons
se réalisent... si elle est instruite de ce qu'il serait dangereux
qu'elle sût... alors aucun ménagement, surtout aucun retard. Il
faut qu'aujourd'hui tout soit terminé. Il n'y a pas à hésiter.

-- Avez-vous pu faire prévenir l'homme en question? dit la
princesse après un moment de silence.

-- Il doit être ici à midi... Il ne peut tarder.

-- J'ai pensé que nous serions ici très commodément pour ce que
nous voulons... cette pièce n'est séparée du petit salon que par
une portière; on l'abaissera... et votre homme pourra se placer
derrière.

-- À merveille.

-- C'est un homme sûr?

-- Très sûr... nous l'avons déjà souvent employé dans des
circonstances pareilles; il est aussi habile que discret...

À ce moment on frappa légèrement à la porte.

-- Entrez! dit la princesse.

-- M. le docteur Baleinier fait demander si madame la princesse
peut le recevoir, dit un valet de chambre.

-- Certainement, priez-le d'entrer.

-- Il y a aussi un monsieur à qui M. l'abbé a donné rendez-vous
ici à midi, et que, selon ses ordres, j'ai fait attendre dans
l'oratoire.

-- C'est l'homme en question, dit le marquis à la princesse, il
faudrait d'abord l'introduire; il est inutile, quant à présent,
que le docteur Baleinier le voie.

-- Faites venir d'abord cette personne, dit la princesse; puis,
lorsque je sonnerai, vous prierez M. le docteur Baleinier
d'entrer; dans le cas où M. le baron Tripeaud se présenterait,
vous le conduiriez de même ici; ensuite ma porte sera absolument
fermée, excepté pour Mlle Adrienne.

Le valet de chambre sortit.



VI. Les ennemis d'Adrienne.

Le valet de chambre de la princesse de Saint-Dizier rentra bientôt
avec un petit homme pâle, vêtu de noir et portant des lunettes; il
avait sous son bras gauche un assez long étui en maroquin noir.

La princesse dit à cet homme:

-- Monsieur l'abbé vous a prévenu de ce qu'il y avait à faire?

-- Oui, madame, dit l'homme d'une petite voix grêle et flûtée, en
faisant un profond salut.

-- Serez-vous convenablement dans cette pièce? lui dit la
princesse.

Et ce disant, elle le conduisit à une chambre voisine, seulement
séparée de son cabinet par une portière...

-- Je serai là très convenablement, madame la princesse, répondit
l'homme aux lunettes avec un nouveau et profond salut.

-- En ce cas, monsieur, veuillez entrer dans cette chambre, j'irai
vous avertir lorsqu'il en sera temps...

-- J'attendrai vos ordres, madame la princesse.

-- Et rappelez-vous surtout mes recommandations, ajouta le marquis
en détachant les embrasses de la portière.

-- Monsieur l'abbé peut être tranquille...

La portière, de lourde étoffe, retomba et cacha ainsi complètement
l'homme aux lunettes. La princesse sonna; quelques moments après,
la porte s'ouvrit et on annonça le docteur Baleinier, l'un des
personnages importants de cette histoire.

Le docteur Baleinier avait cinquante ans environ, une taille
moyenne, replète, la figure pleine, luisante et colorée. Ses
cheveux gris, très lissés et assez longs, séparés par une raie au
milieu du front, s'aplatissaient sur les tempes; il avait conservé
l'usage de la culotte courte en drap de soie noire, peut-être
encore parce qu'il avait la jambe belle; des boucles d'or nouaient
ses jarretières et les attaches de ses souliers de maroquin bien
luisants; il portait une cravate, un gilet et un habit noirs, ce
qui lui donnait l'air quelque peu clérical; sa main blanche et
potelée disparaissait à demi cachée sous une manchette de batiste
à petits plis, et la gravité de son costume n'en excluait pas la
recherche. Sa physionomie était souriante et fine, son petit oeil
annonçait une pénétration et une sagacité rares; homme du monde et
de plaisir, gourmet très délicat, spirituel causeur, prévenant
jusqu'à l'obséquiosité, souple, adroit, insinuant, le docteur
Baleinier était l'une des plus anciennes créatures de la coterie
congréganiste de la princesse de Saint-Dizier. Grâce à cet appui
tout-puissant dont on ignorait la cause, le docteur, longtemps
ignoré malgré un savoir réel et un mérite incontestable, s'était
trouvé nanti, sous la Restauration, de deux sinécures médicales
très lucratives, et peu à peu d'une nombreuse clientèle; mais il
faut dire qu'une fois sous le patronage de la princesse, le
docteur se prit tout à coup à observer scrupuleusement ses devoirs
religieux; il communia une fois la semaine, et très publiquement,
à la grand'messe de Saint-Thomas-d'Aquin. Au bout d'un an, une
certaine classe de malades, entraînée par l'exemple et par
l'enthousiasme de la coterie de Mme de Saint-Dizier, ne voulut
plus d'autre médecin que le docteur Baleinier, et sa clientèle
prit bientôt un accroissement extraordinaire. On juge facilement
de quelle importance il était pour l'ordre d'avoir parmi ses
_membres externes _l'un des praticiens les plus répandus de Paris.
Un médecin a aussi son sacerdoce. Admis à toute heure dans la plus
secrète intimité de famille, un médecin sait, devine, peut aussi
bien des choses... Enfin, comme le prêtre, il a l'oreille des
malades et des mourants. Or, lorsque celui qui est chargé du salut
du corps et celui qui est chargé du salut de l'âme s'entendent et
s'entr'aident dans un intérêt commun, il n'est rien... (certains
cas échéants) qu'ils ne puissent obtenir de la faiblesse ou de
l'épouvante d'un agonisant, non pour eux-mêmes, les lois s'y
opposent, mais pour des tiers appartenant plus ou moins à la
classe si commode des _hommes de paille. _Le docteur Baleinier
était donc l'un des membres externes les plus actifs et les plus
précieux de la congrégation de Paris. Lorsqu'il entra, il alla
baiser la main de la princesse avec une galanterie parfaite.

-- Toujours exact, mon cher monsieur Baleinier.

-- Toujours heureux, toujours empressé de me rendre à vos ordres,
madame; puis, se retournant vers le marquis, auquel il serra
cordialement la main, il ajouta:

-- Enfin! vous voilà... Savez-vous que trois mois, c'est bien long
pour vos amis!...

-- Le temps est aussi long pour ceux qui partent que pour ceux qui
restent, mon cher docteur... Eh bien! voilà le grand jour... Mlle
de Cardoville va venir...

-- Je ne suis pas sans inquiétude, dit la princesse; si elle avait
quelque soupçon?

-- C'est impossible, dit M. Baleinier; nous sommes les meilleurs
amis du monde... Vous savez que Mlle Adrienne a toujours été en
confiance avec moi... Avant-hier encore nous avons ri beaucoup...
Et comme je lui faisais, selon mon habitude, des observations sur
son genre de vie au moins excentrique... et sur la singulière
exaltation d'idées où je la trouve parfois...

-- M. Baleinier ne manque jamais d'insister sur ces circonstances
en apparence fort insignifiantes, dit Mme de Saint-Dizier au
marquis d'un air significatif.

-- Et c'est en effet très essentiel, reprit celui-ci.

-- Mlle Adrienne a répondu à mes observations, reprit le docteur,
en se moquant de moi le plus gaiement, le plus spirituellement du
monde; car, il faut l'avouer, cette jeune fille a bien l'esprit
des plus distingués que je connaisse.

-- Docteur!... docteur!... dit Mme de Saint-Dizier, pas de
faiblesse au moins!

Au lieu de lui répondre tout d'abord, M. Baleinier prit sa boîte
d'or dans la poche de son gilet, l'ouvrit et y puisa une prise de
tabac qu'il aspira lentement, et regardant la princesse d'un air
tellement significatif qu'elle parut complètement rassurée:

-- De la faiblesse!... moi, madame! dit enfin M. Baleinier en
secouant de sa main blanche et potelée quelques grains de tabac
épars sur les plis de sa chemise; n'ai-je pas eu l'honneur de
m'offrir volontairement à vous afin de vous sortir de l'embarras
où je vous voyais?

-- Et vous seul au monde pouviez nous rendre cet important
service, dit M. d'Aigrigny.

-- Vous voyez donc bien, madame, reprit le docteur, que je ne suis
pas un homme à _faiblesse... _car j'ai parfaitement compris la
portée de mon action... mais il s'agit, m'a-t-on dit, d'intérêts
si immenses...

-- Immenses... en effet, dit M. d'Aigrigny; un intérêt capital.

-- Alors je n'ai pas dû hésiter, reprit M. Baleinier; soyez donc
sans inquiétude! Laissez-moi, en homme de goût et de bonne
compagnie, rendre justice et hommage à l'esprit charmant et
distingué de Mlle Adrienne, et quand viendra le moment d'agir,
vous me verrez à l'oeuvre...

-- Peut-être... ce moment sera-t-il plus rapproché que nous ne le
pensions... dit Mme de Saint-Dizier en échangeant un regard avec
M. d'Aigrigny.

-- Je suis et serai toujours prêt... dit le médecin; à ce sujet je
réponds de tout ce qui me concerne... Je voudrais bien être aussi
tranquille sur toutes choses.

-- Est-ce que votre maison de santé n'est pas toujours aussi à la
mode... que peut l'être une maison de santé? dit Mme de Saint-
Dizier en souriant à demi.

-- Au contraire... je me plaindrais presque d'avoir trop de
pensionnaires. Ce n'était pas de cela qu'il s'agit; mais en
attendant Mlle Adrienne, je puis vous dire deux mots d'une affaire
qui ne la touche qu'indirectement, car il s'agit de la personne
qui a acheté la terre de Cardoville, une certaine Mme de la
Sainte-Colombe, qui m'a pris pour médecin, grâce aux manoeuvres
habiles de Rodin.

-- En effet, dit M. d'Aigrigny, Rodin m'a écrit à ce sujet... sans
entrer dans de grands détails.

-- Voici le fait, dit le docteur. Cette Mme de la Sainte-Colombe,
qu'on avait crue d'abord assez facile à conduire, s'est montrée
très récalcitrante à l'endroit de sa conversion... Déjà deux
directeurs ont renoncé à faire son salut. En désespoir de cause,
Rodin lui avait détaché le petit Philippon. Il est adroit, tenace,
et surtout d'une patience... impitoyable... C'était l'homme qu'il
fallait. Lorsque j'ai eu Mme de la Sainte-Colombe pour cliente,
Philippon m'a demandé mon aide, qui lui était naturellement
acquise; nous sommes convenus de nos faits... Je ne devais pas
avoir l'air de le connaître le moins du monde... Il devait me
tenir au courant des variations de l'état moral de sa pénitente...
afin que, par une médication très inoffensive, du reste, car
l'état de la malade est peu grave, il me fût possible de faire
éprouver à celle-ci des alternatives de bien-être ou de mal-être
assez sensibles, selon que son directeur serait content ou
mécontent d'elle... afin qu'il pût lui dire: «Vous le voyez,
madame: êtes-vous dans la bonne voie, la grâce réagit sur votre
santé, et vous vous trouvez mieux... retombez-vous, au contraire,
dans la voie mauvaise, vous éprouvez certain malaise physique:
preuve évidente de l'influence toute-puissante de la foi, non
seulement sur l'âme, mais sur le corps.»

-- Il est sans doute pénible, dit M. d'Aigrigny avec un sang-froid
parfait, d'être obligé d'en arriver à de tels moyens pour arracher
les opiniâtres à la perdition, mais il faut pourtant bien
proportionner les modes d'action à l'intelligence ou au caractère
des individus.

-- Du reste, reprit le docteur, Mme la princesse a pu observer, au
couvent de Sainte-Marie, que j'ai maintes fois employé très
fructueusement, pour le repos et pour le salut de l'âme de
quelques-unes de nos malades, ce moyen, je le répète, extrêmement
innocent. Ces alternatives varient, tout au plus, entre le mieux
et le moins bien; mais si faibles que soient ces différences...
elles réagissent souvent très efficacement sur certains esprits...
Il en avait été ainsi à l'égard de Mme de la Sainte-Colombe. Elle
était dans une si bonne voie de guérison morale et physique, que
Rodin avait cru pouvoir engager Philippon à conseiller la campagne
à sa pénitente... craignant à Paris l'occasion des rechutes... Ce
conseil, joint au désir qu'avait cette femme de jouer à la dame de
paroisse, l'avait déterminée à acheter la terre de Cardoville, bon
placement, du reste; mais ne voilà-t-il pas qu'hier ce malheureux
Philippon est venu m'apprendre que Mme de la Sainte-Colombe était
sur le point de faire une énorme rechute, morale... bien entendu,
car le physique est maintenant dans un état de prospérité
désespérant. Or, cette rechute paraissait causée par un entretien
qu'aurait eu cette dame avec un certain Jacques Dumoulin, que vous
connaissez, m'a-t-on dit, mon cher abbé, et qui s'est, on ne sait
pas comment, introduit auprès d'elle.

-- Ce Jacques Dumoulin, dit le marquis avec dégoût, est un de ces
hommes que l'on emploie et que l'on méprise; c'est un écrivain
rempli de fiel, d'envie et de haine... ce qui lui donne une
certaine éloquence brutale et incisive... Nous le payons assez
grassement pour attaquer nos ennemis, quoiqu'il soit quelquefois
douloureux de voir défendre par une telle plume les principes que
nous respectons... Car ce misérable vit comme un bohémien, ne
quitte pas les tavernes, et est presque toujours ivre... Mais, il
faut l'avouer, sa verve injurieuse est inépuisable... et il est
versé dans les connaissances théologiques les plus ardues, ce qui
nous le rend parfois très utile...

-- Eh bien... quoique Mme de la Sainte-Colombe ait soixante ans...
il paraît que ce Dumoulin aurait des visées matrimoniales sur la
fortune considérable de cette femme... Vous ferez bien, je crois,
de prévenir Rodin, afin qu'il se défie des ténébreux manèges de ce
drôle... Mille pardons de vous avoir si longtemps entretenu de ces
misères... Mais à propos du couvent de Sainte-Marie, dont j'avais
tout à l'heure l'honneur de vous parler, madame, ajouta le docteur
en s'adressant à la princesse, il y a longtemps que vous n'y êtes
allée?

La princesse échangea un vif regard avec M. d'Aigrigny et
répondit:

-- Mais... il y a huit jours... environ.

-- Vous y trouverez alors bien du changement: le mur qui était
mitoyen avec ma maison de santé a été abattu, car l'on va
construire là un nouveau corps de bâtiment et une chapelle...
l'ancienne était trop petite. Du reste, je dois dire, à la louange
de Mlle Adrienne, ajouta le docteur avec un singulier demi-
sourire, qu'elle m'avait promis pour cette chapelle la copie d'une
Vierge de Raphaël.

-- Vraiment... c'était plein d'à-propos, dit la princesse. Mais
voici bientôt midi et M. Tripeaud ne vient pas.

-- Il est subrogé tuteur de Mlle de Cardoville, dont il a géré les
biens comme ancien agent d'affaires du comte-duc, dit le marquis
visiblement préoccupé, et sa présence nous est absolument
indispensable; il serait bien à désirer qu'il fût ici avant
l'arrivée de Mlle de Cardoville, qui peut entrer d'un moment à
l'autre.

-- Il est dommage que son portrait ne puisse pas le remplacer ici,
dit le docteur en souriant avec malice et tirant de sa poche une
petite brochure.

-- Qu'est-ce que cela, docteur? lui demanda la princesse.

-- Un de ces pamphlets anonymes qui paraissent de temps à autre...
Il est intitulé: _le Fléau, _et le portrait du baron Tripeaud y
est tracé avec tant de sincérité, que ce n'est plus de la
satire... cela tombe dans la réalité; tenez, écoutez plutôt. Cette
esquisse est intitulée:

TYPE DU LOUP-CERVIER

«_M. le baron Tripeaud._ -- Cet homme, qui se montre aussi
bassement humble envers certaines supériorités sociales qu'il se
montre insolent et grossier envers ceux qui dépendent de lui; cet
homme est l'incarnation vivante et effrayante de la partie
mauvaise de l'aristocratie bourgeoise et industrielle, de _l'homme
d'argent, _du spéculateur cynique, sans coeur, sans foi, sans âme,
qui jouerait à la hausse ou à la baisse sur la mort de sa mère, si
la mort de sa mère avait action sur le cours de la Rente. Ces
gens-là ont tous les vices odieux des nouveaux affranchis, non pas
de ceux qu'un travail honnête, patient et digne a noblement
enrichis, mais de ceux qui ont été soudainement favorisés par un
aveugle caprice du hasard ou par un heureux coup de filet dans les
eaux fangeuses de l'agiotage. Une fois parvenus, ces gens-là
haïssent le peuple, parce que le peuple leur rappelle l'origine
dont ils rougissent; impitoyables pour l'affreuse misère des
masses, ils l'attribuent à la paresse, à la débauche, parce que
cette calomnie met à l'aise leur barbare égoïsme. Et ce n'est pas
tout. Du haut de son coffre-fort et du haut de son double droit
d'électeur éligible, M. le baron Tripeaud insulte comme tant
d'autres à la pauvreté, à l'incapacité politique:

«De l'officier de fortune qui, après quarante ans de guerre et de
service, peut à peine vivre d'une retraite insuffisante;

«Du magistrat qui a consumé sa vie à remplir de tristes et
austères devoirs, et qui n'est pas mieux rétribué à la fin de ses
jours;

«Du savant qui a illustré son pays par d'utiles travaux, ou du
professeur qui a initié des générations entières à toutes les
connaissances humaines;

«Du modeste et vertueux prêtre de campagne, le plus pur
représentant de l'Évangile dans son sens charitable, fraternel et
démocratique, etc.

«Dans cet état de choses, comment M. le baron de l'industrie
n'aurait-il pas le plus insolent mépris pour cette foule imbécile
d'honnêtes gens qui après avoir donné au pays leur jeunesse, leur
âge mûr, leur sang, leur intelligence, leur savoir, se voient
dénier les droits dont il jouit, lui, parce qu'il a gagné un
million à un jeu défendu par la loi ou à une industrie déloyale?

«Il est vrai que les optimistes disent à ces parias de la
civilisation dont on ne saurait trop vénérer, trop honorer la
pauvreté digne et fière: _Achetez des propriétés, _vous serez
éligibles et électeurs.

«Arrivons à la biographie de M. le baron: André Tripeaud, fils
d'un palefrenier d'auberge...»

À ce moment, les deux battants de la porte s'ouvrirent, et le
valet de chambre annonça:

-- M. le baron Tripeaud! Le docteur Baleinier remit sa brochure
dans sa poche, fit le salut le plus cordial au financier, et se
leva même pour lui serrer la main.

M. le baron entra en se confondant depuis la porte en salutations.

-- J'ai l'honneur de me rendre aux ordres de madame la
princesse... elle sait qu'elle peut toujours compter sur moi.

-- En effet, j'y compte, monsieur Tripeaud, et surtout dans cette
circonstance.

-- Si les intentions de madame la princesse sont toujours les
mêmes au sujet de Mlle de Cardoville...

-- Toujours, monsieur, et c'est pour cela que nous nous réunissons
aujourd'hui.

-- Madame la princesse peut être assurée de mon concours, ainsi
que je le lui ai déjà promis... Je crois aussi que la plus grande
sévérité doit être enfin employée... et que même s'il était
nécessaire de...

-- C'est aussi notre opinion, se hâta de dire le marquis en
faisant un signe à la princesse et lui montrant d'un regard
l'endroit où était caché l'homme aux lunettes; nous sommes tous
parfaitement d'accord, reprit-il; seulement, convenons encore bien
de ne laisser aucun point douteux dans l'intérêt de cette jeune
personne, car son intérêt seul nous guide; provoquons sa sincérité
par tous les moyens possibles...

-- Mademoiselle vient d'arriver du pavillon du jardin; elle
demande si elle peut voir madame, dit le valet de chambre en se
présentant de nouveau après avoir frappé.

-- Dites à mademoiselle que je l'attends, dit la princesse; et
maintenant, je n'y suis pour personne... sans exception... vous
l'entendez?... pour personne absolument...

Puis, soulevant la portière derrière laquelle l'homme était caché,
Mme de Saint-Dizier lui fit un signe d'intelligence, et la
princesse rentra dans le salon.

Chose étrange, pendant le peu de temps qui précéda l'arrivée
d'Adrienne, les différents acteurs de cette scène semblèrent
inquiets, embarrassés, comme s'ils eussent vaguement redouté sa
présence.

Au bout d'une minute, Mlle de Cardoville entra chez sa tante.



VII. L'escarmouche.

En entrant, Mlle de Cardoville jeta sur un fauteuil son chapeau de
castor gris, qu'elle avait mis pour traverser le jardin; on vit
alors sa belle chevelure d'or qui pendait de chaque côté sur son
visage en longs et légers tire-bouchons, et se tordait en grosse
natte derrière sa tête. Adrienne se présentait sans hardiesse,
mais avec une aisance parfaite; sa physionomie était gaie,
souriante, ses grands yeux noirs semblaient encore plus brillants
que de coutume. Lorsqu'elle aperçut l'abbé d'Aigrigny, elle fit un
mouvement de surprise, et un sourire quelque peu moqueur effleura
ses lèvres vermeilles. Après avoir fait un gracieux signe de tête
au docteur, et passé devant le baron Tripeaud sans le regarder,
elle salua la princesse d'une demi-révérence du meilleur et du
plus grand air.

Quoique la démarche et la tournure de Mlle Adrienne fussent d'une
extrême distinction, d'une convenance parfaite et surtout
empreinte d'une grâce toute féminine, on y sentait pourtant un _je
ne sais quoi _de résolu, d'indépendant et de fier, très rare chez
les femmes, surtout chez les jeunes filles de son âge; enfin ses
mouvements, sans être brusques, n'avaient rien de contraint, de
raide ou d'apprêté; ils étaient, si cela se peut dire, francs et
dégagés comme son caractère; on y sentait circuler la vie, la
sève, la jeunesse, et l'on devinait que cette organisation,
complètement expansive, loyale et décidée, n'avait pu jusqu'alors
se soumettre à la compression d'un rigorisme affecté.

Chose assez bizarre, quoiqu'il fût homme du monde, homme de grand
esprit, homme d'Église des plus remarquables par son éloquence, et
surtout homme de domination et d'autorité, le marquis d'Aigrigny
éprouvait un malaise involontaire, une gêne inconcevable, presque
pénible... en présence d'Adrienne de Cardoville; lui toujours si
maître de soi, lui habitué à exercer une influence toute-
puissante, lui qui avait souvent, au nom de son ordre, traité au
moins d'égal à égal avec des têtes couronnées, se sentait
embarrassé, au-dessous de lui-même, en présence de cette jeune
fille, aussi remarquable par sa franchise que par son esprit et sa
mordante ironie... Or, comme généralement les hommes habitués à
imposer beaucoup aux autres sont très près de haïr les personnes
qui, loin de subir leur influence, les embarrassent et les
raillent, ce n'était pas précisément de l'affection que le marquis
portait à la nièce de la princesse de Saint-Dizier. Depuis
longtemps même et contre son ordinaire, il n'essayait plus sur
Adrienne cette séduction, cette fascination de la parole,
auxquelles il devait habituellement un charme presque
irrésistible; il se montrait avec elle, sec, tranchant, sérieux,
et se réfugiait dans une sphère glacée de dignité hautaine et de
rigidité austère qui paralysaient complètement les qualités
aimables dont il était doué, et dont il tirait ordinaire un si
excellent et si fécond parti... De tout ceci Adrienne s'amusait
fort, mais très imprudemment; car les motifs les plus vulgaires
engendrent souvent des haines implacables.

Ces antécédents posés, on comprendra les divers sentiments et les
intérêts variés qui animaient les différents acteurs de cette
scène.

Mme de Saint-Dizier était assise dans un grand fauteuil au coin du
foyer.

Le marquis d'Aigrigny se tenait debout devant le feu.

Le docteur Baleinier, assis près du bureau, s'était remis à
feuilleter la biographie du baron Tripeaud.

Et le baron semblait examiner très attentivement un tableau de
sainteté suspendu à la muraille.

-- Vous m'avez fait demander, ma tante, pour causer d'affaires
importantes? dit Adrienne, rompant le silence embarrassé qui
régnait dans le salon depuis son entrée.

-- Oui, mademoiselle, répondit la princesse d'un air froid et
sévère, il s'agit d'un entretien des plus graves.

-- Je suis à vos ordres, ma tante... Voulez-vous que nous passions
dans votre bibliothèque?

-- C'est inutile... nous causerons ici.

Puis, s'adressant au marquis, au docteur et au baron, elle leur
dit:

-- Messieurs, veuillez vous asseoir.

Ceux-ci prirent place autour de la table du cabinet de la
princesse.

-- Et en quoi l'entretien que nous devons avoir peut-il regarder
ces messieurs, ma tante? demanda Mlle de Cardoville avec surprise.

-- Ces messieurs sont d'anciens amis de notre famille, tout ce qui
peut vous intéresser les touche, et leurs conseils doivent être
écoutés et acceptés par vous avec respect...

-- Je ne doute pas, ma tante, de l'amitié toute particulière de
M. d'Aigrigny pour notre famille; je doute encore moins du
dévouement profond et désintéressé de M. Tripeaud; M. Baleinier
est un de mes vieux amis; mais avant d'accepter ces messieurs pour
spectateurs... ou, si vous l'aimez mieux, ma tante, pour
confidents de notre entretien, je désire savoir de quoi nous
devons nous entretenir devant eux.

-- Je croyais, mademoiselle, que parmi vos singulières
prétentions, vous aviez au moins... celle de la franchise et du
courage.

-- Mon Dieu, ma tante, répondit Adrienne, souriant avec une
humilité moqueuse, je n'ai pas plus de prétention à la franchise
et au courage que vous n'en avez à la sincérité et à la bonté;
convenons donc bien, une fois pour toutes, que nous sommes ce que
nous sommes... sans prétention...

-- Soit, dit Mme de Saint-Dizier d'un ton sec; depuis longtemps je
suis habituée aux boutades de votre esprit indépendant; je crois
donc que, courageuse et franche comme vous dites l'être, vous ne
devez pas craindre de dire, devant des personnes aussi graves et
aussi respectables que ces messieurs, ce que vous me diriez à moi
seule...

-- C'est donc un interrogatoire en forme que je vais subir? Et sur
quoi?

-- Ce n'est pas un interrogatoire; mais comme j'ai le droit de
veiller sur vous, mais comme vous abusez de plus en plus de ma
folle condescendance à vos caprices... je veux un terme à ce qui
n'a que trop duré; je veux, devant des amis de notre famille, vous
signifier mon irrévocable résolution quant à l'avenir... Et
d'abord jusqu'ici vous vous êtes fait une idée très fausse et très
incomplète de mon pouvoir sur vous.

-- Je vous assure, ma tante, que je ne m'en suis fait aucune idée
juste ou fausse, car je n'y ai jamais songé.

-- C'est ma faute; j'aurais dû, au lieu de condescendre à vos
fantaisies, vous faire sentir plus rudement mon autorité; mais le
moment est venu de vous soumettre: le blâme sévère de mes amis m'a
éclairée à temps... Votre caractère est entier, indépendant,
résolu; il faut qu'il change, entendez-vous? et il changera, de
gré ou de force, c'est moi qui vous le dis.

À ces mots prononcés aigrement devant des étrangers, et dont rien
ne semblait autoriser la dureté, Adrienne releva fièrement la
tête, mais, se contenant, elle reprit en souriant:

--Vous dites, ma tante, que je changerai; cela ne m'étonnerait
pas... on a vu des conversions... si bizarres!

La princesse se mordit les lèvres.

-- Une conversion sincère... n'est jamais bizarre, ainsi que vous
l'appelez, mademoiselle, dit froidement l'abbé d'Aigrigny; mais,
au contraire, très méritoire et d'un excellent exemple.

-- Excellent? reprit Adrienne; c'est selon... car enfin si l'on
convertit ses défauts... en vices...

-- Que voulez-vous dire, mademoiselle? s'écria la princesse.

-- Je parle de moi, ma tante: vous me reprochez d'être
indépendante et résolue... si j'allais devenir par hasard
hypocrite et méchante? Tenez... vrai... je préfère mes chers
petits défauts, que j'aime comme des enfants gâtés... je sais ce
que j'ai... je ne sais pas ce que j'aurais.

-- Pourtant, mademoiselle Adrienne, dit M. le baron Tripeaud d'un
air suffisant et sentencieux, vous ne pouvez nier qu'une
conversion...

-- Je crois M. Tripeaud extrêmement fort sur la conversion de
toute espèce de choses en toute espèce de bénéfices, par toute
espèce de moyens, dit Adrienne d'un ton sec et dédaigneux, mais il
doit rester étranger à cette question.

-- Mais, mademoiselle, reprit le financier en puisant du courage
dans un regard de la princesse, vous oubliez que j'ai l'honneur
d'être votre subrogé tuteur, et que...

-- Il est de fait que M. Tripeaud a cet honneur-là, et je n'ai
jamais trop su pourquoi, dit Adrienne avec un redoublement de
hauteur, sans même regarder le baron. Mais il ne s'agit pas de
deviner des énigmes, je désire donc, ma tante, savoir le motif de
cette réunion.

-- Vous allez être satisfaite, mademoiselle; je vais m'expliquer
d'une façon très nette, très précise; vous allez connaître le plan
de la conduite que vous aurez à tenir désormais; et si vous
refusiez de vous y soumettre avec l'obéissance et le respect que
vous devez à mes ordres, je verrais ce qu'il me resterait à
faire...

Il est impossible de rendre le ton impérieux, l'air dur de la
princesse en prononçant ces mots, qui devaient faire bondir une
jeune fille jusqu'alors habituée à vivre, jusqu'à un certain
point, à sa guise; pourtant, peut-être contre l'attente de
Mme de Saint-Dizier, au lieu de répondre avec vivacité, Adrienne
la regarda fixement et dit en riant:

-- Mais c'est une véritable déclaration de guerre; cela devient
très amusant...

-- Il ne s'agit pas de déclaration de guerre, dit durement l'abbé
d'Aigrigny, blessé des expressions de Mlle de Cardoville.

-- Ah! monsieur l'abbé, reprit celle-ci, vous, un ancien colonel,
vous êtes bien sévère pour une plaisanterie... vous qui devez tant
à la guerre... vous qui, grâce à elle, avez commandé un régiment
français, après vous être battu si longtemps contre la France,
pour connaître le fort et le faible de ses ennemis, bien entendu.

À ces mots, qui lui rappelaient des souvenirs pénibles, le marquis
rougit; il allait répondre lorsque la princesse s'écria:

-- En vérité, mademoiselle, ceci est d'une inconvenance
intolérable.

-- Soit, ma tante, j'avoue mes torts; je ne devais pas dire que
ceci est amusant, car, en vérité, ça ne l'est pas du tout... mais
c'est du moins très curieux... et peut-être même, ajouta la jeune
fille après un moment de silence, peut-être même assez
audacieux... et l'audace me plaît... Puisque nous voici sur ce
terrain, puisqu'il s'agit d'un plan de conduite auquel je dois
obéir sous peine... de...

Puis s'interrompant et s'adressant à sa tante:

-- Sous quelle peine, ma tante?...

-- Vous le saurez... Poursuivez...

-- Je vais donc aussi, moi, devant ces messieurs, vous déclarer
d'une façon très nette, très précise, la détermination que j'ai
prise; comme il me fallait quelque temps pour qu'elle fût
exécutable, je ne vous en avais pas parlé plus tôt, car, vous le
savez... je n'ai pas l'habitude de dire: Je ferai cela... mais je
fais ou j'ai fait cela.

-- Certainement, et c'est cette habitude de coupable indépendance
qu'il faut briser.

-- Je ne comptais donc vous avertir de ma détermination que plus
tard; mais je ne puis résister au plaisir de vous en faire part
aujourd'hui, tant vous me paraissez disposée à l'entendre et à
l'accueillir... Mais, je vous en prie, ma tante, parlez d'abord...
il se peut, après tout, que nous nous soyons complètement
rencontrées dans nos vues.

-- Je vous aime mieux ainsi, dit la princesse; je retrouve au
moins en vous le courage de votre orgueil et de votre mépris de
toute autorité: vous parlez d'audace... la vôtre est grande.

-- Je suis du moins fort décidée à faire ce que d'autres par
faiblesse n'oseraient malheureusement pas... Mais j'oserai... Ceci
est net et précis, je pense.

-- Très net... et très précis, dit la princesse en échangeant un
signe d'intelligence et de satisfaction avec les autres acteurs de
cette scène. Les positions, ainsi établies, simplifient beaucoup
les choses... Je dois seulement vous avertir, dans votre intérêt,
que ceci est très grave, plus grave que vous ne le pensez, et que
vous n'aurez plus qu'un moyen de me disposer à l'indulgence, ce
sera de substituer à l'arrogance et à l'ironie habituelles de
votre langage la modestie et le respect qui conviennent à une
jeune fille.

Adrienne sourit, mais ne répondit rien. Quelques secondes de
silence et quelques regards, échangés de nouveau entre la
princesse et ses trois amis, annoncèrent qu'à ces escarmouches
plus ou moins brillantes allait succéder un combat sérieux. Mlle
de Cardoville avait trop de pénétration, trop de sagacité, pour ne
pas remarquer que la princesse de Saint-Dizier attachait une grave
importance à cet entretien décisif; mais la jeune fille ne
comprenait pas comment sa tante pouvait espérer de lui imposer sa
volonté absolue; la menace de recourir à des moyens de coercition
lui semblait avec raison une menace ridicule. Néanmoins,
connaissant le caractère vindicatif de sa tante, la puissance
ténébreuse dont elle disposait, les terribles vengeances qu'elle
avait quelquefois exercées; réfléchissant enfin que des hommes
dans la position du marquis et du médecin ne seraient pas venus
assister à cet entretien sans de graves motifs, un moment la jeune
fille réfléchit avant d'engager la lutte. Mais bientôt, par cela
même qu'elle pressentait vaguement, il est vrai, un danger
quelconque, loin de faiblir, elle prit à coeur de le braver et
d'exagérer, si cela était possible, l'indépendance de ses idées,
et de maintenir, en tout et pour tout, la détermination qu'elle
allait de son côté notifier à la princesse de Saint-Dizier.



VIII. La révolte.

-- Mademoiselle... dit la princesse à Adrienne de Cardoville d'un
ton froid et sévère, je me dois à moi-même, je dois à ces
messieurs de rappeler en peu de mots les événements qui se sont
passés depuis quelque temps. Il y a six mois, à la fin du deuil de
votre père, vous aviez alors dix-huit ans... vous m'avez demandé à
jouir de votre fortune et à être émancipée... j'ai eu la
malheureuse faiblesse d'y consentir... Vous avez voulu quitter le
grand hôtel et vous établir dans le pavillon du jardin, loin de
toute surveillance... Alors a commencé une suite de dépenses plus
extravagantes les unes que les autres. Au lieu de vous contenter
d'une ou deux femmes de chambre prises dans la classe où on les
prend ordinairement, vous avez été choisir des femmes de compagnie
que vous avez costumées d'une façon aussi bizarre que coûteuse;
vous-même, dans la solitude de votre pavillon, il est vrai, vous
avez revêtu tour à tour des vêtements des siècles passés... Vos
folles fantaisies, vos caprices déraisonnables ont été sans
bornes, sans frein; non seulement vous n'avez jamais rempli vos
devoirs religieux, mais vous avez eu l'audace de profaner vos
salons en y élevant je ne sais quelle espèce d'autel païen où l'on
voit un groupe de marbre représentant un jeune homme et une jeune
fille... (la princesse prononça ces mots comme s'ils lui eussent
brûlé les lèvres) objet d'art, soit, mais objet d'art on ne peut
plus malséant chez une personne de votre âge. Vous avez passé des
jours entiers absolument renfermée chez vous, sans vouloir
recevoir personne, et M. le docteur Baleinier, le seul de mes amis
en qui vous ayez conservé quelque confiance, étant parvenu, à
force d'instances, à pénétrer chez vous, vous a trouvée plusieurs
fois dans un état d'exaltation si grande, qu'il en a conçu de
graves inquiétudes sur votre santé... Vous avez toujours voulu
sortir seule sans rendre compte de vos actions à personne; vous
vous êtes plu sans cesse à mettre enfin votre volonté au-dessus de
mon autorité... Tout ceci est-il vrai?

-- Ce portrait du passé... est peu flatté, dit Adrienne en
souriant, mais enfin il n'est pas absolument méconnaissable.

-- Ainsi, mademoiselle, dit l'abbé d'Aigrigny en comptant et
accentuant lentement la parole, vous convenez positivement que
tous les faits que vient de rapporter madame votre tante sont
d'une scrupuleuse vérité?

Et tous les regards s'attachèrent sur Adrienne comme si sa réponse
devait avoir une extrême importance.

-- Sans doute, monsieur, et j'ai l'habitude de vivre assez
ouvertement pour que cette question soit inutile...

-- Ces faits sont donc avoués, dit l'abbé d'Aigrigny se retournant
vers le docteur et le baron.

-- Ces faits nous demeurent complètement acquis, dit M. Tripeaud
d'un ton suffisant.

-- Mais pourrais-je savoir, ma tante, dit Adrienne, à quoi bon ce
long préambule?

-- Ce long préambule, mademoiselle, reprit la princesse avec
dignité, sert à exposer le passé afin de motiver l'avenir.

-- Voici quelque chose, ma chère tante, un peu dans le goût des
mystérieux arrêts de la sibylle de Cumes... Cela doit cacher
quelque chose de redoutable.

-- Peut-être, mademoiselle... car rien n'est plus redoutable pour
certains caractères que l'obéissance, que le devoir, et votre
caractère est du nombre de ces esprits enclins à la révolte...

-- Je l'avoue naïvement, ma tante, et il en sera ainsi jusqu'au
jour où je pourrai chérir l'obéissance et respecter le devoir.

-- Que vous choisissiez, que vous respectiez ou non mes ordres,
peu m'importe, mademoiselle, dit la princesse d'une voix brève et
dure, vous allez pourtant, dès aujourd'hui, dès à présent,
commencer par vous soumettre, absolument, aveuglément à ma
volonté; en un mot, vous ne ferez rien sans ma permission; il le
faut, je le veux, ce sera...

Adrienne regarda d'abord fixement sa tante, puis elle partit d'un
éclat de rire frais et sonore qui retentit longtemps dans cette
vaste pièce...

M. d'Aigrigny et le baron Tripeaud firent un mouvement
d'indignation. La princesse regarda sa nièce d'un air courroucé.

Le docteur leva les yeux au ciel et joignit les mains sur son
abdomen en soupirant avec componction.

-- Mademoiselle... de tels éclats de rire sont peu convenables,
dit l'abbé d'Aigrigny; les paroles de madame votre tante sont
graves, très graves, et méritent un autre accueil.

-- Mon Dieu! monsieur, dit Adrienne en calmant son hilarité, à qui
la faute si je ris si fort? Comment rester de sang-froid quand
j'entends ma tante me parler d'aveugle soumission à ses ordres?...
Est-ce qu'une hirondelle habituée à voler à plein ciel... à
s'ébattre en plein soleil... est faite pour vivre dans le trou
d'une taupe?...

À cette réponse, M. d'Aigrigny affecta de regarder les autres
membres de cette espèce de conseil de famille avec un profond
étonnement.

-- Une hirondelle? que veut-elle dire?... demanda l'abbé au baron
en lui faisant un signe que celui-ci comprit.

-- Je ne sais... répondit Tripeaud en regardant à son tour le
docteur; elle a parlé de taupe... c'est inouï...
incompréhensible...

-- Ainsi, mademoiselle, dit la princesse semblant partager la
surprise des autres personnes, voici la réponse que vous me
faites...

-- Mais sans doute, répondit Adrienne, étonnée que l'on feignît de
ne pas comprendre l'image dont elle s'était servie, ainsi que cela
lui arrivait assez souvent, dans son langage poétique et coloré.

-- Allons, madame, allons, dit le docteur Baleinier, en souriant
avec bonhomie, il faut être indulgente... Ma chère demoiselle
Adrienne a l'esprit naturellement si original, si exalté!!...
C'est bien en vérité la plus charmante folle que je connaisse...
je lui ai dit cent fois en ma qualité de vieil ami... qui se
permet tout...

-- Je conçois que votre attachement à mademoiselle vous rende
indulgent... Il n'en est pas moins vrai, monsieur le docteur, dit
M. d'Aigrigny en paraissant reprocher au médecin de prendre le
parti de Mlle de Cardoville, que ce sont des réponses
extravagantes lorsqu'il s'agit de questions aussi sérieuses.

-- Le malheur est que mademoiselle ne comprend pas la gravité de
cette conférence, dit la princesse d'un air dur. Elle le
comprendra peut-être maintenant que je vais lui signifier mes
ordres.

-- Voyons ces ordres... ma tante...

Et Adrienne, qui était assise de l'autre côté de la table, en face
de sa tante, posa son petit menton rose dans le creux de sa jolie
main, avec un geste de grâce moqueuse charmant à voir.

-- À dater de demain, reprit la princesse, vous quitterez le
pavillon que vous habitez... vous renverrez vos femmes... vous
reviendrez occuper ici deux chambres, où l'on ne pourra entrer
qu'en passant dans mon appartement... vous ne sortirez jamais
seule... vous m'accompagnerez aux offices... votre émancipation
cessera pour cause de prodigalité bien et dûment constatée; je me
chargerai de toutes vos dépenses... je me chargerai même de
commander vos robes, afin que vous soyez modestement vêtue, comme
il convient... enfin, jusqu'à votre majorité, qui sera du reste
indéfiniment reculée, grâce à l'intervention d'un conseil de
famille... vous n'aurez aucune somme d'argent à votre
disposition... telle est ma volonté...

-- Et certainement on ne peut qu'applaudir à votre résolution,
madame la princesse, dit le baron Tripeaud: on ne peut que vous
encourager à montrer la plus grande fermeté, car il faut que tant
de désordres aient un terme...

-- Il est plus que temps de mettre fin à de pareils scandales,
ajouta l'abbé.

-- La bizarrerie, l'exaltation du caractère... peuvent pourtant
faire excuser bien des choses, se hasarda de dire le docteur d'un
air patelin.

-- Sans doute, monsieur le docteur, dit sèchement la princesse à
M. Baleinier qui jouait parfaitement son rôle; mais alors on agit
avec ces caractères-là comme il convient.

Mme de Saint-Dizier s'était exprimée d'une manière ferme et
précise, elle paraissait convaincue de la possibilité d'exécuter
ce dont elle menaçait sa nièce. M. Tripeaud et M. d'Aigrigny
venaient de donner un assentiment complet aux paroles de la
princesse; Adrienne commença de voir qu'il s'agissait de quelque
chose de fort grave: alors sa gaieté fit place à une ironie amère,
à une expression d'indépendance révoltée. Elle se leva brusquement
et rougit un peu, ses narines roses se dilatèrent, son oeil
brilla, elle redressa la tête en secouant légèrement sa belle
chevelure ondoyante et dorée, par un mouvement rempli d'une fierté
qui lui était naturelle, et elle dit à sa tante d'une voix
incisive, après un moment de silence:

-- Vous avez parlé du passé, madame, j'en dirai donc aussi
quelques mots, mais vous m'y forcez... oui, je le regrette... J'ai
quitté votre demeure, parce qu'il m'était impossible de vivre
davantage dans cette atmosphère de sombre hypocrisie et de noires
perfidies...

-- Mademoiselle... dit M. d'Aigrigny, de telles paroles sont aussi
violentes que déraisonnables.

-- Monsieur! puisque vous m'interrompez, deux mots, dit vivement
Adrienne en regardant fixement l'abbé: Quels sont les exemples que
je trouvais chez ma tante?

-- Des exemples excellents, mademoiselle.

-- Excellents, monsieur? Est-ce parce que j'y voyais chaque jour
sa conversion complice de la vôtre?

-- Mademoiselle... vous vous oubliez... dit la princesse en
devenant pâle de rage.

-- Madame... je n'oublie pas... je me souviens... comme tout le
monde... voilà tout... Je n'avais aucune parente à qui demander
asile... J'ai voulu vivre seule... J'ai désiré jouir de mes
revenus parce que j'aime mieux les dépenser que de les voir
dilapider par M. Tripeaud.

-- Mademoiselle! s'écria le baron, je ne comprends pas que vous
vous permettiez de...

-- Assez monsieur! dit Adrienne en lui imposant silence par un
geste d'une hauteur écrasante, je parle de vous... mais je ne vous
parle pas... Et Adrienne continua: j'ai donc voulu dépenser mon
revenu selon mes goûts; j'ai embelli la retraite que j'ai choisie.
À des servantes laides, malapprises, j'ai préféré des jeunes
filles jolies, bien élevées, mais pauvres; leur éducation ne me
permettant pas de les soumettre à une humiliante domesticité, j'ai
rendu leur condition aimable et douce; elles ne me servent pas,
elles me rendent service; je les paye, mais je leur suis
reconnaissante... Subtilités, du reste, que vous ne comprendrez
pas, madame, je le sais... Au lieu de les voir mal ou peu
gracieusement vêtues, je leur ai donné des habits qui vont bien à
leurs charmants visages, parce que j'aime ce qui est jeune, ce qui
est beau. Que je m'habille d'une façon ou d'une autre, cela ne
regarde que mon miroir. Je sors seule parce qu'il me plaît d'aller
où me guide ma fantaisie. Je ne vais pas à la messe, soit; si
j'avais encore ma mère, je lui dirais quelles sont mes dévotions,
et elle m'embrasserait tendrement... J'ai élevé un grand autel
païen à la jeunesse et à la beauté, c'est vrai, parce que j'adore
Dieu dans tout ce qu'il fait de beau, de bon, de noble, de grand,
et mon coeur, du matin au soir, répète cette prière fervente et
sincère: Merci, mon Dieu! merci... M. Baleinier, dites-vous,
madame, m'a souvent trouvée dans ma solitude en proie à une
exaltation étrange... oui... cela est vrai... c'est qu'alors,
échappant par la pensée à tout ce qui me rend le présent si
odieux, si pénible, si laid, je me réfugiais dans l'avenir; c'est
qu'alors j'entrevoyais des horizons magiques... c'est qu'alors
m'apparaissaient des visions si splendides que je me sentais ravie
dans je ne sais quelle sublime et divine extase... et que je
n'appartenais plus à la terre...

En prononçant ces dernières paroles avec enthousiasme, la
physionomie d'Adrienne sembla se transfigurer, tant elle devint
resplendissante. À ce moment ce qui l'entourait n'existait plus
pour elle.

-- C'est qu'alors, reprit-elle avec une exaltation croissante, je
respirais un air pur, vivifiant et libre... oh! libre...
surtout... libre... et si salubre... si généreux à l'âme... Oui,
au lieu de voir mes soeurs péniblement soumises à une domination
égoïste, humiliante, brutale... à qui elles doivent les vices
séduisants de l'esclavage, la fourberie gracieuse, la perfidie
enchanteresse, la fausseté caressante, la résignation méprisante,
l'obéissance haineuse... je les voyais, ces nobles soeurs, dignes
et sincères, parce qu'elles étaient libres; fidèles et dévouées,
parce qu'elles pouvaient choisir; ni impérieuses ni basses, parce
qu'elles n'avaient pas de maître à dominer ou à flatter; chéries
et respectées enfin, parce qu'elles pouvaient retirer d'une main
déloyale la main loyalement donnée. Oh! mes soeurs... mes
soeurs... je le sens... ce ne sont pas là seulement de consolantes
visions, ce sont encore de saintes espérances!

Entraînée malgré elle par l'exaltation de ses pensées, Adrienne
garda un moment le silence afin de _reprendre terre, _pour ainsi
dire, et ne s'aperçut pas que les acteurs de cette scène se
regardaient d'un air radieux.

-- Mais... ce qu'elle dit là... est excellent... murmura le
docteur à l'oreille de la princesse, auprès de qui il était assis;
elle serait d'accord avec nous qu'elle ne parlerait pas autrement.

-- Ce n'est qu'en la mettant hors d'elle-même par une excessive
dureté qu'elle arrivera _au point où il nous la faut, _ajouta
M. d'Aigrigny.

Mais on eût dit que le mouvement d'irritation d'Adrienne s'était
pour ainsi dire dissipé au contact des sentiments généreux qu'elle
venait d'éprouver. S'adressant en souriant à M. Baleinier, elle
lui dit:

-- Avouez, docteur, qu'il n'y a rien de plus ridicule que de céder
à l'enivrement de certaines pensées en présence de personnes
incapables de les comprendre. Voici une belle occasion de vous
moquer de l'exaltation d'esprit que vous me reprochez
quelquefois... M'y laisser entraîner dans un moment si grave!...
car il paraît décidément que ceci est grave. Mais que voulez-vous,
mon bon monsieur Baleinier! quand une idée me vient à l'esprit, il
m'est aussi impossible de ne pas suivre sa fantaisie qu'il m'était
impossible de ne pas courir après les papillons quand j'étais
petite fille...

-- Et Dieu sait où vous conduisent les papillons brillants de
toutes couleurs qui vous traversent l'esprit... Ah! la tête
folle... la tête folle! dit M. Baleinier en souriant d'un air
indulgent et paternel. Quand donc sera-t-elle aussi raisonnable
que charmante?

-- À l'instant même, mon bon docteur, reprit Adrienne; je vais
abandonner mes rêveries pour des réalités et parler un langage
parfaitement positif, comme vous allez le voir.

Puis s'adressant à sa tante, elle ajouta:

-- Vous m'avez fait part, madame, de vos volontés; voici les
miennes: Avant huit jours je quitterai le pavillon que j'habite
pour une maison que j'ai fait arranger à mon goût, et j'y vivrai à
ma guise... Je n'ai ni père ni mère, je ne dois compte qu'à moi de
mes actions.

-- En vérité, mademoiselle, dit la princesse en haussant les
épaules, vous déraisonnez... vous oubliez que la société a des
droits de moralité imprescriptibles et que nous sommes chargés de
faire valoir; or nous n'y manquerons pas... comptez-y.

-- Ainsi, madame... c'est vous, c'est M. d'Aigrigny, c'est M.
Tripeaud qui représentez la moralité de la société... Cela me
semble bien ingénieux. Est-ce parce que M. Tripeaud a considéré,
je dois l'avouer, ma fortune comme la sienne? Est-ce parce que...

-- Mais enfin, mademoiselle, s'écria Tripeaud...

-- Tout à l'heure, madame, dit Adrienne à sa tante sans répondre
au baron, puisque l'occasion se présente, j'aurai à vous demander
des explications sur certains intérêts que l'on m'a, je crois,
cachés jusqu'ici...

À ces mots d'Adrienne, M. d'Aigrigny et la princesse
tressaillirent. Tous deux échangèrent rapidement un regard
d'inquiétude et d'angoisse.

Adrienne ne s'en aperçut pas et continua:

-- Mais pour en finir avec vos exigences, madame, voici mon
dernier mot: Je veux vivre comme bon me semblera... Je ne pense
pas que si j'étais un homme on m'imposerait, à mon âge, l'espèce
de dure et humiliante tutelle que vous voulez m'imposer pour avoir
vécu comme j'ai vécu jusqu'ici, c'est-à-dire honnêtement,
librement et généreusement, à la vue de tous.

-- Cette idée est absurde, est insensée! s'écria la princesse;
c'est pousser la démoralisation, l'oubli de toute pudeur jusqu'à
ses dernières limites que de vouloir vivre ainsi!

-- Alors, madame, dit Adrienne, quelle opinion avez-vous donc de
tant de pauvres filles du peuple, orphelines comme moi, et qui
vivent seules et libres ainsi que je veux vivre? Elles n'ont pas
reçu comme moi une éducation raffinée qui élève l'âme et épure le
coeur. Elles n'ont pas comme moi la richesse qui défend de toutes
les mauvaises tentations de la misère... et pourtant elles vivent
honnêtes et fières dans leur détresse.

-- Le vice et la vertu n'existent pas pour ces canailles-là...
s'écria M. le baron Tripeaud avec une expression de courroux et de
mépris hideux.

-- Madame, vous chasseriez un de vos laquais qui oserait parler
ainsi devant vous, dit Adrienne à sa tante sans pouvoir cacher son
dégoût, et vous m'obligez d'entendre de telles choses!...

Le marquis d'Aigrigny donna sous la table un coup de genou à
M. Tripeaud, qui s'émancipait jusqu'à parler dans le salon de la
princesse comme il parlait dans la coulisse de la Bourse, et il
reprit vivement pour réparer la grossièreté du baron:

-- Il n'y a, mademoiselle, aucune comparaison à établir entre ces
gens-là... et une personne de votre condition...

-- Pour un catholique... monsieur l'abbé, cette distinction est
peu chrétienne, répondit Adrienne.

-- Je sais la portée de mes paroles, mademoiselle, répondit
sèchement l'abbé; d'ailleurs cette vie indépendante que vous
voulez mener contre toute raison aurait pour l'avenir les suites
les plus fâcheuses, car votre famille peut vouloir vous marier un
jour, et...

-- J'épargnerai ce souci à ma famille, monsieur; si je veux me
marier... je me marierai moi-même... ce qui est assez raisonnable,
je pense, quoiqu'à vrai dire je sois peu tentée de cette lourde
chaîne que l'égoïsme et la brutalité nous rivent à jamais au cou.

-- Il est indécent, mademoiselle, dit la princesse, de parler
aussi légèrement de cette institution.

-- Devant vous surtout, madame... il est vrai; pardon de vous
avoir choquée... Vous craignez que ma manière de vivre
indépendante n'éloigne les prétendants... ce m'est une raison de
plus pour persister dans mon indépendance, car j'ai horreur des
prétendants. Tout ce que je désire, c'est de les épouvanter, c'est
de leur donner la plus mauvaise opinion de moi; et pour cela il
n'y a pas de meilleur moyen que de paraître vivre absolument comme
ils vivent eux-mêmes... Aussi je compte sur mes caprices, mes
folies, sur mes chers défauts, pour me préserver de toute
ennuyeuse et conjugale poursuite.

-- Vous serez à ce sujet complètement satisfaite, mademoiselle,
reprit Mme de Saint-Dizier, si malheureusement (et cela est à
craindre) le bruit se répand que vous poussez l'oubli de tout
devoir, de toute retenue, jusqu'à rentrer chez vous à huit heures
du matin, ainsi qu'on me l'a dit... Mais je ne veux ni n'ose
croire à une telle énormité.

-- Vous avez tort, madame... car cela est...

-- Ainsi... vous l'avouez! s'écria la princesse.

-- J'avoue tout ce que je fais, madame... Je suis rentrée ce matin
à huit heures.

-- Messieurs, vous l'entendez! s'écria la princesse.

-- Ah!... fit M. d'Aigrigny d'une voix de basse-taille.

-- Ah! fit le baron d'une voix de fausset.

-- Ah! murmura le docteur avec un profond soupir. En entendant ces
exclamations lamentables, Adrienne fut sur le point de parler, de
se justifier peut-être; mais à une petite moue dédaigneuse qu'elle
fit, on vit qu'elle dédaignait de descendre à une explication.

-- Ainsi... cela était vrai... reprit la princesse. Ah!
mademoiselle... vous m'aviez habituée à ne m'étonner de rien...
mais je doutais encore d'une pareille conduite... Il faut votre
audacieuse réponse pour m'en convaincre...

-- Mentir... m'a toujours paru, madame, beaucoup plus audacieux
que de dire la vérité.

-- Et d'où veniez-vous, mademoiselle? et pourquoi...

-- Madame, dit Adrienne en interrompant sa tante, jamais je ne
mens... mais jamais je ne dis ce que je ne veux pas dire; puis
c'est une lâcheté de se justifier d'une accusation révoltante. Ne
parlons plus de ceci... vos insistances à cet égard seraient
vaines; résumons-nous. Vous voulez m'imposer une dure et
humiliante tutelle; moi je veux quitter le pavillon que j'habite
ici pour aller vivre où bon me semble, à ma fantaisie... De vous
ou de moi, qui cédera? nous verrons. Maintenant... autre chose...
Cet hôtel m'appartient... il m'est indifférent de vous y voir
demeurer puisque je le quitte; mais le rez-de-chaussée est
inhabité... il contient, sans compter les pièces de réception,
deux appartements complets; j'en ai disposé pour quelque temps.

-- Vraiment, mademoiselle! dit la princesse en regardant
M. d'Aigrigny avec une grande surprise; et elle ajouta
ironiquement:

-- Et pour qui, mademoiselle, en avez-vous disposé?

-- Pour trois personnes de ma famille.

-- Qu'est-ce que cela signifie? dit Mme de Saint-Dizier, de plus
en plus étonnée.

-- Cela signifie, madame, que je veux offrir ici une généreuse
hospitalité à un jeune prince indien, mon parent par ma mère; il
arrivera dans deux ou trois jours, et je tiens à ce qu'il trouve
ses appartements prêts à le recevoir.

-- Entendez-vous, messieurs? dit M. d'Aigrigny au docteur et à
M. Tripeaud en affectant une stupeur profonde.

-- Cela passe tout ce qu'on peut imaginer, dit le baron.

-- Hélas! dit le docteur avec componction, le sentiment est
généreux en soi, mais toujours cette folle petite tête...

-- À merveille! dit la princesse; je ne puis du moins vous
empêcher, mademoiselle, d'énoncer les voeux les plus
extravagants... Mais il est présumable que vous ne vous arrêterez
pas en si beau chemin. Est-ce tout?

-- Pas encore... madame. J'ai appris ce matin même que deux de mes
parentes aussi par ma mère... deux pauvres enfants de quinze
ans... deux orphelines... les filles du maréchal Simon, étaient
arrivées hier d'un long voyage, et se trouvaient chez la femme du
brave soldat qui les amène en France du fond de la Sibérie...

À ces mots d'Adrienne, M. d'Aigrigny et la princesse ne purent
s'empêcher de tressaillir brusquement et de se regarder avec
effroi, tant ils étaient éloignés de s'attendre à ce que Mlle de
Cardoville fût instruite du retour des filles du maréchal Simon;
cette révélation était pour eux foudroyante.

-- Vous êtes sans doute étonnés de me voir si bien instruite, dit
Adrienne; heureusement, j'espère vous étonner tout à l'heure
davantage encore; mais, pour en revenir aux filles du maréchal
Simon, vous comprenez, madame, qu'il m'est impossible de les
laisser à la charge des dignes personnes chez qui elles ont
momentanément trouvé un asile; quoique cette famille soit aussi
honnête que laborieuse, leur place n'est pas là... je vais donc
les aller chercher pour les établir ici dans l'autre appartement
du rez-de-chaussée... avec la femme du soldat, qui fera une
excellente gouvernante.

À ces mots, M. d'Aigrigny et le baron se regardèrent, et le baron
s'écria:

-- Décidément la tête n'y est plus.

Adrienne ajouta sans répondre à M. Tripeaud:

-- Le maréchal Simon ne peut manquer d'arriver d'un moment à
l'autre à Paris. Vous concevez, madame, combien il sera doux de
pouvoir lui présenter ses filles et de lui prouver qu'elles ont
été traitées comme elles devaient l'être. Dès demain matin, je
ferai venir des modistes, des couturières, afin que rien ne leur
manque... Je veux qu'à son retour leur père les trouve belles...
belles à éblouir... Elles sont jolies comme des anges, dit-on...
moi, pauvre profane... j'en ferai simplement des amours...

-- Voyons, mademoiselle, est-ce bien tout, cette fois? dit la
princesse d'un ton sardonique et sourdement courroucé, pendant que
M. d'Aigrigny, calme et froid en apparence, dissimulait à peine de
mortelles angoisses. Cherchez bien encore, continua la princesse
en s'adressant à Adrienne. N'avez-vous pas encore à augmenter de
quelques parents cette intéressante colonie de famille!... Une
reine, en vérité, n'agirait pas plus magnifiquement que vous.

-- En effet, madame, je veux faire à ma famille une réception
royale... telle qu'elle est due à un fils de roi et aux filles du
maréchal duc de Ligny; il est si bon de joindre tous les luxes au
luxe de l'hospitalité du coeur.

-- La maxime est généreuse assurément, dit la princesse de plus en
plus agitée; il est seulement dommage que pour la mettre en action
vous ne possédiez pas les mines du Potosi.

-- C'est justement à propos d'une mine... et que l'on prétend des
plus riches, que je désirais vous entretenir, madame; je ne
pouvais trouver une occasion meilleure. Si considérable que soit
ma fortune, elle serait peu de chose auprès de celle qui d'un
moment à l'autre pourrait revenir à notre famille... et ceci
arrivant, vous excuseriez peut-être alors, madame, ce que vous
appelez mes prodigalités royales...

M. d'Aigrigny se trouvait sous le coup d'une position de plus en
plus terrible... L'affaire des médailles était si importante qu'il
l'avait cachée même au docteur Baleinier, tout en lui demandant
ses services pour un intérêt immense; M. Tripeaud n'en avait pas
non plus été instruit, car la princesse croyait avoir fait
disparaître des papiers du père d'Adrienne tous les indices qui
auraient pu mettre celle-ci sur la voie de cette découverte. Aussi
non seulement l'abbé voyait avec épouvante Mlle de Cardoville
instruite de ce secret, mais il tremblait qu'elle ne le divulguât.
La princesse partageait l'effroi de M. d'Aigrigny; aussi s'écria-
t-elle en interrompant sa nièce:

-- Mademoiselle... il est certaines choses de famille qui doivent
se tenir secrètes, et, sans comprendre positivement à quoi vous
faites allusion, je vous engage à quitter ce sujet d'entretien...

-- Comment donc, madame... ne sommes-nous pas ici en famille...
ainsi que l'attestent les choses peu gracieuses que nous venons
d'échanger.

-- Mademoiselle... il n'importe... lorsqu'il s'agit d'affaires
d'intérêt plus ou moins contestables, il est parfaitement inutile
d'en parler, à moins d'avoir les pièces sous les yeux.

-- Et de quoi parlons-nous donc depuis une heure, madame, si ce
n'est d'affaires d'intérêt? En vérité, je ne comprends pas votre
étonnement... ni votre embarras...

-- Je ne suis ni étonnée... ni embarrassée... mademoiselle... mais
depuis deux heures, vous me forcez d'entendre des choses si
nouvelles, si extravagantes, qu'en vérité un peu de stupeur est
bien permis.

-- Je vous demande pardon, madame, vous êtes très embarrassée, dit
Adrienne en regardant fixement sa tante, M. d'Aigrigny aussi... ce
qui, joint à certains soupçons que je n'ai pas eu le temps
d'éclaircir...

Puis après une pause, Adrienne reprit:

-- Aurais-je donc deviné juste?... Nous allons le voir...

-- Mademoiselle, je vous ordonne de vous taire, s'écria la
princesse perdant complètement la tête.

-- Ah! madame, dit Adrienne, pour une personne ordinairement si
maîtresse d'elle-même, vous vous compromettez beaucoup.

La Providence, comme on dit, vint heureusement au secours de la
princesse et de l'abbé d'Aigrigny, à ce moment si dangereux. Un
valet de chambre entra; sa figure était si effarée, si altérée,
que la princesse lui dit vivement:

-- Eh bien! Dubois, qu'y a-t-il?

-- Je demande pardon à Madame la princesse de venir l'interrompre
malgré ses ordres formels; mais M. le commissaire de police
demande à lui parler à l'instant même; il est en bas et plusieurs
agents sont dans la cour avec des soldats.

Malgré la profonde surprise que lui causait ce nouvel incident, la
princesse, voulant profiter de cette occasion pour se concerter
promptement avec M. d'Aigrigny au sujet des menaçantes révélations
d'Adrienne, dit à l'abbé en se levant:

-- Monsieur d'Aigrigny, auriez-vous l'obligeance de m'accompagner,
car je ne sais ce que peut signifier la présence du commissaire de
police chez moi.

M. d'Aigrigny suivit Mme de Saint-Dizier dans la pièce voisine.



IX. La trahison.

La princesse de Saint-Dizier, accompagnée de M. d'Aigrigny et
suivie du valet de chambre, s'arrêta dans une pièce voisine de son
cabinet, où étaient restés Adrienne, M. Tripeaud et le médecin.

-- Où est le commissaire de police? demanda la princesse à celui
de ses gens qui était venu lui annoncer l'arrivée de ce magistrat.

-- Madame, il est là dans le salon bleu.

-- Priez-le de ma part de vouloir bien m'attendre quelques
instants.

Le valet de chambre s'inclina et sortit. Dès qu'il fut dehors,
Mme de Saint-Dizier s'approcha vivement de M. d'Aigrigny dont la
physionomie, ordinairement fière et hautaine, était pâle et
sombre.

-- Vous le voyez, s'écria-t-elle d'une voix précipitée, Adrienne
sait tout maintenant; que faire?... que faire?...

-- Je ne sais... dit l'abbé, le regard fixe et absorbé; cette
révélation est un coup terrible.

-- Tout est-il donc perdu?

-- Il n'y aurait qu'un moyen de salut, dit M. d'Aigrigny, ce
serait... le docteur...

-- Mais comment? s'écria la princesse, si vite? aujourd'hui même?

-- Dans deux heures il sera trop tard; cette fille diabolique aura
vu les filles du général Simon...

-- Mais... mon Dieu... Frédérik... c'est impossible...
M. Baleinier ne pourra jamais... il aurait fallu préparer cela de
longue main, comme nous devions le faire après l'interrogatoire
d'aujourd'hui.

-- Il n'importe, reprit vivement l'abbé, il faut que le docteur
essaye à tout prix.

-- Mais sous quel prétexte?

-- Je vais tâcher d'en trouver un...

-- En admettant que vous trouviez ce prétexte, Frédérik, s'il faut
agir aujourd'hui, rien ne sera préparé... _là-bas._

_-- _Rassurez-vous, par habitude de prévoir, on est toujours
prêt.

-- Et comment prévenir le docteur à l'instant même? reprit la
princesse.

-- Le faire demander... cela éveillerait les soupçons de votre
nièce, dit M. d'Aigrigny pensif, et c'est, avant tout, ce qu'il
faut éviter.

-- Sans doute, reprit la princesse, cette confiance est l'une de
nos plus grandes ressources.

-- Un moyen! dit vivement l'abbé; je vais écrire quelques mots à
la hâte à Baleinier; un de vos gens les lui portera, comme si
cette lettre venait du dehors... d'un malade pressant...

-- Excellente idée! s'écria la princesse, vous avez raison...
Tenez... là, sur cette table... il y a tout ce qui est nécessaire
pour écrire... Vite, vite... Mais le docteur réussira-t-il?

-- À vrai dire, je n'ose l'espérer, dit le marquis en s'asseyant
près de la table avec un courroux contenu. Grâce à cet
interrogatoire, qui, du reste, a été au-delà de nos espérances, et
que notre homme caché par nos soins derrière la portière de la
chambre voisine a fidèlement sténographié, grâce aux scènes
violentes qui doivent avoir nécessairement lieu demain et après,
le docteur, en s'entourant d'habiles précautions, aurait pu agir
avec la plus entière certitude... Mais lui demander cela
aujourd'hui... tout à l'heure... Tenez... Herminie... c'est folie
que d'y penser!

Et le marquis jeta brusquement la plume qu'il avait à la main,
puis il ajouta avec un accent d'irritation amère et profonde:

-- Au moment de réussir, voir toutes nos espérances anéanties...
Ah! les conséquences de tout ceci seront incalculables... Votre
nièce... nous fait bien du mal... oh! bien du mal...

Il est impossible de rendre l'expression de sourde colère, de
haine implacable, avec laquelle M. d'Aigrigny prononça ces
derniers mots.

-- Frédérik! s'écria la princesse avec anxiété en appuyant
vivement sa main sur la main de l'abbé, je vous en conjure, ne
désespérez pas encore... l'esprit du docteur est si fécond en
ressources, il nous est si dévoué... essayons toujours.

-- Enfin, c'est du moins une chance, dit l'abbé en reprenant la
plume.

-- Mettons la chose au pis... dit la princesse: qu'Adrienne aille
ce soir... chercher les filles du maréchal Simon... Peut-être ne
les trouvera-t-elle plus...

-- Il ne faut pas espérer cela; il est impossible que les ordres
de Rodin aient été si promptement exécutés... nous en aurions été
avertis.

-- Il est vrai... écrivez alors au docteur... je vais vous envoyer
Dubois; il lui portera votre lettre. Courage, Frédérik! nous
aurons raison de cette fille intraitable...

Puis Mme de Saint-Dizier ajouta avec une rage concentrée:

-- Oh! Adrienne... Adrienne... vous payerez bien cher vos
insolents sarcasmes et les angoisses que vous nous causez!

Au moment de sortir, la princesse se retourna et dit à
M. d'Aigrigny:

-- Attendez-moi ici; je vous dirai ce que signifie la visite du
commissaire, et nous rentrerons ensemble.

La princesse disparut. M. d'Aigrigny écrivit quelques mots à la
hâte, d'une main convulsive.



X. Le piège.

Après la sortie de Mme de Saint-Dizier et du marquis, Adrienne
était restée dans le cabinet de sa tante avec M. Baleinier et le
baron Tripeaud.

En entendant annoncer l'arrivée du commissaire, Mlle de Cardoville
avait ressenti une vive inquiétude, car sans doute, ainsi que
l'avait craint Agricol, le magistrat venait demander
l'autorisation de faire des recherches dans l'intérieur de l'hôtel
et du pavillon, afin de retrouver le forgeron, que l'on y croyait
caché. Quoiqu'elle regardât comme très secrète la retraite
d'Agricol, Adrienne n'était pas complètement rassurée; aussi, dans
la prévision d'une éventualité fâcheuse, elle trouvait une
occasion très opportune de recommander instamment son protégé au
docteur, ami fort intime, nous l'avons dit, de l'un des ministres
les plus influents de l'époque. La jeune fille s'approcha donc du
médecin, qui causait à voix basse avec le baron, et de sa voix la
plus douce, la plus câline:

-- Mon bon monsieur Baleinier... je désirerais vous dire deux
mots...

Et du regard la jeune fille lui montra la profonde embrasure d'une
croisée.

-- À vos ordres... mademoiselle... répondit le médecin en se
levant pour suivre Adrienne auprès de la fenêtre.

M. Tripeaud, qui, ne se sentant plus soutenu par la présence de
l'abbé, craignait la jeune fille comme le feu, fut très satisfait
de cette diversion: pour se donner une contenance, il alla se
remettre en contemplation devant un tableau de sainteté qu'il
semblait ne pas se lasser d'admirer.

Lorsque Mlle de Cardoville fut assez éloignée du baron pour n'être
pas entendue de lui, elle dit au médecin, qui, toujours souriant,
toujours bienveillant, attendait qu'elle s'expliquât:

-- Mon bon docteur, vous êtes mon ami, vous avez été celui de mon
père... Tout à l'heure, malgré la difficulté de votre position,
vous vous êtes courageusement montré mon seul partisan...

-- Mais pas du tout, mademoiselle, n'allez pas dire de pareilles
choses, dit le docteur en affectant un courroux plaisant. Peste!
vous me feriez de belles affaires... Voulez-vous bien vous
taire... _Vade retro, Satanas!! _ce qui veut dire: Laissez-moi
tranquille, charmant petit démon que vous êtes!

-- Rassurez-vous, dit Adrienne en souriant, je ne vous
compromettrai pas; mais permettez-moi seulement de vous rappeler
que bien souvent vous m'avez fait des offres de service... vous
m'avez parlé de votre dévouement...

-- Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez si je m'en tiens à des
paroles.

-- Eh bien, donnez-moi une preuve sur-le-champ, dit vivement
Adrienne.

-- À la bonne heure, voilà comme j'aime à être pris au mot... Que
faut-il faire pour vous?

-- Vous êtes toujours fort lié avec votre ami le ministre?

-- Sans doute: je le soigne justement d'une extinction de voix: il
en a toujours, la veille du jour où on doit l'interpeller; il aime
mieux ça...

-- Il faut que vous obteniez de votre ministre quelque chose de
très important pour moi.

-- Pour vous?... et quel rapport?...

Le valet de chambre de la princesse entra, remit une lettre à
M. Baleinier, et lui dit:

-- Un domestique étranger vient d'apporter à l'instant cette
lettre pour monsieur le docteur; c'est très pressé...

Le médecin prit la lettre, le valet de chambre sortit.

-- Voici les désagréments du métier, lui dit en souriant Adrienne;
on ne vous laisse pas un moment de repos, mon pauvre docteur.

-- Ne m'en parlez pas, mademoiselle, dit le médecin, qui ne put
cacher un mouvement de surprise en reconnaissant l'écriture de
M. d'Aigrigny; ces diables de malades croient en vérité que nous
sommes de fer et que nous accaparons toute la santé qui leur
manque... ils sont impitoyables. Mais vous permettez,
mademoiselle, dit M. Baleinier en interrogeant Adrienne du regard
avant de décacheter la lettre.

Mlle de Cardoville répondit par un gracieux signe de tête. La
lettre du marquis d'Aigrigny n'était pas longue; le médecin la lut
d'un trait; et, malgré sa prudence habituelle, il haussa les
épaules et dit vivement:

-- Aujourd'hui... mais c'est impossible... il est fou...

-- Il s'agit sans doute de quelque pauvre malade qui a mis en vous
tout son espoir... qui vous attend, qui vous appelle... Allons,
mon cher monsieur Baleinier, soyez bon... ne repoussez pas sa
prière... il est si doux de justifier la confiance qu'on
inspire!...

Il y avait à la fois un rapprochement et une contradiction si
extraordinaires entre l'objet de cette lettre écrite à l'instant
même au médecin par le plus implacable ennemi d'Adrienne, et les
paroles de commisération que celle-ci venait de prononcer d'une
voix touchante, que le docteur Baleinier en fut frappé. Il regarda
Mlle de Cardoville d'un air presque embarrassé et répondit:

-- Il s'agit, en effet... de l'un de mes clients qui compte
beaucoup sur moi... beaucoup trop même... car il me demande une
chose impossible... Mais pourquoi vous intéresser à un inconnu?

-- S'il est malheureux... je le connais... Mon protégé pour qui je
vous demande l'appui du ministre m'était aussi à peu près
inconnu... et maintenant je m'y intéresse on ne peut plus
vivement; car, puisqu'il faut vous le dire, mon protégé est le
fils de ce digne soldat qui a ramené ici, du fond de la Sibérie,
les filles du maréchal Simon.

-- Comment!... votre protégé est...

-- Un brave artisan... le soutien de sa famille... Mais je dois
tout vous dire... voici comment les choses se sont passées...

La confidence qu'Adrienne allait faire au docteur fut interrompue
par Mme de Saint-Dizier, qui, suivie de M. d'Aigrigny, ouvrit
violemment la porte de son cabinet. On lisait sur la physionomie
de la princesse une expression de joie infernale, à peine
dissimulée par un faux semblant d'indignation courroucée.

M. d'Aigrigny, entrant dans le cabinet, avait jeté rapidement un
regard interrogatif et inquiet au docteur Baleinier. Celui-ci
répondit par un mouvement de tête négatif. L'abbé se mordit les
lèvres de rage muette; ayant mis ses dernières espérances dans le
docteur, il dut considérer ses projets comme à jamais ruinés,
malgré le nouveau coup que la princesse allait porter à Adrienne.

-- Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d'une voix brève,
précipitée, car elle suffoquait de satisfaction méchante,
messieurs, veuillez prendre place... j'ai de nouvelles et
curieuses choses à vous apprendre au sujet de cette demoiselle.

Et elle désigna sa nièce d'un regard de haine et de mépris
impossible à rendre.

-- Allons... ma pauvre enfant, qu'y a-t-il? que vous veut-on
encore? dit M. Baleinier d'un ton patelin avant de quitter la
fenêtre où il se tenait à côté d'Adrienne; quoi qu'il arrive,
comptez toujours sur moi.

Et ce disant, le médecin alla prendre place à côté de
M. d'Aigrigny et de M. Tripeaud.

À l'insolente apostrophe de sa tante, Mlle de Cardoville avait
fièrement redressé la tête... La rougeur lui monta au front;
impatientée, irritée des nouvelles attaques dont on la menaçait,
elle s'avança vers la table où la princesse était assise, et dit
d'une voix émue à M. Baleinier:

-- Je vous attends chez moi le plus tôt possible... mon cher
docteur; vous le savez, j'ai absolument besoin de vous parler.

Et Adrienne fit un pas vers la bergère où était son chapeau.

La princesse se leva brusquement et s'écria:

-- Que faites-vous, mademoiselle?

-- Je me retire, madame... Vous m'avez signifié vos volontés, je
vous ai signifié les miennes; cela suffit. Quant aux affaires
d'intérêt, je chargerai quelqu'un de mes réclamations.

Mlle de Cardoville prit son chapeau. Mme de Saint-Dizier, voyant
sa proie lui échapper, courut précipitamment à sa nièce, et, au
mépris de toute convenance, lui saisit violemment le bras d'une
main convulsive en lui disant:

-- Restez!!!

-- Ah!... madame..., fit Adrienne avec un accent de douloureux
dédain, où sommes-nous donc ici?...

-- Vous voulez vous échapper... vous avez peur! lui dit
Mme de Saint-Dizier en la toisant d'un air de dédain.

Avec ces mots: _Vous avez peur... _on aurait fait marcher Adrienne
de Cardoville dans la fournaise. Dégageant son bras de l'étreinte
de sa tante par un geste rempli de noblesse et de fierté, elle
jeta sur le fauteuil le chapeau qu'elle tenait à la main, et,
revenant auprès de la table, elle dit impérieusement à la
princesse:

-- Il y a quelque chose de plus fort que le profond dégoût que
tout ceci m'inspire... c'est la crainte d'être accusée de lâcheté;
parlez, madame... je vous écoute.

Et la tête haute, le teint légèrement coloré, le regard à demi
voilé par une larme d'indignation, les bras croisés sur son sein,
qui, malgré elle, palpitait d'une vive émotion, frappant
convulsivement le tapis du bout de son joli pied, Adrienne attacha
sur sa tante un coup d'oeil assuré. La princesse voulut alors
distiller goutte à goutte le venin dont elle était gonflée, et
faire souffrir sa victime le plus longtemps possible, certaine
qu'elle ne lui échapperait pas.

-- Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d'une voix contenue, voici
ce qui vient de se passer... On m'a avertie que le commissaire de
police désirait me parler; je me suis rendue auprès de ce
magistrat, il s'est excusé d'un air peiné du devoir qu'il avait à
remplir. Un homme sous le coup d'un mandat d'amener avait été vu
entrant dans le pavillon du jardin...

Adrienne tressaillit; plus de doute, il s'agissait d'Agricol. Mais
elle redevint impassible en songeant à la sûreté de la cachette où
elle l'avait fait conduire.

-- Le magistrat, continua la princesse, me demanda de procéder à
la recherche de cet homme, soit dans l'hôtel, soit dans le
pavillon. C'était son droit. Je le priai de commencer par le
pavillon, et je l'accompagnai... Malgré la conduite inqualifiable
de mademoiselle, il ne me vint pas un moment à la pensée, je
l'avoue, de croire qu'elle fût mêlée en quelque chose à cette
déplorable affaire de police... Je me trompais.

-- Que voulez-vous dire, madame? s'écria Adrienne.

-- Vous allez le savoir, mademoiselle, dit la princesse d'un air
triomphant. Chacun son tour... Vous vous êtes, tout à l'heure, un
peu trop hâtée de vous montrer si railleuse et si altière...
J'accompagne donc le commissaire dans ses recherches... Nous
arrivons au pavillon... Je vous laisse à penser l'étonnement, la
stupeur de ce magistrat à la vue de ces trois créatures, costumées
comme des filles de théâtre... Le fait a été d'ailleurs, à ma
demande, consigné dans le procès-verbal; car on ne saurait trop
montrer aux yeux de tous... de pareilles extravagances.

-- Madame la princesse a fort sagement agi, dit le baron Tripeaud
en s'inclinant. Il était bon d'édifier aussi la justice à ce
sujet.

Adrienne, trop vivement préoccupée du sort de l'artisan pour
songer à répondre vertement à Tripeaud ou à Mme de Saint-Dizier,
écoutait en silence, cachant son inquiétude.

-- Le magistrat, reprit Mme de Saint-Dizier, a commencé par
interroger sévèrement ces jeunes filles, et leur a demandé si
aucun homme ne s'était, à leur connaissance, introduit dans le
pavillon occupé par mademoiselle... elles ont répondu avec une
incroyable audace qu'elles n'avaient vu personne entrer...

-- Les braves et honnêtes filles! pensa Mlle de Cardoville avec
joie; ce pauvre ouvrier est sauvé... la protection du docteur
Baleinier fera le reste.

-- Heureusement, reprit la princesse, une de mes femmes,
Mme Grivois, m'avait accompagnée; cette excellente personne se
rappelant avoir vu rentrer mademoiselle chez elle, ce matin à huit
heures, dit _naïvement _au magistrat qu'il se pourrait fort bien
que l'homme que l'on cherchait se fût introduit par la petite
porte du jardin, laissée involontairement ouverte... par
mademoiselle... en revenant.

-- Il eût été bon, madame la princesse, dit Tripeaud, de faire
aussi consigner au procès-verbal que mademoiselle était rentrée
chez elle à huit heures du matin...

-- Je n'en vois pas la nécessité, dit le docteur, fidèle à son
rôle, ceci était complètement en dehors des recherches auxquelles
se livrait le commissaire.

-- Mais, docteur, dit Tripeaud...

-- Mais, monsieur le baron, reprit M. Baleinier d'un ton ferme,
c'est mon opinion.

-- Et ce n'est pas la mienne, docteur, dit la princesse; ainsi que
M. Tripeaud, j'ai pensé qu'il était important que la chose fût
établie au procès-verbal et j'ai vu au regard confus et douloureux
du magistrat combien il lui était pénible d'avoir à enregistrer la
scandaleuse conduite d'une jeune personne placée dans une si haute
position sociale.

-- Sans doute, madame, dit Adrienne impatientée, je crois votre
pudeur à peu près égale à celle de ce candide commissaire de
police; mais il me semble que votre commune innocence s'alarmait
un peu trop promptement: vous et lui auriez pu réfléchir qu'il n'y
avait rien d'extraordinaire à ce que, étant sortie, je suppose, à
six heures du matin, je fusse rentrée à huit.

-- L'excuse, quoique tardive... est du moins adroite, dit la
princesse avec dépit.

-- Je ne m'excuse pas, madame, répondit fièrement Adrienne; mais,
comme M. Baleinier a bien voulu dire un mot en ma faveur par
amitié pour moi, je donne l'interprétation possible d'un fait
qu'il ne me convient pas d'expliquer devant vous...

-- Alors le fait demeure acquis au procès-verbal... jusqu'à ce que
mademoiselle en donne l'explication, dit le Tripeaud.

L'abbé d'Aigrigny, le front appuyé sur sa main, restait pour ainsi
dire étranger à cette scène, effrayé qu'il était des suites
qu'allait avoir l'entrevue de Mlle de Cardoville avec les filles
du maréchal Simon, car il ne fallait pas songer à empêcher
matériellement Adrienne de sortir ce soir-là.

Mme de Saint-Dizier reprit:

-- Le fait qui avait si cruellement scandalisé le commissaire
n'est rien encore... auprès de ce qui me reste à vous apprendre,
messieurs... Nous avons donc parcouru le pavillon dans tous les
sens sans trouver personne... nous allions quitter la chambre à
coucher de mademoiselle, car nous avions visité cette pièce en
dernier lieu, lorsque Mme Grivois me fit remarquer que l'une des
moulures dorées d'une fausse porte ne rejoignait pas
hermétiquement... nous attirons l'attention du magistrat sur cette
singularité; ses agents examinent... cherchent... un panneau
glisse sur lui-même... et alors... savez-vous ce que l'on
découvre?... Non... non, cela est tellement odieux, tellement
révoltant... que je n'oserai jamais...

-- Eh bien! j'oserai, moi, madame, dit résolument Adrienne, qui
vit avec un profond chagrin la retraite d'Agricol découverte;
j'épargnerai, madame, à votre candeur le récit de ce nouveau
scandale... et ce que je vais dire n'est d'ailleurs nullement pour
me justifier.

-- La chose en vaudrait pourtant la peine... mademoiselle, dit
Mme de Saint-Dizier avec un sourire méprisant: un homme caché par
vous dans votre chambre à coucher.

-- Un homme caché dans sa chambre à coucher!... s'écria le marquis
d'Aigrigny en redressant la tête avec un indignation qui cachait à
peine une joie cruelle.

-- Un homme dans la chambre à coucher de mademoiselle! ajouta le
baron Tripeaud. Et cela a été, je l'espère, aussi consigné au
procès-verbal?

-- Oui, oui, monsieur, dit la princesse d'un air triomphant.

-- Mais cet homme, dit le docteur d'un air hypocrite, était sans
doute un voleur? Cela s'explique ainsi de soi-même... tout autre
soupçon n'est pas vraisemblable...

-- Votre indulgence pour mademoiselle vous égare, monsieur
Baleinier, dit sèchement la princesse.

-- On connaît cette espèce de voleurs-là, dit Tripeaud; ce sont
ordinairement de beaux jeunes gens très riches...

-- Vous vous trompez, monsieur, reprit Mme de Saint-Dizier,
mademoiselle n'élève pas ses vues si haut... elle prouve qu'une
erreur peut être non seulement criminelle, mais encore ignoble...
Aussi, je ne m'étonne plus des sympathies que mademoiselle
affichait tout à l'heure pour le populaire... C'est d'autant plus
touchant et attendrissant que cet homme, caché par mademoiselle
chez elle, portait une blouse.

-- Une blouse!... s'écria le baron avec l'air du plus profond
dégoût; mais alors... c'était donc un homme du peuple? C'est à
faire dresser les cheveux sur la tête...

-- Cet homme est un ouvrier forgeron, il l'a avoué, dit la
princesse; mais il faut être juste, c'est un assez beau garçon, et
sans doute mademoiselle, dans la singulière religion qu'elle
professe pour le beau...

-- Assez, madame... assez, dit tout à coup Adrienne, qui,
dédaignant de répondre, avait jusqu'alors écouté sa tante avec une
indignation croissante et douloureuse; j'ai été tout à l'heure sur
le point de me justifier à propos d'une de vos odieuses
insinuations... je ne m'exposerai pas une seconde fois à une
pareille faiblesse... Un mot seulement, madame... Cet honnête et
loyal artisan est arrêté, sans doute?

-- Certes, il a été arrêté et conduit sous bonne escorte... Cela
vous fend le coeur, n'est-ce pas, mademoiselle?... dit la
princesse d'un air triomphant; il faut, en effet, que votre tendre
pitié pour cet intéressant forgeron soit bien grande, car vous
perdez votre assurance ironique.

-- Oui, madame, car j'ai mieux à faire que de railler ce qui est
odieux et ridicule, dit Adrienne, dont les yeux se voilaient de
larmes en songeant aux inquiétudes cruelles de la famille
d'Agricol prisonnier; et prenant son chapeau, elle le mit sur sa
tête, en noua les rubans, et s'adressant au docteur:

-- Monsieur Baleinier, je vous ai tout à l'heure demandé votre
protection auprès du ministre...

-- Oui, mademoiselle... et je me ferai un plaisir d'être votre
intermédiaire auprès de lui.

-- Votre voiture est en bas?

-- Oui, mademoiselle... dit le docteur, singulièrement surpris.

-- Vous allez être assez bon pour me conduire à l'instant chez le
ministre... Présentée par vous, il ne me refusera pas la grâce ou
plutôt la justice que j'ai à solliciter de lui.

-- Comment, mademoiselle, dit la princesse, vous osez prendre une
telle détermination sans mes ordres après ce qui vient de se
passer?... C'est inouï!

-- Cela fait pitié, ajouta M. Tripeaud, mais il faut s'attendre à
tout.

Au moment où Adrienne avait demandé au docteur si sa voiture était
en bas, l'abbé d'Aigrigny avait tressailli... Un éclair de
satisfaction radieuse, inespérée, avait brillé dans son regard, et
c'est à peine s'il put contenir sa violente émotion lorsque,
adressant un coup d'oeil aussi rapide que significatif au médecin,
celui-ci lui répondit en baissant par deux fois les paupières en
signe d'intelligence et de consentement. Aussi lorsque la
princesse reprit d'un ton courroucé en s'adressant à Adrienne:
«Mademoiselle, je vous défends de sortir», M. d'Aigrigny dit à
Mme de Saint-Dizier avec une inflexion de voix particulière:

-- Il me semble, madame, que l'on peut confier mademoiselle _aux
soins de M. le docteur._

Le marquis prononça ces mots: _aux soins de M. le docteur, _d'une
manière si significative, que la princesse, ayant regardé tour à
tour le médecin et M. d'Aigrigny, comprit tout, et sa figure
rayonna. Non seulement ceci s'était passé très rapidement, mais la
nuit était déjà presque venue, aussi Adrienne, plongée dans la
préoccupation pénible que lui causait le sort d'Agricol, ne put
s'apercevoir des différents signes échangés entre la princesse, le
docteur et l'abbé, signes qui d'ailleurs eussent été pour elle
incompréhensibles. Mme de Saint-Dizier, ne voulant pas cependant
paraître céder trop facilement à l'observation du marquis, reprit:

-- Quoique M. le docteur me semble avoir été d'une grande
indulgence pour mademoiselle, je ne verrais peut-être pas
d'inconvénient à la lui confier... Pourtant... je ne voudrais pas
laisser établir un pareil précédent, car d'aujourd'hui
mademoiselle ne doit avoir d'autre volonté que la mienne.

-- Madame la princesse, dit gravement le médecin, feignant d'être
un peu choqué des paroles de Mme de Saint-Dizier, je ne crois pas
avoir été indulgent pour mademoiselle, mais juste... Je suis à ses
ordres pour la conduire chez le ministre, si elle le désire;
j'ignore ce qu'elle veut solliciter, mais je la crois incapable
d'abuser de la confiance que j'ai en elle, et de me faire appuyer
une recommandation imméritée.

Adrienne, émue, tendit cordialement la main au docteur, et lui
dit:

-- Soyez tranquille, mon digne ami; vous me saurez gré de la
démarche que je vous fais faire, car vous serez de moitié dans une
noble action...

Le Tripeaud, qui n'était pas dans le secret des nouveaux desseins
du docteur et de l'abbé, dit tout bas à celui-ci d'un air
stupéfait:

-- Comment! on la laisse partir?

-- Oui, oui, répondit brusquement M. d'Aigrigny en lui faisant
signe d'écouter la princesse, qui allait parler.

En effet, celle-ci s'avança vers sa nièce, et lui dit d'une voix
lente et mesurée, appuyant sur chacune de ses paroles:

-- Un mot encore, mademoiselle... un dernier mot devant ces
messieurs. Répondez: malgré les charges terribles qui pèsent sur
vous, êtes-vous toujours décidée à méconnaître mes volontés
formelles?

-- Oui, madame.

-- Malgré le scandaleux éclat qui vient d'avoir lieu, vous
prétendez toujours vous soustraire à mon autorité?

-- Oui, madame.

-- Ainsi, vous refusez positivement de vous soumettre à la vie
décente et sévère que je veux vous imposer?

-- Je vous ai dit tantôt, madame, que je quitterais cette demeure
pour vivre seule et à ma guise.

-- Est-ce votre dernier mot?

-- C'est mon dernier mot.

-- Réfléchissez!... ceci est bien grave... prenez garde!...

-- Je vous ai dit, madame, mon dernier mot... je ne le dis jamais
deux fois.

-- Messieurs... vous l'entendez, reprit la princesse, j'ai fait
tout au monde et en vain pour arriver à une conciliation;
mademoiselle n'aura donc qu'à s'en prendre à elle-même des mesures
auxquelles une si audacieuse révolte me force de recourir.

-- Soit, madame, dit Adrienne.

Puis, s'adressant à M. Baleinier, elle lui dit vivement:

-- Venez... venez, mon cher docteur, je meurs d'impatience;
partons vite... chaque minute perdue peut coûter des larmes bien
amères à une honnête famille.

Et Adrienne sortit précipitamment du salon avec le médecin.

Un des gens de la princesse fit avancer la voiture de
M. Baleinier; aidée par lui, Adrienne y monta sans s'apercevoir
qu'il disait quelques mots tout bas au valet de pied qui avait
ouvert la portière. Lorsque le docteur fut assis à côté de Mlle de
Cardoville, le domestique ferma la voiture. Au bout d'une seconde,
il dit à haute voix au cocher:

-- À l'hôtel du ministre, par la petite entrée! Les chevaux
partirent rapidement.



Septième partie
Un Jésuite de robe courte



I. Un faux ami.

La nuit était venue, sombre et froide. Le ciel, pur jusqu'au
coucher du soleil, se voilait de plus en plus de nuées grises,
livides; le vent, soufflant avec force, soulevait çà et là par
tourbillons une neige épaisse qui commençait à tomber. Les
lanternes ne jetaient qu'une clarté douteuse dans l'intérieur de
la voiture du docteur Baleinier, où il était seul avec Adrienne de
Cardoville. La charmante figure d'Adrienne encadrée dans son petit
chapeau de castor gris, faiblement éclairée par la lueur des
lanternes, se dessinait blanche et pure sur le fond sombre de
l'étoffe dont était garni l'intérieur de la voiture, alors
embaumée de ce parfum doux et suave, on dirait presque voluptueux,
qui émane toujours des vêtements des femmes d'une exquise
recherche; la pose de la jeune fille, assise auprès du docteur,
était remplie de grâce: sa taille élégante et svelte, emprisonnée
dans sa robe montante de drap bleu, imprimait sa souple ondulation
au moelleux dossier où elle s'appuyait; ses petits pieds, croisés
l'un sur l'autre et un peu allongés, reposaient sur une épaisse
peau d'ours servant de tapis; de sa main gauche, éblouissante et
nue, elle tenait son mouchoir magnifiquement brodé, dont, au grand
étonnement de M. Baleinier, elle essuya ses yeux humides de
larmes.

Oui, car cette jeune fille subissait alors la réaction des scènes
pénibles auxquelles elle venait d'assister à l'hôtel de Saint-
Dizier; à l'exaltation fébrile, nerveuse, qui l'avait jusqu'alors
soutenue, succédait chez elle un abattement douloureux; car
Adrienne, si résolue dans son indépendance, si fière dans son
ironie, si audacieuse dans sa révolte contre une injuste
opposition, était d'une sensibilité profonde qu'elle dissimulait
toujours devant sa tante et devant son entourage. Malgré son
assurance, rien n'était moins viril, moins _virago _que Mlle de
Cardoville: elle était essentiellement _femme; _mais aussi, comme
femme, elle savait prendre un grand empire sur elle-même dès que
la moindre marque de faiblesse de sa part pouvait réjouir ou
enorgueillir ses ennemis.

La voiture roulait depuis quelques minutes, Adrienne, essuyant
silencieusement ses larmes, au grand étonnement du docteur,
n'avait pas encore prononcé une parole.

-- Comment... ma chère demoiselle Adrienne! dit M. Baleinier,
véritablement surpris de l'émotion de la jeune fille. Comment!...
vous, tout à l'heure encore si courageuse... vous pleurez!

-- Oui, répondit Adrienne d'une voix altérée, je pleure... devant
vous... un ami... mais devant ma tante... oh! jamais.

-- Pourtant... dans ce long entretien... vos épigrammes...

-- Ah! mon Dieu... croyez-vous donc que ce n'est pas malgré moi
que je me résigne à briller dans cette guerre de sarcasmes!...
Rien ne me déplaît autant que ces sortes de luttes d'ironie amère
où me réduit la nécessité de me défendre contre cette femme et ses
amis... Vous parlez de mon courage... il ne consistait pas, je
vous l'assure, à faire montre d'un esprit méchant... mais à
contenir, à cacher tout ce que je souffrais en m'entendant traiter
si grossièrement... devant des gens que je hais, que je méprise...
moi qui, après tout, ne leur ai jamais fait de mal, moi qui ne
demande qu'à vivre seule, libre, tranquille, et à voir des gens
heureux autour de moi.

-- Que voulez-vous? on envie et votre bonheur et celui que les
autres vous doivent...

-- Et c'est ma tante! s'écria Adrienne avec indignation, ma tante,
dont la vie n'a été qu'un long scandale, qui m'accuse d'une
manière si révoltante! comme si elle ne me connaissait pas assez
fière, assez loyale pour ne faire qu'un choix dont je puisse
m'honorer hautement... Mon Dieu, quand j'aimerai, je le dirai, je
m'en glorifierai, car l'amour, comme je le comprends, est ce qu'il
y a de plus magnifique au monde...

Puis Adrienne reprit avec un redoublement d'amertume:

-- À quoi donc servent l'honneur et la franchise s'ils ne vous
mettent pas même à l'abri de soupçons plus stupides qu'odieux!

Ce disant, Mlle de Cardoville porta de nouveau son mouchoir à ses
yeux.

-- Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit M. Baleinier d'une
voix onctueuse et pénétrante, calmez-vous... tout ceci est
passé... vous avez en moi un ami dévoué...

Et cet homme, en disant ces mots, rougit malgré son astuce
diabolique.

-- Je le sais, vous êtes mon ami, dit Adrienne; je n'oublierai
jamais que vous vous êtes exposé aujourd'hui aux ressentiments de
ma tante en prenant mon parti, car je n'ignore pas qu'elle est
puissante... oh! bien puissante pour le mal...

-- Quant à cela... dit le docteur en affectant une profonde
indifférence, nous autres médecins... nous sommes à l'abri de bien
des rancunes...

-- Ah! mon cher monsieur Baleinier, c'est que Mme de Saint-Dizier
et ses amis ne pardonnent guère! (Et la jeune fille frissonna.) Il
a fallu mon invincible aversion, mon horreur innée de tout ce qui
est lâche, perfide et méchant, pour m'amener à rompre si
ouvertement avec elle... Mais il s'agirait... que vous dirai-
je!... de la mort... que je n'hésiterais pas. Et pourtant, ajouta-
t-elle avec un de ces gracieux sourires qui donnaient tant de
charme à sa ravissante physionomie, j'aime bien la vie... et si
j'ai un reproche à me faire... c'est de l'aimer trop brillante...
trop belle, trop harmonieuse; mais, vous le savez, je me résigne à
mes défauts...

-- Allons, allons, je suis plus tranquille, dit le docteur
gaiement; vous souriez... c'est bon signe...

-- Souvent, c'est le plus sage... et pourtant... le devrais-je
après les menaces que ma tante vient de me faire? Pourtant, que
peut-elle? quelle était la signification de cette espèce de
conseil de famille? Sérieusement, a-t-elle pu croire que l'avis
d'un M. d'Aigrigny, d'un M. Tripeaud pût m'influencer?... Et puis,
elle a parlé de mesures rigoureuses... Quelles mesures peut-elle
prendre? le savez-vous?...

-- Je crois, entre nous, que la princesse a voulu seulement vous
effrayer... et qu'elle compte agir sur vous par persuasion... Elle
a l'inconvénient de se croire une mère de l'Église, et elle rêve
votre conversion, dit malicieusement le docteur, qui voulait
surtout rassurer à tout prix Adrienne. Mais ne pensons plus à
cela... il faut que vos beaux yeux brillent de leur éclat pour
séduire, pour fasciner le ministre que nous allons voir...

-- Vous avez raison, mon cher docteur... on devrait toujours fuir
le chagrin, car un de ses moindres désagréments est de vous faire
oublier les chagrins des autres... Mais voyez, j'use de votre
bonne obligeance sans vous dire ce que j'attends de vous.

-- Nous avons, heureusement, le temps de causer, car notre homme
d'État demeure fort loin de chez vous.

-- En deux mots, voici ce dont il s'agit, reprit Adrienne: je vous
ai dit les raisons que j'avais de m'intéresser à ce digne ouvrier;
ce matin, il est venu tout désolé m'avouer qu'il se trouvait
compromis pour des chants qu'il avait faits (car il est poète),
qu'il était menacé d'être arrêté, qu'il était innocent; mais que
si on le mettait en prison, sa famille, qu'il soutenait seul,
mourrait de faim; il venait donc me supplier de fournir une
caution, afin qu'on le laissât libre d'aller travailler; j'ai
promis, en pensant à votre intimité avec le ministre; mais on
était déjà sur les traces de ce pauvre garçon; j'ai eu l'idée de
le faire cacher chez moi, et vous savez de quelle manière ma tante
a interprété cette action. Maintenant, dites-moi, grâce à votre
recommandation, croyez-vous que le ministre m'accordera ce que
nous allons lui demander, la liberté sous caution de cet artisan?

-- Mais sans contredit... cela ne doit pas faire l'ombre de
difficulté, surtout lorsque vous lui aurez exposé les faits avec
cette éloquence du coeur que vous possédez si bien...

-- Savez-vous pourquoi, mon cher monsieur Baleinier, j'ai pris
cette résolution, peut-être étrange, de vous prier de me conduire,
moi jeune fille, chez ce ministre?

-- Mais... pour recommander d'une manière plus pressante encore
votre protégé?

-- Oui... et aussi pour couper court par une démarche éclatante
aux calomnies que ma tante ne va pas manquer de répandre... et
qu'elle a déjà, vous l'avez vu, fait inscrire au procès-verbal de
ce commissaire de police... J'ai donc préféré m'adresser
franchement, hautement, à un homme placé dans une position
éminente... Je lui dirai ce qui est, et il me croira, parce que la
vérité a un accent auquel on ne se trompe pas.

-- Tout ceci, ma chère demoiselle Adrienne, est sagement,
parfaitement raisonné. Vous ferez, comme on dit, d'une pierre deux
coups... ou plutôt vous retirerez d'une bonne action deux actes de
justice... vous détruirez d'avance de dangereuses calomnies, et
vous ferez rendre la liberté à un digne garçon.

-- Allons! dit en riant Adrienne, voici ma gaieté qui me revient
grâce à cette heureuse perspective.

-- Mon Dieu, dans la vie, reprit philosophiquement le docteur,
tout dépend du point de vue.

Adrienne était d'une ignorance si complète en matière de
gouvernement constitutionnel et d'attributions administratives,
elle avait une foi si aveugle dans le docteur, qu'elle ne douta
pas un instant de ce qu'on lui disait, aussi reprit-elle avec
joie:

-- Quel bonheur! Ainsi je pourrai, en allant chercher ensuite les
filles du maréchal Simon, rassurer la pauvre mère de l'ouvrier,
qui est peut-être à cette heure dans de cruelles angoisses en ne
voyant pas rentrer son fils.

-- Oui, vous aurez ce plaisir, dit M. Baleinier en souriant, car
nous allons solliciter, intriguer de telle sorte qu'il faudra bien
que la bonne mère apprenne par vous la mise en liberté de ce brave
garçon avant de savoir qu'il a été arrêté.

-- Que de bonté, que d'obligeance de votre part! dit Adrienne. En
vérité, s'il ne s'agissait pas de motifs aussi graves, j'aurais
honte de vous faire perdre un temps si précieux, mon cher monsieur
Baleinier... mais je connais votre coeur...

-- Vous prouver mon profond dévouement, mon sincère attachement,
je n'ai pas d'autre désir, dit le docteur en aspirant une prise de
tabac. Mais en même temps il jeta de côté un coup d'oeil inquiet
par la portière, car la voiture traversait alors la place de
l'Odéon, et malgré les rafales d'une neige épaisse, on voyait la
façade du théâtre illuminée; or, Adrienne, qui en ce moment
tournait la tête de côté, pouvait s'étonner du singulier chemin
qu'on lui faisait prendre.

Afin d'attirer son attention par une habile diversion, le docteur
s'écria tout à coup:

-- Ah! grand Dieu... et moi qui oubliais...

-- Qu'avez-vous donc, monsieur Baleinier? dit Adrienne en se
retournant vivement vers lui.

-- J'oubliais une chose très importante à la réussite de notre
sollicitation.

-- Qu'est-ce donc?... demanda la jeune fille inquiète.

M. Baleinier sourit avec malice:

-- Tous les hommes, dit-il, ont leurs faiblesses, et un ministre
en a beaucoup plus qu'un autre; celui que nous allons solliciter a
l'inconvénient de tenir ridiculement à son titre, et sa première
impression serait fâcheuse... si vous ne le saluiez pas d'un
_monsieur le ministre _bien accentué.

-- Qu'à cela ne tienne... mon cher monsieur Baleinier, dit
Adrienne en souriant à son tour. J'irai même jusqu'à l'Excellence,
qui est aussi, je crois, un des titres adoptés.

-- Non pas maintenant... mais raison de plus; et si vous pouviez
même laisser échapper un ou deux _monseigneur, _notre affaire
serait emportée d'emblée.

-- Soyez tranquille, puisqu'il y a des _bourgeois-ministres _comme
il y a des _bourgeois-gentilshommes, _je me souviendrai de
M. Jourdain, et je rassasierai la gloutonne vanité de votre homme
d'État.

-- Je vous l'abandonne, et il sera entre bonnes mains, reprit le
médecin en voyant avec joie la voiture alors engagée dans les rues
sombres qui conduisent de la place de l'Odéon au quartier du
Panthéon; mais, dans cette circonstance, je n'ai pas le courage de
reprocher à mon ami le ministre d'être orgueilleux puisque son
orgueil peut nous venir en aide.

-- Cette petite ruse est d'ailleurs assez innocente, ajouta Mlle
de Cardoville, et je n'ai aucun scrupule d'y avoir recours, je
vous l'avoue...

Puis, se penchant vers la portière, elle dit:

-- Mon Dieu, que ces rues sont noires!... quel vent! quelle
neige!... dans quel quartier sommes-nous donc?

-- Comment! habitante ingrate et dénaturée... vous ne connaissez
pas, à cette absence de boutiques, notre cher quartier, le
faubourg Saint-Germain?

-- Je croyais que nous l'avions quitté depuis longtemps.

-- Moi aussi, dit le médecin en se penchant à la portière comme
pour reconnaître le lieu où il se trouvait, mais nous y sommes
encore!... Mon malheureux cocher, aveuglé par la neige qui lui
fouette la figure, se sera tout à l'heure trompé; mais nous voici
en bon chemin... oui... je m'y reconnais, nous sommes dans la rue
Saint-Guillaume, rue qui n'est pas gaie, par parenthèse; du reste,
dans dix minutes nous arriverons à l'entrée particulière du
ministre, car les intimes comme moi jouissent du privilège
d'échapper aux honneurs de la grande porte.

Mlle de Cardoville, comme les personnes qui sortent ordinairement
en voiture, connaissait si peu certaines rues de Paris et les
habitudes ministérielles, qu'elle ne douta pas un moment de ce que
lui affirmait M. Baleinier, en qui elle avait d'ailleurs la
confiance la plus extrême.

Depuis le départ de l'hôtel Saint-Dizier, le docteur avait sur les
lèvres une question qu'il hésitait pourtant à poser, craignant de
se compromettre aux yeux d'Adrienne. Lorsque celle-ci avait parlé
d'intérêts très importants dont on lui aurait caché l'existence,
le docteur, très fin, très habile observateur, avait parfaitement
remarqué l'embarras et les angoisses de la princesse et de
M. d'Aigrigny. Il ne douta pas que le complot dirigé contre
Adrienne (complot qu'il servait aveuglément par soumission aux
volontés de _l'ordre_) ne fût relatif à ces intérêts qu'on lui
avait cachés, et que par cela même il brûlait de connaître; car,
ainsi que chaque membre de la ténébreuse congrégation dont il
faisait partie, ayant forcément l'habitude de la délation, il
sentait nécessairement se développer en lui les vices odieux
inhérents à tout état de _complicité, _à savoir: l'envie, la
défiance et une curiosité jalouse. On comprendra que le docteur
Baleinier, quoique parfaitement résolu de servir les projets de
M. d'Aigrigny, était fort avide de savoir ce qu'on lui avait
dissimulé: aussi, surmontant ses hésitations, trouvant l'occasion
opportune et surtout pressante, il dit à Adrienne après un moment
de silence:

-- Je vais peut-être vous faire une demande très indiscrète. En
tout cas, si vous la trouvez telle... n'y répondez pas...

-- Continuez... je vous en prie.

-- Tantôt... quelques minutes avant que l'on vînt annoncer à
madame votre tante l'arrivée du commissaire de police, vous avez,
ce me semble, parlé de grands intérêts qu'on vous aurait cachés
jusqu'ici...

-- Oui, sans doute...

-- Ces mots, reprit M. Baleinier en accentuant lentement ses
paroles, ces mots ont paru faire une vive impression sur la
princesse...

-- Une impression si vive, dit Adrienne, que certains soupçons que
j'avais se sont changés en certitude.

-- Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère amie, reprit
M. Baleinier d'un ton patelin, que si je rappelle cette
circonstance c'est pour vous offrir mes services dans le cas où
ils pourraient vous être bons à quelque chose; sinon... si vous
voyiez l'ombre d'un inconvénient à m'en apprendre davantage...
supposez que je n'ai rien dit.

Adrienne devint sérieuse, pensive, et, après un silence de
quelques instants, elle répondit à M. Baleinier:

-- Il est à ce sujet des choses que j'ignore... d'autres que je
puis vous apprendre... d'autres enfin que je dois vous taire...
Vous êtes si bon aujourd'hui que je suis heureuse de vous donner
une nouvelle marque de ma confiance.

-- Alors je ne veux rien savoir, dit le docteur d'un air contrit
et pénétré, car j'aurais l'air d'accepter une sorte de
récompense... tandis que je suis mille fois payé par le plaisir
même que j'éprouve à vous servir.

-- Écoutez... dit Adrienne sans paraître s'occuper des scrupules
délicats de M. Baleinier, j'ai de puissantes raisons de croire
qu'un immense héritage doit être dans un temps plus ou moins
prochain partagé entre les membres de ma famille... que je ne
connais pas tous... car, après la révocation de l'édit de Nantes,
ceux dont elle descend se sont dispersés dans les pays étrangers,
et ont subi des fortunes bien diverses.

-- Vraiment! s'écria le docteur, on ne peut plus intéressé. Cet
héritage, où est-il? de qui vient-il? entre les mains de qui est-
il?

-- Je l'ignore...

-- Et comment faire valoir vos droits?

-- Je le saurai bientôt.

-- Et qui vous en instruira?

-- Je ne puis vous le dire.

-- Et qui vous a appris que cet héritage existait?

-- Je ne puis non plus vous le dire... reprit Adrienne d'un ton
mélancolique et doux qui contrasta avec la vivacité habituelle de
son entretien. C'est un secret... un secret étrange... et dans ces
moments d'exaltation où vous m'avez quelquefois surprise... je
songeais à des circonstances extraordinaires qui se rapportaient à
ce secret... Oui... et alors de bien grandes, de bien magnifiques
pensées s'éveillaient en moi...

Puis Adrienne se tut, profondément absorbée dans ses souvenirs.

M. Baleinier n'essaya pas de l'en distraire. D'abord Mlle de
Cardoville ne s'apercevait pas de la direction que suivait la
voiture; puis le docteur n'était pas fâché de réfléchir à ce qu'il
venait d'apprendre. Avec sa perspicacité habituelle, il pressentit
vaguement qu'il s'agissait pour l'abbé d'Aigrigny d'une affaire
d'héritage: il se promit d'en faire immédiatement le sujet d'un
rapport secret; de deux choses l'une: ou M. d'Aigrigny agissait
dans cette circonstance d'après les instructions de _l'ordre, _ou
il agissait selon son inspiration personnelle; dans le premier
cas, le rapport secret du docteur à qui de droit constatait un
fait; dans le second, il en révélait un autre. Pendant quelque
temps Mlle de Cardoville et M. Baleinier gardèrent donc un profond
silence, qui n'était même plus interrompu par le bruit des roues
de la voiture, roulant alors sur une épaisse couche de neige, car
les rues devenaient de plus en plus désertes. Malgré sa perfide
habileté, malgré son audace, malgré l'aveuglement de sa dupe, le
docteur n'était pas absolument rassuré sur le résultat de sa
machination; le moment critique approchait, et le moindre soupçon,
maladroitement éveillé chez Adrienne, pouvait ruiner les projets
du docteur. Adrienne, déjà fatiguée des émotions de cette pénible
journée, tressaillait de temps à autre, car le froid devenait de
plus en plus pénétrant, et, dans sa précipitation à accompagner
M. Baleinier, elle avait oublié de prendre un châle ou un manteau.
Depuis quelque temps la voiture longeait un grand mur très élevé,
qui, à travers la neige, se dessinait en blanc sur un ciel
complètement noir. Le silence était profond et morne.

La voiture s'arrêta.

Le valet de pied alla heurter à une grande porte cochère d'une
façon particulière; d'abord il frappa deux coups précipités, puis
un autre séparé par un assez long intervalle. Adrienne ne remarqua
pas cette circonstance, car les coups avaient été peu bruyants, et
d'ailleurs le docteur avait aussitôt pris la parole afin de
couvrir par sa voix le bruit de cette espèce de signal.

-- Enfin, nous voici arrivés, avait-il dit gaiement à Adrienne:
soyez bien séduisante, c'est-à-dire, soyez vous-même.

-- Soyez tranquille, je ferai de mon mieux, dit en souriant
Adrienne.

Puis elle ajouta, frissonnant malgré elle:

-- Quel froid noir!... Je vous avoue, mon bon monsieur Baleinier,
qu'après avoir été chercher mes pauvres petites parentes chez la
mère de notre brave ouvrier, je retrouverai ce soir avec un vif
plaisir mon joli salon bien chaud et bien brillamment éclairé; car
vous savez mon aversion pour le froid et pour l'obscurité.

-- C'est tout simple, dit galamment le docteur; les plus
charmantes fleurs ne s'épanouissent qu'à la lumière et à la
chaleur.

Pendant que le médecin et Mlle de Cardoville échangeaient ces
paroles, la lourde porte cochère avait crié sur ses gonds et la
voiture était entrée dans la cour. Le docteur descendit le premier
pour offrir son bras à Adrienne.



II. Le cabinet du ministre.

La voiture était arrivée devant un petit perron couvert de neige
et exhaussé de quelques marches qui conduisaient à un vestibule
éclairé par une lampe.

Adrienne, pour gravir les marches un peu glissantes, s'appuya sur
le bras du docteur.

-- Mon Dieu! comme vous tremblez... dit celui-ci.

-- Oui... dit la jeune fille en frissonnant, je ressens un froid
mortel. Dans ma précipitation, je suis sortie sans châle... Mais
comme cette maison a l'air triste! ajouta-t-elle en montant le
perron.

-- C'est ce que l'on appelle le petit hôtel du ministère, le
_sanctus sanctorum _où notre homme d'État se retire loin du bruit
des profanes, dit M. Baleinier en souriant. Donnez-vous la peine
d'entrer.

Et il poussa la porte d'un assez grand vestibule complètement
désert.

-- On a bien raison de dire, reprit M. Baleinier cachant une assez
vive émotion sous une apparence de gaieté, maison de ministre...
maison de parvenu... pas un valet de pied (pas un garçon de
bureau, devrais-je dire) à l'antichambre... Mais heureusement,
ajouta-t-il en ouvrant la porte d'une pièce qui communiquait au
vestibule,

_Nourri dans le sérail, j'en connais les détours._

Mlle de Cardoville fut introduite dans un salon tendu de papier
vert à dessins veloutés, et modestement meublé de chaises et de
fauteuils d'acajou recouverts en velours d'Utrecht jaune; le
parquet était brillant, soigneusement ciré: une lampe circulaire,
qui ne donnait au plus que le tiers de sa clarté, était suspendue
beaucoup plus haut qu'on ne les suspend ordinairement. Trouvant
cette demeure singulièrement modeste pour l'habitation d'un
ministre, Adrienne, quoiqu'elle n'eût aucun soupçon, ne put
s'empêcher de faire un mouvement de surprise, et s'arrêta une
minute sur le seuil de la porte. M. Baleinier, qui lui donnait le
bras, devina la cause de son étonnement, et lui dit en souriant:

-- Ce logis vous semble bien mesquin pour une Excellence, n'est-ce
pas? Mais si vous saviez ce que c'est que l'économie
constitutionnelle!... Du reste, vous allez voir un _monseigneur
_qui a l'air aussi... mesquin que son mobilier... Mais veuillez
m'attendre une seconde... je vais prévenir le ministre et vous
annoncer à lui. Je reviens dans l'instant. Et dégageant doucement
son bras de celui d'Adrienne, qui se serrait involontairement
contre lui, le médecin alla ouvrir une petite porte latérale par
laquelle il s'esquiva.

Adrienne de Cardoville resta seule. La jeune fille, bien qu'elle
ne pût s'exprimer la cause de cette impression, trouva sinistre
cette grande chambre froide, nue, aux croisées sans rideaux; puis,
peu à peu remarquant dans son ameublement plusieurs singularités
qu'elle n'avait pas d'abord aperçues, elle se sentit saisie d'une
inquiétude indéfinissable. Ainsi, s'étant approchée du foyer
éteint, elle vit avec surprise qu'il était fermé par un treillis
de fer qui condamnait complètement l'ouverture de la cheminée, et
que les pincettes et la pelle étaient attachées par des chaînettes
de fer. Déjà assez étonnée de cette bizarrerie, elle voulut, par
un mouvement machinal, attirer à elle un fauteuil placé près de la
boiserie... Ce fauteuil resta immobile... Adrienne s'aperçut alors
que le dossier de ce meuble était, comme celui des autres sièges,
attaché à l'un des panneaux par deux petites pattes de fer.

Ne pouvant s'empêcher de sourire, elle se dit:

-- Aurait-on assez peu de confiance dans l'homme d'État chez qui
je suis pour attacher les meubles aux murailles?

Adrienne avait pour ainsi dire fait cette plaisanterie un peu
forcée afin de lutter contre sa pénible préoccupation, qui
augmentait de plus en plus, car le silence le plus profond, le
plus morne, régnait dans cette demeure, où rien ne révélait le
mouvement, l'activité qui entourent ordinairement un grand centre
d'affaires. Seulement, de temps à autre, la jeune fille entendait
les violentes rafales du vent qui soufflait au dehors.

Plus d'un quart d'heure s'était passé, M. Baleinier ne revenait
pas. Dans son impatience inquiète, Adrienne voulut appeler
quelqu'un afin de s'informer de M. Baleinier et du ministre; elle
leva les yeux pour chercher un cordon de sonnette aux côtés de la
glace; elle n'en vit pas, mais elle s'aperçut que ce qu'elle avait
pris jusqu'alors pour une glace, grâce à la demi-obscurité de
cette pièce, était une grande feuille de fer-blanc très luisant.
En s'approchant plus près, elle heurta un flambeau de bronze... ce
flambeau était, comme la pendule, scellé au marbre de la cheminée.
Dans certaines dispositions d'esprit, les circonstances les plus
insignifiantes prennent souvent des proportions effrayantes; ainsi
ce flambeau immobile, ces meubles attachés à la boiserie, cette
glace remplacée par une feuille de fer-blanc, ce profond silence,
l'absence de plus en plus prolongée de M. Baleinier,
impressionnèrent si vivement Adrienne, qu'elle commença de
ressentir une sourde frayeur. Telle était pourtant sa confiance
absolue dans le médecin, qu'elle en vint à se reprocher son
effroi, se disant que, après tout, ce qui le causait n'avait
aucune importance réelle, et qu'il était déraisonnable de se
préoccuper de si peu de chose. Quant à l'absence de M. Baleinier,
elle se prolongeait sans doute parce qu'il attendait que les
occupations du ministre le laissassent libre de recevoir.
Néanmoins, quoiqu'elle tâchât de se rassurer ainsi, la jeune
fille, dominée par sa frayeur, se permit ce qu'elle n'aurait
jamais osé sans cette occurrence: elle s'approcha peu à peu de la
petite porte par laquelle avait disparu le médecin, et prêta
l'oreille.

Elle suspendit sa respiration, écouta... et n'entendit rien.

Tout à coup un bruit à la fois sourd et pesant, comme celui d'un
corps qui tombe, retentit au-dessus de sa tête... il lui sembla
même entendre un gémissement étouffé. Levant vivement les yeux,
elle vit tomber quelques parcelles de peinture écaillée, détachées
sans doute par l'ébranlement du plancher supérieur.

Ne pouvant résister davantage à son effroi, Adrienne courut à la
porte par laquelle elle était entrée avec le docteur, afin
d'appeler quelqu'un. À sa grande surprise, elle trouva cette porte
fermée en dehors. Pourtant, depuis son arrivée, elle n'avait
entendu aucun bruit de clef dans la serrure, qui du reste était
extérieure. De plus en plus effrayée, la jeune fille se précipita
vers la petite porte par laquelle avait disparu le médecin, et
auprès de laquelle elle venait d'écouter... Cette porte était
aussi extérieurement fermée... Voulant cependant lutter contre la
terreur qui la gagnait invinciblement, Adrienne appela à son aide
la fermeté de son caractère, et voulut, comme on le dit
vulgairement, se raisonner.

-- Je me serai trompée, dit-elle; je n'aurai entendu qu'une chute,
le gémissement n'existe que dans mon imagination... Il y a mille
raisons pour que ce soit quelque chose et non pas quelqu'un qui
soit tombé... mais ces portes fermées... Peut-être on ignore que
je suis ici, on aura cru qu'il n'y avait personne dans cette
chambre.

En disant ces mots, Adrienne regarda autour d'elle avec anxiété;
puis elle ajouta d'une voix ferme:

-- Pas de faiblesse, il ne s'agit pas de chercher à m'étourdir sur
ma situation... et de vouloir me tromper moi-même; il faut au
contraire la voir en face. Évidemment je ne suis pas ici chez un
ministre... mille raisons me le prouvent maintenant...
M. Baleinier m'a donc trompée... Mais alors dans quel but,
pourquoi m'a-t-il amenée ici, et où suis-je?

Ces deux questions semblèrent à Adrienne aussi insolubles l'une
que l'autre; seulement il lui resta démontré qu'elle était victime
de la perfidie de M. Baleinier. Pour cette âme loyale, généreuse,
une telle certitude était si horrible, qu'elle voulut encore
essayer de la repousser en songeant à la confiante amitié qu'elle
avait toujours témoignée à cet homme; aussi Adrienne se dit avec
amertume:

-- Voilà comme la faiblesse, comme la peur, vous conduisent
souvent à des suppositions injustes, odieuses; oui, car il n'est
permis de croire à une tromperie si infernale qu'à la dernière
extrémité... et lorsqu'on y est forcé par l'évidence. Appelons
quelqu'un, c'est le seul moyen de m'éclairer complètement.

Puis se souvenant qu'il n'y avait pas de sonnette, elle dit:

-- Il n'importe, frappons; on viendra sans doute. Et, de son petit
poing délicat, Adrienne heurta plusieurs fois à la porte. Au bruit
sourd et mat que rendit cette porte on pouvait deviner qu'elle
était fort épaisse. Rien ne répondit à la jeune fille. Elle courut
à l'autre porte. Même appel de sa part, même silence profond...
interrompu çà et là au dehors par les mugissements du vent.

-- Je ne suis pas plus peureuse qu'une autre, dit Adrienne en
tressaillant; je ne sais si c'est le froid mortel qu'il fait
ici... mais je frissonne malgré moi; je tâche bien de me défendre
de toute faiblesse, cependant il me semble que tout le monde
trouverait comme moi ce qui se passe ici... étrange...
effrayant...

Tout à coup, des cris, ou plutôt des hurlements sauvages, affreux,
éclatèrent avec furie dans la pièce située au-dessus de celle où
elle se trouvait, et peu de temps après une sorte de piétinement
sourd, violent, saccadé, ébranla le plafond, comme si plusieurs
personnes se fussent livrées à une lutte énergique. Dans son
saisissement, Adrienne poussa un cri d'effroi, devint pâle comme
une morte, resta un moment immobile de stupeur, puis s'élança à
l'une des fenêtres fermées par des volets, et l'ouvrit
brusquement. Une violente rafale de vent mêlée de neige fondue
fouetta le visage d'Adrienne, s'engouffra dans le salon, et après
avoir fait vaciller et flamboyer la lumière fumeuse de la lampe,
l'éteignit... Ainsi plongée dans une profonde obscurité, les mains
crispées aux barreaux dont la fenêtre était garnie, Mlle de
Cardoville, cédant enfin à sa frayeur si longtemps contenue,
allait appeler au secours, lorsqu'un spectacle inattendu la rendit
muette de terreur pendant quelques minutes.

Un corps de logis parallèle à celui où elle se trouvait s'élevait
à peu de distance. Au milieu des noires ténèbres qui remplissaient
l'espace, une large fenêtre rayonnait, éclairée... À travers ses
vitres sans rideaux, Adrienne aperçut une figure blanche, hâve,
décharnée, traînant après soi une sorte de linceul, et qui sans
cesse passait et repassait précipitamment devant la fenêtre,
mouvement à la fois brusque et continu.

Le regard attaché sur cette fenêtre qui brillait dans l'ombre,
Adrienne resta comme fascinée par cette lugubre vision; puis ce
spectacle portant sa terreur à son comble, elle appela au secours
de toutes ses forces sans quitter les barreaux de la fenêtre où
elle se tenait cramponnée. Au bout de quelques secondes, et
pendant qu'elle appelait à son secours, deux grandes femmes
entrèrent silencieusement dans le salon où se trouvait Mlle de
Cardoville, qui, toujours cramponnée à la fenêtre, ne put les
apercevoir. Ces deux femmes, âgées de quarante à quarante-cinq
ans, robustes, viriles, étaient négligemment et sordidement
vêtues, comme des chambrières de basse condition; par-dessus leurs
habits, elles portaient de grands tabliers de toile qui, montant
jusqu'au cou, où ils s'échancraient, tombaient jusqu'à leurs
pieds.

L'une, tenant une lampe, avait une longue face rouge et luisante,
un gros nez bourgeonné, des petits yeux verts et des cheveux d'une
couleur de filasse ébouriffés sous un bonnet d'un blanc sale.
L'autre, jaune, sèche, osseuse, portait un bonnet de deuil qui
encadrait étroitement sa maigre figure terreuse, parcheminée,
marquée de petite vérole et durement accentuée par deux gros
sourcils noirs; quelques longs poils gris ombrageaient sa lèvre
supérieure. Cette femme tenait à la main, à demi déployé, une
sorte de vêtement de forme étrange en épaisse toile grise.

Toutes deux étaient donc silencieusement entrées par la petite
porte au moment où Adrienne, dans son épouvante, s'attachait au
grillage de la fenêtre en criant:

-- Au secours!...

D'un signe ces femmes se montrèrent la jeune fille, et pendant que
l'une posait la lampe sur la cheminée, l'autre (celle qui portait
le bonnet de deuil), s'approchant de la croisée, appuya sa grande
main osseuse sur l'épaule de Mlle de Cardoville. Se retournant
brusquement, celle-ci poussa un nouveau cri d'effroi à la vue de
cette sinistre figure. Ce premier mouvement de stupeur passé,
Adrienne se rassura presque; si repoussante que fût cette femme,
c'était du moins quelqu'un à qui elle pouvait parler; elle s'écria
donc vivement d'une voix altérée:

-- Où est M. Baleinier?

Les deux femmes se regardèrent, échangèrent un signe
d'intelligence et ne répondirent pas.

-- Je vous demande, madame, reprit Adrienne, où est M. Baleinier,
qui m'a amenée ici?... je veux le voir à l'instant...

-- Il est parti, dit la grosse femme.

-- Parti!... s'écria Adrienne, parti sans moi!... Mais qu'est-ce
que cela signifie? mon Dieu!...

Puis, après un moment de réflexion, elle reprit:

-- Allez me chercher une voiture. Les deux femmes se regardèrent
en haussant les épaules.

-- Je vous prie, madame, reprit Adrienne d'une voix contenue, de
m'aller chercher une voiture, puisque M. Baleinier est parti sans
moi; je veux sortir d'ici.

-- Allons, allons, madame, dit la grande femme (on l'appelait la
Thomas) n'ayant pas l'air d'entendre ce que disait Adrienne, voilà
l'heure... il faut venir vous coucher.

-- Me coucher! s'écria Mlle de Cardoville avec épouvante.

Mais, mon Dieu! c'est à en devenir folle... Puis, s'adressant aux
deux femmes:

-- Quelle est cette maison? où suis-je? répondez.

-- Vous êtes dans une maison, dit la Thomas d'une voix rude, où il
ne faut pas crier par la fenêtre, comme tout à l'heure.

-- Et où il ne faut pas non plus éteindre les lampes, comme vous
venez de le faire... sans ça, reprit l'autre femme appelée
Gervaise, nous nous fâcherons.

Adrienne, ne trouvant pas une parole, frissonnant d'épouvante,
regardait tout à tour ces horribles femmes avec stupeur; sa raison
s'épuisait en vain à comprendre ce qui se passait. Tout à coup
elle crut avoir deviné et s'écria:

-- Je le vois, il y a ici méprise... je ne me l'explique pas...
mais enfin, il y a une méprise... vous me prenez pour une autre...
Savez-vous qui je suis?... Je me nomme Adrienne de Cardoville!...
Ainsi vous le voyez... je suis libre de sortir d'ici; personne n'a
le droit de me retenir de force... Ainsi, je vous l'ordonne; allez
à l'instant me chercher une voiture... S'il n'y en a pas dans ce
quartier, donnez-moi quelqu'un qui m'accompagne et me conduise
chez moi, rue de Babylone, à l'hôtel Saint-Dizier. Je
récompenserai généreusement cette personne, et vous aussi...

-- Ah çà, aurons-nous bientôt fini? dit la Thomas; à quoi bon nous
dire tout ça?

-- Prenez garde, reprit Adrienne, qui voulait avoir recours à tous
les moyens, si vous me reteniez de force ici... ce serait bien
grave... vous ne savez pas à quoi vous vous exposeriez!

-- Voulez-vous venir vous coucher, oui ou non? dit la Gervaise
d'un air impatient et dur.

-- Écoutez, madame, reprit précipitamment Adrienne, laissez-moi
sortir... et je vous donne à chacune deux mille francs... N'est-ce
pas assez? je vous en donne dix... vingt... ce que vous voudrez...
je suis riche... mais que je sorte... mon Dieu!... que je sorte...
je ne veux pas rester... j'ai peur ici, moi!... s'écria la
malheureuse jeune fille avec un accent déchirant.

-- Vingt mille francs!... comme c'est ça, dis donc, la Thomas!

-- Laisse donc tranquille, Gervaise, c'est toujours leur même
chanson à toutes...

-- Eh bien!... puisque raisons, prières, menaces sont vaines, dit
Adrienne puisant une grande énergie dans sa position désespérée,
je vous déclare que je veux sortir, moi... et à l'instant... Nous
allons voir si l'on a l'audace d'employer la force contre moi!

Et Adrienne fit résolument un pas vers la porte.

À ce moment, les cris sauvages et rauques qui avaient précédé le
bruit de lutte dont Adrienne avait été si effrayée retentirent de
nouveau; mais cette fois les hurlements affreux ne furent
accompagnés d'aucun piétinement.

-- Oh! quels cris! dit Adrienne en s'arrêtant; et, dans sa
frayeur, elle se rapprocha des deux femmes. Ces cris... les
entendez-vous?... Mais qu'est-ce donc que cette maison, mon Dieu,
où l'on entend cela? Et puis là-bas, ajouta-t-elle presque avec
égarement en montrant l'autre corps de logis, dont une fenêtre
brillait éclairée dans l'obscurité, fenêtre devant laquelle la
figure blanche passait et repassait toujours, là-bas! voyez-
vous... Qu'est-ce que cela?...

-- Eh bien! dit la Thomas, c'est des personnes qui, comme vous,
n'ont pas été sages...

-- Que dites-vous? s'écria Mlle de Cardoville en joignant les
mains avec terreur. Mais... mon Dieu! qu'est-ce donc que cette
maison? qu'est-ce qu'on leur fait donc?...

-- On leur fait ce qu'on vous fera si vous êtes méchante et si
vous refusez de venir vous coucher, reprit la Gervaise.

-- On leur met... ça, dit la Thomas en montrant l'objet qu'elle
tenait sous son bras; oui, on leur met la _camisole..._

_-- _Ah!!! fit Adrienne en cachant son visage dans ses mains
avec terreur. Une révélation terrible venait de l'éclairer...
Enfin elle comprenait tout...

Après les vives émotions de la journée, ce dernier coup devait
avoir une réaction terrible: la jeune fille se sentit défaillir;
ses mains retombèrent, son visage devint d'une effrayante pâleur,
tout son corps trembla, et elle eut à peine la force de dire d'une
voix éteinte en tombant à genoux et désignant la camisole d'un
regard terrifié:

-- Oh! non... par pitié pas cela!... Grâce... madame!... Je
ferai... ce... que... vous voudrez...

Puis les forces lui manquant, elle s'affaissa sur elle-même, et,
sans ces femmes, qui coururent à elle et la reçurent évanouie dans
leurs bras, elle tombait sur le parquet.

-- Un évanouissement, ça n'est pas dangereux... dit la Thomas;
portons-la sur son lit... nous la déshabillerons pour la coucher,
et ça ne sera rien.

-- Transporte-la, toi, dit la Gervaise. Moi, je vais prendre la
lampe.

Et la Thomas, grande et robuste, souleva Mlle de Cardoville comme
elle eût soulevé un enfant endormi, l'emporta dans ses bras et
suivit sa compagne dans la chambre par laquelle M. Baleinier avait
disparu.

Cette chambre, d'une propreté parfaite, était d'une nudité
glaciale; un papier verdâtre couvrait les murs; un petit lit de
fer très bas, à chevet formant tablette, se dressait à l'un des
angles; un poêle, placé dans la cheminée, était entouré d'un
grillage de fer qui en défendait l'approche; une table attachée au
mur, une chaise placée devant cette table et aussi fixée au
parquet, une commode d'acajou et un fauteuil de paille composaient
ce triste mobilier; la croisée, sans rideaux, était intérieurement
garnie d'un grillage destiné à empêcher le bris des carreaux.
C'est dans ce sombre réduit, qui offrait un si pénible contraste
avec son ravissant petit palais de la rue de Babylone, qu'Adrienne
fut apportée par la Thomas, qui, aidée de Gervaise, assit sur le
lit Mlle de Cardoville inanimée. La lampe fut placée sur la
tablette du chevet.

Pendant que l'une des gardiennes la soutenait, l'autre dégrafait
et ôtait la robe de drap de la jeune fille; celle-ci penchait
languissamment sa tête sur sa poitrine. Quoique évanouie, deux
grosses larmes coulaient lentement de ses grands yeux fermés, dont
les cils noirs faisaient ombre sur ses joues d'une pâleur
transparente... Son cou et son sein d'ivoire étaient inondés des
flots de soie dorée de sa magnifique chevelure dénouée lors de sa
chute... Lorsque, délaçant le corset de satin, moins doux, moins
frais, moins blanc que ce corps virginal et charmant qui, souple
et svelte, s'arrondissait sous la dentelle et la batiste comme une
statue d'albâtre légèrement rosée, l'horrible mégère toucha de ses
grosses mains rouges, calleuses et gercées, les épaules et les
bras nus de la jeune fille... celle-ci, sans revenir complètement
à elle, tressaillit involontairement à ce contact rude et brutal.

-- A-t-elle des petits pieds! dit la gardienne, qui, s'étant
ensuite agenouillée, déchaussait Adrienne; ils tiendraient tous
deux dans le creux de ma main.

En effet, un petit pied vermeil et satiné comme un pied d'enfant,
çà et là veiné d'azur, fut bientôt mis à nu, ainsi qu'une jambe à
cheville et à genou roses, d'un contour aussi fin, aussi pur que
celui de la Diane antique.

-- Et ses cheveux, sont-ils longs! dit la Thomas, sont-ils longs
et doux!... elle pourrait marcher dessus... Ça serait pourtant
dommage de les couper pour lui mettre de la glace sur le crâne.

Et ce disant, la Thomas tordit comme elle le put cette magnifique
chevelure derrière la tête d'Adrienne. Hélas! ce n'était plus la
légère et blanche main de Georgette, de Florine ou d'Hébé, qui
coiffaient leur belle maîtresse avec tant d'amour et d'orgueil!
Aussi, en sentant de nouveau le rude contact des mains de la
gardienne, le même tressaillement nerveux dont la jeune fille
avait été saisie se renouvela, mais plus fréquent et plus fort.
Fût-ce, pour ainsi dire, une sorte de répulsion instinctive,
magnétiquement perçue pendant son évanouissement, fût-ce le froid
de la nuit... bientôt Adrienne frissonna de nouveau, et peu à peu
revint à elle...

Il est impossible de peindre son épouvante, son horreur, son
indignation chastement courroucée, lorsque, écartant de ses deux
mains les nombreuses boucles de cheveux qui couvraient son visage
baigné de larmes, elle se vit, en reprenant tout à fait ses
esprits, elle se vit demi-nue entre ces deux affreuses mégères.
Adrienne poussa d'abord un cri de honte, de pudeur et d'effroi;
puis, afin d'échapper aux regards de ces deux femmes, par un
mouvement plus rapide que la pensée, elle renversa brusquement la
lampe qui était placée sur la tablette du chevet de son lit, et
qui s'éteignit en se brisant sur le parquet.

Alors, au milieu des ténèbres, la malheureuse enfant,
s'enveloppant dans ses couvertures, éclata en sanglots
déchirants...

Les gardiennes s'expliquèrent le cri et la violente action
d'Adrienne en les attribuant à un accès de folie furieuse.

-- Ah! vous recommencez à éteindre et à briser les lampes... il
paraît que c'est là votre idée, à vous! s'écria la Thomas
courroucée en marchant à tâtons dans l'obscurité. Bon... je vous
ai avertie... vous allez avoir cette nuit la camisole comme la
folle de là-haut.

-- C'est ça, dit l'autre, tiens-la bien, la Thomas, je vais aller
chercher de la lumière... à nous deux nous en viendrons à bout.

-- Dépêche-toi... car avec son petit air doucereux... il paraît
qu'elle est tout bonnement furieuse... et qu'il faudra passer la
nuit à côté d'elle.

Triste et douloureux contraste:

Le matin Adrienne s'était levée libre, souriante, heureuse, au
milieu de toutes les merveilles du luxe et des arts, entourée des
soins délicats et empressés de trois jeunes filles qui la
servaient... Dans sa généreuse et folle humeur elle avait ménagé à
un jeune prince indien, son parent, une surprise d'une
magnificence splendide et féerique; elle avait pris la plus noble
résolution au sujet des deux orphelines ramenées par Dagobert...
Dans son entretien avec Mme de Saint-Dizier... elle s'était
montrée tour à tour fière et sensible, mélancolique et gaie,
ironique et grave... loyale et courageuse... enfin, si elle venait
dans cette maison maudite, c'était pour demander la grâce d'un
honnête et laborieux artisan...

Et le soir... Mlle de Cardoville, livrée par une trahison infâme
aux mains grossières de deux ignobles gardiennes de folles,
sentait ses membres délicats durement emprisonnés dans cet
abominable vêtement de fous appelé la camisole.

* * * *

Mlle de Cardoville passa une nuit horrible, en compagnie des deux
mégères. Le lendemain matin, à neuf heures, quelle fut la stupeur
de la jeune fille lorsqu'elle vit entrer dans sa chambre le
docteur Baleinier toujours souriant, toujours bienveillant,
toujours paterne!

-- Eh bien, mon enfant, lui dit-il d'une voix affectueuse et
douce, comment avons-nous passé la nuit?



III. La visite.

Les gardiennes de Mlle de Cardoville, cédant à ses prières et
surtout à ses promesses d'être _sage, _ne lui avaient laissé la
camisole qu'une partie de la nuit; au jour, elle s'était levée et
habillée seule sans qu'on l'en eût empêchée.

Adrienne se tenait assise sur le bord de son lit; sa pâleur
effrayante, la profonde altération de ses traits, ses yeux
brillant du sombre feu de la fièvre, les tressaillements
convulsifs qui l'agitaient de temps à autre, montraient déjà les
funestes conséquences de cette nuit terrible sur cette
organisation impressionnable et nerveuse. À la vue du docteur
Baleinier, qui d'un signe fit sortir Gervaise et la Thomas, Mlle
de Cardoville resta pétrifiée. Elle éprouvait une sorte de vertige
en songeant à l'audace de cet homme... il osait se présenter
devant elle!... Mais lorsque le médecin répéta de sa voix
doucereuse et d'un ton pénétré d'affectueux intérêt: «Eh bien, ma
pauvre enfant... comment avons-nous passé la nuit?...» Adrienne
porta vivement ses mains à son front brûlant comme pour se
demander si elle rêvait. Puis, regardant le médecin, ses lèvres
s'entr'ouvrirent... mais elles tremblèrent si fort qu'il lui fut
impossible d'articuler un mot... La colère, l'indignation, le
mépris, et surtout ce ressentiment si atrocement douloureux que
cause aux nobles coeurs la confiance lâchement trahie,
bouleversaient tellement Adrienne, que, interdite, oppressée, elle
ne put, malgré elle, rompre le silence.

-- Allons!... allons! je vois ce que c'est, dit le docteur en
secouant tristement la tête, vous m'en voulez beaucoup... n'est-ce
pas? Eh! mon Dieu!... je m'y attendais, ma chère enfant...

Ces mots prononcés par une hypocrite effronterie firent bondir
Adrienne; elle se leva, ses joues pâles s'enflammèrent, son grand
oeil noir étincela, elle redressa fièrement son beau visage; sa
lèvre supérieure se releva légèrement par un sourire d'une
dédaigneuse amertume; puis, silencieuse et courroucée, la jeune
fille passa devant M. Baleinier, toujours assis, et se dirigea
vers la porte d'un pas rapide et assuré. Cette porte, à laquelle
on remarquait un petit guichet, était fermée extérieurement.
Adrienne se retourna vers le docteur, lui montra la porte d'un
geste impérieux et lui dit:

-- Ouvrez-moi cette porte!

-- Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit le médecin, calmez-
vous... causons en bons amis... car, vous le savez... je suis
votre ami...

Et il aspira lentement une prise de tabac.

-- Ainsi... monsieur, dit Adrienne d'une voix tremblante de
colère, je ne sortirai pas d'ici encore aujourd'hui?

-- Hélas! non... avec des exaltations pareilles... si vous saviez
comme vous avez le visage enflammé... les yeux ardents... votre
pouls doit avoir quatre-vingts pulsations à la minute... Je vous
en conjure, ma chère enfant, n'aggravez pas votre état par cette
fâcheuse agitation...

Après avoir regardé fixement le docteur, Adrienne revint d'un pas
lent se rasseoir au bord de son lit.

-- À la bonne heure, reprit M. Baleinier, soyez raisonnable... et
je vous le dis encore: causons en bons amis.

-- Vous avez raison, monsieur, répondit Adrienne d'une voix brève,
contenue et d'un ton parfaitement calme, causons en bons amis...
Vous voulez me faire passer pour folle... n'est-ce pas?

-- Je veux, ma chère enfant, qu'un jour vous ayez pour moi autant
de reconnaissance que vous avez d'aversion... et cette aversion,
je l'avais prévue... mais, si pénibles que soient certains
devoirs, il faut se résigner à les accomplir, dit M. Baleinier en
soupirant, et d'un ton si naturellement convaincu qu'Adrienne ne
put d'abord retenir un mouvement de surprise... Puis un rire amer
effleurant ses lèvres:

-- Ah!... décidément... tout ceci est pour mon bien?...

-- Franchement, ma chère demoiselle... ai-je jamais eu d'autre but
que celui de vous être utile?

-- Je ne sais, monsieur, si votre impudence n'est pas encore plus
odieuse que votre lâche trahison!...

-- Une trahison! dit M. Baleinier en haussant les épaules d'un air
peiné, une trahison! Mais réfléchissez donc, ma pauvre enfant...
croyez-vous que si je n'agissais pas loyalement,
consciencieusement, dans votre intérêt, je reviendrais ce matin
affronter votre indignation, à laquelle je devais m'attendre?...
Je suis le médecin en chef de cette maison de santé qui
m'appartient... mais... j'ai ici deux de mes élèves, médecins
comme moi, qui me suppléent... je pouvais donc les charger de vous
donner leurs soins... Eh bien, non... je n'ai pas voulu cela... je
connais votre caractère, votre nature, vos antécédents... et même,
abstraction faite de l'intérêt que je vous porte... mieux que
personne je puis vous traiter convenablement.

Adrienne avait écouté M. Baleinier sans l'interrompre; elle le
regarda fixement, et lui dit:

-- Monsieur... combien vous paye-t-on... pour me faire passer pour
folle?

-- Mademoiselle!... s'écria M. Baleinier, blessé malgré lui.

-- Je suis riche... vous le savez, reprit Adrienne avec un dédain
écrasant, je double la somme... qu'on vous donne... Allons,
monsieur, au nom de... l'amitié, comme vous dites... accordez-moi
du moins la faveur d'enchérir.

-- Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m'ont appris
que vous leur aviez fait la même proposition, dit M, Baleinier en
reprenant tout son sang-froid.

-- Pardon... monsieur... Je leur avais offert ce que l'on peut
offrir à de pauvres femmes sans éducation, que le malheur force
d'accepter le pénible emploi qu'elles occupent... Mais un homme du
monde comme vous! un homme de grand savoir comme vous! un homme de
beaucoup d'esprit comme vous! c'est différent; cela se paye plus
cher: il y a de la trahison à tout prix... Ainsi, ne basez pas
votre refus... sur la modicité de mes offres à ces malheureuses...
Voyons, combien vous faut-il?

-- Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m'ont aussi
parlé de menaces, reprit M. Baleinier toujours très froidement;
n'en avez-vous pas à m'adresser également? Tenez, ma chère enfant,
croyez-moi, épuisons tout de suite les tentatives de corruption et
les menaces de vengeance... Nous retomberons ensuite dans le vrai
de la situation.

-- Ah! mes menaces sont vaines! s'écria Mlle de Cardoville, en
laissant enfin éclater son emportement jusqu'alors contenu. Ah!
vous croyez, monsieur, qu'à ma sortie d'ici, car cette
séquestration aura un terme, je ne dirai pas à haute voix votre
indigne trahison! Ah! vous croyez que je ne dénoncerai pas au
mépris, à l'horreur de tous votre infâme complicité avec
Mme de Saint-Dizier!... Ah! vous croyez que je tairai les affreux
traitements que j'ai subis! Mais si folle que je sois, je sais
qu'il y a des lois, monsieur, et je leur demanderai réparation
éclatante pour moi; honte, flétrissure et châtiment pour vous et
pour les vôtres!... Car, entre nous... voyez-vous, ce sera
désormais une haine... une guerre à mort... et je mettrai à la
soutenir tout ce que j'ai de force, d'intelligence et de...

-- Permettez-moi de vous interrompre, ma chère mademoiselle
Adrienne, dit le docteur toujours parfaitement calme et
affectueux, rien ne serait plus nuisible à votre guérison que de
folles espérances; elles vous entretiendraient dans un état
d'exaltation déplorable. Donc, nettement posons les faits, afin
que vous envisagiez clairement votre position: 1° il est
impossible que vous sortiez d'ici; 2° vous ne pouvez avoir aucune
communication avec le dehors; 3° il n'entre dans cette maison que
des gens dont je suis extrêmement sûr; 4° je suis complètement à
l'abri de vos menaces et de votre vengeance, et cela parce que
toutes les circonstances, tous les droits sont en ma faveur.

-- Tous les droits! M'enfermer ici!...

-- On ne s'y serait pas déterminé sans une foule de motifs plus
graves les uns que les autres.

-- Ah! il y a des motifs?...

-- Beaucoup, malheureusement.

-- Et on me les fera connaître, peut-être?

-- Hélas! ils ne sont que trop réels, et si un jour vous vous
adressiez à la justice, ainsi que vous m'en menaciez tout à
l'heure, eh! mon Dieu, à notre grand regret, nous serions obligés
de rappeler l'excentricité plus que bizarre de votre manière de
vivre; votre manie de costumer vos femmes; vos dépenses exagérées;
l'histoire du prince indien, à qui vous offrez une hospitalité
royale; votre résolution, inouïe à dix-huit ans, de vouloir vivre
seule comme un garçon; l'aventure de l'homme trouvé caché dans
votre chambre à coucher... enfin l'on exhiberait le procès-verbal
de notre interrogatoire d'hier, qui a été fidèlement recueilli par
une personne chargée de ce soin.

-- Comment! hier! s'écria Adrienne avec autant d'indignation que
de surprise...

-- Mon Dieu, oui... afin d'être un jour en règle, si vous
méconnaissiez l'intérêt que nous vous portons, nous avons fait
sténographier vos réponses par un homme qui se tenait dans une
pièce voisine derrière une portière... et vraiment, lorsque,
l'esprit plus reposé, vous relirez un jour de sang-froid cet
interrogatoire... vous ne vous étonnerez plus de la résolution
qu'on a été forcé de prendre...

-- Poursuivez... monsieur, dit Adrienne avec mépris.

-- Les faits que je viens de vous citer étant donc avérés,
reconnus, vous devez comprendre, ma chère mademoiselle Adrienne,
que la responsabilité de ceux qui vous aiment est parfaitement à
couvert; ils ont dû chercher à guérir ce dérangement d'esprit, qui
ne se manifeste encore, il est vrai, que par des manies, mais qui
compromettrait gravement votre avenir s'il se développait
davantage... Or, à mon avis, on ne peut en espérer la cure
radicale, que grâce à un traitement à la fois moral et physique...
dont la première condition est de vous éloigner d'un bizarre
entourage qui exalte si dangereusement votre imagination: tandis
que, vivant ici dans la retraite, le calme bienfaisant d'une vie
simple et solitaire... mes soins empressés et, je puis le dire,
paternels, vous amèneront peu à peu à une guérison complète...

-- Ainsi, dit Adrienne avec un rire amer, l'amour d'une noble
indépendance, la générosité, le culte du beau, l'aversion de ce
qui est odieux et lâche, telles sont les maladies dont vous devez
me guérir; je crains d'être incurable, monsieur, car il y a bien
longtemps que ma tante a essayé cette honnête guérison.

-- Soit, nous ne réussirons peut-être pas, mais, au moins, nous
tenterons. Vous le voyez donc bien... il y a une masse de faits
assez graves pour motiver notre détermination, prise d'ailleurs en
conseil de famille: ce qui me met complètement à l'abri de vos
menaces... car c'était là que j'en voulais revenir: un homme de
mon âge, de ma considération, n'agit jamais légèrement dans de
telles circonstances; vous comprenez donc maintenant ce que je
vous disais tout à l'heure; en un mot, n'espérez pas sortir d'ici
avant votre complète guérison, et persuadez-vous bien que je suis
et que je serai toujours à l'abri de vos menaces... Ceci bien
établi... parlons de votre état actuel avec tout l'intérêt que
vous m'inspirez.

-- Je trouve, monsieur... que, si je suis folle, vous me parlez
bien raisonnablement.

-- Vous, folle!... grâce à Dieu... ma pauvre enfant... vous ne
l'êtes pas encore... et j'espère bien que, par mes soins, vous ne
le serez jamais... Aussi, pour vous empêcher de le devenir, il
faut s'y prendre à temps... et, croyez-moi, il est plus que
temps... Vous me regardez d'un air tout surpris... tout étrange...
Voyons... quel intérêt puis-je avoir à vous parler ainsi? Est-ce
la haine de votre tante que je favorise? Mais dans quel but? Que
peut-elle pour ou contre moi? Je ne pense d'elle à cette heure ni
plus ni moins de bien qu'hier. Est-ce que je vous tiens à vous-
même un langage nouveau?... Ne vous ai-je pas hier plusieurs fois
parlé de l'exaltation dangereuse de votre esprit, de vos manies
bizarres? J'ai agi de ruse pour vous amener ici... Eh! sans doute;
j'ai saisi avec empressement l'occasion que vous m'offriez vous-
même... C'est encore vrai, ma pauvre chère enfant... car jamais
vous ne seriez venue ici volontairement; un jour ou l'autre... il
eût fallu trouver un prétexte pour vous y amener... et, ma foi, je
vous l'avoue... je me suis dit: son intérêt avant tout... Fais ce
que dois... advienne que pourra...

À mesure que M. Baleinier parlait, la physionomie d'Adrienne
alternativement empreinte d'indignation et de dédain, prenait une
singulière expression d'angoisse et d'horreur... En entendant cet
homme s'exprimer d'une manière en apparence si naturelle, si
sincère, si convaincue, et pour ainsi dire si juste et si
raisonnable, elle se sentait plus épouvantée que jamais... Une
atroce trahison revêtue de telles formes l'effrayait cent fois
plus que la haine franchement avouée de Mme de Saint-Dizier...
Elle trouvait enfin cette audacieuse hypocrisie tellement
monstrueuse, qu'elle la croyait presque impossible. Adrienne avait
si peu l'art de cacher ses ressentiments que le médecin, habile et
profond physionomiste, s'aperçut de l'impression qu'il produisait.

-- Allons, se dit-il, c'est un pas immense... au dédain et à la
colère a succédé la frayeur... Le doute n'est pas loin... je ne
sortirai pas d'ici sans qu'elle m'ait dit affectueusement:
«Revenez bientôt, mon bon monsieur Baleinier.»

Le médecin reprit donc d'une voix triste et émue qui semblait
partir du profond de son coeur:

-- Je le vois... vous vous défiez toujours de moi... ce que je dis
n'est que mensonge, fourberie, hypocrisie, haine, n'est-ce pas?...
Vous haïr... moi... et pourquoi? mon Dieu! que m'avez-vous fait?
ou plutôt... vous accepterez peut-être cette raison comme plus
déterminante pour un homme de ma sorte, ajouta M. Baleinier avec
amertume, ou plutôt quel intérêt ai-je à vous haïr? Comment...
vous... vous qui n'êtes dans l'état fâcheux où vous vous trouvez
que par suite de l'exagération des plus généreux instincts... vous
qui n'avez pour ainsi dire que la maladie de vos qualités... vous
pouvez froidement, résolument, accuser un honnête homme qui ne
vous a donné jusqu'ici que des preuves d'affection... l'accuser du
crime le plus lâche, le plus noir, le plus abominable dont un
homme puisse se souiller... Oui, je dis crime... parce que
l'atroce trahison dont vous m'accusez ne mériterait pas d'autre
nom. Tenez, ma pauvre enfant... c'est mal... bien mal, et je vois
qu'un esprit indépendant peut montrer autant d'injustice et
d'intolérance que les esprits les plus étroits. Cela ne m'irrite
pas... non... mais cela me fait souffrir... oui, je vous
l'assure... bien souffrir.

Et le docteur passa la main sur ses yeux humides. Il faut renoncer
à rentre l'accent, le regard, la physionomie, le geste de
M. Baleinier en s'exprimant ainsi. L'avocat le plus habile et le
plus exercé, le plus grand comédien du monde n'aurait pas mieux
joué cette scène que le docteur... et encore, non personne ne
l'eût jouée aussi bien... car M. Baleinier, emporté malgré lui par
la situation, était à demi convaincu de ce qu'il disait. En un
mot, il sentait toute l'horreur de sa perfidie, mais il savait
qu'Adrienne ne pourrait y croire; car il est des combinaisons si
horribles que les âmes loyales et pures ne peuvent jamais les
accepter comme possibles; si malgré soi un esprit élevé plonge du
regard dans l'abîme du mal, au-delà d'une certaine profondeur, il
est pris de vertige, et ne distingue plus rien. Et puis enfin les
hommes les plus pervers ont un jour, une heure, un moment où ce
que Dieu a mis de bon au coeur de toute créature se révèle malgré
eux. Adrienne était trop intéressante, elle se trouvait dans une
position trop cruelle pour que le docteur ne ressentît pas au fond
du coeur quelque pitié pour cette infortunée; l'obligation où il
était depuis longtemps de paraître lui témoigner de la sympathie,
la charmante confiance que la jeune fille avait en lui, étaient
devenues pour cet homme de douces et chères habitudes... mais
sympathie et habitudes devaient céder devant une implacable
nécessité... Ainsi, le marquis d'Aigrigny idolâtrait sa mère...
Mourante, elle l'appelait... et il était parti malgré ce dernier
voeu d'une mère à l'agonie... Après un tel exemple, comment
M. Baleinier n'eût-il pas sacrifié Adrienne? Les membres de
l'ordre dont il faisait partie étaient à lui... mais il était à
eux peut-être plus encore qu'ils n'étaient à lui; car une longue
complicité dans le mal crée des liens indissolubles et terribles.

Au moment où M. Baleinier finissait de parler si chaleureusement à
Mlle de Cardoville, la planche qui fermait extérieurement le
guichet de la porte glissa doucement dans sa rainure, et deux yeux
regardèrent attentivement dans la chambre. M. Baleinier ne s'en
aperçut pas.

Adrienne ne pouvait détacher ses yeux du docteur, qui semblait la
fasciner; muette, accablée, saisie d'une vague terreur, incapable
de pénétrer dans les profondeurs ténébreuses de l'âme de cet
homme, émue malgré elle par la sincérité moitié feinte, moitié
vraie, de son accent touchant et douloureux... la jeune fille eut
un moment de doute. Pour la première fois il lui vint à l'esprit
que M. Baleinier commettait une erreur affreuse... mais que peut-
être il la commettait de bonne foi... D'ailleurs, les angoisses de
la nuit, les dangers de sa position, son agitation fébrile, tout
concourait à jeter le trouble et l'indécision dans l'esprit de la
jeune fille; elle contemplait le médecin avec une surprise
croissante; puis, faisant un violent effort sur elle-même pour ne
pas céder à une faiblesse dont elle entrevoyait les conséquences
effrayantes, elle s'écria:

-- Non... non, monsieur... je ne veux pas... je ne puis croire...
vous avez trop de savoir, d'expérience pour commettre une pareille
erreur...

-- Une erreur... dit M. Baleinier d'un ton grave et triste, une
erreur... laissez-moi vous parler au nom de ce savoir, de cette
expérience que vous m'accordez; écoutez-moi quelques instants, ma
chère enfant... et ensuite... je n'en appellerai... qu'à vous
même!...

-- À moi-même... reprit la jeune fille stupéfaite, vous voulez me
persuader que...

Puis s'interrompant, elle ajouta en riant d'un rire convulsif:

-- Il ne manquait, en effet, à votre triomphe que de m'amener à
avouer que je suis folle... que ma place est ici... que je vous
dois...

-- De la reconnaissance... oui, vous m'en devez, ainsi que je vous
l'ai dit au commencement de cet entretien... Écoutez-moi donc; mes
paroles seront cruelles, mais il est des blessures que l'on ne
guérit qu'avec le fer et le feu. Je vous en conjure, ma chère
enfant... réfléchissez... jetez un regard impartial sur votre vie
passée... Écoutez-vous penser... et vous aurez peur... Souvenez-
vous de ces moments d'exaltation étrange pendant lesquels, disiez-
vous, vous n'apparteniez plus à la terre... et puis surtout, je
vous en conjure, pendant qu'il en est temps encore, à cette heure
où votre esprit a conservé assez de lucidité pour comparer...
comparez votre vie à celle des autres jeunes filles de votre âge.
En est-il une seule qui vive comme vous vivez, qui pense comme
vous pensez? à moins de vous croire si souverainement supérieure
aux autres femmes que vous puissiez faire accepter, au nom de
cette supériorité, une vie et des habitudes uniques dans le
monde...

-- Je n'ai jamais eu ce stupide orgueil... monsieur, vous le savez
bien... dit Adrienne en regardant le docteur avec un effroi
croissant.

-- Alors, ma pauvre enfant, à quoi attribuer votre manière de
vivre si étrange, si inexplicable? Pourriez-vous jamais vous
persuader à vous-même qu'elle est sensée? Ah! mon enfant, prenez
garde... Vous en êtes encore à des originalités charmantes... à
des excentricités poétiques... à des rêveries douces et vagues...
Mais la pente est irrésistible, fatale... Prenez garde... prenez
garde!... la partie saine, gracieuse, spirituelle de votre
intelligence, ayant encore le dessus... imprime son cachet à vos
étrangetés... Mais vous ne savez pas, voyez-vous... avec quelle
violence effrayante la partie insensée se développe et étouffe
l'autre... à un moment donné. Alors ce ne sont plus des
bizarreries gracieuses comme les vôtres... ce sont des insanités
ridicules, sordides, hideuses.

-- Ah!... j'ai peur... dit la malheureuse enfant en passant ses
mains tremblantes sur son front brûlant.

-- Alors... continua M. Baleinier d'une voix altérée, alors les
dernières lueurs de l'intelligence s'éteignent; alors... la
folie... il faut bien prononcer ce mot épouvantable... la folie
prend le dessus!... Tantôt elle éclate en transports furieux,
sauvages...

-- Comme la femme... de là-haut... murmura Adrienne.

Et, le regard brûlant, fixe, elle leva lentement son doigt vers le
plafond.

-- Tantôt, dit le médecin, effrayé lui-même de l'effroyable
conséquence de ses paroles, mais cédant à la fatalité de sa
situation, tantôt la folie est stupide, brutale; l'infortunée
créature qui en est atteinte ne conserve plus rien d'humain, elle
n'a plus que les instincts des animaux... Comme eux... elle mange
avec voracité, et puis comme eux elle va et vient dans la cellule
où l'on est obligé de la renfermer... C'est là toute sa vie...
toute...

-- Comme la femme... de là-bas... Et Adrienne, le regard de plus
en plus égaré, étendit lentement son bras vers la fenêtre du
bâtiment que l'on voyait par la croisée de sa chambre.

-- Eh bien, oui... s'écria M. Baleinier, comme vous, malheureuse
enfant... ces femmes étaient jeunes, belles, spirituelles; mais
comme vous, hélas! elles avaient en elles ce germe fatal de
l'insanité qui, n'ayant pas été détruit à temps... a grandi... et
pour toujours a étouffé leur intelligence...

-- Oh! grâce... s'écria Mlle de Cardoville, la tête bouleversée
par la terreur, grâce... ne me dites pas ces choses-là... Encore
une fois... j'ai peur... tenez... emmenez-moi d'ici, je vous dis
de m'emmener d'ici! s'écria-t-elle avec un accent déchirant, je
finirais par devenir folle...

Puis, se débattant contre les redoutables angoisses qui venaient
l'assaillir malgré elle, Adrienne reprit:

-- Non! oh! non... ne l'espérez pas! je ne deviendrai pas folle;
j'ai toute ma raison, moi; est-ce que je suis aveugle pour croire
ce que vous me dites là!!! Sans doute, je ne vis comme personne,
je ne pense comme personne, je suis choquée de choses qui ne
choquent personne; mais qu'est-ce que cela prouve? Que je ne
ressemble pas aux autres... Ai-je mauvais coeur? suis-je envieuse,
égoïste? Mes idées sont bizarres, je l'avoue, mon Dieu, je
l'avoue; mais enfin, monsieur Baleinier, vous le savez bien,
vous... leur but est généreux, élevé... (Et la voix d'Adrienne
devint émue, suppliante; ses larmes coulèrent abondamment.) De ma
vie je n'ai fait une action méchante; si j'ai eu des torts, c'est
à force de générosité: parce qu'on voudrait voir tout le monde
trop heureux autour de soi, on n'est pas folle, pourtant... et
puis, on sent bien soi-même si l'on est folle, et je sens que je
ne le suis pas, et encore... maintenant est-ce que je le sais?
vous me dites des choses si effrayantes de ces deux femmes de
cette nuit... vous devez savoir cela mieux que moi... Mais alors,
ajouta Mlle de Cardoville avec un accent de désespoir déchirant,
il doit y avoir quelque chose à faire; pourquoi, si vous m'aimez,
avoir attendu si longtemps aussi! vous ne pouviez pas avoir pitié
de moi plus tôt. Et ce qui est affreux... c'est que je ne sais pas
seulement si je dois vous croire... car c'est peut-être un
piège... mais non... non... vous pleurez... ajouta-t-elle en
regardant M. Baleinier qui, en effet, malgré son cynisme et sa
dureté, ne pouvait retenir ses larmes à la vue de ces tortures
sans nom. Vous pleurez sur moi... mais, mon Dieu! alors il y a,
quelque chose à faire, n'est-ce pas?... Oh! je ferai tout ce que
vous voudrez... oh! tout, pour ne pas être comme ces femmes...
comme ces femmes de cette nuit. Et s'il était trop tard? oh!
non... il n'est pas trop tard... n'est-ce pas, mon bon monsieur
Baleinier?... Oh! maintenant, je vous demande pardon de ce que je
vous ai dit quand vous êtes entré... C'est qu'alors, vous
concevez... moi, je ne savais pas...

À ces paroles brèves, entrecoupées de sanglots et prononcées avec
une sorte d'égarement fiévreux, succédèrent quelques minutes de
silence, pendant lesquelles le médecin, profondément ému, essuya
ses larmes. Ses forces étaient à bout.

Adrienne avait caché sa figure dans ses mains; tout à coup elle
redressa la tête; ses traits étaient plus calmes, quoique agités
par un tremblement nerveux.

-- Monsieur Baleinier, dit-elle avec une dignité touchante, je ne
sais pas ce que je vous ai dit tout à l'heure; la crainte me
faisait délirer, je crois; je viens de me recueillir. Écoutez-moi;
je suis en votre pouvoir, je le sais; rien ne peut m'en
arracher... je le sais; êtes-vous pour moi un ennemi
implacable?... êtes-vous un ami? je l'ignore; craignez-vous
réellement, ainsi que vous l'assurez, que ce qui n'est chez moi
que bizarrerie à cette heure ne devienne de la folie plus tard, ou
bien êtes-vous complice d'une machination infernale?... vous seul
savez cela... Malgré mon courage, je me déclare vaincue. Quoi que
ce soit qu'on veuille de moi... vous entendez?... quoi que ce
soit... j'y souscris d'avance... j'en donne ma parole, et elle est
loyale, vous le savez... Vous n'aurez donc plus aucun intérêt à me
retenir ici... Si, au contraire, vous croyez sincèrement ma raison
en danger, et, je vous l'avoue, vous avez éveillé dans mon esprit
des doutes vagues, mais effrayants... alors, dites-le-moi, je vous
croirai... je suis seule, à votre merci, sans amis, sans
conseil... Eh bien! je me confie aveuglément à vous... Est-ce mon
sauveur ou mon bourreau que j'implore?... je n'en sais rien...
mais je lui dis: voilà mon avenir... voilà ma vie... prenez... je
n'ai plus la force de vous la disputer...

Ces paroles, d'une résignation navrante, d'une confiance
désespérée, portèrent le dernier coup aux indécisions de
M. Baleinier. Déjà cruellement ému de cette scène, sans réfléchir
aux conséquences de ce qu'il allait faire, il voulut du moins
rassurer Adrienne sur les terribles et injustes craintes qu'il
avait su éveiller en elle. Les sentiments de repentir et de
bienveillance qui animaient M. Baleinier se lisaient sur sa
physionomie. Ils s'y lisaient trop... Au moment où il s'approchait
de Mlle de Cardoville pour lui prendre la main, une petite voix
tranchante et aiguë se fit entendre derrière le guichet et
prononça ces seuls mots:

-- Monsieur Baleinier...

-- Rodin!... murmura le docteur effrayé, il m'épiait!

-- Qui vous appelle?... demanda la jeune fille à M. Baleinier.

-- Quelqu'un à qui j'ai donné rendez-vous ce matin... pour aller
dans le couvent de Sainte-Marie qui est voisin de cette maison,
dit le docteur avec accablement.

-- Maintenant, qu'avez-vous à me répondre? dit Adrienne avec une
angoisse mortelle.

Après un moment de silence solennel, pendant lequel il tourna la
tête vers le guichet, le docteur dit d'une voix profondément émue:

-- Je suis... ce que j'ai toujours été... un ami... incapable de
vous tromper.

Adrienne devint d'une pâleur mortelle. Puis elle tendit la main à
M. Baleinier, et lui dit d'une voix qu'elle tâchait de rendre
calme:

-- Merci... J'aurai du courage... Et ce sera-t-il bien long?

-- Un mois peut-être... la solitude... la réflexion, un régime
approprié, mes soins dévoués... Rassurez-vous... tout ce qui sera
compatible avec votre état... vous sera permis; on aura pour vous
toutes sortes d'égards... Si cette chambre vous déplaît, on vous
en donnera une autre...

-- Celle-ci ou une autre... peu importe, répondit Adrienne avec un
accablement morne et profond.

-- Allons! courage... rien n'est désespéré.

-- Peut-être... vous me flattez, dit Adrienne avec un sourire
sinistre. Puis elle ajouta:

-- À bientôt donc... mon bon monsieur Baleinier! mon seul espoir
est en vous maintenant.

Et sa tête se pencha sur sa poitrine; ses mains retombèrent sur
ses genoux, et elle resta assise au bord de son lit, pâle,
immobile... écrasée...

-- Folle, dit-elle lorsque M. Baleinier eut disparu; peut-être
folle...

Nous nous sommes étendu sur cet épisode, beaucoup moins
_romanesque _qu'on ne pourrait le penser. Plus d'une fois des
intérêts, des vengeances, des machinations perfides ont abusé de
l'imprudente facilité avec laquelle on reçoit quelquefois de la
main de leurs familles ou de leurs amis des _pensionnaires _dans
quelques maisons de santé particulières destinées aux aliénés.

Nous dirons plus tard notre pensée au sujet de la création d'une
sorte d'inspection ressortissant de l'autorité ou de la
magistrature civile, qui aurait pour but de surveiller
périodiquement et fréquemment les établissements destinés à
recevoir les aliénés... et d'autres établissements non moins
importants, et encore plus en dehors de toute surveillance... nous
voulons parler de certains couvents de femmes, dont nous nous
occuperons bientôt.



Huitième partie
Le confesseur



I. Pressentiments.

Pendant que les faits précédents se passaient dans la maison de
santé du docteur Baleinier, d'autres scènes avaient lieu, environ
à la même heure, rue Brise-Miche, chez Françoise Baudoin. Sept
heures du matin venaient de sonner à l'église Saint-Merri, le jour
était bas et sombre, le givre et le grésil pétillaient aux
fenêtres de la triste chambre de la femme de Dagobert.

Ignorant encore l'arrestation de son fils, Françoise l'avait
attendu la veille toute la soirée, et ensuite une partie de la
nuit, au milieu d'inquiétudes navrantes; puis, cédant à la
fatigue, au sommeil, vers les trois heures du matin elle s'était
jetée sur un matelas à côté du lit de Rose et de Blanche. Dès le
jour (il venait de paraître), Françoise se leva pour monter dans
la mansarde d'Agricol, espérant, bien faiblement il est vrai,
qu'il serait rentré depuis quelques heures.

Rose et Blanche venaient de se lever et de s'habiller. Elles se
trouvaient seules dans cette chambre triste et froide. Rabat-Joie,
que Dagobert avait laissé à Paris, était étendu près du poêle
refroidi, et, son long museau entre ses deux pattes de devant, il
ne quittait pas de l'oeil les deux soeurs. Celles-ci, ayant peu
dormi, s'étaient aperçues de l'agitation et des angoisses de la
femme de Dagobert. Elles l'avaient vue tantôt marcher en se
parlant à elle-même, tantôt prêter l'oreille au moindre bruit qui
venait de l'escalier, et parfois s'agenouiller devant le crucifix
placé à l'une des extrémités de la chambre. Les orphelines ne se
doutaient pas qu'en priant avec ferveur pour son fils,
l'excellente femme priait aussi pour elles, car l'état de leur âme
l'épouvantait.

La veille, après le départ précipité de Dagobert pour Chartres,
Françoise, ayant assisté au lever de Rose et de Blanche, les avait
engagées à dire leur prière du matin; elles lui répondirent
naïvement qu'elles n'en savaient aucune, et qu'elles ne priaient
jamais autrement qu'en invoquant leur mère qui était dans le ciel.
Lorsque Françoise, émue d'une douloureuse surprise, leur parla de
catéchisme, de confirmation, de communion, les deux soeurs
ouvrirent de grands yeux étonnés, ne comprenant rien à ce langage.
Selon sa foi candide, la femme de Dagobert, épouvantée de
l'ignorance des deux jeunes filles en matière de religion, crut
leur âme dans un péril d'autant plus grave, d'autant plus
menaçant, que, leur ayant demandé si elles avaient au moins reçu
le baptême (et elle leur expliqua la signification de ce
sacrement), les orphelines lui répondirent qu'elles ne le
croyaient pas, car il ne se trouvait ni église ni prêtre dans le
hameau où elles étaient nées pendant l'exil de leur mère en
Sibérie. En se mettant au point de vue de Françoise, on comprendra
ses terribles angoisses; car, à ses yeux, ces jeunes filles,
qu'elle aimait déjà tendrement, tant elles avaient de charme et de
douceur, étaient, pour ainsi dire, de pauvres idolâtres
innocemment vouées à la damnation éternelle; aussi, n'ayant pu
retenir ses larmes ni cacher sa frayeur, elle les avait serrées
dans ses bras, en leur promettant de s'occuper au plus tôt de leur
salut, et en se désolant de ce que Dagobert n'eût pas songé à les
faire baptiser en route. Or, il faut l'avouer, cette idée n'était
nullement venue à l'ex-grenadier à cheval.

Quittant la veille Rose et Blanche pour se rendre aux offices du
dimanche, Françoise n'avait pas osé les emmener avec elle, leur
complète ignorance des choses saintes rendant leur présence à
l'église, sinon scandaleuse, du moins inutile; mais Françoise,
dans ses ferventes prières, implora ardemment la miséricorde
céleste pour les orphelines, qui ne savaient pas leur âme dans une
position si désespérée.

Rose et Blanche restaient donc seules dans la chambre en l'absence
de la femme de Dagobert; elles étaient toujours vêtues de deuil,
leurs charmantes figures semblaient encore plus pensives que
tristes; quoiqu'elles fussent accoutumées à une vie bien
malheureuse, dès leur arrivée dans la rue Brise-Miche elles
s'étaient senties frapper du pénible contraste qui existait entre
la pauvre demeure qu'elles venaient habiter et les merveilles que
leur imagination s'était figurées en songeant à Paris, cette ville
d'or de leurs rêves. Bientôt cet étonnement si concevable fit
place à des pensées d'une gravité singulière pour leur âge; la
contemplation de cette pauvreté digne et laborieuse fit
profondément réfléchir les orphelines, non plus en enfants, mais
en jeunes filles; admirablement servies par leur esprit juste et
sympathique au bien, par leur noble coeur, par leur caractère à la
fois délicat et courageux, elles avaient depuis vingt-quatre
heures beaucoup observé, beaucoup médité.

-- Ma soeur, dit Rose à Blanche, lorsque Françoise eut quitté la
chambre, la pauvre femme de Dagobert est bien inquiète. As-tu
remarqué, cette nuit, son agitation? Comme elle pleurait! comme
elle priait!

-- J'étais émue comme toi de son chagrin, ma soeur, et je me
demandais ce qui pouvait le causer.

-- Je crains de le deviner... Oui, peut-être est-ce nous qui
sommes la cause de ses inquiétudes?

-- Pourquoi, ma soeur? Parce que nous ne savons pas de prière, et
que nous ignorons si nous avons été baptisées?

-- Cela a paru lui faire une grande peine, il est vrai; j'en ai
été bien touchée, parce que cela prouve qu'elle nous aime
tendrement... Mais je n'ai pas compris comment nous courions des
dangers terribles, ainsi qu'elle disait...

-- Ni moi non plus, ma soeur. Nous tâchons de ne rien faire qui
puisse déplaire à notre mère, qui nous voit et nous entend...

-- Nous aimons ceux qui nous aiment, nous ne haïssons personne,
nous nous résignons à tout ce qui nous arrive... Quel mal peut-on
nous reprocher?

-- Aucun... mais, vois-tu, ma soeur, nous pourrions en faire
involontairement...

-- Nous?

-- Oui... et c'est pour cela que je te disais: je crains que nous
ne soyons cause des inquiétudes de la femme de Dagobert.

-- Comment donc cela?

-- Écoute, ma soeur... Hier, Mme Françoise a voulu travailler à
ces sacs de grosse toile... que voilà sur la table...

-- Oui. Au bout d'une demi-heure, elle nous a dit bien tristement
qu'elle ne pouvait pas continuer... qu'elle n'y voyait plus
clair... que ses yeux étaient perdus...

-- Ainsi elle ne peut plus travailler pour gagner sa vie...

-- Non, c'est son fils, M. Agricol, qui la soutient... il a l'air
si bon, si gai, si franc et si heureux de se dévouer pour sa
mère... Ah! c'est bien le digne frère de notre ange Gabriel!...

-- Tu vas voir pourquoi je te parle du travail de M. Agricol...
Notre bon vieux Dagobert nous a dit qu'en arrivant ici il ne lui
restait plus que quelques pièces de monnaie.

-- C'est vrai...

-- Il est, ainsi que sa femme, hors d'état de gagner sa vie; un
pauvre vieux soldat comme lui, que ferait-il?

-- Tu as raison... il ne sait que nous aimer et nous soigner comme
ses enfants.

-- Il faut donc que ce soit encore M. Agricol qui soutienne... son
père... car Gabriel est un pauvre prêtre, qui, ne possédant rien,
ne peut rien pour ceux qui l'ont élevé... Ainsi tu vois, c'est
M. Agricol qui, seul, fait vivre toute la famille...

-- Sans doute... s'il s'agit de sa mère... de son père... c'est
son devoir, et il le fait de bon coeur.

-- Oui, ma soeur... mais à nous, il ne nous doit rien.

-- Que dis-tu, Blanche?

-- Il va donc aussi être obligé de travailler pour nous, puisque
nous n'avons rien au monde.

-- Je n'avais pas songé à cela... C'est juste.

-- Vois-tu, ma soeur, notre père a beau être duc et maréchal de
France, comme dit Dagobert, nous avons beau pouvoir espérer bien
des choses de cette médaille, tant que notre père ne sera pas ici,
tant que nos espérances ne seront pas réalisées, nous serons
toujours de pauvres orphelines, obligées d'être à charge à cette
brave famille à qui nous devons tant, et qui, après tout, est si
gênée... que...

-- Pourquoi t'interromps-tu, ma soeur?

-- Ce que je vais te dire ferait rire d'autres personnes; mais
toi, tu comprendras: hier, la femme de Dagobert, en voyant manger
ce pauvre Rabat-Joie, a dit tristement: «Hélas! mon Dieu, il mange
comme une personne...» La manière dont elle a dit cela m'a donné
envie de pleurer; juge s'ils sont pauvres... et pourtant, nous
venons encore augmenter leur gêne.

Et les deux soeurs se regardèrent tristement, tandis que Rabat-
Joie faisait mine de ne pas entendre ce qu'on disait de sa
voracité.

-- Ma soeur, je te comprends, dit Rose après un moment de silence.
Eh bien, il ne faut être à charge de personne. Nous sommes jeunes,
nous avons bon courage. En attendant que notre position se décide,
regardons-nous comme des filles d'ouvrier. Après tout, notre
grand-père n'était-il pas artisan lui-même? Trouvons donc de
l'ouvrage et gagnons notre vie... Gagner sa vie... comme on doit
être fière... heureuse!...

-- Bonne petite soeur! dit Blanche en embrassant Rose, quel
bonheur!... tu m'as prévenue... embrasse-moi!

-- Comment?

-- Ton projet... c'était aussi le mien... Oui, hier, en entendant
la femme de Dagobert s'écrier si tristement que sa vue était
perdue... j'ai regardé tes bons grands yeux qui m'ont fait penser
aux miens et je me suis dit: mais il me semble que si la pauvre
femme de notre vieux Dagobert a perdu la vue... Mlles Rose et
Blanche Simon y voient très clair... ce qui est une compensation,
ajouta Blanche en souriant.

-- Et, après tout, Mlles Simon ne sont pas assez maladroites,
reprit Rose en souriant à son tour, pour ne pouvoir coudre de gros
sacs de toile grise qui leur écorcheront peut-être un peu les
doigts... mais, c'est égal.

-- Tu le vois, nous pensions à deux comme toujours; seulement je
voulais te ménager une surprise et attendre que nous fussions
seules pour te dire mon idée.

-- Oui, mais il y a quelque chose qui me tourmente.

-- Qu'est-ce donc?

-- D'abord Dagobert et sa femme ne manqueront pas de nous dire:
«Mesdemoiselles, vous n'êtes pas faites pour cela... coudre de
gros vilains sacs de toile! Fi donc... les filles d'un maréchal de
France!» Et puis, si nous insistons... «Eh bien! nous dira-t-on,
il n'y a pas d'ouvrage à vous donner... Si vous en voulez...
cherchez-en... mesdemoiselles.» Et alors, qui sera bien
embarrassé? Mlles Simon: car où trouverons-nous de l'ouvrage?

-- Le fait est que quand Dagobert s'est mis quelque chose dans la
tête...

-- Oh! après ça... en le câlinant bien...

-- Oui, pour certaines choses... mais pour d'autres il est
intraitable. C'est comme si en route nous eussions voulu
l'empêcher de se donner tant de peine pour nous.

-- Ma soeur! une idée... s'écria Rose, une excellente idée!

-- Voyons, dis vite...

-- Tu sais bien, cette jeune ouvrière qu'on appelle la Mayeux, et
qui paraît si serviable, si prévenante...

-- Oh! oui, et puis timide, discrète; on dirait qu'elle a toujours
peur de gêner en vous regardant. Tiens, hier, elle ne s'apercevait
pas que je la voyais: elle te contemplait d'un air si bon, si
doux, elle semblait si heureuse, que des larmes me sont venues aux
yeux tant je me suis sentie attendrie...

-- Et bien, il faudra demander à la Mayeux comment elle fait pour
trouver à s'occuper, car certainement elle vit de son travail.

-- Tu as raison, elle nous le dira, et quand nous le saurons,
Dagobert aura beau nous gronder, vouloir faire le fier pour nous,
nous serons aussi entêtées que lui.

-- C'est cela, ayons du caractère; prouvons-lui que nous avons,
comme il le dit lui-même, du sang de soldat dans les veines.

-- Tu prétends que nous serons peut-être riches un jour, mon bon
Dagobert?... lui dirons-nous, eh bien!... tant mieux: nous nous
rappellerons ce temps-ci avec plus de plaisir encore.

-- Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas, Rose? la première fois que
nous nous trouverons avec la Mayeux, il faudra lui faire notre
confidence et lui demander des renseignements: elle est si bonne
personne qu'elle ne nous refusera pas.

-- Aussi, quand notre père reviendra, il nous saura gré, j'en suis
sûre, de notre courage.

-- Et il nous applaudira d'avoir voulu nous suffire à nous-mêmes,
comme si nous étions seules au monde.

À ces mots de sa soeur Rose tressaillit. Un nuage de tristesse,
presque d'effroi, passa sur sa charmante figure, et elle s'écria:

-- Mon Dieu! ma soeur, quelle horrible pensée!...

-- Qu'as-tu donc? tu me fais peur!...

-- Au moment où tu disais que notre père nous saurait gré de nous
suffire à nous-mêmes, comme si nous étions seules au monde... une
affreuse idée m'est venue... je ne sais pourquoi... et puis...
tiens, sens comme mon coeur bat... on dirait qu'il va nous arriver
un malheur!

-- C'est vrai, ton pauvre coeur bat d'une force!... Mais à quoi
as-tu donc pensé? tu m'effrayes.

-- Quand nous avons été prisonnières, au moins on ne nous a pas
séparées; et puis enfin, la prison était un asile...

-- Oui, bien triste, quoique partagé avec toi...

-- Mais si, en arrivant ici, un hasard... un malheur... nous avait
séparées de Dagobert... si nous nous étions trouvées... seules...
abandonnées sans ressources dans cette grande ville?

-- Ah! ma soeur... ne dis pas cela... tu as raison... C'est
terrible. Que devenir, mon Dieu!

À cette triste pensée, les deux jeunes filles restèrent un moment
silencieuses et accablées. Leurs jolies figures, jusqu'alors
animées d'une noble espérance, pâlirent et s'attristèrent. Après
un assez long silence, Rose leva la tête: ses yeux étaient humides
de larmes.

-- Mon Dieu! dit-elle d'une voix tremblante, pourquoi donc cette
pensée nous attriste-t-elle autant, ma soeur?... J'ai le coeur
navré comme si ce malheur devait nous arriver un jour...

-- Je ressens, comme toi... une grande frayeur... Hélas!... toutes
deux perdues dans cette ville immense... Qu'est-ce que nous
ferions?

-- Tiens... Blanche... n'ayons pas de ces idées-là... Ne sommes-
nous pas ici chez Dagobert... au milieu de bien bonnes gens?...

-- Vois-tu, ma soeur, reprit Rose d'un air pensif, c'est peut-être
un bien... que cette pensée me soit venue.

-- Pourquoi donc?

-- Maintenant, nous trouverons ce pauvre logis d'autant meilleur
que nous y serons à l'abri de toutes nos craintes... Et lorsque,
grâce à notre travail, nous serons sûres de n'être à charge à
personne... que nous manquera-t-il en attendant l'arrivée de notre
père?

-- Il ne nous manquera rien... tu as raison... mais enfin pourquoi
cette pensée nous est-elle venue? Pourquoi nous accable-t-elle si
douloureusement?

-- Oui, enfin... pourquoi? Après tout, ne sommes-nous pas ici au
milieu d'amis qui nous aiment? Comment supposer que nous soyons
jamais abandonnées seules dans Paris? Il est impossible qu'un tel
malheur nous arrive... n'est-ce pas, ma soeur?

-- Impossible, dit Rose en tressaillant; et si la veille du jour
de notre arrivée dans ce village d'Allemagne où ce pauvre Jovial a
été tué, on nous eût dit: «Demain vous serez prisonnières...» nous
aurions dit comme aujourd'hui: «C'est impossible. Est-ce que
Dagobert n'est pas là pour nous protéger? qu'avons-nous à
craindre?...» Et pourtant... souviens-toi, ma soeur, deux jours
après nous étions en prison à Leipzig.

-- Oh! ne dis pas cela, ma soeur... cela fait peur.

Et, par un mouvement sympathique, les orphelines se prirent par la
main et se serrèrent l'une contre l'autre en regardant autour
d'elles avec un effroi involontaire. L'émotion qu'elles
éprouvaient était en effet profonde, étrange, inexplicable... et
pourtant vaguement menaçante, comme ces noirs pressentiments qui
vous épouvantent malgré vous... comme ces funestes prévisions qui
jettent souvent un éclair sinistre sur les profondeurs
mystérieuses de l'avenir...

Divinations bizarres, incompréhensibles, quelquefois aussitôt
oubliées qu'éprouvées, mais qui plus tard, lorsque les événements
viennent les justifier, vous apparaissent alors, par le souvenir,
dans toute leur effrayante fatalité.

* * * *

Les filles du maréchal Simon étaient encore plongées dans l'accès
de tristesse que ces pensées singulières avaient éveillé en elles,
lorsque la femme de Dagobert, redescendant de chez son fils, entra
dans la chambre, les traits douloureusement altérés.



II. La lettre.

Lorsque Françoise rentra dans la chambre, sa physionomie était si
profondément altérée que Rose ne put s'empêcher de s'écrier:

-- Mon Dieu, madame... qu'avez-vous?

-- Hélas! mes chères demoiselles, je ne puis vous le cacher plus
longtemps... et Françoise fondit en larmes: depuis hier, je ne vis
pas... J'attendais mon fils pour souper comme à l'ordinaire... il
n'est pas venu. Je n'ai pas voulu vous laisser voir combien cela
me chagrinait déjà... je l'attendais de minute en minute... car
depuis dix ans il n'est jamais monté se coucher sans venir
m'embrasser... J'ai passé une partie de la nuit là, près de la
porte, à écouter si j'entendais son pas... Je n'ai rien entendu...
Enfin, à trois heures du matin, je me suis jetée sur un matelas...
Je viens d'aller voir si, comme je l'espérais, il est vrai,
faiblement, mon fils n'était pas rentré au matin...

-- Eh bien, madame?

-- Il n'est pas revenu!... dit la pauvre mère en essuyant ses
yeux...

Rose et Blanche se regardèrent avec émotion... une même pensée les
préoccupait: si Agricol ne revenait pas, comment vivrait cette
famille? Ne deviendraient-elles pas alors une charge doublement
pénible dans cette circonstance?

-- Mais peut-être, madame, dit Blanche, M. Agricol sera-t-il resté
à travailler trop tard pour avoir pu revenir hier soir.

-- Oh! non, non, il serait rentré au milieu de la nuit, sachant
les inquiétudes qu'il me causerait... Hélas!... il lui sera arrivé
un malheur... peut-être blessé à sa forge; il est si ardent, si
courageux au travail!... Ah! mon pauvre fils! Et comme si déjà je
ne ressentais pas assez d'angoisses à son sujet, me voici
maintenant tourmentée pour cette pauvre jeune ouvrière qui demeure
là-haut...

-- Comment donc, madame?

-- En sortant de chez mon fils je suis entrée chez elle pour lui
conter mon chagrin, car elle est presque une fille pour moi, je ne
l'ai pas trouvée dans le petit cabinet qu'elle occupe; le jour
commençait à peine; son lit n'était pas seulement défait... Où
est-elle allée si tôt, elle qui ne sort jamais?...

Rose et Blanche se regardèrent avec une nouvelle inquiétude; car
elles comptaient beaucoup sur la Mayeux pour les aider dans la
résolution qu'elles venaient de prendre. Heureusement elles
furent, ainsi que Françoise, presque à l'instant rassurées, car,
après deux coups frappés discrètement à la porte, on entendit la
voix de la Mayeux.

-- Peut-on entrer, madame Françoise?

Par un mouvement spontané, Rose et Blanche coururent à la porte et
l'ouvrirent à la jeune fille. Le givre et la neige tombaient
incessamment depuis la veille; aussi la robe d'indienne de la
jeune ouvrière, son petit châle de cotonnade, et son bonnet de
tulle noir qui, découvrant ses deux épais bandeaux de cheveux
châtains, encadrait son pâle et intéressant visage, étaient
trempés d'eau; le froid avait rendu livides ses mains blanches et
maigres; on voyait seulement, à l'éclat de ses yeux bleus
ordinairement doux et timides, que cette pauvre créature, si frêle
et si craintive, avait puisé dans la gravité des circonstances une
énergie extraordinaire.

-- Mon Dieu!... d'où viens-tu, ma bonne Mayeux? lui dit Françoise.
Tout à l'heure, en allant voir si mon fils était rentré... j'ai
ouvert ta porte et j'ai été tout étonnée de ne pas te trouver...
Tu es donc sortie de bien bonne heure?

-- Je vous apporte des nouvelles d'Agricol.

-- De mon fils! s'écria Françoise en tremblant, que lui est-il
arrivé? tu l'as vu?... tu lui as parlé?... où est-il?

-- Je ne l'ai pas vu... mais je sais où il est.

Puis, s'apercevant que Françoise pâlissait, la Mayeux ajouta:

-- Rassurez-vous... il se porte bien, il ne court aucun danger.

-- Soyez béni, mon Dieu!... vous ne vous lassez pas d'avoir pitié
d'une pauvre pécheresse... Avant-hier vous m'avez rendu mon mari;
aujourd'hui, après une nuit si cruelle, vous me rassurez sur la
vie de mon pauvre enfant!

En disant ces mots, Françoise s'était jetée à genoux sur le
carreau en se signant pieusement.

Pendant le moment de silence causé par le mouvement dévotieux de
Françoise, Rose et Blanche s'approchèrent de la Mayeux et lui
dirent tout bas avec une expression de touchant intérêt:

-- Comme vous êtes mouillée!... vous devez avoir bien froid...
Prenez garde, si vous alliez être malade!

-- Nous n'avons pas osé faire songer Mme Françoise à allumer le
poêle... maintenant nous allons le lui dire.

Aussi surprise que pénétrée de la bienveillance que lui
témoignaient les filles du maréchal Simon, la Mayeux, plus
sensible que toute autre à la moindre preuve de bonté, leur
répondit avec un regard d'ineffable reconnaissance:

-- Je vous remercie de vos bonnes intentions, mesdemoiselles.
Rassurez-vous; je suis habituée au froid, et je suis d'ailleurs si
inquiète que je ne le sens pas.

-- Et mon fils? dit Françoise en se relevant après être restée
quelques moments agenouillée, pourquoi a-t-il passé la nuit
dehors? Vous savez donc où le trouver, ma bonne Mayeux?... Va-t-il
venir bientôt?... pourquoi tarde-t-il?

-- Madame Françoise, je vous assure qu'Agricol se porte bien; mais
je dois vous dire que d'ici à quelque temps...

-- Eh bien?...

-- Voyons, madame, du courage!

-- Ah! mon Dieu!... je n'ai pas une goutte de sang dans les
veines... Qu'est-il donc arrivé?... pourquoi ne le verrai-je pas?

-- Hélas! madame... il est arrêté!

-- Arrêté! s'écrièrent Rose et Blanche avec effroi.

-- Que votre volonté soit faite en toute chose, mon Dieu, dit
Françoise, mais c'est un bien grand malheur... Arrêté... lui... si
bon... si honnête... Et pourquoi l'arrêter?... il faut donc qu'il
y ait une méprise?

-- Avant-hier, reprit la Mayeux, j'ai reçu une lettre anonyme; on
m'avertissait qu'Agricol pouvait être arrêté d'un moment à
l'autre, à cause de son chant des _Travailleurs_; nous sommes
convenus avec lui qu'il irait chez cette demoiselle si riche de la
rue de Babylone, qui lui avait offert ses services; Agricol devait
lui demander d'être sa caution pour l'empêcher d'aller en prison.
Hier matin, il est parti pour aller chez cette demoiselle.

-- Tu savais tout cela, et tu ne m'as rien dit... ni lui non
plus... Pourquoi me l'avoir caché?

-- Afin de ne pas vous inquiéter pour rien, madame Françoise, car,
comptant sur la générosité de cette demoiselle, j'attendais à
chaque instant Agricol. Hier au soir, ne le voyant pas venir, je
me suis dit: peut-être les formalités à remplir pour la caution le
retiennent longtemps... Mais le temps passait, il ne paraissait
pas... J'ai ainsi veillé toute cette nuit pour l'attendre.

-- C'est vrai, ma bonne Mayeux, tu ne t'es pas couchée...

-- J'étais trop inquiète... aussi ce matin, avant le jour ne
pouvant surmonter mes craintes, je suis sortie. J'avais retenu
l'adresse de cette demoiselle, rue de Babylone... J'y ai couru.

-- Oh! bien, bien! dit Françoise avec anxiété, tu as eu raison.
Cette demoiselle avait pourtant l'air bien bon, bien généreux,
d'après ce que me disait mon fils.

La Mayeux secoua tristement la tête; une larme brilla dans ses
yeux, et elle continua:

-- Quand je suis arrivée rue de Babylone, il faisait encore nuit;
j'ai attendu qu'il fit grand jour.

-- Pauvre enfant... toi si peureuse, si chétive, dit Françoise
profondément touchée; aller si loin, et par ce temps affreux,
encore... Ah! tu es bien une vraie fille pour moi...

-- Agricol n'est-il pas aussi un frère pour moi? dit doucement la
Mayeux en rougissant légèrement; puis elle reprit: lorsqu'il a
fait grand jour, je me suis hasardée à sonner à la porte du petit
pavillon; une charmante jeune fille, mais dont la figure était
pâle et triste, est venue m'ouvrir... «Mademoiselle, je viens au
nom d'une malheureuse mère au désespoir,» lui ai-je dit tout de
suite pour l'intéresser, car j'étais si pauvrement vêtue que je
craignais d'être renvoyée comme une mendiante; mais voyant au
contraire la jeune fille m'écouter avec bonté, je lui ai demandé
si la veille un jeune ouvrier n'était pas venu prier sa maîtresse
de lui rendre un grand service. -- Hélas! oui... m'a répondu cette
jeune fille; ma maîtresse allait s'occuper de ce qu'il désirait,
mais apprenant qu'on le cherchait pour l'arrêter, elle l'a fait
cacher. Malheureusement sa retraite a été découverte, et hier
soir, à quatre heures, il a été arrêté... et conduit en prison.»

Quoique les orphelines ne prissent point part à ce triste
entretien, on lisait sur leurs figures attristées et dans leurs
regards inquiets combien elles souffraient des chagrins de la
femme de Dagobert.

-- Mais cette demoiselle?... s'écria Françoise, tu aurais dû
tâcher de la voir, ma bonne Mayeux, et la supplier de ne pas
abandonner mon fils; elle est si riche... qu'elle doit être
puissante... sa protection peut nous sauver d'un affreux malheur!

-- Hélas! dit la Mayeux avec une douloureuse amertume, il faut
renoncer à ce dernier espoir.

-- Pourquoi?... puisque cette demoiselle est si bonne, dit
Françoise, elle aura pitié quand elle saura que mon fils est le
seul soutien de toute une famille... et que la prison pour lui...
c'est plus affreux que pour un autre, parce que c'est pour nous la
dernière misère...

-- Cette demoiselle, reprit la Mayeux, à ce que m'a appris la
jeune fille en pleurant... cette demoiselle a été conduite hier
soir dans une maison de santé... Il paraît... qu'elle est folle...

-- Folle... ah! c'est horrible... pour elle... et pour nous aussi,
hélas!... car, maintenant qu'il n'y a plus rien à espérer,
qu'allons-nous devenir... sans mon fils? Mon Dieu!... mon Dieu!...

Et la malheureuse femme cacha sa figure entre ses mains. À
l'accablante exclamation de Françoise il se fit un profond
silence. Rose et Blanche échangèrent un regard désolé qui
exprimait un profond chagrin, car elles s'apercevaient que leur
présence augmentait de plus en plus les terribles embarras de
cette famille. La Mayeux, brisée de fatigue, en proie à tant
d'émotions douloureuses, frissonnant sous ses vêtements mouillés,
s'assit avec abattement sur une chaise, en réfléchissant à la
position désespérée de cette famille. Cette position était bien
cruelle en effet... Et lors des temps de troubles politiques ou
des agitations causées dans les classes laborieuses par un chômage
forcé ou par l'injuste réduction des salaires que leur impose
impunément la puissante coalition des capitalistes, bien souvent
des familles entières d'artisans sont, grâce à la détention
préventive, dans une position aussi déplorable que celle de la
famille Dagobert par l'arrestation d'Agricol, arrestation due,
d'ailleurs, aux manoeuvres de Rodin et des siens, ainsi qu'on le
verra plus tard. Et à propos de la détention préventive, qui
atteint souvent des ouvriers honnêtes, laborieux, presque toujours
poussés à la fâcheuse extrémité des coalitions par
l'_inorganisation_ du travail et par l'_insuffisance des
salaires_, il est, selon nous, pénible de voir la loi, qui doit
être égale pour tous, refuser à ceux-ci ce qu'elle accorde à ceux-
là... parce que ceux-là peuvent disposer d'une certaine somme
d'argent.

Dans plusieurs circonstances, l'homme riche, moyennant _caution_,
peut échapper aux ennuis, aux inconvénients d'une incarcération
préventive; il consigne une somme d'argent; il donne sa parole de
se représenter à un jour fixé, et il retourne à ses plaisirs, à
ses occupations ou aux douces joies de la famille... Rien de
mieux: tout accusé est présumé innocent, on ne saurait trop se
pénétrer de cette indulgente maxime. Tant mieux pour le riche,
puisqu'il peut user du bénéfice de la loi.

Mais le pauvre?... Non seulement il n'a pas de caution à fournir,
car il n'a d'autre capital que son labeur quotidien; mais c'est
surtout pour lui, pauvre, que les rigueurs d'une incarcération
préventive sont funestes, terribles...

Pour l'homme riche, la prison c'est le manque d'aises et de bien-
être, c'est l'ennui, c'est le chagrin d'être séparé des siens...
Certes cela mérite intérêt, toutes peines sont pitoyables, et les
larmes du riche séparé de ses enfants sont aussi amères que les
larmes du pauvre éloigné de sa famille... mais l'absence du riche
ne condamne pas les siens au jeûne, ni au froid, ni à ces maladies
incurables causées par l'épuisement et la misère...

Au contraire... pour l'artisan... la prison, c'est la détresse,
c'est le dénûment, c'est quelquefois la mort des siens... Ne
possédant rien, il est incapable de fournir une caution; on
l'emprisonne... Mais s'il a, comme cela se rencontre fréquemment,
un père ou une mère infirmes, une femme malade ou des enfants au
berceau, que deviendra cette famille infortunée? Elle pouvait à
peine vivre au jour le jour du salaire de cet homme, salaire
presque toujours insuffisant, et voici que tout à coup cet unique
soutien vient à manquer pendant trois ou quatre mois. Que fera
cette famille? À qui avoir recours? Que deviendront ces vieillards
infirmes, ces femmes valétudinaires, ces petits enfants hors
d'état de pouvoir gagner leur pain quotidien? S'il y a, par
hasard, un peu de linge et quelques vêtements à la maison, on
portera le tout au mont-de-piété; avec cette ressource on vivra
peut-être une semaine... mais ensuite? Et si l'hiver vient ajouter
ses rigueurs à cette effrayante et inévitable misère? Alors
l'artisan prisonnier verra par la pensée, pendant ses longues
nuits d'insomnie, ceux qui lui sont chers, hâves, décharnés,
épuisés de besoin, couchés presque nus sur une paille sordide, et
cherchant, en se pressant les uns contre les autres, à réchauffer
leurs membres glacés...

Puis, si l'artisan sort acquitté, c'est la ruine, c'est le deuil
qu'il trouve au retour dans sa pauvre demeure. Et puis enfin,
après un chômage si long, ses relations de travail sont rompues;
que de jours perdus pour retrouver de l'ouvrage! et un jour sans
labeur, c'est un jour sans pain...

Répétons-le, si la loi n'offrait pas, dans certaines
circonstances, à ceux qui sont riches, le bénéfice de la
_caution_, on ne pourrait que gémir sur des malheurs privés et
inévitables; mais puisque la loi consent à mettre provisoirement
en liberté ceux qui possèdent une certaine somme d'argent,
pourquoi prive-t-elle de cet avantage ceux là surtout pour qui la
liberté est indispensable, puisque la liberté, c'est pour eux la
vie, l'existence de leurs familles?

À ce déplorable état de choses, est-il un remède? Nous le croyons.

Le_ minimum_ de la caution exigée par la loi est de CINQ CENTS
FRANCS. Or, cinq cents francs représentent en terme moyen SIX MOIS
de travail d'un ouvrier laborieux. Qu'il ait une femme et deux
enfants (et c'est aussi le terme moyen de ses charges), il est
évident qu'il lui est matériellement impossible d'avoir jamais
économisé une pareille somme. Ainsi, exiger de lui cinq cents
francs pour lui accorder la liberté de soutenir sa famille, c'est
le mettre virtuellement hors du bénéfice de la loi, lui qui, plus
que personne, aurait le droit d'en jouir de par les conséquences
désastreuses que sa détention préventive entraîne pour les siens.
Ne serait-il pas équitable, humain, et d'un noble, d'un salutaire
exemple, d'accepter, dans tous les cas où la caution est admise
(et lorsque la probité de l'accusé serait honorablement
constatée), d'accepter les _garanties morales_ de ceux à qui leur
pauvreté ne permet pas d'offrir de _garanties matérielles_, et qui
n'ont d'autre capital que leur travail et leur probité,
d'_accepter leur foi d'honnêtes gens_ de se présenter au jour du
jugement? Ne serait-il pas moral et grand, surtout dans ces temps-
ci, de rehausser ainsi la valeur de la promesse jurée, et d'élever
assez l'homme à ses propres yeux pour que son serment soit regardé
comme une garantie suffisante? Méconnaîtra-t-on assez la dignité
de l'homme pour crier à l'utopie, à l'impossibilité? Nous
demanderons si l'on a vu beaucoup de prisonniers de guerre sur
parole se parjurer, et si ces soldats et ces officiers n'étaient
pas presque tous des enfants du peuple?

Sans exagérer nullement la vertu du serment chez les classes
laborieuses, probes et pauvres, nous sommes certain que
l'engagement pris par l'accusé de comparaître au jour du jugement
serait toujours exécuté, non seulement avec fidélité, avec
loyauté, mais encore avec une profonde reconnaissance, puisque sa
famille n'aurait pas souffert de son absence, grâce à l'indulgence
de la loi. Il est d'ailleurs un fait dont la France doit
s'enorgueillir, c'est que généralement sa magistrature, aussi
misérablement rétribuée que l'armée, est savante, intègre, humaine
et indépendante; elle a conscience de son utile et imposant
sacerdoce: plus que tout autre corps, elle peut et elle sait
charitablement apprécier les maux et les douleurs immenses des
classes laborieuses de la société, avec lesquelles elle est si
souvent en contact. On ne saurait donc accorder trop de latitude
aux magistrats dans l'appréciation des cas où la _caution morale_,
la seule que puisse donner l'honnête homme nécessiteux, serait
admise.

Enfin, si ceux qui font les lois et ceux qui nous gouvernent
avaient du peuple une opinion assez outrageante pour repousser
avec un injurieux dédain les idées que nous émettons, ne pourrait-
on pas au moins demander que le _minimum de la caution fût
tellement abaissé qu'il devînt abordable à ceux qui ont tant
besoin d'échapper aux stériles rigueurs d'une détention
préventive?_ Ne pourrait-on prendre, pour dernière limite, le
salaire moyen d'un artisan pendant un mois; soit: _quatre-vingts
francs?_ Ce serait encore exorbitant; mais enfin, les amis aidant,
le mont-de-piété aidant, quelques avances aidant, _quatre-vingts
francs_ se trouveraient, rarement il est vrai, mais du moins
quelquefois, et ce serait toujours plusieurs familles arrachées à
d'affreuses misères.

Cela dit, passons et revenons à la famille de Dagobert, qui, par
suite de la détention préventive d'Agricol, se trouvait dans une
position si désespérée.

Les angoisses de la femme de Dagobert augmentaient en raison de
ses réflexions, car, en comptant les filles du général Simon, on
voit que quatre personnes se trouvaient absolument sans
ressources; mais il faut l'avouer, l'excellente mère pensait moins
à elle qu'au chagrin que devrait éprouver son fils en songeant à
la déplorable position où elle se trouvait.

À ce moment on frappa à la porte.

-- Qui est là? dit Françoise.

-- C'est moi, madame Françoise... moi... le père Loriot.

-- Entrez, dit la femme de Dagobert. Le teinturier, qui
remplissait les fonctions de portier, parut à la porte de la
chambre... Au lieu d'avoir les bras et les mains d'un vert-pomme
éblouissant, il les avait ce jour-là d'un violet magnifique.

-- Madame Françoise, dit le père Loriot, c'est une lettre que le
_donneux_ d'eau bénite de Saint-Merri vient d'apporter de la part
de M. l'abbé Dubois, en recommandant de vous la monter tout de
suite... il a dit que c'était très pressé.

-- Une lettre de mon confesseur? dit Françoise étonnée. Puis la
prenant, elle ajouta:

-- Merci, père Loriot.

-- Vous n'avez besoin de rien, madame Françoise?

-- Non, père Loriot.

-- Serviteur, la compagnie.

Et le teinturier sortit.

-- La Mayeux, veux-tu me lire cette lettre? dit Françoise, assez
inquiète de cette missive.

-- Oui, madame. Et la jeune fille lut ce qui suit:

«Ma chère madame Baudoin,

«J'ai l'habitude de vous entendre les mardis et les samedis, mais
je ne serai libre ni demain ni samedi; venez donc ce matin, le
plus tôt possible, à moins que vous ne préfériez rester une
semaine sans approcher du tribunal de la pénitence.»

-- Une semaine... juste ciel!... s'écria la femme de Dagobert;
hélas! je ne sens que trop le besoin de m'en approcher aujourd'hui
même, dans le trouble et le chagrin où je suis.

Puis, s'adressant aux orphelines:

-- Le bon Dieu a entendu les prières que je lui ai faites pour
vous, mes chères demoiselles... puisque aujourd'hui même je vais
pouvoir consulter un digne et saint homme sur les grands dangers
que vous courez sans le savoir... pauvres chères âmes si
innocentes, et pourtant si coupables, quoiqu'il n'y ait pas de
votre faute!... Ah! le Seigneur m'est témoin que mon coeur saigne
pour vous autant que pour mon fils.

Rose et Blanche se regardèrent, interdites, car elles ne
comprenaient pas les craintes que l'état de leur âme inspirait à
la femme de Dagobert.

Celle-ci, en s'adressant à la jeune ouvrière:

-- Ma bonne Mayeux, il faut que tu me rendes encore un service.

-- Parlez, madame Françoise.

-- Mon mari a emporté pour son voyage à Chartres la paye de la
semaine d'Agricol. C'est tout ce qu'il y avait d'argent à la
maison; je suis sûre que mon pauvre enfant n'a pas un sou sur
lui... et en prison il a peut-être besoin de quelque chose... Tu
vas prendre ma timbale et mon couvert d'argent... les deux paires
de draps qui restent et mon châle de bourre de soie qu'Agricol m'a
donné pour ma fête; tu porteras le tout au mont-de-piété... Je
tâcherai de savoir dans quelle prison est mon fils... et je lui
enverrai la moitié de la petite somme que tu rapporteras... et le
reste... nous servira... en attendant mon mari. Mais quand il
reviendra... comment ferons-nous?... Quel coup pour lui!... et
avec ce coup... la misère... puisque mon fils est en prison... et
que mes yeux sont perdus... Seigneur, mon Dieu... s'écria la
malheureuse mère avec une expression d'impatiente et amère
douleur, pourquoi m'accabler ainsi?... j'ai pourtant fait tout ce
que j'ai pu pour mériter votre pitié... sinon pour moi, au moins
pour les miens.

Puis se reprochant bientôt cette exclamation, elle reprit:

-- Non, non, mon Dieu! je dois accepter tout ce que vous
m'envoyez. Pardonnez-moi cette plainte, et ne punissez que moi
seule.

-- Courage, madame Françoise, dit la Mayeux, Agricol est innocent;
il ne peut rester longtemps en prison.

-- Mais j'y songe, reprit la femme de Dagobert, d'aller au mont-
de-piété, cela va te faire perdre du temps, ma pauvre Mayeux.

-- Je reprendrai cela sur ma nuit... madame Françoise; est-ce que
je pourrais dormir en vous sachant si tourmentée? Le travail me
distraira.

-- Mais tu dépenseras de la lumière...

-- Soyez tranquille, madame Françoise, je suis un peu en avance,
dit la pauvre fille, qui mentait.

-- Embrasse-moi, du moins, dit la femme de Dagobert, les yeux
humides, car tu es ce qu'il y a de meilleur au monde.

Et Françoise sortit en hâte. Rose et Blanche restèrent seules avec
la Mayeux; enfin était arrivé pour elles le moment qu'elles
attendaient avec tant d'impatience.

La femme de Dagobert arriva bientôt à l'église Saint-Merri où
l'attendait son confesseur.



III. Le confessionnal.

Rien de plus triste que l'aspect de la paroisse de Saint-Merri par
ce jour d'hiver bas et neigeux. Un moment Françoise fut arrêtée
sous le porche par un lugubre spectacle. Pendant qu'un prêtre
murmurait quelques paroles à voix basse, deux ou trois chantres
crottés, en surplis sales, psalmodiaient la prière des morts d'un
air distrait et maussade autour d'un pauvre cercueil de sapin,
qu'un vieillard et un enfant misérablement vêtus accompagnaient
seuls en sanglotant. M. le suisse et M. le bedeau, fort contrariés
d'être dérangés pour un enterrement si piteux, avaient dédaigné de
revêtir leur livrée, et attendaient en bâillant d'impatience la
fin de cette cérémonie, si indifférente pour la fabrique: enfin,
quelques gouttes d'eau sainte tombèrent sur le cercueil, le prêtre
remit le goupillon au bedeau et se retira.

Alors il se passa une de ces scènes honteuses, conséquences
forcées d'un trafic ignoble et sacrilège, une de ces indignes
scènes si fréquentes lorsqu'il s'agit de l'enterrement du pauvre,
qui ne peut pas payer ni cierges, ni grand'messe, ni violons, car
il y a maintenant des violons pour les morts.[11]

Le vieillard tendit la main au bedeau pour recevoir de lui le
goupillon.

-- Tenez... et faites vite, dit l'homme de sacristie en soufflant
dans ses doigts.

L'émotion du vieillard était profonde, sa faiblesse extrême; il
resta un moment immobile, tenant le goupillon serré dans sa main
tremblante. Dans cette bière était sa fille, la mère de l'enfant
en haillons qui pleurait à côté de lui... Le coeur de cet homme se
brisait à la pensée de ce dernier adieu... Il restait sans
mouvement... des sanglots convulsifs soulevaient sa poitrine.

-- Ah çà! dépêchez-vous donc! dit brutalement le bedeau; est-ce
que vous croyez que nous allons coucher ici?

Le vieillard se dépêcha. Il fit le signe de la croix sur le
cercueil, et, se baissant, il allait placer le goupillon dans la
main de son petit-fils, lorsque le sacristain, trouvant que la
chose avait suffisamment duré, ôta l'aspersoir des mains de
l'enfant, et fit signe aux hommes du corbillard d'enlever
prestement la bière: ce qui fut fait.[12]

-- Était-il lambin, ce vieux! dit tout bas le suisse au bedeau en
regagnant la sacristie, c'est à peine si nous aurons le temps de
déjeuner et de nous habiller pour l'enterrement _ficelé_ de ce
matin... À la bonne heure, voilà un mort qui vaut la peine... En
avant la hallebarde!...

-- Et les épaulettes de colonel pour donner dans l'oeil à la
loueuse de chaises, scélérat! dit le bedeau d'un air narquois.

-- Que veux-tu, Catillard! on est bel homme et ça se voit,
répondit le suisse d'un air triomphant; je ne peux pas non plus
éborgner les femmes pour leur tranquillité.

Et les deux hommes entrèrent dans la sacristie.

La vue de l'enterrement avait encore augmenté la tristesse de
Françoise. Lorsqu'elle entra dans l'église, sept ou huit
personnes, disséminées sur des chaises, étaient seules dans cet
édifice humide et glacial.

L'un des _donneux_ d'eau bénite, vieux drôle à figure rubiconde,
joyeuse et avinée, voyant Françoise s'approcher du bénitier, lui
dit à voix basse:

-- M. l'abbé Dubois n'est pas encore entré en _boîte_, dépêchez-
vous, vous aurez l'étrenne de sa barbe...

Françoise, blessée de cette plaisanterie, remercia
l'irrévérencieux sacristain, se signa dévotement, fit quelques pas
dans l'église et se mit à genoux sur la dalle pour faire sa
prière, qu'elle faisait toujours avant d'approcher du tribunal de
la pénitence. Cette prière dite, elle se dirigea vers un
renfoncement obscur où se voyait noyé dans l'ombre un
confessionnal de chêne, dont la porte à claire-voie était
intérieurement garnie d'un rideau noir. Les deux places de droite
et de gauche se trouvaient vacantes; Françoise s'agenouilla du
côté droit et resta quelque temps plongée dans les réflexions les
plus amères. Au bout de quelques minutes, un prêtre de haute
taille et à cheveux gris, d'une physionomie grave et sévère,
portant une longue soutane noire, s'avança du fond de l'un des
bas-côtés de l'église. Un vieux petit homme voûté, mal vêtu,
s'appuyant sur un parapluie, l'accompagnait, lui parlant
quelquefois bas à l'oreille; alors le prêtre s'arrêtait pour
l'écouter avec une profonde et respectueuse déférence. Lorsqu'ils
furent auprès du confessionnal, le vieux petit homme, ayant aperçu
Françoise agenouillée, regarda le prêtre d'un air interrogatif.

-- C'est elle... dit ce dernier.

-- Ainsi, dans deux ou trois heures, on attendra les deux jeunes
filles au couvent de Sainte-Marie... j'y compte, dit le vieux
jeune homme.

-- Je l'espère pour leur salut, répondit gravement le prêtre en
s'inclinant. Il entra dans le confessionnal.

Le vieux petit homme quitta l'église. Ce vieux petit homme était
Rodin; c'est en sortant de Saint-Merri qu'il s'était rendu dans la
maison de santé, afin de s'assurer que le docteur Baleinier
exécutait fidèlement ses instructions à l'égard d'Adrienne de
Cardoville.

Françoise était toujours agenouillée dans l'intérieur du
confessionnal; une des chatières latérales s'ouvrit, et une voix
parla. Cette voix était celle du prêtre qui, depuis vingt ans,
confessait la femme de Dagobert, et avait sur elle une influence
irrésistible et toute-puissante.

-- Vous avez reçu ma lettre? dit la voix.

-- Oui, mon père.

-- C'est bien... je vous écoute...

-- Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché, dit Françoise. La
voix prononça la formule de bénédiction.

La femme de Dagobert y répondit _amen_, comme il convient; dit son
_Confiteor_ jusqu'à: _C'est ma faute_, rendit compte de la façon
dont elle avait accompli sa dernière pénitence, et en vint à
l'énumération des nouveaux péchés commis depuis l'absolution
reçue. Car cette excellente femme, ce glorieux martyr du travail
et de l'amour maternel, croyait toujours pécher; sa conscience
était incessamment bourrelée par la crainte d'avoir commis on ne
sait quelles incompréhensibles peccadilles. Cette douce et
courageuse créature qui, après une vie entière de dévouement,
aurait dû se reposer dans le calme et dans la sérénité de son âme,
se regardait comme une grande pécheresse, et vivait dans une
angoisse incessante, car elle doutait fort de son salut.

-- Mon père, dit Françoise d'une voix émue, je m'accuse de n'avoir
pas fait ma prière du soir avant-hier... Mon mari, dont j'étais
séparée depuis bien des années, est arrivé... Alors le trouble, le
saisissement, la joie de son retour... m'ont fait commettre ce
grand péché dont je m'accuse.

-- Ensuite? dit la voix avec un accent sévère qui inquiéta
Françoise.

-- Mon père... je m'accuse d'être retombée dans le même péché hier
soir... J'étais dans une mortelle inquiétude... mon fils ne
rentrait pas... je l'attendais de minute... en minute... l'heure a
passé dans ces inquiétudes...

-- Ensuite? dit la voix.

-- Mon père... je m'accuse d'avoir menti toute cette semaine à mon
fils en lui disant qu'écoutant ses reproches sur la faiblesse de
ma santé, j'avais bu un peu de vin à mon repas... J'ai préféré le
lui laisser; il en a plus besoin que moi, il travaille tant!

-- Continuez, dit la voix.

-- Mon père... je m'accuse d'avoir ce matin manqué un moment de
résignation en apprenant que mon pauvre fils était arrêté; au lieu
de subir avec respect et reconnaissance la nouvelle épreuve que le
Seigneur... m'envoyait... hélas! je me suis révoltée dans ma
douleur... et je m'en accuse.

-- Mauvaise semaine, dit la voix de plus en plus sévère, mauvaise
semaine... toujours vous avez mis la créature avant le Seigneur...
Enfin... poursuivez.

-- Hélas! mon père, dit Françoise avec accablement, je le sais, je
suis une grande pécheresse... et je crains d'être sur la voie de
péchés bien plus graves.

-- Parlez.

-- Mon mari a amené du fond de la Sibérie deux jeunes
orphelines... filles de M. le maréchal Simon... Hier matin, je les
ai engagées à faire leurs prières, et j'ai appris par elles, avec
autant de frayeur que de désolation, qu'elles ne connaissaient
aucun des mystères de la foi, quoiqu'elles soient âgées de quinze
ans; elles n'ont jamais approché d'aucun sacrement, et elles n'ont
pas même reçu le baptême, mon père... pas même le baptême!...

-- Mais ce sont donc des idolâtres? s'écria la voix avec un accent
de surprise courroucée.

-- C'est ce qui me désole, mon père, car moi et mon mari
remplaçant les parents de ces jeunes orphelines, nous serions
coupables des péchés qu'elles pourraient commettre, n'est-ce pas,
mon père?

-- Certainement... puisque vous remplacez ceux qui doivent veiller
sur leur âme; le pasteur répond de ses brebis, dit la voix.

-- Ainsi, mon père, dans le cas où elles seraient en péché mortel,
moi et mon mari nous serions en péché mortel?

-- Oui, dit la voix; vous remplacez leur père et leur mère, et le
père et la mère sont coupables de tous les péchés que commettent
leurs enfants, lorsque ceux-ci pèchent parce qu'ils n'ont pas reçu
une éducation chrétienne.

-- Hélas! mon père... que dois-je faire? Je m'adresse à vous comme
à Dieu... Chaque jour, chaque heure que ces pauvres jeunes filles
passent dans l'idolâtrie peut avancer leur damnation éternelle,
n'est-ce pas, mon père?... dit Françoise d'une voix profondément
émue.

-- Oui... répondit la voix, et cette terrible responsabilité pèse
maintenant sur vous et sur votre mari; vous avez charge d'âmes...

-- Hélas! mon Dieu!... prenez pitié de moi, dit Françoise en
pleurant.

-- Il ne faut pas vous désoler ainsi, reprit la voix d'un ton plus
doux; heureusement pour ces infortunées, elles vous ont rencontrée
dans leur route... Elles auront en vous et en votre mari de bons
et saints exemples... car votre mari, autrefois impie, pratique
maintenant ses devoirs religieux, je suppose?

-- Il faut prier pour lui, mon père... dit tristement Françoise,
la grâce ne l'a pas encore touché... C'est comme mon pauvre
enfant... qu'elle n'a pas touché non plus... Ah! mon père, dit
Françoise en essuyant ses larmes, ces pensées là sont ma plus
lourde croix.

-- Ainsi, ni votre mari ni votre fils ne pratiquent... dit la voix
avec réflexion, ceci est très grave, très grave... L'éducation
religieuse de ces deux malheureuses jeunes filles est tout entière
à faire... Elles auront chez vous, à chaque instant sous les yeux,
de déplorables exemples... Prenez garde... je vous l'ai dit...
vous avez charge d'âmes... votre responsabilité est immense.

-- Mon Dieu! mon père... c'est ce qui me désole... je ne sais
comment faire. Venez à mon secours, donnez-moi vos conseils:
depuis vingt ans, votre voix est pour moi la voix du Seigneur.

-- Eh bien, il faut vous entendre avec votre mari et mettre ces
infortunées dans une maison religieuse... où on les instruira.

-- Nous sommes trop pauvres, mon père, pour payer leur pension, et
malheureusement encore mon fils vient d'être mis en prison pour
des chants qu'il a faits.

-- Voilà où mène... l'impiété... dit sévèrement la voix. Voyez
Gabriel... il a suivi mes conseils... et à cette heure il est le
modèle de toutes les vertus chrétiennes.

-- Mais mon fils Agricol a aussi bien des qualités, mon père... il
est si bon, si dévoué...

-- Sans religion, dit la voix avec un redoublement de sévérité, ce
que vous appelez des qualités sont de vaines apparences; au
moindre souffle du démon elles disparaissent... car le démon
demeure au fond de toute âme sans religion.

-- Ah! mon pauvre fils! dit Françoise en pleurant, je prie
pourtant bien chaque jour pour que la foi l'éclaire...

-- Je vous l'ai toujours dit, reprit la voix, vous avez été trop
faible pour lui; à cette heure Dieu vous en punit; il fallait vous
séparer de ce fils irréligieux, ne pas consacrer son impiété en
l'aimant comme vous le faites; quand on a un membre gangrené, a
dit l'Écriture, on se le retranche...

-- Hélas! mon père... vous le savez, c'est la seule fois que je
vous ai désobéi... je n'ai jamais pu me résoudre à me séparer de
mon fils...

-- Aussi... votre salut est-il incertain; mais Dieu est
miséricordieux... ne retombez pas dans la même faute au sujet de
ces deux jeunes filles que la Providence vous a envoyées pour que
vous les sauviez de l'éternelle damnation; qu'elles n'y soient pas
du moins plongées par une coupable indifférence.

-- Ah! mon père... j'ai bien pleuré, bien prié sur elles.

-- Cela ne suffit pas... ces malheureuses ne doivent avoir aucune
notion du bien et du mal. Leur âme doit être un abîme de scandale
et d'impureté... élevées par une mère impie et par un soldat sans
foi.

-- Quant à cela, mon père, dit naïvement Françoise, rassurez-vous,
elles sont douces comme des anges, et mon mari, qui ne les a pas
quittées depuis leur naissance, dit qu'il n'y a pas de meilleurs
coeurs.

-- Votre mari a été pendant toute sa vie en péché mortel, dit
rudement la voix, il n'a pas caractère pour juger de l'état des
âmes, et, je vous le répète, puisque vous remplacez les parents de
ces infortunées, ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui, à l'heure
même, qu'il faut travailler à leur salut, sinon vous encourrez une
responsabilité terrible.

-- Mon Dieu, cela est vrai, je le sais bien, mon père... et cette
crainte m'est au moins aussi affreuse que la douleur de savoir mon
fils arrêté... Mais que faire?... Instruire ces jeunes filles chez
nous, je ne le pourrais pas; je n'ai pas la science... je n'ai que
la foi; et puis mon pauvre mari, dans son aveuglement, plaisante
sur ces saintes choses, que mon fils respecte en ma présence par
égard pour moi... Encore une fois, mon père... je vous en conjure,
venez à mon secours! Que faire?... conseillez-moi.

-- On ne peut pourtant pas abandonner à une effroyable perdition
ces deux jeunes âmes, dit la voix après un moment de silence; il
n'y a pas deux moyens de salut... il n'y en a qu'un seul... les
placer dans une maison religieuse, où elles ne soient entourées
que de saints et pieux exemples.

-- Ah! mon père, si nous n'étions pas si pauvres, ou du moins si
je pouvais encore travailler, je tâcherais de gagner de quoi payer
leur pension, de faire comme j'ai fait pour Gabriel...
Malheureusement, ma vue est complètement perdue... Mais, j'y
pense, mon père... vous connaissez tant d'âmes charitables... si
vous pouviez les intéresser en faveur de ces deux pauvres
orphelines?

-- Mais leur père, où est-il?

-- Il était dans l'Inde; mon mari m'a dit qu'il doit arriver en
France prochainement... mais rien n'est certain... et puis encore
une chose, mon père: le coeur me saignait de voir ces pauvres
enfants partager notre misère... et elle va être bien grande...
car nous ne vivons que du travail de mon fils.

-- Ces jeunes filles n'ont donc aucun parent ici? dit la voix.

-- Je ne crois pas, mon père.

-- Et c'est leur mère qui les a confiées à votre mari pour les
amener en France?

-- Oui, mon père; et il a été obligé de partir hier pour Chartres
pour une affaire très pressée, m'a-t-il dit.

(On se rappelle que Dagobert n'avait pas jugé à propos d'instruire
sa femme des espérances que les filles du maréchal Simon devaient
fonder sur la médaille, et qu'elles-mêmes avaient reçu du soldat
l'expresse recommandation de n'en pas parler, même à Françoise.)

-- Ainsi, reprit la voix après quelques moments de silence, votre
mari n'est pas à Paris?

-- Non, mon père... il reviendra sans doute ce soir ou demain
matin...

-- Écoutez, dit la voix après une nouvelle pause, chaque minute
perdue pour le salut de ces deux jeunes filles est un nouveau pas
qu'elles font dans une voie de perdition... D'un moment à l'autre,
la main de Dieu peut s'appesantir sur elles, car lui seul sait
l'heure de notre mort; et mourant dans l'état où elles sont, elles
seraient damnées peut-être pour l'éternité; dès aujourd'hui même,
il faut donc ouvrir leurs yeux à la lumière divine... et les
mettre dans une maison religieuse. Tel est votre devoir... tel
serait votre désir?

-- Oh! oui... mon père!... mais malheureusement je suis trop
pauvre, je vous l'ai dit.

-- Je le sais, ce n'est ni le zèle ni la foi qui vous manquent;
mais fussiez-vous capable de diriger ces jeunes filles, les
exemples impies de votre mari, de votre fils, détruiraient
quotidiennement votre ouvrage... d'autres doivent donc faire pour
ces orphelines, au nom de la charité chrétienne, ce que vous ne
pouvez faire... vous qui répondez d'elles... devant Dieu.

-- Ah! mon père... si grâce à vous cette bonne oeuvre
s'accomplissait, quelle serait ma reconnaissance!

-- Cela n'est pas impossible... je connais la supérieure d'un
couvent où les jeunes filles seraient instruites comme elles
doivent l'être... le prix de leur pension serait diminué en raison
de leur pauvreté; mais si minime qu'elle soit, il faudrait la
payer... Il y a aussi un trousseau à fournir... Cela, pour vous,
serait encore trop cher?

-- Hélas! oui... mon père!

-- En prenant un peu sur mon fonds d'aumônes, en m'adressant à
certaines personnes généreuses, je pourrais compléter la somme
nécessaire... et faire ainsi recevoir les jeunes filles au
couvent.

-- Ah! mon père... vous êtes mon sauveur... et celui de ces
enfants...

-- Je le désire... mais dans l'intérêt même de leur salut, et pour
que ces mesures soient efficaces, je dois mettre plusieurs
conditions à l'appui que je vous offre.

-- Ah! dites-les, mon père, elles sont acceptées d'avance. Vos
commandements sont tout pour moi.

-- D'abord elles seront conduites ce matin même au couvent par ma
gouvernante... à qui vous les amènerez tout à l'heure.

-- Ah! mon père... c'est impossible! s'écria Françoise.

-- Impossible! et pourquoi?

-- En l'absence de mon mari...

-- Eh bien?

-- Je n'ose prendre une détermination pareille sans le consulter.

-- Non seulement il ne faut pas le consulter, mais il faut que
ceci soit fait pendant son absence...

-- Comment, mon père, je ne pourrai pas attendre son retour?

-- Pour deux raisons, reprit sévèrement la voix, il faut vous en
garder: d'abord parce que, dans son impiété endurcie, il voudrait
certainement s'opposer à votre sage et pieuse résolution; puis il
est indispensable que les jeunes filles rompent toute relation
avec votre mari, et, pour cela, il faut qu'il ignore le lieu de
leur retraite.

-- Mais, mon père, dit Françoise en proie à une hésitation et à un
embarras cruel, c'est à mon mari que l'on a confié ces enfants, et
disposer d'elles sans son aveu... c'est...

La voix interrompit Françoise:

-- Pouvez-vous, oui ou non, instruire ces jeunes filles chez vous?

-- Non, mon père, je ne le peux pas.

-- Sont-elles, oui ou non, exposées à rester dans l'impénitence
finale en demeurant chez vous?

-- Oui, mon père, elles y sont exposées.

-- Êtes-vous, oui ou non, responsable des péchés mortels qu'elles
peuvent commettre, puisque vous remplacez leurs parents?

-- Hélas! oui, mon père, j'en suis responsable devant Dieu!

-- Est-ce, oui ou non, dans l'intérêt de leur salut éternel que je
vous enjoins de les mettre au couvent aujourd'hui même?

-- C'est pour leur salut, mon père.

-- Eh bien, maintenant choisissez...

-- Je vous en supplie, mon père, dites-moi si j'ai le droit de
disposer d'elles sans l'aveu de mon mari?

-- Le droit! mais il ne s'agit pas seulement de droit; il s'agit
pour vous d'un devoir sacré. Ce serait, n'est-ce pas, votre devoir
d'arracher ces infortunées du milieu d'un incendie, malgré la
défense de votre mari ou en son absence? Eh bien, ce n'est pas
d'un incendie qui ne brûle que le corps que vous devez les
arracher... c'est d'un incendie où leur âme brûlerait pour
l'éternité.

-- Excusez-moi, je vous en supplie, si j'insiste, mon père, dit la
pauvre femme, dont l'indécision et les angoisses augmentaient à
chaque minute, éclairez-moi dans mes doutes... puis-je agir ainsi
après avoir juré obéissance à mon mari?

-- Obéissance pour le bien... oui... pour le mal, jamais! et vous
convenez vous-même que, grâce à lui, le salut de ces orphelines
serait compromis, impossible peut-être.

-- Mais, mon père, dit Françoise en tremblant, lorsqu'il va être
de retour, mon mari me demandera où sont ces enfants... Il me
faudra donc lui mentir?

-- Le silence n'est pas un mensonge, vous lui direz que vous ne
pouvez répondre à sa question.

-- Mon mari est le meilleur des hommes; mais une telle réponse le
mettra hors de lui... il a été soldat... et sa colère sera
terrible... mon père, dit Françoise, en frémissant à cette pensée.

-- Et sa colère serait cent fois plus terrible encore, que vous
devriez la braver, vous glorifier de la subir pour une si sainte
cause! s'écria la voix avec indignation. Croyez-vous donc que l'on
fasse si facilement son salut sur cette terre?... Et depuis quand
le pécheur qui veut sincèrement servir le Seigneur songe-t-il aux
pierres et aux épines où il peut se meurtrir et se déchirer?

-- Pardon, mon père... pardon, dit Françoise avec une résignation
accablante. Permettez-moi encore une question, une seule! Hélas!
si vous ne me guidez... qui me guidera?

-- Parlez.

-- Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, il demandera ses enfants
à mon mari... Que pourra-t-il répondre, à son tour, à leur père,
lui?

-- Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, vous me le ferez savoir
à l'instant, et alors... j'aviserai; car les droits d'un père ne
sont sacrés qu'autant qu'il en use pour le salut de ses enfants.

«Avant le père, au-dessus du père, il y a le Seigneur, que l'on
doit d'abord servir. Ainsi, réfléchissez bien. En acceptant ce que
je vous propose, ces jeunes filles sont sauvées, elle ne vous sont
pas à charge, elles ne partagent pas votre misère, elles sont
élevées dans une sainte maison, selon que doivent l'être, après
tout, les filles d'un maréchal de France. De sorte que lorsque
leur père arrivera à Paris, S'IL EST DIGNE DE LES REVOIR... au
lieu de trouver en elles de pauvres idolâtres à demi sauvages, il
trouvera deux jeunes filles pieuses, instruites, modestes, bien
élevées, qui, étant agréables à Dieu, pourront invoquer sa
miséricorde pour leur père, qui en a bien besoin, car c'est un
homme de violence, de guerre et de bataille. Maintenant, décidez.
Voulez-vous, au péril de votre âme, sacrifier l'avenir de ces
jeunes filles dans ce monde et dans l'autre à la crainte impie de
la colère de votre mari?»

Quoique rude et entaché d'intolérance, le langage du confesseur de
Françoise était (à son point de vue, à lui) raisonnable et juste,
parce que ce prêtre honnête et sincère était convaincu de ce qu'il
disait; aveugle instrument de Rodin, ignorant dans quel but on le
faisait agir, il croyait fermement, en forçant, pour ainsi dire,
Françoise à mettre ces jeunes filles au couvent, remplir un pieux
devoir. Tel était, tel est d'ailleurs un des plus merveilleux
ressorts de _l'ordre _auquel appartenait Rodin; c'est d'avoir pour
complices des gens honnêtes et sincères qui ignorent les
machinations dont ils sont pourtant les acteurs les plus
importants.

Françoise, habituée depuis longtemps à subir l'influence de son
confesseur, ne trouva rien à répondre à ses dernières paroles.
Elle se résigna donc; mais elle frissonna d'épouvante en songeant
à la colère désespérée qu'éprouverait Dagobert en ne retrouvant
plus chez lui les enfants qu'une mère mourante lui avait confiées.
Or, selon son confesseur, plus cette colère et ces emportements
paraissaient redoutables à Françoise, plus elle devait mettre de
pieuse humilité à s'y exposer. Elle répondit à son confesseur:

-- Que la volonté de Dieu soit faite, mon père, et quoi qu'il
puisse m'arriver, je remplirai mon devoir de chrétienne... ainsi
que vous me l'ordonnez.

-- Et le Seigneur vous saura gré de ce que vous aurez peut-être à
souffrir pour accomplir ce devoir méritant... Vous prenez donc,
devant Dieu, l'engagement de ne répondre à aucune des questions de
votre mari lorsqu'il vous demandera où sont les filles de M. le
maréchal Simon?

-- Oui, mon père, je vous le promets, dit Françoise en
tressaillant.

-- Et vous garderez le même silence envers M. le maréchal Simon
dans le cas où il reviendrait, et où ses filles ne me paraîtraient
pas encore assez solidement établies dans la bonne voie pour lui
être rendues?

-- Oui, mon père... dit Françoise d'une voix de plus en plus
faible.

-- Vous viendrez me rendre compte, d'ailleurs, de la scène qui se
sera passée entre votre mari et vous lors de son retour.

-- Oui, mon père... Quand faudra-t-il conduire les orphelines chez
vous, mon père?

-- Dans une heure. Je vais rentrer écrire à la supérieure; je
laisserai la lettre à ma gouvernante; c'est une personne sûre,
elle conduira elle-même les jeunes filles au couvent.

* * * *

Après avoir écouté les exhortations de son confesseur sur sa
confession, et reçu l'absolution de ses nouveaux péchés, moyennant
pénitence, la femme de Dagobert sortit du confessionnal. L'église
n'était plus déserte; une foule immense s'y pressait, attirée par
la pompe de l'enterrement dont le suisse avait parlé au bedeau
deux heures auparavant. C'est avec la plus grande peine que
Françoise put arriver jusqu'à la porte de l'église, somptueusement
tendue. Quel contraste avec l'humble convoi du pauvre qui s'était
le matin si timidement présenté sous le porche! Le nombreux clergé
de la paroisse, au grand complet, s'avançait alors majestueusement
pour recevoir le cercueil drapé de velours: la moire et la soie
des chapes et des étoles noires, leurs splendides broderies
d'argent étincelaient à la lueur de mille cierges. Le suisse se
prélassait dans son éblouissante livrée à épaulettes; le bedeau,
portant allègrement son bâton de baleine, lui faisait vis-à-vis
d'un air magistral; la voix des chantres en surplis frais et
blancs tonnait en éclats formidables: les ronflements des serpents
ébranlaient les vitres; on lisait enfin sur la figure de tous ceux
qui devaient prendre part à la curée de ce riche mort, de cet
excellent mort de _première_ classe, une satisfaction à la fois
jubilante et contenue, qui semblait encore augmentée par
l'attitude et par la physionomie des deux héritiers, grands
gaillards robustes au teint fleuri, qui, sans enfreindre les lois
de cette modestie charmante qui est la pudeur de la félicité,
semblaient se complaire, se bercer, se dorloter dans leur lugubre
et symbolique manteau de deuil. Malgré sa candeur et sa foi naïve,
la femme de Dagobert fut douloureusement frappée de cette
différence révoltante entre l'accueil fait au cercueil du riche et
l'accueil fait au cercueil du pauvre à la porte de la maison de
Dieu: car si l'égalité est réelle, c'est devant la mort et
l'éternité. Ces deux sinistres spectacles augmentaient encore la
tristesse de Françoise, qui, parvenant à grand'peine à quitter
l'église, se hâta de revenir rue Brise-Miche afin d'y prendre les
orphelines et de les conduire auprès de la gouvernante de son
confesseur, qui devait les mener au couvent de Sainte-Marie,
situé, on le sait, tout auprès de la maison de santé du docteur
Baleinier, où était renfermée Adrienne de Cardoville.



IV. Monsieur et Rabat-joie.

La femme de Dagobert, sortant de l'église, arrivait à l'entrée de
la rue Brise-Miche lorsqu'elle fut accostée par le _donneux _d'eau
bénite; il accourait essoufflé la prier de revenir tout de suite à
Saint-Merri, l'abbé Dubois ayant à lui dire, à l'instant même,
quelque chose de très important. Au moment où Françoise retournait
sur ses pas, un fiacre s'arrêtait à la porte de la maison qu'elle
habitait. Le cocher quitta son siège et vint ouvrir la portière.

-- Cocher, lui dit une assez grosse femme vêtue de noir, assise
dans cette voiture et qui tenait un carlin sur ses genoux,
demandez si c'est là que demeure Mme Françoise Baudoin.

-- Oui, ma bourgeoise, dit le cocher.

On a sans doute reconnu Mme Grivois, première femme de Mme la
princesse de Saint-Dizier, accompagnée de Monsieur, qui exerçait
sur sa maîtresse une véritable tyrannie.

Le teinturier, auquel on a déjà vu remplir les fonctions de
portier, interrogé par le cocher sur la demeure de Françoise,
sortit de son officine, et vint galamment à la portière pour
répondre à Mme Grivois qu'en effet Françoise Baudoin demeurait
dans la maison, mais qu'elle n'était pas rentrée. Le père Loriot
avait alors les bras, les mains et une partie de la figure d'un
jaune d'or superbe. La vue de ce personnage couleur d'ocre émut et
irrita singulièrement Monsieur, car au moment où le teinturier
portait sa main sur le rebord de la portière, le carlin poussa des
jappements affreux et le mordit au poignet.

-- Ah! grand Dieu! s'écria Mme Grivois avec angoisse pendant que
le père Loriot retirait vivement sa main, pourvu qu'il n'y ait
rien de vénéneux dans la teinture que vous avez sur la main... mon
chien est si délicat... Et elle essuya soigneusement le museau
camus de Monsieur, çà et là tacheté de jaune.

Le père Loriot, très peu satisfait des excuses qu'il s'attendait à
recevoir de Mme Grivois à propos des mauvais procédés du carlin,
lui dit, en contenant à peine sa colère:

-- Madame, si vous n'apparteniez pas au sexe, ce qui fait que je
vous respecte dans la personne de ce vilain animal, j'aurais eu le
plaisir de le prendre par la queue et d'en faire à la minute un
chien jaune-orange en le trempant dans ma chaudière de teinture
qui est sur le fourneau.

-- Teindre mon chien en jaune!... s'écria Mme Grivois, qui, fort
courroucée, descendit du fiacre en serrant tendrement Monsieur
contre sa poitrine et toisant le père Loriot d'un regard irrité.

-- Mais, madame, je vous ai dit que Mme Françoise n'était pas
rentrée, dit le teinturier en voyant la maîtresse du carlin se
diriger vers le sombre escalier.

-- C'est bon, je l'attendrai, dit sèchement Mme Grivois. À quel
étage demeure-t-elle?

-- Au quatrième, dit le père Loriot, en rentrant brusquement dans
sa boutique.

Et il se dit à lui-même, souriant complaisamment à cette idée
scélérate:

-- J'espère bien que le grand chien du père Dagobert sera de
mauvaise humeur, et qu'il fera un _en avant deux_ par la peau du
cou à ce gueux de carlin.

Mme Grivois monta péniblement le rude escalier, s'arrêtant à
chaque palier pour reprendre haleine, et regardant autour d'elle
avec un profond dégoût. Enfin elle atteignit le quatrième étage,
s'arrêta un instant à la porte de l'humble chambre où se
trouvaient alors les deux soeurs et la Mayeux. La jeune ouvrière
s'occupait à rassembler les différents objets qu'elle devait
porter au mont-de-piété. Rose et Blanche semblaient bien heureuses
et un peu rassurées sur l'avenir; elles avaient appris de la
Mayeux qu'elles pourraient, en travaillant beaucoup, puisqu'elles
savaient coudre, gagner à elles deux huit francs par semaine,
petite somme qui serait du moins une ressource pour la famille.

La présence de Mme Grivois chez Françoise Baudoin était motivée
par une nouvelle détermination de l'abbé d'Aigrigny et de la
princesse de Saint-Dizier; ils avaient trouvé plus prudent
d'envoyer Mme Grivois, sur laquelle ils comptaient aveuglément,
chercher les jeunes filles chez Françoise, celle-ci venant d'être
prévenue par son confesseur que ce n'était pas à sa gouvernante,
mais à une dame qui se présenterait avec un mot de lui, que les
jeunes filles devraient être confiées pour être conduites dans une
maison religieuse.

Après avoir frappé, la femme de confiance de la princesse de
Saint-Dizier entra, et demanda Françoise Baudoin.

-- Elle n'y est pas, madame, dit timidement la Mayeux, assez
étonnée de cette visite, et baissant les yeux devant le regard de
cette femme.

-- Alors je vais l'attendre, car j'ai à lui parler de choses très
importantes, répondit Mme Grivois en examinant avec autant de
curiosité que d'attention la figure des deux orphelines, qui, très
interdites, baissèrent aussi les yeux.

Ce disant, Mme Grivois s'assit, non sans quelque répugnance, sur
le vieux fauteuil de la femme de Dagobert; croyant alors pouvoir
laisser Monsieur en liberté, elle le déposa précieusement sur le
carreau. Mais aussitôt une sorte de grondement sourd, profond,
caverneux, retentit derrière le fauteuil, fit bondir Mme Grivois
et pousser un jappement au carlin, qui, frissonnant dans son
embonpoint, se réfugia auprès de sa maîtresse avec tous les
symptômes d'une frayeur courroucée.

-- Comment! est-ce qu'il y a un chien ici? s'écria Mme Grivois en
se baissant précipitamment pour reprendre Monsieur.

Rabat-Joie, comme s'il eût voulu répondre lui-même à cette
question, se leva lentement de derrière le fauteuil où il était
couché, et apparut tout à coup, bâillant et s'étirant. À la vue de
ce robuste animal et des deux rangs de formidables crocs acérés
qu'il semblait complaisamment étaler en ouvrant sa large gueule,
Mme Grivois ne put s'empêcher de jeter un cri d'effroi; le
hargneux carlin avait d'abord tremblé de tous ses membres en se
trouvant en face de Rabat-Joie; mais une fois en sûreté sur les
genoux de sa maîtresse, il commença de grogner insolemment et de
jeter sur le chien de Sibérie les regards les plus provocants;
mais le digne compagnon de feu Jovial répondit dédaigneusement par
un nouveau bâillement; après quoi, flairant avec une sorte
d'inquiétude les vêtements de Mme Grivois, il tourna le dos à
Monsieur, il alla s'étendre aux pieds de Rose et Blanche, dont il
ne détourna plus ses grands yeux intelligents comme s'il eût
pressenti qu'un danger les menaçait.

-- Faites sortir ce chien d'ici, dit impérieusement Mme Grivois;
il effarouche le mien et pourrait lui faire du mal.

-- Soyez tranquille, madame, répondit Rose en souriant, Rabat-Joie
n'est pas méchant quand on ne l'attaque pas.

-- Il n'importe! s'écria Mme Grivois, un malheur est bientôt
arrivé. Rien qu'à voir cet énorme chien avec sa tête de loup... et
ses dents effroyables, on tremble du mal qu'il peut faire... Je
vous dis de le faire sortir.

Mme Grivois avait prononcé ces derniers mots d'un ton irrité dont
le diapason sonna mal aux oreilles de Rabat-Joie: il grogna en
montrant les dents et en tournant la tête du côté de cette femme
inconnue pour lui.

-- Taisez-vous, Rabat-Joie, dit sèchement Blanche.

Un nouveau personnage entrant dans la chambre mit un terme à cette
position, assez embarrassante pour les jeunes filles. Cet homme
était un commissionnaire; il tenait une lettre à la main.

-- Que voulez-vous, monsieur? lui demanda la Mayeux.

-- C'est une lettre très pressée d'un digne homme, le mari de la
bourgeoise d'ici; le teinturier d'en bas m'a dit de monter,
quoiqu'elle n'y soit pas.

-- Une lettre de Dagobert! s'écrièrent Rose et Blanche avec une
vive expression de plaisir et de joie. Il est donc de retour? Et
où est-il?

-- Je ne sais pas si ce brave homme s'appelle Dagobert, dit le
commissionnaire, mais c'est un vieux troupier décoré, à moustaches
grises; il est à deux pas d'ici, au bureau des voitures de
Chartres.

-- C'est bien lui!... s'écria Blanche. Donnez la lettre...

Le commissionnaire la donna, et la jeune fille l'ouvrit en toute
hâte.

Mme Grivois était foudroyée; elle savait qu'on avait éloigné
Dagobert afin de pouvoir faire agir sûrement l'abbé Dubois sur
Françoise, tout avait réussi: celle-ci consentait à confier les
deux jeunes filles à des mains religieuses, et au même instant le
soldat arrivait, lui que l'on devait croire absent de Paris pour
deux ou trois jours: ainsi, son brusque retour ruinait cette
laborieuse machination au moment où il ne restait qu'à en
recueillir les fruits.

-- Ah! mon Dieu! dit Rose après avoir lu la lettre... quel
malheur!...

-- Quoi donc ma soeur? s'écria Blanche.

-- Hier, à moitié chemin de Chartres, Dagobert s'est aperçu qu'il
avait perdu sa bourse. Il n'a pu continuer son voyage: il a pris à
crédit une place pour revenir, et il demande à sa femme de lui
envoyer de l'argent au bureau de la diligence, où il attend.

-- C'est ça, dit le commissionnaire, car le digne homme m'a dit:
«Dépêche-toi, mon garçon; car, tel que tu me vois, je suis en
gage.»

-- Et rien... rien... à la maison, dit Blanche. Mon Dieu! comment
donc faire?

À ces mots, Mme Grivois eut un moment d'espoir, bientôt détruit
par la Mayeux, qui reprit tout à coup, en montrant le paquet
qu'elle arrangeait:

-- Tranquillisez-vous, mesdemoiselles... voici une ressource... le
bureau du mont-de-piété où je vais porter ceci n'est pas loin...
je toucherai l'argent, et j'irai le donner tout de suite à
M. Dagobert: dans une heure au plus tard il sera ici!

-- Ah! ma chère Mayeux, vous avez raison, dit Rose; que vous êtes
bonne! vous songez à tout...

-- Tenez, reprit Blanche, l'adresse est sur la lettre du
commissionnaire, prenez-la.

-- Merci, mademoiselle, reprit la Mayeux; puis elle dit au
commissionnaire:

-- Retournez auprès de la personne qui vous envoie, et dites-lui
que je serai tout à l'heure au bureau de la voiture.

-- Infernale bossue! pensait Mme Grivois avec une colère
concentrée, elle pense à tout; sans elle on échappait au retour
inattendu de ce maudit homme... Comment faire maintenant?... ces
jeunes filles ne voudront pas me suivre avant l'arrivée de la
femme du soldat... Leur proposer de les emmener auparavant serait
m'exposer à un refus et tout compromettre. Encore une fois, mon
Dieu, comment faire?

-- Ne soyez pas inquiète, mademoiselle, dit le commissionnaire en
sortant; je vais rassurer ce digne homme, et le prévenir qu'il ne
restera pas longtemps en plan dans le bureau.

Pendant que la Mayeux s'occupait de nouer son paquet et d'y mettre
la timbale et le couvert d'argent, Mme Grivois réfléchissait
profondément.

Tout à coup elle tressaillit. Sa physionomie, depuis quelques
instants sombre, inquiète et irritée, s'éclaircit soudainement:
elle se leva, tenant toujours Monsieur sous son bras, et dit aux
jeunes filles:

-- Puisque Mme Françoise ne revient pas, je vais faire une visite
tout près d'ici, je serai de retour à l'instant; veuillez l'en
prévenir.

Ce disant, Mme Grivois sortit quelques instants après la Mayeux.



V. Les apparences.

Après avoir encore rassuré les deux orphelines, la Mayeux
descendit à son tour, non sans peine, car elle était montée chez
elle afin d'ajouter au paquet, déjà lourd, une couverture de
laine, la seule qu'elle possédât, et qui la garantissait un peu du
froid dans son taudis glacé.

La veille, accablée d'angoisse sur le sort d'Agricol, la jeune
fille n'avait pu travailler; les tourments de l'attente, de
l'espoir et de l'inquiétude l'en avaient empêchée: sa journée
allait encore être perdue, et pourtant il fallait vivre. Les
chagrins accablants, qui brisent chez le pauvre jusqu'à la faculté
du travail, sont doublement terribles, ils paralysent ses forces;
et, avec ce chômage imposé par la douleur, arrivent le dénûment,
la détresse. Mais la Mayeux, ce type complet et touchant du
_devoir évangélique_, avait encore à se dévouer, à être utile, et
elle en trouvait la force. Les créatures les plus frêles, les plus
chétives, sont parfois douées d'une vigueur d'âme extraordinaire;
on dirait que chez ces organisations physiquement infirmes et
débiles l'esprit domine assez le corps pour lui imprimer une
énergie factice.

Ainsi la Mayeux, depuis vingt-quatre heures, n'avait ni mangé, ni
dormi; elle avait souffert du froid pendant une nuit glacée. Le
matin elle avait enduré de violentes fatigues en traversant Paris
deux fois, par la pluie et par la neige, pour aller rue de
Babylone; et pourtant ses forces n'étaient pas à bout, tant la
puissance du coeur est immense.

La Mayeux venait d'arriver au coin de la rue Saint-Merri.

Depuis le récent complot de la rue des Prouvaires, on avait mis en
observation dans ce quartier populeux un plus grand nombre
d'agents de police et de sergents de ville que l'on n'en met
ordinairement.

La jeune ouvrière, bien qu'elle courbât sous le poids de son
paquet, courait presque en longeant le trottoir; au moment où elle
passait auprès d'un sergent de ville, deux pièces de cinq francs
tombèrent derrière elle, jetées sur ses pas par une grosse femme
vêtue de noir qui la suivait. Aussitôt cette grosse femme fit
remarquer au sergent de ville les deux pièces d'argent qui
venaient de tomber, et lui dit vivement quelques mots en lui
désignant la Mayeux. Puis cette femme disparut à grands pas du
côté de la rue Brise-Miche.

Le sergent de ville, frappé de ce que Mme Grivois venait de lui
dire (car c'était elle), ramassa l'argent, et courant après la
Mayeux, lui cria:

-- Hé! dites donc... là-bas... arrêtez... arrêtez... la femme!...

À ces cris, plusieurs personnes se retournèrent brusquement; dans
ces quartiers, un noyau de cinq ou six personnes attroupées
s'augmente en une seconde et devient bientôt un rassemblement
considérable. Ignorant que les injonctions du sergent de ville lui
fussent adressées, la Mayeux hâtait le pas, ne songeant qu'à
arriver le plus tôt possible au mont-de-piété, et tâchant de se
glisser entre les passants sans heurter personne, tant elle
redoutait les railleries brutales ou cruelles que son infirmité
provoquait si souvent. Tout à coup, elle entendit plusieurs
personnes courir derrière elle, et au même instant une main
s'appuya rudement sur son épaule.

C'était le sergent de ville, suivi d'un agent de police, qui
accourait au bruit. La Mayeux, aussi surprise qu'effrayée, se
retourna. Elle se trouvait déjà au milieu d'un rassemblement,
composé surtout de cette hideuse populace oisive et déguenillée,
mauvaise et effrontée, abrutie par l'ignorance, par la misère, et
qui bat incessamment le pavé des rues. Dans cette tourbe, on ne
rencontre presque jamais d'artisans, car les ouvriers laborieux
sont à leur atelier ou à leurs travaux.

-- Ah çà!... tu n'entends donc pas?... tu fais comme le chien de
Jean de Nivelle, dit l'agent de police, en prenant la Mayeux si
rudement par le bras qu'elle laissa tomber son paquet à ses pieds.

Lorsque la malheureuse enfant, jetant avec crainte les yeux autour
d'elle, se vit le point de mire de tous ces regards insolents,
moqueurs ou méchants, lorsqu'elle vit le cynisme ou la grossièreté
grimacer sur toutes ces figures ignobles, crapuleuses, elle frémit
de tous ses membres et devint d'une pâleur effrayante.

L'agent de police lui parlait sans doute grossièrement; mais
comment parler autrement à une pauvre fille contrefaite, pâle,
effarée, aux traits altérés par la frayeur et par le chagrin, à
une créature vêtue plus que misérablement, qui porte en hiver une
mauvaise robe de toile souillée de boue, trempée de neige fondue,
car l'ouvrière avait été bien loin et avait marché bien
longtemps... aussi l'agent de police reprit-il sévèrement,
toujours de par cette loi suprême des apparences, qui fait que la
pauvreté est toujours suspectée:

-- Un instant... la fille, il paraît que tu es bien pressée,
puisque tu laisses tomber ton argent sans le ramasser.

-- Elle l'avait donc caché dans sa bosse, son argent?... dit d'une
voix enrouée un marchand d'allumettes chimiques, type hideux et
repoussant de la dépravation précoce.

Cette plaisanterie fut accueillie par des rires, des cris et des
huées qui portèrent au comble du trouble, la terreur de la Mayeux;
à peine put-elle répondre d'une voix faible à l'agent de police,
qui lui présentait les deux pièces d'argent que le sergent de
ville lui avait remises:

-- Mais, monsieur... cet argent n'est pas à moi.

-- Vous mentez, reprit le sergent de ville en s'approchant, une
dame respectable l'a vu tomber de votre poche...

-- Monsieur... je vous assure que non... répondit la Mayeux toute
tremblante.

-- Je vous dis que vous mentez, reprit le sergent, même que cette
dame, frappée de votre air criminel et effarouché, m'a dit en vous
montrant: «Regardez donc cette petite bossue qui se sauve avec un
gros paquet, et qui laisse tomber de l'argent sans le ramasser...
ce n'est pas naturel.»

-- Sergent, reprit de sa voix enrouée le marchand d'allumettes
chimiques, sergent, défiez-vous... tâtez-y donc sa bosse, c'est là
son magasin... je suis sûr qu'elle y cache encore des bottes, des
manteaux, un parapluie et des pendules... Je viens d'entendre
l'heure dans son dos, à c'te bombée.

Nouveaux rires, nouvelles huées, nouveaux cris, car cette horrible
populace est presque toujours d'une impitoyable férocité pour ce
qui souffre et implore. Le rassemblement augmentait de plus en
plus, c'étaient des cris rauques, des sifflets perçants, des
plaisanteries de carrefour.

-- Laissez donc voir, c'est gratis.

-- Ne poussez donc pas, j'ai payé ma place.

-- Faites-la donc monter sur quelque chose, la femme... qu'on la
voie.

-- C'est vrai, on m'écrase les pieds; je n'aurai pas fait mes
frais.

-- Montrez-la donc! ou rendez l'argent du monde.

-- J'en veux.

-- Donnez-nous-en de la _renflée!_

-- Qu'on la voie à mort!

Qu'on se figure cette malheureuse créature d'un esprit si délicat,
d'un coeur si bon, d'une âme si élevée, d'un caractère si timide
et si craintif... obligée d'entendre ces grossièretés et ces
hurlements... seule au milieu de cette foule, dans l'étroit espace
où elle se tenait avec l'agent de police et le sergent de ville.
Et pourtant la jeune ouvrière ne comprenait pas encore de quelle
horrible accusation elle était victime. Elle l'apprit bientôt, car
l'agent de police, saisissant le paquet qu'elle avait ramassé, et
qu'elle tenait entre ses deux mains tremblantes, lui dit rudement:

-- Qu'est-ce que tu as là-dedans?...

-- Monsieur... c'est... je vais... je...

Et, dans son épouvante, l'infortunée balbutiait, ne pouvant
trouver une parole.

-- Voilà tout ce que tu as à répondre? dit l'agent; il n'y a pas
gras... Voyons, dépêche-toi... ouvre-lui le ventre, à ton paquet!

Et ce disant, l'agent de police, aidé du sergent de ville, arracha
le paquet, l'entr'ouvrit, et dit, à mesure qu'il énumérait les
objets qu'il renfermait:

-- Diable! des draps... un couvert... une timbale d'argent... un
châle... une couverture de laine... merci... le coup n'était pas
mauvais. Tu es mise comme une chiffonnière et tu as de
l'argenterie... Excusez du peu!

-- Ces objets-là ne vous appartiennent pas! dit le sergent de
ville.

-- Non... monsieur... répondit la Mayeux, qui sentait ses forces
l'abandonner, mais je...

-- Ah! mauvaise bossue, tu voles plus gros que toi!

-- J'ai volé!! s'écria la Mayeux en joignant les mains avec
horreur, car elle comprenait tout alors... moi... voler!

-- La garde!... Voilà la garde! crièrent plusieurs personnes...

-- Ho, hé! les pousse-cailloux!

-- Les tourlourous!

-- Les mangeurs de Bédouins!

-- Place au 43e dromadaire.

-- Régiment où l'on se fait des bosses à mort!

Au milieu de ces cris, de ces quolibets, deux soldats et un
caporal s'avançaient à grand'peine; on voyait seulement, au milieu
de cette foule hideuse et compacte, luire les baïonnettes et les
canons de fusil. Un officieux était allé prévenir le commandant du
poste voisin de ce rassemblement considérable, qui obstruait la
voie publique.

-- Allons, voilà la garde; marche au poste! dit l'agent de police
en prenant la Mayeux par le bras.

-- Monsieur, dit la pauvre enfant d'une voix étouffée par les
sanglots, en joignant les mains avec terreur et en tombant à
genoux sur le trottoir, monsieur, grâce! Laissez-moi vous dire...
vous expliquer...

-- Tu t'expliqueras au poste... marche!

-- Mais, monsieur... je n'ai pas volé... s'écria la Mayeux avec un
accent déchirant, ayez pitié de moi; devant toute cette foule...
m'emmener comme une voleuse... Oh! grâce! grâce.

-- Je te dis que tu t'expliqueras au poste. La rue est
encombrée... marcheras-tu, voyons!

Et prenant la malheureuse par les deux mains, il la remit pour
ainsi dire sur pied. À cet instant, le caporal et ses deux
soldats, étant parvenus à traverser le rassemblement,
s'approchèrent du sergent de ville.

-- Caporal, dit ce dernier, conduisez cette fille au poste... je
suis agent de police.

-- Oh! messieurs... grâce!... dit la Mayeux en pleurant à chaudes
larmes et en joignant les mains, ne m'emmenez pas avant de m'avoir
laissée vous expliquer... Je n'ai pas volé, mon Dieu! je n'ai pas
volé... Je vais vous dire... c'est pour rendre service à
quelqu'un... laissez-moi vous dire...

-- Je vous dis que vous vous expliquerez au poste; si vous ne
voulez pas marcher, on va vous traîner, dit le sergent de ville.

Il faut renoncer à peindre cette scène à la fois ignoble et
terrible...

Faible, abattue, épouvantée, la malheureuse jeune fille fut
entraînée par les soldats; à chaque pas ses jambes fléchissaient,
il fallut que le sergent et l'agent de police lui donnassent le
bras pour la soutenir... et elle accepta machinalement cet appui.
Alors les vociférations, les huées éclatèrent avec une nouvelle
furie. Marchant défaillante entre ces deux hommes, l'infortunée
semblait gravir son Calvaire jusqu'au bout. Sous ce ciel brumeux,
au milieu de cette rue fangeuse encadrée dans de grandes maisons
noires, cette populace hideuse et fourmillante rappelait les plus
sauvages élucubrations de Callot ou de Goya: des enfants en
haillons, des femmes avinées, des hommes à figure sinistre et
flétrie, se poussaient, se heurtaient, se battaient, s'écrasaient
pour suivre en hurlant et en sifflant cette victime déjà presque
inanimée, cette victime d'une détestable méprise.

D'une méprise!!! En vérité, l'on frémit en songeant que de
pareilles arrestations, suites de déplorables erreurs, peuvent se
renouveler souvent sans d'autres raisons que le soupçon qu'inspire
l'apparence de la misère, ou sans autre cause qu'un renseignement
inexact... Nous nous souviendrons toujours de cette jeune fille
qui, arrêtée à tort comme coupable d'un honteux trafic, trouva le
moyen d'échapper aux gens qui la conduisaient, monta dans une
maison, et, égarée par le désespoir, se précipita par une fenêtre
et se brisa la tête sur le pavé.

Après l'abominable dénonciation dont la Mayeux était victime,
Mme Grivois était retournée précipitamment rue Brise-Miche. Elle
monta en hâte les quatre étages... ouvrit la porte de la chambre
de Françoise... Que vit-elle? Dagobert auprès de sa femme et des
deux orphelines...



VI. Le couvent.

Expliquons en deux mots la présence de Dagobert. Sa physionomie
était empreinte de tant de loyauté militaire, que le directeur du
bureau de diligence se fût contenté de sa parole de revenir payer
le prix de sa place; mais le soldat avait obstinément voulu rester
en gage, comme il le disait, jusqu'à ce que sa femme eût répondu à
sa lettre; aussi, au retour du commissionnaire, qui annonça qu'on
allait apporter l'argent nécessaire, Dagobert, croyant sa
délicatesse à couvert, se hâta de courir chez lui.

On comprend donc la stupeur de Mme Grivois, lorsqu'en entrant dans
la chambre elle vit Dagobert (qu'elle reconnut facilement au
portrait qu'on lui en avait fait) auprès de sa femme et des
orphelines.

L'anxiété de Françoise, à l'aspect de Mme Grivois, ne fut pas
moins profonde. Rose et Blanche avaient parlé à la femme de
Dagobert d'une dame venue en son absence pour une affaire très
importante; d'ailleurs, instruite par son confesseur, Françoise ne
pouvait douter que cette femme ne fût la personne chargée de
conduire Rose et Blanche dans une maison religieuse. Son angoisse
était terrible; bien décidée à suivre les conseils de l'abbé
Dubois, elle craignait qu'un mot de Mme Grivois ne mît Dagobert
sur la voie: alors tout espoir était perdu; alors les orphelines
restaient dans cet état d'ignorance et de péché mortel dont elle
se croyait responsable.

Dagobert, qui tenait entre ses mains les mains de Rose et de
Blanche, se leva dès que la femme de confiance de Mme de Saint-
Dizier entra, et sembla interroger Françoise du regard.

Le moment était critique, décisif; mais Mme Grivois avait profité
des exemples de la princesse de Saint-Dizier: aussi, prenant
résolument son parti, mettant à profit la précipitation avec
laquelle elle avait monté les quatre étages après son odieuse
dénonciation contre la Mayeux, et l'émotion que lui causait la vue
si inattendue de Dagobert, donnant à ses traits une vive
expression d'inquiétude et de chagrin, elle s'écria d'une voix
altérée, après un moment de silence qu'elle parut employer à
calmer son agitation et à rassembler ses esprits:

-- Ah! madame... je viens d'être témoin d'un grand malheur...
excusez mon trouble... mais, en vérité, je suis si cruellement
émue...

-- Qu'y a-t-il, mon Dieu? dit Françoise d'une voix tremblante,
redoutant toujours quelque indiscrétion de Mme Grivois.

-- J'étais venue tout à l'heure, reprit celle-ci, pour vous parler
d'une chose importante... Pendant que je vous attendais, une jeune
ouvrière contrefaite a réuni divers objets dans un paquet...

-- Oui... sans doute, dit Françoise, c'est la Mayeux... une
excellente et digne créature...

-- Je m'en doutais bien, madame; voici ce qui est arrivé; voyant
que vous ne rentriez pas, je me décide à faire une course dans le
voisinage... je descends... j'arrive rue Saint-Merri... Ah!
madame...

-- Eh bien? dit Dagobert, qu'y a-t-il?

-- J'aperçois un rassemblement... je m'informe... on me dit qu'un
sergent de ville venait d'arrêter une jeune fille comme voleuse,
parce qu'on l'avait surprise emportant un paquet composé de
différents objets qui ne paraissaient pas devoir lui appartenir.
Je m'approche... que vois-je?... La jeune ouvrière qu'un instant
auparavant je venais de rencontrer ici...

-- Ah! la pauvre enfant! s'écria Françoise en pâlissant et en
joignant les mains avec effroi, quel malheur!

-- Explique-toi donc! dit Dagobert à sa femme; quel était ce
paquet?

-- Eh bien, mon ami, il faut te l'avouer: me trouvant un peu à
court... j'avais prié cette pauvre Mayeux de porter tout de suite
au mont-de-piété différents objets dont nous n'avions pas
besoin...

-- Et on a cru qu'elle les avait volés! s'écria Dagobert; elle...
la plus honnête fille du monde; c'est affreux... Mais, madame,
vous auriez dû intervenir... dire que vous la connaissiez.

-- C'est ce que j'ai tâché de faire, monsieur; malheureusement je
n'ai pas été écoutée... La foule augmentait à chaque instant: la
garde est arrivée, et on l'a emmenée.

-- Elle est capable d'en mourir, sensible et timide comme elle
est! s'écria Françoise.

-- Ah! mon Dieu!... cette bonne Mayeux... elle est si douce et si
prévenante... dit Blanche en tournant vers sa soeur des yeux
humides de larmes.

-- Ne pouvant rien pour elle, reprit Mme Grivois, je me suis hâtée
d'accourir ici pour vous faire part de cette erreur... qui, du
reste, peut se réparer... Il s'agit seulement d'aller le plus tôt
possible réclamer cette jeune fille.

À ces mots, Dagobert prit vivement son chapeau, et s'adressant à
Mme Grivois d'un ton brusque:

-- Mordieu! madame, vous auriez dû commencer par nous dire cela...
Où est cette pauvre enfant? le savez-vous?

-- Je l'ignore, monsieur; mais il reste encore dans la rue tant de
monde, tant d'agitation, que si vous avez la complaisance de
descendre tout de suite vous informer... vous pourrez savoir...

-- Que diable parlez-vous de complaisance, madame!... mais c'est
mon devoir. Pauvre enfant!... dit Dagobert, arrêtée comme une
voleuse... c'est horrible... Je vais aller chez le commissaire de
police du quartier ou au corps de garde, et il faudra bien que je
la trouve, qu'on me la rende et que je la ramène ici.

Ce disant, Dagobert sortit précipitamment. Françoise, rassurée sur
le sort de la Mayeux, remercia le Seigneur d'avoir, grâce à cette
circonstance, éloigné son mari, dont la présence en ce moment
était pour elle un si terrible embarras. Mme Grivois avait déposé
Monsieur dans le fiacre avant de remonter, car les moments étaient
précieux; lançant un regard significatif à Françoise en lui
remettant la lettre de l'abbé Dubois, elle lui dit en appuyant sur
chaque mot avec intention:

-- Vous verrez dans cette lettre, madame, quel était le but de ma
visite que je n'ai pu encore vous expliquer, et dont je me
félicite, du reste, puisqu'il me met en rapport avec ces deux
charmantes demoiselles.

Rose et Blanche se regardèrent toutes surprises. Françoise prit la
lettre en tremblant, il fallut les pressantes et surtout les
menaçantes injonctions de son confesseur pour vaincre les derniers
scrupules de la pauvre femme, car elle frémissait en songeant au
terrible courroux de Dagobert; seulement, dans sa candeur, elle ne
savait comment s'y prendre pour annoncer aux jeunes filles
qu'elles devaient suivre cette dame.

Mme Grivois devina son embarras, lui fit signe de se rassurer, et
dit à Rose pendant que Françoise lisait la lettre de son
confesseur:

-- Combien votre parente va être heureuse de vous voir, ma chère
demoiselle!

-- Notre parente, madame? dit Rose de plus en plus étonnée.

-- Mais certainement; elle a su votre arrivée ici; mais comme elle
est encore souffrante d'une assez longue maladie, elle n'a pu
venir elle-même aujourd'hui et m'a chargée de venir vous prendre
pour vous conduire auprès d'elle... Malheureusement, ajouta
Mme Grivois remarquant un mouvement des deux soeurs, ainsi qu'elle
le dit dans sa lettre à Mme Françoise, vous ne pourrez la voir que
bien peu de temps... et dans une heure vous serez de retour ici;
mais demain ou après, elle sera en état de sortir et de venir
s'entendre avec madame et son mari, afin de vous emmener chez
elle... car elle serait désolée que vous fussiez à charge à des
personnes qui ont été si bonnes pour vous.

Ces derniers mots de Mme Grivois firent une excellente impression
sur les deux soeurs; ils dissipèrent leur crainte d'être désormais
l'occasion d'une gêne cruelle pour la famille de Dagobert. S'il
s'était agi de quitter tout à fait la maison de la rue Brise-Miche
sans l'assentiment de leur ami, elles auraient sans doute hésité;
mais Mme Grivois parlait seulement d'une visite d'une heure...
Elles ne conçurent donc aucun soupçon, et Rose dit à Françoise:

-- Nous pouvons aller voir notre parente sans attendre le retour
de Dagobert pour l'en prévenir, n'est-ce pas, madame?

-- Sans doute, dit Françoise d'une voix faible, puisque vous serez
de retour tout à l'heure.

-- Maintenant... madame... je prierai ces chères demoiselles de
vouloir bien m'accompagner le plus tôt possible... car je voudrais
les ramener ici avant midi.

-- Nous sommes prêtes, madame, dit Rose.

-- Eh bien! mesdemoiselles, embrassez votre seconde mère, et
venez, dit Mme Grivois, qui contenait à peine son inquiétude,
tremblant que Dagobert n'arrivât d'un moment à l'autre.

Rose et Blanche embrassèrent Françoise, qui, serrant entre ses
bras les deux charmantes et innocentes créatures qu'elle livrait,
eut peine à retenir ses larmes, quoiqu'elle eût la conviction
profonde d'agir pour leur salut.

-- Allons, mesdemoiselles, dit Mme Grivois d'un ton affable,
dépêchons-nous; pardonnez mon impatience, mais c'est au nom de
votre parente que je vous parle.

Les deux soeurs, après avoir tendrement embrassé la femme de
Dagobert, quittèrent la chambre, et, se tenant par la main,
descendirent l'escalier derrière Mme Grivois, suivies à leur insu
par Rabat-Joie, qui marchait discrètement sur leurs pas, car en
l'absence de Dagobert, l'intelligent animal ne les quittait
jamais. Pour plus de précaution, sans doute, la femme de confiance
de Mme de Saint-Dizier avait ordonné à son fiacre d'aller
l'attendre à peu de distance de la rue Brise-Miche, sur la petite
place du Cloître. En quelques secondes, les orphelines et leur
conductrice atteignirent la voiture.

-- Ah! bourgeoise, dit le cocher en ouvrant la portière, sans vous
commander, vous avez un gredin de chien qui n'est pas caressant
tous les jours; depuis que vous l'avez mis dans ma voiture, il
crie comme un brûlé, et il a l'air de vouloir tout dévorer!

En effet, Monsieur, qui détestait la solitude, poussait des
gémissements déplorables.

-- Taisez-vous, Monsieur, me voici, dit Mme Grivois; puis
s'adressant aux deux soeurs:

-- Donnez-vous la peine de monter, mesdemoiselles. Rose et Blanche
montèrent. Mme Grivois, avant d'entrer dans la voiture, donnait
tout bas au cocher l'adresse du couvent de Sainte-Marie, en
ajoutant d'autres instructions, lorsque tout à coup le carlin, qui
avait déjà grogné d'un air hargneux lorsque les deux soeurs
avaient pris place dans la voiture, se mit à japper avec furie...

La cause de cette colère était simple: Rabat-Joie, jusqu'alors
inaperçu, venait de s'élancer d'un bond dans le fiacre. Le carlin,
exaspéré de cette audace, oubliant sa prudence habituelle, emporté
par la colère et par la méchanceté, sauta au museau de Rabat-Joie,
et le mordit si cruellement, que de son côté le brave chien de
Sibérie, exaspéré par la douleur, se jeta sur Monsieur, le prit à
la gorge, et en deux coups de sa gueule puissante l'étrangla
net... ainsi qu'il apparut à un gémissement étouffé du carlin déjà
à demi suffoqué par l'embonpoint. Tout ceci s'était passé en moins
de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, car c'est à peine si Rose
et Blanche, effrayées, avaient eu le temps de s'écrier par deux
fois:

-- Ici, Rabat-Joie!

-- Ah! grand Dieu! dit Mme Grivois en se retournant au bruit,
encore ce monstre de chien... il va blesser Monsieur...
Mesdemoiselles, renvoyez-le... faites-le descendre... il est
impossible de l'emmener...

Ignorant à quel point Rabat-Joie était criminel, car Monsieur
gisait inanimé sous une banquette, les jeunes filles, sentant
d'ailleurs qu'il n'était pas convenable de se faire accompagner de
ce chien, lui dirent, en le poussant légèrement du pied, et d'un
ton fâché:

-- Descendez, Rabat-Joie, allez-vous-en...

Le fidèle animal hésita d'abord à obéir. Triste et suppliant, il
regardait les orphelines d'un air de doux reproche, comme pour les
blâmer de renvoyer leur seul défenseur. Mais à un nouvel ordre
sévèrement donné par Blanche, Rabat-Joie descendit, la queue
basse, du fiacre, sentant peut-être d'ailleurs qu'il s'était
montré quelque peu cassant à l'endroit de Monsieur. Mme Grivois,
très empressée de quitter le quartier, monta précipitamment dans
la voiture; le cocher referma la portière, grimpa sur son siège;
le fiacre partit rapidement, pendant que Mme Grivois baissait
prudemment les stores, de peur d'une rencontre avec Dagobert. Ces
indispensables précautions prises, elle put songer à Monsieur,
qu'elle aimait tendrement, de cette affection profonde, exagérée,
que les gens d'un méchant naturel ont quelquefois pour les
animaux, car on dirait qu'ils épanchent et concentrent sur eux
toute l'affection qu'ils devraient avoir pour autrui; en un mot,
Mme Grivois s'était passionnément attachée à ce chien hargneux,
lâche et méchant, peut-être à cause d'une secrète affinité pour
ses défauts; cet attachement durait depuis six ans et semblait
augmenter à mesure que l'âge de Monsieur avançait.

Nous insistons sur une chose en apparence puérile, parce que
souvent les plus petites causes ont des effets désastreux, parce
qu'enfin nous désirons faire comprendre au lecteur quels devaient
être le désespoir, la fureur, l'exaspération de cette femme en
apprenant la mort de son chien; désespoir, fureur, exaspération
dont les orphelines pouvaient ressentir les effets cruels.

Le fiacre roulait rapidement depuis quelques secondes, lorsque
Mme Grivois, qui s'était placée sur le devant de la voiture,
appela Monsieur.

Monsieur avait d'excellentes raisons pour ne pas répondre.

-- Eh bien! vilain boudeur... dit gracieusement Mme Grivois, vous
me battez froid?... Ce n'est pas ma faute si ce grand vilain chien
est entré dans la voiture, n'est-ce pas, mesdemoiselles?...
Voyons... venez ici baiser votre maîtresse tout de suite et
faisons la paix... mauvaise tête.

Même silence obstiné de la part de Monsieur. Rose et Blanche
commencèrent de se regarder avec inquiétude; elles connaissaient
les manières un peu brutales de Rabat-Joie, mais elles étaient
loin pourtant de se douter de la chose. Mme Grivois, plus surprise
qu'inquiète de la persistance du carlin à méconnaître ses
affectueux appels, se baissa, afin de le prendre sous la banquette
où elle le croyait sournoisement tapi; elle sentit une patte,
qu'elle tira impatiemment à soi en disant d'un ton moitié
plaisant, moitié fâché:

-- Allons, bon sujet... vous allez donner à ces chères demoiselles
une jolie idée de votre odieux caractère...

Ce disant, elle prit le carlin, fort étonnée de la nonchalante
_morbidezza_ de ses mouvements; mais quel fut son effroi lorsque,
l'ayant mis sur ses genoux, elle le vit sans mouvement!

-- Une apoplexie!!! s'écria-t-elle, le malheureux mangeait trop...
j'en étais sûre. Puis se retournant avec vivacité:

-- Cocher, arrêtez... arrêtez! s'écria Mme Grivois, sans songer
que le cocher ne pouvait l'entendre, puis soulevant la tête de
Monsieur, croyant qu'il n'était qu'_évanoui_, elle aperçut avec
horreur la trace saignante de cinq ou six profonds coups de crocs
qui ne pouvaient lui laisser aucun doute sur la cause de la fin
déplorable du carlin. Son premier mouvement fut tout à la douleur,
au désespoir.

-- Mort... s'écria-t-elle, mort!... il est déjà froid!... Mort!...
ah! mon Dieu!... Et cette femme pleura.

Les larmes d'un méchant sont sinistres... Pour qu'un méchant
pleure, il faut qu'il souffre beaucoup... et chez lui la réaction
de la souffrance, au lieu de détendre, d'amollir l'âme, l'enflamme
d'un dangereux courroux... Aussi après avoir cédé à ce pénible
attendrissement, la maîtresse de Monsieur se sentit transportée de
colère et de haine... oui, de haine... et de haine violente contre
les jeunes filles, cause involontaire de la mort de son chien; sa
physionomie dure trahit d'ailleurs si franchement ses
ressentiments, que Rose et Blanche furent effrayées de
l'expression de sa figure empourprée par la colère, lorsqu'elle
cria d'une voix altérée en leur jetant un regard furieux:

-- C'est votre chien qui l'a tué, pourtant...

-- Pardon, madame, ne nous en veuillez pas! s'écria Rose.

-- C'est votre chien qui, le premier, a mordu Rabat-Joie, reprit
Blanche d'une voix craintive.

L'expression d'effroi qui se lisait sur les traits des orphelines
rappela Mme Grivois à elle-même. Elle comprit les funestes
conséquences que pouvait avoir son imprudente colère; dans
l'intérêt même de sa vengeance, elle devait se contraindre, afin
de n'inspirer aucune défiance aux filles du maréchal Simon; ne
voulant donc pas paraître revenir sur sa première impression par
une transition trop brusque, elle continua pendant quelques
minutes de jeter sur les jeunes filles des regards irrités; puis,
peu à peu, son courroux sembla s'affaiblir et faire face à une
douleur amère; enfin Mme Grivois, cachant sa figure dans ses
mains, fit entendre un long soupir et parut pleurer beaucoup.

-- Pauvre dame! dirent tout bas Rose et Blanche, elle pleure, elle
aimait sans doute son chien autant que nous aimons Rabat-Joie...

-- Hélas! oui, dit Blanche, nous avons bien pleuré aussi quand
notre vieux Jovial est mort...

Mme Grivois releva la tête au bout de quelques minutes, essuya
définitivement ses yeux, et dit d'une voix émue, presque
affectueuse:

-- Excusez-moi, mesdemoiselles... je n'ai pu retenir un premier
mouvement de vivacité, ou plutôt de violent chagrin... car j'étais
tendrement attachée à ce pauvre chien... qui depuis six ans ne m'a
pas quittée.

-- Nous regrettons ce malheur, madame, reprit Rose; tout notre
chagrin, c'est qu'il ne soit pas réparable...

-- Je disais tout à l'heure à ma soeur que nous étions d'autant
plus affligées pour vous que nous avions un vieux cheval qui nous
a amenées de Sibérie, et que nous avons aussi bien pleuré.

-- Enfin, mes chères demoiselles... n'y pensons plus... c'est ma
faute... je n'aurais pas dû l'emmener... Mais il était si triste
loin de moi... Vous concevez ces faiblesses-là... quand on a bon
coeur, on a bon coeur pour les bêtes comme pour les gens... Aussi
c'est à votre sensibilité que je m'adresse pour être pardonnée de
ma vivacité.

-- Mais nous n'y pensons plus, madame... tout notre chagrin est de
vous voir si désolée.

-- Cela passera, mes chères demoiselles... cela passera, et
l'aspect de la joie que votre parente éprouvera en vous voyant
m'aidera à me consoler: elle va être si heureuse!... vous êtes si
charmantes!... et puis cette singularité de vous ressembler autant
entre vous semble encore ajouter à l'intérêt que vous inspirez.

-- Vous nous jugez avec trop d'indulgence, madame.

-- Non, certainement... et je suis sûre que vous vous ressemblez
autant de caractère que de figure.

-- C'est tout simple, madame, reprit Rose. Depuis notre naissance
nous ne nous sommes pas quittées d'une minute, ni pendant le jour
ni pendant la nuit... Comment notre caractère ne serait-il pas
pareil?

-- Vraiment, mes chères demoiselles!... vous ne vous êtes jamais
quittées d'une minute?

-- Jamais, madame.

Et les deux soeurs, se serrant la main, échangèrent un ineffable
sourire.

-- Alors, mon Dieu! combien vous seriez malheureuses et à plaindre
si vous étiez séparées l'une de l'autre!

-- Oh! c'est impossible, madame, dit Rose en souriant.

-- Comment! impossible?

-- Qui aurait le coeur de nous séparer?

-- Sans doute, chères demoiselles, il faudrait avoir bien de la
méchanceté.

-- Oh! madame, reprit Blanche en souriant à son tour, même des
gens très méchants... ne pourraient pas nous séparer.

-- Tant mieux, mes chères petites demoiselles, mais pourquoi?

-- Parce que cela nous ferait trop de chagrin.

-- Cela nous ferait mourir...

-- Pauvres petites...

-- Il y a trois mois on nous a emprisonnées. Eh bien, quand il
nous a vues, le gouverneur de la prison, qui avait pourtant l'air
très dur, a dit: «Ce serait vouloir la mort de ces enfants que de
les séparer...» Aussi nous sommes restées ensemble et nous nous
sommes trouvées aussi heureuses qu'on peut l'être en prison.

-- Cela fait l'éloge de votre excellent coeur et aussi des
personnes qui ont compris tout le bonheur que vous aviez d'être
réunies.

La voiture s'arrêta. On entendit le cocher crier:

-- La porte, s'il vous plaît!

-- Ah! nous voici arrivées chez votre chère parente, dit
Mme Grivois. Les deux battants d'une porte s'ouvrirent, et le
fiacre roula bientôt sur le sable d'une cour. Mme Grivois ayant
levé un des stores, on vit une vaste cour coupée dans sa largeur
par une haute muraille, au milieu de laquelle était une sorte de
porche formant avant-corps et soutenu par des colonnes de plâtre.
Sous ce porche était une petite porte. Au-delà du mur, on voyait
le faîte et le fronton d'un très grand bâtiment construit en
pierres de taille; comparée à la maison de la rue Brise-Miche,
cette demeure semblait un palais, aussi Blanche dit à Mme Grivois,
avec une expression de naïve admiration:

-- Mon Dieu! madame, quelle belle habitation!

-- Ce n'est rien, vous allez voir l'intérieur... c'est bien autre
chose! répondit madame Grivois.

Le cocher ouvrit la portière; quelle fut la colère de Mme Grivois
et la surprise des deux jeunes filles... à la vue de Rabat-Joie,
qui avait intelligemment suivi la voiture, et qui, les oreilles
droites, la queue frétillante, semblait, le malheureux, avoir
oublié ses crimes et s'attendre à être loué de son intelligente
fidélité.

-- Comment! s'écria Mme Grivois, dont toutes les douleurs se
renouvelèrent. Cet abominable chien a suivi la voiture?

-- Fameux chien tout de même, bourgeoise, répondit le cocher, il
n'a pas quitté mes chevaux d'un pas... faut qu'il ait été dressé à
cela... c'est une crâne bête, à qui deux hommes ne feraient pas
peur... Quel poitrail!

La maîtresse de feu Monsieur, irritée des éloges peu opportuns que
le cocher prodiguait à Rabat-Joie, dit aux orphelines:

-- Je vais vous faire conduire chez votre parente, attendez un
instant dans le fiacre. Mme Grivois alla d'un pas rapide vers le
petit porche et y sonna.

Une femme vêtue d'un costume religieux y parut, et s'inclina
respectueusement devant Mme Grivois qui lui dit ces seuls mots:

-- Voici les deux jeunes filles; les ordres de M. l'abbé
d'Aigrigny et de la princesse sont qu'elles soient à l'instant et
désormais séparées l'une de l'autre et mises en cellule...
sévère... vous entendez, ma soeur? en _cellule sévère_ et au
régime des _impénitentes_.

-- Je vais en prévenir notre mère, et ce sera fait, dit la
religieuse en s'inclinant.

-- Voulez-vous venir, mes chères demoiselles? reprit Mme Grivois
aux deux jeunes filles, qui avaient à la dérobée fait quelques
caresses à Rabat-Joie, tant elles étaient touchées de son
instinct; on va vous conduire auprès de Mme votre parente, et je
reviendrai vous prendre dans une demi-heure: cocher, retenez bien
le chien.

Rose et Blanche, qui, en descendant de voiture, s'étaient occupées
de Rabat-Joie, n'avaient pas remarqué la soeur tourière, qui
s'était du reste à demi effacée derrière la petite porte. Aussi
les deux soeurs ne s'aperçurent-elles que leur prétendue
introductrice était vêtue en religieuse que lorsque celle-ci, les
prenant par la main, leur fit franchir le seuil de la porte qui,
un instant après, se referma sur elles.

Lorsque Mme Grivois eut vu les orphelines renfermées dans le
couvent, elle dit au cocher de sortir de la cour et d'aller
l'attendre à la porte extérieure.

Le cocher obéit.

Rabat-Joie, qui avait vu Rose et Blanche entrer par la petite
porte du jardin, y courut; Mme Grivois dit alors au portier de
l'enceinte extérieure, grand homme robuste:

-- Il y a dix francs pour vous, Nicolas, si vous assommez devant
moi ce grand chien... qui est là... accroupi sous le porche...

Nicolas hocha la tête en contemplant la carrure et la taille de
Rabat-Joie, et répondit:

-- Diable! madame, assommer un chien de cette taille... ça n'est
déjà pas si commode.

-- Je vous donne vingt francs, là... mais tuez-le... là... devant
moi...

-- Il faudrait un fusil... Je n'ai qu'un merlin de fer.

-- Cela suffira... d'un coup... vous l'abattrez.

-- Enfin, madame... je vas toujours essayer... mais j'en doute...
Et Nicolas alla chercher sa masse de fer...

-- Oh! si j'avais la force!... dit Mme Grivois.

Le portier revint avec son arme et s'approcha traîtreusement et à
pas lents de Rabat-Joie, qui se tenait toujours sous le porche.

-- Viens, mon garçon... viens... ici. Mon bon chien... dit Nicolas
en frappant sur sa cuisse de la main gauche, et tenant de sa main
droite le merlin caché derrière lui.

Rabat-Joie se leva, examina attentivement Nicolas, puis devinant
sans doute à sa démarche que le portier méditait quelque méchant
dessein, d'un bond il s'éloigna, _tourna _l'ennemi, vit clairement
ce dont il s'agissait et se tint à distance.

-- Il a éventé la mèche, dit Nicolas, le gueux se défie... il ne
se laissera pas approcher... c'est fini.

-- Tenez... vous n'êtes qu'un maladroit! dit Mme Grivois furieuse,
et elle jeta cinq francs à Nicolas; mais au moins chassez-le
d'ici.

-- Ça sera plus facile que de le tuer, cela, madame. En effet,
Rabat-Joie, poursuivi et reconnaissant probablement l'inutilité
d'une lutte ouverte, quitta la cour et gagna la rue, mais, une
fois là, se sentant pour ainsi dire sur un terrain neutre, malgré
les menaces de Nicolas, il ne s'éloigna de la porte qu'autant
qu'il le fallait pour être à l'abri du merlin. Aussi, lorsque
Mme Grivois, pâle de rage, remonta dans son fiacre, où se
trouvaient les restes inanimés de Monsieur, elle vit, avec autant
de dépit que de colère, Rabat-Joie couché à quelques pas de la
porte extérieure, que Nicolas venait de refermer voyant
l'inutilité de ses poursuites. Le chien de Sibérie, sûr de
retrouver le chemin de la rue Brise-Miche, avec cette intelligence
particulière à sa race, attendait les orphelines. Les deux soeurs
se trouvaient ainsi recluses dans le couvent de Sainte-Marie, qui,
nous l'avons dit, touchait presque à la maison de santé où était
enfermée Adrienne de Cardoville.

* * * *

Nous conduirons maintenant le lecteur chez la femme de Dagobert;
elle attendait avec une cruelle anxiété le retour de son mari, qui
allait lui demander compte de la disparition des filles du
maréchal Simon.



VII. L'influence d'un confesseur.

À peine les orphelines eurent-elles quitté la femme de Dagobert,
que celle-ci, s'agenouillant, s'était mise à prier avec ferveur;
ses larmes, longtemps contenues, coulèrent abondamment: malgré sa
conviction sincère d'avoir accompli un religieux devoir en livrant
les jeunes filles, elle attendait avec une crainte extrême le
retour de son mari. Quoique aveuglée par son zèle pieux, elle ne
se dissimulait pas que Dagobert aurait de légitimes sujets de
plainte et de colère, et puis enfin, la pauvre mère devait encore,
dans cette circonstance déjà si fâcheuse, lui apprendre
l'arrestation d'Agricol, qu'il ignorait. À chaque bruit de pas
dans l'escalier, Françoise prêtait l'oreille en tressaillant; puis
elle se remettait à prier avec ferveur, suppliant le Seigneur de
lui donner la force de supporter cette nouvelle et rude épreuve.

Enfin, elle entendit marcher sur le palier; ne doutant pas cette
fois que ce ne fût Dagobert, elle s'assit précipitamment, essuya
ses yeux à la hâte, et pour se donner une contenance, prit sur ses
genoux un sac de grosse toile grise qu'elle eut l'air de coudre,
car ses mains vénérables tremblaient si fort, qu'elles pouvaient à
peine tenir son aiguille.

Au bout de quelques minutes la porte s'ouvrit. Dagobert parut. La
rude figure du soldat était sévère et triste: en entrant, il jeta
violemment son chapeau sur la table, ne s'apercevant pas tout
d'abord de la disparition des orphelines, tant il était
péniblement préoccupé.

-- Pauvre enfant... c'est affreux! s'écria-t-il.

-- Tu as vu la Mayeux? tu l'as réclamée? dit vivement Françoise,
oubliant un moment ses craintes.

-- Oui, je l'ai vue, mais dans quel état! c'était à fendre le
coeur; je l'ai réclamée, et vivement, je t'en réponds; mais on m'a
dit: «Il faut avant que le commissaire aille chez vous pour...»

Puis Dagobert, jetant un regard surpris dans la chambre,
s'interrompit et dit à sa femme:

-- Tiens... où sont donc les enfants?...

Françoise se sentit saisie d'un frisson glacé. Elle dit d'une voix
faible:

-- Mon ami... je... Elle ne put achever.

-- Rose et Blanche, où sont-elles? réponds-moi donc... Rabat-Joie
n'est pas là non plus.

-- Ne te fâche pas.

-- Allons, dit brusquement Dagobert, tu les auras laissées sortir
avec une voisine; pourquoi ne pas les avoir accompagnées toi-même,
ou priées de m'attendre si elles voulaient se promener un peu...
Ce que je comprends, du reste... cette chambre est si triste!...
mais je suis étonné qu'elles soient parties avant de savoir des
nouvelles de cette bonne Mayeux, car elles ont des coeurs
d'ange... Mais... comme tu es pâle! ajouta le soldat en regardant
Françoise de plus près. Qu'est-ce que tu as donc, ma pauvre
femme?... est-ce que tu souffres?

Et Dagobert prit affectueusement la main de Françoise.

Celle-ci, douloureusement émue de ces paroles prononcées avec une
touchante bonté, courba la tête et baisa en pleurant la main de
son mari. Le soldat, de plus en plus inquiet en sentant les larmes
brûlantes couler sur sa main, s'écria:

-- Tu pleures... tu ne me réponds pas... mais dis-moi donc ce qui
te chagrine, ma pauvre femme... Est-ce parce que je t'ai parlé un
peu fort en te demandant pourquoi tu avais laissé ces chères
enfants sortir avec une voisine. Dame... que veux-tu?... leur mère
me les a confiées en mourant... tu comprends... c'est sacré...
cela... Aussi je suis toujours pour elles comme une vraie poule
pour ses poussins, ajouta-t-il en riant pour égayer Françoise.

-- Et tu as raison de les aimer...

-- Voyons, calme-toi, tu me connais: avec ma grosse voix, je suis
bon homme au fond... puisque tu es bien sûre de cette voisine, il
n'y a que demi-mal... mais désormais, vois-tu, ma bonne Françoise,
ne fais jamais rien à cet égard sans me consulter... Ces enfants
t'ont donc demandé à aller se promener un peu avec Rabat-Joie?

-- Non... mon ami... je...

-- Comment, non?... Quelle est donc cette voisine à qui tu les a
confiées? où les a-t-elle menées? à quelle heure les ramènera-t-
elle?

-- Je... ne sais pas... murmura Françoise d'une voix éteinte.

-- Tu ne sais pas! s'écria Dagobert irrité; puis, se contenant, il
reprit d'un ton de reproche amical:

-- Tu ne sais pas... tu ne pouvais pas lui fixer une heure, ou
mieux ne t'en rapporter qu'à toi... et ne les confier à
personne?... Il faut que ces enfants t'aient bien instamment
demandé de s'en aller promener. Elles savaient que j'allais
rentrer d'un moment à l'autre: comment ne m'ont-elles pas attendu,
hein? Françoise?... Je te demande pourquoi elles ne m'ont pas
attendu. Mais réponds-moi donc... mordieu! tu ferais damner un
saint!... s'écria Dagobert en frappant du pied, réponds-moi
donc...

Le courage de Françoise était à bout; ces interrogations
pressantes, réitérées, qui devaient aboutir à la découverte de la
vérité, lui faisaient endurer mille tortures lentes et poignantes.
Elle préféra en finir tout d'un coup; elle se décida donc à
supporter le poids de la colère de son mari en victime humble et
résignée, mais opiniâtrement fidèle à la promesse qu'elle avait
jurée devant Dieu à son confesseur. N'ayant pas la force de se
lever, elle baissa la tête, et, laissant tomber ses bras de chaque
côté de sa chaise, elle dit à son mari d'une voix accablée:

-- Fais de moi ce que tu voudras... mais ne me demande plus ce que
sont devenues ces enfants... je ne pourrais pas te répondre...

La foudre serait tombée aux pieds du soldat qu'il n'eût pas reçu
une commotion plus violente, plus profonde; il devint pâle; son
front chauve se couvrit d'une sueur froide; le regard fixe,
hébété, il resta pendant quelques secondes immobile, muet,
pétrifié.

Puis, sortant comme en sursaut de cette torpeur éphémère, par un
mouvement d'énergie terrible il prit sa femme par les deux
épaules, et, l'enlevant aussi facilement qu'il eût enlevé une
plume, il la planta debout devant lui, et alors penché vers elle,
il s'écria avec un accent à la fois effrayant et désespéré:

-- Les enfants!

-- Grâce!... grâce!... dit Françoise d'une voix éteinte.

-- Où sont les enfants?... répéta Dagobert en secouant entre ses
mains puissantes ce pauvre corps frêle, débile, et il ajouta d'une
voix tonnante:

-- Répondras-tu? Ces enfants!!!

-- Tue-moi... ou pardonne-moi... car je ne peux pas te répondre...
répondit l'infortunée avec cette opiniâtreté à la fois inflexible
et douce des caractères timides, lorsqu'ils sont convaincus d'agir
selon le bien.

-- Malheureuse... s'écria le soldat. Et, fou de colère, de
douleur, de désespoir, il souleva sa femme comme s'il eût voulu la
lancer et la briser sur le carreau... Mais cet excellent homme
était trop brave pour commettre une lâche cruauté. Après cet élan
de fureur involontaire, il laissa Françoise...

Anéantie, elle tomba sur ses genoux, joignit les mains, et, au
faible mouvement de ses lèvres, on vit qu'elle priait...

Dagobert eut alors un moment d'étourdissement, de vertige; sa
pensée lui échappait; tout ce qui lui arrivait était si soudain,
si incompréhensible, qu'il lui fallut quelques minutes pour se
remettre, pour bien se convaincre que sa femme, cet ange de bonté
dont la vie n'était qu'une suite d'adorables dévouements, sa
femme, qui savait ce qu'étaient pour lui les filles du maréchal
Simon, venait de lui dire: «Ne m'interroge pas sur leur sort, je
ne peux te répondre.» L'esprit le plus ferme, le plus fort, eût
vacillé devant ce fait inexplicable, renversant. Le soldat,
reprenant un peu de calme, et envisageant les choses avec plus de
sang-froid, se fit ce raisonnement sensé:

-- Ma femme peut seule m'expliquer ce mystère inconcevable... Je
ne veux ni la battre ni la tuer... employons donc tous les moyens
possibles pour la faire parler, et surtout tâchons de nous
contenir.

Dagobert prit une chaise, en montra une autre à sa femme, toujours
agenouillée, et lui dit:

-- Assieds-toi. Obéissante et abattue, Françoise s'assit.

-- Écoute-moi, ma femme, reprit Dagobert d'une voix brève,
saccadée, et pour ainsi dire accentuée par des soubresauts
involontaires qui trahissaient sa violente impatience à peine
contenue. Tu le comprends... cela ne peut se passer ainsi... Tu le
sais... je n'userai jamais de violence envers toi... Tout à
l'heure... j'ai cédé à un premier mouvement... j'en suis fâché...
je ne recommencerai pas... sois-en sûre... Il faut que je sache où
sont ces enfants... leur mère me les a confiées... et je ne les ai
pas amenées du fond de la Sibérie ici... pour que tu viennes me
dire aujourd'hui: «Ne m'interroge pas... je ne peux pas te dire ce
que j'en ai fait!...» Ce ne sont pas des raisons... Suppose que le
maréchal Simon arrive tout à l'heure, et qu'il me dise: «Dagobert,
mes enfants!» Que veux-tu que je lui réponde?... Voyons... je suis
calme... mets-toi à ma place... encore une fois, que veux-tu que
je lui réponde, au maréchal?... hein!... mais dis donc!... parle
donc!...

-- Hélas!... mon ami...

-- Il ne s'agit pas d'hélas! dit le soldat en essuyant son front,
dont les veines étaient gonflées et tendues à se rompre; que veux-
tu que je réponde au maréchal?

-- Accuse-moi auprès de lui... je supporterai tout...

-- Que diras-tu?

-- Que tu m'avais confié deux jeunes filles, que tu es sorti, qu'à
ton retour, ne les ayant pas retrouvées, tu m'as interrogée, et
que je t'ai répondu que je ne pouvais pas te dire ce qu'elles
étaient devenues.

-- Ah!... et le maréchal se contentera de ces raisons-là?... dit
Dagobert en serrant convulsivement ses poings sur ses genoux.

-- Malheureusement je ne pourrai pas lui en donner d'autres... ni
à lui ni à toi... non... quand la mort serait là, je ne le
pourrais pas...

Dagobert bondit sur sa chaise en entendant cette réponse faite
avec une résignation désespérante. Sa patience était à bout, ne
voulant cependant pas céder à de nouveaux emportements ou à des
menaces dont il sentait l'impuissance, il se leva brusquement,
ouvrit une des fenêtres, et exposa au froid et à l'air son front
brûlant; un peu calmé, il fit quelques pas dans la chambre et
revint s'asseoir auprès de sa femme.

Celle-ci, les yeux baignés de pleurs, attachait son regard sur le
Christ, pensant qu'à elle aussi on avait imposé une lourde croix.

Dagobert reprit:

-- À la manière dont tu m'as parlé, j'ai vu tout de suite qu'il
n'était arrivé aucun accident qui compromît la santé de ces
enfants.

-- Non... oh!... non... grâce à Dieu elles se portent bien...
c'est tout ce que je puis te dire...

-- Sont-elles sorties seules?

-- Je ne puis rien te dire.

-- Quelqu'un les a-t-il emmenées?

-- Hélas! mon ami, à quoi bon m'interroger? je ne peux pas
répondre.

-- Reviendront-elles ici?

-- Je ne sais pas... Dagobert se leva brusquement; de nouveau, la
patience était sur le point de lui échapper. Après quelques pas
dans la chambre, il revint s'asseoir.

-- Mais enfin, dit-il à sa femme, tu n'as aucun intérêt, toi, à me
cacher ce que sont devenues ces enfants; pourquoi refuser de m'en
instruire?

-- Parce que je ne peux faire autrement.

-- Je crois que si... lorsque tu sauras une chose que tu m'obliges
à te dire; écoute-moi bien, ajouta Dagobert d'une voix émue: si
ces enfants ne me sont pas rendues la veille du 13 février, et tu
vois que le temps presse... tu me mets, envers les filles du
maréchal Simon, dans la position d'un homme qui les aurait volées,
dépouillées, entends-tu bien? dépouillées, dit le soldat d'une
voix profondément altérée. Puis, avec un accent de désolation qui
brisa le coeur de Françoise, il ajouta:

-- Et j'avais pourtant fait tout ce qu'un honnête homme peut
faire... pour amener ces pauvres enfants ici... Tu ne sais pas,
toi, ce que j'ai eu à endurer en route... mes soins, mes
inquiétudes... car enfin... moi, soldat, chargé de deux jeunes
filles... ce n'est qu'à force de coeur, de dévouement, que j'ai pu
m'en tirer... et lorsque, pour ma récompense, je croyais pouvoir
dire à leur père: «Voici vos enfants...»

Le soldat s'interrompit...

À la violence de ses premiers emportements succédait un
attendrissement douloureux: il pleura.

À la vue des larmes qui coulaient lentement sur la moustache grise
de Dagobert, Françoise sentit un moment sa résolution défaillir;
mais songeant au serment qu'elle avait fait à son confesseur, et
se disant qu'après tout il s'agissait du salut éternel des
orphelines, elle s'accusa mentalement de cette tentation mauvaise
que l'abbé Dubois lui reprocherait sévèrement.

Elle reprit donc d'une voix craintive:

-- Comment peut-on t'accuser d'avoir dépouillé ces enfants ainsi
que tu disais?

-- Apprends donc, reprit Dagobert en passant la main sur ses yeux,
que si ces jeunes filles ont bravé tant de fatigues et de
traverses pour venir ici du fond de la Sibérie, c'est qu'il s'agit
pour elles de grands intérêts, d'une fortune immense peut-être...
et que si elles ne se présentent pas le 13 février... ici... à
Paris, rue Saint-François... tout est perdu... et cela par ma
faute... car je suis responsable de ce que tu as fait.

-- Le 13 février... rue Saint-François, dit Françoise en regardant
son mari avec surprise; comme Gabriel...

-- Que dis-tu!... de Gabriel?

-- Quand je l'ai recueilli... le pauvre petit abandonné, il
portait au cou une médaille... de bronze...

-- Une médaille de bronze! s'écria le soldat frappé de stupeur,
avec ces mots:

À Paris, vous serez, le 13 février 1832, rue Saint-François?

_-- _Oui... Comment sais-tu?...

-- Gabriel! dit le soldat en se parlant à lui-même; puis il ajouta
vivement: Et Gabriel sait-il que tu as trouvé cette médaille sur
lui?

-- Je lui en ai parlé dans le temps; il avait aussi dans sa poche,
quand je l'ai recueilli, un portefeuille rempli de papiers écrits
en langue étrangère; je les ai remis à M. l'abbé Dubois, mon
confesseur, pour qu'il pût les examiner. Il m'a dit plus tard que
ces papiers étaient de peu d'importance. Quelque temps après,
quand une personne bien charitable, nommée M. Rodin, s'est chargée
de l'éducation de Gabriel et de le faire entrer au séminaire,
M. l'abbé Dubois a remis ces papiers et cette médaille à M. Rodin;
depuis, je n'en ai plus entendu parler.

Lorsque Françoise avait parlé de son confesseur, un éclair soudain
avait frappé l'esprit du soldat; quoiqu'il fût loin de se douter
des machinations depuis longtemps ourdies autour de Gabriel et des
orphelines, il pressentit vaguement que sa femme devait obéir à
quelque secrète influence de confessionnal, influence dont il ne
comprenait, il est vrai, ni le but ni la portée, mais qui lui
expliquait, du moins en partie, l'inconcevable opiniâtreté de
Françoise à se taire au sujet des orphelines.

Après un moment de réflexion, il se leva et dit sévèrement à sa
femme en la regardant fixement:

-- Il y a du prêtre... dans tout ceci.

-- Que veux-tu dire, mon ami?

-- Tu n'as aucun intérêt à me cacher les enfants; tu es la
meilleure des femmes; tu vois ce que je souffre; si tu agissais de
toi-même tu aurais pitié de moi...

-- Mon ami...

-- Je te dis que tout ça sent le confessionnal! reprit Dagobert.
Tu sacrifies moi et ces enfants à ton confesseur; mais prends bien
garde... je saurai où il demeure... et, mille tonnerres!... j'irai
lui demander qui de lui ou de moi est le maître de mon ménage, et
s'il se tait... ajouta le soldat avec une expression menaçante, je
saurai bien le forcer de parler...

-- Grand Dieu! s'écria Françoise en joignant les mains avec
épouvante en entendant ces paroles sacrilèges, un prêtre!...
songes-y... un prêtre!

-- Un prêtre qui jette la discorde, la trahison et le malheur dans
mon ménage... n'est qu'un misérable comme un autre... à qui j'ai
le droit de demander compte du mal qu'il fait à moi et aux
miens... Ainsi, dis-moi à l'instant où sont les enfants... ou,
sinon, je t'avertis que c'est à ton confesseur que je vais aller
le demander. Il se trame ici quelque indignité dont tu es complice
sans le savoir, malheureuse femme... Du reste... j'aime mieux m'en
prendre à un autre qu'à toi.

-- Mon ami, dit Françoise d'une voix douce et ferme, tu t'abuses
si tu crois par la violence imposer à un homme vénérable qui,
depuis vingt ans, s'est chargé de mon salut... c'est un vieillard
respectable.

-- Il n'y a pas d'âge qui tienne...

-- Grand Dieu!... où vas-tu? Tu es effrayant!

-- Je vais à ton église... tu dois y être connue... Je demanderai
ton confesseur, et nous verrons.

-- Mon ami... je t'en supplie, s'écria Françoise avec épouvante en
se jetant au-devant de Dagobert, qui se dirigeait vers la porte;
songe à quoi tu t'exposes. Mon Dieu!... outrager un prêtre... Mais
tu ne sais donc pas que c'est un _cas réservé!!!_

Ces derniers mots étaient ce que, dans sa candeur, la femme de
Dagobert croyait pouvoir lui dire de plus redoutable; mais le
soldat, sans tenir compte de ces paroles, se dégagea des étreintes
de sa femme, et il allait sortir tête nue, tant était violente son
exaspération, lorsque la porte s'ouvrit.

C'était le commissaire de police, suivi de la Mayeux et de l'agent
de police portant le paquet saisi sur la jeune fille.

-- Le commissaire! dit Dagobert en le reconnaissant à son écharpe;
ah! tant mieux, il ne pouvait venir plus à propos.



VIII. L'interrogatoire.

-- Madame Françoise Baudoin? demanda le magistrat.

-- C'est moi... monsieur... dit Françoise; puis, apercevant la
Mayeux, qui, pâle, tremblante, n'osait pas avancer, elle lui
tendit les bras. Ah! ma pauvre enfant!... s'écria-t-elle en
pleurant; pardon... pardon... c'est encore pour nous... que tu as
souffert cette humiliation...

Après que la femme de Dagobert eut tendrement embrassé la jeune
ouvrière, celle-ci, se retournant vers le commissaire, lui dit
avec une expression de dignité triste et touchante:

-- Vous le voyez... monsieur... je n'avais pas volé.

-- Ainsi, madame, dit le magistrat à Françoise, la timbale
d'argent... le châle... les draps... contenus dans ce paquet...

-- M'appartenaient, monsieur... C'était pour me rendre service que
cette chère enfant... la meilleure, la plus honnête des créatures,
avait bien voulu se charger de porter ces objets au mont-de-
piété...

-- Monsieur, dit sévèrement le magistrat à l'agent de police, vous
avez commis une déplorable erreur... j'en rendrai compte... et je
demanderai que vous soyez puni; sortez! Puis s'adressant à la
Mayeux d'un air véritablement peiné:

-- Je ne puis malheureusement, mademoiselle, que vous exprimer des
regrets bien sincères de ce qui s'est passé... croyez que je
compatis à tout ce que cette méprise a eu de cruel pour vous...

-- Je le crois... monsieur, dit la Mayeux, et je vous en remercie.
Et elle s'assit avec accablement, car, après tant de secousses,
son courage et ses forces étaient épuisés.

Le magistrat allait se retirer, lorsque Dagobert qui avait depuis
quelques instants paru profondément réfléchir, lui dit d'une voix
ferme:

-- Monsieur le commissaire... veuillez m'entendre... j'ai une
déposition à vous faire.

-- Parlez, monsieur...

-- Ce que je vais vous dire est très important, monsieur; c'est
devant vous, magistrat, que je fais une déclaration... afin que
vous en preniez acte.

-- Et c'est comme magistrat que je vous écoute, monsieur.

-- Je suis arrivé ici depuis deux jours; j'amenais de Russie deux
jeunes filles qui m'avaient été confiées par leur mère... femme du
maréchal Simon...

-- De M. le maréchal duc de Ligny? dit le commissaire, très
surpris.

-- Oui, monsieur... Hier... je les ai laissées ici... j'étais
obligé de partir pour une affaire très pressante... Ce matin,
pendant mon absence, elles ont disparu... et je suis certain de
connaître l'homme qui les a fait disparaître...

-- Mon ami... s'écria Françoise effrayée.

-- Monsieur, dit le magistrat, votre déclaration est de la plus
haute gravité... Disparition de personnes... Séquestration, peut-
être... Mais êtes-vous bien sûr?...

-- Ces jeunes filles étaient ici... il y a une heure... Je vous
répète, monsieur, que pendant mon absence... on les a enlevées...

-- Je ne voudrais pas douter de la sincérité de votre déclaration,
monsieur... Pourtant, un enlèvement si brusque... s'explique
difficilement... D'ailleurs, qui vous dit que ces jeunes filles ne
reviendront pas? Enfin qui soupçonnez-vous? Un mot seulement,
avant de déposer votre accusation. Rappelez-vous que c'est le
magistrat qui vous entend... En sortant d'ici, il se peut que la
justice soit saisie de cette affaire.

-- C'est ce que je veux, monsieur... Je suis responsable de ces
jeunes filles devant leur père; il doit arriver d'un moment à
l'autre, et je tiens à me justifier.

-- Je comprends, monsieur, toutes ces raisons; mais encore une
fois prenez garde de vous laisser égarer par des soupçons peut-
être mal fondés... Une fois votre dénonciation faite... il se peut
que je sois obligé d'agir préventivement, immédiatement, contre la
personne que vous accusez... Or, si vous êtes coupable d'une
erreur... les suites en seraient fort graves pour vous; et, sans
aller plus loin... dit le magistrat avec émotion en désignant la
Mayeux, vous voyez quelles sont les conséquences d'une fausse
accusation.

-- Mon ami, tu entends, s'écria Françoise de plus en plus effrayée
de la résolution de Dagobert à l'endroit de l'abbé Dubois, je t'en
supplie... ne dis pas un mot de plus...

Mais le soldat, en réfléchissant, s'était convaincu que la seule
influence du confesseur de Françoise avait pu la déterminer à agir
ou à se taire; aussi reprit-il avec assurance:

-- J'accuse le confesseur de ma femme d'être l'auteur ou le
complice de l'enlèvement des filles du maréchal Simon.

Françoise poussa un douloureux gémissement et cacha sa figure dans
ses mains, pendant que la Mayeux, qui s'était rapprochée d'elle,
tâchait de la consoler.

Le magistrat avait écouté la déposition de Dagobert avec un
étonnement profond; il lui dit sévèrement:

-- Mais, monsieur... n'accusez-vous pas injustement un homme
revêtu d'un caractère on ne peut plus respectable... un prêtre?...
Monsieur... il s'agit d'un prêtre... Je vous avais prévenu... vous
auriez dû réfléchir... tout ceci devient de plus en plus grave...
À votre âge... une légèreté serait impardonnable.

-- Hé, mordieu! monsieur, dit Dagobert avec impatience, à mon âge
on a le sens commun; voici les faits: ma femme est la meilleure,
la plus honorable des créatures... parlez-en dans le quartier, on
vous le dira... mais elle est dévote; mais depuis vingt ans elle
ne voit que par les yeux de son confesseur... Elle adore son fils,
elle m'aime beaucoup aussi; mais au-dessus de son fils, et de
moi... il y a toujours le confesseur.

-- Monsieur, dit le commissaire, ces détails... intimes...

-- Sont indispensables... vous allez voir... Je sors, il y a une
heure, pour aller réclamer cette pauvre Mayeux... En rentrant, les
jeunes filles avaient disparu; je demande à ma femme, à qui je les
avais laissées, où elles sont... elle tombe à genoux en sanglotant
et me dit: «Fais de moi ce que tu voudras... mais ne me demande
pas ce que sont devenues les enfants... je ne peux pas te
répondre.»

-- Serait-il vrai... madame?... s'écria le commissaire en
regardant Françoise avec une grande surprise.

-- Emportements, menaces, prières, rien n'a fait, reprit Dagobert,
à tout elle m'a répondu avec sa douleur de sainte: «Je ne peux
rien dire.» Eh bien, moi, monsieur, voici ce que je soutiens: ma
femme n'a aucun intérêt à la disparition de ces enfants; elle est
sous la domination entière de son confesseur; elle a agi par son
ordre, et elle n'est que l'instrument; il est le seul coupable.

À mesure que Dagobert parlait, la physionomie du commissaire
devenait de plus en plus attentive en regardant Françoise, qui,
soutenue par la Mayeux, pleurait amèrement. Après avoir un instant
réfléchi, le magistrat fit un pas vers la femme de Dagobert, et
lui dit:

-- Madame... vous avez entendu ce que vient de déclarer votre
mari?

-- Oui, monsieur.

-- Qu'avez-vous à me dire pour vous justifier?...

-- Mais, monsieur! s'écria Dagobert, ce n'est pas ma femme que
j'accuse... je n'entends pas cela... c'est son confesseur!

-- Monsieur... vous vous êtes adressé au magistrat... c'est donc
au magistrat à agir comme il croit devoir agir pour découvrir la
vérité... Encore une fois, madame, reprit-il en s'adressant à
Françoise, qu'avez-vous à dire pour vous justifier?

-- Hélas! rien, monsieur.

-- Est-il vrai que votre mari ait en partant laissé ces jeunes
filles sous votre surveillance?

-- Oui, monsieur.

-- Est-il vrai que, lorsqu'il vous a demandé où elles étaient,
vous lui avez dit que vous ne pouviez rien lui apprendre à ce
sujet?

Et le commissaire semblait attendre la réponse de Françoise avec
une sorte de curiosité inquiète.

-- Oui, monsieur, dit-elle simplement et naïvement, j'ai répondu
cela à mon mari.

Le magistrat fit un mouvement de surprise presque pénible.

-- Comment! madame... à toutes les prières, à toutes les instances
de votre mari... vous n'avez pu répondre autre chose? Comment!
vous avez refusé de lui donner aucun renseignement? Mais cela
n'est ni probable ni possible.

-- Cela est pourtant la vérité, monsieur.

-- Mais enfin, madame, que sont devenues ces jeunes filles qu'on
vous a confiées?...

-- Je ne puis rien dire là-dessus... monsieur... Si je n'ai pas
répondu à mon pauvre mari... c'est que je ne répondrai à
personne...

-- Eh bien, monsieur, reprit Dagobert, avais-je tort? une honnête
et excellente femme comme elle, toujours pleine de raison, de bon
sens, de dévouement, parler ainsi... est-ce naturel? Je vous
répète, monsieur, que c'est une affaire de confesseur... Agissons
contre lui vivement. et promptement... nous saurons tout... et mes
pauvres enfants me seront rendues.

Le commissaire dit à Françoise, sans pouvoir réprimer une certaine
émotion:

-- Madame..., je vais vous parler bien sévèrement; mon devoir m'y
oblige. Tout ceci se complique d'une manière si grave, que je vais
de ce pas instruire la justice de ces faits; vous reconnaissez que
ces jeunes filles vous ont été confiées, et vous ne pouvez les
représenter... Maintenant, écoutez-moi bien... Si vous refusiez de
donner aucun éclaircissement à leur sujet... c'est vous seule...
qui seriez accusée de leur disparition... et je serais, à mon
grand regret, obligé de vous arrêter...

-- Moi! s'écria Françoise avec terreur.

-- Elle! s'écria Dagobert, jamais... Encore une fois, c'est son
confesseur et non pas elle que j'accuse... Ma pauvre femme...
l'arrêter!

Et il courut à elle comme s'il eût voulu la protéger.

-- Monsieur... il est trop tard, dit le commissaire; vous m'avez
déposé votre plainte sur l'enlèvement de deux jeunes filles.
D'après les déclarations mêmes de votre femme, elle seule est
jusqu'ici la seule compromise. Je dois la conduire auprès de M. le
procureur du roi, qui du reste avisera.

-- Et moi, monsieur, je vous dis que ma femme ne sortira pas
d'ici! s'écria Dagobert d'un ton menaçant.

-- Monsieur, dit froidement le commissaire, je comprends votre
chagrin; mais dans l'intérêt même de la vérité, je vous en
conjure, ne vous opposez pas à une mesure qu'il vous serait, dans
dix minutes, matériellement impossible d'empêcher.

Ces mots, dits avec calme, rappelèrent le soldat à lui-même.

-- Mais enfin, monsieur! s'écria-t-il, ce n'est pas ma femme que
j'accuse.

-- Laisse, mon ami; ne t'occupe pas de moi, dit la femme martyre
avec une angélique résignation; le Seigneur veut encore m'éprouver
rudement: je suis son indigne servante... je dois accepter ses
volontés avec reconnaissance; que l'on m'arrête si l'on veut... je
ne dirai pas plus en prison que je n'ai dit ici au sujet de ces
pauvres enfants...

-- Mais, monsieur... vous voyez bien que ma femme n'a pas la tête
à elle... s'écria Dagobert, vous ne pouvez l'arrêter...

-- Il n'y a aucune charge, aucune preuve, aucun indice contre
l'autre personne que vous accusez, et que son caractère même
défend. Laissez-moi emmener madame... Peut-être, après un premier
interrogatoire, vous sera-t-elle rendue... Je regrette, monsieur,
ajouta le commissaire d'un ton pénétré, d'avoir une telle mission
à remplir... dans un moment où l'arrestation de votre fils...
doit... vous...

-- Hein!... s'écria Dagobert en regardant sa femme et la Mayeux
avec stupeur, que dit-il?... mon fils...

-- Quoi!... vous ignoriez?... Ah! monsieur... pardon, mille fois,
dit le magistrat, douloureusement ému, il m'est cruel... de vous
faire une telle révélation.

-- Mon fils!... répéta Dagobert en portant ses deux mains à son
front, mon fils... arrêté!

-- Pour un délit politique... peu grave, du reste, dit le
commissaire.

-- Ah! c'est trop... tout m'accable à la fois... dit le soldat en
tombant anéanti sur une chaise en cachant sa figure dans ses
mains.

* * * *

Après des adieux déchirants, au milieu desquels Françoise resta,
malgré ses terreurs, fidèle au serment qu'elle avait fait à l'abbé
Dubois, Dagobert, qui avait refusé de déposer contre sa femme,
était accoudé sur une table; épuisé par tant d'émotions, il ne put
s'empêcher de s'écrier:

-- Hier... j'avais auprès de moi... ma femme... mon fils... mes
deux pauvres orphelines... et maintenant... seul!... seul!...

Au moment où il prononçait ces mots d'un ton déchirant, une voix
douce et triste se fit entendre derrière lui, et dit timidement:

-- Monsieur Dagobert... je suis là... Si vous le permettez, je
vous servirai, je resterai près de vous... C'était la Mayeux.



Neuvième partie
La reine Bacchanal



I. La mascarade.

Le lendemain du jour où la femme de Dagobert avait été conduite
par le commissaire de police auprès du juge d'instruction, une
scène bruyante et animée se passait sur la place du Châtelet, en
face d'une maison dont le premier étage et le rez-de-chaussée
étaient alors occupés par les vastes salons d'un traiteur à
l'enseigne du _Veau-qui-tette._

La nuit du jeudi gras venait de finir. Une assez grande quantité
de masques grotesquement et pauvrement accoutrés sortaient des
bals de cabarets situés dans le quartier de l'Hôtel-de-Ville, et
traversaient, en chantant, la place du Châtelet; mais en voyant
accourir sur le quai une seconde troupe de gens déguisés, les
premiers masques s'arrêtèrent pour attendre les nouveaux en
poussant des cris de joie dans l'espoir d'une de ces luttes de
paroles graveleuses et de lazzi poissards qui ont illustré Vadé.
Cette foule, plus ou moins avinée, bientôt augmentée de beaucoup
de gens que leur état obligeait à circuler dans Paris de très
grand matin, cette foule s'était tout à coup concentrée dans l'un
des angles de la place, de sorte qu'une jeune fille pâle et
contrefaite, qui la traversait en ce moment, fut enveloppée de
toutes parts. Cette jeune fille était la Mayeux; levée avec le
jour, elle allait chercher plusieurs pièces de lingerie chez la
personne qui l'employait. On conçoit les craintes de la pauvre
ouvrière lorsque, involontairement engagée au milieu de cette
foule joyeuse, elle se rappela la cruelle scène de la veille; mais
malgré tous ses efforts, hélas! bien chétifs, elle ne put faire un
pas, car la troupe de masques qui arrivait s'étant ruée sur les
premiers venus, une partie de ceux-ci s'écartèrent, d'autres
refluèrent en avant, et la Mayeux, se trouvant parmi ces derniers,
fut pour ainsi dire portée par ce flot de peuple et jetée parmi
les groupes les plus rapprochés de la maison du traiteur. Les
nouveaux masques étaient beaucoup mieux costumés que les autres:
ils appartenaient à cette classe turbulente et gaie qui fréquente
habituellement la Chaumière, le Prado, le Colisée et autres
réunions dansantes plus ou moins échevelées, composées
généralement d'étudiants, de demoiselles de boutique, de commis
marchands, de grisettes, etc.

Cette troupe, tout en ripostant aux plaisanteries des autres
masques, semblait attendre avec une grande impatience l'arrivée
d'une personne singulièrement désirée. Les paroles suivantes,
échangées entre pierrots et pierrettes, débardeurs et débardeuses,
turcs et sultanes ou autres couples assortis, donneront une idée
de l'importance des personnages si ardemment désirés.

-- Leur repas est commandé pour sept heures du matin. Leurs
voitures devraient déjà être arrivées.

-- Oui... mais la _reine Bacchanal_ aura voulu conduire la
dernière course du Prado.

-- Si j'avais su cela... je serais resté pour la voir, ma reine
adorée.

-- Gobinet, si vous l'appelez encore votre reine adorée, je vous
égratigne; en attendant, je vous pince!...

-- Céleste, finis donc!... tu me fais des noirs sur le satin
naturel dont maman m'a orné en naissant.

-- Pourquoi appelez-vous cette Bacchanal votre reine adorée?
Qu'est-ce que je vous suis donc, moi?

-- Tu es mon adorée, mais pas ma reine... car comme il n'y a
qu'une lune dans les nuits de la nature, il n'y a qu'une reine
Bacchanal dans les nuits du Prado.

-- Oh! que c'est joli... gros rien du tout, allez!

-- Gobinet a raison, elle était superbe, cette nuit, la reine!

-- Et en train!

-- Jamais je ne l'ai vue plus gaie.

-- Et quel costume... étourdissant!

-- Renversant!!!

-- Ébouriffant!!!

-- Pulvérisant!!!

-- Fulminant!!!

-- Il n'y a qu'elle pour en inventer de pareils.

-- Et quelle danse!

-- Oh oui! Voilà qui est à la fois déchaîné, onduleux et serpenté.
Il n'y a pas une bayadère pareille sous la calotte des cieux.

-- Gobinet, rendez-moi tout de suite mon châle... vous me l'avez
déjà assez abîmé en vous en faisant une ceinture autour de votre
gros corps: je n'ai pas besoin de périr mes effets pour de gros
êtres qui appellent les autres femmes de bayadères.

-- Voyons, Céleste, calme ta fureur... je suis déguisé en Turc; en
parlant de bayadères, je reste dans mon rôle ou à peu près.

-- Ta Céleste est comme les autres, va, Gobinet, elle est jalouse
de la reine Bacchanal.

-- Jalouse! moi? Ah! par exemple... Si je voulais être aussi
effrontée qu'elle, on parlerait de moi tout autant... Après tout,
qu'est-ce qui fait sa réputation? C'est qu'elle a un sobriquet.

-- Quant à cela, tu n'as rien à lui envier... puisqu'on t'appelle
Céleste!

-- Vous savez bien, Gobinet, que Céleste est mon nom...

-- Oui, mais il a l'air d'un sobriquet quand on te regarde.

-- Gobinet, je mettrai encore ça sur votre mémoire...

-- Et Oscar t'aidera à faire l'addition... n'est-ce pas?

-- Certainement, et vous verrez le total... Je poserai l'un, et je
retiendrai l'autre... et l'autre, ça ne sera pas vous.

-- Céleste, vous me faites de la peine... Je voulais vous dire que
votre nom angélique est en bisbille avec votre ravissante petite
mine bien autrement lutine que celle de la reine Bacchanal.

-- C'est çà! maintenant, câlinez-moi, scélérat.

-- Je te jure sur la tête abhorrée de mon propriétaire que si tu
voulais, tu aurais autant d'aplomb que la reine Bacchanal, ce qui
n'est pas peu dire!

-- Le fait est que, pour avoir de l'aplomb, la Bacchanal en a...
et un fier.

-- Sans compter qu'elle fascine les municipaux.

-- Et qu'elle magnétise les sergents de ville.

-- Ils ont beau vouloir se fâcher... elle finit toujours par les
faire rire...

-- Et ils l'appellent tous: _ma Reine._

-- Cette nuit encore... elle a charmé un municipal, une vraie
rosière, ou plutôt un rosier, dont la pudeur s'était gendarmée
(_gendarmée! _avant les glorieuses, ça aurait été un joli mot). Je
disais donc que la pudeur d'un municipal s'était gendarmée pendant
que la reine dansait son fameux pas de _la Tulipe orageuse._

-- Quelle contredanse!... Couche-tout-nu et la reine Bacchanal
ayant pour vis-à-vis Rose-Pompon et Nini-Moulin!

-- Et tous quatre frétillant des tulipes de plus en plus
orageuses.

-- À propos, est-ce que c'est vrai ce qu'on dit de Nini-Moulin?

-- Quoi donc?

-- Que c'est un homme de lettres qui fait des brochures pour la
religion?

-- Oui, c'est vrai; je l'ai vu souvent chez mon patron, où il se
fournit. Mauvais payeur... mais farceur!

-- Et il fait le dévot?

-- Je crois bien, quand il le faut; alors c'est M. Dumoulin gros
comme le bras, il roule des yeux, marche le cou de travers et les
pieds en dedans... Mais, une fois qu'il a fait sa parade, il
s'évapore dans les bals-cancans qu'il idolâtre, et où les femmes
l'ont surnommé _Nini-Moulin_... joignez à ce signalement qu'il
boit comme un poisson, et vous connaîtrez le gaillard. Ce qui ne
l'empêche pas d'écrire dans les journaux religieux; aussi les
cagots, qu'il met encore plus souvent dedans qu'il ne s'y met lui-
même, ne jurent que par lui. Faut voir ses articles ou ses
brochures (seulement les voir... pas les lire); on y parle à
chaque page du diable et de ses cornes... des fritures désolantes
qui attendent les impies et les révolutionnaires... de l'autorité
des évêques, du pouvoir du pape... est-ce que je sais, moi?
Soiffard de Nini-Moulin... va!... Il leur en donne pour leur
argent...

-- Le fait est qu'il est soiffard et crânement chicard... Quels
avant-deux il bombardait avec la petite Rose-Pompon dans la
contredanse de _la Tulipe orageuse!_

-- Et quelle bonne tête il avait... avec son casque romain et ses
bottes à revers!...

-- Rose-Pompon danse joliment bien aussi; c'est poétiquement
tortillé...

-- Et idéalement cancané!!

-- Oui, mais la reine Bacchanal est à six mille pieds au-dessus du
niveau du cancan ordinaire... J'en reviens toujours à son pas de
cette nuit, _la Tulipe orageuse._

-- C'était à l'adorer.

-- À la vénérer.

-- C'est-à-dire que si j'étais père de famille, je lui confierais
l'éducation de mes fils!!

-- C'est à propos de ce pas-là que le municipal s'est fâché d'un
ton de rosière gendarmée.

-- Le fait est que le pas était un peu raide.

-- Raide et raidissime; aussi le municipal s'approche d'elle et
lui dit: «Ah! çà, voyons, ma reine, est-ce que c'est pour de bon,
ce pas-là? Mais non! guerrier pudique, répond la reine; je
l'essaye seulement une fois tous les soirs afin de le bien danser
dans ma vieillesse. C'est un voeu que j'ai fait pour que vous
deveniez brigadier...» Quelle drôle de fille!

-- Moi, je ne comprends pas que ça dure toujours avec Couche-tout-
nu.

-- Parce qu'il a été ouvrier?

-- Quelle bêtise! Ça nous irait bien, à nous autres étudiants ou
garçons de magasin, de faire les fiers!... Non, je m'étonne de la
fidélité de la reine...

-- Le fait est que voilà trois ou quatre bons mois...

-- Elle en est folle, et il en est bête.

-- Ça doit leur faire une drôle de conversation.

-- Quelquefois je me demande où diable Couche-tout-nu prend
l'argent qu'il dépense... Il paraît que c'est lui qui a payé les
frais de cette nuit, trois voitures à quatre chevaux, et le
réveille-matin pour vingt personnes, à dix francs par tête.

-- On dit qu'il a hérité... Aussi Nini-Moulin qui flaire les
festins et les bamboches, a fait connaissance avec lui cette
nuit... sans compter qu'il doit avoir des vues malhonnêtes sur la
reine Bacchanal.

-- Lui! ah bien, oui! il est trop laid; les femmes aiment à
l'avoir pour danseur... parce qu'il fait pouffer de rire la
galerie; mais voilà tout. La petite Rose-Pompon, qui est si
gentille, l'a pris comme chaperon peu compromettant en l'absence
de son étudiant.

-- Ah!... les voitures! voilà les voitures! cria la foule tout
d'une voix.

La Mayeux, forcée de rester auprès des masques, n'avait pas perdu
un mot de cet entretien pénible pour elle, car il s'agissait de sa
soeur, qu'elle ne voyait plus depuis longtemps; non que la reine
Bacchanal eût mauvais coeur, mais le tableau de la profonde misère
de la Mayeux, misère qu'elle avait partagée, mais qu'elle n'avait
pas eu la force de supporter bien longtemps, causait à cette
joyeuse fille des accès de tristesse amère; elle ne s'y exposait
plus, ayant en vain voulu faire accepter à sa soeur des secours
que celle-ci avait toujours refusés, sachant que leur source ne
pouvait être honorable.

-- Les voitures!... les voitures!... cria de nouveau la foule en
se portant en avant avec enthousiasme, de sorte que la Mayeux,
sans le vouloir, se trouva portée, au premier rang, parmi les gens
empressés de voir défiler cette mascarade.

C'était en effet un curieux spectacle. Un homme à cheval, déguisé
en postillon, veste bleue brodée d'argent, queue énorme d'où
s'échappaient des flots de poudre, chapeau orné de rubans
immenses, précédait la première voiture, en faisant claquer son
fouet et criant à tue-tête:

-- Place! place à la reine Bacchanal et à sa cour! Dans ce landau
découvert, traîné par quatre chevaux étiques montés par deux vieux
postillons vêtus en diables, s'élevait une véritable pyramide
d'hommes et de femmes, assis, debout, perchés, tous dans les
costumes les plus fous, les plus grotesques, les plus
excentriques: c'était un incroyable fouillis de couleurs
éclatantes, de fleurs, de rubans, d'oripeaux et de paillettes. De
ce monceau de formes et d'accoutrements bizarres sortaient des
têtes grotesques ou gracieuses, laides ou jolies; mais toutes
animées par l'excitation fébrile d'une folle ivresse, mais toutes
tournées par une expression d'admiration fanatique vers la seconde
voiture, où la reine Bacchanal trônait en souveraine, pendant
qu'on la saluait de ces cris répétés par la foule: Vive la reine
Bacchanal!!!

Cette seconde voiture, landau découvert comme la première, ne
contenait que les quatre coryphées du pas de _la Tulipe orageuse_,
Nini-Moulin, Rose-Pompon, Couche-tout-nu et la reine Bacchanal.

Dumoulin, cet écrivain religieux qui voulait disputer
Mme de Sainte-Colombe à l'influence des amis de M. Rodin, son
patron; Dumoulin, surnommé Nini-Moulin, debout sur les coussins de
devant, eût offert un magnifique sujet d'étude à Callot ou à
Gavarni, cet éminent artiste qui joint à la verve mordante et à la
merveilleuse fantaisie de l'illustre caricaturiste la grâce, la
poésie et la profondeur d'Hogarth. Nini-Moulin, âgé de trente-cinq
ans environ, portait très en arrière de la tête un casque romain
en papier d'argent; un plumeau à manche de bois rouge, surmonté
d'une volumineuse touffe de plumes noires, était planté sur le
côté de cette coiffure, dont il rompait agréablement les lignes
peut-être trop classiques. Sous ce casque s'épanouissait la face
la plus rubiconde, la plus réjouissante qui ait jamais été
empourprée par les esprits subtils d'un vin généreux. Un nez très
saillant, dont la forme primitive se dissimulait modestement sous
une luxuriante efflorescence de bourgeons irisés de rouge et de
violet, accentuait très drolatiquement cette figure absolument
imberbe, à laquelle une large bouche à lèvres épaisses et évasées
en rebord donnait une expression de jovialité surprenante, qui
rayonnait dans ses gros yeux gris à fleur de tête.

En voyant ce joyeux bonhomme à panse de Silène, on se demandait
comment il n'avait pas cent fois noyé dans le vin ce fiel, cette
bile, ce venin dont dégouttaient ses pamphlets contre les ennemis
de l'ultramontanisme, et comment ses croyances catholiques
pouvaient surnager au milieu de ses débordements bachiques et
chorégraphiques. Cette question eût paru insoluble si l'on n'eût
réfléchi que les comédiens chargés des rôles les plus noirs, les
plus odieux, sont souvent, au demeurant, les meilleurs fils du
monde.

Le froid étant assez vif, Nini-Moulin portait un carrick
entr'ouvert qui laissait voir sa cuirasse à écailles de poisson et
son maillot couleur de chair, tranché brusquement au-dessous du
mollet par le revers jaune de ses bottes. Penché en avant de la
voiture, il poussait des cris de sauvage entrecoupés de ces mots:
«Vive la reine Bacchanal!» Après quoi il faisait grincer et
évoluer rapidement une énorme crécelle qu'il tenait à la main.

Couche-tout-nu, debout à côté de Nini-Moulin, faisait flotter un
étendard de soie blanche où étaient écrits ces mots: _Amour et
joie à la reine Bacchanal! _Couche-tout-nu avait vingt-cinq ans
environ; sa figure intelligente et gaie, encadrée d'un collier de
favoris châtains, amaigrie par les veilles et par les excès,
exprimait un singulier mélange d'insouciance, de hardiesse, de
nonchaloir et de moquerie; mais aucune passion basse ou méchante
n'y avait encore laissé sa fatale empreinte. C'était le type
parfait du Parisien, dans le sens qu'on donne à cette appellation,
soit à l'armée, soit en province, soit à bord des bâtiments de
guerre ou de commerce. Ce n'est pas un compliment, et pourtant
c'est bien loin d'être une injure; c'est une épithète qui tient à
la fois du blâme, de l'admiration et de la crainte; car si, dans
cette acception, le Parisien est souvent paresseux et insoumis, il
est habile à l'oeuvre, résolu dans le danger, et toujours
terriblement railleur et goguenard. Couche-tout-nu était costumé,
comme on le dit vulgairement, en _fort: _veste de velours noir à
boutons d'argent, gilet écarlate, pantalon à larges raies bleues,
châle façon cachemire pour ceinture à longs bouts flottants,
chapeau couvert de fleurs et de rubans. Ce déguisement seyait à
merveille à sa tournure dégagée. Au fond de la voiture, debout sur
les coussins, se tenaient Rose-Pompon et la reine Bacchanal.

Rose-Pompon, ex-frangeuse de dix-sept ans, avait la plus gentille
et la plus drôle de petite mine que l'on pût voir; elle était
coquettement vêtue d'un costume de débardeur; sa perruque poudrée
à blanc, sur laquelle était crânement posé de côté un bonnet de
police orange et vert galonné d'argent, rendait encore plus vif
l'éclat de ses grands yeux noirs et l'incarnat de ses joues
potelées; elle portait au cou une cravate orange comme sa ceinture
flottante; sa veste juste, ainsi que son étroit gilet en velours
vert clair, garni de tresses d'argent, mettaient dans toute sa
valeur une taille charmante dont la souplesse devait se prêter
merveilleusement aux évolutions du pas de _la Tulipe orageuse_.
Enfin son large pantalon, de même étoffe et de même couleur que la
veste, était suffisamment indiscret.

La reine Bacchanal s'appuyait d'une main sur l'épaule de Rose-
Pompon, qu'elle dominait de toute la tête. La soeur de la Mayeux
présidait véritablement en souveraine à cette folle ivresse que sa
seule présence semblait inspirer, tant son entrain, sa bruyante
animation, avaient d'influence sur son entourage. C'était une
grande fille de vingt ans environ, leste et bien tournée, aux
traits réguliers, à l'air joyeux et tapageur; ainsi que sa soeur,
elle avait de magnifiques cheveux châtains et de grands yeux
bleus; mais au lieu d'être doux et timides comme ceux de la jeune
ouvrière, ils brillaient d'une infatigable ardeur pour le plaisir.
Telle était l'énergie de cette organisation vivace, que, malgré
plusieurs nuits et plusieurs jours passés en fêtes continuelles,
son teint était aussi pur, sa joue aussi rose, son épaule aussi
fraîche, que si elle fût sortie le matin même de quelque paisible
retraite. Son déguisement, quoique bizarre et d'un caractère
singulièrement saltimbanque, lui seyait pourtant à merveille. Il
se composait d'une sorte de corsage juste en drap d'or et à longue
taille, garni de grosses bouffettes de rubans incarnats qui
flottaient sur ses bras nus, et d'une courte jupe, aussi en
velours incarnat, ornée de passequilles et de paillettes d'or,
laquelle jupe ne descendait qu'à moitié d'une jambe à la fois fine
et robuste, chaussée de bas de soie blancs et de brodequins rouges
à talons de cuivre. Jamais danseuse espagnole n'a eu de taille
plus hardiment cambrée, plus élastique et, pour ainsi dire, plus
frétillante que cette singulière fille, qui semblait possédée du
démon de la danse et du mouvement, car presque à chaque instant un
gracieux petit balancement de la tête, accompagné d'une légère
ondulation des épaules et des hanches, semblait suivre la cadence
d'un orchestre invisible dont elle marquait la mesure du bout de
son pied droit posé sur le rebord de la portière de la façon la
plus provocante, car la reine Bacchanal se tenait debout et
fièrement campée sur les coussins de la voiture. Une sorte de
diadème doré, emblème de sa bruyante royauté, orné de grelots
retentissants, ceignait son front; ses cheveux, nattés en deux
grosses tresses, s'arrondissaient autour de ses joues vermeilles
et allaient se tordre derrière sa tête; sa main gauche reposait
sur l'épaule de Rose-Pompon, et de la main droite elle tenait un
énorme bouquet dont elle saluait la foule en riant aux éclats.

Il serait difficile de rendre ce tableau si bruyant, si animé, si
fou, complété par une troisième voiture, remplie comme la première
d'une pyramide de masques grotesques et extravagants.

Parmi cette foule réjouie, une seule personne contemplait cette
scène avec une tristesse profonde: c'était la Mayeux, toujours
maintenue au premier rang des spectateurs, malgré ses efforts pour
sortir de la foule. Séparée de sa soeur depuis bien longtemps,
elle la revoyait pour la première fois dans toute la pompe de son
singulier triomphe, au milieu des cris de joie, des bravos de ses
compagnons de plaisir. Pourtant les yeux de la jeune ouvrière se
voilèrent de larmes: quoique la reine Bacchanal parût partager
l'étourdissante gaieté de ceux qui l'entouraient, quoique sa
figure fût radieuse, quoiqu'elle parût jouir de tout l'éclat d'un
luxe passager, elle la plaignait sincèrement... elle... pauvre
malheureuse, presque vêtue de haillons, qui venait au point du
jour chercher du travail pour la journée et pour la nuit... La
Mayeux avait oublié la foule pour contempler sa soeur, qu'elle
aimait tendrement, d'autant plus tendrement qu'elle la croyait à
plaindre... Les yeux fixés sur cette joyeuse et belle fille, sa
pâle et douce figure exprimait une pitié touchante, un intérêt
profond et douloureux.

Tout à coup, le brillant et gai coup d'oeil que la reine Bacchanal
promenait sur la foule rencontra le triste et humide regard de la
Mayeux...

-- Ma soeur!! s'écria Céphyse. (Nous l'avons dit, c'était le nom
de la reine Bacchanal.) Ma soeur!...

Et, leste comme une danseuse, d'un saut, la reine Bacchanal
abandonna son trône ambulant, heureusement alors immobile, et se
trouva devant la Mayeux, qu'elle embrassa avec effusion.

Tout ceci s'était passé si rapidement, que les compagnons de la
reine Bacchanal, encore stupéfaits de la hardiesse de son saut
périlleux, ne savaient à quoi l'attribuer; les masques qui
entouraient la Mayeux s'écartèrent frappés de surprise, et la
Mayeux, toute au bonheur d'embrasser sa soeur, à qui elle rendait
ses caresses, ne songea pas au singulier contraste qui devait
bientôt exciter l'étonnement et l'hilarité de la foule. Céphyse y
songea la première, et, voulant épargner une humiliation à sa
soeur, elle se retourna vers la voiture et dit:

-- Rose-Pompon, jette-moi mon manteau... et vous, Nini-Moulin,
ouvrez vite la portière.

La reine Bacchanal reçut le manteau. Elle en enveloppa prestement
la Mayeux, avant que celle-ci, stupéfaite, eût pu faire un
mouvement; puis la prenant par la main, elle lui dit:

-- Viens... viens...

-- Moi!... s'écria la Mayeux avec effroi, tu n'y penses pas?...

-- Il faut absolument que je te parle... je demanderai un
cabinet... où nous serons seules... Dépêche-toi... bonne petite
soeur... Devant tout le monde... ne résiste pas... viens...

La crainte de se donner en spectacle décida la Mayeux, qui
d'ailleurs, tout étourdie de l'aventure, tremblante, effrayée,
suivit presque machinalement sa soeur, qui l'entraîna dans la
voiture, dont la portière venait d'être ouverte par Nini-Moulin.
Le manteau de la reine Bacchanal cachant les pauvres vêtements et
l'infirmité de la Mayeux, la foule n'eut pas à rire, et s'étonna
seulement de cette rencontre pendant que les voitures arrivaient à
la porte d'un traiteur de la place du Châtelet.



II. Les contrastes.

Quelques minutes après la rencontre de la Mayeux et de la reine
Bacchanal, les deux soeurs étaient réunies dans un cabinet de la
maison du traiteur.

-- Que je t'embrasse encore, dit Céphyse à la jeune ouvrière; au
moins maintenant nous sommes seules... tu n'as plus peur!...

Au mouvement que fit la reine Bacchanal pour serrer la Mayeux dans
ses bras, le manteau qui l'enveloppait tomba. À la vue de ces
misérables vêtements qu'elle avait à peine eu le temps de
remarquer sur la place du Châtelet, au milieu de la foule, Céphyse
joignit les mains, et ne put retenir une exclamation de
douloureuse surprise. Puis, s'approchant de sa soeur pour la
contempler de plus près, elle prit entre ses mains potelées les
mains maigres et glacées de la Mayeux, et examina pendant quelques
minutes, avec un chagrin croissant, cette malheureuse créature
souffrante, pâle, amaigrie par les privations et par les veilles,
à peine vêtue d'une mauvaise robe de toile usée, rapiécée...

-- Ah! ma soeur! te voir ainsi! Et ne pouvant prononcer un mot de
plus, la reine Bacchanal se jeta au cou de la Mayeux en fondant en
larmes, et au milieu de ses sanglots elle ajouta:

-- Pardon!... pardon!...

-- Qu'as-tu, ma bonne Céphyse? dit la jeune ouvrière, profondément
émue, et se dégageant doucement des étreintes de sa soeur. Tu me
demandes pardon... et de quoi?

-- De quoi? reprit Céphyse en relevant son visage inondé de larmes
et pourpre de confusion. N'était-il pas honteux à moi d'être vêtue
de ces oripeaux, de dépenser tant d'argent en folies... lorsque tu
es ainsi vêtue, lorsque tu manques de tout... lorsque tu meurs
peut-être de misère et de besoin? car je n'ai jamais vu ta pauvre
figure si pâle, si fatiguée...

-- Rassure-toi, ma bonne soeur... je ne me porte pas mal... j'ai
un peu veillé cette nuit... voilà pourquoi je suis pâle... mais,
je t'en prie, ne pleure pas... tu me désoles...

La reine Bacchanal venait d'arriver radieuse au milieu d'une foule
enivrée, et c'était la Mayeux qui la consolait... Un incident vint
encore rendre ce contraste plus frappant. On entendit tout à coup
des cris joyeux dans la salle voisine, et ces mots retentirent
prononcés avec enthousiasme:

-- Vive la reine Bacchanal!... vive la reine Bacchanal!... La
Mayeux tressaillit, et ses yeux se remplirent de larmes en voyant
sa soeur, qui, le visage caché dans ses mains, semblait écrasée de
honte.

-- Céphyse, lui dit-elle, je t'en supplie... ne t'afflige pas
ainsi... tu me ferais regretter le bonheur de cette rencontre, et
j'en suis si heureuse!... il y a si longtemps que je ne t'ai
vue... Mais qu'as-tu? dis-le-moi.

-- Tu me méprises peut-être... et tu as raison, dit la reine
Bacchanal en essuyant ses yeux.

-- Te mépriser!... moi, mon Dieu!... et pourquoi?

-- Parce que je mène la vie que je mène... au lieu d'avoir comme
toi le courage de supporter la misère...

La douleur de Céphyse était si navrante, que la Mayeux, toujours
indulgente et bonne, voulut avant tout consoler sa soeur, la
relever un peu à ses propres yeux, et lui dit tendrement:

-- En la supportant bravement pendant une année, ainsi que tu l'as
fait, ma bonne Céphyse, tu as eu plus de mérite et de courage que
je n'en aurai, moi, à la supporter toute ma vie.

-- Ah! ma soeur... ne dis pas cela...

-- Voyons, franchement, reprit la Mayeux... à quelles tentations
une créature comme moi est-elle exposée? Est-ce que naturellement
je ne recherche pas l'isolement et la solitude autant que tu
recherches la vie bruyante et le plaisir? Quels besoins ai-je,
chétive comme je suis? Bien peu me suffit...

-- Et ce peu tu ne l'as pas toujours?...

-- Non... mais il est des privations que moi, débile et maladive,
je puis pourtant endurer mieux que toi... Ainsi la faim me cause
une sorte d'engourdissement... qui se termine par une grande
faiblesse... Toi... robuste et vivace... la faim t'exaspère... te
donne le délire!... Hélas! tu t'en souviens?... combien de fois je
t'ai vue en proie à ces crises douloureuses... lorsque dans notre
triste mansarde... à la suite d'un chômage de travail... nous ne
pouvions pas même gagner nos quatre francs par semaine, et que
nous n'avions rien... absolument rien à manger... car notre fierté
nous empêchait de nous adresser aux voisins!...

-- Cette fierté-là, au moins tu l'as conservée, toi!

-- Et toi aussi... n'as-tu pas lutté autant qu'il est donné à une
créature humaine de lutter? Mais les forces ont un terme... Je te
connais bien, Céphyse... c'est surtout devant la faim que tu as
cédé... devant la faim et cette pénible obligation d'un travail
acharné qui ne te donnait pas même de quoi subvenir aux plus
indispensables besoins.

-- Mais toi... ces privations, tu les endurais, tu les endures
encore!

-- Est-ce que tu peux me comparer à toi? Tiens, dit la Mayeux en
prenant sa soeur par la main et la conduisant devant une glace
posée au-dessus d'un canapé, regarde-toi... Crois-tu que Dieu, en
te faisant si belle, en te douant d'un sang vif et ardent, d'un
caractère joyeux, remuant, expansif, amoureux du plaisir, ait
voulu que ta jeunesse se passât au fond d'une mansarde glacée,
sans jamais voir le soleil, clouée sur ta chaise, vêtue de
haillons, et travaillant sans cesse et sans espoir? Non, car Dieu
nous a donné d'autres besoins que ceux de boire et de manger. Même
dans notre humble condition, la beauté n'a-t-elle pas besoin d'un
peu de parure? La jeunesse n'a-t-elle pas besoin de mouvement, de
plaisir et de gaieté? Tous les âges n'ont-ils pas besoin de
distractions et de repos? Tu aurais gagné un salaire suffisant
pour manger à ta faim, pour avoir un jour ou deux d'amusements par
semaine après un travail quotidien de douze ou quinze heures, pour
te procurer la modeste et fraîche toilette que réclame si
impérieusement ton charmant visage, tu n'aurais rien demandé de
plus, j'en suis certaine, tu me l'as dit cent fois; tu as donc
cédé à une nécessité irrésistible, parce que tes besoins sont plus
grands que les miens.

-- C'est vrai... répondit la reine Bacchanal d'un air pensif: si
j'avais seulement trouvé à gagner quarante sous par jour... ma vie
aurait été tout autre... car dans les commencements... vois-tu, ma
soeur, j'étais cruellement humiliée de vivre aux dépens de
quelqu'un...

-- Aussi... as-tu été invinciblement entraînée, ma bonne Céphyse;
sans cela je te blâmerais au lieu de te plaindre... Tu n'as pas
choisi ta destinée, tu l'as subie... comme je subis la mienne...

-- Pauvre soeur! dit Céphyse en embrassant tendrement la Mayeux,
toi si malheureuse, tu m'encourages, tu me consoles... et ce
serait à moi de te plaindre...

-- Rassure-toi, dit la Mayeux, Dieu est juste et bon: s'il m'a
refusé bien des avantages, il m'a donné mes joies comme il t'a
donné les tiennes...

-- Tes joies?

-- Oui, et de grandes... Sans elles... la vie me serait trop
lourde... je n'aurais pas le courage de la supporter...

-- Je te comprends, dit Céphyse avec émotion, tu trouves encore
moyen de te dévouer pour les autres, et cela adoucit tes chagrins.

-- Je fais du moins tout mon possible pour cela, quoique je puisse
bien peu; mais aussi quand je réussis, ajouta la Mayeux en
souriant doucement, je suis heureuse et fière comme une pauvre
petite fourmi qui, après bien des peines, a apporté un gros brin
de paille au nid commun... Mais ne parlons plus de moi...

-- Si... parlons-en, je t'en prie, et au risque de te fâcher,
reprit timidement la reine Bacchanal, je vais te faire une
proposition que tu as déjà repoussée... Jacques[13]
a, je crois, encore de l'argent... nous le dépensons en folies...
donnant çà et là à de pauvres gens quand l'occasion se
rencontre... Je t'en supplie, laisse-moi venir à ton aide... je le
vois à ta pauvre figure, tu as beau vouloir me le cacher, tu
t'épuises à force de travail.

-- Merci, ma chère Céphyse... je connais ton bon coeur; mais je
n'ai besoin de rien... Le peu que je gagne me suffit.

-- Tu me refuses... dit tristement la reine Bacchanal, parce que
tu sais que mes droits sur cet argent ne sont pas honorables...
Soit!... je comprends ton scrupule... Mais, du moins, accepte un
service de Jacques... il a été ouvrier comme nous... Entre
camarades... on s'aide... Je t'en supplie, accepte... ou je
croirai que tu me dédaignes...

-- Et moi, je croirai que tu me méprises si tu insistes, ma bonne
Céphyse, dit la Mayeux d'un ton à la fois si ferme et si doux que
la reine Bacchanal vit que toute insistance serait inutile...

Elle baissa tristement la tête et une larme roula de nouveau dans
ses yeux.

-- Mon refus t'afflige, dit la Mayeux en lui prenant la main; j'en
suis désolée, mais réfléchis... et tu me comprendras...

-- Tu as raison, dit la reine Bacchanal avec amertume après un
moment de silence, tu ne peux pas accepter... de secours de mon
amant... c'était t'outrager que de te le proposer... Il y a des
positions si humiliantes, qu'elles souillent jusqu'au bien qu'on
voudrait faire.

-- Céphyse... je n'ai pas voulu te blesser... tu le sais bien.

-- Oh! va, crois-moi, reprit la reine Bacchanal, si étourdie, si
gaie que je sois, j'ai quelquefois... des moments de réflexion,
même au milieu de mes joies les plus folles... et ces moments-là
sont rares, heureusement.

-- Et à quoi penses-tu alors?

-- Je pense que la vie que je mène n'est guère honnête; alors je
veux demander à Jacques une petite somme d'argent, seulement de
quoi assurer ma vie pendant un an, alors je fais le projet d'aller
te rejoindre et de me remettre peu à peu à travailler.

-- Eh bien!... cette idée est bonne... pourquoi ne la suis-tu pas?

-- Parce qu'au moment d'exécuter ce projet, je m'interroge
sincèrement, et le courage me manque; je le sens, jamais je ne
pourrai reprendre l'habitude du travail, et renoncer à cette vie,
tantôt riche comme aujourd'hui, tantôt précaire... mais au moins
libre, oisive, joyeuse, insouciante, et toujours mille fois
préférable à celle que je mènerais en gagnant quatre francs par
semaine. Jamais, d'ailleurs, l'intérêt ne m'a guidée; plusieurs
fois j'ai refusé de quitter un amant qui n'avait pas grand'chose
pour quelqu'un de riche que je n'aimais pas; jamais je n'ai rien
demandé pour moi. Jacques a peut-être dépensé dix mille francs
depuis trois ou quatre mois, et nous n'avons que deux mauvaises
chambres à peine meublées, car nous vivons toujours dehors, comme
des oiseaux; heureusement, quand je l'ai aimé, il ne possédait
rien du tout; j'avais vendu pour cent francs quelques bijoux qu'on
m'avait donnés, et mis cette somme à la loterie; comme les fous
ont toujours du bonheur, j'ai gagné quatre mille francs. Jacques
était aussi gai, aussi fou, aussi en train que moi, nous nous
sommes dit: nous nous aimons bien; tant que l'argent durera, nous
irons; quand nous n'en aurons plus, de deux choses l'une, ou nous
serons las l'un de l'autre, et alors nous nous dirons adieu, ou
bien nous nous aimerons encore; alors, pour rester ensemble, nous
essayerons de nous remettre au travail: si nous ne le pouvons pas,
et que nous tenions toujours à ne pas nous séparer... un boisseau
de charbon fera notre affaire.

-- Grand Dieu! s'écria la Mayeux en pâlissant.

-- Rassure-toi donc... nous n'avons pas à en venir là... il nous
restait encore quelque chose, lorsqu'un agent d'affaires, qui
m'avait fait la cour, mais qui était si laid que ça m'empêchait de
voir qu'il était riche, sachant que je vivais avec Jacques, m'a
engagée à... Mais pourquoi t'ennuyer de ces détails... En deux
mots, on a prêté de l'argent à Jacques sur quelque chose comme des
droits assez douteux, dit-on, qu'il avait à une succession...
C'est avec cet argent-là que nous nous amusons... tant qu'il y en
aura... ça ira...

-- Mais, ma bonne Céphyse, au lieu de dépenser si follement cet
argent, pourquoi ne pas le placer... et te marier avec Jacques...
puisque tu l'aimes!

-- Oh! d'abord, vois-tu, répondit en riant la reine Bacchanal,
dont le caractère insouciant et gai reprenait le dessus, placer de
l'argent, ça ne vous procure aucun agrément... on a pour tout
amusement à regarder un petit morceau de papier qu'on vous donne
en échange de ces belles pièces d'or avec lesquelles on a mille
plaisirs... Quant à me marier, certainement j'aime Jacques comme
je n'ai jamais aimé personne; pourtant il me semble que, si
j'étais mariée avec lui, tout notre bonheur s'en irait; car enfin,
comme mon amant, il n'a rien à me dire du passé; mais, comme mon
mari, il me le reprocherait tôt ou tard, et si ma conduite mérite
des reproches, j'aime mieux me les adresser moi-même, j'y mettrai
des formes.

-- À la bonne heure, folle que tu es... mais cet argent ne durera
pas toujours... Après... comment ferez-vous?

-- Après... ah bah! après... c'est dans la lune... Demain me
paraît toujours devoir arriver dans cent ans... S'il fallait se
dire qu'on mourra un jour... ça ne serait pas la peine de vivre...

L'entretien de Céphyse et de la Mayeux fut de nouveau interrompu
par un tapage effroyable que dominait le bruit aigu et perçant de
la crécelle de Nini-Moulin; puis à ce tumulte succéda un choeur de
cris inhumains au milieu duquel on distinguait ces mots qui firent
trembler les vitres:

-- La reine Bacchanal!... la reine Bacchanal!!

La Mayeux tressaillit à ce bruit soudain.

-- C'est encore ma cour qui s'impatiente, lui dit Céphyse en riant
cette fois.

-- Mon Dieu! s'écria la Mayeux avec effroi, si on allait venir te
chercher ici?...

-- Non, non, rassure-toi.

-- Mais si... entends-tu ces pas!... on marche dans le corridor...
on approche... Oh! je t'en conjure, ma soeur, fais que je puisse
m'en aller seule... sans être vue de tout ce monde.

Au moment où la porte s'ouvrait, Céphyse y courut. Elle vit dans
le corridor une députation à la tête de laquelle marchaient Nini-
Moulin, armé de sa formidable crécelle, Rose-Pompon et Couche-
tout-nu.

-- La reine Bacchanal! ou je m'empoisonne avec un verre d'eau,
cria Nini-Moulin.

-- La reine Bacchanal! ou j'affiche mes bans à la mairie avec
Nini-Moulin! cria la petite Rose-Pompon d'un air déterminé.

-- La reine Bacchanal! ou sa cour s'insurge et vient l'enlever!
dit une autre voix.

-- Oui, oui, enlevons-la, répéta un choeur formidable.

-- Jacques... entre seul, dit la reine Bacchanal malgré ces
sommations pressantes. Puis, s'adressant à sa cour d'un ton
majestueux:

-- Dans dix minutes, je suis à vous, et alors, tempête infernale!

-- Vive la reine Bacchanal!! cria Dumoulin en agitant sa crécelle
et en se retirant, suivi de la députation, pendant que Couche-
tout-nu entrait seul dans le cabinet.

-- Jacques, c'est ma bonne soeur, lui dit Céphyse.

-- Enchanté de vous voir, mademoiselle, dit Jacques cordialement,
et doublement enchanté, car vous allez me donner des nouvelles du
camarade Agricol... Depuis que je joue au millionnaire, nous ne
nous voyons plus, mais je l'aime toujours comme un bon et grave
compagnon... Vous demeurez dans sa maison... Comment va-t-il?

-- Hélas! monsieur... il est arrivé bien des malheurs à lui et à
sa famille... il est en prison.

-- En prison! s'écria Céphyse.

-- Agricol... en prison!... lui! et pourquoi? dit Couche-tout-nu.

-- Pour un délit politique qui n'a rien de grave. On avait espéré
le faire mettre en liberté sous caution...

-- Sans doute... pour cinq cents francs, je connais ça... dit
Couche-tout-nu...

-- Malheureusement cela a été impossible; la personne sur laquelle
on comptait...

La reine Bacchanal interrompit la Mayeux en disant à Couche-tout-
nu:

-- Jacques... tu entends... Agricol... en prison... pour cinq
cents francs.

-- Pardieu! je t'entends et je te comprends, tu n'as pas besoin de
me faire de signes... Pauvre garçon! et il fait vivre sa mère!

-- Hélas! oui, monsieur, et c'est d'autant plus pénible que son
père est arrivé de Russie, et que sa mère...

-- Tenez, mademoiselle, dit Couche-tout-nu en interrompant encore
la Mayeux et lui donnant une bourse, prenez... tout est payé
d'avance ici. Voilà le restant de mon sac; il y a là dedans vingt-
cinq ou trente napoléons; je ne peux pas mieux les finir qu'en
m'en servant pour un camarade dans la peine. Donnez-les au père
d'Agricol; il fera les démarches nécessaires, et demain Agricol
sera à sa forge... où j'aime mieux qu'il soit que moi.

-- Jacques, embrasse-moi tout de suite, dit la reine Bacchanal.

-- Tout de suite, et encore, et toujours, dit Jacques en
embrassant joyeusement la reine.

La Mayeux hésita un moment; mais songeant qu'après tout cette
somme, qui allait être follement dissipée, pouvait rendre la vie
et l'espoir à la famille d'Agricol, songeant enfin que ces cinq
cents francs, remis plus tard à Jacques, lui seraient peut-être
alors d'une utile ressource, la jeune fille accepta, et, les yeux
humides, dit en prenant la bourse:

-- Monsieur Jacques, j'accepte... vous êtes généreux et bon: le
père d'Agricol aura du moins aujourd'hui cette consolation à de
bien cruels chagrins... Merci, oh! merci.

-- Il n'y a pas besoin de me remercier, mademoiselle... on a de
l'argent, c'est pour les autres comme pour soi...

Les cris recommencèrent plus furieux que jamais, et la crécelle de
Nini-Moulin grinça d'une façon déplorable.

-- Céphyse... ils vont tout briser là-dedans si tu ne viens pas,
et maintenant je n'ai plus de quoi payer la casse, dit Couche-
tout-nu. Pardon, mademoiselle, ajouta-t-il en riant, mais, vous le
voyez, la royauté a ses devoirs...

Céphyse, émue, tendit les bras à la Mayeux, qui s'y jeta en
pleurant de douces larmes.

-- Et maintenant, dit-elle à sa soeur, quand te reverrai-je?

-- Bientôt... quoique rien ne me fasse plus de peine que de te
voir dans une misère que tu ne veux pas me permettre de
soulager...

-- Tu viendras? tu me le promets?

-- C'est moi qui vous le promets pour elle, dit Jacques, nous
irons vous voir, vous et votre voisin Agricol.

-- Allons... retourne à la fête, Céphyse... amuse-toi de bon
coeur... tu le peux... car M. Jacques va rendre une famille bien
heureuse...

Ce disant, et après que Couche-tout-nu se fût assuré qu'elle
pouvait descendre sans être vue de ses joyeux et bruyants
compagnons, la Mayeux descendit furtivement, bien empressée de
porter au moins une bonne nouvelle à Dagobert, mais voulant
auparavant se rendre rue de Babylone, au pavillon naguère occupé
par Adrienne de Cardoville. On saura plus tard la cause de la
détermination de la Mayeux.

Au moment où la jeune fille sortait de chez le traiteur, trois
hommes bourgeoisement et confortablement vêtus parlaient bas et
paraissaient se consulter en regardant la maison du traiteur.
Bientôt un quatrième homme descendit précipitamment l'escalier du
traiteur.

-- Eh bien? dirent les trois autres avec anxiété.

-- Il est là...

-- Tu en es sûr?

-- Est-ce qu'il y a deux Couche-tout-nu sur la terre? répondit
l'autre; je viens de le voir; il est déguisé en fort... ils sont
attablés pour trois heures au moins.

-- Allons... attendez-moi là, vous autres... dissimulez-vous le
plus possible... Je vas chercher le chef de file, et l'affaire est
dans le sac.

Et, disant ces mots, l'un des hommes disparut en courant dans une
rue qui aboutissait sur la place.

À ce moment, la reine Bacchanal entrait dans la salle du banquet,
accompagnée de Couche-tout-nu, et fut saluée par les acclamations
les plus frénétiques.

-- Maintenant, s'écria Céphyse avec une sorte d'entraînement
fébrile et comme si elle eût cherché à s'étourdir, maintenant, mes
amis, tempêtes, ouragans, bouleversements, déchaînements et autres
tremblements...

Puis, tendant son verre à Nini-Moulin, elle dit:

-- À boire!

-- Vive la reine! cria-t-on tout d'une voix.



III. Le réveille-matin.

La reine Bacchanal, ayant en face d'elle Couche-tout-nu et Rose-
Pompon, Nini-Moulin à sa droite, présidait au repas dit _réveille-
matin_, généreusement offert par Jacques à ses compagnons de
plaisir.

Ces jeunes gens et ces jeunes filles semblaient avoir oublié les
fatigues d'un bal commencé à onze heures du soir et terminé à six
heures du matin; tous ces couples, aussi joyeux qu'amoureux et
infatigables, riaient, mangeaient, buvaient, avec une ardeur
juvénile et pantagruélique; aussi, pendant la première partie du
repas, on _causa_ peu, on n'entendit que le bruit du choc des
verres et des assiettes.

La physionomie de la reine Bacchanal était moins joyeuse, mais
beaucoup plus animée que de coutume; ses joues colorées, ses yeux
brillants annonçaient une surexcitation fébrile; elle voulait
s'étourdir à tout prix; son entretien avec sa soeur lui revenait
quelquefois à l'esprit, elle tâchait d'échapper à ces tristes
souvenirs.

Jacques regardait Céphyse de temps à autre avec une adoration
passionnée; car, grâce à la singulière conformité de caractère,
d'esprit, de goûts, qui existait entre lui et la reine Bacchanal,
leur liaison avait des racines beaucoup plus profondes et plus
solides que n'en ont d'ordinaire ces attachements éphémères basés
sur le plaisir. Céphyse et Jacques ignoraient même toute la
puissance d'un amour jusqu'alors environné de joies et de fêtes et
que nul événement sinistre n'avait encore contrarié.

La petite Rose-Pompon, veuve depuis quelques jours d'un étudiant
qui, afin de pouvoir terminer dignement son carnaval, était
retourné dans sa province pour soutirer quelque argent à sa
famille sous un de ces fabuleux prétextes dont la tradition se
conserve et se cultive soigneusement dans les Écoles de droit et
de médecine, Rose-Pompon, par un exemple de fidélité rare, et ne
voulant pas se compromettre, avait choisi pour chaperon
l'inoffensif Nini-Moulin.

Ce dernier, débarrassé de son casque, montrait une tête chauve
entourée d'un bordure de cheveux noirs et crépus assez longs
derrière la nuque. Par un phénomène bachique très remarquable, à
mesure que l'ivresse le gagnait, une sorte de zone empourprée
comme sa face épanouie gagnait peu à peu son front et envahissait
la blancheur luisante de son crâne. Rose-Pompon, connaissant la
signification de ce symptôme, le fit remarquer à la _société_, et
s'écria en riant aux éclats:

-- Nini-Moulin, prends garde! la marée du vin monte drôlement!!

-- Quand il en aura par-dessus la tête... il sera noyé! ajouta la
reine Bacchanal.

-- Ô reine! ne cherchez pas à me distraire... je médite...
répondit Dumoulin, qui commençait à être ivre, et qui tenait à la
main, en guise de coupe antique, un bol à punch rempli de vin, car
il méprisait les verres ordinaires, qu'il appelait
dédaigneusement, en raison de leur médiocre capacité, des
_gorgettes_.

-- Il médite... reprit Rose-Pompon; Nini-Moulin médite,
attention!...

-- Il médite... il est donc malade?

-- Qu'est-ce qu'il médite? un pas chicard?

-- Une pose anacréontique et défendue?

-- Oui, je médite, reprit gravement Dumoulin, je médite sur le vin
en général et en particulier... le vin, dont le divin Bossuet
(Dumoulin avait l'énorme inconvénient de citer Bossuet lorsqu'il
était ivre), le vin dont le divin Bossuet, qui était connaisseur,
a dit:

-- Dans le vin est le courage, la force, la joie, l'ivresse
spirituelle[14] (quand on a de l'esprit, bien
entendu), ajouta Nini-Moulin en manière de parenthèse.

-- Alors j'adore ton Bossuet, dit Rose-Pompon.

-- Quant à ma méditation particulière, elle porte sur la question
de savoir si le vin des noces de Cana était rouge ou blanc...
Tantôt j'interroge le vin blanc, tantôt le rouge... tantôt tous
les deux à la fois.

-- C'est aller au fond de la question, dit Couche-tout-nu.

-- Et surtout au fond des bouteilles, dit la reine Bacchanal.

-- Comme vous le dites, ô majesté!... et j'ai déjà dit, à force
d'expériences et de recherches, une grande découverte, à savoir
que si le vin des noces de Cana était rouge...

-- Il n'était pas blanc, dit judicieusement Rose-Pompon.

-- Et si j'arrivais à la conviction qu'il n'était ni blanc, ni
rouge? demanda Dumoulin d'un air magistral.

-- C'est que vous seriez gris, mon gros, répondit Couche-tout-nu.

-- L'époux de la reine dit vrai... Voilà ce qui arrive lorsqu'on
est trop altéré de science; mais c'est égal, d'études en études
sur cette question, à laquelle j'ai voué ma vie, j'atteindrai la
fin de ma respectable carrière, en donnant à ma soif une couleur
suffisamment historique... théo... lo... gique et ar... chéo...
lo... gique.

Il faut renoncer à peindre la réjouissante grimace et le non moins
réjouissant accent avec lequel Dumoulin prononça et scanda ces
derniers mots, qui provoquèrent une hilarité prolongée.

-- _Archéologipe_... dit Rose-Pompon, qu'est-ce que c'est que ça?
ça a-t-il une queue? ça va-t-il sur l'eau?

-- Laisse donc, reprit la reine Bacchanal, ce sont des mots de
savant ou d'escamoteur, c'est comme les tournures en crinoline...
ça bouffe... et voilà tout... J'aime mieux boire... Versez, Nini-
Moulin... du champagne. Rose-Pompon, à la santé de ton Philémon...
à son retour!...

-- Buvons plutôt au succès de la carotte de longueur qu'il espère
tirer à son embêtante et pingre famille pour finir son carnaval,
dit Rose-Pompon; heureusement son plan de carotte n'est pas
mauvais...

-- Rose-Pompon! s'écria Nini-Moulin, si vous avez commis ce
calembour avec ou sans intention, venez m'embrasser... ma fille.

-- Merci!... et mon époux, qu'est-ce qu'il dirait?

-- Rose-Pompon... je veux vous rassurer... saint Paul... entendez-
vous, l'apôtre saint Paul...

-- Eh bien! après... bon apôtre?

-- Saint Paul a dit formellement que ceux qui sont mariés doivent
vivre comme _s'ils n'avaient pas de femmes..._

_-- _Qu'est-ce que ça me fait à moi?... ça regarde Philémon.

-- Oui, reprit Nini-Moulin. Mais le divin Bossuet, tout
gobichonneur, et chafriolant ce jour-là, ajoute, en citant saint
Paul: _Et, par conséquent, les femmes mariées doivent vivre comme
n'ayant pas de maris__[15]_... Il ne me reste plus qu'à vous tendre
d'autant plus les bras, ô Rose-Pompon! que Philémon n'est pas même
votre époux...

-- Je ne dis pas; mais vous êtes trop laid!...

-- C'est une raison... Alors je bois à la santé du plan de
Philémon!... Faisons nos voeux pour qu'il produise une carotte
monstre!...

-- À la bonne heure, dit Rose-Pompon; à la santé de cet
intéressant légume, si nécessaire à l'existence des étudiants!

-- Et autres carotivores! ajouta Dumoulin.

Ce toast, rempli d'à-propos, fut accueilli d'unanimes
acclamations.

-- Avec la permission de Sa Majesté et de sa cour, reprit
Dumoulin, je propose un toast à la réussite d'une chose qui
m'intéresse et qui a quelque ressemblance analogique avec la
carotte de Philémon... J'ai dans l'idée que ce toast me portera
bonheur.

-- Voyons la chose...

-- Eh bien! à la santé de mon mariage! dit Dumoulin en se levant.

Ces mots provoquèrent une explosion de cris, d'éclats de rire, de
trépignements formidables. Nini-Moulin criait, trépignait, riait
plus fort que les autres, ouvrant une bouche énorme, et ajoutant à
ce tintamarre assourdissant le bruit aigu de sa crécelle, qu'il
reprit sous sa chaise où il l'avait déposée.

Lorsque cet ouragan fut un peu calmé, la reine Bacchanal se leva
et dit:

-- Je bois à la santé de la future Mme _Nini-Moulin_.

-- Ô reine! vos procédés me touchent si sensiblement que je vous
laisse lire au fond de mon coeur le nom de mon épouse future,
s'écria Dumoulin: elle se nomme Mme veuve Honorée-Modeste-
Messaline-Angèle de la Sainte-Colombe.

-- Bravo!... bravo!...

-- Elle a soixante ans, et plus de mille livres de rente qu'elle
n'a de poils à la moustache grise et de rides au visage; son
embonpoint est si imposant qu'une de ses robes pourrait servir de
tente à l'honorable société: aussi j'espère vous présenter ma
future épouse le mardi gras en costume de bergère qui vient de
dévorer son troupeau; on voulait la convertir, mais je me charge
de la divertir, elle aimera mieux ça; il faut donc que vous
m'aidiez à la plonger dans les bouleversements les plus bachiques
et les plus cancaniques.

-- Nous la plongerons dans tout ce que vous voudrez.

-- C'est le cancan en cheveux blancs! chantonna Rose-Pompon sur un
air connu.

-- Ça imposera aux sergents de ville.

-- On leur dira: «Respectez-la... votre mère aura peut-être un
jour son âge.»

Tout à coup la reine Bacchanal se leva. Sa physionomie avait une
singulière expression de joie amère et sardonique; d'une main elle
tenait son verre plein.

-- On dit que le choléra approche avec ses bottes de sept
lieues... s'écria-t-elle. Je bois au choléra!

Et elle but. Malgré la gaieté générale, ces mots firent une
impression sinistre, une sorte de frisson électrique parcourut
l'assemblée; presque tous les visages devinrent tout à coup
sérieux.

-- Ah! Céphyse... dit Jacques d'un ton de reproche.

-- Au choléra! reprit intrépidement la reine Bacchanal: qu'il
épargne ceux qui ont envie de vivre... et qu'il fasse mourir
ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter!...

Jacques et Céphyse échangèrent rapidement un regard, qui échappa à
leurs joyeux compagnons, et pendant quelque temps la reine
Bacchanal resta muette et pensive.

-- Ah! comme ça... c'est différent, reprit Rose-Pompon d'un air
crâne. Au choléra!... afin qu'il n'y ait plus que de bons enfants
sur la terre.

Malgré cette variante, l'impression restait toujours sourdement
pénible. Dumoulin voulut couper court à ce triste sujet
d'entretien, et s'écria:

-- Au diable les morts! vivent les vivants! Et à propos de vivants
et de bons vivants, je demanderai à porter une santé chère à notre
reine, la santé de notre amphitryon; malheureusement j'ignore son
respectable nom, puisque j'ai seulement l'avantage de le connaître
depuis cette nuit; il m'excusera donc si je me borne à porter la
santé de Couche-tout-nu, nom qui n'effarouche en rien ma pudeur,
car Adam ne se couchait jamais autrement. Va donc pour Couche-
tout-nu.

-- Merci, mon gros, dit Jacques, si j'oubliais votre nom, moi, je
vous appellerais _Qui-veut-boire_, et je suis bien sûr que vous
répondriez: «Présent!»

-- Présent... présentissime, dit Dumoulin en faisant le salut
militaire d'une main et tenant son bol de l'autre.

-- Du reste, quand on a trinqué ensemble, reprit cordialement
Couche-tout-nu, il faut se connaître à fond... Je me nomme Jacques
Rennepont.

-- Rennepont! s'écria Dumoulin en paraissant frappé de ce nom,
malgré sa demi-ivresse; vous vous appelez Rennepont!

-- Tout ce qu'il y a de plus Rennepont... Ça vous étonne!

-- C'est qu'il y a une ancienne famille de ce nom... les comtes de
Rennepont.

-- Ah bah! vraiment! dit Couche-tout-nu en riant.

-- Les comtes de Rennepont, qui sont aussi ducs de Cardoville,
ajouta Dumoulin.

-- Ah çà! voyons, mon gros, est-ce que je vous fais l'effet de
devoir le jour à une pareille famille... moi, ouvrier en goguette
et en gogailles!

-- Vous!... ouvrier! Ah çà, mais nous tombons dans _les Mille et
une Nuits!_ s'écria Dumoulin de plus en plus surpris; vous nous
payez un repas de Balthazar avec accompagnement de voitures à
quatre chevaux... et vous êtes ouvrier!... Dites-moi vite votre
métier... j'en suis, et j'abandonne la vigne du Seigneur où je
provigne tant bien que mal.

-- Ah ça! n'allez pas croire, dites donc, que je suis ouvrier en
billets de banque et en monnaie _trompe-l'oeil!_ dit Jacques en
riant.

-- Ah! camarade... une telle supposition...

-- Est pardonnable à voir le train que je mène... Mais je vais
vous rassurer... Je dépense un héritage.

-- Vous mangez et vous buvez un oncle, sans doute! dit
gracieusement Dumoulin.

-- Ma foi... je n'en sais rien...

-- Comment! vous ignorez l'espèce de ce que vous mangez!

-- Figurez-vous d'abord que mon père était chiffonnier...

-- Ah! diable!... dit Dumoulin, assez décontenancé, quoiqu'il fût
assez généralement peu scrupuleux sur le choix de ses compagnons
de bouteille; mais, son premier étonnement passé, il reprit avec
une aménité charmante:

-- Mais il y a des chiffonniers du plus haut mérite...

-- Pardieu, vous croyez rire... dit Jacques, et pourtant vous avez
raison; mon père était un homme d'un fameux mérite, allez!! Il
parlait grec et latin comme un vrai savant, et il me disait
toujours que pour les mathématiques il n'avait pas son pareil...
sans compter qu'il avait beaucoup voyagé...

-- Mais alors, reprit Dumoulin que la surprise dégrisait, vous
pourriez bien être de la famille des comtes de Rennepont.

-- Dans ce cas-là, dit Rose-Pompon en riant, votre père
_chiffonnait_ en amateur, et pour l'honneur.

-- Non! non! misère de Dieu! c'était bien pour vivre, reprit
Jacques; mais dans sa jeunesse il avait été à son aise... à ce
qu'il paraît, ou plutôt à ce qu'il ne paraissait plus. Dans son
malheur, il s'était adressé à un parent riche qu'il avait; mais le
parent riche lui avait dit: «Merci!» Alors il a voulu utiliser son
grec, son latin et ses mathématiques. Impossible. Il paraît que
dans ces temps-là Paris grouillait de savants. Alors, plutôt que
de crever de faim il a cherché son pain au bout de son crochet, et
il l'a, ma foi, trouvé; car j'en ai mangé pendant deux ans,
lorsque je suis venu vivre avec lui après la mort d'une tante avec
qui j'habitais à la campagne.

-- Votre respectable père était alors une manière de philosophe,
dit Dumoulin; mais à moins qu'il n'ait trouvé un héritage au coin
d'une borne... je ne vois pas venir l'héritage dont vous parlez.

-- Attendez donc la fin de la chanson. À l'âge de douze ans je
suis entré apprenti dans la fabrique de M. Tripeaud; deux ans
après, mon père est mort d'accident, me laissant le mobilier de
notre grenier: une paillasse, une chaise et une table; de plus,
dans une mauvaise boîte à eau de Cologne, des papiers, à ce qu'il
paraît, écrits en anglais, et une médaille de bronze qui, avec sa
chaîne, pouvait bien valoir dix sous... Il ne m'avait jamais parlé
de ces papiers. Ne sachant à quoi ils étaient bons, je les avais
laissés au fond d'une vieille malle au lieu de les brûler; bien
m'en a pris, car, sur ces papiers-là, on m'a prêté de l'argent.

-- Quel coup du ciel! dit Dumoulin. Ah çà, mais on savait donc que
vous les aviez?

-- Oui, un de ces hommes qui sont à la piste des vieilles créances
est venu trouver Céphyse, qui m'en a parlé; après avoir lu les
papiers, l'homme m'a dit que l'affaire était douteuse, mais qu'il
me prêterait dessus dix mille francs, si je voulais... Dix mille
francs!... c'était un trésor... j'ai accepté tout de suite...

-- Mais vous auriez dû penser que ces créances devaient avoir une
assez grande valeur...

-- Ma foi, non... puisque mon père, qui devait en savoir la
valeur, n'en avait pas tiré parti... et puis, dix mille francs en
beaux et bons écus... qui vous tombent on ne sait d'où... ça se
prend toujours, et tout de suite... et j'ai pris... Seulement,
l'agent d'affaires m'a fait signer une lettre de change de... de
garantie... oui, c'est ça, de garantie.

-- Vous l'avez signée?

-- Qu'est-ce que ça me faisait?... c'était une pure formalité, m'a
dit l'homme d'affaires; et il disait vrai, puisqu'elle est échue
il y a une quinzaine de jours et que je n'en ai pas entendu
parler... Il me reste encore un millier de francs chez l'agent
d'affaires, que j'ai pris pour caissier, vu qu'il avait la
caisse... Et voilà, mon gros, comment je ribote à mort du matin au
soir depuis mes dix mille francs, joyeux comme un pinson d'avoir
quitté mon gueux de bourgeois, M. Tripeaud.

En prononçant ce nom, la physionomie de Jacques, jusqu'alors
joyeuse, s'assombrit tout à coup. Céphyse, qui n'était plus sous
l'impression pénible qui l'avait un moment absorbée, regarda
Jacques avec inquiétude, car elle savait à quel point le nom de
Tripeaud l'irritait.

-- M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu, en voilà un qui rendrait
les bons méchants, et les méchants pires... On dit: bon cavalier
bon cheval; on devrait dire: bon maître, bon ouvrier... Misère de
Dieu! quand je pense à cet homme-là!... Et Couche-tout-nu frappa
violemment du poing sur la table.

-- Voyons, Jacques, pense à autre chose, dit la reine Bacchanal.
Rose-Pompon... fais-le donc rire...

-- Je n'en ai plus envie, de rire, répondit Jacques d'un ton
brusque et encore animé par l'exaltation du vin, c'est plus fort
que moi; quand je pense à cet homme-là... je m'exaspère! Fallait
l'entendre: «Gredins d'ouvriers... canaille d'ouvriers! _ils
crient qu'ils n'ont pas de pain dans le ventre_, disait
M. Tripeaud, _eh bien! on leur y mettra des
baïonnettes__[16]__!_... ça les calmera...» Et les enfants...
dans sa fabrique... fallait les voir... pauvres petits...
travaillant aussi longtemps que des hommes... s'exténuant et
crevant à la douzaine... Mais, bah! après tout, ceux-là morts, il
en venait toujours bien d'autres... Ce n'est pas comme des
chevaux, qu'on ne peut remplacer qu'en payant.

-- Allons, décidément, vous n'aimez pas votre ancien patron, dit
Dumoulin, de plus en plus surpris de l'air sombre et soucieux de
son amphitryon, et regrettant que la conversation eût pris ce tour
sérieux; aussi dit-il quelques mots à l'oreille de la reine
Bacchanal, qui lui répondit par un signe d'intelligence.

-- Non... je n'aime pas M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu; je le
hais, savez-vous pourquoi! c'est de sa faute autant que de la
mienne si je suis devenu un bambocheur. Je ne dis pas ça pour me
vanter, mais c'est vrai... Étant gamin et apprenti chez lui,
j'étais tout coeur, tout ardeur, et si enragé pour l'ouvrage que
j'ôtais ma chemise pour travailler; c'est même à propos de ça
qu'on m'a baptisé Couche-tout-nu... Eh bien! j'avais beau me tuer,
m'éreinter... jamais un mot pour m'encourager; j'arrivais le
premier à l'atelier, j'en sortais le dernier... rien; on ne s'en
apercevait seulement pas. Un jour je suis blessé sur la
mécanique... on me porte à l'hôpital... j'en sors... tout faible
encore; c'est égal, je reprends mon travail... je ne me rebutais
pas; les autres, qui savaient de quoi il retournait et qui
connaissaient le patron, avaient beau me dire: «Est-il serin de
s'échiner ainsi, ce petit-là!... qu'est-ce qu'il en retirera!...
Mais fais donc ton ouvrage tout juste, imbécile, il n'en sera ni
plus ou moins.» C'est égal, j'allais toujours; enfin un jour, un
vieux brave homme, qu'on appelait le père Arsène -- il travaillait
depuis longtemps dans la maison et c'était un modèle de conduite -
- un jour donc, le père Arsène est mis à la porte, parce que ses
forces diminuaient trop. C'était pour lui le coup de la mort; il
avait une femme infirme, et à son âge, faible comme il était, il
ne pouvait se placer ailleurs... Quand le chef d'atelier lui
apprend son renvoi, le pauvre bonhomme ne pouvait pas le croire;
il se met à pleurer de désespoir. En ce moment M. Tripeaud
passe... le père Arsène le supplie à mains jointes de le garder à
moitié prix. «Ah çà! lui dit M. Tripeaud en levant les épaules,
est-ce que tu crois que je vais faire de ma fabrique une maison
d'invalides? Tu ne peux plus travailler, va-t'en! -- Mais j'ai
travaillé pendant quarante ans de ma vie, qu'est-ce que vous
voulez que je devienne, mon Dieu? disait le pauvre père Arsène. --
 Est-ce que ça me regarde, moi?» lui répond M. Tripeaud et,
s'adressant à son commis: «Faites le décompte de sa semaine et
qu'il file.» Le père Arsène a filé, oui il a filé... mais, le
soir, lui et sa vieille femme se sont asphyxiés. Or, voyez-vous,
j'étais gamin; mais l'histoire du père Arsène m'a appris une
chose: c'est qu'on avait beau se crever de travail, ça ne
profitait jamais qu'aux bourgeois, qu'ils ne vous en savaient
seulement pas gré, et qu'on n'avait en perspective pour ses vieux
jours que le coin d'une borne pour y crever. Alors, tout mon bon
feu s'était éteint; je me suis dit: qu'est-ce qu'il m'en reviendra
de faire plus que je ne dois? Est-ce que quand mon travail
rapporte des monceaux d'or à M. Tripeaud j'en ai seulement un
atome? Aussi, comme je n'avais aucun avantage d'amour-propre ou
d'intérêt à travailler, j'ai pris le travail en dégoût, j'ai fait
tout juste ce qu'il fallait pour gagner ma paye; je suis devenu
flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais: Quand ça
m'ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène
et sa femme...

Pendant que Jacques se laissait emporter malgré lui à ces pensées
amères, les autres convives, avertis par la pantomime expressive
de Dumoulin et de la reine Bacchanal, s'étaient tacitement
concertés; aussi, à un signe de la reine Bacchanal, qui sauta sur
la table, renversant du pied les bouteilles et les verres, tous se
levèrent, en criant, avec accompagnement de la crécelle de Nini-
Moulin:

-- La Tulipe orageuse!... on demande le quadrille de la Tulipe
orageuse!

À ces cris joyeux, qui éclatèrent comme une bombe, Jacques
tressaillit; puis, après avoir regardé ses convives avec
étonnement, il passa la main sur son front comme pour chasser les
idées pénibles qui le dominaient, et s'écria:

-- Vous avez raison: en avant deux, et vive la joie! En ce moment,
la table, enlevée par des bras vigoureux, fut reléguée à
l'extrémité de la grande salle du banquet; les spectateurs
s'entassèrent sur des chaises, sur des banquettes, sur le rebord
des fenêtres, et, chantant en choeur l'air si connu des
_Étudiants_, remplacèrent l'orchestre, afin d'accompagner la
contredanse formée par Couche-tout-nu, la reine Bacchanal, Nini-
Moulin et Rose-Pompon.

Dumoulin, confiant sa crécelle à un des convives, reprit son
exorbitant casque romain à plumeau; il avait mis bas son carrick
au commencement du festin; il apparaissait donc dans toute la
splendeur de son déguisement. Sa cuirasse à écailles se terminait
congrûment par une jaquette de plumes semblable à celles que
portent les sauvages de l'escorte du boeuf gras. Nini-Moulin avait
le ventre gros et les jambes grêles, aussi ses tibias flottaient à
l'aventure dans l'évasement de ses larges bottes à revers.

La petite Rose-Pompon, son bonnet de police de travers, les deux
mains dans les poches de son pantalon, le buste un peu penché en
avant et ondulante de droite à gauche sur ses hanches, fit en
avant deux avec Nini-Moulin; celui-ci, ramassé sur lui-même,
s'avançait par soubresauts, la jambe gauche repliée, la jambe
droite lancée en avant, la pointe du pied en l'air et le talon
glissant sur le plancher; de plus il frappait sa nuque de sa main
gauche, tandis que, par un mouvement simultané, il étendait
vivement son bras droit comme s'il eût voulu _jeter de la poudre
aux yeux_ de ses vis-à-vis.

Ce départ eut le plus grand succès; on l'applaudissait bruyamment,
quoiqu'il ne fût que l'innocent prélude du pas de _la Tulipe
orageuse_, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit; un des garçons,
ayant un instant cherché Couche-tout-nu des yeux, courut à lui et
lui dit quelques mots à l'oreille.

-- Moi! s'écria Jacques en riant aux éclats, quelle farce!

Le garçon ayant ajouté quelques mots, la figure de Couche-tout-nu
exprima tout à coup une assez vive inquiétude, et il répondit au
garçon:

-- À la bonne heure!... j'y vais. Et il fit quelques pas vers la
porte.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc, Jacques? demanda la reine Bacchanal
avec surprise.

-- Je reviens tout de suite... quelqu'un va me remplacer; dansez
toujours, dit Couche-tout-nu. Et il sortit précipitamment.

-- C'est quelque chose qui n'aura pas été porté sur la carte, dit
Dumoulin; il va revenir.

-- C'est cela, dit Céphyse. Maintenant, le cavalier seul, dit-elle
au remplaçant de Jacques. Et la contredanse continua.

Nini-Moulin venait de prendre Rose-Pompon de la main droite et la
reine Bacchanal de la main gauche, afin de balancer entre elles
deux, figure dans laquelle il était étourdissant de bouffonnerie,
lorsque la porte s'ouvrit de nouveau et le garçon, que Jacques
avait suivi, s'approcha vivement de Céphyse d'un air consterné et
lui parla à l'oreille, ainsi qu'il avait parlé à Couche-tout-nu.
La reine Bacchanal devint pâle, poussa un cri perçant, se
précipita vers la porte et sortit en courant sans prononcer une
parole, laissant ses convives stupéfaits.



IV. Les adieux.

La reine Bacchanal, suivant le garçon du traiteur, arriva au bas
de l'escalier. Un fiacre était à la porte. Dans ce fiacre elle vit
Couche-tout-nu avec un des hommes qui, deux heures auparavant,
stationnaient sur la place du Châtelet.

À l'arrivée de Céphyse, l'homme descendit et dit à Jacques en
tirant sa montre:

-- Je vous donne un quart d'heure... c'est tout ce que je peux
faire pour vous, mon brave garçon... après cela... en route.
N'essayez pas de nous échapper, nous veillerons aux portières tant
que le fiacre restera là.

D'un bond Céphyse fut dans la voiture. Trop émue pour avoir parlé
jusque-là, elle s'écria, en s'asseyant à côté de Jacques et en
remarquant sa pâleur:

-- Qu'y a-t-il? que te veut-on?

-- On m'arrête pour dettes... dit Jacques d'une voix sombre.

-- Toi! s'écria Céphyse en poussant un cri déchirant.

-- Oui, pour cette lettre de change de garantie que l'agent
d'affaires m'a fait signer... et il disait que c'était seulement
une formalité... Brigand!!

-- Mais, mon Dieu, tu as de l'argent chez lui... qu'il prenne
toujours cela en acompte.

-- Il ne me reste pas un sou; il m'a fait dire par les recors
qu'il ne me donnerait pas les derniers mille francs, puisque je
n'avais pas payé la lettre de change...

-- Alors, courons chez lui le prier, le supplier de te laisser en
liberté; c'est lui qui est venu te proposer de te prêter cet
argent; je le sais bien, puisque c'est à moi qu'il s'est d'abord
adressé. Il aura pitié.

-- De la pitié... un agent d'affaires!... Allons donc!

-- Ainsi, rien... plus rien! s'écria Céphyse en joignant les mains
avec angoisse. Puis elle reprit:

-- Mais il doit y avoir quelque chose à faire... Il t'avait
promis...

-- Ses promesses, tu vois comme il les tient, reprit Jacques avec
amertume; j'ai signé sans savoir seulement ce que je signais;
l'échéance est passée, il est en règle... il ne me servirait de
rien de résister; on vient de m'expliquer tout cela...

-- Mais on ne peut te retenir longtemps en prison! c'est
impossible...

-- Cinq ans... si je ne paye pas... Et comme je ne pourrai jamais
payer, mon affaire est sûre...

-- Ah! quel malheur! quel malheur! et ne pouvoir rien! dit Céphyse
en cachant sa tête entre ses mains.

-- Écoute, Céphyse, reprit Jacques d'une voix douloureusement
émue, depuis que je suis là, je ne pense qu'à une chose... à ce
que tu vas devenir.

-- Ne t'inquiète pas de moi...

-- Que je ne m'inquiète pas de toi! mais tu es folle! Comment
feras-tu? Le mobilier de nos deux chambres ne vaut pas deux cents
francs. Nous dépensions si follement que nous n'avons pas
seulement payé notre loyer. Nous devons trois termes... il ne faut
donc pas compter sur la vente de nos meubles, je te laisse sans un
sou. Au moins, moi, en prison, on me nourrit... mais toi, comment
vivras-tu!

-- À quoi bon te chagriner d'avance!

-- Je te demande comment tu vivras demain! s'écria Jacques.

-- Je vendrai mon costume, quelques effets; je t'enverrai la
moitié de l'argent, je garderai le reste; ça me fera quelques
jours.

-- Et après?... après?

-- Après!... dame... alors... je ne sais pas, moi. Mon Dieu, que
veux-tu que je te dise!... après, je verrai.

-- Écoute, Céphyse, reprit Jacques avec une amertume navrante,
c'est maintenant que je vois comme je t'aime... j'ai le coeur
serré comme dans un étau en pensant que je vais te quitter... ça
me donne des frissons de ne pas savoir ce que tu deviendras...

Puis, passant la main sur son front, Jacques ajouta:

-- Vois-tu... ce qui nous a perdus, c'est de nous dire toujours:
demain n'arrivera pas; et tu le vois, demain arrive. Une fois que
je ne serai plus près de toi, une fois que tu auras dépensé le
dernier sou de ces hardes que tu vas vendre... incapable de
travailler comme tu l'es maintenant... que feras-tu?... Veux-tu
que je te le dise, moi... ce que tu feras? tu m'oublieras, et...

Puis, comme s'il eût reculé devant sa pensée, Jacques s'écria avec
rage et désespoir:

-- Misère de Dieu! si cela devait arriver, je me briserais la tête
sur un pavé.

Céphyse devina la réticence de Jacques; elle lui dit vivement en
se jetant à son cou:

-- Moi? un autre amant... jamais! car je suis comme toi,
maintenant je vois combien je t'aime.

-- Mais pour vivre?... ma pauvre Céphyse! pour vivre?

-- Eh bien... j'aurai du courage, j'irai habiter avec ma soeur
comme autrefois... je travaillerai avec elle; ça me donnera
toujours du pain... Je ne sortirai que pour aller te voir... D'ici
à quelques jours, l'homme d'affaires, en réfléchissant, pensera
que tu ne peux pas lui payer dix mille francs, et il te fera
remettre en liberté; j'aurai repris l'habitude du travail... tu
verras! tu reprendras aussi cette habitude; nous vivrons pauvres,
mais tranquilles... Après tout, nous nous serons au moins bien
amusés pendant six mois... tandis que tant d'autres n'ont de leur
vie connu le plaisir; crois-moi, mon bon Jacques, ce que je te dis
est vrai... Cette leçon me profitera. Si tu m'aimes, n'aie pas la
moindre inquiétude; je te dis que j'aimerais cent fois mieux
mourir que d'avoir un autre amant.

-- Embrasse-moi... dit Jacques, les yeux humides, je te crois...
je te crois... tu me redonnes du courage... et pour maintenant et
pour plus tard... Tu as raison, il faut tâcher de nous remettre au
travail, ou sinon... le boisseau de charbon du père Arsène... car,
vois-tu, ajouta Jacques d'une voix basse et en frémissant, depuis
six mois... j'étais comme ivre; maintenant, je me dégrise... et je
vois où nous allions... une fois à bout de ressources, je serais
peut-être devenu un voleur, et toi... une...

-- Oh! Jacques, tu me fais peur, ne dis pas cela! s'écria Céphyse,
en interrompant Couche-tout-nu; je te le jure, je retournerai chez
ma soeur, je travaillerai... j'aurai du courage...

La reine Bacchanal en ce moment était très sincère; elle voulait
résolument tenir sa parole; son coeur n'était pas encore
complètement perverti; la misère, le besoin, avaient été pour elle
comme pour tant d'autres la cause et même l'excuse de son
égarement; jusqu'alors elle avait du moins toujours suivi
l'attrait de son coeur, sans aucune arrière-pensée basse et
vénale; la cruelle position où elle voyait Jacques exaltait encore
son amour; elle se croyait assez sûre d'elle-même pour lui jurer
d'aller reprendre auprès de la Mayeux cette vie de labeur aride et
incessant, cette vie de douloureuses privations qu'il lui avait
été déjà impossible de supporter et qui devait lui être bien plus
pénible encore depuis qu'elle s'était habituée à une voie oisive
et dissipée. Néanmoins les assurances qu'elle venait de donner à
Jacques calmèrent un peu le chagrin et les inquiétudes de cet
homme; il avait assez d'intelligence et de coeur pour s'apercevoir
que la pente fatale où il s'était jusqu'alors laissé aveuglément
entraîner les conduisait, lui et Céphyse, droit à l'infamie.

Un des recors, ayant frappé à la portière, dit à Jacques:

-- Mon garçon, il ne vous reste que cinq minutes, dépêchez-vous.

-- Allons! ma fille... du courage, dit Jacques.

-- Sois tranquille... j'en aurai... tu peux y compter...

-- Tu ne vas pas remonter là-haut?

-- Non, oh non! dit Céphyse. Cette fête, je l'ai en horreur
maintenant.

-- Tout est payé d'avance... je vais faire dire à un garçon de
prévenir qu'on ne nous attende pas, reprit Jacques. Ils vont être
bien étonnés, mais c'est égal...

-- Si tu pouvais seulement m'accompagner... jusque chez nous, dit
Céphyse, cet homme le permettrait peut-être, car enfin tu ne peux
pas aller à Sainte-Pélagie habillé comme ça.

-- C'est vrai, il ne refusera pas de m'accompagner; mais comme il
sera avec nous dans la voiture, nous ne pourrons plus rien nous
dire devant lui... Aussi... laisse-moi pour la première fois de ma
vie te parler raison. Souviens-toi bien de ce que je te dis, ma
bonne Céphyse... ça peut d'ailleurs s'adresser à moi comme à toi,
reprit Jacques d'un ton grave et pénétré; reprends aujourd'hui
l'habitude du travail... Il a beau être pénible, ingrat; c'est
égal... n'hésite pas, car tu oublieras bientôt l'effet de cette
leçon; comme tu dis, plus tard il ne serait plus temps, et alors
tu finirais comme tant d'autres pauvres malheureuses... tu
m'entends...

-- Je t'entends... dit Céphyse en rougissant; mais j'aimerais
mieux cent fois la mort qu'une telle vie...

-- Et tu aurais raison... car dans ce cas-là, vois-tu, ajouta
Jacques d'une voix sourde et concentrée, je t'y aiderais... à
mourir.

-- J'y compte bien, Jacques... répondit Céphyse en embrassant son
amant avec exaltation; puis elle ajouta tristement:

-- Vois-tu, c'était comme un pressentiment lorsque, tout à
l'heure, je me suis sentie toute chagrine, sans savoir pourquoi,
au milieu de notre gaieté... et que je buvais au choléra... pour
qu'il nous fasse mourir ensemble...

-- Eh bien... qui sait s'il ne viendra pas, le choléra? reprit
Jacques d'un air sombre, ça nous épargnerait le charbon, nous
n'aurons seulement pas peut-être de quoi en acheter...

-- Je ne peux te dire qu'une chose, Jacques, c'est que pour vivre
et pour mourir ensemble tu me trouveras toujours.

-- Allons, essuie tes yeux, reprit-il avec une profonde émotion.
Ne faisons pas d'enfantillages devant ces hommes...

Quelques minutes après, le fiacre se dirigea vers le logis de
Jacques, où il devait changer de vêtements avant de se rendre à la
prison pour dettes.

* * * *

Répétons-le, à propos de la soeur de la Mayeux (il est des choses
qu'on ne saurait trop redire): l'une des plus funestes
conséquences de _l'inorganisation_ du travail est l'insuffisance
du salaire. L'insuffisance du salaire force inévitablement le plus
grand nombre des jeunes filles, ainsi mal rétribuées, à chercher
le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent.
Tantôt elles reçoivent une modique somme de leur amant, qui,
jointe au produit de leur labeur, aide à leur existence. Tantôt,
comme la soeur de la Mayeux, elles abandonnent complètement le
travail et font vie commune avec l'homme qu'elles choisissent,
lorsque celui-ci peut suffire à cette dépense; alors, et durant ce
temps de plaisir et de fainéantise, la lèpre incurable de
l'oisiveté envahit à tout jamais ces malheureuses. Ceci est la
première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la
société impose à un nombre immense d'ouvrières, nées pourtant avec
des instincts de pudeur, de droiture et d'honnêteté. Au bout d'un
certain temps, leur amant les délaisse, quelquefois lorsqu'elles
sont mères. D'autres fois, une folle prodigalité conduit
l'imprévoyant en prison; alors la jeune fille se trouve seule,
abandonnée, sans moyens d'existence. Celles qui ont conservé du
coeur et de l'énergie se remettent au travail... le nombre en est
bien rare.

Les autres... poussées par la misère, par l'habitude d'une vie
facile et oisive, tombent alors jusqu'aux derniers degrés de
l'abjection.

Et il faut encore plus les plaindre que les blâmer de cette
abjection, car la cause première et virtuelle de leur chute était
_l'insuffisante rémunération de leur travail_ ou le chômage.

Une autre déplorable conséquence de l'inorganisation du travail
est, pour les hommes, outre l'insuffisance du salaire, le profond
dégoût qu'ils apportent dans la tâche qui leur est imposée.

Cela se conçoit. Sait-on rendre le travail attrayant, soit par la
variété des occupations, soit par des récompenses honorifiques,
soit par des soins, soit par une rémunération proportionnée aux
bénéfices que leur main-d'oeuvre procure, soit enfin par
l'espérance d'une retraite assurée après de longues années de
labeur? Non, le pays ne s'inquiète ni se soucie de leurs besoins
ou de leurs droits.

Et pourtant il y a, pour ne citer qu'une industrie, des
mécaniciens et des ouvriers dans les usines, qui, exposés à
l'explosion et au contact de formidables engrenages, courent
chaque jour de plus grands dangers que les soldats n'en courent à
la guerre, déploient un savoir pratique rare, rendent à
l'industrie, et conséquemment au pays, d'incontestables services
pendant une longue et honorable carrière, à moins qu'ils ne
périssent par l'explosion d'une chaudière ou qu'ils n'aient
quelque membre broyé entre les dents de fer d'une machine. Dans ce
cas, le travailleur reçoit-il une récompense au moins égale à
celle que reçoit le soldat pour prix de son courage, louable sans
doute, mais stérile: une place dans une maison d'invalides? Non...
Qu'importe au pays? et si le maître du travailleur est ingrat, le
mutilé, incapable de service, meurt de faim dans quelque coin.

Enfin, dans ces fêtes pompeuses de l'industrie, convoque-t-on
jamais quelques-uns de ces habiles travailleurs qui seuls ont
tissé ces admirables étoffes, forgé et damasquiné ces armes
éclatantes, ciselé ces coupes d'or et d'argent, sculpté ces
meubles d'ébène et d'ivoire, monté ces éblouissantes pierreries
avec un art exquis? Non...

Retirés au fond de leur mansarde, au milieu d'une famille
misérable et affamée, ils vivent à peine d'un mince salaire, ceux-
là qui, cependant, on l'avouera, ont au moins concouru _pour
moitié _à doter le pays des merveilles qui font sa richesse, sa
gloire et son orgueil.

Un ministre du commerce qui aurait la moindre intelligence de ses
hautes fonctions et de ses DEVOIRS, ne demanderait-il pas que
chaque fabrique exposante _choisît par une élection à plusieurs
degrés un certain nombre de candidats des plus méritants, parmi
lesquels le fabricant désignerait celui qui lui semblerait le plus
digne de représenter la CLASSE OUVRIÈRE dans ces grandes
solennités industrielles?_ Ne serait-il pas d'un noble et
encourageant exemple de voir alors le maître proposer aux
récompenses ou aux distinctions publiques l'ouvrier député par ses
pairs comme l'un des plus honnêtes, des plus laborieux, des plus
intelligents de sa profession?

Alors une désespérante injustice disparaîtrait, alors les vertus
du travailleur seraient stimulées par un but généreux, élevé;
alors _il aurait intérêt à bien faire._

Sans doute le fabricant, en raison de l'intelligence qu'il
déploie, des capitaux qu'il aventure, des établissements qu'il
fonde et du bien qu'il fait quelquefois, a un droit légitime aux
distinctions dont on le comble; mais pourquoi le travailleur est-
il impitoyablement exclu de ces récompenses dont l'action est si
puissante sur les masses? Les généraux et les officiers sont-ils
donc les seuls que l'on récompense dans une armée? Après avoir
justement rémunéré les chefs de cette puissante et féconde armée
de l'industrie, pourquoi ne jamais songer aux soldats?

Pourquoi n'y a-t-il jamais pour eux de signe de rémunération
éclatante, quelque consolante et bienveillante parole d'une lèvre
auguste? Pourquoi ne voit-on pas enfin, en France, _un seul
ouvrier décoré_ pour prix de sa main-d'oeuvre, de son courage
industriel et de sa longue et laborieuse carrière? Cette croix et
la modeste pension qui l'accompagne seraient pourtant pour lui une
double récompense justement méritée; mais non, pour l'humble
travailleur, pour le travail nourricier, il n'y a qu'oubli,
injustice, indifférence et dédain!

Aussi de cet abandon public, souvent aggravé par l'égoïsme et par
la dureté des maîtres ingrats, naît pour les travailleurs une
condition déplorable. Les uns, malgré un labeur incessant, vivent
dans les privations, et meurent avant l'âge, presque toujours
maudissant une société qui les délaisse; d'autres cherchent
l'éphémère oubli de leurs maux dans une ivresse meurtrière; un
grand nombre enfin, n'ayant aucun intérêt, aucun avantage, aucune
incitation morale ou matérielle à faire plus ou à faire mieux, se
bornent à faire rigoureusement ce qu'il faut pour gagner leur
salaire. Rien ne les attache à leur travail, parce que rien à
leurs yeux ne rehausse, n'honore, ne glorifie le travail... Rien
ne les défend contre les séductions de l'oisiveté, et s'ils
trouvent par hasard le moyen de vivre quelque temps dans la
paresse, peu à peu ils cèdent à ces habitudes de fainéantise, de
débauche; et quelquefois les plus mauvaises passions flétrissent à
jamais des natures originairement saines, honnêtes, remplies de
bon vouloir, faute d'une tutelle protectrice et équitable qui ait
soutenu, encouragé, récompensé leurs premières tendances, honnêtes
et laborieuses.

* * * *

Nous suivrons maintenant la Mayeux, qui, après s'être présentée
pour chercher de l'ouvrage chez la personne qui l'employait
ordinairement, s'était rendue rue de Babylone, au pavillon occupé
par Adrienne de Cardoville.



Dixième partie
Le couvent



I. Florine.

Pendant que la reine Bacchanal et Couche-tout-nu terminaient si
tristement la plus joyeuse phase de leur existence, la Mayeux
arrivait à la porte du pavillon de la rue de Babylone. Avant de
sonner, la jeune ouvrière essuya ses larmes: un nouveau chagrin
l'accablait. En quittant la maison du traiteur, elle était allée
chez la personne qui lui donnait habituellement du travail; mais
celle-ci lui en avait refusé, pouvant, disait-elle, faire
confectionner la même besogne dans les prisons de femmes avec un
tiers d'économie. La Mayeux, plutôt que de perdre cette dernière
ressource, offrit de subir cette diminution, mais les pièces de
lingerie étaient déjà livrées, et la jeune ouvrière ne pouvait
espérer d'occupation avant une quinzaine de jours, même en
accédant à cette réduction de salaire. On conçoit les angoisses de
la pauvre créature; car, en présence d'un chômage forcé, il faut
mendier, mourir de faim ou voler.

Quant à sa visite au pavillon de la rue de Babylone, elle
s'expliquera tout à l'heure.

La Mayeux sonna timidement à la petite porte; peu d'instants
après, Florine vint lui ouvrir. La camériste n'était plus habillée
selon le goût charmant d'Adrienne; elle était, au contraire, vêtue
avec une affectation de simplicité austère; elle portait une robe
montante de couleur sombre, assez large pour cacher la svelte
élégance de sa taille; ses bandeaux de cheveux, d'un noir de jais,
s'apercevaient à peine sous la garniture plate de son petit bonnet
blanc empesé, assez pareil aux cornettes des religieuses; mais,
malgré ce costume si modeste, la figure brune et pâle de Florine
paraissait toujours admirablement belle. On l'a dit: placée par un
passé criminel dans la dépendance absolue de Rodin et de
M. d'Aigrigny, Florine leur avait jusqu'alors servi d'espionne
auprès d'Adrienne, malgré les marques de confiance et de bonté
dont celle-ci la comblait. Florine n'était pas complètement
pervertie; aussi éprouvait-elle souvent de douloureux mais vains
remords, en songeant au métier infâme qu'on l'obligeait à faire
auprès de sa maîtresse.

À la vue de la Mayeux, qu'elle reconnut (Florine lui avait appris
la veille l'arrestation d'Agricol et le soudain accès de folie de
Mlle de Cardoville), elle recula d'un pas, tant la physionomie de
la jeune ouvrière lui inspira d'intérêt et de pitié. En effet
l'annonce d'un chômage forcé, au milieu de circonstances déjà si
pénibles, portait un terrible coup à la jeune ouvrière; les traces
de larmes récentes sillonnaient ses joues; ses traits exprimaient
à son insu une désolation profonde, et elle paraissait si épuisée,
si faible, si accablée, que Florine s'avança vivement vers elle,
lui offrit son bras, et lui dit avec bonté en la soutenant:

-- Entrez, mademoiselle, entrez... Reposez-vous un instant, car
vous êtes bien pâle... et vous paraissez bien souffrante et bien
fatiguée!

Ce disant, Florine introduisit La Mayeux dans un petit vestibule à
cheminée, garni de tapis, et la fit asseoir auprès d'un bon feu,
dans un fauteuil de tapisserie; Georgette et Hébé avaient été
renvoyées, Florine était restée jusqu'alors seule gardienne du
pavillon.

Lorsque La Mayeux fut assise, Florine lui dit avec intérêt:

-- Mademoiselle, ne voulez-vous rien prendre? un peu d'eau sucrée,
chaude, et de fleur d'oranger?

-- Je vous remercie, mademoiselle, dit la Mayeux avec émotion,
tant la moindre preuve de bienveillance la remplissait de
gratitude; puis elle voyait avec une douce surprise que ses
pauvres vêtements n'étaient pas un sujet d'éloignement ou de
dédain pour Florine. Je n'ai besoin que d'un peu de repos, car je
viens de très loin, reprit-elle, et si vous le permettez...

-- Reposez-vous tant que vous voudrez, mademoiselle... je suis
seule dans ce pavillon depuis le départ de ma pauvre maîtresse...
Ici Florine rougit et soupira... Ainsi donc ne vous gênez en
rien... mettez-vous là... vous serez mieux... Mon Dieu! comme vos
pieds sont mouillés... Posez-les sur ce tabouret.

L'accueil cordial de Florine, sa belle figure, l'agrément de ses
manières, qui n'étaient pas celle d'une femme de chambre
ordinaire, frappèrent vivement la Mayeux, sensible plus que
personne, malgré son humble condition, à tout ce qui était
gracieux, délicat et distingué; aussi, cédant à cet attrait, la
jeune ouvrière, ordinairement d'une sensibilité inquiète, d'une
timidité ombrageuse, se sentit presque en confiance avec Florine.

-- Combien vous êtes obligeante, mademoiselle!... lui dit-elle
d'un ton pénétré; je suis toute confuse de vos bons soins!

-- Je vous l'assure, mademoiselle, je voudrais faire autre chose
pour vous que de vous offrir une place à ce foyer... vous avez
l'air si doux, si intéressant!

-- Ah! mademoiselle... que cela fait du bien, de se réchauffer à
un bon feu! dit naïvement la Mayeux, et presque malgré elle.

Puis craignant, tant était grande sa délicatesse, qu'on ne la crût
capable de chercher, en prolongeant sa visite, à abuser de son
hospitalité, elle ajouta:

-- Voici, mademoiselle, pourquoi je reviens ici... Hier vous
m'avez appris qu'un jeune ouvrier forgeron, M. Agricol Baudoin,
avait été arrêté dans ce pavillon...

-- Hélas! oui, mademoiselle, et cela au moment où ma pauvre
maîtresse s'occupait de lui venir en aide...

-- M. Agricol... je suis sa soeur adoptive, reprit la Mayeux en
rougissant légèrement, m'a écrit hier au soir, de sa prison... il
me priait de dire à son père de se rendre ici le plus tôt
possible, afin de prévenir Mlle de Cardoville qu'il avait, lui,
Agricol, les choses les plus importantes à communiquer à cette
demoiselle, ou à la personne qu'on lui enverrait... mais qu'il
n'osait se confier à une lettre, ignorant si la correspondance des
prisonniers n'était pas lue par le directeur de la prison.

-- Comment! c'est à ma maîtresse que M. Agricol veut faire une
révélation importante? dit Florine très surprise.

-- Oui, mademoiselle, car à cette heure Agricol ignore l'affreux
malheur qui a frappé Mlle de Cardoville.

-- C'est juste... et cet accès de folie s'est, hélas! déclaré
d'une manière si brusque, dit Florine en baissant les yeux, que
rien ne pouvait le faire prévoir.

-- Il faut bien que cela soit ainsi, reprit la Mayeux, car lorsque
Agricol a vu Mlle de Cardoville pour la première fois... il est
revenu frappé de sa grâce, de sa délicatesse et de sa bonté.

-- Comme tous ceux qui approchent ma maîtresse... dit tristement
Florine.

-- Ce matin, reprit la Mayeux, lorsque, d'après la recommandation
d'Agricol, je me suis présentée chez son père, il était déjà
sorti, car il est en proie à de grandes inquiétudes; mais la
lettre de mon frère adoptif m'a paru si pressante et devoir être
d'un si puissant intérêt pour Mlle de Cardoville, qui s'était
montré remplie de générosité pour lui... que je suis venue.

-- Malheureusement mademoiselle n'est plus ici, vous savez?

-- Mais n'y a-t-il personne de sa famille à qui je puisse, sinon
parler, du moins faire savoir par vous, mademoiselle, qu'Agricol
désire faire connaître des choses très importantes, pour cette
demoiselle?

-- Cela est étrange, reprit Florine en réfléchissant et sans
répondre à la Mayeux; puis, se retournant vers elle:

-- Et vous en ignorez complètement le sujet, de ces révélations?

-- Complètement mademoiselle; mais je connais Agricol: c'est
l'honneur, la loyauté même; il a l'esprit très juste, très droit;
l'on peut croire à ce qu'il affirme... D'ailleurs, quel intérêt
aurait-il à...

-- Mon Dieu! s'écria tout à coup Florine, frappée d'un trait de
lumière soudaine et en interrompant la Mayeux, je me souviens de
cela maintenant: lorsqu'il a été arrêté dans une cachette où
mademoiselle l'avait fait conduire, je me trouvais là par hasard.
M. Agricol m'a dit rapidement et tout bas:

«Prévenez votre généreuse maîtresse que sa bonté pour moi aura sa
récompense, et que mon séjour dans cette cachette n'aura peut-être
pas été inutile...» C'est tout ce qu'il a pu me dire, car on l'a
emmené à l'instant. Je l'avoue, dans ces mots je n'avais vu que
l'expression de sa reconnaissance et l'espoir de la prouver un
jour à mademoiselle... Mais en rapprochant ces paroles à la lettre
qu'il vous a écrite... dit Florine en réfléchissant...

-- En effet, reprit la Mayeux, il y a certainement quelque rapport
entre son séjour dans sa cachette et les choses importantes qu'il
demande à révéler à votre maîtresse ou à quelqu'un de sa famille.

-- Cette cachette n'avait été ni habitée, ni visitée depuis très
longtemps, dit Florine d'un air pensif, peut-être M. Agricol y
aura trouvé ou vu quelque chose qui doit intéresser ma maîtresse.

-- Si la lettre d'Agricol ne m'eût pas paru si pressante, reprit
la Mayeux, je ne serais pas venue, et il se serait présenté ici
lui-même lors de sa sortie de prison, qui maintenant, grâce à la
générosité d'un de ses anciens camarades, ne peut tarder
longtemps; mais ignorant si, même moyennant caution, on le
laisserait libre aujourd'hui... j'ai voulu avant tout accomplir
fidèlement sa recommandation... la généreuse bonté que votre
maîtresse lui avait témoignée m'en faisait un devoir.

Comme toutes les personnes dont les bons instincts se réveillent
encore parfois, Florine éprouvait une sorte de consolation à faire
du bien lorsqu'elle le pouvait faire impunément, c'est-à-dire sans
s'exposer aux inexorables ressentiments de ceux dont elle
dépendait. Grâce à la Mayeux, elle trouvait l'occasion de rendre
probablement un grand service à sa maîtresse; connaissant assez la
haine de la princesse de Saint-Dizier contre sa nièce pour être
certaine du danger qu'il y aurait à ce que la révélation
d'Agricol, en raison même de son importance, fût faite à une autre
qu'à Mlle de Cardoville, Florine dit à la Mayeux d'un ton grave et
pénétré:

-- Écoutez, mademoiselle... je vais vous donner un conseil
profitable, je crois, à ma pauvre maîtresse; mais cette démarche
de ma part pourrait m'être très funeste si vous n'aviez pas égard
à mes recommandations.

-- Comment cela mademoiselle? dit la Mayeux en regardant Florine
avec une profonde surprise.

-- Dans l'intérêt de ma maîtresse... M. Agricol ne doit confier à
personne... si ce n'est à elle-même... les choses importantes
qu'il désire lui communiquer.

-- Mais, ne pouvant voir Mlle Adrienne, pourquoi ne s'adresserait-
il pas à sa famille?

-- C'est surtout à la famille de ma maîtresse qu'il doit taire
tout ce qu'il sait... Mlle Adrienne peut guérir... Alors
M. Agricol lui parlera; bien plus, ne dût-elle jamais guérir,
dites à votre frère adoptif qu'il vaut encore mieux qu'il garde
son secret que de le voir servir aux ennemis de ma maîtresse... ce
qui arriverait infailliblement, croyez-moi.

-- Je vous comprends, mademoiselle, dit tristement la Mayeux. La
famille de votre généreuse maîtresse ne l'aime pas et la
persécuterait peut-être?

-- Je ne puis rien vous dire de plus à ce sujet, maintenant; quant
à ce qui me regarde, je vous en conjure, promettez-moi d'obtenir
de M. Agricol qu'il ne parle à personne au monde de la démarche
que vous avez tentée près de moi à ce sujet, et du conseil que je
vous donne... Le bonheur... non pas le bonheur, reprit Florine
avec amertume, comme si depuis longtemps elle avait renoncé à
l'espoir d'être heureuse, non pas le bonheur, mais le repos de ma
vie dépend de votre discrétion.

-- Ah! soyez tranquille, dit la Mayeux, aussi attendrie que
surprise de l'expression douloureuse des traits de Florine; je ne
serai pas ingrate; personne au monde, sauf Agricol, ne saura que
je vous ai vue.

-- Merci... oh! merci, mademoiselle, dit Florine avec effusion.

-- Vous me remerciez? dit la Mayeux étonnée de voir de grosses
larmes rouler dans les yeux de Florine.

-- Oui... je vous dois un moment de bonheur... pur et sans
mélange; car j'aurai peut-être rendu un service à ma chère
maîtresse sans risquer d'augmenter les chagrins qui m'accablent
déjà...

-- Vous, malheureuse!

-- Cela vous étonne? pourtant, croyez-moi, quel que soit votre
sort, je le changerais pour le mien, s'écria Florine presque
involontairement.

-- Hélas! mademoiselle, dit la Mayeux, vous paraissez avoir un
trop bon coeur pour que je vous laisse former un pareil voeu,
surtout aujourd'hui...

-- Que voulez-vous dire?

-- Ah! je l'espère bien sincèrement pour vous, mademoiselle,
reprit la Mayeux avec amertume, jamais vous ne saurez ce qu'il y a
d'affreux à se voir privé de travail lorsque le travail est votre
unique ressource.

-- En êtes-vous réduite là? mon Dieu!... s'écria Florine en
regardant la Mayeux avec anxiété.

La jeune ouvrière baissa la tête et ne répondit rien; son
excessive fierté se reprochait presque cette confidence, qui
ressemblait à une plainte, et qui lui était échappée en songeant à
l'horreur de sa position.

-- S'il en était ainsi, reprit Florine, je vous plains du plus
profond de mon coeur... et cependant je ne sais si mon infortune
n'est pas plus grande encore que la vôtre.

Puis, après un moment de réflexion, Florine s'écria tout à coup:

-- Mais j'y songe... si vous manquez de travail... si vous êtes à
bout de ressources... je pourrai, je l'espère, vous procurer de
l'ouvrage...

-- Serait-il possible, mademoiselle! s'écria la Mayeux. Jamais je
n'aurais osé vous demander un pareil service... qui pourtant me
sauverait... mais maintenant votre offre généreuse commande
presque ma confiance... aussi je dois vous avouer que ce matin
même on m'a retiré un travail bien modeste, puisqu'il me
rapportait quatre francs par semaine...

-- Quatre francs par semaine! s'écria Florine, pouvant à peine
croire ce qu'elle entendait.

-- C'était bien peu, sans doute, reprit la Mayeux, mais cela me
suffisait... Malheureusement, la personne qui m'employait trouve à
faire faire cet ouvrage moyennant un prix encore plus minime.

-- Quatre francs par semaine! répéta Florine, profondément touchée
de tant de misère et de tant de résignation; eh bien, moi, je vous
adresserai à des personnes qui vous assureront un gain d'au moins
deux francs par jour.

-- Je pourrais gagner deux francs par jour... est-ce possible?...

-- Oui, sans doute... seulement, il faudrait aller travailler en
journée... à moins que vous ne préfériez vous mettre servante.

-- Dans ma position, dit la Mayeux avec une timidité fière on n'a
pas le droit, je le sais, d'écouter ses susceptibilités, pourtant
je préférerais travailler à la journée, et, en gagnant moins,
avoir la faculté de travailler chez moi.

-- La condition d'aller en journée est malheureusement
indispensable, dit Florine.

-- Alors, je dois renoncer à cet espoir, répondit timidement la
Mayeux... Non que je refuse d'aller en journée; avant tout il faut
vivre... mais... on exige des ouvrières une mise, sinon élégante,
du moins convenable... et, je vous l'avoue sans honte, parce que
ma pauvreté est honnête... je ne puis être mieux vêtue que je ne
le suis.

-- Qu'à cela ne tienne... dit vivement Florine, on vous donnera
les moyens de vous vêtir convenablement.

La Mayeux regarda Florine avec une surprise croissante. Ces offres
étaient si fort au-delà de ce qu'elle pouvait espérer et de ce que
le ouvrières gagnent généralement, que la Mayeux pouvait à peine y
croire.

-- Mais... reprit-elle avec hésitation, pour quel motif serait-on
si généreux envers moi, mademoiselle? De quelle façon pourrais-je
donc mériter un salaire si élevé?

Florine tressaillit. Un élan de coeur et de bon naturel, le désir
d'être utile à la Mayeux, dont la douceur et la résignation
l'intéressaient vivement, l'avaient entraînée à une proposition
irréfléchie; elle savait à quel prix la Mayeux pourrait obtenir
les avantages qu'elle lui proposait, et seulement alors elle se
demanda si la jeune ouvrière consentirait jamais à accepter une
pareille condition. Malheureusement, Florine s'était trop avancée,
elle ne put se résoudre à oser tout dire à la Mayeux. Elle résolut
donc d'abandonner l'avenir aux scrupules de la jeune ouvrière;
puis enfin comme ceux qui ont failli sont ordinairement peu
disposés à croire à l'infaillibilité des autres, Florine se dit
que peut-être la Mayeux, dans la position désespérée où elle se
trouvait, aurait moins de délicatesse qu'elle ne lui en
supposait... Elle reprit donc:

-- Je le conçois, mademoiselle, des offres si supérieures à ce que
vous gagnez habituellement vous étonnent; mais je dois vous dire
qu'il s'agit d'une institution pieuse, destinée à procurer de
l'ouvrage ou de l'emploi aux femmes méritantes et dans le
besoin... Cet établissement, qui s'appelle Sainte-Marie, se charge
de placer soit des domestiques, soit des ouvrières à la journée...
Or, l'oeuvre est dirigée par des personnes si charitables,
qu'elles fournissent même une espèce de trousseau lorsque les
ouvrières qu'elles prennent sous leur protection ne sont pas assez
convenablement vêtues pour aller remplir les fonctions auxquelles
on les destine.

Cette explication fort plausible des offres _magnifiques _de
Florine devait satisfaire la Mayeux, puisque après tout il
s'agissait d'une oeuvre de bienfaisance.

-- Ainsi, je comprends le taux élevé du salaire dont vous me
parlez, mademoiselle, reprit la Mayeux; seulement je n'ai aucune
recommandation pour être protégée par les personnes charitables
qui dirigent cet établissement.

-- Vous souffrez, vous êtes laborieuse, honnête, ce sont des
droits suffisants... Seulement, je dois vous prévenir que l'on
vous demandera si vous remplissez exactement vos devoirs
religieux.

-- Personne plus que moi, mademoiselle, n'aime et bénit Dieu, dit
la Mayeux avec une fermeté douce; mais les pratiques de certains
devoirs sont une affaire de conscience, et je préférerais renoncer
au patronage dont vous me parlez, s'il devait avoir quelque
exigence à ce sujet...

-- Pas le moins du monde. Seulement, je vous l'ai dit, comme ce
sont des personnes très pieuses qui dirigent cette oeuvre, vous ne
vous étonnerez pas de leurs questions... Et puis enfin... essayez;
que risquez-vous? Si les propositions qu'on vous fera vous
conviennent, vous les acceptez... si, au contraire, elle vous
semblent choquer votre liberté de conscience, vous les
refuserez... votre position ne sera pas empirée.

La Mayeux n'avait rien à répondre à cette conclusion, qui, lui
laissant la plus parfaite latitude, devait éloigner d'elle toute
défiance; elle reprit donc:

-- J'accepte votre offre, mademoiselle, et je vous en remercie du
fond du coeur; mais qui me présentera?

-- Moi... demain, si vous le voulez.

-- Mais les renseignements que l'on désirera prendre sur moi,
peut-être?...

-- La respectable mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent de
Sainte-Marie, où est établie l'oeuvre, vous appréciera, j'en suis
sûre, sans qu'il lui soit besoin de se renseigner; sinon elle vous
le dira, et il vous sera facile de la satisfaire. Ainsi, c'est
convenu... à demain.

-- Viendrai-je vous prendre ici, mademoiselle?

-- Non: ainsi que je vous l'ai dit, il faut qu'on ignore que vous
êtes venue de la part de M. Agricol; et une nouvelle visite ici
pourrait être connue et donner l'éveil... J'irai vous prendre en
fiacre... Où demeurez-vous?

-- Rue Brise-Miche, numéro 3... Puisque vous prenez cette peine,
mademoiselle, vous n'auriez qu'à prier le teinturier qui sert de
portier de venir m'avertir... de venir avertir la Mayeux.

-- La Mayeux! dit Florine avec surprise.

-- Oui, mademoiselle, répondit l'ouvrière avec un triste sourire,
c'est le sobriquet que tout le monde me donne... et tenez, ajouta
la Mayeux, ne pouvant retenir une larme, c'est aussi à cause de
mon infirmité ridicule, à laquelle ce sobriquet fait allusion, que
je crains d'aller en journée chez des étrangers... il y a tant de
gens qui vous raillent... sans savoir combien ils vous
blessent!... Mais, reprit la Mayeux en essuyant une larme, je n'ai
pas à choisir, je me résignerai...

Florine, péniblement émue, prit la main de la Mayeux et lui dit:

-- Rassurez-vous, il est des infortunes si touchantes qu'elles
inspirent la compassion et non la raillerie. Je ne puis donc vous
demander sous votre véritable nom?

-- Je me nomme Madeleine Soliveau mais, je vous le répète,
mademoiselle, demandez la Mayeux, car on ne me connaît guère que
sous ce nom-là.

-- Je serai donc demain à midi rue Brise-Miche.

-- Ah! mademoiselle, comment jamais reconnaître vos bontés?

-- Ne parlons pas de cela; tout mon désir est que mon entremise
puisse vous être utile... ce dont vous seule jugerez. Quant à
Agricol, ne lui répondez pas; attendez qu'il soit sorti de prison,
et dites-lui alors, je vous le répète, que ses révélations doivent
être secrètes jusqu'au moment où il pourra voir ma pauvre
maîtresse...

-- Et où est-elle à cette heure, cette chère demoiselle?

-- Je l'ignore... Je ne sais pas où on l'a conduite lorsque son
accès s'est déclaré. Ainsi, à demain; attendez-moi.

-- À demain, dit la Mayeux. Le lecteur n'a pas oublié que le
couvent de Sainte-Marie, où Florine devait conduire la Mayeux,
renfermait les filles du maréchal Simon, et était voisin de la
maison de santé du docteur Baleinier, où se trouvait Adrienne de
Cardoville.



II. La mère Sainte-Perpétue.

Le couvent de Sainte-Marie, où avaient été conduites les filles du
maréchal Simon, était un ancien hôtel dont le vaste jardin donnait
sur le boulevard de l'Hôpital, l'un des endroits (à cette époque
surtout) les plus déserts de Paris.

Les scènes qui vont suivre se passaient le 12 février, veille du
jour fatal où les membres de la famille Rennepont, les derniers
descendants de la soeur du Juif errant, devaient se trouver
assemblés rue Saint-François.

Le couvent de Sainte-Marie était tenu avec une régularité
parfaite. Un conseil supérieur, composé d'ecclésiastiques
influents présidés par le père d'Aigrigny et de femmes d'une
grande dévotion, à la tête desquelles se trouvait la princesse de
Saint-Dizier, s'assemblait fréquemment, afin d'aviser aux moyens
d'étendre et d'assurer l'influence occulte et puissante de cet
établissement, qui prenait une extension remarquable. Des
combinaisons très habiles, très profondément calculées, avaient
présidé à la fondation de l'oeuvre de Sainte-Marie, qui, par suite
de nombreuses donations, possédait de très riches immeubles et
d'autres biens dont le nombre augmentait chaque jour. La
communauté religieuse n'était qu'un prétexte; mais grâce à de
nombreuses intelligences nouées avec la province par
l'intermédiaire des membres les plus exaltés du parti
ultramontain, on attirait dans cette maison un assez grand nombre
d'orphelines richement dotées, qui devaient recevoir au couvent
une éducation solide, austère, religieuse, bien préférable,
disait-on, à l'éducation frivole qu'elles auraient reçue dans les
pensionnats à la mode, infectés de la corruption du siècle; aux
femmes veuves ou isolées, mais riches aussi, l'oeuvre de Sainte-
Marie offrait un asile assuré contre les dangers et les tentations
du monde: dans cette paisible retraite on goûtait un calme
adorable, on faisait doucement son salut, et l'on était entouré
des soins les plus tendres, les plus affectueux. Ce n'était pas
tout: la mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent, se chargeait
aussi au nom de l'oeuvre, de procurer aux vrais fidèles, qui
désiraient préserver l'intérieur de leurs maisons de la corruption
du siècle, soit des demoiselles de compagnie pour les femmes
seules ou âgées, soit des servantes pour les ménages, soit enfin
des ouvrières à la journée, toutes personnes dont la pieuse
moralité était garantie par l'oeuvre. Rien ne semblerait plus
digne d'intérêt, de sympathie et d'encouragement qu'un pareil
établissement; mais tout à l'heure se dévoilera le vaste et
dangereux réseau d'intrigues de toutes sortes que cachaient ces
charitables apparences.

La supérieure du couvent, mère Sainte-Perpétue, était une grande
femme de quarante ans environ, vêtue de bure couleur carmélite, et
portant un long rosaire à sa ceinture; un bonnet blanc à
mentonnière, accompagné d'un voile noir, embéguinait étroitement
son visage maigre et blême; une grande quantité de rides profondes
et transversales sillonnaient son front couleur d'ivoire jauni;
son nez, à arête tranchante, se courbait quelque peu en bec
d'oiseau de proie; son oeil noir était sagace et perçant; sa
physionomie, à la fois intelligente, froide et ferme. Pour
l'entente et la conduite des intérêts matériels de la communauté,
la mère Sainte-Perpétue en eût remontré au procureur le plus
retors et le plus rusé. Lorsque les femmes sont possédées de ce
qu'on appelle l'_esprit des affaires_, et qu'elles y appliquent
leur finesse de pénétration, leur persévérance infatigable, leur
prudente dissimulation, et surtout cette justesse et cette
rapidité du coup d'oeil qui leur sont naturelles, elles arrivent à
des résultats prodigieux. Pour la mère Sainte-Perpétue, femme de
tête solide et forte, la vaste comptabilité de la communauté
n'était qu'un jeu; personne mieux qu'elle ne savait acheter des
propriétés, les remettre en valeur et les revendre avec avantage;
le cours de la Rente, le change, la valeur courante des actions de
différentes entreprises lui étaient aussi très familiers; jamais
elle n'avait commandé à ses intermédiaires une fausse spéculation
lorsqu'il s'était agi de placer les fonds dont tant de bonnes âmes
faisaient journellement don à l'oeuvre de Sainte-Marie; l'esprit
d'association, lorsqu'il est dirigé dans un but _d'égoïsme
collectif_, donne aux corporations les défauts et les vices de
l'individu.

Ainsi une congrégation aimera le pouvoir et l'argent, comme un
ambitieux aime le pouvoir pour le pouvoir, comme le cupide aime
l'argent pour l'argent... Mais c'est surtout à l'endroit des
immeubles que les congrégations agissent comme un seul homme.
L'immeuble est leur rêve, leur idée fixe, leur fructueuse
monomanie; elles le poursuivent de leurs voeux les plus sincères,
les plus tendres, les plus chauds... Le premier _immeuble_ est,
pour une pauvre petite communauté naissante, ce qu'est pour une
jeune mariée sa corbeille de noces; pour un adolescent, son
premier cheval de course; pour un poète, son premier succès; pour
une lorette, son premier châle de cachemire; parce qu'après tout,
dans ce siècle matériel, un _immeuble_ pose, classe, _cote _une
communauté pour une certaine valeur à cette espèce de Bourse
religieuse, et donne une idée d'autant meilleure de son crédit sur
les simples que toutes ces associations de salut en commandite,
qui finissent par posséder des biens immenses, se fondent toujours
modestement avec la pauvreté pour apport social et la charité du
prochain comme garantie et éventualité. Aussi l'on peut se figurer
tout ce qu'il y a d'âcre et d'ardente rivalité entre les
différentes congrégations d'hommes et de femmes à propos des
_immeubles_ que chacun peut compter au soleil, avec quelle
ineffable complaisance une opulente congrégation écrase sous
l'inventaire de ses maisons, de ses fermes, de ses valeurs de
portefeuille, une congrégation moins riche. L'envie, la jalousie
haineuse, rendues plus irritantes encore par l'oisiveté
claustrale, naissent forcément de telles comparaisons; et pourtant
rien n'est moins chrétien dans l'adorable acception de ce mot
divin, rien n'est moins selon le véritable esprit évangélique,
esprit si essentiellement, si religieusement _communiste_, que
cette âpre, que cette insatiable ardeur d'acquérir et d'accaparer
par tous les moyens possibles: avidité dangereuse, qui est loin
d'être excusée aux yeux de l'opinion publique par quelques maigres
aumônes auxquelles préside un inexorable esprit d'exclusion et
d'insolence.

Mère Sainte-Perpétue était assise devant un grand bureau à
cylindre, placé au milieu d'un cabinet très simplement, mais très
confortablement meublé; un excellent feu brillait dans la cheminée
de marbre, un moelleux tapis recouvrait le plancher. La
supérieure, à qui on remettait chaque jour toutes les lettres
adressées soit aux soeurs, soit aux pensionnaires du couvent,
venait d'ouvrir les lettres des soeurs selon son droit, et de
décacheter très dextrement les lettres des pensionnaires selon le
droit qu'elle s'attribuait, à leur insu, mais toujours, bien
entendu, dans le seul intérêt du salut de ces chères filles, et
aussi un peu pour se tenir au courant de leur correspondance; car
la supérieure s'imposait encore le devoir de prendre connaissance
de toutes les lettres qu'on écrivait du couvent, avant de les
mettre à la poste. Les traces de cette pieuse et innocente
inquisition disparaissaient très facilement, la sainte et bonne
mère possédant tout un arsenal de charmants petits outils d'acier:
les uns, très affilés, servaient à découper imperceptiblement le
papier autour du cachet; puis, la lettre ouverte, lue et replacée
dans son enveloppe, on prenait un autre gentil instrument arrondi,
on le chauffait légèrement et on le promenait sur le contour de la
cire du cachet, qui, en fondant et s'étalant un peu, recouvrait la
primitive incision; enfin, par un sentiment de justice et
d'égalité très louable, il y avait dans l'arsenal de la bonne mère
jusqu'à un petit fumigatoire on ne peut plus ingénieux, à la
vapeur humide et dissolvante duquel on soumettait les lettres
modestement et humblement fermées avec des pains à cacheter; ainsi
détrempés, ils cédaient sous le moindre effort et sans occasionner
la moindre déchirure.

Selon l'importance des _indiscrétions_ qu'elle faisait ainsi
commettre aux signataires des lettres, la supérieure prenait des
notes plus ou moins étendues. Elle fut interrompue dans cette
intéressante investigation par deux coups doucement frappés à la
porte verrouillée.

Mère Sainte-Perpétue abaissa aussitôt le vaste cylindre de son
secrétaire sur son arsenal, se leva et alla ouvrir d'un air grave
et solennel. Une soeur converse venait lui annoncer que Mme la
princesse de Saint-Dizier attendait dans le salon, et que Mlle
Florine, accompagnée d'une jeune fille contrefaite et mal vêtue,
arrivée peu de temps après la princesse, attendait à la porte du
petit corridor.

-- Introduisez d'abord Mme la princesse, dit la mère Sainte-
Perpétue. Et avec une prévenance charmante, elle approcha un
fauteuil du feu.

Mme de Saint-Dizier entra. Quoique sans prétentions coquettes et
juvéniles, la princesse était habillée avec goût et élégance: elle
portait un chapeau de velours noir de la meilleure faiseuse, un
grand châle de cachemire bleu, une robe de satin noir garnie de
martre pareille à la fourrure de son manchon.

-- Quelle bonne fortune me vaut encore aujourd'hui l'honneur de
votre visite, ma chère fille? lui dit gracieusement la supérieure.

-- Une recommandation très importante, ma chère mère, car je suis
très pressée; on m'attend chez Son Éminence, et je n'ai
malheureusement que quelques minutes à vous donner: il s'agit
encore de ces deux orphelines au sujet desquelles nous avons
longuement causé hier.

-- Elles continuent à être séparées, selon votre désir, et cette
séparation leur a porté un coup si sensible... que j'ai été
obligée d'envoyer, ce matin... prévenir le docteur Baleinier... à
la maison de santé. Il a trouvé de la fièvre jointe à un grand
abattement, et, chose singulière, absolument les mêmes symptômes
de maladie chez l'une que chez l'autre des deux soeurs... J'ai
interrogé de nouveau ces deux malheureuses créatures; je suis
restée confondue... épouvantée... ce sont des idolâtres.

-- Aussi était-il bien urgent de vous les confier... Mais voici le
sujet de ma visite: ma chère mère, on vient d'apprendre le retour
imprévu du soldat qui a amené ces jeunes filles en France, et que
l'on croyait absent pour quelques jours: il est donc à Paris.
Malgré son âge, c'est un homme audacieux, entreprenant, et d'une
rare énergie; s'il découvrait que ces jeunes filles sont ici, --
 ce qui est d'ailleurs heureusement presque impossible, -- dans sa
rage de les voir à l'abri de son influence impie, il serait
capable de tout. Ainsi, à compter d'aujourd'hui, ma chère mère,
redoublez de surveillance... que personne ne puisse s'introduire
ici nuitamment. Ce quartier est si désert!...

-- Soyez tranquille, ma chère fille, nous sommes suffisamment
gardées; notre concierge et nos jardiniers, bien armés, font une
ronde chaque nuit du côté du boulevard de l'Hôpital; les murailles
sont hautes et hérissées de pointes de fer aux endroits d'un accès
plus facile... Mais je vous remercie toujours, ma chère fille, de
m'avoir prévenue, on redoublera de précautions.

-- Il faudra surtout en redoubler cette nuit, ma chère mère!

-- Et pourquoi?

-- Parce que si cet infernal soldat avait l'audace inouïe de
tenter quelque chose, il le tenterait cette nuit...

-- Et comment le savez-vous, ma chère fille?

-- Nos renseignements nous donnent cette certitude, répondit la
princesse avec un léger embarras qui n'échappa pas à la
supérieure; mais elle était trop fine et trop réservée pour
paraître s'en apercevoir; seulement elle soupçonna qu'on lui
cachait plusieurs choses.

-- Cette nuit donc, répondit mère Sainte-Perpétue, on redoublera
de surveillance... Mais puisque j'ai le plaisir de vous voir, ma
chère fille, j'en profiterai pour vous dire deux mots du mariage
en question.

-- Parlons-en, ma chère mère, dit vivement la princesse, car cela
est très important. Le jeune de Brisville est un homme rempli
d'ardente dévotion dans ce temps d'impiété révolutionnaire; il
pratique ouvertement, il peut nous rendre les plus grands
services: il est, à la Chambre, assez écouté; il ne manque pas
d'une sorte d'éloquence agressive et provocante, et je ne sais
personne qui donne à sa croyance un tour plus effronté, à sa foi
une allure plus insolente: son calcul est juste, car cette manière
cavalière et débraillée de parler de choses saintes pique et
réveille la curiosité des indifférents. Heureusement, les
circonstances sont telles qu'il peut se montrer d'une audacieuse
violence contre nos ennemis sans le moindre danger, ce qui
redouble naturellement son ardeur de martyr postulant: en un mot,
il est à nous, et en retour nous lui devons ce mariage; il faut
donc qu'il se fasse. Vous savez d'ailleurs, chère mère, qu'il se
propose d'offrir une donation de cent mille francs à l'oeuvre de
Sainte-Marie le jour où il sera en possession de la fortune de
Mlle Baudricourt.

-- Je n'ai jamais douté des excellentes intentions de
M. de Brisville au sujet d'une oeuvre qui mérite la sympathie de
toutes les personnes pieuses, répondit discrètement la supérieure,
mais je ne croyais pas rencontrer tant d'obstacles de la part de
la jeune personne.

-- Comment donc?

-- Cette jeune fille, que j'avais crue jusqu'ici la soumission, la
timidité, la nullité, tranchons le mot l'idiotisme même, au lieu
d'être, comme je le pensais, ravie de cette proposition de
mariage, demande du temps pour réfléchir.

-- Cela fait pitié!

-- Elle m'oppose une résistance d'inertie; j'ai beau lui dire
sévèrement qu'étant sans parents, sans amis, et confiée absolument
à mes soins, elle doit voir par mes yeux, écouter par mes
oreilles, et que lorsque je lui affirme que cette union lui
convient de tout point, elle doit lui donner son adhésion sans la
moindre objection ou réflexion...

-- Sans doute... on ne peut parler d'une manière plus sensée.

-- Elle me répond qu'elle voudrait voir M. de Brisville et
connaître son caractère avant de s'engager...

-- C'est absurde... puisque vous lui répondez de sa moralité et
que vous trouvez ce mariage convenable.

-- Du reste, j'ai fait remarquer à Mlle Baudricourt que jusqu'à
présent je n'avais employé envers elle que des moyens de douceur
et de persuasion; mais que si elle m'y forçait, je serais obligée,
malgré moi, et dans son intérêt même, d'agir avec rigueur pour
vaincre son opiniâtreté, de la séparer de ses compagnes, de la
mettre en cellule, au secret le plus rigoureux, jusqu'à ce qu'elle
se décide, après tout, à être heureuse... et à épouser un homme
honorable...

-- Et ces menaces, ma chère mère?...

-- Auront, je l'espère, un bon résultat. Elle avait dans sa
province une correspondance avec une ancienne amie de pension...
j'ai supprimé cette correspondance, qui m'a paru dangereuse; elle
est donc maintenant sous ma seule influence... et j'espère que
nous arriverons à nos fins. Mais, vous le voyez, ma chère fille,
ce n'est jamais sans peine, sans traverses, que l'on parvient à
faire le bien.

-- Aussi je suis certaine que M. de Brisville ne s'en tiendra pas
à sa première promesse, et je me porte caution pour lui que s'il
épouse Mlle Baudricourt...

-- Vous savez, ma chère fille, dit la supérieure en interrompant
la princesse, que s'il s'agissait de moi, je refuserais; mais
donner à l'oeuvre, c'est donner à Dieu, et je ne puis empêcher
M. de Brisville d'augmenter la somme de ses bonnes oeuvres. Et
puis, il nous arrive quelque chose de déplorable...

-- De quoi s'agit-il donc, ma chère mère?

-- Le Sacré-Coeur nous dispute et nous surenchérit un immeuble
tout à fait à notre convenance... En vérité, il y a des gens
insatiables; je m'en suis, du reste, expliquée très vertement avec
la supérieure.

-- Elle m'a dit, en effet, et a rejeté la faute sur l'économe,
répondit Mme de Saint-Dizier.

-- Ah!... vous la voyez donc, ma chère fille? demanda la
supérieure, qui parut assez vivement surprise.

-- Je l'ai rencontrée chez Monseigneur, répondit Mme de Saint-
Dizier avec une légère hésitation que la mère Sainte-Perpétue ne
parut pas remarquer.

Elle reprit:

-- Je ne sais en vérité pourquoi notre établissement excite si
violemment la jalousie du Sacré-Coeur; il n'y a pas de bruits
fâcheux qu'il n'ait répandus sur l'oeuvre de Sainte Marie; mais
certaines personnes se sentent toujours blessées des succès du
prochain.

-- Allons, ma chère mère, dit la princesse d'un ton conciliant, il
faut espérer que la donation de M. de Brisville vous mettra à même
de couvrir la surenchère du Sacré-Coeur; ce mariage aurait donc un
double avantage, ma chère mère... car il placerait une grande
fortune entre les mains d'un homme à nous, qui l'emploierait comme
il convient... Avec environ cent mille francs de rente, la
position de notre ardent défenseur triplera d'importance. Nous
aurons enfin un organe digne de notre cause, et nous ne serons
plus obligés de nous laisser défendre par des gens comme ce
M. Dumoulin.

-- Il y a pourtant bien de la verve et bien du savoir dans ses
écrits. Selon moi, c'est le style d'un saint Bernard en courroux
contre l'impiété du siècle.

-- Hélas! ma chère mère, si vous saviez quel étrange saint Bernard
c'est que ce M. Dumoulin!... mais je ne veux pas souiller vos
oreilles. Tout ce que je puis vous dire, c'est que de tels
défenseurs compromettent les plus saintes causes. Adieu, ma chère
mère... au revoir... et surtout redoublez de précautions cette
nuit... le retour de ce soldat est inquiétant!

-- Soyez tranquille, ma chère fille... Ah! j'oubliais... Mlle
Florine m'a priée de vous demander une grâce: c'est d'entrer à
votre service. Vous connaissez la fidélité qu'elle vous a montrée
dans la surveillance de votre malheureuse nièce... je crois qu'en
la récompensant ainsi vous vous l'attacheriez complètement, et je
vous serais très reconnaissante pour elle.

-- Dès que vous vous intéressez le moins du monde à Florine, ma
chère mère, c'est chose faite, je la prendrai chez moi... Et
maintenant, j'y songe, elle pourra m'être plus utile que je ne
pensais d'abord.

-- Mille grâces, ma chère fille, de votre obligeance; à bientôt,
je l'espère. Nous avons après-demain à deux heures une longue
conférence avec Son Éminence et Monseigneur, ne l'oubliez pas.

-- Non, ma chère mère, je serai exacte... Mais redoublez de
précautions cette nuit, de crainte d'un grand scandale.

Après avoir respectueusement baisé la main de la supérieure, la
princesse sortit par la grande porte du cabinet qui donnait dans
un salon conduisant au grand escalier.

Quelques minutes après, Florine entrait chez la supérieure par une
porte latérale. La supérieure était assise; Florine s'approcha
d'elle avec une humilité craintive.

-- Vous n'avez pas rencontré Mme la princesse de Saint-Dizier? lui
demanda la mère Sainte-Perpétue.

-- Non, ma mère, j'étais à attendre dans le couloir dont les
fenêtres donnent sur le jardin.

-- La princesse vous prend à son service à compter d'aujourd'hui,
dit la supérieure. Florine fit un mouvement de surprise chagrine
et dit:

-- Moi!... ma mère... mais...

-- Je le lui ai demandé en votre nom... Vous acceptez? répondit
impérieusement la supérieure.

-- Pourtant... ma mère ... je vous avais priée de ne pas...

-- Je vous dis que vous acceptez! dit la supérieure d'un ton si
ferme, si positif, que Florine baissa les yeux et dit à voix
basse:

-- J'accepte.

-- C'est au nom de M. Rodin que je vous donne cet ordre.

-- Je m'en doutais, ma mère, répondit tristement Florine. Et à
quelles conditions... entré-je... chez la princesse?

-- Aux mêmes conditions que chez sa nièce. Florine tressaillit et
dit:

-- Ainsi, je devrai faire des rapports fréquents, secrets, sur la
princesse?

-- Vous observerez, vous vous souviendrez, et vous rendrez
compte...

-- Oui, ma mère.

-- Vous porterez surtout votre attention sur les visites que la
princesse pourrait recevoir désormais de la supérieure du Sacré-
Coeur; vous les noterez et tâcherez d'entendre... Il s'agit de
préserver la princesse de fâcheuses influences.

-- J'obéirai, ma mère.

-- Vous tâcherez aussi de savoir pour quelle raison deux jeunes
orphelines ont été amenées ici et recommandées avec la plus grande
sévérité par Mme Grivois, femme de confiance de la princesse.

-- Oui, ma mère.

-- Ce qui ne vous empêchera pas de graver dans votre souvenir les
choses qui vous paraîtront dignes de remarque. Demain, d'ailleurs,
je vous donnerai des instructions particulières sur un autre
sujet.

-- Il suffit, ma mère.

-- Si, du reste, vous vous conduisez d'une manière satisfaisante,
si vous exécutez fidèlement les instructions dont je vous parle,
vous sortirez de chez la princesse pour être femme de charge chez
une jeune mariée; ce sera pour vous une position excellente et
durable... toujours aux mêmes conditions. Ainsi, il est bien
entendu que vous entrez chez Mme de Saint-Dizier après m'en avoir
fait la demande.

-- Oui, ma mère... je m'en souviendrai.

-- Quelle est cette jeune fille qui vous accompagne?

-- Une pauvre créature sans aucune ressource, très intelligente,
d'une éducation au-dessus de son état; elle est ouvrière en
lingerie; le travail lui manque, elle est réduite à la dernière
extrémité. J'ai pris sur elle des renseignements ce matin en
allant la chercher; ils sont excellents.

-- Elle est laide et contrefaite?

-- Sa figure est intéressante, mais elle est contrefaite. La
supérieure parut satisfaite de savoir que la personne dont on lui
parlait était douce, d'un extérieur disgracieux, et elle ajouta
après un moment de réflexion:

-- Et elle paraît intelligente?

-- Très intelligente.

-- Et elle est absolument sans ressources?

-- Sans aucune ressource.

-- Est-elle pieuse?

-- Elle ne pratique pas.

-- Peu importe, se dit mentalement la supérieure; si elle est très
intelligente, cela suffira. Puis elle reprit tout haut:

-- Savez-vous si elle est adroite ouvrière?

-- Je le crois, ma mère.

La supérieure se leva, alla à un casier, y prit un registre, y
parut chercher pendant quelque temps avec attention, puis elle dit
en replaçant le registre:

-- Faites entrer cette jeune fille... et allez m'attendre dans la
lingerie.

-- Contrefaite... intelligente... adroite ouvrière, dit la
supérieure en réfléchissant; elle n'inspirerait aucun soupçon...
Il faut voir.

Au bout d'un instant; Florine rentra avec la Mayeux, qu'elle
introduisit auprès de la supérieure, après quoi elle se retira
discrètement. La jeune ouvrière était émue, tremblante et
profondément troublée, car elle ne pouvait pour ainsi dire croire
à la découverte qu'elle venait de faire pendant l'absence de
Florine.

Ce ne fut pas sans une vague frayeur que la Mayeux resta seule
avec la supérieure du couvent de Sainte-Marie.



III. La tentation.

Telle avait été la cause de la profonde émotion de la Mayeux:
Florine, en se rendant auprès de la supérieure, avait laissé la
jeune ouvrière dans un couloir garni de banquettes et formant une
sorte d'antichambre située au premier étage. Se trouvant seule, la
Mayeux s'était approchée machinalement d'une fenêtre ouvrant sur
le jardin du couvent, borné de ce côté par un mur à moitié démoli,
et terminé à l'une de ses extrémités par une clôture de planches à
claire-voie. Ce mur, aboutissant à une chapelle en construction,
était mitoyen avec le jardin d'une maison voisine.

La Mayeux avait tout à coup vu apparaître une jeune fille à l'une
des croisées du rez-de-chaussée de cette maison, croisée grillée,
d'ailleurs remarquable par une sorte d'auvent en forme de tente
qui la surmontait. Cette jeune fille, les yeux fixés sur un des
bâtiments du couvent, faisait de la main des signes qui semblaient
à la fois encourageants et affectueux. De la fenêtre où elle était
placée, la Mayeux, ne pouvant voir à qui s'adressaient ces signes
d'intelligence, admirait la rare beauté de cette jeune fille,
l'éclat de son teint, le noir brillant de ses grands yeux, le doux
et bienveillant sourire qui effleurait ses lèvres. On répondit
sans doute à sa pantomime à la fois gracieuse et expressive, car,
par un mouvement rempli de grâce, cette jeune fille, posant la
main gauche sur son coeur, fit de la main droite un geste qui
semblait dire que son coeur s'en allait vers cet endroit qu'elle
ne quittait pas des yeux.

Un pâle rayon de soleil, perçant les nuages, vint se jouer à ce
moment sur les cheveux de cette jeune fille, dont la blanche
figure, alors presque collée aux barreaux de la croisée, sembla
pour ainsi dire tout à coup illuminée par les éblouissants reflets
de sa splendide chevelure d'or bruni. À l'aspect de cette
ravissante figure, encadrée de longues boucles d'admirables
cheveux d'un roux doré, la Mayeux tressaillit involontairement; la
pensée de Mlle de Cardoville lui vint aussitôt à l'esprit, et elle
se persuada (elle ne se trompait pas) qu'elle avait devant les
yeux la protectrice d'Agricol.

En retrouvant là, dans cette sinistre maison d'aliénés, cette
jeune fille si merveilleusement belle, en se souvenant de la bonté
délicate avec laquelle elle avait quelques jours auparavant
accueilli Agricol dans son petit palais éblouissant de luxe, la
Mayeux sentit son coeur se briser. Elle croyait Adrienne folle...
et pourtant, en l'examinant plus attentivement encore, il lui
semblait que l'intelligence et la grâce animaient toujours cet
adorable visage. Tout à coup Mlle de Cardoville fit un geste
expressif, mit son doigt sur sa bouche, envoya deux baisers dans
la direction de ses regards, et disparut subitement.

Songeant aux révélations si importantes qu'Agricol avait à faire à
Mlle de Cardoville, la Mayeux regrettait d'autant plus amèrement
de n'avoir aucun moyen, aucune possibilité de parvenir jusqu'à
elle; car il lui semblait que si cette jeune fille était folle,
elle se trouvait du moins dans un moment lucide.

La jeune ouvrière était plongée dans ces réflexions remplies
d'inquiétude lorsqu'elle vit revenir Florine accompagnée d'une des
religieuses du couvent. La Mayeux dut donc garder le silence sur
la découverte qu'elle venait de faire, et se trouva bientôt en
présence de la supérieure.

La supérieure, après un rapide et pénétrant examen de la
physionomie de la jeune ouvrière, lui trouva l'air si timide, si
doux, si honnête, qu'elle crut pouvoir ajouter complètement foi
aux renseignements donnés par Florine.

-- Ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue d'une voix
affectueuse, Florine m'a dit dans quelle cruelle situation vous
vous trouviez... Il est donc vrai... vous manquez absolument de
travail?

-- Hélas! oui, madame.

-- Appelez-moi, votre mère... ma chère fille; ce nom est plus
doux... et c'est la règle de cette maison... Je n'ai pas besoin de
vous demander quels sont vos principes?

-- J'ai toujours vécu honnêtement de mon travail... ma mère,
répondit la Mayeux avec une simplicité à la fois digne et modeste.

-- Je vous crois, ma chère fille, et j'ai de bonnes raisons pour
vous croire... Il faut remercier le Seigneur de vous avoir mise à
l'abri de bien des tentations... mais, dites-moi, êtes-vous habile
dans votre état?

-- Je fais de mon mieux ma mère; l'on a toujours été satisfait de
mon travail... Si vous désirez d'ailleurs me mettre à l'oeuvre,
vous en jugerez.

-- Votre affirmation me suffit, ma chère fille... Vous préférez,
n'est-ce pas, aller travailler en journée?

-- Mlle Florine m'a dit, ma mère, que je ne pouvais espérer avoir
de travail chez moi.

-- Pour l'instant, non, ma fille; si plus tard l'occasion se
présentait... j'y songerais... Quant à présent, voici ce que je
peux vous offrir: une vieille dame très respectable m'a fait
demander une ouvrière à la journée; présentée par moi, vous lui
conviendrez; l'oeuvre se chargera de vous vêtir comme il faut, peu
à peu l'on retiendra ce déboursé sur votre salaire, car c'est avec
nous que vous compterez... Ce salaire est de deux francs par
jour... Vous paraît-il suffisant?

-- Ah! ma mère... c'est bien au-delà de ce que je pouvais espérer.

-- Vous ne serez d'ailleurs occupée que de neuf heures du matin à
six heures du soir... il vous restera donc encore quelques heures
dont vous pourrez disposer. Vous le voyez, cette condition est
assez douce, n'est-ce pas?

-- Oh! bien douce, ma mère...

-- Je dois, avant tout, vous dire chez qui l'oeuvre aurait
l'intention de vous employer... c'est chez une veuve nommée
Mme de Brémont, personne remplie de solide piété... Vous n'aurez,
je l'espère, dans sa maison, que d'excellents exemples... s'il en
était autrement, vous viendriez m'en avertir.

-- Comment cela ma mère? dit la Mayeux avec surprise.

-- Écoutez-moi bien, ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue
d'un ton de plus en plus affectueux; l'oeuvre de Sainte-Marie a un
saint et double but... Vous comprenez, n'est-ce pas, que s'il est
de notre devoir de donner aux maîtres toutes les garanties
désirables sur la moralité des personnes que nous plaçons dans
l'intérieur de leur famille, nous devons aussi donner aux
personnes que nous plaçons toutes les garanties de moralité
désirables sur les maîtres à qui nous les adressons?

-- Rien n'est plus juste et d'une plus sage prévoyance, ma mère.

-- N'est-ce pas, ma chère fille? car de même qu'une servante de
mauvaise conduite peut porter un trouble fâcheux dans une famille
respectable, de même aussi un maître ou une maîtresse de mauvaises
moeurs peuvent avoir une dangereuse influence sur les personnes
qui les servent ou qui vont travailler dans leur maison. Or, c'est
pour offrir une mutuelle garantie aux maîtres et aux serviteurs
vertueux que notre oeuvre est fondée...

-- Ah! madame... dit naïvement la Mayeux, ceux qui ont eu cette
pensée méritent la bénédiction de tous...

-- Et les bénédictions ne manquent pas, ma chère fille, parce que
l'oeuvre tient ses promesses. Ainsi, une intéressante ouvrière...
comme vous, par exemple... est placée auprès de personnes
irréprochables, selon nous; aperçoit-elle, soit chez ses maîtres,
soit même chez les gens qui les fréquentent habituellement,
quelque irrégularité de moeurs, quelque tendance irréligieuse qui
blesse sa pudeur ou qui choque ses principes religieux, elle vient
aussitôt nous faire une confidence détaillée de ce qui a pu
l'alarmer. Rien de plus juste... n'est-il pas vrai?

-- Oui, ma mère... répondit timidement la Mayeux, qui commençait à
trouver ces prévisions singulières.

-- Alors, reprit la supérieure, si le cas nous paraît grave, nous
engageons notre protégée à observer plus attentivement encore,
afin de bien se convaincre qu'elle avait raison de s'alarmer...
Elle nous fait de nouvelles confidences, et si elles confirment
nos premières craintes, fidèles à notre pieuse tutelle, nous
retirons aussitôt notre protégée de cette maison peu convenable.
Du reste, comme le plus grand nombre d'entre elles, malgré leur
candeur et leur vertu, n'ont pas les lumières suffisantes pour
distinguer ce qui peut nuire à leur âme, nous préférons, dans leur
intérêt, que tous les huit jours elles nous confient, comme une
fille le confierait à sa mère, soit de vive voix, soit par écrit,
tout ce qui s'est passé durant la semaine dans les maisons où
elles sont placées; alors nous avisons pour elles, soit en les y
laissant, soit en les retirant. Nous avons déjà environ cent
personnes, demoiselles de compagnie, de magasin, servantes ou
ouvrières à la journée, placées selon ces conditions dans un grand
nombre de familles; et, dans l'intérêt de tous, nous nous
applaudissons chaque jour de cette manière de procéder. Vous me
comprenez, n'est-ce pas, ma chère fille?

-- Oui... oui... ma mère, dit la Mayeux, de plus en plus
embarrassée. Elle avait trop de droiture et de sagacité pour ne
pas trouver que cette manière d'assurance mutuelle sur la moralité
des maîtres et des serviteurs ressemblait à une sorte d'espionnage
du foyer domestique, organisé sur une vaste échelle et exécuté par
les protégées de l'oeuvre presque à leur insu: car il était en
effet difficile de déguiser plus habilement à leurs yeux cette
habitude de délation à laquelle on les dressait sans qu'elles s'en
doutassent.

-- Si je suis entrée dans ces longs détails, ma chère fille,
reprit la mère Sainte-Perpétue, prenant le silence de la Mayeux
pour un assentiment, c'est afin que vous ne vous croyiez pas
obligée de rester malgré vous dans une maison où, contre votre
attente, je vous le répète, vous ne trouveriez pas continuellement
de saints et pieux exemples... Ainsi, la maison de Mme de Brémont,
à laquelle je vous destine, est une maison tout en Dieu...
Seulement on dit, et je ne veux pas le croire, que la fille de
Mme de Brémont, Mme de Noisy, qui depuis peu de temps est venue
habiter avec elle, n'est pas d'une conduite parfaitement
exemplaire, qu'elle ne remplit par exactement ses devoirs
religieux, et qu'en l'absence de son mari, à cette heure en
Amérique, elle reçoit des visites malheureusement trop assidues
d'un M. Hardy, riche manufacturier.

Au nom du patron d'Agricol la Mayeux ne put retenir un mouvement
de surprise et rougit légèrement.

La supérieure prit naturellement cette rougeur et ce mouvement
pour une preuve de la pudibonde susceptibilité de la jeune
ouvrière et ajouta:

-- J'ai dû tout vous dire, ma chère fille, afin que vous fussiez
sur vos gardes. J'ai dû même vous entretenir de bruits que je
crois complètement erronés, car la fille de Mme de Brémont a eu
sans cesse de trop bons exemples sous les yeux pour les oublier
jamais... D'ailleurs, étant dans la maison du matin au soir, mieux
que personne vous serez à même de vous apercevoir si les bruits
dont je vous parle sont faux ou fondés: si par malheur ils
l'étaient, selon vous, alors, ma chère fille, vous viendriez me
confier toutes les circonstances qui vous autorisent à le croire,
et si je partageais votre opinion, je vous retirerais à l'instant
de cette maison, parce que la sainteté de la mère ne compenserait
pas suffisamment le déplorable exemple que vous offrirait la
conduite de la fille... car dès que vous faites partie de
l'oeuvre, je suis responsable de votre salut; et, bien plus, dans
le cas où votre susceptibilité vous obligerait à sortir de chez
Mme de Brémont, comme vous pourriez être quelque temps sans
emploi, l'oeuvre, si elle est satisfaite de votre zèle et de votre
conduite, vous donnera un franc par jour jusqu'au moment où elle
vous replacera. Vous voyez, ma chère fille, qu'il y a tout à
gagner avec nous... Il est donc convenu que vous entrerez après-
demain chez Mme de Brémont.

La Mayeux se trouvait dans une position très difficile: tantôt
elle croyait ses premiers soupçons confirmés, et, malgré sa
timidité, sa fierté se révoltait en songeant que, parce qu'on la
savait misérable, on la croyait capable de se vendre comme une
espionne, moyennant un salaire élevé; tantôt, au contraire, sa
délicatesse naturelle répugnant à croire qu'une femme de l'âge et
de la condition de la supérieure pût descendre à lui adresser une
de ces propositions aussi infamantes pour celui qui l'accepte que
pour celui qui la fait, elle se reprochait ses premiers doutes, se
demandant si la supérieure, avant de l'employer, ne voulait pas,
jusqu'à un certain point, l'éprouver, et voir si sa droiture
s'élèverait au-dessus d'une offre relativement très brillante. La
Mayeux était si naturellement portée à croire au bien qu'elle
s'arrêta à cette dernière pensée, se disant qu'après tout, si elle
se trompait, ce serait pour la supérieure la manière la moins
blessante de refuser ses offres indignes. Par un mouvement qui
n'avait rien de hautain, mais qui disait la conscience qu'elle
avait de sa dignité, la jeune ouvrière, relevant la tête,
jusqu'alors tenue humblement baissée, regarda la supérieure bien
en face, afin que celle-ci pût lire sur ses traits la sincérité de
ses paroles, et lui dit d'une voix légèrement émue, et oubliant
cette fois de dire «ma mère»:

-- Ah! madame... je ne puis vous reprocher de me faire subir une
pareille épreuve... vous me voyez bien misérable, et je n'ai rien
fait qui puisse me mériter votre confiance; mais, croyez-moi, si
pauvre que je sois, jamais je ne m'abaisserai à faire une action
aussi méprisable que celle que vous êtes sans doute obligée de me
proposer afin de vous assurer par mon refus que je suis digne de
votre intérêt. Non, non, madame, jamais, et à aucun prix, je ne
serai capable d'une délation.

La Mayeux prononça ces derniers mots avec tant d'animation que son
visage se colora légèrement. La supérieure avait trop de tact et
d'expérience pour ne pas reconnaître la sincérité des paroles de
la Mayeux; s'estimant heureuse de voir la jeune fille prendre
ainsi le change, elle lui sourit affectueusement et lui tendit les
bras en disant:

-- Bien, bien, ma chère fille... venez m'embrasser...

-- Ma mère... je suis confuse... de tant de bonté.

-- Non, car vos paroles sont remplies de droiture... Seulement,
persuadez-vous bien que je ne vous ai pas fait subir d'épreuve...
parce qu'il n'y a rien qui ressemble moins à une délation que les
marques de confiance filiale que nous demandons à nos protégées
dans l'intérêt même de la moralité de leur condition; mais
certaines personnes -- et, je le vois, vous êtes du nombre, ma
chère fille -- ont des principes assez arrêtés, une intelligence
assez avancée, pour pouvoir se passer de nos conseils et apprécier
par elles-mêmes ce qui peut nuire à leur salut. C'est donc une
responsabilité que je vous laisserai tout entière, ne vous
demandant d'autres confidences que celles que vous croirez devoir
me faire volontairement.

-- Ah! madame... que de bonté! dit la pauvre Mayeux, ignorant les
mille détours de l'esprit monacal, et se croyant déjà certaine de
gagner honorablement un salaire équitable.

-- Ce n'est pas de la bonté... c'est de la justice, reprit la mère
Sainte-Perpétue, dont l'accent devenait de plus en plus
affectueux; on ne saurait trop avoir de confiance et de tendresse
envers de saintes filles comme vous, que la pauvreté a encore
épurées, si cela peut se dire, parce qu'elles ont toujours
fidèlement observé la loi du Seigneur.

-- Ma mère...

-- Une dernière question, ma chère fille: combien de fois par mois
approchez-vous la sainte table?

-- Madame, reprit la Mayeux, je ne m'en suis pas approchée depuis
ma première communion, que j'ai faite il y a huit ans. C'est à
peine si en travaillant chaque jour, et tout le jour, je puis
suffire à gagner ma vie; il ne me reste donc pas de loisir pour...

-- Grand Dieu! s'écria la supérieure en interrompant la Mayeux et
joignant les mains avec tous les signes d'un douloureux
étonnement, il serait vrai?... vous ne pratiquez pas?...

-- Hélas, madame, je vous l'ai dit, le temps me manque, reprit la
Mayeux en regardant la mère Sainte-Perpétue d'un air interdit.

Après un moment de silence, celle-ci lui dit tristement:

-- Vous me voyez désolée, ma chère fille... Je vous l'ai dit: de
même que nous ne plaçons nos protégées que dans des maisons
pieuses, de même on nous demande des personnes pieuses et qui
pratiquent; c'est une des conditions indispensables de l'oeuvre...
Ainsi, à mon grand regret, il m'est impossible de vous employer
comme je l'espérais... Cependant, si par la suite vous renonciez à
une si grande indifférence à propos de vos devoirs religieux...
alors nous verrions...

-- Madame, dit la Mayeux, le coeur gonflé de larmes, car elle
était obligée de renoncer à une heureuse espérance, je vous
demande pardon de vous avoir retenue si longtemps... pour rien.

-- C'est moi, ma chère fille, qui regrette vivement de ne pouvoir
vous attacher à l'oeuvre... mais je ne perds pas tout espoir...
surtout parce que je désire voir une personne déjà digne d'intérêt
mériter un jour par sa piété l'appui durable des personnes
religieuses... Adieu... ma chère fille... Allez en paix, et que
Dieu soit miséricordieux en attendant que vous soyez tout à fait
revenue à lui...

Ce disant, la supérieure se leva et conduisit la Mayeux jusqu'à la
porte, toujours avec les formes les plus douces et les plus
maternelles; puis, au moment où la Mayeux dépassait le seuil, elle
lui dit:

-- Suivez le corridor, descendez quelques marches, frappez à la
seconde porte à droite; c'est la lingerie: vous y trouverez
Florine... elle vous reconduira... Adieu, ma chère fille...

Dès que la Mayeux fut sortie de chez la supérieure, ses larmes,
jusqu'alors contenues, coulèrent abondamment; n'osant pas paraître
ainsi éplorée devant Florine et quelques religieuses sans doute
rassemblées dans la lingerie, elle s'arrêta un moment auprès d'une
des fenêtres du corridor pour essuyer ses yeux noyés de pleurs.

Elle regardait machinalement la croisée de la maison voisine du
couvent, où elle avait cru reconnaître Adrienne de Cardoville,
lorsqu'elle vit celle-ci sortir d'une porte et s'avancer
rapidement vers la clôture à claire-voie qui séparait les deux
jardins...

Au même instant, à sa profonde stupeur, la Mayeux vit une des deux
soeurs dont la disparition désespérait Dagobert, Rose Simon, pâle,
chancelante, abattue, s'approcher avec crainte et inquiétude de la
claire-voie qui la séparait de Mlle de Cardoville, comme si
l'orpheline eût redouté d'être aperçue...



IV. La Mayeux et mademoiselle de Cardoville.

La Mayeux, émue, attentive, inquiète, penchée à l'une des fenêtres
du couvent, suivait des yeux les mouvements de Mlle de Cardoville
et de Rose Simon, qu'elle s'attendait si peu à trouver réunies
dans cet endroit.

L'orpheline, s'approchant tout à fait de la claire-voie qui
séparait le jardin de la communauté de celui de la maison du
docteur Baleinier, dit quelques mots à Adrienne, dont les traits
exprimèrent tout à coup l'étonnement, l'indignation et la pitié. À
ce moment une religieuse accourut en regardant de côté et d'autre,
comme si elle eût cherché quelqu'un avec inquiétude; puis
apercevant Rose, qui, timide et craintive, se serrait contre la
claire-voie, elle la saisit par le bras, eut l'air de lui faire de
graves reproches, et, malgré quelques vives paroles que Mlle de
Cardoville sembla lui adresser, la religieuse emmena rapidement
l'orpheline, qui, éplorée, se retourna deux ou trois fois vers
Adrienne; celle-ci, après lui avoir encore témoigné de son intérêt
par des gestes expressifs, se retourna brusquement, comme si elle
eût voulu cacher ses larmes.

Le corridor où se tenait la Mayeux pendant cette scène touchante
était situé au premier étage; l'ouvrière eut la pensée de
descendre au rez-de-chaussée, de tâcher de s'introduire dans le
jardin, afin de parler à cette belle jeune fille aux cheveux d'or,
de bien s'assurer si elle était Mlle de Cardoville, et alors, si
elle la croyait dans un moment lucide, de lui apprendre qu'Agricol
avait à lui communiquer des choses du plus grand intérêt, mais
qu'il ne savait comment l'en instruire.

La journée s'avançait, le soleil allait bientôt se coucher; la
Mayeux, craignant que Florine ne se lassât de l'attendre, se hâta
d'agir; marchant d'un pas léger, prêtant l'oreille de temps à
autre avec inquiétude, elle gagna l'extrémité du corridor; là, un
petit escalier de trois ou quatre marches conduisait au palier de
la lingerie, puis, formant une spirale étroite, aboutissait à
l'étage inférieur. L'ouvrière, entendant des voix, se hâta de
descendre, et se trouva dans un long corridor du rez-de-chaussée
vers le milieu duquel s'ouvrait une porte vitrée donnant sur une
partie du jardin réservée à la supérieure. Une allée, bordée d'un
côté par une haute charmille de buis, pouvant protéger la Mayeux
contre les regards, elle s'y glissa et arriva jusqu'à la clôture
en claire-voie, qui à cet endroit séparait le jardin du couvent de
celui de la maison du docteur Baleinier. À quelques pas d'elle
l'ouvrière vit Mlle de Cardoville assise et accoudée sur un banc
rustique.

La fermeté du caractère d'Adrienne avait été un moment ébranlée
par la fatigue, par le saisissement, par l'effroi, par le
désespoir, lors de cette nuit terrible où elle s'était vue
conduite dans la maison de fous du docteur Baleinier; enfin celui-
ci, profitant avec une astuce diabolique de l'état
d'affaiblissement, d'accablement, où se trouvait la jeune fille,
était même parvenu à la faire un instant douter d'elle-même. Mais
le calme qui succède forcément aux émotions les plus pénibles, les
plus violentes, mais la réflexion, mais le raisonnement d'un
esprit juste et fin, rassurèrent bientôt Adrienne sur les craintes
que le docteur Baleinier avait un instant pu lui inspirer. Elle ne
crut même pas à une _erreur_ du savant docteur; elle lut
clairement dans la conduite de cet homme, conduite d'une
détestable hypocrisie et d'une rare audace, servie par une non
moins rare habileté; trop tard enfin, elle reconnut dans
M. Baleinier un aveugle instrument de Mme de Saint-Dizier. Dès
lors elle se renferma dans un silence, dans un calme remplis de
dignité; pas une plainte, pas un reproche, ne sortirent de sa
bouche... elle attendit. Pourtant quoiqu'on lui laissât une assez
grande liberté de promenade et d'action (en la privant toutefois
de toute communication avec le dehors), la situation présente
d'Adrienne était dure, pénible, surtout pour elle, si amoureuse
d'un harmonieux et charmant entourage. Elle sentait néanmoins que
cette situation ne pouvait durer longtemps, elle ignorait l'action
et la surveillance des lois; mais le simple bon sens lui disait
qu'une séquestration de quelques jours, adroitement appuyée sur
des apparences de dérangement d'esprit plus ou moins plausibles,
pouvait, à la rigueur, être tentée et même impunément exécutée;
mais à la condition de ne pas se prolonger au-delà de certaines
limites, parce qu'après tout une jeune fille de sa condition ne
disparaissait pas brusquement du monde, sans qu'au bout d'un
certain temps l'on s'en informât; et alors un prétendu accès de
folie soudaine donnait lieu à de sérieuses investigations. Juste
ou fausse, cette conviction avait suffi pour redonner au caractère
d'Adrienne son ressort et son énergie accoutumés. Cependant, elle
s'était quelquefois en vain demandé la cause de cette
séquestration; elle connaissait trop Mme de Saint-Dizier pour la
croire capable d'agir sans un but arrêté et d'avoir seulement
voulu lui causer un tourment passager... En cela Mlle de
Cardoville ne se trompait pas; le père d'Aigrigny et la princesse
étaient persuadés qu'Adrienne, plus instruite qu'elle ne voulait
le paraître, savait combien il lui importait de se trouver, le 13
février, rue Saint-François, et qu'elle était résolue à faire
valoir ses droits. En faisant enfermer Adrienne comme folle, ils
portaient donc un coup funeste à son avenir; mais disons que cette
dernière précaution était inutile, car Adrienne, quoique sur la
voie du secret de famille qu'on avait voulu lui cacher, et dont on
la croyait informée, ne l'avait pas entièrement pénétré, faute de
quelques pièces cachées ou égarées. Quel que fût le motif de la
conduite odieuse des ennemis de Mlle de Cardoville, elle n'en
était pas moins révoltée. Rien n'était moins haineux, moins avide
de vengeance que cette généreuse jeune fille; mais en songeant à
tout ce que Mme de Saint-Dizier, l'abbé d'Aigrigny et le docteur
Baleinier lui faisaient souffrir, elle se promettait, non des
représailles, mais d'obtenir, par tous les moyens possibles, une
réparation éclatante. Si on la lui refusait, elle était décidée à
poursuivre, à combattre sans repos ni trêve tant d'astuce, tant
d'hypocrisie, tant de cruauté, non par ressentiment de ses
douleurs, mais pour épargner les mêmes tourments à d'autres
victimes, qui ne pourraient, comme elle, lutter et se défendre.

Adrienne, sans doute encore sous la pénible impression que venait
de lui causer son entrevue avec Rose Simon, s'accoudait
languissamment sur l'un des supports du banc rustique où elle
était assise, et tenait ses yeux cachés sous sa main gauche. Elle
avait déposé son chapeau à ses côtés, et la position inclinée de
sa tête ramenait sur ses joues fraîches et polies, qu'elles
cachaient presque entièrement, les longues boucles de ses cheveux
d'or. Dans cette attitude, penchée, remplie de grâce et d'abandon,
le charmant et riche contour de sa taille se dessinait sous sa
robe de moire d'un vert d'émail; un large col fixé par un noeud de
satin rose et des manchettes plates en guipure magnifique
empêchaient que la couleur de sa robe tranchât trop vivement sur
l'éblouissante blancheur de son cou de cygne et de ses mains
raphaélesques imperceptiblement veinées de petits sillons d'azur;
sur son cou-de-pied, très haut et très nettement détaché, se
croisaient les minces cothurnes d'un petit soulier de satin noir,
car le docteur Baleinier lui avait permis de s'habiller avec son
goût habituel: et nous l'avons dit, la recherche, l'élégance,
n'étaient pas pour Adrienne coutume de coquetterie, mais devoir
envers elle-même que Dieu s'était complu à faire si belle.

À l'aspect de cette jeune fille, dont elle admira naïvement la
mise et la tournure charmantes, sans retour amer sur les haillons
qu'elle portait et sur sa difformité à elle, pauvre ouvrière, la
Mayeux se dit tout d'abord, avec autant de bon sens que de
sagacité, qu'il était extraordinaire qu'une folle se vêtit si
_sagement_ et si gracieusement; aussi ce fut avec autant de
surprise que d'émotion qu'elle s'approcha doucement de la claire-
voie qui la séparait d'Adrienne, réfléchissant, néanmoins, que
peut-être cette infortunée était véritablement insensée, mais
qu'elle se trouvait dans un jour lucide. Alors d'une voix timide,
mais assez élevée pour être entendue, la Mayeux, afin de s'assurer
de l'identité d'Adrienne, dit avec un grand battement de coeur:

-- Mademoiselle de Cardoville!

-- Qui m'appelle! dit Adrienne. Puis redressant vivement la tête,
et apercevant la Mayeux, elle ne put retenir un léger cri de
surprise, presque d'effroi. En effet, cette pauvre créature, pâle,
difforme, misérablement vêtue, lui apparaissant ainsi brusquement,
devait inspirer à Mlle de Cardoville, si amoureuse de grâce et de
beauté, une sorte de répugnance, de frayeur... et ces deux
sentiments se trahirent sur sa physionomie expressive. La Mayeux
ne s'aperçut pas de l'impression qu'elle causait; immobile, les
yeux fixes, les mains jointes avec une sorte d'admiration ou
plutôt d'adoration profonde, elle contemplait l'éblouissante
beauté d'Adrienne, qu'elle avait seulement entrevue à travers le
grillage de sa croisée; ce que lui avait dit Agricol du charme de
sa protectrice lui paraissait mille fois au-dessous de la réalité;
jamais la Mayeux, même dans ses secrètes inspirations de poète,
n'avait rêvé une si rare perfection. Par un rapprochement
singulier, l'aspect du beau idéal jetait dans une sorte de divine
extase ces deux jeunes filles si dissemblables, ces deux types
extrêmes de laideur et de beauté, de richesse et de misère.

Après cet hommage, pour ainsi dire involontaire, rendu à Adrienne,
la Mayeux fit un mouvement vers la claire-voie.

-- Que voulez-vous!... s'écria Mlle de Cardoville en se levant,
avec un sentiment de répulsion qui ne put échapper à la Mayeux.

Aussi, baissant timidement les yeux, celle-ci dit de sa voix la
plus douce:

-- Pardon, mademoiselle, de me présenter ainsi devant vous, mais
les moments sont précieux... je viens de la part d'Agricol...

En prononçant ces mots la jeune ouvrière releva les yeux avec
inquiétude, craignant que Mlle de Cardoville n'eût oublié le nom
du forgeron; mais à sa grande surprise et à sa plus grande joie,
l'effroi d'Adrienne sembla diminuer au nom d'Agricol. Elle se
rapprocha de la claire-voie, et regarda la Mayeux avec une
curiosité bienveillante.

-- Vous venez de la part de M. Agricol Baudoin! lui dit-elle. Et
qui êtes-vous!

-- Sa soeur adoptive, mademoiselle... une pauvre ouvrière qui
demeure dans sa maison.

Adrienne parut rassembler ses souvenirs, se rassurer tout à fait,
et dit en souriant avec bonté, après un moment de silence:

-- C'est vous qui avez engagé M. Agricol à s'adresser à moi pour
la caution, n'est-ce pas?

-- Comment! mademoiselle, vous vous souvenez?...

-- Je n'oublie jamais ce qui est généreux et noble. M. Agricol m'a
parlé avec attendrissement de votre dévouement pour lui; je m'en
souviens... rien de plus simple... Mais comment êtes-vous ici,
dans ce couvent?

-- On m'avait dit que peut-être l'on m'y procurerait de
l'occupation, car je me trouve sans ouvrage. Malheureusement, j'ai
éprouvé un refus de la part de la supérieure.

-- Et comment m'avez-vous reconnue?

-- À votre beauté, mademoiselle... dont Agricol m'avait parlé.

-- Ne m'avez-vous pas plutôt reconnue... à ceci? dit Adrienne; et,
souriant, elle prit du bout de ses doigts rosés l'extrémité d'une
des longues et soyeuses boucles de ses cheveux dorés.

-- Il faut pardonner à Agricol, mademoiselle, dit la Mayeux avec
un de ces demi-sourires qui effleuraient si rarement ses lèvres;
il est poète, et en me faisant, avec une respectueuse admiration,
le portrait de sa protectrice... il n'a omis aucune de ses rares
perfections.

-- Et qui vous a donné l'idée de venir me parler?

-- L'espoir de pouvoir peut-être vous servir, mademoiselle... Vous
avez recueilli Agricol avec tant de bonté, que j'ai osé partager
sa reconnaissance envers vous...

-- Osez, osez, ma chère enfant, dit Adrienne avec une grâce
indéfinissable, ma récompense sera double... quoique jusqu'ici je
n'aie pu être utile que d'intention à votre digne frère adoptif.

Pendant l'échange de ces paroles, Adrienne et la Mayeux s'étaient
tour à tour regardées avec une surprise croissante.

D'abord la Mayeux ne comprenait pas qu'une femme qui passait pour
folle s'exprimât comme s'exprimait Adrienne; puis elle s'étonnait
elle-même de la liberté ou plutôt de l'aménité d'esprit avec
laquelle elle venait de répondre à Mlle de Cardoville, ignorant
que celle-ci partageait ce précieux privilège des natures élevées
et bienveillantes, de mettre en valeur tout ce qui les approche
avec sympathie.

De son côté, Mlle de Cardoville était à la fois profondément émue
et étonnée d'entendre cette jeune fille du peuple, vêtue comme une
mendiante, s'exprimer en termes choisis avec un à-propos parfait.
À mesure qu'elle considérait la Mayeux, l'impression désagréable
que celle-ci lui avait fait éprouver se transformait en un
sentiment tout contraire. Avec ce tact de rapide et minutieuse
observation naturel aux femmes, elle remarquait sous le mauvais
bonnet de crêpe noir de la Mayeux, une belle chevelure châtain,
lisse et brillante. Elle remarquait encore que ses mains blanches,
longues et maigres, quoique sortant des manches d'une robe en
guenilles, étaient d'une netteté parfaite, preuve que le soin, la
propreté, le respect de soi, luttaient du moins contre une
horrible détresse. Adrienne trouvait enfin dans la pâleur des
traits mélancoliques de la jeune ouvrière, dans l'expression à la
fois intelligente, douce et timide de ses yeux bleus, un charme
touchant et triste, une dignité modeste qui faisaient oublier sa
difformité. Adrienne aimait passionnément la beauté physique; mais
elle avait l'esprit trop supérieur, l'âme trop noble, le coeur
trop sensible, pour ne pas savoir apprécier la beauté morale qui
rayonne souvent sur une figure humble et souffrante. Seulement,
cette appréciation était toute nouvelle pour Mlle de Cardoville;
jusqu'alors sa haute fortune, ses habitudes élégantes, l'avaient
tenue éloignée des personnes de la classe de la Mayeux.

Après un moment de silence, pendant lequel la belle patricienne et
l'ouvrière misérable s'étaient mutuellement examinées avec une
surprise croissante, Adrienne dit à la Mayeux:

-- La cause de notre étonnement à toutes deux est, je crois,
facile à deviner; vous trouvez sans doute que je parle assez
raisonnablement pour une folle, si l'on vous a dit que je l'étais.
Et moi, ajouta Mlle de Cardoville d'un ton de commisération pour
ainsi dire respectueuse, et moi je trouve que la délicatesse de
votre langage et de vos manières contraste si douloureusement avec
la position où vous semblez être, que ma surprise doit encore
surpasser la vôtre.

-- Ah! mademoiselle, s'écria la Mayeux avec une expression de
bonheur tellement sincère et profond, que ses yeux se voilèrent de
larmes de joie, il est donc vrai! On m'avait trompée: aussi tout à
l'heure, en vous voyant si belle, si bienveillante, en entendant
votre voix si douce, je ne pouvais croire qu'un tel malheur vous
eût frappée... Mais, hélas! comment se fait-il mademoiselle, que
vous soyez ici?

-- Pauvre enfant! reprit Adrienne tout émue de l'affection que lui
témoignait cette excellente créature. Et comment se fait-il
qu'avec tant de coeur, qu'avec un esprit si distingué vous soyez
si malheureuse? Mais rassurez-vous je ne serai pas toujours ici...
c'est vous dire que vous et moi reprendrons bientôt la place qui
nous convient... Croyez-moi, je n'oublierai jamais que malgré la
pénible préoccupation où vous deviez être en vous voyant privée de
travail, votre seule ressource, vous ayez songé à venir à moi pour
tâcher de m'être utile... Vous pouvez, en effet, me servir
beaucoup... ce qui me ravit, parce que je vous devrai beaucoup...
Aussi vous verrez combien j'abuserai de ma reconnaissance, dit
Adrienne avec un sourire adorable. Mais, reprit-elle, avant de
penser à moi, pensons aux autres. Votre frère adoptif n'est-il pas
en prison?

-- À cette heure, sans doute, mademoiselle, il n'y est plus, grâce
à la générosité d'un de ses camarades; son père a pu aller hier
offrir une caution, et on lui a promis qu'aujourd'hui il serait
libre... Mais, de sa prison, il m'avait écrit qu'il avait les
choses les plus importantes à vous révéler.

-- À moi?

-- Oui, mademoiselle... Agricol sera, je l'espère, libre
aujourd'hui. Par quels moyens pourra-t-il vous en instruire?

-- Il a des révélations à me faire, à moi! répéta Mlle de
Cardoville d'un air pensif. Je cherche en vain ce que cela peut
être; mais tant que je serai enfermée dans cette maison, privée de
toute communication avec le dehors, M. Agricol ne peut songer à
s'adresser directement ou indirectement à moi: il doit donc
attendre que je sois hors d'ici; ce n'est pas tout, il faut aussi
arracher de ce couvent deux pauvres enfants bien plus à plaindre
que moi... Les filles du maréchal Simon sont retenues ici malgré
elles.

-- Vous savez leur nom, mademoiselle?

-- M. Agricol, en apprenant leur arrivée à Paris, m'avait dit
qu'elles avaient quinze ans et qu'elles se ressemblaient d'une
manière frappante... Aussi, lorsque avant-hier, faisant ma
promenade accoutumée, j'ai remarqué deux pauvres petites figures
éplorées venir de temps à autre se coller aux croisées des
cellules qu'elles habitent séparément, l'une au rez-de-chaussée,
l'autre au premier étage, un secret pressentiment m'a dit que je
voyais en elles les orphelines dont M. Agricol m'avait parlé, et
qui déjà m'intéressaient vivement, car elles sont mes parentes.

-- Elles, vos parentes, mademoiselle?

-- Sans doute... Aussi, ne pouvant faire plus, j'avais tâché de
leur exprimer par signes combien leur sort me touchait; leurs
larmes, l'altération de leurs charmants visages, me disaient assez
qu'elles étaient prisonnières dans le couvent comme je le suis
moi-même dans cette maison.

-- Ah! je comprends, mademoiselle, victime de l'animosité de votre
famille, peut-être?...

-- Quel que soit mon sort je suis bien moins à plaindre que ces
deux enfants... dont le désespoir est alarmant... Leur séparation
est surtout ce qui les accable davantage; d'après quelques mots
que l'une d'elles m'a dits tout à l'heure, je vois qu'elles sont
comme moi victimes d'une odieuse machination... Mais, grâce à
vous... il sera possible de les sauver. Depuis que je suis dans
cette maison, il m'a été impossible, je vous l'ai dit, d'avoir la
moindre communication avec le dehors... On ne m'a laissé ni plume
ni papier, il m'est donc impossible d'écrire. Maintenant, écoutez-
moi attentivement, et nous pourrons combattre une odieuse
persécution.

-- Oh! parlez! parlez, mademoiselle!

-- Le soldat qui a amené les orphelines en France, le père de
M. Agricol est ici?

-- Oui, mademoiselle... Ah! si vous saviez son désespoir, sa
fureur, lorsqu'à son retour il n'a pas retrouvé les enfants qu'une
mère mourante lui avait confiés!

-- Il faut surtout qu'il se garde d'agir avec la moindre violence,
tout serait perdu... Prenez cette bague, et Adrienne tira une
bague de son doigt, remettez-la-lui... Il ira aussitôt... Mais
êtes-vous sûre de vous rappeler un nom et une adresse?

-- Oh! oui, mademoiselle... soyez tranquille; Agricol m'a dit
votre nom une seule fois... je ne l'ai pas oublié: le coeur a sa
mémoire.

-- Je le vois, ma chère enfant... Rappelez-vous donc le nom du
comte de Montbron...

-- Le comte de Montbron... Je ne l'oublierai pas.

-- C'est un de mes bons vieux amis; il demeure place Vendôme,
numéro 7.

-- Place Vendôme, numéro 7... Je retiendrai cette adresse.

-- Le père de M. Agricol ira chez lui ce soir; s'il n'y est pas,
il l'attendra jusqu'à son retour. Alors il le demandera de ma
part, en lui faisant remettre cette bague pour preuve de ce qu'il
avance; une fois auprès de lui, il lui dira tout, l'enlèvement des
jeunes filles, l'adresse du couvent où elles sont retenues; il
ajoutera que je suis moi-même renfermée comme folle dans la maison
de santé du docteur Baleinier... La vérité a un accent que
M. de Montbron reconnaîtra... C'est un homme d'infiniment
d'expérience et d'esprit, dont l'influence est grande; à l'instant
il s'occupera des démarches nécessaires, et demain ou après-
demain, j'en suis certaine, ces pauvres orphelines et moi nous
serons libres... cela... grâce à vous. Mais les moments sont
précieux, on pourrait nous surprendre... Hâtez-vous, ma chère
enfant...

Puis, au moment de se retirer, Adrienne dit à la Mayeux, avec un
sourire si touchant et avec un accent si pénétré, si affectueux,
qu'il fut impossible à l'ouvrière de ne pas le croire sincère:

-- M. Agricol m'a dit que je vous valais par le coeur... Je
comprends maintenant tout ce qu'il y avait pour moi d'honorable...
de flatteur dans ces paroles... Je vous en prie... donnez-moi vite
votre main, ajouta Mlle de Cardoville, dont les yeux devinrent
humides; puis, passant sa main charmante à travers deux des ais de
la claire-voie, elle la tendit à la Mayeux.

Les mots et le geste de la belle patricienne furent empreints
d'une cordialité si vraie, que l'ouvrière, sans fausse honte, mit
en tremblant dans la ravissante main d'Adrienne sa pauvre main
amaigrie...

Alors Mlle de Cardoville, par un moment de pieux respect, la porta
spontanément à ses lèvres en disant:

-- Puisque je ne puis vous embrasser comme une soeur, vous qui me
sauvez... que je baise au moins cette noble main glorifiée par le
travail.

Tout à coup des pas se firent entendre dans le jardin du docteur
Baleinier; Adrienne se redressa brusquement et disparut derrière
des arbres verts, en disant à la Mayeux:

-- Courage, souvenir... et espoir! Tout ceci s'était passé si
rapidement, que la jeune ouvrière n'avait pu faire un pas; les
larmes, mais des larmes cette fois bien douces, coulaient
abondamment sur ses joues pâles. Une jeune fille comme Adrienne de
Cardoville la traiter de soeur, lui baiser la main, et se dire
fière de lui ressembler par le coeur, à elle, pauvre créature
végétant au plus profond de l'abîme de la misère, c'était montrer
un sentiment de fraternelle égalité aussi divin que la parole
évangélique. Il est des mots, des impressions, qui font oublier à
une belle âme des années de souffrances, et qui semblent, par un
éclat fugitif, lui révéler à elle-même sa propre grandeur; il en
fut ainsi de la Mayeux: grâce à de généreuses paroles, elle eut un
moment la conscience de sa valeur... Et quoique ce ressentiment
fût aussi rapide qu'ineffable, elle joignit les mains et leva les
yeux au ciel avec une expression de fervente reconnaissance; car
si l'ouvrière ne pratiquait pas, pour nous servir de l'argot
ultramontain, personne plus qu'elle n'était doué de ce sentiment
profondément, sincèrement religieux, qui est au dogme ce que
l'immensité des cieux étoilés est au profond d'une église.

* * * *

Cinq minutes après avoir quitté Mlle de Cardoville, la Mayeux,
sortant du jardin sans être aperçue, était remontée au premier
étage et frappait discrètement à la porte de la lingerie.

Une soeur vint lui ouvrir.

-- Mlle Florine, qui m'a amenée, n'est-elle pas ici, ma soeur?
demanda-t-elle.

-- Elle n'a pu vous attendre plus longtemps; vous venez sans doute
de chez Mme notre mère la supérieure?

-- Oui... oui, ma soeur... dit l'ouvrière en baissant les yeux;
auriez-vous la bonté de me dire par où je dois sortir?

-- Venez avec moi. La Mayeux suivit la soeur, tremblant à chaque
pas de rencontrer la supérieure, qui se fût à bon droit étonnée et
informée de la cause de son long séjour dans le couvent. Enfin, la
première porte du couvent se referma sur la Mayeux. Après avoir
traversé rapidement la vaste cour, s'approchant de la loge du
portier, afin de demander qu'on lui ouvrit la porte extérieure,
l'ouvrière entendit ces mots prononcés d'une voix rude:

-- Il paraît, mon vieux Jérôme, qu'il faudra cette nuit redoubler
de surveillance... Quant à moi, je vais mettre deux balles de plus
dans mon fusil; Mme la supérieure a ordonné de faire deux rondes
au lieu d'une...

-- Moi, Nicolas, je n'ai pas de fusil, dit l'autre voix, j'ai ma
faux bien aiguisée, bien tranchante, emmanchée à revers... C'est
une arme de jardinier; elle n'en est pas plus mauvaise.

Involontairement inquiète de ces paroles, qu'elle n'avait pas
cherché à entendre, la Mayeux s'approcha de la loge du concierge
et demanda le cordon.

-- D'où venez-vous comme ça? dit le portier en sortant à demi de
sa loge, tenant à la main un fusil à deux coups qu'il s'occupait
de charger, et en examinant l'ouvrière d'un regard soupçonneux.

-- Je viens de parler à Mme la supérieure, répondit timidement la
Mayeux.

-- Bien vrai?... dit brutalement Nicolas; c'est que vous m'avez
l'air d'une mauvaise pratique; enfin, c'est égal... filez, et plus
vite que ça!!

La porte cochère s'ouvrit, la Mayeux sortit. À peine avait-elle
fait quelques pas dans la rue qu'à sa grande surprise elle vit
Rabat-Joie accourir à elle... et plus loin, derrière lui, Dagobert
arrivait aussi précipitamment. La Mayeux allait au-devant du
soldat, lorsqu'une voix pleine et sonore, criant de loin: «Hé! ma
bonne Mayeux!» fit retourner la jeune fille...

Du côté opposé d'où venait Dagobert, elle vit accourir Agricol.



V. Les rencontres.

À la vue de Dagobert et d'Agricol, la Mayeux était restée
stupéfaite à quelques pas de la porte du couvent.

Le soldat n'apercevait pas encore l'ouvrière; il s'avançait
rapidement, suivant Rabat-Joie, qui, bien que maigre, efflanqué,
hérissé, crotté, semblait frétiller de plaisir, et tournait de
temps à autre sa tête intelligente vers son maître, auprès duquel
il était retourné après avoir caressé la Mayeux.

-- Oui, oui, je t'entends, mon pauvre vieux, disait le soldat avec
émotion; tu es plus fidèle que moi... toi, tu ne les as pas
abandonnées une minute, mes chères enfants; tu les as suivies; tu
auras attendu jour et nuit, sans manger... à la porte de la maison
où on les a conduites, et, à la fin, lassé de ne pas les voir
sortir... tu es accouru au logis me chercher... Oui, pendant que
je me désespérais comme un fou furieux... tu faisais ce que
j'aurais dû faire... tu découvrais leur retraite... Qu'est-ce que
cela prouve? que les bêtes valent mieux que les hommes! C'est
connu... Enfin... je vais les revoir... Quand je pense que c'est
demain le 13, et que sans toi, mon vieux Rabat-Joie... tout était
perdu... j'en ai le frisson... Ah ça, arriverons-nous bientôt?...
Quel quartier désert!... et la nuit approche.

Dagobert avait tenu ce discours à Rabat-Joie tout en marchant et
en tenant les yeux fixés sur son brave chien, qui marchait d'un
bon pas... Tout à coup, voyant le fidèle animal le quitter en
bondissant, il leva la tête et aperçut à quelques pas de lui
Rabat-Joie faisant de nouveau fête à la Mayeux et à Agricol, qui
venaient de se rejoindre à quelques pas de la porte du couvent.

-- La Mayeux! s'étaient écriés le père et le fils à la vue de la
jeune ouvrière en s'approchant d'elle et la regardant avec une
surprise profonde.

-- Bon espoir! monsieur Dagobert, dit-elle avec une joie
impossible à rendre, Rose et Blanche sont retrouvées... Puis se
retournant vers le forgeron:

-- Bon espoir, Agricol! Mlle de Cardoville n'est pas folle... Je
viens de la voir...

-- Elle n'est pas folle?... Quel bonheur! dit le forgeron.

-- Les enfants!!! s'écria Dagobert en prenant dans ses mains
tremblantes d'émotion les mains de la Mayeux... vous les avez
vues?

-- Oui, tout à l'heure... bien tristes... bien désolées... mais je
n'ai pu leur parler.

-- Ah! dit Dagobert en s'arrêtant comme suffoqué par cette
nouvelle, et portant ses deux mains à sa poitrine, je n'aurais
jamais cru que mon vieux coeur pût battre si fort. Et pourtant...
grâce à mon chien, je m'attendais presque à ce qui arrive... mais
c'est égal... j'ai... comme un éblouissement de joie...

-- Brave père, tu vois, la journée est bonne, dit Agricol en
regardant l'ouvrière avec reconnaissance.

-- Embrassez-moi, ma digne et chère fille, ajouta le soldat en
serrant la Mayeux dans ses bras avec effusion. Puis, dévoré
d'impatience, il ajouta:

-- Allons vite chercher les enfants.

-- Ah! ma bonne Mayeux, dit Agricol tout ému, tu rends le repos,
peut-être la vie à mon père... Et Mlle de Cardoville... comment
sais-tu?...

-- Un bien grand hasard... Et toi-même... comment te trouves-tu
là?

-- Rabat-Joie s'arrête et il aboie!... s'écria Dagobert qui avait
déjà fait quelques pas précipitamment.

En effet, le chien, aussi impatient que son maître de revoir les
orphelines, mais mieux instruit que lui sur le lieu de leur
retraite, était allé se poster à la porte du couvent, d'où il se
mit à aboyer afin d'attirer l'attention de Dagobert. Celui-ci
comprit son chien, et dit à la Mayeux, en lui faisant un geste
indicatif:

-- Les enfants sont là?

-- Oui, monsieur Dagobert.

-- J'en étais sûr... Brave chien!... Oui! oui, les bêtes valent
mieux que les hommes; sauf vous, ma bonne Mayeux, qui valez mieux
que les hommes et les bêtes... Enfin... ces pauvres petites... je
vais les voir... les avoir...

Ce disant, Dagobert, malgré son âge, se mit à courir pour
rejoindre Rabat-Joie.

-- Agricol! s'écria la Mayeux, empêche ton père de frapper à cette
porte... il perdrait tout!

En deux bonds le forgeron atteignit son père. Celui-ci allait
mettre la main sur le marteau de la porte.

-- Mon père, ne frappe pas, s'écria le forgeron en saisissant le
bras de Dagobert.

-- Que diable me dis-tu là?...

-- La Mayeux dit qu'en frappant vous perdriez tout.

-- Comment?...

-- Elle va vous expliquer.

En effet, la Mayeux, moins alerte qu'Agricol, arriva bientôt, et
dit au soldat:

-- Monsieur Dagobert, ne restons pas devant cette porte; on
pourrait l'ouvrir, nous voir; cela donnerait des soupçons; suivons
plutôt le mur...

-- Des soupçons! dit le vétéran tout surpris, mais sans s'éloigner
de la porte, quels soupçons?

-- Je vous en conjure... ne restez pas là... dit la Mayeux avec
tant d'instance, qu'Agricol, se joignant à elle, dit à son père:

-- Mon père... puisque la Mayeux dit cela... c'est qu'elle a ses
raisons; écoutons-la... Le boulevard de l'Hôpital est à deux pas,
il n'y passe personne; nous pourrons parler sans être interrompus.

-- Que le diable m'emporte si je comprends un mot à tout ceci!
s'écria Dagobert, mais toujours sans quitter la porte. Ces enfants
sont là, je les prends, je les emmène... c'est l'affaire de dix
minutes.

-- Oh! ne croyez pas cela... monsieur Dagobert, dit la Mayeux,
c'est bien plus difficile que vous ne pensez... Mais venez...
venez. Entendez-vous? on parle dans la cour.

En effet, on entendit un bruit de voix assez élevé.

-- Viens... viens, mon père... dit Agricol en entraînant le soldat
presque malgré lui.

Rabat-Joie, paraissant très surpris de ces hésitations, aboya deux
ou trois fois, sans abandonner son poste, comme pour protester
contre cette humiliante retraite; mais, à un appel de Dagobert, il
se hâta de rejoindre le corps d'armée.

Il était alors cinq heures du soir, il faisait grand vent;
d'épaisses nuées grises et pluvieuses couraient sur le ciel. Nous
l'avons dit, le boulevard de l'Hôpital, qui limitait à cet endroit
le jardin du couvent n'était presque pas fréquenté. Dagobert,
Agricol et la Mayeux purent donc tenir solitairement conseil dans
cet endroit écarté.

Le soldat ne dissimulait pas la violente impatience que lui
causaient ces tempéraments: aussi, à peine l'angle de la rue fut-
il tourné, qu'il dit à la Mayeux:

-- Voyons, ma fille, expliquez-vous... je suis sur des charbons
ardents.

-- La maison où sont renfermées les filles du maréchal Simon...
est un couvent... monsieur Dagobert.

-- Un couvent! s'écria le soldat, je devrais m'en douter. Puis il
ajouta:

-- Eh bien, après! j'irai les chercher dans un couvent comme
ailleurs. Une fois n'est pas coutume.

-- Mais, monsieur Dagobert, elles sont enfermées là contre leur
gré, contre le vôtre; on ne vous les rendra pas.

-- On me les rendra pas! ah! mordieu, nous allons voir ça!... Et
il fit un pas vers la rue.

-- Mon père, dit Agricol en le retenant, un moment de patience,
écoutez la Mayeux.

-- Je n'écoute rien... Comment! ces enfants sont là... à deux pas
de moi... je le sais... et je ne les aurais pas, de gré ou de
force, à l'instant même? ah! pardieu! ce serait curieux! laissez-
moi.

-- Monsieur Dagobert, je vous en supplie, écoutez-moi, dit la
Mayeux en prenant l'autre main de Dagobert, il y a un autre moyen
d'avoir ces pauvres demoiselles, et cela, sans violence: Mlle de
Cardoville me l'a bien dit, la violence perdrait tout...

-- S'il y a un autre moyen... à la bonne heure... vite... voyons
le moyen.

-- Voici une bague que Mlle de Cardoville...

-- Qu'est-ce que c'est que Mlle de Cardoville?

-- Mon père, c'est une jeune personne remplie de générosité qui
voulait être ma caution... et à qui j'ai des choses si importantes
à dire...

-- Bon, bon, reprit Dagobert, tout à l'heure nous parlerons de
cela... Eh bien, ma bonne Mayeux, cette bague?

-- Vous allez la prendre, monsieur Dagobert, vous irez trouver
M. le comte de Montbron, place Vendôme, numéro 7. C'est un homme,
à ce qu'il paraît, très puissant; il est ami de Mlle de
Cardoville, cette bague lui prouvera que vous venez de sa part.
Vous lui direz qu'elle est retenue comme folle dans une maison de
santé voisine de ce couvent, et que dans ce couvent sont
renfermées, contre leur gré, les filles du maréchal Simon.

-- Bien... ensuite... ensuite?

-- Alors M. le comte de Montbron fera, auprès des personnes haut
placées, les démarches nécessaires pour faire rendre la liberté à
Mlle de Cardoville et aux filles du général Simon, et peut-être...
demain ou après-demain...

-- Demain ou après-demain! s'écria Dagobert, peut-être!! mais
c'est aujourd'hui, à l'instant, qu'il me les faut... Après-
demain... et peut-être encore... il serait bien temps... Merci
toujours, ma bonne Mayeux; mais gardez votre bague... J'aime mieux
faire mes affaires moi-même... Attends-moi là, mon garçon.

-- Mon père... que voulez-vous faire?... s'écria Agricol en
retenant encore le soldat, c'est un couvent... pensez donc!

-- Tu n'es qu'un conscrit; je connais ma théorie du couvent sur le
bout de mon doigt. En Espagne, je l'ai pratiquée cent fois...
Voilà ce qui va arriver... je frappe, une tourière ouvre; elle me
demande ce que je veux, je ne réponds pas; elle veut m'arrêter, je
passe: une fois dans le couvent, j'appelle mes enfants de toutes
mes forces, en le parcourant du haut en bas.

-- Mais, monsieur Dagobert, les religieuses! dit la Mayeux en
tâchant de retenir Dagobert.

-- Les religieuses se mettent à mes trousses et me poursuivent en
criant comme des pies dénichées; je connais ça. À Séville, j'ai
été repêcher de la sorte une Andalouse que des béguines retenaient
de force. Je les laisse crier, je parcours donc le couvent en
appelant Rose et Blanche... Elles m'entendent, me répondent; elles
sont enfermées, je prends la première chose venue et j'enfonce
leur porte.

-- Mais, monsieur Dagobert, les religieuses... les religieuses!

-- Les religieuses avec leurs cris ne m'empêchent pas d'enfoncer
la porte, de prendre mes enfants dans mes bras et de filer: si on
a refermé la porte du dehors, second enfoncement... Ainsi, ajouta
Dagobert en se dégageant des mains de la Mayeux, attendez-moi là;
dans dix minutes je suis ici... Va toujours chercher un fiacre,
mon garçon.

Plus calme que Dagobert, et surtout plus instruit que lui en
matière de Code pénal, Agricol fut effrayé des conséquences que
pouvait avoir l'étrange façon de procéder du vétéran. Aussi, se
jetant au-devant de lui, il s'écria:

-- Je t'en supplie, un mot encore...

-- Mordieu, voyons, dépêche-toi.

-- Si tu veux pénétrer de force dans le couvent, tu perds tout!

-- Comment?

-- D'abord, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, il y a des hommes
dans le couvent... En sortant, tout à l'heure, j'ai vu le portier
qui chargeait son fusil, le jardinier parlait d'une faux aiguisée
et de rondes qu'ils faisaient la nuit...

-- Je me moque pas mal d'un fusil de portier et de la faux d'un
jardinier!

-- Soit, mon père; mais, je t'en conjure, écoute-moi un moment
encore: tu frappes, n'est-ce pas? la porte s'ouvre, le portier te
demande ce que tu veux...

-- Je dis que je veux parler à la supérieure... et je file dans le
couvent.

-- Mais, mon Dieu! monsieur Dagobert, dit la Mayeux, une fois la
cour traversée, on arrive à une seconde porte fermée par un
guichet; là une religieuse vient voir qui sonne, et n'ouvre que
lorsqu'on lui a dit l'objet de la visite qu'on veut faire.

-- Je lui répondrai: je veux voir la supérieure.

-- Alors, mon père, comme tu n'es pas un habitué du couvent, on
ira prévenir la supérieure.

-- Bon, après?

-- Après...

-- Elle vous demandera ce que vous voulez, monsieur Dagobert.

-- Ce que je veux... mordieu... mes enfants!

-- Encore une minute de patience, mon père... Tu ne peux douter,
d'après les précautions que l'on a prises, que l'on ne veuille
retenir là Mlles Simon malgré elles, malgré toi.

-- Je n'en doute pas... j'en suis sûr... c'est pour arriver là
qu'ils ont tourné la tête de ma pauvre femme...

-- Alors, mon père, la supérieure te répondra qu'elle ne sait pas
ce que tu veux dire et que Mlles Simon ne sont pas au couvent.

-- Et je lui dirai moi, qu'elles y sont; témoin la Mayeux, témoin
Rabat-Joie.

-- La supérieure te dira qu'elle ne te connaît pas, qu'elle n'a
pas d'explications à te donner... et elle refermera le guichet.

-- Alors, j'enfonce la porte... tu vois bien qu'il faut toujours
en arriver là... Laissez-moi... mordieu! laissez-moi...

-- Et le portier, à ce bruit, à cette violence, court chercher la
garde, on arrive et l'on commence par t'arrêter.

-- Et vos pauvres enfants... que deviennent-elles alors, monsieur
Dagobert? dit la Mayeux.

Le père d'Agricol avait trop de bon sens pour ne pas sentir toute
la justesse des observations de son fils et de la Mayeux; mais il
savait bien qu'il fallait qu'à tout prix les orphelines fussent
libres avant le lendemain. Cette alternative était terrible, si
terrible que, portant ses deux mains à son front brûlant, Dagobert
tomba assis sur un banc de pierre, comme anéanti par l'inexorable
fatalité de sa position.

Agricol et la Mayeux, profondément touchés de ce muet désespoir,
échangèrent un triste regard. Le forgeron, s'asseyant à côté du
soldat, lui dit:

-- Mais, mon père, rassure-toi donc... songe à ce que la Mayeux
vient de dire... En allant avec cette bague de Mlle de Cardoville
chez ce monsieur qui est très influent, tu le vois, ces
demoiselles peuvent être libres demain... suppose même, au pis
aller, qu'elles ne te soient rendues qu'après-demain...

-- Tonnerre et sang! vous voulez donc me rendre fou? s'écria
Dagobert en bondissant sur son banc et en regardant son fils et la
Mayeux avec une expression si sauvage, si désespérée, qu'Agricol
et l'ouvrière en reculèrent avec autant de surprise que
d'inquiétude. Pardon, mes enfants, dit Dagobert en revenant à lui
après un long silence, j'ai tort de m'emporter, car nous ne
pouvons nous entendre... Ce que vous dites est juste... et
pourtant, moi, j'ai raison de parler comme je parle... Écoutez-
moi... tu es un honnête homme, Agricol; vous, une honnête fille,
la Mayeux... Ce que je vais dire est pour vous seuls... J'ai amené
ces enfants du fond de la Sibérie, savez-vous pourquoi? Pour
qu'elles se trouvent demain matin rue Saint-François... Si elles
ne s'y trouvent pas, j'ai trahi le dernier voeu de leur mère
mourante.

-- Rue Saint-François, no 3? s'écria Agricol en interrompant son
père.

-- Oui... comment sais-tu ce numéro? dit Dagobert.

-- Cette date ne se trouve-t-elle pas sur une médaille en bronze?

-- Oui... reprit Dagobert de plus en plus étonné. Qui t'a dit
cela?

-- Mon père... un instant... s'écria Agricol. Laissez-moi
réfléchir... je crois deviner... oui... et toi, ma bonne Mayeux,
tu m'as dit que Mlle de Cardoville n'était pas folle...

-- Non... on la retient malgré elle... dans cette maison, sans la
laisser communiquer avec personne... elle a ajouté qu'elle se
croyait, ainsi que les filles du maréchal Simon, victime d'une
odieuse machination.

-- Plus de doute! s'écria le forgeron, je comprends tout
maintenant... Mlle de Cardoville a le même intérêt que Mlles Simon
à se trouver demain rue Saint-François... et elle l'ignore peut-
être.

-- Comment?

-- Encore un mot, ma bonne Mayeux... Mlle de Cardoville t'a-t-elle
dit qu'elle avait un intérêt puissant à être libre demain?

-- Non... car, en me donnant cette bague pour le comte de
Montbron, elle m'a dit: «Grâce à lui, demain ou après-demain, moi
et les filles du maréchal Simon nous serons libres...»

-- Mais explique-toi donc? dit Dagobert à son fils avec
impatience.

-- Tantôt, reprit le forgeron, lorsque tu es venu me chercher à la
prison, mon père, je t'ai dit que j'avais un devoir sacré à
remplir et que je te rejoindrais à la maison...

-- Oui... et j'ai été de mon côté tenter de nouvelles démarches
dont je vous parlerai tout à l'heure.

-- J'ai couru tout de suite au pavillon de la rue de Babylone,
ignorant que Mlle de Cardoville fût folle, ou du moins passât pour
folle... Un domestique m'ouvre et me dit que cette demoiselle a
éprouvé un soudain accès de folie... Tu conçois, mon père, quel
coup cela porte... je demande où elle est, et on me répond qu'on
n'en sait rien; je demande si je peux parler à quelqu'un de ses
parents. Comme ma blouse n'inspirait pas grande confiance, on me
répond qu'il n'y a ici personne de sa famille... J'étais désolé;
une idée me vient... je me dis: elle est folle, son médecin doit
savoir où l'on l'a conduite; si elle est en état de m'entendre, il
me conduira auprès d'elle; sinon à défaut de parents, je parlerai
au médecin; souvent, un médecin, c'est un ami... Je demande donc à
ce domestique s'il pourrait m'indiquer le médecin de Mlle de
Cardoville. On me donne son adresse sans difficultés: M. le
docteur Baleinier, rue Taranne, 12. J'y cours, il était sorti;
mais on me dit chez lui que sur les cinq heures je le trouverais
sans doute à sa maison de santé: cette maison est voisine du
couvent... voilà pourquoi nous nous sommes rencontrés.

-- Mais cette médaille... cette médaille, dit Dagobert
impatiemment, où l'as-tu vue?

-- C'est à propos de cela, et d'autres choses encore, que j'avais
écrites à la Mayeux, que je désirerais faire à Mlle de Cardoville
des révélations importantes.

-- Et ces révélations?

-- Voici mon père: j'étais allé chez elle le jour de votre départ,
pour la prier de me fournir une caution: on m'avait suivi; elle
l'apprend par une de ses femmes de chambre; pour me mettre à
l'abri de l'arrestation, elle me fait conduire dans une cachette
de son pavillon; c'était une sorte de petite pièce voûtée qui ne
recevait de jour que par un conduit fait comme une cheminée; au
bout de quelques instants j'y voyais très clair. N'ayant rien de
mieux à faire qu'à regarder autour de moi, je regarde; les murs
étaient recouverts de boiseries; l'entrée de cette cachette se
composait d'un panneau glissant sur des coulisses de fer, au moyen
de contrepoids et d'engrenages compliqués admirablement
travaillés; c'est mon état, ça m'intéressait: je me mets à
examiner ces ressorts avec curiosité malgré mes inquiétudes; je me
rendais bien compte de leur jeu, mais il y avait un bouton de
cuivre dont je ne pouvais trouver l'emploi: j'avais beau le tirer
à moi, à droite, à gauche, rien dans les ressorts ne fonctionnait.
Je me dis: ce bouton appartient sans doute à un autre mécanisme,
alors l'idée me vient, au lieu de le tirer à moi, de le pousser
fortement; aussitôt j'entends un petit grincement, et je vois tout
à coup, au-dessus de l'entrée de la cachette, un panneau de deux
pieds carrés s'abaisser de la boiserie comme la tablette d'un
secrétaire; ce panneau était façonné en sorte de boîte; comme
j'avais sans doute poussé le ressort trop brusquement, la secousse
fit tomber par terre une petite médaille en bronze avec sa chaîne.

-- Où tu as vu l'adresse... de la rue Saint-François! s'écria
Dagobert.

-- Oui, mon père, et, avec cette médaille, était tombée par terre
une grande enveloppe cachetée... En la ramassant, j'ai lu pour
ainsi dire malgré moi, en grosses lettres: _Pour Mlle de
Cardoville. Elle doit prendre connaissance de ces papiers à
l'instant même où ils lui seront remis._ Puis, au-dessous de ces
mots, je vois les initiales R. et C., accompagnées d'un parafe et
de cette date: _Paris, 12 novembre 1830._ Je retourne l'enveloppe,
je vois, sur deux cachets qui la scellaient, les mêmes initiales
R. et C., surmontées d'une couronne.

-- Et ces cachets étaient intacts! demanda la Mayeux.

-- Parfaitement intacts.

-- Plus de doute, alors; Mlle de Cardoville ignorait l'existence
de ces papiers, dit l'ouvrière.

-- Ç'a été ma première idée, puisqu'il lui était recommandé
d'ouvrir tout de suite cette enveloppe, et que, malgré cette
recommandation, qui datait de près de deux ans, les cachets
étaient restés intacts.

-- C'est évident, dit Dagobert; et alors qu'as-tu fait!

-- J'ai replacé le tout dans le secret, me promettant d'en
prévenir Mlle de Cardoville; mais, quelques instants après, on est
entré dans la cachette, qui avait été découverte; je n'ai plus
revu Mlle de Cardoville: j'ai seulement pu dire à une de ses
femmes de chambre quelques mots à double entente sur ma
trouvaille, espérant que cela donnerait l'éveil à sa maîtresse...
Enfin, aussitôt qu'il m'a été possible de t'écrire, ma bonne
Mayeux, je l'ai fait pour te prier d'aller trouver Mlle de
Cardoville...

-- Mais cette médaille... dit Dagobert, est pareille à celle que
les filles du général Simon possèdent; comment cela se fait-il!

-- Rien de plus simple, mon père... je me le rappelle maintenant,
Mlle de Cardoville est leur parente, elle me l'a dit.

-- Elle... parente de Rose et Blanche!

-- Oui, sans doute, ajouta la Mayeux; elle me l'a dit aussi tout à
l'heure.

-- Eh bien, reprit Dagobert en regardant son fils avec angoisse,
comprends-tu que je veuille avoir mes enfants aujourd'hui même!
Comprends-tu, ainsi que me l'a dit leur pauvre mère en mourant,
qu'un jour de retard peut tout perdre! Comprends-tu enfin que je
ne peux pas me contenter d'un _peut-être demain_... quand je viens
du fond de la Sibérie avec ces enfants... pour les conduire demain
rue Saint-François!... Comprends-tu enfin qu'il me les faut
aujourd'hui, quand je devrais mettre le feu au couvent!

-- Mais, mon père, encore une fois, la violence...

-- Mais, mordieu! sais-tu ce que le commissaire de police m'a
répondu ce matin, quand j'ai été lui renouveler ma plainte contre
le confesseur de ta pauvre mère! «Qu'il n'y a aucune preuve; que
l'on ne pouvait rien faire.»

-- Mais maintenant il y a des preuves, mon père, ou du moins on
sait où sont les jeunes filles... Avec cette certitude on est
fort... Sois tranquille. La loi est plus puissante que toutes les
supérieures de couvent du monde.

-- Et le comte de Montbron, à qui Mlle de Cardoville vous prie de
vous adresser, dit la Mayeux, n'est-il pas un homme puissant! Vous
lui direz pour quelles raisons il est important que ces
demoiselles soient en liberté ce soir, ainsi que Mlle de
Cardoville... qui, vous le voyez, a aussi un grand intérêt à être
libre demain... Alors, certainement, le comte de Montbron hâtera
les démarches de la justice, et ce soir... vos enfants vous seront
rendues.

-- La Mayeux a raison, mon père... Va chez le comte; moi je cours
chez le commissaire lui dire que l'on sait maintenant où sont
retenues ces jeunes filles. Toi, ma bonne Mayeux, retourne à la
maison nous attendre, n'est-ce pas, mon père?... Donnons-nous
rendez-vous chez nous.

Dagobert était resté pensif, tout à coup il dit à Agricol:

-- Soit... Je suivrai vos conseils... Mais suppose que le
commissaire dise: «On ne peut pas agir avant demain.» Suppose que
le comte de Montbron me dise la même chose... Crois-tu que je
resterai les bras croisés jusqu'à demain matin?

-- Mon père...

-- Il suffit, reprit le soldat d'une voix brève, je m'entends...
Toi, mon garçon, cours chez le commissaire... Vous, ma bonne
Mayeux, allez nous attendre; moi, je vais chez le comte... Donnez-
moi la bague. Maintenant l'adresse?

-- Place Vendôme, 7, le comte de Montbron... vous venez de la part
de Mlle de Cardoville, dit la Mayeux.

-- J'ai bonne mémoire, dit le soldat; ainsi le plus tôt possible à
la rue Brise-Miche.

-- Oui, mon père; bon courage... Tu verras que la loi défend et
protège les honnêtes gens...

-- Tant mieux, dit le soldat, parce que sans cela les honnêtes
gens seraient obligés de se protéger et de se défendre eux-mêmes.
Ainsi, mes enfants, à bientôt, rue Brise-Miche.

* * * *

Lorsque Dagobert, Agricol et la Mayeux se séparèrent, la nuit
était complètement venue.



VI. Le rendez-vous.

Il est huit heures du soir, la pluie fouette les vitres de la
chambre de Françoise Baudoin, rue Brise-Miche, tandis que de
violentes rafales de vent ébranlent la porte et les fenêtres mal
closes. Le désordre et l'incurie de cette modeste demeure,
ordinairement tenue avec tant de soin, témoignent de la gravité
des tristes événements qui ont bouleversé des existences
jusqu'alors si paisibles dans leur obscurité. Le sol carrelé est
souillé de boue, une épaisse couche de poussière a envahi les
meubles, naguère reluisants de propreté. Depuis que Françoise a
été emmenée par le commissaire, le lit n'a pas été fait; la nuit,
Dagobert s'y est jeté tout habillé pendant quelques heures
lorsque, épuisé de fatigue, brisé de désespoir, il rentrait après
de nouvelles et vaines tentatives pour découvrir la retraite de
Rose et de Blanche.

Sur la commode, une bouteille, un verre, quelques débris de pain
dur, prouvent la frugalité du soldat, réduit, pour toute
ressource, à l'argent du prêt que le mont-de-piété avait fait sur
les objets portés en gage par la Mayeux, après l'arrestation de
Françoise.

À la pâle lueur d'une chandelle placée sur le petit poêle de fonte
alors froid comme le marbre, car la provision de bois est depuis
longtemps épuisée, on voit la Mayeux, assise et sommeillant sur
une chaise, la tête penchée sur sa poitrine; ses mains cachées
sous son tablier d'indienne et ses talons appuyés sur le dernier
barreau de la chaise; de temps à autre elle frissonne sous ses
vêtements humides. Après cette journée de fatigues, d'émotions si
diverses, la pauvre créature n'avait pas mangé (y eût-elle songé,
qu'elle n'avait pas de pain chez elle); attendant le retour de
Dagobert et d'Agricol, elle cédait à une somnolence agitée, hélas!
bien différente d'un calme et bon sommeil réparateur. De temps à
autre, la Mayeux, inquiète, ouvrait à demi les yeux, regardait
autour d'elle; puis, de nouveau vaincue par un irrésistible besoin
de repos, sa tête retombait sur sa poitrine.

Au bout de quelques minutes de silence seulement interrompu par le
bruit du vent, un pas lent et pesant se fit entendre sur le
palier.

La porte s'ouvrit. Dagobert entra, suivi de Rabat-Joie.

Réveillée en sursaut, la Mayeux redressa vivement la tête, se
leva, alla rapidement vers le père d'Agricol et dit:

-- Eh bien, monsieur Dagobert... avez-vous de bonnes nouvelles?...
avez-vous?...

La Mayeux ne put continuer, tant elle fut frappée de la sombre
expression des traits du soldat; absorbé dans ses réflexions, il
ne sembla d'abord pas apercevoir l'ouvrière, se jeta sur une
chaise avec accablement, mit ses coudes sur la table et cacha sa
figure dans ses mains.

Après une assez longue méditation, il se leva et dit à mi-voix:

-- Il le faut!... il le faut!... Faisant alors quelques pas dans
la chambre, Dagobert regarda autour de lui comme s'il eût cherché
quelque chose; enfin, après une minute d'examen, avisant auprès du
poêle une barre de fer de deux pieds environ, servant à enlever le
couvercle de fonte de ce calorifère lorsqu'il était trop brûlant,
il la prit, la considéra attentivement, la soupesa, puis la posa
sur la commode d'un air satisfait.

La Mayeux, surprise du silence prolongé de Dagobert, suivait ses
mouvements avec une curiosité timide et inquiète; bientôt sa
surprise fit place à l'effroi lorsqu'elle vit le soldat prendre
son havresac déposé sur une chaise, l'ouvrir, et en tirer une
paire de pistolets de poche dont il fit jouer les batteries avec
précaution. Saisie de frayeur, l'ouvrière ne put s'empêcher de
s'écrier:

-- Mon Dieu!... monsieur Dagobert... que voulez-vous faire?

Le soldat regarda la Mayeux comme s'il l'apercevait seulement pour
la première fois et lui dit d'une voix cordiale mais brusque:

-- Bonsoir, ma bonne fille... Quelle heure est-il?

-- Huit heures... viennent de sonner à Saint-Merri, monsieur
Dagobert.

-- Huit heures... dit le soldat en se parlant à lui-même,
seulement huit heures!

Et posant les pistolets à côté de la barre de fer, il parut
réfléchir de nouveau en jetant les yeux autour de lui.

-- Monsieur Dagobert, se hasarda de dire la Mayeux, vous n'avez
donc pas de bonnes nouvelles?...

-- Non... Ce seul mot fut dit par le soldat d'un ton si bref, que
la Mayeux, n'osant pas l'interroger davantage, alla se rasseoir en
silence. Rabat-Joie vint appuyer sa tête sur les genoux de la
jeune fille et suivit aussi curieusement qu'elle-même tous les
mouvements de Dagobert.

Celui-ci, après être resté de nouveau pensif pendant quelques
moments, s'approcha du lit, y prit un drap, parut en mesurer et en
supputer la longueur, puis il dit à la Mayeux en se retournant
vers elle:

-- Des ciseaux...

-- Mais, monsieur Dagobert...

-- Voyons... ma bonne fille... des ciseaux... reprit Dagobert d'un
ton bienveillant, mais qui annonçait qu'il voulait être obéi.

L'ouvrière prit des ciseaux dans le panier à ouvrage de Françoise
et les présenta au soldat.

-- Maintenant, tenez l'autre bout du drap, ma fille, et tendez-le
ferme...

En quelques minutes, Dagobert eut fendu le drap dans sa longueur
en quatre morceaux, qu'il tordit ensuite très serré, de façon à
faire des espèces de cordes, fixant de loin en loin, au moyen de
rubans de fil que lui donna l'ouvrière, la _torsion _qu'il avait
imprimée au linge; de ces quatre tronçons, solidement noués les
uns au bout des autres, Dagobert fit une corde de vingt pieds au
moins. Cela ne lui suffisait pas; car il dit, en se parlant à lui-
même:

-- Maintenant il me faudrait un crochet... Et il chercha de
nouveau autour de lui. La Mayeux, de plus en plus effrayée, car
elle ne pouvait plus douter des projets de Dagobert, lui dit
timidement:

-- Mais, monsieur Dagobert... Agricol n'est pas encore rentré...
s'il tarde autant... c'est que sans doute il a de bonnes
nouvelles...

-- Oui, dit le soldat avec amertume en cherchant toujours des yeux
autour de lui l'objet qui lui manquait, de bonnes nouvelles dans
le genre des miennes.

Et il ajouta:

-- Il me faudrait pourtant un fort grappin de fer... En furetant
de côté et d'autre, le soldat trouva un des gros sacs de toile
grise à la couture desquels travaillait Françoise. Il le prit,
l'ouvrit, et dit à la Mayeux:

-- Ma fille, mettez là-dedans la barre de fer et la corde; ce sera
plus commode à transporter... là-bas...

-- Grand Dieu! s'écria la Mayeux en obéissant à Dagobert, vous
partirez sans attendre Agricol, monsieur Dagobert... lorsqu'il a
peut-être de bonnes choses à vous apprendre?...

-- Soyez tranquille, ma fille... j'attendrai mon garçon... je ne
peux partir d'ici qu'à dix heures... J'ai le temps...

-- Hélas! monsieur Dagobert! vous avez donc perdu tout espoir?

-- Au contraire... j'ai bon espoir... mais en moi... Et ce disant,
Dagobert tordit la partie supérieure du sac, de manière à le
fermer, puis il le plaça sur la commode, à côté de ses pistolets.

-- Au moins vous attendrez Agricol, monsieur Dagobert?

-- Oui... s'il arrive avant dix heures...

-- Ainsi mon Dieu! vous êtes décidé...

-- Très décidé... Et pourtant, si j'étais assez simple pour croire
aux _porte-malheur_...

-- Quelquefois, monsieur Dagobert les présages ne trompent pas,
dit la Mayeux, ne songeant qu'à détourner le soldat de sa
dangereuse résolution.

-- Oui, reprit Dagobert, les bonnes femmes disent cela... et
quoique je ne sois pas une bonne femme, ce que j'ai vu tantôt...
m'a serré le coeur... Après tout, j'aurai pris sans doute un
mouvement de colère pour un pressentiment...

-- Et qu'avez-vous vu?

-- Je peux vous raconter cela, ma bonne fille... Ça nous aidera à
passer le temps... et il me dure, allez... Puis s'interrompant:

-- Est-ce que ce n'est pas une demie qui vient de sonner?

-- Oui... monsieur Dagobert; c'est huit heures et demie.

-- Encore une heure et demie, dit Dagobert, d'une voix sourde.
Puis il ajouta:

-- Voici ce que j'ai vu... Tantôt, en passant dans une rue, je ne
sais laquelle, mes yeux ont été machinalement attirés par une
énorme affiche rouge, en tête de laquelle on voyait une panthère
noire dévorant un cheval blanc... À cette vue, mon sang n'a fait
qu'un tour; parce que vous saurez, ma bonne Mayeux, qu'une
panthère noire a dévoré un pauvre cheval blanc que j'avais, le
compagnon de Rabat-Joie que voilà... et qu'on appelait Jovial...

À ce nom, autrefois si familier pour lui, Rabat-Joie, couché aux
pieds de la Mayeux, releva brusquement la tête et regarda
Dagobert.

-- Voyez-vous... les bêtes ont de la mémoire, il se le rappelle,
dit le soldat en soupirant lui-même à ce souvenir. Puis,
s'adressant à son chien:

-- Tu t'en souviens donc, de Jovial?

En entendant de nouveau ce nom prononcé par son maître d'une voix
émue, Rabat-Joie grogna et jappa doucement comme pour affirmer
qu'il n'avait pas oublié son vieux camarade de route.

-- En effet, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c'est un triste
rapprochement que de trouver en tête de cette affiche cette
panthère noire dévorant un cheval.

-- Ce n'est rien que cela, vous allez voir le reste. Je m'approche
de cette affiche et je lis que le nommé Morok, arrivant
d'Allemagne, fera voir dans un théâtre différents animaux féroces
qu'il a domptés, et entre autres un lion superbe, un tigre, et une
panthère noire de Java nommée la Mort.

-- Ce nom fait peur, dit la Mayeux.

-- Et il vous fera plus peur encore, mon enfant, quand vous saurez
que cette panthère est la même qui a étranglé mon cheval près de
Leipzig, il y a quatre mois.

-- Ah! mon Dieu... vous avez raison, monsieur Dagobert, dit la
Mayeux, c'est effrayant!

-- Attendez encore, dit Dagobert dont les traits s'assombrissaient
de plus en plus, ce n'est pas tout... C'est à cause de ce nommé
Morok, le maître de cette panthère, que moi et mes pauvres enfants
nous avons été emprisonnés à Leipzig.

-- Et ce méchant homme est à Paris!... et il vous en veut! dit la
Mayeux; oh! vous avez raison... monsieur Dagobert... il faut
prendre garde à vous, c'est un mauvais présage.

-- Oui... pour ce misérable... si je le rencontre, dit Dagobert
d'une voix sourde, car nous avons de vieux comptes à régler
ensemble...

-- Monsieur Dagobert, s'écria la Mayeux en prêtant l'oreille,
quelqu'un monte en courant, c'est le pas d'Agricol... il a de
bonnes nouvelles... j'en suis sûre...

-- Voilà mon affaire, dit vivement le soldat sans répondre à la
Mayeux, Agricol est forgeron... il me trouvera le crochet de fer
qu'il me faut.

Quelques instants après, Agricol entrait en effet; mais, hélas! du
premier coup d'oeil l'ouvrière put lire sur la physionomie
atterrée de l'ouvrier la ruine des espérances dont elle s'était
bercée...

-- Eh bien! dit Dagobert à son fils d'un ton qui annonçait
clairement la foi qu'il avait dans le succès des démarches tentées
par Agricol, eh bien! quoi de nouveau?

-- Ah! mon père, c'est à en devenir fou, c'est à se briser la tête
contre les murs! s'écria le forgeron avec emportement. Dagobert se
tourna vers la Mayeux, et lui dit:

-- Vous voyez, ma pauvre fille... j'en étais sûr...

-- Mais vous, mon père, s'écria Agricol, vous avez vu le comte de
Montbron?

-- Le comte de Montbron est, depuis trois jours, parti pour la
Lorraine... voilà mes bonnes nouvelles, répondit le soldat avec
une ironie amère; voyons les tiennes... raconte-moi tout: j'ai
besoin d'être bien convaincu qu'en s'adressant à la justice, qui,
comme tu le disais tantôt, défend et protège les honnêtes gens, il
est des occasions où elle les laisse à la merci des gueux... Oui,
j'ai besoin de ça... et puis après d'un crochet... et j'ai compté
sur toi... pour les deux choses.

-- Que veux-tu dire, mon père?

-- Raconte d'abord tes démarches... nous avons le temps... huit
heures et demie viennent seulement de sonner tout à l'heure...
Voyons: en me quittant, où es-tu allé?

-- Chez le commissaire qui avait déjà reçu votre déposition.

-- Que t'a-t-il dit?

-- Après avoir très obligeamment écouté ce dont il s'agissait, il
m'a répondu: «Ces jeunes filles, sont, après tout, placées dans
une maison très respectable... dans un couvent... il n'y a donc
pas urgence de les enlever de là... et, d'ailleurs, je ne puis
prendre sur moi de violer un domicile religieux sur votre simple
déposition; demain je ferai mon rapport à qui de droit, et l'on
avisera plus tard.»

-- Plus tard... vous voyez, toujours des remises, dit le soldat.

--» Mais monsieur, lui ai-je répondu, reprit Agricol, c'est à
l'instant, c'est ce soir, cette nuit même, qu'il faut agir; car si
ces jeunes filles ne se trouvent pas demain matin rue Saint-
François, elles peuvent éprouver un dommage incalculable...

-- C'est très fâcheux, m'a répondu le commissaire; mais, encore
une fois, je ne peux, sur votre simple déclaration, ni sur celle
de votre père, qui, pas plus que vous, n'est parent ou allié de
ces jeunes personnes, me mettre en contravention formelle avec les
lois, qu'on ne violerait pas même sur la demande d'une famille. La
justice a ses lenteurs et ses formalités, auxquelles il faut se
soumettre.»

-- Certainement, dit Dagobert, il faut s'y soumettre, au risque de
se montrer lâche, traître et ingrat...

-- Et lui as-tu aussi parlé de Mlle de Cardoville? demanda la
Mayeux.

-- Oui, mais il m'a, à ce sujet, répondu de même... c'était fort
grave; je faisais une déposition, il est vrai, mais je n'apportais
aucune preuve à l'appui de ce que j'avançais. «Une tierce personne
vous a assuré que Mlle de Cardoville affirmait n'être pas folle,
m'a dit le commissaire, cela ne suffit pas: tous les fous
prétendent n'être pas fous; je ne puis donc violer le domicile
d'un médecin respectable sur votre seule déclaration. Néanmoins,
je la reçois, j'en rendrai compte. Mais il faut que la loi ait son
cours...»

-- Lorsque, tantôt, je voulais agir, dit sourdement Dagobert, est-
ce que je n'avais pas prévu tout cela? pourtant j'ai été assez
faible pour vous écouter.

-- Mais, mon père ce que tu voulais tenter était impossible... et
tu t'exposais à de trop dangereuses conséquences, tu en es
convenu.

-- Ainsi, reprit le soldat sans répondre à son fils, on t'a
formellement dit, positivement dit, qu'il ne fallait pas songer à
obtenir légalement ce soir, ou même demain matin, que Rose et
Blanche me soient rendues?

-- Non, mon père, il n'y a pas urgence aux yeux de la loi, la
question ne pourra être décidée avant deux ou trois jours.

-- C'est tout ce que je voulais savoir, dit Dagobert en se levant
et en marchant de long en large dans la chambre.

-- Pourtant, reprit son fils, je ne me suis pas tenu pour battu.
Désespéré, ne pouvant croire que la justice pût demeurer sourde à
des réclamations si équitables... j'ai couru au palais de
justice... espérant que peut-être là... je trouverais un juge...
un magistrat qui accueillerait ma plainte et y donnerait suite...

-- Eh bien? dit le soldat en s'arrêtant.

-- On m'a dit que le parquet du procureur du roi était tous les
jours fermé à cinq heures et ouvert à dix heures; pensant à votre
désespoir, à la position de cette pauvre Mlle de Cardoville, je
voulus tenter encore une démarche; je suis entré dans un poste de
troupes de ligne commandé par un lieutenant... je lui ai tout dit;
il m'a vu si ému, je lui parlais avec tant de chaleur, tant de
conviction que je l'ai intéressé... «Lieutenant, lui disais-je,
accordez-moi seulement une grâce, qu'un sous-officier et deux
hommes se rendent au couvent afin d'en obtenir l'entrée légale. On
demandera à voir les filles du maréchal Simon; on leur laissera le
choix de rester ou de rejoindre mon père, qui les a amenées de
Russie... et l'on verra si ce n'est pas contre leur gré qu'on les
retient.»

-- Et que t'a-t-il répondu, Agricol? demanda la Mayeux pendant que
Dagobert, haussant les épaules, continuait sa promenade.

--» Mon garçon, m'a-t-il dit, ce que vous me demandez là est
impossible; je conçois vos raisons, mais je ne peux pas prendre
sur moi une mesure aussi grave. Entrer de force dans un couvent,
il y a de quoi me faire casser. -- Mais alors, monsieur, que faut-
il faire? c'est à en perdre la tête. -- Ma foi, je n'en sais rien.
Le plus sûr est d'attendre...», me dit le lieutenant... Alors, mon
père, croyant avoir fait humainement ce qu'il était possible de
faire, je suis revenu... espérant que tu aurais été plus heureux
que moi; malheureusement je me suis trompé.

Ce disant, le forgeron, accablé de fatigue, se jeta sur une
chaise.

Il y eut un moment de silence profond après ces mots d'Agricol qui
ruinaient les dernières espérances de ces trois personnes,
muettes, anéanties sous le coup d'une inexorable fatalité.

Un nouvel incident vint augmenter le caractère sinistre et
douloureux de cette scène.



VII. Découvertes.

La porte, qu'Agricol n'avait pas songé à refermer, s'ouvrit pour
ainsi dire timidement, et Françoise Baudoin, la femme de Dagobert,
pâle, défaillante, se soutenant à peine, parut sur le seuil. Le
soldat, Agricol et la Mayeux étaient plongés dans un si morne
abattement, qu'aucune de ces trois personnes ne s'aperçut de
l'entrée de Françoise.

Celle-ci fit à peine deux pas dans la chambre et tomba à genoux,
les mains jointes, en disant d'une voix humble et faible:

-- Mon pauvre mari... pardon...

À ces mots, Agricol et la Mayeux, qui tournaient le dos à la
porte, se retournèrent, et Dagobert releva vivement la tête.

-- Ma mère!... s'écria Agricol en courant vers Françoise.

-- Ma femme! s'écria Dagobert, en se levant et faisant un pas vers
l'infortunée...

-- Bonne mère!... toi, à genoux, dit Agricol en se courbant vers
Françoise, en l'embrassant avec effusion; relève-toi donc!

-- Non, mon enfant, dit Françoise de son accent à la fois doux et
ferme, je ne me relèverai pas avant que ton père... m'ait
pardonnée... j'ai eu de grands torts envers lui... maintenant je
le sais...

-- Te pardonner... pauvre femme, dit le soldat ému en
s'approchant. Est-ce que je t'ai jamais accusée... sauf dans un
premier mouvement de désespoir? Non... non... ce sont de mauvais
prêtres que j'ai accusés... et j'avais raison... Enfin, te voilà,
ajouta-t-il, en aidant son fils à relever Françoise; c'est un
chagrin de moins... On t'a donc mise en liberté?... Hier je
n'avais pu encore savoir où était ta prison... j'ai tant de soucis
que je n'ai pas eu qu'à songer à toi... Voyons, chère femme,
assieds-toi là...

-- Bonne mère... comme tu es faible... comme tu as froid... comme
tu es pâle!... dit Agricol avec angoisse et les yeux remplis de
larmes.

-- Pourquoi ne nous as-tu pas fait prévenir? ajouta-t-il... Nous
aurions été te chercher... Mais comme tu trembles!... chère
mère... tes mains sont glacées... reprit le forgeron agenouillé
devant Françoise.

Puis se tournant vers la Mayeux:

-- Fais donc un peu de feu tout de suite.

-- J'y avais pensé quand ton père est arrivé, Agricol; mais il n'y
a plus ni bois ni charbon...

-- Eh bien... je t'en prie, ma bonne Mayeux, descends en emprunter
au père Loriot... il est si bonhomme qu'il ne te refusera pas...
Ma pauvre mère est capable de tomber malade... vois comme elle
frissonne.

À peine avait-il dit ces mots que la Mayeux disparut. Le forgeron
se leva, alla prendre la couverture du lit, et revint en
envelopper soigneusement les genoux et les pieds de sa mère; puis,
s'agenouillant de nouveau devant elle, il lui dit:

-- Tes mains, chère mère.

Et Agricol, prenant les mains débiles de sa mère dans les siennes,
essaya de les réchauffer de son haleine.

Rien n'était plus touchant que ce tableau, que de voir ce robuste
garçon à la figure énergique et résolue, alors empreinte d'une
expression de tendresse adorable, entourer des attentions les plus
délicates cette pauvre vieille mère pâle et tremblante.

Dagobert, bon comme son fils, alla prendre un oreiller, l'apporta,
et dit à sa femme:

-- Penche-toi un peu en avant, je vais mettre cet oreiller
derrière toi; tu seras mieux, et cela te réchauffera encore.

-- Comme vous me gâtez tous deux, dit Françoise en tâchant de
sourire; et toi surtout, es-tu bon... après tout le mal que je
t'ai fait! dit-elle à Dagobert.

Et dégageant une de ses mains d'entre celles de son fils, elle
prit la main du soldat, sur laquelle elle appuya ses yeux remplis
de larmes; puis elle dit à voix basse:

-- En prison, je me suis bien repentie... va...

Le coeur d'Agricol se brisait en songeant que sa mère avait dû
être momentanément confondue dans sa prison avec tant de
misérables créatures... elle, sainte et digne femme... d'une
pureté si angélique... Il allait pour ainsi dire la consoler d'un
passé si douloureux pour elle; mais il se tut, songeant que ce
serait porter un nouveau coup à Dagobert. Aussi reprit-il:

-- Et Gabriel, chère mère!... comment va-t-il, ce bon frère?
Puisque tu viens de le voir, donne-nous de ses nouvelles.

-- Depuis son arrivée, dit Françoise en essuyant ses yeux, il est
en retraite... ses supérieurs lui ont rigoureusement défendu de
sortir... Heureusement, ils ne lui avaient pas défendu de me
recevoir... car ses paroles, ses conseils m'ont ouvert les yeux;
c'est lui qui m'a appris combien, sans le savoir, j'avais été
coupable envers toi, mon pauvre mari.

-- Que veux-tu dire? reprit Dagobert.

-- Dame! tu dois penser que si je t'ai causé tant de chagrin, ce
n'est pas par méchanceté... En te voyant si désespéré, je
souffrais autant que toi; mais je n'osais pas le dire, de peur de
manquer à mon serment... Je voulais le tenir, croyant bien faire,
croyant que c'était mon devoir... Pourtant... quelque chose me
disait que mon devoir n'était pas de te désoler ainsi. «Hélas! mon
Dieu! éclairez-moi! m'écriai-je dans ma prison, en m'agenouillant
et en priant malgré les railleries des autres femmes; comment une
action juste et sainte qui m'a été ordonnée par mon confesseur, le
plus respectable des hommes, accable-t-elle moi et les miens de
tant de tourments? Ayez pitié de moi, mon bon Dieu! inspirez-moi,
avertissez-moi si j'ai fait mal sans le vouloir...» Comme je
priais avec ferveur, Dieu m'a exaucée; il m'a envoyé l'idée de
m'adresser à Gabriel... «Je vous remercie, mon Dieu, je vous
obéirai, me suis-je dit: Gabriel est comme mon enfant... il est
prêtre aussi... c'est un saint martyr... si quelqu'un au monde
ressemble au divin Sauveur par la charité, par la bonté... c'est
lui... Quand je sortirai de prison, j'irai le consulter, et il
éclaircira mes doutes.»

-- Chère mère... tu as raison! s'écria Agricol, c'était une idée
d'en haut... Gabriel... c'est un ange, c'est ce qu'il y a de plus
pur, de plus courageux, de plus noble au monde! C'est le type du
vrai prêtre, du bon prêtre.

-- Ah! pauvre femme, dit Dagobert avec amertume, si tu n'avais
jamais eu d'autre confesseur que Gabriel!...

-- J'y avais bien pensé avant ses voyages, dit naïvement
Françoise. J'aurais tant aimé me confesser à ce cher enfant...
Mais, vois-tu, j'ai craint de fâcher l'abbé Dubois, et que Gabriel
ne fût trop indulgent pour mes péchés.

-- Tes péchés, pauvre chère mère... dit Agricol, en as-tu
seulement jamais commis un seul?

-- Et Gabriel, que t'a-t-il dit? demanda le soldat.

-- Hélas! mon ami, que n'ai-je eu plus tôt un entretien pareil
avec lui. Ce que je lui ai appris de l'abbé Dubois a éveillé ses
soupçons; alors il m'a interrogée, ce cher enfant, sur bien des
choses dont il ne m'avait jamais parlé jusque-là... Je lui ai
ouvert mon coeur tout entier; lui aussi m'a ouvert le sien, et
nous avons fait de tristes découvertes sur des personnes que nous
avions toujours crues bien respectables... et qui pourtant nous
avaient trompés à l'insu l'un de l'autre...

-- Comment cela?

-- Oui, on lui disait à lui, sous le sceau du secret, des choses
censées venir de moi; et à moi, sous le sceau du secret, on me
disait des choses comme venant de lui... Ainsi... il m'a avoué
qu'il ne s'était pas d'abord senti de vocation pour être prêtre...
Mais on lui a assuré que je ne croirais mon salut certain dans ce
monde et dans l'autre que s'il entrait dans les ordres, parce que
j'étais persuadée que le Seigneur me récompenserait de lui avoir
donné un si excellent serviteur, et que pourtant je n'oserais
jamais demander, à lui Gabriel, une pareille preuve d'attachement,
quoique je l'eusse ramassé orphelin dans la rue et élevé comme mon
fils à force de privations et de travail... Alors, que voulez-
vous! le pauvre cher enfant, croyant combler tous mes voeux...
s'est sacrifié. Il est entré au séminaire.

-- Mais c'est horrible, dit Agricol, c'est une ruse infâme; et
pour les prêtres qui s'en sont rendus coupables, c'est un mensonge
sacrilège...

-- Pendant ce temps-là, reprit Françoise, à moi, on me tenait un
autre langage; on me disait que Gabriel avait la vocation, mais
qu'il n'osait me l'avouer, de peur que je ne fusse jalouse à cause
d'Agricol, qui, ne devant jamais être qu'un ouvrier, ne jouirait
pas des avantages que la prêtrise assurait à Gabriel... Aussi,
lorsqu'il m'a demandé la permission d'entrer au séminaire (cher
enfant! il n'y entrait qu'à regret, mais il croyait me rendre
heureuse), au lieu de le détourner de cette idée, je l'ai, au
contraire, engagé de tout mon pouvoir à la suivre, l'assurant
qu'il ne pouvait mieux faire, que cela me causait une grande
joie... Dame... vous entendez bien! j'exagérais, tant je craignais
qu'il ne me crût jalouse pour Agricol.

-- Quelle odieuse machination! dit Agricol stupéfait. On spéculait
d'une manière indigne sur votre dévouement mutuel; ainsi, dans
l'encouragement presque forcé que tu donnais à sa résolution,
Gabriel voyait, lui, l'expression de ton voeu le plus cher...

-- Peu à peu, pourtant, comme Gabriel est le meilleur coeur qu'il
y ait au monde, la vocation lui est venue. C'est tout simple:
consoler ceux qui souffrent, se dévouer à ceux qui sont
malheureux, il était né pour cela; aussi ne m'aurait-il jamais
parlé du passé sans notre entretien de ce matin... Mais, alors,
lui toujours si doux, si timide... je l'ai vu s'indigner...
s'exaspérer surtout contre M. Rodin et une autre personne qu'il
accuse... Il avait déjà contre eux, m'a-t-il dit, de sérieux
griefs... mais ces découvertes comblaient la mesure.

À ces mots de Françoise, Dagobert fit un mouvement et porta
vivement la main à son front comme pour rassembler ses souvenirs.
Depuis quelques minutes il écoutait avec une surprise profonde et
presque avec frayeur le récit de ces menées souterraines,
conduites par une fourberie si habile et si profonde.

Françoise continua:

-- Enfin... quand j'ai avoué à Gabriel que, par les conseils de
M. l'abbé Dubois, mon confesseur, j'avais livré à une personne
étrangère les enfants qu'on avait confiées à mon mari... les
filles du général Simon... le cher enfant, hélas! bien à regret,
m'a blâmée... non d'avoir voulu faire connaître à ces pauvres
orphelines les douceurs de notre sainte religion, mais de ne pas
avoir consulté mon mari, qui seul répondait devant Dieu et devant
les hommes du dépôt qu'on lui avait confié... Gabriel a vivement
censuré la conduite de M. l'abbé Dubois, qui m'avait donné,
disait-il, des conseils mauvais et perfides; puis ensuite ce cher
enfant m'a consolée avec sa douceur d'ange en m'engageant à venir
tout te dire... Mon pauvre ami! il aurait bien voulu
m'accompagner; car c'est à peine si j'osais penser à rentrer ici,
tant j'étais désolée de mes torts envers toi; mais malheureusement
Gabriel était retenu à son séminaire par des ordres très sévères
de ses supérieurs; il n'a pu venir avec moi, et...

Dagobert interrompit brusquement sa femme: il semblait en proie à
une grande agitation:

-- Un mot, Françoise, dit-il, car, en vérité, au milieu de tant de
soucis, de trames si noires et si diaboliques, la mémoire se perd,
la tête s'égare... Tu m'as dit, le jour où les enfants ont
disparu, qu'en recueillant Gabriel, tu avais trouvé à son cou une
médaille de bronze, et dans sa poche un portefeuille rempli de
papiers écrits en langue étrangère?

-- Oui... mon mari.

-- Que tu avais plus tard remis ces papiers et cette médaille à
ton confesseur?

-- Oui, mon ami.

-- Et Gabriel ne t'a-t-il jamais parlé depuis de cette médaille et
de ces papiers?

-- Non.

Agricol, entendant cette révélation de sa mère, la regardait avec
surprise, et s'écria:

-- Mais alors Gabriel a donc le même intérêt que les filles du
général Simon et Mlle de Cardoville... à se trouver demain rue
Saint-François?

-- Certainement, dit Dagobert, et maintenant te souvient-il qu'il
nous a dit, lors de mon arrivée, que dans quelques jours il aurait
besoin de nous, de notre appui, pour une circonstance grave?

-- Oui, mon père.

-- Et on le retient prisonnier à son séminaire! Et il a dit à ta
mère qu'il avait à se plaindre de ses supérieurs! Et il nous a
demandé notre appui, t'en souviens-tu? d'un air si triste et si
grave, que je lui ai dit:

-- Qu'il s'agirait d'un duel à mort qu'il ne nous parlerait pas
autrement!... reprit Agricol en interrompant Dagobert. C'est vrai,
mon père... et pourtant, toi qui te connais en courage, tu as
reconnu la bravoure de Gabriel égale à la tienne... Pour qu'il
craigne tant ses supérieurs, il faut que le danger soit grand.

-- Maintenant que j'ai entendu ta mère... je comprends tout... dit
Dagobert. Gabriel est comme Rose et Blanche, comme Mlle de
Cardoville... comme ta mère, comme nous le sommes peut-être, nous-
mêmes, victimes d'une sourde machination de mauvais prêtres...
Tiens, à cette heure que je connais leurs moyens ténébreux, leur
persévérance infernale... je le vois, ajouta le soldat en parlant
plus bas, il faut être bien fort pour lutter contre eux... Non, je
n'avais pas l'idée de leur puissance...

-- Tu as raison, mon père... car ceux qui sont hypocrites et
méchants peuvent faire autant de mal que ceux qui sont bons et
charitables comme Gabriel... font de bien. Il n'y a pas d'ennemi
plus implacable qu'un mauvais prêtre.

-- Je te crois... et cela m'épouvante, car enfin mes pauvres
enfants sont entre leurs mains. Faudrait-il les leur abandonner
sans lutte?... Tout est-il donc désespéré?... Oh! non... non...
pas de faiblesses!... Et pourtant... depuis que ta mère nous a
dévoilé ces trames diaboliques, je ne sais... mais je me sens
moins fort... moins résolu... Tout ce qui se passe autour de nous
me semble effrayant. L'enlèvement de ces enfants n'est plus une
chose isolée, mais une ramification d'un vaste complot qui nous
entoure et nous menace... Il me semble que, moi et ceux que
j'aime, nous marchons la nuit... au milieu des serpents... au
milieu d'ennemis et de pièges qu'on ne peut ni voir ni
combattre... Enfin, que veux-tu que je te dise!... moi, je n'ai
jamais craint la mort... je ne suis pas lâche... eh bien!
maintenant, je l'avoue... oui, je l'avoue... ces robes noires me
font peur... oui... j'en ai peur...

Dagobert prononça ces mots avec un accent si sincère, que son fils
tressaillit, car il partageait la même impression.

Et cela devait être; les caractères francs, énergiques, résolus,
habitués à agir et à combattre au grand jour, ne peuvent ressentir
qu'une crainte, celle d'être enlacés et frappés dans les ténèbres
par des ennemis insaisissables: ainsi Dagobert avait vingt fois
affronté la mort, et pourtant, en entendant sa femme exposer
naïvement ce sombre tissu de trahisons, de fourberies, de
mensonges, de noirceurs, le soldat éprouvait un vague effroi; et
quoique rien ne fût changé dans les conditions de son entreprise
nocturne contre le couvent, elle lui apparaissait sous un jour
plus sinistre et plus dangereux.

Le silence qui régnait depuis quelques moments fut interrompu par
le retour de la Mayeux. Celle-ci, sachant que l'entretien de
Dagobert, de sa femme et d'Agricol ne devait pas avoir d'importun
auditeur, frappa légèrement à la porte, restant en dehors avec le
père Loriot.

-- Peut-on entrer, madame Françoise? dit l'ouvrière, voici le père
Loriot qui apporte du bois.

-- Oui, oui, entre ma bonne Mayeux... dit Agricol pendant que son
père essuyait la sueur froide qui coulait de son front.

La porte s'ouvrit, et l'on vit le digne teinturier, dont les mains
et les bras étaient couleur amarante; il portait d'un côté un
panier de bois; de l'autre, de la braise allumée sur une pelle à
feu.

-- Bonsoir la compagnie, dit le père Loriot, merci d'avoir pensé à
moi, madame Françoise! vous savez que ma boutique et ce qu'il y a
dedans sont à votre service... Entre voisins on s'aide, comme de
juste. Vous avez, je l'espère, été dans le temps assez bonne pour
feu ma femme!

Puis, déposant le bois dans un coin et donnant la pelle à braise à
Agricol, le digne teinturier, devinant à l'air triste et préoccupé
des différents acteurs de cette scène qu'il serait discret à lui
de ne pas prolonger sa visite, ajouta:

-- Vous n'avez pas besoin d'autre chose, madame Françoise?

-- Merci, père Loriot, merci!

-- Alors, bonsoir, la compagnie... Puis, s'adressant à la Mayeux,
le teinturier ajouta:

-- N'oubliez pas la lettre pour M. Dagobert... je n'ai pas osé y
toucher, j'y aurais marqué les quatre doigts et le pouce en
amarante. Bonsoir la compagnie.

Et le père Loriot sortit.

-- Monsieur Dagobert, voici cette lettre, dit la Mayeux.

Et elle s'occupa d'allumer le poêle, pendant qu'Agricol approchait
du foyer le fauteuil de sa mère.

-- Vois ce que c'est, mon garçon, dit Dagobert à son fils, j'ai la
tête si fatiguée que j'y vois à peine clair...

Agricol prit la lettre, qui contenait seulement quelques lignes,
et lut avant d'avoir regardé la signature:

«En mer, le 25 décembre 1831. «Je profite de la rencontre et d'une
communication de quelques minutes avec un navire qui se rend
directement en Europe, mon vieux camarade, pour t'écrire à la hâte
ces lignes, qui te parviendront, je l'espère, par le Havre, et
probablement avant mes dernières lettres de l'Inde... Tu dois être
maintenant avec ma femme et mon enfant... dis-leur...

«Je ne puis finir... le canot part... un mot en hâte... J'arrive
en France... N'oublie pas le 13 février... l'avenir de ma femme et
de mon enfant en dépend...

«Adieu, mon ami! Reconnaissance éternelle. «SIMON.»

-- Agricol... ton père... vite... s'écria la Mayeux.

Dès les premiers mots de cette lettre, à laquelle les
circonstances présentes donnaient un si cruel à-propos, Dagobert
était devenu d'une pâleur mortelle... l'émotion, la fatigue,
l'épuisement, joints à ce dernier coup, le firent chanceler. Son
fils courut à lui, le soutint un instant entre ses bras; mais
bientôt cet accès momentané de faiblesse se dissipa, Dagobert
passa la main sur son front, redressa sa grande taille, son regard
étincela, sa figure prit une expression de résolution déterminée,
et il s'écria avec une exaltation farouche:

-- Non, non, je ne serai pas traître, je ne serai pas lâche: les
robes noires ne me font plus peur, et cette nuit Rose et Blanche
Simon seront délivrées!



VIII. Le code pénal.

Dagobert, un moment épouvanté des machinations ténébreuses et
souterraines si dangereuses poursuivies par les robes noires,
comme il disait, contre des personnes qu'il aimait, avait pu
hésiter un instant à tenter la délivrance de Rose et de Blanche;
mais son indécision cessa aussitôt après la lettre du maréchal
Simon, qui venait si inopinément lui rappeler des devoirs sacrés.
À l'abattement passager du soldat avait succédé une résolution
d'une énergie calme et pour ainsi dire recueillie.

-- Agricol, quelle heure est-il? demanda-t-il à son fils.

-- Neuf heures ont sonné tout à l'heure, mon père.

-- Il faut me fabriquer tout de suite un crochet de fer solide...
assez solide pour supporter mon poids, et assez ouvert pour
s'adapter au chaperon d'un mur. Ce poêle de fonte sera ta forge et
ton enclume; tu trouveras un marteau dans la maison... et... quant
à du fer... tiens, en voici...

Ce disant, le soldat prit auprès du foyer une paire de pincettes à
très fortes branches, les présenta à son fils, et ajouta:

-- Allons, mordieu; mon garçon, attise le feu, chauffe à blanc, et
forge-moi ce fer.

À ces paroles, Françoise et Agricol se regardèrent avec surprise;
le forgeron resta muet et interdit, ignorant la résolution de son
père et les préparatifs que celui-ci avait déjà commencés avec
l'aide de la Mayeux.

-- Tu ne m'entends donc pas, Agricol? répéta Dagobert toujours la
paire de pincettes à la main; il faut tout de suite me fabriquer
un crochet avec cela!...

-- Un crochet... mon père... et pour quoi faire?

-- Pour mettre au bout d'une corde que j'ai là; il faudra le
terminer par une espèce d'oeillet assez large pour qu'elle puisse
y être solidement attachée...

-- Mais cette corde, ce crochet, à quoi bon?

-- À escalader les murs du couvent, si je ne puis m'y introduire
par une porte.

-- Quel couvent? demanda Françoise à son fils.

-- Comment, mon père! s'écria celui-ci en se levant brusquement,
tu penses encore... à cela?

-- Ah! çà, à quoi veux-tu que je pense?

-- Mais, mon père... c'est impossible... tu ne tenteras pas une
pareille entreprise.

-- Mais quoi donc, mon enfant? demanda Françoise avec anxiété; où
ton père veut-il donc aller?

-- Il veut, cette nuit, s'introduire dans un couvent où sont
enfermées les filles du maréchal Simon, et les enlever.

-- Grand Dieu!... mon pauvre mari!... un sacrilège!... s'écria
Françoise, toujours fidèle à ses pieuses traditions; et joignant
les mains, elle fit un mouvement pour se lever et s'approcher de
Dagobert.

Le soldat, pressentant qu'il allait avoir à subir des
observations, des prières de toutes sortes, et bien résolu de n'y
pas céder, voulut tout d'abord couper court à ces supplications
inutiles qui d'ailleurs lui faisaient perdre un temps précieux; il
reprit donc un air grave, sévère, presque solennel, qui témoignait
de l'inflexibilité de sa détermination:

-- Écoute, ma femme, et toi aussi mon fils: quand, à mon âge, on
se décide à une chose, on sait pourquoi... et une fois qu'on est
décidé, il n'y a ni femme, ni fils qui tiennent... on fait ce
qu'on doit... c'est à quoi je suis résolu... Épargnez-moi donc ces
paroles inutiles... C'est votre devoir de me parler ainsi, soit;
ce devoir, vous l'avez rempli; n'en parlons plus. Ce soir je veux
être le maître chez moi...

Françoise, craintive, effrayée, n'osa pas hasarder une parole;
mais elle tourna ses regards suppliants vers son fils.

-- Mon père... dit celui-ci, un mot encore... un mot seulement.

-- Voyons ce mot, reprit Dagobert avec impatience.

-- Je ne peux pas combattre votre résolution; mais je vous
prouverai que vous ignorez à quoi vous vous exposez...

-- Je n'ignore rien, dit le soldat d'un ton brusque. Ce que je
tente est grave... mais il ne sera pas dit que j'ai négligé un
moyen, quel qu'il soit, d'accomplir ce que j'ai promis
d'accomplir.

-- Mon père, prends garde... Encore une fois... tu ne sais pas à
quel danger tu t'exposes! dit le forgeron d'un air alarmé.

-- Allons, parlons du danger; parlons du fusil du portier et de la
faux du jardinier, dit Dagobert en haussant les épaules
dédaigneusement; parlons-en, et que cela finisse... Eh bien!
après, supposons que je laisse ma peau dans ce couvent, est-ce que
tu ne restes pas à ta mère? Voilà vingt ans que vous avez
l'habitude de vous passer de moi... ça vous coûtera moins...

-- Et c'est moi, mon Dieu! c'est moi qui suis cause de tous ces
malheurs!... s'écria la pauvre mère. Ah! Gabriel avait bien raison
de me blâmer.

-- Madame Françoise, rassurez-vous, dit tout bas la Mayeux, qui
s'était rapprochée de la femme de Dagobert; Agricol ne laissera
pas son père s'exposer ainsi.

Le forgeron, après un moment d'hésitation, reprit d'une voix émue:

-- Je te connais trop, mon père, pour songer à t'arrêter par la
peur d'un danger de mort.

-- De quel danger parles-tu alors?

-- D'un danger... devant lequel tu reculeras... toi si brave...
dit le jeune homme d'un ton pénétré qui frappa son père.

-- Agricol, dit sévèrement et rudement le soldat, vous dites une
lâcheté, vous me faites une insulte.

-- Mon père!

-- Une lâcheté, reprit le soldat courroucé, parce qu'il est lâche
de vouloir détourner un homme de son devoir en l'effrayant... une
insulte, parce que vous me croyez capable d'être intimidé.

-- Ah! monsieur Dagobert, s'écria la Mayeux, vous ne comprenez pas
Agricol.

-- Je le comprends trop, répondit durement le soldat.

Douloureusement ému de la sévérité de son père, mais ferme dans sa
résolution dictée par son amour et par son respect, Agricol
reprit, non sans un violent battement de coeur:

-- Pardonnez-moi si je vous désobéis, mon père... mais dussiez-
vous me haïr, vous saurez à quoi vous vous exposez en escaladant,
la nuit, les murs d'un couvent...

-- Mon fils!! vous osez... s'écria Dagobert, le visage enflammé de
colère.

-- Agricol... s'écria Françoise éplorée... mon mari!

-- Monsieur Dagobert, écoutez Agricol!... c'est dans notre intérêt
à tous qu'il parle, s'écria la Mayeux.

-- Pas un mot de plus... répondit le soldat en frappant du pied
avec colère.

-- Je vous dis... mon père... que vous risquez presque sûrement...
les galères!! s'écria le forgeron en devenant d'une pâleur
effrayante.

-- Malheureux! dit Dagobert en saisissant son fils par le bras, tu
ne pouvais pas me cacher cela... plutôt que de m'exposer à être
traître et lâche!

Puis le soldat répéta en frémissant:

-- Les galères!!

Et il baissa la tête, muet, pensif, et comme écrasé par ces mots
foudroyants.

-- Oui, vous introduire dans un lieu habité, la nuit, avec
escalade et effraction... la loi est formelle... ce sont les
galères! s'écria Agricol, à la fois heureux et désolé de
l'accablement de son père; oui, mon père... les galères... si vous
êtes pris en flagrant délit: et il y a dix chances contre une pour
que cela soit, car, la Mayeux vous l'a dit, le couvent est
gardé... Ce matin, vous auriez tenté d'enlever en plein jour ces
deux jeunes demoiselles, vous auriez été arrêté; mais au moins
cette tentative, faite ouvertement, avait un caractère de loyale
audace qui plus tard peut-être vous eût fait absoudre... Mais vous
introduire ainsi la nuit avec escalade... je vous le répète, ce
sont les galères... Maintenant... mon père... décidez-vous... ce
que vous ferez, je le ferai... car je ne vous laisserai pas aller
seul... Dites un mot... je forge votre crochet; j'ai là au bas de
l'armoire un marteau, des tenailles... et dans une heure nous
partons.

Un profond silence suivit les paroles du forgeron, silence
seulement interrompu par les sanglots de Françoise, qui murmurait
avec désespoir:

-- Hélas!... mon Dieu!... voilà pourtant ce qui arrive... parce
que j'ai écouté l'abbé Dubois!...

En vain la Mayeux consolait Françoise, elle se sentait elle-même
épouvantée; car le soldat était capable de braver l'infamie, et
alors Agricol voudrait partager les périls de son père.

Dagobert, malgré son caractère énergique et déterminé, restait
frappé de stupeur. Selon ses habitudes militaires, il n'avait vu
dans son entreprise nocturne qu'une sorte de ruse de guerre
autorisée par son bon droit d'abord, et aussi par l'inexorable
fatalité de sa position; mais les effrayantes paroles de son fils
le ramenaient à la réalité, à une terrible alternative: ou il lui
fallait trahir la confiance du général Simon et les derniers voeux
de la mère des orphelines, ou bien il lui fallait s'exposer à une
flétrissure effroyable... et surtout y exposer son fils... son
fils!! et cela même sans la certitude de délivrer les
orphelines...

Tout à coup, Françoise, essuyant ses yeux noyés de larmes, s'écria
comme frappée d'une inspiration soudaine:

-- Mais, mon Dieu! j'y songe... il y a peut-être un moyen de faire
sortir ces chères enfants du couvent sans violence.

-- Comment cela, ma mère? dit vivement Agricol.

-- C'est M. l'abbé Dubois qui les a fait conduire... mais, d'après
ce que suppose Gabriel, probablement mon confesseur n'a agi que
par les conseils de M. Rodin...

-- Et quand cela serait, ma chère mère, on aurait beau s'adresser
à M. Rodin, on n'obtiendrait rien de lui.

-- De lui, non, mais peut-être de cet abbé si puissant qui est le
supérieur de Gabriel, qui l'a toujours protégé depuis son entrée
au séminaire.

-- Quel abbé, ma mère?

-- M. l'abbé d'Aigrigny.

-- En effet, chère mère, avant d'être prêtre il était militaire...
peut-être serait-il plus accessible qu'un autre... et pourtant...

-- D'Aigrigny! s'écria Dagobert avec une expression d'horreur et
de haine. Il y a ici mêlé à ces trahisons, un homme qui, avant
d'être prêtre, a été militaire, et qui s'appelle d'Aigrigny?

-- Oui, mon père, le marquis d'Aigrigny... Avant la
Restauration... il avait servi en Russie... et, en 1815, les
Bourbons lui ont donné un régiment...

-- C'est lui! dit Dagobert d'une voix sourde. Encore lui! toujours
lui!!! comme un mauvais démon... qu'il s'agisse de la mère, du
père ou des enfants.

-- Que dis-tu, mon père?

-- Le marquis d'Aigrigny! s'écria Dagobert. Savez-vous quel est
cet homme? Avant d'être prêtre, il a été le bourreau de la mère de
Rose et de Blanche, qui méprisait son amour. Avant d'être
prêtre... il s'est battu contre son pays, et s'est trouvé deux
fois face à face à la guerre avec le général Simon... Oui, pendant
que le général était prisonnier à Leipzig, criblé de blessures à
Waterloo, l'autre, le marquis renégat, triomphait avec les Russes
et les Anglais! Sous les Bourbons, le renégat, comblé d'honneurs,
s'est encore retrouvé en face du soldat de l'Empire persécuté.
Entre eux deux cette fois, il y a eu un duel acharné... Le marquis
a été blessé; mais le général Simon, proscrit et condamné à mort,
s'est exilé... Maintenant le renégat est prêtre... dites-vous? Eh
bien, moi, maintenant, je suis certain que c'est lui qui a fait
enlever Rose et Blanche afin d'assouvir sur elles la haine qu'il a
toujours eue contre leur mère et contre leur père... Cet infâme
d'Aigrigny les tient en sa puissance. Ce n'est plus seulement la
fortune de ces enfants que j'ai à défendre maintenant... c'est
leur vie... entendez-vous? leur vie...

-- Mon père... croyez-vous cet homme capable de...

-- Un traître à son pays, qui finit par être un prêtre infâme, est
capable de tout; je vous dis que peut-être à cette heure ils tuent
ces enfants à petit feu... s'écria le soldat d'une voix
déchirante, car les séparer l'une de l'autre, c'est déjà commencer
à les tuer...

Puis Dagobert ajouta avec une exaspération impossible à rendre:

-- Les filles du général Simon sont au pouvoir du marquis
d'Aigrigny et de sa bande... et j'hésiterais à tenter de les
sauver... par peur des galères!... Les galères! ajouta-t-il avec
un éclat de rire convulsif, qu'est-ce que ça me fait, à moi, les
galères? Est-ce qu'on y met votre cadavre? Est-ce qu'après cette
dernière tentative je n'aurais pas le droit, si elle avorte, de me
brûler la cervelle? Mets ton fer au feu, mon garçon... vite, le
temps presse... forge... forge le fer...

-- Mais... ton fils... t'accompagne! s'écria Françoise avec un cri
de désespoir maternel.

Puis, se levant, elle se jeta aux pieds de Dagobert en disant:

-- Si tu es arrêté... il le sera aussi...

-- Pour s'épargner les galères... il fera comme moi... j'ai deux
pistolets.

-- Mais moi... s'écria la malheureuse mère en tendant ses mains
suppliantes, sans toi... sans lui... que deviendrai-je?

-- Tu as raison... j'étais égoïste... j'irai seul, dit Dagobert.

-- Tu n'iras pas seul... mon père... reprit Agricol.

-- Mais ta mère!...

-- La Mayeux voit ce qui se passe, elle ira trouver M. Hardy, mon
bourgeois, et lui dira tout... C'est le plus généreux des
hommes... et ma mère aura un abri et du pain jusqu'à la fin de ses
jours.

-- Et c'est moi... c'est moi qui suis cause de tout!... s'écria
Françoise en se tordant les mains avec désespoir. Punissez-moi,
mon Dieu... punissez-moi... c'est ma faute... j'ai livré ces
enfants... Je serais punie par la mort de mon enfant.

-- Agricol... tu ne me suivras pas!! Je te le défends, dit
Dagobert en pressant son fils contre sa poitrine avec énergie.

-- Moi!... après t'avoir signalé le danger... je reculerais!... tu
n'y penses pas, mon père! Est-ce que je n'ai pas aussi quelqu'un à
délivrer, moi? Mlle de Cardoville, si bonne, si généreuse, qui
m'avait voulu sauver de la prison, n'est-elle pas prisonnière, à
son tour? Je te suivrai, mon père, c'est mon droit, c'est mon
devoir, c'est ma volonté.

Ce disant, Agricol mit dans l'ardent brasier du poêle de fonte les
pincettes destinées à faire un crochet.

-- Hélas! mon Dieu! ayez pitié de nous tous! disait la pauvre mère
en sanglotant, toujours agenouillée, pendant que le soldat était
en proie à un violent combat intérieur.

-- Ne pleure pas ainsi, chère mère, tu me brises le coeur, dit
Agricol en relevant sa mère avec l'aide de la Mayeux, rassure-toi.
J'ai dû exagérer à mon père les mauvaises chances de l'entreprise;
mais à nous deux, en agissant prudemment, nous pourrons réussir
presque sans rien risquer, n'est-ce pas, mon père? dit Agricol, en
faisant un signe d'intelligence à Dagobert. Encore une fois,
rassure-toi, bonne mère... je réponds de tout... Nous délivrerons
les filles du maréchal Simon et Mlle de Cardoville... La Mayeux,
donne-moi les tenailles et le marteau qui sont au bas de cette
armoire...

L'ouvrière, essuyant ses larmes, obéit à Agricol, pendant que
celui-ci, à l'aide d'un soufflet, avivait le brasier où
chauffaient les pincettes.

-- Voici tes outils... Agricol, dit la Mayeux d'une voix
profondément altérée, en présentant, de ses mains tremblantes, ces
objets au forgeron, qui, à l'aide des tenailles, retira bientôt du
feu les pincettes chauffées à blanc, qu'il commença de façonner en
crochet à grands coups de marteau, se servant du poêle de fonte
pour enclume.

Dagobert était resté silencieux et pensif. Tout à coup il dit à
Françoise en lui prenant les mains:

-- Tu connais ton fils: l'empêcher maintenant de me suivre, c'est
impossible... Mais rassure-toi... chère femme... nous
réussirons... je l'espère... Si nous ne réussissons pas... si nous
sommes arrêtés, Agricol et moi, eh bien! non... pas de lâchetés...
pas de suicide... le père et le fils s'en iront en prison bras
dessus bras dessous, le front haut, le regard fier, comme deux
hommes de coeur qui ont fait leur devoir... jusqu'au bout... Le
jour du jugement viendra... nous dirons tout... loyalement,
franchement... nous dirons que, poussés à la dernière extrémité...
ne trouvant aucun secours, aucun appui dans la loi, nous avons été
obligés d'avoir recours à la violence... Va, forge, mon garçon,
ajouta Dagobert en s'adressant à son fils, qui martelait le fer
rougi, forge... forge... sans crainte; les juges sont d'honnêtes
gens, ils absoudront d'honnêtes gens.

-- Oui, brave père, tu as raison; rassure-toi, chère mère... les
juges verront la différence qu'il y a entre des bandits qui
escaladent la nuit des murs pour voler... et un vieux soldat et
son fils qui au péril de leur liberté, de leur vie, de l'infamie,
ont voulu délivrer de pauvres victimes.

-- Et si ce langage n'est pas entendu, reprit Dagobert, tant
pis!... ce ne sera ni ton fils ni ton mari qui seront déshonorés
aux yeux des honnêtes gens... Si l'on nous met au bagne... si nous
avons le courage de vivre... eh bien! le jeune et le vieux forçat
porteront fièrement leur chaîne... et le marquis renégat... le
prêtre infâme sera plus honteux que nous... Va, forge le fer sans
crainte, mon garçon! Il y a quelque chose que le bagne ne peut
flétrir: une bonne conscience et l'honneur... Maintenant, deux
mots, ma bonne Mayeux; l'heure avance et nous presse. Quand vous
êtes descendue dans le jardin, avez-vous remarqué si les étages du
couvent étaient élevés?

-- Non, pas très élevés, monsieur Dagobert, surtout du côté qui
regarde la maison des fous où est enfermée Mlle de Cardoville.

-- Comment avez-vous fait pour parler à cette demoiselle?

-- Elle était de l'autre côté d'une claire-voie en planches qui
sépare à cet endroit les deux jardins.

-- Excellent... dit Agricol en continuant de marteler son fer,
nous pourrons facilement entrer de l'un dans l'autre jardin...
peut-être sera-t-il plus facile et plus sûr de sortir par la
maison des fous... Malheureusement tu ne sais pas où est la
chambre de Mlle de Cardoville.

-- Si... reprit la Mayeux en rassemblant ses souvenirs, elle
habite un pavillon carré, et il y a au-dessus de la fenêtre où je
l'ai vue pour la première fois une espèce d'auvent avancé, peint
couleur de coutil bleu et blanc.

-- Bon... je ne l'oublierai pas.

-- Et vous ne savez pas, à peu près, où sont les chambres de mes
pauvres enfants? dit Dagobert. Après un moment de réflexion, la
Mayeux reprit:

-- Elles sont en face du pavillon occupé par Mlle de Cardoville,
car elle leur a fait depuis deux jours des signes de sa fenêtre;
et je me souviens maintenant qu'elle m'a dit que les deux
chambres, placées à des étages différents, se trouvaient, l'une au
rez-de-chaussée, l'autre au premier.

-- Et ces fenêtres sont-elles grillées? demanda le forgeron.

-- Je l'ignore.

-- Il n'importe, merci, ma bonne fille; avec ces indications nous
pouvons marcher, dit Dagobert; pour le reste, j'ai mon plan.

-- Ma petite Mayeux, de l'eau, dit Agricol, afin que je
refroidisse mon fer. Puis, s'adressant à son père:

-- Ce crochet est-il bien?

-- Oui, mon garçon: dès qu'il sera refroidi, nous ajusterons la
corde.

Depuis quelque temps Françoise Baudoin s'était agenouillée pour
prier avec ferveur: elle suppliait Dieu d'avoir pitié d'Agricol et
de Dagobert, qui, dans leur ignorance, allaient commettre un grand
crime; elle conjurait surtout le Seigneur de faire retomber sur
elle seule son courroux céleste, puisqu'elle seule était la cause
de la funeste résolution de son fils et de son mari. Dagobert et
Agricol terminaient en silence leurs préparatifs: tous deux
étaient très pâles et d'une gravité solennelle: ils sentaient tout
ce qu'il y avait de dangereux dans leur entreprise désespérée. Au
bout de quelques minutes, dix heures sonnèrent à Saint-Merri. Le
tintement de l'horloge arriva faible et à demi couvert par le
grondement des rafales de vent et de pluie, qui n'avaient pas
cessé.

-- Dix heures... dit Dagobert en tressaillant, il n'y a pas une
minute à perdre... Agricol, prends le sac.

-- Oui, mon père. En allant chercher le sac, Agricol s'approcha de
la Mayeux, qui se soutenait à peine, et lui dit tout bas et
rapidement:

-- Si nous ne sommes pas ici demain matin... je te recommande ma
mère. Tu iras chez M. Hardy; peut-être sera-t-il arrivé de voyage.
Voyons, soeur, du courage, embrasse-moi. Je te laisse ma pauvre
mère.

Et le forgeron, profondément ému, serra cordialement dans ses bras
la Mayeux, qui se sentait défaillir.

-- Allons, mon vieux Rabat-Joie... en route, dit Dagobert, tu nous
serviras de vedette...

Puis, s'approchant de sa femme, qui, s'étant relevée, serrait
contre sa poitrine la tête de son fils, qu'elle couvrait de
baisers en fondant en larmes, le soldat lui dit, affectant autant
de calme que de sérénité:

-- Allons, ma chère femme, sois raisonnable, fais-nous du bon
feu... dans deux ou trois heures nous ramènerons ici deux pauvres
enfants et une belle demoiselle... Embrasse-moi... cela me portera
bonheur.

Françoise se jeta au cou de son mari sans prononcer une parole.

Ce désespoir muet, accentué par des sanglots sourds et convulsifs,
était déchirant. Dagobert fut obligé de s'arracher des bras de sa
femme, et, cachant son émotion, il dit à son fils d'une voix
altérée:

-- Partons... partons... elle me fend le coeur... Ma bonne Mayeux,
veillez sur elle... Agricol... viens.

Et le soldat, glissant ses pistolets dans la poche de sa
redingote, se précipita vers la porte, suivi de Rabat-Joie.

-- Mon fils... encore!... que je t'embrasse encore une fois
hélas!... c'est peut-être la dernière, s'écria la malheureuse
mère, incapable de se lever et tendant les bras à Agricol.
Pardonne-moi... c'est ma faute.

Le forgeron revint, pâle, mêla ses larmes à celles de sa mère, car
il pleurait aussi, et murmura d'une voix étouffée:

-- Adieu, chère mère... rassure-toi... à bientôt. Puis, se
dérobant aux étreintes de Françoise, il rejoignit son père sur
l'escalier. Françoise Baudoin poussa un long gémissement et tomba
presque inanimée entre les bras de la Mayeux. Dagobert et Agricol
sortirent de la rue Brise-Miche au milieu de la tourmente, et se
dirigèrent à grands pas vers le boulevard de l'Hôpital, suivis de
Rabat-Joie.



IX. Escalade et effraction.

Onze heures et demie sonnaient lorsque Dagobert et son fils
arrivèrent sur le boulevard de l'Hôpital. Le vent était violent,
la pluie battante; mais malgré l'épaisseur des nuées pluvieuses,
la nuit paraissait assez claire, grâce au lever tardif de la lune.
Les grands arbres noirs et les murailles blanches du jardin du
couvent se distinguaient au milieu de cette pâle clarté. Au loin,
un réverbère agité par le vent, et dont on apercevait à peine la
lumière rougeâtre à travers la brume et la pluie, se balançait au-
dessus de la chaussée boueuse de ce boulevard solitaire. À de
rares intervalles on entendait, au loin... bien loin, le sourd
roulement d'une voiture attardée; puis tout retombait dans un
morne silence.

Dagobert et son fils, depuis leur départ de la rue Brise-Miche,
avaient à peine échangé quelques paroles. Le but de ces deux
hommes de coeur était noble, généreux; et pourtant, résolus, mais
pensifs, ils se glissaient dans l'ombre comme des bandits à
l'heure des crimes nocturnes. Agricol portait sur ses épaules un
sac renfermant la corde, le crochet et la barre de fer; Dagobert
s'appuyait sur le bras de son fils, et Rabat-Joie suivait son
maître.

-- Le banc où nous nous sommes assis tantôt doit être par ici, dit
Dagobert en s'arrêtant.

-- Oui, dit Agricol en cherchant des yeux, le voilà, mon père.

-- Il n'est que onze heures et demie, il faut attendre minuit,
reprit Dagobert. Asseyons-nous un instant pour nous reposer et
convenir de nos faits...

Au bout d'un moment de silence, le soldat reprit avec émotion en
serrant les mains de son fils dans les siennes:

-- Agricol... mon enfant... il en est temps encore... je t'en
supplie... laisse-moi aller seul... je saurai bien me tirer
d'affaire... Plus le moment approche... plus je crains de te
compromettre dans cette entreprise dangereuse.

-- Et moi, brave père, plus le moment approche, plus je crois que
je te serai utile à quelque chose; bon ou mauvais, je partagerai
ton sort... Notre but est louable... c'est une dette d'honneur que
tu dois acquitter... j'en veux payer la moitié. Ce n'est pas
maintenant que je me dédirai... Ainsi donc, brave père... songeons
à notre plan de campagne.

-- Allons, tu viendras, dit Dagobert en étouffant un soupir.

-- Il faut donc, brave père, reprit Agricol, réussir sans
encombre, et nous réussirons... Tu avais remarqué tantôt la petite
porte de ce jardin, là, près de l'angle du mur... c'est déjà
excellent.

-- Par là, nous entrerons dans le jardin, et nous chercherons des
bâtiments que sépare un mur terminé par une claire-voie.

-- Oui... car d'un côté de cette claire-voie est le pavillon
habité par Mlle de Cardoville, et de l'autre, la partie du couvent
où sont enfermées les filles du général.

À ce moment Rabat-Joie, qui était accroupi aux pieds de Dagobert,
se leva brusquement en dressant les oreilles et semblant écouter.

-- On dirait que Rabat-Joie entend quelque chose, dit Agricol;
écoutons.

On n'entendit rien que le bruit du vent qui agitait les grands
arbres du boulevard.

-- Mais, j'y pense, mon père: une fois la porte du jardin ouverte,
emmenons-nous Rabat-Joie?

-- Oui... oui: s'il y a un chien de garde, il s'en chargera, et
puis, il nous avertira de l'approche des gens de ronde, et qui
sait?... il a tant d'intelligence, il est si attaché à Rose et à
Blanche, qu'il nous aidera peut-être à découvrir l'endroit où
elles sont; je l'ai vu vingt fois aller les rejoindre dans les
bois avec un instinct extraordinaire.

Un tintement lent, grave, sonore, dominant les sifflements de la
bise, commençait de sonner minuit.

Ce bruit sembla retentir douloureusement dans l'âme d'Agricol et
de son père; muets, émus, ils tressaillirent... Par un mouvement
spontané, ils se prirent et se serrèrent énergiquement la main.
Malgré eux, chaque battement de leur coeur se réglait sur chacun
des coups de cette horloge, dont la vibration se prolongeait au
milieu du morne silence de la nuit.

Au dernier tintement, Dagobert dit à son fils d'une voix ferme:

-- Voilà minuit... embrasse-moi... et en avant!

Le père et le fils s'embrassèrent. Le moment était décisif et
solennel.

-- Maintenant, mon père, dit Agricol, agissons avec autant de ruse
et d'audace que des bandits allant piller un coffre-fort.

Ce disant, le forgeron prit dans le sac la corde et le crochet.
Dagobert s'arma de la pince de fer, et tous deux, s'avançant le
long du mur avec précaution, se dirigèrent vers la petite porte
située non loin de l'angle formé par la rue et par le boulevard,
s'arrêtant de temps à autre pour prêter l'oreille avec attention,
tâchant de distinguer les bruits qui ne seraient causés ni par la
pluie ni par le vent.

La nuit continuant d'être assez claire pour que l'on pût
parfaitement distinguer les objets, le forgeron et le soldat
atteignirent la petite porte; les ais paraissaient vermoulus et
peu solides.

-- Bon! dit Agricol à son père, d'un coup elle cédera. Et le
forgeron allait appuyer vigoureusement son épaule contre la porte
en s'arc-boutant sur ses jarrets, lorsque tout à coup Rabat-Joie
grogna sourdement en se mettant pour ainsi dire en arrêt.

D'un mot Dagobert fit taire le chien, et, saisissant son fils par
le bras, il lui dit tout bas:

-- Ne bougeons pas... Rabat-Joie a senti quelqu'un... dans le
jardin!...

Agricol et son père restèrent quelques minutes immobiles, l'oeil
au guet et suspendant leur respiration... Le chien, obéissant à
son maître, ne grognait plus; mais son inquiétude et son agitation
se manifestaient de plus en plus. Cependant on n'entendait rien...

-- Le chien se sera trompé, mon père, dit tout bas Agricol.

-- Je suis sûr que non... ne bougeons pas...

Après quelques secondes d'une nouvelle attente, Rabat-Joie se
coucha brusquement et allongea autant qu'il le put son museau sous
la traverse inférieure de la porte en soufflant avec force...

-- On vient... dit vivement Dagobert à son fils.

-- Éloignons-nous... reprit Agricol.

-- Non, lui dit son père, écoutons: il sera temps de fuir si l'on
ouvre la porte... Ici, Rabat-Joie, ici...

Le chien, obéissant, s'éloigna de la porte et vint se coucher aux
pieds de son maître. Quelques secondes après on entendit sur la
terre, détrempée par la pluie, une espèce de pataugement causé par
des pas lourds dans des flaques d'eau, puis un bruit de paroles
qui, emportées par le vent, n'arrivèrent pas jusqu'au soldat et au
forgeron.

-- Ce sont les gens de ronde dont nous a parlé la Mayeux, dit
Agricol à son père.

-- Tant mieux... ils mettront un intervalle entre leur seconde
tournée, elle nous assure au moins deux heures de tranquillité...
Maintenant... notre affaire est sûre.

En effet, peu à peu, le bruit des pas devint moins distinct, puis
il se perdit tout à fait...

-- Allons, vite, ne perdons pas de temps, dit Dagobert à son fils
au bout de dix minutes; ils sont loin. Maintenant, tâchons
d'ouvrir cette porte.

Agricol y appuya sa puissante épaule, poussa vigoureusement, et la
porte ne céda pas, malgré sa vétusté.

-- Malédiction! dit Agricol, elle est barrée en dedans, j'en suis
sûr, ces mauvaises planches n'auraient pas, sans cela, résisté au
choc.

-- Comment faire?

-- Je vais monter sur le mur à l'aide de la corde et du crochet...
et aller l'ouvrir en dedans.

Ce disant, Agricol prit la corde, le crampon, et, après plusieurs
tentatives il parvint à lancer le crochet sur le chaperon du mur.

-- Maintenant, mon père, fais-moi la courte échelle, je m'aiderai
de la corde; une fois à cheval sur la muraille, je retournerai le
crampon, et il me sera facile de descendre dans le jardin.

Le soldat s'adossa au mur, joignit ses deux mains, dans le creux
desquelles son fils posa un pied, puis, montant de là sur les
robustes épaules de son père, où il prit un point d'appui, à
l'aide de la corde et de quelques dégradations de la muraille, il
en atteignit la crête. Malheureusement, le forgeron ne s'était pas
aperçu que le chaperon du mur était garni de morceaux de verre de
bouteilles cassées qui le blessèrent aux genoux et aux mains;
mais, de peur d'alarmer Dagobert, il retint un premier cri de
douleur, replaça le crampon comme il fallait, se laissa glisser le
long de la corde, et atteignit le sol; la porte était proche, il y
courut: une forte barre de bois la maintenait, en effet,
intérieurement; la serrure était en si mauvais état qu'elle ne
résista pas à un violent effort d'Agricol; la porte s'ouvrit,
Dagobert entra dans le jardin avec Rabat-Joie.

-- Maintenant dit le soldat à son fils, grâce à toi, le plus fort
est fait... Voici un moyen de fuite assuré pour mes pauvres
enfants et pour Mlle de Cardoville... Le tout, à cette heure, est
de les trouver... sans faire de mauvaise rencontre... Rabat-Joie
va marcher devant en éclaireur... Va... va... mon chien, ajouta
Dagobert, et surtout... sois muet... tais-toi.

Aussitôt l'intelligent animal s'avança de quelques pas, flairant,
écoutant, éventant et marchant avec la prudence et l'attention
circonspecte d'un limier en quête.

À la demi-clarté de la lune voilée par les nuages, Dagobert et son
fils aperçurent autour d'eux un quinconce d'arbres énormes, auquel
aboutissaient plusieurs allées. Indécis sur celle qu'ils devaient
suivre, Agricol dit à son père:

-- Prenons l'allée qui côtoie le mur, elle nous mènera sûrement à
un bâtiment.

-- C'est juste, allons, et marchons sur les bordures de gazon, au
lieu de marcher dans l'allée boueuse; nos pas feront moins de
bruit.

Le père et le fils, précédés de Rabat-Joie, parcoururent pendant
quelque temps une sorte d'allée tournante, qui s'éloignait peu de
la muraille; ils s'arrêtaient çà et là pour écouter... ou pour se
rendre prudemment compte, avant de continuer leur marche, des
mobiles aspects des arbres et des broussailles qui, agités par le
vent et éclairés par la pâle clarté de la lune, affectaient des
formes singulières.

Minuit et demi sonnait lorsque Agricol et son père arrivèrent à
une large grille de fer qui servait de clôture au jardin réservé
de la supérieure du couvent; c'est dans cette réserve que la
Mayeux s'était introduite le matin, après avoir vu Rose Simon
s'entretenir avec Adrienne de Cardoville.

À travers les barreaux de cette grille, Agricol et son père
aperçurent à peu de distance une fermeture en planches à claire-
voie aboutissant à une chapelle en construction, et au delà un
petit pavillon carré.

-- Voilà sans doute le pavillon de la maison des fous occupé par
Mlle de Cardoville.

-- Et le bâtiment où sont les chambres de Rose et de Blanche, mais
que nous ne pouvons apercevoir d'ici, lui fait face sans doute,
reprit Dagobert. Pauvres enfants, elles sont là... pourtant, dans
les larmes et le désespoir, ajouta-t-il avec une émotion profonde.

-- Pourvu que cette grille soit ouverte, dit Agricol.

-- Elle le sera probablement... elle est située à l'intérieur.

-- Avançons doucement. En quelques pas Dagobert et son fils
atteignirent la grille, seulement fermée par le pêne de la
serrure. Dagobert allait l'ouvrir, lorsque Agricol lui dit:

-- Prends garde de la faire crier avec ses gonds...

-- Faut-il la pousser doucement ou brusquement?

-- Laisse-moi, je m'en charge, dit Agricol. Et il ouvrit si
brusquement le battant de la grille, qu'il ne grinça que
faiblement, mais cependant ce bruit fut assez distinct pour être
entendu au milieu du silence de la nuit, pendant un des
intervalles que les rafales du vent laissaient entre elles.
Agricol et son père restèrent un moment immobiles, inquiets,
prêtant l'oreille... n'osant franchir le seuil de cette grille
afin de se ménager une retraite. Rien ne bougea, tout demeura
calme, tranquille. Agricol et son père, rassurés, pénétrèrent dans
le jardin réservé. À peine le chien fut-il entré dans cet endroit
qu'il donna tous les signes d'une joie extraordinaire; les
oreilles dressées, la queue battant ses flancs, bondissant plutôt
que courant, il eut bientôt atteint la séparation de claire-voie
où le matin Rose Simon s'était un instant entretenue avec Mlle de
Cardoville; puis il s'arrêta un instant en cet endroit, inquiet et
affairé, tournant et virant comme un chien qui cherche et démêle
une voie.

Dagobert et son fils, laissant Rabat-Joie obéir à son instinct,
suivaient ses moindres mouvements avec un intérêt, avec une
anxiété indicibles, espérant tout de son intelligence et de son
attachement pour les orphelines.

-- C'est sans doute près de cette claire-voie que Rose se trouvait
lorsque la Mayeux l'a vue, dit Dagobert. Rabat-Joie est sur ses
traces, laissons-le faire.

Au bout de quelques secondes, le chien tourna la tête du côté de
Dagobert, et partit au galop, se dirigeant vers une porte du rez-
de-chaussée du bâtiment qui faisait face au pavillon occupé par
Adrienne; puis, arrivé à cette porte, le chien se secoua, semblant
attendre Dagobert.

-- Plus de doute, c'est bien dans ce bâtiment que sont les
enfants, dit Dagobert, en allant rejoindre Rabat-Joie; c'est là
qu'on aura tantôt renfermé Rose.

-- Nous allons voir si les fenêtres sont ou non grillées, dit
Agricol en suivant son père. Tous deux arrivèrent auprès de Rabat-
Joie.

-- Eh bien, mon vieux, lui dit tout bas le soldat en lui montrant
le bâtiment, Rose et Blanche sont donc là? Le chien redressa la
tête et répondit par un grognement de joie, accompagné de deux ou
trois jappements.

Dagobert n'eut que le temps de saisir la gueule du chien entre ses
mains.

-- Il va tout perdre!... s'écria le forgeron. On l'a entendu,
peut-être...

-- Non... dit Dagobert. Mais, plus de doute... les enfants sont
là...

À cet instant, la grille de fer par laquelle le soldat et son fils
s'étaient introduits dans le jardin réservé, qu'ils avaient
laissée ouverte, se referma avec fracas.

-- On nous enferme... dit vivement Agricol, et pas d'autre
issue...

Pendant un instant le père et le fils se regardèrent atterrés;
mais Agricol reprit tout à coup:

-- Peut-être le battant de la grille se sera-t-il fermé en roulant
sur ses gonds par son propre poids... je cours m'en assurer... et
la rouvrir si je puis...

-- Va... vite, j'examinerai les fenêtres. Agricol se dirigea en
hâte vers la grille, tandis que Dagobert, se glissant le long du
mur, arriva devant les fenêtres du rez-de-chaussée; elles étaient
au nombre de quatre; deux d'entre elles n'étaient pas grillées. Il
regarda au premier étage, il était peu élevé, et aucune de ses
fenêtres n'était garnie de barreaux; celle des deux soeurs qui
habitait cet étage pourrait donc, une fois prévenue, attacher un
drap à la barre d'appui de la fenêtre et se laisser glisser, comme
l'avaient fait les orphelines pour s'évader de l'auberge du
_Faucon blanc;_ mais il fallait, chose difficile, savoir d'abord
quelle chambre elle occupait. Dagobert pensa qu'il pourrait en
être instruit par celle des deux soeurs qui habitait le rez-de-
chaussée; mais là, autre difficulté: parmi ces quatre fenêtres, à
laquelle devait-il frapper? Agricol revint précipitamment.

-- C'était le vent, sans doute, qui avait fermé la grille, dit-il,
j'ai ouvert de nouveau le battant et j'ai calé avec une pierre...
mais il faut nous hâter.

-- Et comment reconnaître les fenêtres de ces pauvres enfants? dit
Dagobert avec angoisse.

-- C'est vrai, dit Agricol inquiet, que faire?

-- Appeler au hasard, dit Dagobert, c'est donner l'éveil si nous
nous adressons mal.

-- Mon Dieu, mon Dieu! reprit Agricol avec une angoisse
croissante, être arrivés ici, sous leurs fenêtres... et ignorer...

-- Le temps presse, dit vivement Dagobert en interrompant son
fils, risquons le tout pour le tout.

-- Comment, mon père?

-- Je vais appeler Rose et Blanche à haute voix; désespérées comme
elles le sont, elles ne dorment pas, j'en suis sûr... elles seront
debout à mon premier appel... Au moyen de son drap attaché à la
barre d'appui, en cinq minutes celle qui habite le premier sera
dans nos bras. Quant à celle du rez-de-chaussée... si sa fenêtre
n'est pas grillée, en une seconde elle est à nous... sinon nous
aurons bien vite descellé un barreau.

-- Mais, mon père... cet appel à voix haute?

-- Peut-être ne l'entendra-t-on pas...

-- Mais si on l'entend, tout est perdu.

-- Qui sait! Avant qu'on ait eu le temps d'aller chercher des
hommes de ronde et d'ouvrir plusieurs portes, les enfants peuvent
être délivrées, nous gagnons l'issue du boulevard et nous sommes
sauvés...

-- Le moyen est dangereux... mais je n'en vois pas d'autre.

-- S'il n'y a que deux hommes, moi et Rabat-Joie nous nous
chargeons de les maintenir s'ils accourent avant que l'évasion
soit terminée; et pendant ce temps-là, tu enlèves les enfants.

-- Mon père, un moyen... et un moyen sûr, s'écria tout à coup
Agricol. D'après ce que nous a dit la Mayeux, Mlle de Cardoville a
correspondu par signes avec Rose et Blanche.

-- Oui.

-- Elle sait donc où elles habitent, puisque les pauvres enfants
lui répondaient de leurs fenêtres.

-- Tu as raison... il n'y a donc que cela à faire... allons au
pavillon... Mais comment reconnaître...

-- La Mayeux me l'a dit, il y a une espèce d'auvent au-dessus de
la croisée de la chambre de Mlle de Cardoville...

-- Allons vite, ce ne sera rien que de briser une claire-voie en
planches... As-tu la pince?

-- La voilà.

-- Vite, allons...En quelques pas, Dagobert et son fils arrivèrent
auprès de cette faible séparation; trois planches arrachées par
Agricol lui ouvrirent un facile passage.

-- Reste là, mon père... et fais le guet, dit-il à Dagobert en
s'introduisant dans le jardin du docteur Baleinier.

La fenêtre signalée par la Mayeux était facile à reconnaître: elle
était haute et large; une sorte d'auvent la surmontait; car cette
croisée avait été précédemment une porte, murée plus tard jusqu'au
tiers de sa hauteur; des barreaux de fer assez espacés la
défendaient.

Depuis quelques instants la pluie avait cessé; la lune, dégagée
des nuages qui l'obscurcissaient naguère, éclairait en plein le
pavillon; Agricol, s'approchant des carreaux, vit la chambre
plongée dans l'obscurité; mais au fond de cette pièce une porte
entrebâillée laissait échapper une assez vive clarté. Le forgeron,
espérant que Mlle de Cardoville veillait encore, frappa légèrement
aux vitres.

Au bout de quelques instants, la porte du fond s'ouvrit tout à
fait; Mlle de Cardoville, qui ne s'était pas encore couchée, entra
dans la seconde chambre, vêtue comme elle l'était lors de son
entrevue avec la Mayeux: une bougie qu'Adrienne tenait à la main
éclairait ses traits enchanteurs; ils exprimaient alors la
surprise et l'inquiétude... La jeune fille posa son bougeoir sur
une table, et parut écouter attentivement en s'avançant vers la
fenêtre. Mais tout à coup elle tressaillit et s'arrêta
brusquement. Elle venait de distinguer vaguement la figure d'un
homme regardant à travers ses carreaux.

Agricol, craignant que Mlle de Cardoville effrayée, ne se réfugiât
dans la pièce voisine, frappa de nouveau, et, risquant d'être
entendu au dehors, il dit d'une voix assez haute:

-- C'est Agricol Baudoin.

Ces mots arrivèrent jusqu'à Adrienne. Se rappelant aussitôt son
entretien avec la Mayeux, elle pensa qu'Agricol et Dagobert
s'étaient introduits dans le couvent pour enlever Rose et Blanche;
courant alors vers la croisée, elle reconnut parfaitement Agricol
à la brillante clarté de la lune et ouvrit sa fenêtre avec
précaution.

-- Mademoiselle, lui dit précipitamment le forgeron, il n'y a pas
un instant à perdre; le comte de Montbron n'est pas à Paris, mon
père et moi nous venons vous délivrer.

-- Merci, merci, monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville d'une
voix accentuée par la plus touchante reconnaissance; mais songez
d'abord au filles du général Simon...

-- Nous y pensons, mademoiselle; je venais aussi vous demander où
sont leurs fenêtres.

-- L'une est au rez-de-chaussée, c'est la dernière du côté du
jardin; l'autre est située absolument au-dessus de celle-ci... au
premier étage.

-- Maintenant elles sont sauvées! s'écria le forgeron.

-- Mais, j'y pense, reprit vivement Adrienne, le premier étage est
assez élevé; vous trouverez là, près de cette chapelle en
construction, de très longues perches provenant des échafaudages;
cela pourra peut-être vous servir.

-- Cela me vaudra une échelle pour arriver à la fenêtre du
premier; maintenant, il s'agit de vous, mademoiselle.

-- Ne songez qu'à ces chères orphelines, le temps presse... Pourvu
qu'elles soient libres cette nuit; il m'est indifférent de rester
un jour ou deux de plus dans cette maison.

-- Non, mademoiselle, s'écria le forgeron, il est, au contraire,
pour vous de la plus haute importance de sortir d'ici cette
nuit... il s'agit d'intérêts que vous ignorez, je n'en doute plus
maintenant.

-- Que voulez-vous dire?

-- Je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage; mais je vous en
conjure, mademoiselle... venez; je puis desceller deux barreaux de
cette fenêtre... je cours chercher une pince...

-- C'est inutile. On se contente de fermer et de verrouiller en
dehors la porte de ce pavillon, que j'habite seule; il vous sera
donc facile de briser la serrure.

-- Et dix minutes après nous serons sur le boulevard, dit le
forgeron. Vite, mademoiselle, apprêtez-vous; prenez un châle, un
chapeau, car la nuit est bien froide. Je reviens à l'instant.

-- Monsieur Agricol, dit Adrienne les larmes aux yeux, je sais ce
que vous risquez pour moi. Je vous prouverai, je l'espère, que
j'ai aussi bonne mémoire... Ah!... vous et votre soeur adoptive,
vous êtes de nobles et vaillantes créatures... Il m'est doux de
vous devoir tant à tous deux... Mais ne revenez me chercher que
lorsque les filles du général Simon seront libérées.

-- Grâce à vos indications, c'est chose faite, mademoiselle; je
cours chercher mon père et nous revenons vous chercher.

Agricol, suivant l'excellent conseil de Mlle de Cardoville, alla
prendre, le long du mur de la chapelle, une de ces longues et
fortes perches servant aux constructions, l'enleva sur ses
robustes épaules et rejoignit lestement son père.

À peine Agricol avait-il dépassé la claire-voie pour se diriger
vers la chapelle, noyée d'ombre, que Mlle de Cardoville crut
apercevoir une forme humaine sortir d'un des massifs du jardin du
couvent, traverser rapidement l'allée et disparaître derrière une
haute charmille de buis. Adrienne, effrayée, appela Agricol à voix
basse, afin de l'avertir. Il ne pouvait pas l'entendre; déjà il
avait rejoint son père, qui, dévoré d'impatience, allait écoutant
d'une fenêtre à l'autre, avec une angoisse croissante.

-- Nous sommes sauvés! lui dit Agricol à voix basse. Voici les
fenêtres de tes pauvres enfants: celle-ci au rez-de-chaussée...
celle-là au premier.

-- Enfin! dit Dagobert avec un élan de joie impossible à rendre.
Et il courut examiner les fenêtres.

-- Elles ne sont pas grillées! s'écria-t-il.

-- Assurons-nous d'abord si l'une des enfants est là, dit Agricol;
ensuite, en appuyant cette perche le long du mur, je me hisserai
jusqu'à la fenêtre du premier... qui n'est pas haute.

-- Bien, mon garçon! une fois là, tu frapperas aux carreaux, tu
appelleras Rose ou Blanche: quand elle t'aura répondu, tu
redescendras, nous appuierons la perche à la barre d'appui de la
fenêtre, et la pauvre enfant se laissera glisser; elles sont
lestes et hardies... Vite... vite à l'ouvrage.

Pendant qu'Agricol, soulevant la perche, la plaçait convenablement
et se disposait à y monter, Dagobert, frappant aux carreaux de la
dernière fenêtre du rez-de-chaussée, dit à voix haute:

-- C'est moi... Dagobert...

Rose Simon habitait en effet cette chambre. La malheureuse enfant,
désespérée d'être séparée de sa soeur, était en proie à une fièvre
brûlante, ne dormait pas, et arrosait son chevet de ses larmes...
Au bruit que fit Dagobert en frappant aux vitres, elle tressaillit
d'abord de frayeur; puis, entendant la voix du soldat, cette voix
si chère, si connue, la jeune fille se dressa sur son séant, passa
ses mains sur son front comme pour s'assurer qu'elle n'était pas
le jouet d'un songe; puis, enveloppée de son long peignoir blanc,
elle courut à la fenêtre en poussant un cri de joie.

Mais tout à coup... et avant qu'elle eût ouvert sa croisée, deux
coups de feu retentirent, accompagnés de ces cris répétés:

-- À la garde!... Au voleur!... L'orpheline resta pétrifiée
d'épouvante, les yeux machinalement fixés sur la fenêtre, à
travers laquelle elle vit confusément, à la clarté de la lune,
plusieurs hommes lutter avec acharnement, tandis que les
aboiements furieux de Rabat-Joie dominaient ces cris incessamment
répétés:

-- À la garde!... Au voleur!... À l'assassin!...



X. La veille d'un grand jour.

Environ deux heures avant que les faits précédents ne se fussent
passés au couvent Sainte-Marie, Rodin et le père d'Aigrigny
étaient réunis dans le cabinet où on les a déjà vus, rue du
Milieu-des-Ursins. Depuis la révolution de Juillet, le père
d'Aigrigny avait cru devoir transporter momentanément dans cette
habitation temporaire les archives secrètes et la correspondance
de son ordre; mesure prudente, car il devait craindre de voir les
révérends pères expulsés par l'État du magnifique établissement
dont la Restauration les avait libéralement gratifiés[17].

Rodin, toujours vêtu d'une manière sordide, toujours sale et
crasseux, écrivait modestement à son bureau, fidèle à son humble
rôle de secrétaire, qui cachait, on l'a vu, une fonction bien
autrement importante, celle de _socius_, fonction qui, selon les
constitutions de l'ordre, consiste à ne pas quitter son supérieur,
à surveiller, à épier ses moindres actions, ses plus légères
impressions, et à rendre compte à Rome.

Malgré son habituelle impassibilité, Rodin semblait visiblement
inquiet et préoccupé; il répondait d'une manière encore plus brève
que de coutume aux ordres ou aux questions du père d'Aigrigny, qui
venait de rentrer.

-- Y a-t-il eu quelque chose de nouveau pendant mon absence?
demanda-t-il à Rodin, les rapports se sont-ils succédé favorables?

-- Très favorables.

-- Lisez-les-moi.

-- Avant d'en rendre compte à Votre Révérence, dit Rodin, je dois
la prévenir que depuis deux jours Morok est ici.

-- Lui! dit l'abbé d'Aigrigny avec surprise. Je croyais qu'en
quittant l'Allemagne et la Suisse il avait reçu de Fribourg
l'ordre de se diriger vers le Midi. À Nîmes, à Avignon, dans ce
moment, il aurait pu être un intermédiaire utile... car les
protestants s'agitent, et l'on craint une réaction contre les
catholiques.

-- J'ignore, dit Rodin, si Morok a eu des raisons particulières de
changer son itinéraire. Quant à ses raisons apparentes, il m'a
appris qu'il allait donner ici des représentations.

-- Comment cela?

-- Un agent dramatique l'a engagé, à son passage à Lyon, lui et sa
ménagerie, pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin, à un prix
très élevé. Il n'a pas cru devoir refuser cet avantage, a-t-il
ajouté.

-- Soit, dit le père d'Aigrigny en haussant les épaules; mais par
la propagation des petits livres, par la vente des chapelets et
des gravures, ainsi que par l'influence qu'il aurait certainement
exercée sur des populations religieuses et peu avancées, telles
que celles du Midi ou de la Bretagne, il pouvait rendre des
services qu'il ne rendra jamais à Paris.

-- Il est en bas avec une espèce de géant qui l'accompagne; car en
sa qualité d'ancien serviteur de Votre Révérence, Morok espérait
avoir l'honneur de vous baiser la main ce soir.

-- Impossible... impossible... Vous savez comment cette soirée est
occupée... Est-on allé rue Saint-François?

-- On y est allé... Le vieux gardien juif a été, dit-il, prévenu
par le notaire... Demain, à six heures du matin, des maçons
abattront la porte murée; et, pour la première fois depuis cent
cinquante ans, cette maison sera ouverte.

Le père d'Aigrigny resta un moment pensif; puis il dit à Rodin:

-- À la veille d'un moment si décisif, il ne faut rien négliger,
se remettre tout en mémoire. Relisez-moi la copie de cette note,
insérée dans les archives de la société il y a un siècle et demi,
au sujet de M. de Rennepont.

Le secrétaire prit une note dans un casier, et lut ce qui suit:

«Ce jourd'hui, 19 février 1682, le révérend père provincial
Alexandre Bourdon a envoyé l'avertissement suivant, avec ces mots
en marge: _Extrêmement considérable pour l'avenir._

«On vient de découvrir, par les aveux d'un mourant qu'un de nos
pères a assisté, une chose fort secrète.

«M. Marins de Rennepont, l'un des chefs les plus remuants et les
plus redoutables de la région réformée, l'un des ennemis les plus
acharnés de notre sainte compagnie, était apparemment rentré dans
le giron de notre maternelle Église, à la seule et unique fin de
sauver ses biens menacés de la confiscation à cause de ses
déportements irréligieux et damnables; les preuves ayant été
fournies par différentes personnes de notre compagnie, comme quoi
la conversion du sieur de Rennepont n'était pas sincère et cachait
un leurre sacrilège, les biens dudit sieur, dès lors considéré
comme _relaps_, ont été, ce pourquoi, confisqués par Sa Majesté
notre roi Louis XIV, et ledit sieur de Rennepont condamné
perpétuellement aux galères[18], auxquelles il a échappé par une
mort volontaire, ensuite duquel crime abominable il a été traîné
sur la claie, et son corps abandonné aux chiens de la voierie.

«Ces prémisses exposées, l'on arrive à la chose secrète, si
extrêmement considérable pour l'avenir et l'intérêt de notre
société.

«Sa Majesté Louis XIV, dans sa paternelle et catholique bonté pour
l'Église et en particulier pour notre ordre, nous avait accordé le
profit de cette confiscation, en gratitude de ce que nous avions
concouru à dévoiler le sieur de Rennepont comme relaps infâme et
sacrilège... Nous venons d'apprendre assurément qu'à cette
confiscation, et conséquemment à notre société, ont été abstraites
une maison sise à Paris, rue Saint-François, numéro 3, et une
somme de cinquante mille écus en or. La maison a été cédée avant
la confiscation, moyennant une vente simulée, à un ami du sieur de
Rennepont, très bon catholique cependant, et bien malheureusement,
car on ne peut sévir contre lui. Cette maison, grâce à la
connivence coupable mais inattaquable de cet ami, a été murée, et
ne doit être ouverte que dans un siècle et demi, selon les
dernières volontés du sieur de Rennepont.

«Quant aux cinquante mille écus en or, ils ont été placés en mains
malheureusement inconnues jusqu'ici, à cette fin d'être
capitalisés et exploités, durant cent cinquante ans, pour être
partagés, à l'expiration desdites cent cinquante années, entre les
descendants alors existants du sieur de Rennepont; somme qui,
moyennant tant d'accumulations, sera devenue énorme, et atteindra
nécessairement le chiffre de quarante ou cinquante millions de
livres tournois.

«Par des motifs demeurés inconnus, et qu'il a consignés dans un
testament, le sieur de Rennepont a caché à sa famille, que les
édits contre les protestants ont chassée de France et exilée en
Europe, a caché le placement des cinquante mille écus; conviant
seulement ses parents à perpétuer dans leur lignée, de génération
en génération, la recommandation aux derniers survivants de se
trouver réunis à Paris, dans cent cinquante ans rue Saint-
François, le 13 FÉVRIER 1832, et pour que cette recommandation ne
s'oubliât pas, il a chargé un homme, dont l'état est inconnu mais
dont le signalement est connu, de faire fabriquer des médailles de
bronze où ce voeu et cette date sont gravés, et d'en faire
parvenir une à chaque personne de sa famille; mesure d'autant plus
nécessaire que, par un autre motif ignoré, et que l'on suppose
aussi expliqué dans le testament, les héritiers seront tenus de se
présenter ledit jour, avant midi, _en personne _et non par
représentant, faute de quoi ils seraient exclus du partage.

«L'homme inconnu, qui est parti pour distribuer ces médailles aux
membres de la famille Rennepont, est un homme de trente-six ans,
de mine fière et triste, de haute stature; il a les sourcils
noirs, épais et singulièrement rejoints; il se fait appeler
_Joseph;_ on soupçonne fort ce voyageur d'être un actif et
dangereux émissaire de ces forcenés républicains et réformés des
_Sept Provinces-Unies._

«De ce qui précède, il résulte que cette somme, confiée par ce
relaps à une main inconnue, d'une façon subreptice, a échappé à la
confiscation à nous octroyée par notre bien-aimé roi: c'est donc
un dommage énorme, un vol monstrueux, dont nous sommes tenus de
nous récupérer, sinon quant au présent, du moins quant à l'avenir.
Notre compagnie étant, pour la grande gloire de Dieu et de notre
_Saint-Père_, impérissable, il sera facile, grâce aux relations
que nous avons par toute la terre au moyen des missions et autres
établissements, de suivre dès à présent la filiation de cette
famille Rennepont de génération en génération, de ne jamais la
perdre de vue, afin que dans cent cinquante ans, au moment du
partage de cette immense fortune accumulée, notre compagnie puisse
rentrer dans ce bien qui lui a été traîtreusement dérobé, et y
rentrer _fas aut nefas_, par quelque moyen que ce soit, même par
ruse ou par violence, notre compagnie n'étant tenue d'agir
autrement à l'encontre des détenteurs futurs de nos biens si
malicieusement larronnés par ce relaps infâme et sacrilège... pour
ce qu'il est enfin légitime de défendre, conserver et récupérer
son bien par tous les moyens que le Seigneur met entre nos mains.
Jusqu'à la restitution complète, cette famille de Rennepont sera
donc damnable et réprouvée, comme une lignée maudite de ce Caïn de
relaps, et il sera bon de la toujours furieusement surveiller.
Pour ce faire, il sera urgent que chaque année, à partir de ce
jourd'hui, l'on établisse une sorte d'enquête sur la position
successive des membres de cette famille.»

Rodin s'interrompit, et dit au père d'Aigrigny:

-- Suit le compte rendu, année par année, de la position de cette
famille depuis 1682 jusqu'à nos jours. Il est inutile de le lire à
Votre Révérence?

-- Très inutile, dit l'abbé d'Aigrigny, cette note résume
parfaitement les faits...

Puis, après un moment de silence, il reprit avec une expression
d'orgueil triomphant:

-- Combien est grande la puissance de l'association, appuyée sur
la tradition et sur la perpétuité grâce à cette note insérée dans
nos archives! Depuis un siècle et demi cette famille a été
surveillée de génération en génération... toujours notre ordre a
eu les yeux fixés sur elle, la suivant sur tous les points du
globe où l'exil l'avait disséminée... Enfin demain nous rentrerons
dans cette créance peu considérable d'abord, et que cent cinquante
ans ont changée en une fortune royale... Oui... nous réussirons,
car je crois avoir prévu les éventualités... Une seule chose
pourtant me préoccupe vivement.

-- Laquelle? demanda Rodin.

-- Je songe à ces renseignements que l'on a déjà, mais en vain,
essayé d'obtenir du gardien de la maison de la rue Saint-François.
A-t-on tenté encore une fois, ainsi que j'en avais donné l'ordre?

-- On l'a tenté...

-- Eh bien?

-- Cette fois, comme les autres, ce vieux juif est resté
impénétrable; il est d'ailleurs presque en enfance, et sa femme ne
vaut guère mieux que lui.

-- Quand je songe, reprit le père d'Aigrigny, que depuis un siècle
et demi que cette maison de la rue Saint-François a été murée et
fermée, sa garde s'est perpétuée de génération en génération dans
cette famille de Samuel, je ne puis croire qu'ils aient tous
ignoré qui ont été et qui sont les dépositaires successifs de ces
fonds devenus immenses par leur accumulation.

-- Vous l'avez vu, dit Rodin, par les notes du dossier de cette
affaire, que l'ordre a toujours très soigneusement suivie depuis
1682. À diverses époques, on a tenté d'obtenir quelques
renseignements à ce sujet, que la note du père Bourdon
n'éclaircissait pas. Mais cette race de gardiens juifs est restée
muette, d'où l'on doit conclure qu'ils ne savaient rien.

-- C'est ce qui m'a toujours semblé impossible... car enfin...
l'aïeul de tous ces Samuel a assisté à la fermeture de cette
maison il y a cent cinquante ans. Il était, dit le dossier,
l'homme de confiance ou le domestique de M. de Rennepont. Il est
impossible qu'il n'ait pas été instruit de bien des choses dont la
tradition se sera sans doute perpétuée dans sa famille.

-- S'il m'était permis de hasarder une petite observation, dit
humblement Rodin.

-- Parlez...

-- Il y a très peu d'années qu'on a eu la certitude, par une
confidence de confessionnal, que les fonds existaient et qu'ils
avaient atteint un chiffre énorme.

-- Sans doute: c'est ce qui a appelé vivement l'attention du
révérend père général sur cette affaire...

-- On sait donc, ce que probablement tous les descendants de la
famille Rennepont ignorent, l'immense valeur de cet héritage?

-- Oui, répondit le père d'Aigrigny, la personne qui a certifié ce
fait à son confesseur est digne de toute croyance... Dernièrement
encore, elle a renouvelé cette déclaration; mais, malgré toutes
les instances de son directeur, elle a refusé de faire connaître
entre les mains de qui étaient les fonds, affirmant toutefois
qu'ils ne pouvaient être placés en des mains plus loyales.

-- Il me semble alors, reprit Rodin, que l'on est certain de ce
qu'il y a de plus important à savoir.

-- Et qui sait si le détenteur de cette somme énorme se présentera
demain, malgré la loyauté qu'on lui prête? Malgré moi, plus le
moment approche, plus mon anxiété augmente... Ah! reprit le père
d'Aigrigny, après un moment de silence, c'est qu'il s'agit
d'intérêts si immenses, que les conséquences du succès seraient
incalculables... Enfin, du moins... tout ce qu'il était possible
de faire aura été tenté.

À ces mots, que le père d'Aigrigny adressait à Rodin comme s'il
eût demandé son adhésion, le _socius_ ne répondit rien...

L'abbé, le regardant avec surprise, lui dit:

-- N'êtes-vous pas de cet avis? pouvait-on oser davantage? n'est-
on pas allé jusqu'à l'extrême limite du possible?

Rodin s'inclina respectueusement, mais resta muet.

-- Si vous pensez que l'on a omis quelque précaution, s'écria le
père d'Aigrigny avec une sorte d'impatience inquiète, dites-le...
il est temps encore... Encore une fois, croyez-vous que tout ce
qu'il était possible de faire ait été fait? Tous les descendants
enfin écartés, Gabriel, en se présentant demain rue Saint-
François, ne sera-t-il pas le seul représentant de cette famille,
et, par conséquent, le seul possesseur de cette immense fortune?
Or, d'après sa renonciation, et d'après nos statuts, ce n'est pas
lui, mais notre ordre qui possédera. Pouvait-on agir mieux ou
autrement? Parlez franchement.

-- Je ne puis me permettre d'émettre une opinion à ce sujet,
reprit humblement Rodin en s'inclinant de nouveau, le bon ou le
mauvais succès répondra à Votre Révérence...

Le père d'Aigrigny haussa les épaules et se reprocha d'avoir
demandé quelque conseil à cette machine à écrire qui lui servait
de secrétaire, et qui n'avait, selon lui, que trois qualités: la
mémoire, la discrétion et l'exactitude.



XI. L'étrangleur.

Après un moment de silence, le père d'Aigrigny reprit:

-- Lisez-moi les rapports de la journée sur la situation de
chacune des personnes signalées.

-- Voici celui de ce soir... on vient de l'apporter.

-- Voyons. Rodin lut ce qui suit: «Jacques Rennepont, dit Couche-
tout-nu, a été vu dans l'intérieur de la prison pour dettes à huit
heures, ce soir.»

-- Celui-ci ne nous inquiétera pas demain... Et d'un... Continuez.

«Mme la supérieure du couvent de Sainte-Marie, avertie par Mme la
comtesse de Saint-Dizier, a cru devoir enfermer plus étroitement
encore les demoiselles Rose et Blanche Simon. Ce soir, à neuf
heures, elles ont été enfermées soigneusement dans leur cellule,
et des rondes armées veilleront la nuit dans le jardin du
couvent.»

-- Rien non plus à craindre de ce côté, grâce à ces précautions,
dit le père d'Aigrigny. Continuez.

«M. le docteur Baleinier, aussi prévenu par Mme la princesse de
Saint-Dizier, continue de faire surveiller Mlle de Cardoville: à
huit heures trois quarts la porte de son pavillon a été
verrouillée et fermée.»

-- Encore un sujet d'inquiétude de moins...

-- Quant à M. Hardy, reprit Rodin, j'ai reçu ce matin de Toulouse
un billet de M. Bressac, son ami intime, qui nous a servi
heureusement à éloigner ce manufacturier depuis quelques jours; ce
billet contient une lettre de M. Hardy adressée à une personne de
confiance. M. de Bressac a cru devoir détourner cette lettre de sa
destination et nous l'envoyer comme une preuve nouvelle du succès
de ses démarches dont il espère que nous lui tiendrons compte,
car, ajoute-t-il, pour nous servir il trahit son ami intime de la
manière la plus indigne en jouant une odieuse comédie. Aussi
maintenant M. de Bressac ne doute pas qu'après ses excellents
offices on ne lui remette les pièces qui le placent dans notre
dépendance absolue, puisque ces pièces peuvent perdre à jamais une
femme qu'il aime d'un amour adultère et passionné. Il dit enfin
qu'on doit avoir pitié de l'horrible alternative où on l'a placé,
de voir perdre et déshonorer la femme qu'il adore, ou de trahir
d'une manière infâme son ami intime.

-- Ces doléances adultères ne méritent aucune pitié, répondit
dédaigneusement le père d'Aigrigny. D'ailleurs, on avisera...
M. de Bressac peut nous être encore utile. Mais voyons cette
lettre de M. Hardy, ce manufacturier impie et républicain, bien
digne descendant de cette lignée maudite, et qu'il était important
d'écarter.

-- Voici la lettre de M. Hardy, reprit Rodin, on la fera parvenir
demain à la personne à qui elle est adressée. Et Rodin lut ce qui
suit:

Toulouse, 10 février. «Enfin je trouve le moment de vous écrire,
mon cher monsieur, et de vous expliquer la cause de ce départ si
brusque, qui a dû, non pas vous inquiéter, mais vous étonner. Je
vous écris pour vous demander un service. En deux mots, voici les
faits. Je vous ai bien souvent parlé de Félix de Bressac, un de
mes camarades d'enfance, pourtant bien moins âgé que moi; nous
nous sommes toujours aimés tendrement, et nous avons mutuellement
échangé assez de preuves de sérieuse affection pour pouvoir
compter l'un sur l'autre. C'est pour moi un _frère_. Vous savez ce
que j'entends par ces paroles. Il y a plusieurs jours, il m'a
écrit de Toulouse, où il était allé passer quelque temps: «Si tu
m'aimes, viens, j'ai besoin de toi... Pars à l'instant... Tes
consolations me donneront peut-être le courage de vivre... Si tu
arrivais trop tard... pardonne-moi et pense quelquefois à celui
qui sera jusqu'à la fin ton meilleur ami.» «Vous jugez de ma
douleur et de mon épouvante. Je demande à l'instant des chevaux;
mon chef d'atelier, un vieillard que j'estime et que je révère, le
père du général Simon, apprenant que j'allais dans le Midi, me
prie de l'emmener avec moi; je devais le laisser durant quelques
jours dans le département de la Creuse, où il désirait étudier des
usines récemment fondées. Je consentis d'autant plus à ce voyage,
que je pouvais au moins épancher le chagrin et les angoisses que
me causait la lettre de Bressac. J'arrive à Toulouse; on m'apprend
qu'il est parti la veille, emportant des armes, et en proie au
plus violent désespoir. Impossible de savoir d'abord où il est
allé; au bout de deux jours quelques indications recueillies à
grand'peine me mettent sur ses traces; enfin, après mille
recherches je le découvre dans un misérable village. Jamais je ne
vis un désespoir pareil; rien de violent, mais un abattement
sinistre, un silence farouche. D'abord il me repoussa presque;
puis cette horrible douleur arrivée à son comble se détendit peu à
peu, et au bout d'un quart d'heure il tomba dans mes bras en
fondant en larmes... Près de lui étaient ses armes chargées... Un
jour plus tard, peut-être... et c'était fait de lui... Je ne puis
vous apprendre la cause de son désespoir affreux, ce secret n'est
pas le mien; mais son désespoir ne m'a pas étonné... Que vous
dirai-je? c'est une cure complète à faire. Maintenant il faut
calmer, soigner, cicatriser cette pauvre âme, si cruellement
déchirée. L'amitié seule peut entreprendre cette tâche délicate,
et j'ai bon espoir... Je l'ai décidé à partir, à faire un voyage
de quelque temps; le mouvement, la distraction lui seront
favorables... Je le mène à Nice; demain nous partons... S'il veut
prolonger cette excursion, nous la prolongerons, car mes affaires
ne me rappelleront pas impérieusement à Paris avant la fin du mois
de mars.

«Quant au service que je vous demande, il est conditionnel. Voici
le fait:

«Selon quelque papier de famille de ma mère, il paraît que
j'aurais eu un certain intérêt à me trouver à Paris le 13 février,
rue Saint-François, numéro 3. Je m'étais informé; je n'avais rien
appris, sinon que cette maison de très antique apparence était
fermée depuis cent cinquante ans, par une bizarrerie d'un de mes
aïeux maternels, et qu'elle devait être ouverte le 13 de ce mois
en présence des cohéritiers, qui, si j'en ai, me sont inconnus. Ne
pouvant y assister, j'ai écrit au père du général Simon, mon chef
d'atelier, en qui j'ai toute confiance, et que j'avais laissé dans
le département de la Creuse, de partir pour Paris, afin de se
trouver à l'ouverture de cette maison, non comme mon mandataire,
cela serait inutile, mais comme curieux, et de me faire savoir, à
Nice, ce qu'il adviendra de cette volonté romanesque d'un de mes
grands-parents. Comme il se peut que mon chef d'atelier arrive
trop tard pour accomplir cette mission, je vous serais mille fois
obligé de vous informer chez moi au Plessis s'il est arrivé, et,
dans le cas contraire, de le remplacer à l'ouverture de la maison
de la rue Saint-François.

«Je crois bien n'avoir fait à mon pauvre ami Bressac qu'un
insignifiant sacrifice en ne me trouvant pas à Paris ce jour-là;
mais ce sacrifice eût-il été immense, je m'en applaudirais encore,
car mes soins et mon amitié étaient nécessaires à celui que je
regarde comme un frère.

«Ainsi, allez à l'ouverture de cette maison, je vous en prie, et
soyez assez bon pour m'écrire poste restante, à Nice, le résultat
de votre mission de curieux, etc.

«FRANCOIS HARDY.»

-- Quoique sa présence ne puisse avoir aucune fâcheuse importance,
il serait préférable que le père du maréchal Simon n'assistât pas
demain à l'ouverture de cette maison, dit le père d'Aigrigny. Mais
il n'importe; M. Hardy est sûrement éloigné: il ne s'agit plus que
du jeune prince indien.

-- Quant à lui, reprit le père d'Aigrigny d'un air pensif, on a
fait sagement de laisser partir M. Norval, porteur des présents de
Mlle de Cardoville pour ce prince. Le médecin qui accompagne
M. Norval, et qui a été choisi par M. Baleinier, n'inspirera de la
sorte aucun soupçon.

-- Aucun, reprit Rodin. Sa lettre d'hier était complètement
rassurante.

-- Ainsi, rien à craindre non plus du prince indien, dit le père
d'Aigrigny, tout va pour le mieux.

-- Quant à Gabriel, reprit Rodin, il a écrit de nouveau ce matin
pour obtenir de Votre Révérence l'entretien qu'il sollicite
vainement depuis trois jours; il est affecté de la rigueur de la
punition qu'on lui a infligée en lui défendant depuis cinq jours
de sortir de notre maison.

-- Demain... en le conduisant rue Saint-François, je
l'écouterai... il sera temps... Ainsi donc, à cette heure, dit le
père d'Aigrigny, d'un air de satisfaction triomphante, tous les
descendants de cette famille, dont la présence pouvait ruiner nos
projets, sont dans l'impossibilité de se trouver avant midi rue
Saint-François, tandis que Gabriel seul y sera... Enfin nous
touchons au but.

Deux coups, discrètement frappés, interrompirent le père
d'Aigrigny.

-- Entrez, dit-il. Un vieux serviteur vêtu de noir se présenta et
dit:

-- Il y a en bas un homme qui désire parler à l'instant à M. Rodin
pour affaire très urgente.

-- Son nom? demanda le père d'Aigrigny.

-- Il n'a pas dit son nom, mais il dit qu'il vient de la part de
M. Josué... négociant de l'île de Java.

Le père d'Aigrigny et Rodin échangèrent un coup d'oeil de
surprise, presque de frayeur.

-- Voyez ce que c'est que cet homme, dit le père d'Aigrigny à
Rodin sans pouvoir cacher son inquiétude, et venez ensuite me
rendre compte. Puis, s'adressant au domestique qui sortit:

-- Faites entrer. Ce disant, le père d'Aigrigny, après avoir
échangé un signe expressif avec Rodin, disparut par une porte
latérale. Une minute après, Faringhea, l'ex-chef de la secte des
Étrangleurs, parut devant Rodin, qui le reconnut aussitôt pour
l'avoir vu au château de Cardoville. Le _socius_ tressaillit, mais
il ne voulut pas paraître se souvenir de ce personnage. Cependant,
toujours courbé sur son bureau, et ne semblant pas voir Faringhea,
il écrivit aussitôt quelques mots à la hâte sur une feuille de
papier placée devant lui.

-- Monsieur... reprit le domestique étonné du silence de Rodin,
voici cette personne.

Rodin plia le billet qu'il venait d'écrire précipitamment et dit
au serviteur:

-- Faites porter ceci à son adresse... On m'apportera la réponse.

Le domestique salua et sortit. Alors Rodin, sans se lever, attacha
ses petits yeux de reptile sur Faringhea et lui dit courtoisement:

-- À qui, monsieur, ai-je l'honneur de parler?



XII. Les deux frères de la bonne oeuvre.

Faringhea, né dans l'Inde, avait, on l'a dit, beaucoup voyagé et
fréquenté les comptoirs européens des différentes parties de
l'Asie; parlant bien l'anglais et le français, rempli
d'intelligence et de sagacité, il était parfaitement civilisé. Au
lieu de répondre à la question de Rodin, il attachait sur lui un
regard fixe et pénétrant. Le _socius_, impatienté de ce silence,
et pressentant avec une vague inquiétude que l'arrivée de
Faringhea avait quelque rapport direct ou indirect avec la
destinée de Djalma, reprit en affectant le plus grand sang-froid:

-- À qui, monsieur, ai-je l'honneur de parler?

-- Vous ne me reconnaissez pas? dit Faringhea faisant deux pas
vers la chaise de Rodin.

-- Je ne crois pas avoir jamais eu l'honneur de vous voir,
répondit froidement celui-ci.

-- Et moi, je vous reconnais, dit Faringhea; je vous ai vu au
château de Cardoville le jour du naufrage du bateau à vapeur et du
trois-mâts.

-- Au château de Cardoville? c'est possible... monsieur, j'y étais
en effet un jour de naufrage.

-- Et ce jour-là je vous ai appelé par votre nom. Vous m'avez
demandé ce que je voulais de vous... Je vous ai répondu:
maintenant rien, frère... plus tard beaucoup... Le temps est
venu... Je viens vous demander beaucoup.

-- Mon cher monsieur, dit Rodin toujours impassible, avant de
continuer cet entretien, jusqu'ici passablement obscur, je
désirerais savoir je vous le répète, à qui j'ai l'avantage de
parler... Vous vous êtes introduit ici sous prétexte d'une
commission de M. Josué Van Daël... respectable négociant de
Batavia, et...

-- Vous connaissez l'écriture de M. Josué, dit Faringhea en
interrompant Rodin.

-- Je la connais parfaitement.

-- Regardez... Et le métis tirant de sa poche (il était assez
pauvrement vêtu à l'européenne) la longue dépêche dérobée par lui
à Mahal, le contrebandier de Java, après l'avoir étranglé sur la
grève de Batavia, mit ses papiers sous les yeux de Rodin, sans
cependant s'en dessaisir.

-- C'est en effet l'écriture de M. Josué, dit Rodin, et il tendit
la main vers la lettre, que Faringhea remit lestement et
prudemment dans sa poche.

-- Vous avez, mon cher monsieur, permettez-moi de vous le dire,
une singulière manière de faire les commissions... dit Rodin.
Cette lettre était à mon adresse... et vous ayant été confiée par
M. Josué... vous deviez...

-- Cette lettre ne m'a pas été confiée par M. Josué, dit Faringhea
en interrompant Rodin.

-- Comment l'avez-vous entre les mains!

-- Un contrebandier de Java m'avait trahi; Josué avait assuré le
passage de cet homme pour Alexandrie et lui avait remis cette
lettre, qu'il devait porter à bord, pour la malle d'Europe. J'ai
étranglé le contrebandier, j'ai pris la lettre, j'ai fait la
traversée... et me voici...

L'Étrangleur avait prononcé ces mots avec une jactance farouche;
son regard fauve et intrépide ne s'abaissa pas devant le regard
perçant de Rodin, qui, à cet étrange aveu, avait redressé vivement
la tête pour observer ce personnage.

Faringhea croyait étonner ou intimider Rodin par cette espèce de
forfanterie féroce; mais, à sa grande surprise, le _socius_,
toujours impassible comme un cadavre, lui dit simplement:

-- Ah!... on étrangle ainsi... à Java?

-- Et ailleurs... aussi, répondit Faringhea avec un sourire amer.

-- Je ne veux pas vous croire... mais je vous trouve d'une
étonnante sincérité, monsieur... Votre nom!...

-- Faringhea.

-- Eh bien, monsieur Faringhea, où voulez-vous en venir?... Vous
vous êtes emparé, par un crime abominable, d'une lettre à moi
adressée; maintenant vous hésitez à me la remettre...

-- Parce que je l'ai lue... et qu'elle peut me servir.

-- Ah!... vous l'avez lue! dit Rodin un instant troublé. Puis il
reprit:

-- Il est vrai que d'après votre manière de vous charger de la
correspondance d'autrui, on ne peut s'attendre à une extrême
discrétion de votre part... Et qu'avez-vous appris de si utile
pour vous dans cette lettre de M. Josué!

-- J'ai appris, frère... que vous étiez, comme moi, un fils de la
bonne oeuvre.

-- De quelle bonne oeuvre voulez-vous parler? demanda Rodin assez
étonné. Faringhea répondit avec une expression d'ironie amère:

-- Dans sa lettre Josué vous dit: «Obéissance et courage, secret
et patience, ruse et audace, union entre nous, qui avons pour
patrie le monde, pour famille ceux de notre ordre, et pour reine
Rome.»

-- Il est possible que M. Josué m'écrive ceci. Mais qu'en
concluez-vous, monsieur?

-- Notre oeuvre a, comme la vôtre, frère, le monde pour patrie;
comme vous, pour famille nous avons nos complices, et pour reine_
Bohwanie._

-- Je ne connais pas cette sainte, dit humblement Rodin.

-- C'est notre Rome, à nous, répondit l'étrangleur. Il poursuivit:

-- Josué vous parle encore de ceux de votre oeuvre qui, répandus
sur toute la terre, travaillent à la gloire de Bohwanie.

-- Et quels sont ces fils de Bohwanie, monsieur Faringhea?

-- Des hommes résolus, audacieux, patients, rusés, opiniâtres,
qui, pour faire triompher la bonne oeuvre, sacrifient pays, père
et mère, soeur et frère, et qui regardent comme ennemis tous ceux
qui ne sont pas des leurs.

-- Il me paraît y avoir beaucoup de bon dans l'esprit persévérant
et religieusement exclusif de cette oeuvre, dit Rodin d'un air
modeste et béat... Seulement, il faudrait connaître ses fins et
son but.

-- Comme vous, frère, nous faisons des cadavres.

-- Des cadavres! s'écria Rodin.

-- Dans sa lettre, répondit Faringhea, Josué vous dit: «La plus
grande gloire de notre ordre est de faire de l'homme un
cadavre[19]« Notre oeuvre fait aussi de l'homme un cadavre... La
mort des hommes est douce à Bohwanie.

-- Mais, monsieur! s'écria Rodin, M. Josué parle de l'âme... de la
volonté, de la pensée, qui doivent être anéantis par la
discipline.

-- C'est vrai, les vôtres tuent l'âme... nous tuons le corps.
Votre main, frère: vous êtes, comme nous, chasseurs d'hommes.

-- Mais, encore une fois, monsieur, il s'agit de tuer la volonté,
la pensée, dit Rodin.

-- Et que sont les corps privés d'âme, de pensée, sinon des
cadavres?... Allez, allez, frère, les morts que fait notre lacet
ne sont pas plus inanimés, plus glacés que ceux que fait votre
discipline. Allons, touchez là, frère... Rome et Bohwanie sont
soeurs.

Malgré son calme apparent, Rodin ne voyait pas sans une secrète
frayeur un misérable de l'espèce de Faringhea détenteur d'une
longue lettre de Josué, où il devait être nécessairement question
de Djalma. Rodin se croyait certain d'avoir mis le jeune Indien
dans l'impossibilité d'être à Paris le lendemain; mais, ignorant
les relations qui avaient pu se nouer depuis le naufrage entre le
prince et le métis, il regardait Faringhea comme un homme
probablement fort dangereux.

Plus le _socius _était intérieurement inquiet, plus il affecta de
paraître calme et dédaigneux. Il reprit donc:

-- Sans doute ce rapprochement entre Rome et Bohwanie est fort
piquant... mais qu'en concluez-vous, monsieur?

-- Je veux vous montrer, frère, ce que je suis, ce dont je suis
capable, afin de vous convaincre qu'il vaut mieux m'avoir pour ami
que pour ennemi.

-- En d'autres termes, monsieur, dit Rodin avec une ironie
méprisante, vous appartenez à une secte meurtrière de l'Inde, et
vous voulez, par une transparente allégorie, me donner à réfléchir
sur le sort de l'homme à qui vous avez dérobé des lettres qui
m'étaient adressées; à mon tour je me permettrai de vous faire
observer en toute humilité, monsieur Faringhea, qu'ici on
n'étrangle personne, et que si vous aviez la fantaisie de vouloir
changer quelqu'un en cadavre pour l'amour de Bohwanie, votre
divinité, on vous couperait le cou pour l'amour d'une autre
divinité vulgairement appelée la Justice.

-- Et que me ferait-on, si j'avais tenté d'empoisonner quelqu'un?

-- Je vous ferai encore humblement observer, monsieur Faringhea,
que je n'ai pas le loisir de vous professer un cours de
jurisprudence criminelle. Seulement, croyez-moi, résistez à la
tentation d'étrangler ou d'empoisonner qui que ce soit. Un dernier
mot: voulez-vous ou non me remettre les lettres de M. Josué?

-- Les lettres relatives au prince Djalma? dit le métis. Et il
regarda fixement Rodin, qui, malgré une vive et subite angoisse,
demeura impénétrable, et répondit le plus simplement du monde:

-- Ignorant le contenu des lettres que vous retenez, monsieur, il
m'est impossible de vous répondre. Je vous prie, et au besoin je
vous requiers de me remettre ces lettres, ou de sortir d'ici.

-- Vous allez dans quelques minutes me supplier de rester, frère.

-- J'en doute.

-- Quelques mots feront ce prodige... Si tout à l'heure je vous
parlais d'empoisonnement, frère, c'est que vous avez envoyé un
médecin... au château de Cardoville, pour empoisonner...
momentanément le prince Djalma.

Rodin, malgré lui, tressaillit imperceptiblement, et reprit:

-- Je ne comprends pas.

-- Il est vrai, je suis un pauvre étranger qui ai sans doute
beaucoup d'accent: pourtant je vais tâcher de parler mieux... Je
sais, par les lettres de Josué, l'intérêt que vous avez à ce que
le prince Djalma ne soit pas ici... demain, et ce que vous avez
fait pour cela. M'entendez-vous?

-- Je n'ai rien à répondre.

Deux coups frappés à la porte interrompirent la conversation.

-- Entrez, dit Rodin.

-- La lettre a été portée à son adresse, monsieur, dit un vieux
domestique en s'inclinant; voici la réponse.

Rodin prit le papier qu'on lui présentait, et, avant de l'ouvrir,
dit courtoisement à Faringhea:

-- Vous permettez, monsieur!

-- Ne vous gênez pas, dit le métis.

-- Vous êtes bien bon, répondit Rodin, qui, après avoir lu,
écrivit rapidement quelques mots au bas de la réponse qu'on lui
apportait, et dit au domestique en la lui remettant:

-- Renvoyez ceci à la même adresse. Le domestique s'inclina et
disparut.

-- Puis-je continuer? demanda le métis à Rodin.

-- Parfaitement.

-- Je continue donc, reprit Faringhea... Avant-hier, au moment où,
tout blessé qu'il était, le prince allait, par mon conseil, partir
pour Paris, est arrivé une belle voiture avec de superbes présents
destinés à Djalma par un ami inconnu. Dans cette voiture il y
avait deux hommes: l'un envoyé par l'ami inconnu; l'autre était un
médecin... envoyé par vous pour donner des secours à Djalma et
l'accompagner jusqu'à son arrivée à Paris... C'était charitable,
n'est-ce pas, frère?

-- Continuez votre histoire, monsieur.

-- Djalma est parti hier... En déclarant que la blessure du prince
empirerait d'une manière très grave s'il ne restait pas étendu
dans la voiture pendant tout le voyage, le médecin s'est ainsi
débarrassé de l'envoyé de l'ami inconnu, qui est reparti pour
Paris; de son côté, le médecin a voulu m'éloigner à mon tour; mais
Djalma a si fort insisté, que nous sommes partis, le médecin, le
prince et moi. Hier soir, nous arrivons à moitié chemin; le
médecin trouve qu'il faut passer la nuit dans une auberge: nous
avions, disait-il, tout le temps d'être arrivés à Paris ce soir,
le prince ayant annoncé qu'il lui fallait absolument être à Paris
le 12 au soir. Le médecin avait beaucoup insisté pour partir seul
avec le prince. Je savais, par la lettre de Josué, qu'il vous
importait beaucoup que Djalma ne fût pas ici le 13; des soupçons
me sont venus; j'ai demandé à ce médecin s'il vous connaissait; il
m'a répondu avec embarras; alors au lieu des soupçons, j'ai eu des
certitudes... Arrivé à l'auberge, pendant que le médecin était
auprès de Djalma, je suis monté à la chambre du docteur, j'ai
examiné une boîte remplie de plusieurs flacons qu'il avait
apportés; l'un d'eux contenait de l'opium... J'ai deviné.

-- Qu'avez-vous deviné, monsieur?

-- Vous allez le savoir... le médecin a dit à Djalma, avant de se
retirer: «Votre blessure est en bon état mais la fatigue du voyage
pourrait l'enflammer; il serait bon demain dans la journée de
prendre une potion calmante que je vais préparer ce soir afin de
l'avoir toute prête dans la voiture...» Le calcul du médecin était
simple, ajouta Faringhea.

Le lendemain (qui est aujourd'hui), le prince prenait la potion
sur les quatre ou cinq heures du soir... bientôt il s'endormait
profondément... Le médecin, inquiet, faisait arrêter la voiture
dans la soirée... déclarait qu'il y avait du danger à continuer la
route... passait la nuit dans une auberge, et s'établissait auprès
du prince, dont l'assoupissement n'aurait cessé qu'à l'heure qui
vous convenait. Tel était votre dessein; il m'a paru habilement
projeté, j'ai voulu m'en servir pour moi-même, et j'ai réussi.

-- Tout ce que vous dites là, mon cher monsieur, dit Rodin en
rongeant ses ongles, est de l'hébreu pour moi.

-- Toujours, sans doute, à cause de mon accent... mais, dites-
moi... connaissez-vous l'_array-mow?_

-- Non.

-- Tant pis, c'est une admirable production de l'île de Java, si
fertile en poisons.

-- Eh! que m'importe? dit Rodin d'une voix brève et pouvant à
peine dissimuler son anxiété croissante.

-- Cela vous importe beaucoup. Nous autres fils de Bohwanie, nous
avons horreur de répandre le sang, reprit Faringhea; mais, pour
passer impunément le lacet autour du cou de nos victimes, nous
attendons qu'elles soient endormies... Lorsque leur sommeil n'est
pas assez profond, nous l'augmentons à notre gré; nous sommes très
adroits dans notre oeuvre: le serpent n'est pas plus subtil, le
lion plus audacieux. Djalma porte nos marques... L'array-mow est
une poudre impalpable; en en faisant respirer quelques parcelles
pendant le sommeil, ou en le mêlant au tabac d'une pipe pendant
qu'on veille, on jette sa victime dans un assoupissement dont rien
ne peut la tirer. Si l'on craint de donner une dose trop forte à
la fois, on en fait aspirer plusieurs fois durant le sommeil et on
prolonge ainsi sans danger autant de temps que l'homme peut rester
sans boire ni manger... trente ou quarante heures environ... Vous
voyez combien l'usage de l'opium est grossier auprès de ce divin
narcotique... J'en avais apporté de Java une certaine quantité...
par simple curiosité... sans oublier le contrepoison.

-- Ah! il y a un contrepoison? dit machinalement Rodin.

-- Comme il y a des gens qui sont tout le contraire de ce que nous
sommes, frère de la bonne oeuvre... Les Javanais appelle le suc de
cette racine le _touboe_... il dissipe l'engourdissement causé par
l'array-mow comme le soleil dissipe les nuages... Or, hier soir,
certain des projets de votre émissaire sur Djalma, j'ai attendu
que ce médecin fût couché, endormi... je me suis introduit en
rampant dans sa chambre... et je lui ai fait aspirer une telle
dose d'array-mow... qu'il doit dormir encore...

-- Malheureux! s'écria Rodin de plus en plus effrayé de ce récit,
car Faringhea portait un coup terrible aux machinations du
_socius_ et de ses amis; mais vous risquiez d'empoisonner ce
médecin?

-- Frère... comme il risquait d'empoisonner Djalma. Ce matin nous
sommes donc partis, laissant votre médecin dans l'auberge, plongé
dans un profond sommeil. Je me suis trouvé seul dans la voiture
avec Djalma. Il fumait, en véritable Indien; quelques parcelles
d'array-mow, mélangées au tabac dont j'ai rempli sa longue pipe,
l'ont d'abord assoupi... Une nouvelle dose qu'il a aspirée l'a
endormi profondément, et à cette heure il est dans l'auberge où
nous sommes descendus. Maintenant, frère... il dépend de moi de
laisser Djalma plongé dans son assoupissement, qui durera jusqu'à
demain soir... ou de l'en faire sortir à l'instant... Ainsi, selon
que vous satisferez ou non à ma demande, Djalma sera ou ne sera
pas demain rue Saint-François, numéro 3.

Ce disant, Faringhea tira de sa poche la médaille de Djalma, et
dit à Rodin en la lui montrant:

-- Vous le voyez, je vous dis la vérité... Pendant le sommeil de
Djalma, je lui ai enlevé cette médaille, la seule indication qu'il
ait de l'endroit où il doit se trouver demain... Je finis donc par
où j'ai commencé, en vous disant:

-- Frère, je viens vous demander beaucoup!

Depuis quelques moments, Rodin, selon son habitude lorsqu'il était
en proie à un accès de rage muette et concentrée, se rongeait les
ongles jusqu'au sang. À ce moment, le timbre de la loge du portier
sonna trois coups espacés d'une façon particulière. Rodin ne parut
pas faire attention à ce bruit; et pourtant tout à coup une
étincelle brilla dans ses petits yeux de reptile, pendant que
Faringhea, les bras croisés, le regardait avec une expression de
supériorité triomphante et dédaigneuse.

Le _socius_ baissa la tête, garda le silence, prit machinalement
une plume sur son bureau, et en mâchonna la barbe pendant quelques
secondes, en ayant l'air de réfléchir profondément à ce que venait
de lui dire Faringhea. Enfin, jetant la plume sur le bureau, il se
retourna brusquement vers le métis, et lui dit d'un air
profondément dédaigneux:

-- Ah çà, monsieur Faringhea, est-ce que vous prétendez vous
moquer du monde avec vos histoires?

Le métis, stupéfait, malgré son audace, recula d'un pas.

-- Comment, monsieur, reprit Rodin, vous venez ici, dans une
maison respectable, vous vanter d'avoir dérobé une correspondance,
étranglé celui-ci, empoisonné celui-là avec un narcotique! Mais
c'est du délire, monsieur; j'ai voulu vous écouter jusqu'à la fin,
pour voir jusqu'où vous pousseriez l'audace... Car il n'y a qu'un
monstrueux scélérat qui puisse venir se targuer de si
épouvantables forfaits; mais je veux bien croire qu'ils n'existent
que dans votre imagination.

En prononçant ces mots avec une sorte d'animation qui ne lui était
pas habituelle, Rodin se leva, et, tout en marchant, s'approcha
peu à peu de la cheminée pendant que Faringhea, ne revenant pas de
sa surprise, le regardait en silence; pourtant, au bout de
quelques instants, il reprit d'un air sombre et farouche:

-- Prenez garde, frère... ne me forcez pas à vous prouver que j'ai
dit la vérité.

-- Allons donc, monsieur! il faut venir des antipodes pour croire
les Français si faciles à duper. Vous avez, dites-vous, la
prudence du serpent et le courage du lion. J'ignore si vous êtes
un lion courageux, mais pour serpent prudent... je le nie.
Comment! vous avez une lettre de M. Josué qui peut me compromettre
(en admettant que tout ceci ne soit pas une fable); le prince
Djalma est plongé dans une torpeur qui sert mes projets et dont
vous seul le pouvez faire sortir; vous pouvez enfin, dites-vous,
porter un coup terrible à mes intérêts, et vous ne réfléchissez
pas, lion terrible, serpent subtil, qu'il ne s'agit pour moi que
de gagner vingt-quatre heures. Or, vous arrivez du fond de l'Inde
à Paris; vous êtes étranger et inconnu à tous, vous me croyez
aussi scélérat que vous, puisque vous m'appelez frère, et vous ne
songez pas que vous êtes ici en mon pouvoir; que cette rue est
solitaire, cette maison écartée, que je puis avoir ici sur-le-
champ trois ou quatre personnes capables de vous garrotter en une
seconde, tout étrangleur que vous êtes!... et cela seulement en
tirant le cordon de cette sonnette, ajouta Rodin en le prenant en
effet à la main. N'ayez donc pas peur, ajouta-t-il avec un sourire
diabolique en voyant Faringhea faire un brusque mouvement de
surprise et de frayeur; est-ce que je vous préviendrais si je
voulais agir de la sorte?... Voyons, répondez... Une fois garrotté
et mis en lieu de sûreté pendant vingt-quatre heures, comment
pourriez-vous me nuire? Ne me serait-il pas alors facile de
m'emparer des papiers de Josué, de la médaille de Djalma, qui,
plongé dans un assoupissement jusqu'à demain soir, ne
m'inquiéterait plus?... Vous le voyez donc bien, monsieur, vos
menaces sont vaines... parce qu'elles reposent sur des
mensonges... parce qu'il n'est pas vrai que le prince Djalma soit
ici en votre pouvoir... Allez... sortez d'ici, et une autre fois,
quand vous voudrez faire des dupes, adressez-vous mieux.

Faringhea restait frappé de stupeur; tout ce qu'il venait
d'entendre lui semblait très probable; Rodin pouvait s'emparer de
lui, de la lettre de Josué, de la médaille, et, en le retenant
prisonnier, rendre impossible le réveil de Djalma; et pourtant
Rodin lui ordonnait de sortir, à lui, Faringhea, qui se croyait si
redoutable.

À force de chercher les motifs de la conduite inexplicable du_
socius_, le métis s'imagina, et en effet il ne pouvait penser
autre chose, que Rodin, malgré les preuves qu'il apportait, ne
croyait pas que Djalma fût en son pouvoir; de la sorte, le dédain
du correspondant de Josué s'expliquait naturellement. Rodin jouait
un coup d'une grande hardiesse et d'une grande habileté; aussi,
tout en ayant l'air de grommeler entre ses dents d'un air
courroucé, il observait en dessous, mais avec une anxiété
dévorante, la physionomie de l'Étrangleur. Celui-ci, presque
certain d'avoir pénétré le secret motif de la conduite de Rodin,
reprit:

-- Je vais sortir... mais un mot encore... vous croyez que je
mens...

-- J'en suis certain, vous m'avez débité un tissu de fables; j'ai
perdu beaucoup de temps à les écouter, faites-moi grâce du
reste... Il est tard, veuillez me laisser seul.

-- Une minute encore... vous êtes un homme, je le vois, à qui l'on
ne doit rien cacher, dit Faringhea. À cette heure, je ne puis
attendre de Djalma qu'une espèce d'aumône et un mépris écrasant,
car, du caractère dont il est, lui dire: donnez-moi beaucoup,
parce que, pouvant vous trahir, je ne l'ai pas fait... ce serait
m'attirer son courroux et son dédain... J'aurais pu vingt fois le
tuer... mais son jour n'est pas encore venu, dit l'Étrangleur d'un
air sombre, et pour attendre ce jour... et d'autres funestes
jours, il me faut de l'or, beaucoup d'or... vous seul pouvez m'en
donner en payant ma trahison envers Djalma, parce qu'à vous seul
elle profite. Vous refusez de m'entendre, parce que vous me croyez
menteur... j'ai pris l'adresse de l'auberge où nous sommes
descendus, la voici. Envoyez quelqu'un s'assurer de la vérité de
ce que je dis, alors, vous me croirez; mais le prix de ma trahison
sera cher. Je vous l'ai dit, je vous demanderai beaucoup.

Ce disant, Faringhea offrait à Rodin une adresse imprimée: le
_socius_, qui suivait du coin de l'oeil tous les mouvements de
Faringhea, fit semblant, d'être profondément absorbé, de ne pas
l'entendre et ne répondit rien.

-- Prenez cette adresse... et assurez-vous que je ne mens pas,
reprit Faringhea en tendant de nouveau l'adresse à Rodin.

-- Hein... qu'est-ce? dit celui-ci en jetant à la dérobée un
rapide regard sur l'adresse, qu'il lut avidement, mais sans y
toucher.

-- Lisez cette adresse, répéta le métis, et vous pourrez vous
assurer que...

-- En vérité, monsieur, s'écria Rodin en repoussant l'adresse de
la main, votre impudence me confond. Je vous répète que je ne veux
avoir rien de commun avec vous. Pour la dernière fois, je vous
somme de vous retirer... Je ne sais pas ce que c'est que le prince
Djalma... Vous pouvez me nuire, dites-vous; nuisez-moi, ne vous
gênez pas, mais pour l'amour du ciel, sortez d'ici.

Ce disant, Rodin sonna violemment.

Faringhea fit un mouvement comme s'il eût voulu se mettre en
défense. Un vieux domestique à la figure débonnaire et placide se
présenta aussitôt.

-- Lapierre, éclairez monsieur, lui dit Rodin en lui montrant du
geste Faringhea. Celui-ci, épouvanté du calme de Rodin, hésitait à
sortir.

-- Mais, monsieur, lui dit Rodin remarquant son trouble et son
hésitation, qu'attendez-vous! Je désire être seul.

-- Ainsi, monsieur, lui dit Faringhea en se retirant lentement et
à reculons, vous refusez mes offres! Prenez garde... demain il
sera trop tard.

-- Monsieur, j'ai l'honneur d'être votre humble serviteur. Et
Rodin s'inclina avec courtoisie. L'Étrangleur sortit. La porte se
referma sur lui... Aussitôt, le père d'Aigrigny parut sur le seuil
de la pièce voisine. Sa figure était pâle et bouleversée.

-- Qu'avez-vous fait! s'écria-t-il en s'adressant à Rodin. J'ai
tout entendu... Ce misérable, j'en suis malheureusement certain,
disait la vérité... l'Indien est en son pouvoir; il va le
rejoindre.

-- Je ne le pense pas, dit humblement Rodin en s'inclinant et
reprenant sa physionomie morne et soumise.

-- Et qui empêchera cet homme de rejoindre le prince!

-- Permettez... Lorsqu'on a introduit ici cet affreux scélérat, je
l'ai reconnu; aussi, avant de m'entretenir avec lui, j'ai
prudemment écrit quelques lignes à Morok, qui attendait le bon
loisir de Votre Révérence dans la salle basse avec Goliath; plus
tard, pendant le cours de la conversation, lorsqu'on m'a apporté
la réponse de Morok, qui attendait mes ordres, je lui ai donné de
nouvelles instructions, voyant le tour que prenaient les choses.

-- Et à quoi bon tout ceci, puisque cet homme vient de sortir de
cette maison!

-- Votre Révérence daignera peut-être remarquer qu'il n'est sorti
qu'après m'avoir donné l'adresse de l'hôtel où est l'Indien, grâce
à mon innocent stratagème de dédain... S'il eût manqué, Faringhea
tombait toujours entre les mains de Goliath et de Morok, qui
l'attendaient dans la rue à deux pas de la porte. Mais nous
eussions été très embarrassés, car nous ne savions pas où habitait
le prince Djalma.

-- Encore de la violence! dit le père d'Aigrigny avec répugnance.

-- C'est à regretter... fort à regretter... reprit Rodin... mais
il a bien fallu suivre le système adopté jusqu'ici.

-- Est-ce un reproche que vous m'adressez! dit le père d'Aigrigny
qui commençait à trouver que Rodin était autre chose qu'une
machine à écrire.

-- Je ne me permettrais pas d'en adresser à Votre Révérence, dit
Rodin en s'inclinant presque jusqu'à terre; mais il s'agit
seulement de retenir cet homme pendant vingt-quatre heures.

-- Et ensuite!... Ses plaintes!

-- Un pareil bandit n'osera pas se plaindre; d'ailleurs il est
sorti librement d'ici. Morok et Goliath lui banderont les yeux
après s'être emparés de lui. La maison a une entrée dans la rue
Vieille-des-Ursins. À cette heure et par ce temps d'ouragan, il ne
passe personne dans ce quartier désert. Le trajet dépaysera
complètement ce misérable; on le descendra dans une cave du
bâtiment neuf et demain, la nuit, à pareille heure, on lui rendra
la liberté avec les mêmes précautions... Quant à l'Indien, on sait
maintenant où le trouver... il s'agit d'envoyer auprès de lui une
personne de confiance et s'il sort de sa torpeur... il est un
moyen très simple et surtout aucunement violent, selon mon petit
jugement, dit modestement Rodin, de le tenir demain éloigné toute
la journée de la rue Saint-François.

Le même domestique à figure débonnaire, qui avait introduit et
éconduit Faringhea, rentra dans le cabinet après avoir
discrètement frappé; il tenait à la main une espèce de gibecière
en peau de daim, qu'il remit à Rodin en lui disant:

-- Voici ce que M. Morok vient d'apporter; il est entré par la rue
Vieille. Le domestique sortit.

Rodin ouvrit le sac et dit au père d'Aigrigny en lui montrant ces
objets:

-- La médaille... et la lettre de Josué... Morok a été habile et
expéditif.

-- Encore un danger évité, dit le marquis, il est fâcheux d'en
venir à de tels moyens...

-- À qui les reprocher, sinon au misérable qui nous met dans la
nécessité d'y avoir recours!... Je vais à l'instant dépêcher
quelqu'un à l'hôtel de l'Indien.

-- Et à sept heures du matin vous conduirez Gabriel rue Saint-
François; c'est là que j'aurai avec lui l'entretien qu'il me
demande si instamment depuis trois jours.

-- Je l'en ai fait prévenir ce soir; il se rendra à vos ordres.

-- Enfin, dit le père d'Aigrigny, après tant de luttes, tant de
craintes, tant de traverses, quelques heures maintenant nous
séparent de ce moment depuis si longtemps attendu.

* * * *

Nous conduirons le lecteur à la maison de la rue Saint François.



Onzième partie
Le 13 février



I. La maison de la rue Saint-François.

En entrant dans la rue Saint-Gervais par la rue Doré (au Marais),
on se trouvait, à l'époque de ce récit, en face d'un mur d'une
hauteur énorme, aux pierres noires et vermiculées par les années;
ce mur, se prolongeant dans presque toute la largeur de cette rue
solitaire, servait de contrefort à une terrasse ombragée d'arbres
centenaires ainsi plantés à plus de quarante pieds au-dessus du
pavé; à travers leurs épais branchages apparaissaient le fronton
de pierre, le toit aigu et les grandes cheminées de briques d'une
antique maison, dont l'entrée était située rue Saint-François,
numéro 3, non loin de l'angle de la rue Saint-Gervais.

Rien de plus triste que le dehors de cette demeure; c'était encore
de ce côté une muraille très élevée, percée de deux ou trois jours
de souffrance, sortes de meurtrières formidablement grillagées.
Une porte cochère en chêne massif, bardée de fer, constellée
d'énormes têtes de clou et dont la couleur primitive disparaissait
depuis longtemps sous une couche épaisse de boue, de poussière et
de rouille, s'arrondissait par le haut, et s'adaptait à la
voussure d'une baie cintrée, ressemblant à une arcade profonde,
tant les murailles avaient d'épaisseur; dans l'un des larges
battants de cette porte massive s'ouvrait une seconde petite porte
servant d'entrée au juif Samuel, gardien de cette sombre demeure.
Le seuil franchi, on arrivait sous une voûte formée par le
bâtiment donnant sur la rue. Dans ce bâtiment était pratiqué le
logement de Samuel; les fenêtres s'ouvraient sur une cour
intérieure très spacieuse, coupée par une grille au-delà de
laquelle on voyait un jardin. Au milieu de ce jardin s'élevait une
maison de pierres de taille à deux étages, si bizarrement
exhaussée qu'il fallait gravir un perron ou plutôt un double
escalier de vingt marches pour arriver à la porte d'entrée murée
depuis cent cinquante ans. Les contrevents des croisées de cette
habitation avaient été remplacés par de larges et épaisses plaques
de plomb hermétiquement soudées et maintenues par des châssis de
fer scellés dans la pierre. De plus, afin d'intercepter
complètement l'air, la lumière, et de parer de la sorte à toute
dégradation intérieure ou extérieure, le toit avait été recouvert
d'épaisses plaques de plomb, ainsi que l'ouverture des cheminées
de briques, préalablement bouchées et maçonnées. On avait usé des
mêmes procédés pour la clôture d'un petit belvédère carré situé au
faîte de la maison, en recouvrant sa cage vitrée d'une sorte de
chape soudée à la toiture. Seulement, par suite d'une fantaisie
singulière, chacune des quatre plaques de plomb qui masquaient les
faces de ce belvédère, correspondant aux quatre points cardinaux,
était percée de sept petits trous ronds, disposés en formes de
croix, que l'on distinguait facilement à l'extérieur. Partout
ailleurs, les panneaux plombés des croisées étaient absolument
pleins. Grâce à ces précautions, à la solide construction de cette
demeure, à peine quelques réparations extérieures avaient été
nécessaires, et les appartements, complètement soustraits à
l'influence de l'air extérieur, devaient être, depuis un siècle et
demi, aussi intacts que lors de leur fermeture.

L'aspect de murailles lézardées, de volets vermoulus et brisés,
d'une toiture à demi effondrée, de croisées envahies par des
plantes pariétaires, eût été peut-être moins triste que la vue de
cette maison de pierre bardée de fer et de plomb, conservée comme
un tombeau.

Le jardin, complètement abandonné, et dans lequel le gardien
Samuel entrait seulement pour faire ses inspections hebdomadaires,
offrait, surtout pendant l'été, une incroyable confusion de
plantes parasites et de broussailles. Les arbres, livrés à eux-
mêmes, avaient poussé en tous sens et entremêlé leurs branches;
quelques vignes folles reproduites par rejetons, rampant d'abord
sur le sol, jusqu'au pied des arbres, y avaient ensuite grimpé,
enroulé leurs troncs, et jeté sur les branchages les plus élevés
l'inextricable réseau de leurs sarments. L'on ne pouvait traverser
cette _forêt vierge _qu'en suivant un sentier pratiqué par le
gardien pour aller de la grille à la maison, dont les abords,
ménagés en pente douce pour l'écoulement des eaux, étaient
soigneusement dallés sur une largeur de dix pieds environ. Un
autre petit chemin de ronde, ménagé autour des murs d'enceinte,
était chaque nuit battu par deux ou trois énormes chiens des
Pyrénées, dont la race fidèle s'était aussi perpétuée dans cette
maison depuis un siècle et demi.

Telle était l'habitation destinée à servir de rendez-vous aux
descendants de la famille de Rennepont.

La nuit qui séparait le 12 février du 13 allait bientôt finir. Le
calme succédant à la tourmente, la pluie avait cessé; le ciel
était pur, étoilé; la lune, à son déclin, brillait d'un doux
éclat, et jetait une clarté mélancolique sur cette demeure
abandonnée, silencieuse, dont aucun pas humain n'avait franchi le
seuil depuis tant d'années.

Une vive lueur, s'échappant à travers une des fenêtres du logis du
gardien, annonçait que le juif Samuel veillait encore.

Que l'on se figure une assez vaste chambre, lambrissée du haut en
bas en vieilles boiseries de noyer devenues d'un brun presque noir
à force de vétusté; deux tisons à demi éteints fument dans l'âtre
au milieu des cendres refroidies; sur la tablette de cette
cheminée de pierre peinte couleur de granit gris, on voit un vieux
flambeau de fer garni d'une maigre chandelle, coiffée d'un
éteignoir, et auprès une paire de pistolets à deux coups et un
couteau de chasse à lame affilée, dont la poignée de bronze ciselé
appartient au XVIIe siècle; de plus, une lourde carabine était
appuyée à l'un des pilastres de la cheminée. Quatre escabeaux sans
dossiers, une vieille armoire de chêne et une table à pieds tors,
meublaient seuls cette chambre. À la boiserie étaient
symétriquement suspendues des clefs de différentes grandeurs; leur
forme annonçait leur antiquité; diverses étiquettes étaient fixées
à leur anneau. Le fond de la vieille armoire de chêne, à secret et
mobile, avait glissé sur une coulisse et l'on apercevait, scellée
dans le mur, une large et profonde caisse de fer, dont le battant
ouvert montrait le merveilleux mécanisme de l'une de ces serrures
florentines du XVIe siècle, qui, mieux que toutes les inventions
modernes, défiait l'effraction, et qui de plus, selon les idées du
temps, grâce à une épaisse doublure de toile d'amiante, tendue
assez loin des parois de la caisse sur des fils d'or, rendait
incombustible en cas d'incendie les objets qu'elle renfermait.

Une grande cassette de bois de cèdre, prise dans cette caisse, et
déposée sur un escabeau, contenait de nombreux papiers
soigneusement rangés et étiquetés.

À la lueur d'une lampe de cuivre, le vieux gardien Samuel est
occupé à écrire sur un petit registre, à mesure que sa femme
Bethsabée dicte en lisant un carnet. Samuel avait alors environ
quatre-vingt-deux ans, et, malgré cet âge avancé, une forêt de
cheveux gris et crépus couvrait sa tête; il était petit, maigre,
nerveux et la pétulance involontaire de ses mouvements prouvait
que les années n'avaient pas affaibli son énergie et son activité,
quoique dans le _quartier, _où il apparaissait d'ailleurs très
rarement, il affectât de paraître presque en enfance, ainsi que
l'avait dit Rodin au père d'Aigrigny. Une vieille robe de chambre
de bouracan marron, à larges manches, enveloppait entièrement le
vieillard, et tombait jusqu'à ses pieds. Les traits de Samuel
offraient le type pur et oriental de sa race: son teint était mat
et jaunâtre, son nez aquilin, son menton ombragé d'un petit
bouquet de barbe blanche; ses pommettes saillantes jetaient une
ombre assez dure sur ses joues creuses et ridées. Sa physionomie
était remplie d'intelligence, de finesse et de sagacité. Son
front, large, élevé, annonçait la droiture, la franchise et la
fermeté; ses yeux, noirs et brillants comme les yeux arabes,
avaient un regard à la fois pénétrant et doux.

Sa femme Bethsabée, de quinze ans moins âgée que lui, était de
haute taille et entièrement vêtue de noir. Un bonnet plat en linon
empesé, qui rappelait la sévère coiffure des graves matrones
hollandaises, encadrait son visage pâle et austère, autrefois
d'une rare et fière beauté, d'un caractère tout biblique; quelques
plis du front, provenant du froncement presque continuel de ses
sourcils gris, témoignaient que cette femme était souvent sous le
poids d'une tristesse profonde. À ce moment même, la physionomie
de Bethsabée trahissait une douleur inexprimable: son regard était
fixe, sa tête penchée sur sa poitrine; elle avait laissé retomber
sur ses genoux sa main droite dont elle tenait un petit carnet; de
son autre main, elle serrait convulsivement une grosse tresse de
cheveux noirs comme le jais qu'elle portait au cou. Cette natte
épaisse était garnie d'un fermoir en or d'un pouce carré; sous une
plaque de cristal qui le recouvrait d'un côté comme un reliquaire,
on voyait un morceau de toile plié carrément et presque
entièrement couvert de taches d'un rouge sombre, couleur de sang
depuis longtemps séché.

Après un moment de silence, pendant lequel Samuel écrivit sur son
registre, il dit tout haut en relisant ce qu'il venait d'écrire:

-- D'autre part, cinq mille métalliques d'Autriche de mille
florins, et la date du _19 octobre 1826._

En suite de cette énumération, Samuel ajouta en relevant la tête
et en s'adressant à sa femme:

-- Est-ce bien cela, Bethsabée? avez-vous comparé sur le carnet?
Bethsabée ne répondit pas.

Samuel la regarda, et, la voyant profondément accablée, lui dit
avec une expression de tendresse inquiète:

-- Qu'avez-vous?... mon Dieu, qu'avez-vous?

-- Le 19 octobre... 1826... dit-elle lentement les yeux toujours
fixes, et en serrant plus étroitement encore dans sa main la
tresse de cheveux noirs qu'elle portait au cou. C'est une date
funeste... Samuel... bien funeste... c'est celle de la dernière
lettre que nous avons reçue de...

Bethsabée ne put continuer, elle poussa un long gémissement et
cacha sa figure dans ses mains.

-- Ah! je vous entends, reprit le vieillard d'une voix altérée, un
père peut être distrait par de graves préoccupations, mais, hélas!
le coeur d'une mère est toujours en éveil.

Et jetant sa plume sur la table, Samuel appuya son front sur ses
mains avec accablement. Bethsabée reprit bientôt, comme si elle se
fût douloureusement complue dans ses cruels souvenirs:

-- Oui... ce jour est le dernier où notre fils Abel nous écrivit
d'Allemagne en nous annonçant qu'il venait d'employer, selon vos
ordres, les fonds qu'il avait emportés d'ici... et qu'il allait se
rendre en Pologne pour une autre opération...

-- Et en Pologne... il a trouvé la mort d'un martyr, reprit
Samuel; sans motifs, sans preuve, car rien n'était plus faux, on
l'a injustement accusé de venir organiser la contrebande... et le
gouvernement russe, le traitant comme on traite nos frères et
soeurs dans ces pays de cruelle tyrannie, l'a fait condamner à
l'affreux supplice du knout... sans vouloir le voir ni
l'entendre... À quoi bon... entendre un juif?... Qu'est-ce qu'un
juif? une créature encore bien au-dessous d'un serf... Ne leur
reproche-t-on pas, dans ce pays, tous les vices qu'engendre le
dégradant servage où on les plonge? Un juif expirant sous le
bâton! qui irait s'en inquiéter?

-- Et notre pauvre Abel, si doux, si loyal, est mort sous le
fouet... moitié de honte, moitié de douleur, dit Bethsabée en
tressaillant. Un de nos frères de Pologne a obtenu à grand'peine
la permission de l'ensevelir... Il a coupé ses beaux cheveux
noirs... et ces cheveux avec ce morceau de linge, taché du sang de
notre cher fils, c'est tout ce qui nous reste de lui! s'écria
Bethsabée.

Et elle couvrait de baisers convulsifs la tresse de cheveux et le
reliquaire.

-- Hélas! dit Samuel en essuyant ses larmes, qui avaient aussi
coulé à ce souvenir déchirant, le Seigneur, du moins, ne nous a
retiré notre enfant que lorsque la tâche que notre famille
poursuit fidèlement depuis un siècle et demi touchait à son
terme... À quoi bon désormais notre race sur la terre? ajouta
Samuel avec une profonde amertume, notre devoir n'est-il pas
accompli?... Cette caisse ne renferme-t-elle pas une fortune de
roi? cette maison, murée il y a cent cinquante ans, ne sera-t-elle
pas ouverte ce matin aux descendants du bienfaiteur de mon
aïeul?...

En disant ces mots, Samuel tourna tristement la tête vers la
maison, qu'il apercevait de sa fenêtre.

À ce moment, l'aube allait paraître.

La lune venait de se coucher; le belvédère, ainsi que le toit et
les cheminées, se découpaient en noir sur le bleu sombre du
firmament étoilé.

Tout à coup Samuel pâlit, se leva brusquement et dit à sa femme
d'une voix tremblante, en lui montrant la maison:

-- Bethsabée... les sept points de lumière, comme il y a trente
ans... regarde... regarde...

En effet, les sept ouvertures rondes, disposées en forme de croix,
autrefois pratiquées dans les plaques de plomb qui recouvraient
les croisées du belvédère, étincelèrent en sept points lumineux,
comme si quelqu'un fût monté intérieurement au faîte de la maison
murée.



II. Doit et avoir.

Pendant quelques instants, Samuel et Bethsabée restèrent
immobiles, les yeux attachés avec une frayeur inquiète sur les
sept points lumineux qui rayonnaient parmi les dernières clartés
de la nuit au sommet du belvédère, pendant qu'à l'horizon,
derrière la maison, une lueur d'un rose pâle annonçait l'aube
naissante. Samuel rompit le premier le silence et dit à sa femme
en passant la main sur son front:

-- La douleur que vient de nous causer le souvenir de notre pauvre
enfant nous a empêchés de réfléchir et de nous rappeler qu'après
tout il ne devait y avoir pour nous rien d'effrayant dans ce qui
se passe.

-- Que dites-vous, Samuel?

-- Mon père ne m'a-t-il pas dit que lui et mon aïeul avaient
plusieurs fois aperçu des clartés pareilles à de longs
intervalles?

-- Oui, Samuel... mais sans pouvoir, non plus que nous,
s'expliquer ces clartés...

-- Ainsi que mon père et mon grand-père, nous devons croire qu'une
issue, inconnue de leur temps comme elle l'est encore du nôtre,
donne passage à des personnes qui ont aussi quelques devoirs
mystérieux à remplir dans cette demeure. Encore une fois, mon père
m'a prévenu de ne pas m'inquiéter de ces circonstances étranges...
qu'il m'avait prédites... et qui, depuis trente ans, se
renouvellent pour la seconde fois...

-- Il n'importe, Samuel... cela épouvante comme si c'était quelque
chose de surnaturel.

-- Le temps des miracles est passé, dit le juif en secouant
mélancoliquement la tête, bien des vieilles maisons de ce quartier
ont des communications souterraines avec des endroits éloignés;
quelques-unes, dit-on, se prolongent même jusqu'à la Seine et
jusqu'aux catacombes... Sans doute cette maison est dans une
condition pareille, et les personnes qui y viennent si rarement
s'y introduisent par ce moyen.

-- Mais ce belvédère ainsi éclairé...

-- D'après le plan annoté du bâtiment, vous savez que ce belvédère
forme le faîte ou la lanterne de ce qu'on appelle la _grande salle
de deuil, _située au dernier étage de la maison. Comme il y règne
une complète obscurité, à cause de la fermeture de toutes les
fenêtres, nécessairement on se sert de lumière pour monter jusqu'à
cette _salle de deuil, _pièce qui renferme, dit-on, des choses
bien étranges, bien sinistres... ajouta le juif en tressaillant.

Bethsabée regardait attentivement, ainsi que son mari, les sept
points lumineux, dont l'éclat diminuait à mesure que le jour
grandissait.

-- Ainsi que vous le dites, Samuel, ce mystère peut s'expliquer de
la sorte... reprit la femme du vieillard. D'ailleurs ce jour est
un jour si important pour la famille de Rennepont que, dans de
telles circonstances, cette apparition ne doit pas nous étonner.

-- Et penser, reprit Samuel, que depuis un siècle et demi ces
lueurs ont apparu plusieurs fois! il est donc une autre famille
qui de génération en génération s'est vouée, comme la nôtre, à
accomplir un pieux devoir...

-- Mais quel est ce devoir? Peut-être aujourd'hui tout
s'éclaircira-t-il...

-- Allons, allons, Bethsabée, reprit tout à coup Samuel en sortant
de sa rêverie, et comme s'il se fût reproché son oisiveté, voici
le jour, et il faut qu'avant huit heures cet état de caisse soit
mis au net, ces immenses valeurs classées, et il montra le grand
coffret de cèdre, afin qu'elles puissent être remises entre les
mains de qui de droit.

-- Vous avez raison, Samuel; ce jour ne nous appartient pas...
c'est un jour solennel... et qui serait beau, oh! bien beau pour
nous... si maintenant il pouvait y avoir de beaux jours pour nous,
dit amèrement Bethsabée en songeant à son fils.

-- Bethsabée, dit tristement Samuel, en appuyant sa main sur la
main de sa femme, nous serons du moins sensibles à l'austère
satisfaction du devoir accompli... Le Seigneur ne nous a-t-il pas
été bien favorable, quoique en nous éprouvant cruellement par la
mort de notre fils? N'est-ce pas grâce à sa providence que les
trois générations de ma famille ont pu commencer, continuer et
achever cette grande oeuvre?

-- Oui, Samuel, dit affectueusement la juive, et du moins, pour
vous, à cette satisfaction se joindront le calme et la quiétude,
car lorsque midi sonnera vous serez délivré d'une bien terrible
responsabilité.

Et, ce disant Bethsabée indiqua du geste la caisse de cèdre.

-- Il est vrai, reprit le vieillard, j'aimerais mieux savoir ces
immenses richesses entre les mains de ceux à qui elles
appartiennent qu'entre les miennes; mais aujourd'hui je n'en serai
plus dépositaire... Je vais donc contrôler une dernière fois
l'état de ces valeurs, et ensuite nous le collationnerons d'après
mon registre et le carnet que vous tenez.

Bethsabée fit un signe de tête affirmatif. Samuel reprit la plume
et se livra très attentivement à ses calculs de banque; sa femme
s'abandonna de nouveau, malgré elle, aux souvenirs cruels qu'une
date fatale venait d'éveiller en lui rappelant la mort de son
fils.

Exposons rapidement l'histoire très simple, et pourtant en
apparence si romanesque, si merveilleuse, de ces cinquante mille
écus qui, grâce à une accumulation et à une gestion sage,
intelligente et fidèle, s'étaient naturellement, ou plutôt
_forcément _transformés, au bout d'un siècle et demi, en une somme
bien autrement importante que celle de _quarante millions _fixée
par le père d'Aigrigny, qui, très incomplètement renseigné à ce
sujet, et songeant d'ailleurs aux éventualités désastreuses, aux
pertes, aux banqueroutes qui, pendant tant d'années, avaient pu
atteindre les dépositaires successifs de ces valeurs, trouvait
encore énorme... le chiffre de quarante millions.

L'histoire de cette fortune se trouva nécessairement liée à celle
de la famille Samuel, qui faisait valoir ce fonds depuis trois
générations, nous en dirons deux mots. Vers 1670, plusieurs années
avant sa mort, M. Marius de Rennepont, lors d'un voyage au
Portugal, avait pu, grâce à de très puissants intermédiaires,
sauver la vie d'un malheureux juif condamné au bûcher par
l'Inquisition pour cause de religion... Ce juif était _Isaac
Samuel, _l'aïeul du gardien de la maison de la rue Saint-François.

Les hommes généreux s'attachent souvent à leurs obligés au moins
autant que les obligés s'attachent à leurs bienfaiteurs. S'étant
d'abord assuré qu'Isaac, qui faisait à Lisbonne un petit commerce
de change, était probe, actif, laborieux, intelligent,
M. de Rennepont, qui possédait alors de grands biens en France,
proposa au juif de l'accompagner et de gérer sa fortune. L'espèce
de réprobation et de méfiance dont les Israélites ont toujours été
poursuivis était alors à son comble. Isaac fut donc doublement
reconnaissant de la marque de confiance que lui donnait
M. de Rennepont. Il accepta et se promit dès ce jour de vouer son
existence tout entière au service de celui qui, après lui avoir
sauvé la vie, avait foi en sa droiture et en sa probité, à lui
juif appartenant à une race si généralement soupçonnée, haïe et
méprisée. M. de Rennepont, homme d'un grand coeur, d'un grand sens
et d'un grand esprit, ne s'était pas trompé dans son choix.
Jusqu'à ce qu'il fût dépossédé de ses biens, ils prospérèrent
merveilleusement entre les mains d'Isaac Samuel, qui, doué d'une
admirable aptitude pour les affaires, l'appliquait exclusivement
aux intérêts de son bienfaiteur.

Vinrent les persécutions et la ruine de M. de Rennepont dont les
biens furent confisqués et abandonnés aux révérends pères de la
compagnie de Jésus, ses délateurs, quelques jours avant sa mort.
Caché dans la retraite qu'il avait choisie pour y finir violemment
ses jours, il fit mander secrètement Isaac Samuel, et lui remit
cinquante mille écus en or, seul débris de sa fortune passée; ce
fidèle serviteur devait faire valoir cette somme, en accumuler et
en placer les intérêts; s'il avait un fils, lui transmettre la
même obligation; à défaut de fils, il chercherait un parent assez
probe pour continuer cette gérance à laquelle serait d'ailleurs
affectée une rétribution convenable; cette gérance devait être
ainsi transmise et perpétuée de proche en proche jusqu'à
l'expiration d'un siècle et demi. M. de Rennepont avait en outre
prié Isaac d'être pendant sa vie le gardien de la maison de la rue
Saint-François, où il serait gratuitement logé, et de léguer ces
fonctions à sa descendance, si cela était possible.

Lors même qu'Isaac Samuel n'aurait pas eu d'enfants, le puissant
esprit de solidarité qui unit souvent certaines familles juives
entre elles aurait rendu praticable la dernière volonté de
M. de Rennepont. Les parents d'Isaac se seraient associés à sa
reconnaissance envers son bienfaiteur, et eux, ainsi que leurs
générations successives, eussent accompli généreusement la tâche
imposée à l'un des leurs; mais Isaac eut un fils plusieurs années
après la mort de M. de Rennepont. Ce fils, Lévi Samuel, né en
1669, n'ayant pas eu d'enfants de sa première femme, s'était
remarié à l'âge de près de soixante ans, et, en 1750, il lui était
né un fils: David Samuel, le gardien de la maison de Saint-
François, qui, en 1832 (époque de ce récit), était âgé de quatre-
vingt-deux ans, promettait de fournir une carrière aussi avancée
que son père, mort à quatre-vingt-treize ans; disons enfin qu'Abel
Samuel, le fils que regrettait si amèrement Bethsabée, né en 1790,
était mort sous le knout russe, à l'âge de vingt-six ans.

Cette humble généalogie établie, on comprendra facilement que la
longévité successive de ces trois membres de la famille Samuel,
qui s'étaient perpétués comme gardiens de la maison murée, et
reliant ainsi le XIXe siècle au XVIIe, avait singulièrement
simplifié et facilité l'exécution des dernières volontés de
M. de Rennepont, ce dernier ayant d'ailleurs formellement déclaré
à l'aïeul de Samuel qu'il désirait que la somme qu'il laissait ne
fût augmentée que par la seule capitalisation des intérêts à cinq
pour cent, afin que cette fortune arrivât jusqu'à ses descendants
pure de toute spéculation déloyale.

Les coreligionnaires de la famille Samuel, premiers inventeurs de
la lettre de change, qui leur servit, au moyen âge, à transporter
mystérieusement des valeurs considérables d'un bout à l'autre du
monde, à dissimuler leur fortune, à la mettre à l'abri de la
rapacité de leurs ennemis; les juifs, disons-nous, ayant fait
presque seuls le commerce du change et de l'argent jusqu'à la fin
du XVIIIe siècle, aidèrent beaucoup aux transactions secrètes et
aux opérations financières de la famille Samuel, qui, jusqu'en
1820 environ, plaça toujours ses valeurs devenues progressivement
immenses, dans les maisons de banque ou dans les comptoirs
israélites les plus riches de l'Europe. Cette manière d'agir, sûre
et occulte, avait permis au gardien actuel de la rue Saint-
François d'effectuer, à l'insu de tous, par simples dépôts ou par
lettres de change, des placements énormes, car c'est surtout lors
de sa gestion que la somme capitalisée avait acquis, par le seul
fait de l'accumulation, un développement presque incalculable, son
père, et surtout son grand-père n'ayant eu comparativement à lui
que peu de fonds à gérer. Quoiqu'il s'agît simplement de trouver
successivement des placements assurés et immédiats, afin que
l'argent ne restât pas pour ainsi dire sans rapporter d'intérêt,
il avait fallu une grande capacité financière pour arriver à ce
résultat, surtout lorsqu'il fut question de cinquantaine de
millions; cette capacité, le dernier Samuel, d'ailleurs instruit à
l'école de son père, la déploya à un haut degré, ainsi que le
démontreront les résultats prochainement cités.

Rien ne semble plus touchant, plus noble, plus respectable que la
conduite des membres de cette famille israélite qui, solidaires de
l'engagement de gratitude pris par un des leurs, se vouent pendant
de si longues années, avec autant de désintéressement que
d'intelligence et de probité, au lent accroissement d'une fortune
de roi dont ils n'attendent aucune part, et qui, grâce à eux, doit
arriver pure et immense aux mains des descendants du bienfaiteur
de leur aïeul. Rien enfin n'est plus honorable pour le proscrit
qui fait le dépôt, et pour le juif qui le reçoit, que ce simple
échange de paroles données, sans autre garantie qu'une confiance
et une estime réciproques, lorsqu'il s'agit d'un résultat qui ne
doit se produire qu'au bout de cent cinquante ans.

Après avoir relu attentivement son inventaire, Samuel dit à sa
femme:

-- Je suis certain de l'exactitude de mes additions; voulez-vous
maintenant collationner sur le carnet que vous avez à la main
l'énoncé des valeurs que je viens d'écrire sur ce registre? je
m'assurerai en même temps que les titres sont classés par ordre
dans cette cassette, car je dois ce matin remettre le tout au
notaire, lorsqu'on ouvrira le testament.

-- Commencez, mon ami, je vous suis, dit Bethsabée.

Samuel lut l'état suivant, vérifiant à mesure dans sa caisse.

Résumé du compte des héritiers de M. de Rennepont, remis par
David Samuel._

Débit Fr. 2, 000, 000 de rente 5% françaises en inscriptions
nominatives et au porteur, achetées de 1825 à 1832, suivant
bordereaux à l'appui, à un cours moyen de 99 fr. 50.

39, 800, 000 Fr.

Fr. 900, 000 de rente 3% françaises en diverses inscriptions
achetées pendant les mêmes années à un cours moyen de 74 fr. 50 c.

22, 275, 000 Fr.

5000 actions de la Banque de France, achetées en commun à 1900
francs.

9, 500, 000 Fr.

3900 actions des Quatre-Canaux, en un certificat de dépôt desdites
actions à la compagnie, achetées au cours moyen de 1115 francs.

3, 345, 000 Fr.

125, 000 ducats de rente de Naples, au cours moyen de 82 francs, -
- 2, 050, 000 ducats: soit 4 fr. 40 c. le ducat.

9, 020, 000 Fr.

5000 métalliques d'Autriche de 1000 florins, au cours moyen de 63
florins. -- 4, 650, 000 florins au change de 2 fr. 50 c. par
florin.

11, 625, 000 Fr.

75, 000 livres sterling de rente 3% consolidés anglais à 883/4. --
 2, 218, 750 sterling à 25 fr. par livre sterling.

55, 468, 750 Fr.

1, 200, 000 florins en 21/2% hollandais à 60 francs. -- 28, 860, 000
florins à 2 fr. 10 par florin des Pays-Bas.

60, 606, 000 Fr.

Appoints en billets de banque, or et argent.

535, 250 Fr.

Paris, le 12 février 1832: 212, 175, 000 Fr.

Crédit Fr. 150, 000 reçus de M. de Rennepont, en 1682, par Isaac
Samuel, mon grand-père, et placés successivement par lui, mon père
et moi, à l'intérêt de 5%, avec règlement de compte par semestre
et en capitalisant les intérêts, ont produit, suivant les comptes
ci-joints:

Ci ... 225, 950, 000 Fr.

Mais il faut en déduire, suivant le détail ci-annexé, pour pertes
éprouvées dans des faillites, pour commissions et courtages payés
à divers, et aussi pour appointements des trois générations de
gérants.

......... 13, 775, 000 Fr.

-- C'est bien cela, reprit Samuel après avoir vérifié les lettres
renfermées dans la cassette de cèdre. Il reste en caisse, à la
disposition des héritiers de la famille Rennepont, la somme de
DEUX CENT DOUZE MILLIONS cent soixante-quinze mille francs.

Et le vieillard regarda sa femme avec une expression de bien
légitime orgueil.

-- Cela n'est pas croyable! s'écria Bethsabée frappée de stupeur;
je savais que d'immenses valeurs étaient entre vos mains; mais je
n'aurais jamais cru que cent cinquante mille francs laissés il y a
cent cinquante ans fussent la seule source de cette fortune
incroyable.

-- Et c'est pourtant la seule, Bethsabée... reprit fièrement le
vieillard. Sans doute, mon grand-père, mon père et moi nous avons
toujours mis autant de fidélité que d'exactitude dans la gestion
de ces fonds; sans doute il nous a fallu beaucoup de sagacité dans
le choix des placements à faire lors des temps de révolution et de
crises commerciales; mais cela nous était facile, grâce à nos
relations d'affaires avec nos coreligionnaires de tous les pays;
mais jamais ni moi ni les miens nous ne nous sommes permis de
faire un placement, non pas usuraire... mais qui ne fût pas même
au-dessous du taux légal... Les ordres formels de M. de Rennepont,
recueillis par mon grand-père, le voulaient ainsi, et il n'y a pas
au monde de fortune plus pure que celle-ci... Sans ce
désintéressement et en profitant seulement de quelques
circonstances favorables, ce chiffre de deux cent douze millions
aurait peut-être de beaucoup augmenté.

-- Est-ce possible, mon Dieu!

-- Rien de plus simple. Bethsabée... tout le monde sait qu'en
quatorze ans un capital est doublé par la seule accumulation et
composition de ses intérêts à 5 pour 100; maintenant réfléchissez
qu'en cent cinquante ans il y a dix fois quatorze ans... que ces
cent cinquante premiers mille francs ont été ainsi doublés et
martingalés; ce qui vous étonne vous paraîtra tout simple. En
1682, M. de Rennepont a confié à mon grand-père 150, 000 francs;
cette somme, capitalisée ainsi que je vous l'ai dit, a dû produire
en 1696, quatorze années après, 300, 000 francs. Ceux-ci, doublés
en 1710, ont produit 600, 000 francs. Lors de la mort de mon
grand-père, en 1719, la somme à faire valoir était déjà de près
d'un million; en 1724; elle aurait dû monter à 1 million 200, 000
francs; en 1738, à 2 millions 400, 000 francs; en 1752, deux ans
après ma naissance, à 4 millions 800, 000 francs; en 1766, à 9
millions 600, 000 francs; en 1780, à 19 millions 200, 000 francs;
en 1794, douze ans après la mort de mon père, à 38 millions 400,
000 francs; en 1808, à 76 millions 800, 000 francs; en 1822, à 153
millions 600, 000 francs; et aujourd'hui, en composant les
intérêts de dix années, elle devrait être au moins de 225 millions
environ. Mais des pertes, des non-valeurs et des frais
inévitables, dont le compte est d'ailleurs ici rigoureusement
établi, ont réduit cette somme à 212 millions 175, 000 francs en
valeurs renfermées dans cette caisse.

-- Maintenant je vous comprends, mon ami, reprit Bethsabée
pensive, mais quelle incroyable puissance que celle de
l'accumulation! et que d'admirables choses on pourrait faire pour
l'avenir avec de faibles ressources au temps présent.

-- Telle a été, sans doute, la pensée de M. de Rennepont; car, au
dire de mon père, qui le tenait de mon aïeul, M. de Rennepont
était un des plus grands esprits... de son temps, répondit Samuel
en refermant la cassette de bois de cèdre.

-- Dieu veuille que ses descendants soient dignes de cette fortune
de roi, et en fassent un noble emploi! dit Bethsabée en se levant.

Le jour était complètement venu; sept heures du matin sonnèrent.

-- Les maçons ne vont pas tarder à arriver, dit Samuel en
replaçant la boîte de cèdre dans sa caisse de fer, dissimulée
derrière la vieille armoire de chêne. Comme vous, Bethsabée,
reprit-il, je suis curieux et inquiet de savoir quels sont les
descendants de M. de Rennepont qui vont se présenter ici.

Deux ou trois coups vigoureusement frappés avec le marteau de fer
de l'épaisse porte cochère retentirent dans la maison. L'aboiement
des chiens de garde répondit à ce bruit. Samuel dit à sa femme:

-- Ce sont sans doute les maçons que le notaire envoie avec un
clerc; je vous en prie, réunissez toutes les clefs en trousseau
avec leurs étiquettes; je vais revenir les prendre.

Ce disant, Samuel descendit assez lestement l'escalier, malgré son
âge, s'approcha de la porte, ouvrit prudemment un guichet, et vit
trois manoeuvres, en costume de maçon, accompagnés d'un jeune
homme vêtu en noir.

-- Que voulez-vous, messieurs? dit le juif avant d'ouvrir, afin de
s'assurer encore de l'identité de ces personnages.

-- Je viens de la part de Me Dumesnil, notaire, répondit le clerc,
pour assister à l'ouverture de la porte murée; voici une lettre de
mon patron pour M. Samuel, gardien de la maison.

-- C'est moi, monsieur, dit le juif; veuillez jeter cette lettre
dans la boîte, je vais la prendre.

Le clerc fit ce que désirait Samuel, mais il haussa les épaules.
Rien ne lui semblait plus ridicule que cette demande du
soupçonneux vieillard.

Le gardien ouvrit la boîte, prit la lettre, alla à l'extrémité de
la voûte afin de la lire au grand jour, compara soigneusement la
signature à celle d'une autre lettre du notaire qu'il prit dans la
poche de sa houppelande; puis, après ces précautions, ayant mis
ses dogues à la chaîne, il revint enfin ouvrir le battant de la
porte au clerc et aux maçons.

-- Que diable! mon brave homme, dit le clerc en entrant, il
s'agirait d'ouvrir la porte d'un château fort qu'il n'y aurait pas
plus de formalités...

Le juif s'inclina sans répondre.

-- Est-ce que vous êtes sourd, mon cher? lui cria le clerc aux
oreilles.

-- Non, monsieur, dit Samuel en souriant doucement et faisant
quelques pas en dehors de la voûte, il ajouta en montrant la
maison:

-- Voici, monsieur, la porte maçonnée qu'il faut dégager; il
faudra aussi desceller le châssis de fer et celui de plomb de la
seconde croisée à droite.

-- Pourquoi ne pas ouvrir toutes les fenêtres? demanda le clerc.

-- Parce que tels sont les ordres que j'ai reçus comme gardien de
cette demeure, monsieur.

-- Et qui vous les a donnés, ces ordres?

-- Mon père... monsieur, à qui son père les avait transmis de la
part du maître de la maison... Une fois que je n'en serai plus le
gardien, qu'elle sera en possession de son nouveau propriétaire,
celui-ci agira comme bon lui semblera.

-- À la bonne heure, dit le clerc assez surpris. Puis s'adressant
aux maçons, il ajouta:

-- Le reste vous regarde, mes braves, dégagez la porte et
descellez le châssis de fer seulement de la seconde croisée à
droite.

Pendant que les maçons se mettaient à l'ouvrage sous l'inspection
du clerc de notaire, une voiture s'arrêta devant la porte cochère,
et Rodin, accompagné de Gabriel, entra dans la maison de la rue
Saint-François.


III. L'héritier.

Samuel vint ouvrir la porte à Gabriel et à Rodin. Ce dernier dit
au juif:

-- Vous êtes, monsieur, le gardien de cette maison?

-- Oui, monsieur, répondit Samuel.

-- M. l'abbé Gabriel de Rennepont que voici, dit Rodin en montrant
son compagnon, est l'un des descendants de la famille de
Rennepont.

-- Ah! tant mieux, monsieur, dit presque involontairement le juif,
frappé de l'angélique physionomie de Gabriel, car la noblesse et
la sérénité de l'âme du jeune prêtre se lisaient dans son regard
d'archange et sur son front pur et blanc, déjà couronné de
l'auréole du martyre.

Samuel regardait Gabriel avec une curiosité remplie de
bienveillance et d'intérêt; mais sentant bientôt que cette
contemplation silencieuse devenait embarrassante pour Gabriel, il
lui dit:

-- Le notaire, monsieur l'abbé, ne doit venir qu'à dix heures.
Gabriel le regarda d'un air surpris et répondit:

-- Quel notaire... monsieur?

-- Le père d'Aigrigny vous expliquera ceci, se hâta de dire Rodin,
et s'adressant à Samuel, il ajouta: Nous sommes un peu en
avance... Ne pourrions-nous pas attendre quelque part l'arrivée du
notaire?

-- Si vous voulez vous donner la peine de venir chez moi, dit
Samuel, je vais vous conduire.

-- Je vous remercie, monsieur, j'accepte, dit Rodin.

-- Veuillez donc me suivre, messieurs, dit le vieillard. Quelques
moments après, le jeune prêtre et le _socius, _précédés de Samuel,
entrèrent dans une des pièces que ce dernier occupait au rez-de-
chaussée du bâtiment de la rue et qui donnait sur la cour.

-- M. l'abbé d'Aigrigny, qui a servi de tuteur à M. Gabriel, doit
bientôt venir nous demander, ajouta Rodin; aurez-vous la bonté de
l'introduire ici?

-- Je n'y manquerai pas, monsieur, dit Samuel en sortant.

Le _socius _et Gabriel restèrent seuls. À la mansuétude adorable
qui donnait habituellement aux beaux traits du missionnaire un
charme si touchant, succédait en ce moment une remarquable
expression de tristesse, de résolution et de sévérité. Rodin,
n'ayant pas vu Gabriel depuis quelques jours, était gravement
préoccupé du changement qu'il remarquait en lui; aussi l'avait-il
observé silencieusement pendant le trajet de la rue des Postes à
la rue Saint-François. Le jeune prêtre portait, comme d'habitude,
une longue soutane noire qui faisait ressortir davantage encore la
pâleur transparente de son visage. Lorsque le juif fut sorti, il
dit à Rodin d'une voix ferme:

-- M'apprendrez-vous enfin, monsieur, pourquoi, depuis plusieurs
jours, il m'a été impossible de parler à Sa Révérence le père
d'Aigrigny? pourquoi il a choisi cette maison pour m'accorder cet
entretien?

-- Il m'est impossible de répondre à ces questions, reprit
froidement Rodin. Sa Révérence ne peut manquer d'arriver bientôt,
elle vous entendra. Tout ce que je puis vous dire, c'est que notre
révérend père a, autant que vous, cette entrevue à coeur: s'il a
choisi cette maison pour cet entretien, c'est que vous avez
intérêt à vous trouver ici... Vous le savez bien... quoique vous
ayez affecté quelque étonnement en entendant le gardien parler
d'un notaire.

Ce disant, Rodin attacha un regard scrutateur et inquiet sur
Gabriel, dont la figure n'exprima rien autre chose que la
surprise.

-- Je ne vous comprends pas, répondit-il à Rodin. Quel intérêt
puis-je avoir à me trouver ici, dans cette maison?

-- Encore une fois, il est impossible que vous ne le sachiez pas,
reprit Rodin, observant toujours Gabriel avec attention.

-- Je vous ai dit, monsieur, que je l'ignorais, répondit celui-ci,
presque blessé de l'insistance du _socius._

_-- _Et qu'est donc venue vous dire hier votre mère adoptive?
pourquoi vous êtes-vous permis de la recevoir sans l'autorisation
du révérend père d'Aigrigny, ainsi que je l'ai appris ce matin? Ne
vous a-t-elle pas entretenu de certains papiers de famille trouvés
sur vous lorsqu'elle vous a recueilli?

-- Non, monsieur, dit Gabriel. À cette époque, ces papiers ont été
remis au confesseur de ma mère adoptive; et, plus tard, ils ont
passé entre les mains du révérend père d'Aigrigny. Pour la
première fois, depuis bien longtemps, j'entends parler de ces
papiers.

-- Ainsi... vous prétendez que ce n'est pas à ce sujet que
Françoise Baudoin est venue vous entretenir hier? reprit
opiniâtrement Rodin en accentuant lentement ses paroles.

-- Voilà, monsieur, la seconde fois que vous semblez douter de ce
que j'affirme, dit doucement le jeune prêtre réprimant un
mouvement d'impatience. Je vous assure que je dis la vérité.

-- Il ne sait rien, pensa Rodin, car il connaissait assez la
sincérité de Gabriel pour conserver dès lors le moindre doute
après une déclaration aussi positive.

-- Je vous crois, reprit le _socius. _Cette idée m'était venue en
cherchant quelle raison assez grave avait pu vous faire
transgresser les ordres du révérend père d'Aigrigny au sujet de la
retraite absolue qu'il vous avait ordonnée, retraite qui excluait
toute communication avec le dehors... Bien plus, contre toutes les
règles de notre maison, vous vous êtes permis de fermer votre
porte, qui doit toujours rester ouverte ou entr'ouverte, afin que
la mutuelle surveillance qui nous est ordonnée entre nous puisse
s'exercer plus facilement... Je ne m'étais expliqué vos fautes
graves contre la discipline que par la nécessité d'une
conversation très importante avec votre mère adoptive.

-- C'est à un prêtre et non à son fils adoptif que Mme Baudoin a
désiré parler, répondit Gabriel, et j'ai cru pouvoir l'entendre;
si j'ai fermé ma porte, c'est qu'il s'agissait d'une confession.

-- Et qu'avait donc Françoise Baudoin de si pressé à vous
confesser?

-- C'est ce que vous saurez tout à l'heure, lorsque je dirai à Sa
Révérence, s'il lui plaît que vous m'entendiez, reprit Gabriel.

Ces mots furent dits d'un ton si net par le missionnaire, qu'il
s'ensuivit un assez long silence.

Rappelons au lecteur que Gabriel avait jusqu'alors été tenu par
ses supérieurs dans la plus complète ignorance de la gravité des
intérêts de famille qui réclamaient sa présence rue Saint-
François. La veille, Françoise Baudoin, absorbée par sa douleur,
n'avait pas songé à lui dire que les orphelines devaient aussi se
trouver à ce même rendez-vous, et y eût-elle d'ailleurs songé, les
recommandations expresses de Dagobert l'eussent empêchée de parler
au jeune prêtre de cette circonstance. Gabriel ignorait donc
absolument les liens de famille qui l'attachaient aux filles du
maréchal Simon, à Mlle de Cardoville, à M. Hardy, au prince et à
Couche-tout-nu; en un mot, si on lui eût alors révélé qu'il était
l'héritier de M. Marius de Rennepont, il se serait cru le seul
descendant de cette famille.

Pendant l'instant de silence qui succéda à son entretien avec
Rodin, Gabriel examinait à travers les fenêtres du rez-de-chaussée
les travaux des maçons occupés à dégager la porte des pierres qui
la muraient. Cette première opération terminée, ils s'occupèrent
alors de desceller des barres de fer qui maintenaient une plaque
de plomb sur la partie extérieure de la porte.

À ce moment, le père d'Aigrigny, conduit par Samuel, entrait dans
la chambre. Avant que Gabriel se fût retourné, Rodin eut le temps
de dire tout bas au révérend père:

-- Il ne sait rien, et l'Indien n'est plus à craindre.

Malgré son calme affecté, les traits du père d'Aigrigny étaient
pâles et contractés, comme ceux d'un joueur qui est sur le point
de voir se décider une partie d'une importance terrible. Tout
jusqu'alors favorisait les desseins de sa compagnie; mais il ne
pensait pas sans effroi aux quatre heures qui restaient encore
pour attendre le terme fatal.

Gabriel s'étant retourné, le père d'Aigrigny lui dit d'un ton
affectueux et cordial, en s'approchant de lui, le sourire aux
lèvres et la main tendue:

-- Mon cher fils, il m'en a coûté beaucoup de vous avoir refusé
jusqu'à ce moment l'entretien que vous désirez depuis votre
retour; il m'a été non moins pénible de vous obliger à une
retraite de quelques jours. Quoique je n'aie aucune explication à
vous donner au sujet des choses que je vous ordonne, je veux bien
vous dire que je n'ai agi que dans votre intérêt.

-- Je dois croire Votre Révérence, répondit Gabriel en
s'inclinant.

Le jeune prêtre sentait malgré lui une vague émotion de crainte;
car jusqu'à son départ pour sa mission en Amérique, le père
d'Aigrigny, entre les mains duquel il avait prêté les voeux
formidables qui le liaient irrévocablement à la société de Jésus,
le père d'Aigrigny avait exercé sur lui une de ces influences
effrayantes qui, ne procédant que par le despotisme, la
compression et l'intimidation, brisent toutes les forces vives de
l'âme, et la laissent inerte, tremblante et terrifiée. Les
impressions de la première jeunesse sont ineffaçables, et c'était
la première fois, depuis son retour d'Amérique, que Gabriel se
retrouvait avec le père d'Aigrigny; aussi, quoiqu'il ne sentît pas
faillir la résolution qu'il avait prise, Gabriel regrettait de
n'avoir pu, ainsi qu'il l'avait espéré, prendre de nouvelles
forces dans un franc entretien avec Agricol et Dagobert.

Le père d'Aigrigny connaissait trop les hommes pour n'avoir pas
remarqué l'émotion du jeune prêtre et ne s'être pas rendu compte
de ce qui la causait. Cette impression lui parut d'un favorable
augure; il redoubla donc de séduction, de tendresse et d'aménité,
se réservant, s'il le fallait, de prendre un autre masque. Il dit
à Gabriel, en s'asseyant, pendant que celui-ci restait, ainsi que
Rodin, respectueusement debout:

-- Vous désirez, mon cher fils, avoir un entretien très important
avec moi?

-- Oui, mon père, dit Gabriel en baissant malgré lui les yeux
devant l'éclatante et large prunelle grise de son supérieur.

-- J'ai aussi, moi, des choses d'un grand intérêt à vous
apprendre; écoutez-moi donc d'abord... vous parlerez ensuite.

-- Je vous écoute, mon père...

-- Il y a environ douze ans, mon cher fils, dit affectueusement le
père d'Aigrigny, que le confesseur de votre mère adoptive,
s'adressant à moi par l'intermédiaire de M. Rodin, appela mon
attention sur vous en me parlant des progrès étonnants que vous
faisiez à l'école des Frères; j'appris en effet que votre
excellente conduite, que votre caractère doux et modeste, votre
intelligence précoce étaient dignes du plus grand intérêt; de ce
moment on eut les yeux sur vous; au bout de quelque temps, voyant
que vous ne déméritiez pas, il me parut qu'il y avait autre chose
en vous qu'un artisan; on s'entendit avec votre mère adoptive, et
par mes soins vous fûtes admis gratuitement dans l'une des écoles
de notre compagnie. Ainsi une charge de moins pesa sur
l'excellente femme qui vous avait recueilli, et un enfant qui
faisait déjà concevoir de hautes espérances reçut par nos soins
paternels tous les bienfaits d'une éducation religieuse... Cela
n'est-il pas vrai, mon fils?

-- Cela est vrai, mon père, répondit Gabriel en baissant les yeux.

-- À mesure que vous grandissiez, d'excellentes et rares vertus se
développaient en vous: votre obéissance, votre douceur surtout,
étaient exemplaires; vous faisiez de rapides progrès dans vos
études. J'ignorais alors à quelle carrière vous voudriez vous
livrer un jour. Mais j'étais toutefois certain que, dans toutes
les conditions de votre vie, vous resteriez toujours un fils bien-
aimé de l'Église. Je ne m'étais pas trompé dans mes espérances, ou
plutôt vous les avez, mon cher fils, de beaucoup dépassées.
Apprenant par une confidence amicale que votre mère adoptive
désirait ardemment vous voir entrer dans les ordres, vous avez
généreusement répondu au désir de l'excellente femme à qui vous
deviez tant... Mais comme le Seigneur est toujours juste dans ses
récompenses, il a voulu que la plus touchante preuve de gratitude
que vous puissiez donner à votre mère adoptive vous fût en même
temps divinement profitable, puisqu'elle vous faisait entrer parmi
les membres militants de notre sainte Église.

À ces mots du père d'Aigrigny, Gabriel ne put retenir un mouvement
en se rappelant les amères confidences de Françoise; mais il se
contint pendant que Rodin, debout et accoudé à l'angle de la
cheminée, continuait de l'examiner avec une attention singulière
et opiniâtre.

Le père d'Aigrigny reprit:

-- Je ne vous le cache pas, mon cher fils, votre résolution me
combla de joie; je vis en vous une des futures lumières de
l'Église, et je fus jaloux de la voir briller au milieu de notre
compagnie. Nos épreuves, si difficiles, si pénibles, si
nombreuses, vous les avez courageusement subies: vous avez été
jugé digne de nous appartenir et après avoir prêté entre mes mains
un serment irrévocable et sacré qui vous attache à jamais à notre
compagnie pour la plus grande gloire du Seigneur, vous avez désiré
répondre à l'appel de notre Saint-Père, aux âmes de bonne volonté,
et aller prêcher[20], comme missionnaire, la foi catholique chez
les barbares. Quoiqu'il nous fût pénible de nous séparer de notre
cher fils, nous dûmes accéder à des désirs si pieux: vous êtes
parti humble missionnaire, vous nous êtes revenu glorieux martyr,
et nous nous enorgueillissons à juste titre de vous compter parmi
nous. Ce rapide exposé du passé était nécessaire, mon cher fils,
pour arriver à ce qui suit; car il s'agit, si la chose était
possible... de resserrer davantage encore les liens qui vous
attachent à nous. Écoutez-moi donc bien, mon cher fils, ceci est
confidentiel et d'une haute importance, non seulement pour vous,
mais encore pour notre compagnie.

-- Alors... mon père!... s'écria vivement Gabriel, en interrompant
le père d'Aigrigny, je ne puis pas... je ne dois pas vous
entendre!

Et le jeune prêtre devint pâle; on vit, à l'altération de ses
traits, qu'un violent combat se livrait en lui; mais reprenant
bientôt sa résolution première, il releva le front, et, jetant un
regard assuré sur le père d'Aigrigny et sur Rodin, qui se
regardaient muets de surprise, il reprit:

-- Je vous le répète, mon père, s'il s'agit de choses
confidentielles sur la compagnie... il m'est impossible de vous
entendre.

-- En vérité, mon cher fils, vous me causez un étonnement profond.
Qu'avez-vous? mon Dieu! vos traits sont altérés, votre émotion est
visible... Voyons... parlez sans crainte... Pourquoi ne pouvez-
vous m'entendre davantage?

-- Je ne puis vous le dire, mon père, avant de vous avoir, moi
aussi, rapidement exposé le passé... tel qu'il m'a été donné de le
juger depuis quelque temps... Vous comprendrez alors, mon père,
que je n'ai plus droit à vos confidences, car bientôt un abîme va
nous séparer sans doute.

À ces mots de Gabriel, il est impossible de peindre le regard que
Rodin et le père d'Aigrigny échangèrent rapidement; le _socius
_commença de ronger ses ongles en attachant son oeil de reptile
irrité sur Gabriel; le père d'Aigrigny devint livide; son front se
couvrit d'une sueur froide. Il se demandait avec épouvante si, au
moment de toucher au but, l'obstacle viendrait de Gabriel, en
faveur de qui tous les obstacles avaient été écartés. Cette pensée
était désespérante. Pourtant le révérend père se contint
admirablement, resta calme, et répondit avec une affectueuse
onction:

-- Il m'est impossible de croire, mon cher fils, que vous et moi
soyons jamais séparés par un abîme... si ce n'est par l'abîme de
douleurs que me causerait quelque grave atteinte portée à votre
salut; mais... parlez... je vous écoute...

-- Il y a en effet, douze ans, mon père, reprit Gabriel d'une voix
ferme et en s'animant peu à peu, que, par vos soins, je suis entré
dans un collège de la compagnie de Jésus... J'y entrai aimant,
loyal et confiant... Comment a-t-on encouragé tout d'abord ces
précieux instincts de l'enfance?... le voici. Le jour de mon
arrivée, le supérieur me dit, en me désignant deux enfants un peu
plus âgés que moi: «Voilà les compagnons que vous préférerez; vous
vous promènerez toujours tous trois ensemble: la règle de la
maison défend tout entretien à deux personnes; la règle veut aussi
que vous écoutiez attentivement ce que diront vos compagnons, afin
de pouvoir me le rapporter, car ces chers enfants peuvent avoir, à
leur insu, des pensées mauvaises, ou projeter de commettre des
fautes; or, si vous aimez vos camarades, il faut m'avertir de
leurs fâcheuses tendances, afin que mes remontrances paternelles
leur épargnent la punition en prévenant les fautes... il vaut
mieux prévenir le mal que de le punir.»

-- Tels sont en effet, mon cher fils, dit le père d'Aigrigny, la
règle de nos maisons et le langage que l'on tient à tous les
élèves qui s'y présentent.

-- Je le sais, mon père... répondit Gabriel avec amertume; aussi
trois jours après, pauvre enfant soumis et crédule, j'épiais
naïvement mes camarades, écoutant, retenant leurs entretiens, et
allant les rapporter au supérieur, qui me félicitait de mon
zèle... Ce que l'on me faisait faire était indigne... et pourtant,
Dieu le sait, je croyais accomplir un devoir charitable; j'étais
heureux d'obéir aux ordres d'un supérieur que je respectais, et
dont j'écoutais, dans ma foi enfantine, les paroles comme j'aurais
écouté celles de Dieu... Plus tard... un jour que je m'étais rendu
coupable d'une infraction à la règle de la maison, le supérieur me
dit: «Mon enfant, vous avez mérité une punition sévère; mais elle
vous sera remise si vous parvenez à surprendre un de vos camarades
dans la même faute que vous avez commise...» Et de peur que malgré
ma foi et mon obéissance aveugles cet encouragement à la délation
basée sur l'intérêt personnel ne me parut odieux, le supérieur
ajouta: «Je vous parle, mon enfant, dans l'intérêt du salut de
votre camarade; car s'il échappait à la punition, il s'habituerait
au mal par l'impunité; or, en le surprenant en faute et en
attirant sur lui un châtiment salutaire, vous aurez donc le double
avantage d'aider à son salut, et de vous soustraire, vous, à une
punition méritée, mais dont votre zèle envers le prochain vous
gagnera la rémission.»

-- Sans doute, reprit le père d'Aigrigny, de plus en plus effrayé
du langage de Gabriel; et en vérité, mon cher fils, tout ceci est
conforme à la règle suivie dans nos collèges et aux habitudes des
personnes de notre compagnie, _qui se dénoncent mutuellement sans
préjudice de l'amour et de la charité réciproques, et pour leur
plus grand avancement __spirituel, surtout quand le supérieur l'a ordonné ou
demandé __pour la plus grande gloire de Dieu.__[21]__ __[22]_

_-- _Je le sais!... s'écria Gabriel, je le sais; c'est au nom de
ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes qu'ainsi l'on
m'encourageait au mal.

-- Mon cher fils, dit le père d'Aigrigny en tâchant de cacher sous
une apparence de dignité blessée sa terreur toujours croissante,
de vous à moi... ces paroles sont au moins étranges.

À ce moment Rodin, quittant la cheminée où il s'était accoudé,
commença de se promener de long en large dans la chambre, d'un air
méditatif, sans discontinuer de ronger ses ongles.

-- Il m'est cruel, ajouta le père d'Aigrigny, d'être obligé de
vous rappeler, mon cher fils, que vous nous devez l'éducation que
vous avez reçue.

-- Tels étaient ses fruits, mon père, reprit Gabriel. Jusqu'alors,
j'avais épié les autres enfants avec une sorte de
désintéressement... mais les ordres du supérieur m'avaient fait
faire un pas de plus dans cette voie indigne... J'étais devenu
délateur pour échapper à une punition méritée. Et telles étaient
ma foi, mon humilité, ma confiance, que je m'accoutumai à remplir
avec innocence et candeur un rôle doublement odieux; une fois,
cependant, je l'avoue, tourmenté par de vagues scrupules, derniers
élans des aspirations généreuses qu'on étouffait en moi, je me
demandai si le but charitable et religieux qu'on attribuait à ces
délations, à cet espionnage continuel, suffisait pour m'absoudre;
je fis part de mes craintes au supérieur; il me répondit que je
n'avais pas à discerner, mais à obéir, qu'à lui seul appartenait
la responsabilité de mes actes.

-- Continuez, mon cher fils, dit le père d'Aigrigny cédant malgré
lui à un profond accablement; hélas! j'avais raison de vouloir
m'opposer à votre voyage en Amérique.

-- Et la Providence a voulu que ce fût dans ce pays neuf, fécond
et libre, qu'éclairé par un hasard singulier sur le présent et sur
le passé, mes yeux se soient enfin ouverts, s'écria Gabriel. Oui,
c'est en Amérique que, sortant de la sombre maison où j'avais
passé tant d'années de ma jeunesse, et me trouvant pour la
première fois face à face avec la majesté divine, au milieu des
immenses solitudes que je parcourais... c'est là, qu'accablé
devant tant de magnificence et tant de grandeur, j'ai fait
serment...

Mais Gabriel, s'interrompant, reprit:

-- Tout à l'heure, mon père, je m'expliquerai sur ce serment; mais
croyez-moi, ajouta le missionnaire avec un accent profondément
douloureux, ce fut un jour bien fatal, bien funeste, que celui où
j'ai dû redouter et accuser ce que j'avais béni et révéré pendant
si longtemps... Oh! je vous l'assure, mon père... ajouta Gabriel
les yeux humides, ce n'est pas sur moi seul qu'alors j'ai pleuré.

-- Je connais la bonté de votre coeur, mon cher fils, reprit le
père d'Aigrigny renaissant à une lueur d'espoir en voyant
l'émotion de Gabriel, je crains que vous n'ayez été égaré; mais
confiez-vous à nous comme à vos pères spirituels, et, je l'espère,
nous raffermirons votre foi malheureusement ébranlée, nous
dissiperons les ténèbres qui sont venues obscurcir votre vue...
car, hélas! mon cher fils, dans votre illusion, vous aurez pris
quelques lueurs trompeuses pour le pur éclat du jour...
Continuez...

Pendant que le père d'Aigrigny parlait ainsi, Rodin s'arrêta, prit
un portefeuille dans sa poche, et écrivit quelques notes.

Gabriel était de plus en plus pâle et ému, il lui fallait un grand
courage pour parler ainsi qu'il parlait, car depuis son voyage en
Amérique il avait appris à connaître le redoutable pouvoir de la
compagnie; mais cette révélation du passé envisagée au point de
vue d'un présent plus éclairé, étant pour le jeune prêtre l'excuse
ou plutôt la cause de la détermination qu'il venait signifier à
son supérieur, il voulait loyalement exposer toute chose, malgré
le danger qu'il affrontait sciemment. Il continua donc d'une voix
altérée:

-- Vous le savez, mon père, la fin de mon enfance, cet heureux âge
de franchise et de joie innocente, affectueuse, se passa dans une
atmosphère de crainte, de compression et de soupçonneux
espionnage. Comment, hélas! aurais-je pu me laisser aller au
moindre mouvement de confiance et d'abandon, lorsqu'on me
recommandait à chaque instant d'éviter les regards de celui qui me
parlait, afin de mieux cacher l'impression qu'il pouvait me causer
par ces paroles, de dissimuler tout ce que je ressentais, de tout
observer, tout écouter autour de moi? J'atteignis ainsi l'âge de
quinze ans; peu à peu les très rares visites que l'on permettait
de me rendre, mais toujours en présence de l'un de nos pères, à ma
mère adoptive et à mon frère, furent supprimées, dans le but de
fermer complètement mon coeur à toutes les émotions douces et
tendres. Morne, craintif, au fond de cette grande maison triste,
silencieuse, glacée, je sentis que l'on m'isolait de plus en plus
du monde affectueux et libre; mon temps se partageait entre des
études mutilées, sans ensemble, sans portée, et de nombreuses
heures de pratiques minutieuses et d'exercices dévotieux. Mais, je
vous le demande, mon père, cherchait-on jamais à échauffer nos
jeunes âmes par des paroles empreintes de tendresse et d'amour
évangélique?... Hélas! non... À ces mots adorables du divin
Sauveur: _Aimez-vous les uns les autres, _on semblait avoir
substitué ceux-ci: _Défiez-vous les uns des autres... _Enfin, mon
père, nous disait-on jamais un mot de la patrie ou de la liberté?
Non... oh! non, car ces mots-là font battre le coeur, et il ne
faut pas que le coeur batte...

À nos heures d'étude et de pratique, succédaient, pour unique
distraction, quelques promenades à trois... jamais à deux, parce
qu'à trois la délation mutuelle est plus praticable[23], et parce
qu'à deux l'intimité s'établissant plus facilement il pourrait se
nouer de ces amitiés saintes, généreuses, qui feraient battre le
coeur, et il ne faut pas que le coeur batte... Aussi, à force de
le comprimer, est-il arrivé un jour où je n'ai plus senti; depuis
six mois, je n'avais vu ni mon frère ni ma mère adoptive... ils
vinrent au collège... Quelques années auparavant je les aurais
accueillis avec des élans de joie mêlés de larmes... Cette fois
mes yeux restèrent secs, mon coeur froid; ma mère et mon frère me
quittèrent éplorés; l'aspect de cette douleur pourtant me
frappa... J'eus alors conscience et horreur de cette insensibilité
glaciale qui m'avait gagné depuis que j'habitais cette tombe.
Épouvanté, je voulus en sortir pendant que j'en avais encore la
force...

Alors je vous parlai, mon père, du choix d'un état... car, pendant
ces quelques moments de réveil, il m'avait semblé entendre bruire
au loin la vie active et féconde! la vie laborieuse et libre, la
vie d'affection, de famille... Oh! comme alors je sentais le
besoin de mouvement, de liberté, d'émotions nobles et
chaleureuses! là j'aurais du moins retrouvé la vie de l'âme qui me
fuyait... Je vous le dis, mon père... en embrassant vos genoux,
que j'inondais de larmes, la vie d'artisan ou de soldat, tout
m'eût convenu... Ce fut alors que vous m'apprîtes que ma mère
adoptive, à qui je devais la vie, car elle m'avait trouvé mourant
de misère... car, pauvre elle-même, elle m'avait donné la moitié
du pain de son enfant... admirable sacrifice pour une mère... ce
fut alors, reprit Gabriel en hésitant et en baissant les yeux, car
il était de ces nobles natures qui rougissent et se sentent
honteuses des infamies dont elles sont victimes; ce fut alors, mon
père, reprit Gabriel après une nouvelle hésitation, que vous
m'avez appris que ma mère adoptive n'avait qu'un but, qu'un désir,
celui...

-- Celui de vous voir entrer dans les ordres, mon cher fils,
reprit le père d'Aigrigny, puisque cette pieuse et parfaite
créature espérait qu'en faisant votre salut vous assuriez le
sien... mais elle n'osait vous avouer sa pensée, craignant que
vous ne vissiez un désir intéressé dans...

-- Assez... mon père, dit Gabriel interrompant le père d'Aigrigny
avec un mouvement d'indignation involontaire: il m'est pénible de
vous entendre affirmer une erreur: Françoise Baudoin n'a jamais eu
cette pensée...

-- Mon cher fils, vous êtes bien prompt dans vos jugements, reprit
doucement le père d'Aigrigny; je vous dis, moi, que telle a été la
seule et unique pensée de votre mère adoptive...

-- Hier, mon père, elle m'a tout dit. Elle et moi, nous avons été
mutuellement trompés.

-- Ainsi, mon cher fils, dit sévèrement le père d'Aigrigny à
Gabriel, vous mettez la parole de votre mère adoptive au-dessus de
la mienne?...

-- Épargnez-moi une réponse pénible pour vous et pour moi, dit
Gabriel en baissant les yeux...

-- Me direz-vous maintenant, reprit le père d'Aigrigny avec
anxiété, ce que vous prétendez me... Le révérend père ne put
achever. Samuel entra et dit:

-- Un homme d'un certain âge demande à parler à M. Rodin.

-- C'est moi, monsieur; je vous remercie, répondit le _socius
_assez surpris.

Puis, avant de rejoindre le juif, il remit au père d'Aigrigny
quelques mots écrits au crayon sur un des feuillets de son
portefeuille. Rodin sortit fort inquiet de savoir qui pouvait
venir le chercher rue Saint-François.

Le père d'Aigrigny et Gabriel restèrent seuls.



IV. Rupture.

Le père d'Aigrigny, plongé dans une angoisse mortelle, avait pris
machinalement le billet de Rodin, le tenant à la main sans songer
à l'ouvrir; le révérend père se demandait avec effroi quelle
conclusion Gabriel allait donner à ses récriminations sur le
passé; il n'osait répondre à ses reproches, craignant d'irriter ce
jeune prêtre, sur la tête duquel reposaient encore des intérêts si
immenses.

Gabriel ne pouvait rien posséder en propre d'après les
constitutions de la compagnie de Jésus; de plus, le révérend père
avait eu soin d'obtenir de lui, en faveur de l'ordre, une
renonciation expresse à tous les biens qui pourraient lui revenir
un jour; mais le commencement de cet entretien semblait annoncer
une si grave modification dans la manière de voir de Gabriel au
sujet de la compagnie, que celui-ci pouvait vouloir briser les
liens qui l'attachaient à elle; dans ce cas, il n'était
_légalement _tenu à remplir aucun de ses engagements. La donation
était annulée de fait; et au moment d'être si heureusement
réalisées, par la possession de l'immense fortune de la famille
Rennepont, les espérances du père d'Aigrigny se trouvaient
complètement et à jamais ruinées.[24] De toutes les perplexités par
lesquelles le révérend Père avait passé depuis quelque temps au
sujet de cet héritage, aucune n'avait été plus imprévue, plus
terrible. Craignant d'interrompre ou d'interroger Gabriel, le père
d'Aigrigny attendit avec une terreur muette le dénouement de cette
conversation jusqu'alors si menaçante.

Le missionnaire reprit:

-- Il est de mon devoir, mon père, de continuer cet exposé de ma
vie passée jusqu'au moment de mon départ pour l'Amérique; vous
comprendrez tout à l'heure pourquoi je m'impose cette obligation.

Le père d'Aigrigny lui fit signe de parler.

-- Une fois instruit du prétendu voeu de ma mère adoptive, je me
résignai... quoi qu'il m'en coûtât... je sortis de la triste
maison... où j'avais passé une partie de mon enfance et de ma
première jeunesse, pour entrer dans l'un des séminaires de la
compagnie. Ma résolution n'était pas dictée par une irrésistible
vocation religieuse... mais par le désir d'acquitter une dette
sacrée envers ma mère adoptive. Cependant, le véritable esprit de
la religion du Christ est si vivifiant, que je me sentis ranimé,
réchauffé à l'idée de pratiquer les admirables enseignements du
divin Sauveur. Dans ma pensée, au lieu de ressembler au collège où
j'avais jusqu'alors vécu dans une compression rigoureuse, un
séminaire était un lieu béni, où tout ce qu'il y a de pur, de
chaleureux dans la fraternité évangélique était appliqué à la vie
commune; où, par l'exemple, on prêchait incessamment l'ardent
amour de l'humanité, les douceurs ineffables de la commisération
et de la tolérance; où l'on interprétait l'immortelle parole du
Christ dans son sens le plus large, le plus fécond; où l'on se
préparait enfin, par l'expansion habituelle des sentiments les
plus généreux, à ce magnifique apostolat, d'attendrir les riches
et les heureux sur les angoisses et les souffrances de leurs
frères, en leur dévoilant les misères affreuses de l'humanité...
Morale sublime et sainte à laquelle nul ne résiste lorsqu'on la
prêche les yeux remplis de larmes, le coeur débordant de tendresse
et de charité!

En prononçant ces derniers mots avec une émotion profonde, les
yeux de Gabriel devinrent humides, sa figure resplendit d'une
angélique beauté.

-- Tel est en effet, mon cher fils, l'esprit du christianisme;
mais il faut surtout en expliquer et en étudier la lettre,
répondit froidement le père d'Aigrigny. C'est à cette étude que
sont spécialement destinés les séminaires de notre compagnie.
L'interprétation de la lettre est une oeuvre d'analyse, de
discipline, de soumission, et non une oeuvre de coeur et de
sentiment...

-- Je ne m'en aperçus que trop, mon père... À mon entrée dans
cette nouvelle maison... je vis, hélas! mes espérances déçues: un
moment dilaté, mon coeur se resserra; au lieu de ce foyer de vie,
d'affection et de jeunesse que j'avais rêvé, je retrouvai dans ce
séminaire, silencieux et glacé, la même compression de tout élan
généreux, la même discipline inexorable, le même système de
délations mutuelles, la même défiance, les mêmes obstacles
invincibles à toute liaison d'amitié... Aussi l'ardeur qui avait
un instant réchauffé mon âme s'affaiblit: je retombai peu à peu
dans les habitudes d'une vie inerte, passive, machinale, qu'une
impitoyable autorité réglait avec une précision mécanique, de même
que l'on règle le mouvement inanimé d'une horloge.

-- C'est que l'ordre, la soumission, la régularité, sont les
premiers fondements de notre compagnie, mon cher fils.

-- Hélas! mon père, c'était la mort, et non la vie, que l'on
régularisait ainsi; au milieu de cet anéantissement de tout
principe généreux, je me livrai aux études de scolastique et de
théologie, études sombres et sinistres, science cauteleuse,
menaçante ou hostile, qui toujours éveille des idées de péril, de
lutte, de guerre, et jamais des idées de paix, de progrès et de
liberté.

-- La théologie, mon cher fils, dit sévèrement le père d'Aigrigny,
est à la fois une cuirasse et une épée; une cuirasse pour défendre
et couvrir le dogme catholique, une épée pour attaquer l'hérésie.

-- Pourtant, mon père, le Christ et ses apôtres ignoraient cette
science ténébreuse, et à leurs simples et touchantes paroles les
hommes se régénéraient, la liberté succédait à l'esclavage...
L'Évangile, ce code divin, ne suffit-il pas pour enseigner aux
hommes à s'aimer?... Mais, hélas! loin de nous faire entendre ce
langage, on nous entretenait trop souvent de guerres de religion,
nombrant les flots de sang qu'il avait fallu verser pour être
agréable au Seigneur et noyer l'hérésie. Ces terribles
enseignements rendaient notre vie plus triste encore. À mesure que
nous approchions du terme de l'adolescence, nos relations de
séminaire prenaient un caractère d'amertume, de jalousie et de
soupçon toujours croissant. Les habitudes de délation,
s'appliquant à des sujets plus sérieux, engendraient des haines
sourdes, des ressentiments profonds. Je n'étais ni meilleur ni
plus méchant que les autres: tous rompus depuis des années au joug
de fer de l'obéissance passive, déshabitués de tout examen, de
tout libre arbitre, humbles et tremblants devant nos supérieurs,
nous offrions tous la même empreinte pâle, morne et effacée...
Enfin je pris les ordres: une fois prêtre, vous m'avez convié, mon
père, à entrer dans la compagnie de Jésus, ou plutôt je me suis
trouvé insensiblement, presque à mon insu, amené à cette
détermination... Comment? je l'ignore... depuis si longtemps ma
volonté ne m'appartenait plus! Je subis toutes les épreuves; la
plus terrible fut décisive... pendant plusieurs mois j'ai vécu
dans le silence de ma cellule, pratiquant avec résignation
l'exercice étrange et machinal que vous m'aviez ordonné, mon père.
Excepté Votre Révérence, personne ne s'approchait de moi pendant
ce long espace de temps; aucune voix humaine, si ce n'est la
vôtre, ne frappait mon oreille... la nuit, quelquefois j'éprouvais
de vagues terreurs... mon esprit, affaibli par le jeûne, par les
austérités, par la solitude, était alors frappé de visions
effrayantes; d'autres fois, au contraire, j'éprouvais un
accablement rempli d'une sorte de quiétude, en songeant que
prononcer mes voeux, c'était me délivrer à jamais du fardeau de la
volonté et de la pensée... Alors je m'abandonnais à une
insupportable torpeur, ainsi que ces malheureux qui, surpris dans
les neiges, cèdent à l'engourdissement d'un froid homicide...
J'attendais le moment fatal... Enfin, selon que le voulait la
discipline, mon père, _étouffant dans mon agonie__[25]_, je hâtais
le moment d'accomplir le dernier acte de ma volonté expirante: le
voeu de renoncer à l'exercice de ma volonté...

-- Rappelez-vous, mon cher fils, reprit le père d'Aigrigny, pâle
et torturé par des angoisses croissantes, rappelez-vous que la
veille du jour fixé pour la prononciation de vos voeux, je vous ai
offert, selon la règle de notre compagnie, de renoncer à être des
nôtres, vous laissant complètement libre, car nous n'acceptons que
les vocations volontaires.

-- Il est vrai, mon père, répondit Gabriel avec une douloureuse
amertume; lorsque, épuisé, brisé par trois mois de solitude et
d'épreuves, j'étais anéanti...; incapable de faire un mouvement,
vous avez ouvert la porte de ma cellule... en me disant: «Si vous
le voulez, levez-vous... marchez... vous êtes libre...» Hélas! les
forces me manquaient; le seul désir de mon âme inerte, et depuis
si longtemps paralysée, c'était le repos du sépulcre... aussi je
prononçai des voeux irrévocables, et je retombai entre vos mains,
_comme un cadavre..._

_-- _Et jusqu'à présent, mon cher fils, vous n'aviez jamais
failli à cette obéissance de cadavre... ainsi que l'a dit, en
effet, notre glorieux fondateur... parce que plus cette obéissance
est absolue, plus elle est méritoire.

Après un moment de silence, Gabriel reprit:

-- Vous m'aviez toujours caché, mon père, les véritables fins de
la compagnie dans laquelle j'entrais... L'abandon complet de ma
volonté que je remettais à mes supérieurs m'était demandé au nom
de la plus grande gloire de Dieu... mes voeux prononcés, je ne
devais être entre vos mains qu'un instrument docile, obéissant;
mais je devais être employé, me disiez-vous, à une oeuvre sainte,
belle et grande... Je vous crus, mon père; comment ne pas vous
croire?... J'attendis: un événement funeste vint changer ma
destinée... une maladie douloureuse, causée par...

-- Mon fils! s'écria le père d'Aigrigny en interrompant Gabriel,
il est inutile de rappeler ces circonstances.

-- Pardonnez-moi, mon père, je dois tout vous rappeler... j'ai le
droit d'être entendu; je ne veux passer sous silence aucun des
faits qui m'ont dicté la résolution immuable que j'ai à vous
annoncer.

-- Parlez donc, mon fils, dit le père d'Aigrigny en fronçant les
sourcils, et paraissant effrayé de ce qu'allait dire le jeune
prêtre, dont les joues, jusqu'alors pâles, se couvrirent d'une
vive rougeur.

-- Six mois avant mon départ pour l'Amérique, reprit Gabriel en
baissant les yeux, vous m'avez prévenu que vous me destiniez à la
confession... et... pour me préparer à ce saint mystère... vous
m'avez remis un livre...

Gabriel hésita de nouveau. Sa rougeur augmenta. Le père d'Aigrigny
contint à peine un mouvement d'impatience et de colère.

-- Vous m'avez remis un livre, reprit le jeune prêtre en faisant
un effort sur lui-même, un livre contenant les questions qu'un
confesseur peut adresser aux jeunes garçons... aux jeunes
filles... et aux femmes mariées... lorsqu'ils se présentent au
tribunal de la pénitence... Mon Dieu! ajouta Gabriel en
tressaillant à ce souvenir, je n'oublierai jamais ce moment
terrible... c'était le soir... Je me retirai dans ma chambre...
emportant ce livre, composé, m'aviez-vous dit, par un de nos
pères, et complété par un saint évêque[26]. Plein de respect, de
confiance et de foi... j'ouvris ces pages... D'abord je ne compris
pas... Puis, enfin... je compris... Alors je fus saisi de honte et
d'horreur, frappé de stupeur; à peine j'eus la force de fermer
d'une main tremblante cet abominable livre... et je courus chez
vous, mon père... m'accuser d'avoir involontairement jeté les yeux
sur ces pages sans nom... que par erreur vous aviez mises entre
mes mains.

-- Rappelez-vous aussi, mon cher fils, dit gravement le père
d'Aigrigny, que je calmai vos scrupules; je vous dis qu'un prêtre,
destiné à tout entendre sous le sceau de la confession, devait
tout connaître, tout savoir et pouvoir tout apprécier... que notre
compagnie imposait la lecture de ce _Compendium, _comme ouvrage
classique, aux jeunes diacres, aux séminaristes et aux jeunes
prêtres qui se destinaient à la confession.

-- Je vous crus, mon père: l'habitude de l'obéissance inerte était
si puissante en moi, la discipline m'avait tellement déshabitué de
tout examen, que, malgré mon horreur, que je me reprochais comme
une faute grave, en me rappelant vos paroles, je remportai le
livre dans ma chambre et je lus. Oh! mon père, quelle effrayante
révélation de ce que la luxure a de plus criminel, de plus
désordonné dans ses raffinements! Et j'étais dans la vigueur de
l'âge... et jusqu'alors mon ignorance et le secours de Dieu
m'avaient seuls soutenu dans des luttes cruelles contre les
sens... Oh! quelle nuit! quelle nuit! À mesure qu'au milieu du
profond silence de ma solitude, j'épelais, en frissonnant de
confusion et de frayeur, ce catéchisme de débauches monstrueuses,
inouïes, inconnues... à mesure que ces tableaux obscènes, d'une
effroyable lubricité, s'offraient à mon imagination, jusqu'alors
chaste et pure... vous le savez, mon Dieu! il me semblait sentir
ma raison s'affaiblir. Oui... et elle s'égara tout à fait... car
bientôt je voulus fuir ce livre infernal, et je ne sais quel
épouvantable attrait, quelle curiosité me retenaient haletant,
éperdu, devant ces pages infâmes... et je me sentais mourir de
confusion, de honte; et, malgré moi, mes joues s'enflammaient; une
ardeur corrosive circulait dans mes veines... alors de redoutables
hallucinations vinrent achever mon égarement... il me sembla voir
des fantômes lascifs sortir de ce livre maudit... et je perdis
connaissance en cherchant à fuir leurs brûlantes étreintes.

-- Vous parlez de ce livre en termes blâmables, dit sévèrement le
père d'Aigrigny; vous avez été victime de votre imagination trop
vive: c'est à elle que vous devez attribuer cette impression
funeste, produite par un livre excellent et irréprochable dans sa
spécialité, autorisé d'ailleurs par l'Église.

-- Ainsi, mon père, reprit Gabriel avec une profonde amertume, je
n'ai pas le droit de me plaindre de ce que ma pensée, jusqu'alors
innocente et vierge, a été depuis à jamais souillée par des
monstruosités que je n'aurais jamais soupçonnées, car je doute que
ceux qui sont coupables de se livrer à ces horreurs viennent en
demander la rémission au prêtre.

-- Ce sont là des questions que vous n'êtes pas apte à juger,
répondit brusquement le père d'Aigrigny.

-- Je n'en parlerai plus, mon père, dit Gabriel, et il reprit:

-- Une longue maladie succéda à cette nuit terrible; plusieurs
fois, me dit-on, l'on craignait que ma raison ne s'égarât. Lorsque
je revins... le passé m'apparut comme un songe pénible... Vous me
dîtes alors, mon père, que je n'étais pas encore mûr pour
certaines fonctions... Ce fut alors que je vous demandai avec
instances de partir pour les missions d'Amérique... Après avoir
longtemps repoussé ma prière, vous avez consenti... Je partis...
Depuis mon enfance j'avais toujours vécu ou au collège ou au
séminaire, dans un état de compression et de sujétion continuel: à
force de m'accoutumer à baisser la tête et les yeux, je m'étais
pour ainsi dire déshabitué de contempler le ciel et les splendeurs
de la nature... aussi quel bonheur profond, religieux, je
ressentis, lorsque je me trouvai tout à coup transporté au milieu
des grandeurs imposantes de la mer, lorsque, pendant la traversée,
je me vis entre l'Océan et le ciel! Alors il me sembla que je
sortais d'un lieu d'épaisses et lourdes ténèbres; pour la première
fois depuis bien des années je sentis mon coeur battre librement
dans ma poitrine! pour la première fois je me sentis maître de ma
pensée, et j'osai examiner ma vie passée, ainsi que l'on regarde
du haut d'une montagne au fond d'une vallée obscure... Alors
d'étranges doutes s'élevèrent dans mon esprit. Je me demandai de
quel droit, dans quel but, on avait pendant si longtemps comprimé,
anéanti l'exercice de ma volonté, de ma liberté, de ma raison,
puisque Dieu m'a donc doué de liberté, de volonté, de raison; mais
je me dis... que peut-être les fins de cette oeuvre grande, belle
et sainte, à laquelle je devais concourir, me seraient un jour
dévoilées et me récompenseraient de mon obéissance et de ma
résignation.

À ce moment, Rodin entra. Le père d'Aigrigny l'interrogea d'un
regard significatif: le _socius _s'approcha et lui dit tout bas,
sans que Gabriel pût l'entendre:

-- Rien de grave; on vient seulement de m'avertir que le père du
maréchal Simon est arrivé à la fabrique de M. Hardy.

Puis, jetant un coup d'oeil sur Gabriel, Rodin parut interroger le
père d'Aigrigny, qui baissa la tête d'un air accablé. Pourtant il
reprit, s'adressant à Gabriel pendant que Rodin s'accoudait de
nouveau à la cheminée:

-- Continuez, mon cher fils... j'ai hâte de savoir à quelle
résolution vous vous êtes arrêté.

-- Je vais vous le dire dans un instant, mon père. J'arrivai à
Charlestown... Le supérieur de notre établissement dans cette
ville, à qui je fis part de mes doutes sur le but de la compagnie,
se chargea de les éclaircir; avec une franchise effrayante, il me
dévoila son but... où tendaient non pas peut-être tous les membres
de la compagnie, car un grand nombre partageaient mon ignorance,
mais le but que ses chefs ont opiniâtrement poursuivi depuis la
fondation de l'ordre... Je fus épouvanté... Je lus les
casuistes... Oh! alors, mon père, ce fut une nouvelle et
effrayante révélation, lorsqu'à chaque page de ces livres écrits
par nos pères je lus l'excuse, la justification du _vol, _de la
_calomnie, _du _viol, _de _l'adultère, _du _parjure, _du _meurtre,
_du _régicide__[27]__... _Lorsque je pensai que moi, prêtre d'un
Dieu de charité, de justice, de pardon et d'amour, j'appartenais
désormais à une compagnie dont les chefs professaient de pareilles
doctrines et s'en glorifiaient, je fis à Dieu le serment de rompre
à jamais les liens qui m'attachaient à elle!

À ces mots de Gabriel, le père d'Aigrigny et Rodin échangèrent un
regard terrible: tout était perdu, leur proie leur échappait.

Gabriel, profondément ému des souvenirs qu'il évoquait, ne
s'aperçut pas de ce mouvement du révérend père et du _socius _et
continua:

-- Malgré ma résolution, mon père, de quitter la compagnie, la
découverte que j'avais faite me fut bien douloureuse... Ah!
croyez-moi, pour une âme juste et bonne, rien n'est plus affreux
que d'avoir à renoncer à ce qu'elle a respecté et à le renier. Je
souffrais tellement que, en songeant aux dangers de ma mission,
j'espérais avec une joie secrète que Dieu me rappellerait peut-
être à lui dans cette circonstance... mais, au contraire, il a
veillé sur moi avec une sollicitude providentielle.

Et ce disant, Gabriel tressaillit au souvenir de la femme
mystérieuse qui lui avait sauvé la vie en Amérique. Puis, après un
moment de silence, il reprit:

-- Ma mission terminée, je suis revenu ici, mon père, décidé à
vous prier de me rendre la liberté et de me délier de mes
serments... Plusieurs fois, mais en vain, je vous demandai un
entretien... hier, la Providence voulut que j'eusse une longue
conversation avec ma mère adoptive; par elle j'ai appris la ruse
dont on s'était servi pour forcer ma vocation, l'abus sacrilège
que l'on a fait de la confession pour l'engager à confier à
d'autres personnes les orphelines qu'une mère mourante avait
remises aux mains d'un loyal soldat. Vous le comprenez, mon père,
si j'avais pu hésiter encore à vouloir rompre ces liens, ce que
j'ai appris hier eût rendu ma décision irrévocable... Mais à ce
moment solennel, mon père, je dois vous dire que je n'accuse pas
la compagnie tout entière; bien des hommes simples, crédules et
confiants comme moi en font sans doute partie... Dans leur
aveuglement... instrument dociles, ils ignorent l'oeuvre à
laquelle on les fait concourir... je les plains, et je prierai
Dieu de les éclairer comme il m'a éclairé.

_-- _Ainsi, mon fils, dit le père d'Aigrigny en se levant,
livide et atterré, vous venez me demander de briser les liens qui
vous attachent à la compagnie?

-- Oui, mon père... j'ai fait un serment entre vos mains, et je
vous prie de me délier de ce serment.

-- Ainsi, mon fils, vous entendez que tous les engagements
librement pris autrefois par vous soient considérés comme vains et
non avenus?

-- Oui, mon père.

-- Ainsi, mon fils, il n'y aura désormais rien de commun entre
vous et notre compagnie?

-- Non, mon père... puisque je vous prie de me relever de mes
voeux.

-- Mais vous savez, mon fils, que la compagnie peut vous délier...
mais que vous ne pouvez pas vous délier d'elle?

-- Ma démarche vous prouve, mon père, l'importance que j'attache
au serment, puisque je viens vous demander de m'en délier...
Cependant, si vous me refusiez... je ne me croirais pas engagé, ni
aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes.

-- C'est parfaitement clair, dit le père d'Aigrigny à Rodin; et sa
voix expira sur ses lèvres, tant son désespoir était profond.

Tout à coup, pendant que Gabriel, les yeux baissés, attendait la
réponse du père d'Aigrigny, qui restait immobile et muet, Rodin
parut frappé d'une idée subite, en s'apercevant que le révérend
père tenait encore à la main son billet écrit au crayon.

Le _socius _s'approcha vivement du père d'Aigrigny, et lui dit
tout bas d'un air de doute et d'alarme:

-- Est-ce que vous n'auriez pas lu mon billet?

-- Je n'y ai pas songé, reprit machinalement le révérend père.

Rodin parut faire un effort sur lui-même pour réprimer un
mouvement de violent courroux; puis il dit au père d'Aigrigny
d'une voix calme:

-- Lisez-le donc alors... À peine le révérend père eut-il jeté les
yeux sur ce billet qu'un vif rayon d'espoir illumina sa
physionomie jusqu'alors désespérée; serrant alors la main du
_socius _avec une expression de profonde reconnaissance, il lui
dit à voix basse:

-- Vous avez raison... Gabriel est à nous...



V. Le retour.

Le père d'Aigrigny, avant d'adresser la parole à Gabriel, se
recueillit profondément; sa physionomie, naguère bouleversée, se
rassérénait peu à peu. Il semblait méditer, calculer les effets de
l'éloquence qu'il allait déployer sur un thème excellent et d'un
effet sûr, que le _socius, _frappé du danger de la situation, lui
avait tracé en quelques lignes rapidement écrites au crayon, et
que, dans son abattement, le révérend père avait d'abord négligé.

Rodin reprit son poste d'observation auprès de la cheminée, où il
alla s'accouder, après avoir jeté sur le père d'Aigrigny un regard
de supériorité dédaigneuse et courroucée, accompagné d'un
haussement d'épaules très significatif. Ensuite de cette
manifestation involontaire et heureusement inaperçue du père
d'Aigrigny, la figure cadavéreuse du _socius _reprit son calme
glacial; ses flasques paupières, un moment relevées par la colère
et l'impatience, retombèrent et voilèrent à demi ses petits yeux
ternes.

Il faut l'avouer, le père d'Aigrigny, malgré sa parole élégante et
facile, malgré la séduction de ses manières exquises, malgré
l'agrément de son visage et ses dehors d'homme du monde accompli
et raffiné, le père d'Aigrigny était souvent effacé, dominé par
l'impitoyable fermeté, par l'astuce et la profondeur diabolique de
Rodin, de ce vieux homme repoussant, crasseux, misérablement vêtu,
qui sortait pourtant très rarement de son humble rôle de
secrétaire et de muet auditeur.

L'influence de l'éducation est si puissante que Gabriel, malgré la
rupture formelle qu'il venait de provoquer, se sentait encore
intimidé en présence du père d'Aigrigny, et il attendait avec une
douloureuse angoisse la réponse du révérend père à sa demande
expresse de le délier de ses anciens serments.

Sa Révérence, ayant sans doute habilement combiné son plan
d'attaque, rompit enfin le silence, poussa un profond soupir, sut
donner à sa physionomie, naguère sévère et irritée, une touchante
expression de mansuétude, et dit à Gabriel d'une voix affectueuse:

-- Pardonnez-moi, mon cher fils, d'avoir gardé si longtemps le
silence... mais votre détermination m'a tellement étourdi, a
soulevé en moi tant de pénibles pensées... que j'ai dû me
recueillir pendant quelques moments pour tâcher de pénétrer la
cause de votre rupture... et je crois avoir réussi... Ainsi donc,
mon cher fils, vous avez bien réfléchi... à la gravité de votre
démarche?

-- Oui, mon père.

-- Vous êtes absolument décidé à abandonner la compagnie... même
contre mon gré?

-- Cela me serait pénible... mon père, mais je me résignerais.

-- Cela vous devrait être, en effet, très pénible, mon cher
fils... car vous avez librement prêté un serment irrévocable, et
ce serment, selon nos statuts, vous engageait à ne quitter la
compagnie qu'avec l'agrément de vos supérieurs.

-- Mon père, j'ignorais alors, vous le savez, la nature de
l'engagement que je prenais. À cette heure, plus éclairé, je
demande à me retirer; mon seul désir est d'obtenir une cure dans
quelque village éloigné de Paris. Je me sens une irrésistible
vocation pour ces humbles et utiles fonctions; il y a dans les
campagnes une misère si affreuse, une ignorance si désolante de
tout ce qui pourrait contribuer à améliorer un peu la condition du
prolétaire agriculteur, dont l'existence est aussi malheureuse que
celle des nègres esclaves -- car quelle est sa liberté, quelle est
son instruction, mon Dieu? -- qu'il me semble que, Dieu aidant, je
pourrais, dans un village, rendre quelques services à l'humanité.
Il me serait donc pénible, mon père, de vous voir me refuser ce
que...

-- Oh! rassurez-vous, mon fils, reprit le père d'Aigrigny, je ne
prétends pas lutter plus longtemps contre votre désir de vous
séparer de nous...

-- Ainsi, mon père... vous me relevez de mes voeux?

-- Je n'ai pas pouvoir pour cela, mon cher fils; mais je vais
écrire immédiatement à Rome pour en demander l'autorisation à
notre général.

-- Je vous remercie, mon père.

-- Bientôt, mon cher fils, vous serez donc délivré de ces liens
qui vous pèsent, et les hommes que vous reniez avec tant
d'amertume n'en continueront pas moins à prier pour vous... afin
que Dieu vous préserve de plus grands égarements... Vous vous
croyez délié envers nous, mon cher fils; mais nous ne nous croyons
pas déliés envers vous; on ne brise pas ainsi chez nous l'habitude
d'un attachement paternel. Que voulez-vous!... nous nous
regardons, nous autres, comme obligés envers nos créatures par les
bienfaits mêmes dont nous les avons comblées... Ainsi, vous étiez
pauvre... et orphelin... nous vous avons tendu les bras, autant à
cause de l'intérêt que vous méritiez, mon cher fils, que pour
épargner une charge trop lourde à votre excellente mère adoptive.

-- Mon père... dit Gabriel avec une émotion contenue, je ne suis
pas ingrat...

-- Je veux le croire, mon cher... cher fils. Pendant, de longues
années nous vous avons donné, comme à notre enfant bien-aimé, le
pain de l'âme et du corps; aujourd'hui il vous plaît de nous
renier, de nous abandonner... nous y consentons. Maintenant que
j'ai pénétré la véritable cause de votre rupture avec nous, il est
de mon devoir de vous délier de vos serments.

-- De quelle cause voulez-vous parler, mon père?

-- Hélas! mon cher fils! je conçois votre crainte. Aujourd'hui,
des dangers nous menacent... vous le savez bien...

-- Des dangers, mon père? s'écria Gabriel.

-- Il est impossible, mon cher fils, que vous ignoriez que depuis
la chute de nos souverains légitimes, nos soutiens naturels,
l'impiété révolutionnaire devient de plus en plus menaçante; on
nous accable de persécutions... Aussi, mon cher fils, je comprends
et j'apprécie comme je dois le motif qui, dans de pareilles
circonstances, vous engage à vous séparer de nous.

-- Mon père! s'écria Gabriel avec autant d'indignation que de
douleur, vous ne pensez pas cela de moi... vous ne pouvez pas le
penser.

Le père d'Aigrigny, sans avoir égard à la protestation de Gabriel,
continua le tableau imaginaire des dangers de sa compagnie, qui,
loin d'être en péril, commençait déjà à ressaisir sourdement son
influence.

-- Oh! si notre compagnie était toute-puissante comme elle l'était
il y a peu d'années encore, reprit le révérend père, si elle était
entourée des respects et des hommages que lui doivent les vrais
fidèles, malgré tant d'abominables calomnies dont on nous
poursuit, peut-être alors, mon cher fils, aurions-nous hésité à
vous délier de vos serments, peut-être aurions-nous cherché à
ouvrir vos yeux à la lumière, à vous arracher au fatal vertige
auquel vous êtes en proie; mais aujourd'hui que nous sommes
faibles, opprimés, menacés de toutes parts, il est de notre
devoir, il est de notre charité de ne pas vous faire partager
forcément les périls auxquels vous avez la sagesse de vouloir vous
soustraire.

En disant ces mots, le père d'Aigrigny jeta un rapide regard sur
son _socius, _qui répondit avec un signe approbatif, accompagné
d'un mouvement d'impatience qui semblait lui dire:

-- Allez donc!... allez donc!

Gabriel était atterré; il n'y avait pas au monde un coeur plus
généreux, plus loyal, plus brave que le sien. Que l'on juge de ce
qu'il devait souffrir en entendant interpréter ainsi sa
résolution!

-- Mon père, reprit-il d'une voix émue et les yeux remplis de
larmes, vos paroles sont cruelles... sont injustes... car, vous le
savez... je ne suis pas lâche.

-- Non... dit Rodin de sa voix brève et incisive en s'adressant au
père d'Aigrigny et lui montrant Gabriel d'un regard dédaigneux,
monsieur votre cher fils est... prudent...

À ces mots de Rodin, Gabriel tressaillit; une légère rougeur
colora ses joues pâles; ses grands yeux bleus étincelèrent d'un
généreux courroux; puis, fidèle aux préceptes de résignation et
d'humilité chrétienne, il dompta ce moment d'emportement, baissa
la tête, et, trop ému pour répondre, il se tut et essuya une larme
furtive.

Cette larme n'échappa pas au _socius; _il y vit sans doute un
symptôme favorable, car il échangea un nouveau regard de
satisfaction avec le père d'Aigrigny.

Celui-ci était alors sur le point de toucher à une question
brûlante; aussi, malgré son empire sur lui-même, sa voix s'altéra
légèrement lorsque, pour ainsi dire encouragé, poussé par un
regard de Rodin, qui devint extrêmement attentif, il dit à
Gabriel:

-- Un autre motif nous oblige encore à ne pas hésiter à vous
délier de vos serments, mon cher fils... c'est une question toute
de délicatesse... Vous avez probablement appris hier, par votre
mère adoptive, que vous étiez peut-être appelé à recueillir un
héritage... dont on ignore la valeur.

Gabriel releva vivement la tête et dit au père d'Aigrigny:

-- Ainsi que je l'ai déjà affirmé à M. Rodin, ma mère adoptive m'a
seulement entretenu de ses scrupules de conscience... et
j'ignorais complètement l'existence de l'héritage dont vous
parlez, mon père...

L'expression d'indifférence avec laquelle le jeune prêtre prononça
ces derniers mots fut remarquée par Rodin.

-- Soit... reprit le père d'Aigrigny, vous l'ignorez... je veux le
croire, quoique toutes les apparences tendent à prouver le
contraire, à prouver enfin... que la connaissance de cet héritage
n'est pas non plus étrangère à votre résolution de vous séparer de
nous.

-- Je ne vous comprends pas, mon père.

-- Cela est pourtant bien simple... selon moi, votre rupture a
deux motifs: d'abord nous sommes menacés... et vous jugez prudent
de nous abandonner...

-- Mon père...

-- Permettez-moi d'achever... mon cher fils, et de passer au
second motif: si je me trompe, vous répondrez. Voici les faits:
autrefois, et dans l'hypothèse que votre famille, dont vous
ignoriez le sort, vous laisserait quelque bien... Vous aviez, en
retour des soins que la compagnie avait pris de vous... vous aviez
fait, dis-je, une donation future de ce que vous pouviez posséder,
non pas à nous, mais aux pauvres, dont nous sommes les tuteurs-
nés.

-- Eh bien! mon père? demanda Gabriel, ignorant encore où tendait
ce préambule.

-- Eh bien! mon cher fils... maintenant que vous voilà sûr de
jouir de quelque aisance... vous voulez sans doute, en vous
séparant de nous, annuler cette donation faite par vous en
d'autres temps.

-- Pour parler clairement, vous parjurez votre serment parce que
nous sommes persécutés et parce que vous voulez reprendre vos
dons, ajouta Rodin d'une voix aiguë, comme pour résumer d'une
manière nette et brutale la position de Gabriel envers la
compagnie de Jésus.

À cette accusation infâme, Gabriel ne put que lever les mains et
les yeux au ciel, en s'écriant avec une expression déchirante:

-- Ô mon Dieu!!! mon Dieu!!!

Le père d'Aigrigny, après avoir échangé un regard d'intelligence
avec Rodin, dit à celui-ci d'un ton sévère, afin de paraître le
gourmander de sa trop rude franchise:

-- Je crois que vous allez trop loin. Notre cher fils aurait agi
de la manière fourbe et lâche que vous dites, s'il avait été
instruit de sa nouvelle position d'héritier; mais puisqu'il
affirme le contraire... il faut le croire malgré les apparences.

-- Mon père, dit enfin Gabriel, pâle, ému, tremblant, et
surmontant sa douloureuse indignation, je vous remercie de
suspendre du moins votre jugement... Non, je ne suis pas lâche,
car Dieu m'est témoin que j'ignorais les dangers que court votre
compagnie; non, je ne suis pas fourbe; non, je ne suis pas cupide,
car Dieu m'est témoin qu'à ce moment seulement j'apprends par
vous, mon père, qu'il est possible que je sois appelé à recueillir
un héritage... et que...

-- Un mot, mon cher fils; j'ai été dernièrement instruit de cette
circonstance par le plus grand hasard du monde, dit le père
d'Aigrigny en interrompant Gabriel, et cela, grâce aux papiers de
famille que votre mère adoptive avait remis à son confesseur, et
qui nous ont été confiés lors de votre entrée dans notre
collège... Peu de temps avant votre retour d'Amérique, en classant
les archives de la compagnie, votre dossier est tombé sous la main
de notre révérend père procureur; on l'a examiné, et l'on a ainsi
appris que l'un de vos aïeuls paternels, à qui appartenait la
maison où nous sommes, a laissé un testament qui sera ouvert
aujourd'hui à midi. Hier soir encore nous vous croyions toujours
des nôtres; nos statuts veulent que nous ne possédions rien en
propre, vous aviez corroboré ces statuts par une donation en
faveur du patrimoine des pauvres... que nous administrons... Ce
n'était donc plus vous, mais la compagnie qui, dans ma personne,
se présentait comme héritière en votre lieu et place, munie de vos
titres, que j'ai là, bien en règle. Mais maintenant, mon fils, que
vous vous séparez de nous... C'est à vous de vous présenter; nous
ne venions ici que comme fondés de pouvoir des pauvres, auxquels
vous aviez autrefois pieusement abandonné les biens que vous
pourriez posséder un jour. À cette heure, au contraire,
l'espérance d'une fortune quelconque change vos sentiments; libre
à vous, reprenez vos dons.

Gabriel avait écouté le père d'Aigrigny avec une impatience
douloureuse; aussi s'écria-t-il:

-- Et c'est vous! mon père... vous! qui me croyez capable de
revenir sur une donation faite librement en faveur de la compagnie
pour m'acquitter envers elle de l'éducation qu'elle m'a
généreusement donnée? C'est vous, enfin, qui me croyez assez
infâme pour renier ma parole parce que je vais peut-être posséder
un modeste patrimoine?

-- Ce patrimoine, mon cher fils, peut être minime, comme il peut
être... considérable...

-- Eh! mon père, il s'agirait d'une fortune de roi, s'écria
Gabriel avec une noble et fière indifférence, que je ne parlerais
pas autrement, et j'ai, je crois, le droit d'être cru; voici donc
la résolution bien arrêtée:

«La compagnie à laquelle j'appartiens court des dangers, dites-
vous? Je me convaincrai de ces dangers: s'ils sont menaçants...
fort, maintenant, de ma détermination, qui, moralement, me sépare
de vous, mon père, j'attendrai pour vous quitter la fin de vos
périls. Quant à cet héritage dont on me croit si avide, je vous
l'abandonne formellement, mon père, ainsi que je m'y suis
autrefois librement engagé; tout mon désir est que ces biens
soient employés au soulagement des pauvres... J'ignore quelle est
cette fortune; mais, petite ou grande, elle appartient à la
compagnie, parce que je n'ai qu'une parole... Je vous l'ai dit,
mon père, mon seul désir est d'obtenir une modeste cure dans
quelque pauvre village... oui... pauvre surtout... parce que là
mes services seront plus utiles. Ainsi, mon père, lorsqu'un homme
qui n'a jamais menti de sa vie affirme qu'il ne soupire qu'après
une existence aussi humble, aussi désintéressée, on doit, je
crois, le regarder comme incapable de reprendre par cupidité les
dons qu'il a faits.

Le père d'Aigrigny eut alors autant de peine à contenir sa joie
que naguère il avait eu de peine à cacher sa terreur; pourtant, il
parut assez calme et dit à Gabriel:

-- Je n'attendais pas moins de vous, mon cher fils. Puis il fit un
signe à Rodin pour l'engager à intervenir. Celui-ci comprit
parfaitement son supérieur; il quitta la cheminée, se rapprocha de
Gabriel, s'appuya sur une table où l'on voyait une écritoire et du
papier; puis, se mettant à _tambouriner _machinalement sur le
bureau du bout de ses doigts noueux, à ongles plats et sales, il
dit au père d'Aigrigny:

-- Tout ceci est bel et bon... mais monsieur votre cher fils vous
donne pour toute garantie de sa promesse... un serment... et c'est
peu...

-- Monsieur! s'écria Gabriel.

-- Permettez, dit froidement Rodin, la loi, ne reconnaissant pas
notre existence, ne peut reconnaître les dons faits en faveur de
la compagnie... Vous pouvez donc reprendre demain ce que vous
aurez donné aujourd'hui...

-- Et mon serment, monsieur! s'écria Gabriel. Rodin le regarda
fixement, et lui répondit:

-- Votre serment?... mais vous avez aussi fait serment
d'obéissance éternelle à la compagnie; vous avez juré de ne vous
jamais séparer d'elle... et, aujourd'hui, de quel poids ce serment
est-il pour vous?

Un moment Gabriel fut embarrassé; mais sentant bientôt combien la
comparaison de Rodin était fausse, il se leva calme et digne, alla
s'asseoir devant le bureau, y prit une plume, du papier, et
écrivit ce qui suit:

«Devant Dieu, qui me voit et m'entend; devant vous, révérend père
d'Aigrigny, et M. Rodin, témoins de mon serment, je renouvelle à
cette heure, librement et volontairement, la donation entière et
absolue que j'ai faite à la compagnie de Jésus, en la personne du
révérend père d'Aigrigny, de tous les biens qui vont m'appartenir,
quelle que soit la valeur de ces biens. Je jure, sous peine
d'infamie, de remplir cette promesse irrévocable, dont, en mon âme
et conscience, je regarde l'accomplissement comme l'acquit d'une
dette de reconnaissance et un pieux devoir.

«Cette donation ayant pour but de rémunérer des services passés et
de venir au secours des pauvres, l'avenir, quel qu'il soit, ne
peut en rien la modifier; par cela même que je sais que
_légalement _je pourrais un jour demander l'annulation de l'acte
que je fais à cette heure de mon plein gré, je déclare que si je
songeais jamais, en quelque circonstance que ce fût, à le
révoquer, je mériterais le mépris et l'horreur des honnêtes gens.

«En foi de quoi j'ai écrit ceci, le 13 février 1832, à Paris, au
moment de l'ouverture du testament de l'un de mes ancêtres
paternels.

«GABRIEL DE RENNEPONT.»

Puis, se levant, le jeune prêtre remit cet acte à Rodin sans
prononcer une parole.

Le _socius _lut attentivement et répondit, toujours impassible, en
regardant Gabriel:

-- Eh bien, c'est un serment écrit... voilà tout.

Gabriel restait stupéfait de l'audace de Rodin, qui osait lui dire
que l'acte dans lequel il venait de renouveler la donation d'une
manière si loyale, si généreuse, si spontanée, n'avait pas une
valeur suffisante.

Le _socius _rompit le premier le silence et dit avec sa froide
impudence en s'adressant au père d'Aigrigny:

-- De deux choses l'une, ou monsieur votre cher fils Gabriel a
l'intention de rendre cette donation absolument valable et
irrévocable... ou...

-- Monsieur! s'écria Gabriel en se contenant à peine et
interrompant Rodin, épargnez-vous et épargnez-moi une honteuse
supposition.

-- Eh bien, donc, reprit Rodin toujours impassible, puisque vous
êtes parfaitement décidé à rendre cette donation sérieuse...
quelle objection auriez-vous à ce qu'elle fût légalement garantie?

-- Mais aucune, monsieur, dit amèrement Gabriel; puisque ma parole
écrite et jurée ne vous suffit pas...

-- Mon cher fils, dit affectueusement le père d'Aigrigny, s'il
s'agissait d'une donation faite à mon profit, croyez que si je
l'acceptais je me trouverais on ne peut mieux garanti par votre
parole... Mais ici, c'est autre chose: je me trouve être, ainsi
que je vous l'ai dit, le mandataire de la compagnie, ou plutôt le
tuteur des pauvres qui profiteront de votre généreux abandon; on
ne saurait donc, dans l'intérêt de l'humanité, entourer cet acte
de trop de garanties légales, afin qu'il en résulte pour notre
clientèle d'infortunés une certitude... au lieu d'une vague
espérance que le moindre changement de volonté peut renverser...
et puis... enfin... Dieu peut vous rappeler à lui... d'un moment à
l'autre... Et qui dit que vos héritiers se montreraient jaloux de
tenir le serment que vous auriez fait?...

-- Vous avez raison, mon père... dit tristement Gabriel, je
n'avais pas songé à ce cas de mort... pourtant si probable. À ce
moment Samuel ouvrit la porte de la chambre et dit:

-- Messieurs, le notaire vient d'arriver; puis-je l'introduire
ici? À dix heures précises, la porte de la maison vous sera
ouverte.

-- Nous serons d'autant plus aises de voir M. le notaire, dit
Rodin, que nous avons à conférer avec lui; ayez l'obligeance de le
prier d'entrer.

-- Je vais, monsieur, le prévenir à l'instant, dit Samuel en
sortant.

-- Voici justement un notaire, dit Rodin à Gabriel. Si vous êtes
toujours dans les mêmes intentions, vous pouvez par devant cet
officier public régulariser votre donation et vous délivrer ainsi
d'un grand poids pour l'avenir.

-- Monsieur, dit Gabriel, quoi qu'il arrive, je me trouverai aussi
irrévocablement engagé par ce serment écrit que je vous prie de
conserver, mon père, -- et Gabriel remit le papier au père
d'Aigrigny, -- que je me trouverai engagé par l'acte authentique
que je vais signer, -- ajouta-t-il en s'adressant à Rodin.

-- Silence, mon cher fils, voici le notaire, dit le père
d'Aigrigny. En effet, le notaire parut dans la chambre.

Pendant l'entretien que cet officier ministériel va avoir avec
Rodin, Gabriel et le père d'Aigrigny, nous conduirons le lecteur
dans l'intérieur de la maison murée.



VI. Le salon rouge.

Ainsi que l'avait dit Samuel, la porte d'entrée de la maison murée
venait d'être dégagée de la maçonnerie, de la plaque de plomb et
du châssis de fer qui la condamnaient, ses panneaux en bois de
chêne sculpté apparurent aussi intacts que le jour où ils avaient
été soustraits à l'action de l'air et du temps. Les manoeuvres,
après avoir terminé cette démolition, étaient restés sur le
perron, aussi impatiemment curieux que le clerc de notaire qui
avait surveillé leurs travaux d'assister à l'ouverture de cette
porte, car ils voyaient Samuel arriver lentement par le jardin
tenant à la main un gros trousseau de clefs.

-- Maintenant, mes amis, dit le vieillard lorsqu'il fut au bas de
l'escalier du perron, votre besogne est finie; le patron de
monsieur le clerc est chargé de vous payer, je n'ai plus qu'à vous
conduire à la porte de la rue.

-- Allons donc! mon brave homme, s'écria le clerc, vous n'y pensez
pas; nous voici au moment le plus intéressant, le plus curieux:
moi et ces braves maçons nous grillons de voir l'intérieur de
cette mystérieuse maison, et vous auriez le coeur de nous
renvoyer?... C'est impossible!...

-- Je regrette beaucoup d'y être obligé, monsieur, mais il le
faut; je dois entrer le premier et absolument seul dans cette
demeure, avant d'y introduire les héritiers pour la lecture du
testament...

-- Mais qui vous a donné ces ordres ridicules et barbares? s'écria
le clerc, singulièrement désappointé.

-- Mon père, monsieur...

-- Rien n'est sans doute plus respectable; mais voyons, soyez
bonhomme, mon digne gardien, mon excellent gardien, reprit le
clerc; laissez-nous seulement jeter un coup d'oeil à travers la
porte entrebâillée.

-- Oh! oui, monsieur, seulement un coup d'oeil, ajoutèrent les
compagnons de _la truelle _d'un air suppliant.

-- Il m'est désagréable de vous refuser, messieurs, reprit Samuel;
mais je n'ouvrirai cette porte que lorsque je serai seul.

Les maçons, voyant l'inflexibilité du vieillard, descendirent à
regret les rampes de l'escalier; mais le clerc entreprit de
disputer le terrain pied à pied, et s'écria:

-- Moi, j'attends mon patron, je ne m'en vais pas de cette maison
sans lui; il peut avoir besoin de moi... or, que je reste sur ce
perron ou ailleurs, peu vous importe, mon digne gardien...

Le clerc fut interrompu dans sa supplique par son patron, qui du
fond de la cour l'appelait d'un air affairé, en criant:

-- Monsieur Piston... vite... monsieur Piston... venez tout de
suite.

-- Que diable me veut-il? s'écria le clerc, furieux, voilà qu'il
m'appelle juste au moment où j'allais peut-être entrevoir quelque
chose...

-- Monsieur Piston... reprit la voix en s'approchant, vous ne
m'entendez donc pas?

Pendant que Samuel reconduisait les maçons, le clerc vit, au
détour d'un massif d'arbres verts, paraître et accourir son patron
tête nue et l'air singulièrement préoccupé. Force fut donc au
clerc de descendre du perron pour répondre à l'appel du notaire,
auprès duquel il se rendit de fort mauvaise grâce.

-- Mais, monsieur, dit Me Dumesnil, voilà une heure que je crie à
tue-tête.

-- Monsieur... je n'entendais pas, fit M. Piston.

-- Il faut alors que vous soyez sourd... Avez-vous de l'argent sur
vous?

-- Oui, monsieur, répondit le clerc, assez surpris.

-- Eh bien, vous allez à l'instant courir au plus voisin bureau de
timbre me chercher trois ou quatre grandes feuilles de papier
timbré pour faire un acte... Courez... c'est très pressé.

-- Oui, monsieur, dit le clerc, en jetant un regard de regret
désespéré sur la porte de la maison murée.

-- Mais dépêchez-vous donc! monsieur Piston, reprit le notaire.

-- Monsieur, c'est que j'ignore où je trouverai du papier timbré.

-- Voici le gardien, reprit Me Dumesnil, il pourra sans doute vous
le dire.

En effet, Samuel revenait, après avoir conduit les maçons jusqu'à
la porte de la rue.

-- Monsieur, lui dit le notaire, voulez-vous m'enseigner où l'on
pourrait trouver du papier timbré?

-- Ici près, monsieur, répondit Samuel, chez le débitant de tabac
de la rue Vieille-du-Temple, numéro 17.

-- Vous entendez, monsieur Piston? dit le notaire à son clerc;
vous en trouverez chez le débitant de tabac rue Vieille-du-Temple,
numéro 17. Courez vite, car il faut que cet acte soit dressé à
l'instant même et avant l'ouverture du testament; le temps presse.

-- C'est bien, monsieur... je vais me dépêcher, répondit le clerc
avec dépit. Et il suivit son patron, qui regagna en hâte la
chambre où il avait laissé Rodin, Gabriel et le père d'Aigrigny.

Pendant ce temps Samuel, gravissant les degrés du perron, était
arrivé devant la porte, récemment dégagée de la pierre, du fer et
du plomb qui l'obstruaient. Ce fut avec une émotion profonde que
le vieillard, après avoir cherché dans son trousseau de clefs
celle dont il avait besoin, l'introduisit dans la serrure et fit
rouler la porte sur ses gonds.

Aussitôt il se sentit frappé au visage par une bouffée d'air
humide et froid, comme celui qui s'exhale d'une cave brusquement
ouverte. La porte soigneusement refermée en dedans et à double
tour, le juif s'avança dans le vestibule, éclairé par une sorte de
trèfle vitré ménagé au-dessus du cintre de la porte: les carreaux
avaient à la longue perdu leur transparence et ressemblaient à du
verre dépoli. Ce vestibule, dallé de losanges de marbre
alternativement blanc et noir, était vaste, sonore, et formait la
cage d'un grand escalier conduisant au premier étage. Les
murailles, de pierre lisse et unie, n'offraient pas la moindre
apparence de dégradation ou d'humidité; la rampe de fer forgé ne
présentait pas la moindre trace de rouille; elle était soudée, au-
dessus de la première marche, à un fût de colonne en granite gris,
qui soutenait une statue de marbre noir représentant un nègre
portant une torchère. L'aspect de cette figure était étrange, les
prunelles de ses yeux étaient de marbre blanc.

Le bruit de la marche pesante du juif résonnait sous la haute
coupole de ce vestibule; le petit-fils d'Isaac Samuel éprouva un
sentiment mélancolique en songeant que les pas de son aïeul
avaient sans doute retenti les derniers dans cette demeure, dont
il avait fermé les portes cent cinquante ans auparavant: car l'ami
fidèle en faveur duquel M. de Rennepont avait fait une vente
simulée de cette maison s'était plus tard dessaisi de cet immeuble
pour le mettre sous le nom du grand-père de Samuel, qui l'avait
ainsi transmis à ses descendants, comme s'il se fût agi de son
héritage.

À ces pensées, qui absorbaient Samuel, venait se joindre le
souvenir de la lumière vue le matin à travers les sept ouvertures
de la chape de plomb du belvédère; aussi, malgré la fermeté de son
caractère, le vieillard ne put s'empêcher de tressaillir lorsque,
après avoir pris une seconde clef à son trousseau, clef sur
laquelle on lisait: _clef du salon rouge, _il ouvrit une grande
porte à deux battants, conduisant aux appartements intérieurs. La
fenêtre qui, seule de toutes celles de la maison, avait été
ouverte, éclairait cette vaste pièce, tendue de damas dont la
teinte pourpre foncé n'avait pas subi la moindre altération; un
épais tapis de Turquie couvrait le plancher; de grands fauteuils
de bois doré dans le style sévère du siècle de Louis XIV étaient
symétriquement rangés le long des murs; une seconde porte, donnant
dans une autre pièce, faisait face à la porte d'entrée; leur
boiserie ainsi que la corniche qui encadrait le plafond était
blanche, rehaussée de filets et de moulures d'or bruni. De chaque
côté de cette porte étaient placés deux grands meubles de Boulle
incrustés de cuivre et d'étain, supportant des garnitures de vase
de Céladon; la fenêtre, drapée de lourds rideaux de damas à
crépines surmontées d'une pente découpée dont chaque dent se
terminait par un gland de soie, faisait face à la cheminée de
marbre bleu-turquin orné de baguettes de cuivre ciselé. De riches
candélabres et une pendule du même style que l'ameublement se
reflétaient dans une glace de Venise à biseaux. Une grande table
ronde, recouverte d'un tapis de velours cramoisi, était placée au
centre de ce salon.

En s'approchant de cette table, Samuel vit un morceau de vélin
blanc, portant ces mots:

_Dans cette salle sera ouvert mon testament... les autres
appartements demeureront clos jusques après la lecture de mes
dernières volontés._

M. DE R.

-- Oui, dit le juif en contemplant avec émotion ces lignes tracées
depuis si longtemps, cette recommandation est aussi celle qui
m'avait été transmise par mon père, car il paraît que les autres
pièces de cette maison sont remplies d'objets auxquels
M. de Rennepont attachait un grand prix, non pour leur valeur,
mais pour leur origine, et que la _salle de deuil _est une salle
étrange et mystérieuse. Mais, ajouta Samuel en tirant de la poche
de sa houppelande un registre recouvert en chagrin noir, garni
d'un fermoir de cuivre à serrure, dont il retira la clef après
l'avoir posée sur la table, voici l'état des valeurs en caisse, il
m'a été ordonné de l'apporter ici avant l'arrivée des héritiers.

Le plus profond silence régnait dans ce salon au moment où Samuel
venait de placer le registre sur la table. Tout à coup la chose du
monde à la fois la plus naturelle, et cependant la plus
effrayante, le tira de sa rêverie. Dans la pièce voisine il
entendit un timbre clair, argentin, sonner lentement dix heures...

Et en effet il était dix heures.

Samuel avait trop de bon sens pour croire au _mouvement perpétuel,
_c'est-à-dire à une horloge marchant depuis cent cinquante ans.
Aussi se demanda-t-il avec autant de surprise que d'effroi comment
cette pendule ne s'était pas arrêtée depuis tant d'années, et
comment surtout elle marquait si précisément l'heure présente.
Agité d'une curiosité inquiète, le vieillard fut sur le point
d'entrer dans cette chambre; mais, se rappelant les
recommandations expresses de son père, recommandations réitérées
par les quelques lignes de M. Rennepont qu'il venait de lire, il
s'arrêta auprès de la porte et prêta l'oreille avec la plus
extrême attention. Il n'entendit rien, absolument rien, que
l'expirante vibration du timbre. Après avoir longtemps réfléchi à
ce fait étrange, Samuel, le rapprochant du fait non moins
extraordinaire de cette clarté aperçue le matin à travers les
ouvertures du belvédère, conclut qu'il devait y avoir un certain
rapport entre ces deux incidents.

Si le vieillard ne pouvait pénétrer la véritable cause de ces
apparences étonnantes, il s'expliquait du moins ce qu'il lui était
donné de voir en songeant aux communications souterraines qui,
selon la tradition, existaient entre les caves de la maison et des
endroits très éloignés: des personnes mystérieuses et inconnues
avaient pu ainsi s'introduire deux ou trois fois par siècle dans
l'intérieur de cette demeure. Absorbé par ces pensées, Samuel se
rapprochait de la cheminée, qui, nous l'avons dit, se trouvait
absolument en face de la fenêtre. Un vif rayon de soleil perçant
les nuages vint resplendir sur deux grands portraits placés de
chaque côté de la cheminée, que le juif n'avait pas encore
remarqués, et qui, peints en pied et de grandeur naturelle,
représentaient, l'un une femme, l'autre un homme.

À la couleur à la fois sobre et puissante de cette peinture, à sa
touche large et vigoureuse, on reconnaissait facilement une oeuvre
magistrale. On aurait d'ailleurs difficilement trouvé des modèles
plus capables d'inspirer un grand peintre.

La femme paraissait âgée de vingt-cinq à trente ans; une
magnifique chevelure brune à reflets dorés couronnait son front
blanc, noble et élevé; sa coiffure, loin de rappeler celle que
Mme de Sévigné avait mise à la mode durant le siècle de Louis XIV,
rappelait, au contraire, ces coiffures si remarquables de quelques
portraits de Véronèse, composées de larges bandeaux ondulés
encadrant les joues et surmontés d'une natte tressée en couronne
derrière la tête; les sourcils, très déliés, surmontaient de
grands yeux d'un bleu de saphir étincelant; leur regard, à la fois
fier et triste, avait quelque chose de fatal; le nez, très fin, se
terminait par des narines légèrement dilatées; un demi-sourire
presque douloureux contractait légèrement la bouche; l'ovale de la
figure était allongé; le teint, d'un blanc mat, se nuançait à
peine vers les joues d'un rose léger; l'attache du cou, le port de
la tête, annonçaient un rare mélange de grâce et de dignité
native: une sorte de tunique ou de robe d'étoffe noire et lustrée,
faite, ainsi qu'on dit, à la Vierge, montait jusqu'à la naissance
des épaules, et, après avoir dessiné une taille svelte et élevée,
tombait jusque sur les pieds entièrement cachés par les plis un
peu traînants de ce vêtement. L'attitude de cette femme était
remplie de noblesse et de simplicité. La tête se détachait
lumineuse et blanche sur un ciel d'un gris sombre, marbré à
l'horizon de quelques nuages pourprés sur lesquels se dessinait la
cime bleuâtre de collines lointaines et noyées d'ombre. La
disposition du tableau ainsi que les tons chauds et solides des
premiers plans, qui tranchaient sans aucune transition avec ces
fonds reculés, laissaient facilement deviner que cette femme était
placée sur une hauteur d'où elle dominait tout l'horizon. La
physionomie de cette femme était profondément pensive et accablée.
Il y avait surtout dans son regard à demi levé vers le ciel une
expression de douleur suppliante et résignée que l'on aurait crue
impossible à rendre.

Au côté gauche de la cheminée on voyait l'autre portrait, aussi
vigoureusement peint. Il représentait un homme de trente à trente-
cinq ans, de haute taille. Un vaste manteau brun dont il était
noblement drapé laissait voir une sorte de pourpoint noir,
boutonné jusqu'au cou, et sur lequel se rabattait un col blanc
carré. La tête, belle et d'un grand caractère, était remarquable
par des lignes puissantes et sévères qui pourtant n'excluaient pas
une admirable expression de souffrance, de résignation et surtout
d'ineffable bonté; les cheveux, ainsi que la barbe et les
sourcils, étaient noirs; mais ceux-ci, par un caprice bizarre de
la nature, au lieu d'être séparés et de s'arrondir autour de
chaque arcade sourcilière, s'étendaient d'une tempe à l'autre
comme un seul arc, et semblaient rayer le front de cet homme d'une
marque noire. Le fond du tableau représentait aussi un ciel
orageux; mais au-delà de quelques rochers on voyait la mer, qui
semblait à l'horizon se confondre avec les sombres nuées.

Le soleil, en frappant en plein sur ces deux remarquables figures,
qu'il semblait impossible d'oublier dès qu'on les avait vues,
augmentait encore leur éclat.

Samuel, sortant de sa rêverie et jetant par hasard les yeux sur
ces portraits, en fut frappé: ils paraissaient vivants.

-- Quelles nobles et belles figures! s'écria-t-il en s'approchant
plus près pour les mieux examiner. Quels sont ces portails? Ce ne
sont pas ceux de la famille de Rennepont, car, selon ce que mon
père m'a appris, ils sont tous dans la salle de deuil... Hélas!
ajouta le vieillard, à la grande tristesse dont leurs traits sont
empreints, eux aussi, ce me semble, pourraient figurer dans la
salle de deuil.

Puis, après un moment de silence, Samuel reprit:

-- Songeons à tout préparer pour cette assemblée solennelle... car
dix heures ont sonné.

Ce disant, Samuel disposa les fauteuils de bois doré autour de la
table ronde; puis il reprit d'un air pensif:

-- L'heure s'avance, et des descendants du bienfaiteur de mon
grand-père il n'y a encore ici que ce jeune prêtre, d'une figure
angélique... Serait-il donc le seul représentant de la famille
Rennepont?... Il est prêtre... cette famille s'éteindrait donc en
lui? Enfin voici le moment où je dois ouvrir cette porte pour la
lecture du testament... Bethsabée va conduire ici le notaire... On
frappe... c'est elle...

Et Samuel, après avoir jeté un dernier regard sur la porte de la
chambre où dix heures avaient sonné, se dirigea en hâte vers la
porte du vestibule, derrière laquelle on entendait parler.

La clef tourna deux fois dans la serrure, et il ouvrit les deux
battants de la porte. À son grand chagrin, il ne vit sur le perron
que Gabriel, ayant Rodin à sa gauche et le père d'Aigrigny à sa
droite. Le notaire et Bethsabée, qui avait servi de guide, se
tenaient derrière le groupe principal.

Samuel ne put retenir un soupir, et dit en s'inclinant sur le
seuil de la porte:

-- Messieurs... tout est prêt... vous pouvez entrer...



VII. Le testament.

Lorsque Gabriel, Rodin et le père d'Aigrigny entrèrent dans le
salon rouge, ils paraissaient tous différemment affectés.

Gabriel, pâle et triste, éprouvait une impatience pénible; il
avait hâte de sortir de cette maison, et se sentait débarrassé
d'un grand poids depuis que, par un acte entouré de toutes les
garanties légales, et passé par devant Me Dumesnil, le notaire de
la succession, il venait de se désister de tous ses droits en
faveur du père d'Aigrigny. Jusqu'alors il n'était pas venu à la
pensée du jeune prêtre qu'en lui donnant les soins qu'il
rémunérait si généreusement, et en forçant sa vocation par un
mensonge sacrilège, le père d'Aigrigny avait eu pour but d'assurer
le bon succès d'une ténébreuse intrigue. Gabriel, en agissant
ainsi qu'il faisait, ne cédait pas, selon lui, à un sentiment de
délicatesse exagérée. Il avait fait librement cette donation
plusieurs années auparavant. Il eût regardé comme une indignité de
la rétracter. Il avait été déjà assez cruel d'être soupçonné de
lâcheté... pour rien au monde il n'eût voulu encourir le moindre
reproche de cupidité. Il fallait que le missionnaire fût doué
d'une bien rare et bien excellente nature pour que cette fleur de
scrupuleuse probité n'eût pas été flétrie par l'influence délétère
et démoralisante de son éducation; mais heureusement, de même que
le froid préserve quelquefois de la corruption, l'atmosphère
glacée où s'était passée une partie de son enfance et de sa
jeunesse avait engourdi, mais non vicié, ses généreuses qualités,
bientôt ranimées par le contact vivifiant et chaud de l'air de la
liberté.

Le père d'Aigrigny, beaucoup plus pâle et plus ému que Gabriel,
avait tâché d'expliquer et d'excuser ses angoisses, en les
attribuant au chagrin que lui causait la rupture de son cher fils
avec la compagnie de Jésus.

Rodin, calme et parfaitement maître de soi, voyait avec un secret
courroux la vive émotion du père d'Aigrigny, qui aurait pu
inspirer d'étranges soupçons à un homme moins confiant que
Gabriel; pourtant, malgré cet apparent sang-froid, le _socius
_était encore plus que son supérieur ardemment impatient de la
réussite de cette importante affaire.

Samuel paraissait atterré... aucun autre héritier que Gabriel ne
se présentait... Sans doute le vieillard ressentait une vive
sympathie pour ce jeune homme; mais ce jeune homme était prêtre;
avec lui s'éteindrait le nom de la famille Rennepont, et cette
immense fortune, si laborieusement accumulée, ne serait pas sans
doute répartie ou employée ainsi que l'aurait désiré le testateur.

Les différents acteurs de cette scène se tenaient debout autour de
la table ronde.

Au moment où, sur l'invitation du notaire, ils allaient s'asseoir,
Samuel dit, en lui montrant le registre de chagrin noir:

-- Monsieur, il m'a été ordonné de déposer ici ce registre; il est
fermé; je vous en remettrai la clef aussitôt après la lecture du
testament.

-- Cette mesure est en effet consignée dans la note qui accompagne
le testament que voici, dit Me Dumesnil, lorsqu'il fut déposé, en
1682, chez maître Thomas Le Semelier, conseiller du roi, notaire
au Châtelet de Paris, demeurant alors place Royale, n° 13.

Ce disant, Me Dumesnil sortit d'un portefeuille de maroquin rouge
une large enveloppe de parchemin jauni par les années; à cette
enveloppe était annexée par un fil de soie une note aussi sur
vélin.

-- Messieurs, dit le notaire, si vous voulez vous donner la peine
de vous asseoir, je vais lire la note ci-jointe qui règle les
formalités à remplir pour l'ouverture du testament.

Le notaire, Rodin, le père d'Aigrigny et Gabriel s'assirent. Le
jeune prêtre, tournant le dos à la cheminée, ne pouvait apercevoir
les deux portraits.

Samuel, malgré l'invitation du notaire, resta debout derrière le
fauteuil de ce dernier, qui lut ce qui suit:

«Le 13 février 1832, mon testament sera porté rue Saint-François,
numéro 3.

«À dix heures précises la porte du salon rouge, situé au rez-de-
chaussée, sera ouverte à mes héritiers, qui, sans doute arrivés
depuis longtemps à Paris, dans l'attente de ce jour, auront eu le
loisir nécessaire pour faire valider leurs preuves de filiation.

«Dès qu'ils seront réunis, on lira mon testament, et au dernier
coup de midi, la succession sera close et fermée au profit de ceux
qui, selon ma recommandation perpétuée, je l'espère, par
tradition, pendant un siècle et demi dans ma famille, à partir de
ce jour, se seront présentés en personne et non par fondés de
pouvoir, le 13 février, avant midi, rue Saint-François.»

Après avoir lu ces lignes d'une voix sonore, le notaire s'arrêta
un instant, et reprit d'une voix solennelle:

-- M. Gabriel-François-Marie de Rennepont, prêtre, ayant justifié,
par actes notariés, de sa filiation paternelle et de sa qualité
d'arrière-cousin du testateur, et étant jusqu'à cette heure le
seul des descendants de la famille de Rennepont qui se soit
présenté ici, j'ouvre le testament en sa présence, ainsi qu'il a
été prescrit.

Ce disant, le notaire retira de son enveloppe le testament
préalablement ouvert par le président du tribunal avec les
formalités voulues par la loi.

Le père d'Aigrigny se pencha et s'accouda sur la table, ne pouvant
retenir un soupir haletant. Gabriel se préparait à écouter avec
plus de curiosité que d'intérêt.

Rodin s'était assis à quelque distance de la table, tenant entre
ses genoux son vieux chapeau, au fond duquel, à demi cachée dans
les plis d'un sordide mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, il
avait placé sa montre... Toute l'attention du _socius _était alors
partagée entre le moindre bruit qu'il entendait au dehors et la
lente évolution des aiguilles de sa montre, dont son petit oeil
irrité semblait hâter la marche, tant était grande son impatience
de voir arriver l'heure du midi.

Le notaire, déployant la feuille de vélin, lut ce qui suit au
milieu d'une profonde attention:

«Hameau de Villetaneuse, le 13 février 1682.

«Je vais échapper par la mort à la honte des galères, où les
implacables ennemis de ma famille m'ont fait condamner comme
relaps.

«Et puis... la vie m'est trop amère depuis que mon fils est mort
victime d'un crime mystérieux... Mort à dix-neuf ans... pauvre
Henri... Ses meurtriers sont inconnus... non... pas inconnus... si
j'en crois mes pressentiments...

«Pour conserver mes biens à cet enfant, j'avais feint d'abjurer le
protestantisme... Tant que cet être si aimé a vécu, j'ai
scrupuleusement observé les apparences catholiques... Cette
fourberie me révoltait, mais il s'agissait de mon fils... Quand on
me l'a eu tué... cette contrainte m'a été insupportable... J'étais
épié; j'ai été accusé et condamné comme relaps... mes biens ont
été confisqués, j'ai été condamné aux galères.

«Terrible temps que ce temps-ci!

«Misère et servitude! despotisme sanglant et intolérance
religieuse... Ah! il est doux de quitter la vie... Ne plus voir
tant de maux, tant de douleurs... quel repos!... Et dans quelques
heures... je goûterai ce repos... Je vais mourir, songeons à ceux
des miens qui vivent, ou plutôt qui vivront... peut-être dans des
temps meilleurs...

«Une somme de cinquante mille écus, dépôt confié à un ami, me
reste de tant de biens. Je n'ai plus de fils... mais j'ai de
nombreux parents exilés en Europe.

«Cette somme de cinquante mille écus, partagée entre tous les
miens, eût été de peu de ressource pour eux... J'en ai disposé
autrement. Et cela d'après les sages conseils d'un homme... que je
vénère comme la parfaite image de Dieu sur la terre... car son
intelligence, sa sagesse et sa bonté sont presque divines. Deux
fois dans ma vie j'ai vu cet homme, et dans des circonstances bien
funestes... deux fois je lui ai dû mon salut... une fois le salut
de l'âme, une fois le salut du corps.

«Hélas! peut-être il eût sauvé mon pauvre enfant; mais il est
arrivé trop tard... trop tard...

«Avant de me quitter, il a voulu me détourner de mourir... car il
savait tout; mais sa voix a été impuissante: j'éprouvais trop de
douleur, trop de regrets, trop de découragement. Chose étrange!...
Quand il a été convaincu de ma résolution de terminer violemment
mes jours, un mot d'une terrible amertume lui est échappé et m'a
fait croire qu'il enviait mon sort... ma mort!... Est-il donc
condamné à vivre, lui?...

«Oui... il s'y est sans doute condamné lui-même afin d'être utile
et secourable à l'humanité... et pourtant la vie lui pèse; car je
lui ai entendu dire un jour avec une expression de fatigue
désespérée que je n'ai pas oubliée: «Oh! la vie... la vie... qui
m'en délivrera?...»

«Elle lui est donc bien à charge? Il est parti; ses dernières
paroles m'ont fait envisager la mort avec sérénité...

«Grâce à lui ma mort ne sera pas stérile... Grâce à lui, ces
lignes écrites à ce moment par un homme qui, dans quelques heures,
aura cessé de vivre, enfanteront peut-être de grandes choses dans
un siècle et demi; oh! oui, de grandes et nobles choses... si mes
volontés sont pieusement écoutées par mes descendants, car c'est à
ceux de ma race future que je m'adresse ainsi. Pour qu'ils
comprennent et apprécient mieux le dernier voeu que je fais... et
que je les supplie d'exaucer, eux... qui sont encore dans le néant
où je vais rentrer, il faut qu'ils connaissent les persécuteurs de
ma famille, afin de pouvoir venger leur ancêtre, mais par une
noble vengeance.

«Mon grand-père était catholique; entraîné moins par son zèle
religieux que par de perfides conseils, il s'est affilié, quoique
laïque, à une société dont la puissance a toujours été terrible et
mystérieuse... à la société de Jésus.»

À ces mots du testament le père d'Aigrigny, Rodin et Gabriel se
regardèrent presque involontairement. Le notaire, ne s'étant pas
aperçu de ce mouvement, continuait toujours:

«Au bout de quelques années, pendant lesquelles il n'avait cessé
de professer pour cette société le dévouement le plus absolu, il
fut soudainement éclairé par des révélations épouvantables sur le
but secret qu'elle se proposait et sur ses moyens d'y atteindre...

«C'était en 1610, un mois avant l'assassinat de Henri IV.

«Mon aïeul, effrayé du secret dont il se trouvait dépositaire
malgré lui, et dont la signification se compléta plus tard par la
mort du meilleur des rois; mon aïeul, non seulement rompit avec la
société de Jésus, mais comme si le catholicisme tout entier lui
eût paru solidaire des crimes de cette société, il abandonna la
religion romaine, où il avait jusqu'alors vécu, et se fit
protestant.

«Des preuves irréfragables attestant la connivence de deux membres
de cette compagnie avec Ravaillac, connivence aussi prouvée lors
du crime de Jean Châtel le régicide, se trouvaient entre les mains
de mon aïeul. Telle fut la cause première de la haine acharnée de
cette société contre notre famille. Grâce à Dieu, ces papiers ont
été mis en sûreté; mon père me les a transmis, et si mes dernières
volontés sont exécutées, on trouvera mes papiers, marqués A. M. C.
D. G., dans le coffret d'ébène de la salle de deuil de la rue
Saint-François. Mon père fut aussi en butte à de sourdes
persécutions; sa ruine, sa mort, peut-être, en eussent été la
suite, sans l'intervention d'une femme angélique, pour laquelle il
a conservé un culte religieux.

«Le portrait de cette femme, que j'ai revue il y a peu d'années,
ainsi que celui de l'homme auquel j'ai voué une vénération
profonde, ont été peints par moi de souvenir, et sont placés dans
le salon rouge de la rue Saint-François. Tous deux seront, je
l'espère, pour les descendants de ma famille, l'objet d'un culte
reconnaissant.»

Depuis quelques moments, Gabriel était devenu de plus en plus
attentif à la lecture de ce testament; il songeait que, par une
bizarre coïncidence, un de ses aïeux avait, deux siècles
auparavant, rompu avec la société de Jésus, comme il venait de
rompre lui-même depuis une heure... et que cette rupture, datant
de deux siècles, datait aussi l'espèce de haine dont la compagnie
de Jésus avait toujours poursuivi sa famille... Le jeune prêtre
trouvait non moins étrange que cet héritage à lui transmis après
un laps de cent cinquante ans par un de ses parents, victime de la
société de Jésus, retournât par l'abandon volontaire qu'il venait
de faire, lui Gabriel, à cette même société...

Lorsque le notaire avait lu le passage relatif aux deux portraits,
Gabriel, qui, ainsi que le père d'Aigrigny, tournait le dos à ces
toiles, fit un mouvement pour les voir...

À peine le missionnaire eut-il jeté les yeux sur le portrait de la
femme, qu'il poussa un grand cri de surprise et presque d'effroi.

Le notaire interrompit aussitôt la lecture du testament en
regardant le jeune prêtre avec inquiétude.



VIII. Le dernier coup de midi.

Au cri poussé par Gabriel, le notaire avait interrompu la lecture
du testament, et le père d'Aigrigny s'était rapproché vivement du
jeune prêtre.

Celui-ci, debout et tremblant, regardait le portrait de femme avec
une stupeur croissante. Bientôt il dit à voix basse et comme se
parlant à lui-même:

-- Est-il possible, mon Dieu! que le hasard produise de pareilles
ressemblances!... Ces yeux... à la fois si fiers et si tristes...
ce sont les siens... et ce front... et cette pâleur!... oui, ce
sont ses traits!... tous ses traits!

-- Mon cher fils, qu'avez-vous? dit le père d'Aigrigny, aussi
étonné que Samuel et que le notaire.

-- Il y a huit mois, reprit le missionnaire d'une voix
profondément émue, sans quitter le tableau des yeux, j'étais au
pouvoir des Indiens... au milieu des montagnes Rocheuses... On
m'avait mis en croix, on commençait à me scalper... j'allais
mourir... lorsque la divine Providence m'envoya un secours
inattendu... Oui... c'est cette femme qui m'a sauvé...

-- Cette femme!... s'écrièrent à la fois Samuel, le père
d'Aigrigny et le notaire.

Rodin seul paraissait complètement étranger à l'épisode du
portrait; le visage contracté par une impatience courroucée, il se
rongeait les ongles à vif en contemplant avec angoisse la lente
marche des aiguilles de sa montre.

-- Comment! cette femme vous a sauvé la vie? reprit le père
d'Aigrigny.

-- Oui, c'est cette femme, reprit Gabriel d'une voix plus basse et
presque effrayée; cette femme... ou plutôt une femme qui lui
ressemblait tellement, que si ce tableau n'était pas ici depuis un
siècle et demi je croirais qu'il a été peint d'après elle... car
je ne puis m'expliquer comment une ressemblance si frappante peut
être l'effet d'un hasard... Enfin, ajouta-t-il au bout d'un moment
de silence, en poussant un profond soupir, les mystères de la
nature... et la volonté de Dieu sont impénétrables.

Et Gabriel retomba accablé sur son fauteuil, au milieu d'un
profond silence, que le père d'Aigrigny rompit bientôt en disant:

-- C'est un fait de ressemblance extraordinaire, et rien de
plus... mon cher fils... seulement, la gratitude bien naturelle
que vous avez pour votre libératrice donne à ce jeu bizarre de la
nature un grand intérêt pour vous.

Rodin, dévoré d'impatience, dit au notaire, à côté duquel il se
trouvait:

-- Il me semble, monsieur, que tout ce petit roman est assez
étranger au testament.

-- Vous avez raison, reprit le notaire en se rasseyant; mais ce
fait est si extraordinaire, si romanesque, ainsi que vous le
dites, que l'on ne peut s'empêcher de partager le profond
étonnement de monsieur...

Et il montra Gabriel qui, accoudé sur un des bras du fauteuil,
appuyait son front sur sa main et semblait complètement absorbé.
Le notaire continua de la sorte la lecture du testament:

«Telles ont été les persécutions auxquelles ma famille a été en
butte de la part de la société de Jésus. Cette société possède, à
cette heure, mes biens par la confiscation. Je vais mourir...
Puisse sa haine s'éteindre dans ma mort et épargner ma race!... ma
race, dont le sort est ma seule, ma dernière pensée à ce moment
solennel.

«Ce matin, j'ai mandé ici un homme d'une probité depuis longtemps
éprouvée, Isaac Samuel. Il me doit la vie, et chaque jour je me
suis applaudi d'avoir pu conserver au monde une si honnête, une si
excellente créature. Avant la confiscation de mes biens, Isaac
Samuel les avait toujours administrés avec autant d'intelligence
que de probité. Je lui ai confié les cinquante mille écus qu'un
fidèle dépositaire m'avait rendus. Isaac Samuel et après lui ses
descendants, auxquels il léguera ce devoir de reconnaissance, se
chargent de faire valoir et d'accumuler cette somme jusqu'à
l'expiration de la cent cinquantième année à dater de ce jour.
Cette somme ainsi accumulée peut devenir énorme, constituer une
fortune de roi... si les événements ne sont pas contraires à sa
gestion...

«Puissent mes voeux être écoutés de mes descendants sur le partage
et sur l'emploi de cette somme immense!

«Il arrive fatalement en un siècle et demi tant de changements,
tant de variations, tant de bouleversements de fortune parmi les
générations successives d'une famille, que, probablement, dans
cent cinquante ans, mes descendants se trouveront appartenir aux
différentes classes de la société, et représenteront ainsi les
divers éléments sociaux de leur temps. Peut-être se rencontrera-t-
il parmi eux des hommes doués d'une grande intelligence, ou d'un
grand courage, ou d'une grande vertu; peut-être des savants, des
noms illustres dans la guerre ou dans les arts; peut-être aussi
d'obscurs artisans, de modestes bourgeois; peut-être aussi, hélas!
de grands coupables...

«Quoi qu'il advienne, mon voeu le plus ardent, le plus cher, c'est
que mes descendants se rapprochent et reconstituent ma famille par
une étroite, une sincère union, en mettant parmi eux en pratique
ces mots divins du Christ: _Aimez-vous les uns les autres. _Cette
union serait d'un salutaire exemple... car il me semble que de
_l'union, _que de l'association des hommes entre eux, doit surgir
le bonheur futur de l'humanité.

«La compagnie qui a depuis si longtemps persécuté ma famille est
un des plus éclatants exemples de la toute-puissance de
l'association, même appliquée au mal. Il y a quelque chose de si
fécond, de si divin dans ce principe, qu'il force quelquefois au
bien les associations les plus mauvaises, les plus dangereuses.
Ainsi les missions ont jeté de rares, mais de pures, de généreuses
clartés sur cette ténébreuse compagnie de Jésus... cependant
fondée dans le but détestable et impie d'anéantir, par une
éducation homicide, toute volonté, toute pensée, toute liberté,
toute intelligence chez les peuples, afin de les livrer
tremblants, superstitieux, abrutis et désarmés au despotisme des
rois, que la compagnie se réservait de dominer à son tour par ses
confesseurs...»

À ce passage du testament, il y eut un nouveau et étrange regard
échangé entre Gabriel et le père d'Aigrigny. Le notaire continua:

«Si une association perverse, fondée sur la dégradation humaine,
sur la crainte, sur le despotisme, et poursuivie de la malédiction
des peuples, a traversé les siècles et souvent dominé le monde par
la terreur... que serait-ce d'une association qui, procédant de la
fraternité, de l'amour évangélique, aurait pour but d'affranchir
l'homme et la femme de tout dégradant servage; de convier au
bonheur d'ici-bas ceux qui n'ont connu de la vie que des douleurs
et la misère; de glorifier et d'enrichir le travail nourricier;
d'éclairer ceux que l'ignorance déprave; de favoriser la libre
expansion de toutes les passions que Dieu, dans sa sagesse
infinie, dans son inépuisable bonté, a départies à l'homme comme
autant de leviers puissants; de sanctifier tout ce qui vient de
Dieu... l'amour comme la maternité, la force comme l'intelligence,
la beauté comme le génie; de rendre enfin les hommes véritablement
religieux et profondément reconnaissants envers le Créateur, en
leur donnant l'intelligence des splendeurs de la nature et de leur
part méritée des trésors dont il nous comble?

«Oh! si le ciel veut que, dans un siècle et demi, les descendants
de ma famille, fidèles aux dernières volontés d'un coeur ami de
l'humanité, se rapprochent ainsi dans une sainte communauté; si le
ciel veut que parmi eux se rencontrent des âmes charitables et
passionnées de commisération pour ce qui souffre; des esprits
élevés, amoureux de la liberté; des coeurs éloquents et
chaleureux; des caractères résolus, des femmes réunissant la
beauté, l'esprit et la bonté, combien sera féconde et puissante
l'harmonieuse union de toutes ces idées, de toutes ces influences,
de toutes ces forces, de toutes ces attractions groupées autour de
cette fortune de roi qui, concentrée par l'association et sagement
régie, rendra praticables les plus admirables utopies!

«Quel merveilleux foyer de pensées fécondes, généreuses! quels
rayonnements salutaires et vivifiants jailliraient incessamment de
ce centre de charité, d'émancipation et d'amour! Que de grandes
choses à tenter, que de magnifiques exemples à donner au monde par
la pratique! Quel divin apostolat! Enfin, quel irrésistible élan
pourrait imprimer à l'humanité tout entière une famille ainsi
groupée, disposant de tels moyens d'action! Et puis alors cette
association pour le bien serait capable de combattre la funeste
association dont je suis victime, et qui peut-être dans un siècle
et demi n'aura rien perdu de son redoutable pouvoir. Alors, à
cette oeuvre de ténèbres, de compression et de despotisme, qui
pèse sur le monde chrétien, les miens pourraient opposer une
oeuvre de lumière, d'expansion et de liberté. Le génie du bien et
le génie du mal seraient en présence. La lutte commencerait, et
Dieu protégerait les justes...

«Et pour que les immenses ressources pécuniaires qui auraient
donné tant de pouvoir à ma famille ne s'épuisent pas, et se
renouvellent avec les années, mes héritiers, écoutant mes
volontés, devraient placer, selon les mêmes conditions
d'accumulation, le double de la somme que j'ai placée... Alors, un
siècle et demi après eux... quelle nouvelle source de puissance et
d'action pour leurs descendants!!! quelle perpétuité dans le
bien!!!

«On trouvera d'ailleurs, dans le grand meuble d'ébène de la salle
de deuil, quelques idées pratiques au sujet de cette association.

«Telles sont mes dernières volontés, ou plutôt mes dernières
espérances... Si j'exige absolument que ceux de ma race se
trouvent _en personne _rue Saint-François le jour de l'ouverture
de ce testament, c'est afin que, réunis à ce moment solennel, ils
se voient, se connaissent: peut-être alors mes paroles les
frapperont; au lieu de vivre divisés, ils s'uniront; leurs
intérêts même y gagneront, et ma volonté sera accomplie.

* * * *

«En envoyant, il y a peu de jours, à ceux de ma famille que l'exil
a dispersés en Europe, une médaille où est gravée la date de cette
convocation pour mes héritiers à un siècle et demi de ce jour,
j'ai dû tenir secret son véritable motif, disant seulement que ma
descendance avait un grand intérêt à se trouver à ce rendez-vous.

«J'ai agi ainsi parce que je connais la ruse et la persistance de
la compagnie dont je suis victime; si elle avait pu savoir qu'à
cette époque mes descendants auraient à se partager des sommes
immenses, de grandes fourberies, de grands dangers peut-être
auraient menacé ma famille, car de sinistres recommandations se
seraient transmises de siècle en siècle dans la société de Jésus.
Puisse cette précaution être efficace! Puisse mon voeu exprimé sur
les médailles avoir été fidèlement transmis de génération en
génération!

«Si je fixe le jour et l'heure fatale où ma succession sera
irrévocablement fermée en faveur de ceux de mes descendants qui se
seront présentés rue Saint-François le 13 février 1832, avant
midi, c'est qu'il faut un terme à tout délai, et que mes héritiers
auront été suffisamment prévenus depuis bien des années de ne pas
manquer à ce rendez-vous.

«Après la lecture de mon testament, la personne qui sera
dépositaire de l'accumulation des fonds fera connaître leur valeur
et leur chiffre, afin qu'au dernier coup de midi ces sommes soient
acquises et partagées aux héritiers présents. Alors les
appartements de la maison leur seront ouverts. Ils verront des
choses dignes de leur intérêt, de leur pitié, de leur respect...
dans la salle de deuil surtout...

«Mon désir est que cette maison ne soit pas vendue, qu'elle reste
ainsi meublée, et qu'elle serve de point de réunion à mes
descendants, si, comme je l'espère, ils écoutent ma dernière
prière.

«Si, au contraire, ils se divisent; si, au lieu de s'unir pour
concourir à une des plus généreuses entreprises qui aient jamais
signalé un siècle, ils cèdent à des passions égoïstes; s'ils
préfèrent l'individualité stérile à l'association féconde; si,
dans cette fortune immense, ils ne voient qu'une occasion de
dissipation frivole ou d'accumulation sordide... qu'ils soient
maudits par tous ceux qu'ils auraient pu aimer, secourir et
émanciper... que cette maison soit démolie et rasée, que tous les
papiers dont Isaac Samuel aura laissé l'inventaire soient, ainsi
que les deux portraits du salon rouge, brûlés par le gardien de ma
demeure.

«J'ai dit...

«Maintenant, mon devoir est accompli... En tout ceci j'ai suivi
les conseils de l'homme que je vénère et que j'aime comme la
véritable image de Dieu sur la terre.

«L'ami fidèle qui m'a remis les cinquante mille écus, débris de ma
fortune, sait seul l'emploi que j'en veux faire... je n'ai pu
refuser à son amitié si sûre cette preuve de confiance; mais
aussi, j'ai dû lui taire le nom d'Isaac Samuel... c'était exposer
ce dernier et surtout ses descendants à de grands dangers. Tout à
l'heure, cet ami, qui ignore que ma résolution de mourir va
recevoir son accomplissement, viendra ici, avec mon notaire; c'est
entre leurs mains que, après les formalités d'usage, je déposerai
ce testament cacheté.

«Telles sont mes dernières volontés. «Je mets leur accomplissement
sous la sauvegarde de la Providence, Dieu ne peut que protéger ces
voeux d'amour, de paix, d'union et de liberté. «Ce testament
_mystique__[28]_ ayant été fait librement par moi et entièrement
écrit de ma main, j'entends et veux qu'il soit scrupuleusement
exécuté dans son esprit et dans sa lettre.

«Ce jourd'hui, 13 février 1681, une heure de relevée.

«MARIUS DE RENNEPONT.»

À mesure que le notaire avait poursuivi la lecture du testament,
Gabriel avait été successivement agité d'impressions pénibles et
diverses. D'abord, nous l'avons dit, il avait trouvé étrange que
la fatalité voulût que cette fortune immense provenant d'une
victime de la compagnie revînt aux mains de cette compagnie, grâce
à la donation qu'il venait de renouveler. Puis, son âme charitable
et élevée lui ayant fait aussitôt comprendre quelle aurait pu être
l'admirable portée de la généreuse association de famille si
instamment recommandée par Marius de Rennepont, il songeait avec
une profonde amertume que, par suite de sa renonciation et de
l'absence de tout autre héritier, cette grande pensée était
inexécutable, et que cette fortune, beaucoup plus considérable
qu'il ne l'avait cru, allait tomber aux mains d'une compagnie
perverse qui pouvait s'en servir comme d'un terrible moyen
d'action. Mais, il faut le dire, l'âme de Gabriel était si belle,
si pure, qu'il n'éprouva pas le moindre regret personnel en
apprenant que les biens auxquels il avait renoncé pouvaient être
d'une grande valeur; il se plut même, par un touchant contraste,
en découvrant qu'il avait failli être si riche, à reporter sa
pensée vers l'humble presbytère où il espérait aller bientôt vivre
dans la pratique des plus saintes vertus évangéliques.

Ces idées se heurtaient confusément dans son esprit. La vue du
portrait de femme, les révélations sinistres contenues dans le
testament, la grandeur de vues qui s'était manifestée dans les
dernières volontés de M. de Rennepont, tant d'incidents
extraordinaires jetaient Gabriel dans une sorte de stupeur étonnée
où il était encore plongé lorsque Samuel dit au notaire, en lui
présentant la clef du registre:

-- Vous trouverez, monsieur, dans ce registre, l'état actuel des
sommes qui sont en ma possession par suite de la capitalisation et
accumulation des cent cinquante mille francs confiés à mon grand-
père par M. Marius de Rennepont.

-- Votre grand-père!... s'écria le père d'Aigrigny au comble de la
surprise; c'est donc votre famille qui a fait constamment valoir
cette somme?

-- Oui, monsieur, et ma femme va dans quelques instants apporter
ici le coffret qui renferme les valeurs.

-- Et à quel chiffre s'élèvent ces valeurs? demanda Rodin de l'air
du monde le plus indifférent.

_-- _Ainsi que M. le notaire peut s'en assurer par cet état,
répondit Samuel avec une simplicité parfaite, comme s'il se fût
seulement agi des cent cinquante mille francs primitifs, j'ai en
caisse, en valeurs ayant cours, la somme de deux cent douze
millions cent soixante...

-- Vous dites, monsieur? s'écria le père d'Aigrigny sans laisser
Samuel achever, car l'appoint importait assez peu au révérend
père.

-- Oui, le chiffre? ajouta Rodin d'une voix palpitante, et pour la
première fois peut-être de sa vie il perdit son sang-froid, le
chiffre... le chiffre... le chiffre!

-- Je dis, monsieur, reprit le vieillard, que j'ai en caisse pour
deux cent douze millions cent soixante-quinze mille francs de
valeurs... soit nominatives, soit au porteur... ainsi que vous
allez vous en assurer, monsieur le notaire, car voici ma femme qui
les apporte.

En effet, à ce moment, Bethsabée entra, tenant entre ses bras la
cassette de bois de cèdre où étaient renfermées ces valeurs, la
posa sur la table, et sortit après avoir échangé un regard
affectueux avec Samuel.

Lorsque celui-ci eut déclaré l'énorme chiffre de la somme en
question, un silence de stupeur accueillit ses paroles. Sauf
Samuel, tous les acteurs de cette scène se croyaient le jouet d'un
rêve, le père d'Aigrigny et Rodin comptaient sur quarante
millions... Cette somme, déjà énorme, était plus que quintuplée...
Gabriel, en entendant le notaire lire les passages du testament où
il était question d'une fortune de roi, et ignorant les prodiges
de la capitalisation, avait évalué cette fortune à trois ou quatre
millions... Aussi, le chiffre exorbitant qu'on venait de lui
révéler l'étourdissait... Et malgré son admirable désintéressement
et sa scrupuleuse loyauté, il éprouvait une sorte d'éblouissement,
de vertige, en songeant que ces biens immenses auraient pu lui
appartenir... à lui seul... Le notaire, presque aussi stupéfait
que lui, examinait l'état de la caisse de Samuel, et paraissait à
peine en croire ses yeux. Le juif, muet aussi, était
douloureusement absorbé en songeant qu'aucun autre héritier ne se
présentait.

Au milieu de ce profond silence, la pendule placée dans la chambre
voisine commença à sonner lentement midi!...

Samuel tressaillit... puis poussa un profond soupir... Quelques
secondes encore, et le délai fatal serait expiré.

Rodin, le père d'Aigrigny, Gabriel et le notaire étaient sous le
coup d'un saisissement si profond, qu'aucun d'eux ne remarqua
combien il était étrange d'entendre la sonnerie de cette
pendule...

-- Midi! s'écria Rodin; et, par un mouvement involontaire, il posa
brusquement ses deux mains sur la cassette, comme pour en prendre
possession.

-- Enfin!!! s'écria le père d'Aigrigny avec une expression de
joie, de triomphe, d'enivrement, impossible à peindre.

Puis il ajouta en se jetant dans les bras de Gabriel, qu'il
embrassa avec exaltation:

-- Ah! mon cher fils... que de pauvres vont vous bénir!... Vous
êtes un saint Vincent de Paul... Vous serez canonisé... je vous le
jure...

-- Remercions d'abord la Providence, dit Rodin d'un ton grave et
ému, en tombant à genoux; remercions la Providence de ce qu'elle a
permis que tant de biens fussent employés à la plus grande gloire
du Seigneur.

Le père d'Aigrigny, après avoir embrassé Gabriel, le prit par la
main et lui dit:

-- Rodin a raison... À genoux, mon cher fils, et rendons grâce à
la Providence.

Ce disant, le père d'Aigrigny s'agenouilla et entraîna Gabriel,
qui, étourdi, confondu, n'ayant plus la tête à lui, tant les
événements se précipitaient, s'agenouilla machinalement.

Le dernier coup de midi sonna. Tous se relevèrent. Alors le
notaire dit d'une voix légèrement altérée, car il y avait quelque
chose d'extraordinaire et de solennel dans cette scène:

-- Aucun autre héritier de M. Marius de Rennepont ne s'étant
présenté avant midi, j'exécute la volonté du testateur en
déclarant au nom de la justice et de la loi, monsieur François-
Marie-Gabriel de Rennepont, ici présent, seul et unique héritier,
et possesseur des biens meubles et immeubles et valeurs de toute
espèce provenant de la succession du testateur; desquels biens le
sieur Gabriel de Rennepont, prêtre, a fait librement et
volontairement don, par acte notarié, au sieur Frédéric-Emmanuel
de Bordeville, marquis d'Aigrigny, prêtre, qui par le même acte,
les a acceptés, et s'en trouve ainsi légitime possesseur, aux lieu
et place dudit Gabriel de Rennepont, par le fait de cette donation
entre vifs, grossoyée par moi ce matin, et signée Gabriel de
Rennepont et Frédéric d'Aigrigny, prêtres.

À ce moment on entendit dans le jardin un grand bruit de voix.
Bethsabée entra précipitamment, et dit à son mari d'une voix
altérée:

-- Samuel... un soldat... il veut... Bethsabée n'en put dire
davantage.

À la porte du salon rouge apparut Dagobert. Le soldat était d'une
pâleur effrayante; il semblait presque défaillant, portait son
bras gauche en écharpe et s'appuyait sur Agricol.

À la vue de Dagobert, les flasques et blafardes paupières de Rodin
s'injectèrent subitement comme si tout son sang eût reflué vers
son cerveau. Puis le _socius _se précipita sur la cassette avec un
mouvement de colère et de possession si féroce, qu'on eût dit
qu'il était résolu, en la couvrant de son corps, à la défendre au
péril de sa vie.



IX. La donation entre vifs.

Le père d'Aigrigny ne reconnaissait pas Dagobert, et n'avait
jamais vu Agricol; aussi ne se rendit-il pas d'abord compte de
l'espèce d'effroi courroucé manifesté par Rodin; mais le révérend
père comprit tout, lorsqu'il eut entendu Gabriel pousser un cri de
joie et qu'il le vit se jeter entre les bras du forgeron en
disant:

-- Toi... mon frère! et vous... mon second père!... Ah! c'est Dieu
qui vous envoie...

Après avoir serré la main de Gabriel, Dagobert s'avança vers le
père d'Aigrigny d'un pas rapide quoiqu'un peu chancelant.

Remarquant la physionomie menaçante du soldat, le révérend père,
fort des droits acquis et se sentant après tout _chez lui _depuis
midi, recula d'un pas, et dit impérieusement au vétéran:

-- Qui êtes-vous, monsieur? que voulez-vous?

Au lieu de lui répondre, le soldat fit encore quelques pas; puis,
s'arrêtant et se mettant bien en face du père d'Aigrigny, il le
contempla, pendant une seconde, avec un si effrayant mélange de
curiosité, de mépris, d'aversion et d'audace, que l'ex-colonel de
hussards, un moment interdit, baissa les yeux devant la figure
pâle et devant le regard étincelant du vétéran.

Le notaire et Samuel, frappés de surprise, restaient muets
spectateurs de cette scène, tandis qu'Agricol et Gabriel suivaient
avec anxiété les moindres mouvements de Dagobert.

Quant à Rodin, il avait feint de s'appuyer sur la cassette, afin
de pouvoir toujours la couvrir de son corps.

Surmontant enfin l'embarras que lui causait le regard inflexible
du soldat, le père d'Aigrigny redressa la tête et répéta:

-- Je vous demande, monsieur, qui vous êtes et ce que vous voulez?

-- Vous ne me reconnaissez donc pas? dit Dagobert en se contenant
à peine.

-- Non, monsieur...

-- Au fait, reprit le soldat avec un profond dédain, vous baissiez
les yeux de honte lorsqu'à Leipzig, où vous vous battiez avec les
Russes contre les Français, le général Simon, criblé de blessures,
vous a répondu, à vous, renégat, qui lui demandiez son épée: _Je
ne rends pas mon épée à un traître; _et il s'est traîné jusqu'à un
grenadier russe, à qui il l'a rendue... À côté du général Simon,
il y avait un soldat aussi blessé... ce soldat, c'était moi...

-- Enfin, monsieur... que voulez-vous? dit le père d'Aigrigny se
contenant à peine.

-- Je veux vous démasquer, vous qui êtes un prêtre aussi infâme,
aussi exécré de tous, que Gabriel, que voilà, est un prêtre
admirable et béni de tous.

-- Monsieur!... s'écria le marquis devenu livide de colère et
d'émotion.

-- Je vous dis que vous êtes un infâme! reprit le soldat avec plus
de force. Pour dépouiller les filles du maréchal Simon, Gabriel et
Mlle de Cardoville, de leur héritage, vous vous êtes servi des
moyens les plus affreux.

-- Que dites-vous? s'écria Gabriel, les filles du maréchal
Simon?...

-- Sont tes parentes, mon brave enfant, ainsi que cette digne
demoiselle de Cardoville... la bienfaitrice d'Agricol; aussi... ce
prêtre, et il montra le père d'Aigrigny, a fait enfermer l'une
comme folle dans une maison de santé... et séquestrer les
orphelines dans un couvent... Quant à toi, mon brave enfant, je
n'espérais pas te voir ici, croyant qu'on t'aurait empêché, ainsi
que les autres, de t'y trouver ce matin; mais, Dieu merci, tu es
là... et j'arrive à temps: je ne suis pas venu plus tôt à cause de
ma blessure. J'ai tant perdu de sang que j'ai eu toute la matinée
des défaillances.

-- En effet, s'écria Gabriel avec inquiétude, je n'avais pas
remarqué votre bras en écharpe... Cette blessure, quelle est-elle?

À un signe d'Agricol, Dagobert reprit:

-- Ce n'est rien... la suite d'une chute... Mais me voilà... et
bien des infamies vont se dévoiler...

Il est impossible de peindre la curiosité, les angoisses, la
surprise ou les craintes des différents acteurs de cette scène en
entendant ces menaçantes paroles de Dagobert.

Mais de tous, le plus atterré était Gabriel. Son angélique figure
se bouleversait, ses genoux tremblaient. Foudroyé par la
révélation de Dagobert, apprenant ainsi l'existence d'autres
héritiers, pendant quelques minutes il ne put prononcer une
parole; enfin, il s'écria d'une voix déchirante:

-- Et c'est moi... mon Dieu... c'est moi... qui suis cause de la
spoliation de cette famille!

-- Toi, mon frère? s'écria Agricol.

-- N'a-t-on pas aussi voulu te dépouiller? ajouta Dagobert.

-- Le testament, reprit Gabriel avec une angoisse croissante,
portait que l'héritage appartiendrait à ceux des héritiers qui se
présenteraient avant midi.

-- Et bien? dit Dagobert effrayé de l'émotion du jeune prêtre.

-- Midi a sonné, reprit celui-ci. Seul de la famille, j'étais ici
à présent; comprenez-vous maintenant?... Le délai est passé... Les
héritiers sont dépossédés par moi!...

-- Par toi! dit Dagobert en balbutiant de joie; par toi, mon brave
enfant... tout est sauvé alors!...

-- Oui, mais...

-- Tout est sauvé! reprit Dagobert radieux en interrompant
Gabriel; tu partageras avec les autres... Je te connais.

-- Mais tous ces biens, je les ai abandonnés d'une manière
irrévocable, s'écria Gabriel avec désespoir.

-- Abandonnés... ces biens!... dit Dagobert pétrifié; mais à
qui... à qui?

-- À monsieur... dit Gabriel en désignant le père d'Aigrigny.

-- À lui! répéta Dagobert anéanti, à lui!... au renégat...
toujours le démon de cette famille!

-- Mais, mon frère, s'écria Agricol, tu connaissais donc tes
droits à cet héritage?

-- Non, répondit le jeune prêtre avec accablement, non... je l'ai
seulement appris ce matin même par le père d'Aigrigny... Il avait
été, m'a-t-il dit, récemment instruit de mes droits par des
papiers de famille autrefois trouvés sur moi et envoyés par notre
mère à son confesseur.

Le forgeron parut frappé d'un trait de lumière, et s'écria:

-- Je comprends tout maintenant... on aura vu dans ces papiers que
tu pouvais être riche un jour... alors on s'est intéressé à toi...
on t'a attiré dans ce collège, nous ne pouvions jamais te voir...
et plus tard on a trompé ta vocation par d'indignes mensonges,
afin de t'obliger à te faire prêtre et de t'amener ensuite à faire
cette donation... Ah! monsieur, reprit Agricol en se tournant vers
le père d'Aigrigny avec indignation, mon père a raison, une telle
machination est infâme!...

Pendant cette scène, le révérend père et son _socius, _d'abord
effrayés et ébranlés dans leur audace, avaient peu à peu repris un
sang-froid parfait. Rodin, toujours accoudé sur la cassette, avait
dit quelques mots à voix basse au père d'Aigrigny. Aussi lorsque
Agricol, emporté par l'indignation, avait reproché à ce dernier
ses machinations infâmes, celui-ci avait baissé la tête et
modestement répondu:

-- Nous devons pardonner les injures et les offrir au Seigneur
comme preuve de notre humilité.

Dagobert, étourdi, écrasé par tout ce qu'il venait d'apprendre,
sentait presque sa raison se troubler; après tant d'angoisses, ses
forces lui manquaient devant ce nouveau et terrible coup.

Les paroles justes et sensées d'Agricol, rapprochés de certains
passages du testament, éclairèrent tout à coup Gabriel sur le but
que s'était proposé le père d'Aigrigny en se chargeant d'abord de
son éducation et en l'attirant ensuite dans la compagnie de Jésus.
Pour la première fois de sa vie, Gabriel put contempler d'un coup
d'oeil tous les ressorts de la ténébreuse intrigue dont il était
victime; alors, l'indignation, le désespoir surmontant sa timidité
habituelle, le missionnaire, l'oeil éclatant, les joues enflammées
d'un noble courroux, s'écria en s'adressant au père d'Aigrigny:

-- Ainsi, mon père, lorsque vous m'avez placé dans l'un de vos
collèges, ce n'était pas pour intérêt ou par commisération,
c'était seulement dans l'espoir de m'amener un jour à renoncer en
faveur de votre ordre à ma part de cet héritage... et il ne vous
suffisait pas de me sacrifier à votre cupidité... il fallait
encore me rendre l'instrument involontaire d'une indigne
spoliation! S'il ne s'agissait que de moi... que de mes droits sur
ces richesses que vous convoitiez... je ne réclamerais pas; je
suis ministre d'une religion qui a glorifié, sanctifié la
pauvreté; la donation à laquelle j'ai consenti vous est acquise,
je n'y prétends, je n'y prétendrai jamais rien... mais il s'agit
de biens qui appartiennent à de pauvres orphelines amenées du fond
d'un lieu d'exil par mon père adoptif; et je ne veux pas que vous
les dépossédiez... mais il s'agit de la bienfaitrice de mon frère
adoptif, et je ne veux pas que vous la dépossédiez... mais il
s'agit des dernières volontés d'un mourant qui, dans son ardent
amour de l'humanité, a légué à ses descendants une mission
évangélique, une admirable mission de progrès, d'amour, d'union,
de liberté, et je ne veux pas que cette mission soit étouffée dans
son germe. Non... non... et je vous dis, moi, que cette mission
s'accomplira, dussé-je révoquer la donation que j'ai faite.

À ces mots, le père d'Aigrigny et Rodin se regardèrent en haussant
légèrement les épaules.

Sur un signe du _socius, _le révérend père prit la parole avec un
calme imperturbable, et parla d'une voix lente, onctueuse, ayant
soin de tenir ses yeux constamment baissés:

-- Il se présente, à propos de l'héritage de M. de Rennepont,
plusieurs incidents en apparence très compliqués, plusieurs
fantômes en apparence très menaçants; rien cependant de plus
simple, de plus naturel que tout ceci... Procédons par ordre...
laissons de côté les imputations calomnieuses; nous y reviendrons.
M. Gabriel de Rennepont, et je le supplie humblement de contredire
ou de rectifier mes paroles, si je m'écartais le moins du monde de
la plus rigoureuse vérité, M. l'abbé Gabriel, pour reconnaître les
soins qu'il a autrefois reçus de la compagnie à laquelle je
m'honore d'appartenir, m'avait fait, comme représentant de cette
compagnie, librement, volontairement, don des biens qui pourraient
lui revenir un jour, et dont, ainsi que moi, il ignorait la
valeur.

Le père d'Aigrigny interrogea Gabriel du regard, comme pour le
prendre à témoin de ces paroles.

-- Cela est vrai, dit le jeune prêtre, j'ai fait librement ce don.

-- C'est donc en suite de cette conversation particulièrement
intime, et dont je tairai le sujet, certain d'avance de
l'approbation de M. l'abbé Gabriel...

-- En effet, répondit généreusement Gabriel; peu importe le sujet
de cet entretien...

-- C'est donc en suite de cette conversation, que M. l'abbé
Gabriel m'a de nouveau manifesté le désir de maintenir cette
donation... je ne dirai pas en ma faveur... car les biens
terrestres me touchent fort peu... mais en faveur d'oeuvres
saintes et charitables, dont notre compagnie serait la
dispensatrice... J'en appelle à la loyauté de M. l'abbé Gabriel,
en le suppliant de déclarer s'il est ou non engagé, non seulement
par le serment le plus formidable, mais encore par un acte
parfaitement légal, passé devant Me Dumesnil, que voici...

-- Il est vrai, répondit Gabriel.

-- L'acte a été dressé par moi, ajouta le notaire.

-- Mais Gabriel ne vous faisait abandon que de ce qui lui
appartenait! s'écria Dagobert. Ce brave enfant ne pouvait supposer
que vous vous serviez de lui pour dépouiller les autres!

-- Faites-moi la grâce, monsieur, de me permettre de m'expliquer,
reprit courtoisement le père d'Aigrigny, vous répondrez ensuite.

Dagobert contint avec peine un mouvement de douloureuse
impatience. Le révérend père continua:

-- M. l'abbé Gabriel a donc, par le double engagement d'un acte et
d'un serment, confirmé sa donation, bien plus, reprit le père
d'Aigrigny, lorsqu'à son profond étonnement, comme au nôtre, le
chiffre énorme de l'héritage a été connu, M. l'abbé Gabriel,
fidèle à son admirable générosité, loin de se repentir de ses
dons, les a pour ainsi dire consacrés de nouveau par un pieux
mouvement de reconnaissance envers la Providence, car M. le
notaire se rappellera sans doute qu'après avoir embrassé M. l'abbé
Gabriel avec effusion, en lui disant qu'il était pour la charité
un second saint Vincent de Paul, je l'ai pris par la main, et
qu'il s'est ainsi que moi agenouillé, pour remercier le ciel de
lui avoir inspiré la pensée de faire servir ces biens immenses à
la plus grande gloire du Seigneur.

-- Cela est vrai, répondit loyalement Gabriel; tant qu'il s'est
agi seulement de moi, malgré un moment d'étourdissement causé par
la révélation d'une fortune si énorme, je n'ai pas songé un
instant à revenir sur la donation que j'ai librement faite.

-- Dans ces circonstances, reprit le père d'Aigrigny, l'heure à
laquelle la succession devait être fermée est venue à sonner;
M. l'abbé Gabriel, étant le seul héritier présent, s'est trouvé
nécessairement... forcément, le seul et légitime possesseur de ces
biens immenses... énormes... sans doute, et je m'en réjouis dans
ma charité, qu'ils soient énormes, puisque, grâce à eux, beaucoup
de misères vont être secourues, beaucoup de larmes vont être
taries. Mais voilà que tout à coup monsieur -- et le père
d'Aigrigny désigna Dagobert -- monsieur, dans un égarement que je
lui pardonne du plus profond de mon âme, et qu'il se reprochera,
j'en suis sûr, accourt, l'injure, la menace à la bouche, et
m'accuse d'avoir fait séquestrer, je ne sais où, je ne sais quels
parents, afin de les empêcher de se trouver ici... en temps
utile...

-- Oui, je vous accuse de cette infamie! s'écria le soldat
exaspéré par le calme et l'audace du révérend père. Oui... et je
vais...

-- Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, soyez assez bon
pour me laisser continuer... vous me répondrez ensuite, dit
humblement le père d'Aigrigny de la voix la plus douce et la plus
mielleuse.

-- Oui, je vous répondrai et vous confondrai! s'écria Dagobert.

-- Laisse... laisse... mon père, dit Agricol; tout à l'heure tu
parleras. Le soldat se tut.

Le père d'Aigrigny continua avec une nouvelle assurance:

-- Sans doute, s'il existe réellement d'autres héritiers que
M. l'abbé Gabriel, il est fâcheux pour eux de n'avoir pu se
présenter ici en temps utile. Eh! mon Dieu! si au lieu de défendre
la cause des souffrants et des nécessiteux, je défendais mes
intérêts, je serais loin de me prévaloir de cet avantage dû au
hasard; mais comme mandataire de la grande famille des pauvres, je
suis obligé de maintenir mes droits absolus à cet héritage, et je
ne doute pas que M. le notaire ne reconnaisse la validité de mes
réclamations en me mettant en possession de ces valeurs qui, après
tout, m'appartiennent légitimement.

-- Ma seule mission, reprit le notaire d'une voix émue, est de
faire exécuter fidèlement la volonté du testateur. M. l'abbé
Gabriel de Rennepont s'est seul présenté avant le dernier délai
fixé pour la clôture de la succession. L'acte de donation est en
règle, je ne puis donc refuser de lui remettre dans la personne du
donataire le montant de l'héritage...

À ces mots, Samuel cacha sa figure dans ses mains en poussant un
gémissement profond; il était obligé de reconnaître la justesse
rigoureuse des observations du notaire.

-- Mais, monsieur! s'écria Dagobert en s'adressant à l'homme de
loi, cela ne peut pas être... vous ne pouvez pas laisser ainsi
dépouiller deux pauvres orphelines. C'est au nom de leur père, de
leur mère, que je vous parle... Je vous jure sur l'honneur, sur
mon honneur de soldat, qu'on a abusé de la confiance et de la
faiblesse de ma femme pour conduire les filles du maréchal Simon
au couvent et m'empêcher aussi de les amener ici ce matin. Cela
est si vrai que j'ai porté ma plainte devant un magistrat.

-- Eh bien, que vous a-t-il répondu? dit le notaire.

-- Que ma déposition ne suffisait pas pour enlever ces jeunes
filles du couvent où elles étaient, et que la justice
informerait...

-- Oui, monsieur, reprit Agricol. Il en était ainsi au sujet de
Mlle de Cardoville, que l'on retient comme folle dans une maison
de santé, et qui pourtant jouit de toute sa raison, elle a, comme
les filles du maréchal Simon, des droits à cet héritage. J'ai fait
pour elle les mêmes démarches que mon père a faites pour les
filles du maréchal Simon.

-- Eh bien? demanda le notaire.

-- Malheureusement, monsieur, répondit Agricol, on m'a dit, comme
à mon père, que, sur ma simple déposition, l'on ne pouvait agir...
et qu'on aviserait.

À ce moment Bethsabée ayant entendu sonner à la porte du bâtiment
de la rue, sortit du salon rouge à un signe de Samuel.

Le notaire reprit, en s'adressant à Agricol et à son père:

-- Loin de moi, messieurs, la pensée de mettre en doute votre
loyauté, mais il m'est impossible, à mon grand regret, d'accorder
à vos accusations, dont rien ne me prouve la réalité, assez
d'importance pour suspendre la marche légale des choses; car
enfin, messieurs, de votre propre aveu, le pouvoir judiciaire,
auquel vous vous êtes adressés, n'a pas cru devoir donner suite à
vos dépositions, et vous a dit qu'on s'informerait, qu'on
aviserait; or, en bonne conscience, je m'adresse à vous,
messieurs: puis-je, dans une circonstance aussi grave, prendre sur
moi une responsabilité que des magistrats n'ont pas osé prendre?

-- Oui, au nom de la justice, de l'honneur, vous le devez! s'écria
Dagobert.

-- Peut-être à votre point de vue, monsieur; mais au mien, je
reste fidèle à la justice et à l'honneur en exécutant fidèlement
ce qui est prescrit par la volonté sacrée d'un mourant. Du reste,
rien n'est pour vous désespéré. Si les personnes dont vous prenez
les intérêts se croient lésées, cela pourra donner lieu plus tard
à une procédure, à un recours contre le donataire de M. l'abbé
Gabriel... Mais, en attendant, il est de mon devoir de le mettre
en possession immédiate des valeurs... Je me compromettrais
gravement si j'agissais autrement.

Les observations du notaire paraissaient tellement selon le droit
rigoureux, que Samuel, Dagobert et Agricol restèrent consternés.

Gabriel, après un moment de réflexion, parut prendre une
résolution désespérée et dit au notaire d'une voix ferme:

-- Puisque la loi est, dans cette circonstance, impuissante à
soutenir le bon droit, je prendrai, monsieur, un parti extrême:
avant de m'y résoudre, je demande une dernière fois à M. l'abbé
d'Aigrigny s'il veut se contenter de ce qui me revient de ces
biens, à la condition que les autres parts de l'héritage resteront
entre des mains sûres, jusqu'à ce que les héritiers au nom
desquels on réclame aient pu justifier de leurs titres.

-- À cette proposition, je répondrai ce que j'ai dit, reprit le
père d'Aigrigny. Il ne s'agit pas ici de moi, mais d'un immense
intérêt de charité; je suis donc obligé de refuser l'offre
partielle de M. l'abbé Gabriel, et de lui rappeler ses engagements
de toutes sortes.

-- Ainsi, monsieur, vous refusez cet arrangement? dit Gabriel
d'une voix émue.

-- La charité me l'ordonne.

-- Vous refusez... absolument?

-- Je pense à toutes les oeuvres saintes que ces trésors vont
fonder pour la plus grande gloire du Seigneur, et je ne me sens ni
le courage ni la volonté de faire la moindre concession.

-- Alors, monsieur, reprit le jeune prêtre d'une voix émue,
puisque vous m'y forcez, je révoque ma donation; j'ai entendu
engager seulement ce qui m'appartenait et non ce qui appartient
aux autres.

-- Prenez garde, monsieur l'abbé, dit le père d'Aigrigny, je vous
ferai observer que j'ai entre les mains un serment écrit...
formel.

-- Je le sais, monsieur, vous avez un écrit par lequel je fais
serment de ne jamais révoquer cette donation, sous quelque
prétexte que ce soit, sous peine d'encourir l'aversion et le
mépris des honnêtes gens. Eh bien, monsieur, soit... dit Gabriel
avec une profonde amertume, je m'exposerai à toutes les
conséquences de mon parjure, vous le proclamerez partout; je serai
en butte aux dédains, à l'aversion de tous... mais Dieu me
jugera...

Et le jeune prêtre essuya une larme qui roula dans ses yeux.

-- Oh! rassure-toi, mon brave enfant! s'écria Dagobert renaissant
à l'espérance, tous les honnêtes gens seront pour toi!

-- Bien! bien! mon frère, dit Agricol.

-- Monsieur le notaire, dit alors Rodin de sa petite voix aigre,
monsieur le notaire, faites donc comprendre à M. l'abbé Gabriel
qu'il peut se parjurer tant qu'il lui plaît, mais que le Code
civil est moins commode à violer qu'une promesse simplement... et
seulement... sacrée!!!

-- Parlez, monsieur, dit Gabriel.

-- Apprenez donc à M. l'abbé Gabriel, dit Rodin, qu'une _donation
entre vifs, _comme celle qu'il a faite au révérend père
d'Aigrigny, est révocable seulement pour trois raisons, n'est-ce
pas?

-- Oui, monsieur, trois raisons, dit le notaire.

-- La première, pour survenance d'enfant, dit Rodin, et je
rougirais de parler à M. l'abbé de ce cas de nullité. Le second
motif d'annulation serait l'ingratitude du donataire... Or,
M. l'abbé Gabriel peut être certain de notre profonde et éternelle
reconnaissance. Enfin le troisième cas de nullité est
l'inexécution des voeux du donateur relativement à l'emploi de ses
dons. Or, si mauvaise opinion que M. l'abbé Gabriel ait tout à
coup prise de nous, il nous accordera du moins quelque temps
d'épreuve pour le convaincre que ses dons, ainsi qu'il le désire,
seront appliqués à des oeuvres qui auront pour but la plus grande
gloire du Seigneur.

-- Maintenant, monsieur le notaire, reprit le père d'Aigrigny,
c'est à vous de prononcer et de dire si M. l'abbé Gabriel peut ou
non révoquer la donation qu'il m'a faite.

Au moment où le notaire allait répondre, Bethsabée rentra
précédant deux nouveaux personnages qui se présentèrent dans le
salon rouge, à peu de distance l'un de l'autre.



X. Un bon génie.

Le premier des deux personnages dont l'arrivée avait interrompu la
réponse du notaire, était Faringhea.

À la vue de cet homme à figure sinistre, Samuel s'approcha, et lui
dit:

-- Qui êtes-vous, monsieur? Après avoir jeté un regard perçant sur
Rodin, qui tressaillit imperceptiblement et reprit bientôt son
sang-froid habituel, Faringhea répondit à Samuel:

-- Le prince Djalma est arrivé depuis peu de temps de l'Inde, afin
de se trouver ici aujourd'hui, ainsi que cela lui était recommandé
par l'inscription d'une médaille qu'il portait au cou...

-- Lui aussi! s'écria Gabriel, qui, on le sait, avait été le
compagnon de navigation de l'Indien depuis les Açores, où le
bâtiment venant d'Alexandrie avait relâché, lui aussi héritier!...
En effet... pendant la traversée, le prince m'a dit que sa mère
était d'origine française... Mais sans doute il a cru devoir me
cacher le but de son voyage... Oh! c'est un noble et courageux
jeune homme que cet Indien; où est-il?

L'Étrangleur jeta un nouveau regard sur Rodin, et dit en
accentuant lentement ses paroles:

-- J'ai quitté le prince hier soir... il m'a confié que, quoiqu'il
eût un assez grand intérêt à se trouver ici, il se pourrait qu'il
sacrifiât cet intérêt à d'autres circonstances... j'ai passé la
nuit dans le même hôtel que lui... Ce matin, lorsque je me suis
présenté pour le voir, on m'a appris qu'il était déjà sorti... Mon
amitié pour lui m'a engagé à venir dans cette maison, espérant que
les informations que je pouvais donner sur le prince seraient
peut-être utiles.

En ne disant pas un mot du guet-apens où il était tombé la veille,
en se taisant sur les machinations de Rodin à l'égard de Djalma,
en attribuant surtout l'absence de ce dernier à une cause
volontaire, l'Étrangleur voulait évidemment servir le _socius,
_comptant bien que celui-ci saurait récompenser sa discrétion. Il
est inutile de dire que Faringhea mentait effrontément. Après être
parvenu dans la matinée à s'échapper de sa prison, par un prodige
de ruse, d'adresse et d'audace, il avait couru à l'hôtel où il
avait su qu'un homme et une femme d'un âge et d'une physionomie
des plus respectables, se disant les parents du jeune Indien,
avaient demandé à le voir, et qu'effrayés de l'état de dangereuse
somnolence où il paraissait plongé ils l'avaient fait transporter
dans leur voiture, afin de l'emmener chez eux et de lui donner les
soins nécessaires.

-- Il est fâcheux, dit le notaire, que cet héritier ne se soit pas
non plus présenté; mais il est malheureusement déchu de ses droits
à l'immense héritage dont il s'agit.

-- Ah!... il s'agissait d'un immense héritage, dit Faringhea en
regardant fixement Rodin, qui détourna prudemment la vue.

Le second des deux personnages dont nous avons parlé entrait en ce
moment. C'était le père du maréchal Simon, un vieillard de haute
stature, encore alerte et vigoureux pour son âge; ses cheveux
étaient blancs et ras; sa figure, légèrement colorée, exprimait à
la fois la finesse, la douceur et l'énergie. Agricol alla vivement
à sa rencontre.

-- Vous ici, monsieur Simon, s'écria-t-il.

-- Oui, mon garçon, dit le père du maréchal en serrant
cordialement la main d'Agricol, j'arrive à l'instant de voyage.
M. Hardy devait se trouver ici pour affaire d'héritage, à ce qu'il
suppose; mais comme il est encore absent de Paris pour quelque
temps, il m'a chargé de...

-- Lui aussi... héritier... M. François Hardy... s'écria Agricol
en interrompant le vieil ouvrier.

-- Mais comme tu es pâle et bouleversé!... mon garçon. Qu'y a-t-il
donc? reprit le père du maréchal en regardant autour de lui avec
étonnement, de quoi s'agit-il donc?

-- De quoi il s'agit? de vos petites filles que l'on vient de
dépouiller, s'écria Dagobert désespéré en s'approchant du chef
d'atelier. Et c'est pour assister à cette indignité que je les ai
amenées du fond de la Sibérie!

-- Vous... reprit le vieil ouvrier en cherchant à reconnaître les
traits du soldat; mais vous êtes donc...

-- Dagobert...

-- Vous... vous... si généreusement dévoué à mon fils, s'écria le
père du maréchal; et il serra les mains de Dagobert entre les
siennes avec effusion. Mais n'avez-vous pas parlé de la fille de
Simon?...

-- De ses filles... car il est plus heureux qu'il ne le croit, dit
Dagobert, ces pauvres enfants sont jumelles.

-- Et où sont-elles? demanda le vieillard.

-- Au couvent...

-- Au couvent!

-- Oui, par la trahison de cet homme qui, en les y retenant, les a
fait déshériter.

-- Quel homme?

-- Le marquis d'Aigrigny...

-- Le plus mortel ennemi de mon fils, s'écria le vieil ouvrier en
jetant un regard d'aversion sur le père d'Aigrigny, dont l'audace
ne se démentait pas.

-- Et ce n'est pas tout, reprit Agricol; M. Hardy, mon digne et
brave patron, est aussi malheureusement déchu de ses droits à cet
immense héritage.

-- Que dis-tu? s'écria le père du maréchal Simon; mais M. Hardy
ignorait qu'il s'agissait pour lui d'intérêts aussi importants...
Il est parti précipitamment pour aller rejoindre un de ses amis
qui avait besoin de lui.

À chacune de ses révélations successives Samuel sentait augmenter
son désespoir; mais il ne pouvait que gémir, car malheureusement
la volonté du testateur était formelle.

Le père d'Aigrigny, impatient de mettre fin à cette scène qui
l'embarrassait cruellement, malgré son calme apparent, dit au
notaire d'une voix grave et pénétrée:

-- Il faut pourtant que tout ceci ait un terme, monsieur; si la
calomnie pouvait m'atteindre, j'y répondrais victorieusement par
les faits qui viennent de se produire... Pourquoi attribuer à
d'odieuses combinaisons l'absence des héritiers au nom desquels ce
soldat et son fils réclament si injurieusement? Pourquoi leur
absence serait-elle moins explicable que celle de ce jeune Indien?
que celle de M. Hardy, qui, ainsi que le dit cet homme de
confiance, ignorait l'importance des intérêts qui l'appelaient
ici? N'est-il pas plus probable que les filles de M. le maréchal
Simon et que Mlle de Cardoville, par des raisons très naturelles,
n'ont pu se présenter ici ce matin? Encore une fois, ceci a trop
duré; je crois que M. le notaire pensera comme moi que cette
révélation de nouveaux héritiers ne change absolument rien à la
question que j'avais l'honneur de lui poser tout à l'heure, à
savoir que, comme mandataire des pauvres, auxquels M. l'abbé
Gabriel a fait don de tout ce qu'il possédait, je demeure, malgré
sa tardive et illégale opposition, seul possesseur de ces biens,
que je me suis engagé et que je m'engage encore, à la face de tous
dans ce moment solennel, à employer pour la plus grande gloire du
Seigneur... Veuillez répondre nettement, monsieur le notaire, et
terminer ainsi une scène pénible pour tous...

-- Monsieur, reprit le notaire d'une voix solennelle, en mon âme
et conscience, au nom de la justice et de la loi, fidèle et
impartial exécuteur des dernières volontés de M. Marius de
Rennepont, je déclare que, par le fait de la donation de M. l'abbé
Gabriel de Rennepont, vous êtes, vous, monsieur l'abbé d'Aigrigny,
seul possesseur de ces biens, dont à l'heure même je vous mets en
jouissance afin que vous en disposiez selon les voeux du donateur.

Ces mots, prononcés avec conviction et gravité, renversèrent les
dernières et vagues espérances que les défenseurs des héritiers
auraient encore pu conserver.

Samuel devint plus pâle qu'il ne l'était habituellement; il serra
convulsivement la main de Bethsabée, qui s'était rapprochée de
lui, et de grosses larmes coulèrent lentement sur les joues des
deux vieillards.

Dagobert et Agricol étaient plongés dans un morne accablement;
frappés du raisonnement du notaire, qui disait ne pouvoir accorder
plus de créance et d'autorité à leur réclamation que les
magistrats eux-mêmes ne leur en avaient accordées, ils se voyaient
forcés de renoncer à tout espoir.

Gabriel souffrait plus que personne; il éprouvait de terribles
remords en songeant que, par son aveuglement, il était la cause et
l'instrument involontaire de cette abominable spoliation. Aussi,
lorsque le notaire, après s'être assuré de la quantité des valeurs
renfermées dans le coffre de cèdre, dit au père d'Aigrigny:
«Prenez possession de cette cassette, monsieur,» Gabriel s'écria
avec un découragement amer, un désespoir profond:

-- Hélas! l'on dirait que, dans ces circonstances, une inexorable
fatalité s'appesantit sur tous ceux qui sont dignes d'intérêt,
d'affection ou de respect... Oh! mon Dieu! ajouta le jeune prêtre
en joignant les mains avec ferveur, votre souveraine justice ne
peut pas permettre le triomphe d'une pareille iniquité!!!

On eût dit que le ciel exauçait la prière du missionnaire... À
peine eut-il parlé qu'il se passa une chose étrange.

Rodin, sans attendre la fin de l'invocation de Gabriel, avait,
selon l'autorisation du notaire, enlevé la cassette entre ses
bras, sans pouvoir retenir une violente aspiration de joie et de
triomphe.

À ce moment même où le père d'Aigrigny et le _socius _se croyaient
enfin possesseurs du trésor, la porte de l'appartement dans lequel
on avait entendu sonner la pendule s'ouvrit tout à coup.

Une femme apparut sur le seuil. À sa vue Gabriel poussa un grand
cri et resta foudroyé.

Samuel et Bethsabée tombèrent à genoux les mains jointes. Les deux
Israélites se sentirent ranimés par une inexprimable espérance.

Tous les autres acteurs de cette scène restèrent frappés de
stupeur.

Rodin... Rodin lui-même... recula de deux pas et replaça sur la
table la cassette d'une main tremblante.

Quoiqu'il n'y eût rien que de très naturel dans cet incident, une
femme apparaissant sur le seuil d'une porte qu'elle vient
d'ouvrir, il se fit un moment de silence profond, solennel. Toutes
les poitrines étaient oppressées, haletantes. Tous enfin, à la vue
de cette femme, éprouvaient une surprise mêlée d'une sorte de
frayeur, d'une angoisse indéfinissable... car cette femme semblait
être le vivant original du portrait placé dans le salon depuis
cent cinquante ans. C'était la même coiffure, la même robe à plis
un peu traînants, la même physionomie empreinte d'une tristesse
poignante et résignée.

Cette femme s'avança lentement, et sans paraître s'apercevoir de
la profonde impression que causait sa présence. Elle s'approcha de
l'un des meubles incrustés de cuivre et d'étain, poussa un ressort
dissimulé dans les moulures de bronze doré, ouvrit ainsi le tiroir
supérieur de ce meuble, y prit une enveloppe de parchemin cacheté;
puis, s'avançant auprès de la table, plaça ce papier devant le
notaire, qui, jusqu'alors immobile et muet, le prit machinalement.
Après avoir jeté sur Gabriel, qui semblait fasciné par sa
présence, un long regard mélancolique et doux, cette femme se
dirigea vers la porte du vestibule restée ouverte. En passant
auprès de Samuel et de Bethsabée, toujours agenouillés, elle
s'arrêta un instant, inclina sa belle tête vers les deux
vieillards, les contempla avec une tendre sollicitude; puis, après
leur avoir donné ses mains à baiser, elle disparut aussi lentement
qu'elle avait apparu... après avoir jeté un dernier regard sur
Gabriel.

Le départ de cette femme sembla rompre le charme sous lequel tous
les assistants étaient restés pendant quelques minutes.

Gabriel rompit le premier le silence, en murmurant d'une voix
altérée:

-- C'est elle!... encore elle... ici... dans cette maison!

-- Qui... elle... mon frère? dit Agricol, inquiet de la pâleur et
de l'air presque égaré du missionnaire; car le forgeron, n'ayant
pas remarqué jusqu'alors l'étrange ressemblance de cette femme
avec le portrait, partageait cependant, sans pouvoir s'en rendre
compte, la stupeur générale.

Dagobert et Faringhea se trouvaient dans une pareille situation
d'esprit.

-- Cette femme, quelle est-elle?... reprit Agricol en prenant la
main de Gabriel, qu'il sentit humide et glacée.

-- Regarde!... dit le jeune prêtre; il y a plus d'un siècle et
demi que ces tableaux sont là... Et du geste il indiqua les deux
portraits devant lesquels il était alors assis.

Au mouvement de Gabriel, Agricol, Dagobert et Faringhea levèrent
les yeux sur les deux portraits placés de chaque côté de la
cheminée.

Trois exclamations se firent entendre à la fois.

-- C'est elle... c'est la même femme! s'écria le forgeron
stupéfait; et depuis cent cinquante ans son portrait est ici!...

-- Que vois-je?... l'ami et l'émissaire du maréchal Simon! s'écria
Dagobert en contemplant le portrait de l'homme. Oui, c'est bien la
figure de celui qui est venu nous trouver en Sibérie l'an passé...
Oh! je le reconnais à son air triste et doux, et aussi à ses
sourcils noirs qui n'en font qu'un.

-- Mes yeux ne me trompent pas... non... c'est bien l'homme au
front rayé de noir que nous avons étranglé et enterré au bord du
Gange, se disait tout bas Faringhea en frémissant d'épouvante,
l'homme que l'un des fils de Bohwanie, l'an passé, à Java, dans
les ruines de Tchandi... assurait avoir rencontré depuis le
meurtre près de l'une des portes de Bombay... cet homme maudit,
qui, disait-il, laissait partout après lui la mort sur son
passage... Et il y a un siècle et demi que cette peinture existe!

Et ainsi que Dagobert et Agricol, l'Étrangleur ne pouvait détacher
ses yeux de ce portrait étrange.

-- Quelle mystérieuse ressemblance! pensait le père d'Aigrigny...
puis, comme frappé d'une idée subite, il dit à Gabriel:

-- Mais cette femme est celle qui vous a sauvé la vie en Amérique?

-- C'est elle-même... répondit Gabriel en tressaillant, et
pourtant elle m'avait dit qu'elle s'en allait vers le nord de
l'Amérique... ajouta le jeune prêtre en se parlant à lui-même.

-- Mais comment se trouve-t-elle ici dans cette maison? dit le
père d'Aigrigny en s'adressant à Samuel. Répondez, gardien...
Cette femme s'était donc introduite ici avant nous ou avec vous?

-- Je suis entré ici le premier et seul, lorsque pour la première
fois, depuis un siècle et demi, la porte a été ouverte, dit
gravement Samuel.

-- Alors, comment expliquez-vous la présence de cette femme ici?
ajouta le père d'Aigrigny.

-- Je ne cherche pas à expliquer, dit le juif. Je vois... je
crois... et maintenant j'espère, ajouta-t-il en regardant
Bethsabée avec une expression indéfinissable.

-- Mais, encore une fois, vous devez expliquer la présence de
cette femme, dit le père d'Aigrigny, qui se sentait vaguement
inquiet; qui est-elle? comment est-elle ici?

-- Tout ce que je sais, monsieur, c'est que d'après ce que m'a
souvent dit mon père, il existe des communications souterraines
entre cette maison et des endroits éloignés de ce quartier.

-- Ah! maintenant rien de plus simple, dit le père d'Aigrigny; il
me reste seulement à savoir quel était le but de cette femme en
s'introduisant ainsi dans cette maison. Quant à cette singulière
ressemblance avec ce portrait, c'est un jeu de la nature.

Rodin avait partagé l'émotion générale lors de l'apparition de
cette femme mystérieuse; mais lorsqu'il l'eut vue remettre au
notaire un paquet cacheté, le _socius, _au lieu de se préoccuper
de l'étrangeté de cette apparition, ne fut plus préoccupé que du
violent désir de quitter cette maison avec le trésor désormais
acquis à la compagnie; il éprouvait une vague inquiétude à
l'aspect de l'enveloppe cachetée de noir, que la protectrice de
Gabriel avait remise au notaire, et que celui-ci tenait
machinalement entre ses mains. Le _socius, _jugeant donc très
opportun et très à propos de disparaître avec la cassette au
milieu de la stupeur et du silence qui duraient encore, poussa
légèrement du coude le père d'Aigrigny, lui fit un signe
d'intelligence, et, prenant le coffret de cèdre sous son bras, se
dirigea vers la porte.

-- Un moment, monsieur, lui dit Samuel en se levant et lui barrant
le passage. Je prie M. le notaire d'examiner l'enveloppe qui vient
de lui être remise... vous sortirez ensuite.

-- Mais, monsieur, dit Rodin en essayant de forcer le passage, la
question est définitivement jugée en faveur du père d'Aigrigny...
Ainsi, permettez...

-- Je vous dis, monsieur, reprit le vieillard d'une voix
retentissante, que ce coffret ne sortira pas d'ici avant que M. le
notaire ait pris connaissance de l'enveloppe que l'on vient de lui
remettre.

Ces mots de Samuel attirèrent l'attention de tous. Rodin fut forcé
de revenir sur ses pas. Malgré sa fermeté, le juif frissonna au
regard implacable qu'à ce moment lui lança Rodin. Le notaire,
s'étant rendu au voeu de Samuel, examinait l'enveloppe avec
attention.

-- Ciel!... s'écria-t-il tout à coup, que vois-je?... Ah! tant
mieux.

À l'exclamation du notaire, tous les yeux se tournèrent vers lui.

-- Oh! lisez, lisez, monsieur, s'écria Samuel en joignant les
mains, mes pressentiments ne m'auront peut-être pas trompé!

-- Mais, monsieur, dit le père d'Aigrigny au notaire, commençant à
partager les anxiétés de Rodin, mais, monsieur... quel est ce
papier?

-- Un codicille, reprit le notaire, un codicille qui remet tout en
question.

-- Comment, monsieur, s'écria le père d'Aigrigny en fureur en
s'approchant vivement du notaire, tout est remis en question? Et
de quel droit?

-- C'est impossible, ajouta Rodin, nous protestons.

-- Gabriel... mon père... Écoutez donc, s'écria Agricol; tout
n'est pas perdu... il y a de l'espoir. Gabriel, entends-tu? il y a
de l'espoir.

-- Que dis-tu?... reprit le jeune prêtre en se levant et croyant à
peine ce que lui disait son frère adoptif.

-- Messieurs, dit le notaire, je dois vous donner lecture de la
suscription de cette enveloppe. Elle change ou plutôt elle ajourne
toutes les dispositions testamentaires.

-- Gabriel, s'écria Agricol en sautant au cou du missionnaire,
tout est ajourné, rien n'est perdu!!!

-- Messieurs, écoutez, reprit le notaire, et il lut ce qui suit:

«Ceci est un codicille qui, pour des raisons que l'on trouvera
déduites sous ce pli, ajourne et prolonge au 1er juin 1832, mais
sans les changer aucunement, toutes les dispositions contenues
dans le testament fait par moi aujourd'hui à une heure élevée...
Ma maison sera refermée et les fonds seront toujours laissés au
dépositaire, pour être, le 1er juin 1832, distribués aux ayants
droits.

«Villetaneuse... ce jourd'hui 13 février 1682, à onze heures du
soir. «MARIUS DE RENNEPONT.»

-- Je m'inscris en faux contre ce codicille! s'écria le père
d'Aigrigny livide de désespoir et de rage.

-- La femme qui l'a remis aux mains du notaire nous est
suspecte... ajouta Rodin. Ce codicille est faux.

-- Non, monsieur, dit sévèrement le notaire; car je viens de
comparer les deux signatures, et elles sont absolument
semblables... Du reste... ce que je disais ce matin pour les
héritiers non présents vous est applicable... vous pouvez attaquer
l'authenticité de ce codicille, mais tout demeure en suspens et
comme non avenu, puisque le délai pour la clôture de la succession
est prorogé à trois mois et demi.

Lorsque le notaire eut prononcé ces derniers mots, les ongles de
Rodin étaient saignants... pour la première fois, ses lèvres
blafardes parurent rouges.

-- Ô mon Dieu! vous m'avez entendu... vous m'avez exaucé...
s'écria Gabriel agenouillé et joignant les mains avec une
religieuse ferveur et en tournant vers le ciel son angélique
figure; votre souveraine justice ne pouvait laisser l'iniquité
triomphante.

-- Que dis-tu, mon brave enfant? s'écria Dagobert, qui, dans le
premier étourdissement de la joie, n'avait pas bien compris la
portée de ce codicille.

-- Tout est reculé, mon père, s'écria le forgeron; le délai pour
se présenter est fixé à trois mois et demi, à dater
d'aujourd'hui... Et maintenant que ces gens-là sont démasqués... -
- Agricol désigna Rodin et le père d'Aigrigny -- il n'y a plus
rien à craindre d'eux, on sera sur ses gardes, et les orphelines,
Mlle de Cardoville, mon digne patron M. Hardy et le jeune Indien
rentreront dans leurs biens.

Il faut renoncer à peindre l'ivresse, le délire de Gabriel et
d'Agricol, de Dagobert et du père du maréchal Simon, de Samuel et
de Bethsabée.

Faringhea seul resta morne et sombre devant le portrait de l'homme
au front rayé de noir.

Quant à la fureur du père d'Aigrigny et de Rodin en voyant Samuel
reprendre le coffret de cèdre, il faut aussi renoncer à la
peindre...

Sur l'observation du notaire, qui emporta le codicille pour le
faire ouvrir selon les formules de la loi, Samuel comprit qu'il
était plus prudent de déposer à la Banque de France les immenses
valeurs dont on le savait détenteur.

Pendant que tous les coeurs généreux qui avaient tant souffert
débordaient de bonheur, d'espérance et d'allégresse, le père
d'Aigrigny et Rodin quittaient cette maison la rage et la mort
dans l'âme. Le révérend père monta dans sa voiture et dit à ses
gens:

-- À l'hôtel Saint-Dizier! Puis, éperdu, anéanti, il tomba sur ses
coussins en cachant sa figure dans ses mains et poussant un long
gémissement.

Rodin s'assit auprès de lui et contempla avec un mélange de
courroux et de mépris cet homme ainsi abattu et affaissé.

-- Le lâche! se dit-il tout bas, il désespère pourtant!

* * * *

Au bout d'un quart d'heure la voiture arriva rue de Babylone et
entra dans la cour de l'hôtel Saint-Dizier.



XI. Les premiers sont les derniers, les derniers sont les
premiers.

La voiture du père d'Aigrigny arriva rapidement à l'hôtel de
Saint-Dizier. Pendant toute la route Rodin resta muet, se
contentant d'observer et d'écouter attentivement le père
d'Aigrigny, qui exhala les douleurs et les furies de ses
déceptions dans un long monologue entrecoupé d'exclamations, de
lamentations, d'indignations, à l'endroit des impitoyables coups
de la destinée qui ruinent en un moment les espérances les mieux
fondées. Lorsque la voiture du père d'Aigrigny entra dans la cour
et s'arrêta devant le péristyle de l'hôtel de Saint-Dizier, on put
apercevoir derrière les vitres d'une fenêtre, et à demi cachée par
les plis d'un rideau, la figure de la princesse; dans son ardente
anxiété, elle venait voir si c'était le père d'Aigrigny qui
arrivait. Bien plus, au mépris de toute convenance, cette grande
dame d'apparences ordinairement si réservées, si formalistes,
sortit précipitamment de son appartement et descendit quelques-
unes des marches de l'escalier pour courir au-devant du père
d'Aigrigny, qui gravissait les degrés d'un air abattu. La
princesse, à l'aspect de la physionomie livide, bouleversée du
révérend père, s'arrêta brusquement et pâlit... elle soupçonna que
tout était perdu... Un regard rapidement échangé avec son ancien
amant ne lui laissa aucun doute sur l'issue qu'elle redoutait.

Rodin suivait humblement le révérend père. Tous deux, précédés de
la princesse, entrèrent bientôt dans son cabinet. La porte fermée,
la princesse, s'adressant au père d'Aigrigny avec une angoisse
indicible, s'écria:

-- Que s'est-il donc passé?... Au lieu de répondre à cette
question, le révérend père, les yeux étincelants de rage, les
lèvres blanches, les traits contractés, regarda la princesse en
face et lui dit:

-- Savez-vous à combien s'élève cet héritage que nous croyions de
quarante millions?...

-- Je comprends, s'écria la princesse, on nous a trompés... cet
héritage se réduit à rien... vous avez agi en pure perte.

-- Oui, nous avons agi en pure perte, répondit le révérend père,
les dents serrées de colère. En pure perte!! et il ne s'agissait
pas de quarante millions... mais de deux cent douze millions...

-- Deux cent douze millions!... répéta la princesse avec stupeur
en reculant d'un pas, c'est impossible!...

-- Je les ai vus, vous dis-je, en valeurs renfermées dans un
coffret inventorié par le notaire.

-- Deux cent douze millions! reprit la princesse avec accablement;
mais c'était une puissance immense, souveraine... Et vous avez
renoncé... et vous n'avez pas lutté, par tous les moyens
possibles, jusqu'aux derniers moments?...

-- Eh madame, j'ai fait tout ce que j'ai pu! Malgré la trahison de
Gabriel, qui, ce matin même, a déclaré qu'il nous reniait, qu'il
se séparait de la compagnie...

-- L'ingrat! dit naïvement la princesse.

-- L'acte de donation que j'avais eu la précaution de faire
légaliser par le notaire était en si bonne forme que, malgré les
réclamations de cet enragé de soldat et de son fils, le notaire
m'avait mis en possession de ce trésor.

-- Deux cent douze millions! répéta la princesse en joignant les
mains. En vérité... c'est comme un rêve!

-- Oui, répondit amèrement le père d'Aigrigny, pour nous cette
possession a été un rêve, car on a découvert un codicille qui
prorogeait à trois mois et demi toutes les dispositions
testamentaires; or, maintenant l'éveil est donné par nos
précautions mêmes à cette bande d'héritiers... ils connaissent
l'énormité de la somme... ils sont sur leurs gardes; tout est
perdu.

-- Mais ce codicille, quel est donc l'être maudit qui l'a fait
connaître?

-- Une femme.

-- Quelle femme?

-- Je ne sais quelle créature nomade que ce Gabriel a, dit-il,
rencontrée déjà en Amérique, et qui lui a sauvé la vie...

-- Et comment cette femme se trouvait-elle là? Comment savait-elle
l'existence de ce codicille?

-- Tout ceci, je le crois, était convenu avec un misérable juif,
gardien de cette maison, et dont la famille est dépositaire des
fonds depuis trois générations; il avait sans doute quelque
instruction secrète... dans le cas où l'on soupçonnerait les
héritiers d'être retenus; car, dans son testament... ce Marius de
Rennepont avait prévu que la compagnie surveillerait sa race.

-- Mais ne peut-on plaider sur la valeur de ce codicille?

-- Plaider... dans ce temps-ci? plaider pour une affaire de
testament? il est déjà bien assez fâcheux que tout ceci doive
s'ébruiter... Ah! c'est affreux!... et au moment de toucher au
but... après tant de peines! une affaire poursuivie avec tant de
soins, tant de persistance, depuis un siècle et demi!

-- Deux cent douze millions... dit la princesse. Ce n'était plus
en pays étranger que l'ordre s'établissait; c'est en France, au
coeur de la France, qu'il s'imposait avec de telles ressources...

-- Oui, reprit le père d'Aigrigny avec amertume, et, par
l'éducation, nous nous emparions de toute la génération
naissante... C'était politiquement d'une portée incalculable...

Puis, frappant du pied, il reprit:

-- Je vous dis que c'est à en devenir fou de rage, une affaire si
sagement, si habilement, si patiemment conduite?...

-- Ainsi, aucun espoir?

-- Le seul est que ce Gabriel ne rétracte pas sa donation en ce
qui le concerne. Ce qui serait déjà considérable... car sa part
s'élèverait seule à trente millions.

-- Mais c'est énorme!... mais c'est presque tout ce que vous
espériez, s'écria la princesse; alors pourquoi vous désespérer?

-- Parce que Gabriel plaidera contre cette donation; si légale
qu'elle soit, il trouvera moyen de la faire annuler maintenant que
le voilà libre, éclairé sur nous, et il ne reste aucun espoir. Je
crois même prudent d'écrire à Rome pour obtenir de quitter Paris
pendant quelque temps. Cette ville m'est odieuse.

-- Oh! oui, je le vois... il faut qu'il n'y ait plus d'espoir...
pour que vous, mon ami, vous vous décidiez presque à fuir...

Et le père d'Aigrigny restait complètement anéanti, démoralisé; ce
coup terrible avait brisé en lui tout ressort, toute énergie; il
se jeta dans un fauteuil avec accablement.

Pendant l'entretien précédent, Rodin était modestement resté
debout auprès de la porte, tenant son vieux chapeau à la main.
Deux ou trois fois, à certains passages de la conversation du père
d'Aigrigny et de la princesse, la face cadavéreuse du _socius,
_qui paraissait en proie à un courroux concentré, s'était
légèrement colorée, ses flasques paupières étaient devenues rouges
comme si le sang lui eût monté à la tête par suite d'une violente
lutte intérieure... puis son morne visage avait repris sa teinte
blafarde.

-- Il faut que j'écrive à l'instant à Rome pour annoncer cet
échec... qui devient un événement de la plus haute importance,
puisqu'il renverse d'immenses espérances, dit le père d'Aigrigny
avec abattement.

Le révérend père était resté assis; montrant d'un geste une table
à Rodin, il lui dit d'une voix brusque et hautaine:

-- Écrivez... Le _socius _posa son chapeau par terre, répondit par
un salut respectueux à l'ordre du révérend père et, le cou tors,
la tête basse, la démarche oblique, il alla s'asseoir sur le bord
du fauteuil placé devant le bureau; puis, prenant du papier et une
plume, silencieux et immobile, il attendit la dictée de son
supérieur.

-- Vous permettez, princesse? dit le père d'Aigrigny à madame de
Saint-Dizier.

Celle-ci répondit par un mouvement d'impatience, qui semblait
reprocher au père d'Aigrigny sa demande formaliste.

Le révérend père s'inclina et dicta ces mots d'une voix sourde et
oppressée:

«Toutes nos espérances, devenues récemment presque des certitudes
viennent d'être déjouées subitement. L'affaire Rennepont, malgré
tous les soins, toute l'habileté employés jusqu'ici, a échoué
complètement et sans retour. Au point où en sont les choses, c'est
malheureusement plus qu'un insuccès... c'est un événement des plus
désastreux pour la compagnie, dont les droits étaient d'ailleurs
moralement évidents sur ces biens, distraits frauduleusement d'une
confiscation faite en sa faveur... J'ai du moins la conscience
d'avoir tout fait, jusqu'au dernier moment, pour défendre et
assurer nos droits. Mais il faut, je le répète, considérer cette
importante affaire comme absolument et à jamais perdue, et n'y
plus songer.»

Le père d'Aigrigny dictait ceci en tournant le dos à Rodin. Au
brusque mouvement que fit le _socius _en se levant et en jetant sa
plume sur la table, au lieu de continuer à dicter, le révérend
père se tourna, et regardant Rodin avec un profond étonnement, il
lui dit:

-- Eh bien...! que faites-vous?

-- Il faut en finir... cet homme extravague! dit Rodin en se
parlant à lui-même et en s'avançant lentement vers la cheminée.

-- Comment! vous quittez votre place... vous n'écrivez pas? dit le
révérend père stupéfait.

Puis, s'adressant à la princesse, qui partageait son étonnement,
il ajouta en désignant le _socius _d'un coup d'oeil méprisant:

-- Pardonnez-lui, reprit madame de Saint-Dizier, c'est sans doute
le souci que lui cause la ruine de cette affaire.

-- Remerciez Mme la princesse, retournez à votre place et
continuez d'écrire, dit le père d'Aigrigny à Rodin d'un air de
compassion dédaigneuse; et d'un doigt impérieux il lui montra la
table.

Le _socius, _parfaitement indifférent à ce nouvel ordre,
s'approcha de la cheminée, et se tournant il redressa son dos
voûté, se campa ferme sur ses jarrets, frappant le tapis du talon
de ses gros souliers huilés, croisa ses mains derrière les pans de
sa vieille redingote graisseuse, et, redressant la tête, regarda
fixement le père d'Aigrigny. Le _socius _n'avait pas dit un mot,
mais ses traits hideux, alors légèrement colorés, révélaient tout
à coup une telle conscience de sa supériorité, un si souverain
mépris pour le père d'Aigrigny, une audace si calme, et pour ainsi
dire si sereine, que le révérend père et la princesse restèrent
confondus. Ils se sentaient étrangement dominés et imposés par ce
vieux petit homme si laid et si sordide.

Le père d'Aigrigny connaissait trop les coutumes de sa compagnie
pour croire son humble secrétaire capable de prendre subitement,
sans motif ou plutôt sans un droit positif, ces airs de
supériorité transcendante... Bien tard, trop tard, le révérend
père comprit que ce subordonné pouvait bien être à la fois un
espion et une sorte d'auxiliaire expérimenté qui, selon les
Constitutions de l'ordre, avait pouvoir de mission, dans certains
cas urgents, de destituer et de remplacer provisoirement l'agent
incapable auprès duquel on le plaçait préalablement comme
_surveillant. _Le révérend père ne se trompait pas: depuis le
général jusqu'aux provinciaux, jusqu'aux recteurs des collèges,
tous les membres supérieurs de la compagnie ont auprès d'eux,
souvent tapis, à leur insu, dans les fonctions en apparence les
plus infimes, des hommes très capables de remplir leurs fonctions
à un moment donné, et qui, à cet effet, correspondent incessamment
et directement avec Rome.

Du moment où Rodin se fut ainsi posé, les manières ordinairement
hautaines du père d'Aigrigny changèrent à l'instant; quoiqu'il lui
en coûtât beaucoup, il lui dit avec une hésitation remplie de
déférence:

-- Vous avez sans doute pouvoir de me commander... à moi... qui
vous ai jusqu'ici commandé...

Rodin, sans répondre, tira de son portefeuille gras et éraillé un
pli timbré des deux côtés, où étaient écrites quelques lignes en
latin.

Après avoir lu, le père d'Aigrigny approcha respectueusement,
religieusement ce papier de ses lèvres, puis il le rendit à Rodin,
en s'inclinant profondément devant lui. Lorsque le père d'Aigrigny
releva la tête, il était pourpre de dépit et de honte; malgré son
habitude d'obéissance passive et d'immuable respect pour les
volontés de l'ordre, il éprouvait un amer, un violent courroux de
se voir si brusquement dépossédé... Ce n'était pas tout encore...
Quoique depuis très longtemps toute relation de galanterie eût
cessé entre lui et Mme de Saint-Dizier, celle-ci n'en était pas
moins pour lui une femme... et souffrir cet humiliant échec devant
une femme lui était doublement cruel, car malgré son entrée dans
l'ordre, il n'avait pas complètement dépouillé l'homme du monde.
De plus, la princesse, au lieu de paraître peinée, révoltée, de
cette transformation subite du supérieur en subalterne et du
subalterne en supérieur, regardait Rodin avec une sorte de
curiosité mêlée d'intérêt. Comme femme... et comme femme âprement
ambitieuse, cherchant à s'attacher à toutes les hautes influences,
la princesse aimait ces sortes de contrastes, elle trouvait à bon
droit curieux et intéressant de voir cet homme presque en
haillons, chétif et d'une laideur ignoble, naguère encore le plus
humble des subordonnés, dominer de toute l'élévation de
l'intelligence qu'on lui savait nécessairement, dominer, disons-
nous, le père d'Aigrigny, grand seigneur par sa naissance, par
l'élégance de ses manières, et naguère si considérable dans sa
compagnie. De ce moment, comme personnage important, Rodin effaça
complètement le père d'Aigrigny dans l'esprit de la princesse.

Le premier mouvement d'humiliation passé, le révérend père
d'Aigrigny, quoique son orgueil saignât à vif, mit au contraire
tout son amour-propre, tout son savoir-vivre d'homme de bonne
compagnie à redoubler de courtoisie envers Rodin, devenu son
supérieur par un si brusque revirement de fortune. Mais _l'ex-
socius, _incapable d'apprécier ou plutôt de reconnaître ces
nuances délicates, s'établit carrément, brutalement et
impérieusement dans sa nouvelle position, non par réaction
d'orgueil froissé, mais par conscience de ce qu'il valait; une
longue pratique du père d'Aigrigny lui avait révélé l'infériorité
de ce dernier.

-- Vous avez jeté la plume, dit le père d'Aigrigny à Rodin avec
une extrême déférence, lorsque je vous dictais cette note pour
Rome... me ferez-vous la grâce de m'apprendre en quoi... j'ai mal
agi?

-- À l'instant même, reprit Rodin de sa voix aiguë et incisive.
Pendant longtemps, quoique cette affaire me parût au-dessus de vos
forces... je me suis abstenu... et pourtant que de fautes!...
quelle pauvreté d'invention!... quelle grossièreté dans les moyens
employés par vous pour la mener à bonne fin!...

-- J'ai peine à comprendre... vos reproches... répondit le père
d'Aigrigny, quoiqu'une secrète amertume perçât dans son apparente
soumission. Le succès n'était-il pas certain sans ce codicille?...
N'avez-vous pas contribué vous-même... à ces mesures que vous
blâmez à cette heure?

-- Vous commandiez alors... et j'obéissais... vous étiez
d'ailleurs sur le point de réussir... non à cause des moyens dont
vous vous êtes servi... mais malgré ces moyens, d'une maladresse,
d'une brutalité révoltantes...

-- Monsieur... vous êtes sévère dit le père d'Aigrigny.

-- Je suis juste... Faut-il donc des prodiges d'habileté pour
enfermer quelqu'un dans une chambre et fermer ensuite la porte à
double tour?... hein!... Eh bien! avez-vous fait autre chose?...
Non... certes! Les filles du général Simon? à Leipzig
emprisonnées, à Paris enfermées au couvent; Adrienne de
Cardoville? enfermée; Couche-tout-Nu? en prison... Djalma? un
narcotique... Un seul moyen ingénieux et mille fois plus sûr,
parce qu'il agissait moralement et non matériellement, a été
employé pour éloigner M. Hardy... Quant à vos autres procédés...
allons donc!... mauvais, incertains, dangereux... Pourquoi? parce
qu'ils étaient violents, et qu'on répond à la violence par la
violence; alors ce n'est plus une lutte d'hommes fins, habiles,
opiniâtres, voyant dans l'ombre, où ils marchent toujours... c'est
un combat de crocheteurs au grand soleil. Comment! bien qu'en
agissant sans cesse, nous devons avant tout nous effacer,
disparaître, et vous ne trouvez rien de plus intelligent que
d'appeler l'attention sur nous par des moyens d'une sauvagerie et
d'un retentissement déplorables. Pour plus de mystère, c'est la
garde, c'est le commissaire de police, ce sont des geôliers que
vous prenez pour complices... Mais cela fait pitié, monsieur... Un
succès éclatant pouvait seul faire pardonner ces pauvretés... et
ce succès, vous ne l'avez pas eu!...

-- Monsieur, dit le père d'Aigrigny vivement blessé, -- car
Mme de Saint-Dizier, ne pouvant cacher l'espèce d'admiration que
lui causait la parole nette et cassante de Rodin, regardait son
ancien amant d'un air qui semblait dire: «Il a raison;» --
 monsieur, vous êtes plus que sévère... dans votre jugement... et
malgré la déférence que je vous dois, je vous dirai que je ne suis
pas habitué...

-- Il y a bien d'autres choses, ma foi, auxquelles vous n'êtes pas
habitué, dit rudement Rodin en interrompant le révérend père; mais
vous vous y habituerez... Vous vous êtes fait jusqu'ici une fausse
idée de votre savoir; il y a en vous un vieux levain de batailleur
et de mondain qui toujours fermente, et ôte à votre raison le
froid, la lucidité, la pénétration qu'elle doit avoir... Vous avez
été un beau militaire, fringant et musqué: vous avez couru les
guerres, les fêtes, les plaisirs, les femmes... Ces choses vous
ont usé à moitié. Vous ne serez jamais maintenant qu'un
subalterne; vous êtes jugé. Il vous manquera toujours cette
vigueur, cette concentration d'esprit qui dominent hommes et
événements. Cette vigueur, cette concentration d'esprit, je l'ai
moi! et je l'ai... savez-vous pourquoi? c'est que, uniquement voué
au service de notre compagnie, j'ai toujours été laid, sage et
vierge... oui, vierge... toute ma virilité est là...

En prononçant ces mots d'un orgueilleux cynisme, Rodin était
effrayant. La princesse de Saint-Dizier le trouva presque beau
d'audace et d'énergie.

Le père d'Aigrigny, se sentant dominé d'une manière invincible,
inexorable, par cet être diabolique, voulut tenter un dernier
effort et s'écria:

-- Eh! monsieur, ces forfanteries ne sont pas des preuves de
valeur et de puissance... on vous verra à l'oeuvre.

-- On m'y verra... reprit froidement Rodin... et savez-vous à
quelle oeuvre? Rodin affectionnait cette formule interrogative. À
celle que vous abandonnez si lâchement.

-- Que dites-vous? s'écria la princesse de Saint-Dizier, car le
père d'Aigrigny, stupéfait de l'audace de Rodin, ne trouvait pas
une parole.

-- Je dis, reprit lentement Rodin, je dis que je me charge de
faire réussir l'affaire de l'héritage Rennepont, que vous regardez
comme désespérée.

-- Vous? s'écria le père d'Aigrigny, vous?

-- Moi...

-- Mais on a démasqué nos manoeuvres.

-- Tant mieux, on sera obligé d'en inventer de plus habiles...

-- Mais l'on se défiera de nous.

-- Tant mieux, les succès les plus difficiles sont les plus
certains.

-- Comment! vous espérez faire consentir Gabriel à ne pas révoquer
sa donation... qui d'ailleurs est peut-être entachée d'illégalité?

-- Je ferai rentrer dans les coffres de la compagnie les deux cent
douze millions dont on veut la frustrer. Est-ce clair?

-- C'est aussi clair qu'impossible.

-- Et je vous dis, moi, que cela est possible... et qu'il faut que
cela soit possible... entendez-vous! Mais vous ne comprenez donc
pas, esprit de courte vue... s'écria Rodin en s'animant à ce point
que sa face cadavéreuse se colora légèrement. Vous ne comprenez
donc pas que maintenant il n'y a plus à balancer?... ou les deux
cent douze millions seront à nous, et alors ce sera le
rétablissement assuré de notre souveraine influence en France, car
avec de telles sommes, par la vénalité qui court, on achète un
gouvernement, et s'il est trop cher ou mal accommodant, on allume
la guerre civile, on le renverse et l'on restaure la légitimité,
qui, après tout, est notre véritable milieu, et qui, nous devant
tout, nous livrera tout.

-- C'est évident, dit la princesse en joignant les mains avec
admiration.

-- Si, au contraire, reprit Rodin, ces deux cent douze millions
restent entre les mains de la famille Rennepont, c'est notre
ruine, c'est notre perte; c'est faire une souche d'ennemis
acharnés, implacables... Vous n'avez donc pas entendu les voeux
exécrables de ce Rennepont, au sujet de cette association qu'il
recommande, et que, par une fatalité inouïe, sa race maudite peut
merveilleusement réaliser?... Mais songez donc aux forces immenses
qui se grouperaient lors autour de ces millions: c'est le maréchal
Simon agissant au nom de ses filles, c'est-à-dire l'homme du
peuple fait duc sans en être plus vain, ce qui assure son
influence sur les masses, car l'esprit militaire et le
bonapartisme incarné représentent encore, aux yeux du peuple, la
tradition d'honneur et de gloire nationale. C'est ensuite ce
François Hardy, le bourgeois libéral indépendant éclairé, type du
grand manufacturier, amoureux du progrès et du bien-être des
artisans!... Puis, c'est Gabriel, le bon prêtre, comme ils disent,
l'apôtre de l'Évangile primitif, le représentant de la démocratie
de l'Église contre l'aristocratie de l'Église, du pauvre curé de
campagne contre le riche évêque, c'est-à-dire, dans leur jargon,
le travailleur de la sainte vigne contre l'oisif despote, le
propagateur né de toutes les idées de fraternité, d'émancipation
et de progrès... comme ils disent encore, et cela non pas au nom
d'une politique révolutionnaire, incendiaire, mais au nom du
Christ, au nom d'une religion toute de charité, d'amour et de
paix... pour parler comme ils parlent. Après, vient Adrienne de
Cardoville, le type de l'élégance, de la grâce, de la beauté, la
prêtresse de toutes les sensualités qu'elle prétend diviniser à
force de les raffiner et de les cultiver. Je ne vous parle pas de
son esprit, de son audace; vous ne les connaissez que trop. Aussi
rien ne peut nous être aussi dangereux que cette créature,
patricienne par le sang, peuple par le coeur, poète par
l'imagination. C'est enfin ce prince Djalma, chevaleresque, hardi,
prêt à tout, parce qu'il ne sait rien de la vie civilisée,
implacable dans sa haine comme dans son affection, instrument
terrible pour qui saura s'en servir... Il n'y a pas enfin dans
cette famille détestable jusqu'à ce misérable Couche-tout-Nu, qui
isolément n'a aucune valeur, mais qui, épuré, relevé, régénéré par
le contact de ces natures généreuses et expansives, comme ils
appellent cela, peut avoir une large part dans l'influence de
cette association, comme représentant de l'artisan... Maintenant,
croyez-vous que tous ces gens-là, déjà exaspérés contre nous,
parce que, disent-ils, nous avons voulu les spolier, suivent, et
ils les suivront, j'en réponds, les détestables conseils de ce
Rennepont, croyez-vous que s'ils associent toutes les forces,
toute l'action dont ils disposent autour de cette fortune énorme,
qui en centuplera la puissance, croyez-vous que, s'ils nous
déclarent une guerre acharnée, à nous et à nos principes, ils ne
seront pas les ennemis les plus dangereux que nous ayons jamais
eus? Mais je vous dis, moi, que jamais la compagnie n'aurait été
plus sérieusement menacée; oui, et c'est maintenant pour elle une
question de vie ou de mort; il ne s'agit plus à cette heure de se
défendre, mais d'attaquer afin d'arriver à l'annihilation de
l'ambition de cette maudite race de Rennepont et à la possession
de ces millions.

À ce tableau, présenté par Rodin avec une animation fébrile
d'autant plus influente qu'elle était plus rare, la princesse et
le père d'Aigrigny se regardèrent interdits.

-- Je l'avoue, dit le révérend à Rodin, je n'avais pas songé à
toutes les dangereuses conséquences de cette association en bien,
recommandée par M. de Rennepont; je crois qu'en effet ses
héritiers, d'après le caractère que nous leur connaissons, auront
à coeur de réaliser cette utopie... Le péril est très grand, très
menaçant; mais pour le conjurer... que faire?

-- Comment, monsieur! vous avez à agir sur des natures ignorantes,
héroïques et exaltées comme Djalma; sensuelles et excentriques
comme Adrienne de Cardoville; naïves et ingénues comme Rose et
Blanche Simon; loyales et franches comme François Hardy;
angéliques et pures comme Gabriel; brutales et stupides comme
Couche-tout-Nu, et vous demandez: que faire?

-- En vérité, je ne vous comprends pas, dit le père d'Aigrigny.

-- Je le crois bien; votre conduite passée, dans tout ceci, me le
prouve assez, reprit dédaigneusement Rodin... Vous avez eu recours
à des moyens grossiers, matériels, au lieu d'agir sur tant de
passions nobles, généreuses, élevées, qui, réunies un jour,
formeraient un faisceau redoutable, mais qui, maintenant divisées,
isolées, prêteront à toutes les surprises, à toutes les
séductions, à tous les entraînements, à toutes les attaques!
Comprenez-vous enfin?... Non, pas encore?

Et Rodin haussa les épaules.

-- Voyons, meurt-on de désespoir?

-- Oui.

-- La reconnaissance de l'amour heureux peut-elle aller jusqu'aux
dernières limites de la générosité la plus folle?

-- Oui.

-- N'est-il pas de si horribles déceptions que le suicide est le
seul refuge contre d'affreuses réalités?

-- Oui.

-- L'accès des sensualités peut-il nous conduire au tombeau dans
une lente et voluptueuse agonie?

-- Oui.

-- Est-il dans la vie des circonstances si terribles que les
caractères les plus mondains, les plus fermes ou les plus
impies... viennent aveuglément se jeter, brisés, anéantis, entre
les bras de la religion, et abandonnent les plus grands biens de
ce monde pour le cilice, la prière et l'extase?

-- Oui.

-- N'est-il pas enfin mille circonstances dans lesquelles la
réaction des passions amène les transformations les plus
extraordinaires, les dénouements les plus tragiques dans
l'existence de l'homme ou de la femme?

-- Sans doute.

-- Eh bien! pourquoi me demander: «Que faire?» et que diriez-vous
si, par exemple, les membres les plus dangereux de cette famille
Rennepont venaient, avant trois mois, à genoux, implorer la faveur
d'entrer dans cette compagnie dont ils ont horreur, et dont
Gabriel s'est aujourd'hui séparé?

-- Une telle conversion est impossible! s'écria le père
d'Aigrigny.

-- Impossible... Et qu'étiez-vous donc, il y a quinze ans,
monsieur? dit Rodin, un mondain impie et débauché... et vous êtes
venu à nous, et vos biens sont devenus les nôtres... Comment! nous
avons dompté des princes, des rois, des papes; nous avons absorbé,
éteint dans notre unité de magnifiques intelligences, qui, en
dehors de nous, rayonnaient de trop de clarté; nous avons dominé
presque les deux mondes; nous nous sommes perpétués vivaces,
riches et redoutables jusqu'à ce jour à travers toutes les haines,
toutes les proscriptions, et nous n'aurons pas raison d'une
famille qui nous menace si dangereusement, et dont les biens,
dérobés à notre compagnie, nous sont d'une nécessité capitale?
Comment! nous ne serons pas assez habiles pour obtenir ce résultat
sans maladroites violences, sans crimes compromettants?... Mais
vous ignorez donc les immenses ressources d'anéantissement mutuel
ou partiel que peut offrir le jeu des passions humaines,
habilement combinées, opposées, contrariées, surexcitées... et
surtout lorsque peut-être, grâce à un tout-puissant auxiliaire,
ajouta Rodin avec un sourire étrange, ces passions peuvent doubler
d'ardeur et de violence?...

-- Et cet auxiliaire... quel est-il? demanda le père d'Aigrigny,
qui, ainsi que la princesse de Saint-Dizier, ressentait alors une
sorte d'admiration mêlée de frayeur.

-- Oui, reprit Rodin sans répondre au révérend père, car ce
formidable auxiliaire, s'il nous vient en aide, peut amener des
transformations foudroyantes, rendre pusillanimes les plus
indomptables, crédules les plus impies, féroces les plus
angéliques...

-- Mais cet auxiliaire, s'écria la princesse oppressée par une
vague frayeur, cet auxiliaire si puissant, si redoutable... quel
est-il?

-- S'il arrive enfin, reprit Rodin, toujours impassible et livide,
les plus jeunes, les plus vigoureux... seront à chaque minute du
jour en danger de mort... aussi imminent que l'est un moribond à
sa dernière minute...

-- Mais cet auxiliaire? reprit le père d'Aigrigny de plus en plus
épouvanté, car plus Rodin assombrissait ce terrible tableau, plus
sa figure devenait cadavéreuse.

-- Cet auxiliaire enfin pourra bien décimer des populations,
emporter dans le linceul, qu'il traîne après lui, toute une
famille maudite; mais il sera forcé de respecter la vie de ce
grand corps immuable, que la mort de ses membres n'affaiblit
jamais... parce que son esprit... l'esprit de la société de Jésus,
est impérissable...

-- Enfin... cet auxiliaire.

-- Eh bien! cet auxiliaire, reprit Rodin, cet auxiliaire, qui
s'avance... à pas lents, et dont de lugubres pressentiments,
répandus partout, annoncent la venue terrible...

-- C'est?

-- Le choléra.

À ce mot, prononcé par Rodin d'une voix brève et stridente, la
princesse et le père d'Aigrigny pâlirent et frissonnèrent... Le
regard de Rodin était morne, glacé; on eût dit un spectre. Pendant
quelques moments, un silence de tombe régna dans le salon. Rodin
l'interrompit le premier. Toujours impassible, il montra d'un
geste impérieux au père d'Aigrigny la table où, quelques moments
auparavant, il était lui, Rodin, modestement assis et lui dit
d'une voix brève:

-                          Écrivez!

Le révérend père tressaillit d'abord de surprise; puis, se
souvenant que de supérieur il était devenu subalterne, il se leva,
s'inclina devant Rodin en passant devant lui, alla s'asseoir à la
table, prit la plume et, se retournant vers Rodin, lui dit:

-- Je suis prêt... Rodin dicta ce qui suit, et le révérend père
écrivit: «Par l'inintelligence du révérend père d'Aigrigny,
l'affaire de l'héritage Rennepont a été gravement compromise
aujourd'hui. La succession se monte à deux cent douze millions.
Malgré cet échec, on croit pouvoir formellement s'engager à mettre
la famille Rennepont hors d'état de nuire à la compagnie, et à
faire restituer à ladite compagnie les deux cent douze millions
qui lui appartiennent légitimement... On demande seulement les
pouvoirs les plus complets et les plus étendus.»

Un quart d'heure après cette scène, Rodin sortait de l'hôtel de
Saint-Dizier, brossant du coude son vieux chapeau graisseux, qu'il
ôta pour répondre par un salut profond au salut du portier.

FIN DU TOME PREMIER



     [1] « En lisant dans les règles de l'ordre des jésuites,
sous le titre de Formula scribendi (Instit. II ch. XI. p. 125-
129), le développement de la huitième partie des
Constitutions, on est effrayé du nombre de relations, de
registres, d'écrits de tout genre, conservés dans les archives
de la Société. »
     « C'est une police infiniment plus exacte et mieux
informée que ne l'a jamais été celle d'aucun État. Le
gouvernement de Venise lui-même se trouvait surpassé
par les jésuites; lorsqu'il les chassa, en 1806, il saisit tous
leurs papiers, et leur reprocha LEUR GRANDE ET
PÉNIBLE CURIOSITÉ. Cette police, cette inquisition
secrète, portées à un tel degré de perfection, font
comprendre toute la puissance d'un gouvernement si bien
instruit, si persévérant dans ses projets, si puissant par
l'unité, et, comme le disent les Constitutions, par l'union
de ses membres. On comprend sans peine quelle force
immense acquiert le gouvernement de cette société, et
comment le général des jésuites pouvait dire au duc de
Brissac: « DE CETTE CHAMBRE, MONSIEUR, JE
GOUVERNE NON SEULEMENT LA CHINE, MAIS LE
MONDE ENTIER, SANS QUE PERSONNE SACHE
COMMENT CELA SE FAIT. » (Les Constitutions des
jésuites, avec les Déclarations, texte latin, d'après l'édition
de Prague, p. 176 à 178. Paris, 1834.)
     [2] « Les maisons de province correspondent avec
celles de Paris; elles sont en relation directe avec le
général, qui réside à Rome. La correspondance des
Jésuites, si active, si variée et organisée d'une manière si
merveilleuse, a pour objet de fournir aux chefs tous les
renseignements dont ils peuvent avoir besoin. Chaque
jour, le général reçoit une foule de rapports qui se
contrôlent mutuellement. Il existe dans la maison centrale,
à Rome, d'immenses registres où sont inscrits les noms de
tous les Jésuites, de leurs affiliés et de tous les gens
considérables, amis ou ennemis, à qui ils ont affaire. Dans
ces registres, sont rapportés, sans altération, sans haine,
sans passion, les faits relatifs à la vie de chaque individu.
C'est là le plus gigantesque recueil biographique qui ait
jamais été formé. La conduite d'une femme légère, les
fautes cachées d'un homme d'État sont racontées dans ce
livre avec une froide impartialité. Rédigées dans un but
d'utilité, ces biographies sont nécessairement exactes.
Quand on a besoin d'agir sur un individu, on ouvre le livre
et l'on connaît immédiatement sa vie, son caractère, ses
qualités, ses défauts, ses projets, sa famille, ses amis, ses
liaisons les plus secrètes. Concevez-vous, monsieur, toute
la supériorité d'action que donne à une compagnie cet
immense livre de police qui embrasse le monde entier? Je
ne vous parle pas légèrement de ces registres: c'est de
quelqu'un qui a _vu _ce répertoire, et qui connaît
parfaitement les Jésuites que je tiens ce fait. Il y a là
matière à réflexions pour les familles qui admettent
facilement dans leur intérieur des membres d'une
communauté où l'étude de la biographie est si habilement
exploitée. » (LIBRI, MEMBRE DE L'INSTITUT, _Lettres
sur le Clergé)._
     [3] On sait que, selon la légende, le Juif errant était un
pauvre cordonnier de Jérusalem. Le Christ, portant sa
croix, passa devant la maison de l'artisan, et lui demanda
de se reposer un instant sur un banc de pierre situé près de
la porte. - _Marche!... marche!_..._ _lui dit durement le
juif en le repoussant. - _C'est toi qui marcheras jusqu'à la
fin des siècles!... _lui répondit le Christ d'un ton sévère et
triste. (voir, pour plus de détails, l'éloquente et savante
notice de M. Charles Magnin, placée en tête de la
magnifique épopée d'_Ahasvérus, _par M. Ed. Quinet).
     [4] Selon une légende très peu connue, que nous
devons à la précieuse bienveillance de M. Maury, le savant
sous-bibliothécaire de l'Institut, Hérodiade fut condamné à
errer jusqu'au jugement dernier pour avoir demandé la
mort de saint Jean-Baptiste.
     [5] On lit dans les lettres de feu Victor Jacquemont sur
l'Inde, à propos de l'incroyable dextérité de ces hommes:
« Ils rampent à terre dans les fossés, dans les sillons des
champs, imitent cent voix diverses, réparent, en jetant le
cri d'un chacal ou d'un oiseau, un mouvement maladroit
qui aura causé quelque bruit, puis se taisent, et un autre, à
quelque distance, imite le glapissement de l'animal dans le
lointain. Ils tourmentent le sommeil par des bruits, des
attouchements, ils font prendre au corps et à tous les
membres la position qui convient à leur dessein. »
     [6] Ce rapport est extrait de l'excellent ouvrage de M. le
comte Édouard de Waren, sur l'Inde anglaise en 1811.
     [7] On sait que la doctrine de l'obéissance passive et
absolue, principal pivot de la Société de Jésus, se résume
par ces terribles mots de Loyola mourant: _Tout membre
de l'ordre sera, dans les mains de ses supérieurs_,
COMME UN CADAVRE (_perinde ac cadaver_).
     [8] Nous nous rappellerons toujours avec émotion la
fin d'une lettre écrite, il y a deux ou trois ans, par un de ces
jeunes et valeureux missionnaires, fils de malheureux
paysans de la Beauce: il écrivait à sa mère, du fond du
Japon, et terminait ainsi sa lettre: « Adieu, ma chère
mère; on dit qu'il y a beaucoup de danger là où l'on
m'envoie... Priez Dieu pour moi, et dites à tous mes bons
voisins que je les aime, et que je pense bien souvent à
eux. » Cette naïve recommandation, s'adressant du milieu
de l'Asie à de pauvres paysans d'un hameau de France,
n'est-elle pas très touchante dans sa simplicité?
     [9] Fleur magnifique du _crinum amabile_, admirable
plante bulbeuse de serre chaude.
     [10] À propos de cette recommandation, on trouve ce
commentaire dans les _Constitutions des Jésuites:
_« Pour que le caractère du langage vienne au secours des
sentiments, il est sage de s'habituer à dire, non pas J'AI des
parents ou J'AI des frères, mais J'AVAIS des parents,
J'AVAIS des frères. » _(Examen général, _p. 29,
_Constitutions._)
     [11] À Saint-Thomas-d'Aquin.
     [12] Historique.
     [13] Nous rappelons au lecteur que Couche-tout-nu se
nommait Jacques Rennepont, et faisait partie de la
descendance de la soeur du Juif errant.
     [14] Bossuet, _Méditations sur l'Évangile_, VIe jour,
tome IV.
     [15] _Traité sur la concupiscence, vol. IV._
     [16] Ce mot atroce a été dit lors des malheureux
événements de Lyon.
     [17] Cette crainte était vaine, car on lit dans le
_Constitutionnel_ du 1er février 1832 (il y a douze ans de
cela): « Lorsqu'en 1822, M. de Corbière anéantit
brutalement cette brillante École normale qui, en quelques
années d'existence, a créé ou développé tant de talents
divers, il fut décidé que, pour faire compensation, on
achèterait l'_hôtel de la rue des Postes_, où elle siégeait, et
qu'on en gratifierait la congrégation du Saint-Esprit. Le
ministre de la marine fit les fonds de cette acquisition, et le
local fut mis à la disposition de la Société qui régnait alors
sur la France. Depuis cette époque, elle a paisiblement
occupé ce poste, qui était devenu une sorte d'hôtellerie où
le jésuitisme hébergeait et choyait les nombreux affiliés
qui venaient de toutes les parties du pays se retremper
auprès du P. Roussin. Les choses en étaient là lorsque
survint la révolution de Juillet, qui semblait devoir
débusquer la congrégation de ce local. Qui le croirait? il
n'en fut pas ainsi; on supprima l'allocation mais on laissa
les jésuites en possession de l'hôtel de la rue des Postes; et
aujourd'hui 31 janvier 1832, les hommes du Sacré-Coeur
_sont hébergés aux frais de l'État_, et pendant ce temps-là
l'École normale est sans asile: l'École normale,
réorganisée, occupe un local infect dans un coin étroit du
collège Louis-le-Grand. »
     Voilà ce qu'on lisait dans le _Constitutionnel _en
1832, au sujet de l'hôtel de la rue des Postes; nous
ignorons quelles sortes de transactions ont eu lieu depuis
cette époque entre les RR. PP. et le gouvernement, mais
nous retrouvons, dans un article publié récemment par un
journal sur l'organisation de la société de Jésus, l'hôtel de
la rue des Postes comme faisant partie des immeubles de
la congrégation.
     Citons quelques fragments de cet article:
     « Voici la liste des biens qu'on connaît à cette partie de
la société de Jésus.
     « La maison de la rue des Postes, qui vaut peut-être
500,000 francs. Celle de la rue de Sèvres, estimée 300,000
francs. Une propriété à deux lieues de Paris, 150,000
francs. Une maison et une église à Bourges, 100,000
francs. Notre-Dame de Liesse, don fait en 1843, 60,000
francs. Saint-Acheul, maison du noviciat, 400,000 francs.
Nantes, une maison, 100,000 francs. Quimper, une
maison, 40,000 francs. Laval, maison et église, 150,000
francs. Rennes, maison 20,000 francs. Vannes, _idem,
_40,000 francs. Metz, _idem,_ 40,000 francs. Strasbourg,
_idem, _60,000 francs. Rouen,_ idem,_ 15,000 francs.
     « On voit que ces diverses propriétés forment, à peu de
choses près, 2 millions.
     « L'enseignement est, en outre, pour les jésuites, une
source importante de revenus. Le seul collège de
Brugelette leur rapporte 200,000 francs.
     « Les deux provinces de France (le général des jésuites
à Rome a partagé la France en deux circonscriptions, celle
de Lyon et celle de Paris), possèdent en outre en bons sur
le Trésor, en actions sur les métalliques d'Autriche, plus de
200,000 francs de rente: chaque année la Propagation de
la foi fournit au moins 40 à 50,000 francs; les
prédicateurs récoltent bien de leurs sermons 150,000
francs: les aumônes pour une bonne oeuvre ne montent
pas à un chiffre moins élevé. Voilà donc un revenu de
540,000 francs; eh bien! à ce revenu il faut ajouter le
produit de la vente des ouvrages de la Société et le bénéfice
que l'on retire du commerce des gravures.
     « Chaque planche revient, gravure et dessin compris, à
600 francs, et peut tirer dix mille exemplaires qui coûtent,
tirage et papier, 40 francs le mille. Or, on peut payer à
l'éditeur responsable 250 francs; donc, sur chaque mille,
bénéfice net: 210 francs. N'est-ce pas bien opérer? et on
peut imaginer avec quelle rapidité tout cela s'écoule. Les
pères sont eux-mêmes les commis voyageurs de la maison,
il serait difficile d'en trouver de plus zélés et de plus
persévérants. Ceux-là sont toujours reçus, ils ne
connaissent pas les ennuis du refus. Il est bien entendu
que l'éditeur est un homme à eux. Le premier qu'ils
choisirent pour ce rôle d'intermédiaire fut le _socius_ du
procureur N. V.J. Ce _socius_ avait quelque fortune,
cependant ils furent obligés de lui faire des avances pour
les frais de premier établissement. Quand ils virent
s'assurer la prospérité de cette industrie, ils réclamèrent
tout à coup leurs avances; l'éditeur n'était pas en mesure
de rembourser; ils le savaient bien; mais ils avaient à lui
donner un successeur riche, avec lequel ils pouvaient
traiter à des conditions plus avantageuses, et ils ruinèrent
sans pitié leur _socius_ en brisant la position dont ils lui
avaient garanti la durée. »
     [18] Louis XIV, le grand roi, punissait des galères
perpétuelles les protestants qui, après s'être convertis,
souvent forcément, revenaient à leur croyance. Quant aux
protestants qui restaient en France, malgré la rigueur des
édits, ils étaient privés de sépulture, traînés sur une claie et
livrés aux chiens.
     [19] Rappelons au lecteur que la doctrine de
l'obéissance passive et absolue, principal levier de la
compagnie de Jésus, se résume par ces mots terribles de
Loyola mourant: Que tout membre de l'ordre soit dans les
mains de ses supérieurs COMME UN CADAVRE.
     [20] Les jésuites reconnaissent au seul endroit des
missions l'initiative du pape à l'égard de leur compagnie.
     [21] Ces obligations d'espionnage et ces abominables
excitations à la délation sont la base de l'éducation donnée
par les révérends pères.
     [22] Tout ceci est textuellement extrait des
CONSTITUTIONS DES JÉSUITES. _Examen général, _p.
29.
     [23] La rigueur de cette disposition est telle, dans les
collèges des jésuites, que si trois élèves se promènent
ensemble, et que l'un des trois quitte un instant ses
camarades, les deux autres sont obligés de s'éloigner l'un
de l'autre, hors de portée de voix, jusqu'au retour du
troisième.
     [24] Les statuts portent formellement que la
compagnie peut expulser de son sein les membres qui lui
paraissent inutiles ou dangereux; mais il n'est pas permis
à un membre de rompre les liens qui l'attachent à la
compagnie, si celle-ci croit de son intérêt de le conserver.
     [25] Cette expression est textuelle. Il est expressément
recommandé par les Constitutions d'attendre ce moment
décisif de l'épreuve pour hâter la prononciation des vœux.
     [26] Il nous est impossible, par respect pour nos
lecteurs, de donner, même en latin, une idée de ce livre
infâme. Voici comment en parle M. Génin, dans son
courageux et excellent ouvrage _des Jésuites et de
l'Université: _« J'éprouve un grand embarras en
commençant ce chapitre; il s'agit de faire connaître un
livre qu'il est impossible de traduire, difficile de citer
textuellement; car ce latin brave l'honnêteté avec trop
d'effronterie. En tout cas, j'invoque l'indulgence du
lecteur; je lui promets, en retour, de lui épargner le plus
d'obscénités que je pourrai. »
     Plus loin, à propos des questions imposées par le
_Compendium, _M. Génin s'écrie avec une généreuse
indignation: « Quels sont donc les entretiens qui se
passent au fond du confessionnal entre le prêtre et une
femme mariée?... Je renonce à parler du reste. »
     Enfin, l'auteur des _Découvertes d'un Bibliophile,
_après avoir cité textuellement un grand nombre de
passages de cet horrible catéchisme, dit: « Ma plume se
refuse à reproduire plus amplement cette encyclopédie de
toutes les turpitudes. J'ai comme un remords qui
m'épouvante d'avoir été si loin. J'ai beau me dire que je
n'ai fait que copier, il me reste l'horreur qu'on éprouve
après avoir touché du poison. Et cependant c'est cette
horreur même qui me rassure. Dans l'Église de Jésus-
Christ, d'après l'ordre admirable établi par Dieu, plus le
mal est grand, quand il s'agit de l'erreur, plus le remède est
prompt, plus il est efficace. La sainteté de la morale ne
peut être en danger sans que la vérité élève la voix et se
fasse entendre. »
     [27] Cette proposition n'a rien de hasardé. Voir des
extraits du _Compendium _à l'usage des séminaires,
publiés à Strasbourg, en 1843, sous ce titre: _Découvertes
d'un Bibliophile._
     [28] C'est le terme consacré par la jurisprudence.





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