By Author | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Title | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Language |
Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ] Look for this book on Amazon Tweet |
Title: L'île mystérieuse Author: Verne, Jules, 1828-1905 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'île mystérieuse" *** Jules Verne LÎLE MYSTÉRIEUSE (1875) Table des matières PARTIE 1 LES NAUFRAGÉS DE LAIR CHAPITRE I CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE VI CHAPITRE VII CHAPITRE VIII CHAPITRE IX CHAPITRE X CHAPITRE XI CHAPITRE XII CHAPITRE XIII CHAPITRE XIV CHAPITRE XV CHAPITRE XVI CHAPITRE XVII CHAPITRE XVIII CHAPITRE XIX CHAPITRE XX CHAPITRE XXI CHAPITRE XXII PARTIE 2 LABANDONNÉ CHAPITRE I CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE VI CHAPITRE VII CHAPITRE VIII CHAPITRE IX CHAPITRE X CHAPITRE XI CHAPITRE XII CHAPITRE XIII CHAPITRE XIV CHAPITRE XV CHAPITRE XVI CHAPITRE XVII CHAPITRE XVIII CHAPITRE XIX CHAPITRE XX PARTIE 3 LE SECRET DE LÎLE CHAPITRE I CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE VI CHAPITRE VIII CHAPITRE VIII CHAPITRE IX CHAPITRE X CHAPITRE XI CHAPITRE XII CHAPITRE XIII CHAPITRE XIV CHAPITRE XV CHAPITRE XVI CHAPITRE XVII CHAPITRE XVIII CHAPITRE XIX CHAPITRE XX PARTIE 1 LES NAUFRAGÉS DE LAIR CHAPITRE I «Remontons-nous? -- Non! Au contraire! Nous descendons! -- Pis que cela, monsieur Cyrus! Nous tombons! -- Pour Dieu! Jetez du lest! -- Voilà le dernier sac vidé! -- Le ballon se relève-t-il? -- Non! -- Jentends comme un clapotement de vagues! -- La mer est sous la nacelle! -- Elle ne doit pas être à cinq cents pieds de nous!» Alors une voix puissante déchira lair, et ces mots retentirent: «Dehors tout ce qui pèse!... tout! et à la grâce de Dieu!» Telles sont les paroles qui éclataient en lair, au-dessus de ce vaste désert deau du Pacifique, vers quatre heures du soir, dans la journée du 23 mars 1865. Personne na sans doute oublié le terrible coup de vent de nord- est qui se déchaîna au milieu de léquinoxe de cette année, et pendant lequel le baromètre tomba à sept cent dix millimètres. Ce fut un ouragan, sans intermittence, qui dura du 18 au 26 mars. Les ravages quil produisit furent immenses en Amérique, en Europe, en Asie, sur une zone large de dix-huit cents milles, qui se dessinait obliquement à léquateur, depuis le trente-cinquième parallèle nord jusquau quarantième parallèle sud! Villes renversées, forêts déracinées, rivages dévastés par des montagnes deau qui se précipitaient comme des mascarets, navires jetés à la côte, que les relevés du Bureau-Veritas chiffrèrent par centaines, territoires entiers nivelés par des trombes qui broyaient tout sur leur passage, plusieurs milliers de personnes écrasées sur terre ou englouties en mer: tels furent les témoignages de sa fureur, qui furent laissés après lui par ce formidable ouragan. Il dépassait en désastres ceux qui ravagèrent si épouvantablement la Havane et la Guadeloupe, lun le 25 octobre 1810, lautre le 26 juillet 1825. Or, au moment même où tant de catastrophes saccomplissaient sur terre et sur mer, un drame, non moins saisissant, se jouait dans les airs bouleversés. En effet, un ballon, porté comme une boule au sommet dune trombe, et pris dans le mouvement giratoire de la colonne dair, parcourait lespace avec une vitesse de quatre- vingt-dix milles à lheure, en tournant sur lui-même, comme sil eût été saisi par quelque maelström aérien. Au-dessous de lappendice inférieur de ce ballon oscillait une nacelle, qui contenait cinq passagers, à peine visibles au milieu de ces épaisses vapeurs, mêlées deau pulvérisée, qui traînaient jusquà la surface de lOcéan. Doù venait cet aérostat, véritable jouet de leffroyable tempête? De quel point du monde sétait-il élancé? Il navait évidemment pas pu partir pendant louragan. Or, louragan durait depuis cinq jours déjà, et ses premiers symptômes sétaient manifestés le 18. On eût donc été fondé à croire que ce ballon venait de très loin, car il navait pas dû franchir moins de deux mille milles par vingt-quatre heures? en tout cas, les passagers navaient pu avoir à leur disposition aucun moyen destimer la route parcourue depuis leur départ, car tout point de repère leur manquait. Il devait même se produire ce fait curieux, quemportés au milieu des violences de la tempête, ils ne les subissaient pas. Ils se déplaçaient, ils tournaient sur eux-mêmes sans rien ressentir de cette rotation, ni de leur déplacement dans le sens horizontal. Leurs yeux ne pouvaient percer lépais brouillard qui samoncelait sous la nacelle. Autour deux, tout était brume. Telle était même lopacité des nuages, quils nauraient pu dire sil faisait jour ou nuit. Aucun reflet de lumière, aucun bruit des terres habitées, aucun mugissement de lOcéan navaient dû parvenir jusquà eux dans cette immensité obscure, tant quils sétaient tenus dans les hautes zones. Leur rapide descente avait seule pu leur donner connaissance des dangers quils couraient au-dessus des flots. Cependant, le ballon, délesté de lourds objets, tels que munitions, armes, provisions, sétait relevé dans les couches supérieures de latmosphère, à une hauteur de quatre mille cinq cents pieds. Les passagers, après avoir reconnu que la mer était sous la nacelle, trouvant les dangers moins redoutables en haut quen bas, navaient pas hésité à jeter par-dessus le bord les objets même les plus utiles, et ils cherchaient à ne plus rien perdre de ce fluide, de cette âme de leur appareil, qui les soutenait au-dessus de labîme. La nuit se passa au milieu dinquiétudes qui auraient été mortelles pour des âmes moins énergiques. Puis le jour reparut, et, avec le jour, louragan marqua une tendance à se modérer. Dès le début de cette journée du 24 mars, il y eut quelques symptômes dapaisement. À laube, les nuages, plus vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du ciel. En quelques heures, la trombe sévasa et se rompit. Le vent, de létat douragan, passa au «grand frais», cest-à-dire que la vitesse de translation des couches atmosphériques diminua de moitié. Cétait encore ce que les marins appellent «une brise à trois ris», mais lamélioration dans le trouble des éléments nen fut pas moins considérable. Vers onze heures, la partie inférieure de lair sétait sensiblement nettoyée. Latmosphère dégageait cette limpidité humide qui se voit, qui se sent même, après le passage des grands météores. Il ne semblait pas que louragan fût allé plus loin dans louest. Il paraissait sêtre tué lui-même. Peut-être sétait-il écoulé en nappes électriques, après la rupture de la trombe, ainsi quil arrive quelquefois aux typhons de locéan Indien. Mais, vers cette heure-là aussi, on eût pu constater, de nouveau, que le ballon sabaissait lentement, par un mouvement continu, dans les couches inférieures de lair. Il semblait même quil se dégonflait peu à peu, et que son enveloppe sallongeait en se distendant, passant de la forme sphérique à la forme ovoïde. Vers midi, laérostat ne planait plus quà une hauteur de deux mille pieds au-dessus de la mer. Il jaugeait cinquante mille pieds cubes, et, grâce à sa capacité, il avait évidemment pu se maintenir longtemps dans lair, soit quil eût atteint de grandes altitudes, soit quil se fût déplacé suivant une direction horizontale. En ce moment, les passagers jetèrent les derniers objets qui alourdissaient encore, la nacelle, les quelques vivres quils avaient conservés, tout, jusquaux menus ustensiles qui garnissaient leurs poches, et lun deux, sétant hissé sur le cercle auquel se réunissaient les cordes du filet, chercha à lier solidement lappendice inférieur de laérostat. Il était évident que les passagers ne pouvaient plus maintenir le ballon dans les zones élevées, et que le gaz leur manquait! Ils étaient donc perdus! en effet, ce nétait ni un continent, ni même une île, qui sétendait au-dessous deux. Lespace noffrait pas un seul point datterrissement, pas une surface solide sur laquelle leur ancre pût mordre. Cétait limmense mer, dont les flots se heurtaient encore avec une incomparable violence! Cétait lOcéan sans limites visibles, même pour eux, qui le dominaient de haut et dont les regards sétendaient alors sur un rayon de quarante milles! Cétait cette plaine liquide, battue sans merci, fouettée par louragan, qui devait leur apparaître comme une chevauchée de lames échevelées, sur lesquelles eût été jeté un vaste réseau de crêtes blanches! Pas une terre en vue, pas un navire! Il fallait donc, à tout prix, arrêter le mouvement descensionnel, pour empêcher que laérostat ne vînt sengloutir au milieu des flots. Et cétait évidemment à cette urgente opération que semployaient les passagers de la nacelle. Mais, malgré leurs efforts, le ballon sabaissait toujours, en même temps quil se déplaçait avec une extrême vitesse, suivant la direction du vent, cest-à-dire du nord-est au sud-ouest. Situation terrible, que celle de ces infortunés! Ils nétaient évidemment plus maîtres de laérostat. Leurs tentatives ne pouvaient aboutir. Lenveloppe du ballon se dégonflait de plus en plus. Le fluide séchappait sans quil fût aucunement possible de le retenir. La descente saccélérait visiblement, et, à une heure après midi, la nacelle nétait pas suspendue à plus de six cents pieds au-dessus de lOcéan. Cest que, en effet, il était impossible dempêcher la fuite du gaz, qui séchappait librement par une déchirure de lappareil. En allégeant la nacelle de tous les objets quelle contenait, les passagers avaient pu prolonger, pendant quelques heures, leur suspension dans lair. Mais linévitable catastrophe ne pouvait quêtre retardée, et, si quelque terre ne se montrait pas avant la nuit, passagers, nacelle et ballon auraient définitivement disparu dans les flots. La seule manoeuvre quil y eût à faire encore fut faite à ce moment. Les passagers de laérostat étaient évidemment des gens énergiques, et qui savaient regarder la mort en face. On neût pas entendu un seul murmure séchapper de leurs lèvres. Ils étaient décidés à lutter jusquà la dernière seconde, à tout faire pour retarder leur chute. La nacelle nétait quune sorte de caisse dosier, impropre à flotter, et il ny avait aucune possibilité de la maintenir à la surface de la mer, si elle y tombait. À deux heures, laérostat était à peine à quatre cents pieds au- dessus des flots. En ce moment, une voix mâle -- la voix dun homme dont le coeur était inaccessible à la crainte -- se fit entendre. À cette voix répondirent des voix non moins énergiques. «Tout est-il jeté? -- Non! Il y a encore dix mille francs dor!» Un sac pesant tomba aussitôt à la mer. «Le ballon se relève-t-il? -- Un peu, mais il ne tardera pas à retomber! -- Que reste-t-il à jeter au dehors? -- Rien! -- Si!... La nacelle! -- Accrochons-nous au filet! et à la mer la nacelle!» Cétait, en effet, le seul et dernier moyen dalléger laérostat. Les cordes qui rattachaient la nacelle au cercle furent coupées, et laérostat, après sa chute, remonta de deux mille pieds. Les cinq passagers sétaient hissés dans le filet, au-dessus du cercle, et se tenaient dans le réseau des mailles, regardant labîme. On sait de quelle sensibilité statique sont doués les aérostats. Il suffit de jeter lobjet le plus léger pour provoquer un déplacement dans le sens vertical. Lappareil, flottant dans lair, se comporte comme une balance dune justesse mathématique. On comprend donc que, lorsquil est délesté dun poids relativement considérable, son déplacement soit important et brusque. Cest ce qui arriva dans cette occasion. Mais, après sêtre un instant équilibré dans les zones supérieures, laérostat commença à redescendre. Le gaz fuyait par la déchirure, quil était impossible de réparer. Les passagers avaient fait tout ce quils pouvaient faire. Aucun moyen humain ne pouvait les sauver désormais. Ils navaient plus à compter que sur laide de Dieu. À quatre heures, le ballon nétait plus quà cinq cents pieds de la surface des eaux. Un aboiement sonore se fit entendre. Un chien accompagnait les passagers et se tenait accroché près de son maître dans les mailles du filet. «Top a vu quelque chose!» sécria lun des passagers. Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre: «Terre! terre!» Le ballon, que le vent ne cessait dentraîner vers le sud-ouest, avait, depuis laube, franchi une distance considérable, qui se chiffrait par centaines de milles, et une terre assez élevée venait, en effet, dapparaître dans cette direction. Mais cette terre se trouvait encore à trente milles sous le vent. Il ne fallait pas moins dune grande heure pour latteindre, et encore à la condition de ne pas dériver. Une heure! Le ballon ne se serait-il pas auparavant vidé de tout ce quil avait gardé de son fluide? Telle était la terrible question! Les passagers voyaient distinctement ce point solide, quil fallait atteindre à tout prix. Ils ignoraient ce quil était, île ou continent, car cest à peine sils savaient vers quelle partie du monde louragan les avait entraînés! Mais cette terre, quelle fût habitée ou quelle ne le fût pas, quelle dût être hospitalière ou non, il fallait y arriver! Or, à quatre heures, il était visible que le ballon ne pouvait plus se soutenir. CHAPITRE II Il rasait la surface de la mer. Déjà la crête des énormes lames avait plusieurs fois léché le bas du filet, lalourdissant encore, et laérostat ne se soulevait plus quà demi, comme un oiseau qui a du plomb dans laile. Une demi-heure plus tard, la terre nétait plus quà un mille, mais le ballon, épuisé, flasque, distendu, chiffonné en gros plis, ne conservait plus de gaz que dans sa partie supérieure. Les passagers, accrochés au filet, pesaient encore trop pour lui, et bientôt, à demi plongés dans la mer, ils furent battus par les lames furieuses. Lenveloppe de laérostat fit poche alors, et le vent sy engouffrant, le poussa comme un navire vent arrière. Peut-être accosterait-il ainsi la côte! Or, il nen était quà deux encablures, quand des cris terribles, sortis de quatre poitrines à la fois, retentirent. Le ballon, qui semblait ne plus devoir se relever, venait de refaire encore un bond inattendu, après avoir été frappé dun formidable coup de mer. Comme sil eût été délesté subitement dune nouvelle partie de son poids, il remonta à une hauteur de quinze cents pieds, et là il rencontra une sorte de remous du vent, qui, au lieu de le porter directement à la côte, lui fit suivre une direction presque parallèle. Enfin, deux minutes plus tard, il sen rapprochait obliquement, et il retombait définitivement sur le sable du rivage, hors de la portée des lames. Les passagers, saidant les uns les autres, parvinrent à se dégager des mailles du filet. Le ballon, délesté de leur poids, fut repris par le vent, et comme un oiseau blessé qui retrouve un instant de vie, il disparut dans lespace. La nacelle avait contenu cinq passagers, plus un chien, et le ballon nen jetait que quatre sur le rivage. Le passager manquant avait évidemment été enlevé par le coup de mer qui venait de frapper le filet, et cest ce qui avait permis à laérostat allégé, de remonter une dernière fois, puis, quelques instants après, datteindre la terre. À peine les quatre naufragés -- on peut leur donner ce nom -- avaient-ils pris pied sur le sol, que tous, songeant à labsent, sécriaient: «Il essaye peut-être daborder à la nage! Sauvons-le! sauvons-le!» Ce nétaient ni des aéronautes de profession, ni des amateurs dexpéditions aériennes, que louragan venait de jeter sur cette côte. Cétaient des prisonniers de guerre, que leur audace avait poussés à senfuir dans des circonstances extraordinaires. Cent fois, ils auraient dû périr! Cent fois, leur ballon déchiré aurait dû les précipiter dans labîme! Mais le ciel les réservait à une étrange destinée, et le 20 mars, après avoir fui Richmond, assiégée par les troupes du général Ulysse Grant, ils se trouvaient à sept mille milles de cette capitale de la Virginie, la principale place forte des séparatistes, pendant la terrible guerre de Sécession. Leur navigation aérienne avait duré cinq jours. Voici, dailleurs, dans quelles circonstances curieuses sétait produite lévasion des prisonniers, -- évasion qui devait aboutir à la catastrophe que lon connaît. Cette année même, au mois de février 1865, dans un de ces coups de main que tenta, mais inutilement, le général Grant pour semparer de Richmond, plusieurs de ses officiers tombèrent au pouvoir de lennemi et furent internés dans la ville. Lun des plus distingués de ceux qui furent pris appartenait à létat-major fédéral, et se nommait Cyrus Smith. Cyrus Smith, originaire du Massachussets, était un ingénieur, un savant de premier ordre, auquel le gouvernement de lUnion avait confié, pendant la guerre, la direction des chemins de fer, dont le rôle stratégique fut si considérable. Véritable Américain du nord, maigre, osseux, efflanqué, âgé de quarante-cinq ans environ, il grisonnait déjà par ses cheveux ras et par sa barbe, dont il ne conservait quune épaisse moustache. Il avait une de ces belles têtes «numismatiques», qui semblent faites pour être frappées en médailles, les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie dun savant de lécole militante. Cétait un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats. Aussi, en même temps que lingéniosité de lesprit, possédait-il la suprême habileté de main. Ses muscles présentaient de remarquables symptômes de tonicité. Véritablement homme daction en même temps quhomme de pensée, il agissait sans effort, sous linfluence dune large expansion vitale, ayant cette persistance vivace qui défie toute mauvaise chance. Très instruit, très pratique», très débrouillard», pour employer un mot de la langue militaire française, cétait un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont lensemble détermine lénergie humaine: activité desprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. Et sa devise aurait pu être celle de Guillaume dOrange au XVIIe siècle: «Je nai pas besoin despérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.» En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. Après avoir commencé sous Ulysse Grant dans les volontaires de lIllinois, il sétait battu à Paducah, à Belmont, à Pittsburg-Landing, au siège de Corinth, à Port-Gibson, à la Rivière-Noire, à Chattanoga, à Wilderness, sur le Potomak, partout et vaillamment, en soldat digne du général qui répondait: «Je ne compte jamais mes morts!» Et, cent fois, Cyrus Smith aurait dû être au nombre de ceux-là que ne comptait pas le terrible Grant, mais dans ces combats, où il ne sépargnait guère, la chance le favorisa toujours, jusquau moment où il fut blessé et pris sur le champ de bataille de Richmond. En même temps que Cyrus Smith, et le même jour, un autre personnage important tombait au pouvoir des sudistes. Ce nétait rien moins que lhonorable Gédéon Spilett», reporter» du New-York Herald, qui avait été chargé de suivre les péripéties de la guerre au milieu des armées du Nord. Gédéon Spilett était de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des Stanley et autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais. Les journaux de lUnion, tels que le New-York Herald, forment de véritables puissances, et leurs délégués sont des représentants avec lesquels on compte. Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués. Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein didées, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans laction, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni dangers, quand il sagissait de tout savoir, pour lui dabord, et pour son journal ensuite, véritable héros de la curiosité, de linformation, de linédit, de linconnu, de limpossible, cétait un de ces intrépides observateurs qui écrivent sous les balles», chroniquent» sous les boulets, et pour lesquels tous les périls sont des bonnes fortunes. Lui aussi avait été de toutes les batailles, au premier rang, revolver dune main, carnet de lautre, et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon. Il ne fatiguait pas les fils de télégrammes incessants, comme ceux qui parlent alors quils nont rien à dire, mais chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un point important. Dailleurs», lhumour» ne lui manquait pas. Ce fut lui qui, après laffaire de la Rivière-Noire, voulant à tout prix conserver sa place au guichet du bureau télégraphique, afin dannoncer à son journal le résultat de la bataille, télégraphia pendant deux heures les premiers chapitres de la Bible. Il en coûta deux mille dollars au New-York Herald, mais le New-York Herald fut le premier informé. Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa figure. Son oeil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. Cétait loeil dun homme qui a lhabitude de percevoir vite tous les détails dun horizon. Solidement bâti, il sétait trempé dans tous les climats comme une barre dacier dans leau froide. Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter attitré du New-York Herald, quil enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que la plume. Lorsquil fut pris, il était en train de faire la description et le croquis de la bataille. Les derniers mots relevés sur son carnet furent ceux-ci: «Un sudiste me couche en joue et...» Et Gédéon Spilett fut manqué, car, suivant son invariable habitude, il se tira de cette affaire sans une égratignure. Cyrus Smith et Gédéon Spilett, qui ne se connaissaient pas, si ce nest de réputation, avaient été tous les deux transportés à Richmond. Lingénieur guérit rapidement de sa blessure, et ce fut pendant sa convalescence quil fit connaissance du reporter. Ces deux hommes se plurent et apprirent à sapprécier. Bientôt, leur vie commune neut plus quun but, senfuir, rejoindre larmée de Grant et combattre encore dans ses rangs pour lunité fédérale. Les deux Américains étaient donc décidés à profiter de toute occasion; mais bien quils eussent été laissés libres dans la ville, Richmond était si sévèrement gardée, quune évasion devait être regardée comme impossible. Sur ces entre faits, Cyrus Smith fut rejoint par un serviteur, qui lui était dévoué à la vie, à la mort. Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de lingénieur, dun père et dune mère esclaves, mais que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de coeur, avait affranchi. Lesclave, devenu libre, navait pas voulu quitter son maître. Il laimait à mourir pour lui. Cétait un garçon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naïf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor, mais il ne répondait quà lappellation abréviative et familière de Nab. Quand Nab apprit que son maître avait été fait prisonnier, il quitta le Massachussets sans hésiter, arriva devant Richmond, et, à force de ruse et dadresse, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée. Ce que furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie de Nab à retrouver son maître, cela ne peut sexprimer. Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il était bien autrement difficile den sortir, car on surveillait de très près les prisonniers fédéraux. Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir tenter une évasion avec quelques chances de succès, et cette occasion non seulement ne se présentait pas, mais il était malaisé de la faire naître. Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. La victoire de Petersburg lui avait été très chèrement disputée. Ses forces, réunies à celles de Butler, nobtenaient encore aucun résultat devant Richmond, et rien ne faisait présager que la délivrance des prisonniers dût être prochaine. Le reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne fournissait plus un détail intéressant à noter, ne pouvait plus y tenir. Il navait quune idée: sortir de Richmond et à tout prix. Plusieurs fois, même, il tenta laventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables. Cependant, le siège continuait, et si les prisonniers avaient hâte de séchapper pour rejoindre larmée de Grant, certains assiégés avaient non moins hâte de senfuir, afin de rejoindre larmée séparatiste, et, parmi eux, un certain Jonathan Forster, sudiste enragé. Cest quen effet, si les prisonniers fédéraux ne pouvaient quitter la ville, les fédérés ne le pouvaient pas non plus, car larmée du Nord les investissait. Le gouverneur de Richmond, depuis longtemps déjà, ne pouvait plus communiquer avec le général Lee, et il était du plus haut intérêt de faire connaître la situation de la ville, afin de hâter la marche de larmée de secours. Ce Jonathan Forster eut alors lidée de senlever en ballon, afin de traverser les lignes assiégeantes et darriver ainsi au camp des séparatistes. Le gouverneur autorisa la tentative. Un aérostat fut fabriqué et mis à la disposition de Jonathan Forster, que cinq de ses compagnons devaient suivre dans les airs. Ils étaient munis darmes, pour le cas où ils auraient à se défendre en atterrissant, et de vivres, pour le cas où leur voyage aérien se prolongerait. Le départ du ballon avait été fixé au 18 mars. Il devait seffectuer pendant la nuit, et, avec un vent de nord-ouest de moyenne force, les aéronautes comptaient en quelques heures arriver au quartier général de Lee. Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. Dès le 18, on put voir quil tournait à louragan. Bientôt, la tempête devint telle, que le départ de Forster dut être différé, car il était impossible de risquer laérostat et ceux quil emporterait au milieu des éléments déchaînés. Le ballon, gonflé sur la grande place de Richmond, était donc là, prêt à partir à la première accalmie du vent, et, dans la ville, limpatience était grande à voir que létat de latmosphère ne se modifiait pas. Le 18, le 19 mars se passèrent sans quaucun changement se produisît dans la tourmente. On éprouvait même de grandes difficultés pour préserver le ballon, attaché au sol, que les rafales couchaient jusquà terre. La nuit du 19 au 20 sécoula, mais, au matin, louragan se développait encore avec plus dimpétuosité. Le départ était impossible. Ce jour-là, lingénieur Cyrus Smith fut accosté dans une des rues de Richmond par un homme quil ne connaissait point. Cétait un marin nommé Pencroff, âgé de trente-cinq à quarante ans, vigoureusement bâti, très hâlé, les yeux vifs et clignotants, mais avec une bonne figure. Ce Pencroff était un Américain du nord, qui avait couru toutes les mers du globe, et auquel, en fait daventures, tout ce qui peut survenir dextraordinaire à un être à deux pieds sans plumes était arrivé. Inutile de dire que cétait une nature entreprenante, prête à tout oser, et qui ne pouvait sétonner de rien. Pencroff, au commencement de cette année, sétait rendu pour affaires à Richmond avec un jeune garçon de quinze ans, Harbert Brown, du New-Jersey, fils de son capitaine, un orphelin quil aimait comme si ceût été son propre enfant. Nayant pu quitter la ville avant les premières opérations du siège, il sy trouva donc bloqué, à son grand déplaisir, et il neut plus aussi, lui, quune idée: senfuir par tous les moyens possibles. Il connaissait de réputation lingénieur Cyrus Smith. Il savait avec quelle impatience cet homme déterminé rongeait son frein. Ce jour-là, il nhésita donc pas à laborder en lui disant sans plus de préparation: «Monsieur Smith, en avez-vous assez de Richmond?» Lingénieur regarda fixement lhomme qui lui parlait ainsi, et qui ajouta à voix basse: «Monsieur Smith, voulez-vous fuir? -- Quand cela?...» répondit vivement lingénieur, et on peut affirmer que cette réponse lui échappa, car il navait pas encore examiné linconnu qui lui adressait la parole. Mais après avoir, dun oeil pénétrant, observé la loyale figure du marin, il ne put douter quil neût devant lui un honnête homme. «Qui êtes-vous?» demanda-t-il dune voix brève. Pencroff se fit connaître. «Bien, répondit Cyrus Smith. Et par quel moyen me proposez-vous de fuir? -- Par ce fainéant de ballon quon laisse là à rien faire, et qui me fait leffet de nous attendre tout exprès!...» Le marin navait pas eu besoin dachever sa phrase. Lingénieur avait compris dun mot. Il saisit Pencroff par le bras et lentraîna chez lui. Là, le marin développa son projet, très simple en vérité. On ne risquait que sa vie à lexécuter. Louragan était dans toute sa violence, il est vrai, mais un ingénieur adroit et audacieux, tel que Cyrus Smith, saurait bien conduire un aérostat. Sil eût connu la manoeuvre, lui, Pencroff, il naurait pas hésité à partir, -- avec Harbert, sentend. Il en avait vu bien dautres, et nen était plus à compter avec une tempête! Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire, mais son regard brillait. Loccasion était là. Il nétait pas homme à la laisser échapper. Le projet nétait que très dangereux, donc il était exécutable. La nuit, malgré la surveillance, on pouvait aborder le ballon, se glisser dans la nacelle, puis couper les liens qui le retenaient! Certes, on risquait dêtre tué, mais, par contre, on pouvait réussir, et sans cette tempête... Mais sans cette tempête, le ballon fût déjà parti, et loccasion, tant cherchée, ne se présenterait pas en ce moment! «Je ne suis pas seul!... dit en terminant Cyrus Smith. -- Combien de personnes voulez-vous donc emmener? demanda le marin. -- Deux: mon ami Spilett et mon serviteur Nab. -- Cela fait donc trois, répondit Pencroff, et, avec Harbert et moi, cinq. Or, le ballon devait enlever six... -- Cela suffit. Nous partirons!» dit Cyrus Smith. Ce «nous» engageait le reporter, mais le reporter nétait pas homme à reculer, et quand le projet lui fut communiqué, il lapprouva sans réserve. Ce dont il sétonnait, cétait quune idée aussi simple ne lui fût pas déjà venue. Quant à Nab, il suivait son maître partout où son maître voulait aller. «À ce soir alors, dit Pencroff. Nous flânerons tous les cinq, par là, en curieux! -- À ce soir, dix heures, répondit Cyrus Smith, et fasse le ciel que cette tempête ne sapaise pas avant notre départ!» Pencroff prit congé de lingénieur, et retourna à son logis, où était resté jeune Harbert Brown. Ce courageux enfant connaissait le plan du marin, et ce nétait pas sans une certaine anxiété quil attendait le résultat de la démarche faite auprès de lingénieur. On le voit, cétaient cinq hommes déterminés qui allaient ainsi se lancer dans la tourmente, en plein ouragan! Non! Louragan ne se calma pas, et ni Jonathan Forster, ni ses compagnons ne pouvaient songer à laffronter dans cette frêle nacelle! La journée fut terrible. Lingénieur ne craignait quune chose: cétait que laérostat, retenu au sol et couché sous le vent, ne se déchirât en mille pièces. Pendant plusieurs heures, il rôda sur la place presque déserte, surveillant lappareil. Pencroff en faisait autant de son côté, les mains dans les poches, et bâillant au besoin, comme un homme qui ne sait à quoi tuer le temps, mais redoutant aussi que le ballon ne vînt à se déchirer ou même à rompre ses liens et à senfuir dans les airs. Le soir arriva. La nuit se fit très sombre. Dépaisses brumes passaient comme des nuages au ras du sol. Une pluie mêlée de neige tombait. Le temps était froid. Une sorte de brouillard pesait sur Richmond. Il semblait que la violente tempête eût fait comme une trêve entre les assiégeants et les assiégés, et que le canon eût voulu se taire devant les formidables détonations de louragan. Les rues de la ville étaient désertes. Il navait pas même paru nécessaire, par cet horrible temps, de garder la place au milieu de laquelle se débattait laérostat. Tout favorisait le départ des prisonniers, évidemment; mais ce voyage, au milieu des rafales déchaînées!... «Vilaine marée! se disait Pencroff, en fixant dun coup de poing son chapeau que le vent disputait à sa tête. Mais bah! on en viendra à bout tout de même!» À neuf heures et demie, Cyrus Smith et ses compagnons se glissaient par divers côtés sur la place, que les lanternes de gaz, éteintes par le vent, laissaient dans une obscurité profonde. On ne voyait même pas lénorme aérostat, presque entièrement rabattu sur le sol. Indépendamment des sacs de lest qui maintenaient les cordes du filet, la nacelle était retenue par un fort câble passé dans un anneau scellé dans le pavé, et dont le double remontait à bord. Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la nacelle. Ils navaient point été aperçus, et telle était lobscurité, quils ne pouvaient se voir eux-mêmes. Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que Pencroff, sur lordre de lingénieur, détachait successivement les paquets de lest. Ce fut laffaire de quelques instants, et le marin rejoignit ses compagnons. Laérostat nétait alors retenu que par le double du câble, et Cyrus Smith navait plus quà donner lordre du départ. En ce moment, un chien escalada dun bond la nacelle. Cétait Top, le chien de lingénieur, qui, ayant brisé sa chaîne, avait suivi son maître. Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le pauvre animal. «Bah! un de plus!» dit Pencroff, en délestant la nacelle de deux sacs de sable. Puis, il largua le double du câble, et le ballon, partant par une direction oblique, disparut, après avoir heurté sa nacelle contre deux cheminées quil abattit dans la furie de son départ. Louragan se déchaînait alors avec une épouvantable violence. Lingénieur, pendant la nuit, ne put songer à descendre, et quand le jour vint, toute vue de la terre lui était interceptée par les brumes. Ce fut cinq jours après seulement, quune éclaircie laissa voir limmense mer au-dessous de cet aérostat, que le vent entraînait avec une vitesse effroyable! On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20 mars, quatre étaient jetés, le 24 mars, sur une côte déserte, à plus de six mille milles de leur pays! Et celui qui manquait, celui au secours duquel les quatre survivants du ballon couraient tout dabord, cétait leur chef naturel, cétait lingénieur Cyrus Smith! CHAPITRE III Lingénieur, à travers les mailles du filet qui avaient cédé, avait été enlevé par un coup de mer. Son chien avait également disparu. Le fidèle animal sétait volontairement précipité au secours de son maître. «En avant!» sécria le reporter. Et tous quatre, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab, oubliant épuisement et fatigues, commencèrent leurs recherches. Le pauvre Nab pleurait de rage et de désespoir à la fois, à la pensée davoir perdu tout ce quil aimait au monde. Il ne sétait pas écoulé deux minutes entre le moment où Cyrus Smith avait disparu et linstant où ses compagnons avaient pris terre. Ceux-ci pouvaient donc espérer darriver à temps pour le sauver. «Cherchons! cherchons! cria Nab. -- Oui, Nab, répondit Gédéon Spilett, et nous le retrouverons! -- Vivant? -- Vivant! -- Sait-il nager? demanda Pencroff. -- Oui! répondit Nab! Et, dailleurs, Top est là!...» Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tête! Cétait dans le nord de la côte, et environ à un demi-mille de lendroit où les naufragés venaient datterrir, que lingénieur avait disparu. Sil avait pu atteindre le point le plus rapproché du littoral, cétait donc à un demi-mille au plus que devait être situé ce point. Il était près de six heures alors. La brume venait de se lever et rendait la nuit très obscure. Les naufragés marchaient en suivant vers le nord la côte est de cette terre sur laquelle le hasard les avait jetés, -- terre inconnue, dont ils ne pouvaient même soupçonner la situation géographique. Ils foulaient du pied un sol sablonneux, mêlé de pierres, qui paraissait dépourvu de toute espèce de végétation. Ce sol, fort inégal, très raboteux, semblait en de certains endroits criblé de petites fondrières, qui rendaient la marche très pénible. De ces trous séchappaient à chaque instant de gros oiseaux au vol lourd, fuyant en toutes directions, que lobscurité empêchait de voir. Dautres, plus agiles, se levaient par bandes et passaient comme des nuées. Le marin croyait reconnaître des goélands et des mouettes, dont les sifflements aigus luttaient avec les rugissements de la mer. De temps en temps, les naufragés sarrêtaient, appelaient à grands cris, et écoutaient si quelque appel ne se ferait pas entendre du côté de lOcéan. Ils devaient penser, en effet, que sils eussent été à proximité du lieu où lingénieur avait pu atterrir, les aboiements du chien Top, au cas où Cyrus Smith eût été hors détat de donner signe dexistence, seraient arrivés jusquà eux. Mais aucun cri ne se détachait sur le grondement des lames et le cliquetis du ressac. Alors, la petite troupe reprenait sa marche en avant, et fouillait les moindres anfractuosités du littoral. Après une course de vingt minutes, les quatre naufragés furent subitement arrêtés par une lisière écumante de lames. Le terrain solide manquait. Ils se trouvaient à lextrémité dune pointe aiguë, sur laquelle la mer brisait avec fureur. «Cest un promontoire, dit le marin. Il faut revenir sur nos pas en tenant notre droite, et nous gagnerons ainsi la franche terre. -- Mais sil est là! répondit Nab, en montrant lOcéan, dont les énormes lames blanchissaient dans lombre. -- Eh bien, appelons-le!» Et tous, unissant leurs voix, lancèrent un appel vigoureux, mais rien ne répondit. Ils attendirent une accalmie. Ils recommencèrent. Rien encore. Les naufragés revinrent alors, en suivant le revers opposé du promontoire, sur un sol également sablonneux et rocailleux. Toutefois, Pencroff observa que le littoral était plus accore, que le terrain montait, et il supposa quil devait rejoindre, par une rampe assez allongée, une haute côte dont le massif se profilait confusément dans lombre. Les oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du rivage. La mer aussi sy montrait moins houleuse, moins bruyante, et il était même remarquable que lagitation des lames diminuait sensiblement. On entendait à peine le bruit du ressac. Sans doute, ce côté du promontoire formait une anse semi- circulaire, que sa pointe aiguë protégeait contre les ondulations du large. Mais, à suivre cette direction, on marchait vers le sud, et cétait aller à lopposé de cette portion de la côte sur laquelle Cyrus Smith avait pu prendre pied. Après un parcours dun mille et demi, le littoral ne présentait encore aucune courbure qui permît de revenir vers le nord. Il fallait pourtant bien que ce promontoire, dont on avait tourné la pointe, se rattachât à la franche terre. Les naufragés, bien que leurs forces fussent épuisées, marchaient toujours avec courage, espérant trouver à chaque moment quelque angle brusque qui les remît dans la direction première. Quel fut donc leur désappointement, quand, après avoir parcouru deux milles environ, ils se virent encore une fois arrêtés par la mer sur une pointe assez élevée, faite de roches glissantes. «Nous sommes sur un îlot! dit Pencroff, et nous lavons arpenté dune extrémité à lautre!» Lobservation du marin était juste. Les naufragés avaient été jetés, non sur un continent, pas même sur une île, mais sur un îlot qui ne mesurait pas plus de deux mille en longueur, et dont la largeur était évidemment peu considérable. Cet îlot aride, semé de pierres, sans végétation, refuge désolé de quelques oiseaux de mer, se rattachait-il à un archipel plus important? On ne pouvait laffirmer. Les passagers du ballon, lorsque, de leur nacelle, ils entrevirent la terre à travers les brumes, navaient pu suffisamment reconnaître son importance. Cependant, Pencroff, avec ses yeux de marin habitués à percer lombre, croyait bien, en ce moment, distinguer dans louest des masses confuses, qui annonçaient une côte élevée. Mais, alors, on ne pouvait, par cette obscurité, déterminer à quel système, simple ou complexe, appartenait lîlot. On ne pouvait non plus en sortir, puisque la mer lentourait. Il fallait donc remettre au lendemain la recherche de lingénieur, qui navait, hélas! signalé sa présence par aucun cri. «Le silence de Cyrus ne prouve rien, dit le reporter. Il peut être évanoui, blessé, hors détat de répondre momentanément, mais ne désespérons pas.» Le reporter émit alors lidée dallumer sur un point de lîlot quelque feu qui pourrait servir de signal à lingénieur. Mais on chercha vainement du bois ou des broussailles sèches. Sable et pierres, il ny avait pas autre chose. On comprend ce que durent être la douleur de Nab et celle de ses compagnons, qui sétaient vivement attachés à cet intrépide Cyrus Smith. Il était trop évident quils étaient impuissants alors à le secourir. Il fallait attendre le jour. Ou lingénieur avait pu se sauver seul, et déjà il avait trouvé refuge sur un point de la côte, ou il était perdu à jamais! Ce furent de longues et pénibles heures à passer. Le froid était vif. Les naufragés souffrirent cruellement, mais ils sen apercevaient à peine. Ils ne songèrent même pas à prendre un instant de repos. Soubliant pour leur chef, espérant, voulant espérer toujours, ils allaient et venaient sur cet îlot aride, retournant incessamment à sa pointe nord, là où ils devaient être plus rapprochés du lieu de la catastrophe. Ils écoutaient, ils criaient, ils cherchaient à surprendre quelque appel suprême, et leurs voix devaient se transmettre au loin, car un certain calme régnait alors dans latmosphère, et les bruits de la mer commençaient à tomber avec la houle. Un des cris de Nab sembla même, à un certain moment, se reproduire en écho. Harbert le fit observer à Pencroff, en ajoutant: «Cela prouverait quil existe dans louest une côte assez rapprochée.» Le marin fit un signe affirmatif. Dailleurs ses yeux ne pouvaient le tromper. Sil avait, si peu que ce fût, distingué une terre, cest quune terre était là. Mais cet écho lointain fut la seule réponse provoquée par les cris de Nab, et limmensité, sur toute la partie est de lîlot, demeura silencieuse. Cependant le ciel se dégageait peu à peu. Vers minuit, quelques étoiles brillèrent, et si lingénieur eût été là, près de ses compagnons, il aurait pu remarquer que ces étoiles nétaient plus celles de lhémisphère boréal. En effet, la polaire napparaissait pas sur ce nouvel horizon, les constellations zénithales nétaient plus celles quil avait lhabitude dobserver dans la partie nord du nouveau continent, et la Croix du Sud resplendissait alors au pôle austral du monde. La nuit sécoula. Vers cinq heures du matin, le 25 mars, les hauteurs du ciel se nuancèrent légèrement. Lhorizon restait sombre encore, mais, avec les premières lueurs du jour, une opaque brume se leva de la mer, de telle sorte que le rayon visuel ne pouvait sétendre à plus dune vingtaine de pas. Le brouillard se déroulait en grosses volutes qui se déplaçaient lourdement. Cétait un contre-temps. Les naufragés ne pouvaient rien distinguer autour deux. Tandis que les regards de Nab et du reporter se projetaient sur lOcéan, le marin et Harbert cherchaient la côte dans louest. Mais pas un bout de terre nétait visible. «Nimporte, dit Pencroff, si je ne vois pas la côte, je la sens... elle est là... là... aussi sûr que nous ne sommes plus à Richmond!» Mais le brouillard ne devait pas tarder à se lever. Ce nétait quune brumaille de beau temps. Un bon soleil en chauffait les couches supérieures, et cette chaleur se tamisait jusquà la surface de lîlot. En effet, vers six heures et demie, trois quarts dheure après le lever du soleil, la brume devenait plus transparente. Elle sépaississait en haut, mais se dissipait en bas. Bientôt tout lîlot apparut, comme sil fût descendu dun nuage; puis, la mer se montra suivant un plan circulaire, infinie dans lest, mais bornée dans louest par une côte élevée et abrupte. Oui! la terre était là. Là, le salut, provisoirement assuré, du moins. Entre lîlot et la côte, séparés par un canal large dun demi-mille, un courant extrêmement rapide se propageait avec bruit. Cependant, un des naufragés, ne consultant que son coeur, se précipita aussitôt dans le courant, sans prendre lavis de ses compagnons, sans même dire un seul mot. Cétait Nab. Il avait hâte dêtre sur cette côte et de la remonter au nord. Personne neût pu le retenir. Pencroff le rappela, mais en vain. Le reporter se disposait à suivre Nab. Pencroff, allant alors à lui: «Vous voulez traverser ce canal? demanda-t-il. -- Oui, répondit Gédéon Spilett. -- Eh bien, attendez, croyez-moi, dit le marin. Nab suffira à porter secours à son maître. Si nous nous engagions dans ce canal, nous risquerions dêtre entraînés au large par le courant, qui est dune violence extrême. Or, si je ne me trompe, cest un courant de jusant. Voyez, la marée baisse sur le sable. Prenons donc patience, et, à mer basse, il est possible que nous trouvions un passage guéable... -- Vous avez raison, répondit le reporter. Séparons-nous le moins que nous pourrons...» Pendant ce temps, Nab luttait avec vigueur contre le courant. Il le traversait suivant une direction oblique. On voyait ses noires épaules émerger à chaque coupe. Il dérivait avec une extrême vitesse, mais il gagnait aussi vers la côte. Ce demi-mille qui séparait lîlot de la terre, il employa plus dune demi-heure à le franchir, et il naccosta le rivage quà plusieurs milliers de pieds de lendroit qui faisait face au point doù il était parti. Nab prit pied au bas dune haute muraille de granit et se secoua vigoureusement; puis, tout courant, il disparut bientôt derrière une pointe de roches, qui se projetait en mer, à peu près à la hauteur de lextrémité septentrionale de lîlot. Les compagnons de Nab avaient suivi avec angoisse son audacieuse tentative, et, quand il fut hors de vue, ils reportèrent leurs regards sur cette terre à laquelle ils allaient demander refuge, tout en mangeant quelques coquillages dont le sable était semé. Cétait un maigre repas, mais, enfin, cen était un. La côte opposée formait une vaste baie, terminée, au sud, par une pointe très aiguë, dépourvue de toute végétation et dun aspect très sauvage. Cette pointe venait se souder au littoral par un dessin assez capricieux et sarc-boutait à de hautes roches granitiques. Vers le nord, au contraire, la baie, sévasant, formait une côte plus arrondie, qui courait du sud-ouest au nord- est et finissait par un cap effilé. Entre ces deux points extrêmes, sur lesquels sappuyait larc de la baie, la distance pouvait être de huit milles. À un demi-mille du rivage, lîlot occupait une étroite bande de mer, et ressemblait à un énorme cétacé, dont il représentait la carcasse très agrandie. Son extrême largeur ne dépassait pas un quart de mille. Devant lîlot, le littoral se composait, en premier plan, dune grève de sable, semée de roches noirâtres, qui, en ce moment, réapparaissaient peu à peu sous la marée descendante. Au deuxième plan, se détachait une sorte de courtine granitique, taillée à pic, couronnée par une capricieuse arête à une hauteur de trois cents pieds au moins. Elle se profilait ainsi sur une longueur de trois milles, et se terminait brusquement à droite par un pan coupé quon eût cru taillé de main dhomme. Sur la gauche, au contraire, au-dessus du promontoire, cette espèce de falaise irrégulière, ségrenant en éclats prismatiques, et faite de roches agglomérées et déboulis, sabaissait par une rampe allongée qui se confondait peu à peu avec les roches de la pointe méridionale. Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre. Cétait une table nette, comme celle qui domine Cape-Town, au cap de Bonne-Espérance, mais avec des proportions plus réduites. Du moins, elle apparaissait telle, vue de lîlot. Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan coupé. On distinguait facilement la masse confuse de grands arbres, dont lagglomération se prolongeait au delà des limites du regard. Cette verdure réjouissait loeil, vivement attristé par les âpres lignes du parement de granit. Enfin, tout en arrière-plan et au- dessus du plateau, dans la direction du nord-ouest et à une distance de sept milles au moins, resplendissait un sommet blanc, que frappaient les rayons solaires. Cétait un chapeau de neiges, coiffant quelque mont éloigné. On ne pouvait donc se prononcer sur la question de savoir si cette terre formait une île ou si elle appartenait à un continent. Mais, à la vue de ces roches convulsionnées qui sentassaient sur la gauche, un géologue neût pas hésité à leur donner une origine volcanique, car elles étaient incontestablement le produit dun travail plutonien. Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert observaient attentivement cette terre, sur laquelle ils allaient peut-être vivre de longues années, sur laquelle ils mourraient même, si elle ne se trouvait pas sur la route des navires! «Eh bien! demanda Harbert, que dis-tu, Pencroff? -- Eh bien, répondit le marin, il y a du bon et du mauvais, comme dans tout. Nous verrons. Mais voici le jusant qui se fait sentir. Dans trois heures, nous tenterons le passage, et, une fois là, on tâchera de se tirer daffaire et de retrouver M Smith!» Pencroff ne sétait pas trompé dans ses prévisions. Trois heures plus tard, à mer basse, la plus grande partie des sables, formant le lit du canal, avait découvert. Il ne restait entre lîlot et la côte quun chenal étroit quil serait aisé sans doute de franchir. En effet, vers dix heures, Gédéon Spilett et ses deux compagnons se dépouillèrent de leurs vêtements, ils les mirent en paquet sur leur tête, et ils saventurèrent dans le chenal, dont la profondeur ne dépassait pas cinq pieds. Harbert, pour qui leau eût été trop haute, nageait comme un poisson, et il sen tira à merveille. Tous trois arrivèrent sans difficulté sur le littoral opposé. Là, le soleil les ayant séchés rapidement, ils remirent leurs habits, quils avaient préservés du contact de leau, et ils tinrent conseil. CHAPITRE IV Tout dabord, le reporter dit au marin de lattendre en cet endroit même, où il le rejoindrait, et, sans perdre un instant, il remonta le littoral, dans la direction quavait suivie, quelques heures auparavant, le nègre Nab. Puis il disparut rapidement derrière un angle de la côte, tant il lui tardait davoir des nouvelles de lingénieur. Harbert avait voulu laccompagner. «Restez, mon garçon, lui avait dit le marin. Nous avons à préparer un campement et à voir sil est possible de trouver à se mettre sous la dent quelque chose de plus solide que des coquillages. Nos amis auront besoin de se refaire à leur retour. À chacun sa tâche. -- Je suis prêt, Pencroff, répondit Harbert. -- Bon! reprit le marin, cela ira. Procédons avec méthode. Nous sommes fatigués, nous avons froid, nous avons faim. Il sagit donc de trouver abri, feu et nourriture. La forêt a du bois, les nids ont des oeufs: il reste à chercher la maison. -- Eh bien, répondit Harbert, je chercherai une grotte dans ces roches, et je finirai bien par découvrir quelque trou dans lequel nous pourrons nous fourrer! -- Cest cela, répondit Pencroff. En route, mon garçon.» Et les voilà marchant tous deux au pied de lénorme muraille, sur cette grève que le flot descendant avait largement découverte. Mais, au lieu de remonter vers le nord, ils descendirent au sud. Pencroff avait remarqué, à quelques centaines de pas au-dessous de lendroit où ils étaient débarqués, que la côte offrait une étroite coupée qui, suivant lui, devait servir de débouché à une rivière ou à un ruisseau. Or, dune part, il était important de sétablir dans le voisinage dun cours deau potable, et, de lautre, il nétait pas impossible que le courant eût poussé Cyrus Smith de ce côté. La haute muraille, on la dit, se dressait à une hauteur de trois cents pieds, mais le bloc était plein partout, et, même à sa base, à peine léchée par la mer, elle ne présentait pas la moindre fissure qui pût servir de demeure provisoire. Cétait un mur daplomb, fait dun granit très dur, que le flot navait jamais rongé. Vers le sommet voltigeait tout un monde doiseaux aquatiques, et particulièrement diverses espèces de lordre des palmipèdes, à bec allongé, comprimé et pointu, -- volatiles très criards, peu effrayés de la présence de lhomme, qui, pour la première fois, sans doute, troublait ainsi leur solitude. Parmi ces palmipèdes, Pencroff reconnut plusieurs labbes, sortes de goélands auxquels on donne quelquefois le nom de stercoraires, et aussi de petites mouettes voraces qui nichaient dans les anfractuosités du granit. Un coup de fusil, tiré au milieu de ce fourmillement doiseaux, en eût abattu un grand nombre; mais, pour tirer un coup de fusil, il faut un fusil, et ni Pencroff, ni Harbert nen avaient. Dailleurs, ces mouettes et ces labbes sont à peine mangeables, et leurs oeufs même ont un détestable goût. Cependant, Harbert, qui sétait porté un peu plus sur la gauche, signala bientôt quelques rochers tapissés dalgues, que la haute mer devait recouvrir quelques heures plus tard. Sur ces roches, au milieu des varechs glissants, pullulaient des coquillages à double valve, que ne pouvaient dédaigner des gens affamés. Harbert appela donc Pencroff, qui se hâta daccourir. «Eh! ce sont des moules! sécria le marin. Voilà de quoi remplacer les oeufs qui nous manquent! -- Ce ne sont point des moules, répondit le jeune Harbert, qui examinait avec attention les mollusques attachés aux roches, ce sont des lithodomes. -- Et cela se mange? demanda Pencroff. -- Parfaitement. -- Alors, mangeons des lithodomes.» Le marin pouvait sen rapporter à Harbert. Le jeune garçon était très fort en histoire naturelle et avait toujours eu une véritable passion pour cette science. Son père lavait poussé dans cette voie, en lui faisant suivre les cours des meilleurs professeurs de Boston, qui affectionnaient cet enfant, intelligent et travailleur. Aussi ses instincts de naturaliste devaient-ils être plus dune fois utilisés par la suite, et, pour son début, il ne se trompa pas. Ces lithodomes étaient des coquillages oblongs, attachés par grappes et très adhérents aux roches. Ils appartenaient à cette espèce de mollusques perforateurs qui creusent des trous dans les pierres les plus dures, et leur coquille sarrondissait à ses deux bouts, disposition qui ne se remarque pas dans la moule ordinaire. Pencroff et Harbert firent une bonne consommation de ces lithodomes, qui sentre-bâillaient alors au soleil. Ils les mangèrent comme des huîtres, et ils leur trouvèrent une saveur fortement poivrée, ce qui leur ôta tout regret de navoir ni poivre, ni condiments daucune sorte. Leur faim fut donc momentanément apaisée, mais non leur soif, qui saccrut après labsorption de ces mollusques naturellement épicés. Il sagissait donc de trouver de leau douce, et il nétait pas vraisemblable quelle manquât dans une région si capricieusement accidentée. Pencroff et Harbert, après avoir pris la précaution de faire une ample provision de lithodomes, dont ils remplirent leurs poches et leurs mouchoirs, regagnèrent le pied de la haute terre. Deux cents pas plus loin, ils arrivaient à cette coupée par laquelle, suivant le pressentiment de Pencroff, une petite rivière devait couler à pleins bords. En cet endroit, la muraille semblait avoir été séparée par quelque violent effort plutonien. À sa base séchancrait une petite anse, dont le fond formait un angle assez aigu. Le cours deau mesurait là cent pieds de largeur, et ses deux berges, de chaque côté, nen comptaient que vingt pieds à peine. La rivière senfonçait presque directement entre les deux murs de granit qui tendaient à sabaisser en amont de lembouchure; puis, elle tournait brusquement et disparaissait sous un taillis à un demi-mille. «Ici, leau! Là-bas, le bois! dit Pencroff. Eh bien, Harbert, il ne manque plus que la maison!» Leau de la rivière était limpide. Le marin reconnut quà ce moment de la marée, cest-à-dire à basse mer, quand le flot montant ny portait pas, elle était douce. Ce point important établi, Harbert chercha quelque cavité qui pût servir de retraite, mais ce fut inutilement. Partout la muraille était lisse, plane et daplomb. Toutefois, à lembouchure même du cours deau, et au-dessus des relais de la haute mer, les éboulis avaient formé, non point une grotte, mais un entassement dénormes rochers, tels quil sen rencontre souvent dans les pays granitiques, et qui portent le nom de «Cheminées.» Pencroff et Harbert sengagèrent assez profondément entre les roches, dans ces couloirs sablés, auxquels la lumière ne manquait pas, car elle pénétrait par les vides que laissaient entre eux ces granits, dont quelques-uns ne se maintenaient que par un miracle déquilibre. Mais avec la lumière entrait aussi le vent, -- une vraie bise de corridors, -- et, avec le vent, le froid aigu de lextérieur. Cependant, le marin pensa quen obstruant certaines portions de ces couloirs, en bouchant quelques ouvertures avec un mélange de pierres et de sable, on pourrait rendre les «Cheminées» habitables. Leur plan géométrique représentait ce signe typographique (...), qui signifie et cætera en abrégé. Or, en isolant la boucle supérieure du signe, par laquelle sengouffrait le vent du sud et de louest, on parviendrait sans doute à utiliser sa disposition inférieure. «Voilà notre affaire, dit Pencroff, et, si jamais nous revoyions M Smith, il saurait tirer parti de ce labyrinthe. -- Nous le reverrons, Pencroff, sécria Harbert, et quand il reviendra, il faut quil trouve ici une demeure à peu près supportable. Elle le sera si nous pouvons établir un foyer dans le couloir de gauche et y conserver une ouverture pour la fumée. -- Nous le pourrons, mon garçon, répondit le marin, et ces Cheminées -- ce fut le nom que Pencroff conserva à cette demeure provisoire -- feront notre affaire. Mais dabord, allons faire provision de combustible. Jimagine que le bois ne nous sera pas inutile pour boucher ces ouvertures à travers lesquelles le diable joue de sa trompette!» Harbert et Pencroff quittèrent les Cheminées, et, doublant langle, ils commencèrent à remonter la rive gauche de la rivière. Le courant en était assez rapide et charriait quelques bois morts. Le flot montant -- et il se faisait déjà sentir en ce moment -- devait le refouler avec force jusquà une distance assez considérable. Le marin pensa donc que lon pourrait utiliser ce flux et ce reflux pour le transport des objets pesants. Après avoir marché pendant un quart dheure, le marin et le jeune garçon arrivèrent au brusque coude que faisait la rivière en senfonçant vers la gauche. À partir de ce point, son cours se poursuivait à travers une forêt darbres magnifiques. Ces arbres avaient conservé leur verdure, malgré la saison avancée, car ils appartenaient à cette famille des conifères qui se propage sur toutes les régions du globe, depuis les climats septentrionaux jusquaux contrées tropicales. Le jeune naturaliste reconnut plus particulièrement des «déodars», essences très nombreuses dans la zone himalayenne, et qui répandaient un agréable arôme. Entre ces beaux arbres poussaient des bouquets de pins, dont lopaque parasol souvrait largement. Au milieu des hautes herbes, Pencroff sentit que son pied écrasait des branches sèches, qui crépitaient comme des pièces dartifice. «Bon, mon garçon, dit-il à Harbert, si moi jignore le nom de ces arbres, je sais du moins les ranger dans la catégorie du «bois à brûler», et, pour le moment, cest la seule qui nous convienne! -- Faisons notre provision!» répondit Harbert, qui se mit aussitôt à louvrage. La récolte fut facile. Il nétait pas même nécessaire débrancher les arbres, car dénormes quantités de bois mort gisaient à leurs pieds. Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de transport laissaient à désirer. Ce bois étant très sec, devait rapidement brûler. De là, nécessité den rapporter aux Cheminées une quantité considérable, et la charge de deux hommes naurait pas suffi. Cest ce que fit observer Harbert. «Eh! mon garçon, répondit le marin, il doit y avoir un moyen de transporter ce bois. Il y a toujours moyen de tout faire! Si nous avions une charrette ou un bateau, ce serait trop facile. -- Mais nous avons la rivière! dit Harbert. -- Juste, répondit Pencroff. La rivière sera pour nous un chemin qui marche tout seul, et les trains de bois nont pas été inventés pour rien. -- Seulement, fit observer Harbert, notre chemin marche en ce moment dans une direction contraire à la nôtre, puisque la mer monte! -- Nous en serons quittes pour attendre quelle baisse, répondit le marin, et cest elle qui se chargera de transporter notre combustible aux Cheminées. Préparons toujours notre train.» Le marin, suivi dHarbert, se dirigea vers langle que la lisière de la forêt faisait avec la rivière. Tous deux portaient, chacun en proportion de ses forces, une charge de bois, liée en fagots. Sur la berge se trouvait aussi une grande quantité de branches mortes, au milieu de ces herbes entre lesquelles le pied dun homme ne sétait, probablement, jamais hasardé. Pencroff commença aussitôt à confectionner son train. Dans une sorte de remous produit par une pointe de la rive et qui brisait le courant, le marin et le jeune garçon placèrent des morceaux de bois assez gros quils avaient attachés ensemble avec des lianes sèches. Il se forma ainsi une sorte de radeau sur lequel fut empilée successivement toute la récolte, soit la charge de vingt hommes au moins. En une heure, le travail fut fini, et le train, amarré à la berge, dut attendre le renversement de la marée. Il y avait alors quelques heures à occuper, et, dun commun accord, Pencroff et Harbert résolurent de gagner le plateau supérieur, afin dexaminer la contrée sur un rayon plus étendu. Précisément, à deux cents pas en arrière de langle formé par la rivière, la muraille, terminée par un éboulement de roches, venait mourir en pente douce sur la lisière de la forêt. Cétait comme un escalier naturel. Harbert et le marin commencèrent donc leur ascension. Grâce à la vigueur de leurs jarrets, ils atteignirent la crête en peu dinstants, et vinrent se poster à langle quelle faisait sur lembouchure de la rivière. En arrivant, leur premier regard fut pour cet Océan quils venaient de traverser dans de si terribles conditions! Ils observèrent avec émotion toute cette partie du nord de la côte, sur laquelle la catastrophe sétait produite. Cétait là que Cyrus Smith avait disparu. Ils cherchèrent des yeux si quelque épave de leur ballon, à laquelle un homme aurait pu saccrocher, ne surnagerait pas encore. Rien! La mer nétait quun vaste désert deau. Quant à la côte, déserte aussi. Ni le reporter, ni Nab ne sy montraient. Mais il était possible quen ce moment, tous deux fussent à une telle distance, quon ne pût les apercevoir. «Quelque chose me dit, sécria Harbert, quun homme aussi énergique que M Cyrus na pas pu se laisser noyer comme le premier venu. Il doit avoir atteint quelque point du rivage. Nest-ce pas, Pencroff?» Le marin secoua tristement la tête. Lui nespérait guère plus revoir Cyrus Smith; mais, voulant laisser quelque espoir à Harbert: «Sans doute, sans doute, dit-il, notre ingénieur est homme à se tirer daffaire là où tout autre succomberait!...» Cependant, il observait la côte avec une extrême attention. Sous ses yeux se développait la grève de sable, bornée, sur la droite de lembouchure, par des lignes de brisants. Ces roches, encore émergées, ressemblaient à des groupes damphibies couchés dans le ressac. Au delà de la bande décueils, la mer étincelait sous les rayons du soleil. Dans le sud, une pointe aiguë fermait lhorizon, et lon ne pouvait reconnaître si la terre se prolongeait dans cette direction, ou si elle sorientait sud-est et sud-ouest, ce qui eût fait de cette côte une sorte de presquîle très allongée. À lextrémité septentrionale de la baie, le dessin du littoral se poursuivait à une grande distance, suivant une ligne plus arrondie. Là, le rivage était bas, plat, sans falaise, avec de larges bancs de sable, que le reflux laissait à découvert. Pencroff et Harbert se retournèrent alors vers louest. Leur regard fut tout dabord arrêté par la montagne à cime neigeuse, qui se dressait à une distance de six ou sept milles. Depuis ses premières rampes jusquà deux milles de la côte, sétendaient de vastes masses boisées, relevées de grandes plaques vertes dues à la présence darbres à feuillage persistant. Puis, de la lisière de cette forêt jusquà la côte même, verdoyait un large plateau semé de bouquets darbres capricieusement distribués. Sur la gauche, on voyait par instants étinceler les eaux de la petite rivière, à travers quelques éclaircies, et il semblait que son cours assez sinueux la ramenait vers les contre-forts de la montagne, entre lesquels elle devait prendre sa source. Au point où le marin avait laissé son train de bois, elle commençait à couler entre les deux hautes murailles de granit; mais si, sur sa rive gauche, les parois demeuraient nettes et abruptes, sur la rive droite, au contraire, elles sabaissaient peu à peu, les massifs se changeant en rocs isolés, les rocs en cailloux, les cailloux en galets jusquà lextrémité de la pointe. «Sommes-nous sur une île? murmura le marin. -- En tout cas, elle semblerait être assez vaste! répondit le jeune garçon. -- Une île, si vaste quelle fût, ne serait toujours quune île!» dit Pencroff. Mais cette importante question ne pouvait encore être résolue. Il fallait en remettre la solution à un autre moment. Quant à la terre elle-même, île ou continent, elle paraissait fertile, agréable dans ses aspects, variée dans ses productions. «Cela est heureux, fit observer Pencroff, et, dans notre malheur, il faut en remercier la Providence. -- Dieu soit donc loué!» répondit Harbert, dont le coeur pieux était plein de reconnaissance pour lAuteur de toutes choses. Pendant longtemps, Pencroff et Harbert examinèrent cette contrée sur laquelle les avait jetés leur destinée, mais il était difficile dimaginer, après une si sommaire inspection, ce que leur réservait lavenir. Puis ils revinrent, en suivant la crête méridionale du plateau de granit, dessinée par un long feston de roches capricieuses, qui affectaient les formes les plus bizarres. Là vivaient quelques centaines doiseaux nichés dans les trous de la pierre. Harbert, en sautant sur les roches, fit partir toute une troupe de ces volatiles. «Ah! sécria-t-il, ceux-là ne sont ni des goélands, ni des mouettes! -- Quels sont donc ces oiseaux? demanda Pencroff. On dirait, ma foi, des pigeons! -- En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou pigeons de roche, répondit Harbert. Je les reconnais à la double bande noire de leur aile, à leur croupion blanc, à leur plumage bleu-cendré. Or, si le pigeon de roche est bon à manger, ses oeufs doivent être excellents, et, pour peu que ceux-ci en aient laissé dans leurs nids!... -- Nous ne leur donnerons pas le temps déclore, si ce nest sous forme domelette! répondit gaîment Pencroff. -- Mais dans quoi feras-tu ton omelette? demanda Harbert. Dans ton chapeau? -- Bon! répondit le marin, je ne suis pas assez sorcier pour cela. Nous nous rabattrons donc sur les oeufs à la coque, mon garçon, et je me charge dexpédier les plus durs!» Pencroff et le jeune garçon examinèrent avec attention les anfractuosités du granit, et ils trouvèrent, en effet, des oeufs dans certaines cavités! Quelques douzaines furent recueillies, puis placées dans le mouchoir du marin, et, le moment approchant où la mer devait être pleine, Harbert et Pencroff commencèrent à redescendre vers le cours deau. Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était une heure après midi. Le courant se renversait déjà. Il fallait donc profiter du reflux pour amener le train de bois à lembouchure. Pencroff navait pas lintention de laisser ce train sen aller, au courant, sans direction, et il nentendait pas, non plus, sy embarquer pour le diriger. Mais un marin nest jamais embarrassé, quand il sagit de câbles ou de cordages, et Pencroff tressa rapidement une corde longue de plusieurs brasses au moyen de lianes sèches. Ce câble végétal fut attaché à larrière du radeau, et le marin le tint à la main, tandis que Harbert, repoussant le train avec une longue perche, le maintenait dans le courant. Le procédé réussit à souhait. Lénorme charge de bois, que le marin retenait en marchant sur la rive, suivit le fil de leau. La berge était très accore, il ny avait pas à craindre que le train ne séchouât, et, avant deux heures, il arrivait à lembouchure, à quelques pas des Cheminées. CHAPITRE V Le premier soin de Pencroff, dès que le train de bois eut été déchargé, fut de rendre les Cheminées habitables, en obstruant ceux des couloirs à travers lesquels sétablissait le courant dair. Du sable, des pierres, des branches entrelacées, de la terre mouillée bouchèrent hermétiquement les galeries de l(...), ouvertes aux vents du sud, et en isolèrent la boucle supérieure. Un seul boyau, étroit et sinueux, qui souvrait sur la partie latérale, fut ménagé, afin de conduire la fumée au dehors et de provoquer le tirage du foyer. Les Cheminées se trouvaient ainsi divisées en trois ou quatre chambres, si toutefois on peut donner ce nom à autant de tanières sombres, dont un fauve se fût à peine contenté. Mais on y était au sec, et lon pouvait sy tenir debout, du moins dans la principale de ces chambres, qui occupait le centre. Un sable fin en couvrait le sol, et, tout compte fait, on pouvait sen arranger, en attendant mieux. Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient. «Peut-être, disait Harbert, nos compagnons auront-ils trouvé une meilleure installation que la nôtre? -- Cest possible, répondait le marin, mais, dans le doute, ne tabstiens pas! Mieux vaut une corde de trop à son arc que pas du tout de corde! -- Ah! répétait Harbert, quils ramènent M Smith, quils le retrouvent, et nous naurons plus quà remercier le ciel! -- Oui! murmurait Pencroff. Cétait un homme celui-là, et un vrai! -- Cétait... dit Harbert. Est-ce que tu désespères de le revoir jamais? -- Dieu men garde!» répondit le marin. Le travail dappropriation fut rapidement exécuté, et Pencroff sen déclara très satisfait. «Maintenant, dit-il, nos amis peuvent revenir. Ils trouveront un abri suffisant.» Restait à établir le foyer et à préparer le repas. Besogne simple et facile, en vérité. De larges pierres plates furent disposées au fond du premier couloir de gauche, à lorifice de létroit boyau qui avait été réservé. Ce que la fumée nentraînerait pas de chaleur au dehors suffirait évidemment à maintenir une température convenable au dedans. La provision de bois fut emmagasinée dans lune des chambres, et le marin plaça sur les pierres du foyer quelques bûches, entremêlées de menu bois. Le marin soccupait de ce travail, quand Harbert lui demanda sil avait des allumettes. «Certainement, répondit Pencroff, et jajouterai: Heureusement, car, sans allumettes ou sans amadou, nous serions fort embarrassés! -- Nous pourrions toujours faire du feu comme les sauvages, répondit Harbert, en frottant deux morceaux de bois secs lun contre lautre? -- Eh bien! essayez, mon garçon, et nous verrons si vous arriverez à autre chose quà vous rompre les bras! -- Cependant, cest un procédé très simple et très usité dans les îles du Pacifique. -- Je ne dis pas non, répondit Pencroff, mais il faut croire que les sauvages connaissent la manière de sy prendre, ou quils emploient un bois particulier, car, plus dune fois déjà, jai voulu me procurer du feu de cette façon, et je nai jamais pu y parvenir! Javoue donc que je préfère les allumettes! Où sont mes allumettes?» Pencroff chercha dans sa veste la boîte qui ne le quittait jamais, car il était un fumeur acharné. Il ne la trouva pas. Il fouilla les poches de son pantalon, et, à sa stupéfaction profonde, il ne trouva point davantage la boîte en question. «Voilà qui est bête, et plus que bête! dit-il en regardant Harbert. Cette boîte sera tombée de ma poche, et je lai perdue! Mais, vous, Harbert, est-ce que vous navez rien, ni briquet, ni quoi que ce soit qui puisse servir à faire du feu? -- Non, Pencroff!» Le marin sortit, suivi du jeune garçon, et se grattant le front avec vivacité. Sur le sable, dans les roches, près de la berge de la rivière, tous deux cherchèrent avec le plus grand soin, mais inutilement. La boîte était en cuivre et neût point échappé à leurs yeux. «Pencroff, demanda Harbert, nas-tu pas jeté cette boîte hors de la nacelle? -- Je men suis bien gardé, répondit le marin. Mais, quand on a été secoués comme nous venons de lêtre, un si mince objet peut avoir disparu. Ma pipe, elle-même, ma bien quitté! Satanée boîte! Où peut-elle être? -- Eh bien, la mer se retire, dit Harbert, courons à lendroit où nous avons pris terre.» Il était peu probable quon retrouvât cette boîte que les lames avaient dû rouler au milieu des galets, à marée haute, mais il était bon de tenir compte de cette circonstance. Harbert et Pencroff se dirigèrent rapidement vers le point où ils avaient atterri la veille, à deux cents pas environ des Cheminées. Là, au milieu des galets, dans le creux des roches, les recherches furent faites minutieusement. Résultat nul. Si la boîte était tombée en cet endroit, elle avait dû être entraînée par les flots. À mesure que la mer se retirait, le marin fouillait tous les interstices des roches, sans rien trouver. Cétait une perte grave dans la circonstance, et, pour le moment, irréparable. Pencroff ne cacha point son désappointement très vif. Son front sétait fortement plissé. Il ne prononçait pas une seule parole. Harbert voulut le consoler en faisant observer que, très probablement, les allumettes auraient été mouillées par leau de mer, et quil eût été impossible de sen servir. «Mais non, mon garçon, répondit le marin. Elles étaient dans une boîte en cuivre qui fermait bien! Et maintenant, comment faire? -- Nous trouverons certainement moyen de nous procurer du feu, dit Harbert. M Smith ou M Spilett ne seront pas à court comme nous! -- Oui, répondit Pencroff, mais, en attendant, nous sommes sans feu, et nos compagnons ne trouveront quun triste repas à leur retour! -- Mais, dit vivement Harbert, il nest pas possible quils naient ni amadou, ni allumettes! -- Jen doute, répondit le marin en secouant la tête. Dabord Nab et M Smith ne fument pas, et je crains bien que M Spilett nait plutôt conservé son carnet que sa boîte dallumettes!» Harbert ne répondit pas. La perte de la boîte était évidemment un fait regrettable. Toutefois, le jeune garçon comptait bien que lon se procurerait du feu dune manière ou dune autre. Pencroff, plus expérimenté, et bien quil ne fût point homme à sembarrasser de peu, ni de beaucoup, nen jugeait pas ainsi. En tout cas, il ny avait quun parti à prendre: attendre le retour de Nab et du reporter. Mais il fallait renoncer au repas doeufs durcis quil voulait leur préparer, et le régime de chair crue ne lui semblait, ni pour eux, ni pour lui-même, une perspective agréable. Avant de retourner aux Cheminées, le marin et Harbert, dans le cas où le feu leur manquerait définitivement, firent une nouvelle récolte de lithodomes, et ils reprirent silencieusement le chemin de leur demeure. Pencroff, les yeux fixés à terre, cherchait toujours son introuvable boîte. Il remonta même la rive gauche de la rivière depuis son embouchure jusquà langle où le train de bois avait été amarré. Il revint sur le plateau supérieur, il le parcourut en tous sens, il chercha dans les hautes herbes sur la lisière de la forêt, -- le tout vainement. Il était cinq heures du soir, quand Harbert et lui rentrèrent aux Cheminées. Inutile de dire que les couloirs furent fouillés jusque dans leurs plus sombres coins, et quil fallut y renoncer décidément. Vers six heures, au moment où le soleil disparaissait derrière les hautes terres de louest, Harbert, qui allait et venait sur la grève, signala le retour de Nab et de Gédéon Spilett. Ils revenaient seuls!... Le jeune garçon éprouva un inexprimable serrement de coeur. Le marin ne sétait point trompé dans ses pressentiments. Lingénieur Cyrus Smith navait pu être retrouvé! Le reporter, en arrivant, sassit sur une roche, sans mot dire. Épuisé de fatigue, mourant de faim, il navait pas la force de prononcer une parole! Quant à Nab, ses yeux rougis prouvaient combien il avait pleuré, et de nouvelles larmes quil ne put retenir dirent trop clairement quil avait perdu tout espoir! Le reporter fit le récit des recherches tentées pour retrouver Cyrus Smith. Nab et lui avaient parcouru la côte sur un espace de plus de huit milles, et, par conséquent, bien au delà du point où sétait effectuée lavant-dernière chute du ballon, chute qui avait été suivie de la disparition de lingénieur et du chien Top. La grève était déserte. Nulle trace, nulle empreinte. Pas un caillou fraîchement retourné, pas un indice sur le sable, pas une marque dun pied humain sur toute cette partie du littoral. Il était évident quaucun habitant ne fréquentait cette portion de la côte. La mer était aussi déserte que le rivage, et cétait là, à quelques centaines de pieds de la côte, que lingénieur avait trouvé son tombeau. En ce moment, Nab se leva, et dune voix qui dénotait combien les sentiments despoir résistaient en lui: «Non! sécria-t-il, non! Il nest pas mort! Non! cela nest pas! Lui! allons donc! Moi! nimporte quel autre, possible! mais lui! jamais. Cest un homme à revenir de tout!...» Puis, la force labandonnant: «Ah! je nen puis plus!» murmura-t-il. Harbert courut à lui. «Nab, dit le jeune garçon, nous le retrouverons! Dieu nous le rendra! Mais en attendant, vous avez faim! Mangez, mangez un peu, je vous en prie!» Et, ce disant, il offrait au pauvre nègre quelques poignées de coquillages, maigre et insuffisante nourriture! Nab navait pas mangé depuis bien des heures, mais il refusa. Privé de son maître, Nab ne pouvait ou ne voulait plus vivre! Quant à Gédéon Spilett, il dévora ces mollusques; puis, il se coucha sur le sable au pied dune roche. Il était exténué, mais calme. Alors, Harbert sapprocha de lui, et, lui prenant la main: «Monsieur, dit-il, nous avons découvert un abri où vous serez mieux quici. Voici la nuit qui vient. Venez vous reposer! Demain, nous verrons...» Le reporter se leva, et, guidé par le jeune garçon, il se dirigea vers les Cheminées. En ce moment, Pencroff sapprocha de lui, et, du ton le plus naturel, il lui demanda si, par hasard, il naurait pas sur lui une allumette. Le reporter sarrêta, chercha dans ses poches, ny trouva rien et dit: «Jen avais, mais jai dû tout jeter...» Le marin appela Nab alors, lui fit la même demande, et reçut la même réponse. «Malédiction!» sécria le marin, qui ne put retenir ce mot. Le reporter lentendit, et, allant à Pencroff: «Pas une allumette? dit-il. -- Pas une, et par conséquent pas de feu! -- Ah! sécria Nab, sil était là, mon maître, il saurait bien vous en faire!» Les quatre naufragés restèrent immobiles et se regardèrent, non sans inquiétude. Ce fut Harbert qui le premier rompit le silence, en disant: «Monsieur Spilett, vous êtes fumeur, vous avez toujours des allumettes sur vous! Peut-être navez-vous pas bien cherché? Cherchez encore! Une seule allumette nous suffirait!» Le reporter fouilla de nouveau ses poches de pantalon, de gilet, de paletot, et enfin, à la grande joie de Pencroff, non moins quà son extrême surprise, il sentit un petit morceau de bois engagé dans la doublure de son gilet. Ses doigts avaient saisi ce petit morceau de bois à travers létoffe, mais ils ne pouvaient le retirer. Comme ce devait être une allumette, et une seule, il sagissait de ne point en érailler le phosphore. «Voulez-vous me laisser faire?» lui dit le jeune garçon. Et fort adroitement, sans le casser, il parvint à retirer ce petit morceau de bois, ce misérable et précieux fétu, qui, pour ces pauvres gens, avait une si grande importance! Il était intact. «Une allumette! sécria Pencroff. Ah! cest comme si nous en avions une cargaison tout entière!» Il prit lallumette, et, suivi de ses compagnons, il regagna les Cheminées. Ce petit morceau de bois, que dans les pays habités on prodigue avec tant dindifférence, et dont la valeur est nulle, il fallait ici sen servir avec une extrême précaution. Le marin sassura quil était bien sec. Puis, cela fait: «Il faudrait du papier, dit-il. -- En voici», répondit Gédéon Spilett, qui, après quelque hésitation, déchira une feuille de son carnet. Pencroff prit le morceau de papier que lui tendait le reporter, et il saccroupit devant le foyer. Là, quelques poignées dherbes, de feuilles et de mousses sèches furent placées sous les fagots et disposées de manière que lair pût circuler aisément et enflammer rapidement le bois mort. Alors, Pencroff plia le morceau de papier en forme de cornet, ainsi que font les fumeurs de pipe par les grands vents, puis, il lintroduisit entre les mousses. Prenant ensuite un galet légèrement raboteux, il lessuya avec soin, et, non sans que le coeur lui battît, il frotta doucement lallumette, en retenant sa respiration. Le premier frottement ne produisit aucun effet. Pencroff navait pas appuyé assez vivement, craignant dérailler le phosphore. «Non, je ne pourrai pas, dit-il, ma main tremble... Lallumette raterait... Je ne peux pas... je ne veux pas!...» Et se relevant, il chargea Harbert de le remplacer. Certes, le jeune garçon navait de sa vie été aussi impressionné. Le coeur lui battait fort. Prométhée allant dérober le feu du ciel ne devait pas être plus ému! Il nhésita pas, cependant, et frotta rapidement le galet. Un petit grésillement se fit entendre et une légère flamme bleuâtre jaillit en produisant une fumée âcre. Harbert retourna doucement lallumette, de manière à alimenter la flamme, puis, il la glissa dans le cornet de papier. Le papier prit feu en quelques secondes, et les mousses brûlèrent aussitôt. Quelques instants plus tard, le bois sec craquait, et une joyeuse flamme, activée par le vigoureux souffle du marin, se développait au milieu de lobscurité. «Enfin, sécria Pencroff en se relevant, je nai jamais été si ému de ma vie!» Il est certain que ce feu faisait bien sur le foyer de pierres plates. La fumée sen allait facilement par létroit conduit, la cheminée tirait, et une agréable chaleur ne tarda pas à se répandre. Quant à ce feu, il fallait prendre garde de ne plus le laisser éteindre, et conserver toujours quelque braise sous la cendre. Mais ce nétait quune affaire de soin et dattention, puisque le bois ne manquait pas, et que la provision pourrait toujours être renouvelée en temps utile. Pencroff songea tout dabord à utiliser le foyer, en préparant un souper plus nourrissant quun plat de lithodomes. Deux douzaines doeufs furent apportées par Harbert. Le reporter, accoté dans un coin, regardait ces apprêts sans rien dire. Une triple pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore? Sil vit, où peut-il être? Sil a survécu à sa chute, comment expliquer quil nait pas trouvé le moyen de faire connaître son existence? Quant à Nab, il rôdait sur la grève. Ce nétait plus quun corps sans âme. Pencroff, qui connaissait cinquante-deux manières daccommoder les oeufs, navait pas le choix en ce moment. Il dut se contenter de les introduire dans les cendres chaudes, et de les laisser durcir à petit feu. En quelques minutes, la cuisson fut opérée, et le marin invita le reporter à prendre sa part du souper. Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte inconnue. Ces oeufs durcis étaient excellents, et, comme loeuf contient tous les éléments indispensables à la nourriture de lhomme, ces pauvres gens sen trouvèrent fort bien et se sentirent réconfortés. Ah! si lun deux neût pas manqué à ce repas! Si les cinq prisonniers échappés de Richmond eussent été tous là, sous ces roches amoncelées, devant ce feu pétillant et clair, sur ce sable sec, peut-être nauraient-ils eu que des actions de grâces à rendre au ciel! Mais le plus ingénieux, le plus savant aussi, celui qui était leur chef incontesté, Cyrus Smith, manquait, hélas! et son corps navait pu même obtenir une sépulture! Ainsi se passa cette journée du 25 mars. La nuit était venue. On entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre la côte. Les galets, poussés et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas assourdissant. Le reporter sétait retiré au fond dun obscur couloir, après avoir sommairement noté les incidents de ce jour: la première apparition de cette terre nouvelle, la disparition de lingénieur, lexploration de la côte, lincident des allumettes, etc.; et, la fatigue aidant, il parvint à trouver quelque repos dans le sommeil. Harbert, lui, sendormit bientôt. Quant au marin, veillant dun oeil, il passa la nuit près du foyer, auquel il népargna pas le combustible. Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. Ce fut linconsolable, le désespéré Nab, qui, cette nuit tout entière, et malgré ce que lui dirent ses compagnons pour lengager à prendre du repos, erra sur la grève en appelant son maître! CHAPITRE VI Linventaire des objets possédés par ces naufragés de lair, jetés sur une côte qui paraissait être inhabitée, sera promptement établi. Ils navaient rien, sauf les habits quils portaient au moment de la catastrophe. Il faut cependant mentionner un carnet et une montre que Gédéon Spilett avait conservée par mégarde sans doute, mais pas une arme, pas un outil, pas même un couteau de poche. Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger laérostat. Les héros imaginaires de Daniel de Foe ou de Wyss, aussi bien que les Selkirk et les Raynal, naufragés à Juan-Fernandez ou à larchipel des Auckland, ne furent jamais dans un dénuement aussi absolu. Ou ils tiraient des ressources abondantes de leur navire échoué, soit en graines, en bestiaux, en outils, en munitions, ou bien quelque épave arrivait à la côte qui leur permettait de subvenir aux premiers besoins de la vie. Ils ne se trouvaient pas tout dabord absolument désarmés en face de la nature. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à tout! Et si encore Cyrus Smith eût été avec eux, si lingénieur eût pu mettre sa science pratique, son esprit inventif, au service de cette situation, peut-être tout espoir neût-il pas été perdu! Hélas! Il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith. Les naufragés ne devaient rien attendre que deux-mêmes, et de cette Providence qui nabandonne jamais ceux dont la foi est sincère. Mais, avant tout, devaient-ils sinstaller sur cette partie de la côte, sans chercher à savoir à quel continent elle appartenait, si elle était habitée, ou si ce littoral nétait que le rivage dune île déserte? Cétait une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. De sa solution sortiraient les mesures à prendre. Toutefois, suivant lavis de Pencroff, il parut convenable dattendre quelques jours avant dentreprendre une exploration. Il fallait, en effet, préparer des vivres et se procurer une alimentation plus fortifiante que celle uniquement due à des oeufs ou des mollusques. Les explorateurs, exposés à supporter de longues fatigues, sans un abri pour y reposer leur tête, devaient, avant tout, refaire leurs forces. Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. Pour le moment, les coquillages et les oeufs ne manquaient pas dans les rochers et sur la grève. On trouverait bien le moyen de tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par centaines à la crête du plateau, fût-ce à coups de bâton ou à coups de pierre. Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles? Enfin, leau douce était là. Il fut donc convenu que, pendant quelques jours, on resterait aux Cheminées, afin de sy préparer pour une exploration, soit sur le littoral, soit à lintérieur du pays. Ce projet convenait particulièrement à Nab. Entêté dans ses idées comme dans ses pressentiments, il navait aucune hâte dabandonner cette portion de la côte, théâtre de la catastrophe. Il ne croyait pas, il ne voulait pas croire à la perte de Cyrus Smith. Non, il ne lui semblait pas possible quun tel homme eût fini de cette vulgaire façon, emporté par un coup de mer, noyé dans les flots, à quelques centaines de pas dun rivage! Tant que les lames nauraient pas rejeté le corps de lingénieur, tant que lui, Nab, naurait pas vu de ses yeux, touché de ses mains, le cadavre de son maître, il ne croirait pas à sa mort! Et cette idée senracina plus que jamais dans son coeur obstiné. Illusion peut-être, illusion respectable toutefois, que le marin ne voulut pas détruire! Pour lui, il nétait plus despoir, et lingénieur avait bien réellement péri dans les flots, mais avec Nab, il ny avait pas à discuter. Cétait comme le chien qui ne peut quitter la place où est tombé son maître, et sa douleur était telle que, probablement, il ne lui survivrait pas. Ce matin-là, 26 mars, dès laube, Nab avait repris sur la côte la direction du nord, et il était retourné là où la mer, sans doute, sétait refermée sur linfortuné Smith. Le déjeuner de ce jour fut uniquement composé doeufs de pigeon et de lithodomes. Harbert avait trouvé du sel déposé dans le creux des roches par évaporation, et cette substance minérale vint fort à propos. Ce repas terminé, Pencroff demanda au reporter si celui-ci voulait les accompagner dans la forêt, où Harbert et lui allaient essayer de chasser! Mais, toute réflexion faite, il était nécessaire que quelquun restât, afin dentretenir le feu, et pour le cas, fort improbable, où Nab aurait eu besoin daide. Le reporter resta donc. «En chasse, Harbert, dit le marin. Nous trouverons des munitions sur notre route, et nous couperons notre fusil dans la forêt.» Mais, au moment de partir, Harbert fit observer que, puisque lamadou manquait, il serait peut-être prudent de le remplacer par une autre substance. «Laquelle? demanda Pencroff. -- Le linge brûlé, répondit le jeune garçon. Cela peut, au besoin, servir damadou.» Le marin trouva lavis fort sensé. Seulement, il avait linconvénient de nécessiter le sacrifice dun morceau de mouchoir. Néanmoins, la chose en valait la peine, et le mouchoir à grands carreaux de Pencroff fut bientôt réduit, pour une partie, à létat de chiffon à demi brûlé. Cette matière inflammable fut déposée dans la chambre centrale, au fond dune petite cavité du roc, à labri de tout vent et de toute humidité. Il était alors neuf heures du matin. Le temps menaçait, et la brise soufflait du sud-est. Harbert et Pencroff tournèrent langle des Cheminées, non sans avoir jeté un regard sur la fumée qui se tordait à une pointe de roc; puis, ils remontèrent la rive gauche de la rivière. Arrivé à la forêt, Pencroff cassa au premier arbre deux solides branches quil transforma en gourdins, et dont Harbert usa la pointe sur une roche. Ah! que neût-il donné pour avoir un couteau! Puis, les deux chasseurs savancèrent dans les hautes herbes, en suivant la berge. À partir du coude qui reportait son cours dans le sud-ouest, la rivière se rétrécissait peu à peu, et ses rives formaient un lit très encaissé recouvert par le double arceau des arbres. Pencroff, afin de ne pas ségarer, résolut de suivre le cours deau qui le ramènerait toujours à son point de départ. Mais la berge nétait pas sans présenter quelques obstacles, ici des arbres dont les branches flexibles se courbaient jusquau niveau du courant, là des lianes ou des épines quil fallait briser à coups de bâton. Souvent, Harbert se glissait entre les souches brisées avec la prestesse dun jeune chat, et il disparaissait dans le taillis. Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le priant de ne point séloigner. Cependant, le marin observait avec attention la disposition et la nature des lieux. Sur cette rive gauche, le sol était plat et remontait insensiblement vers lintérieur. Quelquefois humide, il prenait alors une apparence marécageuse. On y sentait tout un réseau sous-jacent de filets liquides qui, par quelque faille souterraine, devaient sépancher vers la rivière. Quelquefois aussi, un ruisseau coulait à travers le taillis, que lon traversait sans peine. La rive opposée paraissait être plus accidentée, et la vallée, dont la rivière occupait le thalweg, sy dessinait plus nettement. La colline, couverte darbres disposés par étages, formait un rideau qui masquait le regard. Sur cette rive droite, la marche eût été difficile, car les déclivités sy abaissaient brusquement, et les arbres, courbés sur leau, ne se maintenaient que par la puissance de leurs racines. Inutile dajouter que cette forêt, aussi bien que la côte déjà parcourue, était vierge de toute empreinte humaine. Pencroff ny remarqua que des traces de quadrupèdes, des passées fraîches danimaux, dont il ne pouvait reconnaître lespèce. Très certainement, -- et ce fut aussi lopinion dHarbert, -- quelques- unes avaient été laissées par des fauves formidables avec lesquels il y aurait à compter sans doute; mais nulle part la marque dune hache sur un tronc darbre, ni les restes dun feu éteint, ni lempreinte dun pas; ce dont on devait se féliciter peut-être, car sur cette terre, en plein Pacifique, la présence de lhomme eût été peut-être plus à craindre quà désirer. Harbert et Pencroff, causant à peine, car les difficultés de la route étaient grandes, navançaient que fort lentement, et, après une heure de marche, ils avaient à peine franchis un mille. Jusqualors, la chasse navait pas été fructueuse. Cependant, quelques oiseaux chantaient et voletaient sous la ramure, et se montraient très farouches, comme si lhomme leur eût instinctivement inspiré une juste crainte. Entre autres volatiles, Harbert signala, dans une partie marécageuse de la forêt, un oiseau à bec aigu et allongé, qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur. Toutefois, il se distinguait de ce dernier par son plumage assez rude, revêtu dun éclat métallique. «Ce doit être un «jacamar», dit Harbert, en essayant dapprocher lanimal à bonne portée. -- Ce serait bien loccasion de goûter du jacamar, répondit le marin, si cet oiseau-là était dhumeur à se laisser rôtir!» En ce moment, une pierre, adroitement et vigoureusement lancée par le jeune garçon, vint frapper le volatile à la naissance de laile; mais le coup ne fut pas suffisant, car le jacamar senfuit de toute la vitesse de ses jambes et disparut en un instant. «Maladroit que je suis! sécria Harbert. -- Eh non, mon garçon! répondit le marin. Le coup était bien porté, et plus dun aurait manqué loiseau. Allons! ne vous dépitez pas! Nous le rattraperons un autre jour!» Lexploration continua. À mesure que les chasseurs savançaient, les arbres, plus espacés, devenaient magnifiques, mais aucun ne produisait de fruits comestibles. Pencroff cherchait vainement quelques-uns de ces précieux palmiers qui se prêtent à tant dusages de la vie domestique, et dont la présence a été signalée jusquau quarantième parallèle dans lhémisphère boréal et jusquau trente-cinquième seulement dans lhémisphère austral. Mais cette forêt ne se composait que de conifères, tels que les déodars, déjà reconnus par Harbert, des «douglas», semblables à ceux qui poussent sur la côte nord-ouest de lAmérique, et des sapins admirables, mesurant cent cinquante pieds de hauteur. En ce moment, une volée doiseaux de petite taille et dun joli plumage, à queue longue et chatoyante, séparpillèrent entre les branches, semant leurs plumes, faiblement attachées, qui couvrirent le sol dun fin duvet. Harbert ramassa quelques-unes de ces plumes, et, après les avoir examinées: «Ce sont des «couroucous», dit-il. -- Je leur préférerais une pintade ou un coq de bruyère, répondit Pencroff; mais enfin, sils sont bons à manger?... -- Ils sont bons à manger, et même leur chair est très délicate, reprit Harbert. Dailleurs, si je ne me trompe, il est facile de les approcher et de les tuer à coups de bâton.» Le marin et le jeune garçon, se glissant entre les herbes, arrivèrent au pied dun arbre dont les basses branches étaient couvertes de petits oiseaux. Ces couroucous attendaient au passage les insectes qui leur servent de nourriture. On voyait leurs pattes emplumées serrer fortement les pousses moyennes qui leur servaient dappui. Les chasseurs se redressèrent alors, et, avec leurs bâtons manoeuvrés comme une faux, ils rasèrent des files entières de ces couroucous, qui ne songeaient point à senvoler et se laissèrent stupidement abattre. Une centaine jonchait déjà le sol, quand les autres se décidèrent à fuir. «Bien, dit Pencroff, voilà un gibier tout à fait à la portée de chasseurs tels que nous! On le prendrait à la main!» Le marin enfila les couroucous, comme des mauviettes, au moyen dune baguette flexible, et lexploration continua. On put observer que le cours deau sarrondissait légèrement, de manière à former un crochet vers le sud, mais ce détour ne se prolongeait vraisemblablement pas, car la rivière devait prendre sa source dans la montagne et salimenter de la fonte des neiges qui tapissaient les flancs du cône central. Lobjet particulier de cette excursion était, on le sait, de procurer aux hôtes des Cheminées la plus grande quantité possible de gibier. On ne pouvait dire que le but jusquici eût été atteint. Aussi le marin poursuivait-il activement ses recherches, et maugréait-il quand quelque animal, quil navait pas même le temps de reconnaître, senfuyait entre les hautes herbes. Si encore il avait eu le chien Top! Mais Top avait disparu en même temps que son maître et probablement péri avec lui! Vers trois heures après midi, de nouvelles bandes doiseaux furent entrevues à travers certains arbres, dont ils becquetaient les baies aromatiques, entre autres des genévriers. Soudain, un véritable appel de trompette résonna dans la forêt. Ces étranges et sonores fanfares étaient produites par ces gallinacés que lon nomme «tétras» aux États-Unis. Bientôt on en vit quelques couples, au plumage varié de fauve et de brun, et à la queue brune. Harbert reconnut les mâles aux deux ailerons pointus, formés par les pennes relevées de leur cou. Pencroff jugea indispensable de semparer de lun de ces gallinacés, gros comme une poule, et dont la chair vaut celle de la gélinotte. Mais cétait difficile, car ils ne se laissaient point approcher. Après plusieurs tentatives infructueuses, qui neurent dautre résultat que deffrayer les tétras, le marin dit au jeune garçon: «Décidément, puisquon ne peut les tuer au vol, il faut essayer de les prendre à la ligne. -- Comme une carpe? sécria Harbert, très surpris de la proposition. -- Comme une carpe», répondit sérieusement le marin. Pencroff avait trouvé dans les herbes une demi-douzaine de nids de tétras, ayant chacun de deux à trois oeufs. Il eut grand soin de ne pas toucher à ces nids, auxquels leurs propriétaires ne pouvaient manquer de revenir. Ce fut autour deux quil imagina de tendre ses lignes, -- non des lignes à collets, mais de véritables lignes à hameçon. Il emmena Harbert à quelque distance des nids, et là il prépara ses engins singuliers avec le soin queût apporté un disciple dIsaac Walton. Harbert suivait ce travail avec un intérêt facile à comprendre, tout en doutant de la réussite. Les lignes furent faites de minces lianes, rattachées lune à lautre et longues de quinze à vingt pieds. De grosses épines très fortes, à pointes recourbées, que fournit un buisson dacacias nains, furent liées aux extrémités des lianes en guise dhameçon. Quant à lappât, de gros vers rouges qui rampaient sur le sol en tinrent lieu. Cela fait, Pencroff, passant entre les herbes et se dissimulant avec adresse, alla placer le bout de ses lignes armées dhameçons près des nids de tétras; puis il revint prendre lautre bout et se cacha avec Harbert derrière un gros arbre. Tous deux alors attendirent patiemment. Harbert, il faut le dire, ne comptait pas beaucoup sur le succès de linventif Pencroff. Une grande demi- heure sécoula, mais, ainsi que lavait prévu le marin, plusieurs couples de tétras revinrent à leurs nids. Ils sautillaient, becquetant le sol, et ne pressentant en aucune façon la présence des chasseurs, qui, dailleurs, avaient eu soin de se placer sous le vent des gallinacés. Certes, le jeune garçon, à ce moment, se sentit intéressé très vivement. Il retenait son souffle, et Pencroff, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les lèvres avancées comme sil allait goûter un morceau de tétras, respirait à peine. Cependant, les gallinacés se promenaient entre les hameçons, sans trop sen préoccuper. Pencroff alors donna de petites secousses qui agitèrent les appâts, comme si les vers eussent été encore vivants. À coup sûr, le marin, en ce moment, éprouvait une émotion bien autrement forte que celle du pêcheur à la ligne, qui, lui, ne voit pas venir sa proie à travers les eaux. Les secousses éveillèrent bientôt lattention des gallinacés, et les hameçons furent attaqués à coups de bec. Trois tétras, très voraces sans doute, avalèrent à la fois lappât et lhameçon. Soudain, dun coup sec, Pencroff «ferra» son engin, et des battements daile lui indiquèrent que les oiseaux étaient pris. «Hurrah!» sécria-t-il en se précipitant vers ce gibier, dont il se rendit maître en un instant. Harbert avait battu des mains. Cétait la première fois quil voyait prendre des oiseaux à la ligne, mais le marin, très modeste, lui affirma quil nen était pas à son coup dessai, et que, dailleurs, il navait pas le mérite de linvention. «Et en tout cas, ajouta-t-il, dans la situation où nous sommes, il faut nous attendre à en voir bien dautres!» Les tétras furent attachés par les pattes, et Pencroff, heureux de ne point revenir les mains vides et voyant que le jour commençait à baisser, jugea convenable de retourner à sa demeure. La direction à suivre était tout indiquée par celle de la rivière, dont il ne sagissait que de redescendre le cours, et, vers six heures, assez fatigués de leur excursion, Harbert et Pencroff rentraient aux Cheminées. CHAPITRE VII Gédéon Spilett, immobile, les bras croisés, était alors sur la grève, regardant la mer, dont lhorizon se confondait dans lest avec un gros nuage noir qui montait rapidement vers le zénith. Le vent était déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du jour. Tout le ciel avait un mauvais aspect, et les premiers symptômes dun coup de vent se manifestaient visiblement. Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se dirigea vers le reporter. Celui-ci, très absorbé, ne le vit pas venir. «Nous allons avoir une mauvaise nuit, Monsieur Spilett! dit le marin. De la pluie et du vent à faire la joie des pétrels!» Le reporter, se retournant alors, aperçut Pencroff, et ses premières paroles furent celles-ci: «À quelle distance de la côte la nacelle a-t-elle, selon vous, reçu ce coup de mer qui a emporté notre compagnon?» Le marin ne sattendait pas à cette question. Il réfléchit un instant et répondit: «À deux encablures, au plus. -- Mais quest-ce quune encablure? demanda Gédéon Spilett. -- Cent vingt brasses environ ou six cents pieds. -- Ainsi, dit le reporter, Cyrus Smith aurait disparu à douze cents pieds au plus du rivage? -- Environ, répondit Pencroff. -- Et son chien aussi? -- Aussi. -- Ce qui métonne, ajouta le reporter, en admettant que notre compagnon ait péri, cest que Top ait également trouvé la mort, et que ni le corps du chien, ni celui de son maître naient été rejetés au rivage! -- Ce nest pas étonnant, avec une mer aussi forte, répondit le marin. Dailleurs, il se peut que les courants les aient portés plus loin sur la côte. -- Ainsi, cest bien votre avis que notre compagnon a péri dans les flots? demanda encore une fois le reporter. -- Cest mon avis. -- Mon avis, à moi, dit Gédéon Spilett, sauf ce que je dois à votre expérience, Pencroff, cest que le double fait de la disparition absolue de Cyrus et de Top, vivants ou morts, a quelque chose dinexplicable et dinvraisemblable. -- Je voudrais penser comme vous, Monsieur Spilett, répondit Pencroff. Malheureusement, ma conviction est faite!» Cela dit, le marin revint vers les Cheminées. Un bon feu pétillait sur le foyer. Harbert venait dy jeter une brassée de bois sec, et la flamme projetait de grandes clartés dans les parties sombres du couloir. Pencroff soccupa aussitôt de préparer le dîner. Il lui parut convenable dintroduire dans le menu quelque pièce de résistance, car tous avaient besoin de réparer leurs forces. Les chapelets de couroucous furent conservés pour le lendemain, mais on pluma deux tétras, et bientôt, embrochés dans une baguette, les gallinacés rôtissaient devant un feu flambant. À sept heures du soir, Nab nétait pas encore de retour. Cette absence prolongée ne pouvait quinquiéter Pencroff au sujet du nègre. Il devait craindre ou quil lui fût arrivé quelque accident sur cette terre inconnue, ou que le malheureux eût fait quelque coup de désespoir. Mais Harbert tira de cette absence des conséquences toutes différentes. Pour lui, si Nab ne revenait pas, cest quil sétait produit une circonstance nouvelle, qui lavait engagé À prolonger ses recherches. Or, tout ce qui était nouveau ne pouvait lêtre quà lavantage de Cyrus Smith. Pourquoi Nab nétait-il pas rentré, si un espoir quelconque ne le retenait pas? Peut-être avait-il trouvé quelque indice, une empreinte de pas, un reste dépave qui lavait mis sur la voie? Peut-être suivait-il en ce moment une piste certaine? Peut-être était-il près de son maître?... Ainsi raisonnait le jeune garçon. Ainsi parla-t-il. Ses compagnons le laissèrent dire. Seul, le reporter lapprouvait du geste. Mais, pour Pencroff, ce qui était probable, cest que Nab avait poussé plus loin que la veille ses recherches sur le littoral, et quil ne pouvait encore être de retour. Cependant, Harbert, très agité par de vagues pressentiments, manifesta plusieurs fois lintention daller au-devant de Nab. Mais Pencroff lui fit comprendre que ce serait là une course inutile, que, dans cette obscurité et par ce déplorable temps, il ne pourrait retrouver les traces de Nab, et que mieux valait attendre. Si le lendemain Nab navait pas reparu, Pencroff nhésiterait pas à se joindre à Harbert pour aller à la recherche de Nab. Gédéon Spilett approuva lopinion du marin sur ce point quil ne fallait pas se diviser, et Harbert dut renoncer à son projet; mais deux grosses larmes tombèrent de ses yeux. Le reporter ne put se retenir dembrasser le généreux enfant. Le mauvais temps sétait absolument déclaré. Un coup de vent de sud-est passait sur la côte avec une violence sans égale. On entendait la mer, qui baissait alors, mugir contre la lisière des premières roches, au large du littoral. La pluie, pulvérisée par louragan, senlevait comme un brouillard liquide. On eût dit des haillons de vapeurs qui traînaient sur la côte, dont les galets bruissaient violemment, comme des tombereaux de cailloux qui se vident. Le sable, soulevé par le vent, se mêlait aux averses et en rendait lassaut insoutenable. Il y avait dans lair autant de poussière minérale que de poussière aqueuse. Entre lembouchure de la rivière et le pan de la muraille, de grands remous tourbillonnaient, et les couches dair qui séchappaient de ce maelström, ne trouvant dautre issue que létroite vallée au fond de laquelle se soulevait le cours deau, sy engouffraient avec une irrésistible violence. Aussi la fumée du foyer, repoussée par létroit boyau, se rabattait-elle fréquemment, emplissant les couloirs et les rendant inhabitables. Cest pourquoi, dès que les tétras furent cuits, Pencroff laissa tomber le feu, et ne conserva plus que des braises enfouies sous les cendres. À huit heures, Nab navait pas encore reparu; mais on pouvait admettre maintenant que cet effroyable temps lavait seul empêché de revenir, et quil avait dû chercher refuge dans quelque cavité, pour attendre la fin de la tourmente ou tout au moins le retour du jour. Quant à aller au-devant de lui, à tenter de le retrouver dans ces conditions, cétait impossible. Le gibier forma lunique plat du souper. On mangea volontiers de cette viande, qui était excellente. Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcité lappétit, dévorèrent. Puis, chacun se retira dans le coin où il avait déjà reposé la nuit précédente, et Harbert ne tarda pas à sendormir près du marin, qui sétait étendu le long du foyer. Au dehors, avec la nuit qui savançait, la tempête prenait des proportions formidables. Cétait un coup de vent comparable à celui qui avait emporté les prisonniers depuis Richmond jusquà cette terre du Pacifique. Tempêtes fréquentes pendant ces temps déquinoxe, fécondes en catastrophes, terribles surtout sur ce large champ, qui noppose aucun obstacle à leur fureur! On comprend donc quune côte ainsi exposée à lest, cest-à-dire directement aux coups de louragan, et frappée de plein fouet, fût battue avec une force dont aucune description ne peut donner lidée. Très heureusement, lentassement de roches qui formait les Cheminées était solide. Cétaient dénormes quartiers de granit, dont quelques-uns pourtant, insuffisamment équilibrés, semblaient trembler sur leur base. Pencroff sentait cela, et sous sa main, appuyée aux parois, couraient de rapides frémissements. Mais enfin il se répétait, et avec raison, quil ny avait rien à craindre, et que sa retraite improvisée ne seffondrerait pas. Toutefois, il entendait le bruit des pierres, détachées du sommet du plateau et arrachées par les remous du vent, qui tombaient sur la grève. Quelques-unes roulaient même à la partie supérieure des Cheminées, ou y volaient en éclats, quand elles étaient projetées perpendiculairement. Deux fois, le marin se releva et vint en rampant à lorifice du couloir, afin dobserver au dehors. Mais ces éboulements, peu considérables, ne constituaient aucun danger, et il reprit sa place devant le foyer, dont les braises crépitaient sous la cendre. Malgré les fureurs de louragan, le fracas de la tempête, le tonnerre de la tourmente, Harbert dormait profondément. Le sommeil finit même par semparer de Pencroff, que sa vie de marin avait habitué à toutes ces violences. Seul, Gédéon Spilett était tenu éveillé par linquiétude. Il se reprochait de ne pas avoir accompagné Nab. On a vu que tout espoir ne lavait pas abandonné. Les pressentiments qui avaient agité Harbert navaient pas cessé de lagiter aussi. Sa pensée était concentrée sur Nab. Pourquoi Nab nétait-il pas revenu? Il se retournait sur sa couche de sable, donnant à peine une vague attention à cette lutte des éléments. Parfois, ses yeux, appesantis par la fatigue, se fermaient un instant, mais quelque rapide pensée les rouvrait presque aussitôt. Cependant, la nuit savançait, et il pouvait être deux heures du matin, quand Pencroff, profondément endormi alors, fut secoué vigoureusement. «Quest-ce?» sécria-t-il, en séveillant et en reprenant ses idées avec cette promptitude particulière aux gens de mer. Le reporter était penché sur lui, et lui disait: «Écoutez, Pencroff, écoutez!» Le marin prêta loreille et ne distingua aucun bruit étranger à celui des rafales. «Cest le vent, dit-il. -- Non, répondit Gédéon Spilett, en écoutant de nouveau, jai cru entendre... -- Quoi? -- Les aboiements dun chien! -- Un chien! sécria Pencroff, qui se releva dun bond. -- Oui... des aboiements... -- Ce nest pas possible! répondit le marin. Et, dailleurs, comment, avec les mugissements de la tempête... -- Tenez... écoutez...» dit le reporter. Pencroff écouta plus attentivement, et il crut, en effet, dans un instant daccalmie, entendre des aboiements éloignés. «Eh bien!... dit le reporter, en serrant la main du marin. -- Oui... oui!... répondit Pencroff. -- Cest Top! Cest Top!...» sécria Harbert, qui venait de séveiller, et tous trois sélancèrent vers lorifice des Cheminées. Ils eurent une peine extrême à sortir. Le vent les repoussait. Mais enfin, ils y parvinrent, et ne purent se tenir debout quen saccotant contre les roches. Ils regardèrent, ils ne pouvaient parler. Lobscurité était absolue. La mer, le ciel, la terre, se confondaient dans une égale intensité des ténèbres. Il semblait quil ny eût pas un atome de lumière diffuse dans latmosphère. Pendant quelques minutes, le reporter et ses deux compagnons demeurèrent ainsi, comme écrasés par la rafale, trempés par la pluie, aveuglés par le sable. Puis, ils entendirent encore une fois ces aboiements dans un répit de la tourmente, et ils reconnurent quils devaient être assez éloignés. Ce ne pouvait être que Top qui aboyait ainsi! Mais était-il seul ou accompagné? Il est plus probable quil était seul, car, en admettant que Nab fût avec lui, Nab se serait dirigé en toute hâte vers les Cheminées. Le marin pressa la main du reporter, dont il ne pouvait se faire entendre, et dune façon qui signifiait: «Attendez!» puis, il rentra dans le couloir. Un instant après, il ressortait avec un fagot allumé, il le projetait dans les ténèbres, et il poussait des sifflements aigus. À ce signal, qui était comme attendu, on eût pu le croire, des aboiements plus rapprochés répondirent, et bientôt un chien se précipita dans le couloir. Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett y rentrèrent à sa suite. Une brassée de bois sec fut jetée sur les charbons. Le couloir séclaira dune vive flamme. «Cest Top!» sécria Harbert. Cétait Top, en effet, un magnifique anglo-normand, qui tenait de ces deux races croisées la vitesse des jambes et la finesse de lodorat, les deux qualités par excellence du chien courant. Cétait le chien de lingénieur Cyrus Smith. Mais il était seul! Ni son maître, ni Nab ne laccompagnaient! Cependant, comment son instinct avait-il pu le conduire jusquaux Cheminées, quil ne connaissait pas? Cela paraissait inexplicable, surtout au milieu de cette nuit noire, et par une telle tempête! Mais, détail plus inexplicable encore, Top nétait ni fatigué, ni épuisé, ni même souillé de vase ou de sable!... Harbert lavait attiré vers lui et lui pressait la tête entre ses mains. Le chien se laissait faire et frottait son cou sur les mains du jeune garçon. «Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera aussi! dit le reporter. -- Dieu le veuille! répondit Harbert. Partons! Top nous guidera!» Pencroff ne fit pas une objection. Il sentait bien que larrivée de Top pouvait donner un démenti à ses conjectures. «En route!» dit-il. Pencroff recouvrit avec soin les charbons du foyer. Il plaça quelques morceaux de bois sous les cendres, de manière à retrouver du feu au retour. Puis, précédé du chien, qui semblait linviter à venir par de petits aboiements, et suivi du reporter et du jeune garçon, il sélança au dehors, après avoir pris les restes du souper. La tempête était alors dans toute sa violence, et peut-être même à son maximum dintensité. La lune, nouvelle alors, et, par conséquent, en conjonction avec le soleil, ne laissait pas filtrer la moindre lueur à travers les nuages. Suivre une route rectiligne devenait difficile. Le mieux était de sen rapporter à linstinct de Top. Ce qui fut fait. Le reporter et le jeune garçon marchaient derrière le chien, et le marin fermait la marche. Aucun échange de paroles neût été possible. La pluie ne tombait pas très abondamment, car elle se pulvérisait au souffle de louragan, mais louragan était terrible. Toutefois, une circonstance favorisa très heureusement le marin et ses deux compagnons. En effet, le vent chassait du sud-est, et, par conséquent, il les poussait de dos. Ce sable quil projetait avec violence, et qui neût pas été supportable, ils le recevaient par derrière, et, à la condition de ne point se retourner, ils ne pouvaient en être incommodés de façon à gêner leur marche. En somme, ils allaient souvent plus vite quils ne le voulaient, et précipitaient leurs pas afin de ne point être renversés, mais un immense espoir doublait leurs forces, et ce nétait plus à laventure, cette fois, quils remontaient le rivage. Ils ne mettaient pas en doute que Nab neût retrouvé son maître, et quil ne leur eût envoyé le fidèle chien. Mais lingénieur était-il vivant, ou Nab ne mandait-il ses compagnons que pour rendre les derniers devoirs au cadavre de linfortuné Smith? Après avoir dépassé le pan coupé de la haute terre dont ils sétaient prudemment écartés, Harbert, le reporter et Pencroff sarrêtèrent pour reprendre haleine. Le retour du rocher les abritait contre le vent, et ils respiraient après cette marche dun quart dheure, qui avait été plutôt une course. À ce moment, ils pouvaient sentendre, se répondre, et le jeune garçon ayant prononcé le nom de Cyrus Smith, Top aboya à petits coups, comme sil eût voulu dire que son maître était sauvé. «Sauvé, nest-ce pas? répétait Harbert, sauvé, Top?» Et le chien aboyait comme pour répondre. La marche fut reprise. Il était environ deux heures et demie du matin. La mer commençait à monter, et, poussée par le vent, cette marée, qui était une marée de syzygie, menaçait dêtre très forte. Les grandes lames tonnaient contre la lisière décueils, et elles lassaillaient avec une telle violence, que, très probablement, elles devaient passer par-dessus lîlot, absolument invisible alors. Cette longue digue ne couvrait donc plus la côte, qui était directement exposée aux chocs du large. Dès que le marin et ses compagnons se furent détachés du pan coupé, le vent les frappa de nouveau avec une extrême fureur. Courbés, tendant le dos à la rafale, ils marchaient très vite, suivant Top, qui nhésitait pas sur la direction à prendre. Ils remontaient au nord, ayant sur leur droite une interminable crête de lames, qui déferlait avec un assourdissant fracas, et sur leur gauche une obscure contrée dont il était impossible de saisir laspect. Mais ils sentaient bien quelle devait être relativement plate, car louragan passait maintenant au-dessus deux sans les prendre en retour, effet qui se produisait quand il frappait la muraille de granit. À quatre heures du matin, on pouvait estimer quune distance de cinq milles avait été franchie. Les nuages sétaient légèrement relevés et ne traînaient plus sur le sol. La rafale, moins humide, se propageait en courants dair très vifs, plus secs et plus froids. Insuffisamment protégés par leurs vêtements, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett devaient souffrir cruellement, mais pas une plainte ne séchappait de leurs lèvres. Ils étaient décidés à suivre Top jusquoù lintelligent animal voudrait les conduire. Vers cinq heures, le jour commença à se faire. Au zénith dabord, où les vapeurs étaient moins épaisses, quelques nuances grisâtres découpèrent le bord des nuages, et bientôt, sous une bande opaque, un trait plus lumineux dessina nettement lhorizon de mer. La crête des lames se piqua légèrement de lueurs fauves, et lécume se refit blanche. En même temps, sur la gauche, les parties accidentées du littoral commençaient à sestomper confusément, mais ce nétait encore que du gris sur du noir. À six heures du matin, le jour était fait. Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. Le marin et ses compagnons étaient alors à six milles environ des Cheminées. Ils suivaient une grève très plate, bordée au large par une lisière de roches dont les têtes seulement émergeaient alors, car on était au plein de la mer. Sur la gauche, la contrée, quaccidentaient quelques dunes hérissées de chardons, offrait laspect assez sauvage dune vaste région sablonneuse. Le littoral était peu découpé, et noffrait dautre barrière à lOcéan quune chaîne assez irrégulière de monticules. Çà et là, un ou deux arbres grimaçaient, couchés vers louest, les branches projetées dans cette direction. Bien en arrière, dans le sud-ouest, sarrondissait la lisière de la dernière forêt. En ce moment, Top donna des signes non équivoques dagitation. Il allait en avant, revenait au marin, et semblait lengager à hâter le pas. Le chien avait alors quitté la grève, et, poussé par son admirable instinct, sans montrer une seule hésitation, il sétait engagé entre les dunes. On le suivit. Le pays paraissait être absolument désert. Pas un être vivant ne lanimait. La lisière des dunes, fort large, était composée de monticules, et même de collines très capricieusement distribuées. Cétait comme une petite Suisse de sable, et il ne fallait rien moins quun instinct prodigieux pour sy reconnaître. Cinq minutes après avoir quitté la grève, le reporter et ses compagnons arrivaient devant une sorte dexcavation creusée au revers dune haute dune. Là, Top sarrêta et jeta un aboiement clair. Spilett, Harbert et Pencroff pénétrèrent dans cette grotte. Nab était là, agenouillé près dun corps étendu sur un lit dherbes... Ce corps était celui de lingénieur Cyrus Smith. CHAPITRE VIII Nab ne bougea pas. Le marin ne lui jeta quun mot. «Vivant!» sécria-t-il. Nab ne répondit pas. Gédéon Pilett et Pencroff devinrent pâles. Harbert joignit les mains et demeura immobile. Mais il était évident que le pauvre nègre, absorbé dans sa douleur, navait ni vu ses compagnons ni entendu les paroles du marin. Le reporter sagenouilla près de ce corps sans mouvement, et posa son oreille sur la poitrine de lingénieur, dont il entrouvrit les vêtements. Une minute -- un siècle! -- sécoula, pendant quil cherchait à surprendre quelque battement du coeur. Nab sétait redressé un peu et regardait sans voir. Le désespoir neût pu altérer davantage un visage dhomme. Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. Il croyait son maître mort. Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva. «Il vit!» dit-il. Pencroff, à son tour, se mit à genoux près de Cyrus Smith; son oreille saisit aussi quelques battements, et ses lèvres, quelque souffle qui séchappait des lèvres de lingénieur. Harbert, sur un mot du reporter, sélança au dehors pour chercher de leau. Il trouva à cent pas de là un ruisseau limpide, évidemment très grossi par les pluies de la veille, et qui filtrait à travers le sable. Mais rien pour mettre cette eau, pas une coquille dans ces dunes! Le jeune garçon dut se contenter de tremper son mouchoir dans le ruisseau, et il revint en courant vers la grotte. Heureusement, ce mouchoir imbibé suffit à Gédéon Spilett, qui ne voulait quhumecter les lèvres de lingénieur. Ces molécules deau fraîche produisirent un effet presque immédiat. Un soupir séchappa de la poitrine de Cyrus Smith, et il sembla même quil essayait de prononcer quelques paroles. «Nous le sauverons!» dit le reporter. Nab avait repris espoir à ces paroles. Il déshabilla son maître, afin de voir si le corps ne présenterait pas quelque blessure. Ni la tête, ni le torse, ni les membres navaient de contusions, pas même décorchures, chose surprenante, puisque le corps de Cyrus Smith avait dû être roulé au milieu des roches; les mains elles- mêmes étaient intactes, et il était difficile dexpliquer comment lingénieur ne portait aucune trace des efforts quil avait dû faire pour franchir la ligne décueils. Mais lexplication de cette circonstance viendrait plus tard. Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui sétait passé. Pour le moment, il sagissait de le rappeler à la vie, et il était probable que des frictions amèneraient ce résultat. Cest ce qui fut fait avec la vareuse du marin. Lingénieur, réchauffé par ce rude massage, remua légèrement le bras, et sa respiration commença à se rétablir dune façon plus régulière. Il mourait dépuisement, et certes, sans larrivée du reporter et de ses compagnons, cen était fait de Cyrus Smith. «Vous lavez donc cru mort, votre maître? demanda le marin à Nab. -- Oui! mort! répondit Nab, et si Top ne vous eût pas trouvés, si vous nétiez pas venus, jaurais enterré mon maître et je serais mort près de lui!» On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith! Nab raconta alors ce qui sétait passé. La veille, après avoir quitté les Cheminées dès laube, il avait remonté la côte dans la direction du nord-nord et atteint la partie du littoral quil avait déjà visitée. Là, sans aucun espoir, il lavouait, Nab avait cherché sur le rivage, au milieu des roches, sur le sable, les plus légers indices qui pussent le guider. Il avait examiné surtout la partie de la grève que la haute mer ne recouvrait pas, car, sur sa lisière, le flux et le reflux devaient avoir effacé tout indice. Nab nespérait plus retrouver son maître vivant. Cétait à la découverte dun cadavre quil allait ainsi, un cadavre quil voulait ensevelir de ses propres mains! Nab avait cherché longtemps. Ses efforts demeurèrent infructueux. Il ne semblait pas que cette côte déserte eût jamais été fréquentée par un être humain. Les coquillages, ceux que la mer ne pouvait atteindre, -- et qui se rencontraient par millions au delà du relais des marées, -- étaient intacts. Pas une coquille écrasée. Sur un espace de deux à trois cents yards, il nexistait pas trace dun atterrissage, ni ancien, ni récent. Nab sétait donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. Il se pouvait que les courants eussent porté un corps sur quelque point plus éloigné. Lorsquun cadavre flotte à peu de distance dun rivage plat, il est bien rare que le flot ne ly rejette pas tôt ou tard. Nab le savait, et il voulait revoir son maître une dernière fois. «Je longeai la côte pendant deux milles encore, je visitai toute la ligne des écueils à mer basse, toute la grève à mer haute, et je désespérais de rien trouver, quand hier, vers cinq heures du soir, je remarquai sur le sable des empreintes de pas. -- Des empreintes de pas? sécria Pencroff. -- Oui! répondit Nab. -- Et ces empreintes commençaient aux écueils même? demanda le reporter. -- Non, répondit Nab, au relais de marée, seulement, car entre les relais et les récifs, les autres avaient dû être effacées. -- Continue, Nab, dit Gédéon Spilett. -- Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou. Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. Je les suivis pendant un quart de mille, courant, mais prenant garde de les effacer. Cinq minutes après, comme la nuit se faisait, jentendis les aboiements dun chien. Cétait Top, et Top me conduisit ici même, près de mon maître!» Nab acheva son récit en disant quelle avait été sa douleur en retrouvant ce corps inanimé. Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie! Maintenant quil lavait retrouvé mort, il le voulait vivant! Tous ses efforts avaient été inutiles! Il navait plus quà rendre les derniers devoirs à celui quil aimait tant! Nab avait alors songé à ses compagnons. Ceux-ci voudraient, sans doute, revoir une dernière fois linfortuné! Top était là. Ne pouvait-il sen rapporter à la sagacité de ce fidèle animal? Nab prononça à plusieurs reprises le nom du reporter, celui des compagnons de lingénieur que Top connaissait le plus. Puis, il lui montra le sud de la côte, et le chien sélança dans la direction qui lui était indiquée. On sait comment, guidé par un instinct que lon peut regarder presque comme surnaturel, car lanimal navait jamais été aux Cheminées, Top y arriva cependant. Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec une extrême attention. Il y avait pour eux quelque chose dinexplicable à ce que Cyrus Smith, après les efforts quil avait dû faire pour échapper aux flots, en traversant les récifs, neût pas trace dune égratignure. Et ce qui ne sexpliquait pas davantage, cétait que lingénieur eût pu gagner, à plus dun mille de la côte, cette grotte perdue au milieu des dunes. «Ainsi, Nab, dit le reporter, ce nest pas toi qui as transporté ton maître jusquà cette place? -- Non, ce nest pas moi, répondit Nab. -- Il est bien évident que M Smith y est venu seul, dit Pencroff. -- Cest évident, en effet, fit observer Gédéon Spilett, mais ce nest pas croyable!» On ne pourrait avoir lexplication de ce fait que de la bouche de lingénieur. Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. Cyrus Smith remua de nouveau les bras, puis la tête, et quelques mots incompréhensibles séchappèrent encore une fois de ses lèvres. Nab, penché sur lui, lappelait, mais lingénieur ne semblait pas entendre, et ses yeux étaient toujours fermés. La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. Les sens ny avaient encore aucune part. Pencroff regretta bien de navoir pas de feu, ni de quoi sen procurer, car il avait malheureusement oublié demporter le linge brûlé, quil eût facilement enflammé au choc de deux cailloux. Quant aux poches de lingénieur, elles étaient absolument vides, sauf celle de son gilet, qui contenait sa montre. Il fallait donc transporter Cyrus Smith aux Cheminées, et le plus tôt possible. Ce fut lavis de tous. Cependant, les soins qui furent prodigués à lingénieur devaient lui rendre la connaissance plus vite quon ne pouvait lespérer. Leau dont on humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. Pencroff eut aussi lidée de mêler à cette eau du jus de cette chair de tétras quil avait apportée. Harbert, ayant couru jusquau rivage, en revint avec deux grandes coquilles de bivalves. Le marin composa une sorte de mixture, et lintroduisit entre les lèvres de lingénieur, qui parut humer avidement ce mélange. Ses yeux souvrirent alors. Nab et le reporter sétaient penchés sur lui. «Mon maître! mon maître!» sécria Nab. Lingénieur lentendit. Il reconnut Nab et Spilett, puis ses deux autres compagnons, Harbert et le marin, et sa main pressa légèrement les leurs. Quelques mots séchappèrent encore de sa bouche, -- mots quil avait déjà prononcés, sans doute, et qui indiquaient quelles pensées tourmentaient, même alors, son esprit. Ces mots furent compris, cette fois. «Île ou continent? murmura-t-il. -- Ah! sécria Pencroff, qui ne put retenir cette exclamation. De par tous les diables, nous nous en moquons bien, pourvu que vous viviez, monsieur Cyrus! Île ou continent? On verra plus tard.» Lingénieur fit un léger signe affirmatif, et parut sendormir. On respecta ce sommeil, et le reporter prit immédiatement ses dispositions pour que lingénieur fût transporté dans les meilleures conditions. Nab, Harbert et Pencroff quittèrent la grotte et se dirigèrent vers une haute dune couronnée de quelques arbres rachitiques. Et, chemin faisant, le marin ne pouvait se retenir de répéter: «Île ou continent! Songer à cela quand on na plus que le souffle! quel homme!» Arrivés au sommet de la dune, Pencroff et ses deux compagnons, sans autres outils que leurs bras, dépouillèrent de ses principales branches un arbre assez malingre, sorte de pin maritime émacié par les vents; puis, de ces branches, on fit une litière qui, une fois recouverte de feuilles et dherbes, permettrait de transporter lingénieur. Ce fut laffaire de quarante minutes environ, et il était dix heures quand le marin, Nab et Harbert revinrent auprès de Cyrus Smith, que Gédéon Spilett navait pas quitté. Lingénieur se réveillait alors de ce sommeil, ou plutôt de cet assoupissement dans lequel on lavait trouvé. La coloration revenait à ses joues, qui avaient eu jusquici la pâleur de la mort. Il se releva un peu, regarda autour de lui, et sembla demander où il se trouvait. «Pouvez-vous mentendre sans vous fatiguer, Cyrus? dit le reporter. -- Oui, répondit lingénieur. -- Mest avis, dit alors le marin, que M Smith vous entendra encore mieux, sil revient à cette gelée de tétras, -- car cest du tétras, monsieur Cyrus», ajouta-t-il, en lui présentant quelque peu de cette gelée, à laquelle il mêla, cette fois, des parcelles de chair. Cyrus Smith mâcha ces morceaux du tétras, dont les restes furent partagés entre ses trois compagnons, qui souffraient de la faim, et trouvèrent le déjeuner assez maigre. «Bon! fit le marin, les victuailles nous attendent aux Cheminées, car il est bon que vous le sachiez, monsieur Cyrus, nous avons là- bas, dans le sud, une maison avec chambres, lits et foyer, et, dans loffice, quelques douzaines doiseaux que notre Harbert appelle des couroucous. Votre litière est prête, et, dès que vous vous en sentirez la force, nous vous transporterons à notre demeure. -- Merci, mon ami, répondit lingénieur, encore une heure ou deux, et nous pourrons partir... Et maintenant, parlez, Spilett.» Le reporter fit alors le récit de ce qui sétait passé. Il raconta ces événements que devait ignorer Cyrus Smith, la dernière chute du ballon, latterrissage sur cette terre inconnue, qui semblait déserte, quelle quelle fût, soit une île, soit un continent, la découverte des Cheminées, les recherches entreprises pour retrouver lingénieur, le dévouement de Nab, tout ce quon devait à lintelligence du fidèle Top, etc. «Mais, demanda Cyrus Smith dune voix encore affaiblie, vous ne mavez donc pas ramassé sur la grève? -- Non, répondit le reporter. -- Et ce nest pas vous qui mavez rapporté dans cette grotte? -- Non. -- À quelle distance cette grotte est-elle donc des récifs? -- À un demi-mille environ, répondit Pencroff, et si vous êtes étonné, monsieur Cyrus, nous ne sommes pas moins surpris nous- mêmes de vous voir en cet endroit! -- En effet, répondit lingénieur, qui se ranimait peu à peu et prenait intérêt à ces détails, en effet, voilà qui est singulier! -- Mais, reprit le marin, pouvez-vous nous dire ce qui sest passé après que vous avez été emporté par le coup de mer?» Cyrus Smith rappela ses souvenirs. Il savait peu de chose. Le coup de mer lavait arraché du filet de laérostat. Il senfonça dabord à quelques brasses de profondeur. Revenu à la surface de la mer, dans cette demi-obscurité, il sentit un être vivant sagiter près de lui. Cétait Top, qui sétait précipité à son secours. En levant les yeux, il naperçut plus le ballon, qui, délesté de son poids et de celui du chien, était reparti comme une flèche. Il se vit, au milieu de ces flots courroucés, à une distance de la côte qui ne devait pas être inférieure à un demi- mille. Il tenta de lutter contre les lames en nageant avec vigueur. Top le soutenait par ses vêtements; mais un courant de foudre le saisit, le poussa vers le nord, et, après une demi-heure defforts, il coula, entraînant Top avec lui dans labîme. Depuis ce moment jusquau moment où il venait de se retrouver dans les bras de ses amis, il navait plus souvenir de rien. «Cependant, reprit Pencroff, il faut que vous ayez été lancé sur le rivage, et que vous ayez eu la force de marcher jusquici, puisque Nab a retrouvé les empreintes de vos pas! -- Oui... il le faut... répondit lingénieur en réfléchissant. Et vous navez pas vu trace dêtres humains sur cette côte? -- Pas trace, répondit le reporter. Dailleurs, si par hasard quelque sauveur se fût rencontré là, juste à point, pourquoi vous aurait-il abandonné après vous avoir arraché aux flots? -- Vous avez raison, mon cher Spilett. -- Dis-moi, Nab, ajouta lingénieur en se tournant vers son serviteur, ce nest pas toi qui... tu naurais pas eu un moment dabsence... pendant lequel... Non, cest absurde... Est-ce quil existe encore quelques-unes de ces empreintes? demanda Cyrus Smith. -- Oui, mon maître, répondit Nab, tenez, à lentrée, sur le revers même de cette dune, dans un endroit abrité du vent et de la pluie. Les autres ont été effacées par la tempête. -- Pencroff, répondit Cyrus Smith, voulez-vous prendre mes souliers, et voir sils sappliquent absolument à ces empreintes!» Le marin fit ce que demandait lingénieur. Harbert et lui, guidés par Nab, allèrent à lendroit où se trouvaient les empreintes, pendant que Cyrus Smith disait au reporter: «Il sest passé là des choses inexplicables! -- Inexplicables, en effet! répondit Gédéon Spilett. -- Mais ny insistons pas en ce moment, mon cher Spilett, nous en causerons plus tard.» Un instant après, le marin, Nab et Harbert rentraient. Il ny avait pas de doute possible. Les souliers de lingénieur sappliquaient exactement aux empreintes conservées. Donc, cétait Cyrus Smith qui les avait laissées sur le sable. «Allons, dit-il, cest moi qui aurai éprouvé cette hallucination, cette absence que je mettais au compte de Nab! Jaurai marché comme un somnambule, sans avoir conscience de mes pas, et cest Top qui, dans son instinct, maura conduit ici, après mavoir arraché des flots... Viens, Top! Viens, mon chien!» Le magnifique animal bondit jusquà son maître, en aboyant, et les caresses ne lui furent pas épargnées. On conviendra quil ny avait pas dautre explication à donner aux faits qui avaient amené le sauvetage de Cyrus Smith, et quà Top revenait tout lhonneur de laffaire. Vers midi, Pencroff ayant demandé à Cyrus Smith si lon pouvait le transporter, Cyrus Smith, pour toute réponse, et par un effort qui attestait la volonté la plus énergique, se leva. Mais il dut sappuyer sur le marin, car il serait tombé. «Bon! bon! fit Pencroff! -- La litière de monsieur lingénieur.» La litière fut apportée. Les branches transversales avaient été recouvertes de mousses et de longues herbes. On y étendit Cyrus Smith, et lon se dirigea vers la côte, Pencroff à une extrémité des brancards, Nab à lautre. Cétaient huit milles à franchir, mais comme on ne pourrait aller vite, et quil faudrait peut-être sarrêter fréquemment, il fallait compter sur un laps de six heures au moins, avant davoir atteint les Cheminées. Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. Tout couché quil fut, lingénieur, accoudé sur son bras, observait la côte, surtout dans la partie opposée à la mer. Il ne parlait pas, mais il regardait, et certainement le dessin de cette contrée avec ses accidents de terrain, ses forêts, ses productions diverses, se grava dans son esprit. Cependant, après deux heures de route, la fatigue lemporta, et il sendormit sur la litière. À cinq heures et demie, la petite troupe arrivait au pan coupé, et, un peu après, devant les Cheminées. Tous sarrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas. Pencroff, à son extrême surprise, put alors constater que leffroyable tempête de la veille avait modifié laspect des lieux. Des éboulements assez importants sétaient produits. De gros quartiers de roche gisaient sur la grève, et un épais tapis dherbes marines, varechs et algues, couvrait tout le rivage. Il était évident que la mer, passant par-dessus lîlot, sétait portée jusquau pied de lénorme courtine de granit. Devant lorifice des Cheminées, le sol, profondément raviné, avait subi un violent assaut des lames. Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa lesprit. Il se précipita dans le couloir. Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant ses compagnons... Le feu était éteint. Les cendres noyées nétaient plus que vase. Le linge brûlé, qui devait servir damadou, avait disparu. La mer avait pénétré jusquau fond des couloirs, et tout bouleversé, tout détruit à lintérieur des Cheminées! CHAPITRE IX En quelques mots, Gédéon Spilett, Harbert et Nab furent mis au courant de la situation. Cet accident, qui pouvait avoir des conséquences fort graves, -- du moins Pencroff lenvisageait ainsi, -- produisit des effets divers sur les compagnons de lhonnête marin. Nab, tout à la joie davoir retrouvé son maître, nécouta pas, ou plutôt ne voulut pas même se préoccuper de ce que disait Pencroff. Harbert, lui, parut partager dans une certaine mesure les appréhensions du marin. Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il répondit simplement: «Sur ma foi, Pencroff, voilà qui mest bien égal! -- Mais, je vous répète que nous navons plus de feu! -- Peuh! -- Ni aucun moyen de le rallumer. -- Baste! -- Pourtant, Monsieur Spilett... -- Est-ce que Cyrus nest pas là? répondit le reporter. Est-ce quil nest pas vivant, notre ingénieur? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui! -- Et avec quoi? -- Avec rien.» Queût répondu Pencroff? Il neût pas répondu, car, au fond, il partageait la confiance que ses compagnons avaient en Cyrus Smith. Lingénieur était pour eux un microcosme, un composé de toute la science et de toute lintelligence humaine! Autant valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte que sans Cyrus dans la plus industrieuse villa de lUnion. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien. Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu dire à ces braves gens quune éruption volcanique allait anéantir cette terre, que cette terre allait senfoncer dans les abîmes du Pacifique, quils eussent imperturbablement répondu: «Cyrus est là! Voyez Cyrus!» En attendant, toutefois, lingénieur était encore plongé dans une nouvelle prostration que le transport avait déterminée, et on ne pouvait faire appel à son ingéniosité en ce moment. Le souper devait nécessairement être fort maigre. En effet, toute la chair de tétras avait été consommée, et il nexistait aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque. Dailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser. Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. Là, on parvint à lui arranger une couche dalgues et de varechs restés à peu près secs. Le profond sommeil qui sétait emparé de lui ne pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne leût fait une nourriture abondante. La nuit était venue, et, avec elle, la température, modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sérieusement. Or, comme la mer avait détruit les cloisons établies par Pencroff en certains points des couloirs, des courants dair sétablirent, qui rendirent les Cheminées peu habitables. Lingénieur se fût donc trouvé dans des conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se dépouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne leussent soigneusement couvert. Le souper, ce soir-là, ne se composa que de ces inévitables lithodomes, dont Harbert et Nab firent une ample récolte sur la grève. Cependant, à ces mollusques, le jeune garçon joignit une certaine quantité dalgues comestibles, quil ramassa sur de hautes roches dont la mer ne devait mouiller les parois quà lépoque des grandes marées. Ces algues, appartenant à la famille des fucacées, étaient des espèces de sargasse qui, sèches, fournissent une matière gélatineuse assez riche en éléments nutritifs. Le reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût très supportable, et il faut dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une notable proportion dans lalimentation des indigènes. «Nimporte! dit le marin, il est temps que M Cyrus nous vienne en aide.» Cependant le froid devint très vif et, par malheur, il ny avait aucun moyen de le combattre. Le marin, véritablement vexé, chercha par tous les moyens possibles à se procurer du feu. Nab laida même dans cette opération. Il avait trouvé quelques mousses sèches, et, en frappant deux galets, il obtint des étincelles; mais la mousse, nétant pas assez inflammable, ne prit pas, et, dailleurs, ces étincelles, qui nétaient que du silex incandescent, navaient pas la consistance de celles qui séchappent du morceau dacier dans le briquet usuel. Lopération ne réussit donc pas. Pencroff, bien quil neût aucune confiance dans le procédé, essaya ensuite de frotter deux morceaux de bois sec lun contre lautre, à la manière des sauvages. Certes, le mouvement que Nab et lui se donnèrent, sil se fût transformé en chaleur, suivant les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir une chaudière de steamer! Le résultat fut nul. Les morceaux de bois séchauffèrent, voilà tout, et encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes. Après une heure de travail, Pencroff était en nage, et il jeta les morceaux de bois avec dépit. «Quand on me fera croire que les sauvages allument du feu de cette façon, dit-il, il fera chaud, même en hiver! Jallumerais plutôt mes bras en les frottant lun contre lautre!» Le marin avait tort de nier le procédé. Il est constant que les sauvages enflamment le bois au moyen dun frottement rapide. Mais toute espèce de bois nest pas propre à cette opération, et puis, il y a «le coup», suivant lexpression consacrée, et il est probable que Pencroff navait pas «le coup.» La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durée. Ces deux morceaux de bois rejetés par lui avaient été repris par Harbert, qui sévertuait à les frotter de plus belle. Le robuste marin ne put retenir un éclat de rire, en voyant les efforts de ladolescent pour réussir là où, lui, il avait échoué. «Frottez, mon garçon, frottez! dit-il. -- Je frotte, répondit Harbert en riant, mais je nai pas dautre prétention que de méchauffer à mon tour au lieu de grelotter, et bientôt jaurai aussi chaud que toi, Pencroff!» Ce qui arriva. Quoi quil en fût, il fallut renoncer, pour cette nuit, à se procurer du feu. Gédéon Spilett répéta une vingtième fois que Cyrus Smith ne serait pas embarrassé pour si peu. Et, en attendant, il sétendit dans un des couloirs, sur la couche de sable. Harbert, Nab et Pencroff limitèrent, tandis que Top dormait aux pieds de son maître. Le lendemain, 28 mars, quand lingénieur se réveilla, vers huit heures du matin, il vit ses compagnons près de lui, qui guettaient son réveil, et, comme la veille, ses premières paroles furent: «Île ou continent?» On le voit, cétait son idée fixe. «Bon! répondit Pencroff, nous nen savons rien, monsieur Smith! -- Vous ne savez pas encore?... -- Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez piloté dans ce pays. -- Je crois être en état de lessayer, répondit lingénieur, qui, sans trop defforts, se leva et se tint debout. -- Voilà qui est bon! sécria le marin. -- Je mourais surtout dépuisement, répondit Cyrus Smith. Mes amis, un peu de nourriture, et il ny paraîtra plus. -- Vous avez du feu, nest-ce pas?» Cette demande nobtint pas une réponse immédiate. Mais, après quelques instants: «Hélas! nous navons pas de feu, dit Pencroff, ou plutôt, monsieur Cyrus, nous nen avons plus!» Et le marin fit le récit de ce qui sétait passé la veille. Il égaya lingénieur en lui racontant lhistoire de leur unique allumette, puis sa tentative avortée pour se procurer du feu à la façon des sauvages. «Nous aviserons, répondit lingénieur, et si nous ne trouvons pas une substance analogue à lamadou... -- Eh bien? demanda le marin. -- Eh bien, nous ferons des allumettes. -- Chimiques? -- Chimiques! -- Ce nest pas plus difficile que cela», sécria le reporter, en frappant sur lépaule du marin. Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais il ne protesta pas. Tous sortirent. Le temps était redevenu beau. Un vif soleil se levait sur lhorizon de la mer, et piquait de paillettes dor les rugosités prismatiques de lénorme muraille. Après avoir jeté un rapide coup doeil autour de lui, lingénieur sassit sur un quartier de roche. Harbert lui offrit quelques poignées de moules et de sargasses, en disant: «Cest tout ce que nous avons, monsieur Cyrus. -- Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela suffira, -- pour ce matin, du moins.» Et il mangea avec appétit cette maigre nourriture, quil arrosa dun peu deau fraîche, puisée à la rivière dans une vaste coquille. Ses compagnons le regardaient sans parler. Puis, après sêtre rassasié tant bien que mal, Cyrus Smith, croisant ses bras, dit: «Ainsi, mes amis, vous ne savez pas encore si le sort nous a jetés sur un continent ou sur une île? -- Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon. -- Nous le saurons demain, reprit lingénieur. Jusque-là, il ny a rien à faire. -- Si, répliqua Pencroff. -- Quoi donc? -- Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idée fixe. -- Nous en ferons, Pencroff, répondit Cyrus Smith. -- Pendant que vous me transportiez, hier, nai-je pas aperçu, dans louest, une montagne qui domine cette contrée? -- Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui doit être assez élevée... -- Bien, reprit lingénieur. Demain, nous monterons à son sommet, et nous verrons si cette terre est une île ou un continent. Jusque-là, je le répète, rien à faire. -- Si, du feu! dit encore lentêté marin. -- Mais on en fera, du feu! répliqua Gédéon Spilett. Un peu de patience, Pencroff!» Le marin regarda Gédéon Spilett dun air qui semblait dire: «Sil ny a que vous pour en faire, nous ne tâterons pas du rôti de sitôt!» Mais il se tut. Cependant Cyrus Smith navait point répondu. Il semblait fort peu préoccupé de cette question du feu. Pendant quelques instants, il demeura absorbé dans ses réflexions. Puis, reprenant la parole: «Mes amis, dit-il, notre situation est peut-être déplorable, mais, en tout cas, elle est fort simple. Ou nous sommes sur un continent, et alors, au prix de fatigues plus ou moins grandes, nous gagnerons quelque point habité, ou bien nous sommes sur une île. Dans ce dernier cas, de deux choses lune: si lîle est habitée, nous verrons à nous tirer daffaire avec ses habitants; si elle est déserte, nous verrons à nous tirer daffaire tout seuls. -- Il est certain que rien nest plus simple, répondit Pencroff. -- Mais, que ce soit un continent ou une île, demanda Gédéon Spilett, où pensez-vous, Cyrus, que cet ouragan nous ait jetés? -- Au juste, je ne puis le savoir, répondit lingénieur, mais les présomptions sont pour une terre du Pacifique. En effet, quand nous avons quitté Richmond, le vent soufflait du nord-est, et sa violence même prouve que sa direction na pas dû varier. Si cette direction sest maintenue du nord-est au sud-ouest, nous avons traversé les états de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud, de la Géorgie, le golfe du Mexique, le Mexique lui-même, dans sa partie étroite, puis une portion de locéan Pacifique. Je nestime pas à moins de six à sept mille milles la distance parcourue par le ballon, et, pour peu que le vent ait varié dun demi-quart, il a dû nous porter soit sur larchipel de Mendana, soit sur les Pomotou, soit même, sil avait une vitesse plus grande que je ne le suppose, jusquaux terres de la Nouvelle-Zélande. Si cette dernière hypothèse sest réalisée, notre rapatriement sera facile. Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui parler. Si, au contraire, cette côte appartient à quelque île déserte dun archipel micronésien, peut-être pourrons-nous le reconnaître du haut de ce cône qui domine la contrée, et alors nous aviserons à nous établir ici, comme si nous ne devions jamais en sortir! -- Jamais! sécria le reporter. Vous dites: jamais! mon cher Cyrus? -- Mieux vaut mettre les choses au pis tout de suite, répondit lingénieur, et ne se réserver que la surprise du mieux. -- Bien dit! répliqua Pencroff. Et il faut espérer aussi que cette île, si cen est une, ne sera pas précisément située en dehors de la route des navires! Ce serait là véritablement jouer de malheur! -- Nous ne saurons à quoi nous en tenir quaprès avoir fait, et avant tout, lascension de la montagne, répondit lingénieur. -- Mais demain, monsieur Cyrus, demanda Harbert, serez-vous en état de supporter les fatigues de cette ascension? -- Je lespère, répondit lingénieur, mais à la condition que maître Pencroff et toi, mon enfant, vous vous montriez chasseurs intelligents et adroits. -- Monsieur Cyrus, répondit le marin, puisque vous parlez de gibier, si, à mon retour, jétais aussi certain de pouvoir le faire rôtir que je suis certain de le rapporter... -- Rapportez toujours, Pencroff», répondit Cyrus Smith. Il fut donc convenu que lingénieur et le reporter passeraient la journée aux Cheminées, afin dexaminer le littoral et le plateau supérieur. Pendant ce temps, Nab, Harbert et le marin retourneraient à la forêt, y renouvelleraient la provision de bois, et feraient main-basse sur toute bête de plume ou de poil qui passerait à leur portée. Ils partirent donc, vers dix heures du matin, Harbert confiant, Nab joyeux, Pencroff murmurant à part lui: «Si, à mon retour, je trouve du feu à la maison, cest que le tonnerre en personne sera venu lallumer!» Tous trois remontèrent la berge, et, arrivés au coude que formait la rivière, le marin, sarrêtant, dit à ses deux compagnons: «Commençons-nous par être chasseurs ou bûcherons? -- Chasseurs, répondit Harbert. Voilà déjà Top qui est en quête. -- Chassons donc, reprit le marin; puis, nous reviendrons ici faire notre provision de bois.» Cela dit, Harbert, Nab et Pencroff, après avoir arraché trois bâtons au tronc dun jeune sapin, suivirent Top, qui bondissait dans les grandes herbes. Cette fois, les chasseurs, au lieu de longer le cours de la rivière, senfoncèrent plus directement au coeur même de la forêt. Cétaient toujours les mêmes arbres, appartenant pour la plupart à la famille des pins. En de certains endroits, moins pressés, isolés par bouquets, ces pins présentaient des dimensions considérables, et semblaient indiquer, par leur développement, que cette contrée se trouvait plus élevée en latitude que ne le supposait lingénieur. Quelques clairières, hérissées de souches rongées par le temps, étaient couvertes de bois mort, et formaient ainsi dinépuisables réserves de combustible. Puis, la clairière passée, le taillis se resserrait et devenait presque impénétrable. Se guider au milieu de ces massifs darbres, sans aucun chemin frayé, était chose assez difficile. Aussi, le marin, de temps en temps, jalonnait-il sa route en faisant quelques brisées qui devaient être aisément reconnaissables. Mais peut-être avait-il eu tort de ne pas remonter le cours deau, ainsi quHarbert et lui avaient fait pendant leur première excursion, car, après une heure de marche, pas un gibier ne sétait encore montré. Top, en courant sous les basses ramures, ne donnait léveil quà des oiseaux quon ne pouvait approcher. Les couroucous eux-mêmes étaient absolument invisibles, et il était probable que le marin serait forcé de revenir à cette partie marécageuse de la forêt, dans laquelle il avait si heureusement opéré sa pêche aux tétras. «Eh! Pencroff, dit Nab dun ton un peu sarcastique, si cest là tout le gibier que vous avez promis de rapporter à mon maître, il ne faudra pas grand feu pour le faire rôtir! -- Patience, Nab, répondit le marin, ce nest pas le gibier qui manquera au retour! -- Vous navez donc pas confiance en M Smith? -- Si. -- Mais vous ne croyez pas quil fera du feu? -- Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer. -- Il flambera, puisque mon maître la dit! -- Nous verrons!» Cependant, le soleil navait pas encore atteint le plus haut point de sa course au-dessus de lhorizon. Lexploration continua donc, et fut utilement marquée par la découverte quHarbert fit dun arbre dont les fruits étaient comestibles. Cétait le pin pigeon, qui produit une amande excellente, très estimée dans les régions tempérées de lAmérique et de lEurope. Ces amandes étaient dans un parfait état de maturité, et Harbert les signala à ses deux compagnons, qui sen régalèrent. «Allons, dit Pencroff, des algues en guise de pain, des moules crues en guise de chair, et des amandes pour dessert, voilà bien le dîner de gens qui nont plus une seule allumette dans leur poche! -- Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert. -- Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff. Seulement, je répète que la viande est un peu trop économisée dans ce genre de repas! -- Top a vu quelque chose!...» sécria Nab, qui courut vers un fourré au milieu duquel le chien avait disparu en aboyant. Aux aboiements de Top se mêlaient des grognements singuliers. Le marin et Harbert avaient suivi Nab. Sil y avait là quelque gibier, ce nétait pas le moment de discuter comment on pourrait le faire cuire, mais bien comment on pourrait sen emparer. Les chasseurs, à peine entrés dans le taillis, virent Top aux prises avec un animal quil tenait par une oreille. Ce quadrupède était une espèce de porc long de deux pieds et demi environ, dun brun noirâtre mais moins foncé au ventre, ayant un poil dur et peu épais, et dont les doigts, alors fortement appliqués sur le sol, semblaient réunis par des membranes. Harbert crut reconnaître en cet animal un cabiai, cest-à-dire un des plus grands échantillons de lordre des rongeurs. Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois. Cependant, Nab, ayant assuré son bâton dans sa main, allait assommer le rongeur, quand celui-ci, sarrachant aux dents de Top, qui ne garda quun bout de son oreille, poussa un vigoureux grognement, se précipita sur Harbert, le renversa à demi, et disparut à travers bois. «Ah! le gueux!» sécria Pencroff. Aussitôt tous trois sétaient lancés sur les traces de Top, et au moment où ils allaient le rejoindre, lanimal disparaissait sous les eaux dune vaste mare, ombragée par de grands pins séculaires. Nab, Harbert, Pencroff sétaient arrêtés, immobiles. Top sétait jeté à leau, mais le cabiai, caché au fond de la mare, ne paraissait plus. «Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra bientôt respirer à la surface. -- Ne se noiera-t-il pas? demanda Nab. -- Non, répondit Harbert, puisquil a les pieds palmés, et cest presque un amphibie. Mais guettons-le.» Top était resté à la nage. Pencroff et ses deux compagnons allèrent occuper chacun un point de la berge, afin de couper toute retraite au cabiai, que le chien cherchait en nageant à la surface de la mare. Harbert ne se trompait pas. Après quelques minutes, lanimal remonta au-dessus des eaux. Top dun bond fut sur lui, et lempêcha de plonger à nouveau. Un instant plus tard, le cabiai, traîné jusquà la berge, était assommé dun coup du bâton de Nab. «Hurrah! sécria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de triomphe. Rien quun charbon ardent, et ce rongeur sera rongé jusquaux os!» Pencroff chargea le cabiai sur son épaule, et, jugeant à la hauteur du soleil quil devait être environ deux heures, il donna le signal du retour. Linstinct de Top ne fut pas inutile aux chasseurs, qui, grâce à lintelligent animal, purent retrouver le chemin déjà parcouru. Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière. Ainsi quil lavait fait la première fois, Pencroff établit rapidement un train de bois, bien que, faute de feu, cela lui semblât une besogne inutile, et, le train suivant le fil de leau, on revint vers les Cheminées. Mais, le marin nen était pas à cinquante pas quil sarrêtait, poussait de nouveau un hurrah formidable, et, tendant la main vers langle de la falaise: «Harbert! Nab! Voyez!» sécriait-il. Une fumée séchappait et tourbillonnait au-dessus des roches! CHAPITRE X Quelques instants après, les trois chasseurs se trouvaient devant un foyer pétillant. Cyrus Smith et le reporter étaient là. Pencroff les regardait lun et lautre, sans mot dire, son cabiai à la main. «Eh bien, oui, mon brave, sécria le reporter. Du feu, du vrai feu, qui rôtira parfaitement ce magnifique gibier dont nous nous régalerons tout à lheure! -- Mais qui a allumé?... demanda Pencroff. -- Le soleil!» La réponse de Gédéon Spilett était exacte. Cétait le soleil qui avait fourni cette chaleur dont sémerveillait Pencroff. Le marin ne voulait pas en croire ses yeux, et il était tellement ébahi, quil ne pensait pas à interroger lingénieur. «Vous aviez donc une lentille, monsieur? demanda Harbert à Cyrus Smith. -- Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais jen ai fait une.» Et il montra lappareil qui lui avait servi de lentille. Cétaient tout simplement les deux verres quil avait enlevés à la montre du reporter et à la sienne. Après les avoir remplis deau et rendu leurs bords adhérents au moyen dun peu de glaise, il sétait ainsi fabriqué une véritable lentille, qui, concentrant les rayons solaires sur une mousse bien sèche, en avait déterminé la combustion. Le marin considéra lappareil, puis il regarda lingénieur sans prononcer un mot. Seulement, son regard en disait long! Si, pour lui, Cyrus SMith nétait pas un dieu, cétait assurément plus quun homme. Enfin la parole lui revint, et il sécria: «Notez cela, Monsieur Spilett, notez cela sur votre papier! -- Cest noté», répondit le reporter. Puis, Nab aidant, le marin disposa la broche, et le cabiai, convenablement vidé, grilla bientôt, comme un simple cochon de lait, devant une flamme claire et pétillante. Les Cheminées étaient redevenues plus habitables, non seulement parce que les couloirs séchauffaient au feu du foyer, mais parce que les cloisons de pierres et de sable avaient été rétablies. On le voit, lingénieur et son compagnon avaient bien employé la journée. Cyrus Smith avait presque entièrement recouvré ses forces, et sétait essayé en montant sur le plateau supérieur. De ce point, son oeil, accoutumé à évaluer les hauteurs et les distances, sétait longtemps fixé sur ce cône dont il voulait le lendemain atteindre la cime. Le mont, situé à six milles environ dans le nord-ouest, lui parut mesurer trois mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Par conséquent, le regard dun observateur posté à son sommet pourrait parcourir lhorizon dans un rayon de cinquante milles au moins. Il était donc probable que Cyrus Smith résoudrait aisément cette question «de continent ou dîle», à laquelle il donnait, non sans raison, le pas sur toutes les autres. On soupa convenablement. La chair du cabiai fut déclarée excellente. Les sargasses et les amandes de pin pignon complétèrent ce repas, pendant lequel lingénieur parla peu. Il était préoccupé des projets du lendemain. Une ou deux fois, Pencroff émit quelques idées sur ce quil conviendrait de faire, mais Cyrus Smith, qui était évidemment un esprit méthodique, se contenta de secouer la tête. «Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en tenir, et nous agirons en conséquence.» Le repas terminé, de nouvelles brassées de bois furent jetées sur le foyer, et les hôtes des Cheminées, y compris le fidèle Top, sendormirent dun profond sommeil. Aucun incident ne troubla cette nuit paisible, et le lendemain, -- 29 mars, -- frais et dispos, ils se réveillaient, prêts à entreprendre cette excursion qui devait fixer leur sort. Tout était prêt pour le départ. Les restes du cabiai pouvaient nourrir pendant vingt-quatre heures encore Cyrus Smith et ses compagnons. Dailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. Comme les verres avaient été remis aux montres de lingénieur et du reporter, Pencroff brûla un peu de ce linge qui devait servir damadou. Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains dorigine plutonienne. Il était sept heures et demie du matin, quand les explorateurs, armés de bâtons, quittèrent les Cheminées. Suivant lavis de Pencroff, il parut bon de prendre le chemin déjà parcouru à travers la forêt, quitte à revenir par une autre route. Cétait aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. On tourna donc langle sud, et on suivit la rive gauche de la rivière, qui fut abandonnée au point où elle se coudait vers le sud-ouest. Le sentier, déjà frayé sous les arbres verts, fut retrouvé, et, à neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons atteignaient la lisière occidentale de la forêt. Le sol, jusqualors peu accidenté, marécageux dabord, sec et sablonneux ensuite, accusait une légère pente, qui remontait du littoral vers lintérieur de la contrée. Quelques animaux, très fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Top les faisait lever lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car le moment nétait pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait. Lingénieur nétait point homme à se laisser distraire de son idée fixe. On ne se serait même pas trompé en affirmant quil nobservait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses productions naturelles. Son seul objectif, cétait ce mont quil prétendait gravir, et il y allait tout droit. À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. Au sortir de la forêt, le système orographique de la contrée avait apparu aux regards. Le mont se composait de deux cônes. Le premier, tronqué à une hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, était soutenu par de capricieux contreforts, qui semblaient se ramifier comme les griffes dune immense serre appliquée sur le sol. Entre ces contreforts se creusaient autant de vallées étroites, hérissées darbres, dont les derniers bouquets sélevaient jusquà la troncature du premier cône. Toutefois, la végétation paraissait être moins fournie dans la partie de la montagne exposée au nord- est, et on y apercevait des zébrures assez profondes, qui devaient être des coulées laviques. Sur le premier cône reposait un second cône, légèrement arrondi à sa cime, et qui se tenait un peu de travers. On eût dit un vaste chapeau rond placé sur loreille. Il semblait formé dune terre dénudée, que perçaient en maint endroit des roches rougeâtres. Cétait le sommet de ce second cône quil convenait datteindre, et larête des contreforts devait offrir la meilleure route pour y arriver. «Nous sommes sur un terrain volcanique», avait dit Cyrus Smith, et ses compagnons, le suivant, commencèrent à sélever peu à peu sur le dos dun contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par conséquent plus aisément franchissable, aboutissait au premier plateau. Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par bouquets isolés, sélevaient de ces conifères, qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des étroites gorges, formaient dépais massifs, presque impénétrables aux rayons du soleil. Pendant cette première partie de lascension sur les rampes inférieures, Harbert fit remarquer des empreintes qui indiquaient le passage récent de grands animaux, fauves ou autres. «Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine? dit Pencroff. -- Eh bien, répondit le reporter, qui avait déjà chassé le tigre aux Indes et le lion en Afrique, nous verrons à nous en débarrasser. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes!» Cependant, on sélevait peu à peu. La route, accrue par des détours et des obstacles qui ne pouvaient être franchis directement, était longue. Quelquefois aussi, le sol manquait subitement, et lon se trouvait sur le bord de profondes crevasses quil fallait tourner. À revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre quelque sentier praticable, cétait du temps employé et des fatigues subies. À midi, quand la petite troupe fit halte pour déjeuner au pied dun large bouquet de sapins, près dun petit ruisseau qui sen allait en cascade, elle se trouvait encore à mi- chemin du premier plateau, qui, dès lors, ne serait vraisemblablement atteint quà la nuit tombante. De ce point, lhorizon de mer se développait plus largement; mais, sur la droite, le regard, arrêté par le promontoire aigu du sud-est, ne pouvait déterminer si la côte se rattachait par un brusque retour à quelque terre darrière plan. À gauche, le rayon de vue gagnait bien quelques milles au nord; toutefois, dès le nord-ouest, au point quoccupaient les explorateurs, il était coupé net par larête dun contrefort bizarrement taillé, qui formait comme la puissante culée du cône central. On ne pouvait donc rien pressentir encore de la question que voulait résoudre Cyrus Smith. À une heure, lascension fut reprise. Il fallut biaiser vers le sud-ouest et sengager de nouveau dans des taillis assez épais. Là, sous le couvert des arbres, voletaient plusieurs couples de gallinacés de la famille des faisans. Cétaient des «tragopans», ornés dun fanon charnu qui pendait sur leurs gorges, et de deux minces cornes cylindriques, plantées en arrière de leurs yeux. Parmi ces couples, de la taille dun coq, la femelle était uniformément brune, tandis que le mâle resplendissait sous son plumage rouge, semé de petites larmes blanches. Gédéon Spilett, dun coup de pierre, adroitement et vigoureusement lancé, tua un de ces tragopans, que Pencroff, affamé par le grand air, ne regarda pas sans quelque convoitise. Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la courte échelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus très raide, et atteignirent un étage supérieur, peu fourni darbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il sagissait alors de revenir vers lest, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin lendroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue; entre eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui fréquentaient ces hauteurs -- et les traces ne manquaient pas -- devaient nécessairement appartenir à ces races, au pied sûr et à léchine souple, des chamois ou des isards. On en vit quelques- uns, mais ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, à un certain moment: «Des moutons!» sécria-t-il. Tous sétaient arrêtés à cinquante pas dune demi-douzaine danimaux de grande taille, aux fortes cornes courbées en arrière et aplaties vers la pointe, à la toison laineuse, cachée sous de longs poils soyeux de couleur fauve. Ce nétaient point des moutons ordinaires, mais une espèce communément répandue dans les régions montagneuses des zones tempérées, à laquelle Harbert donna le nom de mouflons. «Ont-ils des gigots et des côtelettes? demanda le marin. -- Oui, répondit Harbert. -- Eh bien, ce sont des moutons!» dit Pencroff. Ces animaux, immobiles entre les débris de basalte, regardaient dun oeil étonné, comme sils voyaient pour la première fois des bipèdes humains. Puis, leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en bondissant sur les roches. «Au revoir!» leur cria Pencroff dun ton si comique, que Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Nab ne purent sempêcher de rire. Lascension continua. On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très capricieusement striées. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie par les ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords. En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites dune infinité de petits cristaux feldspathiques. Aux approches du premier plateau, formé par la troncature du cône inférieur, les difficultés de lascension furent très prononcées. Vers quatre heures, lextrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pins grimaçants et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour résister, à cette hauteur, aux grands vents du large. Heureusement pour lingénieur et ses compagnons, le temps était beau, latmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de lair. Un calme parfait régnait autour deux. Ils ne voyaient plus le soleil, alors caché par le vaste écran du cône supérieur, qui masquait le demi-horizon de louest, et dont lombre énorme, sallongeant jusquau littoral, croissait à mesure que lastre radieux sabaissait dans sa course diurne. Quelques vapeurs, brumes plutôt que nuages, commençaient à se montrer dans lest, et se coloraient de toutes les couleurs spectrales sous laction des rayons solaires. Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau quils voulaient atteindre, afin dy établir un campement pour la nuit, mais ces cinq cents pieds saccrurent de plus de deux milles par les zigzags quil fallut décrire. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes présentaient souvent un angle tellement ouvert, que lon glissait sur les coulées de laves, quand les stries, usées par lair, noffraient pas un point dappui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône. Il fut alors question dorganiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant dabord, en dormant ensuite. Ce second étage de la montagne sélevait sur une base de roches, au milieu desquelles on trouva facilement une retraite. Le combustible nétait pas abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au moyen des mousses et des broussailles sèches qui hérissaient certaines portions du plateau. Pendant que le marin préparait son foyer sur des pierres quil disposa à cet usage, Nab et Harbert soccupèrent de lapprovisionner en combustible. Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles. Le briquet fut battu, le linge brûlé recueillit les étincelles du silex, et, sous le souffle de Nab, un feu pétillant se développa, en quelques instants, à labri des roches. Ce feu nétait destiné quà combattre la température un peu froide de la nuit, et il ne fut pas employé À la cuisson du faisan, que Nab réservait pour le lendemain. Les restes du cabiai et quelques douzaines damandes de pin pignon formèrent les éléments du souper. Il nétait pas encore six heures et demie que tout était terminé. Cyrus Smith eut alors la pensée dexplorer, dans la demi- obscurité, cette large assise circulaire qui supportait le cône supérieur de la montagne. Avant de prendre quelque repos, il voulait savoir si ce cône pourrait être tourné à sa base, pour le cas où ses flancs, trop déclives, le rendraient inaccessible jusquà son sommet. Cette question ne laissait pas de le préoccuper, car il était possible que, du côté où le chapeau sinclinait, cest-à-dire vers le nord, le plateau ne fût pas praticable. Or, si la cime de la montagne ne pouvait être atteinte, dune part, et si, de lautre, on ne pouvait contourner la base du cône, il serait impossible dexaminer la portion occidentale de la contrée, et le but de lascension serait en partie manqué. Donc, lingénieur, sans tenir compte de ses fatigues, laissant Pencroff et Nab organiser la couchée, et Gédéon Spilett noter les incidents du jour, commença à suivre la lisière circulaire du plateau, en se dirigeant vers le nord. Harbert laccompagnait. La nuit était belle et tranquille, lobscurité peu profonde encore. Cyrus Smith et le jeune garçon marchaient lun près de lautre, sans parler. En de certains endroits, le plateau souvrait largement devant eux, et ils passaient sans encombre. En dautres, obstrué par les éboulis, il noffrait quune étroite sente, sur laquelle deux personnes ne pouvaient marcher de front. Il arriva même quaprès une marche de vingt minutes, Cyrus Smith et Harbert durent sarrêter. À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. Plus dépaulement qui séparât les deux parties de la montagne. La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable. Mais, si lingénieur et le jeune garçon durent renoncer à suivre une direction circulaire, en revanche, la possibilité leur fut alors donnée de reprendre directement lascension du cône. En effet, devant eux souvrait un éventrement profond du massif. Cétait légueulement du cratère supérieur, le goulot, si lon veut, par lequel séchappaient les matières éruptives liquides, à lépoque où le volcan était encore en activité. Les laves durcies, les scories encroûtées formaient une sorte descalier naturel, aux marches largement dessinées, qui devaient faciliter laccès du sommet de la montagne. Un coup doeil suffit à Cyrus Smith pour reconnaître cette disposition, et, sans hésiter, suivi du jeune garçon, il sengagea dans lénorme crevasse, au milieu dune obscurité croissante. Cétait encore une hauteur de mille pieds à franchir. Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles praticables? On le verrait bien. Lingénieur continuerait sa marche ascensionnelle, tant quil ne serait pas arrêté. Heureusement, ces déclivités, très allongées et très sinueuses, décrivaient un large pas de vis à lintérieur du volcan, et favorisaient la marche en hauteur. Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter quil ne fût complètement éteint. Pas une fumée ne séchappait de ses flancs. Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. Pas un grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne sortait de ce puits obscur, qui se creusait peut-être jusquaux entrailles du globe. Latmosphère même, au dedans de ce cratère, nétait saturée daucune vapeur sulfureuse. Cétait plus que le sommeil dun volcan, cétait sa complète extinction. La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratère sélargir au-dessus de leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, saccrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. Au zénith, brillaient dun pur éclat la splendide Antarès du Scorpion, et, non loin, cette B du Centaure que lon croit être létoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis, à mesure que sévasait le cratère, apparurent Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire de lhémisphère boréal. Il était près de huit heures, quand Cyrus Smith et Harbert mirent le pied sur la crête supérieure du mont, au sommet du cône. Lobscurité était complète alors, et ne permettait pas au regard de sétendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans louest, à quelque continent du Pacifique? On ne pouvait encore le reconnaître. Vers louest, une bande nuageuse, nettement dessinée à lhorizon, accroissait les ténèbres, et loeil ne savait découvrir si le ciel et leau sy confondaient sur une même ligne circulaire. Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur parut soudain, qui descendait lentement, à mesure que le nuage montait vers le zénith. Cétait le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. Mais sa lumière suffit à dessiner nettement la ligne horizontale, alors détachée du nuage, et lingénieur put voir son image tremblotante se refléter un instant sur une surface liquide. Cyrus Smith saisit la main du jeune garçon, et, dune voix grave: «Une île!» dit-il, au moment où le croissant lunaire séteignait dans les flots. CHAPITRE XI Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert étaient de retour au campement. Lingénieur se bornait à dire à ses compagnons que la terre sur laquelle le hasard les avait jetés était une île, et que, le lendemain, on aviserait. Puis, chacun sarrangea de son mieux pour dormir, et, dans ce trou de basalte, à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, par une nuit paisible», les insulaires» goûtèrent un repos profond. Le lendemain, 30 mars, après un déjeuner sommaire, dont le tragopan rôti fit tous les frais, lingénieur voulut remonter au sommet du volcan, afin dobserver avec attention lîle dans laquelle lui et les siens étaient emprisonnés pour la vie, peut- être, si cette île était située à une grande distance de toute terre, ou si elle ne se trouvait pas sur le chemin des navires qui visitent les archipels de locéan Pacifique. Cette fois, ses compagnons le suivirent dans cette nouvelle exploration. Eux aussi, ils voulaient voir cette île à laquelle ils allaient demander de subvenir à tous leurs besoins. Il devait être sept heures du matin environ, quand Cyrus Smith, Harbert, Pencroff, Gédéon Spilett et Nab quittèrent le campement. Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui était faite. Ils avaient foi en eux, sans doute, mais il faut observer que le point dappui de cette foi nétait pas le même chez Cyrus Smith que chez ses compagnons. Lingénieur avait confiance, parce quil se sentait capable darracher à cette nature sauvage tout ce qui serait nécessaire à la vie de ses compagnons et à la sienne, et ceux-ci ne redoutaient rien, précisément parce que Cyrus Smith était avec eux. Cette nuance se comprendra. Pencroff surtout, depuis lincident du feu rallumé, naurait pas désespéré un instant, quand bien même il se fût trouvé sur un roc nu, si lingénieur eût été avec lui sur ce roc. «Bah! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission des autorités! Ce serait bien le diable si nous ne parvenions pas un jour ou lautre à partir dun lieu où personne ne nous retiendra certainement!» Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. On contourna le cône par le plateau qui formait épaulement, jusquà la gueule de lénorme crevasse. Le temps était magnifique. Le soleil montait sur un ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne. Le cratère fut abordé. Il était bien tel que lingénieur lavait reconnu dans lombre, cest-à-dire un vaste entonnoir qui allait en sévasant jusquà une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. Au bas de la crevasse, de larges et épaisses coulées de laves serpentaient sur les flancs du mont et jalonnaient ainsi la route des matières éruptives jusquaux vallées inférieures qui sillonnaient la portion septentrionale de lîle. Lintérieur du cratère, dont linclinaison ne dépassait pas trente-cinq à quarante degrés, ne présentait ni difficultés ni obstacles à lascension. On y remarquait les traces de laves très anciennes, qui probablement sépanchaient par le sommet du cône, avant que cette crevasse latérale leur eût ouvert une voie nouvelle. Quant à la cheminée volcanique qui établissait la communication entre les couches souterraines et le cratère, on ne pouvait en estimer la profondeur par le regard, car elle se perdait dans lobscurité. Mais, quant à lextinction complète du volcan, elle nétait pas douteuse. Avant huit heures, Cyrus Smith et ses compagnons étaient réunis au sommet du cratère, sur une intumescence conique qui en boursouflait le bord septentrional. «La mer! la mer partout!» sécrièrent-ils, comme si leurs lèvres neussent pu retenir ce mot qui faisait deux des insulaires. La mer, en effet, limmense nappe deau circulaire autour deux! Peut-être, en remontant au sommet du cône, Cyrus Smith avait-il eu lespoir de découvrir quelque côte, quelque île rapprochée, quil navait pu apercevoir la veille pendant lobscurité. Mais rien napparut jusquaux limites de lhorizon, cest-à-dire sur un rayon de plus de cinquante milles. Aucune terre en vue. Pas une voile. Toute cette immensité était déserte, et lîle occupait le centre dune circonférence qui semblait être infinie. Lingénieur et ses compagnons, muets, immobiles, parcoururent du regard, pendant quelques minutes, tous les points de lOcéan. Cet Océan, leurs yeux le fouillèrent jusquà ses plus extrêmes limites. Mais Pencroff, qui possédait une si merveilleuse puissance de vision, ne vit rien, et certainement, si une terre se fût relevée à lhorizon, quand bien même elle neût apparu que sous lapparence dune insaisissable vapeur, le marin laurait indubitablement reconnue, car cétaient deux véritables télescopes que la nature avait fixés sous son arcade sourcilière! De lOcéan, les regards se reportèrent sur lîle quils dominaient tout entière, et la première question qui fut posée le fut par Gédéon Spilett, en ces termes: «Quelle peut être la grandeur de cette île?» Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan. Cyrus Smith réfléchit pendant quelques instants; il observa attentivement le périmètre de lîle, en tenant compte de la hauteur à laquelle il se trouvait placé; puis: «Mes amis, dit-il, je ne crois pas me tromper en donnant au littoral de lîle un développement de plus de cent milles. -- Et conséquemment, sa superficie?... -- Il est difficile de lapprécier, répondit lingénieur, car elle est trop capricieusement découpée.» Si Cyrus Smith ne se trompait pas dans son évaluation, lîle avait, à peu de chose près, létendue de Malte ou Zante, dans la Méditerranée; mais elle était, à la fois, beaucoup plus irrégulière, et moins riche en caps, promontoires, pointes, baies, anses ou criques. Sa forme, véritablement étrange, surprenait le regard, et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de lingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva quelle ressemblait à quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique. Voici, en effet, la configuration exacte de cette île, quil importe de faire connaître, et dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante. La portion est du littoral, cest-à-dire celle sur laquelle les naufragés avaient atterri, séchancrait largement et bordait une vaste baie terminée au sud-est par un cap aigu, quune pointe avait caché à Pencroff, lors de sa première exploration. Au nord- est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire entrouverte de quelque formidable squale. Du nord-est au nord-ouest, la côte sarrondissait comme le crâne aplati dun fauve, pour se relever en formant une sorte de gibbosité qui nassignait pas un dessin très déterminé à cette partie de lîle, dont le centre était occupé par la montagne volcanique. De ce point, le littoral courait assez régulièrement nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre, par une étroite crique, à partir de laquelle il finissait en une longue queue, semblable à lappendice caudal dun gigantesque alligator. Cette queue formait une véritable presquîle qui sallongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de lîle, déjà mentionné, et elle sarrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée. Dans sa plus petite largeur, cest-à-dire entre les Cheminées et la crique observée sur la côte occidentale qui lui correspondait en latitude, lîle mesurait dix milles seulement; mais sa plus grande longueur, de la mâchoire du nord-est à lextrémité de la queue du sud-ouest, ne comptait pas moins de trente milles. Quant à lintérieur de lîle, son aspect général était celui-ci: très boisée dans toute sa portion méridionale depuis la montagne jusquau littoral, elle était aride et sablonneuse dans sa partie septentrionale. Entre le volcan et la côte est, Cyrus Smith et ses compagnons furent assez surpris de voir un lac, encadré dans sa bordure darbres verts, dont ils ne soupçonnaient pas lexistence. Vu de cette hauteur, le lac semblait être au même niveau que la mer, mais, réflexion faite, lingénieur expliqua à ses compagnons que laltitude de cette petite nappe deau devait être de trois cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin nétait que le prolongement de celui de la côte. «Cest donc un lac deau douce? demanda Pencroff. -- Nécessairement, répondit lingénieur, car il doit être alimenté par les eaux qui sécoulent de la montagne. -- Japerçois une petite rivière qui sy jette, dit Harbert, en montrant un étroit ruisseau, dont la source devait sépancher dans les contreforts de louest. -- En effet, répondit Cyrus Smith, et puisque ce ruisseau alimente le lac il est probable que du côté de la mer il existe un déversoir par lequel séchappe le trop-plein des eaux. Nous verrons cela à notre retour.» Ce petit cours deau, assez sinueux, et la rivière déjà reconnue, tel était le système hydrographique, du moins tel il se développait aux yeux des explorateurs. Cependant, il était possible que, sous ces masses darbres qui faisaient des deux tiers de lîle une forêt immense, dautres rios sécoulassent vers la mer. On devait même le supposer, tant cette région se montrait fertile et riche des plus magnifiques échantillons de la flore des zones tempérées. Quant à la partie septentrionale, nul indice deaux courantes; peut-être des eaux stagnantes dans la portion marécageuse du nord-est, mais voilà tout; en somme, des dunes, des sables, une aridité très prononcée qui contrastait vivement avec lopulence du sol dans sa plus grande étendue. Le volcan noccupait pas la partie centrale de lîle. Il se dressait, au contraire, dans la région du nord-ouest, et semblait marquer la limite des deux zones. Au sud-ouest, au sud et au sud- est, les premiers étages des contreforts disparaissaient sous des masses de verdure. Au nord, au contraire, on pouvait suivre leurs ramifications, qui allaient mourir sur les plaines de sable. Cétait aussi de ce côté quau temps des éruptions, les épanchements sétaient frayés un passage, et une large chaussée de laves se prolongeait jusquà cette étroite mâchoire qui formait golfe au nord-est. Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure ainsi au sommet de la montagne. Lîle se développait sous leurs regards comme un plan en relief avec ses teintes diverses, vertes pour les forêts, jaunes pour les sables, bleues pour les eaux. Ils la saisissaient dans tout son ensemble, et ce sol caché sous limmense verdure, le thalweg des vallées ombreuses, lintérieur des gorges étroites, creusées au pied du volcan, échappaient seuls à leurs investigations. Restait une question grave à résoudre, et qui devait singulièrement influer sur lavenir des naufragés. Lîle était-elle habitée? Ce fut le reporter qui posa cette question, à laquelle il semblait que lon pût déjà répondre négativement, après le minutieux examen qui venait dêtre fait des diverses régions de lîle. Nulle part on napercevait loeuvre de la main humaine. Pas une agglomération de cases, pas une cabane isolée, pas une pêcherie sur le littoral. Aucune fumée ne sélevait dans lair et ne trahissait la présence de lhomme. Il est vrai, une distance de trente milles environ séparait les observateurs des points extrêmes, cest-à-dire de cette queue qui se projetait au sud- ouest, et il eût été difficile, même aux yeux de Pencroff, dy découvrir une habitation. On ne pouvait, non plus, soulever ce rideau de verdure qui couvrait les trois quarts de lîle, et voir sil abritait ou non quelque bourgade. Mais, généralement, les insulaires, dans ces étroits espaces émergés des flots du Pacifique, habitent plutôt le littoral, et le littoral paraissait être absolument désert. Jusquà plus complète exploration, on pouvait donc admettre que lîle était inhabitée. Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement, par les indigènes des îles voisines? À cette question, il était difficile de répondre. Aucune terre napparaissait dans un rayon denviron cinquante milles. Mais cinquante milles peuvent être facilement franchis, soit par des praos malais, soit par de grandes pirogues polynésiennes. Tout dépendait donc de la situation de lîle, de son isolement sur le Pacifique, ou de sa proximité des archipels. Cyrus Smith parviendrait-il sans instruments à relever plus tard sa position en latitude et en longitude? Ce serait difficile. Dans le doute, il était donc convenable de prendre certaines précautions contre une descente possible des indigènes voisins. Lexploration de lîle était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. La disposition des forêts et des plaines avait été relevée dune manière générale sur le plan du reporter. Il ny avait plus quà redescendre les pentes de la montagne, et à explorer le sol au triple point de vue de ses ressources minérales, végétales et animales. Mais, avant de donner à ses compagnons le signal du départ, Cyrus Smith leur dit de sa voix calme et grave: «Voici, mes amis, létroit coin de terre sur lequel la main du Tout-Puissant nous a jetés. Cest ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... Je dis par hasard, car cette île est peu importante; elle noffre même pas un port qui puisse servir de relâche aux bâtiments, et il est à craindre quelle ne soit située en dehors des routes ordinairement suivies, cest-à-dire trop au sud pour les navires qui fréquentent les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent à lAustralie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous dissimuler de la situation... -- Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes. Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter sur eux. -- Nest-ce pas, mes amis? -- Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui saisit la main de lingénieur. -- Mon maître, toujours et partout! sécria Nab. -- Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons loffrir au gouvernement de lUnion! Seulement, je demande une chose. -- Laquelle? répondit le reporter. -- Cest de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser!» Cyrus Smith ne put sempêcher de sourire, et la motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta quil comptait sur leur énergie et sur laide du ciel. «Eh bien! en route pour les Cheminées! sécria Pencroff. -- Un instant, mes amis, répondit lingénieur, il me paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi quaux caps, aux promontoires, aux cours deau que nous avons sous les yeux. -- Très bon, dit le reporter. Cela simplifiera à lavenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre. -- En effet, reprit le marin, cest déjà quelque chose de pouvoir dire où lon va et doù lon vient. Au moins, on a lair dêtre quelque part. -- Les Cheminées, par exemple, dit Harbert. -- Juste! répondit Pencroff. Ce nom-là, cétait déjà plus commode, et cela mest venu tout seul. Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus? -- Oui, Pencroff, puisque vous lavez baptisé ainsi. -- Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. Donnons-leur des noms comme faisaient les Robinsons dont Harbert ma lu plus dune fois lhistoire: «la baie Providence», la «pointe des Cachalots», le «cap de lEspoir trompé»!... -- Ou plutôt les noms de M Smith, répondit Harbert, de M Spilett, de Nab!... -- Mon nom! sécria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur. -- Pourquoi pas? répliqua Pencroff. Le «port Nab», cela ferait très bien! Et le «cap Gédéon...» -- Je préférerais des noms empruntés à notre pays, répondit le reporter, et qui nous rappelleraient lAmérique. -- Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des baies ou des mers, je ladmets volontiers. Que nous donnions à cette vaste baie de lest le nom de baie de lUnion, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui sétend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui lont honoré; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations que rappellent plutôt leur configuration particulière. Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. La forme de lîle est assez étrange pour que nous ne soyons pas embarrassés dimaginer des noms qui fassent figure. Quant aux cours deau que nous ne connaissons pas, aux diverses parties de la forêt que nous explorerons plus tard, aux criques qui seront découvertes dans la suite, nous les baptiserons à mesure quils se présenteront à nous. Quen pensez-vous, mes amis?» La proposition de lingénieur fut unanimement admise par ses compagnons. Lîle était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il ny avait quun nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs. Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique de lîle serait définitivement adoptée. Tout dabord, on nomma baie de lUnion, baie Washington et mont Franklin, les deux baies et la montagne, ainsi que lavait fait lingénieur. «Maintenant, dit le reporter, à cette presquîle qui se projette au sud-ouest de lîle, je proposerai de donner le nom de presquîle Serpentine, et celui de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la queue recourbée qui la termine, car cest véritablement une queue de reptile. -- Adopté, dit lingénieur. -- À présent, dit Harbert, cette autre extrémité de lîle, ce golfe qui ressemble si singulièrement à une mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf). -- Bien trouvé! sécria Pencroff, et nous compléterons limage en nommant cap Mandibule (Mandible-cape) les deux parties de la mâchoire. -- Mais il y a deux caps, fit observer le reporter. -- Eh bien! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud. -- Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett. -- Reste à nommer la pointe à lextrémité sud-est de lîle, dit Pencroff. -- Cest-à-dire lextrémité de la baie de lUnion? répondit Harbert. -- Cap de la Griffe (Claw-cape)», sécria aussitôt Nab, qui voulait aussi, lui, être parrain dun morceau quelconque de son domaine. Et, en vérité, Nab avait trouvé une dénomination excellente, car ce cap représentait bien la puissante griffe de lanimal fantastique que figurait cette île si singulièrement dessinée. Pencroff était enchanté de la tournure que prenaient les choses, et les imaginations, un peu surexcitées, eurent bientôt donné: À la rivière qui fournissait leau potable aux colons, et près de laquelle le ballon les avait jetés, le nom de la Mercy, -- un véritable remerciement à la Providence; À lîlot sur lequel les naufragés avaient pris pied tout dabord, le nom de lîlot du Salut (Safety-island); au plateau qui couronnait la haute muraille de granit, au-dessus des Cheminées, et doù le regard pouvait embrasser toute la vaste baie, le nom de plateau de Grande-vue; enfin à tout ce massif dimpénétrables bois qui couvraient la presquîle Serpentine, le nom de forêts du Far-West. La nomenclature des parties visibles et connues de lîle était ainsi terminée, et, plus tard, on la compléterait au fur et à mesure des nouvelles découvertes. Quant à lorientation de lîle, lingénieur lavait déterminée approximativement par la hauteur et la position du soleil, ce qui mettait à lest la baie de lUnion et tout le plateau de Grande- vue. Mais le lendemain, en prenant lheure exacte du lever et du coucher du soleil, et en relevant sa position au demi-temps écoulé entre ce lever et ce coucher, il comptait fixer exactement le nord de lîle, car, par suite de sa situation dans lhémisphère austral, le soleil, au moment précis de sa culmination, passait au nord, et non pas au midi, comme, en son mouvement apparent, il semble le faire pour les lieux situés dans lhémisphère boréal. Tout était donc terminé, et les colons navaient plus quà redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de sécrier: «Eh bien! nous sommes de fameux étourdis! -- Pourquoi cela? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir. -- Et notre île? Comment! Nous avons oublié de la baptiser?» Harbert allait proposer de lui donner le nom de lingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement: «Appelons-la du nom dun grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre lunité de la république américaine! Appelons-la lîle Lincoln!» Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de lingénieur. Et ce soir-là, avant de sendormir, les nouveaux colons causèrent de leur pays absent; ils parlèrent de cette terrible guerre qui lensanglantait; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln! Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guère que, seize jours après, un crime effroyable serait commis à Washington, et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle dun fanatique. CHAPITRE XII Les colons de lîle Lincoln jetèrent un dernier regard autour deux, ils firent le tour du cratère par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils étaient redescendus sur le premier plateau, à leur campement de la nuit. Pencroff pensa quil était lheure de déjeuner, et, à ce propos, il fut question de régler les deux montres de Cyrus Smith et du reporter. On sait que celle de Gédéon Spilett avait été respectée par leau de mer, puisque le reporter avait été jeté tout dabord sur le sable, hors de latteinte des lames. Cétait un instrument établi dans des conditions excellentes, un véritable chronomètre de poche, que Gédéon Spilett navait jamais oublié de remonter soigneusement chaque jour. Quant à la montre de lingénieur, elle sétait nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes. Lingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil quil devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure. Gédéon Spilett allait limiter, quand lingénieur, larrêtant de la main, lui dit: «Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservé lheure de Richmond, nest-ce pas? -- Oui, Cyrus. -- Par conséquent, votre montre est réglée sur le méridien de cette ville, méridien qui est à peu près celui de Washington? -- Sans doute. -- Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter très exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir. -- À quoi bon?» pensa le marin. On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et damandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. En outre, le marin songeait à demander tout simplement à lingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure darbres. On suivit donc la crête de lun des contreforts, entre lesquels le creek qui lalimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons nemployaient plus déjà que les noms propres quils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement léchange de leurs idées. Harbert et Pencroff -- lun jeune et lautre un peu enfant -- étaient enchantés, et, tout en marchant, le marin disait: «Hein! Harbert! comme cela va! Pas possible de nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant, soit que nous rejoignions la Mercy à travers les bois du Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau de Grande-vue, et, par conséquent, à la baie de lUnion!» Il avait été convenu que, sans former une troupe compacte, les colons ne sécarteraient pas trop les uns des autres. Très certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces épaisses forêts de lîle, et il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et lingénieur allaient de compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout incident, lingénieur, silencieux la plupart du temps, et ne sécartant de sa route que pour ramasser, tantôt une chose, tantôt une autre, substance minérale ou végétale, quil mettait dans sa poche sans faire aucune réflexion. «Que diable ramasse-t-il donc ainsi? murmurait Pencroff. Jai beau regarder, je ne vois rien qui vaille la peine de se baisser!» Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. Le sol nétait encore semé que de buissons et de rares arbres. On marchait sur une terre jaunâtre et calcinée, formant une plaine longue dun mille environ, qui précédait la lisière des bois. De gros quartiers de ce basalte qui, suivant les expériences de Bischof, a exigé, pour se refroidir, trois cent cinquante millions dannées, jonchaient la plaine, très tourmentée par endroits. Cependant, il ny avait pas trace des laves, qui sétaient plus particulièrement épanchées par les pentes septentrionales. Cyrus Smith croyait donc atteindre, sans incident, le cours du creek, qui, suivant lui, devait se dérouler sous les arbres, à la lisière de la plaine, quand il vit revenir précipitamment Harbert, tandis que Nab et le marin se dissimulaient derrière les roches. «Quy a-t-il, mon garçon? demanda Gédéon Spilett. -- Une fumée, répondit Harbert. Nous avons vu une fumée monter entre les roches, à cent pas de nous. -- Des hommes en cet endroit? sécria le reporter. -- Évitons de nous montrer avant de savoir à qui nous avons affaire, répondit Cyrus Smith. Je redoute plutôt les indigènes, sil y en a sur cette île, que je ne les désire. Où est Top? -- Top est en avant. -- Et il naboie pas? -- Non. -- Cest bizarre. Néanmoins, essayons de le rappeler.» En quelques instants, lingénieur, Gédéon Spilett et Harbert avaient rejoint leurs deux compagnons, et, comme eux, ils seffacèrent derrière des débris de basalte. De là, ils aperçurent, très visiblement, une fumée qui tourbillonnait en sélevant dans lair, fumée dont la couleur jaunâtre était très caractérisée. Top, rappelé par un léger sifflement de son maître, revint, et celui-ci, faisant signe à ses compagnons de lattendre, se glissa entre les roches. Les colons, immobiles, attendaient avec une certaine anxiété le résultat de cette exploration, quand un appel de Cyrus Smith les fit accourir. Ils le rejoignirent aussitôt, et furent tout dabord frappés de lodeur désagréable qui imprégnait latmosphère. Cette odeur, aisément reconnaissable, avait suffi à lingénieur pour deviner ce quétait cette fumée qui, tout dabord, avait dû linquiéter, et non sans raison. «Ce feu, dit-il, ou plutôt cette fumée, cest la nature seule qui en fait les frais. Il ny a là quune source sulfureuse, qui nous permettra de traiter efficacement nos laryngites. -- Bon! sécria Pencroff. Quel malheur que je ne sois pas enrhumé!» Les colons se dirigèrent alors vers lendroit doù séchappait la fumée. Là, ils virent une source sulfurée sodique, qui coulait assez abondamment entre les roches, et dont les eaux dégageaient une vive odeur dacide sulfhydrique, après avoir absorbé loxygène de lair. Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux onctueuses au toucher. Il les goûta, et reconnut que leur saveur était un peu douceâtre. Quant à leur température, il lestima à quatre-vingt- quinze degrés Fahrenheit (35 degrés centigrades au-dessus de zéro). Et Harbert lui ayant demandé sur quoi il basait cette évaluation: «Tout simplement, mon enfant, dit-il, parce que, en plongeant ma main dans cette eau, je nai éprouvé aucune sensation de froid ni de chaud. Donc, elle est à la même température que le corps humain, qui est environ de quatre-vingt-quinze degrés.» Puis, la source sulfurée noffrant aucune utilisation actuelle, les colons se dirigèrent vers lépaisse lisière de la forêt, qui se développait à quelques centaines de pas. Là, ainsi quon lavait présumé, le ruisseau promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes berges de terre rouge, dont la couleur décelait la présence de loxyde de fer. Cette couleur fit immédiatement donner à ce cours deau le nom de Creek-Rouge. Ce nétait quun large ruisseau, profond et clair, formé des eaux de la montagne, qui, moitié rio, moitié torrent, ici coulant paisiblement sur le sable, là grondant sur des têtes de roche ou se précipitant en cascade, courait ainsi vers le lac sur une longueur dun mille et demi et une largeur variable de trente à quarante pieds. Ses eaux étaient douces, ce qui devait faire supposer que celles du lac létaient aussi. Circonstance heureuse, pour le cas où lon trouverait sur ses bords une demeure plus convenable que les Cheminées. Quant aux arbres qui, quelques centaines de pieds en aval, ombrageaient les rives du creek, ils appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent dans la zone modérée de lAustralie ou de la Tasmanie, et non plus à celles de ces conifères qui hérissaient la portion de lîle déjà explorée à quelques milles du plateau de Grande-vue. À cette époque de lannée, au commencement de ce mois davril, qui représente dans cet hémisphère le mois doctobre, cest-à-dire au début de lautomne, le feuillage ne leur manquait pas encore. Cétaient plus particulièrement des casuarinas et des eucalyptus, dont quelques-uns devaient fournir au printemps prochain une manne sucrée tout à fait analogue à la manne dOrient. Des bouquets de cèdres australiens sélevaient aussi dans les clairières, revêtues de ce haut gazon que lon appelle «tussac» dans la Nouvelle-Hollande; mais le cocotier, si abondant sur les archipels du Pacifique, semblait manquer à lîle, dont la latitude était sans doute trop basse. «Quel malheur! dit Harbert, un arbre si utile et qui a de si belles noix!» Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures un peu maigres des eucalyptus et des casuarinas, qui ne gênaient pas le déploiement de leurs ailes. Kakatoès noirs, blancs ou gris, perroquets et perruches, au plumage nuancé de toutes les couleurs, «rois», dun vert éclatant et couronnés de rouge, loris bleus, «blues-mountains», semblaient ne se laisser voir quà travers un prisme, et voletaient au milieu dun caquetage assourdissant. Tout à coup, un bizarre concert de voix discordantes retentit au milieu dun fourré. Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri des quadrupèdes, et une sorte de clappement quils auraient pu croire échappé aux lèvres dun indigène. Nab et Harbert sétaient élancés vers ce buisson, oubliant les principes de la prudence la plus élémentaire. Très heureusement, il ny avait là ni fauve redoutable, ni indigène dangereux, mais tout simplement une demi-douzaine de ces oiseaux moqueurs et chanteurs, que lon reconnut être des «faisans de montagne.» Quelques coups de bâton, adroitement portés, terminèrent la scène dimitation, ce qui procura un excellent gibier pour le dîner du soir. Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux ailes bronzées, les uns surmontés dune crête superbe, les autres drapés de vert, comme leurs congénères de Port-Macquarie; mais il fut impossible de les atteindre, non plus que des corbeaux et des pies, qui senfuyaient par bandes. UuUUn coup de fusil à petit plomb eût fait une hécatombe de ces volatiles, mais les chasseurs en étaient encore réduits, comme armes de jet, à la pierre, comme armes de hast, au bâton, et ces engins primitifs ne laissaient pas dêtre très insuffisants. Leur insuffisance fut démontrée plus clairement encore, quand une troupe de quadrupèdes, sautillant, bondissant, faisant des sauts de trente pieds, véritables mammifères volants, senfuirent par- dessus les fourrés, si prestement et à de telles hauteurs, quon aurait pu croire quils passaient dun arbre à lautre, comme des écureuils. «Des kangourous! sécria Harbert. -- Et cela se mange? répliqua Pencroff. -- Préparé à létuvée, répondit le reporter, cela vaut la meilleure venaison!...» Gédéon Spilett navait pas achevé cette phrase excitante, que le marin, suivi de Nab et dHarbert, sétait lancé sur les traces des kangourous. Cyrus Smith les rappela, vainement. Mais ce devait être vainement aussi que les chasseurs allaient poursuivre ce gibier élastique, qui rebondissait comme une balle. Après cinq minutes de course, ils étaient essoufflés, et la bande disparaissait dans le taillis. Top navait pas eu plus de succès que ses maîtres. «Monsieur Cyrus, dit Pencroff, lorsque lingénieur et le reporter leurent rejoint, Monsieur Cyrus, vous voyez bien quil est indispensable de fabriquer des fusils. Est-ce que cela sera possible? -- Peut-être, répondit lingénieur, mais nous commencerons dabord par fabriquer des arcs et des flèches, et je ne doute pas que vous ne deveniez aussi adroits à les manier que des chasseurs australiens. -- Des flèches, des arcs! dit Pencroff avec une moue dédaigneuse. Cest bon pour des enfants! -- Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le reporter. Les arcs et les flèches ont suffi, pendant des siècles, à ensanglanter le monde. La poudre nest que dhier, et la guerre est aussi vieille que la race humaine, -- malheureusement! -- Cest ma foi vrai, Monsieur Spilett, répliqua le marin, et je parle toujours trop vite. Faut mexcuser!» Cependant, Harbert, tout à sa science favorite, lhistoire naturelle, fit un retour sur les kangourous, en disant: «Du reste, nous avons eu affaire là à lespèce la plus difficile à prendre. Cétaient des géants à longue fourrure grise; mais, si je ne me trompe, il existe des kangourous noirs et rouges, des kangourous de rochers, des kangourous-rats, dont il est plus aisé de semparer. On en compte une douzaine despèces... -- Harbert, répliqua sentencieusement le marin, il ny a pour moi quune seule espèce de kangourou, le «kangourou à la broche», et cest précisément celle qui nous manquera ce soir!» On ne put sempêcher de rire en entendant la nouvelle classification de maître Pencroff. Le brave marin ne cacha point son regret den être réduit pour dîner aux faisans-chanteurs; mais la fortune devait se montrer encore une fois complaisante pour lui. En effet, Top, qui sentait bien que son intérêt était en jeu, allait et furetait partout avec un instinct doublé dun appétit féroce. Il était même probable que si quelque pièce de gibier lui tombait sous la dent, il nen resterait guère aux chasseurs, et que Top chassait alors pour son propre compte; mais Nab le surveillait, et il fit bien. Vers trois heures, le chien disparut dans les broussailles, et de sourds grognements indiquèrent bientôt quil était aux prises avec quelque animal. Nab sélança, et, effectivement, il aperçut Top dévorant avec avidité un quadrupède, et que, dix secondes plus tard, il eût été impossible de reconnaître dans lestomac de Top. Mais, très heureusement, le chien était tombé sur une nichée; il avait fait coup triple, et deux autres rongeurs -- les animaux en question appartenaient à cet ordre -- gisaient étranglés sur le sol. Nab reparut donc triomphalement, tenant de chaque main un de ces rongeurs, dont la taille dépassait celle dun lièvre. Leur pelage jaune était mélangé de taches verdâtres, et leur queue nexistait quà létat rudimentaire. Des citoyens de lUnion ne pouvaient hésiter à donner à ces rongeurs le nom qui leur convenait. Cétaient des «maras», sorte dagoutis, un peu plus grands que leurs congénères des contrées tropicales, véritables lapins dAmérique, aux longues oreilles, aux mâchoires armées sur chaque côté de cinq molaires, ce qui les distingue précisément des agoutis. «Hurrah! sécria Pencroff. Le rôti est arrivé! Et, maintenant, nous pouvons rentrer à la maison!» La marche, un instant interrompue, fut reprise. Le Creek-Rouge roulait toujours ses eaux limpides sous la voûte des casuarinas, des banksias et des gommiers gigantesques. Des liliacées superbes sélevaient jusquà une hauteur de vingt pieds. Dautres espèces arborescentes, inconnues au jeune naturaliste, se penchaient sur le ruisseau, que lon entendait murmurer sous ces berceaux de verdure. Cependant, le cours deau sélargissait sensiblement, et Cyrus Smith était porté à croire quil aurait bientôt atteint son embouchure. En effet, au sortir dun épais massif de beaux arbres, elle apparut tout à coup. Les explorateurs étaient arrivés sur la rive occidentale du lac Grant. Lendroit valait la peine dêtre regardé. Cette étendue deau, dune circonférence de sept milles environ et dune superficie de deux cent cinquante acres, reposait dans une bordure darbres variés. Vers lest, à travers un rideau de verdure pittoresquement relevé en certains endroits, apparaissait un étincelant horizon de mer. Au nord, le lac traçait une courbure légèrement concave, qui contrastait avec le dessin aigu de sa pointe inférieure. De nombreux oiseaux aquatiques fréquentaient les rives de ce petit Ontario, dont les «mille îles» de son homonyme américain étaient représentées par un rocher qui émergeait de sa surface, à quelques centaines de pieds de la rive méridionale. Là, vivaient en commun plusieurs couples de martins- pêcheurs, perchés sur quelque pierre, graves, immobiles, guettant les poissons au passage, puis, sélançant, plongeant en faisant entendre un cri aigu, et reparaissant, la proie au bec. Ailleurs, sur les rives et sur lîlot, se pavanaient des canards sauvages, des pélicans, des poules deau, des becs-rouges, des philédons, munis dune langue en forme de pinceau, et un ou deux échantillons de ces menures splendides, dont la queue se développe comme les montants gracieux dune lyre. Quant aux eaux du lac, elles étaient douces, limpides, un peu noires, et à certains bouillonnements, aux cercles concentriques qui sentre-croisaient à leur surface, on ne pouvait douter quelles ne fussent très poissonneuses. «Il est vraiment beau! ce lac, dit Gédéon Spilett. On vivrait sur ses bords! -- On y vivra!» répondit Cyrus Smith. Les colons, voulant alors revenir par le plus court aux Cheminées, descendirent jusquà langle formé au sud par la jonction des rives du lac. Ils se frayèrent, non sans peine, un chemin à travers ces fourrés et ces broussailles, que la main de lhomme navait jamais encore écartés, et ils se dirigèrent ainsi vers le littoral, de manière à arriver au nord du plateau de Grande-vue. Deux milles furent franchis dans cette direction, puis, après le dernier rideau darbres, apparut le plateau, tapissé dun épais gazon, et, au delà, la mer infinie. Pour revenir aux cheminées, il suffisait de traverser obliquement le plateau sur un espace dun mille et de redescendre jusquau coude formé par le premier détour de la Mercy. Mais lingénieur désirait reconnaître comment et par où séchappait le trop-plein des eaux du lac, et lexploration fut prolongée sous les arbres pendant un mille et demi vers le nord. Il était probable, en effet, quun déversoir existait quelque part, et sans doute à travers une coupée du granit. Ce lac nétait, en somme, quune immense vasque, qui sétait remplie peu à peu par le débit du creek, et il fallait bien que son trop-plein sécoulât à la mer par quelque chute. Sil en était ainsi, lingénieur pensait quil serait peut-être possible dutiliser cette chute et de lui emprunter sa force, actuellement perdue sans profit pour personne. On continua donc à suivre les rives du lac Grant, en remontant le plateau; mais, après avoir fait encore un mille dans cette direction, Cyrus Smith navait pu découvrir le déversoir, qui devait exister cependant. Il était quatre heures et demie alors. Les préparatifs du dîner exigeaient que les colons rentrassent à leur demeure. La petite troupe revint donc sur ses pas, et, par la rive gauche de la Mercy, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent aux Cheminées. Là, le feu fut allumé, et Nab et Pencroff, auxquels étaient naturellement dévolues les fonctions de cuisiniers, lun en sa qualité de nègre, lautre en sa qualité de marin, préparèrent lestement des grillades dagoutis, auxquelles on fit largement honneur. Le repas terminé, au moment où chacun allait se livrer au sommeil, Cyrus Smith tira de sa poche de petits échantillons de minéraux despèces différentes, et se borna à dire: «Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de largile, ceci de la chaux, ceci du charbon. Voilà ce que nous donne la nature, et voilà sa part dans le travail commun! -- à demain la nôtre!» CHAPITRE XIII «Eh bien, monsieur Cyrus, par où allons-nous commencer? demanda le lendemain matin Pencroff à lingénieur. -- Par le commencement», répondit Cyrus Smith. Et en effet, cétait bien par le «commencement» que ces colons allaient être forcés de débuter. Ils ne possédaient même pas les outils nécessaires à faire les outils, et ils ne se trouvaient même pas dans les conditions de la nature, qui», ayant le temps, économise leffort.» Le temps leur manquait, puisquils devaient immédiatement subvenir aux besoins de leur existence, et si, profitant de lexpérience acquise, ils navaient rien à inventer, du moins avaient-ils tout à fabriquer. Leur fer, leur acier nétaient encore quà létat de minerai, leur poterie à létat dargile, leur linge et leurs habits à létat de matières textiles. Il faut dire, dailleurs, que ces colons étaient des «hommes» dans la belle et puissante acception du mot. Lingénieur Smith ne pouvait être secondé par de plus intelligents compagnons, ni avec plus de dévouement et de zèle. Il les avait interrogés. Il connaissait leurs aptitudes. Gédéon Spilett, reporter de grand talent, ayant tout appris pour pouvoir parler de tout, devait contribuer largement de la tête et de la main à la colonisation de lîle. Il ne reculerait devant aucune tâche, et, chasseur passionné, il ferait un métier de ce qui, jusqualors, navait été pour lui quun plaisir. Harbert, brave enfant, remarquablement instruit déjà dans les sciences naturelles, allait fournir un appoint sérieux à la cause commune. Nab, cétait le dévouement personnifié. Adroit, intelligent, infatigable, robuste, dune santé de fer, il sentendait quelque peu au travail de la forge et ne pouvait quêtre très utile à la colonie. Quant à Pencroff, il avait été marin sur tous les océans, charpentier dans les chantiers de construction de Brooklyn, aide- tailleur sur les bâtiments de létat, jardinier, cultivateur, pendant ses congés, etc., et comme les gens de mer, propre à tout, il savait tout faire. Il eût été véritablement difficile de réunir cinq hommes plus propres à lutter contre le sort, plus assurés den triompher. «Par le commencement», avait dit Cyrus Smith. Or, ce commencement dont parlait lingénieur, cétait la construction dun appareil qui pût servir à transformer les substances naturelles. On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. Il sagissait donc de bâtir un four pour lutiliser. «À quoi servira ce four? demanda Pencroff. -- À fabriquer la poterie dont nous avons besoin, répondit Cyrus Smith. -- Et avec quoi ferons-nous le four? -- Avec des briques. -- Et les briques? -- Avec de largile. En route, mes amis. Pour éviter les transports, nous établirons notre atelier au lieu même de production. Nab apportera des provisions, et le feu ne manquera pas pour la cuisson des aliments. -- Non, répondit le reporter, mais si les aliments viennent à manquer, faute dinstruments de chasse! -- Ah! si nous avions seulement un couteau! sécria le marin. -- Eh bien? demanda Cyrus Smith. -- Eh bien! jaurais vite fait de fabriquer un arc et des flèches, et le gibier abonderait à loffice! -- Oui, un couteau, une lame tranchante...» dit lingénieur, comme sil se fût parlé à lui-même. En ce moment, ses regards se portèrent vers Top, qui allait et venait sur le rivage. Soudain, le regard de Cyrus Smith sanima. «Top, ici!» dit-il. Le chien accourut à lappel de son maître. Celui-ci prit la tête de Top entre ses mains, et, détachant le collier que lanimal portait au cou, il le rompit en deux parties, en disant: «Voilà deux couteaux, Pencroff!» Deux hurrahs du marin lui répondirent. Le collier de Top était fait dune mince lame dacier trempé. Il suffisait donc de laffûter dabord sur une pierre de grès, de manière à mettre au vif langle du tranchant, puis denlever le morfil sur un grès plus fin. Or, ce genre de roche arénacée se rencontrait abondamment sur la grève, et, deux heures après, loutillage de la colonie se composait de deux lames tranchantes quil avait été facile demmancher dans une poignée solide. La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. Conquête précieuse, en effet, et qui venait à propos. On partit. Lintention de Cyrus Smith était de retourner à la rive occidentale du lac, là où il avait remarqué la veille cette terre argileuse dont il possédait un échantillon. On prit donc par la berge de la Mercy, on traversa le plateau de Grande-vue, et, après une marche de cinq milles au plus, on arrivait à une clairière située à deux cents pas du lac Grant. Chemin faisant, Harbert avait découvert un arbre dont les Indiens de lAmérique méridionale emploient les branches à fabriquer leurs arcs. Cétait le «crejimba», de la famille des palmiers, qui ne porte pas de fruits comestibles. Des branches longues et droites furent coupées, effeuillées, taillées, plus fortes en leur milieu, plus faibles à leurs extrémités, et il ny avait plus quà trouver une plante propre à former la corde de larc. Ce fut une espèce appartenant à la famille des malvacées, un «hibiscus heterophyllus», qui fournit des fibres dune ténacité remarquable, quon eût pu comparer à des tendons danimaux. Pencroff obtint ainsi des arcs dune assez grande puissance, auxquels il ne manquait plus que les flèches. Celles-ci étaient faciles à faire avec des branches droites et rigides, sans nodosités, mais la pointe qui devait les armer, cest-à-dire une substance propre à remplacer le fer, ne devait pas se rencontrer si aisément. Mais Pencroff se dit quayant fourni, lui, sa part dans le travail, le hasard ferait le reste. Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la veille. Il se composait de cette argile figuline qui sert à confectionner les briques et les tuiles, argile, par conséquent, très convenable pour lopération quil sagissait de mener à bien. La main- doeuvre ne présentait aucune difficulté. Il suffisait de dégraisser cette figuline avec du sable, de mouler les briques et de les cuire à la chaleur dun feu de bois. Ordinairement, les briques sont tassées dans des moules, mais lingénieur se contenta de les fabriquer à la main. Toute la journée et la suivante furent employées à ce travail. Largile, imbibée deau, corroyée ensuite avec les pieds et les poignets des manipulateurs, fut divisée en prismes dégale grandeur. Un ouvrier exercé peut confectionner, sans machine, jusquà dix mille briques par douze heures; mais dans leurs deux journées de travail, les cinq briquetiers de lîle Lincoln nen fabriquèrent pas plus de trois mille, qui furent rangées les unes près des autres, jusquau moment où leur complète dessiccation permettrait den opérer la cuisson, cest-à-dire dans trois ou quatre jours. Ce fut dans la journée du 2 avril que Cyrus Smith soccupa de fixer lorientation de lîle. La veille, il avait noté exactement lheure à laquelle le soleil avait disparu sous lhorizon, en tenant compte de la réfraction. Ce matin-là, il releva non moins exactement lheure à laquelle il reparut. Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre minutes sétaient écoulées. Donc, six heures douze minutes après son lever, le soleil, ce jour-là, passerait exactement au méridien, et le point du ciel quil occuperait à ce moment serait le nord. À lheure dite, Cyrus releva ce point, et, en mettant lun par lautre avec le soleil deux arbres qui devaient lui servir de repères, il obtint ainsi une méridienne invariable pour ses opérations ultérieures. Pendant les deux jours qui précédèrent la cuisson des briques, on soccupa de sapprovisionner de combustible. Des branches furent coupées autour de la clairière, et lon ramassa tout le bois tombé sous les arbres. Cela ne se fit pas sans que lon chassât un peu dans les environs, dautant mieux que Pencroff possédait maintenant quelques douzaines de flèches armées de pointes très acérées. Cétait Top qui avait fourni ces pointes, en rapportant un porc-épic, assez médiocre comme gibier, mais dune incontestable valeur, grâce aux piquants dont il était hérissé. Ces piquants furent ajustés solidement à lextrémité des flèches, dont la direction fut assurée par un empennage de plumes de kakatoès. Le reporter et Harbert devinrent promptement de très adroits tireurs darc. Aussi, le gibier de poil et de plume abonda-t-il aux Cheminées, cabiais, pigeons, agoutis, coqs de bruyère, etc. La plupart de ces animaux furent tués dans la partie de la forêt située sur la rive gauche de la Mercy, et à laquelle on donna le nom de bois du Jacamar, en souvenir du volatile que Pencroff et Harbert avaient poursuivi lors de leur première exploration. Ce gibier fut mangé frais, mais on conserva les jambons de cabiai, en les fumant au-dessus dun feu de bois vert, après les avoir aromatisés avec des feuilles odorantes. Cependant, cette nourriture très fortifiante, cétait toujours rôtis sur rôtis, et les convives eussent été heureux dentendre chanter dans lâtre un simple pot-au-feu; mais il fallait attendre que le pot fût fabriqué, et, par conséquent, que le four fût bâti. Pendant ces excursions, qui ne se firent que dans un rayon très restreint autour de la briqueterie, les chasseurs purent constater le passage récent danimaux de grande taille, armés de griffes puissantes, dont ils ne purent reconnaître lespèce. Cyrus Smith leur recommanda donc une extrême prudence, car il était probable que la forêt renfermait quelques fauves dangereux. Et il fit bien. En effet, Gédéon Spilett et Harbert aperçurent un jour un animal qui ressemblait à un jaguar. Ce fauve, heureusement, ne les attaqua pas, car ils ne sen seraient peut- être pas tirés sans quelque grave blessure. Mais dès quil aurait une arme sérieuse, cest-à-dire un de ces fusils que réclamait Pencroff, Gédéon Spilett se promettait bien de faire aux bêtes féroces une guerre acharnée et den purger lîle. Les Cheminées, pendant ces quelques jours, ne furent pas aménagées plus confortablement, car lingénieur comptait découvrir ou bâtir, sil le fallait, une demeure plus convenable. On se contenta détendre sur le sable des couloirs une fraîche litière de mousses et de feuilles sèches, et, sur ces couchettes un peu primitives, les travailleurs, harassés, dormaient dun parfait sommeil. On fit aussi le relevé des jours écoulés dans lîle Lincoln, depuis que les colons y avaient atterri, et lon en tint depuis lors un compte régulier. Le 5 avril, qui était un mercredi, il y avait douze jours que le vent avait jeté les naufragés sur ce littoral. Le 6 avril, dès laube, lingénieur et ses compagnons étaient réunis sur la clairière, à lendroit où allait sopérer la cuisson des briques. Naturellement, cette opération devait se faire en plein air, et non dans des fours, ou plutôt, lagglomération des briques ne serait quun énorme four qui se cuirait lui-même. Le combustible, fait de fascines bien préparées, fut disposé sur le sol, et on lentoura de plusieurs rangs de briques séchées, qui formèrent bientôt un gros cube, à lextérieur duquel des évents furent ménagés. Ce travail dura toute la journée, et, le soir seulement, on mit le feu aux fascines. Cette nuit-là, personne ne se coucha, et on veilla avec soin à ce que le feu ne se ralentît pas. Lopération dura quarante-huit heures et réussit parfaitement. Il fallut alors laisser refroidir la masse fumante, et, pendant ce temps, Nab et Pencroff, guidés par Cyrus Smith, charrièrent, sur une claie faite de branchages entrelacés, plusieurs charges de carbonate de chaux, pierres très communes, qui se trouvaient abondamment au nord du lac. Ces pierres, décomposées par la chaleur, donnèrent une chaux vive, très grasse, foisonnant beaucoup par lextinction, aussi pure enfin que si elle eût été produite par la calcination de la craie ou du marbre. Mélangée avec du sable, dont leffet est datténuer le retrait de la pâte quand elle se solidifie, cette chaux fournit un mortier excellent. De ces divers travaux, il résulta que, le 9 avril, lingénieur avait à sa disposition une certaine quantité de chaux toute préparée, et quelques milliers de briques. On commença donc, sans perdre un instant, la construction dun four, qui devait servir à la cuisson des diverses poteries indispensables pour les usages domestiques. On y réussit sans trop de difficulté. Cinq jours après, le four fut chargé de cette houille dont lingénieur avait découvert un gisement à ciel ouvert vers lembouchure du Creek-Rouge, et les premières fumées séchappaient dune cheminée haute dune vingtaine de pieds. La clairière était transformée en usine, et Pencroff nétait pas éloigné de croire que de ce four allaient sortir tous les produits de lindustrie moderne. En attendant, ce que les colons fabriquèrent tout dabord, ce fut une poterie commune, mais très propre à la cuisson des aliments. La matière première était cette argile même du sol, à laquelle Cyrus Smith fit ajouter un peu de chaux et du quartz. En réalité, cette pâte constituait ainsi la véritable «terre de pipe», avec laquelle on fit des pots, des tasses qui avaient été moulées sur des galets de formes convenables, des assiettes, de grandes jarres et des cuves pour contenir leau, etc. La forme de ces objets était gauche, défectueuse; mais, après quils eurent été cuits à une haute température, la cuisine des Cheminées se trouva pourvue dun certain nombre dustensiles aussi précieux que si le plus beau kaolin fût entré dans leur composition. Il faut mentionner ici que Pencroff, désireux de savoir si cette argile, ainsi préparée, justifiait son nom de «terre de pipe», se fabriqua quelques pipes assez grossières, quil trouva charmantes, mais auxquelles le tabac manquait, hélas! Et, il faut le dire, cétait une grosse privation pour Pencroff. «Mais le tabac viendra, comme toutes choses!» répétait-il dans ses élans de confiance absolue. Ces travaux durèrent jusquau 15 avril, et on comprend que ce temps fut consciencieusement employé. Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre chose que de la poterie. Quand il conviendrait à Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils seraient forgerons. Mais, le lendemain étant un dimanche, et même le dimanche de Pâques, tous convinrent de sanctifier ce jour par le repos. Ces Américains étaient des hommes religieux, scrupuleux observateurs des préceptes de la Bible, et la situation qui leur était faite ne pouvait que développer leurs sentiments de confiance envers lAuteur de toutes choses. Le soir du 15 avril, on revint donc définitivement aux Cheminées. Le reste des poteries fut emporté, et le four séteignit en attendant une destination nouvelle. Le retour fut marqué par un incident heureux, la découverte que fit lingénieur dune substance propre à remplacer lamadou. On sait que cette chair spongieuse et veloutée provient dun certain champignon du genre polypore. Convenablement préparée, elle est extrêmement inflammable, surtout quand elle a été préalablement saturée de poudre à canon ou bouillie dans une dissolution de nitrate ou de chlorate de potasse. Mais, jusqualors, on navait trouvé aucun de ces polypores, ni même aucune de ces morilles qui peuvent les remplacer. Ce jour-là, lingénieur, ayant reconnu une certaine plante appartenant au genre armoise, qui compte parmi ses principales espèces labsinthe, la citronnelle, lestragon, le gépi, etc., en arracha plusieurs touffes, et, les présentant au marin: «Tenez, Pencroff, dit-il, voilà qui vous fera plaisir.» Pencroff regarda attentivement la plante, revêtue de poils soyeux et longs, dont les feuilles étaient recouvertes dun duvet cotonneux. «Eh! quest-ce cela, monsieur Cyrus? demanda Pencroff. Bonté du ciel! Est-ce du tabac? -- Non, répondit Cyrus Smith, cest lartémise, larmoise chinoise pour les savants, et pour nous autres, ce sera de lamadou.» Et, en effet, cette armoise, convenablement desséchée, fournit une substance très inflammable, surtout lorsque plus tard lingénieur leut imprégnée de ce nitrate de potasse dont lîle possédait plusieurs couches, et qui nest autre chose que du salpêtre. Ce soir-là, tous les colons, réunis dans la chambre centrale, soupèrent convenablement. Nab avait préparé un pot-au-feu dagouti, un jambon de cabiai aromatisé, auquel on joignit les tubercules bouillis du «caladium macrorhizum», sorte de plante herbacée de la famille des aracées, et qui, sous la zone tropicale, eût affecté une forme arborescente. Ces rhizomes étaient dun excellent goût, très nutritifs, à peu près semblables à cette substance qui se débite en Angleterre sous le nom de «sagou de Portland», et ils pouvaient, dans une certaine mesure, remplacer le pain, qui manquait encore aux colons de lîle Lincoln. Le souper achevé, avant de se livrer au sommeil, Cyrus Smith et ses compagnons vinrent prendre lair sur la grève. Il était huit heures du soir. La nuit sannonçait magnifiquement. La lune, qui avait été pleine cinq jours auparavant, nétait pas encore levée, mais lhorizon sargentait déjà de ces nuances douces et pâles que lon pourrait appeler laube lunaire. Au zénith austral, les constellations circumpolaires resplendissaient, et, parmi toutes, cette Croix du Sud que lingénieur, quelques jours auparavant, saluait à la cime du mont Franklin. Cyrus Smith observa pendant quelque temps cette splendide constellation, qui porte à son sommet et à sa base deux étoiles de première grandeur, au bras gauche une étoile de seconde, au bras droit une étoile de troisième grandeur. Puis, après avoir réfléchi: «Harbert, demanda-t-il au jeune garçon, ne sommes-nous pas au 15 avril? -- Oui, monsieur Cyrus, répondit Harbert. -- Eh bien, si je ne me trompe, demain sera un des quatre jours de lannée pour lequel le temps vrai se confond avec le temps moyen, cest-à-dire, mon enfant, que demain, à quelques secondes près, le soleil passera au méridien juste au midi des horloges. Si donc le temps est beau, je pense que je pourrai obtenir la longitude de lîle avec une approximation de quelques degrés. -- Sans instruments, sans sextant? demanda Gédéon Spilett. -- Oui, reprit lingénieur. Aussi, puisque la nuit est pure, je vais essayer, ce soir même, dobtenir notre latitude en calculant la hauteur de la Croix du Sud, cest-à-dire du pôle austral, au- dessus de lhorizon. Vous comprenez bien, mes amis, quavant dentreprendre des travaux sérieux dinstallation, il ne suffit pas davoir constaté que cette terre est une île, il faut, autant que possible, reconnaître à quelle distance elle est située, soit du continent américain, soit du continent australien, soit des principaux archipels du Pacifique. -- En effet, dit le reporter, au lieu de construire une maison, nous pouvons avoir intérêt à construire un bateau, si par hasard nous ne sommes quà une centaine de milles dune côte habitée. -- Voilà pourquoi, reprit Cyrus Smith, je vais essayer, ce soir, dobtenir la latitude de lîle Lincoln, et demain, à midi, jessayerai den calculer la longitude.» Si lingénieur eût possédé un sextant, appareil qui permet de mesurer avec une grande précision la distance angulaire des objets par réflexion, lopération neût offert aucune difficulté. Ce soir-là, par la hauteur du pôle, le lendemain, par le passage du soleil au méridien, il aurait obtenu les coordonnées de lîle. Mais, lappareil manquant, il fallait le suppléer. Cyrus Smith rentra donc aux Cheminées. À la lueur du foyer, il tailla deux petites règles plates quil réunit lune à lautre par une de leurs extrémités, de manière à former une sorte de compas dont les branches pouvaient sécarter ou se rapprocher. Le point dattache était fixé au moyen dune forte épine dacacia, que fournit le bois mort du bûcher. Cet instrument terminé, lingénieur revint sur la grève; mais comme il fallait quil prît la hauteur du pôle au-dessus dun horizon nettement dessiné, cest-à-dire un horizon de mer, et que le cap Griffe lui cachait lhorizon du sud, il dut aller chercher une station plus convenable. La meilleure aurait évidemment été le littoral exposé directement au sud, mais il eût fallu traverser la Mercy, alors profonde, et cétait une difficulté. Cyrus Smith résolut, en conséquence, daller faire son observation sur le plateau de Grande-vue, en se réservant de tenir compte de sa hauteur au-dessus du niveau de la mer, -- hauteur quil comptait calculer le lendemain par un simple procédé de géométrie élémentaire. Les colons se transportèrent donc sur le plateau, en remontant la rive gauche de la Mercy, et ils vinrent se placer sur la lisière qui sorientait nord-ouest et sud-est, cest-à-dire sur cette ligne de roches capricieusement découpées qui bordait la rivière. Cette partie du plateau dominait dune cinquantaine de pieds les hauteurs de la rive droite, qui descendaient, par une double pente, jusquà lextrémité du cap Griffe et jusquà la côte méridionale de lîle. Aucun obstacle narrêtait donc le regard, qui embrassait lhorizon sur une demi-circonférence, depuis le cap jusquau promontoire du Reptile. Au sud, cet horizon, éclairé par en dessous des premières clartés de la lune, tranchait vivement sur le ciel et pouvait être visé avec une certaine précision. À ce moment, la Croix du Sud se présentait à lobservateur dans une position renversée, létoile alpha marquant sa base, qui est plus rapprochée du pôle austral. Cette constellation nest pas située aussi près du pôle antarctique que létoile polaire lest du pôle arctique. Létoile alpha en est à vingt-sept degrés environ, mais Cyrus Smith le savait et devait tenir compte de cette distance dans son calcul. Il eut soin aussi de lobserver au moment où elle passait au méridien au-dessous du pôle, et qui devait simplifier son opération. Cyrus Smith dirigea donc une branche de son compas de bois sur lhorizon de mer, lautre sur alpha, comme il eût fait des lunettes dun cercle répétiteur, et louverture des deux branches lui donna la distance angulaire qui séparait alpha de lhorizon. Afin de fixer langle obtenu dune manière immutable, il piqua, au moyen dépines, les deux planchettes de son appareil sur une troisième placée transversalement, de telle sorte que leur écartement fût solidement maintenu. Cela fait, il ne restait plus quà calculer langle obtenu, en ramenant lobservation au niveau de la mer, de manière à tenir compte de la dépression de lhorizon, ce qui nécessitait de mesurer la hauteur du plateau. La valeur de cet angle donnerait ainsi la hauteur dalpha, et conséquemment celle du pôle au-dessus de lhorizon, cest-à-dire la latitude de lîle, puisque la latitude dun point du globe est toujours égale à la hauteur du pôle au-dessus de lhorizon de ce point. Ces calculs furent remis au lendemain, et, à dix heures, tout le monde dormait profondément. CHAPITRE XIV Le lendemain, 16 avril, -- dimanche de Pâques, -- les colons sortaient des Cheminées au jour naissant, et procédaient au lavage de leur linge et au nettoyage de leurs vêtements. Lingénieur comptait fabriquer du savon dès quil se serait procuré les matières premières nécessaires à la saponification, soude ou potasse, graisse ou huile. La question si importante du renouvellement de la garde-robe serait également traitée en temps et lieu. En tout cas, les habits dureraient bien six mois encore, car ils étaient solides et pouvaient résister aux fatigues des travaux manuels. Mais tout dépendrait de la situation de lîle par rapport aux terres habitées. Cest ce qui serait déterminé ce jour même, si le temps le permettait. Or, le soleil, se levant sur un horizon pur, annonçait une journée magnifique, une de ces belles journées dautomne qui sont comme les derniers adieux de la saison chaude. Il sagissait donc de compléter les éléments des observations de la veille, en mesurant la hauteur du plateau de Grande-vue au- dessus du niveau de la mer. «Ne vous faut-il pas un instrument analogue à celui qui vous a servi hier? demanda Harbert à lingénieur. -- Non, mon enfant, répondit celui-ci, nous allons procéder autrement, et dune manière à peu près aussi précise.» Harbert, aimant à sinstruire de toutes choses, suivit lingénieur, qui sécarta du pied de la muraille de granit, en descendant jusquau bord de la grève. Pendant ce temps, Pencroff, Nab et le reporter soccupaient de divers travaux. Cyrus Smith sétait muni dune sorte de perche droite, longue dune douzaine de pieds, quil avait mesurée aussi exactement que possible, en la comparant à sa propre taille, dont il connaissait la hauteur à une ligne près. Harbert portait un fil à plomb que lui avait remis Cyrus Smith, cest-à-dire une simple pierre fixée au bout dune fibre flexible. Arrivé à une vingtaine de pieds de la lisière de la grève, et à cinq cents pieds environ de la muraille de granit, qui se dressait perpendiculairement, Cyrus Smith enfonça la perche de deux pieds dans le sable, et, en la calant avec soin, il parvint, au moyen du fil à plomb, à la dresser perpendiculairement au plan de lhorizon. Cela fait, il se recula de la distance nécessaire pour que, étant couché sur le sable, le rayon visuel, parti de son oeil, effleurât à la fois et lextrémité de la perche et la crête de la muraille. Puis il marqua soigneusement ce point avec un piquet. Alors, sadressant à Harbert: «Tu connais les premiers principes de la géométrie? lui demanda-t- il. -- Un peu, monsieur Cyrus, répondit Harbert, qui ne voulait pas trop savancer. -- Tu te rappelles bien quelles sont les propriétés de deux triangles semblables? -- Oui, répondit Harbert. Leurs côtés homologues sont proportionnels. -- Eh bien, mon enfant, je viens de construire deux triangles semblables, tous deux rectangles: le premier, le plus petit, a pour côtés la perche perpendiculaire, la distance qui sépare le piquet du bas de la perche, et mon rayon visuel pour hypoténuse; le second a pour côtés la muraille perpendiculaire, dont il sagit de mesurer la hauteur, la distance qui sépare le piquet du bas de cette muraille, et mon rayon visuel formant également son hypoténuse, -- qui se trouve être la prolongation de celle du premier triangle. -- Ah! monsieur Cyrus, jai compris! sécria Harbert. De même que la distance du piquet à la perche est proportionnelle à la distance du piquet à la base de la muraille, de même la hauteur de la perche est proportionnelle à la hauteur de cette muraille. -- Cest cela même, Harbert, répondit lingénieur, et quand nous aurons mesuré les deux premières distances, connaissant la hauteur de la perche, nous naurons plus quun calcul de proportion à faire, ce qui nous donnera la hauteur de la muraille et nous évitera la peine de la mesurer directement.» Les deux distances horizontales furent relevées, au moyen même de la perche, dont la longueur au-dessus du sable était exactement de dix pieds. La première distance était de quinze pieds entre le piquet et le point où la perche était enfoncée dans le sable. La deuxième distance, entre le piquet et la base de la muraille, était de cinq cents pieds. Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune garçon revinrent aux Cheminées. Là, lingénieur prit une pierre plate quil avait rapportée de ses précédentes excursions, sorte de schiste ardoisier, sur lequel il était facile de tracer des chiffres au moyen dune coquille aiguë. Il établit donc la proportion suivante: 15: 500:: 10: x 500 fois 10 = 5000 5000 sur 15 = 333, 33. Doù il fut établi que la muraille de granit mesurait trois cent trente-trois pieds de hauteur. Cyrus Smith reprit alors linstrument quil avait fabriqué la veille et dont les deux planchettes, par leur écartement, lui donnaient la distance angulaire de létoile alpha à lhorizon. Il mesura très exactement louverture de cet angle sur une circonférence quil divisa en trois cent soixante parties égales. Or, cet angle, en y ajoutant les vingt-sept degrés qui séparent alpha du pôle antarctique, et en réduisant au niveau de la mer la hauteur du plateau sur lequel lobservation avait été faite, se trouva être de cinquante-trois degrés. Ces cinquante-trois degrés étant retranchés des quatre-vingt-dix degrés, -- distance du pôle à léquateur, -- il restait trente-sept degrés. Cyrus Smith en conclut donc que lîle Lincoln était située sur le trente-septième degré de latitude australe, ou en tenant compte, vu limperfection de ses opérations, dun écart de cinq degrés, quelle devait être située entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle. Restait à obtenir la longitude, pour compléter les coordonnées de lîle. Cest ce que lingénieur tenterait de déterminer le jour même, à midi, cest-à-dire au moment où le soleil passerait au méridien. Il fut décidé que ce dimanche serait employé à une promenade, ou plutôt à une exploration de cette partie de lîle située entre le nord du lac et le golfe du Requin, et si le temps le permettait, on pousserait cette reconnaissance jusquau revers septentrional du cap Mandibule-Sud. On devait déjeuner aux dunes et ne revenir que le soir. À huit heures et demie du matin, la petite troupe suivait la lisière du canal. De lautre côté, sur lîlot du Salut, de nombreux oiseaux se promenaient gravement. Cétaient des plongeurs, de lespèce des manchots, très reconnaissables à leur cri désagréable, qui rappelle le braiment de lâne. Pencroff ne les considéra quau point de vue comestible, et napprit pas sans une certaine satisfaction que leur chair, quoique noirâtre, est fort mangeable. On pouvait voir aussi ramper sur le sable de gros amphibies, des phoques, sans doute, qui semblaient avoir choisi lîlot pour refuge. Il nétait guère possible dexaminer ces animaux au point de vue alimentaire, car leur chair huileuse est détestable; cependant, Cyrus Smith les observa avec attention, et, sans faire connaître son idée, il annonça à ses compagnons que très prochainement on ferait une visite à lîlot. Le rivage, suivi par les colons, était semé dinnombrables coquillages, dont quelques-uns eussent fait la joie dun amateur de malacologie. Cétaient, entre autres, des phasianelles, des térébratules, des trigonies, etc. Mais ce qui devait être plus utile, ce fut une vaste huîtrière, découverte à mer basse, que Nab signala parmi les roches, à quatre milles environ des Cheminées. «Nab naura pas perdu sa journée, sécria Pencroff, en observant le banc dostracées qui sétendait au large. -- Cest une heureuse découverte, en effet, dit le reporter, et pour peu, comme on le prétend, que chaque huître produise par année de cinquante à soixante mille oeufs, nous aurons là une réserve inépuisable. -- Seulement, je crois que lhuître nest pas très nourrissante, dit Harbert. -- Non, répondit Cyrus Smith. Lhuître ne contient que très peu de matière azotée, et, à un homme qui sen nourrirait exclusivement, il nen faudrait pas moins de quinze à seize douzaines par jour. -- Bon! répondit Pencroff. Nous pourrons en avaler des douzaines de douzaines, avant davoir épuisé le banc. Si nous en prenions quelques-unes pour notre déjeuner?» Et sans attendre de réponse à sa proposition, sachant bien quelle était approuvée davance, le marin et Nab détachèrent une certaine quantité de ces mollusques. On les mit dans une sorte de filet en fibres dhibiscus, que Nab avait confectionné, et qui contenait déjà le menu du repas; puis, lon continua de remonter la côte entre les dunes et la mer. De temps en temps, Cyrus Smith consultait sa montre, afin de se préparer à temps pour lobservation solaire, qui devait être faite à midi précis. Toute cette portion de lîle était fort aride jusquà cette pointe qui fermait la baie de lUnion, et qui avait reçu le nom de cap Mandibule-Sud. On ny voyait que sable et coquilles, mélangés de débris de laves. Quelques oiseaux de mer fréquentaient cette côte désolée, des goélands, de grands albatros, ainsi que des canards sauvages, qui excitèrent à bon droit la convoitise de Pencroff. Il essaya bien de les abattre à coups de flèche, mais sans résultat, car ils ne se posaient guère, et il eût fallu les atteindre au vol. Ce qui amena le marin à répéter à lingénieur: «Voyez-vous, monsieur Cyrus, tant que nous naurons pas un ou deux fusils de chasse, notre matériel laissera à désirer! -- Sans doute, Pencroff, répondit le reporter, mais il ne tient quà vous! Procurez-nous du fer pour les canons, de lacier pour les batteries, du salpêtre, du charbon et du soufre pour la poudre, du mercure et de lacide azotique pour le fulminate, enfin du plomb pour les balles, et Cyrus nous fera des fusils de premier choix. -- Oh! répondit lingénieur, toutes ces substances, nous pourrons sans doute les trouver dans lîle, mais une arme à feu est un instrument délicat et qui nécessite des outils dune grande précision. Enfin, nous verrons plus tard. -- Pourquoi faut-il, sécria Pencroff, pourquoi faut-il que nous ayons jeté par-dessus le bord toutes ces armes que la nacelle emportait avec nous, et nos ustensiles, et jusquà nos couteaux de poche! -- Mais, si nous ne les avions pas jetés, Pencroff, cest nous que le ballon aurait jetés au fond de la mer! dit Harbert. -- Cest pourtant vrai ce que vous dites là, mon garçon!» répondit le marin. Puis, passant à une autre idée: «Mais, jy songe, ajouta-t-il, quel a dû être lahurissement de Jonathan Forster et de ses compagnons, quand, le lendemain matin, ils auront trouvé la place nette et la machine envolée! -- Le dernier de mes soucis est de savoir ce quils ont pu penser! dit le reporter. -- Cest pourtant moi qui ai eu cette idée-là! dit Pencroff dun air satisfait. -- Une belle idée, Pencroff, répondit Gédéon Spilett en riant, et qui nous a mis où nous sommes! -- Jaime mieux être ici quaux mains des sudistes! sécria le marin, surtout depuis que M Cyrus a eu la bonté de venir nous rejoindre! -- Et moi aussi, en vérité! répliqua le reporter. Dailleurs, que nous manque-t-il? Rien! -- Si ce nest... tout! répondit Pencroff, qui éclata de rire, en remuant ses larges épaules. Mais, un jour ou lautre, nous trouverons le moyen de nous en aller! -- Et plus tôt peut-être que vous ne limaginez, mes amis, dit alors lingénieur, si lîle Lincoln nest quà une moyenne distance dun archipel habité ou dun continent. Avant une heure, nous le saurons. Je nai pas de carte du Pacifique, mais ma mémoire a conservé un souvenir très net de sa portion méridionale. La latitude que jai obtenue hier met lîle Lincoln par le travers de la Nouvelle-Zélande à louest, et de la côte du Chili à lest. Mais entre ces deux terres, la distance est au moins de six mille milles. Reste donc à déterminer quel point lîle occupe sur ce large espace de mer, et cest ce que la longitude nous donnera tout à lheure avec une approximation suffisante, je lespère. -- Nest-ce pas, demanda Harbert, larchipel des Pomotou qui est le plus rapproché de nous en latitude? -- Oui, répondit lingénieur, mais la distance qui nous en sépare est de plus de douze cents milles. -- Et par là? dit Nab, qui suivait la conversation avec un extrême intérêt, et dont la main indiqua la direction du sud. -- Par là, rien, répondit Pencroff. -- Rien, en effet, ajouta lingénieur. -- Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, si lîle Lincoln ne se trouve quà deux ou trois cents milles de la Nouvelle-Zélande ou du Chili?... -- Eh bien, répondit lingénieur, au lieu de faire une maison, nous ferons un bateau, et maître Pencroff se chargera de le manoeuvrer... -- Comment donc, monsieur Cyrus, sécria le marin, je suis tout prêt à passer capitaine... dès que vous aurez trouvé le moyen de construire une embarcation suffisante pour tenir la mer! -- Nous le ferons, si cela est nécessaire!» répondit Cyrus Smith. Mais tandis que causaient ces hommes, qui véritablement ne doutaient de rien, lheure approchait à laquelle lobservation devait avoir lieu. Comment sy prendrait Cyrus Smith pour constater le passage du soleil au méridien de lîle, sans aucun instrument? Cest ce que Harbert ne pouvait deviner. Les observateurs se trouvaient alors à une distance de six milles des Cheminées, non loin de cette partie des dunes dans laquelle lingénieur avait été retrouvé, après son énigmatique sauvetage. On fit halte en cet endroit, et tout fut préparé pour le déjeuner, car il était onze heures et demie. Harbert alla chercher de leau douce au ruisseau qui coulait près de là, et il la rapporta dans une cruche dont Nab sétait muni. Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son observation astronomique. Il choisit sur la grève une place bien nette, que la mer en se retirant avait nivelée parfaitement. Cette couche de sable très fin était dressée comme une glace, sans quun grain dépassât lautre. Peu importait, dailleurs, que cette couche fût horizontale ou non, et il nimportait pas davantage que la baguette, haute de six pieds, qui y fut plantée, se dressât perpendiculairement. Au contraire, même, lingénieur linclina vers le sud, cest-à-dire du côté opposé au soleil, car il ne faut pas oublier que les colons de lîle Lincoln, par cela même que lîle était située dans lhémisphère austral, voyaient lastre radieux décrire son arc diurne au-dessus de lhorizon du nord, et non au-dessus de lhorizon du sud. Harbert comprit alors comment lingénieur allait procéder pour constater la culmination du soleil, cest-à-dire son passage au méridien de lîle, ou, en dautres termes, le midi du lieu. Cétait au moyen de lombre projetée sur le sable par la baguette, moyen qui, à défaut dinstrument, lui donnerait une approximation convenable pour le résultat quil voulait obtenir. En effet, le moment où cette ombre atteindrait son minimum de longueur serait le midi précis, et il suffirait de suivre lextrémité de cette ombre, afin de reconnaître linstant où, après avoir successivement diminué, elle recommencerait à sallonger. En inclinant sa baguette du côté opposé au soleil, Cyrus Smith rendait lombre plus longue, et, par conséquent, ses modifications seraient plus faciles à constater. En effet, plus laiguille dun cadran est grande, plus on peut suivre aisément le déplacement de sa pointe. Lombre de la baguette nétait pas autre chose que laiguille dun cadran. Lorsquil pensa que le moment était arrivé, Cyrus Smith sagenouilla sur le sable, et, au moyen de petits jalons de bois quil fichait dans le sable, il commença à pointer les décroissances successives de lombre de la baguette. Ses compagnons, penchés au-dessus de lui, suivaient lopération avec un intérêt extrême. Le reporter tenait son chronomètre à la main, prêt à relever lheure quil marquerait, quand lombre serait à son plus court. En outre, comme Cyrus Smith opérait le 16 avril, jour auquel le temps vrai et le temps moyen se confondent, lheure donnée par Gédéon Spilett serait lheure vraie quil serait alors à Washington, ce qui simplifierait le calcul. Cependant le soleil savançait lentement; lombre de la baguette diminuait peu à peu, et quand il parut à Cyrus Smith quelle recommençait à grandir: «Quelle heure? dit-il. -- Cinq heures et une minute», répondit aussitôt Gédéon Spilett. Il ny avait plus quà chiffrer lopération. Rien nétait plus facile. Il existait, on le voit, en chiffres ronds, cinq heures de différence entre le méridien de Washington et celui de lîle Lincoln, cest-à-dire quil était midi à lîle Lincoln, quand il était déjà cinq heures du soir à Washington. Or, le soleil, dans son mouvement apparent autour de la terre, parcourt un degré par quatre minutes, soit quinze degrés par heure. Quinze degrés multipliés par cinq heures donnaient soixante-quinze degrés. Donc, puisque Washington est par 77°311», autant dire soixante- dix-sept degrés comptés du méridien de Greenwich, -- que les Américains prennent pour point de départ des longitudes, concurremment avec les Anglais, -- il sensuivait que lîle était située par soixante-dix-sept degrés plus soixante-quinze degrés à louest du méridien de Greenwich, cest-à-dire par le vent cinquante-deuxième degré de longitude ouest. Cyrus Smith annonça ce résultat à ses compagnons, et tenant compte des erreurs dobservation, ainsi quil lavait fait pour la latitude, il crut pouvoir affirmer que le gisement de lîle Lincoln était entre le trente-cinquième et le trente-septième parallèle, et entre le cent cinquantième et le cent cinquante- cinquième méridien à louest du méridien de Greenwich. Lécart possible quil attribuait aux erreurs dobservation était, on le voit, de cinq degrés dans les deux sens, ce qui, à soixante milles par degré, pouvait donner une erreur de trois cents milles en latitude ou en longitude pour le relèvement exact. Mais cette erreur ne devait pas influer sur le parti quil conviendrait de prendre. Il était bien évident que lîle Lincoln était à une telle distance de toute terre ou archipel, quon ne pourrait se hasarder à franchir cette distance sur un simple et fragile canot. En effet, son relèvement la plaçait au moins à douze cents milles de Taïti et des îles de larchipel des Pomotou, à plus de dix-huit cents milles de la Nouvelle-Zélande, à plus de quatre mille cinq cents milles de la côte américaine! Et quand Cyrus Smith consultait ses souvenirs, il ne se rappelait en aucune façon quune île quelconque occupât, dans cette partie du Pacifique, la situation assignée à lîle Lincoln. CHAPITRE XV Le lendemain, 17 avril, la première parole du marin fut pour Gédéon Spilett. «Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous aujourdhui? -- Ce quil plaira à Cyrus», répondit le reporter. Or, de briquetiers et de potiers quils avaient été jusqualors, les compagnons de lingénieur allaient devenir métallurgistes. La veille, après le déjeuner, lexploration avait été portée jusquà la pointe du cap Mandibule, distante de près de sept milles des Cheminées. Là finissait la longue série des dunes, et le sol prenait une apparence volcanique. Ce nétaient plus de hautes murailles, comme au plateau de Grande-vue, mais une bizarre et capricieuse bordure qui encadrait cet étroit golfe compris entre les deux caps, formés des matières minérales vomies par le volcan. Arrivés à cette pointe, les colons étaient revenus sur leurs pas, et, à la nuit tombante, ils rentraient aux Cheminées, mais ils ne sendormirent pas avant que la question de savoir sil fallait songer à quitter ou non lîle Lincoln eût été définitivement résolue. Cétait une distance considérable que celle de ces douze cents milles qui séparaient lîle de larchipel des Pomotou. Un canot neût pas suffi à la franchir, surtout à lapproche de la mauvaise saison. Pencroff lavait formellement déclaré. Or, construire un simple canot, même en ayant les outils nécessaires, était un ouvrage difficile, et, les colons nayant pas doutils, il fallait commencer par fabriquer marteaux, haches, herminettes, scies, tarières, rabots, etc., ce qui exigerait un certain temps. Il fut donc décidé que lon hivernerait à lîle Lincoln, et que lon chercherait une demeure plus confortable que les Cheminées pour y passer les mois dhiver. Avant toutes choses, il sagissait dutiliser le minerai de fer, dont lingénieur avait observé quelques gisements dans la partie nord-ouest de lîle, et de changer ce minerai soit en fer, soit en acier. Le sol ne renferme généralement pas les métaux à létat de pureté. Pour la plupart, on les trouve combinés avec loxygène ou avec le soufre. Précisément, les deux échantillons rapportés par Cyrus Smith étaient, lun du fer magnétique, non carbonaté, lautre de la pyrite, autrement dit du sulfure de fer. Cétait donc le premier, loxyde de fer, quil fallait réduire par le charbon, cest-à-dire débarrasser de loxygène, pour lobtenir à létat de pureté. Cette réduction se fait en soumettant le minerai en présence du charbon à une haute température, soit par la rapide et facile «méthode catalane», qui a lavantage de transformer directement le minerai en fer dans une seule opération, soit par la méthode des hauts fourneaux, qui change dabord le minerai en fonte, puis la fonte en fer, en lui enlevant les trois à quatre pour cent de charbon qui sont combinés avec elle. Or, de quoi avait besoin Cyrus Smith? De fer et non de fonte, et il devait rechercher la plus rapide méthode de réduction. Dailleurs, le minerai quil avait recueilli était par lui-même très pur et très riche. Cétait ce minerai oxydulé qui, se rencontrant en masses confuses dun gris foncé, donne une poussière noire, cristallise en octaèdres réguliers, fournit les aimants naturels, et sert à fabriquer en Europe ces fers de première qualité, dont la Suède et la Norvège sont si abondamment pourvues. Non loin de ce gisement se trouvaient les gisements de charbon de terre déjà exploités par les colons. De là, grande facilité pour le traitement du minerai, puisque les éléments de la fabrication se trouvaient rapprochés. Cest même ce qui fait la prodigieuse richesse des exploitations du Royaume-Uni, où la houille sert à fabriquer le métal extrait du même sol et en même temps quelle. «Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous allons travailler le minerai de fer? -- Oui, mon ami, répondit lingénieur, et, pour cela, -- ce qui ne vous déplaira pas, -- nous commencerons par faire sur lîlot la chasse aux phoques. -- La chasse aux phoques! sécria le marin en se retournant vers Gédéon Spilett. Il faut donc du phoque pour fabriquer du fer? -- Puisque Cyrus le dit!» répondit le reporter. Mais lingénieur avait déjà quitté les Cheminées, et Pencroff se prépara à la chasse aux phoques, sans avoir obtenu dautre explication. Bientôt Cyrus Smith, Harbert, Gédéon Spilett, Nab et le marin étaient réunis sur la grève, en un point où le canal laissait une sorte de passage guéable à mer basse. La marée était au plus bas du reflux, et les chasseurs purent traverser le canal sans se mouiller plus haut que le genou. Cyrus Smith mettait donc pour la première fois le pied sur lîlot, et ses compagnons pour la seconde fois, puisque cétait là que le ballon les avait jetés tout dabord. À leur débarquement, quelques centaines de pingouins les regardèrent dun oeil candide. Les colons, armés de bâtons, auraient pu facilement les tuer, mais ils ne songèrent pas à se livrer à ce massacre deux fois inutile, car il importait de ne point effrayer les amphibies, qui étaient couchés sur le sable, à quelques encablures. Ils respectèrent aussi certains manchots très innocents, dont les ailes, réduites à létat de moignons, saplatissaient en forme de nageoires, garnies de plumes dapparence squammeuse. Les colons savancèrent donc prudemment vers la pointe nord, en marchant sur un sol criblé de petites fondrières, qui formaient autant de nids doiseaux aquatiques. Vers lextrémité de lîlot apparaissaient de gros points noirs qui nageaient à fleur deau. On eût dit des têtes décueils en mouvement. Cétaient les amphibies quil sagissait de capturer. Il fallait les laisser prendre terre, car, avec leur bassin étroit, leur poil ras et serré, leur conformation fusiforme, ces phoques, excellents nageurs, sont difficiles à saisir dans la mer, tandis que, sur le sol, leurs pieds courts et palmés ne leur permettent quun mouvement de reptation peu rapide. Pencroff connaissait les habitudes de ces amphibies, et il conseilla dattendre quils fussent étendus sur le sable, aux rayons de ce soleil qui ne tarderait pas à les plonger dans un profond sommeil. On manoeuvrerait alors de manière à leur couper la retraite et à les frapper aux naseaux. Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les roches du littoral, et ils attendirent silencieusement. Une heure se passa, avant que les phoques fussent venus sébattre sur le sable. On en comptait une demi-douzaine. Pencroff et Harbert se détachèrent alors, afin de tourner la pointe de lîlot, de manière à les prendre à revers et à leur couper la retraite. Pendant ce temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Nab, rampant le long des roches, se glissaient vers le futur théâtre du combat. Tout à coup, la haute taille du marin se développa. Pencroff poussa un cri. Lingénieur et ses deux compagnons se jetèrent en toute hâte entre la mer et les phoques. Deux de ces animaux, vigoureusement frappés, restèrent morts sur le sable, mais les autres purent regagner la mer et prendre le large. «Les phoques demandés, monsieur Cyrus! dit le marin en savançant vers lingénieur. -- Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de forge! -- Des soufflets de forge! sécria Pencroff. Eh bien! voilà des phoques qui ont de la chance!» Cétait, en effet, une machine soufflante, nécessaire pour le traitement du minerai, que lingénieur comptait fabriquer avec la peau de ces amphibies. Ils étaient de moyenne taille, car leur longueur ne dépassait pas six pieds, et, par la tête, ils ressemblaient à des chiens. Comme il était inutile de se charger dun poids aussi considérable que celui de ces deux animaux, Nab et Pencroff résolurent de les dépouiller sur place, tandis que Cyrus Smith et le reporter achèveraient dexplorer lîlot. Le marin et le nègre se tirèrent adroitement de leur opération, et, trois heures après, Cyrus Smith avait à sa disposition deux peaux de phoque, quil comptait utiliser dans cet état, et sans leur faire subir aucun tannage. Les colons durent attendre que la mer eût rebaissé, et, traversant le canal, ils rentrèrent aux Cheminées. Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre ces peaux sur des cadres de bois destinés à maintenir leur écartement, et de les coudre au moyen de fibres, de manière à pouvoir y emmagasiner lair sans laisser trop de fuites. Il fallut sy reprendre à plusieurs fois. Cyrus Smith navait à sa disposition que les deux lames dacier provenant du collier de Top, et, cependant, il fut si adroit, ses compagnons laidèrent avec tant dintelligence, que, trois jours après, loutillage de la petite colonie sétait augmenté dune machine soufflante, destinée à injecter lair au milieu du minerai lorsquil serait traité par la chaleur, -- condition indispensable pour la réussite de lopération. Ce fut le 20 avril, dès le matin, que commença «la période métallurgique», ainsi que lappela le reporter dans ses notes. Lingénieur était décidé, on le sait, à opérer sur le gisement même de houille et de minerai. Or, daprès ses observations, ces gisements étaient situés au bas des contreforts nord-est du mont Franklin, cest-à-dire à une distance de six milles. Il ne fallait donc pas songer à revenir chaque jour aux Cheminées, et il fut convenu que la petite colonie camperait sous une hutte de branchages, de manière que limportante opération fût suivie nuit et jour. Ce projet arrêté, on partit dès le matin. Nab et Pencroff traînaient sur une claie la machine soufflante, et une certaine quantité de provisions végétales et animales, que, dailleurs, on renouvellerait en route. Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar, que lon traversa obliquement du sud-est au nord-ouest, et dans leur partie la plus épaisse. Il fallut se frayer une route, qui devait former, par la suite, lartère la plus directe entre le plateau de Grande-vue et le mont Franklin. Les arbres, appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient magnifiques. Harbert en signala de nouveaux, entre autres, des dragonniers, que Pencroff traita de «poireaux prétentieux», -- car, en dépit de leur taille, ils étaient de cette même famille des liliacées que loignon, la civette, léchalote ou lasperge. Ces dragonniers pouvaient fournir des racines ligneuses, qui, cuites, sont excellentes, et qui, soumises à une certaine fermentation, donnent une très agréable liqueur. On en fit provision. Ce cheminement à travers le bois fut long. Il dura la journée entière, mais cela permit dobserver la faune et la flore. Top, plus spécialement chargé de la faune, courait à travers les herbes et les broussailles, faisant lever indistinctement toute espèce de gibier. Harbert et Gédéon Spilett tuèrent deux kangourous à coups de flèche, et de plus un animal qui ressemblait fort à un hérisson et à un fourmilier: au premier, parce quil se roulait en boule et se hérissait de piquants; au second, parce quil avait des ongles fouisseurs, un museau long et grêle que terminait un bec doiseau, et une langue extensible, garnie de petites épines qui lui servaient à retenir les insectes. «Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer Pencroff, à quoi ressemblera-t-il? -- À un excellent morceau de boeuf, répondit Harbert. -- Nous ne lui en demanderons pas davantage», répondit le marin. Pendant cette excursion, on aperçut quelques sangliers sauvages, qui ne cherchèrent point à attaquer la petite troupe, et il ne semblait pas que lon dût rencontrer de fauves redoutables, quand, dans un épais fourré, le reporter crut voir, à quelques pas de lui, entre les premières branches dun arbre, un animal quil prit pour un ours, et quil se mit à dessiner tranquillement. Très heureusement pour Gédéon Spilett, lanimal en question nappartenait point à cette redoutable famille des plantigrades. Ce nétait quun «koula», plus connu sous le nom de «paresseux», qui avait la taille dun grand chien, le poil hérissé et de couleur sale, les pattes armées de fortes griffes, ce qui lui permettait de grimper aux arbres et de se nourrir de feuilles. Vérification faite de lidentité dudit animal, quon ne dérangea point de ses occupations, Gédéon Spilett effaça «ours» de la légende de son croquis, mit «koula» à la place, et la route fut reprise. À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il se trouvait en dehors de la forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui étançonnaient le mont Franklin vers lest. À quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent, leau potable nétait pas loin. Le campement fut aussitôt organisé. En moins dune heure, sur la lisière de la forêt, entre les arbres, une hutte de branchages entremêlés de lianes et empâtés de terre glaise, offrit une retraite suffisante. On remit au lendemain les recherches géologiques. Le souper fut préparé, un bon feu flamba devant la hutte, la broche tourna, et à huit heures, tandis que lun des colons veillait pour entretenir le foyer, au cas où quelque bête dangereuse aurait rôdé aux alentours, les autres dormaient dun bon sommeil. Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné dHarbert, alla rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à fleur de terre, presque aux sources même du creek, au pied de la base latérale de lun de ces contreforts du nord-est. Ce minerai, très riche en fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait parfaitement au mode de réduction que lingénieur comptait employer, cest-à-dire la méthode catalane, mais simplifiée, ainsi quon lemploie en Corse. En effet, la méthode catalane proprement dite exige la construction de fours et de creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placés par couches alternatives, se transforment et se réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser ces constructions, et voulait former tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet. Cétait le procédé employé, sans doute, par Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils dAdam, ce qui donnait encore de bons résultats dans les contrées riches en minerai et en combustible, ne pouvait que réussir dans les circonstances où se trouvaient les colons de lîle Lincoln. Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans peine et non loin, à la surface du sol. On cassa préalablement le minerai en petits morceaux, et on le débarrassa à la main des impuretés qui souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposés en tas et par couches successives, -- ainsi que fait le charbonnier du bois quil veut carboniser. De cette façon, sous linfluence de lair projeté par la machine soufflante, le charbon devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de carbone, chargé de réduire loxyde de fer, cest-à-dire den dégager loxygène. Ainsi lingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque, muni à son extrémité dun tuyau en terre réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué au four à poteries, fut établi près du tas de minerai. Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision dair qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur. Lopération fut difficile. Il fallut toute la patience, toute lingéniosité des colons pour la mener à bien; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à létat déponge, quil fallut cingler et corroyer, cest-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. Il était évident que le premier marteau manquait à ces forgerons improvisés; mais, en fin de compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions où avait été le premier métallurgiste, et ils firent ce que dut faire celui-ci. La première loupe, emmanchée dun bâton, servit de marteau pour forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva à obtenir un métal grossier, mais utilisable. Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées, et se transformaient en outils, pinces, tenailles, pics, pioches, etc...., que Pencroff et Nab déclaraient être de vrais bijoux. Mais ce métal, ce nétait pas à létat de fer pur quil pouvait rendre de grands services, cétait surtout à létat dacier. Or, lacier est une combinaison de fer et de charbon que lon tire, soit de la fonte, en enlevant à celle-ci lexcès de charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne lacier naturel ou puddlé; le second, produit par la carburation du fer, donne lacier de cémentation. Cétait donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisquil possédait le fer à létat pur. Il y réussit en chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un creuset fait en terre réfractaire. Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigés, firent des fers de hache, lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement dans leau froide, acquirent une trempe excellente. Dautres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes dacier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc. Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique était achevée, les forgerons rentraient aux Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientôt à prendre une qualification nouvelle. CHAPITRE XVI On était au 6 mai, jour qui correspond au 6 novembre des contrées de lhémisphère boréal. Le ciel sembrumait depuis quelques jours, et il importait de prendre certaines dispositions en vue dun hivernage. Toutefois, la température ne sétait pas encore abaissée sensiblement, et un thermomètre centigrade, transporté à lîle Lincoln, eût encore marqué une moyenne de dix à douze degrés au-dessus de zéro. Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque lîle Lincoln, située très vraisemblablement entre le trente- cinquième et le quarantième parallèle, devait se trouver soumise, dans lhémisphère sud, aux mêmes conditions climatériques que la Sicile ou la Grèce dans lhémisphère nord. Mais, de même que la Grèce ou la Sicile éprouvent des froids violents, qui produisent neige et glace, de même lîle Lincoln subirait sans doute, dans la période la plus accentuée de lhiver, certains abaissements de température contre lesquels il convenait de se prémunir. En tout cas, si le froid ne menaçait pas encore, la saison des pluies était prochaine, et sur cette île isolée, exposée à toutes les intempéries du large, en plein océan Pacifique, les mauvais temps devaient être fréquents, et probablement terribles. La question dune habitation plus confortable que les Cheminées dut donc être sérieusement méditée et promptement résolue. Pencroff, naturellement, avait quelque prédilection pour cette retraite quil avait découverte; mais il comprit bien quil fallait en chercher une autre. Déjà les Cheminées avaient été visitées par la mer, dans des circonstances dont on se souvient, et on ne pouvait sexposer de nouveau à pareil accident. «Dailleurs, ajouta Cyrus Smith, qui, ce jour-là, causait de ces choses avec ses compagnons, nous avons quelques précautions à prendre. -- Pourquoi? Lîle nest point habitée, dit le reporter. -- Cela est probable, répondit lingénieur, bien que nous ne layons pas explorée encore dans son entier; mais si aucun être humain ne sy trouve, je crains que les animaux dangereux ny abondent. Il convient donc de se mettre à labri dune agression possible, et de ne pas obliger lun de nous à veiller chaque nuit pour entretenir un foyer allumé. Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais... -- Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute terre? -- Oui, mon enfant, répondit lingénieur. Ces pirates sont de hardis marins aussi bien que des malfaiteurs redoutables, et nous devons prendre nos mesures en conséquence. -- Eh bien, répondit Pencroff, nous nous fortifierons contre les sauvages à deux et à quatre pattes. Mais, monsieur Cyrus, ne serait-il pas à propos dexplorer lîle dans toutes ses parties avant de rien entreprendre? -- Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. Qui sait si nous ne trouverons pas sur la côte opposée une de ces cavernes que nous avons inutilement cherchées sur celle-ci? -- Cela est vrai, répondit lingénieur, mais vous oubliez, mes amis, quil convient de nous établir dans le voisinage dun cours deau, et que, du sommet du mont Franklin, nous navons aperçu vers louest ni ruisseau ni rivière. Ici, au contraire, nous sommes placés entre la Mercy et le lac Grant, avantage considérable quil ne faut pas négliger. Et, de plus, cette côte, orientée à lest, nest pas exposée comme lautre aux vents alizés, qui soufflent du nord-ouest dans cet hémisphère. -- Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin, construisons une maison sur les bords du lac. Ni les briques, ni les outils ne nous manquent maintenant. Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable! -- Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision, il faut chercher. Une demeure dont la nature aurait fait tous les frais nous épargnerait bien du travail, et elle nous offrirait sans doute une retraite plus sûre encore, car elle serait aussi bien défendue contre les ennemis du dedans que contre ceux du dehors. -- En effet, Cyrus, répondit le reporter, mais nous avons déjà examiné tout ce massif granitique de la côte, et pas un trou, pas même une fente! -- Non, pas une! ajouta Pencroff. Ah! si nous avions pu creuser une demeure dans ce mur, à une certaine hauteur, de manière à la mettre hors datteinte, voilà qui eût été convenable! Je vois cela dici, sur la façade qui regarde la mer, cinq ou six chambres... -- Avec des fenêtres pour les éclairer! dit Harbert en riant. -- Et un escalier pour y monter! ajouta Nab. -- Vous riez, sécria le marin, et pourquoi donc? Quy a-t-il dimpossible à ce que je propose? Est-ce que nous navons pas des pics et des pioches? Est-ce que M Cyrus ne saura pas fabriquer de la poudre pour faire sauter la mine? Nest-il pas vrai, monsieur Cyrus, que vous ferez de la poudre le jour où il nous en faudra?» Cyrus Smith avait écouté lenthousiaste Pencroff, développant ses projets un peu fantaisistes. Attaquer cette masse de granit, même à coups de mine, cétait un travail herculéen, et il était vraiment fâcheux que la nature neût pas fait le plus dur de la besogne. Mais lingénieur ne répondit au marin quen proposant dexaminer plus attentivement la muraille, depuis lembouchure de la rivière jusquà langle qui la terminait au nord. On sortit donc, et lexploration fut faite, sur une étendue de deux milles environ, avec un soin extrême. Mais, en aucun endroit, la paroi, unie et droite, ne laissa voir une cavité quelconque. Les nids des pigeons de roche qui voletaient à sa cime nétaient, en réalité, que des trous forés à la crête même et sur la lisière irrégulièrement découpée du granit. Cétait une circonstance fâcheuse, et, quant à attaquer ce massif, soit avec le pic, soit avec la poudre, pour y pratiquer une excavation suffisante, il ny fallait point songer. Le hasard avait fait que, sur toute cette partie du littoral, Pencroff avait découvert le seul abri provisoirement habitable, cest-à-dire ces Cheminées quil sagissait pourtant dabandonner. Lexploration achevée, les colons se trouvaient alors à langle nord de la muraille, où elle se terminait par ces pentes allongées qui venaient mourir sur la grève. Depuis cet endroit jusquà son extrême limite à louest, elle ne formait plus quune sorte de talus, épaisse agglomération de pierres, de terres et de sable, reliés par des plantes, des arbrisseaux et des herbes, incliné sous un angle de quarante-cinq degrés seulement. Çà et là, le granit perçait encore, et sortait par pointes aiguës de cette sorte de falaise. Des bouquets darbres sétageaient sur ses pentes, et une herbe assez épaisse la tapissait. Mais leffort végétatif nallait pas plus loin, et une longue plaine de sables, qui commençait au pied du talus, sétendait jusquau littoral. Cyrus Smith pensa, non sans raison, que ce devait être de ce côté que le trop-plein du lac sépanchait sous forme de cascade. En effet, il fallait nécessairement que lexcès deau fourni par le Creek-Rouge se perdît en un point quelconque. Or, ce point, lingénieur ne lavait encore trouvé sur aucune portion des rives déjà explorées, cest-à-dire depuis lembouchure du ruisseau, à louest, jusquau plateau de Grande-vue. Lingénieur proposa donc à ses compagnons de gravir le talus quils observaient alors, et de revenir aux Cheminées par les hauteurs, en explorant les rives septentrionales et orientales du lac. La proposition fut acceptée, et, en quelques minutes, Harbert et Nab étaient arrivés au plateau supérieur. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff les suivirent dun pas plus posé. À deux cents pieds, à travers le feuillage, la belle nappe deau resplendissait sous les rayons solaires. Le paysage était charmant en cet endroit. Les arbres, aux tons jaunis, se groupaient merveilleusement pour le régal des yeux. Quelques vieux troncs énormes, abattus par lâge, tranchaient, par leur écorce noirâtre, sur le tapis verdoyant qui recouvrait le sol. Là caquetait tout un monde de kakatoès bruyants, véritables prismes mobiles, qui sautaient dune branche à lautre. On eût dit que la lumière narrivait plus que décomposée à travers cette singulière ramure. Les colons, au lieu de gagner directement la rive nord du lac, contournèrent la lisière du plateau, de manière à rejoindre lembouchure du creek sur sa rive gauche. Cétait un détour dun mille et demi au plus. La promenade était facile, car les arbres, largement espacés, laissaient entre eux un libre passage. On sentait bien que, sur cette limite, sarrêtait la zone fertile, et la végétation sy montrait moins vigoureuse que dans toute la partie comprise entre les cours du creek et de la Mercy. Cyrus Smith et ses compagnons ne marchaient pas sans une certaine circonspection sur ce sol nouveau pour eux. Arcs, flèches, bâtons emmanchés dun fer aigu, cétaient là leurs seules armes. Cependant, aucun fauve ne se montra, et il était probable que ces animaux fréquentaient plutôt les épaisses forêts du sud; mais les colons eurent la désagréable surprise dapercevoir Top sarrêter devant un serpent de grande taille, qui mesurait quatorze à quinze pieds de longueur. Nab lassomma dun coup de bâton. Cyrus Smith examina ce reptile, et déclara quil nétait pas venimeux, car il appartenait à lespèce des serpents-diamants dont les indigènes se nourrissent dans la Nouvelle-Galle du Sud. Mais il était possible quil en existât dautres dont la morsure est mortelle, tels que ces vipères-sourdes, à queue fourchue, qui se redressent sous le pied, ou ces serpents ailés, munis de deux oreillettes qui leur permettent de sélancer avec une rapidité extrême. Top, le premier moment de surprise passé, donnait la chasse aux reptiles avec un acharnement qui faisait craindre pour lui. Aussi son maître le rappelait-il constamment. Lembouchure du Creek-Rouge, à lendroit où il se jetait dans le lac, fut bientôt atteinte. Les explorateurs reconnurent sur la rive opposée le point quils avaient déjà visité en descendant du mont Franklin. Cyrus Smith constata que le débit deau du creek était assez considérable; il était donc nécessaire quen un endroit quelconque, la nature eût offert un déversoir au trop- plein du lac. Cétait ce déversoir quil sagissait de découvrir, car, sans doute, il formait une chute dont il serait possible dutiliser la puissance mécanique. Les colons, marchant à volonté, mais sans trop sécarter les uns des autres, commencèrent donc à contourner la rive du lac, qui était très accore. Les eaux semblaient extrêmement poissonneuses, et Pencroff se promit bien de fabriquer quelques engins de pêche afin de les exploiter. Il fallut dabord doubler la pointe aiguë du nord-est. On eût pu supposer que la décharge des eaux sopérait en cet endroit, car lextrémité du lac venait presque affleurer la lisière du plateau. Mais il nen était rien, et les colons continuèrent dexplorer la rive, qui, après une légère courbure, redescendait parallèlement au littoral. De ce côté, la berge était moins boisée, mais quelques bouquets darbres, semés çà et là, ajoutaient au pittoresque du paysage. Le lac Grant apparaissait alors dans toute son étendue, et aucun souffle ne ridait la surface de ses eaux. Top, en battant les broussailles, fit lever des bandes doiseaux divers, que Gédéon Spilett et Harbert saluèrent de leurs flèches. Un de ces volatiles fut même adroitement atteint par le jeune garçon, et tomba au milieu dherbes marécageuses. Top se précipita vers lui, et rapporta un bel oiseau nageur, couleur dardoise, à bec court, à plaque frontale très développée, aux doigts élargis par une bordure festonnée, aux ailes bordées dun liséré blanc. Cétait un «foulque», de la taille dune grosse perdrix, appartenant à ce groupe des macrodactyles qui forme la transition entre lordre des échassiers et celui des palmipèdes. Triste gibier, en somme, et dun goût qui devait laisser à désirer. Mais Top se montrerait sans doute moins difficile que ses maîtres, et il fut convenu que le foulque servirait à son souper. Les colons suivaient alors la rive orientale du lac, et ils ne devaient pas tarder à atteindre la portion déjà reconnue. Lingénieur était fort surpris, car il ne voyait aucun indice découlement du trop-plein des eaux. Le reporter et le marin causaient avec lui, et il ne leur dissimulait point son étonnement. En ce moment, Top, qui avait été fort calme jusqualors, donna des signes dagitation. Lintelligent animal allait et venait sur la berge, sarrêtait soudain, et regardait les eaux, une patte levée, comme sil eût été en arrêt sur quelque gibier invisible; puis, il aboyait avec fureur, en quêtant, pour ainsi dire, et se taisait subitement. Ni Cyrus Smith, ni ses compagnons navaient dabord fait attention à ce manège de Top; mais les aboiements du chien devinrent bientôt si fréquents, que lingénieur sen préoccupa. «Quest-ce quil y a, Top?» demanda-t-il. Le chien fit plusieurs bonds vers son maître, en laissant voir une inquiétude véritable, et il sélança de nouveau vers la berge. Puis, tout à coup, il se précipita dans le lac. «Ici, Top! cria Cyrus Smith, qui ne voulait pas laisser son chien saventurer sur ces eaux suspectes. -- Quest-ce qui se passe donc là-dessous? demanda Pencroff en examinant la surface du lac. -- Top aura senti quelque amphibie, répondit Harbert. -- Un alligator, sans doute? dit le reporter. -- Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. Les alligators ne se rencontrent que dans les régions moins élevées en latitude.» Cependant, Top était revenu à lappel de son maître, et avait regagné la berge; mais il ne pouvait rester en repos; il sautait au milieu des grandes herbes, et, son instinct le guidant, il semblait suivre quelque être invisible qui se serait glissé sous les eaux du lac, en en rasant les bords. Cependant, les eaux étaient calmes, et pas une ride nen troublait la surface. Plusieurs fois, les colons sarrêtèrent sur la berge, et ils observèrent avec attention. Rien napparut. Il y avait là quelque mystère. Lingénieur était fort intrigué. «Poursuivons jusquau bout cette exploration», dit-il. Une demi-heure après, ils étaient tous arrivés à langle sud-est du lac et se retrouvaient sur le plateau même de Grande-vue. À ce point, lexamen des rives du lac devait être considéré comme terminé, et, cependant, lingénieur navait pu découvrir par où et comment sopérait la décharge des eaux. «Pourtant, ce déversoir existe, répétait-il, et puisquil nest pas extérieur, il faut quil soit creusé à lintérieur du massif granitique de la côte! -- Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela, mon cher Cyrus? demanda Gédéon Spilett. -- Une assez grande, répondit lingénieur, car si lépanchement se fait à travers le massif, il est possible quil sy trouve quelque cavité, quil eût été facile de rendre habitable après avoir détourné les eaux. -- Mais nest-il pas possible, monsieur Cyrus, que les eaux sécoulent par le fond même du lac, dit Harbert, et quelles aillent à la mer par un conduit souterrain? -- Cela peut être, en effet, répondit lingénieur, et, si cela est, nous serons obligés de bâtir notre maison nous-mêmes, puisque la nature na pas fait les premiers frais de construction.» Les colons se disposaient donc à traverser le plateau pour regagner les Cheminées, car il était cinq heures du soir, quand Top donna de nouveaux signes dagitation. Il aboyait avec rage, et, avant que son maître eût pu le retenir, il se précipita une seconde fois dans le lac. Tous coururent vers la berge. Le chien en était déjà à plus de vingt pieds, et Cyrus Smith le rappelait vivement, quand une tête énorme émergea de la surface des eaux, qui ne paraissaient pas être profondes en cet endroit. Harbert reconnut aussitôt lespèce damphibie auquel appartenait cette tête conique à gros yeux, que décoraient des moustaches à longs poils soyeux. «Un lamantin!» sécria-t-il. Ce nétait pas un lamantin, mais un spécimen de cette espèce, comprise dans lordre des cétacés, qui porte le nom de «dugong», car ses narines étaient ouvertes à la partie supérieure de son museau. Lénorme animal sétait précipité sur le chien, qui voulut vainement léviter en revenant vers la berge. Son maître ne pouvait rien pour le sauver, et avant même quil fût venu à la pensée de Gédéon Spilett ou dHarbert darmer leurs arcs, Top, saisi par le dugong, disparaissait sous les eaux. Nab, son épieu ferré à la main, voulut se jeter au secours du chien, décidé à sattaquer au formidable animal jusque dans son élément. «Non, Nab», dit lingénieur, en retenant son courageux serviteur. Cependant, une lutte se passait sous les eaux, lutte inexplicable, car, dans ces conditions, Top ne pouvait évidemment pas résister, lutte qui devait être terrible, on le voyait aux bouillonnements de la surface, lutte, enfin, qui ne pouvait se terminer que par la mort du chien! Mais soudain, au milieu dun cercle décume, on vit reparaître Top. Lancé en lair par quelque force inconnue, il séleva à dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au milieu des eaux profondément troublées, et eût bientôt regagné la berge sans blessures graves, miraculeusement sauvé. Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre. Circonstance non moins inexplicable encore! On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. Sans doute le dugong, attaqué par quelque puissant animal, après avoir lâché le chien, se battait pour son propre compte. Mais cela ne dura pas longtemps. Les eaux se rougirent de sang, et le corps du dugong, émergeant dune nappe écarlate qui se propagea largement, vint bientôt séchouer sur une petite grève à langle sud du lac. Les colons coururent vers cet endroit. Le dugong était mort. Cétait un énorme animal, long de quinze à seize pieds, qui devait peser de trois à quatre mille livres. À son cou souvrait une blessure qui semblait avoir été faite avec une lame tranchante. Quel était donc lamphibie qui avait pu, par ce coup terrible, détruire le formidable dugong? Personne neût pu le dire, et, assez préoccupés de cet incident, Cyrus Smith et ses compagnons rentrèrent aux Cheminées. CHAPITRE XVII Le lendemain, 7 mai, Cyrus Smith et Gédéon Spilett, laissant Nab préparer le déjeuner, gravirent le plateau de Grande-vue, tandis que Harbert et Pencroff remontaient la rivière, afin de renouveler la provision de bois. Lingénieur et le reporter arrivèrent bientôt à cette petite grève, située à la pointe sud du lac, et sur laquelle lamphibie était resté échoué. Déjà des bandes doiseaux sétaient abattus sur cette masse charnue, et il fallut les chasser à coups de pierres, car Cyrus Smith désirait conserver la graisse du dugong et lutiliser pour les besoins de la colonie. Quant à la chair de lanimal, elle ne pouvait manquer de fournir une nourriture excellente, puisque, dans certaines régions de la Malaisie, elle est spécialement réservée à la table des princes indigènes. Mais cela, cétait laffaire de Nab. En ce moment, Cyrus Smith avait en tête dautres pensées. Lincident de la veille ne sétait point effacé de son esprit et ne laissait pas de le préoccuper. Il aurait voulu percer le mystère de ce combat sous-marin, et savoir quel congénère des mastodontes ou autres monstres marins avait fait au dugong une si étrange blessure. Il était donc là, sur le bord du lac, regardant, observant, mais rien napparaissait sous les eaux tranquilles, qui étincelaient aux premiers rayons du soleil. Sur cette petite grève qui supportait le corps du dugong, les eaux étaient peu profondes; mais, à partir de ce point, le fond du lac sabaissait peu à peu, et il était probable quau centre, la profondeur devait être considérable. Le lac pouvait être considéré comme une large vasque, qui avait été remplie par les eaux du Creek-Rouge. «Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, il me semble que ces eaux noffrent rien de suspect? -- Non, mon cher Spilett, répondit lingénieur, et je ne sais vraiment comment expliquer lincident dhier! -- Javoue, reprit Gédéon Spilett, que la blessure faite à cet amphibie est au moins étrange, et je ne saurais expliquer davantage comment il a pu se faire que Top ait été si vigoureusement rejeté hors des eaux? On croirait vraiment que cest un bras puissant qui la lancé ainsi, et que ce même bras, armé dun poignard, a ensuite donné la mort au dugong! -- Oui, répondit lingénieur, qui était devenu pensif. Il y a là quelque chose que je ne puis comprendre. Mais comprenez-vous davantage, mon cher Spilett, de quelle manière jai été sauvé moi- même, comment jai pu être arraché des flots et transporté dans les dunes? Non, nest-il pas vrai? Aussi je pressens là quelque mystère que nous découvrirons sans doute un jour. Observons donc, mais ninsistons pas devant nos compagnons sur ces singuliers incidents. Gardons nos remarques pour nous et continuons notre besogne.» On le sait, lingénieur navait encore pu découvrir par où séchappait le trop-plein du lac, mais comme il navait vu nul indice quil débordât jamais, il fallait nécessairement quun déversoir existât quelque part. Or, précisément, Cyrus Smith fut assez surpris de distinguer un courant assez prononcé qui se faisait sentir en cet endroit. Il jeta quelques petits morceaux de bois, et vit quils se dirigeaient vers langle sud. Il suivit ce courant, en marchant sur la berge, et il arriva à la pointe méridionale du lac. Là se produisait une sorte de dépression des eaux, comme si elles se fussent brusquement perdues dans quelque fissure du sol. Cyrus Smith écouta, en mettant son oreille au niveau du lac, et il entendit très distinctement le bruit dune chute souterraine. «Cest là, dit-il en se relevant, là que sopère la décharge des eaux, là, sans doute, que par un conduit creusé dans le massif de granit elles sen vont rejoindre la mer, à travers quelques cavités que nous saurions utiliser à notre profit! Eh bien! je le saurai!» Lingénieur coupa une longue branche, il la dépouilla de ses feuilles, et, en la plongeant à langle des deux rives, il reconnut quil existait un large trou ouvert à un pied seulement au-dessous de la surface des eaux. Ce trou, cétait lorifice du déversoir vainement cherché jusqualors, et la force du courant y était telle, que la branche fut arrachée des mains de lingénieur et disparut. «Il ny a plus à douter maintenant, répéta Cyrus Smith. Là est lorifice du déversoir, et cet orifice, je le mettrai à découvert. -- Comment? demanda Gédéon Spilett. -- En abaissant de trois pieds le niveau des eaux du lac. -- Et comment abaisser leur niveau? -- En leur ouvrant une autre issue plus vaste que celle-ci. -- En quel endroit, Cyrus? -- Sur la partie de la rive qui se rapproche le plus près de la côte. -- Mais cest une rive de granit! fit observer le reporter. -- Eh bien, répondit Cyrus Smith, je le ferai sauter, ce granit, et les eaux, en séchappant, baisseront de manière à découvrir cet orifice... -- Et formeront une chute en tombant sur la grève, ajouta le reporter. -- Une chute que nous utiliserons! répondit Cyrus. Venez, venez!» Lingénieur entraîna son compagnon, dont la confiance en Cyrus Smith était telle quil ne doutait pas que lentreprise ne réussît. Et pourtant, cette rive de granit, comment louvrir, comment, sans poudre et avec des instruments imparfaits, désagréger ces roches? Nétait-ce pas un travail au-dessus de ses forces, auquel lingénieur allait sacharner? Quand Cyrus Smith et le reporter rentrèrent aux Cheminées, ils y trouvèrent Harbert et Pencroff occupés à décharger leur train de bois. «Les bûcherons vont avoir fini, monsieur Cyrus, dit le marin en riant, et quand vous aurez besoin de maçons... -- De maçons, non, mais de chimistes, répondit lingénieur. -- Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter lîle... -- Sauter lîle! sécria Pencroff. -- En partie, du moins! répliqua Gédéon Spilett. -- Écoutez-moi, mes amis», dit lingénieur. Et il leur fit connaître le résultat de ses observations. Suivant lui, une cavité plus ou moins considérable devait exister dans la masse de granit qui supportait le plateau de Grande-vue, et il prétendait pénétrer jusquà elle. Pour ce faire, il fallait tout dabord dégager louverture par laquelle se précipitaient les eaux, et, par conséquent, abaisser leur niveau en leur procurant une plus large issue. De là, nécessité de fabriquer une substance explosive qui pût pratiquer une forte saignée en un autre point de la rive. Cest ce quallait tenter Cyrus Smith au moyen des minéraux que la nature mettait à sa disposition. Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet. Employer les grands moyens, éventrer ce granit, créer une cascade, cela allait au marin! Et il serait aussi bien chimiste que maçon ou bottier, puisque lingénieur avait besoin de chimistes. Il serait tout ce quon voudrait», même professeur de danse et de maintien», dit-il à Nab, si cela était jamais nécessaire. Nab et Pencroff furent tout dabord chargés dextraire la graisse du dugong, et den conserver la chair, qui était destinée à lalimentation. Ils partirent aussitôt, sans même demander plus dexplication. La confiance quils avaient en lingénieur était absolue. Quelques instants après eux, Cyrus Smith, Harbert et Gédéon Spilett, traînant la claie et remontant la rivière, se dirigeaient vers le gisement de houille où abondaient ces pyrites schisteuses qui se rencontrent, en effet, dans les terrains de transition les plus récents, et dont Cyrus Smith avait déjà rapporté un échantillon. Toute la journée fut employée à charrier une certaine quantité de ces pyrites aux Cheminées. Le soir, il y en avait plusieurs tonnes. Le lendemain, 8 mai, lingénieur commença ses manipulations. Ces pyrites schisteuses étant composées principalement de charbon, de silice, dalumine et de sulfure de fer, -- celui-ci en excès, -- il sagissait disoler le sulfure de fer et de le transformer en sulfate le plus rapidement possible. Le sulfate obtenu, on en extrairait lacide sulfurique. Cétait en effet le but à atteindre. Lacide sulfurique est un des agents les plus employés, et limportance industrielle dune nation peut se mesurer à la consommation qui en est faite. Cet acide serait plus tard dune utilité extrême aux colons pour la fabrication des bougies, le tannage des peaux, etc., mais en ce moment, lingénieur le réservait à un autre emploi. Cyrus Smith choisit, derrière les Cheminées, un emplacement dont le sol fût soigneusement égalisé. Sur ce sol, il plaça un tas de branchages et de bois haché, sur lequel furent placés des morceaux de schistes pyriteux, arc-boutés les uns contre les autres; puis, le tout fut recouvert dune mince couche de pyrites, préalablement réduites à la grosseur dune noix. Ceci fait, on mit le feu au bois, dont la chaleur se communiqua aux schistes, lesquels senflammèrent, puisquils contenaient du charbon et du soufre. Alors, de nouvelles couches de pyrites concassées furent disposées de manière à former un énorme tas, qui fut extérieurement tapissé de terre et dherbes, après quon y eut ménagé quelques évents, comme sil se fût agi de carboniser une meule de bois pour faire du charbon. Puis, on laissa la transformation saccomplir, et il ne fallait pas moins de dix à douze jours pour que le sulfure de fer fût changé en sulfate de fer et lalumine en sulfate dalumine, deux substances également solubles, les autres, silice, charbon brûlé et cendres, ne létant pas. Pendant que saccomplissait ce travail chimique, Cyrus Smith fit procéder à dautres opérations. On y mettait plus que du zèle. Cétait de lacharnement. Nab et Pencroff avaient enlevé la graisse du dugong, qui avait été recueillie dans de grandes jarres de terre. Cette graisse, il sagissait den isoler un de ses éléments, la glycérine, en la saponifiant. Or, pour obtenir ce résultat, il suffisait de la traiter par la soude ou la chaux. En effet, lune ou lautre de ces substances, après avoir attaqué la graisse, formerait un savon en isolant la glycérine, et cétait cette glycérine que lingénieur voulait précisément obtenir. La chaux ne lui manquait pas, on le sait; seulement le traitement par la chaux ne devait donner que des savons calcaires, insolubles et par conséquent inutiles, tandis que le traitement par la soude fournirait, au contraire, un savon soluble, qui trouverait son emploi dans les nettoyages domestiques. Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutôt chercher à obtenir de la soude. Était-ce difficile? Non, car les plantes marines abondaient sur le rivage, salicornes, ficoïdes, et toutes ces fucacées qui forment les varechs et les goémons. On recueillit donc une grande quantité de ces plantes, on les fit dabord sécher, puis ensuite brûler dans des fosses en plein air. La combustion de ces plantes fut entretenue pendant plusieurs jours, de manière que la chaleur sélevât au point den fondre les cendres, et le résultat de lincinération fut une masse compacte, grisâtre, qui est depuis longtemps connue sous le nom de «soude naturelle.» Ce résultat obtenu, lingénieur traita la graisse par la soude, ce qui donna, dune part, un savon soluble, et, de lautre, cette substance neutre, la glycérine. Mais ce nétait pas tout. Il fallait encore à Cyrus Smith, en vue de sa préparation future, une autre substance, lazotate de potasse, qui est plus connu sous le nom de sel de nitrite ou de salpêtre. Cyrus Smith aurait pu fabriquer cette substance, en traitant le carbonate de potasse, qui sextrait facilement des cendres des végétaux, par de lacide azotique. Mais lacide azotique lui manquait, et cétait précisément cet acide quil voulait obtenir, en fin de compte. Il y avait donc là un cercle vicieux, dont il ne fût jamais sorti. Très heureusement, cette fois, la nature allait lui fournir le salpêtre, sans quil eût dautre peine que de le ramasser. Harbert en découvrit un gisement dans le nord de lîle, au pied du mont Franklin, et il ny eut plus quà purifier ce sel. Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. Ils étaient donc achevés, avant que la transformation du sulfure en sulfate de fer eût été accomplie. Pendant les jours qui suivirent, les colons eurent le temps de fabriquer de la poterie réfractaire en argile plastique et de construire un fourneau de briques dune disposition particulière qui devait servir à la distillation du sulfate de fer, lorsque celui-ci serait obtenu. Tout cela fut achevé vers le 18 mai, à peu près au moment où la transformation chimique se terminait. Gédéon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff, habilement guidés par lingénieur, étaient devenus les plus adroits ouvriers du monde. La nécessité est, dailleurs, de tous les maîtres, celui quon écoute le plus et qui enseigne le mieux. Lorsque le tas de pyrites eut été entièrement réduit par le feu, le résultat de lopération, consistant en sulfate de fer, sulfate dalumine, silice, résidu de charbon et cendres, fut déposé dans un bassin rempli deau. On agita ce mélange, on le laissa reposer, puis on le décanta, et on obtint un liquide clair, contenant en dissolution du sulfate de fer et du sulfate dalumine, les autres matières étant restées solides, puisquelles étaient insolubles. Enfin, ce liquide sétant vaporisé en partie, des cristaux de sulfate de fer se déposèrent, et les eaux-mères, cest-à-dire le liquide non vaporisé, qui contenait du sulfate dalumine, furent abandonnées. Cyrus Smith avait donc à sa disposition une assez grande quantité de ces cristaux de sulfate de fer, dont il sagissait dextraire lacide sulfurique. Dans la pratique industrielle, cest une coûteuse installation que celle quexige la fabrication de lacide sulfurique. Il faut, en effet, des usines considérables, un outillage spécial, des appareils de platine, des chambres de plomb, inattaquables à lacide, et dans lesquelles sopère la transformation, etc. Lingénieur navait point cet outillage à sa disposition, mais il savait quen Bohême particulièrement, on fabrique lacide sulfurique par des moyens plus simples, qui ont même lavantage de le produire à un degré supérieur de concentration. Cest ainsi que se fait lacide connu sous le nom dacide de Nordhausen. Pour obtenir lacide sulfurique, Cyrus Smith navait plus quune seule opération à faire: calciner en vase clos les cristaux de sulfate de fer, de manière que lacide sulfurique se distillât en vapeurs, lesquelles vapeurs produiraient ensuite lacide par condensation. Cest à cette manipulation que servirent les poteries réfractaires, dans lesquelles furent placés les cristaux, et le four, dont la chaleur devait distiller lacide sulfurique. Lopération fut parfaitement conduite, et le 20 mai, douze jours après avoir commencé, lingénieur était possesseur de lagent quil comptait utiliser plus tard de tant de façons différentes. Or, pourquoi voulait-il donc avoir cet agent? Tout simplement pour produire lacide azotique, et cela fut aisé, puisque le salpêtre, attaqué par lacide sulfurique, lui donna précisément cet acide par distillation. Mais, en fin de compte, à quoi allait-il employer cet acide azotique? Cest ce que ses compagnons ignoraient encore, car il navait pas dit le dernier mot de son travail. Cependant, lingénieur touchait à son but, et une dernière opération lui procura la substance qui avait exigé tant de manipulations. Après avoir pris de lacide azotique, il le mit en présence de la glycérine, qui avait été préalablement concentrée par évaporation au bain-marie, et il obtint, même sans employer de mélange réfrigérant, plusieurs pintes dun liquide huileux et jaunâtre. Cette dernière opération, Cyrus Smith lavait faite seul, à lécart, loin des Cheminées, car elle présentait des dangers dexplosion, et, quand il rapporta un flacon de ce liquide à ses amis, il se contenta de leur dire: «Voilà de la nitro-glycérine!» Cétait, en effet, ce terrible produit, dont la puissance explosible est peut-être décuple de celle de la poudre ordinaire, et qui a déjà causé tant daccidents! Toutefois, depuis quon a trouvé le moyen de le transformer en dynamite, cest-à-dire de le mélanger avec une substance solide, argile ou sucre, assez poreuse pour le retenir, le dangereux liquide a pu être utilisé avec plus de sécurité. Mais la dynamite nétait pas encore connue à lépoque où les colons opéraient dans lîle Lincoln. «Et cest cette liqueur-là qui va faire sauter nos rochers? dit Pencroff dun air assez incrédule. -- Oui, mon ami, répondit lingénieur, et cette nitro-glycérine produira dautant plus deffet, que ce granit est extrêmement dur et quil opposera une résistance plus grande à léclatement. -- Et quand verrons-nous cela, monsieur Cyrus? -- Demain, dès que nous aurons creusé un trou de mine», répondit lingénieur. Le lendemain, -- 21 mai, -- dès laube, les mineurs se rendirent à une pointe qui formait la rive est du lac Grant, et à cinq cents pas seulement de la côte. En cet endroit, le plateau était en contre-bas des eaux, qui nétaient retenues que par leur cadre de granit. Il était donc évident que si lon brisait ce cadre, les eaux séchapperaient par cette issue, et formeraient un ruisseau qui, après avoir coulé à la surface inclinée du plateau, irait se précipiter sur la grève. Par suite, il y aurait abaissement général du niveau du lac, et mise à découvert de lorifice du déversoir, -- ce qui était le but final. Cétait donc le cadre quil sagissait de briser. Sous la direction de lingénieur, Pencroff, armé dun pic quil maniait adroitement et vigoureusement, attaqua le granit sur le revêtement extérieur. Le trou quil sagissait de percer prenait naissance sur une arête horizontale de la rive, et il devait senfoncer obliquement, de manière à rencontrer un niveau sensiblement inférieur à celui des eaux du lac. De cette façon, la force explosive, en écartant les roches, permettrait aux eaux de sépancher largement au dehors et, par suite, de sabaisser suffisamment. Le travail fut long, car lingénieur, voulant produire un effet formidable, ne comptait pas consacrer moins de dix litres de nitro-glycérine à lopération. Mais Pencroff, relayé par Nab, fit si bien que, vers quatre heures du soir, le trou de mine était achevé. Restait la question dinflammation de la substance explosive. Ordinairement, la nitro-glycérine senflamme au moyen damorces de fulminate qui, en éclatant, déterminent lexplosion. Il faut, en effet, un choc pour provoquer lexplosion, et, allumée simplement, cette substance brûlerait sans éclater. Cyrus Smith aurait certainement pu fabriquer une amorce. À défaut de fulminate, il pouvait facilement obtenir une substance analogue au coton-poudre, puisquil avait de lacide azotique à sa disposition. Cette substance, pressée dans une cartouche, et introduite dans la nitro-glycérine, aurait éclaté au moyen dune mèche et déterminé lexplosion. Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycérine a la propriété de détonner au choc. Il résolut donc dutiliser cette propriété, quitte à employer un autre moyen, si celui-là ne réussissait pas. En effet, le choc dun marteau sur quelques gouttes de nitro- glycérine, répandues à la surface dune pierre dure, suffit à provoquer lexplosion. Mais lopérateur ne pouvait être là, à donner le coup de marteau, sans être victime de lopération. Cyrus Smith imagina donc de suspendre à un montant, au-dessus du trou de mine, et au moyen dune fibre végétale, une masse de fer pesant plusieurs livres. Une autre longue fibre, préalablement soufrée, était attachée au milieu de la première par une de ses extrémités, tandis que lautre extrémité traînait sur le sol jusquà une distance de plusieurs pieds du trou de mine. Le feu étant mis à cette seconde fibre, elle brûlerait jusquà ce quelle eût atteint la première. Celle-ci, prenant feu à son tour, se romprait, et la masse de fer serait précipitée sur la nitro- glycérine. Cet appareil fut donc installé; puis lingénieur, après avoir fait éloigner ses compagnons, remplit le trou de mine de manière que la nitro-glycérine vînt en affleurer louverture, et il en jeta quelques gouttes à la surface de la roche, au-dessous de la masse de fer déjà suspendue. Ceci fait, Cyrus Smith prit lextrémité de la fibre soufrée, il lalluma, et, quittant la place, il revint retrouver ses compagnons aux Cheminées. La fibre devait brûler pendant vingt-cinq minutes, et, en effet, vingt-cinq minutes après, une explosion, dont on ne saurait donner lidée, retentit. Il sembla que toute lîle tremblait sur sa base. Une gerbe de pierres se projeta dans les airs comme si elle eût été vomie par un volcan. La secousse produite par lair déplacé fut telle, que les roches des Cheminées oscillèrent. Les colons, bien quils fussent à plus de deux milles de la mine, furent renversés sur le sol. Ils se relevèrent, ils remontèrent sur le plateau, et ils coururent vers lendroit où la berge du lac devait avoir été éventrée par lexplosion... Un triple hurrah séchappa de leurs poitrines! Le cadre de granit était fendu sur une large place! Un cours rapide deau sen échappait, courait en écumant à travers le plateau, en atteignait la crête, et se précipitait dune hauteur de trois cents pieds sur la grève! CHAPITRE XVIII Le projet de Cyrus Smith avait réussi; mais, suivant son habitude, sans témoigner aucune satisfaction, les lèvres serrées, le regard fixe, il restait immobile. Harbert était enthousiasmé; Nab bondissait de joie; Pencroff balançait sa grosse tête et murmurait ces mots: «Allons, il va bien notre ingénieur!» En effet, la nitro-glycérine avait puissamment agi. La saignée, faite au lac, était si importante, que le volume des eaux qui séchappaient alors par ce nouveau déversoir était au moins triple de celui qui passait auparavant par lancien. Il devait donc en résulter que, peu de temps après lopération, le niveau du lac aurait baissé de deux pieds, au moins. Les colons revinrent aux Cheminées, afin dy prendre des pics, des épieux ferrés, des cordes de fibres, un briquet et de lamadou; puis, ils retournèrent au plateau. Top les accompagnait. Chemin faisant, le marin ne put sempêcher de dire à lingénieur: «Mais savez-vous bien, monsieur Cyrus, quau moyen de cette charmante liqueur que vous avez fabriquée, on ferait sauter notre île tout entière? -- Sans aucun doute, lîle, les continents, et la terre elle-même, répondit Cyrus Smith. Ce nest quune question de quantité. -- Ne pourriez-vous donc employer cette nitro-glycérine au chargement des armes à feu? demanda le marin. -- Non, Pencroff, car cest une substance trop brisante. Mais il serait aisé de fabriquer de la poudre-coton, ou même de la poudre ordinaire, puisque nous avons lacide azotique, le salpêtre, le soufre et le charbon. Malheureusement, ce sont les armes que nous navons pas. -- Oh! monsieur Cyrus, répondit le marin, avec un peu de bonne volonté!...» Décidément, Pencroff avait rayé le mot «impossible» du dictionnaire de lîle Lincoln. Les colons, arrivés au plateau de Grande-vue, se dirigèrent immédiatement vers la pointe du lac, près de laquelle souvrait lorifice de lancien déversoir, qui, maintenant, devait être à découvert. Le déversoir serait donc devenu praticable, puisque les eaux ne sy précipiteraient plus, et il serait facile sans doute den reconnaître la disposition intérieure. En quelques instants, les colons avaient atteint langle inférieur du lac, et un coup doeil leur suffit pour constater que le résultat avait été obtenu. En effet, dans la paroi granitique du lac, et maintenant au-dessus du niveau des eaux, apparaissait lorifice tant cherché. Un étroit épaulement, laissé à nu par le retrait des eaux, permettait dy arriver. Cet orifice mesurait vingt pieds de largeur environ, mais il nen avait que deux de hauteur. Cétait comme une bouche dégout à la bordure dun trottoir. Cet orifice naurait donc pu livrer un passage facile aux colons; mais Nab et Pencroff prirent leur pic, et, en moins dune heure, ils lui eurent donné une hauteur suffisante. Lingénieur sapprocha alors et reconnut que les parois du déversoir, dans sa partie supérieure, naccusaient pas une pente de plus de trente à trente-cinq degrés. Elles étaient donc praticables, et, pourvu que leur déclivité ne saccrût pas, il serait facile de les descendre jusquau niveau même de la mer. Si donc, ce qui était fort probable, quelque vaste cavité existait à lintérieur du massif granitique, on trouverait peut-être moyen de lutiliser. «Eh bien, monsieur Cyrus, quest-ce qui nous arrête? demanda le marin, impatient de saventurer dans létroit couloir? Vous voyez que Top nous a précédés! -- Bien, répondit lingénieur. Mais il faut y voir clair. -- Nab, va couper quelques branches résineuses.» Nab et Harbert coururent vers les rives du lac, ombragées de pins et autres arbres verts, et ils revinrent bientôt avec des branches quils disposèrent en forme de torches. Ces torches furent allumées au feu du briquet, et, Cyrus Smith en tête, les colons sengagèrent dans le sombre boyau que le trop-plein des eaux emplissait naguère. Contrairement à ce quon eût pu supposer, le diamètre de ce boyau allait en sélargissant, de telle sorte que les explorateurs, presque aussitôt, purent se tenir droit en descendant. Les parois de granit, usées par les eaux depuis un temps infini, étaient glissantes, et il fallait se garder des chutes. Aussi, les colons sétaient-ils liés les uns aux autres au moyen dune corde, ainsi que font les ascensionnistes dans les montagnes. Heureusement, quelques saillies du granit, formant de véritables marches, rendaient la descente moins périlleuse. Des gouttelettes, encore suspendues aux rocs, sirisaient çà et là sous le feu des torches, et on eût pu croire que les parois étaient revêtues dinnombrables stalactites. Lingénieur observa ce granit noir. Il ny vit pas une strate, pas une faille. La masse était compacte et dun grain extrêmement serré. Ce boyau datait donc de lorigine même de lîle. Ce nétaient point les eaux qui lavaient creusé peu à peu. Pluton, et non pas Neptune, lavait foré de sa propre main, et lon pouvait distinguer sur la muraille les traces dun travail éruptif que le lavage des eaux navait pu totalement effacer. Les colons ne descendaient que fort lentement. Ils nétaient pas sans éprouver une certaine émotion, à saventurer ainsi dans les profondeurs de ce massif, que des êtres humains visitaient évidemment pour la première fois. Ils ne parlaient pas, mais ils réfléchissaient, et cette réflexion dut venir à plus dun, que quelque poulpe ou autre gigantesque céphalopode pouvait occuper les cavités intérieures, qui se trouvaient en communication avec la mer. Il fallait donc ne saventurer quavec une certaine prudence. Du reste, Top tenait la tête de la petite troupe, et lon pouvait sen rapporter à la sagacité du chien, qui ne manquerait point de donner lalarme, le cas échéant. Après avoir descendu une centaine de pieds, en suivant une route assez sinueuse, Cyrus Smith, qui marchait en avant, sarrêta, et ses compagnons le rejoignirent. Lendroit où ils firent halte était évidé, de manière à former une caverne de médiocre dimension. Des gouttes deau tombaient de sa voûte, mais elles ne provenaient pas dun suintement à travers le massif. Cétaient simplement les dernières traces laissées par le torrent qui avait si longtemps grondé dans cette cavité, et lair, légèrement humide, némettait aucune émanation méphitique. «Eh bien, mon cher Cyrus? dit alors Gédéon Spilett. Voici une retraite bien ignorée, bien cachée dans ces profondeurs, mais, en somme, elle est inhabitable. -- Pourquoi inhabitable? demanda le marin. -- Parce quelle est trop petite et trop obscure. -- Ne pouvons-nous lagrandir, la creuser, y pratiquer des ouvertures pour le jour et lair? répondit Pencroff, qui ne doutait plus de rien. -- Continuons, répondit Cyrus Smith, continuons notre exploration. Peut-être, plus bas, la nature nous aura-t-elle épargné ce travail. -- Nous ne sommes encore quau tiers de la hauteur, fit observer Harbert. -- Au tiers environ, répondit Cyrus Smith, car nous avons descendu une centaine de pieds depuis lorifice, et il nest pas impossible quà cent pieds plus bas... -- Où est donc Top?...» demanda Nab en interrompant son maître. On chercha dans la caverne. Le chien ny était pas. «Il aura probablement continué sa route, dit Pencroff. -- Rejoignons-le», répondit Cyrus Smith. La descente fut reprise. Lingénieur observait avec soin les déviations que le déversoir subissait, et, malgré tant de détours, il se rendait assez facilement compte de sa direction générale, qui allait vers la mer. Les colons sétaient encore abaissés dune cinquantaine de pieds suivant la perpendiculaire, quand leur attention fut attirée par des sons éloignés qui venaient des profondeurs du massif. Ils sarrêtèrent et écoutèrent. Ces sons, portés à travers le couloir, comme la voix à travers un tuyau acoustique, arrivaient nettement à loreille. «Ce sont les aboiements de Top! sécria Harbert. -- Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien aboie même avec fureur! -- Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith. Tenons-nous sur nos gardes, et en avant! -- Cela est de plus en plus intéressant», murmura Gédéon Spilett à loreille du marin, qui fit un signe affirmatif. Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent pour se porter au secours du chien. Les aboiements de Top devenaient de plus en plus perceptibles. On sentait dans sa voix saccadée une rage étrange. Était-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublé la retraite? On peut dire que, sans songer au danger auquel ils sexposaient, les colons se sentaient maintenant pris dune irrésistible curiosité. Ils ne descendaient plus le couloir, ils se laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et, en quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils eurent rejoint Top. Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. Pencroff et Nab, secouant leurs torches, jetèrent de grands éclats de lumière à toutes les aspérités du granit, et, en même temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, lépieu dressé, se tinrent prêts à tout événement. Lénorme caverne était vide. Les colons la parcoururent en tous sens. Il ny avait rien, pas un animal, pas un être vivant! Et, cependant, Top continuait daboyer. Ni les caresses, ni les menaces ne purent le faire taire. «Il doit y avoir quelque part une issue par laquelle les eaux du lac sen allaient à la mer, dit lingénieur. -- En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un trou. -- Va, Top, va!» cria Cyrus Smith. Le chien, excité par les paroles de son maître, courut vers lextrémité de la caverne, et, là, ses aboiements redoublèrent. On le suivit, et, à la lumière des torches, apparut lorifice dun véritable puits qui souvrait dans le granit. Cétait bien par là que sopérait la sortie des eaux autrefois engagées dans le massif, et, cette fois, ce nétait plus un couloir oblique et praticable, mais un puits perpendiculaire, dans lequel il eût été impossible de saventurer. Les torches furent penchées au-dessus de lorifice. On ne vit rien. Cyrus Smith détacha une branche enflammée et la jeta dans cet abîme. La résine éclatante, dont le pouvoir éclairant saccrut encore par la rapidité de sa chute, illumina lintérieur du puits, mais rien napparut encore. Puis, la flamme séteignit avec un léger frémissement indiquant quelle avait atteint la couche deau, cest-à-dire le niveau de la mer. Lingénieur, calculant le temps employé à la chute, put en estimer la profondeur du puits, qui se trouva être de quatre-vingt-dix pieds environ. Le sol de la caverne était donc situé à quatre-vingt-dix pieds au- dessus du niveau de la mer. «Voici notre demeure, dit Cyrus Smith. -- Mais elle était occupée par un être quelconque, répondit Gédéon Spilett, qui ne trouvait pas sa curiosité satisfaite. -- Eh bien, lêtre quelconque, amphibie ou autre, sest enfui par cette issue, répondit lingénieur, et il nous a cédé la place. -- Nimporte, ajouta le marin, jaurais bien voulu être Top, il y a un quart dheure, car enfin ce nest pas sans raison quil a aboyé!» Cyrus Smith regardait son chien, et celui de ses compagnons qui se fût approché de lui leût entendu murmurer ces paroles: «Oui, je crois bien que Top en sait plus long que nous sur bien des choses!» Cependant, les désirs des colons se trouvaient en grande partie réalisés. Le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait heureusement servis. Ils avaient là, à leur disposition, une vaste caverne, dont ils ne pouvaient encore estimer la capacité à la lueur insuffisante des torches, mais quil serait certainement aisé de diviser en chambres, au moyen de cloisons de briques, et dapproprier, sinon comme une maison, du moins comme un spacieux appartement. Les eaux lavaient abandonnée et ny pouvaient plus revenir. La place était libre. Restaient deux difficultés: premièrement, la possibilité déclairer cette excavation creusée dans un bloc plein; deuxièmement, la nécessité den rendre laccès plus facile. Pour léclairage, il ne fallait point songer à létablir par le haut, puisquune énorme épaisseur de granit plafonnait au-dessus delle; mais peut-être pourrait-on percer la paroi antérieure, qui faisait face à la mer. Cyrus Smith, qui, pendant la descente, avait apprécié assez approximativement lobliquité, et par conséquent la longueur du déversoir, était fondé à croire que la partie antérieure de la muraille devait nêtre que peu épaisse. Si léclairage était ainsi obtenu, laccès le serait aussi, car il était aussi facile de percer une porte que des fenêtres, et détablir une échelle extérieure. Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons. «Alors, monsieur Cyrus, à louvrage! répondit Pencroff. Jai mon pic, et je saurai bien me faire jour à travers ce mur. Où faut-il frapper? -- Ici», répondit lingénieur, en indiquant au vigoureux marin un renfoncement assez considérable de la paroi, et qui devait en diminuer lépaisseur. Pencroff attaqua le granit, et pendant une demi-heure, à la lueur des torches, il en fit voler les éclats autour de lui. La roche étincelait sous son pic. Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab. Ce travail durait depuis deux heures déjà, et lon pouvait donc craindre quen cet endroit, la muraille nexcédât la longueur du pic, quand, à un dernier coup porté par Gédéon Spilett, linstrument, passant au travers du mur, tomba au dehors. «Hurrah! toujours hurrah!» sécria Pencroff. La muraille ne mesurait là que trois pieds dépaisseur. Cyrus Smith vint appliquer son oeil à louverture, qui dominait le sol de quatre-vingts pieds. Devant lui sétendait la lisière du rivage, lîlot, et, au delà, limmense mer. Mais par ce trou assez large, car la roche sétait désagrégée notablement, la lumière entra à flots et produisit un effet magique en inondant cette splendide caverne! Si, dans sa partie gauche, elle ne mesurait pas plus de trente pieds de haut et de large sur une longueur de cent pieds, au contraire, à sa partie droite, elle était énorme, et sa voûte sarrondissait à plus de quatre-vingts pieds de hauteur. En quelques endroits, des piliers de granit, irrégulièrement disposés, en supportaient les retombées comme celles dune nef de cathédrale. Appuyée sur des espèces de pieds-droits latéraux, ici se surbaissant en cintres, là sélevant sur des nervures ogivales, se perdant sur des travées obscures dont on entrevoyait les capricieux arceaux dans lombre, ornée à profusion de saillies qui formaient comme autant de pendentifs, cette voûte offrait un mélange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et gothique ont produit sous la main de lhomme. Et ici, pourtant, ce nétait que loeuvre de la nature! Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit! Les colons étaient stupéfaits dadmiration. Où ils ne croyaient trouver quune étroite cavité, ils trouvaient une sorte de palais merveilleux, et Nab sétait découvert, comme sil eût été transporté dans un temple! Des cris dadmiration étaient partis de toutes les bouches. Les hurrahs retentissaient et allaient se perdre décho en écho jusquau fond des sombres nefs. «Ah! mes amis, sécria Cyrus Smith, quand nous aurons largement éclairé lintérieur de ce massif, quand nous aurons disposé nos chambres, nos magasins, nos offices dans sa partie gauche, il nous restera encore cette splendide caverne, dont nous ferons notre salle détude et notre musée! -- Et nous lappellerons?... demanda Harbert. -- Granite-House», répondit Cyrus Smith, nom que ses compagnons saluèrent encore de leurs hurrahs. En ce moment, les torches étaient presque entièrement consumées, et comme, pour revenir, il fallait regagner le sommet du plateau en remontant le couloir, il fut décidé que lon remettrait au lendemain les travaux relatifs à laménagement de la nouvelle demeure. Avant de partir, Cyrus Smith vint se pencher encore une fois au- dessus du puits sombre, qui senfonçait perpendiculairement jusquau niveau de la mer. Il écouta avec attention. Aucun bruit ne se produisit, pas même celui des eaux, que les ondulations de la houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs. Une résine enflammée fut encore jetée. Les parois du puits séclairèrent un instant mais, pas plus cette fois que la première, il ne se révéla rien de suspect. Si quelque monstre marin avait été inopinément surpris par le retrait des eaux, il avait maintenant regagné le large par le conduit souterrain qui se prolongeait sous la grève, et que suivait le trop-plein du lac, avant quune nouvelle issue lui eût été offerte. Cependant, lingénieur, immobile, loreille attentive, le regard plongé dans le gouffre, ne prononçait pas une seule parole. Le marin sapprocha de lui, alors, et, le touchant au bras: «Monsieur Smith? dit-il. -- Que voulez-vous, mon ami? répondit lingénieur, comme sil fût revenu du pays des rêves. -- Les torches vont bientôt séteindre. -- En route!» répondit Cyrus Smith. La petite troupe quitta la caverne et commença son ascension à travers le sombre déversoir. Top fermait la marche, et faisait encore entendre de singuliers grognements. Lascension fut assez pénible. Les colons sarrêtèrent quelques instants à la grotte supérieure, qui formait comme une sorte de palier, à mi-hauteur de ce long escalier de granit. Puis ils recommencèrent à monter. Bientôt un air plus frais se fit sentir. Les gouttelettes, séchées par lévaporation, ne scintillaient plus sur les parois. La clarté fuligineuse des torches pâlissait. Celle que portait Nab séteignit, et, pour ne pas saventurer au milieu dune obscurité profonde, il fallait se hâter. Cest ce qui fut fait, et, un peu avant quatre heures, au moment où la torche du marin séteignait à son tour, Cyrus Smith et ses compagnons débouchaient par lorifice du déversoir. CHAPITRE XIX Le lendemain, 22 mai, furent commencés les travaux destinés à lappropriation spéciale de la nouvelle demeure. Il tardait aux colons, en effet, déchanger, pour cette vaste et saine retraite, creusée en plein roc, à labri des eaux de la mer et du ciel, leur insuffisant abri des Cheminées. Celles-ci ne devaient pas être entièrement abandonnées, cependant, et le projet de lingénieur était den faire un atelier pour les gros ouvrages. Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaître sur quel point précis se développait la façade de Granite-House. Il se rendit sur la grève, au pied de lénorme muraille, et, comme le pic, échappé des mains du reporter, avait dû tomber perpendiculairement, il suffisait de retrouver ce pic pour reconnaître lendroit où le trou avait été percé dans le granit. Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou souvrait en ligne perpendiculaire au-dessus du point où il sétait fiché dans le sable, à quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève. Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. Il semblait vraiment que ce fût pour eux que lon eût découvert Granite-House! Lintention de lingénieur était de diviser la portion droite de la caverne en plusieurs chambres précédées dun couloir dentrée, et de léclairer au moyen de cinq fenêtres et dune porte percées sur la façade. Pencroff admettait bien les cinq fenêtres, mais il ne comprenait pas lutilité de la porte, puisque lancien déversoir offrait un escalier naturel, par lequel il serait toujours facile davoir accès dans Granite-House. «Mon ami, lui répondit Cyrus Smith, sil nous est facile darriver à notre demeure par le déversoir, cela sera également facile à dautres que nous. Je compte, au contraire, obstruer ce déversoir à son orifice, le boucher hermétiquement. -- Et comment entrerons-nous? demanda le marin. -- Par une échelle extérieure, répondit Cyrus Smith, une échelle de corde, qui, une fois retirée, rendra impossible laccès de notre demeure. -- Mais pourquoi tant de précautions? dit Pencroff. Jusquici les animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne lest pas! -- En êtes-vous bien sûr, Pencroff? demanda lingénieur, en regardant le marin. -- Nous nen serons sûrs, évidemment, que lorsque nous laurons explorée dans toutes ses parties, répondit Pencroff. -- Oui, dit Cyrus Smith, car nous nen connaissons encore quune petite portion. Mais, en tout cas, si nous navons pas dennemis au dedans, ils peuvent venir du dehors, car ce sont de mauvais parages que ces parages du Pacifique. Prenons donc nos précautions contre toute éventualité.» Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune autre objection, Pencroff se prépara à exécuter ses ordres. La façade de Granite-House allait donc être éclairée au moyen de cinq fenêtres et dune porte, desservant ce qui constituait «lappartement» proprement dit, et au moyen dune large baie et doeils-de-boeuf qui permettraient à la lumière dentrer à profusion dans cette merveilleuse nef qui devait servir de grande salle. Cette façade, située à une hauteur de quatre-vingts pieds au-dessus du sol, était exposée à lest, et le soleil levant la saluait de ses premiers rayons. Elle se développait sur cette portion de la courtine comprise entre le saillant faisant angle sur lembouchure de la Mercy, et une ligne perpendiculairement tracée au-dessus de lentassement de roches qui formaient les Cheminées. Ainsi les mauvais vents, cest-à-dire ceux du nord-est, ne la frappaient que décharpe, car elle était protégée par lorientation même du saillant. Dailleurs, et en attendant que les châssis des fenêtres fussent faits, lingénieur avait lintention de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la pluie, et quil pourrait dissimuler au besoin. Le premier travail consista donc à éviter ces ouvertures. La manoeuvre du pic sur cette roche dure eût été trop lente, et on sait que Cyrus Smith était lhomme des grands moyens. Il avait encore une certaine quantité de nitro-glycérine à sa disposition, et il lemploya utilement. Leffet de la substance explosive fut convenablement localisé, et, sous son effort, le granit se défonça aux places mêmes choisies par lingénieur. Puis, le pic et la pioche achevèrent le dessin ogival des cinq fenêtres, de la vaste baie, des oeils-de-boeuf et de la porte, ils en dégauchirent les encadrements, dont les profils furent assez capricieusement arrêtés, et, quelques jours après le commencement des travaux, Granite-House était largement éclairé par cette lumière du levant, qui pénétrait jusque dans ses plus secrètes profondeurs. Suivant le plan arrêté par Cyrus Smith, lappartement devait être divisé en cinq compartiments prenant vue sur la mer: à droite, une entrée desservie par une porte à laquelle aboutirait léchelle, puis une première chambre-cuisine, large de trente pieds, une salle à manger, mesurant quarante pieds, une chambre-dortoir, dégale largeur, et enfin une «chambre damis», réclamée par Pencroff, et qui confinait à la grande salle. Ces chambres, ou plutôt cette suite de chambres, qui formaient lappartement de Granite-House, ne devaient pas occuper toute la profondeur de la cavité. Elles devaient être desservies par un corridor ménagé entre elles et un long magasin, dans lequel les ustensiles, les provisions, les réserves, trouveraient largement place. Tous les produits recueillis dans lîle, ceux de la flore comme ceux de la faune, seraient là dans des conditions excellentes de conservation, et complètement à labri de lhumidité. Lespace ne manquait pas, et chaque objet pourrait être méthodiquement disposé. En outre, les colons avaient encore à leur disposition la petite grotte située au-dessus de la grande caverne, et qui serait comme le grenier de la nouvelle demeure. Ce plan arrêté, il ne restait plus quà le mettre à exécution. Les mineurs redevinrent donc briquetiers; puis, les briques furent apportées et déposées au pied de Granite-House. Jusqualors Cyrus Smith et ses compagnons navaient eu accès dans la caverne que par lancien déversoir. Ce mode de communication les obligeait dabord à monter sur le plateau de Grande-vue en faisant un détour par la berge de la rivière, à descendre deux cents pieds par le couloir, puis à remonter dautant quand ils voulaient revenir au plateau. De là, perte de temps et fatigues considérables. Cyrus Smith résolut donc de procéder sans retard à la fabrication dune solide échelle de corde, qui, une fois relevée, rendrait lentrée de Granite-House absolument inaccessible. Cette échelle fut confectionnée avec un soin extrême, et ses montants, formés des fibres du «curry-jonc» tressées au moyen dun moulinet, avaient la solidité dun gros câble. Quant aux échelons, ce fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et résistantes, qui les fournit, et lappareil fut travaillé de main de maître par Pencroff. Dautres cordes furent également fabriquées avec des fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière fut installée à la porte. De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusquau niveau de Granite-House. Le transport des matériaux se trouvait ainsi très simplifié, et laménagement intérieur proprement dit commença aussitôt. La chaux ne manquait pas, et quelques milliers de briques étaient là, prêtes à être utilisées. On dressa aisément la charpente des cloisons, très rudimentaire dailleurs, et, en un temps très court, lappartement fut divisé en chambres et en magasin, suivant le plan convenu. Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la direction de lingénieur, qui maniait lui-même le marteau et la truelle. Aucune main-doeuvre nétait étrangère à Cyrus Smith, qui donnait ainsi lexemple à des compagnons intelligents et zélés. On travaillait avec confiance, gaiement même, Pencroff ayant toujours le mot pour rire, tantôt charpentier, tantôt cordier, tantôt maçon, et communiquant sa bonne humeur à tout ce petit monde. Sa foi dans lingénieur était absolue. Rien neût pu la troubler. Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. La question des vêtements et des chaussures, -- question grave assurément, -- celle de léclairage pendant les nuits dhiver, la mise en valeur des portions fertiles de lîle, la transformation de cette flore sauvage en une flore civilisée, tout lui paraissait facile, Cyrus Smith aidant, et tout se ferait en son temps. Il rêvait de rivières canalisées, facilitant le transport des richesses du sol, dexploitations de carrières et de mines à entreprendre, de machines propres à toutes pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer! dont le réseau couvrirait certainement un jour lîle Lincoln. Lingénieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait rien des exagérations de ce brave coeur. Il savait combien la confiance est communicative, il souriait même à lentendre parler, et ne disait rien des inquiétudes que lui inspirait quelquefois lavenir. En effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors du passage des navires, il pouvait craindre de nêtre jamais secouru. Cétait donc sur eux-mêmes, sur eux seuls, que les colons devaient compter, car la distance de lîle Lincoln à toute autre terre était telle, que se hasarder sur un bateau, de construction nécessairement médiocre, serait chose grave et périlleuse. «Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinsons dautrefois, pour qui tout était miracle à faire.» Et en effet, ils «savaient», et lhomme qui «sait» réussit là où dautres végéteraient et périraient inévitablement. Pendant ces travaux, Harbert se distingua. Il était intelligent et actif, il comprenait vite, exécutait bien, et Cyrus Smith sattachait de plus en plus à cet enfant. Harbert sentait pour lingénieur une vive et respectueuse amitié. Pencroff voyait bien létroite sympathie qui se formait entre ces deux êtres, mais il nen était point jaloux. Nab était Nab. Il était ce quil serait toujours, le courage, le zèle, le dévouement, labnégation personnifiée. Il avait en son maître la même foi que Pencroff, mais il la manifestait moins bruyamment. Quand le marin senthousiasmait, Nab avait toujours lair de lui répondre: «Mais rien nest plus naturel.» Pencroff et lui saimaient beaucoup, et navaient pas tardé à se tutoyer. Quant à Gédéon Spilett, il prenait sa part du travail commun, et nétait pas le plus maladroit, -- ce dont sétonnait toujours un peu le marin. Un «journaliste» habile, non pas seulement à tout comprendre, mais à tout exécuter! Léchelle fut définitivement installée le 28 mai. On ny comptait pas moins de cent échelons sur cette hauteur perpendiculaire de quatre-vingts pieds quelle mesurait. Cyrus Smith avait pu, heureusement, la diviser en deux parties, en profitant dun surplomb de la muraille qui faisait saillie à une quarantaine de pieds au-dessus du sol. Cette saillie, soigneusement nivelée par le pic, devint une sorte de palier auquel on fixa la première échelle, dont le ballant fut ainsi diminué de moitié, et quune corde permettait de relever jusquau niveau de Granite-House. Quant à la seconde échelle, on larrêta aussi bien à son extrémité inférieure, qui reposait sur la saillie, quà son extrémité supérieure, rattachée à la porte même. De la sorte, lascension devint notablement plus facile. Dailleurs, Cyrus Smith comptait installer plus tard un ascenseur hydraulique qui éviterait toute fatigue et toute perte de temps aux habitants de Granite-House. Les colons shabituèrent promptement à se servir de cette échelle. Ils étaient lestes et adroits, et Pencroff, en sa qualité de marin, habitué à courir sur les enfléchures des haubans, put leur donner des leçons. Mais il fallut quil en donnât aussi à Top. Le pauvre chien, avec ses quatre pattes, nétait pas bâti pour cet exercice. Mais Pencroff était un maître si zélé, que Top finit par exécuter convenablement ses ascensions, et monta bientôt à léchelle comme font couramment ses congénères dans les cirques. Si le marin fut fier de son élève, cela ne peut se dire. Mais pourtant, et plus dune fois, Pencroff le monta sur son dos, ce dont Top ne se plaignit jamais. On fera observer ici que pendant ces travaux, qui furent cependant activement conduits, car la mauvaise saison approchait, la question alimentaire navait point été négligée. Tous les jours, le reporter et Harbert, devenus décidément les pourvoyeurs de la colonie, employaient quelques heures à la chasse. Ils nexploitaient encore que les bois du Jacamar, sur la gauche de la rivière, car, faute de pont et de canot, la Mercy navait pas encore été franchie. Toutes ces immenses forêts auxquelles on avait donné le nom de forêts du Far-West nétaient donc point explorées. On réservait cette importante excursion pour les premiers beaux jours du printemps prochain. Mais les bois du Jacamar étaient suffisamment giboyeux; kangourous et sangliers y abondaient, et les épieux ferrés, larc et les flèches des chasseurs faisaient merveille. De plus, Harbert découvrit, vers langle sud-ouest du lagon, une garenne naturelle, sorte de prairie légèrement humide, recouverte de saules et dherbes aromatiques qui parfumaient lair, telles que thym, serpolet, basilic, sarriette, toutes espèces odorantes de la famille des labiées, dont les lapins se montrent si friands. Sur lobservation du reporter, que, puisque la table était servie pour des lapins, il serait étonnant que les lapins fissent défaut, les deux chasseurs explorèrent attentivement cette garenne. En tout cas, elle produisait en abondance des plantes utiles, et un naturaliste aurait eu là loccasion détudier bien des spécimens du règne végétal. Harbert recueillit ainsi une certaine quantité de pousses de basilic, de romarin, de mélisse, de bétoine, etc.... qui possèdent des propriétés thérapeutiques diverses, les unes pectorales, astringentes, fébrifuges, les autres anti-spasmodiques ou anti-rhumatismales. Et quand, plus tard, Pencroff demanda à quoi servirait toute cette récolte dherbes: «À nous soigner, répondit le jeune garçon, à nous traiter quand nous serons malades. -- Pourquoi serions-nous malades, puisquil ny a pas de médecins dans lîle?» répondit très sérieusement Pencroff. À cela il ny avait rien à répliquer, mais le jeune garçon nen fit pas moins sa récolte, qui fut très bien accueillie à Granite- House. Dautant plus quà ces plantes médicinales, il put joindre une notable quantité de monardes didymes, qui sont connues dans lAmérique septentrionale, sous le nom de «thé dOswego», et produisent une boisson excellente. Enfin, ce jour-là, en cherchant bien, les deux chasseurs arrivèrent sur le véritable emplacement de la garenne. Le sol y était perforé comme une écumoire. «Des terriers! sécria Harbert. -- Oui, répondit le reporter, je les vois bien. -- Mais sont-ils habités? -- Cest la question.» La question ne tarda pas à être résolue. Presque aussitôt, des centaines de petits animaux, semblables à des lapins, senfuirent dans toutes les directions, et avec une telle rapidité, que Top lui-même naurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. Mais le reporter était bien résolu à ne pas quitter la place avant davoir capturé au moins une demi-douzaine de ces quadrupèdes. Il voulait en garnir loffice tout dabord, quitte à domestiquer ceux que lon prendrait plus tard. Avec quelques collets tendus à lorifice des terriers, lopération ne pouvait manquer de réussir. Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. Il fallut donc se résigner à visiter chaque gîte, à le fouiller du bâton, à faire, à force de patience, ce quon ne pouvait faire autrement. Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. Cétaient des lapins assez semblables à leurs congénères dEurope, et qui sont vulgairement connus sous le nom de «lapins dAmérique.» Le produit de la chasse fut donc rapporté à Granite-House, et il figura au repas du soir. Les hôtes de cette garenne nétaient point à dédaigner, car ils étaient délicieux. Ce fut là une précieuse ressource pour la colonie, et qui semblait devoir être inépuisable. Le 31 mai, les cloisons étaient achevées. Il ne restait plus quà meubler les chambres, ce qui serait louvrage des longs jours dhiver. Une cheminée fut établie dans la première chambre, qui servait de cuisine. Le tuyau destiné à conduire la fumée au dehors donna quelque travail aux fumistes improvisés. Il parut plus simple à Cyrus Smith de le fabriquer en terre de brique; comme il ne fallait pas songer à lui donner issue par le plateau supérieur, on perça un trou dans le granit au-dessus de la fenêtre de ladite cuisine, et cest à ce trou que le tuyau, obliquement dirigé, aboutit comme celui dun poêle en tôle. Peut-être, sans doute même, par les grands vents dest qui battaient directement la façade, la cheminée fumerait, mais ces vents étaient rares, et, dailleurs, maître Nab, le cuisinier, ny regardait pas de si près. Quand ces aménagements intérieurs eurent été achevés, lingénieur soccupa dobstruer lorifice de lancien déversoir qui aboutissait au lac, de manière à interdire tout accès par cette voie. Des quartiers de roches furent roulés à louverture et cimentés fortement. Cyrus Smith ne réalisa pas encore le projet quil avait formé de noyer cet orifice sous les eaux du lac en les ramenant à leur premier niveau par un barrage. Il se contenta de dissimuler lobstruction au moyen dherbes, arbustes ou broussailles, qui furent plantés dans les interstices des roches, et que le printemps prochain devait développer avec exubérance. Toutefois, il utilisa le déversoir de manière à amener jusquà la nouvelle demeure un filet des eaux douces du lac. Une petite saignée, faite au-dessous de leur niveau, produisit ce résultat, et cette dérivation dune source pure et intarissable donna un rendement de vingt-cinq à trente gallons par jour. Leau ne devait donc jamais manquer à Granite-House. Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la mauvaise saison arrivait. Dépais volets permettaient de fermer les fenêtres de la façade, en attendant que lingénieur eût eu le temps de fabriquer du verre à vitre. Gédéon Spilett avait très artistement disposé, dans les saillies du roc, autour des fenêtres, des plantes despèces variées, ainsi que de longues herbes flottantes, et, de cette façon, les ouvertures étaient encadrées dune pittoresque verdure dun effet charmant. Les habitants de la solide, saine et sûre demeure, ne pouvaient donc être quenchantés de leur ouvrage. Les fenêtres permettaient à leur regard de sétendre sur un horizon sans limite, que les deux caps Mandibule fermaient au nord et le cap Griffe au sud. Toute la baie de lUnion se développait magnifiquement devant eux. Oui, ces braves colons avaient lieu dêtre satisfaits, et Pencroff ne marchandait pas les éloges à ce quil appelait humoristiquement «son appartement au cinquième au-dessus de lentresol!» CHAPITRE XX La saison dhiver commença véritablement avec ce mois de juin, qui correspond au mois de décembre de lhémisphère boréal. Il débuta par des averses et des rafales qui se succédèrent sans relâche. Les hôtes de Granite-House purent apprécier les avantages dune demeure que les intempéries ne sauraient atteindre. Labri des Cheminées eût été vraiment insuffisant contre les rigueurs dun hivernage, et il était à craindre que les grandes marées, poussées par les vents du large, ny fissent encore irruption. Cyrus Smith prit même quelques précautions, en prévision de cette éventualité, afin de préserver, autant que possible, la forge et les fourneaux qui y étaient installés. Pendant tout ce mois de juin, le temps fut employé À des travaux divers, qui nexcluaient ni la chasse, ni la pêche, et les réserves de loffice purent être abondamment entretenues. Pencroff, dès quil en aurait le loisir, se proposait détablir des trappes dont il attendait le plus grand bien. Il avait fabriqué des collets de fibres ligneuses, et il nétait pas de jour que la garenne ne fournît son contingent de rongeurs. Nab employait presque tout son temps à saler ou à fumer des viandes, ce qui lui assurait des conserves excellentes. La question des vêtements fut alors très sérieusement discutée. Les colons navaient dautres habits que ceux quils portaient, quand le ballon les jeta sur lîle. Ces habits étaient chauds et solides, ils en avaient pris un soin extrême ainsi que de leur linge, et ils les tenaient en parfait état de propreté, mais tout cela demanderait bientôt à être remplacé. En outre, si lhiver était rigoureux, les colons auraient fort à souffrir du froid. À ce sujet, lingéniosité de Cyrus Smith fut en défaut. Il avait dû parer au plus pressé, créer la demeure, assurer lalimentation, et le froid pouvait le surprendre avant que la question des vêtements eût été résolue. Il fallait donc se résigner à passer ce premier hiver sans trop se plaindre. La belle saison venue, on ferait une chasse sérieuse à ces mouflons, dont la présence avait été signalée, lors de lexploration au mont Franklin, et, une fois la laine récoltée, lingénieur saurait bien fabriquer de chaudes et solides étoffes... Comment? il y songerait. «Eh bien, nous en serons quittes pour nous griller les mollets à Granite-House! dit Pencroff. Le combustible abonde, et il ny a aucune raison de lépargner. -- Dailleurs, répondit Gédéon Spilett, lîle Lincoln nest pas située sous une latitude très élevée, et il est probable que les hivers ny sont pas rudes. Ne nous avez-vous pas dit, Cyrus, que ce trente-cinquième parallèle correspondait à celui de lEspagne dans lautre hémisphère? -- Sans doute, répondit lingénieur, mais certains hivers sont très froids en Espagne! Neige et glace, rien ny manque, et lîle Lincoln peut être aussi rigoureusement éprouvée. Toutefois, cest une île, et, comme telle, jespère que la température y sera plus modérée. -- Et pourquoi, monsieur Cyrus? demanda Harbert. -- Parce que la mer, mon enfant, peut être considérée comme un immense réservoir, dans lequel semmagasinent les chaleurs de lété. Lhiver venu, elle restitue ces chaleurs, ce qui assure aux régions voisines des océans une température moyenne, moins élevée en été, mais moins basse en hiver. -- Nous le verrons bien, répondit Pencroff. Je demande à ne point minquiéter autrement du froid quil fera ou quil ne fera pas. Ce qui est certain, cest que les jours sont déjà courts et les soirées longues. Si nous traitions un peu la question de léclairage. -- Rien nest plus facile, répondit Cyrus Smith. -- À traiter? demanda le marin. -- À résoudre. -- Et quand commencerons-nous? -- Demain, en organisant une chasse aux phoques. -- Pour fabriquer de la chandelle? -- Fi donc! Pencroff, de la bougie.» Tel était, en effet, le projet de lingénieur; projet réalisable, puisquil avait de la chaux et de lacide sulfurique, et que les amphibies de lîlot lui fourniraient la graisse nécessaire à sa fabrication. On était au 4 juin. Cétait le dimanche de la Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des prières sélevèrent vers le ciel. Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Les colons de lîle Lincoln nétaient plus les misérables naufragés jetés sur lîlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient. Le lendemain, 5 juin, par un temps assez incertain, on partit pour lîlot. Il fallut encore profiter de la marée basse pour franchir à gué le canal, et, à ce propos, il fut convenu que lon construirait, tant bien que mal, un canot qui rendrait les communications plus faciles, et permettrait aussi de remonter la Mercy, lors de la grande exploration du sud-ouest de lîle, qui était remise aux premiers beaux jours. Les phoques étaient nombreux, et les chasseurs, armés de leurs épieux ferrés, en tuèrent aisément une demi-douzaine. Nab et Pencroff les dépouillèrent, et ne rapportèrent à Granite-House que leur graisse et leur peau, cette peau devant servir à la fabrication de solides chaussures. Le résultat de cette chasse fut celui-ci: environ trois cents livres de graisse qui devaient être entièrement employées à la fabrication des bougies. Lopération fut extrêmement simple, et, si elle ne donna pas des produits absolument parfaits, du moins étaient-ils utilisables. Cyrus Smith naurait eu à sa disposition que de lacide sulfurique, quen chauffant cet acide avec les corps gras neutres, -- dans lespèce la graisse de phoque, -- il pouvait isoler la glycérine; puis, de la combinaison nouvelle, il eût facilement séparé loléine, la margarine et la stéarine, en employant leau bouillante. Mais, afin de simplifier lopération, il préféra saponifier la graisse au moyen de la chaux. Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile à décomposer par lacide sulfurique, qui précipita la chaux à létat de sulfate et rendit libres les acides gras. De ces trois acides, oléique, margarique et stéarique, le premier, étant liquide, fut chassé par une pression suffisante. Quant aux deux autres, ils formaient la substance même qui allait servir au moulage des bougies. Lopération ne dura pas plus de vingt-quatre heures. Les mèches, après plusieurs essais, furent faites de fibres végétales, et, trempées dans la substance liquéfiée, elles formèrent de véritables bougies stéariques, moulées à la main, auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. Elles noffraient pas, sans doute, cet avantage que les mèches, imprégnées dacide borique, ont de se vitrifier au fur et à mesure de leur combustion, et de se consumer entièrement; mais Cyrus Smith ayant fabriqué une belle paire de mouchettes, ces bougies furent grandement appréciées pendant les veillées de Granite- House. Pendant tout ce mois, le travail ne manqua pas à lintérieur de la nouvelle demeure. Les menuisiers eurent de louvrage. On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. On les compléta aussi. Des ciseaux, entre autres, furent fabriqués, et les colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon se faire la barbe, du moins la tailler à leur fantaisie. Harbert nen avait pas, Nab nen avait guère, mais leurs compagnons en étaient hérissés de manière à justifier la confection desdits ciseaux. La fabrication dune scie à main, du genre de celles quon appelle égoïnes, coûta des peines infinies, mais enfin on obtint un instrument qui, vigoureusement manié, put diviser les fibres ligneuses du bois. On fit donc des tables, des sièges, des armoires, qui meublèrent les principales chambres, des cadres de lit, dont toute la literie consista en matelas de zostère. La cuisine, avec ses planches, sur lesquelles reposaient les ustensiles en terre cuite, son fourneau de briques, sa pierre à relaver, avait très bon air, et Nab y fonctionnait gravement, comme sil eût été dans un laboratoire de chimiste. Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés par les charpentiers. En effet, le nouveau déversoir, créé à coups de mine, rendait nécessaire la construction de deux ponceaux, lun sur le plateau de Grande-vue, lautre sur la grève même. Maintenant, en effet, le plateau et la grève étaient transversalement coupés par un cours deau quil fallait nécessairement franchir, quand on voulait gagner le nord de lîle. Pour léviter, les colons eussent été obligés à faire un détour considérable et à remonter dans louest jusquau delà des sources du Creek-Rouge. Le plus simple était donc détablir, sur le plateau et sur la grève, deux ponceaux, longs de vingt à vingt- cinq pieds, et dont quelques arbres, seulement équarris à la hache, formèrent toute la charpente. Ce fut laffaire de quelques jours. Les ponts établis, Nab et Pencroff en profitèrent alors pour aller jusquà lhuîtrière qui avait été découverte au large des dunes. Ils avaient traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui remplaçait lancienne claie vraiment trop incommode, et ils rapportèrent quelques milliers dhuîtres, dont lacclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui formaient autant de parcs naturels à lembouchure de la Mercy. Ces mollusques étaient de qualité excellente, et les colons en firent une consommation presque quotidienne. On le voit, lîle Lincoln, bien que ses habitants nen eussent exploré quune très petite portion, fournissait déjà à presque tous leurs besoins. Et il était probable que, fouillée jusque dans ses plus secrets réduits, sur toute cette partie boisée qui sétendait depuis la Mercy jusquau promontoire du Reptile, elle prodiguerait de nouveaux trésors. Une seule privation coûtait encore aux colons de lîle Lincoln. La nourriture azotée ne leur manquait pas, ni les produits végétaux qui devaient en tempérer lusage; les racines ligneuses des dragonniers, soumises à la fermentation, leur donnaient une boisson acidulée, sorte de bière bien préférable à leau pure; ils avaient même fabriqué du sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que distille l «acer saccharinum», sorte dérable de la famille des acérinées, qui prospère sous toutes les zones moyennes, et dont lîle possédait un grand nombre; ils faisaient un thé très agréable en employant les monardes rapportées de la garenne; enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul des produits minéraux qui entre dans lalimentation..., mais le pain faisait défaut. Peut-être, par la suite, les colons pourraient-ils remplacer cet aliment par quelque équivalent, farine de sagoutier ou fécule de larbre à pain, et il était possible, en effet, que les forêts du sud comptassent parmi leurs essences ces précieux arbres, mais jusqualors on ne les avait pas rencontrés. Cependant la Providence devait, en cette circonstance, venir directement en aide aux colons, dans une proportion infinitésimale, il est vrai, mais enfin Cyrus Smith, avec toute son intelligence, toute son ingéniosité, naurait jamais pu produire ce que, par le plus grand hasard, Harbert trouva un jour dans la doublure de sa veste, quil soccupait de raccommoder. Ce jour-là, -- il pleuvait à torrents, -- les colons étaient rassemblés dans la grande salle de Granite-House, quand le jeune garçon sécria tout dun coup: «Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé!» Et il montra à ses compagnons un grain, un unique grain qui, de sa poche trouée, sétait introduit dans la doublure de sa veste. La présence de ce grain sexpliquait par lhabitude quavait Harbert, étant à Richmond, de nourrir quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait présent. «Un grain de blé? répondit vivement lingénieur. -- Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien quun seul! -- Eh! mon garçon, sécria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi! Quest-ce que nous pourrions bien faire dun seul grain de blé? -- Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith. -- Du pain, des gâteaux, des tartes! répliqua le marin. Allons! Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt!» Harbert, nattachant que peu dimportance à sa découverte, se disposait à jeter le grain en question, mais Cyrus Smith le prit, lexamina, reconnut quil était en bon état, et, regardant le marin bien en face: «Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un grain de blé peut produire dépis? -- Un, je suppose! répondit le marin, surpris de la question. -- Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte de grains? -- Ma foi, non. -- Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion.» Les compagnons de Cyrus Smith lécoutaient sans répondre. Ces chiffres les stupéfiaient. Ils étaient exacts, cependant. «Oui, mes amis, reprit lingénieur. Telles sont les progressions arithmétiques de la féconde nature. Et encore, quest-ce que cette multiplication du grain de blé, dont lépi ne porte que huit cents grains, comparée à ces pieds de pavots qui portent trente-deux mille graines, à ces pieds de tabac qui en produisent trois cent soixante mille? En quelques années, sans les nombreuses causes de destruction qui en arrêtent la fécondité, ces plantes envahiraient toute la terre.» Mais lingénieur navait pas terminé son petit interrogatoire. «Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous combien quatre cents milliards de grains représentent de boisseaux? -- Non, répondit le marin, mais ce que je sais, cest que je ne suis quune bête! -- Eh bien, cela ferait plus de trois millions, à cent trente mille par boisseau, Pencroff. -- Trois millions! sécria Pencroff. -- Trois millions. -- Dans quatre ans? -- Dans quatre ans, répondit Cyrus Smith, et même dans deux ans, si, comme je lespère, nous pouvons, sous cette latitude, obtenir deux récoltes par année.» À cela, suivant son habitude, Pencroff ne crut pas pouvoir répliquer autrement que par un hurrah formidable. «Ainsi, Harbert, ajouta lingénieur, tu as fait là une découverte dune importance extrême pour nous. Tout, mes amis, tout peut nous servir dans les conditions où nous sommes. Je vous en prie, ne loubliez pas. -- Non, monsieur Cyrus, non, nous ne loublierons pas, répondit Pencroff, et si jamais je trouve une de ces graines de tabac, qui se multiplient par trois cent soixante mille, je vous assure que je ne la jetterai pas au vent! Et maintenant, savez-vous ce qui nous reste à faire? -- Il nous reste à planter ce grain, répondit Harbert. -- Oui, ajouta Gédéon Spilett, et avec tous les égards qui lui sont dus, car il porte en lui nos moissons à venir. -- Pourvu quil pousse! sécria le marin. -- Il poussera», répondit Cyrus Smith. On était au 20 juin. Le moment était donc propice pour semer cet unique et précieux grain de blé. Il fut dabord question de le planter dans un pot; mais, après réflexion, on résolut de sen rapporter plus franchement à la nature, et de le confier à la terre. Cest ce qui fut fait le jour même, et il est inutile dajouter que toutes les précautions furent prises pour que lopération réussît. Le temps sétant légèrement éclairci, les colons gravirent les hauteurs de Granite-House. Là, sur le plateau, ils choisirent un endroit bien abrité du vent, et auquel le soleil de midi devait verser toute sa chaleur. Lendroit fut nettoyé, sarclé avec soin, fouillé même, pour en chasser les insectes ou les vers; on y mit une couche de bonne terre amendée dun peu de chaux; on lentoura dune palissade; puis, le grain fut enfoncé dans la couche humide. Ne semblait-il pas que ces colons posaient la première pierre dun édifice? Cela rappela à Pencroff le jour où il avait allumé son unique allumette, et tous les soins quil apporta à cette opération. Mais cette fois, la chose était plus grave. En effet, les naufragés seraient toujours parvenus à se procurer du feu, soit par un procédé, soit par un autre, mais nulle puissance humaine ne leur referait ce grain de blé, si, par malheur, il venait à périr! CHAPITRE XXI Depuis ce moment, il ne se passa plus un seul jour sans que Pencroff allât visiter ce quil appelait sérieusement son «champ de blé.» Et malheur aux insectes qui sy aventuraient! Ils navaient aucune grâce à attendre. Vers la fin du mois de juin, après dinterminables pluies, le temps se mit décidément au froid, et, le 29, un thermomètre Fahrenheit eût certainement annoncé vingt degrés seulement au- dessus de zéro (6, 67 degrés centigrades au-dessous de glace). Le lendemain, 30 juin, jour qui correspond au 31 Décembre de lannée boréale, était un vendredi. Nab fit observer que lannée finissait par un mauvais jour; mais Pencroff lui répondit que, naturellement, lautre commençait par un bon, -- ce qui valait mieux. En tout cas, elle débuta par un froid très vif. Des glaçons sentassèrent à lembouchure de la Mercy, et le lac ne tarda pas à se prendre sur toute son étendue. On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. Pencroff navait pas attendu que la rivière fût glacée pour conduire dénormes trains de bois à leur destination. Le courant était un moteur infatigable, et il fut employé à charrier du bois flotté jusquau moment où le froid vint lenchaîner. Au combustible fourni si abondamment par la forêt, on joignit aussi plusieurs charretées de houille, quil fallut aller chercher au pied des contreforts du mont Franklin. Cette puissante chaleur du charbon de terre fut vivement appréciée par une basse température, qui, le 4 juillet, tomba à huit degrés Fahrenheit (13 degrés centigrades au-dessous de zéro). Une seconde cheminée avait été établie dans la salle à manger, et, là, on travaillait en commun. Pendant cette période de froid, Cyrus Smith neut quà sapplaudir davoir dérivé jusquà Granite-House un petit filet des eaux du lac Grant. Prises au-dessous de la surface glacée, puis, conduites par lancien déversoir, elles conservaient leur liquidité et arrivaient à un réservoir intérieur, qui avait été creusé à langle de larrière-magasin, et dont le trop-plein senfuyait par le puits jusquà la mer. Vers cette époque, le temps étant extrêmement sec, les colons, aussi bien vêtus que possible, résolurent de consacrer une journée à lexploration de la partie de lîle comprise au sud-est entre la Mercy et le cap Griffe. Cétait un vaste terrain marécageux, et il pouvait se présenter quelque bonne chasse à faire, car les oiseaux aquatiques devaient y pulluler. Il fallait compter de huit à neuf milles à laller, autant au retour, et, par conséquent, la journée serait bien employée. Comme il sagissait aussi de lexploration dune portion inconnue de lîle, toute la colonie dut y prendre part. Cest pourquoi, le 5 juillet, dès six heures du matin, laube se levant à peine, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Nab, Pencroff, armés dépieux, de collets, darcs et de flèches, et munis de provisions suffisantes, quittèrent Granite-House, précédés de Top, qui gambadait devant eux. On prit par le plus court, et le plus court fut de traverser la Mercy sur les glaçons qui lencombraient alors. «Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer un pont sérieux!» aussi, la construction dun pont «sérieux» était-elle notée dans la série des travaux à venir. Cétait la première fois que les colons mettaient pied sur la rive droite de la Mercy, et saventuraient au milieu de ces grands et superbes conifères, alors couverts de neige. Mais ils navaient pas fait un demi-mille, que, dun épais fourré, séchappait toute une famille de quadrupèdes, qui y avaient élu domicile, et dont les aboiements de Top provoquèrent la fuite. «Ah! on dirait des renards!» sécria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite. Cétaient des renards, en effet, mais des renards de très grande taille, qui faisaient entendre une sorte daboiement, dont Top parut lui-même fort étonné, car il sarrêta dans sa poursuite, et donna à ces rapides animaux le temps de disparaître. Le chien avait le droit dêtre surpris, puisquil ne savait pas lhistoire naturelle. Mais, par leurs aboiements, ces renards, gris roussâtres de pelage, à queues noires que terminait une bouffette blanche, avaient décelé leur origine. Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de «culpeux.» Ces culpeux se rencontrent fréquemment au Chili, aux Malouines, et sur tous ces parages américains traversés par les trentième et quarantième parallèles. Harbert regretta beaucoup que Top neût pu semparer de lun de ces carnivores. «Est-ce que cela se mange? demanda Pencroff, qui ne considérait jamais les représentants de la faune de lîle quà un point de vue spécial. -- Non, répondit Harbert, mais les zoologistes nont pas encore reconnu si la pupille de ces renards est diurne ou nocturne, et sil ne convient pas de les ranger dans le genre chien proprement dit.» Cyrus Smith ne put sempêcher de sourire en entendant la réflexion du jeune garçon, qui attestait un esprit sérieux. Quant au marin, du moment que ces renards ne pouvaient être classés dans le genre comestible, peu lui importait. Toutefois, lorsquune basse-cour serait établie à Granite-House, il fit observer quil serait bon de prendre quelques précautions contre la visite probable de ces pillards à quatre pattes. Ce que personne ne contesta. Après avoir tourné la pointe de lépave, les colons trouvèrent une longue plage que baignait la vaste mer. Il était alors huit heures du matin. Le ciel était très pur, ainsi quil arrive par les grands froids prolongés; mais, échauffés par leur course, Cyrus Smith et ses compagnons ne ressentaient pas trop vivement les piqûres de latmosphère. Dailleurs, il ne faisait pas de vent, circonstance qui rend infiniment plus supportables les forts abaissements de la température. Un soleil brillant, mais sans action calorifique, sortait alors de lOcéan, et son énorme disque se balançait à lhorizon. La mer formait une nappe tranquille et bleue comme celle dun golfe méditerranéen, quand le ciel est pur. Le cap Griffe, recourbé en forme de yatagan, seffilait nettement à quatre milles environ vers le sud-est. À gauche, la lisière du marais était brusquement arrêtée par une petite pointe que les rayons solaires dessinaient alors dun trait de feu. Certes, en cette partie de la baie de lUnion, que rien ne couvrait du large, pas même un banc de sable, les navires, battus des vents dest, neussent trouvé aucun abri. On sentait à la tranquillité de la mer, dont nul haut-fond ne troublait les eaux, à sa couleur uniforme que ne tachait aucune nuance jaunâtre, à labsence de tout récif enfin, que cette côte était accore, et que lOcéan recouvrait là de profonds abîmes. En arrière, dans louest, se développaient, mais à une distance de quatre milles, les premières lignes darbres des forêts du Far-West. On se serait cru, pour ainsi dire, sur la côte désolée de quelque île des régions antarctiques que les glaçons eussent envahie. Les colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. Un feu de broussailles et de varechs desséchés fut allumé, et Nab prépara le déjeuner de viande froide, auquel il joignit quelques tasses de thé dOswego. Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de lîle Lincoln était réellement stérile et contrastait avec toute la région occidentale. Ce qui amena le reporter à faire cette réflexion, que si le hasard eût tout dabord jeté les naufragés sur cette plage, ils auraient pris de leur futur domaine une idée déplorable. «Je crois même que nous naurions pas pu latteindre, répondit lingénieur, car la mer est profonde, et elle ne nous offrait pas un rocher pour nous y réfugier. Devant Granite-House, au moins, il y avait des bancs, un îlot, qui multipliaient les chances de salut. Ici, rien que labîme! -- Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett, que cette île, relativement petite, présente un sol aussi varié. Cette diversité daspect nappartient logiquement quaux continents dune certaine étendue. On dirait vraiment que la partie occidentale de lîle Lincoln, si riche et si fertile, est baignée par les eaux chaudes du golfe Mexicain, et que ses rivages du nord et du sud-est sétendent sur une sorte de mer Arctique. -- Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, cest une observation que jai faite aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que présente un continent, et je ne serais pas surpris quelle eût été continent autrefois. -- Quoi! un continent au milieu du Pacifique? sécria Pencroff. -- Pourquoi pas? répondit Cyrus Smith. Pourquoi lAustralie, la Nouvelle-Irlande, tout ce que les géographes anglais appellent lAustralasie, réunies aux archipels du Pacifique, nauraient-ils formé autrefois une sixième partie du monde, aussi importante que lEurope ou lAsie, que lAfrique ou les deux Amériques? Mon esprit ne se refuse point à admettre que toutes les îles, émergées de ce vaste Océan, ne sont que des sommets dun continent maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux époques antéhistoriques. -- Comme fut autrefois lAtlantide, répondit Harbert. -- Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois. -- Et lîle Lincoln aurait fait partie de ce continent-là? demanda Pencroff. -- Cest probable, répondit Cyrus Smith, et cela expliquerait assez cette diversité de productions qui se voit à sa surface. -- Et le nombre considérable danimaux qui lhabitent encore, ajouta Harbert. -- Oui, mon enfant, répondit lingénieur, et tu me fournis là un nouvel argument à lappui de ma thèse. Il est certain, daprès ce que nous avons vu, que les animaux sont nombreux dans lîle, et, ce qui est plus bizarre, que les espèces y sont extrêmement variées. Il y a une raison à cela, et pour moi, cest que lîle Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste continent qui sest peu à peu abaissé au-dessous du Pacifique. -- Alors, un beau jour, répliqua Pencroff, qui ne semblait pas être absolument convaincu, ce qui reste de cet ancien continent pourra disparaître à son tour, et il ny aura plus rien entre lAmérique et lAsie? -- Si, répondit Cyrus Smith, il y aura les nouveaux continents, que des milliards de milliards danimalcules travaillent à bâtir en ce moment. -- Et quels sont ces maçons-là? demanda Pencroff. -- Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith. Ce sont eux qui ont fabriqué, par un travail continu, lîle Clermont-Tonnerre, les atolls, et autres nombreuses îles à coraux que compte locéan Pacifique. Il faut quarante-sept millions de ces infusoires pour peser un grain, et pourtant, avec les sels marins quils absorbent, avec les éléments solides de leau quils sassimilent, ces animalcules produisent le calcaire, et ce calcaire forme dénormes substructions sous-marines, dont la dureté et la solidité égalent celles du granit. Autrefois, aux premières époques de la création, la nature, employant le feu, a produit les terres par soulèvement; mais maintenant elle charge des animaux microscopiques de remplacer cet agent, dont la puissance dynamique, à lintérieur du globe, a évidemment diminué, -- ce que prouve le grand nombre de volcans actuellement éteints à la surface de la terre. Et je crois bien que, les siècles succédant aux siècles et les infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra se changer un jour en un vaste continent, que des générations nouvelles habiteront et civiliseront à leur tour. -- Ce sera long! dit Pencroff. -- La nature a le temps pour elle, répondit lingénieur. -- Mais à quoi bon de nouveaux continents? demanda Harbert. Il me semble que létendue actuelle des contrées habitables est suffisante à lhumanité. Or, la nature ne fait rien dinutile. -- Rien dinutile, en effet, reprit lingénieur, mais voici comment on pourrait expliquer dans lavenir la nécessité de continents nouveaux, et précisément sur cette zone tropicale occupée par les îles coralligènes. Du moins, cette explication me paraît plausible. -- Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit Harbert. -- Voici ma pensée: les savants admettent généralement quun jour notre globe finira, ou plutôt que la vie animale et végétale ny sera plus possible, par suite du refroidissement intense quil subira. Ce sur quoi ils ne sont pas daccord, cest sur la cause de ce refroidissement. Les uns pensent quil proviendra de labaissement de température que le soleil éprouvera après des millions dannées; les autres, de lextinction graduelle des feux intérieurs de notre globe, qui ont sur lui une influence plus prononcée quon ne le suppose généralement. Je tiens, moi, pour cette dernière hypothèse, en me fondant sur ce fait que la lune est bien véritablement un astre refroidi, lequel nest plus habitable, quoique le soleil continue toujours de verser à sa surface la même somme de chaleur. Si donc la lune sest refroidie, cest parce que ces feux intérieurs auxquels, ainsi que tous les astres du monde stellaire, elle a dû son origine, se sont complètement éteints. Enfin, quelle quen soit la cause, notre globe se refroidira un jour, mais ce refroidissement ne sopérera que peu à peu. Quarrivera-t-il alors? Cest que les zones tempérées, dans une époque plus ou moins éloignée, ne seront pas plus habitables que ne le sont actuellement les régions polaires. Donc, les populations dhommes, comme les agrégations danimaux, reflueront vers les latitudes plus directement soumises à linfluence solaire. Une immense émigration saccomplira. LEurope, lAsie centrale, lAmérique du Nord seront peu à peu abandonnées, tout comme lAustralasie ou les parties basses de lAmérique du Sud. La végétation suivra lémigration humaine. La flore reculera vers léquateur en même temps que la faune. Les parties centrales de lAmérique méridionale et de lAfrique deviendront les continents habités par excellence. Les Lapons et les Samoyèdes retrouveront les conditions climatériques de la mer polaire sur les rivages de la Méditerranée. Qui nous dit, quà cette époque, les régions équatoriales ne seront pas trop petites pour contenir lhumanité terrestre et la nourrir? Or, pourquoi la prévoyante nature, afin de donner refuge à toute lémigration végétale et animale, ne jetterait-elle pas, dès à présent, sous léquateur, les bases dun continent nouveau, et naurait-elle pas chargé les infusoires de le construire? Jai souvent réfléchi à toutes ces choses, mes amis, et je crois sérieusement que laspect de notre globe sera un jour complètement transformé, que, par suite de lexhaussement de nouveaux continents, les mers couvriront les anciens, et que, dans les siècles futurs, des Colombs iront découvrir les îles du Chimboraço, de lHimalaya ou du mont Blanc, restes dune Amérique, dune Asie et dune Europe englouties. Puis enfin, ces nouveaux continents, à leur tour, deviendront eux-mêmes inhabitables; la chaleur séteindra comme la chaleur dun corps que lâme vient dabandonner, et la vie disparaîtra, sinon définitivement du globe, au moins momentanément. Peut-être, alors, notre sphéroïde se reposera-t-il, se refera-t-il dans la mort pour ressusciter un jour dans des conditions supérieures! Mais tout cela, mes amis, cest le secret de lAuteur de toutes choses, et, à propos du travail des infusoires, je me suis laissé entraîner un peu loin peut-être à scruter les secrets de lavenir. -- Mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett, ces théories sont pour moi des prophéties, et elles saccompliront un jour. -- Cest le secret de Dieu, dit lingénieur. -- Tout cela est bel et bien, dit alors Pencroff, qui avait écouté de toutes ses oreilles, mais mapprendrez-vous, monsieur Cyrus, si lîle Lincoln a été construite par vos infusoires? -- Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement dorigine volcanique. -- Alors, elle disparaîtra un jour? -- Cest probable. -- Jespère bien que nous ny serons plus. -- Non, rassurez-vous, Pencroff, nous ny serons plus, puisque nous navons aucune envie dy mourir et que nous finirons peut- être par nous en tirer. -- En attendant, répondit Gédéon Spilett, installons-nous comme pour léternité. Il ne faut jamais rien faire à demi.» Ceci finit la conversation. Le déjeuner était terminé. Lexploration fut reprise, et les colons arrivèrent à la limite où commençait la région marécageuse. Cétait bien un marais, dont létendue, jusquà cette côte arrondie qui terminait lîle au sud-est, pouvait mesurer vingt milles carrés. Le sol était formé dun limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de végétaux. Des conferves, des joncs, des carex, des scirpes, çà et là quelques couches dherbages, épais comme une grosse moquette, le recouvraient. Quelques mares glacées scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. Ni les pluies, ni aucune rivière, gonflée par une crue subite, navaient pu former ces réserves deau. On en devait naturellement conclure que ce marécage était alimenté par les infiltrations du sol, et cela était en effet. Il était même à craindre que lair ne sy chargeât, pendant les chaleurs, de ces miasmes qui engendrent les fièvres paludéennes. Au-dessus des herbes aquatiques, à la surface des eaux stagnantes, voltigeait un monde doiseaux. Chasseurs au marais et huttiers de profession nauraient pu y perdre un seul coup de fusil. Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement approcher. Un coup de fusil à plomb eût certainement atteint quelques douzaines de ces oiseaux, tant leurs rangs étaient pressés. Il fallut se contenter de les frapper à coups de flèche. Le résultat fut moindre, mais la flèche silencieuse eut lavantage de ne point effrayer ces volatiles, que la détonation dune arme à feu aurait dissipés à tous les coins du marécage. Les chasseurs se contentèrent donc, pour cette fois, dune douzaine de canards, blancs de corps avec ceinture cannelle, tête verte, aile noire, blanche et rousse, bec aplati, quHarbert reconnut pour des «tadornes.» Top concourut adroitement à la capture de ces volatiles, dont le nom fut donné à cette partie marécageuse de lîle. Les colons avaient donc là une abondante réserve de gibier aquatique. Le temps venu, il ne sagirait plus que de lexploiter convenablement, et il était probable que plusieurs espèces de ces oiseaux pourraient être, sinon domestiqués, du moins acclimatés aux environs du lac, ce qui les mettrait plus directement sous la main des consommateurs. Vers cinq heures du soir, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent le chemin de leur demeure, en traversant le marais des Tadornes (Tadorns-fens), et ils repassèrent la Mercy sur le pont de glaces. À huit heures du soir, tous étaient rentrés à Granite-House. CHAPITRE XXII Ces froids intenses durèrent jusquau 15 août, sans dépasser toutefois ce maximum de degrés Fahrenheit observé jusqualors. Quand latmosphère était calme, cette basse température se supportait facilement; mais quand la bise soufflait, cela semblait dur à des gens insuffisamment vêtus. Pencroff en était à regretter que lîle Lincoln ne donnât pas asile à quelques familles dours, plutôt quà ces renards ou à ces phoques, dont la fourrure laissait à désirer. «Les ours, disait-il, sont généralement bien habillés, et je ne demanderais pas mieux que de leur emprunter pour lhiver la chaude capote quils ont sur le corps. -- Mais, répondait Nab en riant, peut-être ces ours ne consentiraient-ils pas, Pencroff, à te donner leur capote. Ce ne sont point des Saint-Martin, ces bêtes-là! -- On les y obligerait, Nab, on les y obligerait», répliquait Pencroff dun ton tout à fait autoritaire. Mais ces formidables carnassiers nexistaient point dans lîle, ou, du moins, ils ne sétaient pas montrés jusqualors. Toutefois, Harbert, Pencroff et le reporter soccupèrent détablir des trappes sur le plateau de Grande-vue et aux abords de la forêt. Suivant lopinion du marin, tout animal, quel quil fût, serait de bonne prise, et rongeurs ou carnassiers qui étrenneraient les nouveaux pièges seraient bien reçus à Granite- House. Ces trappes furent, dailleurs, extrêmement simples: des fosses creusées dans le sol, au-dessus un plafonnage de branches et dherbes, qui en dissimulait lorifice, au fond quelque appât dont lodeur pouvait attirer les animaux, et ce fut tout. Il faut dire aussi quelles navaient point été creusées au hasard, mais à certains endroits où des empreintes plus nombreuses indiquaient de fréquentes passées de quadrupèdes. Tous les jours, elles étaient visitées, et, à trois reprises, pendant les premiers jours, on y trouva des échantillons de ces culpeux qui avaient été vus déjà sur la rive droite de la Mercy. «Ah çà! il ny a donc que des renards dans ce pays-ci! sécria Pencroff, la troisième fois quil retira un de ces animaux de la fosse où il se tenait fort penaud. Des bêtes qui ne sont bonnes à rien! -- Mais si, dit Gédéon Spilett. Elles sont bonnes à quelque chose! -- Et à quoi donc? -- À faire des appâts pour en attirer dautres!» Le reporter avait raison, et les trappes furent dès lors amorcées avec ces cadavres de renards. Le marin avait également fabriqué des collets en employant les fibres du curry-jonc, et les collets donnèrent plus de profit que les trappes. Il était rare quun jour se passât sans que quelque lapin de la garenne se laissât prendre. Cétait toujours du lapin, mais Nab savait varier ses sauces, et les convives ne songeaient pas à se plaindre. Cependant, une ou deux fois, dans la seconde semaine daoût, les trappes livrèrent aux chasseurs des animaux autres que des culpeux, et plus utiles. Ce furent quelques-uns de ces sangliers qui avaient été déjà signalés au nord du lac. Pencroff neut pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient comestibles. Cela se voyait bien, à leur ressemblance avec le cochon dAmérique ou dEurope. «Mais ce ne sont point des cochons, lui dit Harbert, je ten préviens, Pencroff. -- Mon garçon, répondit le marin, en se penchant sur la trappe, et en retirant par le petit appendice qui lui servait de queue un de ces représentants de la famille des suilliens, laissez-moi croire que ce sont des cochons! -- Et pourquoi? -- Parce que cela me fait plaisir! -- Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff? -- Jaime beaucoup le cochon, répondit le marin, surtout pour ses pieds, et sil en avait huit au lieu de quatre, je laimerais deux fois davantage!» Quant aux animaux en question, cétaient des pécaris appartenant à lun des quatre genres que compte la famille, et ils étaient même de lespèce des «tajassous», reconnaissables à leur couleur foncée et dépourvus de ces longues canines qui arment la bouche de leurs congénères. Ces pécaris vivent ordinairement par troupes, et il était probable quils abondaient dans les parties boisées de lîle. En tout cas, ils étaient mangeables de la tête aux pieds, et Pencroff ne leur en demandait pas plus. Vers le 15 août, létat atmosphérique se modifia subitement par une saute de vent dans le nord-ouest. La température remonta de quelques degrés, et les vapeurs accumulées dans lair ne tardèrent pas à se résoudre en neige. Toute lîle se couvrit dune couche blanche, et se montra à ses habitants sous un aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux pieds. Le vent fraîchit bientôt avec une extrême violence, et, du haut de Granite-House, on entendait la mer gronder sur les récifs. À certains angles, il se faisait de rapides remous dair, et la neige, sy formant en hautes colonnes tournantes, ressemblait à ces trombes liquides qui pirouettent sur leur base, et que les bâtiments attaquent à coups de canon. Toutefois, louragan, venant du nord-ouest, prenait lîle à revers, et lorientation de Granite-House la préservait dun assaut direct. Mais, au milieu de ce chasse-neige, aussi terrible que sil se fût produit sur quelque contrée polaire, ni Cyrus Smith, ni ses compagnons ne purent, malgré leur envie, saventurer au dehors, et ils restèrent renfermés pendant cinq jours, du 20 au 25 août. On entendait la tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. Bien des arbres seraient déracinés, sans doute, mais Pencroff sen consolait en songeant quil naurait pas la peine de les abattre. «Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire», répétait-il. Et, dailleurs, il ny aurait eu aucun moyen de len empêcher. Combien les hôtes de Granite-House durent alors remercier le ciel de leur avoir ménagé cette solide et inébranlable retraite! Cyrus Smith avait bien sa légitime part dans les remerciements, mais enfin, cétait la nature qui avait creusé cette vaste caverne, et il navait fait que la découvrir. Là, tous étaient en sûreté, et les coups de la tempête ne pouvaient les atteindre. Sils eussent construit sur le plateau de Grande-vue une maison de briques et de bois, elle naurait certainement pas résisté aux fureurs de cet ouragan. Quant aux Cheminées, rien quau fracas des lames qui se faisait entendre avec tant de force, on devait croire quelles étaient absolument inhabitables, car la mer, passant par-dessus lîlot, devait les battre avec rage. Mais ici, à Granite-House, au milieu de ce massif, contre lequel navaient prise ni leau ni lair, rien à craindre. Pendant ces quelques jours de séquestration, les colons ne restèrent pas inactifs. Le bois, débité en planches, ne manquait pas dans le magasin, et, peu à peu, on compléta le mobilier, en tables et en chaises, solides à coup sûr, car la matière ny fut pas épargnée. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient mal leur nom, qui fait de leur mobilité une condition essentielle, mais ils firent lorgueil de Nab et de Pencroff, qui ne les auraient pas changés contre des meubles de Boule. Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne réussirent pas mal dans cette nouvelle fabrication. On avait découvert, vers cette pointe que le lac projetait au nord, une féconde oseraie, où poussaient en grand nombre des osiers-pourpres. Avant la saison des pluies, Pencroff et Harbert avaient moissonné ces utiles arbustes, et leurs branches, bien séparées alors, pouvaient être efficacement employées. Les premiers essais furent informes, mais, grâce à ladresse et à lintelligence des ouvriers, se consultant, se rappelant les modèles quils avaient vus, rivalisant entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent bientôt le matériel de la colonie. Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma dans des corbeilles spéciales ses récoltes de rhizomes, damandes de pin-pignon et de racines de dragonnier. Pendant la dernière semaine de ce mois daoût, le temps se modifia encore une fois. La température baissa un peu, et la tempête se calma. Les colons sélancèrent au dehors. Il y avait certainement deux pieds de neige sur la grève, mais, à la surface de cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-vue. Quel changement! Ces bois, quils avaient laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine où dominaient les conifères, disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le sommet du mont Franklin jusquau littoral, les forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves. Leau de la Mercy courait sous une voûte de glace qui, à chaque flux et reflux, faisait débâcle et se brisait avec fracas. De nombreux oiseaux voletaient à la surface solide du lac, canards et bécassines, pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les rocs entre lesquels se déversait la cascade à la lisière du plateau étaient hérissés de glaces. On eût dit que leau séchappait dune monstrueuse gargouille fouillée avec toute la fantaisie dun artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages causés à la forêt par louragan, on ne le pouvait encore, et il fallait attendre que limmense couche blanche se fût dissipée. Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquèrent pas cette occasion daller visiter leurs trappes. Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de ne point se laisser choir dans lune ou lautre, ce qui eût été dangereux et humiliant à la fois: se prendre à son propre piège! Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. Aucun animal ny était tombé, et, cependant, les empreintes étaient nombreuses aux alentours, entre autres certaines marques de griffes très nettement accusées. Harbert nhésita pas à affirmer que quelque carnassier du genre des félins avait passé là, ce qui justifiait lopinion de lingénieur sur la présence de fauves dangereux à lîle Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient ordinairement les épaisses forêts du Far-West, mais, pressés par la faim, ils sétaient aventurés jusquau plateau de Grande-vue. Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-House? «En somme, quest-ce que cest que ces félins? demanda Pencroff. -- Ce sont des tigres, répondit Harbert. -- Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds? -- Sur le nouveau continent, répondit le jeune garçon, on les observe depuis le Mexique jusquaux Pampas de Buenos-Aires. Or, comme lîle Lincoln est à peu près sous la même latitude que les provinces de la Plata, il nest pas étonnant que quelques tigres sy rencontrent. -- Bon, on veillera», répondit Pencroff. Cependant, la neige finit par se dissiper sous linfluence de la température, qui se releva. La pluie vint à tomber, et, grâce à son action dissolvante, la couche blanche seffaça. Malgré le mauvais temps, les colons renouvelèrent leur réserve en toutes choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier, rhizomes, liqueur dérable, pour la partie végétale; lapins de garenne, agoutis et kangourous, pour la partie animale. Cela nécessita quelques excursions dans la forêt, et lon constata quune certaine quantité darbres avaient été abattus par le dernier ouragan. Le marin et Nab poussèrent même, avec le chariot, jusquau gisement de houille, afin de rapporter quelques tonnes de combustible. Ils virent en passant que la cheminée du four à poteries avait été très endommagée par le vent et découronnée de six bons pieds au moins. En même temps que le charbon, la provision de bois fut également renouvelée à Granite-House, et on profita du courant de la Mercy, qui était redevenu libre, pour en amener plusieurs trains. Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée. Une visite avait été faite également aux Cheminées, et les colons ne purent que sapplaudir de ne pas y avoir demeuré pendant la tempête. La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages. Soulevée par les vents du large, et sautant par-dessus lîlot, elle avait violemment assailli les couloirs, qui étaient à demi ensablés, et dépaisses couches de varech recouvraient les roches. Pendant que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou renouvelaient les provisions de combustible, Cyrus Smith et Gédéon Spilett soccupèrent à déblayer les Cheminées, et ils retrouvèrent la forge et les fourneaux à peu près intacts, protégés quils avaient été tout dabord par lentassement des sables. Ce ne fut pas inutilement que la réserve de combustible avait été refaite. Les colons nen avaient pas fini avec les froids rigoureux. On sait que, dans lhémisphère boréal, le mois de février se signale principalement par de grands abaissements de la température. Il devait en être de même dans lhémisphère austral, et la fin du mois daoût, qui est le février de lAmérique du Nord, néchappa pas à cette loi climatique. Vers le 25, après une nouvelle alternative de neige et de pluie, le vent sauta au sud-est, et, subitement, le froid devint extrêmement vif. Suivant lestime de lingénieur, la colonne mercurielle dun thermomètre Fahrenheit neût pas marqué moins de huit degrés au-dessous de zéro (22 degrés centigrades au-dessous de glace), et cette intensité du froid, rendue plus douloureuse encore par une bise aiguë, se maintint pendant plusieurs jours. Les colons durent de nouveau se caserner dans Granite-House, et, comme il fallut obstruer hermétiquement toutes les ouvertures de la façade, en ne laissant que le strict passage au renouvellement de lair, la consommation de bougies fut considérable. Afin de les économiser, les colons ne séclairèrent souvent quavec la flamme des foyers, où lon népargnait pas le combustible. Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent sur la grève, au milieu des glaçons que le flux y entassait à chaque marée, mais ils remontaient bientôt à Granite-House, et ce nétait pas sans peine et sans douleur que leurs mains se retenaient aux bâtons de léchelle. Par ce froid intense, les échelons leur brûlaient les doigts. Il fallut encore occuper ces loisirs que la séquestration faisait aux hôtes de Granite-House. Cyrus Smith entreprit alors une opération qui pouvait se pratiquer à huis clos. On sait que les colons navaient à leur disposition dautre sucre que cette substance liquide quils tiraient de lérable, en faisant à cet arbre des incisions profondes. Il leur suffisait donc de recueillir cette liqueur dans des vases, et ils lemployaient en cet état à divers usages culinaires, et dautant mieux, quen vieillissant, la liqueur tendait à blanchir et à prendre une consistance sirupeuse. Mais il y avait mieux à faire, et un jour Cyrus Smith annonça à ses compagnons quils allaient se transformer en raffineurs. «Raffineurs! répondit Pencroff. Cest un métier un peu chaud, je crois? -- Très chaud! répondit lingénieur. -- Alors, il sera de saison!» répliqua le marin. Que ce mot de raffinage néveille pas dans lesprit le souvenir de ces usines compliquées en outillage et en ouvriers. Non! pour cristalliser cette liqueur, il suffisait de lépurer par une opération qui était extrêmement facile. Placée sur le feu dans de grands vases de terre, elle fut simplement soumise à une certaine évaporation, et bientôt une écume monta à sa surface. Dès quelle commença à sépaissir, Nab eut soin de la remuer avec une spatule de bois, -- ce qui devait accélérer son évaporation et lempêcher en même temps de contracter un goût empyreumatique. Après quelques heures débullition sur un bon feu, qui faisait autant de bien aux opérateurs quà la substance opérée, celle-ci sétait transformée en un sirop épais. Ce sirop fut versé dans des moules dargile, préalablement fabriqués dans le fourneau même de la cuisine, et auxquels on avait donné des formes variées. Le lendemain, ce sirop, refroidi, formait des pains et des tablettes. Cétait du sucre, de couleur un peu rousse, mais presque transparent et dun goût parfait. Le froid continua jusquà la mi-septembre, et les prisonniers de Granite-House commençaient à trouver leur captivité bien longue. Presque tous les jours, ils tentaient quelques sorties qui ne pouvaient se prolonger. On travaillait donc constamment à laménagement de la demeure. On causait en travaillant. Cyrus Smith instruisait ses compagnons en toutes choses, et il leur expliquait principalement les applications pratiques de la science. Les colons navaient point de bibliothèque à leur disposition; mais lingénieur était un livre toujours prêt, toujours ouvert à la page dont chacun avait besoin, un livre qui leur résolvait toutes les questions et quils feuilletaient souvent. Le temps passait ainsi, et ces braves gens ne semblaient point redouter lavenir. Cependant, il était temps que cette séquestration se terminât. Tous avaient hâte de revoir, sinon la belle saison, du moins la cessation de ce froid insupportable. Si seulement ils eussent été vêtus de manière à pouvoir le braver, que dexcursions ils auraient tentées, soit aux dunes, soit au marais des Tadornes! Le gibier devait être facile à approcher, et la chasse eût été fructueuse, assurément. Mais Cyrus Smith tenait à ce que personne ne compromît sa santé, car il avait besoin de tous les bras, et ses conseils furent suivis. Mais, il faut le dire, le plus impatient de cet emprisonnement, après Pencroff toutefois, cétait Top. Le fidèle chien se trouvait fort à létroit dans Granite-House. Il allait et venait dune chambre à lautre, et témoignait à sa manière son ennui dêtre caserné. Cyrus Smith remarqua souvent que, lorsquil sapprochait de ce puits sombre, qui était en communication avec la mer, et dont lorifice souvrait au fond du magasin, Top faisait entendre des grognements singuliers. Top tournait autour de ce trou, qui avait été recouvert dun panneau en bois. Quelquefois même, il cherchait à glisser ses pattes sous ce panneau, comme sil eût voulu le soulever. Il jappait alors dune façon particulière, qui indiquait à la fois colère et inquiétude. Lingénieur observa plusieurs fois ce manège. Quy avait-il donc dans cet abîme qui pût impressionner à ce point lintelligent animal? Le puits aboutissait à la mer, cela était certain. Se ramifiait-il donc en étroits boyaux à travers la charpente de lîle? Était-il en communication avec quelques autres cavités intérieures? Quelque monstre marin ne venait-il pas, de temps en temps, respirer au fond de ce puits? Lingénieur ne savait que penser, et ne pouvait se retenir de rêver de complications bizarres. Habitué à aller loin dans le domaine des réalités scientifiques, il ne se pardonnait pas de se laisser entraîner dans le domaine de létrange et presque du surnaturel; mais comment sexpliquer que Top, un de ces chiens sensés qui nont jamais perdu leur temps à aboyer à la lune, sobstinât à sonder du flair et de louïe cet abîme, si rien ne sy passait qui dût éveiller son inquiétude? La conduite de Top intriguait Cyrus Smith plus quil ne lui paraissait raisonnable de se lavouer à lui- même. En tout cas, lingénieur ne communiqua ses impressions quà Gédéon Spilett, trouvant inutile dinitier ses compagnons aux réflexions involontaires que faisait naître en lui ce qui nétait peut-être quune lubie de Top. Enfin, les froids cessèrent. Il y eut des pluies, des rafales mêlées de neige, des giboulées, des coups de vent, mais ces intempéries ne duraient pas. La glace sétait dissoute, la neige sétait fondue; la grève, le plateau, les berges de la Mercy, la forêt, étaient redevenus praticables. Ce retour du printemps ravit les hôtes de Granite-House, et, bientôt, ils ny passèrent plus que les heures du sommeil et des repas. On chassa beaucoup dans la seconde moitié de septembre, ce qui amena Pencroff à réclamer avec une nouvelle insistance les armes à feu quil affirmait avoir été promises par Cyrus Smith. Celui-ci, sachant bien que, sans un outillage spécial, il lui serait presque impossible de fabriquer un fusil qui pût rendre quelque service, reculait toujours et remettait lopération à plus tard. Il faisait, dailleurs, observer quHarbert et Gédéon Spilett étaient devenus des archers habiles, que toutes sortes danimaux excellents, agoutis, kangourous, cabiais, pigeons, outardes, canards sauvages, bécassines, enfin gibier de poil ou de plume, tombaient sous leurs flèches, et que, par conséquent, on pouvait attendre. Mais lentêté marin nentendait point de cette oreille, et il ne laisserait pas de cesse à lingénieur que celui- ci neût satisfait son désir. Gédéon Spilett appuyait, du reste, Pencroff. «Si lîle, comme on en peut douter, disait-il, renferme des animaux féroces, il faut penser à les combattre et à les exterminer. Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir.» Mais, à cette époque, ce ne fut point cette question des armes à feu qui préoccupa Cyrus Smith, mais bien celle des vêtements. Ceux que portaient les colons avaient passé lhiver, mais ils ne pourraient pas durer jusquà lhiver prochain. Peaux de carnassiers ou laine de ruminants, cétait ce quil fallait se procurer à tout prix, et, puisque les mouflons ne manquaient pas, il convenait daviser aux moyens den former un troupeau qui serait élevé pour les besoins de la colonie. Un enclos destiné aux animaux domestiques, une basse-cour aménagée pour les volatiles, en un mot, une sorte de ferme à fonder en quelque point de lîle, tels seraient les deux projets importants à exécuter pendant la belle saison. En conséquence, et en vue de ces établissements futurs, il devenait donc urgent de pousser une reconnaissance dans toute la partie ignorée de lîle Lincoln, cest-à-dire sous ces hautes forêts qui sétendaient sur la droite de la Mercy, depuis son embouchure jusquà lextrémité de la presquîle Serpentine, ainsi que sur toute la côte occidentale. Mais il fallait un temps sûr, et un mois devait sécouler encore avant que cette exploration pût être entreprise utilement. On attendait donc avec une certaine impatience, quand un incident se produisit, qui vint surexciter encore ce désir quavaient les colons de visiter en entier leur domaine. On était au 24 octobre. Ce jour-là, Pencroff était allé visiter les trappes, quil tenait toujours convenablement amorcées. Dans lune delles, il trouva trois animaux qui devaient être bienvenus à loffice. Cétait une femelle de pécari et ses deux petits. Pencroff revint donc à Granite-House, enchanté de sa capture, et, comme toujours, le marin fit grand étalage de sa chasse. «Allons! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus! sécria-t-il. Et vous aussi, Monsieur Spilett, vous en mangerez! -- Je veux bien en manger, répondit le reporter, mais quest-ce que je mangerai? -- Du cochon de lait. -- Ah! vraiment, du cochon de lait, Pencroff? À vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau truffé! -- Comment? sécria Pencroff. Est-ce que vous feriez fi du cochon de lait, par hasard? -- Non, répondit Gédéon Spilett, sans montrer aucun enthousiasme, et pourvu quon nen abuse pas... -- Cest bon, cest bon, monsieur le journaliste, riposta le marin, qui naimait pas à entendre déprécier sa chasse, vous faites le difficile? Et il y a sept mois, quand nous avons débarqué dans lîle, vous auriez été trop heureux de rencontrer un pareil gibier!... -- Voilà, voilà, répondit le reporter. Lhomme nest jamais ni parfait, ni content. -- Enfin, reprit Pencroff, jespère que Nab se distinguera. Voyez! Ces deux petits pécaris nont pas seulement trois mois! Ils seront tendres comme des cailles! Allons, Nab, viens! Jen surveillerai moi-même la cuisson.» Et le marin, suivi de Nab, gagna la cuisine et sabsorba dans ses travaux culinaires. On le laissa faire à sa façon. Nab et lui préparèrent donc un repas magnifique, les deux petits pécaris, un potage de kangourou, un jambon fumé, des amandes de pignon, de la boisson de dragonnier, du thé dOswego, -- enfin, tout ce quil y avait de meilleur; mais entre tous les plats devaient figurer au premier rang les savoureux pécaris, accommodés à létuvée. À cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-House. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent. Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff voulut découper lui-même, et dont il servit des portions monstrueuses à chacun des convives. Ces cochons de lait étaient vraiment délicieux, et Pencroff dévorait sa part avec un entrain superbe, quand tout à coup un cri et un juron lui échappèrent. «Quy a-t-il? demanda Cyrus Smith. -- Il y a... il y a... que je viens de me casser une dent! répondit le marin. -- Ah çà! il y a donc des cailloux dans vos pécaris? dit Gédéon Spilett. -- Il faut croire», répondit Pencroff, en retirant de ses lèvres lobjet qui lui coûtait une mâchelière!... Ce nétait point un caillou... Cétait un grain de plomb. PARTIE 2 LABANDONNÉ CHAPITRE I Il y avait sept mois, jour pour jour, que les passagers du ballon avaient été jetés sur lîle Lincoln. Depuis cette époque, quelque recherche quils eussent faite, aucun être humain ne sétait montré à eux. Jamais une fumée navait trahi la présence de lhomme à la surface de lîle. Jamais un travail manuel ny avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. Non seulement elle ne semblait pas être habitée, mais on devait croire quelle navait jamais dû lêtre. Et, maintenant, voilà que tout cet échafaudage de déductions tombait devant un simple grain de métal, trouvé dans le corps dun inoffensif rongeur! Cest quen effet, ce plomb était sorti dune arme à feu, et quel autre quun être humain avait pu sêtre servi de cette arme? Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la table, ses compagnons le regardèrent avec un étonnement profond. Toutes les conséquences de cet incident, considérable malgré son apparente insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit. Lapparition subite dun être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement. Cyrus Smith nhésita pas à formuler tout dabord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant quinattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre lindex et le pouce. Puis: «Vous êtes en mesure daffirmer, demanda-t-il à Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de plomb, était à peine âgé de trois mois? -- À peine, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il tétait encore sa mère quand je lai trouvé dans la fosse. -- Eh bien, dit lingénieur, il est par cela même prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil a été tiré dans lîle Lincoln. -- Et quun grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett, a atteint, mais non mortellement, ce petit animal. -- Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles conséquences il convient de déduire de cet incident: ou lîle était habitée avant notre arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés volontairement ou involontairement, par le fait dun atterrissage ou dun naufrage? Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. Quant à ce quils sont, européens ou malais, ennemis ou amis de notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et sils habitent encore lîle, ou sils lont quittée, nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions nous intéressent trop directement pour que nous restions plus longtemps dans lincertitude. -- Non! Cent fois non! Mille fois non! sécria le marin en se levant de table. Il ny a pas dautres hommes que nous sur lîle Lincoln! Que diable! Lîle nest pas grande, et, si elle eût été habitée, nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses habitants! -- Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert. -- Mais il serait bien plus étonnant, je suppose, fit observer le reporter, que ce pécari fût né avec un grain de plomb dans le corps! -- À moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff nait eu... -- Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. Jaurais, sans men être aperçu, depuis tantôt cinq ou six mois, un grain de plomb dans la mâchoire! Mais où se serait-il caché? Ajouta le marin, en ouvrant la bouche de façon à montrer les magnifiques trente-deux dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et si tu trouves une dent creuse dans ce râtelier-là, je te permets de lui en arracher une demi-douzaine! -- Lhypothèse de Nab est inadmissible, en effet, répondit Cyrus Smith, qui, malgré la gravité de ses pensées, ne put retenir un sourire. Il est certain quun coup de fusil a été tiré dans lîle, depuis trois mois au plus. Mais je serais porté à admettre que les êtres quelconques qui ont atterri sur cette côte ny sont que depuis très peu de temps ou quils nont fait quy passer, car si, à lépoque à laquelle nous explorions lîle du haut du mont Franklin, elle eût été habitée, nous laurions vu ou nous aurions été vus. Il est donc probable que, depuis quelques semaines seulement, des naufragés ont été jetés par une tempête sur un point de la côte. Quoi quil en soit, il nous importe dêtre fixés sur ce point. -- Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter. -- Cest mon avis, répondit Cyrus Smith, car il est malheureusement à craindre que ce ne soient des pirates malais qui aient débarqué sur lîle! -- Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il pas convenable, avant daller à la découverte, de construire un canot qui nous permît, soit de remonter la rivière, soit au besoin de contourner la côte? Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu. -- Votre idée est bonne, Pencroff, répondit lingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour construire un canot... -- Un vrai canot, oui, répondit le marin, mais nous navons pas besoin dune embarcation destinée à tenir la mer, et, en cinq jours au plus, je me fais fort de construire une pirogue suffisante pour naviguer sur la Mercy. -- En cinq jours, sécria Nab, fabriquer un bateau? -- Oui, Nab, un bateau à la mode indienne. -- En bois? demanda le nègre dun air peu convaincu. -- En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce. Je vous répète, Monsieur Cyrus, quen cinq jours laffaire peut être enlevée! -- En cinq jours, soit! répondit lingénieur. -- Mais dici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement! dit Harbert. -- Très sévèrement, mes amis, répondit Cyrus Smith, et je vous prierai de borner vos excursions de chasse aux environs de Granite-House.» Le dîner finit moins gaiement que navait espéré Pencroff. Ainsi donc, lîle était ou avait été habitée par dautres que par les colons. Depuis lincident du grain de plomb, cétait un fait désormais incontestable, et une pareille révélation ne pouvait que provoquer de vives inquiétudes chez les colons. Cyrus Smith et Gédéon Spilett, avant de se livrer au repos, sentretinrent longuement de ces choses. Ils se demandèrent si, par hasard, cet incident naurait pas quelque connexité avec les circonstances inexplicables du sauvetage de lingénieur et autres particularités étranges qui les avaient déjà frappés à plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith, après avoir discuté le pour et le contre de la question, finit par dire: «En somme, voulez-vous connaître mon opinion, mon cher Spilett? -- Oui, Cyrus. -- Eh bien, la voici: si minutieusement que nous explorions lîle, nous ne trouverons rien!» Dès le lendemain, Pencroff se mit à louvrage. Il ne sagissait pas détablir un canot avec membrure et bordage, mais tout simplement un appareil flottant, à fond plat, qui serait excellent pour la navigation de la Mercy, surtout aux approches de ses sources, où leau présenterait peu de profondeur. Des morceaux décorce, cousus lun à lautre, devaient suffire à former la légère embarcation, et au cas où, par suite dobstacles naturels, un portage deviendrait nécessaire, elle ne serait ni lourde, ni encombrante. Pencroff comptait former la suture des bandes décorce au moyen de clous rivés, et assurer, avec leur adhérence, le parfait étanchement de lappareil. Il sagissait donc de choisir des arbres dont lécorce, souple et tenace, se prêtât à ce travail. Or, précisément, le dernier ouragan avait abattu une certaine quantité de douglas, qui convenaient parfaitement à ce genre de construction. Quelques-uns de ces sapins gisaient à terre, et il ny avait plus quà les écorcer, mais ce fut là le plus difficile, vu limperfection des outils que possédaient les colons. En somme, on en vint à bout. Pendant que le marin, secondé par lingénieur, soccupait ainsi, sans perdre une heure, Gédéon Spilett et Harbert ne restèrent pas oisifs. Ils sétaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le reporter ne pouvait se lasser dadmirer le jeune garçon, qui avait acquis une adresse remarquable dans le maniement de larc ou de lépieu. Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec beaucoup de ce sang-froid que lon pourrait justement appeler «le raisonnement de la bravoure.» Les deux compagnons de chasse, tenant compte, dailleurs, des recommandations de Cyrus Smith, ne sortaient plus dun rayon de deux milles autour de Granite-House, mais les premières rampes de la forêt fournissaient un tribut suffisant dagoutis, de cabiais, de kangourous, de pécaris, etc., et si le rendement des trappes était peu important depuis que le froid avait cessé, du moins la garenne donnait-elle son contingent accoutumé, qui eût pu nourrir toute la colonie de lîle Lincoln. Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec Gédéon Spilett de cet incident du grain de plomb, et des conséquences quen avait tirées lingénieur, et un jour -- cétait le 26 octobre-il lui dit: «Mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas très extraordinaire que si quelques naufragés ont débarqué sur cette île, ils ne se soient pas encore montrés du côté de Granite-House? -- Très étonnant, sils y sont encore, répondit le reporter, mais pas étonnant du tout, sils ny sont plus! -- Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté lîle? Reprit Harbert. -- Cest plus que probable, mon garçon, car si leur séjour sy fût prolongé, et surtout sils y étaient encore, quelque incident eût fini par trahir leur présence. -- Mais sils ont pu repartir, fit observer le jeune garçon, ce nétaient pas des naufragés? -- Non, Harbert, ou, tout au moins, ils étaient ce que jappellerai des naufragés provisoires. Il est très possible, en effet, quun coup de vent les ait jetés sur lîle, sans avoir désemparé leur embarcation, et que, le coup de vent passé, ils aient repris la mer. -- Il faut avouer une chose, dit Harbert, cest que M Smith a toujours paru plutôt redouter que désirer la présence dêtres humains sur notre île. -- En effet, répondit le reporter, il ne voit guère que des malais qui puissent fréquenter ces mers, et ces gentlemen-là sont de mauvais chenapans quil est bon déviter. -- Il nest pas impossible, Monsieur Spilett, reprit Harbert, que nous retrouvions, un jour ou lautre, des traces de leur débarquement, et peut-être serons-nous fixés à cet égard? -- Je ne dis pas non, mon garçon. Un campement abandonné, un feu éteint, peuvent nous mettre sur la voie, et cest ce que nous chercherons dans notre exploration prochaine.» Le jour où les deux chasseurs causaient ainsi, ils se trouvaient dans une portion de la forêt voisine de la Mercy, remarquable par des arbres de toute beauté. Là, entre autres, sélevaient, à une hauteur de près de deux cents pieds au-dessus du sol, quelques-uns de ces superbes conifères auxquels les indigènes donnent le nom de «kauris» dans la Nouvelle-Zélande. «Une idée, Monsieur Spilett, dit Harbert. Si je montais à la cime de lun de ces kauris, je pourrais peut-être observer le pays dans un rayon assez étendu? -- Lidée est bonne, répondit le reporter, mais pourras-tu grimper jusquau sommet de ces géants-là? -- Je vais toujours essayer», répondit Harbert. Le jeune garçon, agile et adroit, sélança sur les premières branches, dont la disposition rendait assez facile lescalade du kauri, et, en quelques minutes, il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les ramures arrondies de la forêt. De ce point élevé, le regard pouvait sétendre sur toute la portion méridionale de lîle, depuis le cap Griffe, au sud-est, jusquau promontoire du Reptile, au sud-ouest. Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui masquait un grand quart de lhorizon. Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait précisément observer toute cette portion encore inconnue de lîle, qui avait pu donner ou donnait refuge aux étrangers dont on soupçonnait la présence. Le jeune garçon regarda avec une attention extrême. Sur la mer dabord, rien en vue. Pas une voile, ni à lhorizon, ni sur les atterrages de lîle. Toutefois, comme le massif des arbres cachait le littoral, il était possible quun bâtiment, surtout un bâtiment désemparé de sa mâture, eût accosté la terre de très près, et, par conséquent, fût invisible pour Harbert. Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. La forêt formait un impénétrable dôme, mesurant plusieurs milles carrés, sans une clairière, sans une éclaircie. Il était même impossible de suivre le cours de la Mercy et de reconnaître le point de la montagne dans lequel elle prenait sa source. Peut-être dautres creeks couraient-ils vers louest, mais rien ne permettait de le constater. Mais, du moins, si tout indice de campement échappait à Harbert, ne pouvait-il surprendre dans lair quelque fumée qui décelât la présence de lhomme? Latmosphère était pure, et la moindre vapeur sy fût nettement détachée sur le fond du ciel. Pendant un instant, Harbert crut voir une légère fumée monter dans louest, mais une observation plus attentive lui démontra quil se trompait. Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente... non, décidément, il ny avait rien. Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-House. Là, Cyrus Smith écouta le récit du jeune garçon, secoua la tête et ne dit rien. Il était bien évident quon ne pourrait se prononcer sur cette question quaprès une exploration complète de lîle. Le surlendemain, -- 28 octobre, -- un autre incident se produisit, dont lexplication devait encore laisser à désirer. En rôdant sur la grève, à deux milles de Granite-House, Harbert et Nab furent assez heureux pour capturer un magnifique échantillon de lordre des chélonées. Cétait une tortue franche du genre mydase, dont la carapace offrait dadmirables reflets verts. Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre les roches pour gagner la mer. «À moi, Nab, à moi!» cria-t-il. Nab accourut. «Le bel animal! dit Nab, mais comment nous en emparer? -- Rien nest plus aisé, Nab, répondit Harbert. Nous allons retourner cette tortue sur le dos, et elle ne pourra plus senfouir. Prenez votre épieu et imitez-moi.» Le reptile, sentant le danger, sétait retiré entre sa carapace et son plastron. On ne voyait plus ni sa tête, ni ses pattes, et il était immobile comme un roc. Harbert et Nab engagèrent alors leurs bâtons sous le sternum de lanimal, et, unissant leurs efforts, ils parvinrent, non sans peine, à le retourner sur le dos. Cette tortue, qui mesurait trois pieds de longueur, devait peser au moins quatre cents livres. «Bon! sécria Nab, voilà qui réjouira lami Pencroff!» en effet, lami Pencroff ne pouvait manquer dêtre réjoui, car la chair de ces tortues, qui se nourrissent de zostères, est extrêmement savoureuse. En ce moment, celle-ci ne laissait plus entrevoir que sa tête petite, aplatie, mais très élargie postérieurement par de grandes fosses temporales, cachées sous une voûte osseuse. «Et maintenant, que ferons-nous de notre gibier? dit Nab. Nous ne pouvons pas le traîner à Granite-House! -- Laissons-le ici, puisquil ne peut se retourner, répondit Harbert, et nous reviendrons le reprendre avec le chariot. -- Cest entendu.» Toutefois, pour plus de précaution, Harbert prit le soin, que Nab jugeait superflu, de caler lanimal avec de gros galets. Après quoi, les deux chasseurs revinrent à Granite-House, en suivant la grève que la marée, basse alors, découvrait largement. Harbert, voulant faire une surprise à Pencroff, ne lui dit rien du «superbe échantillon des chélonées» Quil avait retourné sur le sable; mais deux heures après, Nab et lui étaient de retour, avec le chariot, à lendroit où ils lavaient laissé. Le «superbe échantillon des chélonées» ny était plus. Nab et Harbert se regardèrent dabord, puis ils regardèrent autour deux. Cétait pourtant bien à cette place que la tortue avait été laissée. Le jeune garçon retrouva même les galets dont il sétait servi, et, par conséquent, il était sûr de ne pas se tromper. «Ah çà! dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là? -- Il paraît, répondit Harbert, qui ny pouvait rien comprendre et regardait les galets épars sur le sable. -- Eh bien, cest Pencroff qui ne sera pas content! -- Et cest M Smith qui sera peut-être bien embarrassé pour expliquer cette disparition! pensa Harbert. -- Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure, nous nen parlerons pas. -- Au contraire, Nab, il faut en parler», répondit Harbert. Et tous deux, reprenant le chariot, quils avaient inutilement amené, revinrent à Granite-House. Arrivé au chantier, où lingénieur et le marin travaillaient ensemble, Harbert raconta ce qui sétait passé. «Ah! Les maladroits! sécria le marin. Avoir laissé échapper cinquante potages au moins! -- Mais, Pencroff, répliqua Nab, ce nest pas notre faute si la bête sest enfuie, puisque je te dis que nous lavions retournée! -- Alors, vous ne laviez pas assez retournée! riposta plaisamment lintraitable marin. -- Pas assez!» sécria Harbert. Et il raconta quil avait pris soin de caler la tortue avec des galets. «Cest donc un miracle! répliqua Pencroff. -- Je croyais, Monsieur Cyrus, dit Harbert, que les tortues, une fois placées sur le dos, ne pouvaient se remettre sur leurs pattes, surtout quand elles étaient de grande taille? -- Cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith. -- Alors, comment a-t-il pu se faire...? -- À quelle distance de la mer aviez-vous laissé cette tortue? demanda lingénieur, qui, ayant suspendu son travail, réfléchissait à cet incident. -- À une quinzaine de pieds, au plus, répondit Harbert. -- Et la marée était basse, à ce moment? -- Oui, Monsieur Cyrus. -- Eh bien, répondit lingénieur, ce que la tortue ne pouvait faire sur le sable, il se peut quelle lait fait dans leau. Elle se sera retournée quand le flux la reprise, et elle aura tranquillement regagné la haute mer. -- Ah! Maladroits que nous sommes! sécria Nab. -- Cest précisément ce que javais eu lhonneur de vous dire!» répondit Pencroff. Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était admissible sans doute. Mais était-il bien convaincu de la justesse de cette explication? On noserait laffirmer. CHAPITRE II Le 29 octobre, le canot décorce était entièrement achevé. Pencroff avait tenu sa promesse, et une sorte de pirogue, dont la coque était membrée au moyen de baguettes flexibles de crejimba, avait été construite en cinq jours. Un banc à larrière, un second banc au milieu, pour maintenir lécartement, un troisième banc à lavant, un plat-bord pour soutenir les tolets de deux avirons, une godille pour gouverner, complétaient cette embarcation, longue de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents livres. Quant à lopération du lancement, elle fut extrêmement simple. La légère pirogue fut portée sur le sable, à la lisière du littoral, devant Granite-House, et le flot montant la souleva. Pencroff, qui sauta aussitôt dedans, la manoeuvra à la godille, et put constater quelle était très convenable pour lusage quon en voulait faire. «Hurrah! sécria le marin, qui ne dédaigna pas de célébrer ainsi son propre triomphe. Avec cela, on ferait le tour... -- Du monde? demanda Gédéon Spilett. -- Non, de lîle. Quelques cailloux pour lest, un mât sur lavant, et un bout de voile que M Smith nous fabriquera un jour, et on ira loin! Eh bien! Monsieur Cyrus, et vous, Monsieur Spilett, et vous, Harbert, et toi, Nab, est-ce que vous ne venez pas essayer notre nouveau bâtiment? Que diable! Il faut pourtant voir sil peut nous porter tous les cinq!» En effet, cétait une expérience à faire. Pencroff, dun coup de godille, ramena lembarcation près de la grève par un étroit passage que les roches laissaient entre elles, et il fut convenu quon ferait, ce jour même, lessai de la pirogue, en suivant le rivage jusquà la première pointe où finissaient les rochers du sud. Au moment dembarquer, Nab sécria: «Mais il fait pas mal deau, ton bâtiment, Pencroff! -- Ce nest rien, Nab, répondit le marin. Il faut que le bois sétanche! Dans deux jours il ny paraîtra plus, et notre pirogue naura pas plus deau dans le ventre quil ny en a dans lestomac dun ivrogne. Embarquez!» On sembarqua donc, et Pencroff poussa au large. Le temps était magnifique, la mer calme comme si ses eaux eussent été contenues dans les rives étroites dun lac, et la pirogue pouvait laffronter avec autant de sécurité que si elle eût remonté le tranquille courant de la Mercy. Des deux avirons, Nab prit lun, Harbert lautre, et Pencroff resta à larrière de lembarcation, afin de la diriger à la godille. Le marin traversa dabord le canal et alla raser la pointe sud de lîlot. Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. Quelques longues ondulations que la pirogue sentait à peine, car elle était lourdement chargée, gonflaient régulièrement la surface de la mer. On séloigna environ dun demi-mille de la côte, de manière à apercevoir tout le développement du mont Franklin. Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers lembouchure de la rivière. La pirogue suivit alors le rivage, qui, sarrondissant jusquà la pointe extrême, cachait toute la plaine marécageuse des Tadornes. Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure de la côte, était environ à trois milles de la Mercy. Les colons résolurent daller à son extrémité et de ne la dépasser que du peu quil faudrait pour prendre un aperçu rapide de la côte jusquau cap Griffe. Le canot suivit donc le littoral à une distance de deux encablures au plus, en évitant les écueils dont ces atterrages étaient semés et que la marée montante commençait à couvrir. La muraille allait en sabaissant depuis lembouchure de la rivière jusquà la pointe. Cétait un amoncellement de granits, capricieusement distribués, très différents de la courtine, qui formaient le plateau de Grande-vue, et dun aspect extrêmement sauvage. On eût dit quun énorme tombereau de roches avait été vidé là. Point de végétation sur ce saillant très aigu qui se prolongeait à deux milles en avant de la forêt, et cette pointe figurait assez bien le bras dun géant qui serait sorti dune manche de verdure. Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. Gédéon Spilett, le crayon dune main, le carnet de lautre, dessinait la côte à grands traits. Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant cette partie de leur domaine, nouvelle à leurs yeux, et, à mesure que la pirogue descendait vers le sud, les deux caps Mandibule paraissaient se déplacer et fermer plus étroitement la baie de lUnion. Quant à Cyrus Smith, il ne parlait pas, il regardait, et, à la défiance quexprimait son regard, il semblait toujours quil observât quelque contrée étrange. Cependant, après trois quarts dheure de navigation, la pirogue était arrivée presque à lextrémité de la pointe, et Pencroff se préparait à la doubler, quand Harbert, se levant, montra une tache noire, en disant: «Quest-ce que je vois donc là-bas sur la grève?» Tous les regards se portèrent vers le point indiqué. «En effet, dit le reporter, il y a quelque chose. On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable. -- Ah! sécria Pencroff, je vois ce que cest! -- Quoi donc? demanda Nab. -- Des barils, des barils, qui peuvent être pleins! répondit le marin. -- Au rivage, Pencroff!» dit Cyrus Smith. En quelques coups daviron, la pirogue atterrissait au fond dune petite anse, et ses passagers sautaient sur la grève. Pencroff ne sétait pas trompé. Deux barils étaient là, à demi enfoncés dans le sable, mais encore solidement attachés à une large caisse qui, soutenue par eux, avait ainsi flotté jusquau moment où elle était venue séchouer sur le rivage. «Il y a donc eu un naufrage dans les parages de lîle? demanda Harbert. -- Évidemment, répondit Gédéon Spilett. -- Mais quy a-t-il dans cette caisse? sécria Pencroff avec une impatience bien naturelle. Quy a-t-il dans cette caisse? Elle est fermée, et rien pour en briser le couvercle! Eh bien, à coups de pierre alors...» Et le marin, soulevant un bloc pesant, allait enfoncer une des parois de la caisse, quand lingénieur, larrêtant: «Pencroff, lui dit-il, pouvez-vous modérer votre impatience pendant une heure seulement? -- Mais, Monsieur Cyrus, songez donc! Il y a peut-être là-dedans tout ce qui nous manque! -- Nous le saurons, Pencroff, répondit lingénieur, mais croyez- moi, ne brisez pas cette caisse, qui peut nous être utile. Transportons-la à Granite-House, où nous louvrirons plus facilement et sans la briser. Elle est toute préparée pour le voyage, et, puisquelle a flotté jusquici, elle flottera bien encore jusquà lembouchure de la rivière. -- Vous avez raison, Monsieur Cyrus, et javais tort, répondit le marin, mais on nest pas toujours maître de soi!» Lavis de lingénieur était sage. En effet, la pirogue naurait pu contenir les objets probablement renfermés dans cette caisse, qui devait être pesante, puisquil avait fallu la «soulager» au moyen de deux barils vides. Donc, mieux valait la remorquer ainsi jusquau rivage de Granite-House. Et maintenant, doù venait cette épave? Cétait là une importante question. Cyrus Smith et ses compagnons regardèrent attentivement autour deux et parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs centaines de pas. Nul autre débris ne leur apparut. La mer fut observée également. Harbert et Nab montèrent sur un roc élevé, mais lhorizon était désert. Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un navire à la voile. Cependant, il y avait eu naufrage, ce nétait pas douteux. Peut- être même cet incident se rattachait-il à lincident du grain de plomb? Peut-être des étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de lîle? Peut-être y étaient-ils encore? Mais la réflexion que firent naturellement les colons, cest que ces étrangers ne pouvaient être des pirates malais, car lépave avait évidemment une provenance soit américaine, soit européenne. Tous revinrent auprès de la caisse, qui mesurait cinq pieds de long sur trois de large. Elle était en bois de chêne, très soigneusement fermée, et recouverte dune peau épaisse que maintenaient des clous de cuivre. Les deux grosses barriques, hermétiquement bouchées, mais quon sentait vides au choc, adhéraient à ses flancs au moyen de fortes cordes, nouées de noeuds que Pencroff reconnut aisément pour des «noeuds marins.» Elle paraissait être dans un parfait état de conservation, ce qui sexpliquait par ce fait, quelle sétait échouée sur une grève de sable et non sur des récifs. On pouvait même affirmer, en lexaminant bien, que son séjour dans la mer navait pas été long, et aussi que son arrivée sur ce rivage était récente. Leau ne semblait point avoir pénétré au dedans, et les objets quelle contenait devaient être intacts. Il était évident que cette caisse avait été jetée par-dessus le bord dun navire désemparé, courant vers lîle, et que, dans lespérance quelle arriverait à la côte, où ils la retrouveraient plus tard, des passagers avaient pris la précaution de lalléger au moyen dun appareil flottant. «Nous allons remorquer cette épave jusquà Granite-House, dit lingénieur, et nous en ferons linventaire; puis, si nous découvrons sur lîle quelques survivants de ce naufrage présumé, nous la remettrons à ceux auxquels elle appartient. Si nous ne retrouvons personne... -- Nous la garderons pour nous! sécria Pencroff. Mais, pour dieu, quest-ce quil peut bien y avoir là dedans!» La marée commençait déjà à atteindre lépave, qui devait évidemment flotter au plein de la mer. Une des cordes qui attachaient les barils fut en partie déroulée et servit damarre pour lier lappareil flottant au canot. Puis, Pencroff et Nab creusèrent le sable avec leurs avirons, afin de faciliter le déplacement de la caisse, et bientôt lembarcation, remorquant la caisse, commença à doubler la pointe, à laquelle fut donné le nom de pointe de lépave (flotson-point). La remorque était lourde, et les barils suffisaient à peine à soutenir la caisse hors de leau. Aussi le marin craignait-il à chaque instant quelle ne se détachât et ne coulât par le fond. Mais, heureusement, ses craintes ne se réalisèrent pas, et une heure et demie après son départ-il avait fallut tout ce temps pour franchir cette distance de trois milles-la pirogue accostait le rivage devant Granite- House. Canot et épave furent alors halés sur le sable, et, comme la mer se retirait déjà, ils ne tardèrent pas à demeurer à sec. Nab avait été prendre des outils pour forcer la caisse, de manière à ne la détériorer que le moins possible, et on procéda à son inventaire. Pencroff ne chercha point à cacher quil était extrêmement ému. Le marin commença par détacher les deux barils, qui, étant en fort bon état, pourraient être utilisés, cela va sans dire. Puis, les serrures furent forcées au moyen dune pince, et le couvercle se rabattit aussitôt. Une seconde enveloppe en zinc doublait lintérieur de la caisse, qui avait été évidemment disposée pour que les objets quelle renfermait fussent, en toutes circonstances, à labri de lhumidité. «Ah! sécria Nab, est-ce que ce seraient des conserves quil y a là dedans! -- Jespère bien que non, répondit le reporter. -- Si seulement il y avait... dit le marin à mi-voix. -- Quoi donc? Lui demanda Nab, qui lentendit. -- Rien!» La chape de zinc fut fendue dans toute sa largeur, puis rabattue sur les côtés de la caisse, et, peu à peu, divers objets de nature très différente furent extraits et déposés sur le sable. À chaque nouvel objet, Pencroff poussait de nouveaux hurrahs, Harbert battait des mains, et Nab dansait... comme un nègre. Il y avait là des livres qui auraient rendu Harbert fou de joie, et des ustensiles de cuisine que Nab eût couverts de baisers! Du reste, les colons eurent lieu dêtre extrêmement satisfaits, car cette caisse contenait des outils, des armes, des instruments, des vêtements, des livres, et en voici la nomenclature exacte, telle quelle fut portée sur le carnet de Gédéon Spilett: Outils: 3 couteaux à plusieurs lames. 2 haches de bûcheron. 2 haches de charpentier. Outils: 3 rabots. 2 herminettes. 1 besaiguë. 6 ciseaux à froid. 2 limes. 3 marteaux. 3 vrilles. 2 tarières. 10 sacs de clous et de vis. 3 scies de diverses grandeurs. Outils: 2 boîtes daiguilles. Armes: 2 fusils à pierre. 2 fusils à capsule. 2 carabines à inflammation centrale. 5 coutelas. 4 sabres dabordage. 2 barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq livres. 12 boîtes damorces fulminantes. Instruments: 1 sextant 1 jumelle. Instruments: 1 longue-vue. 1 boîte de compas. 1 boussole de poche. 1 thermomètre de fahrenheit 1 baromètre anéroïde. 1 boîte renfermant tout un appareil photographique, objectif, plaques, produits chimiques, etc. Vêtements: 2 douzaines de chemises dun tissu particulier qui ressemblait à de la laine, mais dont lorigine était évidemment végétale. 3 douzaines de bas de même tissu. Ustensiles: 1 coquemar en fer. 6 casseroles de cuivre étamé. 3 plats de fer. 10 couverts daluminium. 2 bouilloires. 1 petit fourneau portatif. 6 couteaux de table. Livres: 1 bible contenant lancien et le nouveau testament. 1 atlas. 1 dictionnaire des divers idiomes polynésiens. 1 dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes. 3 rames de papier blanc. 2 registres à pages blanches. «Il faut avouer, dit le reporter, après que linventaire eut été achevé, que le propriétaire de cette caisse était un homme pratique! Outils, armes, instruments, habits, ustensiles, livres, rien ny manque! On dirait vraiment quil sattendait à faire naufrage et quil sy était préparé davance! -- Rien ny manque, en effet, murmura Cyrus Smith dun air pensif. -- Et à coup sûr, ajouta Harbert, le bâtiment qui portait cette caisse et son propriétaire nétait pas un pirate malais! -- À moins, dit Pencroff, que ce propriétaire neût été fait prisonnier par des pirates... -- Ce nest pas admissible, répondit le reporter. Il est plus probable quun bâtiment américain ou européen a été entraîné dans ces parages, et que des passagers, voulant sauver, au moins, le nécessaire, ont préparé ainsi cette caisse et lont jetée à la mer. -- Est-ce votre avis, Monsieur Cyrus? demanda Harbert. -- Oui, mon enfant, répondit lingénieur, cela a pu se passer ainsi. Il est possible quau moment, ou en prévision dun naufrage, on ait réuni dans cette caisse divers objets de première utilité, pour les retrouver en quelque point de la côte... -- Même la boîte à photographie! fit observer le marin dun air assez incrédule. -- Quant à cet appareil, répondit Cyrus Smith, je nen comprends pas bien lutilité, et mieux eût valu pour nous, comme pour tous autres naufragés, un assortiment de vêtements plus complet ou des munitions plus abondantes! -- Mais ny a-t-il sur ces instruments, sur ces outils, sur ces livres, aucune marque, aucune adresse, qui puisse nous en faire reconnaître la provenance?» demanda Gédéon Spilett. Cétait à voir. Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. Ni les armes, ni les instruments, contrairement à ce qui se fait dhabitude, ne portaient la marque du fabricant; ils étaient, dailleurs, en parfait état et ne semblaient pas avoir servi. Même particularité pour les outils et les ustensiles; tout était neuf, ce qui prouvait, en somme, que lon navait pas pris ces objets, au hasard, pour les jeter dans cette caisse, mais, au contraire, que le choix de ces objets avait été médité et leur classement fait avec soin. Cétait aussi ce quindiquait cette seconde enveloppe de métal qui les avait préservés de toute humidité et qui naurait pu être soudée dans un moment de hâte. Quant aux dictionnaires des sciences naturelles et des idiomes polynésiens, tous deux étaient anglais, mais ils ne portaient aucun nom déditeur, ni aucune date de publication. De même pour la bible, imprimée en langue anglaise, in-quarto remarquable au point de vue typographique, et qui paraissait avoir été souvent feuilleté. Quant à latlas, cétait un magnifique ouvrage, comprenant les cartes du monde entier et plusieurs planisphères dressés suivant la projection de Mercator, et dont la nomenclature était en français, -- mais qui ne portait non plus ni date de publication, ni nom déditeur. Il ny avait donc, sur ces divers objets, aucun indice qui pût en indiquer la provenance, et rien, par conséquent, de nature à faire soupçonner la nationalité du navire qui avait dû récemment passer sur ces parages. Mais doù que vînt cette caisse, elle faisait riches les colons de lîle Lincoln. Jusqualors, en transformant les produits de la nature, ils avaient tout créé par eux-mêmes, et grâce à leur intelligence, ils sétaient tirés daffaire. Mais ne semblait-il pas que la providence eût voulu les récompenser, en leur envoyant alors ces divers produits de lindustrie humaine? Leurs remerciements sélevèrent donc unanimement vers le ciel. Toutefois, lun deux nétait pas absolument satisfait. Cétait Pencroff. Il paraît que la caisse ne renfermait pas une chose à laquelle il semblait tenir énormément, et, à mesure que les objets en étaient retirés, ses hurrahs diminuaient dintensité, et, linventaire fini, on lentendit murmurer ces paroles: «Tout cela, cest bel et bon, mais vous verrez quil ny aura rien pour moi dans cette boîte!» Ce qui amena Nab à lui dire: «Ah çà! Ami Pencroff, quattendais-tu donc? -- Une demi-livre de tabac! répondit sérieusement Pencroff, et rien naurait manqué à mon bonheur!» On ne put sempêcher de rire à lobservation du marin. Mais il résultait de cette découverte de lépave que, maintenant et plus que jamais, il était nécessaire de faire une exploration sérieuse de lîle. Il fut donc convenu que le lendemain, dès le point du jour, on se mettrait en route, en remontant la Mercy, de manière à atteindre la côte occidentale. Si quelques naufragés avaient débarqué sur un point de cette côte, il était à craindre quils fussent sans ressource, et il fallait leur porter secours sans tarder. Pendant cette journée, les divers objets furent transportés à Granite-House et disposés méthodiquement dans la grande salle. Ce jour-là -- 29 octobre -- était précisément un dimanche, et, avant de se coucher, Harbert demanda à lingénieur sil ne voudrait pas leur lire quelque passage de lévangile. «Volontiers», répondit Cyrus Smith. Il prit le livre sacré, et allait louvrir, quand Pencroff, larrêtant, lui dit: «Monsieur Cyrus, je suis superstitieux. Ouvrez au hasard, et lisez-nous le premier verset qui tombera sous vos yeux. Nous verrons sil sapplique à notre situation.» Cyrus Smith sourit à la réflexion du marin, et, se rendant à son désir, il ouvrit lévangile précisément à un endroit où un signet en séparait les pages. Soudain, ses regards furent arrêtés par une croix rouge, qui, faite au crayon, était placée devant le verset 8 du chapitre VII de lévangile de saint Mathieu. Et il lut ce verset, ainsi conçu: Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve. CHAPITRE III Le lendemain, -- 30 octobre, -- tout était prêt pour lexploration projetée, que les derniers événements rendaient si urgente. En effet, les choses avaient tourné ainsi, que les colons de lîle Lincoln pouvaient simaginer nen être plus à demander des secours, mais bien à pouvoir en porter. Il fut donc convenu que lon remonterait la Mercy, aussi loin que le courant de la rivière serait praticable. Une grande partie de la route se ferait ainsi sans fatigues, et les explorateurs pourraient transporter leurs provisions et leurs armes jusquà un point avancé dans louest de lîle. Il avait fallu, en effet, songer non seulement aux objets que lon emportait, mais aussi à ceux que le hasard permettrait peut-être de ramener à Granite-House. Sil y avait eu un naufrage sur la côte, comme tout le faisait présumer, les épaves ne manqueraient pas et seraient de bonne prise. Dans cette prévision, le chariot eût, sans doute, mieux convenu que la fragile pirogue; mais ce chariot, lourd et grossier, il fallait le traîner, ce qui en rendait lemploi moins facile, et ce qui amena Pencroff à exprimer le regret que la caisse neût pas contenu, en même temps que «sa demi-livre de tabac», une paire de ces vigoureux chevaux du New- Jersey, qui eussent été fort utiles à la colonie! Les provisions, déjà embarquées par Nab, se composaient de conserves de viande et de quelques gallons de bière et de liqueur fermentée, cest-à-dire de quoi se sustenter pendant trois jours, -- laps de temps le plus long que Cyrus Smith assignât à lexploration. Dailleurs, on comptait, au besoin, se réapprovisionner en route, et Nab neut garde doublier le petit fourneau portatif. En fait doutils, les colons prirent les deux haches de bûcheron, qui devaient servir à frayer une route dans lépaisse forêt, et, en fait dinstruments, la lunette et la boussole de poche. Pour armes, on choisit les deux fusils à pierre, plus utiles dans cette île que neussent été des fusils à système, les premiers nemployant que des silex, faciles à remplacer, et les seconds exigeant des amorces fulminantes, quun fréquent usage eût promptement épuisées. Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les barils renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter une certaine provision, mais lingénieur comptait fabriquer une substance explosive qui permettrait de la ménager. Aux armes à feu, on joignit les cinq coutelas bien engaînés de cuir, et, dans ces conditions, les colons pouvaient saventurer dans cette vaste forêt avec quelque chance de se tirer daffaire. Inutile dajouter que Pencroff, Harbert et Nab, ainsi armés, étaient au comble de leurs voeux, bien que Cyrus Smith leur eût fait promettre de ne pas tirer un coup de fusil sans nécessité. À six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. Tous sembarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers lembouchure de la Mercy. La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car, plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la rivière. Le flux était déjà fort, car la lune devait être pleine trois jours après, et la pirogue, quil suffisait de maintenir dans le courant, marcha rapidement entre les deux hautes rives, sans quil fût nécessaire daccroître sa vitesse avec laide des avirons. En quelques minutes, les explorateurs étaient arrivés au coude que formait la Mercy, et précisément à langle où, sept mois auparavant, Pencroff avait formé son premier train de bois. Après cet angle assez aigu, la rivière, en sarrondissant, obliquait vers le sud-ouest, et son cours se développait sous lombrage de grands conifères à verdure permanente. Laspect des rives de la Mercy était magnifique. Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient quadmirer sans réserve ces beaux effets quobtient si facilement la nature avec de leau et des arbres. À mesure quils savançaient, les essences forestières se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière sétageaient de magnifiques échantillons des ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés des constructeurs, et qui ont la propriété de se conserver longtemps dans leau. Puis, cétaient de nombreux groupes appartenant à la même famille, entre autres des micocouliers, dont lamande produit une huile fort utile. Plus loin, Harbert remarqua quelques lardizabalées, dont les rameaux flexibles, macérés dans leau, fournissent dexcellents cordages, et deux ou trois troncs débénacées, qui présentaient une belle couleur noire coupée de capricieuses veines. De temps en temps, à certains endroits, où latterrissage était facile, le canot sarrêtait. Alors Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil à la main et précédés de Top, battaient la rive. Sans compter le gibier, il pouvait se rencontrer quelque utile plante quil ne fallait point dédaigner, et le jeune naturaliste fut servi à souhait, car il découvrit une sorte dépinards sauvages de la famille des chénopodées et de nombreux échantillons de crucifères, appartenant au genre chou, quil serait certainement possible de «civiliser» par la transplantation; cétaient du cresson, du raifort, des raves et enfin de petites tiges rameuses, légèrement velues, hautes dun mètre, qui produisaient des graines presque brunes. «Sais-tu ce que cest que cette plante-là? demanda Harbert au marin. -- Du tabac! sécria Pencroff, qui, évidemment, navait jamais vu sa plante de prédilection que dans le fourneau de sa pipe. -- Non! Pencroff! répondit Harbert, ce nest pas du tabac, cest de la moutarde. -- Va pour la moutarde! répondit le marin, mais si, par hasard, un plant de tabac se présentait, mon garçon, veuillez ne point le dédaigner. -- Nous en trouverons un jour! dit Gédéon Spilett. -- Vrai! sécria Pencroff. Eh bien, ce jour-là, je ne sais vraiment plus ce qui manquera à notre île!» Ces diverses plantes, qui avaient été déracinées avec soin, furent transportées dans la pirogue, que ne quittait pas Cyrus Smith, toujours absorbé dans ses réflexions. Le reporter, Harbert et Pencroff débarquèrent ainsi plusieurs fois, tantôt sur la rive droite de la Mercy, tantôt sur sa rive gauche. Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. Lingénieur put reconnaître, en consultant sa boussole de poche, que la direction de la rivière depuis le premier coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une longueur de trois milles environ. Mais il était supposable que cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient lalimenter de leurs eaux. Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett parvint à semparer de deux couples de gallinacés vivants. Cétaient des volatiles à becs longs et grêles, à cous allongés, courts dailes et sans apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison, le nom de «tinamous», et il fut résolu quon en ferait les premiers hôtes de la future basse-cour. Mais jusqualors les fusils navaient point parlé, et la première détonation qui retentit dans cette forêt du Far-West fut provoquée par lapparition dun bel oiseau qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur. «Je le reconnais!» sécria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui. «Que reconnaissez-vous? demanda le reporter. -- Le volatile qui nous a échappé à notre première excursion et dont nous avons donné le nom à cette partie de la forêt. -- Un jacamar!» sécria Harbert. Cétait un jacamar, en effet, bel oiseau dont le plumage assez rude est revêtu dun éclat métallique. Quelques grains de plomb lavaient jeté à terre, et Top le rapporta au canot, en même temps quune douzaine de «touracos-loris», sortes de grimpeurs de la grosseur dun pigeon, tout peinturlurés de vert, avec une partie des ailes de couleur cramoisie et une huppe droite festonnée dun liseré blanc. Au jeune garçon revint lhonneur de ce beau coup de fusil, et il sen montra assez fier. Les loris faisaient un gibier meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on eût difficilement persuadé à Pencroff quil navait point tué le roi des volatiles comestibles. Il était dix heures du matin, quand la pirogue atteignit un second coude de la Mercy, environ à cinq milles de son embouchure. On fit halte en cet endroit pour déjeuner, et cette halte, à labri de grands et beaux arbres, se prolongea pendant une demi-heure. La rivière mesurait encore soixante à soixante-dix pieds de large, et son lit cinq à six pieds de profondeur. Lingénieur avait observé que de nombreux affluents en grossissaient le cours, mais ce nétaient que de simples rios innavigables. Quant à la forêt, aussi bien sous le nom de bois du Jacamar que sous celui de forêts du Far-West, elle sétendait à perte de vue. Nulle part, ni sous les hautes futaies, ni sous les arbres des berges de la Mercy, ne se décelait la présence de lhomme. Les explorateurs ne purent trouver une trace suspecte, et il était évident que jamais la hache du bûcheron navait entaillé ces arbres, que jamais le couteau du pionnier navait tranché ces lianes tendues dun tronc à lautre, au milieu des broussailles touffues et des longues herbes. Si quelques naufragés avaient atterri sur lîle, ils nen avaient point encore quitté le littoral, et ce nétait pas sous cet épais couvert quil fallait chercher les survivants du naufrage présumé. Lingénieur manifestait donc une certaine hâte datteindre la côte occidentale de lîle Lincoln, distante, suivant son estime, de cinq milles au moins. La navigation fut reprise, et bien que, par sa direction actuelle, la Mercy parût courir, non vers le littoral, mais plutôt vers le mont Franklin, il fut décidé que lon se servirait de la pirogue, tant quelle trouverait assez deau sous sa quille pour flotter. Cétait à la fois bien des fatigues épargnées, cétait aussi du temps gagné, car il aurait fallu se frayer un chemin à la hache à travers les épais fourrés. Mais bientôt le flux manqua tout à fait, soit que la marée baissât, -- et en effet elle devait baisser à cette heure, -- soit quelle ne se fît plus sentir à cette distance de lembouchure de la Mercy. Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage de la rivière fut continué. Il semblait alors que la forêt tendait à séclaircir du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. Mais, précisément parce quils étaient plus espacés, ils profitaient plus largement de cet air libre et pur qui circulait autour deux, et ils étaient magnifiques. Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude! Certes, leur présence eût suffi à un botaniste pour quil nommât sans hésitation le parallèle que traversait lîle Lincoln! «Des eucalyptus!» sétait écrié Harbert. Cétaient, en effet, ces superbes végétaux, les derniers géants de la zone extra-tropicale, les congénères de ces eucalyptus de lAustralie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même latitude que lîle Lincoln. Quelques-uns sélevaient à une hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait vingt pieds de tour à sa base, et leur écorce, sillonnée par les réseaux dune résine parfumée, comptait jusquà cinq pouces dépaisseur. Rien de plus merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces énormes échantillons de la famille des myrtacées, dont le feuillage se présentait de profil à la lumière et laissait arriver jusquau sol les rayons du soleil! Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraîche tapissait le sol, et du milieu des touffes séchappaient des volées de petits oiseaux, qui resplendissaient dans les jets lumineux comme des escarboucles ailées. «Voilà des arbres! sécria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose? -- Peuh! répondit Pencroff. Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. Cela ne sert guère quà se montrer dans les foires! -- Je crois que vous faites erreur, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et que le bois deucalyptus commence à être employé très avantageusement dans lébénisterie. -- Et jajouterai, dit le jeune garçon, que ces eucalyptus appartiennent à une famille qui comprend bien des membres utiles: le goyavier, qui donne les goyaves; le giroflier, qui produit les clous de girofle; le grenadier, qui porte les grenades; l «eugenia cauliflora», dont les fruits servent à la fabrication dun vin passable; le myrte «ugni», qui contient une excellente liqueur alcoolique; le myrte «caryophyllus», dont lécorce forme une cannelle estimée; l «eugenia pimenta», doù vient le piment de la Jamaïque; le myrte commun, dont les baies peuvent remplacer le poivre; l «eucalyptus robusta», qui produit une sorte de manne excellente; l «eucalyptus gunei», dont la sève se transforme en bière par la fermentation; enfin tous ces arbres connus sous le nom «darbres de vie» ou «bois de fer», qui appartiennent à cette famille des myrtacées, dont on compte quarante-six genres et treize cents espèces!» On laissait aller le jeune garçon, qui débitait avec beaucoup dentrain sa petite leçon de botanique. Cyrus Smith lécoutait en souriant, et Pencroff avec un sentiment de fierté impossible à rendre. «Bien, Harbert, répondit Pencroff, mais joserais jurer que tous ces échantillons utiles que vous venez de citer ne sont point des géants comme ceux-ci! -- En effet, Pencroff. -- Cela vient donc à lappui de ce que jai dit, répliqua le marin, à savoir: que les géants ne sont bons à rien! -- Cest ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors lingénieur, et précisément ces gigantesques eucalyptus qui nous abritent sont bons à quelque chose. -- Et à quoi donc? -- À assainir le pays quils habitent. -- savez-vous comment on les appelle dans lAustralie et la Nouvelle-Zélande? -- Non, Monsieur Cyrus. -- On les appelle les «arbres à fièvre.» -- Parce quils la donnent? -- Non, parce quils lempêchent! -- Bien. Je vais noter cela, dit le reporter. -- Notez donc, mon cher Spilett, car il paraît prouvé que la présence des eucalyptus suffit à neutraliser les miasmes paludéens. On a essayé de ce préservatif naturel dans certaines contrées du midi de lEurope et du nord de lAfrique, dont le sol était absolument malsain, et qui ont vu létat sanitaire de leurs habitants saméliorer peu à peu. Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. Ce fait est maintenant hors de doute, et cest une heureuse circonstance pour nous autres, colons de lîle Lincoln. -- Ah! Quelle île! Quelle île bénie! sécria Pencroff! Je vous le dis, il ne lui manque rien... Si ce nest... -- Cela viendra, Pencroff, cela se trouvera, répondit lingénieur; mais reprenons notre navigation, et poussons aussi loin que la rivière pourra porter notre pirogue!» Lexploration continua donc, pendant deux milles au moins, au milieu dune contrée couverte deucalyptus, qui dominaient tous les bois de cette portion de lîle. Lespace quils couvraient sétendait hors des limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui rendaient la navigation assez pénible. Laction des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. On sentait aussi que le fond montait peu à peu, et que le moment nétait pas éloigné où le canot, faute deau, serait obligé de sarrêter. Déjà le soleil déclinait à lhorizon et projetait sur le sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith, voyant quil ne pourrait atteindre dans cette journée la côte occidentale de lîle, résolut de camper à lendroit même où, faute deau, la navigation serait forcément arrêtée. Il estimait quil devait être encore à cinq ou six milles de la côte, et cette distance était trop grande pour quil tentât de la franchir pendant la nuit au milieu de ces bois inconnus. Lembarcation fut donc poussée sans relâche à travers la forêt, qui peu à peu se refaisait plus épaisse et semblait plus habitée aussi, car, si les yeux du marin ne le trompèrent pas, il crut apercevoir des bandes de singes qui couraient sous les taillis. Quelquefois même, deux ou trois de ces animaux sarrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils navaient pas encore appris à les redouter. Il eût été facile dabattre ces quadrumanes à coups de fusil, mais Cyrus Smith sopposa à ce massacre inutile qui tentait un peu lenragé Pencroff. Dailleurs, cétait prudent, car ces singes, vigoureux, doués dune extrême agilité, pouvaient être redoutables, et mieux valait ne point les provoquer par une agression parfaitement inopportune. Il est vrai que le marin considérait le singe au point de vue purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un gibier excellent; mais, puisque les provisions abondaient, il était inutile de dépenser les munitions en pure perte. Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint très difficile, car son cours était obstrué de plantes aquatiques et de roches. Les berges sélevaient de plus en plus, et déjà le lit de la rivière se creusait entre les premiers contreforts du mont Franklin. Ses sources ne pouvaient donc être éloignées, puisquelles salimentaient de toutes les eaux des pentes méridionales de la montagne. «Avant un quart dheure, dit le marin, nous serons forcés de nous arrêter, Monsieur Cyrus. -- Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit. -- À quelle distance pouvons-nous être de Granite-House? demanda Harbert. -- À sept milles à peu près, répondit lingénieur, mais en tenant compte, toutefois, des détours de la rivière, qui nous ont portés dans le nord-ouest. -- Continuons-nous à aller en avant? demanda le reporter. -- Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. Demain, au point du jour, nous abandonnerons le canot, nous franchirons en deux heures, jespère, la distance qui nous sépare de la côte, et nous aurons la journée presque tout entière pour explorer le littoral. -- En avant!» répondit Pencroff. Mais bientôt la pirogue racla le fond caillouteux de la rivière, dont la largeur alors ne dépassait pas vingt pieds. Un épais berceau de verdure sarrondissait au-dessus de son lit et lenveloppait dune demi-obscurité. On entendait aussi le bruit assez accentué dune chute deau, qui indiquait, à quelques cents pas en amont, la présence dun barrage naturel. Et, en effet, à un dernier détour de la rivière, une cascade apparut à travers les arbres. Le canot heurta le fond du lit, et, quelques instants après, il était amarré à un tronc, près de la rive droite. Il était cinq heures environ. Les derniers rayons du soleil se glissaient sous lépaisse ramure et frappaient obliquement la petite chute, dont lhumide poussière resplendissait des couleurs du prisme. Au delà, le lit de la Mercy disparaissait sous les taillis, où il salimentait à quelque source cachée. Les divers rios qui affluaient sur son parcours en faisaient plus bas une véritable rivière, mais alors ce nétait plus quun ruisseau limpide et sans profondeur. On campa en cet endroit même, qui était charmant. Les colons débarquèrent, et un feu fut allumé sous un bouquet de larges micocouliers, entre les branches desquels Cyrus Smith et ses compagnons eussent, au besoin, trouvé un refuge pour la nuit. Le souper fut bientôt dévoré, car on avait faim, et il ne fut plus question que de dormir. Mais, quelques rugissements de nature suspecte sétant fait entendre avec la tombée du jour, le foyer fut alimenté pour la nuit, de manière à protéger les dormeurs de ses flammes pétillantes. Nab et Pencroff veillèrent même à tour de rôle et népargnèrent pas le combustible. Peut-être ne se trompèrent-ils pas, lorsquils crurent voir quelques ombres danimaux errer autour du campement, soit sous le taillis, soit entre les ramures; mais la nuit se passa sans accident, et le lendemain, 31 octobre, à cinq heures du matin, tous étaient sur pied, prêts à partir. CHAPITRE IV Ce fut à six heures du matin que les colons, après un premier déjeuner, se remirent en route, avec lintention de gagner par le plus court la côte occidentale de lîle. En combien de temps pourraient-ils latteindre? Cyrus Smith avait dit en deux heures, mais cela dépendait évidemment de la nature des obstacles qui se présenteraient. Cette partie du Far-West paraissait serrée de bois, comme eût été un immense taillis composé dessences extrêmement variées. Il était donc probable quil faudrait se frayer une voie à travers les herbes, les broussailles, les lianes, et marcher la hache à la main, -- et le fusil aussi, sans doute, si on sen rapportait aux cris de fauves entendus dans la nuit. La position exacte du campement avait pu être déterminée par la situation du mont Franklin, et, puisque le volcan se relevait dans le nord à une distance de moins de trois milles, il ne sagissait que de prendre une direction rectiligne vers le sud-ouest pour atteindre la côte occidentale. On partit, après avoir soigneusement assuré lamarrage de la pirogue. Pencroff et Nab emportaient des provisions qui devaient suffire à nourrir la petite troupe pendant deux jours au moins. Il nétait plus question de chasser, et lingénieur recommanda même à ses compagnons déviter toute détonation intempestive, afin de ne point signaler leur présence aux environs du littoral. Les premiers coups de hache furent donnés dans les broussailles, au milieu de buissons de lentisques, un peu au-dessus de la cascade, et, sa boussole à la main, Cyrus Smith indiqua la route à suivre. La forêt se composait alors darbres dont la plupart avaient été déjà reconnus aux environs du lac et du plateau de Grande-vue. Cétaient des déodars, des douglas, des casuarinas, des gommiers, des eucalyptus, des dragonniers, des hibiscus, des cèdres et autres essences, généralement de taille médiocre, car leur nombre avait nui à leur développement. Les colons ne purent donc avancer que lentement sur cette route quils se frayaient en marchant, et qui, dans la pensée de lingénieur, devrait être reliée plus tard à celle du Creek-Rouge. Depuis leur départ, les colons descendaient les basses rampes qui constituaient le système orographique de lîle, et sur un terrain très sec, mais dont la luxuriante végétation laissait pressentir soit la présence dun réseau hydrographique à lintérieur du sol, soit le cours prochain de quelque ruisseau. Toutefois, Cyrus Smith ne se souvenait pas, lors de son excursion au cratère, davoir reconnu dautre cours deau que ceux du Creek- Rouge et de la Mercy. Pendant les premières heures de lexcursion, on revit des bandes de singes qui semblaient marquer le plus vif étonnement à la vue de ces hommes, dont laspect était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes ne les considéraient pas, ses compagnons et lui, comme des frères dégénérés! Et franchement, de simples piétons, à chaque pas gênés par les broussailles, empêchés par les lianes, barrés par les troncs darbres, ne brillaient pas auprès de ces souples animaux, qui bondissaient de branche en branche et que rien narrêtait dans leur marche. Ces singes étaient nombreux, mais, très heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile. On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des kangourous et autres rongeurs, et deux ou trois koulas, auxquels Pencroff eût volontiers adressé quelques charges de plomb. «Mais, disait-il, la chasse nest pas ouverte. Gambadez donc, mes amis, sautez et volez en paix! Nous vous dirons deux mots au retour!» À neuf heures et demie du matin, la route, qui portait directement dans le sud-ouest, se trouva tout à coup barrée par un cours deau inconnu, large de trente à quarante pieds, et dont le courant vif, provoqué par la pente de son lit et brisé par des roches nombreuses, se précipitait avec de rudes grondements. Ce creek était profond et clair, mais il eût été absolument innavigable. «Nous voilà coupés! sécria Nab. -- Non, répondit Harbert, ce nest quun ruisseau, et nous saurons bien le passer à la nage. -- À quoi bon, répondit Cyrus Smith. Il est évident que ce creek court à la mer. Restons sur sa rive gauche, suivons sa berge, et je serai bien étonné sil ne nous mène pas très promptement à la côte. En route! -- Un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek, mes amis? Ne laissons pas notre géographie incomplète. -- Juste! dit Pencroff. -- Nomme-le, mon enfant, dit lingénieur en sadressant au jeune garçon. -- Ne vaut-il pas mieux attendre que nous layons reconnu jusquà son embouchure? fit observer Harbert. -- Soit, répondit Cyrus Smith. Suivons-le donc sans nous arrêter. -- Un instant encore! dit Pencroff. -- Quy a-t-il? demanda le reporter. -- Si la chasse est défendue, la pêche est permise, je suppose, dit le marin. -- Nous navons pas de temps à perdre, répondit lingénieur. -- Oh! cinq minutes! répliqua Pencroff. Je ne vous demande que cinq minutes dans lintérêt de notre déjeuner!» Et Pencroff, se couchant sur la berge, plongea ses bras dans les eaux vives et fit bientôt sauter quelques douzaines de belles écrevisses qui fourmillaient entre les roches. «Voilà qui sera bon! sécria Nab, en venant en aide au marin. -- Quand je vous dis quexcepté du tabac, il y a de tout dans cette île!» murmura Pencroff avec un soupir. Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pêche miraculeuse, car les écrevisses pullulaient dans le creek. De ces crustacés, dont le test présentait une couleur bleu cobalt, et qui portaient un rostre armé dune petite dent, on remplit un sac, et la route fut reprise. Depuis quils suivaient la berge de ce nouveau cours deau, les colons marchaient plus facilement et plus rapidement. Dailleurs, les rives étaient vierges de toute empreinte humaine. De temps en temps, on relevait quelques traces laissées par des animaux de grande taille, qui venaient habituellement se désaltérer à ce ruisseau, mais rien de plus, et ce nétait pas encore dans cette partie du Far-West que le pécari avait reçu le grain de plomb qui coûtait une mâchelière à Pencroff. Cependant, en considérant ce rapide courant qui fuyait vers la mer, Cyrus Smith fut amené à supposer que ses compagnons et lui étaient beaucoup plus loin de la côte occidentale quils ne le croyaient. Et, en effet, à cette heure, la marée montait sur le littoral et aurait dû rebrousser le cours du creek, si son embouchure neût été quà quelques milles seulement. Or, cet effet ne se produisait pas, et le fil de leau suivait la pente naturelle du lit. Lingénieur dut donc être très étonné, et il consulta fréquemment sa boussole, afin de sassurer que quelque crochet de la rivière ne le ramenait pas à lintérieur du Far- West. Cependant, le creek sélargissait peu à peu, et ses eaux devenaient moins tumultueuses. Les arbres de sa rive droite étaient aussi pressés que ceux de sa rive gauche, et il était impossible à la vue de sétendre au delà; mais ces masses boisées étaient certainement désertes, car Top naboyait pas, et lintelligent animal neût pas manqué de signaler la présence de tout étranger dans le voisinage du cours deau. À dix heures et demie, à la grande surprise de Cyrus Smith, Harbert, qui sétait porté un peu en avant, sarrêtait soudain et sécriait: «La mer!» Et quelques instants après, les colons, arrêtés sur la lisière de la forêt, voyaient le rivage occidental de lîle se développer sous leurs yeux. Mais quel contraste entre cette côte et la côte est, sur laquelle le hasard les avait dabord jetés! Plus de muraille de granit, aucun écueil au large, pas même une grève de sable. La forêt formait le littoral, et ses derniers arbres, battus par les lames, se penchaient sur les eaux. Ce nétait point un littoral, tel que le fait habituellement la nature, soit en étendant de vastes tapis de sable, soit en groupant des roches, mais une admirable lisière faite des plus beaux arbres du monde. La berge était surélevée de manière à dominer le niveau des plus grandes mers, et sur tout ce sol luxuriant, supporté par une base de granit, les splendides essences forestières semblaient être aussi solidement implantées que celles qui se massaient à lintérieur de lîle. Les colons se trouvaient alors à léchancrure dune petite crique sans importance, qui neût même pas pu contenir deux ou trois barques de pêche, et qui servait de goulot au nouveau creek; mais, disposition curieuse, ses eaux, au lieu de se jeter à la mer par une embouchure à pente douce, tombaient dune hauteur de plus de quarante pieds, -- ce qui expliquait pourquoi, à lheure où le flot montait, il ne sétait point fait sentir en amont du creek. En effet, les marées du Pacifique, même à leur maximum délévation, ne devaient jamais atteindre le niveau de la rivière, dont le lit formait un bief supérieur, et des millions dannées, sans doute, sécouleraient encore avant que les eaux eussent rongé ce radier de granit et creusé une embouchure praticable. Aussi, dun commun accord, donna-t-on à ce cours deau le nom de «rivière de la chute» (falls-river). Au delà, vers le nord, la lisière, formée par la forêt, se prolongeait sur un espace de deux milles environ; puis les arbres se raréfiaient, et, au delà, des hauteurs très pittoresques se dessinaient suivant une ligne presque droite, qui courait nord et sud. Au contraire, dans toute la portion du littoral comprise entre la rivière de la chute et le promontoire du Reptile, ce nétait que masses boisées, arbres magnifiques, les uns droits, les autres penchés, dont la longue ondulation de la mer venait baigner les racines. Or, cétait vers ce côté, cest-à- dire sur toute la presquîle Serpentine, que lexploration devait être continuée, car cette partie du littoral offrait des refuges que lautre, aride et sauvage, eût évidemment refusés à des naufragés, quels quils fussent. Le temps était beau et clair, et du haut dune falaise, sur laquelle Nab et Pencroff disposèrent le déjeuner, le regard pouvait sétendre au loin. Lhorizon était parfaitement net, et il ny avait pas une voile au large. Sur tout le littoral, aussi loin que la vue pouvait atteindre, pas un bâtiment, pas même une épave. Mais lingénieur ne se croirait bien fixé à cet égard que lorsquil aurait exploré la côte jusquà lextrémité même de la presquîle Serpentine. Le déjeuner fut expédié rapidement, et, à onze heures et demie, Cyrus Smith donna le signal du départ. Au lieu de parcourir, soit larête dune falaise, soit une grève de sable, les colons durent suivre le couvert des arbres, de manière à longer le littoral. La distance qui séparait lembouchure de la rivière de la chute du promontoire du Reptile était de douze milles environ. En quatre heures, sur une grève praticable, et sans se presser, les colons auraient pu franchir cette distance; mais il leur fallut le double de ce temps pour atteindre leur but, car les arbres à tourner, les broussailles à couper, les lianes à rompre, les arrêtaient sans cesse, et des détours si multipliés allongeaient singulièrement leur route. Du reste, il ny avait rien qui témoignât dun naufrage récent sur ce littoral. Il est vrai, ainsi que le fit observer Gédéon Spilett, que la mer avait pu tout entraîner au large, et quil ne fallait pas conclure, de ce quon nen trouvait plus aucune trace, quun navire neût pas été jeté à la côte sur cette partie de lîle Lincoln. Le raisonnement du reporter était juste, et, dailleurs, lincident du grain de plomb prouvait dune façon irrécusable que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil avait été tiré dans lîle. Il était déjà cinq heures, et lextrémité de la presquîle Serpentine se trouvait encore à deux milles de lendroit alors occupé par les colons. Il était évident quaprès avoir atteint le promontoire du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons nauraient plus le temps de revenir, avant le coucher du soleil, au campement qui avait été établi près des sources de la Mercy. De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. Mais les provisions ne manquaient pas, et ce fut heureux, car le gibier de poil ne se montrait plus sur cette lisière, qui nétait quun littoral, après tout. Au contraire, les oiseaux y fourmillaient, jacamars, couroucous, tragopans, tétras, loris, perroquets, kakatoès, faisans, pigeons et cent autres. Pas un arbre qui neût un nid, pas un nid qui ne fût rempli de battements dailes! Vers sept heures du soir, les colons, harassés de fatigue, arrivèrent au promontoire du Reptile, sorte de volute étrangement découpée sur la mer. Ici finissait la forêt riveraine de la presquîle, et le littoral, dans toute la partie sud, reprenait laspect accoutumé dune côte, avec ses rochers, ses récifs et ses grèves. Il était donc possible quun navire désemparé se fût mis au plein sur cette portion de lîle, mais la nuit venait, et il fallut remettre lexploration au lendemain. Pencroff et Harbert se hâtèrent aussitôt de chercher un endroit propice pour y établir un campement. Les derniers arbres de la forêt du Far-West venaient mourir à cette pointe, et, parmi eux, le jeune garçon reconnut dépais bouquets de bambous. «Bon! dit-il, voilà une précieuse découverte. -- Précieuse? répondit Pencroff. -- Sans doute, reprit Harbert. Je ne te dirai point, Pencroff, que lécorce de bambou, découpée en latte flexible, sert à faire des paniers ou des corbeilles; que cette écorce, réduite en pâte et macérée, sert à la fabrication du papier de Chine; que les tiges fournissent, suivant leur grosseur, des cannes, des tuyaux de pipe, des conduites pour les eaux; que les grands bambous forment dexcellents matériaux de construction, légers et solides, et qui ne sont jamais attaqués par les insectes. Je najouterai même pas quen sciant les entre-noeuds de bambous et en conservant pour le fond une portion de la cloison transversale qui forme le noeud, on obtient ainsi des vases solides et commodes qui sont fort en usage chez les chinois! Non! Cela ne te satisferait point. Mais... -- Mais?... -- Mais je tapprendrai, si tu lignores, que, dans lInde, on mange ces bambous en guise dasperges. -- Des asperges de trente pieds! sécria le marin. Et elles sont bonnes? -- Excellentes, répondit Harbert. Seulement, ce ne sont point des tiges de trente pieds que lon mange, mais bien de jeunes pousses de bambous. -- Parfait, mon garçon, parfait! répondit Pencroff. -- Jajouterai aussi que la moelle des tiges nouvelles, confite dans du vinaigre, forme un condiment très apprécié. -- De mieux en mieux, Harbert. -- Et enfin que ces bambous exsudent entre leurs noeuds une liqueur sucrée, dont on peut faire une très agréable boisson. -- Est-ce tout? demanda le marin. -- Cest tout! -- Et ça ne se fume pas, par hasard? -- Ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff!» Harbert et le marin neurent pas à chercher longtemps un emplacement favorable pour passer la nuit. Les rochers du rivage - - très divisés, car ils devaient être violemment battus par la mer sous linfluence des vents du sud-ouest -- présentaient des cavités qui devaient leur permettre de dormir à labri des intempéries de lair. Mais, au moment où ils se disposaient à pénétrer dans une de ces excavations, de formidables rugissements les arrêtèrent. «En arrière! sécria Pencroff. Nous navons que du petit plomb dans nos fusils, et des bêtes qui rugissent si bien sen soucieraient comme dun grain de sel!» Et le marin, saisissant Harbert par le bras, lentraîna à labri des roches, au moment où un magnifique animal se montrait à lentrée de la caverne. Cétait un jaguar, dune taille au moins égale à celle de ses congénères dAsie, cest-à-dire quil mesurait plus de cinq pieds de lextrémité de la tête à la naissance de la queue. Son pelage fauve était relevé par plusieurs rangées de taches noires régulièrement ocellées et tranchait avec le poil blanc de son ventre. Harbert reconnut là ce féroce rival du tigre, bien autrement redoutable que le couguar, qui nest que le rival du loup! Le jaguar savança et regarda autour de lui, le poil hérissé, loeil en feu, comme sil neût pas senti lhomme pour la première fois. En ce moment, le reporter tournait les hautes roches, et Harbert, simaginant quil navait pas aperçu le jaguar, allait sélancer vers lui; mais Gédéon Spilett lui fit un signe de la main et continua de marcher. Il nen était pas à son premier tigre, et, savançant jusquà dix pas de lanimal, il demeura immobile, la carabine à lépaule, sans quun de ses muscles tressaillît. Le jaguar, ramassé sur lui-même, fondit sur le chasseur, mais, au moment où il bondissait, une balle le frappait entre les deux yeux, et il tombait mort. Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le jaguar. Nab et Cyrus Smith accoururent de leur côté, et ils restèrent quelques instants à contempler lanimal, étendu sur le sol, dont la magnifique dépouille ferait lornement de la grande salle de Granite-House. «Ah! Monsieur Spilett! Que je vous admire et que je vous envie! sécria Harbert dans un accès denthousiasme bien naturel. -- Bon! mon garçon, répondit le reporter, tu en aurais fait autant. -- Moi! un pareil sang-froid! ... -- Figure-toi, Harbert, quun jaguar est un lièvre, et tu le tireras le plus tranquillement du monde. -- Voilà! répondit Pencroff. Ce nest pas plus malin que cela! -- Et maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque ce jaguar a quitté son repaire, je ne vois pas, mes amis, pourquoi nous ne loccuperions pas pendant la nuit? -- Mais dautres peuvent revenir! dit Pencroff. -- Il suffira dallumer un feu à lentrée de la caverne, dit le reporter, et ils ne se hasarderont pas à en franchir le seuil. -- À la maison des jaguars, alors!» répondit le marin en tirant après lui le cadavre de lanimal. Les colons se dirigèrent vers le repaire abandonné, et là, tandis que Nab dépouillait le jaguar, ses compagnons entassèrent sur le seuil une grande quantité de bois sec, que la forêt fournissait abondamment. Mais Cyrus Smith, ayant aperçu le bouquet de bambous, alla en couper une certaine quantité, quil mêla au combustible du foyer. Cela fait, on sinstalla dans la grotte, dont le sable était jonché dossements; les armes furent chargées à tout hasard, pour le cas dune agression subite; on soupa, et puis, le moment de prendre du repos étant venu, le feu fut mis au tas de bois empilé À lentrée de la caverne. Aussitôt, une véritable pétarade déclater dans lair! Cétaient les bambous, atteints par la flamme, qui détonaient comme des pièces dartifice! Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves les plus audacieux! Et ce moyen de provoquer de vives détonations, ce nétait pas lingénieur qui lavait inventé, car, suivant Marco Polo, les tartares, depuis bien des siècles, lemploient avec succès pour éloigner de leurs campements les fauves redoutables de lAsie centrale. CHAPITRE V Cyrus Smith et ses compagnons dormirent comme dinnocentes marmottes dans la caverne que le jaguar avait si poliment laissée à leur disposition. Au soleil levant, tous étaient sur le rivage, à lextrémité même du promontoire, et leurs regards se portaient encore vers cet horizon, qui était visible sur les deux tiers de sa circonférence. Une dernière fois, lingénieur put constater quaucune voile, aucune carcasse de navire napparaissaient sur la mer, et la longue-vue ny put découvrir aucun point suspect. Rien, non plus, sur le littoral, du moins dans la partie rectiligne qui formait la côte sud du promontoire sur une longueur de trois milles, car, au delà, une échancrure des terres dissimulait le reste de la côte, et même, de lextrémité de la presquîle Serpentine, on ne pouvait apercevoir le cap Griffe, caché par de hautes roches. Restait donc le rivage méridional de lîle à explorer. Or, tenterait-on dentreprendre immédiatement cette exploration et lui consacrerait-on cette journée du 2 novembre? Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. En effet, lorsque la pirogue fut abandonnée aux sources de la Mercy, il avait été convenu quaprès avoir observé la côte ouest, on reviendrait la reprendre, et que lon retournerait à Granite-House par la route de la Mercy. Cyrus Smith croyait alors que le rivage occidental pouvait offrir refuge, soit à un bâtiment en détresse, soit à un navire en cours régulier de navigation; mais, du moment que ce littoral ne présentait aucun atterrage, il fallait chercher sur celui du sud de lîle ce quon navait pu trouver sur celui de louest. Ce fut Gédéon Spilett qui proposa de continuer lexploration, de manière que la question du naufrage présumé fût complètement résolue, et il demanda à quelle distance pouvait se trouver le cap Griffe de lextrémité de la presquîle. «À trente milles environ, répondit lingénieur, si nous tenons compte des courbures de la côte. -- Trente milles! Reprit Gédéon Spilett. Ce sera une forte journée de marche. Néanmoins, je pense que nous devons revenir à Granite- House en suivant le rivage du sud. -- Mais, fit observer Harbert, du cap Griffe à Granite-House, il faudra encore compter dix milles, au moins. -- Mettons quarante milles en tout, répondit le reporter, et nhésitons pas à les faire. Au moins, nous observerons ce littoral inconnu, et nous naurons pas à recommencer cette exploration. -- Très juste, dit alors Pencroff. Mais la pirogue? -- La pirogue est restée seule pendant un jour aux sources de la Mercy, répondit Gédéon Spilett, elle peut bien y rester deux jours! Jusquà présent, nous ne pouvons guère dire que lîle soit infestée de voleurs! -- Cependant, dit le marin, quand je me rappelle lhistoire de la tortue, je nai pas plus de confiance quil ne faut. -- La tortue! La tortue! répondit le reporter. Ne savez-vous pas que cest la mer qui la retournée? -- Qui sait? Murmura lingénieur. -- Mais...» dit Nab. Nab avait quelque chose à dire, cela était évident, car il ouvrait la bouche pour parler et ne parlait pas. «Que veux-tu dire, Nab? Lui demanda lingénieur. -- Si nous retournons par le rivage jusquau cap Griffe, répondit Nab, après avoir doublé ce cap, nous serons barrés... -- Par la Mercy! En effet, répondit Harbert, et nous naurons ni pont, ni bateau pour la traverser! -- Bon, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, avec quelques troncs flottants, nous ne serons pas gênés de passer cette rivière! -- Nimporte, dit Gédéon Spilett, il sera utile de construire un pont, si nous voulons avoir un accès facile dans le Far-West! -- Un pont! sécria Pencroff! Eh bien, est-ce que M Smith nest pas ingénieur de son état? Mais il nous fera un pont, quand nous voudrons avoir un pont! Quant à vous transporter ce soir sur lautre rive de la Mercy, et cela sans mouiller un fil de vos vêtements, je men charge. Nous avons encore un jour de vivres, cest tout ce quil nous faut, et, dailleurs, le gibier ne fera peut-être pas défaut aujourdhui comme hier. En route!» La proposition du reporter, très vivement soutenue par le marin, obtint lapprobation générale, car chacun tenait à en finir avec ses doutes, et, à revenir par le cap Griffe, lexploration serait complète. Mais il ny avait pas une heure à perdre, car une étape de quarante milles était longue, et il ne fallait pas compter atteindre Granite-House avant la nuit. À six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. En prévision de mauvaises rencontres, animaux à deux ou à quatre pattes, les fusils furent chargés à balle, et Top, qui devait ouvrir la marche, reçut ordre de battre la lisière de la forêt. À partir de lextrémité du promontoire qui formait la queue de la presquîle, la côte sarrondissait sur une distance de cinq milles, qui fut rapidement franchie, sans que les plus minutieuses investigations eussent relevé la moindre trace dun débarquement ancien ou récent, ni une épave, ni un reste de campement, ni les cendres dun feu éteint, ni une empreinte de pas! Les colons, arrivés à langle sur lequel la courbure finissait pour suivre la direction nord-est en formant la baie Washington, purent alors embrasser du regard le littoral sud de lîle dans toute son étendue. À vingt-cinq milles, la côte se terminait par le cap Griffe, qui sestompait à peine dans la brume du matin, et quun phénomène de mirage rehaussait, comme sil eût été suspendu entre la terre et leau. Entre la place occupée par les colons et le fond de limmense baie, le rivage se composait, dabord, dune large grève très unie et très plate, bordée dune lisière darbres en arrière-plan; puis, ensuite, le littoral, devenu fort irrégulier, projetait des pointes aiguës en mer, et enfin quelques roches noirâtres saccumulaient dans un pittoresque désordre pour finir au cap Griffe. Tel était le développement de cette partie de lîle, que les explorateurs voyaient pour la première fois, et quils parcoururent dun coup doeil, après sêtre arrêtés un instant. «Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff, serait inévitablement perdu. Des bancs de sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des écueils! Mauvais parages! -- Mais au moins, il resterait quelque chose de ce navire, fit observer le reporter. -- Il en resterait des morceaux de bois sur les récifs, et rien sur les sables, répondit le marin. -- Pourquoi donc? -- Parce que ces sables, plus dangereux encore que les roches, engloutissent tout ce qui sy jette, et que quelques jours suffisent pour que la coque dun navire de plusieurs centaines de tonneaux y disparaisse entièrement! -- Ainsi, Pencroff, demanda lingénieur, si un bâtiment sétait perdu sur ces bancs, il ny aurait rien détonnant à ce quil ny en eût plus maintenant aucune trace? -- Non, Monsieur Smith, avec laide du temps ou de la tempête. Toutefois, il serait surprenant, même dans ce cas, que des débris de mâture, des espars neussent pas été jetés sur le rivage, au delà des atteintes de la mer. -- Continuons donc nos recherches», répondit Cyrus Smith. À une heure après midi, les colons étaient arrivés au fond de la baie Washington, et, à ce moment, ils avaient franchi une distance de vingt milles. On fit halte pour déjeuner. Là commençait une côte irrégulière, bizarrement déchiquetée et couverte par une longue ligne de ces écueils qui succédaient aux bancs de sable, et que la marée, étale en ce moment, ne devait pas tarder à découvrir. On voyait les souples ondulations de la mer, brisées aux têtes de rocs, sy développer en longues franges écumeuses. De ce point jusquau cap Griffe, la grève était peu spacieuse et resserrée entre la lisière des récifs et celle de la forêt. La marche allait donc devenir plus difficile, car dinnombrables roches éboulées encombraient le rivage. La muraille de granit tendait aussi à sexhausser de plus en plus, et, des arbres qui la couronnaient en arrière, on ne pouvait voir que les cimes verdoyantes, quaucun souffle nanimait. Après une demi-heure de repos, les colons se remirent en route, et leurs yeux ne laissèrent pas un point inobservé des récifs et de la grève. Pencroff et Nab saventurèrent même au milieu des écueils, toutes les fois quun objet attirait leur regard. Mais dépave, point, et ils étaient trompés par quelque conformation bizarre des roches. Ils purent constater, toutefois, que les coquillages comestibles abondaient sur cette plage, mais elle ne pourrait être fructueusement exploitée que lorsquune communication aurait été établie entre les deux rives de la Mercy, et aussi quand les moyens de transport seraient perfectionnés. Ainsi donc, rien de ce qui avait rapport au naufrage présumé napparaissait sur ce littoral, et cependant un objet de quelque importance, la coque dun bâtiment par exemple, eût été visible alors, ou ses débris eussent été portés au rivage, comme lavait été cette caisse, trouvée à moins de vingt milles de là. Mais il ny avait rien. Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent à une étroite crique bien fermée, à laquelle naboutissait aucun cours deau. Elle formait un véritable petit port naturel, invisible du large, auquel aboutissait une étroite passe, que les écueils ménageaient entre eux. Au fond de cette crique, quelque violente convulsion avait déchiré la lisière rocheuse, et une coupée, évidée en pente douce, donnait accès au plateau supérieur, qui pouvait être situé à moins de dix milles du cap Griffe, et, par conséquent, à quatre milles en droite ligne du plateau de Grande- vue. Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire halte en cet endroit. On accepta, car la marche avait aiguisé lappétit de chacun, et, bien que ce ne fût pas lheure du dîner, personne ne refusa de se réconforter dun morceau de venaison. Ce lunch devait permettre dattendre le souper à Granite-House. Quelques minutes après, les colons, assis au pied dun magnifique bouquet de pins maritimes, dévoraient les provisions que Nab avait tirées de son havre-sac. Lendroit était élevé de cinquante à soixante pieds au-dessus du niveau de la mer. Le rayon de vue était donc assez étendu, et, passant par-dessus les dernières roches du cap, il allait se perdre jusque dans la baie de lUnion. Mais ni lîlot, ni le plateau de Grande-vue nétaient visibles et ne pouvaient lêtre alors, car le relief du sol et le rideau des grands arbres masquaient brusquement lhorizon du nord. Inutile dajouter que, malgré létendue de mer que les explorateurs pouvaient embrasser, et bien que la lunette de lingénieur eût parcouru point à point toute cette ligne circulaire sur laquelle se confondaient le ciel et leau, aucun navire ne fut aperçu. De même, sur toute cette partie du littoral qui restait encore à explorer, la lunette fut promenée avec le même soin depuis la grève jusquaux récifs, et aucune épave napparut dans le champ de linstrument. «Allons, dit Gédéon Spilett, il faut en prendre son parti et se consoler en pensant que nul ne viendra nous disputer la possession de lîle Lincoln! -- Mais enfin, ce grain de plomb! dit Harbert. Il nest pourtant pas imaginaire, je suppose! -- Mille diables, non! sécria Pencroff, en pensant à sa mâchelière absente. -- Alors que conclure? demanda le reporter. -- Ceci, répondit lingénieur: cest quil y a trois mois au plus, un navire, volontairement ou non, a atterri... -- Quoi! Vous admettriez, Cyrus, quil sest englouti sans laisser aucune trace? sécria le reporter. -- Non, mon cher Spilett, mais remarquez que sil est certain quun être humain a mis le pied sur cette île, il ne paraît pas moins certain quil la quittée maintenant. -- Alors, si je vous comprends bien, Monsieur Cyrus, dit Harbert, le navire serait reparti?... -- Évidemment. -- Et nous aurions perdu sans retour une occasion de nous rapatrier? dit Nab. -- Sans retour, je le crains. -- Eh bien! Puisque loccasion est perdue, en route», dit Pencroff, qui avait déjà la nostalgie de Granite-House. Mais, à peine sétait-il levé, que les aboiements de Top retentirent avec force, et le chien sortit du bois, en tenant dans sa gueule un lambeau détoffe souillée de boue. Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien. Cétait un morceau de forte toile. Top aboyait toujours, et, par ses allées et venues, il semblait inviter son maître à le suivre dans la forêt. «Il y a là quelque chose qui pourrait bien expliquer mon grain de plomb! sécria Pencroff. -- Un naufragé! répondit Harbert. -- Blessé, peut-être! dit Nab. -- Ou mort!» répondit le reporter. Et tous se précipitèrent sur les traces du chien, entre ces grands pins qui formaient le premier rideau de la forêt. À tout hasard, Cyrus Smith et ses compagnons avaient préparé leurs armes. Ils durent savancer assez profondément sous bois; mais, à leur grand désappointement, ils ne virent encore aucune empreinte de pas. Broussailles et lianes étaient intactes, et il fallut même les couper à la hache, comme on avait fait dans les épaisseurs les plus profondes de la forêt. Il était donc difficile dadmettre quune créature humaine eût déjà passé par là, et cependant Top allait et venait, non comme un chien qui cherche au hasard, mais comme un être doué de volonté qui suit une idée. Après sept à huit minutes de marche, Top sarrêta. Les colons, arrivés à une sorte de clairière, bordée de grands arbres, regardèrent autour deux et ne virent rien, ni sous les broussailles, ni entre les troncs darbres. «Mais quy a-t-il, Top?» dit Cyrus Smith. Top aboya avec plus de force, en sautant au pied dun gigantesque pin. Tout à coup, Pencroff de sécrier: «Ah! bon! Ah! parfait! -- Quest-ce? demanda Gédéon Spilett. -- Nous cherchons une épave sur mer ou sur terre! -- Eh bien? -- Eh bien, cest en lair quelle se trouve!» Et le marin montra une sorte de grand haillon blanchâtre, accroché à la cime du pin, et dont Top avait rapporté un morceau tombé sur le sol. «Mais ce nest point là une épave! sécria Gédéon Spilett. -- Demande pardon! répondit Pencroff. -- Comment? Cest?... -- Cest tout ce qui reste de notre bateau aérien, de notre ballon qui sest échoué là-haut, au sommet de cet arbre!» Pencroff ne se trompait pas, et il poussa un hurrah magnifique, en ajoutant: «En voilà de la bonne toile! Voilà de quoi nous fournir de linge pendant des années! Voilà de quoi faire des mouchoirs et des chemises! Hein! Monsieur Spilett, quest-ce que vous dites dune île où les chemises poussent sur les arbres?» Cétait vraiment une heureuse circonstance pour les colons de lîle Lincoln, que laérostat, après avoir fait son dernier bond dans les airs, fût retombé sur lîle et quils eussent cette chance de le retrouver. Ou ils garderaient lenveloppe sous cette forme, sils voulaient tenter une nouvelle évasion par les airs, ou ils emploieraient fructueusement ces quelques centaines daunes dune toile de coton de belle qualité, quand elle serait débarrassée de son vernis. Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et vivement partagée. Mais cette enveloppe, il fallait lenlever de larbre sur lequel elle pendait, pour la mettre en lieu sûr, et ce ne fut pas un petit travail. Nab, Harbert et le marin, étant montés à la cime de larbre, durent faire des prodiges dadresse pour dégager lénorme aérostat dégonflé. Lopération dura près de deux heures, et non seulement lenveloppe, avec sa soupape, ses ressorts, sa garniture de cuivre, mais le filet, cest-à-dire un lot considérable de cordages et de cordes, le cercle de retenue et lancre du ballon étaient sur le sol. Lenveloppe, sauf la fracture, était en bon état, et, seul, son appendice inférieur avait été déchiré. Cétait une fortune qui était tombée du ciel. «Tout de même, Monsieur Cyrus, dit le marin, si nous nous décidons jamais à quitter lîle, ce ne sera pas en ballon, nest-ce pas? Ça ne va pas où on veut, les navires de lair, et nous en savons quelque chose! Voyez-vous, si vous men croyez, nous construirons un bon bateau dune vingtaine de tonneaux, et vous me laisserez découper dans cette toile une misaine et un foc. Quant au reste, il servira à nous habiller! -- Nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith, nous verrons. -- En attendant, il faut mettre tout cela en sûreté», dit Nab. En effet, on ne pouvait songer à transporter à Granite-House cette charge de toile, de cordes, de cordages, dont le poids était considérable, et, en attendant un véhicule convenable pour les charrier, il importait de ne pas laisser plus longtemps ces richesses à la merci du premier ouragan. Les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à traîner le tout jusquau rivage, où ils découvrirent une assez vaste cavité rocheuse, que ni le vent, ni la pluie, ni la mer ne pouvaient visiter, grâce à son orientation. «Il nous fallait une armoire, nous avons une armoire, dit Pencroff; mais comme elle ne ferme pas à clef, il sera prudent den dissimuler louverture. Je ne dis pas cela pour les voleurs à deux pieds, mais pour les voleurs à quatre pattes!» À six heures du soir, tout était emmagasiné, et, après avoir donné à la petite échancrure qui formait la crique le nom très justifié de «port ballon», on reprit le chemin du cap Griffe. Pencroff et lingénieur causaient de divers projets quil convenait de mettre à exécution dans le plus bref délai. Il fallait avant tout jeter un pont sur la Mercy, afin détablir une communication facile avec le sud de lîle; puis, le chariot reviendrait chercher laérostat, car le canot neût pu suffire à le transporter; puis, on construirait une chaloupe pontée; puis, Pencroff la gréerait en cotre, et lon pourrait entreprendre des voyages de circumnavigation... autour de lîle; puis, etc. Cependant, la nuit venait, et le ciel était déjà sombre, quand les colons atteignirent la pointe de lépave, à lendroit même où ils avaient découvert la précieuse caisse. Mais là, pas plus quailleurs, il ny avait rien qui indiquât quun naufrage quelconque se fût produit, et il fallut bien en revenir aux conclusions précédemment formulées par Cyrus Smith. De la pointe de lépave à Granite-House, il restait encore quatre milles, et ils furent vite franchis; mais il était plus de minuit, quand, après avoir suivi le littoral jusquà lembouchure de la Mercy, les colons arrivèrent au premier coude formé par la rivière. Là, le lit mesurait une largeur de quatre-vingts pieds, quil était malaisé de franchir, mais Pencroff sétait chargé de vaincre cette difficulté, et il fut mis en demeure de le faire. Il faut en convenir, les colons étaient exténués. Létape avait été longue, et lincident du ballon navait pas été pour reposer leurs jambes et leurs bras. Ils avaient donc hâte dêtre rentrés à Granite-House pour souper et dormir, et si le pont eût été construit, en un quart dheure ils se fussent trouvés à domicile. La nuit était très obscure. Pencroff se prépara alors à tenir sa promesse, en faisant une sorte de radeau qui permettrait dopérer le passage de la Mercy. Nab et lui, armés de haches, choisirent deux arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire une sorte de radeau, et ils commencèrent à les attaquer par leur base. Cyrus Smith et Gédéon Spilett, assis sur la berge, attendaient que le moment fût venu daider leurs compagnons, tandis que Harbert allait et venait, sans trop sécarter. Tout à coup, le jeune garçon, qui avait remonté la rivière, revint précipitamment, et, montrant la Mercy en amont: «Quest-ce donc qui dérive là?» sécria-t-il. Pencroff interrompit son travail, et il aperçut un objet mobile qui apparaissait confusément dans lombre. «Un canot!» dit-il. Tous sapprochèrent et virent, à leur extrême surprise, une embarcation qui suivait le fil de leau. «Oh! du canot!» cria le marin par un reste dhabitude professionnelle, et sans penser que mieux peut-être eût valu garder le silence. Pas de réponse. Lembarcation dérivait toujours, et elle nétait plus quà une dizaine de pas, quand le marin sécria: «Mais cest notre pirogue! Elle a rompu son amarre et elle a suivi le courant! Il faut avouer quelle arrivera à propos! -- Notre pirogue?...» murmura lingénieur. Pencroff avait raison. Cétait bien le canot, dont lamarre sétait brisée, sans doute, et qui revenait tout seul des sources de la Mercy! Il était donc important de le saisir au passage avant quil fût entraîné par le rapide courant de la rivière, au delà de son embouchure, et cest ce que Nab et Pencroff firent adroitement au moyen dune longue perche. Le canot accosta la rive. Lingénieur, sy embarquant le premier, en saisit lamarre et sassura au toucher que cette amarre avait été réellement usée par son frottement sur des roches. «Voilà, lui dit à voix basse le reporter, voilà ce que lon peut appeler une circonstance... -- Étrange!» répondit Cyrus Smith. Étrange ou non, elle était heureuse! Harbert, le reporter, Nab et Pencroff sembarquèrent à leur tour. Eux ne mettaient pas en doute que lamarre ne se fût usée; mais le plus étonnant de laffaire, cétait véritablement que la pirogue fût arrivée juste au moment où les colons se trouvaient là pour la saisir au passage, car, un quart dheure plus tard, elle eût été se perdre en mer. Si on eût été au temps des génies, cet incident aurait donné le droit de penser que lîle était hantée par un être surnaturel qui mettait sa puissance au service des naufragés! En quelques coups daviron, les colons arrivèrent à lembouchure de la Mercy. Le canot fut halé sur la grève jusquauprès des Cheminées, et tous se dirigèrent vers léchelle de Granite-House. Mais, en ce moment, Top aboya avec colère, et Nab, qui cherchait le premier échelon, poussa un cri... il ny avait plus déchelle. CHAPITRE VI Cyrus Smith sétait arrêté, sans dire mot. Ses compagnons cherchèrent dans lobscurité, aussi bien sur les parois de la muraille, pour le cas où le vent eût déplacé léchelle, quau ras du sol, pour le cas où elle se fût détachée... mais léchelle avait absolument disparu. Quant à reconnaître si une bourrasque lavait relevée jusquau premier palier, à mi-paroi, cela était impossible dans cette nuit profonde. «Si cest une plaisanterie, sécria Pencroff, elle est mauvaise! Arriver chez soi, et ne plus trouver descalier pour monter à sa chambre, cela nest pas pour faire rire des gens fatigués! Nab, lui, se perdait en exclamations! «Il na pas pourtant fait de vent! fit observer Harbert. -- Je commence à trouver quil se passe des choses singulières dans lîle Lincoln! dit Pencroff. -- Singulières? répondit Gédéon Spilett, mais non, Pencroff, rien nest plus naturel. Quelquun est venu pendant notre absence, a pris possession de la demeure et a retiré léchelle! -- Quelquun! sécria le marin. Et qui donc?... -- Mais le chasseur au grain de plomb, répondit le reporter. À quoi servirait-il, si ce nest à expliquer notre mésaventure? -- Eh bien, sil y a quelquun là-haut, répondit Pencroff en jurant, car limpatience commençait à le gagner, je vais le héler, et il faudra bien quil réponde.» Et dune voix de tonnerre, le marin fit entendre un «ohé!» prolongé, que les échos répercutèrent avec force. Les colons prêtèrent loreille, et ils crurent entendre à la hauteur de Granite-House une sorte de ricanement dont ils ne purent reconnaître lorigine. Mais aucune voix ne répondit à la voix de Pencroff, qui recommença inutilement son vigoureux appel. Il y avait là, véritablement, de quoi stupéfier les hommes les plus indifférents du monde, et les colons ne pouvaient être ces indifférents-là. Dans la situation où ils se trouvaient, tout incident avait sa gravité, et certainement, depuis sept mois quils habitaient lîle, aucun ne sétait présenté avec un caractère aussi surprenant. Quoi quil en soit, oubliant leurs fatigues et dominés par la singularité de lévénement, ils étaient au pied de Granite-House, ne sachant que penser, ne sachant que faire, sinterrogeant sans pouvoir se répondre, multipliant des hypothèses toutes plus inadmissibles les unes que les autres. Nab se lamentait, très désappointé de ne pouvoir rentrer dans sa cuisine, dautant plus que les provisions de voyage étaient épuisées et quil navait aucun moyen de les renouveler en ce moment. «Mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous navons quune chose à faire, attendre le jour, et agir alors suivant les circonstances. Mais pour attendre, allons aux Cheminées. Là, nous serons à labri, et, si nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons dormir. -- Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là?» demanda encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de laventure. Quel que fût le «sans-gêne», la seule chose à faire était, comme lavait dit lingénieur, de regagner les Cheminées et dy attendre le jour. Toutefois, ordre fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de Granite-House, et quand Top recevait un ordre, Top lexécutait sans faire dobservation. Le brave chien resta donc au pied de la muraille, pendant que son maître et ses compagnons se réfugiaient dans les roches. De dire que les colons, malgré leur lassitude, dormirent bien sur le sable des Cheminées, cela serait altérer la vérité. Non seulement ils ne pouvaient quêtre fort anxieux de reconnaître limportance de ce nouvel incident, soit quil fût le résultat dun hasard dont les causes naturelles leur apparaîtraient au jour, soit, au contraire, quil fût loeuvre dun être humain, mais encore ils étaient fort mal couchés. Quoi quil en soit, dune façon ou dune autre, leur demeure était occupée en ce moment, et ils ne pouvaient la réintégrer. Or, Granite-House, cétait plus que leur demeure, cétait leur entrepôt. Là était tout le matériel de la colonie, armes, instruments, outils, munitions, réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et les colons auraient à recommencer leur aménagement, à refaire armes et outils. Chose grave! Aussi, cédant à linquiétude, lun ou lautre sortait-il, à chaque instant, pour voir si Top faisait bonne garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace sexaspérât de se sentir en face dun fait absolument inexplicable, et il sindignait en songeant quautour de lui, au-dessus de lui peut- être, sexerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. Gédéon Spilett partageait absolument son opinion à cet égard, et tous deux sentretinrent à plusieurs reprises, mais à mi-voix, des circonstances inexplicables qui mettaient en défaut leur perspicacité et leur expérience. Il y avait, à coup sûr, un mystère dans cette île, et comment le pénétrer? Harbert, lui, ne savait quimaginer et eût aimé à interroger Cyrus Smith. Quant à Nab, il avait fini par se dire que tout cela ne le regardait pas, que cela regardait son maître, et, sil neût pas craint de désobliger ses compagnons, le brave nègre aurait dormi cette nuit-là tout aussi consciencieusement que sil eût reposé sur sa couchette de Granite-House! Enfin, plus que tous, Pencroff enrageait, et il était, de bonne foi, fort en colère. «Cest une farce, disait-il, cest une farce quon nous a faite! Eh bien, je naime pas les farces, moi, et malheur au farceur, sil tombe sous ma main!» Dès que les premières lueurs du jour sélevèrent dans lest, les colons, convenablement armés, se rendirent sur le rivage, à la lisière des récifs. Granite-House, frappée directement par le soleil levant, ne devait pas tarder à séclairer des lumières de laube, et en effet, avant cinq heures, les fenêtres, dont les volets étaient clos, apparurent à travers leurs rideaux de feuillage. De ce côté, tout était en ordre, mais un cri séchappa de la poitrine des colons, quand ils aperçurent toute grande ouverte la porte, quils avaient fermée cependant avant leur départ. Quelquun sétait introduit dans Granite-House. Il ny avait plus à en douter. Léchelle supérieure, ordinairement tendue du palier à la porte, était à sa place; mais léchelle inférieure avait été retirée et relevée jusquau seuil. Il était plus quévident que les intrus avaient voulu se mettre à labri de toute surprise. Quant à reconnaître leur espèce et leur nombre, ce nétait pas possible encore, puisquaucun deux ne se montrait. Pencroff héla de nouveau. Pas de réponse. «Les gueux! sécria le marin. Voilà-t-il pas quils dorment tranquillement, comme sils étaient chez eux! Ohé! Pirates, bandits, corsaires, fils de John Bull!» Quand Pencroff, en sa qualité daméricain, avait traité quelquun de «fils de John Bull», il sétait élevé jusquaux dernières limites de linsulte. En ce moment, le jour se fit complètement, et la façade de Granite-House sillumina sous les rayons du soleil. Mais, à lintérieur comme à lextérieur, tout était muet et calme. Les colons en étaient à se demander si Granite-House était occupée ou non, et, pourtant, la position de léchelle le démontrait suffisamment, et il était même certain que les occupants, quels quils fussent, navaient pu senfuir! Mais comment arriver jusquà eux? Harbert eut alors lidée dattacher une corde à une flèche, et de lancer cette flèche de manière quelle vînt passer entre les premiers barreaux de léchelle, qui pendaient au seuil de la porte. On pourrait alors, au moyen de la corde, dérouler léchelle jusquà terre et rétablir la communication entre le sol et Granite-House. Il ny avait évidemment pas autre chose à faire, et, avec un peu dadresse, le moyen devait réussir. Très heureusement, arcs et flèches avaient été déposés dans un couloir des Cheminées, où se trouvaient aussi quelques vingtaines de brasses dune légère corde dhibiscus. Pencroff déroula cette corde, dont il fixa le bout à une flèche bien empennée. Puis, Harbert, après avoir placé la flèche sur son arc, visa avec un soin extrême lextrémité pendante de léchelle. Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Pencroff et Nab sétaient retirés en arrière, de façon à observer ce qui se passerait aux fenêtres de Granite-House. Le reporter, la carabine à lépaule, ajustait la porte. Larc se détendit, la flèche siffla, entraînant la corde, et vint passer entre les deux derniers échelons. Lopération avait réussi. Aussitôt, Harbert saisit lextrémité de la corde; mais, au moment où il donnait une secousse pour faire retomber léchelle, un bras, passant vivement entre le mur et la porte, la saisit et la ramena au dedans de Granite-House. «Triple gueux! sécria le marin. Si une balle peut faire ton bonheur, tu nattendras pas longtemps! -- Mais qui est-ce donc? demanda Nab. -- Qui? Tu nas pas reconnu?... -- Non. -- Mais cest un singe, un macaque, un sapajou, une guenon, un orang, un babouin, un gorille, un sagouin! Notre demeure a été envahie par des singes, qui ont grimpé par léchelle pendant notre absence!» Et, en ce moment, comme pour donner raison au marin, trois ou quatre quadrumanes se montraient aux fenêtres, dont ils avaient repoussé les volets, et saluaient les véritables propriétaires du lieu de mille contorsions et grimaces. «Je savais bien que ce nétait quune farce! sécria Pencroff, mais voilà un des farceurs qui payera pour les autres!» Le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et fit feu. Tous disparurent, sauf lun deux, qui, mortellement frappé, fut précipité sur la grève. Ce singe, de haute taille, appartenait au premier ordre des quadrumanes, on ne pouvait sy tromper. Que ce fût un chimpanzé, un orang, un gorille ou un gibbon, il prenait rang parmi ces anthropomorphes, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec les individus de race humaine. Dailleurs, Harbert déclara que cétait un orang-outang, et lon sait que le jeune garçon se connaissait en zoologie. «La magnifique bête! sécria Nab. -- Magnifique, tant que tu voudras! répondit Pencroff, mais je ne vois pas encore comment nous pourrons rentrer chez nous! -- Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est là! Quil recommence... -- Bon! Ces singes-là sont malins! sécria Pencroff, et ils ne se remettront pas aux fenêtres, et nous ne pourrons pas les tuer, et quand je pense aux dégâts quils peuvent commettre dans les chambres, dans le magasin... -- De la patience, répondit Cyrus Smith. Ces animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec! -- Je nen serai sûr que quand ils seront à terre, répondit le marin. Et dabord, savez-vous, Monsieur Smith, combien il y en a de douzaines, là-haut, de ces farceurs-là?» Il eût été difficile de répondre à Pencroff, et quant à recommencer la tentative du jeune garçon, cétait peu aisé, car lextrémité inférieure de léchelle avait été ramenée en dedans de la porte, et, quand on hala de nouveau sur la corde, la corde cassa et léchelle ne retomba point. Le cas était véritablement embarrassant. Pencroff rageait. La situation avait un certain côté comique, quil ne trouvait pas drôle du tout, pour sa part. Il était évident que les colons finiraient par réintégrer leur domicile et en chasser les intrus, mais quand et comment? Voilà ce quils nauraient pu dire. Deux heures se passèrent, pendant lesquelles les singes évitèrent de se montrer; mais ils étaient toujours là, et trois ou quatre fois, un museau ou une patte se glissèrent par la porte ou les fenêtres, qui furent salués de coups de fusil. «Dissimulons-nous, dit alors lingénieur. Peut-être les singes nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau. Mais que Spilett et Harbert sembusquent derrière les roches, et feu sur tout ce qui apparaîtra.» Les ordres de lingénieur furent exécutés, et, pendant que le reporter et le jeune garçon, les deux plus adroits tireurs de la colonie, se postaient à bonne portée, mais hors de la vue des singes, Nab, Pencroff et Cyrus Smith gravissaient le plateau et gagnaient la forêt pour tuer quelque gibier, car lheure du déjeuner était venue, et, en fait de vivres, il ne restait plus rien. Au bout dune demi-heure, les chasseurs revinrent avec quelques pigeons de roche, que lon fit rôtir tant bien que mal. Pas un singe navait reparu. Gédéon Spilett et Harbert allèrent prendre leur part du déjeuner, pendant que Top veillait sous les fenêtres. Puis, après avoir mangé, ils retournèrent à leur poste. Deux heures plus tard, la situation ne sétait encore aucunement modifiée. Les quadrumanes ne donnaient plus aucun signe dexistence, et cétait à croire quils avaient disparu; mais ce qui paraissait le plus probable, cest queffrayés par la mort de lun deux, épouvantés par les détonations des armes, ils se tenaient cois au fond des chambres de Granite-House, ou même dans le magasin. Et quand on songeait aux richesses que renfermait ce magasin, la patience, tant recommandée par lingénieur, finissait par dégénérer en violente irritation, et, franchement, il y avait de quoi. «Décidément, cest trop bête, dit enfin le reporter, et il ny a vraiment pas de raison pour que cela finisse! -- Il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là! sécria Pencroff. Nous en viendrions bien à bout, quand même ils seraient une vingtaine, mais, pour cela, il faut les combattre corps à corps! Ah çà! Ny a-t-il donc pas un moyen darriver jusquà eux? -- Si, répondit alors lingénieur, dont une idée venait de traverser lesprit. -- Un? dit Pencroff. Eh bien, cest le bon, puisquil ny en a pas dautres! Et quel est-il? -- Essayons de redescendre à Granite-House par lancien déversoir du lac, répondit lingénieur. -- Ah! Mille et mille diables! sécria le marin. Et je nai pas pensé à cela!» Cétait, en effet, le seul moyen de pénétrer dans Granite-House, afin dy combattre la bande et de lexpulser. Lorifice du déversoir était, il est vrai, fermé par un mur de pierres cimentées, quil serait nécessaire de sacrifier, mais on en serait quitte pour le refaire. Heureusement, Cyrus Smith navait pas encore effectué son projet de dissimuler cet orifice en le noyant sous les eaux du lac, car alors lopération eût demandé un certain temps. Il était déjà plus de midi, quand les colons, bien armés et munis de pics et de pioches, quittèrent les Cheminées, passèrent sous les fenêtres de Granite-House, après avoir ordonné à Top de rester à son poste, et se disposèrent à remonter la rive gauche de la Mercy, afin de gagner le plateau de Grande-vue. Mais ils navaient pas fait cinquante pas dans cette direction, quils entendirent les aboiements furieux du chien. Cétait comme un appel désespéré. Ils sarrêtèrent. «Courons!» dit Pencroff. Et tous de redescendre la berge à toutes jambes. Arrivés au tournant, ils virent que la situation avait changé. En effet, les singes, pris dun effroi subit, provoqué par quelque cause inconnue, cherchaient à senfuir. Deux ou trois couraient et sautaient dune fenêtre à lautre avec une agilité de clowns. Ils ne cherchaient même pas à replacer léchelle, par laquelle il leur eût été facile de descendre, et, dans leur épouvante, peut-être avaient-ils oublié ce moyen de déguerpir. Bientôt, cinq ou six furent en position dêtre tirés, et les colons, les visant à laise, firent feu. Les uns, blessés ou tués, retombèrent au dedans des chambres, en poussant des cris aigus. Les autres, précipités au dehors, se brisèrent dans leur chute, et, quelques instants après, on pouvait supposer quil ny avait plus un quadrumane vivant dans Granite-House. «Hurrah! sécria Pencroff, hurrah! Hurrah! -- Pas tant de hurrahs! dit Gédéon Spilett. -- Pourquoi? Ils sont tous tués, répondit le marin. -- Daccord, mais cela ne nous donne pas le moyen de rentrer chez nous. -- Allons au déversoir! répliqua Pencroff. -- Sans doute, dit lingénieur. Cependant, il eût été préférable...» En ce moment, et comme une réponse faite à lobservation de Cyrus Smith, on vit léchelle glisser sur le seuil de la porte, puis se dérouler et retomber jusquau sol. «Ah! Mille pipes! Voilà qui est fort! sécria le marin en regardant Cyrus Smith. -- Trop fort! murmura lingénieur, qui sélança le premier sur léchelle. -- Prenez garde, Monsieur Cyrus! sécria Pencroff, sil y a encore quelques-uns de ces sagouins... -- Nous verrons bien», répondit lingénieur sans sarrêter. Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute, ils étaient arrivés au seuil de la porte. On chercha partout. Personne dans les chambres, ni dans le magasin qui avait été respecté par la bande des quadrumanes. «Ah çà, et léchelle? sécria le marin. Quel est donc le gentleman qui nous la renvoyée?» Mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un grand singe, qui sétait réfugié dans le couloir, se précipita dans la salle, poursuivi par Nab. «Ah! Le bandit!» sécria Pencroff. Et la hache à la main, il allait fendre la tête de lanimal, lorsque Cyrus Smith larrêta et lui dit: «Épargnez-le, Pencroff. -- Que je fasse grâce à ce moricaud? -- Oui! Cest lui qui nous a jeté léchelle!» Et lingénieur dit cela dune voix si singulière, quil eût été difficile de savoir sil parlait sérieusement ou non. Néanmoins, on se jeta sur le singe, qui, après sêtre défendu vaillamment, fut terrassé et garrotté. «Ouf! sécria Pencroff. Et quest-ce que nous en ferons maintenant? -- Un domestique!» répondit Harbert. Et en parlant ainsi, le jeune garçon ne plaisantait pas tout à fait, car il savait le parti que lon peut tirer de cette race intelligente des quadrumanes. Les colons sapprochèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. Il appartenait bien à cette espèce des anthropomorphes dont langle facial nest pas sensiblement inférieur à celui des australiens et des hottentots. Cétait un orang, et qui, comme tel, navait ni la férocité du babouin, ni lirréflexion du macaque, ni la malpropreté du sagouin, ni les impatiences du magot, ni les mauvais instincts du cynocéphale. Cest à cette famille des anthropomorphes que se rapportent tant de traits qui indiquent chez ces animaux une intelligence quasi- humaine. Employés dans les maisons, ils peuvent servir à table, nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers, manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et même boire le vin... tout aussi bien que le meilleur domestique à deux pieds sans plumes. On sait que Buffon posséda un de ces singes, qui le servit longtemps comme un serviteur fidèle et zélé. Celui qui était alors garrotté dans la salle de Granite-House était un grand diable, haut de six pieds, corps admirablement proportionné, poitrine large, tête de grosseur moyenne, angle facial atteignant soixante-cinq degrés, crâne arrondi, nez saillant, peau recouverte dun poil poli, doux et luisant, -- enfin un type accompli des anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus petits que des yeux humains, brillaient dune intelligente vivacité; ses dents blanches resplendissaient sous sa moustache, et il portait une petite barbe frisée de couleur noisette. «Un beau gars! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa langue, on pourrait lui parler! -- Ainsi, dit Nab, cest sérieux, mon maître? Nous allons le prendre comme domestique? -- Oui, Nab, répondit en souriant lingénieur. Mais ne sois pas jaloux! -- Et jespère quil fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. Il paraît jeune, son éducation sera facile, et nous ne serons pas obligés, pour le soumettre, demployer la force, ni de lui arracher les canines, comme on fait en pareille circonstance! Il ne peut que sattacher à des maîtres qui seront bons pour lui. -- Et on le sera», répondit Pencroff, qui avait oublié toute sa rancune contre «les farceurs.» Puis, sapprochant de lorang: «Eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, comment cela va-t-il?» Lorang répondit par un petit grognement qui ne dénotait pas trop de mauvaise humeur. «Nous voulons donc faire partie de la colonie? demanda le marin. Nous allons donc entrer au service de M Cyrus Smith?» Nouveau grognement approbateur du singe. «Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage?» Troisième grognement affirmatif. «Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett. -- Bon! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. Et puis, pas de gages! -- entendez-vous, mon garçon? Pour commencer, nous ne vous donnerons pas de gages, mais nous les doublerons plus tard, si nous sommes contents de vous!» Cest ainsi que la colonie saccrut dun nouveau membre, qui devait lui rendre plus dun service. Quant au nom dont on lappellerait, le marin demanda quen souvenir dun autre singe quil avait connu, il fût appelé Jupiter, et Jup par abréviation. Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-House. CHAPITRE VII Les colons de lîle Lincoln avaient donc reconquis leur domicile, sans avoir été obligés de suivre lancien déversoir, ce qui leur épargna des travaux de maçonnerie. Il était heureux, en vérité, quau moment où ils se disposaient à le faire, la bande de singes eût été prise dune terreur, non moins subite quinexplicable, qui les avait chassés de Granite-House. Ces animaux avaient-ils donc pressenti quun assaut sérieux allait leur être donné par une autre voie? Cétait à peu près la seule façon dinterpréter leur mouvement de retraite. Pendant les dernières heures de cette journée, les cadavres des singes furent transportés dans le bois, où on les enterra; puis, les colons semployèrent à réparer le désordre causé par les intrus, -- désordre et non dégât, car sils avaient bouleversé le mobilier des chambres, du moins navaient-ils rien brisé. Nab ralluma ses fourneaux, et les réserves de loffice fournirent un repas substantiel auquel tous firent largement honneur. Jup ne fut point oublié, et il mangea avec appétit des amandes de pignon et des racines de rhyomes, dont il se vit abondamment approvisionné. Pencroff avait délié ses bras, mais il jugea convenable de lui laisser les entraves aux jambes jusquau moment où il pourrait compter sur sa résignation. Puis, avant de se coucher, Cyrus Smith et ses compagnons, assis autour de la table, discutèrent quelques projets dont lexécution était urgente. Les plus importants et les plus pressés étaient létablissement dun pont sur la Mercy, afin de mettre la partie sud de lîle en communication avec Granite-House, puis la fondation dun corral, destiné au logement des mouflons ou autres animaux à laine quil convenait de capturer. On le voit, ces deux projets tendaient à résoudre la question des vêtements, qui était alors la plus sérieuse. En effet, le pont rendrait facile le transport de lenveloppe du ballon, qui donnerait le linge, et le corral devait fournir la récolte de laine, qui donnerait les vêtements dhiver. Quant à ce corral, lintention de Cyrus Smith était de létablir aux sources mêmes du Creek-Rouge, là où les ruminants trouveraient des pâturages qui leur procureraient une nourriture fraîche et abondante. Déjà la route entre le plateau de Grande-vue et les sources était en partie frayée, et avec un chariot mieux conditionné que le premier, les charrois seraient plus faciles, surtout si lon parvenait à capturer quelque animal de trait. Mais, sil ny avait aucun inconvénient à ce que le corral fût éloigné de Granite-House, il nen eût pas été de même de la basse- cour, sur laquelle Nab appela lattention des colons. Il fallait, en effet, que les volatiles fussent à la portée du chef de cuisine, et aucun emplacement ne parut plus favorable à létablissement de ladite basse-cour que cette portion des rives du lac qui confinait à lancien déversoir. Les oiseaux aquatiques y sauraient prospérer aussi bien que les autres, et le couple de tinamous, pris dans la dernière excursion, devait servir à un premier essai de domestication. Le lendemain, -- 3 novembre, -- les nouveaux travaux furent commencés par la construction du pont, et tous les bras furent requis pour cette importante besogne. Scies, haches, ciseaux, marteaux furent chargés sur les épaules des colons, qui, transformés en charpentiers, descendirent sur la grève. Là, Pencroff fit une réflexion: «Et si, pendant notre absence, il allait prendre fantaisie à maître Jup de retirer cette échelle quil nous a si galamment renvoyée hier? -- Assujettissons-la par son extrémité inférieure», répondit Cyrus Smith. Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. Puis, les colons, remontant la rive gauche de la Mercy, arrivèrent bientôt au coude formé par la rivière. Là, ils sarrêtèrent, afin dexaminer si le pont ne devrait pas être jeté en cet endroit. Lendroit parut convenable. En effet, de ce point au port Ballon, découvert la veille sur la côte méridionale, il ny avait quune distance de trois milles et demi, et, du pont au port, il serait aisé de frayer une route carrossable, qui rendrait les communications faciles entre Granite-House et le sud de lîle. Cyrus Smith fit alors part à ses compagnons dun projet à la fois très simple à exécuter et très avantageux, quil méditait depuis quelque temps. Cétait disoler complètement le plateau de Grande-vue, afin de le mettre à labri de toute attaque de quadrupèdes ou de quadrumanes. De cette façon, Granite-House, les Cheminées, la basse-cour et toute la partie supérieure du plateau, destinée aux ensemencements, seraient protégées contre les déprédations des animaux. Rien nétait plus facile à exécuter que ce projet, et voici comment lingénieur comptait opérer. Le plateau se trouvait déjà défendu sur trois côtés par des cours deau, soit artificiels, soit naturels: au nord-ouest, par la rive du lac Grant, depuis langle appuyé à lorifice de lancien déversoir jusquà la coupée faite à la rive est du lac pour léchappement des eaux; au nord, depuis cette coupée jusquà la mer, par le nouveau cours deau qui sétait creusé un lit sur le plateau et sur la grève, en amont et en aval de la chute, et il suffisait, en effet, de creuser le lit de ce creek pour en rendre le passage impraticable aux animaux; sur toute la lisière de lest, par la mer elle-même, depuis lembouchure du susdit creek jusquà lembouchure de la Mercy; au sud, enfin, depuis cette embouchure jusquau coude de la Mercy où devait être établi le pont. Restait donc la partie ouest du plateau, comprise entre le coude de la rivière et langle sud du lac, sur une distance inférieure à un mille, qui était ouverte à tout venant. Mais rien nétait plus facile que de creuser un fossé, large et profond, qui serait rempli par les eaux du lac, et dont le trop-plein irait se jeter par une seconde chute dans le lit de la Mercy. Le niveau du lac sabaisserait un peu, sans doute, par suite de ce nouvel épanchement de ses eaux, mais Cyrus Smith avait reconnu que le débit du Creek-Rouge était assez considérable pour permettre lexécution de son projet. «Ainsi donc, ajouta lingénieur, le plateau de Grande-vue sera une île véritable, étant entouré deau de toutes parts, et il ne communiquera avec le reste de notre domaine que par le pont que nous allons jeter sur la Mercy, les deux ponceaux déjà établis en amont et en aval de la chute, et enfin deux autres ponceaux à construire, lun sur le fossé que je vous propose de creuser, et lautre sur la rive gauche de la Mercy. Or, si ces pont et ponceaux peuvent être levés à volonté, le plateau de Grande-vue sera à labri de toute surprise.» Cyrus Smith, afin de se faire mieux comprendre de ses compagnons, avait dessiné une carte du plateau, et son projet fut immédiatement saisi dans tout son ensemble. Aussi un avis unanime lapprouva-t-il, et Pencroff, brandissant sa hache de charpentier, de sécrier: «Au pont, dabord!» Cétait le travail le plus urgent. Des arbres furent choisis, abattus, ébranchés, débités en poutrelles, en madriers et en planches. Ce pont, fixe dans la partie qui sappuyait à la rive droite de la Mercy, devait être mobile dans la partie qui se relierait à la rive gauche, de manière à pouvoir se relever au moyen de contre-poids, comme certains ponts décluse. On le comprend, ce fut un travail considérable, et sil fut habilement conduit, du moins demanda-t-il un certain temps, car la Mercy était large de quatre-vingts pieds environ. Il fallut donc enfoncer des pieux dans le lit de la rivière, afin de soutenir le tablier fixe du pont, et établir une sonnette pour agir sur les têtes de pieux, qui devaient former ainsi deux arches et permettre au pont de supporter de lourds fardeaux. Très heureusement ne manquaient ni les outils pour travailler le bois, ni les ferrures pour le consolider, ni lingéniosité dun homme qui sentendait merveilleusement à ces travaux, ni enfin le zèle de ses compagnons, qui, depuis sept mois, avaient nécessairement acquis une grande habileté de main. Et il faut le dire, Gédéon Spilett nétait pas le plus maladroit et luttait dadresse avec le marin lui-même», qui naurait jamais tant attendu dun simple journaliste!» La construction du pont de la Mercy dura trois semaines, qui furent très sérieusement occupées. On déjeunait sur le lieu même des travaux, et, le temps étant magnifique alors, on ne rentrait que pour souper à Granite-House. Pendant cette période, on put constater que maître Jup sacclimatait aisément et se familiarisait avec ses nouveaux maîtres, quil regardait toujours dun oeil extrêmement curieux. Cependant, par mesure de précaution, Pencroff ne lui laissait pas encore liberté complète de ses mouvements, voulant attendre, avec raison, que les limites du plateau eussent été rendues infranchissables par suite des travaux projetés. Top et Jup étaient au mieux et jouaient volontiers ensemble, mais Jup faisait tout gravement. Le 20 novembre, le pont fut terminé. Sa partie mobile, équilibrée par des contre-poids, basculait aisément, et il ne fallait quun léger effort pour la relever; entre sa charnière et la dernière traverse sur laquelle elle venait sappuyer, quand on la refermait, il existait un intervalle de vingt pieds, qui était suffisamment large pour que les animaux ne pussent le franchir. Il fut alors question daller chercher lenveloppe de laérostat, que les colons avaient hâte de mettre en complète sûreté; mais pour la transporter, il y avait nécessité de conduire un chariot jusquau port Ballon, et, par conséquent, nécessité de frayer une route à travers les épais massifs du Far-West. Cela exigeait un certain temps. Aussi Nab et Pencroff poussèrent-ils dabord une reconnaissance jusquau port, et comme ils constatèrent que le «stock de toile «ne souffrait aucunement dans la grotte où il avait été emmagasiné, il fut décidé que les travaux relatifs au plateau de Grande-vue seraient poursuivis sans discontinuer. «Cela, fit observer Pencroff, nous permettra détablir notre basse-cour dans des conditions meilleures, puisque nous naurons à craindre ni la visite des renards, ni lagression dautres bêtes nuisibles. -- Sans compter, ajouta Nab, que nous pourrons défricher le plateau, y transplanter les plantes sauvages... -- Et préparer notre second champ de blé!» sécria le marin dun air triomphant. Cest quen effet le premier champ de blé, ensemencé uniquement dun seul grain, avait admirablement prospéré, grâce aux soins de Pencroff. Il avait produit les dix épis annoncés par lingénieur, et, chaque épi portant quatre-vingts grains, la colonie se trouvait à la tête de huit cents grains, -- en six mois, -- ce qui promettait une double récolte chaque année. Ces huit cents grains, moins une cinquantaine, qui furent réservés par prudence, devaient donc être semés dans un nouveau champ, et avec non moins de soin que le grain unique. Le champ fut préparé, puis entouré dune forte palissade, haute et aiguë, que les quadrupèdes eussent très difficilement franchie. Quant aux oiseaux, des tourniquets criards et des mannequins effrayants, dus à limagination fantasque de Pencroff, suffirent à les écarter. Les sept cent cinquante grains furent alors déposés dans de petits sillons bien réguliers, et la nature dut faire le reste. Le 21 novembre, Cyrus Smith commença à dessiner le fossé qui devait fermer le plateau à louest, depuis langle sud du lac Grant jusquau coude de la Mercy. Il y avait là deux à trois pieds de terre végétale, et, au-dessous, le granit. Il fallut donc fabriquer à nouveau de la nitro-glycérine, et la nitro-glycérine fit son effet accoutumé. En moins de quinze jours, un fossé large de douze pieds, profond de six, fut creusé dans le dur sol du plateau. Une nouvelle saignée fut, par le même moyen, pratiquée à la lisière rocheuse du lac, et les eaux se précipitèrent dans ce nouveau lit, en formant un petit cours deau auquel on donna le nom de «Creek-Glycérine» et qui devint un affluent de la Mercy. Ainsi que lavait annoncé lingénieur, le niveau du lac baissa, mais dune façon presque insensible. Enfin, pour compléter la clôture, le lit du ruisseau de la grève fut considérablement élargi, et on maintint les sables au moyen dune double palissade. Avec la première quinzaine de décembre, ces travaux furent définitivement achevés, et le plateau de Grande-vue, cest-à-dire une sorte de pentagone irrégulier ayant un périmètre de quatre milles environ, entouré dune ceinture liquide, fut absolument à labri de toute agression. Pendant ce mois de décembre, la chaleur fut très forte. Cependant les colons ne voulurent point suspendre lexécution de leurs projets, et, comme il devenait urgent dorganiser la basse-cour, on procéda à son organisation. Inutile de dire que, depuis la fermeture complète du plateau, maître Jup avait été mis en liberté. Il ne quittait plus ses maîtres et ne manifestait aucune envie de séchapper. Cétait un animal doux, très vigoureux pourtant, et dune agilité surprenante. Ah! quand il sagissait descalader léchelle de Granite-House, nul neût pu rivaliser avec lui. On lemployait déjà à quelques travaux: il traînait des charges de bois et charriait les pierres qui avaient été extraites du lit du Creek- Glycérine. «Ce nest pas encore un maçon, mais cest déjà un singe!» disait plaisamment Harbert, en faisant allusion à ce surnom de «singe» que les maçons donnent à leurs apprentis. Et si jamais nom fut justifié, cétait bien celui-là! La basse-cour occupa une aire de deux cents yards carrés, qui fut choisie sur la rive sud-est du lac. On lentoura dune palissade, et on construisit différents abris pour les animaux qui devaient la peupler. Cétaient des cahutes de branchages, divisées en compartiments, qui nattendirent bientôt plus que leurs hôtes. Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne tardèrent pas à donner de nombreux petits. Ils eurent pour compagnons une demi- douzaine de canards, habitués des bords du lac. Quelques-uns appartenaient à cette espèce chinoise, dont les ailes souvrent en éventail, et qui, par léclat et la vivacité de leur plumage, rivalisent avec les faisans dorés. Quelques jours après, Harbert sempara dun couple de gallinacés à queue arrondie et faite de longues pennes, de magnifiques «alectors», qui ne tardèrent pas à sapprivoiser. Quant aux pélicans, aux martins-pêcheurs, aux poules deau, ils vinrent deux-mêmes au rivage de la basse-cour, et tout ce petit monde, après quelques disputes, roucoulant, piaillant, gloussant, finit par sentendre, et saccrut dans une proportion rassurante pour lalimentation future de la colonie. Cyrus Smith, voulant aussi compléter son oeuvre, établit un pigeonnier dans un angle de la basse-cour. On y logea une douzaine de ces pigeons qui fréquentaient les hauts rocs du plateau. Ces oiseaux shabituèrent aisément à rentrer chaque soir à leur nouvelle demeure, et montrèrent plus de propension à se domestiquer que les ramiers leurs congénères, qui, dailleurs, ne se reproduisent quà létat sauvage. Enfin, le moment était venu dutiliser, pour la confection du linge, lenveloppe de laérostat, car, quant à la garder sous cette forme et à se risquer dans un ballon à air chaud pour quitter lîle, au- dessus dune mer pour ainsi dire sans limites, ce neût été admissible que pour des gens qui auraient manqué de tout, et Cyrus Smith, esprit pratique, ny pouvait songer. Il sagissait donc de rapporter lenveloppe à Granite-House, et les colons soccupèrent de rendre leur lourd chariot plus maniable et plus léger. Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur était encore à trouver! Nexistait-il donc pas dans lîle quelque ruminant despèce indigène qui pût remplacer cheval, âne, boeuf ou vache? Cétait la question. «En vérité, disait Pencroff, une bête de trait nous serait fort utile, en attendant que M Cyrus voulût bien construire un chariot à vapeur, ou même une locomotive, car certainement, un jour, nous aurons un chemin de fer de Granite-House au port Ballon, avec embranchement sur le mont Franklin!» Et lhonnête marin, en parlant ainsi, croyait ce quil disait! Oh! Imagination, quand la foi sen mêle! Mais, pour ne rien exagérer, un simple quadrupède attelable eût bien fait laffaire de Pencroff, et comme la providence avait un faible pour lui, elle ne le fit pas languir. Un jour, le 23 décembre, on entendit à la fois Nab crier et Top aboyer à qui mieux mieux. Les colons, occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt, craignant quelque fâcheux incident. Que virent-ils? Deux beaux animaux de grande taille, qui sétaient imprudemment aventurés sur le plateau, dont les ponceaux navaient pas été fermés. On eût dit deux chevaux, ou tout au moins deux ânes, mâle et femelle, formes fines, pelage isabelle, jambes et queue blanches, zébrés de raies noires sur la tête, le cou et le tronc. Ils savançaient tranquillement, sans marquer aucune inquiétude, et ils regardaient dun oeil vif ces hommes, dans lesquels ils ne pouvaient encore reconnaître des maîtres. «Ce sont des onaggas! sécria Harbert, des quadrupèdes qui tiennent le milieu entre le zèbre et le couagga! -- Pourquoi pas des ânes? demanda Nab. -- Parce quils nont point les oreilles longues et que leurs formes sont plus gracieuses! -- Ânes ou chevaux, riposta Pencroff, ce sont des «moteurs», comme dirait M Smith, et, comme tels, bons à capturer!» Le marin, sans effrayer les deux animaux, se glissant entre les herbes jusquau ponceau du Creek-Glycérine, le fit basculer, et les onaggas furent prisonniers. Maintenant, semparerait-on deux par la violence et les soumettrait-on à une domestication forcée? Non. Il fut décidé que, pendant quelques jours, on les laisserait aller et venir librement sur le plateau, où lherbe était abondante, et immédiatement lingénieur fit construire près de la basse-cour une écurie, dans laquelle les onaggas devaient trouver, avec une bonne litière, un refuge pendant la nuit. Ainsi donc, ce couple magnifique fut laissé entièrement libre de ses mouvements, et les colons évitèrent même de leffrayer en sapprochant. Plusieurs fois, cependant, les onaggas parurent éprouver le besoin de quitter ce plateau, trop restreint pour eux, habitués aux larges espaces et aux forêts profondes. On les voyait, alors, suivre la ceinture deau qui leur opposait une infranchissable barrière, jeter quelques braiments aigus, puis galoper à travers les herbes, et, le calme revenu, ils restaient des heures entières à considérer ces grands bois qui leur étaient fermés sans retour! Cependant, des harnais et des traits en fibres végétales avaient été confectionnés, et quelques jours après la capture des onaggas, non seulement le chariot était prêt à être attelé, mais une route droite, ou plutôt une coupée avait été faite à travers la forêt du Far-West, depuis le coude de la Mercy jusquau port Ballon. On pouvait donc y conduire le chariot, et ce fut vers la fin de décembre quon essaya pour la première fois les onaggas. Pencroff avait déjà assez amadoué ces animaux pour quils vinssent lui manger dans la main, et ils se laissaient approcher sans difficulté, mais, une fois attelés, ils se cabrèrent, et on eut grandpeine à les contenir. Cependant ils ne devaient pas tarder à se plier à ce nouveau service, car lonagga, moins rebelle que le zèbre, sattelle fréquemment dans les parties montagneuses de lAfrique australe, et on a même pu lacclimater en Europe sous des zones relativement froides. Ce jour-là, toute la colonie, sauf Pencroff, qui marchait à la tête de ses bêtes, monta dans le chariot et prit la route du port Ballon. Si lon fut cahoté sur cette route à peine ébauchée, cela va sans dire; mais le véhicule arriva sans encombre, et, le jour même, on put y charger lenveloppe et les divers agrès de laérostat. À huit heures du soir, le chariot, après avoir repassé le pont de la Mercy, redescendait la rive gauche de la rivière et sarrêtait sur la grève. Les onaggas étaient dételés, puis ramenés à leur écurie, et Pencroff, avant de sendormir, poussait un soupir de satisfaction qui fit bruyamment retentir les échos de Granite- House. CHAPITRE VIII La première semaine de janvier fut consacrée à la confection du linge nécessaire à la colonie. Les aiguilles trouvées dans la caisse fonctionnèrent entre des doigts vigoureux, sinon délicats, et on peut affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement. Le fil ne manqua pas, grâce à lidée queut Cyrus Smith de réemployer celui qui avait déjà servi à la couture des bandes de laérostat. Ces longues bandes furent décousues avec une patience admirable par Gédéon Spilett et Harbert, car Pencroff avait dû Renoncer à ce travail, qui lagaçait outre mesure; mais quand il se fut agi de coudre, il neut pas son égal. Personne nignore, en effet, que les marins ont une aptitude remarquable pour le métier de couturière. Les toiles qui composaient lenveloppe de laérostat furent ensuite dégraissées au moyen de soude et de potasse obtenues par incinération de plantes, de telle sorte que le coton, débarrassé du vernis, reprit sa souplesse et son élasticité naturelles; puis, soumis à laction décolorante de latmosphère, il acquit une blancheur parfaite. Quelques douzaines de chemises et de chaussettes -- celles-ci non tricotées, bien entendu, mais faites de toiles cousues -- furent ainsi préparées. Quelle jouissance ce fut pour les colons de revêtir enfin du linge blanc -- linge très rude sans doute, mais ils nen étaient pas à sinquiéter de si peu -- et de se coucher entre des draps, qui firent des couchettes de Granite-House des lits tout à fait sérieux. Ce fut aussi vers cette époque que lon confectionna des chaussures en cuir de phoque, qui vinrent remplacer à propos les souliers et les bottes apportés dAmérique. On peut affirmer que ces nouvelles chaussures furent larges et longues et ne gênèrent jamais le pied des marcheurs! Avec le début de lannée 1866, les chaleurs furent persistantes, mais la chasse sous bois ne chôma point. Agoutis, pécaris, cabiais, kangourous, gibiers de poil et de plume fourmillaient véritablement, et Gédéon Spilett et Harbert étaient trop bons tireurs pour perdre désormais un seul coup de fusil. Cyrus Smith leur recommandait toujours de ménager les munitions, et il prit des mesures pour remplacer la poudre et le plomb qui avaient été trouvés dans la caisse, et quil voulait réserver pour lavenir. Savait-il, en effet, où le hasard pourrait jeter un jour, lui et les siens, dans le cas où ils quitteraient leur domaine? Il fallait donc parer à toutes les nécessités de linconnu, et ménager les munitions, en leur substituant dautres substances aisément renouvelables. Pour remplacer le plomb, dont Cyrus Smith navait rencontré aucune trace dans lîle, il employa sans trop de désavantage de la grenaille de fer, qui était facile à fabriquer. Ces grains nayant pas la pesanteur des grains de plomb, il dut les faire plus gros, et chaque charge en contint moins, mais ladresse des chasseurs suppléa à ce défaut. Quant à la poudre, Cyrus Smith aurait pu en faire, car il avait à sa disposition du salpêtre, du soufre et du charbon; mais cette préparation demande des soins extrêmes, et, sans un outillage spécial, il est difficile de la produire en bonne qualité. Cyrus Smith préféra donc fabriquer du pyroxyle, cest-à-dire du fulmi-coton, substance dans laquelle le coton nest pas indispensable, car il ny entre que comme cellulose. Or, la cellulose nest autre chose que le tissu élémentaire des végétaux, et elle se trouve à peu près à létat de pureté, non seulement dans le coton, mais dans les fibres textiles du chanvre et du lin, dans le papier, le vieux linge, la moelle de sureau, etc. Or, précisément, les sureaux abondaient dans lîle, vers lembouchure du Creek-Rouge, et les colons employaient déjà en guise de café les baies de ces arbrisseaux, qui appartiennent à la famille des caprifoliacées. Ainsi donc, cette moelle de sureau, cest-à-dire la cellulose, il suffisait de la récolter, et, quant à lautre substance nécessaire à la fabrication du pyroxyle, ce nétait que de lacide azotique fumant. Or, Cyrus Smith, ayant de lacide sulfurique à sa disposition, avait déjà pu facilement produire de lacide azotique, en attaquant le salpêtre que lui fournissait la nature. Il résolut donc de fabriquer et demployer du pyroxyle, tout en lui reconnaissant dassez graves inconvénients, cest-à-dire une grande inégalité deffet, une excessive inflammabilité, puisquil senflamme à cent soixante-dix degrés au lieu de deux cent quarante, et enfin une déflagration trop instantanée qui peut dégrader les armes à feu. En revanche, les avantages du pyroxyle consistaient en ceci, quil ne saltérait pas par lhumidité, quil nencrassait pas le canon des fusils, et que sa force propulsive était quadruple de celle de la poudre ordinaire. Pour faire le pyroxyle, il suffit de plonger pendant un quart dheure de la cellulose dans de lacide azotique fumant, puis de laver à grande eau et de faire sécher. On le voit, rien nest plus simple. Cyrus Smith navait à sa disposition que de lacide azotique ordinaire, et non de lacide azotique fumant ou monohydraté, cest-à-dire de lacide qui émet des vapeurs blanchâtres au contact de lair humide; mais en substituant à ce dernier de lacide azotique ordinaire, mélangé dans la proportion de trois volumes à cinq volumes dacide sulfurique concentré, lingénieur devait obtenir le même résultat, et il lobtint. Les chasseurs de lîle eurent donc bientôt à leur disposition une substance parfaitement préparée, et qui, employée avec discrétion, donna dexcellents résultats. Vers cette époque, les colons défrichèrent trois acres du plateau de Grande-vue, et le reste fut conservé à létat de prairies pour lentretien des onaggas. Plusieurs excursions furent faites dans les forêts du Jacamar et du Far-West, et lon rapporta une véritable récolte de végétaux sauvages, épinards, cresson, raifort, raves, quune culture intelligente devait bientôt modifier, et qui allaient tempérer le régime dalimentation azotée auquel avaient été jusque-là soumis les colons de lîle Lincoln. On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. Chaque excursion était, en même temps, un moyen daméliorer les routes, dont la chaussée se tassait peu à peu sous les roues du chariot. La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux offices de Granite-House. Comme elle était située un peu au dehors du point où sannonçait le Creek-Glycérine, ses hôtes ne pouvaient pénétrer sur le plateau réservé, ni ravager, par conséquent, les plantations nouvellement faites. Quant à lhuîtrière, disposée au milieu des rocs de la plage et dont les produits étaient fréquemment renouvelés, elle donnait quotidiennement dexcellents mollusques. En outre, la pêche, soit dans les eaux du lac, soit dans le courant de la Mercy, ne tarda pas à être fructueuse, car Pencroff avait installé des lignes de fond, armées dhameçons de fer, auxquels se prenaient fréquemment de belles truites et certains poissons, extrêmement savoureux, dont les flancs argentés étaient semés de petites taches jaunâtres. Aussi maître Nab, chargé des soins culinaires, pouvait-il varier agréablement le menu de chaque repas. Seul, le pain manquait encore à la table des colons, et, on la dit, cétait une privation à laquelle ils étaient vraiment sensibles. On fit aussi, vers cette époque, la chasse aux tortues marines, qui fréquentaient les plages du cap Mandibule. En cet endroit, la grève était hérissée de petites boursouflures, renfermant des oeufs parfaitement sphériques, à coque blanche et dure, et dont lalbumine a la propriété de ne point se coaguler comme celle des oeufs doiseaux. Cétait le soleil qui se chargeait de les faire éclore, et leur nombre était naturellement très considérable, puisque chaque tortue peut en pondre annuellement jusquà deux cent cinquante. «Un véritable champ doeufs, fit observer Gédéon Spilett, et il ny a quà les récolter.» Mais on ne se contenta pas des produits, on fit aussi la chasse aux producteurs, chasse qui permit de rapporter à Granite-House une douzaine de ces chéloniens, véritablement très estimables au point de vue alimentaire. Le bouillon de tortue, relevé dherbes aromatiques et agrémenté de quelques crucifères, attira souvent des éloges mérités à maître Nab, son préparateur. Il faut encore citer ici une circonstance heureuse, qui permit de faire de nouvelles réserves pour lhiver. Des saumons vinrent par bandes saventurer dans la Mercy et en remontèrent le cours pendant plusieurs milles. Cétait lépoque à laquelle les femelles, allant rechercher des endroits convenables pour frayer, précédaient les mâles et faisaient grand bruit à travers les eaux douces. Un millier de ces poissons, qui mesuraient jusquà deux pieds et demi de longueur, sengouffra ainsi dans la rivière, et il suffit détablir quelques barrages pour en retenir une grande quantité. On en prit ainsi plusieurs centaines, qui furent salés et mis en réserve pour le temps où lhiver, glaçant les cours deau, rendrait toute pêche impraticable. Ce fut à cette époque que le très intelligent Jup fut élevé aux fonctions de valet de chambre. Il avait été vêtu dune jaquette, dune culotte courte en toile blanche et dun tablier dont les poches faisaient son bonheur, car il y fourrait ses mains et ne souffrait pas quon vînt y fouiller. Ladroit orang avait été merveilleusement stylé par Nab, et on eût dit que le nègre et le singe se comprenaient quand ils causaient ensemble. Jup avait, dailleurs, pour Nab une sympathie réelle, et Nab la lui rendait. À moins quon neût besoin de ses services, soit pour charrier du bois, soit pour grimper à la cime de quelque arbre, Jup passait la plus grande partie de son temps à la cuisine et cherchait à imiter Nab en tout ce quil lui voyait faire. Le maître montrait, dailleurs, une patience et même un zèle extrême à instruire son élève, et lélève déployait une intelligence remarquable à profiter des leçons que lui donnait son maître. Quon juge donc de la satisfaction que procura un jour maître Jup aux convives de Granite-House, quand, la serviette sur le bras, il vint, sans quils en eussent été prévenus, les servir à table. Adroit, attentif, il sacquitta de son service avec une adresse parfaite, changeant les assiettes, apportant les plats, versant à boire, le tout avec un sérieux qui amusa au dernier point les colons et dont senthousiasma Pencroff. «Jup, du potage! -- Jup, un peu dagouti! -- Jup, une assiette! -- Jup! Brave Jup! Honnête Jup!» On nentendait que cela, et Jup, sans se déconcerter jamais, répondait à tout, veillait à tout, et il hocha sa tête intelligente, quand Pencroff, refaisant sa plaisanterie du premier jour, lui dit: «Décidément, Jup, il faudra vous doubler vos gages!» Inutile de dire que lorang était alors absolument acclimaté à Granite-House, et quil accompagnait souvent ses maîtres dans la forêt, sans jamais manifester aucune envie de senfuir. Il fallait le voir, alors, marcher de la façon la plus amusante, avec une canne que Pencroff lui avait faite et quil portait sur son épaule comme un fusil! Si lon avait besoin de cueillir quelque fruit à la cime dun arbre, quil était vite en haut! Si la roue du chariot venait à sembourber, avec quelle vigueur Jup, dun seul coup dépaule, la remettait en bon chemin! «Quel gaillard! sécriait souvent Pencroff. Sil était aussi méchant quil est bon, il ny aurait pas moyen den venir à bout!» Ce fut vers la fin de janvier que les colons entreprirent de grands travaux dans la partie centrale de lîle. Il avait été décidé que, vers les sources du Creek-Rouge, au pied du mont Franklin, serait fondé un corral, destiné à contenir les ruminants, dont la présence eût été gênante à Granite-House, et plus particulièrement ces mouflons, qui devaient fournir la laine destinée à la confection des vêtements dhiver. Chaque matin, la colonie, quelquefois tout entière, le plus souvent représentée seulement par Cyrus Smith, Harbert et Pencroff, se rendait aux sources du creek, et, les onaggas aidant, ce nétait plus quune promenade de cinq milles, sous un dôme de verdure, par cette route nouvellement tracée, qui prit le nom de «route du Corral.» Là, un vaste emplacement avait été choisi, au revers même de la croupe méridionale de la montagne. Cétait une prairie, plantée de bouquets darbres, située au pied même dun contrefort qui la fermait sur un côté. Un petit rio, né sur ses pentes, après lavoir arrosée diagonalement, allait se perdre dans le Creek- Rouge. Lherbe était fraîche, et les arbres qui croissaient çà et là permettaient à lair de circuler librement à sa surface. Il suffisait donc dentourer ladite prairie dune palissade disposée circulairement, qui viendrait sappuyer à chaque extrémité sur le contrefort, et assez élevée pour que des animaux, même les plus agiles, ne pussent la franchir. Cette enceinte pourrait contenir, en même temps quune centaine danimaux à cornes, mouflons ou chèvres sauvages, les petits qui viendraient à naître par la suite. Le périmètre du corral fut donc tracé par lingénieur, et on dut procéder à labattage des arbres nécessaires à la construction de la palissade; mais, comme le percement de la route avait déjà nécessité le sacrifice dun certain nombre de troncs, on les charria, et ils fournirent une centaine de pieux, qui furent solidement implantés dans le sol. À la partie antérieure de la palissade, une entrée assez large fut ménagée et fermée par une porte à deux battants faits de forts madriers, que devaient consolider des barres extérieures. La construction de ce corral ne demanda pas moins de trois semaines, car, outre les travaux de palissade, Cyrus Smith éleva de vastes hangars en planches, sous lesquels les ruminants pourraient se réfugier. Dailleurs, il avait été nécessaire détablir ces constructions avec une extrême solidité, car les mouflons sont de robustes animaux, et leurs premières violences étaient à craindre. Les pieux, pointus à leur extrémité supérieure, qui fut durcie au feu, avaient été rendus solidaires au moyen de traverses boulonnées, et, de distance en distance, des étais assuraient la solidité de lensemble. Le corral terminé, il sagissait dopérer une grande battue au pied du mont Franklin, au milieu des pâturages fréquentés par les ruminants. Cette opération se fit le 7 février, par une belle journée dété, et tout le monde y prit part. Les deux onaggas, assez bien dressés déjà et montés par Gédéon Spilett et Harbert, rendirent de grands services dans cette circonstance. La manoeuvre consistait uniquement à rabattre les mouflons et les chèvres, en resserrant peu à peu le cercle de battue autour deux. Aussi Cyrus Smith, Pencroff, Nab, Jup se postèrent-ils en divers points du bois, tandis que les deux cavaliers et Top galopaient dans un rayon dun demi-mille autour du corral. Les mouflons étaient nombreux dans cette portion de lîle. Ces beaux animaux, grands comme des daims, les cornes plus fortes que celles du bélier, la toison grisâtre et mêlée de longs poils, ressemblaient à des argalis. Elle fut fatigante, cette journée de chasse! que dallées et venues, que de courses et contre-courses, que de cris proférés! Sur une centaine de mouflons qui furent rabattus, plus des deux tiers échappèrent aux rabatteurs; mais, en fin de compte, une trentaine de ces ruminants et une dizaine de chèvres sauvages, peu à peu repoussés vers le corral, dont la porte ouverte semblait leur offrir une issue, sy jetèrent et purent être emprisonnés. En somme, le résultat fut satisfaisant, et les colons neurent pas à se plaindre. La plupart de ces mouflons étaient des femelles, dont quelques-unes ne devaient pas tarder à mettre bas. Il était donc certain que le troupeau prospérerait, et que non seulement la laine, mais aussi les peaux abonderaient dans un temps peu éloigné. Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à Granite-House. Cependant, le lendemain, ils nen retournèrent pas moins visiter le corral. Les prisonniers avaient bien essayé de renverser la palissade, mais ils ny avaient point réussi, et ils ne tardèrent pas à se tenir plus tranquilles. Pendant ce mois de février, il ne se passa aucun événement de quelque importance. Les travaux quotidiens se poursuivirent avec méthode, et, en même temps quon améliorait les routes du corral et du port Ballon, une troisième fut commencée, qui, partant de lenclos, se dirigea vers la côte occidentale. La portion encore inconnue de lîle Lincoln était toujours celle de ces grands bois qui couvraient la presquîle Serpentine, où se réfugiaient les fauves, dont Gédéon Spilett comptait bien purger son domaine. Avant que la froide saison reparût, les soins les plus assidus furent donnés également à la culture des plantes sauvages qui avaient été transplantées de la forêt sur le plateau de Grande- vue. Harbert ne revenait guère dune excursion sans rapporter quelques végétaux utiles. Un jour, cétaient des échantillons de la tribu des chicoracées, dont la graine même pouvait fournir par la pression une huile excellente; un autre, cétait une oseille commune, dont les propriétés anti-scorbutiques nétaient point à dédaigner; puis, quelques-uns de ces précieux tubercules qui ont été cultivés de tout temps dans lAmérique méridionale, ces pommes de terre, dont on compte aujourdhui plus de deux cents espèces. Le potager, maintenant bien entretenu, bien arrosé, bien défendu contre les oiseaux, était divisé en petits carrés, où poussaient laitues, vitelottes, oseille, raves, raifort et autres crucifères. La terre, sur ce plateau, était prodigieusement féconde, et lon pouvait espérer que les récoltes y seraient abondantes. Les boissons variées ne manquaient pas non plus, et, à la condition de ne pas exiger de vin, les plus difficiles ne devaient pas se plaindre. Au thé dOswego fourni par les monardes didymes, et à la liqueur fermentée extraite des racines du dragonnier, Cyrus Smith avait ajouté une véritable bière; il la fabriqua avec les jeunes pousses de «labies nigra», qui, après avoir bouilli et fermenté, donnèrent cette boisson agréable et particulièrement hygiénique que les anglo-américains nomment «spring-berr», cest- à-dire bière de sapin. Vers la fin de lété, la basse-cour possédait un beau couple doutardes, qui appartenaient à lespèce «houbara», caractérisée par une sorte de mantelet de plumes, une douzaine de souchets, dont la mandibule supérieure était prolongée de chaque côté par un appendice membraneux, et de magnifiques coqs, noirs de crête, de caroncule et dépiderme, semblables aux coqs de Mozambique, qui se pavanaient sur la rive du lac. Ainsi donc, tout réussissait, grâce à lactivité de ces hommes courageux et intelligents. La providence faisait beaucoup pour eux, sans doute; mais, fidèles au grand précepte, ils saidaient dabord, et le ciel leur venait ensuite en aide. Après ces chaudes journées dété, le soir, quand les travaux étaient terminés, au moment où se levait la brise de mer, ils aimaient à sasseoir sur la lisière du plateau de Grande-vue, sous une sorte de véranda couverte de plantes grimpantes, que Nab avait élevée de ses propres mains. Là, ils causaient, ils sinstruisaient les uns les autres, ils faisaient des plans, et la grosse bonne humeur du marin réjouissait incessamment ce petit monde, dans lequel la plus parfaite harmonie navait jamais cessé de régner. On parlait aussi du pays, de la chère et grande Amérique. Où en était cette guerre de sécession? Elle navait évidemment pu se prolonger! Richmond était promptement tombée, sans doute, aux mains du général Grant! La prise de la capitale des confédérés avait dû être le dernier acte de cette funeste lutte! Maintenant, le nord avait triomphé pour la bonne cause. Ah! Quun journal eût été le bienvenu pour les exilés de lîle Lincoln! Voilà onze mois que toute communication entre eux et le reste des humains avait été interrompue, et, avant peu, le 24 mars, arrivait lanniversaire de ce jour où le ballon les jeta sur cette côte inconnue! Ils nétaient alors que des naufragés, ne sachant pas même sils pourraient disputer aux éléments leur misérable vie! Et maintenant, grâce au savoir de leur chef, grâce à leur propre intelligence, cétaient de véritables colons, munis darmes, doutils, dinstruments, qui avaient su transformer à leur profit les animaux, les plantes et les minéraux de lîle, cest-à-dire les trois règnes de la nature! Oui! Ils causaient souvent de toutes ces choses et formaient encore bien des projets davenir! Quant à Cyrus Smith, la plupart du temps silencieux, il écoutait ses compagnons plus souvent quil ne parlait. Parfois, il souriait à quelque réflexion dHarbert, à quelque boutade de Pencroff, mais, toujours et partout, il songeait à ces faits inexplicables, à cette étrange énigme dont le secret lui échappait encore! CHAPITRE IX Le temps changea pendant la première semaine de mars. Il y avait eu pleine lune au commencement du mois, et les chaleurs étaient toujours excessives. On sentait que latmosphère était imprégnée délectricité, et une période plus ou moins longue de temps orageux était réellement à craindre. En effet, le 2, le tonnerre gronda avec une extrême violence. Le vent soufflait de lest, et la grêle attaqua directement la façade de Granite-House, en crépitant comme une volée de mitraille. Il fallut fermer hermétiquement la porte et les volets des fenêtres, sans quoi tout eût été inondé à lintérieur des chambres. En voyant tomber ces grêlons, dont quelques-uns avaient la grosseur dun oeuf de pigeon, Pencroff neut quune idée: cest que son champ de blé courait les dangers les plus sérieux. Et aussitôt il courut à son champ, où les épis commençaient déjà à lever leur petite tête verte, et, au moyen dune grosse toile, il parvint à protéger sa récolte. Il fut lapidé à sa place, mais il ne sen plaignit pas. Ce mauvais temps dura huit jours, pendant lesquels le tonnerre ne cessa de rouler dans les profondeurs du ciel. Entre deux orages, on lentendait encore gronder sourdement hors des limites de lhorizon; puis, il reprenait avec une nouvelle fureur. Le ciel était zébré déclairs, et la foudre frappa plusieurs arbres de lîle, entre autres un énorme pin qui sélevait près du lac, à la lisière de la forêt. Deux ou trois fois aussi, la grève fut atteinte par le fluide électrique, qui fondit le sable et le vitrifia. En retrouvant ces fulgurites, lingénieur fut amené à croire quil serait possible de garnir les fenêtres de vitres épaisses et solides, qui pussent défier le vent, la pluie et la grêle. Les colons, nayant pas de travaux pressés à faire au dehors, profitèrent du mauvais temps pour travailler à lintérieur de Granite-House, dont laménagement se perfectionnait et se complétait de jour en jour. Lingénieur installa un tour, qui lui permit de tourner quelques ustensiles de toilette ou de cuisine, et particulièrement des boutons, dont le défaut se faisait vivement sentir. Un râtelier avait été installé pour les armes, qui étaient entretenues avec un soin extrême, et ni les étagères, ni les armoires ne laissaient à désirer. On sciait, on rabotait, on limait, on tournait, et pendant toute cette période de mauvais temps on nentendait que le grincement des outils ou les ronflements du tour, qui répondaient aux grondements du tonnerre. Maître Jup navait point été oublié, et il occupait une chambre à part, près du magasin général, sorte de cabine avec cadre toujours rempli de bonne litière, qui lui convenait parfaitement. «Avec ce brave Jup, jamais de récrimination, répétait souvent Pencroff, jamais de réponse inconvenante! quel domestique, Nab, quel domestique! -- Mon élève, répondait Nab, et bientôt mon égal! -- Ton supérieur, ripostait en riant le marin, car enfin toi, Nab, tu parles, et lui, ne parle pas!» Il va sans dire que Jup était maintenant au courant du service. Il battait les habits, il tournait la broche, il balayait les chambres, il servait à table, il rangeait le bois, et -- détail qui enchantait Pencroff -- il ne se couchait jamais sans être venu border le digne marin dans son lit. Quant à la santé des membres de la colonie, bipèdes ou bimanes, quadrumanes ou quadrupèdes, elle ne laissait rien à désirer. Avec cette vie au grand air, sur ce sol salubre, sous cette zone tempérée, travaillant de la tête et de la main, ils ne pouvaient croire que la maladie dût jamais les atteindre. Tous se portaient merveilleusement bien, en effet. Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un an. Sa figure se formait et devenait plus mâle, et il promettait dêtre un homme aussi accompli au physique quau moral. Dailleurs, il profitait pour sinstruire de tous les loisirs que lui laissaient les occupations manuelles, il lisait les quelques livres trouvés dans la caisse, et, après les leçons pratiques qui ressortaient de la nécessité même de sa position, il trouvait dans lingénieur pour les sciences, dans le reporter pour les langues, des maîtres qui se plaisaient à compléter son éducation. Lidée fixe de lingénieur était de transmettre au jeune garçon tout ce quil savait, de linstruire par lexemple autant que par la parole, et Harbert profitait largement des leçons de son professeur. «Si je meurs, pensait Cyrus Smith, cest lui qui me remplacera!» La tempête prit fin vers le 9 mars, mais le ciel demeura couvert de nuages pendant tout ce dernier mois de lété. Latmosphère, violemment troublée par ces commotions électriques, ne put recouvrer sa pureté antérieure, et il y eut presque invariablement des pluies et des brouillards, sauf trois ou quatre belles journées qui favorisèrent des excursions de toutes sortes. Vers cette époque, lonagga femelle mit bas un petit qui appartenait au même sexe que sa mère, et qui vint à merveille. Au corral, il y eut, dans les mêmes circonstances, accroissement du troupeau de mouflons, et plusieurs agneaux bêlaient déjà sous les hangars, à la grande joie de Nab et dHarbert, qui avaient chacun leur favori parmi les nouveaux-nés. On tenta aussi un essai de domestication pour les pécaris, essai qui réussit pleinement. Une étable fut construite près de la basse-cour et compta bientôt plusieurs petits en train de se civiliser, cest-à-dire de sengraisser par les soins de Nab. Maître Jup, chargé de leur apporter la nourriture quotidienne, eaux de vaisselle, rognures de cuisine, etc., sacquittait consciencieusement de sa tâche. Il lui arrivait bien, parfois, de ségayer aux dépens de ses petits pensionnaires et de leur tirer la queue, mais cétait malice et non méchanceté, car ces petites queues tortillées lamusaient comme un jouet, et son instinct était celui dun enfant. Un jour de ce mois de mars, Pencroff, causant avec lingénieur, rappela à Cyrus Smith une promesse que celui-ci navait pas encore eu le temps de remplir. «Vous aviez parlé dun appareil qui supprimerait les longues échelles de Granite-House, Monsieur Cyrus, lui dit-il. Est-ce que vous ne létablirez pas quelque jour? -- Vous voulez parler dune sorte dascenseur! répondit Cyrus Smith. -- Appelons cela un ascenseur, si vous voulez, répondit le marin. Le nom ny fait rien, pourvu que cela nous monte sans fatigue jusquà notre demeure. -- Rien ne sera plus facile, Pencroff, mais est-ce bien utile? -- Certes, Monsieur Cyrus. Après nous être donné le nécessaire, pensons un peu au confortable. Pour les personnes, ce sera du luxe, si vous voulez; mais pour les choses, cest indispensable! Ce nest pas déjà si commode de grimper à une longue échelle, quand on est lourdement chargé! -- Eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous contenter, répondit Cyrus Smith. -- Mais vous navez pas de machine à votre disposition. -- Nous en ferons. -- Une machine à vapeur? -- Non, une machine à eau.» Et, en effet, pour manoeuvrer son appareil, une force naturelle était là à la disposition de lingénieur, et que celui-ci pouvait utiliser sans grande difficulté. Pour cela, il suffisait daugmenter le débit de la petite dérivation faite au lac qui fournissait leau à lintérieur de Granite-House. Lorifice ménagé entre les pierres et les herbes, à lextrémité supérieure du déversoir, fut donc accru, ce qui produisit au fond du couloir une forte chute, dont le trop-plein se déversa par le puits intérieur. Au-dessous de cette chute, lingénieur installa un cylindre à palettes qui se raccordait à lextérieur avec une roue enroulée dun fort câble supportant une banne. De cette façon, au moyen dune longue corde qui tombait jusquau sol et qui permettait dembrayer ou de désembrayer le moteur hydraulique, on pouvait sélever dans la banne jusquà la porte de Granite-House. Ce fut le 17 mars que lascenseur fonctionna pour la première fois, et à la satisfaction commune. Dorénavant, tous les fardeaux, bois, charbons, provisions et colons eux-mêmes furent hissés par ce système si simple, qui remplaça léchelle primitive, que personne ne songea à regretter. Top se montra particulièrement enchanté de cette amélioration, car il navait pas et ne pouvait avoir ladresse de maître Jup pour gravir des échelons, et bien des fois cétait sur le dos de Nab, ou même sur celui de lorang, quil avait dû faire lascension de Granite-House. Vers cette époque aussi, Cyrus Smith essaya de fabriquer du verre, et il dut dabord approprier lancien four à poteries à cette nouvelle destination. Cela présentait dassez grandes difficultés; mais après plusieurs essais infructueux, il finit par réussir à monter un atelier de verrerie, que Gédéon Spilett et Harbert, les aides naturels de lingénieur, ne quittèrent pas pendant quelques jours. Quant aux substances qui entrent dans la composition du verre, ce sont uniquement du sable, de la craie et de la soude (carbonate ou sulfate). Or, le rivage fournissait le sable, la chaux fournissait la craie, les plantes marines fournissaient la soude, les pyrites fournissaient lacide sulfurique, et le sol fournissait la houille pour chauffer le four à la température voulue. Cyrus Smith se trouvait donc dans les conditions nécessaires pour opérer. Loutil dont la fabrication offrit le plus de difficulté fut la «canne» du verrier, tube de fer, long de cinq à six pieds, qui sert à recueillir par un de ses bouts la matière que lon maintient à létat de fusion. Mais au moyen dune bande de fer, longue et mince, qui fut roulée comme un canon de fusil, Pencroff réussit à fabriquer cette canne, et elle fut bientôt en état de fonctionner. Le 28 mars, le four fut chauffé vivement. Cent parties de sable, trente-cinq de craie, quarante de sulfate de soude, mêlées à deux ou trois parties de charbon en poudre, composèrent la substance, qui fut déposée dans les creusets en terre réfractaire. Lorsque la température élevée du four leut réduite à létat liquide ou plutôt à létat pâteux, Cyrus Smith «cueillit» avec la canne une certaine quantité de cette pâte; il la tourna et la retourna sur une plaque de métal préalablement disposée, de manière à lui donner la forme convenable pour le soufflage; puis il passa la canne à Harbert en lui disant de souffler par lautre extrémité. «Comme pour faire des bulles de savon? demanda le jeune garçon. -- Exactement», répondit lingénieur. Et Harbert, gonflant ses joues, souffla tant et si bien dans la canne, en ayant soin de la tourner sans cesse, que son souffle dilata la masse vitreuse. Dautres quantités de substance en fusion furent ajoutées à la première, et il en résulta bientôt une bulle qui mesurait un pied de diamètre. Alors Cyrus Smith reprit la canne des mains dHarbert, et, lui imprimant un mouvement de pendule, il finit par allonger la bulle malléable, de manière à lui donner une forme cylindro-conique. Lopération du soufflage avait donc donné un cylindre de verre terminé par deux calottes hémisphériques, qui furent facilement détachées au moyen dun fer tranchant mouillé deau froide; puis, par le même procédé, ce cylindre fut fendu dans sa longueur, et, après avoir été rendu malléable par une seconde chauffe, il fut étendu sur une plaque et plané au moyen dun rouleau de bois. La première vitre était donc fabriquée, et il suffisait de recommencer cinquante fois lopération pour avoir cinquante vitres. Aussi les fenêtres de Granite-House furent-elles bientôt garnies de plaques diaphanes, pas très blanches peut-être, mais suffisamment transparentes. Quant à la gobeleterie, verres et bouteilles, ce ne fut quun jeu. On les acceptait, dailleurs, tels quils venaient au bout de la canne. Pencroff avait demandé la faveur de «souffler» à son tour, et cétait un plaisir pour lui, mais il soufflait si fort que ses produits affectaient les formes les plus réjouissantes, qui faisaient son admiration. Pendant une des excursions qui furent faites à cette époque, un nouvel arbre fut découvert, dont les produits vinrent encore accroître les ressources alimentaires de la colonie. Cyrus Smith et Harbert, tout en chassant, sétaient aventurés un jour dans la forêt du Far-West, sur la gauche de la Mercy, et, comme toujours, le jeune garçon faisait mille questions à lingénieur, auxquelles celui-ci répondait de grand coeur. Mais il en est de la chasse comme de toute occupation ici-bas, et quand on ny met pas le zèle voulu, il y a bien des raisons pour ne point réussir. Or, comme Cyrus Smith nétait pas chasseur et que, dun autre côté, Harbert parlait chimie et physique, ce jour-là, bien des kangourous, des cabiais ou des agoutis passèrent à bonne portée, qui échappèrent pourtant au fusil du jeune garçon. Il sensuivit donc que, la journée étant déjà avancée, les deux chasseurs risquaient fort davoir fait une excursion inutile, quand Harbert, sarrêtant et poussant un cri de joie, sécria: «Ah! Monsieur Cyrus, voyez-vous cet arbre?» Et il montrait un arbuste plutôt quun arbre, car il ne se composait que dune tige simple, revêtue dune écorce squammeuse, qui portait des feuilles zébrées de petites veines parallèles. «Et quel est cet arbre qui ressemble à un petit palmier? demanda Cyrus Smith. -- Cest un «cycas revoluta», dont jai le portrait dans notre dictionnaire dhistoire naturelle! -- Mais je ne vois point de fruit à cet arbuste? -- Non, Monsieur Cyrus, répondit Harbert, mais son tronc contient une farine que la nature nous fournit toute moulue. -- Cest donc larbre à pain? -- Oui! Larbre à pain. -- Eh bien, mon enfant, répondit lingénieur, voilà une précieuse découverte, en attendant notre récolte de froment. À louvrage, et fasse le ciel que tu ne te sois pas trompé!» Harbert ne sétait pas trompé. Il brisa la tige dun cycas, qui était composée dun tissu glandulaire et renfermait une certaine quantité de moelle farineuse, traversée de faisceaux ligneux, séparés par des anneaux de même substance disposés concentriquement. À cette fécule se mêlait un suc mucilagineux dune saveur désagréable, mais quil serait facile de chasser par la pression. Cette substance cellulaire formait une véritable farine de qualité supérieure, extrêmement nourrissante, et dont, autrefois, les lois japonaises défendaient lexportation. Cyrus Smith et Harbert, après avoir bien étudié la portion du Far- West où poussaient ces cycas, prirent des points de repère et revinrent à Granite-House, où ils firent connaître leur découverte. Le lendemain, les colons allaient à la récolte, et Pencroff, de plus en plus enthousiaste de son île, disait à lingénieur: «Monsieur Cyrus, croyez-vous quil y ait des îles à naufragés? -- Quentendez-vous par là, Pencroff? -- Eh bien, jentends des îles créées spécialement pour quon y fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres diables puissent toujours se tirer daffaire! -- Cela est possible, répondit en souriant lingénieur. -- Cela est certain, monsieur, répondit Pencroff, et il est non moins certain que lîle Lincoln en est une!» On revint à Granite-House avec une ample moisson de tiges de cycas. Lingénieur établit une presse afin dextraire le suc mucilagineux mêlé à la fécule, et il obtint une notable quantité de farine qui, sous la main de Nab, se transforma en gâteaux et en puddings. Ce nétait pas encore le vrai pain de froment, mais on y touchait presque. À cette époque aussi, lonagga, les chèvres et les brebis du corral fournirent quotidiennement le lait nécessaire à la colonie. Aussi le chariot, ou plutôt une sorte de carriole légère qui lavait remplacé, faisait-elle de fréquents voyages au corral, et quand cétait à Pencroff de faire sa tournée, il emmenait Jup et le faisait conduire, ce dont Jup, faisant claquer son fouet, sacquittait avec son intelligence habituelle. Tout prospérait donc, aussi bien au corral quà Granite-House, et véritablement les colons, si ce nest quils étaient loin de leur patrie, navaient point à se plaindre. Ils étaient si bien faits à cette vie, dailleurs, si accoutumés à cette île, quils neussent pas quitté sans regret son sol hospitalier! Et cependant, tant lamour du pays tient au coeur de lhomme, si quelque bâtiment se fût inopinément présenté en vue de lîle, les colons lui auraient fait des signaux, ils lauraient attiré, et ils seraient partis!... En attendant, ils vivaient de cette existence heureuse, et ils avaient la crainte plutôt que le désir quun événement quelconque vînt linterrompre. Mais qui pourrait se flatter davoir jamais fixé la fortune et dêtre à labri de ses revers! Quoi quil en soit, cette île Lincoln, que les colons habitaient déjà depuis plus dun an, était souvent le sujet de leur conversation, et, un jour, une observation fut faite qui devait amener plus tard de graves conséquences. Cétait le 1er avril, un dimanche, le jour de pâques, que Cyrus Smith et ses compagnons avaient sanctifié par le repos et la prière. La journée avait été belle, telle que pourrait lêtre une journée doctobre dans lhémisphère boréal. Tous, vers le soir, après dîner, étaient réunis sous la véranda, à la lisière du plateau de Grande-vue, et ils regardaient monter la nuit sur lhorizon. Quelques tasses de cette infusion de graines de sureau, qui remplaçaient le café, avaient été servies par Nab. On causait de lîle et de sa situation isolée dans le Pacifique, quand Gédéon Spilett fut amené à dire: «Mon cher Cyrus, est-ce que, depuis que vous possédez ce sextant trouvé dans la caisse, vous avez relevé de nouveau la position de notre île? -- Non, répondit lingénieur. -- Mais il serait peut-être à propos de le faire, avec cet instrument qui est plus parfait que celui que vous avez employé. -- À quoi bon? dit Pencroff. Lîle est bien où elle est! -- Sans doute, reprit Gédéon Spilett, mais il a pu arriver que limperfection des appareils ait nui à la justesse des observations, et puisquil est facile den vérifier lexactitude... -- Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit lingénieur, et jaurais dû faire cette vérification plus tôt, bien que, si jai commis quelque erreur, elle ne doive pas dépasser cinq degrés en longitude ou en latitude. -- Eh! Qui sait? Reprit le reporter, qui sait si nous ne sommes pas beaucoup plus près dune terre habitée que nous ne le croyons? -- Nous le saurons demain, répondit Cyrus Smith, et sans tant doccupations qui ne mont laissé aucun loisir, nous le saurions déjà. -- Bon! dit Pencroff, M Cyrus est un trop bon observateur pour sêtre trompé, et si elle na pas bougé de place, lîle est bien où il la mise! -- Nous verrons.» Il sensuivit donc que le lendemain, au moyen du sextant, lingénieur fit les observations nécessaires pour vérifier les coordonnées quil avait déjà obtenues, et voici quel fut le résultat de son opération: sa première observation lui avait donné pour la situation de lîle Lincoln: en longitude ouest: de 150 degrés à 155 degrés; en latitude sud: de 30 degrés à 35 degrés. La seconde donna exactement: en longitude ouest: 150 degrés 30 minutes; en latitude sud: 34 degrés 57 minutes. Ainsi donc, malgré limperfection de ses appareils, Cyrus Smith avait opéré avec tant dhabileté, que son erreur navait pas dépassé cinq degrés. «Maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque, en même temps quun sextant, nous possédons un atlas, voyons, mon cher Cyrus, la position que lîle Lincoln occupe exactement dans le Pacifique.» Harbert alla chercher latlas, qui, on le sait, avait été édité en France, et dont, par conséquent, la nomenclature était en langue française. La carte du Pacifique fut développée, et lingénieur, son compas à la main, sapprêta à en déterminer la situation. Soudain, le compas sarrêta dans sa main, et il dit: «Mais il existe déjà une île dans cette partie du Pacifique! -- Une île? sécria Pencroff. -- La nôtre, sans doute? répondit Gédéon Spilett. -- Non, reprit Cyrus Smith. Cette île est située par 153 degrés de longitude et 37 degrés 11 minutes de latitude, cest-à-dire à deux degrés et demi plus à louest et deux degrés plus au sud que lîle Lincoln. -- Et quelle est cette île? demanda Harbert. -- Lîle Tabor. -- Une île importante? -- Non, un îlot perdu dans le Pacifique, et qui na jamais été visité peut-être! -- Eh bien, nous le visiterons, dit Pencroff. -- Nous? -- Oui, Monsieur Cyrus. Nous construirons une barque pontée, et je me charge de la conduire. -- À quelle distance sommes-nous de cette île Tabor? -- À cent cinquante milles environ dans le nord-est, répondit Cyrus Smith. -- Cent cinquante milles! Et quest cela? répondit Pencroff. En quarante-huit heures et avec un bon vent, ce sera enlevé! -- Mais à quoi bon? demanda le reporter. -- On ne sait pas. Faut voir!» Et sur cette réponse, il fut décidé quune embarcation serait construite, de manière à pouvoir prendre la mer vers le mois doctobre prochain, au retour de la belle saison. CHAPITRE X Lorsque Pencroff sétait mis un projet en tête, il navait et ne laissait pas de cesse quil neût été exécuté. Or, il voulait visiter lîle Tabor, et, comme une embarcation dune certaine grandeur était nécessaire à cette traversée, il fallait construire ladite embarcation. Voici le plan qui fut arrêté par lingénieur, daccord avec le marin. Le bateau mesurerait trente-cinq pieds de quille et neuf pieds de bau, -- ce qui en ferait un marcheur, si ses fonds et ses lignes deau étaient réussis, -- et ne devrait pas tirer plus de six pieds, calant deau suffisant pour le maintenir contre la dérive. Il serait ponté dans toute sa longueur, percé de deux écoutilles qui donneraient accès dans deux chambres séparées par une cloison, et gréé en sloop, avec brigantine, trinquette, fortune, flèche, foc, voilure très maniable, amenant bien en cas de grains, et très favorable pour tenir le plus près. Enfin, sa coque serait construite à francs bords, cest-à-dire que les bordages affleureraient au lieu de se superposer, et quant à sa membrure, on lappliquerait à chaud après lajustement des bordages qui seraient montés sur faux-couples. Quel bois serait employé à la construction de ce bateau? Lorme ou le sapin, qui abondaient dans lîle? On se décida pour le sapin, bois un peu «fendif», suivant lexpression des charpentiers, mais facile à travailler, et qui supporte aussi bien que lorme limmersion dans leau. Ces détails arrêtés, il fut convenu que, puisque le retour de la belle saison ne seffectuerait pas avant six mois, Cyrus Smith et Pencroff travailleraient seuls au bateau. Gédéon Spilett et Harbert devaient continuer de chasser, et ni Nab, ni maître Jup, son aide, nabandonneraient les travaux domestiques qui leur étaient dévolus. Aussitôt les arbres choisis, on les abattit, on les débita, on les scia en planches, comme eussent pu faire des scieurs de long. Huit jours après, dans le renfoncement qui existait entre les Cheminées et la muraille, un chantier était préparé, et une quille, longue de trente-cinq pieds, munie dun étambot à larrière et dune étrave à lavant, sallongeait sur le sable. Cyrus Smith navait point marché en aveugle dans cette nouvelle besogne. Il se connaissait en construction maritime comme en presque toutes choses, et cétait sur le papier quil avait dabord cherché le gabarit de son embarcation. Dailleurs, il était bien servi par Pencroff, qui, ayant travaillé quelques années dans un chantier de Brooklyn, connaissait la pratique du métier. Ce ne fut donc quaprès calculs sévères et mûres réflexions que les faux-couples furent emmanchés sur la quille. Pencroff, on le croira volontiers, était tout feu pour mener à bien sa nouvelle entreprise, et il neût pas voulu labandonner un instant. Une seule opération eut le privilège de larracher, mais pour un jour seulement, à son chantier de construction. Ce fut la deuxième récolte de blé, qui se fit le 15 avril. Elle avait réussi comme la première, et donna la proportion de grains annoncée davance. «Cinq boisseaux! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses. -- Cinq boisseaux, répondit lingénieur, et, à cent trente mille grains par boisseau, cela fait six cent cinquante mille grains. -- Eh bien! Nous sèmerons tout cette fois, dit le marin, moins une petite réserve cependant! -- Oui, Pencroff, et, si la prochaine récolte donne un rendement proportionnel, nous aurons quatre mille boisseaux. -- Et on mangera du pain? -- On mangera du pain. -- Mais il faudra faire un moulin? -- On fera un moulin.» Le troisième champ de blé fut donc incomparablement plus étendu que les deux premiers, et la terre, préparée avec un soin extrême, reçut la précieuse semence. Cela fait, Pencroff revint à ses travaux. Pendant ce temps, Gédéon Spilett et Harbert chassaient dans les environs, et ils saventurèrent assez profondément dans les parties encore inconnues du Far-West, leurs fusils chargés à balle, prêts à toute mauvaise rencontre. Cétait un inextricable fouillis darbres magnifiques et pressés les uns contre les autres comme si lespace leur eût manqué. Lexploration de ces masses boisées était extrêmement difficile, et le reporter ne sy hasardait jamais sans emporter la boussole de poche, car le soleil perçait à peine les épaisses ramures, et il eût été difficile de retrouver son chemin. Il arrivait naturellement que le gibier était plus rare en ces endroits, où il naurait pas eu une assez grande liberté dallures. Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine davril. Cétaient des koulas, dont les colons avaient déjà vu un échantillon au nord du lac, qui se laissèrent tuer stupidement entre les grosses branches des arbres sur lesquels ils avaient cherché refuge. Leurs peaux furent rapportées à Granite-House, et, lacide sulfurique aidant, elles furent soumises à une sorte de tannage qui les rendit utilisables. Une découverte, précieuse à un autre point de vue, fut faite aussi pendant une de ces excursions, et celle-là, on la dut à Gédéon Spilett. Cétait le 30 avril. Les deux chasseurs sétaient enfoncés dans le sud-ouest du Far-West, quand le reporter, précédant Harbert dune cinquantaine de pas, arriva dans une sorte de clairière, sur laquelle les arbres, plus espacés, laissaient pénétrer quelques rayons. Gédéon Spilett fut tout dabord surpris de lodeur quexhalaient certains végétaux à tiges droites, cylindriques et rameuses, qui produisaient des fleurs disposées en grappes et de très petites graines. Le reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint vers le jeune garçon, auquel il dit: «Vois donc ce que cest que cela, Harbert? -- Et où avez-vous trouvé cette plante, Monsieur Spilett? -- Là, dans une clairière, où elle pousse très abondamment. -- Eh bien! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilà une trouvaille qui vous assure tous les droits à la reconnaissance de Pencroff! -- Cest donc du tabac? -- Oui, et, sil nest pas de première qualité, ce nen est pas moins du tabac! -- Ah! Ce brave Pencroff! Va-t-il être content! Mais il ne fumera pas tout, que diable! Et il nous en laissera bien notre part! -- Ah! Une idée, Monsieur Spilett, répondit Harbert. Ne disons rien à Pencroff, prenons le temps de préparer ces feuilles, et, un beau jour, on lui présentera une pipe toute bourrée! -- Entendu, Harbert, et ce jour-là notre digne compagnon naura plus rien à désirer en ce monde!» Le reporter et le jeune garçon firent une bonne provision de la précieuse plante, et ils revinrent à Granite-House, où ils lintroduisirent «en fraude», et avec autant de précaution que si Pencroff eût été le plus sévère des douaniers. Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence, et le marin ne se douta de rien, pendant tout le temps, assez long, qui fut nécessaire pour sécher les feuilles minces, les hacher, les soumettre à une certaine torréfaction sur des pierres chaudes. Cela demanda deux mois; mais toutes ces manipulations purent être faites à linsu de Pencroff, car, occupé de la construction du bateau, il ne remontait à Granite-House quà lheure du repos. Une fois encore, cependant, et quoi quil en eût, sa besogne favorite fut interrompue le 1er mai, par une aventure de pêche, à laquelle tous les colons durent prendre part. Depuis quelques jours, on avait pu observer en mer, à deux ou trois milles au large, un énorme animal qui nageait dans les eaux de lîle Lincoln. Cétait une baleine de la plus grande taille, qui, vraisemblablement, devait appartenir à lespèce australe, dite «baleine du Cap.» «Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer! sécria le marin. Ah! Si nous avions une embarcation convenable et un harpon en bon état, comme je dirais: «Courons à la bête, car elle vaut la peine quon la prenne!» -- Eh! Pencroff, dit Gédéon Spilett, jaurais aimé à vous voir manoeuvrer le harpon. Cela doit être curieux! -- Très curieux et non sans danger, dit lingénieur; mais, puisque nous navons pas les moyens dattaquer cet animal, il est inutile de soccuper de lui. -- Je métonne, dit le reporter, de voir une baleine sous cette latitude relativement élevée. -- Pourquoi donc, Monsieur Spilett? répondit Harbert. Nous sommes précisément sur cette partie du Pacifique que les pêcheurs anglais et américains appellent le «whale-field», et cest ici, entre la Nouvelle-Zélande et lAmérique du Sud, que les baleines de lhémisphère austral se rencontrent en plus grand nombre. -- Rien nest plus vrai, répondit Pencroff, et ce qui me surprend, moi, cest que nous nen ayons pas vu davantage. Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe!» Et Pencroff retourna à son ouvrage, non sans pousser un soupir de regret, car, dans tout marin, il y a un pêcheur, et si le plaisir de la pêche est en raison directe de la grosseur de lanimal, on peut juger de ce quun baleinier éprouve en présence dune baleine! Et si ce navait été que le plaisir! Mais on ne pouvait se dissimuler quune telle proie eût été bien profitable à la colonie, car lhuile, la graisse, les fanons pouvaient être employés à bien des usages! Or, il arriva ceci, cest que la baleine signalée sembla ne point vouloir abandonner les eaux de lîle. Donc, soit des fenêtres de Granite-House, soit du plateau de Grande-vue, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils nétaient pas à la chasse, Nab, tout en surveillant ses fourneaux, ne quittaient pas la lunette et observaient tous les mouvements de lanimal. Le cétacé, profondément engagé dans la vaste baie de lUnion, la sillonnait rapidement depuis le cap Mandibule jusquau cap Griffe, poussé par sa nageoire caudale prodigieusement puissante, sur laquelle il sappuyait et se mouvait par soubresauts avec une vitesse qui allait quelquefois jusquà douze milles à lheure. Quelquefois aussi, il sapprochait si près de lîlot, quon pouvait le distinguer complètement. Cétait bien la baleine australe, qui est entièrement noire, et dont la tête est plus déprimée que celle des baleines du nord. On la voyait aussi rejeter par ses évents, et à une grande hauteur, un nuage de vapeur... ou deau, car -- si bizarre que le fait paraisse-les naturalistes et les baleiniers ne sont pas encore daccord à ce sujet. Est-ce de lair, est-ce de leau qui est ainsi chassé? On admet généralement que cest de la vapeur, qui, se condensant soudain au contact de lair froid, retombe en pluie. Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail. Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant dun objet quon lui interdit. La nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement, sil avait eu des moyens de lattaquer, si la chaloupe eût été en état de tenir la mer, il naurait pas hésité à se mettre à sa poursuite. Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard le fit pour eux, et le 3 mai, des cris de Nab, posté À la fenêtre de sa cuisine, annoncèrent que la baleine était échouée sur le rivage de lîle. Harbert et Gédéon Spilett, qui allaient partir pour la chasse, abandonnèrent leur fusil, Pencroff jeta sa hache, Cyrus Smith et Nab rejoignirent leurs compagnons, et tous se dirigèrent rapidement vers le lieu déchouage. Cet échouement sétait produit sur la grève de la pointe de lépave, à trois milles de Granite-House et à mer haute. Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. En tout cas, il fallait se hâter, afin de lui couper la retraite au besoin. On courut avec pics et épieux ferrés, on passa le pont de la Mercy, on redescendit la rive droite de la rivière, on prit par la grève, et, en moins de vingt minutes, les colons étaient auprès de lénorme animal, au-dessus duquel fourmillait déjà un monde doiseaux. «Quel monstre!» sécria Nab. Et lexpression était juste, car cétait une baleine australe, longue de quatre-vingts pieds, un géant de lespèce, qui ne devait pas peser moins de cent cinquante mille livres! Cependant le monstre, ainsi échoué, ne remuait pas et ne cherchait pas, en se débattant, à se remettre à flot pendant que la mer était haute encore. Les colons eurent bientôt lexplication de son immobilité, quand, à marée basse, ils eurent fait le tour de lanimal. Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche. «Il y a donc des baleiniers sur nos parages? dit aussitôt Gédéon Spilett. -- Pourquoi cela? demanda le marin. -- Puisque ce harpon est encore là... -- Eh! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. On a vu des baleines faire des milliers de milles avec un harpon au flanc, et celle-ci aurait été frappée au nord de lAtlantique et serait venue mourir au sud du Pacifique, quil ne faudrait pas sen étonner! -- Cependant... dit Gédéon Spilett, que laffirmation de Pencroff ne satisfaisait pas. -- Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith; mais examinons ce harpon. Peut-être, suivant un usage assez répandu, les baleiniers ont-ils gravé sur celui-ci le nom de leur navire?» En effet, Pencroff, ayant arraché le harpon que lanimal avait au flanc, y lut cette inscription: Maria-Stella Vineyard. «Un navire du Vineyard! Un navire de mon pays! sécria-t-il. La Maria-Stella! un beau baleinier, ma foi! Et que je connais bien! Ah! Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard!» Et le marin, brandissant le harpon, répétait non sans émotion ce nom qui lui tenait au coeur, ce nom de son pays natal! Mais, comme on ne pouvait attendre que la Maria-Stella vînt réclamer lanimal harponné par elle, on résolut de procéder au dépeçage avant que la décomposition se fît. Les oiseaux de proie, qui épiaient depuis quelques jours cette riche proie, voulaient, sans plus tarder, faire acte de possesseurs, et il fallut les écarter à coups de fusil. Cette baleine était une femelle dont les mamelles fournirent une grande quantité dun lait qui, conformément à lopinion du naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet, il nen diffère ni par le goût, ni par la coloration, ni par la densité. Pencroff avait autrefois servi sur un navire baleinier, et il put diriger méthodiquement lopération du dépeçage, -- opération assez désagréable, qui dura trois jours, mais devant laquelle aucun des colons ne se rebuta, pas même Gédéon Spilett, qui, au dire du marin, finirait par faire «un très bon naufragé.» Le lard, coupé en tranches parallèles de deux pieds et demi dépaisseur, puis divisé en morceaux qui pouvaient peser mille livres chacun, fut fondu dans de grands vases de terre, apportés sur le lieu même du dépeçage, -- car on ne voulait pas empester les abords du plateau de Grande-vue, -- et dans cette fusion il perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en avait à profusion: la langue seule donna six mille livres dhuile, et la lèvre inférieure quatre mille. Puis, avec cette graisse, qui devait assurer pour longtemps la provision de stéarine et de glycérine, il y avait encore les fanons, qui trouveraient, sans doute, leur emploi, bien quon ne portât ni parapluies ni corsets à Granite-House. La partie supérieure de la bouche du cétacé était, en effet, pourvue, sur les deux côtés, de huit cents lames cornées, très élastiques, de contexture fibreuse, et effilées à leurs bords comme deux grands peignes, dont les dents, longues de six pieds, servent à retenir les milliers danimalcules, de petits poissons et de mollusques dont se nourrit la baleine. Lopération terminée, à la grande satisfaction des opérateurs, les restes de lanimal furent abandonnés aux oiseaux, qui devraient en faire disparaître jusquaux derniers vestiges, et les travaux quotidiens furent repris à Granite-House. Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus Smith eut lidée de fabriquer certains engins qui excitèrent vivement la curiosité de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de baleine quil coupa en six parties égales et quil aiguisa à leur extrémité. «Et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand lopération fut terminée, cela servira?... -- À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit lingénieur. -- Maintenant? -- Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition. -- Je ne comprends pas... répondit Harbert. -- Tu vas comprendre, mon enfant, répondit lingénieur. Cet engin nest pas de mon invention, et il est fréquemment employé par les chasseurs aléoutiens dans lAmérique russe. Ces fanons que vous voyez, mes amis, eh bien! Lorsquil gèlera, je les recourberai, je les arroserai deau jusquà ce quils soient entièrement enduits dune couche de glace qui maintiendra leur courbure, et je les sèmerai sur la neige, après les avoir préalablement dissimulés sous une couche de graisse. Or, quarrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts? Cest que la chaleur de son estomac fera fondre la glace, et que le fanon, se détendant, le percera de ses bouts aiguisés. -- Voilà qui est ingénieux! dit Pencroff. -- Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith. -- Cela vaut mieux que les trappes! ajouta Nab. -- Attendons donc lhiver! -- Attendons lhiver.» Cependant la construction du bateau avançait, et, vers la fin du mois, il était à demi bordé. On pouvait déjà reconnaître que ses formes seraient excellentes pour quil tînt bien la mer. Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille, et il fallait sa robuste nature pour résister à ces fatigues; mais ses compagnons lui préparaient en secret une récompense pour tant de peines, et, le 31 mai, il devait éprouver une des plus grandes joies de sa vie. Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait quitter la table, Pencroff sentit une main sappuyer sur son épaule. Cétait la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit: «Un instant, maître Pencroff, on ne sen va pas ainsi! Et le dessert que vous oubliez? -- Merci, Monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail. -- Eh bien, une tasse de café, mon ami? -- Pas davantage. -- Une pipe, alors?» Pencroff sétait levé soudain, et sa bonne grosse figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une braise ardente. Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses lèvres; puis, y appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgées. Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante qui répétait: «Du tabac! Du vrai tabac! -- Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de lexcellent tabac! -- Oh! Divine providence! Auteur sacré de toutes choses! sécria le marin. Il ne manque donc plus rien à notre île!» Et Pencroff fumait, fumait, fumait! «Et qui a fait cette découverte? demanda-t-il enfin. Vous, sans doute, Harbert? -- Non, Pencroff, cest Monsieur Spilett. -- Monsieur Spilett! sécria le marin en serrant sur sa poitrine le reporter, qui navait jamais subi pareille étreinte. -- Ouf! Pencroff, répondit Gédéon Spilett, en reprenant sa respiration, un instant compromise. Faites une part dans votre reconnaissance à Harbert qui a reconnu cette plante, à Cyrus qui la préparée, et à Nab qui a eu bien de la peine à nous garder le secret! -- Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour! répondit le marin. Maintenant, cest à la vie, à la mort!» CHAPITRE XI Cependant lhiver arrivait avec ce mois de juin, qui est le décembre des zones boréales, et la grande occupation fut la confection de vêtements chauds et solides. Les mouflons du corral avaient été dépouillés de leur laine, et cette précieuse matière textile, il ne sagissait donc plus que de la transformer en étoffe. Il va sans dire que Cyrus Smith nayant à sa disposition ni cardeuses, ni peigneuses, ni lisseuses, ni étireuses, ni retordeuses, ni «mule-jenny», ni «self-acting» pour filer la laine, ni métier pour la tisser, dut procéder dune façon plus simple, de manière à économiser le filage et le tissage. Et, en effet, il se proposait tout bonnement dutiliser la propriété quont les filaments de laine, quand on les presse en tous sens, de senchevêtrer et de constituer, par leur simple entrecroisement, cette étoffe quon appelle feutre. Ce feutre pouvait donc sobtenir par un simple foulage, opération qui, si elle diminue la souplesse de létoffe, augmente notamment ses propriétés conservatrices de la chaleur. Or, précisément, la laine fournie par les mouflons était faite de brins très courts, et cest une bonne condition pour le feutrage. Lingénieur, aidé de ses compagnons, y compris Pencroff, -- il dut encore une fois abandonner son bateau! -- commença les opérations préliminaires, qui eurent pour but de débarrasser la laine de cette substance huileuse et grasse dont elle est imprégnée et quon nomme le suint. Ce dégraissage se fit dans des cuves remplies deau, qui furent portées à la température de soixante- dix degrés, et dans lesquelles la laine plongea pendant vingt- quatre heures; on en fit, ensuite, un lavage à fond au moyen de bains de soude; puis cette laine, lorsquelle eut été suffisamment séchée par la pression, fut en état dêtre foulée, cest-à-dire de produire une solide étoffe, grossière sans doute et qui naurait eu aucune valeur dans un centre industriel dEurope ou dAmérique, mais dont on devait faire un extrême cas sur les «marchés de lîle Lincoln.» On comprend que ce genre détoffe doit avoir été connu dès les époques les plus reculées, et, en effet, les premières étoffes de laine ont été fabriquées par ce procédé quallait employer Cyrus Smith. Où sa qualité dingénieur le servit fort, ce fut dans la construction de la machine destinée à fouler la laine, car il sut habilement profiter de la force mécanique, inutilisée jusqualors, que possédait la chute deau de la grève, pour mouvoir un moulin à foulon. Rien ne fut plus rudimentaire. Un arbre, muni de cames qui soulevaient et laissaient retomber tour à tour des pilons verticaux, des auges destinées à recevoir la laine, à lintérieur desquelles retombaient ces pilons, un fort bâtis en charpente contenant et reliant tout le système: telle fut la machine en question, et telle elle avait été pendant des siècles, jusquau moment où lon eut lidée de remplacer les pilons par des cylindres compresseurs et de soumettre la matière, non plus à un battage, mais à un laminage véritable. Lopération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit à souhait. La laine, préalablement imprégnée dune dissolution savonneuse, destinée, dune part, à en faciliter le glissement, le rapprochement, la compression et le ramollissement, de lautre, à empêcher son altération par le battage, sortit du moulin sous forme dune épaisse nappe de feutre. Les stries et aspérités dont le brin de laine est naturellement pourvu sétaient si bien accrochées et enchevêtrées les unes aux autres, quelles formaient une étoffe également propre à faire des vêtements ou des couvertures. Ce nétait évidemment ni du mérinos, ni de la mousseline, ni du cachemire décosse, ni du stoff, ni du reps, ni du satin de Chine, ni de lOrléans, ni de lalpaga, ni du drap, ni de la flanelle! Cétait du «feutre lincolnien», et lîle Lincoln comptait une industrie de plus. Les colons eurent donc, avec de bons vêtements, dépaisses couvertures, et ils purent voir venir sans crainte lhiver de 1866-67. Les grands froids commencèrent véritablement à se faire sentir vers le 20 juin, et, à son grand regret, Pencroff dut suspendre la construction du bateau, qui, dailleurs, ne pouvait manquer dêtre achevé pour le printemps prochain. Lidée fixe du marin était de faire un voyage de reconnaissance à lîle Tabor, bien que Cyrus Smith napprouvât pas ce voyage, tout de curiosité, car il ny avait évidemment aucun secours à trouver sur ce rocher désert et à demi aride. Un voyage de cent cinquante milles, sur un bateau relativement petit, au milieu de mers inconnues, cela ne laissait pas de lui causer quelque appréhension. Que lembarcation, une fois au large, fût mise dans limpossibilité datteindre Tabor et ne pût revenir à lîle Lincoln, que deviendrait-elle au milieu de ce Pacifique, si fécond en sinistres? Cyrus Smith causait souvent de ce projet avec Pencroff, et il trouvait dans le marin un entêtement assez bizarre à accomplir ce voyage, entêtement dont peut-être celui-ci ne se rendait pas bien compte. «Car enfin, lui dit un jour lingénieur, je vous ferai observer, mon ami, quaprès avoir dit tant de bien de lîle Lincoln, après avoir tant de fois manifesté le regret que vous éprouveriez sil vous fallait labandonner, vous êtes le premier à vouloir la quitter. -- La quitter pour quelques jours seulement, répondit Pencroff, pour quelques jours seulement, Monsieur Cyrus! Le temps daller et de revenir, de voir ce que cest que cet îlot! -- Mais il ne peut valoir lîle Lincoln! -- Jen suis sûr davance! -- Alors pourquoi vous aventurer? -- Pour savoir ce qui se passe à lîle Tabor! -- Mais il ne sy passe rien! Il ne peut rien sy passer! -- Qui sait? -- Et si vous êtes pris par quelque tempête? -- Cela nest pas à craindre dans la belle saison, répondit Pencroff. Mais, Monsieur Cyrus, comme il faut tout prévoir, je vous demanderai la permission de nemmener quHarbert avec moi dans ce voyage. -- Pencroff, répondit lingénieur en mettant la main sur lépaule du marin, sil vous arrivait malheur à vous et à cet enfant, dont le hasard a fait notre fils, croyez-vous que nous nous en consolerions jamais? -- Monsieur Cyrus, répondit Pencroff avec une inébranlable confiance, nous ne vous causerons pas ce chagrin-là. Dailleurs, nous reparlerons de ce voyage, quand le temps sera venu de le faire. Puis, jimagine que, lorsque vous aurez vu notre bateau bien gréé, bien accastillé, quand vous aurez observé comment il se comporte à la mer, quand nous aurons fait le tour de notre île, -- car nous le ferons ensemble, -- jimagine, dis-je, que vous nhésiterez plus à me laisser partir! Je ne vous cache pas que ce sera un chef-doeuvre, votre bateau! -- Dites au moins: notre bateau, Pencroff!» répondit lingénieur, momentanément désarmé. La conversation finit ainsi pour recommencer plus tard, sans convaincre ni le marin ni lingénieur. Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de juin. Préalablement, le corral avait été approvisionné largement et ne nécessita plus de visites quotidiennes, mais il fut décidé quon ne laisserait jamais passer une semaine sans sy rendre. Les trappes furent tendues de nouveau, et lon fit lessai des engins fabriqués par Cyrus Smith. Les fanons recourbés, emprisonnés dans un étui de glace et recouverts dune épaisse couche de graisse, furent placés sur la lisière de la forêt, à lendroit où passaient communément les animaux pour se rendre au lac. À la grande satisfaction de lingénieur, cette invention, renouvelée des pêcheurs aléoutiens, réussit parfaitement. Une douzaine de renards, quelques sangliers et même un jaguar sy laissèrent prendre, et on trouva ces animaux morts, lestomac perforé par les fanons détendus. Ici se place un essai quil convient de rapporter, car ce fut la première tentative faite par les colons pour communiquer avec leurs semblables. Gédéon Spilett avait déjà songé plusieurs fois, soit à jeter à la mer une notice renfermée dans une bouteille que les courants porteraient peut-être à une côte habitée, soit à la confier à des pigeons. Mais comment sérieusement espérer que pigeons ou bouteilles pussent franchir la distance qui séparait lîle de toute terre et qui était de douze cents milles? Ceut été pure folie. Mais, le 30 juin, capture fut faite, non sans peine, dun albatros quun coup de fusil dHarbert avait légèrement blessé à la patte. Cétait un magnifique oiseau de la famille de ces grands voiliers, dont les ailes étendues mesurent dix pieds denvergure, et qui peuvent traverser des mers aussi larges que le Pacifique. Harbert aurait bien voulu garder ce superbe oiseau, dont la blessure guérit promptement et quil prétendait apprivoiser, mais Gédéon Spilett lui fit comprendre que lon ne pouvait négliger cette occasion de tenter de correspondre par ce courrier avec les terres du Pacifique, et Harbert dut se rendre, car si lalbatros était venu de quelque région habitée, il ne manquerait pas dy retourner dès quil serait libre. Peut-être, au fond, Gédéon Spilett, chez qui le chroniqueur reparaissait quelquefois, nétait-il pas fâché de lancer à tout hasard un attachant article relatant les aventures des colons de lîle Lincoln! Quel succès pour le reporter attitré du New-York Herald, et pour le numéro qui contiendrait la chronique, si jamais elle arrivait à ladresse de son directeur, lhonorable John Benett! Gédéon Spilett rédigea donc une notice succincte qui fut mise dans un sac de forte toile gommée, avec prière instante, à quiconque la trouverait, de la faire parvenir aux bureaux du New-York Herald. Ce petit sac fut attaché au cou de lalbatros, et non à sa patte, car ces oiseaux ont lhabitude de se reposer à la surface de la mer; puis, la liberté fut rendue à ce rapide courrier de lair, et ce ne fut pas sans quelque émotion que les colons le virent disparaître au loin dans les brumes de louest. «Où va-t-il ainsi? demanda Pencroff. -- Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert. -- Bon voyage!» sécria le marin, qui, lui, nattendait pas grand résultat de ce mode de correspondance. Avec lhiver, les travaux avaient été repris à lintérieur de Granite-House, réparation de vêtements, confections diverses, et entre autres des voiles de lembarcation, qui furent taillées dans linépuisable enveloppe de laérostat... Pendant le mois de juillet, les froids furent intenses, mais on népargna ni le bois, ni le charbon. Cyrus Smith avait installé une seconde cheminée dans la grande salle, et cétait là que se passaient les longues soirées. Causerie pendant que lon travaillait, lecture quand les mains restaient oisives, et le temps sécoulait avec profit pour tout le monde. Cétait une vraie jouissance pour les colons, quand, de cette salle bien éclairée de bougies, bien chauffée de houille, après un dîner réconfortant, le café de sureau fumant dans la tasse, les pipes sempanachant dune odorante fumée, ils entendaient la tempête mugir au dehors! Ils eussent éprouvé un bien-être complet, si le bien-être pouvait jamais exister pour qui est loin de ses semblables et sans communication possible avec eux! Ils causaient toujours de leur pays, des amis quils avaient laissés, de cette grandeur de la république américaine, dont linfluence ne pouvait que saccroître, et Cyrus Smith, qui avait été très mêlé aux affaires de lUnion, intéressait vivement ses auditeurs par ses récits, ses aperçus et ses pronostics. Il arriva, un jour, que Gédéon Spilett fut amené À lui dire: «Mais enfin, mon cher Cyrus, tout ce mouvement industriel et commercial auquel vous prédisez une progression constante, est-ce quil ne court pas le danger dêtre absolument arrêté tôt ou tard? -- Arrêté! Et par quoi? -- Mais par le manque de ce charbon, quon peut justement appeler le plus précieux des minéraux! -- Oui, le plus précieux, en effet, répondit lingénieur, et il semble que la nature ait voulu constater quil létait, en faisant le diamant, qui nest uniquement que du carbone pur cristallisé. -- Vous ne voulez pas dire, Monsieur Cyrus, repartit Pencroff, quon brûlera du diamant en guise de houille dans les foyers des chaudières? -- Non, mon ami, répondit Cyrus Smith. -- Cependant jinsiste, reprit Gédéon Spilett. Vous ne niez pas quun jour le charbon sera entièrement consommé? -- Oh! Les gisements houillers sont encore considérables, et les cent mille ouvriers qui leur arrachent annuellement cent millions de quintaux métriques ne sont pas près de les avoir épuisés! -- Avec la proportion croissante de la consommation du charbon de terre, répondit Gédéon Spilett, on peut prévoir que ces cent mille ouvriers seront bientôt deux cent mille et que lextraction sera doublée? -- Sans doute; mais, après les gisements dEurope, que de nouvelles machines permettront bientôt dexploiter plus à fond, les houillères dAmérique et dAustralie fourniront longtemps encore à la consommation de lindustrie. -- Combien de temps? demanda le reporter. -- Au moins deux cent cinquante ou trois cents ans. -- Cest rassurant pour nous, répondit Pencroff, mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins! -- On trouvera autre chose, dit Harbert. -- Il faut lespérer, répondit Gédéon Spilett, car enfin sans charbon, plus de machines, et sans machines, plus de chemins de fer, plus de bateaux à vapeur, plus dusines, plus rien de ce quexige le progrès de la vie moderne! -- Mais que trouvera-t-on? demanda Pencroff. Limaginez-vous, Monsieur Cyrus? -- À peu près, mon ami. -- Et quest-ce quon brûlera à la place du charbon? -- Leau, répondit Cyrus Smith. -- Leau, sécria Pencroff, leau pour chauffer les bateaux à vapeur et les locomotives, leau pour chauffer leau! -- Oui, mais leau décomposée en ses éléments constitutifs, répondit Cyrus Smith, et décomposée, sans doute, par lélectricité, qui sera devenue alors une force puissante et maniable, car toutes les grandes découvertes, par une loi inexplicable, semblent concorder et se compléter au même moment. Oui, mes amis, je crois que leau sera un jour employée comme combustible, que lhydrogène et loxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisables et dune intensité que la houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargés de ces deux gaz comprimés, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique. Ainsi donc, rien à craindre. Tant que cette terre sera habitée, elle fournira aux besoins de ses habitants, et ils ne manqueront jamais ni de lumière ni de chaleur, pas plus quils ne manqueront des productions des règnes végétal, minéral ou animal. Je crois donc que lorsque les gisements de houille seront épuisés, on chauffera et on se chauffera avec de leau. Leau est le charbon de lavenir. -- Je voudrais voir cela, dit le marin. -- Tu tes levé trop tôt, Pencroff», répondit Nab, qui nintervint que par ces mots dans la discussion. Toutefois, ce ne furent pas les paroles de Nab qui terminèrent la conversation, mais bien les aboiements de Top, qui éclatèrent de nouveau avec cette intonation étrange dont sétait déjà préoccupé lingénieur. En même temps, Top recommençait à tourner autour de lorifice du puits, qui souvrait à lextrémité du couloir intérieur. «Quest-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi? demanda Pencroff. -- Et Jup à grogner de cette façon?» ajouta Harbert. En effet, lorang, se joignant au chien, donnait des signes non équivoques dagitation, et, détail singulier, ces deux animaux paraissaient être plutôt inquiets quirrités. «Il est évident, dit Gédéon Spilett, que ce puits est en communication directe avec la mer, et que quelque animal marin vient de temps en temps respirer au fond. -- Cest évident, répondit le marin, et il ny a pas dautre explication à donner... allons, silence, Top, ajouta Pencroff en se tournant vers le chien, et toi, Jup, à ta chambre!» Le singe et le chien se turent. Jup retourna se coucher, mais Top resta dans le salon, et il continua à faire entendre de sourds grognements pendant toute la soirée. Il ne fut plus question de lincident, qui, cependant, assombrit le front de lingénieur. Pendant le reste du mois de juillet, il y eut des alternatives de pluie et de froid. La température ne sabaissa pas autant que pendant le précédent hiver, et son maximum ne dépassa pas huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrades au-dessous de zéro). Mais si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus troublé par les tempêtes et les coups de vent. Il y eut encore de violents assauts de la mer qui compromirent plus dune fois les Cheminées. Cétait à croire quun raz de marée, provoqué par quelque commotion sous-marine, soulevait ces lames monstrueuses et les précipitait sur la muraille de Granite-House. Lorsque les colons, penchés à leurs fenêtres, observaient ces énormes masses deau qui se brisaient sous leurs yeux, ils ne pouvaient quadmirer le magnifique spectacle de cette impuissante fureur de locéan. Les flots rebondissaient en écume éblouissante, la grève entière disparaissait sous cette rageuse inondation, et le massif semblait émerger de la mer elle-même, dont les embruns sélevaient à une hauteur de plus de cent pieds. Pendant ces tempêtes, il était difficile de saventurer sur les routes de lîle, dangereux même, car les chutes darbres y étaient fréquentes. Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. Heureusement, cette enceinte, abritée par le contrefort sud-est du mont Franklin, ne souffrit pas trop des violences de louragan, qui épargna ses arbres, ses hangars, sa palissade. Mais la basse-cour, établie sur le plateau de Grande- vue, et, par conséquent, directement exposée aux coups du vent dest, eut à subir des dégâts assez considérables. Le pigeonnier fut décoiffé deux fois, et la barrière sabattit également. Tout cela demandait à être refait dune façon plus solide, car, on le voyait clairement, lîle Lincoln était située dans les parages les plus mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment quelle formât le point central de vastes cyclones, qui la fouettaient comme fait le fouet de la toupie. Seulement, ici, cétait la toupie qui était immobile, et le fouet qui tournait. Pendant la première semaine du mois daoût, les rafales sapaisèrent peu à peu, et latmosphère recouvra un calme quelle semblait avoir à jamais perdu. Avec le calme, la température sabaissa, le froid redevint très vif, et la colonne thermométrique tomba à huit degrés fahrenheit au-dessous de zéro (22 degrés centigrades au-dessous de glace). Le 3 août, une excursion, projetée depuis quelques jours, fut faite dans le sud-est de lîle, vers le marais des tadornes. Les chasseurs étaient tentés par tout le gibier aquatique, qui établissait là ses quartiers dhiver. Canards sauvages, bécassines, pilets, sarcelles, grèbes, y abondaient, et il fut décidé quun jour serait consacré à une expédition contre ces volatiles. Non seulement Gédéon Spilett et Harbert, mais aussi Pencroff et Nab prirent part à lexpédition. Seul, Cyrus Smith, prétextant quelque travail, ne se joignit point à eux et demeura à Granite- House. Les chasseurs prirent donc la route de port ballon pour se rendre au marais, après avoir promis dêtre revenus le soir. Top et Jup les accompagnaient. Dès quils eurent passé le pont de la Mercy, lingénieur le releva et revint, avec la pensée de mettre à exécution un projet pour lequel il voulait être seul. Or, ce projet, cétait dexplorer minutieusement ce puits intérieur dont lorifice souvrait au niveau du couloir de Granite-House, et qui communiquait avec la mer, puisquautrefois il servait de passage aux eaux du lac. Pourquoi Top tournait-il si souvent autour de cet orifice? Pourquoi laissait-il échapper de si étranges aboiements, quand une sorte dinquiétude le ramenait vers ce puits? Pourquoi Jup se joignait-il à Top dans une sorte danxiété commune? Ce puits avait-il dautres branchements que la communication verticale avec la mer? Se ramifiait-il vers dautres portions de lîle? Voilà ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, dabord, être seul à savoir. Il avait donc résolu de tenter lexploration du puits pendant une absence de ses compagnons, et loccasion se présentait de le faire. Il était facile de descendre jusquau fond du puits, en employant léchelle de corde qui ne servait plus depuis linstallation de lascenseur, et dont la longueur était suffisante. Cest ce que fit lingénieur. Il traîna léchelle jusquà ce trou, dont le diamètre mesurait six pieds environ, et il la laissa se dérouler, après avoir solidement attaché son extrémité supérieure. Puis, ayant allumé une lanterne, pris un revolver et passé un coutelas à sa ceinture, il commença à descendre les premiers échelons. Partout, la paroi était pleine; mais quelques saillies du roc se dressaient de distance en distance, et, au moyen de ces saillies, il eût été réellement possible à un être agile de sélever jusquà lorifice du puits. Cest une remarque que fit lingénieur; mais, en promenant avec soin sa lanterne sur ces saillies, il ne trouva aucune empreinte, aucune cassure, qui pût donner à penser quelles eussent servi à une escalade ancienne ou récente. Cyrus Smith descendit plus profondément, en éclairant tous les points de la paroi. Il ny vit rien de suspect. Lorsque lingénieur eut atteint les derniers échelons, il sentit la surface de leau, qui était alors parfaitement calme. Ni à son niveau, ni dans aucune autre partie du puits, ne souvrait aucun couloir latéral qui pût se ramifier à lintérieur du massif. La muraille, que Cyrus Smith frappa du manche de son coutelas, sonnait le plein. Cétait un granit compact, à travers lequel nul être vivant ne pouvait se frayer un chemin. Pour arriver au fond du puits et sélever ensuite jusquà son orifice, il fallait nécessairement passer par ce canal, toujours immergé, qui le mettait en communication avec la mer à travers le sous-sol rocheux de la grève, et cela nétait possible quà des animaux marins. Quant à la question de savoir où aboutissait ce canal, en quel point du littoral et à quelle profondeur sous les flots, on ne pouvait la résoudre. Donc, Cyrus Smith, ayant terminé son exploration, remonta, retira léchelle, recouvrit lorifice du puits et revint, tout pensif, à la grande salle de Granite-House, en se disant: «Je nai rien vu, et pourtant il y a quelque chose!» CHAPITRE XII Le soir même, les chasseurs revinrent, ayant fait bonne chasse, et, littéralement chargés de gibier, ils portaient tout ce que pouvaient porter quatre hommes. Top avait un chapelet de pilets autour du cou, et Jup, des ceintures de bécassines autour du corps. «Voilà, mon maître, sécria Nab, voilà de quoi employer notre temps! Conserves, pâtés, nous aurons là une réserve agréable! Mais il faut que quelquun maide. Je compte sur toi, Pencroff. -- Non, Nab, répondit le marin. Le gréement du bateau me réclame, et tu voudras bien te passer de moi. -- Et vous, Monsieur Harbert? -- Moi, Nab, il faut que jaille demain au corral, répondit le jeune garçon. -- Ce sera donc vous, Monsieur Spilett, qui maiderez? -- Pour tobliger, Nab, répondit le reporter, mais je te préviens que si tu me dévoiles tes recettes, je les publierai. -- À votre convenance, Monsieur Spilett, répondit Nab, à votre convenance!» Et voilà comment, le lendemain, Gédéon Spilett, devenu laide de Nab, fut installé dans son laboratoire culinaire. Mais auparavant, lingénieur lui avait fait connaître le résultat de lexploration quil avait faite la veille, et, à cet égard, le reporter partagea lopinion de Cyrus Smith, que, bien quil neût rien trouvé, il restait toujours un secret à découvrir! Les froids persévérèrent pendant une semaine encore, et les colons ne quittèrent pas Granite-House, si ce nest pour les soins à donner à la basse-cour. La demeure était parfumée des bonnes odeurs quémettaient les manipulations savantes de Nab et du reporter; mais tout le produit de la chasse aux marais ne fut pas transformé en conserves, et comme le gibier, par ce froid intense, se gardait parfaitement, canards sauvages et autres furent mangés frais et déclarés supérieurs à toutes autres bêtes aquatiques du monde connu. Pendant cette semaine, Pencroff, aidé par Harbert, qui maniait habilement laiguille du voilier, travailla avec tant dardeur, que les voiles de lembarcation furent terminées. Le cordage de chanvre ne manquait pas, grâce au gréement qui avait été retrouvé avec lenveloppe du ballon. Les câbles, les cordages du filet, tout cela était fait dun filin excellent, dont le marin tira bon parti. Les voiles furent bordées de fortes ralingues, et il restait encore de quoi fabriquer les drisses, les haubans, les écoutes, etc. Quant au pouliage, sur les conseils de Pencroff et au moyen du tour quil avait installé, Cyrus Smith fabriqua les poulies nécessaires. Il arriva donc que le gréement était entièrement paré bien avant que le bateau fût fini. Pencroff dressa même un pavillon bleu, rouge et blanc, dont les couleurs avaient été fournies par certaines plantes tinctoriales, très abondantes dans lîle. Seulement, aux trente-sept étoiles représentant les trente-sept états de lunion qui resplendissent sur le yacht des pavillons américains, le marin en avait ajouté une trente-huitième, létoile de «létat de Lincoln», car il considérait son île comme déjà rattachée à la grande république. «Et, disait-il, elle lest de coeur, si elle ne lest pas encore de fait!» en attendant, ce pavillon fut arboré à la fenêtre centrale de Granite-House, et les colons le saluèrent de trois hurrahs. Cependant on touchait au terme de la saison froide, et il semblait que ce second hiver allait se passer sans incident grave, quand, dans la nuit du 11 août, le plateau de Grande-vue fut menacé dune dévastation complète. Après une journée bien remplie, les colons dormaient profondément, lorsque, vers quatre heures du matin, ils furent subitement réveillés par les aboiements de Top. Le chien naboyait pas, cette fois, près de lorifice du puits, mais au seuil de la porte, et il se jetait dessus comme sil eût voulu lenfoncer. Jup, de son côté, poussait des cris aigus. «Eh bien, Top!» cria Nab, qui fut le premier éveillé. Mais le chien continua daboyer avec plus de fureur. «Quest-ce donc?» demanda Cyrus Smith. Et tous, vêtus à la hâte, se précipitèrent vers les fenêtres de la chambre, quils ouvrirent. Sous leurs yeux se développait une couche de neige qui paraissait à peine blanche dans cette nuit très obscure. Les colons ne virent rien, mais ils entendirent de singuliers aboiements qui éclataient dans lombre. Il était évident que la grève avait été envahie par un certain nombre danimaux que lon ne pouvait distinguer. «Quest-ce? sécria Pencroff. -- Des loups, des jaguars ou des singes! répondit Nab. -- Diable! Mais ils peuvent gagner le haut du plateau! dit le reporter. -- Et notre basse-cour, sécria Harbert, et nos plantations?... -- Par où ont-ils donc passé? demanda Pencroff. -- Ils auront franchi le ponceau de la grève, répondit lingénieur, que lun de nous aura oublié de refermer. -- En effet, dit Spilett, je me rappelle lavoir laissé ouvert... -- Un beau coup que vous avez fait là, Monsieur Spilett! sécria le marin. -- Ce qui est fait est fait, répondit Cyrus Smith. Avisons à ce quil faut faire!» Telles furent les demandes et les réponses qui furent rapidement échangées entre Cyrus Smith et ses compagnons. Il était certain que le ponceau avait été franchi, que la grève était envahie par des animaux, et que ceux-ci, quels quils fussent, pouvaient, en remontant la rive gauche de la Mercy, arriver au plateau de Grande-vue. Il fallait donc les gagner de vitesse et les combattre, au besoin. «Mais quelles sont ces bêtes-là?» fut-il demandé une seconde fois, au moment où les aboiements retentissaient avec plus de force. Ces aboiements firent tressaillir Harbert, et il se souvint de les avoir déjà entendus pendant sa première visite aux sources du creek-rouge. «Ce sont des culpeux, ce sont des renards! dit-il. -- En avant!» sécria le marin. Et tous, sarmant de haches, de carabines et de revolvers, se précipitèrent dans la banne de lascenseur et prirent pied sur la grève. Ce sont de dangereux animaux que ces culpeux, quand ils sont en grand nombre et que la faim les irrite. Néanmoins, les colons nhésitèrent pas à se jeter au milieu de la bande, et leurs premiers coups de revolver, lançant de rapides éclairs dans lobscurité, firent reculer les premiers assaillants. Ce qui importait avant tout, cétait dempêcher ces pillards de sélever jusquau plateau de Grande-vue, car les plantations, la basse-cour, eussent été à leur merci, et dimmenses dégâts, peut- être irréparables, surtout en ce qui concernait le champ de blé, se seraient inévitablement produits. Mais comme lenvahissement du plateau ne pouvait se faire que par la rive gauche de la Mercy, il suffisait dopposer aux culpeux une barrière insurmontable sur cette étroite portion de la berge comprise entre la rivière et la muraille de granit. Ceci fut compris de tous, et, sur un ordre de Cyrus Smith, ils gagnèrent lendroit désigné, pendant que la troupe des culpeux bondissait dans lombre. Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab se disposèrent donc de manière à former une ligne infranchissable. Top, ses formidables mâchoires ouvertes, précédait les colons, et il était suivi de Jup, armé dun gourdin noueux quil brandissait comme une massue. La nuit était extrêmement obscure. Ce nétait quà la lueur des décharges, dont chacune devait porter, quon apercevait les assaillants, qui devaient être au moins une centaine, et dont les yeux brillaient comme des braises. «Il ne faut pas quils passent! sécria Pencroff. -- Ils ne passeront pas!» répondit lingénieur. Mais sils ne passèrent pas, ce ne fut pas faute de lavoir tenté. Les derniers rangs poussaient les premiers, et ce fut une lutte incessante à coups de revolver et à coups de hache. Bien des cadavres de culpeux devaient déjà joncher le sol, mais la bande ne semblait pas diminuer, et on eût dit quelle se renouvelait sans cesse par le ponceau de la grève. Bientôt, les colons durent lutter corps à corps, et ils nétaient pas sans avoir reçu quelques blessures, légères fort heureusement. Harbert avait, dun coup de revolver, débarrassé Nab, sur le dos duquel un culpeux venait de sabattre comme un chat-tigre. Top se battait avec une fureur véritable, sautant à la gorge des renards et les étranglant net. Jup, armé de son bâton, tapait comme un sourd, et cétait en vain quon voulait le faire rester en arrière. Doué, sans doute, dune vue qui lui permettait de percer cette obscurité, il était toujours au plus fort du combat et poussait de temps en temps un sifflement aigu, qui était chez lui la marque dune extrême jubilation. À un certain moment, il savança même si loin, quà la lueur dun coup de revolver, on put le voir entouré de cinq ou six grands culpeux, auxquels il tenait tête avec un rare sang-froid. Cependant la lutte devait finir à lavantage des colons, mais après quils eurent résisté deux grandes heures! Les premières lueurs de laube, sans doute, déterminèrent la retraite des assaillants, qui détalèrent vers le nord, de manière à repasser le ponceau, que Nab courut relever immédiatement. Quand le jour eut suffisamment éclairé le champ de bataille, les colons purent compter une cinquantaine de cadavres épars sur la grève. «Et Jup! sécria Pencroff. Où est donc Jup?» Jup avait disparu. Son ami Nab lappela, et, pour la première fois, Jup ne répondit pas à lappel de son ami. Chacun se mit en quête de Jup, tremblant de le compter parmi les morts. On déblaya la place des cadavres, qui tachaient la neige de leur sang, et Jup fut retrouvé au milieu dun véritable monceau de culpeux dont les mâchoires fracassées, les reins brisés, témoignaient quils avaient eu affaire au terrible gourdin de lintrépide animal. Le pauvre Jup tenait encore à la main le tronçon de son bâton rompu; mais privé de son arme, il avait été accablé par le nombre, et de profondes blessures labouraient sa poitrine. «Il est vivant! sécria Nab, qui se pencha sur lui. -- Et nous le sauverons, répondit le marin, nous le soignerons comme lun de nous!» Il semblait que Jup comprît, car il inclina sa tête sur lépaule de Pencroff, comme pour le remercier. Le marin était blessé lui-même, mais ses blessures, ainsi que celles de ses compagnons, étaient insignifiantes, car, grâce à leurs armes à feu, presque toujours ils avaient pu tenir les assaillants à distance. Il ny avait donc que lorang dont létat fût grave. Jup, porté par Nab et Pencroff, fut amené jusquà lascenseur, et cest à peine si un faible gémissement sortit de ses lèvres. On le remonta doucement à Granite-House. Là, il fut installé sur un des matelas empruntés à lune des couchettes, et ses blessures furent lavées avec le plus grand soin. Il ne paraissait pas quelles eussent atteint quelque organe essentiel, mais Jup avait été très affaibli par la perte de son sang, et la fièvre se déclara à un degré assez fort. On le coucha donc, après son pansement, on lui imposa une diète sévère», tout comme à une personne naturelle», dit Nab, et on lui fit boire quelques tasses de tisane rafraîchissante, dont la pharmacie végétale de Granite-House fournit les ingrédients. Jup sendormit dun sommeil agité dabord; mais peu à peu sa respiration devint plus régulière, et on le laissa reposer dans le plus grand calme. De temps en temps, Top, marchant, on peut dire «sur la pointe des pieds», venait visiter son ami et semblait approuver tous les soins que lon prenait de lui. Une des mains de Jup pendait hors de la couche, et Top la léchait dun air contrit. Ce matin même, on procéda à lensevelissement des morts, qui furent traînés jusquà la forêt du Far-West et enterrés profondément. Cette attaque, qui aurait pu avoir des conséquences si graves, fut une leçon pour les colons, et désormais ils ne se couchèrent plus sans que lun deux se fût assuré que tous les ponts étaient relevés et quaucune invasion nétait possible. Cependant Jup, après avoir donné des craintes sérieuses pendant quelques jours, réagit vigoureusement contre le mal. Sa constitution lemporta, la fièvre diminua peu à peu, et Gédéon Spilett, qui était un peu médecin, le considéra bientôt comme tiré daffaire. Le 16 août, Jup commença à manger. Nab lui faisait de bons petits plats sucrés que le malade dégustait avec sensualité, car, sil avait un défaut mignon, cétait dêtre un tantinet gourmand, et Nab navait jamais rien fait pour le corriger de ce défaut-là. «Que voulez-vous? Disait-il à Gédéon Spilett, qui lui reprochait quelquefois de le gâter, il na pas dautre plaisir que celui de la bouche, ce pauvre Jup, et je suis trop heureux de pouvoir reconnaître ainsi ses services!» Dix jours après avoir pris le lit, le 21 août, maître Jup se leva. Ses blessures étaient cicatrisées, et on vit bien quil ne tarderait pas à recouvrer sa souplesse et sa vigueur habituelles. Comme tous les convalescents, il fut alors pris dune faim dévorante, et le reporter le laissa manger à sa fantaisie, car il se fiait à cet instinct qui manque trop souvent aux êtres raisonnants et qui devait préserver lorang de tout excès. Nab était ravi de voir revenir lappétit de son élève. «Mange, lui disait-il, mon Jup, et ne te fais faute de rien! Tu as versé ton sang pour nous, et cest bien le moins que je taide à le refaire!» Enfin, le 25 août, on entendit la voix de Nab qui appelait ses compagnons. «Monsieur Cyrus, Monsieur Gédéon, Monsieur Harbert, Pencroff, venez! Venez!» Les colons, réunis dans la grande salle, se levèrent à lappel de Nab, qui était alors dans la chambre réservée à Jup. «Quy a-t-il? demanda le reporter. -- Voyez!» répondit Nab en poussant un vaste éclat de rire. Et que vit-on? Maître Jup, qui fumait, tranquillement et sérieusement, accroupi comme un turc sur la porte de Granite- House! «Ma pipe! sécria Pencroff. Il a pris ma pipe! Ah! Mon brave Jup, je ten fais cadeau! Fume, mon ami, fume!» Et Jup lançait gravement dépaisses bouffées de tabac, ce qui semblait lui procurer des jouissances sans pareilles. Cyrus Smith ne se montra pas autrement étonné de lincident, et il cita plusieurs exemples de singes apprivoisés, auxquels lusage du tabac était devenu familier. Mais, à partir de ce jour, maître Jup eut sa pipe à lui, lex-pipe du marin, qui fut suspendue dans sa chambre, près de sa provision de tabac. Il la bourrait lui-même, il lallumait à un charbon ardent et paraissait être le plus heureux des quadrumanes. On pense bien que cette communauté de goût ne fit que resserrer entre Jup et Pencroff ces étroits liens damitié qui unissaient déjà le digne singe et lhonnête marin. «Cest peut-être un homme, disait quelquefois Pencroff à Nab. Est- ce que ça tétonnerait si un jour il se mettait à nous parler? -- Ma foi non, répondait Nab. Ce qui métonne, cest plutôt quil ne parle pas, car enfin, il ne lui manque que la parole! -- Ça mamuserait tout de même, reprenait le marin, si un beau jour il me disait: «si nous changions de pipe, Pencroff!» -- Oui, répondait Nab. Quel malheur quil soit muet de naissance!» Avec le mois de septembre, lhiver fut entièrement terminé, et les travaux reprirent avec ardeur. La construction du bateau avança rapidement. Il était entièrement bordé déjà, et on le membra intérieurement, de manière à relier toutes les parties de la coque, avec des membrures assouplies par la vapeur deau, qui se prêtèrent à toutes les exigences du gabarit. Comme le bois ne manquait pas, Pencroff proposa à lingénieur de doubler intérieurement la coque avec un vaigrage étanche, ce qui assurerait complètement la solidité de lembarcation. Cyrus Smith ne sachant pas ce que réservait lavenir, approuva lidée du marin de rendre son embarcation aussi solide que possible. Le vaigrage et le pont du bateau furent entièrement finis vers le 15 septembre. Pour calfater les coutures, on fit de létoupe avec du zostère sec, qui fut introduit à coups de maillet entre les bordages de la coque, du vaigrage et du pont; puis, ces coutures furent recouvertes de goudron bouillant, que les pins de la forêt fournirent avec abondance. Laménagement de lembarcation fut des plus simples. Elle avait dabord été lestée avec de lourds morceaux de granit, maçonnés dans un lit de chaux, et dont on arrima douze mille livres environ. Un tillac fut posé par-dessus ce lest, et lintérieur fut divisé en deux chambres, le long desquelles sétendaient deux bancs, qui servaient de coffres. Le pied du mât devait épontiller la cloison qui séparait les deux chambres, dans lesquelles on parvenait par deux écoutilles, ouvertes sur le pont et munies de capots. Pencroff neut aucune peine à trouver un arbre convenable pour la mâture. Il choisit un jeune sapin, bien droit, sans noeuds, quil neut quà équarrir à son emplanture et à arrondir à sa tête. Les ferrures du mât, celles du gouvernail et celles de la coque avaient été grossièrement, mais solidement fabriquées à la forge des cheminées. Enfin, vergues, mât de flèche, gui, espars, avirons, etc., tout était terminé dans la première semaine doctobre, et il fut convenu quon ferait lessai du bateau aux abords de lîle, afin de reconnaître comment il se comportait à la mer et dans quelle mesure on pouvait se fier à lui. Pendant tout ce temps, les travaux nécessaires navaient point été négligés. Le corral était réaménagé, car le troupeau de mouflons et de chèvres comptait un certain nombre de petits quil fallait loger et nourrir. Les visites des colons navaient manqué ni au parc aux huîtres, ni à la garenne, ni aux gisements de houille et de fer, ni à quelques parties jusque-là inexplorées des forêts du Far-West, qui étaient fort giboyeuses. Certaines plantes indigènes furent encore découvertes, et, si elles navaient pas une utilité immédiate, elles contribuèrent à varier les réserves végétales de Granite-House. Cétaient des espèces de ficoïdes, les unes semblables à celles du cap, avec des feuilles charnues comestibles, les autres produisant des graines qui contenaient une sorte de farine. Le 10 octobre, le bateau fut lancé à la mer. Pencroff était radieux. Lopération réussit parfaitement. Lembarcation, toute gréée, ayant été poussée sur des rouleaux à la lisière du rivage, fut prise par la mer montante et flotta aux applaudissements des colons, et particulièrement de Pencroff, qui ne montra aucune modestie en cette occasion. Dailleurs, sa vanité devait survivre à lachèvement du bateau, puisque, après lavoir construit, il allait être appelé à le commander. Le grade de capitaine lui fut décerné de lagrément de tous. Pour satisfaire le capitaine Pencroff, il fallut tout dabord donner un nom à lembarcation, et, après plusieurs propositions longuement discutées, les suffrages se réunirent sur celui de Bonadventure, qui était le nom de baptême de lhonnête marin. Dès que le Bonadventure eut été soulevé par la marée montante, on put voir quil se tenait parfaitement dans ses lignes deau, et quil devait convenablement naviguer sous toutes les allures. Du reste, lessai en allait être fait, le jour même, dans une excursion au large de la côte. Le temps était beau, la brise fraîche, et la mer facile, surtout sur le littoral du sud, car le vent soufflait du nord-ouest depuis une heure déjà. «Embarque! Embarque!» criait le capitaine Pencroff. Mais il fallait déjeuner avant de partir, et il parut même bon demporter des provisions à bord, pour le cas où lexcursion se prolongerait jusquau soir. Cyrus Smith avait hâte, également, dessayer cette embarcation, dont les plans venaient de lui, bien que, sur le conseil du marin, il en eût souvent modifié quelques parties; mais il navait pas en elle la confiance que manifestait Pencroff, et comme celui-ci ne reparlait plus du voyage à lîle Tabor, Cyrus Smith espérait même que le marin y avait renoncé. Il lui eût répugné, en effet, de voir deux ou trois de ses compagnons saventurer au loin sur cette barque, si petite en somme, et qui ne jaugeait pas plus de quinze tonneaux. À dix heures et demie, tout le monde était à bord, même Jup, même Top. Nab et Harbert levèrent lancre qui mordait le sable près de lembouchure de la Mercy, la brigantine fut hissée, le pavillon lincolnien flotta en tête du mât, et le Bonadventure, dirigé par Pencroff, prit le large. Pour sortir de la baie de lunion, il fallut dabord faire vent arrière, et lon put constater que, sous cette allure, la vitesse de lembarcation était satisfaisante. Après avoir doublé la pointe de lépave et le cap griffe, Pencroff dut tenir le plus près, afin de prolonger la côte méridionale de lîle, et, après avoir couru quelques bords, il observa que le Bonadventure pouvait marcher environ à cinq quarts du vent, et quil se soutenait convenablement contre la dérive. Il virait très bien vent devant, ayant du «coup», comme disent les marins, et gagnant même dans son virement. Les passagers du Bonadventure étaient véritablement enchantés. Ils avaient là une bonne embarcation, qui, le cas échéant, pourrait leur rendre de grands services, et par ce beau temps, avec cette brise bien faite, la promenade fut charmante. Pencroff se porta au large, à trois ou quatre milles de la côte, par le travers du port ballon. Lîle apparut alors dans tout son développement et sous un nouvel aspect, avec le panorama varié de son littoral depuis le cap griffe jusquau promontoire du reptile, ses premiers plans de forêts dans lesquels les conifères tranchaient encore sur le jeune feuillage des autres arbres à peine bourgeonnés, et ce mont Franklin, qui dominait lensemble et dont quelques neiges blanchissaient la tête. «Que cest beau! sécria Harbert. -- Oui, notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. Je laime comme jaimais ma pauvre mère! Elle nous a reçus, pauvres et manquant de tout, et que manque-t-il à ces cinq enfants qui lui sont tombés du ciel? -- Rien! répondit Nab, rien, capitaine!» Et les deux braves gens poussèrent trois formidables hurrahs en lhonneur de leur île! Pendant ce temps, Gédéon Spilett, appuyé au pied du mât, dessinait le panorama qui se développait sous ses yeux. Cyrus Smith regardait en silence. «Eh bien, Monsieur Cyrus, demanda Pencroff, que dites-vous de notre bateau? -- Il paraît se bien comporter, répondit lingénieur. -- Bon! Et croyez-vous, à présent, quil pourrait entreprendre un voyage de quelque durée? -- Quel voyage, Pencroff? -- Celui de lîle Tabor, par exemple? -- Mon ami, répondit Cyrus Smith, je crois que, dans un cas pressant, il ne faudrait pas hésiter à se confier au Bonadventure, même pour une traversée plus longue; mais, vous le savez, je vous verrais partir avec peine pour lîle Tabor, puisque rien ne vous oblige à y aller. -- On aime à connaître ses voisins, répondit Pencroff, qui sentêtait dans son idée. Lîle Tabor, cest notre voisine, et cest la seule! La politesse veut quon aille, au moins, lui faire une visite! -- Diable! fit Gédéon Spilett, notre ami Pencroff est à cheval sur les convenances! -- Je ne suis à cheval sur rien du tout, riposta le marin, que lopposition de lingénieur vexait un peu, mais qui naurait pas voulu lui causer quelque peine. -- Songez, Pencroff, répondit Cyrus Smith, que vous ne pouvez aller seul à lîle Tabor. -- Un compagnon me suffira. -- Soit, répondit lingénieur. Cest donc de deux colons sur cinq que vous risquez de priver la colonie de lîle Lincoln? -- Sur six! répondit Pencroff. Vous oubliez Jup. -- Sur sept! ajouta Nab. Top en vaut bien un autre! -- Il ny a pas de risque, Monsieur Cyrus, reprit Pencroff. -- Cest possible, Pencroff; mais, je vous le répète, cest sexposer sans nécessité!» Lentêté marin ne répondit pas et laissa tomber la conversation, bien décidé à la reprendre. Mais il ne se doutait guère quun incident allait lui venir en aide et changer en une oeuvre dhumanité ce qui nétait quun caprice, discutable après tout. En effet, après sêtre tenu au large, le Bonadventure venait de se rapprocher de la côte, en se dirigeant vers le port Ballon. Il était important de vérifier les passes ménagées entre les bancs de sable et les récifs, pour les baliser au besoin, puisque cette petite crique devait être le port dattache du bateau. On nétait plus quà un demi-mille de la côte, et il avait fallu louvoyer pour gagner contre le vent. La vitesse du Bonadventure nétait que très modérée alors, parce que la brise, en partie arrêtée par la haute terre, gonflait à peine ses voiles, et la mer, unie comme une glace, ne se ridait quau souffle des risées qui passaient capricieusement. Harbert se tenait à lavant, afin dindiquer la route à suivre au milieu des passes, lorsquil sécria tout dun coup: «Lofe, Pencroff, lofe. -- Quest-ce quil y a? répondit le marin en se levant. Une roche? -- Non... attends, dit Harbert... je ne vois pas bien... lofe encore... bon... arrive un peu...» Et ce disant, Harbert, couché le long du bord, plongea rapidement son bras dans leau et se releva en disant: «Une bouteille!» Il tenait à la main une bouteille fermée, quil venait de saisir à quelques encablures de la côte. Cyrus Smith prit la bouteille. Sans dire un seul mot, il en fit sauter le bouchon, et il tira un papier humide, sur lequel se lisaient ces mots: Naufragé... île Tabor: 153 degrés o. long -- 37 degrés 11 lat. s. CHAPITRE XIII «Un naufragé! sécria Pencroff, abandonné à quelques cents milles de nous sur cette île Tabor! Ah! Monsieur Cyrus, vous ne vous opposerez plus maintenant à mon projet de voyage! -- Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et vous partirez le plus tôt possible. -- Dès demain? -- Dès demain.» Lingénieur tenait à la main le papier quil avait retiré de la bouteille. Il le médita pendant quelques instants, puis, reprenant la parole: «De ce document, mes amis, dit-il, de la forme même dans laquelle il est conçu, on doit dabord conclure ceci: cest, premièrement, que le naufragé de lîle Tabor est un homme ayant des connaissances assez avancées en marine, puisquil donne la latitude et la longitude de lîle, conformes à celles que nous avons trouvées, et jusquà une minute dapproximation; secondement, quil est anglais ou américain, puisque le document est écrit en langue anglaise. -- Ceci est parfaitement logique, répondit Gédéon Spilett, et la présence de ce naufragé explique larrivée de la caisse sur les rivages de lîle. Il y a eu naufrage, puisquil y a un naufragé. Quant à ce dernier, quel quil soit, il est heureux pour lui que Pencroff ait eu lidée de construire ce bateau et de lessayer aujourdhui même, car, un jour de retard, et cette bouteille pouvait se briser sur les récifs. -- En effet, dit Harbert, cest une chance heureuse que le Bonadventure ait passé là, précisément quand cette bouteille flottait encore! -- Et cela ne vous semble pas bizarre? demanda Cyrus Smith à Pencroff. -- Cela me semble heureux, voilà tout, répondit le marin. Est-ce que vous voyez quelque chose dextraordinaire à cela, Monsieur Cyrus? Cette bouteille, il fallait bien quelle allât quelque part, et pourquoi pas ici aussi bien quailleurs? -- Vous avez peut-être raison, Pencroff, répondit lingénieur, et cependant... -- Mais, fit observer Harbert, rien ne prouve que cette bouteille flotte depuis longtemps sur la mer? -- Rien, répondit Gédéon Spilett, et même le document paraît avoir été récemment écrit. Quen pensez-vous, Cyrus? -- Cela est difficile à vérifier, et, dailleurs, nous le saurons!» répondit Cyrus Smith. Pendant cette conversation, Pencroff nétait pas resté inactif. Il avait viré de bord, et le Bonadventure, grand largue, toutes voiles portant, filait rapidement vers le cap Griffe. Chacun songeait à ce naufragé de lîle Tabor. Était-il encore temps de le sauver? Grand événement dans la vie des colons! Eux-mêmes nétaient que des naufragés, mais il était à craindre quun autre neût pas été aussi favorisé queux, et leur devoir était de courir au-devant de linfortune. Le cap griffe fut doublé, et le Bonadventure Vint mouiller vers quatre heures à lembouchure de la Mercy. Le soir même, les détails relatifs à la nouvelle expédition étaient réglés. Il parut convenable que Pencroff et Harbert, qui connaissaient la manoeuvre dune embarcation, fussent seuls à entreprendre ce voyage. En partant le lendemain, 11 octobre, ils pourraient arriver le 13 dans la journée, car, avec le vent qui régnait, il ne fallait pas plus de quarante-huit heures pour faire cette traversée de cent cinquante milles. Un jour dans lîle, trois ou quatre jours pour revenir, on pouvait donc compter que, le 17, ils seraient de retour à lîle Lincoln. Le temps était beau, le baromètre remontait sans secousses, le vent semblait bien établi, toutes les chances étaient donc en faveur de ces braves gens, quun devoir dhumanité allait entraîner loin de leur île. Ainsi donc, il avait été convenu que Cyrus Smith, Nab et Gédéon Spilett resteraient à Granite-House; mais une réclamation se produisit, et Gédéon Spilett, qui noubliait point son métier de reporter du New-York Herald, ayant déclaré quil irait à la nage plutôt que de manquer une pareille occasion, il fut admis à prendre part au voyage. La soirée fut employée à transporter à bord du Bonadventure quelques objets de literie, des ustensiles, des armes, des munitions, une boussole, des vivres pour une huitaine de jours, et, ce chargement ayant été rapidement opéré, les colons remontèrent à Granite-House. Le lendemain, à cinq heures du matin, les adieux furent faits, non sans une certaine émotion de part et dautre, et Pencroff, éventant ses voiles, se dirigea vers le cap griffe, quil devait doubler pour prendre directement ensuite la route du sud-ouest. Le Bonadventure était déjà à un quart de mille de la côte, quand ses passagers aperçurent sur les hauteurs de Granite-House deux hommes qui leur faisaient un signe dadieu. Cétaient Cyrus Smith et Nab. «Nos amis! sécria Gédéon Spilett. Voilà notre première séparation depuis quinze mois!...» Pencroff, le reporter et Harbert firent un dernier signe dadieu, et Granite-House disparut bientôt derrière les hautes roches du cap. Pendant les premières heures de la journée, le Bonadventure resta constamment en vue de la côte méridionale de lîle Lincoln, qui napparut bientôt plus que sous la forme dune corbeille verte, de laquelle émergeait le mont Franklin. Les hauteurs, amoindries par léloignement, lui donnaient une apparence peu faite pour attirer les navires sur ses atterrages. Le promontoire du reptile fut dépassé vers une heure, mais à dix milles au large. De cette distance, il nétait plus possible de rien distinguer de la côte occidentale qui sétendait jusquaux croupes du mont Franklin, et, trois heures après, tout ce qui était lîle Lincoln avait disparu au-dessous de lhorizon. Le Bonadventure se conduisait parfaitement. Il sélevait facilement à la lame et faisait une route rapide. Pencroff avait gréé sa voile de flèche, et, ayant tout dessus, il marchait suivant une direction rectiligne, relevée à la boussole. De temps en temps, Harbert le relayait au gouvernail, et la main du jeune garçon était si sûre, que le marin navait pas une embardée à lui reprocher. Gédéon Spilett causait avec lun, avec lautre, et, au besoin, il mettait la main à la manoeuvre. Le capitaine Pencroff était absolument satisfait de son équipage, et ne parlait rien moins que de le gratifier «dun quart de vin par bordée»! au soir, le croissant de la lune, qui ne devait être dans son premier quartier que le 16, se dessina dans le crépuscule solaire et séteignit bientôt. La nuit fut sombre, mais très étoilée, et une belle journée sannonçait encore pour le lendemain. Pencroff, par prudence, amena la voile de flèche, ne voulant point sexposer à être surpris par quelque excès de brise avec de la toile en tête de mât. Cétait peut-être trop de précaution pour une nuit si calme, mais Pencroff était un marin prudent, et on naurait pu le blâmer. Le reporter dormit une partie de la nuit. Pencroff et Harbert se relayèrent de deux heures en deux heures au gouvernail. Le marin se fiait à Harbert comme à lui-même, et sa confiance était justifiée par le sang-froid et la raison du jeune garçon. Pencroff lui donnait la route comme un commandant à son timonier, et Harbert ne laissait pas le Bonadventure ne subissait pas quelque courant inconnu, il devait terrir juste sur lîle Tabor. Quant à cette mer que lembarcation parcourait alors, elle était absolument déserte. Parfois, quelque grand oiseau, albatros ou frégate, passait à portée de fusil, et Gédéon Spilett se demandait si ce nétait pas à lun de ces puissants volateurs quil avait confié sa dernière chronique adressée au New-York Herald. Ces oiseaux étaient les seuls êtres qui parussent fréquenter cette partie de locéan comprise entre lîle Tabor et lîle Lincoln. «Et cependant, fit observer Harbert, nous sommes à lépoque où les baleiniers se dirigent ordinairement vers la partie méridionale du Pacifique. En vérité, je ne crois pas quil y ait une mer plus abandonnée que celle-ci! -- Elle nest point si déserte que cela! répondit Pencroff. -- Comment lentendez-vous? demanda le reporter. -- Mais puisque nous y sommes! Est-ce que vous prenez notre bateau pour une épave et nos personnes pour des marsouins?» Et Pencroff de rire de sa plaisanterie. Au soir, daprès lestime, on pouvait penser que le Bonadventure avait franchi une distance de cent vingt milles depuis son départ de lîle Lincoln, cest-à- dire depuis trente-six heures, ce qui donnait une vitesse de trois milles un tiers à lheure. La brise était faible et tendait à calmir. Toutefois, on pouvait espérer que le lendemain, au point du jour, si lestime était juste et si la direction avait été bonne, on aurait connaissance de lîle Tabor. Aussi, ni Gédéon Spilett, ni Harbert, ni Pencroff ne dormirent pendant cette nuit du 12 au 13 octobre. Dans lattente du lendemain, ils ne pouvaient se défendre dune vive émotion. Il y avait tant dincertitudes dans lentreprise quils avaient tentée! Étaient-ils proche de lîle Tabor? Lîle était-elle encore habitée par ce naufragé au secours duquel ils se portaient? Quel était cet homme? Sa présence napporterait-elle pas quelque trouble dans la petite colonie, si unie jusqualors? Consentirait-il, dailleurs, à échanger sa prison pour une autre? Toutes ces questions, qui allaient sans doute être résolues le lendemain, les tenaient en éveil, et, aux premières nuances du jour, ils fixèrent successivement leurs regards sur tous les points de lhorizon de louest. «Terre!» cria Pencroff vers six heures du matin. Et comme il était inadmissible que Pencroff se fût trompé, il était évident que la terre était là. Que lon juge de la joie du petit équipage du Bonadventure! avant quelques heures, il serait sur le littoral de lîle! Lîle Tabor, sorte de côte basse, à peine émergée des flots, nétait pas éloignée de plus de quinze milles. Le cap du Bonadventure, qui était un peu dans le sud de lîle, fut mis directement dessus, et, à mesure que le soleil montait dans lest, quelques sommets se détachèrent çà et là. «Ce nest quun îlot beaucoup moins important que lîle Lincoln, fit observer Harbert, et probablement dû comme elle à quelque soulèvement sous-marin.» À onze heures du matin, le Bonadventure nen était plus quà deux milles, et Pencroff, cherchant une passe pour atterrir, ne marchait plus quavec une extrême prudence sur ces eaux inconnues. On embrassait alors dans tout son ensemble lîlot, sur lequel se détachaient des bouquets de gommiers verdoyants et quelques autres grands arbres, de la nature de ceux qui poussaient à lîle Lincoln. Mais, chose assez étonnante, pas une fumée ne sélevait qui indiquât que lîlot fût habité, pas un signal napparaissait sur un point quelconque du littoral! Et pourtant le document était formel: il y avait un naufragé, et ce naufragé aurait dû être aux aguets! Cependant le Bonadventure saventurait entre des passes assez capricieuses que les récifs laissaient entre eux et dont Pencroff observait les moindres sinuosités avec la plus extrême attention. Il avait mis Harbert au gouvernail, et, posté à lavant, il examinait les eaux, prêt à amener sa voile, dont il tenait la drisse en main. Gédéon Spilett, la lunette aux yeux, parcourait tout le rivage sans rien apercevoir. Enfin, à midi à peu près, le Bonadventure vint heurter de son étrave une grève de sable. Lancre fut jetée, les voiles amenées, et léquipage de la petite embarcation prit terre. Et il ny avait pas à douter que ce fût bien lîle Tabor, puisque, daprès les cartes les plus récentes, il nexistait aucune autre île sur cette portion du Pacifique, entre la Nouvelle-Zélande et la côte américaine. Lembarcation fut solidement amarrée, afin que le reflux de la mer ne pût lemporter; puis, Pencroff et ses deux compagnons, après sêtre bien armés, remontèrent le rivage, afin de gagner une espèce de cône, haut de deux cent cinquante à trois cents pieds, qui sélevait à un demi-mille. «Du sommet de cette colline, dit Gédéon Spilett, nous pourrons sans doute avoir une connaissance sommaire de lîlot, ce qui facilitera nos recherches. -- Cest faire ici, répondit Harbert, ce que M Cyrus a fait tout dabord à lîle Lincoln, en gravissant le mont Franklin. -- Identiquement, répondit le reporter, et cest la meilleure manière de procéder!» Tout en causant, les explorateurs savançaient en suivant la lisière dune prairie qui se terminait au pied même du cône. Des bandes de pigeons de roche et dhirondelles de mer, semblables à ceux de lîle Lincoln, senvolaient devant eux. Sous le bois qui longeait la prairie à gauche, ils entendirent des frémissements de broussailles, ils entrevirent des remuements dherbes qui indiquaient la présence danimaux très fuyards; mais rien jusqualors nindiquait que lîlot fût habité. Arrivés au pied du cône, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett le gravirent en quelques instants, et leurs regards parcoururent les divers points de lhorizon. Ils étaient bien sur un îlot, qui ne mesurait pas plus de six milles de tour, et dont le périmètre, peu frangé de caps ou de promontoires, peu creusé danses ou de criques, présentait la forme dun ovale allongé. Tout autour, la mer, absolument déserte, sétendait jusquaux limites du ciel. Il ny avait pas une terre, pas une voile en vue! Cet îlot, boisé sur toute sa surface, noffrait pas cette diversité daspect de lîle Lincoln, aride et sauvage sur une partie, mais fertile et riche sur lautre. Ici, cétait une masse uniforme de verdure, que dominaient deux ou trois collines peu élevées. Obliquement à lovale de lîlot, un ruisseau coulait à travers une large prairie et allait se jeter à la mer sur la côte occidentale par une étroite embouchure. «Le domaine est restreint, dit Harbert. -- Oui, répondit Pencroff, ceût été un peu petit pour nous! -- Et de plus, répondit le reporter, il semble inhabité. -- En effet, répondit Harbert, rien ny décèle la présence de lhomme. -- Descendons, dit Pencroff, et cherchons.» Le marin et ses deux compagnons revinrent au rivage, à lendroit où ils avaient laissé le Bonadventure. Ils avaient décidé de faire à pied le tour de lîlot, avant de saventurer à lintérieur, de telle façon que pas un point néchappât à leurs investigations. La grève était facile à suivre, et, en quelques endroits seulement, de grosses roches la coupaient, que lon pouvait facilement tourner. Les explorateurs descendirent vers le sud, en faisant fuir de nombreuses bandes doiseaux aquatiques et des troupeaux de phoques qui se jetaient à la mer du plus loin quils les apercevaient. «Ces bêtes-là, fit observer le reporter, nen sont pas à voir des hommes pour la première fois. Ils les craignent, donc ils les connaissent.» Une heure après leur départ, tous trois étaient arrivés à la pointe sud de lîlot, terminée par un cap aigu, et ils remontèrent vers le nord en longeant la côte occidentale, également formée de sable et de roches, que dépais bois bordaient en arrière-plan. Nulle part il ny avait trace dhabitation, nulle part lempreinte dun pied humain, sur tout ce périmètre de lîlot, qui, après quatre heures de marche, fut entièrement parcouru. Cétait au moins fort extraordinaire, et on devait croire que lîle Tabor nétait pas ou nétait plus habitée. Peut-être, après tout, le document avait-il plusieurs mois ou plusieurs années de date déjà, et il était possible, dans ce cas, ou que le naufragé eût été rapatrié, ou quil fût mort de misère. Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, formant des hypothèses plus ou moins plausibles, dînèrent rapidement à bord du Bonadventure, de manière à reprendre leur excursion et à la continuer jusquà la nuit. Cest ce qui fut fait à cinq heures du soir, heure à laquelle ils saventurèrent sous bois. De nombreux animaux senfuirent à leur approche, et principalement, on pourrait même dire uniquement, des chèvres et des porcs, qui, il était facile de le voir, appartenaient aux espèces européennes. Sans doute quelque baleinier les avait débarqués sur lîle, où ils sétaient rapidement multipliés. Harbert se promit bien den prendre un ou deux couples vivants, afin de les rapporter à lîle Lincoln. Il nétait donc plus douteux que des hommes, à une époque quelconque, eussent visité cet îlot. Et cela parut plus évident encore, quand, à travers la forêt, apparurent des sentiers tracés, des troncs darbres abattus à la hache, et partout la marque du travail humain; mais ces arbres, qui tombaient en pourriture, avaient été renversés depuis bien des années déjà, les entailles de hache étaient veloutées de mousse, et les herbes croissaient, longues et drues, à travers les sentiers, quil était malaisé de reconnaître. «Mais, fit observer Gédéon Spilett, cela prouve que non seulement des hommes ont débarqué sur cet îlot, mais encore quils lont habité pendant un certain temps. Maintenant, quels étaient ces hommes? Combien étaient-ils? Combien en reste-t-il? -- Le document, dit Harbert, ne parle que dun seul naufragé. -- Eh bien, sil est encore sur lîle, répondit Pencroff, il est impossible que nous ne le trouvions pas!» Lexploration continua donc. Le marin et ses compagnons suivirent naturellement la route qui coupait diagonalement lîlot, et ils arrivèrent ainsi à côtoyer le ruisseau qui se dirigeait vers la mer. Si les animaux dorigine européenne, si quelques travaux dus à une main humaine démontraient incontestablement que lhomme était déjà venu sur cette île, plusieurs échantillons du règne végétal ne le prouvèrent pas moins. En de certains endroits, au milieu de clairières, il était visible que la terre avait été plantée de plantes potagères à une époque assez reculée probablement. Aussi, quelle fut la joie dHarbert quand il reconnut des pommes de terre, des chicorées, de loseille, des carottes, des choux, des navets, dont il suffisait de recueillir la graine pour enrichir le sol de lîle Lincoln! «Bon! Bien! répondit Pencroff. Cela fera joliment laffaire de Nab et la nôtre. Si donc nous ne retrouvons pas le naufragé, du moins notre voyage naura pas été inutile, et Dieu nous aura récompensés! -- Sans doute, répondit Gédéon Spilett; mais à voir létat dans lequel se trouvent ces plantations, on peut craindre que lîlot ne soit plus habité depuis longtemps. -- En effet, répondit Harbert, un habitant, quel quil fût, naurait pas négligé une culture si importante! -- Oui! dit Pencroff, ce naufragé est parti!... cela est à supposer... -- Il faut donc admettre que le document a une date déjà ancienne? -- Évidemment. -- Et que cette bouteille nest arrivée à lîle Lincoln quaprès avoir longtemps flotté sur la mer? -- Pourquoi pas? répondit Pencroff. -- mais voici la nuit qui vient, ajouta-t-il, et je pense quil vaut mieux suspendre nos recherches. -- Revenons à bord, et demain nous recommencerons», dit le reporter. Cétait le plus sage, et le conseil allait être suivi, quand Harbert, montrant une masse confuse entre les arbres, sécria: «Une habitation!» aussitôt, tous trois se dirigèrent vers lhabitation indiquée. Aux lueurs du crépuscule, il fut possible de voir quelle avait été construite en planches recouvertes dune épaisse toile goudronnée. La porte, à demi fermée, fut repoussée par Pencroff, qui entra dun pas rapide... lhabitation était vide! CHAPITRE XIV Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett étaient restés silencieux au milieu de lobscurité. Pencroff appela dune voix forte. Aucune réponse ne lui fut faite. Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. Au fond était une cheminée grossière, avec quelques cendres froides, supportant une brassée de bois sec. Pencroff y jeta la brindille enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur. Le marin et ses deux compagnons aperçurent alors un lit en désordre, dont les couvertures, humides et jaunies, prouvaient quil ne servait plus depuis longtemps; dans un coin de la cheminée, deux bouilloires couvertes de rouille et une marmite renversée; une armoire, avec quelques vêtements de marin à demi moisis; sur la table, un couvert détain et une bible rongée par lhumidité; dans un angle, quelques outils, pelle, pioche, pic, deux fusils de chasse, dont lun était brisé; sur une planche formant étagère, un baril de poudre encore intact, un baril de plomb et plusieurs boîtes damorces; le tout couvert dune épaisse couche de poussière, que de longues années, peut-être, avaient accumulée. «Il ny a personne, dit le reporter. -- Personne! répondit Pencroff. -- Voilà longtemps que cette chambre na été habitée, fit observer Harbert. -- Oui, bien longtemps! répondit le reporter. -- Monsieur Spilett, dit alors Pencroff, au lieu de retourner à bord, je pense quil vaut mieux passer la nuit dans cette habitation. -- Vous avez raison, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et si son propriétaire revient, eh bien! Il ne se plaindra peut-être pas de trouver la place prise! -- Il ne reviendra pas! dit le marin en hochant la tête. -- Vous croyez quil a quitté lîle? demanda le reporter. -- Sil avait quitté lîle, il eût emporté ses armes et ses outils, répondit Pencroff. Vous savez le prix que les naufragés attachent à ces objets, qui sont les dernières épaves du naufrage. Non! non! répéta le marin dune voix convaincue, non! Il na pas quitté lîle! Sil sétait sauvé sur un canot fait par lui, il eût encore moins abandonné ces objets de première nécessité! Non, il est sur lîle! -- Vivant?... demanda Harbert. -- Vivant ou mort. Mais sil est mort, il ne sest pas enterré lui-même, je suppose, répondit Pencroff, et nous retrouverons au moins ses restes!» Il fut donc convenu que lon passerait la nuit dans lhabitation abandonnée, quune provision de bois qui se trouvait dans un coin permettrait de chauffer suffisamment. La porte fermée, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, assis sur un banc, demeurèrent là, causant peu, mais réfléchissant beaucoup. Ils se trouvaient dans une disposition desprit à tout supposer, comme à tout attendre, et ils écoutaient avidement les bruits du dehors. La porte se fût ouverte soudain, un homme se serait présenté à eux, quils nen auraient pas été autrement surpris, malgré tout ce que cette demeure révélait dabandon, et ils avaient leurs mains prêtes à serrer les mains de cet homme, de ce naufragé, de cet ami inconnu que des amis attendaient! Mais aucun bruit ne se fit entendre, la porte ne souvrit pas, et les heures se passèrent ainsi. Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux compagnons! Seul, Harbert avait dormi pendant deux heures, car, à son âge, le sommeil est un besoin. Ils avaient hâte, tous les trois, de reprendre leur exploration de la veille et de fouiller cet îlot jusque dans ses coins les plus secrets! Les conséquences déduites par Pencroff étaient absolument justes, et il était presque certain que, puisque la maison était abandonnée et que les outils, les ustensiles, les armes sy trouvaient encore, cest que son hôte avait succombé. Il convenait donc de chercher ses restes et de leur donner au moins une sépulture chrétienne. Le jour parut. Pencroff et ses compagnons procédèrent immédiatement à lexamen de lhabitation. Elle avait été bâtie, vraiment, dans une heureuse situation, au revers dune petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers abritaient. Devant sa façade et à travers les arbres, la hache avait ménagé une large éclaircie, qui permettait aux regards de sétendre sur la mer. Une petite pelouse, entourée dune barrière de bois qui tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche duquel souvrait lembouchure du ruisseau. Cette habitation avait été construite en planches, et il était facile de voir que ces planches provenaient de la coque ou du pont dun navire. Il était donc probable quun bâtiment désemparé avait été jeté à la côte sur lîle, que tout au moins un homme de léquipage avait été sauvé, et quau moyen des débris du navire, cet homme, ayant des outils à sa disposition, avait construit cette demeure. Et cela fut bien plus évident encore, quand Gédéon Spilett, après avoir tourné autour de lhabitation, vit sur une planche -- probablement une de celles qui formaient les pavois du navire naufragé -- ces lettres à demi effacées déjà: Br.tan.. a «Britannia! sécria Pencroff, que le reporter avait appelé, cest un nom commun à bien des navires, et je ne pourrais dire si celui- ci était anglais ou américain! -- Peu importe, Pencroff! -- Peu importe, en effet, répondit le marin, et le survivant de son équipage, sil vit encore, nous le sauverons, à quelque pays quil appartienne! Mais, avant de recommencer notre exploration, retournons dabord au Bonadventure!» Une sorte dinquiétude avait pris Pencroff au sujet de son embarcation. Si pourtant lîlot était habité, et si quelque habitant sétait emparé... mais il haussa les épaules à cette invraisemblable supposition. Toujours est-il que le marin nétait pas fâché daller déjeuner à bord. La route, toute tracée dailleurs, nétait pas longue, -- un mille à peine. On se remit donc en marche, tout en fouillant du regard les bois et les taillis, à travers lesquels chèvres et porcs senfuyaient par centaines. Vingt minutes après avoir quitté lhabitation, Pencroff et ses compagnons revoyaient la côte orientale de lîle et le Bonadventure, maintenu par son ancre, qui mordait profondément le sable. Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction. Après tout, ce bateau, cétait son enfant, et le droit des pères est dêtre souvent inquiet plus que de raison. On remonta à bord, on déjeuna, de manière à navoir besoin de dîner que très tard; puis, le repas terminé, lexploration fut reprise et conduite avec le soin le plus minutieux. En somme, il était très probable que lunique habitant de lîlot avait succombé. Aussi était-ce plutôt un mort quun vivant dont Pencroff et ses compagnons cherchaient à retrouver les traces! Mais leurs recherches furent vaines, et, pendant la moitié de la journée, ils fouillèrent inutilement ces massifs darbres qui couvraient lîlot. Il fallut bien admettre alors que, si le naufragé était mort, il ne restait plus maintenant aucune trace de son cadavre, et que quelque fauve, sans doute, lavait dévoré jusquau dernier ossement. «Nous repartirons demain au point du jour, dit Pencroff à ses deux compagnons, qui, vers deux heures après midi, se couchèrent à lombre dun bouquet de pins, afin de se reposer quelques instants. -- Je crois que nous pouvons sans scrupule, ajouta Harbert, emporter les ustensiles qui ont appartenu au naufragé? -- Je le crois aussi, répondit Gédéon Spilett, et ces armes, ces outils compléteront le matériel de Granite-House. Si je ne me trompe, la réserve de poudre et de plomb est importante. -- Oui, répondit Pencroff, mais noublions pas de capturer un ou deux couples de ces porcs, dont lîle Lincoln est dépourvue... -- Ni de récolter ces graines, ajouta Harbert, qui nous donneront tous les légumes de lancien et du nouveau continent. -- Il serait peut-être convenable alors, dit le reporter, de rester un jour de plus à lîle Tabor, afin dy recueillir tout ce qui peut nous être utile. -- Non, Monsieur Spilett, répondit Pencroff, et je vous demanderai de partir dès demain, au point du jour. Le vent me paraît avoir une tendance à tourner dans louest, et, après avoir eu bon vent pour venir, nous aurons bon vent pour nous en aller. -- Alors ne perdons pas de temps! dit Harbert en se levant. -- Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. Pendant ce temps, M Spilett et moi, nous allons faire la chasse aux porcs, et, même en labsence de Top, jespère bien que nous réussirons à en capturer quelques-uns!» Harbert prit donc à travers le sentier qui devait le ramener vers la partie cultivée de lîlot, tandis que le marin et le reporter rentraient directement dans la forêt. Bien des échantillons de la race porcine senfuirent devant eux, et ces animaux, singulièrement agiles, ne paraissaient pas dhumeur à se laisser approcher. Cependant, après une demi-heure de poursuites, les chasseurs étaient parvenus à semparer dun couple qui sétait baugé dans un épais taillis, lorsque des cris retentirent à quelques centaines de pas dans le nord de lîlot. À ces cris se mêlaient dhorribles rauquements qui navaient rien dhumain. Pencroff et Gédéon Spilett se redressèrent, et les porcs profitèrent de ce mouvement pour senfuir, au moment où le marin préparait des cordes pour les lier. «Cest la voix dHarbert! dit le reporter. -- Courons!» sécria Pencroff. Et aussitôt le marin et Gédéon Spilett de se porter de toute la vitesse de leurs jambes vers lendroit doù partaient ces cris. Ils firent bien de se hâter, car, au tournant du sentier, près dune clairière, ils aperçurent le jeune garçon terrassé par un être sauvage, un gigantesque singe sans doute, qui allait lui faire un mauvais parti. Se jeter sur ce monstre, le terrasser à son tour, lui arracher Harbert, puis le maintenir solidement, ce fut laffaire dun instant pour Pencroff et Gédéon Spilett. Le marin était dune force herculéenne, le reporter très robuste aussi, et, malgré la résistance du monstre, il fut solidement attaché, de manière à ne plus pouvoir faire un mouvement. «Tu nas pas de mal, Harbert? demanda Gédéon Spilett. -- Non! Non! -- Ah! Sil tavait blessé, ce singe!... sécria Pencroff. -- Mais ce nest pas un singe!» répondit Harbert. Pencroff et Gédéon Spilett, à ces paroles, regardèrent alors lêtre singulier qui gisait à terre. En vérité, ce nétait point un singe! Cétait une créature humaine, cétait un homme! Mais quel homme! Un sauvage, dans toute lhorrible acception du mot, et dautant plus épouvantable, quil semblait être tombé au dernier degré de labrutissement! Chevelure hérissée, barbe inculte descendant jusquà la poitrine, corps à peu près nu, sauf un lambeau de couverture sur les reins, yeux farouches, mains énormes, ongles démesurément longs, teint sombre comme lacajou, pieds durcis comme sils eussent été faits de corne: telle était la misérable créature quil fallait bien, pourtant, appeler un homme! Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui! «Êtes-vous bien sûr que ce soit un homme ou quil lait été? demanda Pencroff au reporter. -- Hélas! Ce nest pas douteux, répondit celui-ci. -- Ce serait donc le naufragé? dit Harbert. -- Oui, répondit Gédéon Spilett, mais linfortuné na plus rien dhumain!» Le reporter disait vrai. Il était évident que, si le naufragé avait jamais été un être civilisé, lisolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui avaient lacuité des dents de carnivores, faites pour ne plus broyer que de la chair crue. La mémoire devait lavoir abandonné depuis longtemps, sans doute, et, depuis longtemps aussi, il ne savait plus se servir de ses outils, de ses armes, il ne savait plus faire de feu! On voyait quil était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques sétaient développées chez lui au détriment des qualités morales! Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni même entendre... Et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir que toute raison nétait pas éteinte en lui. Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il nessayait point à briser ses liens. Était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable? Retrouvait-il dans un coin de son cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait à lhumanité? Libre, aurait-il tenté de senfuir, où serait-il resté? On ne sait, mais on nen fit pas lépreuve, et, après avoir considéré le misérable avec une extrême attention: «Quel quil soit, dit Gédéon Spilett, quel quil ait été et quoi quil puisse devenir, notre devoir est de le ramener avec nous à lîle Lincoln! -- Oui! Oui! répondit Harbert, et peut-être pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque lueur dintelligence! -- Lâme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande satisfaction que darracher cette créature de Dieu à labrutissement!» Pencroff secouait la tête dun air de doute. «Il faut lessayer, en tout cas, répondit le reporter, et lhumanité nous le commande.» Cétait, en effet, leur devoir dêtres civilisés et chrétiens. Tous trois le comprirent, et ils savaient bien que Cyrus Smith les approuverait davoir agi ainsi. «Le laisserons-nous lié? demanda le marin. -- Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds? dit Harbert. -- Essayons», répondit Pencroff. Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier furent défaites, mais ses bras demeurèrent fortement attachés. Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de senfuir. Ses yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui marchaient près de lui, et rien ne dénotait quil se souvînt dêtre leur semblable ou au moins de lavoir été. Un sifflement continu séchappait de ses lèvres, et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas à résister. Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené À sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui! Peut-être suffisait-il dune étincelle pour raviver sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte! Lhabitation nétait pas loin. En quelques minutes, tous y arrivèrent; mais là, le prisonnier ne reconnut rien, et il semblait quil eût perdu conscience de toutes choses! Que pouvait- on conjecturer de ce degré dabrutissement auquel ce misérable être était tombé, si ce nest que son emprisonnement sur lîlot datait de loin déjà, et quaprès y être arrivé raisonnable, lisolement lavait réduit à un tel état? Le reporter eut alors lidée que la vue du feu agirait peut-être sur lui, et, en un instant, une de ces belles flambées qui attirent même les animaux illumina le foyer. La vue de la flamme sembla dabord fixer lattention du malheureux; mais bientôt il recula, et son regard inconscient séteignit. Évidemment, il ny avait rien à faire, pour le moment du moins, quà le ramener à bord du Bonadventure, ce qui fut fait, et là il resta sous la garde de Pencroff. Harbert et Gédéon Spilett retournèrent sur lîlot pour y terminer leurs opérations, et, quelques heures après, ils revenaient au rivage, rapportant les ustensiles et les armes, une récolte de graines potagères, quelques pièces de gibier et deux couples de porcs. Le tout fut embarqué, et le Bonadventure se tint prêt à lever lancre, dès que la marée du lendemain matin se ferait sentir. Le prisonnier avait été placé dans la chambre de lavant, où il resta calme, silencieux, sourd et muet tout ensemble. Pencroff lui offrit à manger, mais il repoussa la viande cuite qui lui fut présentée et qui sans doute ne lui convenait plus. Et, en effet, le marin lui ayant montré un des canards quHarbert avait tués, il se jeta dessus avec une avidité bestiale et le dévora. «Vous croyez quil en reviendra? dit Pencroff en secouant la tête. -- Peut-être, répondit le reporter. Il nest pas impossible que nos soins ne finissent par réagir sur lui, car cest lisolement qui la fait ce quil est, et il ne sera plus seul désormais! -- Il y a longtemps, sans doute, que le pauvre homme est en cet état! dit Harbert. -- Peut-être, répondit Gédéon Spilett. -- Quel âge peut-il avoir? demanda le jeune garçon. -- Cela est difficile à dire, répondit le reporter, car il est impossible de voir ses traits sous lépaisse barbe qui lui couvre la face, mais il nest plus jeune, et je suppose quil doit avoir au moins cinquante ans. -- Avez-vous remarqué, Monsieur Spilett, combien ses yeux sont profondément enfoncés sous leur arcade? demanda le jeune garçon. -- Oui, Harbert, mais jajoute quils sont plus humains quon ne serait tenté de le croire à laspect de sa personne. -- Enfin, nous verrons, répondit Pencroff, et je suis curieux de connaître le jugement que portera M Smith sur notre sauvage. Nous allions chercher une créature humaine, et cest un monstre que nous ramenons! Enfin, on fait ce quon peut!» La nuit se passa, et si le prisonnier dormit ou non, on ne sait, mais, en tout cas, bien quil eût été délié, il ne remua pas. Il était comme ces fauves que les premiers moments de séquestration accablent et que la rage reprend plus tard. Au lever du jour, le lendemain, -- 15 octobre, -- le changement de temps prévu par Pencroff sétait produit. Le vent avait halé le nord ouest, et il favorisait le retour du Bonadventure; mais, en même temps, il fraîchissait et devait rendre la navigation plus difficile. À cinq heures du matin, lancre fut levée. Pencroff prit un ris dans sa grande voile et mit le cap à lest-nord-est, de manière à cingler directement vers lîle Lincoln. Le premier jour de la traversée ne fut marqué par aucun incident. Le prisonnier était demeuré calme dans la cabine de lavant, et comme il avait été marin, il semblait que les agitations de la mer produisissent sur lui une sorte de salutaire réaction. Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de son ancien métier? En tout cas, il se tenait tranquille, étonné plutôt quabattu. Le lendemain, -- 16 octobre, -- le vent fraîchit beaucoup, en remontant encore plus au nord, et, par conséquent, dans une direction moins favorable à la marche du Bonadventure, qui bondissait sur les lames. Pencroff en fut bientôt arrivé à tenir le plus près, et, sans en rien dire, il commença à être inquiet de létat de la mer, qui déferlait violemment sur lavant de son embarcation. Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de temps à atteindre lîle Lincoln quil nen avait employé à gagner lîle Tabor. En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit heures que le Bonadventure était parti, et rien nindiquait quil fût dans les parages de lîle. Il était impossible, dailleurs, pour évaluer la route parcourue, de sen rapporter à lestime, car la direction et la vitesse avaient été trop irrégulières. Vingt-quatre heures après, il ny avait encore aucune terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. Il fallut manoeuvrer avec rapidité les voiles de lembarcation, que des coups de mer couvraient en grand, prendre des ris, et souvent changer les amures, en courant de petits bords. Il arriva même que, dans la journée du 18, le Bonadventure fut entièrement coiffé par une lame, et si ses passagers neussent pas pris davance la précaution de sattacher sur le pont, ils auraient été emportés. Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons, très occupés à se dégager, reçurent une aide inespérée du prisonnier, qui sélança par lécoutille, comme si son instinct de marin eût pris le dessus, et brisa les pavois dun vigoureux coup despar, afin de faire écouler plus vite leau qui emplissait le pont; puis, lembarcation dégagée, sans avoir prononcé une parole, il redescendit dans sa chambre. Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument stupéfaits, lavaient laissé agir. Cependant la situation était mauvaise, et le marin avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer, sans aucune possibilité de retrouver sa route! La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois, vers onze heures, le vent calmit, la houle tomba, et le Bonadventure, moins secoué, acquit une vitesse plus grande. Du reste, il avait merveilleusement tenu la mer. Ni Pencroff, ni Gédéon Spilett, ni Harbert ne songèrent à prendre même une heure de sommeil. Ils veillèrent avec un soin extrême, car ou lîle Lincoln ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté par des courants, avait dérivé sous le vent, et il devenait presque impossible alors de rectifier sa direction. Pencroff, inquiet au dernier degré, ne désespérait pas cependant, car il avait une âme fortement trempée, et, assis au gouvernail, il cherchait obstinément à percer cette ombre épaisse qui lenveloppait. Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup: «Un feu! Un feu!» sécria-t-il. Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. Lîle Lincoln était là, et cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith, montrait la route à suivre. Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de lhorizon comme une étoile de première grandeur. CHAPITRE XV Le lendemain, -- 20 octobre, -- à sept heures du matin, après quatre jours de voyage, le Bonadventure venait séchouer doucement sur la grève, à lembouchure de la Mercy. Cyrus Smith et Nab, très inquiets de ce mauvais temps et de la prolongation dabsence de leurs compagnons, étaient montés dès laube sur le plateau de Grande-vue, et ils avaient enfin aperçu lembarcation qui avait tant tardé à revenir! «Dieu soit loué! Les voilà!» sétait écrié Cyrus Smith. Quant à Nab, dans sa joie, il sétait mis à danser, à tourner sur lui-même en battant des mains et en criant: «oh! Mon maître!» pantomime plus touchante que le plus beau discours! La première idée de lingénieur, en comptant les personnes quil pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff navait pas retrouvé le naufragé de lîle Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné sétait refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre. Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure. Au moment où lembarcation accosta, lingénieur et Nab lattendaient sur le rivage, et avant que les passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith leur disait: «Nous avons été bien inquiets de votre retard, mes amis! Vous serait-il arrivé quelque malheur? -- Non, répondit Gédéon Spilett, et tout sest passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela. -- Cependant, reprit lingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous nêtes que trois comme au départ? -- Faites excuse, Monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre! -- Vous avez retrouvé ce naufragé? -- Oui. -- Et vous lavez ramené? -- Oui. -- Vivant? -- Oui. -- Où est-il? Quel est-il? -- Cest, répondit le reporter, ou plutôt cétait un homme! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire!» Lingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui sétait passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de lîlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture sétait faite dun naufragé qui semblait ne plus appartenir à lespèce humaine. «Et cest au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de lamener ici. -- Certes, vous avez bien fait, Pencroff! répondit vivement lingénieur. -- Mais ce malheureux na plus de raison? -- Maintenant, cest possible, répondit Cyrus Smith; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que lisolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état! -- Mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que labrutissement de ce malheureux ne remonte quà quelques mois seulement? -- Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit lingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document. -- À moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, quil nait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis. -- Cest impossible, mon cher Spilett. -- Pourquoi donc? demanda le reporter. -- Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et quil ne parle que dun seul.» Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux dune sorte de résurrection passagère qui sétait faite dans lesprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente. «Bien, Harbert, répondit lingénieur, tu as raison dattacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et cest le désespoir qui en a fait ce quil est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisquil a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons!» Le naufragé de lîle Tabor, à la grande pitié de lingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine quil occupait sur lavant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout dabord la volonté de senfuir. Mais Cyrus Smith, sapprochant, lui mit la main sur lépaule par un geste plein dautorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front sinclina, et il ne fit plus aucune résistance. «Pauvre abandonné!» murmura lingénieur. Cyrus Smith lavait attentivement observé. À en juger par lapparence, ce misérable être navait plus rien dhumain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que lavait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur dintelligence. Il fut décidé que labandonné, ou plutôt linconnu, -- car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent désormais, -- demeurerait dans une des chambres de Granite-House, doù il ne pouvait séchapper, dailleurs. Il sy laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer quun jour il ferait un compagnon de plus aux colons de lîle Lincoln. Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, -- le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, -- se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage dexploration à lîlot. Il fut daccord avec ses amis sur ce point, que linconnu devait être anglais ou américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, dailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, lingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de langlo-saxon. «Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en sadressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage; et nous ne savons rien, sinon quil taurait étranglé, si nous navions eu la chance darriver à temps pour te secourir! -- Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui sest passé. Jétais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand jai entendu comme le bruit dune avalanche qui tombait dun arbre très élevé. Jeus à peine le temps de me retourner... ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, sétait précipité sur moi en moins de temps que je nen mets à vous le dire, et sans M Spilett et Pencroff... -- Mon enfant! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et nous naurions pas un compagnon de plus. -- Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme? demanda le reporter. -- Oui», répondit lingénieur. Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-House et revinrent sur la grève. On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et lingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même détablir lidentité de linconnu. La capture des porcs faite à lîlot fut regardée comme devant être très profitable à lîle Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient sacclimater facilement. Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets damorces, furent très bien reçus. On convint même détablir une petite poudrière, soit en dehors de Granite-House, soit même dans la caverne supérieure, où il ny avait aucune explosion à craindre. Toutefois, lemploi du pyroxyle dut être continué, car, cette substance donnant dexcellents résultats, il ny avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire. Lorsque le déchargement de lembarcation fut terminé: «Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense quil serait prudent de mettre notre Bonadventure en lieu sûr. -- Nest-il donc pas convenablement à lembouchure de la Mercy? demanda Cyrus Smith. -- Non, Monsieur Cyrus, répondit le marin. La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. Cest que cest une bonne embarcation, voyez-vous, et qui sest admirablement comportée pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si violemment au retour. -- Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même? -- Sans doute, Monsieur Cyrus, on le pourrait, mais cette embouchure ne présente aucun abri, et, par les vents dest, je crois que le Bonadventure aurait beaucoup à souffrir des coups de mer. -- Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff? -- Au port ballon, répondit le marin. Cette petite crique, couverte par les roches, me paraît être justement le port quil lui faut. -- Nest-il pas un peu loin? -- Bah! Il ne se trouve pas à plus de trois milles de Granite- House, et nous avons une belle route toute droite pour nous y mener! -- Faites, Pencroff, et conduisez votre Bonadventure, répondit lingénieur, et cependant je laimerais mieux sous notre surveillance plus immédiate. Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port. -- Fameux! sécria Pencroff. Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs! Ah! Vraiment, avec vous, Monsieur Cyrus, tout devient trop facile! -- Oui, mon brave Pencroff, répondit lingénieur, mais à la condition, toutefois, que vous maidiez, car vous êtes bien pour les trois quarts dans toutes nos besognes!» Harbert et le marin se rembarquèrent donc sur le Bonadventure, dont lancre fut levée, la voile hissée, et que le vent du large conduisit rapidement au cap griffe. Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port ballon. Pendant les premiers jours que linconnu passa à Granite-House, avait-il déjà donné à penser que sa sauvage nature se fût modifiée? Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet esprit obscurci? Lâme, enfin, revenait-elle au corps? Oui, à coup sûr, et à ce point même que Cyrus Smith et le reporter se demandèrent si jamais la raison de linfortuné avait été totalement éteinte. Tout dabord, habitué au grand air, à cette liberté sans limites dont il jouissait à lîle Tabor, linconnu avait manifesté quelques sourdes fureurs, et on dut craindre quil ne se précipitât sur la grève par une des fenêtres de Granite-House. Mais peu à peu il se calma, et on put lui laisser la liberté de ses mouvements. On avait donc lieu despérer, et beaucoup. Déjà, oubliant ses instincts de carnassier, linconnu acceptait une nourriture moins bestiale que celle dont il se repaissait à lîlot, et la chair cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de répulsion quil avait manifesté à bord du Bonadventure. Cyrus Smith avait profité dun moment où il dormait pour lui couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient comme une sorte de crinière et lui donnaient un aspect si sauvage. Il lavait aussi vêtu plus convenablement, après lavoir débarrassé de ce lambeau détoffe qui le couvrait. Il en résulta que, grâce à ces soins, linconnu reprit figure humaine, et il sembla même que ses yeux fussent redevenus plus doux. Certainement, quand lintelligence léclairait autrefois, la figure de cet homme devait avoir une sorte de beauté. Chaque jour, Cyrus Smith simposa la tâche de passer quelques heures dans sa compagnie. Il venait travailler près de lui et soccupait de diverses choses, de manière à fixer son attention. Il pouvait suffire, en effet, dun éclair pour rallumer cette âme, dun souvenir qui traversât ce cerveau pour y rappeler la raison. On lavait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure! Lingénieur ne négligeait pas non plus de parler à haute voix, de manière à pénétrer à la fois par les organes de louïe et de la vue jusquau fond de cette intelligence engourdie. Tantôt lun de ses compagnons, tantôt lautre, quelquefois tous, se joignaient à lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport à la marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments, linconnu prêtait comme une vague attention à ce qui se disait, et les colons arrivèrent bientôt à cette persuasion quil les comprenait en partie. Quelquefois même lexpression de son visage était profondément douloureuse, preuve quil souffrait intérieurement; car sa physionomie naurait pu tromper à ce point; mais il ne parlait pas, bien quà diverses reprises, cependant, on pût croire que quelques paroles allaient séchapper de ses lèvres. Quoi quil en fût, le pauvre être était calme et triste! Mais son calme nétait-il quapparent? Sa tristesse nétait-elle que la conséquence de sa séquestration? On ne pouvait rien affirmer encore. Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par shabituer, nayant aucun désir à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu; mais sétait-il pénétré dune vie nouvelle, ou bien, pour employer un mot qui pouvait justement sappliquer à lui, ne sétait-il quapprivoisé comme un animal vis-à-vis de son maître? Cétait là une importante question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade! Pour lui, linconnu nétait quun malade! Serait-ce jamais un convalescent? Aussi, comme lingénieur lobservait à tous moments! Comme il guettait son âme, si lon peut parler ainsi! Comme il était prêt à la saisir! Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith. Ils laidaient aussi dans cette oeuvre dhumanité, et tous, sauf peut-être lincrédule Pencroff, ils en arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi. Le calme de linconnu était profond, on la dit, et il montrait pour lingénieur, dont il subissait visiblement linfluence, une sorte dattachement. Cyrus Smith résolut donc de léprouver, en le transportant dans un autre milieu, devant cet océan que ses yeux avaient autrefois lhabitude de contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient lui rappeler celles où sétaient passées tant dannées de sa vie! «Mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer que, mis en liberté, il ne séchappera pas? -- Cest une expérience à faire, répondit lingénieur. -- Bon! dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura lespace devant lui et sentira le grand air, il filera à toutes jambes! -- Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith. -- Essayons, dit Gédéon Spilett. -- Essayons», répondit lingénieur. Ce jour-là était le 30 octobre, et, par conséquent, il y avait neuf jours que le naufragé de lîle Tabor était prisonnier à Granite-House. Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur lîle. Cyrus Smith et Pencroff allèrent à la chambre occupée par linconnu, quils trouvèrent couché près de la fenêtre et regardant le ciel. «Venez, mon ami», lui dit lingénieur. Linconnu se leva aussitôt. Son oeil se fixa sur Cyrus Smith, et il le suivit, tandis que le marin marchait derrière lui, peu confiant dans les résultats de lexpérience. Arrivés à la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui firent prendre place dans lascenseur, tandis que Nab, Harbert et Gédéon Spilett les attendaient au bas de Granite-House. La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève. Les colons séloignèrent un peu de linconnu, de manière à lui laisser quelque liberté. Celui-ci fit quelques pas, en savançant vers la mer, et son regard brilla avec une animation extrême, mais il ne chercha aucunement à séchapper. Il regardait les petites lames qui, brisées par lîlot, venaient mourir sur le sable. «Ce nest encore que la mer, fit observer Gédéon Spilett, et il est possible quelle ne lui inspire pas le désir de senfuir! -- Oui, répondit Cyrus Smith, il faut le conduire au plateau, sur la lisière de la forêt. Là, lexpérience sera plus concluante. -- Dailleurs, il ne pourra pas séchapper, fit observer Nab, puisque les ponts sont relevés. -- Oh! fit Pencroff, cest bien là un homme à sembarrasser dun ruisseau comme le creek-glycérine! Il aurait vite fait de le franchir, même dun seul bond! -- Nous verrons bien», se contenta de répondre Cyrus Smith, dont les yeux ne quittaient pas ceux de son malade. Celui-ci fut alors conduit vers lembouchure de la Mercy, et tous, remontant la rive gauche de la rivière, gagnèrent le plateau de Grande-vue. Arrivé à lendroit où croissaient les premiers beaux arbres de la forêt, dont la brise agitait légèrement le feuillage, linconnu parut humer avec ivresse cette senteur pénétrante qui imprégnait latmosphère, et un long soupir séchappa de sa poitrine! Les colons se tenaient en arrière, prêts à le retenir, sil eût fait un mouvement pour séchapper! Et, en effet, le pauvre être fut sur le point de sélancer dans le creek qui le séparait de la forêt, et ses jambes se détendirent un instant comme un ressort... mais, presque aussitôt, il se replia sur lui-même, il saffaissa à demi, et une grosse larme coula de ses yeux! «Ah! sécria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures!» CHAPITRE XVI Oui! Le malheureux avait pleuré! Quelque souvenir, sans doute, avait traversé son esprit, et, suivant lexpression de Cyrus Smith, il sétait refait homme par les larmes. Les colons le laissèrent pendant quelque temps sur le plateau, et séloignèrent même un peu, de manière quil se sentît libre; mais il ne songea aucunement à profiter de cette liberté, et Cyrus Smith se décida bientôt à le ramener à Granite-House. Deux jours après cette scène, linconnu sembla vouloir se mêler peu à peu à la vie commune. Il était évident quil entendait, quil comprenait, mais non moins évident quil mettait une étrange obstination à ne pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff, prêtant loreille à la porte de sa chambre, entendit ces mots séchapper de ses lèvres: «Non! Ici! Moi! Jamais!» Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons. «Il y a là quelque douloureux mystère!» dit Cyrus Smith. Linconnu avait commencé à se servir des outils de labourage, et il travaillait au potager. Quand il sarrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il demeurait comme concentré en lui-même; mais, sur la recommandation de lingénieur, on respectait lisolement quil paraissait vouloir garder. Si lun des colons sapprochait de lui, il reculait, et des sanglots soulevaient sa poitrine, comme si elle en eût été trop pleine! Était-ce donc le remords qui laccablait ainsi? On pouvait le croire, et Gédéon Spilett ne put sempêcher de faire, un jour, cette observation: «Sil ne parle pas, cest quil aurait, je crois, des choses trop graves à dire!» Il fallait être patient et attendre. Quelques jours plus tard, le 3 novembre, linconnu, travaillant sur le plateau, sétait arrêté, après avoir laissé tomber sa bêche à terre, et Cyrus Smith, qui lobservait à peu de distance, vit encore une fois des larmes qui coulaient de ses yeux. Une sorte de pitié irrésistible le conduisit vers lui, et il lui toucha le bras légèrement. «Mon ami?» dit-il. Le regard de linconnu chercha à léviter, et Cyrus Smith, ayant voulu lui prendre la main, il recula vivement. «Mon ami, dit Cyrus Smith dune voix plus ferme, regardez-moi, je le veux!» Linconnu regarda lingénieur et sembla être sous son influence, comme un magnétisé sous la puissance de son magnétiseur. Il voulut fuir. Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une transformation. Son regard lança des éclairs. Des paroles cherchèrent à séchapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se contenir!... enfin, il croisa les bras; puis, dune voix sourde: «Qui êtes-vous? demanda-t-il à Cyrus Smith. -- Des naufragés comme vous, répondit lingénieur, dont lémotion était profonde. Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables. -- Mes semblables!... je nen ai pas! -- Vous êtes au milieu damis... -- Des amis!... À moi! Des amis! sécria linconnu en cachant sa tête dans ses mains... non... jamais... laissez-moi! Laissez-moi!» Puis, il senfuit du côté du plateau qui dominait la mer, et là il demeura longtemps immobile. Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur racontait ce qui venait de se passer. «Oui! Il y a un mystère dans la vie de cet homme, dit Gédéon Spilett, et il semble quil ne soit rentré dans lhumanité que par la voie du remords. -- Je ne sais trop quelle espèce dhomme nous avons ramené là, dit le marin. Il a des secrets... -- Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. Sil a commis quelque faute, il la cruellement expiée, et, à nos yeux, il est absous.» Pendant deux heures, linconnu demeura seul sur la plage, évidemment sous linfluence de souvenirs qui lui refaisaient tout son passé, -- un passé funeste sans doute, -- et les colons, sans le perdre de vue, ne cherchèrent point à troubler son isolement. Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux étaient rouges des larmes quil avait versées, mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était empreinte dune humilité profonde. Il semblait craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard était constamment baissé vers la terre. «Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous anglais? -- Non, répondit lingénieur, nous sommes américains. -- Ah!» fit linconnu, et il murmura ces mots: «Jaime mieux cela! -- Et vous, mon ami? demanda lingénieur. -- Anglais», répondit-il précipitamment. Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à dire, il séloigna de la grève, quil parcourut depuis la cascade jusquà lembouchure de la Mercy, dans un état dextrême agitation. Puis, ayant passé à un certain moment près dHarbert, il sarrêta, et, dune voix étranglée: «Quel mois? lui demanda-t-il. -- Décembre, répondit Harbert. -- Quelle année? -- 1866. -- Douze ans! Douze ans!» sécria-t-il. Puis il le quitta brusquement. Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites. «Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, nétait plus au courant ni des mois ni des années! -- Oui! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur lîlot quand nous ly avons trouvé! -- Douze ans! répondit Cyrus Smith. Ah! Douze ans disolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison dun homme! -- Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme nest point arrivé à lîle Tabor par naufrage, mais quà la suite de quelque crime, il y aura été abandonné. -- Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il nest pas impossible que ceux qui lont laissé sur lîle ne reviennent ly rechercher un jour! -- Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert. -- Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et... -- Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a souffert, quil a durement expié ses fautes, quelles quelles soient, et que le besoin de sépancher létouffe. Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire! Il nous la dira sans doute, et, quand nous laurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra de suivre. Lui seul, dailleurs, peut nous apprendre sil a conservé plus que lespoir, la certitude dêtre rapatrié un jour, mais jen doute! -- Et pourquoi? demanda le reporter. -- Parce que, dans le cas où il eût été sûr dêtre délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu lheure de sa délivrance et neût pas jeté ce document à la mer. Non, il est plutôt probable quil était condamné à mourir sur cet îlot et quil ne devait plus jamais revoir ses semblables! -- Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis pas mexpliquer. -- Laquelle? -- Sil y a douze ans que cet homme a été abandonné sur lîle Tabor, on peut bien supposer quil était depuis plusieurs années déjà dans cet état de sauvagerie où nous lavons trouvé! -- Cela est probable, répondit Cyrus Smith. -- Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années quil aurait écrit ce document! -- Sans doute..., et cependant le document semblait récemment écrit!... -- Dailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le document ait mis plusieurs années à venir de lîle Tabor à lîle Lincoln? -- Ce nest pas absolument impossible, répondit le reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de lîle? -- Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut pas même supposer quaprès avoir séjourné plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait pu être reprise par la mer, car cest tout rochers sur la côte sud, et elle sy fût immanquablement brisée! -- En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur. -- Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs années de date, si depuis plusieurs années il était enfermé dans cette bouteille, il eût été avarié par lhumidité. Or, il nen était rien, et il se trouvait dans un parfait état de conservation.» Lobservation du marin était très juste, et il y avait là un fait incompréhensible, car le document semblait avoir été récemment écrit, quand les colons le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait la situation de lîle Tabor en latitude et en longitude avec précision, ce qui impliquait chez son auteur des connaissances assez complètes en hydrographie, quun simple marin ne pouvait avoir. «Il y a là, une fois encore, quelque chose dinexplicable, dit lingénieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à lentendre!» Pendant les jours qui suivirent, linconnu ne prononça pas une parole et ne quitta pas une seule fois lenceinte du plateau. Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à lécart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-House, bien que linvitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la chambre qui lui avait été assignée, mais il restait là, sous quelque bouquet darbres, ou, quand le temps était mauvais, il se blottissait dans quelque anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore comme au temps où il navait dautre abri que les forêts de lîle Tabor, et toute insistance pour lamener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons attendirent patiemment. Mais le moment arrivait enfin où, impérieusement et comme involontairement poussé par sa conscience, de terribles aveux allaient lui échapper. Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où lobscurité commençait à se faire, linconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la véranda. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours. Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés en voyant que, sous lempire dune terrible émotion, ses dents claquaient comme celles dun fiévreux. Quavait-il donc? La vue de ses semblables lui était-elle insupportable? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête? Est-ce que la nostalgie de labrutissement le reprenait? On dut le croire, quand on lentendit sexprimer ainsi en phrases incohérentes: «Pourquoi suis-je ici?... de quel droit mavez-vous arraché à mon îlot?... est-ce quil peut y avoir un lien entre vous et moi?... savez-vous qui je suis... ce que jai fait... pourquoi jétais là- bas... seul? Et qui vous dit quon ne my a pas abandonné... que je nétais pas condamné à mourir là?... connaissez-vous mon passé?... savez-vous si je nai pas volé, assassiné... si je ne suis pas un misérable... un être maudit... bon à vivre comme une bête fauve... loin de tous... dites... le savez-vous?» Les colons écoutaient sans interrompre le misérable, auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en sapprochant de lui, mais il recula vivement. «Non! Non! sécria-t-il. Un mot seulement... suis-je libre? -- Vous êtes libre, répondit lingénieur. -- Adieu donc!» sécria-t-il, et il senfuit comme un fou. Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la lisière du bois... mais ils revinrent seuls. «Il faut le laisser faire! dit Cyrus Smith. -- Il ne reviendra jamais..., sécria Pencroff. -- Il reviendra», répondit lingénieur. Et, depuis lors, bien des jours se passèrent; mais Cyrus Smith -- était-ce une sorte de pressentiment? -- persista dans linébranlable idée que le malheureux reviendrait tôt ou tard. «Cest la dernière révolte de cette rude nature, disait-il, que le remords a touchée et quun nouvel isolement épouvanterait.» Cependant, les travaux de toutes sortes furent continués, tant au plateau de Grande-vue quau corral, où Cyrus Smith avait lintention de bâtir une ferme. Il va sans dire que les graines récoltées par Harbert à lîle Tabor avaient été soigneusement semées. Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours à travailler. À mesure que les plantes potagères sétaient multipliées, il avait fallu agrandir les simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres portions de lîle, et les onaggas ne devaient pas craindre dêtre jamais rationnés. Mieux valait, dailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui navaient pas besoin dêtre protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes. Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà un champ qui sétait accru en surface, depuis dix-huit mois que le premier grain de blé avait été semé! La seconde récolte de six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit plus de cinq cents millions de grains! La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent sen nourrir. La moisson fut donc faite, et lon consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification. En effet, on avait le grain, mais non la farine, et linstallation dun moulin fut nécessaire. Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui sépanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon; mais, après discussion, il fut décidé que lon établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-vue. La construction de lun noffrait pas plus de difficulté que la construction de lautre, et on était sûr, dautre part, que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé aux brises du large. «Sans compter, dit Pencroff, que ce moulin à vent sera plus gai et fera bon effet dans le paysage!» On se mit donc à loeuvre en choisissant des bois de charpente pour la cage et le mécanisme du moulin. Quelques grands grès qui se trouvaient dans le nord du lac pouvaient facilement se transformer en meules, et quant aux ailes, linépuisable enveloppe du ballon leur fournirait la toile nécessaire. Cyrus Smith fit les plans, et lemplacement du moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour, près de la berge du lac. Toute la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le mécanisme quelle contenait selon les demandes du vent. Ce travail saccomplit rapidement. Nab et Pencroff étaient devenus de très habiles charpentiers et navaient quà suivre les gabarits fournis par lingénieur. Aussi une sorte de guérite cylindrique, une vraie poivrière, coiffée dun toit aigu, séleva-t-elle bientôt à lendroit désigné. Les quatre châssis qui formaient les ailes avaient été solidement implantés dans larbre de couche, de manière à faire un certain angle avec lui, et ils furent fixés au moyen de tenons de fer. Quant aux diverses parties du mécanisme intérieur, la boîte destinée à contenir les deux meules, la meule gisante et la meule courante, la trémie, sorte de grande auge carrée, large du haut, étroite du bas, qui devait permettre aux grains de tomber sur les meules, lauget oscillant destiné à régler le passage du grain, et auquel son perpétuel tic-tac a fait donner le nom de «babillard», et enfin le blutoir, qui, par lopération du tamisage, sépare le son de la farine, cela se fabriqua sans peine. Les outils étaient bons, et le travail fut peu difficile, car, en somme, les organes dun moulin sont très simples. Ce ne fut quune question de temps. Tout le monde avait travaillé à la construction du moulin, et le 1er décembre il était terminé. Comme toujours, Pencroff était enchanté de son ouvrage, et il ne doutait pas que lappareil ne fût parfait. «Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre notre première récolte! -- Un bon vent, soit, répondit lingénieur, mais pas trop de vent, Pencroff. -- Bah! Notre moulin nen tournera que plus vite! -- Il nest pas nécessaire quil tourne si vite, répondit Cyrus Smith. On sait par expérience que la plus grande quantité de travail est produite par un moulin quand le nombre de tours parcourus par les ailes en une minute est sextuple du nombre de pieds parcourus par le vent en une seconde. Avec une brise moyenne, qui donne vingt-quatre pieds à la seconde, il imprimera seize tours aux ailes pendant une minute, et il nen faut pas davantage. -- Justement! sécria Harbert, il souffle une jolie brise de nord- est qui fera bien notre affaire!» Il ny avait aucune raison de retarder linauguration du moulin, car les colons avaient hâte de goûter au premier morceau de pain de lîle Lincoln. Ce jour-là donc, dans la matinée, deux à trois boisseaux de blé furent moulus, et le lendemain, au déjeuner, une magnifique miche, un peu compacte peut-être, quoique levée avec de la levure de bière, figurait sur la table de Granite-House. Chacun y mordit à belles dents, et avec quel plaisir, on le comprend de reste! Cependant linconnu navait pas reparu. Plusieurs fois, Gédéon Spilett et Harbert avaient parcouru la forêt aux environs de Granite-House, sans le rencontrer, sans en trouver aucune trace. Ils sinquiétaient sérieusement de cette disparition prolongée. Certainement, lancien sauvage de lîle Tabor ne pouvait être embarrassé de vivre dans ces giboyeuses forêts du Far-West, mais nétait-il pas à craindre quil ne reprît ses habitudes, et que cette indépendance ne ravivât ses instincts farouches? Toutefois, Cyrus Smith, par une sorte de pressentiment, sans doute, persistait toujours à dire que le fugitif reviendrait. «Oui, il reviendra! répétait-il avec une confiance que ses compagnons ne pouvaient partager. Quand cet infortuné était à lîle Tabor, il se savait seul! Ici, il sait que ses semblables lattendent! Puisquil a à moitié parlé de sa vie passée, ce pauvre repenti, il reviendra la dire tout entière, et ce jour-là il sera à nous!» Lévénement allait donner raison à Cyrus Smith. Le 3 décembre, Harbert avait quitté le plateau de Grande-vue et était allé pêcher sur la rive méridionale du lac. Il était sans armes, et jusqualors il ny avait jamais eu aucune précaution à prendre, puisque les animaux dangereux ne se montraient pas dans cette partie de lîle. Pendant ce temps, Pencroff et Nab travaillaient à la basse-cour, tandis que Cyrus Smith et le reporter étaient occupés aux cheminées à fabriquer de la soude, la provision de savon étant épuisée. Soudain, des cris retentissent: «Au secours! à moi!» Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, navaient pu entendre ces cris. Pencroff et Nab, abandonnant la basse-cour en toute hâte, sétaient précipités vers le lac. Mais avant eux, linconnu, dont personne neût pu soupçonner la présence en cet endroit, franchissait le creek-glycérine, qui séparait le plateau de la forêt, et bondissait sur la rive opposée. Là, Harbert était en face dun formidable jaguar, semblable à celui qui avait été tué au promontoire du reptile. Inopinément surpris, il se tenait debout contre un arbre, tandis que lanimal, ramassé sur lui-même, allait sélancer... mais linconnu, sans autres armes quun couteau, se précipita sur le redoutable fauve, qui se retourna contre ce nouvel adversaire. La lutte fut courte. Linconnu était dune force et dune adresse prodigieuses. Il avait saisi le jaguar à la gorge dune main puissante comme une cisaille, sans sinquiéter si les griffes du fauve lui pénétraient dans les chairs, et, de lautre, il lui fouillait le coeur avec son couteau. Le jaguar tomba. Linconnu le poussa du pied, et il allait senfuir au moment où les colons arrivaient sur le théâtre de la lutte, quand Harbert, sattachant à lui, sécria: «Non! Non! Vous ne vous en irez pas!» Cyrus Smith alla vers linconnu, dont les sourcils se froncèrent, lorsquil le vit sapprocher. Le sang coulait à son épaule sous sa veste déchirée, mais il ny prenait pas garde. «Mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de contracter une dette de reconnaissance envers vous. Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie! -- Ma vie! murmura linconnu. Quest-ce quelle vaut? Moins que rien! -- Vous êtes blessé? -- Peu importe. -- Voulez-vous me donner votre main?» Et comme Harbert cherchait à saisir cette main, qui venait de le sauver, linconnu se croisa les bras, sa poitrine se gonfla, son regard se voila, et il parut vouloir fuir; mais, faisant un violent effort sur lui-même, et dun ton brusque: «Qui êtes-vous? dit-il, et que prétendez-vous être pour moi?» Cétait lhistoire des colons quil demandait ainsi, et pour la première fois. Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne? En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui sétait passé depuis leur départ de Richmond, comment ils sétaient tirés daffaire, et quelles ressources étaient maintenant à leur disposition. Linconnu lécoutait avec une extrême attention. Puis, lingénieur dit alors ce quils étaient tous, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus grande joie quils avaient éprouvée depuis leur arrivée dans lîle Lincoln, cétait à leur retour de lîlot, quand ils avaient pu compter un compagnon de plus. À ces mots, celui-ci rougit, sa tête sabaissa sur sa poitrine, et un sentiment de confusion se peignit sur toute sa personne. «Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main? -- Non, répondit linconnu dune voix sourde, non! Vous êtes dhonnêtes gens, vous! Et moi!...» CHAPITRE XVII Ces dernières paroles justifiaient les pressentiments des colons. Il y avait dans la vie de ce malheureux quelque funeste passé, expié peut-être aux yeux des hommes, mais dont sa conscience ne lavait pas encore absous. En tout cas, le coupable avait des remords, il se repentait, et, cette main quils lui demandaient, ses nouveaux amis leussent cordialement pressée, mais il ne se sentait pas digne de la tendre à dhonnêtes gens! Toutefois, après la scène du jaguar, il ne retourna pas dans la forêt, et depuis ce jour il ne quitta plus lenceinte de Granite-House. Quel était le mystère de cette existence? Linconnu parlerait-il un jour? Cest ce que lavenir apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que son secret ne lui serait jamais demandé et que lon vivrait avec lui comme si lon neût rien soupçonné. Pendant quelques jours, la vie commune continua donc dêtre ce quelle avait été. Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. Le reporter ne quittait lingénieur que pour chasser avec Harbert, car il neût pas été prudent de laisser le jeune garçon courir seul la forêt, et il fallait se tenir sur ses gardes. Quant à Nab et à Pencroff, un jour aux étables ou à la basse-cour, un autre au corral, sans compter les travaux à Granite-House, ils ne manquaient pas douvrage. Linconnu travaillait à lécart, et il avait repris son existence habituelle, nassistant point aux repas, couchant sous les arbres du plateau, ne se mêlant jamais à ses compagnons. Il semblait vraiment que la société de ceux qui lavaient sauvé lui fût insupportable! «Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il réclamé le secours de ses semblables? Pourquoi a-t-il jeté ce document à la mer? -- Il nous le dira, répondait invariablement Cyrus Smith. -- Quand? -- Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, Pencroff.» Et, en effet, le jour des aveux était proche. Le 10 décembre, une semaine après son retour à Granite-House, Cyrus Smith vit venir à lui linconnu, qui, dune voix calme et dun ton humble, lui dit: «Monsieur, jaurais une demande à vous faire. -- Parlez, répondit lingénieur; mais auparavant, laissez-moi vous faire une question.» À ces mots, linconnu rougit et fut sur le point de se retirer. Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans lâme du coupable, qui craignait sans doute que lingénieur ne linterrogeât sur son passé! Cyrus Smith le retint de la main: «Camarade, lui dit-il, non seulement nous sommes pour vous des compagnons, mais nous sommes des amis. Je tenais à vous dire cela, et maintenant je vous écoute.» Linconnu passa la main sur ses yeux. Il était pris dune sorte de tremblement, et demeura quelques instants sans pouvoir articuler une parole. «Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de maccorder une grâce. -- Laquelle? -- Vous avez à quatre ou cinq milles dici, au pied de la montagne, un corral pour vos animaux domestiques. Ces animaux ont besoin dêtre soignés. Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux?» Cyrus Smith regarda pendant quelques instants linfortuné avec un sentiment de commisération profonde. Puis: «Mon ami, dit-il, le corral na que des étables, à peine convenables pour les animaux... -- Ce sera assez bon pour moi, monsieur. -- Mon ami, reprit Cyrus Smith, nous ne vous contrarierons jamais en rien. Il vous plaît de vivre au corral. Soit. Vous serez, dailleurs, toujours le bienvenu à Granite-House. Mais puisque vous voulez vivre au corral, nous prendrons les dispositions nécessaires pour que vous y soyez convenablement installé. -- Nimporte comment, jy serai toujours bien. -- Mon ami, répondit Cyrus Smith, qui insistait à dessein sur cette cordiale appellation, vous nous laisserez juger de ce que nous devons faire à cet égard! -- Merci, monsieur», répondit linconnu en se retirant. Lingénieur fit aussitôt part à ses compagnons de la proposition qui lui avait été faite, et il fut décidé que lon construirait au corral une maison de bois que lon rendrait aussi confortable que possible. Le jour même, les colons se rendirent au corral avec les outils nécessaires, et la semaine ne sétait pas écoulée que la maison était prête à recevoir son hôte. Elle avait été élevée à une vingtaine de pieds des étables, et, de là, il serait facile de surveiller le troupeau de mouflons, qui comptait alors plus de quatre-vingts têtes. Quelques meubles, couchette, table, banc, armoire, coffre, furent fabriqués, et des armes, des munitions, des outils furent transportés au corral. Linconnu, dailleurs, navait point été voir sa nouvelle demeure, et il avait laissé les colons y travailler sans lui, pendant quil soccupait sur le plateau, voulant sans doute mettre la dernière main à sa besogne. Et de fait, grâce à lui, toutes les terres étaient labourées et prêtes à être ensemencées, dès que le moment en serait venu. Cétait le 20 décembre que les installations avaient été achevées au corral. Lingénieur annonça à linconnu que sa demeure était prête à le recevoir, et celui-ci répondit quil irait y coucher le soir même. Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la grande salle de Granite-House. Il était alors huit heures, -- heure à laquelle leur compagnon devait les quitter. Ne voulant pas le gêner en lui imposant par leur présence des adieux qui lui auraient peut-être coûté, ils lavaient laissé seul et ils étaient remontés à Granite-House. Or, ils causaient dans la grande salle, depuis quelques instants, quand un coup léger fut frappé à la porte. Presque aussitôt, linconnu entra, et sans autre préambule: «Messieurs, dit-il, avant que je vous quitte, il est bon que vous sachiez mon histoire. La voici.» Ces simples mots ne laissèrent pas dimpressionner très vivement Cyrus Smith et ses compagnons. Lingénieur sétait levé. «Nous ne vous demandons rien, mon ami, dit-il. Cest votre droit de vous taire... -- Cest mon devoir de parler. -- Asseyez-vous donc. -- Je resterai debout. -- Nous sommes prêts à vous entendre», répondit Cyrus Smith. Linconnu se tenait dans un coin de la salle, un peu protégé par la pénombre. Il était tête nue, les bras croisés sur la poitrine, et cest dans cette posture que, dune voix sourde, parlant comme quelquun qui se force à parler, il fit le récit suivant, que ses auditeurs ninterrompirent pas une seule fois: «Le 20 décembre 1854, un yacht de plaisance à vapeur, le Duncan, appartenant au laird écossais, lord Glenarvan, jetait lancre au cap Bernouilli, sur la côte occidentale de lAustralie, à la hauteur du trente-septième parallèle. À bord de ce yacht étaient lord Glenarvan, sa femme, un major de larmée anglaise, un géographe français, une jeune fille et un jeune garçon. Ces deux derniers étaient les enfants du capitaine Grant, dont le navire le Britannia avait péri corps et biens, une année auparavant. Le Duncan était commandé par le capitaine John Mangles et monté par un équipage de quinze hommes. «Voici pourquoi ce yacht se trouvait à cette époque sur les côtes de lAustralie. «Six mois auparavant, une bouteille renfermant un document écrit en anglais, en allemand et en français, avait été trouvée dans la mer dIrlande et ramassée par le Duncan. Ce document portait en substance quil existait encore trois survivants du naufrage du Britannia, que ces survivants étaient le capitaine Grant et deux de ses hommes, et quils avaient trouvé refuge sur une terre dont le document donnait la latitude, mais dont la longitude, effacée par leau de mer, nétait plus lisible. «Cette latitude était celle de 37°11 australe. Donc, la longitude étant inconnue, si lon suivait ce trente-septième parallèle à travers les continents et les mers, on était certain darriver sur la terre habitée par le capitaine Grant et ses deux compagnons. «Lamirauté anglaise ayant hésité à entreprendre cette recherche, lord Glenarvan résolut de tout tenter pour retrouver le capitaine. Mary et Robert Grant avaient été mis en rapport avec lui. Le yacht le Duncan fut équipé pour une campagne lointaine à laquelle la famille du lord et les enfants du capitaine voulurent prendre part, et le Duncan, quittant Glasgow, se dirigea vers lAtlantique, doubla le détroit de Magellan et remonta par le Pacifique jusquà la Patagonie, où, suivant une première interprétation du document, on pouvait supposer que le capitaine Grant était prisonnier des indigènes. «Le Duncan débarqua ses passagers sur la côte occidentale de la Patagonie et repartit pour les reprendre sur la côte orientale, au cap Corrientes. «Lord Glenarvan traversa la Patagonie, en suivant le trente- septième parallèle, et, nayant trouvé aucune trace du capitaine, il se rembarqua le 13 novembre, afin de poursuivre ses recherches à travers locéan. «Après avoir visité sans succès les îles Tristan dAcunha et dAmsterdam, situées sur son parcours, le Duncan, ainsi que je lai dit, arriva au cap Bernouilli, sur la côte australienne, le 20 décembre 1854. «Lintention de lord Glenarvan était de traverser lAustralie comme il avait traversé lAmérique, et il débarqua. À quelques milles du rivage était établie une ferme, appartenant à un irlandais, qui offrit lhospitalité aux voyageurs. Lord Glenarvan fit connaître à cet irlandais, les raisons qui lavaient amené dans ces parages, et il lui demanda sil avait connaissance quun trois-mâts anglais, le Britannia, se fût perdu depuis moins de deux ans sur la côte ouest de lAustralie. «Lirlandais navait jamais entendu parler de ce naufrage; mais, à la grande surprise des assistants, un des serviteurs de lirlandais, intervenant, dit: «-- Milord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est encore vivant, il est vivant sur la terre australienne. «-- Qui êtes-vous? demanda lord Glenarvan. «-- Un écossais comme vous, milord, répondit cet homme, et je suis un des compagnons du capitaine Grant, un des naufragés du Britannia.» «Cet homme sappelait Ayrton. Cétait, en effet, le contre-maître du Britannia, ainsi que le témoignaient ses papiers. Mais, séparé du capitaine Grant au moment où le navire se brisait sur les récifs, il avait cru jusqualors que son capitaine avait péri avec tout léquipage, et quil était lui, Ayrton, seul survivant du Britannia. «-- Seulement, ajouta-t-il, ce nest pas sur la côte ouest, mais sur la côte est de lAustralie que le Britannia sest perdu, et si le capitaine Grant est vivant encore, comme lindique son document, il est prisonnier des indigènes australiens, et cest sur lautre côte quil faut le chercher.» «Cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche, le regard assuré. On ne pouvait douter de ses paroles. Lirlandais, qui lavait à son service depuis plus dun an, en répondait. Lord Glenarvan crut à la loyauté de cet homme, et, grâce à ses conseils, il résolut de traverser lAustralie en suivant le trente-septième parallèle. Lord Glenarvan, sa femme, les deux enfants, le major, le français, le capitaine Mangles et quelques matelots devaient composer la petite troupe sous la conduite dAyrton, tandis que le Duncan, aux ordres du second, Tom Austin, allait se rendre à Melbourne, où il attendrait les instructions de lord Glenarvan. «Ils partirent le 23 décembre 1854. «Il est temps de dire que cet Ayrton était un traître. Cétait, en effet, le contre-maître du Britannia; mais, à la suite de discussions avec son capitaine, il avait essayé dentraîner son équipage à la révolte et de semparer du navire, et le capitaine Grant lavait débarqué, le 8 avril 1852, sur la côte ouest de lAustralie, puis il était reparti en labandonnant, -- ce qui nétait que justice. «Ainsi, ce misérable ne savait rien du naufrage du Britannia. Il venait de lapprendre par le récit de Glenarvan! Depuis son abandon, il était devenu, sous le nom de Ben Joyce, le chef de convicts évadés, et, sil soutint impudemment que le naufrage avait eu lieu sur la côte est, sil poussa lord Glenarvan à se lancer dans cette direction, cest quil espérait le séparer de son navire, semparer du Duncan et faire de ce yacht un pirate du Pacifique.» Ici, linconnu sinterrompit un instant. Sa voix tremblait, mais il reprit en ces termes: «Lexpédition partit et se dirigea à travers la terre australienne. Elle fut naturellement malheureuse, puisque Ayrton ou Ben Joyce, comme on voudra lappeler, la dirigeait, tantôt précédé, tantôt suivi de sa bande de convicts, qui avait été prévenue du coup à faire. «Cependant le Duncan avait été envoyé à Melbourne pour sy réparer. Il sagissait donc de décider lord Glenarvan à lui donner lordre de quitter Melbourne et de se rendre sur la côte est de lAustralie, où il serait facile de sen emparer. Après avoir conduit lexpédition assez près de cette côte, au milieu de vastes forêts, où toutes ressources manquaient, Ayrton obtint une lettre quil sétait chargé de porter au second du Duncan, lettre qui donnait lordre au yacht de se rendre immédiatement sur la côte est, à la baie Twofold, cest-à-dire à quelques journées de lendroit où lexpédition sétait arrêtée. Cétait là quAyrton avait donné rendez-vous à ses complices. «Au moment où cette lettre allait lui être remise, le traître fut démasqué et neut plus quà fuir. Mais cette lettre, qui devait lui livrer le Duncan, il fallait lavoir à tout prix. Ayrton parvint à sen emparer, et, deux jours après, il arrivait à Melbourne. «Jusqualors le criminel avait réussi dans ses odieux projets. Il allait pouvoir conduire le Duncan à cette baie Twofold, où il serait facile aux convicts de sen emparer, et, son équipage massacré, Ben Joyce deviendrait le maître de ces mers... Dieu devait larrêter au dénouement de ses funestes desseins. «Ayrton, arrivé à Melbourne, remit la lettre au second, Tom Austin, qui en prit connaissance et appareilla aussitôt; mais que lon juge du désappointement et de la colère dAyrton, quand, le lendemain de lappareillage, il apprit que le second conduisait le navire, non sur la côte est de lAustralie, à la baie de Twofold, mais bien sur la côte est de la Nouvelle-Zélande. Il voulut sy opposer, Austin lui montra la lettre!... Et, en effet, par une erreur providentielle du géographe français qui avait rédigé cette lettre, la côte est de la Nouvelle-Zélande était indiquée comme lieu de destination. «Tous les plans dAyrton échouaient! Il voulut se révolter. On lenferma. Il fut donc emmené sur la côte de la Nouvelle-Zélande, ne sachant plus ni ce que deviendraient ses complices, ni ce que deviendrait lord Glenarvan. «Le Duncan resta à croiser sur cette côte jusquau 3 mars. Ce jour-là, Ayrton entendit des détonations. Cétaient les caronades du Duncan qui faisaient feu, et, bientôt, lord Glenarvan et tous les siens arrivaient à bord. «Voici ce qui sétait passé. «Après mille fatigues, mille dangers, lord Glenarvan avait pu achever son voyage et arriver à la côte est de lAustralie, sur la baie de Twofold. Pas de Duncan! il télégraphia à Melbourne. On lui répondit: «Duncan parti depuis le 18 courant pour une destination inconnue.» «Lord Glenarvan ne put plus penser quune chose: cest que lhonnête yacht était tombé aux mains de Ben Joyce et quil était devenu un navire de pirates! «Cependant lord Glenarvan ne voulut pas abandonner la partie. Cétait un homme intrépide et généreux. Il sembarqua sur un navire marchand, se fit conduire à la côte ouest de la Nouvelle- Zélande, la traversa sur le trente-septième parallèle, sans rencontrer aucune trace du capitaine Grant; mais, sur lautre côte, à sa grande surprise, et par la volonté du ciel, il retrouva le Duncan, sous les ordres du second, qui lattendait depuis cinq semaines! «On était au 3 mars 1855. Lord Glenarvan était donc à bord du Duncan, mais Ayrton y était aussi. Il comparut devant le lord, qui voulut tirer de lui tout ce que le bandit pouvait savoir au sujet du capitaine Grant. Ayrton refusa de parler. Lord Glenarvan lui dit alors quà la première relâche, on le remettrait aux autorités anglaises. Ayrton resta muet. «Le Duncan reprit la route du trente-septième parallèle. Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la résistance du bandit. Enfin, son influence lemporta, et Ayrton, en échange de ce quil pourrait dire, proposa à lord Glenarvan de labandonner sur une des îles du Pacifique, au lieu de le livrer aux autorités anglaises. Lord Glenarvan, décidé à tout pour apprendre ce qui concernait le capitaine Grant, y consentit. «Ayrton raconta alors toute sa vie, et il fut constant quil ne savait rien depuis le jour où le capitaine Grant lavait débarqué sur la côte australienne. «Néanmoins, lord Glenarvan tint la parole quil avait donnée. Le Duncan continua sa route et arriva à lîle Tabor. Cétait là quAyrton devait être déposé, et ce fut là aussi que, par un vrai miracle, on retrouva le capitaine Grant et ses deux hommes, précisément sur ce trente-septième parallèle. Le convict allait donc les remplacer sur cet îlot désert, et voici, au moment où il quitta le yacht, les paroles que prononça lord Glenarvan: «-- Ici, Ayrton, vous serez éloigné de toute terre et sans communication possible avec vos semblables. Vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous loeil dun dieu qui lit au plus profond des coeurs, mais vous ne serez ni perdu, ni ignoré comme le fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton, et je sais où vous trouver. Je ne loublierai jamais!» «Et le Duncan, appareillant, disparut bientôt. «On était au 18 mars 1855. «Ayrton était seul, mais ni les munitions, ni les armes, ni les outils, ni les graines ne lui manquaient. À lui, le convict, à sa disposition était la maison construite par lhonnête capitaine Grant. Il navait quà se laisser vivre et à expier dans lisolement les crimes quil avait commis. «Messieurs, il se repentit, il eut honte de ses crimes et il fut bien malheureux! Il se dit que si les hommes venaient le rechercher un jour sur cet îlot, il fallait quil fût digne de retourner parmi eux! Comme il souffrit, le misérable! Comme il travailla pour se refaire par le travail! Comme il pria pour se régénérer par la prière! «Pendant deux ans, trois ans, ce fut ainsi; mais Ayrton, abattu par lisolement, regardant toujours si quelque navire ne paraîtrait pas à lhorizon de son île, se demandant si le temps dexpiation était bientôt complet, souffrait comme on na jamais souffert! Ah! quelle est dure cette solitude, pour une âme que rongent les remords! «Mais sans doute le ciel ne le trouvait pas assez puni, le malheureux, car il sentit peu à peu quil devenait un sauvage! Il sentit peu à peu labrutissement le gagner! Il ne peut vous dire si ce fut après deux ou quatre ans dabandon, mais enfin, il devint le misérable que vous avez trouvé! «Je nai pas besoin de vous dire, messieurs, que Ayrton ou Ben Joyce et moi, nous ne faisons quun!» Cyrus Smith et ses compagnons sétaient levés à la fin de ce récit. Il est difficile de dire à quel point ils étaient émus! Tant de misère, tant de douleurs et de désespoir étalés à nu devant eux! «Ayrton, dit alors Cyrus Smith, vous avez été un grand criminel, mais le ciel doit certainement trouver que vous avez expié vos crimes! Il la prouvé en vous ramenant parmi vos semblables. Ayrton, vous êtes pardonné! Et maintenant, voulez-vous être notre compagnon?» Ayrton sétait reculé. «Voici ma main!» dit lingénieur. Ayrton se précipita sur cette main que lui tendait Cyrus Smith, et de grosses larmes coulèrent de ses yeux. «Voulez-vous vivre avec nous? demanda Cyrus Smith. -- Monsieur Smith, laissez-moi quelque temps encore, répondit Ayrton, laissez-moi seul dans cette habitation du corral! -- Comme vous le voudrez, Ayrton», répondit Cyrus Smith. Ayrton allait se retirer, quand lingénieur lui adressa une dernière question: «Un mot encore, mon ami. Puisque votre dessein était de vivre isolé, pourquoi avez-vous donc jeté à la mer ce document qui nous a mis sur vos traces? -- Un document? répondit Ayrton, qui paraissait ne pas savoir ce dont on lui parlait. -- Oui, ce document enfermé dans une bouteille que nous avons trouvé, et qui donnait la situation exacte de lîle Tabor!» Ayrton passa sa main sur son front. Puis, après avoir réfléchi: «Je nai jamais jeté de document à la mer! répondit-il. -- Jamais? sécria Pencroff. -- Jamais!» Et Ayrton, sinclinant, regagna la porte et partit. CHAPITRE XVIII «Le pauvre homme!» dit Harbert, qui, après sêtre élancé vers la porte, revint, après avoir vu Ayrton glisser par la corde de lascenseur et disparaître au milieu de lobscurité. «Il reviendra, dit Cyrus Smith. -- Ah çà, Monsieur Cyrus, sécria Pencroff, quest-ce que cela veut dire? Comment! Ce nest pas Ayrton qui a jeté cette bouteille à la mer? Mais qui donc alors?» À coup sûr, si jamais question dut être faite, cétait bien celle- là! «Cest lui, répondit Nab, seulement le malheureux était déjà à demi fou. -- Oui! dit Harbert, et il navait plus conscience de ce quil faisait. -- Cela ne peut sexpliquer quainsi, mes amis, répondit vivement Cyrus Smith, et je comprends maintenant quAyrton ait pu indiquer exactement la situation de lîle Tabor, puisque les événements même qui avaient précédé son abandon dans lîle la lui faisaient connaître. -- Cependant, fit observer Pencroff, sil nétait pas encore une brute au moment où il rédigeait son document, et sil y a sept ou huit ans quil la jeté à la mer, comment ce papier na-t-il pas été altéré par lhumidité? -- Cela prouve, répondit Cyrus Smith, quAyrton na été privé dintelligence quà une époque beaucoup plus récente quil ne le croit. -- Il faut bien quil en soit ainsi, répondit Pencroff; sans quoi, la chose serait inexplicable. -- Inexplicable, en effet, répondit lingénieur, qui semblait ne pas vouloir prolonger cette conversation. -- Mais Ayrton a-t-il dit la vérité? demanda le marin. -- Oui, répondit le reporter. Lhistoire quil a racontée est vraie de tous points. Je me rappelle fort bien que les journaux ont rapporté la tentative faite par lord Glenarvan et le résultat quil avait obtenu. -- Ayrton a dit la vérité, ajouta Cyrus Smith, nen doutez pas, Pencroff, car elle était assez cruelle pour lui. On dit vrai quand on saccuse ainsi!» Le lendemain, -- 21 décembre, -- les colons étaient descendus à la grève, et, ayant gravi le plateau, ils ny trouvèrent plus Ayrton. Ayrton avait gagné pendant la nuit sa maison du corral, et les colons jugèrent bon de ne point limportuner de leur présence. Le temps ferait sans doute ce que les encouragements navaient pu faire. Harbert, Pencroff et Nab reprirent alors leurs occupations accoutumées. Précisément, ce jour-là, les mêmes travaux réunirent Cyrus Smith et le reporter à latelier des cheminées. «Savez-vous, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, que lexplication que vous avez donnée hier au sujet de cette bouteille ne ma pas satisfait du tout! Comment admettre que ce malheureux ait pu écrire ce document et jeter cette bouteille à la mer, sans en avoir aucunement gardé le souvenir? -- Aussi nest-ce pas lui qui la jetée, mon cher Spilett. -- Alors, vous croyez encore... -- Je ne crois rien, je ne sais rien! répondit Cyrus Smith, en interrompant le reporter. Je me contente de ranger cet incident parmi ceux que je nai pu expliquer jusquà ce jour! -- En vérité, Cyrus, dit Gédéon Spilett, ces choses sont incroyables! Votre sauvetage, la caisse échouée sur le sable, les aventures de Top, cette bouteille enfin... naurons-nous donc jamais le mot de ces énigmes? -- Si! répondit vivement lingénieur, si, quand je devrais fouiller cette île jusque dans ses entrailles! -- Le hasard nous donnera peut-être la clef de ce mystère! -- Le hasard! Spilett! Je ne crois guère au hasard, pas plus que je ne crois aux mystères en ce monde. Il y a une cause à tout ce qui se passe dinexplicable ici, et cette cause, je la découvrirai. Mais en attendant, observons et travaillons.» Le mois de janvier arriva. Cétait lannée 1867 qui commençait. Les travaux dété furent menés assidûment. Pendant les jours qui suivirent, Harbert et Gédéon Spilett étant allés du côté du corral, purent constater quAyrton avait pris possession de la demeure qui lui avait été préparée. Il soccupait du nombreux troupeau confié à ses soins, et il devait épargner à ses compagnons la fatigue de venir tous les deux ou trois jours visiter le corral. Cependant, afin de ne plus laisser Ayrton trop longtemps isolé, les colons lui faisaient assez souvent visite. Il nétait pas indifférent, non plus, -- étant donnés certains soupçons que partageaient lingénieur et Gédéon Spilett, -- que cette partie de lîle fût soumise à une certaine surveillance, et Ayrton, si quelque incident survenait, ne négligerait pas den informer les habitants de Granite-House. Cependant il pouvait se faire que lincident fût subit et exigeât dêtre rapidement porté à la connaissance de lingénieur. En dehors même de tous faits se rapportant au mystère de lîle Lincoln, bien dautres pouvaient se produire, qui eussent appelé une prompte intervention des colons, tels que lapparition dun navire passant au large et en vue de la côte occidentale, un naufrage sur les atterrages de louest, larrivée possible de pirates, etc. Aussi Cyrus Smith résolut-il de mettre le corral en communication instantanée avec Granite-House. Ce fut le 10 janvier quil fit part de son projet à ses compagnons. «Ah çà! Comment allez-vous vous y prendre, Monsieur Cyrus? demanda Pencroff. Est-ce que, par hasard, vous songeriez à installer un télégraphe? -- Précisément, répondit lingénieur. -- Électrique? sécria Harbert. -- Électrique, répondit Cyrus Smith. Nous avons tous les éléments nécessaires pour confectionner une pile, et le plus difficile sera détirer des fils de fer, mais au moyen dune filière, je pense que nous en viendrons à bout. -- Eh bien, après cela, répliqua le marin, je ne désespère plus de nous voir un jour rouler en chemin de fer!» On se mit donc à louvrage, en commençant par le plus difficile, cest-à-dire par la confection des fils, car si on eût échoué, il devenait inutile de fabriquer la pile et autres accessoires. Le fer de lîle Lincoln, on le sait, était de qualité excellente, et, par conséquent, très propre à se laisser étirer. Cyrus Smith commença par fabriquer une filière, cest-à-dire une plaque dacier, qui fut percée de trous coniques de divers calibres qui devaient amener successivement le fil au degré de ténuité voulue. Cette pièce dacier, après avoir été trempée», de tout son dur», comme on dit en métallurgie, fut fixée dune façon inébranlable sur un bâtis solidement enfoncé dans le sol, à quelques pieds seulement de la grande chute, dont lingénieur allait encore utiliser la force motrice. En effet, là était le moulin à foulon, qui ne fonctionnait pas alors, mais dont larbre de couche, mû avec une extrême puissance, pouvait servir à étirer le fil, en lenroulant autour de lui. Lopération fut délicate et demanda beaucoup de soins. Le fer, préalablement préparé en longues et minces tiges, dont les extrémités avaient été amincies à la lime, ayant été introduit dans le grand calibre de la filière, fut étiré par larbre de couche, enroulé sur une longueur de vingt-cinq à trente pieds, puis déroulé et représenté successivement aux calibres de moindre diamètre! Finalement, lingénieur obtint des fils longs de quarante à cinquante pieds, quil était facile de raccorder et de tendre sur cette distance de cinq milles qui séparait le corral de lenceinte de Granite-House. Il ne fallut que quelques jours pour mener à bien cette besogne, et même, dès que la machine eut été mise en train, Cyrus Smith laissa ses compagnons faire le métier de tréfileurs et soccupa de fabriquer sa pile. Il sagissait, dans lespèce, dobtenir une pile à courant constant. On sait que les éléments des piles modernes se composent généralement de charbon de cornue, de zinc et de cuivre. Le cuivre manquait absolument à lingénieur, qui, malgré ses recherches, nen avait pas trouvé trace dans lîle Lincoln, et il fallait sen passer. Le charbon de cornue, cest-à-dire ce dur graphite qui se trouve dans les cornues des usines à gaz, après que la houille a été déshydrogénée, on eût pu le produire, mais il eût fallu installer des appareils spéciaux, ce qui aurait été une grosse besogne. Quant au zinc, on se souvient que la caisse trouvée à la pointe de lépave était doublée dune enveloppe de ce métal, qui ne pouvait pas être mieux utilisée que dans cette circonstance. Cyrus Smith, après mûres réflexions, résolut donc de fabriquer une pile très simple, se rapprochant de celle que Becquerel imagina en 1820, et dans laquelle le zinc est uniquement employé. Quant aux autres substances, acide azotique et potasse, tout cela était à sa disposition. Voici donc comment fut composée cette pile, dont les effets devaient être produits par la réaction de lacide et de la potasse lun sur lautre. Un certain nombre de flacons de verre furent fabriqués et remplis dacide azotique. Lingénieur les boucha au moyen dun bouchon que traversait un tube de verre fermé à son extrémité inférieure et destiné À plonger dans lacide au moyen dun tampon dargile maintenu par un linge. Dans ce tube, par son extrémité supérieure, il versa alors une dissolution de potasse quil avait préalablement obtenue par lincinération de diverses plantes, et, de cette façon, lacide et la potasse purent réagir lun sur lautre à travers largile. Cyrus Smith prit ensuite deux lames de zinc, dont lune fut plongée dans lacide azotique, lautre dans la dissolution de potasse. Aussitôt un courant se produisit, qui alla de la lame du flacon à celle du tube, et ces deux lames ayant été reliées par un fil métallique, la lame du tube devint le pôle positif et celle du flacon le pôle négatif de lappareil. Chaque flacon produisit donc autant de courants, qui, réunis, devaient suffire à provoquer tous les phénomènes de la télégraphie électrique. Tel fut lingénieux et très simple appareil que construisit Cyrus Smith, appareil qui allait lui permettre détablir une communication télégraphique entre Granite-House et le corral. Ce fut le 6 février que fut commencée la plantation des poteaux, munis disoloirs en verre, et destinés à supporter le fil, qui devait suivre la route du corral. Quelques jours après, le fil était tendu, prêt à produire, avec une vitesse de cent mille kilomètres par seconde, le courant électrique que la terre se chargerait de ramener à son point de départ. Deux piles avaient été fabriquées, lune pour Granite-House, lautre pour le corral, car si le corral devait communiquer avec Granite-House, il pouvait être utile aussi que Granite-House communiquât avec le corral. Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent très simples. Aux deux stations, le fil senroulait sur un électro-aimant, cest-à-dire sur un morceau de fer doux entouré dun fil. La communication était-elle établie entre les deux pôles, le courant, partant du pôle positif, traversait le fil, passait dans lélectro-aimant, qui saimantait temporairement, et revenait par le sol au pôle négatif. Le courant était-il interrompu, lélectro- aimant se désaimantait aussitôt. Il suffisait donc de placer une plaque de fer doux devant lélectro-aimant, qui, attirée pendant le passage du courant, retombait, quand le courant était interrompu. Ce mouvement de la plaque ainsi obtenu, Cyrus Smith put très facilement y rattacher une aiguille disposée sur un cadran, qui portait en exergue les lettres de lalphabet, et, de cette façon, correspondre dune station à lautre. Le tout fut complètement installé le 12 février. Ce jour-là, Cyrus Smith, ayant lancé le courant à travers le fil, demanda si tout allait bien au corral, et reçut, quelques instants après, une réponse satisfaisante dAyrton. Pencroff ne se tenait pas de joie, et chaque matin et chaque soir il lançait un télégramme au corral, qui ne restait jamais sans réponse. Ce mode de communication présenta deux avantages très réels, dabord parce quil permettait de constater la présence dAyrton au corral, et ensuite parce quil ne le laissait pas dans un complet isolement. Dailleurs, Cyrus Smith ne laissait jamais passer une semaine sans laller voir, et Ayrton venait de temps en temps à Granite-House, où il trouvait toujours bon accueil. La belle saison sécoula ainsi au milieu des travaux habituels. Les ressources de la colonie, particulièrement en légumes et en céréales, saccroissaient de jour en jour, et les plants rapportés de lîle Tabor avaient parfaitement réussi. Le plateau de Grande- vue présentait un aspect très rassurant. La quatrième récolte de blé avait été admirable, et, on le pense bien, personne ne savisa de compter si les quatre cents milliards de grains figuraient à la moisson. Cependant, Pencroff avait eu lidée de le faire, mais Cyrus Smith lui ayant appris que, quand bien même il parviendrait à compter trois cents grains par minute, soit neuf mille à lheure, il lui faudrait environ cinq mille cinq cents ans pour achever son opération, le brave marin crut devoir y renoncer. Le temps était magnifique, la température très chaude dans la journée; mais, le soir, les brises du large venaient tempérer les ardeurs de latmosphère et procuraient des nuits fraîches aux habitants de Granite-House. Cependant il y eut quelques orages, qui, sils nétaient pas de longue durée, tombaient, du moins, sur lîle Lincoln avec une force extraordinaire. Durant quelques heures, les éclairs ne cessaient dembraser le ciel et les roulements du tonnerre ne discontinuaient pas. Vers cette époque, la petite colonie était extrêmement prospère. Les hôtes de la basse-cour pullulaient, et lon vivait sur son trop-plein, car il devenait urgent de ramener sa population à un chiffre plus modéré. Les porcs avaient déjà produit des petits, et lon comprend que les soins à donner à ces animaux absorbaient une grande partie du temps de Nab et de Pencroff. Les onaggas, qui avaient donné deux jolies bêtes, étaient le plus souvent montés par Gédéon Spilett et Harbert, devenu un excellent cavalier sous la direction du reporter, et on les attelait aussi au chariot, soit pour transporter à Granite-House le bois et la houille, soit les divers produits minéraux que lingénieur employait. Plusieurs reconnaissances furent poussées, vers cette époque, jusque dans les profondeurs des forêts du Far-West. Les explorateurs pouvaient sy hasarder sans avoir à redouter les excès de la température, car les rayons solaires perçaient à peine lépaisse ramure qui senchevêtrait au-dessus de leur tête. Ils visitèrent ainsi toute la rive gauche de la Mercy, que bordait la route qui allait du corral à lembouchure de la rivière de la chute. Mais, pendant ces excursions, les colons eurent soin dêtre bien armés, car ils rencontraient fréquemment certains sangliers, très sauvages et très féroces, contre lesquels il fallait lutter sérieusement. Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre terrible aux jaguars. Gédéon Spilett leur avait voué une haine toute spéciale, et son élève Harbert le secondait bien. Armés comme ils létaient, ils ne redoutaient guère la rencontre de lun de ces fauves. La hardiesse dHarbert était superbe, et le sang-froid du reporter étonnant. Aussi une vingtaine de magnifiques peaux ornaient-elles déjà la grande salle de Granite-House, et si cela continuait, la race des jaguars serait bientôt éteinte dans lîle, but que poursuivaient les chasseurs. Lingénieur prit part quelquefois à diverses reconnaissances qui furent faites dans les portions inconnues de lîle, quil observait avec une minutieuse attention. Cétaient dautres traces que celles des animaux quil cherchait dans les portions les plus épaisses de ces vastes bois, mais jamais rien de suspect napparut à ses yeux. Ni Top, ni Jup, qui laccompagnaient, ne laissaient pressentir par leur attitude quil y eût rien dextraordinaire, et pourtant, plus dune fois encore, le chien aboya à lorifice de ce puits que lingénieur avait exploré sans résultat. Ce fut à cette époque que Gédéon Spilett, aidé dHarbert, prit plusieurs vues des parties les plus pittoresques de lîle, au moyen de lappareil photographique qui avait été trouvé dans la caisse et dont on navait pas fait usage jusqualors. Cet appareil, muni dun puissant objectif, était très complet. Substances nécessaires à la reproduction photographique, collodion pour préparer la plaque de verre, nitrate dargent pour la sensibiliser, hyposulfate de soude pour fixer limage obtenue, chlorure dammonium pour baigner le papier destiné à donner lépreuve positive, acétate de soude et chlorure dor pour imprégner cette dernière, rien ne manquait. Les papiers mêmes étaient là, tout chlorurés, et avant de les poser dans le châssis sur les épreuves négatives, il suffisait de les tremper pendant quelques minutes dans le nitrate dargent étendu deau. Le reporter et son aide devinrent donc, en peu de temps, dhabiles opérateurs, et ils obtinrent dassez belles épreuves de paysages, tels que lensemble de lîle, pris du plateau de Grande-vue, avec le mont Franklin à lhorizon, lembouchure de la Mercy, si pittoresquement encadrée dans ses hautes roches, la clairière et le corral adossé aux premières croupes de la montagne, tout le développement si curieux du cap griffe, de la pointe de lépave, etc. Les photographes noublièrent pas de faire le portrait de tous les habitants de lîle, sans excepter personne. «Ça peuple», disait Pencroff. Et le marin était enchanté de voir son image, fidèlement reproduite, orner les murs de Granite-House, et il sarrêtait volontiers devant cette exposition comme il eût fait aux plus riches vitrines de Broadway. Mais, il faut le dire, le portrait le mieux réussi fut incontestablement celui de maître Jup. Maître Jup avait posé avec un sérieux impossible à décrire, et son image était parlante! «On dirait quil va faire la grimace!» sécriait Pencroff. Et si maître Jup neût pas été content, cest quil aurait été bien difficile; mais il létait, et il contemplait son image dun air sentimental, qui laissait percer une légère dose de fatuité. Les grandes chaleurs de lété se terminèrent avec le mois de mars. Le temps fut quelquefois pluvieux, mais latmosphère était chaude encore. Ce mois de mars, qui correspond au mois de septembre des latitudes boréales, ne fut pas aussi beau quon aurait pu lespérer. Peut-être annonçait-il un hiver précoce et rigoureux. On put même croire, un matin, -- le 21, -- que les premières neiges avaient fait leur apparition. En effet, Harbert, sétant mis de bonne heure à lune des fenêtres de Granite-House, sécria: «Tiens! Lîlot est couvert de neige! -- De la neige à cette époque?» répondit le reporter, qui avait rejoint le jeune garçon. Leurs compagnons furent bientôt près deux, et ils ne purent constater quune chose, cest que non seulement lîlot, mais toute la grève, au bas de Granite-House, était couverte dune couche blanche, uniformément répandue sur le sol. «Cest bien de la neige! dit Pencroff. -- Ou cela lui ressemble beaucoup! répondit Nab. -- Mais le thermomètre marque cinquante-huit degrés (14 centigrades au-dessus de zéro)!» fit observer Gédéon Spilett. Cyrus Smith regardait la nappe blanche sans se prononcer, car il ne savait vraiment pas comment expliquer ce phénomène, à cette époque de lannée et par une telle température. «Mille diables! sécria Pencroff, nos plantations vont être gelées!» Et le marin se disposait à descendre, quand il fut précédé par lagile Jup, qui se laissa couler jusquau sol. Mais lorang navait pas touché terre, que lénorme couche de neige se soulevait et séparpillait dans lair en flocons tellement innombrables, que la lumière du soleil en fut voilée pendant quelques minutes. «Des oiseaux!» sécria Harbert. Cétaient, en effet, des essaims doiseaux de mer, au plumage dun blanc éclatant. Ils sétaient abattus par centaines de mille sur lîlot et sur la côte, et ils disparurent au loin, laissant les colons ébahis comme sils eussent assisté à un changement à vue, qui eût fait succéder lété à lhiver dans un décor de féerie. Malheureusement, le changement avait été si subit, que ni le reporter ni le jeune garçon ne parvinrent à abattre un de ces oiseaux, dont ils ne purent reconnaître lespèce. Quelques jours après, cétait le 26 mars, et il y avait deux ans que les naufragés de lair avaient été jetés sur lîle Lincoln! CHAPITRE XIX Deux ans déjà! Et depuis deux ans les colons navaient eu aucune communication avec leurs semblables! Ils étaient sans nouvelles du monde civilisé, perdus sur cette île, aussi bien que sils eussent été sur quelque infime astéroïde du monde solaire! Que se passait- il alors dans leur pays? Limage de la patrie était toujours présente à leurs yeux, cette patrie déchirée par la guerre civile, au moment où ils lavaient quittée, et que la rébellion du sud ensanglantait peut-être encore! Cétait pour eux une grande douleur, et souvent ils sentretenaient de ces choses, sans jamais douter, cependant, que la cause du nord ne dût triompher pour lhonneur de la confédération américaine. Pendant ces deux années, pas un navire navait passé en vue de lîle, ou du moins pas une voile navait été aperçue. Il était évident que lîle Lincoln se trouvait en dehors des routes suivies, et même quelle était inconnue, -- ce que prouvaient les cartes, dailleurs, -- car à défaut dun port, son aiguade aurait dû attirer les bâtiments désireux de renouveler leur provision deau. Mais la mer qui lentourait était toujours déserte, aussi loin que pouvait sétendre le regard, et les colons ne devaient guère compter que sur eux-mêmes pour se rapatrier. Cependant une chance de salut existait, et cette chance fut précisément discutée, un jour de la première semaine davril, par les colons, qui étaient réunis dans la salle de Granite-House. Précisément, il avait été question de lAmérique, et on avait parlé du pays natal, quon avait si peu despérance de revoir. «Décidément, nous naurons quun moyen, dit Gédéon Spilett, un seul de quitter lîle Lincoln, ce sera de construire un bâtiment assez grand pour tenir la mer pendant quelques centaines de milles. Il me semble que, quand on a fait une chaloupe, on peut bien faire un navire! -- Et que lon peut bien aller aux Pomotou, ajouta Harbert, quand on est allé à lîle Tabor! -- Je ne dis pas non, répondit Pencroff, qui avait toujours voix prépondérante dans les questions maritimes, je ne dis pas non, quoique ce ne soit pas tout à fait la même chose daller près et daller loin! Si notre chaloupe avait été menacée de quelque mauvais coup de vent pendant le voyage à lîle Tabor, nous savions que le port nétait éloigné ni dun côté ni de lautre; mais douze cents milles à franchir, cest un joli bout de chemin, et la terre la plus rapprochée est au moins à cette distance! -- Est-ce que, le cas échéant, Pencroff, vous ne tenteriez pas laventure? demanda le reporter. -- Je tenterai tout ce que lon voudra, Monsieur Spilett, répondit le marin, et vous savez bien que je ne suis point homme à reculer! -- Remarque, dailleurs, que nous comptons un marin de plus parmi nous, fit observer Nab. -- Qui donc? demanda Pencroff. -- Ayrton. -- Cest juste, répondit Harbert. -- Sil consentait à venir! fit observer Pencroff. -- Bon! dit le reporter, croyez-vous donc que si le yacht de lord Glenarvan se fût présenté à lîle Tabor pendant quil lhabitait encore, Ayrton aurait refusé de partir? -- Vous oubliez, mes amis, dit alors Cyrus Smith, quAyrton navait plus sa raison pendant les dernières années de son séjour. Mais la question nest pas là. Il sagit de savoir si nous devons compter parmi nos chances de salut ce retour du navire écossais. Or, lord Glenarvan a promis à Ayrton de venir le reprendre à lîle Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiés, et je crois quil reviendra. -- Oui, dit le reporter, et jajouterai quil reviendra bientôt, car voilà douze ans quAyrton a été abandonné! -- Eh! répondit Pencroff, je suis bien daccord avec vous que le lord reviendra, et bientôt même. Mais où relâchera-t-il? à lîle Tabor, et non à lîle Lincoln. -- Cela est dautant plus certain, répondit Harbert, que lîle Lincoln nest pas même portée sur la carte. -- Aussi, mes amis, reprit lingénieur, devons-nous prendre les précautions nécessaires pour que notre présence et celle dAyrton à lîle Lincoln soient signalées à lîle Tabor. -- Évidemment, répondit le reporter, et rien nest plus aisé que de déposer, dans cette cabane qui fut la demeure du capitaine Grant et dAyrton, une notice donnant la situation de notre île, notice que lord Glenarvan ou son équipage ne pourront manquer de trouver. -- Il est même fâcheux, fit observer le marin, que nous ayons oublié de prendre cette précaution lors de notre premier voyage à lîle Tabor. -- Et pourquoi laurions-nous prise? répondit Harbert. Nous ne connaissions pas lhistoire dAyrton, à ce moment; nous ignorions quon dût venir le rechercher un jour, et quand nous avons su cette histoire, la saison était trop avancée pour nous permettre de retourner à lîle Tabor. -- Oui, répondit Cyrus Smith, il était trop tard, et il faut remettre cette traversée au printemps prochain. -- Mais si le yacht écossais venait dici là? dit Pencroff. -- Ce nest pas probable, répondit lingénieur, car lord Glenarwan ne choisirait pas la saison dhiver pour saventurer dans ces mers lointaines. Ou il est déjà revenu à lîle Tabor depuis que Ayrton est avec nous, cest-à-dire depuis cinq mois, et il en est reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera temps, dès les premiers beaux jours doctobre, daller à lîle Tabor et dy laisser une notice. -- Il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien malheureux si le Duncan avait reparu dans ces mers depuis quelques mois seulement! -- Jespère quil nen est rien, répondit Cyrus Smith, et que le ciel ne nous aura pas enlevé la meilleure chance qui nous reste! -- Je crois, fit observer le reporter, quen tous les cas nous saurons à quoi nous en tenir lorsque nous serons retournés à lîle Tabor, car si les écossais y sont revenus, ils auront nécessairement laissé quelques traces de leur passage. -- Cela est évident, répondit lingénieur. Ainsi donc, mes amis, puisque nous avons cette chance de rapatriement, attendons avec patience, et si elle nous est enlevée, nous verrons alors ce que nous devrons faire. -- En tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu que si nous quittons lîle Lincoln dune façon ou dune autre, ce ne sera pas parce que nous nous y trouvons mal! -- Non, Pencroff, répondit lingénieur, ce sera parce que nous y sommes loin de tout ce quun homme doit chérir le plus au monde, sa famille, ses amis, son pays natal!» Les choses étant ainsi décidées, il ne fut plus question dentreprendre la construction dun navire assez grand pour saventurer, soit jusquaux archipels, dans le nord, soit jusquà la Nouvelle-Zélande, dans louest, et on ne soccupa que des travaux accoutumés en vue dun troisième hivernage à Granite- House. Toutefois, il fut aussi décidé que la chaloupe serait employée, avant les mauvais jours, à faire un voyage autour de lîle. La reconnaissance complète des côtes nétait pas terminée encore, et les colons navaient quune idée imparfaite du littoral à louest et au nord, depuis lembouchure de la rivière de la chute jusquaux caps mandibule, non plus que de létroite baie qui se creusait entre eux comme une mâchoire de requin. Le projet de cette excursion fut mis en avant par Pencroff, et Cyrus Smith y donna pleine adhésion, car il voulait voir par lui- même toute cette portion de son domaine. Le temps était variable alors, mais le baromètre noscillait pas par mouvements brusques, et lon pouvait donc compter sur un temps maniable. Précisément, pendant la première semaine davril, après une forte baisse barométrique, la reprise de la hausse fut signalée par un fort coup de vent douest qui dura cinq à six jours; puis, laiguille de linstrument redevint stationnaire à une hauteur de vingt-neuf pouces et neuf dixièmes (759, 45 mm), et les circonstances parurent propices à lexploration. Le jour du départ fut fixé au 16 avril, et le Bonadventure, mouillé au port ballon, fut approvisionné pour un voyage qui pouvait avoir quelque durée. Cyrus Smith prévint Ayrton de lexpédition projetée et lui proposa dy prendre part; mais, Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé quil viendrait à Granite-House pendant labsence de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination. Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. Le vent soufflait de la partie du sud-ouest, en belle brise, et le Bonadventure dut louvoyer en quittant le port ballon, afin de gagner le promontoire du reptile. Sur les quatre- vingt-dix milles que mesurait le périmètre de lîle, la côte sud en comptait une vingtaine depuis le port jusquau promontoire. De là, nécessité denlever ces vingt milles au plus près, car le vent était absolument debout. Il ne fallut pas moins de la journée entière pour atteindre le promontoire, car lembarcation, en quittant le port, ne trouva plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de flot quil fut très difficile détaler. La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé. Pencroff proposa alors à lingénieur de continuer la route à petite vitesse, avec deux ris dans sa voile. Mais Cyrus Smith préféra mouiller à quelques encablures de terre, afin de revoir cette partie de la côte pendant le jour. Il fut même convenu que, puisquil sagissait dune exploration minutieuse du littoral de lîle, on ne naviguerait pas la nuit, et que, le soir venu, on jetterait lancre près de terre, tant que le temps le permettrait. La nuit se passa donc au mouillage sous le promontoire, et le vent étant tombé avec la brume, le silence ne fut plus troublé. Les passagers, à lexception du marin, dormirent peut-être un peu moins bien à bord du Bonadventure quils neussent fait dans leurs chambres de Granite-House, mais enfin ils dormirent. Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dès le point du jour, et, grand largue et bâbord amures, il put ranger de très près la côte occidentale. Les colons connaissaient cette côte boisée, si magnifique, puisquils en avaient déjà parcouru à pied la lisière, et pourtant elle excita encore toute leur admiration. Ils côtoyaient la terre daussi près que possible, en modérant leur vitesse, de manière à tout observer, prenant garde seulement de heurter quelques troncs darbres qui flottaient çà et là. Plusieurs fois même, ils jetèrent lancre, et Gédéon Spilett prit des vues photographiques de ce superbe littoral. Vers midi, le Bonadventure était arrivé à lembouchure de la rivière de la chute. Au delà, sur la rive droite, les arbres reparaissaient, mais plus clairsemés, et, trois milles plus loin, ils ne formaient plus que des bouquets isolés entre les contreforts occidentaux du mont, dont laride échine se prolongeait jusquau littoral. Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte! Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant lautre était âpre et sauvage! On eût dit une de ces «côtes de fer», comme on les appelle en certains pays, et sa contexture tourmentée semblait indiquer quune véritable cristallisation sétait brusquement produite dans le basalte encore bouillant des époques géologiques. Entassement dun aspect terrible, qui eût épouvanté tout dabord les colons, si le hasard les eût jetés sur cette partie de lîle! Lorsquils étaient au sommet du mont Franklin, ils navaient pu reconnaître laspect profondément sinistre de ce rivage, car ils le dominaient de trop haut; mais, vu de la mer, ce littoral se présentait avec un caractère détrangeté, dont léquivalent ne se rencontrait peut- être pas en aucun coin du monde. Le Bonadventure passa devant cette côte, quil prolongea à la distance dun demi-mille. Il fut facile de voir quelle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusquà trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des cheminées dusine. Une banquise des mers glaciales neût pas été plus capricieusement dressée dans sa sublime horreur! Ici, des ponts jetés dun roc à lautre; là, des arceaux disposés comme ceux dune nef, dont le regard ne pouvait découvrir la profondeur; en un endroit, de larges excavations, dont les voûtes présentaient un aspect monumental; en un autre, une véritable cohue de pointes, de pyramidions, de flèches comme aucune cathédrale gothique nen a jamais compté. Tous les caprices de la nature, plus variés encore que ceux de limagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait sur une longueur de huit à neuf milles. Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction. Mais, sils restaient muets, Top, lui, ne se gênait pas pour jeter des aboiements que répétaient les mille échos de la muraille basaltique. Lingénieur observa même que ces aboiements avaient quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre à lorifice du puits de Granite-House. «Accostons», dit-il. Et le Bonadventure vint raser daussi près que possible les rochers du littoral. Peut-être existait-il là quelque grotte quil convenait dexplorer? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de retraite à un être quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les aboiements de Top cessèrent, et lembarcation reprit sa distance à quelques encablures du littoral. Dans la portion nord-ouest de lîle, le rivage redevint plat et sablonneux. Quelques rares arbres se profilaient au-dessus dune terre basse et marécageuse, que les colons avaient déjà entrevue, et, par un contraste violent avec lautre côte si déserte, la vie se manifestait alors par la présence de myriades doiseaux aquatiques. Le soir, le Bonadventure mouilla dans un léger renfoncement du littoral, au nord de lîle, près de terre, tant les eaux étaient profondes en cet endroit. La nuit se passa paisiblement, car la brise séteignit, pour ainsi dire, avec les dernières lueurs du jour, et elle ne reprit quavec les premières nuances de laube. Comme il était facile daccoster la terre, ce matin-là, les chasseurs attitrés de la colonie, cest-à-dire Harbert et Gédéon Spilett, allèrent faire une promenade de deux heures et revinrent avec plusieurs chapelets de canards et de bécassines. Top avait fait merveille, et pas un gibier navait été perdu, grâce à son zèle et à son adresse. À huit heures du matin, le Bonadventure Appareillait et filait très rapidement en sélevant vers le cap mandibule-nord, car il avait vent arrière, et la brise tendait à fraîchir. «Du reste, dit Pencroff, je ne serais pas étonné quil se préparât quelque coup de vent douest. Hier, le soleil sest couché sur un horizon très rouge, et voici, ce matin, des «queues de chat «qui ne présagent rien de bon.» Ces queues de chat étaient des cirrus effilés, éparpillés au zénith, et dont la hauteur nest jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. On eût dit de légers morceaux de ouate, dont la présence annonce ordinairement quelque trouble prochain dans les éléments. «Eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile que nous en pouvons porter, et allons chercher refuge dans le golfe du requin. Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté. -- Parfaitement, répondit Pencroff, et, dailleurs, la côte nord nest formée que de dunes peu intéressantes à considérer. -- Je ne serais pas fâché, ajouta lingénieur, de passer non seulement la nuit, mais encore la journée de demain dans cette baie, qui mérite dêtre explorée avec soin. -- Je crois que nous y serons forcés, que nous le voulions ou non, répondit Pencroff, car lhorizon commence à devenir menaçant dans la partie de louest. Voyez comme il sencrasse! -- En tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap mandibule, fit observer le reporter. -- Très bon vent, répondit le marin; mais pour entrer dans le golfe, il faudra louvoyer, et jaimerais assez y voir clair dans ces parages que je ne connais pas! -- Parages qui doivent être semés décueils, ajouta Harbert, si nous en jugeons par ce que nous avons vu à la côte sud du golfe du requin. -- Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le mieux, nous nous en rapportons à vous. -- Soyez tranquille, Monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne mexposerai pas sans nécessité! Jaimerais mieux un coup de couteau dans mes oeuvres vives quun coup de roche dans celles de mon Bonadventure!» Ce que Pencroff appelait oeuvres vives, cétait la partie immergée de la carène de son embarcation, et il y tenait plus quà sa propre peau! «Quelle heure est-il? demanda Pencroff. -- Dix heures, répondit Gédéon Spilett. -- Et quelle distance avons-nous à parcourir jusquau cap, Monsieur Cyrus? -- Environ quinze milles, répondit lingénieur. -- Cest laffaire de deux heures et demie, dit alors le marin, et nous serons par le travers du cap entre midi et une heure. Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. Je crains donc bien quil ne soit difficile dy entrer, ayant vent et mer contre nous. -- Dautant plus que cest aujourdhui pleine lune, fit observer Harbert, et que ces marées davril sont très fortes. -- Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap? -- Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective! sécria le marin. Y pensez-vous, Monsieur Cyrus? Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte! -- Alors, que ferez-vous? -- Jessayerai de tenir le large jusquau flot, cest-à-dire jusquà sept heures du soir, et sil fait encore un peu jour, je tenterai dentrer dans le golfe; sinon, nous resterons à courir bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant. -- Je vous lai dit, Pencroff, nous nous en rapportons à vous, répondit Cyrus Smith. -- Ah! fit Pencroff, sil y avait seulement un phare sur cette côte, ce serait plus commode pour les navigateurs! -- Oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous naurons pas dingénieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au port! -- Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, nous ne vous avons jamais remercié; mais franchement, sans ce feu, nous naurions jamais pu atteindre... -- Un feu...? demanda Cyrus Smith, très étonné des paroles du reporter. -- Nous voulons dire, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, que nous avons été très embarrassés à bord du Bonadventure, pendant les dernières heures qui ont précédé notre retour, et que nous aurions passé sous le vent de lîle, sans la précaution que vous avez prise dallumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de Granite-House. -- Oui, oui!... cest une heureuse idée que jai eue là! répondit lingénieur. -- Et cette fois, ajouta le marin, à moins que la pensée nen vienne à Ayrton, il ny aura personne pour nous rendre ce petit service! -- Non! Personne!» répondit Cyrus Smith. Et quelques instants après, se trouvant seul à lavant de lembarcation avec le reporter, lingénieur se penchait à son oreille et lui disait: «Sil est une chose certaine en ce monde, Spilett, cest que je nai jamais allumé de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de Granite-House, ni en aucune autre partie de lîle!» CHAPITRE XX Les choses se passèrent ainsi que lavait prévu Pencroff, car ses pressentiments ne pouvaient tromper. Le vent vint à fraîchir, et, de bonne brise, il passa à létat de coup de vent, cest-à-dire quil acquit une vitesse de quarante à quarante-cinq milles à lheure, et quun bâtiment en pleine mer eût été au bas ris, avec ses perroquets calés. Or, comme il était environ six heures quand le Bonadventure fut par le travers du golfe, et quen ce moment le jusant se faisait sentir, il fut impossible dy entrer. Force fut donc de tenir le large, car, lors même quil laurait voulu, Pencroff neût pas même pu atteindre lembouchure de la Mercy. Donc, après avoir installé son foc au grand mât en guise de tourmentin, il attendit, en présentant le cap à terre. Très heureusement, si le vent fut très fort, la mer, couverte par la côte, ne grossit pas extrêmement. On neut donc pas à redouter les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites embarcations. Le Bonadventure naurait pas chaviré, sans doute, car il était bien lesté; mais dénormes paquets deau, tombant à bord, auraient pu le compromettre, si les panneaux navaient pas résisté. Pencroff, en habile marin, para à tout événement. Certes! Il avait une confiance extrême dans son embarcation, mais il nen attendit pas moins le jour avec une certaine anxiété. Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon Spilett neurent pas loccasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcée à loreille du reporter par lingénieur valait bien que lon discutât encore une fois cette mystérieuse influence qui semblait régner sur lîle Lincoln. Gédéon Spilett ne cessa de songer à ce nouvel et inexplicable incident, à cette apparition dun feu sur la côte de lîle. Ce feu, il lavait bien réellement vu! Ses compagnons, Harbert et Pencroff, lavaient vu comme lui! Ce feu leur avait servi à reconnaître la situation de lîle pendant cette nuit sombre, et ils ne pouvaient douter que ce ne fût la main de lingénieur qui leût allumé, et voilà que Cyrus Smith déclarait formellement quil navait rien fait de tel! Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dès que le Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être se déciderait-on alors à faire, en commun, une investigation complète de toutes les parties de lîle Lincoln. Quoi quil en soit, ce soir-là aucun feu ne salluma sur ces rivages, inconnus encore, qui formaient lentrée du golfe, et la petite embarcation continua de se tenir au large pendant toute la nuit. Quand les premières lueurs de laube se dessinèrent sur lhorizon de lest, le vent, qui avait légèrement calmi, tourna de deux quarts et permit à Pencroff dembouquer plus facilement létroite entrée du golfe. Vers sept heures du matin, le Bonadventure, après avoir laissé porter sur le cap mandibule-nord, entrait prudemment dans la passe et se hasardait sur ces eaux, enfermées dans le plus étrange cadre de laves. «Voilà, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait une rade admirable, où des flottes pourraient évoluer à leur aise! -- Ce qui est surtout curieux, fit observer Cyrus Smith, cest que ce golfe a été formé par deux coulées de laves, vomies par le volcan, qui se sont accumulées par des éruptions successives. Il en résulte donc que ce golfe est abrité complètement sur tous les côtés, et il est à croire que, même par les plus mauvais vents, la mer y est calme comme un lac. -- Sans doute, reprit le marin, puisque le vent, pour y pénétrer, na que cet étroit goulet creusé entre les deux caps, et encore le cap du nord couvre-t-il celui du sud, de manière à rendre très difficile lentrée des rafales. En vérité, notre Bonadventure pourrait y demeurer dun bout de lannée à lautre sans même se raidir sur ses ancres! -- Cest un peu grand pour lui! fit observer le reporter. -- Eh! Monsieur Spilett, répondit le marin, je conviens que cest trop grand pour le Bonadventure, mais si les flottes de lunion ont besoin dun abri sûr dans le Pacifique, je crois quelles ne trouveront jamais mieux que cette rade! -- Nous sommes dans la gueule du requin, fit alors observer Nab, en faisant allusion à la forme du golfe. -- En pleine gueule, mon brave Nab! répondit Harbert, mais vous navez pas peur quelle se referme sur nous, nest-ce pas? -- Non, Monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup! Il a une physionomie méchante! -- Bon! sécria Pencroff, voilà Nab qui déprécie mon golfe, au moment où je médite den faire hommage à lAmérique! -- Mais, au moins, les eaux sont-elles profondes? demanda lingénieur, car ce qui suffit à la quille du Bonadventure ne suffirait pas à celle de nos vaisseaux cuirassés. -- Facile à vérifier», répondit Pencroff. Et le marin envoya par le fond une longue corde qui lui servait de ligne de sonde, et à laquelle était attaché un bloc de fer. Cette ligne mesurait environ cinquante brasses, et elle se déroula jusquau bout sans heurter le sol. «Allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir ici! Ils néchoueront pas! -- En effet, dit Cyrus Smith, cest un véritable abîme que ce golfe; mais, en tenant compte de lorigine plutonienne de lîle, il nest pas étonnant que le fond de la mer offre de pareilles dépressions. -- On dirait aussi, fit observer Harbert, que ces murailles ont été coupées à pic, et je crois bien quà leur pied, même avec une sonde cinq ou six fois plus longue, Pencroff ne trouverait pas de fond. -- Tout cela est bien, dit alors le reporter, mais je ferai remarquer à Pencroff quil manque une chose importante à sa rade! -- Et laquelle, Monsieur Spilett? -- Une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès à lintérieur de lîle. Je ne vois pas un point sur lequel on puisse prendre pied!» Et, en effet, les hautes laves, très accores, noffraient pas sur tout le périmètre du golfe un seul endroit propice à un débarquement. Cétait une infranchissable courtine, qui rappelait, mais avec plus daridité encore, les fiords de la Norvège. Le Bonadventure, rasant ces hautes murailles à les toucher, ne trouva pas même une saillie qui pût permettre aux passagers de quitter le bord. Pencroff se consola en disant que, la mine aidant, on saurait bien éventrer cette muraille, lorsque cela serait nécessaire, et puisque, décidément, il ny avait rien à faire dans ce golfe, il dirigea son embarcation vers le goulet et en sortit vers deux heures du soir. «Ouf!» fit Nab, en poussant un soupir de satisfaction. On eût vraiment dit que le brave nègre ne se sentait pas à laise dans cette énorme mâchoire! Du cap mandibule à lembouchure de la Mercy, on ne comptait guère quune huitaine de milles. Le cap fut donc mis sur Granite-House, et le Bonadventure, avec du largue dans ses voiles, prolongea la côte à un mille de distance. Aux énormes roches laviques succédèrent bientôt ces dunes capricieuses, entre lesquelles lingénieur avait été si singulièrement retrouvé, et que les oiseaux de mer fréquentaient par centaines. Vers quatre heures, Pencroff, laissant sur sa gauche la pointe de lîlot, entrait dans le canal qui le séparait de la côte, et, à cinq heures, lancre du Bonadventure mordait le fond de sable à lembouchure de la Mercy. Il y avait trois jours que les colons avaient quitté leur demeure. Ayrton les attendait sur la grève, et maître Jup vint joyeusement au-devant deux, en faisant entendre de bons grognements de satisfaction. Lentière exploration des côtes de lîle était donc faite, et nulle trace suspecte navait été observée. Si quelque être mystérieux y résidait, ce ne pouvait être que sous le couvert des bois impénétrables de la presquîle serpentine, là où les colons navaient encore porté leurs investigations. Gédéon Spilett sentretint de ces choses avec lingénieur, et il fut convenu quils attireraient lattention de leurs compagnons sur le caractère étrange de certains incidents qui sétaient produits dans lîle, et dont le dernier était lun des plus inexplicables. Aussi Cyrus Smith, revenant sur ce fait dun feu allumé par une main inconnue sur le littoral, ne put sempêcher de redire une vingtième fois au reporter: «Mais êtes-vous sûr davoir bien vu? Nétait-ce pas une éruption partielle du volcan, un météore quelconque? -- Non, Cyrus, répondit le reporter, cétait certainement un feu allumé de main dhomme. Du reste, interrogez Pencroff et Harbert. Ils ont vu comme jai vu moi-même, et ils confirmeront mes paroles.» Il sensuivit donc que, quelques jours après, le 25 avril, pendant la soirée, au moment où tous les colons étaient réunis sur le plateau de Grande-vue, Cyrus Smith prit la parole en disant: «Mes amis, je crois devoir appeler votre attention sur certains faits qui se sont passés dans lîle, et au sujet desquels je serais bien aise davoir votre avis. Ces faits sont pour ainsi dire surnaturels... -- Surnaturels! sécria le marin en lançant une bouffée de tabac. Se pourrait-il que notre île fût surnaturelle? -- Non, Pencroff, mais mystérieuse, à coup sûr, répondit lingénieur, à moins que vous ne puissiez nous expliquer ce que, Spilett et moi, nous navons pu comprendre jusquici. -- Parlez, Monsieur Cyrus, répondit le marin. -- Eh bien! Avez-vous compris, dit alors lingénieur, comment il a pu se faire quaprès être tombé à la mer, jaie été retrouvé à un quart de mille à lintérieur de lîle, et cela sans que jaie eu conscience de ce déplacement? -- À moins que, étant évanoui... dit Pencroff. -- Ce nest pas admissible, répondit lingénieur. Mais passons. Avez-vous compris comment Top a pu découvrir votre retraite, à cinq milles de la grotte où jétais couché? -- Linstinct du chien... répondit Harbert. -- Singulier instinct! fit observer le reporter, puisque, malgré la pluie et le vent qui faisaient rage pendant cette nuit, Top arriva aux cheminées sec et sans une tache de boue! -- Passons, reprit lingénieur. Avez-vous compris comment notre chien fut si étrangement rejeté hors des eaux du lac, après sa lutte avec le dugong? -- Non! Pas trop, je lavoue, répondit Pencroff, et la blessure que le dugong avait au flanc, blessure qui semblait avoir été faite par un instrument tranchant, ne se comprend pas davantage. -- Passons encore, reprit Cyrus Smith. Avez-vous compris, mes amis, comment ce grain de plomb sest trouvé dans le corps du jeune pécari, comment cette caisse sest si heureusement échouée, sans quil y ait eu trace de naufrage, comment cette bouteille renfermant le document sest offerte si à propos, lors de notre première excursion en mer, comment notre canot, ayant rompu son amarre, est venu par le courant de la Mercy nous rejoindre précisément au moment où nous en avions besoin, comment, après linvasion des singes, léchelle a été si opportunément renvoyée des hauteurs de Granite-House, comment, enfin, le document quAyrton prétend navoir jamais écrit est tombé entre nos mains?» Cyrus Smith venait dénumérer, sans en oublier un seul, les faits étranges qui sétaient accomplis dans lîle. Harbert, Pencroff et Nab se regardèrent, ne sachant que répondre, car la succession de ces incidents, ainsi groupés pour la première fois, ne laissa pas de les surprendre au plus haut point. «Sur ma foi, dit enfin Pencroff, vous avez raison, Monsieur Cyrus, et il est difficile dexpliquer ces choses-là! -- Eh bien, mes amis, reprit lingénieur, un dernier fait est venu sajouter à ceux-là, et il est non moins incompréhensible que les autres! -- Lequel, Monsieur Cyrus? demanda vivement Harbert. -- Quand vous êtes revenu de lîle Tabor, Pencroff, reprit lingénieur, vous dites quun feu vous est apparu sur lîle Lincoln? -- Certainement, répondit le marin. -- Et vous êtes bien certain de lavoir vu, ce feu? -- Comme je vous vois. -- Toi aussi, Harbert? -- Ah! Monsieur Cyrus, sécria Harbert, ce feu brillait comme une étoile de première grandeur! -- Mais nétait-ce point une étoile? demanda lingénieur en insistant. -- Non, répondit Pencroff, car le ciel était couvert de gros nuages, et une étoile, en tout cas, naurait pas été si basse sur lhorizon. Mais M Spilett la vu comme nous, et il peut confirmer nos paroles! -- Jajouterai, dit le reporter, que ce feu était très vif et quil projetait comme une nappe électrique. -- Oui! Oui! Parfaitement... répondit Harbert, et il était certainement placé sur les hauteurs de Granite-House. -- Eh bien, mes amis, répondit Cyrus Smith, pendant cette nuit du 19 au 20 octobre, ni Nab, ni moi, nous navons allumé un feu sur la côte. -- Vous navez pas?... sécria Pencroff, au comble de létonnement, et qui ne put même achever sa phrase. -- Nous navons pas quitté Granite-House, répondit Cyrus Smith, et si un feu a paru sur la côte, cest une autre main que la nôtre qui la allumé!» Pencroff, Harbert et Nab étaient stupéfaits. Il ny avait pas eu dillusion possible, et un feu avait bien réellement frappé leurs yeux pendant cette nuit du 19 au 20 octobre! Oui! Ils durent en convenir, un mystère existait! Une influence inexplicable, évidemment favorable aux colons, mais fort irritante pour leur curiosité, se faisait sentir et comme à point nommé sur lîle Lincoln. Y avait-il donc quelque être caché dans ses plus profondes retraites? Cest ce quil faudrait savoir à tout prix! Cyrus Smith rappela également à ses compagnons la singulière attitude de Top et de Jup, quand ils rôdaient à lorifice du puits qui mettait Granite-House en communication avec la mer, et il leur dit quil avait exploré ce puits sans y découvrir rien de suspect. Enfin, la conclusion de cette conversation fut une détermination prise par tous les membres de la colonie de fouiller entièrement lîle, dès que la belle saison serait revenue. Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux. Cette île dont il faisait sa propriété personnelle, il lui sembla quelle ne lui appartenait plus tout entière et quil la partageait avec un autre maître, auquel, bon gré, mal gré, il se sentait soumis. Nab et lui causaient souvent de ces inexplicables choses, et tous deux, très portés au merveilleux par leur nature même, nétaient pas éloignés de croire que lîle Lincoln fût subordonnée à quelque puissance surnaturelle. Cependant les mauvais jours étaient venus avec le mois de mai, -- novembre des zones boréales. Lhiver semblait devoir être rude et précoce. Aussi les travaux dhivernage furent-ils entrepris sans retard. Du reste, les colons étaient bien préparés à recevoir cet hiver, si dur quil dût être. Les vêtements de feutre ne manquaient pas, et les mouflons, nombreux alors, avaient abondamment fourni la laine nécessaire à la fabrication de cette chaude étoffe. Il va sans dire quAyrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. Cyrus Smith lui offrit de venir passer la mauvaise saison à Granite-House, où il serait mieux logé quau corral, et Ayrton promit de le faire, dès que les derniers travaux du corral seraient terminés. Ce quil fit vers la mi-avril. Depuis ce temps- là, Ayrton partagea la vie commune et se rendit utile en toute occasion; mais, toujours humble et triste, il ne prenait jamais part aux plaisirs de ses compagnons! Pendant la plus grande partie de ce troisième hiver que les colons passaient à lîle Lincoln, ils demeurèrent confinés dans Granite- House. Il y eut de très grandes tempêtes et des bourrasques terribles, qui semblaient ébranler les roches jusque sur leur base. Dimmenses raz de marée menacèrent de couvrir lîle en grand, et, certainement, tout navire mouillé sur les atterrages sy fût perdu corps et biens. Deux fois, pendant une de ces tourmentes, la Mercy grossit au point de donner lieu de craindre que le pont et les ponceaux ne fussent emportés, et il fallut même consolider ceux de la grève, qui disparaissaient sous les couches deau, quand la mer battait le littoral. On pense bien que de tels coups de vent, comparables à des trombes, où se mélangeaient la pluie et la neige, causèrent des dégâts sur le plateau de Grande-vue. Le moulin et la basse-cour eurent particulièrement à souffrir. Les colons durent souvent y faire des réparations urgentes, sans quoi lexistence des volatiles eût été sérieusement menacée. Par ces grands mauvais temps, quelques couples de jaguars et des bandes de quadrumanes saventuraient jusquà la lisière du plateau, et il était toujours à craindre que les plus souples et les plus audacieux, poussés par la faim, ne parvinssent à franchir le ruisseau, qui, dailleurs, lorsquil était gelé, leur offrait un passage facile. Plantations et animaux domestiques eussent été infailliblement détruits alors sans une surveillance continuelle, et souvent il fallut faire le coup de feu pour tenir à respectueuse distance ces dangereux visiteurs. Aussi la besogne ne manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car, sans compter les soins du dehors, il y avait toujours mille travaux daménagement à Granite- House. Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent faites par les grands froids dans les vastes marais des tadornes. Gédéon Spilett et Harbert, aidés de Jup et de Top, ne perdaient pas un coup au milieu de ces myriades de canards, de bécassines, de sarcelles, de pilets et de vanneaux. Laccès de ce giboyeux territoire était facile, dailleurs, soit que lon sy rendît par la route du port ballon, après avoir passé le pont de la Mercy, soit en tournant les roches de la pointe de lépave, et les chasseurs ne séloignaient jamais de Granite-House au delà de deux ou trois milles. Ainsi se passèrent les quatre mois dhiver, qui furent réellement rigoureux, cest-à-dire juin, juillet, août et septembre. Mais, en somme, Granite-House ne souffrit pas trop des inclémences du temps, et il en fut de même au corral, qui, moins exposé que le plateau et couvert en grande partie par le mont Franklin, ne recevait que les restes des coups de vent déjà brisés par les forêts et les hautes roches du littoral. Les dégâts y furent donc peu importants, et la main active et habile dAyrton suffit à les réparer promptement, quand, dans la seconde quinzaine doctobre, il retourna passer quelques jours au corral. Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident inexplicable. Rien détrange narriva, bien que Pencroff et Nab fussent à laffût des faits les plus insignifiants quils eussent pu rattacher à une cause mystérieuse. Top et Jup eux-mêmes ne rôdaient plus autour du puits et ne donnaient aucun signe dinquiétude. Il semblait donc que la série des incidents surnaturels fût interrompue, bien quon en causât souvent pendant les veillées de Granite-House, et quil demeurât bien convenu que lîle serait fouillée jusque dans ses parties les plus difficiles à explorer. Mais un événement de la plus haute gravité, et dont les conséquences pouvaient être funestes, vint momentanément détourner de leurs projets Cyrus Smith et ses compagnons. On était au mois doctobre. La belle saison revenait à grands pas. La nature se renouvelait sous les rayons du soleil, et, au milieu du feuillage persistant des conifères qui formaient la lisière du bois, apparaissait déjà le feuillage nouveau des micocouliers, des banksias et des deodars. On se rappelle que Gédéon Spilett et Harbert avaient pris, à plusieurs reprises, des vues photographiques de lîle Lincoln. Or, le 17 de ce mois doctobre, vers trois heures du soir, Harbert, séduit par la pureté du ciel, eut la pensée de reproduire toute la baie de lunion qui faisait face au plateau de Grande- vue, depuis le cap mandibule jusquau cap griffe. Lhorizon était admirablement dessiné, et la mer, ondulant sous une brise molle, présentait à son arrière-plan limmobilité des eaux dun lac, piquetées çà et là de paillons lumineux. Lobjectif avait été placé à lune des fenêtres de la grande salle de Granite-House, et par conséquent, il dominait la grève et la baie. Harbert procéda comme il avait lhabitude de le faire, et, le cliché obtenu, il alla le fixer au moyen des substances qui étaient déposées dans un réduit obscur de Granite-House. Revenu en pleine lumière, en lexaminant bien, Harbert aperçut sur son cliché un petit point presque imperceptible qui tachait lhorizon de mer. Il essaya de le faire disparaître par un lavage réitéré, mais il ne put y parvenir. «Cest un défaut qui se trouve dans le verre», pensa-t-il. Et alors il eut la curiosité dexaminer ce défaut avec une forte lentille quil dévissa de lune des lunettes. Mais, à peine eut-il regardé, quil poussa un cri et que le cliché faillit lui échapper des mains. Courant aussitôt à la chambre où se tenait Cyrus Smith, il tendit le cliché et la lentille à lingénieur, en lui indiquant la petite tache. Cyrus Smith examina ce point; puis, saisissant sa longue-vue, il se précipita vers la fenêtre. La longue-vue, après avoir parcouru lentement lhorizon, sarrêta enfin sur le point suspect, et Cyrus Smith, labaissant, ne prononça que ce mot: «navire!» Et, en effet, un navire était en vue de lîle Lincoln! PARTIE 3 LE SECRET DE LÎLE CHAPITRE I Depuis deux ans et demi, les naufragés du ballon avaient été jetés sur lîle Lincoln, et jusqualors aucune communication navait pu sétablir entre eux et leurs semblables. Une fois, le reporter avait tenté de se mettre en rapport avec le monde habité, en confiant à un oiseau cette notice qui contenait le secret de leur situation, mais cétait là une chance sur laquelle il était impossible de compter sérieusement. Seul, Ayrton, et dans les circonstances que lon sait, était venu sadjoindre aux membres de la petite colonie. Or, voilà que, ce jour même, -- 17 octobre, -- dautres hommes apparaissaient inopinément en vue de lîle, sur cette mer toujours déserte! On nen pouvait plus douter! Un navire était là! Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il? Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi sen tenir. Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-House, les avaient mis au courant de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la longue-vue, parcourut rapidement lhorizon, et, sarrêtant sur le point indiqué, cest-à-dire sur celui qui avait fait limperceptible tache du cliché photographique: «Mille diables! Cest bien un navire! dit-il dune voix qui ne dénotait pas une satisfaction extraordinaire. -- Vient-il à nous? demanda Gédéon Spilett. -- Impossible de rien affirmer encore, répondit Pencroff, car sa mâture seule apparaît au-dessus de lhorizon, et on ne voit pas un morceau de sa coque! -- Que faut-il faire? dit le jeune garçon. -- Attendre», répondit Cyrus Smith. Et, pendant un assez long temps, les colons demeurèrent silencieux, livrés à toutes les pensées, à toutes les émotions, à toutes les craintes, à toutes les espérances que pouvait faire naître en eux cet incident, -- le plus grave qui se fût produit depuis leur arrivée sur lîle Lincoln. Certes, les colons nétaient pas dans la situation de ces naufragés abandonnés sur un îlot stérile, qui disputent leur misérable existence à une nature marâtre et sont incessamment dévorés de ce besoin de revoir les terres habitées. Pencroff et Nab surtout, qui se trouvaient à la fois si heureux et si riches, nauraient pas quitté sans regret leur île. Ils étaient faits, dailleurs, à cette vie nouvelle, au milieu de ce domaine que leur intelligence avait pour ainsi dire civilisé! Mais enfin, ce navire, cétait, en tout cas, des nouvelles du continent, cétait peut-être un morceau de la patrie qui venait à leur rencontre! Il portait des êtres semblables à eux, et lon comprendra que leur coeur eût vivement tressailli à sa vue! De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et se postait à la fenêtre. De là, il examinait avec une extrême attention le bâtiment, qui était à une distance de vingt milles dans lest. Les colons navaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. Un pavillon neût pas été aperçu; une détonation neût pas été entendue; un feu naurait pas été visible. Toutefois, il était certain que lîle, dominée par le mont Franklin, navait pu échapper aux regards des vigies du navire. Mais pourquoi ce bâtiment y atterrirait-il? Nétait-ce pas un simple hasard qui le poussait sur cette partie du Pacifique, où les cartes ne mentionnaient aucune terre, sauf lîlot Tabor, qui lui-même était en dehors des routes ordinairement suivies par les longs courriers des archipels polynésiens, de la Nouvelle-Zélande et de la côte américaine? À cette question que chacun se posait, une réponse fut soudain faite par Harbert. «Ne serait-ce pas le Duncan?» sécria-t-il. Le Duncan, on ne la pas oublié, cétait le yacht de lord Glenarvan, qui avait abandonné Ayrton sur lîlot et qui devait revenir ly chercher un jour. Or, lîlot ne se trouvait pas tellement éloigné de lîle Lincoln, quun bâtiment, faisant route pour lun, ne pût arriver à passer en vue de lautre. Cent cinquante milles seulement les séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en latitude. «Il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le mander immédiatement. Lui seul peut nous dire si cest là le Duncan.» Ce fut lavis de tous, et le reporter, allant à lappareil télégraphique qui mettait en communication le corral et Granite- House, lança ce télégramme: «Venez en toute hâte.» Quelques instants après, le timbre résonnait. «Je viens», répondait Ayrton. Puis les colons continuèrent dobserver le navire. «Si cest le Duncan, dit Harbert, Ayrton le reconnaîtra sans peine, puisquil a navigué à son bord pendant un certain temps. -- Et sil le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui fera une fameuse émotion! -- Oui, répondit Cyrus Smith, mais, maintenant, Ayrton est digne de remonter à bord du Duncan, et fasse le ciel que ce soit, en effet, le yacht de lord Glenarvan, car tout autre navire me semblerait suspect! Ces mers sont mal fréquentées, et je crains toujours pour notre île la visite de quelques pirates malais. -- Nous la défendrions! sécria Harbert. -- Sans doute, mon enfant, répondit lingénieur en souriant, mais mieux vaut ne pas avoir à la défendre. -- Une simple observation, dit Gédéon Spilett. Lîle Lincoln est inconnue des navigateurs, puisquelle nest même pas portée sur les cartes les plus récentes. Ne trouvez-vous donc pas, Cyrus, que cest là un motif pour quun navire, se trouvant inopinément en vue de cette terre nouvelle, cherche à la visiter plutôt quà la fuir? -- Certes, répondit Pencroff. -- Je le pense aussi, ajouta lingénieur. On peut même affirmer que cest le devoir dun capitaine de signaler, et par conséquent de venir reconnaître toute terre ou île non encore cataloguée, et lîle Lincoln est dans ce cas. -- Eh bien, dit alors Pencroff, admettons que ce navire atterrisse, quil mouille là, à quelques encablures de notre île, que ferons-nous?» Cette question, brusquement posée, demeura dabord sans réponse. Mais Cyrus Smith, après avoir réfléchi, répondit de ce ton calme qui lui était ordinaire: «Ce que nous ferons, mes amis, ce que nous devrons faire, le voici: nous communiquerons avec le navire, nous prendrons passage à son bord, et nous quitterons notre île, après en avoir pris possession au nom des états de lunion. Puis, nous y reviendrons avec tous ceux qui voudront nous suivre pour la coloniser définitivement et doter la république américaine dune station utile dans cette partie de locéan Pacifique! -- Hurrah! sécria Pencroff, et ce ne sera pas un petit cadeau que nous ferons là à notre pays! La colonisation est déjà presque achevée, les noms sont donnés à toutes les parties de lîle, il y a un port naturel, une aiguade, des routes, une ligne télégraphique, un chantier, une usine, et il ny aura plus quà inscrire lîle Lincoln sur les cartes! -- Mais si on nous la prend pendant notre absence? fit observer Gédéon Spilett. -- Mille diables! sécria le marin, jy resterai plutôt tout seul pour la garder, et, foi de Pencroff, on ne me la volerait pas comme une montre dans la poche dun badaud!» Pendant une heure, il fut impossible de dire dune façon certaine si le bâtiment signalé faisait ou ne faisait pas route vers lîle Lincoln. Il sen était rapproché, cependant, mais sous quelle allure naviguait-il? Cest ce que Pencroff ne put reconnaître. Toutefois, comme le vent soufflait du nord-est, il était vraisemblable dadmettre que ce navire naviguait tribord amures. Dailleurs, la brise était bonne pour le pousser sur les atterrages de lîle, et, par cette mer calme, il ne pouvait craindre de sen approcher, bien que les sondes nen fussent pas relevées sur la carte. Vers quatre heures, -- une heure après quil avait été mandé, -- Ayrton arrivait à Granite-House. Il entra dans la grande salle, en disant: «À vos ordres, messieurs.» Cyrus Smith lui tendit la main, ainsi quil avait coutume de le faire, et, le conduisant près de la fenêtre: «Ayrton, lui dit-il, nous vous avons prié de venir pour un motif grave. Un bâtiment est en vue de lîle.» Ayrton, tout dabord, pâlit légèrement, et ses yeux se troublèrent un instant. Puis, se penchant en dehors de la fenêtre, il parcourut lhorizon, mais il ne vit rien. «Prenez cette longue-vue, dit Gédéon Spilett, et regardez bien, Ayrton, car il serait possible que ce navire fût le Duncan, venu dans ces mers pour vous rapatrier. -- Le Duncan! murmura Ayrton. Déjà!» Ce dernier mot séchappa comme involontairement des lèvres dAyrton, qui laissa tomber sa tête dans ses mains. Douze ans dabandon sur un îlot désert ne lui paraissaient donc pas une expiation suffisante? Le coupable repentant ne se sentait- il pas encore pardonné, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des autres? «Non, dit-il, non! Ce ne peut être le Duncan. -- Regardez, Ayrton, dit alors lingénieur, car il importe que nous sachions davance à quoi nous en tenir.» Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquée. Pendant quelques minutes, il observa lhorizon sans bouger, sans prononcer une seule parole. Puis: «En effet, cest un navire, dit-il, mais je ne crois pas que ce soit le Duncan. -- Pourquoi ne serait-ce pas lui? demanda Gédéon Spilett. -- Parce que le Duncan est un yacht à vapeur, et que je naperçois aucune trace de fumée, ni au-dessus, ni auprès de ce bâtiment. -- Peut-être navigue-t-il seulement à la voile? fit observer Pencroff. Le vent est bon pour la route quil semble suivre, et il doit avoir intérêt à ménager son charbon, étant si loin de toute terre. -- Il est possible que vous ayez raison, Monsieur Pencroff, répondit Ayrton, et que ce navire ait éteint ses feux. Laissons-le donc rallier la côte, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.» Cela dit, Ayrton alla sasseoir dans un coin de la grande salle et y demeura silencieux. Les colons discutèrent encore à propos du navire inconnu, mais sans quAyrton prît part à la discussion. Tous se trouvaient alors dans une disposition desprit qui ne leur eût pas permis de continuer leurs travaux. Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. Nab, seul, conservait son calme habituel. Son pays nétait-il pas là où était son maître? Quant à lingénieur, il restait absorbé dans ses pensées, et, au fond, il redoutait plutôt quil ne désirait larrivée de ce navire. Cependant, le bâtiment sétait un peu rapproché de lîle. La lunette aidant, il avait été possible de reconnaître que cétait un long-courrier, et non un de ces praos malais, dont se servent habituellement les pirates du Pacifique. Il était donc permis de croire que les appréhensions de lingénieur ne se justifieraient pas, et que la présence de ce bâtiment dans les eaux de lîle Lincoln ne constituait point un danger pour elle. Pencroff, après une minutieuse attention, crut pouvoir affirmer que ce navire était gréé en brick et quil courait obliquement à la côte, tribord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Ce qui fut confirmé par Ayrton. Mais, à continuer sous cette allure, il devait bientôt disparaître derrière la pointe du cap griffe, car il faisait le sud-ouest, et, pour lobserver, il serait alors nécessaire de gagner les hauteurs de la baie Washington, près de port-ballon. Circonstance fâcheuse, car il était déjà cinq heures du soir, et le crépuscule ne tarderait pas à rendre toute observation bien difficile. «Que ferons-nous, la nuit venue? demanda Gédéon Spilett. Allumerons-nous un feu afin de signaler notre présence sur cette côte?» Cétait là une grave question, et pourtant, quelques pressentiments queût gardés lingénieur, elle fut résolue affirmativement. Pendant la nuit, le navire pouvait disparaître, séloigner pour jamais, et, ce navire disparu, un autre reviendrait-il dans les eaux de lîle Lincoln? Or, qui pouvait prévoir ce que lavenir réservait aux colons? «Oui, dit le reporter, nous devons faire connaître à ce bâtiment, quel quil soit, que lîle est habitée. Négliger la chance qui nous est offerte, ce serait nous créer des regrets futurs!» Il fut donc décidé que Nab et Pencroff se rendraient à port- ballon, et que là, une fois la nuit venue, ils allumeraient un grand feu dont léclat attirerait nécessairement lattention de léquipage du brick. Mais, au moment où Nab et le marin se préparaient à quitter Granite-House, le bâtiment changea son allure et laissa porter franchement sur lîle en se dirigeant vers la baie de lunion. Cétait un bon marcheur que ce brick, car il sapprocha rapidement. Nab et Pencroff suspendirent alors leur départ, et la lunette fut mise entre les mains dAyrton, afin quil pût reconnaître dune façon définitive si ce navire était ou non le Duncan. Le yacht écossais était, lui aussi, gréé en brick. La question était donc de savoir si une cheminée sélevait entre les deux mâts du bâtiment observé, qui nétait plus alors quà une distance de dix milles. Lhorizon était encore très clair. La vérification fut facile, et Ayrton laissa bientôt retomber sa lunette en disant: «Ce nest point le Duncan! ce ne pouvait être lui!...» Pencroff encadra de nouveau le brick dans le champ de la longue- vue, et il reconnut que ce brick, dune jauge de trois à quatre cents tonneaux, merveilleusement effilé, hardiment mâté, admirablement taillé pour la marche, devait être un rapide coureur des mers. Mais à quelle nation appartenait-il? Cela était difficile à dire. «Et cependant, ajouta le marin, un pavillon flotte à sa corne, mais je ne puis en distinguer les couleurs. -- Avant une demi-heure, nous serons fixés à cet égard, répondit le reporter. Dailleurs, il est bien évident que le capitaine de ce navire a lintention datterrir, et par conséquent, si ce nest pas aujourdhui, demain, au plus tard, nous ferons sa connaissance. -- Nimporte! dit Pencroff. Mieux vaut savoir à qui on a affaire, et je ne serais pas fâché de reconnaître ses couleurs, à ce particulier-là!» Et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa lunette. Le jour commençait à baisser, et, avec le jour, le vent du large tombait aussi. Le pavillon du brick, moins tendu, sengageait dans les drisses, et il devenait de plus en plus difficile à observer. «Ce nest point là un pavillon américain, disait de temps en temps Pencroff, ni un anglais, dont le rouge se verrait aisément, ni les couleurs françaises ou allemandes, ni le pavillon blanc de la Russie, ni le jaune de lEspagne... on dirait quil est dune couleur uniforme... voyons... dans ces mers... que trouverions- nous plus communément?... le pavillon chilien? Mais il est tricolore... brésilien? Il est vert... japonais? Il est noir et jaune... tandis que celui-ci...» En ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu. Ayrton, saisissant la lunette que le marin avait laissé retomber, lappliqua à son oeil, et, dune voix sourde: «Le pavillon noir!» sécria-t-il. En effet, une sombre étamine se développait à la corne du brick, et cétait à bon droit quon pouvait maintenant le tenir pour un navire suspect! Lingénieur avait-il donc raison dans ses pressentiments? Était-ce un bâtiment de pirates? Écumait-il ces basses mers du Pacifique, faisant concurrence aux praos malais qui les infestent encore? Que venait-il chercher sur les atterrages de lîle Lincoln? Voyait-il en elle une terre inconnue, ignorée, propre à devenir une receleuse de cargaisons volées? Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois dhiver? Lhonnête domaine des colons était-il destiné à se transformer en un refuge infâme, -- sorte de capitale de la piraterie du Pacifique? Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à lesprit des colons. Il ny avait pas à douter, dailleurs, de la signification quil convenait dattacher à la couleur du pavillon arboré. Cétait bien celui des écumeurs de mer! Cétait celui que devait porter le Duncan, si les convicts avaient réussi dans leurs criminels projets! On ne perdit pas de temps à discuter. «Mes amis, dit Cyrus Smith, peut-être ce navire ne veut-il quobserver le littoral de lîle? Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas? Cest une chance. Quoi quil en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. Le moulin, établi sur le plateau de Grande-vue, est trop facilement reconnaissable. QuAyrton et Nab aillent en démonter les ailes. Dissimulons également, sous des branchages plus épais, les fenêtres de Granite-House. Que tous les feux soient éteints. Que rien enfin ne trahisse la présence de lhomme sur cette île! -- Et notre embarcation? dit Harbert. -- Oh! répondit Pencroff, elle est abritée dans port-ballon, et je défie bien ces gueux-là de ly trouver!» Les ordres de lingénieur furent immédiatement exécutés. Nab et Ayrton montèrent sur le plateau et prirent les mesures nécessaires pour que tout indice dhabitation fût dissimulé. Pendant quils soccupaient de cette besogne, leurs compagnons allèrent à la lisière du bois de jacamar et en rapportèrent une grande quantité de branches et de lianes, qui devaient, à une certaine distance, figurer une frondaison naturelle et voiler assez bien les baies de la muraille granitique. En même temps, les munitions et les armes furent disposées de manière à pouvoir être utilisées au premier instant, dans le cas dune agression inopinée. Quand toutes ces précautions eurent été prises: «Mes amis, dit Cyrus Smith, -- et on sentait à sa voix quil était ému, -- si ces misérables veulent semparer de lîle Lincoln, nous la défendrons, nest-ce pas? -- Oui, Cyrus, répondit le reporter, et, sil le faut, nous mourrons tous pour la défendre!» Lingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la pressèrent avec effusion. Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne sétait pas joint aux colons. Peut-être, lui, lancien convict, se sentait-il indigne encore! Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans lâme dAyrton, et, allant à lui: «Et vous, Ayrton, lui demanda-t-il, que ferez-vous? -- Mon devoir», répondit Ayrton. Puis, il alla se poster près de la fenêtre et plongea ses regards à travers le feuillage. Il était sept heures et demie alors. Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-House. En conséquence, lhorizon de lest sassombrissait peu à peu. Cependant, le brick savançait toujours vers la baie de lunion. Il nen était pas à plus de huit milles alors, et précisément par le travers du plateau de Grande-vue, car, après avoir viré à la hauteur du cap griffe, il avait largement gagné dans le nord, étant servi par le courant de la marée montante. On peut même dire que, à cette distance, il était déjà entré dans la vaste baie, car une ligne droite, tirée du cap griffe au cap mandibule, lui fut restée à louest, sur sa hanche de tribord. Le brick allait-il senfoncer dans la baie? Cétait la première question. Une fois en baie, y mouillerait-il? Cétait la seconde. Ne se contenterait-il pas seulement, après avoir observé le littoral, de reprendre le large sans débarquer son équipage? On le saurait avant une heure. Les colons navaient donc quà attendre. Cyrus Smith navait pas vu sans une profonde anxiété le bâtiment suspect arborer le pavillon noir. Nétait-ce pas une menace directe contre loeuvre que ses compagnons et lui avaient menée à bien jusqualors? Les pirates, - - on ne pouvait douter que les matelots de ce brick ne fussent tels, -- avaient-ils donc déjà fréquenté cette île, puisque, en y atterrissant, ils avaient hissé leurs couleurs? Y avaient-ils antérieurement opéré quelque descente, ce qui aurait expliqué certaines particularités restées inexplicables jusqualors? Existait-il dans ses portions non encore explorées quelque complice prêt à entrer en communication avec eux? À toutes ces questions quil se posait silencieusement, Cyrus Smith ne savait que répondre; mais il sentait que la situation de la colonie ne pouvait être que très gravement compromise par larrivée de ce brick. Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à résister jusquà la dernière extrémité. Ces pirates étaient-ils nombreux et mieux armés que les colons? Voilà ce quil eût été bien important de savoir! Mais le moyen darriver jusquà eux! La nuit était faite. La lune nouvelle, emportée dans lirradiation solaire, avait disparu. Une profonde obscurité enveloppait lîle et la mer. Les nuages, lourds, entassés à lhorizon, ne laissaient filtrer aucune lueur. Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas une lame ne murmurait sur la grève. Du navire on ne voyait rien, tous ses feux étaient condamnés, et, sil était encore en vue de lîle, on ne pouvait même pas savoir quelle place il occupait. «Eh! Qui sait? dit alors Pencroff. Peut-être ce damné bâtiment aura-t-il fait route pendant la nuit, et ne le retrouverons-nous plus au point du jour?» Comme une réponse faite à lobservation du marin, une vive lueur fusa au large, et un coup de canon retentit. Le navire était toujours là, et il y avait des pièces dartillerie à bord. Six secondes sétaient écoulées entre la lumière et le coup. Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte. Et, en même temps, on entendit un bruit de chaînes qui couraient en grinçant à travers les écubiers. Le navire venait de mouiller en vue de Granite-House! CHAPITRE II Il ny avait plus aucun doute à avoir sur les intentions des pirates. Ils avaient jeté lancre à une courte distance de lîle, et il était évident que, le lendemain, au moyen de leurs canots, ils comptaient accoster le rivage! Cyrus Smith et ses compagnons étaient prêts à agir, mais, si résolus quils fussent, ils ne devaient pas oublier dêtre prudents. Peut-être leur présence pouvait-elle encore être dissimulée, au cas où les pirates se contenteraient de débarquer sur le littoral sans remonter dans lintérieur de lîle. Il se pouvait, en effet, que ceux-ci neussent dautre projet que de faire de leau à laiguade de la Mercy, et il nétait pas impossible que le pont, jeté à un mille et demi de lembouchure, et les aménagements des cheminées, échappassent à leurs regards. Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick? Pourquoi ce coup de canon? Pure forfanterie sans doute, à moins que ce ne fût lindice dune prise de possession! Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. Or, pour répondre au canon des pirates, quavaient les colons de lîle Lincoln? Quelques fusils seulement. «Toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes ici dans une situation inexpugnable. Lennemi ne saurait découvrir lorifice du déversoir, maintenant quil est caché sous les roseaux et les herbes, et, par conséquent, il lui est impossible de pénétrer dans Granite-House. -- Mais nos plantations, notre basse-cour, notre corral, tout enfin, tout! sécria Pencroff en frappant du pied. Ils peuvent tout ravager, tout détruire en quelques heures! -- Tout, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et nous navons aucun moyen de les en empêcher. -- Sont-ils nombreux? Voilà la question, dit alors le reporter. Sils ne sont quune douzaine, nous saurons les arrêter, mais quarante, cinquante, plus peut-être!... -- Monsieur Smith, dit alors Ayrton, qui savança vers lingénieur, voulez-vous maccorder une permission? -- Laquelle, mon ami! -- Celle daller jusquau navire pour y reconnaître la force de son équipage. -- Mais, Ayrton... répondit en hésitant lingénieur, vous risquerez votre vie... -- Pourquoi pas, monsieur? -- Cest plus que votre devoir, cela. -- Jai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton. -- Vous iriez avec la pirogue jusquau bâtiment? demanda Gédéon Spilett. -- Non, monsieur, mais jirai à la nage. La pirogue ne passerait pas là où un homme peut se glisser entre deux eaux. -- Savez-vous bien que le brick est à un mille un quart de la côte? dit Harbert. -- Je suis bon nageur, Monsieur Harbert. -- Cest risquer votre vie, vous dis-je, reprit lingénieur. -- Peu importe, répondit Ayrton. Monsieur Smith, je vous demande cela comme une grâce. Cest peut-être là un moyen de me relever à mes propres yeux! -- Allez, Ayrton, répondit lingénieur, qui sentait bien quun refus eût profondément attristé lancien convict, redevenu honnête homme. -- Je vous accompagnerai, dit Pencroff. -- Vous vous défiez de moi!» répondit vivement Ayrton. Puis, plus humblement: «Hélas! -- Non! Non! Reprit avec animation Cyrus Smith, non, Ayrton! Pencroff ne se défie pas de vous! Vous avez mal interprété ses paroles. -- En effet, répondit le marin, je propose à Ayrton de laccompagner jusquà lîlot seulement. Il se peut, quoique cela soit peu probable, que lun de ces coquins ait débarqué, et deux hommes ne seront pas de trop, dans ce cas, pour lempêcher de donner léveil. Jattendrai Ayrton sur lîlot, et il ira seul au navire, puisquil a proposé de le faire.» Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses préparatifs de départ. Son projet était audacieux, mais il pouvait réussir, grâce à lobscurité de la nuit. Une fois arrivé au bâtiment, Ayrton, accroché, soit aux sous-barbes, soit aux cadènes des haubans, pourrait reconnaître le nombre et peut-être surprendre les intentions des convicts. Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur le rivage. Ayrton se déshabilla et se frotta de graisse, de manière à moins souffrir de la température de leau, qui était encore froide. Il se pouvait, en effet, quil fût obligé dy demeurer durant plusieurs heures. Pencroff et Nab, pendant ce temps, étaient allés chercher la pirogue, amarrée quelques centaines de pas plus haut, sur la berge de la Mercy, et, quand ils revinrent, Ayrton était prêt à partir. Une couverture fut jetée sur les épaules dAyrton, et les colons vinrent lui serrer la main. Ayrton sembarqua dans la pirogue avec Pencroff. Il était dix heures et demie du soir, quand tous deux disparurent dans lobscurité. Leurs compagnons revinrent les attendre aux cheminées. Le canal fut aisément traversé, et la pirogue vint accoster le rivage opposé de lîlot. Cela fut fait non sans quelque précaution, au cas où des pirates eussent rôdé en cet endroit. Mais, après observation, il parut certain que lîlot était désert. Donc, Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa dun pas rapide, effarouchant les oiseaux nichés dans les trous de roche; puis, sans hésiter, il se jeta à la mer et nagea sans bruit dans la direction du navire, dont quelques lumières, allumées depuis peu, indiquaient alors la situation exacte. Quant à Pencroff, il se blottit dans une anfractuosité du rivage et il attendit le retour de son compagnon. Cependant, Ayrton nageait dun bras vigoureux et glissait à travers la nappe deau sans y produire même le plus léger frémissement. Sa tête sortait à peine, et ses yeux étaient fixés sur la masse sombre du brick, dont les feux se reflétaient dans la mer. Il ne pensait quau devoir quil avait promis daccomplir, et ne songeait même pas aux dangers quil courait, non seulement à bord du navire, mais encore dans ces parages que les requins fréquentaient souvent. Le courant le portait, et il séloignait rapidement de la côte. Une demi-heure après, Ayrton, sans avoir été aperçu ni entendu, filait entre deux eaux, accostait le navire et saccrochait dune main aux sous-barbes de beaupré. Il respira alors, et, se haussant sur les chaînes, il parvint à atteindre lextrémité de la guibre. Là séchaient quelques culottes de matelot. Il en passa une. Puis, sétant fixé solidement, il écouta. On ne dormait pas à bord du brick. Au contraire. On discutait, on chantait, on riait. Et voici les propos, accompagnés de jurons, qui frappèrent principalement Ayrton: «Bonne acquisition que notre brick! -- Il marche bien, le speedy! Il mérite son nom! -- Toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses trousses! Cours après! -- Hurrah pour son commandant! -- Hurrah pour Bob Harvey!» Ce quAyrton éprouva lorsquil entendit ce fragment de conversation, on le comprendra, quand on saura que, dans ce Bob Harvey, il venait de reconnaître un de ses anciens compagnons dAustralie, un marin audacieux, qui avait repris la suite de ses criminels projets. Bob Harvey sétait emparé, sur les parages de lîle Norfolk, de ce brick, qui était chargé darmes, de munitions, dustensiles et outils de toutes sortes, destinés à lune des sandwich. Toute sa bande avait passé à bord, et, pirates après avoir été convicts, ces misérables écumaient le Pacifique, détruisant les navires, massacrant les équipages, plus féroces que les malais eux-mêmes! Ces convicts parlaient à haute voix, ils racontaient leurs prouesses en buvant outre mesure, et voici ce quAyrton put comprendre: Léquipage actuel du speedy se composait uniquement de prisonniers anglais, échappés de Norfolk. Or, voici ce quest Norfolk. Par 292 de latitude sud et 16542 de longitude est, dans lest de lAustralie, se trouve une petite île de six lieues de tour, que le mont Pitt domine à une hauteur de onze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cest lîle Norfolk, devenue le siège dun établissement, où sont parqués les plus intraitables condamnés des pénitenciers anglais. Ils sont là cinq cents, soumis à une discipline de fer, sous le coup de punitions terribles, gardés par cent cinquante soldats et cent cinquante employés sous les ordres dun gouverneur. Il serait difficile dimaginer une pire réunion de scélérats. Quelquefois, -- quoique cela soit rare, -- malgré lexcessive surveillance dont ils sont lobjet, plusieurs parviennent à séchapper, en semparant de navires quils surprennent et ils courent alors les archipels polynésiens. Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons. Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. Bob Harvey sétait emparé du brick le speedy, mouillé en vue de lîle Norfolk; léquipage avait été massacré, et, depuis un an, ce navire, devenu bâtiment de pirates, battait les mers du Pacifique, sous le commandement dHarvey, autrefois capitaine au long cours, maintenant écumeur de mers, et que connaissait bien Ayrton! Les convicts étaient, pour la plupart, réunis dans la dunette, à larrière du navire, mais quelques-uns, étendus sur le pont, causaient à haute voix. La conversation continuant toujours au milieu des cris et des libations, Ayrton apprit que le hasard seul avait amené le speedy en vue de lîle Lincoln. Bob Harvey ny avait jamais encore mis le pied, mais, ainsi que lavait pressenti Cyrus Smith, trouvant sur sa route cette terre inconnue, dont aucune carte nindiquait la situation, il avait formé le projet de la visiter, et, au besoin, si elle lui convenait, den faire le port dattache du brick. Quant au pavillon noir arboré à la corne du speedy et au coup de canon qui avait été tiré, à lexemple des navires de guerre au moment où ils amènent leurs couleurs, pure forfanterie de pirates. Ce nétait point un signal, et aucune communication nexistait encore entre les évadés de Norfolk et lîle Lincoln. Le domaine des colons était donc menacé dun immense danger. Évidemment, lîle, avec son aiguade facile, son petit port, ses ressources de toutes sortes si bien mises en valeur par les colons, ses profondeurs cachées de Granite-House, ne pouvait que convenir aux convicts; entre leurs mains, elle deviendrait un excellent lieu de refuge, et, par cela même quelle était inconnue, elle leur assurerait, pour longtemps peut-être, limpunité avec la sécurité. Évidemment aussi, la vie des colons ne serait pas respectée, et le premier soin de Bob Harvey et de ses complices serait de les massacrer sans merci. Cyrus Smith et les siens navaient donc pas même la ressource de fuir, de se cacher dans lîle, puisque les convicts comptaient y résider, et puisque, au cas où le speedy partirait pour une expédition, il était probable que quelques hommes de léquipage resteraient à terre, afin de sy établir. Donc, il fallait combattre, il fallait détruire jusquau dernier ces misérables, indignes de pitié, et contre lesquels tout moyen serait bon. Voilà ce que pensa Ayrton, et il savait bien que Cyrus Smith partagerait sa manière de voir. Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire, étaient-elles possibles? Cela dépendait de larmement du brick et du nombre dhommes qui le montaient. Cest ce quAyrton résolut de reconnaître à tout prix, et comme, une heure après son arrivée, les vociférations avaient commencé à se calmer, et que bon nombre des convicts étaient déjà plongés dans le sommeil de livresse, Ayrton nhésita pas à saventurer sur le pont du speedy, que les falots éteints laissaient alors dans une obscurité profonde. Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beaupré, il arriva au gaillard davant du brick. Se glissant alors entre les convicts étendus çà et là, il fit le tour du bâtiment, et il reconnut que le speedy Était armé de quatre canons, qui devaient lancer des boulets de huit à dix livres. Il vérifia même, en les touchant, que ces canons se chargeaient par la culasse. Cétaient donc des pièces modernes, dun emploi facile et dun effet terrible. Quant aux hommes couchés sur le pont, ils devaient être au nombre de dix environ, mais il était supposable que dautres, plus nombreux, dormaient à lintérieur du brick. Et dailleurs, en les écoutant, Ayrton avait cru comprendre quils étaient une cinquantaine à bord. Cétait beaucoup pour les six colons de lîle Lincoln! Mais enfin, grâce au dévouement dAyrton, Cyrus Smith ne serait pas surpris, il connaîtrait la force de ses adversaires et il prendrait ses dispositions en conséquence. Il ne restait donc plus à Ayrton quà revenir rendre compte à ses compagnons de la mission dont il sétait chargé, et il se prépara à regagner lavant du brick, afin de se glisser jusquà la mer. Mais, à cet homme qui voulait -- il lavait dit -- faire plus que son devoir, il vint alors une pensée héroïque. Cétait sacrifier sa vie, mais il sauverait lîle et les colons. Cyrus Smith ne pourrait évidemment pas résister à cinquante bandits, armés de toutes pièces, qui, soit en pénétrant de vive force dans Granite- House, soit en y affamant les assiégés, auraient raison deux. Et alors il se représenta ses sauveurs, ceux qui avaient refait de lui un homme et un honnête homme, ceux auxquels il devait tout, tués sans pitié, leurs travaux anéantis, leur île changée en un repaire de pirates! Il se dit quil était, en somme, lui, Ayrton, la cause première de tant de désastres, puisque son ancien compagnon, Bob Harvey, navait fait que réaliser ses propres projets, et un sentiment dhorreur sempara de tout son être. Et alors il fut pris de cette irrésistible envie de faire sauter le brick, et avec lui tous ceux quil portait. Ayrton périrait dans lexplosion, mais il ferait son devoir. Ayrton nhésita pas. Gagner la soute aux poudres, qui est toujours située à larrière dun bâtiment, cétait facile. La poudre ne devait pas manquer à un navire qui faisait un pareil métier, et il suffirait dune étincelle pour lanéantir en un instant. Ayrton saffala avec précaution dans lentre-pont, jonché de nombreux dormeurs, que livresse, plus que le sommeil, tenait appesantis. Un falot était allumé au pied du grand mât, autour duquel était appendu un râtelier garni darmes à feu de toutes sortes. Ayrton détacha du râtelier un revolver et sassura quil était chargé et amorcé. Il ne lui en fallait pas plus pour accomplir loeuvre de destruction. Il se glissa donc vers larrière, de manière à arriver sous la dunette du brick, où devait être la soute. Cependant, sur cet entre-pont qui était presque obscur, il était difficile de ramper sans heurter quelque convict insuffisamment endormi. De là des jurons et des coups. Ayrton fut, plus dune fois, forcé de suspendre sa marche. Mais, enfin, il arriva à la cloison fermant le compartiment darrière, et il trouva la porte qui devait souvrir sur la soute même. Ayrton, réduit à la forcer, se mit à loeuvre. Cétait une besogne difficile à accomplir sans bruit, car il sagissait de briser un cadenas. Mais sous la main vigoureuse dAyrton, le cadenas sauta et la porte fut ouverte... en ce moment, un bras sappuya sur lépaule dAyrton. «Que fais-tu là?» demanda dune voix dure un homme de haute taille, qui, se dressant dans lombre, porta brusquement à la figure dAyrton la lumière dune lanterne. Ayrton se rejeta en arrière. Dans un rapide éclat de la lanterne, il avait reconnu son ancien complice, Bob Harvey, mais il ne pouvait lêtre de celui-ci, qui devait croire Ayrton mort depuis longtemps. «Que fais-tu là?» dit Bob Harvey, en saisissant Ayrton par la ceinture de son pantalon. Mais Ayrton, sans répondre, repoussa vigoureusement le chef des convicts et chercha à sélancer dans la soute. Un coup de revolver au milieu de ces tonneaux de poudre, et tout eût été fini!... «À moi, garçons!» sétait écrié Bob Harvey. Deux ou trois pirates, réveillés à sa voix, sétaient relevés, et, se jetant sur Ayrton, ils essayèrent de le terrasser. Le vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes. Deux coups de son revolver retentirent, et deux convicts tombèrent; mais un coup de couteau quil ne put parer lui entailla les chairs de lépaule. Ayrton comprit bien quil ne pouvait plus exécuter son projet. Bob Harvey avait refermé la porte de la soute, et il se faisait dans lentre-pont un mouvement qui indiquait un réveil général des pirates. Il fallait quAyrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. Il ne lui restait plus quà fuir! Mais la fuite était-elle encore possible? Cétait douteux, quoiquAyrton fût résolu à tout tenter pour rejoindre ses compagnons. Quatre coups lui restaient à tirer. Deux éclatèrent alors, dont lun, dirigé sur Bob Harvey, ne latteignit pas, du moins grièvement, et Ayrton, profitant dun mouvement de recul de ses adversaires, se précipita vers léchelle du capot, de manière à gagner le pont du brick. En passant devant le falot, il le brisa dun coup de crosse, et une obscurité profonde se fit, qui devait favoriser sa fuite. Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit, descendaient léchelle en ce moment. Un cinquième coup du revolver dAyrton en jeta un en bas des marches, et les autres seffacèrent, ne comprenant rien à ce qui se passait. Ayrton, en deux bonds, fut sur le pont du brick, et trois secondes plus tard, après avoir déchargé une dernière fois son revolver à la face dun pirate qui venait de le saisir par le cou, il enjambait les bastingages et se précipitait à la mer. Ayrton navait pas fait six brasses que les balles crépitaient autour de lui comme une grêle. Quelles durent être les émotions de Pencroff, abrité sous une roche de lîlot, celles de Cyrus Smith, du reporter, dHarbert, de Nab, blottis dans les cheminées, quand ils entendirent ces détonations éclater à bord du brick. Ils sétaient élancés sur la grève, et, leurs fusils épaulés, ils se tenaient prêts à repousser toute agression. Pour eux, il ny avait pas de doute possible! Ayrton, surpris par les pirates, avait été massacré par eux, et peut-être ces misérables allaient-ils profiter de la nuit pour opérer une descente sur lîle! Une demi-heure se passa au milieu de transes mortelles. Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. Lîlot était-il donc envahi? Ne fallait-il pas courir au secours dAyrton et de Pencroff? Mais comment? La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. La pirogue nétait plus là! Que lon juge de lhorrible inquiétude qui sempara de Cyrus Smith et de ses compagnons! Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. Cétait Ayrton, légèrement blessé à lépaule, et Pencroff, sain et sauf, que leurs amis reçurent à bras ouverts. Aussitôt, tous se réfugièrent aux cheminées. Là, Ayrton raconta ce qui sétait passé et ne cacha point ce projet de faire sauter le brick quil avait tenté de mettre à exécution. Toutes les mains se tendirent vers Ayrton, qui ne dissimula pas combien la situation était grave. Les pirates avaient léveil. Ils savaient que lîle Lincoln était habitée. Ils ny descendraient quen nombre et bien armés. Ils ne respecteraient rien. Si les colons tombaient entre leurs mains, ils navaient aucune pitié à attendre! «Eh bien! Nous saurons mourir! dit le reporter. -- Rentrons et veillons, répondit lingénieur. -- Avons-nous quelque chance de nous en tirer, Monsieur Cyrus? demanda le marin. -- Oui, Pencroff. -- Hum! Six contre cinquante! -- Oui! Six!... sans compter... -- Qui donc?» demanda Pencroff. Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la main. CHAPITRE III La nuit sécoula sans incident. Les colons sétaient tenus sur le qui-vive et navaient point abandonné le poste des cheminées. Les pirates, de leur côté, ne semblaient avoir fait aucune tentative de débarquement. Depuis que les derniers coups de fusil avaient été tirés sur Ayrton, pas une détonation, pas un bruit même navait décelé la présence du brick sur les atterrages de lîle. À la rigueur, on aurait pu croire quil avait levé lancre, pensant avoir affaire à trop forte partie, et quil sétait éloigné de ces parages. Mais il nen était rien, et, quand laube commença à paraître, les colons purent entrevoir dans les brumes du matin une masse confuse. Cétait le speedy. «Voici, mes amis, dit alors lingénieur, les dispositions quil me paraît convenable de prendre, avant que ce brouillard soit complètement levé. Il nous dérobe aux yeux des pirates, et nous pourrons agir sans éveiller leur attention. Ce quil importe, surtout, de laisser croire aux convicts, cest que les habitants de lîle sont nombreux et, par conséquent, capables de leur résister. Je vous propose donc de nous diviser en trois groupes qui se posteront, le premier aux cheminées mêmes, le second à lembouchure de la Mercy. Quant au troisième, je crois quil serait bon de le placer sur lîlot, afin dempêcher ou de retarder, au moins, toute tentative de débarquement. Nous avons à notre usage deux carabines et quatre fusils. Chacun de nous sera donc armé, et, comme nous sommes amplement fournis de poudre et de balles, nous népargnerons pas nos coups. Nous navons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. Que pourraient- ils contre ces roches? Et, comme nous ne tirerons pas des fenêtres de Granite-House, les pirates nauront pas lidée denvoyer là des obus qui pourraient causer dirréparables dommages. Ce qui est à redouter, cest la nécessité den venir aux mains, puisque les convicts ont le nombre pour eux. Cest donc à tout débarquement quil faut tenter de sopposer, mais sans se découvrir. Donc, néconomisons pas les munitions. Tirons souvent, mais tirons juste. Chacun de nous a huit ou dix ennemis à tuer, et il faut quil les tue!» Cyrus Smith avait chiffré nettement la situation, tout en parlant de la voix la plus calme, comme sil se fût agi de travaux à diriger et non dune bataille à régler. Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. Il ne sagissait plus pour chacun que de prendre son poste avant que la brume se fût complètement dissipée. Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-House et en rapportèrent des munitions suffisantes. Gédéon Spilett et Ayrton, tous deux très bons tireurs, furent armés des deux carabines de précision, qui portaient à près dun mille de distance. Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert. Voici comment les postes furent composés. Cyrus Smith et Harbert restèrent embusqués aux cheminées, et ils commandaient ainsi la grève, au pied de Granite-House, sur un assez large rayon. Gédéon Spilett et Nab allèrent se blottir au milieu des roches, à lembouchure de la Mercy, -- dont le pont ainsi que les ponceaux avaient été relevés, -- de manière à empêcher tout passage en canot et même tout débarquement sur la rive opposée. Quant à Ayrton et à Pencroff, ils poussèrent à leau la pirogue et se disposèrent à traverser le canal pour occuper séparément deux postes sur lîlot. De cette façon, des coups de feu, éclatant sur quatre points différents, donneraient à penser aux convicts que lîle était à la fois suffisamment peuplée et sévèrement défendue. Au cas où un débarquement seffectuerait sans quils pussent lempêcher, et même sils se voyaient sur le point dêtre tournés par quelque embarcation du brick, Pencroff et Ayrton devaient revenir avec la pirogue reprendre pied sur le littoral et se porter vers lendroit le plus menacé. Avant daller occuper leur poste, les colons se serrèrent une dernière fois la main. Pencroff parvint à se rendre assez maître de lui pour comprimer son émotion quand il embrassa Harbert, son enfant!... et ils se séparèrent. Quelques instants après, Cyrus Smith et Harbert dun côté, le reporter et Nab de lautre, avaient disparu derrière les roches, et cinq minutes plus tard, Ayrton et Pencroff, ayant heureusement traversé le canal, débarquaient sur lîlot et se cachaient dans les anfractuosités de sa rive orientale. Aucun deux navait pu être vu, car eux-mêmes encore distinguaient à peine le brick dans le brouillard. Il était six heures et demie du matin. Bientôt, le brouillard se déchira peu à peu dans les couches supérieures de lair, et la pomme des mâts du brick sortit des vapeurs. Pendant quelques instants encore, de grosses volutes roulèrent à la surface de la mer; puis, une brise se leva, qui dissipa rapidement cet amas de brumes. Le speedy apparut tout entier, mouillé sur deux ancres, le cap au nord, et présentant à lîle sa hanche de bâbord. Ainsi que lavait estimé Cyrus Smith, il nétait pas à plus dun mille un quart du rivage. Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne. Lingénieur, avec sa lunette, put voir que les quatre canons composant lartillerie du bord avaient été braqués sur lîle. Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal. Cependant, le speedy restait muet. On voyait une trentaine de pirates aller et venir sur le pont. Quelques-uns étaient montés sur la dunette; deux autres, postés sur les barres du grand perroquet et munis de longues-vues, observaient lîle avec une extrême attention. Certainement, Bob Harvey et son équipage ne pouvaient que très difficilement se rendre compte de ce qui sétait passé pendant la nuit à bord du brick. Cet homme, à demi nu, qui venait de forcer la porte de la soute aux poudres et contre lequel ils avaient lutté, qui avait déchargé son revolver six fois sur eux, qui avait tué un des leurs et blessé deux autres, cet homme avait-il échappé à leurs balles? Avait-il pu regagner la côte à la nage? Doù venait-il? Que venait-il faire à bord? Son projet avait-il réellement été de faire sauter le brick, ainsi que le pensait Bob Harvey? Tout cela devait être assez confus dans lesprit des convicts. Mais ce dont ils ne pouvaient plus douter, cest que lîle inconnue devant laquelle le speedy avait jeté lancre était habitée, et quil y avait là, peut-être, toute une colonie prête à la défendre. Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. Le littoral paraissait être absolument désert. En tout cas, il ny avait aucune trace dhabitation. Les habitants avaient-ils donc fui vers lintérieur? Voilà ce que devait se demander le chef des pirates, et, sans doute, en homme prudent, il cherchait à reconnaître les localités avant dy engager sa bande. Pendant une heure et demie, aucun indice dattaque ni de débarquement ne put être surpris à bord du brick. Il était évident que Bob Harvey hésitait. Ses meilleures lunettes, sans doute, ne lui avaient pas permis dapercevoir un seul des colons blottis dans les roches. Il nétait même pas probable que son attention eût été éveillée par ce voile de branches vertes et de lianes qui dissimulait les fenêtres de Granite-House et tranchaient sur la muraille nue. En effet, comment eût-il imaginé quune habitation était creusée, à cette hauteur, dans le massif granitique? Depuis le cap griffe jusquaux caps mandibule, sur tout le périmètre de la baie de lunion, rien navait dû lui apprendre que lîle fût et pût être occupée. À huit heures, cependant, les colons observèrent un certain mouvement qui se produisait à bord du speedy. On halait sur les palans des porte-embarcations, et un canot était mis à la mer. Sept hommes y descendirent. Ils étaient armés de fusils; lun deux se mit à la barre, quatre aux avirons, et les deux autres, accroupis à lavant, prêts à tirer, examinaient lîle. Leur but était, sans doute, dopérer une première reconnaissance, mais non de débarquer, car, dans ce dernier cas, ils seraient venus en plus grand nombre. Les pirates, juchés dans la mâture jusquaux barres de perroquet, avaient évidemment pu voir quun îlot couvrait la côte et quil en était séparé par un canal large dun demi-mille environ. Toutefois, il fut bientôt constant pour Cyrus Smith, en observant la direction suivie par le canot, quil ne chercherait pas tout dabord à pénétrer dans ce canal, mais quil accosterait lîlot, mesure de prudence justifiée, dailleurs. Pencroff et Ayrton, cachés chacun de son côté dans détroites anfractuosités de roches, le virent venir directement sur eux, et ils attendirent quil fût à bonne portée. Le canot savançait avec une extrême précaution. Les rames ne plongeaient dans leau quà de longs intervalles. On pouvait voir aussi que lun des convicts placés à lavant tenait une ligne de sonde à la main et quil cherchait à reconnaître le chenal creusé par le courant de la Mercy. Cela indiquait chez Bob Harvey lintention de rapprocher autant quil le pourrait son brick de la côte. Une trentaine de pirates, dispersés dans les haubans, ne perdaient pas un des mouvements du canot et relevaient certains amers qui devaient leur permettre datterrir sans danger. Le canot nétait plus quà deux encablures de lîlot quand il sarrêta. Lhomme de barre, debout, cherchait le meilleur point sur lequel il pût accoster. En un instant, deux coups de feu éclatèrent. Une petite fumée tourbillonna au-dessus des roches de lîlot. Lhomme de barre et lhomme de sonde tombèrent à la renverse dans le canot. Les balles dAyrton et de Pencroff les avaient frappés tous deux au même instant. Presque aussitôt, une détonation plus violente se fit entendre, un éclatant jet de vapeur fusa des flancs du brick, et un boulet, frappant le haut des roches qui abritaient Ayrton et Pencroff, les fit voler en éclats, mais les deux tireurs navaient pas été touchés. Dhorribles imprécations sétaient échappées du canot, qui reprit aussitôt sa marche. Lhomme de barre fut immédiatement remplacé par un de ses camarades, et les avirons plongèrent vivement dans leau. Toutefois, au lieu de retourner à bord, comme on eût pu le croire, le canot prolongea le rivage de lîlot, de manière à le tourner par sa pointe sud. Les pirates faisaient force de rames afin de se mettre hors de la portée des balles. Ils savancèrent ainsi jusquà cinq encablures de la partie rentrante du littoral que terminait la pointe de lépave, et, après lavoir contournée par une ligne semi-circulaire, toujours protégés par les canons du brick, ils se dirigèrent vers lembouchure de la Mercy. Leur évidente intention était de pénétrer ainsi dans le canal et de prendre à revers les colons qui étaient postés sur lîlot, de manière que ceux-ci, quel que fût leur nombre, fussent placés entre les feux du canot et les feux du brick, et se trouvassent dans une position très désavantageuse. Un quart dheure se passa ainsi, pendant que le canot avançait dans cette direction. Silence absolu, calme complet dans lair et sur les eaux. Pencroff et Ayrton, bien quils comprissent quils risquaient dêtre tournés, navaient point quitté leur poste, soit quils ne voulussent pas encore se montrer aux assaillants et sexposer aux canons du speedy, soit quils comptassent sur Nab et Gédéon Spilett, veillant à lembouchure de la rivière, et sur Cyrus Smith et Harbert, embusqués dans les roches des cheminées. Vingt minutes après les premiers coups de feu, le canot était par le travers de la Mercy à moins de deux encablures. Comme le flot commençait à monter avec sa violence habituelle, que provoquait létroitesse du pertuis, les convicts se sentirent entraînés vers la rivière, et ce ne fut quà force de rames quils se maintinrent dans le milieu du canal. Mais, comme ils passaient à bonne portée de lembouchure de la Mercy, deux balles les saluèrent au passage, et deux des leurs furent encore couchés dans lembarcation. Nab et Spilett navaient point manqué leur coup. Aussitôt le brick envoya un second boulet sur le poste que trahissait la fumée des armes à feu, mais sans autre résultat que décorner quelques roches. En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois hommes valides. Pris par le courant, il fila dans le canal avec la rapidité dune flèche, passa devant Cyrus Smith et Harbert, qui, ne le jugeant pas à bonne portée, restèrent muets; puis, tournant la pointe nord de lîlot avec les deux avirons qui lui restaient, il se mit en mesure de regagner le brick. Jusquici les colons navaient point à se plaindre. La partie sengageait mal pour leurs adversaires. Ceux-ci comptaient déjà quatre hommes blessés grièvement, morts peut-être; eux, au contraire, sans blessures, navaient pas perdu une balle. Si les pirates continuaient à les attaquer de cette façon, sils renouvelaient quelque tentative de descente au moyen du canot, ils pouvaient être détruits un à un. On comprend combien les dispositions prises par lingénieur étaient avantageuses. Les pirates pouvaient croire quils avaient affaire à des adversaires nombreux et bien armés, dont ils ne viendraient pas facilement à bout. Une demi-heure sécoula avant que le canot, qui avait à lutter contre le courant du large, eût rallié le speedy. Des cris épouvantables retentirent, quand il revint à bord avec les blessés, et trois ou quatre coups de canon furent tirés, qui ne pouvaient avoir aucun résultat. Mais alors dautres convicts, ivres de colère et peut-être encore des libations de la veille, se jetèrent dans lembarcation au nombre dune douzaine. Un second canot fut également lancé à la mer dans lequel huit hommes prirent place, et tandis que le premier se dirigeait droit sur lîlot pour en débusquer les colons, le second manoeuvrait de manière à forcer lentrée de la Mercy. La situation devenait évidemment très périlleuse pour Pencroff et Ayrton, et ils comprirent quils devaient regagner la terre franche. Cependant, ils attendirent encore que le premier canot fût à bonne portée, et deux balles, adroitement dirigées, vinrent encore apporter le désordre dans son équipage. Puis, Pencroff et Ayrton, abandonnant leur poste, non sans avoir essuyé une dizaine de coups de fusil, traversèrent lîlot de toute la rapidité de leurs jambes, se jetèrent dans la pirogue, passèrent le canal au moment où le second canot en atteignait la pointe sud, et coururent se blottir aux cheminées; ils avaient à peine rejoint Cyrus Smith et Harbert, que lîlot était envahi et que les pirates de la première embarcation le parcouraient en tous sens. Presque au même instant, de nouvelles détonations éclataient au poste de la Mercy, dont le second canot sétait rapidement rapproché. Deux, sur huit, des hommes qui le montaient, furent mortellement frappés par Gédéon Spilett et Nab, et lembarcation elle-même, irrésistiblement emportée sur les récifs, sy brisa à lembouchure de la Mercy. Mais les six survivants, élevant leurs armes au-dessus de leur tête pour les préserver du contact de leau, parvinrent à prendre pied sur la rive droite de la rivière. Puis, se voyant exposés de trop près au feu du poste, ils senfuirent à toutes jambes dans la direction de la pointe de lépave, hors de la portée des balles. La situation actuelle était donc celle-ci: sur lîlot, douze convicts dont plusieurs blessés, sans doute, mais ayant encore un canot à leur disposition; sur lîle, six débarqués, mais qui étaient dans limpossibilité datteindre Granite-House, car ils ne pouvaient traverser la rivière, dont les ponts étaient relevés. «Cela va! Avait dit Pencroff en se précipitant dans les cheminées, cela va, Monsieur Cyrus! Quen pensez-vous? -- Je pense, répondit lingénieur, que le combat va prendre une nouvelle forme, car on ne peut pas supposer que ces convicts soient assez inintelligents pour le continuer dans des conditions aussi défavorables pour eux! -- Ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le marin. Les carabines dAyrton et de M Spilett sont là pour les en empêcher. Vous savez bien quelles portent à plus dun mille! -- Sans doute, répondit Harbert, mais que pourraient faire deux carabines contre les canons du brick? -- Eh! Le brick nest pas encore dans le canal, jimagine! répondit Pencroff. -- Et sil y vient? dit Cyrus Smith. -- Cest impossible, car il risquerait de sy échouer et de sy perdre! -- Cest possible, répondit alors Ayrton. Les convicts peuvent profiter de la mer haute pour entrer dans le canal, quitte à séchouer à mer basse, et alors, sous le feu de leurs canons, nos postes ne seront plus tenables. -- Par les mille diables denfer! sécria Pencroff, il semble, en vérité, que les gueux se préparent à lever lancre! -- Peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans Granite- House? fit observer Harbert. -- Attendons! répondit Cyrus Smith. -- Mais Nab et M Spilett?... dit Pencroff. -- Ils sauront nous rejoindre en temps utile. Tenez-vous prêt, Ayrton. Cest votre carabine et celle de Spilett qui doivent parler maintenant.» Ce nétait que trop vrai! Le speedy commençait à virer sur son ancre et manifestait lintention de se rapprocher de lîlot. La mer devait encore monter pendant une heure et demie, et, le courant de flot étant déjà cassé, il serait facile au brick de manoeuvrer. Mais, quant à entrer dans le canal, Pencroff, contrairement à lopinion dAyrton, ne pouvait pas admettre quil osât le tenter. Pendant ce temps, les pirates qui occupaient lîlot sétaient peu à peu reportés vers le rivage opposé, et ils nétaient plus séparés de la terre que par le canal. Armés simplement de fusils, ils ne pouvaient faire aucun mal aux colons, embusqués, soit aux cheminées, soit à lembouchure de la Mercy; mais, ne les sachant pas munis de carabines à longue portée, ils ne croyaient pas, non plus, être exposés de leur personne. Cétait donc à découvert quils arpentaient lîlot et en parcouraient la lisière. Leur illusion fut de courte durée. Les carabines dAyrton et de Gédéon Spilett parlèrent alors et dirent sans doute des choses désagréables à deux de ces convicts, car ils tombèrent à la renverse. Ce fut une débandade générale. Les dix autres ne prirent même pas le temps de ramasser leurs compagnons blessés ou morts, ils se reportèrent en toute hâte sur lautre côté de lîlot, se jetèrent dans lembarcation qui les avait amenés, et ils rallièrent le bord à force de rames. «Huit de moins! Sétait écrié Pencroff. Vraiment, on dirait que M Spilett et Ayrton se donnent le mot pour opérer ensemble! -- Messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilà qui va devenir plus grave. Le brick appareille! -- Lancre est à pic!... sécria Pencroff. -- Oui, et elle dérape déjà.» En effet, on entendait distinctement le cliquetis du linguet qui frappait sur le guindeau, à mesure que virait léquipage du brick. Le speedy était dabord venu à lappel de son ancre; puis, quand elle eut été arrachée du fond, il commença à dériver vers la terre. Le vent soufflait du large; le grand foc et le petit hunier furent hissés, et le navire se rapprocha peu à peu de terre. Des deux postes de la Mercy et des cheminées, on le regardait manoeuvrer sans donner signe de vie, mais non sans une certaine émotion. Ce serait une situation terrible que celle des colons, quand ils seraient exposés, à courte distance, au feu des canons du brick, et sans être en mesure dy répondre utilement. Comment alors pourraient-ils empêcher les pirates de débarquer? Cyrus Smith sentait bien cela, et il se demandait ce quil était possible de faire. Avant peu, il serait appelé à prendre une détermination. Mais laquelle? Se renfermer dans Granite-House, sy laisser assiéger, tenir pendant des semaines, pendant des mois même, puisque les vivres y abondaient? Bien! Mais après? Les pirates nen seraient pas moins maîtres de lîle, quils ravageraient à leur guise, et, avec le temps, ils finiraient par avoir raison des prisonniers de Granite- House. Cependant, une chance restait encore: cétait que Bob Harvey ne se hasardât pas avec son navire dans le canal et quil se tînt en dehors de lîlot. Un demi-mille le séparerait encore de la côte, et, à cette distance, ses coups pourraient ne pas être extrêmement nuisibles. «Jamais, répétait Pencroff, jamais ce Bob Harvey, puisquil est bon marin, nentrera dans le canal! Il sait bien que ce serait risquer le brick, pour peu que la mer devînt mauvaise! Et que deviendrait-il sans son navire?» Cependant, le brick sétait approché de lîlot, et on put voir quil cherchait à en gagner lextrémité inférieure. La brise était légère, et, comme le courant avait alors beaucoup perdu de sa force, Bob Harvey était absolument maître de manoeuvrer comme il le voulait. La route suivie précédemment par les embarcations lui avait permis de reconnaître le chenal, et il sy était effrontément engagé. Son projet nétait que trop compréhensible: il voulait sembosser devant les cheminées et, de là, répondre par des obus et des boulets aux balles qui avaient jusqualors décimé son équipage. Bientôt le speedy atteignit la pointe de lîlot; il la tourna avec aisance; la brigantine fut alors éventée, et le brick, serrant le vent, se trouva par le travers de la Mercy. «Les bandits! Ils y viennent!» sécria Pencroff. En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et Harbert furent rejoints par Nab et Gédéon Spilett. Le reporter et son compagnon avaient jugé convenable dabandonner le poste de la Mercy, doù ils ne pouvaient plus rien faire contre le navire, et ils avaient sagement agi. Mieux valait que les colons fussent réunis au moment où une action décisive allait sans doute sengager. Gédéon Spilett et Nab étaient arrivés en se défilant derrière les roches, mais non sans essuyer une grêle de balles qui ne les avait point atteints. «Spilett! Nab! Sétait écrié lingénieur. Vous nêtes pas blessés? -- Non! répondit le reporter, quelques contusions seulement, par ricochet! Mais ce damné brick entre dans le canal! -- Oui! répondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillé devant Granite-House! -- Avez-vous un projet, Cyrus? demanda le reporter. -- Il faut nous réfugier dans Granite-House, pendant quil en est temps encore et que les convicts ne peuvent nous voir. -- Cest aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett; mais une fois renfermés... -- Nous prendrons conseil des circonstances, répondit lingénieur. -- En route donc, et dépêchons! dit le reporter. -- Vous ne voulez pas, Monsieur Cyrus, quAyrton et moi nous restions ici? demanda le marin. -- À quoi bon, Pencroff? répondit Cyrus Smith. Non. Ne nous séparons pas!» Il ny avait pas un instant à perdre. Les colons quittèrent les cheminées. Un petit retour de la courtine empêchait quils ne fussent vus du brick; mais deux ou trois détonations et le fracas des boulets sur les roches leur apprirent que le speedy nétait plus quà courte distance. Se précipiter dans lascenseur, se hisser jusquà la porte de Granite-House, où Top et Jup étaient renfermés depuis la veille, sélancer dans la grande salle, ce fut laffaire dun moment. Il était temps, car les colons, à travers les branchages, aperçurent le speedy entouré de fumée, qui filait dans le canal. Ils durent même se mettre de côté, car les décharges étaient incessantes, et les boulets des quatre canons frappaient aveuglément tant sur le poste de la Mercy, bien quil ne fût plus occupé, que sur les cheminées. Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation. Cependant, on pouvait espérer que Granite-House serait épargné, grâce à la précaution que Cyrus Smith avait prise den dissimuler les fenêtres, quand un boulet, effleurant la baie de la porte, pénétra dans le couloir. «Malédiction! Nous sommes découverts?» sécria Pencroff. Peut-être les colons navaient-ils pas été vus, mais il était certain que Bob Harvey avait jugé à propos denvoyer un projectile à travers le feuillage suspect qui masquait cette portion de la haute muraille. Bientôt même, il redoubla ses coups, quand un autre boulet, ayant fendu le rideau de feuillage, laissa voir une ouverture béante dans le granit. La situation des colons était désespérée. Leur retraite était découverte. Ils ne pouvaient opposer dobstacle à ces projectiles, ni préserver la pierre, dont les éclats volaient en mitraille autour deux. Ils navaient plus quà se réfugier dans le couloir supérieur de Granite-House et à abandonner leur demeure à toutes les dévastations, quand un bruit sourd se fit entendre, qui fut suivi de cris épouvantables! Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres... Le brick, irrésistiblement soulevé sur une sorte de trombe liquide, venait de souvrir en deux, et, en moins de dix secondes, il était englouti avec son criminel équipage! CHAPITRE IV «Ils ont sauté! sécria Harbert. -- Oui! Sauté comme si Ayrton eût mis le feu aux poudres! répondit Pencroff en se jetant dans lascenseur, en même temps que Nab et le jeune garçon. -- Mais que sest-il passé? demanda Gédéon Spilett, encore stupéfait de ce dénouement inattendu. -- Ah! Cette fois, nous saurons!... répondit vivement lingénieur. -- Que saurons-nous?... -- Plus tard! Plus tard! Venez, Spilett. Limportant est que ces pirates aient été exterminés!» Et Cyrus Smith, entraînant le reporter et Ayrton, rejoignit sur la grève Pencroff, Nab et Harbert. On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture. Après avoir été soulevé par cette trombe, il sétait couché sur le côté et avait coulé dans cette position, sans doute par suite de quelque énorme voie deau. Mais, comme le canal en cet endroit ne mesurait pas plus de vingt pieds de profondeur, il était certain que les flancs du brick immergé reparaîtraient à marée basse. Quelques épaves flottaient à la surface de la mer. On voyait toute une drome, consistant en mâts et vergues de rechange, des cages à poules avec leurs volatiles encore vivants, des caisses et des barils qui, peu à peu, montaient à la surface, après sêtre échappés par les panneaux; mais il ny avait en dérive aucun débris, ni planches du pont, ni bordage de la coque, -- ce qui rendait assez inexplicable lengloutissement subit du speedy. Cependant, les deux mâts, qui avaient été brisés à quelques pieds au-dessus de létambrai, après avoir rompu étais et haubans, remontèrent bientôt sur les eaux du canal, avec leurs voiles, dont les unes étaient déployées et les autres serrées. Mais il ne fallait pas laisser au jusant le temps demporter toutes ces richesses, et Ayrton et Pencroff se jetèrent dans la pirogue avec lintention damarrer toutes ces épaves soit au littoral de lîle, soit au littoral de lîlot. Mais au moment où ils allaient sembarquer, une réflexion de Gédéon Spilett les arrêta. «Et les six convicts qui ont débarqué sur la rive droite de la Mercy?» dit-il. En effet, il ne fallait pas oublier que les six hommes dont le canot sétait brisé sur les roches avaient pris pied à la pointe de lépave. On regarda dans cette direction. Aucun des fugitifs nétait visible. Il était probable que, après avoir vu le brick sengloutir dans les eaux du canal, ils avaient pris la fuite à lintérieur de lîle. «Plus tard, nous nous occuperons deux, dit alors Cyrus Smith. Ils peuvent encore être dangereux, car ils sont armés, mais enfin, six contre six, les chances sont égales. Allons donc au plus pressé.» Ayrton et Pencroff sembarquèrent dans la pirogue et nagèrent vigoureusement vers les épaves. La mer était étale alors, et très haute, car la lune était nouvelle depuis deux jours. Une grande heure, au moins, devait donc sécouler avant que la coque du brick émergeât des eaux du canal. Ayrton et Pencroff eurent le temps damarrer les mâts et les espars au moyen de cordages, dont le bout fut porté sur la grève de Granite-House. Là, les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler ces épaves. Puis la pirogue ramassa tout ce qui flottait, cages à poules, barils, caisses, qui furent immédiatement transportés aux cheminées. Quelques cadavres surnageaient aussi. Entre autres, Ayrton reconnut celui de Bob Harvey, et il le montra à son compagnon, en disant dune voix émue: «Ce que jai été, Pencroff! -- Mais ce que vous nêtes plus, brave Ayrton!» répondit le marin. Il était assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en si petit nombre. On en comptait cinq ou six à peine, que le jusant commençait déjà à emporter vers la pleine mer. Très probablement les convicts, surpris par lengloutissement, navaient pas eu le temps de fuir, et le navire, sétant couché sur le côté, la plupart étaient restés engagés sous les bastingages. Or, le reflux, qui allait entraîner vers la haute mer les cadavres de ces misérables, épargnerait aux colons la triste besogne de les enterrer en quelque coin de leur île. Pendant deux heures, Cyrus Smith et ses compagnons furent uniquement occupés à haler les espars sur le sable et à déverguer, puis à mettre au sec les voiles, qui étaient parfaitement intactes. Ils causaient peu, tant le travail les absorbait, mais que de pensées leur traversaient lesprit! Cétait une fortune que la possession de ce brick, ou plutôt de tout ce quil renfermait. En effet, un navire est comme un petit monde au complet, et le matériel de la colonie allait saugmenter de bon nombre dobjets utiles. Ce serait», en grand», léquivalent de la caisse trouvée à la pointe de lépave. «Et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il impossible de renflouer ce brick? Sil na quune voie deau, cela se bouche, une voie deau, et un navire de trois à quatre cents tonneaux, cest un vrai navire auprès de notre Bonadventure! et lon va loin avec cela! Et lon va où lon veut! Il faudra que M Cyrus, Ayrton et moi, nous examinions laffaire! Elle en vaut la peine!» En effet, si le brick était encore propre à naviguer, les chances de rapatriement des colons de lîle Lincoln allaient être singulièrement accrues. Mais, pour décider cette importante question, il convenait dattendre que la mer fût tout à fait basse, afin que la coque du brick pût être visitée dans toutes ses parties. Lorsque les épaves eurent été mises en sûreté sur la grève, Cyrus Smith et ses compagnons saccordèrent quelques instants pour déjeuner. Ils mouraient littéralement de faim. Heureusement, loffice nétait pas loin, et Nab pouvait passer pour un maître- coq expéditif. On mangea donc auprès des cheminées, et, pendant ce repas, on le pense bien, il ne fut question que de lévénement inattendu qui avait si miraculeusement sauvé la colonie. «Miraculeusement est le mot, répétait Pencroff, car il faut bien avouer que ces coquins ont sauté juste au moment convenable! Granite-House commençait à devenir singulièrement inhabitable! -- Et imaginez-vous, Pencroff, demanda le reporter, comment cela sest passé, et qui a pu provoquer cette explosion du brick? -- Eh! Monsieur Spilett, rien de plus simple, répondit Pencroff. Un navire de pirates nest pas tenu comme un navire de guerre! Des convicts ne sont pas des matelots! Il est certain que les soutes du brick étaient ouvertes, puisquon nous canonnait sans relâche, et il aura suffi dun imprudent ou dun maladroit pour faire sauter la machine! -- Monsieur Cyrus, dit Harbert, ce qui métonne, cest que cette explosion nait pas produit plus deffet. La détonation na pas été forte, et, en somme, il y a peu de débris et de bordages arrachés. Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté. -- Cela tétonne, mon enfant? demanda lingénieur. -- Oui, Monsieur Cyrus. -- Et moi aussi, Harbert, répondit lingénieur, cela métonne; mais quand nous visiterons la coque du brick, nous aurons sans doute lexplication de ce fait. -- Ah çà! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, vous nallez pas prétendre que le speedy a tout simplement coulé comme un bâtiment qui donne contre un écueil? -- Pourquoi pas? fit observer Nab, sil y a des roches dans le canal? -- Bon! Nab, répondit Pencroff. Tu nas pas ouvert les yeux au bon moment. Un instant avant de sengloutir, le brick, je lai parfaitement vu, sest élevé sur une énorme lame, et il est retombé en sabattant sur bâbord. Or, sil navait fait que toucher, il eût coulé tout tranquillement, comme un honnête navire qui sen va par le fond. -- Cest que précisément ce nétait pas un honnête navire! répondit Nab. -- Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit lingénieur. -- Nous verrons bien, ajouta le marin, mais je parierais ma tête quil ny a pas de roches dans le canal. Voyons, Monsieur Cyrus, de bon compte, est-ce que vous voudriez dire quil y a encore quelque chose de merveilleux dans cet événement?» Cyrus Smith ne répondit pas. «En tout cas, dit Gédéon Spilett, choc ou explosion, vous conviendrez, Pencroff, que cela est arrivé à point! -- Oui!... oui!... répondit le marin... mais ce nest pas la question. Je demande à M Smith sil voit en tout ceci quelque chose de surnaturel. -- Je ne me prononce pas, Pencroff, dit lingénieur. Voilà tout ce que je puis vous répondre.» Réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. Il tenait pour «une explosion», et il nen voulut pas démordre. Jamais il ne consentirait à admettre que dans ce canal, formé dun lit de sable fin, comme la grève elle-même, et quil avait souvent traversé à mer basse, il y eût un écueil ignoré. Et dailleurs, au moment où le brick sombrait, la mer était haute, cest-à-dire quil avait plus deau quil ne lui en fallait pour franchir, sans les heurter, toutes roches qui neussent pas découvert à mer basse. Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire navait pas touché. Donc, il avait sauté. Et il faut convenir que le raisonnement du marin ne manquait pas dune certaine justesse. Vers une heure et demie, les colons sembarquèrent dans la pirogue et se rendirent sur le lieu déchouement. Il était regrettable que les deux embarcations du brick neussent pu être sauvées; mais lune, on le sait, avait été brisée à lembouchure de la Mercy et était absolument hors dusage; lautre avait disparu dans lengloutissement du brick, et, sans doute écrasée par lui, navait pas reparu. À ce moment, la coque du speedy commençait à se montrer au-dessus des eaux. Le brick était plus que couché sur le flanc, car, après avoir rompu ses mâts sous le poids de son lest déplacé par la chute, il se tenait presque la quille en lair. Il avait été véritablement retourné par linexplicable mais effroyable action sous-marine, qui sétait en même temps manifestée par le déplacement dune énorme trombe deau. Les colons firent le tour de la coque, et, à mesure que la mer baissait, ils purent reconnaître, sinon la cause qui avait provoqué la catastrophe, du moins leffet produit. Sur lavant, des deux côtés de la quille, sept ou huit pieds avant la naissance de létrave, les flancs du brick étaient effroyablement déchirés sur une longueur de vingt pieds au moins. Là souvraient deux larges voies deau quil eût été impossible daveugler. Non seulement le doublage de cuivre et le bordage avaient disparu, réduits en poussière sans doute, mais encore de la membrure même, des chevilles de fer et des gournables qui la liaient, il ny avait plus trace. Tout le long de la coque, jusquaux façons darrière, les virures, déchiquetées, ne tenaient plus. La fausse quille avait été séparée avec une violence inexplicable, et la quille elle-même, arrachée de la carlingue en plusieurs points, était rompue sur toute sa longueur. «Mille diables! sécria Pencroff. Voilà un navire quil sera difficile de renflouer! -- Ce sera même impossible, dit Ayrton. -- En tout cas, fit observer Gédéon Spilett au marin, lexplosion, sil y a eu explosion, a produit là de singuliers effets! Elle a crevé la coque du navire dans ses parties inférieures, au lieu den faire sauter le pont et les oeuvres mortes! Ces larges ouvertures paraissent avoir plutôt été faites par le choc dun écueil que par lexplosion dune soute! -- Il ny a pas décueil dans le canal! répliqua le marin. Jadmets tout ce que vous voudrez, excepté le choc dune roche! -- Tâchons de pénétrer à lintérieur du brick, dit lingénieur. Peut-être saurons-nous à quoi nous en tenir sur la cause de sa destruction.» Cétait le meilleur parti à prendre, et il convenait, dailleurs, dinventorier toutes les richesses contenues à bord, et de tout disposer pour leur sauvetage. Laccès à lintérieur du brick était facile alors. Leau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant le dessus par le renversement de la coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, lavait défoncé en plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en sécoulant par les fissures de la coque. Cyrus Smith et ses compagnons, la hache à la main, savancèrent sur le pont à demi brisé. Des caisses de toutes sortes lencombraient, et, comme elles navaient séjourné dans leau que pendant un temps très limité, peut-être leur contenu nétait-il pas avarié. On soccupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. Leau ne devait pas revenir avant quelques heures, et ces quelques heures furent utilisées de la manière la plus profitable. Ayrton et Pencroff avaient frappé, à louverture pratiquée dans la coque, un palan qui servait à hisser les barils et les caisses. La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. En tout cas, ce que les colons purent dabord constater avec une extrême satisfaction, cest que le brick possédait une cargaison très variée, un assortiment darticles de toutes sortes, ustensiles, produits manufacturés, outils, tels que chargent les bâtiments qui font le grand cabotage de la Polynésie. Il était probable que lon trouverait là un peu de tout, et on conviendra que cétait précisément ce quil fallait à la colonie de lîle Lincoln. Toutefois, -- et Cyrus Smith lobservait dans un étonnement silencieux, -- non seulement la coque du brick, ainsi quil a été dit, avait énormément souffert du choc quelconque qui avait déterminé la catastrophe, mais laménagement était dévasté, surtout vers lavant. Cloisons et épontilles étaient brisées comme si quelque formidable obus eût éclaté à lintérieur du brick. Les colons purent aller facilement de lavant à larrière, après avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au fur et à mesure. Ce nétaient point de lourds ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais de simples colis, dont larrimage, dailleurs, nétait plus reconnaissable. Les colons parvinrent alors jusquà larrière du brick, dans cette partie que surmontait autrefois la dunette. Cétait là que, suivant lindication dAyrton, il fallait chercher la soute aux poudres. Cyrus Smith pensant quelle navait pas fait explosion, il était possible que quelques barils pussent être sauvés, et que la poudre, qui est ordinairement enfermée dans des enveloppes de métal, neût pas souffert du contact de leau. Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. On trouva, au milieu dune grande quantité de projectiles, une vingtaine de barils, dont lintérieur était garni de cuivre, et qui furent extraits avec précaution. Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du speedy ne pouvait être attribuée à une explosion. La portion de la coque dans laquelle se trouvait située la soute était précisément celle qui avait le moins souffert. «Possible! répondit lentêté marin, mais, quant à une roche, il ny a pas de roche dans le canal! -- Alors, que sest-il passé? demanda Harbert. -- Je nen sais rien, répondit Pencroff, Monsieur Cyrus nen sait rien, et personne nen sait et nen saura jamais rien!» Pendant ces diverses recherches, plusieurs heures sétaient écoulées, et le flot commençait à se faire sentir. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage. Du reste, il ny avait pas à craindre que la carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si elle eût été affourchée sur ses ancres. On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. Mais, quant au bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il faudrait même se hâter de sauver les débris de la coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans les sables mouvants du canal. Il était cinq heures du soir. La journée avait été rude pour les travailleurs. Ils mangèrent de grand appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du speedy. La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. Il y avait là de quoi vêtir toute une colonie, du linge à tout usage, des chaussures à tous pieds. «Nous voilà trop riches! sécriait Pencroff. Mais quest-ce que nous allons faire de tout cela?» Et, à chaque instant, éclataient les hurrahs du joyeux marin, quand il reconnaissait des barils de tafia, des boucauts de tabac, des armes à feu et des armes blanches, des balles de coton, des instruments de labourage, des outils de charpentier, de menuisier, de forgeron, des caisses de graines de toute espèce, que leur court séjour dans leau navait point altérées. Ah! Deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point! Mais enfin, même maintenant que ces industrieux colons sétaient outillés eux- mêmes, ces richesses trouveraient leur emploi. La place ne manquait pas dans les magasins de Granite-House; mais, ce jour-là, le temps fit défaut, on ne put emmagasiner le tout. Il ne fallait pourtant pas oublier que six survivants de léquipage du speedy avaient pris pied sur lîle, que cétaient vraisemblablement des chenapans de premier ordre, et quil y avait à se garder contre eux. Bien que le pont de la Mercy et que les ponceaux fussent relevés, ces convicts nen étaient pas à sembarrasser dune rivière ou dun ruisseau, et, poussés par le désespoir, de tels coquins pouvaient être redoutables. On verrait plus tard quel parti il conviendrait de prendre à leur égard; mais, en attendant, il fallait veiller sur les caisses et colis entassés auprès des cheminées, et cest à quoi les colons, pendant la nuit, semployèrent tour à tour. La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. Maître Jup et Top, de garde au pied de Granite- House, eussent vite fait de les signaler. Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre, furent employés à sauver tout ce qui pouvait avoir une valeur ou une utilité quelconque, soit dans la cargaison, soit dans le gréement du brick. À mer basse, on déménageait la cale. À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. Une grande partie du doublage en cuivre put être arrachée de la coque, qui, chaque jour, senlisait davantage. Mais, avant que les sables eussent englouti les objets pesants qui avaient coulé par le fond, Ayrton et Pencroff, ayant plusieurs fois plongé jusquau lit du canal, retrouvèrent les chaînes et les ancres du brick, les gueuses de son lest, et jusquaux quatre canons, qui, soulagés au moyen de barriques vides, purent être amenés à terre. On voit que larsenal de la colonie avait non moins gagné au sauvetage que les offices et les magasins de Granite-House. Pencroff, toujours enthousiaste dans ses projets, parlait déjà de construire une batterie qui commanderait le canal et lembouchure de la rivière. Avec quatre canons, il sengageait à empêcher toute flotte, «si puissante quelle fût», de saventurer dans les eaux de lîle Lincoln! Sur ces entrefaites, alors quil ne restait plus du brick quune carcasse sans utilité, le mauvais temps vint, qui acheva de la détruire. Cyrus Smith avait eu lintention de la faire sauter afin den recueillir les débris à la côte, mais un gros vent de nord-est et une grosse mer lui permirent déconomiser sa poudre. En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick fut entièrement démantibulée, et une partie des épaves séchoua sur la grève. Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien quil eût fouillé minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith nen trouva pas trace. Les pirates avaient évidemment détruit tout ce qui concernait, soit le capitaine, soit larmateur du speedy, et comme le nom de son port dattache nétait pas porté au tableau darrière, rien ne pouvait faire soupçonner sa nationalité. Cependant, à certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff avaient paru croire que ce brick devait être de construction anglaise. Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après lheureux mais inexplicable dénouement auquel la colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du navire, même à mer basse. Ses débris avaient été dispersés, et Granite-House était riche de presque tout ce quil avait contenu. Cependant, le mystère qui cachait son étrange destruction neût jamais été éclairci, sans doute, si, le 30 novembre, Nab, rôdant sur la grève, neût trouvé un morceau dun épais cylindre de fer, qui portait des traces dexplosion. Ce cylindre était tordu et déchiré sur ses arêtes, comme sil eût été soumis à laction dune substance explosive. Nab apporta ce morceau de métal à son maître, qui était alors occupé avec ses compagnons à latelier des cheminées. Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre, puis, se tournant vers Pencroff: «Vous persistez, mon ami, lui dit-il, à soutenir que le speedy na pas péri par suite dun choc? -- Oui, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Vous savez aussi bien que moi quil ny a pas de roches dans le canal. -- Mais sil avait heurté ce morceau de fer? dit lingénieur en montrant le cylindre brisé. -- Quoi, ce bout de tuyau? sécria Pencroff dun ton dincrédulité complète. -- Mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous quavant de sombrer, le brick sest élevé au sommet dune véritable trombe deau? -- Oui, Monsieur Cyrus! répondit Harbert. -- Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe? Cest ceci, dit lingénieur en montrant le tube brisé. -- Ceci? répliqua Pencroff. -- Oui! Ce cylindre est tout ce qui reste dune torpille! -- Une torpille! sécrièrent les compagnons de lingénieur. -- Et qui lavait mise là, cette torpille? demanda Pencroff, qui ne voulait pas se rendre. -- Tout ce que je puis vous dire, cest que ce nest pas moi! répondit Cyrus Smith, mais elle y était, et vous avez pu juger de son incomparable puissance!» CHAPITRE V Ainsi donc, tout sexpliquait par lexplosion sous-marine de cette torpille. Cyrus Smith, qui pendant la guerre de lunion avait eu loccasion dexpérimenter ces terribles engins de destruction, ne pouvait sy tromper. Cest sous laction de ce cylindre, chargé dune substance explosive, nitroglycérine, picrate ou autre matière de même nature, que leau du canal sétait soulevée comme une trombe, que le brick, foudroyé dans ses fonds, avait coulé instantanément, et cest pourquoi il avait été impossible de le renflouer, tant les dégâts subis par sa coque avaient été considérables. À une torpille qui eût détruit une frégate cuirassée aussi facilement quune simple barque de pêche, le speedy navait pu résister! Oui! Tout sexpliquait, tout... excepté la présence de cette torpille dans les eaux du canal! «Mes amis, reprit alors Cyrus Smith, nous ne pouvons plus mettre en doute la présence dun être mystérieux, dun naufragé comme nous peut-être, abandonné sur notre île, et je le dis, afin quAyrton soit au courant de ce qui sest passé détrange depuis deux ans. Quel est ce bienfaisant inconnu dont lintervention, si heureuse pour nous, sest manifestée en maintes circonstances? Je ne puis limaginer. Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se cacher après tant de services rendus? Je ne puis le comprendre. Mais ses services nen sont pas moins réels, et de ceux que, seul, un homme disposant dune puissance prodigieuse pouvait nous rendre. Ayrton est son obligé comme nous, car si cest linconnu qui ma sauvé des flots après la chute du ballon, cest évidemment lui qui a écrit le document, qui a mis cette bouteille sur la route du canal et qui nous a fait connaître la situation de notre compagnon. Jajouterai que cette caisse, si convenablement pourvue de tout ce qui nous manquait, cest lui qui la conduite et échouée à la pointe de lépave; que ce feu placé sur les hauteurs de lîle et qui vous a permis dy atterrir, cest lui qui la allumé; que ce grain de plomb trouvé dans le corps du pécari, cest lui qui la tiré; que cette torpille qui a détruit le brick, cest lui qui la immergée dans le canal; en un mot, que tout ces faits inexplicables, dont nous ne pouvions nous rendre compte, cest à cet être mystérieux quils sont dus. Donc, quel quil soit, naufragé ou exilé sur cette île, nous serions ingrats, si nous nous croyions dégagés de toute reconnaissance envers lui. Nous avons contracté une dette, et jai lespoir que nous la payerons un jour. -- Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett. Oui, il y a un être, presque tout-puissant, caché dans quelque partie de lîle, et dont linfluence a été singulièrement utile pour notre colonie. Jajouterai que cet inconnu me paraît disposer de moyens daction qui tiendraient du surnaturel, si dans les faits de la vie pratique le surnaturel était acceptable. Est-ce lui qui se met en communication secrète avec nous par le puits de Granite-House, et a-t-il ainsi connaissance de tous nos projets? Est-ce lui qui nous a tendu cette bouteille, quand la pirogue a fait sa première excursion en mer? Est-ce lui qui a rejeté Top des eaux du lac et donné la mort au dugong? Est-ce lui, comme tout porte à le croire, qui vous a sauvé des flots, Cyrus, et cela dans des circonstances où tout autre qui neût été quun homme naurait pu agir? Si cest lui, il possède donc une puissance qui le rend maître des éléments.» Lobservation du reporter était juste, et chacun le sentait bien. «Oui, répondit Cyrus Smith, si lintervention dun être humain nest plus douteuse pour nous, je conviens quil a à sa disposition des moyens daction en dehors de ceux dont lhumanité dispose. Là est encore un mystère, mais si nous découvrons lhomme, le mystère se découvrira aussi. La question est donc celle-ci: devons-nous respecter lincognito de cet être généreux ou devons-nous tout faire pour arriver jusquà lui? Quelle est votre opinion à cet égard? -- Mon opinion, répondit Pencroff, cest que, quel quil soit, cest un brave homme, et il a mon estime! -- Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela nest pas répondre, Pencroff. -- Mon maître, dit alors Nab, jai lidée que nous pouvons chercher tant que nous voudrons le monsieur dont il sagit, mais que nous ne le découvrirons que quand il lui plaira. -- Ce nest pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit Pencroff. -- Je suis de lavis de Nab, répondit Gédéon Spilett, mais ce nest pas une raison pour ne point tenter laventure. Que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas cet être mystérieux, nous aurons, au moins, rempli notre devoir envers lui. -- Et toi, mon enfant, donne-nous ton avis, dit lingénieur en se retournant vers Harbert. -- Ah! sécria Harbert, dont le regard sanimait, je voudrais le remercier, celui qui vous a sauvé dabord et qui nous a sauvés ensuite! -- Pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi aussi, et nous tous! Je ne suis pas curieux, mais je donnerais bien un de mes yeux pour voir face à face ce particulier-là! Il me semble quil doit être beau, grand, fort, avec une belle barbe, des cheveux comme des rayons, et quil doit être couché sur des nuages, une grosse boule à la main! -- Eh mais, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, cest le portrait de Dieu le père que vous nous faites là! -- Possible, Monsieur Spilett, répliqua le marin, mais cest ainsi que je me le figure! -- Et vous, Ayrton? demanda lingénieur. -- Monsieur Smith, répondit Ayrton, je ne puis guère vous donner mon avis en cette circonstance. Ce que vous ferez sera bien fait. Quand vous voudrez massocier à vos recherches, je serai prêt à vous suivre. -- Je vous remercie, Ayrton, reprit Cyrus Smith, mais je voudrais une réponse plus directe à la demande que je vous ai faite. Vous êtes notre compagnon; vous vous êtes déjà plusieurs fois dévoué pour nous, et, comme tous ici, vous devez être consulté quand il sagit de prendre quelque décision importante. Parlez donc. -- Monsieur Smith, répondit Ayrton, je pense que nous devons tout faire pour retrouver ce bienfaiteur inconnu. Peut-être est-il seul? Peut-être souffre-t-il? Peut-être est-ce une existence à renouveler? Moi aussi, vous lavez dit, jai une dette de reconnaissance à lui payer. Cest lui, ce ne peut être que lui qui soit venu à lîle Tabor, qui y ait trouvé le misérable que vous avez connu, qui vous ait fait savoir quil y avait là un malheureux à sauver!... cest donc grâce à lui que je suis redevenu un homme. Non, je ne loublierai jamais! -- Cest décidé, dit alors Cyrus Smith. Nous commencerons nos recherches le plus tôt possible. Nous ne laisserons pas une partie de lîle inexplorée. Nous la fouillerons jusque dans ses plus secrètes retraites, et que cet ami inconnu nous le pardonne en faveur de notre intention!» Pendant quelques jours, les colons semployèrent activement aux travaux de la fenaison et de la moisson. Avant de mettre à exécution leur projet dexplorer les parties encore inconnues de lîle, ils voulaient que toute indispensable besogne fût achevée. Cétait aussi lépoque à laquelle se récoltaient les divers légumes provenant des plants de lîle Tabor. Tout était donc à emmagasiner, et, heureusement, la place ne manquait pas à Granite- House, où lon aurait pu engranger toutes les richesses de lîle. Les produits de la colonie étaient là, méthodiquement rangés, et en lieu sûr, on peut le croire, autant à labri des bêtes que des hommes. Nulle humidité nétait à craindre au milieu de cet épais massif de granit. Plusieurs des excavations naturelles situées dans le couloir supérieur furent agrandies ou évidées, soit au pic, soit à la mine, et Granite-House devint aussi un entrepôt général renfermant les approvisionnements, les munitions, les outils et ustensiles de rechange, en un mot tout le matériel de la colonie. Quant aux canons provenant du brick, cétaient de jolies pièces en acier fondu qui, sur les instances de Pencroff, furent hissés au moyen de caliornes et de grues jusquau palier même de Granite- House; des embrasures furent ménagées entre les fenêtres, et on put bientôt les voir allonger leur gueule luisante à travers la paroi granitique. De cette hauteur, ces bouches à feu commandaient véritablement toute la baie de lunion. Cétait comme un petit Gibraltar, et tout navire qui se fût embossé au large de lîlot eût été inévitablement exposé au feu de cette batterie aérienne. «Monsieur Cyrus, dit un jour Pencroff, -- cétait le 8 novembre, - - à présent que cet armement est terminé, il faut pourtant bien que nous essayions la portée de nos pièces. -- Croyez-vous que cela soit utile? répondit lingénieur. -- Cest plus quutile, cest nécessaire! Sans cela, comment connaître la distance à laquelle nous pouvons envoyer un de ces jolis boulets dont nous sommes approvisionnés? -- Essayons donc, Pencroff, répondit lingénieur. Toutefois, je pense que nous devons faire lexpérience en employant non la poudre ordinaire, dont je tiens à laisser lapprovisionnement intact, mais le pyroxile, qui ne nous manquera jamais. -- Ces canons-là pourront-ils supporter la déflagration du pyroxile? demanda le reporter, qui nétait pas moins désireux que Pencroff dessayer lartillerie de Granite-House. -- Je le crois. Dailleurs, ajouta lingénieur, nous agirons prudemment.» Lingénieur avait lieu de penser que ces canons étaient de fabrication excellente, et il sy connaissait. Faits en acier forgé, et se chargeant par la culasse, ils devaient, par là même, pouvoir supporter une charge considérable, et par conséquent avoir une portée énorme. En effet, au point de vue de leffet utile, la trajectoire décrite par le boulet doit être aussi tendue que possible, et cette tension ne peut sobtenir quà la condition que le projectile soit animé dune très grande vitesse initiale. «Or, dit Cyrus Smith à ses compagnons, la vitesse initiale est en raison de la quantité de poudre utilisée. Toute la question se réduit, dans la fabrication des pièces, à lemploi dun métal aussi résistant que possible, et lacier est incontestablement celui de tous les métaux qui résiste le mieux. Jai donc lieu de penser que nos canons supporteront sans risque lexpansion des gaz du pyroxile et donneront des résultats excellents. -- Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayé!» répondit Pencroff. Il va sans dire que les quatre canons étaient en parfait état. Depuis quils avaient été retirés de leau, le marin sétait donné la tâche de les astiquer consciencieusement. Que dheures il avait passées à les frotter, à les graisser, à les polir, à nettoyer le mécanisme de lobturateur, le verrou, la vis de pression! Et maintenant ces pièces étaient aussi brillantes que si elles eussent été à bord dune frégate de la marine des États-Unis. Ce jour-là donc, en présence de tout le personnel de la colonie, maître Jup et Top compris, les quatre canons furent successivement essayés. On les chargea avec du pyroxile, en tenant compte de sa puissance explosive, qui, on la dit, est quadruple de celle de la poudre ordinaire; le projectile quils devaient lancer était cylindro-conique. Pencroff, tenant la corde de létoupille, était prêt à faire feu. Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. Le boulet, dirigé sur la mer, passa au-dessus de lîlot et alla se perdre au large, à une distance quon ne put dailleurs apprécier avec exactitude. Le second canon fut braqué sur les extrêmes roches de la pointe de lépave, et le projectile, frappant une pierre aiguë à près de trois milles de Granite-House, la fit voler en éclats. Cétait Harbert qui avait braqué le canon et qui lavait tiré, et il fut tout fier de son coup dessai. Il ny eut que Pencroff à en être plus fier que lui! Un coup pareil, dont lhonneur revenait à son cher enfant! Le troisième projectile, lancé, cette fois, sur les dunes qui formaient la côte supérieure de la baie de lunion, frappa le sable à une distance dau moins quatre milles; puis, après avoir ricoché, il se perdit en mer dans un nuage décume. Pour la quatrième pièce, Cyrus Smith força un peu la charge, afin den essayer lextrême portée. Puis, chacun sétant mis à lécart pour le cas où elle aurait éclaté, létoupille fut enflammée au moyen dune longue corde. Une violente détonation se fit entendre, mais la pièce avait résisté, et les colons, sétant précipités à la fenêtre, purent voir le projectile écorner les roches du cap mandibule, à près de cinq milles de Granite-House, et disparaître dans le golfe du requin. «Eh bien, Monsieur Cyrus, sécria Pencroff, dont les hurrahs auraient pu rivaliser avec les détonations produites, quest-ce que vous dites de notre batterie? Tous les pirates du Pacifique nont quà se présenter devant Granite-House! Pas un ny débarquera maintenant sans notre permission! -- Si vous men croyez, Pencroff, répondit lingénieur, mieux vaut nen pas faire lexpérience. -- À propos, reprit le marin, et les six coquins qui rôdent dans lîle, quest-ce que nous en ferons? Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies? Ce sont de vrais jaguars, ces pirates-là, et il me semble que nous ne devons pas hésiter à les traiter comme tels? Quen pensez-vous, Ayrton?» ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon. Ayrton hésita dabord à répondre, et Cyrus Smith regretta que Pencroff lui eût un peu étourdiment posé cette question. Aussi fut-il fort ému, quand Ayrton répondit dune voix humble: «Jai été un de ces jaguars, Monsieur Pencroff, et je nai pas le droit de parler...» Et dun pas lent il séloigna. Pencroff avait compris. «Satanée bête que je suis! sécria-t-il. Pauvre Ayrton! Il a pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit!... -- Oui, dit Gédéon Spilett, mais sa réserve lui fait honneur, et il convient de respecter ce sentiment quil a de son triste passé. -- Entendu, Monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne my reprendra plus! Jaimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton! Mais revenons à la question. Il me semble que ces bandits nont droit à aucune pitié et que nous devons au plus tôt en débarrasser lîle. -- Cest bien votre avis, Pencroff? demanda lingénieur. -- Tout à fait mon avis. -- Et avant de les poursuivre sans merci, vous nattendriez pas quils eussent de nouveau fait acte dhostilité contre nous? -- Ce quils ont fait ne suffit donc pas? demanda Pencroff, qui ne comprenait rien à ces hésitations. -- Ils peuvent revenir à dautres sentiments! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir... -- Se repentir, eux! sécria le marin en levant les épaules. -- Pencroff, pense à Ayrton! dit alors Harbert, en prenant la main du marin. Il est redevenu un honnête homme!» Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. Il naurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. Sa rude nature ne pouvait pas admettre que lon transigeât avec les coquins qui avaient débarqué sur lîle, avec des complices de Bob Harvey, les assassins de léquipage du speedy, et il les regardait comme des bêtes fauves quil fallait détruire sans hésitation et sans remords. «Tiens! fit-il. Jai tout le monde contre moi! Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là! Soit. Puissions-nous ne pas nous en repentir! -- Quel danger courons-nous, dit Harbert, si nous avons soin de nous tenir sur nos gardes? -- Hum! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. Ils sont six et bien armés. Que chacun deux sembusque dans un coin et tire sur lun de nous, ils seront bientôt maîtres de la colonie! -- Pourquoi ne lont-ils pas fait? répondit Harbert. Sans doute parce que leur intérêt nétait pas de le faire. Dailleurs, nous sommes six aussi. -- Bon! Bon! répondit Pencroff, quaucun raisonnement neût pu convaincre. Laissons ces braves gens vaquer à leurs petites occupations, et ne songeons plus à eux! -- Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela! Un de ces malheureux serait ici, devant toi, à bonne portée de ton fusil, que tu ne tirerais pas dessus... -- Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff. -- Pencroff, dit alors lingénieur, vous avez souvent témoigné beaucoup de déférence à mes avis. Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi? -- Je ferai comme il vous plaira, Monsieur Smith, répondit le marin, qui nétait nullement convaincu. -- Eh bien, attendons, et nattaquons que si nous sommes attaqués.» Ainsi fut décidée la conduite à tenir vis-à-vis des pirates, bien que Pencroff nen augurât rien de bon. On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes. Après tout, lîle était grande et fertile. Si quelque sentiment dhonnêteté leur était resté au fond de lâme, ces misérables pouvaient peut-être samender. Leur intérêt bien entendu nétait- il pas, dans les conditions où ils avaient à vivre, de se refaire une vie nouvelle. En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. Les colons nauraient peut-être plus, comme auparavant, la facilité daller et de venir sans défiance. Jusqualors ils navaient eu à se garder que des fauves, et maintenant six convicts, peut-être de la pire espèce, rôdaient sur leur île. Cétait grave, sans doute, et ceût été, pour des gens moins braves, la sécurité perdue. Nimporte! Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. Auraient-ils raison dans lavenir? On le verrait. CHAPITRE VI Cependant, la grande préoccupation des colons était dopérer cette exploration complète de lîle, qui avait été décidée, exploration qui aurait maintenant deux buts: découvrir dabord lêtre mystérieux dont lexistence nétait plus discutable, et, en même temps, reconnaître ce quétaient devenus les pirates, quelle retraite ils avaient choisie, quelle vie ils menaient et ce quon pouvait avoir à craindre de leur part. Cyrus Smith désirait partir sans retard; mais, lexpédition devant durer plusieurs jours, il avait paru convenable de charger le chariot de divers effets de campement et dustensiles qui faciliteraient lorganisation des haltes. Or, en ce moment, un des onaggas, blessé à la jambe, ne pouvait être attelé; quelques jours de repos lui étaient nécessaires, et lon crut pouvoir sans inconvénient remettre le départ dune semaine, cest-à-dire au 20 novembre. Le mois de novembre, sous cette latitude, correspond au mois de mai des zones boréales. On était donc dans la belle saison. Le soleil arrivait sur le tropique du Capricorne et donnait les plus longs jours de lannée. Lépoque serait donc tout à fait favorable à lexpédition projetée, expédition qui, si elle natteignait pas son principal but, pouvait être féconde en découvertes, surtout au point de vue des productions naturelles, puisque Cyrus Smith se proposait dexplorer ces épaisses forêts du Far-West, qui sétendaient jusquà lextrémité de la presquîle serpentine. Pendant les neuf jours qui allaient précéder le départ, il fut convenu que lon mettrait la main aux derniers travaux du plateau de Grande-vue. Cependant, il était nécessaire quAyrton retournât au corral, où les animaux domestiques réclamaient ses soins. On décida donc quil y passerait deux jours, et quil ne reviendrait à Granite- House quaprès avoir largement approvisionné les étables. Au moment où il allait partir, Cyrus Smith lui demanda sil voulait que lun deux laccompagnât, lui faisant observer que lîle était moins sûre quautrefois. Ayrton répondit que cétait inutile, quil suffirait à la besogne, et que, dailleurs, il ne craignait rien. Si quelque incident se produisait au corral ou dans les environs, il en préviendrait immédiatement les colons par un télégramme à ladresse de Granite- House. Ayrton partit donc le 9 dès laube, emmenant le chariot, attelé dun seul onagga, et, deux heures après, le timbre électrique annonçait quil avait trouvé tout en ordre au corral. Pendant ces deux jours, Cyrus Smith soccupa dexécuter un projet qui devait mettre définitivement Granite-House à labri de toute surprise. Il sagissait de dissimuler absolument lorifice supérieur de lancien déversoir, qui était déjà maçonné et à demi caché sous des herbes et des plantes, à langle sud du lac Grant. Rien nétait plus aisé, puisquil suffisait de surélever de deux à trois pieds le niveau des eaux du lac, sous lesquelles lorifice serait alors complètement noyé. Or, pour rehausser ce niveau, il ny avait quà établir un barrage aux deux saignées faites au lac et par lesquelles salimentaient le creek glycérine et le creek de la grande-chute. Les colons furent conviés à ce travail, et les deux barrages, qui, dailleurs, nexcédaient pas sept à huit pieds en largeur sur trois de hauteur, furent dressés rapidement au moyen de quartiers de roches bien cimentés. Ce travail achevé, il était impossible de soupçonner quà la pointe du lac existait un conduit souterrain par lequel se déversait autrefois le trop-plein des eaux. Il va sans dire que la petite dérivation qui servait à lalimentation du réservoir de Granite-House et à la manoeuvre de lascenseur avait été soigneusement ménagée, et que leau ne manquerait en aucun cas. Lascenseur une fois relevé, cette sûre et confortable retraite défiait toute surprise ou coup de main. Cet ouvrage avait été rapidement expédié, et Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert trouvèrent le temps de pousser une pointe jusquà port-ballon. Le marin était très désireux de savoir si la petite anse au fond de laquelle était mouillé le Bonadventure avait été visitée par les convicts. «Précisément, fit-il observer, ces gentlemen ont pris terre sur la côte méridionale, et, sils ont suivi le littoral, il est à craindre quils naient découvert le petit port, auquel cas je ne donnerais pas un demi-dollar de notre Bonadventure.» Les appréhensions de Pencroff nétaient pas sans quelque fondement, et une visite à port-ballon parut être fort opportune. Le marin et ses compagnons partirent donc dans laprès-dînée du 10 novembre, et ils étaient bien armés. Pencroff, en glissant ostensiblement deux balles dans chaque canon de son fusil, secouait la tête, ce qui ne présageait rien de bon pour quiconque lapprocherait de trop près, «bête ou homme», dit-il. Gédéon Spilett et Harbert prirent aussi leur fusil, et, vers trois heures, tous trois quittèrent Granite-House. Nab les accompagna jusquau coude de la Mercy, et, après leur passage, il releva le pont. Il était convenu quun coup de fusil annoncerait le retour des colons, et que Nab, à ce signal, reviendrait rétablir la communication entre les deux berges de la rivière. La petite troupe savança directement par la route du port vers la côte méridionale de lîle. Ce nétait quune distance de trois milles et demi, mais Gédéon Spilett et ses compagnons mirent deux heures à la franchir. Aussi, avaient-ils fouillé toute la lisière de la route, tant du côté de lépaisse forêt que du côté du marais des tadornes. Ils ne trouvèrent aucune trace des fugitifs, qui, sans doute, nétant pas encore fixés sur le nombre des colons et sur les moyens de défense dont ils disposaient, avaient dû gagner les portions les moins accessibles de lîle. Pencroff, arrivé à port-ballon, vit avec une extrême satisfaction le Bonadventure tranquillement mouillé dans létroite crique. Du reste, port-ballon était si bien caché au milieu de ces hautes roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le découvrir, à moins dêtre dessus ou dedans. «Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici. Les grandes herbes conviennent mieux aux reptiles, et cest évidemment dans le Far-West que nous les retrouverons. -- Et cest fort heureux, car sils avaient trouvé le Bonadventure, ajouta Harbert, ils sen seraient emparés pour fuir, ce qui nous eût empêchés de retourner prochainement à lîle Tabor. -- En effet, répondit le reporter, il sera important dy porter un document qui fasse connaître la situation de lîle Lincoln et la nouvelle résidence dAyrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre. -- Eh bien, le Bonadventure est toujours là, Monsieur Spilett! répliqua le marin. Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal! -- Je pense, Pencroff, que ce sera chose à faire dès que notre expédition dans lîle sera terminée. Il est possible, après tout, que cet inconnu, si nous parvenons à le trouver, en sache long et sur lîle Lincoln et sur lîle Tabor. Noublions pas quil est lauteur incontestable du document, et il sait peut-être à quoi sen tenir sur le retour du yacht! -- Mille diables! sécria Pencroff, qui ça peut-il bien être? Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas! Si cest un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il? Nous sommes de braves gens, je suppose, et la société de braves gens nest désagréable à personne! Est-il venu volontairement ici? Peut-il quitter lîle si cela lui plaît? Y est-il encore? Ny est-il plus?...» En causant ainsi, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett sétaient embarqués et parcouraient le pont du Bonadventure. Tout à coup, le marin, ayant examiné la bitte sur laquelle était tourné le câble de lancre: «Ah! Par exemple! sécria-t-il. Voilà qui est fort! -- Quy a-t-il, Pencroff? demanda le reporter. -- Il y a que ce nest pas moi qui ai fait ce noeud!» Et Pencroff montrait une corde qui amarrait le câble sur la bitte même, pour lempêcher de déraper. «Comment, ce nest pas vous? demanda Gédéon Spilett. -- Non! Jen jurerais. Ceci est un noeud plat, et jai lhabitude de faire deux demi-clefs. -- Vous vous serez trompé, Pencroff. -- Je ne me suis pas trompé! Affirma le marin. On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas! -- Alors, les convicts seraient donc venus à bord? demanda Harbert. -- Je nen sais rien, répondit Pencroff, mais ce qui est certain, cest quon a levé lancre du Bonadventure et quon la mouillée de nouveau! Et tenez! Voilà une autre preuve. On a filé du câble de lancre, et sa garniture nest plus au portage de lécubier. Je vous répète quon sest servi de notre embarcation! -- Mais si les convicts sen étaient servis, ou ils lauraient pillée, ou bien ils auraient fui... -- Fui!... où cela?... À lîle Tabor?... répliqua Pencroff! Croyez-vous donc quils se seraient hasardés sur un bateau dun aussi faible tonnage? -- Il faudrait, dailleurs, admettre quils avaient connaissance de lîlot, répondit le reporter. -- Quoi quil en soit, dit le marin, aussi vrai que je suis Bonadventure Pencroff, du Vineyard, notre Bonadventure a navigué sans nous!» Le marin était tellement affirmatif que ni Gédéon Spilett ni Harbert ne purent contester son dire. Il était évident que lembarcation avait été déplacée, plus ou moins, depuis que Pencroff lavait ramenée à port-ballon. Pour le marin, il ny avait aucun doute que lancre neût été levée, puis ensuite renvoyée par le fond. Or, pourquoi ces deux manoeuvres, si le bateau navait pas été employé à quelque expédition? «Mais comment naurions-nous pas vu le Bonadventure passer au large de lîle? fit observer le reporter, qui tenait à formuler toutes les objections possibles. -- Eh! Monsieur Spilett, répondit le marin, il suffit de partir la nuit avec une bonne brise, et, en deux heures, on est hors de vue de lîle! -- Eh bien, reprit Gédéon Spilett, je le demande encore, dans quel but les convicts se seraient-ils servis du Bonadventure, et pourquoi, après sen être servis, lauraient-ils ramené au port? -- Eh! Monsieur Spilett, répondit le marin, mettons cela au nombre des choses inexplicables, et ny pensons plus! Limportant était que le Bonadventure fût là, et il y est. Malheureusement, si les convicts le prenaient une seconde fois, il pourrait bien ne plus se retrouver à sa place! -- Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-être serait-il prudent de ramener le Bonadventure devant Granite-House? -- Oui et non, répondit Pencroff, ou plutôt non. Lembouchure de la Mercy est un mauvais endroit pour un bateau, et la mer y est dure. -- Mais en le halant sur le sable, jusquau pied même des cheminées?... -- Peut-être... oui..., répondit Pencroff. En tout cas, puisque nous devons quitter Granite-House pour une assez longue expédition, je crois que le Bonadventure sera plus en sûreté ici pendant notre absence, et que nous ferons bien de ly laisser jusquà ce que lîle soit purgée de ces coquins. -- Cest aussi mon avis, dit le reporter. Au moins, en cas de mauvais temps, il ne sera pas exposé comme il le serait à lembouchure de la Mercy. -- Mais si les convicts allaient de nouveau lui rendre visite! dit Harbert. -- Eh bien, mon garçon, répondit Pencroff, ne le retrouvant plus ici, ils auraient vite fait de le chercher du côté de Granite- House, et, pendant notre absence, rien ne les empêcherait de sen emparer! Je pense donc, comme M Spilett, quil faut le laisser à port-ballon. Mais lorsque nous serons revenus, si nous navons pas débarrassé lîle de ces gredins-là, il sera prudent de ramener notre bateau à Granite-House jusquau moment où il naura plus à craindre aucune méchante visite. -- Cest convenu. En route!» dit le reporter. Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils furent de retour à Granite-House, firent connaître à lingénieur ce qui sétait passé, et celui-ci approuva leurs dispositions pour le présent et pour lavenir. Il promit même au marin détudier la portion du canal située entre lîlot et la côte, afin de voir sil ne serait pas possible dy créer un port artificiel au moyen de barrages. De cette façon, le Bonadventure serait toujours à portée, sous les yeux des colons, et au besoin sous clé. Le soir même, on envoya un télégramme à Ayrton pour le prier de ramener du corral une couple de chèvres que Nab voulait acclimater sur les prairies du plateau. Chose singulière, Ayrton naccusa pas réception de la dépêche, ainsi quil avait lhabitude de le faire. Cela ne laissa pas détonner lingénieur. Mais il pouvait se faire quAyrton ne fût pas en ce moment au corral, ou même quil fût en route pour revenir à Granite-House. En effet, deux jours sétaient écoulés depuis son départ, et il avait été décidé que le 10 au soir, ou le 11 au plus tard, dès le matin, il serait de retour. Les colons attendirent donc quAyrton se montrât sur les hauteurs de Grande-vue. Nab et Harbert veillèrent même aux approches du pont, afin de le baisser dès que leur compagnon se présenterait. Mais, vers dix heures du soir, il nétait aucunement question dAyrton. On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate. Le timbre de Granite-House resta muet. Alors linquiétude des colons fut grande. Que sétait-il passé? Ayrton nétait-il donc plus au corral, ou, sil sy trouvait encore, navait-il plus la liberté de ses mouvements? Devait-on aller au corral par cette nuit obscure? On discuta. Les uns voulaient partir, les autres rester. «Mais, dit Harbert, peut-être quelque accident sest-il produit dans lappareil télégraphique et ne fonctionne-t-il plus? -- Cela se peut, dit le reporter. -- Attendons à demain, répondit Cyrus Smith. Il est possible, en effet, quAyrton nait pas reçu notre dépêche, ou même que nous nayons pas reçu la sienne.» On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiété. Dès les premières lueurs du jour, -- 11 novembre, -- Cyrus Smith lançait encore le courant électrique à travers le fil et ne recevait aucune réponse. Il recommença: même résultat. «En route pour le corral! dit-il. -- Et bien armés!» ajouta Pencroff. Il fut aussitôt décidé que Granite-House ne resterait pas seul et que Nab y demeurerait. Après avoir accompagné ses compagnons jusquau creek glycérine, il relèverait le pont, et, embusqué derrière un arbre, il guetterait soit leur retour, soit celui dAyrton. Au cas où les pirates se présenteraient et essayeraient de franchir le passage, il tenterait de les arrêter à coups de fusil, et, en fin de compte, il se réfugierait dans Granite-House, où, lascenseur une fois relevé, il serait en sûreté. Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Pencroff devaient se rendre directement au corral, et, sils ny trouvaient point Ayrton, battre le bois dans les environs. À six heures du matin, lingénieur et ses trois compagnons avaient passé le creek glycérine, et Nab se postait derrière un léger épaulement que couronnaient quelques grands dragonniers, sur la rive gauche du ruisseau. Les colons, après avoir quitté le plateau de Grande-vue, prirent immédiatement la route du corral. Ils portaient le fusil sur le bras, prêts à faire feu à la moindre démonstration hostile. Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle. De chaque côté de la route, le fourré était épais et pouvait aisément cacher des malfaiteurs, qui, grâce à leurs armes, eussent été véritablement redoutables. Les colons marchaient rapidement et en silence. Top les précédait, tantôt courant sur la route, tantôt faisant quelque crochet sous bois, mais toujours muet et ne paraissant rien pressentir dinsolite. Et lon pouvait compter que le fidèle chien ne se laisserait pas surprendre et quil aboierait à la moindre apparence de danger. En même temps que la route, Cyrus Smith et ses compagnons suivaient le fil télégraphique qui reliait le corral et Granite-House. Après avoir marché pendant deux milles environ, ils ny avaient encore remarqué aucune solution de continuité. Les poteaux étaient en bon état, les isoloirs intacts, le fil régulièrement tendu. Toutefois, à partir de ce point, lingénieur observa que cette tension paraissait être moins complète, et enfin, arrivé au poteau n° 74, Harbert, qui tenait les devants, sarrêta en criant: «le fil est rompu!» Ses compagnons pressèrent le pas et arrivèrent à lendroit où le jeune garçon sétait arrêté. Là, le poteau renversé se trouvait en travers de la route. La solution de continuité du fil était donc constatée, et il était évident que les dépêches de Granite-House navaient pu être reçues au corral, ni celles du corral à Granite-House. «Ce nest pas le vent qui a renversé ce poteau, fit observer Pencroff. -- Non, répondit Gédéon Spilett. La terre a été creusée à son pied, et il a été déraciné de main dhomme. -- En outre, le fil est brisé, ajouta Harbert, en montrant les deux bouts du fil de fer, qui avait été violemment rompu. -- La cassure est-elle fraîche? demanda Cyrus Smith. -- Oui, répondit Harbert, et il y a certainement peu de temps que la rupture a été produite. -- Au corral! Au corral!» sécria le marin. Les colons se trouvaient alors à mi-chemin de Granite-House et du corral. Il leur restait donc encore deux milles et demi à franchir. Ils prirent le pas de course. En effet, on devait craindre que quelque grave événement ne se fût accompli au corral. Sans doute, Ayrton avait pu envoyer un télégramme qui nétait pas arrivé, et ce nétait pas là la raison qui devait inquiéter ses compagnons, mas, circonstance plus inexplicable, Ayrton, qui avait promis de revenir la veille au soir, navait pas reparu. Enfin, ce nétait pas sans motif que toute communication avait été interrompue entre le corral et Granite-House, et quels autres que les convicts avaient intérêt à interrompre cette communication? Les colons couraient donc, le coeur serré par lémotion. Ils sétaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. Allaient- ils le trouver frappé de la main même de ceux dont il avait été autrefois le chef? Bientôt ils arrivèrent à lendroit où la route longeait ce petit ruisseau dérivé du creek rouge, qui irriguait les prairies du corral. Ils avaient alors modéré leur pas, afin de ne pas se trouver essoufflés au moment où la lutte allait peut-être devenir nécessaire. Les fusils nétaient plus au cran de repos, mais armés. Chacun surveillait un côté de la forêt. Top faisait entendre quelques sourds grognements qui nétaient pas de bon augure. Enfin, lenceinte palissadée apparut à travers les arbres. On ny voyait aucune trace de dégâts. La porte en était fermée comme à lordinaire. Un silence profond régnait dans le corral. Ni les bêlements accoutumés des mouflons, ni la voix dAyrton ne se faisaient entendre. «Entrons!» dit Cyrus Smith. Et lingénieur savança, pendant que ses compagnons, faisant le guet à vingt pas de lui, étaient prêts à faire feu. Cyrus Smith leva le loquet intérieur de la porte, et il allait repousser un des battants, quand Top aboya avec violence. Une détonation éclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur lui répondit. Harbert, frappé dune balle, gisait à terre! CHAPITRE VIII Au cri dHarbert, Pencroff, laissant tomber son arme, sétait élancé vers lui. «Ils lont tué! sécria-t-il! Lui, mon enfant! Ils lont tué!» Cyrus Smith, Gédéon Spilett sétaient précipités vers Harbert. Le reporter écoutait si le coeur du pauvre enfant battait encore. «Il vit, dit-il. Mais il faut le transporter... -- À Granite-House? Cest impossible! répondit lingénieur. -- Au corral, alors! sécria Pencroff. -- Un instant», dit Cyrus Smith. Et il sélança sur la gauche de manière à contourner lenceinte. Là, il se vit en présence dun convict qui, lajustant, lui traversa le chapeau dune balle. Quelques secondes après, avant même quil eût eu le temps de tirer son second coup, il tombait, frappé au coeur par le poignard de Cyrus Smith, plus sûr encore que son fusil. Pendant ce temps, Gédéon Spilett et le marin se hissaient aux angles de la palissade, ils en enjambaient le faîte, ils sautaient dans lenceinte, ils renversaient les étais qui maintenaient la porte intérieurement, ils se précipitaient dans la maison qui était vide, et, bientôt, le pauvre Harbert reposait sur le lit dAyrton. Quelques instants après, Cyrus Smith était près de lui. À voir Harbert inanimé, la douleur du marin fut terrible. Il sanglotait, il pleurait, il voulait se briser la tête contre la muraille. Ni lingénieur ni le reporter ne purent le calmer. Lémotion les suffoquait eux-mêmes. Ils ne pouvaient parler. Toutefois, ils firent tout ce qui dépendait deux pour disputer à la mort le pauvre enfant qui agonisait sous leurs yeux. Gédéon Spilett, après tant dincidents dont sa vie avait été semée, nétait pas sans avoir quelque pratique de médecine courante. Il savait un peu de tout, et maintes circonstances sétaient déjà rencontrées dans lesquelles il avait dû soigner des blessures produites soit par une arme blanche, soit par une arme à feu. Aidé de Cyrus Smith, il procéda donc aux soins que réclamait létat dHarbert. Tout dabord, le reporter fut frappé de la stupeur générale qui laccablait, stupeur due soit à lhémorragie, soit même à la commotion, si la balle avait heurté un os avec assez de force pour déterminer une secousse violente. Harbert était extrêmement pâle, et son pouls dune faiblesse telle que Gédéon Spilett ne le sentit battre quà de longs intervalles, comme sil eût été sur le point de sarrêter. En même temps, il y avait une résolution presque complète des sens et de lintelligence. Ces symptômes étaient très graves. La poitrine dHarbert fut mise à nu, et, le sang ayant été étanché à laide de mouchoirs, elle fut lavée à leau froide. La contusion, ou plutôt la plaie contuse apparut. Un trou ovalisé existait sur la poitrine entre la troisième et la quatrième côte. Cest là que la balle avait atteint Harbert. Cyrus Smith et Gédéon Spilett retournèrent alors le pauvre enfant, qui laissa échapper un gémissement si faible, quon eût pu croire que cétait son dernier soupir. Une autre plaie contuse ensanglantait le dos dHarbert, et la balle qui lavait frappé sen échappa aussitôt. «Dieu soit loué! dit le reporter, la balle nest pas restée dans le corps, et nous naurons pas à lextraire. -- Mais le coeur?... demanda Cyrus Smith. -- Le coeur na pas été touché, sans quoi Harbert serait mort! -- Mort!» sécria Pencroff, qui poussa un rugissement! Le marin navait entendu que les derniers mots prononcés par le reporter. «Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, non! Il nest pas mort. Son pouls bat toujours! Il a fait même entendre un gémissement. Mais, dans lintérêt même de votre enfant, calmez-vous. Nous avons besoin de tout notre sang-froid. Ne nous le faites pas perdre, mon ami.» Pencroff se tut, mais, une réaction sopérant en lui, de grosses larmes inondèrent son visage. Cependant, Gédéon Spilett essayait de rappeler ses souvenirs et de procéder avec méthode. Daprès son observation, il nétait pas douteux, pour lui, que la balle, entrée par devant, ne fût sortie par derrière. Mais quels ravages cette balle avait-elle causés dans son passage? Quels organes essentiels étaient atteints? Voilà ce quun chirurgien de profession eût à peine pu dire en ce moment, et, à plus forte raison, le reporter. Cependant, il savait une chose: cest quil aurait à prévenir létranglement inflammatoire des parties lésées, puis à combattre linflammation locale et la fièvre qui résulteraient de cette blessure, -- blessure mortelle peut-être! Or, quels topiques, quels antiphlogistiques employer? Par quels moyens détourner cette inflammation? En tout cas, ce qui était important, cétait que les deux plaies fussent pansées sans retard. Il ne parut pas nécessaire à Gédéon Spilett de provoquer un nouvel écoulement du sang, en les lavant à leau tiède et en en comprimant les lèvres. Lhémorragie avait été très abondante, et Harbert nétait déjà que trop affaibli par la perte de son sang. Le reporter crut donc devoir se contenter de laver les deux plaies à leau froide. Harbert était placé sur le côté gauche, et il fut maintenu dans cette position. «Il ne faut pas quil remue, dit Gédéon Spilett. Il est dans la position la plus favorable pour que les plaies du dos et de la poitrine puissent suppurer à laise, et un repos absolu est nécessaire. -- Quoi! Nous ne pouvons le transporter à Granite-House? demanda Pencroff. -- Non, Pencroff, répondit le reporter. -- Malédiction! sécria le marin, dont le poing se tourna vers le ciel. -- Pencroff!» dit Cyrus Smith. Gédéon Spilett sétait remis à examiner lenfant blessé avec une extrême attention. Harbert était toujours si affreusement pâle que le reporter se sentit troublé. «Cyrus, dit-il, je ne suis pas médecin... je suis dans une perplexité terrible... il faut que vous maidiez de vos conseils, de votre expérience!... -- Reprenez votre calme..., mon ami, répondit lingénieur, en serrant la main du reporter... jugez avec sang-froid... ne pensez quà ceci: il faut sauver Harbert!» Ces paroles rendirent à Gédéon Spilett cette possession de lui- même, que, dans un instant de découragement, le vif sentiment de sa responsabilité lui avait fait perdre. Il sassit près du lit. Cyrus Smith se tint debout. Pencroff avait déchiré sa chemise, et, machinalement, il faisait de la charpie. Gédéon Spilett expliqua alors à Cyrus Smith quil croyait devoir, avant tout, arrêter lhémorragie, mais non pas fermer les deux plaies, ni provoquer leur cicatrisation immédiate, parce quil y avait eu perforation intérieure et quil ne fallait pas laisser la suppuration saccumuler dans la poitrine. Cyrus Smith lapprouva complètement, et il fut décidé quon panserait les deux plaies sans essayer de les fermer par une coaptation immédiate. Fort heureusement, il ne sembla pas quelles eussent besoin dêtre débridées. Et maintenant, pour réagir contre linflammation qui surviendrait, les colons possédaient-ils un agent efficace? Oui! Ils en avaient un, car la nature la généreusement prodigué. Ils avaient leau froide, cest-à-dire le sédatif le plus puissant dont on puisse se servir contre linflammation des plaies, lagent thérapeutique le plus efficace dans les cas graves, et qui, maintenant, est adopté de tous les médecins. Leau froide a, de plus, lavantage de laisser la plaie dans un repos absolu et de la préserver de tout pansement prématuré, avantage considérable, puisquil est démontré par lexpérience que le contact de lair est funeste pendant les premiers jours. Gédéon Spilett et Cyrus Smith raisonnèrent ainsi avec leur simple bon sens, et ils agirent comme eût fait le meilleur chirurgien. Des compresses de toile furent appliquées sur les deux blessures du pauvre Harbert et durent être constamment imbibées deau froide. Le marin avait, tout dabord, allumé du feu dans la cheminée de lhabitation, qui ne manquait pas des choses nécessaires à la vie. Du sucre dérable, des plantes médicinales -- celles-là mêmes que le jeune garçon avait cueillies sur les berges du lac Grant -- permirent de faire quelques rafraîchissantes tisanes, et on les lui fit prendre sans quil sen rendît compte. Sa fièvre était extrêmement forte, et toute la journée et la nuit se passèrent ainsi sans quil eût repris connaissance. La vie dHarbert ne tenait plus quà un fil, et ce fil pouvait se rompre à tout instant. Le lendemain, 12 novembre, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent quelque espoir. Harbert était revenu de sa longue stupeur. Il ouvrit les yeux, il reconnut Cyrus Smith, le reporter, Pencroff. Il prononça deux ou trois mots. Il ne savait ce qui sétait passé. On le lui apprit, et Gédéon Spilett le supplia de garder un repos absolu, lui disant que sa vie nétait pas en danger et que ses blessures se cicatriseraient en quelques jours. Du reste, Harbert ne souffrait presque pas, et cette eau froide, dont on les arrosait incessamment, empêchait toute inflammation des plaies. La suppuration sétablissait dune façon régulière, la fièvre ne tendait pas à augmenter, et lon pouvait espérer que cette terrible blessure nentraînerait aucune catastrophe. Pencroff sentit son coeur se dégonfler peu à peu. Il était comme une soeur de charité, comme une mère au lit de son enfant. Harbert sassoupit de nouveau, mais son sommeil parut être meilleur. «Répétez-moi que vous espérez, Monsieur Spilett! dit Pencroff. Répétez-moi que vous sauverez Harbert! -- Oui, nous le sauverons! répondit le reporter. La blessure est grave, et peut-être même la balle a-t-elle traversé le poumon, mais la perforation de cet organe nest pas mortelle. -- Dieu vous entende!» répéta Pencroff. Comme on le pense bien, depuis vingt-quatre heures quils étaient au corral, les colons navaient eu dautre pensée que de soigner Harbert. Ils ne sétaient préoccupés ni du danger qui pouvait les menacer si les convicts revenaient, ni des précautions à prendre pour lavenir. Mais ce jour-là, pendant que Pencroff veillait au lit du malade, Cyrus Smith et le reporter sentretinrent de ce quil convenait de faire. Tout dabord, ils parcoururent le corral. Il ny avait aucune trace dAyrton. Le malheureux avait-il été entraîné par ses anciens complices? Avait-il été surpris par eux dans le corral? Avait-il lutté et succombé dans la lutte? Cette dernière hypothèse nétait que trop probable. Gédéon Spilett, au moment où il escaladait lenceinte palissadée, avait parfaitement aperçu lun des convicts qui senfuyait par le contrefort sud du mont Franklin et vers lequel Top sétait précipité. Cétait lun de ceux dont le canot sétait brisé sur les roches, à lembouchure de la Mercy. Dailleurs, celui que Cyrus Smith avait tué, et dont le cadavre fut retrouvé en dehors de lenceinte, appartenait bien à la bande de Bob Harvey. Quant au corral, il navait encore subi aucune dévastation. Les portes en étaient fermées, et les animaux domestiques navaient pu se disperser dans la forêt. On ne voyait, non plus, aucune trace de lutte, aucun dégât, ni à lhabitation, ni à la palissade. Seulement, les munitions, dont Ayrton était approvisionné, avaient disparu avec lui. «Le malheureux aura été surpris, dit Cyrus Smith, et, comme il était homme à se défendre, il aura succombé. -- Oui! Cela est à craindre! répondit le reporter. Puis, sans doute, les convicts se sont installés au corral, où ils trouvaient tout en abondance, et ils nont pris la fuite que lorsquils nous ont vus arriver. Il est bien évident aussi quà ce moment Ayrton, mort ou vivant, nétait plus ici. -- Il faudra battre la forêt, dit lingénieur, et débarrasser lîle de ces misérables. Les pressentiments de Pencroff ne le trompaient pas, quand il voulait quon leur donnât la chasse comme à des bêtes fauves. Cela nous eût épargné bien des malheurs! -- Oui, répondit le reporter, mais maintenant nous avons le droit dêtre sans pitié! -- En tout cas, dit lingénieur, nous sommes forcés dattendre quelque temps et de rester au corral jusquau moment où lon pourra sans danger transporter Harbert à Granite-House. -- Mais Nab? demanda le reporter. -- Nab est en sûreté. -- Et si, inquiet de notre absence, il se hasardait à venir? -- Il ne faut pas quil vienne! répondit vivement Cyrus Smith. Il serait assassiné en route! -- Cest quil est bien probable quil cherchera à nous rejoindre! -- Ah! Si le télégraphe fonctionnait encore, on pourrait le prévenir! Mais cest impossible maintenant! Quant à laisser seuls ici Pencroff et Harbert, nous ne le pouvons pas!... eh bien, jirai seul à Granite-House. -- Non, non! Cyrus, répondit le reporter, il ne faut pas que vous vous exposiez! Votre courage ny pourrait rien. Ces misérables surveillent évidemment le corral, ils sont embusqués dans les bois épais qui lentourent, et, si vous partiez, nous aurions bientôt à regretter deux malheurs au lieu dun! -- Mais Nab? répétait lingénieur. Voilà vingt-quatre heures quil est sans nouvelles de nous! Il voudra venir! -- Et comme il sera encore moins sur ses gardes que nous ne le serions nous-mêmes, répondit Gédéon Spilett, il sera frappé! ... -- Ny a-t-il donc pas moyen de le prévenir?» Pendant que lingénieur réfléchissait, ses regards tombèrent sur Top, qui, allant et venant, semblait dire: «est-ce que je ne suis pas là, moi?» «Top!» sécria Cyrus Smith. Lanimal bondit à lappel de son maître. «Oui, Top ira! dit le reporter, qui avait compris lingénieur. Top passera où nous ne passerions pas! Il portera à Granite-House des nouvelles du corral, et il nous rapportera celles de Granite- House! -- Vite! répondit Cyrus Smith. Vite!» Gédéon Spilett avait rapidement déchiré une page de son carnet, et il y écrivit ces lignes: «Harbert blessé. Nous sommes au corral. Tiens-toi sur tes gardes. Ne quitte pas Granite-House. Les convicts ont-ils paru aux environs? réponse par Top.» Ce billet laconique contenait tout ce que Nab devait apprendre et lui demandait en même temps tout ce que les colons avaient intérêt à savoir. Il fut plié et attaché au collier de Top, dune façon très apparente. «Top! Mon chien, dit alors lingénieur en caressant lanimal, Nab, Top! Nab! Va! Va!» Top bondit à ces paroles. Il comprenait, il devinait ce quon exigeait de lui. La route du corral lui était familière. En moins dune demi-heure, il pouvait lavoir franchie, et il était permis despérer que là où ni Cyrus Smith ni le reporter nauraient pu se hasarder sans danger, Top, courant dans les herbes ou sous la lisière du bois, passerait inaperçu. Lingénieur alla à la porte du corral, et il en repoussa un des battants. «Nab! Top, Nab!» répéta encore une fois lingénieur, en étendant la main dans la direction de Granite-House. Top sélança au dehors et disparut presque aussitôt. «Il arrivera! dit le reporter. -- Oui, et il reviendra, le fidèle animal! -- Quelle heure est-il? demanda Gédéon Spilett. -- Dix heures. -- Dans une heure il peut être ici. Nous guetterons son retour.» La porte du corral fut refermée. Lingénieur et le reporter rentrèrent dans la maison. Harbert était alors profondément assoupi. Pencroff maintenait ses compresses dans un état permanent dhumidité. Gédéon Spilett, voyant quil ny avait rien à faire en ce moment, soccupa de préparer quelque nourriture, tout en surveillant avec soin la partie de lenceinte adossée au contrefort, par laquelle une agression pouvait se produire. Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiété. Un peu avant onze heures, Cyrus Smith et le reporter, la carabine à la main, étaient derrière la porte, prêts à louvrir au premier aboiement de leur chien. Ils ne doutaient pas que si Top avait pu arriver heureusement à Granite-House, Nab ne leût immédiatement renvoyé. Ils étaient tous deux là, depuis dix minutes environ, quand une détonation retentit et fut aussitôt suivie daboiements répétés. Lingénieur ouvrit la porte, et, voyant encore un reste de fumée à cent pas dans le bois, il fit feu dans cette direction. Presque aussitôt Top bondit dans le corral, dont la porte fut vivement refermée. «Top, Top!» sécria lingénieur, en prenant la bonne grosse tête du chien entre ses bras. Un billet était attaché à son cou, et Cyrus Smith lut ces mots, tracés de la grosse écriture de Nab: «Point de pirates aux environs de Granite-House. Je ne bougerai pas. Pauvre M Harbert!» CHAPITRE VIII Ainsi, les convicts étaient toujours là, épiant le corral, et décidés à tuer les colons lun après lautre! Il ny avait plus quà les traiter en bêtes féroces. Mais de grandes précautions devaient être prises, car ces misérables avaient, en ce moment, lavantage de la situation, voyant et nétant pas vus, pouvant surprendre par la brusquerie de leur attaque et ne pouvant être surpris. Cyrus Smith sarrangea donc de manière à vivre au corral, dont les approvisionnements, dailleurs, pouvaient suffire pendant un assez long temps. La maison dAyrton avait été pourvue de tout ce qui était nécessaire à la vie, et les convicts, effrayés par larrivée des colons, navaient pas eu le temps de la mettre au pillage. Il était probable, ainsi que le fit observer Gédéon Spilett, que les choses sétaient passées comme suit: les six convicts, débarqués sur lîle, en avaient suivi le littoral sud, et, après avoir parcouru le double rivage de la presquîle serpentine, nétant point dhumeur à saventurer sous les bois du Far-West, ils avaient atteint lembouchure de la rivière de la chute. Une fois à ce point, en remontant la rive droite du cours deau, ils étaient arrivés aux contreforts du mont Franklin, entre lesquels il était naturel quils cherchassent quelque retraite, et ils navaient pu tarder à découvrir le corral, alors inhabité. Là, ils sétaient vraisemblablement installés en attendant le moment de mettre à exécution leurs abominables projets. Larrivée dAyrton les avait surpris, mais ils étaient parvenus à semparer du malheureux, et... la suite se devinait aisément! Maintenant, les convicts -- réduits à cinq, il est vrai, mais bien armés -- rôdaient dans les bois, et sy aventurer, cétait sexposer à leurs coups, sans quil y eût possibilité ni de les parer, ni de les prévenir. «Attendre! Il ny a pas autre chose à faire! répétait Cyrus Smith. Lorsque Harbert sera guéri, nous pourrons organiser une battue générale de lîle et avoir raison de ces convicts. Ce sera lobjet de notre grande expédition, en même temps... -- Que la recherche de notre protecteur mystérieux, ajouta Gédéon Spilett, en achevant la phrase de lingénieur. Ah! Il faut avouer, mon cher Cyrus, que, cette fois, sa protection nous a fait défaut, et au moment même où elle nous eût été le plus nécessaire! -- Qui sait! répondit lingénieur. -- Que voulez-vous dire? demanda le reporter. -- Que nous ne sommes pas au bout de nos peines, mon cher Spilett, et que la puissante intervention aura peut-être encore loccasion de sexercer. Mais il ne sagit pas de cela. La vie dHarbert avant tout.» Cétait la plus douloureuse préoccupation des colons. Quelques jours se passèrent, et létat du pauvre garçon navait heureusement pas empiré. Or, du temps gagné sur la maladie, cétait beaucoup. Leau froide, toujours maintenue à la température convenable, avait absolument empêché linflammation des plaies. Il sembla même au reporter que cette eau, un peu sulfureuse, -- ce quexpliquait le voisinage du volcan, -- avait une action plus directe sur la cicatrisation. La suppuration était beaucoup moins abondante, et, grâce aux soins incessants dont il était entouré, Harbert revenait à la vie, et sa fièvre tendait à baisser. Il était, dailleurs, soumis à une diète sévère, et, par conséquent, sa faiblesse était et devait être extrême; mais les tisanes ne lui manquaient pas, et le repos absolu lui faisait le plus grand bien. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient devenus très habiles à panser le jeune blessé. Tout le linge de lhabitation avait été sacrifié. Les plaies dHarbert, recouvertes de compresses et de charpie, nétaient serrées ni trop ni trop peu, de manière à provoquer leur cicatrisation sans déterminer de réaction inflammatoire. Le reporter apportait à ces pansements un soin extrême, sachant bien quelle en était limportance, et répétant à ses compagnons ce que la plupart des médecins reconnaissent volontiers: cest quil est plus rare peut-être de voir un pansement bien fait quune opération bien faite. Au bout de dix jours, le 22 novembre, Harbert allait sensiblement mieux. Il avait commencé à prendre quelque nourriture. Les couleurs revenaient à ses joues, et ses bons yeux souriaient à ses gardes- malades. Il causait un peu, malgré les efforts de Pencroff, qui, lui, parlait tout le temps pour lempêcher de prendre la parole et racontait les histoires les plus invraisemblables. Harbert lavait interrogé au sujet dAyrton, quil était étonné de ne pas voir près de lui, pensant quil devait être au corral. Mais le marin, ne voulant point affliger Harbert, sétait contenté de répondre quAyrton avait rejoint Nab, afin de défendre Granite- House. «Hein! disait-il, ces pirates! Voilà des gentlemen qui nont plus droit à aucun égard! Et M Smith qui voulait les prendre par les sentiments! Je leur enverrai du sentiment, moi, mais en bon plomb de calibre! -- Et on ne les a pas revus? demanda Harbert. -- Non, mon enfant, répondit le marin, mais nous les retrouverons, et, quand vous serez guéri, nous verrons si ces lâches, qui frappent par derrière, oseront nous attaquer face à face! -- Je suis encore bien faible, mon pauvre Pencroff! -- Eh! Les forces reviendront peu à peu! Quest-ce quune balle à travers la poitrine? Une simple plaisanterie! Jen ai vu bien dautres, et je ne men porte pas plus mal!» Enfin, les choses paraissaient être pour le mieux, et, du moment quaucune complication ne survenait, la guérison dHarbert pouvait être regardée comme assurée. Mais quelle eût été la situation des colons si son état se fût aggravé, si, par exemple, la balle lui fût restée dans le corps, si son bras ou sa jambe avaient dû être amputés! «Non, dit plus dune fois Gédéon Spilett, je nai jamais pensé à une telle éventualité sans frémir! -- Et cependant, sil avait fallu agir, lui répondit un jour Cyrus Smith, vous nauriez pas hésité? -- Non, Cyrus! dit Gédéon Spilett, mais que Dieu soit béni de nous avoir épargné cette complication!» Ainsi que dans tant dautres conjonctures, les colons avaient fait appel à cette logique du simple bon sens qui les avait tant de fois servis, et encore une fois, grâce à leurs connaissances générales, ils avaient réussi! Mais le moment ne viendrait-il pas où toute leur science serait mise en défaut? Ils étaient seuls sur cette île. Or, les hommes se complètent par létat de société, ils sont nécessaires les uns aux autres. Cyrus Smith le savait bien, et quelquefois il se demandait si quelque circonstance ne se produirait pas, quils seraient impuissants à surmonter! Il lui semblait, dailleurs, que ses compagnons et lui, jusque-là si heureux, fussent entrés dans une période néfaste. Depuis plus de deux ans et demi quils sétaient échappés de Richmond, on peut dire que tout avait été à leur gré. Lîle leur avait abondamment fourni minéraux, végétaux, animaux, et si la nature les avait constamment comblés, leur science avait su tirer parti de ce quelle leur offrait. Le bien-être matériel de la colonie était pour ainsi dire complet. De plus, en de certaines circonstances, une influence inexplicable leur était venue en aide!... mais tout cela ne pouvait avoir quun temps! Bref, Cyrus Smith croyait sapercevoir que la chance semblait tourner contre eux. En effet, le navire des convicts avait paru dans les eaux de lîle, et si ces pirates avaient été pour ainsi dire miraculeusement détruits, six dentre eux, du moins, avaient échappé à la catastrophe. Ils avaient débarqué sur lîle, et les cinq qui survivaient y étaient à peu près insaisissables. Ayrton avait été, sans aucun doute, massacré par ces misérables, qui possédaient des armes à feu, et, au premier emploi quils en avaient fait, Harbert était tombé, frappé presque mortellement. Étaient-ce donc là les premiers coups que la fortune contraire adressait aux colons? Voilà ce que se demandait Cyrus Smith! Voilà ce quil répétait souvent au reporter, et il leur semblait aussi que cette intervention si étrange, mais si efficace, qui les avait tant servis jusqualors, leur faisait maintenant défaut. Cet être mystérieux, quel quil fût, dont ils ne pouvaient nier lexistence, avait-il donc abandonné lîle? Avait-il succombé à son tour? À ces questions, aucune réponse nétait possible. Mais quon ne simagine pas que Cyrus Smith et son compagnon, parce quils causaient de ces choses, fussent gens à désespérer! Loin de là. Ils regardaient la situation en face, ils analysaient les chances, ils se préparaient à tout événement, ils se posaient fermes et droits devant lavenir, et si ladversité devait enfin les frapper, elle trouverait en eux des hommes préparés à la combattre. CHAPITRE IX La convalescence du jeune malade marchait régulièrement. Une seule chose était maintenant à désirer, cétait que son état permît de le ramener à Granite-House. Quelque bien aménagée et approvisionnée que fût lhabitation du corral, on ne pouvait y trouver le confortable de la saine demeure de granit. En outre, elle noffrait pas la même sécurité, et ses hôtes, malgré leur surveillance, y étaient toujours sous la menace de quelque coup de feu des convicts. Là-bas, au contraire, au milieu de cet inexpugnable et inaccessible massif, ils nauraient rien à redouter, et toute tentative contre leurs personnes devrait forcément échouer. Ils attendaient donc impatiemment le moment auquel Harbert pourrait être transporté sans danger pour sa blessure, et ils étaient décidés à opérer ce transport, bien que les communications à travers les bois du jacamar fussent très difficiles. On était sans nouvelles de Nab, mais sans inquiétude à son égard. Le courageux nègre, bien retranché dans les profondeurs de Granite-House, ne se laisserait pas surprendre. Top ne lui avait pas été renvoyé, et il avait paru inutile dexposer le fidèle chien à quelque coup de fusil qui eût privé les colons de leur plus utile auxiliaire. On attendait donc, mais les colons avaient hâte dêtre réunis à Granite-House. Il en coûtait à lingénieur de voir ses forces divisées, car cétait faire le jeu des pirates. Depuis la disparition dAyrton, ils nétaient plus que quatre contre cinq, car Harbert ne pouvait compter encore, et ce nétait pas le moindre souci du brave enfant, qui comprenait bien les embarras dont il était la cause! La question de savoir comment, dans les conditions actuelles, on agirait contre les convicts, fut traitée à fond dans la journée du 29 novembre entre Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff, à un moment où Harbert, assoupi, ne pouvait les entendre. «Mes amis, dit le reporter, après quil eut été question de Nab et de limpossibilité de communiquer avec lui, je crois, comme vous, que se hasarder sur la route du corral, ce serait risquer de recevoir un coup de fusil sans pouvoir le rendre. Mais ne pensez- vous pas que ce quil conviendrait de faire maintenant, ce serait de donner franchement la chasse à ces misérables? -- Cest à quoi je songeais, répondit Pencroff. Nous nen sommes pas, je suppose, à redouter une balle, et, pour mon compte, si Monsieur Cyrus mapprouve, je suis prêt à me jeter sur la forêt! Que diable! un homme en vaut un autre! -- Mais en vaut-il cinq? demanda lingénieur. -- Je me joindrai à Pencroff, répondit le reporter, et tous deux, bien armés, accompagnés de Top... -- Mon cher Spilett, et vous, Pencroff, reprit Cyrus Smith, raisonnons froidement. Si les convicts étaient gîtés dans un endroit de lîle, si cet endroit nous était connu, et sil ne sagissait que de les en débusquer, je comprendrais une attaque directe. Mais ny a-t-il pas lieu de craindre, au contraire, quils ne soient assurés de tirer le premier coup de feu? -- Eh, Monsieur Cyrus, sécria Pencroff, une balle ne va pas toujours à son adresse! -- Celle qui a frappé Harbert ne sest pas égarée, Pencroff, répondit lingénieur. Dailleurs, remarquez que si tous les deux vous quittiez le corral, jy resterais seul pour le défendre. Répondez-vous que les convicts ne vous verront pas labandonner, quils ne vous laisseront pas vous engager dans la forêt, et quils ne lattaqueront pas pendant votre absence, sachant quil ny aura plus ici quun enfant blessé et un homme. -- Vous avez raison, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, dont une sourde colère gonflait la poitrine, vous avez raison. Ils feront tout pour reprendre le corral, quils savent être bien approvisionné! Et, seul, vous ne pourriez tenir contre eux! Ah! Si nous étions à Granite-House! -- Si nous étions à Granite-House, répondit lingénieur, la situation serait très différente! Là, je ne craindrais pas de laisser Harbert avec lun de nous, et les trois autres iraient fouiller les forêts de lîle. Mais nous sommes au corral, et il convient dy rester jusquau moment où nous pourrons le quitter tous ensemble!» Il ny avait rien à répondre aux raisonnements de Cyrus Smith, et ses compagnons le comprirent bien. «Si seulement Ayrton eût encore été des nôtres! dit Gédéon Spilett. Pauvre homme! Son retour à la vie sociale naura été que de courte durée! -- Sil est mort?... ajouta Pencroff dun ton assez singulier. -- Espérez-vous donc, Pencroff, que ces coquins laient épargné? demanda Gédéon Spilett. -- Oui! Sils ont eu intérêt à le faire! -- Quoi! Vous supposeriez quAyrton, retrouvant ses anciens complices, oubliant tout ce quil nous doit... -- Que sait-on? répondit le marin, qui ne hasardait pas sans hésiter cette fâcheuse supposition. -- Pencroff, dit Cyrus Smith en prenant le bras du marin, vous avez là une mauvaise pensée, et vous maffligeriez beaucoup si vous persistiez à parler ainsi! Je garantis la fidélité dAyrton! -- Moi aussi, ajouta vivement le reporter. -- Oui... oui!... Monsieur Cyrus... jai tort, répondit Pencroff. Cest une mauvaise pensée, en effet, que jai eue là, et rien ne la justifie! Mais que voulez-vous? Je nai plus tout à fait la tête à moi. Cet emprisonnement au corral me pèse horriblement, et je nai jamais été surexcité comme je le suis! -- Soyez patient, Pencroff, répondit lingénieur. -- Dans combien de temps, mon cher Spilett, croyez-vous quHarbert puisse être transporté à Granite-House? -- Cela est difficile à dire, Cyrus, répondit le reporter, car une imprudence pourrait entraîner des conséquences funestes. Mais enfin, sa convalescence se fait régulièrement, et si dici huit jours les forces lui sont revenues, eh bien, nous verrons!» Huit jours! Cela remettait le retour à Granite-House aux premiers jours de décembre seulement. À cette époque, le printemps avait déjà deux mois de date. Le temps était beau, et la chaleur commençait à devenir forte. Les forêts de lîle étaient en pleine frondaison, et le moment approchait où les récoltes accoutumées devraient être faites. La rentrée au plateau de Grande-vue serait donc suivie de grands travaux agricoles quinterromprait seule lexpédition projetée dans lîle. On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. Mais sils étaient obligés de se courber devant la nécessité, ils ne le faisaient pas sans impatience. Une ou deux fois, le reporter se hasarda sur la route et fit le tour de lenceinte palissadée. Top laccompagnait, et Gédéon Spilett, sa carabine armée, était prêt à tout événement. Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace suspecte. Son chien leût averti de tout danger, et, comme Top naboya pas, on pouvait en conclure quil ny avait rien à craindre, en ce moment du moins, et que les convicts étaient occupés dans une autre partie de lîle. Cependant, à sa seconde sortie, le 27 novembre, Gédéon Spilett, qui sétait aventuré sous bois pendant un quart de mille, dans le sud de la montagne, remarqua que Top sentait quelque chose. Le chien navait plus son allure indifférente; il allait et venait, furetant dans les herbes et les broussailles, comme si son odorât lui eût révélé quelque objet suspect. Gédéon Spilett suivit Top, lencouragea, lexcita de la voix, tout en ayant loeil aux aguets, la carabine épaulée, et en profitant de labri des arbres pour se couvrir. Il nétait pas probable que Top eût senti la présence dun homme, car, dans ce cas, il laurait annoncée par des aboiements à demi contenus et une sorte de colère sourde. Or, puisquil ne faisait entendre aucun grondement, cest que le danger nétait ni prochain, ni proche. Cinq minutes environ se passèrent ainsi, Top furetant, le reporter le suivant avec prudence, quand, tout à coup, le chien se précipita vers un épais buisson et en tira un lambeau détoffe. Cétait un morceau de vêtement, maculé, lacéré, que Gédéon Spilett rapporta immédiatement au corral. Là, les colons lexaminèrent, et ils reconnurent que cétait un morceau de la veste dAyrton, morceau de ce feutre uniquement fabriqué à latelier de Granite-House. «Vous le voyez, Pencroff, fit observer Cyrus Smith, il y a eu résistance de la part du malheureux Ayrton. Les convicts lont entraîné malgré lui! Doutez-vous encore de son honnêteté? -- Non, Monsieur Cyrus, répondit le marin, et voilà longtemps que je suis revenu de ma défiance dun instant! Mais il y a, ce me semble, une conséquence à tirer de ce fait. -- Laquelle? demanda le reporter. -- Cest quAyrton na pas été tué au corral! Cest quon la entraîné vivant, puisquil a résisté! Or, peut-être vit-il encore! -- Peut-être, en effet», répondit lingénieur, qui demeura pensif. Il y avait là un espoir, auquel pouvaient se reprendre les compagnons dAyrton. En effet, ils avaient dû croire que, surpris au corral, Ayrton était tombé sous quelque balle, comme était tombé Harbert. Mais, si les convicts ne lavaient pas tué tout dabord, sils lavaient emmené vivant dans quelque autre partie de lîle, ne pouvait-on admettre quil fût encore leur prisonnier? Peut-être même lun deux avait-il retrouvé dans Ayrton un ancien compagnon dAustralie, le Ben Joyce, le chef des convicts évadés? Et qui sait sils navaient pas conçu lespoir impossible de ramener Ayrton à eux! Il leur eût été si utile, sils avaient pu en faire un traître!... Cet incident fut donc favorablement interprété au corral, et il ne sembla plus impossible quon retrouvât Ayrton. De son côté, sil nétait que prisonnier, Ayrton ferait tout, sans doute, pour échapper aux mains de ces bandits, et ce serait un puissant auxiliaire pour les colons! «En tout cas, fit observer Gédéon Spilett, si, par bonheur, Ayrton parvient à se sauver, cest à Granite-House quil ira directement, car il ne connaît pas la tentative dassassinat dont Harbert a été victime, et, par conséquent, il ne peut croire que nous soyons emprisonnés au corral. -- Ah! Je voudrais quil y fût, à Granite-House! sécria Pencroff, et que nous y fussions aussi! Car enfin, si les coquins ne peuvent rien tenter contre notre demeure, du moins peuvent-ils saccager le plateau, nos plantations, notre basse-cour!» Pencroff était devenu un vrai fermier, attaché de coeur à ses récoltes. Mais il faut dire quHarbert était plus que tous impatient de retourner à Granite-House, car il savait combien la présence des colons y était nécessaire. Et cétait lui qui les retenait au corral! Aussi cette idée unique occupait-elle son esprit: quitter le corral, le quitter quand même! Il croyait pouvoir supporter le transport à Granite-House. Il assurait que les forces lui reviendraient plus vite dans sa chambre, avec lair et la vue de la mer! Plusieurs fois il pressa Gédéon Spilett, mais celui-ci, craignant, avec raison, que les plaies dHarbert, mal cicatrisées, ne se rouvrissent en route, ne donnait pas lordre de partir. Cependant, un incident se produisit, qui entraîna Cyrus Smith et ses deux amis à céder aux désirs du jeune garçon, et dieu sait ce que cette détermination pouvait leur causer de douleurs et de remords! On était au 29 novembre. Il était sept heures du matin. Les trois colons causaient dans la chambre dHarbert, quand ils entendirent Top pousser de vifs aboiements. Cyrus Smith, Pencroff et Gédéon Spilett saisirent leurs fusils, toujours prêts à faire feu, et ils sortirent de la maison. Top, ayant couru au pied de lenceinte palissadée, sautait, aboyait, mais cétait contentement, non colère. «Quelquun vient! -- Oui! -- Ce nest pas un ennemi! -- Nab, peut-être? -- Ou Ayrton?» À peine ces mots avaient-ils été échangés entre lingénieur et ses deux compagnons, quun corps bondissait par-dessus la palissade et retombait sur le sol du corral. Cétait Jup, maître Jup en personne, auquel Top fit un véritable accueil dami! «Jup! sécria Pencroff. -- Cest Nab qui nous lenvoie! dit le reporter. -- Alors, répondit lingénieur, il doit avoir quelque billet sur lui.» Pencroff se précipita vers lorang. Évidemment, si Nab avait eu quelque fait important à faire connaître à son maître, il ne pouvait employer un plus sûr et plus rapide messager, qui pouvait passer là où ni les colons ni Top lui-même nauraient peut-être pu le faire. Cyrus Smith ne sétait pas trompé. Au cou de Jup était pendu un petit sac, et dans ce sac se trouvait un billet tracé de la main de Nab. Que lon juge du désespoir de Cyrus Smith et de ses compagnons, quand ils lurent ces mots: «Vendredi, 6 h. matin. «Plateau envahi par les convicts! «Nab.» Ils se regardèrent sans prononcer un mot, puis ils rentrèrent dans la maison. Que devaient-ils faire? Les convicts au plateau de Grande-vue, cétait le désastre, la dévastation, la ruine! Harbert, en voyant rentrer lingénieur, le reporter et Pencroff, comprit que la situation venait de saggraver, et quand il aperçut Jup, il ne douta plus quun malheur ne menaçât Granite-House. «Monsieur Cyrus, dit-il, je veux partir. Je puis supporter la route! Je veux partir!» Gédéon Spilett sapprocha dHarbert. Puis, après lavoir regardé. «Partons donc!» dit-il. La question fut vite décidée de savoir si Harbert serait transporté sur une civière ou dans le chariot qui avait été amené par Ayrton au corral. La civière aurait eu des mouvements plus doux pour le blessé, mais elle nécessitait deux porteurs, cest-à- dire que deux fusils manqueraient à la défense, si une attaque se produisait en route. Ne pouvait-on, au contraire, en employant le chariot, laisser tous les bras disponibles? Était-il donc impossible dy placer les matelas sur lesquels reposait Harbert et de savancer avec tant de précaution que tout choc lui fût évité? On le pouvait. Le chariot fut amené. Pencroff y attela lonagga. Cyrus Smith et le reporter soulevèrent les matelas dHarbert, et ils les posèrent sur le fond du chariot entre les deux ridelles. Le temps était beau. De vifs rayons de soleil se glissaient à travers les arbres. «Les armes sont-elles prêtes?» demanda Cyrus Smith. Elles létaient. Lingénieur et Pencroff, armés chacun dun fusil à deux coups, et Gédéon Spilett, tenant sa carabine, navaient plus quà partir. «Es-tu bien, Harbert? demanda lingénieur. -- Ah! Monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon, soyez tranquille, je ne mourrai pas en route!» En parlant ainsi, on voyait que le pauvre enfant faisait appel à toute son énergie, et que, par une suprême volonté, il retenait ses forces prêtes à séteindre. Lingénieur sentit son coeur se serrer douloureusement. Il hésita encore à donner le signal du départ. Mais ceût été désespérer Harbert, le tuer peut-être. «En route!» dit Cyrus Smith. La porte du corral fut ouverte. Jup et Top, qui savaient se taire à propos, se précipitèrent en avant. Le chariot sortit, la porte fut refermée, et lonagga, dirigé par Pencroff, savança dun pas lent. Certes, mieux aurait valu prendre une route autre que celle qui allait directement du corral à Granite-House, mais le chariot eût éprouvé de grandes difficultés à se mouvoir sous bois. Il fallut donc suivre cette voie, bien quelle dût être connue des convicts. Cyrus Smith et Gédéon Spilett marchaient de chaque côté du chariot, prêts à répondre à toute attaque. Toutefois, il nétait pas probable que les convicts eussent encore abandonné le plateau de Grande-vue. Le billet de Nab avait évidemment été écrit et envoyé dès que les convicts sy étaient montrés. Or, ce billet était daté de six heures du matin, et lagile orang, habitué à venir fréquemment au corral, avait mis à peine trois quarts dheure à franchir les cinq milles qui le séparaient de Granite- House. La route devait donc être sûre en ce moment, et, sil y avait à faire le coup de feu, ce ne serait vraisemblablement quaux approches de Granite-House. Cependant, les colons se tenaient sévèrement sur leurs gardes. Top et Jup, celui-ci armé de son bâton, tantôt en avant, tantôt battant le bois sur les côtés du chemin, ne signalaient aucun danger. Le chariot avançait lentement, sous la direction de Pencroff. Il avait quitté le corral à sept heures et demie. Une heure après, quatre milles sur cinq avaient été franchis, sans quil se fût produit aucun incident. La route était déserte comme toute cette partie du bois de jacamar qui sétendait entre la Mercy et le lac. Aucune alerte neut lieu. Les taillis semblaient être aussi déserts quau jour où les colons atterrirent sur lîle. On approchait du plateau. Un mille encore, et on apercevrait le ponceau du creek glycérine. Cyrus Smith ne doutait pas que ce ponceau ne fût en place, soit que les convicts fussent entrés par cet endroit, soit que, après avoir passé un des cours deau qui fermaient lenceinte, ils eussent pris la précaution de labaisser, afin de se ménager une retraite. Enfin, la trouée des derniers arbres laissa voir lhorizon de mer. Mais le chariot continua sa marche, car aucun de ses défenseurs ne pouvait songer à labandonner. En ce moment, Pencroff arrêta lonagga, et dune voix terrible: «Ah! Les misérables!» sécria-t-il. Et de la main il montra une épaisse fumée qui tourbillonnait au- dessus du moulin, des étables et des bâtiments de la basse-cour. Un homme sagitait au milieu de ces vapeurs. Cétait Nab. Ses compagnons poussèrent un cri. Il les entendit et courut à eux... Les convicts avaient abandonné le plateau depuis une demi-heure environ, après lavoir dévasté! «Et M Harbert?» sécria Nab. Gédéon Spilett revint en ce moment au chariot. Harbert avait perdu connaissance! CHAPITRE X Des convicts, des dangers qui menaçaient Granite-House, des ruines dont le plateau était couvert, il ne fut plus question. Létat dHarbert dominait tout. Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure? Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés. Le chariot fut amené au coude de la rivière. Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-vue. Lascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-House. Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande. Gédéon Spilett visita ses plaies. Il craignait quelles ne se fussent rouvertes, étant imparfaitement cicatrisées... il nen était rien. Doù venait donc cette prostration? Pourquoi létat dHarbert avait-il empiré? Le jeune garçon fut pris alors dune sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit. Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui sétait passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait dêtre le théâtre. Cétait seulement pendant la nuit précédente que les convicts sétaient montrés sur la lisière de la forêt, aux approches du creek glycérine. Nab, qui veillait près de la basse-cour, navait pas hésité à faire feu sur lun de ces pirates, qui se disposait à traverser le cours deau; mais, dans cette nuit assez obscure, il navait pu savoir si ce misérable avait été atteint. En tout cas, cela navait pas suffi pour écarter la bande, et Nab neut que le temps de remonter à Granite-House, où il se trouva, du moins, en sûreté. Mais que faire alors? Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître? Et dailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral? Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et lon était au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que Nab navait eu dautres nouvelles que celles que Top lui avait apportées, nouvelles désastreuses: Ayrton disparu, Harbert grièvement blessé, lingénieur, le reporter, le marin, pour ainsi dire, emprisonnés dans le corral! Que faire? se demandait le pauvre Nab. Pour lui personnellement, il navait rien à craindre, car les convicts ne pouvaient latteindre dans Granite-House. Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce quil aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait? Nab eut alors la pensée demployer Jup et de lui confier un billet. Il connaissait lextrême intelligence de lorang, qui avait été souvent mise à lépreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et lon se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour navait pas encore paru. Lagile orang saurait bien passer inaperçu dans ces bois, dont les convicts, dailleurs, devraient le croire un des habitants naturels. Nab nhésita pas. Il écrivit le billet, il lattacha au cou de Jup, il amena le singe à la porte de Granite-House, de laquelle il laissa dérouler une longue corde jusquà terre; puis, à plusieurs reprises, il répéta ces mots: «Jup! Jup! Corral! Corral!» Lanimal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement jusquà la grève et disparut dans lombre, sans que lattention des convicts eût été aucunement éveillée. «Tu as bien fait, Nab, répondit Cyrus Smith, mais, en ne nous prévenant pas, peut-être aurais-tu mieux fait encore!» Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait à Harbert, dont le transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence. Nab acheva son récit. Les convicts ne sétaient point montrés sur la grève. Ne connaissant pas le nombre des habitants de lîle, ils pouvaient supposer que Granite-House était défendu par une troupe importante. Ils devaient se rappeler que, pendant lattaque du brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des roches inférieures que des roches supérieures, et, sans doute, ils ne voulurent pas sexposer. Mais le plateau de Grande-vue leur était ouvert et nétait point enfilé par les feux de Granite- House. Ils sy livrèrent donc à leur instinct de déprédation, saccageant, brûlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se retirèrent quune demi-heure avant larrivée des colons, quils devaient croire encore confinés au corral. Nab sétait précipité hors de sa retraite. Il était remonté sur le plateau, au risque dy recevoir quelque balle, il avait essayé déteindre lincendie qui consumait les bâtiments de la basse- cour, et il avait lutté, mais inutilement, contre le feu, jusquau moment où le chariot parut sur la lisière du bois. Tels avaient été ces graves événements. La présence des convicts constituait une menace permanente pour les colons de lîle Lincoln, jusque-là si heureux, et qui pouvaient sattendre à de plus grands malheurs encore! Gédéon Spilett demeura à Granite-House près dHarbert et de Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagné de Nab, allait juger par lui-même de létendue du désastre. Il était heureux que les convicts ne se fussent pas avancés jusquau pied de Granite-House. Les ateliers des cheminées nauraient pas échappé à la dévastation. Mais, après tout, ce mal eût été peut-être plus facilement réparable que les ruines accumulées sur le plateau de Grande-vue! Cyrus Smith et Nab se dirigèrent vers la Mercy et en remontèrent la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des convicts. De lautre côté de la rivière, dans lépaisseur du bois, ils naperçurent non plus aucun indice suspect. Dailleurs, voici ce quon pouvait admettre, suivant toute probabilité: ou les convicts connaissaient le retour des colons à Granite-House, car ils avaient pu les voir passer sur la route du corral; ou, après la dévastation du plateau, ils sétaient enfoncés dans le bois de jacamar, en suivant le cours de la Mercy, et ils ignoraient ce retour. Dans le premier cas, ils avaient dû retourner vers le corral, maintenant sans défenseurs, et qui renfermait des ressources précieuses pour eux. Dans le second, ils avaient dû regagner leur campement, et attendre là quelque occasion de recommencer lattaque. Il y aurait donc lieu de les prévenir; mais toute entreprise destinée à en débarrasser lîle était encore subordonnée à la situation dHarbert. En effet, Cyrus Smith naurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-House. Lingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. Cétait une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations navaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé. Heureusement, Granite-House possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages. Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à létable des onaggas, le feu avait tout détruit. Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. Les volatiles, qui sétaient réfugiés pendant lincendie sur les eaux du lac, revenaient déjà à leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Là, tout serait à refaire. La figure de Cyrus Smith, plus pâle que dordinaire, dénotait une colère intérieure quil ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole. Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui sélevait encore des ruines, puis il revint à Granite-House. Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons eussent jusqualors passés dans lîle! La faiblesse dHarbert saccroissait visiblement. Il semblait quune maladie plus grave, conséquence du profond trouble physiologique quil avait subi, menaçât de se déclarer, et Gédéon Spilett pressentait une telle aggravation dans son état, quil serait impuissant à la combattre! En effet, Harbert demeurait dans une sorte dassoupissement presque continu, et quelques symptômes de délire commencèrent à se manifester. Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. La fièvre nétait pas encore très forte, mais bientôt elle parut vouloir sétablir par accès réguliers. Gédéon Spilett le reconnut le 6 décembre. Le pauvre enfant, dont les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrêmement pâles, fut dabord pris de frissons légers, dhorripilations, de tremblements. Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur; le visage sanima, la peau rougit, le pouls saccéléra; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. Laccès avait duré cinq heures environ. Gédéon Spilett navait pas quitté Harbert, qui était pris maintenant dune fièvre intermittente, ce nétait que trop certain, et cette fièvre, il fallait à tout prix la couper avant quelle devînt plus grave. «Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge. -- Un fébrifuge!... répondit lingénieur. Nous navons ni quinquina, ni sulfate de quinine! -- Non, dit Gédéon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du lac, et lécorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine. -- Essayons donc sans perdre un instant!» répondit Cyrus Smith. Lécorce de saule, en effet, a été justement considérée comme un succédané du quinquina, aussi bien que le marronnier de lInde, la feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait évidemment essayer de cette substance, bien quelle ne valût pas le quinquina, et lemployer à létat naturel, puisque les moyens manquaient pour en extraire lalcaloïde, cest-à-dire la salicine. Cyrus Smith alla lui-même couper sur le tronc dune espèce de saule noir quelques morceaux décorce; il les rapporta à Granite- House, il les réduisit en poudre, et cette poudre fut administrée le soir même à Harbert. La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque délire, mais la fièvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne revint pas davantage le jour suivant. Pencroff reprit quelque espoir. Gédéon Spilett ne disait rien. Il pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas quotidiennes, que la fièvre fût tierce, en un mot, et quelle revînt le lendemain. Aussi, ce lendemain, lattendit-on avec la plus vive anxiété. On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la période apyrexique, Harbert demeurait comme brisé, ayant la tête lourde et facile aux étourdissements. Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter: le foie dHarbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi. Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena lingénieur à part. «Cest une fièvre pernicieuse! lui dit-il. -- Une fièvre pernicieuse! sécria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe!... -- Je ne me trompe pas, répondit le reporter. Harbert aura sans doute contracté ce germe dans les marais de lîle, et cela suffit. Il a déjà éprouvé un premier accès. Si un second accès survient, et si nous ne parvenons pas à empêcher le troisième... il est perdu!... -- Mais cette écorce de saule?... -- Elle est insuffisante, répondit le reporter, et un troisième accès de fièvre pernicieuse quon ne coupe pas au moyen de la quinine est toujours mortel!» Heureusement, Pencroff navait rien entendu de cette conversation. Il fût devenu fou. On comprend dans quelles inquiétudes furent lingénieur et le reporter pendant cette journée du 7 novembre et pendant la nuit qui la suivit. Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff! Il ne voulait pas mourir!... cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff. Laccès dura cinq heures. Il était évident quHarbert nen supporterait pas un troisième. La nuit fut affreuse. Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le coeur de ses compagnons! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton! Il suppliait cet être mystérieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont limage lobsédait... Puis il retombait dans une prostration profonde qui lanéantissait tout entier... Plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort! La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut quune succession de faiblesses. Les mains amaigries dHarbert se crispaient à ses draps. On lui avait administré de nouvelles doses décorce pilée, mais le reporter nen attendait plus aucun résultat. «Si avant demain matin nous ne lui avons pas donné un fébrifuge plus énergique, dit le reporter, Harbert sera mort!» La nuit arriva, -- la dernière nuit sans doute de cet enfant courageux, bon, intelligent, si supérieur à son âge, et que tous aimaient comme leur fils! Le seul remède qui existât contre cette terrible fièvre pernicieuse, le seul spécifique qui pût la vaincre, ne se trouvait pas dans lîle Lincoln! Pendant cette nuit du 8 au 9 décembre, Harbert fut repris dun délire plus intense. Son foie était horriblement congestionné, son cerveau attaqué, et déjà il était impossible quil reconnût personne. Vivrait-il jusquau lendemain, jusquà ce troisième accès qui devait immanquablement lemporter? Ce nétait plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans lintervalle des crises, il était comme inanimé. Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. Nab, qui était près de lui, épouvanté, se précipita dans la chambre voisine, où veillaient ses compagnons! Top, en ce moment, aboya dune façon étrange... Tous rentrèrent aussitôt et parvinrent à maintenir lenfant mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gédéon Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu à peu... Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-House. Une belle journée sannonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert!... un rayon se glissa jusquà la table qui était placée près du lit. Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table... cétait une petite boîte oblongue, dont le couvercle portait ces mots: sulfate de quinine. CHAPITRE XI Gédéon Spilett prit la boîte, il louvrit. Elle contenait environ deux cents grains dune poudre blanche dont il porta quelques particules à ses lèvres. Lextrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. Cétait bien le précieux alcaloïde du quinquina, lanti-périodique par excellence. Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard. «Du café», demanda Gédéon Spilett. Quelques instants après, Nab apportait une tasse de linfusion tiède. Gédéon Spilett y jeta environ dix-huit grains de la quinine, et on parvint à faire boire cette mixture à Harbert. Il était temps encore, car le troisième accès de la fièvre pernicieuse ne sétait pas manifesté! Et, quil soit permis dajouter, il ne devait pas revenir! Dailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. Linfluence mystérieuse sétait de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait delle!... Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. Lintervention de linconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-House? Cétait absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le «génie de lîle» était non moins étrange que le génie lui-même. Durant cette journée, et de trois heures en trois heures environ, le sulfate de quinine fut administré à Harbert. Harbert, dès le lendemain, éprouvait une certaine amélioration. Certes, il nétait pas guéri, et les fièvres intermittentes sont sujettes à de fréquentes et dangereuses récidives, mais les soins ne lui manquèrent pas. Et puis, le spécifique était là, et non loin, sans doute, celui quil lavait apporté! Enfin, un immense espoir revint au coeur de tous. Cet espoir ne fut pas trompé. Dix jours après, le 20 décembre, Harbert entrait en convalescence. Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès nétait revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions quon lui imposait! Il avait tant envie de guérir! Pencroff était comme un homme quon a retiré du fond dun abîme. Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Après que le moment du troisième accès eut été passé, il avait serré le reporter dans ses bras à létouffer. Depuis lors, il ne lappela plus que le docteur Spilett. Restait à découvrir le vrai docteur. «On le découvrira!» répétait le marin. Et certes, cet homme, quel quil fût, devait sattendre à quelque rude embrassade du digne Pencroff! Le mois de décembre se termina, et avec lui cette année 1867, pendant laquelle les colons de lîle Lincoln venaient dêtre si durement éprouvés. Ils entrèrent dans lannée 1868 avec un temps magnifique, une chaleur superbe, une température tropicale, que la brise de mer venait heureusement rafraîchir. Harbert renaissait, et de son lit, placé près dune des fenêtres de Granite-House, il humait cet air salubre, chargé démanations salines, qui lui rendait la santé. Il commençait à manger, et dieu sait quels bons petits plats, légers et savoureux, lui préparait Nab! «Cétait à donner envie davoir été mourant!» disait Pencroff. Pendant toute cette période, les convicts ne sétaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-House. DAyrton, point de nouvelles, et, si lingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux neût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, lexpédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts. Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement. Pendant ce mois de janvier, dimportants travaux furent faits au plateau de Grande-vue; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait lêtre des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine. Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre. Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et dincendiaires. Quand on aurait purgé lîle de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier. Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, dabord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue doeil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance. À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, -- et le docteur Spilett se montrait fort sévère, -- marcha régulièrement. Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande- vue et les grèves. Quelques bains de mer quil prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir dores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très claires à cette époque de lannée, seraient propices aux recherches quil sagissait de faire sur toute lîle. Les préparatifs exigés par cette exploration furent don commencés, et ils devaient être importants, car les colons sétaient jurés de ne point rentrer à Granite-House avant que leur double but eût été atteint: dune part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, sil vivait encore; de lautre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie. De lîle Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap griffe jusquaux caps mandibules, les vastes marais des tadornes, les environs du lac Grant, les bois de jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral. Ils avaient exploré, mais dune manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusquau promontoire du reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entrouverte du golfe du requin. Mais ils navaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presquîle serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la chute, et lenchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à louest, au nord et à lest, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers dacres de lîle avaient encore échappé à leurs investigations. Il fut donc décidé que lexpédition se porterait à travers le Far- West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy. Peut-être eût-il mieux valu se diriger dabord sur le corral, où lon devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour sy installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour lempêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à sy retrancher, et il serait toujours temps daller les relancer dans leur retraite. Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé dune route qui mettrait en communication Granite- House et lextrémité de la presquîle, sur une longueur de seize à dix-sept milles. Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans larsenal maintenant si complet de Granite-House. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte. Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-House. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de lexpédition. Linaccessible demeure pouvait se garder toute seule. Le 14 février, veille du départ, était un dimanche. Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot. Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-House à labri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à lascension furent apportées aux cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière quelles pussent servir au retour, car le tambour de lascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de lappareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen dune corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève. Le temps était magnifique. «Une chaude journée qui se prépare! dit joyeusement le reporter. -- Bah! Docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à labri des arbres et nous napercevrons même pas le soleil! -- En route!» dit lingénieur. Le chariot attendait sur le rivage, devant les cheminées. Le reporter avait exigé quHarbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin. Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait dun air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche. Le chariot tourna dabord langle de lembouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel samorçait la route de port- ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à senfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West. Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux narrêta la marche des colons. Lépaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à lîle sy retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions quils avaient faites à leur arrivée sur lîle. «Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs quautrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces.» Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent dune troupe dhommes: ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin; là, des cendres dun foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif. Lingénieur avait recommandé à ses compagnons de sabstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner léveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. Dailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément. Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-House, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de sy engager, Cyrus Smith avait soin denvoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et lorang revenaient sans avoir rien signalé, cest quil ny avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, -- deux sortes dindividus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau. Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-House, sur le bord dun petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient lexistence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité. On soupa copieusement, car lappétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si lingénieur navait eu affaire quà des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés quarrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas sentourer de profondes ténèbres. La surveillance fut, dailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu quils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, dune part, lingénieur et Nab, de lautre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement. Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit. Lobscurité était due plutôt à lépaisseur des ramures quà la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup. La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt. Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables «setlers», les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont labatage, dailleurs, leur eût coûté dénormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et sallongeait de nombreux détours. Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence navait pas encore été signalée dans lîle, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient sépancher comme les eaux dune vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées dun goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés dun cône de verdure, sélevaient à une hauteur de deux cents pieds. Cétaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban. Quant à la faune, elle ne présenta pas dautres échantillons que ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqualors. Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir lapprocher, un couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers à lAustralie, sortes de casoars, que lon nomme émeus, et qui, hauts de cinq pieds et bruns de plumage, appartiennent à lordre des échassiers. Top sélança après eux de toute la vitesse de ses quatre pattes, mais les casoars le distancèrent aisément, tant leur rapidité était prodigieuse. Quant aux traces laissées par les convicts dans la forêt, on en releva quelques-unes encore. Près dun feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant lune après lautre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts avaient évidemment campé en cet endroit; mais -- et cétait là lobjet dun examen si minutieux! -- on ne put découvrir une sixième empreinte, qui, dans ce cas, eût été celle du pied dAyrton. «Ayrton nétait pas avec eux! dit Harbert. -- Non, répondit Pencroff, et, sil nétait pas avec eux, cest que ces misérables lavaient déjà tué! Mais ces gueux-là nont donc pas une tanière où on puisse aller les traquer comme des tigres! -- Non, répondit le reporter. Il est plus probable quils vont à laventure, et cest leur intérêt derrer ainsi jusquau moment où ils seront les maîtres de lîle. -- Les maîtres de lîle! sécria le marin. Les maîtres de lîle!...» répéta-t-il, et sa voix était étranglée comme si un poignet de fer leût saisi à la gorge. Puis, dun ton plus calme: «Savez-vous, Monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que jai fourrée dans mon fusil? -- Non, Pencroff! -- Cest la balle qui a traversé la poitrine dHarbert, et je vous promets que celle-là ne manquera pas son but!» Mais ces justes représailles ne pouvaient rendre la vie à Ayrton, et, de cet examen des empreintes laissées sur le sol, on dut, hélas! Conclure quil ny avait plus à conserver aucun espoir de jamais le revoir! Ce soir-là, le campement fut établi à quatorze milles de Granite- House, et Cyrus Smith estima quil ne devait pas être à plus de cinq milles du promontoire du reptile. Et, en effet, le lendemain, lextrémité de la presquîle était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur; mais aucun indice navait permis de trouver la retraite où sétaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu. CHAPITRE XII La journée du lendemain, 18 février, fut consacrée à lexploration de toute cette partie boisée qui formait le littoral depuis le promontoire du reptile jusquà la rivière de la chute. Les colons purent fouiller à fond cette forêt, dont la largeur variait de trois à quatre milles, car elle était comprise entre les deux rivages de la presquîle serpentine. Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici quen aucune autre portion de lîle. On eût dit un coin de ces forêts vierges de lAmérique ou de lAfrique centrale, transporté sous cette zone moyenne. Ce qui portait à admettre que ces superbes végétaux trouvaient dans ce sol, humide à sa couche supérieure, mais chauffé à lintérieur par des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir à un climat tempéré. Les essences dominantes étaient précisément ces kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions gigantesques. Mais le but des colons nétait pas dadmirer ces magnificences végétales. Ils savaient déjà que, sous ce rapport, lîle Lincoln eût mérité de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le premier nom fut celui dîles fortunées. Maintenant, hélas! Leur île ne leur appartenait plus tout entière; dautres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusquau dernier. Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin quon mît à les rechercher. Plus dempreintes de pas, plus de brisées aux arbres, plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnés. «Cela ne métonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. Les convicts ont abordé lîle aux environs de la pointe de lépave, et ils se sont immédiatement jetés dans les forêts du Far-West, après avoir traversé le marais des tadornes. Ils ont donc suivi à peu près la route que nous avons prise en quittant Granite-House. Cest ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. Mais, arrivés sur le littoral, les convicts ont bien compris quils ny trouveraient point de retraite convenable, et cest alors que, étant remontés vers le nord, ils ont découvert le corral... -- Où ils sont peut-être revenus... dit Pencroff. -- Je ne le pense pas, répondit lingénieur, car ils doivent bien supposer que nos recherches se porteront de ce côté. Le corral nest pour eux quun lieu dapprovisionnement, et non un campement définitif. -- Je suis de lavis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi, ce doit être au milieu des contreforts du mont Franklin que les convicts auront cherché un repaire. -- Alors, Monsieur Cyrus, droit au corral! sécria Pencroff. Il faut en finir, et jusquici nous avons perdu notre temps! -- Non, mon ami, répondit lingénieur. Vous oubliez que nous avions intérêt à savoir si les forêts du Far-West ne renfermaient pas quelque habitation. Notre exploration a un double but, Pencroff. Si, dune part, nous devons châtier le crime, de lautre, nous avons un acte de reconnaissance à accomplir! -- Voilà qui est bien parlé, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Mest avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que sil le veut bien!» Et, vraiment, Pencroff ne faisait quexprimer lopinion de tous. Il était probable que la retraite de linconnu ne devait pas être moins mystérieuse quil ne létait lui-même! Ce soir-là, le chariot sarrêta à lembouchure de la rivière de la chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant quil était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de locéan et latmosphère vivifiante des forêts. Sa place nétait plus sur le chariot, mais en tête de la caravane. Le lendemain, 19 février, les colons, abandonnant le littoral, sur lequel, au delà de lembouchure, sentassaient si pittoresquement des basaltes de toutes formes, remontèrent le cours de la rivière par sa rive gauche. La route était en partie dégagée par suite des excursions précédentes qui avaient été faites depuis le corral jusquà la côte ouest. Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin. Le projet de lingénieur était celui-ci: observer minutieusement toute la vallée dont le thalweg formait le lit de la rivière, et gagner avec circonspection les environs du corral; si le corral était occupé, lenlever de vive force; sil ne létait pas, sy retrancher et en faire le centre des opérations qui auraient pour objectif lexploration du mont Franklin. Ce plan fut unanimement approuvé des colons, et il leur tardait, vraiment, davoir repris possession entière de leur île! On chemina donc dans létroite vallée qui séparait deux des plus puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressés sur les berges de la rivière, se raréfiaient vers les zones supérieures du volcan. Cétait un sol montueux, assez accidenté, très propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda quavec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient dintelligence et dadresse. Mais rien nindiquait que les rives du cours deau eussent été récemment fréquentées, rien nannonçait ni la présence ni la proximité des convicts. Vers cinq heures du soir, le chariot sarrêta à six cents pas à peu près de lenceinte palissadée. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore. Il sagissait donc de reconnaître le corral, afin de savoir sil était occupé. Y aller ouvertement, en pleine lumière, pour peu que les convicts y fussent embusqués, cétait sexposer à recevoir quelque mauvais coup, ainsi quil était arrivé à Harbert. Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue. Cependant, Gédéon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaître les approches du corral, et Pencroff, à bout de patience, soffrit à laccompagner. «Non, mes amis, répondit lingénieur. Attendez la nuit. Je ne laisserai pas lun de vous sexposer en plein jour. -- Mais, Monsieur Cyrus... répliqua le marin, peu disposé à obéir. -- Je vous en prie, Pencroff, dit lingénieur. -- Soit!» répondit le marin, qui donna un autre cours à sa colère en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du répertoire maritime. Les colons demeurèrent donc autour du chariot, et ils surveillèrent avec soin les parties voisines de la forêt. Trois heures se passèrent ainsi. Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. La brisée de la plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sèches, le glissement dun corps entre les herbes, eussent été entendus sans peine. Tout était tranquille. Du reste, Top, couché à terre, sa tête allongée sur ses pattes, ne donnait aucun signe dinquiétude. À huit heures, le soir parut assez avancé pour que la reconnaissance pût être faite dans de bonnes conditions. Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus Smith y consentit. Top et Jup durent rester avec lingénieur, Harbert et Nab, car il ne fallait pas quun aboiement ou un cri, lancés mal à propos, donnassent léveil. «Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin et au reporter. Vous navez pas à prendre possession du corral, mais seulement à reconnaître sil est occupé ou non. -- Cest convenu», répondit Pencroff. Et tous deux partirent. Sous les arbres, grâce à lépaisseur de leur feuillage, une certaine obscurité rendait déjà les objets invisibles au delà dun rayon de trente à quarante pieds. Le reporter et Pencroff, sarrêtant dès quun bruit quelconque leur semblait suspect, navançaient quavec les plus extrêmes précautions. Ils marchaient lun écarté de lautre, afin doffrir moins de prise aux coups de feu. Et, pour tout dire, ils sattendaient, à chaque instant, à ce quune détonation retentît. Cinq minutes après avoir quitté le chariot, Gédéon Spilett et Pencroff étaient arrivés sur la lisière du bois, devant la clairière au fond de laquelle sélevait lenceinte palissadée. Ils sarrêtèrent. Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie darbres. À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. Ces trente pas quil sagissait de franchir entre la lisière du bois et lenceinte constituaient la zone dangereuse, pour employer une expression empruntée à la balistique. En effet, une ou plusieurs balles, parties de la crête de la palissade, auraient jeté à terre quiconque se fût hasardé sur cette zone. Gédéon Spilett et le marin nétaient point hommes à reculer, mais ils savaient quune imprudence de leur part, dont ils seraient les premières victimes, retomberait ensuite sur leurs compagnons. Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert? Mais Pencroff, surexcité en se sentant si près du corral, où il supposait que les convicts sétaient réfugiés, allait se porter en avant, quand le reporter le retint dune main vigoureuse. «Dans quelques instants, il fera tout à fait nuit, murmura Gédéon Spilett à loreille de Pencroff, et ce sera le moment dagir.» Pencroff, serrant convulsivement la crosse de son fusil, se contint et attendit en maugréant. Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule seffacèrent complètement. Lombre qui semblait sortir de lépaisse forêt envahit la clairière. Le mont Franklin se dressait comme un énorme écran devant lhorizon du couchant, et lobscurité se fit rapidement, ainsi que cela arrive dans les régions déjà basses en latitude. Cétait le moment. Le reporter et Pencroff, depuis quils sétaient postés sur la lisière du bois, navaient pas perdu de vue lenceinte palissadée. Le corral semblait être absolument abandonné. La crête de la palissade formait une ligne un peu plus noire que lombre environnante, et rien nen altérait la netteté. Cependant, si les convicts étaient là, ils avaient dû Poster un des leurs, de manière à se garantir de toute surprise. Gédéon Spilett serra la main de son compagnon, et tous deux savancèrent en rampant vers le corral, leurs fusils prêts à faire feu. Ils arrivèrent à la porte de lenceinte sans que lombre eût été sillonnée dun seul trait de lumière. Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et lui lavaient supposé, était fermée. Cependant, le marin put constater que les barres extérieures navaient pas été mises. On en pouvait donc conclure que les convicts occupaient alors le corral, et que, vraisemblablement, ils avaient assujetti la porte, de manière quon ne pût la forcer. Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent loreille. Nul bruit à lintérieur de lenceinte. Les mouflons et les chèvres, endormis sans doute dans leurs étables, ne troublaient aucunement le calme de la nuit. Le reporter et le marin, nentendant rien, se demandèrent sils devaient escalader la palissade et pénétrer dans le corral. Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith. Il est vrai que lopération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. Or, si les convicts ne se doutaient de rien, sils navaient pas connaissance de lexpédition tentée contre eux, si enfin il existait, en ce moment, une chance de les surprendre, devait-on compromettre cette chance, en se hasardant inconsidérément à franchir la palissade? Ce ne fut pas lavis du reporter. Il trouva raisonnable dattendre que les colons fussent tous réunis pour essayer de pénétrer dans le corral. Ce qui était certain, cest que lon pouvait arriver jusquà la palissade sans être vu, et que lenceinte ne paraissait pas être gardée. Ce point déterminé, il ne sagissait plus que de revenir vers le chariot, et on aviserait. Pencroff, probablement, partagea cette manière de voir, car il ne fit aucune difficulté de suivre le reporter, quand celui-ci replia sous le bois. Quelques minutes après, lingénieur était mis au courant de la situation. «Eh bien, dit-il, après avoir réfléchi, jai maintenant lieu de croire que les convicts ne sont pas au corral. -- Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé lenceinte. -- Au corral, mes amis! dit Cyrus Smith. -- Laissons-nous le chariot dans le bois? demanda Nab. -- Non, répondit lingénieur, cest notre fourgon de munitions et de vivres, et, au besoin, il nous servira de retranchement. -- En avant donc!» dit Gédéon Spilett. Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. Lobscurité était profonde alors, le silence aussi complet quau moment où Pencroff et le reporter sétaient éloignés en rampant sur le sol. Lherbe épaisse étouffait complètement le bruit des pas. Les colons étaient prêts à faire feu. Jup, sur lordre de Pencroff, se tenait en arrière. Nab menait Top en laisse, afin quil ne sélançât pas en avant. La clairière apparut bientôt. Elle était déserte. Sans hésiter, la petite troupe se porta vers lenceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. Pas un coup de feu navait été tiré. Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il sarrêta. Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. Lingénieur, le reporter, Harbert et Pencroff se dirigèrent alors vers la porte, afin de voir si elle était barricadée intérieurement... un des battants était ouvert! «Mais que disiez-vous?» demanda lingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett. Tous deux étaient stupéfaits. «Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à lheure!» Les colons hésitèrent alors. Les convicts étaient-ils donc au corral au moment où Pencroff et le reporter en opéraient la reconnaissance? Cela ne pouvait être douteux, puisque la porte, alors fermée, navait pu être ouverte que par eux! Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir? Toutes ces questions se présentèrent instantanément à lesprit de chacun, mais comment y répondre? En ce moment, Harbert, qui sétait avancé de quelques pas à lintérieur de lenceinte, recula précipitamment et saisit la main de Cyrus Smith. «Quy a-t-il? demanda lingénieur. -- Une lumière! -- Dans la maison? -- Oui!» Tous cinq savancèrent vers la porte, et, en effet, à travers les vitres de la fenêtre qui leur faisait face, ils virent trembloter une faible lueur. Cyrus Smith prit rapidement son parti. «Cest une chance unique, dit-il à ses compagnons, de trouver les convicts enfermés dans cette maison, ne sattendant à rien! Ils sont à nous! En avant!» Les colons se glissèrent alors dans lenceinte, le fusil prêt à être épaulé. Le chariot avait été laissé au dehors sous la garde de Jup et de Top, quon y avait attachés par prudence. Cyrus Smith, Pencroff, Gédéon Spilett, dun côté, Harbert et Nab, de lautre, en longeant la palissade, observèrent cette portion du corral qui était absolument obscure et déserte. En quelques instants, tous furent près de la maison, devant la porte qui était fermée. Cyrus Smith fit à ses compagnons un signe de la main qui leur recommandait de ne pas bouger, et il sapprocha de la vitre, alors faiblement éclairée par la lumière intérieure. Son regard plongea dans lunique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison. Sur la table brillait un fanal allumé. Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton. Sur le lit reposait le corps dun homme. Soudain, Cyrus Smith recula, et dune voix étouffée: «Ayrton!» sécria-t-il. Aussitôt, la porte fut plutôt enfoncée quouverte, et les colons se précipitèrent dans la chambre. Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait quil avait longuement et cruellement souffert. À ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures. Cyrus Smith se pencha sur lui. «Ayrton!» sécria lingénieur en saisissant le bras de celui quil venait de retrouver dans des circonstances si inattendues. À cet appel, Ayrton ouvrit les yeux, et regardant en face Cyrus Smith, puis les autres: «Vous, sécria-t-il, vous? -- Ayrton! Ayrton! répéta Cyrus Smith. -- Où suis-je? -- Dans lhabitation du corral! -- Seul? -- Oui! -- Mais ils vont venir! sécria Ayrton! Défendez-vous! Défendez- vous!» Et Ayrton retomba épuisé. «Spilett, dit alors lingénieur, nous pouvons être attaqués dun moment à lautre. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis, barricadez la porte, et revenez tous ici.» Pencroff, Nab et le reporter se hâtèrent dexécuter les ordres de lingénieur. Il ny avait pas un instant à perdre. Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts! En un instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversé le corral et regagné la porte de la palissade, derrière laquelle on entendait Top gronder sourdement. Lingénieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prêt à faire le coup de feu. Harbert était à ses côtés. Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. Si les convicts étaient embusqués en cet endroit, ils pouvaient frapper les colons lun après lautre. En ce moment, la lune apparut dans lest au-dessus du noir rideau de la forêt, et une blanche nappe de lumière se répandit à lintérieur de lenceinte. Le corral séclaira tout entier avec ses bouquets darbres, le petit cours deau qui larrosait et son large tapis dherbes. Du côté de la montagne, la maison et une partie de la palissade se détachaient en blanc. À la partie opposée, vers la porte, lenceinte restait sombre. Une masse noire se montra bientôt. Cétait le chariot qui entrait dans le cercle de lumière, et Cyrus Smith put entendre le bruit de la porte que ses compagnons refermaient et dont ils assujettissaient solidement les battants à lintérieur. Mais, en ce moment, Top, rompant violemment sa laisse, se mit à aboyer avec fureur et sélança vers le fond du corral, sur la droite de la maison. «Attention, mes amis, et en joue!... «cria Cyrus Smith. Les colons avaient épaulé leurs fusils et attendaient le moment de faire feu. Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien, fit entendre des sifflements aigus. Les colons le suivirent et arrivèrent sur le bord du petit ruisseau, ombragé de grands arbres. Et là, en pleine lumière, que virent-ils? Cinq corps, étendus sur la berge! Cétaient ceux des convicts qui, quatre mois auparavant, avaient débarqué sur lîle Lincoln! CHAPITRE XIII Quétait-il arrivé? Qui avait frappé les convicts? Était-ce donc Ayrton? Non, puisque, un instant avant, il redoutait leur retour! Mais Ayrton était alors sous lempire dun assoupissement profond dont il ne fut plus possible de le tirer. Après les quelques paroles quil avait prononcées, une torpeur accablante sétait emparée de lui, et il était retombé sur son lit, sans mouvement. Les colons, en proie à mille pensées confuses, sous linfluence dune violente surexcitation, attendirent pendant toute la nuit, sans quitter la maison dAyrton, sans retourner à cette place où gisaient les corps des convicts. À propos des circonstances dans lesquelles ceux-ci avaient trouvé la mort, il était vraisemblable quAyrton ne pourrait rien leur apprendre, puisquil ne savait pas lui-même être dans la maison du corral. Mais au moins serait-il en mesure de raconter les faits qui avaient précédé cette terrible exécution. Le lendemain, Ayrton sortait de cette torpeur, et ses compagnons lui témoignaient cordialement toute la joie quils éprouvaient à le revoir, à peu près sain et sauf, après cent quatre jours de séparation. Ayrton raconta alors en peu de mots ce qui sétait passé, ou du moins ce quil savait. Le lendemain de son arrivée au corral, le 10 novembre dernier, à la tombée de la nuit, il fut surpris par les convicts, qui avaient escaladé lenceinte. Ceux-ci le lièrent et le bâillonnèrent; puis, il fut emmené dans une caverne obscure, au pied du mont Franklin, là où les convicts sétaient réfugiés. Sa mort avait été résolue, et, le lendemain, il allait être tué, lorsquun des convicts le reconnut et lappela du nom quil portait en Australie. Ces misérables voulaient massacrer Ayrton! Ils respectèrent Ben Joyce! Mais, depuis ce moment, Ayrton fut en butte aux obsessions de ses anciens complices. Ceux-ci voulaient le ramener à eux, et ils comptaient sur lui pour semparer de Granite-House, pour pénétrer dans cette inaccessible demeure, pour devenir les maîtres de lîle, après en avoir assassiné les colons! Ayrton résista. Lancien convict, repentant et pardonné, fût plutôt mort que de trahir ses compagnons. Ayrton, attaché, bâillonné, gardé à vue, vécut dans cette caverne pendant quatre mois. Cependant, les convicts avaient découvert le corral, peu de temps après leur arrivée sur lîle, et, depuis lors, ils vivaient sur ses réserves, mais ils ne lhabitaient pas. Le 11 novembre, deux de ces bandits, inopinément surpris par larrivée des colons, firent feu sur Harbert, et lun deux revint en se vantant davoir tué un des habitants de lîle, mais il revint seul. Son compagnon, on le sait, était tombé sous le poignard de Cyrus Smith. Que lon juge des inquiétudes et du désespoir dAyrton, quand il apprit cette nouvelle de la mort dHarbert! Les colons nétaient plus que quatre, et pour ainsi dire à la merci des convicts! À la suite de cet événement, et pendant tout le temps que les colons, retenus par la maladie dHarbert, demeurèrent au corral, les pirates ne quittèrent pas leur caverne, et même, après avoir pillé le plateau de Grande-vue, ils ne crurent pas prudent de labandonner. Les mauvais traitements infligés à Ayrton redoublèrent alors. Ses mains et ses pieds portaient encore la sanglante empreinte des liens qui lattachaient jour et nuit. À chaque instant il attendait une mort à laquelle il ne semblait pas quil pût échapper. Ce fut ainsi jusquà la troisième semaine de février. Les convicts, guettant toujours une occasion favorable, quittèrent rarement leur retraite, et ne firent que quelques excursions de chasse, soit à lintérieur de lîle, soit jusque sur la côte méridionale. Ayrton navait plus de nouvelles de ses amis, et il nespérait plus les revoir! Enfin, le malheureux, affaibli par les mauvais traitements, tomba dans une prostration profonde qui ne lui permit plus ni de voir, ni dentendre. Aussi, à partir de ce moment, cest-à-dire depuis deux jours, il ne pouvait même dire ce qui sétait passé. «Mais, Monsieur Smith, ajouta-t-il, puisque jétais emprisonné dans cette caverne, comment se fait-il que je me retrouve au corral? -- Comment se fait-il que les convicts soient étendus là, morts, au milieu de lenceinte? répondit lingénieur. -- Morts!» sécria Ayrton, qui, malgré sa faiblesse, se souleva à demi. Ses compagnons le soutinrent. Il voulut se lever, on le laissa faire, et tous se dirigèrent vers le petit ruisseau. Il faisait grand jour. Là, sur la berge, dans la position où les avait surpris une mort qui avait dû être foudroyante, gisaient les cinq cadavres des convicts! Ayrton était atterré. Cyrus Smith et ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. Sur un signe de lingénieur, Nab et Pencroff visitèrent ces corps, déjà raidis par le froid. Ils ne portaient aucune trace apparente de blessure. Seulement, après les avoir soigneusement examinés, Pencroff aperçut au front de lun, à la poitrine de lautre, au dos de celui-ci, à lépaule de celui-là, un petit point rouge, sorte de contusion à peine visible, et dont il était impossible de reconnaître lorigine. «Cest là quils ont été frappés! dit Cyrus Smith. -- Mais avec quelle arme? sécria le reporter. -- Une arme foudroyante dont nous navons pas le secret! -- Et qui les a foudroyés?... demanda Pencroff. -- Le justicier de lîle, répondit Cyrus Smith, celui qui vous a transporté ici, Ayrton, celui dont linfluence vient encore de se manifester, celui qui fait pour nous tout ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes, et qui, cela fait, se dérobe à nous. -- Cherchons-le donc! sécria Pencroff. -- Oui, cherchons-le, répondit Cyrus Smith, mais lêtre supérieur qui accomplit de tels prodiges, nous ne le trouverons que sil lui plaît enfin de nous appeler à lui!» Cette protection invisible, qui réduisait à néant leur propre action, irritait et touchait à la fois lingénieur. Linfériorité relative quelle constatait était de celles dont une âme fière peut se sentir blessée. Une générosité qui sarrange de façon à éluder toute marque de reconnaissance accusait une sorte de dédain pour les obligés, qui gâtait jusquà un certain point, aux yeux de Cyrus Smith, le prix du bienfait. «Cherchons, reprit-il, et Dieu veuille quil nous soit permis un jour de prouver à ce protecteur hautain quil na point affaire à des ingrats! Que ne donnerais-je pas pour que nous pussions nous acquitter envers lui, en lui rendant à notre tour, et fût-ce au prix de notre vie, quelque signalé service!» Depuis ce jour, cette recherche fut lunique préoccupation des habitants de lîle Lincoln. Tout les poussait à découvrir le mot de cette énigme, mot qui ne pouvait être que le nom dun homme doué dune puissance véritablement inexplicable et en quelque sorte surhumaine. Après quelques instants, les colons rentrèrent dans lhabitation du corral, où leurs soins rendirent promptement à Ayrton son énergie morale et physique. Nab et Pencroff transportèrent les cadavres des convicts dans la forêt, à quelque distance du corral, et ils les enterrèrent profondément. Puis, Ayrton fut mis au courant des faits qui sétaient accomplis pendant sa séquestration. Il apprit alors les aventures dHarbert, et par quelles séries dépreuves les colons avaient passé. Quant à ceux-ci, ils nespéraient plus revoir Ayrton et avaient à redouter que les convicts ne leussent impitoyablement massacré. «Et maintenant, dit Cyrus Smith en terminant son récit, il nous reste un devoir à accomplir. La moitié de notre tâche est remplie, mais si les convicts ne sont plus à craindre, ce nest pas à nous que nous devons dêtre redevenus maîtres de lîle. -- Eh bien! répondit Gédéon Spilett, fouillons tout ce labyrinthe des contreforts du mont Franklin! Ne laissons pas une excavation, pas un trou inexploré! Ah! si jamais reporter sest trouvé en présence dun mystère émouvant, cest bien moi qui vous parle, mes amis! -- Et nous ne rentrerons à Granite-House, répondit Harbert, que lorsque nous aurons retrouvé notre bienfaiteur. -- Oui! dit lingénieur, nous ferons tout ce quil est humainement possible de faire... mais, je le répète, nous ne le retrouverons que sil veut bien le permettre! -- Restons-nous au corral? demanda Pencroff. -- Restons-y, répondit Cyrus Smith, les provisions y sont abondantes, et nous sommes ici au centre même de notre cercle dinvestigations. Dailleurs, si cela est nécessaire, le chariot se rendra rapidement à Granite-House. -- Bien, répondit le marin. Seulement, une observation. -- Laquelle? -- Voici la belle saison qui savance, et il ne faut pas oublier que nous avons une traversée à faire. -- Une traversée? dit Gédéon Spilett. -- Oui! Celle de lîle Tabor, répondit Pencroff. Il est nécessaire dy porter une notice qui indique la situation de notre île, où se trouve actuellement Ayrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre. Qui sait sil nest pas déjà trop tard? -- Mais, Pencroff, demanda Ayrton, comment comptez-vous faire cette traversée? -- Sur le Bonadventure! -- Le Bonadventure! sécria Ayrton... il nexiste plus. -- Mon Bonadventure nexiste plus! hurla Pencroff en bondissant. -- Non! répondit Ayrton. Les convicts lont découvert dans son petit port, il y a huit jours à peine, ils ont pris la mer, et... -- Et? fit Pencroff, dont le coeur palpitait. -- Et, nayant plus Bob Harvey pour manoeuvrer, ils se sont échoués sur les roches, et lembarcation a été entièrement brisée! -- Ah! Les misérables! Les bandits! Les infâmes coquins! sécria Pencroff. -- Pencroff, dit Harbert, en prenant la main du marin, nous ferons un autre Bonadventure, un plus grand! Nous avons toutes les ferrures, tout le gréement du brick à notre disposition! -- Mais savez-vous, répondit Pencroff, quil faut au moins cinq à six mois pour construire une embarcation de trente à quarante tonneaux? -- Nous prendrons notre temps, répondit le reporter, et nous renoncerons pour cette année à faire la traversée de lîle Tabor. -- Que voulez-vous, Pencroff, il faut bien se résigner, dit lingénieur, et jespère que ce retard ne nous sera pas préjudiciable. -- Ah! Mon Bonadventure! mon pauvre Bonadventure!» sécria Pencroff, véritablement consterné de la perte de son embarcation, dont il était si fier! La destruction du Bonadventure était évidemment un fait regrettable pour les colons, et il fut convenu que cette perte devrait être réparée au plus tôt. Ceci bien arrêté, on ne soccupa plus que de mener à bonne fin lexploration des plus secrètes portions de lîle. Des recherches furent commencées le jour même, 19 février, et durèrent une semaine entière. La base de la montagne, entre ses contreforts et leurs nombreuses ramifications, formait un labyrinthe de vallées et de contre-vallées disposé très capricieusement. Cétait évidemment là, au fond de ces étroites gorges, peut-être même à lintérieur du massif du mont Franklin, quil convenait de poursuivre les recherches. Aucune partie de lîle neût été plus propre à cacher une habitation dont lhôte voulait rester inconnu. Mais tel était lenchevêtrement des contreforts, que Cyrus Smith dut procéder à leur exploration avec une sévère méthode. Les colons visitèrent dabord toute la vallée qui souvrait au sud du volcan et qui recueillait les premières eaux de la rivière de la chute. Ce fut là quAyrton leur montra la caverne où sétaient réfugiés les convicts et dans laquelle il avait été séquestré jusquà son transport au corral. Cette caverne était absolument dans létat où Ayrton lavait laissée. On y retrouva une certaine quantité de munitions et de vivres que les convicts avaient enlevés avec lintention de se créer une réserve. Toute la vallée qui aboutissait à la grotte, vallée ombragée de beaux arbres, parmi lesquels dominaient les conifères, fut explorée avec un soin extrême, et le contrefort sud-ouest ayant été tourné à sa pointe, les colons sengagèrent dans une gorge plus étroite qui samorçait à cet entassement si pittoresque des basaltes du littoral. Ici les arbres étaient plus rares. La pierre remplaçait lherbe. Les chèvres sauvages et les mouflons gambadaient entre les roches. Là commençait la partie aride de lîle. On pouvait reconnaître déjà que, de ces nombreuses vallées qui se ramifiaient à la base du mont Franklin, trois seulement étaient boisées et riches en pâturages comme celle du corral, qui confinait par louest à la vallée de la rivière de la chute, et, par lest, à la vallée du creek rouge. Ces deux ruisseaux, changés plus bas en rivières par labsorption de quelques affluents, se formaient de toutes les eaux de la montagne et déterminaient ainsi la fertilité de sa portion méridionale. Quant à la Mercy, elle était plus directement alimentée par dabondantes sources, perdues sous le couvert du bois de jacamar, et cétaient également des sources de cette nature qui, sépanchant par mille filets, abreuvaient le sol de la presquîle serpentine. Or, de ces trois vallées où leau ne manquait pas, lune aurait pu servir de retraite à quelque solitaire qui y eût trouvé toutes les choses nécessaires à la vie. Mais les colons les avaient déjà explorées, et nulle part ils navaient pu constater la présence de lhomme. Était-ce donc au fond de ces gorges arides, au milieu des éboulis de roches, dans les âpres ravins du nord, entre les coulées de laves, que se trouveraient cette retraite et son hôte? La partie nord du mont Franklin se composait uniquement à sa base de deux vallées, larges, peu profondes, sans apparence de verdure, semées de blocs erratiques, zébrées de longues moraines, pavées de laves, accidentées de grosses tumeurs minérales, saupoudrées dobsidiennes et de labradorites. Cette partie exigea de longues et difficiles explorations. Là se creusaient mille cavités, peu confortables sans doute, mais absolument dissimulées et dun accès difficile. Les colons visitèrent même de sombres tunnels qui dataient de lépoque plutonienne, encore noircis par le passage des feux dautrefois, et qui senfonçaient dans le massif du mont. On parcourut ces sombres galeries, on y promena des résines enflammées, on fouilla les moindres excavations, on sonda les moindres profondeurs. Mais partout le silence, lobscurité. Il ne semblait pas quun être humain eût jamais porté ses pas dans ces antiques couloirs, que son bras eût jamais déplacé un seul de ces blocs. Tels ils étaient, tels le volcan les avait projetés au-dessus des eaux à lépoque de lémersion de lîle. Cependant, si ces substructions parurent être absolument désertes, si lobscurité y était complète, Cyrus Smith fut forcé de reconnaître que labsolu silence ny régnait pas. En arrivant au fond de lune de ces sombres cavités, qui se prolongeaient sur une longueur de plusieurs centaines de pieds à lintérieur de la montagne, il fut surpris dentendre de sourds grondements, dont la sonorité des roches accroissait lintensité. Gédéon Spilett, qui laccompagnait, entendit également ces lointains murmures, qui indiquaient une revivification des feux souterrains. À plusieurs reprises, tous deux écoutèrent, et ils furent daccord sur ce point que quelque réaction chimique sélaborait dans les entrailles du sol. «Le volcan nest donc pas totalement éteint? dit le reporter. -- Il est possible que, depuis notre exploration du cratère, répondit Cyrus Smith, quelque travail se soit accompli dans les couches inférieures. Tout volcan, bien quon le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer. -- Mais si une éruption du mont Franklin se préparait, demanda Gédéon Spilett, est-ce quil ny aurait pas danger pour lîle Lincoln? -- Je ne le pense pas, répondit lingénieur. Le cratère, cest-à- dire la soupape de sûreté, existe, et le trop-plein des vapeurs et des laves séchappera, comme il le faisait autrefois, par son exutoire accoutumé. -- À moins que ces laves ne se frayent un nouveau passage vers les parties fertiles de lîle! -- Pourquoi, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, pourquoi ne suivraient-elles pas la route qui leur est naturellement tracée? -- Eh! Les volcans sont capricieux! répondit le reporter. -- Remarquez, reprit lingénieur, que linclinaison de tout le massif du mont Franklin favorise lépanchement des matières vers les vallées que nous explorons en ce moment. Il faudrait quun tremblement de terre changeât le centre de gravité de la montagne pour que cet épanchement se modifiât. -- Mais un tremblement de terre est toujours à craindre dans ces conditions, fit observer Gédéon Spilett. -- Toujours, répondit lingénieur, surtout quand les forces souterraines commencent à se réveiller et que les entrailles du globe risquent dêtre obstruées, après un long repos. Aussi, mon cher Spilett, une éruption serait-elle pour nous un fait grave, et vaudrait-il beaucoup mieux que ce volcan neût pas la velléité de se réveiller? Mais nous ny pouvons rien, nest-ce pas? En tout cas, quoi quil arrive, je ne crois pas que notre domaine de Grande-vue puisse être sérieusement menacé. Entre lui et la montagne, le sol est notablement déprimé, et si jamais les laves prenaient le chemin du lac, elles seraient rejetées sur les dunes et les portions voisines du golfe du requin. -- Nous navons encore vu à la tête du mont aucune fumée qui indique quelque éruption prochaine, dit Gédéon Spilett. -- Non, répondit Cyrus Smith, pas une vapeur ne séchappe du cratère, dont précisément hier jai observé le sommet. Mais il est possible que, à la partie inférieure de la cheminée, le temps ait accumulé des rocs, des cendres, des laves durcies, et que cette soupape dont je parlais soit trop chargée momentanément. Mais, au premier effort sérieux, tout obstacle disparaîtra, et vous pouvez être certain, mon cher Spilett, que ni lîle, qui est la chaudière, ni le volcan, qui est la cheminée, néclateront sous la pression des gaz. Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait quil ny eût pas déruption. -- Et cependant nous ne nous trompons pas, reprit le reporter. On entend bien de sourds grondements dans les entrailles mêmes du volcan! -- En effet, répondit lingénieur, qui écouta encore avec une extrême attention, il ny a pas à sy tromper... là se fait une réaction dont nous ne pouvons évaluer limportance ni le résultat définitif.» Cyrus Smith et Gédéon Spilett, après être sortis, retrouvèrent leurs compagnons, auxquels ils firent connaître cet état de choses. «Bon! sécria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes! Mais quil essaye! Il trouvera son maître!... -- Qui donc? demanda Nab. -- Notre génie, Nab, notre génie, qui lui bâillonnera son cratère, sil fait seulement mine de louvrir!» On le voit, la confiance du marin envers le dieu spécial de son île était absolue, et, certes, la puissance occulte qui sétait manifestée jusquici par tant dactes inexplicables paraissait être sans limites; mais, aussi, elle sut échapper aux minutieuses recherches des colons, car, malgré tous leurs efforts, malgré le zèle, plus que le zèle, la ténacité quils apportèrent à leur exploration, létrange retraite ne put être découverte. Du 19 au 25 février, le cercle des investigations fut étendu à toute la région septentrionale de lîle Lincoln, dont les plus secrets réduits furent fouillés. Les colons en arrivèrent à sonder chaque paroi rocheuse, comme font des agents aux murs dune maison suspecte. Lingénieur prit même un levé très exact de la montagne, et il porta ses fouilles jusquaux dernières assises qui la soutenaient. Elle fut explorée ainsi même à la hauteur du cône tronqué qui terminait le premier étage des roches, puis jusquà larête supérieure de cet énorme chapeau au fond duquel souvrait le cratère. On fit plus: on visita le gouffre, encore éteint, mais dans les profondeurs duquel des grondements se faisaient distinctement entendre. Cependant, pas une fumée, pas une vapeur, pas un échauffement de la paroi nindiquaient une éruption prochaine. Mais ni là, ni en aucune autre partie du mont Franklin, les colons ne trouvèrent les traces de celui quils cherchaient. Les investigations furent alors dirigées sur toute la région des dunes. On visita avec soin les hautes murailles laviques du golfe du requin, de la base à la crête, bien quil fût extrêmement difficile datteindre le niveau même du golfe. Personne! Rien! Finalement, ces deux mots résumèrent tant de fatigues inutilement dépensées, tant dobstination qui ne produisit aucun résultat, et il y avait comme une sorte de colère dans la déconvenue de Cyrus Smith et de ses compagnons. Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. Les colons étaient véritablement en droit de croire que lêtre mystérieux ne résidait pas à la surface de lîle, et alors les plus folles hypothèses hantèrent leurs imaginations surexcitées. Pencroff et Nab, particulièrement, ne se contentaient plus de létrange et se laissaient emporter dans le monde du surnaturel. Le 25 février, les colons rentraient à Granite-House, et au moyen de la double corde, quune flèche reporta au palier de la porte, ils rétablirent la communication entre leur domaine et le sol. Un mois plus tard, ils saluaient, au vingt-cinquième jour de mars, le troisième anniversaire de leur arrivée sur lîle Lincoln! CHAPITRE XIV Trois ans sétaient écoulés depuis que les prisonniers de Richmond sétaient enfuis, et que de fois, pendant ces trois années, ils parlèrent de la patrie, toujours présente à leur pensée! Ils ne mettaient pas en doute que la guerre civile ne fût alors terminée, et il leur semblait impossible que la juste cause du nord neût pas vaincu. Mais quels avaient été les incidents de cette terrible guerre? Quel sang avait-elle coûté? Quels amis, à eux, avaient succombé dans la lutte? Voilà ce dont ils causaient souvent, sans entrevoir encore le jour où il leur serait donné de revoir leur pays. Y retourner, ne fût-ce que quelques jours, renouer le lien social avec le monde habité, établir une communication entre leur patrie et leur île, puis passer le plus long, le meilleur peut-être de leur existence dans cette colonie quils avaient fondée et qui relèverait alors de la métropole, était-ce donc un rêve irréalisable? Mais ce rêve, il ny avait que deux manières de le réaliser: ou un navire se montrerait quelque jour dans les eaux de lîle Lincoln, ou les colons construiraient eux-mêmes un bâtiment assez fort pour tenir la mer jusquaux terres les plus rapprochées. «À moins, disait Pencroff, que notre génie ne fournisse lui-même les moyens de nous rapatrier!» Et, vraiment, on fût venu dire à Pencroff et à Nab quun navire de trois cents tonneaux les attendait dans le golfe du requin ou à port-ballon, quils nauraient pas même fait un geste de surprise. Dans cet ordre didées, ils sattendaient à tout. Mais Cyrus Smith, moins confiant, leur conseilla de rentrer dans la réalité, et ce fut à propos de la construction dun bâtiment, besogne véritablement urgente, puisquil sagissait de déposer le plus tôt possible à lîle Tabor un document qui indiquât la nouvelle résidence dAyrton. Le Bonadventure nexistant plus, six mois, au moins, seraient nécessaires pour la construction dun nouveau navire. Or, lhiver arrivait, et le voyage ne pourrait se faire avant le printemps prochain. «Nous avons donc le temps de nous mettre en mesure pour la belle saison, dit lingénieur, qui causait de ces choses avec Pencroff. Je pense donc, mon ami, que, puisque nous avons à refaire notre embarcation, il sera préférable de lui donner des dimensions plus considérables. Larrivée du yacht écossais à lîle Tabor est fort problématique. Il peut se faire même que, venu depuis plusieurs mois, il en soit reparti, après avoir vainement cherché quelque trace dAyrton. Ne serait-il donc pas à propos de construire un navire qui, le cas échéant, pût nous transporter soit aux archipels polynésiens, soit à la Nouvelle-Zélande? Quen pensez-vous? -- Je pense, Monsieur Cyrus, répondit le marin, je pense que vous êtes tout aussi capable de fabriquer un grand navire quun petit. Ni le bois, ni les outils ne nous manquent. Ce nest quune question de temps. -- Et combien de mois demanderait la construction dun navire de deux cent cinquante à trois cents tonneaux? demanda Cyrus Smith. -- Sept ou huit mois au moins, répondit Pencroff. Mais il ne faut pas oublier que lhiver arrive et que, par les grands froids, le bois est difficile à travailler. Comptons donc sur quelques semaines de chômage, et, si notre bâtiment est prêt pour le mois de novembre prochain, nous devrons nous estimer très heureux. -- Eh bien, répondit Cyrus Smith, ce serait précisément lépoque favorable pour entreprendre une traversée de quelque importance, soit à lîle Tabor, soit à une terre plus éloignée. -- En effet, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Faites donc vos plans, les ouvriers sont prêts, et jimagine quAyrton pourra nous donner un bon coup de main dans la circonstance.» Les colons, consultés, approuvèrent le projet de lingénieur, et cétait, en vérité, ce quil y avait de mieux à faire. Il est vrai que la construction dun navire de deux à trois cents tonneaux, cétait une grosse besogne, mais les colons avaient en eux-mêmes une confiance que justifiaient bien des succès déjà obtenus. Cyrus Smith soccupa donc de faire le plan du navire et den déterminer le gabarit. Pendant ce temps, ses compagnons semployèrent à labatage et au charroi des arbres qui devaient fournir les courbes, la membrure et le bordé. Ce fut la forêt du Far-West qui donna les meilleures essences en chênes et en ormes. On profita de la trouée déjà faite lors de la dernière excursion pour ouvrir une route praticable, qui prit le nom de route du Far- West, et les arbres furent transportés aux cheminées, où fut établi le chantier de construction. Quant à la route en question, elle était capricieusement tracée, et ce fut un peu le choix des bois qui en détermina le tracé, mais elle facilita laccès dune notable portion de la presquîle serpentine. Il était important que ces bois fussent promptement coupés et débités, car on ne pouvait les employer verts encore, et il fallait laisser au temps le soin de les durcir. Les charpentiers travaillèrent donc avec ardeur pendant le mois davril, qui ne fut troublé que par quelques coups de vent déquinoxe assez violents. Maître Jup les aidait adroitement, soit quil grimpât au sommet dun arbre pour y fixer les cordes dabatage, soit quil prêtât ses robustes épaules pour transporter les troncs ébranchés. Tous ces bois furent empilés sous un vaste appentis en planches, qui fut construit auprès des cheminées, et, là, ils attendirent le moment dêtre mis en oeuvre. Le mois davril fut assez beau, comme lest souvent le mois doctobre de la zone boréale. En même temps, les travaux de la terre furent activement poussés, et bientôt toute trace de dévastation eut disparu du plateau de Grande-vue. Le moulin fut rebâti, et de nouveaux bâtiments sélevèrent sur lemplacement de la basse-cour. Il avait paru nécessaire de les reconstruire sur de plus grandes dimensions, car la population volatile saccroissait dans une proportion considérable. Les étables contenaient maintenant cinq onaggas, dont quatre vigoureux, bien dressés, se laissant atteler ou monter, et un petit qui venait de naître. Le matériel de la colonie sétait augmenté dune charrue, et les onaggas étaient employés au labourage, comme de véritables boeufs du Yorkshire ou du Kentucky. Chacun des colons se distribuait louvrage, et les bras ne chômaient pas. Aussi, quelle belle santé que celle de ces travailleurs, et de quelle belle humeur ils animaient les soirées de Granite-House, en formant mille projets pour lavenir! Il va sans dire quAyrton partageait absolument lexistence commune, et quil nétait plus question pour lui daller vivre au corral. Toutefois, il restait toujours triste, peu communicatif, et se joignait plutôt aux travaux quaux plaisirs de ses compagnons. Mais cétait un rude ouvrier à la besogne, vigoureux, adroit, ingénieux, intelligent. Il était estimé et aimé de tous, il ne pouvait lignorer. Cependant, le corral ne fut pas abandonné. Tous les deux jours, un des colons, conduisant le chariot ou montant un des onaggas, allait soigner le troupeau de mouflons et de chèvres et rapportait le lait qui approvisionnait loffice de Nab. Ces excursions étaient en même temps des occasions de chasse. Aussi Harbert et Gédéon Spilet -- Top en avant -- couraient-ils plus souvent quaucun autre de leurs compagnons sur la route du corral, et, avec les armes excellentes dont ils disposaient, cabiais, agoutis, kangourous, sangliers, porcs sauvages pour le gros gibier, canards, tétras, coqs de bruyère, jacamars, bécassines pour le petit, ne manquaient jamais à la maison. Les produits de la garenne, ceux de lhuîtrière, quelques tortues qui furent prises, une nouvelle pêche de ces excellents saumons qui vinrent encore sengouffrer dans les eaux de la Mercy, les légumes du plateau de Grande-vue, les fruits naturels de la forêt, cétaient richesses sur richesses, et Nab, le maître-coq, suffisait à peine à les emmagasiner. Il va sans dire que le fil télégraphique jeté entre le corral et Granite-House avait été rétabli, et quil fonctionnait, lorsque lun ou lautre des colons se trouvait au corral et jugeait nécessaire dy passer la nuit. Dailleurs, lîle était sûre maintenant, et aucune agression nétait à redouter, -- du moins de la part des hommes. Cependant, le fait qui sétait passé pouvait encore se reproduire. Une descente de pirates, et même de convicts évadés, était toujours à craindre. Il était possible que des compagnons, des complices de Bob Harvey, encore détenus à Norfolk, eussent été dans le secret de ses projets et fussent tentés de limiter. Les colons ne laissaient donc pas dobserver les atterrages de lîle, et chaque jour leur longue-vue était promenée sur ce large horizon qui fermait la baie de lunion et la baie Washington. Quand ils allaient au corral, ils examinaient avec non moins dattention la partie ouest de la mer, et, en sélevant sur le contrefort, leur regard pouvait parcourir un large secteur de lhorizon occidental. Rien de suspect napparaissait, mais encore fallait-il se tenir toujours sur ses gardes. Aussi lingénieur, un soir, fit-il part à ses amis du projet quil avait conçu de fortifier le corral. Il lui semblait prudent den rehausser lenceinte palissadée et de la flanquer dune sorte de blockhaus dans lequel, le cas échéant, les colons pourraient tenir contre une troupe ennemie. Granite-House devant être considéré comme inexpugnable par sa position même, le corral, avec ses bâtiments, ses réserves, les animaux quil renfermait, serait toujours lobjectif des pirates, quels quils fussent, qui débarqueraient sur lîle, et, si les colons étaient forcés de sy renfermer, il fallait quils pussent résister sans désavantage. Cétait là un projet à mûrir, et dont lexécution, dailleurs, fut forcément remise au printemps prochain. Vers le 15 mai, la quille du nouveau bâtiment sallongeait sur le chantier, et bientôt létrave et létambot, emmortaisés à chacune de ses extrémités, sy dressèrent presque perpendiculairement. Cette quille, en bon chêne, mesurait cent dix pieds de longueur, ce qui permettrait de donner au maître-bau une largeur de vingt- cinq pieds. Mais ce fut là tout ce que les charpentiers purent faire avant larrivée des froids et du mauvais temps. Pendant la semaine suivante, on mit encore en place les premiers couples de larrière; puis, il fallut suspendre les travaux. Pendant les derniers jours du mois, le temps fut extrêmement mauvais. Le vent soufflait de lest, et parfois avec la violence dun ouragan. Lingénieur eut quelques inquiétudes pour les hangars du chantier de construction, -- que, dailleurs, il naurait pu établir en aucun autre endroit, à proximité de Granite-House, -- car lîlot ne couvrait quimparfaitement le littoral contre les fureurs du large, et, dans les grandes tempêtes, les lames venaient battre directement le pied de la muraille granitique. Mais, fort heureusement, ces craintes ne se réalisèrent pas. Le vent hala plutôt la partie sud-est, et, dans ces conditions, le rivage de Granite-House se trouvait complètement couvert par le redan de la pointe de lépave. Pencroff et Ayrton, les deux plus zélés constructeurs du nouveau bâtiment, poursuivirent leurs travaux aussi longtemps quils le purent. Ils nétaient point hommes à sembarrasser du vent qui leur tordait la chevelure, ni de la pluie qui les traversait jusquaux os, et un coup de marteau est aussi bon par un mauvais que par un beau temps. Mais quand un froid très vif eut succédé à cette période humide, le bois, dont les fibres acquéraient la dureté du fer, devint extrêmement difficile à travailler, et, vers le 10 juin, il fallut définitivement abandonner la construction du bateau. Cyrus Smith et ses compagnons navaient point été sans observer combien la température était rude pendant les hivers de lîle Lincoln. Le froid était comparable à celui que ressentent les états de la Nouvelle-Angleterre, situés à peu près à la même distance quelle de léquateur. Si, dans lhémisphère boréal, ou tout au moins dans la partie occupée par la Nouvelle-Bretagne et le nord des États-Unis, ce phénomène sexplique par la conformation plate des territoires qui confinent au pôle, et sur lesquels aucune intumescence du sol noppose dobstacles aux bises hyperboréennes, ici, en ce qui concernait lîle Lincoln, cette explication ne pouvait valoir. «On a même observé, disait un jour Cyrus Smith à ses compagnons, que, à latitudes égales, les îles et les régions du littoral sont moins éprouvées par le froid que les contrées méditerranéennes. Jai souvent entendu affirmer que les hivers de la Lombardie, par exemple, sont plus rigoureux que ceux de lécosse, et cela tiendrait à ce que la mer restitue pendant lhiver les chaleurs quelle a reçues pendant lété. Les îles sont donc dans les meilleures conditions pour bénéficier de cette restitution. -- Mais alors, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, pourquoi lîle Lincoln semble-t-elle échapper à la loi commune? -- Cela est difficile à expliquer, répondit lingénieur. Toutefois, je serais disposé à admettre que cette singularité tient à la situation de lîle dans lhémisphère austral, qui, comme tu le sais, mon enfant, est plus froid que lhémisphère boréal. -- En effet, dit Harbert, et les glaces flottantes se rencontrent sous des latitudes plus basses dans le sud que dans le nord du Pacifique. -- Cela est vrai, répondit Pencroff, et, quand je faisais le métier de baleinier, jai vu des icebergs jusque par le travers du cap Horn. -- On pourrait peut-être expliquer alors, dit Gédéon Spilett, les froids rigoureux qui frappent lîle Lincoln, par la présence de glaces ou de banquises à une distance relativement très rapprochée. -- Votre opinion est très admissible, en effet, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, et cest évidemment à la proximité de la banquise que nous devons nos rigoureux hivers. Je vous ferai remarquer aussi quune cause toute physique rend lhémisphère austral plus froid que lhémisphère boréal. En effet, puisque le soleil est plus rapproché de cet hémisphère pendant lété, il en est nécessairement plus éloigné pendant lhiver. Cela explique donc quil y ait excès de température dans les deux sens, et, si nous trouvons les hivers très froids à lîle Lincoln, noublions pas que les étés y sont très chauds, au contraire. -- Mais pourquoi donc, sil vous plaît, Monsieur Smith, demanda Pencroff en fronçant le sourcil, pourquoi donc notre hémisphère, comme vous dites, est-il si mal partagé? Ce nest pas juste, cela! -- Ami Pencroff, répondit lingénieur en riant, juste ou non, il faut bien subir la situation, et voici doù vient cette particularité. La terre ne décrit pas un cercle autour du soleil, mais bien une ellipse, ainsi que le veulent les lois de la mécanique rationnelle. La terre occupe un des foyers de lellipse, et, par conséquent, à une certaine époque de son parcours, elle est à son apogée, cest-à-dire à son plus grand éloignement du soleil, et à une autre époque, à son périgée, cest-à-dire à sa plus courte distance. Or, il se trouve que cest précisément pendant lhiver des contrées australes quelle est à son point le plus éloigné du soleil, et, par conséquent, dans les conditions voulues pour que ces régions éprouvent de plus grands froids. À cela, rien à faire, et les hommes, Pencroff, si savants quils puissent être, ne pourront jamais changer quoi que ce soit à lordre cosmographique établi par Dieu même. -- Et pourtant, ajouta Pencroff, qui montra une certaine difficulté à se résigner, le monde est bien savant! Quel gros livre, Monsieur Cyrus, on ferait avec tout ce quon sait! -- Et quel plus gros livre encore avec tout ce quon ne sait pas», répondit Cyrus Smith. Enfin, pour une raison ou pour une autre, le mois de juin ramena les froids avec leur violence accoutumée, et les colons furent le plus souvent consignés dans Granite-House. Ah! Cette séquestration leur semblait dure à tous, et peut-être plus particulièrement à Gédéon Spilett. «Vois-tu, dit-il un jour à Nab, je te donnerais bien par acte notarié tous les héritages qui doivent me revenir un jour, si tu étais assez bon garçon pour aller, nimporte où, mabonner à un journal quelconque! Décidément, ce qui manque le plus à mon bonheur, cest de savoir tous les matins ce qui sest passé la veille, ailleurs quici!» Nab sétait mis à rire. «Ma foi, avait-il répondu, ce qui moccupe, moi, cest la besogne quotidienne!» La vérité est que, au dedans comme au dehors, le travail ne manqua pas. La colonie de lîle Lincoln se trouvait alors à son plus haut point de prospérité, et trois ans de travaux soutenus lavaient faite telle. Lincident du brick détruit avait été une nouvelle source de richesses. Sans parler du gréement complet, qui servirait au navire en chantier, ustensiles et outils de toutes sortes, armes et munitions, vêtements et instruments, encombraient maintenant les magasins de Granite-House. Il navait même plus été nécessaire de recourir à la confection de grosses étoffes de feutre. Si les colons avaient souffert du froid pendant leur premier hivernage, à présent, la mauvaise saison pouvait venir sans quils eussent à en redouter les rigueurs. Le linge était abondant aussi, et on lentretenait, dailleurs, avec un soin extrême. De ce chlorure de sodium, qui nest autre chose que le sel marin, Cyrus Smith avait facilement extrait la soude et le chlore. La soude, quil fut facile de transformer en carbonate de soude, et le chlore, dont il fit des chlorures de chaux et autres, furent employés à divers usages domestiques et précisément au blanchiment du linge. Dailleurs, on ne faisait plus que quatre lessives par année, ainsi que cela se pratiquait jadis dans les familles du vieux temps, et quil soit permis dajouter que Pencroff et Gédéon Spilett, en attendant que le facteur lui apportât son journal, se montrèrent des blanchisseurs distingués. Ainsi se passèrent les mois dhiver, juin, juillet et août. Ils furent très rigoureux, et la moyenne des observations thermométriques ne donna pas plus de huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrade au-dessous de zéro). Elle fut donc inférieure à la température du précédent hivernage. Aussi, quel bon feu flambait incessamment dans les cheminées de Granite-House, dont les fumées tachaient de longues zébrures noires la muraille de granit! On népargnait pas le combustible, qui poussait tout naturellement à quelques pas de là. En outre, le superflu des bois destinés à la construction du navire permit déconomiser la houille, qui exigeait un transport plus pénible. Hommes et animaux se portaient tous bien. Maître Jup se montrait un peu frileux, il faut en convenir. Cétait peut-être son seul défaut, et il fallut lui faire une bonne robe de chambre, bien ouatée. Mais quel domestique, adroit, zélé, infatigable, pas indiscret, pas bavard, et on eût pu avec raison le proposer pour modèle à tous ses confrères bipèdes de lancien et du nouveau monde! «Après ça, disait Pencroff, quand on a quatre mains à son service, cest bien le moins que lon fasse convenablement sa besogne!» Et, de fait, lintelligent quadrumane le faisait bien! Pendant les sept mois qui sécoulèrent depuis les dernières recherches opérées autour de la montagne et pendant le mois de septembre, qui ramena les beaux jours, il ne fut aucunement question du génie de lîle. Son action ne se manifesta en aucune circonstance. Il est vrai quelle eût été inutile, car nul incident ne se produisit qui put mettre les colons à quelque pénible épreuve. Cyrus Smith observa même que si, par hasard, les communications entre linconnu et les hôtes de Granite-House sétaient jamais établies à travers le massif de granit, et si linstinct de Top les avait pour ainsi dire pressenties, il nen fut plus rien pendant cette période. Les grondements du chien avaient complètement cessé, aussi bien que les inquiétudes de lorang. Les deux amis -- car ils létaient -- ne rôdaient plus à lorifice du puits intérieur, ils naboyaient pas et ne gémissaient plus de cette singulière façon qui avait donné, dès le début, léveil à lingénieur. Mais celui-ci pouvait-il assurer que tout était dit sur cette énigme, et quil nen aurait jamais le mot? Pouvait-il affirmer que quelque conjoncture ne se reproduirait pas, qui ramènerait en scène le mystérieux personnage? Qui sait ce que réservait lavenir? Enfin, lhiver sacheva; mais un fait dont les conséquences pouvaient être graves, en somme, se produisit précisément dans les premiers jours qui marquèrent le retour du printemps. Le 7 septembre, Cyrus Smith, ayant observé le sommet du mont Franklin, vit une fumée qui se contournait au-dessus du cratère, dont les premières vapeurs se projetaient dans lair. CHAPITRE XV Les colons, avertis par lingénieur, avaient suspendu leurs travaux et considéraient en silence la cime du mont Franklin. Le volcan sétait donc réveillé, et les vapeurs avaient percé la couche minérale entassée au fond du cratère. Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente? Cétait là une éventualité quon ne pouvait prévenir. Cependant, même en admettant lhypothèse dune éruption, il était probable que lîle Lincoln nen souffrirait pas dans son ensemble. Les épanchements de matières volcaniques ne sont pas toujours désastreux. Déjà lîle avait été soumise à cette épreuve, ainsi quen témoignaient les coulées de lave qui zébraient les pentes septentrionales de la montagne. En outre, la forme du cratère, légueulement creusé à son bord supérieur devaient projeter les matières vomies à lopposé des portions fertiles de lîle. Toutefois, le passé nengageait pas nécessairement lavenir. Souvent, à la cime des volcans, danciens cratères se ferment et de nouveaux souvrent. Le fait sest produit dans les deux mondes, à lEtna, au Popocatepelt, à lOrizaba, et, la veille dune éruption, on peut tout craindre. Il suffisait, en somme, dun tremblement de terre, -- phénomène qui accompagne quelquefois les épanchements volcaniques, -- pour que la disposition intérieure de la montagne fût modifiée et que de nouvelles voies se frayassent aux laves incandescentes. Cyrus Smith expliqua ces choses à ses compagnons, et, sans exagérer la situation, il leur en fit connaître le pour et le contre. Après tout, on ny pouvait rien. Granite-House, à moins dun tremblement de terre qui ébranlerait le sol, ne semblait pas devoir être menacée. Mais le corral aurait tout à craindre, si quelque nouveau cratère souvrait dans les parois sud du mont Franklin. Depuis ce jour, les vapeurs ne cessèrent dempanacher la cime de la montagne, et lon put même reconnaître quelles gagnaient en hauteur et en épaisseur, sans quaucune flamme se mêlât à leurs épaisses volutes. Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale. Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. On pressait le plus possible la construction du navire, et, au moyen de la chute de la grève, Cyrus Smith parvint à établir une scierie hydraulique qui débita plus rapidement les troncs darbres en planches et en madriers. Le mécanisme de cet appareil fut aussi simple que ceux qui fonctionnent dans les rustiques scieries de la Norvège. Un premier mouvement horizontal à imprimer à la pièce de bois, un second mouvement vertical à donner à la scie, cétait là tout ce quil sagissait dobtenir, et lingénieur y réussit au moyen dune roue, de deux cylindres et de poulies, convenablement disposés. Vers la fin du mois de septembre, la carcasse du navire, qui devait être gréé en goélette, se dressait sur le chantier de construction. La membrure était presque entièrement terminée, et tous ces couples ayant été maintenus par un cintre provisoire, on pouvait déjà apprécier les formes de lembarcation. Cette goélette, fine de lavant, très dégagée dans ses façons darrière, serait évidemment propre à une assez longue traversée, le cas échéant; mais la pose du bordage, du vaigrage intérieur et du pont devait exiger encore un laps considérable de temps. Fort heureusement, les ferrures de lancien brick avaient pu être sauvées après lexplosion sous-marine. Des bordages et des courbes mutilés, Pencroff et Ayrton avaient arraché les chevilles et une grande quantité de clous de cuivre. Cétait autant déconomisé pour les forgerons, mais les charpentiers eurent beaucoup à faire. Les travaux de construction durent être interrompus pendant une semaine pour ceux de la moisson, de la fenaison et la rentrée des diverses récoltes qui abondaient au plateau de Grande-vue. Cette besogne terminée, tous les instants furent désormais consacrés à lachèvement de la goélette. Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs étaient véritablement exténués. Afin de ne point perdre de temps, ils avaient modifié les heures de repas: ils dînaient à midi et ne soupaient que lorsque la lumière du jour venait à leur manquer. Ils remontaient alors à Granite-House, et ils se hâtaient de se coucher. Quelquefois, cependant, la conversation, lorsquelle portait sur quelque sujet intéressant, retardait quelque peu lheure du sommeil. Les colons se laissaient aller à parler de lavenir, et ils causaient volontiers des changements quapporterait à leur situation un voyage de la goélette aux terres les plus rapprochées. Mais au milieu de ces projets dominait toujours la pensée dun retour ultérieur à lîle Lincoln. Jamais ils nabandonneraient cette colonie, fondée avec tant de peines et de succès, et à laquelle les communications avec lAmérique donneraient un développement nouveau. Pencroff et Nab surtout espéraient bien y finir leurs jours. «Harbert, disait le marin, vous nabandonnerez jamais lîle Lincoln? -- Jamais, Pencroff, et surtout si tu prends le parti dy rester! -- Il est tout pris, mon garçon, répondait Pencroff, je vous attendrai! Vous me ramènerez votre femme et vos enfants, et je ferai de vos petits de fameux lurons! -- Cest entendu, répliquait Harbert, riant et rougissant à la fois. -- Et vous, Monsieur Cyrus, reprenait Pencroff enthousiasmé, vous serez toujours le gouverneur de lîle! Ah ça! Combien pourra-t- elle nourrir dhabitants? Dix mille, au moins!» On causait de la sorte, on laissait aller Pencroff, et, de propos en propos, le reporter finissait par fonder un journal, le new- Lincoln Herald! ainsi est-il du coeur de lhomme. Le besoin de faire oeuvre qui dure, qui lui survive, est le signe de sa supériorité sur tout ce qui vit ici-bas. Cest ce qui a fondé sa domination, et cest ce qui la justifie dans le monde entier. Après cela, qui sait si Jup et Top navaient pas, eux aussi, leur petit rêve davenir? Ayrton, silencieux, se disait quil voudrait revoir lord Glenarvan et se montrer à tous, réhabilité. Un soir, le 15 octobre, la conversation, lancée à travers ces hypothèses, sétait prolongée plus que de coutume. Il était neuf heures du soir. Déjà de longs bâillements, mal dissimulés, sonnaient lheure du repos, et Pencroff venait de se diriger vers son lit, quand le timbre électrique, placé dans la salle, résonna soudain. Tous étaient là, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Ayrton, Pencroff, Nab. Il ny avait donc aucun des colons au corral. Cyrus Smith sétait levé. Ses compagnons se regardaient, croyant avoir mal entendu. «Quest-ce que cela veut dire? sécria Nab. Est-ce le diable qui sonne?» Personne ne répondit. «Le temps est orageux, fit observer Harbert. Linfluence de lélectricité ne peut-elle pas...» Harbert nacheva pas sa phrase. Lingénieur, vers lequel tous les regards étaient tournés, secouait la tête négativement. «Attendons, dit alors Gédéon Spilett. Si cest un signal, quel que soit celui qui le fasse, il le renouvellera. -- Mais qui voulez-vous que ce soit? sécria Nab. -- Mais, répondit Pencroff, celui qui...» La phrase du marin fut coupée par un nouveau frémissement du trembleur sur le timbre. Cyrus Smith se dirigea vers lappareil et, lançant le courant à travers le fil, il envoya cette demande au corral: «Que voulez-vous?» quelques instants plus tard, laiguille, se mouvant sur le cadran alphabétique, donnait cette réponse aux hôtes de Granite-House: «Venez au corral en toute hâte.» «Enfin!» sécria Cyrus Smith. Oui! Enfin! Le mystère allait se dévoiler! devant cet immense intérêt qui allait les pousser au corral, toute fatigue des colons avait disparu, tout besoin de repos avait cessé. Sans avoir prononcé une parole, en quelques instants, ils avaient quitté Granite-House et se trouvaient sur la grève. Seuls, Jup et Top étaient restés. On pouvait se passer deux. La nuit était noire. La lune, nouvelle ce jour-là même, avait disparu en même temps que le soleil. Ainsi que lavait fait observer Harbert, de gros nuages orageux formaient une voûte basse et lourde, qui empêchait tout rayonnement détoiles. Quelques éclairs de chaleur, reflets dun orage lointain, illuminaient lhorizon. Il était possible que, quelques heures plus tard, la foudre tonnât sur lîle même. Cétait une nuit menaçante. Mais lobscurité, si profonde quelle fût, ne pouvait arrêter des gens habitués à cette route du corral. Ils remontèrent la rive gauche de la Mercy, atteignirent le plateau, passèrent le pont du creek glycérine et savancèrent à travers la forêt. Ils marchaient dun bon pas, en proie à une émotion très vive. Pour eux, cela ne faisait pas doute, ils allaient apprendre enfin le mot tant cherché de lénigme, le nom de cet être mystérieux, si profondément entré dans leur vie, si généreux dans son influence, si puissant dans son action! Ne fallait-il pas, en effet, que cet inconnu eût été mêlé à leur existence, quil en connût les moindres détails, quil entendît tout ce qui se disait à Granite- House, pour avoir pu toujours agir à point nommé? Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. Sous cette voûte darbres, lobscurité était telle que la lisière de la route ne se voyait même pas. Aucun bruit, dailleurs, dans la forêt. Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de latmosphère, étaient immobiles et silencieux. Nul souffle nagitait les feuilles. Seul, le pas des colons résonnait, dans lombre, sur le sol durci. Le silence, pendant le premier quart dheure de marche, ne fut interrompu que par cette observation de Pencroff: «Nous aurions dû prendre un fanal.» Et par cette réponse de lingénieur: «Nous en trouverons un au corral.» Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-House à neuf heures douze minutes. À neuf heures quarante-sept, ils avaient franchi une distance de trois milles sur les cinq qui séparaient lembouchure de la Mercy du corral. En ce moment, de grands éclairs blanchâtres sépanouissaient au-dessus de lîle et dessinaient en noir les découpures du feuillage. Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. Lorage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient dans les profondeurs du ciel. Latmosphère était étouffante. Les colons allaient, comme sils eussent été poussés en avant par quelque irrésistible force. À neuf heures un quart, un vif éclair leur montrait lenceinte palissadée, et ils navaient pas franchi la porte, que le tonnerre éclatait avec une formidable violence. En un instant, le corral était traversé, et Cyrus Smith se trouvait devant lhabitation. Il était possible que la maison fût occupée par linconnu, puisque cétait de la maison même que le télégramme avait dû partir. Toutefois, aucune lumière nen éclairait la fenêtre. Lingénieur frappa à la porte. Pas de réponse. Cyrus Smith ouvrit la porte, et les colons entrèrent dans la chambre, qui était profondément obscure. Un coup de briquet fut donné par Nab, et, un instant après, le fanal était allumé et promené à tous les coins de la chambre... Il ny avait personne. Les choses étaient dans létat où on les avait laissées. «Avons-nous été dupes dune illusion?» murmura Cyrus Smith. Non! Ce nétait pas possible! Le télégramme avait bien dit: «Venez au corral en toute hâte.» On sapprocha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. Tout y était en place, la pile et la boîte qui la contenait, ainsi que lappareil récepteur et transmetteur. «Qui est venu pour la dernière fois ici? demanda lingénieur. -- Moi, Monsieur Smith, répondit Ayrton. -- Et cétait?... -- Il y a quatre jours. -- Ah! Une notice!» sécria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table. Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais: «Suivez le nouveau fil.» «En route!» sécria Cyrus Smith, qui comprit que la dépêche nétait pas partie du corral, mais bien de la retraite mystérieuse quun fil supplémentaire, raccordé à lancien, réunissait directement à Granite-House. Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral. Lorage se déchaînait alors avec une extrême violence. Lintervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et lîle entière. À léclat des lueurs intermittentes, on pouvait voir le sommet du volcan empanaché de vapeurs. Il ny avait, dans toute la portion du corral qui séparait la maison de lenceinte palissadée, aucune communication télégraphique. Mais, après avoir franchi la porte, lingénieur, courant droit au premier poteau, vit à la lueur dun éclair quun nouveau fil retombait de lisoloir jusquà terre. «Le voilà!» dit-il. Ce fil traînait sur le sol, mais sur toute sa longueur il était entouré dune substance isolante, comme lest un câble sous-marin, ce qui assurait la libre transmission des courants. Par sa direction, il semblait sengager à travers les bois et les contreforts méridionaux de la montagne, et, conséquemment, il courait vers louest. «Suivons-le!» dit Cyrus Smith. Et tantôt à la lueur du fanal, tantôt au milieu des fulgurations de la foudre, les colons se lancèrent sur la voie tracée par le fil. Les roulements du tonnerre étaient continus alors, et leur violence telle, quaucune parole neût pu être entendue. Dailleurs, il ne sagissait pas de parler, mais daller en avant. Cyrus Smith et les siens gravirent dabord le contrefort dressé entre la vallée du corral et celle de la rivière de la chute, quils traversèrent dans sa partie la plus étroite. Le fil, tantôt tendu sur les basses branches des arbres, tantôt se déroulant à terre, les guidait sûrement. Lingénieur avait supposé que ce fil sarrêterait peut-être au fond de la vallée, et que là serait la retraite inconnue. Il nen fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de basaltes si étrangement amoncelés. De temps en temps, lun ou lautre des colons se baissait, tâtait le fil de la main et rectifiait la direction au besoin. Mais il nétait plus douteux que ce fil courût directement à la mer. Là, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignées, se creusait la demeure si vainement cherchée jusqualors. Le ciel était en feu. Un éclair nattendait pas lautre. Plusieurs frappaient la cime du volcan et se précipitaient dans le cratère au milieu de lépaisse fumée. On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes. À dix heures moins quelques minutes, les colons étaient arrivés sur la haute lisière qui dominait locéan à louest. Le vent sétait levé. Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas. Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la distance dun mille et demi depuis le corral. À ce point, le fil sengageait au milieu des roches, en suivant la pente assez raide dun ravin étroit et capricieusement tracé. Les colons sy engagèrent, au risque de provoquer quelque éboulement de rocs mal équilibrés et dêtre précipités dans la mer. La descente était extrêmement périlleuse, mais ils ne comptaient pas avec le danger, ils nétaient plus maîtres deux- mêmes, et une irrésistible attraction les attirait vers ce point mystérieux, comme laimant attire le fer. Aussi descendirent-ils presque inconsciemment ce ravin, qui, même en pleine lumière, eût été pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et resplendissaient comme des bolides enflammés, quand elles traversaient les zones de lumière. Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche. Ici, ils allaient pas à pas; là, ils glissaient sur la roche polie; puis ils se relevaient et continuaient leur route. Enfin, le fil, faisant un angle brusque, toucha les roches du littoral, véritable semis décueils que les grandes marées devaient battre. Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique. Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. Le fil le suivait, et les colons sy engagèrent. Ils navaient pas fait cent pas, que lépaulement, sinclinant par une pente modérée, arrivait ainsi au niveau même des lames. Lingénieur saisit le fil, et il vit quil senfonçait dans la mer. Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa! Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine? Dans létat de surexcitation morale et physique où ils se trouvaient, ils neussent pas hésité à le faire. Une réflexion de lingénieur les arrêta. Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là: «Attendons, dit-il. La mer est haute. À mer basse, le chemin sera ouvert. -- Mais qui peut vous faire croire...? demanda Pencroff. -- Il ne nous aurait pas appelés, si les moyens devaient manquer pour arriver jusquà lui!» Cyrus Smith avait parlé avec un tel accent de conviction, quaucune objection ne fut soulevée. Son observation, dailleurs, était logique. Il fallait admettre quune ouverture, praticable à mer basse, que le flot obstruait en ce moment, souvrait au pied de la muraille. Cétaient quelques heures à attendre. Les colons restèrent donc silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusé dans la roche. La pluie commençait alors à tomber, et ce fut bientôt en torrents que se condensèrent les nuages déchirés par la foudre. Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose. Lémotion des colons était extrême. Mille pensées étranges, surnaturelles traversaient leur cerveau, et ils évoquaient quelque grande et surhumaine apparition qui, seule, eût pu répondre à lidée quils se faisaient du génie mystérieux de lîle. À minuit, Cyrus Smith, emportant le fanal, descendit jusquau niveau de la grève afin dobserver la disposition des roches. Il y avait déjà deux heures de mer baissée. Lingénieur ne sétait pas trompé. La voussure dune vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. Là, le fil, se coudant à angle droit, pénétrait dans cette gueule béante. Cyrus Smith revint près de ses compagnons et leur dit simplement: «Dans une heure, louverture sera praticable. -- Elle existe donc? demanda Pencroff. -- En avez-vous douté? répondit Cyrus Smith. -- Mais cette caverne sera remplie deau jusquà une certaine hauteur, fit observer Harbert. -- Ou cette caverne assèche complètement, répondit Cyrus Smith, et dans ce cas nous la parcourrons à pied, ou elle nassèche pas, et un moyen quelconque de transport sera mis à notre disposition.» Une heure sécoula. Tous descendirent sous la pluie au niveau de la mer. En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. Le sommet de larc tracé par la voussure dominait son niveau de huit pieds au moins. Cétait comme larche dun pont, sous laquelle passaient les eaux, mêlées décume. En se penchant, lingénieur vit un objet noir qui flottait à la surface de la mer. Il lattira à lui. Cétait un canot, amarré par une corde à quelque saillie intérieure de la paroi. Ce canot était fait en tôle boulonnée. Deux avirons étaient au fond, sous les bancs. «Embarquons», dit Cyrus Smith. Un instant après, les colons étaient dans le canot. Nab et Ayrton sétaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail. Cyrus Smith à lavant, le fanal posé sur létrave, éclairait la marche. La voûte, très surbaissée, sous laquelle le canot passa dabord, se relevait brusquement; mais lobscurité était trop profonde, et la lumière du fanal trop insuffisante, pour que lon pût reconnaître létendue de cette caverne, sa largeur, sa hauteur, sa profondeur. Au milieu de cette substruction basaltique régnait un silence imposant. Nul bruit du dehors ny pénétrait, et les éclats de la foudre ne pouvaient percer ses épaisses parois. Il existe en quelques parties du globe de ces cavernes immenses, sortes de cryptes naturelles qui datent de son époque géologique. Les unes sont envahies par les eaux de la mer; dautres contiennent des lacs entiers dans leurs flancs. Telle la grotte de Fingal, dans lîle de Staffa, lune des Hébrides, telles les grottes de Morgat, sur la baie de Douarnenez, en Bretagne, les grottes de Bonifacio, en Corse, celles du Lyse- fjord, en Norvège, telle limmense caverne du mammouth, dans le Kentucky, haute de cinq cents pieds et longue de plus de vingt milles! En plusieurs points du globe, la nature a creusé ces cryptes et les a conservées à ladmiration de lhomme. Quant à cette caverne que les colons exploraient alors, sétendait-elle donc jusquau centre de lîle? Depuis un quart dheure, le canot savançait en faisant des détours que lingénieur indiquait à Pencroff dune voix brève, quand, à un certain moment: «Plus à droite!» commanda-t-il. Lembarcation, modifiant sa direction, vint aussitôt ranger la paroi de droite. Lingénieur voulait, avec raison, reconnaître si le fil courait toujours le long de cette paroi. Le fil était là, accroché aux saillies du roc. «En avant!» dit Cyrus Smith. Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent lembarcation. Le canot marcha pendant un quart dheure encore, et, depuis louverture de la caverne, il devait avoir franchi une distance dun demi-mille, lorsque la voix de Cyrus Smith se fit entendre de nouveau. «Arrêtez!» dit-il. Le canot sarrêta, et les colons aperçurent une vive lumière qui illuminait lénorme crypte, si profondément creusée dans les entrailles de lîle. Il fut alors possible dexaminer cette caverne, dont rien navait pu faire soupçonner lexistence. À une hauteur de cent pieds sarrondissait une voûte, supportée sur des fûts de basalte qui semblaient avoir tous été fondus dans le même moule. Des retombées irrégulières, des nervures capricieuses sappuyaient sur ces colonnes que la nature avait dressées par milliers aux premières époques de la formation du globe. Les tronçons basaltiques, emboîtés lun dans lautre, mesuraient quarante à cinquante pieds de hauteur, et leau, paisible malgré les agitations du dehors, venait en baigner la base. Léclat du foyer de lumière, signalé par lingénieur, saisissant chaque arête prismatique et les piquant de pointes de feux, pénétrait pour ainsi dire les parois comme si elles eussent été diaphanes et changeait en autant de cabochons étincelants les moindres saillies de cette substruction. Par suite dun phénomène de réflexion, leau reproduisait ces divers éclats à sa surface, de telle sorte que le canot semblait flotter entre deux zones scintillantes. Il ny avait pas à se tromper sur la nature de lirradiation projetée par le centre lumineux dont les rayons, nets et rectilignes, se brisaient à tous les angles, à toutes les nervures de la crypte. Cette lumière provenait dune source électrique, et sa couleur blanche en trahissait lorigine. Cétait là le soleil de cette caverne, et il lemplissait tout entière. Sur un signe de Cyrus Smith, les avirons retombèrent en faisant jaillir une véritable pluie descarboucles, et le canot se dirigea vers le foyer lumineux, dont il ne fut bientôt plus quà une demi-encablure. En cet endroit, la largeur de la nappe deau mesurait environ trois cent cinquante pieds, et lon pouvait apercevoir, au delà du centre éblouissant, un énorme mur basaltique qui fermait toute issue de ce côté. La caverne sétait donc considérablement élargie, et la mer y formait un petit lac. Mais la voûte, les parois latérales, la muraille du chevet, tous ces prismes, tous ces cylindres, tous ces cônes étaient baignés dans le fluide électrique, à ce point que cet éclat leur paraissait propre, et lon eût pu dire de ces pierres, taillées à facettes comme des diamants de grand prix, quelles suaient la lumière! Au centre du lac, un long objet fusiforme flottait à la surface des eaux, silencieux, immobile. Léclat qui en sortait séchappait de ses flancs, comme de deux gueules de four qui eussent été chauffées au blanc soudant. Cet appareil, semblable au corps dun énorme cétacé, était long de deux cent cinquante pieds environ et sélevait de dix à douze pieds au-dessus du niveau de la mer. Le canot sen approcha lentement. À lavant, Cyrus Smith sétait levé. Il regardait, en proie à une violente agitation. Puis, tout à coup, saisissant le bras du reporter: «Mais cest lui! Ce ne peut être que lui! sécria-t-il, lui!...» Puis, il retomba sur son banc, en murmurant un nom que Gédéon Spilett fut seul à entendre. Sans doute, le reporter connaissait ce nom, car cela fit sur lui un prodigieux effet, et il répondit dune voix sourde: «Lui! Un homme hors la loi! -- Lui!» dit Cyrus Smith. Sur lordre de lingénieur, le canot sapprocha de ce singulier appareil flottant. Le canot accosta la hanche gauche, de laquelle séchappait un faisceau de lumière à travers une épaisse vitre. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. Un capot béant était là. Tous sélancèrent par louverture. Au bas de léchelle se dessinait une coursive intérieure, éclairée électriquement. À lextrémité de cette coursive souvrait une porte que Cyrus Smith poussa. Une salle richement ornée, que traversèrent rapidement les colons, confinait à une bibliothèque, dans laquelle un plafond lumineux versait un torrent de lumière. Au fond de la bibliothèque, une large porte, fermée également, fut ouverte par lingénieur. Un vaste salon, sorte de musée où étaient entassées, avec tous les trésors de la nature minérale, des oeuvres de lart, des merveilles de lindustrie, apparut aux yeux des colons, qui durent se croire féeriquement transportés dans le monde des rêves. Étendu sur un riche divan, ils virent un homme qui ne sembla pas sapercevoir de leur présence. Alors Cyrus Smith éleva la voix, et, à lextrême surprise de ses compagnons, il prononça ces paroles: «Capitaine Nemo, vous nous avez demandés? Nous voici.» CHAPITRE XVI À ces mots, lhomme couché se releva, et son visage apparut en pleine lumière: tête magnifique, front haut, regard fier, barbe blanche, chevelure abondante et rejetée en arrière. Cet homme sappuya de la main sur le dossier du divan quil venait de quitter. Son regard était calme. On voyait quune maladie lente lavait miné peu à peu, mais sa voix parut forte encore, quand il dit en anglais, et dun ton qui annonçait une extrême surprise: «Je nai pas de nom, monsieur. -- Je vous connais!» répondit Cyrus Smith. Le capitaine Nemo fixa un regard ardent sur lingénieur, comme sil eût voulu lanéantir. Puis, retombant sur les oreillers du divan: «Quimporte, après tout, murmura-t-il, je vais mourir!» Cyrus Smith sapprocha du capitaine Nemo, et Gédéon Spilett prit sa main, quil trouva brûlante. Ayrton, Pencroff, Harbert et Nab se tenaient respectueusement à lécart dans un angle de ce magnifique salon, dont lair était saturé deffluences électriques. Cependant, le capitaine Nemo avait aussitôt retiré sa main, et dun signe il pria lingénieur et le reporter de sasseoir. Tous le regardaient avec une émotion véritable. Il était donc là celui quils appelaient le «génie de lîle», lêtre puissant dont lintervention, en tant de circonstances, avait été si efficace, ce bienfaiteur auquel ils devaient une si large part de reconnaissance! Devant les yeux, ils navaient quun homme, là où Pencroff et Nab croyaient trouver presque un dieu, et cet homme était prêt à mourir! Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connût le capitaine Nemo? Pourquoi celui-ci sétait-il si vivement relevé en entendant prononcer ce nom, quil devait croire ignoré de tous?... Le capitaine avait repris place sur le divan, et, appuyé sur son bras, il regardait lingénieur, placé près de lui. «Vous savez le nom que jai porté, monsieur? demanda-t-il. -- Je le sais, répondit Cyrus Smith, comme je sais le nom de cet admirable appareil sous-marin... -- Le Nautilus? dit en souriant à demi le capitaine. -- Le Nautilus. -- Mais savez-vous... savez-vous qui je suis? -- Je le sais. -- Il y a pourtant trente années que je nai plus aucune communication avec le monde habité, trente ans que je vis dans les profondeurs de la mer, le seul milieu où jaie trouvé lindépendance! Qui donc a pu trahir mon secret? -- Un homme qui navait jamais pris dengagement envers vous, capitaine Nemo, et qui, par conséquent, ne peut être accusé de trahison. -- Ce français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans? -- Lui-même. -- Cet homme et ses deux compagnons nont donc pas péri dans le Maëlstrom, où le Nautilus sétait engagé? -- Ils nont pas péri, et il a paru, sous le titre de vingt mille lieues sous les mers, un ouvrage qui contient votre histoire. -- Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur! répondit vivement le capitaine. -- Il est vrai, reprit Cyrus Smith, mais quelques mois de cette vie étrange ont suffi à vous faire connaître... -- Comme un grand coupable, sans doute? répondit le capitaine Nemo, en laissant passer sur ses lèvres un sourire hautain. Oui, un révolté, mis peut-être au ban de lhumanité!» Lingénieur ne répondit pas. «Eh bien, monsieur? -- Je nai point à juger le capitaine Nemo, répondit Cyrus Smith, du moins en ce qui concerne sa vie passée. Jignore, comme tout le monde, quels ont été les mobiles de cette étrange existence, et je ne puis juger des effets sans connaître les causes; mais ce que je sais, cest quune main bienfaisante sest constamment étendue sur nous depuis notre arrivée à lîle Lincoln, cest que tous nous devons la vie à un être bon, généreux, puissant, et que cet être puissant, généreux et bon, cest vous, capitaine Nemo! -- Cest moi», répondit simplement le capitaine. Lingénieur et le reporter sétaient levés. Leurs compagnons sétaient rapprochés, et la reconnaissance qui débordait de leurs coeurs allait se traduire par les gestes, par les paroles... le capitaine Nemo les arrêta dun signe, et dune voix plus émue quil ne leût voulu sans doute: «Quand vous maurez entendu», dit-il. Et le capitaine, en quelques phrases nettes et pressées, fit connaître sa vie tout entière. Son histoire fut brève, et, cependant, il dut concentrer en lui tout ce qui lui restait dénergie pour la dire jusquau bout. Il était évident quil luttait contre une extrême faiblesse. Plusieurs fois, Cyrus Smith lengagea à prendre quelque repos, mais il secoua la tête en homme auquel le lendemain nappartient plus, et quand le reporter lui offrit ses soins: «Ils sont inutiles, répondit-il, mes heures sont comptées.» Le capitaine Nemo était un indien, le prince Dakkar, fils dun rajah du territoire alors indépendant du Bundelkund et neveu du héros de lInde, Tippo-Saïb. Son père, dès lâge de dix ans, lenvoya en Europe, afin quil y reçût une éducation complète et dans la secrète intention quil pût lutter un jour, à armes égales, avec ceux quil considérait comme les oppresseurs de son pays. De dix ans à trente ans, le prince Dakkar, supérieurement doué, grand de coeur et desprit, sinstruisit en toutes choses, et dans les sciences, dans les lettres, dans les arts il poussa ses études haut et loin. Le prince Dakkar voyagea dans toute lEurope. Sa naissance et sa fortune le faisaient rechercher, mais les séductions du monde ne lattirèrent jamais. Jeune et beau, il demeura sérieux, sombre, dévoré de la soif dapprendre, ayant un implacable ressentiment rivé au coeur. Le prince Dakkar haïssait. Il haïssait le seul pays où il navait jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa constamment les avances: il haïssait lAngleterre et dautant plus que sur plus dun point il ladmirait. Cest que cet indien résumait en lui toutes les haines farouches du vaincu contre le vainqueur. Lenvahisseur navait pu trouver grâce chez lenvahi. Le fils de lun de ces souverains dont le Royaume-Uni na pu que nominalement assurer la servitude, ce prince, de la famille de Tippo-Saïb, élevé dans les idées de revendication et de vengeance, ayant linéluctable amour de son poétique pays chargé des chaînes anglaises, ne voulut jamais poser le pied sur cette terre par lui maudite, à laquelle lInde devait son asservissement. Le prince Dakkar devint un artiste que les merveilles de lart impressionnaient noblement, un savant auquel rien des hautes sciences nétait étranger, un homme détat qui se forma au milieu des cours européennes. Aux yeux de ceux qui lobservaient incomplètement, il passait peut-être pour un de ces cosmopolites, curieux de savoir, mais dédaigneux dagir, pour un de ces opulents voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment le monde et ne sont daucun pays. Il nen était rien. Cet artiste, ce savant, cet homme était resté indien par le coeur, indien par le désir de la vengeance, indien par lespoir quil nourrissait de pouvoir revendiquer un jour les droits de son pays, den chasser létranger, de lui rendre son indépendance. Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans lannée 1849. Il se maria avec une noble indienne dont le coeur saignait comme le sien aux malheurs de sa patrie. Il en eut deux enfants quil chérissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait lui faire oublier lasservissement de lInde. Il attendait une occasion. Elle se présenta. Le joug anglais sétait trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indoues. Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine quil éprouvait contre létranger. Il parcourut non seulement les contrées encore indépendantes de la péninsule indienne, mais aussi les régions directement soumises à ladministration anglaise. Il rappela les grands jours de Tippo-Saïb, mort héroïquement à Seringapatam pour la défense de sa patrie. En 1857, la grande révolte des cipayes éclata. Le prince Dakkar en fut lâme. Il organisa limmense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. Il paya de sa personne; il se battit au premier rang; il risqua sa vie comme le plus humble de ces héros qui sétaient levés pour affranchir leur pays; il fut blessé dix fois en vingt rencontres et navait pu trouver la mort, quand les derniers soldats de lindépendance tombèrent sous les balles anglaises. Jamais la puissance britannique dans lInde ne courut un tel danger, et si, comme ils lavaient espéré, les cipayes eussent trouvé secours au dehors, cen était fait peut-être en Asie de linfluence et de la domination du royaume-uni. Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tête fut mise à prix, et, sil ne se rencontra pas un traître pour la livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même quil pût connaître les dangers quà cause de lui ils couraient... Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble quelle emprunte tous les droits à la nécessité. Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus étroite de lAngleterre. Le prince Dakkar, qui navait pu mourir, revint dans les montagnes du Bundelkund. Là, seul désormais, pris dun immense dégoût contre tout ce qui portait le nom dhomme, ayant la haine et lhorreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent. Où donc le prince Dakkar avait-il été chercher cette indépendance que lui refusait la terre habitée? Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre. À lhomme de guerre se substitua le savant. Une île déserte du Pacifique lui servit à établir ses chantiers, et, là, un bateau sous-marin fut construit sur ses plans. Lélectricité, dont, par des moyens qui seront connus un jour, il avait su utiliser lincommensurable force mécanique, et quil puisait à dintarissables sources, fut employée à toutes les nécessités de son appareil flottant, comme force motrice, force éclairante, force calorifique. La mer, avec ses trésors infinis, ses myriades de poissons, ses moissons de varechs et de sargasses, ses énormes mammifères, et non seulement tout ce que la nature y entretenait, mais aussi tout ce que les hommes y avaient perdu, suffit amplement aux besoins du prince et de son équipage, -- et ce fut laccomplissement de son plus vif désir, puisquil ne voulait plus avoir aucune communication avec la terre. Il nomma son appareil sous-marin le Nautilus, il sappela le capitaine Nemo, et il disparut sous les mers. Pendant bien des années, le capitaine visita tous les océans, dun pôle à lautre. Paria de lunivers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui fournirent une mine inépuisable de richesses dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour lindépendance de leur pays. Enfin, il navait eu, depuis longtemps, aucune communication avec ses semblables, quand, pendant la nuit du 6 novembre 1866, trois hommes furent jetés à son bord. Cétaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. Ces trois hommes avaient été précipités à la mer, dans un choc qui sétait produit entre le Nautilus et la frégate des États-Unis lAbraham-Lincoln, qui lui donnait la chasse. Le capitaine Nemo apprit de ce professeur que le Nautilus, tantôt pris pour un mammifère géant de la famille des cétacés, tantôt pour un appareil sous-marin renfermant un équipage de pirates, était poursuivi sur toutes les mers. Le capitaine Nemo aurait pu rendre à locéan ces trois hommes, que le hasard jetait ainsi à travers sa mystérieuse existence. Il ne le fit pas, il les garda prisonniers, et, pendant sept mois, ils purent contempler toutes les merveilles dun voyage qui se poursuivit pendant vingt mille lieues sous les mers. Un jour, le 22 juin 1867, ces trois hommes, qui ne savaient rien du passé du capitaine Nemo, parvinrent à séchapper, après sêtre emparés du canot du Nautilus. Mais comme à ce moment le Nautilus était entraîné sur les côtes de Norvège, dans les tourbillons du Maëlstrom, le capitaine dut croire que les fugitifs, noyés dans ces effroyables remous, avaient trouvé la mort au fond du gouffre. Il ignorait donc que le français et ses deux compagnons eussent été miraculeusement rejetés à la côte, que des pêcheurs des îles Loffoden les avaient recueillis, et que le professeur, à son retour en France, avait publié louvrage dans lequel sept mois de cette étrange et aventureuse navigation du Nautilus étaient racontés et livrés à la curiosité publique. Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre ainsi, courant les mers. Mais, peu à peu, ses compagnons moururent et allèrent reposer dans leur cimetière de corail, au fond du Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine Nemo resta seul de tous ceux qui sétaient réfugiés avec lui dans les profondeurs de locéan. Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche. Lun de ces ports était creusé sous lîle Lincoln, et cétait celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus. Depuis six ans, le capitaine était là, ne naviguant plus, attendant la mort, cest-à-dire linstant où il serait réuni à ses compagnons, quand le hasard le fit assister à la chute du ballon qui emportait les prisonniers des sudistes. Revêtu de son scaphandre, il se promenait sous les eaux, à quelques encablures du rivage de lîle, lorsque lingénieur fut précipité dans la mer. Un bon mouvement entraîna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith. Tout dabord, ces cinq naufragés, il voulut les fuir, mais son port de refuge était fermé, et, par suite dun exhaussement du basalte qui sétait produit sous linfluence des actions volcaniques, il ne pouvait plus franchir lentrée de la crypte. Où il y avait encore assez deau pour quune légère embarcation pût passer la barre, il ny en avait plus assez pour le Nautilus, dont le tirant deau était relativement considérable. Le capitaine Nemo resta donc, puis, il observa ces hommes jetés sans ressource sur une île déserte, mais il ne voulut point être vu. Peu à peu, quand il les vit honnêtes, énergiques, liés les uns aux autres par une amitié fraternelle, il sintéressa à leurs efforts. Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. Au moyen du scaphandre, il lui était facile darriver au fond du puits intérieur de Granite-House, et, sélevant par les saillies du roc jusquà son orifice supérieur, il entendait les colons raconter le passé, étudier le présent et lavenir. Il apprit deux limmense effort de lAmérique contre lAmérique même, pour abolir lesclavage. Oui! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité quils représentaient si honnêtement dans lîle! Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui ramena le chien aux cheminées, qui rejeta Top des eaux du lac, qui fit échouer à la pointe de lépave cette caisse contenant tant dobjets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-House, lors de lattaque des singes, qui fit connaître la présence dAyrton à lîle Tabor, au moyen du document enfermé dans la bouteille, qui fit sauter le brick par le choc dune torpille disposée au fond du canal, qui sauva Harbert dune mort certaine en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les convicts de ces balles électriques dont il avait le secret et quil employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi sexpliquaient tant dincidents qui devaient paraître surnaturels, et qui, tous, attestaient la générosité et la puissance du capitaine. Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien. Il lui restait dutiles avis à donner à ses protégés, et, dautre part, sentant battre son coeur rendu à lui-même par les approches de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-House, au moyen dun fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui était muni dun appareil alphabétique... Peut-être ne leût-il pas fait, sil avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire pour le saluer de ce nom de Nemo. Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. Cyrus Smith prit alors la parole; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia lêtre généreux auquel ils devaient tant. Mais le capitaine Nemo ne songeait pas à réclamer le prix des services quil avait rendus. Une dernière pensée agitait son esprit, et avant de serrer la main que lui présentait lingénieur: «Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la!» En parlant ainsi, le capitaine faisait évidemment allusion à un grave incident dont les trois étrangers jetés à son bord avaient été témoins, -- incident que le professeur français avait nécessairement raconté dans son ouvrage et dont le retentissement devait avoir été terrible. En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de lAtlantique, sétait précipité comme un bélier sur cette frégate et lavait coulée sans merci. Cyrus Smith comprit lallusion et demeura sans répondre. «Cétait une frégate anglaise, monsieur, sécria le capitaine Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien! Elle mattaquait! Jétais resserré dans une baie étroite et peu profonde!... il me fallait passer, et... jai passé!» Puis, dune voix plus calme: «Jétais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. Jai fait partout le bien que jai pu, et aussi le mal que jai dû. Toute justice nest pas dans le pardon!» Quelques instants de silence suivirent cette réponse, et le capitaine Nemo prononça de nouveau cette phrase: «Que pensez-vous de moi, messieurs?» Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit dune voix grave: «Capitaine, votre tort est davoir cru quon pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre. Celui qui se trompe dans une intention quil croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de lestimer. Votre erreur est de celles qui nexcluent pas ladmiration, et votre nom na rien à redouter des jugements de lhistoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats quelles entraînent.» La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel. «Ai-je eu tort, ai-je eu raison?» murmura-t-il. Cyrus Smith reprit: «Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais!» Harbert sétait rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa. Une larme glissa des yeux du mourant. «Mon enfant, dit-il, sois béni!...» CHAPITRE XVII Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait louverture. Mais la lumière factice qui séchappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus navait pas faibli, et la nappe deau resplendissait toujours autour de lappareil flottant. Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-House, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions neussent pas payées, et dy attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir. Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention létat du malade. Il était visible que le capitaine séteignait peu à peu. La force allait manquer à ce corps autrefois si robuste, maintenant frêle enveloppe dune âme qui allait séchapper. Toute la vie était concentrée au coeur et à la tête. Lingénieur et le reporter sétaient consultés à voix basse. Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours? Lui-même avait dit quil ny avait aucun remède, et il attendait tranquillement la mort, quil ne craignait pas. «Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett. -- Mais de quoi meurt-il? demanda Pencroff. -- Il séteint, répondit le reporter. -- Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein air, en plein soleil, peut-être se ranimerait-il? -- Non, Pencroff, répondit lingénieur, rien nest à tenter! Dailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Il y a trente ans quil vit sur le Nautilus, cest sur le Nautilus quil veut mourir.» Sans doute, le capitaine Nemo entendit la réponse de Cyrus Smith, car il se releva un peu, et dune voix plus faible, mais toujours intelligible: «Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir ici. Aussi ai-je une demande à vous faire.» Cyrus Smith et ses compagnons sétaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé. On put voir alors son regard sarrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques dun plafond lumineux. Il regarda, lun après lautre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-doeuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, lorgue magnifique adossé à la cloison darrière, puis les vitrines disposées autour dune vasque centrale, dans laquelle sépanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles dune inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux sarrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus: mobilis in mobile. Il semblait quil voulût une dernière fois caresser du regard ces chefs-doeuvre de lart et de la nature, auxquels il avait limité son horizon pendant un séjour de tant dannées dans labîme des mers! Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. Il attendait que le mourant reprît la parole. Après quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant lui, sans doute, sa vie tout entière, le capitaine Nemo se retourna vers les colons et leur dit: «Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance?... -- Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre! -- Bien, reprit le capitaine Nemo, bien!... Promettez-moi dexécuter mes dernières volontés, et je serai payé de tout ce que jai fait pour vous. -- Nous vous le promettons», répondit Cyrus Smith. Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui. «Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort.» Il arrêta dun signe Harbert, qui voulut protester. «Demain, je serai mort, et je désire ne pas avoir dautre tombeau que le Nautilus. Cest mon cercueil, à moi! Tous mes amis reposent au fond des mers, jy veux reposer aussi.» Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo. «Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. Le Nautilus est emprisonné dans cette grotte, dont lentrée sest exhaussée. Mais, sil ne peut quitter sa prison, il peut du moins sengouffrer dans labîme quelle recouvre et y garder ma dépouille mortelle.» Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant. «Demain, après ma mort, Monsieur Smith, reprit le capitaine, vous et vos compagnons, vous quitterez le Nautilus, car toutes les richesses quil contient doivent disparaître avec moi. Un seul souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant lhistoire. Ce coffret... là... renferme pour plusieurs millions de diamants, la plupart, souvenirs de lépoque où, père et époux, jai presque cru au bonheur, et une collection de perles recueillies par mes amis et moi au fond des mers. Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. Entre des mains comme les vôtres et celles de vos compagnons, Monsieur Smith, largent ne saurait être un péril. Je serai donc, de là- haut, associé à vos oeuvres, et je ne les crains pas!» Après quelques instants de repos, nécessités par son extrême faiblesse, le capitaine Nemo reprit en ces termes: «Demain, vous prendrez ce coffret, vous quitterez ce salon, dont vous fermerez la porte; puis, vous remonterez sur la plate-forme du Nautilus, et vous rabattrez le capot, que vous fixerez au moyen de ses boulons. -- Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith. -- Bien. Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. Mais, avant dabandonner le Nautilus, allez à larrière, et là, ouvrez deux larges robinets qui se trouvent sur la ligne de flottaison. Leau pénétrera dans les réservoirs, et le Nautilus senfoncera peu à peu sous les eaux pour aller reposer au fond de labîme.» Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta: «Ne craignez rien! Vous nensevelirez quun mort!» Ni Cyrus Smith, ni aucun de ses compagnons neussent cru devoir faire une observation au capitaine Nemo. Cétaient ses dernières volontés quil leur transmettait, et ils navaient quà sy conformer. «Jai votre promesse, messieurs? Ajouta le capitaine Nemo. -- Vous lavez, capitaine», répondit lingénieur. Le capitaine fit un signe de remerciement et pria les colons de le laisser seul pendant quelques heures. Gédéon Spilett insista pour rester près de lui, au cas où une crise se produirait, mais le mourant refusa, en disant: «Je vivrai jusquà demain, monsieur!» Tous quittèrent le salon, traversèrent la bibliothèque, la salle à manger, et arrivèrent à lavant, dans la chambre des machines, où étaient établis les appareils électriques, qui, en même temps que la chaleur et la lumière, fournissaient la force mécanique au Nautilus. Le Nautilus était un chef-doeuvre qui contenait des chefs- doeuvre, et lingénieur fut émerveillé. Les colons montèrent sur la plate-forme, qui sélevait de sept ou huit pieds au-dessus de leau. Là, ils sétendirent près dune épaisse vitre lenticulaire qui obturait une sorte de gros oeil doù jaillissait une gerbe de lumière. Derrière cet oeil sévidait une cabine qui contenait les roues du gouvernail et dans laquelle se tenait le timonier, quand il dirigeait le Nautilus à travers les couches liquides, que les rayons électriques devaient éclairer sur une distance considérable. Cyrus Smith et ses compagnons restèrent dabord silencieux, car ils étaient vivement impressionnés de ce quils venaient de voir, de ce quils venaient dentendre, et leur coeur se serrait, quand ils songeaient que celui dont le bras les avait tant de fois secourus, que ce protecteur quils auraient connu quelques heures à peine, était à la veille de mourir! quel que fût le jugement que prononcerait la postérité sur les actes de cette existence pour ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une de ces physionomies étranges, dont le souvenir ne peut seffacer. «Voilà un homme! dit Pencroff. Est-il croyable quil ait ainsi vécu au fond de locéan! Et quand je pense quil ny a peut-être pas trouvé plus de tranquillité quailleurs! -- Le Nautilus, fit alors observer Ayrton, aurait peut-être pu nous servir à quitter lîle Lincoln et à gagner quelque terre habitée. -- Mille diables! sécria Pencroff, ce nest pas moi qui me hasarderais jamais à diriger un pareil bateau. Courir sur les mers, bien! Mais sous les mers, non! -- Je crois, répondit le reporter, que la manoeuvre dun appareil sous-marin tel que ce Nautilus doit être très facile, Pencroff, et que nous aurions vite fait de nous y habituer. Pas de tempêtes, pas dabordages à craindre. À quelques pieds au-dessous de sa surface, les eaux de la mer sont aussi calmes que celles dun lac. -- Possible! Riposta le marin, mais jaime mieux un bon coup de vent à bord dun navire bien gréé. Un bateau est fait pour aller sur leau et non dessous. -- Mes amis, répondit lingénieur, il est inutile, au moins à propos du Nautilus, de discuter cette question des navires sous- marins. Le Nautilus nest pas à nous, et nous navons pas le droit den disposer. Il ne pourrait, dailleurs, nous servir en aucun cas. Outre quil ne peut plus sortir de cette caverne, dont lentrée est maintenant fermée par un exhaussement des roches basaltiques, le capitaine Nemo veut quil sengloutisse avec lui après sa mort. Sa volonté est formelle, et nous laccomplirons.» Cyrus Smith et ses compagnons, après une conversation qui se prolongea quelque temps encore, redescendirent à lintérieur du Nautilus. Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon. Le capitaine Nemo était sorti de cette prostration qui lavait accablé, et ses yeux avaient repris leur éclat. On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres. Les colons sapprochèrent de lui. «Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à loeuvre commune. Je vous ai souvent observés. Je vous ai aimés, je vous aime!... votre main, Monsieur Smith!» Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra affectueusement. «Cela est bon!» murmura-t-il. Puis, reprenant: «Mais cest assez parler de moi! Jai à vous parler de vous-mêmes et de lîle Lincoln, sur laquelle vous avez trouvé refuge... Vous comptez labandonner? -- Pour y revenir, capitaine! répondit vivement Pencroff. -- Y revenir?... En effet, Pencroff, répondit le capitaine en souriant, je sais combien vous aimez cette île. Elle sest modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre! -- Notre projet, capitaine, dit alors Cyrus Smith, serait den doter les États-Unis et dy fonder pour notre marine une relâche qui serait heureusement située dans cette portion du Pacifique. -- Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. Vous avez raison. La patrie!... cest là quil faut retourner! Cest là que lon doit mourir!... et moi, je meurs loin de tout ce que jai aimé! -- Auriez-vous quelque dernière volonté à transmettre? dit vivement lingénieur, quelque souvenir à donner aux amis que vous avez pu laisser dans ces montagnes de lInde? -- Non, Monsieur Smith. Je nai plus damis! Je suis le dernier de ma race... et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que jai connus... mais revenons à vous. La solitude, lisolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines... je meurs davoir cru que lon pouvait vivre seul!... Vous devez donc tout tenter pour quitter lîle Lincoln et pour revoir le sol où vous êtes nés. Je sais que ces misérables ont détruit lembarcation que vous aviez faite... -- Nous construisons un navire, dit Gédéon Spilett, un navire assez grand pour nous transporter aux terres les plus rapprochées; mais si nous parvenons à la quitter tôt ou tard, nous reviendrons à lîle Lincoln. Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous loubliions jamais! -- Cest ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus Smith. -- Ce nest quici que nous retrouverons votre souvenir tout entier! ajouta Harbert. -- Et cest ici que je reposerai dans léternel sommeil, si...» répondit le capitaine. Il hésita, et, au lieu dachever sa phrase, il se contenta de dire: «Monsieur Smith, je voudrais vous parler... À vous seul!» Les compagnons de lingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent. Cyrus Smith resta quelques minutes seulement enfermé avec le capitaine Nemo, et bientôt il rappela ses amis, mais il ne leur dit rien des choses secrètes que le mourant avait voulu lui confier. Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. Il était évident que le capitaine nétait plus soutenu que par une énergie morale, qui ne pourrait bientôt plus réagir contre son affaiblissement physique. La journée se termina sans quaucun changement se manifestât. Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. La nuit était venue, bien quil fût impossible de sen apercevoir dans cette crypte. Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. De ses lèvres séchappaient parfois des mots presque insaisissables, qui se rapportaient à divers incidents de son étrange existence. On sentait que la vie se retirait peu à peu de ce corps, dont les extrémités étaient déjà froides. Une ou deux fois encore, il adressa la parole aux colons rangés près de lui, et il leur sourit de ce dernier sourire qui se continue jusque dans la mort. Enfin, un peu après minuit, le capitaine Nemo fit un mouvement suprême, et il parvint à croiser ses bras sur sa poitrine, comme sil eût voulu mourir dans cette attitude. Vers une heure du matin, toute la vie sétait uniquement réfugiée dans son regard. Un dernier feu brilla sous cette prunelle, doù tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces mots: «Dieu et patrie!» il expira doucement. Cyrus Smith, sinclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait été le prince Dakkar et qui nétait même plus le capitaine Nemo. Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive. Nab était à genoux près du reporter, changé en statue. Cyrus Smith, élevant la main au-dessus de la tête du mort: «Que Dieu ait son âme!» dit-il, et, se retournant vers ses amis, il ajouta: «Prions pour celui que nous avons perdu!» Quelques heures après, les colons remplissaient la promesse faite au capitaine, ils accomplissaient les dernières volontés du mort. Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent le Nautilus, après avoir emporté lunique souvenir que leur eût légué leur bienfaiteur, ce coffret qui renfermait cent fortunes. Le merveilleux salon, toujours inondé de lumière, avait été fermé soigneusement. La porte de tôle du capot fut alors boulonnée, de telle sorte que pas une goutte deau ne pût pénétrer à lintérieur des chambres du Nautilus. Puis, les colons descendirent dans le canot, qui était amarré au flanc du bateau sous-marin. Ce canot fut conduit à larrière. Là, à la ligne de flottaison, souvraient deux larges robinets qui étaient en communication avec les réservoirs destinés à déterminer limmersion de lappareil. Ces robinets furent ouverts, les réservoirs semplirent, et le Nautilus, senfonçant peu à peu, disparut sous la nappe liquide. Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. Puis, ce vaste épanchement deffluences électriques seffaça enfin, et bientôt le Nautilus, devenu le cercueil du capitaine Nemo, reposait au fond des mers. CHAPITRE XVIII Au point du jour, les colons avaient regagné silencieusement lentrée de la caverne, à laquelle ils donnèrent le nom de «crypte Dakkar», en souvenir du capitaine Nemo. La marée était basse alors, et ils purent aisément passer sous larcade, dont le flot battait le pied-droit basaltique. Le canot de tôle demeura en cet endroit, et de telle manière quil fût à labri des lames. Par surcroît de précaution, Pencroff, Nab et Ayrton le halèrent sur la petite grève qui confinait à lun des côtés de la crypte, en un endroit où il ne courait aucun danger. Lorage avait cessé avec la nuit. Les derniers roulements du tonnerre sévanouissaient dans louest. Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. En somme, ce mois doctobre, début du printemps austral, ne sannonçait pas dune façon satisfaisante, et le vent avait une tendance à sauter dun point du compas à lautre, qui ne permettait pas de compter sur un temps fait. Cyrus Smith et ses compagnons, en quittant la crypte Dakkar, avaient repris la route du corral. Chemin faisant, Nab et Harbert eurent soin de dégager le fil qui avait été tendu par le capitaine entre le corral et la crypte, et quon pourrait utiliser plus tard. En marchant, les colons parlaient peu. Les divers incidents de cette nuit du 15 au 16 octobre les avaient très vivement impressionnés. Cet inconnu dont linfluence les protégeait si efficacement, cet homme dont leur imagination faisait un génie, le capitaine Nemo nétait plus. Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond dun abîme. Il semblait à chacun quils étaient plus isolés quavant. Ils sétaient pour ainsi dire habitués à compter sur cette intervention puissante qui leur manquait aujourdhui, et Gédéon Spilett et Cyrus Smith lui- même néchappaient pas à cette impression. Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral. Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite- House. Il avait été bien convenu que la construction du navire serait très activement poussée, et Cyrus Smith y donna plus que jamais son temps et ses soins. On ne savait ce que réservait lavenir. Or, cétait une garantie pour les colons davoir à leur disposition un bâtiment solide, pouvant tenir la mer même par un gros temps, et assez grand pour tenter, au besoin, une traversée de quelque durée. Si, le bâtiment achevé, les colons ne se décidaient pas à quitter encore lîle Lincoln et à gagner, soit un archipel polynésien du Pacifique, soit les côtes de la Nouvelle- Zélande, du moins devaient-ils se rendre au plus tôt à lîle Tabor, afin dy déposer la notice relative à Ayrton. Cétait une indispensable précaution à prendre pour le cas où le yacht écossais reparaîtrait dans ces mers, et il ne fallait rien négliger à cet égard. Les travaux furent donc repris. Cyrus Smith, Pencroff et Ayrton, aidés de Nab, de Gédéon Spilett et dHarbert, toutes les fois que quelque autre besogne pressante ne les réclamait pas, travaillèrent sans relâche. Il était nécessaire que le nouveau bâtiment fût prêt dans cinq mois, cest-à-dire pour le commencement de mars, si lon voulait rendre visite à lîle Tabor avant que les coups de vent déquinoxe eussent rendu cette traversée impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. Du reste, ils navaient pas à se préoccuper de fabriquer un gréement, car celui du speedy avait été sauvé en entier. Cétait donc, avant tout, la coque du navire quil fallait achever. La fin de lannée 1868 sécoula au milieu de ces importants travaux, presque à lexclusion de tous autres. Au bout de deux mois et demi, les couples avaient été mis en place, et les premiers bordages étaient ajustés. On pouvait déjà juger que les plans donnés par Cyrus Smith étaient excellents, et que le navire se comporterait bien à la mer. Pencroff apportait à ce travail une activité dévorante et ne se gênait pas de grommeler, quand lun ou lautre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du chasseur. Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-House, en vue du prochain hiver. Mais nimporte. Le brave marin nétait pas content lorsque les ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-là, et en bougonnant, il faisait -- par colère -- louvrage de six hommes. Toute cette saison dété fut mauvaise. Pendant quelques jours, les chaleurs étaient accablantes, et latmosphère, saturée délectricité, ne se déchargeait ensuite que par de violents orages qui troublaient profondément les couches dair. Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. Cétait comme un murmure sourd, mais permanent, tel quil se produit dans les régions équatoriales du globe. Le 1er janvier 1869 fut même signalé par un orage dune violence extrême, et la foudre tomba plusieurs fois sur lîle. De gros arbres furent atteints par le fluide et brisés, entre autres un de ces énormes micocouliers qui ombrageaient la basse-cour à lextrémité sud du lac. Ce météore avait-il une relation quelconque avec les phénomènes qui saccomplissaient dans les entrailles de la terre? Une sorte de connexité sétablissait-elle entre les troubles de lair et les troubles des portions intérieures du globe? Cyrus Smith fut porté à le croire, car le développement de ces orages fut marqué par une recrudescence des symptômes volcaniques. Ce fut le 3 janvier que Harbert, étant monté dès laube au plateau de Grande-vue pour seller lun des onaggas, aperçut un énorme panache qui se déroulait à la cime du volcan. Harbert prévint aussitôt les colons, qui vinrent de suite observer le sommet du mont Franklin. «Eh! sécria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois! Il me semble que le géant ne se contente plus de respirer, mais quil fume!» Cette image, employée par le marin, traduisait justement la modification qui sétait opérée à la bouche du volcan. Depuis trois mois déjà, le cratère émettait des vapeurs plus ou moins intenses, mais qui ne provenaient encore que dune ébullition intérieure des matières minérales. Cette fois, aux vapeurs venait de succéder une fumée épaisse, sélevant sous la forme dune colonne grisâtre, large de plus de trois cents pieds à sa base, et qui sépanouissait comme un immense champignon à une hauteur de sept à huit cents pieds au-dessus de la cime du mont. «Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett. -- Et nous ne pourrons pas léteindre! répondit Harbert. -- On devrait bien ramoner les volcans, fit observer Nab, qui sembla parler le plus sérieusement du monde. -- Bon, Nab, sécria Pencroff. Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là?» Et Pencroff poussa un gros éclat de rire. Cyrus Smith observait avec attention lépaisse fumée projetée par le mont Franklin, et il prêtait même loreille, comme sil eût voulu surprendre quelque grondement éloigné. Puis, revenant vers ses compagnons, dont il sétait écarté quelque peu: «En effet, mes amis, une importante modification sest produite, il ne faut pas se le dissimuler. Les matières volcaniques ne sont plus seulement à létat débullition, elles ont pris feu, et, très certainement, nous sommes menacés dune éruption prochaine! -- Eh bien, Monsieur Smith, on la verra, léruption, sécria Pencroff, et on lapplaudira si elle est réussie! Je ne pense pas quil y ait là de quoi nous préoccuper! -- Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, car lancienne route des laves est toujours ouverte, et, grâce à sa disposition, le cratère les a jusquici épanchées vers le nord. Et cependant... -- Et cependant, puisquil ny a aucun avantage à retirer dune éruption, mieux vaudrait que celle-ci neût pas lieu, dit le reporter. -- Qui sait? répondit le marin. Il y a peut-être dans ce volcan quelque utile et précieuse matière quil vomira complaisamment, et dont nous ferons bon usage!» Cyrus Smith secoua la tête en homme qui nattendait rien de bon du phénomène dont le développement était si subit. Il nenvisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences dune éruption. Si les laves, par suite de lorientation du cratère, ne menaçaient pas directement les parties boisées et cultivées de lîle, dautres complications pouvaient se présenter. En effet, il nest pas rare que les éruptions soient accompagnées de tremblements de terre, et une île, de la nature de lîle Lincoln, formée de matières si diverses, basaltes dun côté, granit de lautre, laves au nord, sol meuble au midi, matières qui, par conséquent, ne pouvaient être solidement liées entre elles, aurait couru le risque dêtre désagrégée. Si donc lépanchement des substances volcaniques ne constituait pas un danger très sérieux, tout mouvement dans la charpente terrestre qui eût secoué lîle pouvait entraîner des conséquences extrêmement graves. «Il me semble, dit Ayrton, qui sétait couché de manière à poser son oreille sur le sol, il me semble entendre des roulements sourds, comme ferait un chariot chargé de barres de fer.» Les colons écoutèrent avec une extrême attention et purent constater quAyrton ne se trompait pas. Aux roulements se mêlaient parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de «rinfordzando» Et séteignaient peu à peu, comme si quelque brise violente eût passé dans les profondeurs du globe. Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. On pouvait donc en conclure que les vapeurs et les fumées trouvaient un libre passage à travers la cheminée centrale, et que, la soupape étant assez large, aucune dislocation ne se produirait, aucune explosion ne serait à craindre. «Ah çà! dit alors Pencroff, est-ce que nous nallons pas retourner au travail? Que le mont Franklin fume, braille, gémisse, vomisse feu et flammes tant quil lui plaira, ce nest pas une raison pour ne rien faire! Allons, Ayrton, Nab, Harbert, Monsieur Cyrus, Monsieur Spilett, il faut aujourdhui que tout le monde mette la main à la besogne! Nous allons ajuster les précintes, et une douzaine de bras ne seront pas de trop. Avant deux mois, je veux que notre nouveau Bonadventure -- car nous lui conserverons ce nom, nest-il pas vrai? -- flotte sur les eaux du port-ballon! Donc, pas une heure à perdre!» Tous les colons, dont les bras étaient réclamés par Pencroff, descendirent au chantier de construction et procédèrent à la pose des précintes, épais bordages qui forment la ceinture dun bâtiment et relient solidement entre eux les couples de sa carcasse. Cétait là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part. On travailla donc assidûment pendant toute cette journée du 3 janvier, sans se préoccuper du volcan, quon ne pouvait apercevoir, dailleurs, de la grève de Granite-House. Mais, une ou deux fois, de grandes ombres, voilant le soleil, qui décrivait son arc diurne sur un ciel extrêmement pur, indiquèrent quun épais nuage de fumée passait entre son disque et lîle. Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans louest. Cyrus Smith et Gédéon Spilett remarquèrent parfaitement ces assombrissements passagers, et causèrent à plusieurs reprises des progrès que faisait évidemment le phénomène volcanique, mais le travail ne fut pas interrompu. Il était, dailleurs, dun haut intérêt, à tous les points de vue, que le bâtiment fût achevé dans le plus bref délai. En présence déventualités qui pouvaient naître, la sécurité des colons nen serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge? Le soir, après souper, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Harbert remontèrent sur le plateau de Grande-vue. La nuit était déjà faite, et lobscurité devait permettre de reconnaître si, aux vapeurs et aux fumées accumulées à la bouche du cratère, se mêlaient soit des flammes, soit des matières incandescentes, projetées par le volcan. «Le cratère est en feu!» sécria Harbert, qui, plus leste que ses compagnons, était arrivé le premier au plateau. Le mont Franklin, distant de six milles environ, apparaissait alors comme une gigantesque torche, au sommet de laquelle se tordaient quelques flammes fuligineuses. Tant de fumée, tant de scories et de cendres peut-être y étaient mêlées, que leur éclat, très atténué, ne tranchait pas au vif sur les ténèbres de la nuit. Mais une sorte de lueur fauve se répandait sur lîle et découpait confusément la masse boisée des premiers plans. Dimmenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles. «Les progrès sont rapides! dit lingénieur. -- Ce nest pas étonnant, répondit le reporter. Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. Vous vous rappelez, Cyrus, que les premières vapeurs ont apparu vers lépoque à laquelle nous avons fouillé les contreforts de la montagne pour découvrir la retraite du capitaine Nemo. Cétait, si je ne me trompe, vers le 15 octobre? -- Oui! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela! -- Les feux souterrains ont donc couvé pendant dix semaines, reprit Gédéon Spilett, et il nest pas étonnant quils se développent maintenant avec cette violence! -- Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol? demanda Cyrus Smith. -- En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre... -- Je ne dis pas que nous soyons menacés dun tremblement de terre, répondit Cyrus Smith, et Dieu nous en préserve! Non. Ces vibrations sont dues à leffervescence du feu central. Lécorce terrestre nest autre chose que la paroi dune chaudière, et vous savez que la paroi dune chaudière, sous la pression des gaz, vibre comme une plaque sonore. Cest cet effet qui se produit en ce moment. -- Les magnifiques gerbes de feu!» sécria Harbert. En ce moment jaillissait du cratère une sorte de bouquet dartifices dont les vapeurs navaient pu diminuer léclat. Des milliers de fragments lumineux et de points vifs se projetaient en directions contraires. Quelques-uns, dépassant le dôme de fumée, le crevaient dun jet rapide et laissaient après eux une véritable poussière incandescente. Cet épanouissement fut accompagné de détonations successives comme le déchirement dune batterie de mitrailleuses. Cyrus Smith, le reporter et le jeune garçon, après avoir passé une heure au plateau de Grande-vue, redescendirent sur la grève et regagnèrent Granite-House. Lingénieur était pensif, préoccupé même, à ce point que Gédéon Spilett crut devoir lui demander sil pressentait quelque danger prochain, dont léruption serait la cause directe ou indirecte. «Oui et non, répondit Cyrus Smith. -- Cependant, reprit le reporter, le plus grand malheur qui pourrait nous arriver, ne serait-ce pas un tremblement de terre qui bouleverserait lîle? Or, je ne crois pas que cela soit à redouter, puisque les vapeurs et les laves ont trouvé un libre passage pour sépancher au dehors. -- Aussi, répondit Cyrus Smith, ne crains-je pas un tremblement de terre dans le sens que lon donne ordinairement aux convulsions du sol provoquées par lexpansion des vapeurs souterraines. Mais dautres causes peuvent amener de grands désastres. -- Lesquels, mon cher Cyrus? -- Je ne sais trop... il faut que je voie... que je visite la montagne... avant quelques jours, je serai fixé à cet égard.» Gédéon Spilett ninsista pas, et bientôt, malgré les détonations du volcan, dont lintensité saccroissait et que répétaient les échos de lîle, les hôtes de Granite-House dormaient dun profond sommeil. Trois jours sécoulèrent, les 4, 5 et 6 janvier. On travaillait toujours à la construction du bateau, et, sans sexpliquer autrement, lingénieur activait le travail de tout son pouvoir. Le mont Franklin était alors encapuchonné dun sombre nuage daspect sinistre, et avec les flammes il vomissait des roches incandescentes, dont les unes retombaient dans le cratère même. Ce qui faisait dire à Pencroff, qui ne voulait considérer le phénomène que par ses côtés amusants: «Tiens! Le géant qui joue au bilboquet! Le géant qui jongle!» Et, en effet, les matières vomies retombaient dans labîme, et il ne semblait pas que les laves, gonflées par la pression intérieure, se fussent encore élevées jusquà lorifice du cratère. Du moins, légueulement du nord-est, qui était en partie visible, ne versait aucun torrent sur le talus septentrional du mont. Cependant, quelque pressés que fussent les travaux de construction, dautres soins réclamaient la présence des colons sur divers points de lîle. Avant tout, il fallait aller au corral, où le troupeau de mouflons et de chèvres était renfermé, et renouveler la provision de fourrage de ces animaux. Il fut alors convenu quAyrton sy rendrait le lendemain 7 janvier, et comme il pouvait suffire seul à cette besogne, dont il avait lhabitude, Pencroff et les autres manifestèrent une certaine surprise, quand ils entendirent lingénieur dire à Ayrton: «Puisque vous allez demain au corral, je vous y accompagnerai. -- Eh! Monsieur Cyrus! sécria le marin, nos jours de travail sont comptés, et, si vous partez aussi, cela va nous faire quatre bras de moins! -- Nous serons revenus le lendemain, répondit Cyrus Smith, mais jai besoin daller au corral... je désire reconnaître où en est léruption. -- Léruption! Léruption! répondit Pencroff dun air peu satisfait. Quelque chose dimportant que cette éruption, et voilà qui ne minquiète guère!» Quoi quen eût le marin, lexploration, projetée par lingénieur, fut maintenue pour le lendemain. Harbert aurait bien voulu accompagner Cyrus Smith, mais il ne voulut pas contrarier Pencroff en sabsentant. Le lendemain, dès le lever du jour, Cyrus Smith et Ayrton, montant le chariot attelé des deux onaggas, prenaient la route du corral et y couraient au grand trot. Au-dessus de la forêt passaient de gros nuages auxquels le cratère du mont Franklin fournissait incessamment des matières fuligineuses. Ces nuages, qui roulaient pesamment dans latmosphère, étaient évidemment composés de substances hétérogènes. Ce nétait pas à la fumée seule du volcan quils devaient dêtre si étrangement opaques et lourds. Des scories à létat de poussière, telles que de la pouzzolane pulvérisée et des cendres grisâtres aussi fines que la plus fine fécule, se tenaient en suspension au milieu de leurs épaisses volutes. Ces cendres sont si ténues, quon les a vues se maintenir quelquefois dans lair durant des mois entiers. Après léruption de 1783, en Islande, pendant plus dune année, latmosphère fut ainsi chargée de poussières volcaniques que les rayons du soleil perçaient à peine. Mais, le plus souvent, ces matières pulvérisées se rabattent, et cest ce qui arriva en cette occasion. Cyrus Smith et Ayrton étaient à peine arrivés au corral, quune sorte de neige noirâtre semblable à une légère poudre de chasse tomba et modifia instantanément laspect du sol. Arbres, prairies, tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces dépaisseur. Mais, très heureusement, le vent soufflait du nord- est, et la plus grande partie du nuage alla se dissoudre au-dessus de la mer. «Voilà qui est singulier, Monsieur Smith, dit Ayrton. -- Voilà qui est grave, répondit lingénieur. Cette pouzzolane, ces pierres ponces pulvérisées, toute cette poussière minérale en un mot, démontre combien le trouble est profond dans les couches inférieures du volcan. -- Mais ny a-t-il rien à faire? -- Rien, si ce nest à se rendre compte des progrès du phénomène. Occupez-vous donc, Ayrton, des soins à donner au corral. Pendant ce temps, je remonterai jusquau delà des sources du creek rouge et jexaminerai létat du mont sur sa pente septentrionale. Puis... -- Puis... Monsieur Smith? -- Puis nous ferons une visite à la crypte Dakkar... Je veux voir... enfin, je reviendrai vous prendre dans deux heures.» Ayrton entra alors dans la cour du corral, et, en attendant le retour de lingénieur, il soccupa des mouflons et des chèvres, qui semblaient éprouver un certain malaise devant ces premiers symptômes dune éruption. Cependant, Cyrus Smith, sétant aventuré sur la crête des contreforts de lest, tourna le creek rouge et arriva à lendroit où ses compagnons et lui avaient découvert une source sulfureuse, lors de leur première exploration. Les choses avaient bien changé! Au lieu dune seule colonne de fumée, il en compta treize qui fusaient hors de terre, comme si elles eussent été violemment poussées par quelque piston. Il était évident que lécorce terrestre subissait en ce point du globe une pression effroyable. Latmosphère était saturée de gaz sulfureux, dhydrogène, dacide carbonique, mêlés à des vapeurs aqueuses. Cyrus Smith sentait frémir ces tufs volcaniques dont la plaine était semée, et qui nétaient que des cendres pulvérulentes dont le temps avait fait des blocs durs, mais il ne vit encore aucune trace de laves nouvelles. Cest ce que lingénieur put constater plus complètement, quand il observa tout le revers septentrional du mont Franklin. Des tourbillons de fumée et de flammes séchappaient du cratère; une grêle de scories tombait sur le sol; mais aucun épanchement lavique ne sopérait par le goulot du cratère, ce qui prouvait que le niveau des matières volcaniques navait pas encore atteint lorifice supérieur de la cheminée centrale. «Et jaimerais mieux que cela fût! Se dit Cyrus Smith. Au moins je serais certain que les laves ont repris leur route accoutumée. Qui sait si elles ne se déverseront pas par quelque nouvelle bouche? Mais là nest pas le danger! Le capitaine Nemo la bien pressenti! Non! Le danger nest pas là!» Cyrus Smith savança jusquà lénorme chaussée dont le prolongement encadrait létroit golfe du requin. Il put donc examiner suffisamment de ce côté les anciennes zébrures des laves. Il ny avait pas doute pour lui que la dernière éruption ne remontât à une époque très éloignée. Alors il revint sur ses pas, prêtant loreille aux roulements souterrains qui se propageaient comme un tonnerre continu, et sur lequel se détachaient déclatantes détonations. À neuf heures du matin, il était de retour au corral. Ayrton lattendait. «Les animaux sont pourvus, Monsieur Smith, dit Ayrton. -- Bien, Ayrton. -- Ils semblent inquiets, Monsieur Smith. -- Oui, linstinct parle en eux, et linstinct ne trompe pas. -- Quand vous voudrez... -- Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, répondit lingénieur, et partons.» Ayrton fit ce qui lui était commandé. Les onaggas, dételés, erraient dans le corral. La porte fut fermée extérieurement, et Cyrus Smith, précédant Ayrton, prit, vers louest, létroit sentier qui conduisait à la côte. Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. Aucun quadrupède napparaissait sous bois. Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. Quelquefois, une brise qui passait soulevait la couche de cendre, et les deux colons, pris dans un tourbillon opaque, ne se voyaient plus. Ils avaient soin alors dappliquer un mouchoir sur leurs yeux et leur bouche, car ils couraient le risque dêtre aveuglés et étouffés. Cyrus Smith et Ayrton ne pouvaient, dans ces conditions, marcher rapidement. En outre, lair était lourd, comme si son oxygène eût été en partie brûlé et quil fût devenu impropre à la respiration. Tous les cent pas, il fallait sarrêter et reprendre haleine. Il était donc plus de dix heures, quand lingénieur et son compagnon atteignirent la crête de cet énorme entassement de roches basaltiques et porphyritiques qui formait la côte nord-ouest de lîle. Ayrton et Cyrus Smith commencèrent à descendre cette côte abrupte, en suivant à peu près le chemin détestable qui, pendant cette nuit dorage, les avait conduits à la crypte Dakkar. En plein jour, cette descente fut moins périlleuse, et, dailleurs, la couche de cendres, recouvrant le poli des roches, permettait dassurer plus solidement le pied sur leurs surfaces déclives. Lépaulement qui prolongeait le rivage, à une hauteur de quarante pieds environ, fut bientôt atteint. Cyrus Smith se rappelait que cet épaulement sabaissait par une pente douce, jusquau niveau de la mer. Quoique la marée fût basse en ce moment, aucune grève ne découvrait, et les lames, salies par la poussière volcanique, venaient directement battre les basaltes du littoral. Cyrus Smith et Ayrton retrouvèrent sans peine louverture de la crypte Dakkar, et ils sarrêtèrent sous la dernière roche, qui formait le palier inférieur de lépaulement. «Le canot de tôle doit être là? dit lingénieur. -- Il y est, Monsieur Smith, répondit Ayrton, attirant à lui la légère embarcation, qui était abritée sous la voussure de larcade. -- Embarquons, Ayrton.» Les deux colons sembarquèrent dans le canot. Une légère ondulation des lames lengagea plus profondément sous le cintre très surbaissé de la crypte, et là, Ayrton, après avoir battu le briquet, alluma le fanal. Puis, il saisit les deux avirons, et le fanal ayant été posé sur létrave du canot, de manière à projeter ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au milieu des ténèbres de la crypte. Le Nautilus nétait plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. Peut-être lirradiation électrique, toujours nourrie par son foyer puissant, se propageait-elle encore au fond des eaux, mais aucun éclat ne sortait de labîme, où reposait le capitaine Nemo. La lumière du fanal, quoique insuffisante, permit cependant à lingénieur de savancer, en suivant la paroi de droite de la crypte. Un silence sépulcral régnait sous cette voûte, du moins, dans sa portion antérieure, car bientôt Cyrus Smith entendit distinctement les grondements qui se dégageaient des entrailles de la montagne. «Cest le volcan», dit-il. Bientôt, avec ce bruit, les combinaisons chimiques se trahirent par une vive odeur, et des vapeurs sulfureuses saisirent à la gorge lingénieur et son compagnon. «Voilà ce que craignait le capitaine Nemo! murmura Cyrus Smith, dont la figure pâlit légèrement. Il faut pourtant aller jusquau bout. -- Allons!» répondit Ayrton, qui se courba sur ses avirons et poussa le canot vers le chevet de la crypte. Vingt-cinq minutes après avoir franchi louverture, le canot arrivait à la paroi terminale et sarrêtait. Cyrus Smith, montant alors sur son banc, promena le fanal sur les diverses parties de la paroi, qui séparait la crypte de la cheminée centrale du volcan. Quelle était lépaisseur de cette paroi? Était-elle de cent pieds ou de dix, on neût pu le dire. Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour quelle fût bien épaisse. Lingénieur, après avoir exploré la muraille suivant une ligne horizontale, fixa le fanal à lextrémité dun aviron, et il le promena de nouveau à une plus grande hauteur sur la paroi basaltique. Là, par des fentes à peine visibles, à travers les prismes mal joints, transpirait une fumée âcre, qui infectait latmosphère de la caverne. Des fractures zébraient la muraille, et quelques-unes, plus vivement dessinées, sabaissaient jusquà deux ou trois pieds seulement des eaux de la crypte. Cyrus Smith resta dabord pensif. Puis, il murmura encore ces paroles: «Oui! Le capitaine avait raison! Là est le danger, et un danger terrible!» Ayrton ne dit rien, mais, sur un signe de Cyrus Smith, il reprit ses avirons, et, une demi-heure après, lingénieur et lui sortaient de la crypte Dakkar. CHAPITRE XIX Le lendemain matin, 8 janvier, après une journée et une nuit passées au corral, toutes choses étant en état, Cyrus Smith et Ayrton rentraient à Granite-House. Aussitôt, lingénieur rassembla ses compagnons, et il leur apprit que lîle Lincoln courait un immense danger, quaucune puissance humaine ne pouvait conjurer. «Mes amis, dit-il, -- et sa voix décelait une émotion profonde, -- lîle Lincoln nest pas de celles qui doivent durer autant que le globe lui-même. Elle est vouée à une destruction plus ou moins prochaine, dont la cause est en elle, et à laquelle rien ne pourra la soustraire!» Les colons se regardèrent et regardèrent lingénieur. Ils ne pouvaient le comprendre. «Expliquez-vous, Cyrus! dit Gédéon Spilett. -- Je mexplique, répondit Cyrus Smith, ou plutôt, je ne ferai que vous transmettre lexplication que, pendant nos quelques minutes dentretien secret, ma donnée le capitaine Nemo. -- Le capitaine Nemo! sécrièrent les colons. -- Oui, et cest le dernier service quil a voulu nous rendre avant de mourir! -- Le dernier service! sécria Pencroff! Le dernier service! Vous verrez que, tout mort quil est, il nous en rendra dautres encore! -- Mais que vous a dit le capitaine Nemo? demanda le reporter. -- Sachez-le donc, mes amis, répondit lingénieur. Lîle Lincoln nest pas dans les conditions où sont les autres îles du Pacifique, et une disposition particulière que ma fait connaître le capitaine Nemo doit amener tôt ou tard la dislocation de sa charpente sous-marine. -- Une dislocation! Lîle Lincoln! Allons donc! sécria Pencroff, qui, malgré tout le respect quil avait pour Cyrus Smith, ne put sempêcher de hausser les épaules. -- Écoutez-moi, Pencroff, reprit lingénieur. Voici ce quavait constaté le capitaine Nemo, et ce que jai constaté moi-même, hier, pendant lexploration que jai faite à la crypte Dakkar. Cette crypte se prolonge sous lîle jusquau volcan, et elle nest séparée de la cheminée centrale que par la paroi qui en ferme le chevet. Or, cette paroi est sillonnée de fractures et de fentes qui laissent déjà passer les gaz sulfureux développés à lintérieur du volcan. -- Eh bien? demanda Pencroff, dont le front se plissait violemment. -- Eh bien, jai reconnu que ces fractures sagrandissaient sous la pression intérieure, que la muraille de basalte se fendait peu à peu, et que, dans un temps plus ou moins court, elle livrerait passage aux eaux de la mer dont la caverne est remplie. -- Bon! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. La mer éteindra le volcan, et tout sera fini! -- Oui, tout sera fini! répondit Cyrus Smith. Le jour où la mer se précipitera à travers la paroi et pénétrera par la cheminée centrale jusque dans les entrailles de lîle, où bouillonnent les matières éruptives, ce jour-là, Pencroff, lîle Lincoln sautera comme sauterait la Sicile si la Méditerranée se précipitait dans lEtna!» Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de lingénieur. Ils avaient compris quel danger les menaçait. Il faut dire, dailleurs, que Cyrus Smith nexagérait en aucune façon. Bien des gens ont déjà eu lidée quon pourrait peut-être éteindre les volcans, qui, presque tous, sélèvent sur les bords de la mer ou des lacs, en ouvrant passage à leurs eaux. Mais ils ne savaient pas quon se fût exposé ainsi à faire sauter une partie du globe, comme une chaudière dont la vapeur est subitement tendue par un coup de feu. Leau, se précipitant dans un milieu clos dont la température peut être évaluée à des milliers de degrés, se vaporiserait avec une si soudaine énergie, quaucune enveloppe ny pourrait résister. Il nétait donc pas douteux que lîle, menacée dune dislocation effroyable et prochaine, ne durerait que tant que la paroi de la crypte Dakkar durerait elle-même. Ce nétait même pas une question de mois, ni de semaines, mais une question de jours, dheures peut-être! Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde! Ils ne songèrent pas au péril qui les menaçait directement, mais à la destruction de ce sol qui leur avait donné asile, de cette île quils avaient fécondée, de cette île quils aimaient, quils voulaient rendre si florissante un jour! Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus! Pencroff ne put retenir une grosse larme qui glissa sur sa joue, et quil ne chercha point à cacher. La conversation continua pendant quelque temps encore. Les chances auxquelles les colons pouvaient encore se rattacher furent discutées; mais, pour conclure, on reconnut quil ny avait pas une heure à perdre, que la construction et laménagement du navire devaient être poussés avec une prodigieuse activité, et que là, maintenant, était la seule chance de salut pour les habitants de lîle Lincoln! Tous les bras furent donc requis. À quoi eût servi désormais de moissonner, de récolter, de chasser, daccroître les réserves de Granite-House? Ce que contenaient encore le magasin et les offices suffirait, et au delà, à approvisionner le navire pour une traversée, si longue quelle pût être! Ce quil fallait, cétait quil fût à la disposition des colons avant laccomplissement de linévitable catastrophe. Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. Vers le 23 janvier, le navire était à demi bordé. Jusqualors, aucune modification ne sétait produite à la cime du volcan. Cétait toujours des vapeurs, des fumées mêlées de flammes et traversées de pierres incandescentes, qui séchappaient du cratère. Mais, pendant la nuit du 23 au 24, sous leffort des laves, qui arrivèrent au niveau du premier étage du volcan, celui-ci fut décoiffé du cône qui formait chapeau. Un bruit effroyable retentit. Les colons crurent dabord que lîle se disloquait. Ils se précipitèrent hors de Granite-House. Il était environ deux heures du matin. Le ciel était en feu. Le cône supérieur -- un massif haut de mille pieds, pesant des milliards de livres -- avait été précipité sur lîle, dont le sol trembla. Heureusement, ce cône inclinait du côté du nord, et il tomba sur la plaine de sables et de tufs qui sétendait entre le volcan et la mer. Le cratère, largement ouvert alors, projetait vers le ciel une si intense lumière, que, par le simple effet de la réverbération, latmosphère semblait être incandescente. En même temps, un torrent de laves, se gonflant à la nouvelle cime, sépanchait en longues cascades, comme leau qui séchappe dune vasque trop pleine, et mille serpents de feu rampaient sur les talus du volcan. «Le corral! Le corral!» sécria Ayrton. Cétait, en effet, vers le corral que se portaient les laves, par suite de lorientation du nouveau cratère, et, conséquemment, cétaient les parties fertiles de lîle, les sources du creek rouge, les bois de jacamar qui étaient menacés dune destruction immédiate. Au cri dAyrton, les colons sétaient précipités vers létable des onaggas. Le chariot avait été attelé. Tous navaient quune pensée! Courir au corral et mettre en liberté les animaux quil renfermait. Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. Deffroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. Déjà un torrent de matières incandescentes, de minéraux liquéfiés, tombait du contrefort sur la prairie et rongeait ce côté de la palissade. La porte fut brusquement ouverte par Ayrton, et les animaux, affolés, séchappèrent en toutes directions. Une heure après, la lave bouillonnante emplissait le corral, volatilisait leau du petit rio qui le traversait, incendiait lhabitation, qui flamba comme un chaume, et dévorait jusquau dernier poteau lenceinte palissadée. Du corral il ne restait plus rien! Les colons avaient voulu lutter contre cet envahissement, ils lavaient essayé, mais follement et inutilement, car lhomme est désarmé devant ces grands cataclysmes. Le jour était venu, -- 24 janvier. -- Cyrus Smith et ses compagnons, avant de revenir à Granite-House, voulurent observer la direction définitive quallait prendre cette inondation de laves. La pente générale du sol sabaissait du mont Franklin à la côte est, et il était à craindre que, malgré les bois épais de Jacamar, le torrent ne se propageât jusquau plateau de Grande- vue. «Le lac nous couvrira, dit Gédéon Spilett. -- Je lespère!» répondit Cyrus Smith, et ce fut là toute sa réponse. Les colons auraient voulu savancer jusquà la plaine sur laquelle sétait abattu le cône supérieur du mont Franklin, mais les laves leur barraient alors le passage. Elles suivaient, dune part, la vallée du creek rouge, et, de lautre, la vallée de la rivière de la chute, en vaporisant ces deux cours deau sur leur passage. Il ny avait aucune possibilité de traverser ce torrent; il fallait, au contraire, reculer devant lui. Le volcan, découronné, nétait plus reconnaissable. Une sorte de table rase le terminait alors et remplaçait lancien cratère. Deux égueulements, creusés à ses bords sud et est, versaient incessamment les laves, qui formaient ainsi deux courants distincts. Au-dessus du nouveau cratère, un nuage de fumée et de cendres se confondait avec les vapeurs du ciel, amassées au-dessus de lîle. De grands coups de tonnerre éclataient et se confondaient avec les grondements de la montagne. De sa bouche séchappaient des roches ignées qui, projetées à plus de mille pieds, éclataient dans la nue et se dispersaient comme une mitraille. Le ciel répondait à coups déclairs à léruption volcanique. Vers sept heures du matin, la position nétait plus tenable pour les colons, qui sétaient réfugiés à la lisière du bois de jacamar. Non seulement les projectiles commençaient à pleuvoir autour deux, mais les laves, débordant du lit du creek rouge, menaçaient de couper la route du corral. Les premiers rangs darbres prirent feu, et leur sève, subitement transformée en vapeur, les fit éclater comme des boîtes dartifice, tandis que dautres, moins humides, restèrent intacts au milieu de linondation. Les colons avaient repris la route du corral. Ils marchaient lentement, à reculons pour ainsi dire. Mais, par suite de linclinaison du sol, le torrent gagnait rapidement dans lest, et, dès que les couches inférieures des laves sétaient durcies, dautres nappes bouillonnantes les recouvraient aussitôt. Cependant, le principal courant de la vallée du creek rouge devenait de plus en plus menaçant. Toute cette partie de la forêt était embrasée, et dénormes volutes de fumée roulaient au-dessus des arbres, dont le pied crépitait déjà dans la lave. Les colons sarrêtèrent près du lac, à un demi-mille de lembouchure du creek rouge. Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux. Cyrus Smith habitué à chiffrer les situations graves, et sachant quil sadressait à des hommes capables dentendre la vérité, quelle quelle fût, dit alors: «Ou le lac arrêtera ce courant, et une partie de lîle sera préservée dune dévastation complète, ou le courant envahira les forêts du Far-West, et pas un arbre, pas une plante ne restera à la surface du sol. Nous naurons plus en perspective sur ces rocs dénudés quune mort que lexplosion de lîle ne nous fera pas attendre! -- Alors, sécria Pencroff, en se croisant les bras et en frappant la terre du pied, inutile de travailler au bateau, nest-ce pas? -- Pencroff, répondit Cyrus Smith, il faut faire son devoir jusquau bout!» En ce moment, le fleuve de laves, après sêtre frayé un passage à travers ces beaux arbres quil dévorait, arriva à la limite du lac. Là existait un certain exhaussement du sol qui, sil eût été plus considérable, eût peut-être suffi à contenir le torrent. «À loeuvre!» sécria Cyrus Smith. La pensée de lingénieur fut aussitôt comprise. Ce torrent, il fallait lendiguer, pour ainsi dire, et lobliger ainsi à se déverser dans le lac. Les colons coururent au chantier. Ils en rapportèrent des pelles, des pioches, des haches, et là, au moyen de terrassements et darbres abattus, ils parvinrent, en quelques heures, à élever une digue haute de trois pieds sur quelques centaines de pas de longueur. Il leur semblait, quand ils eurent fini, quils navaient travaillé que quelques minutes à peine! Il était temps. Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de lépaulement. Le fleuve se gonfla comme une rivière en pleine crue qui cherche à déborder et menaça de dépasser le seul obstacle qui pût lempêcher denvahir tout le Far-West... Mais la digue parvint à le contenir, et, après une minute dhésitation qui fut terrible, il se précipita dans le lac Grant par une chute haute de vingt pieds. Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une parole, regardèrent alors cette lutte des deux éléments. Quel spectacle que ce combat entre leau et le feu! Quelle plume pourrait décrire cette scène dune merveilleuse horreur, et quel pinceau la pourrait peindre? Leau sifflait en sévaporant au contact des laves bouillonnantes. Les vapeurs, projetées dans lair, tourbillonnaient à une incommensurable hauteur, comme si les soupapes dune immense chaudière eussent été subitement ouvertes. Mais, si considérable que fût la masse deau contenue dans le lac, elle devait finir par être absorbée, puisquelle ne se renouvelait pas, tandis que le torrent, salimentant à une source inépuisable, roulait sans cesse de nouveaux flots de matières incandescentes. Les premières laves qui tombèrent dans le lac se solidifièrent immédiatement et saccumulèrent de manière à émerger bientôt. À leur surface glissèrent dautres laves qui se firent pierres à leur tour, mais en gagnant vers le centre. Une jetée se forma de la sorte et menaça de combler le lac, qui ne pouvait déborder, car le trop-plein de ses eaux se dépensait en vapeurs. Sifflements et grésillements déchiraient lair avec un bruit assourdissant, et les buées, entraînées par le vent, retombaient en pluie sur la mer. La jetée sallongeait, et les blocs de laves solidifiées sentassaient les uns sur les autres. Là où sétendaient autrefois des eaux paisibles apparaissait un énorme entassement de rocs fumants, comme si un soulèvement du sol eût fait surgir des milliers décueils. Que lon suppose ces eaux bouleversées pendant un ouragan, puis subitement solidifiées par un froid de vingt degrés, et on aura laspect du lac, trois heures après que lirrésistible torrent y eut fait irruption. Cette fois, leau devait être vaincue par le feu. Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que lépanchement lavique eût été dirigé vers le lac Grant. Ils avaient devant eux quelques jours de répit. Le plateau de Grande- vue, Granite-House et le chantier de construction étaient momentanément préservés. Or, ces quelques jours, il fallait les employer à border le navire et à le calfater avec soin. Puis, on le lancerait à la mer et on sy réfugierait, quitte à le gréer, quand il reposerait dans son élément. Avec la crainte de lexplosion qui menaçait de détruire lîle, il ny avait plus aucune sécurité à demeurer à terre. Cette retraite de Granite- House, si sûre jusqualors, pouvait à chaque minute refermer ses parois de granit! Pendant les six jours qui suivirent, du 25 au 30 Janvier, les colons travaillèrent au navire autant que vingt hommes eussent pu le faire. À peine prenaient-ils quelque repos, et léclat des flammes qui jaillissaient du cratère leur permettait de continuer nuit et jour. Lépanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins dabondance. Ce fut heureux, car le lac Grant était presque entièrement comblé, et si de nouvelles laves eussent glissé à la surface des anciennes, elles se fussent inévitablement répandues sur le plateau de Grande-vue, et de là sur la grève. Mais si de ce côté lîle était en partie protégée, il nen était pas ainsi de sa portion occidentale. En effet, le second courant de laves qui avait suivi la vallée de la rivière de la chute, vallée large, dont les terrains se déprimaient de chaque côté du creek, ne devait trouver aucun obstacle. Le liquide incandescent sétait donc répandu à travers la forêt de Far-West. À cette époque de lannée où les essences étaient desséchées par une chaleur torride, la forêt prit feu instantanément, de telle sorte que lincendie se propagea à la fois par la base des troncs et par les hautes ramures dont lentrelacement aidait aux progrès de la conflagration. Il semblait même que le courant de flamme se déchaînât plus vite à la cime des arbres que le courant de laves à leur pied. Il arriva, alors, que les animaux, affolés, fauves ou autres, jaguars, sangliers, cabiais, koulas, gibier de poil et de plume, se réfugièrent du côté de la Mercy et dans le marais des tadornes, au delà de la route de port-ballon. Mais les colons étaient trop occupés de leur besogne, pour faire attention même aux plus redoutables de ces animaux. Ils avaient, dailleurs, abandonné Granite-House, ils navaient même pas voulu chercher abri dans les cheminées, et ils campaient sous une tente, près de lembouchure de la Mercy. Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-vue. Quelquefois Harbert les accompagnait, jamais Pencroff, qui ne voulait pas voir sous son aspect nouveau lîle si profondément dévastée! Cétait un spectacle désolant, en effet. Toute la partie boisée de lîle était maintenant dénudée. Un seul bouquet darbres verts se dressait à lextrémité de la presquîle serpentine. Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. Lemplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. Lenvahissement des laves avait été complet. Où se développait autrefois cette admirable verdure, le sol nétait plus quun sauvage amoncellement de tufs volcaniques. Les vallées de la rivière de la chute et de la Mercy ne versaient plus une seule goutte deau à la mer, et les colons nauraient eu aucun moyen dapaiser leur soif, si le lac Grant eût été entièrement asséché. Mais, heureusement, sa pointe sud avait été épargnée et formait une sorte détang, contenant tout ce qui restait deau potable dans lîle. Vers le nord-ouest se dessinaient en âpres et vives arêtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe gigantesque appliquée sur le sol. Quel spectacle douloureux, quel aspect épouvantable, et quels regrets pour ces colons, qui, dun domaine fertile, couvert de forêts, arrosé de cours deau, enrichi de récoltes, se trouvaient en un instant transportés sur un roc dévasté, sur lequel, sans leurs réserves, ils neussent pas même trouvé à vivre! «Cela brise le coeur! dit un jour Gédéon Spilett. -- Oui, Spilett, répondit lingénieur. Que le ciel nous donne le temps dachever ce bâtiment, maintenant notre seul refuge! -- Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se calmer? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je ne me trompe! -- Peu importe, répondit Cyrus Smith. Le feu est toujours ardent dans les entrailles de la montagne, et la mer peut sy précipiter dun instant à lautre. Nous sommes dans la situation de passagers dont le navire est dévoré par un incendie quils ne peuvent éteindre, et qui savent que tôt ou tard il gagnera la soute aux poudres! Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure!» Pendant huit jours encore, cest-à-dire jusquau 7 février, les laves continuèrent à se répandre, mais léruption se maintint dans les limites indiquées. Cyrus Smith craignait par-dessus tout que les matières liquéfiées ne vinssent à sépancher sur la grève, et, dans ce cas, le chantier de construction neût pas été épargné. Cependant, vers cette époque, les colons sentirent dans la charpente de lîle des vibrations qui les inquiétèrent au plus haut point. On était au 20 février. Il fallait encore un mois avant que le navire fût en état de prendre la mer. Lîle tiendrait-elle jusque-là? Lintention de Pencroff et de Cyrus Smith était de procéder au lancement du navire dès que sa coque serait suffisamment étanche. Le pont, laccastillage, laménagement intérieur et le gréement se feraient après, mais limportant était que les colons eussent un refuge assuré en dehors de lîle. Peut-être même conviendrait-il de conduire le navire au port-ballon, cest-à-dire aussi loin que possible du centre éruptif, car, à lembouchure de la Mercy, entre lîlot et la muraille de granit, il courait le risque dêtre écrasé, en cas de dislocation. Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à lachèvement de la coque. Ils arrivèrent ainsi au 3 mars, et ils purent compter que lopération du lancement se ferait dans une dizaine de jours. Lespoir revint au coeur de ces colons, si éprouvés pendant cette quatrième année de leur séjour à lîle Lincoln! Pencroff, lui- même, parut sortir quelque peu de cette sombre taciturnité dans laquelle lavaient plongé la ruine et la dévastation de son domaine. Il ne songeait plus alors, il est vrai, quà ce navire, sur lequel se concentraient toutes ses espérances. «Nous lachèverons, dit-il à lingénieur, nous lachèverons, Monsieur Cyrus, et il est temps, car voici la saison qui savance, et nous serons bientôt en plein équinoxe. Eh bien, sil le faut, on relâchera à lîle Tabor pour y passer lhiver! Mais lîle Tabor après lîle Lincoln! Ah! Malheur de ma vie! Aurai-je cru jamais voir pareille chose! -- Hâtons-nous!» répondait invariablement lingénieur. Et lon travaillait sans perdre un instant. «Mon maître, demanda Nab quelques jours plus tard, si le capitaine Nemo eût encore été vivant, croyez-vous que tout cela serait arrivé? -- Oui, Nab, répondit Cyrus Smith. -- Eh bien, moi, je ne le crois pas! murmura Pencroff à loreille de Nab. -- Ni moi!» répondit sérieusement Nab. Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. Des milliers de fils de verre, faits de laves fluides, tombèrent comme une pluie sur le sol. Le cratère semplit à nouveau de laves qui sépanchèrent sur tous les revers du volcan. Le torrent courut à la surface des tufs durcis, et il acheva de détruire les maigres squelettes darbres qui avaient résisté à la première éruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud- ouest du lac Grant, se porta au delà du creek glycérine et envahit le plateau de Grande-vue. Ce dernier coup, porté à loeuvre des colons, fut terrible. Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. Top et Jup donnaient des signes du plus grand effroi, et leur instinct les avertissait quune catastrophe était prochaine. Bon nombre des animaux de lîle avaient péri pendant la première éruption. Ceux qui avaient survécu ne trouvèrent dautre refuge que le marais des tadornes, sauf quelques-uns auxquels le plateau de Grande-vue offrit asile. Mais cette dernière retraite leur fut enfin fermée, et le fleuve de laves, débordant larête de la muraille granitique, commença à précipiter sur la grève ses cataractes de feu. La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. Pendant la nuit, on eût dit un Niagara de fonte liquide, avec ses vapeurs incandescentes en haut et ses masses bouillonnantes en bas! Les colons étaient forcés dans leur dernier retranchement, et, bien que les coutures supérieures du navire ne fussent pas encore calfatées, ils résolurent de le lancer à la mer! Pencroff et Ayrton procédèrent donc aux préparatifs du lancement, qui devait avoir lieu le lendemain, dans la matinée du 9 mars. Mais, pendant cette nuit du 8 au 9, une énorme colonne de vapeurs, séchappant du cratère, monta au milieu de détonations épouvantables à plus de trois mille pieds de hauteur. La paroi de la caverne Dakkar avait évidemment cédé sous la pression des gaz, et la mer, se précipitant par la cheminée centrale dans le gouffre ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, quon eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de lair. Des morceaux de montagnes retombèrent dans le Pacifique, et, en quelques minutes, locéan recouvrait la place où avait été lîle Lincoln. CHAPITRE XX Un roc isolé, long de trente pieds, large de quinze, émergeant de dix à peine, tel était le seul point solide que neussent pas envahi les flots du Pacifique. Cétait tout ce qui restait du massif de Granite-House! La muraille avait été culbutée, puis disloquée, et quelques-unes des roches de la grande salle sétaient amoncelées de manière à former ce point culminant. Tout avait disparu dans labîme autour de lui: le cône inférieur du mont Franklin, déchiré par lexplosion, les mâchoires laviques du golfe du requin, le plateau de Grande-vue, lîlot du salut, les granits de port-ballon, les basaltes de la crypte Dakkar, la longue presquîle serpentine, si éloignée cependant du centre éruptif! De lîle Lincoln, on ne voyait plus que cet étroit rocher qui servait alors de refuge aux six colons et à leur chien Top. Les animaux avaient également péri dans la catastrophe, les oiseaux aussi bien que les autres représentants de la faune de lîle, tous écrasés ou noyés, et le malheureux Jup lui-même avait, hélas! trouvé la mort dans quelque crevasse du sol! Si Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, Ayrton avaient survécu, cest que, réunis alors sous leur tente, ils avaient été précipités à la mer, au moment où les débris de lîle pleuvaient de toutes parts. Lorsquils revinrent à la surface, ils ne virent plus, à une demi- encablure, que cet amas de roches, vers lequel ils nagèrent, et sur lequel ils prirent pied. Cétait sur ce roc nu quils vivaient depuis neuf jours! Quelques provisions retirées avant la catastrophe du magasin de Granite- House, un peu deau douce que la pluie avait versée dans un creux de roche, voilà tout ce que les infortunés possédaient. Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. Ils navaient aucun moyen de quitter ce récif. Pas de feu ni de quoi en faire. Ils étaient destinés à périr! Ce jour-là, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour deux jours, bien quils neussent consommé que le strict nécessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. Ils étaient uniquement entre les mains de Dieu. Cyrus Smith était calme. Gédéon Spilett, plus nerveux, et Pencroff, en proie à une sourde colère, allaient et venaient sur ce roc. Harbert ne quittait pas lingénieur, et le regardait, comme pour lui demander un secours que celui-ci ne pouvait apporter. Nab et Ayrton étaient résignés à leur sort. «Ah! Misère! Misère! répétait souvent Pencroff! Si nous avions, ne fût-ce quune coquille de noix, pour nous conduire à lîle Tabor! Mais rien, rien! -- Le capitaine Nemo a bien fait de mourir!» dit une fois Nab. Pendant les cinq jours qui suivirent, Cyrus Smith et ses malheureux compagnons vécurent avec la plus extrême parcimonie, ne mangeant juste que ce quil fallait pour ne pas succomber à la faim. Leur affaiblissement était extrême. Harbert et Nab commencèrent à donner quelques signes de délire. Dans cette situation, pouvaient-ils conserver même une ombre despoir? Non! Quelle était leur seule chance? Quun navire passât en vue du récif? Mais ils savaient bien, par expérience, que les bâtiments ne visitaient jamais cette portion du Pacifique! Pouvaient-ils compter que, par une coïncidence vraiment providentielle, le yacht écossais vînt précisément à cette époque rechercher Ayrton à lîle Tabor? Cétait improbable, et, dailleurs, en admettant même quil y vînt, comme les colons navaient pu déposer une notice indiquant les changements survenus dans la situation dAyrton, le commandant du yacht, après avoir fouillé lîlot sans résultat, reprendrait la mer et regagnerait de plus basses latitudes. Non! Ils ne pouvaient conserver aucune espérance dêtre sauvés, et une horrible mort, la mort par la faim et par la soif, les attendait sur ce roc! Et, déjà, ils étaient étendus sur ce roc, inanimés, nayant plus la conscience de ce qui se passait autour deux. Seul, Ayrton, par un suprême effort, relevait encore la tête et jetait un regard désespéré sur cette mer déserte!... Mais voilà que, dans la matinée du 24 mars, les bras dAyrton sétendirent vers un point de lespace, il se releva, à genoux dabord, puis debout, sa main sembla faire un signal... un navire était en vue de lîle! Ce navire ne courait point la mer à laventure. Le récif était pour lui un but vers lequel il se dirigeait en droite ligne, en forçant sa vapeur, et les infortunés lauraient aperçu depuis plusieurs heures déjà, sils avaient encore eu la force dobserver lhorizon! «Le Duncan!» murmura Ayrton, et il retomba sans mouvement. Lorsque Cyrus Smith et ses compagnons eurent repris connaissance, grâce aux soins dont ils furent comblés, ils se trouvaient dans la chambre dun steamer, sans pouvoir comprendre comment ils avaient échappé à la mort. UUUn mot dAyrton suffit à leur tout apprendre. «Le Duncan! murmura-t-il. -- Le Duncan!» répondit Cyrus Smith. Et, levant les bras vers le ciel, il sécria: «Ah! Dieu tout-puissant! Tu as donc voulu que nous fussions sauvés!» Cétait le Duncan, en effet, le yacht de lord Glenarvan, alors commandé par Robert, le fils du capitaine Grant, qui avait été expédié à lîle Tabor pour y chercher Ayrton et le rapatrier après douze ans dexpiation!... Les colons étaient sauvés, ils étaient déjà sur le chemin du retour! «Capitaine Robert, demanda Cyrus Smith, qui donc a pu vous donner la pensée, après avoir quitté lîle Tabor, où vous naviez plus trouvé Ayrton, de faire route à cent milles de là dans le nord- est? -- Monsieur Smith, répondit Robert Grant, cétait pour aller chercher, non seulement Ayrton, mais vos compagnons et vous! -- Mes compagnons et moi? -- Sans doute! à lîle Lincoln! -- Lîle Lincoln! sécrièrent à la fois Gédéon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff, au dernier degré de létonnement. -- Comment connaissez-vous lîle Lincoln? demanda Cyrus Smith, puisque cette île nest même pas portée sur les cartes? -- Je lai connue par la notice que vous aviez laissée à lîle Tabor, répondit Robert Grant. -- Une notice? sécria Gédéon Spilett. -- Sans doute, et la voici, répondit Robert Grant, en présentant un document qui indiquait en longitude et en latitude la situation de lîle Lincoln, «résidence actuelle dAyrton et de cinq colons américains.» -- Le capitaine Nemo!... dit Cyrus Smith, après avoir lu la notice et reconnu quelle était de la même main qui avait écrit le document trouvé au corral! -- Ah! dit Pencroff, cétait donc lui qui avait pris notre Bonadventure, lui qui sétait hasardé, seul, jusquà lîle Tabor!... -- Pour y déposer cette notice! répondit Harbert. -- Javais donc bien raison de dire, sécria le marin, que, même après sa mort, le capitaine nous rendrait encore un dernier service! -- Mes amis, dit Cyrus Smith dune voix profondément émue, que le dieu de toutes les miséricordes reçoive lâme du capitaine Nemo, notre sauveur!» Les colons sétaient découverts à cette dernière phrase de Cyrus Smith et murmuraient le nom du capitaine. En ce moment, Ayrton, sapprochant de lingénieur, lui dit simplement: «Où faut-il déposer ce coffret!» Cétait le coffret quAyrton avait sauvé au péril de sa vie, au moment où lîle sengloutissait, et quil venait fidèlement remettre à lingénieur. «Ayrton! Ayrton!» dit Cyrus Smith avec une émotion profonde. Puis, sadressant à Robert Grant: «Monsieur, ajouta-t-il, où vous aviez laissé un coupable, vous retrouvez un homme que lexpiation a refait honnête, et auquel je suis fier de donner la main!» Robert Grant fut mis alors au courant de cette étrange histoire du capitaine Nemo et des colons de lîle Lincoln. Puis, relèvement fait de ce qui restait de cet écueil qui devait désormais figurer sur les cartes du Pacifique, il donna lordre de virer de bord. Quinze jours après, les colons débarquaient en Amérique, et ils retrouvaient leur patrie pacifiée, après cette terrible guerre qui avait amené le triomphe de la justice et du droit. Des richesses contenues dans le coffret légué par le capitaine Nemo aux colons de lîle Lincoln, la plus grande partie fut employée à lacquisition dun vaste domaine dans létat dIowa. Une seule perle, la plus belle, fut distraite de ce trésor et envoyée à lady Glenarvan, au nom des naufragés rapatriés par le Duncan. Là, sur ce domaine, les colons appelèrent au travail, cest-à-dire à la fortune et au bonheur, tous ceux auxquels ils avaient compté offrir lhospitalité de lîle Lincoln. Là fut fondée une vaste colonie à laquelle ils donnèrent le nom de lîle disparue dans les profondeurs du Pacifique. Il sy trouvait une rivière qui fut appelée la Mercy, une montagne qui prit le nom de Franklin, un petit lac qui fut le lac Grant, des forêts qui devinrent les forêts du Far-West. Cétait comme une île en terre ferme. Là, sous la main intelligente de lingénieur et de ses compagnons, tout prospéra. Pas un des anciens colons de lîle Lincoln ne manquait, car ils avaient juré de toujours vivre ensemble, Nab là où était son maître, Ayrton prêt à se sacrifier à toute occasion, Pencroff plus fermier quil navait jamais été marin, Harbert, dont les études sachevèrent sous la direction de Cyrus Smith, Gédéon Spilett lui-même, qui fonda le New Lincoln Herald, lequel fut le journal le mieux renseigné du monde entier. Là, Cyrus Smith et ses compagnons reçurent à plusieurs reprises la visite de lord et de lady Glenarvan, du capitaine John Mangles et de sa femme, soeur de Robert Grant, de Robert Grant lui-même, du major Mac Nabbs, de tous ceux qui avaient été mêlés à la double histoire du capitaine Grant et du capitaine Nemo. Là, enfin, tous furent heureux, unis dans le présent comme ils lavaient été dans le passé; mais jamais ils ne devaient oublier cette île, sur laquelle ils étaient arrivés, pauvres et nus, cette île qui, pendant quatre ans, avait suffi à leurs besoins, et dont il ne restait plus quun morceau de granit battu par les lames du Pacifique, tombe de celui qui fut le capitaine Nemo! *** End of this LibraryBlog Digital Book "L'île mystérieuse" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.