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Title: Au soleil de juillet (1829-1830) - Le temps et la vie
Author: Adam, Paul, 1862-1920
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Au soleil de juillet (1829-1830) - Le temps et la vie" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée. Quelques erreurs clairement introduites par le
typographe ont cependant été corrigées.



LE TEMPS ET LA VIE

AU

SOLEIL DE JUILLET

(1829-1830)

PAR

PAUL ADAM

[Illustration]

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

_Librairie Paul Ollendorff_

50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

1903

Tous droits réservés.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART

Cinq exemplaires sur papier du Japon,
Deux exemplaires sur papier de Chine,
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande,

_Numérotés_.

_Nº 38_



AU SOLEIL DE JUILLET



I


Après les embrassades, les pleurs, les pardons, Mme Héricourt s'adossa
contre la haute armoire de chêne sculpté, dans le vestibule des Moulins.
Hochant la tête, elle répéta:

--Hein, Caroline! Est-il bien mon fils...? Le sacripant! Ah Lucifer...
va! Rome ne t'a point changé.

Elle replia son mouchoir humide. Dans les arbres du jardin, à travers
les carreaux de la cloison vitrée, elle regarda sa douleur de le savoir
sans dévotion.

--Eh bien, mon bel avocat, trouves-tu du changement par ici?...
demandait, toute fière, la tante Caroline Cavrois.

Avec son trousseau de clef, elle désigna le crépi neuf de la pièce
octogone, un crépi jaune quadrillé de marron. Deux poissons frétillaient
dans un bocal soutenu par un pied de bronze, au milieu du guéridon. La
tante, du geste, admira le paravent recouvert d'une tapisserie fraîche
dont le paysage tyrolien, reproduit cinq fois par feuille, était ceint
d'une arabesque bleue. Il cachait la provision de bûches et de fagots
entassés contre le mur. Les fouets de chasse, les colliers de chien, les
baguettes de fusil, étaient suspendus contre un petit panneau, près de
l'horloge battant la mesure dans sa haute gaine de bois. Les
perspectives de la cuisine s'ouvraient là, sur leur carreau rouge, avec
leurs chaises et leurs tables grattées au verre, leurs batteries de
cuivre épanouies sous l'alignement des chandeliers, les figures
rutilantes des bassinoires. Des grosses filles tiraient du four les
plats brûlants. La graisse criait autour des perdreaux. Une odeur de
dîner somptueux rassasia d'abord les narines.

Omer vanta la netteté du vestibule clair, qu'agrémentait un gradin
pourvu de cyclamens en pots, de résédas discrets et de sains hortensias.
La tante Caroline releva délicatement leurs têtes, essuya leurs
feuilles. D'une fleur, elle dit:

--Ça embaume...

--Comment n'as-tu pas essayé d'obtenir audience du Saint-Père? demandait
encore à son fils Mme Héricourt.

De ses doigts, mouillés au préalable par la bouche, la veuve lissa ses
bandeaux fins et gris contre les rides migraineuses du front.

Omer s'excusa de son mieux, en descendant les trois marches qui menaient
à la salle basse, à sa vaste cheminée rustique, où la crémaillère
d'apparât, creusée d'armoiries à devises, accrochait un chaudron très
ancien, martelé, poinçonné, offrant l'image roide de saint Omer, qui, la
truelle au poing, bâtissait le monastère et la ville de son nom.

Le jeune homme s'attendrit au souvenir des vacances passées jadis à
conter là, pour Elvire, des histoires de loups-garous. Du râtelier aux
vieux fusils, il avait maintes fois décroché les armes, pour manier les
canons, pour examiner les meutes coiffant le cerf sur la gravure des
platines. Un saint Hubert sculpté en relief dans une crosse de 1720
l'avait ravi longtemps, telle une marionnette au nez camard et à la
bouche grotesque. Tout cela décorait encore les panneaux, non moins que
les coqs, les faisceaux de licteurs et les bonnets de Mithra sur les
assiettes de la Révolution. Une servante ouvrit un bahut. Il s'en
échappa le même parfum de sel et de pain bis qui précédait la confection
du goûter, autrefois.

--Ma tante, donnez-moi je vous prie, une tartine.

--Fi donc!... grand sot!...

Il l'eut. Avec délices, il la mangea.

--Mets ton mouchoir sur ton habit, pour les miettes... Le beurre
tache... tu sais!... Mais regarde-le donc, Virginie, ton fils... On
dirait, par ma foi, qu'il vient de faire le fou, avec ses cousins, dans
le Pré aux Vaches!... Une chope de bière, hein?

La cruche mousseuse fut apportée par les bras nus et trop roses de la
cuisinière. Dans un haut cristal à facettes, Omer but lentement l'aigre
fraîcheur du liquide. Simulant une satisfaction sans bornes, il savait
réjouir l'âge des parentes. Elles le contemplèrent. Elles se rappelaient
maint bonheur défunt. Et il jugea bon de leur plaire ainsi.

Les gros yeux navrés de Maman Virginie lui reprochaient doucement
d'avoir omis leurs vœux. Accoudée sur le bras de son petit fauteuil
roide, elle appuyait contre deux doigts secs, son visage de brune virile
aux bandeaux minces que des peignes d'argent étiraient jusqu'en sa
coiffe de veuve, soie blanche, crêpe noir. L'autre main égrenait le
rosaire d'agathe et d'ambre que son fils avait, pour elle, acquis chez
Gennarello l'antiquaire romain. Elle avait maigri beaucoup durant le
séjour de son fils en Italie. L'embonpoint de la maturité, à la suite
d'une fièvre cérébrale, s'était progressivement amoindri. A
quarante-sept ans, elle était une personne plate, usée, aux longues
jambes impatientes sous le taffetas de la sombre robe. Omer l'aimait
mieux ainsi. Elle différait moins de l'image qu'il conservait d'elle,
lorsque, dans sa prime enfance, il l'avait adorée, élégante et
impériale, entraînant, après soi, le bruit des étoffes aux couleurs
vives, et faisant tinter les pierres de ses bracelets, les mailles de
ses chaînes d'or.

Il se félicitait de la voir perdre cette lourdeur où, elle s'était
empâtée, inerte, et se lamentant sur la mort de son mari, sur
l'impossibilité d'atteindre la perfection chrétienne qui vaut les
béatitudes séraphiques des saints, unique bonheur certain, croyait-elle:
ceux du monde étaient trop fragiles. La transformation physique, sans
doute déterminait le changement moral. La renonciation d'Omer à la
prêtrise, le mariage avec Elvire Gresloup, elle les accueillit par moins
de pleurs et de douleurs qu'au temps où elle les pressentait.

Une fois dites les six paroles essentielles, il se trouvait vis-à-vis
d'elle comme vis-à-vis d'une étrangère maniaque. Leurs âmes ne
communiaient point. Vainement ils cherchaient des mots allant au
cœur, des consolations, des excuses et des pardons. Ils n'avaient de
recours que dans les paroles inutiles et vagues, relatives aux
insignifiances de la vie. Elle évoqua seulement, à l'exemple de la tante
Caroline, le temps jadis, les espiègleries des jeunes Praxi-Blassans,
celles de Dieudonné, celles de son fils. Faiblement elle riait, les
dents mauvaises. Bientôt une idée triste effaçait la joie timide.

--Au reste, remarquait-elle, tu as toujours été trop adroit.

--Trop adroit?

--Oh!

Elle leva vers les solives du plafond sa main au chapelet et, hochant la
tête, elle s'approuva de juger ainsi le fiancé de la riche Elvire.

--Et moi qui pensais... Quelle sotte je fais, grand Dieu... Oui, oui, tu
as su mettre dans tes intérêts l'Église, Rome et la Sainte
Congrégation... Faut-il, Seigneur, que ce soient vos prêtres mêmes qui
me persuadent de lui laisser suivre une voie profane...?

--Profane!... La vie que je souhaite couler auprès d'Elvire, de «votre
ange!» Se peut-il que vous m'accusiez ainsi... que vous l'accusiez!

--Je prévois que, par cette porte ouverte sur le monde, tu t'en iras
loin du ciel...

--Allons, Virginie... Trêve de reproches, aujourd'hui, du moins. Je veux
qu'il voie mon salon et qu'il me donne son avis, ce fashionnable du
boulevard de Gand...

--Ah! tu l'emportes. Il est ce que tu veux: l'avocat des Moulins... la
parole de notre argent, de son argent, de ton argent! Il n'est point
l'avocat du Christ. Tu l'emportes, Caroline! Tu l'emportes! Il est plus
ton fils que mon fils... Tu l'avais bien dit en 1812, quand tu es venue
au château de Lorraine pour acheter la moisson sur pied, et la revendre
en grains aux armées de Leipzig, puis aux alliés. Tu l'avais bien dit
qu'il te fallait un avocat dans la famille... Et moi je ne suis rien
qu'un pauvre chien sans pouvoir! Mon Dieu...

--Comment, mère, comment? Ne suis-je pas l'avocat des humbles selon que
le recommanda le Christ? Et qui donc a défendu les malheureux, ce major
Ulbach?

Là-dessus, il déclama. Les traditions du carbonarisme italien, qui
faisaient paraître le récipiendaire sous la figure du Christ,
l'inspirèrent. Il assuma de continuer la tâche messianique. L'avocat des
pauvres n'est-il pas l'avocat de Dieu? Il s'étendit sur ce thème, en
achevant sa bière. Maman Virginie haussait les épaules, et poussait de
gros soupirs.

--Non, non... tu n'es pas noble et généreux comme ton père, comme moi.
Je le sens bien, et tu ne m'en feras pas accroire, ni toi, ni l'abbé de
Praxi-Blassans...

--Ma mère!

--Oh! tu es si adroit, reprit amèrement Mme Héricourt. Édouard lui-même,
qui te connaît bien, lui, qui est à la fois un savant et un saint: il
n'a pas refusé la tonsure, lui! Eh bien, Édouard aussi t'excuse...
Comment t'y prends-tu pour les tourner tous en ta faveur!

--Mais, ma mère, je suis, je vous assure, un piètre Machiavel. Demandez
au Père Ronsin. Bien qu'il ait quitté la Congrégation, il vous
renseignera sur elle et sur moi.

--Ah! celui-là te juge, comme je te juge. Il me plaint, lui! Non qu'il
se prive d'indulgence à ton égard; mais enfin il voit clair...

--Et que voit-il?

--Il voit que tu deviens le disciple de mon frère Edme, du major
Gresloup, et de tous ces demi-soldes, suppôts des Jacobins!... Il ne
veut pas que dans la Sainte Congrégation, tu apportes le mauvais esprit
des anges révoltés. Et il a prié son successeur de t'exclure.

Omer se permit de sourire, fier d'être redouté par le P. Ronsin.

--Oh! tu ris, mon pauvre enfant! Tu ris! Et pourtant, quelle douleur
m'accable aujourd'hui, quand je ne devrais être animée que de joie. Ce
n'est donc pas mon fils, c'est Édouard de Praxi-Blassans qui plantera la
croix de la Mission sur la place, sur la Terre de Cité. Pour rendre
grâces à ce bon serviteur de Dieu, le préfet reçoit à l'Hôtel de Ville,
l'évêque, en personne dit la messe, ton oncle de Praxi-Blassans et
Augustin sont venus de Paris, toutes les jeunes filles s'habillent de
blanc, la ville en fête se prépare. Et tu aurais pu être celui-là, celui
qui fait rendre à Jésus tant d'honneurs!

--Eh bien, dit Caroline, quand on n'a pas ce que l'on aime, il faut
aimer ce que l'on a... Embrasse ton fils, et viens au salon...

Mme Héricourt reçut d'abord mollement le baiser d'Omer.

--Estimez-vous, murmura-t-il, que le Dieu de Miséricorde exige de vous
tant de peines, tant de douleurs, tant de sacrifices, et tant
d'horribles angoisses?... Vraiment, le Dieu de douceur et de pardon
peut-il tant exiger d'une sainte comme vous, ma mère!

--Hélas! hélas! ton âme pieuse est morte, si tu ne comprends pas la
mesure de nos devoirs envers le Sauveur!

--Or ça, mon âme pieuse est donc morte aussi! plaisanta la tante
Caroline, car je ne me donne pas ce tintouin!... Je suis de l'avis
d'Omer... Notre Seigneur n'en demande pas tant!

Debout, Mme Héricourt avait enfoui sa tête dans l'épaule de son fils, et
il conçut la sincérité de ces affreux sanglots. La foi consumait cette
vie malheureuse. Nulle logique, nulle affection qui pût remédier. Contre
son habit, Omer sentait battre le sang de la veine jugulaire dans le cou
flétri. De la douleur gonflait en cette pauvre veuve, l'étouffait,
l'étranglait, et puis s'expirait par saccades. Chaude et lourde, elle
pesait là, sans espoir. Pouvait-il encore renoncer à la vie et prendre
la soutane? Devait-il sacrifier sa jeune existence à cette malade. Il se
consulta pendant les secondes qui s'écoulèrent. A l'égard de la société,
de la science et du devoir humain, mieux valait que cette malheureuse
femme périt, et qu'il vécut libre, autant que cela se pouvait. Une race
doit sacrifier ses parties faibles à ses parties fortes si elle prétend
s'accroître.

Maman Virginie s'appuyait mieux encore à l'épaule d'Omer. Sa persuasion,
sa prière, jusqu'alors vainement traduites par le langage et l'écriture,
elle tenta de les insinuer physiquement par l'application de son corps
douloureux contre le cœur ému de son fils. Tous les organes,
l'estomac gonflé, l'œsophage encombré, les intestins grouillants,
Omer les sentit se crisper et souffrir contre lui. Il eut dit que sa
mère essayait, pour le faire plus sien, de le résorber en elle dans le
flanc qui l'avait porté. Du moins semblait-il qu'elle lui voulût
rappeler comme ils étaient la même chair, et comme le fils dépendait du
cerveau maternel, de par les lois de nature. Autant qu'un membre obéit à
la volonté, ne devait-il pas obéir, l'enfant conçu, le lendemain
d'Austerlitz, dans le château de Moravie, où campait le colonel
Héricourt, vainqueur des tyrans.

La fermeté du jeune homme chancela. La loi de Rome indiquerait le
devoir. La table d'airain, sur laquelle étaient gravés les préceptes,
brilla dans sa mémoire qui se rappelait les frontispices des livres
juridiques. La divinité de la Loi se dressait dans son esprit logique;
elle et ses mérites, qui résument les conclusions de la sagesse humaine,
depuis les époques obscures de la première famille, de la première horde
et de la première tribu. Sa vénération envers l'œuvre des Latins le
conseillerait parfaitement. Il réfléchit.

L'obéissance était due au chef de famille, au père, non à la mère. Et
l'idéal du père mort, c'était celui de l'oncle Edme, du major Gresloup
et du général Pithouët. Ce n'était point celui de l'abbé de
Praxi-Blassans, ni du Père Ronsin, ni de Mme Héricourt. La loi de Rome
s'opposait à la loi de la nature. Les vainqueurs des vierges commandent
à la race, et non les femme qui sont soumises afin d'être fécondées.

Dût-elle en mourir, la mère ne devait pas être obéie.

Ce n'était pas le fils qui la condamnait à la détresse, ou même à la
mort. C'était la Loi.

Maman Virginie eut-elle la conscience de cette décision? Elle
tressaillit longuement, étouffa son fils contre sa poitrine. Un dernier
sanglot nerveux la secoua toute. Il fut pénétré par les affres de cette
torture morale.

Lui-même frémit, et ses lèvres effleurèrent les cheveux gris lissés au
bord de la coiffe.

Sa mère allait donc périr, de son fait.

L'âme transie et le cœur étreint, il l'immola.

Parce qu'il ne s'épanchait pas de sang au fond d'une crypte sur la
pierre des sacrifices humains, parce qu'aucune image de Mithra sculptée
dans le roc ne dominait cette salle aux bahuts de chêne, parce qu'Omer
occupait à la fois la place du pontife durant les mystères lugubres, et
celle de l'assistance, Mme Héricourt semblait-elle moins victime qu'un
captif lybien ou celte, qu'un barbare, que tout esprit adversaire de
l'intelligence civilisatrice, et, pour cela, devant être aboli! Car la
loi veut que périssent les forces révolues, dont les ombres nuisent à la
lumière neuve et féconde. Vraiment, la mère n'était pas moins égorgée
que les hosties humaines des légionnaires romains. L'aspect de la mort
blémissait la face atone, quand Mme Héricourt releva la tête et s'écarta
du parricide. Ses larmes étaient taries dans ses yeux opaques. Droite et
plate, elle demeura quelques instants immobile, en jouant avec le
rosaire qu'elle adora, les paupières mi-closes.

Omer louait la vertu d'Elvire, sa piété. Il la présenta sous l'apparence
d'un ange aux armes d'azur et aux yeux de clarté puissante.

--Elle est belle et bonne, dit seulement Mme Héricourt, et je suppose
qu'elle t'aime.

--Bien vu! C'est une jeune personne accomplie.

Par ce compliment, Mme Cravois crut avoir mis fin au drame dont elle ne
démêlait pas la vérité tragique.

--Maintenant, venez voir mon salon!... Virginie! Ne va pas continuer tes
jérémiades!... Ah! mon garçon ta mère t'aime trop! Elle ne souffre pas
qu'une autre femme, et même «son ange», la supplante dans ton cœur.
Aussi bien, a-t-elle toujours protesté contre les mariages! En 1806,
avec ton pauvre père, elle s'opposait autant à ce que mon frère Augustin
épousât la Belle Hollandaise! Je te demande un peu: un simple capitaine
à l'état-major d'Oudinot! Et la dame héritait alors de son premier mari,
son marchand de Rotterdam, l'homme des comptoirs de Java!...
Heureusement qu'Augustin ne t'a pas écoutée, ma bonne! Serait-il
général, à cette heure? A-t-elle été vite morte, mon Dieu, Malvina!...
C'est une bénédiction, pour la famille, qu'Augustin ait associé leur
affaire de Malaisie à la Banque d'Artois! Dis-moi, Virginie, l'eût-il
fait, s'il n'avait épousé ta fille, depuis? Que non pas! Eh bien! tous
nos sentiments, ma bonne, se prononçaient contre ces fiançailles... Et
aujourd'hui? Ta Denise et lui s'aiment! Ils sont contents!... Et Joseph
a expédié de Sourabaya un chargement de cannelle et d'indigo, par _La
Belle-Ariadne_... Ça se vend au poids de l'or dans les docks de
Londres!... Jamais je n'ai vu ça... _Gratias tibi Domine!_... A ce
propos, j'ai ouï dire que les troupeaux de Mme Gresloup fournissent la
viande à trois comtés d'Angleterre!... J'ai appris ça, dimanche, par un
courtier qui nous achète, à Dunkerque, deux cargaisons d'Odessa, celles
qui sont en route. Il arrive du pays de Galles, cet homme-là... Il m'a
dit des chiffres! Si mon neveu séduit Elvire... du coup, le crédit de la
Banque d'Artois peut doubler dans les Iles-Britanniques... Ni plus, ni
moins!... Virginie, tu as beau chanter «Femme sensible» sur l'air du
traderidera... C'est ainsi... Pierquin, le notaire de Douai, a voulu, la
semaine dernière, acquérir des actions de notre Compagnie Héricourt,
pour le compte d'un lord... Le _goddam_ offre de les payer trois mille
livres de France, l'une... Et ils n'ont pas encore trouvé de vendeur!...
Va: les mariages ont du bon, ma vieille sainte!... Au reste, tu n'as pas
toujours été contre! Tu as changé depuis ta jeunesse... Mazette! Le
général Moreau n'a guère eu besoin d'insister pour que tu agrées les
avances de mon frère Bernard, en 1803. Vous avez mené ça, tous les deux,
tambour battant! Mais oui!... Et quand il est resté six mois absent,
pendant la campagne d'Austerlitz... tu n'y pouvais plus tenir!... tu
l'as été rejoindre en chaise de poste! Pourquoi faire?... Hein?... Je te
prie?... Pourquoi faire?... Pour faire ce beau garçon-là, madame!...
Pour faire M. Omer Héricourt avocat à la Cour d'appel de Paris! Faut pas
nous montrer des bleuses-vues. Mon époux en était indigné! Mais oui, le
pauvre Cavrois! Il n'en revenait pas. Dépenser six mille livres de
voyage pour aller jouer de la flûte en Moravie avec un dragon de
l'empereur! Je croirais presque que c'est ça qui a avancé la fin de mon
défunt!... Eh! bien, mon neveu, voilà comment elle était ta sainte mère,
en 1805... Ne l'écoute pas... Elle prêche à la façon de nos bons curés:
Faites ce que je dis... ne faites pas ce que j'ai fait!... Tu aimes
Elvire... Elle t'aime... Si ça se peut, allez-y donc... En avant la
musique... Mais ris donc, comme tu en as envie, vieille bigote!

Elle n'en avait point envie, la sacrifiée! Elle regardait, sans la voir,
sa grasse belle-sœur qui, le ventre en avant, les joues tombantes, et
le rire bon, faisait rapidement tournoyer le trousseau de clefs au bout
de sa chaîne en argent, qui répétait des révérences comiques dans la
robe de soie puce, à raies, qui faisait même le salut militaire en
portant une main replète vers sa coiffe de Malines épinglée d'or.

--_O fortunatos nimium!_... reprit la tante Caroline, point oublieuse de
son latin appris au temps de la Révolution, quand son père hébergeait un
Dominicain proscrit comme suspect!... _O fortunatos nimium sua si bona
norint... fanaticos!_... Tu as de la chance d'avoir le temps de te
disputer avec le diable!... Moi, Dieu merci!... j'ai trop d'affaires en
tête! Va, va, ma bonne, si le mariage se conclut, la Compagnie
augmentera tes rentes, et tu pourras faire réparer encore une chapelle,
ou bien offrir une couple de vitraux à un couvent. On te comptera cinq
cents jours d'indulgence, pour le moins... Ton confesseur arrangera
ça...

Elle parlait à Mme Héricourt ainsi qu'à un enfant faible d'esprit, en
masquant d'ironie feinte la réalité de son opinion. Omer en fut blessé.

Mme Héricourt balançait la tête, haussait les épaules. Elle levait un
doigt.

--Caroline, il ne faut pas offenser l'Église, ni moi...

--Ce n'est pas mon intention, ma bonne. Tu empêches ton fils de voir mon
salon. Je me venge selon mes moyens. Et ce que j'en dis, c'est pour rire
un brin, ma chère sainte!... Veuille le Ciel que tu acceptes avec plus
de résignation les décrets de la Providence. Saint François de Sales
nous le recommande par-dessus tout...

--Ma mère, il est consolant d'avoir le courage de sa foi... Si rien
n'arrive que par la volonté du Ciel, le chagrin est un péché... Les
martyrs allaient au cirque en chantant des litanies d'allégresse... Et
votre martyre n'est pas des plus cruels, à ce qu'il semble!

Il l'embrassa. Mme Héricourt regardait son fils jusqu'au fond de l'âme.
Elle le vit en deuil et en compassion.

--C'est vrai, dit-elle, le pauvre chien qu'on fouette lèche la main; il
se couche aux pieds du maître qui le châtie, il remue la queue pour
signe de sa joie docile.

Ainsi, non sans une véritable amertume, elle répéta cette phrase de
sermon. Elle reprit:

--Dieu nous donne mille exemples de patience, dans les spectacles de la
nature. Il convient de l'admirer. Et cependant, je suis certaine qu'il
me châtiera pour ne pas lui avoir gagné l'âme de mon enfant. C'était ma
mission ici-bas. Je ne l'ai pas su remplir. Il me châtiera!... Il me
châtiera!... Et je connaîtrai l'horreur des supplices effroyables qu'il
a révélés au Dante...

--Ne peut-on faire son salut dans le siècle, objectait Mme Cavrois?

--Ma mère, Dieu est trop juste pour vous rendre responsable de mes
faiblesses...

Mme Héricourt secoua la tête.

--Seigneur, j'ai mal usé du dépôt que vous m'aviez confié!
s'écria-t-elle. Seigneur, je vous rends un cœur corrompu, et une âme
libertine. Mais que votre volonté soit faite, même aux enfers... Et je
l'accepterai, sereinement, puisque les plus grands saints nous
l'ordonnent.

A ces mots, ayant fermé les yeux, un peu de temps, elle parut se
transfigurer quand elle les rouvrit. Droite et souriante, elle admira
les billes d'ambre et d'agathe serties dans l'argent du chapelet romain.
Elle remercia chaleureusement Omer d'avoir choisi, pour elle, ce cadeau.
Et il parut qu'elle ne faisait pas d'efforts pour se plaire à voir le
jour aviver les lueurs des grains qu'elle élevait devant la fenêtre.
Elle-même vanta les tapisseries de Caroline qui paraient le coffre à
bûches du salon. Elle retourna les fauteuils d'acajou pour montrer la
bonne façon de l'ébénisterie. Elle caressait le thuya jaune et tigré de
la table ronde. Elle rabattit la face du secrétaire carré; elle fit
jouer les tiroirs, déplaça les casiers à lettres; ayant répandu la
poudre du sablier, elle la ramassa, tout en raillant sa maladresse.
Bientôt, il fut difficile de savoir si l'enjouement ne devenait pas
sincère. Caroline ayant lâché une grivoiserie, Mme Héricourt renchérit
presque. Oubliait-elle le décalogue, tout à coup? Son fils le pensa. La
mobilité féminine permet de ces contrastes brusques. Alerte et bavarde,
la veuve rappelait maints souvenirs comiques, en voilant, puis dévoilant
les portes-fenêtres, par le va-et-vient des amples rideaux de velours
verts, de leurs cordonnets d'or.

La tante eut même quelque peine à tarir cette verve pour y substituer
une explication théorique du bateau affrété par la Compagnie Héricourt,
et qui faisait le service des Messageries royales entre Dunkerque et
Douvres. Ce bâtiment était à vapeur. En trois cadres, il apparaissait,
d'abord selon un profil extérieur, muni de ses roues à aubes, de la
mâture et du gréement. Sur une seconde épure, la coupe du navire et de
sa chaudière étaient dessinées finement, avec des escaliers sous les
écoutilles, un générateur à demi plein d'eau, son manomètre à mercure,
son tube à vérification de niveau, le trou d'homme et la soupape de
sûreté. Avec l'index qu'un anneau d'or nu ceignait, Mme Cavrois suivit
les lignes et les pointillés. Elle disserta sur l'élasticité de la
vapeur. Tiroir et registre, rectiligne alternatif, détente, haute et
basse pression, tuyau alimentaire, régulateur, excentrique, volant,
étaient des mots magiques qui désignaient, par sa bouche, chacune des
parties. La meunière espérait pouvoir appliquer bientôt le système de
vapeur à la rotation des meules qui écrasent le blé, dans les moulins.
Elle calculait un nombre prodigieux de sacs remplis à l'heure par
l'appareil qu'elle commandait aux forges du Creusot. Mais il faudrait
attendre encore longtemps la fin de l'ouvrage et du transport jusqu'en
Artois. Caroline s'en désolant, continua son geste habituel de se
frotter les mains, comme pour les savonner.

Au milieu du salon, elle pérora longtemps, glorieuse de son œuvre.
Les chalands couvraient la Scarpe jusqu'à la frontière des Pays-Bas. Ils
distribuaient le charbon de la Fosse-Cavrois, les cuirs des Tanneries et
la farine des Moulins Héricourt, à Douai, Marchiennes et Saint-Amand,
enfin, par l'Escaut jusque dans la Flandre Batave, à Tournay même. Au
retour, ils prenaient des chargements de toiles et de faïence, les
liqueurs et les pipes hollandaises, les couvertures de coton, les
graines de lin, l'eau-de-vie, les objets de cuivre, les asperges, les
chaudrons, les tuiles, les savons, du tulle. D'autres flottaient par les
canaux pour apporter, par Dunkerque, les froments de Russie et du
Canada, les épices et les indigos qu'envoyait à Caroline son frère d'un
premier lit, Joseph Héricourt, l'armateur et l'ancien corsaire de _La
Belle-Ariadne_. La tante aima redire encore comment, sous l'Empire,
pourchassé par les frégates anglaises, jusqu'à Surate, le vieux marin
avait quatre ans, vécu captif sur les pontons. Libre dès 1814, il avait
voulu rétablir sa santé en pays voisin, dans les établissements de la
Belle Hollandaise et de son neveu Augustin. Là, s'étant plu, il
demeurait toujours, grand éleveur de perroquets. L'un de ces volatiles,
empaillé soigneusement, ornait la tablette supérieure du secrétaire,
dans le salon de Mme Cavrois. Il avait traversé les océans, doublé, sans
dommage, le Cap de Bonne-Espérance pour venir expirer, d'une
indigestion, aux Moulins, sur l'écoperche du vestibule. Deux
coquillages, aussi roses que les muqueuses des gencives, dans leur
volute intérieure, flanquaient magistralement l'éléphant de porcelaine
annamite, qui occupait le centre de la cheminée, avec son palanquin, son
cornac et ses voyageurs émaillés en bleu, le tout surmontant un socle de
fabrication flamande à cadran de bronze vert.

--Émerveille-toi!... J'ai dans mon salon, l'Europe et l'Asie disait la
tante avec une bonhomie vaniteuse. Le velours d'Amiens qui recouvre mes
fauteuils, et celui des rideaux, je le tiens d'un tisseur mal en point,
qui paya de la sorte une fourniture de nos charbons. Le tulle de ces
rideaux vient de Tournay. Les dames de la ville m'en firent présent
parce que je n'ai pas omis de donner du cuir pour les souliers de leurs
Enfants de Marie. Depuis, les catholiques de la ville teignent le drap
avec l'indigo de Java. Dans ces flacons de faïence à paysages bleus, il
y a les liqueurs de Hollande que nos acheteurs de cannelle nous envoient
comme appoint de leurs payements. Ces gros chenets de cuivre, qui
représentent Jeanne d'Arc appuyée sur les créneaux du donjon, je les
dois aux boulangers de Marchiennes; car je leur ai fait crédit dans un
mauvais moment, sans arrêter nos livraisons de farine. Ensuite, ils me
prièrent d'accepter ce gage de leur reconnaissance. J'ai dans cette
chambre l'amitié de toutes les Flandres... Et voici ce que je récolte
pour la souscription en faveur des pauvres Grecs: soixante-quinze mille
francs, qui serviront à racheter les femmes de Chio, vendues à l'encan
par les Turks sur le marché de Smyrne. D'Arras à Rotterdam, tout ce qui
a un nom honorable dans le commerce a versé son obole... Crois-tu que
Praxi-Blassans, et le comité de patronage, me remercient...? Je vais lui
remettre tout à l'heure une lettre de change de soixante-quinze mille
francs, qui seront versés dans la caisse centrale de M. Laffitte.

Elle brandissait un petit registre vêtu de maroquin vert.

--Ah ça, Caroline, ignores-tu que les honnêtes gens voient toujours d'un
assez mauvais œil cet appel bruyant en faveur de schismatiques et de
sujets en révolte contre leur souverain légitime?...

--Ta, ta, ta!... Sa Majesté Charles X s'oblige de compter avec nous...
N'a-t-elle pas envoyé sa flotte rejoindre à Navarin l'escadre anglaise
et l'escadre russe pour imposer, par le canon, l'armistice aux Turks? Et
ses régiments ne chassent-ils pas les Egyptiens de la Morée, à c' t'
heure?

Elle déployait une circulaire imprimée sur parchemin. Deux lignes après
le nom de M. de Châteaubriand, s'étalait, sur la liste des membres du
comité, celui du comte Gaëtan de Praxi-Blassans, pair de France; plus
loin, celui du général Héricourt, et, tout en bas de la liste, mêlés à
ceux de Laffitte, de Casimir Perier, les noms du général Pithouët, du
général Lamarque, du général comte du Bourg, du colonel Fabvier,
défenseur d'Athènes; du major Gresloup, enfin du capitaine Lyrisse,
défenseur de Missolonghi et délégué du Congrès d'Egine...

Au-dessous d'un appel éloquent «aux âmes sensibles, que l'infortune des
Grecs touchait jusqu'aux larmes», commençaient les séries de
souscriptions et les signatures. Dans un large espace laissé blanc avec
intention, en tête, la haute écriture grêle du roi était apposée,
_Charles_, devant une somme de mille francs.

--Le roi souscrit à une œuvre que patronne mon frère Edme!

--C'est moi qui l'ai obtenu, l'an passé, ma bonne quand Sa Majesté, est
passée par Arras, au retour du camp de Saint-Omer. En dépit de toutes
les avanies que me prodiguent les messieurs de la préfecture, ils ont dû
me convier à la réception de l'Hôtel de Ville. Voilà donc Charles X
descendu de son cheval café au lait, et je l'ai reçu, sur les marches,
avec toutes ces dames de la Place. Le préfet n'a pu se dispenser de me
nommer, quand le roi a tenu le cercle. «Madame Cavrois!... C'est vous
qui avez prêté un million, en 1815, à mon intendant, lorsque je suis
parti pour Gand...--Oui, monsieur, ai-je répondu d'abord étourdiment;
mais je me repris aussitôt: Oui, monsieur... sire!--Madame, je serais
bien aise de vous marquer en quelque façon la reconnaissance de ma
maison, si cela se peut.» Je ne perds pas la tête; je tire mon parchemin
de dessous mon boa: «Sire, dis-je, veuillez donner un sou pour nos Grecs
infortunés, et signer là... Votre paraphe royal leur portera bonheur...»
Il m'a regardée de travers; il a laissé branler sa mâchoire et ses
grandes dents; il a jeté un coup d'œil malin sur les noms du
comité... «Madame, je ne puis rien vous refuser ici... sauf pour ce qui
est du sou... Le privilège du roi est d'en donner plusieurs; et ce sont
des sous d'or!...» Là-dessus, il m'a fait un petit salut bien roide, et
m'a tourné le dos... Je n'ai plus vu que son grand cordon. Mais un aide
de camp a gardé mon parchemin, et un capitaine-gendarme me l'a rapporté
le soir même. La signature royale y était pour mille francs. J'ai fait
courir ma liste. Dès lors, comme le roi avait donné l'exemple, tous les
nobles et tous les fonctionnaires... ont souscrit de leur mieux. La
foule a suivi...

Lourde et bruyante dans sa cloche de soie puce à raies brunes, Caroline
se dandinait au récit; elle tapotait le petit registre de maroquin vert.
Ses paupières grasses clignaient contre ses yeux d'eau perfide.

--Ce fut donc à ce moment-là que la flotte française mit à la voile pour
en imposer au Turk...

L'exagération parut audacieuse. La note comminatoire des puissances
avait été remise dès le 16 août 1827 et accueillie de façon négative par
le sultan; le roi n'était revenu dans Arras qu'au mois de septembre
lorsque son escadre voguait déjà vers Navarin pour y rallier les flottes
anglaises et russes. Omer se garda cependant de laisser croire qu'il
doutait de l'influence exercée sur Charles X par la tante Caroline dans
l'Hôtel de Ville d'Arras.

--Eh mais... eh mais! fit-il, l'admirant du geste.

Elle se rengorgea. Le trousseau de clef tourna vertigineusement au bout
de sa main. Maman Virginie souriait. Comme pour chasser une telle odeur
de présomption, elle agita son mouchoir devant sa figure brune et
virile.

Omer s'assit près d'elle, parla de Rome, des églises, de
Saint-Jean-de-Latran, de Sainte-Marie Majeure et de la Scala-Santa, dont
les fidèles gravissent à genoux les degrés. A Saint-Pierre, il avait
entrevu le pape. Caroline écoutait tout oreilles, en époussetant les
lueurs, à la surface du thuya et de l'acajou neuf, avec la frange de son
écharpe orange.

Tout à coup, les chiens jappèrent, les pigeons s'envolèrent en tumulte
dans la cour, une porte fut ouverte sans précaution.

--Tonton, tontaine, tonton!

L'organe sonore de Dieudonné Cavrois claironnait dans le vestibule. Des
échos s'émurent. Quand on fut au-devant du chimiste, il ôtait un
troisième lièvre de sa carnassière. Déjà des perdrix et des cailles
s'amoncelaient sur la tablette dressée le long de la verrière. Un
chevreuil roux et humide gisait sur le carreau sablé en losange; là se
croisaient les pattes grises aux sabots noirs. Un petit paysan sortit,
d'un sac taché, un faisan et sa fine queue. Au milieu du carnage, le
chasseur rubicond triomphait parmi les exclamations des veuves et des
servantes. Sous les aisselles et vers l'encolure, la sueur noircissait
la blouse grise collée contre sa bedaine. Il dit:

--Ah ça, cousin, t'es-tu suffisamment reposé. Morphée t'a-t-il ôté la
courbature du mortel trimballé en diligence, à raison de quarante sous
de guides par trois lieues?... Tu as eu tort de ne pas te lever matin...
Nemrod eût crevé d'envie s'il t'avait pu voir à mes côtés. Zulma, qu'on
me remplisse une cuvette d'eau fraîche... Et puis, à table, maman!... Je
meurs de faim et je péris de soif!...

Il tapa des pieds pour faire tomber la poussière de ses guêtres. Dix
minutes après, la serviette au col, il lampait son potage dans la salle
basse, en face de Mme Cavrois. A côté de sa chaise, dans un seau,
rafraîchissaient les bouteilles de bière.

--Omer, qu'as-tu fait du capitaine Lyrisse, demanda-t-il en essuyant ses
lèvres et son menton.

--J'ai laissé mon oncle au château de Lorraine avec son fils et cette
veuve de l'officier de la République, la gouvernante. Il instruit cette
bonne dame dans l'art de gérer le domaine. Il a, de plus, invité le
général du Bourg à chasser sur ses terres.

--Apparemment, ils vont donner leurs soins aux électeurs de ce côté-là.

--Je crois que mon oncle Edme va jouer des coudes à Nancy, et bousculer
les ultras.

--A la bonne heure! Buvons un coup.

--Mon Dieu, soupira Mme Héricourt, serez-vous toujours combattu par ceux
que j'aime!

--Ah, ma tante! que pouvez-vous reprocher à votre fils! Il demeure au
parti des Praxi-Blassans et de M. de Châteaubriand. C'est votre pieuse
Société des Bonnes Lettres tout entière qui s'émancipe, Omer avec!
N'avons-nous pas vu, l'an passé, le _Journal des Débats_ recommander aux
suffrages des contribuables le marquis de Lafayette, Benjamin Constant,
Laffitte, Casimir Perier et le général Pithouët... en même temps que
d'anciens ultras comme Hyde de Neuville et Duvergier de Hauranne...

--Voyons, ma bonne, tu ne peux pas renier M. de Châteaubriand, qui a
écrit le _Génie du Christianisme_ et qui est ambassadeur à Rome...

--Tu m'abuses, Caroline?

--Point. Cette coalition est la bonne... Je tiens cela de la vraie
source... C'est ce qui nous sied. Si notre opposition constitutionnelle
n'emportait pas des avantages, le roi montrerait-il ses grandes dents au
Turk, comme le roi d'Angleterre et le tsar? Voilà que le général Maison
force les Egyptiens d'Ibrahim à se rembarquer pour l'Égypte. Cela nous
sert. Les corsaires turks ne laissent plus passer le Bosphore aux
vaisseaux russes qui transportent à Gibraltar le blé d'Odessa pour
compenser ici notre mauvaise récolte. Ceux que j'attends ont déjà passé
les Dardannelles. Mais ceux qu'attend à Falmouth le courtier de Londres
ne sont pas encore sortis de la Mer Noire... Si les caravelles des Turks
les en empêchent, la meunerie de Londres devra recourir à mes
provisions... Et elle payera ce que je voudrai... A cette heure, j'ai
dans le port de Gibraltar à l'ancre, six bateaux de Taganrog. Leurs
capitaines guettent mon signe avant de faire voile sur Falmouth ou sur
Dunkerque. Pour peu que j'apprenne que le Turk et le Russe se tirent
encore des bordées, je dépêche un courrier au fin fond de l'Espagne. Mes
vaisseaux prennent la mer. Pendant les huit jours de traversée, la
hausse sera faite sur le marché d'Albion. Mes gabares toucheront la côte
britannique, si mes calculs sont justes, dans la semaine de la cote la
plus forte... Et je vends vingt-cinq francs ce qui me coûte seize francs
rendu dans les docks... As-tu compris, Virginie?

La tante Caroline clignait de l'œil et savonnait ses mains blafardes
par-dessus les arêtes du poisson qu'elle avait mangé. Triomphante, et sa
tête de grosse chatte pelotonnée entre ses épaules grasses, elle nargua
les convives.

--Mais, il y a un hic... Si l'Angleterre m'achète tout, il ne me reste
plus un boisseau de froment à mettre sous les meules de nos Moulins...
J'ai vendu à terme mon blé d'Artois. Il profite de la plus-value, qui
commençait au moment des contrats. Que le gros temps retarde mes navires
de Gibraltar, il faudra livrer aux meuniers de Londres les sacs
emmagasinés ici... Alors, nous en serons réduits aux mauvaises farines
que l'Amérique expédie par tonneaux. Ce sera mal répondre aux commandes
de notre clientèle, aux boulangeries de Douai, de Marchiennes, de
Saint-Amand, et à l'intendance du camp de Saint-Omer. L'intendance ne
trouve pas mes pots-de-vin assez forts. Elle pourrait fort bien refuser
les farines, et résilier... Ah! parbleu, je fais savoir au préfet que,
dans ce cas, je passerais aux jacobins, avec tous mes débiteurs, mes
bateliers, et mes gens des charbonnages... Et pour lui mettre la puce à
l'oreille, je dépeins sous les plus atroces couleurs la campagne que
mèneront les libéraux... Il me sait dans le secret des dieux... Il a
peur d'être destitué si le candidat royaliste perd trop de voix.
N'importe, Omer, je déplore que tu n'aies pas été toi-même à Taganrok,
ainsi que je te l'ai fait demander par le comte... Tu aurais pu nous
rendre acquéreurs de la récolte et ne laisser aux Anglais que peu ou
prou!... L'imbécile qui est parti à ta place n'a même pas nolisé tous
les trois-mâts. Deux sont frétés par nos concurrents... Enfin, tu aimes
mieux faire la cour à ta belle!... Dieudonné dit qu'elle est pâlotte...

--Elvire s'est assez mal portée durant ton pèlerinage à Rome. Le
savais-tu? Les médecins ont dû lui tirer plusieurs pintes de sang.

--Elle est faible un tantinet, confirma le gros garçon, la bouche
pleine, en tirant de ses mâchoires un os de perdreau.

Omer ne s'inquiéta point exagérément. Il repoussa l'idée que cette
indisposition avait son absence pour cause réelle.

--Enfin, dit Mme Héricourt; le comte et le général te donneront des
nouvelles fraîches. Ils l'ont vue avant leur départ...

--Ils l'ont vue jeudi... Nous sommes samedi... Ce n'est pas loin; car
ils ont fait diligence. Le comte a seulement voulu coucher à l'hôtel
d'Amiens, avant de parcourir les trois relais d'hier par Albert et
Ervilliers... Dieudonné, l'as-tu remercié, ton oncle de
Praxi-Blassans... A son âge... c'est si fatiguant... Je bénis le ciel de
ce qu'ils ont pu se rendre à point, pour la plantation de la croix...
Ils dînent aujourd'hui chez l'évêque, mais ils soupent et couchent
céans... Mon préfet ne manquera point de faire la leçon à l'intendance
de Saint-Omer quand il verra descendre chez moi un pair de France, un
général, et un missionnaire de la Congrégation qu'il se doit de faire
escorter par les gendarmes et précéder par la musique... A tout prendre,
les soldats mangeront de la farine américaine. Pas un fifre n'en mourra!
La sauce de ce perdreau est trop grasse!

--Quelle famille unie pour ce qui regarde nos intérêts! conclut Mme
Héricourt en souriant.

--Pourquoi la procession a-t-elle lieu lundi, et non pas demain?

--Sans doute Édouard a-t-il remarqué judicieusement que, le dimanche
étant un jour de repos et de fête pour tout le monde, on ne pourrait pas
distinguer le zèle de la curiosité.

--Eh! oui, répondit Caroline. C'est fort politique.

Mme Héricourt reprit vivement:

--Il offre de la sorte aux vrais fidèles, déjà si peu nombreux,
l'occasion d'un sacrifice de plus, en consacrant à la procession, contre
l'impiété du siècle, tout le temps qu'ils donnent à leurs travaux
accoutumés. C'est fort chrétien.

--Le commerce y gagne, renchérit Caroline. J'ai fait venir de Tournay, à
l'adresse des demoiselles Manicou, les modistes, six pièces de tulle,
tant on leur a commandé de bonnets neufs.

--Et puis nous avons lié partie pour une pique-nique de chasseurs après
la cérémonie, ajouta son fils; aussi les tièdes viendront toujours, pour
les bouteilles et le pâté. Le préfet trouvera bon qu'on soit en nombre,
si nous voulons séduire l'intendance du Roi.

--Alors, quand donc iras-tu chez les Claës!...

--Mais, ce tantôt, j'ai promis à l'abbé de l'y conduire. Je soupçonne
qu'il veut absolument apprendre du père Baltazar, un phénomène encore
inconnu des physiciens grâce auquel il étonnerait le monde par un
miracle pareil à ceux de Moïse. Nous souperons là-bas. Nous rentrerons
dans la nuit. Omer, viens-tu avec nous! On attellera le char-à-bancs.

--Volontiers.

Mme Héricourt, bientôt entama l'histoire édifiante de Marie Alacoque,
que sa dévotion au Sacré-Cœur avait délivrée d'une paralysie des
jambes. Dieudonné nia, respectueux, la possibilité de la guérison,
tandis que sa mère reprochait vertement à la servante d'avoir oublié de
glisser un clou de girofle dans le coulis. Un chat vint qui sauta sur
l'épaule de la dame, ronronna. Elle lui fit accueil, et versa du lait
dans son verre pour qu'il y bût, amusée indéfiniment par le minois de la
bestiole, par sa langue habile à lapper derrière la transparence du
cristal. Discret, un chien braque entra derrière la fille de cuisine:
elle portait avec peine une énorme terrine revêtue d'un paon naturel,
grâce à l'art de l'empailleur qui en avait épanoui merveilleusement la
queue radieuse. Le chien posa contre l'assiette de Dieudonné, sur la
nappe à carreaux, son mufle marron, son nez humide et ses yeux de bronze
grave. Les serins de Hollande, leurs plumes jaunes ébouriffées sur le
crâne, sifflaient dans la volière; et tant qu'on ne s'entendit plus. En
poursuivant le chat qui se juchait sur les chaises, une griffe tendue,
le chien jappait. Un nuage s'ouvrit. Le soleil éclaira les ocellures
dorées dans la queue verdâtre et bleue du paon, au milieu des verres
demi-pleins, des assiettes garnies, des pêches et des poires en
pyramides sur les compotiers, des réchauds d'argent. La figure rebondie
et glabre de Cavrois que graissait au menton sa tartine, s'inclinait
vers la figure de Caroline aux joues blêmes qu'animait un sourire malin
entre les barbes des dentelles épinglées d'or. On mangea. Les mêmes
propos que devant se répétèrent.

Pendant la promenade au jardin, à la suite du repas, Maman Virginie
s'appuya tendrement au bras de son fils. Après quelques soupirs, elle
fit l'éloge de «son ange».

--Es-tu certain de lui plaire?... Elle ne m'a jamais parlé de ça... Elle
est si jeune, à la vérité... Mme Gresloup doit en avoir soufflé un mot à
son directeur?

--Je ne sais.

--Le Père Jésuite de Rome t'aurait-il entretenu d'elle, s'il n'avait eu
vent de la chose?... Peut-être le confesseur d'Elvire, au couvent
d'Esquermes a-t-il reçu des aveux timides.

--Et le secret du sacrement?

--Omer! je t'en supplie, épargne-moi cette ironie d'estaminet quand tu
parles des représentants du Seigneur... S'ils ont parlé, c'est qu'ils en
avaient le droit et le devoir.

Mais elle ne cessa de se travestir, maternelle et douce. Elle approuva
les ambitions de son fils, celle d'avoir un salon politique, réserve
faite sur les idées à soutenir. Omer jugea très habile de l'inviter
spontanément à demeurer ensemble, dans Paris. Il usa de phrases
délicates et contournées, comme s'il ignorait totalement qu'elle en eût
le dessein, et comme s'il appréhendait qu'elle ne refusât.

Elle s'y laissa prendre; elle parut heureuse qu'il y eût songé d'abord.

--Mon cher enfant!... Oh! mon cher enfant!... Je n'osais pas te le
demander... Merci!... merci!... Je ne te gênerai pas, du moins?... En
es-tu sûr?... Et pour ma santé, donc! Les médecins de Paris soignent
mieux; bien que je ne croie guère à la science humaine... Dieu te le
rende! Tu viens de me donner une grande joie.

Alors, elle rajeunit. Plate et roide en sa robe de moire sombre,
lustrée, elle épousseta ses manches à gigot. Son ventre maintenant ne
l'alourdissait plus. Elle retrouva des subterfuges de coquette pour
dissimuler, sous un pli de robe qu'elle pinça, cette partie défectueuse
de son corps haut et noble. Avec des propos délibérés, elle rendit des
verdicts relatifs au bon genre et au bon ton, pendant que le jeune homme
exposait en détail ses projets. Le général du Bourg, ruiné par
l'ingratitude royale, désirait vendre son hôtel du faubourg
Saint-Germain et le mobilier d'encyclopédiste qu'un Longueville avait
offert à son aïeul. On acquerrait le tout à prix moyen, car l'oncle
Edme, sous couleur de prendre là pension, déchargeait son ami de maintes
dépenses et purgeait progressivement les hypothèques, depuis le retour
de Grèce. La transaction serait commode. En plusieurs visites. Omer
avait apprécié fort l'aménagement. Les boiseries étaient du style qui
florit sous la Régence, dans les salons. Ailleurs, elles s'appliquaient
aux murailles sous forme de colonnes, de linteaux encadrant des
bas-reliefs, à la mode antique, inaugurée lors de la vogue de l'abbé
Barthélémy, vers 1760. Omer prétendait qu'en un tel logis, il penserait
plus magnifiquement à César, à Mithra et à tout l'œuvre de l'esprit
latin. Il se proposait d'y traduire l'_Enéide_ en vers français, pour
l'honneur de sa muse, Elvire, de son ange, de son Eloa!

--Enfin, es-tu sûr qu'elle pense à cette union!... Au demeurant, tu ne
sais pas... Quelle explication positive avez-vous engagée?... Aucune!
Qui te dit que les parents se soucient de marier à cet âge une enfant
délicate?... Elle a seize ans et quelques mois!... On la saigne toutes
les six semaines... A leur place, moi, j'hésiterais... Que t'a dit la
mère?... Lui as-tu touché un mot de tes intentions?... Oui?... Tout
reste dans le vague... Enfin, si tu crois... Les Pères?... Oh! ils
présument. Ils conseillent. Ils se gardent naturellement d'affirmer. Le
Père jésuite du Pont Saint-Ange? Mon Dieu! il aura tiré, dans les
meilleures vues du monde, certaines conclusions hâtives de ce que lui
avaient écrit les religieuses et l'aumônier d'Esquermes, le Père Ronsin,
les maîtres de Saint-Acheul, Édouard, et moi-même!... Voilà tout...

--Elle souffre que je la nomme Eloa comme l'ange de M. de Vigny. Elle
m'appelle Lucifer.

--La belle affaire. Il n'est point de petite fille qui n'ait son
Lucifer avant que survienne le véritable fiancé... Moi-même... Mais,
oui... mon enfant!...

--Ah bah!... je soupçonne à présent les raisons qui vous portent à
redouter la damnation éternelle.

--Oh! vraiment... c'était véniel... je t'assure... en tout bien, tout
honneur...

--Dieu m'écrase, si j'en doute.

--Allons, ne fais pas le plaisant... Parlons d'Elvire... Peste soit du
farceur!...

Elle accepta de rire franchement. Son visage d'homme brun se permit la
gaieté. Peut-être des souvenirs aimables vécurent-ils soudain en elle.
Ses tristesses subitement furent abolies. Ses yeux conversaient avec le
ciel. Sa main cueillit distraitement des roses défeuillées. Sa taille se
cambra. Du soleil dorait sobrement les boucles de ses cheveux sous la
coiffe de veuve, qui prenait une mine de cornette «à la bergère des
Alpes». Emu de la voir ainsi, loin de ses terreurs, Omer entretenait cet
état en l'assaillant de plaisanteries fines et taquines.

--Tu t'amuses à me faire endêver!...

--Maman, maman Virginie, vous êtes une sournoise... Vous voilà jolie et
rieuse, tout à coup, à damner un saint. Ah! je vous y prends, madame
l'Amertume; vous me cachiez ces enjouements-là, qui vous siéent à ravir.
Parole d'honneur! belle dame!...

Il enlaçait la taille plate de sa mère et lui plaçait contre l'oreille
un baiser.

--Enjôleur!... N'importe, il faut d'abord conquérir ton ange... Elle
seule convaincrait sa mère. Telle que je la connais, Mme Gresloup cède
maintenant à ses justes craintes; elle emploie tous ses soins à retenir
sa fille près d'elle...

--Il est vrai que Mme Gresloup ne m'a point encouragé directement. Il se
peut que ses invitations à dîner vinssent du major, qui entend faire de
moi un ennuyeux saint-simonien...

--Rien n'est encore près de se conclure, à ce que je vois! Tu as pris
pour des déclarations quelques franches politesses trop naturelles entre
les Gresloup, les Héricourt et les Cavrois, qui sont un peu cousins, qui
se fréquentent intimement depuis 1804 et qui descendent les uns chez les
autres aux étapes de leurs voyages, puisque les Moulins sont un relais
sur la route de Calais, de Londres et du pays de Galles. Elvire a joué
avec toi, pendant les vacances. Elle t'aime bien. Cela suffit-il?

--Peut-être.

--Pousse plus avant dans tes confidences. Lui as-tu déclaré ta flamme?

--Par les yeux.

--Ah! le bon billet! Par les yeux! Par les yeux! Innocent, va!...
Chasse-moi de ta cervelle tous ces hannetons... Par les yeux,
Seigneur!... Vous l'entendez! Mais ce que les yeux d'une femme avouent
pour l'instant ne signifient point que sa bouche l'avouera pour
toujours. Oh! le petit fat! Par les yeux!... Eh bien! souffre que je te
le dise... Il n'y a rien de commencé entre Elvire et toi.

--Que si!

--Que non...

--Dolorès Alviña m'a parlé de même par les yeux... Ses billets m'ont
suivi à Rome...

--Oh! celle-là, c'est une créole, c'est une romanesque! Une tête chaude.
Elle ne s'est pas déguisée en page, comme Lara, pour t'accompagner et te
sauver des périls?... Non? Alors elle n'a rien fait pour toi. Quand tu
la verras bondir sur une cavale à tes côtés, et, à la lueur de la
foudre, t'arracher à la mort, ou périr pour toi..., ce jour-là seulement
tu pourras dire que Dolorès Alviña t'aime, outre ta part des
Moulins-Héricourt et de la Banque d'Artois... Mais, si elle s'en tient
aux billets doux...

--Maman Virginie, vous êtes cruelle pour mes illusions...

--Hélas!... Ah! nos chimères... Heureusement, il y a Dieu... et tu as
grand tort d'oublier Dieu.

--Je n'entends pas l'oublier...

La joie de sa mère s'exagérait donc tout à l'heure. Ce n'était que
feinte et manœuvre, pour démontrer habilement la vanité des choses
humaines, devant la grandeur divine. A nouveau la veuve louait
rapidement la vie pacifique du prêtre, le plaisir de la pureté morale,
les ivresses de l'extase mystique. Même elle fit miroiter les splendeurs
des ambitions épiscopales. Elle gardait sa jeunesse nouvelle, mais pour
prêcher comme un jeune vicaire imbu de foi chaleureuse. Des expressions
familières à l'abbé de Praxi-Blassans étaient resservies par ces lèvres
ardentes.

A ce moment, la cloche des vêpres ébranla les airs... Lugubrement elle
appelait les fidèles à révérer la mort de Jésus. Les coups lointains des
battants sur le bronze gémissaient, longues plaintes moroses versées par
les abat-sons du clocher grisâtre et carré dans les nuages montueux du
ciel.

Maman Virginie ne cessait pas de paraître forte et contente. Pour
convier à la dévotion, elle n'usait plus de ses tristes sermons
d'autrefois. Tout autre, elle parlait à la manière d'un saint François
d'Assises, que les oiseaux amusent, qui remercie Jésus de l'éclat des
fleurs et de la beauté du paysage. Elle composait un tableau clair et
gai de la vie au presbytère, un tableau magnifique et orgueilleux du
commandement pastoral. Elle compara les palais des évêques et l'hôtel du
général du Bourg, au dam de celui-ci; puis l'éloquence de la chaire et
l'éloquence du barreau. Bossuet n'avait-il pas laissé autant que
Mirabeau un nom respecté dans les mémoires des hommes? Richelieu
n'avait-il pas régi le monde, autant que Robespierre? Léon X et Jules II
n'avaient-ils pas conçu, mieux encore que César, la fraternité des
peuples sous le sceptre de saint Pierre? Que valait pour une âme
généreuse, auprès de cela, les médiocrités de la vie parlementaire,
auxquelles il aspirait sans doute?...

--Réfléchis... Je vais parler à Dieu de toi..., lui dit-elle en le
quittant.

Elle riait, elle ne le pria point de l'accompagner à l'église, ainsi
qu'ordinairement. Elle affecta de ne vouloir plus rien imposer. Elle
laissait à l'évidence le soin de convertir.

Omer réfléchit. La tactique nouvelle de sa mère l'enchantait, pour ce
qu'elle abandonnait de morose et d'hostile; elle l'effrayait aussi pour
ce qu'elle se promettait de triomphes commodes. Certainement, un rusé
confesseur avait instruit Mme Héricourt à vaincre. Quelle que fût la
certitude sur ce point, Omer avait acquis de cette conversation un doute
très sérieux sur l'amour d'Elvire envers lui. Il se pouvait qu'elle lui
refusât de s'unir. Pendant le voyage à Rome, les lettres scientifiques
du major suivies par deux lignes passablement sèches de nouvelles
afférentes à la santé de la dame et de la jeune fille, n'étaient point,
quand Omer se rappelait le ton de ces missives, pour réfuter les
insinuations de la pieuse veuve. Il se reprocha durement la faute de
n'être point revenu par la capitale, mieux eut valu faire visite aux
Gresloup, avant d'aborder sa mère. Il arrivait dépourvu de preuves et
d'arguments, comme un collégien aux illusions trop vives. Sa logique ne
permettait pas qu'il réduisît à rien les doutes maternels. Son orgueil
et sa confiance en soi furent grièvement atteints, pendant qu'il
marchait, les mains derrière le dos, autour des plates-bandes et de la
pelouse maigre, encombrée de folioles jaunes et valsant au gré de la
bise. A seize ans, une fille délicate comme Elvire n'obtenait pas
l'autorisation de se marier, si la plus enthousiaste des passions ne
l'animait pour convaincre la prudence maternelle. Or, la passion
d'Elvire, maintenant, était rien moins que sûre.

Le rêve de Rome s'écroulait. Lui-même se parut absurde et léger de
caractère, jusqu'au comique. Ce fut une grosse peine qui l'oppressa
longuement.

L'abbé de Praxi-Blassans le trouva tout désemparé, sur le banc de pierre
dans la courbure de la haie, à l'ombre du saule-pleureur.

--Qu'as-tu cousin?

--Je m'assure que je suis le plus grand sot du monde.

--L'opinion n'est pas unanime.

--A d'autres!

--Le char-à-bancs est prêt... Dieudonné peste contre toi... Viens
d'abord chez le père Claës... Tu sais qu'il a fait un diamant avec du
sulfure de carbone?

Et il narra les détails de l'expérience magique, comment, au retour dans
la vieille maison de Douai, après les longues années d'un séjour en
Bretagne nécessité par de grands déboires d'argent, le domestique de M.
Balthazar Claës avait découvert au fond d'une coupelle, le précieux
joyau.

--Le miracle s'est opéré, seul, loin du savant... Et cet homme qui a
jeté sa fortune, celle de ses enfants à son creuset du magicien, n'a pu
même suivre les phases de la transmutation... Il ignore comme devant?
Dieu s'est joué de lui... Le Seigneur lui a donné une grande leçon
d'humilité chrétienne... Depuis deux ans, le vieux Claës cherche à
ressusciter le phénomène... Il y parviendra peut-être... Et alors...

--Alors?... interrogeait Omer, sceptique.

--Alors, je saurai de quelle manière on suscite un miracle...

--Ah bah!

--De quelle manière on change la boue en diamant... Un peu de poudre
sulfureuse répandue dans la main d'un mendiant, un éclair de l'orage, et
je change, dans cette pauvre main souffrante, la poussière en
richesse...

--On n'en fait pas moins dans les baraques d'escamoteur, au boulevard du
Temple.

--Tu persifles trop aisément, mon cher. Le miracle est, par ailleurs, la
révélation d'un phénomène scientifique familier à un élite et au
prophète, mais ignoré de la foule... Quand Moïse fit jaillir la source
du rocher, il avait, à des signes certains, à la présence d'une herbe
aquatique, par exemple, reconnu le voisinage nécessaire de l'eau. Il
fora l'argile entre deux roches. Le liquide jaillit... Seul entre leurs
amis, Jésus s'aperçoit que la mort de Lazare est une simple catalepsie.
L'enfant qui étonna les docteurs possède le moyen de réveiller un
cataleptique. Le Messie parut marcher sur les eaux, parce qu'il
réussissait probablement à s'élever du sol à certains moments de
puissance nerveuse. Apollonius de Tyane, d'autres anciens illustres
jouirent du même privilège. De nos jours, les somnambules se promènent
en équilibre au bord des gouttières, et sautent des distances énormes,
ce dont ils seraient incapables à l'état de veille. A son gré, Jésus
obtenait la force des somnambules. Il ne devait pas agir, ici-bas,
autrement qu'avec les facultés d'un homme. Donc, nous pouvons aussi bien
marcher sur les eaux, ressusciter le cadavre dans le sépulcre, faire
jaillir l'eau du rocher, ou changer en diamant un peu de poussière dans
la main tendue d'un loqueteux.

--A merveille! tu composes le manuel des mille et une recettes à l'usage
des Messies à venir.

--J'entends frapper l'esprit des foules par un fait indéniable et
surprenant, de telle sorte qu'elles gagnent la foi, qu'elles m'écoutent
et soient persuadées... J'étudie dans les cliniques et dans les hôpitaux
l'art des thaumaturges; et dans les laboratoires, celui des magiciens.

--Au diable les fainéants qui bavardent, tandis que je me morfonds à les
attendre! cria Dieudonné, assis dans un petit char-à-bancs verni.

Il contenait l'impatience de gros chevaux blancs chargés de colliers
monumentaux qu'agrémentaient des sonnailles et des pompons bleus.

--Oui! oui! je montrerai aux fidèles jusqu'où va l'omnipotence de Dieu,
jusqu'à changer la poussière en joyau dans la paume du mendiant. Que le
Seigneur daigne accorder cette grâce à son prêtre!...

--Et celle de se hâter davantage quand on l'appelle!... Retrousse ta
soutane, ma fille. Hé! on voit ton mollet.

Lestement, Édouard bondit sur la voiture, et d'une formidable claque
heurta l'épaule de l'étudiant, qui lâcha deux jurons, qui se vengea du
fouet contre les flancs de ses magnifiques boulonnais. Leurs croupes se
contractèrent, pendant qu'ils se cabraient dans les rênes.

--Voilà des coursiers dignes d'un char antique, remarquait Omer.

Les poings écartés par l'ampleur de sa bedaine, Dieudonné Cavrois
maintint solidement l'attelage pour sortir entre les bornes ferrées qui
protégeaient le porche des Moulins-Héricourt. Massifs, fringants,
coiffés de crinières épaisses et flottantes, parés de longues queues
jusqu'aux sabots, les bêtes blanches emportèrent le véhicule, et les
trois cousins rirent sous la voûte de la bâche verte.

Devant leur moulin de Saint-Nicolas, qui était une construction de
briques, aux fenêtres enfarinées, le meunier cessa de pomper l'eau pour
saluer, et il fit taire le petit chien roux.

-Ah! voilà nos maîtres!... Monsieur Dieudonné, nous avons, comme ça,
cent cinquante sacs en réserve... Faut-il les charrier aux bateaux?...
Le petit bidet a la gourme... L'artiste est revenu ce matin. Pour
guérir, il pense que ça guérira... Mais ce sera du long... ah oui, ce
sera du long, à ce qu'il dit. Il n'y aura plus de grains à moudre vers
les jeudi... Madame Cavrois n'en a point promis... On attend les bateaux
de Gibraltar...? Ça m'embarrasse. Bah! je mettrai le temps à profit pour
faire gratter les meules. Il y a un engrenage qui se décrinque, et puis
la vanne ne va plus grand'ment!... C'est ça, on se mettra à la
réparation... La petite Louisette est accouchée de deux jumeaux, la nuit
dernière... Il travaille bien, ch'tiot Pierre! On a trinqué un bon coup,
ce matin... C'est-y vrai que vous êtes parrain? A la bonne heure... On
fera un fameux baptême... avec de la tarte... Et puis vous nous direz
des chansons, à c't'heure! Un baptême sans vous, c'est plus triste qu'un
enterrement... Mais quand vous y êtes, on prend du plaisir pour tout
l'an... Monsieur l'abbé Édouard il le baptisera bien? Il est si brave à
l'ouvrage, ch'tiot Pierre! Ah bien, je cours lui annoncer ça... Ce qu'il
va être faraud!... Bonsoir, nos maîtres!

L'homme aux jambes brèves, au large torse agita son bonnet de coton
bleu, sans ôter l'autre main du gousset. Par toutes ses têtes rondes et
hâlées, une bande de filles en camisoles blanches rit au salut qu'en
patoisant Dieudonné leur cria. Les arbalétriers, dans le jardin de
l'auberge, rivalisaient d'adresse. Un colosse visait la cible de paille,
avec l'arme des ancêtres vaincus à Crécy et Azincourt. Sous le chaume
roussi, les façades blanches s'ornaient de capucines et de houblon.
Vêtues de noir et cassées par les travaux des champs, les vieilles
fumaient leurs pipes, les mains derrière le dos, sous la pointe du
madras bien épinglé. Des chats savouraient leur quiétude. Habit bas, les
joueurs de boules s'excitaient par mille bravades dont se gaussaient les
spectateurs en pantalons courts et en vestes de drap. Plus loin, le
curé, fier de sa corpulence, pérorait au milieu d'un groupe de
vieillards immobiles sur leurs culottes et leurs bas chinés. Deux ou
trois portaient encore la queue de cheveux noué d'un petit ruban gris.
Dans un chariot dételé, les gamins défendaient cette forteresse contre
des ennemis à collerettes, et armés de branches.

Après, ce fut la campagne onduleuse, au loin étendue, ses rideaux de
peupliers au bord des ruisseaux invisibles dans les creux des prairies,
ses éteules blondes montant au ciel nuageux, ses premiers labours, les
sillons de terre brune où s'abattaient les cohortes de corbeaux picorant
les vers.

Les chevaux brûlèrent le pavé du Roi, escaladèrent les côtes,
descendirent les pentes. Le bruit du grand trot attirait les buveurs sur
le seuil du cabaret solitaire à la fourche de la route et du chemin qui
conduit, par le travers des champs, jusqu'aux vergers du prochain
village. Là-bas le cornet à piston règle la mesure des danses rustiques.
Les pigeons tournent dans l'air. Le clocher d'ardoises et de pierres
grises veille sur les horizons bleuâtres et sur l'océan des terres, sur
la proue d'un soc abandonné entre les mottes. A la crête du talus, le
saule étronçonné chante par cent voix de passereaux turbulents.

Le spectacle de la belle campagne vaste et déserte, en ce jour de repos
dominical, les flonflons des bals champêtres qu'apportait parfois le
vent, la silhouette d'un couple amoureux qui s'égarait dans la venelle,
tout entretenait Omer de son infortune sentimentale. Elvire ne l'aimait
point assez, pour qu'il la pût ravir à la sollicitude des parents. S'ils
reculaient l'union vers l'époque où l'enfant serait majeure, cinq ans
passeraient avant qu'il s'affranchît de toutes les tutelles. Hélas, Mme
Héricourt exposait de trop justes raisons. Elvire n'aimait pas encore
assez. Lui-même était un sot d'avoir cru le contraire. A qui la faute?
N'avait-il pas redouté, pour les ruses de ses vices, la forte
intelligence de la jeune fille? Ne l'avait-il pas froissée par ses
tergiversations et ses dérobades. N'avait-il pas eu peur de cette vertu
sévère? Il voulut interroger ses cousins sur les Gresloup. Une
discussion scientifique les accaparait. Édouard éparpillait sur les
épaules de sa soutane, la poudre de sa chevelure, tant il remuait sa
tête éloquente et colérique, en tapant, du poing son bréviaire, en
repoussant vers sa nuque son tricorne. Il accusait Thénard et Gay-Lussac
de s'être attribué la découverte de Davy, relative au «radical de
l'acide borique». Dieudonné poursuivit la défense des chimistes
français. Sans réserves il vanta les travaux de son professeur, M.
Dulong, qui, aidé par Thénard, avait définitivement établi l'analogie
entre la combustion du carbone contenu dans le sang, lorsqu'il se
transforme en acide carbonique sous l'action de l'oxygène respiré, et
l'inflammation d'un mélange d'hydrogène et d'oxygène mis en présence du
platine en éponge. Le jeune chimiste espérait tout des études
entreprises sur les rapports constants entre les chaleurs spécifiques
des gaz considérés sous le même volume et sous la même pression.
D'ailleurs, il assistait Dulong occupé à construire les appareils pour
déterminer la force élastique de la vapeur d'eau à des températures
élevées. Et c'était son triomphe d'avoir été choisi comme collaborateur,
à Paris, par le maître de la Faculté des Sciences.

Édouard tint pour la chimie anglaise. Ils dissertaient indéfiniment sur
la combinaison du phosphore avec l'oxygène, sur les lois qui régissent
la transmission de la chaleur, sur la propriété qu'ont les matières
salines de rendre les tissus incombustibles, sur les vertus du
fulminate d'argent et de l'acide phosphorique, sur le rôle du kermès
dans les affections de poitrine. Déjà l'abbé, sans rien découvrir de sa
ruse, avait guéri un pieux malade délaissé par les médecins: puis avait
attribué à Dieu l'intervention salutaire, car il administrait la drogue
dans le pain bénit.

Omer ne put placer un mot de ses inquiétudes. Des phrases brèves le
rejetaient hors du débat. Accoutumée à tenir compte de l'écho dans les
églises, la voix mélodieuse et retentissante d'Édouard étouffait les
intrusions de langage étrangères à la thaumaturgie. Adapter l'usage des
nouvelles conquêtes scientifiques à la démonstration de la foi, c'était
son but. Il regrettait qu'un évêque intelligent n'eût pas lancé sur les
eaux de son diocèse, le premier bateau à vapeur! Au P. Ronsin, il avait
déjà remis plusieurs mémoires le suppliant de fonder un monastère où des
Jésuites mathématiciens et chimistes étudieraient, s'évertueraient à des
inventions. Quelle force cela n'eût-il pas donnée à l'Église. Et quelle
faute de ne pas avoir attiré dans les ordres monastiques, par des
privilèges et des traitements notables, les savants de l'époque. Il
rêvait de cloîtres solitaires, dans les provinces les plus à l'écart. Là
des laboratoires merveilleusement aménagés eussent contenu tous les
instruments de la physique, tous les ingrédients de la chimie, tous les
modèles des machines industrielles.

--Comprends-tu... Les miracles de la vapeur et de l'électricité ne se
manifestant que par la main de Dieu! Ah! ce qu'eût pu faire un pape
intelligent, s'il eût décerné la pourpre des cardinaux à Laplace, à
Dulong, à Davy, à Dalton, à Thénard!

--Mais c'est là l'idée d'Enfantin, l'ami du major Gresloup! s'écriait
Omer. Le Saint-Simonisme enseigné par le moyen de la religion. L'abbé
de Lamennais échange avec eux une correspondance tout à fait curieuse à
ce sujet.

--Il m'a écrit de même, en m'encourageant, répondit Édouard. Ce grand
apôtre sent bien que c'est le seul moyen de ramener les élites, puis les
peuples à la foi et à la catholicité, à l'union des races sous
l'autorité de Rome. Il faut que le miracle scientifique éblouisse
d'abord le monde, du haut du Vatican!...

--L'abbé de Lamennais, Enfantin et toi, cousin.., vous perdez votre
temps, objecta Dieudonné. Les princes actuels de l'Église ont l'âme trop
médiocre pour comprendre; et, s'ils comprenaient, tout aussitôt ils
craindraient de voir leur prestige personnel balancé par le prestige de
tes savants à tonsure. Vous vous heurtez à l'opposition la plus
inébranlable: celle de la sottise et de l'ignorance égoïstes,
triomphantes et souveraines.

--Hélas! accorda l'abbé de Praxi-Blassans. Le cardinal Consalvi
lui-même, malgré toute son intelligence et toute son autorité, n'osa
point continuer contre les cardinaux et les évêques la lutte entreprise
par son vaillant esprit.

Omer essaya de les étonner:

--M. Enfantin estime nécessaire pour tout autre Consalvi de rompre avec
Rome, si tant est qu'il veuille réussir, et de créer une manière de
schisme. Il prône le schisme, M. Enfantin! Même, cela ne laisse pas que
d'indigner Mme Gresloup et sa fille.

--Donc, tu persifles les doctrines d'Enfantin, appuya Dieudonné en
riant. Logique d'amour: ta belle te dicte tes opinions.

--Oh! ma belle!... ma belle!... Vous en parlez à votre aise... J'ai
là-dessus moins de certitudes, avoua-t-il humblement. Toi, l'abbé, qui
renseignes les Jésuites de Rome sur le cœur d'Elvire, tu en sais
davantage...

--Moi?... Non pas. Un de nos supérieurs à l'étranger m'a demandé
quelques indications. J'ai répondu que tu considérais ce mariage comme
l'unique moyen de renoncer à la prêtrise sans réduire au désespoir la
plus sainte des mères.

--Ta lettre ne contenait rien de plus?

--Rien, sinon que le mariage ne me semblait pas impossible... Depuis
l'enfance, Elvire n'a-t-elle pas témoigné, à ton égard, une vive amitié.
Son père prise ton savoir. J'ai dû mettre quelque chaleur à m'exprimer,
dans l'intention que ce religieux trouvât bon de persuader ma tante
Virginie.

--Au total, jamais Elvire ni sa mère ne t'ont laissé entendre clairement
leur désir de me voir faire une démarche pressante; dis-moi, Dieudonné?

--Mon Dieu, ce sont des choses qu'une jeune personne accomplie et une
dame très respectable ne s'empressent point, à l'ordinaire, de déclarer.

--En effet...

Omer savait à quoi s'en tenir. Personne de la famille Gresloup n'avait
franchement averti ses cousins sur les sentiments d'Elvire. Les doutes
de Mme Héricourt se confirmaient en lui. La conquête de l'ange était
encore à faire. Pourquoi, pourquoi le vice de Lucifer avait-il redouté
la claire vertu d'Eloa?

Il conçut une tristesse véritable. «Quel sot je suis d'avoir cru tout
proche un tel bonheur, devant la matrone du Capitole. L'air de Rome m'a
grisé. Il me reste Dolorès. Il me reste d'acheter, à cette belle
Espagnole, pour une part de la Compagnie Héricourt, le plaisir que
n'importe quelle courtisane me dispenserait, ma grisette Angeline
même...»

Il n'écouta plus rien de la conversation savante vite reprise entre les
chimistes lorsque les deux chevaux larges et chevelus cessaient de
vouloir gagner trop sur la main du maître, et de prendre le galop parmi
les étincelles. Le soleil de la mi-septembre s'inclinait déjà sur
l'horizon des plaines. Le chemin côtoyait la rive de la Scarpe. Une file
de peupliers frissonnait au bord des prairies. Dans le réseau des
branches un peu dévêtues, le ciel se fonçait. Impassible et belle, la
campagne ne communiait pas au chagrin du jeune homme. Il pensait à la
jalousie de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello, qui haïssait la
nature, trop somptueuse et trop immortelle devant les amantes humaines.
Comment rivaliser? Ce soir, Omer comprenait l'âme de la fille ardente,
et ce besoin de se perpétuer qu'il eût voulu satisfaire aussi en fondant
une famille héritière de ses vœux, en propageant une descendance,
forme multiple et indéfinie de sa pensée vivante, de sa dévotion à la
Loi romaine, à l'idéal des Latins. Un moment, il se crut le rival de la
nature, l'Adam qu'elle venait de vaincre, dans l'illusion de s'éterniser
par le moyen d'Elvire.

Il se mesura chétif et seul.

L'attelage rejoignit alors un convoi de chalands qui glissait sur le
miroir vert et rose de la rivière. Des couples de chevaux lents
halaient, de la berge, les péniches. Par la perche qu'il enfonçait dans
la vase, un marinier repoussa la proue au milieu du courant. Enflées à
la brise du crépuscule, les voiles aidaient la marche. Des sacs de
farine chargeaient les bateaux jusqu'à faire affleurer l'eau et le pont.
C'était la richesse des Moulins Héricourt qui s'en allait vers les
Pays-Bas. Le charbon de la fosse Cavrois brillait aussi dans les
premiers chalands. Les batelières surveillaient la soupe et le fourneau
d'argile qui fumait sur le seuil de chaque maisonnette courbe, verte et
blanche, installée au centre de la cargaison flottante. De tous petits
enfants couraient le long du bordage. Une fille ramassa le linge séché
sur la corde. L'homme dirigeait avec sa croupe la barre du gouvernail,
tout en bourrant sa pipe. Un vieux puisait de l'eau; il plongeait à bout
de corde le seau de bois dans la rivière d'or fluide. En se redressant,
il reconnut le char et les chevaux de la tante Caroline; il discerna le
tricorne d'Édouard.

--Monsieur l'abbé, cria-t-il, chés gens vous réclament à Vitry... Faut
que vous y plantiez la croix... Ce sera aussi biau qu'à Arras, allez...
Nos filles veulent aussi s'habiller tout de blanc et suivre la
bannière... Et puis le commerce a besoin de ça... Mon gendre ne vend
rien de ses affiquets.

--J'ai promis à votre maire et à votre curé... Ce sera pour bientôt, mon
brave Flahaut... Comment va ch'tiot Anselme?

--Parbleu, le v'là guéri... puisque c'est vous qui lui avez fait faire
sa première communion... Il n'a eu qu'à manger de vous pain bénit... Il
dit toudis que c'étot fin amer... A c't'heure, i trotte... avec les
vacques, dans le pré de son père... J'ai été avec ma femme achever, la
neuvaine...

Le dialogue continua sur ce ton quelques minutes, pendant que les
chevaux soufflaient et secouaient leurs crinières abondantes. Ceux qui
guidaient les bêtes de halage saluaient timidement, le fouet à l'épaule;
ils rectifiaient, sous l'œil du maître, les efforts mesurés de leurs
attelages tirant la cordelle parmi le froissis des herbes et des
roseaux.

Ainsi devisant, on atteignit l'écluse de Doncourt, qui arrêtait le
convoi. Devant la boutique du savetier, homme alerte jouant à la marelle
avec des fillettes hâves, Dieudonné arrêta le char.

--J'ai du cuir pour toi, Nicolas... Viens chercher le paquet... Quoi? Tu
ne payeras donc jamais la tannerie?

--Je gagne peu, notre maître... Et puis, les p'tiotes, ça mange de la
bouillie... L'autre nuit, pendant l'orage, v'là mon toit qui crève. J'ai
dû remettre du chaume... Ma Zélie est en mal d'enfant...

Loqueteux et pitoyable, l'homme maigre s'excusait. Cavrois lui dit
d'aller quérir le forgeron, qu'il ramena. Lui non plus ne payait pas;
malgré qu'il fut de mine réjouie, avec des bras noueux. Cependant, il
lui fut permis de recevoir le charbon que le patron de la péniche
débarquerait, tout à l'heure, près de l'écluse. Qu'il courût avec une
brouette! Toutefois, la Compagnie prendrait hypothèque sur sa maison,
qu'on apercevait charmante, garnie d'une famille joyeuse et grasse, au
seuil, tous les rouets tournant, tous les mioches tripotant les boules
d'un loto neuf. A l'intérieur, une vieille écumait la marmite; une fille
battait les œufs dans un pot. Le chat ronflait sur la commode, entre
les assiettes à fleurs; le brin de réséda trempait au bord du verre à
devise. Dans la cage, un loriot sifflait et sautillait, picorait du
mouron. L'homme parut honteux de sa prospérité devant l'ironie des trois
jeunes gens. A la lueur du feu qu'activait une enfant sage tirant la
chaîne du gros soufflet, des trognes flamandes s'épanouissaient et
bavardaient. Des bras musculeux tenaillaient, martelaient sur l'enclume
le fer incandescent. Un gaillard humait la bière du pot de grès. Les
poules elles-mêmes piétaient sur une épaisse couche de grains blonds.

Dieudonné reprocha violemment au richard sa négligence. Il se souvint
que sa mère l'avait recueilli sur la recommandation des Lyrisse, au
lendemain de la guerre d'Espagne. En ce temps-là le forgeron quittait à
peine le bagne militaire pour avoir crié «Vive l'Empereur!» et
«Demi-tour!» au duc d'Angoulême qui passait en revue les régiments
d'artillerie près d'aller combattre les libéraux d'Espagne en 1823.
Depuis, installé, marié, pourvu par les soins de Caroline, il avait
étonnamment prospéré, sans vouloir rien restituer des avances. La maison
formait, ainsi qu'un champ, la dot de sa femme insolente, grasse et
dépoitraillée.

--Débarque ton charbon... Voilà le bulletin... Mais si tu n'as pas versé
les cent écus, fin courant, je te promets pour lundi la visite de
l'huissier... mon gros. Tu pourras même lui offrir une chope et une
assiette de fricot... Je gage qu'il n'en mange pas souvent de pareil...
Tudieu quel fumet!

Cavrois reniflait l'air. Il effleura du fouet ses chevaux. Le
char-à-bancs roula.

--Allez donc vous sacrifier et pourrir dans des prisons pour de tels
salauds! grogna l'homme, resté sur la route, le bulletin dans les
doigts...

--Le peuple n'a point d'honnêteté, parce qu'il manque de foi. La peur de
l'enfer le gardait mieux jadis contre la tentation. Il leur faut la foi;
il leur faut le miracle, prêchait Édouard en riant. Il leur faut du
miracle. Il faut absolument que je fasse des miracles auxquels ils
puissent croire selon l'esprit de ce temps! A moi la tâche de Consalvi!
Je la mènerai jusqu'au bout avec l'aide de la science. Veuille le
Seigneur que M. Balthazar Claës me livre son secret. Et alors... Rome
cédera.

--Tu te rompras le cou, mon cher... Tu te feras interdire... A moins
qu'on ne te glisse un toxique subtil dans les hosties dont tu te sers en
disant la messe, prédit Cavrois. C'est ainsi que Rome récompense les
curés trop savants.

--N'importe... Jamais, en aucun temps, l'Église n'eut en mains la
possibilité de l'universel, comme depuis cinquante ans... Pie VI aurait
dû obtenir la conversion de Franklin, l'admettre au Sacré-Collège avec
Montgolfier et Volta, leur offrir des palais à Rome, et des régiments de
moines pour préparer leurs expériences, secrètement, au fond des
cloîtres. Ne rien divulguer au peuple, d'après la méthode des prêtres
égyptiens et de Moïse. Ensuite faire apparaître les miracles de
l'étincelle électrique, du paratonnerre, de l'aérostat, du bateau à
vapeur. Voyez-vous: si Pie VII avait baptisé et mitré Fulton, lorsque
Napoléon l'eût abandonné, après l'heureux essai sur la Loire, le
Saint-Siège aurait pu lancer du port d'Ostie, dès 1806, une flotte de
frégates à vapeur. On eût imposé la suprématie pontificale aux îles et
aux côtes de la Méditerranée. On eût soutenu partout les fidèles du
Christ, au moyen d'un prodige incontestable!... Ces gens-là ont manqué à
leur mission. Ils ont laissé tous les miracles leur échapper. Ils ont
renié le Saint-Esprit pour le Sacré-Cœur. La victoire de l'Église
n'adviendra que sous les bannières de La Colombe... Il faut rétablir le
règne du Saint-Esprit dans Saint-Pierre de Rome!... Il faut du
miracle... Il faut des miracles...

--Sais-tu, l'abbé, que j'envie ton imagination et ton éloquence...

--Tu te moques à tort Omer! Pense comme moi! Naguère, quand tu me
raillais, en m'invitant à marcher sur les eaux, si je voulais être
suivi, tu m'as ouvert tout à coup la voie... Je veux marcher sur les
eaux! Je veux reprendre la tradition des Jésuites, qui tenaient leur
loge maçonnique au collège de Clermont. Je restituerai au Saint-Esprit
le culte qui lui est dû... Mais toi, toi, tu m'abandonnes! Tu veux te
marier, torcher des portées d'enfants, et plaider, pour cinquante louis
l'une, mille et mille affaires véreuses devant les tribunaux civils!
Omer! Omer!... Est-ce là ce que nous nous proposions ensemble dans le
jardin du collège, après les classes du Père Corbinon et du Père
Anselme?...

--Il plaide aussi pour les malheureux frappés injustement! répliqua
Dieudonné...

--Ah, maudits Jacobins! Quelle est votre erreur! Comment, vous, vous les
séides de la jeune Europe, vous aspirez à l'union fraternelle des races
occidentales, en une seule République..., et vous ne voyez pas que la
tâche est à demi faite, que déjà le nom de chrétiens, les coutumes du
chrétien, la langue latine des offices, l'identité parfaite des rites et
des règles catholiques, englobent dans une seule âme, les Italiens, les
Espagnols d'Europe et d'Amérique, les Autrichiens et les Français, des
millions d'Allemands mêmes; que le schisme orthodoxe peut être un jour
pardonné, et qu'alors la Russie tout entière s'allie; que les
protestants des Deux-Mondes se peuvent réconcilier avec Rome, un
jour..., au nom de Jésus et de la fraternité chrétienne; que cette
matière humaine est prête à se coaguler, comme les eaux de plusieurs
rivières aboutissant au fleuve, sous la lueur d'une aube pure et froide,
pour devenir une même glace consistante; que c'est là l'œuvre de
dix-huit siècles!... Et puérilement, naïvement, vous prétendez reprendre
la tâche au début, à l'époque des martyrs... Ne songez-vous pas aux
dix-huit siècles qu'il va falloir à votre pensée pour atteindre l'état
de la catholicité présente... «La société n'est plus qu'un doute
immense!» écrit l'abbé de Lamennais... Votre idée a cinquante ans...
Comptez dix-huit siècles devant vous pour arriver seulement à l'étape du
doute immense!...

--Pardon, opposa Dieudonné. Nous dations de Babel et d'Hiram...

--Insensés! Vous n'en n'êtes même pas à l'étape de la chrétienté sous
Constantin...

--Nous y fûmes de 1792 à 1810... Julien l'Apostat est aussi venu, parmi
vous, mais Julien l'Apostat n'a guère duré plus que l'empire despotique,
que les Bourbons ne doivent durer maintenant.

--Peuh!... Vous vous méprenez fort... Voilà deux mois à peine que je
voyage en Flandre; et, pour fonder mon abbaye de moines savants, j'ai
déjà récolté les deux tiers des souscriptions indispensables... Ce soir,
à Douai, nous souperons, s'il vous plaît, chez une veuve, qui doit me
remettre un contrat de donation entre vifs. C'est le troisième tiers...
Dieu persuade!

Le soleil saignait sur l'horizon quand ils pénétrèrent dans la ville de
Douai par les rues sinueuses. Elles vont à la Scarpe entre deux rangs
d'étroites demeures flamandes que coiffent leurs pignons angulaires à
degrés latéraux, qu'orne, par-dessus l'huis, une fenêtre principale,
cintrée, munie d'un balcon à gracieux encorbellement de fer courbe. La
voiture remisée à l'auberge, les cousins gagnèrent la rue de Paris et la
maison de Claës, que désigne la statuette de sainte Geneviève filant sa
quenouille dans une lanterne, au faîte du porche. La sonnette fut
ébranlée. Ils attendirent la venue de la servante, quelques instants,
devant les briques de la façade et les barres de grès sombre encadrant
les croisées. La porte ouverte, Dieudonné fut admis par le sourire de la
domestique, qui leur fit parcourir le couloir sablé, gravir deux étages
d'un escalier sombre, en s'appuyant à la rampe de chêne massif et ciré.

Depuis 1822 Omer n'avait pas vu M. Balthazar Claës; et il eut peine à le
reconnaître dans ce haut cadavre chauve, aux sourcils blancs, courbé sur
le bras d'un fauteuil de canne; seuls, vivaient encore les yeux: au fond
des orbites creuses et bistrées. Le vieillard reçut les voyageurs avec
une extrême politesse. S'étant levé, il parut très maigre sous la longue
redingote marron. Aussitôt il arpenta l'énorme grenier en parlant de ses
travaux récents. Il cita quelques anecdotes sur les manies de son maître
Lavoisier. Sans interrompre son discours, le fantôme allait d'une cornue
à un matras, soufflait sur la poussière des flacons et des tubulures,
caressait la cloche pneumatique de ses mains osseuses, rangeait des
cristaux violets sur la table de bois cru, et roulait des fils
électriques autour de la pile de Volta, comme s'il eût voulu utiliser du
moins cette visite oiseuse en réparant le pire du désordre.

Mme Cavrois lui avait jadis prêté de l'argent pour ses expériences sur
la volatilisation des métaux. Il le rappela quand Dieudonné lui voulut
rendre grâces pour d'anciens conseils, celui de recueillir le jus de
betterave et de le faire cristalliser, au temps où, par suite du blocus
continental, le sucre de canne n'arrivait plus en France. Bien que les
gens n'eussent point apprécié d'abord le nouveau produit, la tante
Caroline, associée avec Crespel, n'avait pas omis de songer à des
perfectionnements. Instruit autrefois par M. Claës pendant les dernières
vacances du collège, l'étudiant se flattait de découvrir une
amélioration notable dans le raffinage. Il expliqua sa méthode à
l'alchimiste, qui l'approuvait avec le ton d'un homme condescendant à
féliciter son voisin sur la santé d'un parent octogénaire et mal connu
de tous deux.

Les ombres du crépuscule envahissaient la salle aux nombreux recoins que
la nuit déjà comblait. Par l'œil de bœuf, les clartés suprêmes
illuminaient une capsule de porcelaine où parvenaient deux fils verts
engagés dans l'armature supérieure de la cloche pneumatique qui
recouvrait le tout. Balthazar Claës s'était rassis. Flattant les os de
ses mains, il contemplait une luisance du soir double sur la porcelaine
de la capsule, sur le verre de la cloche. Peut-être écoutait-il l'abbé
de Praxi-Blassans développer avec adresse et précautions oratoires, sa
thèse du miracle. La voix mélodieuse du jeune prédicateur ne tarissait
pas. Il parlait de Dieu quand il revêt la forme du mystérieux ternaire,
du Trismegiste, du Grand Trois adoré par les prêtres savants de la
Grèce. Son langage étrange confondait presque Dieu le Père avec le Fixe,
la substance, le carbone; et le Saint Esprit avec le Volatil, les gaz,
les fluides. Il préconisait la combinaison parfaite du Fixe et du
Volatil, d'où procède la pierre philosophale, celle en quoi se concentre
le germe absolu, cause de la Nature et de ses transformations, de la
Nature naturante et de la Nature naturée. D'ailleurs, Jésus n'est-il pas
engendré par la Vierge-mère, c'est-à-dire par deux contraires assemblés
dans une même apparence: ils produisent l'Absolu, ce qui dépasse la
négation et l'affirmation, ce qui dépasse notre esprit encore incapable
de concevoir l'Idée en dehors de ces deux formes...

--Parbleu! ricana le vieux Claës de façon stridente; mais quelles sont
donc les deux substances, les deux gaz, les deux fluides ou les deux
forces qui correspondent à la négation stérile _Vierge_ et à
l'affirmation féconde _Mère_?... Moi, j'ai cru longtemps que le sulfure
de carbone participait aux deux expressions, et qu'en combinant avec eux
le Volatil, ce que vous appelez le Saint-Esprit, le courant électrique,
par exemple, alors naîtrait l'Absolu, le germe. Le Christ, le diamant
Pur... C'était aussi l'opinion de cet officier polonais, M. Adam de
Wierzchownia, qui vint loger ici, en 1809, porteur d'une recommandation
signée par le colonel Héricourt, par votre père, Monsieur! Ils
s'étaient, en 1806, rencontrés à Lübeck, après la campagne d'Iéna.
Dieudonné n'ignore pas que, dès la visite de cet homme éminent, mais
contraint par la misère au métier des armes, j'ai repris les travaux
délaissés depuis ma jeunesse. Hélas! quelques millions furent consumés
vainement... mais non pas sans bonheur pour moi. Lorsque je dus
m'absenter cinq ans, pour remplir en Bretagne des fonctions officielles,
je laissai dans cette capsule une petite quantité de sulfure de carbone.
Au retour, je trouvai le fameux diamant que j'ai donné à ma fille, à Mme
de Solis... Pendant les cinq années de mon absence, et sans que j'aie
pu, par un guignon sans pareil, surveiller l'expérience, le carbone
s'était cristallisé au pôle négatif... Incontinent, je remis les
éléments primordiaux en présence dans la même capsule, traversée par les
mêmes fils de la même pile voltaïque... Depuis février 1825, j'attends
une preuve de cristallisation nouvelle. Nous sommes au milieu de
septembre 1828. Rien ne s'est encore produit... Alors je doute que le
sulfure de carbone correspond à la négation _Vierge_ et à l'affirmation
_Mère_ de la chrysopée chrétienne...

--Le Christ ne ressuscite pas d'entre les morts... parce que nous
connaissons trop mal le Saint-Esprit. Le volatil ne se dégage pas
suffisamment de notre ignorance... Il faut adorer davantage le
Saint-Esprit...

--Sans doute. Des gaz et des fluides, peu nous révèlent leurs qualités
et leurs quantités...

--Aussi, vais-je fonder, si Dieu le veut, une abbaye, sous l'invocation
du Paraclet. Là, mes religieux s'occuperont de recherches scientifiques
de cet ordre... Et je venais vous demander, monsieur, s'il ne vous
déplairait point d'y venir donner des lumières à mes pauvres Jésuites...

--Je suis bien vieux.

--Il faut cependant ressusciter le Christ, l'Absolu réengendré dans les
intelligences et dans les cœurs! Ou bien le doute tuera la pensée
créatrice de l'homme: sa critique préalable l'empêchera de toute action.
Il retombera dans les enfers, dans la vie inférieure de la bestialité
originelle... Songez-y, Monsieur: il faut exterminer ce doute. Et c'est
le devoir de la science... Quand le Christ eut ressuscité, la pierre
philosophale un seul instant, rayonna parmi les apôtres assemblés, le
jour de la Pentecôte, afin de célébrer la date où Moïse, avait enseigné
la Loi, afin de célébrer la date où la planète s'offre en communion à
ses fils, par les prémices de la moisson mûrie... Or, dès que la pierre
du Saint-Esprit eut rayonné, le monde apprit la puissance des faibles,
des humbles, la fraternité chrétienne. La loi, l'Agriculture, la
Fraternité..., ce furent trois quartiers de l'anoblissement humain...
Sans eux les hordes ne se fussent pas assemblées; et les villes,
cerveaux de l'humanité, n'eussent pas fleuri sur le monde, autour des
temples. Le Christ doit ressusciter encore parmi les miracles...

L'abbé de Praxi-Blassans s'était lentement levé de sa chaise. Il
évoquait tout de sa voix assourdie mais riche en retentissements
possibles, en échos virtuels. Autour de lui, comme une cathédrale
invisible était présente, avec, au ciel, ses voûtes sonores couvrant la
forêt des pilastres, les branches des ogives, les bocages des chapelles,
tout le bois sacré des druides, et le dolmen de l'autel.

--Oui, oui, grommelait le vieillard, ressusciter l'Absolu, le produit du
Fixe et du Volatil... de l'Elémité et du Mouvement. Car Dieu! Oh,
Dieu!... C'est ça... C'est l'ensemble... C'est l'addition... C'est le
cercle indéfini qui contient...

--C'est l'hostie ronde... La croix: un diamètre, et une corde
géométrique: image de l'homme, les bras étendus pour embrasser le
cercle. L'Homme-Dieu!

--Pourquoi non? Si on Le conçoit au total, Le Cercle, on est Lui-Même...
après tout...

--Et si on communie de Sa Substance, on est Lui-Même... «Prenez: ceci
est ma chair. Ceci est mon sang... Le pain de la terre est ma chair
universelle. Le vin, fils du soleil, est mon sang universel...»

--Ce qui équivaut à: «Je suis le principe de la terre et le principe de
la lumière, autre Fixe, autre Volatil».

--Le Père et le Saint-Esprit. La Vierge stérile et la Mère fécondée...

L'un en face de l'autre, le vieillard et le jeune prêtre, parlaient en
regardant leurs idées plutôt que l'interlocuteur.

--Morbleu, grogna Claës, en fronçant ses sourcils blancs, nous voilà
revenus au point de départ... Lequel de nos moyens est la Vierge
négative; lequel est la Mère affirmative? Tirez-nous de là, monsieur
l'abbé?... Tirez-nous de là... Notre miracle est là-dessous, monsieur!

Il surgit de son fauteuil et recommença de parcourir la salle à grands
pas, de ranger ses minéraux et ses métaux; il gesticulait; il lançait
des rires stridents:

--Dieu!... Dieu!... Dieu! Je le tiens là sous ma cloche pneumatique! Ce
mot vide c'est une supercherie pour dissimuler notre ignorance des
causes!...

--Mais cet Inconnu crée tout. Sa puissance nous écrase... Ses mystères
nous aveuglent... Sa volonté régit la terre comme le ciel. Sa chaleur
donne le pain quotidien. Il nous appartient de sanctifier son nom en
l'expliquant... Il importe de ne pas succomber à la tentation d'ignorer.
En adorant l'Inconnu, en priant Dieu, nous tâcherons fatalement de le
mieux savoir.

--Peste, monsieur l'abbé, on n'a point aisément le dernier avec vous!...

--Monsieur, ne pensez-vous pas que trente hommes intelligents,
retranchés du monde, et qui vivraient dans un laboratoire, près de vous,
à la recherche de l'Absolu, qui se soumettraient à vos ordres, qui les
exécuteraient...; ne pensez-vous pas qu'ils hâteraient l'avènement de
votre découverte...

--Je ne dis pas non...

--Alors, Monsieur, me feriez-vous l'honneur d'accepter l'hospitalité des
Pères Jésuites?... Ne puis-je espérer que vous l'acceptiez!

--Grand merci, monsieur l'abbé de Praxi-Blassans; mais je ne saurais
permettre à Jésus même de me voler ma gloire!

Le rire strident du sexagénaire retentit à deux reprises dans le silence
et l'ombre. Les cousins se turent. Cavrois inspectait, depuis longtemps,
l'effet d'un réactif dans une éprouvette qu'il élevait devant le
clair-obscur de l'œil-de-bœuf. La mémoire d'Omer lui répétait les
mots étranges et sublimes de cette conversation. Était-ce au séminaire
qu'Édouard avait appris cette science religieuse si différente de la foi
catholique ordinairement prêchée?

--Cependant, il importe de ramener les peuples à la foi, à ses vertus et
à ses forces, par l'éblouissement des miracles, suppliait encore la voix
mélodieuse du prêtre...

Balthazar Claës ne répondit rien. Avec son attitude courbée de vieux
vigneron, il tripotait, au fond d'une caisse, des cristaux de potasse,
tout en s'informant du comte et de la comtesse Aurélie, tout en usant de
la meilleure urbanité.

Enfin, un domestique âgé apporta deux flambeaux; et ce fut le signal du
départ...

Dehors, Édouard enragea. Dieudonné compatit:

--Je t'avais prévenu, cousin; je t'avais prévenu... Console-toi, je
t'indiquerai un autre Chalcas pour te fabriquer des miracles... et
comprendre ton pathos!

Profitant de cette émotion, Omer questionna sur les leçons du séminaire.
Édouard convint assez vite qu'après ses dix-huit premiers mois d'études,
un évêque en visite d'inspection l'avait pris à part et l'avait éclairé
de façon inattendue sur les sens des mystères, non sans exiger un
serment de taciturnité. Aussi l'abbé n'en pouvait-il avouer davantage.
On n'avait consenti cette faveur de divulgation qu'à cinq diacres élus
entre les plus nobles d'esprit, sur trois cents. Quelques-uns parmi les
intelligents et les érudits, étaient de même, à chaque Pentecôte,
initiés, soit par un évêque, soit par un prédicateur, à la signification
scientifique et métaphysique des trois mystères. Mais on leur
interdisait de répandre ces notions dans la foule inapte à les
comprendre. Devant Balthazar Claës, le prêtre n'avait parlé qu'en vertu
d'une autorisation pontificale obtenue grâce au P. Ronsin.

--Omer, ajouta-t-il, je ne regrette pas le moins du monde que tu aies
surpris le principal de cette conversation. Tu réfléchiras mieux à ce
que tu perds en quittant l'Église pour le siècle. Oui, derrière le
tabernacle et l'ostensoir, il y a des vérités vraiment divines... Tu
foules aux pieds, sans les voir, les trésors les plus précieux.

Il ne cessa d'affirmer cela dans les rues noires et désertes par
lesquelles il entraînait ses cousins vers les lueurs faibles des
lampadaires clignotant au milieu des cordes transversales. Il expliqua
comment s'accomplissait l'initiation, lorsqu'on avait obtenu des diacres
choisis leur promesse d'honneur et leur serment religieux de ne pas
trahir, s'ils se refusaient ensuite à solliciter l'ordination.
Quelques-uns, pour avoir jugé difficile d'instruire les foules en leur
cachant l'essentiel, avaient renoncé à l'état ecclésiastique. Jamais on
n'ouït dire qu'ils manquèrent à leur parole qu'ils imputèrent à l'Église
elle-même le dogme occulte. D'ailleurs, la Croix est forte. Elle est
puissante. Elle possède aussi des justiciers.

A ces mots, Omer se revit dans une étroite rue caillouteuse, devant le
cruel neveu de l'évêque, le matin du duel suscité par le P. Ronsin. Et
il eut peur de cet Édouard marchant vite, les mains croisées dans les
manches de sa soutane, le tricorne sur les yeux. Comment l'ami
d'enfance, le compagnon des premières débauches, l'ancien amoureux
passionné de Denise Héricourt, était-il en si peu de temps, devenu ce
terrible soldat de l'Église. Trois ans de séminaire avaient à ce point
transformé l'âme du sentimental adolescent qui récitait les vers de M.
de Lamartine avec emphase, dans la cour du collège.

L'abbé tira de sa poche une clef; il ouvrit la porte bâtarde d'un grand
mur blafard, que coiffait le lierre d'un parc intérieur. Une odeur de
cuisine succulente remplissait l'étroite antichambre où brûlait une
veilleuse. Édouard fit à ses cousins les honneurs d'une pièce vaste et
nue qu'occupaient un prie-dieu et un lit de sangle, une croix de sapin
cru, appliquée contre le lambris. Seule, la fontaine d'argent massif,
dans une gaine de bois sculptée par un artiste flamand d'autrefois,
dénonçait le luxe et la richesse de la demeure. Jaillie d'une coquille,
l'eau frappait une vasque brillante et très large, que soutenaient les
douze apôtres de la Pentecôte, saillis entièrement hors l'épaisseur du
tronc de chêne, en douze portraits de bourgeois. Le goût d'une âme
fervente avait su découvrir ce meuble de la Renaissance afin de parer la
chambre du confesseur, en excusant, par la nécessité des ablutions, la
magnificence du cadeau. Tous les trois se lavèrent le visage et les
mains, se brossèrent. L'abbé se parfuma très soigneusement. Ensuite ils
parcoururent un large corridor dallé de marbre noir et blanc. Trois
lanternes l'éclairaient à travers une ferronnerie curieuse, imitant des
lézards qui grimpaient sur des tiges d'orties le long des vitres
convexes. Une série de gravures allemandes, représentaient, à la façon
d'Albert Durer, les épisodes de la vie du Christ. Au bout du couloir,
des portières de tapisseries furent écartées par un vieillard. Alors,
dans un salon illuminé, une femme en deuil fit la révérence.

Elle avait le teint haut en couleur, les cheveux noirs, vernis, une
taille épaisse et majestueuse enveloppée d'écharpes flottantes, les
mains exsangues très fines d'une vieille race oisive depuis plusieurs
siècles, une parole timide et tendre que ravalait sans cesse une sorte
de sanglot minime. Des bahuts sculptés au temps de la régence élevaient
une série de statues en bois peint, habillées d'étoffes véritables,
assemblées par groupes qui, sous globes de verre, jouaient les scènes de
la Passion. En manteau de pourpre, Jésus reparaissait au centre de
chaque groupe. Les casques et les cuirasses des soldats romains
luisaient sous les candélabres d'argent chargés de bougies. Édouard
s'installa dans une bergère à coussins de brocart cramoisi, et il se
caressa les mains, pendant que la dame expliquait, afin d'entretenir une
conversation, la provenance espagnole du Chemin de Croix. La chose
appartenait à sa famille depuis le dix-septième siècle. C'était un
cadeau du stathouder Guillaume II de Nassau, prince d'Orange, au batteur
de cuivre qui avait enrôlé ses ouvriers et ses clients dans une
compagnie d'arquebusiers, pour l'aider à vaincre définitivement les
Espagnols, avant le traité de Westphalie. La dame flamande montrait avec
orgueil, dans une enveloppe de damas vert, un parchemin de l'époque
reconnaissant le courage et la fidélité de Jacques Horpsvrahen, ancêtre
de feu son mari. Sur un tableau de Wouvermann, elle désigna le portrait
de ce glorieux marchand. Rouge et malin, il donnait du pistolet dans la
figure d'un cavalier au morion de fer et se courbant pour allonger la
pointe de son estramaçon vers cette panse en velours noir, barrée d'une
abondante écharpe bleue, encastrée dans une selle monumentale, sous le
faix de quoi pliait un énorme cheval gris; cependant, du pont que se
disputaient les combattants un palefroi tombait les sabots crispés; une
masse d'arquebusiers, la mèche en main, s'avançait, l'un plantant sa
fourche pour appuyer le mousquet, l'autre épaulant une arme plus légère,
celui-ci assurant son feutre, l'épée au poing, celui-là pointant sa
lourde pertuisane contre une cavale cabrée, serrée par les bottes d'un
homme en justaucorps écarlate, et, hardi, usant du cimeterre; dans le
fond, la nature grasse, verte, paisible des Flandres ondulait jusqu'à la
métairie où fuyait une vache éperdue, où des oies gagnaient l'abri d'un
char à foin.

Dieudonné Cavrois accepta de se souvenir qu'une Horpsvrahen avait épousé
un Héricourt au début du dix-huitième siècle. Omer feignit également de
croire à ce que la dame leur confia de sa généalogie qui remontait
jusqu'à Mahaud de Vrahen, dame de Horps, laquelle fut une magicienne
notoire, à l'époque des batailles entre Bourguignons et Armagnacs.
Composée au milieu du quinzième siècle, une vieille chronique assura
l'orgueilleuse flamande, relatait la vie et les malheurs des châtelains
de Horps. Elle put citer leur devise armoriale: «Estre.»

On ouvrit les portes de la salle à manger, quand furent entrés le
notaire Pierquin et deux parentes en deuil, également grasses, l'une
possédant la chevelure blonde, attribuée par Rubens à la Madeleine dans
la «Descente de Croix», l'autre les joues roses et le teint frais de ses
lourdes nymphes offertes au gré des satyres.

Le souper commença. Les servantes offrirent des œufs mollets pris
dans une gelée de venaison et mis en de courts gobelets d'argent, sur
lesquels étaient gravés des moulins à vent, des nefs, et des danseurs de
kermesses.

Doctoral, M. Pierquin prétendit qu'on devait écrire Horstvrahen forme
antique de Horpsvrahen. Selon lui, Horst avait pour étymologie _hortus_,
jardin. Horps était une corruption de _Urbs_, ville. L'abbé de
Praxi-Blassans contredit. L'un et l'autre mot dérivaient à son avis du
gothique «fors», hors de cité, le lieu qui est loin d'un centre habité:
le latin était _foris_, dans quoi l's de Horps et de Horst existe.

--Aussi dans _Hortus_ et _Urbs_... rétorqua Pierquin, en tendant le
ressort de son sourire professionnel comme s'il allait avertir d'une
diminution de rentes un client retors.

Omer n'évita point la discussion. A la gauche de Mme Horpsvrahen, il
pouvait à son aise respirer l'odeur de lavande et d'iris que dégageaient
le corsage opulent, lustré. Embue de sueur au front et aux tempes,
gênée, peureuse, offensée tour à tour, elle parut sensible à l'extrême.
L'ayant regardée un peu fixement, Omer s'attira des paroles sévères,
encore qu'elle attaquât l'impertinence du siècle d'une manière
générale. Probablement elle craignait qu'il ne soupçonnât la victoire de
l'abbé sur elle. Aussi, sans désemparer, elle éternisa l'éloge de
l'œuvre qu'Édouard voulait entreprendre. Imposer au siècle le respect
de la religion par les progrès d'une science ecclésiastique, quelle
splendide conception, dans l'âme d'un jeune saint! Et comme Mme
Horpsvrahen se pouvait dire heureuse d'offrir la jouissance d'un domaine
aux Pères, le château de Horps et ses dépendances, un parc boisé de
soixante arpents, une métairie, quatre-vingts arpents de prés. Elle
gardait cependant la nue propriété du bien, pour ne pas déposséder ses
neveux. Mais, sa vie durant, les Pères auraient un toit, et le revenu
produit par l'élève du bétail.

Elle ne s'abstint pas de magnifier son explication. Omer l'écouta moins.
Il estimait les pièces d'argenterie à l'étal sur les vaisseliers
d'acajou, et la grande toile de Jordœns, où rutilait la joie d'une
ripaille flamande, à personnages ventrus, à commères plantureuses, à
sacripans joueurs de violon et de cornemuse, à buveurs heurtant leurs
pintes d'étain et tâtant les filles chargées du rôti fumeux.

Édouard de Praxi-Blassans mangeait à peine. On lui servit des mets
spéciaux: une truite à la crème et au beurre, de l'oseille hachée sous
des huîtres frites, et des blancs de volaille, tandis que les servantes
passaient aux convives, dans les plats de vieille faïence, un civet de
lièvre, puis une pièce de bœuf braisé. Le vieillard emplissait de
bourgogne ancien, à reflets bruns, les calices de cristal, et, pour
l'abbé, un vin blanc de la Moselle, réchauffé dans une serviette
brûlante.

--Ne vous étonnez pas, monsieur, si je soigne ainsi votre cousin. Il
travaille trop, et son estomac en pâtit... Avec ça, toujours par voies
et par chemins, dans le premier cabriolet venu, ou dans n'importe
quelle mauvaise caroline... L'autre soir, il est arrivé ici, à cheval
sur un bidet de paysan, par un orage affreux. Il ruisselait, monsieur!
J'ai dû lui prêter un peignoir de ma sœur qui est morte... Il
claquait des dents... Il avait visité douze paroisses en un jour, entre
Arras et Douai, et fait quatre sermons dans quatre églises de villages:
un à la messe de huit heures, un à la grand'messe, un autre pour une
conférence de prêtres, et le dernier à vêpres. En route, il avait
administré un pauvre enfant tué par la corne de la vache, dans la
prairie! Il ne possédait plus un sol. Les mendiants lui avaient tout
pris... C'est un saint descendu du ciel. Et il n'a pas l'air de s'en
douter. Il parle, comme vous et moi, de la pluie, du beau temps... Il
rit. Il plaisante. Tout à coup, il s'endort. On dirait un enfant, la
bouche ouverte... J'avais un petit garçon que j'ai perdu... Il lui
ressemblait, monsieur! C'était le même sommeil. On pouvait l'embrasser
sur ses bonnes joues. Il ne soupirait même pas, le pauvre petit... Et
puis, un jour... Mon Dieu!...

Elle s'essoufflait. Elle étancha une larme dans le coin de son œil,
et fit signe qu'on manquait de bière pour arroser les endives à la sauce
blanche. C'était une bière blondine et pétillante dont les bouchons
sautaient comme ceux du champagne, et qui, dans le verre, se couronnait
d'une mousse floconneuse. Omer la dégusta dévotement, sur les instances
de Mme Horpsvrahen.

Il ne cessa plus d'imaginer cette dame dans la nudité grasse d'une femme
peinte par Rubens, avec une croupe rose et massive, un ventre d'ivoire à
gros plis, des mamelles monstrueuses: réprimant son petit sanglot
d'émotion, elle attirait, dans ses bras d'amante maternelle, le svelte
Édouard aux grandes boucles poudrées.

De son cousin, Omer ne savait plus que penser. Il le blâmait d'obéir
aux instincts malgré les vœux ecclésiastiques; il respectait cette
science, cette activité, cette obstination volontaire pour accroître le
prestige de Dieu, cette foi certaine en l'efficacité des Évangiles. Tout
cela haussait le jeune prêtre hors de l'hypocrisie que les athées
condamnent avec de faciles déclamations. Bien qu'il se rangeât
franchement sous l'étendard républicain, Dieudonné Cavrois ne refusait
au jésuite ni son affection ni son aide. Il acceptait aussi l'étrange
compromis qu'Édouard infligeait à sa conscience. «Au fond, Édouard et
moi nous voulons la même chose!» disait-il, quoiqu'il fût à Paris, le
Frère-tuileur de la Loge Ardente-Amitié. Et, tout en crachant les peaux
de raisin, le gros garçon étonnait les convives par l'éloge qu'il
faisait du chimiste en soutane.

--Monsieur Pierquin, l'assistance de deux témoins n'est-elle pas
nécessaire pour la signature du contrat que nous allons passer? Auquel
cas, Omer Héricourt et Dieudonné Cavrois apposeraient leurs seings...
s'ils le veulent bien.

En consentant, Omer et Dieudonné se regardèrent. Ils se trouvaient pris.
Sans doute Édouard préférait-il que des personnages connus pour leurs
opinions libérales sanctionnassent l'acte, si, plus tard, on accusait de
captation les Jésuites installés dans la maison du Saint-Esprit, sur le
domaine de la veuve.

--M. Pierquin ne récusera-t-il pas notre jeune âge pour un acte de cette
importance? objecta froidement Dieudonné, en achevant de peler sa poire.

--Que non pas! fit le notaire.

Il riait sec et se frottait les mains, sans mieux cacher sa connivence
avec Édouard. Toute rouge, Mme Horpsvrahen, grattait, de son couteau
d'argent, le cercle de dorure, au bord de son assiette à dessert. Entre
les dents, elle aspirait l'air avec un bruit léger, comme si elle
souffrait un peu. Des perles de sueur brillaient au bout de son nez.
Elle se tenait évidemment à elle-même un discours pathétique, oublieuse
du dîner, des convives et de leur langage.

A ce moment, une dame parla de la procession d'Arras, de la mission et
des missionnaires, de la croix qu'on planterait et de l'affluence qu'il
y aurait sûrement, tous les curés de la région ayant promis d'y conduire
leurs ouailles. Le succès le plus éclatant récompenserait les pieux
efforts de l'abbé. Pierquin renchérit. Il esquivait ainsi le débat
juridique avec Omer qui soulevait la question de compétence. On disserta
sur la fête religieuse, la magnificence des reposoirs, l'affairement du
préfet, de l'évêque et des congrégations.

Après le souper, Mme Horpsvrahen quitta le salon pour aller prendre les
papiers dans un secrétaire.

--Monsieur l'abbé! pria-t-elle; il faut que je vous demande encore un
renseignement.

Il la suivit.

La verve du notaire ne brisait point le silence lourd qui signala cette
double sortie. Certainement les esprits des dames grasses s'occupaient
au soupçon des tendresses échangées par le prêtre et la maîtresse du
logis, dans la pièce lointaine. Le couple tardait à revenir. On en fut
réduit à vanter les liqueurs des îles et leur goût, à supputer l'âge du
taffetas éteint qui composait la robe de la sainte Vierge dans les
groupes, sous globes, du chemin de croix espagnol. La dame coiffée comme
d'or brillant permit à ses yeux d'ondine le désir qu'ils avouèrent pour
l'avocat. Elle avait un dos replet, des joues incarnadines, des lèvres
humides, une croupe en volute, et une poitrine digne d'allaiter les fils
de Bacchus. Le jeune homme l'eût étreinte volontiers dans une gerbe de
blé mûr.

Édouard revint, les sourcils froncés, les yeux rouges, derrière Mme
Horpsvrahen, majestueuse et tremblante, mais trop fraîche au visage pour
ne l'avoir point, à l'instant, lavé, parfumé, débarrassé des souillures
et des sueurs. Au reste, elle avait certainement changé de collerette.
La trace du fer, qui jaunissait la précédente, n'apparaissait plus à la
surface de celle-ci.

On eut à peine le loisir de signer le contrat. Un laquais vint prévenir
qu'on amenait de l'auberge le char-à-bancs. Les gardes fermaient les
portes de la place forte avant onze heures. Il fallut prendre congé.

Une fois hors la ville, Dieudonné entreprit rudement son cousin, à
propos des signatures.

--Il t'appartenait de nous avertir au préalable. Je ne me soucie point
de passer pour un disciple de Loyola.

--Que t'importe? Nous pensons de même.

--Sur le fond, oui. Sur la forme, non.

--Un chimiste de ta valeur peut-il se soustraire au devoir de faciliter
une pareille œuvre scientifique.

--Tu es habile pour donner de la couleur à la réalité des choses.

--Si jamais les Frères Trois-Points et les carbonari te reprochent quoi
que ce soit, il te sera facile d'invoquer ta passion pour les
expériences de laboratoire.

--Parbleu!...

Le gros garçon haussa les épaules, puis bouda. Indifférent, l'abbé
s'endormit, ballotté par les cahots; et les mains à l'abri dans ses
manches de soutane.

Les chevaux trottèrent sous la lune bleuissant les guérets et les
éteules, les maisons blafardes aux fenêtres rosées par les lumières
intérieures, les ombres des bois éloignés, les horizons vagues. Omer
songeait aux nuits romaines, à l'échine frissonnante, à la croupe douce,
aux seins rebelles, à la bouche chaude et duveteuse de sa maîtresse
italienne Carita. Languissait-elle dans la prison du pape, avec ses
huit sœurs, complices de leur pauvre père, le brocanteur carbonaro.
Omer évoqua la bagarre sur la route de Frosinone, quand on avait voulu
arracher le captif et ses papiers aux sbires pontificaux. O la mâchoire
sanglante de cet antiquaire tué par le soldat écarlate, et le crâne
chauve de Cartoleone que poignardait le sbire à la portière du carrosse,
et toute la foule stupide de Ferentino sous la bannière de la Madone; et
le dominicain dépouillé, en chemise sale, menaçant les agresseurs
forcenés. Omer avait donc participé à cet attentat, lui qui somnolait à
présent, dans cette voiture de fermiers cossus parcourant leurs terres.

Le sommeil de ce pays appartenait aux siens et à lui-même. Ceux qui se
reposaient devant les dernières flambées de l'âtre en étendant leurs
doigts noueux, ceux qui rêvaient de douleurs plus grandes, ceux qui
s'énervaient dans les mouvements de l'amour, ceux qui pleuraient dans
l'obscur, ceux qui riaient en chatouillant leurs épouses, ceux qui
geignaient sous la morsure du mal physique, ceux qui veillaient en
calculant leur ruine, ceux qui ronflaient, l'âme morte et le corps
blotti, les filles solitaires qui souhaitaient la violence d'un mâle, et
les adolescents malingres que leurs désirs épuisaient, tous avaient
consacré leurs travaux diurnes à la richesse des Moulins Héricourt, de
la Fosse Cavrois et des tanneries de la Scarpe.

Les blés, les avoines, les orges de ces champs nus, que de chariots les
avaient transportés dans la grange de la tante Caroline, que de bateaux
les emmenaient au fil de la rivière vers les horizons des Hollandes;
après les labeurs de l'an révolu. Au milieu de la plaine, les péniches
des Héricourt couvraient à la file les miroitements de l'eau, derrière
une écluse. On apercevait des lueurs aux croisées minuscules de la
cabane juchée sur la cargaison, entre la barre du gouvernail et le pied
du mât nu. Par l'artère du pays, le fruit des efforts s'en allait vers
l'or batave et anglais, fortune de la Banque d'Artois.

D'avoir produit cela, le peuple et la terre étaient las, qui dormaient
dans le rayon de lune. «Les voici las d'avoir forgé notre puissance,
songeait Omer; il faut que cette puissance croisse encore pour que je
m'affranchisse, pour que mon esprit triomphe, pour que la Loi règne et
soumette les rois mêmes!»

--Notre fief, dit-il à Dieudonné, en montrant l'espace circulaire de la
plaine traversée par l'onde sinueuse et argentine. On dirait d'un écu
que barre le lambel.

Dieudonné nomma les villages dont les bannières viendraient avec leurs
dévôts saluer la croix de la mission dans Arras, sur la Terre de Cité.
Quand le préfet, l'évêque et les gendarmes se dérangeaient pour
accroître l'apparat de la fête, nul ne se fût avisé de déplaire aux
Cavrois en manquant, nul parmi les cultivateurs qui vendent leurs blés
et leurs œillettes aux Moulins Héricourt, leurs orges et leurs
escourgeons à la brasserie, leurs betteraves à la fabrique de sucre, les
peaux du bétail aux tanneries de la Scarpe; nul parmi les épiciers et
les tailleurs, les bouchers et les charrons, les boulangers de qui la
Banque d'Artois escompte les traites; nul parmi les menuisiers qui
façonnent les planches des chalands, les cabaretiers qui abreuvent les
travailleurs, les maquignons qui vendent leurs bêtes aux charretiers des
usines et aux hâleurs des péniches; nul parmi les forgerons qui réparent
les machines de la Compagnie; nul parmi les comptables et les
entrepreneurs de bâtiments. A chaque maison visible, dans la plaine, sur
le bord de la route, le gros Cavrois indiquait la sorte de gens qui
sortirait, le surlendemain, dans le cabriolet ou la carriole pour gagner
la ville. Afin de couper court, l'attelage fut mené par des chemins de
traverse, en vue de la fosse Cavrois, que signalaient cent réverbères
illuminant, au bout des potences, la nuit près de s'assombrir. A la base
d'une colline de charbon, un grand feu pétillait et rongeait la masse
noire. Des ombres humaines s'agitaient devant. Un gros cheval blanc
tirait, au pas, le train de bennes sur une voie ferrée, le long des
chaumières mortes et des hangars vides. Cinq hameaux de mineurs
s'échelonnaient dans la plaine, où braillait une bande de garçons ivres.
L'orchestre strident d'un bal, dans un cirque de palissades, couvrait
mille cris de filles joyeuses.

--Te souviens-tu qu'il y avait ici une broussaille, rappela Dieudonné,
autrefois, quand nous étions de tout petits garçons, une broussaille
qu'incendiaient les gamins pour faire place nette? Alors, le cordier et
ses enfants venaient y planter leurs râteaux et tordre dessus le chanvre
neuf. Tu ne te souviens pas?... Pour nous apprendre la pratique de la
charité, on nous amenait ici en voiture. Nous remettions nous-mêmes les
sacs de croûtes, les vieux souliers, les manteaux hors d'usage à la
femme du cordier. Elle était si pâle qu'elle nous faisait peur, et l'on
nous défendait de toucher à ses enfants parce que les dartres couvraient
leurs joues... Ah! les pauvres diables que c'étaient là!... Toute la
broussaille ne donnait pas de quoi vivre, à cette famille. Le sol ne
valait rien pour la culture. Les carottes mêmes ne poussaient pas. Tous
les ans, il mourait une fille ou un garçon malade de la poitrine.
Maintenant! Hein?... Douze cents ouvriers, leurs femmes et leurs
mioches, se rassasient à la même place, depuis que l'on a découvert le
gisement de houille. On se met en liesse avec de la bière forte et du
bon genièvre, dans cinq villages. Et la jeunesse danse où grognaient
dans le temps les deux porcs du cordier poitrinaire. Le maire doit
ouvrir une troisième école. L'aubergiste qui organise les repas de
noces et les concours d'arbalète se retire des affaires. Il achète de la
rente...

--Oui, Saint-Simon et M. Enfantin triomphent ici. L'industrie guérit le
peuple de la misère, de l'avilissement et de la mort... Ma tante
Caroline a sauvé les hommes de cette région comme les abbés défricheurs
et semeurs du temps de saint Bernard, qui réunirent, dans l'asile des
cloîtres, les faibles à vie précaire...

--C'est une fameuse, tu sais, ma mère! déclara sourdement le gros
Dieudonné, comme s'il eût craint de laisser un sanglot d'émotion altérer
sa voix... C'est une bonne femme, et une femme de tête, maman!...

--Certes!

Omer imagina le bonnet de nuit ficelé sous le double menton de la tante
Caroline, les pans d'un châle écossais qui, pudiquement, recouvraient la
hideur du ventre obèse, par-dessus la camisole grise, si la meunière se
relevait, la nuit, afin de noter sur l'agenda, à la lueur de la
chandelle, une conception née pendant le sommeil. C'était elle, cette
grosse femme, un peu commune et bonasse qui, en trente ans, avait
élargi, de la sorte, le fief de son père, ce vieil Héricourt,
autoritaire comme la Convention, capable d'immoler ses deux épouses
successives aux nécessités du travail, et de lancer par le monde les
forces de ses quatre fils, officiers et marins, de ses deux gendres, le
diplomate comte de Châteaubriand-Blassans et le fonctionnaire impérial
Cavrois. C'était la tante Caroline qui avait, la première, fabriqué le
sucre de betterave durant le blocus continental.

--Maman! ah, maman!

Le garçon aux lourdes joues répéta ce mot. Son bras court embrassait du
geste l'espace de la plaine.

Peut-être deux larmes bleuâtres coulèrent-elles sur le visage lunaire du
chimiste qu'encadraient des cheveux châtains, alors aussi longs que
ceux de M. Béranger, le poète libéral.

--Maman!

Elle avait nourri de son froment l'armée française de Leipzig, puis
celle des alliés, après la bataille de Paris, rappela Dieudonné. Elle
avait su prêter un million aux majordomes du comte d'Artois dès l'heure
de la fuite vers Gand; elle avait mis en exploitation les charbonnages.
Elle avait obtenu la faveur des Jésuites sous la Restauration, en
plaçant son fils et ses neveux au collège de Saint-Acheul, ses nièces
chez les Dominicaines d'Esquermes; elle avait joint à son entrepôt de
Dunkerque les comptoirs de Java légués à son frère Augustin par la belle
hollandaise; elle allait utiliser les machines à vapeur dans la
raffinerie et les moulins à l'huile; elle avait réussi à transformer son
fils en chimiste industriel, Édouard en prédicateur influent, Omer en
avocat dévoué aux affaires de la Compagnie; elle avait su tirer de son
beau-frère Praxi-Blassans les renseignements politiques nécessaires à
ses spéculations, et d'Augustin Héricourt l'adhésion de sa fortune aux
entreprises de la Banque d'Artois, moyennant le mariage avec la sœur
d'Omer.

--Ah, maman!

Le sourire de l'eau épanouie entre les saules, les bras des collines
tendus à de l'horizon, le regard des brasiers pétillants aux pieds des
monts de houille, n'était-ce pas l'âme de la mère qui remerciait son
fils de cette vénération?

Telle était cette grosse femme replète et blafarde. Sans doute, ayant
refermé son agenda, grattait-elle de l'ongle, pour le sucer ensuite, la
tache de graisse omise sur la table par la négligence des serviteurs. Le
préfet lui obéissait. L'évêque la flattait. Le roi la redoutait, comme
il redoutait l'esprit de la France.

--Maman!

Dieudonné Cavrois murmurait encore le nom pathétique avec un accent de
tendresse triomphale. Il regardait droit devant, comme s'il pouvait
apercevoir sa mère par-delà des campagnes transparentes. Il fouetta les
larges flancs des boulonnais. Leurs crinières secouées flottèrent
jusqu'aux garrots, leurs queues balayèrent la route, tandis qu'ils se
cabraient avant de prendre le galop, et de faire jaillir le feu sur le
pavé du roi.



II


La bise alerte de septembre balançait les rameaux gracieux de l'acacia
devant la porte-fenêtre. Frileux, malgré le soleil du matin, le comte de
Praxi-Blassans rajustait contre ses épaules maigres le châle plié en
quatre qui glissait sur son habit de pair chamarré d'argent. Il
déjeunait seul devant un guéridon chinois, avec de la confiture de
coings, des rôties au beurre et du cacao délayé dans la crème. Son valet
de chambre anglais extirpa du nécessaire, en peau de truie, une spatule
de vermeil; il finit de tourner la mixture qui mijotait sur la flamme de
l'esprit de vin chauffant le réchaud d'argent, puis se retira. Le comte
interrogeait Omer sur le voyage à Rome. Il fronçait les sourcils quand
la voix bruyante de Cavrois l'incommodait, à travers la cloison. Car,
dans la grande salle à manger le général Augustin partageait les
tartines et le café au lait, et la tante Caroline refusait une tranche
de chevreuil froid, de laquelle Dieudonné, joyeusement, poursuivait
l'éloge homérique, aux rires de l'abbé.

Dans le boudoir étroit, que des paysages peints décoraient d'une cascade
sombre, d'un guitariste jouant pour des dames assises sur la coudrette,
d'une ruine abritant un berger en manteau rouge et ses moutons, M. de
Praxi-Blassans s'était réfugié, à l'écart du bruit. On avait roulé un
fauteuil à oreillettes. Il s'y prélassait en mâchant, au gré de son
large menton mobile et osseux.

--Ça, mon neveu, il faut que je vous entretienne de mes fantaisies. J'ai
celle de vous emmener avec moi chez le Turk, quand nos affaires là-bas
seront rétablies... Il me faut un deuxième secrétaire d'ambassade... Et
vous me convenez... Cela vous arrange-t-il?... Oui, n'est-ce pas?... On
jase de votre mariage avec la petite Gresloup. Qu'il se fasse ou non,
peu m'importe. Vous avez du loisir, car je ne partirai qu'au cœur de
l'hiver... D'ici là, vous aurez réglé vos affaires de cœur... si tant
est qu'à votre âge il seye de prendre femme. Courons au plus pressé. Je
vous remettrai sur le tantôt les notes de l'instrument diplomatique
qu'il s'agit de faire agréer à la Sublime-Porte, à l'empereur de Russie
et au ministre anglais. Un point de droit byzantin est discutable. Vous
savez que le Grand-Seigneur se pique de s'être mis dès 1453, lors de la
prise de Constantinople, en lieu et place des Commènes, des Ducas et des
Paléologues, et de régenter la Grèce au titre de leur légitime
successeur, par droit divin. Veuillez rédiger un mémoire de
jurisconsulte pour éclaircir les droits d'un chacun au temps des
empereurs grecs, et faire valoir les avantages politiques dont les cités
hellènes étaient en jouissance, à l'encontre de ce qui se passe
aujourd'hui. Je compte joindre ce mémoire à mes rapports et minutes, et
vous en faire honneur de telle façon que vous obteniez une place auprès
de ma personne, lorsqu'on m'enverra traiter avec le Divan, entre Noël et
la saint Sylvestre... Je ferai en sorte qu'on passe l'éponge sur vos
peccadilles. Je flaire qu'il y aura d'ici peu quelque changement au
Château. Tout cela demande du temps. Vous aurez licence de donner au
sentiment ce qu'il réclamera. Madame Gresloup est issue d'une bonne
famille galloise... Vous pourriez conclure une plus sotte union... A ce
propos, si j'en crois la comtesse, la jeune personne est quelque peu
navrée de votre inconstance ordinaire. J'ignore qui la renseigna; mais
elle voit d'assez mauvais œil que vous donniez des soins à tant de
maîtresses... Vous surprendrait-il à l'extrême que votre sœur Denise
et son Espagnole eussent, par inadvertance, fait, devant votre belle, de
piquantes allusions à ces faiblesses?... Vous n'en seriez pas trop
estomaqué, je gage? Ni moi... ni moi...

Là-dessus, le comte ricana bien haut, en tapant les accoudoirs du
fauteuil; puis se bourra le nez de poudre brune, s'essuya dans une
batiste, et disparut derrière son bol de vermeil, qu'il vidait en
gloussant.

La raison d'Omer approuvait tout ce que l'oncle avait dit, tout ce qu'il
appuyait maintenant d'exclamations ironiques, bien qu'il croquât une
rôtie fauve à la confiture de coing.

--Tenez-vous encore à cette petite Élodie, reprit-il?... Hé, la pécore
était de tous points affriolante... Vous l'abandonnez fort méchamment,
ce me semble! Tout est-il quasi rompu? Vos belles Romaines
auraient-elles effacé le tendron de votre mémoire... A peu près! Au
diable le volage! Vous méritez, monsieur, d'être tiré à quatre chevaux
sur la grand'route de Tendre... Et vous ne nourrissez pas l'intention de
vous faire pardonner!... Non? Oh que si! Vous rougissez, monsieur, vous
rougissez!

Son doigt sec menaça le front d'Omer qui d'ailleurs ne s'inquiétait plus
d'Élodie, sauf à des instants d'oisiveté, et qui ne comprenait guère la
cause de cette insistance. Le jeune homme se défendit de son mieux.
Depuis que l'oncle de Praxi-Blassans lui avait enjoint de rompre avec la
grisette, il n'avait point renoué vraiment. A quelques visites, à
quelques parties de campagne, et à quelques soupers, de loin en loin, il
avait borné ses relations, au reste moindres que celles entretenues avec
la blonde Angeline. Il l'expliqua joyeusement, au comte qui l'écoutait
fort attentif, qui le regardait à travers un lorgnon double en usage au
temps des Incroyables.

--Eh, mon oncle; ne craignez point que je me lie derechef... Voilà cinq
grands mois que je ne l'ai vue. Nous n'avons même pas échangé de
lettres...

--A d'autres!

--Je crois, en effet, lui avoir envoyé de Rome, au moment où je faisais
des emplettes, un petit bijou de Transtéverine: des anneaux d'oreille.
Elle m'en remercia par un billet de politesse... Ce fut tout...

--Mais, Monsieur, n'est-ce point la preuve que vous tenez à demeurer
dans ses bonnes grâces?

--Ma foi, non... Elle se montre toujours aimable. Je lui garde un bon
souvenir; et ce présent en fut une modeste marque.

--Défiez-vous de cette courtoisie galante. Elle joue les pires tours aux
caractères les plus résolus. Et je trouve mauvais que vous ayez donné
barre sur vous à la reconnaissance de cette fille. Il vous faut choisir
d'Élodie ou d'Elvire Gresloup... Vous n'hésitez pas?... Alors, il
convient de renoncer franchement aux grisettes. Mme Gresloup se mettrait
en travers de vos desseins pour peu qu'elle semblât craindre que sa
chère enfant fût un jour délaissée. Et cette crainte se ferait d'autant
plus vive à l'avenir que la donzelle est fort proprement entretenue, à
ce que je sais, par un pair de France...

--Élodie!

--S'il vous plaît, monsieur le sacripant! Elle a sa calèche et son
tigre, un entresol dans le quartier neuf que l'on bâtit sur les terrains
des Porcherons, et elle dépense assez gros. Je vous dis cela pour votre
gouverne... Promettez-vous donc de ne la point relancer. Vous
accepteriez un rôle peu digne de votre nom en usant d'une espèce de luxe
qui ne serait point payé de vos deniers. Et si le bruit en venait par
hasard aux oreilles de Mme Gresloup, je ne doute guère du parti qu'elle
se hâterait de prendre à votre honte.

--La sagesse me sera commode. J'avoue avoir oublié beaucoup «mon Élodie»
pendant le voyage... Et puisque la Providence veille sur sa fortune dans
la personne d'un pair de France, il me reste uniquement un gracieux
souvenir.

--Voilà qui est bien...

Le comte acheva de bon appétit toute sa confiture de coing, qu'il
étalait maintenant sur la brioche, avec la spatule de vermeil.

--Au fait, reprit-il, je vous célerai point davantage que vous me
vexeriez en allant chez cette jolie fille; car je fréquente chez elle,
puisque les affaires de l'État m'obligent à me tenir dans les meilleurs
termes avec mon collègue de la Chambre des pairs. Jugez combien il
serait malséant de nous rencontrer là...

--Je me garderai bien, mon oncle, d'en courir le risque...

--Je n'attendais pas moins de vous!... J'ai votre parole, et m'y fie.
Vous ne la reverrez point?

--Assurément!

--Par ma foi, je ne ruserai pas avec vous. Et je n'aime point que vous
teniez d'un autre ce que j'aurais la mine de dissimuler devant mon
neveu... Apprenez donc qu'Élodie est avec moi du dernier bien...

--Vous seriez ce pair de France?...

--Lui-même!

--Ah, mon oncle! La plaisante aventure...

Omer feignit de rire gaiement, bien que son cœur souffrît à prévoir
que la belle créature supporterait les colères de ce vieillard et ses
embrassements, qu'elle lui prodiguerait les caresses, les postures et
les pâmoisons.

--Ne faites point le sot à vous moquer... Loin de moi la prétention
d'être aimé, et peut m'en chaut! Il suffit qu'on me serve de la
gentillesse, qu'on me traite de nièce à oncle et qu'on me laisse prendre
des privautés pour mon argent. Je m'arrange parfaitement de
complaisances qui sont le résultat de la politesse, voire du marché. Que
la boutiquière se montre avenante et docile, qu'elle se prête à mes
caprices, sans faire la moue, qu'elle mette son corps à la disposition
du locataire, avec un sourire courtois, et des manières d'hôtesse
accorte, c'est là tout ce que j'exige... Élodie, là-dessus, me gâte.
Jamais fillette ne se feignit plus joyeuse de jeter bas ses cotillons
pour faire honneur à un vieux gentilhomme heureux de toucher un sein
frais et de respirer une haleine légère. Elle paraît contente de me
procurer ces plaisirs; son cœur compatit aux besoins de ma verdeur,
le plus gracieusement du monde. Que dis-je: elle s'étudie tout le jour à
lire les contes de M. de Sade, pour me les débiter, ensuite, à la
manière d'une actrice qui sait jouer au naturel. Elle remplace les Elle
par Je. Aline et Justine, elle l'est tour à tour quand elle me dit leurs
aventures, de mémoire, en prenant le ton et les gestes d'une femme
sincère en sa confidence. Le divin marquis n'y tiendrait pas, s'il
ressuscitait à nos soupers... En vérité, notre Élodie est la meilleure
fille que j'ai connue!... Topez-là, mon compère!

--Alors mon oncle, vous n'avez plus de prévention contre la roture des
Gresloup; et une alliance de cette sorte pour le neveu des
Praxi-Blassans ne vous semble plus choquante... Vous m'y chambrez fort
allègrement... oserai-je dire.

--Fi donc, perfide!... Ah le perfide!

Le comte riait de toute sa franchise en s'époussetant la cravate et les
broderies d'argent. Blessé de cette moquerie, le jeune homme voyait,
dans cette permission de mariage, un simple moyen de l'écarter de la
belle créature. L'honneur social du neveu, le comte le sacrifiait au
bénéfice de sa débauche. Mais il se hâta de protester.

--Que non, grand Dieu! Que non! n'êtes-vous pas au fait des variations
politiques. La stupide arrogance des ultras faillit perdre la monarchie!
Ils couraient au gouffre. Voici que M. de Martignac et son ministère
renforcent, par la demi-sagesse des libéraux, le bon ordre. Ni M. de
Châteaubriand, ni moi, ne nous soucions d'y contredire par des manières
d'antan. J'acceptai, l'autre jeudi, de dîner dans une maison tierce avec
M. le marquis de Lafayette, qui nous a déclaré les opinions les plus
raisonnables. Des unions comme celle en cause ne peuvent que fortifier
notre parti. J'incline vers les manies du major Gresloup et du
général-comte du Bourg-Butler. Il se peut que vous me voyez, certain
jour, ajouter à mes ridicules en acceptant le poignard du carbonaro...
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, monsieur mon neveu.

Le comte était redevenu grave. Il frappa dans ses mains. Le valet de
chambre reparut, long, maigre, adroit et souple. En une seconde, il eût
emporté le plateau, les pièces du nécessaire; puis déposé sur le
guéridon chinois l'épée à fourreau de parchemin et à garde d'acier, le
bicorne à plumes et les gants. La conversation s'égara. Des anecdotes
politiques furent rappelées, entre des souvenirs concernant le marquis
de Sade, que le comte avait bien connu, devant qu'il fût enfermé à
Charenton, sur l'ordre de Bonaparte, pour avoir écrit le pamphlet de
Zoloë, contre les débordements de Joséphine.

--C'était l'homme le mieux fait pour inspirer de la passion aux femmes.
La sienne l'adora...

A l'approche de la soixantaine, le comte de Praxis-Blassans paraissait
friand de goûter mieux aux plaisirs de la débauche. Omer ne l'avait
point jusqu'alors connu sous ce travestissement. L'oncle s'efforça
d'être amical, et d'amollir la sécheresse de son fausset. Voulait-il que
le neveu s'attendrît, et lui épargnât de le tromper avec la grisette?
Apparemment. La mine inquiète, parfois, du gentilhomme suppliait que son
bonheur fragile ne lui fût point ravi.

Omer eut pitié de cette intelligence orgueilleuse auparavant, et faible,
alors, devant une jeune vigueur. Il eut la sensation de pardonner au
vaincu qu'était ce diplomate, ce pair de France, ce fils des rois de
Rascie, qui avait, de 1799 à 1815, dicté ses vues secrètes à Talleyrand,
manié, par ce fourbe, l'Europe, leurré Alexandre, et abattu l'empereur.
Cet homme-là tremblait qu'Omer ne voulût revoir Élodie, et la
reconquérir. Cet habile ambitieux offrait de compromettre sa situation
en faisant donner un secrétariat d'ambassade au carbonaro, complice des
Conosséi.

«Mon cœur sensible et mon intérêt s'accordent, pensait l'avocat, pour
me conseiller de ne pas nuire à ses amours. Sa reconnaissance peut
m'aider à gravir promptement les degrés difficiles de l'échelle sociale.
Je ne reverrai pas Élodie... Mais, Elvire, elle, me semble perdue.
Denise, afin de me marier à Dolorès après l'avortement de mes desseins,
le comte, afin de me faire morigéner sur ma liaison avec Élodie, ont,
l'un et l'autre, averti Mme Gresloup de mes péchés, sournoisement et
trop adroitement pour que je réussisse à me justifier, en un temps où
rien n'engage la fille du major et moi, sinon quelques œillades, et
quelques tendresses enfantines... Et cependant, il faut que j'échappe à
ma mère par ces fiançailles... La tâche est rude!»

Ainsi, mesurait-il les conjonctures, durant les bavardages du comte.
Puis, la tante Caroline entra. Quel beau temps pour la procession! Ni
chaleur, ni froid. Un vent léger. Un soleil pâle et clair qui serait, à
midi, heure de la cérémonie, juste assez tiède. Elle s'en félicitait
dans sa robe de moire roide. Sur le ventre bombé, l'agrafe de
l'aumônière, aux mailles d'or, enchâssait un monstrueux grenat taillé en
manière de croix grecque à quatre branches; cela se léguait, depuis le
seizième siècle, dans la famille Cavrois. Caroline y avait joint un sac
de velours pailleté, contenant ses clefs et son mouchoir. Par-dessus la
coiffe de malines épinglée d'or, elle comptait mettre une capote de
velours marron, lors pendue au coude par les brides, ainsi qu'une
écharpe de fine soie bleue à longs effilés:

--Qu'en pensez-vous, ce matin, Gaëtan?... Le Turk arrêtera-t-il le reste
du blé russe dans le Bosphore, maintenant que nos navires quittent
Gibraltar?

--Mon courrier ne m'apporte que des balivernes, Caroline, des
balivernes. Au reste, les nouvelles volent lentement. Le télégraphe à
bras est sujet aux erreurs... En vérité, je ne sais rien. Cela n'empêche
point mes désirs de diplomate de se trouver en accord avec mes besoins
de rentier. Par ailleurs, ce sont les gouverneurs de Crimée qui
empêchent la sortie des froments russes; car le tzar en a besoin pour
ravitailler ses soldats qui manœuvrent dans la Thrace. Le blé de
Taganrok chargé en août sur votre flotte ira-t-il seul de Gibraltar aux
marchés d'Angleterre et à celui de Dunkerque? Cela est probable. Cela
n'est point sûr. Savons-nous, d'ailleurs, ce qui se trame en Morée? Dix
jours de navigation sont nécessaires au meilleur voilier pour se rendre
de Koron à Marseille... Attendons... J'ai tout lieu de penser que le
général Maison présente à Ibrahim des arguments péremptoires... Mais
l'Angleterre souffrira mal que la Russie et la France se donnent
l'importance de délivrer la Grèce, et confisquent, par là, l'influence
dans la mer Egée... A mon sens, la Porte ne faiblira point; et je ne
prévois guère qui la contraindra. Les Anglais arrêteront les boulets
sur la bouche des canons russes, dès qu'ils approcheront de
Constantinople. Et la Porte n'ignore rien de ces rivalités... Elle les
calcule. Elle en profite... C'est là tout ce que je saurais dire...

Debout, les mains dans les poches brodées de son habit, le comte, en
dissertant, portait le poids de son corps alternativement sur la pointe
des pieds et sur les talons. Il tenait la tête haute et les sourcils
froncés. Ses narines plates flairaient l'air, à maintes reprises. Ses
cheveux gris, sans poudre, tombaient jusqu'aux épaules, où ils formaient
un rouleau soyeux. Le papillottage de ses yeux clignés et dédaigneux en
imposait autant que ses paroles saccadées comme un perpétuel ricanement.

--Nous jouons gros, remarqua timidement Caroline en se caressant les
mains. Et c'est sur votre conseil...

--Holà! ma chère dame: suis-je le bon Dieu?... M'est avis que vous avez
manqué votre affaire en négligeant de louer à leurs armateurs tous les
gros navires d'Odessa, pour que la concurrence fût embarrassée. Vide ou
pleine, la seconde flotte de Crimée celle de septembre devait, autant
que la première, nous appartenir. Votre économie de petites gens a jeté
notre entreprise dans le mauvais cas...

--Tout doux! Devais-je ne point payer ici les paysans dont je mouds le
grain, au moment où il sied de leur insinuer, dans l'intérêt de votre
fortune, une opinion politique?...

La tante Caroline étendit les bras en exagérant sa révérence, moqueuse
jusqu'à faire toucher terre à la capote de velours et à l'écharpe
suspendues dans son coude. Le comte se dressait sur les pointes, les
mains dans ses poches, et pirouettait en maugréant.

La chance voulut qu'à cette minute, par le jardin, rentrât Mme
Héricourt, courbée dans sa robe noire. Il fallut ouvrir la porte-fenêtre
sur le petit perron, et le comte s'empressa d'esquisser les gestes
inutiles, tandis qu'Omer levait l'espagnolette...

--Virginie, tu attraperas mal à demeurer si longtemps à l'église...
Omer, gronde-la. Elle est partie à six heures du matin... Et il y a des
vents coulis pernicieux...

--Point du tout. Je me place entre la chaire et l'autel, contre un
pilier... J'y suis comme dans ma chambre... La chaire fait paravent...

--Ça n'a pas de bon sens, tout de même...

--Je m'y plais... Sans médire de ton logis ma bonne Caroline, la
cathédrale me paraît plus grandiose. C'est mon palais à moi. J'y suis
fort bien. L'odeur de l'encens y remplace les parfums de ta cuisine, qui
sont exquis, mais un peu persistants dans cette demeure...

Ironique et joyeuse, Mme Héricourt continua sur ce ton.

--Il est certain que peu de palais sont aussi magnifiques, approuva le
comte. Et si je n'avais tant à barbouiller, je m'arrangerais de tenir
mes assises dans une collégiale, ornée de bons tableaux et de statues
nobles, avec deux ou trois livres de chroniques sur les genoux.

--J'ai passé de grandes heures à Saint-Pierre de Rome et à Saint-Jean de
Latran. Je ne m'y ennuyais point, se hâta de dire Omer, en songeant aux
pieuses attitudes de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello.

Et il s'étonnait que sa mère eût raison, par le fait.

--Je me promets, dit-elle, d'être assidue à Notre-Dame de Paris, car je
suis orgueilleuse et nulle maison ne me semble digne de mes goûts, sinon
une agréable église dont les ogives me satisfont. Je me sauvais du
château de Lorraine, pour passer des heures à la chapelle de
Bon-Secours-lez-Nancy. J'adore la lumière qui passe à travers les
vitraux anciens et qui vous apporte, avec les couleurs des saints
personnages, un peu de leur âme, devant vous, sur la dalle ou sur
l'appui du prie-Dieu. Les saints vous enveloppent de leur nuance et de
leur esprit. Et c'est une admirable atmosphère de méditation. Je me
rappelle leurs vies poétiques. Je me récite les évangiles. J'imagine
Jérusalem et ses rues étroites, ses maisons orientales, carrées, basses
et blanches. Je vois la Sainte Vierge faire son marché en discutant avec
sainte Elisabeth. J'entends saint Joseph raboter; et j'écoute Zébédé,
avec son fils Jacques, crier la marée bien fraîche avant d'offrir leurs
poissons à la servante de Marie-Magdeleine. Non loin de là, saint Pierre
toise avec arrogance le soldat romain qui monte la garde devant la
colonne où l'on affiche les édits de l'empereur. Jésus revient à la
maison de sa divine mère. Judas a passé le bras sous le sien et lui
parle avec l'animation la plus vive... Et puis... Et puis... Mon
imagination va... va... sans fin. Le temps passe, passe. Je m'amuse
comme une autre au théâtre. L'odeur de l'encens est délicate à respirer.
L'or du tabernacle brille doucement. Les prêtres silencieux passent
comme des ombres, s'agenouillent et croient... Quel homme, quel
seigneur, quel roi est mieux vêtu que le prêtre en surplis, en chasuble
d'argent, lorsqu'il gravit les marches de l'autel? Quel enfant nous
donne l'idée de l'innocence autant que l'enfant de chœur dans sa
belle robe rouge, s'il agite sa clochette aux sons argentins. La maison
de Dieu est plus somptueuse que la maison de l'homme. Il n'y a point de
murs sales et lézardés, comme au château de Lorraine. Point d'odeur de
graillon. Point de servantes bavardes. Point de jardinier qui m'obsède
pour obtenir l'argent des graines à semer; même si ma bourse est vide.
J'échappe à tous les ennuis et à tous les bruits fatigants. Je me repose
dans le luxe d'un palais. Les sons des orgues me laissent en extase.
Car, tu ne le sais pas, Omer: j'ai maintenant appris la musique sacrée,
même le plain-chant. Rien ne m'est plus étranger des mélodies du vieux
Bach, ni de Palestrina. Tu m'entendras, quand nous serons à Paris. Je te
ferai de la bonne musique, s'il te plaît...

Lasse un peu, Mme Héricourt s'était assise dans le fauteuil à
oreillettes; et son discours n'était pas sans élégance, malgré les
interruptions plaisantes du comte, les exclamations triviales de la
tante Caroline, et les sourires d'Omer. Lui-même admit combien était
plausible et sincère le bonheur de la veuve, durant ces interminables
stations à l'église. Il ne doutait pas qu'il se trouverait pareillement
heureux, s'il imitait cette habitude. Plus de luttes. Plus de dangers.
Plus d'amours douloureuses. On vivrait en soi, loin du monde hostile, en
jouissant des splendeurs religieuses, en accroissant les plaisirs de
l'art.

--Assez causé, Virginie... Viens te réconforter, et mangeant un
morceau... Aimes-tu le chevreuil en daube?

--Mais oui, fit-elle. J'ai grand appétit, ce matin.

Elle suivit sa belle-sœur dans la grande salle à manger, temple d'un
cygne géant peint par Snyders, et renversé mort, les ailes décloses, sur
le corps d'un cerf, sur un amas de poissons, anguilles bronzées, raies
pansues et roses, rougets écailleux, maquereaux de nacre. L'opulence des
couleurs débordait le cadre de bois noir, éteignait presque l'argent du
surtout monumental qui reproduisait la fontaine du marché des Innocents,
avec de petites commères, de minuscules Savoyards en porcelaine de Saxe.
Présent de la meunerie parisienne à la meunerie d'Artois, en
reconnaissance d'un prêt de farines consenti par les Moulins Héricourt,
en 1823, l'énorme pièce était à demeure sur la table occupant les deux
tiers de cette pièce oblongue, lambrissée, peinte en gris, meublée de
chaises courbes en acajou, à la mode sous le Directoire, et que la tante
venait de faire revernir.

La serviette au col Dieudonné, devant les plats de galantine et de
venaison froide, présidait, tranchait et versait du vin de Chypre dans
le verre du général Héricourt en grand uniforme. Nulle part, l'abbé de
Praxi-Blassans ne découvrait son bréviaire, bien qu'il fût en retard
pour se rendre à la cathédrale, et passer la revue de son cortège. Il
portait une soutane de drap fin, mais un peu luisante aux coudes et aux
omoplates, toute blanchie sur les épaules par la poudre de la chevelure
qui flottait. Mme Héricourt lui fit compliment sur l'ordonnance de la
procession. Il la remercia d'un mot, et, finissant par renoncer à son
livre, il partit.

A l'intention d'Omer, l'oncle Augustin, toujours affable, remplit de
Chypre un verre de Bohême. Pendant que le jeune homme goûtait la saveur
du précieux liquide, venu dans une outre en peau de bouc, le général
gouvernait la conversation. Il la mena des curiosités romaines aux
lettres échangées entre le voyageur et Denise, aux billets de Dolorès
Alviña.

Le comte parlait alors confidentiellement à Mme Héricourt que la tante
Caroline servait et abreuvait. Les chiens s'étant partagé un coq du
poulailler au milieu de la pelouse, Dieudonné se précipita, et leur
infligea des châtiments justes, mais indéfinis. Le général en profita
pour entreprendre son neveu.

--Cette pauvre Dolorès est folle... Imaginez-vous que votre sœur a
surpris, dans une armoire, tout un costume de cavalier. Cette enfant
comptait l'endosser pour suivre à distance ma chaise de poste et vous
apercevoir ici, pendant la procession... Elle a tout avoué dans un
déluge de larmes... J'ai dû la mettre sous clef avant de partir...
Heureux mortel! Ariadne s'arrache les cheveux sur le promontoire en
guettant votre retour. Cruel, que de malheureuses vous faites!...

--Je ne les fais point, s'il en est. Elles se font toutes seules.

--On n'est pas plus séduisant que vous... C'est un crime de se montrer
agréable à l'égard de pauvres innocentes quand on a votre tournure et
votre éloquence. Elles en perdent l'esprit. Peu vous importe!... Sans
doute... Mais enfin? Le cœur d'une fille sensible est chose très
fragile. On meurt de ces jeux-là... On en meurt.

--Ah! diable!...

--Ne raillez point...

--Mais c'est Mlle Alviña, qui me bloque dans les coins de votre salon,
et Denise, qui l'encourage à m'y bloquer. On a fait le siège de ma
personne, et je n'étais pas malotru jusqu'à répondre par des violences.
La politesse m'enjoignait de subir le siège, en évitant les assauts
aussi bien que les sorties. Je m'en suis tiré fort proprement de cette
manière, à mon goût. Et mes réponses d'Italie n'excitaient point Mlle
Dolorès à se déguiser en chevalière d'Éon pour me darder ici une
œillade romantique. Faut-il que, l'ayant prévenue, je coudoie des
brigands qui m'attaquent afin qu'elle me délivre..., et que cela nous
lie comme à la dernière page de deux tomes, avec frontispice gravé en
taille douce, où l'on voit un cadavre poignardé et deux amants sous un
chêne que l'orage foudroie!

--Voilà bien les jeunes gens d'aujourd'hui. Quelle sécheresse de
cœur! Dès vingt ans, comme dit M. Beyle, ils visent à être députés du
cens, et à se prononcer sur la conversion de la rente... Il faudra que
je vous présente au jeune de Montalivet. Vous êtes bâtis l'un et l'autre
pour vous convenir... A votre âge, nous courions l'Europe, le sabre au
poing, en criant: «Vive la liberté!» Nous lisions les ruines de Volney à
la lueur du bivouac; et nous nous battions en duel, pour garder le ruban
d'une belle Allemande éplorée... Vous autres, vous préférez la fortune
aux belles-lettres et aux sentiments généreux... Après tout, peut-être,
avez-vous raison... Nous étions de grands fous.

--Peuh! ça ne vous a guère empêché de devenir un grand sage mon oncle,
un grand sage honoré de plaques et de cordons, héritier d'une riche
Hollandaise... près d'être fait comte. Vous nous la baillez belle...

--Chut.

Le général accentua sa mine sévère; mais, sans corriger la grâce affable
de sa voix:

--Vous ne croyez plus à rien.

--Parce que vous êtes notre exemple.

L'oncle Augustin sourit; se tut un instant; puis, s'étant levé, prit
Omer sous le bras. En camarade affectueux, il dissertait. De la morale à
la philosophie, de la philosophie aux actions qu'elle inspire, il en
vint à parler du triomphe de Bolivar, du Pérou, puis du Congrès de
Panama, qui réglerait les rapports entre les libéraux américains et la
Sainte-Alliance espagnole. Bolivar semblait promettre la restitution de
leurs biens aux héritiers des absolutistes exilés ou morts au cours de
la guerre civile. Dolorès Alviña deviendrait alors un très beau parti.
Son feu père cultivait le coton sur la côte de la mer des Antilles.
Leurs plantations étaient nombreuses entre Porte-Caballo et La Guayra.
Si l'on réglait ainsi les affaires des vaincus, la tante Caroline aurait
bientôt avantage à traiter avec Mlle Alviña. Car, en dépit de divers
prêts hypothécaires consentis à la filature de Marchiennes par la Banque
d'Artois, la mauvaise administration de l'emprunteur le réduisait aux
pires extrémités. La Compagnie Héricourt avait résolu, pour se
rembourser, de reprendre cette affaire, en appointant l'industriel
malheureux, afin qu'il continuât de gérer la fabrique, mais sous la
surveillance de Mme Cavrois. Le général supputa les gains probables. La
Compagnie Héricourt pouvait, le lendemain de la décision officielle
promulguée à Panama, conclure avec les planteurs de Dolorès un forfait
pour les achats de coton en balles. Il déclara la combinaison fort
bonne. A Roubaix, plusieurs tissages gagnaient une grosse importance
financière. Ni la Compagnie Héricourt, ni la Banque d'Artois ne devaient
permettre le développement d'une industrie régionale où elles n'auraient
pas la main, et qui pourrait, dans l'avenir, fonder une concurrence
pernicieuse à la suprématie commerciale des Moulins Héricourt.

Omer s'amusait de toute cette stratégie fort adroite pour le jeter dans
les fers de Dolorès Alviña. En son roide uniforme bleu, fleuri d'or au
col, aux manches, le général marchait, penchait le profil de sa jolie
tête fine, rasée aux joues, coiffée de courtes boucles presque blanches.
Il était charmant, subtil, parfumé, flagorneur; et sûr de son influence.
Il appela le comte en témoignage, puis Mme Cavrois. Ne pensaient-ils
point à l'urgence d'enrichir la filature de Marchiennes? Ce fut, en
effet, leur avis. L'oncle Augustin démontra que l'un d'eux devait plus
spécialement s'occuper de la nouvelle affaire. La tante Caroline ne
pouvait suffire à cet énorme travail. Omer Héricourt l'aiderait en cela,
ainsi que le comte l'aidait pour les importations, le général pour la
finance, et Dieudonné pour la fabrication du sucre de betterave. Le
comte riposta:

--Parbleu! il est grand temps que cet amateur de grisettes fasse
l'apprentissage du rentier et qu'il apprenne à gérer son bien. A tout
prendre, il se pourrait qu'il eût bientôt l'occasion de donner des soins
à certaine fortune personnelle qui lui viendrait du pays de Galles par
la voie des épousailles. Cela ferait de ce petit maître le plus gros
actionnaire de notre Compagnie. Et c'est avec lui que vous auriez à
débattre en dernier ressort, général, les clauses des décisions
importantes. Il contrebalancerait votre influence et celle du comptoir
de Java. J'ai toujours ouï dire qu'il n'était point mauvais, pour une
Compagnie de commerce, d'être régie par deux opinions rivales qui se
contrôlent réciproquement.

--Deux avis valent mieux qu'un, conclut, sentencieuse, Mme Cavrois.

Elle et Praxi-Blassans se regardaient avec malice devant le général,
assez penaud.

--Oh! la petite Elvire!... répondit-il... Rien n'est encore fait de ce
côté-là; hormis un souhait! Denise ne partage pas votre confiance.

--Ni Mlle Alviña, je gage..., riposta durement le comte, avant
d'éternuer à plusieurs reprises.

--La procession quitte la cathédrale à midi... Peut-être faut-il se
mettre en route...; insinua Mme Héricourt, par esprit de conciliation.

L'on s'apprêta pour le départ. Le comte et le général ceignirent leurs
épées de parade, en plaisantant avec belle humeur. Dieudonné vint
prendre Omer, qui se formulait de cette façon le résultat des deux
entretiens:

«Mon oncle de Praxi-Blassans tremble que je ne lui enlève Élodie; mon
oncle Augustin tremble que, par le mariage avec Elvire, je ne lui retire
l'autorité dans les conseils de la Compagnie et de la Banque. Il
m'appartient de profiter de ces deux appréhensions, pour me grandir...»

Ayant mis son chapeau, il se frotta vigoureusement les mains, sans rien
répondre aux questions joviales du gros garçon.

Ils allèrent à pied. Une demi-heure de marche était à peine nécessaire
pour gagner Arras. Des cabriolets et des chars-à-bancs se succédaient à
grand bruit sur le pavé du roi. Ils emportaient, vers le parvis de la
cathédrale, des propriétaires ruraux engoncés dans leurs cols à pointes
molles, leurs cravates à trois tours, leurs gilets à ramages et les
collets mal roulés de leurs habits bleus. La plupart saluaient au
passage, en se félicitant de la température. Des cavaliers poudreux
arrivaient, cravachant leurs bidets maigres, franchissaient le
pont-levis entre la courtine de briques et le talus de la contrescarpe,
pour s'engager sous les voûtes de la place dans l'ossature de murailles
angulaires coiffées de gazon, qui sertissaient la ville aux mille
cloches sonnantes. Les carrioles rustiques encombraient les couloirs des
portes fortifiées. Les campagnards criaient des bonjours en patois,
s'admiraient les uns les autres, se félicitaient de leurs courtes
blouses, de leurs chapeaux en forme haute, mais devenus flasques et roux
à l'usage. Ils tiraient par une seule corde sur la bouche de leurs bêtes
pataudes, dont les paturons étaient barbus.

Les cousins non sans peine se frayèrent passage parmi les ânes que
chevauchaient les paysannes aux bas noirs, et qu'elles tapaient du
poing. La rue de maisonnettes sentait l'huile, le tan, la corne brûlée
au sabot du cheval que l'on ferrait sous le hangar de la forge. Des
brasseurs en jupon et en gilet roulaient leurs tonneaux sonores. L'herbe
sèche enodorait la boutique de l'herboriste. Le militaire époussetait
son pantalon blanc sur le seuil du marchand de tabac. Une fille déboucla
sa jarretière à l'ombre d'un porche; elle tirait son bas bleu sur une
jambe fine. Des garçons hissaient contre une façade, par la poulie
suspendue au pignon, les bottes de foin qu'un vieux en bonnet de coton,
attrapait de sa fenêtre, et emmagasinait. Le shako noir d'un chasseur,
sa veste verte, et son sabre retentissant, attiraient les œillades et
les rires des servantes à genoux qui lavaient les perrons de grès
bleuâtre. Trois demoiselles empanachées descendirent les marches de leur
demeure. Elles tenaient leur livre de messe et leurs chapelets dans
leurs mains jointes contre les pans de leurs écharpes.

Les maraîchères étalaient sur le bât des ânesses leurs légumes avant de
tirer le pied de biche des sonnettes à la porte des maisons bourgeoises.
Des chiens de chasse erraient modestement, le nez à fleur de ruisseau.
Devant le Café du Théâtre, les cousins aperçurent le vieux chevalier de
Vimy, qui se promenait, la badine en l'air, fort satisfait de ses
escarpins vernis à l'œuf, de sa culotte jaune, de son gilet de moire,
de son habit tête de nègre, de ses manchettes fines et de son jabot
empesé. A leur salut, il répondit en soulevant les bords plats de son
chapeau. De loin, il invitait Omer à prendre un doigt de muscat chez la
belle Herminie. Pour elle il avait installé ce magnifique établissement
tapissé de glaces, orné de banquettes en moleskine rouge, d'un comptoir
recouvert de marbre, après avoir marié cette fille à l'aubergiste
Caldeneuf, l'ancien carabinier de l'empire qui, vers 1824, était
opportunément décédé, lors de sa deuxième apoplexie, d'ailleurs prévue.

Dans la fumée des pipes, Omer souhaita le bonjour aux vieux amis de
l'oncle Edme, les conspirateurs de 1820. Sorti des prisons royales
depuis six mois seulement, M. Boredain était devenu bouffi et presque
idiot. Il ne parlait que de la retraite de Russie et du mal qu'il avait
eu, bien que vélite de la garde, à changer de chemise entre Smolensk et
la Bérésina. A peine les cousins furent-ils assis, qu'il les entreprit
là-dessus. Puis il pria qu'en considération de ses malheurs on lui
trouvât dans Paris une place de commis aux nouveautés. A colporter le
drap et le velours d'Amiens dans les boutiques de l'Artois, il gagnait
peu de chose.

Atrabilaire, M. Lepault renchérit. On n'accordait rien aux vétérans de
la Révolution. Ils pouvaient, comme M. Saturnin, le brasseur, avoir eu
le sourcil coupé par un kaiserlick, et, la vieillesse venue, risquer de
perdre l'œil; ou, comme l'épicier Bodnot, avoir perdu deux doigts au
siège de Dantzig, ce qui l'empêchait de tenir les cartes; ou, comme le
fermier Delorme, boiter en gardant une balle de Ligny dans la cuisse,
personne ne voulait plus s'inquiéter d'eux.

Les joueurs de dominos l'approuvèrent. Dans sa polonaise à brandebourgs,
M. Lepault agitait sa maigreur en déclamant. Lui ne se plaignait pas de
sa situation matérielle. Il gérait le rendement des tourbières, et cela
lui suffisait. Mais, enfin, leur honneur de soldats, quels avantages
obtenait-il? Aucun. Voilà qu'on les enrôlait dans l'Opposition
Constitutionnelle, maintenant! Et quels vils subterfuges politiques! On
les priait de suivre la procession, pour rallier à la cause du ministère
l'esprit des campagnes sans effaroucher personne. Que signifiait tout
cela? Depuis douze ans, on les faisait tourner comme des tontons...

--Comme des tontons! Voilà le mot!... reprit M. Saturnin, en écartant
ses jambes colossales, qui serraient trop sa panse, sur le bord du
tabouret.

--Nous avons marché avec Nantil, dans l'affaire du Bazar Français; avec
Berton, dans l'affaire des Chevaliers de la Liberté. On nous a mis dans
les comités philhellènes! Aujourd'hui nous voilà public de procession!
C'est trop fort!

--C'est trop fort!... conclut M. Corbehem, en donnant du poing contre la
table... Votre père, monsieur Héricourt, marchait plus droit que cela,
lorsqu'il sabrait les Russes, avec mon pauvre frère, sur la chaussée
d'Austerlitz!...

--L'empereur a rétabli la religion pour le peuple! rappela de loin le
chevalier de Vimy.

Il s'accoudait au palissandre du comptoir, contre le corsage de la belle
Herminie. Se rappelait-elle avoir eu les prémices d'Omer autrefois dans
la goguette qu'elle tenait, hors la ville, avec sa mère, veuve d'un
lieutenant? Elle avait pris de l'embonpoint et trônait dignement, le col
enlacé d'un boa de cygne... D'un sourire toujours spirituel elle tenta
de répondre aux mines de l'avocat. Mais un hussard délicieux parut la
surveiller. Elle sembla le craindre. Il frisait une moustache crépue de
l'air le plus impérieux, en heurtant sa pipe contre la cimaise, pour
faire tomber la cendre. Ce sous-officier ne toléra point qu'Herminie eût
la mémoire plus aimable. Il se dressa dans le dolman rouge et le
pantalon bleu; il lui demanda de ses nouvelles avec impertinence, de
façon à bien indiquer ses droits évidents aux nouveaux venus. Sans le
déconcerter beaucoup, le chevalier de Vimy le lorgna de son monocle à
tige. Omer songeait aux heures de sa quatorzième année, quand la mère de
cette femme, l'appelant «mon bel Hippolyte», se comparait à Phèdre, et
le roulait dans son lit, le déshabillait... Quelle confusion était la
sienne, lorsqu'il sentait la chair nue de la matrone sur lui! Et quelle
était la force du plaisir, alors! Le temps l'émousse, hélas! Avec la
fille, il avait joué comme avec une gamine de son âge, mais sans rien
omettre de leurs vices réciproques. Voici qu'un hussard aimait cette
Herminie jusqu'à faire le bravache; et le chevalier de Vimy aimait au
point de souffrir cela.

--Messieurs, paix-là! suppliait M. Mercœur, calmant les colères des
joueurs de dominos... L'empereur ne tolérait pas l'irréligion. Le grand
homme avait ses motifs.

Ils cédèrent à l'ascendant de cet ancien officier aux dragons. Habile
jadis à faire du butin en campagne, il portait un habit de drap fin, des
bottes vernies et, en outre, de grosses bagues chargées de rubis, qu'il
avait conquises sur les morts d'Austerlitz et de Wagram, ainsi que ses
rentes, les deux montres enrichies de brillants, pendues le long de sa
culotte de daim.

Les sonneries des cloches redoublèrent. M. Mercœur paya sur le
comptoir de la belle Herminie. Les groupes se formèrent pour se rendre
au lieu où la procession s'arrêterait, où la mission planterait sa
croix.

Dieudonné Cavrois fut entouré par les vétérans, tandis que le chevalier
de Vimy et M. Mercœur accompagnaient Omer. Ils l'accablaient de
politesses et de louanges, à propos de son duel, du plaidoyer pour le
major Ulbach, de ses exploits de carbonaro, rue aux Ours, et en Italie.
La gloire de Cicéron avait enfin une rivale, à ce qu'ils assurèrent. Il
ne tenait qu'à lui d'être député, dès qu'il aurait l'âge. Il se plaisait
encore à ces flatteries, quand on se trouva sur la Terre de Cité, au
centre de la multitude respectueuse et murmurante rangée en cercle
contre les petites maisons de la place. Bientôt une rumeur se développa
de la rue St-Aubert; les gendarmes débouchèrent, en grande tenue, le
plumet au soleil, et le sabre à la hanche. Leurs chevaux lustrés
avancèrent au pas. Les oursons brillaient à la lumière; les plastrons
rouges et les culottes de peau jaune excitaient l'admiration des
fillettes. Les versets d'un psaume furent psalmodiés par des voix mâles,
et une centaine de chantres en surplis défilèrent autour de la place,
jonchée de roseaux et d'herbes aquatiques, cernée d'une foule pimpante
qui chuchotait avec les gens des maisons. L'arme droite, des fantassins
gantés de blanc se suivaient à trois pas d'intervalle. Ils honoraient le
pieux cortège par les fleurs de lys brillant à la plaque de leurs shakos
évasés, par leurs buffleteries en croix sur leurs habits bleus.

--Soldats de sacristie! Roides comme des cierges... Pas de souplesse...
grognait au hasard M. Mercœur, en écartant les jambes, comme s'il
venait de mettre pied à terre après une longue chevauchée.

--Voyez-moi quelles petites gens ils recrutent pour faire nombre:
par-dessous le surplis des chantres, on aperçoit le pantalon gris et la
guêtre noire de malheureux ouvriers qui font les saints à quinze sous
la séance..., remarquait M. Corbehem; il ricanait bien haut, il faisait
trembler sa bedaine en gilet de velours, et battait, avec les bras, la
jupe de sa redingote marron.

Le plus grand élève des Frères ignorantins portait la bannière du
Sacré-Cœur; les garçons étaient nu-tête, bien peignés, vêtus de
blouses et de pantalons en bure monastique, et tenaient chacun un petit
cierge maigre, éteint déjà. Suivaient les filles voilées de la
mousseline roide qui recouvrait les robes de salin et de soie, gloires
passées des bals et des mariages, cadeaux offerts par les dames de la
ville aux Enfants de Marie. Omer ni le chevalier n'estimèrent la beauté
de l'âge ingrat. Mais des voix délicieuses et frêles montaient par la
rue, d'où sortaient leurs deux files infinies. Sur l'air en vogue de la
_Dame Blanche_, leur chœur modulait un cantique timide qu'appuyaient
les sons des cloches les plus lointaines, comme si le vœu de la ville
recommandait au ciel les prières de ces jeunes sourires. Derrière, les
bannières bleues brodées d'argent luisaient, ainsi que les visages
divins et véritables de cette foule pieuse formant un seul corps en
adoration. Le général Augustin, roide, magnifique, illuminé de croix et
de broderies, soutenait, avec le secours du bedeau, un brancard
antérieur du dais, à la gauche de l'évêque qui présentait au peuple les
rayons de l'ostensoir. A droite, le comte de Praxi-Blassans, son claque
sous le bras, marchait impertinent, sévère, le front levé. Les brancards
postérieurs étaient aux mains du trésorier général et du directeur de la
Banque d'Artois, deux solennels messieurs, en habit bleu barbeau et en
bas de soie. Puis les musiciens de la garde nationale assourdissaient
dans leurs cuivres une marche de mode lent, que rythmaient les coups de
grosse caisse. Mme Héricourt, Mme Horpsvrahen, la tante Caroline et une
demi-douzaine de veuves accompagnaient de très petites filles portant
des lys en papier. Enfin, l'abbé de Praxi-Blassans et les trois
missionnaires précédaient la croix peinte en vert-pomme, charriée dans
une brouette fleurie, qu'escortaient, avec de gros cierges, les
fonctionnaires en uniformes brodés, les officiers supérieurs chargés
d'épaulettes massives et coiffés en coup de vent, le troupeau de dames
aux chapeaux de plumes, aux collerettes tuyautées, et aux cachemires
polychromes enveloppant les froufrous soyeux des robes. Le vent
ébouriffait un peu les mèches des hommes découverts, secouait les
panaches roses et bleus des femmes, arrondissait les rubans des
bannières, transportait quelques parfums d'iris et de lavande, quelques
odeurs de cuir et de pommade, effaçait fort vite les sons de la musique,
et enlevait au ciel le cantique des voix pures.

De partout, mille et mille gens affluaient jusqu'à la Terre de Cité.
Toute l'âme de la ville venait au cœur que, pour ce jour-là, lui
avaient choisi l'abbé de Praxi-Blassans, le général Héricourt, le pair
de France, et la tante Caroline. Elle riait à chacun, semant le suif de
son cierge de six livres. Les touffes de têtes graves et fraîches se
penchaient à toutes les fenêtres des petites maisons étroites. D'une
fabrique voisine, plusieurs centaines d'ouvrières accoururent. En haut
de l'estrade, Édouard prêcha.

On entendit peu de choses. Le silence unanime frémissait. Omer Héricourt
apprécia l'orgueil de contempler la population entière, toute cette
Flandre espagnole, écoutant, sur les genoux, la parole de sa famille,
qui déclamait, messagère de Dieu, par la voix mélodieuse et forte de ce
jeune prêtre, aux belles boucles poudrées, aux mains lumineuses.

La croix fut érigée. Deux coups de maillets assurèrent les étançons dans
la maçonnerie du calvaire. L'évêque fit plusieurs pas, avec la crosse
pastorale. Il bénit le Signe, pendant que les diacres en lourdes
chappes d'orfèverie relevaient les pans du manteau d'or. Comme le
vieillard larmoyant se tournait vers la foule, avant d'achever l'action
de grâces, une belle femme en deuil, se précipita, s'abattit contre
terre, étendit ses mains gantées...

«Monseigneur!... Et vous, mes frères,... sanglota Mme Horpsvrahen,
j'avoue humblement... avoir profité sans scrupules... des biens acquis
par feu mon père, à vil prix, du temps de l'impiété et du malheur... Le
domaine de Horps, qui appartenait, avant la Révolution, aux abbayes, et
qui était de la sorte devenu la propriété des miens, je le restitue
aujourd'hui à l'Église, entre les mains de M. l'abbé de Praxi-Blassans,
pour qu'il le rende à sa destination première. Et je prie Dieu, par
l'intercession de la Sainte Vierge, afin qu'il me pardonne mon péché!...
Ainsi soit-il!»

Sanglotant d'émotion, elle avait donc récité la leçon écrite par
Édouard. La foule, d'abord silencieuse et stupéfaite, s'interrogea, se
renseigna: les uns approuvaient, les autres admiraient.

Mais les filles entonnèrent un cantique. La grosse caisse tonna.
L'évêque se prosterna à nouveau devant l'ostensoir déposé dans un
amphithéâtre de cierges et de fleurs. Et toutes les cloches de la ville
s'ébranlèrent à la gloire des Héricourt.



III


--Elvire, pourquoi soupirez-vous?

--Le sais-je?

--Est-ce une plainte?

--Sans doute.

--Et que vous m'adressez...

--Je ne dis point cela...

--Mais encore?

--La vague de la mer sait-elle ce qui la fait gémir?

--Vous cachez dans une phrase d'élégie ce qui vous peine...

Elle secoua la tête, et continua de tricoter en marchant sur les
feuilles mortes. L'automne était somptueux, parmi les arbres d'or au
jardin de Meudon. Les cailloux des sentes humides brillaient devant le
soleil aussi pâle que le ciel. Omer scrutait de son mieux l'âme de Mlle
Gresloup. Était-elle jalouse de l'Espagnole? Elvire souffrait-elle de
cela? Mais alors elle l'aimait, lui... Il ne put rien obtenir de la
pudeur qu'elle mit à lui tout dissimuler de son âme.

Il se rappela qu'on l'avait, à plusieurs reprises, saignée naguère.
Malgré leur promptitude à mêler les aiguilles et les mailles de laine,
les mains de la jeune fille parurent exsangues, comme celle d'une morte.
Il le remarqua pour attribuer la tristesse à la préoccupation de la
maladie.

Elvire fit sa moue d'écolière moqueuse.

--Mon Dieu, je me sens un peu de faiblesse encore; mais cela n'est point
pour me chagriner tant. Je goûte assez l'état de convalescence. La
nature paraît plus aimable. On chérit davantage la bonne mère qu'on
retrouve et qui fortifie nos pas chancelants. Hélas! je ne suis pas de
celles à qui la sauté suffit pour se réjouir. Je ne crois pas ma journée
bien remplie parce que j'ai bu et mangé à souhait, après avoir dormi
profondément. Et je serais incapable de me juger malheureuse parce que
mon appétit se dérobe. N'êtes-vous pas de même?

--J'avoue que sentir mon corps et mon âme s'accorder pour la vigueur de
l'action, cela me procure du bonheur; et il ne me semble pas
négligeable. Je me plais à savoir que la loi naturelle demeure observée
par mes organes et par mon esprit.

--Vous êtes en cela comme mon père. Il se tâte les muscles. Il lève les
poids. Il n'entre dans son laboratoire que si les forces physiques
l'assurent d'abord de leur parfaite santé. Ma mère prétend que le propre
des hommes est de ne méditer que dans un but d'action. Ce leur vaut de
la supériorité sur nous, pauvres songeuses! Hélas! nous ne pouvons
qu'espérer... Dieu nous a départi ce don-là tout seul.

--Regrettez-vous de ne pas courir des risques? Seriez-vous comme Dolorès
Alviña, qui rêve de se vêtir en cavalier et de retourner en Amérique
pour combattre les libéraux de Bolivar, venger son père les armes à la
main, par le fer et par le feu.

Au nom de l'Espagnole, le teint d'Elvire s'empourpra, puis le sang
reflua et laissa le front livide, les joues blêmes, les lèvres
convulsives. Elle ne répondit que par une négation de la tête et se
remit à tricoter. Omer en conçut une vive joie. Mme Héricourt se
trompait. Son fils était toujours aimé par l'ange, qui suffoquait à la
seule évocation d'une rivale. Elvire s'aperçut de ce que signifiait le
silence. Elle se hâta d'aspirer l'air, afin de parler pour cacher son
émotion sous des phrases.

--Votre père et le mien, le colonel et le major, n'ont-ils pas accompli
tout ce qui est possible à l'homme pour conduire au triomphe les
dangereuses rêveries des philosophes et de la Révolution. Mais, combien
de fois ma mère n'a-t-elle pas déploré, devant moi, les suites funestes
de cet égarement sublime? Combien de fois a-t-elle pleuré sur les
malheurs qui désolèrent, vingt ans, l'Europe, sur tant de héros
moissonnés dans les champs d'Allemagne et de Russie, pour qu'en fin de
compte les frères du Roi-Martyr revinssent prendre place sur leur trône.
Combien de fois l'ai-je entendu supplier un époux trop courageux de
renoncer à des entreprises que Dieu n'aide point, et qui ne servent qu'à
ensanglanter le monde, qu'à faire pleurer des veuves, des orphelins dans
toutes les chaumières...

--C'est le sentiment de Mme Gresloup. Mais le vôtre, Elvire?

--Une fille de mon âge et de ma condition peut-elle penser d'autre façon
qu'une sainte mère qu'elle adore?...

--Voilà donc pourquoi vous vous résignez. Les ruines de la Révolution et
de l'Empire vous effrayent. Comme ma mère, et comme la vôtre, vous ne
voyez que les morts, les deuils, la chute de ces grands espoirs, ce dont
notre enfance a connu seulement la détresse... Vous êtes donc, Elvire,
la sœur de ces anges assis, enveloppés de leurs ailes closes, sur la
marche d'un tombeau, et qui laissent le sablier du temps tomber de leur
main, sans vouloir arrêter l'effusion du sable.

--Peut-être vous semblé-je ainsi... Ce n'est point le fait d'une jeune
personne frivole, comme vous les aimez, apparemment.

--Qui vous dit que j'aime les personnes frivoles?

Elle détournait la tête.

Omer jugea bon de marquer du dépit, et ne parla plus. D'ailleurs, il
nourrissait du ressentiment contre la générale et son amie, pour leurs
vilaines médisances. Lors de son retour à Paris, fier du secours que son
éloquence avait pu fournir au ministère Martignac et au libéralisme
constitutionnel près des électeurs flamands, il avait, en lui-même,
abdiqué toute prétention sur Elvire. Les soins nécessités par
l'installation de Mme Héricourt, les devoirs de l'avocat que les
plaideurs attendaient depuis de longues semaines, et les démarches du
carbonaro chargé de missions secrètes, mille affaires diverses n'avaient
permis que deux visites à Meudon. Elvire l'avait reçu froidement, bien
qu'il rapportât de Rome, pour ces dames, quelques bibelots de piété
rares et bénits par le pape. Il avait trouvé la jeune fille plus chipie
que naguère. Sans doute attendait-elle qu'il s'excusât des fautes par
elle imaginées. A la voir hostile, Omer n'avait plus douté que Mme
Héricourt, Denise et Dolorès n'eussent deviné juste. Mme Gresloup
éludait un mariage immédiat pour sa fille; et celle-ci ne s'entichait
pas d'un jeune homme trop lâche pour affronter sa vertu, ou trop volage
pour se lier par des fiançailles immédiates. Le major avait alors
entraîné facilement son disciple dans la bibliothèque. Le poussant
contre un buste de Cicéron, il avait, la pipe à la main, proclamé les
mérites du papisme industriel, comme à l'ordinaire, vanté le caractère
de La Fayette, les inventions de M. Niepce, les idées sociales de M.
Enfantin et l'esprit excellent de la loge «Ardente-Amitié». Au retour de
Meudon, les deux fois, le jeune homme, s'était rendu chez sa sœur,
afin que Dolorès Alviña lui fit la cour. Maintenant elle composait un
poème épique, à l'exemple de lord Byron; elle lisait des vers d'ailleurs
fort passables. Omer se reconnût sous la figure d'un fils de héros mort
pour la liberté de sa patrie, et qu'aimait, dans l'orage, une nonne
sacrilège. Ces vers n'amusaient pas moins que la scène dramatique jouée
par Mlle Alviña, lorsqu'elle avait revu le voyageur dans le vestibule de
l'hôtel Héricourt: «Omer, souffrez que je me retire, s'était-elle
écriée. Je ne puis supporter de telles émotions...» Et portant son
mouchoir à ses yeux, elle avait disparu jusqu'à l'heure du dîner. Lui se
plaisait à ces manèges comme à ceux des actrices, encore qu'il l'estimât
sincère. Elle n'avait pu se substituer toute à l'image d'Elvire,
cependant. Il regrettait le temps où la pure Eloa promettait à Lucifer
de le sauver; il regrettait sa belle illusion quand, à Rome, il l'avait
désirée pareille à la matrone de marbre, mère du monde latin. Et voici
qu'après une collation arrangée par Mme Gresloup, dans sa campagne de
Meudon, en l'honneur de Mme Héricourt, il écoutait soudain Elvire se
désoler, telle une amante jalouse et malheureuse.

Peut-être craignait-elle de l'avoir fâché trop. Elle eut peur du
silence. Pour deviner les réflexions du jeune homme, elle leva les yeux
sur lui. Mais il détourna presque ses regards, et se prit à louer la
belle mine de Mme Gresloup qui brodait assise devant le perron avec Mme
Héricourt. Ensuite il vanta l'ordonnance de cet ancien pavillon de
chasse, qu'on restaurait encore. Les échelles des couvreurs s'accotaient
aux murailles nues. Il s'en inquiéta longuement, comme s'il se décidait
à ne vouloir plus discourir sur les âmes. Elvire répondit par des mots
brefs et sourds. Puis elle parut faire un grand effort de vaincue qui se
soumet à loi du maître pour reprendre, d'elle-même, la conversation
sentimentale.

--Omer..., dit-elle..., je ne me passe point d'être si peu curieuse de
ces choses. Maman me tance beaucoup là-dessus. Mais je ne puis pas. Les
forces de mon esprit se refusent à veiller sur l'ordre de la maison, sur
les travaux des tapissiers et de l'architecte, sur les mille petites
misères de la vie domestique. Je ne me plais que dans un rêve flottant.
Ma fatigue s'y calme. C'est un sommeil bienfaisant, qui me repose; j'ai
les yeux ouverts, mais sans rien distinguer.

Elle s'arrêta, surprise d'être franche ainsi. La rougeur subite de son
visage, l'effarement du «ciel et de la mer», derrière les cils qui
battaient, dirent assez le triomphe du jeune homme. Mlle Gresloup se
promettait à lui. Comme Dolorès montrait les trésors charnels de sa
gorge en levant les bras pour rajuster sa coiffure, Elvire dévoilait à
demi le nu de son âme, afin de le séduire. C'était le même geste de
vierges près d'offrir le plus précieux de soi; l'une son corps sensuel;
l'autre son esprit riche de chimères amoureuses. Transporté par les
joies du triomphe, Omer, du regard adora l'Elvire qui se donnait.

--Chère Elvire!... murmura-t-il... Avouez toute votre âme...

Elle sourit un peu; elle enroulait le fil du tricot autour du peloton,
sans mot dire. Elle tressaillit. Ses épaules frissonnèrent. Ayant remis
son ouvrage dans la poche de son tablier en soie puce, elle darda ses
regards durs, ses regards d'ange dédaigneux à la face d'Omer. Il en
soutint malaisément l'éclat et la franchise.

--Méritez-vous que je vous découvre mon âme?

--Pourquoi non?

--J'aime que l'on me comprenne sans que je parle. Si je vous disais
comment je songe, ce serait là, savez-vous un grand sacrifice en votre
faveur, monsieur!... Enfin, puisque vous êtes un vieil ami de quinze
ans... (elle éclata de rire). Oui, oui, vous vous prévalez de ce que
vous avez construit mes premiers tas de sable pour vous rire de moi!...
N'importe. Je ne vous cèlerai pas davantage qu'il m'arriva de penser à
des amis qui voyagaient au loin dans les pays antiques. Moi, qui reste
au gîte, je fais comme le lièvre du bon La Fontaine, et je laisse la
folle du logis arranger son théâtre à l'intérieur de mon cerveau. Elle
peint très vite un décor. Elle dirige ses petits acteurs improvisés le
mieux du monde. Ils jouent alors mille scènes plaisantes ou sinistres.
Tout engourdie, je la regarde faire. Elle m'amuse. C'est très bon. Je me
repose infiniment. J'ai la même conscience du repos qu'aux instants où
commence le sommeil, lorsqu'on apprécie combien il va être agréable de
dormir. Ma faiblesse de petite fille jouit de la sécurité... Le monde
disparaît s'il me gêne, à moins qu'il ne se transforme au gré de mes
inventions. Tenez, hier, au fond de cette pelouse, devant les
marronniers, j'ai vu la balustrade et les marches d'un grand château,
pendant deux ou trois heures; tous nos amis entraient, sortaient par là.
Ils m'annonçaient qu'ils étaient devenus tels que je les souhaite. Le
général du Bourg était en grâce près du Roi, et il portait un uniforme
splendide. De beaux cheveux bruns ombrageaient le front de mon père, qui
était mince comme sur la miniature du salon. Il avait le costume des
dragons. Il revenait de la guerre. Un soldat retenait leurs coursiers au
bas des marches. Lui gravissait lestement le bel escalier de marbre,
j'entendais le bruit du sabre et des éperons. Il tendait les bras à ma
mère, qui ouvrait la porte en haut. Elle s'avançait en criant de joie.
Elle avait la robe de mousseline blanche, et l'écharpe bleue du portrait
qu'a peint M. Lawrence. Mon père se précipitait à genoux et lui baisait
la main. Ma mère le relevait, le serrait éperdument sur son cœur,
tandis que de douces larmes noyaient ses beaux yeux. Ils s'embrassaient.
Ils s'aimaient. J'eus bien de la peine à ne point pleurer toute seule,
tant j'étais émue de les voir ainsi. J'ai même essuyé mes paupières.
Tout en moi frémissait d'allégresse: «Oh! chers parents! me disais-je,
si vous pouviez remonter le cours des ans. Vous goûteriez encore ces
délices sans nom. Pourquoi faut-il que vous ayez vieilli?... Pourquoi
votre jeunesse, sinon votre bonheur, s'est-elle flétrie déjà? Que ne
renaissez-vous, chaque printemps, avec la beauté de la terre? Ah! nature
marâtre, qui laisses abréger trop la félicité!...» Ensuite, j'ai
redouté, dois-je le dire, leur mort. Je me suis vue descendre les
marches de ce palais, en longs habits de deuil. Et vous me consoliez de
votre mieux... Vous souteniez mes pas... Cet affreux tableau m'a si
fortement affectée que je me suis mise à courir jusqu'à la maison, pour
embrasser ma mère. Et je tremblais de l'y découvrir morte, en effet,
tuée par des brigands... qui se seraient introduits par la fenêtre de la
cuisine basse. Oui, j'étais sûre que ma rêverie contenait le
pressentiment d'un malheur réel. Ah! mon ami! Comment vous dépeindre mon
angoisse pendant ces courts instants? Le soleil sur la façade ne me
souriait plus, ou, plutôt, son sourire me semblait le plus atroce des
sarcasmes. Je cours, je vole... je perds mon écharpe... J'atteins ce
perron. Personne! J'ai pensé perdre l'esprit. Je traverse deux pièces
vides. Enfin, je tombe en sanglotant aux genoux de ma mère, qui ne sait
rien entendre à mon chagrin... Elle me berce. Elle me câline. Elle me
console. Elle me supplie de lui avouer la cause de mes pleurs. Le
pouvais-je? Pouvais-je lui dire qu'à l'instant je l'avais vue belle,
jeune, enivrée d'un adorable amour qui se retrouve entier, après les
craintes affreuses de la guerre dans le cœur d'une épouse de héros?
Pouvais-je lui dire que je me désespérais de la voir vieillie et de la
sentir marcher vers la mort inexorable, qui nous attend, qui me guette
aussi, moi qui n'ai même pas connu la douceur d'être chérie comme elle
par un mari noble et généreux!... Maman m'a grondée bien fort. Car ce
n'est point une rareté que de me mettre en cet état. J'aime pleurer.

--N'aimez-vous pas rire aussi, ma chère?

--Je ne ris jamais quand je suis seule... La folle du logis dessine des
tableaux heureux. Alors, j'ai tout de suite de la tristesse à concevoir
qu'ils sont vains. Au contraire, si les tableaux sont tristes, j'éprouve
du plaisir à les faire démentir par la vérité des choses... En ce
moment, je suis contente, parce que vous êtes là et que nous devisons en
nous promenant; car, plusieurs fois, je vous ai reconnu là-bas, au fond
du jardin, tantôt attaqué par les brigands de la Calabre qui vous
mettaient en joue, dans votre voiture, et tantôt sur le désert de la
mer, naufragé, puis enseveli par les flots, avec l'épave qui vous
portait. Votre malheur m'affligeait plus que je ne saurais dire.
J'apercevais votre corps percé de coups au milieu d'une broussaille, ou
bien rejeté par la vague sur une plage de cailloux... Et moi-même je
m'approchais, je reculais, frappée d'effroi et d'horreur... Je soulevais
votre tête. Aucun souffle ne remuait vos lèvres. Vous n'étiez plus!...

--Elvire, est-il vrai? Pensiez-vous à moi? Avez-vous ressenti de
l'inquiétude pour moi?

--Oh! mon Dieu! Ai-je baigné mes doigts dans mes larmes!...

Elle se força de rire, en feignant de se railler elle-même. Ses paroles
comblaient l'espoir d'Omer. Elles se répétaient en lui. Elles le
possédaient totalement. Il voulut réfléchir, mais ne sut. Tout lui
semblait sublime et indicible. Il triomphait de sa mère et de sa
sœur, de l'oncle Augustin. L'ange l'aimait. L'ange avait tremblé pour
lui. L'ange avait souffert pour lui, pour le Satan des mauvaises
rencontres. Tant elle l'aimait, que, par une mystérieuse intuition,
Elvire avait quasi deviné le combat, sur la route de Frosinone, et les
périls de la tempête, au retour d'Asture. Omer résistait mal à la
convoitise de la saisir en ses bras, de confondre leurs êtres aussitôt
dans une étreinte de gratitude passionnée.

--C'est que j'aime pleurer..., sourit-elle encore comme pour atténuer le
sens de son aveu.

Toutefois, elle sut faire concevoir que c'était là seulement un mot de
prudence raisonnable, et qu'il n'amoindrissait pas la valeur de ses
émotions.

--Au couvent, je ne répandais pas moins des larmes au récit des
supplices endurés par les martyrs. Quand j'ai su que sainte Agnès avait
été déchirée par des peignes de fer, je n'ai pu dormir de trois nuits;
et il fallut me guérir d'une grosse fièvre. On dut me saigner alors pour
la première fois... Ne fouliez-vous pas cette terre de Rome qui but le
sang des bienheureux catéchumènes? Le jour où mon père fit allusion à je
ne sais quels dangers dont vous pouviez être menacé, toute ma compassion
d'autrefois envers les fidèles livrés aux bêtes féroces, dans le cirque,
m'est revenue. Comme j'avais en imagination désiré les secourir, j'ai
rêvé de vous secourir aussi, parmi les brigands et les vagues de la mer.
Ne riez point... Sachez, Monsieur, que je suis fort héroïque en pensée,
s'il ne m'est guère permis de l'être en actions. J'aurais décemment
affronté les lions et les tigres du cirque, s'il l'eût fallu, plutôt que
d'abjurer ma foi. C'étaient là mes sujets habituels de méditations au
couvent. Tout au fond de mon cœur de petite fille, je couve une âme
de soldat. Celle de mon père, un peu!... Oh! que de tempêtes il y a
là... Je vous admirais de courir volontairement à ces dangers qu'on n'a
point voulu m'expliquer de façon claire. Pour les Grecs opprimés, et que
les rois voulurent abandonner à la cruelle vengeance des Turks, vous
alliez réunir des soldats, des armes et de l'argent. Voilà ce que je
comprenais... Dans mes songeries, vous persuadiez, par la parole, les
grands seigneurs, en Italie, de prêter aide à une cause juste. Votre
éloquence chevaleresque achevait de les convaincre. Vous prépariez
cette victoire des Grecs. Un peuple vous doit le bonheur d'être libre.
Vous sauviez les martyrs d'Ali-Pacha, comme j'ai tant voulu sauver ceux
de l'empereur Dioclétien. Vous réalisiez ce que j'ai pu seulement
souhaiter. C'est la même compassion pour les mêmes martyrs, ceux
qu'extermina l'empereur païen, ceux que le sultan fit massacrer à Chio.
Omer, je vous ai vu, généreux et brave comme mes sentiments. J'ai
tremblé pour vous, comme j'eusse tremblé pour eux et pour moi... et j'ai
pleuré sur vous comme je pleure sur moi qui ne puis rien que pleurer...

Elle finit de parler en portant aux yeux ses mains exangues. Omer
s'aperçut qu'il la remerciait gauchement. Il ne trouvait pas des mots
meilleurs que ceux des livres. Et paraître croire qu'elle lui disait de
l'amour, c'eût été sans doute impertinent. Après quelque hésitation, il
n'osa, par respect. Il se contenta de formuler cette phrase:

--Elvire, de toute mon existence passée, je n'apprécie rien tant que
cette heure-ci.

--Est-il vrai, du moins?...

--C'est vrai. Je vous supplie de n'en pas douter... Qu'attendez-vous de
moi qui vous persuade?

Elle réfléchit un peu, sans répondre. Il la contempla droite dans la
robe aplatie contre les formes d'adolescence angélique. Elvire
consultait peut-être le ciel blanc et les feuilles d'or. Enfin, à voix
basse, elle déclara:

--J'attends de vous quelque chose de plus fort que mon espoir.

--Je tâcherai, dit-il timidement...

A ce mot, elle sourit de toute sa joie. Son âme candide et radieuse lui
vint au visage en fleur. Ses yeux éblouirent de leurs reflets intérieurs
le jeune homme sans voix.

«Elvire reste ignorée de moi, malgré tout, observa-t-il ensuite. Et
quand elle se transfigure ainsi, elle m'ôte mon bon sens. Elle me
soumet. Il me semble qu'elle donne ce qu'aucune autre fille ne saurait
offrir. La beauté de sa vertu contient plus que je ne souhaite. Il y a
là des choses étrangères à moi-même, peut-être déjà la vie de cette
descendance qui changera la barbarie du monde à la gloire des Lois
justes...» Il fut orgueilleux de cette explication. Elvire avait couru
dans le pavillon. Au piano, son âme chantait un Noël, acclamait la venue
du Rédempteur. Omer imagina qu'elle confondait le Christ et lui-même
dans une seule dévotion.

--Je remercie Dieu..., cria-t-elle à Mme Gresloup qui l'interrogeait,
avec quelque aigreur, sur cette envie de musique.

La dernière note expirée, Elvire demanda gentiment à faire une promenade
en bateau. Le domaine s'étendant au bas de la colline, un triple et
vaste étang s'était, peu à peu, formé dans le creux d'une ancienne
carrière. C'était un lieu mélancolique entouré de roseaux fauves. Les
deux mères s'assirent à la poupe. Sur le banc du milieu, Omer mania les
rames. A demi couchée contre la proue, Elvire, parmi les plis d'un
châle, contemplait le déclin du jour dans le calme miroir. Omer chérit
le profil grave du petit nez aquilin, des grandes paupières pâles, de la
bouche étroite et serrée, de la joue oblongue, que couronnait l'onde
épaisse d'un bandeau d'or sombre, et qu'une bride rose nouait au large
chapeau de taffetas gris. L'ombre de la jeune fille glissait, avec la
nacelle, sur la surface clarteuse, vers les ombres rousses des arbustes
et vers les branches de quelques saules éplorés.

--Omer, aimez-vous l'eau? dit-elle. Comme mes songes, elle est
silencieuse et changeante. Tous les poètes ont écrit qu'à son image, la
vie passe entre les rives de la nature plus éternelle. Voyez, cet étang
même! Un courant l'anime. Cessez de ramer. La barque dérivera... L'eau
demeure active en elle-même, quel que soit son repos apparent. Ainsi de
mon âme. Quand j'aperçois mon visage reflété dans le visage de l'eau, je
ne sais plus lequel m'appartient en propre... Dans mon âme, aussi, la
nature paraît, tremble, luit, triomphe et se dissipe, comme les roseaux
et les arbres de la rive paraissent, tremblent, luisent, triomphent, et
se dissipent dans le reflet du courant mystérieux que suit notre esquif.

--Voyez, Elvire, le jour baisse encore... et plus je considère l'étang
s'obscurcir, plus il ressemble à votre visage. Vos teints sont presque
pareils. La même lueur de soleil verte et dorée vous farde l'un et
l'autre... Votre front si pur entre les bandeaux reproduit le dessin
même de l'onde qui pénètre l'anse finale ombragée par les saules sombres
et roux... Tout l'ovale de l'étang reflète votre face et la nuance de
vos regards mélancoliques... Mon ange aux doux yeux! Je vous vois
seule... J'oublie la terre... J'oublie les cieux... Ils sont en vous
confondus...

Il ramait mollement. Le sein modeste d'Elvire s'agitait sous l'armure de
la robe plate. Il sentit en lui-même cet émoi frémir. A supputer le
bonheur de la jeune fille, il le goûtait aussi. «Elle pleure de joie en
m'aimant, et je ne suis pas éloigné de répandre des larmes parce qu'elle
pleure!»

A la poupe, les deux mères jasaient. Elles ne s'occupaient guère des
amants éperdus. Omer ne guida plus le bateau qu'avec une seule rame,
très lentement. Sa main droite, libre, effleura les ongles d'Elvire. Il
lui prit les doigts. Ils étaient frais et langoureux. Ils
s'abandonnèrent à la pression timide. Un grand frisson traversa la jeune
fille, sans qu'elle voulût cesser sa contemplation de l'eau, comme si
la défaite de sa vertu ne devait pas être vue par sa pudeur.

--Que la nature est muette, ce soir... reprit-elle en murmurant.

--Elle se recueille; elle est attentive; elle fait silence pour nous
mieux voir.

--Il fait beau! reprit-elle encore... Il fait éternel...

Omer eut peur que cela répondît à une vérité lointaine, inconnaissable
et sûre. L'esquif glissait sur le froissis de la surface qui se moirait
légèrement. Elvire, à la proue, regardait le bonheur imprécis de
l'avenir... Ce fut une longue communion entre l'univers et son âme. Le
jeune homme, un instant, pensa devenir jaloux du crépuscule pers et or,
transparu dans les branches basses des saules.

Sans qu'il parlât, Elvire l'entendit craindre. Elle exprima leur idée
secrète.

--La cadence de votre rame, Omer, divise en vain cet instant; il me
semble qu'il ne peut être interrompu ni limité; il me semble qu'il va
durer toujours, comme le temps que le balancier de l'horloge divise en
vain... par ses bruits réguliers?...

--Oh! pourquoi ne durerait-il pas toujours, au moins dans mon cœur,
cet instant... jusqu'à la mort?...

--Hélas! il y a la mort... Nous ne nous sauverons pas de la mort...

--Les enfants sauvent de la mort les sentiments de leurs mères, et il
les continuent, ils les transmettent à leur descendance... Le principal
de nous-mêmes échappe ainsi à la fatalité de la destruction. Tout renaît
de soi, chère Elvire. La branche d'acacia fleurit aux interstices du
tombeau. Il suffit d'aimer pour que, de nous, le meilleur
refleurisse...

Les doigts d'Elvire se crispèrent un peu dans la main du jeune homme. Il
répéta:

--L'amour sauve de la mort... Elvire. L'amour sauve de la mort...

--Croyez-vous?



IV


Depuis que le comte Dubourg avait vendu la vieille demeure de ses aïeux,
au capitaine Lyrisse et aux Héricourt, contre une rente viagère, il
continuait d'y vivre dans un petit corps de logis pour lequel il payait
location. Ainsi n'était-il pas déchu de ses habitudes un peu
seigneuriales. Mme Héricourt le priait souvent à dîner. L'oncle Edme le
ramenait sans cesse de leurs courses mystérieuses jusqu'au salon du
Régent, ainsi nommé parce que ce personnage y avait écrit, d'après le
conseil de son écuyer le comte Dubourg, la renonciation aux visées sur
le trône d'Espagne, acte exigé par Louis XIV. Le mobilier fort simple
d'ailleurs et sévère était demeuré tel, sauf les réparations
indispensables. Un portrait de Jean-Jacques Rousseau; un autre de
d'Alembert méditaient là. Mme Héricourt se recueillait au fond d'un
large fauteuil reposant sur quatre pieds de bouc en chêne ciré. Les
candélabres d'argent, qui avaient éclairé la scène historique,
occupaient encore les angles de la cheminée en pierre tendre.

A l'ordinaire les deux amis entreprenaient le jeune avocat pour
l'intéresser aux chicanes des Francs-Maçons, ceux de leur Loge
«Ardente-Amitié». L'oncle marchait de long en large, les mains dans le
pont de sa culotte et penchait, en discourant, son corps maigre. Il
plaignait le F.·. Roulon d'avoir perdu son procès contre un maître
couvreur. Ne devait-on pas malgré l'avis d'Omer, aller en appel?
L'imprimeur des carbonari, Pied-de-Jacinthe, n'avait pas encore obtenu
la diminution de ses amendes: il entendait seulement s'acquitter en
partie. Contre un voisin, le F.·. Rambourg plaidait pour une servitude
qui permettait à ses chevaux de traverser une cour mitoyenne; ce voisin
refusait indûment ce passage. Comment pouvait s'y prendre le tailleur
Durtot, afin de recouvrer une créance sur Maxime de Trailles, sans le
faire interner à Sainte-Pélagie, où il eût fallu payer l'entretien du
débiteur?

L'avocat ne savait que répondre. Son oncle n'admettait point que la
jeunesse d'Omer le privât d'influence auprès des juges qui, pourtant,
l'estimaient trop heureux d'être déjà notable, envié par tous ses
collègues du barreau. Dubourg reprochait cette inaction. On ne pouvait
conduire les hommes qu'en les alliant par des moyens matériels aux
grands desseins des chefs. Durant les guerres de Vendée qu'il avait
faites, avant d'être le prisonnier converti à la Révolution par
Bernadotte, il avait obtenu de ses chouans l'héroïsme, à condition
d'autoriser le pillage des fermes et des maisons appartenant aux
bourgeois républicains des villes.

Il rappelait alors mille traits de bravoure particuliers aux compagnons
de Charette et de La Rochejacquelein. Continués à table, de pareils
récits toujours miraculeux séduisaient Mme Héricourt. Car le général
était adroit, bien que vindicatif et hargneux. A côté d'elle, il
affectait de la religion par politesse. Il disait comment il avait vu
l'hostie devenir sanglante à l'élévation, un jour, entre les mains d'un
inconnu tonsuré que ses Vendéens avaient découvert dans un village
conquis sur les Bleus, et qu'ils avaient contraint de dire immédiatement
la messe. L'épouvantable miracle affola les paysans. Ils accusèrent le
prêtre. Il lui fallut reconnaître qu'il était assermenté. Les chouans
avaient cloué le sacrilège, les bras en croix contre une grande porte,
et l'avaient criblé de balles... Une autre fois, sa bande avait aperçu,
dans le ciel, sainte Anne qui faisait signe de courir sus à l'ennemi.
Bien qu'ils tombassent en grand nombre frappés par la mitraille, les
chouans atteignirent la batterie et y entrèrent dix-sept sur deux cents
hommes; les autres gisaient dans les prairies, morts, et tous les mains
jointes.

Ses yeux en extase, la veuve écoutait cela. Elle enviait la foi de ces
rustres qui leur avait valu la présence du miracle. Quels saints
étaient-ils donc? Malgré sa dévotion, elle n'espérait pas que jamais la
grâce pût toucher son cœur d'une manière si parfaite. Évidemment,
elle restait loin de cet état de piété. Que tenter pour y parvenir? Ces
élus, ces simples de la glèbe que pensaient-ils de Dieu? Sur eux, elle
questionnait intelligemment leur ancien chef. Il narrait sans fatigue
les incidents de ces pauvres vies défuntes. Il nommait chacun de ses
chouans, l'évoquait, retraçait avec éloquence le portrait physique du
martyr. Car il avait profondément aimé leurs âmes rudes et croyantes, au
temps de son adolescence énergique, quand il les conduisait vers le
sacrifice, lui, fluet garçon de vingt ans, juché sur un gros cheval de
labour au poil jauni.

Dans la salle à manger, où présidait, debout au milieu de la niche
creusant les lambris gris, un hercule de marbre, la main remplie de
grappes, tous les soirs, ces mêmes propos mêlés à d'autres souvenirs
accompagnaient le repas servi par un valet silencieux et attentif. Mme
Héricourt tâtait les grains de son chapelet en attendant le plat.
L'oncle Edme expliquait souvent les affaires du château de Lorraine dont
il administrait les revenus consacrés à leurs dépenses de Paris. Il
refusait toujours de restituer ce bien national acheté en 1793 par son
aïeul à la famille de Luxembourg, quelle que fût la supplication de sa
pieuse sœur. Bientôt sa faconde s'exerçait en louant les mérites du
menu. Toujours, il redemandait une seconde assiette de potage; après la
première:

«Fameuse soupe! disait-il, fameuse, la soupe.» Le poisson lui paraissait
généralement délicat. Le ragoût valait qu'il dît: «C'est à se pourlécher
les babines! hein?» Au reste, peu de chose lui semblait comparable au
filet de bœuf quand il était tendre. «Cela fond sous la dent! ma
sœur! Remercie Dieu de nous l'avoir donné, en reprenant un morceau.»
Le légume intéressait moins le capitaine. Il dédaignait la pâtisserie,
mais saluait d'exclamations un fromage à point. Pour les fruits, il
glissait à l'oreille d'Omer des métaphores luxurieuses, les assimilant à
la chair des femmes. «J'ai joliment dîné!» ne manquait-il point de
proclamer, en se levant au signal de Mme Héricourt, désireuse de réciter
enfin les grâces. Tous les jugements du capitaine étaient sincères. Son
visage un peu rouge, sa bouche luisante, ses yeux brillants et rieurs,
les mouvements de son gosier, et ses hauts-le-corps témoignaient de sa
franchise.

Dans la galerie dont les colonnes plates encadraient les murailles de
miroirs, il prolongeait les éloges, en réclamait du général Dubourg et
d'Omer. N'avait-il pas lui-même composé le menu, averti la cuisinière,
surveillé la sauce? Il supposait même l'approbation du colonel Héricourt
bien que le défunt demeurât définitivement muet dans un manteau de
cavalerie, les cheveux balayés par le coup de vent, la main serrant le
sabre à travers un gantelet de cuir; sur la neige, au fond du tableau,
les lignes d'infanterie fusillaient la charge déjà victorieuse des
dragons. Dubourg appréciait les liqueurs des îles, et il aimait le
whist. Doucement, il avait persuadé la veuve d'apprendre ce jeu. Elle y
avait pris goût. Une fois le café servi, le domestique dressait le
guéridon à tapis vert. Les cartes s'étalaient. Omer considérait comme
un devoir de faire le quatrième. Cependant, il détestait de prendre la
place opposée à celle de Dubourg, qui, s'échauffant vite, imputait tous
les coups mauvais à l'étourderie de son partenaire, cela sans ménager
les insolences.

Aigri par les déboires de sa vie, il avait, le soir, l'humeur méchante.
Quand, à dix heures, Mme Héricourt s'était retirée, fort triste d'avoir
laissé entre de telles mains l'argent des aumônes, il allumait sa pipe,
soupirait et lâchait mille injures contre Bernadotte, qui, sur le trône
du Nord, l'oubliait trop, contre Napoléon, qui l'avait empêché de faire
sa fortune en Suède, contre Moreau qui l'avait compromis sans rien
prévoir des événements de 1814, contre les Bourbons, qui l'avaient
destitué après avoir accepté de lui tant de services. Ensuite, il
énumérait toutes les filouteries dont Bernadotte s'était rendu coupable,
jadis, à l'armée de l'Ouest, en recevant les pots de vins des
fournisseurs, en grâciant, contre finance, les chouans capturés et
condamnés à mort, dont lui, Dubourg. Les amants de Joséphine, il les
nommait. Il raillait Napoléon d'avoir été cocu. Il savait mille
anecdotes ignobles et comiques. En une armoire de son logis, il
conservait une collection de camées faux où l'on reconnaissait la
famille impériale dans toutes les postures de la fornication. Il
accusait Moreau d'avoir été stupide, Alexandre retors et cauteleux, puis
ambitieux ridiculement jusqu'à vouloir se déclarer le suprême souverain
d'une Sainte-Alliance, qui eût compris toutes les monarchies d'Europe.
Quant aux Bourbons, ils étaient, selon lui, d'infâmes scélérats.
D'ailleurs, il ne tarissait pas sur la liaison sodomique et sentimentale
de Louis XVIII avec son ministre Decazes, de qui l'approche était utile
au vieux roi incapable de rien ressentir auprès des femmes, même de Mme
de Cayla. Si le satiriste lâchait sa verve, il finissait par poser sa
pipe et imiter les adieux larmoyants de Louis XVIII à Decazes,
lorsqu'on les contraignit à se séparer, après l'assassinat du duc de
Berry. Gonflant son estomac pour égaler la bedaine royale, mimant le
podagre, les pieds en dedans, il poursuivait un Decazes imaginaire...

L'oncle Edme riait aux larmes, se tapait les cuisses, laissait éteindre
son tabac, et remplissait les petits verres. Dubourg renchérissait par
les mille anecdotes de son passé réel et fabuleux.

Surtout il n'épargnait point Bernadotte qu'il accusait d'ingratitude
sans nom, de sottise et de forfanterie. Il le connaissait bien, ayant
suivi longtemps la fortune du général gascon, auquel il devait la vie. A
l'entendre, lui, Dubourg, avait failli porter au trône de France son
sauveur, alors exclu de la grande armée pour avoir, après Wagram,
réfuté, dans un ordre du jour, le blâme impérial lancé contre ses
troupes saxonnes, et ses manœuvres. A Paris, lui, Dubourg, qui
secouait là sa pipe, avait, en 1809, agi de concert avec Fouché, les
philadelphes et les jacobins. A l'insu de Napoléon, retenu en Autriche,
on fit la levée en masse des gardes nationales sous prétexte de
repousser une démonstration anglaise aux rivages hollandais de
Walcheren.

Lui, Dubourg, et il se carrait dans le fauteuil, avait eu cette idée-là
qui avait mis des forces énormes aux mains de son ami, forces près
d'être alors acclamées par d'intrépides citoyens hostiles au despotisme
du Corse, et maudissant l'attentat de Brumaire. Lui, Dubourg, qui se
tapait du doigt la cravate, avait organisé l'état-major, et concentré
les brigades autour d'Anvers. Il ne restait plus qu'à courir sur Paris
en proclamant la déchéance du tyran. Les banquiers anxieux du blocus
continental, les jacobins du Sénat, toute la garde de la capitale
eussent acclamé le successeur. Même en sirotant le curaçao de maman
Virginie, Dubourg ne pardonnait pas à Bernadotte d'avoir eu peur. Ni
les résultats de la victoire remportée à Wagram, ni l'assassinat du
général Oudet et de son état-major philadelphe par les gendarmes de
Savary, déguisés en Kaiserlicks, ni les préliminaires de la paix
prochaine n'auraient dû terrifier à ce point le prince de Ponte-Corvo.
Lâchement, le gascon avait cédé aux menaces remises sous pli cacheté,
par Reille, l'estafette de Bonaparte.

Dubourg frappait du talon, haussait les épaules, soufflait un nuage de
tabac: «Cet homme-là, c'est la présomption servie par l'insuffisance!»
Et il imitait avec rage la mine effrayée de son chef lisant le message
du courroux impérial.

En 1828, il lui fallait encore deux ou trois petits verres de cognac bus
d'un trait pour se résigner à la perte de cette merveilleuse partie.
Dubourg se vantait d'avoir manigancé toute l'affaire de Suède avec
l'illuminisme allemand, d'avoir fomenté les émeutes de Stockholm, et
fait massacrer le maréchal Axel de Fersen à coups de parapluies par les
bourgeois des Loges, pour épouvanter l'aristocratie: et l'illuminisme
put imposer au vieux Charles XIII, fanatique de franc-maçonnerie,
l'adoption d'un souverain révolutionnaire près de se dresser, en Europe,
contre Napoléon, contre l'ancien général terroriste, le renégat devenu
l'époux de Marie-Louise d'Autriche, et le neveu par alliance de Louis
XVI.

C'était lui, ce Dubourg caressant au fond de ses goussets le gain du
whist, lui, qui, dès la mort du prince héritier, avait été voir le comte
Mörner, chambellan suédois capturé, en 1806, près de Lübeck, avec ses
troupes, par les brigades françaises de Bernadotte poursuivant Blücher.
En souvenir de ménagements et de politesses qui, lors, avaient adouci
les conséquences de sa piteuse aventure, Mörner avait écouté Dubourg,
s'était rendu à Paris, sous allure de féliciter Napoléon à propos du
mariage autrichien, et au nom de Charles XIII, mais surtout pour
combattre la candidature de Frédérick VI de Danemark, en assurant que
les Suédois n'accepteraient point une nouvelle union de Calmar, après
tant de guerres contre les Danois, en affirmant que les professeurs, les
étudiants d'Upsal et les bourgeois des villes, encore enthousiastes des
idées encyclopédistes, accueilleraient un soldat qui aurait acquis son
grade et son titre de prince dans les guerres de la Révolution.

--Malgré toute sa bêtise, Napoléon, criait-il, sut estimer au juste la
valeur de mon acte: il m'interdit d'habiter Stockholm, auprès du rival
qu'il haïssait... Là-dessus Bernadotte eut encore la faiblesse de céder
à son caporal. En me perdant, il perdait l'empire! Je le lui dis le jour
de mon départ... J'ai compris que je me dévouais, depuis quinze ans, à
la fortune d'un valet irrésolu, et que son âme de domestique
l'emporterait toujours dans les occasions sublimes. Alors, je renonçai,
las de cet homme sans principes et sans boussole... Hélas! j'allais
obéir deux ans à ce faquin de Berthier, à ce singe en uniforme, qui
dormait dans ses bottes et dans ses chamarrures, prêt à paraître sous la
grande livrée au moindre appel de son maître. Hélas!... avec ça l'esprit
d'un niais! Si la division polonaise que j'ai conduite en Russie, comme
colonel d'état-major, fut détruite, dès décembre 1812, si je reçus un
biscaïen dans la cuisse, dont je souffre rudement quand la température
est humide, si je fus traîné captif dans les casernes de
Saint-Pétersbourg, je le dois à un ordre incompréhensible à force de
paraître clair et point embarrassé de détails superflus... Ah! il était
bien incapable d'ajouter quoi que ce fût aux paroles de son maître, le
pauvre homme! Et Napoléon a contresigné une pareille dépêche! Mais oui!
C'est ça qui m'a décidé à redevenir chouan. J'ai repris les illusions
de ma jeunesse. Ces goujats m'avaient lassé. Fichue bêtise, au reste,
que je fis là... Car en fait d'ignorance et d'iniquité les Bourbons en
remontrèrent à Buonaparte lui-même, sur mon dos..., sur mon dos..., je
puis bien le dire.

Il hochait a plusieurs reprises sa tête aquiline, il clignait de
l'œil dans les sourcils touffus. S'il ricanait, il se mettait debout,
arpentait la galerie, le long des murs en miroirs créant des
perspectives factices et mystérieuses de palais antiques avec la
disposition des colonnes plates, reflétées indéfiniment. Il se passait
les mains dans ce qui lui demeurait de cheveux blonds et blancs autour
de l'occiput nu. Il s'agitait de mille manières pendant que le capitaine
Lyrisse défendait Napoléon, les Maréchaux, brandissait sa pipe, et,
parfois, bondissait de son fauteuil courbe, pour joindre à son éloquence
toute la mimique de son corps nerveux.

Entre eux, Omer s'amusait, silencieux, surpris de ne pas frémir à leurs
enthousiasmes. Plusieurs fois, il les vit se provoquer ainsi que pour le
duel. Ils étaient au point de se couper furieusement la gorge, en
l'honneur des qualités politiques attribuées par l'un à Murat ou bien à
Victor, décriées par l'autre. Déniant au génie de Napoléon les
triomphes, Dubourg trouvait dans le jeune avocat un approbateur. Et de
cela, l'oncle Edme enrageait.

--Tu as le même esprit que ton père: tu refuses, par un misérable
orgueil, de t'incliner devant le soleil!

--Buonaparte n'était qu'un rayon. Il n'était pas le soleil, s'écriait
Dubourg. Le soleil c'était l'esprit de la République et de la
Liberté!... Voilà!...

Et il se campait, les poings aux hanches...

Le capitaine Lyrisse se battait les flancs, levait les poings aux
verreries du lustre. Bientôt les deux contradicteurs se réconciliaient
en injuriant les Bourbons.

Amis, ils l'étaient autant que ceux de la fable. Sans doute, à cause de
la différence entre les grades, le capitaine laissait au général-comte
toutes les initiatives, sauf en matière de discussion politique et
stratégique. Dubourg continuait à vivre en maître dans son hôtel vendu.
Lui-même inspectait, à l'écurie, le poil des chevaux, grondait les
domestiques tout le jour, ordonnait qu'on nettoyât mieux les pierres
humides de la cour, et qu'on se privât de cuire l'odeur des oignons dans
la cuisine. Il grommelait si quelqu'un des meubles se trouvait hors de
la place coutumière. Il entrait partout sans cogner aux portes, fermait
les persiennes, tirait les rideaux, bousculait les livres d'Omer dans la
bibliothèque, s'oubliait dans un sofa, tout seul au milieu d'une pièce,
et baillait là, des heures, une brochure sur les genoux. Il détestait le
silence, adorait la conversation. Il se précipitait sur Omer pour lui
souhaiter le bonjour et en déduire la commodité de dire une anecdote
personnelle. Aussitôt il avouait son importance durant la première
Restauration. En effet, quand les illuminés du Tugend Bund se furent
avisés de contraindre Alexandre à rappeler d'Amérique Moreau, dans
l'intention d'opposer à l'autocratisme de Buonaparte l'ancien prestige
du général révolutionnaire, celui-ci reçut les conseils de Bernadotte,
en débarquant sur la côte suédoise. Il avait donc voulu enrôler Dubourg
dans son état-major. Le comte eut consenti à condition d'arborer la
cocarde blanche. Ce serin de Moreau croyait déjà succéder à son rival,
et gouverner avec le secours des républicains accourus dans ses bras,
comme au temps de Hohenlinden. L'imbécile, ne voulut pas de la cocarde
blanche. Le général-comte déclina l'honneur de manquer, avec ce fat, sa
fortune. Elle parut prendre forme quand Louis XVIII l'eut nommé chef
d'état-major, l'année suivante, au ministère de la Guerre. Pendant les
Cent Jours il avait suivi le roi en Belgique et rédigé avec «ce dindon
de Châteaubriand», le _Journal politique de Gand_. Après Waterloo, il
avait battu les fédérés, les corps francs, rétabli l'autorité des
Bourbons dans Arras, et reçu en récompense, le gouvernement de l'Artois.
Mal habile à persécuter ses amis de l'empire, philadelphes,
bonapartistes et jacobins il avait été brutalement destitué, sur les
réclamations en haut lieu, des ultras. Cette injustice l'avait rejeté
dans les rangs des républicains. Il préconisait même les thèses les plus
avancées de la Révolution, louait Babeuf et Buonarotti dont il
recommandait au jeune avocat les thèses. Il le poursuivait en prêchant
le communisme et la terreur.

Ces interminables adjurations remplissaient les heures de loisir qu'Omer
passait en son hôtel. A peine y échappait-il, le matin, s'il travaillait
ses plaidoiries dans le cabinet aux fenêtres tendues de velours jaune,
aux fauteuils de bois peints en gris, legs de son bisaïeul et parrain,
le vieil illuminé de Lorraine. C'étaient les seuls moments de paix. Sa
mère assistait aux offices. L'oncle Edme courait Paris pour les affaires
de la Loge et de la Vente. Le comte Dubourg restait au lit dans le
quartier de derrière jusqu'à midi. L'hôtel somnolait dans le calme
intérieur mais fréquemment rompu par les chansons des marchands, qui de
la rue qualifiaient à tue-tête leurs légumes, leur marée fraîche, leur
encre, leurs balais et plumeaux, leurs casquettes, leurs cartons, leur
habileté pour le raccommodage de la porcelaine.

Toutefois Omer ne prenait plus garde à ce tintamarre. Compulsant les
volumes d'histoire et de jurisprudence, les dossiers de ses clients, il
aidait à la prédominance de la loi romaine sur les passions des hommes.
Au sommet d'une bibliothèque, un emblème datant de la Révolution,
représentait la stèle des douze tables que dépassait un faisceau de
licteur coiffé du bonnet phrygien. C'était un autel pour la foi du
travailleur.

Songeant au moyen de ressusciter la force de Mithra contre les rois de
la race barbare, il évoquait les heures de ses promenades à Rome, les
baisers de la fille brune dans le verger de l'antiquaire, les sentiments
des nobles amis, les frères Conosséi, dans leur villa somptueuse et
limpide, les apparitions imaginaires de Dolorès et d'Elvire dans les
jardins échelonnés en terrasses, jusqu'au Tibre: Elvire ou l'Action
légitime qui sauve l'avenir des sociétés, Dolorès ou la Passion égoïste
qui détruit la fraternité, qui sépare les amants des citoyens. Toutes
deux mariaient leurs influences aux idées sorties des livres. Omer
cultivait, à la fois, son amour et la science, dans la haute pièce aux
lambris clairs, aux meubles de velours jaune, aux glaces immenses et
carrées, aux reliefs en stuc des impostes: ils représentaient
l'Architecture, la Peinture, l'Histoire et la Poésie, figures robustes,
sévères, drapées à l'antique, assises entre leurs attributs que
soutenaient de petits génies potelés.

Tour à tour, rêveur et laborieux, il se choyait là devant le portrait du
jeune homme en gris qu'avait peint Carlo Conosséi dans la villa romaine.
Les rouliers enfin avaient transporté jusqu'au faubourg Saint-Germain la
caisse prise à Marseille sur une tartane d'Astur. Il pensait aux deux
frères carbonari, à leurs complots romantiques. Se pouvait-il que
lui-même en eût été l'un des instigateurs, qu'il eût assisté à l'attaque
pontificale de l'escorte ramenant vers Rome l'antiquaire Gennarello,
prisonnier avec ses paperasses dangereuses pour le destin des libéraux;
se pouvait-il que cet homme eût été tué par ses gardiens sous les yeux
d'un avocat paisible, assis, maintenant au milieu de ses livres, dans un
hôtel du faubourg Saint-Germain. Pourtant ce n'était pas qu'un
cauchemar. Des lettres récentes attestaient le réel de l'aventure.
Échappés aux sbires dont ils avaient corrompu la vigilance, les
Conosséi voyageaient en Allemagne où ne les pouvait poursuivre la police
papale. Le bargello s'était contenté de mettre leurs biens sous
séquestre préventif. Le procès ouvert sur l'agression de Frosinone et la
mort de l'antiquaire en était encore aux phases de l'instruction, les
témoignages se présentant nombreux et contradictoires, l'intention du
Saint-Office semblant être, ou bien de détruire, en une fois, à cette
occasion, tout le carbonarisme romain, ou bien d'étouffer l'affaire et
de laisser languir au fort Saint-Ange les coupables capturés, un acteur
et un maquignon.

Que cette aventure paraissait lointaine, invraisemblable. A se la
rappeler, Omer eut cru se souvenir d'une gravure illustrant un livre de
voyage pittoresque. Il en était de même pour tous les instants un peu
tragiques de sa vie. Rien ne lui demeurait aussi fabuleux dans la
mémoire que son unique duel, et même la bagarre de la rue Saint-Denis
lors des élections, en 1827. Il avait peine à se persuader de son
courage effectif et provisoire dans les moments de combat, tant il se
connaissait peureux et dolent à l'ordinaire. Pouvait-il être celui qu'on
assurait avoir couvert Auguste Blanqui de sa poitrine contre le feu de
la garde royale, lui qui n'osait même demander franchement au major
Gresloup, son maître et son ami, la main d'Elvire, lui qui n'osait
définitivement contredire sa sœur Denise, panégyriste téméraire et
passionnée de Mlle Alviña. Il craignait. Il craignait la colère de sa
sœur, la vengeance de l'oncle Augustin, le désespoir scandaleux de
l'Espagnole, l'ironie du major, la froideur hautaine de Mme Gresloup,
les reproches sentimentaux de la tante Aurélie, le chagrin dévot de sa
mère. Et l'espoir de la fortune, de la célébrité, de l'honneur, de la
vertu même ne prévalait pas contre cette crainte. Un beau midi, Dubourg,
qui s'était aperçu de cet embarras s'introduisit dans le cabinet jaune:

--Mon jeune ami..., dit-il..., votre oncle Edme et moi souhaitons que
vous épousiez, dans un temps prochain, une jeune personne en état de
gouverner un salon et d'y attirer, par ses grâces, nos amis politiques
ou ceux susceptibles de le devenir. Mlle Gresloup vous plaît, n'est-ce
pas? J'ai lieu de penser que vous avez su toucher son cœur.
Voulez-vous me permettre de causer avec son père à ce propos?

Le général-comte s'établit dans un canapé, croisa de longues jambes en
pantalon de nankin, mit les bras sur l'accoudoir et réfuta, de son index
osseux, les objections de l'avocat.

--N'ayez pas la moindre crainte. Dieu ne manquera point de consoler une
personne aussi pieuse que Madame votre Mère. Il lui doit cela. Le
général Héricourt vous estimera mieux, si vous ne lui donnez pas, en
épousant Mlle Alviña, l'avantage de gérer, comme son tuteur, votre part
des Moulins. D'ailleurs, je serai là pour vous assister au bon moment,
s'il vous plaît. Le comte de Praxi-Blassans ne souhaite rien moins que
de confier au général toute l'administration des biens communs. Donc, il
vous soutiendra. Mme de Praxi-Blassans et Mme votre sœur vous
accuseront de cupidité et de dureté. Mais le frais visage de Mlle
Gresloup répondra de la sincérité de votre amour devant les détracteurs.
Quant à Mlle Alviña, ce dénouement lui fournira le motif d'écrire mille
vers imités de Lord Byron.., et qu'elle saura faire lire par M. Victor
Hugo. Bast! Elle en a vu d'autres, je gage... Ne vous tourmentez pas,
jeune homme. Ne vous tourmentez pas.

L'oncle Lyrisse et l'oncle de Praxi-Blassans avaient déjà tenu le même
langage brutal et choquant. Omer le reconnut dans la bouche du
général-comte, leur émissaire. Il trembla d'avoir à décider de ses
actes.

--Sans aller au fond des choses..., reprit le conseilleur, j'ai tâté
notre ami Gresloup, de ci, de là. La créole est l'obstacle, non pour
lui, mais beaucoup pour sa femme. Mme Gresloup veut sa fille heureuse, à
l'abri de toute rivalité. Le major a trop adoré son anglaise: il ne
saurait rien entreprendre qui la désole vraiment. Il faut que la créole
retourne en Espagne ou se veuille résoudre publiquement à l'abdication
de ses droits sur votre fortune, en épousant ailleurs. Cela dépend de
vous, un peu de moi... Nous irons ensemble faire visite à Madame votre
sœur. Et à deux, nous viendrons à bout de notre dessein... Est-ce
dit! Je suis en bons termes avec le général Héricourt. Il me croit
neutre... Me voilà bien à l'aise pour disposer nos batteries. Qu'en
pensez-vous?

--Soit! répondit Omer.

Toutefois, il eut peur de désespérer Dolorès à l'extrême. Déjà,
n'avait-il point meurtri trop férocement l'âme de sa mère, qui depuis la
renonciation de son fils à la prêtrise, vivait encore plus seule avec
Dieu, qui, sous prétexte de jeûnes, se privait de nourriture, qui
s'exténuait à vouloir dire un rosaire dans chacune des églises de Paris,
entre le matin et le soir, pour se racheter des peines éternelles.
Demi-morte de fatigue, elle rentrait, le teint cadavéreux, les pupilles
trop noires au milieu des sclérotiques verdâtres. Et elle lui jetait en
dessous les regards haineux, résignés d'une bête aux abois que la meute
écharpe. La démence de la veuve la tuait. Fallait-il encore immoler une
autre victime, cette belle Dolorès affamée de vivre. S'accusant, il la
défendit;

--Pardonnez-moi, Monsieur... Vous vous trompez sur le compte de Mlle
Alviña, si vous estimez que le sentiment d'argent tout cru la porte à me
témoigner de la sympathie... Ne souriez pas... Veuillez ne pas imputer
cette opinion à ma jeunesse ou à ma fatuité naturelle. Je vous accorde
qu'un désir intéressé fut l'origine des sentiments qu'elle manifeste
avec une si belle exubérance. Aujourd'hui, à force de tendre des
embûches à l'amour, elle s'est prise dans ses propres lacs. Une personne
de son âge et de son tempérament, qui reçut dans les veines le sang le
plus chaud du monde, qu'une éducation trop libre a laissée maîtresse de
ses lectures, ne se pique pas impunément à un tel jeu. Son imagination
est farcie des fables les plus ridicules et dangereuses qu'inventèrent
les romantiques. Depuis quatre ans elle se compare aux héroïnes des
nouvelles, des drames, que dis-je: de soi-même elle tire de quoi
façonner les amoureuses épiques de ses rapsodies en douze chants. Cet
exercice quotidien d'une sensibilité excessive ne pouvait être sans
résultats. Elle s'est plu d'abord à se composer la figure d'une amante,
puis les gestes, enfin les paroles qui l'étourdirent et la
convainquirent d'être sincère. Elle aima se regarder agir dans les poses
que prennent Mme Dorval et Mlle Malibran sur la scène, tellement qu'elle
est devenue le modèle digne d'être copié par ces actrices... Je ne suis
pas loin de croire qu'elle est ainsi passée de l'artifice au réel, et
que rien n'est plus proche de la véritable souffrance que le chagrin
dont elle exagère les attitudes.

Omer se tut. Il était content de ses phrases subtiles et perspicaces.
Dubourg riposta:

--Eh bien, cette demoiselle se plaira non moins au rôle d'Ariane; et le
plaisir d'y exceller la détournera du suicide.

--Peut-être!

Omer doutait. Ils gagnèrent cependant l'avenue Lord Byron. Les arbustes
nus du jardin ceignaient la maison neuve blanche et cubique, avec ses
statues de chasseresses paisibles dans les trois niches cintrées de la
façade, avec, au flanc, une tourelle hexagonale percée de petites
lucarnes en ogive. Des colonnettes de bois encadraient, aux fenêtres,
les carreaux dépolis et bordés de lames en verre bleu. Le heurtoir de la
porte était un diable ciselé dans le cuivre, vêtu d'un collant médiéval
et qui tirait la langue, horriblement. Un pied de cerf s'offrait, en
outre, pour faire retentir une cloche de couvent. Le laquais ouvrit aux
visiteurs le corridor tendu de tapisseries à personnages de procession;
elles avaient jadis orné la salle d'un château prussien. Plusieurs
icônes russes brillèrent de leurs ors découpés autour des saintes faces
peintes en bistre. Le cœur d'Omer palpita. Qu'allait-il advenir de
cette Dolorès qui répandait les parfums étranges d'une fleur inconnue,
et de qui la passion chaude vous remuait les os. Dans le salon, sa
guitare était là, sur un guéridon de marqueterie turque. Les créneaux
renversés des lambrequins à ganses d'or parurent garder encore sur toute
la frise le reflet des beaux yeux ardents levés au ciel. Le creux de
l'ottomane en velours avait été formé par ses hanches. Les roses jaunes
épanouies dans l'aiguière de cristal attendaient d'être choisies pour la
coiffure noire. Un pas glissait dans la laine des tapis syriens. Omer
sentit refroidir son visage et trembler ses lèvres. La générale écarta,
seule, les portières de velours.

A sa coutume, elle fut altière et insolemment polie. Ses manches de
mousseline qui bouffaient aux épaules la préoccupaient surtout. En les
arrangeant, elle répondait aux précautions oratoires du général-comte.
Elle prenait soin de citer les femmes de l'armorial comme ses intimes;
elle les mêlait à tout ce qu'elle rapportait de sa vie; elle les
appelait par leurs petits noms ainsi qu'on fait pour de très anciennes
amies de couvent. Le soin de cacher sous le ton le plus naturel sa
vanité de pouvoir cela, l'empêchait d'entendre exactement les propos de
ses visiteurs.

--Tout à l'heure, Diane de Maufrigneuse, me demandait, à Longchamp, où
nos calèches se sont arrêtées, des nouvelles de Dolorès. Imaginez-vous
que je ne la vois guère. La voilà férue de dévotion. Mon frère doit le
savoir. Elle court les églises avec maman. Nos deux saintes ne se
quittent plus. Les allumeuses de cierges leur vident la bourse... Elles
importunent le bon Dieu, ma foi!... Et je suis tentée de les suivre. On
va décider une expédition prochaine en Algérie. Augustin sollicite d'y
être employé. Je meurs d'inquiétude.

Elle étira sa cravate brodée de papillons soyeux afin d'en égaliser les
bouts, et puis se leva tout à coup, distraite, et sans prendre la peine
de le cacher. Elle avait ouï sonner à l'office. Le laquais apporta
quelques messages sur un plateau.

--Des lettres, il y a des lettres? cria-t-elle de loin dès qu'elle
l'aperçut... Donnez...

Curieuse, elle rompit très vite un cachet et lut. Ce fut seulement après
avoir compris l'insignifiance du texte que, tout en achevant de
parcourir, elle bredouilla une vague prière de l'excuser.

--C'est Berthe de Rochefide qui me demande d'aller la rejoindre dans sa
loge, à l'Opéra... Connaissez-vous, général, cet Adjuda-Pinto? Il est
cruel. Il la délaisse, a ce qu'on dit... C'est un homme d'une telle
beauté... d'un si grand air...

Dubourg rappela des anecdotes anciennes. D'abord, elle l'interrogea coup
sur coup, lui coupant net la parole devant qu'il eut achevé ses phrases.
Puis, elle parut subitement s'ennuyer au récit. Son imagination
s'absenta. Elle vérifiait le ballonnement de sa robe en mousseline rose,
et la rectifiait par des tapes légères.

Enfin, elle demanda si la marquise d'Espard réussirait à faire interdire
son mari. Dubourg ne croyait pas que la chose fût impossible; mais Omer
avait appris que Lucien de Rubempré, le journaliste, agirait en faveur
du marquis auprès du procureur général Granville. Toute cette intrigue
valut de la fièvre à Denise. Elle sut de son frère comment le juge
Popinot avait été voir, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans un
humble appartement, M. d'Espard; et tout cela lui parut si merveilleux
qu'elle les retint à dîner aussitôt, dans l'espérance d'être mieux
informée encore. Dubourg ne lui ménagea pas les histoires. Il crut lui
révéler quels étaient les entreteneurs de Marie Godeschal, la danseuse
de l'Opéra, et de Florentine Cabirolle, la ballerine de la Gaîté. Mais,
la générale n'ignorait point les trafics des courtisanes. Dès lors elle
garda une charmante humeur. Pour l'y maintenir, Omer n'eut qu'à
longtemps épiloguer sur les relations de son oncle Praxi-Blassans avec
Élodie. Les yeux clairs de sa sœur brillèrent.

L'entrée du général Héricourt n'interrompit rien de ce piquant dialogue.
Avec sa bonne grâce ordinaire, il y participa tout de suite. Il loua son
neveu, de qui les idées sur le droit byzantin, mises en œuvre par les
ambassades françaises à Londres et Saint-Pétersbourg, allaient obtenir
l'honneur historique d'affranchir définitivement les Grecs. Mais il lui
reprocha de la défiance. Omer flaira l'allusion aux craintes qu'avait
Praxi-Blassans de voir l'oncle Augustin accaparer la régie des Moulins
et de la banque d'Artois. Dubourg ajourna le danger en exposant son
dessein d'attirer dans l'hôtel de la rue Lord Byron les chefs de partis,
et d'y parfaire une sorte de coalition redoutable entre les libéraux,
les carbonari, l'opposition constitutionnelle de Châteaubriand, les
doctrinaires. M. de Praxi-Blassans offrait, assura Dubourg, de s'y
rencontrer avec le capitaine Lyrisse, et d'y parler entente ouvertement.
L'oncle Augustin ne devait-il pas mettre en rapport M. Laffite avec la
Banque d'Artois, c'est-à-dire avec la tante Caroline et Dieudonné
Cavrois?

--Parbleu! oui, fit l'oncle Augustin je ne doute pas de plaire à M. de
Martignac, en réunissant de la sorte les membres de notre famille et
leurs amis politiques. Dieudonné Cavrois présenterait à Denise les
orateurs de l'opposition, les généraux Lamarque et Pithouët.
Praxi-Blassans amènerait ici, par la main, M. de Montalivet et les pairs
libéraux du Palais-Royal. Le capitaine Lyrisse parlerait au nom des
demi-soldes, des bonapartistes et des hommes qui ont lutté pour
l'établissement de la Constitution Espagnole, qui combattirent à Novare
contre les Autrichiens pour la Constitution de Naples. Nous aurions
ainsi tout un régiment prêt à soutenir le ministère contre les menées du
prince de Polignac. Car il reviendra de Londres. Il quittera son
ambassade. Praxi-Blassans le sait. Encore faudrait-il un prétexte à la
première réunion. Il siérait de choisir une sorte de fête de famille.

--Mais oui, brusqua Denise, à l'occasion des fiançailles d'Omer,
peut-être?

Et elle interrogea d'un sourire, d'une moquerie sournoise dans la clarté
rose de sa figure.

--Avec Elvire Gresloup?... essaya Dubourg innocemment et à voix basse.

--Avec ce sac d'écus?... Le cœur de mon frère a peut-être quelques
raisons d'incliner ailleurs.

--Ah!... Vraiment? interrogea Dubourg jouant l'étonné... Je pensais que
Mlle Gresloup. Oh! oh! Fi, le Lovelace!... Ah bah!... Saperlotte... Mais
alors...?

Le confident de Bernadotte s'éventait, levait les bras au ciel, passait
les mains dans ses boucles blondes et argentées, puis sur l'occiput
chauve. Il simulait par mille signes la plus vive émotion.

--Eh! mon jeune ami! Eh! Eh!... Pensez-vous qu'il vous seye de... Holà!
Mais le monde jase. Cette union semble à chacun la chose faite! Que
penserait le major? Son disciple chéri! Il en mourra de dépit... Est-ce
votre intention...

--Point du tout..., gémit timidement Omer qui voulut éviter la querelle
avant le dîner... J'ai de grandes obligations au major, et Mlle Elvire
me semble une jeune personne accomplie. L'indifférence que Mme Gresloup
affecte à mon égard put seule, me faire hésiter dans mes
empressements....

--Voilà..., reprit Denise... le point sensible... Autant que je puis
savoir, la froideur de Mme Gresloup n'a pas été sans déplaire à ce jeune
homme qui a de la vanité...

--Un nuage! Apparemment..., rectifia Dubourg... Une petite brume de
matin. J'accepte d'être l'ambassadeur des parties belligérantes. Elvire
et Omer sont des amis d'enfance!... Ils sont nés l'un pour l'autre,
Madame! Trêve de rancunes. Je les unirai au premier jour. Je verrai le
major ce soir même... Madame.

--A votre aise, comte! Toutefois j'ai lieu de croire que l'événement
n'est pas prochain.

--Mme Gresloup..., dit l'oncle Augustin..., à ce que je sais, aime
l'argent. Elle est propriétaire de grands biens fonciers au pays de
Galles, et comme tous les propriétaires de domaines, elle se méfie de la
finance et du commerce qu'elle soupçonne de spéculation. Quand elle sut
de quelle manière ma sœur Caroline avait gagné des sommes
importantes, en calculant, après la bataille de Navarin, ce que vaudrait
à Falmouth le blé russe qu'elle possédait, si les corsaires turks
arrêtaient les navires apportant ici le reste de la moisson, Mme
Gresloup a prédit la ruine de la Banque d'Artois. Elle nous a traité
d'agioteurs. Il ne m'étonne point qu'elle s'applique à refroidir les
sentiments de sa fille à l'égard d'Omer...

--A la vérité ni Mme Gresloup ni ma mère ne souhaitent l'accomplissement
de cette union. Elvire n'affecte pas outre mesure d'agréer Omer. Le
major Gresloup nous préfère les saints-simoniens... Avouez, mon cher
comte, que ce sont là de petites preuves pour le succès de votre
dessein...

--Peuh! fit Dubourg... Vous voyez les choses au noir... Omer en juge
autrement.

Néanmoins il parut ébranlé par ces raisons et il changea de propos.
Elles n'étonnaient pas moins l'avocat. Bien que ni Denise ni l'oncle
Augustin ne les eussent présentées auparavant, elles semblaient fort
plausibles. Mme Gresloup pouvait choisir le prétexte de craindre Mlle
Alviña pour persuader Elvire de refuser sa main à un héritier de biens
trop instables. Il se rappella que son grand-père Lyrisse et son
bisaïeul, l'illuminé, jadis, en Lorraine, prédisaient constamment la
ruine des Moulins-Héricourt. Tante Caroline elle-même, appréhendait
certains retours de la chance, puisque avec son notaire Pierquin, elle
combattait, véhémente, lors des inventaires annuels, afin de verser à la
caisse de réserve la moitié des bénéfices nets. Elle refusait de la
distribuer à ses partenaires, les Praxi-Blassans et les Héricourt, qui
réclamaient, maman Virginie pour ses œuvres pieuses, le diplomate
pour ses fils, son train de maison et celui d'Élodie, le général et
Denise pour le luxe de leurs attelages, Dieudonné Cavrois pour son
laboratoire, Omer pour son tilbury, sa berline et ses maîtresses.
Inexorable, Caroline mesurait à ses parents la portion congrue. Son fils
donnait l'exemple de la résignation par sa vie simple d'étudiant, logé
dans un entrepôt de Montparnasse, derrière les tonneaux d'un
commissionnaire en vins de Bourgogne.

A l'instant de ces réflexions, Omer eût estimé la partie perdue, si la
froide malice de l'oncle Augustin n'eut alors transparu dans le coin de
son aimable sourire fraîchement rasé. Debout, les mains aux parements de
son habit bleu, sa jolie tête à toison grise penchée sur le col de
batiste, il vainquait, par son œil malin, le général-comte qui, moins
sûr de lui, se réfugiait aux insignifiances d'une conversation exaltant
la peinture triomphale de Paul Delaroche. Denise obligea ses hôtes à
discuter sur les lithographies de Deveria qu'elle sortit d'un carton. Et
là-dessus, Dolorès rentra sous la conduite de la religieuse qu'était
devenue l'acariâtre Delphine de Praxi-Blassans.

Pendant que tous saluaient de mille exclamations la Bernardine
d'Esquermes, cloîtrée depuis deux ans, lui trouvaient bon visage et
belle mine, admiraient sa robe de bure blanche, le scapulaire à croix
rouge, le fin voile noir, la cornette emmaillottant son profil sec,
noiraud, piqué de tannes, voilà que l'Espagnole, discrète et fébrile,
frôlait les doigts indécis d'Omer.

L'oncle Augustin disait-il vrai? Mentait-il? Exagérait-il par le langage
une supposition que justifiaient certaines apparences, certains bruits
vagues? A cette dernière probabilité, le jeune homme s'arrêta. Dès lors
il cessa de se contraindre en accueillant les graves paroles
frémissantes de Mlle Alviña qui retirait sa pèlerine à glands et son
long chapeau de peluche enrubanné. Fallait-il se hâter de nuire à cette
touchante créature, quand Elvire permettait que sa mère le traitât avec
rigueur pour des motifs d'argent. Soudain il la jugeait hypocrite. Un
soir d'automne, sur la nacelle qui glissait au milieu de l'étang, miroir
du crépuscule, ils s'étaient dit leurs émotions entières, cœur à
cœur, pour se les répéter deux autres fois, devant les bûches
flambantes, à Meudon, et lors d'un bal au Ministère des Affaires
Étrangères, où les avait invités Praxi-Blassans. Ils avaient convenu que
l'amour pouvait vaincre la peur de la mort en procréant un être digne de
perpétuer les idées sublimes d'une race. Ils avaient pu redire qu'il
faisait éternel durant leurs entretiens mystiques. Ils avaient senti
l'univers vibrer dans leurs âmes unies. Et voilà. C'était rien ou peu de
chose devant la nécessité sociale de prolonger dans le siècle la
richesse d'une famille puissante. La raison d'état primait la raison des
sympathies. La Loi dominait l'amour. Omer fut près de reconnaître la
justice du décret.

Cependant, avec Elvire, le temps de sa vie entière se fût écoulé. Avec
Dolorès ce n'était qu'un instant de fougue voluptueuse qui luirait avant
les ténèbres d'une longue existence morne, sans devoirs ni grandeurs,
après le rassasiement des corps. En vain les mots pleuraient-ils dans la
bouche haletante de l'Espagnole; en vain les parfums de son émoi
dénonçaient-ils la sincérité de sa passion. Par nul mot, par nul parfum,
elle ne signifiait: «Je serai l'éternelle: je serai la mère des
générations dociles aux vœux anciens de l'espérance romaine; je serai
la matrone de qui rejaillira la force immortelle des Latins.» Non, ses
mots et ses parfums assuraient uniquement: «Je serai la volupté qui
râle, le sang chaud qui crie, les os qui heurtent les os, la caresse
malicieuse qui ressuscite la vigueur lasse; je serai la bête soumise et
lourde étendue à tes pieds; je serai la vanité ridicule ou bien la
colère inutile; je ne serai pas l'inspiratrice de ton orgueil ni la
conseillère de ton courage. Je ne serai qu'une chose douce, savoureuse
et provisoire. Si des fils me naissent, ils ne vaincront pas la mort de
ton idéal; ils seront des barbares esclaves de leurs instincts obscurs.
Mais qu'importe à nos lèvres, à nos mains, à nos yeux brûlants?»

Des autres, elle le séparait en le poussant vers l'orgue édifié au bout
de la pièce. Phrase à phrase, elle avançait, et il reculait vers le coin
propice jusqu'à s'adosser contre le velours de la tenture.

--Votre bonne mère m'instruit dans la religion d'une manière
surprenante... disaient vaguement les lèvres incarnat... Qui donc au
monde, saurait, comme elle, faire aimer la magnificence des églises, les
effluves de l'encens? Vous parle-t-elle aussi de l'encens et de ce que
l'odorat y peut saisir de subtil... Je commence à goûter ces délices...
A l'écho d'un pas dans la nef, Mme Héricourt vous fait attendre la venue
de l'ange qui doit juger nos âmes... Elle n'ignore aucune particularité
dans la vie des saintes... Leurs occupations ne l'intéressent pas moins
que celles de parents chéris. Elle trouve que sainte Anne a mauvaise
mine dans la chapelle Saint-Sulpice, mais qu'elle paraît contente dans
le chœur de Saint-Merry... Votre mère s'inquiète, puis se rassure...
Voilà des idées de poète. Méprisez-vous la poésie?

--Je m'en garderais bien, mais je n'ai pas le bonheur d'avoir de
l'imagination.

--Si fait, car la poésie c'est l'expression même des belles âmes...

--Je rends grâces à votre politesse!

--Rendez grâces à votre mère aussi. Elle a prié pour votre bonheur. J'ai
joint mes prières aux siennes. Nous voudrions vous savoir heureux.

--Ne le suis-je pas?

--Croyez-vous l'être?

--Avez-vous tant pitié de moi?

--Ciel, oui, j'ai pitié de vous!

--Vous avez donc perdu de vos illusions sur moi, si tant est que vous
ayez jamais eu de ces illusions.

--J'attendais de vous moins de réserve et moins de sérieux. Vous êtes de
ces jeunes gens de qui M. Beyle dit qu'à vingt ans ils songent à se
faire une opinion sur la conversion de la rente.

--M. Beyle a bien de l'esprit. Mais j'entends mal les raisons pour
lesquelles il ne sied pas de se faire, de bonne heure, une opinion sur
l'état de la rente.

--Cela suffirait-il à vous contenter, si vous ne recherchiez l'occasion
d'affronter généreusement des périls certains?

--J'aime aussi les vers de Corneille. Je prise assez les livres de M.
Casimir Delavigne et puisque vous assurez, Mademoiselle que la poésie
c'est la vertu, vous m'accorderez bien que je les cultive en même temps
que la conversion de la rente ou la loi municipale.

--Vous semblez piqué...

--Point.

--Apprenez-vous aujourd'hui seulement, que rien ne me désespérerait
davantage, Omer, que de vous chagriner par des mots?... Je voudrais
uniquement compléter... compléter votre bonheur.

--Voilà qui ne me paraît guère facile...

--Vous ne me jugez pas capable d'en venir à bout?

--Je n'aurai pas la témérité de rien dire là-dessus...

--Répondez-moi par non, ou par oui...

--Oh! oh! Plaît-il?

--Allons, ne rusez point comme à l'ordinaire...

--Qu'y a-t-il d'extraordinaire en ce moment, et pourquoi perdrais-je
tout à coup le droit de ruser?

Dolorès était dans un trouble extrême... Ses grosses lèvres sanguines
demeuraient entr'ouvertes pour laisser fuir un souffle court...

--J'ai longtemps causé avec Delphine de Praxi-Blassans. Elle m'a
convaincu d'aller faire une retraite à son couvent d'Esquermes...

--Ah! vraiment? La sœur Delphine vous a si bien endoctrinée?

En ces paroles, Omer glissa de la raillerie. Sans doute Mlle Alviña
comprit-elle qu'il supposait une sorte d'affectation ridicule dans cette
manière d'évoquer l'imminence d'une retraite religieuse. Il devina
qu'elle pensait: «Croit-il que je parle du cloître pour l'émouvoir sur
moi, et le prier, en m'épargnant, de ne m'y pas condamner?». Il fut
content d'avoir communiqué cette impression à celle qui s'embarrassait
là, toute haletante pour discourir sur les attraits d'un refuge
«provisoire» dans le calme d'une cellule, d'un réfectoire silencieux,
d'une chapelle luxueuse, et d'un jardin orné de calvaires. Les louanges
ironiques d'Omer pour la vie claustrale maintinrent Dolorès dans cette
angoisse. Près de la défaite, elle ne trouvait point de tactique qui en
retardât la venue...

--Oh! finit-elle par dire, ce n'est pas une menace que j'entends vous
faire, par là...

--Et quelle menace, je vous prie...?

--Vous vous jouez de moi!

Il se défendit en feignant l'ignorance de toute passion. Elle baissait
la tête. Plusieurs peignes de vermeil fixaient la chevelure énorme. Cela
formait une large et double coque noire, entre deux touffes de boucles
épaisses qui recouvraient les tempes et les oreilles, aux côtés du
visage mat, ensanglanté par les lèvres, illuminé par l'humide éclat des
yeux bruns, agité par le frémissement sensuel des narines. Cette face
était le calice de cette corolle noire, tordue en nœuds, arrondie,
luisante, touffue, vivante, avec des lueurs bleues à la surface, et des
reflets rougeâtres dans les volutes. Sur le cou nu, le duvet sombre se
mouillait et se collait à la moiteur de la peau glauque. Omer imagina la
nudité de la jeune fille comme une grande urne d'ivoire vert où
baignerait une monstrueuse rose noire, avec un calice mat et crispé.
L'envie lui fut de mordre à cette fleur diabolique et de respirer ces
beaux membres devinables sous le satin léger de la robe. Saccager cette
chevelure et en répandre les pétales, faire jaillir, de la guimpe, la
forte poitrine, et la savourer longuement, furent les idées promptes qui
soudain l'étourdirent. A cette minute, Dolorès embaumait l'air du salon,
comme, après la pluie d'orage, embaume un jardin de fleurs épanouies.
Omer fut tenté de suivre les avis de ses instincts. Elle le conquérait
ainsi chaque fois, sans autre malice que d'être proche, douloureuse,
odorante, et tout essoufflée. Si noble qu'apparût l'image d'Elvire, dans
la brève lueur du remords, si puissantes que fussent les raisons
romaines de la préférer, de ne pas risquer l'irréparable entre elle et
lui, le jeune homme ne savait plus régir les mouvements de son cœur
où le sang affluait tumultueux. L'orgueil de sa chair l'emportait sur
les dissertations de son esprit, vaincu par l'espoir d'une volupté
pathétique. Rien de sa fortune ne lui paraissait alors valoir le
sacrifice d'une véhémente émotion sexuelle.

Mlle Alviña le sentit. Elle ne se gardait pas de rougir puis de pâlir
coup sur coup, tandis que ses yeux éloquents consentaient, promettaient,
offraient les délices de l'amour.

«Que j'aie l'audace de lui donner un rendez-vous, pensait Omer: elle y
viendra. Je la posséderai... Pourquoi me sais-je également incapable
d'épouser une fille qui ne se respecterait pas, et d'abandonner une
malheureuse qui aurait eu cette confiance en moi. Mon oncle Lyrisse
conseillerait de la soumettre et puis de l'oublier sans retour. Et
cependant, il s'est marié à une Napolitaine qu'il avait séduite dans
cette idée-là, mais qui sut, par la suite, se faire aimer de lui. Le jeu
est fécond en périls. Au reste, puis-je choisir Mlle Alviña pour
maîtresse? Elle dissimule trop mal. Denise, mon oncle Augustin, la tante
Aurélie, ma mère m'obligeraient d'abord à réparer la faute. Et je me
trouverais contre eux, sans force. Mettrai-je mon avenir entier pour
enjeu, contre quelques heures de volupté? Il ne m'appartient pas de me
précipiter dans ces hasards. Je ne m'appartiens pas. J'appartiens
d'abord au devoir. Que serait le fils né d'une semblable passion? Un
Lovelace... Un Werther... Un fat... Un sot... Comment n'ai-je pas la
vaillance de la détromper sur ses espoirs, cette pauvre fille. Elle
tremble là comme la chevrette sous la dent de la meute: elle qui se
résigne aux morsures de mon vice, et certainement les désire. Je suis
également lâche devant les périls que je redoute pour moi et devant ceux
que je redoute pour autrui. J'ai peur de son désespoir, de sa rancune,
du mépris qu'affectera ma sœur, du ressentiment que mon oncle
Augustin manifestera. Auprès de cette belle, je suis comme le maraudeur
devant le fruit qui pend hors le mur d'un verger. La peur du garde, et
non la morale l'empêche de céder à sa convoitise.»

Echangeant des plaisanteries variées et galantes avec Dolorès, il
méditait ainsi. Au milieu du salon, Delphine de Praxi-Blassans les
observait. La religieuse quitta Denise pour sauver sa catéchumène.

--Ne conseillerons-nous pas à Omer de venir cet été dans notre Maison
des Champs. La providence a béni les travaux de notre jardinier. Il a pu
conduire la pousse des rosiers de telle façon qu'il en a fait un autel
toujours en fleurs nouvelles pour la statue de la Sainte Vierge. C'est
un miracle! Jamais je n'aurais pu croire que tant de paix et de
satisfaction pût être accordée par le Seigneur sur cette terre; dans une
pieuse retraite. Enfin, on se réveille loin des méchants, des
calomniateurs, des butors et des chipies, ma pauvre enfant...

Elle siffla, de la manière la moins aimable, ces épithètes de
circonstance.

--Denise n'a point changé, reprit-elle... C'est la même frivolité
d'esprit... Elle n'a pas moins que jadis la certitude de ses
perfections, qui la rendait intolérable quand nous étions jeunes
filles... Mais que de grâces, que d'élégances, reprit-elle, à la fin du
couplet, en amende honorable. Et vous, mon cousin, vous pataugez dans la
chicane et la basoche?... Enfin: il faut de si grands mérites pour
accéder à la prêtrise. Cela est donné à peu de gens... Je regrette fort
que, par vos inconséquences et vos batteries, vous ayez gâté cette
chance de parvenir dans la diplomatie, que vous gardait mon père, malgré
que vous fussiez sans naissance... Vous avez belle mine, et vous auriez
fait un bon chemin dans les ambassades. Mais, pour cela, la soutane vous
eût mieux servi que le frac... Dieu ne l'a pas voulu. Ah! que votre
malheureuse mère...

Tout le grief de Mme Héricourt contre son fils, elle le ressuscita, sans
miséricorde. Assise, les mains enfouies dans ses manches de bure
jaunâtre, elle s'efforça de ravaler, devant Dolorès, les mérites du
jeune homme, évidemment afin de combattre l'amour visible. Elle traita
de haut, «le petit avocat du parti industriel», et se refusa de
comprendre qu'une personne de distinction pût avoir des préférences pour
quelqu'un de ces gens-là.

--Je vois, ma cousine, dit Omer, que votre sévérité n'a rien perdu dans
le commerce des saints.

--Ce ne sont pas eux qui voudraient me convaincre de la perdre, au temps
où nous vivons. Leurs bons exemples la fortifieraient plutôt. Avez-vous
obtenu de notre Saint-Père une audience à Rome?

Omer put discourir sur son voyage jusqu'à l'instant du dîner, ce qui lui
plut mieux. Il apaisait l'humeur de la religieuse en décrivant les
splendeurs des églises. Il respirait Dolorès attentive, et dont il
apercevait à travers la guimpe, le creux des seins mouvants.

Le général Héricourt argumentait sur les préparatifs militaires que l'on
activait alors dans les garnisons méridionales, en vue d'intimider les
Algériens. Le comte Dubourg profita de l'occasion pour se souvenir
abondamment de ses exploits. Denise se lamenta. Quels dangers son mari
devrait courir, si l'expédition était résolue! Puis elle exigea de
l'accompagner là, comme en Espagne. Il ne promit pas d'y consentir.

--Nous verrons cela..., dit-elle..., en balançant sa figure têtue.

Elle voulut que son frère allât voir le saint honoré par Dolorès, et
placé sur la commode de sa chambre. C'était un évêque de plâtre doré
depuis la pointe de la mître jusqu'aux franges de la dalmatique. Deux
chandeliers de porcelaine représentant des tours en ruines flanquaient,
de leurs cierges et de leurs lueurs, la tête poupine de la statue.

--Voilà donc Saint Omer! Il est haut en couleur, et je souhaite qu'il me
garantisse le tempérament dont il porte un si vigoureux témoignage,
Mademoiselle!

--Impie!

--Avouez, mon frère, que c'est une attention bien touchante que Dolorès
eut là... Elle sait combien votre sort me préoccupe et, pour aider à
vous obtenir les soins de la Providence, elle implore votre bienheureux
patron; ce que vous ne faites guère; j'imagine.

--Mais je ne manque pas de piété... Seulement, mon sort m'inquiète moins
qu'il ne vous inquiète, ma sœur; et je n'en veux pas rabattre les
oreilles des personnages célestes.

Une _Vie de saint Omer_, reliée par Thouvenin, s'étalait sur le marbre
de la commode ventrue. Des signets de rubans dépassaient l'or des
tranches. Un prie-dieu en ogive, ses coussins de velours à glands
reçurent Denise qui se signa et feignit de murmurer une oraison. A ce
moment, la cloche retentit, dehors, annonçant l'entrée d'une voiture et
d'un visiteur. La générale dit:

--Attendez-moi: je vais voir si je dois descendre.

Omer et Dolorès se regardèrent seuls. Elle s'agenouilla de côté, sur le
prie-dieu, en souriant. Comme par un effort de volonté secrète, sa
pâleur disparut. Une aube incarnadine se leva sur ses joues; ses yeux
fauves resplendirent entre les cils des paupières mobiles; elle laissa
pendre, ainsi qu'un drapeau de clarté, sa robe blanche sur l'escarpin
noué de mauve; ses deux bras accoudés soutinrent sa joue droite contre
les mains jointes; les feux mêmes de ses topazes étincelèrent mieux,
pendus aux lobes des oreilles rouges. Elle sembla prier le Temps de
surseoir à la mort de cette minute; elle le demandait à l'évêque en or
dont ils parlaient l'un et l'autre, avec indifférence.

--Montrez-moi ce passage, Dolorès, s'il vous plaît.

Sans déplacer la posture de son corps las, elle prit sur la commode, la
_Vie de saint Omer_, et l'ouvrit au moyen d'un signet couleur d'orange.
Elle allongea son annulaire orné d'une croix en turquoises dans la
marge; et le jeune homme approcha le sien devant la première lettre du
paragraphe. Mlle Alviña dit quelques mots qui tremblaient. Les deux
doigts s'accolèrent sous allure de souligner le terme essentiel de la
phrase. La lectrice et le lecteur les considéraient, ainsi que la figure
de leur embrassement: deux corps lilliputiens, l'un et l'autre souples,
celui-ci plus pâle avec un ongle de nacre étroite et carrée, celui-là
plus gris avec un ongle large et ogival.

Certains frissons légers coururent des extrêmes phalanges à leurs
épaules. De la jeune fille, l'odeur puissante, humide et suave des roses
rouges émana. Leurs paroles ne s'achevaient plus. En tournant une page,
les surfaces de leurs mains se frôlèrent; et Dolorès, traversée d'un
frémissement, secoua son cou moite. Omer appréhenda le danger. Sa
poitrine et tout lui-même vibraient, se tendaient. La rage de son désir
grandissait en dépit de son vouloir. Devant ses yeux, le livre parut
s'évanouir. Tout se fondit dans une brume trépidante, où persistait
seule Dolorès; et l'éclat de ces yeux tressautait. Elle approfondissait
ses pupilles comme pour en faire des puits de passion qui le pussent
engloutir. Les spasmes de ces regards fugitifs et revenus éblouissaient
Omer. Elle le pénétra par ses odeurs de roses rouges, par les lueurs de
ses yeux, par la clarté de sa robe, comme le soleil pénètre l'ombre
d'une ville jusqu'alors endormie dans les brouillards froids. Elle lui
traversait la poitrine par la lame fulgurante de son amour. Une bête en
lui bondissait qui devint maîtresse, et saisit les bras de la jeune
fille.

--Omer, vous m'aimez?... soupira-t-elle...

--Oui..., oui..., oui..., insuffla-t-il dans les baisers qui meurtrirent
le fruit de cette bouche chaude et douce.

Elle lui jetait au cou ses bras de satin; elle écrasait contre lui les
globes de sa poitrine rude. Un tourbillon de folie brûlante les noua.
Leurs langues se connurent et s'entrelacèrent dans le goût onctueux de
leurs salives. Ils demeuraient ainsi, à genoux, ensemble, sur le
prie-dieu. Les paupières de la jeune fille se fermaient. De longues
secousses l'ébranlèrent. Il dut la soutenir par la taille. Et deux
larmes vinrent à sourdre entre les beaux cils noirs pour couler, gouttes
de lumière, contre l'incarnat duveteux des joues. Dolorès, alors,
s'affaissa, mollement.

Omer l'eut ainsi dans les bras, toute pâmée, la bouche ouverte sur les
dents humides. Et ce lui fut soudain un fardeau qui froissait les
broderies de ses deux gilets. Il redouta qu'on le surprit dans ce
désordre. «Suis-je lâche devant mes instincts! pensait-il encore. Me
voilà déloyal à l'égard de cette pauvre fille, ou contraint de briser ma
vie pour elle... Cette minute est, de toutes manières, ma
condamnation...» Doucement, il relevait le poids de cette belle créature
dont l'extase souriait à du divin.

--Enfin..., murmura-t-elle..., l'ange que j'ai prié, l'ange est descendu
jusqu'à moi...

Et, se dégageant, elle enfouit sa tête dans ses mains pour réciter à
voix fervente l'_Angelus Domini annuntiavit Mariæ_...

Des pas furent entendus. Il s'écarta, furieux contre lui-même; et
rectifia les lignes de ses deux gilets boutonnés l'un sur l'autre, selon
la mode. Quand Denise fut entrée, curieuse de leurs gestes, il s'esquiva
sous un prétexte fortuit.

Incapable de prendre une résolution, il n'eut plus qu'à se condamner
pour tant de faiblesse. A table, Dolorès ne parut point. La générale
l'excusa: malaise de fillette troublée par une émotion imprévue. Elle
n'en dit pas davantage, mais appela son frère à sa gauche, et commanda
qu'on servît le vieux corton qu'il aimait. A cet ordre, qui fut un
signal peut-être, l'oncle Augustin se prit à rire finement, et frotta
ses mains. Denise vanta les talents d'Omer à Delphine de Praxi-Blassans
qui doutait. Oui: sous le charme de son éloquence ardente et juvénile,
il tenait quotidiennement les juges.

--Il m'est revenu, confessa la religieuse, que tu avais défendu le
chanoine Delaroche contre les crimes hypocrites des Jacobins; mais, le
lendemain tu développais les plus détestables opinions pour sauver de
justes châtiments les vilains sires du parti bonapartiste et
révolutionnaire. Pourquoi ne manges-tu pas de cette tourte? Elle est
parfaite.

--La justice doit être égale pour les uns et les autres, ma cousine. Je
tâche de me conformer à cette prescription du droit romain...

La bernardine riposta que l'on détruisait les principes dans l'âme du
peuple en épargnant les impies et les fauteurs de scandale. Que c'était
là rendre des forces au parti des Régicides. Denise interrompit cette
dissertation niaise par des cris de joie sincère proférés à tous propos.
Dolorès l'emportait sur Elvire. Cela l'enthousiasmait. Elle contint
difficilement son envie de révéler tout.

--Mon neveu, vous devez bientôt songer à faire votre personnage dans le
parti constitutionnel... Il faut profiter de la sympathie qu'on vous
témoigne partout..., déclara le général Héricourt... Jamais je ne vis un
jeune homme aussi doué pour séduire, n'est-ce pas, Dubourg? Eh: votre
verre est vide...

--Son courage froid, et son éloignement des passions extrêmes,
provoquent l'admiration de ses amis. Pour les jeunes étudiants qui
suivent les cours de M. Cousin et de M. de Tracy, il est en quelque
sorte le type du nouveau légiste, le prêtre sévère de la Loi...

--Mon oncle Edme en me conduisant à Rome m'a rendu le plus grand
service. J'ai respiré l'odeur de la vertu latine... Et je m'en suis
quelque peu fortifié, dit modestement Omer. Il faut remercier de mes
petits mérites le capitaine Lyrisse...

--Je le verrais avec plaisir, accepta le général Héricourt; et puisqu'il
a des susceptibilités ombrageuses, j'irai lui rendre visite, le premier,
rue de Verneuil, s'il le désire...

--Ah! mon oncle, la bonne parole que voilà! Je vous baiserais les doigts
pour ce mot...

--C'est dit. J'irai lui faire ma visite de réconciliation... Et je veux
boire incontinent à sa santé... Baptiste, versez l'Aÿ...!

Incontinent Denise proposa de réunir à un grand dîner, dans son hôtel,
le général Pithouët, le capitaine Lyrisse, même l'introducteur du
carbonarisme en France, le docteur Buchez, avec MM. Laffitte, Casimir
Perier et le jeune comte de Montalivet. L'oncle Praxi-Blassans amènerait
aussi M. Hyde de Neuville. Dubourg promit de décider Lafayette à venir.
Tous ces messieurs appartenant aux comités philhellènes, ils ne
pouvaient que se rendre à une invitation faite par l'un des généraux qui
avaient, au ministère, savamment organisé la campagne de Morée. Denise
battit des mains:

--C'est mon joint!... Ah! M. le comte que vous avez d'esprit! Grâce à
vous qui prononcez la parole sage, nous voilà tous sur le terrain de la
Grèce. Bien des mains jusqu'alors ennemies peuvent s'étreindre. Tous les
cœurs nobles et généreux seront là-dessus d'accord... Et mon frère
aura beau jeu pour exercer son éloquence à l'antique.

Jusqu'à la fin du repas il ne fut question que de cette fête: elle
assemblerait adroitement les membres notables des partis enclins à
s'unir pour déjouer les manœuvres sournoises du Polignac et de la
Congrégation. La place que sa sœur et son oncle lui réservaient dans
la nouvelle aventure tenta l'ambition d'Omer. Frayer avec M. Laffitte,
M. de La Fayette, M. Hyde de Neuville, ce lui parut une gloire soudaine
et profitable. Dolorès et son amour l'aidaient tout à coup fort
proprement. Il chercha le moyen de louvoyer quelques semaines entre Mlle
Gresloup et Mlle Alviña, de façon à ne perdre ni la fortune de la
première, ni l'utile amitié du général Héricourt que dispensait la
seconde. Un peu de sa colère contre lui-même s'apaisa.

L'amante était au salon quand on y revint, après les liqueurs. Elle le
salua d'un œil chaud et languissant. Son flacon de sels reposait sur
le guéridon turc. Elle écrivait sur des tablettes un sonnet interrompu.
Omer courut s'informer du malaise. Delphine de Praxi-Blassans qui
soupçonnait quelque galanterie entre eux, et la blâmait d'une moue
sévère, s'installa dans l'ottomane, surveilla, conseilla de nouveau six
semaines de retraite au cloître. Les jeunes personnes sujettes aux
vapeurs se trouvent bien, à l'ordinaire, d'y vivre selon la régularité
des canons, au bon air de la campagne. L'âme et le corps se retrempent.

--Je gage qu'elle ne tient guère à quitter Paris, pour le présent,
déclara Denise en éclatant de rire...

--Mlle Alviña, cet après-midi, se disposait à partir en ma compagnie.
Elle a changé de caprice. Tant pis, ma foi... Une jeune personne très
jolie fait difficilement son salut dans le siècle... Abandonnerez-vous
Dieu, ma mie?

La religieuse servit les intentions d'Omer en s'obstinant à la convertir
mieux. Elle tira son chapelet d'agathe, sa bonbonnière à sucre candi,
ses deux mouchoirs, un médaillon sous verre du Sacré-Cœur, et
développa méthodiquement un sermon en dix points sur les félicités de la
foi. Son profil sec, livide autour de l'œil, brun sur la joue creuse,
ne s'arrêta point d'approuver ses phrases, en se balançant avec l'armure
de la cornette et du voile noir. Omer n'eut qu'à jeter des regards
sentimentaux vers sa poétesse que ne parvint pas à délivrer la générale.
Sans cesse, Dubourg appelait Omer dans le conciliabule qu'il formait
avec l'oncle Augustin pour arrêter les principes de l'entente politique
entre constitutionnels, libéraux, doctrinaires et carbonari. Survint
ensuite le jeune comte de Montalivet svelte et grave qui baisa les
doigts de la générale. Sa _Lettre d'un jeune pair de France aux Français
de son âge_ lui valait de la réputation. Il était de ces gens heureux à
miracle dont le public admire tout de suite la moindre production, et
qui ne négligent rien de l'intrigue pour obtenir cette faveur. Bien
qu'un peu raide et hautain il ne manquait pas d'affabilité. Sur la loi
de Rome, les deux jeunes gens rivalisèrent, logiques. Ensuite M. de
Montalivet attaqua la Cour...

--Son Altesse, la duchesse de Berry qui danse les pieds en dedans, a
toutefois l'esprit le plus léger, et léger jusqu'à l'inconvenance. Il y
a deux ans, je l'ai vue, sur les marches de Saint-Roch, dans la posture
la moins digne, regarder l'émeute qui défilait. Une autre fois, à
Saint-Cyr, la famille royale passait en revue le bataillon. Devant un
élève d'assez bonne taille, voici la princesse qui s'écrie: «Mâtin le
beau garçon»; et le regarde partout. Cela fit l'effet le plus déplorable
parmi tous ces jeunes gens, Monsieur!... Le roi est trop bon. Ses
conseillers le trompent et sa famille le compromet.

Répondant au comte Dubourg, il laissa percer la méfiance à l'égard des
sociétés secrètes. Omer se hâta d'en exagérer les ridicules, d'en blâmer
les cérémonies et les règlements. Parfois sincères et parfois affectées,
les deux paroles s'approuvèrent. M. de Montalivet discourut avec soin
les ongles en l'air, les jambes croisées, et en savourant sa précieuse
salive, au cours de brefs silences. Pour l'avaler, il fermait les
paupières, afin de se recueillir sur cette volupté toute personnelle. Il
se vanta d'avoir triomphé aux élections par le moyen de la Société
«Aide-toi, le ciel t'aidera», dont il faisait encore partie avec M.
Guizot, mais qu'il déplorait de voir suivre les impulsions excessives
données par Godefroy Cavaignac, Armand Carrel et Bastide. Il lui
préférait l'union pour «La Morale Chrétienne» où se rencontraient M. de
Barante, M. de Rémusat, M. Villemain, les Benjamin Delessert, et
certaines personnalités de la haute bourgeoisie. Il pressa bientôt Omer
d'y entrer, en lui vantant les occupations de ses membres. Il voulut
même inscrire, de suite, son nouvel ami dans le comité travaillant à
l'abolition prochaine de l'esclavage. Omer se déroba: son grand-oncle
Joseph utilisait les esclaves dans les plantations de Java qui
constituaient à demi la fortune du général Héricourt et de ses parents.
Moqueur, celui-ci prêtait l'oreille. Les comités pour l'interdiction de
la loterie et des jeux, pour l'invention d'un système pénitentiaire
parurent plus dignes de leur attention. M. de Montalivet le nota.

Cette conversation nécessaire retint le jeune avocat loin de l'espagnole
qui souffrait d'entendre Delphine de Praxi-Blassans, et ses propos
édifiants. A peine avait-il pu les rejoindre, selon les prescriptions de
la pitié et de la politesse, Dubourg lui vint représenter que maman
Virginie et le capitaine Lyrisse devaient les attendre rue de Verneuil,
à la table de whist. Omer aperçut un papier très menu dans les doigts de
son amante, et qu'elle tenta de lui glisser. Il jugea meilleur de
feindre ne pas l'avoir vu; et prit congé sans autre signe d'amour qu'une
œillade.

«Ouf, je m'en tire mieux que je ne l'espérais!» pensa-t-il dans la rue.
Dubourg, aussitôt, le confessait. Omer exposa toute sa faiblesse.

--Que comptez-vous faire?...

--Subir les conséquences de ma faute, répondit-il sans y croire.

--Malheureux! Arrêtez. Rien ne prouve qu'elle soit irréparable... Vous
avez, à cette fille, donné un baiser et non pas un enfant. D'abord
laissez-moi me convaincre auprès de mon ami Gresloup que l'instabilité
de votre fortune inquiète réellement la mère d'Elvire. C'est là le point
important... Je soupçonne le général Héricourt d'avoir forcé la note...
De la prudence... N'agissez pas en étourneau... Soyez juste assez
galant, auprès de Mlle Alviña, pour que Madame votre sœur vous mette
le pied à l'étrier, et vous aide à enfourcher le cheval de l'opposition
Martignac... Ensuite on verra...

--Est-ce un conseil de soldat?

--Non, c'est un avis de diplomate..., riposta le général-comte, assez
bourru pour avoir été ainsi blâmé de façon indirecte. Nous avons affaire
à des diplomates et non pas à des hussards... Souvenez-vous d'avoir été
jésuite un tantinet, comme je me souviens moi-même d'avoir été chouan...
Au surplus il n'est pas sain, pour un jeune homme, de rester ainsi sur
sa faim, quand on a tenu dans ses bras une demoiselle un peu chaude.
Allons faire une diversion chez de bonnes garces... Cela tous rendra les
idées nettes. Mme Héricourt et le capitaine liront un peu plus de _La
Quotidienne_ et du _Courrier Français_.

Dubourg connaissait un endroit dans la rue d'Anjou. Là des enfants bien
fardées essayaient aux Messieurs dans l'arrière boutique, puis à
l'entresol, les gants trop parfumés d'un magasin somptueux. Une brune se
déshabilla pour Omer, dans un réduit obscur qu'encombrait un large sofa
de soie tachée. A la lueur de la chandelle, il troussa la créature. Elle
fleurait le patchouli et la pommade, elle avait les ongles noirs et les
seins graisseux; mais avait du goût pour son emploi. Ruant de la croupe
sur le meuble vétuste qui craquait, elle ne prêta cependant que
l'illusion très relative de posséder la belle Dolorès Alviña. Néanmoins
Omer en acquit du contentement. Au retour, il écouta mieux les
exhortations cyniques du général-comte; il se permit d'en rire. En
lui-même il réfléchissait à des moyens.

Mme Héricourt interrogea son fils avidement.

--Il m'a paru.., dit-il.., que Delphine de Praxi-Blassans offrait le
voile à l'amie de ma sœur. Sied-t-il de vouloir l'emporter sur Dieu,
dans le cœur de cette jeune fille? Et m'inviterez-vous encore à ravir
au Seigneur une telle épouse?...

--Je n'ai rien ouï dire de semblable. Dolorès ne pense à prendre le
chemin du cloître que si la Providence le lui ordonne, en lui
retranchant l'amour qu'elle espère.

--Delphine pense là-dessus différemment. Elle a fort entrepris notre
Espagnole..., à tel point qu'après le dîner, je n'ai pu l'aborder pour
lui rendre mes devoirs.

--C'est vrai..., dit le général-comte... Cette enfant a l'esprit frappé
par les religieuses. C'est une bien lourde responsabilité que de
traverser les desseins de Mlle de Praxi-Blassans...

--Que voilà donc une grande nouveauté!... s'écria Mme Héricourt en
écarquillant ses yeux dans ses paupières fripées. Il faut alors que tu
aies désespéré Mlle Alviña...

--Dieu m'en garde. Mon désir est de ne lui déplaire en aucune façon. Je
l'aime avec le cœur et les sens; si je suis encore loin de la chérir
avec mon esprit même...

--Hélas c'est justement ce qu'il faudrait: que tu l'aimes avec
l'intelligence de ton devoir chrétien.

--Vous vous méprenez sur ses pouvoirs, ma mère: Dolorès inspire le goût
de la passion et non pas celui du devoir...

--En ce cas peut-être aurais-tu de bonnes raisons pour ne pas demander
sa main.

--Ce me semble.

--Faudra-t-il que tu me convainques toujours de ce qui me paraît fâcheux
d'abord?

--Ma chère maman, saurais-je vouloir vous désoler?

--Je parlerai de tout cela, demain, avec Delphine.

--Autant que j'ai pu comprendre les paroles détournées de Mlle Alviña,
le cloître l'attire. Qui sait, ma chère maman, si le Seigneur n'a pas
voulu, qu'à défaut de moi-même, vous lui consacriez cette âme innocente
pour accomplir votre œuvre de sainte veuve.

--Dieu t'entende! dit Mme Héricourt soudain illuminée de foi.

Assis sur un carreau de velours, le jeune homme tenait dans ses mains,
qu'il faisait douces, celles de sa mère. Elle considéra ces cheveux
flottant avec élégance contre le haut col de l'habit bleu; cette barbe
légère autour d'un visage brun qu'animait le regard insistant sous de
beaux sourcils noirs unis à la racine du nez. Omer devina qu'elle
s'attendrissait au souvenir de jadis.

--Dis-moi, mon enfant, tu n'es pas mauvais?... reprit-elle brusquement,
après un nuage qui finit de traverser ses yeux clairs.

--Oh, ma mère! fit-il...

--Je crois que tu ne l'es point, en effet...

Lui-même s'interrogea. Non, il n'était pas mauvais. Pour Dolorès le
mariage ne serait-il pas aussi décevant, passé les amours, qu'il le
serait pour lui? Il prévoyait qu'il ne pourrait avoir, en elle, aucune
confiance, dans la suite. Le caractère romanesque ne destine pas à la
vertu. Quelles tristes querelles alors les diviseraient, elle
absolutiste et barbare, lui libéral et latin; elle dévote à toutes les
traditions des chefs qui avaient conquis l'empire romain et construit
sur ses ruines le droit féodal, le droit de la force; lui pieux envers
le dogme de Mithra que ces chefs avaient vaincu, et soucieux de rétablir
le droit de la Lumière. Il était trop le fidèle du principe qui, par la
main des soldats de Bolivar, avait dépouillé, massacré les Alviña.
Jamais leurs sangs d'époux ne chanteraient la même chanson. Au
contraire, il l'apercevait heureuse amante du Christ sanglant, dans le
luxe des chapelles, et fière de servir l'idéal des monarques en
attendant qu'elle épousât un hidalgo valeureux au lit. Qu'un amour
provisoire comptait peu auprès de ces hautes raisons... Le mariage
dépasse en ses fins toutes les passions instinctives; il assume la tâche
d'éduquer l'avenir des nations. Qu'importe, devant cela, le caprice des
sens?

--Je ne suis pas mauvais, ma chère maman, je ne le suis pas?... dit-il
en baissant les cils.

Aux coins de la cheminée de pierre, l'oncle Edme et le général Dubourg
réprimaient, en se regardant, le sourire inscrit dans les commissures de
leurs lèvres ironiques. «Ils me croient rusé, soupçonna-t-il.»

Avant de gagner sa chambre Mme Héricourt demanda qu'au lieu d'attribuer
la part ordinaire de son revenu aux dépenses communes de l'hôtel, on lui
permit d'en disposer. La maison d'enseignement scientifique fondée par
Édouard de Praxi-Blassans lui semblait digne d'être secourue; et,
puisqu'elle comptait faire une longue retraite dans le couvent de
Delphine, pendant deux mois, elle ne coûterait rien à Paris. Le
capitaine Lyrisse discuta la proposition sans l'adopter.

Ce le mit en assez méchante humeur. Aussi dès que son neveu lui eût
annoncé la visite du général Héricourt qui voulait obtenir des
renseignements militaires sur l'armée turque et sur l'algérienne, le
demi-solde lâcha le torrent de sa colère contre les Judas de 1814 et
1815. Il fallut que Dubourg invoquât les motifs de politique supérieure
pour le persuader sur l'urgence d'une réconciliation.

--Dire que ce Jean-f...-là va venir ici, chez moi, narguer un homme
d'honneur. Mille et mille tonnerres! Tu sais, je lui...

--Mais non, fit Omer.

Et il s'évertua, pendant une bonne moitié de la nuit, à démontrer que
Marmont avait, en mars 1814, conduit ses troupes non pas à Louis XVIII,
mais au Gouvernement Provisoire, qu'à cette heure-là, le Tzar ne voulait
pas encore des Bourbons et préconisait Bernadotte, comme en 1813 il
avait, à Dresde, préconisé Moreau. Talleyrand, par ses manigances et ses
marchés sournois, avait tout changé, contre l'attente de la plupart. Or,
l'oncle Augustin avait obéi à ses chefs directs, selon la discipline, et
quitté Napoléon, sur le conseil des philadelphes, des jacobins, de La
Fayette lui-même, aujourd'hui Maître-Elu de la Haute-Vente des
carbonari... Le capitaine Lyrisse ne voulait rien entendre. Quand il sut
que le général lui proposerait la réintégration dans les cadres de
l'armée, avec un emploi dans l'état-major de Morée, le capitaine refusa
tout net...

--Saperlotte, mon neveu, tu ne comprends donc rien aux choses. Moi,
recevoir les ordres d'Augustin, si cet état-major part pour l'Algérie!
Moi?... Tu es fou!

Le lendemain, Omer jugea convenable d'assister à l'entrevue afin de
prévenir l'orage. Lorsque le général entra dans le cabinet jaune, il
fut averti d'être patient; puis le jeune homme alla chez le demi-solde.

--Qu'il sache bien que c'est pour la Grèce et la Charbonnerie
seulement...

--Comment ne le saurait-il pas, mon oncle?... L'amènerai-je ici?

--Tu n'espères pas que je vais courir lui tirer les bottes?

Dans la haute pièce où les armes turques rayonnaient, où des selles en
cuir rouge, des brides chamarrées et des étriers d'argent étaient
suspendus, le capitaine attendit, marchant de long en large. Enfin,
debout contre le secrétaire de thuya fermé, les mains derrière le dos,
et les jambes écartées, il salua roidement le général.

--Veuillez-vous asseoir, Monsieur.

De sa voix harmonieuse, délicate et lente, l'autre murmura dans un
sourire à demi moqueur, affable à demi:

--L'armée française vient demander quelques conseils au défenseur de
Missolonghi, au compagnon du colonel Fabvier, à l'ami de lord Byron, à
l'ambassadeur choisi par le Congrès d'Egine pour rapporter ici les
documents d'après lesquels nos ministres décidèrent de mener à bien la
tâche glorieuse que vous aviez entreprise dans la malheureuse patrie de
Thémistocle et de Platon... Ils ont enfin admis les idées généreuses au
nom de quoi vous aviez d'abord, et avant tous, risqué votre vie. Je
m'honore de continuer une pareille œuvre. Les Russes, vous le savez,
ont franchi les Balkans; ils manœuvreront pour envelopper Andrinople.
Il se peut qu'il nous faille les aider... Personne ne pourrait aussi
bien que vous munir le ministère de renseignements sur la tactique des
Turks.

--Monsieur, vous êtes bien honnête!

Le général salua en accentuant le sourire.

--Je parle avec sincérité de sentiments que tous partagent, parmi les
officiers et les gens de cœur.

--Vous avouez enfin que nos folies avaient du bon maintenant que vos
maîtres les ont approuvées. Je vous en remercie. Charles X obligé de
mettre ses divisions au service des rêveries que les instigateurs des
complots militaires et les carbonari propagent depuis dix ans!... Ce fut
là chose fort surprenante... hein?

--Vous avez raison, capitaine, d'être fier... A votre place, je
m'enivrerais de mon triomphe.

--Ah, Monsieur, que n'étiez-vous des nôtres alors qu'il y avait péril à
cela!

--Monsieur, je choisis mes dangers... Il en est auxquels je ne me dérobe
point. Il en est même auxquels je dérobe les autres..., à l'encontre de
mes intérêts...

Le général, sans élever le ton, avait dit ces mots assez fermement.
L'oncle Edme rougit fort, et sourcilla. Toutefois il se contint.

--A ce propos, laissez-moi vous remercier des démarches qui, lors du
complot Berton, me permirent de gagner l'Espagne constitutionnelle. Je
n'avais pas eu, depuis, l'occasion de vous témoigner ma reconnaissance,
sauf sur la rive gauche de la Bidassoa où j'eus le regret de vous mettre
en joue, tandis que sur la rive droite vous faisiez tirer à mitraille
contre le drapeau tricolore, contre le colonel Fabvier, contre mon père
et contre votre serviteur.

--Ce sont-là de facheuses extrémités auxquelles la discipline nous
réduit parfois... Bah! nous voilà hors de peine, l'un et l'autre. Tant
mieux!... N'y pensons plus... Ces tubes-là portent loin?

Il montrait un fusil de janissaire incrusté de coraux. Les deux soldats
dissertèrent longuement sur les choses de leur art; le général fort à
l'aise, pacifique et faisant luire au soleil sa botte vernie que le
sous-pied d'un pantalon collant étreignait; le demi-solde ironique en
ses allusions aux grades et aux honneurs indus dont jouissait le suppôt
de Marmont. Il l'appelait: «Monsieur!» sans lui accorder d'autre titre.
Toutefois ils en vinrent à parler de leurs souffrances en Russie, puis
du général Lyrisse, décédé si tragiquement dans l'auberge de Falmouth.
Ils se rappelèrent la mort de Bernard Héricourt et comment ils avaient
recueilli son dernier souffle, sous le canon de Presbourg.

--Ah! qu'est-ce que de nous.., fit le général! Et ce grand garçon qui
joue à l'avocat libéral, qui se compromet autour des barricades, c'est
l'enfant dont il nous montrait la miniature dans la guérite de
Friedland... Vous vous rappelez? Il faisait un diable de temps.

--Voilà mes deux oncles aux prises avec leurs souvenirs.., cria
joyeusement Omer.

Dès cet instant, les adversaires se départirent de leurs rancunes
apparentes. Le capitaine promit de rédiger un mémoire sur la portée du
tir dans l'armée turque, sur les mouvements tactiques de l'infanterie
égyptienne, et sur ce qu'il avait ouï dire des forces que le dey d'Alger
utilise. Ils se quittèrent sans trop de froideur.

--Je vous porterai ce mémoire en vous rendant votre visite.

--Je vous serai bien obligé, capitaine. Vous serez toujours le bienvenu
chez votre nièce Denise. Vous n'y trouverez que des amis de la Grèce et
de ceux qui la défendent. A l'honneur de vous revoir, avenue lord Byron.

--Il a une qualité, cet animal: il ne dissimule pas. J'aime ça...,
conclut l'oncle Edme lorsqu'Omer après avoir reconduit le général, l'eut
rejoint... Malgré tout, il garde son caractère de soldat.

--Et nous lui devons votre chère tête.

--C'est d'ailleurs vrai. En 1821, elle a rudement branlé sur mes
épaules. S'il ne s'était mis en frais de démarches avec Praxi-Blassans,
les mouchards m'auraient cueilli à la Rochelle avant que je n'eusse mis
le pied sur le bateau...

--Et puisque vos idées se rejoignent à présent sur le rivage du
Péloponèse et sur celui d'Alger.

--Laisse-moi travailler à ce mémoire. Je prétends lui en remontrer...

Fiévreux, le capitaine abaissa le panneau du secrétaire, attira
l'écritoire et une main de papier. Aussitôt il s'empressa de tailler à
grands coups de canif une plume d'oie.



V


Le 1er novembre 1829, après avoir entendu trois messes et communié en
mémoire de son frère Bernard, la comtesse Aurélie passait dans la
tristesse le jour anniversaire des Morts, comme elle avait coutume
depuis dix-neuf ans. Mme Héricourt, et son fils la trouvèrent faubourg
Saint-Honoré dans la chambre jadis habitée par le cavalier de la
Révolution, quand il attendait à Paris les ordres de route pour la
campagne de Hohenlinden. Le sanctuaire était en apparat. Sur le guéridon
précieux, pavé de jade, de malachite et d'onyx en fragments conjoints,
reposait l'exemplaire de _René_ que des feuilles mortes gonflaient entre
les pages. Tout contre, embrouillé dans ses mèches brunes, le visage du
dragon brillait entre deux épaulettes d'argent soigneusement peintes par
le miniaturiste. Le placard ouvert montrait une esquisse au pastel,
celle de la fillette en bas bleus, assise à terre, et qui souffrait par
l'angoisse de ses yeux clairs, la grimace de la bouche. Le dessin en
était sommaire, mais il exprimait avec perfection la détresse tragique
de cette enfant.

--Il y a beau temps que j'ai cessé d'être à la ressemblance de cette
petite Bavaroise effrayée par les dragons de la République... dit la
veuve en comparant à cela son image que reflétait le miroir du trumeau.
...S'il vivait encore, mon pauvre Bernard s'étonnerait bien de m'avoir
recherchée, en raison de ce mérite. Je ne lui rappellerais plus son
péché de guerre... comme tu dis, Dieu me pardonne!

--On change hélas! répondit la comtesse. Ta fille fut toute pareille à
cette jeune étrangère vers seize ans. Qu'a-t-elle gardé de cela. Pas
même les cils sombres, les yeux clairs que chérissait ton mari. Les uns
se sont dorés, les autres se sont assombris à cause de leur malice...
Denise est une jolie dame, tout autre à présent. Je ne vois qu'Elvire
Gresloup dont les yeux d'Angleterre et les cils noirs, la fraîcheur du
teint rappellent la figure du portrait que dessina mon frère.

--C'est vrai!... Seigneur! s'écria Mme Héricourt... Ah, ma bonne... Mais
c'est vrai!

La veuve joignit les mains. Fort émue, elle tomba sur une chaise, et
resta muette. Omer examinait l'œuvre médiocre. Il essayait d'y
reconnaître des analogies précises. Sans doute, cette même candeur dont
la teinte azurée pare les yeux des vierges, luisait sous les paupières
d'Elvire, sa fiancée. La lumière de son regard attentif traduisait
cependant une force que n'avait point certes possédée cette misérable
enfant du pays germanique, douloureuse et meurtrie.

--Ah! mon fils, s'écria Mme Héricourt. Ce besoin d'aimer Elvire, tu l'as
dans le sang! C'est le penchant invincible de Bernard pour les yeux
clairs et les cils sombres! Ton père guide ta passion même, malheureux!
Et tu es perdu pour mon cœur. Je n'espérerai plus maintenant, même au
fond de moi, que tu prennes, un jour, la soutane. Pardonnez-moi,
Seigneur, car vous m'avez faite moins puissante que les morts!

Elle soupira cette prière dans un sourire de navrance et de déception.
Omer eut haussé les épaules. Quel rapport subsistait vraiment entre la
physionomie de cette paysanne allemande aimée de son père, quelques
semaines ou quelques heures aux champs de conquête, et la suave Elvire
Gresloup, son Eloa, de pensée peut-être redoutable sous l'allure d'un
ange, tantôt naïf et blanc comme ceux du Giorgione, tantôt somptueux et
puissant comme ceux du Véronèse. Il ne distinguait rien qui apparentât
les deux filles. En vain essaya-t-il de contredire. La tante Aurélie ne
l'approuva guère. Elle jugeait que Mlle Gresloup portait, à la figure,
le signe des yeux clairs et des cils sombres chéris du colonel
Héricourt.

--Oui, oui, mon frère t'a commandé cette affection, Omer! Tu es le moyen
qu'il a choisi pour se survivre...

--Y pensez-vous, ma tante?

Pourtant il se rappelait les vigueurs inconnues, intimes, émanées du
plus profond de son être, et qui avaient surgi, toujours, pour vaincre
sa lâcheté naturelle, à l'heure du péril.

--Comment le nierais-tu? ajouta la veuve. Vois comme, outre ton père,
mon aïeul même, oui, le vieux Lyrisse, ton parrain, le franc-maçon
terroriste, regagnent sur toi, sur nous chaque instant, du fond de la
tombe. Praxi-Blassans et moi, n'avions-nous pas vaincu l'esprit de
guerre en toi, lorsque mon frère Edme eût dû fuir en Grèce, après le
complot de Saumur? Avec les Pères de Saint-Acheul et ton précepteur,
nous avions repris ton âme. Tu étais assidu dans la chapelle des
Missions, tu consacrais ton intelligence au triomphe de l'autel. Le P.
Ronsin te confiait déjà de bonnes œuvres pour la plus grande gloire
de Dieu. Un pieux avenir de prêtre, d'évêque même t'était réservé.
Édouard te persuadait de suivre son exemple. Tu l'aimais. Vous ne vous
quittiez guère pendant les vacances. Tu venais de finir tes études de
droit. Tu allais certainement entrer au séminaire. J'étais confiante.
Quel maléfice a fait revenir de Missolonghi mon frère Edme pour payer
tes dettes, t'emmener en Italie chez les carbonari de Rome, acheter ton
âme, t'entraîner dans le parti des demi-soldes, des bonapartistes et des
jacobins?... Qui? Sinon les volontés de mon aïeul et de ton père
servies par Edme. Ah! tout est perdu maintenant. Te voilà chassé de la
Congrégation. Tu obéis au major Gresloup, à ce saint-simonien, à ce
suppôt d'enfer. Tu as risqué ta vie dans les émeutes, au milieu de la
canaille italienne, pour qu'il t'accorde la dot de sa fille... Et moi,
moi, ta mère, tu me rejettes comme une pauvre vieille chienne inutile,
dans un coin de la maison. Oh, c'est fini de pleurer. Ne crains pas que
je t'importune. Quand le Seigneur m'appellera devant ses pieds de
lumière, je n'aurai même pas une âme de chrétien à lui présenter comme
mon œuvre... Les morts m'ont repris tout mon bien spirituel... Les
morts ont vaincu... Tu es possédé par les âmes de Bernard et de mon
grand-père... Et je ne sais rien qui les exorcise... Va donc... Obéis à
tes démons, Lucifer!... Laisse-moi. Tu aurais pu me racheter au Malin...
Tu m'as perdue pour la vie éternelle..., mon fils... Tu m'as retranchée
du ciel...

A voix humble, elle disait les choses. Seulement elle hochait sa tête
blême et rude, elle aspirait, à la fin des phrases, de l'air sifflant
par la brèche de sa denture, ce qui joignait un bruit ironique à son
léger ricanement. Ses bras s'enveloppèrent mieux dans le châle de crêpe
noir; ils tendaient l'étoffe sur ses maigres épaules. Là-dedans elle se
retranchait, s'isolait, en se redressant contre le dossier de la
bergère, les yeux clos.

--Comment le Seigneur te jugerait-il responsable des idées transmises à
ton fils, par l'influence des ancêtres, dit la comtesse? Jésus défend
d'accuser autrui. Et les pauvres morts pourquoi les accuserions-nous?
Bernard voulait tant que ta Denise épousât mon Édouard. Justement elle
refusa, parce qu'elle avait reçu en héritage le caractère d'un guerrier.
Elle préféra le général qu'est Augustin. Elle ne recula pas devant l'âge
de son oncle, pour l'épouser. Tu vois. On ignore ce que peuvent nos
volontés les plus ferventes. Seul Dieu sait le mystère de nos destinées.

--Peut-être as-tu raison, ma bonne, concéda Mme Héricourt..., car elle
craignit de pécher en l'incommodant par son désespoir et par sa colère.

Elle s'efforça de paraître indulgente. Omer se défendit encore de
reconnaître quelque ressemblance entre Elvire et la fille du pastel. Mme
Héricourt l'accusa de dissimulation. Même gaiement, elle plaisanta les
inadvertances des amoureux; elle affecta de s'attendrir à la mémoire du
temps où la petite Gresloup jouait avec son fils, collégien, puis
étudiant; enfin, et c'était là sa malchance de veuve éprouvée par le
Seigneur, elle regretta qu'il n'eût pas été séduit par Dolorès. Mlle
Alviña ne dépendait point, elle, de parents jacobins ni athées. Bonne
catholique, elle gardait l'ardente foi des Espagnoles. Fallait-il ne
plus disputer à Dieu cette jeune fille intelligente et belle à souhait?

La tante Aurélie réprouva cette claustration probable. Elle sembla prête
à pleurer, comme sur elle-même. Denise n'assurait-elle pas qu'en
apprenant les fiançailles d'Omer et d'une autre, son amie deviendrait
folle? Elvire, orgueilleuse froide et très jeune supporterait mieux une
rupture. Omer s'impatienta. De telles alarmes pour exagérées qu'elles
fussent, confirmaient ses propres appréhensions. Obsédée par la générale
Héricourt, par l'oncle Augustin qui avaient leurs vues sur la Banque
d'Artois, Dolorès, dans l'aspiration à ce mariage, employait toute la
fièvre de sa vie chaude. Le jeune homme railla les cent petits drames
ridicules qu'elle suscitait, qui l'exaspéraient lui. En manière de
vœu, elle ne mangeait plus ni fruits, ni gâteaux, ni mets agréables,
afin que la sainte Vierge changeât la prudence d'Omer en ferveur.
L'amoureuse passait toujours de longues heures à genoux devant les
autels, en compagnie de Mme Héricourt. Elle faisait ainsi, du matin au
soir, des stations dans les églises de Paris, sans omettre une seule, et
brûlait, en toutes, des cierges. Devant la statue de Saint-Omer, dorée,
bariolée, presque de taille humaine, les bougies flambaient toujours,
dans sa chambre, sur la commode qui servait de piédestal à l'évêque de
bois.

Si elle apprenait ce culte, Elvire en concevrait de l'ennui. Elle
accuserait Omer de ne pas décourager la sotte, de se complaire à
renforcer cet amour par trop de politesse. Là-dessus, Mlle Gresloup ne
farderait point son sentiment. Si elle ne doutait pas de la constance
jurée par son Lucifer, elle jugerait cruel le jeu d'abuser un pauvre
esprit romanesque. Surtout il était à craindre que la tendresse
méticuleuse de sa mère n'intervint pour retarder le moment des
accordailles.

Or, Mme Gresloup plaignait, devant les visiteurs, la santé de son
enfant. Elle avait encore appelé le médecin, avec sa lancette et le plat
aux saignées dans la villa de Meudon. Depuis, elle se lamentait
doucement, parlait d'Elvire comme d'une œuvre fragile que heurterait
trop rudement la caresse d'un mari. Elle devait même avoir usé de son
influence sur le major. «Vingt femmes valent mieux qu'une pour un jeune
fashionnable de votre âge, mon cher!» avait-il déclaré, la pipe à la
main, entre deux bouffées de tabac, un jour de passage à Paris. Omer lui
vantait la douceur de la vie conjugale, les joies qu'une belle épouse
amènerait dans la demeure négligée par le fanatisme de Mme Héricourt, le
plaisir et l'utilité de recevoir des amis politiques autour d'une table
bien servie et que préside une personne avenante, gracieuse, fière de
son rôle social, enfin le devoir de consoler une mère si triste, et que
la présence d'une bru charmante égayerait sûrement, guérirait,
peut-être. Cette rhétorique pleine de précautions oratoires ne tira
nulle invite du major adossé contre le socle de Virgile. L'hiver,
approchait maintenant. Rien ne permettait de prévoir la réalisation
prochaine des promesses naguère échangées Omer pensa qu'Elvire
chérissait, quoi qu'elle en dit, leur état indécis de fiancés probables,
ces demi-caresses, dans l'ombre, ces baisers à demi-chastes, ces
conversations muettes entre leurs yeux passionnés. Elle estimait
suffisants les aveux des romances qu'elle chantait au piano. Elle ne
souhaitait pas d'autre étreinte que celle de leurs doigts unis
furtivement. Elle se plaisait à l'attente du bonheur, et la préférait au
bonheur même.

Selon Dubourg, M. et Mme Gresloup redoutaient de mettre Elvire à la
merci de Mme Héricourt, de sa dévotion morose, larmoyante et taquine.
Ils ne redoutaient pas moins les spéculations de tante Caroline, que la
puissance amoureuse de Mlle Alviña sur un mari très jeune et sans vertus
profondes, à leur sens. Motifs, après tout, sérieux d'hésitation. Pour
Omer, ce ne laissait pas d'être inquiétant.

Et voilà que la tante Aurélie avertissait Mme Héricourt de ses desseins
sur l'Espagnole. Par mille phrases dolentes, la comtesse le conjura de
la prendre en pitié:

--Omer, tu n'as pas de cœur!

Vivement, il invoqua les théories du comte de Praxi-Blassans: le mariage
est chose plus importante que les passions individuelles; car il fonde
la famille, élément essentiel de l'État. Delphine ne négligeait plus
rien pour convaincre Mlle Alviña de prendre le voile. Devait-il lui, se
poser en rival de Dieu. Omer eût-il ressenti pour l'espagnole un goût
réel, il assurait que ces considérations supérieures l'eussent détourné.
De fait, il eut préféré, dans l'alcôve, aux baisers timides, au corps
virginal d'Elvire, les chairs odorantes et les étreintes fougueuses de
Mlle Alviña, s'il se fut agi de frêles amours. Donc il se jugeait
sincère.

--Je ne dois pas moins sacrifier mes passions à cette espérance du
cloître qu'à la félicité de ma descendance, de ma «gens». Cela seul est
digne de moi.

Alors les deux femmes allièrent leurs discours pour imputer à des
espérances cupides les raisons de l'avocat.

--Je te souhaite d'être, en vérité, et au fond de toi-même, d'accord
avec tes paroles, mon cher enfant, dit la tante Aurélie; sinon tout cela
semblerait vilain... Non, non, j'aime mieux croire que ton père
t'inspira cet amour pour les yeux clairs et les cils sombres d'Elvire,
parce qu'il aima les yeux clairs et les cils sombres de la petite
bavaroise et de notre Virginie... Et tu t'abuses en expliquant avec des
arguties ce que le sang paternel t'ordonne de vouloir.

Elle revenait à sa marotte de vieille amoureuse, maniaque, dévote envers
le souvenir du héros, envers ses reliques, envers le pastel qui formait,
pour ainsi dire, le tableau d'autel dans le placard ouvert. Tripotant
son chapelet aux grains d'ivoire, aux dizaines de vermeil, en un
mouvement machinal et lent, Mme Héricourt déplorait encore que son père
et son aïeul, par l'entremise de son sang, continuassent aussi
d'empoisonner l'âme de son fils avec leurs idées de morts. Toutes deux
refusaient au jeune homme l'illusion d'être lui-même. Et ce l'humilia.
Sans cesse il se rappelait les quelques événements où, malgré la terreur
de sa lâcheté naturelle, une force même pas secrète, la force évidente
de son père, l'honneur, l'avait soudain poussé dans le combat. Il se
revoyait essuyant le feu de l'adversaire, durant le duel avec le neveu
de l'archevêque; plus tard, se dressant, à côté d'Auguste Blanqui,
contre le tonnerre de la fusillade dans la rue aux Ours, et criant:
«Vive la République!» malgré ses mâchoires qui grelottaient; naguère
galopant sous les balles des sbires dans la campagne de Rome. Du fond
du tombeau, le père, le grand-père Lyrisse, et le vieil illuminé
d'Allemagne guidaient toujours ses gestes!

Sa tante et sa mère l'en persuadaient dans cette chambre aux boiseries
grises où l'âme de Bernard Héricourt s'était, durant l'automne et
l'hiver de 1799, définitivement affermie pour les exploits de
Mœskirch, de Hohenlinden, d'Austerlitz et de Wagram. Omer estimait
ses arguments plus médiocres à mesure que l'heure s'avançait.

L'abbé de Praxi-Blassans entra sur le tard. Il jeta son tricorne avec
rage au fond d'une bergère. Sa soutane ouverte laissait apercevoir ses
jambes en culottes de filoselle et ses mollets maigres. Monseigneur de
Quélen avait averti les prêtres et les jésuites de province, convoqués
au palais archiépiscopal, que le ministre garde des sceaux exigerait
bientôt l'application des ordonnances soumettant au régime de
l'Université les établissements d'instruction où dominait la règle de
saint Ignace. Cela traversait tous les desseins d'Édouard. En vue de
multiplier les ressources, au couvent de Horps, il avait établi un cours
de sciences, qui dès maintenant attirait des élèves fort riches.
Beaucoup d'industriels flamands entrevoyaient l'urgence de fournir à
leurs fils les connaissances de l'ingénieur, puisque les fabriques de
sucre de betterave, et les charbonnages allaient acquérir toute
l'importance dans les affaires du Nord. Les ordonnances du ministère
Martignac obligé de satisfaire quelque peu la gauche libérale, tendaient
nettement, par des mesures aussi détournées que prohibitives, à
supprimer le droit d'enseignement pour les Pères. En juin 1828, le
collège de Saint-Acheul et ses annexes avaient par l'article I, été
réunis à l'Université, avec ceux d'Aix, Billon, Bordeaux, Dôle,
Forcalquier, Montmorillon et Sainte-Anne d'Auray. Aujourd'hui le collège
de Horps, à son tour, était menacé.

Parmi ses longues mèches brunes, le pâle visage d'Édouard se convulsait
à chaque invective furieuse qu'il lançait contre Laffitte, Casimir
Perier, M. de Noailles et le Roi lui-même. Quant à l'abbé Mathieu,
c'était un lâche. Ne conseillait-il pas de ployer comme le roseau de la
fable, de laisser fuir l'orage, pour se redresser ensuite? Et le
Provincial de l'Ordre qui baissait la tête devant les grimauds des
gazettes! Édouard avait envie de dépouiller la soutane, d'abandonner son
œuvre, et tout...

--Ne blasphème pas, grand Dieu!... supplia Mme Héricourt.

La comtesse Aurélie, l'attira près d'elle, le fit agenouiller, furieux,
rouge...

--Pour quelques élèves de perdus! Fi donc, mon fils! Paraître en cet
état, devant ta mère, dit-elle! Fi donc!

--Hé ma mère! A quoi bon les idées, le génie même sans l'argent qui leur
permet de vivre et de s'imposer. Je ne puis rien pour mon Dieu, sans
cela: c'est la nouvelle nécessité.

--Tu peux offrir la sainteté de ton existence.

--Ça ne suffit point!... rugit-il en haussant les épaules, en
dissimulant combien cette interruption lui semblait ridicule... La
sainteté contente mon égoïsme qui veut devenir un élu, un bienheureux
titré, honoré, encensé, bercé par les musiques des anges. Oui. Mais
suis-je seul au monde? Il y a la masse des pécheurs qu'il faut racheter,
sauver, qu'il faut éblouir par le miracle! Comment le faire sans le
triomphe de nos œuvres, de mon œuvre? Hein, comment le faire...?

--Notre Seigneur Jésus-Christ se contenta de sa pauvreté et de son
sacrifice.

--Autre temps, autres moyens! En Chine, tous les jours, nos
missionnaires trépassent aussi divinement que Jésus, depuis deux cents
ans, et les chrétiens sont encore en petit nombre là-bas, au milieu des
infidèles. Le sacrifice de sa personne ne suffit plus. Il faut entrer
dans le siècle, avec les armes du siècle. Renoncer à l'argent c'est
compâtir à la faiblesse de notre égoïsme, c'est songer à nous seuls, à
notre individu lâche et soucieux de son unique salut. Mais au contraire,
abdiquer les chances même de ce salut pour conquérir les âmes, pour
remplir d'une multitude fervente les provinces du ciel, dussè-je, pour
cela, mériter le Purgatoire, l'Enfer; voilà la véritable charité, le
grand, le suprême sacrifice. Oui, se damner, s'il le faut afin de réunir
au troupeau du Christ toutes les brebis vagabondes! C'est le souverain
but! Outre nous, il y a les autres, il y a l'avenir, il y a la
descendance des fidèles, héritiers de notre foi...

--Vous l'entendez! conclut brusquement Omer, attentif à ce discours, et
saisi par la vérité nouvelle. Vous l'entendez! il professe comme moi que
nous nous devons à l'avenir de la nation et du monde. Il vous donne les
mêmes raisons de choisir notre devoir. Entre la passion souffrante de
Mlle Alviña, et la maternité triomphante de Mlle Gresloup, je n'ai plus
le droit d'hésiter. L'Église même, par la voix de l'abbé, vous dicte
votre consentement...

En effet Édouard le soutint. Les deux mères et leurs fils discutèrent
longtemps, et ne se convainquirent pas.

--Mais tu n'as plus aucune vergogne assurait Mme Héricourt à son fils...
Comment oses-tu comparer le souci de ta fortune temporelle aux
espérances d'un apôtre comme Édouard...

--Saint François de Sales écrit: «Ayez beaucoup plus d'application à
faire valoir vos biens que n'en ont même les mondains, Philothée. Les
biens que nous avons ne sont pas à nous, et Dieu qui les a confiés à
notre administration prétend que nous les fassions bien valoir... Mais
il faut que notre soin soit plus solide et plus grand que celui des
mondains parce qu'ils ne travaillent que pour l'amour d'eux-mêmes, et
que nous devons travailler pour l'amour de Dieu...»

Ainsi parla l'abbé de Praxi-Blassans, les doigts joints.

--Les biens d'Omer n'iront pas à Dieu, répliqua Mme Héricourt...

--C'est une affaire entre le Seigneur et lui. Mademoiselle Gresloup est
pieuse, par ailleurs!

--Vous tuerez donc Dolorès Alviña!... gémit la comtesse...

--Mais elle n'en mourra point..., déclara le prêtre en riant... Saint
Omer lui trouvera quelqu'autre prétendu si ma sœur ne réussit point à
l'entraîner dans sa pieuse retraite.

Bientôt les deux jeunes gens furent mandés par M. de Praxi-Blassans. Ils
prirent congé de leurs mères prêtes à des oraisons. Omer ne manqua point
de remercier son cousin.

--Tu m'as bien défendu, pour un ennemi!

--Tu restes dans la faction des libéraux... définitivement?

--Mon Dieu, je le pense... La fusillade de la rue aux Ours m'a rejeté
dans le parti de Laffitte et du général Pithouët. Le P. Mathieu m'a rayé
de la liste des probationnaires...

--Il eut tort. Mon père l'a fait savoir au P. Mathieu, bien que lui-même
ne mette plus les pieds aux Missions, et qu'il reçoive en pantoufles,
les courriers d'ambassade chez la tendre Élodie, aux Porcherons. Notre
Provincial est un imbécile, avec sa profonde politique. Il cède où il ne
faut point, sur ces ordonnances de Portalis qui vont miner nos collèges;
et il frappe de travers sur ceux qui, par leurs actes, tout en nous
appartenant, démentaient l'opinion qui nous proclame autoritaires et
tyranniques. Mauvais coup de gouvernail. La pêche miraculeuse va cesser.
J'enrage d'être trop jeune. On ne m'écoute pas. Il faut avoir des rides,
un œil à taie, et des membres perclus pour qu'on vous juge
clairvoyant.

Ils achevaient de descendre les marches de l'escalier intérieur. Un
laquais leur ouvrit la bibliothèque. En habit gris, le comte trottinait,
jetant à travers son lorgnon, des regards aigus par-dessus les épaules
des secrétaires qui, courbés sur leurs pupitres, rédigeaient ou
copiaient. Il pria d'attendre et s'excusa sur l'importance des affaires
que suscitait le blocus d'Alger dont les règles étaient méconnues
audacieusement par les caboteurs des Deux Siciles, de Malte et des
Baléares. De là mille complications internationales. D'autre part la
Grèce et la Turquie lui laissaient peu de repos. Les progrès des Russes
inquiétaient les cours. Les cabinets de Londres, de Saint-Pétersbourg et
de Paris, échangeaient sans interruption, à ce propos d'innombrables
dépêches. M. de Praxi-Blassans rédigeait les paragraphes essentiels de
cette correspondance pour les bureaux de M. de La Ferronays.

--Pour ce gibier d'apothicaires, leur cria la voix de fausset, et il me
laisse tout besogner. N'allez pas l'entretenir des machinations de
l'Angleterre contre le tzar et nous, avant que la purge du matin n'ait
donné tout son effet...! Et si les Russes intriguent au Divan, cela ne
saurait autant lui importer que le pus du séton qui dégorge à son
épaule... Je n'ai jamais ouï dire qu'un malade fût si dégoûtant, encore
qu'il paye de mine, les jours de conseil. Quand je lui porte les
dépêches avec mes minutes, je suffoque tant est grande la puanteur des
tisanes qu'on lui sert à tout instant, jusque dans le cabinet des
audiences... Il appartient aux emplâtres et à la seringue... tout
d'abord... et se tue avec des drogues par peur de mourir... Que non,
l'âge ne fait rien à l'affaire... Il y a belle lurette que je ne tette
plus ma nourrice; et cependant je m'en tiens à me lever tôt, et à boire
de l'eau claire, par-dessus ma confiture de coings... Ce qui ne
m'empêche point de sacrifier à Vénus autant qu'homme du monde... Ah, mon
neveu, que je vous rends grâce de m'avoir obligé, par vos désordres, à
connaître votre Élodie. La gracieuse fille de Cypris! Elle couronne de
roses et de lis mes vieilles années. Sa voix plaisante est comme celle
d'une source. Et quand elle m'appelle du sobriquet qu'elle m'octroie
«Pan, vieux Pan!» il m'apparaît que toute la nature m'engage à lui faire
la politesse par le moyen de cette ondine... Crois-moi, l'abbé, cela
vaut mieux que tes dévotes de confessionnal... qui sentent le cierge et
la poussière... Pouah. On a beau s'apercevoir à tous moments, que les os
se font lourds, et que se lever d'un fauteuil devient une affaire, peu
vous chaut quand on se peut étendre au long d'une demi-déesse toute nue,
et lui faire rougir les oreilles...

Ses petits yeux en extase, il continua sur ce ton, dans le cabinet à
médailles où il les avait conduits. A peine s'interrompait-il pour lire
les pièces apportées par les secrétaires, apposer la signature, faire
sur le travail mille et une remarques désobligeantes, conclues par un
dur et colérique «Allez, Monsieur»; ce dont ne se troublaient pas
autrement ces vieillards grognons, aux bas jaunis vers la cheville.

Le comte s'évertuait à dire son amour, et à triompher là-dessus.
Constamment il inspectait sa figure dans le miroir mural, caressait le
rouleau de ses cheveux gris et soyeux, le long de sa nuque, puis du col
d'habit. Il se réjouissait de sa taille, et de ses jambes en guêtres
qu'il croisait l'une par-dessus l'autre, afin de faire valoir la finesse
de son pied. Il soufflait aussi de l'haleine sur un ongle de la main
gauche et le polissait avec la peau du pouce droit. Ainsi toute sa
personne était active, sans cesse, comme sa parole. Il prêta peu
d'attention aux fureurs de son fils qui lui reprochait ses alliances
avec Martignac, Châteaubriand, et les doctrinaires de Royer-Collard.
Allait-on persécuter l'Église? Il accourait de Flandre pour réclamer des
secours contre Portalis et Vatimesnil qui trahissaient tout à coup la
cause de Dieu. Les Pairs voudraient-ils permettre aux jacobins, aux
révolutionnaires de remporter cette victoire dangereuse pour le trône et
la politique de l'autel?

--Tout beau! Ces messieurs de la Congrégation, six années durant, ont
reçu de nous les moyens de faire paraître les merveilles de leur
gouvernement. Ils ont promis d'imposer silence aux passions. Elles
n'obtempèrent pas les passions, hein l'abbé, ce me semble? Les disciples
de M. de Loyola nous ont gâté plus d'esprits qu'ils n'en convertirent.
Paris l'a déclaré aux élections; et la province l'imite... C'est, par ma
foi, le plus beau camouflet qu'on puisse voir... Il ne s'agit pas
d'exaspérer les gens de boutique, les sacrilèges de carrefour et les
journalistes de soupente, jusqu'à ce qu'ils recommencent leurs excès de
1792. Il faut sauver d'abord la dynastie. Le Saint-Père engage les
évêques à tolérer ces ordonnances...

--Le pape est un pleutre!...

--Holà! Tu me romps les oreilles, l'abbé...! Et je souffre assez mal ces
façons!

Édouard dut se taire. Le comte s'était levé. Il rajustait les pans de
son habit devant la glace du trumeau.

--Madame de Horpsvrahen te dédommagera de ce contretemps, car les
sentiments de ces sortes de personnes sont toujours prodigues envers les
serviteurs de Dieu s'ils ont de la jeunesse un bon visage, et un blason.
Plains ton malheureux père, l'abbé, plains ton malheureux père qui doit
laisser au contraire sur le sein de sa Danaë la trace en argent de
chaque caresse!

Dans la principale vitrine de son médailler, entre les effigies d'or
jaune aux reliefs d'empereurs byzantins, il montra quatre écrins vides.
Provisoirement, il avait dû mettre en gage les pièces les plus rares,
celle même frappée en l'honneur de Basile le Macédonien qui restitua la
principauté de Rascie à l'ancêtre des Praxi-Blassans dépossédé par les
Bulgares. Têtue pour acquérir à la vente publique d'un banquier failli,
une copie de l'_Hiver_ par Falconnet lui-même, la tendre Élodie n'avait
pas souffert de laisser fuir l'occasion. Le comte loua le goût de son
amie et la beauté de la statue, façon de pallier ses largesses
intempestives.

--Elle a transformé son hôtel magnifiquement. Toute chambre y devient
musée... C'est à miracle! Il faut voir le vestibule en rotonde où sont
les tableaux de la Chasse de Diane. La petite y court, pour me plaire,
dans le costume des nymphes. Quant à moi je m'affuble d'une perruque
cornue, et d'un sayon de poils de bouc, à la mode des satyres. C'est le
travestissement qu'y prennent mes amis lorsqu'ils me font l'honneur de
souper avec leurs filles d'opéra... Si vous n'étiez si jeune, Omer, je
vous prierais de nous joindre. Mais nos barbons seraient jaloux de votre
tournure. Sans quoi vous entendriez M. de Montmorency réciter à ravir
ses traductions en vers des odes d'Anacréon, et Monseigneur de Tyr,
couronné de roses, chanter le _Sabot Perdu_, avec les inflexions les
plus drôles qu'un ecclésiastique et un casuiste aient jamais pu moduler,
en compagnie de danseuses et de Pairs.

Indéfiniment le comte discourut de la sorte. Il enviait les cheveux de
son fils qu'Élodie eut aimés, et la taille d'Omer dont elle
l'entretenait encore parfois avec délices. L'abbé ne tira point de
promesses favorables à sa cause. Il ne put qu'entendre confirmer ses
appréhensions.

M. de Praxi-Blassans recommanda, par contre, à son neveu de fréquenter
plus assidûment chez le général Héricourt, de le réconcilier
complètement avec le major Gresloup et le capitaine Lyrisse. Il
convenait qu'un salon mixte fût mis en honneur où se rencontrassent les
forces militantes de l'opposition constitutionnelle, les doctrinaires,
ceux de la faction Châteaubriand-Martignac, les carbonari mêmes. A
ceux-ci les doctrinaires donneraient des gages s'ils l'exigeaient.
L'heure était venue d'allier provisoirement toutes les forces libérales
pour défendre le ministère contre les intrigues certaines des ultras.
Polignac allait revenir de Londres. En acceptant la présidence du comité
de secours pour les Grecs, le général Héricourt offrait un terrain
d'entente à tous les partis, Avenue Lord Byron.

Omer ne se souciait guère de s'y trouver entre Elvire et Dolorès.

Il fit la moue.

--Je ne pense point, mon neveu, que vous vous laissiez embarrasser par
les mômeries de cette petite espagnole, ni que vous permettiez à vos
affaires de cœur de l'emporter sur nos affaires de famille et d'état,
puisqu'il plaît à Dieu de joindre notre fortune aux intérêts les plus
considérables de l'Europe.... Ce serait là une marque de faiblesse
indigne de vos alliances; et par quoi vous feriez trop sentir l'odeur
des petites gens. Je regretterai toujours n'avoir pu vous emmener, avec
moi, à la cour du Grand Seigneur cet hiver. Dans les ambassades, là-bas,
vous vous fussiez décrassé. Je revaudrai cela à M. de La Ferronnays. Ah!
il n'aurait point voulu nommer «un petit avocat compromis dans les
émeutes», ni moi-même qui suis son oncle! Fort bien. Nous glisserons
quelques traverses dans les roues de son carrosse. Pour l'heure, mon
neveu, tâchez de vous tenir droit contre le vent. Songez que la Banque
d'Artois vient d'acheter de la rente, et que les changements de la
politique ont de l'influence sur les cours de Bourse. Aussi bien puisque
les blés de nos vaisseaux ont atteint un haut prix sur le marché de
Falmouth où l'on craignait la disette de la Grande-Bretagne, il vous
siérait peu de réduire les bénéfices de Mme Cavrois, qui sont les
nôtres, en faisant le jeu des spéculateurs à la baisse... Une grosse
partie est engagée. Il faut du bel argent liquide pour mettre en valeur
les nouveaux charbonnages découverts autour de la Fosse Cavrois...
Interrogez là-dessus M. Laffitte que vous rencontrerez chez votre oncle
Augustin. Il est de bon conseil, et il a le ton le meilleur... Je vous
invite à vous faire bien venir de lui... Et pour Dieu!... finissez-en
avec la créole... Vous avez trop de goût pour la petite oie...
Monsieur!... Songez au solide, saperlotte!

Après avoir cogné sa boîte d'or, le comte se bourra le nez de tabac, en
pirouettant. Omer se rendait à ces raisons. Tous trois étaient revenus
dans la bibliothèque où les titres d'or éclairaient les reliures en veau
de six mille volumes. A nouveau l'abbé tenta de se faire entendre par
son père. Il se déclara porte-parole de Monseigneur d'Arras et de
Monseigneur de Saint-Omer. Ces prélats continueraient la lutte, s'ils
n'obtenaient point d'adoucissement à la rigueur des ordonnances.

--Ah çà, l'abbé. J'ai dit mon mot.... Suffit. L'Algérien et le Turk
m'obligent à vous donner le bonsoir....

Il leur tourna le dos prestement, et s'en fût de l'autre côté de la
grande table, ouvrir les fermoirs à secret des portefeuilles avec une
clef de montre en émail.

Édouard planta son tricorne sur sa tête et sortit brusquement.

--Allons chez Dieudonné. Il faut qu'il demande aux chimistes de la
Sorbonne ce qu'ils pensent des carbones obtenus dans le laboratoire de
Horps... Nos Pères ont travaillé.... Le miracle ne tardera plus.... Il
éblouira. Et alors, nous enrôlerons les peuples sous la bannière d'une
seule foi. _Cor unum_, _Anima Una_. Et que restera-t-il d'un Portalis,
d'un Vatimesnil, d'un Martignac devant la face fulgurante de Dieu...? Tu
verras! Tu verras, impie!

Sa griffe nerveuse étreignait le bras d'Omer par l'ombre des corridors.
Dans sa chambre, il changea son vêtement ecclésiastique contre une
longue redingote brune, et coiffa sa casquette de voyage à gland bleu.

--Je vois la Nouvelle Jérusalem descendre du ciel, comme l'a promis
saint Jean... Le tabernacle du Seigneur avec la science des hommes! On
va savoir Dieu. Il demeurera parmi nous. Il essuiera les larmes de nos
yeux... Il n'y aura plus ni pleurs, ni cris, ni lamentations parce que
le premier état sera passé!

Se signant tous les trois mots, l'abbé répéta des paroles analogues
devant les laquais, solennels et ahuris, sous la livrée marron. Les deux
cousins traversèrent les salons qu'illustraient les larges peintures
d'histoire pleines de Croisés combattant les Sarrasins, de chevaliers en
écorces de fer, de dames en hermines recevant les hommages des vassaux à
genoux. Édouard prêchait son espérance aux bahuts monumentaux contenant
des statuettes d'ivoire dans leurs niches d'ébène, et qui se dressaient
autour des vastes pièces, tels des édifices sur les places publiques.
Les planchers de marqueterie luisante miraient sa gesticulation parmi
les ombres des tables en marbre lourd, et que soutenaient des sirènes,
des dieux, des satyres barbus. Il attestait l'intelligence de l'abbé
Lamennais, et la mémoire de Joseph de Maistre, dont les noms sonnèrent,
échos des murs blancs, au vestibule, tandis que le Suisse énorme
abaissait le marchepied de la berline.



VI


Pour se rendre à Meudon, près d'Elvire, Omer choisit un prétexte offert
par ses fonctions de carbonaro. Maître-Elu de la vente centrale il
fallut qu'il s'entendit avec le major Gresloup sur le recrutement des
Bons-Cousins aptes à servir dans les «manipules», sur la formation des
«centuries» et des «cohortes» où l'on encadrerait les F.·.
conspirateurs, le jour de l'insurrection en armes. Les parades
militaires secrètes exaltaient l'ardeur des «légionnaires»; et il
importait de les tenir en haleine.

Omer arriva de bonne heure, à cheval. Son âme tremblait en tirant la
sonnette de la grille. Serait-ce l'Elvire du soir sur le lac d'automne,
ou bien l'ange dur de qui le regard solaire pénétrait toute l'arcane du
cœur. Trois ou quatre plans de plaidoiries séductrices se
confondaient dans l'esprit du visiteur lorsqu'il parut devant son Eloa
parée d'un canezou de levantine à rubans ponceau. Si le jeune Urbain
Gresloup, bachelier récent, n'eut été là prêt à recevoir des
félicitations, Omer se fût trouvé gauche; mais il s'empressa vers lui
pendant qu'Elvire annonçait d'une voix calme que cet adolescent au
visage de fille timide allait, bientôt, se préparer aux examens de
L'École polytechnique. Cet éloge fit rougir le petit lauréat que
n'enlaidissaient point son habit court, le large pantalon de nankin, les
bas bleus ni les souliers lacés.

--Je crains de montrer en cela trop de présomption. Il me faudra
beaucoup d'assiduité, car j'entends peu de chose à la physique...

--Notre père t'aidera,.. puisque nous resterons dans notre campagne tout
cet hiver, toute l'année.

Non sans une nuance de tristesse, la jeune fille avait hésité pour
avertir de ce séjour loin de Paris. Omer comprit ce qu'elle insinuait de
chagrin tendre dans ces mots.

--Mme Gresloup s'y décide-t-elle à présent?... s'écria-t-il en forçant
le ton craintif de sa parole.

--Mon Dieu, oui..., répondit-elle les yeux baissés, et de son aiguille à
tricot elle piqua machinalement l'acajou de la table... Maman ordonne de
tout accommoder pour notre séjour durant les froids.

Il eut peur de voir des larmes dans «le ciel et la mer». Et lui-même
tressaillit.

--Heureusement la route est bonne pour les cavaliers.

Elle ne répliqua point, comme il l'espérait, par une invitation directe.
La bienséance, peut-être, commandait cette réserve. D'ailleurs elle
atténua vite cette rigueur en répétant les louanges quotidiennes que le
major décernait à son disciple. Urbain renchérit là-dessus. Naïf, le
collégien admirait ce jeune carbonaro qui, pour l'indépendance de la
Grèce, avait dangereusement voyagé dans les pays tyranniques, et
qu'appréciaient tant le général-comte Dubourg, le capitaine Lyrisse et,
puisqu'il venait de l'apprendre, M. de Montalivet lui-même. Omer
Héricourt lui semblait un exemple de vie noble et de jeunesse glorieuse.
Elvire approuvait de la tête, mais ne souriait pas. Quand Urbain fut à
court d'éloges, et le jeune homme à court de modestie, elle profita d'un
silence pour indiquer la cause de sa rancœur.

--Chacun est fier d'envier vos mérites. Nous sommes allées faire des
visites à Paris, avant-hier. Dans le salon de Mme Camusot, Mlle Alviña
vous a vanté. Elle nous a lu même une poésie de sa façon, où
quelques-unes se sont plues a vous reconnaître sous les traits du héros.
Au reste, Mlle Alviña se loue fort de vos attentions à son égard. Et
elle sait à merveille assortir la couleur de ses écharpes à celle des
fleurs que vous lui faites tenir.

--C'est une bonne demoiselle! répliqua-t-il d'un air détaché. Ma mère et
ma cousine de Praxi-Blassans s'évertuent à lui faire prendre le voile,
et comme je dois m'intéresser à ce qu'elles tentent, sous peine d'être
taxé d'insouciance, je lui adresse de petits cadeaux pour sa chapelle...

--La chapelle de Saint-Omer?

A ces mots pourtant murmurés, Elvire secrète se révéla, Elvire hardie,
de qui les regards fulguraient, de qui la colère faisait frémir les
joues. Urbain rougit par delà les oreilles. Sans doute, avait-il reçu
des confidences, et redoutait-il d'être mêlé à la querelle. Il se
détourna vers la fenêtre. Il parut très attentif au vol des pies sur les
arbres du parc. Ce fut le signe le plus clair de l'agitation douloureuse
qui troublait la vie de la jeune fille. Pour que sa pudeur eût avoué de
tels chagrins à son frère, il fallait qu'elle n'en pût supporter seule
la violence. Omer supputa les flots de larmes qu'elle avait dû verser
contre l'épaule étroite du collégien. Ce bel enfant, honteux devant la
faiblesse de la jeune fille, enseignait davantage que toute une plainte
jalouse de la sœur. Eloa tremblait de perdre son Lucifer.

Lui se plut à deviner la peine qu'elle célait mal. Il s'expliqua
lentement;

--Mlle Alviña ne sait point se prémunir contre les effets du ridicule.
Ses manières sont d'une créole, parfois d'une sauvagesse: elle se
fixerait un anneau dans la narine, si c'était la mode, pourvu que le
métal en fût brillant et visible de loin. Elle traite de même ses
affaires de morale et de religion. En ce moment, ma mère l'engage dans
tous ses exercices de piété. Leur nombre dépasse l'ordinaire. Mlle
Alviña, pour marquer les bons résultats de ces pieuses leçons a placé,
sur la commode, le saint que ma mère invoque le plus: mon patron... Il
ne faut voir en cela qu'une politesse de catéchumène envers sa
directrice de conscience. Notre médisance s'égare quand elle cherche
plus loin...

Elvire avait repris son tricot; elle entre-croisait les longues
aiguilles savamment:

--Vous n'immolez guère votre malice sur l'autel de l'amitié. Cette
pauvre demoiselle qui vous adore mériterait que vous l'épargniez
mieux...

--Mon Dieu! je ne me soucie pas de lui plaire outre mesure, et je n'ai
pas de penchant pour la flagornerie. C'est une brave personne trop
jolie, trop bien mise pour ce qu'exigent nos convenances, et qui me
paraît un assez bon type de la comédie picaresque. Beaumarchais s'il
l'eût connue, l'eût faite parente de Figaro, de Basile et de don
Bartolo.

--Votre sœur prise fort ce talent de poétesse.

--Denise raffole du théâtre et des acteurs romantiques. Lors d'une
représentation, elle a cassé d'enthousiasme l'éventail que la reine
Marie-Antoinette avait envoyé en présent de noces à la première femme de
notre grand-père... Elle applaudit, dans son amie Dolorès, l'émule de
Mme Dorval et de l'Enfant Sublime... Moi je demeure un enragé
classique...

Pensant avoir ainsi marqué la négation, il s'arrêta. Les calculs de son
âme en apparence moqueuse et bavarde, il pensa que les regards solaires
de son Eloa les découvraient. Il se crut intérieurement éclairé dans
tout le mystère de sa conscience. Alors il essaya de soutenir cet examen
des yeux forts. Ils l'accusèrent d'ingratitude pour l'Espagnole, que
ses galanteries sensuelles abusaient. Elvire sembla tout savoir des
faiblesses qui avaient abouti au long baiser voluptueux devant la statue
de l'évêque doré. La générale méfiante avait-elle révélé l'aventure à
Mme Gresloup dans l'intention de mieux détruire les véritables projets
de son frère? Mme Gresloup avait-elle à demi prévenu sa fille? Cela
parut vraisemblable.

Car Elvire pourchassait le mensonge de chaque parole. Les regards durs
traversaient les cils clignotants d'Omer, comme pour refouler en lui les
apparences de franchise qu'il prêtait indûment à ses mines. Véritable
force, elle le domptait. Il ne put, sans confusion, répéter ses
railleries. En le contemplant, la jeune fille le dissuadait de la
vouloir convaincre. Sévère, mais pitoyable un peu envers cette ruse
humble et basse, Eloa demeurait toute rigide dans sa robe semblable à
deux ailes blanches. Son silence défendait Mlle Alviña, condamnait
l'imposteur. Il se tut encore, sentant qu'il ne persuadait pas. L'ange
était le maître qui démasque un serviteur infidèle et lui pardonne avec
mépris. Elle était ce maître, la petite fille au teint de fleur et aux
doigts maladifs, qui lui fouillait l'âme de ses yeux aussi puissants que
les lois de la nature, que le ciel et la mer.

Un moment, le visiteur chercha des prétextes pour se retirer. Puis il
songea qu'elle l'aimait peut-être en dépit de tout. Il demeura. Leurs
paroles furent vaines, tandis que leurs âmes luttaient.

Urbain souffrit de leur gêne. Il avait quitté la fenêtre, et il
feuilletait un almanach. Désireux de rompre un silence gênant, il
demanda quelques nouvelles des personnes connues de lui. Au moment où le
major entra, derrière sa femme placide et pâle, le collégien nommait la
tante Caroline.

Omer trouva le salut dans cette interrogation. S'adressant à Mme
Gresloup, il se hâta de lui faire savoir ce qui était encore le secret
de la famille, et son espérance audacieuse:

--Je pense que ma tante sera bientôt à Paris. Elle y doit voir M.
Laffite à cause de leurs banques. Il faut que cela soit considérable
pour qu'elle entreprenne le voyage à ce moment de l'année, quand les
fabriques sont en travail. Apparemment les deux banques vont s'unir.
Cette union consolidera notre fortune, et lui retirera ce caractère
d'instabilité qui chagrine nos meilleurs amis, qui les porte même à se
détourner un peu de nous...

A la fin de sa période, il regarda l'ange. Elle fit à sa mère une moue
de reproche, puis détourna la tête. En rougissant davantage, et en
cachant sa gêne derrière les gravures de l'almanach, Urbain montra que
le reproche touchait juste: la discussion avait été vive entre Elvire et
ses parents.

«Maintenant, pensait Omer, cette petite fille orgueilleuse, plutôt que
de laisser croire à la bassesse d'un calcul, tentera l'impossible pour
m'épouser. Je connais l'ange et son courage. Elle périrait de honte si
elle ne l'emportait pas».

Mme Gresloup avait feint de n'avoir pas compris. Son mari traita des
divergences de l'opinion en économie publique; il opposa les théories de
Casimir Perier, sur la conversion de la rente, à celles de M. Laffite.
Il introduisit dans le débat Saint-Simon et M. Fourier, selon la coutume
de son esprit savant et rude, puis emmena son disciple Omer dans le
laboratoire de physique, où leurs devoirs de carbonari les occupèrent
exclusivement. Le major fut comme à l'ordinaire, un philosophe rigide et
affairé, déboutonnant et reboutonnant son large habit marron, caressant
la nudité de son crâne, fichant sa pipe entre ses dents, sous la
cicatrice qui tirait sa lèvre vers sa narine. Il discourut infatigable,
sur les doctrines d'Enfantin qu'il admirait, sur les caractères des
F.·. M.·. dont il était le Vénérable, et sur ceux des carbonari dont il
commandait les hardiesses d'anciens officiers ou d'étudiants téméraires.
Cela seul passionnait son âme. Le jeune homme n'estima point l'heure
propice pour insister sur l'affaire de son mariage. Il ne doutait plus
qu'Elvire serait le meilleur assaillant de la prudence maternelle. A
déjeuner, elle parut bien le vouloir. Les prévenances furent exquises
qu'elle employa pour consoler Omer de la peine qu'il affectait. En
invitant l'avocat, par mille questions précises, à munir Urbain de
conseils, Mme Gresloup empêcha que la conversation devînt particulière
entre les amoureux.

--Je n'abhorre rien tant que les vils calculs de la cupidité..., déclara
cependant Elvire, quand Mme Gresloup supputa pour son fils le gain d'un
officier d'artillerie qui fait campagne... Et grâces à Dieu, ni mon
frère ni moi n'avons à nous embarrasser de ces comptes pour l'avenir,
mes chers parents, puisque vous nous avez donné la fortune avec la vie.

--Une fortune qui cesse de s'augmenter, diminue. Et ne faut-il pas que
vos enfants, à leur tour, si vous vous mariez, reçoivent, de vos mains,
les mêmes facultés de bonheur que nous vous laissons?... répliqua Mme
Gresloup... Certes, il ne convient pas d'être avare pour soi-même, mais
pour les siens. Dieu ne nous donne pas ses biens: il les confie à notre
administration. Il nous appartient de les transmettre à notre
descendance, après les avoir accrus, comme de bons métayers accroissent
le revenu du maître... Elvire n'as-tu pas lu ces choses dans le livre de
saint François de Sales?...

--Je les ai lues, en effet. Le saint ajoute même: «Défaites-vous souvent
de quelque partie de vos biens en faveur des pauvres... Aimez les
pauvres et la pauvreté, et cet amour vous rendra véritablement pauvre,
puisque, comme dit l'Ecriture, nous devenons semblables aux choses que
nous aimons, _l'amour met de l'égalité entre les personnes qui
s'aiment_.»

Le major ne put s'empêcher de sourire. Sa femme dit sévèrement:

--La belle parole de piété que voilà. Ne manque pas, Elvire, de la
mettre en usage quand nous irons porter nos aumônes, vendredi, chez les
malheureux... Pour l'instant, offre de la volaille à ton voisin. Il
s'est mal servi... C'est un jeune avocat trop bien élevé.

Toutefois, l'indignation d'entendre sa fille lui répliquer vivement,
chose sans exemple, avait ému Mme Gresloup. Ses joues devinrent
cramoisies, et ses yeux humides. Les servantes galloises, impassibles
d'ordinaire sous leurs bonnets de dentelles et leurs tabliers blancs, en
parurent tout estomaquées; elles omirent de soustraire à la chaleur du
réchaud le plat d'argent où la sauce enflait à gros bouillons.

Alors l'élan de la gratitude saisit le cœur d'Omer. Elvire le
préférait même à la crainte de faire souffrir son unique amie, la mère
qu'elle vénérait. Du moins, préférait-elle à cette appréhension la
certitude de n'être pas accusée encore par lui.

«Je l'ai conduite adroitement au milieu du dilemme: ou bien s'écarter de
moi et paraître vile en partageant la cupidité des siens, ou bien se
rapprocher définitivement.»

Courtois, il modifia lui-même l'allure des propos. Il vanta l'agréable
domaine de Meudon, les étangs et leur belle mélancolie d'automne. Ce fut
une allusion triste, tendre et discrète où la sincérité de son amour
ressuscita vraiment. Il dut réprimer l'émotion de sa voix. Elvire ne
retint pas deux larmes faciles qu'il eût voulu cueillir avec les lèvres
sur «le ciel et sur la mer» voilés de leurs cils.

Il se retira de bonne heure. A son baiser de frère, sur le perron,
Elvire tendit la joue de telle sorte qu'un coin de lèvre brûlante
effleura la bouche avide.

--Elvire?... murmura-t-il.

Elle se reculait sans répondre, sinon par la pression d'une petite main
nerveuse et volontaire. Quand le domestique eut refermé la grille, Omer
écouta retentir de chers sanglots.

Le surlendemain, il invita, par un billet, Urbain Gresloup à venir
entendre la Malibran, au Théâtre Italien, lui fit manger des glaces,
l'emmena souper chez Véry, dans un salon particulier, en compagnie de
Courfeyrac et de Combeferre, qui présentèrent le collégien à une
danseuse de l'Opéra-Comique. Légèrement ivre, et ravi de boire du
Champagne, entre des jeunes messieurs élégants, Urbain les amusa tous
par l'intense expression de félicité peinte sur son visage anglais, rose
et blanc, encadré de longues boucles. Il plut à la ballerine qui, le
désirant, l'attira sur ses genoux, le caressa, le couvrit de baisers,
écrasa la jolie figure contre les parfums de sa gorge nue. Fiévreux, il
se débattait, ignorant ce qu'il devait à la vergogne, et ce qu'il devait
à la nature. Dès cet instant, Omer s'esquiva, la note payée, ne voulant
pas qu'Urbain pût dire l'avoir vu se mêler aux plaisirs de Vénus, car la
fille audacieuse, férue de ce bel éphèbe, dénouait les rubans de son
corsage, libérait de toute contrainte sa gorge laiteuse et tendue.

Ainsi, le frère d'Elvire devint l'ami docile de l'avocat. Il trahit les
confidences de sa sœur; il accepta d'être le messager galant. En
revanche, Omer le mena rue Montpensier, chez Mme Cardoche, acheter des
cravates. L'ancienne maîtresse de Labédoyère accueillit, de ses
meilleures révérences, le jouvenceau que lui présentait son ami
carbonaro, le cousin de Dieudonné Cavrois célèbre pour sa haine des
Bourbons. Noémie, Cydalise et Angeline, avec leurs œillades de
grisettes vicieuses, séduisirent Urbain en essayant à son cou des
cachemyrs. Quelques jours, la maigre Cydalise soumit ce garçon de seize
ans à toutes les épreuves d'une luxure ardente et joviale. Urbain adora
son initiateur aux voluptés.



VII


Plusieurs fois, au comptoir de la boutique, enfin louée par Mme Cardoche
dans cette maison de la rue Montpensier, Omer marivaudant avec sa blonde
Angeline, la chère servante de leurs instincts, vit accourir le
bachelier tout boueux d'avoir, à pied, franchi, la distance, entre
Meudon et Paris. L'amoureux d'Elvire dut craindre que le frère ne
s'étonnât de ces rencontres. Comme il le devinait soupçonneux malgré les
prudences maladroites des grisettes dûment averties, il lui confia que
ce magasin de modes était un lieu de rendez-vous pour les carbonari, et
que lui-même y fréquentait afin de recueillir la correspondance de la
Haute-Vente adressée là, sous enveloppes de commerce, par les
Bons-Cousins de l'étranger. Chose d'ailleurs véritable. Urbain répondit
heureusement que son père lui avait déjà fait pareille confidence; qu'il
n'ignorait même pas l'existence, au grenier, d'une provision secrète de
poudre, de pistolets, de sabres. Ces propos enflammaient l'imagination
de l'adolescent. Il se promit d'être reçu à L'École Polytechnique, dès
le premier examen. Officier d'artillerie tel que Carnot et Bonaparte, il
saurait ensuite poursuivre la gloire.

Cydalise en était sûre. Elle l'affirmait tandis qu'aux turbans de gaze
ses doigts malins ajoutaient des perles d'or. Sur un haut tabouret
Noémie, silencieuse, maussade et prompte, coupait le fil avec ses dents
cousait d'amples manches de tulle rose à un corsage de velours vert;
dans le petit visage brun se crispaient les sourcils sur les yeux
attentifs à la besogne. D'ordinaire Angeline piquait, autour d'un
volant, des bouquets d'épis artificiels, et les ornait de coques en
satin, tout en jasant à mi-voix. Lourde, mafflue, Mme Cardoche
endoctrinait les pratiques. C'étaient quelques dames en forme de
cloches, aux falbalas bruyants, aux capotes chargées de nœuds
multicolores, et, dans le fond desquelles, apparaissaient, entre des
boucles pommadées, des figures trop pâles, ou bien rougeaudes.
Quelques-unes amenaient leurs petites filles dont les pantalons
tombaient sur les chevilles, par-dessous les jupes écourtées. Les
regards indiscrets de ces personnes contraignaient Omer et Urbain à
choisir vraiment les soies des cravates et la peau des gants. Aussitôt
le petit Gresloup devenait écarlate par la peur qu'il avait de paraître
un objet de scandale, s'il souriait encore à la large bouche et aux yeux
pétillants de Cydalise. Elle de l'y contraindre alors par des mines
affriolantes, ou de soudaines grimaces vite effacées avant que les
aperçut quelqu'une des acheteuses. Il redoutait même la bonhomie de la
mère Cardoche, bien qu'il raillât la coutume de garder, au magasin, la
capote cerise à rubans marrons et le châle jaune à ramages pourpres.
Ainsi vêtue, elle trottinait, faisait la révérence aux clients,
déployait les linons, étalait, de ses bras courts, les aunes de
dentelles, faisait jaillir, des cartons, les couleurs diverses et
joyeuses des taffetas, grimpait en geignant sur l'escabelle, tirait de
leurs cases les pièces de toiles de Hollande, sans vouloir qu'Angeline
l'aidât. Ces mouvements excessifs dérangeaient la draperie du châle
jaune et pourpre. Il glissait les épaules, découvrait la collerette,
tombait sur les hanches, dévoilant le dos rond sur quoi craquaient les
coutures d'un velours fatigué. Et Mme Cardoche se hâtait davantage,
vantait sa marchandise, éloquemment, donnait les conseils qu'autorisait
son âge visible en dépit du fard rose plaqué sur ses pommettes, du fard
blanc qui bouchait mal ses rides creuses et les fosses de ses joues
molles.

Presque toujours elle persuadait les chalands par son air aimable, par
les grâces de sa diction. Il était rare qu'ils partissent les mains
vides. Angeline devait constamment abandonner son ouvrage, faire des
paquets équarris, les ficeler de rose, et les remettre avec un sourire
de sa claire figure, un geste de bon souhait.

Omer, à ces moments, désirait les saveurs du joli corps robuste, gras
qu'il avait plusieurs fois soumis à ses voluptés avant de partir pour
Rome; qu'il avait retrouvé depuis son retour à Paris, avec le fidèle
accueil de cette douce fille. Elle se flattait d'être la maîtresse d'un
carbonaro, qu'on disait héroïque pour son duel contre le neveu d'un
évêque jésuite à la suite d'altercations politiques, pour sa présence
aux émeutes de novembre 1827, pour le mystère entourant ce voyage en
Italie où de grandes choses avaient été sans doute accomplies.

Docile et bienfaisante, elle livrait à son amant, s'il en voulait bien,
une poitrine devenue magnifique, des jambes duveteuses et longues,
enlaçantes comme des lianes, la franche odeur d'une chair saine, celle
d'une chevelure de chanvre mêlée d'ors épars, les framboises de lèvres
humides, chaudes et fondantes. D'avoir posé jadis chez Pradier, la
nymphe Chloris caressée par Zéphir, elle conservait le goût des
attitudes choisies. Elle préférait ses occupations de lingère à
l'impudeur d'être mise nue devant tous les artistes d'un atelier; car un
peintre déjà vieux l'avait, certain jour, trop rudement battue, comme
elle se refusait à lui. Pourtant, elle disposait encore dans sa mansarde
un rideau de velours cramoisi, de telle sorte qu'un étroit rayon de
lumière venait seul toucher sa posture sans voiles. Elle savait offrir
sa chevelure défaite aux flèches du soleil. Il semblait alors que
l'astre pénétrait la fin d'une pluie fauve inondant les épaules et les
bras de Diane, sa poitrine robuste aux pointes vermeilles.

Omer goûtait le contraste entre le souvenir de ces splendeurs intimes et
la vue de l'allure innocente qu'Angeline s'attribuait, au magasin, sous
la petite robe en serge, le tablier à bavette, le col plat bien blanc.
Elle s'empressait à son ouvrage, leste et cambrée. Sans effort elle
rangeait les cartons dans les cases, et, pour cela, levait les bras,
tendait son échine souple, ou bien elle repliait délicatement les neiges
des linons, les nuances de rubans, les dessins des passementeries. Son
amant pensait quels plaisirs subtils ces mains préparaient et
prolongeaient, à d'autres heures, ces mains qui semblaient uniquement
sages et laborieuses par la hâte de leurs phalanges.

Quand l'heure de l'étude avait rappelé Urbain Gresloup loin de Cydalise,
quand il s'était juché dans le coucou de Meudon, Omer en prenait à son
aise. Qu'il prêtât l'oreille aux doléances de Mme Cardoche sur les
difficultés de son commerce, qu'il l'interrogeât sur les souvenirs
relatifs aux vertus de Labédoyère, qu'il fît chorus avec elle en
invectivant contre les Bourbons, contre les juges, contre les bourreaux
du jeune général, cela suffisait pour qu'elle tolérât les jeux.

--Il serait beau..., disait-elle..., que je vous empêche de courtiser
mes jeunes filles! Au contraire, les mouchards qui vous guettent, et qui
s'amusent à voir vos mignardises, ne soupçonneront jamais ce que je
cache sous les combles.

Prétextant de ranger les archives et les munitions de la Vente, Omer
montait aux mansardes. Là, dans les cartons à chapeaux, sous des touffes
de fleurs artificielles, entre les pièces de jaconas, entre les
rouleaux de soie, il classait la correspondance, les pièces
dangereuses, il vérifiait si la poudre ne se gâtait pas, sous la couche
de beurre qui la dissimulait dans les pots, et dans les barils. Il
pestait un peu contre l'oncle Edme et les énergumènes de la Loge. Ne
risquaient-ils pas de compromettre gravement leur groupe en accumulant
ces provisions de cartouches inutiles? Angeline bientôt se montrait au
bout du corridor. Alors fermant l'arsenal, il courait étreindre la bonne
fille et la pousser dans la chambrette. Fougueusement ils se donnaient
du plaisir sur l'étroit lit de fer que protégeait l'effigie
lithographique d'un Bayard en armure. Exténué sous les griffes d'une
luxure diabolique et merveilleuse, Omer doutait que des joies semblables
le pussent tordre un jour contre le cœur de la candide Elvire. Et sa
chair reconnaissante, repue s'émouvait de gratitude pour la grisette:
debout, les seins moites, elle roulait le drapeau fauve de sa chevelure
en fredonnant un couplet:

    Saint Pierre perdit l'autre jour
    Les clefs du céleste séjour.
    (L'histoire est vraiment singulière!)
    C'est Margot, qui, passant par là,
    Dans son gousset les lui vola...

Le miroir incliné sur la muraille renvoyait l'image d'Angeline, de ses
perfections corporelles, de sa denture en lueurs, de ses membres nacrés,
pendant qu'il proposait un autre rendez-vous. Elle l'acceptait tel que
le voulait la prudence à l'égard d'Elvire et de Dolorès. Vraiment la
grisette s'embarrassait peu que ce fût dans le mystère d'une banlieue
déserte, ou dans le laboratoire du cousin Cavrois, plutôt qu'à Tivoli,
qu'aux théâtres du boulevard. Aimer de toute son humeur favorable, comme
ce plaisait le mieux à son Omer, c'était l'unique vœu d'Angeline.
«Cependant songeait-il, je serai l'ingrat ami qui t'abandonnerai,
quelque jour, pour Elvire!»

Son bonheur de se laisser chérir était gâté par une pareille prévision
de son égoïsme, et aussi par les cancans qu'il redoutait de
l'effronterie habituelle à Cydalise. Cette maigre faubourienne, drôle et
finaude, ne doutait plus apparemment que son amie ne fût, à nouveau, la
maîtresse de l'avocat, depuis le retour d'Italie. Certes Angeline ne
manquait pas à la discrétion; mais tout la trahissait de ses manières,
de ses songeries, de ses joies et de ses tristesses mêmes qui, pour
objet évident, n'avaient qu'Omer. Que Cydalise, dans l'intimité des
plaisirs, renforçât les soupçons inéluctables d'Urbain, et Mme Gresloup,
si elle interrogeait solennellement un fils respectueux, obtiendrait
l'équivalent d'une délation. Urbain était encore incapable de protéger
un secret contre ceux qui le voulaient conquérir.

Au milieu des plus belles fièvres, alors qu'il embrassait de toute sa
vigueur la souplesse ardente de son Angeline, alors qu'il absorbait le
sang des lèvres brûlantes, alors que se pressaient les frissons de leurs
poitrines et de leurs hanches, l'amant imaginait la tragédie prochaine
de la séparation.

Tentant de la préparer à ce malheur, il se feignait maussade auprès
d'elle, même lorsque Dieudonné Cavrois, le samedi soir, désireux de
faire une politesse à Mme Cardoche, les priait à dîner avec les lingères
et deux membres de la Loge Ardente-Amitié, M. d'Orichamps, M. Mesnil:
ils se targuaient d'être verts galants. On s'entassait alors dans le
restaurant de Montparnasse connu des gourmets, à l'enseigne du «Gâteau
de Beurre». Noémie, la petite bordelaise, recevait avec son gros ami
qu'elle adorait depuis quatre ou cinq ans déjà. Coiffée d'un madras de
soie neuve, elle était le boute-en-train; elle les amusait tous par la
vivacité de ses reparties gasconnes, l'entrain de sa violente gaîté, par
ses grimaces moricaudes. Au moyen d'une gazette, Cydalise se fabriquait
d'abord un chapeau militaire et l'assurait sur sa tête pâlotte,
malicieuse, emmaillottée de cheveux bruns, trouée d'yeux marrons à
points d'or. Elle entortillait, autour de son cou maigre, la cravate
noire du chimiste plus à l'aise, lui, pour engloutir les tranches de
pâté, le vin des bouteilles diverses et nombreuses, les sauces des
ragoûts qui barbouillaient son large et triple menton, même la serviette
nouée derrière sa nuque. Peinte en rose sur les pommettes, en noir
autour de ses yeux glauques, en blanc sur ses joues molles, Mme Cardoche
trônait à la droite de l'amphitryon. Buvotant, elle jouait de
l'éventail. Dès la troisième rasade, Noémie contait avec effusion, et
nombre de cadédis, comment elle avait rencontré Cavrois au bal de la
Chaumière, le jour de leurs libres accordailles. Elle exigeait qu'on
l'écoutât, fière de la passion naïve qui secouait les deux globes
apparents et menus de sa gorge dans une robe à rayures. Omer s'étonnait
qu'elle ne fût pas interrompue par la modestie de Dieudonné. Au
contraire le gros garçon, en dépit de son intelligence, agréait la
rengaine d'un pareil hommage. Pourtant il offrait à grand bruit les
assiettes chargées de légumes. Il en vantait l'arôme et la saveur.
Noémie tolérait à peine cette intervention, mais elle se fâchait contre
M. d'Orichamps, si ce gentilhomme, après avoir rajusté son habit à la
française, et poli, du pouce, ses bagues héraldiques, essayait de
couvrir la voix ingénue, pour avertir l'avocat d'une nouvelle
circonstance favorable, croyait-il, à leur procès. Au préfet de la
Congrégation, le marquis de Montmorency-Laval, il imputait la captation
d'un testament par lequel un cousin, feu Théodore-Louis d'Orichamps
avait choisi comme légataire universelle l'Œuvre de Saint-François-Régis,
à l'exclusion des héritiers directs et légitimes. C'était un nouveau
tour joué au plaideur par les ultras. Déjà, furieux, il avait dû
répudier ses croyances de l'ancien régime, pour des injustices
analogues. En effet son petit domaine d'Orichamps, un moulin, cinquante
arpents, et une maison délabrée dans un parc sauvage, ayant été
convertis en biens nationaux vers 1794, après le départ de leur
propriétaire pour Coblentz, où il avait servi, comme fourrier, aux
artilleurs du duc d'Enghien, l'ingratitude de Louis XVIII n'avait
dédommagé son féal, ni par une pension, ni par la moindre bribe du
milliard des émigrés.

Franc-maçon dans la loge Ardente-Amitié, il s'était alors offert au
groupe des jacobins et des carbonari, par esprit de revanche. Voici
qu'en la personne de son Préfet, la Congrégation le frustrait d'une part
sans doute considérable dans la succession imprévue d'un cousin, le seul
membre de la famille demeuré riche, depuis la tourmente révolutionnaire.
L'hoir s'en indignait en déposant un os rongé de la gibelotte sur le
bord de son assiette; il réussissait à couvrir la voix de Noémie.
Triomphant, le fausset de l'homme mûr, ridé, digne et blafard
expliquait, avec des mots obscènes, que l'œuvre indûment héritière
avait été fondée par un magistrat malade, et venu en pèlerinage sur le
tombeau de saint François Régis, pour obtenir la guérison d'infirmités
innommables devant les dames.

Ces insinuations calomnieuses excitaient toujours l'intérêt général. Le
bavard avait beau jeu dès lors pour développer l'accusation, pour faire
rire en plaisantant le vœu du magistrat qui s'était engagé, devant
les puissances célestes, à marier religieusement les concubins.

--Ah! ça, petites pestes, mieux serait à votre pudeur de rougir plutôt
que de nous donner, par une liesse intempestive, quelque raison de
douter sur votre innocence!... s'écriait tout à coup le gentilhomme,
levant son doigt blafard orné d'armoiries, en or... Sachez, mes
bergères, que rien n'est moins facile que de décider certaines gens à
s'embarrasser de prières, de formules et de serments pour persévérer
dans une aimable besogne qu'ils menaient à bien, jusqu'alors, sans le
secours de Notre Mère l'Église. Aussi bien fallut-il, maintes et maintes
fois, leur payer la ripaille, afin qu'ils obtempérassent aux avis du
juge Gossin. Ce qui fit que l'argent ne tarda point à manquer... Mais
comme ces pieuses largesses persuadaient nombre de petits coltineurs et
de harangères, qui, dès lors, tenaient aux processions, le rôle du
peuple, à l'édification des passants, la Congrégation en fit son
affaire. Voilà pourquoi les jésuites ont circonvenu, par toutes sortes
de cautèles, mon infortuné parent: il en vint à coucher sur son
testament saint François Régis, ses concubins et ses concubines, au
détriment de votre serviteur encore que le concubinage soit de mon fait.
Il ne tient qu'à vous, ma bergère! Je vous le dis, en vérité, gracieuse
fille de Vénus...

Et il pinçait le menton d'Adélaïde, petite apprentie sournoise; il
tapotait ces joues campagnardes, avec concupiscence. M. Mesnil
l'approuvait de mille paroles, car la chaleur du vin animait ses yeux
ternes d'ordinaire; il bousculait sans façon sa perruque roussâtre et sa
calotte de soie noire, tirait ses bas, sous la table, engageait la main
dans le fichu de sa voisine, laquelle était la dentellière du magasin,
une veuve de trente ans, gaillarde et mamelue, chatouilleuse à l'excès.
Ensuite il lui contait les aventures grotesques de ses nouveaux
collègues, commis dans un bureau des Messageries.

Dieudonné Cavrois s'amusait de leurs plaisirs. Penché par-dessus la
table, il remplissait leurs verres, et semait des gouttes violâtres sur
la nappe. Il entonnait un refrain, dès que la conversation semblait
faiblir. Ses bajoues tremblaient autour de sa bouche vibrante. Sa large
main attestait le plafond bas souillé par les mouches de la dernière
saison:

    L'Amour, L'Amitié, le Vin
    Vont égayer ce festin;
    Nargue de tout étiquette!

En chœur Cydalise, Noémie, les lingères glapissaient alors jusqu'à
dix fois de suite:

        Turlurette,
        Turlurette,
    Bon vin et fillette!

Après quoi chacune embrassait le voisin qui lui plaisait le mieux.
Qu'Angeline, docile à la coutume, posât ses lèvres sur la joue glabre et
blette de M. d'Orichamps, Omer en souffrait, car l'avocat prenait soin
de ne pas s'asseoir auprès d'elle: cela donnait le change sur leurs
rapports. Même il affectait de rire avec l'une ou l'autre des compagnes
que les invitées, sur la prière du généreux Cavrois, conviaient au
festin.

Presque toujours, s'introduisaient, au milieu du repas, Grantaire et
Bahorel, les étudiants pauvres inscrits à la Loge de l'Ardente-Amitié.
L'amphitryon leur tirait vite l'aveu de leur appétit. Le garçon
apportait deux couverts. Bahorel étendait, sur la nappe, ses longs bras
en manches râpées, et ses grandes mains sales. Grantaire passait les
doigts dans sa tignasse poussièreuse; il dévisageait les grisettes,
qu'aussitôt Bahorel égayait par les extravagances de ses récits, celui
par exemple de son voyage en Inde, où la reine d'Angleterre l'avait
envoyé pour attacher la jarretière de l'Ordre à Zulma, tigresse du
Bengale, le jour, femme, la nuit. Il ne manquait pas, du reste, de
joindre le geste à la parole et de vouloir répéter sur les jambes de
Cydalise l'opération. Grantaire discourait en philosophe sinistre. Sa
rancune contre la sottise de Dieu, maladroit créateur du monde, ne
s'apaisait point. Il lui reprochait d'avoir privé de seins la jeune
Adélaïde qui rougissait, puis fondait en larmes, avant de braire. Mme
Cardoche frottait le visage du souillon avec un mouchoir à carreaux, et
le consolait aussi peu que M. d'Orichamps s'il lui pinçait violemment
les cuisses.

Ces façons déridaient Omer, mais lui répugnaient aussi. L'oncle Edme et
Dieudonné Cavrois prétendaient ces agapes nécessaires pour réunir les
principaux meneurs de la Loge, et les obliger à une présence continue;
car, du restaurant, on se rendait à «l'atelier». Cavrois dépensait
beaucoup à cela, mais il communiquait aux F. F.·. la confiance dans son
amitié, dans celle de son cousin, et du capitaine Lyrisse. Il régalait à
tour de rôle, par séries, les compagnons et les maîtres de la colonne du
Nord, de la colonne du Midi. On voyait, certains jours, se rassasier le
tailleur Durtot et ses favoris blonds, l'épicier Mauravert, le mulâtre,
qui vantait orgueilleusement ses expéditions de comestibles en
Angleterre, les arrivages d'épices venus des îles sur des navires qu'il
nolisait. Au nom du Grand Architecte, ces marchands savaient obtenir
qu'Omer, à l'un, commandât deux manteaux, et à l'autre, les denrées
coloniales utilisées dans la cuisine de Mme Héricourt. Ils fournissaient
également de redingotes, de pantalons, de pruneaux, de cornichons et de
confitures les autres F. F.·., même le bel Enjolras à tête d'archange
qui gardait toute l'influence sur la jeunesse du Quartier Latin, et qui
se pavanait mélancolique, austère, les yeux ravagés par le mépris, la
main froide à serrer. Cydalise, pour amoureuse qu'elle fût de lui, ne
parvenait point à le séduire. Cependant, railleuse, elle jouait à lui
faire la cour, se prosternait à ses genoux, baisait dévotement les
basques de l'habit brun à boutons de métal, le servait, tentait parfois
une caresse lascive qu'elle retirait aussitôt, en simulant de l'effroi.

Enjolras haussait les épaules. D'un sourire il permettait qu'elle
s'installât près de lui; mais comme il ne tardait point à disserter sur
les philosophies promulguées par Maine de Biran et par Destutt de Tracy,
comme Dieudonné Cavrois lui répliquait en citant les expériences de
Gay-Lussac et de Thénard, comme Omer Héricourt se mêlait au débat, en
notant les variations de la Loi, depuis les Douze Tables jusqu'au Code
Napoléon, Cydalise plutôt que de bâiller de manière incivile, organisait
des petits jeux. M. d'Orichamps s'arrogeait le droit de les conduire. Il
prescrivait des pénitences aux partenaires qui avaient perdu. De par ses
indications, le baiser à la capucine obligeait Angeline à s'agenouiller,
dos contre dos, avec M. Mesnil, à lui prendre les mains râpeuses et
mortes, à tourner la tête sur l'épaule, afin de tendre la joue à un
baiser tremblant et visqueux. Ou bien Noémie cachait, de ses mains, les
yeux d'Adélaïde, et il convenait que l'enfant devinât les possesseurs
des lèvres successivement appliquées sur les siennes par Grantaire
habile à épargner le contact de sa barbe hirsute, par Bahorel barbouillé
de confitures, et la face tordue dans une affreuse grimace, par Mme
Cardoche bien rasée mais rugueuse, par Cydalise imitant le bec d'oie.

M. Mesnil abandonnait cette distraction pour un mot d'Enjolras ou de
Cavrois soudain entendu. Vivement il rajustait ses besicles, se dressait
sur ses courtes jambes aux bas lâches. Selon sa foi, il protestait que
l'homme est un dieu méconnu, qu'il mérite un culte, que son œuvre est
supérieure à celle de tous les messies. Il écarquillait ses gros yeux
pâles; enfin, il approuvait les conclusions positives et scientifiques
de Dieudonné:

--Messieurs! Messieurs! Je vous le dis... Il n'y a point dans les
Olympes ni dans les Walhallas de divinité qui vaille M. le marquis de
Laplace, voire le simple ingénieur qui construit des chars à feu et des
piles de Volta. M. Cavrois que voici dirige la foudre dans ses appareils
comme jamais ne le sut faire ce bon Jupin. Demain quand on connaîtra
toutes les règles de la génération spontanée, nous recommencerons les
miracles de Moïse, nous susciterons à notre gré les invasions de
sauterelles et les pluies de grenouilles... Voilà mon avis, Messieurs!

Sa voix lourde retentit à travers la salle basse tapissée de médaillons
peints, où l'on voyait, en mille vignettes le même vendangeur piétiner,
dans la cuve, les raisins violâtres, à la lueur des quinquets. Grantaire
feignait de prendre à la lettre l'ordre du petit jeu et il baisait le
dessous du chandelier, tandis que la chandelle dégringolait avec sa
bobèche en flamme sur la robe de Mme Cardoche épouvantée, gloussante.
Bahorel élevait quatre tabourets à bras tendu, pour l'admiration
d'Adélaïde. Ensuite elle tirait de sa poche une balle élastique et
jouait toute seule dans un coin. L'enfant comptait quel nombre de fois
elle renvoyait la pelote contre le mur sans la laisser choir à terre.
Si, tout heureuse Adélaïde réussissait dix-neuf coups, M. d'Orichamps
l'emportait de force, durant qu'elle gigottait, et lui donnait du talon
dans les guêtres. Néanmoins M. Mesnil, à quatre pattes, acceptait d'être
le «Pont d'Amour» sur qui trônait la bordelaise, embrassée longuement
par son Dieudonné. Angeline et Cydalise tapaient la «main chaude» et
noire qui offrait, la tête dans les jupons de Mme Cardoche, un Grantaire
agenouillé. Le serveur versa dans les tasses le café fumant qu'on humait
en silence. On entendit, au-dessous, rouler les sphères d'ivoire que
poussaient les joueurs sur le tapis du billard. Omer consulta sa montre.
Il fit un signe discret à son Angeline. Elle s'esquiva pour, dans la
rue, arrêter un cabriolet de place, y attendre là son amant, et se
blottir dans ses bras durant la course.

Les Carbonari de la Haute Vente siégeaient, presque tous les jours, dans
la maison de Chaillot qu'habitait le chef des Templiers, l'ancien
procureur impérial. Près de là le jeune homme congédiait sa maîtresse en
pâmoison, et il sautait de la voiture, heurtait, de façon particulière,
une porte basse qui tardait à s'ouvrir. Enfin les cailloux du jardin
obscur s'écrasaient sous les pas du concierge portant la lanterne et que
suivait le visiteur. Les arbres nus s'égouttaient sur les feuilles
mortes des parterres. Il semblait toujours qu'un mouchard guettait
derrière les troncs des ormes, derrière la nymphe de marbre accroupie
sur le socle cylindrique. Le molosse aboyait au fond de sa niche. La
mousse des degrés était grasse sous la botte. Dans la maison froide et
sentant le moisi, un valet à mine de vétéran précédait Omer par les
antichambres et l'escalier de pierres mal nivelées. Un lampadaire de
bronze contenait entre ses glaces courbes la flamme minuscule d'une
seule bougie.

En dépit des deux candélabres, le salon n'était guère mieux éclairé. Le
docteur Buchez se tenait toujours près de la porte, aimant à reprocher
leur retard aux gens. Il rappelait qu'en son temps, lorsqu'il avait
introduit le carbonarisme en France avec Bazard, plus d'exactitude
secondait leurs courages. Incontinent il prenait à témoin le capitaine
Lyrisse et le général Pithouët de cette ferveur historique. Il empêchait
celui-ci de rapporter une conversation importante tenue à la Chambre
avec le général Sébastiani: la gauche avait l'imprudence de mettre en
minorité le ministère Martignac dans la discussion de la loi communale
et départementale. Mais le médecin austère haut cravaté de blanc,
boutonné dans une redingote rustique, tenait à la déférence des
carbonari plus jeunes. Bien que le général Pithouët et le général
Lamarque se plussent à saluer cordialement le retardataire pour
l'excuser en riant, et reprendre des propos autrement graves, M. Buchez
ne lâchait pas sa victime. Il l'interrogeait sur tous les articles
saint-simoniens parus dans les gazettes spéciales, et l'admonestait si
elle avait omis d'en approfondir les doctrines. En outre il ne se
privait pas de les commenter tout au long, heureux de faire paraître
inférieur ce freluquet rendu trop notoire par quelques plaidoyers
libéraux, un duel sans résultat grave, et une algarade avec les sbires
du Saint Père. D'ailleurs l'avocat négligeait les causes de l'Ardente
Amitié. Les Frères s'en plaignaient, à ce que dit, chaque fois M.
Buchez. Il ne laissait pas d'insinuer, qu'à soutenir les intérêts du
tailleur Durtot, de M. Roulon, propriétaire, rue Richelieu, de
l'imprimeur Pied-de-Jacinthe, et du loueur Rambourg, Omer accomplissait
un strict devoir de reconnaissance envers les membres de la Haute Vente,
trop indulgents pour les écarts d'un dandy très frivole.

Il fallait que le général Pithouët vint lui-même arracher le fils de son
ancien chef aux remontrances. Le député de l'opposition
constitutionnelle se montrait, lui, fort affable. Il ne perdait pas une
occasion de louer publiquement la mémoire du colonel Héricourt, d'unir,
par ses paroles, les talents du fils au génie du père. Il vantait
l'éloquence et le tact diplomatique d'Omer, car l'oncle Edme se lassait
pas d'attribuer généreusement à son neveu le succès de la mission en
Italie. Succès peu médiocre. Un bruit courait: les ministres de Charles
X s'étaient résolus à combattre, en Morée, l'Égyptien et le Turk, parce
que les Carbonari français, espagnols et italiens avaient paru prêts à
descendre en Grèce, pour y ranimer la révolte, et, par là, nécessiter
une intervention anglaise dont ne voulaient ni Charles X ni le tzar.
Omer n'admettait guère qu'il eût ainsi déchaîné les événements. Quelques
messages transmis à des messieurs aimables, quelques conversations
philhellènes échangées dans les ventes romaines, quelques repas exquis
savourés à la table des Frères Conosséi; avaient-ils tant fait? Quant à
l'expédition de Frosinone elle était amusante aujourd'hui, comme le
souvenir d'un spectacle théâtral. Toutefois le général Lamarque
prétendait que cet incident avait considérablement ému les ambassades, à
Rome. L'audace de l'agression, son bonheur, l'aide obtenue, croyait-on,
de toute une population dévote pour enlever à l'Inquisiteur du Pape et à
son escorte les papiers des Ventes, cela soudain avait paru le résultat
d'une puissance très redoutable, occulte, et qui, soutenant la cause des
Hellènes sympathiques à toutes les élites, pouvait ainsi gagner
l'opinion. Les diplomates de la Sainte Alliance avaient alors convenu de
ravir au parti révolutionnaire ce prestige. De là cette promptitude à
débarquer les troupes du général Maison en Morée, contre les avis de
l'Angleterre, puis cette nouvelle décision des Russes qui passaient le
Pruth, opéraient déjà sur le territoire ottoman.

Aussi les carbonari se réjouissaient dans la Vente. Leur effort en
exaltation depuis 1820, obtenait enfin une victoire. Le sang de leurs
martyrs n'avait pas inutilement coulé sur tant d'échafauds. Un peuple
allait devoir son indépendance à leur action. S'ils avaient été vaincus
à Naples et en Espagne par les valets de la tyrannie, maintenant leur
esprit commandait, en Grèce, les armées des monarques devenus
libérateurs.

--Et c'est là vraiment une bonne farce!... répétait le chirurgien Ulysse
Trelat dont le visage fin, tout rasé, symbole de malice, riait sous une
mèche roide qui lui caressait l'œil... La Sainte Alliance en marche
pour jeter bas un souverain absolu, après avoir déclaré que les
hétéries étaient indignes de compassion parce qu'elles se levaient
contre leur maître légitime, le sultan! Et c'est nous qui les avons
forcés à se contredire, les absolutistes!

--Vive la Charbonnerie, messieurs!... dit un soir le général Lamarque en
haussant ses mains alertes et sa tabatière d'or jusqu'au bandeau de sa
chevelure argentée... Pithouët, mon cher, nous pourrons encore, quelque
jour, faire manœuvrer nos troupes selon les besoins de notre
conscience. Vous verrez ça...

--Nous le verrons certainement mon général..., assura le capitaine
Lyrisse, tout à coup enthousiaste et vibrant...

Et ses bottes piétinèrent le plancher. La figure sèche enveloppée de
mèches grises, le sourire du général Pithouët semblèrent douter encore.
Grand et maigre, dans une polonaise à brandebourgs, il se leva,
discourut. Selon lui, tout dépendait de l'influence des Bons Cousins sur
les Francs-Maçons. Les Loges suivraient-elles les Ventes à l'heure
dangereuse? Tout était là. Quelle mesure royale exaspérerait vraiment
ces boutiquiers, ces propriétaires, ces artisans paisibles que les
cérémonies rituelles distrayaient seulement comme une mascarade.

Et tout l'ordinaire débat se déduisait de cette éternelle question. M.
Buchez voyait les choses au pire. Il claquait la table et son tapis de
velours violet à crépines rougies, pour affirmer l'urgence de tenir les
Maîtres et Compagnons par leurs intérêts. Il fallait soit les secourir,
soit acheter leurs marchandises. Lui les soignait tous gratuitement ou
presque. Durtot l'habillait. Mauravert le nourrissait. Pied-de-Jacinthe
imprimait ses brochures médicales, outre les politiques. Qu'on imitât
ces soins. M. Roulon, le propriétaire de l'imprimeur, se plaignait que
les juges n'appelassent point l'affaire intentée à ses entrepreneurs.
Deux députés connus, appréciés et redoutés pour leurs harangues, deux
généraux de Napoléon, auraient pu facilement, s'ils en eussent pris la
peine, déterminer les juges à quelque hâte. De quoi s'agissait-il? D'une
visite opportune. Mais personne ne se démenait suffisamment.

Enfoncés sous des sourcils roides, ses yeux noirs visaient les deux
soldats, la polonaise à brandebourgs de l'un et l'habit olive de
l'autre. Il blâmait leur indifférence pour le salut de la liberté. Car
M. Roulon était un personnage fort écouté par les F.·. Le décevoir,
c'était perdre un allié précieux.

Omer eût bâillé dans le salon cramoisi dont les tentures éraillées, dont
les sièges lourds ne flattaient pas le regard. Parmi ses collègues en
costumes civils, le Nouveau-Templier vêtu de sa pourpre et de son
hermine, pourvu de son glaive et de ses éperons d'or, était toujours
confus d'obéir aux règles de son ordre qui lui prescrivaient un tel
apparat carnavalesque, durant les séances où il le représentait.
Silencieux, poli, discret, cet homme riche s'acharnait à parcourir des
lettres et des rapports, à compulser, à parapher, à fouiller dans les
cent tiroirs de chêne que contenait un énorme secrétaire de palissandre.
Quand les récriminations de M. Buchez devenaient blessantes, il
intervenait par un sourire, par une parole sourde et conciliante. Mais
tous ses empressements s'évertuaient à l'égard du général Pithouët, du
général Lamarque. Il leur offrait du tabac dans sa boîte d'ivoire, des
rafraîchissements qu'apportait, sur un plateau de vermeil terni, le
vieux domestique aux allures de vétéran.

Raspail arrivait, en retard, avec un parfum acide de combinaisons
chimiques; et il saluait timidement, s'excusait, attristant sa figure
noiraude. Ainsi les heures de la réunion s'écoulaient. Ulysse Trélat
souvent lançait un bon mot de sceptique; l'on riait. M. Buchez rendait
compte de ses travaux innombrables. Le Nouveau-Templier, timide et
docile, lisait la correspondance qu'il échangeait avec les Ventes.
C'étaient leurs réponses qui, sous enveloppes à titres de commerce,
parvenaient chez Mme Cardoche, et qu'Omer allait recueillir. Aussi
pensait-il à ses amours, à la lèvre fondante d'Angeline, à la vertu
d'Elvire, à la passion de Mlle Alviña, pendant que M. Buchez l'accusait
amèrement de ne pas conduire mieux le procès du loueur Rambourg. Le
voisin de cet homme persistait à interdire le passage des voitures par
la cour mitoyenne grevée de cette servitude. Après avoir perdu en
première instance, si Rambourg ne gagnait pas en appel, il lui faudrait
ailleurs chercher un domicile pour ses fiacres, ses haridelles, ses
cabriolets, ses carolines et ses coucous. De là beaucoup de frais et en
tous cas, la perte d'une clientèle de quartier. Rambourg supporterait
encore moins l'avanie que le déboire. Brutal, sanguin, il avait conçu
pour son adversaire une haine orgueilleuse, féroce. Humilié, il ne
pardonnerait pas l'insuffisance de l'aide; il se détournerait de la
Loge, emmenant avec lui ses cochers, ces anciens cavaliers de l'empire,
habiles à propager en tous lieux, parmi le peuple, les idées libérales,
et courageux pour exciter l'émeute. On les avait bien vus en novembre
1827. On leur avait dû les premières barricades, et la formation des
attroupements.

M. Buchez ne ménageait pas davantage le major Gresloup quand le père
d'Elvire arrivait de Meudon pour assister aux délibérations de
l'Ardente-Amitié. Dignitaire de la Franc-Maçonnerie écossaise,
vénérable, il gouvernait prudemment l'esprit des Enfants de La Veuve,
sans les effaroucher par la crainte de la révolution imminente. Mais il
leur démontrait, au moyen de discours habiles, comment les ministres de
Charles X gouvernaient en dépit de l'Egalité et de la Fraternité, en
dépit des doctrines en honneur au Temple. Ce que Raspail approuvait dans
le col énorme de sa redingote.

Le major écoutait patiemment les remontrances inévitables. Contre son
estomac en saillie, bombant l'habit marron, il croisait ses bras, puis
approuvait chaque phrase solennelle par un signe de sa tête chauve, de
sa face large. Parfois il grattait un peu la cicatrice rejoignant la
narine à la lèvre fendue par un sabre de la Sainte Alliance. Il ne
daignait pas répondre, abandonnant ce soin au général Lamarque dont la
faconde s'exerçait brillamment, généralisait les questions, atteignait
aussitôt l'avenir, promettait à leur désir la conquête de l'Europe, de
l'Amérique et du monde. L'orateur parlementaire gesticulait, battait les
basques de son habit, criait dans le visage de l'interlocuteur, et
ponctuait ses périodes en aspirant une prise copieuse.

Dans son coin Ulysse Trélat imitait le joueur de cymbales; sa mèche
gênait la malice de son regard. Cela n'empêchait guère le capitaine
Lyrisse de poursuivre la discussion. Il découplait une meute de
chimères. Il voyait le Turk chassé par le tzar, celui-ci converti aux
idées libérales par les Grecs, ramenant de Schœnbrünn à Paris,
Napoléon II, l'installant aux Tuileries avec un ministère Benjamin
Constant. Alors les armées françaises expulseraient les Autrichiens
d'Italie... Et là-dessus le prophète buvait un grand verre de punch, qui
enluminait sa figure hâlée, couperosée, laurée de mèches grisonnantes et
belles.

Raspail alors s'ébrouait, ravi de cette exubérance: lui-même
renchérissait en dépit de son intelligence scientifique.

Par des arguments positifs, froids, didactiques et brefs, le major
ripostait jusqu'au moment où sa parole se consacrait à l'éloge du
Saint-Simonisme. Alors brusquement sa voix devenait colérique et
péremptoire. Son visage se congestionnait. Ses deux poings menaçaient la
sottise des contradicteurs, il envoyait de la salive avec les mots.
Puis, sa personne, de nouveau, se figeait dans la froideur coutumière,
après quelques instants de promenade à grands pas, le long de la pièce,
pendant lesquels sa fureur d'apôtre s'apaisait.

--Demandez plutôt à Omer Héricourt.., disait-il alors, confiant à son
disciple la défense de leurs principes.

Le jeune homme s'efforçait à le servir malgré les objections
déconcertantes que présentait Ulysse Trélat, trop moqueur. Il fallait
qu'Omer se souvînt d'avoir été pansé par lui, lors de son duel, pour
accepter les railleries excessives du chirurgien, railleries
spirituelles et ineptes à la fois. Elles faisaient rire les auditeurs,
mais ne signifiaient rien de réel contre les choses qu'elles
vilipendaient. Les deux généraux cependant, le capitaine Lyrisse
lui-même les goûtaient fort, se déridaient, plaisantaient sans fin; ce
qui vexait Omer. M. Buchez le défendait en écrasant la verve de Trélat
sous quelque lourde maxime bien sévère.

L'heure de se rendre à la Loge marquait la fin du débat. Par un escalier
en vis, par de tortueux corridors, par l'arrière-boutique encombrée de
tonneaux vides et de caisses béantes où sonnaient les bruits et les
chansons de la taverne, on passait d'une maison à l'autre, on atteignait
la longue salle déjà pleine de F. F.·. qui conversaient. Le ruban de
moire bleue constellée, le tablier aux broderies emblématiques
décoraient les poitrines et les ventres, toute la corpulence de Cavrois,
le gilet rouge de Ribéride, la redingote graisseuse de Bahorel, la
maigreur de Pied-de-Jacinthe que le général Pithouët appelait «mon
adjudant» en souvenir du temps où ils étaient les dragons de la
République Indivisible. Maintenant, l'éditeur de brochures
révolutionnaires se plaignait d'être la bête noire du procureur royal
chargé de poursuivre les délits de presse.

Avant que le Vénérable eût pris place à l'Orient, il saisissait Omer au
bras, l'avertissait d'un nouvel exploit décerné contre lui, tantôt pour
un dessin satirique de son journal _Le Marteau_, tantôt pour une
réédition de certaines pages choisies dans les œuvres de Voltaire et
suffisamment hostiles au Pouvoir. Il se lamentait. Son avocat ne
s'occupait pas de lui. Le colonel Héricourt était plus attentif aux
besoins de ses cavaliers. Le vieillard exagéra les litanies en l'honneur
du mort pour blâmer ainsi la tiédeur de l'héritier. Frère-Terrible, il
tenait à la main un glaive à lame onduleuse dont il tapait les carreaux,
comme d'une canne, afin de donner le ton aux défaillances de sa voix
enrouée.

Bientôt, M. Roulon, roidi dans sa redingote noire, s'approchait, les
mains derrière le dos. Il mâchonnait son dentier, le mettait en place,
et se joignait à l'imprimeur pour obséder l'avocat. Rambourg le suivait.
Sa main violâtre s'abattait sur l'épaule d'Omer; mais le poids de son
ventre forçait le loueur à s'asseoir sur la colonne du Midi. Il
entraînait l'avocat dans son affaissement pour lui promettre, à voix
basse, de rares débauches, avec des filles expertes et des vins
célèbres, s'ils triomphaient en appel. Mais le tailleur Durtot
consultait sur le moyen de recouvrer le montant des traites souscrites
par quelques dandys oublieux. L'ébéniste, aux mains vernies par les
encaustiques, avait toujours quelque mobilier fourni chez une femme
entretenue, et que les huissiers avaient saisi, pour le compte d'autres
fournisseurs, sans que lui-même fut payé. Quant à l'épicier Mauravert,
il multipliait à plaisir ses litiges avec les maraîchers et les maîtres
du roulage, pour peu que les livraisons de légumes ou de fruits eussent
tardé. Entre eux tous, Omer ne savait auquel vouer son obligeance.
Étudiant en droit, Ribéride l'aidait; toutefois les clients avaient
moins de confiance en ce grand garçon qui portait une chevelure taillée
comme celle des pages. Ils lui tournaient le dos, revenaient à l'avocat.

Que la loge fut tendue d'azur, étoilée d'or pour les réceptions
d'Apprentis et de Compagnons, qu'elle fût tendue de noir et parsemée de
larmes et d'ossements pour les réceptions de Maîtres, qu'elle fût même
travestie en éboulis de rochers pour l'admission d'un Rose-Croix, chaque
séance devenait ainsi l'heure d'une consultation juridique. De même, M.
Buchez tâtait les pouls, examinait les langues, auscultait les poitrines
et les dos, harcelé, lui, par le grand dadais royaliste qui se croyait
poitrinaire, et par le singulier petit vieillard prolixe, fardé de rose,
surmonté d'un toupet en filasse. Pied-de-Jacinthe montrait son œil
récemment opéré de la cataracte. Alors M. Buchez aigrement invitait
Ulysse Trelat et le Dr Bianchon à le secourir.

En vain les cochers de Rambourg, sur un signe du capitaine, chutaient
impérieusement les bavards. Eux, sans doute, atténuaient un peu leur
murmure mais ne l'interrompaient point. L'ex-chasseur à cheval Dambeton
les menaçait même de son poing noir et crevassé par les engelures;
tandis que l'ancien cuirassier Brémondot portait en avant son front
énorme et ses épaules d'athlète, défiait, des yeux, les perturbateurs.
«Hôoh» faisait le canonnier Bridoit, comme s'il s'adressait à ses
chevaux: il rejetait en arrière la pèlerine de son carrick afin de
manier à l'aise un fouet imaginaire.

Jamais Omer ne put entendre complètement les admirables discours
d'Arago, l'orateur de la loge, sur l'harmonie des mondes comparée à
l'harmonie sociale: il n'entrevoyait que mal, entre la bajoue sanguine
de Rambourg et le profil mulâtre de Mauravert, la belle tête de savant.
Jamais il ne put causer avec ses amis du quartier latin, Ribéride
l'Enflammé, Enjolras le Saint, ni même avec cet étrange Blanqui, le
sarcastique, l'enthousiaste qu'exaspéraient les sottises débitées par
les F. F.·. Ce petit précepteur nouait ses deux mains nerveuses sur son
genou, se mordait les lèvres en haussant les épaules. De l'œil
seulement, Michel Chrestien, en prononçant ses harangues fédéralistes,
pouvait signifier à son ami ce que son travail contenait de passages
notables. Le général Dubourg obtenait le silence quand sa voix militaire
commentait les événements précis de la politique: l'entrée «de Guizot au
Conseil d'État», la nomination de «Portalis au ministère des Affaires
étrangères», les manœuvres du prince de Polignac guettant l'heure de
reprendre le pouvoir, et quand il affectait de craindre un coup d'État
contre le ministère Martignac. A quoi le général Pithouët se hâtait de
répondre en appelant, sur les monarques parjures, la colère des peuples.

Ces phrases pompeuses exitaient la verve admirative de Grantaire. Elles
accaparaient l'attention des F. F.·. Ribéride serrait les mains de
l'orateur. Il suffisait alors que le général Lamarque parlât, de sa
place, pour les émouvoir. On se rappelait encore les héroïsmes de ce
vieillard frétillant. A la tête de cent soixante-quinze soldats,
n'avait-il pas emporté d'assaut la ville de Fontarabie défendue par
trois mille hommes? C'était lui, lui dont l'habit olive à boutons
d'argent était si neuf, lui dont les gestes agiles attestaient le
plafond et l'étoile symbolique de plâtre doré, et les trois lumières
rituelles, et l'autel du vénérable à l'orient, et les autels des
surveillants à l'occident, et les emblèmes astronomiques brodés aux
bandoulières de moire, sur tous les cœurs.

--Deux cents ans se sont écoulés depuis que, de l'autre côté de la
Manche, on parlait aussi de violer la grande Charte, de renvoyer le
Parlement, de lever l'impôt par ordonnance. On essaya. Vous savez quels
en furent les résultats: la tête de Charles Ier roula sur l'échafaud de
Westminster..... Les peuples aussi ont leurs coups d'État..... je dis
que les peuples aussi ont leurs coups d'État et que, bouleversant la
terre jusque dans ses entrailles, ils ne laissent sur le sol que de
sanglantes ruines.

La voix prophétique du héros déclinait dans une rumeur de protestations
timides et d'applaudissements vigoureux. Le bandeau de cheveux,
au-dessus du front énergique, semblait un diadème d'argent clair que
tous contemplaient, avec l'étonnement de se surprendre ainsi, très
enclins à la foi dans une espèce de miracle soudain. Le Dr Bianchon
lui-même demeurait stupide, lourd et carré dans sa redingote brune.

M. Gresloup profitait, en général, de cette chaleur de sentiment pour
lever la séance, selon les formules du statut. Puis chacun, en riant de
Bahorel grotesque, se défaisait de ses insignes, et l'on s'en allait par
groupes. Dehors, on commentait les paroles des généraux. Pour quelques
jeunes gens drapés dans leurs manteaux à l'espagnole, le dadais
royaliste estimait ces propos téméraires et injurieux à l'égard du Roi.
Le petit vieillard fardé de rose, entre des rentiers à redingote,
jugeait de telles phrases dangereuses pour la Loge, et dénonçait
quelques mouchards parmi les F. F.·. s'éloignant sous leurs parapluies
tendus. L'ébéniste craignait que le commerce ne pâtît de toutes ces
perturbations prédites à trop grand fracas; et autour de lui, de braves
boutiquiers se clapissaient déjà sous les triples collets de leurs vieux
carricks. Mais Enjolras dirigeait un chœur d'éphèbes en habits
collants qui répétaient à pleine gorge les adjurations terribles.
Bahorel ouvrait l'ère des violences, assaillait à coups de canne les
enseignes, le bas géant d'une bonneterie et le plat d'étain d'une
auberge. Grantaire, afin de réveiller le bourgeois, miaulait de sinistre
façon. M. d'Orichamps exigeait que Dieu manifestât sa prétendue faveur
pour la Congrégation en frappant de sa foudre les «libertins»; et, dans
l'attente de ce cataclysme, lui demeurait tête nue, sous l'averse. Le
silence du Seigneur convainquait le rationalisme du ci-devant. A
l'exemple de son ami, découvrant sa calotte de soie noire et sa perruque
roussâtre, M. Ménil, timide, blasphémait, les lunettes vers le ciel. Il
importait que le Dr Bianchon leur fît craindre un rhume.

Cependant le pas lointain et rythmé d'une patrouille dispersait les
conspirateurs. Le cuirassier Brémondot se hissait sur le siège de son
fiacre, rassemblait les rênes, invitait Combeferre et Michel Chrestien à
monter. La file des voitures s'ébranlait. Plusieurs fois, dans la
berline de M. Gresloup, Omer s'installa en compagnie du général
Pithouët. Les expériences de Cavrois les intéressaient tous, bien qu'ils
ne s'occupassent nullement, comme le major, de fixer l'image solaire
reçue dans la chambre noire. La controverse scientifique les excitait.
On allait donc à Montparnasse vers onze heures du soir. Les fiacres du
canonnier Bridoit et du chasseur à cheval Dambeton dégorgeaient les
étudiants animés par les discussions du trajet. La face archangélique
d'Enjolras endoctrinait la tête de Jupiter plantée par la nature sur les
épaules de Michel Chrestien. Courfeyrac et Combeferre, les dandys,
combattaient la thèse du gros Cavrois sans omettre de tirer leurs
manchettes de linon. M. Buchez et le comte Dubourg abominaient les
Bonapartes. L'insolence de Blanqui ricanait aux objections du capitaine
Lyrisse qui se fâchait, tempêtait, sautait, gesticulait, attestait les
souvenirs de ses batailles et la pensée de Napoléon; tandis qu'Omer
continuait par d'adroits propos à sonder les intentions du major
relativement au destin d'Elvire. Le père ne se laissait pas circonvenir.
Silencieux et souriant à son habitude, il se dérobait. Le comte Dubourg
et le général Pithouët secondaient au mieux leur jeune ami en parlant
de la demoiselle, de ses attraits, de sa grâce, en interrogeant sur ses
occupations, et en imaginant ses espérances. Était-elle ambitieuse?
N'exigerait-elle pas un mari capable d'acquérir une renommée de
capitaine, d'homme politique, d'orateur, d'avocat?

Sans que M. Gresloup répondît explicitement, la bande s'engouffrait
entre deux boutiques closes, dans un étroit couloir sans lumière, dans
une cour remplie de futailles en piles, et qui fleurait puissamment
l'alcool de vin. On trébuchait dans la nuit sur trois marches. Enfin le
laboratoire s'ouvrait, s'illuminait au gaz; un gaz fabriqué là même.
Coiffé d'un bonnet à poil, harnaché d'un uniforme de garde national et
de ses bufleteries blanches, le squelette présentait les armes aux
visiteurs, dans un coin de la grande salle. On lisait les formules
scientifiques inscrites au charbon sur le plâtre nu des murailles, entre
les portraits de Manuel, du général Foy, de Riego, de Bolivar, de Pépé,
de Toussaint-Louverture, de tous les libérateurs. On respirait les âpres
parfums des acides alignés en groupe de fioles jaunes, vertes et noires
sur vingt guéridons penchés que les livres en piles chargeaient aussi.
On entendait bouillir des liquides dans les matras de quelques fourneaux
de terre. Le paravent d'images guerrières, abritait le sommeil de Noëmie
qui ronflait paisiblement au fond de l'alcôve. Ses bas d'ailleurs et ses
jupons d'indienne, son corset de coutil s'amoncelaient au milieu de
l'ottomane décousue.

D'un long baiser calin, Dieudonné Cavrois réveillait sa maîtresse. Elle
baillait, s'étirait, riait, consentait à faire du punch. On voyait
surgir l'enfant brune, ses épaules menues en chemise de grosse toile,
ses petits bras agiles qu'un duvet noir assombrissait. Elle tordait ses
cheveux en un chignon, nouait les cordons de sa jupe. Ensuite elle
courait en savates, remuer une vaisselle disparate dans un buffet
d'acajou.

Bientôt le punch flambait au creux de la soupière. Le feu bleuâtre
illuminait les sourcils froncés d'Enjolras, la grimace sardonique de
Blanqui, le profil méchant de Trélat. Lui s'inclinait vite sur une
cornue à demi pleine, ainsi que Bianchon calme, méticuleux, ainsi que
Raspail friand de comprendre. Large et content, Cavrois expliquait son
œuvre en bras de chemise. De temps à autre il tisonnait le poêle. M.
Gresloup étudiait l'image laissée sur une plaque enduite d'iodure
d'argent, par une timbale que Noémie avait posée là. Et Cavrois de
prétendre que l'iodure d'argent fixerait l'image, tout comme le bitume
de Judée, sur les plaques métalliques de la chambre obscure. Sujet de
discussions fréquentes qui toujours attirait le major au laboratoire de
Montparnasse.

Cette seule passion et celle du saint-simonisme rompaient son flegme.
Lorsque le général Pithouët, le capitaine Lyrisse et le comte Dubourg
l'entreprenaient sur le sort d'Elvire, devant Omer, M. Gresloup se
contentait de recevoir les compliments, et de répondre que sa femme
attendait tous les dons des fées pour leur fille, qu'elle la voulait
heureuse comme les princesses des contes, que, pour l'instant, elle la
soignait de son mieux, car l'enfant paraissait délicate. Le DrBianchon
la saignait tous les mois. Cela dit, il redevenait l'homme muet, froid
et méditatif qu'Omer connaissait bien, une sorte de bloc impassible,
indifférent à toutes choses, hormis au papisme industriel et à
l'optique. Toutefois il félicitait Omer de ses exploits au Palais. Il
lui serrait fortement la main; il le remerciait d'avoir embrassé la
cause du libéralisme; il le louait des notions acquises en économie
publique; il qualifiait généreusement les mérites de celui qu'il nommait
son disciple. Certes M. Gresloup l'aimait bien. A la manière dont il
glissait son bras sous celui du jeune homme, dont il lui frappait
amicalement l'épaule, dont il examinait l'habit neuf, les deux gilets,
les gants, toute la personne agréable, saine, élégante, le major avouait
sa prédilection. Néanmoins il se gardait évidemment d'inviter Omer à
Meudon plus que le nécessaire. Il s'ingéniait même, durant les heures de
séjour dans Paris, à le rassasier de délices chez Véry, pour se
dispenser ensuite de l'emmener à la campagne, près de l'étang où les
amoureux s'étaient avoué leurs âmes. Omer essaya de le faire parler sur
Mlle Alviña, sur les lingères de Mme Cardoche, pour surprendre un
soupçon, une réticence. M. Gresloup ne se trahit point. Il demeura
seulement le dur philosophe ennuyé de toutes choses, sauf de sa manie
mentale. En sorte que la meilleure tactique était encore de paraître
auprès de lui dans toutes les occasions politiques, et de faire le
champion libéral.

Désormais l'avocat fut assidu quotidiennement rue de Richelieu, à la
librairie Pied-de-Jacinthe. Il s'efforça mieux de le soustraire à la
prison, d'obtenir la réduction des amendes que payait, en sous-main, la
banque Laffitte, par l'entremise de M. Roulon. Omer fut au prétoire
l'avocat circonspect et logique dont la parole sèche, claire, limite les
droits de l'accusateur, invoque les précédents, cite les cas favorables
à la cause, raille les excès de pouvoirs, et les assimile à des
conceptions barbares ou grotesques. Dans la salle lambrissée de chêne,
devant le tableau du Christ terne endormi sur la croix peinte, il fut
l'orateur inlassable rappelant les héroïsmes du soldat jacobin, son dur
labeur d'avoir arraché la France à l'appétit des monarques qui
comptaient alors se partager la Patrie, comme ils s'étaient partagé la
Pologne à la fin du siècle précédent. Si le vieil imprimeur se souvenait
trop de ses enthousiasmes juvéniles, convenait-il de le frapper sans
indulgence? L'histoire ne requérait-elle point, déjà, cette indulgence
pour tous les soldats glorieux qui avaient sauvé la terre latine
convoitée par l'orgueil de la Maison d'Autriche, la cupidité de la
Maison de Prusse, et la voracité des tzars. A qui devaient-ils de
posséder encore un trône, ces Bourbons que les cours d'alors
éconduisaient, que l'on méprisait, que l'on reléguait par avance au rang
des Sthanislas Leczinski? A qui le devaient-ils, sinon à tout ce peuple
magnifique dont les armes avaient lui sur les bords du Danube, de la
Sprée, du Borysthène?

Rejetant les amples manches de la toge noire, les mains pieuses, les
mains filiales évoquaient, par leurs gestes, l'âme admirable de ceux qui
avaient servi le colonel Héricourt dans la chevauchée de Murat sur les
champs de l'Europe, qui avaient refoulé les appétits des loups rués vers
la belle France. Les paroles retentissaient hors de ses lèvres
tremblantes et véridiques. De grands frissons secouaient son échine,
quand ses périodes faisaient allusion à l'effort de son père dont ce
vétéran avait été l'auxiliaire fidèle. Tout-à-coup, en dépit de ses
ruses, quelque chose de puissant maîtrisait sa verve. Des accents,
inconnus de sa rhétorique, émouvaient sa voix. Tressaillant et
frémissant, il eût juré que la force du colonel Héricourt s'exprimait
par le tonnerre de sa bouche. Il voyait les juges pâlir dans leurs
poupre, il entendait les échos de la salle vibrer, les murmures de
l'assistance grandir et l'acclamer: un instant il craignait de
s'évanouir, tant son être habituel se fondait, disparaissait au bénéfice
de cet élan formidable qui possédait ses organes, grondait dans sa
poitrine, éblouissait son cerveau, et dominait, par sa voix, les hommes.

Ensuite, traversant les vestibules, il était le chef que saluaient
l'archange Enjolras lui-même, et Michel Chrestien, à la face olympique,
et Cavrois qui, dans ses bras énormes, étreignait son cousin, et
Grantaire qui, dans ses mains moites et grasses, serrait les mains du
triomphateur, et Bahorel qui narguait le gendarme au moyen de citations
latines. Pied-de-Jacinthe, malgré tout grincheux à cause de la
condamnation, le remerciait d'une poignée de main vigoureuse et
militaire.

Peu à peu les habitants de la rue Richelieu reconnurent l'avocat libéral
quand il pénétrait dans la librairie. Les badauds arrêtés devant les
caricatures ôtaient leurs couvre-chefs. Omer ouït, maintes fois, des
gens le nommer à l'oreille de leur voisin, s'il examinait les dessins du
_Marteau_ encadrés dans les cintres étroits de la devanture, parmi les
livres de Thiers sur la Révolution Française, _Les Orientales_ d'Hugo,
les charges représentant un Charles X aux dents longues, tantôt déguisé
en jésuite, tantôt écrasé, à gauche, par le dos de Martignac, à droite,
par le dos de Polignac, qui s'arcboutaient pour lui nuire. Ici c'était
le _Pieu Monarque_, un poteau couronné et vaguement dégrossi à la
ressemblance du souverain. Là c'était lui-même accoutré en chasseur,
surmonté d'une casquette à côtes de melon, et, de ses lèvres épaisses,
de sa denture, de ses paupières lourdes, riant à un petit oiseau tué
qu'il tenait sur sa paume. Les badauds se plaisaient à reconnaître leur
roi sous ces avatars grotesques. D'ailleurs les cochers de Rambourg se
ralliaient aux _Enfants de Momus_, l'estaminet voisin. Attachant le sac
d'avoine aux oreilles de leurs bêtes, ils ne manquaient pas de souligner
les intentions des dessins par des lazzis agressifs. Le colossal
Brémondot ne s'en faisait pas faute, pour peu que le vin à quatre sous
l'eût égayé, et qu'il regrettât le temps de sa gloire, quand, au trot de
son cheval d'armes, il épouvantait, de sa stature et de son armure, la
population des villes conquises. Doué de mémoire, le canonnier Bridoit,
fredonnait les romances séditieuses que les artisans répétaient au fond
de leurs échoppes. Et, comme Pied-de-Jacinthe distribuait aux commis de
l'armurier Lepage, son vis-à-vis, les gazettes et les brochures
invendues, tout ce coin de la rue Richelieu devenait frondeur. Non loin
de là, se réunissaient au Palais-Royal, dans le café Lemblin, les
demi-soldes que prêchaient le comte Dubourg et le capitaine Lyrisse. Aux
devantures des libraires, les étudiants d'Enjolras, de Ribéride
parcouraient, entre les pages non coupées, les livres nouveaux. Une
atmosphère jacobine régnait.

Omer, dans ce quartier, se promena beaucoup. A trinquer avec les Enfants
de Momus, à discuter avec les carabins dans la galerie d'Orléans qu'on
achevait, sa personne devenait populaire. Il le crut, s'en glorifia. Il
en jouit. D'autant que pour se rendre du Palais-Royal à la librairie
Pied-de-Jacinthe, il fallait franchir la rue Montpensier, rire à
Cydalise et à Noémie occupées derrière le comptoir de Mme Cardoche,
saluer la patronne, lui réclamer la correspondance de la Vente, et, sous
ce prétexte, lutiner la charmante Angeline, flairer cette poitrine
opulente, respirer l'odeur de ces cheveux fauves, apaiser même, dans ces
bras doux, le désir de posséder Dolorés, la passion d'aimer Elvire.



VIII


A maintes et maintes reprises, l'oncle Augustin se félicita de sa
réconciliation avec le capitaine Lyrisse: ce leur valait une importance
politique bien accrue. Omer les soupçonna de suprêmes ambitions. Après
avoir été distingué pour son entregent et la délicatesse de sa
diplomatie, il semblait précieux au général de chercher l'appui des
jacobins. Soult, Marmont, Bordesoulle étaient impopulaires. Peut-être
visait-il à paraître le soldat aimé du peuple, sollicité discrètement
par les carbonari, de passer avec sa brigade à la révolution, estimé des
Pairs que dirigeait le comte de Praxi-Blassans comme un chef militaire
capable de s'opposer, un jour, aux violences illégales des troupes
Suisses, puis de rétablir l'ordre contre les énergumènes de la rue. Le
ministère Martignac n'avait-il pas contraint la cour à choisir le
général Maison pour commander les troupes de Morée, bien que les ultras
lui reprochassent d'avoir combattu, à la Chambre des Pairs, le système
absolutiste de M. de Villèle, et d'avoir, en 1820, poursuivi mollement
les conspirateurs du Bazar Français? Flairant la même fortune, l'oncle
Augustin se vantait partout, depuis les élections, d'avoir sauvé la tête
du capitaine Lyrisse. Il possédait, sur le général Maison, cet avantage,
de n'avoir pas, aux cent jours, suivi Louis XVIII à Gand, mais d'avoir,
avec son régiment, soutenu dans les champs de Ligny, les canons des
batteries impériales. Qu'une seconde révolution éclatât, comme le
prédisait l'épouvante des ultras, comme le signifiaient les votes des
collèges, et comme le voulaient les carbonari, les étudiants, les
demi-solde alliés au Parti Industriel des Laffitte et des Casimir
Perier: à cette heure peut-être prochaine, le sort de Bonaparte pouvait
une seconde fois, étonner le monde, ou, du moins, la France.

Omer comprit nettement l'importance de son rôle. Il pouvait obtenir que
l'oncle Edme se donnât complètement à l'oncle Augustin. Seul, le
capitaine Lyrisse saurait convaincre le général Pithouët d'admettre les
excuses du général Héricourt, de lui mettre la main dans la main. Seul
le général Pithouët saurait à son tour convaincre le général Lamarque,
le major Gresloup, puis M. Buchez, la Haute Vente et le général
Lafayette, de compter sur la neutralité, et même sur la complicité des
régiments de ligne que commanderait le général Héricourt, dans Paris. Il
importait que le général Pithouët cessât de se répandre en diatribes
contre le général Héricourt. Entendant se rétracter un tel adversaire,
tous les carbonari restitueraient leur confiance à l'oncle Augustin. Et
cela dépendait du capitaine Lyrisse, de son neveu qu'il adorait.

«Je tiens quelques fils de ma fortune,.. se prouvait le jeune avocat en
ajustant, au vestiaire du Palais, le rabat blanc et la toge noire. Le
principal est que je ne gâche pas mon affaire: si je rabrouais trop vite
Dolorès, j'aurais alors contre moi Denise. D'un autre côté il ne faut
pas que je me laisse forcer la main pour les accordailles, puisque je ne
renonce plus à mon Elvire. Selon l'art de mes ruses pour louvoyer,
l'échec ou le succès se détermineront.»

Vint le temps d'obtenir un délai pour le loueur de voitures Rambourg qui
l'attendait quotidiennement à la porte du prétoire. Là cet homme ventru
s'asseyait au coin d'un banc. Le corridor était plein d'échos, que
provoquaient des voix lointaines, et le pas régulier du gendarme.

--Si nous gagnons, M. Héricourt, je vous mènerai quelque part à ma
connaissance... Momus, Cômus et Priape ne seront pas nos cousins... Ah
la belle chandelle que je vous devrai là! Jugez un peu. Que je perde le
procès; que mes chevaux ne puissent plus traverser la cour du voisin
pour sortir dans la rue! Une seule porte ne suffit pas. J'aurais des
embarras et des accidents à toute heure... Il faudra que je déménage
avec mes voitures et tout l'attirail... Où que j'irai, je vous le
demande? Où la pratique viendra-t-elle me quérir... Hein?

Le F.·. hochait sa tête flétrie, ses bajoues lourdes et sanguines que
des favoris étroits barraient. Ses petits yeux enfouis dans les
plissures des paupières violettes suppliaient l'avocat.

--Comptez sur moi, maître Rambourg, j'ai vu le Président hier... Votre
cas n'est pas mauvais... D'abord nous obtiendrons la remise de l'appel
pour enquête des experts.

--Bon, c'est toujours du temps de gagné... Alors vous viendriez demain
soir...?

--Où ça, maître Rambourg?

--Chez les blanchisseuses dont je vous ai parlé; il y a deux belles
rousses... ah des belles, vous savez! Et qui savent quoi!

--Pas demain, un autre jour.

Omer avait du mal à se débarrasser de son client qui croyait accroître
la verve et le talent de son défenseur en lui promettant des plaisirs.
Puis, dans la salle d'audience blafarde et surchauffée, Omer jaugeait
les chances de ses causes, pendant qu'il parlait, la main haute, et la
manche au vent, pendant qu'il exhumait de ses dossiers les exploits et
les pièces d'expertise, pendant qu'il citait Cujas et Barthole, les
maximes du droit romain, devant les trois juges enfermés dans leur
chaire, et qui le dévisageaient avec l'ennui de leurs regards monotones.

Quittant l'audience, un après-midi il reconnut, empanaché de plumes de
coq, et le couteau de chasse au baudrier, le chasseur de la générale
Héricourt. Cet homme avertit qu'elle attendait son frère, avec Mlle
Alviña dans la calèche, à l'angle de la place et de la rue de la
Barillerie. Rambourg n'insista point dès qu'il apprit la remise de son
affaire et s'en fut. Omer craignit que le jeu difficile ne commençât.
Une fois débarrassé de sa toge, il feignit de l'empressement, et courut
à la voiture. Deux mains gantées l'une de gris, l'autre de bleu,
s'agitaient, l'appelaient. Dolorès fut immédiatement plus rouge; ensuite
elle devint blême.

--Nous t'emmenons,.. fit Denise... Monte avec nous.

Le laquais referma la portière, et se hissa sur le siège, tandis que le
chasseur escaladait sa place en arrière de la capote. C'était à la fin
d'un jour limpide. Omer ne laissa point d'apprécier le charme de
l'heure. Il fut aimé par les yeux et le souffle d'une jeune fille que
leurs moindres paroles mettaient en émoi. Sous le chapeau de crêpe rose
et la touffe de plumes légères, elle inclinait sa tête brune fatiguée de
bonheur, eut-on dit, et son cou que l'écharpe jonquille enveloppait
d'une soyeuse caresse. Denise les encourageait par mille paroles
spirituelles dont elle transformait le sens au gré des intonations, et
de telle manière qu'il s'y mêlait toujours une allusion secrète à
l'amour. Entre ces deux jolies personnes empressées, Omer s'admira,
pendant que les cavaliers du boulevard, sous les arbres, l'enviaient
avec évidence. La calèche dépassa le perron de Tortoni. Plusieurs
fashionables reconnurent la générale Héricourt, et s'appelèrent pour se
la nommer. Aux Bains Chinois comme sur le boulevard de Gand, les dandys
s'empressèrent de saluer en montrant leurs mèches longues. Du haut de
tilburys, les messieurs se découvraient d'un grand coup, et retenaient
d'une main les rênes de leurs trotteurs anglais aux grandes allures.
Omer se rappela le temps de son enfance, lorsque la première femme de
l'oncle Augustin l'emmenait ainsi dans sa voiture, parmi les hussards,
les dragons et les grenadiers de l'Empire qui galopaient en uniformes de
féerie. La fortune seule prête à la beauté et à l'esprit ce prestige.
S'il épousait Dolorès, la médiocrité de leur existence les condamnerait
éternellement à la laide berline de Maman Virginie où l'on ne montait
qu'en cas de mauvais temps. Une fois son amie casée dans les bras de son
frère, Denise, frivole et changeante, s'occuperait d'autres favorites.
C'était pour l'instant qu'elle s'appliquait à le séduire par mille
flatteries touchant l'éloquence et la sagacité politique du cher avocat.

Sans ralentir ces marivaudages, lui se proposa de serrer la partie,
pendant que l'on traversait la place Louis XV, le bois des Champs
Elysées, pendant qu'on riait aux grimaces des bateleurs se démenant sur
les tréteaux du Carré Marigny, et frappant les images de leurs toiles
coloriées, pendant que Dolorès s'épouvantait de voir le paillasse à la
pointe du mât de Cocagne. Avenue Lord Byron, après que la calèche les
eut déposés, Denise s'arrangea pour abandonner son frère et son amie,
dans le salon. Omer s'approcha de la jeune fille qui défaillait presque.
Il lui dit à voix triste:

--Ai-je osé prendre dans mes bras, l'autre jour, cette taille innocente!
Ai-je osé souiller de mes baisers ce front pur? Me pardonnerez-vous
jamais mon égarement,.. Je ne sais encore quelle folie m'emportait...
Ah! Mademoiselle, je demeurerai le plus malheureux des hommes, si je
n'obtiens de vous l'oubli de cette offense...

--Remettez-vous, Omer, soupira-t-elle. Je ne fus pas moins coupable,
hélas! Mais qui peut résister aux transports de son cœur, lorsque la
passion véritable le brûle...

--Oh! devais-je abuser ainsi de votre candeur sacrée. Je me fais
horreur... Que vous devez me haïr...!

--Vous haïr... vous!

Elle balbutiait, surprise. Au remords furieux qu'affecta le jeune homme,
elle n'attribuait encore qu'une valeur de paroles polies, mais fausses.
Cependant elle s'étonnait qu'il jouât, avec cette ardeur, la comédie des
excuses. Une appréhension lui vint. Il simulait un trouble extrême. Ses
mains ravageaient sa cravate et son jabot. Il parla sur un ton
douloureux:

--Ne devais-je pas respecter une malheureuse orpheline, que personne ne
défend...? Je fus lâche et vil...

Elle commençait à croire nécessaire de sembler prude, par crainte de le
choquer, si elle laissait paraître son humeur contente encore du baiser
délicieux.

--Omer!... Il n'est pas de tort qui ne se puisse réparer...

--Et comment, je vous prie?... Ma mère insinue que c'est à Dieu que ma
passion vous dispute. Comment puis-je espérer vous offrir la paix et la
béatitude que Delphine de Praxi-Blassans vous promet au nom du Christ?
Je ne suis que la proie de mes vices! Comment oserais-je prétendre vous
détourner du salut auquel votre âme aspire?

--Je n'écoute pas toujours Delphine de Praxi-Blassans. Je n'ai guère de
penchant pour le cloître...

--Vraiment?... Ma mère me fait perdre l'esprit. Elle m'a représenté
combien mon crime serait impardonnable si je vous arrachais à la
vocation que, secrètement, vous avez résolu de suivre...

--Je n'ai rien résolu. Je pense faire mon salut, même en vivant selon le
siècle.

--Vous niez parce que vous avez pitié de moi et de mon désespoir, parce
que votre charité sublime me veut épargner les remords..; mais je
tremble d'entrevoir clairement toute l'étendue de mon forfait...

--Est-ce un si grand forfait?...

--Ah! Mademoiselle, puis-je penser de vous que vous soyez indulgente à
ce point?

Omer sut introduire dans cette interrogation, malgré l'air de joie
franche, une telle note de mépris insultant que l'Espagnole eut peur de
s'être compromise.

--Indulgente!... A quoi servirait d'être rigoureuse. Je suis, comme vous
le disiez à la minute, sans défenseur et sans parents. Ne vaut-il pas
mieux que je dévore ma honte en silence plutôt que de l'affecter... Je
vous estime assez pour attendre de vous le nécessaire, afin qu'aucun
autre ne soupçonne votre audace...

--Merci, du moins pour cette estime..., Mademoiselle. Elle m'apporte un
peu de réconfort. Si vous saviez ce qui se passe en moi. J'ai conservé
cette âme de prêtre que me composa la piété de ma mère... Il y a des
heures où je balance encore pour me décider à suivre les facilités de la
vie laïque, ou pour leur préférer la foi sereine d'un serviteur de
l'autel. Jugez alors par quelles angoisses j'ai passé depuis le soir de
ma faute. Or on m'apprend que ma cousine Delphine médite de vous faire
accepter le voile. Je me trouve tout à coup devant cette vocation... Mon
remords est sans bornes.

A mesure qu'il discourut, la logique de son raisonnement le persuada.
Loin d'être impie, il conservait une foi troublée mais souvent
maîtresse, en certaines heures. Deux fois l'an, il se confessait avec
scrupule dans une paroisse de quartier populaire; et, sa pénitence
accomplie pendant la messe, il communiait aussitôt avec l'extase brève
d'un bienheureux. Au moment d'aborder une fille, la voix de Dieu le
morigénait toujours. Quinze fois sur vingt il obéissait et se désistait
de la poursuite. Il n'était pas sans craindre l'enfer; mais il accusait
le ciel de lui mesurer la grâce et d'induire sa faiblesse naturelle en
tentations. Comme il parlait longuement de cet état moral à Dolorès, il
se crut alors sincère. Son éloquence s'augmenta de ce que sa foi
récupérait. Il stupéfia Dolorès. Meurtrie, désespérée, elle l'écouta
flétrir l'espoir de leur amour qu'il ravalait autant qu'un bas instinct
animal. Lui constatait les résultats de son homélie sur le beau visage
dont la douleur tirait les muscles, séchait les lèvres, blémissait le
teint. Il cueillait un double triomphe: celui d'échapper au mariage
pauvre, celui de dompter, par son art, une âme d'élite qu'il allait
convaincre, ou presque.

--Votre remords n'était point si grand que vous n'ayez paru frivole et
gai dans la voiture qui nous ramenait ici..., s'écria-t-elle soudain, la
rage aux dents.

--M'était-il permis de ne pas dissimuler? Ne devais-je pas, avant tout,
cacher à ma sœur une peine dont sa curiosité eut voulu connaître les
causes? Vous m'accordiez tout à l'heure votre estime sur cela que je
saurais abolir le soupçon du monde, touchant ma faute... Ne l'ai-je pas
justifiée, cette estime, en ôtant à Denise tout motif d'inquiétude?

Il réprima le ton vif de cette riposte adroite, et la modula lentement,
sourdement, comme il faisait devant les magistrats, pour réduire à
l'humble son argument majeur, et, par ce contraste, conquérir
l'attention de l'assistance, lui communiquer le sens d'une force
tellement sûre de soi qu'elle négligeait le secours du bruit oratoire.
«Dolorès n'osera jamais, pensa-t-il, me dire qu'elle a tout conté de
notre aventure à ma sœur, et que je m'en doute certainement.»

--Vous faites l'acteur à merveille!... soupira-t-elle l'amertume dans la
voix.

Elle détourna ses regards et contempla les rosaces du tapis turc.

--Alors... reprit-elle ironique;.. c'est un combat entre votre amour et
votre dévotion; car vous n'avez point balancé à répondre «Oui» lorsque
je vous demandai si vous m'aimiez. Mon ami, seriez-vous dans le cas de
Polyeucte...?

--Vous sied-t-il de railler...?

Elle trembla.

--Point... Je veux vous plaindre... Votre affection souffre de m'enlever
à Dieu. Mais qui vous dit que j'appartienne exclusivement à Dieu?...

--Votre fervente piété d'abord. Depuis le retour de ma mère à Paris,
vous l'accompagnez dans tous ses pèlerinages à travers les églises. Vous
vous agenouillez où elle s'agenouille; vous récitez les oraisons qu'elle
récite, vous formez les vœux qu'elle forme pour ses neuvaines...

--J'aime votre mère. Dans le silence des églises je revois mes parents,
je pense à leur fin tragique, à tous mes malheurs; je me souviens de mon
enfance heureuse, en me recueillant... Et je revis tout le passé...

--Vous vous plaisez là parce que le sang espagnol de sainte Thérèse
coule dans vos veines. Vous appelez l'amour du Christ. Vous désirez
qu'il descende dans votre cœur. A défaut du Seigneur, vous vous
tournerez peut-être un jour vers moi. Mais ce ne sera qu'une heure de
défaillance et de déception. Le Sauveur vous reprendra... Que
deviendrais-je alors, moi, délaissé...?

Omer sut parfaitement introduire dans la phrase la vibration convenable
pour que la jeune fille se méprît, et le crût près de retenir un sanglot
réel.

--Omer!.., soupira-t-elle; et toute l'émotion de son corps
tressaillait... Omer...! Pouvez-vous craindre d'être abandonné?...

--Oui: pour Dieu! Que suis-je auprès de Lui. Que sera même le luxe de
ma maison, à côté du luxe liturgique? Que serait ma pauvre passion
auprès de Tout... Vous êtes une sainte si ardente!... Ma mère me le
répète. Sa dévotion n'égale pas la vôtre... Votre cœur est déjà
donné...

--Non!

Elle s'était mise debout, les yeux en flammes, et le sourire victorieux.
Elle s'imagina le reconquérir; elle ne doutait plus qu'il fût sincère,
qu'il fût, par avance, jaloux du Christ, tant il aimait l'adoratrice du
crucifix. Dolorès marcha vers lui, les mains tendues, les seins
haletants, les narines frémissantes, et de l'amour plein la face. Lui
reculait.

--Non! mais non..., répéta-t-elle, le rire joyeux...

--Ah! votre cœur est donné! Je le sens...

De sa bouche approchait la bouche saignante de Dolorès. Le parfum de
roses rouges afflua vers le visage du jeune homme, changea l'air. Ainsi
la passion de l'espagnole le pénétrait d'avance. Leur désir frissonna
dans ses lombes, secoua son échine, battit ses tempes, crispa ses mains
qu'elle saisit...

--Mon âme est à Dieu. Mon cœur est à vous, Omer... murmura-t-elle en
se penchant jusqu'à toucher son épaule.

--Vous le dites! vous le dites! Votre âme est à Dieu... Elle ne peut
appartenir à un mortel!

--Mais l'univers entier et les humains, le Seigneur les possède. Comment
êtes-vous jaloux de Lui? Pensez-vous échapper à sa loi?

--Hélas! non... Pourtant si j'aimais, je haïrais, il me semble, Dieu
lui-même... comme un rival.

--Oh! taisez-vous, taisez-vous...

Épouvanté, l'esprit catholique de Dolorès se refusa. Toutes les
superstitions et toutes les piétés d'une race se révoltaient dans la
folie de sa chair.

--Faudrait-il donc, murmura-t-elle en reculant, abjurer ma foi si je
désirais vaincre cette jalousie singulière. Faudrait-il que j'immole ma
foi...?

--...Je ne sais,.. répondit-il... En vérité, je ne puis le savoir...

Et il s'effondra, comme accablé, sur l'ottomane.

--Est-ce pour cela qu'Elvire Gresloup vous surnomme Lucifer?...

Il garda le silence, il feignit d'être la proie d'une profonde douleur
morale. A le regarder, à réfléchir, Dolorès reprit peu à peu du calme.
Ses traits se recomposèrent harmonieusement. Du rose recolora les joues
brunes. Les feux d'or pétillèrent dans les yeux mauresques. Une immense
pitié anima ce visage expressif. Et de la joie bientôt finit par luire à
ses lèvres. Omer l'observait. Il se remercia. Il acquit la certitude
qu'elle allait conclure de cette scène: «A quel point ne m'aime-t-il
pas, s'il est jaloux de Dieu!»

Il avait atteint son but. Sans ruiner l'espérance de Mlle Alviña, tout
en la nourrissant au contraire, il reculait, sur un motif plausible,
l'heure des fiançailles.

Ils échangèrent encore quelques paroles pour résumer les phases de leur
discussion. Puis l'oncle Augustin entra. Ce fut tout.

Le lendemain, Denise accourut chez son frère.

--Qu'est-ce que cette histoire que tu contes à Dolorès? Tu veux la
rendre folle? En même temps que tu la persuades de ton affection pour
elle, tu la veux forcer à se départir de ses habitude religieuses...
Qu'est-ce à dire?

--Je crains qu'après le premier temps du mariage, le prêtre l'attire
plus que son mari. Les grandes passions flamboyantes s'éteignent assez
vite. Je me juge assez peu capable de fournir à cette ardeur des talents
qui suffisent. Elle éprouvera maintes désillusions, et retournera vers
Dieu, si ce n'est vers le diable... J'accorde que ce soit vers Dieu.
Convient-il de se marier, pour, deux ans plus tard, mener la vie
commune avec une religieuse...

--Quelle fâcheuse querelle lui cherches-tu là...?

Il s'en défendit; recommença, devant la générale, un exposé fort subtil
de ses appréhensions.

--Perfide, accusa-t-elle... Ignores-tu que cette assiduité à suivre
notre mère dans les églises, c'est afin de la conquérir d'abord, pour
qu'une voix respectée te conseille d'accueillir un amour aussi noble et
aussi pur?

--Je n'en crois rien, ma sœur. Ce seraient là des manigances que la
loyauté réprouve, et qui seraient indignes de Mlle Alviña... Se peut-il
que ma future femme agisse, avec fausseté, sur l'esprit d'une pauvre
veuve dont le chagrin a troublé l'esprit. Apparemment vous ne voulez pas
dire que votre amie a joué un rôle de dévote pour surprendre l'affection
de notre mère? Ce serait l'indice d'une grande fourberie... Non, non, ma
sœur, vous calomniez Mlle Alviña. Si j'étais sûr de ce que vous
avancez, je ne la voudrais revoir de ma vie...

Omer poussa le jeu de son astuce jusqu'à frapper d'un coup de poing la
table historique du Régent. Il bouscula les lourds fauteuils à pieds de
bouc. Il enfonçait les mains dans les poches de son pantalon, puis il
les dégageait, fripait les rubans de ses deux montres.

--Omer! cria sévèrement Denise.

Mais elle admit sa défaite. Son imprudente parole avait livré des armes
à la ruse de l'avocat. Il se félicita de la voir contenir sa colère
difficilement.

--Par ma foi, tu es un comédien fort habile. Brutus sait mettre le
masque de Bathylle quand il lui sied: à moins que ce ne soit Bathylle
qui s'applique le masque de Brutus, quand son intérêt le commande.

--Persiflez à votre aise, ma sœur... Ou bien Mlle Alviña simule la
dévotion pour capter la confiance de notre mère; et elle use d'une
imposture atroce. Ou bien elle est véritablement pieuse à l'excès, comme
la plupart des Espagnoles, ce que marque bien le ridicule d'avoir fait
l'acquisition d'un saint Omer en plâtre. Dans les deux cas, j'ai le
devoir d'être inquiet sur le destin de notre mariage. L'an passé, le roi
Ferdinand a fait brûler en grande pompe un malheureux juif condamné par
l'Inquisition. On va pendre à Cordoue le marquis de Cavillana, et le
capitaine Alvarez de Soto-Mayor, pour avoir assisté à des tenues de
loges maçonniques... Vous trouverez bon que je me soucie de prévoir si,
l'amour assouvi, ma femme ne sera point l'espionne inconsciente de qui
le confesseur obtient adroitement les secrets... Au reste, elle excelle,
dans ses écrits, à peindre des héroïnes qui se vengent en livrant leur
bel infidèle à ses ennemis, et en se poignardant sur le cadavre. C'est
la fin que je ne souhaite ni pour elle ni pour moi...

--Alors pourquoi lui dire que tu l'aimes?... Pourquoi lui mentir?...

--Je ne mens pas. Sa beauté me rend fou. Je perds les sens quand elle
m'approche; et je vous jure, sur l'honneur, qu'il n'est point de femme
dont je désire autant les caresses. A sa vue, du feu remplit mes veines.
L'air se trouble autour de moi; je me trouve sans force, sans orgueil et
sans vertu... C'est pourquoi, si je ne doute plus que cette union
s'accomplisse quand même, j'hésite encore à me livrer à des charmes
invincibles, et à une passion trop souveraine...

En achevant ces mots, il s'assit, plongea sa tête dans ses mains...
Denise resta quelques minutes silencieuse, ce qui, chez elle, était le
signe de l'extrême émotion. Elle en était à croire son frère. Et, de
fait, Omer se défendait mal, dans cet instant, de se croire lui-même. Ne
désirait-il pas de toute sa chair les complaisances de Mlle Alviña; ne
savourait-il pas continuement le goût du baiser voluptueux qu'ils
s'étaient naguère permis; pourrait-il se soustraire à l'obsession
d'évoquer la chaude amante collée contre sa poitrine et le pénétrant de
son odeur florale? Il l'aimait. Il l'aimait. Oui.

--Si tu l'aimes, pourquoi te défier de son affection?

--Parce que cette affection sera passagère et qu'ensuite...

--Billevesées. Tu t'y prends de bonne heure pour être jaloux... Ah!
bonjour ma vieille sainte! Que racontent les Anges, les Trônes et les
Dominations.

Mme Héricourt entrait.

Elle s'assit poussive, puis essuya la transpiration de son visage.
Delphine de Praxi-Blassans, dit-elle, se promettait de faire prendre le
voile à Dolorès.

--Mais je ne veux pas. Je ne le permettrai point, protesta Denise...

--Vous voyez, ma sœur?... triomphait Omer... Me trompé-je?

La religieuse assurait avoir vu la face de la jeune fille se
transfigurer pendant une prière à Saint-Sulpice, exactement comme se
transfigurait, au couvent, la face de la sœur Sainte-Anne de Galilée
qui vivait en odeur de béatitude, et guérissait, par l'imposition des
mains, les scrofuleux. Désormais, la manie apostolique de Delphine
s'exercerait sans trêve sur Mlle Alviña. Donc, inspirée par une parole
habile de son fils, Mme Héricourt déchaînait la folie de la Dominicaine
qui s'efforçait, partout, de ravir les adolescentes un peu mystiques aux
joies de l'amour, en les consacrant.

Après deux heures de conversation animée, l'avocat eut fini de vaincre
sa mère: elle renonçait à combattre ce projet de consécration. Denise
croyait son frère épris de l'Espagnole, et retenu par quelques scrupules
qu'on effacerait à condition de ne pas le brusquer. Certainement Dolorès
partagerait le même avis. Omer s'estima capable de maintenir les choses
en l'état, plusieurs semaines. Il fallait uniquement prévenir le comte
Dubourg de ne rien tenter à l'encontre.

Celui-ci prodigua les éloges dès qu'il eût tout appris au cabinet jaune.
Avant la venue d'Omer, il saccageait la bibliothèque pour feuilleter les
gravures de _Clarisse Harlowe_ et de _La Nouvelle Héloïse_. Bruyamment
il regretta de n'avoir pas eu des auxiliaires pareils à ce jeune homme,
quand il préparait l'avènement de Bernadotte aux trônes de Suède, puis
de France. Secouru par un esprit de cette force il eût assis la
puissance du Gascon sur l'Europe, au lieu de rompre, avec cet imbécile,
de se jeter aux bras des Bourbons et de la racaille royaliste! Il tapa
du pied, lança sur la table le livre qu'il examinait; et, devant la
glace quadrangulaire de la muraille, il rectifia l'arrangement des
boucles blondes et grises qui cerclaient la lueur ivoirine de son
occiput. A soi-même il en imposa par ses mines de portrait historique,
une main dans le jabot, l'autre agitant un lorgnon de vermeil.

--Après tout, fit-il, vous avez agi dans le sens de la meilleure morale.
J'ai toujours pensé que pour une fille dépourvue et bien née, le couvent
était le seul refuge honorable. En Espagne, les monastères sont nombreux
et pleins de ces jeunes personnes qui d'ailleurs y mènent la vie du
monde, reçoivent, jasent à leur gré, conduisent à leurs fins des
intrigues, et jouent de l'éventail au parloir... Je m'accommoderais de
cela...

Il avait rendu visite, à Meudon, sans voir Elvire. Adroitement
interrogée, Mme Gresloup avait presque avoué suivre les démarches de la
tante Caroline pour obtenir l'alliance contractuelle entre la Banque
d'Artois et celle de M. Laffitte. Celui-ci, vu l'aléa des spéculations
sur les blés et les charbonnages, tardait à répondre. Le succès de cette
affaire dissiperait toute fâcheuse préoccupation sur la richesse des
Héricourt.

--Votre cousin Cavrois ne vous a-t-il laissé rien entendre à ce
sujet?... demanda le comte Dubourg.

--Il ignore les entreprises de sa mère. A l'ordinaire, le général
Héricourt et le comte de Praxi-Blassans sont avertis.

--Holà! mais il me semble alors!... Ah ah! Voilà pourquoi le comte et le
général promettent au parti de M. Laffitte l'appui des Pairs, et celui
moins sûr de quelques régiments... On paierait ainsi la consolidation de
la Banque d'Artois par une banque de Paris... A merveille!

Il se frotta les mains en riant très haut:

--Les compagnons de l'Ardente-Amitié, nos Bons Cousins se doutent-ils de
quel trafic ils sont la monnaie...? Plaisante histoire! Ouais, dans
votre famille, Monsieur Omer Héricourt, le raisonnement renferme peu de
vices! Ah que ne vous ai-je connus tous en 1810!... Morbleu! ce qui
manquait à Bernadotte et à Moreau, vous l'avez... Mille compliments...

Omer se froissa. L'admiration ironique du général-comte était-elle
hostile aux siens? Tout le plan de politique financière que révélait une
simple réplique méritait-il d'être condamné?... Importait-il de rabrouer
ce vieillard hautain?

--Monsieur, vous faites aisément des suppositions... ce me semble...,
dit le jeune homme.

--Parbleu, n'est-ce pas la chose la plus claire?

--Mais encore...

--Ce n'est point que je blâme cette sorte de contrat. Dieu m'en garde!
J'applaudis. Voilà tout. J'aime la finesse en diplomatie. Il y en a dans
ce jeu-ci, et de la meilleure... Néanmoins je déplore que vous
permettiez à vos oncles d'agir en dehors et de vous reléguer... Lyrisse
vous laisse berner de la belle façon!

Il continua sur ce thème; il proposa de s'entremettre dans le but de
restituer de l'importance à l'avocat. Installé devant une table, il
écrivit sept ou huit brouillons de lettres; les abandonna; s'amusa, tout
en dissertant, à cacheter de cire, avec les armoiries de son anneau, des
papiers blancs pliés en dépêches. Après avoir réfléchi longtemps, il
décida que l'opération financière était utile à la cause libérale. Cela
juxtaposait des forces, et les unissait par un lien matériel autrement
solide que les abstractions. Il cessa même de plaisanter là-dessus
quelle que fût l'obstination d'Omer à l'exciter pour atteindre le fond
de cette pensée frivole. Il semblait redoutable que le général-comte
accusât, dans les Ventes ou dans les Loges, les négociateurs de
l'entente. Mais Dubourg déclara que nuire à cette affaire eût été servir
les Bourbons, car une tentative révolutionnaire, alimentée par les
ressources de la finance, devait être nécessairement heureuse.

Avant que l'on dînât, Omer fut assuré de ce dévouement. Le vieil
organisateur de machinations utiles aux Chouans, aux Jacobins, aux
Philadelphes et aux Bourbons, adoptait les règles du nouveau jeu. Il
trouva bon que les carbonari dussent la victoire au Parti Industriel,
qu'ils obtinssent l'approbation des intérêts, outre celle des
philosophies. Enfin il énuméra ses souvenirs de conspirateur en
injuriant, comme de coutume, les grands qu'il avait servis.

Dès lors il fut actif et multiplia ses démarches. Tantôt dans la berline
de maman Virginie dont il esquintait les mauvaises haridelles, tantôt en
selle sur les chevaux du capitaine Lyrisse ou sur la jument d'Omer, il
parcourut la ville et la campagne, afin d'obtenir les adhésions, faire
jouer les influences, conquérir les Pairs, et circonvenir la prudence de
M. Casimir Perier.

On apprit que l'armée russe crossait les Turks souverainement. Le
général Héricourt désira que la première réunion du nouveau Comité
Philhellène eut lieu le plus tôt possible. Appelé de Londres où il était
ambassadeur, par le roi, le prince de Polignac n'avait il pas failli,
dans le mois de janvier, saisir le portefeuille des affaires étrangères?
Sûrement la tentative serait reprise. Avant ce triomphe des ultras, il
fallait unir les libéraux pour la lutte.

Affairée par l'importance de son rôle mondain, Denise négligea quelque
peu les amours de Mlle Alviña que se disputèrent Delphine de
Praxi-Blassans et Mme Héricourt, émules en leur besogne de pieuses
démentes. Omer n'eut qu'à se montrer tendre de paroles et d'attentions
pour éviter l'orage. Très souvent il adressait des fleurs à son amante,
puis l'exhortait à suivre les exercices de dévotion prescrits par les
saintes dames. Ainsi choisirait-elle avec toute sûreté de conscience,
après avoir approfondi ce qu'elle perdait en préférant devenir l'épouse
du pécheur plutôt que l'épouse du Christ. Soucieux de posséder un
argument loyal qui justifiât sa tactique à ses propres yeux, le jeune
homme fut s'agenouiller dans un confessionnal:

--Mon père, m'est-il permis de rechercher en mariage une orpheline
qu'une pieuse veuve, qu'une sainte religieuse invitent à prendre le
voile, et que la plus grande dévotion naturelle dispose à ce glorieux
sacrifice?

Nécessairement le prêtre interdit cette recherche, avant que les deux
zélatrices eussent renoncé à leur tâche. Omer attendit que l'abbé de
Praxi-Blassans vint, du Nord, plaider, à nouveau, la cause de son
collège, auprès du comte et du ministre, pour lui communiquer cette
interdiction du confesseur. Édouard se chargea de la transmettre à
Dolorès en vantant les scrupules de son cousin, comme il était, entre
eux, convenu. Elle ne s'en irrita point, ferme dans l'illusion de
croire qu'on l'aimait jusqu'à véritablement être jaloux du Seigneur.

De ce côté-là, tout fut à souhait.

Ces divers soins consommèrent des semaines. Plusieurs fois, Omer fut à
Meudon, courtiser l'ange que Mme Gresloup ne quittait plus. Aux sentes
de l'hiver tous deux avaient cependant retrouvé leurs âmes de l'automne.
Au printemps, leurs cœurs grandirent jusqu'à posséder tout l'univers
de soleil, de fleurs, de feuillages et de parfums. Tandis qu'ils se
parlaient d'avenir, ils crurent que l'horizon continuait la ligne de
leurs corps immenses qui vibraient avec les lumières de l'azur, les voix
innombrables des cigales et les roucoulements lointains des
tourterelles.

Ils conçurent encore l'éternité de leur vœu.



IX


Ainsi les choses allèrent jusqu'à la fin du printemps, jusqu'au soir de
la fête qui réunit, avenue Lord-Byron, dans l'hôtel du général
Héricourt, les principaux personnages des Comités Philhellènes.

Eclairé _a giorno_ par mille lampions de couleurs, le jardin accueillit
les invités en habit bleu et en bas de soie. Sous les mille lueurs des
lustres, ils vinrent saluer Denise, fière de sa robe aux rubans
obliques, alternativement bleuâtres et cramoisis, que des nœuds de
satin agrémentaient, vers les bords, et sur les épaules. Elle répondait
par des révérences profondes, qui faisaient luire les perles en torsades
dans les hautes coques de sa chevelure, les pendeloques de ses oreilles,
et les joyaux enchâssés aux médaillons de son lourd collier. Dolorès
l'aidait à faire les honneurs. Son teint mat, aux pommettes du plus beau
carmin, lui valut les félicitations de M. de Lafayette qu'amenait le
général Dubourg. De haute taille et l'estomac fort, le libérateur des
États-Unis animait, par des paroles très gracieuses, sa tête massive,
blême recouverte en arrière de cheveux roux et blancs qui revenaient
au-dessus des oreilles et vers le grand front nu. Il dominait les gens.
Il garda longtemps les mains de l'oncle Edme dans les siennes. A la
Haute Vente des carbonari, ils s'étaient appréciés, sans doute. Ensemble
ils déplorèrent l'avortement du complot de Belfort. Lafayette se
souvenait d'avoir, à cette époque, connu le général Lyrisse, et
félicitait le fils de si noblement continuer l'œuvre du père.
Aussitôt, et sans guère de précautions oratoires, l'oncle Edme espéra le
retour de pareilles conjonctures. Ses longs gestes vifs décrivirent les
raisons de la victoire, balayèrent les royalistes, amenèrent en ligne
les troupes de la Révolution. Ses grandes jambes musculeuses
sautillaient. Sa face aquiline laurée de grosses mèches grises aspirait
l'odeur du triomphe. Dubourg estima prudent de l'interroger obstinément
sur le siège de Missolonghi et le Congrès d'Egine. Le dragon n'utilisa
que plus de faconde. Il pérorait en visant, du coin de l'œil, son
hôte, Augustin Héricourt, comme pour lui faire voir qu'il n'abdiquait
rien de ces convictions chez le protégé du duc de Raguse. M. de
Lafayette s'empressa de féliciter Omer que le général-comte lui
présenta.

--Nous avons presque terminé notre carrière, nous! A vous, mon enfant,
d'obtenir cette liberté des esprits que nous avons failli gagner en
1790, qui nous fut arrachée par la tyrannie de Robespierre et par celle
de Bonaparte, que nous espérâmes recouvrer en 1814, avec le Gouvernement
Provisoire et les articles de la Charte, depuis violée par les ministres
indignes de nos rois. Espérons que cet élan fraternel de la Gaule, qui
vient de porter secours aux fils de Pallas, marque l'aurore d'un temps
plus favorable à l'indépendance de la pensée...

Noble et magnifique, le marquis continua longtemps. Sur l'épaule d'Omer,
il appuyait une vieille main pesante. L'autre s'étayait d'une canne à
tabatière d'or, où il puisait. Ses gilets blancs, les tours de sa
cravate, et son ample collet de drap brun formaient comme le rebord
d'une chaire autour de sa tête éloquente, d'où se répandait, source
intarissable, une parole musicalement grave. Un cercle l'écouta. M. de
Montalivet, tendant l'oreille, insinuait dans ce geste le peu
d'affectation qui le pouvait rendre ironique; et il portait son chapeau
devant sa bouche comme s'il eût à dissimuler quelques petits
bâillements.

Plus loin, l'oncle Praxi-Blassans assiégeait un monsieur roide, bien
campé sur des mollets en saillie, et de qui l'œil malin, les lèvres
serrées, les favoris frisottants composaient un air d'incrédulité
sagace. A voir la tante Caroline et le général Augustin assaillir de
prévenances, le même personnage, Omer devina que c'était M. Laffitte.
Denise lui présentait nombre de personnes qui, devant ce toupet
blanchâtre bien rigide en haut d'un front dégarni, exagéraient leurs
courbettes.

Les généraux Lamarque et Pithouët entrèrent du même pas, celui-ci grand
et hautain, l'habit boutonné sur le torse maigre, celui-là impertinent
et trapu, le nez en l'air, et les basques au vent. Ils saluèrent en
silence le général Héricourt, puis s'en furent incontinent offrir leurs
hommages à Lafayette qui, ayant tiré son mouchoir, embauma l'air d'une
odeur à la rose. Abandonné par le libérateur des États-Unis, Omer put
répondre aux signes de la tante Caroline. Parmi leurs courtisans, les
jeunes femmes balançaient les cloches luxueuses de leurs robes sur les
chevilles lacées par les rubans des escarpins. Mme Cavrois arborait une
guimpe de vieille dentelle sur quoi s'épanouissait son large visage de
chatte espiègle. Un crêpe de Chine drapait, d'un châle, son embonpoint
sexagénaire; des chaînes précieuses soutenaient l'agrafe en or et le
rubis monstrueux de son aumônière. Quand son neveu l'eût rejointe, elle
lui saisit le poignet vigoureusement, puis le contraignit à se baisser
vers sa bouche.

--Affaire conclue... bégaya-t-elle, tout en triomphe. M. Laffitte vient
de dire «oui». Demain il signera. Encore quelques années, et les
Cavrois-Héricourt seront aussi puissants que les frères de feu
Antoine-Scipion Perier, à qui l'on doit la richesse des mines d'Anzin...
Dieu me pardonne! je crois qu'avant de mourir j'aurai quasi réalisé tous
les vœux de mon père...!

Elle chercha, pour s'asseoir, un fauteuil qu'Omer avança; puis elle s'y
laissa tomber avec précaution, lasse de tout le labeur accompli par sa
vie active. Dieudonné Cavrois, énorme dans sa culotte de satin et son
gilet de brocart, l'admirait de loin. Adossé contre l'orgue, il avait la
physionomie d'un voyageur qui contemple tout un pays splendide soudain
découvert à sa vue. Par moments, il passait la main devant son ample
figure pâle de vénération; il soupirait bruyamment pour reconquérir du
calme. Il n'y parvenait guère. Un domestique en livrée brune chamarrée
d'argent et pourvue d'aiguillettes, présenta des rafraîchissements.
Dieudonné vida coup sur coup deux verres de punch. Alors la
transpiration vint à sourdre vers la racine de ses longs cheveux
flasques. Il s'épongeait lorsque son Maître-Elu de la Vente, le général
Lamarque l'aborda, victorieux. La comtesse Aurélie se fit rouler un
fauteuil gothique près de Caroline, qui frottait ses mains l'une contre
l'autre, avec le geste de les savonner indéfiniment.

--Nos enfants te devront leur félicité... Bénie sois-tu de Dieu, ma
sœur!...

--Je serais plus heureuse encore, Aurélie, si je n'avais à plaindre ta
longue tristesse...

--Hélas! je n'ai pas su choisir, comme toi, le but qu'on atteint. Je
n'aimai que le rêve. Le travail récompense. Le rêve déçoit... Tu as semé
de bienfaits tout une province... J'ai vécu presque inutilement... J'ai
dévasté mon cœur. Rien ne m'a valu l'heure de cette joie légitime que
tu ressens... Que dis-je: notre frère, Bernard, s'il ressuscitait
aujourd'hui, d'entre les héros morts, te remercierait à genoux. Il me
maudirait pour n'avoir pas su marier nos enfants...

--Bernard ne te maudirait pas... Aurélie; il ne te maudirait pas... Dieu
merci! tu as bravement accompli le devoir: ton mari, tes fils, te sont
obligés des triomphes que tu leur ménages. N'as-tu pas conseillé
Praxi-Blassans comme il le fallait pour les Moulins. Tu as été à la
peine, comme nous sommes à l'honneur.

--Non, je n'ai pas accompli mes promesses!

De ses longues mains bleuâtres, fines, parées de diamants, la tante
Aurélie, ouvrait, fermait son éventail d'ivoire et de lampas amarante,
aux papillons brodés en vieilles soies multicolores.

--Denise a trouvé le bonheur ici, ma tante... Mon père vous
reprocherait-il ce qui n'a dépendu que d'elle?... raisonnait Omer.

Il eut pitié de cette pauvre femme en qui la même douleur un peu
maniaque persistait depuis quinze ans. Il la voulut consoler par des
paroles. Bientôt Dieudonné conduisit, jusqu'auprès de sa mère, un homme
de tournure martiale, dont la belle figure moqueuse et sans lèvres, émit
plusieurs compliments brefs qu'il sembla juger excessifs, après les
avoir dits. C'était Casimir Perier. La poitrine en avant, il mâchonna sa
bouche rasée; il inspecta la mine du jeune avocat qui s'inclinait devant
lui:

--Monsieur votre neveu trouvera plus tard l'occasion de se faire élire
dans votre collège électoral, Madame, à ce que le général Héricourt
m'annonce. Je souhaiterais qu'il fût bientôt des nôtres pour dire son
fait à M. de Polignac quand il reviendra; car, hélas, il reviendra... Il
nous faut de jeunes talents déjà notoires. Ils ne seront point en
surcroît pour défendre l'esprit de la Charte, au parlement... M. de
Montalivet vous donne l'exemple, Monsieur...

Avec toute la roideur nécessaire à sa dignité, le jeune pair de France
approcha. Son emphase froide qu'il écoutait lui-même, en la mesurant,
couvrit les propos épars. La conversation se fit toute politique.
Malicieuse, la tante Caroline rectifiait les erreurs de la rhétorique,
et citait mille chiffres probants. M. Laffitte répéta, quand, nommé par
elle, Omer l'eut salué, les encouragements de M. Casimir Perier. Autour
du fauteuil où trônait la grosse flamande, un par un, tous les visiteurs
s'assemblèrent. Elle parla clairement des rapports commerciaux entre
l'Artois, la Picardie, la Flandre et l'Angleterre. M. Laffitte semblait
curieux d'apprendre ce qu'elle enseignait sur les influences des cours,
au marché de Falmouth, et sur leurs variations pendant le voyage des
vaisseaux qui transportaient les épices de Java et les blés de Russie.
M. de Montalivet, recueilli, les paupières closes, dégustait pieusement
sa salive. Il finit par s'écarter pour rejoindre Dolorès qu'il se plut à
exciter contre Bolivar.

Omer essaya son éloquence en attestant les sanctions de la loi romaine
contre les fauteurs de la disette publique. Il dit son voyage récent,
son émotion au Capitole, il évoqua l'œuvre des légions, de leur
esprit survécu dans les villes qui avaient d'abord été leurs camps. Il
compara l'éternité de cette œuvre dans l'Europe occidentale, à la
fragilité de cette entreprise par les soldats de Bonaparte.
Qu'avaient-ils laissé des installations républicaines, en Autriche, en
Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne? Peu de chose. Partout
régnait la tyrannie de la Sainte-Alliance. Il accusa Napoléon d'avoir
détourné de son but l'effort des races latines, de l'avoir accaparé pour
son prestige individuel, en adoptant dès 1807, les mœurs des
monarques germains et de leurs cours.

--Bien dit! approuva M. de La Fayette...

--C'est une vérité fort probable, concéda M. Casimir Perier, en fronçant
ses beaux sourcils noirs.

Et il rapporta doctoralement une anecdote du temps où il servait au
siège de Mantoue, officier de génie, sous les ordres de Bonaparte.
Là-dessus le général Héricourt expliqua comment, à Wagram, ses
voltigeurs avaient été soutenus par la batterie à cheval que commandait
le chef d'escadron Paul-Louis Courier, lequel depuis...

Alors tous rivalisèrent d'esprit, afin d'être admirés de cette grosse
dame en collerette et en coiffe de dentelles, qui, doucement, les yeux à
demi clos, savonnait imaginairement ses mains aux bagues d'or nu.

--C'est l'œuvre des soldats républicains qu'il importe de reprendre
et de mener à sa fin, comme César mena jusqu'à sa fin l'œuvre des
légions... déclama tout à coup Omer.

Dans une prosopopée majestueuse, depuis longtemps rédigée, apprise, il
fit retentir toute la gloire des armées françaises portant la liberté à
l'Italie, et aux Allemagnes.

Il prit à témoin les généraux Lamarque et Pithouët, compagnons de son
père et du général Berton, dans l'armée de Moreau, vainqueurs de
Hohenlinden, puis le capitaine Lyrisse, combattant de Novare et
défenseur de Missolonghi. Reliant les vœux de ces héros aux espoirs
de sa génération, il exprima celui de voir, en cet instant même, se
reformer la phalange des girondins. Le siècle ne leur devait-il pas,
aussi bien que la gloire de son passé, l'idéal de son avenir?

Quand il finit de parler, la face massive et blême de La Fayette était
en vie, le toupet gris de Laffitte se haussait par-dessus les yeux
malins qui voulaient mieux examiner le jeune orateur. La belle face sans
lèvres de M. Casimir Perier s'épanouissait entre les cheveux argentés du
général Lamarque et la figure osseuse du général Pithouët.

--Monsieur..., dit Casimir Perier..., on ne pouvait mieux résumer ce que
nous pensons tous, à ce que j'estime. Rappelons-nous toutefois qu'il
serait bien dangereux de toucher à la dynastie. Les Girondins périrent
pour avoir abandonné Louis XVI...

--Des institutions libérales! Que ce soit un souverain qui les respecte,
ou une République qui les défende!... affirma La Fayette sous le bras de
qui M. Laffitte enfila le sien.

Ces deux grands hommes en chuchotant s'éloignèrent. Alors Omer aperçut
dans le groupe qu'ils démasquaient Elvire et Dolorès. Le visage de
fleur, et la figure ardente de la créole brillaient pour lui. Il
s'avança vers elles. Parée d'une robe blanche, Dolorès avait les
pommettes et les oreilles incarnat, les joues mates, les yeux en feu,
sous le cimier aux ailes noires de sa lourde chevelure. Il eût dit d'une
guerrière, prête au meurtre, tant palpitaient ses narines pâles.

--Ah que je réprouve les opinions que vous défendez, Omer. Songez que ce
sont là celles des assassins qui ravirent l'existence aux miens. Et
voilà que votre éloquence m'a presque convaincue durant que vous
parliez. C'est à peine si je puis, maintenant, rétablir les raisons de
ma haine contre les scélérats... Et j'en suis à me demander qui, de
ceux-ci ou de leurs adversaires, furent coupables d'abord...

Humblement elle proposait ainsi de sacrifier au jeune homme ce qu'elle
considérait, jusque-là, comme l'essentiel de sa personne orgueilleuse:
le respect de ses morts, et la haine de leurs exécuteurs. Elle abdiquait
la foi de sa race et la volonté de ses ancêtres, son honneur qui, dans
ses convictions, n'appartenait point à son caprice. Fors l'amour, tout
lui était superflu désormais.

M. de Montalivet qui l'entendit du haut de sa taille et de son air
rogue, ne put s'empêcher de dire:

--Voilà de belles louanges pour un causeur; Monsieur! Je vous fais mon
compliment.

Et il les avisa qu'il avait compris le sens exact du sacrifice en
affectant la discrétion de s'écarter.

Les yeux de l'Espagnole commentaient à l'infini sa passion. «Omer,
disaient-ils, nous sommes ta proie, une bête conquise et gisante. Tu
n'as qu'à prendre ce qui te revient: toute notre énergie morte, toute
notre vie faible... Epargne-nous seulement l'insulte de la meute qui
nous épie!»

Les sourires de l'ange s'interposèrent, bien qu'Elvire soutint Dolorès à
la taille, et qu'elles parussent, en courtes robes de lumière, deux
amies tendres, prêtes à glisser sur leurs chevilles vêtues de soie,
nouées de rubans. Les coques des coiffures, leurs fleurs et leurs
peignes d'or se frôlaient. Les épaules ivoirines, celles-ci plus maties,
celles-là plus rosées, s'accolaient fraternellement. «Lucifer disaient
les yeux d'Elvire, vas-tu corrompre l'avenir de ton idée romaine, pour
l'orgueil de recueillir cette victime palpitante, indigne de ton destin,
indigne de la descendance que tu veux procréer afin de raffermir la
justice parmi les hommes... Vois: il me faut secourir ses pas qui
chancellent, à l'heure même où j'attends avec vaillance ta parole, soit
propice, soit funeste à mon espoir de n'être pas jugée vile jusqu'à
t'avoir un moment préféré des fortunes moins hasardeuses. Lucifer,
oserais-tu recueillir cette victime de ton vice, et, par là, me
condamner, prétendre, en l'aimant, que je fus une âme de lucre et
rapine; moi, ton ange fort..., et la petite amie docile de ton
adolescence!»

Tant de pureté saillit de ce visage clair, tant de force jaillit avec
les lueurs du «ciel et de la mer» que le jeune homme déroba ses regards
de ruse et de doute. Cependant il songea: «Mais aujourd'hui M. Laffitte
va signer. Peut-être le sait-elle. Du coup ma fortune devient moins
fragile.» A trois, ils troquaient les niaiseries d'une conversation
vaine et lente, sous les feux innombrables du lustre, de ses prismes. Le
comte Dubourg passa non loin, avisa Dolorès, et lui vint offrir le bras
qu'elle ne put refuser. Il l'inondait à foison de flatteries
littéraires. Pour l'emmener, il récita, en y mêlant des acclamations,
les strophes qu'elle avait rimées sur le massacre de Chio.

Alors Elvire s'approcha d'une rose blanche qui baignait dans un vase de
Sèvres à médaillon, où François Ier et Henri d'Angleterre s'embrassaient
parmi les étendards plantés sur le Camp du Drap d'Or. La jeune fille
voulut qu'Omer admirât la fleur. Elle exprima son goût de la nature et
sa joie de séjourner à Meudon, dans le parc aux étangs. Omer rappela les
soirs religieux qu'ils avaient connus là.

--Je voudrais, dit-elle à voix sourde, vivre toujours, dans ces lieux
témoins d'un bonheur que je ne retrouve plus... Comme tout meurt!... Ah!
comme tout meurt!...

--Elvire, que vous manque-t-il à présent pour retrouver le bonheur?

--La confiance de quelqu'un.

Elle avouait cela, les cils baissés, en caressant de ses doigts maladifs
les pétales de la rose blanche. Ses lèvres tout à coup séchèrent, sous
l'empire d'une émotion pathétique.

--Qui n'aurait confiance en vous?... répliqua-t-il assez gauchement...

Il espérait, tremblant, la riposte qui fut:

--Vous.

--Moi?

--Vous soupçonnez que je me détourne de la voie où vous m'avez
conduite... C'est mal de douter ainsi... Et pour quels motifs!

--Elvire, je ne doute pas de vous; mais je craindrais de déplaire à vos
parents si je me hâtais d'obéir à mes sentiments. Certain jour, votre
père me conseille assez rudement le célibat. Une autre fois, votre mère
invoque la délicatesse de votre santé pour vous garder longtemps auprès
d'elle... Ne dois-je pas profiter de ces leçons indirectes?...

--Et moi, qu'ai-je dit?... Mon sentiment compte-t-il pour rien? Je serai
donc toujours pour vous une petite pensionnaire insignifiante!...

--Elvire, puis-je en croire mes oreilles? Serait-ce de vous-même que
dépendrait mon sort?... Vous n'ignorez plus, depuis longtemps, que tous
mes efforts et tous mes travaux tendent à mériter que votre père
m'estime un peu et qu'il me permette de me rapprocher de vous... C'est
pour cela que je suis devenu son disciple, pour cela que j'ai fait en
Italie ce voyage périlleux, pour cela que je pérore ici en faveur des
idées qu'il aime.

--Est-il vrai?

--Oui..., déclara-t-il sans hésiter..., mais un peu craintif devant le
mensonge, en quelque sorte, sacrilège, dans un pareil moment...

Il n'eut pas le loisir de se blâmer... Dans sa main, la douce main
d'Elvire se posa, tandis que le dur regard de l'ange lui fouillait l'âme
contrite.

--Mes parents m'aiment; et ils vous aiment. Ils m'accorderont ce que je
leur demanderai pour vous... Depuis hier, j'en suis certaine.

Ces paroles tremblèrent. Elvire parut laide. L'éclat de son teint
s'évanouit. Sa bouche sèche bégaya. Sous la robe devenue molle et
flasque, la nudité du corps, soudain piteux, fut devinable. Elle
baissait la tête blême, chargée par les coques de la lourde chevelure de
bronze, par les fleurs bleues, par les peignes d'or et de nacre; «le
ciel et la mer» s'éteignirent; ils n'étaient plus que deux pauvres yeux
abattus par la peur de ce qu'ils entrevoyaient entre les rosaces du
tapis turk.

Murmurant les mots d'amour et de gratitude, Omer s'effrayait de la voir
prendre ainsi l'apparence de mourir. «L'émotion de s'être décidée
l'épuise. Voilà donc celle avec qui se consumera l'effort de ma vie
entière. Cette petite fille blême d'angoisse et de bonheur dont la
croupe se creuse comme pour éviter elle ignore quels coups menaçants du
destin, cette enfant aux bras fragiles et doux qui, dans mes doigts,
laisse frémir ses phalanges glacées! D'elle surgira ma descendance au
cœur romain, ma forte descendance aidée par nos richesses et nourrie
par notre espoir de justice. Pour quoi suis-je plus près de te plaindre,
Elvire, que de t'envier dans ce moment? Pourquoi me sembles-tu si
chétive? Pourquoi tes regards d'ange dur qui poursuivaient mon âme
habile dans ses retraites les plus mystérieuses, pourquoi tes regards
sont-ils maintenant ceux d'une captive implorante?... Es-tu victime?
Es-tu celle qui sacrifie ses désirs, ses instincts, ses passions à mon
sort? Es-tu celle qui s'immole sur l'autel d'un dieu sévère? Pourquoi
ai-je le cœur rempli de pitié... au lieu de joie? Tu viens de jeter à
mes pieds une fortune et ton être pur... Je t'aime, et j'appréhende de
te nuire, en te maintenant sous le joug de ma volonté. Lucifer recueille
l'ange dépourvu de ses ailes candides; et il s'apitoie de le voir
frissonner...»

Au bord de l'ottomane, ils s'étaient assis, loin des assistants qui
félicitaient le général Héricourt, et qui levaient leurs flûtes de
champagne en son honneur. Tous deux, silencieusement, regardaient la vie
des salons sous les lustres miroitants, et la grâce de la générale:
Denise montra ses albums à M. Casimir Perier à qui le sourire sans
lèvres, moqueur, les sourcils noirs et les cheveux blancs sur le teint
brun donnaient grand air. La figure vermeille, la haute coiffure de
Dolorès s'inclinèrent entre les habits bleus du comte Dubourg et de
Montalivet. Des violonistes jouaient un andante de Rossini dans la
serre. Les aiguillettes d'argent apparaissaient sur les épaules marron
des laquais poudrés à frimas, et portant les plateaux qu'illuminaient
les cristaux des verres, les nuances des boissons. L'odeur des lys
royaux émanait en brises suaves des jardinières. L'air était un seul
parfum qui donnait le goût de s'alanguir en lui. Omer savourait
pieusement l'heure de son pouvoir. Les petites âmes flamboyantes des
bougies lui semblaient un peuple en liesse qui le contemplait ainsi que
leur empereur.

Elvire se ranima lentement. Elle répétait à voix basse les rêves de
grandeur qu'ils avaient toujours choyés ensemble.

--Tout à l'heure je n'étais rien qu'une enfant... Il me semble, Omer,
qu'à présent je vais ressentir toutes vos ambitions généreuses. Ce matin
je m'ensommeillais dans le parc comme les fleurs des parterres. Ce soir
me voici prête à souffrir toutes vos peines et à me glorifier de tous
vos triomphes. Une vie héroïque s'ajoute à mon néant... Oh! cher Omer,
que vous avez raison: l'amour sauve de la mort!...

--N'est-ce pas?

Il regrettait qu'elle eut encore la poitrine plate et les clavicules en
saillie dans la peau trop mince. Sur la couche nuptiale, il se
promettait peu de plaisir voluptueux. Cependant elle ne montrait point
de bras maigres. A son âge, c'était une indication d'aimable embonpoint.
«Sait-elle que M. Laffitte signera?... se demandait-il à nouveau.
Peut-être sa mère a-t-elle appris l'union des banques. Alors cette
enfant ne cède qu'après le calcul. Mais ne suis-je pas calculateur
aussi? Il sied qu'une mère de famille, consciente de ses devoirs,
attribue l'importance réelle à l'argent. Certes j'admirerais davantage
la noblesse de ce caractère, si croyant ma fortune toujours instable,
et ne pouvant souffrir que je la soupçonne de cupidité, Elvire s'était
résolue, pour cela même, à déterminer ses parents. Néanmoins je me
fierais plus entièrement et plus franchement à la fille sage qui
n'aurait suivi les impulsions de son cœur qu'après les avoir
accordées avec les inspirations de la prévoyance... Elvire est-elle
noble ou sage?»

Il ne put le deviner. D'ailleurs elle plaisait de toutes façons. Et
cette énigme en surcroît lui valait d'être singulière, maintenant que
renaissait le teint de fleur, que, dans la vie des yeux bleus, se
reflétaient les incendies des lustres.

--Omer, j'ai peur d'être trop jeune pour obtenir votre confiance...
Jurez-moi que vous ne me cacherez rien... rien... Lucifer ne cachera
rien à l'ange...

Elle rit comme aux jours de l'enfance où ils s'enfermaient, durant les
jeux, dans la même garde-robe. Puis, apercevant le toupet gris de M.
Laffitte et son œil malin, les gestes secs du comte de
Praxi-Blassans, la jeune fille se redressa, se leva, tapota les gigots
de ses manches: elle redevint pareille aux anges somptueux du Véronèse
vêtus d'or fin, de broderies magnifiques et qui planent sur l'avenir des
seigneurs vénitiens. Elle fut aisément affable envers les deux
vieillards. Ils la complimentaient. Reine un peu, elle s'avança, parmi
les groupes de causeurs, à la recherche de son père que La Fayette
entretenait fiévreusement. Ils comparaient leurs prisons autrichiennes
d'Olmütz et du Spielberg.

La bienséance exigeait qu'Omer se privât de suivre sa fiancée. De la
gloire plein le cœur, il s'écarta. Dans sa main, il croyait sentir le
poids du sceptre que lui conférait sa nouvelle fortune. «Chère Elvire,
pensait-il, tu me donnes ce soir toutes les chances de commander aux
hommes. Toi qui me connais depuis ton enfance espiègle, tu m'as donc
jugé digne d'un si grand devoir... Et je te plains de m'avoir jugé
digne.» Il s'accouda sur la fenêtre. Les lampions rouges et verts
enguirlandant les bosquets du jardin, lui riaient comme des yeux amis.
Il s'étonnait que toutes les joies de l'univers ne se fissent pas plus
éclatantes pour saluer cette heure.

--Mais votre neveu, Monsieur le comte..., proposait tout haut la voix
gracieuse de La Fayette..., votre neveu, ce jeune avocat, M. Omer
Héricourt... Voilà le secrétaire général qu'il faut à notre Association
des Comités Philhellènes... C'est lui...

--Il a fort bonne allure, par ma foi!... renchérit, mais un peu
sèchement, M. Casimir Perier.

--C'est dit!... conclut M. Laffitte, qui cambrait toute sa personne
loyale pour dominer du visage les interlocuteurs.

Aussitôt l'oncle Praxi-Blassans quitta le groupe et rejoignit son neveu.

--Vous avez entendu, j'imagine, bien que vous fassiez mine d'innocent et
de rêver aux étoiles... La grâce qu'on vous accorde est de conséquence
pour peu que vous vous donniez le ton de paraître mener toutes choses.
Le petit Montalivet enrage de vous voir choisi pour la place que
briguait son air de suffisance, qui ne laisse pas d'ailleurs que
d'agacer. Mettez à profit ce dont le sort vous comble...; et ne
permettez point qu'aucun de ces gens-là s'acquitte d'une besogne que
vous pourriez accomplir. Il vous faut, pour cela, de l'activité, de bons
chevaux à votre voiture et les moyens de recevoir en votre hôtel avec
quelque magnificence. Ce n'est pas votre dévote de mère qui saurait y
pourvoir... En avez-vous terminé avec la jeune Elvire. Apparemment, vous
la convertissiez avec éloquence tout à l'heure sur cette ottomane; et
vos Gresloup n'ont plus à craindre que la Banque d'Artois suspende ses
paiements... C'est promis?... Parbleu, je m'en doutais et vous en
félicite. Un mot de M. Laffitte a dû suffire. Dieu soit loué! Que vous
avez fait le lambin dans toute cette aventure... Virginie? C'est une
folle, révérence parler, qu'il faut saluer en passant outre... Je la
verrai demain après l'avoir fait cuisiner par ma nonne de fille, et
l'amènerai incontinent à grandes guides, jusque dans Meudon, pour la
démarche... Ne vous tracassez point. Si vous avez la demoiselle dans
votre camp, la mère y mettra bas les armes... Suis-je diplomate, ou
point? Ah!... Vous manquez par trop d'assurance. N'ai-je point mené
votre barque assez bellement, depuis que je vous fis inscrire au collège
des Pères Jésuites. Je vous hisse dans la société par-dessus mes deux
fils. Emile n'est qu'un petit lieutenant de cavalerie qui dégourdit les
salons de Grenoble, et l'abbé se crotte à courir derrière l'argent des
veuves pour son usine à miracles... Je vous tranche une autre portion,
ce me semble dans le gâteau. Est-ce là don gratuit? Oh que non!
J'entends que nous fassions tête ensemble à votre oncle Augustin dans
les conseils de la Banque et de la Compagnie. Est-ce dit? Topez là... Il
serait fâcheux que nos intérêts et les vôtres fussent au service d'un
militaire présomptueux qui flaire l'émeute, et prétend y ramasser à son
tour le sabre que le Buonaparte empoigna sur les marches de Saint-Roch
en canonnant les royalistes de Vendémiaire... Le gaillard nous
chambrerait tous, le lendemain... Ce serait niaiserie que de tailleries
baguettes avec quoi ses huissiers nous interdiront la porte...! N'est-il
point vrai, mon neveu?

Dans le jabot du jeune homme, il allongeait, sautillant, les petits
coups de sa tabatière à portrait. Nymphe en draperie bleue, et le sein
nu, la tendre Élodie s'y trouvait peinte, au gré d'un adroit
miniaturiste, dans l'ovale de brillants. Ce que le vieillard laissa
remarquer, le sourire de coin, en cillant sur ses petits yeux vifs.
Ensuite il caressa le rouleau soyeux et jaunâtre de sa chevelure, avec
complaisance.

--La chère belle m'en a fait présent, dit-il. Nous sommes au mieux. A
vrai dire, je vous dois cette charmante Élodie. Et voyez si je m'en
souviens. Il faudra que vous veniez, quelque jour, à son thé. On n'y
rencontre que des Pairs de France et quelques danseuses de l'Académie
royale de musique...

Il dit cela tout peureux de voir acceptée son offre. La beauté du jeune
homme eût pu reconquérir le cœur d'Élodie.

--Point du tout!... rectifia soudain la générale en élevant sa voix
arrogante. Mme de Nucingen couronnait alors les feux d'Eugène de
Rastignac, rue d'Artois, dans un logis que le père Goriot avait meublé
lui-même pour les amours de sa fille... A deux pas de votre banque,
Monsieur Laffitte. Je suis mieux renseignée que vous, Monsieur de
Montalivet!

Ivre de gloire parce qu'elle connaissait cette historiette d'adultère,
Denise se levait radieuse de sa chaise en X. Elle avait aussi le sens du
triomphe...

--Messieurs, au perron! s'il vous plaît. Au perron!... commanda-t-elle!

Les laquais se précipitèrent, ouvrirent toutes grandes les portes... Les
violonistes attaquèrent les premières mesures de la romance: «Captif au
rivage du Maure!» Les habits bleus se hâtèrent en s'inclinant pour des
révérences de politesse. Alors Omer atteignit Elvire et le major. Mais
il ne put se glisser entre eux, et demeura près du père qui le pressait
de félicitations, d'éloges.

Au fond du jardin, des fusées jaillirent vers les champs d'étoiles,
retombèrent en gerbes de perles bleues. Quelques soleils s'embrasèrent,
éclatèrent et tournèrent, crachèrent des fontaines de flammes; et puis
une grande femme se dessina sur la nuit en traits flamboyants. A son
égide, on reconnut Minerve, que, de sa lance, un chevalier d'incendie
protégeait, la fleur de lys, au casque, projetant mille étincelles.

De la principale fenêtre, Dolorès à genoux déclamait une ode du genre
romantique.

--Brava! Brava!... fit aux derniers vers M. de Montalivet, avec l'accent
qu'il prenait au théâtre Italien pour applaudir Mlle Malibran.

Et comme il s'empressait, ainsi que le général-comte, exagérément,
auprès de la poétesse, Omer put s'esquiver sur une brève félicitation
d'ami. La berline des Gresloup avançait contre le perron. Le père et la
fille montèrent. Le fiancé posa les lèvres sur le gant d'Elvire qui lui
serrait les doigts. Déjà le chasseur poussait la portière. L'équipage
partit au grand trot des alezans nerveux. A la vitre, la figure de la
jeune fille en fanchon de dentelles fit une tache claire, puis s'éclipsa
dans le mouvement de la voiture. Omer comprenait mal que le visage de
fleur n'eût pas été mieux transfiguré par le miracle qui déterminait le
sens de leurs deux vies.

Une fois chacun salué, il s'en fut très vite, peureux d'avoir à tromper
Mlle Alviña. Elle était, trop entourée heureusement, pour le rejoindre
avant la grille. Dehors, il courut vers les roues jaunes de son
cabriolet. Avide de songeries, il laissa le domestique conduire Fly, la
vieille jument que lui avait jadis offerte la tante Caroline.

«Bientôt, pensa-t-il, j'achèterai deux bêtes anglaises, et je
remplacerai par un élégant tilbury cette guimbarde... A ma mère
j'abandonnerai ce valet fourbe et grincheux qui fut bedeau; et
j'engagerai pour mon service un groom de Londres... Elvire sera-t-elle
bonne? Comme, souvent, les feux de ses regards me fouillent et me
domptent! Il sera difficile de lui cacher mes frasques... Je prédis
qu'elle me dominera durant certaines périodes. Bast! mon intelligence et
ma volonté en viendront à bout, galamment... Elle possède le souci de
son devoir. Avec cela rien n'est à craindre. Au reste, elle m'aime.»

Bien que ce fût là son avis final, il revisait toutes les opinions qu'il
avait nourries à propos d'elle depuis deux ans. Il doutait d'être le
maître; et il appréhendait l'ingérence de sa belle-mère, sans cesse
alarmée par la constitution délicate de l'enfant. Il se voyait dans le
salon de l'hôtel Dubourg, au coin de la cheminée de pierre. Elvire
tricotait ou brodait; son visage de fleur se tournait vers lui qui
lisait les journaux à la lumière; ils se regardaient; tout leur amour
leur venait aux yeux, et puisque maman Virginie sommeillait, la tête sur
le fauteuil, son bréviaire oublié dans les doigts, les époux
s'embrassaient en silence longuement; leurs âmes se goûtaient par
l'entremise de leurs bouches voluptueuses. Des larmes envahirent les
paupières émues du rêveur.

Au lit, de tels songes peuplèrent son insomnie et ses assoupissements.
De grand matin il se leva, commanda son habit de cheval et qu'on sellât
Fly. Redoutant les drames de la journée entre sa mère, Dubourg, l'oncle
Edme, la religieuse et le comte de Praxi-Blassans, il préférait courir
la campagne, malgré la bruine. Toutefois, avant son départ, il fut
gratter à la porte de sa mère qu'il entendit ronfler. Elle se réveilla,
devant qu'il se pût retirer, trop heureux du prétexte.

--Je vous souhaite le bonjour, ma chère maman. Avez-vous bien dormi?...
Pardonnez-moi de vous déranger; j'ai promis à M. Courfeyrac d'aller aux
bois de Viroflay en sa compagnie; nous déjeunerons là-bas dans un
tournebride où l'hôtesse fait, paraît-il, de bons plats... Me le
permettez-vous?...

--Mais oui, scélérat! cria-t-elle sans se lever. Amuse-toi...
Amuse-toi... Je trouve assez bon que tu prennes l'air. Ta mine de ces
derniers jours ne me revenait pas. S'est-on plu chez Denise, hier?

--A merveille! Le feu d'artifice était superbe; et la conversation des
plus brillantes. A propos, je t'annonce la visite de Delphine et de son
père pour ce matin... Ils souhaitent te parler d'Elvire... et de notre
fameux mariage... Mais le principal c'est que, si j'en crois la tante
Caroline, M. Laffitte signera dès aujourd'hui la convention de nos deux
banques.

--Ah!... répondit Mme Héricourt roidement..., tragiquement, la seconde
nouvelle n'ayant pas amendé la première.

Omer se hâta de déguerpir, de peur que sa mère ne sautât du lit pour
tirer le verrou, et entamer les remontrances. Dès qu'il le pût, il
éperonna sa jument. Il s'applaudit de fuir tant de drames. Aux
Champs-Elysées déserts, il aspira l'odeur des feuilles mouillées, des
pelouses humides. Il avait plu fortement à l'aube. Dans le bois de
Boulogne, sa bête allant au pas, il arrangeait des plans d'existence
politique et mondaine: Elvire présidait, ayant la face lourde de La
Fayette à sa droite, et le profil pointu de M. Laffitte à sa gauche.
Omer supputait le revenu du domaine dotal. Il se promit la curieuse joie
d'instruire la vierge dans la volupté qui se pâme et sanglote. Il
imagina cette nudité de dix-sept ans garçonnière à demi. Serait-elle,
devant l'amour, honteuse ou bien espiègle, ainsi que jadis au
colin-maillard, dans les prairies des Moulins-Héricourt?

Le tapage d'un galop doublé frappant le sol humide, claquant les
flaques, entraînant une voiture qui rebondissait sur les ornières, lui
fit craindre que des chevaux emportés ne missent en péril les voyageurs
d'une chaise de poste. Il arrêta sa monture, et tourna la tête, la main
sur la croupe. D'une allée latérale l'équipage déboucha parmi les jets
de boue. «Le voilà! Le voilà!» criait Denise; et le cocher de la
générale leva les rênes jusqu'à son cou, pour retenir l'attelage qui
glissait, de ses huit fers, dans le sol gras... Omer eut à peine le
temps de concevoir que sa sœur et Dolorès le pourchassaient
jusque-là. La portière s'ouvrit, Denise sauta furibonde; et son manteau
lilas fut éclaboussé.

--Est-ce vrai?... Je ne le veux croire... Tu épouses Elvire!... Non...
Tu va revenir avec nous; tu empêcheras l'oncle Praxi-Blassans d'aller à
Meudon... Non?... Non?

Au fond de la voiture une masse d'étoffe, était Dolorès qui se mouchait
et sanglotait.

--Alors tu préfères l'argent à l'amour le plus pur!... Maudit!... Tu
désespères, tu assassines cette pauvre enfant pour chercher l'or à
travers ses larmes et son sang! Que tu es lâche, que tu es donc
lâche!... Tu n'as pas osé nous voir, elle ni moi... Quand nous sommes
arrivées tout à l'heure chez ta mère, déjà tu t'étais enfui comme un
criminel... Il a fallu que le portier nous indiquât ton chemin. Et tu as
fait avertir la victime par le comte Dubourg, hier, après le départ de
tous, après ton départ... Tu n'es qu'un lâche, un lâche!... Tu n'as pas
la vaillance du brigand qui assiste à son acte, qui risque au moins
d'affronter les justes reproches de ceux qu'il égorge! Traître!...

--Laissez-le, Denise, laissez-le!... sanglota du fond de la voiture
l'Espagnole au visage tuméfié par les pleurs de la nuit...

La générale piétinait la fondrière, crachait des invectives romantiques.
Elle était à demi-vêtue d'un canezou du matin qui s'ouvrait sur sa gorge
belle, rude et nue, forçant le fichu de soie. Les mèches de sa chevelure
s'éparpillaient au vent. Une balafre de cendre souillait la pâleur de
son visage...

--De grâce, ma sœur!... répétait Omer.

Il ne ressentait que la honte de voir Denise Héricourt dans ce rôle de
furie, sous les regards du cocher et du chasseur impassibles en
apparence. Cela le bouleversait plus que la douleur même de Mlle Alviña,
dont cependant il souffrait aussi.

Les verdures fraîches du bois, les murs de buissons, le sable tassé de
la route indéfinie, les pépiements des oiseaux, le vide silencieux et la
chanson monotone de la brise assistaient à la peine des trois êtres, à
la rage de Denise, à la torture de sa pauvre amie, à la honte d'Omer qui
faillit s'estimer coupable un instant.

Toutefois l'ironie, surprise dans l'œil narquois du chasseur, chargea
de colère ses sentiments.

--Ma sœur, je vous prie de rentrer chez vous. Sied-il vraiment à la
femme du général Héricourt, d'amuser ainsi ses laquais...!

--Que m'importent mes laquais!...

Elle fit un geste. Effrayée la jument d'Omer se cabra. Il dut s'occuper
de la maintenir... Et cette situation ridicule d'un homme en colère
contraint de lutter avec sa monture pendant qu'on l'insultait,
l'exaspéra...

--Je vous ai dit mes raisons, cria-t-il. Mon devoir civique et mon
devoir religieux me commandent de refouler en moi un amour fait
uniquement de passion. J'ai la charge de rendre honorable et respecté le
nom de votre père. Je sacrifie mon bonheur d'amant à la grandeur de ma
descendance... D'autre part, mon confesseur m'a défendu de solliciter
l'amour d'une jeune fille qu'une sainte religieuse et une pieuse veuve
préparaient à prendre le voile... Mon devoir et ma foi m'interdisent
d'épouser Mlle Alviña que je respecte, et que j'admire, et que j'aime...
J'obéis à des pensées supérieures que Mlle Alviña comprend et qu'elle
finira par admettre...: j'en suis sûr... C'est une âme trop noble pour
ne pas se soumettre aux principes. Devant eux, nous n'avons qu'à
étouffer nos sentiments! L'avenir de la famille, de la patrie et de la
religion valent bien que, sur leurs autels, les gens de cœur immolent
leur félicité même.

Plus haut que les injures et que les sanglots, il déclama la main haute,
comme aux péroraisons de ses plaidoiries. Son oreille écoutait son
éloquence; ses entrailles vibrèrent au son de sa voix convaincante... Il
s'aperçut, tel que la statue équestre, du devoir et de la Loi!

--Hypocrite, lâche hypocrite, glapit Denise. Voilà donc ton grand
cœur! Tu te mens à toi-même... Vil rhéteur!... Tu n'as pas le courage
de reconnaître loyalement ton infamie, ton ignoble avarice... Tu es
lâche... Que l'âme héroïque de notre père te maudisse!

--Grâces, Denise, cria Mlle Alviña qui se précipitait hors de la
voiture. Grâces... Rétractez votre anathème!... Je vous aime, Omer, et
je vous aime assez, moi, pour renoncer, si le mariage avec Elvire doit
contenter votre conscience et votre cœur... Je vous crois! Je
renonce! Et je vous crois!...

Des sanglots et un flot de larmes rompirent les cris de l'Espagnole,
qui, poétesse, jugea tragique de se laisser choir dans la fondrière, à
genoux...:

--Omer, je vous crois!... Soyez heureux... Soyez heureux... Dans le
cloître je prierai pour vous... chaque jour...

Le cavalier se souvint du long baiser voluptueux qu'ils s'étaient donnés
sur le prie-dieu, aux pieds du saint évêque doré. Il éprouva toute la
peine de l'amante. Sa chair même pâtit. Un sanglot l'étrangla pareil à
ceux qui secouaient Dolorès.

--Pardonnez-moi, Dolorès, je souffre autant que vous... Pardonnez-moi...
Mais c'est la Loi!

--L'amour est au-dessus des lois que forgent la cupidité et
l'hypocrisie!... déclara Denise en ricanant.

--Adieu... gémit Dolorès...

Elle courut jusqu'aux doigts gantés du jeune homme, les prit, et
chaudement les baisa, puis, s'étant reculée, elle s'affaissa tout à fait
dans la fondrière. L'eau de pluie clapota autour du manteau; les yeux
noirs se ternirent; l'enfant porta les mains vers son front et
s'évanouit...

--Va-t'en, lâche! cria Denise en larmes! Mais va-t'en. Tu vois bien que
tu la tues...

Outré de sentir les domestiques le blâmer avec leurs yeux sournois, il
rendit la main. La jument bondit.

«Grâces à Dieu, c'est fini!» fut d'abord la pensée d'Omer.

«Ma présence l'exaltait, raisonna-t-il ensuite; elle se calmera quand
elle me saura loin.»

Il n'avait pas regardé en arrière, de crainte d'être rappelé par un
signe.

«Pauvre comédienne!» soupira-t-il.

Dès qu'il fut à distance suffisante, il tourna la tête. Dolorès était un
tas de chiffons bruns émergeant sur l'eau de la fondrière. Le chasseur
débouchait un flacon. Denise soutenait la face inerte. Sur le siège
drapé de vert, le cocher rassembla les guides avant de descendre. Les
deux chevaux encensaient pour chasser de leurs crinières les gouttes
d'eau.

«Malheureuse fille!» se répétait Omer.

Elle était toujours cette chose immobile et chiffonnée dans la boue. Le
chasseur entreprit de la redresser, et les plumes du bicorne s'agitèrent
dans cet effort. Mais Fly gagna sur la main. Le cavalier dut y pourvoir.
Un moment il apprécia le plaisir d'être balancé en rythme, sous les
feuilles claires et fraîches, par le trot régulier.

«Je n'étais pas l'acteur qu'il fallait à cette créole! Mieux vaut cette
douleur brutale et passagère qu'une longue vie de dédains réciproques,
d'ennuis, de querelles... Mais elle a de la peine, de la vraie peine!
Seigneur, épargnez-là!»

Tout une heure il se complut, en chevauchant, à la mélancolie de la
plaindre. Plus tard, il s'admira pour avoir usé de fermeté.

Au tourne-bride du rendez-vous, Courfeyrac le put distraire parce qu'il
montait une cavale arabe, bonne sauteuse, prêtée par un garde-du-corps.



X


A Meudon, un matin d'été, l'an 1830, Omer Héricourt quitta la chambre
conjugale, pour cacher les larmes de la plus douce émotion. Elvire et
lui venaient de s'étreindre, en fêtant, par un long baiser qui lia mieux
leurs âmes, l'anniversaire de leur fils endormi près d'eux, sous les
dentelles du berceau. C'était, au cœur de l'époux, une ivresse et un
vertige singuliers.

Son esprit lui sembla traversé par le soleil que filtraient, à la
fenêtre de son bureau, les branches pendantes du lierre, du
chèvrefeuille. Il était las et bienheureux. Il s'alanguit sur le
fauteuil devant la tablette rabattue du secrétaire, devant l'amas de ses
travaux. Dehors, la pelouse ovale s'éployait, entre le grand cèdre
sombre, les buissons de fusains luisants, et les blonds tilleuls. Ses
chiens jouaient au galop. Une pie gagnait le zénith en jacassant. Les
courbes du ciel vibraient. Les insectes bourdonnaient. Un gros frelon de
velours brun joua des élytres, suspendu dans l'air.

«Merci, nature! Et toi, Seigneur, cria la religion du jeune homme... Tu
me combles de tes dons... L'été sublime salue la première année révolue
de mon fils, trapu déjà comme un légionnaire de César, un fondateur de
camps et de villes, un fidèle de Mithra!... L'été sublime n'as-tu pas
salué par ces mêmes rayons aussi, par ce même chant de la vie féconde,
l'heure de mon union. Tu faisais resplendir les couleurs des saints
debout dans les ogives des vitraux. Un rayon bleu venu du manteau de la
Vierge enveloppa même la chère posture d'Elvire inclinée sur le
prie-dieu, et farda célestement la fleur non pareille de son pur visage.
Cloches qui sonniez dans le faîte, saviez-vous quel bonheur vous
annonciez au monde? Saviez-vous que rien ne devait mentir de ce triomphe
solennisé par la magnificence des uniformes, sur les épaules des
officiers accompagnant l'oncle Augustin? Pairs chamarrés d'argent,
généraux chamarrés d'or, prêtres poudrés, dames en turbans ou bien
empanachées de marabouts, messieurs si graves sur vos cravates de
mousseline et vos collets d'habits, et vous, mes amis du Palais si
généreux et si loyaux sous vos chevelures abondantes; deviniez-vous
alors ce que le mystère de ma vie renfermerait de joies? O mon Elvire!
Printemps qui fleurissais, été radieux et vibrant, automne d'or et de
nuées, que fûtes-vous sinon les berceaux admirables de l'amour? Hiver
qui coiffas de neiges candides l'hôtel des comtes Dubourg où ronflaient
les flammes ondoyantes dans la cheminée de pierre, qu'as-tu voilé sinon
la félicité de nous chérir, elle et moi, les mains aux mains, la joue
contre la joue, sur le sofa, tandis que maman Virginie murmurait ses
oraisons, égrenait son rosaire et regardait, dans l'âtre les images
flamboyantes des supplices infernaux? Nuits de toutes les saisons
qu'avez-vous obscurci dans nos âmes communiant de leurs corps soudés en
une seule force afin de perpétuer ce désir de passion par les rires d'un
enfant joyeux d'avoir vaincu la mort! Olivier, mon fils, tu es la
promesse de l'idée latine ressuscitée en dépit des victoires que
fêtèrent ici les Barbares Germains, Kalmouks, et Vikhings, il y a quinze
ans. Les aigles de Rome se déploient dans tes yeux noirs, les yeux des
Lyrisse, LYS LYRIS... Surnom peut-être d'un prêteur à l'équité sans
tâche. Mon fils... Tu n'es encore qu'un Cupidon joufflu; et les lys ne
brillent que sur ton teint, bel enfant de mon Elvire... Puisses-tu
posséder l'esprit aussi noble et clair que le surnom de ton ancêtre, de
mon-bisaïeul par qui fut réveillée l'âme de la liberté romaine dans les
cerveaux des descendants latins disséminés sur tout l'Occident, étouffés
sous la tyranie franque, germanique et scandinave. Une année entière,
Elvire et moi nous t'avons espéré dans nos embrassements chaleureux.
Malgré que la mère fut délicate, tu naquis de sa chair adolescente. Une
année entière, nous t'avons vu grandir, fragile et chagrin, en
souhaitant l'apparition de ta vigueur. Et te voilà sauvé des maux!...
Grâces te soient rendues, nature, qui m'as fait de la sorte immortel, si
le descendant éternise le principal de nous-même: la pensée!... Ma vie,
dès cette heure, est sans fin; comme toi, lumière du ciel, fécondité du
monde!»

Pensif, il demeurait les yeux fixes, et l'âme en extase. Dans l'air
fauve trépidaient les élytres du frelon. L'essieu d'une voiture criait
sur la route, au delà des murailles.

Il sentit qu'il ne pourrait connaître le travail, cette heure-là. Trop
de bonheur exaltait la vie. Caresses, douceurs, dévouements, sagesse
domestique, élégance et gaieté, toutes les vertus d'Elvire, captivèrent
l'attention de sa mémoire. Surtout il se complut à se rappeler la saveur
de cette peau duveteuse et rosée sur le visage, autour des yeux clairs,
sous le menton, sur les épaules rondes et lisses, dans la ligne longue
du dos étroit que deux signes marquaient ainsi que dans un ciel d'aube,
deux astres pâlissants et près de s'éteindre. Il décida de se souvenir
longuement. Les joies espiègles et fréquentes de la volupté, sa petite
épouse adolescente les lui dispensa de nouveau, dans les vagues des
batistes qui prêtaient à leur lit l'apparence d'un lac blanc sous la
tempête, aux heures où tout se fond dans les ombres laissées par la
lueur de la veilleuse mauresque. Le cher corps de l'ange mince, il l'eut
dans le frisson de sa pensée fidèlement évocatrice. La face de fleur
riante emplissait tout le décor de son existence depuis un an. Il
ignorait comment son éloquence avait pu gagner ou perdre, aux entr'actes
de l'amour, tant de procès libéraux, comment lui-même avait, plusieurs
fois reçu, dans l'hôtel du faubourg Saint-Germain, les membres de
l'opposition: La Fayette, Laffitte et le général Lamarque venus saluer,
au salon du Régent, la tante Caroline qui, malgré la dissolution de la
Chambre, avait convaincu les propriétaires ruraux en rapport avec les
Moulins-Héricourt, d'élire le général Pithouët. L'un des Deux Cent
Vingt-un députés, signataires de l'adresse qui refusait au Roi le
concours de la Chambre pour discuter les lois du ministère Polignac,
venait d'être au mois de juin, renommé par le même collège. La vieille
tante avait, chez son Omer, attiré toute la reconnaissance du parti
libéral et industriel, pour la gloire d'Elvire couverte de ses joyaux
anglais, de ses armures de satin, telle que les anges opulents du
Véronèse entourés d'apôtres à mines de seigneurs, sur lesquels
brillaient, les lustres, buissons ardents de lueurs et de gemmes.

Omer eut le désir de contempler sa femme, et rentra dans la chambre.
Parmi les ondes fauves de sa chevelure écoulée, Elvire sommeillait à
demi. Ainsi que deux pétales à franges sombres, les paupières
recouvraient les cœurs des yeux forts, quelque peu des joues roses et
liliales. Sur les guipures du drap, dormaient, nus, potelés, ses bras
d'enfant. Le souffle gonflait les cimes brunes de la gorge et leur voile
vers les lumières que filtraient les rideaux blancs, et qui pénétraient
la pièce, pour se mirer au poli de la commode en thuya tigré. Omer
demeura, sans geste et sans parole. Toute son âme souriait en lui. «Que
manque-t-il de ce que j'espérai d'elle?... En vérité, l'ange a tout
donné à l'espoir de son Lucifer...» Il chercha les défauts, regretta
qu'elle fut un peu maigre, que le bien dotal produisit des rentes
moindres depuis un an; qu'elle s'attristât trop lorsqu'il la quittait et
que cela l'eut empêché d'accomplir des actes utiles, un voyage
nécessaire aux intérêts de la charbonnerie, dans le moment où les Belges
préparaient la révolte contre le gouvernement des Pays-Bas, les Polonais
contre celui des Russes, les Lombards, les Vénitiens, les Hongrois et
les gens de Bohême contre celui de l'Autriche; dans le moment où les
sociétés secrètes se confédéraient mieux autour de la _Jeune Europe_,
afin d'établir l'unité de l'Italie, l'unité de l'Allemagne et la
République européenne. Certainement son caractère ne s'affermissait pas
au contact de la douce créature. Elle le soumettait à son désir de le
choyer sans cesse, de l'asseoir sur ses genoux, de le serrer dans ses
bras, de l'attirer au fond des ottomanes. Elle était jalouse des
lectures où il s'absorbait, inquiète de le craindre infidèle, s'il
s'attardait aux séances de l'«Ardente-Amitié», et de l'association
«_Aide-toi, le Ciel t'aidera_» qui réunissaient les membres influents
des Loges et des Ventes. Omer négligeait de plus en plus ses devoirs
politiques. «Chère Elvire, songeait-il, tu m'apportes de nouvelles
excuses pour ma lâcheté... Ma reconnaissance te sacrifie ce qui
m'ennoblissait à mes yeux!... Tu aides la peur à triompher de ma
raison!»

Elvire lui souriait; elle tendit les bras. Il se pencha sur elle. Leurs
lèvres se joignirent. Le parfum de la chair féminine lui fut une volupté
suave. Il sentit la jeune femme se roidir contre lui, et soulever tout
son corps en fièvre. Ils se fussent accordé les joies extrêmes, si la
camériste n'eut gratté à la porte. Elle apportait le plateau, la
chocolatière, les tasses d'argent. Les époux s'amusèrent de manger
ensemble; comme chaque jour, pendant que la nourrice allaitait leur
fils goulu. Puis ils furent deux amoureux de romance qui se promenèrent
dans les sentes du parc, la main à la taille. Les chiens de chasse
couraient devant, à la poursuite des oiseaux, et flairaient les traces
des lapins. Bientôt, sur l'étang, Elvire ramait à l'ombre des saules.
Elle entretenait son mari de leur enfance fraternelle afin d'éterniser
leur affection dans le passé, afin de la grandir. «Me crois-tu celle que
tu désirais?... Seras-tu toujours aimable?... Il faut écrire à ta mère.
Elle s'imaginera que tu l'oublies, que je te la fais oublier, quelle
peine elle aura! Je me reprocherai qu'elle pût un instant penser ainsi
de moi. Pourquoi s'attarde-t-elle à cette longue retraite... Delphine de
Praxi-Blassans ne doit guère égayer notre pauvre dame dans le couvent.
Enfin elle se trouve bien à l'église depuis que ses terreurs lui
laissent du répit... Reprendra-t-elle jamais confiance auprès de nous...
Comment une pareille sainte peut-elle redouter l'enfer?... Excès de
scrupules... oui... La grande piété n'assure donc pas le bonheur? Il n'y
a donc que l'amour... que notre amour...»

Plus tard elle était la bonne ménagère qui, les clefs à la main, ouvre
et ferme les armoires, distribue le linge aux servantes, gronde la
paresse des laquais, dicte au cuisinier le menu selon le goût des
convives, vérifie les additions, empile les écus et les louis sur la
tablette du secrétaire, veille à l'ordonnance de la table, à l'éclat des
argenteries. Elle était la petite reine sévère et criarde qui morigène
le cocher obèse, pour ses comptes d'avoine, reproche l'insolence du
groom, rectifie la tenue du maître d'hôtel grognon, marchande les
morceaux du boucher, écrit au notaire pour récupérer les fermages échus,
à l'agent de change pour placer les fonds, sans oublier d'accourir au
galop entre deux fonctions, une facture à la main, jusqu'au bureau du
mari, et, simulant la mine d'une écolière nigaude, déposer sur la joue
mâle le souffle d'un baiser tiède, ample et rieur.

Au milieu des amies, elle était aussi la jeune dame en soie parfumée qui
rappelle les triomphes de chacune: elle blâmait le vice, en personne
attristée qu'il navre; elle vantait la vertu en moqueuse qui s'amuse de
paraître irréprochable; elle discutait à profusion sur la mesure des
chapeaux, la finesse des escarpins et la valeur des bijoux. Artiste,
elle enseignait les mérites des nuances qu'on peut unir, et les qualités
de lignes qu'accorde un corset.

Elle fut aussi la fille bonne qui, tout à coup, se précipite vers la
petite anse où son père pêche à la ligne, sous un large chapeau de
paille. «N'a-t-il pas trop chaud, trop froid? L'humidité gagne-t-elle
ses jambes?» Elle emmenait le domestique chargé de couvertures, de
manteaux, d'une théière qu'emplissait l'eau bouillante.

A table, elle versait la rhubarbe dans la cuiller à soupe de sa mère.
Contre celle de la vieille dame elle échangeait son assiette de poisson,
les arêtes ayant été méticuleusement extraites de sa truite. Et
c'étaient mille soins assidus qu'elle rendait à tous, contente,
orgueilleuse de savoir faire le mieux. Omer l'admirait bien qu'elle
l'impatientât par ses attentions trop fréquentes. Dans ces menus faits
quotidiens, la grâce de leur tendresse s'affirmait continûment, ce dont
jouissaient leurs vies molles et rapides. Après avoir lu certains poèmes
de Lamartine, Elvire, une fois disait:

--Le charme de l'étang est devenu celui d'un grand fleuve emporté sous
le soleil avec toutes les richesses de ses eaux... Nous nous sommes
mariés hier, pour ainsi dire... Je me plais encore à la fraîcheur de la
source; néanmoins il me semble que bientôt j'aspirerai l'odeur salée de
l'océan. Je hume l'air pour y découvrir le parfum qui sera celui de
notre avenir, Omer!...

--C'est que vous m'aimez moins, Elvire... sans quoi la source et
l'estuaire seraient oubliés de votre âme dont les heures actuelles
enchanteraient le songe. Pour moi, tout le passé n'est plus qu'une
mémoire brumeuse; tout l'avenir reste indifférent: je ne saurais le
prévoir; rien de lui ne m'attire ou ne m'inquiète, puisque vous êtes le
présent...

--Fi donc!

Il l'abusait ainsi dans le désir de lui mieux plaire. Mais les regards
de l'ange le devinaient plus anxieux d'apprendre si le ministère
Polignac oserait forfaire aux principes de la Charte et, par voie
d'ordonnance royale, déclarer dissoute la nouvelle Chambre libérale.

Sur les avis du fameux Ouvrard, la tante Caroline Cavrois ajoutait, à
ces présomptions, une telle foi qu'elle venait de prendre ses mesures
pour engager la Banque d'Artois à la baisse. Car la rente fléchirait, au
premier signe d'un coup d'État. Si le major Gresloup déclamait sans
cesse que Polignac était capable de ce crime et de tous les autres; Mme
Gresloup blâmait la Compagnie Héricourt d'écouter les conseils de M.
Ouvrard, et de jouer sur le fléchissement des fonds. Dolente, elle
redoutait également pour elle, pour les siens, la spéculation et la
maladie.

A la mieux connaître, Omer découvrait, en cette dame lourde, blanche,
dont les beaux yeux bleuâtres remuaient peu, une personne dévouée, sans
bruit et sans effusions, à la félicité d'autrui. Comme elle avait, tout
un décembre, lavé le linge des geôliers autrichiens, sous le costume et
l'apparence d'une servante, afin de préparer inutilement l'évasion du
major enfermé dans le cachot du Spielberg, de même elle eût tout
accompli, sans hésitation ni discours vain, afin d'épargner à ses
enfants une douleur réelle. Parfois elle accusait, fort douce, son
gendre d'inquiéter Elvire en lui dissimulant des pensées. La bonne mère
exhortait le jeune homme à ne point faire souffrir la petite épouse
soucieuse de former avec lui l'être unique: deux corps au service d'une
même volonté. La voix étrangère de Mme Gresloup qui cherchait le mot
propre, durant l'espace d'une hésitation très brève, donnait une lenteur
digne à ses phrases. Elle semblait ainsi dire obstinément des choses
très graves, très sérieuses et très définitives. Par là son langage en
imposait, telle une voix de la sagesse. Les cloches de ses robes marron
rayées de noir, fleuraient très fort l'essence de lavande autour de la
dame qui, silencieuse, découvrait trois dents de craie brillante, pour
volontiers sourire à la moindre gaîté de son entourage. En sorte que sa
bonne humeur, sa propreté, ses attentions de ménagère soigneuse, ses
goûts délicats, ôtaient toute apparence de calcul personnel ou de
rancune à ses instances.

Omer promit de voir Dieudonné Cavrois et de lui représenter le péril de
cette position à la baisse. Le général Héricourt ne pouvait, d'Algérie,
rien prévoir. D'abord tenu à l'écart, dès la chute du ministère
Martignac, pour avoir engagé Châteaubriand à donner sa démission
d'ambassadeur à Rome, et bien qu'en sa qualité de vieux diplomate, à la
mémoire indispensable, il eût, par la suite, regagné la confiance de
Charles X, le comte de Praxi-Blassans, se trouvait enclin à desservir,
par ses soupçons excessifs, des maîtres arrogants. Donc il approuvait
les prévisions d'Ouvrard, parlait de coup d'État, pressait la
Compagnie-Héricourt du jouer à la baisse. Là-dessus, un dimanche, on
apprit que M. de Châteaubriand commandait les chevaux de poste afin de
prendre, le lundi, la route de Dieppe où l'attendait Mme Récamier. Ce
voyage n'indiquait-il pas une sécurité d'esprit parfaite? Aussi bien le
général Lamarque était aux champs, et M. Laffitte à sa terre de
Breteuil, dans le département de l'Eure. Ces personnages illustres de
l'opposition se fussent-ils absentés si la chance d'un coup d'État
congréganiste leur eût semblé proche. Non. Ils fussent demeurés à Paris,
désireux de paraître dans une algarade tout au désavantage moral du
gouvernement qu'ils combattaient, et dans laquelle il seyait qu'ils
prissent posture incontinent.

En saint-simonien convaincu par les ardeurs de ses chimères, le major
Gresloup contestait les prévisions pacifiques. Sa voix sourdement
furibonde représentait les demi-soldes et les carbonari comme prêts
d'être les maîtres du siècle, de fonder le Papisme Industriel sur les
idées généreuses de la Révolution. C'était l'avenir qu'il promettait à
son fils Urbain, alors élève de l'École polytechnique. A justifier les
audaces de la tante Caroline, il s'empourpra fort le visage, tout en
discutant et mâchant, au dessert du souper, ce dimanche soir, les dattes
expédiées de la terre africaine par le général Augustin et le lieutenant
Émile de Praxi-Blassans.

Le lendemain, sur les supplications de sa femme qui eut les larmes aux
yeux, il résolut de faire atteler la calèche, de courir aux
informations. Il emmenait leur gendre, qu'appelaient à Paris ses devoirs
d'avocat, et que les anxiétés de madame Gresloup persuadaient de voir
son cousin.

Ils quittèrent Meudon, laissant au perron de la villa, leur chère Elvire
gaie, délicieuse dans ses boucles anglaises et les ruches de son bonnet,
entre ses manches à gigot. Une minute, Omer désira passionnément ce
corps jeune et vif qu'une année d'amour avait épanoui. Franche, elle
jeta, de ses mains, quelques baisers, tandis que les roues de la voiture
écrasaient la terre sèche, sous la charmille bourdonnante, passaient la
grille aux lances dorées, les pilastres surmontés d'urnes en granit.

Les deux hommes se proposèrent de consulter le comte de Praxi-Blassans.
S'il approuvait les desseins de la tante Caroline, c'est qu'il
entrevoyait fermement le possible de leur succès. D'ailleurs, la bonne
dame était trop fine pour ne pas avoir interrogé sur les conséquences
d'un pareil événement ses conseillers ordinaires le général Pithouët,
qui remplaçait, à la Chambre, le général Foy, comme orateur libéral et
comme représentant de l'ancienne armée; M. Casimir Perier qui,
propriétaire des mines d'Anzin, alliait constamment ses intérêts à ceux
de la Fosse Cavrois; M. Laffitte même de qui les bureaux escomptaient à
Paris les traites et les effets de la Banque d'Artois. Omer comptait
obtenir de son cousin Cavrois les bonnes raisons à lui mandées par sa
mère, en dressant toute cette combinaison derrière le bureau des
Moulins-Héricourt, à une demi-lieue d'Arras. Il fallait découvrir
l'étudiant soit dans son logis de chimiste à Mont-Parnasse, soit dans
les guinguettes environnantes, soit rue Montpensier, chez les grisettes
de la mère Cardoche, soit au laboratoire du professeur Jean-Baptiste
Dumas, soit enfin à la loge de Chaillot, où le gros garçon remplissait,
depuis peu, le rôle de F.·. tuileur.

Cela convenu, M. Gresloup croisa ses bras courts par devant sa
corpulence, et déplora que la prise d'Alger servît les vues de Polignac,
de la Congrégation, en attribuant à la royauté de Charles X l'auréole de
la conquête. Cicatrice du coup de sabre reçu pendant les guerres de
l'Empire, une ride, enflait au feu de la colère, rougissait, entre la
narine droite et la bouche de l'ancien dragon. Il répétait rageusement
les phrases publiées par Mgr de Quelen afin de convier les fidèles au
_Te Deum_ de la victoire. Menaçantes envers quiconque oserait la
rébellion contre le Roi, et serait, alors, aussi bien que l'Infidèle,
confondu, ces phrases étaient un appel à la force des armes pour
terrasser la résurrection de la liberté jacobine. Elles n'invitaient
que trop à prévoir jusqu'où le ministère Polignac appliquerait ses
théories absolutistes.

Omer hésitait à le croire. Au Palais de Justice, où l'amenait
constamment sa profession, un procureur royal fort bien en cour
affirmait que, sur le bureau du ministre de l'Intérieur, chacun pouvait
voir les lettres closes convoquant les députés élus par le scrutin
hostile au gouvernement. Sans doute, il n'était pas dans les desseins du
Roi de décréter une dissolution qui eût excité les esprits, ameuté les
passions des bonapartistes, des saints-simoniens, des demi-soldes, des
carbonari, des jacobins, et de la Jeune Europe.

Quand on ne s'entretenait pas de politique ou de science, M. Gresloup
n'aimait guère converser en voiture. Après un docte parallèle entre _la
Tribune_, qui visait à rétablir la République de la Convention, et _le
National_, qui souhaitait un parlement avec un roi constitutionnel, le
major cessa de répondre, sinon par monosyllabes. Renversé dans les
coussins de la calèche, il fumait un cigare en méditant, l'œil fixe,
à l'ombre de son chapeau. Saint-Cloud s'éveillait à peine. Des piqueurs,
sous la livrée de chasse, achetaient du tabac à la porte d'un débitant.
Ils dirent que le Roi allait courre le cerf à Rambouillet. En bonnet de
police et en veste, des lanciers menèrent à la Seine les files de
chevaux nus. Le clairon de la caserne jetait ses notes allègres. Un
orage se formait à l'horizon par dessus les verdures de Longchamp. Le
pain chaud et sa bonne odeur sortaient des boulangeries dans les hottes
des porteuses coiffées de madras. On traversa le Bois de Boulogne sans
rien voir que le dos soutaché du postillon, et les croupes de ses deux
bêtes aux colliers de grelots. Omer, un moment, craignit que l'averse ne
gâtât son pantalon blanc, ses gilets à châle et son habit pincé. Mais
bientôt les nuages se dispersèrent au delà de Courbevoie.

Avant d'aller aux nouvelles, M. Gresloup voulait savoir si le capitaine
Lyrisse et le général Dubourg étaient revenu des Pays-Bas, et comment
s'accroissaient les affaires des loges belges.

       *       *       *       *       *

Rue de Verneuil, le portier annonça le retour des voyageurs. Quittant
alors son gendre, que des affaires accaparaient là pour deux heures, le
major le pria de venir à l'Institut, où l'orateur de l'Ardente-Amitié,
François Arago, lirait, dans l'après-midi, l'éloge de Fresnel, et
retracerait, avec un enthousiasme mystique, les découvertes relatives à
la polarisation de la lumière. Là, MM. Combeferre et Courfeyrac devaient
aussi présenter Omer à leur vieux maître Destutt de Tracy, le chef de
l'école sensualiste et des idéologues qui avait lutté, au Sénat
impérial, contre l'esprit de dictature, et proclamé, en 1814, la
déchéance du despote. Se flattant d'être aimé de cet illustre philosophe
pour ses récents plaidoyers en faveur des publications poursuivies par
la censure, l'avocat n'eût point voulu manquer cette rencontre. Quant au
major, il attendait, qu'à cette fête de la science et de la philosophie,
se manifestât le sentiment libéral de l'assistance.

Comme il gagnait l'appartement où il recevrait les plaideurs, Omer,
pensif, admirait que le cours arbitraire des événements l'eût conduit
là, près d'être compromis dans une affaire de conspiration, pour peu que
Polignac se prémunît contre les adversaires de la politique royale. La
dot et le charme d'Elvire avaient été comme le prix du sacrifice exigé
par le capitaine Lyrisse et par le major Gresloup, afin qu'il consacrât
son intelligence et sa vie à leurs illusions. Ainsi, l'oncle Edme avait
repris en quatre ans toute l'autorité de jadis sur le caractère de son
neveu. «Je suis encore asservi», constatait l'époux d'Elvire.

Effrayé de sa faiblesse morale, exaspéré même, il claqua brusquement la
porte de l'entresol qui dominait les communs, traversa l'enfilade, trois
chambres basses tendues de papier à marbrures, la première garnie de
banquettes en velours rouge, la seconde munie d'un guéridon drapé et de
fauteuils Voltaire; la troisième, plus grande, contenait six chaises
curules, une table, des armoires en acajou remplies de paperasses. Le
buste en marbre d'un Cicéron géant occupait le centre de la cheminée.
Des rideaux cramoisis cachaient à demi la fenêtre que pénétrait mal le
jour morne de la cour. Cela révélait toutefois un long tableau peint
dans l'atelier, de David, et qui représentait le courroux d'une émeute
sur le Forum: des citoyens, noblement vêtus de toges orangées, rouges ou
bleues, accusaient, de leurs bras musclés, Brutus montrant au-dessus de
sa tête, le mot _Lex_ inscrit au piédestal d'un héros casqué. Auprès de
cette image, Omer Héricourt songea longtemps que son fils, après lui,
triompherait selon le rêve des grands Romains. Il mêla cet espoir à ses
travaux, en compulsant les exploits d'huissier, les lettres, toute la
paperasse judiciaire, en rédigeant quelques notes pour ses plaidoiries.

Vers dix heures, il entendit beaucoup de personnes causer dans les deux
salles. Huit jours durant, l'avocat n'était point venu à Paris; toutes
les consultations avaient été remises à ce lundi-là par le secrétaire,
M. Boredain, ce lieutenant de Leipzig, ami de l'oncle Edme et qui avait
connu de longs ennuis dans les prisons d'État après les complots
militaires de 1820. Petit homme net et propre, il accomplissait avec
diligence une copieuse besogne; il connaissait tous les clients; il
préparait, pendant l'attente de chacun, la fiche relative à l'affaire
qui l'intéressait, et propre à renseigner sur le personnage. Avant
d'introduire, il remettait à l'avocat le petit carton indicateur.

MM. d'Orichamps et Mesnil entrèrent d'abord derrière lui. L'ancien
émigré déçu par le gouvernement de Charles X, et le petit commis de
banque qui l'admirait, saluèrent, s'assirent. Assurant l'une par-dessus
l'autre ses jambes brèves serrées dans un pantalon de nankin sali, M.
d'Orichamps prétendit déférer à la Cour de cassation le jugement qui
l'avait, en appel, débouté de sa requête tendant à recevoir une parcelle
du milliard des émigrés. Il exigeait aussi que les juges connussent plus
rapidement de l'action par lui intentée dans le but d'obtenir que les
magistrats annulassent le testament de son cousin rédigé à son dam et en
faveur de saint François Régis, de l'Œuvre pour le mariage des
concubines. Le gentilhomme n'admettait pas que ses opinions actuelles,
trop libérales, fussent une raison pour l'exclure de la justice.
Était-il, ou non, un émigré? La question de droit se confondait avec la
question de fait. M. Mesnil, balançait son chapeau d'une main,
chiffonnait de l'autre sa calotte en soie noire, exaltait les opinions
de son ami au moyen de syllogismes péremptoires. Il invoquait auprès
d'Omer le sens de la loi. Il finit par se hausser sur les pointes de ses
souliers à cordons, et par étendre ses bras agitant calotte et chapeau:

--J'y dévorerai plutôt mon avoir, Monsieur. La loi doit triompher de
l'arbitraire, fût-il royal!

M. d'Orichamps levait son doigt blafard chargé d'une bague héraldique.
Il annonça que M. Mesnil et lui venaient de mettre en commun leurs
économies afin de poursuivre les procès. Ils vivraient dans le même
logis de la rue Gît-le-Cœur, sous les tuiles. Dorénavant, de leurs
maigres appointements, ils allaient soustraire de petites sommes pour
tenir tête, et ameuter, un jour, l'opinion contre l'iniquité des juges.

--Il faudrait un rien... un souffle, et le fruit pourri, Monsieur,
tomberait!... Et nous serons peut-être ce rien, ce souffle, M. Mesnil et
moi!

Indéfiniment, ces messieurs s'excitèrent. Leurs bedaines oscillaient sur
leurs petites jambes. M. d'Orichamps offrait à M. Mesnil une prise dans
sa tabatière de corne. M. Mesnil l'acceptait avec une révérence, puis
époussetait les manches de son habit en ratine usée. Le chef blême,
osseux et chauve de M. d'Orichamps émettait d'ironiques sentences.
Épais, chevelu d'une perruque grisonnante, M. Mesnil pérorait. Omer eut
de la peine à les reconduire vers la porte.

Ils demeurèrent ensuite dans la chambre au guéridon; ils expliquèrent
leur cas à une dame qui consultait le code.

Personnage important, grave, influent dans la Loge, propriétaire, rue
Richelieu, de la maison où le libraire Pied-de-Jacinthe tenait boutique,
M. Roulon leur succéda devant la toile aux Romains. Ayant omis son
dentier, il crachotait en parlant. Omer dut reculer son fauteuil. A voix
lente et digne, M. Roulon se plaignit de conserver, en gage d'un prêt,
certains titres de rentes, à cinq et trois pour cent. Que la baisse se
fit: pouvait-il alors contraindre l'emprunteur, qui s'y refusait
d'avance, à l'augmentation du nantissement? Son opinion même, qu'il
développa en citant les paragraphes, était négative; néanmoins il
souhaitait que l'avocat en fournît une autre affirmative, malgré toutes
objections. La controverse ne se termina qu'au moment où le
saute-ruisseau de M. Roulon, morveux de douze ans, lui apporta le cours,
selon ses ordres. Avant l'heure de la Bourse, la rente perdait trois
francs dès la cote d'ouverture, faite par les coulissiers, Passage de
l'Opéra.

Ébloui par sa chance, Omer sauta de son fauteuil: la tante Caroline ne
s'était pas leurrée. On interrogea vainement le petit garçon: il ne
savait rien des motifs qui avaient déterminé ce coup de baisse...
Qu'était-il advenu? M. Roulon brossait machinalement, avec sa manche, un
pan de son ample redingote noire.

--J'en avais le pressentiment!... répétait-il... Et cependant Rothschild
jouait à la hausse, samedi. Mon gage est insuffisant. Et je ne reverrai
pas le surplus de l'argent que me doit le baron Hulot d'Ervy.

Omer n'écoutait plus ces doléances. Le gamin ne se trompait pas: il
avait inscrit le cours au crayon, sur un papier qu'il tira de sa
casquette à gland jaune. Quel événement? Les gens sages n'en prévoyaient
point. Le prudent Montalivet lui-même était aux champs, comme M.
Laffitte. Peut-être une flotte turque bombardait-elle Alger? M. Roulon
le crut. Ce fut l'avis de Mme Cardoche, que M. Boredain, en souriant,
achevait d'introduire. Lourde et flasque dans sa robe de percale à
fleurs, cramoisie au fond de sa capote en paille, elle tomba sur l'un
des sièges curules, et déclara qu'on ne savait rien de neuf, rue
Montpensier:

--Quand on a fait d'abord fusiller Ney, Labédoyère!... Ah! gouvernement
d'assassins, tu vas succomber sous les cataclysmes!... Le Ciel venge nos
martyrs!... Pauvre, pauvre France!...

L'ancienne amie de Labédoyère s'épongea. Elle sentait la cannelle et la
mélasse cuite. De son cabas ses mains tremblantes extirpèrent plusieurs
commandements d'huissiers. Elle était sous la menace de saisie et de
vente, pour une fourniture de soie qu'elle ne pouvait alors payer à
Camusot, le marchand de la rue des Bourdonnais. Les bouffants de ses
manches à gigot, non moins que sa grosse poitrine, empêchaient la
négociante de voir au fond du cabas. Elle larmoyait et se lamentait.
Discrètement, elle évoqua les amours passées d'Omer et d'Angeline, qui
cousait encore à la lingerie, et celles de Dieudonné Cavrois toujours
épris de sa petite Bordelaise, Noëmie. En souvenir de ces relations,
elle espérait une aide. Tout son malheur, elle le dit à M. Roulon, de
qui la prestance austère semblait digne d'être invoquée. L'avocat, tout
aux calculs secrets de sa fortune probable, lui conseilla cependant une
opposition, et un appel au juge des référés. M. Boredain glissa, par la
fente de la porte, son profil fûté. Il entra, murmura que M.
Pied-de-Jacinthe demandait d'être reçu. Son affaire ne pouvait souffrir
de retard. L'ancien sous-officier du colonel Héricourt apparut lui-même,
haut et sévère, le _Moniteur_ à la main.

--Le numéro du _Marteau_ est composé: dites-moi si je puis le publier
demain malgré les ordonnances royales... et ce qu'il m'arrivera...

--Quelles ordonnances, je vous prie?... Celles dont nous parlions comme
d'un projet sans fondements?...

En un clin d'œil, Omer suffoqué parcourut le texte des mesures qui
supprimaient la liberté de la presse et la liberté électorale,
dissolvaient la Chambre libérale avant qu'elle se fût réunie,
affirmaient que le pouvoir du souverain préexiste aux lois, appelaient
au Conseil d'État les personnages les plus odieusement absolutistes.

--C'est le coup d'État... constata lentement M. Roulon.

L'imprimeur l'avisa que les journalistes discutaient dans les bureaux du
_National_. D'autres interrogeaient M. Dupin, chez lui, sur la question
de droit. Devait-on faire paraître les journaux du lendemain, en dépit
des ministres?

--On ne peut violer la loi!... déclara brusquement le propriétaire.

--C'est le Roi qui viole la Charte!... s'écriait Omer, dissimulant, sous
l'indignation politique, la joie fiévreuse de ses gains à la baisse.

--Pardon... l'article 14..., répliquai M. Roulon.

--Il s'agit de l'interpréter!...

--Et pour la saisie, Monsieur Héricourt?... supplia Mme Cardoche en
étalant de nouveaux exploits sur l'acajou de la table.

Omer l'aperçut tellement vieille et tremblotante, avec de l'eau dans ses
yeux ternes, qu'il n'osa la congédier. Il voulut rassembler ses esprits,
émettre un conseil... La voix aigre de M. Boredain annonçait la grande
nouvelle aux plaideurs, dans la pièce voisine. M. Roulon prêchait le
calme à son locataire, M. Pied-de-Jacinthe, qui tapait du poing la
cheminée, devant le Cicéron de marbre.

--Monsieur Roulon... Si je ne peux plus vendre mes brochures, je n'ai
qu'à fermer boutique. Et qui vous payera votre terme? Polignac me
condamne, moi et mes ouvriers, à mourir de faim!... A voir, si un vieux
soldat se laisse égorger comme un mouton... Suffit!... On sait ce qu'on
veut...

--Point de violence!... commanda M. Roulon, en avançant une main gourde
ornée d'ongles plats et noirs.

Le vétéran haussa les épaules. Sa peau jaune collée au crâne s'empourpra
sous l'empire de la colère. Il froissa le _Moniteur_, puis, après
réflexion, il le plia, comme un effet militaire, avec soin.

--Enfin, Monsieur Héricourt, les juges me condamneront-ils si je publie
le numéro du _Marteau_, comme la Charte et les lois m'y autorisent?

--Ils ne sauraient forfaire aux principes de la Charte!...

--Et même, libre à nous de refuser l'impôt maintenant... ajouta M.
Roulon... puisque l'impôt ne doit être établi que par une loi... La
dissolution de la Chambre, avant sa réunion, ôte à l'impôt son caractère
de légalité!...

--Les gardiens de la loi violent la loi.

--Mais ils vont tout me vendre!... pleura Mme Cardoche, qui ramassa les
feuilles timbrées aux trois fleurs de lys.

Omer écrivit un mot pour le juge des référés, un autre pour l'huissier,
et promit qu'il y aurait opposition contre la saisie-gagerie de Camusot.

A ce moment le comte Dubourg entra. Il était en robe de chambre et en
pantoufles, les cheveux ébouriffés autour de son occiput chauve. Il se
précipita sur le _Moniteur_ et proféra mille interjections confuses,
entre lesquelles il apparaissait que l'occasion était venue
d'entreprendre la lutte, et de tout remettre au point, comme après le 10
Août... Pied-de-Jacinthe l'approuvait. On convint qu'il fallait se
rendre à la librairie de la rue Richelieu: les journalistes du _Marteau_
n'allaient pas manquer d'accourir chez l'éditeur.

       *       *       *       *       *

En effet, quand on arriva, l'affluence était considérable à la devanture
illustrée d'estampes et de croquis-charges. Là dissertaient des
étudiants, amis de Cavrois et d'Omer, les assidus de l'Ardente-Amitié,
ou de la Vente tous se récriaient à l'envi. Ribéride, frappant, de la
main, son gilet écarlate, commentait à haute voix les paragraphes des
ordonnances, devant les caricatures de la boutique, pour des badauds en
veste de coutil et en habit de toile. Très pâle, le bel Enjolras
secouait sa tête d'archange exterminateur vers les madras qui coiffaient
jusqu'aux yeux des maraîchères chargées de leurs hottes à légumes: il
persuadait un postillon nigaud sous la perruque à cadenettes, un
portefaix colossal, deux commis qui avaient ôté leurs chapeaux à cause
de la chaleur, et une dizaine d'écoliers narquois. Les bohèmes de la
loge, Bahorel et Grantaire, retiraient leurs pipes de la bouche pour
applaudir aux réflexions de Ribéride. Descendus de fiacre, Omer et M.
d'Orichamps abordèrent le groupe de spectateurs qui grossissait devant
la première page du _Marteau_. Coiffé d'un bonnet de coton, et la
mandibule pendante, Charles X, sous l'habit d'un gâte-sauce, y
paraissait avec un plateau de brioches. Au-dessous du dessin 3, était
inscrite cette légende:

    A LA RENOMMÉE DES FAMEUSES BRIOCHES!

       _Charlot, pâtissier de la Cour_

On plaisantait sur l'autre sens du mot brioche, celui de bévue
grossière. Les ordonnances n'étaient-elles pas une énorme faute?

Venu de l'estaminet voisin, le cocher Brémondot le prouvait à haute
voix. Le peuple de Paris ne laisserait pas commettre une pareille
insulte aux droits de la nation. Par des jurements et des invectives les
autres compagnons des _Enfants de Momus_ appuyaient son dire. L'ancien
canonnier Bridoit boucla le sac d'avoine aux naseaux de sa jument, puis
enraya les roues de son fiacre, pour haranguer plus à l'aise les
passants. Dambeton, des chasseurs à cheval, planta son chapeau sur
l'oreille; faisant claquer son fouet alerte, il cinglait à la fois l'air
et le Polignac de qui son verbe maltraitait les audaces.

Des maraîchères, à les ouïr, ricanaient:

--Ça vous vexe, hein, les Parisiens!... Plus de Chambre, plus de
journaux!... Vous v'là feignants!

--Moi... disait un postillon... pourvu que le pain soit à deux sous et
le vin à quatre, je me moque du reste!

--Bien sûr!...

--T'as donc pas de cœur au ventre, sacrebleu!... riposta Brémondot...
T'as donc pas de ça dans la jugeote!... Faut que tu sois pas Français...
Tu sais pourtant que c'est les Cosaques qui ont ramené Polignac et les
Bourbons en croupe, avec leurs sacrés Jésuites. Est-ce que t'es un
Cosaque aussi?... Pourquoi que tu manges le pain des Français, alors?...
Hein, dis donc?

--Ah ben!...

Le postillon demeura tout interloqué, la bouche béante. On chuchota
derrière lui.

--Y a du vrai!... finit-il par concéder, se retirant...

Là-dessus, les écoliers rirent. Quand il fut un peu loin, ils le huèrent
en tambourinant sur leurs cartables. A ce bruit, maintes gens sortirent
des boutiques. De l'autre côté de la rue, les garçons de l'armurier
Lepage s'attroupèrent, curieux. La portière de la maison voisine cessa
de balayer les poussières; et tous les cochers des _Enfants de Momus_ se
montrèrent ensemble, à la porte de l'estaminet. Bridoit lança même un
timide et gouailleur: «A bas le Polignac!» Pleins de méfiance, les gens
se détournèrent. L'ajusteur se remit à huiler avec une plume les
batteries d'un fusil de chasse. La concierge rassembla de la cendre en
un monceau... Seuls les cochers insultèrent au fuyard... Le postillon se
hâta de parcourir ce bout de la rue Richelieu, puis, laissant les
arcades de la Comédie-Française, se hâta par la rue Saint-Honoré.
Dambeton, lui montra son poing noir. A la cime de sa taille géante, se
haussa le front jaune de Brémondot qui lançait dédaigneusement au
ruisseau un jet de salive. Mais la rue Richelieu n'en fut pas émue. Les
passants se retournaient à peine. Les maraîchères se reprirent à
moduler, en longues clameurs, l'offre de choux et de carottes. Et cela
remplit toute la perspective anguleuse de grandes voix pacifiques qui
montaient vers les ménagères brossant, aux fenêtres, leurs tapis, vers
les cages suspendues des sansonnets, vers les vieux fumant leurs pipes
aux balcons, derrière les pots de résédas et de jacinthes.

Omer fut content de ce calme: il ne serait pas contraint à fournir de
l'héroïsme. L'accroissement de sa richesse l'occupait surtout, encore
qu'il répondît aux indignations d'Enjolras par des prosopopées à la
gloire et à la sainteté de la Loi. Il supputa la nouvelle chance
d'emprunter, sur le revenu du prochain trimestre, dix mille francs à la
tante Caroline. Ainsi solderait-il quelques menues dettes négligées
jusqu'alors pour payer comptant une berline de voyage, et un surtout de
vermeil à figurines de Saxe, objets d'occasion. Il méditait aussi le
programme de quelques fêtes surprenantes, à donner, l'hiver, dans
l'hôtel Dubourg, et celui d'un bal champêtre avec illuminations
chinoises sur les étangs de Meudon. Cela ne l'empêcha point d'encourager
le vieux Pied-de-Jacinthe à faire aussitôt composer un appel, pour le
refus de l'impôt, qu'Enjolras rédigerait dans le cabinet de lecture
attenant à la librairie. Il s'inscrivit en tête de la liste avec le
comte Dubourg, affairé. Même il promit d'ajouter, avant le soir, les
noms de Casimir Perier et de La Fayette, outre ceux du capitaine Lyrisse
et du major Gresloup.

--Patron, il y a du bruit au Palais-Royal!... vint dire un apprenti
coiffé du bonnet de papier, et qui rapportait des épreuves corrigées au
café Lemblin.

--Omer, si nous allions y déjeuner..., chez Lemblin?... proposa le
comte.

A deux, ils y furent. Sous les galeries, les gens de Bourse formaient
des conciliabules. Des vieillards poudrés, à culottes, invoquaient le
ciel, les mains en l'air; ils hochaient la tête: «Trois patrouilles de
gendarmes suffiront, Monsieur, à balayer le populaire!... Cette baisse
est sans raison! On perd la tramontane! Nous verrons à la corbeille!» Au
seuil du café de Foy, on se faisait la révérence... Omer se souvint que
Camille Desmoulins en était parti pour haranguer la foule de 1789. Il
eut l'ambition d'imiter ce courage. Mais c'eût été fou de risquer la
mort, à l'heure où la fortune promettait tout... Les flâneurs du jardin
ne semblèrent pas en effervescence. La redingote sanglée, le chapeau
sur l'oreille, de couples de demi-soldes attiraient à peine l'attention
des nourrices cauchoises, ou des provinciaux qui maniaient leurs
parapluies rouges pour se montrer les saltimbanques. Des bourgeois
évidemment préoccupés marchaient, les mains aux poches de leurs
pantalons blancs, et la nuque basse. Au café des Mille Colonnes,
quelques officiers de cavalerie buvaient du madère, en jasant, autour
d'un _Moniteur_ déployé; des agents de change dissertaient sans passion.
Mais au café Lemblin, il y avait tumulte. Les faces grises et hâlées
d'anciens soldats bonapartistes disputaient. Au fond, l'oncle Edme se
démenait, proférait des paroles de rhéteur, sautait sur ses grandes
jambes, froissait les journaux. M. Boredain élevait sa mince figure
d'ironie, et ses mains ridées, au milieu de personnages humant leurs
verres de cognac.

Entre mille injures qui condamnaient les ministres, tous se retournèrent
à l'entrée du général Dubourg, et le saluèrent d'une rumeur... Son
activité de propagandiste l'avait rendu notable parmi les fidèles des
sociétés secrètes. Le capitaine Lyrisse l'engagea sur le champ à
endosser son uniforme de l'Empire, son uniforme de chef d'état-major,
puis de saisir le commandement. Quelqu'un dont la figure était rose, les
favoris blancs et la redingote verte, cria que les journalistes
rédigeaient, au _National_, une protestation. Il nomma Thiers, Armand
Carrel, Évariste Dumoulin, Charles de Rémusat et Pierre Leroux, au
nombre des signataires.

Les garçons apportaient des plateaux et des bouteilles... Omer
découvrit, entre deux filles, le gros loueur de voitures, le F.·.
Rambourg, écroulé sur un tabouret et qui l'appela d'un signe, en
camarade. Abruti par les débauches de sa nuit, il comprenait à peine la
valeur des événements. «Oui-dà!» répétait-il, à chaque minute, sans
paraître autrement se rendre compte. Ses lourdes mains violâtres
tremblaient sur le couteau et la fourchette qui divisaient le
fricandeau, pour ses compagnes attablées. Celle-ci, Boulonnaise,
fredonnait, toute vermeille dans la petite cornette tuyautée d'où
pendillaient les grandes boucles d'oreilles en or; elle était mamelue
sous le châle de laine brune croisé contre la chemisette. Celle-là,
Bretonne, paradait avec le corset de velours, la croix au cou, la
tignasse serrée dans un béguin, et le tablier de soie puce. Il les
régalait de vin muscat. Les cernures de leurs yeux canailles, et les
phrases ennuyées de leurs bouches sèches dénonçaient la fatigue de leur
vice. Omer préféra ne point s'attarder auprès d'elles, bien qu'il prisât
les charmes de la Boulonnaise: elle lui promettait beaucoup par ses
regards de paysanne féline. A travers le remous des gens, il rejoignit
l'oncle Edme.

--Morbleu, mon conscrit, ai-je eu le flair? Choisir ce moment pour venir
verser vingt-cinq mille francs au duc de Lorraine, quand j'aurais pu
rester enfoui dans le château pour surveiller mon haut fourneau ou bien
m'attarder en Belgique en excitant les Brabançons à rompre le joug des
protestants bataves. Heureusement que j'ai eu vent du grabuge, et que
mon foie réclamait l'avis de Dupuytren! Sapristi manquer à la danse.

L'oncle Edme était radieux. Les muscles de ses bras bossuaient le coutil
de sa redingote à mesure qu'il gesticulait. Embroussaillés par les
sourcils, ses yeux escrimeurs visaient les visages des allants et
venants comme pour y pointer.

Cela ne l'empêchait point de dire que son haut fourneau marchait à
merveille sur les bords de la Moselle, et qu'avant cinq ans il aurait
payé au duc de Lorraine le prix du château acheté comme bien national
par son grand-père; ainsi l'héritier loyal satisferait-il aux volontés
suprêmes du conventionnel qui avait interdit la cession de ce domaine,
trophée de convictions ardentes; ainsi, frère excellent de Virginie
Héricourt, satisferait-il aux scrupules de sa pieuse sœur qui
considérait le bien comme mal acquis, au temps des confiscations
terroristes.

Parmi les mille petites cornes de cheveux gris, la forte face vivante du
demi-solde grimaçait, riait, blâmait, et commandait des amis dociles
qui, selon ses ordres, écrivaient des lettres, entamaient des calculs,
partaient en course, emportaient un message, ramenaient des F. F.·.
arrachés à leurs bureaux de comptables, à leurs boutiques de marchands,
à leurs salons de rentiers, à leurs tabagies de joueurs.

Dans le café roussâtre, enfumé, ténébreux, puant la pipe, l'alcool et la
grillade, déjà s'exaspéraient deux cents individus en casquettes de
toile et en chapeaux de castor. Au bout des gestes, les cannes à buste
d'Empereur assommaient le régime. Des yeux brillants et des lèvres pâles
attestaient des résolutions. Des ongles noirs griffaient les journaux.
Des mentons courageux se dressaient hors des cravates énormes et molles,
pour soutenir le cri des moustaches rudes, ambrées par l'abus du cigare.
Des poings maigres et des mains grasses imposaient des conclusions à des
faces mafflues, à des profils de vieux vautours décharnés. Un monsieur,
qui portait aux joues des «nageoires» blondes, grognait avec
obstination: «Le refus de l'impôt!... Le refus de l'impôt!» Une
redingote olive et un habit noisette se contredisaient rudement:

--Ils ont appliqué l'article 14 de la Charte, ce qui est légal.

--L'article 14 ne leur confère pas le droit de substituer de simples
ordonnances aux lois votées par la Chambre des représentants.

--Il faut répondre à l'illégalité par la Révolution!

--Qui fera la Révolution?... Les Suisses?

--Le peuple!

--Le peuple ne remue pas!

Non, le peuple ne remuait pas! C'était la consternation de chacun. Le
désir d'écraser la noblesse arrogante ne pouvait être qu'un besoin de la
bourgeoisie. Le peuple se moquait d'obéir à celle-ci plutôt qu'à
celle-là.

Les anciens soldats de Napoléon haïssaient la cour parce qu'elle vivait
sous la protection de l'ennemi victorieux. Le sens de l'honneur
militaire les portait à convaincre de trahison et d'infamie les
Bourbons, l'armée de Coblentz, et Marmont, duc de Raguse. Le peuple
oubliait ces vieux réquisitoires.

Dans les moments où il ne calculait pas sa richesse, Omer fit et refit
ces réflexions. Il lui déplut de rester, au milieu de ce bruit vain, qui
se perpétua tout le temps du déjeuner. L'avocat savait par cœur les
déclamations du comte Dubourg. Elles lui furent des rengaines
misérables, bien qu'à les écouter de vieux officiers se complussent dans
les postures héroïques, et qu'ils eussent, aux yeux, des étincelles.
Leurs redingotes râpées, leurs chapeaux verdâtres prenaient sur eux des
aspects augustes, quand le diplomate des Loges Ecossaises assimilait aux
guerres de la Révolution celle qu'ils allaient entreprendre de nouveau
contre les Bourbons et les monarques. La chaleur augmentait. Une âcre
odeur de bottes, de sueur virile et de chemises sales envahissait l'air.
L'oncle Edme aussi recommençait à soutenir ce que son neveu l'entendait,
depuis dix ans, rabâcher. Pourquoi sa soif de révolte ne rendait-elle
pas supportables à l'avocat la vaillance, la foi, la vertu civique de
ces hommes, prêts à sacrifier sans hésitation leurs vies en l'honneur du
principe?...

«Comment ce que j'admire m'ennuie-il? Voici les défenseurs de cette Loi
romaine que je révère. Ils me déplaisent parce que leur linge n'est pas
frais, parce que leurs bottes sentent un peu fort, et parce que le
monsieur qui me parle garde un relent d'eau-de-vie entre les chicots
noirâtres de sa bouche... Cependant ils m'aiment, ces braves! Et je les
respecte... Je n'en aspire pas moins à quitter ce lieu... Mon oncle Edme
fut pour mon enfance l'exemple, le guide. Sa bonté me tira d'affaire il
y a trois ans; sa probité m'étonne: pourquoi ne puis-je plus tolérer ses
discours, ses ardeurs, ses haines que ma raison partage? Voilà longtemps
qu'il m'excède. En vérité, il n'existe plus que sous la figure d'un
fâcheux. Et je lui dois à peu près tout: ma réputation d'avocat, ma
situation politique, la main d'Elvire, dont il a su persuader la mère en
se faisant aider par Dubourg... Je le regarde s'évertuer, comme on
regarde une marionnette au carré Marigny ravir de joie les coquecigrues.
Tout ce qu'il raconte, je le crois destiné seulement à contenter de
petits enfants... Cette agitation est aussi ridicule que malodorante...»

Il songea qu'à ce même instant il eût pu deviser avec Elvire, assise à
l'ombre du parc, et en robe de mousseline fraîche, le cou nu. Il eût
contemplé le teint brillant comme une opale à reflets roses, sous le
cimier de la haute chevelure lisse et tordue en coques. Il eût baisé, au
bout de la manche gonflée, la petite main fluette et maladive que
parfumait l'essence de verveine. Il eût, entre ses lèvres, serré la
framboise exquise de la chère bouche. Ce fut un besoin brusque de
silence, de luxe et de parfums. Sous le prétexte d'aller aux
informations, il quitta l'oncle Edme et Dubourg, sauta dans un
cabriolet, se rendit à l'hôtel de Praxi-Blassans.

       *       *       *       *       *

Au milieu du salon en rotonde, dans un lourd fauteuil de bois doré, la
comtesse lui parut très vieille. Elle relisait les _Orientales_ de
Victor Hugo. Ses mains enflammées par les diamants et les saphirs
fermèrent le petit livre. Elle parla de poésie chaleureusement, de même
qu'en 1822, au temps où son affection avait appelé d'Artois à Paris son
neveu. Reine triste et intelligente, dans cette manière de trône
recouvert de velours violet, surmonté d'armoiries, elle ne renouvelait
plus son âme, sauf par ses louanges de l'art romantique. Omer en
détestait l'affectation, les redondances, la boursouflure et les
massacres à la façon d'Anne Radcliffe. Ils discutèrent sur _Hernani_,
dont l'hécatombe finale était, pour la comtesse, sublime, et, pour son
neveu, grossière.

--Allons,.. conclut-elle, indulgente,.. je vois que nous aurons toujours
de la peine à concilier nos goûts!

Faisait-elle allusion aux différends qui les avaient séparés à propos de
mademoiselle Alviña, lorsqu'il avait refusé la main de la créole, pauvre
et passionnée, pour celle d'Elvire Gresloup? Il le crut et triompha
gaiement:

--Accordez, ma tante, que j'eus parfois raison. Votre Dolorès ne s'est
point tuée le jour de mon mariage, sur un lit de camélias, en absorbant
un poison javanais... Elle a simplement mis en pièces la statue de saint
Omer, mon patron, chose facile puisqu'elle était de plâtre... Voilà
votre protégée l'heureuse épouse d'un hidalgo prolifique... Car ma
sœur Denise a dû vous écrire de Marseille que son amie vient
d'atterrir au pays de Bolivar, pour y accoucher de jumeaux...

--N'importe: tu as tué l'âme de cette pauvre créature... comme ta
sœur a tué la mienne en refusant d'épouser mon fils, comme on a tué
l'âme de ta mère en te détournant de la prêtrise... Beaucoup de mères
laissent croire qu'elles vivent. Elles sont mortes... Vous êtes des
meurtriers, ta sœur et toi... Oh! de chers meurtriers que nous aimons
bien. Dans son couvent, ta mère ne récite pas un chapelet sans
prononcer ton nom. Quant à moi, j'adore en Denise cette vaillance de
son père dont elle hérita, qui la fait, en ce moment, attendre, à
Marseille un bateau pour rejoindre son Augustin, vainqueur, sur les
ruines fumantes d'Alger... C'est mon Bernard Héricourt en souliers de
prunelle... Elle a ce même caractère ferme et constant qui ne se dément
pas, et qui, par-dessus tout, reste épris d'héroïsme... Chers meurtriers
que vous êtes... chers meurtriers!...

Sanglotant presque, malgré le sourire, elle tendit à baiser sa main
bleuâtre et froide. Qu'était-elle, en effet, sinon un cadavre de
victime, la maigre dame aux boucles grises et blanches, si lasse et si
longue, dans le fauteuil trop large pour la robe de crêpe à fleurs
bleues? Omer retint ses larmes: afin de signifier le sincère de sa
compassion il éternisait le contact de ses lèvres sur les doigts
fragiles.

Elle avait envoyé quérir Édouard de Praxi-Blassans, qui finit par se
montrer brusquement, la soutane ouverte.

--Eh bien, qu'en dit le Parti-Industriel?... cria-t-il de loin.

--Parti-Prêtre, j'estime que tu as fait une sottise... répliqua vivement
Omer... Il y a du bruit au café Lemblin... Ça y sent diablement les
bottes militaires.

--Bah! Comme dit sa Majesté: «Mieux vaut monter à cheval qu'en
charrette.» Et le Roi n'entend point porter sa tête sur la place Louis
XV, à l'exemple de feu son frère. Avec Martignac on a été au bout des
concessions, sans même obtenir de la reconnaissance publique une
majorité raisonnable. Demain, on aurait eu la Convention.

--Tiens ton miracle tout prêt! Voici l'heure de le montrer aux masses...
Tu peux faire l'expérience dans la salle du Néorama.

--Peut-être, vil impie! Tu viens me chercher pour la séance de
l'Institut, j'espère...

--Quoi! tu veux entendre Arago comparer aux étoiles filantes la
politique de la Congrégation?...

--Cela me plairait fort. D'ailleurs, je veux que mon père assiste à la
séance: je l'accompagnerai.

--Puis-je être reçu par le comte avant de partir?

--Tu sais bien qu'on ne le rencontre guère ici, maintenant!... avoua la
tante Aurélie avec une mine assez moqueuse.

Regardant un saphir de ses bagues, elle songeait aux déportements de son
mari, non sans une modeste gaieté. Après avoir mollement soupiré, elle
rouvrit le livre, et, d'un regard machinal, parcourut les strophes.
Faute de bonheur véritable, elle se composait une vie fortunée au moyen
de la littérature. Hugo succédait à Lamartine et à Vigny pour lui
fournir quelques thèmes de rêves consolateurs. Omer félicita ce rare
esprit qui se créait une existence intérieure mille fois plus belle que
la vérité.

--Quand je me récite ces poèmes où respire l'âme de l'Orient, je pense
me rapprocher d'Emile. Peut-être, à cette heure, se bat-il contre les
soldats du dey, mon pauvre enfant!

Cette appréhension maternelle, sans doute, la comtesse l'exagérait.
Certes, elle songeait plus aux infortunes de son cœur qu'aux périls
de son fils. Ce qu'elle tentait d'approfondir, avant la mort, c'étaient
uniquement les joies sentimentales ignorées de sa vertu, mais familières
à la jeunesse des poètes.

--Laissons ma mère à ses petites peines qui radotent un peu,... murmura
l'abbé dans l'oreille de son cousin... Partons...

Ils abandonnèrent la vieille dame sur le trône doré, dans la salle ronde
qu'ornaient les meubles d'ébène aux statuettes d'ivoire, et les larges
tableaux où bataillaient les seigneurs des Croisades. Lorsque, pour un
salut dernier, Omer se détourna, dans la porte, il admit l'illusion de
voir sa tante morte ainsi, le livre ouvert sous les mains adamantines
qui avaient tenté de saisir la beauté du songe entre leurs feux
rampants...

       *       *       *       *       *

Édouard parla du collège de Horps. Là, grâce à l'appui du ministère, il
éduquait librement tous les fils de la bourgeoisie catholique opprimée
dans les Pays-Bas. Ces jeunes gens rentraient dans leurs familles avec
la haine du protestantisme batave. S'exaltant, le prêtre espéra qu'ils
arboreraient l'étendard de la révolte, qu'ils ébranleraient le joug de
l'hérésie, et qu'au Brabant éclaterait d'abord la grande révolution
catholique. Les États de la Sainte-Alliance adhéreraient... D'ailleurs
Charles X et Ferdinand VII, le Bourbon de Naples ensuite,
transmettraient au pape, par testament, leurs couronnes. Légataire des
monarques, le sceptre de Saint-Pierre régirait toute l'Europe latine. Il
n'y aurait plus ni guerre, ni divergences entre les sujets du Sauveur,
dans son royaume universel.

Vœu de saint Acheul et du Père Loriquet, vœu superbe dont Omer
plaisanta doucement les chimères. Lui ne croyait guère aux événements
tragiques. L'agitation du café Lemblin, et la foi de l'abbé demeurèrent
également inutiles à ses yeux. Il inclinait à prétendre que les mœurs
s'adoucissaient, que les débats parlementaires remplaceraient dorénavant
les révolutions et les émeutes... Malgré les ordonnances, les grisettes
portaient à pas menus, dans les cartons verts, les chapeaux des dames.
Des élégants fumaient de gros cigares aux devantures des cafés, en
inspectant leurs escarpins vernis. Dans les berlines de voyage, chargées
de malles à l'arrière, maints et maints bourgeois se dirigeaient vers la
campagne. Les marchands de coco promenaient leurs édifices de zinc,
brandissaient la crécelle. Le montreur de chiens savants étonnait les
badauds en corps de chemise. Omer s'informa de Madame Horpsvrahen.
L'abbé loua beaucoup la bienfaitrice de son collège, encore qu'elle fût
jalouse des autres amies propices à l'œuvre. Il ne s'oublia point
jusqu'à sourire de ces relations équivoques. Sous la chevelure blonde
soigneusement poudrée, droit dans la belle soutane que serrait
maintenant la ceinture de soie, il gardait une mine de dignité froide,
sévère, même dure. Omer l'en reprit.

--J'ai charge d'âmes... répondit l'abbé... et je dois à ma mission de la
faire respecter en ma personne... Voici la voiture de mon père,
là-bas... arrêtée à quelques pas de cette maison. Je ne puis monter chez
mademoiselle Élodie Barbot, tu le comprends. Je te serais obligé d'aller
avertir le comte qu'il ne peut se dispenser de faire figure à l'Institut
aujourd'hui: à toutes les solennités, on remarque trop ses absences,
depuis six mois. Je vous attends tous deux dans sa voiture.

Il sauta prestement du cabriolet. Omer gravit l'étage d'une élégante
petite maison, et trouva son oncle qui, tout rose, rajustait son bonnet
de velours bleu et sa cravate, près d'un guéridon chargé de gravures
érotiques. Dans un coin du boudoir tendu de lampas jaune à bordure
brune, sur un sofa, la maîtresse de céans, à travers le peignoir de
linon, s'exposait, à demi nue, le long d'une peau d'ours. Vexé d'être
reçu dans ce désordre, le jeune homme la salua vite. Il n'aima point
qu'elle fût, coiffée à la girafe avec des perles et des rubans verts
dans les cheveux. Praxi-Blassans s'amusait de l'embarras où il avait mis
son neveu. Élodie s'essuyait la bouche à son mouchoir. Omer se récria,
par contenance, sur le luxe du logis; il examina la pendule de Falconnet
et ses trois nymphes d'albâtre qui soutenaient une sphère à cadran.

Loin de chercher à séduire, Élodie parlait d'une fièvre qu'elle avait
eue. Soudain, après une grivoiserie du comte, elle éclata de rire, et
les gros rubis qui pendaient à ses oreilles par des chaînes d'or
oscillèrent. Ensuite elle vanta les qualités de ses chevaux, son
habileté à conduire un tilbury. Par là, devant le visiteur, elle affirma
dans quelle mesure elle acquérait l'opulence. Afin d'enorgueillir son
protecteur en affichant de l'amour, elle lui baisotait la main. Jaloux,
soigneux de ne les pas quitter, celui-ci, dans le boudoir même, se fit
peigner, changea de redingote. Cependant Élodie se targuait d'avoir vu
madame Smithson s'évanouir dans _l'Auberge d'Auray_, d'avoir goûté mille
joies au ballet de _la Fille mal gardée_. Elle plaignit et méprisa le
jeune homme parce qu'il ignorait ces deux pièces.

--Comment peut-on vivre à la campagne? C'est à mourir d'ennui. Moi, j'y
suffoque... Il n'y a que Paris!

Elle continua sur ce ton de la manière la plus désobligeante.

Sotte et interminable, la conversation traînait. Rassurant l'âge du
vieillard, cette fille dédaignait Omer avec emphase. Elle jouait le rôle
d'une amante férue de son noble et riche ami, des élégances auxquelles
il l'initiait. Omer ne put deviner si le comte s'amusait du manège ou
s'y laissait piper. Du temps s'écoula; il fallut prévoir qu'on
manquerait la séance de l'Institut. Praxi-Blassans finit par se disposer
à sortir.

Alors Élodie se rua sur lui, se tint collée contre le corps osseux, puis
brutalisa le serviteur qui avait oublié la boîte à pastilles, et le jonc
à bec de corbin. Elle redressa le jabot de son maître, enleva d'une
pichenette les grains de tabac restés sur la lèvre supérieure. Elle lui
glissa, pour conclure, sa langue au fond du gosier, tandis que, le valet
disparu, elle ôtait deux agrafes afin qu'on pût lui tâter la gorge
commodément... Praxi-Blassans la poussa dans une encoignure, glorieux de
montrer à son neveu cet amour que la fille éprouvait en simulant des
soupirs. Omer choisit de les exciter par mille brocards grivois. Durant
qu'il savourait la petite douleur aiguë de voir ce joli corps, autrefois
adoré de lui, devenir la proie de son oncle, il estima cette peine
moindre qu'il ne l'attendait.

       *       *       *       *       *

En bas, Édouard tenta de morigéner son père, qui ne le toléra point. On
atteignit trop tard l'Institut. Déjà les gens sortaient en foule. La
belle figure antique d'Arago dominait ses admirateurs. Près de lui, un
homme à grosses épaulettes étincelantes, le duc de Raguse, Marmont,
disait:

--On m'abreuve de dégoûts, et cependant il faudra peut-être que je me
fasse tuer demain pour des actes que j'abhorre!

Mais il aperçut la soutane d'Édouard et se tut. Omer remarqua l'habit
«fumée de Londres», vêtement de Courfeyrac. Au bras de l'étudiant
s'appuyait un académicien en uniforme et de qui les yeux étaient
protégés par une visière de soie verte contre l'intensité du soleil.
Praxi-Blassans nomma Destutt de Tracy, l'idéologue et l'ancien colonel,
membre de la Constituante. A côté de lui déclamait, l'air bravache
Combeferre, qui gesticulait dans un frac «pain brûlé».

Un flot de personnes ordinairement graves se pressait là contre la
façade concave du bâtiment, contre les pierres jaunâtres et grises...
Des perruques de travers sous des chapeaux ébouriffés, des bras qui se
croisaient frénétiques, qui se levaient au ciel pour le prendre à
témoin; des dos en redingote «bleu flore» sous une queue de chevelure
blanche, et qui se haussaient en réponse aux fureurs libérales; des
crânes aux mouvements malicieux qui raillaient la déconvenue des
constitutionnels; cela formait une masse mouvante et bavarde, oscillant
d'une porte à l'autre, sur ses pantalons blancs et ses bas chinés. Des
mains invoquaient la coupole grise. Des révérences ironiques
s'échangeaient sur les marches de grès. Des saluts se répondaient au
large. Derrière la grille, solennels et sévères, les prêtres rendaient
leurs devoirs aux boutons violets des évêques. Le comte de
Praxi-Blassans fut entouré par les nouvellistes:

--Que pense le Château?

--Sa Majesté est à courre le cerf... tant la mesure lui semble ordinaire
et de droit!

--Le populaire sait que quarante mille hommes de troupes fidèles...

--Il n'en faut point tant!...

--Voici le duc de Raguse qui s'apprête à quitter cet astrologue
d'Arago!...

Les épaulettes de Marmont brillaient, en contraste avec sa haute figure
fanée que de maigres favoris et des mèches grises encadraient mal. De
ses gros yeux lourds il cherchait quelques amis entre les courtisans qui
l'abordaient, l'échine basse. Non loin, la belle taille de Villemain
dépassait les gens. Ses regards francs et vifs, l'expression indulgente
de sa petite bouche, l'intelligence extraordinaire de toute sa face
narquoise épiaient les consciences, les âmes, dévisageaient chacun. Il
recrutait à droite et à gauche pour la réunion qui devait se tenir le
soir chez M. de Laborde, en vue de rédiger une protestation du
parlement.

Enfin, Omer Héricourt put toucher du coude l'habit «pain brûlé».
Combeferre, le poussa devant Destutt de Tracy. Le vieillard tâcha de le
voir, malgré la visière de soie verte et ses mauvais yeux noyés. Aux
premiers compliments, il s'écria:

--Ah! Monsieur, voici notre Charte lacérée, détruite, anéantie! Toute
l'œuvre de notre Révolution est à terre. Qui la ressuscitera
jamais?...

--Les représentants du peuple!...

--Je voudrais le croire, Monsieur, je voudrais le croire; mais le moyen,
avec la nouvelle loi électorale? Autant dire que les députés seront élus
par les préfets... Allons... je vous salue bien... je vous salue bien...

Il avait peur de tomber avant d'atteindre le fiacre. Et les cochers aux
galons métalliques qui, sur leurs sièges drapés, fouettaient les
attelages des grands, l'effrayaient trop pour qu'il s'occupât d'un jeune
orateur. On remontait dans les calèches. Omer se retira, légèrement
froissé. Praxi-Blassans le recueillit.

--Ce vieil homme, qui fut un esprit chagrin et borné, encore que
vraiment philosophique, me semble aussi malade que ses opinions...
Laissez-moi donc, Monsieur, ces ganaches. Leurs jérémiades serviront
tout juste à faire baisser la rente, vingt-quatre heures, et à permettre
que votre tante Cavrois y trouve des bénéfices, autant que je me risque
à le prévoir... Mais les cours iront au pair après-demain; et, de ce
bruit, qui nous rabat les oreilles, il restera moins que rien... Il y a
mieux à faire en introduisant du bon sens dans la religion... Le parti
chrétien est celui qui compte le plus de sujets fidèles, et cela non
point, de par le caprice des individus, mais de par les sentiments
héréditaires, depuis quinze siècles, dans les familles latines...
Obtenons de le faire triompher: la sagesse le commande... Ensuite ce
sera moi, ce sera vous, qui nous croirons capables de lui bailler
quelques clystères de science, de libéralisme, voire d'équité...
Poussons le catholicisme à la suprématie. Libre à vous de le droguer par
la suite en telle sorte qu'il prenne la mine de la République
Romaine... C'est là besogne de purgons. L'abbé que voilà comprend au
mieux le juste point. Faites état de ce qu'il prêche... Au surplus, je
ne désapprouve pas qu'on mette aux nez de la monarchie et de l'Église
l'odeur des tisanes jacobines: cela ne peut que raminer ces vieilles
personnes... Mais gardez-vous de n'être, en tout ceci, que
l'apothicaire. Il vous siéra mieux de prendre les rênes, quelque jour,
sur le char du Roi... A vous revoir!... Baisez pour moi les mains de
votre Elvire.

Allègre, il escalada les trois marches du marchepied, que le chasseur
releva pour fermer la portière de la voiture haut suspendue; les deux
alezans caracolèrent de court, entre les traits et le timon, puis
s'éloignèrent dans le lacis des calèches, des landaus et des fiacres.
L'abbé de Praxi-Blassans disait:

--Plaise à Dieu qu'il n'y ait point de bagarres! S'il advenait quelque
tumulte, l'oncle Augustin ne se consolerait pas d'avoir manqué son
Vendémiaire. A tout prendre, cela vaudra mieux pour lui. Il rapportera
d'Alger une réputation... Ici, il eût pu finir sa carrière dans le fossé
de Vincennes, devant un peloton de vétérans... On m'a dit que les
d'Orléans l'avaient par M. Casimir Perier... C'est un jeu bien dangereux
que celui-là!... Je remercie le ciel, pour le bien de la famille, de ce
que notre général poursuit là-bas les cavaliers du Prophète...

--Bast!... fit Omer.... Je n'attends pas d'émeutes... On a trop reconnu
les forçats par qui votre préfet de police fit construire les
barricades, il y a trois ans, rue Saint-Denis... Bien sot qui se
risquerait à tenir un rôle dans le drame que vos mouchards organisent
peut-être! C'est le scrutin et la loi qui vous materont. Les magistrats
eux-mêmes devront vous condamner.

--Tu as déjà noté les trois points de ta plaidoirie?

--Peu s'en faut!

--A la bonne heure!... J'irai les ouïr..., bien que tu ne viennes pas à
mes prêches...

--Tu as trop de jolies femmes... Elvire est jalouse... Quand dînes-tu à
Meudon, Parti-Prêtre?

--Mais... bientôt... Dimanche?

--Dimanche!

Ils se séparèrent, contents l'un de l'autre. L'abbé rejoignit
l'état-major ecclésiastique du coadjuteur qui tenait le cercle au parvis
de l'Institut, les mains derrière le dos et le ventre en avant, qui
lançait des phrases hors de sa face glabre et boursouflée, pour un
troupeau frétillant de jeunes prêtres poudrés, musqués, empressés,
hilares et souples. Omer ne découvrait pas le major Gresloup. Il aperçut
le postillon de leur landau, les deux bêtes grises. Elles piaffaient
dans le ruisseau, le long du quai. Certain que son beau-père l'y
retrouverait, il s'installa sur les coussins. Des amateurs et le
bouquiniste marchandaient là. Un commissionnaire cirait les bottes d'un
lancier bourru. Des harengères se disputaient avec un tondeur de chiens.
Ces querelles divertirent Omer.

Bientôt le major parut, entraînant un dandy brun aux lèvres minces.
C'était Armand Carrel. Il souhaitait que _le Marteau_ reproduisît la
protestation des journalistes dans un numéro spécial publié le
lendemain, mardi. Et l'équipage trotta vers la boutique de
Pied-de-Jacinthe, en traversant le pont du Louvre, derrière une «dame
blanche» à trois chevaux pleine de bourgeoises et de leurs emplettes.

Après avoir rappelé fort poliment qu'il avait jadis conspiré à Belfort,
en compagnie du général et du capitaine Lyrisse, Armand Carrel se
félicita de consulter un avocat notable sur la valeur légale des
ordonnances. Pouvait-on livrer au public les journaux sans les soumettre
à l'autorisation? Omer l'affirma. D'après son avis, les magistrats ne
sauraient procurer une sanction à des mesures évidemment interdites par
les lois fondamentales du royaume. Lui s'engageait à vaincre toutes les
résistances et toutes les pusillanimités des juges. N'avaient-ils pas
accepté, l'année précédente, par plusieurs acquittements, qu'il fût
licite de s'associer dans le dessein de refuser un impôt établi en
violation de la Charte? N'avaient-ils pas déclaré punissable l'acte de
supposer les ministres prêts à vouloir enfreindre les règles de la
Charte? Omer cita les textes des jugements. Il lui plut de penser Armand
Carrel convaincu; il s'échauffa:

--La Loi va dompter la force du monarque, et cela pacifiquement, dans le
sanctuaire de la justice! En acquittant le _Journal des Débats_ et M.
Bertin, la Cour de Paris, en décembre, a condamné le ministère Polignac
qu'ils accusaient. Elle ira jusqu'au bout de son devoir. Et le barreau
l'aidera!

Vraiment il pressentait cette victoire éclatante du Droit. Il
n'imaginait guère que devant le stèle de la _Lex romana_ un homme de bon
sens pût se rébeller, fût-il roi. Par un joli mouvement de sa tête
frisée, Armand Carrel contesta cet optimisme.

Mais, de tout l'effort de sa corpulence, le major Gresloup vilipenda les
Bourbons. Il opposait à leur politique ses thèses de saint-simonien; il
opposait aussi des théorèmes de logicien aux idées sentimentales du
journaliste, et s'emporta parce qu'ils ne semblaient pas d'abord
irréfutables à ce sceptique.

       *       *       *       *       *

Rue Richelieu, dans le corridor humide conduisant à la cour, aux
ateliers de l'imprimeur, le major ne s'arrêta point de rugir. Pour
l'écouter, les compositeurs cessèrent de chuchoter entre eux et de
rejeter brusquement les caractères dans les compartiments des casses.
Pied-de-Jacinthe ajusta ses besicles d'argent et, presbyte, lut de loin,
l'épreuve du _National_ qu'Armand Carrel lui présentait. Bientôt il
éleva le ton. De sa voix encore militaire, un peu tremblante, il récita
les phrases, forçant au silence les apprentis qui mouillaient les
feuilles, les manœuvres qui noircissaient d'encre la pierre, le gnome
hideux qui pesait sur les bras de la presse en grimaçant de sa face
barbue, l'escogriffe blême qui, pour serrer les colonnes de caractères
dans la forme de métal, enfonçait, à coups de maillet, les coins de
bois.

--«Aujourd'hui, donc, le gouvernement a violé la légalité. Nous sommes
dispensés d'obéir: nous essaierons de publier nos feuilles sans demander
l'autorisation qui nous est imposée!»

--Bien dit!... approuva le gnome barbu, qui détirait le fond de son
ample pantalon rayé.

--On va faire la nique à Polignac, Fanfan!... se crièrent les apprentis
en claquant leurs bonnets de papier.

--Pas vrai qu'il est temps de z'y faire voir des couleurs à ces
cafards?... grogna l'escogriffe... Ça veut nous ôter le pain de la
bouche, quoi! pendant que ça mange des ortolans dans des plats d'or! On
ne va plus pouvoir imprimer?... Qu'est-ce qui fournira la becquée...,
hein, donc?

Il asséna le coup de son maillet sur la table de fer.

--Mes enfants..., déclara Pied-de-Jacinthe..., si nous ne pouvons plus
tirer le journal, je ferme la boutique... dès demain... Je n'ai pas
d'argent derrière moi, et je ne veux pas faire faillite. Pour lors,
ménagez votre paye d'avant-hier... je vous y engage. Faudra peut-être
que vous viviez des semaines avec ça, jusqu'à ce que vous ayez trouvé de
l'ouvrage.

--Quel ouvrage?... demanda l'un des compositeurs... Je ne sais pas
d'autre métier, moi!... J'ai, rue Beaubourg, une bourgeoise avec trois
marmots qui réclament de la soupe matin et soir... Ma paye de samedi?
Mais il n'en reste rien... Le boulanger et le propriétaire ont tout
gardé!

--C'est la faute des Bourbons, et de Polignac, mon ami!... assura le
major... Vous avez été soldat?... Oui.., Eh bien, un homme d'honneur ne
se laisse pas affamer comme un rat dont on a bouché le trou.

--Parbleu!... se souvint l'escogriffe blême... Mon père a dansé la
carmagnole sur les ruines de la Bastille! Ma mère a été à Versailles
avec ses commères de la halle chercher... le Boulanger, la Boulangère et
le Petit Mitron... quand on a fait la Révolution... C'est pas des choses
impossibles... On peut recommencer, des fois!

--Et se faire mitrailler par les Suisses!... grommela rudement une sorte
de Silène à la poitrine velue, qui poussait des caractères dans le
composteur.

--On les étripera, c'est pas des Français!... gronda Pied-de-Jacinthe,
prêt à mettre la pointe au corps des lâches.

--Foin du roi rapporté dans les fourgons des Cosaques, et qui recrute
des étrangers pour nous faire subir la tyrannie!... jura le prote, qui
avait le visage troué par la petite vérole.

--D'abord les Suisses, ça a des uniformes rouges comme les Anglais de
Waterloo,... fit le gnome hideux en retroussant son tablier de cuir...
Moi, j'étais tambour en 1815...

--Eh bien, mon brave, il faut prendre la revanche de Waterloo sur tous
les habits rouges!... conseilla le major.

--A voir!... contesta prudemment le Silène obèse; et, d'un revers de
main, il torcha la sueur, dans les gros plis de son cou.

Ils se turent, reprirent leur tâche par la salle obscure aux murailles
suintantes. Un manœuvre distribuait les cotes de la protestation.
Ayant gravi l'estrade grossière où se trouvaient un pupitre, un livre
de commerce et un tabouret, Pied-de-Jacinthe vérifia des comptes. Alors
un ouvrier siffla doucement la romance du _Saule_, tandis qu'il étalait
des feuilles à la brosse. Le gnome barbu s'arc-bouta contre le socle de
la presse, et, de ses bras musculeux, noirs de poils, serra la vis.
L'escogriffe tapa formidablement les coins dans la forme. Puis
l'apprenti bossu tira la langue dans le dos du patron. Tout l'atelier
s'émancipa. Mille brocards jaillirent des bouches rieuses... On rivalisa
de grossièretés. Des spasmes de gaieté tordirent ces pauvres êtres,
aussitôt oublieux du chômage possible et des Bourbons.

--Voilà tout le peuple!... murmurait Armand Carrel entre le major et son
gendre... Il ne faut compter que sur nous-mêmes. Thiers a raison...

Omer vénéra l'idée de sacrifice que ces paroles contenaient. Signer la
protestation des journalistes, c'était aussi conspirer contre l'État,
c'était encourir la peine capitale. Cette tête spirituelle et brave,
parée de chevaux noirs, tomberait-elle sur un échafaud, aux bravos de la
même populace ignoble qui avait permis qu'on tuât les quatre sergents de
la Rochelle? Ce corps jeune et svelte sanglé dans une grosse cravate de
cachemire, dans une redingote grise, s'abîmerait-il au fond d'un
cercueil pour assassins?... Ils restaient silencieux tous trois, frères
par leurs réflexions. Il leur sembla que les rires de ces travailleurs
aux âmes molles décidaient le destin de l'apôtre. Par un carreau rompu,
les rayons de soleil illuminaient dérisoirement les murs boursouflés,
lézardés, tapissés de suie grasse, les épreuves humides séchant sur des
ficelles horizontales, les tréteaux ébréchés des casses, les chemises
sordides et les gilets loqueteux des ouvriers, leurs pantalons informes
ridés de plis gourds, leurs bas poussiéreux roulés sur leurs talons.
L'escogriffe aux bras maigres hissait la forme sur son épaule. Le gnome
hideux et musclé, court sur jambes, se ramassait dans un effort rageur
qui réduisait la résistance du mécanisme. Le Silène à lunettes mâchait
du pain en choisissant vite les caractères du casier. L'apprenti bossu
balayait des paperasses, les injuriait et les souillait de crachats
visqueux, pour la joie du prote grêlé, chétif, et qui blâma les ouvriers
à voix hargneuse.

--Ce n'est pas le peuple qui a fait la Révolution,... dit Omer;... mais
la bourgeoisie et la petite noblesse... La populace les suivit
lorsqu'elle estima le désordre suffisant pour méfaire sans être
châtiée...

--Pourtant le peuple est mort en ligne, quinze ans, pour la philosophie
de la France!... répondit Carrel.

--C'est que la main de fer d'un Bonaparte était sur lui,... riposta le
major... Il faut un homme qui l'épouvante et l'électrise.

--Peuh! Il n'y a de force que dans la Loi,... contredit religieusement
Omer, honteux de penser toujours a des avantages d'argent.

Ils sortirent du lieu; ils quittèrent ce sol de terre battue par les
pieds en savates de cordes.

--Vive la Charte!

La rumeur arrivait du Palais-Royal. Ils s'y précipitèrent.

Des remous de foule barrèrent le passage vers la galerie d'Orléans. Dans
le jardin aux arbres verts, par delà les grilles, des messieurs étaient
aux prises avec les gendarmes. Enorme et pansu, Dieudonné Cavrois,
debout sur une chaise, contre un kiosque, agitait d'une main son
chapeau, de l'autre, le _Moniteur_, en déclamant ce que la poussière et
le tumulte étouffaient. Les étudiants de sa bande l'entouraient. La tête
archangélique d'Enjolras émergea parmi les bousculades avec les mains
sales de Bahorel et la tignasse de Grantaire, près d'un groupe qui
rabattait, à coups de cannes, les baïonnettes de trois gendarmes
enragés. L'écharpe orange d'une grisette, qui était l'apprentie de
madame Cardoche, Cydalise et sa capote de paille sombrèrent au milieu
d'énergumènes. Ils leur faisaient une ovation. Plus loin, dans la
poussière, ce fut le gilet écarlate de Ribéride qui haranguait les
clameurs de boursiers à chapeaux blancs, à badine. Puis les bicornes
galonnés se multiplièrent sous les branches: les efforts des soldats
dispersèrent la multitude en furie, refoulèrent une horde de demi-soldes
cramponnés à la redingote marron de M. Boredain que tiraient d'autre
part deux policiers. Lui, de sa trique, posément, écartait les menaces
des fusils. Plusieurs gamins éperdus grimpaient aux arbres, cassaient
les branches; elles dégringolaient avec leurs feuillages. Là-bas, un
tabouret de jardin, lancé par l'oncle Edme, vola loin de son profil
d'aigle et de ses sourcils broussailleux. Il attaquait ainsi une bande
de mouchards en observation près du bassin, et qu'indiquait le geste
d'une statue.

A la rescousse, Dubourg accourait. Vers le ciel, il leva son chapeau,
montra, de la canne, à ses compagnons toute une nouvelle masse de
gendarmes, l'arme au bras, que dégorgeait la rue Vivienne. Sous les
verdures elle se formait en ligne, avançait, correcte et rigide, ses
buffleteries en croix contre les plastrons rouges, précédée par des
recors aux gourdins agiles, par un commissaire de police qui marchait en
culottes, en bas noirs, la panse dans l'écharpe blanche. Il priait:

--Messieurs! messieurs!... Au nom du Roi, je vous somme de vous retirer!

Derrière lui, deux tambours battaient la caisse. Et le roulement lugubre
arrêta les essors des colères libérales. La plupart des vociférations
s'apaisèrent.

Alors une jeune femme qui portait un nœud rouge dans les cheveux,
plaisanta:

--Allons chez Polignac!

--Chez Polignac!... répétèrent mille voix nerveuses.

Et cette invite persuada toute la foule, qui se tourna vers les issues
ouvertes sur la rue Montpensier. Cent messieurs pâles bousculèrent
Armand Carrel, le reconnurent et l'entraînèrent, malgré M. Gresloup, qui
les voulut suivre. Omer n'aimait pas rester dans cette multitude. Un
ouvrier en veste le rejeta du coude, assez loin, sans même l'apercevoir.
Deux étudiants à casquettes séparèrent encore le gendre et le beau-père.

«Où vont-ils?... se demandait l'avocat... Attention! Il ne s'agit pas de
me faire révoquer par le Conseil de l'Ordre, au moment où je vais
pouvoir acquérir de la réputation, grâce à des plaidoiries brillantes,
dont l'Europe s'occupera nécessairement. Cette bagarre ne saurait
aboutir à rien qu'à des sottises... Une condamnation en correctionnelle
me nuirait trop...»

Sans doute le major devina-t-il ce sentiment à la mine prudente du
visage: il cria, par-dessus vingt furieux, qu'il ne rentrerait pas à
Meudon et qu'Omer devait partir aussitôt, avertir ces dames, les
rassurer, demeurer près d'elles jusqu'au lendemain. Il en fut ainsi.

Elvire fraîche, joyeuse d'avoir cueilli des fleurs dans le parc,
attendait son mari sur le perron; elle le reçut dans son baiser
délicieux, le mena vers la blanche table, les verreries limpides, les
argenteries lumineuses et le bon visage pensif de madame Gresloup. La
chance de leur fortune les grisait tous trois. Ils établissaient du
bonheur dans leur avenir. L'odeur des pelouses entrait par les hautes
fenêtres. Les servantes galloises bleues et blanches, les deux laquais
verts se postèrent silencieux aux angles du dressoir que garnissaient
réchauds et flacons. Omer imputait aux événements la cause de succès
prochains pour son éloquence.

--Que tes actes sont nobles et généreux!... dit Elvire... Est-ce moi,
celle que tu aimes et qui porte ton nom?... Vraiment?... Ah! mon bel
Omer!

Le dîner fut succulent, gai. Madame Gresloup, ravie de compter encore ce
que la Banque d'Artois gagnait à la baisse, proposa d'acheter une maison
à Dieppe et de voyager en Italie.

Plus tard, l'alcôve enferma les chaudes effusions des époux. A saisir la
poitrine pâle et parfumée de verveine, Omer oublia les odeurs de
limaille qui régnaient dans l'imprimerie, aussi bien que les relents de
bottes habituels au café Lemblin. Cependant les appels de son fils,
Olivier, lui rappelèrent dès l'aube ce que sa race latine devait à la
mémoire de Rome, et à la divinité de la Loi.



XI


Au matin, les journaux justifièrent en partie cette quiétude. Si la
foule avait assailli de pierres une voiture où elle avait cru
reconnaître le prince de Polignac rentrant à l'hôtel des Affaires
étrangères, la gendarmerie avait promptement dispersé l'émeute. _Le
Marteau_ publiait un dessin de Joseph Bridau: un Charles X gâteux, sous
le costume des Jésuites, avec l'emblème du Sacré-Cœur autour du bras,
le cierge et le bréviaire aux mains. La légende était: _Oh! le vilain
sire!_ A la seconde page, s'étalait, en lettres grasses, la protestation
des journalistes; puis une invitation à l'entente pour le refus de
l'impôt, article identique à celui du _National_ et du _Temps_. Après
cette lecture, Omer écrivit la minute de l'opposition contre le
créancier de madame Cardoche: il sut y insérer, fier de son adresse, une
subtilité de procédure fort essentielle, et que l'huissier eût
certainement omise. De bonne heure, il monta dans le tilbury, en
promettant à son Elvire de lui rapporter, le soir, du poisson de mer,
soles ou turbot, que l'on achetait chez Laffitte et Caillard, à
l'arrivée de la diligence normande.

Paris ne semblait guère plus ému que la veille. Les fumets de cuisine
s'échappaient des restaurants. Le «tigre» reçut les rênes à la porte de
l'huissier, rue de l'Echelle. Recopié séance tenante, l'exploit fut
transmis à l'avoué de Camusot. Après quoi, l'attelage trotta vers le
magasin de lingerie, rue Montpensier. Or, un rassemblement d'épiciers,
de commères, de curieux, de gâte-sauces embarrassait la voie devant la
boutique de Pied-de-Jacinthe. L'avocat sut immédiatement que le
commissaire de police, après avoir saisi les presses du _National_,
celles du _Temps_, venait opérer dans l'imprimerie du _Marteau_. Vingt
commis et artisans prolixes le renseignèrent:

--C'est grand dommage: le monde du quartier s'amusait à voir les
drôleries dans la vitrine... M'est avis que le pauvre vieux va fermer
boutique. Le v'là ruiné, de ce coup-là... Un homme qui a versé son sang
pour la France!... Sacré nom!... C'est pas l'Empereur qu'aurait fait
ça!...

--Sûr et certain!... approuva le garçon de café qui rattachait le ruban
de son escarpin.

--On attend le ferreur des forçats: il est encore à démonter les
machines du _Temps_... Il n'y aura pas un honnête serrurier pour
accepter de faire cette besogne-là!

--Pas plus ici qu'en haut de la rue,... déclarait un commis fanfaron à
une dizaine de flâneurs bavardant, les mains dans les poches.

Omer sauta du tilbury, l'envoya devant le café de la Régence.

--Je suis l'avocat du sieur Pied-de-Jacinthe,... dit-il au gendarme qui
défendait les abords de la maison.

Il montra sa carte. On lui permit de parvenir jusqu'à la cour humide,
bordée de hangars et d'appentis. Outre six gendarmes, baïonnette au
canon, cent personnes l'encombraient, typographes de Pied-de-Jacinthe,
voisins, carbonari et F. F.·. de l'Ardente-Amitié, buveurs des _Enfants
de Momus_, messieurs. Le major Gresloup, battant du poing son estomac
proéminent, excitait encore le capitaine Lyrisse. L'étudiant Ribéride
endoctrinait un artisan timide conduit devant la porte close par le
patron qui refusait de l'ouvrir:

--Je vous répète ce que nous disions tout-à-l'heure, M. Baude et moi, à
votre camarade, dans les ateliers du _Temps_... Si vous forcez cette
porte, vous devenez le complice d'un acte illégal, vous commettez un vol
avec effraction, que l'article 384 du Code pénal punit par les travaux
forcés... Voici Maître Héricourt, avocat à la Cour d'appel: il
confirmera ce que j'avance...

Omer regretta d'entrer juste à point pour s'afficher au nombre des
rebelles, et de façon irrémédiable. Néanmoins, il se refusa d'hésiter.
Sous la mèche noire, l'œil malin d'Ulysse Trélat le surveillait. Dans
le groupe des Carbonari, M. Buchez gardait une mine de sévérité muette
entre les bouts de son col mou. M. Raspail guettait, de sa figure
noiraude, vive, engoncée dans le gros col de velours. Dieudonné Cavrois
crispait ses larges joues pour réprimer ses objurgations; et, rigide
dans sa gaine de vêtements sombres, M. Roulon mâchonnait une sentence de
flétrissure. Omer pensa qu'après tout sa nouvelle richesse permettait
l'indépendance. Il se décida pour le brave oncle Edme, pour son
beau-père, pour l'ardeur de ce Ribéride à la chevelure de page, et pour
la tradition romaine que le fils d'Elvire perpétuerait. Mot à mot,
lentement, dévotement, il récita l'article 384. Son accent courageux et
solennel étonna.

--Bon ça!... fit le serrurier, ôtant sa casquette pisseuse, avec une
emphase de théâtre... Respect à la Loi! Je m'en vais...

--Maître Héricourt,... réprimanda le commissaire de police,... il vous
appartient moins qu'à tout autre de méconnaître mon caractère et mes
insignes. J'agis au nom des Pouvoirs Constitués...

Ce freluquet au chapeau de castor était donc l'ennemi. Son observation,
c'était l'insulte de la force barbare.

--Non, monsieur,... répliqua vivement Omer, glorieux des murmures qui
l'approuvaient déjà... Non, monsieur: vous n'accomplissez pas un devoir
prescrit par la loi; vous obéissez aux caprices de vos maîtres. Nous,
citoyens, n'avons pas à nous incliner devant des caprices... Les
Ordonnances n'ont pas été ratifiées par la Chambre Basse ni par la
Chambre Haute... Ce sont des caprices, et non point des lois...

Il acheva d'une voix tonnante, grisé par l'ivresse de ses nerfs, et,
tout à coup, transporté d'aise en s'admirant héroïque. Le vent de ses
paroles le soulevait au-dessus des hommes. Il eût dit que, du buste, il
dépassait, tout-à-coup, leurs statures.

--Vive la Charte!... conclut l'escogriffe blême.

Pareille acclamation jaillit de toutes les bouches. Le Silène lui-même
la proféra derrière l'échine du gnome hideux. Les cochers la
renfoncèrent par des gesticulations véhémentes. De son œil sanglant,
de son front de marbre, l'ancien cuirassier Brémondot menaça, la lippe
en avant, le petit commissaire quinteux qui s'exaspérait, qui
bredouillait:

--Paix-là! Messieurs! paix-là! Doutez-vous que je puisse vous faire
arrêter sur-le-champ pour rébellion?... Obtempérez aux ordres.

Omer sentit bruire dans ses fibres toute la colère de l'assistance. Il
sut qu'il excitait les courages endormis, que ces gens l'adoraient,
vivante incarnation de la justice près de les défendre du chômage, de la
faim, de la mort. Hors de lui, hors de sa prudence, le jeta l'espoir de
les entraîner, de déconcerter ce petit policier bilieux. Le jeune homme
n'avait qu'à gagner en payant d'audace; il haussa les épaules
dédaigneusement.

--Ça, Maître Héricourt, je puis vous conduire vous-même à la
Conciergerie, les menottes aux poignets!

--Je vous en défie!... L'article 341 punit des travaux forcés
l'arrestation arbitraire. Tout le barreau de Paris agirait contre vous,
et ferait appliquer la loi!... Car cela, c'est la Loi! Tandis que ceci,
ce n'est rien du tout... Ce n'est rien, en vérité, moins que rien!

De l'index il désignait les ordonnances qu'un subalterne collait au mur.
Il cria:

--Rien devant la Loi! Moins que rien!

A cet instant, sa croyance vécut en lui, mieux que lui-même. En ses
veines, en son cœur palpitant affluait tout le sang noble des
ancêtres latins que son érudition vénérait, celui du Peuple aux Sept
Collines. En son âme s'exaltait l'honneur des Gracques, de Brutus, de
Justinien, de Danton, pontife de cet esprit antique servi par les armées
Jacobines, par le colonel Héricourt, avant qu'il fut tué en
pourchassant, après Wagram, les soldats de la tyrannie. Contre le
serviteur des mêmes adversaires, le fils avança, l'enferma dans son
geste à la Popilius. Heureux d'être puissant, Omer délirait presque. Ses
nerfs vibraient, et ceux aussi des grands Romains ressuscités en lui.
C'était la foi secrète des légionnaires qui s'évertuait par son
éloquence; c'étaient les antiques forces mystérieuses de leur Mithra
qui, par la bouche, allaient vaincre. Ainsi que ce jeune dieu au bonnet
rouge, il terrasserait encore la bestialité du taureau symbolique, la
brutalité des rois, en la personne mesquine de ce petit domestique
éperdu, prêt, d'instinct, au recul, tandis que l'officier de
gendarmerie, par les lueurs mal éteintes de son regard, approuvait tant
de courage civique. «Mon fils! pensait Omer. Je fais à ta descendance un
destin de liberté!» Il l'évoquait endormi, l'enfant d'Elvire, l'espoir
aux yeux clairs et aux cils sombres de leur œuvre conjugale. Et cette
chère image ordonnait d'abolir toute peur, de soumettre la vie présente
aux félicités du temps futur.

A sa main s'attachait la rude poigne de l'oncle Edme, qui lui froissait
les muscles pour le remercier. Chaude caresse d'affection, le major
enlaçait du bras la taille de son disciple. Le prote redressa tout son
corps maigre, et lança des jurons émus vers les toits.

Dans cette cour noirâtre, humide et profonde comme un puits, une chose
majestueuse s'accomplissait. L'esprit terrassait la force. Honteux de
leur mission, les gendarmes ne bougeaient pas derrière leurs
baïonnettes. Appuyant sur le grand sabre ses gantelets jaunes, leur
capitaine épiait insolemment les allures du commissaire qui dictait au
subalterne les notes d'un rapport. Les carbonari gardaient leurs masques
de juges devant le coupable qu'était ce pauvre fonctionnaire tripotant
son écharpe à franges. Il y eut du silence et du respect. Les apprentis
eux-mêmes ne chuchotaient plus en haut du haquet où ils s'étaient
juchés, les jambes pendantes. Une main dans son habit, Omer Héricourt
recevait les félicitations d'Ulysse Trélat, de M. Buchez, de M. Roulon,
de Cavrois, qui se présentait en sueur et cramoisi.

Le ferreur des forçats fit son entrée, portant des tenailles et des
pinces. Les huées de Bahorel et de Grantaire furent renforcées par
celles de l'escogriffe, du gnome, du bossu, des cochers, de tous les
typographes.

--Laissez cela, mes amis!... pria le jeune Ribéride, beau de sa
pâleur... Ce n'est pas un homme, c'est un instrument...

Le colosse enfonça son bonnet de laine sur ses favoris. De ses bras
lourds, il choisissait entre ses outils posés à terre. Il se baissa: la
croupe monstrueuse tendit le pantalon de cuir. Il glissa un levier sous
la porte, agit. Les vis de la serrure sautèrent bientôt. Les recors se
précipitèrent dans l'atelier béant. A leur suite, le ferreur se dirigea
vers les machines. On entendit retentir le son clair du marteau qui
frappait les boulons. Alors Pied-de-Jacinthe boutonna son habit carré
contre sa maigre poitrine. Son menton tremblotait. Dans ses yeux
brouillés et jaunes, de l'eau sourdait.

--Il est inutile de revenir ici, vous autres!... dit-il aux ouvriers...
Je n'aurai plus de travail pour vous... Je ne sais plus moi-même où
trouver mon pain...

L'escogriffe et le prote grêlé grognèrent vers les gendarmes
impassibles.

--Va demander au commissaire qu'il t'offre la soupe et le bœuf!...
conseilla le cocher Gousenot... As-tu du cœur? Alors vas-y... Aïe
donc!

Un clin d'œil malicieux creusa la ride profonde qui partageait sa
joue. Dambeton encouragea les ouvriers par les moqueries de son mufle
moustachu. Brémondot oscillait sur les colonnes de ses jambes, serrait
ses poings de cuirassier formidable. Assurant leurs chapeaux cabossés,
les buveurs des _Enfants de Momus_ s'apprêtaient à des luttes. Cavrois
prévit le danger:

--Hors d'ici!... Cela pue le crime!

       *       *       *       *       *

Au soleil de la rue, ils furent abordés par la foule curieuse et
babillarde.

--Nous sommes des ouvriers sans pain, et, tout à l'heure, sans feu ni
lieu!... marmonna l'escogriffe pour les badauds qui l'entourèrent.

--Je vais quérir des sous chez Polignac, moi!... décida le gnome barbu;
et il roula son tablier autour de ses hanches.

On l'applaudit. Une fille minable tira par sa blouse le morne Silène
dont les bajoues fléchissaient.

--Patience!... recommandait aux apprentis le petit bossu, patience!...
Sais-tu comment on peut coudre un drapeau bleu, blanc, rouge?

--Il y a des étoffes chez la marchande de modes, la mère Cardoche...

--Le patron dit que ça chicanerait joliment les mouchards. Seulement...

--De l'argent?... interrompit Dieudonné Cavrois, qui fouillait dans son
large pantalon de toile... Tiens, voilà un écu... Achète les trois
couleurs.

A ces mots, l'avocat se souvint de madame Cardoche et de ses
inquiétudes. Il se disposait à lui rendre visite, lorsqu'il aperçut
Rambourg écroulé sur une borne, au milieu de ses cochers. Bridoit,
l'ancien canonnier, prit le bras de l'escogriffe, et le tira dans le
cabaret des _Enfants de Momus_, puis Goussenot y conduisit le prote
grêlé, deux manœuvres. Il les invitait tout haut:

--Allons boire à la santé de la Charte et du général La Fayette!...
Venez aussi, tonnerre!... C'est un hussard de l'Empereur qui régale!

--Vive l'Empereur!... s'écria le petit bossu brusquement.

La présence des gendarmes, des mouchards empêcha des approbations plus
bruyantes.

Là-dessus, un garçon accourut qui distribuait gratuitement à tous les
exemplaires du _National_. En une minute, la rue s'éclaira de mille
feuilles fraîches qu'on déployait sur le seuil des boutiques. Au cœur
des groupes, des jeunes gens récitaient les paragraphes, avec des
intonations d'acteurs, apprises boulevard du Temple. Le coureur jetait
les journaux par dizaines dans les magasins, dans les allées des
maisons. Il leva les stores rouges des fiacres abandonnés contre le
trottoir, pour y introduire le factum séditieux:

--A bas les ordonnances! Et vivent les chasseurs à cheval!... criait
Brémondot en faisant claquer son fouet.

--Qui trinque avec les braves?...

Ni l'oncle Edme, ni le major ne se dérobèrent à l'invitation de l'ancien
soldat. Ils emmenaient Pied-de-Jacinthe, bien qu'Omer voulût lui dicter
une procuration. Dans la tabagie, on s'excita tout de suite.
Pied-de-Jacinthe promit de décrocher ses pistolets d'arçon et de tuer
comme un chien le mouchard qui s'opposerait au montage des presses.
L'escogriffe et le gnome barbu jurèrent d'être ses complices. Quant aux
cochers, nulle de leurs vieilles prouesses en Espagne, en Russie, en
Saxe n'égalait plus ce que prodiguerait leur vaillance prochaine.

--Si Martignac gouverne avec le centre, il est chassé par la droite; si
Polignac gouverne avec la droite il est chassé par le centre et la
gauche... Il n'y a plus de gouvernement possible.., démontrait à M.
Roulon le major Gresloup... L'anarchie prépare la tyrannie. Prenons
garde à nos droits.

--Il faut que les gens de cœur s'unissent pour en finir avec ce
régime restauré deux fois par l'ennemi! commanda Dieudonné.

On choqua les verres... On dénombrait les chances. Un peu moqueur, Omer
douta qu'ils pussent réussir: le canon aurait vite réduit à rien leurs
efforts. Mais Goussenot rappela qu'en Espagne les chevau-légers tout
seuls, lances au poing, avaient culbuté les batteries de la Sommo-Sierra
sur un affreux terrain de montagne... Et le tambour de 1815 cita des
exemples, confusément. L'avocat examinait les vestes déteintes, les
amples pantalons écourtés, les bottes éculées, les chemises rapiécées de
ces pitoyables paladins. Il eût souri de leurs ventardises. Elles
l'ennuyèrent bientôt comme celles du capitaine et du major qui
renchérissaient.

--Marmont prend, au Carrousel, le commandement des troupes!... confirma
Michel Chrestien, la barbe en désordre et le visage en sueur.

--Celui que l'Empereur a flétri par ces mots: «La trahison du duc de
Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée!...»

--Un traître! L'ami des Kaiserlicks et des Cosaques...

--Voilà bien celui qu'il fallait aux agents de Metternich!

--Soldats de l'Empereur, l'ennemi règne dans nos murs!... ajouta le
capitaine Lyrisse... Vous laisserez-vous subjuguer sans vous défendre?

Les jurons répondirent. On posa rudement les rouges bords. Le poing de
Dambeton ébranla le comptoir d'un grand coup qui fit s'épancher le
vin... Dehors, la nouvelle se propagea. Les commis de l'armurier la
transmirent aux porteurs de la boulangerie. Des servantes l'enseignèrent
aux deux bouchers occupés à vêtir de graisse les quartiers de viandes,
le long de l'étal. De son entresol, un lecteur du _Figaro_ comprit: il
appela son fils, qui le rejoignit à la fenêtre, se pencha pour
interroger le marchand de tonneaux roulant sa barrique. Un jeune
cavalier arrêta son cheval, s'informa, puis se découvrit:

--Vive la Charte!...

--A bas les ordonnances! A bas les ministres!... firent les imprimeurs
aux bonnets de papier, les noirs mécaniciens des presses. Ils
commençaient à descendre la rue Richelieu, par équipes congédiées:

--Du pain! Pas de ragusades!...

L'ivresse agrandissait les yeux hagards de ceux qu'avaient altérés la
chaleur de la saison et les ardeurs de l'invective. Manches retroussées,
gilets ouverts, bras dessus, bras dessous, ils avançaient, trapus et
arrogants. Les brocheurs de la rue de l'Oursine, aux tabliers salis de
colle, marchaient sur deux files, comme la troupe, et chantaient:

        En avant
    Fanfan la Tulipe,
    Oui, mill' noms d'un' pipe,
        En avant!

Dieudonné reprit ce refrain à pleine gorge.

Des femmes les accompagnaient. Les fanchons de couleurs, les madras
éclatants enveloppaient leurs faces tour à tour chagrines et rieuses.
Les balcons se garnirent d'épouses inquiètes qui ragrafaient leurs
camisoles, en se montrant la multitude accrue. Des orateurs poussifs,
grimpés sur les bornes, interprétaient la prose des gazettes. Mais une
rumeur immense, vague et lointaine naissait. La rue se remplissait de
bravaches. Il en sortait des maisons, et ils finissaient d'endosser
leurs vestes pour applaudir les paroles les plus téméraires du bel
Enjolras enrôlant l'émeute près de Ribéride. La tête d'ange et la tête
de page enjôlaient les grosses femmes émues, les écolières qui dansaient
la capucine, les cuisinières qui protégeaient du bras droit leur pain de
quatre livres et leur panier de provisions tenus dans le bras gauche. Un
chien, férocement aboyait: il reçut un coup de trique, et s'enfuit avec
de longues plaintes de désespoir chétif. Le long des façades indéfinies,
montaient mille vociférations, jusqu'au fleuve du ciel qu'enserraient
les girouettes et les angles des toitures.

Aux _Enfants de Momus_ défilèrent successivement les membres de
l'Ardente-Amitié, qui présentaient leurs condoléances à
Pied-de-Jacinthe, le F.·. Terrible. L'employé de banque avait été
poursuivi par les agents de police dans le jardin du Palais-Royal; il
ôta son chapeau pour éponger son crâne verruqueux:

--Polignac a violé la loi: il est hors la loi! Qu'en dites-vous, Maître
Héricourt?

--Assurément!... concéda l'ébéniste aux mains éternellement vernies de
palissandre... Le commerce de Paris retire sa confiance au gouvernement.
J'ai mis les barres aux portes de ma boutique; et me voilà.
L'Ardente-Amitié doit soutenir le F.·. Pied-de-Jacinthe illégalement
frappé. Tel est mon avis, Monsieur!

Et il courbait en deux son corps famélique, sous le nez de l'avocat,
pour le convaincre de plus près.

--Les propriétaires seront avec vous!... déclara solennellement M.
Roulon... Les ministres ne doivent porter aucune atteinte à la
propriété: c'est inscrit dans la Charte. En ruinant mes locataires, ils
réduisent le revenu de mon immeuble. Ah!

Dans la porte ouverte, le petit vieux fardé de rose montra bientôt son
toupet de filasse. Il se faufila parmi les cochers:

--Maître Héricourt, j'ai vu le 10 Août, moi!... Donc je puis le dire,
c'est une turpitude! On trompe le roi Charles X. Quelle faute d'avoir
donné le commandement à Marmont!... Tous mes employés désertent mes
bureaux... Ils sont au café Lemblin, et ils demandent au général Dubourg
un plan de résistance.

--Après tout, conseillait un F.·. ventru, nous avons encore chez nous
nos fusils et nos fourniments de gardes nationaux. Si on a licencié les
légions en 1827, on n'a pas osé les désarmer. Nous pouvons toujours
faire observer la Loi...

Et, du pouce, il écrasa dans l'air ses ennemis prochains... Mais les
bravades des cochers étouffèrent tous les propos. On suffoquait dans
cette salle étroite; le bruit des voix ébranlait sur les étagères les
rangs de bouteilles à rogomme. La tenancière se plaignit tout à coup
d'être volée: il fallut que Dieudonné lui jetât une pièce d'or:

--Tiens Maman, et ne pleure plus!... Polignac fait marcher ton commerce.

L'oncle Edme réclamait les adresses de tous les anciens soldats résidant
à Paris pour les convoquer. Assis derrière une table couverte de
chopines, il notait au crayon, sur le dos d'une lettre, les
renseignements contradictoires de gens qui se querellaient.

--Omer.., dit M. Gresloup.., il est indispensable que je communique ces
nouvelles au général Pithouët, avant qu'il écrive au général Lamarque.
Il m'attend, d'ailleurs, pour se rendre à la réunion des députés
libéraux chez M. Casimir Perier. Venez avec nous Dieudonné!... Avez-vous
une voiture?

Omer accepta volontiers de fuir cette bagarre où chacun expliquait ses
opinions à tue-tête. Tous trois se dirigèrent en hâte vers le café de la
Régence, et le tilbury de l'avocat. Ils eurent de la peine à contourner
les rassemblements compacts. Gagne-petit, serruriers noircis par la
limaille, savetiers brandissant une forme ou une empeigne, coiffeurs
frisés, peintres munis de leurs pinceaux, tous s'évadaient de leurs
échoppes, dégringolaient de leurs échafaudages, afin de participer au
tumulte de la rue, que bouscula brusquement, derrière un essor de gamins
et de fugitifs éperdus, le trot de six gendarmes à cheval. Frôlés par la
masse, les deux cousins s'engouffrèrent dans une allée sombre, aux bras
de maritornes hurlantes dont les chairs molles et chaudes, à travers
l'étoffe, les touchèrent. Le péril passait. Au milieu de la rue, un broc
de lait visqueux répandu sur le pavé, un garçon qui se relevait en
serrant à deux mains son crâne, intéressèrent aussitôt la foule. De
nouveau elle envahit la chaussée. M. Gresloup appelait de loin. Peureux
de recevoir un coup de sabre, d'être foulé par les chevaux, Omer pesta
contre l'imprudence des petites gens. A quoi servait-elle? Il blâma
vivement l'oncle Lyrisse de convier le peuple à cette lutte intempestive
et dangereuse.

       *       *       *       *       *

Au café de la Régence, sous les nymphes des peintures murales, on
retrouva le gilet rouge de Ribéride, l'habit «fumée de Londres» et
l'habit «pain brûlé» de Courfeyrac, de Combeferre, la figure rasée
d'Ulysse Trélat, la barbe en collier du sévère M. Buchez. Sa tabatière
de corne en avant, M. d'Orichamps offrit une prise. M. Mesnil, qui
jouait aux échecs avec M. Raspail, remonta ses lunettes pour accueillir
par des interjections dramatiques le major et son gendre. On échangea
des vues. Ces messieurs attendaient l'heure de la réunion chez Casimir
Perier. Les curiosités anxieuses des autres consommateurs se fixaient
alors, sur la droite de la place. Là-bas, des gendarmes à pied
refoulèrent jusqu'aux échafaudages d'une bâtisse, sur le coin de la
galerie de Nemours, quelques apprentis, l'escogriffe et le gnome qui, le
coude en dehors, refusaient de se disperser. Dans le café, toutes les
âmes des spectateurs vivaient les affres du conflit, guettaient la fin.
Qui tenant pour l'autorité, qui pour la révolte, on dissimulait sous des
plaisanteries et des rires, la passion réelle de vouloir aussi craindre
et porter les coups. Chacun disait comment devait agir le soldat au
bicorne qui traînait son fusil d'une main, et de l'autre, molestait un
vigoureux coltineur attentif à ne point perdre son _National_.

Cependant un brigadier, de sa baïonnette, effraya les grimaces des
apprentis: ils se réfugièrent à l'abri de la palissade, parmi les tas de
moellons et les sacs de ciment... Des maçons, perchés sur une échelle,
reprochèrent au gradé la chute d'un enfant loqueteux qui pleurait. Ils
menacèrent de descendre et de s'en mêler. Un gâcheur de plâtre, injurié
par le militaire, secoua sa truelle. La tache de boue blanche s'aplatit
sur l'épaulette, sur le plastron rouge, sur la joue bandée par la
jugulaire... A cette vue, les cavaliers en peloton dans la rue
Saint-Honoré dégainèrent bruyamment. De l'échafaudage cent huées
partirent... Une pluie de plâtre s'abattit sur les gendarmes à pied, qui
regagnèrent à reculons la galerie de Nemours. Ces flasques projectiles
ne traversant plus la distance, des pierres furent projetées. L'une,
rebondit, vint frapper le paturon d'un cheval bai qui, ruant, ébranla
son maître, aux rires nerveux de la foule accourue. Alors les ordres du
maréchal des logis attirèrent la garde du Palais-Royal. Les shakos à
tresses, les habits à brandebourgs de ces fantassins furent visibles
entre les colonnes. Eux, rapides, se déployèrent. Déjà s'esquivaient les
apprentis et les maçons, que la foule des badauds, assemblée devant la
rue Richelieu, reçut dans son sein et qu'elle entraîna, refluant le long
des arcades, vers la rue Montpensier. Un peloton de centaures à bicornes
et à sardines blanches l'y bloqua, bien qu'ils fussent assaillis
d'insultes, de cailloux, de savates, de trognons, de bouteilles vides,
bien que les chevaux renaclassent, dans un bruit de fers et de sabres.
Les personnes accoudées aux fenêtres de la maison. Lepage refermèrent
promptement les persiennes, dont la poussière s'envola...

--Il faut pouvoir rendre compte de ce qui se passe au général
Pithouët... dit le major... Allons voir.

Au galop de ses courtes jambes musclées, il franchit la place. Dieudonné
s'élança derrière lui; sa graisse cahotait dans sa redingote flottante.
Le gros garçon jovial entonna le refrain cher aux grisettes de la mère
Cardoche:

    Avance donc, mon petit Ernest!
        Hé! avance donc!

Omer ne voulut pas être lâche. Comme les chevaux s'arrêtaient à la face
de la foule, il prit son élan derrière l'habit «fumée de Londres». Au
pas de course, Courfeyrac soutint que leur présence de fashionables,
dans les rangs du peuple, ferait réfléchir les commissaires. Bien
qu'essoufflé, Combeferre ajouta que c'était un devoir de donner
l'exemple. Otant son chapeau qui dansait sur sa chevelure, Raspail
assura qu'on avait trop prêché la révolte pour se dérober à ses périls.
Quant à Ribéride, il bondissait comme un chamois, ayant aperçu au seuil
de Mme Cardoche le feutre mou d'Enjolras, les mains sales de Bahorel et
la tignasse de Grantaire, juchés sur la voiture du cuirassier Brémondot.
Autour des roues, les ouvriers en sueur s'égosillaient:

--Vive la Charte!

--A bas Polignac!

Par le travers de la rue Montpensier, le fiacre de Goussenot et celui de
Dambeton, déjà, formaient obstacle. A l'abri de ces véhicules boiteux et
de leurs mazettes titubantes, la foule se rassemblait, criarde et
moqueuse. Loin de ses amis, Omer y fut, dans les jupes puantes d'une
harengère qui protégeait mal de la bousculade son éventaire à poissons
nacrés.

--De quoi, l'asticot? Je vais pas écraser le monde, peut-être?...
répondait l'ancien hussard au gendarme enjoignant de livrer passage.

--Hohu-ho!... hô!... Hé! la prévôté?... Viens donc faire reculer
Cocotte, si tu peux, et sans renverser les commères!... priait Dambeton.

Tous deux fustigeant leurs haridelles, tirant sur les rênes, feignaient
de ne savoir où garer leurs caisses jaunes; ils constituaient, par cet
embarras, un rempart qui fermait la rue. Ils usaient de plaisanteries
militaires; ils désarmaient à demi la sévérité de la consigne. A son
tour, le fiacre de Brémondot vint protéger la foule de tâcherons en
manches de chemise, qui, dans cet orifice de la rue Montpensier,
piétina, rit, se conta des prouesses mensongères, chatouilla les
demoiselles, s'appela, s'offrit à boire.

Mme Cardoche, au pas de sa porte, encourageait les voisins en contant la
fin de Labédoyère, et comment la veuve avait dû payer à l'État, outre
les frais de justice, trois francs d'indemnité pour chacun des soldats
exécuteurs. Ses grisettes aidaient le récit, corsaient le drame au grand
émoi des concierges. En parlant, Cydalise nouait, à son menton pointu,
les brides d'un bonnet blanc: elle allait sortir avec la Bordelaise,
qu'emmenait Cavrois. Omer ne sut être complètement cruel aux œillades
de son ancienne amante, Angeline, qui remonta quatre à quatre, en haut
de l'étroite maison, quérir une écharpe: Dieudonné, malin, l'avait
invitée de même. Heureuse de savoir la saisie ajournée, Mme Cardoche
leur donna congé, à condition qu'elles fissent honte, par toutes les
injures, aux assassins de Labédoyère. Bientôt, les trois fillettes
gambadaient. C'était la même poitrine lourde et succulente au souvenir,
qui tremblait encore dans le corsage à fleurs d'Angeline. Omer craignit
d'offenser Elvire si, comme avant son mariage, il pesait, dans ses mains
frémissantes, cette chair de délices. L'espiègle l'engagea, du sourire,
à renouveler leurs ébats. Il sentit le désir accélérer les mouvements de
son cœur.

Il se rapprochait d'elle sous couleur de répondre, par-dessus la
fanchon, aux appels de Cavrois, lorsqu'un enfant affirma que la troupe
assommait les flâneurs, de l'autre côté du Palais-Royal, dans la rue du
Lycée. Toutes les têtes hâves et toutes les têtes rubicondes se
tendirent hors des cols. Une clameur unanime jaillit des bouches,
envahit la rue, fut répétée par les gens aux fenêtres, par les filles
des mansardes. Les bruits de la colère humaine se confondirent,
vibrèrent ensemble, heurtèrent les tempes, étourdirent les sages,
grisèrent les rageurs. Un fluide maître enivrait Omer lui-même, fut prêt
à combattre, les poings serrés, les dents grinçantes. La foule s'affola,
brailla, se détourna, s'engagea derrière le Palais-Royal; et son flot
saisit Omer, le jeta sur la hanche d'Angeline, le colla contre l'odeur
de cette peau moite, les enveloppa dans la fougue générale, les roula
loin des leurs, au long des boutiques où pendaient les pains de sucre,
les grappes de chandelles, les paires de bottes à tiges rouges, les
banderoles des teinturiers, les panonceaux des gens de loi, les tableaux
des sages-femmes, les grenadiers peints des marchands d'hommes, les
traversins des matelassières. La main de la grisette étreignait
chaudement celle de son carbonaro, et cela mêlait à la peur de la
bagarre les images de voluptés perdues.

En avant, Cydalise et la Bordelaise avaient pris les bras de Dieudonné;
elles le suivaient par grandes enjambées comiques. Leurs voix grêles
acclamaient la Charte, parce que les apprentis trottant autour d'elles
l'acclamaient d'abord. A leur exemple, Angeline criait de sa large
bouche savoureuse. Chaque fois, la gaieté de cette figure ronde et
blonde accroissait la fièvre du jeune homme, autant que l'accroissaient
le bourdonnement des voix, les rumeurs indécises et lointaines, les
audaces pétillant aux yeux du peuple fou, le tapage des souliers battant
le sol. Après s'être essuyé les mains, le mitron quittait la gargote et
se mêlait à la bande. Des messieurs à tournure militaire s'évadaient en
hâte des cafés. Prononçant le nom du major Gresloup, ils tâchaient
d'entrevoir sa carrure prochaine. Rejoindre son beau-père eût sauvé le
jeune homme d'une faute: Angeline était trop tentante, le cou nu, les
bras nus et potelés sur l'écharpe de tulle vert. Dans leur hâte, des
brutes les rejetaient l'un sur l'autre. Elle s'agriffait à lui, qui
devait soutenir cette chair confiante. Il évoqua les heures de délices
anciennes: les dômes de cette ferme poitrine haletaient; les jambes
douces et duveteuses le frôlaient; la chevelure blonde s'éparpillait
entre leurs lèvres. Il l'aima, malgré cette course avec des gens du
commun, par des rues graillonneuses, à un danger probable qui,
peut-être, l'étendrait mort. Il épiait les cris d'Angeline, et l'effort
du souffle attirant la gorge à l'échancrure de la collerette.

On s'essoufflait, Omer eût voulu renverser le portefaix au dos large,
l'homme trop lent qui retardait sa précipitation; il eût voulu tuer
l'enfant qui lui bourrait le dos. Ces colères brèves exaspéraient son
délire et son désir.

Or, après un détour, toute bleue d'ombres, sauf sous l'angle de soleil
qui dorait obliquement une façade, ce fut la rue du Lycée. Le
Palais-Royal, à droite, plongeait dans un fleuve de figures bruyantes...
On chantait, en avant, on hurlait. Cailloux et bouteilles jaillissaient
de la multitude vers les bicornes de quelques gendarmes à cheval, droits
sous les baudriers jaunes, et qui caracolaient. L'un ne sut parer du
bras le choc d'un tesson. Alors les shakos fleurdelysés de la garde
royale furent aperçus, à la seconde où le courant de foule se divisa
soudain, se baissa, où la tête brune de Raspail, là-bas, fléchit, comme
pour éviter un coup, où l'habit «fumée de Londres» s'aplatit avec
Courfeyrac hagard contre une vitrine du restaurant doré, où même
Angeline se cacha la face dans la poitrine d'Omer qu'elle étreignit de
toute sa terreur; elle avait aussi vu le rang de fusils en joue, la
série de trous noirs. Un éclair les illuminait en déchirant l'air, en
crachant la fumée sur une trombe de fugitifs, de femmes aux yeux
vitreux, d'enfants qui s'étranglaient; un maçon, la barbe en avant,
culbuta, pantela contre terre, se crispa, se roidit, sembla près de
vomir, et ne bougea plus, cadavre étique empaqueté dans des loques
plâtreuses.

Cette fumée se dilua, découvrit des pantalons blancs, des brandebourgs,
des vestes bleues. Les soldats tiraient la baguette pour recharger. Des
frissons passaient dans l'échine en sueur d'Omer, ébaubi, asphyxié par
l'odeur de poudre.

--Aux armes!... commanda soudain la grosse voix militaire de
Pied-de-Jacinthe... Aux armes!

Monté sur une borne, le vieillard en délire levait sa canne ainsi qu'une
épée.

--Vengeance! vengeance! On nous tue... Vengeance!... conseillait
Ribéride, désignant le mort.

--Vengeance!... répondirent mille voix éduquées au parterre des
théâtres.

Et des poings de malédiction se tendirent vers la troupe intangible:
car les chevaux adroits des gendarmes repoussaient, du flanc, ceux assez
hardis pour attendre de pied ferme, et les chassaient. Les lueurs des
sabres sautèrent des fourreaux.... De rudes bousculades refoulèrent les
cris, les hommes, jusque dans l'estaminet, dont une glace rompue
s'effondra, s'émietta, cliqueta sur le sol... Gêné par le poids d'un
barbon et par celui d'Angeline qui l'étouffaient, l'écrasaient au coin
du billard, Omer se révolta contre la douleur et la honte de céder. En
lui, l'orgueil animal se rebiffa; sa raison s'embrumait. Brusques, les
ressorts de ses muscles se détendirent vers le mouchard en redingote
bleue qui, solide, empoignait au col de chemise un ouvrier hargneux, et,
pour l'arracher de ses camarades, cognait à tort, à travers. Le bras
nerveux du jeune homme saisit le butor, le renversa sur un genou, malgré
qu'il se débattît et râlât. Vingt ouvriers terrassèrent l'ennemi,
l'enfoncèrent à coups de botte, le recouvrirent de leurs rages
trépignantes.

Omer mena dehors la grisette qui chancelait. La rue était jonchée de
cannes, de casquettes et de chapeaux. A bien des étages on fermait les
persiennes. Dieudonné Cavrois dénouait sa cravate pour rafraîchir sa
large figure sanguine. Les cousins unirent leurs imprécations
politiques. Omer sentait la fureur gronder dans ses oreilles, et la peur
secouer ses os. Il confiait Angeline à Noémie qui maniait un énorme
bâton ramassé là. Cydalise sautait de joie en se louant d'avoir si peu
tremblé sous la fusillade. Elle s'engagea cependant à reconduire ses
compagnes par un détour chez Mme Cardoche, et à n'en plus sortir. Tandis
que les trois filles, parmi les groupes en tumulte, se dérobaient vite,
les jupes troussées sur leurs bas blancs, les deux hommes retournèrent,
tout chauds de la lutte, ivres de paroles, fiers d'eux-mêmes, au café de
la Régence. Là, MM. Mesnil et d'Orichamps, délégués par les censitaires
de la rue Gît-le-Cœur, s'apprêtaient à remettre une adresse aux
députés libéraux. On estima qu'il seyait d'avertir, en leur compagnie,
M. Casimir Perier. Omer s'attribua de l'autorité.

Là-dessus, le major revint avec le général Pithouët qui, dans son
entresol, l'avait reçu, debout, impatient de partir, le chapeau à la
main. Un énergumène de la Loge prétendait que, soucieux avant tout de ne
compromettre ni sa grosse fortune ni sa précieuse vie, Casimir Perier
refusait de recevoir les étudiants, que les gendarmes avaient chargé
sous ses fenêtres sans qu'il fit ouvrir sa porte pour recueillir les
jeunes gens en péril, qu'il renvoyait au lendemain, midi, la signature
de la protestation parlementaire, dans une réunion qui se tiendrait, ou
non, chez M. de Puyraveau. Le général froissait son gant de daim,
faisait craquer son pouce contre son index, rejetait en arrière sa tête
résolue.

--Ces gens-là ont peur de la Révolution qui a fait leur richesse... Il
ne nous reste qu'à prendre l'initiative dans les Loges. Et cependant il
faut une séance de la Chambre libérale pour rétablir le droit de la
Nation, pour justifier nos actes,--des actes!

L'ami de Manuel et du général Foy étendit les bras tenant son chapeau et
sa canne; il les laissait ensuite retomber contre les pans de sa longue
redingote bleue; il tapait du pied. Il envoyait des mots superbes et de
la salive aux visages des joueurs qui négligeaient leur partie,
s'assemblaient autour de sa personne célèbre. Dieudonné remarqua que
l'on pouvait néanmoins tenter la démarche. Grâce aux relations
d'affaires qu'il entretenait, pour sa mère, avec le chef des mines
d'Anzin, il se fit fort de pénétrer jusqu'à lui, et convia tout le monde
à le suivre. M. d'Orichamps se brossa les basques. M. Mesnil replaça
mieux sa perruque et tira son gilet de cachemire.

Dehors, un escadron de lanciers, quelques agents de police étaient seuls
postés, lorsque ces messieurs se mirent en chemin. Les mouchards
regardèrent avec une déférence pourtant méfiante l'habit «fumée de
Londres», l'habit «pain brûlé», la redingote confortable de Cavrois. La
décoration du major et son air grave leur en imposèrent. D'ailleurs Omer
démontra que, selon ses vifs désirs, on en resterait aux bagarres.
Partout les gens se sauvaient dans les couloirs des maisons. Il les
accusa de lâcheté.

       *       *       *       *       *

Non loin de la place Vendôme, rue Neuve-du-Luxembourg, l'hôtel du
millionnaire était absolument clos. Aux premières paroles que prononça
Dieudonné à travers le judas, la grande porte s'entre-bâilla. Passé la
cour, leur délégation put gravir le perron. Dans le vestibule pavé d'une
mosaïque, ils abordèrent le maître de céans. Plusieurs messieurs émus le
suppliaient, tous ensemble. Leurs chapeaux, au bout des bras,
soulignaient le sens de leurs objurgations. De révérence en révérence,
lui les menait vers la porte. Entre temps, il se rongeait les lèvres
d'impatience, répondait brièvement et redressait plus haut sa belle tête
vaniteuse, ceinte comme de flammes blanches. Soudain, il fronça ses
noirs sourcils. Un gros homme en habit gris, le mouchoir à la main,
reprochait à tous l'insignificance de la réunion présente.

--Monsieur... demanda le général Pithouët... permettez-moi d'insister
pour que l'on signe aujourd'hui même la protestation...

--L'heure est grave... affirma le long M. Villemain... On a tué un
gendarme devant le ministère des Affaires étrangères.

--La troupe a tiré rue du Lycée... dénonça le major... J'ai vu le
mort... Nous avons essuyé le feu de la garde.

--Signons donc!... décida le général, qui caressait les mèches brèves de
ses tempes osseuses.

Et, haussant les épaules, il se dirigea vers les salons, comme s'il ne
doutait plus que leur hôte acceptât ces raisons.

--Messieurs les députés... déclara Courfeyrac... les étudiants de Paris,
et toute la jeunesse souhaitent que vous assumiez la défense de la loi.

--Au nom des avocats et du barreau, je présente la même requête... au
nom de la Loi... dit Omer qui s'irritait... au nom de la Loi que l'on
viole... Monsieur.

--Les électeurs de la rue Gît-le-Cœur... commença M. d'Orichamps...
par ma bouche... et par celle de M. Mesnil, ici présent...

Son doigt désigna l'ami. M. Casimir Perier fit à la bague héraldique une
grimace horrible:

--J'ai dit que je ne recevrais aucune délégation d'électeurs!...
interrompit-il avec rudesse.

Et il ne bougea plus, les poings serrés. L'angoisse le vieillissait
progressivement. Ses yeux mêmes blêmissaient. Des figures martiales le
dévisageaient avec dédain. Il recula sous les mains tutélaires d'une
muse en marbre blanc qui veillait, du haut d'un cippe, aux échos de la
pièce oblongue.

--Monsieur... raisonna Dieudonné... des généraux glorieux qui ont versé
leur sang pour l'idéal de la patrie, une jeunesse studieuse qui en est
l'espoir, des industriels qui fondent sa prospérité, un illustre maître
de la langue française, cet éloquent défenseur de la Loi, ces
représentants de tout un grand peuple, vous adjurent de mettre votre
influence au service de la liberté. Comment se pourrait-il que vous
refusiez?

Les mains de Casimir Perier frémirent dans les plissures de ses
manchettes. Il cherchait un secours, et ne trouvait sur les faces des
personnes présentes que la plus ferme résolution de le contraindre au
courage civique. M. Villemain considérait avec une sorte de compassion
amère ce grand homme, cette belle figure noble, coiffée de mèches
légères, et dont les yeux noirs, sous les sourcils touffus, se
défendaient. Courfeyrac et Combeferre se regardaient avec stupéfaction.
Cavrois balançait sa masse, et dodelinait du chef ironiquement. Omer se
disait que lui, tout de même, eût vaincu sa prudence naturelle!... Quant
au général Pithouët, les deux mains derrière le dos, il se campait là
dans sa redingote mince, comme pour ne pas déguerpir avant la signature
exigée.

--Au surplus... finit par énoncer M. Mesnil, timide derrière ses
lunettes... au surplus, vous ignorez, Monsieur, la réalité de votre
pouvoir moral... La France vous suivra tout entière...

--Mais, Monsieur... conclut M. d'Orichamps... savez-vous que le
gouvernement est une poire pourrie?... Il ne faut qu'un souffle, un
souffle pour...

A ces mots, Casimir Perier porta ses poings vers ses tempes; il s'écria,
la face verdâtre:

--Entendez-vous me rendre responsable des événements terribles qui
semblent se préparer? Cela serait épouvantable. Je ne peux pas le
tolérer!

Ses fortes jambes flageolaient dans le pantalon de coutil. La colère et
la peur secouaient son dos robuste en habit de drap fin. Il mit ses
mains aux mousselines de sa cravate, comme s'il sentait déjà la
guillotine royale y mordre.

--On dresse des barricades rue Saint-Honoré! Ces gens sont pleins de
confiance et d'entrain. Je leur ai payé des petits verres.

Ainsi parlait tout à coup un conseiller à la Cour, le baron de Schönen,
ancien membre de la Haute Vente, à l'approbation des visiteurs: il
entrait, l'habit tout béant sur un jabot débraillé, les guêtres
couvertes de poussière.

--Vous nous perdez, en abandonnant l'attitude légale!... pleura M.
Casimir Perier.

De ses doigts il se voilait le visage. Il se retira dans ses
appartements au plus vite. Un laquais vint alors ouvrir les battants du
perron. Les visiteurs descendirent, retraversèrent la cour en silence.
Omer s'éloigna le dernier. Comme il se retournait pour jouir, en un clin
d'œil, de tout ce luxe marmoréen, grandiose et simple, il avisa, par
une porte mal close, le chef de l'opposition libérale qui, devant un
miroir à cadre de bronze, tirait la langue afin d'examiner l'état de ses
muqueuses après une telle commotion.

Discutant avec véhémence cette réponse de Casimir Perier, tous reprirent
le chemin du Palais-Royal, le long des boutiques qui débordaient de
bavards et de femmes inquiètes, d'enfants braillards, de servantes
effarées.

       *       *       *       *       *

Au café de la Régence, un polytechnicien se précipita vers le major.
C'était son fils. En qualité de sergent il avait le privilège de sortir
aisément de l'école. Malgré l'animation de sa parole virile, il
ressemblait à une fille travestie, contente de savoir ses paupières
langoureuses à l'ombre du bicorne. A l'en croire, les élèves de l'École
désiraient combattre pour les libéraux. Une lettre du jeune Charras,
naguère exclu pour avoir chanté la _Marseillaise_, dans un festin, les
avait prévenus de la colère du _National_. Sous les murs de Toulon,
Bonaparte n'avait-il pas gagné la gloire en luttant pour les jacobins
contre les réacteurs? M. Gresloup accueillit cet enthousiasme,
qu'écoutaient aussi les consommateurs assis devant les échecs, dans la
salle vénérable. Quelques-uns gardaient leur chevelure blanche nouée en
queue, comme M. d'Orichamps. A la fin des parties, ou bien en attendant
que le partenaire eût poussé le fou, la tour, la reine, ils s'occupaient
un peu, sur le seuil, des manœuvres exécutées par les pelotons de
lanciers aux plastrons jaunes. Ces militaires essayaient de circonvenir
et d'intimider les bandes goguenardes par les caracoles de leurs petits
chevaux gris.

Urbain s'enfiévra davantage. Il faisait naïvement montre de sa science
tactique. Son père lui demanda comment il avait pu le joindre dans ce
lieu. L'adolescent rougit.

--C'est la marchande de modes, Mme Cardoche, chez qui j'achète mes
cravates, rue Montpensier...

--Ou la petite Cydalise?... rectifia plaisamment Omer.

--Tu vas manquer l'appel, si tu ne rentres à l'école tout de suite...
Bonsoir!

Le joli polytechnicien obéit à regret: car le capitaine Lyrisse,
poudreux et verbeux, distribuait des nouvelles. La Haute Vente se
réunissait d'urgence. Tous les Maîtres Elus des carbonari étaient
convoqués. Il fallait se rendre auprès d'eux.

Aux dangers de l'émeute, Omer préféra le péril d'être arrêté en
compagnie honorable, traduit devant la Chambre des Pairs. Son éloquence
le sauverait apparemment. Même il médita sa défense durant le trajet,
sans réfuter les avis un peu fous de son beau-père, du général Pithouët,
de l'oncle Edme, qui voulaient faire appel à la garde nationale,
licenciée depuis 1827, en revêtant l'uniforme des tambours et en battant
la générale.

Rue Vivienne, ils furent introduits sous un large porche, traversèrent
une cour, gravirent un escalier de pierre. Après un corridor à crépi
lézardé, ils pénétrèrent dans le tumulte. Vingt ou trente messieurs se
disputaient là. Quatre fenêtres versaient la lumière diffuse de la cour
sur les gesticulations et les figures jaunâtres.

En vain, La Fayette, debout, essayait-il de convaincre par sa voix
mélodieuse par les diverses expressions de sa face lourde, glabre,
surmontée de mèches roussâtres. On comprenait des mots épars: «Fête de
la Fédération... les grands jours de Mirabeau... J'ai ouï dire par
Sieyès... Washington voulait-il une république? Franklin ne s'en
souciait pas... La liberté universelle? J'y ai rêvé dans le cachot
d'Olmütz et dans la prison qu'était la France sous le despotisme de
Bonaparte... Le roi de la Sainte-Alliance menace la Charte!...»

S'étonnant que le bruit ne se pût apaiser, il chercha de la déférence
sur les physionomies des nouveaux venus.

--Vive l'Empereur, Monsieur!... déclara le capitaine Lyrisse.

Le demi-solde croisait les bras contre son habit marron, et rejetait la
nuque en arrière, par défi.

Le général Pithouët ne donna pas au vieillard un bonjour plus affable.
D'un air hautain et las, ses cheveux pleureurs rabattus contre son front
morose, il imposa d'abord à l'assistance le respect de ses grades
maçonniques; il en arbora les insignes apportés dans les poches de sa
redingote bleue. On put supputer le nombre considérable de Loges qu'il
représentait ainsi. Par des contradictions brèves, dédaigneuses, sans
ripostes aux arguments objectés, il s'arrogea tout de suite la
souveraineté, derrière la table qu'il choisit pour tribune. Non loin,
Omer reconnut le visage d'Auguste Blanqui, allongé par une petite barbe
blonde, et la mine de profonde concentration mentale que gardait ce
lauréat des concours généraux...

--Bonjour, mon sauveur! Venez ici...

Sur le cou frêle, dégagé du col mou, ne subsistait nulle trace de la
blessure reçue en 1827, dans l'émeute de novembre, rue aux Ours. Assis,
il étreignait ses genoux de ses mains onduleuses, et, patiemment,
attendait la fin du bruit, qu'il jugeait absurde.

--Sans discipline, on ne fera rien d'utile!... prêchait le major
Gresloup... Acceptons, avant tout, l'autorité de nos chefs!

--On se dévoue à une idée... ou bien non!... affirmait le capitaine
Lyrisse... Qui se dévoue n'a pas besoin de discuter... Il écoute et il
obéit.

Des exclamations colériques l'interrompirent. Blanqui ricanait. En
sifflotant, le général se bourra le nez de tabac. La Fayette toussait,
cherchait son mouchoir dans les plis de sa redingote trop ample.

--Guillotiner! guillotiner!... Halte-là!... Nous sommes des morceaux un
peu gros pour être avalés comme ça par les mandibules de Charles X!...
répondait à un timide le général Dubourg, en tapant sa tabatière dans le
creux de sa main.

--En effet!... dit M. de Rastignac, qui saluait Omer.

Ils s'étaient déjà rencontrés dans le salon de Mme de Nucingen, à
Tortoni, sur le boulevard de Gand, et se le rappelèrent tout bas.
Quelqu'un criait:

--Assez de stratagèmes! Assez dissimulé, en nous cachant, en complotant!
Il convient d'abandonner la ruse pour la franchise! La liberté doit
mettre le pied dehors; elle doit sortir de nos tanières et de nos
conciliabules... C'est une fille robuste, et qui ne craint personne!...
Le peuple la prendra par la main pour la mener sur le trône des
Bourbons!...

Omer se détourna vers le coin où tonnait cette voix. Une tignasse
épaisse tremblait autour d'une face renfrognée, barbue, vibrante.
L'homme, voûté dans un large habit noir, piétinait, les mains derrière
le dos, en voilant, de ses sourcils froncés, des yeux minuscules. On
nomma Pierre Leroux.

--Compter sur le peuple? Ah! le bon billet! Nous l'avons trop vu à
Belfort, en 1820,.. interrompit Armand Carrel, et la fine plaie de sa
lèvre amère coupa mieux son visage sec... La ville entière partageait,
la veille, nos opinions. Une compagnie de soldats en armes proclamait
la République sur la place; il eût suffi que cent personnes voulussent
approuver, pour que toute la garnison se joignît à nous. Au contraire,
pendant un quart d'heure, on entendit fermer les serrures à double tour,
et pousser la clenche des volets, dans les maisons... Il ne faut pas
s'embarrasser de la populace. Les choses faites, elle suivra. Auparavant
on n'en obtiendra rien. Si: les royalistes sauront en tirer des
trahisons inutiles ou des indiscrétions d'ivrogne.

La gracieuse personne d'Enfantin, jusqu'alors disparue entre les épaules
des voisins, se manifesta, soudain, par les accents mêmes qui
séduisaient les auditeurs de ses conférences, à la salle Montausier. Sa
figure ronde, fraîche, pourvue d'une barbe légère, de jolis cheveux
châtains en auréole, émergea. Il fit cesser, d'un signe, la digression
glapissante et confuse que poursuivait Pierre Leroux, sa tignasse en
avant. Le sourire d'Enfantin apaisa tout. Un poète chantait l'idylle du
peuple content, choyé par les soins d'une politique communiste et
maternelle, voué à du bonheur, groupé par sympathies, par amours. Tandis
que le docteur Buchez citait des phrases de Saint-Simon et d'Olinde
Rodrigues, Armand Carrel ramena machinalement les boucles crépelées de
sa chevelure noire sur la largeur de son front. Cette phraséologie
agaçait sa fièvre.

--Pourquoi vouloir encore renverser le régime royal?... suppliait
Enfantin de sa voix de cœur. Depuis 1816, pas un complot qui n'ait
avorté et coûté, sans résultats, des vies précieuses aux hommes.
L'instinct du peuple soupçonne la vanité de tels efforts. La parole et
la douceur savent entraîner les êtres. Il faut convertir par les moyens
que l'Église emploie. Mesurez la force de sa persuasion. Ce n'est point
substituer une violence à une violence, qui peut sauver le monde. Notre
salut sera d'imiter l'Église, d'ajouter notre espérance au dogme, et de
prêcher ensuite une charité plus magnifique...

Une huée mal contenue répondit à cet exorde.

--Aux armes! aux armes!... protestait Blanqui forcenément, sans bouger
de sa chaise.

Et de crier jusqu'à ce que l'on se tût... Omer songea qu'il pourrait
finir cette aventure en place de Grève, après avoir été cahoté dans la
charrette du bourreau, comme les sergents de La Rochelle, après avoir
glissé sur le sang de ce bel Armand Carrel, de cet élégant Rastignac, de
ce Pierre Leroux hérissé, sale, aux épaules parsemées de pellicules. Son
imagination compta leurs têtes dans le panier de l'exécuteur; même la
tête poupine d'Enfantin, enveloppée dans sa barbe légère parmi le son
rouge. Quelque chose comme un caillot l'étrangla... «O douce Elvire!...
Front pur que flattent des boucles fauves!... c'en est donc fait!...
déclama sa crainte... Je ne vous verrais plus... Ah! parc de Meudon, que
je voudrais, sous tes ombrages... Hélas! me voici devant le résultat de
mes idées... Mes idées?... Parce que je fis quelques dettes, parce que
j'eus honte devant mes créanciers, parce que j'acceptai, de mon oncle
Edme, l'argent..., j'ai dû m'acoquiner à son destin... Ah! ces vieux
soldats de Napoléon!... La mort a trop souvent dansé devant leurs
regards éblouis par les feux de file... Moi, je frémis!... Comment
celui-ci n'a-t-il pas peur?»

--Il y a nécessité de combattre..., grondait toujours Auguste Blanqui,
sans quitter sa chaise.

La discussion se développa. Selon Carrel, les trois quarts des Loges
étaient royalistes, ou composées de couards. On ne pouvait faire fond
que sur les Ventes.

--Défions-nous, Messieurs, de ceux qui veulent restaurer l'Empire!...
supplia La Fayette.

Il cogna la table d'un coup retentissant, ce qui rappelait aux
carbonari son autorité de Grand-Élu. Le silence se fit, pendant lequel
on fut mal à l'aise. Enfantin baissait les yeux, et tournait ses pouces.
Une colère réelle empourprait la figure plombée du vieux chef, qui
s'écria:

--Il ne faut pas changer de tyrannie, mais les remplacer toutes par la
liberté!

Michel Chrestien haussait tout à coup sa tête de Jupiter, pour applaudir
avec Pierre Leroux, Blanqui, M. Buchez, Ulysse Trélat. Les joues mûres
de La Fayette se marbraient un peu. Ses vieilles mains garrottées de
grosses veines, ponctuées de taches jaunes, râtissaient machinalement le
drap de la table contre laquelle il s'appuyait du ventre. Il parut
mâchonner de la bouillie. On attendait sa parole. Il se reprit à
totaliser les nombres de fidèles que l'on pourrait mettre en ligne. On
discuta de nouveau. Enfantin leva son clair visage, étendit les bras,
chantant presque:

--Pourquoi rouvrir l'ère belliqueuse?... L'âge d'or n'est pas derrière,
mais devant nous. Il s'agit seulement de bonne volonté, de fraternité...

--Hé! hé!... railla le major Gresloup,... quand vous avez rompu les
portes de l'École polytechnique en 1814, pour courir, le fusil à la
main, défendre la barrière de Clichy, vos coups de feu furent-ils
fraternels à l'égard des Alliés?...

Enfantin caressa les duvets de ses joues claires, sans répondre au
sarcasme, sinon d'un geste vague. Puis il disserta religieusement:

--Je n'estime pas que l'usage de la violence nous aide à conquérir
l'harmonie sociale. Je ne l'ai jamais pensé, M. Gresloup! Vous le savez
bien. J'ignore si l'on a le droit de conduire au massacre une population
innocente... Je me demande si ce n'est pas un crime que de le tenter!

Tout pâle, il répéta:

--Un crime!

Omer eut envie de l'applaudir, mais la plupart des carbonari
protestèrent avec véhémence. Le général Pithouët s'élança:

--Un crime?... un crime?... Mais non: nul remords ne me trouble. Je me
suis battu quinze ans sur tous les champs de l'Europe!... Nul remords ne
me trouble, Monsieur... Car si j'ai frappé, j'ai été frappé... Un
crime!...

Il se rua vers Enfantin, les poings fermés. Le délire de la rage
convulsait cette face osseuse, aquiline, qui crachait en même temps de
la salive et des mots. Toute l'exaspération qu'il avait maîtrisée
difficilement chez Casimir Perier éclata. D'un geste fou, il déboutonna
sa redingote, arracha la cravate, écarta le jabot, montra la cicatrice
rosâtre, pareille à une bouche close, qui balafrait le poils gris de sa
maigre poitrine. Il toucha la trace étoilée d'un trou de balle à son
cou. Sa manche relevée, il indiqua l'entaille d'un sabre espagnol, du
coude au poignet. Il retroussa les cheveux pleureurs, et fit voir un
hideux sillon blanchâtre à la cime de son front plissé... Il disait:

--J'ai suffisamment affronté la mort pour avoir le droit de conseiller
la bataille... Je suis le bras de la Liberté; et j'ai renversé les
esclaves de la tyrannie. Peu m'importent les douleurs des victimes
devant l'Idée que je sers... Et j'achèverai mon devoir!

--Nous l'achèverons ensemble!... jurèrent le major, le capitaine, vingt
autres.

Enfantin arrangeait, dans un large nœud, les bouts de sa cravate
blanche; il époussetait les revers en rouleau de son habit qui se
cambrait sur une taille charmante; cela inconsciemment, par habitude de
maniaque:

--L'amour de la paix l'emporta, dans l'âme des peuples, sur le désir de
la gloire; et Napoléon fut terrassé...

--La paix!... Vous voulez la paix?... Ah! ah!... ripostait le général...
Ce vieux renard de Metternich l'a voulue, la paix! Il ne demandait
qu'elle, en 1814. Pourquoi? Pour avaler sans les arêtes, la grosse
bouchée de Waterloo... Les idéologues servaient les desseins de
Metternich. Et la Sainte-Alliance des tyrans, grâce à la paix, peut
facilement effacer jusqu'aux vestiges de notre Révolution...
Sachez-le... Pour durer et vaincre, il faut à la Révolution, qui se
réveille, un Napoléon II, puisque l'autre a été assassiné par le poison
de l'air, dans Sainte-Hélène... Oui, M. de La Fayette: un Napoléon II!
Et toute la France armée dans le camp d'Hiram, depuis l'Océan jusqu'au
Rhin; et cela pendant dix ans, pendant vingt ans, pendant un siècle
même! jusqu'à ce que le dernier valet des monarques ait perdu la
dernière goutte de sang servile... Alors nos petits-fils pourront
s'offrir la liberté de la presse, le suffrage universel, tout le
babouvisme, le saint-simonisme, le communisme, le fédéralisme, et le
papisme industriel, si ça les amuse...

--Bon, ça!... répliquait le jeune Blanqui,... un autre Napoléon avec des
généraux pareils au duc de Raguse, qui, à leur tour, iront trahir la
Révolution pour l'Empire, l'Empire pour la Sainte-Alliance, la
Sainte-Alliance pour l'Acte Additionnel, et Napoléon pour le roi de
Gand!...

Sa rage siffla ces choses, sans qu'il abandonnât sa posture, les genoux
étreints par ses mains serpentines.

--Je m'en f...!... rugit le capitaine Lyrisse... D'abord il faut
vaincre!

La Fayette asséna sur la table un coup terrible. Tout le monde se tut.
Il affirma:

--Nous ne recommencerons pas la Révolution pour le seul triomphe d'un
despote, mais pour celui de la Loi, c'est-à-dire des Droits de l'Homme,
et de leurs conséquences législatives.

--La Loi! La Charte!... s'écria l'oncle Edme... Ah! vous voyez ce qu'en
firent les escobars de la Congrégation...

--Nous serons là pour faire respecter le pacte.

--Nous aussi, heureusement... et avec nos sabres!... ajouta le général
Pithouët.

Le Grand-Élu dévisagea le capitaine et le général dont les mains, les
cris le défiaient. Un moment, ces trois hommes absorbèrent dans leur vie
palpitante les attentions et les angoisses des esprits. Une question se
décidait, autour de quoi s'évertuaient, depuis dix ans, toutes les
passions de la Charbonnerie et de la Maçonnerie. On se querella
longtemps. Omer lui-même récita ses prosopopées ordinaires sur la
divinité romaine de la Loi. Il se grisa de son éloquence mal écoutée par
tous ces hommes énergiques, et qui s'estimaient supérieurs à un petit
avocat. L'oncle Edme lui répondit rudement; puis le major. Et tous les
soldats déclarèrent que la Loi consacre seulement la force triomphante,
qu'il fallait être premièrement cette puissance efficace, indiscutable.
En rétorquant les raisons d'Omer, le général Pithouët pantela. Contre
ses rides, la sueur collait ses cheveux gris. Enfin, les saccades de ses
membres s'arrêtèrent. Il demeura tout lumineux de sa foi, le col ouvert
et la cravate flottante, les mains crispées aux breloques qui pendaient
sur sa culotte de molleton blanc.

Omer Héricourt se clapit en sa place, hostile à leurs idées, anxieux de
les voir ébranler la prudence de la Vente et celle de La Fayette. Depuis
le fort de la dispute, le vieillard s'était rassis. Il tournait de
lourdes bagues sur ses phalanges décharnées... Par instants, il se
levait, claquait la table, réclamait en vain du silence. Ainsi le
Grand-Élu semblait un vieillard las et sans autorité. M. Buchez obtint
plus de respect. Blanqui, dans un élan détestable de confiance en soi,
insultait à toute opinion. A l'aide d'un instrument d'ivoire, Rastignac
se polissait les ongles. Sec et brusque, Armand Carel niait,
interrompait. Le major ne réussissait point à faire prévaloir ses
utopies saint-simoniennes. Inutilement, il écumait, sabrait l'air de ses
bras... Omer souhaita la fin de cette piteuse réunion. Retourner à la
campagne, se rafraîchir devant un beau dîner servi dans les fleurs, lui
fut désirable. Au nom de quelle philosophie risquait-il sa tête dans ce
milieu d'énergumènes?

Cependant, à la voix du général Pilhouët, le calme, peu à peu, se
rétablit. Lui démontrait encore le besoin d'une discipline que
prescrivit sa bouche furibonde. Il exigeait que l'on votât la prise
d'armes. Pierre Leroux et Michel Chrestien revendiquèrent le droit de
lire un programme de réformes. Ne seyait-il pas d'apprendre en l'honneur
de quels principes on allait se faire tuer? Ils résumèrent encore leurs
vœux de fédération et de communisme. A l'ennui de tous, ils
ébauchèrent leur idéal de République égalitaire.

--Où nul, du moins, n'aura licence de bien dîner!... conclut Rastignac.

Doucement il se rapprochait d'Omer pour railler la triste houppelande de
Pierre Leroux et la fausse élégance d'Enfantin:

--Ces messieurs souffrent à l'excès de l'envie. Si nous leur permettons
de guérir les autres gueux de ce mal, ils transformeront le monde en un
vaste champ de légumes humanitaires, hélas!... Ah! Monsieur Héricourt,
est-ce pour cette vie plate et potagère de pourceaux repus que nous
sommes ici, vous et moi, prêts à la plus déplorable affectation de
révolte généreuse et ridicule? Qu'en pensera notre ami, M. de
Montalivet?

--C'est un sage. Il eut soin de choisir cette semaine pour rendre visite
à son beau-père dans une campagne fort lointaine; ce dont je le loue...
Il arrivera lorsque tout sera fini, et lorsqu'il saura bien exactement
pour qui tenir... Meudon est trop près du Palais-Royal...

--Que cherchez-vous ici? Prétendez-vous à un ministère sous quelque
nouveau régime?

--Et vous?

--Oui, n'est-ce pas?... avoua-t-il négligemment, sans paraître
déconcerté;... nous aimerions gouverner... Nous aimerions une autre
forme de monarchie, parce que dans celle-ci les premières places sont
réservées à d'autres. Sous le roi de Rome, nos mérites seraient mieux
chamarrés que dans la République de M. Pierre Leroux. Voilà pourquoi
j'incline vers l'avis de ces demi-soldes. Aussi bien Bonaparte et le duc
de Raguse ne manquèrent pas de fonder leur fortune sur le terrain
brûlant de la République. C'est, il me semble, la raison pour laquelle
nous nous engageons dans cette atmosphère de révolte, en dépit de nos
caractères que séduit la sécurité des choses établies, et malgré notre
science de l'histoire qui ne se leurre pas en espérant de véritables
réformes, si tant est qu'il en advienne...

L'avocat sentit la chaleur du sang lui rougir la figure. Trois phrases
de ce dandy les dépouillaient de tout masque; il dénudait leurs âmes; la
pudeur était confondue. Omer reconnut là le franc scepticisme de son
oncle Augustin. Pourtant il commentait sa dévotion à la Loi...

--Peuh! peuh!... fit Rastignac arrogamment... Bah! ne nous troublons
point. La ruse a mené fort loin d'autres que nous, et de plus grands...

Confus, Omer souriait, à la recherche d'une attitude. Heureusement le
vacarme augmentait encore. On votait à mains levées. Sévère et solennel,
M. Buchez annonça que la résistance par le moyen des armes était
résolue.

--Pour la République Une et Indivisible!... s'écria le marquis de La
Fayette.

--Vive l'Empereur!... s'obstinait l'oncle Edme.

La querelle ressuscita, devant la face impassible et plombée de La
Fayette... Alors tous s'apprêtèrent à sortir. M. Buchez, de sa voix
calme et sourde, distribuait le commandement des «cohortes» et des
«manipules». Il désignait, pour le lendemain, les lieux de rassemblement
des Ventes et des Loges. Il fut convenu que les gardes nationaux
endosseraient leurs uniformes de 1827, et se rassembleraient par
compagnies.

--Je meurs de faim,... confessa l'oncle Edme... Allons dîner au trot,
chez Hardy.

--Il faut renvoyer le tilbury à Meudon, avec un message qui rassure nos
femmes,... dit le major... Nous ne pouvons plus quitter la place.

--Parbleu!... répondit Omer, qui souhaitait un prétexte pour s'acquitter
lui-même de l'ambassade.

       *       *       *       *       *

Dès lors, son imagination fut la proie d'un spectre: celui du maçon tué
non loin de lui, rue du Lycée. Le mort avait des souliers à cordons
blanchis par le plâtre dont les grumeaux demeuraient si visibles que
l'halluciné les compta: quatre. Le même sort lui pouvait échoir. Comment
n'osait-il pas confier à son beau-père et à son oncle qu'il préférait au
péril, et même à la gloire probable, la sécurité de sa vie riche,
amoureuse, spirituelle? «Hélas! je suis trop faible pour rompre le joug
de l'honneur. Ce sentiment règne en moi, malgré moi. Je ne crois pas
qu'il appartienne à ma propre nature; cependant je ne saurais lui
désobéir... Ni ma religion de la Loi, ni le désir d'accroître les
prestiges de ma personne en assumant un rôle politique, ne suffiraient à
me faire encourir le risque de mort: j'aime trop l'existence. Seul mon
père exige, par l'entremise de notre sang, que j'affronte le danger.
Rien de ma vigueur ne peut résister à celle du mort... A tout prendre,
Elvire me méprisera si le major l'instruit de ma lâcheté. Elle cessera
de m'aimer, me trompera peut-être un jour... Vaut-il mieux mourir que
d'être un mari de vaudeville?... Drôle de problème!»

Aux côtés de son oncle Edme et de son beau-père, il marchait vers le
boulevard, divaguant de la sorte, épeuré d'entendre grogner la foule et
retentir les trots de cavalerie. Du froid glaçait ses entrailles et la
sueur inondait son échine. Lugubrement, au loin, le tambour battait.
Chaque borne était le centre d'un colloque entre ouvriers, marchands et
commis. La marmaille se divertissait aux jeux militaires. De toutes les
fenêtres, les familles interrogeaient les passants. Importants, ceux-ci,
le mouchoir à la main, parlaient de bagarres rue Saint-Honoré et rue des
Pyramides. Une balle avait étendu raide un Anglais qui guettait les
événements, au balcon de l'Hôtel Royal, rue des Pyramides... Et cela
faisait gémir les vieilles qui surveillaient les marchandises des
boutiques. Des fanfarons assuraient que les troupes de ligne ne
tireraient plus. L'un avait vu l'officier subalterne commander: «Arme
bras!» après que le chef de bataillon eût commandé: «Feu!» Des jeunes
gens se hâtaient, la trique au poing et le chapeau sur les yeux. La
tripière décrochait les foies de veau suspendus au dehors...
Brusquement, l'écho d'une explosion roula par derrière. Mille plaintes
s'exhalèrent des gosiers des femmes. La terre frissonnait encore sous
les pas.

--Ça va!... jugeait l'oncle Edme... Retournons au Palais-Royal... Nous y
mangerons un morceau.

Et ses regards escrimeurs attaquaient les physionomies des gens pour
apprendre du nouveau. Sans ralentir l'allure il les questionnait, les
encourageait, promettait la victoire... Silencieux, le major gardait la
bouche ouverte comme si la cicatrice, soudain rétrécie, attirait vers la
narine sa lèvre supérieure. Il arrangeait certainement des projets dans
sa grosse tête digne. Bientôt il les quitta. Ses devoirs de Vénérable
l'obligeaient à prévenir Arago et quelques personnes de la décision
prise à l'assemblée de la Haute Vente. Il fixa le rendez-vous, aux
_Enfants de Momus_.

Omer méditait encore, sur le moyen d'y manquer, lorsque l'oncle Edme et
lui rentrèrent chez Pied-de-Jacinthe, dans la boutique illustrée de
caricatures qu'admiraient les loustics.

Celui-ci rapporta que maints promeneurs, furieux d'avoir essuyé le feu
des patrouilles ou mal esquivé les charges de cavalerie, achetaient en
face, chez l'armurier Lepage, des munitions et des pistolets. En effet,
les badauds regardaient sortir, avec de telles emplettes, trois
messieurs résolus qu'ils applaudirent.

--Nous ne nous laisserons pas non plus massacrer, sans nous défendre,
par les Suisses de Polignac!

--Les gendarmes ont foulé aux pieds de leurs chevaux la petite mercière!

Ils indiquaient la devanture et les bonnets de linge.

Empêchés de se rendre aux tripots du Palais-Royal, et perdant ainsi
leurs chances, des joueurs s'irritaient.

--La vie vaut-elle qu'on la ménage, lorsqu'on n'a ni sou ni maille?...
interrogeait un homme aux yeux cernés et dont l'habit autrefois élégant
marquait, par ses taches innombrables, la déchéance.

En sa compagnie, des personnages pareils excitaient les rancunes de ceux
qui se rafraîchissaient dehors. Tous grossissaient les nouvelles. Ces
propos venaient aux oreilles des imprimeurs assemblés devant la
librairie. En plaisantant, l'escogriffe et le gnome proposèrent
d'enlever les fusils chez l'armurier.

--Tu veux réquisitionner les armes pour le service de la Charte, pas
vrai?... dit le cocher Bridoit... Ça se fait, à la guerre.

--Puisqu'on nous tire dessus, m'est avis qu'on est en guerre!...
déduisit le gnome barbu.

--Va pour la réquisition! accorda joyeusement le capitaine Lyrisse.

Là-dessus, Gousenot et Bridoit franchirent la chaussée derrière la
limousine de Brémondot qui, de son front jaune, de ses larges épaules,
intimida les commis empressés d'accourir avec les volets. Rapides et
facétieux, les vétérans furent aussitôt dans la place, décrochèrent les
sabres, qu'ils passaient aux apprentis gambadant. Bahorel confisqua les
fusils de chasse au bénéfice des étudiants que, du Luxembourg, il avait
conduits là. Parmi ces gaillards hardis, farceurs et têtus, les garçons
de magasin n'avaient point tenté de se débattre. Sur l'avis du patron,
ils acceptèrent l'argent de Cavrois pour lui vendre quelques sacs de
poudre. Un argousin essaya mal de résister aux poings de Dambeton, et
disparut incontinent au gré des injonctions furibondes. Puis étudiants
et ouvriers rivalisèrent le lazzi, s'équipèrent, s'affublèrent de
lourdes gibernes, de bandoulières blanches, essayèrent les batteries des
mousquetons, le glissement des sabres huilés dans les fourreaux sonores.
L'escogriffe s'empara d'une hallebarde à gland bleu. Dambeton avait, à
l'en croire, retrouvé sa carabine de chasseur à cheval; et il démontrait
comment, à Lützen, son tir avait maltraité des chevau-légers prussiens.
Brémondot réclamait un cheval de cuirassier pour sa latte de colonel. Le
gnome reçut une espingole. Gousenot détela. Par-dessus la couverture
sanglée, il enfourcha sa rosse lamentable. Les poudres furent confiées à
Bridoit, qui jusqu'à la librairie les transporta dans une brouette. A
son fusil de munition le prote adaptait une lanière. Le Silène se
bouclait sur le torse une cuirasse piquée de rouille. Inutilement les
commères éperdues suppliaient leurs fils, leurs maris de restituer ces
armes. Hérissée de fer, la troupe évoluait déjà par la rue Richelieu, se
montrait aux boutiquières. Les apprentis maniaient des pistolets
d'arçon. En haut d'une échelle, un serrurier noir démolissait à coups
de marteau les armes royales décorant le bureau de la Loterie. La
couronne tomba, s'effrita en morceaux de plâtre doré devant les sabots
de la haridelle sur quoi Gousenot proférait des commandements
drolatiques.

Le bruit attira les habitants des rues voisines. Dieudonné Cavrois
reconnut madame Cardoche au ruban vert de la coiffe; il lui dit n'avoir
point dîné. La vieille prit le Ciel à témoin d'une telle injustice, et
promit quelques subsistances. Le capitaine Lyrisse voulut sa part, celle
de son neveu.

Las et le sang cuit par la fièvre, Omer s'affaissait, quelques minutes
plus tard, dans l'entresol de madame Cardoche. Ses artères enflaient.
Angeline lui dénoua la cravate, en approchant ses belles chairs
odorantes. Au bout de la table chargée de têtes en carton, de piédouches
à bonnets, de pelotes, de limons et de rubans, Cydalise et la
Bordelaise, joueuses, écartaient les étoffes, dressaient le couvert. En
corps de chemise, trempé par la sueur, Cavrois se coupait une tartine
considérable. Il chantait un refrain que sifflait aussi le capitaine
avant de souffler et de s'ébrouer dans l'eau de la terrine. Ils furent
ensuite deux convives audacieux qui tranchaient le jambon, étalaient le
beurre au long du pain, obligeaient les lingères à s'asseoir sur leurs
genoux pour verser le chablis dans les verres tendus comme leurs lèvres
avides. Omer n'osa les imiter, bien qu'il appuyât son épaule contre la
hanche d'Angeline debout. Discrètement amoureuse, elle se frôlait à lui.
Dieudonné se moqua de leur vertu. L'oncle Edme, d'une poigne solide,
jeta la belle blonde dans les bras du jeune homme:

--Tu dois des politesses à cette bergerette qui partagea tes périls.
Embrassez-vous, morbleu!

«Pardonnerais-tu cela, chère Elvire?» se demandait l'époux près d'être
infidèle. Une indiscrétion du capitaine, bavard et franc, pourrait
abolir, pour jamais, le bonheur de Meudon.

--Ah Dieu! quelle vous aime, ma petite Angeline! témoigna madame
Cardoche, lorsque, entre les chandelles, elle déposa les beignets frits.

Honteuse un peu, la grisette se blottit dans le gilet d'Omer. Pour mieux
refréner les élans de son instinct, il restait immobile, effleurait à
peine d'un sourire les boucles blondes. Le corsage de l'enfant bâillait,
et l'odeur chaude l'enivra doucement, suscita les images de volupté. Il
essaya de se dérober encore. Il invoquait, en lui-même, le nom d'Elvire,
l'appelait au secours. Ses joyeux parents le taquinèrent:

--As-tu peur que ta femme le sache?

--Parole d'honneur! nous serons plus muets que des carpes.

--Puisque le cœur vous en dit, allez-y donc, corbleu!... conseilla
Cydalise, ses maigres poings sur les hanches.

--Paix là, tu l'agaces!... gémit Angeline.

Pour la jolie crainte incluse dans cette réplique, il lui baisa
l'oreille. Leurs muscles tressaillaient ensemble. «Je suis lâche aussi
devant mes passions, pensait-il. J'appréhende qu'Elvire ne découvre ma
faute et ne se venge, en m'abandonnant. Au surplus, sa douleur me
désolerait. Le courage me manque pour la faire souffrir!... Et puis-je,
en m'éloignant, humilier cette amante d'autrefois, qui me fut bonne?...
Le courage me manque pour faire souffrir...»

--Capon!... conclut l'oncle Edme.., comme s'il eût, d'un œil adroit,
pénétré l'âme de son neveu.

Ensuite le demi-solde s'occupa d'apprendre aux lingères l'art de
transformer en cartouches les feuilles d'une gazette. Il tailla deux
morceaux, les colla, les remplit de la poudre que Cavrois lui passait.
Mme Cardoche leur fut une élève docile. Revenue solennellement de la
cuisine, avec un plat de fruits marinés dans le vespétro, elle négligea
les derniers soins culinaires pour confectionner «la médecine qui
forcerait la France à vomir les Bourbons». Malgré son rouge, la figure
blette de la vieille se transfigurait, haineuse et tragique, belle de
ses malédictions.

Alors, accusant la température, la Bordelaise prétendit ôter sa robe.
Elle tira de manches à gigot ses bras bruns et fluets au duvet sombre.
Angeline se mêla quelque temps de plier avec soin, la langue hors la
bouche, des coins de papier en forme de pochettes. Madame Cardoche
versait le sable noir à l'aide d'une cuiller. Cydalise fermait à la
colle ces petits paquets dangereux. Elle termina plus vite sa besogne.
Libre, elle retira canezou et corset. Elle se dandinait en chemise et en
jupon court; elle brandissait le parapluie de sa patronne; et, martiale,
chantait, le minois en l'air, pour retenir sur son front le chapeau de
l'oncle Edme:

        Bataille!
        Bataille!
        Me raille
    Ma foi, qui voudra.
        Bataille!
        Bataille!
    Je ne connais qu'ça,
    Je ne connais qu'ça.

Comiquement, elle imitait les poses altières d'un tambour-major, autant
que le pouvait son petit dos chétif dont les omoplates remuaient en
saillie. De la rue, les bruits guerriers et les appels montaient jusqu'à
ce refrain de fillette vicieuse, gaie, demi-nue, qui dansait en laissant
tressauter sa poitrine basse.

Cela fit qu'Omer désira plus les complaisances d'Angeline. Devant eux,
la Bordelaise, par ses chatouillements, empêchait Cavrois d'additionner
les seize mille deux cent cinquante abonnés du _Constitutionnel_ aux
treize mille du _Journal des Débats_, aux deux mille neuf cent
soixante-quinze du _Courrier français_. Contre l'avis d'Omer, l'étudiant
estimait que la plupart de ces lecteurs prendraient les armes et
reconstitueraient une garde nationale capable d'affronter avec avantage
les quinze mille soldats de Marmont. Mais sa maîtresse l'escalada comme
un roc:

--Eh! mon bon, tu ne vas pas au moins attraper un horion!... dis
_doncque_?...

Elle l'embrassa, dissimulant un peu d'émotion sous des grimaces.

Afin de la rassurer mieux, Cavrois, sur ses genoux, la maintenait
droite, ainsi qu'une toute petite. Et le baryton s'égosilla:

              Lisette,
            Ma Lisette,
    Crois-moi, redeviens grisette,
              Végète,
            Rejette
            Un honneur
            Sans bonheur!

Les cils mouillés de larmes, Angeline baisait Omer aux frisures des
favoris. Elle souffrit de comprendre qu'il ne voulait pas, en cette
heure, oublier l'épouse, et qu'il se privait de leurs voluptés pour ne
point chagriner l'autre. L'humble fierté de la créature lui valut de la
douleur qu'elle cachait mal en feignant aussi de rire, les yeux noyés...

Déjà, pour le capitaine, Cydalise découvrait les veines bleues de sa
gorge. Déjà, la Bordelaise frétillait dans les bras du gros garçon
réjoui qui l'enveloppait de sa vigueur joviale. Omer songeait quel
chagrin serait à son Elvire la révélation d'un tel caprice, et quels
mensonges honteux il faudrait servir à la jeune femme inquiète...
Elvire brodait, sans doute, confiante, auprès du berceau. Peut-être
imaginait-elle les succès oratoires de son mari qu'elle croyait, selon
le message, dans une réunion de journalistes et de députés. Peut-être
lisait-elle les journaux, fort triste, à la lueur de la lampe...
N'était-ce pas indigne, de garder, à cette heure même, une tendre
grisette contre soi, de boire dans le verre où subsistait la trace de
lèvres complices? Pourquoi l'âme loyale du capitaine, pourquoi le grand
cœur du cousin, loin de le condamner, l'excitaient-ils à la faute par
leurs plaisanteries? Pourquoi entrevoyait-il le crime, quand ils se
plaisaient à la farce? «Mais je puis être tué demain, tout à l'heure, si
la nuit ne persuade pas la prudence, ainsi que j'y compte, au peuple et
aux ministres! Autant couronner de roses la coupe du dernier festin...»

--Les Romains eussent aimé attendre ainsi l'aube du péril!...
acheva-t-il tout haut.

Cette comparaison l'excusa. D'ailleurs Dieudonné redit l'adage latin
cité par Danton quand il apprit sa mise en accusation:

--_Nunc bibamus, cras moriemur!_... Buvons maintenant. Demain, il sera
temps de mourir.

Pendant qu'elle retirait complètement sa jupe, Cydalise entonna:

    Tenant de la nature
    Des attraits à foison,
    Vénus, pour tout blason,
    N'avait qu'une ceinture...

En chœur, le capitaine, madame Cardoche et Dieudonné scandèrent le
refrain:

      Lisette,
    Ma Lisette...

A la faveur du bruit, Angeline murmurait:

--Omer, te souviens-tu?... C'est toi qui m'as glissé cette bague au
doigt. Je l'ai gardée... Mais toi?... Quel souvenir as-tu gardé?... Oh!
ne me fais pas de peine, Omer.... Aime-moi...

«Oui, du plaisir avant la mort!» acceptait le jeune homme.

Il enlaça la taille de la fille qui s'appesantissait. Resserra leur
étreinte, ils marchèrent jusque dans le boudoir de madame Cardoche.
Cydalise, facétieuse, les enferma. Dans le silence et l'obscur, l'amante
l'étouffait contre le frémissement de son corps. Le contact des seins
rudes affola les mains viriles que contentait mal, à l'ordinaire, la
poitrine trop menue d'Elvire. Leurs os frissonnèrent. Il aspira cette
haleine ardente avec la pulpe de la bouche savoureuse. L'angoisse du
désir les étranglait tous deux, nouait leurs nerfs fébriles. Le sang
cria dans leurs tempes. «Du plaisir avant la mort!» voulut-il. Et ils
s'attirèrent dans le sofa profond. Quand la fougue de leur délire
atteignit l'instant du râle, les rumeurs de la révolte s'unirent à leur
volupté.

L'âme du peuple, à travers les lames de la jalousie, allait vers eux.
Dans l'ombre, Omer se plut à penser que la clameur infinie sortait de la
fille en amour, qu'il aspirait l'odeur fauve de la foule avec le parfum
des fraises que Suzon avait mangées et celui des linges qui ne
l'habillaient plus. Peut-être le peuple entier, dans le corps de sa
fille, s'offrait-il à l'apôtre de la Loi romaine. Omer s'enivra d'y
songer.

A l'appel de l'oncle Edme, il fallut cependant répondre. M. Gresloup, en
bas, s'inquiétait de son gendre. Omer baisa la bouche de son amie, parmi
le tumulte emplissant la maison. Il crut dire adieu à la vie même.
Cavrois conduisit aux mansardes Pied-de-Jacinthe et l'escogriffe, pour
les inviter à choisir dans la secrète collection de pistolets et de fer
à piques, réunie par la mère Cardoche, en haine des Bourbons. Il y avait
de quoi munir deux cents révolutionnaires de la rue. En même temps, la
patronne accélérait, sur la table des lingères, la fabrication des
cartouches. Angeline dut monter quérir au grenier les jarres
mystérieuses entassées là depuis des ans. La vieille creusa le beurre
d'un premier pot pour extraire la poudre entassée dessous. Les grisettes
se remirent à tailler de vieux journaux.... Un baiser de la main; puis
Omer avec son oncle et son cousin descendirent.

       *       *       *       *       *

Dehors, toute une troupe bizarre, fière de ses décisions, mais timide
encore devant leurs conséquences, s'assemblait, à la voix du major, pour
afficher, sur les colonnes de la Bourse, la protestation des
journalistes, et conquérir les glaives des théâtres... Formidable et
grotesque, elle s'ébranla derrière la haridelle de Brémondot, que
flanquaient l'escogriffe avec sa hallebarde, le gnome avec son
espingole. Chantant, titubant, s'exaltant par mille interjections
valeureuses, conviant ceux qu'elle rencontrait, la cohue coulait à
travers les voies tortes évitées par la cavalerie. Omer ne put inventer
un subterfuge honorable pour s'esquiver. Le major s'appuyait à son bras.
Afin de recruter des compagnons, tout un atelier de relieurs, la bande
dut s'arrêter dans un carrefour, au quartier de la Banque.

Oblique au sol, une façade en saillie, parmi les maisons de droite,
fermait à demi la perspective irrégulière d'une rue qu'obstruaient aussi
les panneaux des enseignes, les poulies des greniers, et le plumeau
géant, indice d'une brosserie. Le flanc incliné de ce mur était peint en
vert, comme le magasin de friperie tapissé de vieux uniformes, d'habits
et de soutanes. Tout à coup, à la suite de leurs cris, débouchèrent là
nombre de loqueteux féroces, levant des bâtons et des crocs de bouchers.

--Vengeance! Vengeance!

Un corps échevelé de femme morte était, au-devant, balancé par deux bras
herculéens et nus, ceux d'un athlétique boulanger que revêtaient
uniquement un gilet et le jupon professionnel. Sous la masse de chair
ballante, il avançait, les muscles du torse en saillie, la face
hagarde... De seconde en seconde, la barbe se trouait, et deux syllabes
rauques épouvantaient les gamins, les porteurs d'eau, les buveurs du
cabaret, les servantes joignant les mains, les dîneurs apparus,
serviette au col. Hydre à cent têtes, la vague de fureur déferla,
dépassa le plumeau géant de la brosserie, les paletots et les vestes du
fripier... Par une grande acclamation, Pied-de-Jacinthe et ses ouvriers
accueillirent la horde, son fardeau sinistre emmaillotté d'une jupe
bleue.

La garde sortit de la Banque en fixant la baïonnette au canon; elle
s'aligna. Toutes les figures cernées dans les jugulaires pâlirent dès la
vue du cadavre. Au pied raidi de la victime, l'escarpin pendillait par
un cordon. Le boulanger courut deux ou trois pas; le cadavre tanguait.
Cet homme le jeta sur les fantassins: l'officier dut bondir en arrière
pour éviter le choc de ce qui s'écrasait, inerte, dans la boue rejaillie
du ruisseau.

--Voilà comment on arrange nos femmes!... beugla le colosse, inondé de
sueur... Soldats, en ferez-vous autant?

--En ferez-vous autant?... rugirent cent mufles de forcenés.

Les mains sales de Grantaire maudirent les shakos noirs évasés sous les
pompons verts. De toutes les portes les gens s'élançaient. Le dîneur qui
avait la serviette au col menaça, du poing, l'officier honteux.
Difficilement celui-ci dégaina... La boue avait sauté contre son
pantalon de toile. Il parut hésitant et embarrassé de son sabre. Le
major Gresloup le remarqua.

--Vilaine besogne, Monsieur, que l'on vous inflige là!

--Heureusement pour nous.., ajouta le capitaine Lyrisse.., ce fut contre
les Autrichiens et les Russes que Napoléon dirigea nos coups!

--Et non contre les femmes ou les pauvres pékins inoffensifs!...
renchérit Pied-de-Jacinthe, de sa voix caverneuse.

Brémondot protesta que jamais les chasseurs à cheval de l'Empire
n'eussent souillé leur uniforme ainsi.

--Dites.., répétait le colosse à demi nu... aurez-vous le cœur de
faire tirer sur d'honnêtes gens qui ne veulent que les droits de la
Charte?

--Vous feriez-mieux de la défendre, pas vrai? N'êtes-vous pas les fils
de la Révolution, aussi bien que nous?... raisonnait l'escogriffe
derrière sa hallebarde.

--La ligne, c'est le peuple de l'armée! On l'abreuve d'injustices!...
reprit le major.

--On vous immole aux fantaisies de la garde royale. Le gouvernement lui
donne tout. Il ne vous distribue que les corvées. On vous opprime!...
affirmait le capitaine Lyrisse.

--Tuerez-vous ceux qui veulent changer votre sort?... proféra Bahorel
drapé dans sa redingote verdâtre.

--Non! non!... fit la foule unanime qui, de toutes parts, affluait, se
pressait.

La rumeur montait au ciel roux, descendait aussi des mansardes, des
fenêtres garnies de figures impérieuses. Le délire de l'espoir
exaspérait les voix qui, naturellement, adoptaient les inflexions
dramatiques apprises des acteurs, au théâtre. Tous les Brutus de
tragédie exprimaient leurs vertus par les lèvres des Ribéride et des
Grantaire, tous les princes des mélodrames déclamaient leurs courages
par les bouches des marchands. Mille souvenirs d'émotions pathétiques
renaissaient aux mémoires de ces orateurs. A tous les étages, la rue
revendiquait son désir de chevalerie et d'équité légendaires. Devant le
cadavre de la fusillée, lui-même, Omer, résista mal. Les vibrations de
l'air pénétraient ses tempes, troublaient sa raison craintive. Elles
insufflaient en lui l'ardeur publique. La moue du major sembla le blâmer
de son inaction. Aussitôt il s'approcha des fantassins alignés au bord
du trottoir. Eux se détournaient, dérobaient leurs yeux, regardaient
leurs uniformes. Mais ils acceptèrent d'écouter sa parole.

--Votre devoir est de servir la Loi; et, à tout le moins, de ne pas
exterminer ceux qui la protègent.

La faveur de tous salua la phrase. Les soldats s'étonnèrent de ce jeune
fashionable en gilet double, beau, riche, amant peut-être, de qui chacun
redisait les mots sonores. Il cherchèrent des yeux l'avis de leur
officier. Ils ne le purent apercevoir. Pied-de-Jacinthe et ses
imprimeurs l'assaillaient de prières, de menaces. Brusque, l'oncle Edme
abaissa la baïonnette d'un petit rustre naïf et gourd. Le major empoigna
le fusil du caporal stupéfait, qui le voulut ressaisir.

--Vive la ligne!... approuvèrent les maisons et la foule. Vive la ligne!

Le dîneur, les cochers, mille autres s'étaient rués entre le caporal et
le major. Les femmes agriffèrent les soldats, et collèrent sur eux la
tiède promesse de leurs corps.

--Nous tuerez-vous aussi?... suppliaient-elles, pendant que le
cuirassier Brémondot, le canonnier Bridoit, le chasseur Dambeton,
embrassaient des fantassins, les convertissaient avec des phrases et des
injures.

Sept ou huit lurons, emmenant chacun d'eux boire, le déchargeaient de
son fusil et fouillaient sa giberne:

--Vive la Charte!... Vive la liberté!... A bas Polignac!... Trinquons à
la République!

Les cabarets voisins s'encombrèrent. Pitoyable, Omer considéra le
cadavre informe qu'empaquetaient un fichu, une pauvre jupe usée, des bas
bleus à reprises, des cheveux gras emmêlés autour d'une face ronde,
niaise et blafarde, fendue sur trois chicots bleus, sur de petites
pupilles glauques. L'athlète soufflait en essuyant la sueur de ses
tempes. Il dit que cette malheureuse habitait rue Saint-Denis, et qu'il
reportait le corps au père, un charpentier, son voisin.

--Allons, camarade... allons, du courage!... conseilla le capitaine
Lyrisse, désireux de voir reprendre la promenade tragique.

--Houp!... répondit le colosse.

Il s'accroupit afin de ramasser le poids de la morte, la jeta sur son
épaule, puis se releva lentement. Les ouvriers se rassemblèrent. Autour
de ses reins, le dîneur avait noué sa serviette, et il s'attribua l'un
des fusils oubliés par les soldats que les femmes régalaient au fond des
gargotes. Plusieurs s'étaient munis de même; ils éprouvaient le
mécanisme des gâchettes, devant ceux munis de triques et de cros.

On marcha. Les apprentis appelaient à la vengeance les flâneurs, les
curieux des boutiques et des fenêtres. Le major décida de remettre le
corps aux gendarmes du poste établi sur la place de la Bourse. A la tête
du cortège, il attira le capitaine. Leurs boutonnières décorées
inspirèrent de la vénération au peuple en savates. Entre eux, Omer se
plaça, mécontent de subir leurs volontés; ils ne lui permirent plus de
réflexions prudentes. Sur les seuils des magasins, les bourgeois
ébaubis, pour honorer le cadavre, retiraient leurs calottes à glands
d'or. Les femmes en camisole sauvaient leurs chaises dans les allées
noires. Les filles se cachaient la figure dès qu'elles comprenaient
l'état de ce corps dont l'escarpin pendillait au pied raidi, dont le
peigne en corail restait, par les dents de cuivre, accroché à la
chevelure flottante. Des cailloux brisaient les vitres des réverbères. A
cette heure de table d'hôte, les fritures empestaient la rue Vivienne;
mais le vacarme des assiettes lavées dans les sous-sols s'interrompait
au passage de l'escorte macabre. Mains au ciel, les commères geignaient.
Des marmots fuyaient en pleurant. Invités par les signes du capitaine,
de pâles jeunes gens dégringolaient de leurs chambres avec des pistolets
de poche, des fleurets ou des fusils de chasse. A cause des
conversations furieuses, on ne s'entendait plus. D'après le bruit des
pas, Omer comptait avoir derrière lui de milliers de combattants que
guidait le boulanger, robuste Héraclide vêtu comme d'une tunique
grecque. Ne portait-il pas une malheureuse Iphigénie sacrifiée à quelque
Némésis pour que la Loi fût vengée, pour que les Euménides fissent
claquer leurs fouets de vipères aux oreilles des citoyens trop longtemps
insoucieux de leurs libertés? Un rêve antique, pour le jeune homme,
travestissait ces hères sinistres en Harmodius et en Aristogitons.
Seraient-ils les vainqueurs d'une autre tyrannie, ou les condamnés dont
la marche au supplice distrait la populace stupide?

Jadis, devant ses yeux, les quatre sergents de la Rochelle avaient
défilé dans les charrettes infâmes, parmi le peuple lâche, sans que nul
des huit mille carbonari parisiens eût tenté de ravir leurs jeunes vies
à l'échafaud. Omer eût préféré qu'une balle le tua net, comme cette
femme hideuse, lourde hostie que soutenait l'effort monstrueux de
l'Héraclide. Déjà celui-ci l'arborait à la face de la cité convulsive;
il approchait le fronton grec et les colonnes corinthiennes du temple
consacré à la Fortune, et que longeait le flot des avant-coureurs.

«Là, pensait Omer, ma richesse s'est accrue, hier même, parce que nous
avons eu foi dans l'orgueil de la Nation!» On allait atteindre le
baraquement des gendarmes, érigé contre la grille de la Bourse, du côté
du boulevard. Agitant son bicorne à cocarde blanche, un svelte
commissaire s'enrouait:

--Halte-là!

L'oncle Edme avançait toujours. Ribéride dit:

--Monsieur, laissez-nous déposer les restes de cette infortunée dans le
poste de ceux qui doivent protection à la vie des citoyens.

--Qu'ils apprennent donc, par cet exemple... reprit Omer... à remplir
les devoirs que leur impose la Loi.

--Je vous l'interdis!... Lâchez cette femme...

Et le fonctionnaire se rua contre le trophée lamentable. Cinquante
poitrines haletantes, cent bras solides l'arrêtèrent. Ses argousins se
heurtaient à une opposition passive, mais inébranlable. Bientôt ils
s'affolaient dans un cercle de colères baveuses qui reprochaient les
ordonnances, les charges et les fusillades. En vain se démenaient-ils.
Sous la carrure énorme de Brémondot, sous les poings crevassés de
Dambeton, sous l'agilité de Gousenot, sous l'élan des autres, ils furent
submergés. Les épaules, puis les chapeaux de la police s'engouffrèrent
dans les replis de l'hydre.

D'ailleurs, les têtes goguenardes de l'émeute étaient plus attentives
aux torches, à la paille amassée par l'apprenti bossu et ses camarades
contre le corps de garde. Barricadés à l'intérieur, les gendarmes
refusaient d'ouvrir. L'or brusque des flammes jaillit au pied d'une
guérite vide. Une adipeuse mégère versait l'huile de sa lampe sur le
foyer crépitant. L'escogriffe et le gnome y poussèrent quelques barils
dont l'alcool s'alluma vite et dévora les douves... Le tourbillon
d'étincelles enveloppa l'édicule d'où s'enfuirent, une à une, des ombres
piteuses. On les hua. Sous le déroulement des fumées grises et rouges,
l'incendie ronflait. Il sautait au ciel. Il éclaira les pupilles
glauques de la victime, son cou brun, les souillures de ses mains
laborieuses, le fléchissement de cette forme matérielle que présentait
aux fureurs l'Héraclide juché, maintenant, avec son fardeau sur le
périptère du temple. Entre les colonnes corinthiennes, il souleva très
haut la flasque victime. Par la puissance de ses muscles, il la
présentait à ces feux soudain immenses comme le délire du peuple qui
bramait. Les mouvements guerriers de Gousenot, de Dambeton, de tous les
vétérans, les discours de Ribéride et d'Enjolras, les glapissements des
femmes, les clameurs de la multitude, jurèrent vengeance au cadavre. La
vigueur des voix ressuscitait l'idéal latin de la République et le
dressait contre le caprice des rois barbares. Le cerveau d'Omer
s'illumina. Il sut qu'il applaudissait le don de leurs existences offert
à la déesse de la Loi par ces mille visages qu'enflaient les grimaces de
la rage, de l'enthousiasme et de l'espoir. Entre les fumées diagonales
voilant à demi les colonnes, la victime propitiatoire demeura longtemps
érigée sur les bras colossaux d'un homme libre.



XII


Image indéfectible, le souvenir de cette apothéose hanta l'esprit
d'Omer, qui prêtait à l'apparition un caractère de prodige. Même il se
blâma de n'avoir point deviné l'ombre du colonel Héricourt dans l'essor
des fumées. Bien qu'il se doutât d'avoir transfiguré, sans trop de
logique, la Bourse, la femme morte et le boulanger, en motifs de
bas-relief antique, il refusa d'amoindrir l'émotion mentale dont il
jouissait. N'était-ce point là quelque signe du destin promettant, après
la richesse, le triomphe? Le carbonaro se vouait à le croire, tel le
buveur qui, sentant la griserie l'étourdir, n'écarte pas le breuvage,
mais cherche, au fond de la fiole, le poison des erreurs chères et
magnifiques.

D'ailleurs altéré par les exploits de son rêve, il vida plusieurs verres
de vin de Chypre en se réveillant, le lendemain dans sa chambre de
l'hôtel Dubourg, où le général comte et l'oncle Edme, avec le soleil,
étaient entrés, des flacons poudreux aux mains.

Les sons haletants du tocsin tintaient au faîte de Notre-Dame. Là
flottait le drapeau tricolore, annonça Dieudonné Cavrois; et tous quatre
trinquèrent en l'honneur des armes républicaines. Quand le major
Gresloup les eut rejoints, ils s'étreignirent, émus. La même espérance
vibrait dans leurs poitrines ivres, après quinze ans d'impatience
douloureuse. Leurs verres se choquaient à l'unisson. L'or des rayons
éclatants pénétrait l'or du vin roux comme se pénétraient leurs âmes
éprises du même désir. Omer ne sut plus s'il était lui-même, ou si, tour
à tour, son propre esprit n'animait pas la corpulence de son cousin, la
forme trapue du major, l'agilité de l'oncle Edme, l'élégance du comte.
D'abord éparses dans la haute chambre entre ses boiseries grises, leurs
pensées, sa pensée, totalement s'épousèrent. Sur leurs langues, ce vin
liquoreux coulait, aussi flatteur que la félicité de leurs paroles, plus
âpre ensuite que l'audace de leurs vaillances. Le soleil, sembla-t-il,
glissait en leurs âmes. C'était Ormuzd, l'autre nom de Mithra, la
lumière, qui s'incarnait en eux pour égorger la bestialité du taureau:
ils se le dirent, se rappelant les instructions maçonniques. Leurs
intelligences rayonnaient. Ils faisaient bruire leurs voix chaleureuses.
A chaque son, à chaque lampée, l'époux d'Elvire gagnait plus d'ardeur.
Il s'allégeait de toutes craintes. Déjà l'Hôtel de Ville
n'appartenait-il pas à la Révolution? Elvire et la Loi, Angeline et le
peuple l'aimaient. L'avenir de sa race lui fut sublime. Lui-même, tout à
l'heure, par le génie de son éloquence, communiquerait au monde sa foi.
Il se prévit honoré par les baïonnettes des régiments, sacré par les
sonneries des cloches, glorifié par l'adoration des foules, respecté par
le savoir de ses amis.

Sûr de ce résultat, il endossa son uniforme d'estafette de la garde
nationale. Chez un fripier, le comte Dubourg avait acquis un habit de
général républicain; chez un F.·., acteur de l'opéra-Comique, il avait
déniché les épaulettes nécessaires, et, dans une armoire, il avait
retrouvé son chapeau, jadis en usage à l'armée de l'Ouest, large bicorne
retroussé en arrière; enfin, il possédait toujours l'ample ceinture
tricolore. Il jugeait ces insignes plus évocatoires de la Révolution que
ceux de chef d'état-major aux armées de l'Empire. Ni l'oncle Edme ni le
major n'avaient leurs costumes militaires. Urbain Gresloup, échappé de
l'École, arriva dans la cour à la minute où l'on se mettait en selle,
tous les chevaux de la famille ayant été amenés là, depuis la veille au
soir. Omer, qui serrait la sangle de sa jument Fly, aperçut d'abord la
jolie figure de son beau-frère. L'École se révoltait; les élèves
aiguisaient sur les dalles des corridors les fleurets des salles
d'armes. A son père et au général comte, le polytechnicien expliqua son
plan pour tourner la position du duc de Raguse, au Carrousel. On lui
représenta que l'Ardente-Amitié se devait réunir sur la place des
Petits-Pères, afin de mener le comte Dubourg à l'Hôtel de Ville: là
s'installerait un gouvernement provisoire, avant que les généraux La
Fayette, Gérard et Pithouët, retenus dans les conciliabules des députés
libéraux, pussent former une commission militaire légale. Urbain posa
des objections. Un peu de son entrain fut déçu. Il persistait à croire
son plan meilleur. Dieudonné lui versa du vin de Chypre dans un grand
verre; et tous lui firent raison. Il choisit un alezan. On partit,
orgueilleux d'être une cavalcade prête à vaincre.

--Vive la Charte!... répondait Omer du haut de sa bête, aux groupes de
citoyens qu'étonnaient le général de la République et son état-major.

--Vive le général Dubourg!... criait Cavrois, à pied, en hissant, au
bout du fusil, son bonnet à poil, rougi par trois ans d'humidité, sur le
crâne du squelette, dans son laboratoire.

--C'est un officier de la République, qui a combattu les chouans aux
armées de l'Ouest, avec Bernadotte!... renseignaient le capitaine et le
major.

Ils s'inclinaient par-dessus leurs fontes vers les bonnets de police et
les visages téméraires des hommes qui, sur leur veste de travail,
avaient jeté le baudrier blanc à cartouchière, qui battaient le tambour,
traînaient des sabres de cavalerie, paradaient sous le colback de
l'artilleur à cheval, le casque du carabinier, le chapeau de castor, le
bicorne de la Convention, le bonnet de coton bleu, le béret basque, ou
le schapska du lancier.

--Vive le général Dubourg!... acceptaient-ils, brandissant leurs piques,
leurs fusils, leurs pioches et leurs pistolets d'arçon.

Le comte levait sa main gantée à crispin et, dans le silence obtenu:

--Mes amis, nous allons rétablir la République Une et Indivisible! Nous
chasserons de Paris les soldats étrangers, nous ferons comme nos pères
du 10 Août... En avant pour la Liberté!

Sa voix claire et sa noble mine émouvaient cette plèbe hardie qui
dépavait la chaussée et, dans les hottes, montait les blocs de grès
jusqu'aux mansardes, réserves de projectiles. Ailleurs, des charrons
traînaient, au travers de la rue, la diligence dételée. Les garçons
cabaretiers, autour, amassaient des tonneaux, les comblaient de pierres.
Les maçons enchevêtraient leurs échelles et leurs brouettes. De massifs
établis consolidaient la barricade, par les soins des charpentiers. Les
demoiselles versaient à boire. Les écoliers, à bout de perches,
promenaient des mannequins ridicules en habit de cour et en perruques à
queue. Les chiens jappaient. Les ivrognes braillaient. Les palefreniers
affûtaient la pointe de leurs fourches. On se troussait les manches. On
dénouait les cravates. Des bras poilus désignaient les patrouilles de
gendarmes, filant le long du quai. L'aveugle jouait du violon tandis
qu'une boîteuse lançait les vers de la romance libérale:

    Ah! rendez-moi les jours de mon enfance,
              Déesse de la Liberté!

Les sous pleuvaient des fenêtres, où paradaient en fichu et en madras du
matin les ménagères accoudées derrière les panneaux des enseignes. Elles
sourirent aux figures de l'Ardente-Amitié. Sous les bonnets à poil de
la garde nationale marchaient M. Buchez, plus sévère dans son collier de
barbe rêche, Durtot, le tailleur aux favoris roux, Combeferre et
Courfeyrac, droits comme des coqs en l'appareil militaire, M.
d'Orichamps qui avait enfilé, par-dessus le pantalon, de vieilles bottes
à cœur, M. Mesnil qui, de la main droite, maintenait son fusil contre
son épaule gauche. M. Roulon avait le hausse-col de lieutenant.

--Avant tout, il s'agit de faire régner l'ordre... recommandait-il au
général Dubourg... Nous allons vous introduire à l'Hôtel de Ville. Et
vous assumerez, comme il a été convenu dans la Loge, la direction
provisoire des affaires.

Juché sur un bucéphale au pelage gris qui devait à l'ordinaire tirer de
pesants camions, le loueur Rambourg arborait un drapeau tricolore cloué
à la hampe d'une pique. Mais Dambeton avait renoncé à se servir de la
haridelle trébuchante: la carabine sous le bras, il cassait une croûte
avec Brémondot, qui avait planté son casque de cuirassier à la cime de
sa personne. Les exclamations qui saluaient l'uniforme de général
républicain devenaient plus nourries. Des écoliers se firent les
avant-coureurs de cette gloire: ils l'apprirent aux démolisseurs de
panonceaux et d'armoiries royales, à ceux qui dépavaient, et à ceux qui
renversaient les charrettes pour obstruer les ruelles, pour enclore, de
fortifications impromptues les quelques pelotons oubliés dans leurs
postes par le duc de Raguse. Bleu, blanc, rouge, le panache enfoncé dans
le bicorne verdâtre du général évoquait l'apothéose de Marceau, de
Joubert, de Moreau, de Jourdan, de Hoche, de tous les héros jacobins.
Les vieillards tremblaient de joie. Ils lançaient en l'air leurs vieux
colbacks de Jemapes. Leurs cris d'autrefois renaissaient: «Vive la
Nation!» Ils se coudoyaient. Dans les anneaux des paupières rouges,
leurs vieux yeux en extase semblaient reconnaître un dieu. De petits
garçons soutenaient les pas des invalides.

--Ah! le soleil des Pyramides!... soupirait l'un en hochant sa tête
brunie jadis par la chaleur d'Égypte!

--Tremblez! tyrans!... chevrotait un autre au souvenir des temps
républicains.

Pied-de-Jacinthe, sur la rossinante du cocher Bridoit, avait encore
l'habit vert des dragons de Rivoli. Les vétérans applaudissaient son
casque à peau de tigre et son bancal. Quelques-uns l'accueillirent avec
l'ancienne chanson qui, sous le Directoire, menait à la bataille les
sans-culotte et les orateurs des clubs:

    Plutôt la mort que l'esclavage!
    Les peuples libres sont Français!

Des mansardes, les drapeaux tricolores se dépliaient. L'oncle Edme et le
major se découvraient à la vue de l'étendard pour lequel ils avaient
affronté les feux des canons autrichiens, russes, allemands, espagnols,
pour lequel ils avaient risqué leurs têtes au pied de tous les échafauds
absolutistes. Ils ne pouvaient plus parler. Les larmes étouffaient leurs
voix mâles. Des balcons, les jeunes filles jetaient des mouchoirs noués
à des rubans bleus et à des rubans rouges, qui volaient quelques
secondes devant les façades, comme des oiseaux de bon augure. Rambourg
agitait à deux poings la hampe de son drapeau, qui frôlait les fenêtres.
Aux croisées, les petits enfants, sur les bras des mères rieuses,
tendaient leurs menottes pour saisir le pan écarlate; et le cheval de
camion avançait lentement afin de permettre aux innocents cette joie.

Partout le peuple se réveillait. La République revenait à lui, sous le
vieil uniforme de ses héros. C'était elle qu'il honorait dans le costume
râpé du général Dubourg. On admira l'ample ceinture des Représentants
aux Armées, ces trois couleurs qui, lancées de la tribune aux harangues,
avaient enserré dix ans l'Europe dans les triples ondes de leur étreinte
maîtresse.

--Vive le général Dubourg!

Omer ne s'appartenait plus, assourdi par l'ovation continue, pénétré par
les effluves de vaillance que dardaient les centaines de têtes
audacieuses et barbues, étourdi par ses propres cris: «Vive la Loi! Vive
la Charte!» ébloui par son rêve de conquête, par le sens d'être un peu
le jeune prophète de la Lumière, près de vaincre avec la puissance des
idées romaines. Il exultait. «Richesse et pouvoir!» se répétait-il.
L'atmosphère torride illumina chaque point de l'espace; les figures des
manifestants se modifiaient comme les vagues d'un fleuve rapide qui eût
envahi les rues étroites, qui refluait au barrage de chaque barricade,
où la voix publique consacrait le prestige du général Dubourg.

On n'attendait plus de périls, mais la seule gloire, derrière la
hallebarde à gland bleu de l'escogriffe. En route, le Silène reçut un
âne pour le soutenir avec sa cuirasse et son tranchelard. Urbain
Gresloup entraînait toute une corporation d'aides bouchers, aux tabliers
sanglants. Munis de crocs, de couteaux affilés, de quelques mousquetons,
ils avaient suivi ce bel enfant courageux en habit militaire, qui mâtait
son alezan nerveux. Un morion de la Saint-Barthélemy protégeait la tête
grêlée du prote; il se fiait à son long fauchard de chouan. Un apprenti
battait le tambour, à côté d'Enjolras invoquant les drapeaux. Enfin, les
statues saures de l'Hôtel de Ville, sa façade noircie par les siècles et
son campanile s'encadrèrent au bout de la rue qu'obstruait
l'Ardente-Amitié. Des milliers d'individus grouillaient sur la place de
Grève. Leurs sentinelles arrêtèrent la troupe. M. Roulon parlementa,
voulut qu'on livrât passage au général Dubourg. Omer contemplait le
vieux bâtiment de la Ville. A toutes les ouvertures, des messieurs se
penchaient, tenant d'une main leur chapeau et de l'autre leur carabine.
L'un épaula. De la fumée, une courte flamme furent crachées dans la
direction de la Seine, où, sans doute, manœuvraient des soldats. Omer
se remit à craindre. Ses veines eurent froid. D'une autre fenêtre, on
tira. Toutes pétillèrent, comme si un feu d'artifice embrasait le
monument, par-dessus le cavalier de pierre qui surmontait la porte
principale.

--Ah! ah!... fit longuement la foule.

--Au pont Notre-Dame... Ils arrivent par la rue du Pont-Notre-Dame!...
annonçait l'effroi de tous.

Des estaminets, nombre de gens sortirent, galopèrent, suivis de groupes
en hâte. Ils se répandirent sur la place, délaissée par les premiers
occupants. Ceux-ci avaient disparu, en armant leurs fusils, vers le quai
d'ailleurs invisible. Et cent explosions tonnèrent, successives.

--Ah! ça commence!... dit un apprenti radieux.

Le ventre ébranlé par la répercussion, Omer se dressa sur les étriers,
mais lut seulement «une heure vingt-cinq» au cadran central, après avoir
vu le galop de personnes affairées qui s'appelèrent.

--Ursule! rentre donc! supplia la grosse femme, devant la boutique.

Elle essuyait ses doigts à son tablier de harengère.

--Par ici!... Au pont Notre-Dame!... indiquait la voix d'Enjolras.

Il réitéra des signes avec son fusil de chasse. L'oncle Edme ordonnait:

--Demi-tour!

Et chacun, dans la bousculade, rebroussa chemin par la petite rue des
Arcis, parallèle au quai, jusqu'au coude infléchi vers l'eau. Les
tambours s'élancèrent en tête, et aussi les demi-soldes du café Lemblin,
qui dégainèrent les épées de leurs cannes, qui préparèrent leurs
pistolets de poche. Au pas gymnastique, ils assuraient les grandes
formes de leurs chapeaux sur leurs profils aquilins ou bien empâtés. Le
cheval de camion ne réussissait point à volter sous le poids de Rambourg
inhabile.

Omer croyait jouir d'un spectacle. Un élan de la horde effraya sa
jument, qui recula dans les quartiers de viande fraîche pendus à
l'auvent d'une boucherie. Pied-de-Jacinthe trottait entre ses
manœuvres aux bonnets de papier. Les deux bras de Grantaire firent
tournoyer un fusil et un gourdin au-dessus des têtes. Bahorel bondissait
entre les ailes de sa redingote verte, tel un gros oiseau qui eût
voleté. Une enseigne: _A l'Ecu d'Argent_, par-dessus la foule, oscilla.
L'Ardente-Amitié courut à la bataille: car des ordres militaires, des
cris s'échangeaient, par-delà le tourbillon des bouchers formidables et
de leurs crocs.

Bientôt, ni la frêle stature du polytechnicien balancé par sa bête, ni
les premiers flots du torrent humain, ne masquèrent plus entièrement la
fin de la rue, l'espace du quai, le pont, les lanciers royaux arrêtés au
milieu. Un officier à cheval discourait là. Sa main blanche voulut
arrêter l'assaut de Ribéride et d'Enjolras, du café Lemblin tout entier,
qui, de l'étroite artère, s'épanchait sur la voie large, jusqu'au
parapet. Mais un homme au visage couperosé, aux favoris blancs,
s'agenouilla, mit en joue les plastrons des cavaliers; son mousquet
flamba. Craignant la riposte, Omer se contracta. Tel le bruit d'un
collier qui s'égrène, vingt coups de feu consécutifs éclaboussèrent, de
leurs fumées, l'air limpide.

--En avant, l'artillerie!

Pressant de leurs jambes cramoisies leurs bêtes dociles, les lanciers
s'écartèrent: sur les affûts cirés, deux bouches à feu bâillèrent
par-dessus l'épilepsie d'un adjudant qui, face au sol, rendait le sang.
Omer invoqua la figure d'Elvire, ses boucles, et serra les mâchoires.
Deux langues de lueurs furent dardées contre la foule, qui reflua toute
dans la rue des Arcis, jusqu'à la jument de l'estafette. Un ouvrier
s'effondra, puis, étalé, resta sur place, les sabots en l'air. Un
demi-solde essaya de se retenir à rien, lâcha sa lame et s'abattit de
flanc. L'apprenti glissait avec son tambour et sa casquette à gland.
Etendu sous le tablier de peau, le tanneur à terre semblait dormir.
Après deux ou trois pas en arrière, le serrurier s'accouda sur le
parapet, s'affaissa. Les doigts à sa cravate, un maçon se courba soudain
et s'essouffla. Là-dessus, brandebourgs et bonnets à poil, la garde
sortit du pont, baïonnettes basses. Au coin de la rue, Dambeton toucha
la gâchette de sa carabine; les cochers ajustèrent soigneusement. De
petits nuages volèrent partout, firent leur ascension, s'évanouirent.
Des matelas quadrillés garnirent les accoudoirs des fenêtres. Sous
l'arche médiane, un train de bois continuait à suivre le courant
lumineux du fleuve; les mariniers examinèrent le combat, sans omettre la
manœuvre de la gaffe...

Enfin M. Roulon, au débouché de la rue, déploya les gardes nationaux,
recueillit le café Lemblin qui battait en retraite. A l'abri d'un
cabriolet, Courfeyrac et Combeferre s'établirent, très blêmes. Avant de
viser, M. Mesnil nettoya ses lunettes, le fusil sous l'aisselle. M.
d'Orichamps releva son arme fumante; le doigt blafard indiqua le sergent
qui chancelait et dont le pantalon blanc, au ventre; se tachait de
pourpre. A ce moment, pour son pistolet, Omer éperdu choisit un lancier
caracolant qui menaçait de sa longue pointe cruelle le Silène cuirassé,
bien en peine avec son tranchelard, si le croc d'un boucher ne fût alors
intervenu. D'avoir lâché le coup en clignant de l'œil, de voir le
cheval atteint s'emballer, emporter l'homme au schapska, Omer goûta le
bonheur de vaincre; sa poitrine vibrait. Il respira longuement l'odeur
de la poudre. Courageux, il s'indigna de voir M. Buchez s'accroupir
derrière un tonneau pour recharger. Cavrois croisait la baïonnette
devant sa panse en injuriant un cheval gris debout sur les jarrets,
quand le plâtre du mur proche jaillit; un carreau se fracassait
au-dessus. Presque en même temps, l'oreille d'Omer fut rudement pincée.
Fou de peur, il y mit la main, qui se tacha de rouge. Ses os
frissonnèrent. Quelque chose heurta le pavé culminant au tas que l'on
érigeait en barricade. La balle ricocha contre la selle de Fly, qui
s'inquiéta, s'ébroua violemment.

--Pied à terre, morbleu!... commandait le major... Vous allez vous faire
tuer tous... Urbain!

Prestement ils vidèrent les arçons, et furent auprès de la barricade
qu'on achevait en renversant un haquet, en accumulant des tonneaux
sonores, en jetant par les fenêtres des matelas et des caisses. Très
pâle, les larmes aux paupières, Urbain imputait à leur mollesse la
chance de la garde royale qui avait refoulé leur phalange jusqu'au
milieu de la rue des Arcis. Il enragea quand le bataillon garnit tout le
quai de Gesvres, y souffla, l'arme au pied. Les soldats brossaient leurs
habits bleus et rebouclaient les jugulaires des bonnets à poil.
Aussitôt, les ordres des officiers se propagèrent. La colonne se dirigea
vers l'Hôtel de Ville...

Alors le général Dubourg enjoignit de s'y rendre. Quelques habitants de
la rue étaient sortis, des fusils de chasse aux mains: l'oncle Edme leur
confia la défense du haquet, des tonneaux et des matelas. Omer redouta
la reprise de la bataille. On rebroussait chemin, on remontait le coude
de la rue des Arcis. En effet, les feux de file déchiraient l'air sur la
place de Grève. Du haut de son cheval, le major encourageait avec son
sabre. De la fumée blanche flotta partout. Ce furent, là-bas, des
hurlements atroces. La foule engorgeait le boyau de la rue. Les deux
beaux-frères furent bloqués dans le relent fauve et sur que dégageaient
des tâcherons aux bras nus, et parlant tous à la fois. La masse
piétinait. Fly tirait sur la bride. En gambadant, les apprentis lui
claquaient la croupe pour la calmer. De mansarde à mansarde, les bonnets
de linge des ménagères s'interrogeaient. L'une décrocha la cage des
sansonnets. M. Roulon, à grands cris d'angoisse, ralliait les gardes
nationaux épars. Sur une borne, M. d'Orichamps prédit que les cartouches
manqueraient aux soldats, tantôt. Il en savait le nombre et comptait, le
doigt en l'air, ce que chaque décharge consommait. Rambourg fit ondoyer
les plis tricolores de son vaste étendard. Une lame au poing, l'oncle
Edme se multipliait, insultait les imprimeurs trop bavards, refrénait
les facéties de Grantaire qui envoya des baisers à une petite fille en
pleurs: elle appelait son chat vagabond sur la gouttière. Le long des
magasins, une bande affolée creusa les rangs à l'inverse. On
transportait, dans une couverture, un homme évanoui, la chemise ouverte.
Omer se prévit tel, et tout à l'heure. La grosse épouse avertie, menée
là, glapissait, tragique. Elle se traîna sur les genoux à côté du corps.
Un épicier les conduisit chez l'herboriste qui, se fâchant, referma sa
porte au nez des curieux, après avoir mal reçu le blessé. Le canon tonna
plus proche. Pas à pas, on se poussait vers l'Hôtel de Ville, entre ces
deux parois de vieilles maisons pansues, lépreuses, fleuries de têtes
aux croisées. L'anxiété de l'attente décomposait les teints des visages.
Les apprentis pillèrent les olives d'un baril devant l'épicerie. Ils se
bombardaient avec les noyaux. Afin d'apercevoir, malgré les dos de ceux
qui le précédaient, M. Mesnil se hissait sur la pointe des escarpins, en
s'appuyant à sa baïonnette. L'escogriffe et le Silène remercièrent une
servante affectueuse pour les bols de vin qu'ils lampaient promptement à
l'ombre de la hallebarde. On étouffait. On riait. On affectait l'esprit
pour dissimuler la terreur. Claquant des mâchoires, le bossu chevrotait
le refrain de _la Marseillaise_. Omer n'avait pas le temps de songer à
autre chose qu'à ces images innombrables. Il se crut dans une fête
publique, à l'heure où la foule se crosse pour la distribution gratuite
des victuailles...

--Silence!... grognait sans résultat le vieux Pied-de-Jacinthe.

Il marmonnait sans cesse, un bras ramené sur le plastron rouge de son
habit vert, l'autre gardant les rênes de sa rosse. Les demi-soldes du
café Lamblin disputaient aux ivrognes leurs fusils, les leur arrachaient
de force en jurant, en demandant au major la permission de passer par
les armes les hommes saouls.

--Cré coquin! comme t'y vas, l'ancien!... répondit, farceur, un savetier
qui ne réussissait plus à retenir la salive de ses lèvres poisseuses.

Celui-là fut enveloppé par un flot d'étudiants. Ils se ruaient vers une
éclaircie, Enjolras et sa tête d'archange en avant. Toute
l'Ardente-Amitié se précipita, mugit, entraîna l'étendard de Rambourg,
la hallebarde de l'escogriffe et les oursons rougeâtres des gardes
nationaux. Fly, résignée, flotta. Le plumet tricolore du général Dubourg
dominait les crocs des bouchers. Il se voila dans les fumées opaques et
lourdes, venues de la place, dans l'odeur de poudre. Ce fut le
crépitement de la fusillade. Omer, outre sa terreur, subissait le
contact agaçant des doigts qui s'accrochaient à ses étrivières, à ses
bottes mêmes. Il y eut les cris de ceux qui enjambaient les corps des
blessés. Et l'on s'éparpilla sur la place, devant le palais municipal,
tandis qu'à droite, vers la Seine, une cohue se bousculait, tiraillait.

On respirait, toutefois. Omer ne sentait plus des coudes lui labourer
les cuisses. Maintenant Fly, récalcitrante, se débattait. Dans le nuage
suffocant, dans l'orage des hurlées, il attendit il ne savait quoi: la
marche en avant, un choc, une blessure. Tout le long du quai reparu, les
éclairs réguliers des salves se succédèrent sur les rangs des soldats.
Dans la place défilaient en désordre les loges maçonniques, vénérables
en tête, et côtoyant les maisons du quadrilatère. Là-bas, autour des
statues noirâtres dans les niches de l'Hôtel de Ville, les étincelles
s'allumaient à toutes les fenêtres meurtrières.

--Vive la Charte!... A bas les Bourbons!... criaient, de toute leur âme,
des maçons que la mitraille cingla, qui s'affaissèrent.

Omer lâcha les rênes de Fly car elle s'écroulait doucement, puis se
coucha, l'ayant déposé. L'épouvante entrechoquait ses genoux. Il voulut
se baisser pour prendre dans les fontes le second pistolet; mais ses
jarrets mollirent. Stupide, il redoutait une balle. On braillait trop.
«Pauvre bête!» pensa-t-il de sa vieille jument qui l'avait porté dix ans
à travers les campagnes de l'Artois, puis au Bois de Boulogne, orgueil
de l'écolier, du dandy, de l'estafette. Allait-il mourir comme elle?
Déjà le tailleur Durtot se vautrait derrière l'animal inerte, pour
mordre la cartouche, heureux que son bonnet à poil et ses
favoris-nageoires le désignassent moins à l'adresse des tireurs.
L'Ardente-Amitié les emmena. Les FF.·. marchaient au porche ombreux de
l'Hôtel de Ville, qu'encombrait une fourmilière de fous pérorant et
gesticulant. Ceux-ci barrèrent la route au bai brun du général Dubourg,
qui, contre eux, invectiva. De petites nuées transversales flottaient
partout... A droite, et en contre-bas, plus loin que les habits bleus de
la garde royale, c'étaient les potences de fer courbe, les réverbères,
les câbles métalliques du Pont Suspendu, et son arc de pierre
ensoleillé sur l'azur infini du ciel. Les choses persistèrent ainsi
quelque temps. Omer chancelait. Ses pistolets ne valant pas grand'chose,
il cherchait une carabine perdue, sans désir de la trouver.

Le jeune homme vivait, hors de soi, en chaque aventure qui
s'accomplissait. Mais, comme la troupe gagnait du terrain, il craignait
avec le gnome pourchassé là-bas par les foudres des fusils, triomphait
avec Grantaire vainqueur d'un lancier démonté, désirait fuir aussi vite
que l'un, frapper aussi puissamment que l'autre, bondir comme Bahorel,
qui balafrait du gourdin un soldat audacieux et sévère. La fièvre
brûlait les joues d'Omer, et, dans sa tête, le chaos d'images, de
sentiments et d'instincts se transformait sans cesse, le fatiguait,
l'excitait. Tantôt il s'apercevait admirable, le col béant, le pistolet
au poing, et la tempe barbouillée par le sang de son oreille, semblable
au portrait de son père sur le tableau du salon: alors il s'estimait
capable d'actions généreuses, et voulait un adversaire à pourfendre.
Tantôt ses jambes flageolaient, ses dents se heurtaient, et il avait
bien du mal à se raidir sous la sueur qui ruisselait par tout son corps.

«Il est beau de mourir pour l'indépendance de sa patrie!» Cette phrase
de moraliste bourdonnait en sa conscience. Ses membres las eussent voulu
s'étendre et dormir jusqu'au moment du trépas...

--Serre-files, à vos rangs!... commandait Pied-de-Jacinthe, les yeux
fixes, et le sabre en l'air, sans que personne lui prêtât la moindre
attention.

Les mains vernies de l'ébéniste protestaient afin de faire ouvrir
l'Hôtel de Ville au général Dubourg que vilipendaient plusieurs
messieurs à chapeaux de castor. Comme les buffleteries blanches de la
garde nationale ornaient leurs redingotes, M. Roulon attestait l'éclat
de son hausse-col pour obtenir d'être obéi. Absurdement, un homme gras,
coiffé d'un colback à flamme rouge, battait le tambour de ses bras nus
et crasseux.

--Saute Polignac! Saute Charles X! Vive la République!

De la sorte piaulait Urbain Gresloup, un peu dément. Il pointait son
épée trop fine à la face de ceux qui obstruaient le porche du palais
municipal.

Les clameurs des combattants, à droite, redoublèrent. Leur ligne se
désagrégea. Beaucoup quittèrent leur poste. Bahorel et Grantaire
s'enfuirent de conserve, en imitant les cocoricos du coq; brusquement
ils se couchèrent contre le pavé. Par les brèches de la foule en remous,
Omer avisa le trou noir d'un canon et la mèche grésillante de
l'artilleur... Il imagina les déchirures prochaines de ses entrailles.

Le tailleur l'empoignait. Ils coururent, enjambèrent le cadavre d'une
femme. Le garçon agile qui, près d'eux, galopait en savates, s'abattit.
La mitraille fustigeait la déroute. L'explosion ébranla leurs crânes.
Ils furent deux bêtes éperonnées par la panique et qui s'efforçaient
vers la tourelle d'encoignure, au bout nord de la place, parce que, dans
le restaurant aménagé en dessous, les gens se blottissaient. Les poings
en arrêt, Omer franchit les deux marches, bourra un dos en gilet de
serge, une nuque chauve, une pile d'assiettes qui chavirèrent. La
patronne l'injuriait, en garant sa vaisselle. Soudain, il eut honte de
son instinct, se retourna, reconnut loin, du côté de la Seine, les
brandebourgs des gardes royaux encore minuscules. Leurs pelotons
approchaient la muraille de l'Hôtel de Ville. Quelques-uns s'arrêtèrent
pour mettre en joue, et des nuages grandirent au bout de leurs fusils.
Toutes les façades à pignons crépitaient contre eux. L'oncle Edme, en
colère, rassembla les imprimeurs autour du sabre qu'il levait. Un amas
de gardes nationaux couvrait la retraite du général Dubourg et de son
panache tricolore. A tous les étages, par-dessus les enseignes de
cabarets, de teintureries et de corderies, les feux successifs
luisaient, s'éteignaient. A droite, déjà les patrouilles de la garde
assiégeaient les issues des ruelles. De la crosse, elles refoulaient
l'insurrection, contre les légumes des étalages, les tonneaux des
tavernes, les mous des triperies. Rambourg, son cheval de camion et son
étendard occupaient la largeur de la rue de la Vannerie. Là, Brémondot,
colossal, saisit une pioche, et il assomma les tresses blanches d'un
shako: le militaire roula dans une pluie de sang. Dambeton épaulait sa
carabine, le mufle tendu, lorsqu'il vira sur lui-même avant de s'asseoir
dans une brouette à décombres. Mais Gousenot, à coups de tabouret,
attaqua l'assassin, un sergent qui fouillait déjà sa giberne. Alors la
patrouille appela du renfort. Un détachement accourut à la rescousse.
Sortis d'une fabrique à l'improviste, les demi-soldes du café Lemblin
l'abordèrent de flanc et déchargèrent leurs pistolets. Des soldats
chancelèrent. L'escogriffe, de sa longue hallebarde, terrassa le caporal
malgré l'éclair qui défendit le peloton. Les projectiles jetèrent deux
apprentis à bas, loin de leurs bonnets de papier.

Puis le détachement recula parce que, d'un balcon, une table massive
allait choir. Contre le pavage, elle se brisa; les fragments
atteignirent le pantalon blanc d'un sapeur. Lâchant son arme, il
s'assit, geignit. Deux maritornes, au premier étage, penchaient leurs
corsages mous par-dessus les lettres en or: DENTISTE.

Aux coins de toutes les rues, des combats et des bagarres se
prolongeaient. Harcelées, les patrouilles se replièrent vers le milieu
de la place. Cependant les colonnes de la garde royale débouchèrent du
Pont Suspendu, s'avancèrent hors des quais, s'établirent sur la Grève,
étalèrent leurs lignes de bataille, toutes bleues, hérissées de
baïonnettes. Sur un cheval alezan, le colonel trotta, les épaulettes
scintillantes. Au pas de course, une compagnie aborda les messieurs
postés devant l'Hôtel de Ville, dispersa leurs feux et s'engouffra sous
le porche. Presque aussitôt les fenêtres du vieux bâtiment noir se
vidèrent.

--Les capons! ils décampent!... s'écria le tailleur.

--Montons sur le toit!... dit le prote grêlé... Nous exécuterons des
feux plongeants.

Le petit vieux, fardé de rose, était là, se moquait. Sous un schapska de
cavalerie, il cachait son toupet de filasse; il traînait une canardière
trop pesante. Sincère, il s'emporta, contre le général Dubourg, qui se
plaçait hors des conditions légales en prétendant à l'instauration d'un
gouvernement provisoire. L'ébéniste maigre vilipenda ces menées
révolutionnaires. N'était la discipline envers l'esprit de la Loge, il
fût rentré chez lui. Michel Chrestien lui conseilla de retourner à sa
boutique. Et tout le cabaret conspua l'ébéniste par les gueules de ses
buveurs, irrités d'avoir été battus. La bouche grise de poudre, ils
tassaient rageusement la bourre dans les canons des mousquets. Michel
Chrestien souriait parmi sa barbe olympienne, en versant le vin de la
cruche à la ronde. Omer jugea qu'il convenait à son destin de prononcer
des paroles courageuses:

--Mes amis, nos pères ont prodigué leur vie pendant vingt ans pour les
principes de la Révolution. Refuserons-nous d'accepter leur héritage
d'honneur?

D'énergiques jurons lui répondirent.

--Personne n'entend se dérober à son devoir, monsieur l'avocat. Ne
suis-je pas ici en armes?... riposta le petit vieillard fort
aigrement... En armes! en armes!

Et, d'une tape, il fixait mieux son schapska sur sa perruque, tandis
qu'il labourait le sol avec la crosse de sa canardière. Là-dessus,
quelqu'un ayant découvert l'escalier, on s'engagea dans la cage obscure,
à travers une odeur de graillon et de latrines.

Sur le toit, à l'abri des cheminées en maçonnerie, des tirailleurs
négligeaient leur tâche de combattants pour le spectacle d'un Paris
vaporeux et magique. La Grève brillait au soleil, avec ses vieilles
maisons toutes dorées par l'astre qui frappait obliquement les
sculptures du palais municipal, les niches garnies de statues augustes,
et le court beffroi. En bas, les lignes de troupes semblaient à la
parade. La Seine charriait une eau de clartés. Au delà, le quai de la
rive gauche pétillait. Des fumées horizontales s'élevaient devant les
demeures aux balcons ventrus, et s'en allaient jusqu'au bleu pur du
zénith.

Omer eut encore l'illusion d'une fête publique, d'une revue, d'une
liesse populaire. Les tambours battaient comme ceux des baraques
foraines. Sur le même toit, deux commis se gaussaient en renfilant la
baguette dans le bois du fusil. A la tabatière d'une mansarde, une voix
puérile entonna le refrain:

          Ah! quel plaisir!
          Ah! quel plaisir!
    Ah! quel plaisir d'être soldat!...

Un officier de la garde, en bas, tombait de cheval.

Le chœur des insurgés interpréta vigoureusement l'air d'opéra, sur le
champ des toitures. Amusé par cette fanfaronnade et pour faire montre de
vaillance, l'avocat émit quelques notes qui titubèrent. Au bout de la
strophe, son organe se raffermit. Les ondes sonores le pénétraient.
Elles insufflaient en lui le vœu de l'âme collective qui se voulait
héroïque et farceuse. Sa crainte cédait. Elle fut étourdie, domptée par
la vigueur triomphale du chant éclos dans le soleil, aux bruits du
tambour et de la fusillade inoffensive. Adossé contre les briques
emboîtant quatre tuyaux, Omer s'occupait seulement de ne pas glisser sur
les tuiles moussues et déclives. Il lui plut de crier le plus fort. Le
petit vieux au schapska, de sa longue canardière, méthodiquement,
ajustait un artilleur à cheval haut comme un soldat de plomb. Celui-ci
se renversa, les bras ballants, sur le troussequin, tué net, avant qu'on
décrochât l'affût.

--Et de trois!... fit le F... fardé de rose, qui se redressait, la
figure heureuse, sous les rides.

Mais, une fois la pièce en position, le geste d'un canonnier minuscule
attira leur attention: il désigna la bouche à feu, ensuite la cheminée
que visait son chef courbé sur le cran de mire. L'homme du boute-feu
s'avança.

--Gare la bombe!... dit Omer.

Et il s'écarta, comme aux jeux du collège, quand le menaçait le ballon
des partenaires... Presque aussitôt, des briques volèrent en morceaux,
des tuiles jaillirent, rebondirent de la gouttière au sol; le canon,
sourdement, tonnait.

--Voilà un brave artilleur, remarqua le vieillard,... Il prévient les
défenseurs de la Charte!

Le boulet avait fini les chansons. Prestement l'on décampait. Omer
s'introduisit par le vasistas dans une mansarde déserte: des jupes
étaient pendues; une cuvette remplie d'eau savonneuse garnissait la
table, et sur la couche une coiffe de nuit s'étalait, ses rubans jaunes
épars. La porte fut enfoncée par Michel Chrestien, à coups de crosse;
ils descendirent jusque dans la rue de la Vannerie. Toute
l'Ardente-Amitié s'y ralliait à l'étendard de Rambourg. Le feu se
ralentissait.

--Vous voyez: ils manquent de cartouches,... affirma M. d'Orichamps.

L'ourson sous le bras, Dieudonné essuyait sa face dans un torchon que
lui prêtait une papetière, à l'abri d'un fardier embourbé entre la
boutique du coiffeur et la devanture de modes. Le général Dubourg
prescrivit de prendre à revers, sur les quais de la rive gauche, la
brigade royale, en tournant d'abord par la rue Saint-Antoine.

Au capitaine Lyrisse, qui assurait son chapeau sur l'oreille, le docteur
Bianchon, peignant des ongles sa barbe roussâtre, disait que les
bataillons et les escadrons du général Saint-Chamans étaient attaqués
par le peuple, à la Bastille. Il avait été appelé là pour panser les
blessures d'un officier supérieur. Si les cuirassiers de cette colonne
balayaient l'insurrection dans la rue Saint-Antoine, ils parviendraient
à l'Hôtel de Ville. L'Ardente-Amitié serait entre deux feux. Les
maxillaires du docteur s'entre-choquaient d'émotion; il portait sous le
bras sa trousse de chirurgie mal fermée. Ce que lui fit remarquer M.
Mesnil en l'inspectant par-dessus ses lunettes.

Omer eût aimé que son beau-père, son oncle ou le comte le
complimentassent. A peine exprimèrent-ils une brève satisfaction de le
revoir sain et sauf. Ils préférèrent discuter avec Bianchon, tous un peu
bizarres dans leurs habits sablés de poussière.

--Enfin, voici donc mon estafette!... bougonna le général Dubourg... Que
diable faisiez-vous? Vous allez nous explorer la rue Saint-Antoine au
galop.

--Mon cheval est tué,... répondit l'avocat, assez contrarié de cette
arrogance militaire.

Au reste, le sang de son oreille ne lui valait la compassion de
personne. La monture d'un blessé lui fut offerte, comme on criait:

--Aux armes! voilà les Suisses... Voilà les habits rouges! A mort les
étrangers! Vive la Charte! Aux armes!

Les apprentis grimpèrent sur le fardier et sur des ballots. Ils y
fichèrent l'énorme étendard de Rambourg... Des cabarets et des boutiques
se précipitèrent en hâte ceux qui s'y délassaient. La haine déformait
leurs faces écarlates. Les jalousies des croisées furent rabattues
partout, et les combattants reparurent.

       *       *       *       *       *

Omer piqua sa bête. Il s'en fut à vive allure loin du combat qui
recommençait dans l'immense rumeur hargneuse. De fuir le danger son aise
fut extrême. A son uniforme de garde national on livra le passage des
barricades improvisées. Il dut souvent mettre pied à terre. On dépavait.
Concierges et maçons déchaussaient les pierres à l'aide du levier et de
la pioche. Bleus, blancs, rouges, les drapeaux de la République et de
l'Empire se développaient aux façades parmi les pots de réséda, les
cages à serins, les débris des écussons royaux qui désignaient encore
les magasins favorisés de la clientèle naguère auguste. Otant leurs
bonnets de couleur, les révolutionnaires, en gilet, en savates,
interrogeaient l'estafette. Il lui coûta de dire que la garde royale et
les Suisses occupaient à demi la place de Grève. Seyait-il de décourager
ces braves gens qui dérouillaient leurs carabines?... Il ajouta que ces
troupes étaient bloquées, qu'en vain les Suisses tentaient l'assaut des
barricades fermant les issues.

D'ailleurs, lui-même ignorait le sort des partis. A vrai dire, il
pensait que la force resterait à Marmont, mais que le Château
rapporterait les ordonnances, devant l'impossibilité manifeste de les
rendre exécutoires. Le Roi constituerait un ministère Martignac ou
Châteaubriand, avec l'oncle Praxi-Blassans aux Affaires étrangères. Omer
se battait moins pour ce résultat médiocre que pour acquérir une
certaine popularité utile.

La multitude en armes s'accroissait à mesure qu'il poursuivait sa
route. Les mères, les épouses, n'apaisaient pas l'ardeur des fils et des
maris. Au contraire, elles les aidaient à mettre les vieux mousquets en
état. Très joyeuse une jeune fille édentée annonça qu'au marché des
Innocents, les soldats du général Quinsonas, demeuraient aussi bloqués
par les barricades. Ce fut d'une charcutière prête à déboucher sa
bouteille en l'honneur des insurgés qu'il apprit le pillage de la
Poudrière par les garçons du faubourg Saint-Marceau. Partout ils avaient
colporté des barils. Délicate et rosée, la bru de cette femme
concassait, dans un mortier d'apothicaire, quelque peu de poudre à canon
pour la réduire en poudre à fusil, et cela sur l'étal même, parmi les
mortadelles, les saucissons, les jambonneaux habillés de chapelure.

Rue Saint-Antoine, l'estafette put trotter mieux. Des hordes de
quadragénaires trapus, barbus et ventrus, partaient pour la Bastille,
sous le poids d'armes enlevées aux postes de gendarmes, de pompiers et
de fusiliers. Devant les tables mises dehors, se désaltéraient et
discouraient des hommes résolus que les chiens contemplaient en
haletant, la langue à l'air. Ce fut la figure énergique de Blanqui: ses
mains onduleuses prêchaient. La colère de l'émeute gonflait, à sa
parole, les visages brutaux, les poitrines poussives.

--Les cuirassiers!... avertit un gaillard que coiffait un bonnet de
coton, et que chargeait une carnassière.

Il revenait au galop; les canons de son fusil de chasse étaient
tordus... Derrière lui, se défendait à reculons un troupeau qui
ramassait des pierres, qui les lançait, qui lâchait le feu de ses
carabines vers ceux qu'on ne distinguait pas encore, sauf par un
tintamarre formidable de trots ferrés et de sabres retentissants. Mais
l'ouragan fonça. Chenilles vertes sur les casques, chanfreins des
coursiers renâclants, lumières des lames, jugulaires de bronze autour
des grimaces cruelles, ce fut un large tourbillon qui battit les deux
parois de la rue: une trombe de centaures éparpillant les messieurs,
divisant les ouvriers, franchissant les salves, contournant les voitures
que l'on poussait au travers de la chaussée... Là-bas, entre les
drapeaux tricolores des étages, une commode dégringola, précédée des
tiroirs, et s'abîma sur le métal bruyant d'une armure. Aussitôt un
baquet suivit, rencontra la chaîne transversale du réverbère, et
bascula. Fers à repasser, chaises de paille, fauteuils de velours,
établis de mécanicien, trépieds à lessive, cruches, pelles et pots,
s'abattirent, en avalanche, des étages hostiles. Cent femmes les
brandissaient, les abandonnaient... La rue vomissait des meubles sur
l'escadron qui, vite, se désagrégea, semant ses cavaliers atteints. Des
porches, quelques insurgés fusillèrent le capitaine, nu-tête, écrasé par
un banc contre la croupe de son cheval. Le lieutenant à pied un genou
sanglant, et la face fière, braqua son pistolet contre une sorte de
notaire prêt à faire feu. Ivre de rage un maréchal des logis sablait une
porte refermée sur le fuyard à la hache. Les cuirasses sonnèrent en
s'écroulant contre le pavage avec les soldats frappés qui par la
persienne, qui par la huche, qui par le moellon de la façade. Culottes
trouées et tachées de rouge, épaulettes pendantes, se relevaient de
malheureux geignards qu'assommaient à nouveau la tuile du pignon, le
tuyau de tôle ou la porte d'armoire.

Cela durait. Omer souffrit les douleurs de ce massacre. Toutes les
maisons s'animaient. Il crut voir ricaner leurs fenêtres béantes comme
autant de bouches acrimonieuses qui eussent craché des bouteilles, des
tessons, des pavés et des tonneaux à la face de leurs ennemis. De ces
lamentables soldats, l'un gisait le crâne sous le sofa de serge verte;
et ses jambes en hautes bottes à l'écuyère gigottaient, et ses bras
gantés à crispin tentaient vainement de le soustraire au poids mortel
du meuble accru par une kyrielle de grosses pierres. Elles arrivaient,
l'une après l'autre, d'un balcon où s'acharnaient trois demoiselles en
robes cloches, en manches à gigot, peignées à la girafe.

--Et vive la Charte!... glapissait la voix aigre de la plus petite,
tandis que râlait l'homme.

Les poings gantés se tordirent, les jambes ruèrent, le ventre se bomba,
suprême effort d'agonie: un pied à roulette du sofa répétait chaque
secousse. Enfin toute la chair s'affaissa, tressaillit, s'apaisa dans la
culotte de peau.

Omer se détourna: la nausée de l'horreur le suffoquait. Cependant la rue
chantait victoire. On agitait des casquettes aux balcons. Les trois
couleurs flamboyaient. Au loin sonna désespérément une trompette. Les
dos métalliques des cuirassiers s'éloignèrent avec les croupes écumeuses
des lourds chevaux qu'accompagna le haro des vainqueurs, sur les toits,
derrière les tableaux des enseignes, aux seuils des allées noires, à la
cime des chariots dételés. Le marchant de coco distribuait à tous le
liquide mousseux de son édifice en zinc que surmontait un petit génie de
cuivre étincelant.

--Enfoncés, les Romantiques!... Regardez Héricourt, regardez fuir les
armures de leurs chevaliers sans peur et sans reproche!... insultait
Blanqui... Ce sont les vers boiteux d'Hernani qui sonnent du cor, dans
la déroute!

Ce petit précepteur riait. Sa cravate était lâche autour du cou maigre,
et le mince habit d'alpaga noir se plissait autour des membres fébriles.
Ayant posé à terre le fusil de munition, il rattacha les cordons de son
soulier poudreux. Ensemble ils discutèrent les espoirs que justifiait ce
glorieux soulèvement du peuple.

Une vieille, au visage meurtri par l'âge, et borgne, dansait, faisait la
révérence, en pinçant les coins de son tablier. Sa bouche informe
fredonnait un terrible souvenir:

          Ah! ça ira, ça ira, ça ira!
    Pierrot et Margot chantent à la guinguette...
          Ah! ça ira, ça ira, ça ira!
    Réjouissons-nous, le bon temps reviendra!

On l'entendait à peine, la tricoteuse de l'an II. Pourtant un cercle
d'ouvriers l'entoura. Dramatiquement, quelques-uns se découvrirent
devant la folle. D'autres l'excitaient. Elle se dandinait prudemment.
Son madras à cornes se mouvait avec le front chauve d'où s'échappait une
bouclette jaunâtre. Un peu de rougeur colora sa pommette sous la poche
de l'œil sénile. Elle essaya ses refrains de jadis. Elle accélérait
le rythme de son balancement; et son petit poing scanda:

    Dansons la Carmagnole!
        Vive le son,
        Vive le son...
    Dansons la Carmagnole!
    Vive le son du canon!

Le poing menaçait vaguement les choses vers la Bastille.

Alors Blanqui:

    Que faut-il au républicain?
    Du fer, du plomb et puis du pain!

Les voix mâles s'unirent:

    Du fer pour travailler,
    Du plomb pour se venger
    Et du pain pour ses frères...

Des gamins allièrent leurs doigts et tournèrent en riant autour de la
septuagénaire. De ses pauvres mains où saillaient les veines, elle
applaudissait.

--Ah! je ne serai pas morte sans avoir vu ça, sans avoir vu régner ma
Révolution...

Soudain elle reconnaissait le panache et l'écharpe du général Dubourg,
son habit à revers de conventionnel. Il avançait entre le dragon
Pied-de-Jacinthe et le major Gresloup, à cheval tous trois, au milieu
d'un peuple loqueteux, poudreux, muni de baïonnettes et de piques.
Urbain Gresloup et son uniforme de polytechnicien provoquaient les
exclamations: «Vive la Charte! vive la République!...» Les voix
montaient des soupiraux et descendaient des balcons; elles se mariaient
aux rumeurs de la rue dépavée, poussiéreuse et sanglante, encombrée
d'hommes aux bras nus, de chevaux morts, de meubles en morceaux, de
barils, de charrettes, de cadavres roides sous les reflets des
cuirasses, de blessés assis sur des chaises et que soignaient des
commères, un bol à la main, et que pansait Ulysse Trélat avec la charpie
de sa trousse.

--Vive la République!... répétait le général Dubourg.

Il levait son chapeau de Représentant aux armées.

Silencieux, le major grimaçait, de son visage strié par la cicatrice
ancienne, depuis le nez jusqu'à la lèvre qu'elle retroussait. A son
gendre il confia que le capitaine Lyrisse, les demi-soldes et les
cochers, M. Roulon et les gardes nationaux accusaient le général Dubourg
d'accaparer le mouvement au bénéfice des jacobins et des
saint-simoniens, au détriment des bonapartistes et des partisans de
l'ordre. Les uns avaient rejeté les Suisses sur l'Hôtel de Ville au cri
de: «Vive l'Empereur!» les autres au cri de: «Vive la Charte!» Si bien
que le général Dubourg et les républicains les avaient quittés,
l'algarade finie.

Omer compta la belle face d'Enjolras, le fin profil de Combeferre, la
tignasse de Grantaire, la redingote verte de Bahorel, le gilet écarlate
de Ribéride, M. d'Orichamps, qui avait son ourson suspendu à son bras
par la jugulaire, la tête olympienne et grave de Michel Chrestien, la
mine noiraude de Raspail, Ulysse Trélat dont la mèche s'égouttait sur
l'œil. Le chirurgien bandait le ventre d'un cavalier étendu le long
d'une paillasse, dans une charrette à bras. Les imprimeurs défilaient
clopin-clopant. Le gnome étanchait avec un mouchoir le sang de son
épaule grasse fendue par un sabre. L'escogriffe avait le front entouré
d'une loque rougeâtre par endroits. Au bout de sa hallebarde, un shako
d'infanterie oscillait. Le prote grêlé se démenait, faisait le
tambour-major et criait des ordres militaires. On ne voyait plus le
Silène, ni son âne, ni son tranchelard. Le petit apprenti bossu manquait
aussi. Omer questionna: plusieurs certifièrent que tous deux avaient été
tués sur la place de Grève. La tristesse et la peur alourdirent ses
paupières. Venait ensuite une troupe nouvelle recrutée de barricade en
barricade: messieurs équipés en chasseurs avec des casquettes à côtes et
des guêtres de cuir, étudiants chevelus, frêles écoliers en courtes
vestes qui chantaient à tue-tête, boulangers et porte-faix musculeux,
artisans aux tabliers de cuir qui avaient ramassé les casques à
chenilles et dérobé les morions des antiquaires. Barbouillée de poudre,
de vin épais, cette cohue remplissait la voie large, se foulait contre
les boutiques. Elle semblait une, malgré les tumultes divers
qu'étouffaient presque les chocs des pas innombrables sur la chaussée.
Les jeunes gens se plaisaient à des cabrioles par-dessus les meubles
brisés. De tous émanait une volonté glorieuse, impétueuse, qui ne
cessait d'étourdir Omer par les vociférations, de l'enivrer par les
fluides de l'enthousiasme et des colères. Il marchait à leur tête; le
cœur vibrant.

Plus loin, des monceaux de pavés, de moellons et de poutres étaient
entassés vers la fin de la rue Saint-Antoine. Trois mille énergumènes
assiégeaient la place de la Bastille et les troupes du général
Saint-Chamans. Monstrueux, détérioré par les intempéries, l'Éléphant de
plâtre, projet d'une fontaine monumentale, s'érigeait sur l'aire de la
place, avec son caparaçon lézardé et la charpente écornée de sa courte
tour. Il dominait les rangs de la garde. Les cuirassiers épongeaient
leurs chevaux, retiraient leurs bottes, détachaient leurs casques,
examinaient leurs blessures. Immobiles et mornes dans leurs capotes
sanglées à la taille, élargies vers les guêtres blanches, deux
bataillons restaient en lignes, l'arme au pied. En avant, quelques
gendarmes épars ripostaient quelquefois aux feux ralentis de
l'insurrection, qui s'occupait surtout de cerner les troupes royales par
des enchevêtrements de voitures et d'échelles, des amas de meubles et de
paillasses, des palissades, des tonneaux, par les potences abattues des
réverbères. Plusieurs cadavres de femmes, gonflant leurs tabliers, leurs
fichus et leurs jupons, gisaient là, sur une table de restaurant. Le
général Dubourg salua. Tous les chapeaux furent soulevés religieusement.

--Vengeance!... exigeaient en un seul cri sinistre des milliers de voix.

Ensuite, ce fut la halte, le piétinement, le murmure confus. Le peuple
discutait les moyens d'assaillir ces soldats rigides sous leurs bonnets
de fourrure à plaques fleurdelysées. Serré dans son habit à taille, le
mince Enjolras, en haut d'une borne, parla entre les baïonnettes de
Courfeyrac et de Combeferre. Séduites par ses boucles, par la musique de
ses paroles terribles, les femmes griffaient le vide, injuriaient
Polignac.

M. d'Orichamps prétendit, sur une autre borne, que, faute de cartouches,
les bataillons se retireraient à la nuit, qu'il était inutile de
répandre le sang précieux du peuple. Et cet avis sembla prévaloir auprès
des marchands, des chasseurs.

Dubourg ordonna qu'Omer et le major allassent reconnaître sur le
boulevard, si des renforts, sans doute attendus par le général
Saint-Chamans, étaient en vue. Ayant passé par les ruelles du Marais,
les éclaireurs ne trouvèrent que des concierges, des boutiquiers: tous
sciaient et puis renversaient les gros arbres poussés contre les maisons
du boulevard.

--Ça va couper la route à leur cavalerie!... dit en s'essuyant le front
un gaillard bas sur jambes torses, et qui se servait d'une cognée
pesante.

--Et même à l'infanterie!... renchérit le monsieur vêtu de toile qui
fumait la pipe.

L'autre, en sa poche de tablier, pêcha une tabatière, offrit une prise.

De fait, les branches des vieux ormes abattus obstruaient toute la voie.
Nombre de bûcherons occasionnels jetaient bas les centenaires. Des
commis tiraient sur les cordes attachées aux cimes. Le géant s'abîmait
dans le fracas de ses branches rompues. C'était une débâcle de verdures
encombrant la chaussée centrale, et qui pouvaient, derrière les
feuilles, masquer aisément les tireurs.

--Et puis ça ne cachera plus votre boutique aux passants, hein, monsieur
Barrois?... raillait un rapin romantique à feutre de mousquetaire.

Le commerçant haussa les épaules, et fourra sa main dans le pont de sa
culotte:

--Parbleu! le tronc cachait mon étalage de porcelaines. Aussi bien le
feuillage, ça rend trop humides les chambres de l'entresol!

--Philistin!

Les bourgeois rirent. Le rapin tourna le dos en s'écriant:

--Vive le Roi! Vive Polignac!... A bas les perruques!

--Gare là-dessous!... prévinrent les garçons de magasin.

Un superbe tilleul s'écrasa lourdement contre terre. Des rires, un haro
général insultèrent à l'orgueil vexé de l'artiste.

Jusqu'au boulevard du Temple, Omer et le major eurent de la peine à
faire passer leurs bêtes parmi les rameaux. Sous une porte, la laitière
vendait aux servantes le fromage et la crème du dîner. Elle renseigna M.
Gresloup. Par le faubourg, les soldats de la Porte-Saint-Denis se
retiraient emportant, sur un brancard, leur colonel à demi mort. Rue
Saint-Denis, les Suisses réussissaient mal à secourir les bataillons
bloqués dans le marché des Innocents. On s'y battait depuis deux heures.

--M. d'Orichamps a raison: les troupes épuiseront plus vite leurs
cartouches que l'opiniâtreté des Parisiens. Tout ceci marche à
merveille!... conclut le major.

Il flattait l'encolure de son alezan humide. Son torse épais et sa tête
puissante se campèrent. Il affermit son chapeau; il but à petits coups
le lait de la jatte, et, la restituant à la marchande:

--Je n'en consommais pas de pareil au Spielberg!... Omer! quelles
journées! Mon petit-fils nous devra de vivre librement dans une ère de
justice... C'est la Révolution... Les Français délivreront encore les
peuples de la tyrannie. Si votre père était là!...

--Oui, la République universelle!... murmurait Omer en regardant au loin
le soleil de cinq heures luire dans les arbres debout, dans l'eau dorée
des ruisseaux.

L'astre illuminait les trois couleurs ornant la nudité des façades, les
touffes de feuillage débordant les grilles des jardins, les canons des
fusils sur les épaules des flâneurs.

L'émotion poignait le cœur d'Omer. Au bout des avenues ombreuses,
comme dans les petites rues fraîches, la ville fauve et bleuâtre
grondait. C'était une même rumeur effroyable dans les maisons vivantes
et dans les cœurs des citoyens belliqueux. Ils se rassemblaient
devant les affiches collées précipitamment par des apprentis. Elles
invitaient le peuple à consacrer divers gouvernements provisoires; elles
l'exhortaient à la lutte. Les gens lisaient à haute voix ces phrases de
rhéteurs romains. L'espérance des Conosséi, l'espoir du général
Pithouët, du major, de l'oncle Edme, le vœu des Encyclopédistes et
celui de la Jeune Europe palpitaient sur les murs de la capitale
brûlante comme un corps de femme en gésine... Était-il possible que le
peuple vainquît? Était-ce le triomphe que sonnaient les cloches en
branle sur les églises et les usines, sur les marchés, était-ce le
triomphe que proclamaient ces grandes voix de bronze?

Quand le major Gresloup et son gendre se rapprochèrent de la rue
Saint-Antoine, ils entendirent les cris de: «Vive Napoléon II! Vive
l'Empereur!» lutter contre ceux de: «Vive la République!» Comme on
faisait trêve à l'Hôtel de Ville, faute de munitions, Edme Lyrisse avait
conduit là ses cochers, ses demi-soldes du café Lemblin. Debout sur les
bornes et sur les tables tirées hors des tavernes, ils discouraient en
l'honneur des Bonapartes. A l'encontre, M. Buchez, Blanqui, Michel
Chrestien, Combeferre, Enjolras, Bahorel et Grantaire, groupés vers le
général Dubourg, célébraient tumultueusement l'espoir jacobin. Quant à
Courfeyrac et Cavrois, ils s'étaient confondus parmi les gardes
nationaux de M. Roulon, qui s'en tenaient à la sauvegarde de la Charte.
Toutes les boutiques envoyaient à ceux-ci des renforts. Marchands et
marchandes s'épouvantaient de voir les ouvriers, les artisans applaudir
la vieille tricoteuse borgne. Pour la centième fois, elle recommençait
les refrains de la Terreur, avec une pétulance affreuse de
septuagénaire. Ses mains de squelette battaient la mesure au milieu
d'hommes dont la sueur mouillait les chevelures rares et les favoris
touffus.

Avant de convier ce peuple hors d'haleine à l'attaque des troupes
alignées sur la place de la Bastille, par delà les futailles des
barricades, l'Ardente-Amitié voulut recevoir les cartouches que la
voiture de l'épicier Mauravert apporterait bientôt. Les FF.·.
bavardaient au seuil du café Louis, devant lequel tout à l'heure les
cuirassiers de Saint-Chamans avaient dû battre en retraite. Aidées par
leurs enfants, des ménagères ramassaient alentour les meubles et les
ustensiles qu'on avait jetés sur la troupe. A coups de poing, un
vieillard rafistolait les accoudoirs déboîtés de son fauteuil. Ayant
redressé son fourneau, une blanchisseuse cherchait ses fers. Tout ce
monde plaisantait, s'interpellait, riait et sacrait. La température
invitait chacun à boire. On traînait d'autres tables hors des maisons.
Maintes et maintes commères vidaient les bouteilles dans les bols, les
verres, les casseroles. On trinquait à la ronde. Des filles trop
légèrement vêtues, à cause de la chaleur, se dérobaient mal aux pinçons
des galants. Eperdus, des chiens se faufilaient ou bien jappaient,
contents de revoir leurs maîtres. De soigneuses concierges balayaient
les tessons. Une équipe d'emballeurs cachait les cadavres dans les
arrière-cours, les recouvrait de bâches. On emmena les femmes qui
sanglotaient. De petites filles se risquaient hors des couloirs. Il y
avait affluence et querelles à la porte d'une boulangerie. Les plus
heureux mordaient à belles dents leur miche. Accroupis contre les murs,
la plupart sommeillaient, fourbus, voûtés, leurs armes entre les jambes.
Ils formaient, en vis-à-vis, deux lignes de gens adossés aux boutiques,
jusque vers l'Hôtel de Ville qui grondait sourdement, jusque vers la
Bastille qui pétillait un peu. Parfois une adjuration émouvait leurs
visages:

--Vive la République!

--Vive le général Dubourg!

--A bas les Bourbons!

Les mains sales de Bahorel, en l'air, ou le feutre de Grantaire lancé
dans l'espace suggéraient les enthousiasmes. Ces clameurs indéfinies
s'élevaient vers les enseignes du bonnetier, du charcutier et du
luthier, vers le bas en zinc rouge, vers le chapelet de saucisses en
bois, vers la contrebasse monstrueuse, vers toutes les lettres géantes,
écarlates, vertes ou jaunes, qui désignaient les divers négoces, aux
étages, sous les combles, dans les mansardes même, entre les tubes des
cheminées innombrables déchiquetant l'azur.

--Eh quoi! Voulez-vous nous jeter demain sur les bras les Cosaques de la
Sainte-Alliance et toute l'Europe de Metternich?... demandait Cavrois à
Rambourg, parmi les bruits contradictoires.

--Nous les disperserons comme à Jemappes, à Valmy!... rétorqua
Pied-de-Jacinthe en frappant du sabre la table où il régnait.

Un maigre hère, de profit aquilin, ôta son couvre-chef de paille crevé:

--Comme à Marengo!

Le capitaine Lyrisse, d'un cri violent:

--A Austerlitz!

Des voix éclatèrent, tel un feu de file:

--A Iéna!... A Eylau!... A Saragosse!... A Moscou!...

C'étaient les messieurs aux redingotes militaires et aux chapeaux sur
l'oreille.

A ces grands souvenirs, les ouvriers s'exaltèrent et brandirent leurs
armes. Ils se promirent intrépides.

--A la Bérésina, aux Arapiles et à Waterloo!... répliquaient
ironiquement Bahorel, Grantaire, les marchands, les chasseurs,
Courfeyrac et M. Roulon.

Mille bouches protestèrent, salies par la poudre et le vin:

--Honte à ceux qui ragusent ici! A bas les traîtres!

--Rien n'est plus fort que la liberté,... énonça le fausset de Blanqui
dans un instant de silence.

--Les idées anéantiront la barbarie des guerres fratricides!

Enjolras, de son geste exterminateur, faucha l'espace du côté de la
place. Entre les décombres de la barricade, on regardait luire les
armures des cavaliers royaux.

--Patriotes! nous saurons mourir pour la République aussi bien que nos
pères!... jura Ribéride, en montrant le ciel des aïeux, au-dessus de sa
chevelure médiévale... Le même laurier ombragera nos tombeaux!

--Et nous n'avons pas besoin d'Empereur pour ça,... assurait Grantaire à
ses amis du café Lemblin.

Le général Dubourg apaisait, de la main, les turbulents.

--Le peuple a reconquis les droits sacrés au prix de son sang!...
prêchait Michel Chrestien.

Toutes les têtes se tournèrent vers cette figure divine et l'admirèrent.

--Vive la République!... conclut l'organe caverneux de Bahorel, drapé
dans les ailes de sa redingote flasque.

La foule de la chaussée répéta le vœu frénétique. Elle étouffa les
appels des impérialistes juchés sur les bornes, les objurgations des
bourgeois penchés aux fenêtres, et les murmures des gardes nationaux. La
tricoteuse et son chœur chantèrent:

    Amis, restons toujours unis,
    Ne craignons pas nos ennemis.
    S'ils viennent nous attaquer
    Nous les ferons sauter.
    Dansons la Carmagnole!
    Vive le son du canon!

Dans une rumeur hargneuse, les opinions rivalisèrent. Là-bas, des coups
de fusil se succédaient sur les monceaux de meubles, les palissades et
les tonneaux qui bouchaient la rue. A genoux, la tête au ras des
épaules, les assiégeants visaient les troupes de la place, tiraient,
rechargeaient. Dix lurons amenèrent un gendarme. Penaud, il grommelait:

--Chienne de corvée!... Tonnerre! chienne de corvée!

On lui versa du vin. Il but. C'était un homme à favoris qui transpirait;
une tache humide et rouge indiquait, sur le pantalon de toile, l'endroit
de sa blessure. Il se défit de ses bandoulières pour rendre son briquet
avec sa giberne. Honteux, il s'expliquait:

--C'est dur, allez, de tuer les autres pour ça. Car enfin c'est nos
droits qu'on nous enlève!... Et puis, tout de même, on ne peut pas voir
canarder des voisins de chambrée sans les défendre, hein?

--Mais pour les défendre, malheureux, tu immoles tes frères!

--C'est vrai... C'est bien vrai... Ah! chienne de corvée! chienne de
corvée!

Ulysse Trélat voulut découvrir la plaie.

--Vous êtes bien honnête, monsieur le major!... C'est un rien... Ça m'a
fait mal sur le moment: alors j'ai trébuché; ces messieurs m'ont sauté
dessus...

Il accepta de s'asseoir sur un tabouret, devant la serrurerie.

--Vos camarades ont encore beaucoup de cartouches?

--Pas tant que ça!... répondit-il au capitaine Lyrisse.

--Mais encore?

--Dame! on a envoyé une patrouille demander à la porte Saint-Denis si le
colonel de Pleinselves pouvait en céder...

Le capitaine Lyrisse s'approcha du général Dubourg. Puisque les soldats
achevaient leurs munitions, c'était le moment de brusquer l'attaque.
Malheureusement, le fourgon de l'épicier Mauravert n'arrivait pas. Il
devait contenir les cartouches fabriquées par les modistes de Mme
Cardoche et leurs amies de la rue Richelieu... Mais le véhicule suspect
avait-il pu franchir les barricades et les postes de soldats royaux?

On l'attendit près d'une heure, pendant laquelle les disputes
s'accrurent encore. Omer profita de ce répit pour se promener et
disserter avec importance de groupe en groupe: car cette propagande, il
le nota, le distrayait de sa peur. Les marchands fermèrent leurs
boutiques. Étudiants, ouvriers, gagne-petit, multipliaient les ovations
au général Dubourg, tandis que les bourgeois, les chasseurs ricanaient,
le dévisageaient, se demandaient à haute voix d'où il sortait, chez quel
fripier il avait pris cet uniforme du temps de Larévellière-Lépeaux. M.
Roulon l'engagea même à changer d'habit, s'il ne voulait devenir un
signal de dissensions... Dieudonné Cavrois insistait pour qu'on allât
offrir à La Fayette le commandement des gardes nationales.

--C'est un grand nom de 1789... Nous pourrons nous rallier à lui, tous!

Dubourg réprima très mal son irritation:

--Oh, avant que La Fayette se décide!... Il faut un général qui donne
confiance au peuple: j'ai servi dans l'état-major de Berthier... Et La
Fayette ne se décidera pas si vite. Il lui faudra tout d'abord être
certain de la victoire... Moi, du moins, je cours le risque.

A ces mots, qu'il prononça vivement, les ouvriers renouvelèrent leurs
encouragements sympathiques. Pied-de-Jacinthe protesta qu'il le
suivrait.

Une huée jaillit des magasins entr'ouverts. Omer et le major se
désolaient.

--Bien malin qui dira où nous mènerait la Révolution! insinua... le
tailleur Durtot... Les affaires n'étaient pas déjà si brillantes!

Il hochait la tête, il déboutonnait son uniforme pour essuyer sa
poitrine avec un mouchoir. Ensuite, dissertant sur les intérêts du
commerce, il peigna ses favoris blonds et poussiéreux. Des messieurs
l'écoutaient docilement. Leurs interjections menaçaient le général
Dubourg. Omer le défendit. Tacitement, il espéra que si l'on réoccupait
l'Hôtel de Ville, le gouvernement provisoire se constituerait avec l'ami
reconnaissant de l'oncle Edme, avec M. Buchez et le général Pithouët,
dont l'influence énergique régirait l'esprit sénile de La Fayette.

--Il est impertinent... il est impertinent... enseignait l'atrabilaire
M. Buchez aux gardes nationaux... il est impertinent d'aborder de
pareilles questions avant que le succès nous soit acquis... Rien n'est
moins sûr encore que le succès.

--Le travestissement ridicule du comte Dubourg surexcite le peuple... Ne
le voyez-vous pas?... insistait M. Roulon... Cela peut nous entraîner
aux pires excès...

--On chante _la Carmagnole_. Il y a même ici des babouvistes et des
saint-simoniens!... accusait le petit vieux au schapska, en indiquant
Blanqui et le major Gresloup.

--Monsieur, le saint-simonisme, c'est peut-être l'avenir!... riposta M.
Mesnil, qui boîtait, usant de son fusil en guise de béquille... Le
paradoxe d'aujourd'hui, c'est la vérité de demain...

--En effet... dit M. d'Orichamps... Nous installerons les philosophes,
et ces messieurs de la Bourse dans les repaires impurs du faubourg
Saint-Germain!...

--Et les droits de la propriété?... opposa M. Roulon.

--Et les droits du commerce?... fit le tailleur.

Ainsi revendiquaient les appétits et les craintes, autour d'Omer. Il se
débattit éloquemment.

Urbain Gresloup lui toucha la main. Là-bas, sur le toit d'un fourgon,
Angeline, Cydalise et la Bordelaise tâchaient de reconnaître, parmi la
cohue, leurs amants. Mme Cardoche trônait, en écharpe aurore, à côté de
l'automédon, qui était M. Mauravert lui-même, sous une casquette à
oreilles. Les trois percherons se frayaient péniblement la route, menés
à la bride par les commis, qui les arrêtèrent sur l'ordre du major. Mme
Cardoche, ayant plongé les bras dans l'intérieur du véhicule, présenta
ses mains pleines de cartouches:

--Qui veut des prises pour les Bourbons?

On s'écrasa. Les paumes calleuses et noires se tendirent. En haut,
Cydalise avait ouvert une caisse, et chantait:

    J'ai du bon tabac
    Dans ma tabatière!...

Les grisettes distribuaient les étuis en papier de journal, gonflés de
poudre. La Bordelaise glissa promptement du véhicule et courut à
Cavrois. D'une serviette elle développait la bouteille, le pâté, le
pain. Angeline, et Cydalise la rejoignirent. Elles posèrent sur la borne
un panier de victuailles. Par égard pour M. Gresloup, elles l'offrirent
à l'oncle Edme: leurs œillades dirent assez que l'attention
s'adressait au gendre et au fils du major. Le capitaine essaya des mots
à double entente. On dévora debout la volaille froide de la mère
Cardoche. A mâcher la chair blanche et la peau croûteuse de la dinde, le
pain salé par la sauce froide, Omer oublia soudain ses fatigues, ses
terreurs, ses raisonnements, ses espoirs et ses craintes. Il sentait à
peine le frôlement de la grisette. L'appréhension d'être desservi par
son beau-père, auprès d'Elvire, le gêna même fort peu.

Angeline demanda s'ils avaient quelques nouvelles du Prince Noir... Oui,
le Prince Noir de qui l'on disait partout qu'il devait affranchir
Paris... «Le Prince Noir!». Les yeux de Cydalise s'élargissaient aussi
quand elle prononça le nom du sauveur mystérieux. Puisqu'il portait le
titre de _noir_, sa personne devenait certaine et secrète. Son influence
leur semblait d'autant plus puissante qu'elles ignoraient l'origine de
ses vertus souveraines. Nerveuses, fébriles, les filles s'agitaient
comme nues sous leurs robes à fleurs. Le sein d'Angeline tremblait dans
le canezou de mousseline mal agrafé sur la gorge moite. La jupe légère
collait à la croupe de la Bordelaise qui, entre ses manches à gigot,
gardait le fusil de Cavrois, pendant qu'il engloutissait la tartine et
la tranche de mortadelle. Et elle parlait, avec une colère pâle, des
périls auxquels il allait courir.

Brusquement, on cria:

--Aux armes!

Tout de suite les demi-soldes redressèrent les chiens de leurs fusils;
ils partirent en rang, avec les cochers.

Bahorel s'affubla d'un tambour et battit aux champs. Omer se vouait au
hasard, las de redouter. La foule éparse se coagula, marcha, courut,
emporta l'état-major, le plumet du général Dubourg dans le torrent de
ses rumeurs. Tout de suite on atteignit la fin de la rue et les pavés de
la barricade afin de s'y blottir, en apprêtant les armes, en choisissant
des victimes sur les lignes de capotes à brandebourgs qui s'étendaient
au fond de la place, et à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, entre les
façades closes, les palissades des terrains vagues, les affiches bleues
des murailles crevassées. L'anxieuse crainte de la mort étrangla l'époux
d'Elvire. Il ne respirait que de la poussière et des puanteurs. La
fusillade éclata. Grise et lourde, la fumée plana sur les têtes.
Attentif, il regarda le vieillard fardé de roses épauler sa canardière,
puis le gnome barbu introduire dans son espingole les caractères
d'imprimerie qui lui pesaient aux poches.

--A voir: et je vas leur composer la cote sur le hausse-col!

Le tocsin dans le cœur, le tambour dans le ventre, les explosions
dans le crâne, Omer se roidit derrière une armoire culbutée. Longuement,
à l'abri d'un tonneau de pierres, le prote méticuleux ajustait. Pour
viser, l'homme coiffé d'une salade à visière se coucha. Le gamin tâchait
de comprendre le mécanisme d'une arquebuse à rouet. Soudain Brémondot
releva sa carabine de chasseur à cheval: sa balle désarçonnait un
lieutenant de cuirassiers.

--Vive l'Empereur et la cavalerie légère!

Omer fut heureux de cette victoire comme si elle était totale. Exposant
un œil, malgré que ses mollets tremblassent, il aperçut les armures
et les chenilles vertes des casques, les croupes des chevaux. Cela
s'éloignait au grand trot, à droite, le long du canal de la Bastille,
vers le pont d'Austerlitz. Un large souffle déchargea sa poitrine.

Mais, en avant, les gardes royaux l'épouvantèrent, qui faisaient feu
successivement, démasquaient deux canons béants. Ses os grelottèrent, et
son échine se mouilla. Tout le cercle de la place s'embut de fumée,
jusqu'aux pieds énormes de l'Éléphant, debout là-bas, par-dessus les
bonnets à poil des compagnies. Omer s'appuyait mal contre un escabeau
planté dans les moellons, les détritus, les pavés, non loin de jambes
maigres et poilues que révélait à demi un ample pantalon retroussé, des
chaussettes roulées sur les talons: le cadavre, en houppelande brune,
serrait encore le vide dans ses poings de cire. Que de la barricade le
gnome barbu bondit tout à coup sur la place pour se colleter avec un
gendarme nu-tête, cela devint stupéfiant. L'un cramoisi, l'autre pâle,
il s'étouffaient contre la potence du réverbère. Fut-ce madame Cardoche
qui ramassa l'espingole, grimpa dans le chariot enrayé, mit en joue?
Son nez de vieille perruche grandit hors la capote de paille à rubans
verts. L'arme flamboya; la dame chancela, faillit tomber, se raffermit,
sans perdre son écharpe aurore, et se campa, tout héroïque, sur les
poutres entassées dans ce tombereau. Omer l'eût embrassée, les larmes
aux paupières. Mais la terreur l'étourdit. Les balles des soldats
bourdonnaient comme des frelons dans l'air suffocant.

Quelqu'un, à une fenêtre voisine, regardait, qui s'effondra vers
l'intérieur de la chambre, entraînant les matelas protecteurs. Des
esquilles de bois sautèrent d'une vieille huche.

L'apprenti qui jouait du clairon cessa net et geignit, la main à sa
hanche. Blanqui passa devant Bianchon, qui renfilait sa baguette.
Ensemble, ils dégringolèrent sur la place, au secours du gnome barbu que
trois gardes royaux menaçaient de leurs crosses. L'épée en l'air, comme
les héros sur les images, Urbain excita l'élan de ses bouchers
formidables, trapus et tachés. Un feu de salve déchira l'air. Le nuage
de poudre enveloppa l'éléphant de plâtre, jusqu'à sa courte tour
crénelée, d'où un capitaine criait des ordres. Encore une fois, Omer
crut ses entrailles arrachées par la détonation.

--V'là qu'ils décampent!... dit près de lui la voix propice d'Angeline.

De sa main, piquée par l'aiguille, elle attirait un lourd fusil de
rempart; ses lèvres frémissaient de peur, ses yeux s'éclairaient de
joie... Tous deux gravirent, côte à côte, la cime de débris, qui
s'éboulait sous leurs pas. Omer fut content qu'elle le saisît au
poignet. De la vie s'attachait à sa vie, la doublait. Avec des pavés
branlants, ils s'éboulèrent dans le large espace que vidaient les
troupes, qu'envahissaient timidement les insurgés. Plus loin,
l'infanterie défilait maintenant, comme les cuirassiers, derrière un
rang de tirailleurs qui couvraient la retraite, immuables au milieu de
la place, et s'illuminaient successivement d'éclairs brefs. Les longues
capotes bleues disparaissaient dans les vapeurs fumeuses, depuis les
guêtres blanches jusqu'aux oursons poudreux. Et dans la palissade contre
laquelle Angeline s'était tapie en étreignant le bras d'Omer, les
planches vibraient aux chocs du plomb mortel.

Le café Lemblin descendit. Les ordres militaires de l'oncle Edme
commandaient. En bas, les demi-soldes s'alignèrent, redingotes et
chapeaux. Des serre-files se placèrent. Leur feu régulier, formidable,
creva l'atmosphère, dans la direction du canal, fouetta le rideau de
tirailleurs. Des soldats quittèrent le rang, qui fléchit. Un mordait
littéralement la terre et trépignait. Là-dessus, les étudiants
d'Enjolras dévalèrent de la barricade, par la droite, et marchèrent,
baïonnettes hautes, vers la trouée. Leurs boucles volèrent sur leurs
cols de velours. D'une grande clameur, ils abordèrent l'ennemi. Le
gourdin de Grantaire s'abattit dans les bonnets à poil. L'escogriffe
pointa la hallebarde à gland bleu dans un torse qui se creusait avec les
boutons d'or: Omer voulut qu'elle pénétrât. En son gilet, Angeline
n'était qu'une bête chétive, chaude et palpitante.

De toutes parts, des maisons, des passages, des boutiques, le peuple aux
bras nus se ruait. Sur lui flottait l'étendard tricolore de Rambourg,
dont galopait enfin le cheval géant. Chaos de cris, d'insultes et de
lamentations dans la fumée dense et l'odeur étouffante de la poudre.

Des coups isolés se répondirent. Les baïonnettes croisées des soldats
formèrent une herse de défense contre l'acharnement de la masse
hurlante, tandis que leur seconde file rechargeait. L'assaut des échines
en gilet lâche, et des jambes aux pantalons trop courts, ébranlait mal
ce mur d'hommes qui dardait les pointes. Autour de la place, les
fenêtres crépitèrent. Une salve déchira l'air. Des gens s'affaissaient.
Les doubles détonations des fusils de chasse se répétèrent. Les blessés
s'enfuirent en arrosant le sol de gouttes vermeilles. Omer se demanda si
c'était la sueur seulement qui coulait dans son col.

--En avant, la garde nationale!... proféra M. Roulon.

Omer se retourna vers la gauche: il le vit qui retirait son dentier. M.
Buchez et sa section débouchaient d'une rue latérale. Massif, vaillant,
Dieudonné Cavrois avançait, l'arme en joue. Leur feu s'égrena
terriblement vers les artilleurs de la pièce proche. Autour d'elle, les
colbacks s'agitèrent. Un cheval de caisson tomba sur le flanc, dans une
fosse. Alors la mèche toucha la culasse; la longue flamme jaillit avant
que frémît le sol, que se fracassât l'air, que le prote grêlé fut
précipité de la berline, à côté du manœuvre qui râlait déjà, la tête
barbouillée de sang. L'homme au bonnet bleu retenait à deux mains ce qui
s'épanchait de sa bedaine. En titubant, le tanneur délia son tablier de
cuir pour s'examiner la hanche, sans doute; mais il dut s'asseoir et se
tordit, silencieux. La Bordelaise, qui pleurait, s'empara du mousquet à
mèche.

Comme s'ils n'attendaient que la décharge pour agir, l'essor des
bouchers vola, submergea la pièce, piqua d'un croc l'homme de
l'écouvillon, qui s'embarassa dans la sabretache et ne put dégainer à
temps. Le porte-gargousse para la flanconade du polytechnicien, l'écarta
d'un coup de revers, puis déguerpit, ayant au dos la pique d'un gaillard
injurieux. Urbain embrassait déjà la pièce. On le vit étreindre le
bronze, cligner les paupières sous le bicorne:

--Il est à nous... Plutôt mourir que de le rendre!

Fier d'imiter les héros de ses lectures, l'adolescent se cramponnait là.

--Revenez, Urbain!... s'écriait Cavrois.

Et, dans son fusil, il tassait la bourre, précipitamment.

Les bouchers, pêle-mêle, culbutèrent et s'étalèrent, criblés de balles.
Blessés ou morts, ils furent, aux roues de la pièce, un amas de têtes
gémissantes et de membres confondus, d'où s'extirpait, en se halant sur
les mains, un garçon à la face de terreur.

--Urbain! Urbain! Il va être tué!... sanglota Cydalise, qui ramassa,
pour lui porter secours, un pistolet d'arçon.

Un long moment, le fils du major demeura comme isolé dans l'espace vide,
les canonniers ayant fui, l'insurrection n'osant le recueillir; car
toute une compagnie se déployait vivement pour ressaisir la pièce.

--Les braves nous sont chers... Revenez!... supplia M. Roulon,
subitement plaintif... Feu de deux rangs!

La garde nationale obéit: l'explosion jeta contre terre quelques soldats
au plumet blanc. Mais un artilleur éperonnait son rouan, trottait sur le
polytechnicien.

--Urbain! Urbain!... invoqua l'angoisse de Cydalise.

Elle n'avait rien dans son pistolet que, folle, elle maniait
inutilement. Avec des yeux douloureux, on la regarda s'élancer,
l'écharpe au vent. Un petit caniche aboyait et mordillait ses jupes.

--Ah! Cydalise!... gémit Angeline.

En arrière, au sommet de la barricade, près du général Dubourg, la
figure du major vieillissait atrocement. Alors seulement Omer comprit
que lui ne bougeait pas. Songeant qu'on lui reprocherait d'être lâche et
qu'Angeline même s'étonnerait de cette inertie, il dégaîna. Les yeux
clos, furieux d'être contraint à cette vaillance, il ragea, se
débarrassa de son amante, plongea dans l'orage de fumée, de foudres et
de fantômes affreux qui crachaient la mort. Il s'évertuait, avec le sens
de s'arracher aux tentacules de la peur froide et gluante. Il discerna
mal l'artilleur joufflu qui retenait le glissement de sa monture pour ne
pas dépasser le polytechnicien, pour le frapper. Comme Omer donnait à
son bras l'élan d'un coup de taille, le rouan fut sur lui, naseaux
écumeux, avec les brandebourgs rouges du cavalier imberbe et furibond,
une odeur de cuir, un juron de caserne, un cliquetis du fourreau. «Meurs
donc!» pensait Omer en délire. Aussitôt il perçut qu'on empoignait son
bonnet de police et sa tête serrée dans la jugulaire; il étranglait. La
lueur d'une lame, il la sut livide et mortelle, se rebiffa, se débattit.
Ses cheveux étaient arrachés. Alors il pressa la gâchette du pistolet
que sa main gauche appuyait contre la chabraque de l'adversaire. Ce fut
un heurt sourd. Le corps d'Omer se crispait à la froide pénétration du
fer dans son épaule gauche; les chairs se révulsaient en se partageant.
Fou de colère, il sabra de nouveau. La main de l'ennemi lui lâcha la
tête. Un hurlement rauque l'avertit de sa vengeance... La bête
cabriolait au tintamarre de ses fers, des éperons et du fourreau. Elle
partit, enlevant le soldat qui perdit un étrier, qui tirait sur les
rênes. Tout à coup, à la joie sublime du vainqueur, homme et cheval
s'abîmèrent.

Lui se retrouva tout meurtri, près du canon, et de quelques bouchers
entourant leurs camarades à terre. Ses poings serraient mécaniquement
ses armes. La terre ondulait sous les bottes. A droite, le café Lemblin
exécutait des salves. Au fond de la fumée, les gardes royaux reculèrent.
Cydalise et Cavrois détachaient de la pièce Urbain à demi-mort
d'émotion. La Bordelaise lui cherchait son bicorne. Courfeyrac, à
genoux, visa les chevaux des artilleurs qui se rassemblaient afin de
revenir à la charge. Sur la gauche, c'étaient MM. Mesnil et d'Orichamps
de qui les fusils claquèrent ensemble; c'étaient le tailleur Durtot et
le vieillard fardé de rose, qui se vautrèrent pour éviter une rafale de
mort. Baïonnettes en avant, Combeferre, M. Buchez et Cavrois marchèrent
aux conducteurs du caisson, qui manœuvraient leurs attelages et
s'approchaient. Leurs bêtes caracolèrent, en hennissant. Mme Cardoche
arriva, la crosse haute et la perruque de travers. Tout se brouilla. Une
souffrance plus vive empêcha Omer de rengainer son sabre; il le garda
dans la main.

--Oh! tu saignes... gémit Angeline... Ton épaulette est cassée.

--Ah!... fit-il, en s'effrayant.

Elle lui soutint la taille. Il se défendit quand elle voulut ouvrir
l'uniforme: il craignait de voir une blessure trop grave. Sa mâchoire
inférieure s'alourdissait fort. Il crut avoir des dents et un maxillaire
de plomb. Le goût saumâtre du sang lui gâtait la bouche. Il expulsa de
la salive. C'était rouge... Le coup avait-il ébranlé les dents, râpé la
joue, tranché l'épaule?

«Mourrai-je ainsi que mon père? Ce serait noble et généreux!...»

Dans l'algarade, les ongles de sa main droite s'étaient retournés.
Auprès de cette souffrance il comptait pour rien l'engourdissement du
bras, la douleur aiguë qui tenaillait ses muscles, la migraine qui
cerclait ses tempes. Tremblante, Angeline le guidait vers une boutique
presque close. Deux femmes à cornettes l'assirent, contre le comptoir,
dans le fauteuil de la caissière. Leurs mains prudentes déboutonnèrent
l'habit. Ce fut atroce quand on dépouilla de sa manche le membre blessé.

--Ursule, le vulnéraire! Où est le vulnéraire?... Il se trouve mal.

--Oh! que de sang!... Il faut des compresses!... de la toile!

Il se résignait, l'âme molle. Durant une détonation, les femmes
tressaillirent et se bouchèrent les oreilles. La bataille continuait...
Une vieille quitta son fauteuil et fut, courbée en deux, fermer la
porte. Elle se signa; elle récita tout haut son chapelet en marmonnant.
Les larmes glissaient de ride en ride jusqu'au fichu croisé.

Un enfant revint avec une cuvette pleine d'eau.

--Je vais quérir un chirurgien... disait la voix d'Angeline grelottante.

Lui respirait l'odeur de vannerie entre les mille corbeilles empilées,
suspendues, à terre, au plafond, objets de ce commerce. On lavait sa
blessure. Les gouttes d'eau froide lui chatouillaient le ventre en y
coulant sous la chemise. Il regarda sa chair, mesura la fente saigneuse,
violette aux bords, et la mousse rouge qu'on essuyait dès qu'elle
débordait. Il s'assura que le mal était guérissable. Tout son être
ressuscita.

Cependant il réclamait un miroir pour examiner sa joue. Elle portait une
entaille au-dessous de la pommette:

«Me voici laid, peut-être... A l'heure où je deviens riche!».

Sa fortune lui parut inutile et vaine, s'il la payait ainsi. Dehors, les
clameurs refoulaient la fusillade, à ce qu'il lui sembla, jusqu'au canal
de la Bastille. Certainement les troupes royales se retiraient. La foi
dans la victoire l'enchanta quelques secondes. Son ambition désirait que
cette blessure ne le privât point d'entrer à l'Hôtel de Ville avec
l'Ardente-Amitié. Sans doute, elle s'acharnerait aux trousses du général
Saint-Chamans et de ses bataillons. Il remercia les femmes qui le
pansaient. Dans l'appartement au-dessus, allaient des pas lourds; par
instants, de la fenêtre, un coup de feu partait; des propos bruyants et
brefs commentaient les péripéties de la lutte. Un éclat de mitraille
secoua, tout à coup, la vitrine, derrière ses volets de chêne... Alors
les deux jeunes femmes, la sèche en bonnet de tulle, la grosse au
tablier de levantine, sursautèrent, blêmirent. Dans la housse à ramages
de son fauteuil, la vieille grommelait. Omer cédait à la fatigue. La
plaie de l'épaule cuisait, mordue par le sel de pansement. Angeline
tardait. Il rendit grâce au ciel pour une aventure qui lui permettait le
retour, sans honte, à Meudon, et dans le lit d'Elvire... Les mains de
«son ange» rafraîchiraient mieux son front... Il parut que le combat
s'achevait: les rumeurs étouffaient le bruit des explosions plus
lointaines et plus rares.

On cogna contre la porte. La femme sèche l'entrebâilla, introduisit
l'oncle Edme, puis Angeline éperdue:

--Ah! te voilà!... criait le capitaine... Montre le horion?... Peuh!
c'est ça? Ça pique! voilà tout!... Corbleu! nous tenons la Bastille
comme ceux d'autrefois... L'aïeul serait content. Regarde.

La porte s'ouvrit toute grande. Omer admira la foule en triomphe. Elle
dansait, se répandait, s'asseyait, réclamait à boire. L'escogriffe avait
mis les gants à crispin d'un cuirassier sur le nu de ses bras maigres,
écorchés aux coudes. Les étudiants honoraient un cadavre dont les jambes
étaient moulées dans un pantalon de nankin à sous-pieds. Enjolras
prononçait une oraison funèbre, et toutes les têtes chevelues
s'inclinèrent. Ailleurs, des tambours battaient aux champs. Les chapeaux
cabossés des demi-soldes saluaient l'étendard de Rambourg qui le
haussait de ses mains monstrueuses et violâtres, en éperonnant le cheval
de camion. Aux bouches d'adolescents farceurs, quatre trompettes de
cavalerie sonnaient la diane. Derrière, le général Dubourg menait son
alezan au milieu des casquettes lancées au ciel, des baïonnettes et des
piques, des hallebardes et des sabres brandis. Vers le plumet tricolore
se reformaient les gardes nationaux, l'arme au bras. Ils étaient
maintenant trois cents, coiffés d'oursons rougis, ornés de bandoulières
en croix, d'épaulettes blanches. Trônant sur un grison de diligence, le
canonnier Bridoit remorquait la pièce conquise que des feuillages
enguirlandaient. Urbain se dandinait sur un cheval d'artilleur qui
gardait les cordes d'attelage autour de sa croupe. Ensuite, la cohue
piétinait, molle et folle, ivre de son courage, de ses boissons
nombreuses, travestie comme pour un carnaval, avec les heaumes, les
bassinets, les salades, les cuirasses et les brassards d'un musée
militaire pillé le matin. Cela défilait, comique et tragique, masse
d'hommes que décoraient des linges sanglants, de femmes braillardes et
dépoitraillées, de gamins et d'apprentis en bonnets de papier. Cela
chantait. Cela bramait. Cela frétillait. Cela traînait des bottes à
l'écuyère enfilées sous les guenilles. Cela se hâtait en pantalons trop
larges et trop courts, en jupes rondes, en bas sales, et en souliers
plats. Cela perpétuait un cortège serpentant, indéfini, qui tournait
dans le cercle de la place, sous les bravos des fenêtres curieuses, des
toits grouillants. On accrochait partout les couleurs de la République
et de l'Empire, que dorait le soleil roux. Il envahit les boutiques dont
les commis retirèrent les volets. Les trésors des vitrines reparurent.
Il incendia les lettres des enseignes, les tuiles des maisons, la
charpente plâtreuse de l'Éléphant monumental. Autour de la vieille
tricoteuse, une ronde continua de virer, filles et gamins:

         Vive le son,
    Vive le son du canon!...

La poussière voilait à demi la féerie du spectacle que contemplaient des
messieurs pensifs et des chasseurs essuyant leurs fusils. Des mères, au
bout des bras, levaient leurs enfants, afin qu'ils se souvinssent.

--Voilà, voilà ce que nous avons fait!... dit Angeline heureuse. Et son
odeur émana durant qu'elle étreignait Omer dans son baiser.

«Est-ce donc la victoire de la Loi sur les Rois?»... méditait-il, ébloui
par cette liesse unanime, qui pénétrait sa chair avec la chaleur de la
fille moite, qui forçait son cœur à tressaillir et sa bouche à
sourire, extasiée, en dépit de l'estafilade.

Là-bas, c'était le cheval d'artillerie qu'il avait tué, cette croupe
brune et luisante, cette queue de crins flasques, cette chose informe
que des enfants dépouillaient de la chabraque et du porte-manteau.

--Te souviens-tu qu'à Rome, nous causions, Omer, un jour, devant la
colonne de Trajan? Tu as souhaité qu'on érigeât dans Paris, outre celle
de Napoléon, une troisième colonne pareille pour marquer la nouvelle
étape du triomphe latin... rappelait l'oncle Edme, lauré de ses mèches
grises, et qui montrait la foule dans le cercle des façades en gloire...
C'est vraiment une belle place pour la colonne du peuple libérateur!

Ces paroles vibrèrent par tout le corps du blessé. Les mains de l'oncle
et du neveu se broyèrent. Ils se crurent un seul être que l'âme du
peuple saisissait dans ses émotions.

Le major Gresloup, puis la troupe des demi-soldes repassaient.

--Omer! Omer!... supplia l'oncle Edme... Leur reprocheras-tu de l'avoir
aimé, comme on aime une femme, et comme on aime un dieu, leur Empereur?
Cet amour-là nous délivre aujourd'hui. L'insulteras-tu cette foi qui n'a
pas voulu mourir avant de payer sa dette à la Révolution?

--Les trois colonnes seront debout, désormais, les trois jalons du
chemin qui mènera mon fils à l'avenir!... répondit Omer.

Il imagina le monument semblable à ceux de la place Trajane et de la
place Vendôme: ceux-ci avaient été consacrés en signe de victoire sur
les Germains et sur les Impériaux des Allemagnes; celui-là enseignerait
aux temps futurs comment les Gallo-Romains avaient brisé définitivement
le joug de la dynastie franque, après quinze siècles d'esclavage. Et le
svelte génie de la Liberté prendrait essor, de là, vers les soleils
futurs.

--Lève-toi! Viens!... dit le capitaine.

Omer se mit debout, plus fort que la douleur.



XIII


Sa blessure l'avait contraint d'abandonner, selon l'ordre d'Ulysse
Trélat, les FF.·. de l'Ardente-Amitié, avant qu'ils fussent parvenus sur
la rive gauche, pour attaquer, à revers, la position des troupes royales
retranchées dans la place de Grève. Angeline avait obtenu de le suivre à
l'hôtel Dubourg en simulant les allures d'une garde malade. Déshabillé
par son concierge, soigné par sa maîtresse, il s'était presque aussitôt
endormi, malgré les bruits de la fusillade qui, le long du quai, pétilla
presque toute la nuit. La pesanteur de ses membres fatigués s'allégea
dans le lit de plumes.

Bénéficiaire d'une blessure honorable, il n'avait plus à risquer le
combat: cette conviction le remplissait d'aise. Outre le sentiment
d'être enrichi par la baisse des fonds publics, la main, les lèvres, la
voix de la grisette étaient, en surcroît, des caresses autour de sa
torpeur. Cela complétait sa béatitude, quelquefois agacée par les
piqûres lancinantes de sa plaie. Mal éveillé, entre deux rêves
insignifiants, il contempla son amante. Assoupie sur un tabouret, la
figure dans ses bras qu'elle avait croisés au bord du lit, la bouche
ouverte, l'enfant reposait. A la faible clarté de la veilleuse, Omer eut
le loisir de concevoir l'amour si persistant de cette créature animale
et douce. Elle se désolerait, avant l'heure de la résignation, lorsqu'il
faudrait qu'elle le rendît à la puissance d'Elvire. Prête à le
rejoindre dans Paris, si les messages du major ne la rassuraient pas,
l'épouse, de loin, veillait, comme cette humble servante de la luxure.
Dans son orgueil, Omer se rendormit, paisible.

Sûr de n'avoir plus à lutter, il n'écouta que peu d'instants l'orage de
l'artillerie, lorsque le matin fut révélé par la ligne de soleil
traversant la fente des rideaux. La grisette fronça les sourcils et
changea de joue pour appuyer autrement sa tête qui mima, vers Omer, un
baiser. Il sourit.

Le cauchemar, où, cadavre, il ne pouvait plus consoler le chagrin de sa
mère, fut interrompu par l'entrée de Dubourg en habit civil. Il
vilipenda M. Roulon et Dieudonné Cavrois qui l'avaient contraint à
dépouiller son uniforme révolutionnaire, le peuple ayant, derrière lui,
chanté mille refrains terroristes. En sorte que, l'Hôtel de Ville
repris, il avait été confondu dans la foule.

--On n'a su faire respecter aucun ordre, aucune autorité!... Quelle
turpitude!... C'est le loueur, le gros Rambourg, qui commandait avec
trois filles de ses amies. Lyrisse a dû lui-même renoncer. Il est allé
fortifier la rue Richelieu, secondé par les sabreurs du café Lemblin.
Savez-vous que le général Gérard forme un gouvernement? On l'affiche sur
les murs. Jadis il ne manquait pas d'idées jacobines... Bernadotte
l'aimait beaucoup, lors de l'ambassade à Vienne: Gérard préserva le
drapeau tricolore suspendu à leur balcon et qu'insultaient les
Impériaux, pendant une émeute. Depuis, le bonhomme a été, en 1807, chef
d'état-major dans l'armée de Ponte-Corvo. Il ne m'étonnerait pas que le
général et le roi de Suède fussent encore, et secrètement, au mieux...
Ah! ah! on en verra peut-être de drôles, ma jolie Javotte...

Il pinça le menton de la grisette; elle se défendit d'une taloche sur
les mains aux poils roux.

--Et le bobo?... Guéri? Non? pas encore?... Trélat m'a dit qu'il
viendrait ce matin vous appliquer de la charpie... Boum!...
Entendez-vous les canons de Maillardoz et de ses Suisses? Ils les ont
mis en position aux guichets du Louvre, et mitraillent la Charte, qui
les fusille de la rive gauche... Marmont concentre toutes ses troupes au
Louvre et aux Tuileries. Héricourt, je vous invite à vous lever...

--Au moins, attendons que le chirurgien soit venu!... pria la jolie
fille.

Omer s'effara. Prétendait-on le ramener à la bataille? Il fit dévier les
propos.

--Gérard serait-il l'agent de Bernadotte?...

Dubourg cligna de l'œil, sans répondre... Il s'était jeté deux heures
sur son lit, avait ronflé comme un loir, s'était plongé dans une
baignoire d'eau froide. Il se vanta d'être dispos et taquina la belle.

--Si je le contais à sa femme. Mademoiselle la sournoise, que vous
passez les mains sous les draps? Fi donc, friponne!... Et dans la couche
conjugale encore! Ah! si maman le savait!...

--Mais... dit Omer... vous accusez injustement cette jeune personne:
elle a bien voulu me donner des soins sur la recommandation de ma
cliente, Mme Cardoche, qui est sa patronne.

--Suffit! Motus!... M. Évariste Dumoulin doit venir me chercher ici.
Oui: le journaliste du _Constitutionnel_... Il se trouvait, cette nuit,
à l'Hôtel de Ville. Il a protesté contre la sottise de ceux qui me
forcèrent de quitter mon uniforme. Il répétait: «Il faut un général au
peuple...» C'est mon avis. Puisque La Fayette attend la fin, comme le
roseau de la fable; puisque Pajol et Pithouët se plaisent à solliciter
de M. Laffitte et de M. Dupin des autorisations légales avant d'accepter
le commandement; puisque Gérard tripote avec M. de Choiseul et M. Audry
de Puyraveau, on ne sait où, n'est-il pas naturel que moi, ancien
colonel à l'état-major de Berthier, j'assume, au moins pour le moment,
les responsabilités qu'évitent ces messieurs?... Car enfin, le temps
presse... Des renforts peuvent secourir Marmont. Si nous ne l'avons pas
chassé de Paris ce soir, qui sait de quel retour de fortune nous serons
les victimes?... Nous avons gagné la première manche, nous pouvons
perdre la seconde... et les autres... Ah!

Les jambes écartées, Dubourg caressait autour de son crâne demi-nu sa
chevelure. Il avait endossé la longue redingote bleue, chère aux
demi-soldes, et chaussé des bottes à l'écuyère.

--Le major.., assura-t-il.., partage mon opinion... Maintenant il faut
vaincre. Nous sommes trop compromis. Bien fous ceux qui veulent
patienter jusqu'à ce que les députés de l'opposition constitutionnelle
nous décernent des mandats réguliers! Ces gros financiers tremblent dans
leur peau... Il faut tout entreprendre de nous-mêmes... Je ne vous
engage pas à faire le petit maître qui a peur de voir son physique se
gâter parce que le sabre d'un artilleur l'a rasé de trop près...
Collez-moi là-dessus quelque sparadrap.

--Je ne puis mouvoir mon bras droit sans une douleur atroce.., déclara
le jeune homme, navré.

--Il faut le serrer dans un linge mouillé d'eau-de-vie. Je m'en suis
tiré de cette façon chez les Cosaques.

Bien qu'Omer lui répondit sèchement, le général ne songeait point à se
retirer. Tout de même il s'avisa qu'il avait grand faim. Se rassasier
lui parut sage avant d'affronter les périls. Il fut s'enquérir de
nourriture auprès du concierge.

--Chère petite Angeline.., dit Omer... comment reconnaitrai-je assez ton
obligeance?

--En ne m'oubliant plus... supplia l'enfant.

Et deux larmes s'échappèrent de ses yeux battus.

Il l'attira contre sa poitrine; il lui baisa les lèvres, qu'elle avait
rêches et brûlantes. Elle gémit doucement. Ses cheveux se déroulèrent,
et leur parfum de jasmin le grisa vite. Sous le canezou de tulle
dégrafé, l'amant caressa les douceurs voluptueuses de la peau; mais il
se reprocha de pécher dans le lit d'Elvire. Il avait jusqu'alors éludé
la politesse d'accepter, en ce lieu, les faveurs de la grisette. Il
n'aima point lui promettre de nouvelles rencontres adultères. Elvire eut
peut-être excusé une aventure de bataille, mais non le péché habituel.

--Tu ne m'oublieras plus. Omer, dis-moi? Tu ne m'oublieras plus?...

--Comment le pourrais-je, charmante Angeline? Ton souvenir est lié à
celui de ces grands jours... Ta présence a doublé mon courage... J'ai
compris que je luttais pour le peuple, pour toi, mon Angeline... Ces
heures et ton image vivront ensemble dans mon cœur.

--Ah! bel Omer... laisse-moi te serrer dans mes bras...

Il répugnait au sacrilège de polluer ainsi, par une joie profane, le
temple de l'amour sacré. Accueillant la bouche de sa maîtresse, il se
dérobait aux attouchements suprêmes, encore qu'elle se fût dénudée,
encore que le désir labourât leurs flancs... Elle s'aperçut de sa
contrainte.

--Quoi? Tu ne veux pas nous enivrer de bonheur... Omer!... Ah! c'est
l'autre... Tu l'aimes mieux que moi, dans cet instant même!

Elle fondit en pleurs. Jolie bête fièvreuse, elle se vautrait au travers
de son amant, admirable et quasi nue, le cou gonflé de sanglots, les
reins secoués par la luxure.

--Omer! je t'en prie, viens partager mon délire.

--Pas ici, mignonne... pas ici!

Il appréhenda d'être surpris par Dubourg, le portier ou bien Ulysse
Trélat. Le verrou même dénoncerait trop bien la vérité. D'autre part,
l'obstination féline de la faunesse le domptait. La repoussant, il
craignit d'être entendu.

De ses griffes elle l'égratignait au cou. Brutale, elle heurta l'épaule
blessée. Lui se récria. Mais elle n'eut pas de compassion; et, par ce
moyen, l'obligea de se rendre à la colère de son caprice.

--Oh! Angeline; ils vont nous entendre.

--Traître, tu me céderas... dans ce lit... je le jure.

Pour obtenir le silence, il la laissa, fougueuse et satanique, agir. Les
yeux verts luisaient. Les seins tremblèrent avec le rythme du corps en
amour. Elle ne put retenir un cri de surprise pour sa prompte victoire.
Alors il la repoussa brusquement.

--Tu es contente, diablesse?

--Je t'aime tant. Pardonne-moi, j'ai été méchante, je t'aime tant, moi!
Il s'étonna d'être triste. Il lui sembla qu'Elvire devait savoir et se
désoler. Angeline sanglota, les jupes éparses sur ses mollets en bas
bleus.

Bientôt les pas, les voix de Dubourg et de Trélat les obligèrent à la
décence.

Devant la blessure, le chirurgien fut narquois.

Après l'avoir examinée, lavée, saupoudrée, bandée, il dit:

--Je vous permets de faire l'estafette pour le général Dubourg, sinon de
sabrer la garde royale... Vous pourriez facilement manier vos
pistolets... Savez-vous qu'il y a, dès cette heure, une assemblée chez
Laffitte... Ah! j'ai grand peur que les gens de Bourse ne s'approprient
tous les avantages. Pensez qu'ils s'offrent comme entremetteurs entre le
peuple et le Château, moyennant qu'on leur reconnaisse les droits
nécessaires à leurs trafics... Voilà qui est bien dangereux. Par
ailleurs, Blanqui propose de nous réunir au restaurant Lointier, cet
après-midi, et de nous apprêter à défendre la République contre les
doctrinaires. Allons-y tous, Héricourt. Ne serait-il pas honteux de
leurrer le peuple? Il a versé tout son sang. J'ai soigné plus de cinq
cents blessés.

--Mais ne craignez-vous pas les excès de la populace?... objectait
l'avocat... On a pillé des boutiques hier... Défions-nous des
Septembriseurs.

Mécontent d'être exposé de nouveau, contre son espoir, aux coups, il
argumenta. Le chirurgien et le général-comte, voulaient-ils nettement la
révolution? Il accusa ce dernier d'entretenir une correspondance avec
Bernadotte. Les ambitions attribuées au général Gérard lui dessillaient
les yeux:

--La République, dans votre esprit, c'est le préliminaire d'un empire:
Bernadotte à la place de Bonaparte! Le nierez-vous, mon cher comte?

Trélat fut ébranlé par l'insinuation. Dubourg se défendit gauchement. La
figure maigre et rase du chirurgien devint méchante. Son œil se méfia
sous la mèche roide. Penaude, Angeline s'écarta. Le comte s'excitait:

--Ce que je veux, c'est la République des Philadelphes, celle de Moreau,
d'Oudet, de Malet, de Berton, des Quatre Sergents, celle de votre
bisaïeul, le conventionnel, de votre grand-père le général Lyrisse,
celle du colonel Héricourt et celle de La Fayette même!

--Celle que Bonaparte a mise dans sa poche en Brumaire, et les Bourbons
en 1815.., conclut Trélat.

La discussion durait, lorsque M. Gresloup entra pour avoir des nouvelles
de son gendre. Effarée, la grisette disparut. Il annonça que Marmont
proposait au peuple une suspension d'armes. Aux avant-postes du
Carrousel, les fourriers distribuaient les copies manuscrites d'un appel
à la trêve. Pourtant l'on se battait partout. Le major s'était reposé
quelques instants chez lui, rue Saint-Florentin... A l'Hôtel de Ville,
régnait M. Baude, le journaliste du _Temps_, dont M. Gresloup méprisait
les théories:

--Seule la République peut nous donner la table rase... sur laquelle on
fondera les nouvelles institutions du genre humain!... A savoir: le
Parlement européen, qui supprimera la guerre..., le gouvernement par les
hommes de science, d'art et d'industrie... l'association universelle...
la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme...

Ainsi, rouge et congestionné, le major, taciturne à l'ordinaire, criait
de façon à couvrir les voix de ses contradicteurs. Dubourg haussait les
épaules en protestant que le monde n'était pas prêt à comprendre la
grandeur de pareilles utopies. Omer soutint que la Loi consentie par les
mandataires était la véritable assise des sociétés. Mais le major nia
l'intelligence du populaire. Dieudonné Cavrois qui fit irruption, le
fusil à la main avait sa large face balafrée. Il objecta:

--Établissez la République, et la Sainte-Alliance, avant six semaines,
nous ramènera Charles X en croupe des Cosaques!...

Comme Trélat affectait de rire, comme Dubourg parlait de Valmy, le major
d'Austerlitz, et Omer de l'influence de la Jeune Europe, le gros
étudiant s'écria:

--D'abord, Maman ne veut pas de la République!... M. Laffitte n'en veut
pas, M. Thiers n'en veut pas!... M. Casimir Perier n'en veut pas!

--Eh bien, le peuple en veut!... rugit Trélat de toute sa mince figure
crispée.

--Allons déjeuner.., offrit le général Dubourg... La concierge a préparé
quelques petites choses. Nous ne savons pas si nous mangerons ce soir...

--Venez, Omer.., ordonna M. Gresloup.., levez-vous. Elvire et sa mère
peuvent débarquer ici, et vous auriez de la peine à vous arracher de
leurs bras. Peut-être votre avenir dépend-il de votre présence à l'Hôtel
de Ville, tout à l'heure...

Le jeune homme dut s'exécuter. Passant au cabinet de toilette, il
constata que l'écorchure de sa joue ne le défigurait point. Grognon, il
boutonnait son habit d'uniforme, quand la cour de l'hôtel fut envahie
par une horde tumultueuse. Il la vit par le carreau. Urbain Gresloup,
sur un cheval de son père, discourait:

--Mes amis, nous allons assiéger Raguse dans le Louvre... Notre camarade
Charras marche avec vos compagnons sur la caserne de Babylone... Il va
désarmer les soldats étrangers. Ici, nous trouverons des chefs, de
braves officiers de l'Empire, comme le général Dubourg, qui nous
conduiront à la victoire!

Omer l'eût envoyé au diable. Il s'éloigna de la fenêtre. Quelqu'un
pénétrait dans sa chambre; il se retourna: la figure austère d'Enjolras,
entre ses boucles d'archange, le regardait aux yeux:

--Héricourt, si Marmont n'est pas forcé dans ses positions avant midi, à
une heure la France aura sûrement avorté; et l'enfant mort, ce sera la
République! Entendez-vous?

Il broya le poignet d'Omer; le feu des pupilles visait l'âme trouble de
l'avocat... Des étudiants s'introduisirent. Ils déclamaient ou
plaisantaient. Bahorel criait, en heurtant le parquet avec la crosse de
son fusil:

--Autour de l'Odéon, tout se lève. Le cothurne de Pompée a frappé le
pavé du Roi: il en sort des légions de limonadiers, de savetiers et de
tailleurs à façon, bas des reins et hauts du cœur!...

--Les munitions abondent.., constatait Grantaire... La voix du peuple
peut foudroyer tout comme la voix de Dieu. Ni plus, ni moins... J'ai vu
douze Suisses, prisonniers de trois collégiens, fabriquer des cartouches
dans les écuries de Rambourg: ce sont des horlogers consciencieux et qui
gagnent honnêtement leur pain de ménage, en mesurant, avec scrupule, le
salpêtre libérateur dans la littérature du _Constitutionnel_. Belle race
vachère et probe... Le lait de leurs épouses doit reconstituer les
poumons des poitrinaires... J'en parlerai à Bianchon.

--Les mégissiers et les charrons de Vaugirard suivent le polytechnicien
Vaneau, pour déloger les Suisses de la rue de Babylone.., annonça
Ribéride... La colère du Seigneur s'abat sur la tête de Nabuchodonosor:
_Mané-Thécel-Pharès_. Rue de Tournon, les gargotiers et les concierges
ont reçu les fusils et les gibernes des gendarmes, qui laissent le
peuple envahir leur caserne. Deux autres mathématiciens de la Montagne
Sainte-Geneviève les mènent à la conquête de Saint-Germain-l'Auxerrois...

De la main, Enjolras les fit taire... Ils inspectèrent les boiseries de
la demeure, le lampas des rideaux et les vieux portraits.

--Paris entier est debout. Le gouffre monte vers le tyran... La
République vagit... Si nous laissons accepter l'armistice de Marmont,
elle mourra dans le sein de la révolution en travail... Aidez-nous,
Héricourt, à persuader les vôtres!

De leurs paroles, de leurs gestes, de leurs armes disparates, de leurs
déclamations héroï-comiques, de leurs odeurs fauves, ils assaillaient
Omer, qui n'osa les évincer. Il les conduisit dans le salon. Un
capitaine de la garde nationale s'y démenait en face de
Pied-de-Jacinthe, sévère en son antique uniforme de dragon bien brossé.

--Le peuple demande un chef!... Les défenseurs de la Charte, rassemblés
place de la Bourse, m'envoient ici prier le général Dubourg de les
commander!... Je suis le capitaine Évariste Dumoulin, rédacteur au
_Constitutionnel_.

--Je salue le grand serpent des mers du Sud, souverain des Faits
Divers!... modula Bahorel, qu'une nouvelle hypothétique publiée par
cette gazette avait diverti.

Il exagérait des révérences. Evariste Dumoulin le regarda de haut:

--L'heure n'est pas aux bouffonneries, Monsieur!

--Elle est aux bouffons, si j'en crois mes yeux!

Au bruit de son nom, le comte arrivait, la bouche pleine.
Pied-de-Jacinthe l'appela «mon général!» et fit le salut militaire.
Dehors, la bande haranguée par Urbain vociférait. Le journaliste formula
son invitation:

--Monsieur, il faut revêtir votre uniforme républicain.

--Mon uniforme?... M. Roulon me le fit déposer hier soir. Je l'ai confié
à mon ordonnance, un marchand de parapluies qui habite rue Joquelet.

--Allons-y de ce pas...

--Vous le voulez, et moi aussi, quoique je ne me dissimule pas le sort
qu'on me réserve: si j'échoue, l'échafaud; si je réussis, vous verrez
qu'on me peindra comme le plus vil des hommes?... Omer, venez alors!...
Il me faut une estafette en tenue...

--Comte Dubourg, prenez garde! Vous compromettez l'avenir de la France
en attirant sur elle les foudres de l'étranger!

C'était Cavrois. Embarrassé de son fusil et de son ourson, il avait de
la graisse de volaille à la bouche, et l'habit ouvert sur la panse. Il
étendit sa main déjà noire de poudre.

Tous l'interpellèrent avec véhémence, et le délire des politiques fit
vibrer les lambris de l'hôtel. Le major Gresloup se boucla le ceinturon,
ordonna le départ. Pêle-mêle, dans un terrible tintamarre de ferrailles
et de bottes, on descendit au soleil ardent qui desséchait les odeurs du
ruisseau.

       *       *       *       *       *

Battant les murailles et plaisantant les marchandes, on gagna la rue de
Poitiers, la rue du Bac, et l'on tomba dans une ébauche de barricade
commencée pour interdire l'issue du Pont-Royal aux soldats des
Tuileries, qui guettaient par les fenêtres. Tout seul, vers le milieu du
pont, un monsieur opiniâtre agitait son coupe-choux d'une main, et, de
l'autre, les trois couleurs d'un tout petit drapeau. Il ne décidait
point à le suivre quelques artisans blêmes, blottis derrière deux
fiacres et un coucou jaune renversés.

--Mort aux Suisses!... braillaient-ils, tâchant de rendre leurs voix
lugubres.

Dans une guérite adossée contre le garde-fou, quelqu'un, en redingote
verte, ripostait régulièrement par des coups de fusil à ceux du pavillon
de Flore.

Le comte exigea que sa troupe se rendît rue Joquelet par le quai
Malaquais, par Saint-Germain-l'Auxerrois... Entre Urbain, tout rouge,
bavard, fatigant, et son père qui portait le vieil uniforme de major
avec bonnet de police à gland de métal, Omer, chevaucha, morose. Devant,
sur un cheval gris, allait le général Dubourg. On longea les tirailleurs
du quai, ceux qui, en corps de chemise, s'agenouillaient derrière l'étal
des bouquinistes pour mordre la cartouche, ceux qui, téméraires,
visaient debout la façade du Louvre indéfiniment sculptée, ouvragée,
enfumée par les décharges de l'ennemi, ceux qui étanchaient le sang de
leurs égratignures, ceux en uniforme bleu de la garde nationale et qui
paradaient, baïonnette au canon, ceux qui se courbaient dans la crainte
de la mitraille. A la droite d'Omer, le mur d'une maison fut soudain
écorché; des feuilles enlevées à l'arbre tourbillonnèrent; un galopin
qui courait roula dans ses loques remuées par les spasmes de l'agonie;
une vieille lâcha son panier, s'affaissa, pleurnicha; les contrevents
d'une boutique close furent criblés de trous neufs; l'écho de
l'explosion dégringola, et, par les berges de la Seine, rebondit aux
angles des bateaux-lavoirs. Du cortège, la fusillade, en arrière,
éclata. Au bout de son espingole, le gnome ajustait les habits rouges
de quelques Suisses en vedette, par delà le fleuve, sur un balcon
doré... Ils ne parurent pas touchés. Mais sous le porche, où leurs
artilleurs enrayaient une pièce, deux abandonnèrent l'affût et se
retirèrent en titubant.

Toute la chair ébranlée par les détonations, par les clameurs, par le
bruit de milliers de pas piétinant la terre, l'intelligence anéantie par
l'appréhension de sentir le plomb creuser ses membres, l'épaule cuisante
et la joue rétrécie par l'emplâtre, Omer laissait son cheval cahoter sa
douleur et sa rage silencieuses. Ces hommes voulaient donc sa mort! Il
ne leur pardonnait pas, méditait des fuites impossibles, des vengeances
futures, sans répondre aux questions du major, que d'ailleurs il
élucidait mal. Les exhortations sublimes et niaises du jeune Urbain
l'exaspérèrent. Près d'être riche, faudrait-il périr bêtement pour la
république improbable dont, après tout, se moquerait le fils d'Elvire?
L'argent donnerait mieux. L'avocat estimait imbéciles ces concierges,
ces artisans, qui ne savaient pas lire, et qui sortaient en hâte de
leurs maisons afin d'applaudir aux bacheliers, aux bourgeois, aux
imprimeurs, à tous ceux qui les convainquaient de mourir pour le
bénéfice des journaux. Lui, du moins, servait son ambition propre. Si le
général Dubourg fondait un gouvernement provisoire à l'Hôtel de Ville,
lui pouvait recevoir une fonction, un titre, peut-être un portefeuille
de ministre, la garde des sceaux, et, pontife de la Loi, dominer les
caprices de la force, les intrigues des courtisans, réaliser l'idéal
antique.

A cette illusion, il lui vint du réconfort, et il modifia son opinion.
Il louait la ferveur de ce peuple qui se sacrifiait en l'honneur d'un
principe. L'âme du citoyen renaissait miraculeusement au cœur
sentimental de ces tâcherons qui partageaient leurs cartouches, de ce
gamin qui suppliait son grand frère:

--Dis, Fanfan, si que tu serais mort, tu me donnerais ton fusil pour que
je tire à mon tour...

Non loin de là, le vieux cordonnier poisseux répondait à un loustic:

--Si j'en ai touché?... Je sais pas... J'ai tiré dans le tas...

Son gros rire était pareil au glouglou de la bouteille dont il huma le
vin.

Des femmes s'empressaient, demi-peureuses, entre leurs manches à gigot.
Beaucoup présentaient des corbeilles garnies de vivres. Leurs tabliers à
carreaux se froissaient dans tous les groupes guerriers, pendant les
intervalles des explosions. Déjà torride, le soleil dorait cette
vaillance, et toute la façade du Louvre linéaire, ses toits bleus, les
cannelures de ses colonnes plates, leurs chapiteaux, les rinceaux, les
consoles des fenêtres, les ferrures des balcons, les frontons des portes
monumentales, les habits écarlates des soldats étrangers, leurs gestes
rapides, les flocons que soufflaient leurs fusils vers les feuilles des
platanes roussâtres. Les décharges n'émurent pas le cours du fleuve
étincelant. Il pleuvait des aiguilles d'or sur les innombrables petites
vagues. Au bord de l'eau, deux hommes lavaient les blessures d'un
troisième qui semblait mort. Les balles agaçaient par leur
bourdonnement. Une rumeur inouïe grandissait vers Saint-Germain-l'Auxerrois,
dont le tocsin, alerte, sonnait. Et, dans la foule en marche, les voix
des orateurs rugissaient, les lazzi des plaisants se répondaient, les
amis s'appelaient, les lâches s'encourageaient. Un groupe entonna le
chant des Girondins. Les chiens jappèrent. De lourds chevaux
encensaient. On fit une ovation à un blessé jovial que des hommes
transportaient sur une paillasse sanglante. On agonit de grossièretés
plusieurs combattants qui attendaient la place libre à l'urinoir... Ces
images promptes, tragiques ou drôles, se succédaient si vite, qu'Omer
ne pouvait plus raisonner sa peur, même quand retentissaient dans son
ventre les roulements de tambour et de la canonnade.

Par delà les eaux clapotantes, la fumée devint plus dense, sur la rive
droite. Des éclairs la troublaient en grondant. A travers cette ombre
blanche et grise évoluaient des centaures en chapeaux de haute forme.
Plusieurs éclopés descendirent à la berge et se couchèrent sur les sacs
de chaux récemment débarqués. Les marins d'un chaland y établissaient
une ambulance. Omer compta que le général, pour se rendre le plus tôt
possible à la Bourse, éviterait le péril de cette lutte chaude. En
effet, on ne passa point le fleuve. La face du Louvre orientée vers
Saint-Germain-l'Auxerrois, les débouchés des rues, la place de l'église
elle-même crépitaient sans cesse. Des étincelles volaient de partout. La
clameur était continue... On voyait, sur l'autre bord, courir et tomber
les gens. Aux toits du palais, quelques pelotons de soldats minuscules
ne cessaient pas leurs feux; et, de la colonnade géante, impassible
derrière les grilles des petits jardins, coup sur coup, les salves
déchiraient le fracas de la bataille.

Au Pont-Neuf, engorgé de foule, la colonne dut faire halte. La baraque
du marchand de tabac n'était point fermée. De gais lurons se pressaient
à la porte pour acheter de quoi garnir leurs pipes. Bahorel y rafla des
cigares qu'il distribua. Grantaire et le gnome barbu le portèrent en
triomphe, aux bravos des apprentis et des gamins qui maniaient des
piques. A cette minute, Omer revit Angeline. Il l'avait aperçue,
plusieurs fois, pendant la route, se faufilant derrière les curieux du
quai Conti. Cydalise l'avait rejointe, puis la Bordelaise et madame
Cardoche, qui berçait dans ses bras un tromblon espagnol. Maintenant
elles regardaient un monsieur au col lâche entraîner rapidement un
officier suisse vers la statue équestre d'Henri IV affublée de toiles
tricolores. Une vingtaine de prisonniers, bleuis par les horions,
inondés de sueur, haletaient là. Le quadragénaire corpulent préposé à
leur garde et à leur protection n'avait pas eu le temps de changer ses
pantoufles à fleurs avant d'enfiler les buffleteries de sa giberne, de
son briquet et de coiffer le casque à crinière dont la jugulaire
sanglait ses joues. Baïonnette en avant, il contenait de son mieux les
badauds, les gamins qui hurlaient: «A mort! à mort!» ceux qui tendaient
aux soldats une gourde, du pain, en les appelant «satellites de la
tyrannie», «assassins du peuple!» Une furie se précipita, serrant contre
elle un enfant flasque qui ballottait. Elle cria:

--Les soldats de Polignac ont massacré mon petit... mon petit Charles!
Laissez-moi en tuer un!...

Malaisément une poigne velue maîtrisa la main sale crispée sur un
couteau de cuisine. Un ouvrier saisit la grosse taille. La femme perdit
son bonnet. Ses cheveux noirs se répandirent autour d'une tête
fantastique, blême, enrouée. On l'arracha du lieu. Le ventre monstrueux,
la poitrine informe de la mère, et le petit mort verdâtre furent enlevés
à bras le corps. Les jambes de la folle trépignaient à vide; elles
rejetèrent leurs savates et leurs bas de coton. Longtemps Omer vit
tanguer sur la vague humaine cette douleur ignoble qu'on emportait. Les
femmes se voilèrent les yeux...

--Vive l'École!

La masse se fendit, livrant passage. Parmi les casquettes lancées au
ciel, les piques brandies, les chapeaux à la pointe des sabres, Urbain
Gresloup, en selle, continuait de dire:

--Abandonnerez-vous la victoire aux assassins de nos libertés? En avant!

Les chevaux purent trotter un moment. A leurs flancs la révolution
courait, elle et ses mille têtes en schapskas, en colbacks, en oursons,
en chapeaux de castor, en bonnets rayés, en bicornes, en casques à
chenilles, en auréoles de paille grossière, par-dessus quoi flottaient
le rouge, le blanc, le bleu des drapeaux arborés aux mains frénétiques
vers le soleil éblouissant. Cahoté par sa bête de berline, Omer sentait
le poids de la migraine heurter, à l'intérieur, les parois de son crâne.
Ses idées confuses et démentes, peureuses et glorieuses tour à tour,
bouillaient dans son cerveau, contractaient et relâchaient ses nerfs,
palpitaient dans son cœur, dans ses veines brûlantes. Il se confiait
au torrent du peuple, au hasard de la force qui les charria, par-dessus
la Seine, jusque sur le quai du Louvre, où des cadavres loqueteux
bayaient, les poings tordus. Entre une calotte blanche de marmiton et un
large dos serré par des bretelles en cuir, brilla la figure d'Angeline,
sa boucle blonde, sa joue nacarat. Cela fâcha son amant que, dans le
désordre et la chaleur, elle eût permis au corsage de s'ouvrir jusqu'à
révéler l'ivoire de sa gorge solide. Elle l'ignorait, évidemment, fière
d'arborer un lourd drapeau, dont Cydalise relevait la pourpre sur les
fronts mouillés de leurs compagnons. La Bordelaise chantait en
sautillant. Madame Cardoche portait son tromblon à l'épaule. On entra
dans le nuage de fumée qui lentement montait au long des boutiques, des
balcons, des persiennes mi-closes, par où menaçaient les canons des
carabines.

Quand Dubourg détourna sa bête pour gagner une rue latérale, des gardes
nationaux et des ouvriers barrèrent le chemin: ils exigeaient que la
colonne prêtât son concours à l'attaque du Louvre. Omer reconnut
Blanqui, sans qu'il facilitât les choses, insolent. Évariste Dumoulin
nomma ses compagnons. Il obtint de passer avec le général, le major et
Pied-de-Jacinthe, que séparèrent de leur troupe une trentaine de
bourgeois colériques, hagards et menaçants. En vain Omer tenta de
franchir cette haie.

--Au Louvre, d'abord!... Au Louvre!... ordonnait Blanqui; ses doigts
nerveux indiquaient la direction... Si on laisse Marmont traiter, nous
sommes f...

--C'est la guillotine!...

--Il suffit d'un retour offensif pour nous perdre... Et nos têtes,
alors?...

--Vous avez raison... dit Ulysse Trélat... Au Louvre!

--Au Louvre!... glapit Cydalise, le pistolet en l'air.

--Au Louvre! commanda le bel Urbain.

       *       *       *       *       *

Craignant le reproche de couardise, l'estafette n'insista guère pour
suivre le comte à la Bourse. On s'étouffait dans la rue des Prêtres,
étroite et noire, pleine de fous hurleurs qui, déchirant des torchons,
emmaillottaient leurs blessures. Un homme nu jusqu'à la culotte trempait
du pain dans un gobelet d'eau rougie, et le dévorait. Là furent
rencontrés Raspail et Michel Chrestien, auprès d'un enfant pâle qui
refusait son fusil à un homme décharné. Quelques barils de pierres
bouchaient l'issue du côté du Louvre, entre les enseignes qui
surplombaient les boutiques borgnes. A l'horizon, dans la colonnade
ensoleillée, majestueuse, les soldats écarlates étaient prompts à
charger, viser, foudroyer l'élan d'innombrables gaillards qui
escaladaient une guérite à terre, abattaient une potence de lanterne,
ébranlaient une palissade, forçaient la brèche de la grille en
réparation, assaillaient les grands échafaudages flanquant l'aile droite
de l'édifice, grimpaient aux étages de perches et de planches
plâtreuses, embrassaient même, pour y monter, la longue trémie inclinée
depuis la balustrade de la terrasse jusqu'au sol. Cette multitude était
venue, par le quai, donner l'assaut à ce coin du monument, à la partie
du jardin alors transformée, par les entrepreneurs de la Ville, en
chantier de maçonnerie. Chemises boursouflées, redingotes au vent, la
masse furieuse se hissait sur l'angle d'un petit mur qui fermait le lieu
des travaux: cela se poussait, s'agriffait, recouvrait tout de ses corps
adipeux, trapus, de ses jambes en pantalons courts, de ses blouses
bouffantes, de ses gilets flottants. Les doigts attrapaient les pieux et
les mâts, couchaient en joue les bonnets à poil des Suisses postés entre
les couples de hautes colonnes. Les fusils pétillèrent, les pistolets
claquèrent, les sabres luirent; les gibecières dansaient sur les échines
des chasseurs... Et puis l'émeute dégringola mitraillée, précipitée,
renversée. Quelques agonies se convulsèrent sur le pavage; le reste
reflua dans les rues en se bousculant, se blâmant et s'injuriant... Les
mains rougies de sang, un tanneur, qui soutenait son menton,
s'agenouilla.

Toutes les maisons gémirent au spectacle du désastre. Les femmes, devant
les portes, recueillirent ceux qui chancelaient dans la poussière
soulevée par les pas des fugitifs. Des croisées, une lamentation
s'envola vers l'édifice royal. Il demeurait immense et serein, sous le
diadème de ses chapitaux, de son faîte ajouré, sous la parure de son
fronton triangulaire, mitre de la puissance établie. Une nue foudroyante
ceignait les colonnes. Le palais toussait et vomissait la mort par
dessus les grilles que heurtait une marée nouvelle et guerrière issue de
la rue Saint-Honoré, avec une dizaine de tambours, et des bourgeois à
cheval, qui vidèrent, l'un après l'autre, les arçons. Aux cris des
vaincus, une grande plainte s'exhala des mansardes, des contrevents et
des soupiraux. Omer ouït geindre les familles derrière les murs. Cette
douleur des mères, des épouses, des enfants, navra son âme rageuse
d'être sous les platras que les balles faisaient jaillir, rageuse d'être
soumise aux dangers les plus mortels. Dans son crâne retentit le tocsin
qui convoquait les colères vengeresses. Il vit Angeline blêmir parce
qu'un malheureux mourait sur une chaise, dans l'échoppe du ferblantier.
Madame Cardoche ameutait les commères:

--Les Bourbons tuent, comme ils tuaient en 1815! Et elle n'était plus
ridicule, même sous les ruisseaux de sueur et de fard qui dégoulinaient
le long de sa face blette mal enfouie dans la capote évasée.

--A mort les Suisses! A mort les étrangers!... souhaita Cydalise sur le
baril de pierres, en attirant près d'elle son amie.

Dans l'effort que fit Angeline, une agrafe encore sauta: la poitrine de
la belle fille parut au soleil en même temps que les trois couleurs de
la gloire républicaine. Vite, elle referma, honteuse, son canezou.

--Voilà le capitaine Lyrisse et M. Buchez...; disait la Bordelaise à
Dieudonné Cavrois.

Omer aussi reconnut les chapeaux, les redingotes des demi-soldes, et la
prestance de l'oncle Edme. Les gardes nationaux de M. Roulon,
débouchaient à droite de Saint-Germain-l'Auxerrois. Arrêtés par le
rempart de charrettes, par les tas de pavés, les bois de lits et les
caisses vides, leurs pelotons exécutèrent un feu subit et nourri qui
prit en travers la colonnade.

Mille cris de victoire partirent des maisons, des rues des pavés. Les
voix nerveuses des femmes, les voix aigres des enfants s'exaltèrent
ensemble, étourdirent. Les rubans verts de madame Cardoche et l'épée
d'Urbain Gresloup luirent au milieu des fusils en l'air. La figure
cruelle et narquoise d'Ulysse Trélat proférait des commandements
inutiles, puisque déjà la hallebarde à gland bleu de l'escogriffe et
l'espingole du gnome surmontaient les futailles et les charrettes, pour
dévaler, disparaître, reparaître dans le soleil de la place, où furent
tout de suite Omer et son cheval, sans savoir comment l'avaient conduit
là les plaintes des mères, les ordres de Cavrois, l'essor des ouvriers
aux poitrines velues, les croassements de Bahorel déployant les ailes
de sa redingote, et les cris de Grantaire galopant tête basse, vers les
palissades, les échafaudages, vers la trémie appuyée à gauche sur la
façade magnifique.

Le feutre de Grantaire acheva de tomber. Enjolras sauta sur la guérite
et braqua sa carabine. Un étudiant étendit les bras, chut comme un
mannequin de théâtre. Les carreaux d'une lanterne furent rompus. Car les
soldats écarlates garnissaient toujours les balcons, et, à coups de feu,
domptaient l'audace du peuple. Ribéride ripostait par les doubles
détonations de son fusil de chasse. Le petit vieux au schapska, grâce à
la justesse terrible de sa canardière, visant, au hausse-col, un
officier, le fit tournoyer dans une porte-fenêtre dont il brisa les
vitres. A trois, Michel Chrestien, Raspail et Blanqui se glissèrent
entre les pieux, dans la brèche de la grille, dans les parterres
saccagés, vers le monument. Omer trembla de les voir périr. Gardant leur
feu pour l'approche suprême, ils avançaient, parmi la nue de fumée, sous
les décharges. Obstiné, Raspail fronçait sa figure noiraude à l'ombre du
chapeau de castor et de ses mèches emmêlées; il courbait sa maigre
échine. Michel Chrestien affrontait les éclairs des armes qu'il semblait
croire inefficaces contre sa face olympienne. Blanqui se hâtait, tête de
mort dans sa barbe courte. Il finit par courir aux barreaux qui
fortifiaient les fenêtres du rez-de-chaussée.

En même temps, les demi-soldes se ruaient sur la porte centrale, par le
chemin ménagé entre les jardins. Épars et bondissants, leurs redingotes
ouvertes, ils atteignirent une grille basse qui défendait cette porte.
Un pistolet dans chaque main, l'oncle Edme tenta, en les déchargeant sur
la serrure, de la démolir... D'en haut, une salve cingla les héros aux
polonaises piteuses et aux bottes éculées: leurs chapeaux roulèrent,
durant qu'ils s'abattaient, ou s'asseyaient, ou titubaient, meurtris.
Ils jonchèrent le sol de leurs corps étiques et minables, de leurs
cannes à épées, de leurs fusils. Les profils aquilins hoquetaient,
crachaient du sang. Un vieux s'obstinait à mourir debout. Il ne put, et,
en tombant, arracha son habit.

Juste à temps, les gardes nationaux de M. Roulon les couvrirent,
fusillèrent les habits à brandebourgs, dans la galerie haute. M.
d'Orichamps soutint M. Mesnil qui défaillait, pendant qu'une tache rouge
s'étalait au pont de sa culotte en coutil. Impassible, M. Buchez
renfilait sa baguette dans le canon, au lieu de fuir pour recharger. Des
hommes menaçaient stupidement de leurs baïonnettes le palais fulgurant
et les hautes colonnes noyées de fumées grises. D'autres se vautraient
comme s'ils cherchaient un abri derrière la fourrure de leurs bonnets.
Courfeyrac fouilla la giberne d'un blessé. Combeferre et Durtot, à
genoux, épaulaient leurs fusils contre les soldats qui visaient Raspail,
Blanqui, Michel Chrestien acharnés à battre les barreaux du
rez-de-chaussée avec des pioches et des pelles, accessoires des
échafaudages.

Incapable de mouvoir son bras douloureux, Omer sur la monture
impatiente, se contentait de craindre en criant:

--Vive la République! Vive la Loi!

Au signe de l'oncle Edme, il lui fallut trotter vers les demi-soldes.
Ils rampaient en examinant leurs blessures, en ramassant leurs armes et
leurs chapeaux bosselés! L'oreille du cheval saigna, et Omer fut jeté
par l'écart sur le troussequin, puis sur la crinière. Sa blessure de la
veille se déchira de nouveau... Il eût voulu tuer ceux qui l'appelaient
là. Colossal, Brémondot, avec sa latte de cuirassier introduite jusqu'à
la garde dans la fermeture de la grille basse, pesait sur les ferrures
et les séparait un peu. Dambeton faisait levier, par-dessous, au moyen
de sa carabine, que ses poings crevassés, brutalement, manœuvrèrent:
tout faillit céder. Gousenot tordait une baguette de fer dans le trou
de la serrure. Il y eut un répit: les Suisses apprêtaient leurs armes...
Cependant un officier se pencha du balcon; son poing darda l'éclair;
Brémondot trébucha, s'empêtra dans son fourreau, sacra furieusement.

--Feu donc!... commandait l'oncle Edme.

Épouvanté par l'attente des représailles, Omer, sans haine, leva ses
pistolets; il distingua les brandebourgs d'argent sur l'habit rouge. Une
figure épaisse, toute rasée dans la jugulaire, se détournait;
l'épaulette était brillante. Aussitôt l'ourson du lieutenant sembla
repoussé en arrière par les deux jets de flamme et la double explosion.
«L'ai-je touché?...» L'estafette se baissa, pantelant, s'aplatit sur les
fontes; et, dans sa tête, sonnèrent les détonations de la riposte, qui
firent de Dambeton une masse de chair oscillante et molle, bientôt
écroulée, et de Gousenot un être livide, hébété, avec deux trous bleus
parmi les verrues du front, sous le bonnet de police. Il s'attachait aux
barreaux et, doucement, le râle dans la moustache, glissait au sol.
Quand il y fut couché, les deux trous bavèrent des gouttes violâtres.
Mais une foule mugissante afflua, que les chefs exhortaient:

--En avant, la rue du Temple!

--En avant, la place des Victoires!...

Boulangers en jupons, ouvriers aux gueules béantes, vieillard en blouse
accablé d'un bicorne de gendarme, mille autres accouraient à la
rescousse, que guidait un chevalier de légende, cuirassé, pourvu d'un
casque à visière. Ce spectre d'acier, un fusil de chasse au poing menait
le peuple innombrable et lumineux, les centaines de visages grimaçants,
le monstre qui projeta les flammes de ses fusils tendus, qui galopa
jusqu'aux grilles, s'écrasa contre, se hissa vers leurs pointes et
retomba criblé de projectiles, dans un tumulte métallique, laissant là
des malheureux inertes, d'autres qui se traînaient, hurlaient,
avertissaient le ciel de leurs douleurs... Et tous déguerpirent,
retirant du jeu les éclopés. Omer se crut aspiré par la panique, par la
fuite de ces gaillards en déroute, dont l'air gonflait les chemises et
secouait les queues d'habits. Il fit volter son cheval, les suivit,
l'oncle Edme suspendu à l'étrivière. La panique s'engouffra dans les
ruelles, envahit les boutiques, combla les couloirs et les allées
sombres. Ces gens braillaient, s'accusaient et gémissaient. Ils
cherchaient leur orateur, un banquier, Michel Goudchaux. Apparemment, il
était mort, là-bas, à la base de ce palais souverain, merveilleux dans
le soleil, avec ses couples de hautes colonnes, sous la mitre du fronton
triangulaire, immuable comme la force des rois.

Le tocsin toujours sonnait. Omer se demanda s'il avait tué le lieutenant
à la grosse figure rase. Son cheval et l'oncle Edme s'arrêtèrent dans la
rue de l'Arbre-Sec. On étouffa parmi la cohue puante. La chaleur
énervait les courages. Le capitaine rengaina son sabre de cavalerie, et
délia sa cravate. Le soleil blessait les yeux.

--Nous perdons trop de monde!... conclut-il... Ces péquins-là vont
renoncer... Je meurs de soif.

Omer espéra la retraite, et qu'il irait loin du péril...

Dans le cabaret, trois gardes nationaux déposèrent une chaise sur
laquelle M. Mesnil caressait à deux mains les rondeurs de son
bas-ventre. Sa perruque avait tourné: les mèches postiches cachaient le
jour à ses lunettes ternies... Il se plaignait avec des pépiements
d'oiseau... M. d'Orichamps lui tâtait le pouls; ensuite, il puisait
distraitement une prise dans sa tabatière.

--Les Suisses nous taillent des croupières! Saperlotte!... Mon pauvre
ami!... Saperlotte!... Il va vous en falloir des tisanes... des
tisanes... Et quelle température, bigre!

--Je crois, Monsieur, que j'ai la vessie crevée, sauf votre respect...
Hii... efff... efff...

On étendit le long d'une table ce pauvre commis obèse, difforme,
haletant, qui transpirait sous le bourdonnement des mouches avides. On
retroussa le linge barbouillé autour d'un ventre jaune. Une grosse
servante pudique apporta la cuvette d'eau sans oser voir le trou dans la
graisse. Au milieu du cadre en coquillages, sur le mur, Charles X,
sceptre au poing, souriait à sa victime. La fadeur de l'air accablait
Angeline et les FF.·., qui s'épongeaient. Vain de son casque à chenille
cramoisie, l'ivrogne, qui tanguait sur ses savates, prétendit faire
avaler de son rogomme au patient. Dehors, les chevaux s'ébrouèrent
agacés par les insectes qui s'aggloméraient sur les écorchures. Le
rictus d'effroi, dans la face de l'officier suisse, obsédait l'esprit
d'Omer, bien qu'il goûtât maintenant l'orgueil instinctif de se croire
redoutable. Ce qu'il buvait lui parut tiède et insipide. Des poissons
achevaient de frire à grand bruit dans le sous-sol voisin. La rue
s'encombrait de fanfarons et de braillards. Les cols bâillaient sur les
poils gris des poitrines. Livide et rousse, une jeune femme joignit les
mains, nomma tendrement le mort qu'on cahotait dans la brouette, les
jambes ballantes. Mille personnes questionnaient, de leurs fenêtres, les
vaincus excités. En face, un individu chauve balançait vigoureusement le
bras de la pompe, qui crachotait l'eau dans les casquettes présentées en
guise de tasses. Les uns réparaient leurs fusils; les autres affûtaient
leurs sabres; ceux-ci redressaient les baguettes; ceux-là changeaient
les pierres à feu, ou bien éprouvaient les gâchettes... Le vacarme ne
détournait point Omer d'imaginer sa victime, ce bel homme que pleuraient
sans doute une épouse, des enfants. Le fantôme persista...

--Par ici, l'Ardente-Amitié!

C'était, devant le cabaret, la voix sévère de M. Buchez. Il ralliait à
sa voix les FF.·.. Le petit vieillard au schapska, d'abord se vanta:

--J'ai mon dix-septième!... J'en puis marquer dix-sept?...

Il parfaisait une entaille au couteau sur le bois de sa canardière, à la
suite d'autres. L'ébéniste admira la preuve de cette adresse quand il
eut bandé sa figure d'une mentonnière: une balle l'ayant effleuré. Non
sans véhémence, il accusa l'austère M. Roulon d'avoir été, le matin,
offrir à La Fayette le commandement des gardes nationales, autant dire
la dictature. Dieudonné Cavrois approuvait cette démarche. Il avait mis
bas son habit d'uniforme. En corps de chemise, les manches relevées, les
bras en sueur, il exposait sa tête brûlante au jet de la pompe, que la
Bordelaise administra sans ménager l'effort de sa personne fluette.
«L'ai-je-vraiment tué, ce lieutenant blond et gras?...» se demandait
Omer, curieux surtout de juger son tir. Les étudiants aux longues
boucles se reposaient près d'Enjolras, indigné de la déroute. Bahorel
trinquait avec Grantaire, deux portefaix valeureux et madame Cardoche,
hideuse ou sublime dans son cachemire noué à la façon d'un fichu,
derrière sa taille informe. Cydalise baignait le front moite d'Urbain
Gresloup, et, se haussant sur les pointes, elle le baisait aux lèvres.
Ensuite, côte à côte, ils allèrent dans une maison, garnie de capucines,
sur les fenêtres du premier étage.

--Avez-vous mal, Omer?... interrogeait Angeline, qui rattacha son
corsage sur la poitrine rebelle, avec des épingles empruntées à la
ravaudeuse obligeante et bavarde.

Cette présence fut heureuse, apaisante et chère au jeune homme.

La contemplant affairée, saine et rose, Omer l'aima. La déchirure de
l'épaule empirait, eût-il cru; chaque parcelle de chair se décollait de
l'autre, au moindre mouvement. La grisette le plaignit, le fit asseoir à
l'air, sur une borne, déboutonna l'habit, essuya le cou, vérifia le
pansement, qu'elle rafraîchit avec du cognac et de l'eau, d'après le
conseil de l'oncle Edme, fort occupé cependant à fournir de cartouches
les demi-soldes. Ils se retrouvaient boiteux, poussiéreux, ricaneurs et
ruisselants. Cous décharnés, mentons bleus, nez en sang, mains noires,
ils s'assirent sur les bancs du cabaret. Plusieurs essayèrent de
raccommoder leurs vieilles bottes, que cette rude épreuve avait
sournoisement détachées des semelles. Certains brossaient leurs
chapeaux. Un serrait solidement, autour de sa cuisse, le mouchoir à
carreaux. Leur mine martiale persuadait Omer de se ressaisir.

--Mieux vaut mourir en homme plutôt que de crever de faim dans ma
soupente avec la femme et les mioches, pas vrai?... lui demandait un
hère sinistre, de qui l'épaule supportait une pesante cognée de
bûcheron.

--Parbleu, sapeur!... répondit l'escogriffe, appuyé sur sa hallebarde,
pendant que le gnome, perché en haut d'une chaise, lui bandait la tête.

--Hein, donc? C'est nous, nous autres ouvriers, qui canardons les beaux
régiments de Raguse, et les Suisses des Bourbons!... ajouta le portefaix
qui, dans ses sabots, empêtrait un sabre de gendarme.

--Mazette! on en causera, des dimanches, à la barrière!

La veste sous le bras, un apprenti se hâtait, criant que la ligne, place
Vendôme, fraternisait avec le peuple, qu'un officier de la garde
nationale conduisait deux régiments chez M. Laffitte... La plupart
haussèrent les épaules. On envoyait même un coup de pied au nouvelliste,
quand Ulysse Trélat entouré de badauds apparut. Son genou était comme
encroûté de caillots secs. Soignant des blessés jusque près du pont des
Arts, il avait vu les Suisses ramener en arrière, dans la cour du
Louvre, les deux canons qui mitraillaient les colonnes insurrectionnelles
de la rive gauche, puis fermer sur eux la porte massive. Ils ne
fusillaient plus les assaillants que par les soupiraux.

A son avis, puisque les postes se trouvaient dégarnis sur le flanc droit
de Marmont, l'heure était propice pour une attaque générale. Mais ceux
qui se reposaient là, encore haletants, échauffés, meurtris, alléguèrent
l'impossibilité de la victoire immédiate. Omer abandonna sa grisette
pour dire:

--Le Louvre vaut une citadelle! Il nous faudrait de l'artillerie...

--Sans canon, rien à faire!... confirmait Bridoit... Avec du canon, nous
aurions forcé les grilles, et nous n'aurions pas laissé tant de monde
sur le carreau...

Trélat s'approchait de M. Mesnil, que M. Buchez auscultait déjà. Le
pauvre homme geignit fort. Une pâleur glauque enlaidissait son visage
gélatineux, plissé de rides, mouillé de transpiration. Le souffle
devenait rauque. Il regardait fixement l'image de Charles X qui, dans le
cadre de coquillages, lui souriait avec condescendance. La sonde du
chirurgien pénétrait les plis de la chair; et de la blessure sourdait un
mucus rosâtre.

--Voici l'heure où il convient de se souvenir des stoïciens et de leur
doctrine.., émit M. d'Orichamps.

--Que voulez-vous dire?... hoqueta le patient, effrayé, en se redressant
hors de son uniforme débraillé, de son linge sali.

--Que vous devez souffrir beaucoup..., balbutia l'ami.

--Non... Vous n'avez pas voulu parler de la souffrance, mais de la mort.

--Point!

--Vous avez encore le temps d'y songer,... répondit Trélat, sur un ton
ambigu.

Alors M. Mesnil arracha ses lunettes et sa perruque, qu'il jeta loin.
Ses yeux vitreux interrogèrent chaque figure. Il lut partout la
tristesse de le savoir condamné. Ses traits se décomposèrent
immédiatement. Des larmes ridicules débordèrent les cils rares. Homme
obèse au cou flétri, que noircissait la barbe non faite, il fut hideux.
Il se démenait sur la table, sur les traces rondes des verres. Omer le
regarda se tordre les mains, remuer ses grosses jambes en bas jaunis,
beugler de terreur, branler du crâne, que piquait, de-ci, de-là,
quelques épis de cheveux roides.

--Tu vas donc passer l'arme à gauche, mon papa!... ricanait l'ivrogne
sous le casque de cuivre à chenille cramoisie, entre deux lampées... Ah!
mon papa... Quelle histoire!... Fais-toi pompette un brin, pour ta
dernière heure..., mon papa...

Et, titubant, il s'avança vers le moribond, offrit la bouteille, que M.
Buchez, d'un revers de main, écarta, plus solennel encore d'avoir en
tête le bonnet à poil et, à la manche, le galon.

--Suffit, sergent!... On est à l'ordre!

Angeline entraînait son amant.

--Ça me retourne de voir ça!...

Tandis que les amants passaient le seuil, M. d'Orichamps enlaça le corps
de son ami. Il le cajolait comme eût fait une mère, il l'appelait:

--Eusèbe! Eusèbe!... je t'en conjure!...

M. Mesnil mit, en tremblant, ses gros bras au cou de son compagnon; et
leurs vieilles joues râpeuses s'écrasèrent l'une contre l'autre. Ils
bramaient de désespoir; ils s'étreignirent. Les sanglots remuaient leurs
carrures alourdies. Puis on entendit braire la servante qui rinçait les
soucoupes; elle les abandonna pour se moucher au coin du fichu.

«Voilà comment il me faudra mourir tout à l'heure!» songeait Omer.
Angeline arrangeait autour de ses cheveux un foulard rouge que lui
prêtait la Bordelaise.

--Voyez, mon oncle, elle ressemble à Mithra lui-même avec son bonnet
phrygien!... Tu es, ma chère, la sœur d'un dieu terrible et
singulier, qu'aime mon esprit... dit-il.

--Le soleil me tapait trop sur la tête,... expliqua l'enfant, joyeuse de
palper les boucles échappées à la coiffure impromptue.

--Ça lui va bien au teint!... ajouta la Bordelaise.

Dieudonné, rafraîchi, enfilait son habit aux épaulettes blanches quand
la voix impérieuse de Blanqui domina les forfanteries des bavards: il
annonça que les Suisses évacuaient aussi la colonnade du Louvre.

--Aux armes!... Aux armes!... crièrent aussitôt les étudiants.

Ils empoignèrent leurs fusils. Le barbon au colback arracha les
baguettes de son baudrier et frappa son tambour. Une trompette de
cavalerie très stridente barrissait. Ensemble, les demi-soldes
reboutonnèrent leurs redingotes.

--A vos rangs! guide à droite!... plaisanta quelqu'un.

L'oncle Edme s'évertua. M. d'Orichamps lui-même sortit du cabaret, en
fixant au canon sa baïonnette; il agrafa la jugulaire de son ourson
autour de sa face maintenant ravagée, sénile, effrayante.

--Et le drapeau!... réclamait Angeline.

Cydalise l'apporta de la maison fleurie de capucines; elle le pressait
contre le désordre de sa toilette. Urbain rattachait son ceinturon, les
yeux brillants.

       *       *       *       *       *

En une seconde, la rue s'anima de courage et d'enthousiasme. Des gens
tout à l'heure affaissés, en nage, se redressèrent dans une exclamation
de gloire. On serrait les pantalons sur les tailles. On retroussait
mieux les manches au-dessus des coudes. Une joie nouvelle illumina les
visages. Enjolras montra partout son grand front et sa chevelure
onduleuse, et prononça de ses paroles fermes qui inspiraient la foi.

--En avant pour la République!

Aux balcons, les femmes pleuraient, les filles lançaient leurs
mouchoirs, se promettaient, par l'œillade, à qui serait victorieux.
On s'appelait. L'escogriffe avait perdu le gnome, et défonçait les
groupes pour le rejoindre.

--Hé! Chignard!... Ohé! Chignard!...

L'ivrogne époussetait la chenille cramoisie de son casque étincelant.
Mais il dut s'arrêter, le front contre la muraille...

Omer se mit en selle; le poil de sa bête fleurait trop fort. Aux
clameurs de la démence générale il mêla ses vœux, bientôt, pour ne
point offusquer les énergumènes. Ses phrases le grisèrent. A rappeler
devant ces hommes en gilets de toile et en pantalons minables, les idées
de la Révolution, les triomphes de son père, de leurs pères, il
s'estimait. Autour de son cheval, des tignasses hirsutes et des crânes
chauves moutonnèrent. Des mains calleuses et noires jurèrent au soleil.
Tout le torrent se mut, dans une odeur de poussière, de transpiration,
de vinasse et d'ordures.

On défila sous les femmes émues, blotties à toutes les croisées. On
doubla le coin d'une rue fraîche et ombreuse battue par le flot des
hommes et des armes droites. Le chevalier légendaire était là; ses
favoris dépassaient les bajoues du casque sous la visière à trous.
Quelques bassinets du moyen âge protégeaient des cerveaux d'imprimeurs
et de mécaniciens. Par-dessus l'écume des baïonnettes, des piques, des
sabres et des épaules à baudriers blancs, la façade rose du Louvre
reparut, déserte en apparence, sous le fronton à l'antique.

Nulle explosion n'épouvanta l'émeute, malgré les craintes d'Omer qui
flairait une ruse.

--L'enfant!... L'enfant!... Regardez l'enfant!...

Le long de la trémie un gamin grimpait avec un drapeau tricolore.
Allait-il recevoir un coup de feu, périr, le chéri que tant d'yeux
subitement aimèrent.

--Oh! le bon petit! le bon petit!... Qui est-ce?... interrogeait
Angeline.

Personne ne savait. Anonyme, le fils du peuple montait au péril inconnu,
par ce tuyau de planches. Les grisettes comptaient ses coups de reins,
et ses étreintes successives autour du bois. Les demi-soldes supputaient
le pouvoir de sa vigueur, car la jambe étique fut dépouillée du bas qui
se rabattit sur le talon du soulier à clous; le pantalon bigarré de
pièces se rebroussa contre les aspérités de la charpente...

--Ah! le morveux, comme il grimpe!

--La sentinelle ne peut pas le voir, la colonne le cache!

--Tenez, il y vient, il y vient... Et il ne lâche pas le drapeau, ce
galopin!

--Voilà un bon Français!

--Hardi!

--Il glisse!... Il glisse!

--Ah! il glisse!...

Une longue plainte s'exhala de la foule en extase, qui, dans une même
complicité favorable à l'aventure de son fils, avait ralenti sa marche
dès la sortie des rues. Insensiblement, les yeux vers lui, elle refluait
sous les murs de Saint-Germain-l'Auxerrois. Elle se rétractait dans le
giron de l'édifice, tel un enfant qui, d'instinct, se recule en sa mère,
à l'imminence d'un spectacle affreux. L'âme entière de la multitude ne
voulait par un mouvement offensif, attirer sur le petit héros
l'attention du factionnaire: prudent, le soldat s'était couché derrière
la balustrade que la double colonne séparait de la trémie. Omer aussi
réprima l'ardeur de son cheval, qui renâclait dans les rênes et
piétinait le pavage. La bête lui fut odieuse par sa résistance
importune, la puanteur de son poil écumeux, les mouches qu'alléchaient
les écorchures, le sang que secoua l'oreille entamée par la balle...
L'animal n'allait-il pas provoquer un remous de gens craintifs, et
rompre la convention générale de se tenir à peu près cois, malgré le
cliquetis des armes, les murmures des amis, l'audace de quelques-uns
épars devant les grilles royales qu'ils s'efforcèrent de desceller?...

--Il glisse! il glisse!... répétait la voix douce et tremblante de la
foule maternelle.

Omer sentit se crisper un peu son cœur, comme la main d'Angeline se
crispait sur son genou.

--Non... Ah!... ah!

Le gamin remontait.

--Regarde le blondin... A-t-il du cœur!...

Un élan allongé de ses jambes lui fit gagner de la distance. Il
s'agrippait aux cadres de fer qui, de mètre en mètre, accolaient les
planches de la trémie. Bientôt sa tête, ses épaules en chemise
approchèrent de la balustrade, entre deux socles de colonnes.

--Ah! ah!

Omer et le peuplé pantelaient. La gorge de la grisette s'enflait et
s'abaissait dans la fente du corsage fragile.

--Ah!

L'enfant avait atteint la barre de pierre. S'aplatissant, il se
poussait, avec des gestes sournois, comme s'il eût voulu surprendre la
sentinelle par une farce pareille à celles qu'avait mille fois réussies
jadis les ruses puériles du petit Omer. Étrangement, à cette vue, le
passé de son existence s'évoquait dans la mémoire du carbonaro. Ce fut
l'appartement de la Chaussée-d'Antin, et, pour le méfait qu'il avait
commis secrètement, on grondait sa sœur Denise, ou la servante;
ensuite, dans le château de Lorraine, il poursuivait le chat aux pattes
soigneusement salies jusque sur le secrétaire de son bisaïeul, jusque
sur les vingt lettres que le vieillard s'obligeait ensuite de récrire,
expiant ainsi la punition infligée à son élève indocile. Plus tard, dans
les campagnes d'Artois, l'écolier avait introduit la main entre la selle
et le garrot de la jument, pour faire croire à l'oncle Edme qu'il
galopait comme un bon cavalier... Omer se rappela confusément ses ruses
de collégien leurrant les jésuites de Saint-Acheul, ses ruses de jeune
conspirateur qui fréquentait, en compagnie du capitaine Lyrisse, les
goguettes des demi-soldes hostiles à Louis XVIII, ses ruses d'adolescent
qui séduisait les filles naïves, ses ruses de probationnaire qui
dérobait sa vie luxurieuse à la dévotion de sa mère et aux desseins
politiques de Praxi-Blassans; ses ruses oratoires d'avocat qui devenait
célèbre au prétoire, ses ruses de fiancé qui avait conquis le dévouement
du major Gresloup et la fortune d'Elvire; ses ruses de carbonaro qui se
conciliait l'estime de l'oncle Edme, l'amour d'Angeline, la faveur des
étudiants et des FF.·., prêts à l'applaudir ministre du général Dubourg,
si, tout à l'heure ce vaillant galopin, accroupi au faîte de la trémie,
plantait enfin le drapeau de la Révolution sur la terrasse du Louvre...
Toutes les ruses d'Omer, toute la ruse des Loges, des Ventes,
triompheraient alors, par l'astuce de cet apprenti chétif qui,
lentement, se redressait, à l'abri du socle et des colonnes
ensoleillées.

Omer ne connut pas moins l'anxiété de cet acte que si lui-même eût été
juché là haut, en posture d'être découvert par les gardes de
l'intérieur, au premier geste franc. Tout le sang du jeune homme
choquait son cœur; son haleine poussive l'étouffait. Ses jambes
rageuses, son poing nerveux se lièrent aux flancs et aux rênes du
cheval, qu'il asservissait à son caprice, l'esprit ailleurs. Il épiait
le soldat qui guettait, au-dessus du porche, l'émeute grouillante, sans
s'occuper de la trémie.

Cependant l'oncle Edme et les demi-soldes, M. Roulon et les gardes
nationaux se préparaient à quelque manœuvre. Leurs mouvements firent
comprendre qu'ils allaient courir vers la porte centrale, pour faire
irruption, par-dessus les grilles basses, au moment où les trois
couleurs se déploiraient là-haut devant les Suisses surpris... Mais
n'était-ce pas forcer la sentinelle à surveiller mieux les péripéties de
ce nouvel assaut, et, par conséquent, attirer son attention sur
l'entablement du porche, et sur le gamin qui se perchait, immobile, à la
troisième corniche de gauche? Omer conçut le danger. Il ne pouvait, de
l'aile, prévenir assez vite l'oncle Edme, au centre. Il se décida pour
détourner lui-même l'attention du soldat.

Sans trop de peur, il piqua des deux vers le quai. La masse des insurgés
suivit instinctivement le cheval. Le drapeau d'Angeline se développa.
Cydalise, par hasard, pressa la gâchette de son pistolet. Et les
quelques Suisses en faction, dans les salles du Louvre, se
précipitèrent, loin de la trémie, à l'angle de la colonnade, du côté de
la Seine, en braquant leurs fusils contre les étudiants d'Enjolras, de
Bahorel et de Grantaire, qui abordaient les palissades, les
escaladaient, déchargeaient leurs armes.

Dix flammes se dardèrent du balcon. La hallebarde et l'escogriffe
plongèrent sens dessus dessous dans les matériaux de construction. Mais
les Suisses vainement mordaient la cartouche. Tapi dans un creux des
sculptures architecturales, l'enfant n'avait pas été découvert. Rouge,
blanc bleu, le flot des trois couleurs maintenant ondoyait au bout de
ses bras, lui debout sur la balustrade, et salué par les cloches de
l'église, par la clameur du peuple, par les salves des gardes nationaux,
par le feu même du chevalier à l'armure de légende.

--Le peuple est dans le Louvre!... hurlèrent ensemble les soldats de la
colonnade.

Aussitôt ils disparurent dans les salles, pour avertir, sans doute.

L'apprenti, deux autres qui l'avaient rejoint, les suivirent,
introduisirent le drapeau de la Révolution dans le palais des anciens
rois.

«J'ai vaincu!» pensait Omer ivre de joie, poussant la bête vers le
porche...

Les demi-soldes, Bridoit hachaient les barreaux des grilles basses. Sous
le bicorne, la figure bouleversée d'un gardien parut, qu'on adjura
d'ouvrir. Le trousseau de clefs dans les doigts, il hésitait. M. Buchez
fit un signe maçonnique que tous répétèrent: on avait reconnu le
compagnon d'une loge parisienne.

Les FF.·. en armes le convainquaient par mille prières, ou lui
rappelaient avec fureur les serments rituels. Il osa, fuyant vers la
cour intérieure, jeter derrière lui le trousseau qui fut tomber en deçà
de la grille. Bridoit le put agripper, à plat ventre. Un serrurier
déposa la pique et le sabre qui l'embarrassaient et choisit tout de
suite la clef. La grille tourna.

--On entre!... Par ici!... indiquait Omer, fou d'allégresse.

A sa voix, la foule se ruait par flots d'hommes en colère, en joie, en
terreur et en gloire! Elle se ruait, toute hérissée de ses baïonnettes,
de ses épées et de ses piques, toute pâle de courage et d'angoisse, à
l'ombre de ses hauts chapeaux noirs et de ses oursons formidables, de
ses bonnets multicolores et de ses casques à crinières volantes. Les
agiles écartaient les tardifs, M. d'Orichamps fut enlevé avec ses
buffleteries, ses bottes et son bonnet à poil par une vague d'étudiants
chevelus devant qui Bahorel et Grantaire, de leurs poignets velus,
ouvraient le passage en divisant les groupes d'ouvriers, en rabattant
les bras, en rattrapant les bretelles des intrépides, en soumettant les
poltrons. La tignasse de Grantaire émergea. Lui-même fut l'écume et
l'embrun de ce torrent. La vague d'étudiants battit la grande porte. On
lâchait des coups de fusil dans la serrure: elle céda. L'élément fonça,
franchit le porche, s'engouffra dans les ombres d'un escalier ou
s'épancha dans la cour; là, minuscules et rapides, les ennemis écarlates
se bousculèrent pour galoper au Carrousel, de toutes les forces de leurs
jambes blanches. Contre les havresacs, contre les fourrures des bonnets
gigantesques, le peuple en savates tira. La foudre jaillit. Elle précéda
les derniers fuyards, cloua contre terre cinq ou six. Au grand trot, le
cheval d'Omer l'emporta par-dessus, évita d'un écart celui qui, bouche
béante sous la moustache blonde, regardait le canon du pistolet tendu,
et protégeait son front de ses paumes croisées. A l'extrémité de
l'espace caillouteux, enserré par le quadrilatère des bâtiments,
l'éclair brilla dans la fumée d'une salve; et Bridoit fut jeté sur le
dos, les quatre fers au ciel; il sacra... Les mains vernies de
l'ébéniste ne l'empêchèrent pas de heurter le sol avec les dents et de
s'y étendre, évanoui; il écrasa l'échine d'un adolescent qui, là,
gisait. La chevelure brune d'un autre s'engonça dans le col de velours,
il trébucha; le cylindre du chapeau roula plus loin que le fusil de
chasse.

En l'air des vitres se fracassaient. Par les fenêtres du palais
brutalement ouvertes, s'envolaient les coups de feu et les haros des
vainqueurs. De la porte, au fond, sous l'horloge, deux compagnies, à
droite, à gauche, se déployaient, mais aussitôt elles fléchirent.
Retenant leurs oursons ou leurs shakos à tresses blanches les Suisses se
débandaient sous la fusillade des balcons. Leurs rangs se rompirent. Ils
se replièrent par les voûtes bayant vers les ruelles. Trop de guêtres
bâillaient déjà sur les chaussures immobiles des morts...

Le vertige de cette fuite, le tumulte et la démence des hommes
affolaient Omer. La frénésie le possédait. Il cria. Son cheval,
éperonné, caracola, retomba sur un homme à plumet blanc, cuirassé de
brandebourgs. L'adversaire, fort et furieux, lança la lueur de sa
baïonnette dans la botte du cavalier qui, preste, vida l'étrier à point.
Grâce aux doigts d'Omer plus qu'à sa raison, la flamme de son pistolet
éclaboussa l'audacieux, incontinent prosterné dans la poussière.
Stupéfait de sa puissance, le jeune homme aspira l'air parfumé de
victoire. Ses gestes, son cœur, sa voix, son cheval s'évertuaient
pour de nouveaux efforts, terribles, devant quoi se dispersaient les
essaims écarlates. Il galopa par le travers de l'espace que fermaient
jusqu'à l'azur les quatre monuments solennels, leurs murs noircis, leurs
salles remplies de bagarres, de luttes, de rumeurs, de pétillements et
de fumées. Et la cour fut désertée par la déroute des Suisses qui
s'entassèrent au guichet du Carrousel. Omer n'avait aucune crainte. Il
s'amusait de poursuivre, de voir les briquets et les gibernes sauter aux
reins des fuyards, les clous de leurs souliers luire, leur nuque se
baisser. Cavrois, l'habit flottant, courut, une seconde, près de lui. M.
Roulon se hâtait, ralliant les gardes nationaux qui bourraient la
cartouche.

Au pas gymnastique, les demi-soldes arrivèrent, en colonne, le chapeau
sur l'oreille. Debout sur les étriers, Urbain avait son bicorne à la
pointe de son épée; il trottait en proférant des sons rauques. L'oncle
Edme avait empoigné le cuir de la selle et faisait des enjambées,
nu-tête, le sabre au poing. Enjolras, Grantaire filaient, les yeux
fixes, les mèches au vent. Avec eux, le cheval d'Omer s'emballa jusque
dans les échos de la voûte. L'oncle Edme, sans lâcher la selle d'Urbain,
sabrait rudement les fusils en arrêt des Suisses... Les demi-soldes
sautèrent à ces visages: quelques-uns s'enferrèrent sur les baïonnettes,
les autres assommèrent de la crosse, lardèrent de l'épée, balafrèrent
les mufles moustachus, les sourcils froncés, les bouches suppliantes,
les fronts ras, les faces vieillies par la terreur.

Leur délire animait Omer; il trancha deux mains, dont l'une levait sa
lame hésitante, perfora l'ourson d'un bel enfant pâle, défonça la plaque
à fleurs de lys sur une trogne hargneuse. Les sabots de sa bête
foulèrent des corps mous. Des hurlements montèrent jusqu'aux chapiteaux
des sombres colonnes, jusqu'aux voussures du plafond. Dans la lumière de
la porte béante, un capitaine étendit ses bras afin d'enrayer la
panique. Il tournoya, frappé d'une balle, et sombra dans la houle de ses
soldats éperdus qui se battaient pour atteindre, plus tôt, l'étroite rue
du Musée, où déjà retentissaient les détonations.

Maîtres dans les galeries du palais, les révolutionnaires, du haut des
fenêtres, décimaient la déroute royale. Omer reconnut là M. d'Orichamps.
Il visait la tête d'un grenadier qui tâcha de rassembler quelques
camarades autour d'une berline dont l'attelage s'était abattu sur des
sacs de farine arrachés à la boulangerie prochaine. Et le vétéran
s'accrocha aux brancards de la voiture avant de s'asseoir, les tempes
dans les mains, au bord du ruisseau. Cependant, à la faveur de cette
barrière, trois Suisses fugitifs respirèrent, puis cinq, dix, vingt.
Coude à coude, ils firent face aux demi-soldes, qui se montrèrent le
danger. Brusquement la troupe ennemie s'était reformée: les deux rangs
s'agenouillèrent aux ordres des sergents. Les soldats mettaient en joue.
D'autres, rigides, chargeaient en mesure. Ils dressaient leur pouvoir au
milieu de la rue sinistre, voilée de poussière. Le soleil vertical
inondait les murs ventrus et lépreux, les boutiques sordides, les
couleurs violentes d'ignobles enseignes...

«La mort va faucher là..., prévit Omer..., elle m'épargnera. Au plus,
mon cheval succombera... Si je donnais l'exemple?... Si je cessais de
retenir ma bête qui se cabre et contracte ses muscles pour bondir?...»

Le désir grandit, l'hallucina, tordit ses nerfs dans sa poitrine qui
vibrait comme une viole sous l'archet invisible d'un dieu.

«Ah! mon père, tu m'enivres de ton courage... Je veux ta gloire!»

En même temps, il vit approcher le chapeau roux d'Enjolras planté de
coin, le feutre de Grantaire et son fusil de chasse, puis l'élan de son
cousin joufflu. Légère et rose, Angeline bondissait: le rire étincelait
à ses dents. Ses yeux s'écarquillèrent quand elle découvrit les Suisses.
Hagarde, elle haussa le drapeau de toute la vigueur de ses bras potelés:
le corsage se dégrafa dans l'effort. Quand elle cria: «Vive la
République!» les seins jaillirent, lumineux et sublimes dans l'ouragan
des salves. Les pistolets de Cydalise claquèrent. Le tromblon de Mme
Cardoche éructa. Les rubans de sa capote, le bonnet rouge d'Angeline
émergèrent des fumées et des éclairs, avec l'écharpe de la Bordelaise,
qui miaulait, gravissant les roues de la voiture, malgré les menaces
d'un gendarme. Ligotté par les bretelles de cuir, l'ample dos du gnome,
à la force des bras poilus, atteignit le toit de la berline. Choc
horrible, les demi-soldes narquois et féroces abordaient les soldats
sévères. Les baïonnettes royales trouèrent les redingotes usées,
percèrent les torses où battaient les cœurs de Wagram, de
Sommo-Sierra, de Lützen et de Leipzig. Les épées s'engainèrent dans les
cous des montagnards fidèles. L'oncle Edme saignait un caporal renversé
contre son genou. Le vieillard fardé de rose brûla de sa canardière la
face d'un gendarme qui s'abîma le long du mur, et se cacha la tête dans
les manches. Omer l'entendit se plaindre:

--Ils me tuent... J'étais pourtant un bon Français.., un bon Français!

Or, sur le siège de la berline conquise, Angeline debout, radieuse et
demi-nue, fit ondoyer les trois couleurs, aux bravos des étudiants. Elle
criait des mots rauques. Les seins dansaient au son de sa voix
triomphale, avec toute la joie de la nation.

--J'étais pourtant un bon Français, un bon Français!... pleura le
gendarme, qui glissait au ruisseau, sans détacher du visage ses doigts
ensanglantés.

Au détour de la rue, les derniers Suisses s'en allaient à reculons.
Contre eux, les murs parisiens éraflés par les balles semblèrent
eux-mêmes lancer volontairement leurs éclats de pierre. Des jalousies
grincèrent en remontant. Partout, le rouge, le blanc, le bleu de
l'époque illustre furent arborés. Cydalise, gambillait assise au sommet
de la voiture. La main en l'air, elle chanta:

    Ah! rendez-nous les jours de notre enfance,
              Déesse de la Liberté!

D'une croisée, on l'applaudit. Tout le peuple affluait. Il emplissait la
rue de ses odeurs fortes, de ses haines gaies, de ses guenilles et de
ses armes chaudes qui crépitaient, riposte aux Suisses établis derrière
les persiennes de l'_Hôtel de Nantes_. Toutes les fenêtres du Louvre
fusillaient au loin les bataillons qu'on entendait se réunir sous les
ordres de leurs chefs. Le cheval d'Omer s'arrêta devant une boulangerie
fermée. Lui-même permit à ses membres de mollir. Du sang huileux
gouttait de son sabre. Trop de gloire accélérait sa fièvre. Il n'en
pouvait plus. Sa poitrine flambait. L'air torride brûlait sa gorge
sèche.

Il vit un vieillard saluer d'un geste ému le drapeau d'Angeline: car la
maigre Cydalise l'étendait en scandant son refrain. L'avocat reconnut la
visière verte qui protégeait les yeux séniles du comte Destutt de Tracy.
Soutenu par son disciple Combeferre, l'idéologue parvenait sur les sacs
de farine accumulés tout à l'heure pour la défense des soldats. Les
jambes osseuses en bas rayés tremblotaient un peu sur les souliers à
boucles; mais l'énergie divine de l'esprit éternisait la vie fervente du
savant. Noble et grandiose dans le corps chétif, sa pensée victorieuse
dominait enfin les caprices des tyrans. L'ancien député aux États
Généraux contemplait la chance révolutionnaire refleurie dans les lieux
mêmes où, le 10 août 1792, les citoyens avaient déjà terrassé les
satellites étrangers de la dynastie barbare. Il s'avança vers les filles
du peuple qui chantaient la naissance de la liberté; il prit la petite
main piquée de Cydalise, s'inclina et baisa pieusement les doigts
laborieux. Alors les deux filles rendirent le baiser aux vieilles joues
caves du philosophe, père des idées maîtresses à cette heure dans la rue
obscurcie par la fumée des explosions et la poussière du combat...



XIV


--Puisque vous avez un cheval..., disait M. Buchez..., vous devriez
faire diligence pour annoncer la prise du Louvre aux députés qui doivent
être réunis à l'hôtel de M. Laffitte. Il est revenu de Breteuil, aux
premiers bruits.

Omer dut abandonner le spectacle héroïque de Suzanne et de Cydalise sous
les plis du drapeau. Agenouillées dans les sacs de farine, elles
répondaient par des refrains aux derniers coups de feu, sans peur, les
yeux secs. Il eut voulu saisir son amie et mordre la gorge non pareille
qu'elle oubliait de recouvrir, trop acharnée à se rire de la mort
joueuse. L'aimer en cet instant, cette petite sœur de Mithra, cela
l'eût divinisé. Mais il ne lui donna même point d'adieu. Il s'en fut
demandant place pour son cheval aux gens qui soignaient l'agonie
farouche ou goguenarde des demi-soldes couchés contre les murailles,
assis dans les boutiques.

Dans l'une, il reconnut Noémie: elle geignait sur les genoux de Cavrois,
pendant qu'Ulysse Trélat enfonçait le fer d'un bistouri à travers la
viande de la menote que perçait un petit os rompu. C'était elle,
fluette, blottie dans les gros bras flamands, et qui pleurait, telle une
écolière punie, sous la lourde bouche de son amant consterné. Omer
s'apitoya. Ils s'aimaient davantage, chaque année, la fine Bordelaise et
le chimiste pansu.

L'estafette n'avait pas le loisir de s'attarder. Obtenir le passage
était fort difficile. Vingt énergumènes traînaient un misérable
loqueteux par les poignets. Il ne se relevait pas. Sa barbe jaune et
hirsute balbutiait:

--Quoi! la mort pour si peu de chose!... J'avais faim. Mes enfants, ma
femme avaient faim!...

--Mort aux voleurs!... répondaient, féroces, les artisans qui
l'arrachaient des pavés où ses pieds nus s'agriffaient mal... Mort aux
voleurs!

--Il a volé un couvert d'argent... la canaille... Il faut des exemples.
Avant tout, le peuple est honnête!

--Personne de vous n'a donc jamais eu faim. Grâce!... râlait-il, sans
pouvoir délivrer ses mains.

Car les exécuteurs avaient empoigné ses manchettes et le tiraient ainsi.
Sa chemise sortit du pantalon et découvrit son dos brun; des plis
garrotaient le malheureux au cou. Il ne put lancer que des interjections
rauques avant d'être jeté contre le mur, où il se tordit. Ses yeux
s'écarquillèrent, ses cheveux se hérissèrent. Dix fusils crachèrent
leurs flammes contre cette vie lamentable qui s'abîma dans les ordures
et les tessons, hoquetant, repoussant de ses orteils crispés l'emprise
de la mort.

Bien qu'il admit cette justice rapide, Omer s'éloigna, la nausée dans la
gorge. On l'avertit qu'on se battait rue de Rohan et au Palais-Royal: il
se détourna par la rue Traversière.

«Le Louvre est au pouvoir du peuple!» annonçait-il de toute sa voix
orgueilleuse, pour l'étonnement heureux des insurgés, sur le boulevard,
de quelques apprentis, de messieurs. Ils couraient vers la Bastille, se
bousculaient, hagards, à la débandade.

Il entra dans la rue Richelieu que la révolution occupait. Derrière un
amas de charrettes, parmi la cohue en délire de gens qui chargeaient et
déchargeaient leurs armes, il put assister à la déroute. Un peloton de
lanciers arriva sur les talons des fuyards. L'ouvrier au grand col, au
tablier de serge, trop las pour continuer, s'arrêta tout essoufflé
derrière un édicule cylindrique. Il insultait à la couardise de ses
compagnons, déjà lointains. Deux chevaux, en se cabrant sous leurs
cavaliers, le bloquèrent. Il voulut asséner un coup de pioche sur le
chanfrein du pommelé. D'une violente estocade la lance le cloua contre
la maçonnerie puis se dégagea, l'abandonna. Atterré, il se considéra
troué, douloureux et sanglant. Sans doute, un désir suprême de grandeur
l'inspira:

--Voilà comment on meurt pour la liberté!

Le soldat morne fit volter sa monture, et trotta plus loin.

Devant les feuillages d'un abatis, le peloton dut hésiter. Là,
concierges et marchands tirèrent. Plusieurs chevaux écorchés
cabriolèrent... Des Bains Chinois, se précipitèrent les lances, les
schapskas et le tumulte de tout un escadron. La rue Le Pelletier
dégorgea les pantalons blancs, les brandebourgs, les habits écarlates,
les oursons des grenadiers suisses; leur feu de file déchira l'espace.
Dans le sein d'une maritorne en madras, un adolescent s'affaissa, le
crâne atteint. D'épais nuages noyèrent les perspectives, s'élevèrent le
long des enseignes multicolores, des façades closes. Les tiges en fer
recourbé où l'on accroche les réverbères y disparurent. La fumée monta
jusqu'aux frondaisons des arbres encore debout; elle enveloppa ceux
plantés contre les maisons, et ceux des rangées centrales, à l'abri
desquels visaient des commis, maints et maints chasseurs adroits, la
casquette rejetée sur la nuque. L'enfant qui bondit sur la chaussée
lâcha les deux coups de ses pistolets dans les reins du major à cheval,
puis fut aussitôt à plat ventre pour esquiver la riposte des fantassins,
mais se releva si prestement qu'il put, après la charge prompte de
quelques gendarmes, reprendre sa casquette tombée dans la poussière,
enjamber le Suisse évanoui qu'une plaque de sang marquait au front,
enfin partir en décochant un pied-de-nez à l'adresse des soldats qui
retiraient de la selle leur officier mort.

Omer eût ri de l'exploit, si l'angoisse ne l'eût à nouveau saisi.
Pourtant il traversa, d'un élan, la largeur du boulevard tout à coup
libre de troupes. Il annonçait toujours la conquête du Louvre aux
combattants et aux curieux qui, par des cris triomphaux, accueillaient
la nouvelle. Quand il approcha de l'hôtel Laffitte, il apprit d'une
fruitière que le 5e et le 53e régiments de ligne, venus de la place
Vendôme, adhéraient à la Révolution. En effet, les compagnies
s'alignaient dans la rue, sans rien oublier de leur discipline. Leurs
sergents tenaient à distance les enthousiastes; ce qui parut effarer les
timides. Ceux-ci se tapirent prudemment dans les boutiques, observèrent
l'allure des officiers qui marchaient pensifs devant les rangs
silencieux. Omer proclama la victoire du peuple en portant la main à son
bonnet de police. Une rumeur satisfaite émut les files. Sous le porche,
où cent personnes se pressaient, dissertaient, questionnaient, il glissa
de cheval. Des bras l'accaparèrent. Vingt regards explorèrent ses yeux,
cherchèrent la vérité dans sa physionomie.

--Les Suisses sont délogés. C'est la panique! On les fusille par les
fenêtres du Louvre. Marmont dirige la retraite sur les Tuileries.

--Parbleu, je le disais bien!... revendiquait un capitaine... Le refus
de nos deux régiments a découvert sa droite.

--Et il a dû rappeler les Suisses du Louvre pour nous remplacer place
Vendôme!... conclut un lieutenant.

--Alors le peuple est entré... Vive la Charte!

Un petit homme ventru lança son chapeau jusqu'au balcon d'un entresol.

--Vive l'Empereur!... rectifia sévèrement un ancien militaire en
redingote boutonnée.

--Vive la République! C'est le 10 Août qui recommence!

--A moins que, demain, les brigades fraîches appelées de Rueil et de
Normandie, ne regagnent sur nous la partie que Polignac a perdue.

Conduit, porté, poussé par un flot de bavards, Omer, l'épaule
cruellement déchirée, gravit des escaliers larges, fut introduit, par
l'entre-bâillement d'une grande porte, dans un corridor encombré de
cannes et de chapeaux. Par delà les battants d'une autre porte, que
décoraient d'immenses rideaux de velours pourpre, discourait un général
en uniforme. C'était bien La Fayette qu'Omer devait interrompre pour
communiquer la nouvelle aux trente députés, aux visiteurs de ce salon
riche en statues et en vases plantés sur les meubles massifs de l'époque
impériale.

--Un vieux nom de 89 peut être de quelque utilité dans les circonstances
où nous sommes... proposait modestement le chef des carbonari.

Aux approbations, il présenta sa face de plomb toute rasée.

--Messieurs... rappela très vite Omer, saluant les mines graves de ces
doctrinaires engoncés dans leurs cravates et dans les hauts collets de
leurs habits..., Messieurs, le peuple de Paris est maître du Louvre,
dont il a chassé les Suisses... C'est la déroute de Marmont!

Toutes les figures inquiètes se transformèrent. Elles furent aussitôt
arrogantes. Il fallut que le général Pithouët nommât le fils du colonel
Héricourt, le secrétaire général des Comités Philhellènes, et l'avocat
des causes libérales, pour que le ton impérieux des questions changeât.
Il fallut que M. Laffitte appelât près de son fauteuil le jeune homme,
en s'excusant de ne pas se lever à cause de sa jambe malade. Alors les
députés adoptèrent un langage plus courtois. L'estafette put répondre
posément, clairement, au fin profil de M. Guizot. Sec et froid, comme
étranglé dans les tours de sa cravate noire, ce personnage une main
derrière le dos, frappait de l'autre, à plat, le velours de la table,
afin d'obtenir l'attention:

--Il importe de constituer dès cette heure une autorité publique qui,
sous une forme municipale, s'occupe du rétablissement et du maintien de
l'ordre.

--Que va faire cette populace déchaînée? Tremblons, Messieurs que les
crimes de la Terreur...

--Monsieur, j'ai vu de mes propres yeux fusiller sur-le-champ un
misérable qui profitait du désordre pour dérober une fourchette
d'argent...

L'éloquence judiciaire de l'avocat, propice au faibles, se manifestait à
l'encontre d'un propriétaire en habit gris, qui de ses doigts protégeait
les rubans de ses montres.

--A la bonne heure, maître Héricourt!... soutint le général Pithouët,
tapant sur l'épaule contuse.

Elle se déchira davantage. Omer réprima les mouvements de la souffrance,
moins soucieux de cela que de conquérir au moins la politesse de ces
hommes en attitudes solennelles, et boutonnés dans leurs fracs austères
jusqu'aux bajoues glabres. Il conçut qu'ils allaient être des détenteurs
du pouvoir, dont les avait d'ailleurs lotis les élections récentes. Ils
continuaient de craindre les excès de la canaille. Casimir Perier mordit
ses lèvres minces, puis:

--Il a été facile d'exciter le peuple à la révolte; il sera moins aisé
de le faire rentrer au logis et déposer les armes... Les orateurs
imprudents auront peut-être beaucoup à se reprocher, monsieur
Héricourt...

--Morbleu!... s'écria le général Pithouët,... aurions-nous pu chasser
du Louvre, à nous seuls, les troupes de Polignac?

--Il peut advenir que nous regrettions qu'elles en aient été chassées...

--Plaît-il?... Ai-je bien compris?... questionna le général Pithouët en
se penchant vers l'interrupteur.

C'était un homme vénérable, dont les boucles blanches tombaient, flocons
gracieux, au long des joues en cire, dans sa cravate de mousseline, et
sur le collet de son habit bleu.

--Au demeurant,... concéda ce vieillard,... le principal est
d'enrégimenter les propriétaires pour la défense des biens publics et
privés... Il convient de réorganiser d'abord la garde nationale avec les
patentés...

La Fayette contracta ses sourcils roux, ses paupières flétries... Il
étendit sa main aux veines gonflées et tordues... Toute sa corpulence
oscillait sur les deux jambes en pantalon blanc.

--Il serait étrange et même inconvenant que ceux surtout qui ont donné
tant de gages de dévouement aux libertés nationales refusassent de
répondre à l'appel qui leur est adressé... Des instructions, des ordres
me sont demandés de toutes parts... Le capitaine Roulon est venu, aux
premières heures du jour, m'apporter chez moi la pétition de ses
camarades...

Le héros sénile de l'Indépendance Américaine s'obstina, de la sorte, à
solliciter le commandement des gardes nationales. Chacun attendit en
silence la fin de cette harangue embarrassée. Un roquentin qui portait
encore les cheveux en queue murmura, les paupières baissées, mais de
façon à être entendu:

--Sied-il bien de remettre au chef des carbonari la direction de la
force armée, dans un pareil moment?...

--Il a pris trop d'engagements avec les perturbateurs!... murmura, de
même, un homme asthmatique; et il étendit ses bras de drap noir, ses
mains molles en signe d'impuissance, à nier, malgré sa courtoisie, le
réel des choses.

Personne n'invitait l'estafette à s'asseoir. Omer gardait aux jambes le
balancement du cheval. Sa plaie le brûla. Il se fut retiré, si la
stupéfaction de voir discuter ainsi les représentants libéraux ne l'eût
figé là, confus de se rappeler sa foi de naguère, sa foi de la bataille,
confus d'aimer encore la grisette sublime qui déployait les trois
couleurs pour la victoire de la Loi. Ici, dans ce magnifique salon que
peuplaient les nymphes de marbre, entre les meubles impériaux aux
griffes de bronze, tous ces vieillards assis sur des sièges curules, les
pieds dans les tapis turcs, redoutaient seulement les appétits de la
foule qui, là-bas, rue de Rohan et au Palais-Royal, partout, embrassait
la mort afin de leur livrer la France, sa richesse et son histoire.
Devant la tapisserie de lampas violâtre, leurs faces impertinentes
exprimaient de l'horreur pour ceux qui mouraient au bénéfice de leur
ambition. Le beau Casimir Perier grignotait ses lèvres et froissait les
plis de ses manchettes, en évoquant les excès du 10 Août, les massacres
de Septembre, l'exécution des Girondins... Massif, et le menton pesant
entre les pointes de son col jauni, M. Mauguin, l'avocat de Labédoyère
et l'ami du colonel Fabvier, répondit rudement, à plusieurs reprises,
mais pour soulever les protestations de toutes les bouches lippues,
développées par la gourmandise, avides des bons mets qu'on savoure à des
tables opulentes. Le sec Guizot assumait le rôle de l'esprit méthodique
et mathématique qui ne se laisse plus leurrer par les élans généreux, et
qui sait trop les périls des idées belles, au reste, adorées de lui...
En vain, M. Audry de Puyraveau tendait vers les poltrons sa face
attentive et mâle de vétéran, réfutait les appréhensions par des
syllogismes nets, prononcés avec soin, tandis qu'il grattait
nerveusement le favori de sa joue gauche; derrière les besicles d'or,
ses yeux intelligents niaient le péril. Chauves au front et chevelus
dans le cou, des ironistes se renversaient en manière de dérision,
gonflaient de souffles dédaigneux leurs bouches qui les expiraient
ensuite bruyamment. Ils écoutèrent M. Casimir Perier désignant Omer
Héricourt:

--Demandez plutôt à ce jeune avocat! Il arrive cependant tout poudreux
de la bataille pour nous apprendre la victoire... Demandez-lui s'il ne
subirait pas mille morts plutôt que de voir une populace en furie,
excitée par les criminelles imaginations des saint-simoniens et des
fouriéristes, envahir sa demeure, s'emparer de ses biens, insulter à
tout ce qui lui est cher, à une jeune épouse qui s'alarme au pied d'un
berceau innocent... Voilà ce qui le menace, et ce qui nous menace, si
nous ne prenons pas les mesures que la sagesse nous prescrit... Ayez
garde que l'on ne replante la guillotine sur la place Louis XV! Ayez
garde d'avoir à choisir entre la mort et l'exil, sans pouvoir soustraire
vos enfants à la ruine qui frappera les biens des nouveaux émigrés,
j'ose dire aussi des nouveaux suspects...

--Hélas! c'est là ce que nous promet la République!... assura, de son
fauteuil, les doigts croisés sous le menton osseux, un thermidorien qui
avait été le complice de Talleyrand.

--Le père de notre ami que voilà, le baron Alexandre de Laborde, a eu la
tête tranchée sur l'échafaud...

--La canaille à ouvert le ventre de la princesse de Lamballe. On a
dévidé ses entrailles, et on a promené son cadavre décapité!... Est-ce
là ce que nous voulons revoir?... hurla du fond d'une ottomane un vieux
nain singulier, qui secouait son mouchoir devant son rictus de
squelette.

Alors, en chaque siège, des voix chevrotantes et fielleuses rappelèrent
ensemble les massacres, les supplices... Inutilement le général
Pithouët riposta, vociféra, joua de ses longs bras maigres et de ses
prosopopées jacobines.

--Nous sommes les amis de la Révolution, puisque nous risquons en ce
moment nos existences afin d'en ressusciter les principes... répliqua M.
Laffitte... Toutefois nous la voulons sans victimes... Nous la voulons
pure de toute infamie populaire qui la condamnerait d'abord à périr
comme elle périt en 1814, sous les efforts de l'Europe indignée, vingt
ans, par les crimes de Marat.

De leurs objurgations presque tous assaillirent le bouillant Pithouët,
l'attentif Audry de Puyraveau, le massif Mauguin. Leurs ventres se
bombaient dans les pantalons de nankin; le torrent de leurs paroles
roula des images de têtes coupées, de cadavres, de ruines effroyables,
et les larmes de toutes les veuves, les sanglots de tous les orphelins.
Leurs yeux sincères semblaient revoir les calamités d'autrefois, les
fleuves de sang, les fureurs des invasions cosaques venues châtier la
France entière pour les méfaits de quelques terroristes.

--On pillera nos maisons comme ont été pillés les châteaux!... On vendra
les biens à l'encan, et la société s'anéantira!... Sait-on où s'arrêtera
la rage de la canaille en délire?...

Entre leurs imprécations, le général Pithouët se débattit sans
défaillance.

Si franche fut leur peur qu'Omer imagina sa demeure envahie par les
hordes avec lesquelles il venait de combattre. Sévérité menaçante de M.
Buchez, blâme éternel inscrit au visage de Pied-de-Jacinthe, véhémentes
indignations du major qui défendait sa foi saint-simonienne et
promettait de tout soumettre au joug de sa théorie, cela lui parut
soudain les éléments d'une nouvelle Terreur... Il se prévit accusé par
le vieux dragon de Hohenlinden pour avoir été le disciple du Père
Ronsin, condamné par M. Buchez pour son élégance, renié par son
beau-père, envoyé à l'échafaud; sur le passage de la charrette, les
tricoteuses chanteraient la carmagnole comme la mégère de la rue
Saint-Antoine... Et la charrette qui avait conduit Chénier jusqu'à la
bascule de Samson!...

Impassible, l'air maussade, M. Laffitte écoutait à peine la querelle,
dans son fauteuil de velours rouge. Parfois il ramenait vers son occiput
les mèches rares de sa nuque et de ses tempes, ou bien il rajustait ses
lunettes sur la racine creuse de son nez. Sa lèvre inférieure avançait
naturellement: cela lui donnait l'apparence du mépris continu. Il finit
par heurter l'accoudoir du siège avec sa tabatière d'or; puis il
précipita de petits coups secs:

--Messieurs... Messieurs!... Messieurs, s'il vous plaît!... Je crois
discerner dans toutes les opinions émises le désir de former une
commission municipale parisienne qui veillera à la défense, à
l'approvisionnement et à la sécurité de la capitale...

--D'accord!... A la bonne heure!... C'est cela même...

On se rasseyait. On tira sur les genoux les plis des pantalons. En dépit
du geste impatient que maîtrisait mal le général Pithouët, et du geste
navré qu'esquissa M. de Puyraveau, la motion fut votée.

--Que M. de La Fayette désigne les commissaires!... proposa M. Mauguin,
espérant confier ainsi les choses au chef de la Haute-Vente, donc à la
Haute-Vente elle-même.

Pendant que le vieillard hésitait au cours d'une interminable phrase, un
laquais apporta sur un plateau deux cartes de visite à M. Laffitte.

--Ces cartes sont de M. Mignet, l'historien, notre ami... Elles
m'avertissent qu'une bande dévaste l'archevêché, qu'elle s'est emparée
du trésor épiscopal: des objets de valeur archéologique sont détruits.

--Vous le voyez! vous le voyez!... attesta M. Casimir-Perier... Ça
commence... Voilà le règne du peuple qui commence.

Il englobait l'espace dans ses bras ouverts; la salive s'éparpillait
hors de sa bouche blême... Le général Pithouët s'élança:

--Souvenez-vous du sermon sur la prise d'Alger! Monseigneur de Quélen a
prononcé des paroles hostiles à la Charte, et que le peuple n'a pas
oubliées...

--Cela suffit-il..., s'écria quelqu'un d'obèse et de fatidique, pour
exercer des ravages dans un palais de l'État?... En vérité, quels que
soient mes sentiments de tolérance à l'égard de certaines revendications
déraisonnables, je ne saurais regretter assez que des voix autorisées
prodiguent leurs excuses à de tels forfaits...

--C'est bien à cela que devaient aboutir les aberrations du jacobinisme
exalté!... constatait un homme élégant et pâle... à la justification,
que dis-je, à la louange des attentats les plus odieux!

A ces colères s'ajouta celle d'un monsieur borgne qui était le général
Gérard, héros, jadis, dans le camp de Dumouriez, de Bernadotte, puis à
Austerlitz, Iéna, Wagram, Smolensk, Lützen, Montmirail et Ligny.

La Fayette lui-même posa la main sur le bras de Pithouët; il le contint
et lui conseilla le silence à l'oreille. Au milieu du bruit, on nomma
les commissaires; et l'on résolut d'associer, dans le commandement des
gardes nationales, le général Gérard à La Fayette, évidemment pour
contrôler l'emploi de ces forces.

Devant ces craintes de personnes illustres et réputées pour la vaillance
de leurs opinions libérales, Omer douta. Rassemblant ses esprits, il
interrogeait, dans sa conscience, ce qui lui paraissait y luire de plus
clair: la notion de la Loi. Certainement la Loi condamnait les pillards
de l'archevêché. Si elle se doit d'imposer sa suprématie aux caprices
de la couronne, elle ne se doit pas moins de l'imposer aux instincts de
la plèbe destructrice. Les ouvriers qui avaient mis à mort le pitoyable
voleur d'un couvert d'argent, ceux-là mêmes donnaient raison à ces
députés, à ces législateurs chargés par la nation de faire respecter les
règles de la justice. Ébaubi, tout à l'heure, d'entendre vilipender les
libérateurs qu'il venait de suivre en extase, Omer se reprenait
pourtant. Des citoyens intègres et sages lui dictaient peut-être son
devoir: les aider, les servir, attendre d'eux la récompense. A la banque
de M. Laffitte la Banque d'Artois et les Moulins Héricourt étaient
redevables, en partie, de leur fortune. Évidemment, Dieudonné Cavrois
parlait au nom de la tante Caroline et de M. Laffitte dans les
discussions de la rue. «Maman ne veut pas de la République!» avait dit
le gros garçon, l'arme fumante au poing. Seyait-il qu'Omer trahît les
desseins de sa parente à l'heure où elle achevait d'accroître sa
richesse, leur richesse, celle d'Elvire et de son fils?

Ces arguments se succédaient dans son esprit à mesure que les
doctrinaires s'enflammaient en l'honneur de l'ordre. A cause de la
chaleur, les hautes fenêtres demeuraient béantes sur la cour,
qu'envahissaient sans cesse des soldats et des officiers de la ligne,
des gens du peuple, des gardes nationaux, des nouvellistes et des
solliciteurs aux aguets. Par-dessus les murs et les toits, la rumeur de
la voie publique était aussi perceptible. En bouffées, le bruit des
armes et les appels des orateurs arrivaient dans les feuillages
ombrageant le vacarme des conversations particulières, parfois même
générales, que tenaient là des intrus, malgré la consigne des
domestiques et des portiers. A plusieurs reprises, Omer ouït des propos
distincts: «La Seine charrie des chasubles, des dalmatiques, des
surplis.--J'ai vu flotter les tableaux sacrés de Raphaël et du Guide,
les feuillets arrachés des incunables, et les gravures du vieux temps,
qu'on ne retrouvera jamais.--C'est du vandalisme!--C'est une
turpitude!--On pille aussi les Tuileries.--Les détenus de la
Conciergerie se sont évadés.--Aux Tuileries, je viens de voir le peuple
sabrer un portrait qu'a signé le baron Gérard.--Des bandits ont percé de
balles la duchesse de Reggio que David avait peinte.--On assassine les
arts de la France!» répéta une voix enrouée, sans doute celle d'un rapin
romantique. «Ils ont assis un cadavre en guenilles sur le trône!--C'est
l'orgie infâme d'une canaille en délire.--Cela finira-t-il?--Il faut
rétablir l'ordre.--Nous sommes ici pour rétablir l'ordre!» concluaient
les militaires.

Ces paroles enchantaient les ennemis de la Révolution. Les dalles
retentissaient sous les crosses et les fourreaux de sabres. Mille pas
fiévreux raclaient le sol. M. Bertin de Vaux déclara:

--En présence de l'agitation qui règne au dehors, ce qui importe, c'est
que le général La Fayette aille se montrer aux citoyens... Si nous ne
pouvons retrouver Bailly, le vertueux maire de 1789, félicitons-nous
d'avoir retrouvé l'illustre chef de la garde nationale!

M. Laffitte céda, baissant les cils pour dissimuler la contrariété de
ses regards sincères:

--Le général La Fayette accepte le commandement de la garde nationale
qui lui est déféré par...

--Par la Chambre.

--Non! non! ce n'est pas comme Chambre que nous agissons!... interrompit
vivement le long M. Villemain, que troubla l'appréhension d'une
responsabilité encore possible devant les tribunaux du roi: il ne se
souciait pas de porter sur les épaules une tête convaincue de complot,
au cas d'un revirement... Nous agissons simplement comme une réunion de
députés.

Tous applaudirent à cette prudence. On se carra plus à l'aise dans les
gilets de toile.

--Nous ne sommes ici que des citoyens qui s'assemblent pour sauvegarder
l'ordre et la propriété dans des conjonctures extraordinaires...,
définit M. Villemain.

A ce moment, Omer voulut se retirer, ayant compris que sa présence
semblait à certains membres superflue. M. Laffitte, dont il alla prendre
congé, le retint un peu. Le bruit courait que l'Hôtel de Ville était en
la possession du général Dubourg, Omer confirma les probabilités de
cette information. M. Laffitte pria l'estafette d'annoncer au comte la
venue d'une Commission municipale et du général La Fayette. Celui-ci
sortait, d'ailleurs, avec le général Gérard, M. Audry de Puyraveau et un
colonel de ses familiers. Omer les suivit.

Ils allaient descendre l'escalier en répondant aux innombrables
questions de ceux que les laquais repoussaient mal, lorsqu'à leurs
oreilles il tonna formidablement. Puis, la fusillade s'égrena. Les échos
de l'hôtel répercutaient le fracas de l'explosion; le sol trembla sous
les pieds.

Nous sommes trahis!... s'écrièrent des êtres éperdus qui jouaient des
coudes afin de gagner les issues du jardin.

--Les soldats de Polignac sont là!

Une subite image de l'échafaud, de l'exécuteur offrant sa main ironique,
voilà ce qu'Omer évoqua durant la seconde où, d'instinct, se fermaient
ses paupières. Par la porte ébranlée du grand salon, se bousculèrent
alors les députés en séance, oublieux de leurs cannes et de leurs
chapeaux. Des boucles blanches flottèrent sur des dos courbés. Des
basques d'habits volaient... Dans la cour, Omer vit bondir par la
fenêtre un vieillard agile... Deux élus du peuple coururent aux écuries,
les ouvrirent et s'y verrouillèrent. Tous les yeux s'effrayaient. Juché
sur le piédestal d'une colonne qui supportait la voûte du porche, un
officier de la ligne adjura La Fayette de ne rien craindre. C'étaient
les compagnies qui déchargeaient leurs armes en l'air. Ainsi voulait-on
rassurer une bande de révolutionnaires qu'inquiétaient les forces des
deux régiments installés autour de l'hôtel. A ces mots, le maigre, le
long M. Villemain quitta la remise où il prétendait se blottir; et
remonta très vite l'escalier en se mouchant au milieu d'un foulard.

Omer eut quelque peine à retrouver son cheval. Un jeune soldat
bouchonnait, plaignait en patois le malheureux animal, écumeux et
sanglant. Il ne fut pas facile de se frayer un chemin à travers la foule
et les troupes qui fraternisaient. On invitait les militaires à prêter
serment sur le drapeau des trois couleurs. Plusieurs dames régalaient
les petits tambours dans une pâtisserie. Sous leurs grands shakos noirs
à pompons, les soldats transpiraient ce qu'ils achevaient de boire.

Au coin de la rue et du boulevard, s'empressait M. Mignet, dont les yeux
astucieux, sous la chevelure abondante, examinaient chaque type de
révolutionnaire au repos: ceux qui s'accoudaient sur leurs fusils, ceux
qui bavardaient, les mains dans les poches, ceux qui s'asseyaient,
fourbus, sur les bornes, ceux qui étanchaient, à l'ombre, la sueur de
leurs fronts. La bouche fine et narquoise du jeune historien, à ce que
put surprendre Omer, terminait ses compliments par ces mots:

--Courage, mon brave, vous allez l'avoir pour roi, votre duc
d'Orléans!...

Ce que les gens ébahis ne paraissaient guère désirer. Ils hochaient la
tête et soufflaient, s'attachaient à la boutonnière les nœuds
tricolores que commençaient à vendre des fillettes, la corbeille au cou.
En trottant, l'avocat réfléchit aux rapports qui liaient M. Laffitte et
la famille d'Orléans. Le banquier, fréquemment, assistait aux
réceptions du Palais-Royal. Son ami, M. Mignet, apparemment se chargeait
de la propagande immédiate... Ainsi que les groupes en effervescence
autour des bornes, Omer eût préféré la République, legs de Rome.
Toutefois, entre Bernadotte au loin sur le trône de Suède, Napoléon II
prisonnier dans Schœnbrünn, les trois ou quatre sectes de
républicains prêts à la dispute intestine, déjà violente devant le
passage de l'Opéra, prudemment, on pouvait songer au fils de
Philippe-Égalité, au combattant de Jemappes et de Valmy. Ce prince était
en posture de les supplanter par le fait simple de sa présence, par
l'appui des financiers, du commerce, et de cette garde nationale qui
s'équipait à la porte des boutiques, enfin par le prestige de son
extraction royale... Peut-être fallait-il se garder de nuire à sa cause.
L'avocat ne pouvait que compromettre l'avenir de son fils en obéissant
aux espoirs vagues des Philadelphes, du comte Dubourg, de son oncle
Edme, ou bien à ses propres aspirations vers la République latine des
carbonari. Pour elle, autour des bornes, s'exaltaient les étudiants, et
les sous-officiers de la ligne qui débouclaient leurs sacs.

Dans la chaleur accablante, Omer respirait l'âcre poussière levée par
les milliers de pas. Tous ses membres lui pesaient autant que son épaule
alourdie, pincée par la cicatrice naissante, râpée par les bords du
bandage, lacérée. Les chairs de ses mollets furent bientôt un poids
énorme. Ses paupières retombaient sur le spectacle de la foule anxieuse
et rieuse. Les querelles des gens, leurs appels heurtaient son crâne. Le
roulis du cheval lui meurtrissait les hanches, que coupait l'arête du
ceinturon. Les façades réverbéraient le soleil. Ses traits éblouissants,
lui blessaient les pupilles. La fatigue du corps, la fatigue de l'esprit
étaient pareilles. L'une et l'autre engageaient l'estafette à chérir la
solution la plus prochaine, afin que le repos suivît. Au surplus, mieux
valait devenir le magistrat d'un souverain fidèle aux lois...

Cependant Omer décida qu'il ne lui seyait point de proposer avec
enthousiasme le duc d'Orléans aux suffrages de l'Hôtel de Ville. Cela
n'eût que trop révolté les Dubourg et les Ribéride. Adroitement, il
insinuerait la chose en des conversations particulières, ainsi qu'un
soupçon, et feindrait de croire que le général La Fayette administrerait
d'abord l'État, selon la politique des Ventes.

       *       *       *       *       *

Après avoir gouverné sa bête parmi la multitude de la place de Grève,
Omer, grâce à une énorme cocarde tricolore piquée sur la ganse de son
bonnet de police, fut admis dans la salle Saint-Jean. Le comte Dubourg
s'affairait au milieu des solliciteurs, des nouvellistes et des
fonctionnaires; ils étaient respectueux devant le vieil uniforme
républicain, qu'il avait de nouveau revêtu. Évariste Dumoulin rédigeait
une ordonnance. Elle suspendait les droits d'entrée dans Paris, pour le
bétail et les vivres maraîchers, à la satisfaction de quelques fruitiers
et bouchers en blouses, délégation corporative. Un sergent de la garde
nationale assurait au major Gresloup qu'un poste important venait d'être
établi, selon les ordres, dans la Banque de France, et que l'argent du
commerce se trouvait ainsi protégé.

--La Fayette se rend-il ici comme mandataire de Laffitte et de Casimir
Perier, ou bien avec la volonté d'agir par lui-même et par ses amis
personnels?... demanda brusquement le major à son gendre, dans l'angle
de fenêtre où il l'avait acculé.

--J'ignore le fond de sa pensée..., répondit Omer; je puis dire qu'à la
réunion des députés il a tout fait pour obtenir le commandement de la
garde nationale, c'est-à-dire pour disposer de la force. Il l'a obtenu,
mais ils lui ont adjoint le général Gérard... En tous cas, le général
Pithouët, M. de Schönen et M. de Puyraveau font partie de la commission
municipale...

--Ah! ils se sont constitués en pouvoir municipal?...

--Et M. Laffitte songe au duc d'Orléans...

La consternation de M. Évariste Dumoulin pâlit ses larges joues molles
que creusaient les pointes du col. Dubourg et le major s'interrogeaient
des yeux; ils regardaient leurs colères les envahir... Elles firent
sourdement explosion. Ils murmurèrent qu'il fallait aussitôt convoquer,
à l'Hôtel de Ville, les jacobins déterminés. Le major griffonna quelques
mots à l'adresse de M. Buchez, de Blanqui. On entourerait la Commission
de révolutionnaires capables, au besoin, de l'intimider par la violence.

Durant ce colloque, Omer remarquait le désordre du lieu. De nombreuses
personnes s'entretenaient dans la salle, par groupes conversant à
l'écart. Elles avaient déposé leurs fusils dans les encoignures des deux
cheminées monumentales, sous la garde des figures allégoriques dressées
en cariatides. Des portes s'ouvraient et se fermaient avec violence.

--Monsieur Baude!... Un officier d'état-major demande à parler
confidentiellement à monsieur Baude!... criaient les voix les plus
diverses de gens pour qui ce rédacteur du _Temps_ représentait le
gouvernement provisoire.

Lambeaux d'imprimés, journaux divers, brouillons déchirés en miettes
jonchaient les rosaces du tapis. Sur une grande table ovale, recouverte
de velours à crépines, de l'encre s'étalait par flaques épaisses, entre
des paquets de plumes d'oie, des paires de pistolets, une écharpe
tricolore, quatre bouteilles vides, des verres à bière, et des
écritoires de faïence à fleurs de lys. Armé d'un canif, Pied-de-Jacinthe
coupait la tenture rouge d'un panneau, en affirmant qu'il allait,
dessous, mettre à nu des affiches placardées en 1793. Cette opération
intéressait nombre de messieurs qui portaient des sabres de cavalerie
suspendus à leurs redingotes. A mesure que les doigts émus du vétéran
arrachaient l'étoffe le long d'une fausse colonne, d'une cannelure d'or,
un papier verdâtre apparaissait. Peu à peu l'on déchiffra:

          TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

    _Unité, Indivisibilité ou la Mort._

Théâtralement, ceux qui étaient coiffés se découvrirent devant ce
vestige de la dure justice jacobine. Le dragon de l'an II rectifia la
position et porta la main à la visière de son casque terni.

--Aujourd'hui le peuple est rentré chez soi!... dit-il ensuite.

Il dissertait, rappelait ses souvenirs de la guerre faite sous Jourdan.
Ribéride vint parler à Dubourg.

--Général, voici le tapissier: de quelle couleur le drapeau?

Le comte hésita.

--Il nous faut un drapeau noir..., ordonna le major brusquement...; et
la France gardera cette couleur jusqu'à ce qu'elle ait reconquis ses
libertés.

Cette phrase, prononcée furieusement pour avertir les assistants du
péril orléaniste, les attira. Leur indignation se donna carrière dès que
le général eut avoué ses craintes:

--Nous voulons le rétablissement de la Convention, et que tout soit
remis en l'état de choses qui existait le 8 thermidor.

--Orléans?... Un traître qui passa comme Dumouriez à l'ennemi... après
la défaite de Nerwinde, lorsqu'il estima perdue la cause de la
Révolution!...

Des portes s'ouvrirent encore. On ne s'entendit plus.

--Monsieur Baude?...

--Monsieur Baude vous recevra tout à l'heure!

--C'est Son Excellence le ministre de Suède!

--Monsieur Baude dicte une proclamation au peuple. Mais on peut voir le
général Dubourg...

Celui-ci commanda le silence d'un geste impérieux et reprit son chapeau.
Un homme blond, à la vue basse, entrait. Le bonnet à poil et l'uniforme
flambant neuf de M. Évariste Dumoulin lui semblèrent d'abord majestueux;
puis ce furent les épaulettes d'un colonel de hussards qui, large et
trapu, frétillait sur ses petites jambes en bottes à cœur, et les
embarrassait dans les courroies d'une énorme sabretache garnie d'un N en
cuivre.

--Monsieur de Lœwenhielm!... appela le général comte en s'avançant et
faisant la révérence... Je suis heureux de souhaiter ici la bienvenue à
Votre Excellence.

L'homme blond le reconnut enfin:

--Je désirais remercier, en votre personne, monsieur le comte, le
gouvernement qui, dans un moment si troublé, a bien voulu veiller à ce
que fût remis, en mon hôtel, le paquet intact de mes dépêches saisies à
la barrière, sur mon courrier de Stockholm.

--Le roi Charles-Jean ne pouvait espérer moins de moi, d'un ancien ami
du maréchal Bernadotte!... répondit Dubourg radieux, et qui rajustait
son écharpe tricolore contre ses boutons à faisceaux de licteurs.

Le ministre examina le cercle formé autour d'eux; il attendit le silence
absolu:

--Messieurs, je puis vous l'assurer déjà: rien n'égale le respect
qu'inspire au corps diplomatique la conduite si sage des Parisiens. Je
suis certain qu'à la cour de Suède la nouvelle de ces prodigieux
événements ne sera point mal accueillie... Messieurs, notre souverain
aime toujours profondément la cause de la liberté, pour laquelle il a
si longtemps combattu avec le général Gérard et le général Dubourg, dans
les rangs de la Révolution... Permettez-moi de me souvenir ici qu'en
1813, après Leipzig, il envoyait au général Davout, alors gouverneur de
Hambourg, un émissaire pour le déterminer à concentrer les garnisons
françaises dispersées dans les forteresses d'Allemagne: jointes aux
forces suédoises, elles eussent pris à revers les troupes de la
Sainte-Alliance, et sauvé la France de l'invasion. La fatalité voulut
que notre agent ne sût pas convaincre le maréchal Davout... Mais, en
mars 1814, l'empereur Napoléon, après la bataille d'Arcis-sur-Aube, se
rendit dans l'est de la France, à Saint-Dizier, pour chercher, dans
l'exécution de notre plan, sa sauvegarde. Le 25 mars, je quittais Liège
avec le prince royal de Suède dans une chaise de poste. Nous courions
au-devant de Napoléon. A Nancy, nous refusâmes l'entrevue que, par
l'entremise de M. Alexis de Noailles, nous demandait le comte d'Artois,
ce Charles X qu'aujourd'hui... Hélas! la partie fut perdue trop vite.
Les alliés entrèrent dans Paris. Les habiletés de M. de Talleyrand
trompèrent Alexandre, en faveur des Bourbons. Dans le même instant, le
prince royal de Suède se disposait à réparer tant de malheurs avec
l'aide de M. Benjamin Constant. Il n'a point dépendu d'eux que les
choses tournassent mieux... Un sentiment tout humain de rivalité bien
excusable empêcha les maréchaux Caulaincourt, Macdonald et Marmont de se
confier à leur ancien camarade. Malgré les prescriptions des
Philadelphes, ils refusèrent de l'aider dans la nuit du 4 au 5 avril
1814... Vous savez le reste. Le 8 avril, les sénateurs installaient sur
le trône de France le frère de Louis XVI... Qui avait eu raison,
Messieurs, cette nuit-là? Bernadotte, ou Marmont?... Aujourd'hui, cette
glorieuse ville jonchée de cadavres, après quinze ans d'erreurs, répond
pour nous!

Le comte de Lœwenhielm leva dans ses mains gantées son chapeau de
soie brillante à coiffe blanche; il hocha sa fine tête qu'encadraient
les mèches grises et blondes, et regarda l'assistance. Sans doute
espérait-il qu'on lui répondrait dans un sens flatteur pour l'ambition
de Bernadotte. Seul, le général Dubourg rappela que Mme de Staël avait
déjà vanté le patriotisme et la haute valeur morale du prince, mérites
rares et non moins appréciés du général Gérard, du général La Fayette,
qui venaient d'être choisis, par les députés libéraux, pour commander
aux gardes nationales:

--J'ai eu l'occasion d'entendre dire au général La Fayette qu'il pensait
sans cesse à ce que le prince royal de Suède et lui, pendant les Cent
Jours, s'étaient promis de faire pour la liberté, l'indépendance et les
trois couleurs nationales!

Quelques approbations timides, hésitantes, un: «Vive Bernadotte!»
proféré par le colonel de hussards à la sabretache bruyante, firent que
le diplomate put se retirer au milieu d'une ovation assez mesquine, mais
réelle.

«Voilà ce qui peut aboutir des grands desseins particuliers aux
Philadelphes de mon bisaïeul et de mon Edme,... calculait Omer.... Le
comte Dubourg est l'agent de Bernadotte qui a pour amis La Fayette et le
général Gérard... L'Hôtel de Ville va leur appartenir tout à l'heure...
En tout cas, je suis le favori de ce gouvernement-là... J'ai un pied ici
et un autre chez M. Laffitte par ma tante Caroline... Je puis dormir sur
les deux oreilles!»

--Mieux vaudrait Bernadotte que le duc d'Orléans,... grommelait son
beau-père.... L'homme importe moins que les termes d'une Constitution
qui nous garantisse le libre exercice de tous les droits. Cela gagné,
nous commencerons les réformes, et nous appellerons M. Fourier au
ministère de l'Intérieur!

Evariste Dumoulin gourmanda le commis qui rapportait les épreuves d'un
décret: l'imprimeur de la Préfecture ne voulait pas exécuter le tirage
faute d'un visa que ne donnait point le chef de bureau.

--Où est-il, ce chef de bureau?... Où est-il?... Comment?... Quoi? «Il a
cru que, vu les circonstances...» Ah çà! qu'est-ce à dire?... M. Baude
et moi l'avons assez répété: tout doit rentrer, dès cette heure, dans
l'ordre accoutumé... Chacun doit se livrer à ses travaux habituels...
Sachez-le, Monsieur! La Commission municipale qui va siéger ici est un
gouvernement provisoire! Il y a donc un gouvernement, qui saura punir
aussi bien que récompenser...

--Général, l'inventaire est terminé. Il y a cinq millions dans les
caisses de l'Hôtel de Ville, et plus... annonça tout de suite un autre
commis qui présenta plusieurs pièces à la signature du comte Dubourg.

Omer se plongea dans un fauteuil de velours rouge. Sa tête s'appuyait au
dossier. Bientôt ses paupières recouvrirent à demi ses yeux: ils ne
virent plus que brouillés, les civils, les gens en uniformes, les
gesticulations éparses dans la salle, entre les deux cheminées aux
cariatides. Les voix et les tumultes du dehors se confondirent...

Plusieurs décharges de mousqueterie se mêlèrent à son cauchemar,
l'éveillèrent. «C'est La Fayette!» disait-on autour de lui. Les
messieurs se boutonnaient et se brossaient. Dubourg coiffait son chapeau
à panache symbolique:

--Il faut le recevoir au perron.

--Nous lui demanderons d'abord quelles idées il espère servir ici!...
affirma le major.

--Doit-on oublier qu'il fit tirer sur le peuple de la Révolution, au
Champ-de-Mars?... questionna sévèrement Pied-de-Jacinthe qui fixait la
jugulaire de son casque sous le menton, à l'ordonnance.

Par les escaliers sonores, la cohorte des carbonari, des demi-soldes
descendit derrière eux.

--Vive La Fayette!... acclamait la place grouillante.

Au soleil, six mille figures se haussaient par-dessus la houle des
épaules en chemise. C'était un champ de visages fervents parmi les
pointes des fusils et des piques. Hissés sur des chaises que portaient
de robustes gaillards, les blessés, dans leurs linges sanglants,
trouvaient la force d'agiter les trois couleurs des banderoles. On
s'écartait devant les civières où des hommes barbus agonisaient. Une mer
humaine remuait jusqu'à la Seine. Au loin, des enthousiastes, montés sur
le portique central du Pont Suspendu, brandissaient leurs drapeaux dans
la lumière, devant les tours quadrangulaires de Notre-Dame. Au bras du
colonel Carbonnel, M. de La Fayette marchait, affable, à travers
l'infinie rumeur qui le sacrait chef. Des fenêtres, les femmes lui
jetaient à foison des faveurs rouges, blanches, bleues, qui tournoyaient
avec grâce en tombant. Des naïfs lui tendaient des verres pleins. Les
gardes nationaux plantaient leurs oursons sur leurs baïonnettes et les
élevaient le plus haut possible. Avec cette lourde figure plombée, ce
grand corps adipeux, engainé dans le col d'or et les aiguillettes du
costume, tout le souvenir de la gloire révolutionnaire ressuscitait sur
le sol de Paris. Derrière le remous de gens qui poussaient des gamins
battant le tambour, le vieillard faisait des révérences, serrait des
mains, remerciait ceux qui débarrassaient le chemin des pavés et des
poutres... Une longue lanière de soie tricolore flottait à son habit.
Les fidèles de sa suite, enrubannés de même, semblaient les commensaux
d'une noce, celle du vieux temps révolutionnaire et de la jeune liberté
victorieuse que représentaient maintes filles dépoitraillés, les poings
aux hanches, et la mine ivre de joie publique.

La Fayette était nu tête. Ses cheveux gris et roux laissaient voir le
crâne blême, par endroits. Il monta lentement les degrés, avisa le
drapeau noir déployé au-dessus du linteau, devant la statue équestre
d'Henri IV, et fit tout de suite une moue de sa lèvre morte. Le major,
s'étant incliné, lui demanda précipitamment à voix basse:

--Est-ce notre Grand-Élu que nous recevons, ou l'envoyé du Parti
Industriel?

Les regards de ces deux hommes examinèrent réciproquement leurs âmes
secrètes, supputèrent la valeur des menaces tacites et des engagements.

--C'est votre Bon Cousin La Fayette,... répliqua-t-il.

Et il tendit la main au général Dubourg, pour l'attouchement mystérieux
des carbonari.

--C'est donc leur Grand-Elu,... reprit celui-ci à voix haute que les
Bons Cousins accueillent dans la maison du Peuple libre... Je lui remets
mes pouvoirs... A tout seigneur, tout honneur!...

S'effaçant, il livra sa place, au centre de son état-major, quand La
Fayette se retourna vers la multitude confiante, vers les pans des
drapeaux, les baïonnettes rigides, les chapeaux agités, vers les maisons
aux fenêtres garnies de femmes applaudissantes, semeuses de couleurs...
Un essor de pigeons s'envola, par-dessus la forêt des cheminées, vers
l'azur. A cet instant, Omer se rappela la grotte des Carbonari romains
dans le Valabre et son initiation tragique.

Était-il vrai que «l'Ausonie était libre», selon le mot rituel?

Les amis du triomphateur l'emportèrent, entre les colonnes, à travers
les voûtes sonores, dans les escaliers ombreux. Des mains le tiraient.
Il trébuchait, répétant:

--Laissez, mes amis, laissez. Je connais l'Hôtel de Ville mieux que
vous!...

Enfin on l'assit derrière les bouteilles de bière et les paquets de
plumes d'oie. La tenture fendue par le canif de Pied-de-Jacinthe
révélait le placard verdâtre de la Commune:

          TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

    _Unité, Indivisibilité ou la Mort._

--Il n'est plus besoin de drapeau noir, puisque voici la victoire du
peuple!... Qu'on arbore le drapeau de Valmy!... Vous y consentez,
n'est-ce pas, général?... et vous, major?... Maintenant nous allons
organiser la défense... Les troupes des camps de Saint-Omer et de
Lunéville pourraient bien dès cette heure marcher sur Paris...

On écoutait, chapeau bas, ses paroles tranquilles et mélodieuses. En
uniforme de garde national, l'épicier Mauravert taillait une plume avec
ardeur, lorsque La Fayette l'eut remercié:

--Ne craignez-vous pas, général, un nouveau manifeste de quelque
Brunswick? Les armées de la Sainte-Alliance...

--Bien fin qui le dira!

--Un prince de sang royal... fidèle à la Charte et qui accepterait le
pouvoir, conjurerait peut-être toutes sortes de périls... Le duc
d'Orléans...

--C'est un bon homme. Il est bon,.. répondit La Fayette en écrivant la
première ligne de sa proclamation... Entre nous, je le crois bon... et
un peu bête...

--Un souverain sage, docile, que conseilleraient les ministres et les
Chambres... cela rassurerait le commerce... Voilà ce que veut le
commerce!

--Ce n'est pas ce qu'espèrent l'armée, ni le peuple, ni la jeunesse
studieuse, monsieur le boutiquier!... interrompit rudement le major...
Allez à vos pains de sucre, je vous prie.

--Monsieur est donc épicier?... demanda La Fayette en souriant... Beau
métier, et fructueux, de plus!...

Confus, Mauravert s'éloigna. Sa bouche mulâtre frémissait de rage.

Ensuite La Fayette affecta de consulter Dubourg et le major, avant
chaque mot de son factum.

Debout, appuyé des deux mains à la poignée du sabre, comme sur une
canne, Omer se désola de résister mal à la somnolence. Ses jarrets
s'engourdirent, et, tout à coup, chancelèrent. La moiteur de sa chair
dégageait des miasmes étouffants, et aussi le cuir de ses bottes, le
drap de son uniforme. La sueur dégouttait de ses cheveux. Une sorte de
buée lui cacha soudain les choses, les hommes, l'altitude infinie de la
salle poussiéreuse, et les allégories mamelues des deux cheminées. Il
perdit, un instant, connaissance, dans une torpeur heureuse où il
sombrait loin du monde. Le cliquetis de ses éperons, lorsque la jambe
s'arcboutait d'instinct pour l'empêcher de choir, le réveillait, furieux
contre lui-même. A l'heure où se formait le gouvernement, à l'heure où
son beau-père et le comte tenaient le pouvoir, allait-il ainsi devenir
un dormeur inutile qu'on évincerait? Se mouvoir était impossible: un
silence respectueux régnait dans la salle, naguère si bruyante. Omer
essaya cependant. Le signe impératif de son beau-père le contraignit à
l'immobilité. Alors il lutta de son mieux. Avec son doigt il se
décollait les cils, et les mouillait de salive... Il ne saisissait plus
que par fragments les phrases de la proclamation...

--«J'accepte avec dévouement et avec joie les devoirs qui me sont
confiés... Et, de même qu'en 1789, je me sens fort de l'approbation de
nos honorables collègues aujourd'hui réunis à Paris... La vérité
triomphera, ou nous périrons ensemble...»

L'estafette rêva que l'Hôtel de Ville s'effondrait: son sabre
s'échappait de ses mains vagues, et ce fut un tintamarre de ferraille
tourbillonnant autour de ses mollets.

--Voyez donc ce pauvre enfant qui dort debout!... compatit la voix
charitable de La Fayette.

Omer l'eût tué. Le major l'envoya s'étendre sur le grabat du lampiste,
dans le cabinet voisin. Il y puait l'huile; cela n'empêcha point l'époux
d'Elvire de s'endormir aussitôt sur la couche sordide. A peine eut-il le
temps de distinguer les quinquets bien fourbis et leurs abat-jour de
tôle verte alignés sur des planches. En choisissant quelques-uns,
l'homme de service tira, plus tard, le héros du sommeil. Par la porte
s'engouffrait le tumulte de voix nombreuses, le bruit des crosses
labourant les parquets. Omer regarda sa montre: il était sept heures
trois quarts. Une voix véhémente exigeait du pain pour les ouvriers
combattants, ou les fonds indispensables aux achats.

--Il est plus de quatre heures: ma caisse est fermée! Je n'y puis
rien,... répondait l'accent péremptoire de M. Casimir Perier.

Rageusement, la plupart criaient:

--Vive Charras!...

Et M. Casimir Perier:

--Silence!

Omer rentra dans la salle. Il apprit que M. Laffite, Benjamin Constant
et les membres de la Commission municipale étaient arrivés.

Par une belle phrase, La Fayette autorisa les délégués de l'émeute à se
pourvoir sur la caisse de l'Hôtel de Ville; et il ordonna de préparer un
bon.

--Nous ne voulons pas de votre argent!... refusèrent plusieurs
portefaix... Le peuple ne s'est pas battu pour de l'argent, à la caserne
de Babylone!...

--Je me retire dans le sein de la Commission Municipale!... déclara
solennellement M. Casimir Perier.

Et il sortit à reculons, en insultant de ses yeux autoritaires le
polytechnicien qui présentait cette dizaine de tâcherons, d'ailleurs
effroyables, couverts de poussière, masqués de sueur noire, vêtus de
chemises en lambeaux et tachées rouge, de pantalons en loques.

--L'entendez-vous?... grogna le général Pithouët.

Puis, s'adressant à l'oncle Edme, assis sur le bord de la table:

--Vous meniez des hommes résolus. Pouvez-vous compter sur leur zèle?

--Sans doute?

--Assez pour leur enjoindre d'arrêter les députés.

--Oh! pour cela, je ne m'y engage point. Ils croiraient que je veux me
faire Premier Consul.

--Dans ce cas, la révolution avorte!

--Nous verrons bien!...

--On verra ça!... fit Pied-de-Jacinthe.

Et il frappa sur le fourreau de son bancal.

Un ricanement de menace tordit les bouches des républicains rassemblés
là. Les poings serrèrent les fusils. Démoniaque et grimaçant, sa mèche
dans l'œil, Trélat répétait:

--Il faut empêcher qu'aucune proclamation ne soit affichée: la signature
désignerait un chef, avant que la forme même du gouvernement puisse être
déterminée par le peuple. C'est un danger de dictature!

--Il existe une représentation provisoire de la nation,... ajoutait
Enjolras, dont les paupières rouges encadraient les yeux fulgurants...
Qu'elle reste en permanence jusqu'à ce que le vœu de la majorité des
Français ait pu être connu...

--Qu'elle s'occupe aussitôt des moyens de consulter la nation!...
recommanda Grantaire, monté sur la table, qu'il arpenta.

La Fayette se leva, souriant, et quitta la salle Saint-Jean pour celle
de la Commission. Il touchait les mains offertes. Sa lourde figure
promettait ce que l'on voulait:

--Toute autre mesure serait intempestive et coupable.

--S'il faut que l'un se dévoue pour poignarder le d'Orléans qu'on nous
accommode,... lançait la voix démente de Ribéride,... je serai
celui-là... Plus de royauté!

Tous l'applaudirent. Les bouteilles de bières, renversées, roulèrent...

--Général La Fayette,... avertit Bahorel, ses mains sales en l'air,...
général La Fayette, prenez garde!... Vous choisissez le chemin de
l'antre où l'on perd sa popularité!

Le vieillard lui fit face, posa ses deux mains tremblantes contre ses
décorations; il se raffermit sur ses jambes en pantalon blanc, et remua
ses lèvres incolores:

--La popularité est un trésor précieux à mon cœur; mais, comme tous
les trésors, il faut savoir le dépenser dans l'intérêt du pays!...

--Soyez notre chef pour fonder la République selon les principes du
grand philosophe Saint-Simon!... proposa le major Gresloup, les yeux
dans les yeux.

--Il ne m'appartient pas de constituer le gouvernement définitif. C'est
aux Représentants d'assumer cette responsabilité.

--Tu nous livres à Casimir!... pleura Grantaire, qui parcourut la table
à grandes enjambées, et feignit de s'arracher les cheveux.

La Fayette sourit, sortit... Dubourg, d'un coup de poing sur ses
paperasses, commenta cette attitude.

--Le général Lobau refuse de signer le décret autorisant la garde
nationale de Versailles à commencer l'attaque contre la caserne
d'artillerie!... vint dénoncer Urbain en nage.

Il cracha de colère et remit son bicorne.

Pied-de-Jacinthe frappa du pied:

--Il recule donc aussi, l'aide de camp de Joubert!... le volontaire de
la Révolution!...

--Rien n'est plus dangereux, dans une révolution, que les hommes qui
reculent,... professa Bahorel, sentencieux et lugubre.

--Eh bien, je vais le faire fusiller!... décida Urbain.

Et il courut au balcon pour appeler les gens de sa bande.

--Mazette!... dit le major, qui l'arrêta... Fusiller le général Lobau!
Un membre de la Commission municipale, du Gouvernement provisoire!

--Lui-même... Et je dirais à ces braves gens de fusiller le bon Dieu,
qu'ils iraient!

--D'abord la vie n'est qu'un crime de Dieu!... appuya Grantaire.

Omer les empêcha difficilement de convoquer par la fenêtre les gaillards
aux bras velus, casqués, et qui buvaient, tour à tour, la liqueur du
marchand de coco...

Au milieu de ces démences, l'estafette se réveilla complètement. En sa
conscience, il les blâmait. De l'un à l'autre, il allait, endoctrinant,
avec la certitude d'accomplir son devoir.

--Nous nous sommes battus pour le triomphe de la Loi sur l'arbitraire...
Respectons la Loi... Ne tentons rien que la Loi ne puisse justifier...
C'est aux députés légalement élus à se prononcer selon les sentiments de
la Nation...

Dans un fauteuil à crépines d'or, s'effondra la masse du loueur
Rambourg. Ses mains violâtres jouaient avec ses bouts de bretelles
multicolores, tandis qu'il grommelait:

--Vous attirez sur nous les Cosaques, vous attirez sur nous les
Cosaques!...

--Gare aux Cosaques!... renchérissait Mauravert.

Cette peur de l'étranger gagna les rangs de la garde nationale que M.
Roulon et M. Buchez échelonnaient de marche en marche, sur l'escalier
intérieur. Baïonnette au clair, l'ébéniste repoussait déjà rudement les
ouvriers en guenilles dans les coins d'ombre. Une patrouille entoura
même deux récalcitrants et, malgré toutes protestations, leur arracha
les fusils, les gibernes.

--Votre tâche est finie,... leur persuadait un caporal que défiguraient
des furoncles... Il faut que l'ordre se rétablisse... Les Cosaques
n'attendent qu'un prétexte pour nous infliger les désastres de 1814 et
1815... Voulez-vous perdre la France en effrayant les rois de la
Sainte-Alliance par cet aspect révolutionnaire?...

--Vive notre bon roi qui capitule!... clamait à tue-tête, d'en bas, le
petit vieillard au schapska.

Omer descendit au perron afin de discerner les causes des rumeurs que
provoquait ce cri.

Un monsieur fort âgé, saluant à droite et à gauche, jurait, sacrait,
riait, la couperose étincelante, et sa chevelure blanche au vent.
Courfeyrac reconnut M. de Semonville, ambassadeur et grand référendaire,
qui gravissait les marches, courbé en deux, et les bras étendus, en
manière de balancier:

--Morbleu! le Roi retire les ordonnances! Mille millions de bombes!...
Ah! jarnidieu, le ministère est à bas, mes amis! Ça y est, corbleu!...
Le général Gérard est ministre de la Guerre, et Casimir Perier aux
Finances! Nom d'un tonnerre!

Dans l'espoir d'amadouer la crapule par des jurons fraternels, le
ci-devant les prodiguait:

--Sacré nom! Polignac s'en va... M. Perier aux Finances! Le général
Gérard à la Guerre! Morguienne!... Le Roi retire les ordonnances...
Peut-on parler à M. de La Fayette, jeune homme?...

--Eh! mon neveu, je vous donne le bonsoir. Je suis aise de vous voir si
bon air.

C'était le comte de Praxi-Blassans, qui secondait l'ambassadeur;

--Nous accourons de Saint-Cloud. Sa Majesté retire les ordonnances...
Ces messieurs viennent en son nom...

Il indiqua MM. de Vitrolles et d'Argout.

--Vive la Charte! Vive le Roi!... cria M. Roulon.

--Vive le Roi! Vive le Roi!... hurla Mauravert, pour couvrir les «Vive
la République!» de la grande salle.

--Vive le Roi!... rugit Rambourg... Enfin, l'ordre sera rétabli...

--Vive le Roi!... entonna toute la garde nationale, qui présenta les
armes à MM. de Semonville, de Vitrolles, d'Argout et de Praxi-Blassans.

--Vos boutiques seront sauves, morbleu!... décréta M. de Semonville.

--Hé! hé! les choses ne sont pas avancées autant que je le craignais,...
dit Praxi-Blassans à l'oreille d'Omer... Voici du travail pour M. de
Châteaubriand qui a flairé la bonne aventure. Il est de retour et m'est
venu faire visite. J'ai porté son message à Saint-Cloud... Peste soit de
vos barricades! J'ai failli vingt fois me rompre le col. Mais vos
sans-culottes sont plus polis que ceux de jadis: ils hissaient nos
voitures pour leur faire franchir les tas de pavés...

Promptement, l'estafette le renseigna sur les esprits.

Les envoyés de Charles X furent introduits dans l'antichambre qui
précédait le bureau de la Commission municipale. Dès que la porte
s'ouvrit, le comte de Praxi-Blassans cria très haut:

--Messieurs, voici le repentir du roi!... de façon à être entendu par
tous.

M. de Semonville, trébuchant de droite et de gauche, attrapa cependant
les mains de La Fayette qu'il étreignit à la lueur ronde de la lampe.

--Il y a quarante ans, marquis, quarante ans! Ici même, et dans des
circonstances, ma foi, assez près d'être pareilles...

A l'aspect de ces grands seigneurs, Casimir Perier, ému, accentuait la
déférence, s'inclinait devant M. d'Argout, silencieux et gourmé. Les
autres membres de la Commission s'étaient levés, puis rassis. Triste et
noble, M. Laffitte, de ses narines, humait l'air; M. de Puyraveau se
prêtait la mine d'un juge qui condamne à mort; Benjamin Constant
rejetait en arrière son grand visage aux longues boucles blanches et
jaunâtres, il affectait de la hauteur. M. Mauguin ni M. de Schönen ne
continrent pas leurs colères:

--Vous vouliez donc nous faire assassiner tous par vos Suisses?...

--Égorger Paris!...

M. de Vitrolles atténua mal son sourire de sceptique devant ces
rhéteurs. Mais le général Pithouët dévisagea si franchement l'espion
royal que celui-ci se détourna vers Casimir Perier:

--En quittant Saint-Cloud, nous ignorions qu'il existât un gouvernement
provisoire, une commission municipale. Nous pensions traiter avec un
général placé à la tête du mouvement... Nous ne portons aucune preuve de
notre mission: le Roi ne pouvait apposer sa signature sur un acte qui
eût, par là même, reconnu légale la fonction d'un chef révolutionnaire.

Au signe de M. Laffitte, les huissiers se préparèrent à fermer les
portes.

--Ce soir, je n'ai pas le caractère officiel qu'il faut pour me mêler de
tout ceci,... confia Praxi-Blassans à son neveu, en se retirant de façon
à ne pas se confondre avec les mandataires du Château... Le Roi n'a
point voulu donner de signature, parce qu'il espère pouvoir désavouer
mes collègues... Aussi bien, rien ne me semble assez sûr pour que je me
compromette: il n'y a point urgence... J'ai ouï dire que les gens du
Parti Industriel dépêchaient quelques-uns des leurs à Neuilly, pour
quérir le duc d'Orléans... «Attendons la fin!» comme dit le fabuliste...
Il serait sage d'aller prendre quelque repos dans votre campagne. Ma
voiture de chasse est au Quai Pelletier. Courons rassurer ces dames. La
comtesse habite à Meudon depuis avant-hier; elle y alla, lorsque les
balles commencèrent de casser nos vitres... Vous et moi, nous avons des
devoirs d'époux, de pères. Vous vous êtes bien tenu jusqu'à présent, et
pour le mieux de nos intérêts: je n'aurais pas agi d'autre sorte à votre
place. Mais je ne me soucie pas que vos amis, les charbonniers, vous
fassent faire la tête chaude, à l'instant inopportun. La Banque d'Artois
en pourrait souffrir... Après le grabuge, il y aura des places vides et
bonnes à briguer. Vous vous êtes suffisamment montré pour obtenir des
fous; et, si l'on ne vous rencontre point trop au Gouvernement
provisoire, vous n'aurez, au cas de son échec, rien à redouter des
sages, quant à votre liberté ou votre fortune... Le principal était
qu'on me reconnût dans ce lieu. Les plus subtils peuvent attribuer à ma
parole sur le repentir du roi le sens de l'ironie royaliste ou celui de
l'orgueil révolutionnaire. Ce n'est pas dans un tel moment qu'il sied
d'omettre les principes de la diplomatie, dont le premier enseigne
l'excellence des phrases ambiguës aux heures douteuses. Je puis souper
tranquille... Faites vos adieux à votre beau-père, en vous excusant sur
l'état de votre blessure.

Le comte se bourra le nez de tabac. Dans la salle Saint-Jean, il
examinait les énergumènes qui se pressaient vers la table aux flaques
d'encre, où persistaient encore les traces des semelles de Grantaire.
Satisfait d'être convaincu, l'époux d'Elvire joignit avec peine le
major, qui l'approuva de partir. A Blanqui, le général Dubourg
promettait de se rendre, le lendemain matin, chez M. Laffitte, et d'en
tirer une réponse claire: le banquier l'eût éludée, ce soir, au milieu
de la Commission municipale. Pierre Leroux fronçait les sourcils,
secouait sa tignasse, frappait les meubles, faisant tressaillir, dans
les verres, la limonade, et, dans les assiettes, la charcuterie, les
tranches de pâté:

--Mes amis du passage Dauphine se disposent à consolider leur barricade,
et à fondre les gouttières de leurs maisons pour mouler des balles
neuves!

--La Fayette nous doit d'établir la république américaine;... affirmait
la tête olympienne de Michel Chrestien.

--Le duc d'Orléans est la meilleure des républiques... essaya de
soutenir M. Mignet, que des huées chassèrent aussitôt sur le palier,
dans les rangs de la garde nationale.

Cavrois le recueillit, opposant sa large carrure aux fureurs des
acharnés. Ensuite, il embrassa, contre sa poitrine molle, Omer suffoqué:

--Eh! cousin... Maman l'avait bien dit!...

Dehors, le peuple banquetait. Des femmes distribuaient du vin, du pain,
des morceaux de viande froide. Leurs bonnets à ruches luisaient dans
tous les groupes, à la clarté de quelques lampions remplaçant les
réverbères détruits. Au milieu des ruisseaux, les ivrognes ronflaient.
Une odeur âcre planait dans la poussière suspendue. Omer songea que
bientôt il respirerait la fraîcheur des bois...

Distingua-t-il vraiment le bonnet rouge et les cheveux blonds
d'Angeline, ses larges yeux qui l'aimaient là-bas, bien qu'obscurcis par
la peine? La capote de la mère Cardoche se penchait sur la menotte
bandée de la Bordelaise dont Cydalise, dans ses bras maigres, berçait
les pleurs et le corps enfantin... Alerte, Praxi-Blassans entraîna son
neveu. Les valets abaissèrent le marchepied de la voiture. Au fond, une
femme était blottie.

--Et votre blessure, Omer?... interrogea la voix curieuse d'Élodie.

--Mademoiselle nous accompagne,... imposa le comte;... je lui ai retenu
un logis à quelque distance de votre domaine...

--Ah!... fit Omer, choqué de savoir cette fille près de vivre quelques
jours à Meudon, non loin d'Elvire.

Par la portière il regarda disparaître la Grève, pleine de rumeurs et de
fusils. Debout sur une caisse, l'homme en armure légendaire chantait,
sous le casque, pour un cercle de badauds attentifs et las:

    Le feu sacré des républiques
    Jaillit autour de Bolivar;
    Les rochers des deux Amériques,
    Des peuples sont le boulevard.
    L'Afrique même est à la veille
    D'expulser des tyrans jaloux...

Au refrain, sa femme levait la chandelle, dans un cornet de papier, afin
de mettre en lumière la figure tragique du chanteur:

    Partout la liberté s'éveille,
          Réveillez-vous!

La foule reprit en chœur, de ses voix mâles et menaçantes, de ses
voix ivres et enrouées, de ses voix enfantines, de ses voix chaudes et
amoureuses:

    Partout la liberté s'éveille,
          Réveillez-vous!

En clameur, cela jaillit de cent poitrines. Mille bouches le
répétèrent... L'appel du peuple assaillit la façade énorme,
rectangulaire et noire de l'Hôtel de Ville, les lueurs roses des
fenêtres nombreuses où des ombres s'empressaient, jusque dans le
gracieux belvédère découpé sur le scintillement des étoiles.

Le coin d'une maison bruyante, en fête, fut tourné. Le chevalier
légendaire fut caché, puis toute la place... Omer écouta longtemps le
refrain de victoire.

--Plaise à Dieu qu'ils ne se réveillent pas comme ces braillards
l'exigent à cors et à cris!... souhaita le comte... Nous aurions sur les
bras toutes les utopies des Babeuf, des Saint-Simon, des Fourier, et
autres abstracteurs de la quintessence humanitaire. Ces rêveurs
persuaderaient aisément la canaille de mettre les biens en commun, en
s'aidant du fer et du feu jusqu'à ce qu'ils aient obtenu leur mer de
limonade, espoir saugrenu de ce M. Fourier... M. de Rothschild, grâce au
ciel, jouait à la hausse: comme il perd tout, il obligera M. Laffitte à
choisir un souverain qui proroge le terme de la liquidation en Bourse,
et, par là, donne le loisir de compenser les déboires. Ces affaires
d'écus primeront le reste devant le Parti Industriel... autant dire
devant les boutiquiers qui tremblent pour leurs tiroirs..., et les
préfèrent à toutes les républiques... Tenez... voyez donc... voyez,
chère Élodie!

Oursons en tête, buffleteries blanches en croix, gibernes et briquets au
dos, une patrouille imposante barrait la rue des Arcis.

--Avancez à l'ordre, ou je fais feu!... enjoignait aux passants le chef,
qui parut être le F.·., commis de banque.

Des guerriers en loques, traînant leurs fusils et leurs piques,
voulurent passer outre; ils invectivèrent. On les couchait en joue: un
caporal maigre hurla, l'insulte à la bouche.

--Bas les armes! Rendez vos armes! Quiconque n'est pas en uniforme doit
déposer les armes...

Omer avisa les favoris blonds du tailleur Durtot: il empoignait au col
de chemise un homme gras et bas sur jambes... N'était-ce pas un
typographe de l'imprimerie Pied-de-Jacinthe?... Il lui ressemblait.

--On ne fait pas partie de la garde nationale, avec cette allure-là, mon
garçon! Vous avez la mine d'un bandit...

--La loi n'autorise que les gardes nationaux à porter les armes,...
renchérit le F.·. auprès d'un homme en redingote déchirée... Vous ne le
savez pas?

--Je le sais bien... mais...

--Mais quoi?... Livrez votre fusil..., vos cartouches!... Fouillez-le,
Durtot: il pourrait en avoir dans ses poches.

--Je suis M. Godefroy Cavaignac,... se récriait la victime...
J'appartiens à la société des Amis du Peuple; et c'est une indignité!
Mon frère est officier... Je refuse de vous abandonner mes armes... Si
mes habits sont abîmés, c'est que je me suis battu, corps à corps, avec
un soldat de l'infanterie royale!

--A d'autres! Vous vous expliquerez à l'Hôtel de Ville...

--On m'a tout à l'heure arrêté, puis relâché, à la Croix-Rouge, à cause
de la même erreur... Je vous dis que je me nomme Godefroy Cavaignac.

--Je m'en f... Vous n'avez pas d'uniforme: suffit!... Lâchez ce fusil...

--Bah! notre travail est fini pour lors... philosophait le typographe
désarmé... Il faut laisser le reste de la besogne aux savants...

La voiture s'éloigna vite de la bagarre.

Durant le trajet, Omer répondit sèchement aux propos d'Élodie. Néanmoins
il s'amusa de sentir leurs jambes se chauffer dans l'ombre. Elle
tournait en ridicule ce qu'elle avait entrevu de l'émeute. Pourtant elle
l'obligea de conter les détails de la rixe avec l'artilleur, sur la
place de la Bastille, et comment, au Louvre, il avait tiré deux coups de
feu contre un officier suisse. Elle s'étonnait qu'il n'eût point, en
trois jours de bataille, tué plus d'ennemis. Le comte la taquinait sur
ses illusions touchant les choses de la guerre. Pendant qu'il éternuait,
à plusieurs reprises, elle toucha secrètement le corps du jeune homme,
en deux caresses audacieuses, par-dessous la soie légère de sa mante, ce
dont Omer tira vanité.

       *       *       *       *       *

A Meudon, il abandonna le comte et son amie devant l'auberge. Ensuite,
la voiture franchit la grille de sa maison. Là, guettait Elvire. Elle
fit arrêter les chevaux. Tout de suite elle se ruait à son cou. Elle
riait et sanglotait.

--Dieu soit loué! Te voilà. Voilà mon Omer. J'ai retrouvé mon Omer... Tu
souffres? Ah! que j'ai pleuré!...

--Il est courageux comme Bernard!... disait la tante Aurélie, au seuil
de la villa.

--Embrasse ton fils... Embrasse Olivier...

Elvire emmena son mari tout de suite dans leur appartement.

Elle le déshabillait, le lavait, le baisait. Telle Angeline, la veille
et le matin.

--Qui t'a soigné? Qui t'a pansé?

--Trélat.

Quand il fut dans le bain, elle le câlinait encore, l'accablait de
questions...

--Et tu l'as tué! Mon Dieu!... Moi, je serais morte de peur...

Il comparait les grâces élégantes de l'épouse aux instincts affectueux
de la grisette. Chevelure plus belle, mains d'opale, yeux durs et
lumineux, corps moins animal en ses attitudes décentes. Elle lui plut
davantage...

--Ah! chère Elvire, je n'aspirais qu'à votre parfum dans cette foule...
Et ce fut le principal de mes sentiments...

--Vous dites vrai?

Elle le regarda; les clartés de ses yeux durs le pénétrèrent: l'âme
menteuse du mari se déroba dans les détours des paroles...

Au sortir de la baignoire, il avouait:

--Je ne me souviens pas... J'étais comme le bouchon qui flotte sur le
torrent... et que l'eau jette contre les obstacles, qu'elle saisit dans
ses replis, qu'elle attire en arrière, pour le jeter encore...

Cela le surprit qu'au fond de soi-même il estimât juste cette
comparaison. Pourtant il se jugeait héroïque. Il se revoyait au
Carrousel, dans la petite rue où il avait voulu lâcher son cheval contre
les soldats... La politesse d'Elvire démentit la métaphore du bouchon.
Sa politesse ou sa foi dans la vaillance des Héricourt? Il ne sut.

--C'est pour toi, mon fils, que j'ai versé le sang et que j'ai bravé la
mort,... dit-il au poupon que la mère lui présentait... Tu vivras dans
une ère de justice que ton aïeul et ton père t'auront préparée, sous les
trois couleurs!

Bien qu'il prononçât sourdement cette phrase, il se remercia de l'avoir
composée majestueuse. Il n'avait rien entendu de plus grand, au théâtre,
que ce simple cadeau d'un avenir heureux, offert aux mains débiles d'un
petit enfant. Malgré lui, des larmes noyèrent ses cils, tant il
s'admirait.

--Omer, je vous adore! justifiait Elvire.

A petits coups de lèvres douces elle effleurait la plaie de l'épaule,
dans la chemise béante, puis l'érosion de la joue. Il serrait contre soi
la chaleur du jeune corps et ses courbes, et les globes menus de la
poitrine haletante, qui palpitaient. La communion de leurs âmes se
compléterait par la communion des corps.

«C'est ici le double amour! Je me devine en son cœur qui me pense...
Angeline me reste étrangère au milieu des plus délirantes voluptés. Je
ne suis pas elle, comme je suis Elvire en cet instant!»...

Respectueuse d'un maître vaillant, la camériste disposait les
argenteries de l'en-cas, les cristaux limpides sur le vermeil ancien du
plateau. Omer eut aux doigts l'ivoire poli de son couteau, et, aux
regards, la beauté suave de quatre lys qu'offrait une bergère en
porcelaine de Saxe, élancée du guéridon, délicate, rosée aux joues, la
gorge visible dans le fichu, et le sourire mièvre... La lavande avait
embaumé les damassures du linge. Sous la gelée blonde, la volaille
froide conviait l'appétit. L'or du vin coula dans les verres avec un
bruit liquoreux... Sur le velours de la molle ottomane, au flanc d'Omer,
Elvire inclinait sa candide figure de vertu, ses yeux, «le ciel et la
mer» profonds, son teint de pêche duveteuse que couronnaient le bronze
et l'or de la chevelure abondamment répandue.

--Je t'adore,... murmurait-elle.... Il faut que rien de cette heure ne
périsse...

--Qu'elle s'éternise dans une vie nouvelle, fille de cette nuit
heureuse, ô mon Elvire!

La chambre était haute. La joie des lumières brillait autour du petit
lustre, éclairait le gris simple des lambris moirés. La couche amoureuse
s'étalait, blanche dans la pénombre, sous les ondes lourdes des
courtines. Au fond du berceau, l'enfant était endormi, serein, joufflu,
ses bras potelés hors des dentelles. La fraîcheur du parc entrait par la
fenêtre avec le vol d'un papillon nocturne, avec les senteurs des
viviers, des parterres et des charmilles. Outre Elvire, l'orgueil d'Omer
embrassait tout ce bonheur, toute cette magnificence de la nuit, les
astres mêmes, la nature et la victoire.



XV


Ce fut l'abbé de Praxi-Blassans qui, débraillé, tout en sueur, le
lendemain vendredi, sur le soir, vint à Meudon apprendre aux siens les
décisions de la Chambre. Elle appelait Louis-Philippe d'Orléans à la
lieutenance générale du royaume. Les Pairs, qui redoutaient le triomphe
de l'anarchie, avaient accepté la solution immédiate. Enfin les troupes
royales se débandaient autour de Saint-Cloud.

--Marmont a trahi le Roi, comme il a trahi l'Empereur... On espérait
trop de sa mollesse... Polignac aurait dû le faire fusiller dans le
jardin des Tuileries!... Le Dauphin a voulu briser en deux l'épée de ce
fourbe, qui avait eu l'audace de faire lire aux régiments un ordre du
jour propre à les exempter de se battre. Le Roi a cru bon de prier le
duc de Luxembourg d'aller à la tête de son état-major reporter cette
épée au Raguse... C'était une corde et une potence qu'il eût fallu, et
présentées par le bourreau!...

Poussif, Édouard s'effondra sur un banc du jardin, dans les bras de la
comtesse Aurélie, qui l'essuyait et le calmait.

Comme stupéfait de voir le calme relatif de sa famille, assise autour de
verres, de flacons et de carafes toutes fraîches, il regardait Elvire,
le teint de fleur, les grands yeux apaisés, l'ample élégance du chapeau
en paille de riz, la légèreté de manches bouffantes, la souplesse des
jupons à bandes roses. Il sembla ne pouvoir s'imaginer comment sa mère
avait pu lisser, en ce jour de malheur, ses longues boucles grises, et
draper une écharpe de blonde sur sa robe de mousseline. Qu'Omer fût
debout, en culotte et en escarpins, en habit bleu; cela le passait! Que
Mme Gresloup priât les servantes d'approcher un siège, de verser du
sirop, d'enlever le petit chien endormi dans sa jupe à l'indienne, cela
outrageait sa douleur... Ses préoccupations l'enfiévraient.

--Il y a du grotesque dans ce tragique!... ricanait-il... Le fils de
Philippe-Égalité demeure introuvable. Les émissaires du Parti Industriel
ne le peuvent dénicher à vingt lieues à la ronde... Le beau régent que
voilà pour la minorité du duc de Bordeaux, si tant est que le Roi et le
Dauphin consentent à l'abdication... Et les gens qu'a gorgés de tout Sa
Majesté, ces mendiants de chaque heure s'en vont par toutes les portes
du château, leurs paquets sous le bras... C'est une déroute de ducs et
pairs, de gentilshommes du service, et de chambellans... Ah! jamais je
n'ai vu l'humanité aussi bas. J'ai entendu bien des confessions
criminelles: à tout prendre, les individus, seuls, sont moins capables
de turpitudes qu'en compagnie. Et mon père, mon père qui se dérobe
aussi!...

--Tais-toi!... fit Aurélie... M. de Châteaubriand n'était pas là non
plus, je pense!

--Tu l'emportes, Omer!... reprit l'abbé... A la bonne heure!... On va te
voir procureur général, pour le moins... Ton ami Montalivet est arrivé
en poste, après la bataille. Il a couru tout de go, du Luxembourg à
l'Hôtel de Ville, pour réclamer au général Dubourg la direction des
ponts et chaussées. Malheureusement, M. Baude la veut pour lui. Ce
matin, Dubourg est intervenu chez Laffitte, la cravache à la main, pour
le contraindre, devant les députés libéraux, à proclamer la République.
Laffitte s'est précipité sur la sonnette du président et l'a sans cesse
agitée. Il a pu couvrir la voix de l'intrus. Comme il a de la vigueur,
ton général comte dut sortir sans autre résultat... Bernadotte et les
Philadelphes ont perdu le trône de France... encore une fois!...

Il se relevait, piétinait, s'éventait. Sa soutane grise de poussière,
battait autour de ses jambes. Il but d'un trait le verre d'orgeat qu'un
domestique lui offrit, puis jeta son tricorne au milieu de la pelouse.
Il arracha son rabat qui l'étranglait. Deux grosses larmes roulèrent
sous les paupières baissées de la comtesse Aurélie. Les ayant vues, il
se précipita vers elle, tomba sur les genoux, et cacha sa tête dans la
soie mordorée:

--Pardon, mère, pardon... mais je suis vaincu! Je suis vaincu!...

Sa frénésie l'étouffa. Chacun voyait, parmi les mèches dépoudrées, sa
tonsure sale. Les plis de ses bas noirs descendaient en spirale
jusqu'aux souliers à boucles. Douloureux et pantelant, il réfléchissait
à la défaite de la Congrégation; et, tel un petit enfant chétif, il ne
quittait pas l'abri des jupes maternelles.

--Ah! l'infortuné!... gémit Elvire, en pressant les doigts de son mari.

Omer acquit alors le sens complet de sa victoire, ce prêtre à bas, dans
la poudre du chemin, cet orgueilleux parent fier de sa race, de son
énergie et de ses espoirs gigantesques, n'était plus rien qu'un pauvre
être anéanti par le désastre de sa faction. Pourquoi Denise avait-elle
obscurément pressenti, en refusant de l'épouser, dix ans plus tôt, la
faiblesse de ce jeune noble?... Comment la fille du colonel Héricourt
avait-elle deviné ce destin sans gloire, avant de préférer l'oncle
Augustin, aujourd'hui, couvert de lauriers, sur la terre d'Afrique, et,
demain, seigneur parmi les grands de la terre... Quelle secrète
influence avait averti la vierge engendrée par la force du héros?...

Omer s'enivra de triompher, en dépit de ses instincts lâches qu'avait
domptés, à toutes les heures du péril, l'honneur héréditaire de Bernard
Héricourt, du père encore présent dans la personne du capitaine Lyrisse,
son disciple et comme sa survivance auprès d'un fils timide. «O mon
père, pensa-t-il, vous ne nous avez pas abandonnés... Votre vaillance
éperonna nos faiblesses et les sauva!...»

--C'est leurs ruses, toutes les ruses des carbonari, des francs-maçons,
qui nous ont terrassés; la ruse des conspirateurs et la ruse de
l'argent!... accusait Édouard, en montrant son cousin du doigt.

--Contre les ruses des jésuites!... riposta Omer.

--Réjouis-toi: tu viens de fonder le règne de la Bourse.

--Parce que ton laboratoire à miracles fait banque-route!...

--Omer!... supplia la tante Aurélie.

Le vainqueur et le vaincu se mesuraient. Tous les traits du prêtre se
contractèrent en sa face exangue, parmi les mèches dépoudrées... Le rire
sardonique d'un tiers interrompit ce jeu d'écoliers rivaux qui se
menacent, bien décidés à s'en tenir là. Le comte de Praxi-Blassans se
moquait d'eux. Il revenait de Paris, où il avait siégé parmi les Pairs,
avant de revoir sa maîtresse à Meudon. Il avait encore sur l'habit les
traces de fard que la belle avait omis d'épousseter...

--Ah çà!... dit-il..., vous puez le collège, autant que ces petits
messieurs qui nous charriaient tout à l'heure, sur leurs épaules, notre
vicomte de Châteaubriand, ahuri et charmé d'entrer au Luxembourg avec
cette mascarade... Trêve de puérilités!... J'ai grand'-faim... Le
messager du roi, ce pauvre Mortemart, nous a tous endormis par ses
doléances, mais non rassasiés... Jamais ambassadeur ne fit pareille
figure de sot! Il est resté parmi nous au lieu d'aller présenter
lui-même, au Palais-Bourbon, les nouvelles ordonnances de Saint-Cloud.
Laffitte et Benjamin Constant s'y sont impatientés tout seuls, et ils
ont trouvé mauvais que le ministre d'un roi si mal en point ne se
dérangeât lui-même... Alors ils ont appelé Louis-Philippe d'Orléans... A
vrai dire, Mortemart avait voulu, ce matin, grimper sur une barricade
que ne pouvait franchir sa voiture: voilà son talon qui s'écorche dans
sa botte! Il n'a pu marcher davantage. Il a eu ses vapeurs. M. d'Argout
a dû le porter aux Pairs; et on l'a plongé dans un bain... C'est à
l'écorchure d'un podagre que Charles X et le Dauphin devront de perdre
le trône, et le duc de Bordeaux de ceindre la couronne par-dessus son
bourrelet, si tant est que le d'Orléans se satisfasse de la régence...
Ce dont je doute fort!... Eh quoi! l'abbé, souperas-tu dans ce désordre?
Tu es à faire peur! Demande une redingote et des bas à ton cousin!... Il
sied que tu prennes avec décence le deuil de tes principes... Va, va, tu
n'en seras pas moins évêque, quelque jour, à moins que je ne
trépasse!...

--Pardonnez-moi, mon père: mitre ou tiare, ce n'est point d'un autre que
je les veux recevoir, mais de moi!

--Oh! le fat! Paix donc! Tu sais combien je déteste l'affectation.
Garde-moi ces paroles pour tes dévotes et tes prestolets... Peuh! Il
fallait m'entendre plutôt que le Père Ronsin. Il n'a vu goutte, ton
maître!

En maugréant, l'abbé s'éloigna pour réparer le dommage de sa toilette.
La comtesse Aurélie, sur le banc de pierre, finit par s'affaisser, les
yeux clos, et posa le menton dans ses mains constellées de joyaux, comme
si elle voulait encore voir le passé, dans la nuit de ses paupières
closes et tremblotantes.

Timidement Mme Gresloup interrogea le comte sur ce qu'il savait du
major.

--Votre mari, Madame, accommode les idées de Saint-Simon à la sauce des
événements, et il s'égosille à réclamer pour sa République des garanties
que lui refuse la Commission municipale qui pérore... Pardieu! Mme
Cavrois n'arrive point d'Arras. Elle a pourtant dû apprendre, mercredi
soir, aux Moulins-Héricourt, toutes ces pétarades... Quelque vingt
heures dans la malle-poste ne sont pas pour l'arrêter. Elle pourrait
bien me secourir de ses conseils lorsque son frère Augustin, avec mon
fils aîné, chasse le Bédouin... J'ai donné l'ordre de nous mettre à la
hausse! Il m'arrangerait de savoir ce qu'elle en pense, et ce que
prépare son ami Laffitte.

Elle arriva, le soir même, après souper, avec son fils, dans une calèche
attelée de quatre chevaux. Les postillons avaient arraché leurs boutons
fleurdelysés; et les fils pendillaient sur les revers écarlates de leurs
vestes.

--Eh bien!... cria-t-elle..., voilà notre barque au port! Le duc
d'Orléans l'a juré: on recule à huit jours la liquidation en Bourse.
Nous gagnerons à la hausse après avoir gagné à la baisse... Dieu soit
loué, Aurélie!... Bonjour, Elvire! Plus belle, toujours plus belle!...
Qu'on me montre Olivier... J'ai pour lui des cœurs d'Arras et des
gaufres de Lille dans le coffre... Dieudonné, mon sac!... Et mon eau de
pommes!... Ah! quelle chaleur!...

Hors de sa capote en paille de riz, la dame avança des baisers qu'elle
colla sur toutes les joues. Dans son caraco de moire brune, des chairs
informes flottaient, remuaient les chaînes d'or pendues au large cou
mouillé. Elle s'assit dans le salon chinois; elle arrêta, de la main, la
lumière de la lampe, qui l'offusquait à travers ses besicles d'argent.
Ses grosses jambes écartées, dans la robe à fleurs vertes, maintenaient
son volumineux cabas de tapisserie. Elle y puisa des croquignoles,
qu'elle mangea. Affectueuse, elle serrait les mains, embrassait, riait
sans dents, mais elle tiraillait toujours les bras d'Omer et de
Dieudonné pour se faire décrire les épisodes de la bataille.

--Mes enfants, mes deux enfants, vous êtes les vrais fils de la
bourgeoisie, vous savez... Que tu as chaud, Dieudonné! Veux-tu boire?

--La Science et la Loi, filles de la bourgeoisie... sourit l'abbé...
Voilà donc ce qui succède à l'honneur du noble et à la foi du moine...

--Ah! ma sœur, que vous êtes heureuse, vous!... pleurait Aurélie.

Elle appela son fils près d'elle, sur ses genoux, comme une mère avide
de consoler les peines de son nourrisson.

--Hein! mon Omer, c'est moi qui t'ai poussé à l'étude du droit; c'est
moi qui, malgré toute la famille, t'ai sauvé de la tonsure!... plaisanta
Caroline... Remercie-moi...

Quoique la moiteur de cette peau flasque et barbouillée de tabac lui fut
désagréable, Omer déposa un long baiser sur la joue de la vieille femme.
Il sut chérir là son autre mère, celle qui ne l'avait pas abandonné
comme Mme Héricourt, pour Dieu, pour un Dieu sévère, vindicatif et
jaloux, pour un calcul de prières échangeables contre la félicité du
paradis; celle qui, par son génie, l'avait fait riche, puissant, fier,
aimé des femmes, voué à toutes les délices de la vie; celle qui l'avait
fait libre et vainqueur, celle-ci, cette vieille à demi chauve sous le
serre-tête de toile brodée, cette lourde matrone un peu grotesque et qui
recommençait, contente, son éternel geste de savonner ses mains aux
bagues d'or nu.

--Eh bien, Omer!... demanda Dieudonné..., es-tu sage, ce soir?

--Les députés légalement élus ont décidé... Je respecte leur décision,
parce que c'est la Loi...

--A la bonne heure!... Montalivet que j'ai vu dans les couloirs de
l'Hôtel de Ville m'a composé une leçon que je dois te réciter: «Songez
tous deux, m'a-t-il dit, que l'apaisement le plus prompt est
indispensable pour rétablir la société sur ses fondements ébranlés. Les
séditions peuvent éclater, les partis se former. L'état où se trouve
Paris ne peut se prolonger. La stagnation des eaux peut devenir un foyer
d'infection. Il nous faut un gouvernement demain. N'entrevoyez-vous pas
comme moi ce que la révolution nous réserve de désordres et de luttes?
Aux bons citoyens de réparer les ruines de la monarchie
constitutionnelle. Il faut se rendre aux avis sages et véritablement
patriotiques. Au rebours du général carthaginois, nous n'aurons pas su
vaincre seulement: nous aurons su, de plus, user de la victoire...»

Dieudonné pria son cousin de l'accompagner, le lendemain, au
Palais-Royal. On y souhaitait que des gardes nationaux connus
acclamassent le prince et lui fissent cortège, si besoin était, afin que
les manifestations des révolutionnaires fussent prévenues ou contrariées
par de plus importantes. A l'Hôtel de Ville, Montalivet et M. Roulon,
avec Durtot, Mauravert et les autres, essayeraient de contenir les
énergumènes de Blanqui, de Trélat, les étudiants d'Enjolras... Aux
demi-soldes, le prince restituait des grades et des commandements. Au
capitaine Lyrisse, un brevet de major serait offert avec une feuille de
route pour l'Algérie, et l'inscription au tableau d'avancement. Ses amis
du café Lemblin seraient pourvus de même; tous les officiers de l'Empire
recevraient des emplois dans les brigades d'Afrique. D'ailleurs les
généraux Gérard, Sébastiani, Heymès et Rumigny consentaient à paraître
aux côtés du vainqueur de Jemappes et de Valmy, cependant qu'à l'Hôtel
de Ville, La Fayette finirait par se résoudre à la neutralité, comme le
général Lobau, voire le général Pithouët... Mais il fallait d'abord
provoquer l'enthousiasme de la rue... Les deux régiments de ligne venus
au drapeau tricolore demeureraient dans leurs casernes: ainsi
esquiverait-on l'apparence même de s'imposer par la force. Le duc
d'Orléans prétendait n'obtenir son élévation que du peuple. C'était de
bonne politique, à condition que nul, parmi les citoyens respectueux de
la Loi, ne se voulût dérober.

Dieudonné, de phrase en phrase, s'épongeait: son costume de garde
national était lourd, avec les deux baudriers blancs, les épaulettes,
bien que l'ourson fût resté dans la calèche, comme le fusil.

--Je repars tout à l'heure... Ah! ma petite Bordelaise!... gémit-il à
l'oreille d'Omer... Quel malheur!... une balle dans la main... Trélat
lui a retiré des esquilles... Elle souffre, ma Noémie! oh!...

Il secoua sa grosse tête joufflue, qu'une barbe de trois jours
enlaidissait.

--Tu as parlé de départ!... protestait Mme Cavrois... Nenni! je te garde
jusqu'à demain... Mme Gresloup fera dresser un lit pour mon garçon dans
ma chambre...

--Il y a deux chambres contiguës..., dit Elvire.

--Point! Je veux mon garçon près de moi...

Le comte rejeta les gazettes pour donner le bonsoir à Mme Cavrois.

--Vous plairait-il de nous dire, ma belle-sœur, si M. Laffitte vous a
confié quel serait le Dubois de notre Régent?

--Mais M. Guizot ou M. Charles de Rémusat... Je suis morte de fatigue...
Les routes sont mauvaises... et les cahots m'ont brisée...

--Alors, bonne nuit de victoire, ma belle-sœur!

«Victoire...» Omer la lut aux yeux narquois du diplomate, aux yeux
irrités d'Édouard, aux yeux dolents et las de la comtesse, aux yeux
lumineux d'Elvire... Il évoqua le portrait de son père debout, une
grenade fumante aux pieds, dans la neige que striaient les lignes
sombres de l'infanterie lointaine, et les éclairs des canons. Le fils
n'avait point failli non plus à la tâche. Le feu des Suisses avait
ébloui ses regards, abattu sa vieille jument; un sabre ennemi avait
répandu son sang. A son tour, il était le maître des barbares capétiens;
il était la nouvelle force qui se dressait dans ce salon de campagne,
devant le groupe inquiet du prêtre, de la comtesse et du comte, celui-ci
plus anxieux que sa mine joviale et sceptique...

--Mes enfants, vous avez pris votre revanche de Waterloo sur les Suisses
des émigrés!... conclut la tante Caroline, en les suivant par les
couloirs.

Au milieu de leur chambre grise, Elvire amoureuse, dépouillée de ses
atours, dans sa blanche robe de nuit, l'ange, pur comme un rayon, noua
sa chair sacrée aux muscles de Lucifer triomphateur. Leurs os crièrent
de joie. Leurs lèvres souffrirent d'être aspirées par leurs bouches
suaves. Tout leur sang chanta des hymnes dans leurs veines battantes.
Tous leurs nerfs se saisirent à travers les souples membres agriffés.
L'un à l'autre, l'époux et l'épouse furent unis jusqu'à ne savoir
discerner ni les parfums, ni les corps de leur fièvre. Les voix
mélodieuses de la feuillée, que la brise nocturne éventa, les
glorifièrent.

       *       *       *       *       *

Fier cavalier sous l'uniforme bleu aux aiguillettes scintillantes, Omer,
le lendemain, précéda la Commission parlementaire chargée de transmettre
au duc d'Orléans l'appel de la Chambre. Dans son hallucination propre,
l'avocat imaginait être le licteur de la Loi reparue sur les ruines de
la barbarie capétienne. Derrière lui marchaient peut-être les douze
mandataires du Sénat et du Peuple romain, et non les seuls représentants
de la France libérale. Omer eût voulu l'annoncer aux sentinelles des
barricades, aux combattants souillés par ces trois jours de lutte, aux
servantes qui recevaient le pain dans leur tablier, et le lait dans le
pot de faïence, aux garçons qui entr'ouvraient les magasins, aux groupes
qui lisaient les affiches. Mille et mille fois étaient imprimés, sur les
murs, les mérites du fils de Philippe-Égalité, les noms illustres de
Jemappes et de Valmy qui réveillaient dans les mémoires le souvenir
jacobin: «Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores; le
duc d'Orléans peut seul les porter encore!...»

Le fusil sur l'épaule, Dieudonné Cavrois commentait magnifiquement les
termes des affiches; il conjurait les flâneurs de ne pas attirer les
Cosaques contre une République précaire! Les gens hochaient la tête,
indécis, surtout fourbus. Ils sollicitaient la marchande établissant son
réchaud de café noir; ils s'arrachaient les tranches de pain.

--Plus de Bourbons!... protestait parfois un adolescent hargneux à la
porte d'un café.

--Vive La Fayette!... répondaient, au loin, d'autres intransigeants.

Mais, sur le seuil des boutiques, l'épicier à casquette verte,
l'herboriste en tablier de serge, le boulanger au jupon court et aux
bras nus, l'opticien en redingote, le drapier, sa plume aux doigts, le
caissier aux manches de lustrine, approuvaient, du geste, les paroles du
gros étudiant...

La délégation pénétra dans la cour du Palais-Royal. Parce que les
couples de colonnes à l'antique soutenaient les corniches de pierre
linéaire, encadraient les portes et les fenêtres principales de la
façade, Omer aima parader devant ce décor. Là, rasé de frais, le
hausse-col au menton et le bonnet à poil bien lustré, M. Roulon vint aux
nouvelles; il introduisait ses mains dans ses gants blancs d'ordonnance.
Le vieillard fardé de rose avait quitté sa canardière pour une badine,
son schapska pour un chapeau de cérémonie; il avait chaussé des bottes
à revers, endossé une redingote olive, et pirouettait à l'intention des
jeunes filles. Car, dehors, à la grille de la cour d'honneur, se
pressaient les curieux, les furieux, les humbles et les niais, les
femmes en capotes de paille, les minois des grisettes, et les favoris
hirsutes des révolutionnaires. A travers les barreaux, des artilleurs
acceptaient les remerciements du public, qui les félicitait d'avoir
suivi la cause du peuple. Installé sur le soubassement d'une colonne,
Rambourg indiquait, de même, à deux Cauchoises, ses amies, les fenêtres
du prince; et, de temps à autre, il meuglait:

--Vive le duc d'Orléans!

Tout à coup, la voix de Mme Cardoche le seconda. Elle était sur la
place, contre la grille qu'empoignaient ses gants rouges. Les roses et
les lys des préparations cosmétiques, les boucles postiches lui avaient
rendu momentanément une jeunesse embellie par les rubans aurore de sa
capote, la mousseline tuyautée de sa guimpe, et le nansouk de sa robe à
deux volants. Comme il l'appréhendait, Omer aperçut, séparée d'elle par
quelques badauds, Angeline charmante d'être fraîche, coiffée de rouleaux
et de coques d'or. Il admira la naissance de la gorge solide, la taille
étroite dans la ceinture, le corps opulent et ferme sous les ballons des
manches, la jupe d'organdi et l'écharpe cerise. Elle se détourna, bien
qu'elle le voulût revoir aussitôt, à la dérobée.

Il s'obligea d'aller à la grille leur rendre hommage. Cydalise, avec
Urbain, soignait la Bordelaise, à ce qu'elles dirent. Omer essaya de
consoler par des sentences philosophiques l'amour déçu de sa petite
amie. Tous trois se parlèrent longtemps. Il leur apprit comment la
délégation décidait le prince, pourquoi l'on attendait la proclamation
que composait l'imprimeur de la Chambre, et pourquoi l'on s'inquiétait
de ne recevoir aucune réponse de l'Hôtel de Ville aux messages des
députés. Pourtant les regards d'Angeline et de son amant exprimaient
d'autres choses. Elle reprochait. Il s'excusait. Elle implorait de
nouvelles faiblesses. Par des phrases générales, il alléguait
indirectement ses devoirs de citoyen, d'époux et de père. Cavrois
questionnait Mme Cardoche sur les souffrances de sa maîtresse.

--Ah!... fit Angeline,... la Bordelaise est heureuse, elle! On l'aime.
Elle n'est pas de ces pauvres filles que sacrifient des ingrats?

Omer eut pitié de cette douleur. Il se pardonnait, cependant. Jamais il
n'avait promis l'éternité de son caprice à cette petite lingère. A qui
la faute si elle s'était éprise plus que de raison? Un passant, le
lendemain, la distrairait.

Tout à coup on entendit la foule honnir un homme en veste, qui prêchait:

--On veut dérober au peuple les fruits de sa victoire! Les d'Orléans
sont des Bourbons. Les Bourbons ont toujours sacrifié à leurs courtisans
les intérêts du peuple... A bas les Bourbons!

Cent messieurs aux chapeaux ornés de cocardes tricolores s'étaient
précipités sur l'importun; quelques hâbleurs se trouvèrent pour le
protéger: une bagarre rapide s'ensuivit. Dans l'esprit d'Omer, la
protestation de cet inconnu s'alliait à la plainte d'Angeline. Il lui
fallut recourir à son idée de la Loi pour ne pas douter de sa vertu.

Or, à la fenêtre centrale du Palais, des personnes parurent qui
lancèrent une pluie d'imprimés. Ceux qui les attrapèrent dans la cour
les rejetèrent, par la grille, sur la place. Mme Cardoche tendit ses
mains rouges vers la manne spirituelle, et la foule aussi. Des enfants
ramassaient les feuilles à terre. Cavrois lut, de sa grande voix
joviale, le factum de Louis-Philippe. Le prince annonçait qu'il
n'hésitait pas à faire tous ses efforts pour préserver Paris de la
guerre civile et de l'anarchie:

«Les Chambres vont se réunir; elles aviseront au moyen d'assurer le
règne des Lois et le maintien des droits de la nation. La Charte sera
désormais une vérité!»

--Vive la Charte!... répondit l'immense clameur de la multitude
reconnaissante.

--Plus de Bourbons!

--Ce n'est pas pour la Charte de Louis XVIII que nous avons combattu,...
déclarait un jeune homme qu'une énorme écharpe tricolore ceignait à la
taille... La liberté tout entière, voilà ce qu'il nous faut! Voilà qui
est plus précieux que les intérêts de la boutique!...

--Payerez-vous nos échéances, l'avocat?...

--Voilà cinq jours que les affaires sont arrêtées!...

--Soumettons-nous à la Loi,... conseillait Omer, du haut de son
cheval... Il n'y a que la Loi. La volonté des représentants est son
expression...

--Vive le duc d'Orléans!... répétèrent Rambourg, ses deux Cauchoises, et
Mme Cardoche.

--Vive le héros de Jemappes!...

Et, dans cette acclamation, les cris hostiles furent étouffés un instant
pour renaître aussitôt. Omer et Cavrois se fatiguèrent à défendre les
mérites du lieutenant-général contre les ergoteurs républicains, assez
vite malmenés d'ailleurs par la bourgeoisie trafiquante du Palais-Royal
et des rues voisines.

A midi, tous les marchands sortirent de table en pantalons de nankin
frais, la cocarde au chapeau et les gants à la main, comme un jour de
fête. De temps en temps, pour être applaudi, se montrait, au grand
balcon du Palais, le prince, en uniforme à feuillages d'or, sa face
molle encadrée de favoris trop noirs et surmontée d'un toupet luisant.
Il s'inclinait. La foule prolongeait son vivat. Il rentrait. Vers une
heure, des savoyards arrivèrent avec la chaise à porteurs de Laffitte et
celle de Benjamin Constant, que suivaient les quatre-vingts députés
signataires de l'adresse. Une rumeur de louanges les honora. En robes
claires et en canezous de mousseline, nombre de femmes perchées sur des
chaises, des bancs, agitaient les dentelles de leurs mouchoirs, leurs
écharpes, les panaches de leurs chapeaux larges et enrubannés. Des
bavardes leur désignaient le visage méditatif de M. Laffitte derrière
ses lunettes, la longue chevelure et le profil marmoréen de Benjamin
Constant, l'air absorbé de M. Labey de Pompierre, la mine à la fois
audacieuse et renfrognée de M. Dupin, la maigreur de M. Guizot,
l'attitude satisfaite et les joues engoncées dans la cravate du général
comte Sébastiani, le chapeau rond de M. Firmin Didot, la casquette à
côtes de M. Odier, la redingote sanglée de M. de Kératry et sa raideur,
toutes les carrures notoires supportant les grands collets des habits
bleus, ou les plis chiffonnés des redingotes brunes. Dieudonné présenta
les armes, M. Roulon fit le salut militaire. Au hasard, partout, des
apprentis battaient le tambour. Lorsque les crocheteurs qui trimbalaient
la chaise de M. Laffitte s'arrêtèrent au bas de l'escalier, il eut
quelque peine à en sortir, la canne tâtonnante. Il cherchait une main
solide, qu'Omer offrit.

--Restez avec moi, monsieur Héricourt. Faites-moi la grâce de m'aider à
marcher. Cette foulure me gêne fort.

Au travers d'une cohue déférente, on pénétra dans le Palais. Sur les
bras de quatre amis, Benjamin Constant recueillait, pour son courage de
valétudinaire, des murmures flatteurs qu'il écoutait sans joie.
Quelqu'un dit tout haut:

--Il doit deux cent mille francs au jeu, et il se demande si le nouveau
régime acquittera sa dette.

Omer fut indigné de cette irrévérence. Des gens debout sur les fauteuils
cachaient à demi les murs, les colonnes dorées, les tableaux des
batailles révolutionnaires, les portraits des Chartres et des
Montpensier en habit de guerre, devant les places fortes qu'ils avaient
assiégées ou défendues. Une dame en turban se trouvait mal, verdâtre,
entre des personnes qui lui firent respirer des sels... De la poussière
tourbillonnait dans les rayons de soleil. M. de Vatimesnil levait son
chapeau pour garantir ses yeux de la lumière trop ardente. On passa des
portes... Durant une halte, un colonel du génie, hagard, annonça qu'il
arrivait de l'Hôtel de Ville, que La Fayette y refusait de se rendre au
Palais-Royal, que M. Jules de la Rochefoucauld s'y laissait éconduire
par le général Dubourg; que toutefois, La Fayette promettait au général
Gérard de se conformer à l'opinion de la majorité... Un monsieur chauve,
en gilet blanc, assura que Charles X rassemblait vingt mille hommes à
Rambouillet, que le Dauphin mènerait ces forces, le soir même, sur
Paris. M. Laffitte haussa les épaules; ses yeux malins clignotaient
derrière ses lunettes, et sa lèvre inférieure parut plus méprisante.
Néanmoins il dit aux députés:

--Dans ce cas, Messieurs, que serions-nous demain?

--Nous serions pendus!... répliqua tout de suite Benjamin Constant, avec
un accent de dépit et de colère.

Là-dessus, M. Villemain protesta qu'on n'avait rien commis d'illicite en
choisissant, au cours de pareils troubles, un lieutenant général parmi
les membres de la famille régnante; que, pour lui, il réprouvait les
termes de l'affiche apposée par la Commission municipale, et notamment
la première ligne: «Charles X a cessé de régner sur la France!» La
bouche frémissante, le général Sébastiani renchérit encore:

--Eh! qui vous parle de changeaient de dynastie?... Cette question est
étrangère aux actes que nous avons votés.

--L'affiche de M. Thiers!...

--J'ignore les insanités que des individualités sans mandat publient par
voie d'affiches!

Mais le cabinet du prince s'ouvrit. Une poussée violente jeta les
députés en avant, fit trébucher M. Laffitte et chanceler Benjamin
Constant. Des huissiers continrent mal la députation, sa suite. A coups
de coudes, ils protégeaient la personne de Louis-Philippe, très pâle,
entre ses favoris noirs et sous les frisures de ses beaux cheveux en
toupet. Il souriait, saluait, tendait ses mains fines; il serra celles
de M. Laffitte qui, sans gêne, lui dit à l'oreille, montrant sa jambe
malade:

--Deux pantoufles et un seul bas!... Dieu! si _la Quotidienne_ nous
voyait!... elle dirait que nous faisons un roi... sans culottes!

Et de rire tous deux, qui n'en avaient guère envie. Le banquier toussa.
D'une voix mesurée, il débita l'adresse, au milieu des chuchotements. Le
cœur du prince se soulevait et s'abaissait sous la large moire rouge
de la Légion d'honneur, sous les broderies d'or et les brillants des
plaques. Dans son pantalon blanc, ses fortes jambes tressaillirent, deux
ou trois fois, pendant qu'il répondait:

--Je travaillerai au bonheur de la France comme un bon père de
famille!...

Puis, faute de savoir quelle contenance adopter, il s'abîma, lui, ses
ordres et son épée, dans les bras de M. Laffitte, que soutenait Omer.
Les deux hommes essuyèrent leurs yeux en se dénouant. Le prince entraîna
son ami vers la fenêtre, le balcon. Et l'on entendit la place rugir:

--Vive le duc d'Orléans! Vive Laffitte!

Dix ou douze fois, l'acclamation unanime ébranla les vitres, retentit
dans les entrailles. A l'intérieur, on se congratulait. Enfin Omer fut
nommé au prince, qui lui dit:

--Votre oncle, Monsieur, le général Héricourt, se couvre de gloire en
Algérie. A son retour de Grèce, le colonel Fabvier m'a parlé du
capitaine Lyrisse avec la plus sincère estime. Vous venez de verser
votre sang pour la défense de la loi... Les Héricourt sont une famille
de héros. Je me félicite de vous connaître et de... de... C'est donc à
moi de faire visite à La Fayette!... acheva-t-il soudain, oubliant Omer
et répondant à un propos qu'il surprenait.

Cette question le préoccupait, bien qu'il affectât de sourire. Son nez,
trop mince pour ses joues larges, se pinçait encore. Aussitôt l'on fit
volte-face. Un monsieur asthmatique, à cheveux gris, qui fendait les
groupes, gesticula vers les valets:

--Le cheval de Monseigneur!... Les chevaux des généraux!... Les chevaux
des officiers!...

Et tout le monde se bouscula. M. Laffitte, au bras d'Omer, gémit. Il
regagna sa chaise à porteurs. Les savoyards le balancèrent, à la tête
des députés qui se massaient dans la cour. Benjamin Constant s'arrangea
dans une brouette de laitier qu'avaient découverte ses amis, excédés par
leur charge illustre. Devant eux, et derrière les quatre huissiers de la
Chambre qui se plaçaient, le claque sous le bras leurs verges à la main,
le prince prit rang, sur une bête assez fringante. Un homme que
l'ivresse rendait hilare ouvrait la marche, battait le tambour: il en
avait ceint le tablier de cuir pardessus sa blouse de maçon. Près de
lui, un jeune monsieur à moustache cirée, la cocarde sur la cime du
chapeau, arborait un étendard tricolore.

Au flanc de ce cortège informe, chevauchèrent les généraux Gérard et
Rumigny, dont Omer suivit les habits brodés, resplendissants. On
sortit. L'enthousiasme des boutiquiers devint une frénésie
étourdissante. Groupés au seuil des magasins, juchés par grappes sur des
bancs, entassés aux fenêtres avec leurs femmes, ils s'égosillaient, ils
applaudissaient, brandissaient les cylindres de leurs chapeaux à
cocardes; ils se haussaient sur les pointes; ils jetaient des sous aux
gamins et aux apprentis en liesse, ou bien faisaient luire le bleu, le
blanc, le rouge de leurs drapeaux innombrables.

Aux guichets du Carrousel, Louis-Philippe, un instant, se trouva bloqué
par l'affluence des ouvriers qui, casquettes basses, lui secouaient la
main. Les joies véhémentes de la bourgeoisie excitaient le peuple: il se
décidait à courir, à crier, à chérir ce beau monsieur doré, blême,
affable, et son toupet sans défaut, et l'aune de ruban républicain
épinglée à son bicorne. Appuyé sur les Cauchoises, et ses mains
violâtres dans leurs fichus, Rambourg, qui marchait parallèlement,
abusait de son organe infatigable. M. Roulon et un capitaine du génie,
l'épée au clair, flanquaient à droite le coursier du prince, que
flanquaient à gauche Dieudonné Cavrois, sa corpulence et son fusil. On
s'empressait d'abattre les barricades au passage; on renversait les
tonneaux de pierres, qui s'écroulaient avec fracas; et des nuées
suffocantes montaient. Le vieillard fardé de rose commandait, de la
badine, ce travail hâtif; il se campait ensuite sur ses bottes à revers,
au faîte des décombres, et il attendait que Louis-Philippe parvînt à sa
hauteur pour l'assaillir de ses vœux. Des naïfs les répétaient en
ovation.

--Il se souviendra de ma figure, je pense!... confiait-il tout bas à M.
Roulon.

Le long du quai moins pourvu de peuple, l'accalmie fut pénible au
cortège. Partout, afin de démentir une affiche qui déclarait
Louis-Philippe issu de Valois et non de Bourbons, un placard,
fraîchement collé, encore humide, divulguait la généalogie complète:

      AU PEUPLE!...

    _Louis-Philippe d'Orléans est un Bourbon...
    Il est de la branche cadette;
    Il est le fils de Louis-Philippe-Joseph (dit Égalité), mort en 1793;
    Lequel était fils de Louis-Philippe, mort en 1785;
    Lequel était fils de Louis, mort en 1752;
    Lequel était fils de Philippe II (Régent), mort en 1723;
    Lequel était fils de Philippe Ier, mort en 1701;
    Lequel était frère cadet de Louis XIV;
    Et l'on ose dire qu'il est un Valois!_

              IL EST CAPET ET BOURBON!!

Ainsi le livrait-on au mépris des combattants de la veille, qui avaient
affronté la mort en criant: «A bas les Bourbons!» Tous les murs
étalaient leur haine. Les fenêtres closes ne s'ouvraient pas. «Vive le
duc d'Orléans!» essayaient quelques chasseurs en costumes de velours, et
quelques gardes nationaux réunis contre les devantures des grainetiers,
des mégissiers, des oiseleurs. «Vive la Liberté! Plus de Bourbons!»
répliquaient aussitôt des adolescents, et de nombreux ouvriers en armes.
En vain Rambourg hurlait, en vain se multipliaient le petit vieillard,
sa perruque de filasse et ses bottes à revers. En vain glapissait Mme
Cardoche... Omer vit soudain qu'Angeline n'était plus là... Mornes et
hostiles semblaient les républicains adossés en ligne aux parapets, le
fusil dans les jambes. Comme la distance s'allongeait, parfois, entre la
chaise à porteurs et le cheval du prince, celui-ci s'arrêtait, de temps
en temps. Aimable, la main sur la croupière, il se retournait. Pour peu
qu'à cette minute un badaud manifestât hautement son approbation, M.
Laffitte, par la lucarne de sa chaise, encourageait son prétendant:

--Eh bien, cela ne va pas trop mal!

L'Altesse se rassurait alors, serrait les mains sales de gaillards
honorés et camarades, qui balbutiaient des mots entendus au théâtre,
dans les drames.

Certains députés en querelle assuraient ou niaient qu'il y eût complot,
que vingt jeunes gens dussent faire feu sur le duc d'Orléans lorsqu'on
passerait au quai de la Ferraille. Omer estimait Ribéride et Bahorel
capables de jouer aux Harmodius et Aristogiton, d'immoler celui qui leur
semblait le fléau de la Révolution... Lui-même, ne le viseraient-ils pas
comme traître? En finissant de boire autour du marchand de coco, des
adolescents chevelus parlaient de lui, sans doute, les sourcils froncés,
l'œil agressif... Ce l'inquiéta qu'Angeline s'en fût allée. Il aurait
voulu contempler ce visage lumineux et sain, qui reflétait tant de leurs
joies vigoureuses obtenues dans le secret de la mansarde, à l'ombre des
guinguettes. Cette consolation lui manqua. En quel lieu écarté la pauvre
fille donnait-elle cours à son désespoir? L'angoisse envahit Omer, et ce
fut la nausée de subir cette chaleur, cette poussière, cette aversion
évidente de jeunes gens qu'il savait nobles d'esprit. Son cœur
s'étrécit. Les généraux se redressaient en selle comme avant d'affronter
un péril. Pourtant des femmes, des enfants, quelques messieurs cossus
continuaient d'ouvrir les barricades, de démêler les planches, de rouler
les tonneaux sur les tas de pavés, au commandement du petit vieillard
alerte.

Près du Pont-Neuf, la foule dense, hérissée de baïonnettes et de piques,
demeura muette. De longs frémissements onduleux faisaient bleuir au
soleil ses cols de velours et les soies ébouriffées de ses chapeaux. De
là mille coups de feu pouvaient inopinément jaillir. Sans regarder ni à
droite ni à gauche, Louis-Philippe menait, attentif, sa bête impatiente.
La peur le vieillissait à chaque pas. Ses joues amollies tombaient. Ses
yeux se creusaient. Son épaule se voûtait sous la moire de la Légion
d'honneur. L'armature de broderies ne contenait plus qu'un malade
affaissé, lorsqu'on entra sur la place de Grève, lorsque les tambours,
dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville, battirent aux champs. Le général
Gérard rappelait au général Rumigny que le même roulement avait aboli la
voix de Louis XVI parlant sur l'échafaud. Omer sentit se crisper sa
nuque.

Son beau-père, le comte Dubourg, Enjolras, Blanqui, l'oncle Edme, que
n'étaient-ils d'accord, eux tous, avec son respect latin de la Loi? Pour
constante que fût sa foi, il ne laissait pas de s'avouer que leurs
sentiments lui semblaient, à cette heure, plus généreux. Il en conçut
moins de honte que de rancune: il ne toléra point d'être humilié en sa
conscience, sinon en sa logique, par ces caractères intraitables, et, au
demeurant, puérils!

Si le meurtre plaisait à leur fanatisme, il serait probablement, à cause
de son cheval, avec le prince et les généraux, la victime que se
désignaient déjà plusieurs sectaires, sur cette place pavée de têtes
jaunes, livides et barbues, hors des cols souillés. Nul élan de bon
accueil n'animait la masse populaire. Inutilement, l'invalide chauve, à
la manche flottante, levait, de son bras unique, son bicorne, en
invoquant le nom de Valmy. Inutilement, le petit vieillard, Mme
Cardoche, Rambourg et ses Cauchoises, maints et maints marchands racolés
en chemin, attestaient la gloire de Jemappes. Inutilement, l'homme au
morion de ligueur se démenait là, secouant les trois couleurs confuses
au bout d'une perche. Silencieuse et farouche restait la foule dans le
cadre des hautes maisons pavoisées. Seuls des tambours invisibles
souhaitaient la bienvenue. Par les yeux inertes de ses statues
historiques, l'édifice municipal parut s'apitoyer sur le cortège, pour
ainsi dire solitaire, au milieu de ces gens de qui l'on ne pouvait
savoir si la haine l'emportait sur la stupeur. A l'angle lointain de la
place, la tourelle gothique, refuge d'Omer pendant la bagarre du
mercredi, était remplie d'une horde adversaire. Aux lucarnes et sur les
marches du cabaret, des gestes dédaigneux, des bouches ironiques se
conviaient à l'insulte. Plus proche, une femme en deuil poussait,
tragique, vers le prince, deux petits garçons qui portaient un crêpe au
bras. Autour d'elle, un essaim de personnes trop compatissantes,
protestaient que le défunt n'avait pas voulu combattre pour le triomphe
d'un maître... Brusquement les tambours cessèrent de faire résonner les
échos.

Ce fut alors plus sinistre, cette rumeur marine, sournoise, immense,
produite par les lèvres et les pas, le bruissement des étoffes, le
cliquetis des armes, les toux contenues, les membres détendus, les
habits froissés, les propos chuchotés à terre, sur les charrettes, aux
croisées, aux balcons, derrière les colonnes du monument séculaire, sous
les cintres, le long des marches, par-dessus les entablements, jusque
sur les toits bleuâtres, entre les cheminées. Continûment, la place
entière gronda, grouillante de remous humains. Déjà prête à se courber
sur la crinière, l'estafette attendit que, de ces façades, de ces
enseignes, la foudre se dardât, que toutes les ouvertures soudain
tonnassent, que ce lac humain s'enflât, sous l'écume de ses têtes
jaunes, jetât ses flots de fureur contre le prince chamarré que
balançaient les pas rythmiques du cheval... Louis-Philippe avançait,
découvert, le visage décomposé entre les favoris, sous le toupet noir.
Une vingtaine d'apprentis qu'amusait l'occasion, entonnèrent _la
Marseillaise_. Le contraste de leurs voix débiles rendit plus funèbre le
demi-silence que les exhortations du monsieur porte-drapeau ne
parvenaient pas à rompre. Une minute dura, pendant laquelle Omer se
résignait, les artères palpitantes, à subir l'attaque d'ennemis féroces,
déterminés, tueurs...

Baïonnettes au soleil, des gardes nationaux sortirent de l'Hôtel de
Ville. Ils s'espacèrent et présentèrent les armes. Dans leurs rangs,
sous les bonnets de police et les oursons d'ordonnance, Omer avisa les
«nageoires» blondes du tailleur, la bouche mulâtre de l'épicier
Mauravert, la figure larmoyante de M. d'Orichamps. Suivit, pêle-mêle, un
état-major de messieurs et d'officiers fébriles: la grande taille du
général Lobau, la belle mine impertinente de Casimir Perier, l'arrogance
de Rastignac et l'aristocratique sveltesse de Montalivet, l'air tour à
tour sardonique et rogue du général Pithouët, enfin l'uniforme
d'orfévrerie, le ventre en pantalon, et la lourde face de La Fayette. Au
centre de ses flatteurs, il descendait, majestueux, affable, adroit dans
ses courbettes. Au bas du perron, ces personnages s'arrêtèrent,
adoptèrent solennellement des attitudes.

Alors Rambourg déploya toute une bande recrutée dans les boutiques pour
nourrir les vivats. Elle clamait frénétiquement, aux ordres que le fusil
de Cavrois dictait, ou bien l'épée de M. Roulon. Mme Cardoche et les
Cauchoises, du geste, décidaient les femmes. Quelques-unes, très jolies,
répétèrent: «Vive le duc d'Orléans!» tandis qu'éclatait un formidable
rugissement: «Vive la liberté!»

A quoi le lieutenant général eut l'adresse de répondre par un signe de
gratitude; puis il tendit son bicorne vers l'étendard révolutionnaire
qui voilait, au fronton de l'Hôtel de Ville, la silhouette équestre de
Henri IV. Aussi, les naïfs de la foule le crurent-ils en connivence avec
l'opinion la plus véhémente. «Vive La Fayette!» crièrent-ils, dévoués
aux principes que le libérateur des États-Unis, l'apôtre des Droits de
l'homme, le chef des carbonari avait défendus, suivant la légende. Omer
admira la ruse du prince. Profitant de l'équivoque, celui-ci glissait de
cheval, se précipitait dans les bras du vieillard illustre et partageait
ainsi le destin de l'idole que la multitude adora tumultueusement,
depuis le Pont-Neuf jusqu'au fond de la Grève.

Côte à côte, les deux grands hommes gravirent les marches, sans rien se
dire. Au bras d'Omer qui, vainqueur de sa crainte, avait mis pied à
terre, M. Laffitte les accompagnait. Sous la quadrature du porche qui
succédait au perron, une cohue d'étudiants très pâles mêlait des accents
de rage à ses «Vive La Fayette!» et marquait ainsi l'intention d'exclure
l'Altesse Royale du pouvoir. Calme, pesant, l'ami de Washington,
l'ennemi de Bonaparte, saluait avec la même grâce les furibonds et les
modérés. De la main, le prince remerciait l'assistance, comme si chaque
louange les concernait tous deux, comme s'il ne lisait pas les
intentions restrictives sur les figures engoncées dans leurs cravates...
Quand, à la porte de la salle, La Fayette eut cédé le pas, un homme en
habit bleu coudoya rudement l'estafette, pour souffler dans l'oreille du
vieillard:

--Je vous le répète encore: si ce n'est la royauté avec lui, c'est la
République avec vous comme président... Monsieur le marquis de La
Fayette assumerez-vous la responsabilité de la République, des périls
qu'elle comporte devant les monarchies étrangères? Êtes-vous sûr d'un
autre Austerlitz? Ne craignez-vous pas un autre Waterloo?...
Réfléchissez à l'avenir. Il dépend de vos paroles, à cette minute!

C'était M. de Rémusat qui chuchotait ainsi, les pas dans les pas du
libérateur massif et lent. Le vieillard hochait la tête, entre les dix
polytechniciens qui, l'épée nue, formaient la haie.

--Plus de Bourbons!... jura la voix nerveuse de Blanqui.

--Vive la République!... proclamait un dragon, que le général Pithouët
encouragea de l'œil.

--Vive la République!... hurlaient Grantaire et sa bande chevelue.

La salle trembla. Les poussières s'envolaient vers l'affiche verdâtre du
Tribunal révolutionnaire, que Pied-de-Jacinthe, rigide contre le mur,
et, casque en tête, protégeait. Sous l'emblème, le général Pithouët le
fut rejoindre.

Effaré, Louis-Philippe s'arrêta devant les fantômes du passé terrible
que signifiaient ces lettres simples, maigres, imprimées au-dessus,
au-dessous d'une sèche accolade. Grâce à Dieudonné Cavrois, les
baïonnettes des gardes nationaux lui réservaient un mince espace au
centre de la fureur adverse, que révélaient franchement la lèvre
insultante d'Enjolras, les veines gonflées au front de Blanqui, la
grimace tordue de Trélat, la tristesse de Combeferre, et la
gesticulation de Courfeyrac. Montés sur des chaises, entre leurs «Bons
Cousins» de la Vente et leurs «Frères» des Loges, ils déblatéraient tout
haut contre le prétendant qui avait abusé de la ruse afin de se frayer
un chemin.

--Son père fut régicide comme le mien!... rappela Cavaignac... Celui-ci
s'est fait nommer Altesse Royale et il a obtenu de Charles X des
apanages, une fortune.

--Où était-il mercredi, jeudi, quand le peuple a combattu?...
questionnait Courfeyrac.

--Il jouait aux cartes, dans la loge de sa concierge, au Raincy!...
assurait Bahorel.

--Le peuple est le maître! Consultez-le d'abord!... crachait Trélat,
sous sa mèche.

--Louis-Philippe d'Orléans n'a pas pris les armes contre la France en
1814; pourquoi?... Parce que les Anglais ont refusé les services qu'il
leur a proposés en Espagne!... énonça le général Dubourg, à travers la
table devant laquelle comparaissait le prince.

La sueur ruisselait sur la face molle et verte de l'accusé, jusqu'aux
broderies du col d'or. Abrité derrière la carrure de La Fayette, il
feignit d'être sourd aux paroles agressives. A plusieurs reprises, il
ânonna:

--Vous voyez un garde national de 89 qui vient rendre visite à son
ancien général.

--A d'autres!

Le hourvari ne s'apaisait pas. Alors, M. Viennet reçut de M. Laffitte la
déclaration des députés:

--Donnez! J'ai une voix superbe... Je réduirai les perturbateurs au
silence.

Et il commença de lire, avec l'organe de Stentor:

--«Français! la France est libre!...»

--Non! non? pas encore... nièrent les étudiants.

Toutefois il s'obstinait, le bras au ciel, et la bouche ronde.

--_Tu quoque!_... goguenarda soudain Bahorel, apercevant Omer... Toi
aussi, tu es de ceux-là!...

--Omer!... appelait l'oncle Edme.

Et des larmes noyaient la colère de ses yeux.

--Omer!... fit le major Gresloup, en donnant du poing sur le drap de la
table.

Ils siégeaient aux côtés du général Dubourg, qui coiffa tout à coup son
chapeau de Représentant aux Armées.

--Omer Héricourt, que faites-vous avec ces gens-là?... demanda le
général Pithouët.

--Héricourt, vous assassinez la République!... gémit Courfeyrac.

--Il sauve la France de l'invasion!... ripostait Cavrois, qui, de son
corps épais, couvrit son cousin.

Entre les baïonnettes, des poings se dirigèrent vers le jeune homme.

--Laissez-les!... conseilla la prudence de M. Laffitte, étouffant son
murmure même.

Omer sentait grossir toute la rancune que lui avait mise au cœur la
crainte d'être fusillé, sur le quai de la Ferraille, sur le Pont-Neuf,
sur la place de Grève, par des insensés fidèles à ces erreurs
séduisantes. Il lui parut que l'insulte touchait sa chair, malgré
l'intervention de son cousin. Le sang lui bouillait aux tempes, dans
cette salle immense, luxueuse et dorée, remplie d'un tumulte sans nom.
Les crosses des marchands refoulaient contre les cimaises des gens à
masques d'indignation, des corps qui se contractaient comme pour bondir.
Debout dans leurs uniformes d'empire, derrière la longue table tachée
d'encre, l'oncle Edme, par sa figure aquiline et laurée de mèches
grises, le major, par sa figure chauve et couturée, le comte Dubourg,
par sa figure aristocratique projetée en avant de sa chevelure, tous
trois condamnaient leur neveu, leur gendre et leur ami.

Les yeux humides et les lèvres tressaillantes, ils se turent, parce
qu'il fallait ouïr l'emphase de M. Viennet. Mais leurs douleurs, Omer
les souffrit, pendant qu'ils le dévisageaient, intraitables. Il mesura
quelle juste colère serrait, sous la peau bossuée, les mâchoires du
capitaine Lyrisse; quelle irritation puissante faisait frémir les
narines du major, haleter sa large poitrine dans le plastron amarante et
flétri; quelle amertume ironique empoisonnait la bouche du comte
Dubourg.

Sous l'affiche écornée de la Révolution, le vieux Pied-de-Jacinthe et sa
face cadavéreuse, étaient implacables:

--Maître Héricourt, vous déshonorez le nom de votre père!...

De toutes parts un éclat de rire mauvais accourut, convulsa les têtes
ardentes des jeunes gens; ils tapèrent le plancher de leurs crosses et
de leurs sabres.

--Le colonel Héricourt... dit l'oncle Edme... n'a pas passé aux tyrans,
avec Dumouriez, lui!

--Il a combattu pour la République de Jourdan, de Moreau, de Joubert,
pour la République aux prises avec les valets des monarques!... appuya
le général Pilhouët.

--Et la République lui a dû, comme à nous, sa gloire...

--Elle lui a décerné des lauriers...

--Elle vous décerne la honte!...

Plus bruyantes que le discours de M. Viennet, ces apostrophes
assaillirent Omer, l'enveloppèrent, le cinglèrent, le pénétrèrent.
Instinctivement, il se débattit entre les paroles meurtrières de son
honneur. Sa voix d'orateur déclama:

--Le devoir est d'abdiquer aujourd'hui nos convictions devant la Loi...
Ces députés sont élus d'après la Loi; ce prince représente la Loi; si
vous méconnaissez leurs pouvoirs qu'ils tiennent du peuple, vous n'êtes
plus des citoyens ni des patriotes: vous êtes des sicaires de l'anarchie
que leurs ambitions asservissent et que leur égoïsme égare... Respect à
la Loi, souveraine des peuples qui la votent!

Parmi les huées, les bravos, la phrase saccadée grandit, domina,
finit... Alors, Cavrois et les gardes nationaux imposèrent:

--Respect à la Loi!

Ils frappèrent aussi le plancher de leurs crosses. Contre les
adjurations d'Enjolras la baïonnette du tailleur Durtot fut pointée. De
sa banquette, Rambourg beugla. Cavrois vociférait. Mulâtre saliveux,
l'épicier Mauravert repoussa, du fusil, le gilet écarlate de Ribéride et
la redingote de Bahorel. M. Roulon opposa son épée aux invectives de
Grantaire. M. d'Orichamps chargeait Courfeyrac, qui dut empoigner le
canon du fusil pour éviter le coup. Le général Pithouët lança:

--La peur des Cosaques leur fait mal au ventre!

Ferme sur ses talons, Omer se roidit, admirant la vigueur de sa
conscience qui sacrifiait à l'idéal romain ses sympathies, ses
affections, sa gratitude, peut-être même sa réputation...

--Le devoir est dans le respect de la Loi..., répondait-il mécaniquement
à toutes les objurgations, à toutes les injures, aux deux larmes mêmes
qui jaillirent des yeux de l'oncle Edme cramponné au tapis de la
table.--Je me laisserai, s'il le faut, immoler sur l'autel de la Loi!...
promit-il, à l'éphèbe qui le menaça de son fusil vide.

--Tu es sublime!... encouragea Dieudonné.

Hors de lui, Omer était possédé par le génie de l'idée surhumaine qui
vivait au moyen de son corps passif, insensible et sans peur. Elle, et
non lui, interrompait ainsi M. Viennet, sa grandiloquence, la
déclaration promettant des franchises que refusaient les doigts nerveux
de Blanqui, les mains sales de Bahorel, les sarcasmes d'Enjolras.

--La Charte sera désormais une vérité!... termina M. Viennet, presque
aphone pour avoir tenté de vaincre le tumulte.

--Un mensonge!... rectifièrent cent voix.

A ce moment, Omer reconnut près de lui Rastignac et Montalivet. Perchés
sur une banquette, ils frappaient la paume de leur main droite avec les
doigts de la main gauche, comme s'ils applaudissaient la Pasta, aux
Italiens. Il lui déplut d'appartenir à l'opinion de Rastignac.

M. Laffitte essuyait ses lunettes. Cavrois, Mauravert et Rambourg
barrissaient en l'honneur du prétendant, qui balbutia, timide, entre ses
favoris:

--Comme Français, je déplore le mal fait au pays et le sang qui a été
versé; comme prince, je suis heureux de contribuer au bonheur de la
Nation.

Un rire énorme insulta cette naïveté.

L'Altesse éperdue cherchait une proposition corrective; elle ne la
trouva point. Les barrissements de Cavrois et de Mauravert y
suppléaient.

La rage aux dents, Dubourg s'écria, dans le silence immédiat obtenu par
le «chut!» impérieux de Pied-de-Jacinthe:

--Monsieur, vous connaissez nos besoins et nos droits... Si vous les
oubliez, nous saurons vous les rappeler.

--Nous le saurons!... promirent le capitaine et le major, en claquant
leurs sabres.

--Messieurs..., s'écria le prince, très hautain, vous apprendrez à me
connaître! Je suis honnête homme.

La face sexagénaire et verdâtre se tassa dans le collet d'or, l'armature
de broderies, et la moire rouge.

Mais il s'épouvanta devant les officiers de l'Empire magnifiés par leur
colère.

Alors Bahorel, sautant sur la banquette de Montalivet, insinua de façon
doucereuse et narquoise:

--C'est cela! c'est cela!... Que Môssieur se souvienne du serment qu'on
vient de lui demander, ou bien je lui réserve le poignard que j'ai là...
un joli petit poignard fin, autant dire un bijou!

Blanqui trépignait en proférant des menaces qu'on n'entendait plus.

Cependant Mauravert, ayant contourné la table, se ruait sur Dubourg,
tandis que le loueur obèse s'écroulait aussi sur le général-comte, le
renversait. Cavrois relevait les baïonnettes des gardes nationaux près
de férir le capitaine et le major qui dégainaient.

Dans le fond de la salle, au poing de Ribéride le canon d'un pistolet
s'abaissa: le chien s'abattit, la capsule fusa.

--Qui a déchargé mon arme?... Un traître à déchargé mon arme... C'est
vous, Héricourt! c'est vous!

Et Ribéride marcha sur lui. La longue table ovale les séparait. Omer
sentit se tendre tous ses nerfs, se ramasser tous ses muscles, bouillir
tout son sang. Aveuglé par la fureur, il s'élança vers l'ennemi. Mais la
haute stature de Pied-de-Jacinthe se dressa; deux mains squelettiques
lui saisirent les aiguillettes. Et ce fut tout l'aspect du vieil homme,
les boules glauques de ses yeux, le menton osseux dans la jugulaire du
casque:

--Halte-là, donc!

--Laissez-moi!... enjoignit Omer, qui le colleta.

Sa main tordait le tuyau du larynx à travers la peau flasque. Atteindre
Ribéride, le souffleter, le meurtrir, le terrasser, le piétiner, le
tuer, c'était le seul désir, Omer eût-il dû, pour cela, détruire
l'obstacle, cet être sénile, dont se décolorait la peau déjà maculée par
la corruption d'une mort prochaine... Sans lâcher prise, le vétéran
recula contre le mur. Ses lèvres bleuirent horriblement. Ses yeux
s'ensanglantèrent: ils s'écarquillaient au creux des orbites, dans le
crâne d'un spectre hideux, casqué, plastronné d'amarante, boutonné
d'argent, et que son adversaire imagina soudain ressusciter d'un
tombeau, avec l'uniforme même du colonel Héricourt, l'uniforme du
portrait paternel. Cet uniforme, Omer le lacérait; c'était dans cet
uniforme qu'agonisait peut-être le vétéran de Hohenlinden, étranglé,
acculé contre l'affiche du Tribunal révolutionnaire:

    _Liberté, Indivisibilité ou la Mort..._

--Omer! tu l'assassines! Tu assassines le soldat de ton père!...

On le saisissait à la taille, on l'arrachait du dragon... L'oncle Edme
et le major le rejetaient loin d'eux. Et leurs visages vibraient, pâles
juges. Omer trébucha, fut retenu par Rastignac et Montalivet.

--Quel désordre! quels excès!... dit celui-là, s'époussetant les
manchettes.

Le vétéran toussait, râlait, parmi les écritoires, les flaques d'encre
et les papiers épars le long de la table... Le général Pithouët jugea:

--Si votre père vivait encore, vous l'assassineriez de même!...

Lauré de ses mèches d'argent, l'oncle Edme flétrissait son neveu:

--Ah! fourbe, tu m'as trompé!... Tu as trompé tous les espoirs de mon
aïeul, de ton père et les nôtres!

--Vous m'avez trompé, monsieur, vous m'avez bassement trompé!... dit
encore le père d'Elvire.

Il battait à deux mains son plastron amarante.

--J'obéis à la Loi!... répondit Omer, vraiment orgueilleux de sacrifier
à sa croyance ceux-là même qu'il aimait, pour qui tremblait sa voix, se
mouillaient ses paupières.

Il ne doutait plus de lui puisque, après tant d'alternatives et de
soumissions aux goûts d'autrui, il était enfin une force en triomphe.

Car Louis-Philippe, là-bas, au balcon de l'Hôtel de Ville, entre les
drapeaux bleus, blancs, rouges de la Révolution, appliquait ses favoris
teints, ses joues molles contre la face inerte et plombée du Maître
Suprême élu par les carbonari. Le bras libre du prince enlaçait la
corpulence du vieux La Fayette, indécis, chancelant sous l'or de ses
épaulettes, mal étayé sur les jambes qui fléchissaient dans le pantalon
blanc.

Ainsi le prince des banques s'accolait indûment à la gloire du
gentilhomme trop poli pour vouloir se dégager avec violence, comme il
eût été nécessaire, afin de détromper le peuple en rumeur sur la place
de Grève, le long du quai fourmillant, sur le Pont Suspendu, dans les
maisons bourdonnantes, par toute la ville grise et dorée. Mille et mille
têtes jaunes, réclamaient d'une même voix la liberté au ciel de feu,
tandis que la ruse des bourgeois, sur ce balcon, étouffait, dans les
bras astucieux de leur nouveau chef, la faiblesse du Libérateur et
l'essor renaissant de la République.


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