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Title: Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome II
Author: Garneau, F.-X. (François-Xavier), 1809-1866
Language: French
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book was created from images provided by Bibliothèque et
Archives nationales du Québec.)



                              HISTOIRE
                                 DU
                               CANADA
               DEPUIS SA DECOUVERTE JUSQU'A NOS JOURS.

                                 PAR

                           F. X. GARNEAU.


                            TOME SECOND.


                               QUÉBEC
            IMPRIMERIE DE N. AUBIN, RUE COUILLARD, No. 14.

                                1846.



                              HISTOIRE
                                 DU
                               CANADA.


                              LIVRE V.



                            CHAPITRE I.

                        COLONIES ANGLAISES.

                               1690.


Objet de ce chapitre.--Les persécutions politiques et religieuses
fondent et peuplent les colonies anglaises, qui deviennent en peu de
temps très puissantes.--Caractère anglais dérivant de la fusion des
races normande et saxonne. Institutions libres importées dans le
Nouveau-Monde, fruit des progrès de l'époque.--La Virginie et la
Nouvelle-Angleterre.--Colonie de Jamestown (1607).--Colonie de
New-Plymouth et gouvernement qu'elle se donne (1620).--Immensité de
l'émigration.--L'Angleterre s'en alarme.--La bonne politique prévaut
dans ses conseils et elle laisse continuer l'émigration.--New-Plymouth
passe entre les mains du roi par la dissolution de la
compagnie--Commission des plantations établie; opposition qu'elle
suscite dans les colonies; elle s'éteint sans rien faire.--Etablissement
du Maryland (1632) et de plusieurs autres colonies.--Leurs diverses
formes de gouvernement: gouvernemens à charte, gouvernemens royaux,
gouvernemens de propriétaires.--Confédération de la
Nouvelle-Angleterre.--Sa quasi-indépendance de la métropole.--Population
et territoire des établissemens anglais en 1690.--Ils jouissent de la
liberté du commerce.--Jalousie de l'Angleterre: actes du parlement
impérial et notamment l'acte de navigation passés pour restreindre cette
liberté.--Opposition générale des colonies; doctrines du Massachusetts à
ce sujet.--M. Randolph envoyé par l'Angleterre pour faire exécuter ses
lois de commerce; elle le nomme percepteur général des douanes. Négoce
étendu que faisaient déjà les colons.--Les rapports et les calomnies de
Randolph servent de prétextes pour révoquer les chartes de la
Nouvelle-Angleterre.--Ressemblance de caractère entre Randolph et lord
Sydenham. Révolution de
1690.--Gouvernement.--Lois.--Education.--Industrie.--Différence entre le
colon d'alors et le colon d'aujourd'hui, le colon français et le colon
anglais.


Le Canada n'avait pas été actuellement en guerre avec les Anglais depuis
le traité de St.-Germain-en-Laye en 1632. A cette époque reculée, où les
colonies de l'Amérique septentrionale naissaient à peine, les combattans
étaient tous des Européens, qui se disputaient des lambeaux du continent
dû au génie de Colomb. Aucun d'eux n'avait pris les armes pour défendre
le sol de sa vraie patrie; la terre qu'ils foulaient était encore à
leurs yeux une terre étrangère. Mais en 1689 les choses avaient déjà
changé. Il y avait alors des Canadiens, il y avait des Américains, il y
avait une patrie, ce mot si magique pour le soldat. Et chose
remarquable, les Européens laissèrent pour ainsi dire le champ libre à
ces nouveaux hommes, qui essayèrent leur force et leur courage les uns
contre les autres, et déployèrent dans la lutte cette même ardeur et
cette haine nationale dont leurs mères-patries respectives donnaient le
douloureux spectacle depuis des siècles dans l'ancien monde.

Nous savons quel développement avait pris en 1689 le Canada en
population, en industrie et en richesses. Pour bien apprécier les moyens
relatifs des parties belligérantes, et les dangers de la guerre pour ce
pays, il est nécessaire de posséder la même connaissance relativement
aux colonies anglaises, qui forment aujourd'hui une des premières
nations du monde.

Après les tentatives infructueuses de colonisation dont il a été dit
quelques mots dans une autre partie de cet ouvrage, l'Angleterre cessa
de s'occuper de l'Amérique, qu'elle ne fréquenta plus que par ses
pêcheurs et ses baleiniers. La France montra plus de persévérance, elle
s'obstina dans son entreprise jusqu'à ce qu'elle eût réussi à s'établir
en Acadie et en Canada d'une manière permanente.

Mais à peu près dans le temps où elle s'était assurée un pied solide
dans le Nouveau-Monde, des guerres politiques et religieuses vinrent
bouleverser l'Angleterre, et rejeter hors de son sein une population
formée par les débris des partis vaincus, qui, tour à tour opprimés par
le vainqueur, abandonnèrent leur patrie pour aller s'en créer une
nouvelle ailleurs. Ils fondèrent la Virginie, New-Plymouth, le
Massachusetts et bien d'autres provinces. La bigoterie et un zèle
aveugle régnaient parmi toutes les sectes chrétiennes. Chacun niait à
son voisin ce que tous les hommes avaient droit de posséder, la liberté
de conscience. C'est à cela que l'on doit attribuer, sinon
l'établissement, du moins l'état florissant de l'Amérique
aujourd'hui[1]. La cause première de cette émigration involontaire
subsistant toujours, ces nouvelles colonies se peuplèrent rapidement et
surpassèrent bientôt celles de la France.

[Note 1: History of Massachusetts Bay.]

Ensuite, le génie commerçant de l'Angleterre, qui commençait à se
déployer à la faveur de la liberté, favorisa l'accroissement de ces
mêmes possessions lointaines. Ce fut un bonheur pour celles-ci que cette
nouvelle direction donnée à l'esprit national; elles en profitèrent plus
que leur mère-patrie elle-même.

La race saxonne, agreste et engourdie, observe un écrivain, aurait fait
peu de bruit dans le tournoi des peuples, si des myriades de Normands,
de Poitevins et d'autres Français de toutes les provinces, ne fussent
venus la réveiller rudement à la suite de Guillaume-le-Conquérant. De
cette époque et de la fusion graduelle des deux races, datent les
progrès qui se sont manifestés successivement dans le génie, les
institutions et la puissance de l'Angleterre. L'audace, l'activité et la
rapacité normandes ont fécondé la vieille torpeur saxonne. Des excès de
la tyrannie organisée par la conquête et des résistances féodales sont
nées les alliances des intérêts lésés, et de ces alliances tout le
système municipal et parlementaire de la Grande-Bretagne[2]. Les colons
américains importèrent avec eux, comme un dépôt sacré, ce système
municipal et parlementaire, première cause de leurs succès futurs.

[Note 2: Maillefer.]

L'époque de l'établissement de l'Amérique septentrionale est remarquable
par la révolution qui s'opérait dans les esprits chez toutes les nations
et particulièrement en Angleterre, où le peuple, ne se contentant pas de
vaines théories, réclamait la mise en pratique de ces grands principes
sociaux, que la marche de la civilisation et les doctrines chrétiennes
commençaient à développer aux yeux de la multitude. Ce peuple fut le
premier qui posséda, dans son parlement, l'arme nécessaire pour lutter
avec avantage contre le despotisme. Jacques I donnait le nom de rois[3]
aux membres des Communes, à ceux même que Henri VIII avait traités de
brutes, tant s'était accrue déjà leur puissance. Les principes de la
liberté, les droits de l'homme, la nature et l'objet d'un gouvernement,
étaient des questions qui occupaient tous les esprits, et qui se
discutaient jusque dans le village le plus reculé du pays avec une
extrême chaleur. Mais faute d'habitude on abusa, comme cela arrive
toujours là où la liberté ne fait que de naître, de cette même liberté
pour laquelle on combattait; et le vainqueur la refusa au vaincu, qui
fut poursuivi, persécuté, proscrit. Les querelles de religion se mêlant
à celles de la politique, fournirent de nouveaux alimens à l'incendie
dans lequel disparurent les restes de l'Eglise de Rome et le trône. Les
puritains prétendaient vouloir la liberté religieuse et la liberté
politique, et cependant, durant leur domination sous Cromwell, ils se
montrèrent plus exclusifs et plus persécuteurs que les royalistes qu'ils
avaient renversés. Mais les principes survivent à ceux qui en abusent;
et les nouvelles idées fructifièrent en Amérique, où les portèrent ces
mêmes puritains déchus. La réaction qui eut lieu en Angleterre après la
mort du Protecteur, les priva de toute autorité, et les livra à la
vengeance d'un vainqueur irrité également contre les maximes religieuses
et contre les maximes politiques qu'ils avaient invoquées
indistinctement pour opérer la révolution qui avait amené Charles I à
l'échafaud et l'établissement d'une république. Les plus zélés et les
plus compromis durent alors chercher à se soustraire à un gouvernement
auquel leurs idées ne pouvaient jamais leur permettre de se rallier, et
ils émigrèrent sur les rives du Nouveau-Monde, emportant avec eux leurs
principes et ces institutions libres dans lesquelles ils avaient
converti des maximes générales en vérités pratiques. Le droit de
représentation, l'institution précieuse du jury, le vote des subsides
par le peuple, et plusieurs autres priviléges essentiels à la liberté du
citoyen, furent des dogmes qu'ils y transplantèrent, qui servirent de
base à leur organisation sociale, et qui ne cessèrent plus d'être
regardés comme les droits les plus précieux de l'homme. Les monopoles,
les ordres privilégiés, les charges sur l'industrie, comme les maîtrises
et corporations des métiers, etc., la féodalité, et toutes les chaînes
qui accablaient encore le peuple, même dans les pays les plus libres de
l'Europe, ne suivirent point ces colons au-delà des mers.

[Note 3: Un comité de la chambre des communes devait lui présenter une
adresse. Il ordonna que douze siéges fussent apportés pour les membres
de ce comité, «car, dit-il, ce sont douze rois qui viennent».]

Jacques I divisa la partie du continent américain, située entre les 34e.
et 45e. degrés de latitude, en deux vastes provinces: la Virginie et la
Nouvelle-Angleterre. La première fut concédée à une compagnie de
Londres, et la seconde, à des marchands de Plymouth avec le droit de les
établir et d'y commercer, en 1606.

Dès l'année suivante, ou quatre ans après la fondation de Port-Royal, la
compagnie de Londres envoya 108 colons dans la Virginie pour commencer
l'établissement de cette province, lesquels s'établirent dans un lieu
qu'ils nommèrent Jamestown; mais les privations et la misère réduisirent
leur nombre à une quarantaine au bout de quelques mois. Cinq cents
autres émigrés les suivirent en 1609. N'ayant ni plus de moyens, ni plus
de prévoyance que les premiers, ils se virent bientôt en proie à une
affreuse famine qui les fit périr presque tous. La fertilité du sol, la
beauté du climat et l'émigration contribuèrent cependant à faire oublier
ces désastres, et petit à petit la province prit des développemens qui
la mirent au-dessus de tous les périls. Ces premiers pionniers de la
civilisation américaine vécurent à profits communs jusqu'en 1613. A
cette époque des terres leur furent distribuées; et la plupart des
planteurs n'ayant point de femmes, la compagnie leur envoya
quatre-vingt-six jeunes filles, qui leur furent vendues à raison de cent
à cent cinquante livres de tabac chacune. Six ans plus tard fut
convoquée, par le chevalier George Yeardley, la première assemblée
représentative qu'il y ait eue en Amérique; et les représentans, élus
par les bourgs, réglèrent les affaires de la colonie, qui jusque-là
avaient été dirigées par la compagnie de Londres. En 1621, la province
reçut une espèce de gouvernement constitutionnel composé d'un
gouverneur, d'un conseil et d'une assemblée générale élective. Peu de
temps après, elle fut attaquée par les Sauvages, qui massacrèrent plus
de 300 personnes, tant hommes que femmes et enfans; la compagnie, blâmée
de n'avoir pas protégé suffisamment les habitans, fut dissoute, et le
roi prit la Virginie sous sa protection (1624). Elle perdit sa
législature sous le roi Jacques, mais Charles I, son fils, la lui
restitua.

De son côté, la compagnie de Plymouth envoya, en 1607, une colonie de
cent et quelques personnes à Sagahadoc (Kénébec) dans la
Nouvelle-Angleterre, sous les ordres de George Popham; mais ce dernier
étant mort, les colons retournèrent en Europe le printemps suivant; ce
qui découragea tellement la société, qu'elle abandonna toute idée de
colonisation jusqu'en 1620. Alors des puritains (Brownistes), qui
s'étaient réfugiés dans la Hollande une douzaine d'années auparavant[4],
pour échapper aux persécutions qui pesaient sur eux en Angleterre,
demandèrent à la compagnie de Londres la permission d'émigrer dans la
Virginie avec la liberté d'y professer leur religion, eux et leur
postérité. Le roi s'y refusa d'abord, mais il y consentit ensuite; et
l'année suivante ils purent faire voile pour l'Amérique. Trompés par
leur pilote qui fit fausse route, ils abordèrent plus au nord qu'ils
n'avaient intention de le faire, et au lieu de débarquer dans la
Virginie, ils se trouvèrent dans la Nouvelle-Angleterre, où ils jetèrent
les premier fondemens de la colonie de New-Plymouth. N'ayant point de
charte du roi, ils formèrent une espèce de société volontaire, et
obéirent à des lois et à des magistrats établis par eux-mêmes, jusqu'à
l'époque de leur union avec le Massachusetts en 1692.

[Note 4: Jeremy Belknap: History of New-Hampshire.]

«Ce pacte gouvernemental, dit le Dr. Story[5] est sinon le premier, du
moins le titre primordial le plus authentique de l'établissement d'une
nation, que l'on trouve dans les annales du monde. Les philosophes et
les juristes en appellent constamment à la théorie d'un pareil contrat,
pour établir la mesure des droits et des devoirs des gouvernans et des
gouvernés; mais presque toujours cette théorie a été regardée comme un
effort d'imagination, qui n'est appuyé ni par l'histoire ni par la
pratique des nations, et qui ne fournit par conséquent aucune
instruction solide pour les affaires réelles de la vie. On ne pensait
guère que l'Amérique pût fournir l'exemple d'un contrat social d'une
simplicité primitive et presque patriarcale».

[Note 5: _Commentaries on the constitution of the United-States, etc._]

Deux ans après, la compagnie de Plymouth concéda un territoire dans le
Massachusetts, à quelques personnes qui essayèrent inutilement d'y
former un établissement. D'autres tentatives suivirent celle-ci avec
plus ou moins de succès jusqu'en 1628. Enfin, dans cette même année, une
nouvelle compagnie acheta de celle de Plymouth le territoire de cette
province, et fut incorporée par charte royale. Elle transféra le
gouvernement de la colonie dans le pays même; et quelque temps après les
habitans élurent des députés pour faire des lois, établir des cours de
justice, etc. L'immigration devint considérable; il arriva dans une
seule année (1630) plus de 1500 colons, par quelques uns desquels la
ville de Boston fut commencée. En 1633, ils débarquèrent encore en plus
grand nombre; la plupart de ces émigrés étaient des mécontens
politiques, des hommes qui avaient des lumières, de l'expérience et même
de la fortune, excellens matériaux pour fonder un pays. L'Angleterre,
voyant grossir ce torrent de population désaffectionnée qui s'en allait
en Occident, prit l'alarme. L'ordre fut promulgué de suspendre le départ
de tous les vaisseaux destinés pour le Nouveau-Monde; et il fut enjoint
aux patrons de ceux qui auraient à l'avenir une pareille destination
avec des émigrans, d'obtenir au préalable une permission de l'autorité
publique. En même temps les capitaines des navires dont le départ avait
été suspendu, furent sommés de se présenter devant le conseil d'état
avec la liste de leurs passagers. Mais après réflexion, la bonne
politique prévalut heureusement dans ce conseil, et les émigrans eurent
permission de partir après avoir été informés, que «Sa Majesté n'avait
aucune intention de leur imposer la liturgie de l'Eglise anglicane, et
qu'elle croyait que c'était pour jouir de la liberté en matière de
religion, qu'ils passaient dans le Nouveau-Monde»[6].

[Note 6: Charles I se guida d'après le même principe en accordant une
charte à Rhode-Island en 1663. «Notre plaisir royal, dit le monarque,
est que personne dans la colonie ne soit à l'avenir molesté, puni,
inquiété ni recherché pour différence d'opinion en matières
religieuses».]

Cette conduite du roi d'Angleterre et de son conseil, contraste bien
étrangement avec celle de Louis XIV, qui ne tolérait d'autre opinion que
la sienne, et qui fermait à ses sujets les portes de toutes ses colonies
comme pour montrer que même l'avenir devait subir les lois de sa
volonté, et qu'il modèlerait à son gré les empires futurs!

Au nombre des passagers dont le départ avait été ainsi arrêté par
l'ordre de la cour de Londres, se trouvait un homme obscur, mais qui
allait emporter avec lui les destinées de sa patrie; cet homme était
Cromwell. L'oeil royal devina-t-il l'avenir de ce nom roturier en
parcourant la liste de ces passagers? vit-il dans celui qui le portait
le possesseur futur de son trône et le chef de la nation? L'ordre qu'il
avait donné causa du délai, et dans l'intervalle le puritain, le futur
protecteur de la Grande-Bretagne, changea d'opinion et ne sortit point
de son pays; sa destinée devait s'accomplir.

La compagnie de Plymouth s'étant dissoute, la colonie passa sous
l'autorité du roi comme celle de la Virginie. Cet événement exerça alors
peu d'influence sur l'administration intérieure, qui resta entre les
mains des habitans. Ils élisaient tous leurs fonctionnaires, depuis le
gouverneur en descendant jusqu'au dernier degré de l'échelle
hiérarchique. La législature était élective dans toutes ses branches.

Plus tard pourtant, en 1638, les clameurs que leurs ennemis ne cessaient
de pousser contre eux en Angleterre, se renouvelèrent avec plus de
fureur que jamais. Le roi, trompé par leurs assertions haineuses et
intéressées, nomma une commission, dont l'archevêque de Cantorbéry était
le chef, à laquelle fut départie une autorité suprême et absolue sur
toutes les colonies, avec le pouvoir de faire des lois et des
ordonnances affectant leur gouvernement et la personne et les biens des
habitans. A cette nouvelle, le Massachusetts fit les remontrances les
plus énergiques contre «cette commission», dont l'établissement
abrogeait d'un seul coup toutes les libertés coloniales. Il exposa que
les colons étaient passés en Amérique avec le consentement de Sa
Majesté, dont ils avaient beaucoup agrandi les domaines; que si on leur
enlevait leur charte, ils seraient forcés de s'en aller ailleurs, ou de
retourner dans leur pays natal; que les autres établissemens seraient
également abandonnés, et que tout le pays tomberait ainsi entre les
mains des Français ou des Hollandais. Il terminait par demander qu'on
les laissât jouir de leurs anciennes libertés, et qu'on ne mît point
d'entraves à l'émigration vers le Nouveau-Monde.

L'Angleterre n'osa pas mettre à exécution un projet devenu odieux dès sa
naissance; et la commission des plantations s'éteignit sans rien faire,
tant il est vrai de dire que l'opinion publique avait déjà de force dans
ce royaume, fruit inappréciable de la liberté.

Les colonies anglaises, respectées ainsi dans leurs droits, se formaient
insensiblement aux habitudes du gouvernement représentatif, tandis que
l'arrivée continuelle des partisans vaincus dans les luttes civiles de
la mère-patrie, augmentait leur population et leurs richesses. Les
puritains persécutés cherchaient un asile dans la Nouvelle-Angleterre;
les catholiques dans le Maryland; les royalistes dans la Virginie.

Le Maryland fut concédé par Charles I à lord Baltimore, baron irlandais,
et fondé en 1632 par 200 gentilshommes catholiques. Huit ans après ils
demandèrent et obtinrent un gouvernement libre. Cette province est la
première qui ait eu l'honneur de proclamer dans le Nouveau-Monde, le
grand principe de la tolérance universelle, et de reconnaître la
sainteté et les droits imprescriptibles de la conscience[7]. Elle se
peupla rapidement. Jouissant de la tranquillité pendant que les autres
provinces étaient déchirées par des persécutions religieuses,
l'émigration s'y portait en foule, sûre d'y trouver le repos et la paix.

[Note 7: Chalmer's annals.]

Telle fut l'origine des deux premières colonies anglaises, la Virginie
et la Nouvelle-Angleterre, autour desquelles les autres sont venues
ensuite se grouper. En lisant l'histoire des premières on voit celle des
dernières; elles ont eu toutes, plus ou moins, les mêmes obstacles à
vaincre et les mêmes avantages à utiliser. Elles présentent aussi toutes
la même physionomie et le même caractère politique ou social. Peuplées
du reste par des habitans d'une même nation, elles ont été commencées à
peu de distance les unes des autres comme l'indique le tableau suivant:

      La Virginie, 1608.

      La Nouvelle-York, fondée par les Hollandais en 1614, sous le
      nom de Nouvelle-Belgique, devient anglaise en 1664.

      Plymouth, 1620, réuni au Massachusetts en 1692.

      Le Massachusetts 1628.

      Le New-Hampshire, 1623.

      Le New-Jersey, fondé par les Hollandais, en 1624, devient
      anglais en 1664.

      Le Delaware, fondé par les Hollandais en 1627, devient
      anglais en 1664. Quelques Suédois s'y étaient établis en
      1638; mais ils furent subjugués par les Hollandais, et la
      plupart quittèrent le pays.

      Le Maine en 1630; réuni au Massachusetts en 1677.

      Le Maryland en 1633.
      Le Connecticut en 1635, établi par des colons du
      Massachusetts.

      Le New-Haven en 1637, réuni au Connecticut en 1662.

      Providence en 1635.

      Le Rhode-Island en 1638, réunis en 1644.

      La Caroline du Nord en 1650; colonie distincte en 1729.

      La Caroline du Sud en 1670. Cette date, relativement aux
      deux Carolines, a rapport ici à l'établissement des Anglais;
      car longtemps auparavant, sous l'amiral de Coligny, les
      Huguenots français y avaient fondé une colonie florissante,
      qui finit par l'affreuse catastrophe vengée par le chevalier
      de Gourgues.

      La Pennsylvanie en 1682.

      La Géorgie fondée plus tard en 1733.

Ces diverses colonies possédaient trois formes bien distinctes de
gouvernement, qui, modifiées par les habitudes et par la nature de la
société américaine, constituèrent ensuite les élémens du gouvernement
fédéral établi par la révolution de 1776. C'étaient les gouvernemens à
charte, les gouvernemens royaux ou provinciaux, et les gouvernemens de
propriétaires. Les gouvernemens à charte étaient limités à la
Nouvelle-Angleterre. Les peuples de cette province, où il y avait
plusieurs colonies, jouissaient de tous les priviléges de sujets nés
anglais, étaient investis de tous les pouvoirs gouvernemental,
législatif, exécutif et judiciaire. Ils choisissaient les gouverneurs,
élisaient les assemblées législatives et nommaient les magistrats. Une
seule restriction était imposée à leur autorité législative, c'est que
les lois qu'ils se faisaient ne pouvaient être contraires à celles de
l'Angleterre. Plus tard, la métropole réclama le droit de révoquer les
chartes; mais les colons maintinrent qu'elles étaient des pactes
solennels et irrévocables, excepté pour causes légitimes. Dans quelques
cas néanmoins, elles furent forcément supprimées, particulièrement vers
la fin du règne de Charles II, où les corporations métropolitaines
éprouvèrent le même sort. Les contestations auxquelles cette question
donna lieu entre la mère-patrie et les colonies à charte, furent une des
causes de la révolution.

Le pouvoir législatif, qui était sans appel, résidait dans un corps
nommé, «The General Court of the Colony of Massachusetts Bay,» et était
composé d'un gouverneur, d'un député-gouverneur, de dix magistrats et de
deux députés de chaque ville, tous élus annuellement par le peuple. Le
gouverneur et les magistrats formaient une chambre, et les députés
l'autre. Cette législature siégeait tous les ans.

Le pouvoir exécutif était exercé par le gouverneur et un conseil, dont
sept membres étaient nécessaires pour délibérer, et qui siégeait deux
fois par semaine.

Les gouvernemens royaux étaient ceux de la Virginie, de la
Nouvelle-York, et, plus tard, des Carolines (1728), de la Géorgie, du
New-Hampshire et du New-Jersey (1702). Dans ces colonies, le gouverneur
et le conseil étaient nommés par la couronne; et les chambres
d'assemblée élues par le peuple. Les gouverneurs recevaient leurs
instructions du roi ou de ses ministres. Ils avaient voix négative dans
les procédés des législatures. Les juges et autres officiers civils
étaient aussi nommés par le roi, mais payés par les colonies. Les actes
arbitraires des gouverneurs, et le droit de veto réclamé par la couronne
sur les actes des assemblées, furent des causes incessantes de
difficultés dans ces gouvernemens. Le Canada nous fournit le modèle de
cette espèce de régime.

Les gouvernemens de propriétaires, qui tenaient de la nature féodale,
offraient quelque ressemblance avec les palatinats d'Allemagne. Les
propriétaires de ces provinces étaient revêtus de certains pouvoirs
royaux et législatifs; mais le tout subordonné à l'autorité suprême de
l'empire. Le Maryland, la Pennsylvanie, et, dans les premiers temps, les
deux Carolines et le Jersey, étaient soumis à cette forme de
gouvernement, qui a existé dans les deux premières provinces ainsi que
dans le Delaware jusqu'à la révolution. Ces colonies appartenaient à des
propriétaires ou particuliers, à qui des territoires avaient été
concédés par le souverain avec pouvoir d'y établir des gouvernemens
civils et d'y faire des lois, sous certaines restrictions. Leur histoire
est un long tissu de querelles occasionnées par la manière dont les
propriétaires exerçaient leur droit de révoquer ou négativer les actes
des assemblées législatives; car même dans ces colonies des corps
représentatifs furent introduits, dont les membres étaient nommés
mi-partie par les propriétaires et mi-partie par le peuple. En 1719, les
habitans de la Caroline exaspérés contre leurs maîtres, s'emparèrent du
gouvernement et élurent un gouverneur, un conseil et une assemblée, qui
se réunirent pour publier une déclaration d'indépendance, dans laquelle
ils exposèrent les motifs de leur renonciation à leur ancienne forme de
gouvernement. Les anciennes lois de l'assemblée de la Virginie (1624)
renferment une déclaration qui définit le pouvoir de l'assemblée de
taxer et d'imposer des charges personnelles.

Dès l'origine (1643), les provinces de la Nouvelle-Angleterre formèrent
entre elles une confédération offensive et défensive, chacune se
réservant néanmoins son gouvernement et sa juridiction particulière. Les
affaires générales de la confédération étaient réglées par un congrès
composé de deux commissaires de chaque colonie. Cette législature se
nommait «_The General Court of the United Colonies of New-England_»[8].
Pour marque de sa souveraineté, la Nouvelle-Angleterre frappait monnaie;
et toutes les commissions se faisaient au nom du gouverneur du
consentement du conseil. Suivre les lois anglaises ou les ordres du roi
sans permission de l'autorité coloniale, c'était faire acte d'infraction
de ses priviléges[9]. Nous avons déjà fait allusion ailleurs à cette
confédération qui possédait, comme l'on voit, une quasi-indépendance;
mais qui ne la garda pas longtemps.

[Note 8: _Encyclopedia Americana_.]

[Note 9: Rapport de M. E. Randolph au bureau du commerce et des
plantations, 1676: _Collection de papiers relatifs à Massachusetts
Bay_.]

C'est à partir de 1630, que la population des colonies anglaises
augmenta rapidement. Elle pouvait être alors de 4,000 âmes, et déjà au
bout de vingt ans elle atteignait 80,000 âmes, et, en 1690, époque de la
seconde guerre avec le Canada, elle devait excéder 200,000 âmes,
puisqu'en 1701, on l'évaluait à 262,000. La population du Canada et de
l'Acadie ne dépassait pas alors 12 à 15,000 âmes, c'est à dire qu'elle
était treize fois moins considérable que celle des provinces voisines
contre lesquelles elle allait avoir à lutter les armes à la main. Le
désavantage du nombre n'était pas le seul qu'elle eût à surmonter. La
différence d'institutions politiques pesait aussi d'un grand poids dans
la balance, de même que celle du climat. C'est au moyen de cette
supériorité numérique et de richesse que les colonies américaines ont pu
mettre dans tous les temps sur pied des armées qui comptaient autant de
combattans qu'il y avait d'hommes capables de porter les armes dans
toute la Nouvelle-France.

Occupant les parties centrales de l'Amérique du nord, sur le bord de la
mer Atlantique, c'est à dire, depuis le Canada jusqu'à la Floride, les
établissemens anglais jouissaient d'un ciel chaud ou tempéré dans toute
leur étendue, et d'un sol dont les productions, extrêmement variées,
étaient par cela même un gage d'abondance continuelle. Le blé croît
partout dans cet immense pays ainsi que le maïs, plante indigène qui
vient sans effort surtout dans le centre et dans l'ouest des Etats-Unis,
où il rend le double du blé. La culture du tabac commence dans le
Maryland, par le 39e. ou 40e. degré de latitude: c'est aujourd'hui le
principal article d'exportation de cet Etat et de la Virginie. Le coton
se cultive depuis le 37e. degré en gagnant le sud; mais on n'a commencé
à en exporter qu'en 1791. Le ris, qui exige un climat chaud et un sol
marécageux, vient dans les mêmes latitudes que le coton. Les provinces
du nord produisent du blé, du chanvre, du lin, du houblon, etc.
Favorisées ainsi de la nature et par une immigration nombreuse, ces
colonies devinrent en peu de temps riches et florissantes.

Dans les premières années elles jouirent d'une liberté de commerce
illimitée. Les vaisseaux de toutes les nations étaient admis dans leurs
ports; elles allaient acheter dans tous les pays où elles trouvaient les
plus grands avantages. Mais après qu'elles eurent passé par les
souffrances, les inquiétudes, les dangers, qui ont accompagné partout la
fondation des établissemens européens dans le Nouveau-Monde, après
qu'elles eurent commencé à acquérir ce bien-être et ces richesses, qui
n'étaient le partage que du petit nombre dans l'ancien, l'Angleterre
résolut de les faire contribuer davantage aux charges de l'état,
puisqu'elles profitaient autant que les autres parties de l'empire, de
la protection du gouvernement. En 1655 Cromwell, qui venait de subjuguer
l'Irlande et de se baigner dans le sang de ses malheureux habitans, se
chargea de l'exécution de cette mesure, qu'il fallait sa volonté forte
pour faire réussir. Il fallait d'abord faire naître les prétextes qui ne
tardèrent point en effet à se présenter. Il voulut engager la
Nouvelle-Angleterre à envoyer des émigrans en Irlande pour repeupler les
déserts que ses armées y avaient faits; celle-ci ne voulut pas plus
envoyer ses enfans dans ce pays que dans la Jamaïque, où il les invita
ensuite de s'établir. Première désobéissance. Dans la guerre civile
terminée par la mort de Charles I, le parti royaliste avait été vaincu,
et la Virginie ainsi que le Maryland qui avait embrassé ce parti, durent
être soumis par les armes du protecteur. Ce fut une seconde offense.
C'en était assez pour fournir des motifs plausibles au gouvernement
d'imposer des restrictions au commerce des colonies. Le parlement
impérial passa un acte pour leur défendre d'importer ou d'exporter leurs
marchandises dans d'autres vaisseaux que dans des vaisseaux anglais,
équipés par des matelots anglais. Cet acte fut bientôt suivi d'un autre,
l'acte de navigation, qui prohiba l'exportation de certains articles des
colonies en ligne directe à l'étranger. En 1663, une troisième loi, plus
sévère encore que les premières, les obligea de vendre leurs produits
sur les marchés de l'Angleterre seulement, et d'acheter les articles de
manufacture étrangère dont elles pourraient avoir besoin des marchands
anglais à l'exclusion de tous autres. Enfin en 1672, il imposa aussi les
produits exportés d'une colonie à une autre colonie. Sa politique était
évidemment d'empêcher les colons d'établir des manufactures et de se
créer un commerce avec l'étranger, au préjudice de ses intérêts[10].
Mais ces lois prohibitives ne furent pas observées immédiatement
partout. Le Massachusetts jouit encore longtemps après d'une entière
liberté; et elles furent ouvertement ou secrètement violées par toutes
les provinces, qui avaient fait, lors de leur promulgation, les
remontrances les plus énergiques contre ce qu'elles regardaient comme
une violation de leurs droits. M. Randolph, agent de la métropole
(1676), voyant arriver dans le port de Boston des navires de l'Espagne,
de la France, de la Méditerranée, des Canaries, etc., fit observer au
gouverneur que cela était contraire à l'acte de navigation. Celui-ci lui
répondit que les lois faites par le roi et son parlement n'obligeaient
la Nouvelle-Angleterre qu'en autant qu'elles étaient conformes aux
intérêts de la colonie, dans laquelle seule résidait le pouvoir
législatif, en vertu de la charte accordée par le père de Sa Majesté
régnante; et que toutes les matières en contestation devaient être
déterminées en définitive par elle sans appel à l'autorité royale, qui
pouvait bien augmenter, mais non restreindre, ses libertés[11].

[Note 10: «The colonial laws of modern times, had furnished the most
flagrant examples of tyrannical interference with the operations of
manufactures and commerce; and the narrow policy which had always
presided over the planting and rearing of new settlements, was utterly
inconsistent with the very liberal and enlightened views of the
economical system».

_Colonial policy of the European Powers, par_ Lord Brougham.]

[Note 11: Rapport de M. Randolph à Sa Majesté: _Collection of original
papers relative to the colony of Massachusetts Bay_. Voyez aussi Story
vol. I, p. 52 _Commentaries on the constitution of the United States_.]

Toutes les provinces ne réclamèrent pas leurs libertés avec la même
hardiesse. La Virginie, par exemple, était plus soumise, et les réponses
du chevalier Berkeley aux lords commissaires en 1671, nous apprennent
qu'elle s'était conformée à l'acte de navigation, à son grand détriment.
En effet, cette loi y avait fait cesser presque complètement la
construction des navires, branche importante de son commerce.

Cette lutte sourde d'intérêts commerciaux entre les colonies et la
métropole, annonce les progrès que les premières avaient déjà faits. Le
chiffre de leurs exportations dans la Grande-Bretagne fut en 1701 de
£309,136; et celui de leurs importations du même pays, de £343,828,
l'excédant des importations sur les exportations étant probablement
couvert par les achats que faisaient les émigrans en s'embarquant pour
l'Amérique, et par les dépenses du gouvernement militaire. Ces colonies
payaient elles-mêmes depuis longtemps les dépenses de leur gouvernement
civil. En temps de guerre, elles fournissaient aussi leurs contingens
d'hommes et d'argent, selon leurs forces, leur population et la
proximité du théâtre des hostilités.

Le Massachusetts a toujours été la première et la plus avancée des
provinces britanniques. Possédant en abondance dans son sein tout ce qui
est nécessaire à l'existence d'une marine et à sa fourniture, comme des
bois de construction de toute espèce, de la poix, du goudron, du
chanvre, du fer, des douves, des madriers, etc., elle bâtissait tous les
ans quantité de navires, qu'elle vendait en Angleterre et ailleurs. Son
commerce employait déjà près de 750 vaisseaux de 6 à 250 tonneaux; ses
principaux chantiers de construction étaient à Boston, Charlestown,
Salem, Ipswick, Salisbury et Portsmouth.

Elle exportait des bois, des animaux vivans, de la farine, de la drèche,
du biscuit, des salaisons de viande et de poisson, etc., dans la
Virginie et le Maryland, à la Jamaïque, à la Barbade, à Nevis, à
St.-Christophe et dans plusieurs autres îles du golfe mexicain, en
Espagne, en Portugal, aux îles Madère et Canaries, en France, en
Hollande, aux villes anséatiques, et enfin dans les îles britanniques de
la Manche; et elle en rapportait les objets dont elle pouvait avoir
besoin pour sa consommation ou pour son négoce. Les marchandises
manufacturées et les produits des climats méridionaux formaient la masse
de ces importations. Ce commerce, elle le faisait cependant malgré la
métropole.

M. Randolph écrivait à la cour qu'on ne tenait aucun compte en Amérique
de l'acte de navigation et des lois passées par le parlement impérial
pour régler le commerce, qui était complètement libre à toutes les
nations. Quant à celui des Indes occidentales, disait-il, le marchand
anglais en est presque exclus par celui de la Nouvelle-Angleterre, qui
peut y donner ses denrées à un prix considérablement plus bas. Ainsi la
Grande-Bretagne a perdu la plus grande partie du commerce de l'ouest. Le
marchand américain expédie même déjà des navires chargés de mâtures pour
la Guinée, Madagascar et les côtes de l'Inde.

L'Angleterre, effrayée par cette activité toujours croissante, songea
enfin à prendre des moyens prompts et efficaces pour faire rentrer le
négoce des colonies dans les bornes d'un système moins préjudiciable à
ses intérêts. Par ses lois, par ses douanes, elle réussit à le modifier,
à le restreindre selon ses vues; mais les colons ne se soumirent qu'à la
force, en attendant l'occasion de revendiquer ce qu'ils regardaient
comme les droits imprescriptibles des sujets anglais, la liberté du
commerce, aussi sacrée à leurs yeux que la liberté politique et
religieuse.

L'instrument dont la métropole se servit pour amener cette révolution,
fut l'agent que nous avons déjà nommé, M. Edouard Randolph, homme
résolu, infatigable et doué de beaucoup de pénétration et d'adresse dans
les affaires. Charles II l'envoya en Amérique en 1676 avec ordre de lui
faire un rapport sur l'état de la Nouvelle-Angleterre. Le caractère de
ce commissaire a une analogie frappante avec celui de lord Sydenham,
sous les auspices duquel s'est élaboré et accompli l'acte d'union des
Canadas. Leurs dépêches présentent plusieurs coïncidences remarquables,
et se ressemblent surtout par le ton de passion et le cynisme d'une
politique sans morale et sans dignité qui y règnent[12]. Les habitans du
Massachusetts tiennent dans les lettres de Randolph la place qu'occupent
les Canadiens français dans celles de l'agent moderne. A l'entendre on
dirait qu'il n'y a que cette province à punir; les petites colonies de
New-Plymouth, de New-Hampshire, et de Connecticut méritent toute la
sympathie du gouvernement. D'après le rapport que ce commissaire fit au
roi, tout le pays se serait plaint de l'usurpation des magistrats de
Boston, les habitans auraient désiré instamment que Sa Majesté ne les
laissât pas opprimer plus longtemps, et qu'elle fît mettre enfin à
exécution les mesures de soulagement promises par ses commissaires en
1665. C'est ainsi qu'il cherche à diviser les colons; il parcourt en
même temps le pays, et excite les habitans les uns contre les autres par
ses propos.

[Note 12: Lord Sydenham tenait, dit-on, un livre dans lequel étaient
inscrits les noms de toutes les personnes marquantes de la colonie, avec
l'indication de leur parenté, de leur fortune, de leur caractère, de
leurs bonnes ou mauvaises qualités, de leurs opinions politiques et
religieuses, des principaux actes de leur vie, etc. S'il voulait les
rallier à sa politique, et obtenir leur appui, il étudiait leur
caractère dans cette singulière galerie de portraits, qui ferait
peut-être pâlir bien des gens si elle était mise au jour, et faisait
ensuite agir auprès d'elles ce qui pouvait tenter leur passion
dominante, l'ambition, la vanité, la vengeance, la cupidité, etc. On
ajoute que plus d'une fois il a surpris son interlocuteur en tirant d'un
tiroir ce livre fatal, dans lequel l'on trouverait probablement les
motifs des défections et des contradictions politiques, qui ont signalé
la vie de tant d'hommes sous son administration, surtout dans le Canada
occidental.]

Dans toutes ses communications adressées, soit au roi, soit à ses
ministres, il sollicite l'envoi d'un _quo warranto_ suspendre la charte
de la Nouvelle-Angleterre, et il ne fit pas moins de huit voyages à
Londres pour presser le gouvernement d'abolir les priviléges de cette
province vouée à l'ostracisme.

Quelques années après il en fut nommé par lettres royales percepteur des
douanes (_collector_, _surveyor_ & _searcher_), afin d'y faire exécuter
les actes du parlement impérial qui, comme on l'a dit, continuaient d'y
être méconnus; il ne cessa point d'être avec cela agent politique. C'est
dans sa dépêche (de 1682) au comte de Clarendon que l'on trouve le
passage suivant, qui réfléchit parfaitement les opinions émises de nos
jours au sujet de mes compatriotes, et nous montre les hommes toujours
entraînés dans le même cercle de passions.

«Si Sa Majesté veut bien, écrivait Randolph, ordonner au gouverneur
Cranfield d'examiner les derniers articles contre la faction du
Massachusetts, elle y trouvera des motifs suffisans, non seulement pour
révoquer la charte, mais pour envoyer un homme prudent comme gouverneur
général de cette province (le gouverneur était alors électif). Si les
factieux étaient assez forts pour se révolter contre la résolution du
roi de régler les affaires de cette colonie de la manière qu'on le
suggère, la première chose qu'ils feraient, serait de me demander compte
de ma conduite pour avoir ouvertement appelé le renversement de leur
constitution, et d'après la loi du pays, la mort serait le châtiment qui
me serait réservé. Mais ce parti, il s'éclipse, il est divisé, les
magistrats sont opposés aux magistrats, les uns désirent, les autres
craignent, un changement. Mylord, je n'ai qu'une chose à vous dire,
c'est que Sa Majesté ne doit ajouter foi, ni à ce que feront, ni à ce
que diront les agens de cette faction en Angleterre. Veuillez bien vous
rappeler que, quand le père de votre seigneurie était grand chancelier,
il eut à traiter avec les agens de cette province en 1662; ils agréèrent
tout ce qu'il proposa pour l'honneur du roi et l'avantage de ses sujets
coloniaux. Cependant cela n'empêcha pas le Massachusetts de mépriser les
ordres du roi, et d'employer les évasions et les petites supercheries
pour s'y soustraire. Si on laisse à ce pays le soin de remédier lui-même
à ses griefs, il s'ensuivra encore de plus grands maux. Une erreur
malheureuse, sinon volontaire, les a très aggravés. On a dit que le roi
ne peut, ni ne veut, quelque soient les provocations, sévir contre le
pays; que ses finances sont dans un état peu florissant. Le peuple croit
ici tout ce qu'on lui débite... D'un autre côté, par une étrange
déception _deceptio visus_, l'on peint à ce monarque les habitans de
cette province comme un peuple très fidèle et très loyal, comme un grand
peuple, qui peut lever des forces considérables; qu'il a en outre fait
des sacrifices et de grandes dépenses pour convertir les forêts du
Nouveau-Monde en belles campagnes sans qu'il en ait rien coûté à la
couronne.

«Il est vrai, en effet, qu'il y a ici beaucoup de sujets loyaux; mais un
bien petit nombre occupe des places de confiance. Les forces du pays
sont très peu de chose, et plus d'apparat que de service. Je me fais
fort de les chasser hors des frontières avec cinq cents hommes des
gardes de Sa Majesté. Quant aux sacrifices, je connais bien peu
d'habitans maintenant vivans, ou de leurs enfans, qui en aient fait. M.
Dudley, l'un des agens actuels du Massachusetts, est un des premiers
planteurs et un homme comme il faut (gentleman); il est venu ici avec
une fortune assez honnête, mais les premiers aventuriers ou sont morts
et les dépouilles de leurs enfans passées aux mains de leurs serviteurs,
ou le peu qu'il en reste vit si misérablement qu'on n'en fait aucun cas.
Pour ce qui est de ceux qui ont joint la faction, qui y appartiennent,
qui dirigent tout ici, le gouverneur et le pays, je ne connais qu'un
seul homme qui n'ait pas été domestique ou fils de domestique. Je prie
votre seigneurie de croire que je ne cherche dans tout ceci que
l'honneur du roi et le bien de la plantation dont, par la bonté de Sa
Majesté et la faveur de votre seigneurie, je suis maintenant un des
habitans».

C'est à la suite de ces représentations insultantes, de ces basses
calomnies, que le Massachusetts et les autres provinces de la
Nouvelle-Angleterre perdirent leurs chartes. Déjà le New-Hampshire avait
reçu une nouvelle constitution composée de deux branches seulement, le
gouverneur et la chambre représentative(1680). Le Massachusetts fut
traité en province rebelle, et soumis à un gouvernement purement
despotique, composé d'un gouverneur général (le chevalier Edmond Andros)
et d'un conseil nommé par lui et dont cinq membres formaient un quorum.
Il fut revêtu du pouvoir de faire des lois et d'imposer des taxes. Il
n'y eut plus de chambre représentative, et le principe électif fut aboli
partout[13].

[Note 13: Belknap: History of New-Hampshire.]

Cela, comme on peut bien le penser, attira l'animadversion publique sur
Randolph; il devint si odieux que l'on perdait sa popularité seulement à
correspondre avec lui[14]. Emprisonné par le peuple dans l'insurrection
qui éclata à Boston en 1689, à la suite de la nouvelle du débarquement
de Guillaume III en Angleterre, ce malheureux reconnut lui-même, dans
une lettre qu'il écrivit à un des gouverneurs des Iles, le mal qu'il
avait fait aux colons et la haine qu'ils lui portaient. «Ce pays est
pauvre, écrivait-il, l'observation rigoureuse des lois de commerce a
pesé grièvement sur les habitans; tout le blâme retombe sur moi; sur moi
qui le premier ai attaqué leur charte, et la leur ai fait perdre, sur
moi qui ai continué leur servitude par l'exercice de mon office de
percepteur des douanes».

[Note 14: «His (M. Dudley) correspondency, écrivait M. Danforth, with
that wicked man, M. Randolph, for the overturning the government, has
made him the object of the people's displeasure».]

Le despotisme ainsi établi et organisé fut rempli de troubles et de
confusion, et ne put durer que jusqu'en 1691. L'opposition toujours de
plus en plus violente des habitans força Guillaume et Marie de leur
octroyer un gouvernement plus libéral. Toute la Nouvelle-Angleterre fut
réunie en une seule province avec l'Acadie nouvellement conquise, et
reçut une constitution représentative, qui exista jusqu'à la révolution;
mais dont les pauvres Acadiens, soumis à toute sorte de servages, furent
exclus au moins dans la pratique.

Malgré leur dépendance de la mère-patrie, les colons anglais de
l'Amérique avaient été jusque-là l'un des peuples les plus libres de la
terre, et ils possédaient tous les élémens nécessaires pour devenir une
grande nation. Ils avaient entre leurs mains les moyens de se former aux
habitudes d'une société indépendante et à la science d'un gouvernement
électif et populaire. Dès son origine, la Nouvelle-Angleterre s'était
faite un code de lois, appelé «_The Body of liberties_,» qui fut observé
jusqu'à ce que les besoins nécessitèrent de le modifier ou de
l'augmenter. Le nom seul de ce code indique déjà par lui-même quels
étaient les sentimens du peuple. Les dispositions de la partie
criminelle, tirées de la Bible et modelées sur les lois pénales des
Hébreux, démontrent jusqu'où les puritains avaient poussé le fanatisme
biblique[15]. C'est dans le vieux code du Connecticut, un des Etats qui
ont le mieux gardé les maximes et les moeurs originaires, que ce
caractère est le plus prononcé. Ces lois dites les _lois bleues_ (blue
laws), punissent de mort l'enfant qui a maudit ou frappé ses pareils;
elles donnent droit de vie et de mort aux pères sur le fils adulte
coupable d'opiniâtreté et de rébellion (stubborn and rebellious son);
elles défendent le mensonge et le jurement profane sous peine de
l'amende, du pilori et du fouet, chaque récidive entraînant une forte
aggravation de peine. L'usage du tabac est interdit; un baiser donné ou
reçu entre jeunes gens de différent sexe leur coûte une admonestation
publique et une amende; les ivrognes sont fouettés; il n'est pas permis
de courir le dimanche, ni de se promener dans son jardin, ni de voyager,
ni de cuire son dîner, ni de faire les lits, balayer la maison, se faire
tondre ou raser, ni d'embrasser sa femme, ni à la mère d'embrasser son
enfant! Il est également interdit de fêter Noël ou les saints, de faire
des pâtés de hachis (mince pies), de danser ou de jouer d'autres
instrumens que le tambour, la trompette ou la guimbarde. Personne ne
doit fournir le vivre ou le couvert à un quaker ou à d'autres
hérétiques. Celui qui se fera quaker sera banni, et s'il revient, puni
de mort. (Les quakers refusaient de tirer sur les Indiens.) «La plupart
des articles de ce code sont fondés sur des versets de l'Exode, du
Lévitique et du Deutéronome. L'horreur des puritains de la
Nouvelle-Angleterre contre le catholicisme les aveuglait au point que
ces radicaux intraitables, à force de remonter aux dogmes primitifs,
reculaient jusqu'au judaïsme. Non-seulement leurs codes, mais leurs
idées, leur langage, leurs noms étaient hébreux. Il semblait que leur
rigidité craignît de s'amollir au contact de la mansuétude évangélique.»

[Note 15: Aussi la rédaction du code est accompagnée de renvois au texte
de l'écriture. Voici quelques articles pris au hasard.

Tous les magistrats seront choisis:

1º. Par les bourgeois libres.                 _Deut_.   1. 13.

2º. D'entre les bourgeois libres.             _Deut_.  17. 15.

3º. Parmi les hommes les plus habiles, etc.   _Jéré_.  30. 21.

Les héritages descendront au plus proche
parent, selon la loi  naturelle   donnée
par Dieu.                                      _Nomb_.  27.  7. à 11.

Il ne sera exigé aucun intérêt d'un frère
ou d'un voisin pauvre pour ce qui lui
sera prêté.                                    _Lev_.   25. 35. 36.

L'hérésie  sera punie de mort, par ce
qu'un hérétique, comme un idolâtre,
cherche à ravir les âmes des hommes
au seigneur leur Dieu.                         _Zach_.  13.  3.

L'ivrognerie, qui transforme l'image de
Dieu en celle de la brute, sera passible
du châtiment qu'on inflige aux
bêtes, du fouet, etc.                          _Prov_.  26.  3.
]

L'Imprimerie, cette arme si redoutable à la tyrannie et aux abus, fut
introduite à Cambridge dans le Massachusetts peu de temps après sa
fondation (1638). Le premier ouvrage qui sortit de la presse américaine,
fut «_The Freeman's Call_» un an après. Bientôt régna cette liberté de
la pensée, cette indépendance de l'esprit qui est le partage d'une
nation libre et avancée dans la civilisation, et qu'on retrouve rarement
dans une colonie, même de nos jours. Dans ces petites sociétés
naissantes, il est bien permis aux partis d'avoir une polémique
violente, factieuse quelquefois sur des points particuliers; mais qu'un
homme se lève avec les armes de la raison pour défendre des principes
qui sont d'une application générale, s'ils affectent le gouvernement,
les hommes en autorité, soit militaire, civile ou religieuse, s'ils sont
en opposition avec leurs intérêts, leur ambition, leurs vues, il n'aura
pas d'écho, le peuple si turbulent dans ses colères, sera paralysé par
une influence mystérieuse, par mille petits liens, qui des lieux
occultes où trônent ces pouvoirs vraiment redoutables, s'étendent
partout autour de lui, enchaînent ses pas, et lui montrent leur
puissance et son néant. Tel homme n'oserait combattre un de ces pouvoirs
sans s'être du moins assuré l'appui de l'autre, pour le protéger en cas
de revers. Le peuple de la Nouvelle-Angleterre est celui de toute
l'Amérique qui s'est affranchi le premier de cet esprit de dépendance
qui tient au sentiment qu'on a contracté de sa faiblesse, ou plutôt
c'est parce qu'il ne l'avait pas, qu'il se trouvait rejeté sur les rives
du Nouveau-Monde. Aussi ce peuple est-il le premier qui ait produit des
hommes célèbres dans les lettres et dans les sciences: témoin, Franklin.

L'éducation si nécessaire aux peuples libres est un des premiers objets
qui occupèrent l'attention des colons anglais; ils savaient qu'elle
était la principale sauve-garde de leurs franchises. Ce fut la
Nouvelle-Angleterre qui commença et qui établit le système d'éducation
primaire le plus populaire. Elle posa pour principe que l'éducation du
peuple doit être à la charge commune et obligatoire, acte qui annonce
déjà des vues profondes et en avant de l'époque. Des écoles furent
ouvertes dans toutes les paroisses, sous la direction de comités élus
par le peuple, qui votait les contributions nécessaires pour cet
important objet. Afin, disaient ses législateurs, que les lumières de
nos pères ne soient pas ensevelies avec eux dans leurs tombeaux, nous
décrétons, à peine d'amende, que tout arrondissement de 50 feux établira
une école publique où l'on enseignera à lire et à écrire; et que toute
ville de cent feux établira une école de grammaire dont le maître pourra
préparer les enfans pour l'université. Cette loi qui se propagea dans
les autres colonies, existe encore en substance dans le Massachusetts,
qui s'en enorgueillit à juste titre[16]. Il est résulté de là que
l'éducation est plus universellement répandue parmi le peuple des
Etats-Unis, que parmi aucune autre nation du monde. En s'occupant de
l'éducation primaire, l'on n'oublia pas les hautes études. Le célèbre
collége de Harvard fut fondé dès 1638. Cet exemple fut suivi bientôt
après par les autres provinces, excepté la Virginie où, sous ce rapport,
l'on fit d'abord moins de progrès. Aussi le chevalier Berkeley s'en
glorifia-t-il dans cette réponse singulière qu'il donna dans le cours
d'un interrogatoire qu'on lui faisait subir: «Dieu merci, dit-il, il n'y
a dans la colonie, ni _écoles libres_, ni _imprimerie_; et j'espère que
nous n'en aurons pas d'ici à trois siècles; car les connaissances ont
légué au monde la rébellion, l'hérésie et toutes les sectes; et
l'imprimerie les a répandues, comme elle a propagé les libelles contre
le meilleur des gouvernemens», finissant ainsi le panégyrique de
l'ignorance par la peinture des inconvéniens qui résultent des lumières
pour l'autorité.

[Note 16: Story: _Commentaries on the Constitution of the United
States_.]

Dans le tableau rapide qui précède, nous avons assisté à la naissance,
suivi les progrès des colonies anglaises jusqu'à la fin du 17e. siècle,
et esquissé les formes de leur société et les principes qui la
dirigeaient. S'expatriant pour fuir la tyrannie et les persécutions,
leurs habitans ne soupiraient qu'après la liberté; ils ne craignaient
rien tant que de retomber sous un joug pareil à celui auquel ils
n'avaient pu se soustraire qu'en quittant leur pays. Pendant longtemps
ils se crurent les dominateurs de l'Amérique septentrionale. Leurs
établissemens faisaient des progrès rapides; ceux des Français ne
sortaient pas de leur berceau, où ils semblaient destinés à périr; mais
lorsqu'enfin ils virent Colbert peupler le Canada de soldats licenciés
et élever des forts sur leurs frontières, ils s'alarmèrent et pressèrent
l'Angleterre d'éloigner d'eux des voisins qui troublaient leur commerce,
et menaçaient leur indépendance. Témoins de l'ambition et des conquêtes
de Louis XIV, qui dictait des lois à l'Europe, ils tremblaient que
quelque jour la puissance de ce monarque ou de ses successeurs, ne se
fit sentir en Amérique comme dans l'ancien monde. Le Canada, organisé
militairement, pouvait devenir un voisin incommode et dangereux. Ils
voulurent donc détruire, dès son enfance, cet ennemi qui les menaçait
déjà, qu'ils ont combattu tant de fois depuis, et qui, semble interroger
aujourd'hui secrètement sa pensée, partagée entre des idées
d'indépendance future et absolue et de fraternisation avec ceux qui
cherchaient ainsi à les expulser à jamais du continent. Ils firent
offrir à leur métropole des secours en hommes et en argent; et pour
montrer leur bonne volonté, ils mirent immédiatement sur pied, en 1690,
deux armées de deux mille hommes chacune pour envahir le Canada. Nous
verrons bientôt de quel résultat fut accompagné le mouvement agresseur
de ces colons déjà si ambitieux.

On a dû remarquer déjà que le caractère de l'émigration d'autrefois et
de l'émigration d'aujourd'hui n'est pas le même. L'ancien colon
américain n'est point l'image de l'émigrant qui débarque de nos jours
sur les rivages de l'Amérique. Le premier s'exilant pour ne point
abandonner des principes religieux ou politiques pour la défense
desquels il avait combattu, et qu'il chérissait toujours, conservait
malgré sa défaite ce respect pour l'honneur, cette fierté républicaine
qu'il avait contractée dans des luttes dont l'empire devait être le
prix. Le second, au contraire, n'est point une victime politique, c'est
le fruit surabondant d'une société trop pleine et corrompue, que les
vicissitudes du commerce, la centralisation de la propriété et les vices
d'une organisation sociale très compliquée, ont réduit à la dernière
misère. Les préoccupations de son esprit sont tout entières concentrées
dans la recherche des moyens de se procurer une nourriture qui lui
manque sans cesse. Cet homme ne peut avoir ni la noblesse de sentiment,
ni l'indépendance de caractère qui ont distingué les premiers colons de
l'Amérique septentrionale. Accablé sous le poids de la misère, et
insensible à tout ce qui n'est pas immédiatement lié à son existence
matérielle, il lui faudra à coup sûr de longues années d'aisance pour
atteindre au niveau des républicains du Massachusetts ou des
gentilshommes catholiques du Maryland. Il est facile de concevoir,
qu'avec de pareils élémens la politique d'une métropole a plus de
chances de prolonger sa domination.

Si l'on compare à présent le colon français avec le colon anglais du 17e
et du 18e siècle, l'on trouve encore là un grand contraste. Ce dernier
était principalement dominé par l'amour de la liberté, du commerce et
des richesses qu'il fournit[17]. Il faisait avec plaisir tous les
sacrifices pour s'assurer la possession de ces trois objets, vers
lesquels tendaient toutes ses pensées. Aussi dès que les traitans de
l'Acadie le molestèrent par leurs courses, ou que les Hollandais de la
Nouvelle-York génèrent son extension, il dirigea tous ses efforts pour
s'emparer de ces deux contrées. En Acadie, il n'y avait que quelques
centaines d'habitans dispersés sur les bords de la mer; il lui fut par
conséquent assez facile de conquérir cette province encore couverte de
forêts. La Nouvelle-Belgique encore moins en état de se défendre, passa
sous son joug sans faire de résistance. Le colon canadien resta seul
dans la lice avec lui; et la lutte, commencée déjà depuis longtemps,
devint alors plus vive, plus intéressante et mieux définie.

[Note 17: Lord Brougham exagère singulièrement un fait lorsqu'il dit,
«que ce colon bornait ses espérances de richesses aux inspirations du
St.-Esprit, et son ambition au désir de posséder le ciel dans l'autre
vie». L'histoire nous prouve qu'il avait autant d'horreur de l'esclavage
politique et commercial que de l'esclavage religieux.]

La vie à la fois insouciante et agitée, soumise et indépendante du
Canadien, avait une teinte plus chevaleresque, plus poétique si l'on
peut parler ainsi, que celle de ses voisins. Catholique ardent, il
n'avait pas été jeté en Amérique par les persécutions, il ne demandait
pas une liberté contre laquelle peut-être il eût combattu, c'était un
aventurier inquiet, qui cherchait une vie nouvelle, ou un vétéran bruni
par le soleil de la Hongrie, qui avait vu fuir le croissant devant lui
sur le Raab, et pris part aux victoires des Turenne et des Condé. La
gloire militaire était son idole, et, fier de marcher sous les ordres de
son seigneur, il le suivait partout, et risquait sa vie avec joie pour
mériter son estime et sa considération. C'est ce qui faisait dire à un
ancien militaire: Je ne suis pas surpris si les Canadiens ont tant de
valeur, puisque la plupart descendent d'officiers et de soldats qui
sortaient d'un des plus beaux régimens de France.

L'éducation que les seigneurs et le peuple recevaient des mains du
clergé presque seul instituteur en Canada, n'était point de nature à
éteindre cet esprit qui plaisait au gouvernement, et qui était
nécessaire jusqu'à un certain point au clergé lui-même, pour protéger
plus efficacement les missions catholiques, lesquelles redoutaient
pardessus tout la puissance et les principes protestans de leurs
voisins. Ainsi le gouvernement et le clergé avaient intérêt à ce que le
Canadien fût un guerrier. A mesure que la population augmentait en
Canada, la milice avec ce système devait y devenir de plus en plus
redoutable. C'était en effet presqu'une colonie militaire: dans les
recensemens l'on comptait les armes, comme dans les rôles d'armée. Tout
le monde en avait (voir App. A).

Tels étaient nos ancêtres; et comme l'émigration française a toujours
été peu considérable, ce système était peut-être ce qu'il y avait de
mieux, dans les circonstances, pour luter contre la force croissante des
colonies anglaises. Pendant près d'un siècle leur vaste puissance vint
se briser contre cette milice aguerrie, qui ne succomba, en 1760, que
sous le nombre, après une lutte acharnée de six ans, et avoir honoré sa
chute par de grandes et nombreuses victoires. C'est à elle que le Canada
doit de ne pas faire partie aujourd'hui de l'Union américaine; et elle
sera probablement la cause première quoiqu'éloignée de l'indépendance de
ce pays s'il cessait d'appartenir à l'Angleterre, en ce qu'elle l'a
empêché de devenir complètement américain de moeurs, de langue et
d'institutions.



                             CHAPITRE II.

                         LE SIÈGE DE QUÉBEC.

                              1609-1696.


Ligne d'Angsbourg formée contre Louis XIV.--L'Angleterre s'y joint en
1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans
leurs colonies.--Disproportion de forces de ces dernières.--Plan
d'hostilités des Français.--Projet de conquête de la Nouvelle-York; il
est abandonné après un commencement d'exécution.--Triste état du Canada
et l'Acadie.--Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac.--Premières
hostilités: M. d'Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie
d'Hudson.--Prise de Pemaquid par les Abénaquis.--Sac de
Schenectady.--Destruction de Salmon Falls (Sementels).--Le fort Casco
est pris et rasé.--Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la
France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses
succès.--Irruptions des cantons, qui refusent de faire la
paix.--Patience et courage des Canadiens.--Les Anglais projetent la
conquête de la Nouvelle-France.--Etat de l'Acadie depuis 1667.--L'Amiral
Phipps prend Port-Royal; il assiège Québec (1690) et est
repoussé.--Retraite du général Winthrop qui s'était avancé jusqu'au lac
St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l'Ouest, tandis que
l'Amiral Phipps l'attaquerait par l'Est.--Désastre de la flotte de ce
dernier.--Humiliation des colonies anglaises.--Misère profonde dans les
colonies des deux nations.--Les Iroquois et les Abénaquis continuent
leurs déprédations.--Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de
la Magdeleine (1691) et est défait par M. de Varennes.--Nouveau projet
pour la conquête de Québec formé par l'Angleterre.--La défaite des
troupes de l'expédition à la Martinique et ensuite la fièvre jaune qui
les décime sur la flotte de l'amiral Wheeler, font manquer
l'entreprise.--Expéditions françaises dans les cantons (1693 et 1696);
les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées.--Les
Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois.--Le Canada
plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis se prépare à
aller porter à son tour la guerre chez eux.--L'état comparativement
heureux dans lequel il se trouve est dû à l'énergie et aux sages mesures
du comte Frontenac.--Intrigues de ses ennemis contre lui en France.


La France était en guerre avec une partie de l'Europe depuis déjà deux
ou trois ans. La révocation de l'édit de Nantes avait soulevé contre
elle les nations protestantes, et leur avait fourni le prétexte de
reprendre les armes pour se venger de leurs défaites passées. Le prince
d'Orange, le plus acharné de ses ennemis, fut le principal auteur de la
fameuse ligue d'Augsbourg, dans laquelle la plupart des puissances
continentales entrèrent. Le roi Jacques II, fervent catholique, et
recevant des subsides de Louis XIV pour être plus indépendant de son
parlement, était resté attaché à l'alliance de ce prince; mais c'était
tout ce qu'il pouvait faire que d'empêcher les Anglais de la rompre. Et
en effet bientôt après ce peuple conspira contre lui, et il eut la
douleur de se voir précipiter du trône par son propre gendre, le prince
d'Orange, soldat taciturne et ambitieux, qui dut probablement la
couronne d'Angleterre autant à la haine qu'il portait à la France qu'à
son propre mérite. Il fut couronné à Londres sous le nom de Guillaume
III. Louis XIV reçut le monarque déchu avec les plus grands égards en
lui promettant de le replacer bientôt sur le trône; mais la chute de
Jacques lui donnait un ennemi de plus dans la Grande-Bretagne.

La France eut ainsi à combattre à la fois la Hollande, l'Allemagne, la
Savoie, l'Italie, l'Espagne et l'Angleterre, multitude d'ennemis qui ne
faisait que prouver sa puissance. Comme toujours les colons furent
entraînés dans une guerre dont l'objet leur était totalement étranger;
et parceque Louis XIV faisait trembler l'Europe, il fallait que les
habitans de l'Amérique se battissent entre eux.

Nous venons de voir quel chemin les colonies anglo-américaines avaient
fait à l'époque où nous sommes parvenus, et quels élémens de bonheur, de
puissance et de richesses elles possédaient pour l'avenir. Un commerce
étendu, une population considérable, des institutions libres et la
jouissance d'un des plus fertiles pays du monde, tel est le tableau que
présente l'ennemi que le Canada a à combattre, le Canada qui n'a, lui,
que 11,000 habitans, qui soutient depuis longtemps une guerre sanglante
avec les Indiens, et dont le commerce est presqu'entièrement anéanti.
Les Américains pouvaient bien dire lorsqu'ils comparaient leurs forces
aux siennes, que c'était une proie «qu'ils n'avaient qu'à allonger le
bras pour saisir.»

Les Français néanmoins ne s'effrayèrent pas. Suivant leur antique usage,
ils résolurent de ne pas attendre l'ennemi chez eux, mais de l'attaquer
vivement dans ses propres positions malgré sa supériorité numérique. Il
fut décidé en conséquence de l'assaillir à la fois à la baie d'Hudson,
dans la Nouvelle-York et sur différens points de la frontière du Canada.
Le ministre de la marine à Paris, M. de Frontenac en Canada, devaient
activer, chacun de son côté, les préparatifs de guerre. Louis XIV
enjoignit au dernier partant pour l'Amérique de fournir à la compagnie
du Nord les secours dont elle pourrait avoir besoin pour exécuter la
première partie de ce plan, et chasser les Anglais de tous les points
qu'ils occupaient à la baie d'Hudson[18]. Il le chargea en outre de
s'entendre avec le gouverneur de l'Acadie, M. de Manneval, pour mettre
cette province, la plus exposée aux courses des ennemis, hors d'insulte.

[Note 18: Ces instructions sont du 7 juin, et la guerre fut déclarée à
la Grande-Bretagne le 25 du même mois.]

Un des projets de conquérir la Nouvelle-York suggérés par le chevalier
de Callières, car il en avait présenté plusieurs, et dont on a parlé
plus haut, fut agréé; mais le gouvernement adopta un plan d'exécution
plus compliqué que celui de cet officier. D'abord M. Begon, intendant de
Rochefort, fut chargé d'armer deux vaisseaux, et de les mettre sous les
ordres de M. de la Caffinière, qui devait suivre les directions de M. de
Frontenac. Ces vaisseaux avaient pour mission de balayer la côte depuis
le golfe St. Laurent jusqu'à New-York, et de bloquer ensuite cette ville
sans trop s'exposer pourtant en attendant les troupes qui devaient
l'attaquer par terre. En second lieu le gouverneur, en arrivant à
Québec, devait faire ses préparatifs avec le plus grand secret, et
conduire lui-même les troupes par terre à la place qu'on voulait
attaquer, après avoir chargé le chevalier de Vaudreuil de
l'administration du Canada. Si l'entreprise réussissait et que la
province de la Nouvelle-York tombât en son pouvoir, il devait y laisser
la population catholique en prenant les mesures nécessaires pour
s'assurer de sa fidélité; garder prisonniers les officiers et les
principaux citoyens qui pourraient se racheter par de bonnes rançons, et
renvoyer tout le reste dans la Nouvelle-Angleterre et dans la
Pennsylvanie. Le chevalier de Callières resterait gouverneur de la
conquête. Comme on supposait que l'ennemi tâcherait de la reprendre,
l'ordre avait été donné de brûler toutes les habitations jusqu'à une
certaine distance autour de New-York, et de forcer les autres à payer
une forte contribution pour se racheter. L'on reconnaît là le génie dur
et impitoyable de Louvois, assez conforme d'ailleurs au système de
guerre suivi à cette époque en Amérique.

Les courses que l'on ferait en même temps sur les frontières anglaises,
n'auraient pour objet que d'inquiéter l'ennemi, diviser ses forces et
occuper les Indiens.

Les premières hostilités commencèrent à la baie d'Hudson, où M. de la
Ferté prit le fort de New-Severn. Le capitaine d'Iberville, officier
canadien plein de bravoure et devenu célèbre depuis et par ses exploits
et comme fondateur de la Louisiane, arrivait à Ste.-Anne, poste de cette
baie, lorsque deux navires anglais portant, l'un 22 canons et l'autre
14, et chargés d'armes, de munitions et de vivres, parurent à la vue du
fort. On devina sans peine leur dessein, car dans les papiers du
gouverneur de New-Severn on avait trouvé des lettres de la compagnie de
Londres, qui faisait la traite dans cette contrée, lui enjoignant d'y
proclamer le prince d'Orange roi de la Grande-Bretagne, et de prendre
possession de toute la baie d'Hudson au nom de l'Angleterre. Ces
vaisseaux, voyant les Français sur leurs gardes, voulurent user de ruse;
mais d'Iberville les fit tomber eux-mêmes dans le piége qu'ils voulaient
tendre, et après avoir tué ou pris une partie de leurs équipages dans
des embuscades, il les obligea d'amener leur pavillon. Il laissa son
frère, M. de Méricourt, pour commandant de ces postes, et fit voile sur
l'une de ses prises pour Québec, où il arriva dans le mois d'octobre
1689. Il trouva le pays encore tout ému du massacre de Lachine.

Cependant les vaisseaux destinés à l'attaque de New-York sur lesquels
devait s'embarquer le nouveau gouverneur, M. de Frontenac, avaient perdu
plus d'un mois à la Rochelle pour se faire radouber; ensuite les
bâtimens marchands qu'ils avaient eu à convoyer avaient retardé
tellement leur marche, qu'ils n'étaient arrivés à Chedabouctou, en
Acadie, que vers le milieu de septembre. M. de Frontenac y resta
quelques jours et ordonna à M. de la Caffinière, s'il arrivait avant le
1er. novembre à New-York, de croiser en face du port jusqu'au 10
décembre tenant tout prêt pour le débarquement; et si, à cette date, il
ne recevait point de nouvelle du Canada, de retourner en France.

L'état dans lequel le gouverneur trouva le pays, dont il venait
reprendre l'administration pour la seconde fois, ne lui permit pas
d'envahir la Nouvelle-York, qui fut ainsi sauvée par les fautes de M.
Denonville. Ce gouverneur avait, comme on a vu, par une suite d'actes
marqués au coin de l'imprévoyance ou de la faiblesse, réduit le Canada à
ne pouvoir se défendre même contre les cantons. M. de la Caffinière fut
obligé de lever le blocus à la fin de décembre après avoir capturé
cependant plusieurs vaisseaux ennemis; et le projet sur New-York fut
forcément ajourné à une autre époque.

Quoique M. de Frontenac trouvât la colonie inondée de sang; qu'il vît,
pour comble de disgrâces, arriver au moment où il lui envoyait des
secours M. de Varennes, qui, sur l'ordre du marquis de Denonville, avait
évacué le fort de Catarocoui, et fait sauter les fortifications, il n'en
jugea pas moins, avec sa sagacité ordinaire, que ce n'était qu'en
frappant des coups hardis qu'il pourrait sauver le Canada, relever le
courage des habitans, et reconquérir la confiance des alliés que les
Français avaient parmi les nations indigènes en rétablissant l'honneur
de leurs armes. Il n'eut pas plus tôt pris les rênes du gouvernement
qu'une nouvelle vigueur en pénétra toutes les parties, se répandit
rapidement parmi les Canadiens et les Sauvages. Tout le monde fut
soudainement animé d'une ardeur guerrière. Les Abénaquis levèrent les
premiers leur hache terrible.

Ils se mirent en campagne (1689). Ce fut sur Pemaquid qu'ils dirigèrent
leurs coups, fort situé entre la rivière Penobscot et celle de Kénébec
sur le bord de la mer, et qui les incommodait beaucoup. Ils attaquèrent
les habitans voisins, tuant tous ceux qui voulaient résister, et
investirent ensuite la place, montée de 20 canons, et qui se rendit
après une défense de plusieurs heures. Ils la rasèrent avec toutes les
maisons d'alentour, et s'en retournèrent dans les chaloupes qu'ils
avaient prises après en avoir égorgé les équipages.

Fiers de ce premier succès, ils entreprirent sur le champ une seconde
expédition encore plus importante. Les ennemis avaient élevé une
douzaine de petits forts pour protéger les établissemens qu'ils avaient
dans leur voisinage; ils les attaquèrent brusquement, les surprirent, et
renouvelèrent les horreurs dont Montréal venait d'être le théâtre. Ils
les emportèrent tous les uns après les autres, et deux cents personnes
périrent sous le glaive de ces barbares. Après ce sanglant exploit, qui
répandit la terreur dans toute la Nouvelle-Angleterre, ils s'en
retournèrent chargés de butin. Ces deux expéditions, entreprises coup
sur coup, ôtèrent à celle-ci tout espoir de former une alliance avec les
Abénaquis, et de les détacher des Français.

L'exécution de la troisième partie du plan d'attaque des Français était
laissée à la discrétion et au jugement de M. de Frontenac. On devait
croire qu'il ne négligerait rien pour harasser l'ennemi et lui faire
tout le mal possible, suivant les règles de la guerre; car les hommes
ont aussi établi des lois pour s'entre-détruire.

Ce qui avait fait le plus de tort aux Français dans l'estime des
Sauvages, c'est leur inactivité, qu'ils prenaient pour de la crainte. Le
gouverneur fit dire à M. de la Durantaye, commandant à Michilimackinac,
qu'il allait porter la guerre dans les colonies anglaises, et qu'il eût
à en prévenir les Outaouais et les Hurons, auxquels il devait faire
comprendre que les affaires allaient changer, et que la France allait
prendre une attitude digne d'elle.

Sans attendre la belle saison, il mit trois expéditions sur pied au
milieu de l'hiver (1689-90) pour fondre par trois endroits à la fois sur
le pays ennemi. La première, commandée par MM. d'Aillebout de Mantet et
Lemoine de Ste.-Hélène et composée d'un peu plus de 200 Canadiens et
Sauvages, fut lancée sur la Nouvelle-York. Plusieurs gentilshommes en
faisaient partie, et entre autres M. Lemoine d'Iberville, celui-là même
qui avait pris deux vaisseaux aux Anglais dans la baie d'Hudson l'année
précédente, et M. LeBert du Chêne. Ces hardis chefs de bande formèrent
le projet d'attaquer Albany; mais les Indiens, intimidés par l'audace de
l'entreprise, refusèrent d'y aller. Il fut résolu alors de se rabattre
sur Schenectady, situé à 17 milles d'Albany, et que les Français
appelaient Corlar, du nom de son fondateur. L'on arriva le 8 février,
dans la soirée, devant cette ville ou bourg dont l'enceinte en forme de
carré long était percée de deux portes et renfermait 80 maisons. Les
habitans, quoiqu'avertis plusieurs fois de se tenir sur leurs gardes,
dormaient dans une fatale sécurité ne mettant pas même de sentinelles à
leurs portes. Ils n'avaient pas voulu croire qu'il fût possible aux
Canadiens, chargés de leurs vivres et de leurs armes, de faire plusieurs
centaines de milles au travers des bois et des marais, au milieu des
glaces et des neiges. Incrédulité qui leur coûta cher! Les Français
ayant reconnu la place, y entrèrent sans bruit vers 11 heures du soir
par une grosse tempête de neige, et investirent toutes les maisons. Ces
hommes couverts de frimats et l'oeil ardent devaient paraître comme
d'effrayans fantômes dans les rues désertes de Schenectady destiné à
périr dans cette affreuse nuit. Les ordres se donnaient bas et la
capotte du soldat, suivant la consigne, assourdissait le bruit des
armes, lorsqu'à un signal donné chacun poussa un cri sauvage et s'élança
dans les maisons, dont les portes furent brisées à coups de hache. Les
malheureux habitans tout effrayés ne songèrent guère à se défendre. Il
n'y eut qu'à une espèce de fort gardé par une petite garnison, et que
d'Aillebout de Mantet avait attaqué lui-même, où l'on éprouva une vive
résistance. L'on s'en empara enfin, et tout ce qu'il y avait dedans fut
passé au fil de l'épée. La ville fut ensuite livrée au flammes. Deux
maisons seulement furent épargnées, celle où l'on avait porté un
officier canadien blessé, M. de Montigny, et celle du commandant de la
place, le capitaine Sander, dont l'épouse avait autrefois généreusement
recueilli quelques prisonniers français, et qui reçut dans cette
circonstance le prix de sa noble conduite. Un grand nombre de personnes
périrent dans ce massacre, fruit du système atroce de guerre qu'on avait
adopté, et secondes représailles de celui de Lachine attribué aux
instigations des Anglais. On accorda la vie à une soixantaine de
vieillards, femmes et enfans, échappés à la première furie des
assaillans, dont 27 furent emmenés en captivité[19]. Le reste de la
population se sauva dans la direction d'Albany, sans vêtemens, au milieu
d'une neige épaisse qui tombait toujours poussée par un vent violent.
Vingt-cinq de ces fugitifs perdirent des membres qu'ils s'étaient gelés.

[Note 19: Plusieurs de ces détails m'ont été fournis par Dr. O'Callaghan
auteur d'une Histoire de la Nouvelle-York sous la domination
hollandaise, et qui les a puisés dans les archives du pays où s'est
passé l'événement.]

La nouvelle de cette affreuse tragédie arriva dans la capitale de la
province au point du jour. Elle y fut apportée par un homme qui n'avait
eu que le temps de sauter sur son cheval, et qui avait eu un genoux
fracassé par une balle en fuyant. Elle jetta la ville dans la plus
grande consternation; l'on disait que les Français arrivaient et qu'ils
étaient 1400, tant la peur avait déjà grossi leur nombre. L'on tira le
canon d'alarmes, la ville fut mise en état de défense, et la milice
appelée sous les armes jusqu'à une grande distance.

Cette expédition fit une sensation extraordinaire parmi les tribus
indiennes, et l'on n'en parle encore chez les anciens habitans de la
Nouvelle-York qu'avec un sentiment de terreur. La retraite fut
accompagnée de plusieurs accidens; l'on manqua de vivres, les hommes
furent obligés de se disperser; plusieurs furent tués ou pris, et le
reste atteignit Montréal épuisé de fatigues et de faim.

La seconde bande, formée aux Trois-Rivières, n'était composée que de 52
Canadiens et Sauvages. M. Hertel, homme de tête et de résolution, la
commandait. Après une marche de deux mois, il tomba à la fin de mars sur
l'établissement de Salmon Falls (Sementels), formé au bord de la rivière
Piscataqua, dans la Nouvelle-Angleterre, et défendue par une maison
fortifiée et deux forts de pieux. Il fit attaquer sur le champ tous ces
ouvrages à la fois et les emporta d'assaut. On y fit 54 prisonniers, 27
maisons furent brûlées, et 2000 pièces de bétail périrent dans les
flammes.

Les ennemis, s'étant ralliés, se présentèrent vers le soir au nombre de
200 pour attaquer Hertel. Il s'était mis en bataille sur le bord d'une
petite rivière sur laquelle il y avait un pont étroit qu'il fallait
passer pour l'atteindre. Les Anglais méprisant le petit nombre de ses
soldats, s'y engagèrent avec une grande assurance. Lorsque Hertel jugea
qu'ils s'étaient assez avancés, il les chargea l'épée à la main; dix
huit ennemis tombèrent tués ou blessés du premier choc. Le reste tourna
le dos et lui abandonna le champ de bataille. La Fresnière, son fils
aîné fut blessé, Crevier son neveu fut tué. Après cette rencontre, il se
retira sans plus être inquiété.

Le troisième parti fut organisé à Québec. Le gouverneur avait voulu par
ce partage exciter sans doute l'émulation et l'ardeur de ces bandes. M.
de Portneuf, fils du baron de Bécancourt, le commandait. Il était
composé de Canadiens, d'une compagnie de troupes tirée de l'Acadie et
d'Abénaquis, et il fut aussi heureux que les autres. Il s'empara de
Casco, bourg situé sur le bord de la mer à l'embouchure de la rivière
Kénébec, et défendu par un fort monté de 8 canons, devant lequel il
fallut ouvrir la tranchée. La garnison aurait fait une plus longue
défense probablement sans une sortie dans laquelle périrent une partie
de ses plus braves soldats. Les fortifications furent rasées, et les
maisons réduites en cendre à deux lieues à la ronde.

Ces bandes intrépides qui ne s'étaient pas contentées de ravager le plat
pays comme le portaient leurs ordres; mais qui s'étaient attaquées aux
places fortifiées même; ces soldats que n'arrêtaient ni la distance, ni
la rigueur de l'hiver, ni les fatigues et les dangers de toute espèce,
apprirent aux colonies anglaises qu'une direction énergique présidait
aux opérations de leur ennemi, et, ce qui était bien plus important,
firent rompre les négociations qui se continuaient entre les alliés du
Canada et les Iroquois confédérés, pour former une ligue contre lui.

Le comte de Frontenac, pour montrer aux Indiens occidentaux que ces
victoires n'étaient pas vaines, et afin de les mettre aussi en état de
se passer du commerce anglais, envoya dans le printemps suivant (1690)
un grand convoi de marchandises à Michilimackinac pour la traite. En
même temps, il fit offrir à ces Sauvages des présens par le célèbre
voyageur Nicolas Perrot, pour lequel ces peuples continuaient toujours
d'avoir une grande considération.

La nouvelle des excursions heureuses des Canadiens et ce convoi
arrivèrent en même temps au grand entrepôt du pied du lac Supérieur, et
au moment où les ambassadeurs des nations de ces contrées, allaient
partir pour conclure un traité définitif avec les cinq cantons; mais
quand ils virent les Français, victorieux de leurs ennemis, arriver
chargés de marchandises et en assez grand nombre pour les rassurer
contre la vengeance des Iroquois, ils ne craignirent plus de rompre avec
eux, et, charmés des présens que Perrot leur présenta et qu'il fit
valoir avec une adresse admirable, ils s'attachèrent plus étroitement
que jamais aux intérêts de la France. Bientôt après 110 canots, portant
pour 100 mille écus de pelleteries, et conduits par plus de 300 Sauvages
de toutes les tribus, partirent pour Montréal, où ils furent reçus aux
acclamations de toute la ville. Ils y trouvèrent le gouverneur, lequel
dut jouir en les voyant arriver du succès de sa politique, qui d'ennemis
presque déclarés avait fait en si peu de temps de tous ces peuples des
alliés fidèles. Ce revirement soudain ne s'était pas fait cependant sans
opposition.

Le génie de le Rat, qui avait travaillé avec une si perverse sagacité à
rompre les négociations de M. Denonville, cherchait alors à engager les
tribus dans une alliance avec les Iroquois en rendant celle avec les
Français impossible. Il paraît que lui et sa nation étaient l'âme de
toute cette vaste intrigue, derrière laquelle ils avaient l'art de se
cacher, en se servant des Outaouais, dont la grossièreté naturelle
permettait d'en faire de faciles instrumens. L'habile le Rat mit dans
leur bouche ces paroles insolentes qu'ils répondirent lorsqu'on voulut
les empêcher de renvoyer les prisonniers Tsonnonthouans: «Nous nous
étions figurés, dirent-ils, que les Français étaient des guerriers, mais
ils le sont beaucoup moins que les Iroquois. Nous ne sommes plus
surpris, s'ils ont été longtemps sans rien entreprendre, c'est le
sentiment de leur faiblesse qui les retenait. Après avoir vu avec quelle
lâcheté ils se sont laissé massacrer dans l'ile de Montréal, il nous est
évident que nous ne pouvons plus en attendre de recours. Leur protection
nous est devenue non seulement inutile mais nuisible, par les engagemens
où elle nous a entraînés mal à propos; leur alliance ne nous a pas fait
moins de tort pour le commerce que pour la guerre; elle nous a privés de
la traite avec les Anglais, beaucoup plus avantageuse qu'avec eux, et
cela contre toutes les lois de protection qui consistent à maintenir la
liberté du commerce. On laisse tomber sur nous tout le poids de la
guerre, tandis que nos prétendus protecteurs, par une conduite pleine de
duplicité, cherchent à se mettre à couvert, en mendiant la paix avec
toutes sortes de bassesses, et préfèrent signer un traité honteux et
souffrir les hauteurs d'un ennemi insolent, que de retourner au combat.
En un mot, l'on nous prendrait plutôt pour les protecteurs des Français
que pour un peuple qui en est protégé». Rien n'annonce mieux que ce
discours dans quel discrédit M. Denonville avait laissé tomber notre
influence chez ces peuples.

Les cantons qui se croyaient au moment de former une grande
confédération de toutes les nations indigènes, et de se venger peut-être
de toutes les insultes des Européens, entrèrent en fureur lorsqu'ils
virent leur projet chéri s'évanouir comme un beau rêve. Ils envoyèrent
promettre des secours à la Nouvelle-York, pour venger le sac de
Schenectady; ils se saisirent du chevalier d'Eau en mission chez les
Onnontagués et brûlèrent deux personnes de sa suite, ils lâchèrent leurs
guerriers sur la colonie; ils ne respiraient que la vengeance. Mais les
partis qu'ils envoyèrent furent repoussés partout. Le pays, qui était
depuis longtemps le théâtre d'irruptions sanglantes, s'était
insensiblement couvert d'ouvrages palissadés et munis de canons, qui
renfermaient ordinairement l'église et le manoir seigneurial de chaque
village. A la première alarme, la population, hommes, femmes et enfans,
courait s'y réfugier. C'étaient les scènes du moyen âge qui se
répétaient en Amérique. Les annales canadiennes ont conservé le souvenir
de plusieurs défenses héroïques de ces petits forts, où vinrent toujours
se briser le courage barbare et indiscipliné des Indigènes. Deux des
plus célèbres sont celles de madame de Verchères en 1690, et de sa fille
deux ans après. Surprises l'une et l'autre pendant qu'elles étaient
seules ou presque seules, elles n'eurent que le temps de fermer les
portes du fort où elles se trouvaient, et déjà il était investi par une
foule de Sauvages. Elles surent par leur présence d'esprit et par leur
intrépidité en imposer aux assiégeans; elles tirèrent le canon, prirent
les fusils et s'en servirent avec tant d'adresse en se multipliant, en
se montrant sur différens points, que les barbares, croyant le fort
défendu par plus de monde, avaient fini les deux fois par se retirer
après l'avoir tenu bloqué pendant quelque temps. La fréquence du danger
avait aguerri la population, les femmes, les enfans même comme les
hommes. Dans un combat où un parti de Sauvages s'était retranché dans
une maison, et se défendait avec désespoir, l'on vit des habitans
s'avancer jusqu'auprès des fenêtres et en arracher par leur chevelure
ceux qui s'y présentaient pour tirer.

Le plus grand mal de cette petite guerre en 1690, c'est qu'une partie
des terres ne put être ensemencée, circonstance qui augmenta pour
l'année suivante, la disette qui régnait déjà dans le pays.

L'on s'attendait en Canada que l'expédition contre New-York serait
reprise, et que cette ville pourrait être attaquée par mer et par terre
de bonne heure l'été suivant. Mais l'orage grossissait toujours en
l'ancien monde contre Louis XIV, et l'accession de l'Angleterre à la
coalition exigeant un nouveau déploiement de forces de la part de la
France, elle se trouva hors d'état de faire d'armement pour l'Amérique.
M. de Seignelay manda en conséquence à M. de Frontenac que le roi, étant
trop occupé en Europe, ne pouvait lui envoyer de secours, et qu'il
fallait abandonner pour le moment le projet d'invasion des colonies
anglaises. Il recommandait en même temps au gouverneur d'employer le
crédit qu'il s'était acquis sur l'esprit des Iroquois, pour faire une
paix solide et honorable avec eux, et de tâcher surtout de réunir les
habitans dans des bourgades faciles à défendre contre les Sauvages,
chose beaucoup moins aisée à exécuter qu'il ne pensait, et qui en effet
n'a jamais été même tentée sérieusement.

M. de Frontenac avait trouvé les Français bien déchus dans l'opinion des
tribus indiennes. Toutes les nations du nord et de l'ouest avaient été
leurs amies sincères jusqu'au moment où les cantons leur avaient fait
voir qu'elles auraient plus d'avantage à commercer avec les Anglais, qui
vendaient leurs marchandises à meilleur marché et payaient les
pelleteries plus cher, qu'avec le Canada. Cela avait causé un premier
refroidissement. L'irruption heureuse des Iroquois dans l'île de
Montréal, avait changé ce refroidissement en mépris. Plusieurs d'entre
eux avaient été témoins du massacre de Lachine, et ils étaient rentrés
chez eux avec la conviction que les Français allaient succomber sous les
efforts de leurs ennemis. Ces peuples ressentirent un moment une secrète
joie de se voir débarrassés d'un allié incommode, qui avait été plutôt
leur maître que leur ami. Ils oubliaient déjà les services qu'ils en
avaient reçus tant de fois, et les dangers qu'ils allaient courir,
abandonnés seuls à l'ambition de leur implacable ennemi, quand la main
puissante du comte de Frontenac reprit les rênes du gouvernement, et
ramena tous ces peuples dans leur ancienne alliance.

Il s'occupa, suivant les ordres de la cour, des négociations avec la
confédération des cantons. Il n'eut pas besoin de les ouvrir; car tout
en faisant la guerre à ces peuples, le Canada maintenait toujours, par
le moyen des missionnaires, des relations diplomatiques avec quelques
unes des tribus. Il était venu de France avec les chefs iroquois que son
prédécesseur y avait envoyés chargés de fers. Il leur montra beaucoup
d'égards, et conquit l'amitié et la confiance de Ouréouharé le principal
d'entre eux. Sur le conseil de celui-ci, il en renvoya quatre dans les
cantons avec l'ambassadeur iroquois qu'il avait trouvé à Montréal à son
arrivée. Ils furent chargés par Ouréouharé d'assurer leurs compatriotes
qu'ils retrouveraient dans le gouverneur ce qu'ils y avaient toujours vu
autrefois, beaucoup de bienveillance et d'amour pour la justice.

Les cantons tinrent un conseil solennel dans le mois de janvier (1690).
Il y assista 80 chefs ou sachems. Les délibérations furent longues à
cause de la négociation entamée avec les Outaouais et les autres Indiens
occidentaux dont on a parlé tout à l'heure, et parce qu'ils avaient cru
devoir aussi prier le gouvernement de la Nouvelle-York d'envoyer un
député, ce qu'il avait fait, mais pour dissuader le conseil de consentir
à aucune cessation d'armes avec les Français. M. de Frontenac s'étant
douté que des intérêts hostiles étaient consultés, en éprouvait une
mauvaise humeur qu'il ne cachait pas. Il était choqué surtout du délai
qu'on mettait à discuter ses propositions. L'ambassadeur des cinq
nations ne fut de retour que dans le mois de mars avec la réponse; et
ayant eu la maladresse d'afficher une hauteur inconvenante, insultante
même pour les Français, M. de Frontenac refusa de le voir. Le barbare
fut humilié d'autant plus que le gouverneur affecta de montrer une
grande politesse aux personnes de sa suite. Celui-ci chargea ensuite
Ouréouharé de huit colliers pour les cantons, mais avec ordre de les
présenter de manière à faire croire qu'il n'y était pour rien. La
dextérité et la noblesse qu'il mettait dans toutes ces négociations
eurent un bon effet, et si la paix ne fut pas immédiatement conclue, les
Iroquois perdirent du moins beaucoup de leur fierté.

Cependant les colonies anglaises, menacées d'une invasion qu'elles ne
croyaient qu'ajournée, et tenues continuellement dans la terreur par les
bandes canadiennes, qui allaient porter leurs ravages jusqu'aux portes
de leurs capitales, résolurent de faire un grand effort pour s'emparer
de la Nouvelle-France et couper ainsi le mal dans sa racine.
Lorsqu'elles comparaient leurs forces aux forces de celle-ci,
lorsqu'elles ne se surprenaient pas à trembler sous la hache de quelques
hordes fugitives sorties des neiges du Nord, elles s'étonnaient qu'un si
petit peuple pût troubler ainsi leur repos, et elles ne doutaient point
qu'avec de la bonne conduite la conquête du Canada ne fût chose facile.
Elles nommèrent donc des députés, qui s'assemblèrent dans le mois de mai
(1690) à New-York pour se concerter ensemble. Ces députés donnèrent à
leur réunion le nom de congrès, nom devenu fameux depuis. Il fut résolu
d'attaquer le Canada à la fois par terre et par mer, et, à cet effet, de
lever 2000 hommes pour l'envahir par le lac Champlain, et d'envoyer un
agent à Londres afin de solliciter une force suffisante en vaisseaux et
en soldats pour l'envahir par le golfe et prendre Québec, après qu'elle
aurait enlevé l'Acadie, entreprise peu difficile dans l'état où se
trouvait alors cette province. Cet agent arriva en Angleterre au moment
où, menacée d'une invasion en Irlande par Jacques II, et venant de
perdre la bataille navale de Beachy gagnée par Tourville, cette
puissance voyait la suprématie des mers lui échapper des mains. Il ne
put en conséquence rien obtenir de la métropole. Malgré ce contretemps
fâcheux, les colonies américaines comptaient tellement sur leurs forces
qu'elles décidèrent sur le champ d'exécuter leur projet seules.

En conséquence l'ordre fut donné d'armer immédiatement une flotte et
simultanément de lever une armée de terre. La plus grande activité régna
dans les bureaux de l'état, et une ardeur guerrière s'empara tout-à-coup
de cette population commerçante, qui naguère encore ne rêvait que la
paix et les spéculations derrière ses comptoirs chargés de marchandises.
L'armée de terre fut mise sous les ordres du général Winthrop pour
pénétrer, comme on l'a dit, en Canada par le lac Champlain. Le chevalier
Guillaume Phipps fut chargé du commandement de la flotte destinée à
s'emparer d'abord de l'Acadie et ensuite de Québec. Le chevalier Phipps,
natif de Pemaquid dans la Nouvelle-Angleterre, était le fils d'un
forgeron et avait été berger dans sa jeunesse. Ayant appris le métier de
charpentier, il se fit un vaisseau dans lequel il commença à naviguer,
et devint bientôt assez bon marin. Promu au commandement d'une frégate,
il réussit à retirer du fond de la mer, sur les côtes de Cuba, d'un
galion espagnol qui y avait fait naufrage, pour la valeur de 300,000
livres sterling en or, en argent, en perles et en bijouteries. Cette
trouvaille lui valut le titre de chevalier. Quelque temps après son
expédition de Québec, il fut nommé gouverneur du Massachusetts, et
mourut en 1693 à Londres, où il avait été appelé pour répondre à des
accusations portées contre lui.

Nous avons dit que l'amiral Phipps était chargé de s'emparer de l'Acadie
et de Québec. La péninsule acadienne, par sa position maritime
intermédiaire entre cette dernière ville et Boston, devait attirer en
effet les premiers coups de l'ennemi et servir ensuite, si elle tombait
en son pouvoir, de point d'appui et, en cas de revers, de retraite à
l'expédition principale, dont le succès allait entraîner la prise de
toutes les possessions françaises de l'Amérique du Nord. L'Acadie depuis
le traité de Breda n'avait été inquiétée au dehors que par les corsaires
qui rôdaient occasionnellement sur ses côtes; et elle était demeurée au
dedans dans son état de léthargie et de langueur habituelle, dont elle
ne sortit que quand elle entendit le canon résonner à ses portes. Mais
en restant stationnaire elle avait reculé, car sa voisine la
Nouvelle-Angleterre avait parcouru un chemin prodigieux depuis 25 ans.
Aussi à la rupture de la paix en 1689, elle se trouva encore incapable
de se défendre. Sa faiblesse était telle, qu'un simple corsaire portant
110 hommes, s'était emparé en 1674 de Pantagoët, où M. de Chambly qui
avait remplacé le chevalier de Grandfontaine comme gouverneur, faisait
sa résidence. Le fort de Jemset dans la rivière St.-Jean, où commandait
M. de Marson, avait subi le même sort.

La cour s'était contentée d'y envoyer de temps en temps des personnes
d'expérience pour voir quel progrès elle avait fait et ce qu'exigeait sa
défense. Plusieurs de leurs rapports sont écrits avec soin et décèlent
une connaissance approfondie du pays. Dans celui de M. de Meules de
1685, la population de l'Acadie est portée à 900 âmes, ainsi elle ne
pouvait guère dépasser 1000 à la reprise des hostilités. Tous ces
commissaires recommandaient des améliorations qui n'étaient jamais
exécutées. M. Talon visita ce pays en 1672, en retournant en Europe,
principalement pour traiter avec le chevalier Temple qui avait manifesté
à Colbert le désir de se retirer sur les terres de France. Le roi devait
lui accorder des lettres de naturalisation et d'autres faveurs
particulières. Comme cet homme avait des talens et de la fortune, on
attendait de grands avantages de cette négociation pour l'Acadie; mais
les nuages qui couvraient peut-être alors la faveur du diplomate
anglais, et qui avaient été le motif de sa démarche auprès de la France,
s'étant dissipés, cette affaire n'eut pas de suite.

Quelque temps avant la guerre, Louis XIV y avait encore envoyé un
commissaire, M. Paquine, qui recommanda d'abandonner Port-Royal,
parceque l'accès en était difficile, et que ce poste était en outre trop
éloigné du Cap Breton, du Canada et de Terreneuve pour en être secouru.
Il suggéra de fortifier la Hève, Canseau et Pantagoët, et d'ouvrir un
chemin entre ce dernier poste et le Canada, projet dont Talon avait déjà
autrefois commencé l'exécution du côté de Québec[20]. Ces suggestions
furent approuvées du gouvernement; mais tandis qu'il délibérait sur la
manière de les accomplir, le chevalier Phipps parut.

[Note 20: _Documens de Paris_: Secrétairerie d'Etat, Albany. Collection
de M. Brodhead. Nous désignerons à l'avenir cette collection sous le nom
de _Documens de Paris_ simplement.]

Sa flottille, composée d'une frégate de 40 canons et de deux corvettes
avec des transports portant 700 hommes de débarquement, était arrivée
trop tard pour secourir en passant, comme elle en avait l'ordre, le fort
de Kaskébé situé dans le pays qui forme aujourd'hui l'Etat du Maine, et
qu'on savait attaqué par les Français; il venait de se rendre à M. de
Portneuf. Elle avait alors continué sa route vers Port-Royal, où elle
était arrivée le 20 mai (1690).

Il n'y avait que 72 soldats dans cette capitale dont les fortifications
étaient en ruines[21]. Le gouverneur, M. de Manneval, obtint une
capitulation honorable; mais lorsque Phipps découvrit la faiblesse de la
garnison et le mauvais état de la place, il regretta les termes
avantageux qu'il avait accordés, et, à l'exemple de Charnisé, il pilla
les habitans; car on se faisait peu de scrupule de violer sa parole dans
cette contrée lointaine et presqu'oubliée, où le mal comme le bien
restait inconnu. Après les avoir forcés de prêter serment de fidélité
l'Angleterre, et avoir nommé six magistrats au milieu d'eux, il remit à
la voile emmenant prisonniers M. de Manneval, 39 soldats et deux
prêtres. Delà il courut à Chedabouctou, où M. de Montorgueil occupait un
fort avec 14 hommes et fit une si vigoureuse défense, que les assaillans
furent obligés d'y mettre le feu. A l'île Percée, Phipps ne laissa rien
debout, il brûla jusqu'à l'humble chapelle des habitans. Chargé de
dépouilles il retourna dans son pays glorieux de ses faciles succès.

[Note 21: _Documens de Paris_.]

Après son départ l'Acadie fut pendant quelque temps en proie aux
déprédations de deux corsaires, qui firent prisonniers M. Perrot
prédécesseur de M. de Manneval et ancien gouverneur de Montréal, ainsi
que plusieurs autres personnes. Ils incendièrent Port-Royal resté sans
chef, massacrèrent quelques habitans, et enlevèrent, presqu'aux yeux du
chevalier de Villebon, qui arrivait d'Europe sur ces entrefaites, le
vaisseau qui l'avait amené avec les présens pour les Indiens qui se
trouvaient à bord. Malgré cette perte, les Sauvages protestèrent de leur
fidélité à la France dans un conseil convoqué par M. de Villebon, et ils
lui dirent qu'ils avaient reçu de la poudre et des balles, qu'ils
étaient satisfaits, qu'ils lui rendraient bon compte des ennemis. On a
vu en effet qu'ils n'avaient pas besoin d'être sollicités pour agir. Ils
avaient plusieurs sujets de plaintes contre les Anglais, qui avaient mis
peu de soin à remplir fidèlement les traités conclus avec eux[22]. Les
treize ans écoulés depuis la trahison du major Waldron, qui avait fait
tomber à Cocheco par surprise 400 des leurs entre ses mains, dont 200
avaient été mis au gibet ou réduits en esclavage, ces treize ans,
disons-nous, n'avaient pas éteint leur soif insatiable de vengeance. Ils
avaient vu arriver avec joie le moment de satisfaire les mânes de leurs
frères qu'on avait fait périr ainsi d'une mort ignoble; et le major
Waldron fut leur première victime. Ils le surprirent à Dover, sur la
frontière, où il résidait. Ils mirent cet officier, âgé alors de plus de
80 ans, dans un fauteuil placé sur une table, et ils lui demandaient par
ironie, qui va maintenant juger les Indiens? Ils lui coupèrent le nez et
les oreilles, et lui firent subir mille cruautés; jusqu'à ce qu'épuisé
par la perte de son sang, il tomba de son siège sur la pointe de son
épée qu'un de ces barbares avança sous lui, et il expira (Belknap).
Cette vengeance indienne fut le signal des hostilités. On sait ce qu'ils
firent ensuite.

[Note 22: Belknap: _History of New-Hampshire_.]

Cependant tandis que M. de Villebon prenait paisiblement possession de
l'Acadie, et que le chevalier Nelson, envoyé de Boston pour
l'administrer, tombait entre les mains des Français avec le vaisseau qui
le portait, la Grande-Bretagne, qui s'en croyait encore maîtresse,
réunissait cette province au Massachusetts à la suite des troubles dont
nous avons parlé dans le dernier chapitre, et qui avait fini par le
retrait des vieilles chartes de la Nouvelle-Angleterre. Il paraît qu'à
cette époque mère-patrie avait résolu de réunir ensemble toutes les
colonies depuis la Nouvelle-Ecosse jusqu'à la baie de Delaware, afin de
mettre une barrière a l'extension des établissemens français[23].
Avait-elle le projet d'établir un pareil rempart contre la puissance des
Etats-Unis, lorsqu'elle a réuni récemment les Canadas et laissé
entrevoir l'addition future à cette réunion des colonies du golfe
St.-Laurent? Ou bien n'a-t-elle voulu dans cette occasion que donner le
change à la crédulité vulgaire sur son véritable dessein? Toujours
est-il vrai que la Nouvelle-Angleterre perdit une partie de ses libertés
et que l'union en question n'eut jamais lieu.

[Note 23: _Lettre officielle de M. Blaithwait à M. Randolph._ (1687).
«This union, dit-il, besides other advantages, will be terrible to the
French and make them proceed with more caution than they have lately
done».]

L'amiral Phipps de retour à Boston mit la dernière main aux préparatifs
de l'expédition de Québec, qu'on avait continués avec activité pendant
son absence. La flotte réunie comptait 35 vaisseaux dont le plus fort
portait 44 canons. On y fit monter environ 2,000 hommes de troupes de
débarquement. Les habitans de la ville voyaient du rivage cette force
imposante avec orgueil, et ils se complaisaient dans la pensée qu'elle
était composée uniquement d'Américains, d'enfans du pays; que la
métropole n'y avait point fourni d'auxiliaires, et que le Canada, ne
pouvant opposer qu'une résistance inutile, viendrait proclamer par sa
soumission leur puissance et leur supériorité. Ils se disaient encore
qu'après un pareil sacrifice d'hommes et d'argent, qu'après un
témoignage aussi éclatant de leur patriotisme et de leur loyauté, ils ne
pouvaient manquer de mériter la faveur du roi, et d'obtenir le
rétablissement de leur constitution. Il paraît qu'en effet c'était en
partie pour lui montrer leur attachement qu'ils avaient offert avec tant
d'empressement à l'Angleterre de l'aider à s'emparer des possessions
françaises[24].

[Note 24: «There was a still further inducement, they hoped to recommend
themselves to the King's favour and to obtain the establishment of their
government.» On a vu ailleurs comment leur constitution avait été
abolie.

Hutchinson: _The History of Massachusetts Bay._]

Cependant M. de Frontenac était fort inquiet; sa situation véritablement
était des plus critiques. Il n'est guère permis de douter que si la
flotte de l'amiral Phipps et l'armée du général Winthrop eussent pu
coordonner leurs mouvemens et attaquer ce pays à la fois par le levant
et par le couchant, il n'eût couru les plus grands dangers, parceque
cette combinaison l'eût obligé de diviser ses forces qui, réunies,
n'excédaient pas le plus faible des deux corps envahissans. Mais la
fortune et le courage brisèrent heureusement cette dangereuse
combinaison, et avec elle dissipèrent les craintes sinistres qu'elle
avait fait naître.

L'armée du général Winthrop rapidement levée, armée et enrégimentée,
était campée sur les bords du lac George, attendant l'arrivée de
l'amiral Phipps dans le fleuve St.-Laurent pour marcher sur Montréal,
lorsqu'une épidémie éclata dans ses rangs et se communiqua aux Iroquois
auxiliaires; en peu de temps elle eut fait périr plus de 300 hommes. Les
Sauvages, effrayés de cette mortalité, se hâtèrent de s'éloigner des
Anglais, qu'ils accusèrent de les avoir empoisonnés. Les troupes de
Winthrop, déjà découragées par la division des chefs, et affaiblies
maintenant par la contagion, se retirèrent d'abord à Albany, puis
abandonnèrent leurs drapeaux, et chacun rentra dans ses foyers. Ainsi se
dissipa le nuage qui, suspendu au flanc des montagnes du lac George,
menaçait le Canada du côté de l'occident. A la première nouvelle des
mouvemens de cette armée, le comte de Frontenac avait fait rassembler à
la hâte les troupes, les milices, et les Indiens dont il pouvait
disposer. Douze cents hommes s'étaient trouvés réunis à la Prairie de la
Magdeleine pour barrer le chemin aux ennemis, et leur disputer la
victoire sur la rive droite du St.-Laurent.

La retraite de Winthrop débarrassa le gouverneur d'une grave inquiétude,
car il dut croire alors que l'attaque de l'Acadie avait occupé trop
longtemps l'Amiral Phipps pour lui permettre d'entreprendre celle de
Québec dans la même saison, et que c'était là peut être le motif réel du
décampement de l'armée de terre, explication raisonnable vu que les deux
forces devaient agir simultanément. Il se préparait donc à redescendre à
Québec pour renvoyer chez eux les habitans qui avaient pris les armes à
la première alarme, lorsqu'il reçut coup sur coup plusieurs lettres du
major Provot, qui commandait par intérim dans la capitale, dont une lui
annonçait le départ de la flotte de Boston, suivant la nouvelle apportée
par un Indien venu de la baie de Fondy par terre en douze jours, et les
autres, l'arrivée de cette flotte et ses progrès dans le fleuve. Il
partit immédiatement et envoya en chemin l'ordre aux gouverneurs de
Montréal et des Trois-Rivières, MM. de Callières et de Ramsay, de
descendre à marches forcées avec toutes leurs troupes, à la réserve de
quelques compagnies qui seraient laissées pour garder Montréal, et de se
faire suivre par tous les habitans qu'ils pourraient rassembler sur leur
route. Il arriva lui-même dans la capitale, dans la soirée du 14 après
avoir failli périr dans la fragile embarcation qu'il avait choisie pour
descendre plus rapidement le fleuve. L'ennemi était déjà au pied de
l'île d'Orléans. C'était presqu'une surprise.

Heureusement, le major Provot était un officier très intelligent. Dans
l'espace de cinq jours il avait fait travailler avec tant d'activité aux
défenses de la ville qu'il l'avait mise à l'abri d'un coup de main. Le
gouverneur satisfait n'eut qu'à faire ajouter quelques retranchemens et
à confirmer le commandement déjà donné aux milices des deux rives du
fleuve, en bas de Québec, de se tenir prêtes à marcher au premier ordre.
Toute la population montrait un élan, une détermination qui faisaient
bien augurer du succès.

Les fortifications s'étendaient du palais de l'intendant sur la rivière
St. Charles à l'emplacement qu'occupe aujourd'hui la citadelle. C'était
tout simplement des palissades, excepté le château St.-Louis qui était
en pierre et qui occupait une partie de cette ligne défendue par trois
petites batteries placées à ses deux extrémités et au centre. Cette
ligne protégeait la haute-ville. Il y avait une autre ligne de feu sur
les quais, à la basse-ville, composée aussi de trois batteries qui
occupaient les intervalles des batteries supérieures. La communication
de la ville basse à la haute était coupée par trois retranchemens garnis
de chevaux de frise, et les autres issues de la ville, qui n'avaient
point de portes, avaient été barricadées.

La flotte ennemie parut en vue de Québec le 16 octobre au matin; du
sommet du cap l'on put en compter les voiles. L'amiral Phipps détacha
immédiatement un officier pour sommer la place de se rendre. On banda
les yeux à cet envoyé, et, avant de le conduire au château, on le
promena longtemps autour de la ville comme si on eût circulé au milieu
des chausses-trapes, des chevaux de frise et des retranchemens; un bruit
d'hommes, d'armes et de canons qu'il entendait ne fit qu'augmenter sa
surprise, car les Anglais croyaient la ville désarmée et hors d'état de
se défendre. Mais lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu'il se vit
en présence du gouverneur entouré des principaux personnages du pays, au
milieu d'une salle remplie d'officiers, il présenta en tremblant sa
sommation, dont les termes arrogans contrastaient singulièrement avec
son air consterné, et révoltèrent tous les assistans, surtout M. de
Varennes, qui ne put s'empêcher d'élever la voix dans l'assemblée et
d'exprimer son indignation avec une franchise toute de soldat. L'amiral
Phipps demandait en substance que le Canada et ses habitans se
livrassent à sa discrétion, et qu'en bon chrétien il leur pardonnerait
le passé. Le gouverneur, piqué du manque de convenances dans les paroles
de cet amiral, répondit sur le même ton: «Je ne connais point, dit-il,
le roi Guillaume, mais je sais que le prince d'Orange est un usurpateur,
qui a violé les droits les plus sacrés du sang et de la religion en
détrônant le roi son beau-père. Je ne connais pas d'autre souverain
légitime que Jacques II. Quant aux conditions offertes par le chevalier
Phipps, a-t-il pu croire que si j'étais disposé à les accepter, tant de
braves gens y voulussent consentir, et me conseillassent de me fier à la
parole d'un homme qui a violé la capitulation qu'il avait faite avec le
gouverneur de l'Acadie.» Ces derniers mots qui, comme on l'a vu, étaient
vrais, avaient quelque chose de dur pour l'amiral. Le hérault demanda sa
réponse par écrit: «Allez, lui dit-il, je vais répondre à votre maître
par la bouche de mes canons; qu'il apprenne que ce n'est pas de la sorte
qu'on fait sommer un homme comme moi.»

Les batteries de la basse-ville commencèrent le feu bientôt après et
abattirent des premiers coups le pavillon du vaisseau de Phipps, que des
Canadiens allèrent enlever à la nage et malgré un feu très vif dirigé
sur eux de la flotte. Ce drapeau est resté suspendu à la voûte de la
cathédrale de Québec jusqu'à l'incendie de cet édifice en 1759.

L'ennemi fut deux jours sans rien entreprendre, quoique son plan
d'attaque eût été arrêté dès le matin de son arrivée. D'après ce plan
les troupes devaient débarquer au nord de la rivière St.-Charles, et les
chaloupes entrer dans cette rivière pour les traverser au sud, c'est à
dire du côté de la ville, où elles leur porteraient ensuite leurs
vivres, leur artillerie et tout leur matériel de guerre. Cette opération
accomplie, la flotte devait s'approcher de la ville en détachant
quelques uns de ses vaisseaux au-dessus de la place comme pour aller y
débarquer un nouveau corps. Pendant cette feinte pour tromper sur le
vrai point d'attaque, les troupes déjà débarquées sur la rivière
St.-Charles graviraient les hauteurs de Québec, d'où elles feraient un
signal, et au même instant 200 hommes s'élanceraient de la flotte sur la
basse et la haute ville. On va voir comment l'ennemi exécuta ce hardi
projet. Il y avait déjà deux jours qu'il était arrivé, et il n'avait
rien fait encore. Le 18 enfin, il débarqua 1300 hommes sous les ordres
du major Walley[25] sur la plage entre Beauport et la ville. Ils furent
immédiatement attaqués par environ 300 Canadiens, qui, profitant
habilement du terrain marécageux et boisé en cet endroit, leur firent
essuyer une perte d'une soixantaine d'hommes; mais ils eurent à
regretter de leur côté, entre autres M. de la Touche, fils du seigneur
de Champlain, et le chevalier de Clermont, qui furent tués. M. Juchereau
de St.-Denis, seigneur de Beauport, qui commandait le détachement, eut
le bras casse. Le roi pour le récompenser de sa bonne conduite
l'anoblit, lui et M. Hertel, qui se distingua aussi dans ce siège à la
tête des milices des Trois-Rivières.

[Note 25: _Major Walley's Journal of the expedition against Canada_ in
1690, inséré au long dans l'_Histoire du Canada_ de M. Smith.]

Cependant l'amiral Phipps sans attendre que le major Walley se fût
emparé des hauteurs qu'il avait charge d'occuper avec ses forces, vint
se ranger en bataille devant la ville pour la bombarder, et il commença
un feu très vif. Nos batteries ripostèrent avec ardeur et beaucoup de
précision. La canonnade dura ainsi jusqu'à la nuit avec la même vigueur
de part et d'autre. Ce combat dans le magnifique bassin de Québec
présentait un spectacle grandiose. Les détonations retentissaient de
montagne en montagne, d'un côté jusqu'à la cime des Alléghanys, et de
l'autre jusqu'à celle des Laurentides, tandis que des nuages de fumée où
étincelaient des feux, roulaient sur les flots et le long des flancs
escarpés de Québec hérissés de canons. La canonnade recommença le
lendemain matin, mais l'on s'aperçut bientôt que le feu des vaisseaux
diminuait. A midi, en effet, il avait cessé entièrement. La flotte était
fort maltraitée, surtout le vaisseau amiral qui était percé à l'eau en
plusieurs endroits, avait toutes ses manoeuvres coupées, et son grand
mât presque rompu. Dans cet état Phipps, n'ayant fait aucune impression
sur la ville, donna l'ordre de la retraite, et les vaisseaux défilèrent
vers l'île d'Orléans. Les troupes, qui de Beauport avaient eu l'oeil sur
eux sans comprendre leur attaque précipitée, aperçurent ce mouvement
rétrograde avec douleur, et de ce moment elles perdirent tout espoir de
prendre Québec. Néanmoins, ayant reçu cinq pièces de campagne dans la
nuit, elles se mirent de nouveau en mouvement le 20, protégées par une
avant-garde à leur tête et des éclaireurs sur leurs flancs, pour forcer
le passage de là rivière St.-Charles. Mais après avoir côtoyé quelque
temps cette rivière, elles rencontrèrent MM. de Longueuil et de
Ste.-Hélène à la tête de 200 volontaires qui avaient chargé leurs fusils
de trois balles et qui, leur barrant le chemin, les arrêtèrent d'abord
tout court, puis les forcèrent ensuite de se réfugier dans un petit
bois. Pendant l'engagement M. de Frontenac s'était avancé en personne à
la tête de 3 bataillons et les avait rangés en bataille devant la
rivière St.-Charles, dans le dessein de la traverser si les volontaires
étaient forcés de reculer. M. de Ste.-Hélène reçut dans ce combat une
blessure mortelle. C'était un des hommes les plus spirituels et les plus
aimables, et l'un des officiers les plus intrépides, qu'eût ce pays. Sa
mort causa un regret universel chez les Canadiens. Il était frère de M.
d'Iberville.

Le jour suivant les ennemis firent un troisième effort, qui n'eut pas
plus de succès que les deux premiers. Ces échecs répétés devant quelques
petits détachemens de milices achevèrent de les démoraliser, d'autant
plus que pour atteindre la ville ils avaient toujours une rivière à
passer, le gros des Français à combattre, et qu'ils ne pouvaient plus
compter sur la flotte pour appuyer leur mouvement. En conséquence il fut
décidé dans un conseil de guerre de se rembarquer; ce qui fut effectué
avec une si grande précipitation, au milieu d'une nuit orageuse et très
obscure, que l'artillerie fut abandonnée sur le rivage quoiqu'il n'y eut
pas de poursuite.

Ainsi à la fin d'octobre, le Canada se trouva délivré de deux armées
puissantes, dont l'une avait été dissipée par les maladies et l'autre
par le courage des habitans, qui avaient fait, dit une dépêche, tout ce
qu'on pouvait attendre de bons soldats, et qui méritèrent par conséquent
toutes les louanges que leur donna leur gouverneur. La levée du siége de
Québec fit assez de sensation en France, au milieu même des victoires
éclatantes qu'elle remportait sur l'Europe, pour que le roi en perpétuât
le souvenir par une médaille. Le comte de Frontenac donna, comme
trophée, deux des canons abandonnés par l'ennemi à un habitant nommé
Carré, qui, par l'habileté de ses manoeuvres à la tête de quelques
Canadiens, avait conquis l'admiration générale.

Dans sa retraite dans le bas du fleuve, la flotte ennemie fut assaillie
par des vents tempestueux; un vaisseau fut jeté à la côte sur l'île
d'Anticosti, où la plus grande partie de l'équipage périt de faim et de
froid, plusieurs sombrèrent en mer et se perdirent corps et bien;
d'autres enfin furent chassés jusque dans les Antilles. Le reste
atteignit Boston avec peine. Plus de 1000 hommes périrent par les
maladies, par le feu et par les naufrages dans cette expédition qui
coûta au-delà de £40,000[26] à la Nouvelle-Angleterre.

[Note 26: _The British Empire in America._]

Les colonies anglaises avaient regardé le Canada comme une conquête
assurée. Le retour des débris de leur flotte, après avoir subi une
défaite, les remplit d'étonnement et d'humiliation. Elles s'étaient
vantées d'avance de leurs succès; elles avaient compté sur les
dépouilles des vaincus pour payer les frais de la guerre, et elles
n'avaient pas pourvu à la solde des troupes, qui, revenues de
l'expédition, furent sur le point de se mutiner, parce qu'on n'avait pas
de quoi les satisfaire. L'on se hâta de mettre un impôt; mais les
soldats ne voulurent pas attendre qu'il fût rentré. Pour sortir
d'embarras on eut recours au papier-monnaie, le premier qu'on eût encore
vu dans ces colonies. L'on fabriqua des billets, dits billets de crédit,
de diverses dénominations depuis deux chelins jusqu'à dix louis, qui
furent reçus comme de l'argent par le trésor[27]. Ainsi le Canada avec
ses 11,000 habitans avait non seulement repoussé l'invasion, mais encore
épuisé les ressources financières de provinces infiniment plus riches et
20 fois plus populeuses que lui.

[Note 27: Hutchinson.]

La saison des grandes opérations était passée, et les parties
belligérantes se trouvaient replacées au même point où elles étaient au
début de la campagne. L'Acadie était retombée d'elle-même sous ses
anciens maîtres, et les envahisseurs du Canada avaient été repoussés, ou
étaient partout en pleine retraite. Ou plutôt la situation des provinces
des deux nations était bien moins favorables, car elles étaient toutes
en proie à une disette extrême. En Canada l'on fut obligé de disperser
les troupes chez les habitans les plus aisés pour leur nourriture.
L'argent avait disparu; il fallut que le gouvernement émît une nouvelle
monnaie de carte; les denrées et les marchandises n'avaient plus de
prix, les munitions de guerre manquaient, et l'intendant était obligé de
faire fondre les gouttières des maisons et les poids de plomb pour en
faire des balles. L'on avait perdu un grand nombre d'hommes, soldats et
miliciens[28]. Dans la Nouvelle-Angleterre le commerce était
presqu'anéanti, les côtes étaient infestées de corsaires. Les seuls
armateurs de St.-Malo avaient pris 16 navires de Boston avec 250,000
francs; les campagnes étaient en friches, et les habitans s'étaient
réfugiés dans les villes pour échapper au fer des Indiens et trouver de
quoi subsister. Dans l'hiver les Abénaquis y dévastèrent plus de
cinquante lieues de pays, et détruisirent la petite ville de York de
fond en comble. Tel était en Amérique le fruit d'une guerre occasionnée
par la haine de Guillaume III qui jalousait Louis XIV.

[Note 28: _Documens de Paris_. Cette perte s'élevait à 2000 hommes en
1691.]

Cependant les Iroquois ayant vu le Canada près de succomber, avaient
cherché à se retirer de la lutte, car ils prétendaient tenir la balance
entre les peuples avec lesquels ils étaient en rapport, et surtout entre
les Français et les Anglais. Voici comment raisonnaient ces barbares qui
semblaient avoir étudié au foyer de la politique des vieux cabinets de
l'ancien monde. «Placés, disaient-ils, entre deux peuples européens
chacun assez fort pour nous exterminer, également intéressés à notre
destruction lorsqu'ils n'auront plus besoin de notre secours, que nous
reste-t-il à faire, sinon d'empêcher qu'aucun ne l'emporte sur l'autre?
Alors ils seront forcés de briguer notre alliance ou même d'acheter
notre neutralité». Ils envoyèrent donc demander la paix à M. de
Frontenac, qui crût que c'était un stratagème des Anglais pour lui
donner le change sur quelque projet qu'ils méditaient. Il chargea M. de
Callières de faire traîner la négociation en longueur, et invita les
Outaouais à continuer leurs hostilités contre les cantons, qui alors
reprirent les armes. En même temps le gouverneur écrivait à M. de
Pontchartrain, qui venait de remplacer M. de Seignelay dans le ministère
de la marine, que la conquête de New-York serait la sûreté du Canada, et
désarmerait les cantons, et qu'en se rendant maître absolu de la pêche
de Terreneuve, ce qui pourrait se faire en envoyant tous les ans trois
ou quatre frégates croiser depuis le Cap de Sable jusqu'au nord de l'île
de Terreneuve, on assurerait pour le royaume un commerce de plus de 20
millions, et plus avantageux que ne le serait la conquête des Indes. «Je
ne sais, disait-il dans une autre lettre, je ne sais si ceux qui vous
ont précédé ont fait attention à l'importance qu'il y a de se rendre
maître de toutes les pêches, et à l'avantage qu'elles apporteraient au
commerce du royaume; mais rien ne saurait rendre votre ministère plus
illustre, que d'engager le roi à entreprendre cette conquête. Je la
crois plus importante, répétait-il, que ne le serait celle de toutes les
Indes, dont les mines s'épuisent, au lieu que celles-ci sont
intarissables.» Sentant l'importance de ce commerce, M. de Frontenac y
revenait souvent comme Talon. Ces deux hommes supérieurs avaient
découvert que les colonies anglo-américaines ne faisaient tant d'efforts
pour s'emparer de la Nouvelle-France qu'afin de rester maîtresses des
pêches, et que l'Angleterre les appuyait par ce que cette industrie
était la base la plus solide de sa marine. L'on vit pendant cette guerre
les marchands de Boston payer aux Français de l'Acadie une taxe pour
avoir la permission de pêcher sur les côtes de cette péninsule.

Tandis que les Abénaquis ravageaient la Nouvelle-Angleterre, les
Iroquois au nombre de mille guerriers établissaient leur camp à
l'embouchure de la rivière des Outaouais, et delà se répandaient dans le
haut de la colonie. Leurs bandes étaient beaucoup plus faciles à vaincre
qu'à atteindre, car la nouvelle de leur apparition arrivait souvent avec
celle de leur fuite. On organisa des corps volans pour les surveiller et
prévenir les surprises. Cette petite guerre où les habitans rivalisèrent
de zèle, de patience et de courage avec les troupes, toute fatiguante
qu'elle fut, ne causait pas autant de dérangement dans les habitudes
qu'elle le ferait aujourd'hui, parce que l'on était accoutumé à cette
existence mobile et pleine d'excitation, et que l'on aimait presque
cette lutte de guérillas, où la valeur personnelle avait de nombreuses
occasions de se distinguer.

Comme on l'a dit, la contre partie de ces scènes de sang et de
dévastation se jouait dans la Nouvelle-Angleterre, où les Abénaquis
étaient pour les Français, ce que les cinq cantons étaient en Canada
pour les Anglais. La politique des deux gouvernemens coloniaux
consistait à travailler à se détacher réciproquement chacun ses alliés
pour s'en faire des amis. Il serait oisif aujourd'hui d'entrer dans le
détail des négociations conduites simultanément par les deux nations
avec les tribus sauvages pour parvenir à ce but. Les Indiens embarrassés
prêtaient souvent une oreille également attentive aux deux partis, et
leur donnaient les mêmes espérances. Il reste une masse prodigieuse de
documens relatifs à toutes ces transactions qui continuaient toujours en
temps de guerre comme en temps de paix; mais qui devenaient plus actives
lorsqu'on avait les armes à la main. Les Français cherchaient à
s'attacher les cantons, les Anglais, les Abénaquis, et toute l'adresse
de la diplomatie était mise en jeu par la nation rivale pour faire
échouer ces efforts de conciliation. L'on appuyait de part et d'autre
ses raisons de riches présens, et pour satisfaire l'humeur guerrière des
Sauvages, l'on adoptait leur cruel système de guerre, qui faisait des
colonies un vaste théâtre de brigandages et de ruines. L'on donnait en
Canada 10 écus pour un Iroquois tué et 20 pour un Iroquois prisonnier.
Cette différence de prime qui fait honneur à l'humanité du gouvernement
français fut établie afin d'engager les Sauvages alliés à ne point
massacrer leurs prisonniers comme c'était l'usage chez les barbares.
Dans les colonies anglaises l'on suivait la même pratique, excepté qu'il
n'y avait point de prime pour les prisonniers. Un soldat recevait dix
louis pour la chevelure d'un Indien, un milicien volontaire vingt louis,
et s'il faisait la chasse dans les bois à ce Sauvage comme à une bête
féroce, et qu'il en apportât la chevelure, il recevait cinquante louis
(Bancroft).

C'était pour encourager les Iroquois à faire des déprédations en Canada,
et empêcher toute alliance avec lui, que le major Schuyler de la
Nouvelle-York se mit, en 1691, à la tête d'un corps de troupes et
d'Indiens pour faire une pointe sur Montréal[29]. Cet officier, qui
joignait une grande activité à beaucoup de bravoure, surprit, dans la
nuit du 10 août, le camp de 700 à 800 hommes que le gouverneur avait
fait assembler sous le fort de la Prairie de la Magdeleine, à la
première nouvelle de la marche des ennemis. Se glissant le long de la
hauteur sur laquelle était le fort à trente pas du fleuve, Schuyler
pénétra jusque dans le quartier des milices, sur la gauche, qu'il trouva
dégarni et s'y logea. L'alarme fut aussitôt répandue; M. de
Saint-Cyrque, qui commandait en l'absence de M. de Callières, malade,
marcha sur le champ à lui. Schuyler opposa une vive résistance; mais
lorsqu'il se vit sur le point d'avoir toutes les troupes françaises sur
les bras, il opéra sa retraite vers la rivière Richelieu en bon ordre et
avec peu de perte.

[Note 29: Un document intitulé «_A modest and true relation etc._» dans
la collection des documens de Londres de M. Brodhead, n'en porte le
nombre qu'à 266 dont 146 Sauvages, et dit qu'on ne perdit que 37 hommes
dans l'expédition. Mais ce rapport est évidemment inexact.]

A deux lieues de là, il se trouva tout à coup en face de M. de Varennes
que M. de Frontenac avait envoyé pour protéger Chambly avec un
détachement d'habitans et d'Indiens. M. de Varennes, à la première
nouvelle du combat, s'était mis en marche pour la Prairie de la
Magdeleine. Le major Schuyler sans hésiter l'attaqua avec une fureur qui
aurait déconcerté un chef moins ferme et moins habile que lui. Le
commandant canadien fit mettre sa troupe ventre à terre derrière deux
grands arbres renversés pour essuyer le premier feu des ennemis, puis il
les chargea ensuite avec tant d'ordre et de vigueur qu'ils furent rompus
partout. Schuyler rallia ses soldats jusqu'à deux fois; mais après une
heure et demie de combat, ils se débandèrent et la déroute fut complète.
Ils laissèrent quantité de morts sur le champ de bataille. Leurs
drapeaux et leur bagage devinrent les trophées du vainqueur. Le jeune et
vaillant le Bert du Chêne se distingua à la tête des Canadiens et fut
blessé mortellement Les Sauvages combattirent avec une égale bravoure.
La perte des Français fut considérable; ils eurent six officiers de tués
ou blessés à mort, ce qui fait voir l'acharnement du combat, pendant
lequel on se battit longtemps à brûle-pourpoint.

Les troupes de Varennes, qui étaient sur pied depuis trois jours, par
des chemins affreux, sans pouvoir prendre de repos et manquant de
vivres, étaient tellement épuisées de fatigue qu'elles ne purent
poursuivre les fuyards.

C'était pour rompre le traité que les Abénaquis venaient de conclure à
Pemaquid avec les Anglais, que M. de Villieu en entraîna 250 à sa suite
et tomba avec eux, en 1694, sur les établissemens de la rivière Oyster,
dans le New-Hampshire, brûla quantité de maisons dont 5 étaient
fortifiées et furent vaillamment défendues, et tua ou emmena en
captivité un grand nombre d'hommes.

Mais ce genre d'hostilités, qui coûtait beaucoup de sang, ne pouvait
avoir d'autre résultat que de plaire aux Sauvages, car ce n'est pas par
des irruptions partielles, rapides et fugitives, que l'on devait espérer
de faire des conquêtes importantes et qui pussent influer sur le sort de
la guerre. Aussi M. de Pontchartrain écrivait-il à M. de Frontenac, que
le roi bornait ses vues touchant la Nouvelle-France à ne s'y point
laisser entamer. L'ancien monde était en effet le théâtre sur lequel la
France, d'un côté, et la coalition européenne, de l'autre, se portaient
de grands coups; sur lequel Condé et Luxembourg, pour la première,
luttaient avec ses nombreux ennemis conduits par la tête froide de
Guillaume III. Celui-ci n'avait guère de loisir non plus pour écouter
ses colonies américaines, qui le sollicitaient toujours de leur donner
une flotte pour faire une nouvelle tentative sur Québec. Le taciturne
monarque, auquel la fameuse victoire de la Hogue avait donné un moment
de répit, prêta enfin une oreille favorable à leur demande en 1693, et
un immense armement fut organisé dans les ports de l'Angleterre pour
s'emparer de la Martinique et du Canada. Quelque secret que fut ce
projet, il en transpira quelque chose, et M. de Frontenac fut soucieux
tout l'été, ne pouvant compter sur aucun secours de France. La flotte
anglaise, commandée par le chevalier Francis Wheeler, devait, après
avoir enlevé la Martinique, aller prendre des renforts à Boston et
cingler vers Québec. Elle mit à la voile au commencement de l'hiver
(1693) et prit le chemin des Antilles françaises. Heureusement, les
troupes qu'elle portait essuyèrent une défaite à la Martinique, et
furent obligées de se rembarquer avec perte de 900 hommes. Ce premier
échec fut suivi de désastres beaucoup plus grands. Le chevalier Wheeler
s'étant remis en route pour la Nouvelle-Angleterre, la fièvre jaune se
déclara à bord de ses vaisseaux et y fit des ravages affreux. Lorsqu'il
arriva à Boston, il avait perdu 1300 matelots sur 2000, et 1800 soldats
sur 2500, qui lui restaient après sa défaite aux Antilles. L'épidémie se
communiqua à la ville et y décima la population. L'on dut abandonner une
entreprise commencée sous d'aussi funestes auspices. La flotte regagna
l'Angleterre après avoir jeté en passant quelques boulets sur
Plaisance[30]. Ce dernier effort acheva d'épuiser les colonies,
anglaises qui avaient fait des dépenses considérables pour lever des
troupes; et de guerre lasse, elles supplièrent presque la métropole de
leur faire avoir la paix[31]. Le Canada échappa ainsi encore une fois à
un danger réellement plus grand que celui de 90; car sans tous ces
malheurs la supériorité numérique des assaillans aurait rendu toute
résistance vaine. Néanmoins comme il avait été quelque temps caché, et
qu'il n'apparut que dans le lointain, l'on n'éprouva pas de s'en voir
délivré une joie aussi vive que de la retraite de l'amiral Phipps.

[Note 30: _American annals_.]

[Note 31: _Lettre du gouverneur Fletcher: London documents_, de la
collection de M. Brodhead à la Secrétairerie d'état, Albany. Nous ne
citerons désormais ces documens que sous le nom de _Documens de
Londres_.]

La Fiance attendit pour prendre sa revanche jusqu'en 1696. A cette
époque le ministère résolut de faire sauter Pemaquid, sur la suggestion
de M. de Villebon, et de chasser les Anglais de tous les postes qu'ils
occupaient dans l'île de Terreneuve et à la baie d'Hudson. Le comte de
Frontenac proposait depuis longtemps[32] de prendre Boston que l'on
brûlerait, et New-York que l'on garderait, parce que ce dernier poste
seul serait utile au Canada. Par cette conquête l'on se trouverait
maître de toutes les pêches; mais la politique européenne fit taire la
politique coloniale, qui fut toujours regardée par la France comme
secondaire, parce que son théâtre à elle est l'ancien monde, dont elle
est le pivot, parce que sa force à elle réside dans ses soldats de
terre. L'on s'en tint au premier projet, dont l'exécution fut confiée au
courage de M. d'Iberville. L'on verra dans le chapitre suivant comment
il s'en acquitta. En même temps la cour envoya de nouveaux ordres à M.
de Frontenac d'abattre à tout prix l'orgueilleuse confédération
iroquoise, qui continuait toujours les hostilités malgré les dures
leçons qu'elle avait reçues deux ou trois ans auparavant (1693).

[Note 32: _Documens de Paris_ 1691.]

Huit cents de leurs guerriers ayant fait mine d'entrer en Canada, le
gouverneur avait cru qu'il était temps de châtier ces barbares
indomptables contre lesquels on avait envoyé une expédition inutile de
300 hommes, dans l'hiver précédent (1692), commandée par M. de Louvigny.
Six cents hommes eurent ordre de tomber au milieu de l'hiver sur le
canton des Anniers, le plus acharné contre les Français. Ils partirent
de Montréal à la fin de janvier. Les trois bourgades de cette
belliqueuse tribu furent détruites, et l'on fit 250 prisonniers.
Néanmoins ces Sauvages reparurent encore dans la colonie le printemps
suivant, et quelques unes de leurs bandes vinrent même éprouver une
défaite dans l'île de Montréal. Ils commençaient cependant à se lasser,
eux aussi, de la guerre. Les Miâmis leur avaient déjà tué plusieurs
centaines de guerriers, et ils venaient encore de les battre
complètement sur les bords du lac Huron. Le gouverneur profita de cet
épuisement pour frapper un dernier coup et obéir aux instructions du
roi. Comme mesure préliminaire, il ordonna de relever le fort de
Frontenac; ce qui fut exécuté malgré les représentations de la
Nouvelle-York, dont le gouverneur, M. Fletcher, fit en même temps des
présens considérables aux Iroquois pour attaquer et raser ce fort s'il
était possible. L'importance que les ennemis mettaient à cette position,
justifie le désir de M. de Frontenac de s'y maintenir, malgré l'opinion
de bien des gens dans la colonie et en France, entre autres de
l'intendant, M. de Champigny, et même du roi dont les ordres contraires
arrivèrent trop tard pour êtee exécutés.

Cependant la lutte en Europe épuisait les ressources de la France. Le
ministère, tout en enjoignant de presser les Iroquois avec vigueur,
recommandait l'économie, disant qu'il n'y avait pas d'apparence que le
roi pût supporter longtemps la dépense à laquelle la guerre du Canada
l'engageait, dépense qui s'éleva en 1692, seulement pour la solde de
1300 hommes avec les officiers, à 218 mille francs (Documens de Paris);
et qu'il voulait que les colons vécussent dans l'étendue de leurs
établissemens, c'est-à-dire en d'autres termes, que tous les postes dits
des pays d'en haut fussent évacués. L'on sait que les cantons étaient
excités aux hostilités par les Anglais, parce que ces derniers voulaient
s'emparer au moins de tout le commerce de l'Ouest s'ils ne pouvaient pas
conquérir la Nouvelle-France. Par le plus étrange des raisonnement, la
cour allait abandonner justement les contrées dont l'Angleterre
convoitait le plus ardemment la possession, et évacuer tous les postes
du Mississipi et des lacs, auxquels les marchands canadiens attachaient
tant d'importance, qu'ils avaient avancé des fonds au commencement de la
guerre pour leur entretien[33]. Le comte de Frontenac montra dans cette
occasion cette fermeté de caractère dont il avait déjà plus d'une fois
donné des preuves. Convaincu du danger d'une démarche aussi
inconsidérée, il prit sur lui de désobéir à l'ordre positif du roi. En
effet, comme Charlevoix le dit très bien, nous n'aurions pas eu plus tôt
évacué ces postes, que les Anglais s'en seraient emparés, et que nous
aurions eu immédiatement pour ennemis tous les peuples qui s'y étaient
établis à notre occasion, et qui, une fois réunis aux Anglais et aux
cantons, auraient, dans une seule campagne, obligé tous les Français à
sortir du Canada.

[Note 33: _Documens de Paris_.]

Après cette détermination grave, le gouverneur fit ses préparatifs pour
sa prochaine campagne. 2300 hommes, dont 1000 Canadiens et 500 Sauvages,
furent réunis à la Chine le 4 juillet (1696) et divisés en trois
brigades. M. de Callières commandait l'avant-garde, M. de Ramsay le
centre, et le chevalier de Vaudreuil l'arrière-garde. Elle s'embarqua
enfin pour remonter les rapides et arriva le 19 à Catarocoui, où elle
séjourna jusqu'au 26 pour attendre un renfort de Michilimackinac, qui ne
vint pas; elle traversa ensuite le lac Ontario et débarqua le 28 à
l'embouchure de la rivière Oswégo. Là elle se divisa en deux corps, et
se mit à remonter ce torrent l'un par sa rive droite et l'autre par sa
rive gauche. Comme elle approchait de la bourgade des Onnontagués, elle
aperçut le soir une grande lueur au couchant. Les Français en
soupçonnèrent la cause. C'était la tribu qui brûlait son village avant
de prendre la fuite. Les Onneyouths, un autre des cinq cantons, effrayés
vinrent demander la paix en supplians. Le gouverneur leur répondit
qu'ils ne l'auraient qu'à condition de quitter leur pays et d'aller
s'établir en Canada. Ils se retirèrent, et le lendemain le chevalier de
Vaudreuil fut détaché pour aller ravager leurs terres. Toute la
population avait fui. Il ne trouva qu'un vieillard assis dans une
bourgade. Trop faible pour suivre sa tribu, ou dédaignant de fuir, il
attendait avec calme et intrépidité la mort horrible à laquelle il
savait qu'on le destinerait. Il fut abandonné aux Sauvages qui, au
nombre de quatre cents, lui firent souffrir, selon leur usage, toutes
sortes de cruautés. Cet homme héroïque ne poussa pas une seule plainte;
il reprocha seulement à ses bourreaux leur lâcheté de s'être rendus les
esclaves de ces vils Européens, dont il parla avec le dernier mépris.
Outré de ses injures, un Indien lui porta plusieurs coups de poignard.
_Tu as tort_, lui dit l'Onnontagué mourant, _d'abréger ma vie, tu aurais
dû prolonger mes tourmens pour apprendre à mourir en homme_.

De ces deux cantons il ne resta que des cendres. Il fut question ensuite
d'aller châtier les Goyogouins, et même de bâtir des forts dans le pays;
mais dans le temps où l'on croyait M. de Frontenac arrêté à ce plan, il
donna l'ordre de la retraite, soit que la difficulté de faire subsister
son armée dans une contrée qui ne présentait qu'une vaste solitude,
l'eût engagé à prendre ce parti, soit qu'après les ordres qu'il avait
reçus d'évacuer les postes avancés de la colonie, et auxquels il avait
osé désobéir, il ne crut pas devoir conserver une conquête qui aurait
rendu les Iroquois plus implacables. Cette campagne, qui ne coûta que
six hommes, avait inquiété beaucoup Albany et Schenectady. Ces villes,
entre lesquelles et le lac Ontario l'on opérait, craignant d'être
attaquées, avaient fait demander des secours au Jersey et au
Connecticut.

Les Français avaient reconquis leur influence sur les tribus indiennes.
Un chef sioux vint du haut de la vallée du Mississipi se mettre sous la
protection du grand Ononthio. Il appuya les mains sur les genoux du
gouverneur, puis il rangea vingt-deux flèches sur une peau de castor
pour indiquer le nombre de bourgades qui lui offraient leur alliance. La
situation du Canada était meilleure qu'elle ne l'avait été depuis le
commencement de la guerre. Les Iroquois, semblables à ces essaims de
mouches qui incommodent plus qu'ils ne nuisent, troublaient encore le
repos du pays, mais sans lui causer de grands dommages.

Cette situation était le fruit de la vigilance, de l'activité et de
l'énergie de M. de Frontenac, auquel le roi avait fait mander au début
de la guerre qu'il n'avait aucun secours à lui envoyer. La supériorité
qu'il avait su reprendre sur ses ennemis avec les seules ressources du
Canada, et qui avait eu l'effet de rendre ses alliés plus dociles, le
faisait craindre des uns et respecter des autres. Non seulement il avait
repoussé l'invasion, mais il allait bientôt être capable de seconder les
projets de Louis XIV, de porter la guerre, à son tour, chez les ennemis.
Jusqu'à la paix aucune armée hostile ne foulera le sol canadien, excepté
quelques Sauvages, qui s'introduiront furtivement et disparaîtront de
même au premier bruit d'une arme sous les chaumières.

Néanmoins les succès du gouverneur et la sécurité qu'il avait rendue au
pays, n'avaient point désarmé ses ennemis, aussi jaloux de sa
supériorité que blessés de l'indépendance de son esprit. Ceux qui
tremblaient au seul nom des Iroquois, lorsqu'il revint en Canada,
cherchèrent à ternir sa gloire lorsqu'il eut éloigné le danger d'eux. Il
n'était pas en effet sans défaut. La part qu'il prenait à la traite des
pelleteries, son caractère altier et vindicatif pouvaient fournir
matière à reprendre; mais était-il bien prudent, était-il bien généreux
d'en agir ainsi lorsqu'on avait encore les armes à la main? Les uns se
plaignaient que, pour gagner l'estime de ses officiers, il jetait tout
le poids de la guerre su la milice et écrasait les habitans de corvée,
ce qui faisait languir le commerce et empêchait le pays de prendre des
forces! Comme si, lorsque l'ennemi est aux portes et tout le monde en
armes, c'était bien le temps d'accomplir une oeuvre qui veut par dessus
tout le repos et la paix. D'autres l'accusaient d'accorder une faveur
ouverte à la traite de l'eau-de-vie; il n'y eut pas jusqu'à l'abbé
Brisacier qui osât écrire contre lui au confesseur du roi! Ces plaintes
lui attirèrent quelque censure; mais il fut maintenu à la tête de la
Nouvelle-France, qu'avec son grand age il n'était pas néanmoins destiné
à gouverner encore longtemps, et il fut nommé chevalier de St.-Louis,
honneur alors rarement accordé; mais qu'on verra prodiguer plus tard en
ce pays à une foule de dilapidateurs sur les prévarications desquels
anciens ennemis de M. de Frontenac ne trouveront rien à dire.



                               CHAPITRE III.

                       TERRENEUVE ET BAIE D'HUDSON.

                                1696-1701.


Continuation de la guerre: les Français reprennent l'offensive.--La
conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la
baie d'Hudson est résolue.--d'Iberville défait trois vaisseaux ennemis
et prend Pemaquid.--Terreneuve: sa description; premiers établissemens
français; leur histoire.--Le gouverneur, M. de Brouillan, et M.
d'Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les
Anglais.--Brouilles entre tes deux chefs; ils se raccommodent.--Ils
prennent St.-Jean, capitale anglaise de l'île, et ravagent les autres
établissemens.--Héroïque campagne d'hiver des Canadiens.--Baie d'Hudson;
son histoire.--Départ de d'Iberville; dangers que son escadre court dans
les glaces; beau combat naval qu'il livre; il se bat seul contre trois
et remporte la victoire.--Un naufrage.--La baie d'Hudson est
conquise.--Situation avantageuse de la Nouvelle-France.--La cour
projette la conquête de Boston et de New-York.--M. de Nesmond part de
France avec une flotte considérable; la longueur de sa traversée fait
abandonner l'entreprise.--Consternation des colonies anglaises.--Fin de
la guerre: paix de Riswick (1797).--Difficultés entre les deux
gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies.--M. de Frontenac
refuse de négocier avec les cantons iroquois par l'intermédiaire de lord
Bellomont.--Mort de M. de Frontenac; son portrait.--M. de Callières lui
succède.--Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes confirmée
solennellement en 1701.--Discours du célèbre chef Le Rat; sa mort,
impression profonde qu'elle laisse dans l'esprit des Sauvages; génie et
caractère de cet Indien.--Ses funérailles.


L'Acadie était, comme on l'a observé, retombée sous la domination
française, et l'ennemi rebuté avait abandonné toute idée de faire une
nouvelle tentative sur le Canada. Il y avait sept ans que la guerre
était commencée. Tout le sang qu'on avait versé était en pure perte pour
l'ennemi. Le Canada allait maintenant devenir l'agresseur, après avoir
été si longtemps exposé aux attaques de ses adversaires.

Ces derniers occupaient plusieurs postes fortifiés dans la baie
d'Hudson, où ils faisaient la traite des pelleteries qui étaient plus
belles là que partout ailleurs, à cause de la hauteur de la latitude;
ils étaient maîtres de la plus belle partie de Terreneuve, où ils
avaient de nombreuses pêcheries; enfin ils avaient (1692) relevé
Pemaquid de ses ruines, fort situé à l'embouchure de la baie de Fondi,
afin d'avoir une espèce de possession du pays des Abénaquis, et
d'étendre leur influence sur ces tribus guerrières. Le ministère voyant
que Tourville avait repris sa prépondérance sur l'Océan, décida de
détruire, comme nous l'avons rapporté plus haut, ce fort, dont
l'existence semblait menacer l'Acadie, et de chasser entièrement les
Anglais de l'île de Terreneuve et de la baie d'Hudson. Cette entreprise
répondait aux instances du comte de Frontenac, qui pressait le roi de
s'emparer des pêcheries des côtes de la Nouvelle-France, dont les eaux
poissonneuses s'étendaient du Labrador au sud de l'Acadie, et
renfermaient les bancs si précieux de Terreneuve. Néanmoins elle n'était
qu'une partie d'un plan beaucoup plus vaste formé dans la colonie et
envoyé à Paris. On avait rapporté à Québec, sur la fin de l'année
précédente (1695), qu'il se faisait des préparatifs en Angleterre et à
Boston pour s'emparer de toute l'île de Terreneuve; le gouvernement
canadien proposa à la cour d'envoyer une flotte de dix ou douze
vaisseaux pour protéger nos pêcheries de cette île, et pour attaquer
Boston, dont la prise aurait affaibli considérablement la puissance des
Anglais dans ce continent. Mais la cour, toujours sous l'empire de son
ancienne politique de ne point attaquer l'Angleterre au centre de sa
force, repoussa ce projet regardé pourtant comme d'une exécution assez
facile, et adopta celui que nous venons d'exposer plus haut. MM.
d'Iberville et de Bonaventure furent choisis pour commander l'expédition
de Pemaquid. Cette tâche accomplie, ils devaient se rallier au
gouverneur de Terreneuve, M. de Brouillan, pour l'exécution de la
seconde partie du plan.

Ces deux capitaines partirent sur l'_Envieux_ et le _Profond_ de
Rochefort et entrèrent dans le mois de juin dans la baie des Espagnols,
au Cap-Breton, où ils trouvèrent des lettres du gouverneur de l'Acadie,
le chevalier de Villebon, qui les informaient que trois vaisseaux
anglais croisaient devant le port de St.-Jean. M. de Villebon était
entré à Port-Royal peu de temps après le départ de l'amiral Phipps en
1690, et ayant trouvé ce poste trop exposé pour ses forces, il s'était
retiré dans la rivière St.-Jean, où les Indigènes étaient venus
protester de leur attachement à la cause française. Cet officier, qui
était canadien et fils du baron de Bécancourt, était reparti
immédiatement pour la France afin d'y exposer la situation de l'Acadie;
et après en avoir été nommé gouverneur, il y était revenu l'année
suivante, 1691. Il avait relevé en passant le drapeau français sur
Port-Royal, repris et abandonné de nouveau par les Anglais, et s'était
retiré dans son fort de Jemset, dont il avait changé le nom en celui de
Naxoat, pour être plus à proximité des Indiens, et où l'amiral Phipps,
alors gouverneur du Massachusetts, le faisait bloquer depuis quelque
temps.

M. d'Iberville remit à la voile, après avoir pris sur ses deux vaisseaux
une cinquantaine de Sauvages, et cingla vers l'embouchure de la rivière
St.-Jean, où il trouva, en effet, en croisière le Sorel, le Newport et
un plus petit navire. Il donna sur le champ l'ordre d'attaquer. Le
combat fut court, mais vif. Le Newport qui portait 24 canons fut démâté
et pris. Les deux autres vaisseaux ne durent leur salut qu'à une brume
épaisse qui s'éleva tout à coup et qui les déroba à la poursuite des
vainqueurs.

Renforcé par cette prise et par le chevalier de Villebon, qui monta avec
encore 50 Indiens sur le Profond commandé par M. de Bonaventure, le
capitaine d'Iberville alla prendre à Pantagoët le baron de St.-Castin
avec 200 autres Sauvages et quelques soldats sous les ordres de MM.
Montigny et de Villieu, et arriva devant Pemaquid le 13 août. Le baron
de St.-Castin était un ancien officier au régiment de Carignan, qui,
s'étant plu parmi les Indiens, avait épousé une Indigène et était devenu
le chef des Abénaquis. C'est lui qui les menait au combat. Il mourut au
sein de cette brave et puissante tribu, recherché des gouverneurs
français et redouté des colonies anglaises.

Pemaquid, la plus considérable forteresse de ces colonies, était bâti
sur le bord de la mer. Les murailles, flanquées d'une tour haute de 29
pieds, avaient 22 pieds d'élévation et portaient 18 pièces de canon. Le
colonel Chubb y commandait. Il se défendit assez bien pendant quelques
jours, mais aux premières bombes qui tombèrent dans la place, il demanda
à capituler. Ce fort qui avait coûté des sommes immenses à la
Nouvelle-Angleterre, et qui était alors pour elle dans l'est, ce que fut
Niagara plus tard pour les Français dans l'ouest, fut rasé suivant les
instructions de la cour. On n'y laissa pas pierre sur pierre. Tandis que
ses murailles menaçantes s'écroulaient ainsi sous la mine des
vainqueurs, le colonel Church s'embarquait avec 500 hommes pour aller
ravager l'Acadie. Il brûla Beaubassin malgré la neutralité qui avait été
garantie aux habitans de cet endroit par Phipps, et s'en retournait
chargé de butin à Boston, lorsqu'il rencontra un renfort de 3 vaisseaux,
dont un de 32 canons, avec 200 hommes de débarquement, qui lui apportait
l'ordre de prendre le fort du chevalier de Villebon. Il vira de bord, et
se présenta devant Naxoat dans le mois d'octobre avec une grande
assurance; M. de Villebon, fait prisonnier en revenant de Pemaquid et
rendu à la liberté, venait d'y rentrer. Le colonel Church éprouva une
résistance beaucoup plus grande et beaucoup plus vive que celle sur
laquelle il avait compté, et au bout de quelques jours d'un siège
inutile, désespérant du succès, il se rembarqua et disparut. C'est
pendant ces hostilités en Acadie que la désolation régnait sur les
frontières anglaises, et que les flammes de York et dés établissemens
d'Oyster river annonçaient au loin la présence des Canadiens et des
Abénaquis. La population tremblante ne tournait plus les yeux vers le
nord qu'avec effroi, craignant à chaque instant de voir sortir des
forêts ces ennemis impitoyables qui, comme un torrent, ne laissaient que
des ruines sur leur passage.

M. d'Iberville avait cependant retourné ses voiles vers Plaisance pour
achever une conquête entreprise à sa propre suggestion. La parole du
fondateur de la Louisiane avait déjà un grand poids à Paris dans les
affaires de l'Amérique et surtout dans celles des mers du Nord.

L'île de Terreneuve située au nord-est du golfe St.-Laurent, et n'étant
séparée du Labrador que par le détroit de Belle-Isle, forme une pointe
qui projette dans l'océan, et qui a dû, pour cette raison, être aperçue
des premiers navigateurs qui ont côtoyé l'Amérique septentrionale. C'est
au sud-est de cette île qu'est situé le banc de Terreneuve sur lequel
elle est assise elle-même, et qui est plus célèbre encore par la pêche
de la morue qu'on y fait que par ses brumes et ses tempêtes. La figure
de Terreneuve est presque triangulaire et présente une superficie de
86,000 milles carrés; sa longueur extrême est de 420 milles, et sa
largeur de 300 milles[34]. Le climat y est froid et orageux, le ciel
sombre. Le sol mêlé de gravier, de pierre et de sable est aride, quoique
arrosé par plusieurs belles rivières. Le pays rempli de montagnes, était
alors couvert de bois impénétrables, et de prairies, ou plutôt de landes
poussant plus de mousse que d'herbe. Les Français et les Anglais n'y
avaient formé des établissemens que pour l'utilité de leurs pêcheries.
Les Français y faisaient la pêche dès 1504, et ils avaient formé un
établissement vers le cap de Raze pour y faire sécher leur poisson. Les
Anglais, conduits par le chevalier Humphrey Gilbert, y plantèrent une
colonie en 1583 dans la baie de St.-Jean. Gilbert prit possession de
cette baie et de deux cents lieues de pays tout à l'entour, au nom de la
reine Elizabeth, ignorant que cette terre fût une île. Il y promulgua
plusieurs décrets qui respirent la loyauté la plus pure envers sa
souveraine, mais qui ne prévinrent point la ruine de son établissement
ainsi qu'on l'a rapporté ailleurs. Il fit celui-ci entre autres, que
quiconque parlerait d'une manière offensante de Sa Majesté, aurait les
oreilles coupées et perdrait ses biens.

[Note 34: _British Colonies_: R. Montgomery Martin.]

En 1608, Jean Guyas, de Bristol, reprit le projet du chevalier Gilbert,
et s'établit dans la baie de la Conception. Il transféra ensuite son
établissement à St.-Jean, aujourd'hui capitale de l'île; de là les
Anglais s'étendirent sur toute la côte orientale. Quoique les Français y
eussent des pêcheries depuis qu'ils fréquentaient le grand banc, pendant
longtemps le gouvernement fit peu d'attention à Terreneuve, de manière
que ceux d'entre eux qui s'y fixaient jouissaient à peu près d'une
liberté absolue. Cela dura jusqu'en 1660. A cette époque le roi concéda
le port de Plaisance à M. Gargot, qui reçut le titre de gouverneur, et
qui dès qu'il se fut installé dans son poste, voulut soumettre les
habitans à son monopole, et les obliger à lui donner une portion de
leurs pêches en échange des provisions et des marchandises qu'il tirait
des magasins du roi. Cet abus révolta les pêcheurs accoutumés à
l'indépendance; ils portèrent leurs plaintes au pied du trône. Le
gouverneur fut rappelé et M. de la Poype nommé pour le remplacer.
Plaisance était le principal établissement français de Terreneuve. Placé
dans l'un des plus beaux ports de l'Amérique, au fond d'une baie qui a
dix-huit lieues de profondeur, il était défendu par le fort St.-Louis
construit sur la cime d'un rocher de plus de cent pieds d'élévation du
côté droit du Goulet ou col qui forme l'entrée de la baie à une lieue et
demie de la mer. Les Français avaient encore des établissement dans les
îles de St.-Pierre de Miquelon, au Chapeau-Rouge, au Petit-Nord et sur
quelques autres points des côtes du golfe St.-Laurent.

La population y vivait de pêche et supportait impatiemment le joug d'un
gouverneur, qui lui paraissait gêner le commerce. M. de la Poype
commanda treize ans dans ces parages; mais ce fut pour lui autant
d'années de désagrémens, de difficultés et de trouble. En 1685 M. Parat
lui succéda. C'est sous son administration que le fort St.-Louis fut
bâti. Dans le mois de février 1690 Plaisance fut surpris par les
flibustiers, qui firent le gouverneur prisonnier dans son lit. Ils
trouvèrent le fort sans garde et les soldats dispersés sur l'île. Ces
corsaires enlevèrent tout après avoir dépouillé complètement les
habitans, qui se trouvèrent comme s'ils avaient été jetés par un
naufrage sur une côte déserte. Le gouverneur fut accusé de trahison,
tandis que de son côté il rejeta ce malheur sur l'insubordination et
l'esprit de révolte des habitans. Charlevoix, historien contemporain,
laisse percer ses doutes sur la fidélité de ce fonctionnaire, et nous
dit qu'il n'a pu savoir quelle avait été la décision du procès.

Deux ans après (1692), Plaisance fut attaqué une seconde fois; mais par
une escadre anglaise, commandée par l'amiral Williams, et composée de
trois vaisseaux de 62 canons chacun, d'une frégate et d'une flûte[35].
M. de Brouillan qui en était gouverneur, fit élever à la hâte une
redoute et des batteries sur les rochers à l'entrée de la baie, et tira
des bâtimens marchands les hommes nécessaires pour les servir. L'amiral
Williams après les sommations ordinaires, commença une canonnade qui
dura six heures, au bout desquelles il se retira, confus d'avoir échoué
devant une bicoque qui ne contenait pas plus de cinquante hommes de
garnison, et alla brûler, pour se venger, les habitations de la
Pointe-Verte à une lieue de là.

[Note 35: Charlevoix.]

Tandis que le principal siége des pêcheries françaises courait ainsi le
plus grand danger, une escadre de France, sous les ordres du chevalier
du Palais, était à l'ancre dans la baie des Espagnols, au Cap-Breton, de
l'autre côté du détroit. Le comte Frontenac ayant informé le
gouvernement à Paris de l'intention de l'amiral Phipps de reprendre sa
revanche devant Québec, et d'autres rapports ayant paru confirmer cette
nouvelle, l'escadre en question avait été envoyée pour intercepter
l'ennemi dans le golfe St.-Laurent.

Telle est l'histoire de Terreneuve jusqu'en 1696. La Grande-Bretagne
occupait la plus belle portion de l'île, et la différence entre les
établissemens français et les établissement anglais était aussi grande
là, que dans le reste du continent. Le commerce de ces derniers
s'élevait à 17 millions de francs par année. Avec de pareils résultats
sous les yeux que ne devait-on pas redouter pour l'avenir? M.
d'Iberville avait communiqué ses appréhensions à la cour; il y avait
représenté que les intérêts du royaume commandaient d'arrêter les
progrès de rivaux plus souvent ennemis qu'amis; et qu'en détruisant tous
leurs postes de Terreneuve, on y ruinerait leur commerce en même temps
que l'on se déferait de voisins trop puissans pour rester aux environs
de Plaisance. L'on agréa ses appréciations, en le chargeant d'exécuter
le plan qu'il suggérait pour expulser les Anglais de l'île.

Il devait agir de concert avec M. de Brouillan, et l'attaque de leurs
postes se faire simultanément par terre et par mer, sous la direction de
ces deux commandans. Mais ce dernier ne voulait partager la gloire de
l'entreprise avec personne; et, sans attendre M. d'Iberville, il se hâta
de partir avec 9 navires, dont plusieurs appartenaient à des armateurs
de St.-Malo, trois corvettes et deux brûlots pour aller mettre le siége
devant St.-Jean. Les vents contraires firent échouer son entreprise sur
cette ville; mais il s'empara l'épée à la main de plusieurs autres
établissemens, et d'une trentaine de navires le long des côtes. Il en
aurait pris un bien plus grand nombre sans l'insubordination d'une
partie de ses équipages.

Il trouva à son retour M. d'Iberville à Plaisance, qui n'avait pu aller
le joindre faute de vivres; mais qui venait d'en recevoir sur le _Wesp_
et le _Postillon_, qui lui avaient aussi amené les Canadiens qu'il
attendait de Québec. Ce dernier voulait commencer les opérations par
l'attaque des postes anglais les plus reculés vers le nord, présumant
qu'on y serait moins sur ses gardes qu'à St.-Jean. Ce raisonnement
paraissait juste; néanmoins M. de Brouillan s'y opposa. Jaloux de la
réputation de son collègue, il suffisait que celui-ci suggérât quelque
chose pour qu'il le désapprouvât. C'était un homme intelligent et
expérimenté; mais dur, violent, astucieux et avide. Ce dernier défaut le
rendait odieux surtout aux pêcheurs, seule classe d'hommes qui
fréquentait Terreneuve. Avec des talens supérieurs et autant
d'expérience, M. d'Iberville était généreux et savait se faire aimer de
ceux qu'il commandait; aussi était-il très populaire et chéri du soldat.
Il eût pu l'emporter sur son rival dans cette île, où, à un signe de sa
main, tout le monde se serait déclaré pour lui; mais il sacrifia sans
hésitation son ambition et son ressentiment à la chose publique. M. de
Brouillan ne pouvait rien faire sans les Canadiens, et M. d'Iberville
était leur idole. D'ailleurs, ce peuple avait le bon sens de ne vouloir,
pour officiers, que des hommes pris dans son sein, en qui il eût
confiance et qui pussent sympathiser avec lui. Cela était surtout
visible à la guerre. Il n'y eut, en outre, jamais de troupes avec
lesquelles on réussissait moins par la hauteur et la dureté, que les
milices canadiennes; l'honneur était leur seul mobile; les moyens
violens, la coercition, les révoltaient. A la première nouvelle de la
mésintelligence entre les deux chefs, elles déclarèrent qu'elles
n'obéiraient qu'à M. d'Iberville, et qu'elles retourneraient plutôt à
Québec, que d'accepter un autre commandant. Cette résolution fit courber
la fière volonté du gouverneur. Au reste M. d'Iberville était décidé à
passer en France pour ne pas faire manquer, par la désunion, une
entreprise qu'il avait suggérée, et dont par conséquent il avait le
succès a coeur. Les difficultés s'aplanirent; il fut réglé que l'on
attaquerait St.-Jean, et que, pour s'y rendre, tandis que M. de
Brouillan prendrait la voie de mer, M. d'Iberville suivrait celle de
terre avec ses Canadiens. L'on se réunit dans la baie de Toulle. De là
l'expédition se mit en marche pour St.-Jean culbutant et dissipant tous
les détachemens ennemis qui voulaient lui disputer le passage. En
arrivant près de la ville, l'avant-garde à la tête de laquelle
d'Iberville s'était placé tomba sur un corps d'hommes embusqué dans des
rochers; le choc fut violent, mais l'ennemi céda et l'on entra pêle-mêle
avec lui dans la ville. L'élan était tel qu'on s'empara de deux forts
d'emblée. Il n'en restait plus qu'un troisième en mauvais état. Le
gouverneur, honnête et paisible marchand élu par les pêcheurs de la
ville, menacé d'un assaut, se rendit à condition que l'on transporterait
les habitans en Angleterre ou à Bonneviste. Les fortifications furent
renversées et la ville réduite en cendres. Le partage du butin fut
encore un sujet de contestation entre les deux commandans, qui faillit
amener une collision.

Après cet exploit, le gouverneur français retourna à Plaisance, et M.
d'Iberville continua la guerre avec les Canadiens qui s'étaient attachés
à sa fortune, au nombre de cent-vingt-cinq armés chacun d'un fusil,
d'une hache de bataille, d'un couteau-poignard et de raquettes pour
marcher sur la neige[36]. Il employa une partie de l'hiver pour achever
la conquête de l'île. Il triompha de tous les obstacles que lui
offrirent le climat, la faim et le courage de l'ennemi; et ses succès
dans une si grande étendue de pays remplie de montagnes, étonnèrent même
ceux qui avaient la plus grande confiance dans sa capacité et dans
l'intrépidité de ses soldats. En deux mois il prit avec cette poignée
d'hommes tous les établissemens qui restaient aux Anglais à Terreneuve,
excepté Bonneviste et l'île de Carbonnière inabordable en hiver, tua
deux cents hommes et fit six ou sept cents prisonniers qui furent
acheminés sur Plaisance. MM. Montigny Boucher de la Perrière, d'Amours
de Plaine, Dugué de Boisbriant, tous Canadiens, se distinguèrent dans
cette campagne héroïque. M. d'Iberville se préparait à aller attaquer
Bonneviste et la Carbonnière, lorsque le 18 mai (1697) une escadre de 5
vaisseaux arriva de France sous les ordres de M. de Sérigny et mouilla
dans la baie de Plaisance. Elle lui apportait l'ordre d'en prendre le
commandement, et d'aller cueillir de nouveaux lauriers dans les glaces
de la baie d'Hudson.

[Note 36: La Potherie.]

Cette contrée adossée au pôle et à peine habitable, était également
recherchée par la France et par l'Angleterre pour ses riches fourrures.
Les traitans des deux nations en avaient fait le théâtre d'une lutte
continuelle aux vicissitudes de laquelle la trahison avait sa part. Les
Anglais, conduits par deux transfuges huguenots à qui l'on a fait
allusion ailleurs, nommés Desgroseillers et Radisson, avaient élevé en
1663, à l'embouchure de la rivière Némiscau, dans le fond de la baie, un
fort qu'ils nommèrent Rupert; ils avaient encore établi deux comptoirs
dans les mêmes parages, sur la rivière des Monsonis et sur celle de
Ste.-Anne. Apprenant cela, Colbert y avait envoyé, par le Saguenay, en
1672, le P. Charles Albanel pour y renouveler les prises de possession
déjà faites au nom du roi par MM. Bourdon et Després Couture. Ce Jésuite
en avait fait signer un acte par les chefs d'une douzaine de tribus,
qu'il avait ensuite invitées à venir faire la traite de leurs
pelleteries au lac St.-Jean. Les démarches de la France se bornèrent
alors à cette simple incursion.

Cependant Desgroseillers et Radisson, mécontens de l'Angleterre, étaient
revenus en Canada après avoir obtenu leur pardon du roi. Une association
s'y forma sous le nom de la compagnie du Nord, pour faire la traite à la
baie d'Hudson. Cette compagnie leur donna deux petits vaisseaux afin
d'aller s'y emparer des établissemens anglais, comme les personnes les
plus propres à faire réussir une pareille entreprise, dure expiation de
leur trahison! mais trouvant ces établissemens trop bien fortifiés pour
les attaquer avec chance de succès, ou peut-être honteux de leur rôle,
ils rangèrent la côte occidentale de la baie jusqu'à l'embouchure de la
rivière Ste.-Thérèse, où ils bâtirent le fort Bourbon. De retour à
Québec, des difficultés s'étant élevées entre eux et la compagnie, ils
passèrent en France sous prétexte d'aller demander justice. Lord
Preston, ambassadeur anglais, apprenant le mauvais succès de leurs
démarches, leur fit des ouvertures accompagnées de promesses si
avantageuses qu'ils trahirent une seconde fois leur patrie. Radisson
obtint une pension viagère de douze cents livres pour mettre entre les
mains des Anglais le fort Bourbon (Nelson) dans lequel il y avait pour
400 mille francs de fourrures.

Sur les plaintes de la cour de France, le cabinet de Londres promit de
faire rendre ce poste; mais les troubles qui régnaient en Angleterre, ne
permirent point au monarque aux prises avec ses sujets, de faire
exécuter l'arrangement qu'il avait conclu; et la compagnie fut obligée
de se faire justice à elle-même. En conséquence, elle obtint du marquis
de Denonville quatre-vingts hommes, presque tous Canadiens, commandés
par le chevalier de Troye, brave officier. MM. de Ste.-Hélène,
d'Iberville et de Maricourt faisaient partie de l'expédition et se
distinguèrent par des actions héroïques. Elle partit de Québec par terre
dans le mois de mars 1686, et n'arriva dans la baie d'Hudson que le 20
de juin, après avoir traversé des pays inconnus, franchi une foule de
rivières, de montagnes et de précipices, et avoir enduré des fatigues
incroyables. Cette petite troupe avait reçu ordre de s'emparer de tous
les établissemens anglais du fond de la baie, formés sous la conduite de
Desgroseillers et de Radisson. Elle s'acquitta de sa mission avec ce
courage chevaleresque qu'indiquait déjà une entreprise aussi hasardeuse;
et ces établissemens furent investis et enlevés avec tant de promptitude
que les assiégés, n'eurent pas le temps de se reconnaître.

Le premier qu'elle attaqua fut celui de la rivière des Monsonis; c'était
un fort de figure carrée, flanqué de quatre bastions et portant quatorze
pièces de canon; elle l'emporta d'assaut sans grande perte. Cette
capture fut suivie de celle d'un navire que M. d'Iberville prit à
l'abordage.

Le fort de Rupert qui était à une grande distance de celui de Monsonis,
fut investi dans le mois de juillet et tomba de la même manière au
pouvoir des Canadiens, qui en firent sauter les redoutes et en
renversèrent les palissades.

Le chevalier de Troye se mit ensuite à la recherche du fort Ste.-Anne
sur la rivière de ce nom (ou de Quitchitechouen). L'on ignorait sa
situation; on savait seulement qu'il était du côté occidental de la
baie. Après une traversée difficile au milieu des glaces et le long
d'une côte très basse, où les battures courent deux ou trois lieues au
large, on le découvrit enfin. Placé au milieu d'un terrain marécageux,
il était défendu par quatre bastions, sur lesquels il n'y avait pas
moins de quarante-trois pièces de canon en batterie. C'était là où se
trouvait le principal comptoir des Anglais. Ils firent néanmoins une
assez faible résistance, et demandèrent ensuite à capituler. Le
gouverneur, homme simple et paisible, fut transporté avec sa suite à
Charleston, et le reste de la garnison au fort de Monsonis. On trouva
pour environ 50 mille écus de pelleteries à Ste.-Anne. Les Anglais ne
possédaient plus rien dans la baie d'Hudson que le fort Bourbon.

Lorsque la nouvelle de ces pertes arriva à Londres, le peuple de cette
capitale jeta de hauts cris contre le roi, auquel il attribuait tous les
malheurs qui arrivaient à la nation. Le monarque qui a perdu la
confiance de ses sujets est vraiment bien à plaindre. Jacques II, déjà
si impopulaire, le devint encore plus par un événement que personne
n'avait pu prévoir; et l'expédition d'une poignée de Canadiens vers le
pôle du Nord ébranlait sur son trône un roi de la Grande-Bretagne!

Cependant les deux gouvernemens sentirent enfin la nécessité de faire
cesser un état de choses qui violait toutes les lois établies pour
régler les rapports de nation à nation et sans lesquelles il n'y a pas
de paix possible. En effet, il n'y avait pas de guerre déclarée entre
les deux peuples pendant toutes ces hostilités. Ils signèrent un traité
par lequel les armateurs particuliers, sujets des deux nations, qui
n'auraient point de commission de leur prince, devaient être poursuivis
comme pirates. Ce traité qui ne s'étendait qu'aux îles et pays de terre
ferme en Amérique, et qui avait été proposé par l'Angleterre, fut conclu
le 13 septembre 1686. Mais Jacques II n'était guère en état, à cette
époque, de faire observer par des sujets désaffectionnés, sa volonté
dans les mers du Nouveau-Monde. Dès l'année suivante, ils vinrent
attaquer le fort Ste.-Anne, où commandait M. d'Iberville, qui non
seulement les repoussa, mais prit encore un de leurs vaisseaux.

Lorsque la guerre éclata entre les deux couronnes (1689), l'Angleterre
ne possédait dans la baie d'Hudson que le fort Bourbon, comme on l'a dit
plus haut, à l'entrée de la rivière Ste.-Thérèse. Mais elle reprit en
1693 le fort Ste.-Anne, gardé seulement par cinq Canadiens, qui osèrent
se défendre et repoussèrent une première attaque de 40 hommes[37].
L'année suivante (1694) M. d'Iberville s'en empara de nouveau, il lui
rendit son ancien nom, que ses nouveaux possesseurs avaient changé pour
celui de Nelson, et il y passa l'hiver qui fut d'une rigueur extrême.
Les glaces ne permirent aux navires de sortir du port qu'à la fin de
juillet. Une vingtaine d'hommes étaient morts du scorbut, et un grand
nombre d'autres en avaient été atteints. Les Anglais étant revenus en
force, deux ans après (1694), l'établissement fut repris pour retomber
encore au pouvoir des Français comme on va le voir. Tel est en peu de
traits le tableau des événemens qui s'étaient passés entre les deux
nations dans cette région lointaine jusqu'au moment où M. d'Iberville
fut chargé d'en compléter la conquête en 1697.

[Note 37: Lettre du P. Marest.]

Ce navigateur prit le commandement de l'escadre que lui avait amenée M.
de Sérigny, et fit voile de Terreneuve dans le mois de juillet. Il
trouva l'entrée de la baie d'Hudson couverte de glaces, au milieu
desquelles ses vaisseaux, séparés les uns des autres, et entraînés de
divers côtés, coururent les plus grands dangers durant plusieurs jours.
La navigation a quelque chose de hardi, de grand même, mais de triste et
sauvage dans les hautes latitudes de notre globe. Un ciel bas et sombre,
une mer qu'éclaire rarement un soleil sans chaleur, des flots lourds et
couverts, la plus grande partie de l'année, de glaces dont les masses
immenses ressemblent à des montagnes, des côtes désertes et arides qui
semblent augmenter l'horreur des naufrages, un silence qui n'est
interrompu que par les gémissemens de la tempête, voilà quelles sont les
contrées où M. d'Iberville a déjà signalé son courage, et où il va le
signaler encore. Ces mers lui sont familières, elles furent les premiers
témoins de sa valeur. Depuis longtemps son vaisseau aventureux les
sillonne. Plus tard cependant il descendra vers des climats plus doux;
et ce marin qui a fait, pour ainsi dire, son apprentissage an milieu des
glaces polaires, ira finir sa carrière sur les flots tièdes et limpides
des Antilles, au milieu des côtes embaumées de la Louisiane; il fondera
un empire sur des rivages où l'hiver et ses frimats sont inconnus, où la
verdure et les fleurs sont presqu'éternelles. Mais n'anticipons pas sur
une époque glorieuse pour lui et pour notre patrie.

L'escadre était toujours dans le plus grand péril. Cernés par les glaces
qui s'étendaient à perte de vue, s'amoncelaient à une grande hauteur,
puis s'affaissaient tout à coup avec des craquemens et un fracas
épouvantable, le Pélican et le Palmier, portés l'un contre l'autre,
s'abordèrent poupe en poupe, et presqu'au même instant, le brigantin
l'Esquimaux fut écrasé à côté d'eux, et si subitement que l'équipage eût
de la peine à se sauver. Ce n'est que le 28 août que M. d'Iberville, qui
montait le Pélican, put entrer dans la mer libre, ayant depuis longtemps
perdu ses autres bâtimens de vue. Il arriva seul devant le fort Nelson,
le 4 septembre. Le lendemain matin cependant il aperçut trois voiles à
quelques lieues sous le vent, qui louvoyaient pour entrer dans la rade
où il était; il ne douta point que ce fût le reste de ses vaisseaux.
Mais après leur avoir fait des signaux de reconnaissance auxquels ils ne
répondirent point, il dut se détromper, c'étaient des ennemis. Ne
pouvant les éviter, sa position devenait très critique; il se voyait
surpris seul, traqué, pour ainsi dire, par une force supérieure au pied
de la place même qu'il venait pour assiéger. Ces trois voiles anglaises
étaient le Hampshire de 56 canons, le Dehring de 36, et l'Hudson-Bay de
32 canons. En entrant dans la baie, ils avaient découvert le Profond, un
des vaisseaux de M. d'Iberville, commandé par M. Dugué, qui était pris
dans les glaces, et ils l'avaient canonné par intervalle pendant dix
heures. Le navire français, immobile, n'avait pu présenter à ses
adversaires que les deux pièces de canon de son arrière. L'ennemi avait
fini par l'abandonner le croyant percé à sombrer, et il s'était dirigé
vers le fort Nelson, où il trouva le commandant français qui était,
comme on l'a dit, arrivé de la veille.

La fuite pour ce dernier était impossible; il fallait combattre ou se
rendre. Il choisit le premier parti. Son vaisseau portait cinquante
pièces de canon, mais le chiffre de ses hommes en état de combattre[38]
était en ce moment très faible, à cause des maladies et d'un détachement
qu'il venait d'envoyer à terre et qu'il n'avait pas le temps de
rappeler. Il paya cependant d'audace, et lâchant ses voiles au vent, il
arriva sur les ennemis avec une intrépidité qui leur en imposa. Les
Anglais venaient rangés en ligne, le Hampshire en tête. A neuf heures et
demie le combat s'engagea. Le Pélican voulut aborder de suite le
Hampshire, M. de la Potherie à la tête d'un détachement de Canadiens se
tenant prêts à sauter sur son pont, mais celui-ci l'évita; alors
d'Iberville rangea le Dehring et l'Hudson-Bay, en leur lâchant ses
bordées. Le Hampshire revirant de bord au vent, s'attacha à lui, le
couvrit de mousqueterie et de mitraille, le perça à l'eau et hacha ses
manoeuvres. Le feu était extrêmement vif sur les quatre vaisseaux. Le
commandant anglais cherchait à démâter le Pélican, et à le serrer contre
un bas-fond, M. d'Iberville manoeuvrait pour déjouer ce plan et il
réussit. Enfin au bout de trois heures et demie d'une lutte acharnée,
voyant ses efforts inutiles, le Hampshire courant pour gagner le vent,
recueille ses forces et pointe ses pièces pour couler bas son
adversaire. Celui-ci, qui a prévu son dessein, le prolonge vergue à
vergue, on se fusille d'un bord à l'autre. Les boulets et la mitraille
font un terrible ravage. Une bordée du Hampshire blessa quatorze hommes
dans la batterie inférieure du Pélican; celui-ci redouble son feu,
pointe ses canons si juste et lâche une bordée si à propos, que son fier
ennemi fit tout au plus sa longueur de chemin et sombra sous voile.
Personne ne fut sauvé de son équipage.

[Note 38: MM. de Martigny et Amiot de Villeneuve, ancêtre maternel de
l'auteur, enseignes de vaisseau, étant allés à terre faire une
reconnaissance avec vingt-deux hommes, et quarante autres étant malades
du scorbut.]

Aussitôt d'Iberville vire de bord et court droit à l'Hudson-Bay, qui
était le plus à portée d'entrer dans la rivière Ste.-Thérèse, mais qui,
se voyant sur le point d'être abordé, amena son pavillon. Le Dehring,
auquel on donna la chasse, réussit à se sauver, ayant moins souffert
dans sa voilure que le redoutable vainqueur. Cette victoire donna la
baie d'Hudson aux Français.

M. d'Iberville retourna devant le fort Nelson. Dans la nuit une furieuse
tempête, s'éleva, accompagnée d'une neige épaisse, et malgré tout ce
qu'il put faire, et il était réputé l'un des plus habiles manoeuvriers
de la marine française, le Pélican fut jeté à la côte avec sa prise vers
minuit, et s'emplit d'eau presque jusqu'à la batterie supérieure. Son
chef ne cessa pas dans cette circonstance critique de donner ses ordres
avec calme; et comme c'était à l'époque de l'année où le soleil, dans
cette latitude, descend à peine au-dessous de l'horison et qu'il se
couche et se lève presqu'en même temps, la clarté empêcha que, malgré le
grand nombre de blessés et de malades qu'il y avait à bord, personne ne
périt alors.

Le lendemain le calme s'étant rétabli, l'équipage put gagner la terre;
les malades furent transportés dans des canots et sur des radeaux; il y
avait deux lieues pour atteindre le rivage; 19 soldats moururent de
froid pendant cette longue opération. Comme l'on était resté sans vivre
après le naufrage, et qu'on ignorait ce qu'étaient devenus les autres
vaisseaux, il fut résolu de donner l'assaut au fort sans délai; car
«périr pour périr, disait M. de la Potherie, il vaut mieux sacrifier sa
vie en soldat que de languir dans un bois où il y a déjà deux pieds de
neige». Mais sur ces entrefaites arriva heureusement le reste de
l'escadre française; alors pour ménager son monde, M. d'Iberville se
voyant des provisions en quantité suffisante, abandonna sa première
détermination, et attaqua la place en forme. Après qu'on l'eût bombardée
quelque temps, elle se rendit à condition que la garnison serait
transportée en Angleterre. M. de Martigny y fut laissé pour commandant.
Ainsi le dernier poste que les Anglais avaient dans la baie d'Hudson
tomba en notre pouvoir et la France resta seule maîtresse de cette
région.

Tandis que M. d'Iberville achevait cette conquête, elle reprenait tout à
coup le projet si souvent abandonné de s'emparer de la
Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York. M. de Frontenac pressait
cette entreprise, surtout l'attaque de la dernière province, parce
qu'elle devait entraîner avec elle la sujétion des Iroquois. Peut-être
prévoyait-il aussi, dans sa perspicacité, ce que New-York devait devenir
un jour par sa position. Mais Boston était alors la première ville de
l'Amérique du nord; il était comparativement voisin de l'Acadie, c'est
sur lui que le ministère jeta les yeux. M. de Pontchartrain proposa son
projet au roi qui l'agréa. Le commandement de l'expédition fut confié au
marquis de Nesmond, officier qui s'était fort distingué dans la marine
française. On lui donna dix vaisseaux de guerre, une galiote et deux
brûlots. En même temps le comte de Frontenac reçut l'ordre de tenir ses
troupes prêtes à marcher au premier ordre. Leur destination fut
longtemps un mystère dans la colonie.

Le marquis de Nesmond devait se rendre d'abord à Plaisance, pour
s'assurer des conquêtes que les Français avaient faites l'année
précédente dans l'île de Terreneuve, et pour livrer bataille à la flotte
anglaise que l'on disait destinée à s'emparer de toute l'île. Il devait
ensuite informer le comte de Frontenac de ses progrès, afin que ce
gouverneur pût se rendre avec ses troupes, au nombre de quinze cents
hommes, à Pentagoët pour s'embarquer sur l'escadre, qui cinglerait alors
vers Boston. Cette ville prise, toutes les côtes de la
Nouvelle-Angleterre devaient être ravagées le plus avant que l'on
pourrait dans l'intérieur, jusqu'à Pescadoué (Piscataqua). Si la saison
le permettait, la Nouvelle-York devait subir le même sort, et les
troupes canadiennes, en s'en retournant dans leur pays par cette
province, avaient ordre de commettre les mêmes dévastations sur leur
passage.

La nouvelle de ces armemens, malgré le secret qu'on avait ordonné,
arriva dans les colonies anglaises par différentes voies à la fois. On
faisait courir en même temps le bruit en Canada que les Anglais allaient
revenir l'attaquer, peut-être était-ce pour dépister le public sur
l'objet des levées de troupes du gouvernement. La milice fut aussitôt
appelée sous les armes dans la Nouvelle-Angleterre. La citadelle de
Boston fut mise en état de défense, et cinq cents hommes furent envoyés
pour garder la frontière orientale ouverte aux courses des Abénaquis.
«Ce fut là, dit Hutchinson, une époque critique, peut-être autant que
celle à laquelle le duc d'Anville était avec son escadre à Chibouctou».
Les temps ont bien changé depuis.

Cette entreprise dont le succès avait souri au marquis de Nesmond,
manqua faute de diligence, ou peut-être faute d'argent; car la guerre en
Europe ruinait les finances du royaume. Il ne put partir de la Rochelle
qu'à la fin de mai (1697), et les vents contraires le retinrent deux
mois dans la traversée. Quand il arriva à Terreneuve, il convoqua un
grand conseil de guerre dans lequel il fut décidé que la saison était
trop avancée pour attaquer Boston, attendu que les troupes du Canada ne
pourraient arriver à Pentagoët que le 10 septembre, et que la flotte
n'avait plus que pour cinquante jours de vivres. Un bâtiment fut
immédiatement dépêché à Québec pour communiquer cette détermination au
comte de Frontenac. M. de Nesmond envoya en même temps à la découverte
dans toutes les directions pour avoir des nouvelles de la flotte
anglaise; mais on ne put la rencontrer, et il fut obligé, à son grand
regret, de retourner en France sans avoir tiré un coup de canon, après
s'être flatté de l'espérance de faire une des campagnes les plus
glorieuses de toute cette guerre, si fertile en beaux faits d'armes et
en victoires.

La guerre cependant tirait à sa fin. Les triomphes de Louis XIV en
épuisant ses finances épuisaient aussi ses forces. Il offrit dès 1694 la
paix et la restitution de ses conquêtes; soit défiance, soit ambition,
soit haine, dit un historien, les alliés refusèrent alors ce qu'ils
acceptèrent depuis à Riswick. Jamais guerre n'avait été plus glorieuse
pour la France, soit en Europe ou en Amérique. Le succès avait presque
constamment couronné ses armes, Luxembourg toujours vainqueur mit le
comble à sa gloire en gagnant la sanglante bataille de Steinkerque en
1692, et celle de Nerwinde en 1694, où le roi Guillaume III fut deux
fois vaincu. Catinat, Boufflers, Vendôme, Tourville, Château-Renaud,
DuGuay-Trouin, et bien d'autres y acquirent un nom immortel. Frontenac
et d'Iberville, quoique sur un théâtre moins imposant, soutinrent
dignement l'honneur de leur patrie. Mais ces lauriers ne s'acquéraient
qu'au prix de torrens de sang et de dépenses énormes. Les cinq premières
campagnes avaient coûté plus de deux cents millions de subsides
extraordinaires.

Enfin la paix fut signée à Riswick le 20 septembre 1797. La France et
l'Angleterre furent remises par ce traité, quant à leurs colonies, dans
le même état où elles étaient avant la guerre, excepté que la première
acquit toute la baie d'Hudson. Ainsi elle resta maîtresse de la moitié
occidentale de Terreneuve, de toute la côte maritime depuis le nord de
la baie d'Hudson jusqu'à la Nouvelle-Angleterre, avec les îles
adjacentes, de la vallée du St.-Laurent y compris les grands lacs, et de
celle du Mississipi. Les difficultés entre les deux couronnes au sujet
des limites de ces possessions, furent abandonnées à la décision de
commissaires; de sorte qu'après l'effusion de tant de sang en Amérique,
la propriété du pays des Iroquois et les frontières de l'Acadie et de la
Nouvelle-Angleterre restèrent encore des questions pendantes, que le
temps et les événemens avaient embrouillées et rendues plus difficiles à
résoudre que jamais. Cette guerre avait gravement entravé les progrès du
Canada, et grevé la Nouvelle-Angleterre d'une dette qui, en l'obligeant
de créer du papier monnaie, la fit entrer dans une voie financière,
avantageuse suivant les uns, et pernicieuse suivant les autres.

Selon le désir du traité, MM. de Tallard et d'Herbault furent nommés
commissaires de la part de la France pour régler avec ceux de
l'Angleterre la question des frontières. Cette dernière puissance
s'étant mise en possession des deux bords de la rivière Kénébec, la
rivière de St.-George, comme on l'a dit en parlant de l'Acadie, fut
choisie pour servir de limite entre les deux nations de ce côté là. Ce
qui fut confirmé en 1700 par M. de Villieu de la part du roi très
chrétien, et par M. de Soudric de la part de sa Majesté britannique.

Le peu de durée de la paix ne permit point de régler la question du
droit de pêche sur les côtes de l'Acadie.

Quant au pays des cinq nations, on n'osa pas encore en disposer, de peur
d'irriter la confédération iroquoise, dont l'amitié était briguée par
les deux peuples. Ce qui se fit au sujet de cette frontière, se passa
entre les gouverneurs des deux provinces anglaise et française, qui
dirigèrent leurs menées auprès des Iroquois. Ils tâchèrent par toutes
sortes de subtilités, l'un, de les amener à reconnaître une suprématie
européenne, l'autre, de les empêcher de tomber dans le piège, et de
maintenir leur indépendance et leur neutralité.

Richard, comte de Bellomont, vint remplacer, après le traité de Riswick,
le colonel Fletcher dans le gouvernement de la Nouvelle-York. Il dépêcha
immédiatement le colonel Schuyler et le ministre Delius auprès du comte
de Frontenac, pour l'informer de la conclusion de la paix et régler
l'échange des prisonniers. Ces envoyés déclarèrent que non seulement le
pays des cinq cantons, mais que les contrées de l'ouest avec
Michilimackinac et tout ce qui était au midi de ce poste, appartenaient
à l'Angleterre. Cette prétention extravagante fut traitée avec dérision.
On leur demanda où ils avaient appris que la Nouvelle-Belgique, avant
que d'être devenue la Nouvelle-York, s'étendît à tous les pays dont ils
parlaient. Pour nous le droit de découverte et celui de possession, dit
le chevalier de Callières, sont nos titres tant sur le pays des
Outaouais que sur celui des Iroquois; nous en avions pris possession
avant qu'aucun Hollandais y eût mis le pied; et «ce droit, établi par
plusieurs titres en divers lieux des cantons, n'a été interrompu que par
la guerre que nous avons été obligés de faire à cette nation, à cause de
ses révoltes et de ses insultes».

Les prétentions des deux couronnes étaient bien claires. Dans les
négociations pour l'échange des prisonniers, M. de Bellomont chercha à
faire admettre que les Iroquois étaient sujets anglais; mais le comte de
Frontenac se contenta de répondre, que ces peuples étaient en pourparler
avec lui; qu'ils lui avaient laissé un otage pour garantie de leur
parole, et que, pour ce qui les regardait, il allait traiter directement
avec eux. Il fit du reste un accueil très gracieux à ces envoyés.

Quelque temps après leur départ, il apprit que le gouverneur anglais
avait tenu un grand conseil dans lequel les anciens de tous les cantons
avaient repoussé toute sujétion étrangère et proclamé hautement leur
indépendance nationale dont ils se glorifiaient. Les détails de ce qui
s'y était passé annonçaient que ce gouverneur et la confédération se
ménageaient mutuellement, se défiaient l'un de l'autre; que le premier
voulait profiter de cette occasion pour établir le droit de souveraineté
de l'Angleterre sur les cantons, tandis que ces derniers se servaient de
l'influence de cette puissance pour obtenir des conditions meilleures
des Français. L'on ne peut s'empêcher de plaindre le sort qui menaçait
ces peuples convoités si avidement par deux nations aussi redoutables
qu'ambitieuses, et d'admirer en même temps leur prudence et leur noble
patriotisme.

Le comte de Frontenac sut profiter habilement de ces dispositions pour
décider les cantons à traiter avec lui, et aux conditions qu'il voulait.
Les fautes des Anglais contribuèrent beaucoup à ce résultat heureux. La
sympathie religieuse des Iroquois les faisait incliner pour la France;
leurs intérêts commerciaux les attiraient vers l'Angleterre. La première
exerçait son influence sur eux par le moyen des Jésuites, quoiqu'il ne
faille pas oublier cependant que la politique de ces peuples leur
imposait la nécessité de ménager les Français comme les Anglais. La
Nouvelle-York, pour détruire cette influence, passa, en 1700, une loi
punissant de mort tous les prêtres catholiques qui entreraient
volontairement dans les cantons. Elle oublia que cette mesure froissait
le sentiment religieux d'une partie de la confédération et qu'elle
portait atteinte à l'indépendance de toutes ces peuplades. Les envoyés
français ne manquèrent pas de faire valoir ces observations.

A peu près dans le même temps le roi Guillaume III écrivit au comte de
Bellomont une lettre qui acheva de les décider à traiter avec le
gouverneur du Canada. Ce monarque ordonnait de faire cesser tout acte
d'hostilité entre les parties belligérantes, et de contraindre les
cantons à désarmer. Communiquée au chevalier de Callières, cette lettre
fut transmise aussitôt par lui à Onnontagué pour faire connaître aux
Iroquois que le roi d'Angleterre les regardait comme des sujets, qu'il
les qualifiait ainsi dans ce document, et qu'ils ne devaient plus,
d'après les ordres positifs qu'il donnait, attendre de secours de lui.
Lorsqu'ils se virent abandonnés de ce côté et menacés de l'autre, le
chevalier de Callières ayant eu soin de leur faire comprendre qu'il
fallait enfin terminer les négociations d'une manière ou d'une autre,
ils songèrent sérieusement à déposer les armes.

Ainsi après bien des collisions et des actes d'hostilité surtout entre
eux et les alliés des Français, particulièrement les Outaouais, car la
paix de Riswick n'avait pas désarmé ces Sauvages; après bien des
tentatives infructueuses de la part du comte de Bellomont pour obtenir
par ce moyen un ascendant absolu sur les Iroquois, ils envoyèrent dans
l'été de 1700 dix ambassadeurs «pour pleurer les Français morts pendant
la guerre». Ils furent reçus à Montréal avec pompe. Un grand conseil fut
tenu où assistèrent ces ambassadeurs et ceux de la plupart des nations
alliées de la France. Les délibérations furent rapides, car tout le
monde avait besoin de repos. L'orateur des cantons parla avec une sage
réserve, et en dit assez pour obliger M. de Callières à se prononcer sur
ce qu'il ferait dans le cas où les hostilités éclateraient entre eux et
les Anglais. Il fit connaître l'indignation qu'y avaient excitée les
ordres et les menaces du gouverneur de la Nouvelle-York, et dit que,
comme le refus de s'y soumettre pourrait leur attirer la guerre avec les
Anglais, il espérait qu'ils trouveraient à Catarocouy non seulement les
marchandises qu'ils ne pourraient plus tirer d'Albany; mais encore les
armes et les munitions dont ils pourraient avoir besoin. Le fameux chef
Le Rat, député des Hurons Thionnontatez, prenant la parole, dit; «J'ai
toujours obéi à mon père, et je jette ma hache à ses pieds; je ne doute
point que les peuples du couchant ne fasse la même chose; Iroquois
imitez mon exemple». La paix fut conclue entre la France et ses alliés
d'un côté et la confédération iroquoise de l'autre, le 18 septembre
(1700) avec beaucoup de formalités; et le traité fut signé par le
gouverneur général, l'intendant, le gouverneur de Montréal, le
commandant des troupes, et les supérieurs ecclésiastiques et réguliers
qui se trouvèrent à l'assemblée. Les Indiens signèrent en mettant chacun
le signe de leur nation au bas de l'acte. Les Onnontagués et les
Tsonnonthouans tracèrent une araignée; les Goyogouins, un calumet, les
Onneyouths, un morceau de bois en fourche avec une pierre au milieu; les
Agniers, un ours; les Hurons, un castor; les Abénaquis, un chevreuil; et
les Outaouais, un lièvre.

Le comte de Frontenac n'avait pas vécu pour voir la conclusion du traité
de Montréal. Atteint d'une maladie fort grave dès son début, il succomba
le 28 novembre 1698, dans la soixante-dix-huitième année de son âge. Son
corps et son esprit avaient conservé toute leur vigueur; sa fermeté, son
énergie, ses grands talens brillaient en lui comme dans ses plus belles
années; ce fut un bonheur pour le Canada qu'il ne lui eût pas été enlevé
avant la fin de la guerre. Il emporta dans la tombe l'estime et les
regrets des Canadiens, qu'il avait gouvernés durant une des époques les
plus critiques de leur histoire; il avait trouvé la Nouvelle-France
ouverte, attaquée de toutes parts et sur le bord de l'abîme; il la
laissa agrandie et en paix.

Cet homme a été jugé diversement par les partis qui divisaient alors le
Canada. Le parti clérical dont, à l'exemple de plusieurs de ses
prédécesseurs, il voulait s'affranchir et restreindre l'influence dans
les affaires politiques, l'a peint sous des couleurs peu favorables. Il
lui reprochait deux torts très graves à ses yeux, c'était d'être un
janséniste secret[39], et de tolérer, d'encourager même la traite des
boissons chez les Sauvages. Aujourd'hui que Pascal est réclamé comme une
des lumières du catholicisme, on doit être indulgent sur le premier
reproche. Le second est plus grave, et fut en toute probabilité la cause
première du rappel de ce gouverneur en 1682. On a vu qu'à cette époque,
ses démêlés avec l'intendant, M. Duchesneau, avaient obligé la cour de
les rappeler tous deux. La traite des boissons était défendue chez les
Indiens, et cependant «il la laissait faire, en profitait même»,
écrivait l'intendant, en transmettant à la cour des remontrances
répétées et les plus énergiques. Il avait voulu faire observer les
ordonnances prohibitives, comme chef de la justice, et le gouverneur y
avait mis des entraves. Il s'en était suivi des collisions de pouvoir où
bien certainement le tort fut du côté de celui-ci. Les anciennes
animosités, les anciennes antipathies se réveillèrent vives et ardentes
entre ces deux hommes, de sorte que chacun porta un esprit d'exagération
dans ses paroles et dans ses actes. Le gouverneur parut favoriser les
traitans qui violaient les lois; l'intendant voulut punir avec rigueur
même les ombres de délit. Il faut lire les dépêches de M. Duchesneau
pour pouvoir se faire une idée de l'excès des dissentions qui régnaient
entre ces deux hommes. L'intendant accusait le gouverneur de faire la
traite avec les Indiens par le moyen de M. Du Luth, qu'il qualifiait de
chef des désobéissans, c'est à dire des violateurs de la loi. Il
assurait qu'il prolongeait son séjour à Montréal, pour veiller aux
intérêts de son commerce; que l'exemple qu'il donnait en enfreignant
lui-même les ordonnances faisait que personne ne voulait les observer;
qu'il y avait 5 à 600 coureurs de bois, et que la désobéissance était
générale. Ces rapports faits à la cour ne restaient pas assez secrets
que M. de Frontenac n'en avait connaissance; ils augmentaient l'aversion
qu'il avait pour l'intendant, et il saisissait toutes les occasions de
la lui faire sentir. Aussi celui-ci se plaignit-il dans une dépêche au
ministre, qu'il avait été obligé un jour de sortir du cabinet de M. de
Frontenac pour éviter ses injures. Quoique nous n'ayons pas les réponses
de ce gouverneur à ces accusations, et qu'il serait injuste de le
condamner entièrement sur le témoignage de son accusateur et de son
ennemi, on ne peut se dissimuler que sa conduite à l'égard de la traite
fut répréhensible, et qu'en protégeant ceux qui bravaient la justice des
tribunaux, il ébranlait les bases, troublait l'harmonie de la société
sur laquelle il avait été établi, pour veiller au maintien des lois.

[Note 39: «Pour ce qui est de sa lecture habituelle, ne la faisait-il
pas souvent dans les livres composés par les Jansénistes; car il avoit
plusieurs de ces livres qu'il préconisait fort, et qu'il prêtoit
volontiers aux uns et aux autres»: _Notes au bus de l'Oraison funèbre de
M. de Frontenac prononcée dans l'Eglise des Récollets à Québec, par le
P. Goyer_, _le_ 19 _décembre_ 1698 (Manuscrit).]

Dans sa seconde administration, il se laissa entraîner, mais bien moins
loin, dans les mêmes erremens. Les motifs de cette conduite ne sont pas
néanmoins tous blâmables au même degré. Il paraît avoir été convaincu de
tout temps que la traite devait être, autant que possible, libre et
abandonnée à la concurrence générale comme elle l'était chez les
Anglais. Plus le nombre des traitans était grand, plus l'on approchait
de cette liberté. Peut-être les Indigènes n'avaient-ils tant d'estime et
de respect pour M. de Frontenac, que parceque le commerce qu'ils
faisaient alors avec le Canada leur était plus avantageux. Sa hauteur et
sa jalousie sont aussi des défauts qu'on aimerait à ne pas trouver dans
son portrait, défauts graves d'ailleurs dans un homme placé à la tête
d'un peuple. Ils furent pour lui une source de difficultés et de
chagrins. Ils lui firent des ennemis acharnés qui n'ont pas peu
contribué à faire passer dans son histoire les moindres taches de son
caractère. Une circonstance qui mérite d'être remarquée, c'est qu'en
même temps qu'il nous le peint comme un tyran, le parti sacerdotal
laisse entrevoir que la popularité de ce gouverneur était grande,
puisqu'il pouvait faire du peuple l'instrument de ses passions. Aussi un
pieux annotateur attaché à la cathédrale de Québec s'écrie-t-il: «Que
n'aurait-il pas dû faire dans ce temple pour demander pardon de l'ardeur
opiniâtre et comme forcenée avec laquelle il a si longtemps persécuté
l'Eglise, maintenu et souvent même excité les révoltes et les mutineries
des peuples contre elle?» Nous mentionnerons encore, pour faire
connaître l'esprit du temps et les moeurs simples de nos ancêtres, que
le gouverneur souleva contre lui un orage pour avoir «autorisé ou
introduit dans ce pays, malgré les remontrances des serviteurs de Dieu,»
les spectacles et les comédies. Dans cette petite société, les moindres
choses prenaient les proportions d'un événement, et elles finissaient
souvent par en avoir les conséquences. C'est en refusant ainsi le
secours du bras séculier aux décisions de l'Eglise qu'il s'attirait son
animadversion; et pourtant en principe, c'était la politique la plus
sage, car que sont devenus les pays théocratiques? Qu'est devenu le
gouvernement fondé par les Jésuites au Paraguay? Que sont aujourd'hui
les malheureux Romains sous les bayonnettes mercenaines de l'étranger?
L'inquisition étouffe tout. «Je frémis, dit un voyageur, à l'aspect de
la dépopulation de la campagne de Rome; je crois assister à l'agonie
d'une société en décadence. C'est un spectacle bien triste que la mort
d'inanition d'une grande ville.»

En jugeant M. de Frontenac comme homme d'état, en l'appréciant d'après
l'ensemble de ses actes et les résultats de sa politique, on doit le
ranger dans le petit nombre des administrateurs de ce pays, qui lui ont
rendu des services réels. Au reste, dit lui même Charlevoix, «la
Nouvelle-France lui devait tout ce qu'elle était à sa mort, et l'on
s'aperçut bientôt du grand vide qu'il y laissait.» L'abolition de la
compagnie des Indes occidentales, l'introduction de l'ordonnance de
Louis XIV de 1667, le droit d'emprisonnement limité au gouverneur, au
procureur général et au conseil souverain, sont les principaux événemens
qui ont eu lieu sous sa première administration de 1672 à 1682. Il est
un des premiers auteurs du système gigantesque que la France imagina en
Amérique pour étendre et consolider son influence, savoir, des alliances
avec les Indiens et l'établissement de cette chaîne de forts qui
s'étendit dans la suite jusqu'à la baie du Mexique. Le voisinage des
Anglais, qui venaient de s'emparer de la Nouvelle-York, nécessitait à
ses yeux l'adoption d'un pareil plan.

Sa seconde administration, qui commença à une époque si funeste (1689),
est entièrement remplie par les guerres, dont nous venons de tracer le
glorieux, mais sanglant tableau. La conduite qu'il tint avec la
confédération iroquoise, et les conseils qu'il lui donna sur la
politique qu'elle devait suivre avec ses voisins, produisirent d'heureux
résultats pour le pays. Après la guerre de 1690, le Canada fut peu
inquiété par ces barbares.

Il avait des idées étendues et justes pour l'agrandissement de la
colonie; mais l'état de la France, et la politique de son gouvernement,
ne lui permirent pas de suivre un système aussi favorable au
développement des immenses contrées du Canada, qu'il l'aurait désiré.

Le chevalier de Callières, depuis longtemps gouverneur de Montréal, fut
nommé pour le remplacer. Il avait une grande expérience des affaires du
pays, et était connu des troupes qui avaient marché plus d'une fois sous
ses ordres, et qui admiraient sa conduite et son intrépidité. Un
jugement sain, de la pénétration, du désintéressement, un flegme qui le
rendait maître de ses préjugés et de ses passions, l'avaient recommandé
non seulement aux Canadiens, mais aux Sauvages qui savaient que sa
parole était inviolable, et qu'il exigeait la même fidélité de la part
des autres, qualité indispensablement nécessaire pour mériter la
confiance des Indiens et devenir l'arbitre de leurs différends.

Le chevalier de Vaudreuil fut nommé au gouvernement de Montréal. Revenu
depuis peu de France, son activité, sa bonne mine, des manières aimables
et nobles, et sa popularité parmi les soldats, le rendaient très propre
à occuper un poste de cette importance. Depuis cette époque jusqu'à la
moitié du siècle suivant, lui et sa famille n'ont point cessé d'occuper
les principaux emplois de la colonie. Convaincu enfin de l'importance de
Catarocoui, le roi recommanda de nommer, pour commander ce poste avancé,
un officier intelligent, et capable de prendre une décision dans toutes
les circonstances où il pourrait se trouver.

Le chevalier de Callières suivit à l'égard des Iroquois la politique de
son prédécesseur. Il avait mis la dernière main au traité préliminaire
du 18 septembre. Ce traité que les Anglais traversèrent jusqu'à la fin,
fut confirmé le 4 août 1701 dans une assemblée générale tenue avec une
grande magnificence dans une plaine sous les murailles de la ville de
Montréal. On avait élevé une vaste enceinte dans laquelle un espace
était réservé pour les dames et l'élite de la ville. Les soldats furent
rangés autour, et treize cents Indiens vinrent prendre place au milieu
dans l'ordre qui avait été indiqué. Jamais on n'avait vu réunis des
députés de tant de nations diverses. Les Abénaquis, les Iroquois, les
Hurons, les Outaouais, les Miâmis, les Algonquins, les Pouteouatamis,
les Outagamis, les Sauteurs, les Illinois, enfin les principales nations
depuis le golfe St.-Laurent jusque vers le bas Mississipi y avaient des
représentans. Cette grande assemblée offrait l'aspect le plus varié et
le plus bizarre par l'étrangeté des costumes et la diversité des
idiomes. Le gouverneur occupait une place où il pouvait être vu et
entendu de tous. Trente-huit députés signèrent le traité définitif. Un
_Te Deum_ fut chanté; un festin, des salves d'artillerie et des feux de
joie terminèrent cette solennité qui assurait la paix de l'Amérique
septentrionale, et ensevelissait dans le sein de la terre cette hache
sanglante qui depuis tant d'années, toujours levée et toujours avide de
sang, avait fait de la baie d'Hudson au golfe du Mexique comme un vaste
tombeau.

La consommation de ce traité fut accompagnée d'un événement qui fit une
grande impression sur les esprits, et qui fournit une nouvelle preuve du
respect que le vrai patriote impose même à ses ennemis. Dans une des
conférences publiques, tandis qu'un des chefs hurons parlait, le Rat, ce
célèbre Indien, dont le nom a déjà été cité plusieurs fois, se trouva
mal. On le secourut avec d'autant plus d'empressement qu'on lui avait
presque toute l'obligation de ce merveilleux concert et de cette
réunion, sans exemple jusqu'alors, de tant de nations diverses pour la
paix générale. Quand il fut revenu à lui, ayant manifesté le désir de
dire quelque chose, on le fit asseoir dans un fauteuil au milieu de
l'assemblée, et tout le monde s'approcha pour l'entendre. Il parla au
milieu d'un silence profond. Il fit avec modestie et avec dignité le
récit de toutes les démarches qu'il avait faites pour amener une paix
universelle et durable. Il appuya beaucoup sur la nécessité de cette
paix, et les avantages qui en reviendraient à toutes les nations, en
démêlant avec une adresse étonnante les intérêts des unes et des autres.
Puis se tournant vers le gouverneur général, il le conjura de justifier
par sa conduite la confiance qu'on avait en lui. Sa voix
s'affaiblissant, il cessa de parler. Doué d'une grande éloquence et de
beaucoup d'esprit, il reçut encore dans cette circonstance si grave et
si imposante ces vifs applaudissemens qui couvraient sa voix chaque fois
qu'il l'élevait dans les assemblées publiques, et qu'il arrachait même à
ses ennemis pour ainsi dire malgré eux.

Sur la fin de la séance, il se trouva plus mal. On le porta à
l'Hôtel-Dieu, où il mourut sur les deux heures après minuit. Les Hurons
sentirent toute la perte qu'ils venaient de faire. Jamais Sauvage
n'avait montré plus de génie, plus de valeur, plus de prudence et plus
de connaissance du coeur humain. Des mesures toujours justes, les
ressources inépuisables de son esprit, lui assurèrent des succès
constans. Passionné pour le bien et la gloire de sa nation, ce fut par
patriotisme qu'il rompit, avec cette décision qui compte le crime pour
rien, la paix que le marquis de Denonville avait contractée avec les
Iroquois contre ce qu'il croyait être les intérêts de ses compatriotes.
Connaissant la politique et la force de ses ennemis, peut-on blâmer ce
chef barbare d'avoir employé les moyens dont il fit usage pour réussir,
lorsque les peuples les plus civilisés proclament le principe qu'il
suffit qu'un peuple soit moins avance qu'un autre pour que celui-ci ait
droit de le conquérir[40].

[Note 40: Voir le discours du chevalier Robert Peel, premier ministre
d'Angleterre, au sujet de la guerre de l'Inde (Session 1843-4).]

Le Rat (ou Kondiaronk son nom huron) brillait autant dans les
conversations particulières que dans les assemblées publiques, par son
esprit et ses reparties vives, pleines de sel et ordinairement sans
réplique. Il était le seul homme en Canada qui pût, en cela, tenir tête
au comte de Frontenac, qui l'invitait souvent à sa table; et il disait
qu'il ne connaissait parmi les Français que deux hommes d'esprit, ce
gouverneur et le P. de Carheil. L'estime qu'il portait à ce Jésuite fut
ce qui le détermina, dit-on, à se faire chrétien.

Sa mort causa un deuil général; son corps fut exposé, et ses funérailles
auxquelles assistèrent le gouverneur, toutes les autorités, et les
envoyés des nations indiennes qui se trouvaient à Montréal, se firent
avec une grande pompe et les honneurs militaires. Il fut inhumé dans
l'église paroissiale. L'influence et le cas que l'on faisait de ses
conseils parmi sa nation étaient tels, qu'après la promesse que M. de
Callières avait faite à ce chef mourant de ne jamais séparer les
intérêts de la nation huronne de ceux des Français, les Hurons gardèrent
toujours à ceux-ci une fidélité inviolable.



                               LIVRE VI



                              CHAPITRE I.

                    ÉTABLISSEMENT DE LA LOUISIANE.

                               1683-1712.


De la Louisiane.--Louis XIV met plusieurs vaisseaux à la disposition de
la Salle pour aller y fonder un établissement.--Départ de ce voyageur;
ses difficultés avec le commandant de la flottille, M. de Beaujeu.--L'on
passe devant les bouches du Mississipi sans les apercevoir et l'on
parvient jusqu'à la baie de Matagorda (ou St.-Bernard) dans le pays que
l'on nomme aujourd'hui le Texas.--La Salle y débarque sa colonie et y
bâtit le fort St.-Louis.--Conséquences désastreuses de ses divisions
avec M. de Beaujeu, qui s'en retourne en Europe.--La Salle entreprend
plusieurs expéditions inutiles pour trouver le Mississipi.--Grand nombre
de ses compagnons y périssent--Il part avec une partie de ceux qui lui
restent pour les Illinois, afin de faire demander des secours en
France.--Il est assassiné.--Sanglans démêlés entre ses meurtriers;
horreur profonde que ces scènes causent aux Sauvages.--Joutel et six de
ses compagnons parviennent aux Illinois.--Les colons laissés au Texas
sont surpris par les Indigènes, et tués ou emmenés en captivité.--Guerre
de 1689 et paix de Riswick.--D'Iberville reprend l'entreprise de la
Salle en 1698, et porte une première colonie canadienne à la Louisiane
l'année suivante; établissement de Biloxi (1698).--Apparition des
Anglais dans le Mississipi.--Les Huguenots demandent à s'y établir et
sont refusés.--Services rendus par eux à l'Union américaine.--M. de
Sauvole lieutenant gouverneur.--Sages recommandations du fondateur de la
Louisiane touchant le commerce de cette contrée.--Mines d'or et
d'argent, illusions dont on se berce à ce sujet.--Transplantation des
colons de Biloxi dans la baie de la Mobile (1701). M. de Bienville
remplace M. de Sauvole.--La Mobile fait des progrès.--Mort de
d'Iberville; caractère et exploits de ce guerrier.--M. Diron
d'Artaguette commissaire-ordonnateur (1708).--La colonie languit.--La
Louisiane est cédée à M. Crozat en 1712, pour 16 ans.


L'on donnait autrefois le nom de Louisiane à tout le pays du golfe du
Mexique, qui s'étend depuis la baie de la Mobile, à l'est, jusqu'aux
sources des rivières qui tombent dans le Mississipi, à l'ouest,
c'est-à-dire jusqu'au Nouveau-Mexique et à l'ancien royaume de Léon.
Aujourd'hui ce vaste territoire est divisé en plusieurs Etats: le Texas
à l'occident depuis le Rio Del Norte jusqu'à la Sabine; la Louisiane
proprement dite, au centre, depuis cette dernière rivière jusqu'à la
rivière aux Perles; et le Mississipi, à l'est, depuis la rivière aux
Perles jusqu'à quelque distance à l'ouest de la baie de la Mobile,
l'intervalle qui reste jusqu'à cette baie formant partie de l'Alabama.
Au nord de ces Etats, il y a encore ceux de l'Arkansas, du Missouri, de
l'Illinois, etc. A l'époque où nous sommes arrivés ces pays étaient
inconnus. Ferdinand de Soto, Espagnol, ancien compagnon de Pizarre,
n'avait fait que les traverser à l'intérieur en 1539-40 en courant après
un nouveau Pérou. Parti de la baie du St.-Esprit dans la Floride avec
plus de 1000 hommes de troupes, il s'éleva au nord jusqu'aux Apalaches;
de là se tournant vers le couchant, il suivit quelque temps le pied de
ces montagnes pour se rabattre vers le sud, où il vint traverser la
rivière Tombeckbé près de son confluent avec celle d'Alabama; il se
dirigea ensuite vers le nord-ouest, et alla passer le Mississipi
au-dessus de la rivière des Arkansas, se tourna encore au sud et
franchit la rivière Rouge qui fut le terme de sa course, et sur les
bords de laquelle il mourut en 1542, sans avoir trouvé l'objet de son
ambition. Moscosa, son lieutenant, le remplaça et marcha vers l'occident
dans l'intention d'atteindre le Mexique; mais arrêté par les montagnes,
il revint sur ses pas, et descendit vers la mer pour se rembarquer,
n'ayant plus que 350 hommes avec lui[41]. De cette expédition il n'était
resté que de vagues souvenirs, de même que des rares voyages entrepris
par les Espagnols sur les côtes septentrionales du golfe.

[Note 41: _Carte de la Louisiane_, etc. 1782, par G. Delisle de
l'Académie française; elle se trouve dans l'Itinéraire de la Louisiane,
petit vol. sans aucun mérite. Garcilasso de la Vega: _Histoire de la
conquête de la Floride par Ferdinand de Soto_, traduction de P.
Richelet.]

Nous avons vu l'accueil gracieux que la Salle avait reçu de Louis XIV,
lors de son retour de (1683) la découverte de l'embouchure du
Mississipi. Il proposa à ce monarque d'unir au Canada la vallée
qu'arrose ce grand fleuve, et d'assurer ainsi à la France la
souveraineté des pays intérieurs situés entre la mer du Nord et le golfe
du Mexique. Ce projet vaste et superbe fut bien accueilli du monarque,
qui aimait tout ce qui porte un caractère de noblesse ou de grandeur, et
il fut chargé de l'exécuter en colonisant la Louisiane.

Quatre vaisseaux furent mis à sa disposition: le _Joly_ de 36 canons, la
_Belle_ de 6 canons, l'_Aimable_, flute de 300 tonneaux et une caïche.
Il s'y embarqua 280 personnes y compris les équipages, savoir, une
centaine de soldats, des artisans, des volontaires, parmi lesquels on
comptait plusieurs Canadiens et gentilshommes, et huit missionnaires.
Cette petite escadre, commandée par M. de Beaujeu, homme vaniteux et
jaloux, mit à la voile de la Rochelle le 24 juillet 1684. A peine
fut-elle en mer que la mésintelligence se mit entre les deux chefs, et
dégénéra en une haine invétérée qui eut les conséquences les plus
désastreuses. Le premier effet en fut la perte de la caïche enlevée par
les Espagnols sous l'île de St.-Domingue. Trompé ensuite par la
direction des courans du golfe du Mexique, et par des observations
faites avec des instrumens astronomiques inexacts, l'on se crut à l'est
tandis que l'on était déjà à l'ouest de la principale branche du
Mississipi (Sparks). Les terres, dépourvues d'arbres et plus basses même
que ce fleuve, qui n'est retenu dans son lit que par des attérissemens
ou digues naturelles insuffisantes pour empêcher encore aujourd'hui
d'immenses débordemens d'avoir lieu dans les grandes eaux, ne
présentaient au bord de la mer aucune marque distinctive aux Français
pour les guider. Ils passèrent devant les bouches du fleuve sans les
reconnaître. Quelques jours après cependant, la Salle, sur les indices
des Sauvages de la côte, soupçonnant quelqu'erreur, voulut retourner sur
ses pas; mais M. de Beaujeu s'y refusa obstinément, ne pouvant se faire
à l'idée d'être commandé par un homme qui n'était pas militaire, et que
la cour avait mis au dessus de lui malgré ses représentations[42].

[Note 42: Lettre de M. du Beaujeu au ministre: _Spark's American
Biography, vol. XI_.]

L'on continua donc à marcher vers l'ouest, et l'on parvint ainsi le 14
février (1685), sans savoir où l'on était, dans la baie de St.-Bernard,
aujourd'hui de Matagorda, dans le Texas, à environ 120 lieues à l'ouest
du fleuve que l'on cherchait. La Salle n'en découvrant aucune trace,
prit la résolution désespérée de débarquer son monde dans cet endroit,
et il donna en conséquence l'ordre au commandant de l'Aimable d'entrer
dans la baie; celui-ci, feignant d'obéir, se jeta exprès sur les
rescifs[43], de manière que le navire et une partie de la cargaison
furent perdus. Ce malheur était d'autant plus grand que le vaisseau
portait les munitions de guerre et presque tous les outils et autres
objets nécessaires pour commencer un établissement dans un pays inculte
et sauvage. M. de Beaujeu, loin de punir le coupable, le reçut sur son
bord pour le soustraire à la vengeance de la Salle. Cette entreprise,
dans laquelle ce dernier avait éprouvé toutes sortes d'obstacles depuis
l'opposition commencée par M. de la Barre, fut poursuivie jusqu'à la fin
par une espèce de fatalité. M. de Beaujeu, trahissant son devoir et les
intérêts de son pays pour de misérables motifs, refusa sous des
prétextes frivoles à la Salle diverses choses pour remplacer celles qui
avaient été perdues dans le naufrage; et il abandonna à son sort, le 14
mars, la jeune colonie, composée d'environ 180 personnes, sur la plage
inconnue où le hasard l'avait conduite.

[Note 43: Joutel: _Journal historique_.]

Elle commença aussitôt à travailler à la culture et à se faire un fort
pour se mettre à l'abri des attaques des Indiens. Lorsqu'il fut assez
avancé, la Salle remonta la rivière aux Vaches sur laquelle il en fit
commencer un second dans un endroit plus avantageux à deux lieues
seulement de la baie, et lui donna le nom de St.-Louis, ayant toujours
présent à la pensée celui du grand roi qui le protégeait. Placé sur une
éminence, il commandait une vue superbe du côté de la campagne et du
côté de la mer. Cependant à mesure que le temps avançait l'on s'y
trouvait moins bien; les grains semés périrent par la sécheresse, ou par
les dégâts des bêtes sauvages, et la plupart des artisans qu'on avait
emmenés ne sachant pas leurs métiers, les constructions marchaient fort
lentement. Les nombreux contretemps qu'on avait déjà éprouvés avaient
mécontenté ou découragé plusieurs colons; des mutineries, suscitées par
le turbulent Duhaut l'un d'eux, auraient déjà éclaté sans la prudence de
Joutel, l'auteur de la meilleure relation de cette expédition
malheureuse, que nous ayons. La maladie enleva encore les hommes les
plus utiles. En peu de temps la situation de St.-Louis devint très
critique; les Indigènes prirent une attitude menaçante, et l'on
n'apercevait aucun indice du fleuve sur lequel on était venu pour
s'établir et que l'on aurait dû dès lors oublier. La Salle dissimulait
ses chagrins et ses inquiétudes avec cette fermeté inébranlable que nous
lui connaissons déjà, et le premier à l'oeuvre, il donnait l'exemple du
travail avec un visage calme et serein. Les ressources de son génie
semblaient augmenter avec les obstacles; malheureusement son naturel
sévère devenait plus inflexible sous cette apparence de sérénité; et
dans le moment où ses gens s'épuisaient de fatigues, il punissait les
moindres fautes avec une extrême rigueur. Il sortait rarement de sa
bouche une parole de douceur et de consolation pour ceux qui souffraient
avec le plus de patience. Une tristesse mortelle s'empara graduellement
des colons. Devenus indifférens à tout, la maladie sembla avoir plus de
prise sur eux, et une trentaine succombèrent à ce dégoût fatal de la
vie. Le caractère de la Salle n'a que trop contribué à son infortune. Sa
fierté dédaignait les moyens de persuasion. Un autre moins capable,
moins juste même que lui, mais plus insinuant, eût réussi là où il
échouait.

Le pays dans lequel il se trouva ainsi forcément jeté, partout plat et
uni, possède un climat sain, mais chaud, un air pur, un ciel serein et
il y pleut rarement. On n'y voit que des plaines à perte de vue,
entrecoupées de rivières, de lacs et de bocages rians et champêtres. Le
palmier y croît dans les forêts qu'habitent des espèces de léopards et
de tigres. Les rivières étaient alors remplies de caïmans, sorte de
crocodiles féroces qui avaient jusqu'à 20 pieds de long et qui en
chassaient le poisson. Le serpent à sonnette était aussi à craindre sous
l'herbe dans ces belles prairies émaillées de fleurs qui charmaient les
regards des Français. Une multitude de peuplades indiennes erraient dans
les forêts. Charlevoix appelle _Clamcoëts_ les Sauvages qui occupaient
le littoral de la mer. Les _Cénis_ étaient plus reculés dans l'intérieur
et allaient tous à cheval, se servant du mors et de l'étrier comme les
Espagnols, auxquels ils avaient sans doute emprunté cette coutume.

La Salle songea à se mettre à la recherche du Mississipi. Il fit à cet
effet une première excursion de quelques mois du côté du Colorado, dans
laquelle il perdit plusieurs de ses gens, qui furent massacrés par les
Sauvages, ou qui périrent dans le naufrage de la Belle, le seul bâtiment
qui lui restât après le départ de M. de Beaujeu. Une seconde excursion
qu'il poussa jusque chez le Cénis ne fut pas plus heureuse; et sur 20
hommes qui l'avaient suivi, il n'en ramena que 8. Les maladies, les
chagrins, les accidens faisaient en même temps d'affreux ravages parmi
ses autres compagnons. La Salle se proposait d'envoyer chercher des
secours dans les Iles, et de ranger ensuite le golfe du Mexique jusqu'à
ce qu'il eût trouvé le Mississipi; mais la perte de la Belle avait rompu
tous ses plans: ses ressources s'épuisant de jour en jour, et étant
éloigné de plus de 2000 milles de tout homme civilisé, il ne lui resta
plus d'autre moyen que de faire demander des secours en France par la
voie du Canada.

Il se décida à aller lui-même aux Illinois, ce qui aurait été une faute
si sa présence n'eût pas été nécessaire en Canada pour faire taire ses
opposans toujours prêts à déprécier ce qu'il faisait. Il partit le 12
janvier 1787 avec 17 hommes, laissant 20 personnes à St.-Louis, tant
hommes que femmes et enfans; de sorte qu'à cette époque le nombre des
colons était donc déjà réduit de 180 à 37. Un Canadien, M. le Barbier, y
fut laissé pour commandant. «Nous nous séparâmes les uns des autres, dit
Joutel, d'une manière si tendre et si triste, qu'il semblait que nous
avions tous le secret pressentiment que nous ne nous verrions jamais».

La marche fut lente et pénible. Le 16 mars, on était encore sur l'un des
affluens de la rivière de la Trinité, lorsqu'une sanglante tragédie vint
mettre le comble aux malheurs qui avaient déjà frappé cette entreprise.
Quelques hommes de l'expédition, à la tête desquels était Duhaut,
s'étant isolés du reste, eurent un démêlé avec un neveu de la Salle
nommé Moragnet; aigris par leurs pertes, par leurs privations et par la
hauteur de cet homme, ils résolurent de le tuer, et de faire la même
chose à ses deux compagnons pour cacher leur forfait. Mais ils n'eurent
pas plus tôt commis ce triple assassinat que, craignant la justice de la
Salle, et entraînés d'ailleurs par la pente du crime, ils pensèrent que
leur vengeance ne serait pas satisfaite tant que ce chef respirerait: sa
mort fut donc aussi résolue. La Salle cependant ne voyant pas revenir
son neveu, un soupçon de ce qui était arrivé traversa son esprit, et il
demanda s'il n'avait pas eu quelque difficulté avec Duhaut. Il partit à
l'instant pour aller à sa rencontre. Les conspirateurs l'ayant vu venir
de loin, chargèrent leurs armes, traversèrent la rivière et se cachèrent
dans les hautes herbes pour l'attendre. Ce dernier en approchant du lieu
où ils étaient, aperçut deux aigles qui planaient dans l'air au-dessus
de sa tête comme s'ils eussent vu quelque proie aux environs; il tira un
coup de fusil. Un des conjurés se montra aussitôt et la Salle marchant
vers lui, lui demanda où était son neveu; tandis que ce malheureux lui
faisait une réponse vague, une balle frappa la Salle à la tête et
l'étendit par terre mortellement blessé et sans parole. Le P. Anastase
qui se trouvait à côté de lui, crut qu'on allait lui faire subir le même
sort. La Salle vécut encore une heure après avoir été frappé, indiquant
en serrant la main au P. Anastase agenouillé près de lui, qu'il
comprenait les paroles que lui adressait le pieux missionnaire. Il fut
enterré dans une fosse creusée sur la place où il avait été tué, au
milieu du désert, par le bon père qui y planta une humble croix de bois.
Ainsi finit celui que l'on peut appeler, peut-être, le premier fondateur
du Texas. M. Sparks place le théâtre de ce drame sanglant sur les bords
de l'un des tributaires de la rivière Brasos, d'autres le mettent dans
le voisinage de la rivière de la Trinité.

Les meurtriers se saisirent de l'autorité, de l'argent et de tout ce
qu'il y avait, et la caravane se remit en marche, les uns le coeur
ulcéré de douleur, les autres de remords et d'inquiétude. La désunion ne
tarda pas à se mettre parmi les assassins. Dans une querelle qu'ils
eurent au sujet du partage des dépouilles, Duhaut et le chirurgien
Liotot, les deux chefs de la conspiration, furent tués par leurs
complices à coups de pistolet. Ces scènes épouvantables commises au
milieu des vastes solitudes qui les entouraient, remplirent les Sauvages
eux-mêmes de frayeur et d'étonnement. Après ce dernier crime, l'on se
sépara: tous ceux qui s'étaient compromis restèrent parmi les Indiens,
et le reste, au nombre de sept, savoir: Joutel, le P. Anastase, les
Cavalier, oncle et neveu, et trois autres, continua sa route vers les
Illinois où il arriva au fort St.-Louis le 14 septembre.

Cependant la petite colonie qui avait été laissée dans la baie
St.-Bernard, eut une fin encore plus funeste. Peu de temps après le
départ de la Salle, les Sauvages tombèrent sur le fort à l'improviste et
en massacrèrent tous les habitans à l'exception de cinq. Ces cinq
personnes avec quelques autres compagnons de la Salle, qui avaient
déserté avant son départ, tombèrent entre les mains des Espagnols,
jaloux de l'entreprise des Français, et résolus de la faire échouer s'il
était possible. Les rapports de ces prisonniers les tranquillisèrent;
mais ceux qui pouvaient fournir des renseignemens utiles sur le pays,
furent enfouis dans les mines du Nouveau-Mexique. Les autres, fils d'un
Canadien nommé Talon, étaient d'un âge encore trop tendre pour avoir pu
faire des observations de ce genre, et leur sort ayant touché la
générosité du vice-roi du Mexique, il les prit sous sa protection et les
éleva à sa cour. Lorsqu'ils furent plus vieux, il les fit entrer dans la
marine espagnole; et après diverses aventures plus on moins romanesques,
l'un d'eux revit la France.

Telle fut la malheureuse issue d'une expédition qui avait inspiré les
plus grandes espérances, et qui aurait probablement réussi, si l'on se
fût borné à former un établissement là où l'on était, sans porter pour
le moment son attention ailleurs. En effet, le Texas est l'un des plus
beaux et des plus fertiles pays du monde, mais la Salle fit encore ici
la faute qu'il avait déjà commise au Canada, de se faire suivre par trop
de monde dans ses expéditions. Les désastres dont elles furent
accompagnées, amenèrent la ruine de St.-Louis. Pour réussir il n'avait
qu'à rester au milieu de son établissement et encourager les
défrichemens et l'agriculture. Quelques auteurs lui reprochent d'avoir
perdu de vue son premier dessein pour prendre connaissance des
fabuleuses mines de Sainte Barbe; mais rien dans Joutel ni dans le P.
Zénobe[44] ne justifie cette assertion[45]. Au reste, il paraît que le
génie de ce voyageur célèbre était plus propre à imaginer et à établir
un vaste système commercial dans ces contrées lointaines qu'à fonder un
empire agricole. Ses idées avaient alors quelque chose de grand; et les
plans qu'il soumit à Louis XIV sont basés sur des calculs exacts et
profonds: il fut le précurseur de Dupleix.

[Note 44: Le P. Chrétien Leclerc: _Premier établissement de la Foi dans
la Nouvelle-France_.]

[Note 45: Au contraire, loin de se rapprocher des Espagnols il s'en
éloigna. Voici ce qu'on lit dans le P. Zénobe: «ce fut ici que le sieur
de la Salle changea sa route du _nord-est_ à _l'est_ par des raisons
qu'il ne nous dit pas, et que nous n'avons jamais pu pénétrer». Le
Mississipi était à l'est de lui.]

Nous nous sommes étendu sur cette expédition infortunée parcequ'elle
servit de prélude à celle de notre compatriote dans la Louisiane
proprement dite; d'ailleurs l'histoire du Canada français devait cette
marque de reconnaissance à l'homme qui a sacrifié sa fortune et sa vie
pour la cause de la colonisation française en Amérique; car s'il n'a pas
fondé, il a du moins accéléré beaucoup l'établissement de la Louisiane
aujourd'hui si florissante. Chaque jour ajoute aussi à l'intérêt de
l'histoire de ces pères du Nouveau-Monde. A mesure que ce continent se
peuple, que les anciennes colonies si pauvres, si humbles à leur
origine, se changent en états, en empires indépendans, le nom de leurs
fondateurs grandit; les ombres de ces nouveaux Romulus s'élèvent sur
l'Amérique, où elles forment pour ainsi dire comme les bornes du passé.

La fondation de la Louisiane comme celle du Canada devait être
accompagnée de beaucoup de vicissitudes et de malheurs. L'expérience
d'un siècle n'avait point lait changer la politique du gouvernement; les
principes larges et progressifs de Colbert étaient mis en oubli dans le
temps même, où cet établissement commençait à naître; et la pénurie du
trésor le livra à un monopole encore plus dur que celui qui pesait sur
le Canada. On ne saurait trop redire à la France, qui cherche
aujourd'hui à répandre sa race, sa langue et ses institutions en
Afrique, ce qui a ruiné son système colonial dans le Nouveau-Monde, où
elle aurait dû prédominer. Le défaut d'association dans la mère-patrie
pour encourager une émigration _agricole_ par tous les moyens légitimes,
l'absence de liberté, et la passion des armes répandue parmi les colons,
telles sont les principales causes qui ont fait languir le Canada. Ce
qui retarda tant la Louisiane, c'est le caractère plus commercial
qu'agricole qui lui fut donné. On choisit pendant longtemps les postes
qui paraissaient plus favorables au négoce qu'à l'agriculture. On
n'abandonna ce système qu'après avoir éprouvé des désastres
irréparables. Il est digne de remarque que le gouvernement britannique
avait suivi la même maxime de ne pas souffrir que ses nationaux
formassent des établissemens dans l'intérieur du pays et loin de la mer.
Les motifs de cette politique sont exprimés, dit M. Barbé-Marbois, dans
un rapport qui ne vit le jour que fort tard. «Les contrées de l'ouest
sont fertiles, y remarquait-on, le climat en est tempéré, les planteurs
s'y établissent sans obstacles; avec peu de travail ils pourraient
satisfaire à leurs besoins; _ils n'auraient rien à demander à
l'Angleterre, et point de retour à lui offrir_». Mais leurs libertés et
leurs institutions politiques neutralisaient les effets de cette
conduite intéressée.

La guerre terminée par la paix de Riswick, avait fait oublier le Texas
et la Louisiane, où la beauté du pays avait attiré cependant plusieurs
Canadiens, qui en sont à ce titre les premiers fondateurs. Ils s'étaient
établis vers les bouches du Mississipi et à la Mobile, afin d'être plus
près des Iles françaises pour leur commerce (Le Page Dupratz). Mais
aussitôt que la tranquillité fut rétablie dans les deux mondes, la cour
y reporta son attention. Les Espagnols qui regardèrent en tout temps
l'Amérique comme leur patrimoine exclusif, avaient vu l'entreprise de la
Salle d'un oeil d'envie; ils apprirent donc sa mort et la dispersion des
planteurs qui l'avaient suivi, avec une joie qu'ils ne dissimulèrent
guère, et ils se hâtèrent de prendre possession du pays dans l'espérance
d'en éloigner les Français pour toujours. Après avoir visité différentes
parties de la côte, ils choisirent la baie de Pensacola, au levant du
Mississipi, à l'extrémité occidentale de la Floride, pour y former leur
établissement. Ils y étaient depuis peu de temps lorsque d'Iberville
parut.

A son retour de la baie d'Hudson en 1697, ce célèbre navigateur avait
proposé au ministère de reprendre les projets formés quelques années
auparavant sur la Louisiane. M. de Pontchartrain s'était empressé
d'agréer ses offres et de lui donner deux vaisseaux avec lesquels il
partit de Rochefort dans le mois d'octobre de l'année suivante, et plus
heureux que la Salle, il trouva l'embouchure du fleuve dont la recherche
avait occupé une partie de la vie de celui-ci. Ayant été à son retour
nommé gouverneur général de cette vaste contrée, il y porta en 1699 une
première colonie composée presque entièrement de Canadiens. Il se
présenta devant le fort de Pensacola dont les Espagnols lui refusèrent
l'entrée. Il continua sa route vers l'ouest et entra, en mars 1699, dans
l'embouchure du Mississipi qu'il remonta jusque chez les Outmas, tribu
établie au-dessus de Donaldsonville, laquelle lui remit une lettre du
chevalier de Tonti adressée à la Salle, qu'il était descendu pour
rencontrer au bord de la mer en 1685. Il revint sur ses pas et débarqua
sa colonie dans la baie de Biloxi située entre le fleuve et Pensacola.
Ce pays, avec un climat brûlant et un sol sablonneux et aride, présente
une côte de quarante lieues d'étendue où aucun bâtiment ne peut aborder;
l'on ne songeait sans doute qu'aux avantages que le commerce pourrait
retirer de cette situation en la choisissant, et l'on crut que les
inconvéniens en seraient compensés par la facilité des communications
avec les Sauvages voisins, avec les Espagnols, avec les Iles françaises
et enfin avec l'Europe.

De retour de France en 1700, d'Iberville apprit que des Anglais, venant
de la mer, avaient paru sur le Mississipi, tandis que d'autres, venus
par terre de la Caroline, s'étaient avancés jusque chez les Chicachas
sur la rivière des Yasous. L'attention de cette nation avait été appelée
sur la Louisiane par une espèce de trahison du P. Hennepin[46] qui, en
dédiant au roi Guillaume III une nouvelle édition de son voyage en
Amérique, dans laquelle il donnait les découvertes de la Salle pour les
siennes propres, invita ce prince protestant à en prendre possession et
à y faire prêcher l'Evangile aux infidèles. Guillaume envoya en
conséquence trois bâtimens chargés de Huguenots pour commencer la
colonisation du Mississipi; mais d'Iberville les y avait devancés. Ils
poussèrent alors jusqu'à la province de Panuca, pour concerter des
mesures avec les Espagnols à l'effet de chasser les Français de
Biloxi[47]; cette démarche n'eut point de suite. Ceux-ci éprouvèrent à
peine quelqu'opposition de la part des Espagnols; et les rapports
d'amitié et d'intérêt qui s'établirent entre les deux royaumes au
commencement du siècle mirent fin aux réclamations de la cour de Madrid.

[Note 46: Le roi de France donna ordre d'arrêter ce moine s'il se
présentait en Canada: _Documens de Paris_.]

[Note 47: Univ. History XI 278.]

Un grand nombre de Huguenots s'étaient établis dans la Virginie et dans
plusieurs autres provinces anglaises depuis la révocation de l'édit de
Nantes. Ils furent une grande acquisition pour la Caroline. Le
Massachusetts leur donna le droit de représentation dans la législature.
Ils fondèrent plusieurs villes maintenant florissantes. Ces malheureux,
qui n'avaient pu perdre le souvenir de leur ancienne patrie, firent
prier Louis XIV de leur permettre de s'établir sous sa protection dans
la Louisiane; ils l'assuraient qu'il aurait toujours en eux des sujets
soumis, ils ne lui demandaient que la liberté de conscience; que si elle
leur était accordée, ils viendraient bientôt en grand nombre et
rendraient en peu d'années ce vaste pays florissant. Louis XIV, qui
s'attachait d'autant plus à son sceptre qu'il approchait du tombeau,
refusa leur demande. «Le roi, écrivit Pontchartrain, n'a pas expulsé les
protestans de son royaume pour en faire une république en Amérique.» Ils
la renouvelèrent encore sous le duc d'Orléans, régent; ce prince
libertin et dissolu fit la même réponse que son oncle le feu roi.

Donnons comme Canadiens français un souvenir à ces proscrits, à ces
hommes qui furent peut-être les concitoyens, les frères, les parens, les
amis de nos ancêtres, et qui vinrent comme eux chercher une nouvelle
patrie dans ce continent encore sauvage. «Le souvenir, dit un américain,
des services distingués que leurs descendans ont rendus à notre pays et
à la cause de la liberté civile et religieuse, doit augmenter notre
respect pour les émigrans français, et notre intérêt pour leur histoire.
M. Gabriel Manigault, de la Caroline du sud, donna au pays qui avait
offert un asile à ses ancêtres, $220,000 pour soutenir la guerre de
l'indépendance. Il rendit ce service au commencement de la lutte, et
lorsque personne ne pouvait encore dire si elle se terminerait par une
révolution ou par une révolte. Des neuf présidens de l'ancien Congrès,
qui ont dirigé les Etats-Unis à travers la guerre de la révolution,
trois descendaient de réfugiés protestans français, savoir; Henri
Laurens, de la Caroline du sud, le célèbre Jean Jay, de la
Nouvelle-York, et Elias Boudinot, du Nouveau-Jersey[48].» Un autre de
ces descendans, M. Légaré, est mort en 1843, procureur général des
Etats-Unis et membre en conséquence de l'administration de
Washington[49].

[Note 48: _Memoir of the French Protestants who settled at Oxford,
Massachusetts, A. D._ 1686, with a sketch of the entire History of the
protestants of France, by A. Holmes, D. D. Corresponding Secretary:
_Collection of the Massachusetts Historical Society, vol. II, of the 3d
series_.]

[Note 49: Voici d'après le Dr. Ramsay les noms des principaux Huguenots
qui vinrent s'établir dans la Caroline après la révocation de l'édit de
Nantes, et qui ont formé les souches des familles aujourd'hui existantes
les plus respectables de cet Etat.

Bonneau       Dutarque           Gourdine      Neufville
Bounetheau    De la Consilière   Guérin        Prioleau
Bordeaux      De Leiseline       Herry         Peronneau
Benoist       Douxsaint          Huger         Perdrian
Boiseau       Du Pont            Jeannerette   Porcher
Bocquet       Du Bourdieu        Légaré        Postelle
Bacot         D'Harriette        Laurens       Peyre
Chevalier     Faucherand         La Roche      Poyas
Cordes        Foissin            Lenud         Ravenel
Couterier     Faysoux            Lansac        Royer
Chastaignier  Gaillard           Marion        St.-Julien
Dupré         Gendron            Mazyck        Simon
Delysle       Gignilliat         Manigault     Serre
Dubose        Guérard            Mellechamp    Sarazin
Dubois        Godin              Mauzon        Trezevaut
Deveaux       Girardeau          Michau

Beaucoup d'autres noms des plus respectables ont été omis; et un plus
grand nombre encore a été changé pour en adapter l'orthographe à la
prononciation anglaise. Ainsi Beaudouin s'écrit aujourd'hui Bowdoin. Un
membre de cette famille fut gouverneur du Massachusetts en 1785 et 6.
Les noms des principaux émigrans français sont ceux de Beurnon dont
parle LaHontan, Boudinot, Daillé, Faneuil, Huger, Manigault, Prioleau,
Laurens, etc. Elias Boudinot fut président du Congrès en 1782, directeur
de l'Hôtel des monnaies, premier président de la société biblique
américaine dont il fut le créateur. Jay fut deux fois ambassadeur, à
Paris en 1783, à Londres en 1795; il fut aussi gouverneur de la
Nouvelle-York et Juge-en-chef des Etats-Unis. François Manigault s'est
très distingué dans la guerre de la révolution. Prioleau était petit
fils d'Antoine Prioli, élu doge de Venise en 1618.]

Cependant d'Iberville après avoir remonté le Mississipi jusque chez les
Natchez, où il projeta de bâtir une ville, revint à Biloxi pour y
établir son quartier général. Il y laissa M. de Sauvole pour commandant.
Il écrivit en même temps au ministère que les hommes d'expérience dans
les affaires de l'Amérique étaient d'opinion, que jamais on n'établirait
la Louisiane sans rendre le commerce libre à tous les marchands du
royaume. Le gouvernement pensait alors tirer de grands avantages de la
pêche des perles et du poil de bison que l'on disait susceptible d'être
filé comme la laine. Les rapports de découvertes de mines d'or, d'argent
et de cuivre à l'ouest du Mississipi, ne cessaient point non plus de
circuler, et entretenaient des espérances trop éblouissantes pour qu'on
négligeât de faire au moins constater l'existence de quelques uns de ces
trésors. D'Iberville envoya M. Lesueur, son parent, pour aller prendre
possession d'une mine de cuivre dans la rivière Verte, au nord-ouest du
Sault-St.-Antoine. Cette exploitation trop reculée dans l'intérieur fut
bientôt abandonnée. Quant aux prétendues mines d'or et d'argent qui
firent tant de bruit, mais beaucoup plus en Europe qu'en Amérique, elles
se dissipèrent comme les illusions qu'elles avaient fait naître; non
qu'il n'existe pas de ces mines dans ces contrées, mais on ne les avait
pas encore découvertes. Nous ne dirons donc rien de ces expéditions,
qui, ayant été inspirées par un espoir qui était devenu une croyance,
finissaient le plus souvent par la honte et la ruine. Tels furent
surtout les divers essais tentés par un Portugais fugitif nommé Antoine,
échappé des mines du Nouveau Mexique, et que l'on employa quelque temps
à fouiller inutilement le sol de la Louisiane. Ils n'eurent d'autre
fruit que de conduire les Français de proche en proche jusqu'à la source
des affluens du Mississipi dans le voisinage des Montagnes-Rocheuses.
L'on remonta ainsi la rivière Rouge, l'Arkansas et le Missouri, à la
poursuite de richesses qui fuyaient toujours comme les mirages du
désert.

En 1701, M. d'Iberville commença un établissement sur la rivière de la
Mobile, et M. de Bienville, son frère, devenu chef-résident de la
colonie par la mort de M. de Sauvole, car il paraît que d'Iberville en
resta toujours gouverneur général, retira les habitans des sables arides
de Biloxi pour les y transporter. Cette rivière n'est navigable que pour
des pirogues, et le sol qu'elle baigne n'est propice qu'à la culture du
tabac; mais «suivant le système d'alors, qui était de fixer la colonie
hors du fleuve», on voulait se rapprocher de l'île Dauphine ou du
Massacre tout vis-à-vis, dans laquelle se trouvait le seul port de ces
parages qui offrît les avantages de Biloxi quant à la proximité des
Espagnols, des Iles et de l'Europe, quoiqu'elle fût d'ailleurs désolée
et stérile; la Mobile devint bientôt le chef-lieu des Français.

A son quatrième voyage à la Louisiane l'année suivante, d'Iberville y
fit construire des magasins et des casernes; petit à petit la colonie se
peupla sous l'influence de ce premier fondateur, qui eut toujours sur
elle une grande autorité jusqu'à sa mort arrivée en 1706. D'Iberville
expira avec la réputation d'un des plus braves et des plus habiles
officiers de la marine française. Né en Canada d'un ancien colon
normand, M. Lemoine, il avait commencé à servir son pays dès son jeune
âge. Il avait fait l'apprentissage des armes dans nos guerres contre les
Sauvages et contre les Anglais, dure école où les deux premières
qualités requises étaient une force de corps infatigable et une
intrépidité à toute épreuve, l'officier comme le soldat devant être
capable de faire des marches prodigieuses avec rapidité, par des pays
incultes et dans toutes les saisons, de pourvoir à sa nourriture par la
chasse, de manier le fusil comme la hache, l'aviron comme l'épée; devant
ne pas craindre une balle perfide au détour d'un bois, d'attaquer corps
à corps son ennemi embusqué, ou d'enlever souvent un fort par une
brusque escalade et sans artillerie. D'Iberville excellait dans cette
guerre difficile et meurtrière. Il était non moins distingué-comme
marin, et s'il fût né en France, il serait sans doute parvenu aux
premiers grades. Il livra une foule de combats sur mer, et quelquefois
contre des forces bien supérieures, et il resta toujours victorieux. Il
ravagea deux fois la partie anglaise de Terreneuve et prit sa capitale;
il enleva Pemaquid, conquit la baie d'Hudson, fonda la Louisiane, et
termina à un âge peu avancé sa carrière devant la Havane en 1706, en
servant glorieusement sa patrie comme chef d'escadre (Dupratz). Depuis 3
ou 4 ans qu'il avait eu la fièvre jaune sa santé avait toujours été
chancelante. Les colonies, dit Bancroft, et la marine française
perdirent en lui un héros digne de leurs regrets. C'était un fort bel
homme que la nature avait doué des qualités nécessaires pour la guerre
d'Amérique. Le marquis de Denonville qui avait su apprécier ses talens,
l'avait recommandé à la cour. Louis XIV, qui aimait déjà sa noblesse
naissante du Canada, le fit de capitaine de frégate capitaine de
vaisseau en 1702[50]. «Sa mort fut une perte pour la Louisiane, car il
est à présumer que s'il eût vécu plus longtemps, la colonie eût fait des
progrès considérables; mais cet illustre marin dont l'autorité était
grande, étant mort, un longtemps s'écoula nécessairement avant qu'un
nouveau gouverneur arrivât de France.»

[Note 50: _Gazette de France du 15 juillet_ 1702: _Notes historiques_:
manuscrits de M. A. Berthelot.]

Deux ans après la mort de d'Iberville, M. Diron d'Artaguette vint à la
Louisiane en qualité de commissaire-ordonnateur, charge qui
correspondait dans les colonies naissantes à celle d'intendant dans les
établissemens plus avancés, et qui tenait du civil et du militaire. Ce
nouveau fonctionnaire travailla avec peu de succès à mettre les habitans
en état de cultiver les terres, le sol et le climat y mettant obstacle.
Cependant l'on avait en Europe la plus grande idée de la Louisiane, et
comme on voyait que la France s'opiniâtrait à la soutenir au milieu
d'une guerre désastreuse, l'on conjectura qu'elle en tirait des secours
prodigieux, et l'île Dauphine attira, dès lors pour comble de malheurs,
l'attention des corsaires qui la ravagèrent en 1711; ils causèrent des
dommages au roi et aux particuliers pour 80,000 francs. Cependant ce
commissaire ne vit point les défauts du système adopté par la cour, ou
il ne jugea pas à propos de les signaler.

«Une colonie, dit Raynal, fondée sur de si mauvaises bases, ne pouvait
prospérer. La mort de d'Iberville acheva d'éteindre le peu d'espoir qui
restait aux plus crédules. On voyait la France trop occupée d'une guerre
malheureuse pour en pouvoir attendre des secours. Les habitans se
croyaient à la veille d'un abandon total; et ceux qui se flattaient de
pouvoir trouver ailleurs un asile, s'empressaient de l'aller chercher.
Il ne restait que vingt-huit familles, plus misérables les unes que les
autres, lorsqu'on vit avec surprise Crozat demander en 1712 et obtenir
pour seize ans le commerce exclusif de la Louisiane.» Mais avant
d'entrer dans une nouvelle phase de l'histoire de cette contrée, nous
allons reprendre où nous l'avons laissée celle du Canada que la guerre
de la succession d'Espagne vint troubler avant qu'il eût à peine goûté
le repos dont il avait tant de besoin, après la lutte acharnée qu'il
venait de soutenir contre les colonies anglaises et contre les cinq
nations.



                             CHAPITRE II.

                          TRAITÉ D'UTRECHT.

                              1701-1713.


Une colonie canadienne s'établit au Détroit, malgré les Anglais et une
partie des Indigènes.--Paix de quatre ans.--Guerre de la succession
d'Espagne.--La France malheureuse en Europe l'est moins en
Amérique.--Importance du traité de Montréal; ses suites heureuses pour
le Canada.--Neutralité de l'ouest; les hostilités se renferment dans les
provinces maritimes.--Faiblesse de l'Acadie.--Affaires des Sauvages
occidentaux; M. de Vaudreuil réussit à maintenir la paix parmi les
tribus de ces contrées.--Ravages commis dans la Nouvelle-Angleterre par
les Français et les Abénaquis.--Destruction de Deerfield et d'Haverhill
(1708).--Remontrances de M. Schuyler à M. de Vaudreuil au sujet des
cruautés commises par nos bandes; réponse de ce dernier.--Le colonel
Church ravage l'Acadie (1704).--Le colonel March assiége deux fois
Port-Royal et est repoussé (1707).--Terreneuve: premières hostilités; M.
de Subercase échoue devant les forts de St.-Jean (1705).--M. de
St.-Ovide surprend avec 170 hommes en 1709 la ville de St.-Jean défendue
par près de 1000 hommes et 48 bouches à feu et s'en
empare.--Continuation des hostilités à Terreneuve.--Instances des
colonies anglaises auprès de leur métropole pour l'engager à s'emparer
du Canada.--Celle-ci promet une flotte en 1709 et 1710, et la flotte ne
vient pas.--Le colonel Nicholson prend Port-Royal; diverses
interprétations données à l'acte de capitulation; la guerre continue en
Acadie; elle cesse.--Attachement des Acadiens pour la France.--Troisième
projet contre Québec; plus de 16 mille hommes vont attaquer le Canada
par le St.-Laurent et par le lac Champlain; les Iroquois reprennent les
armes.--Désastre de la flotte de l'amiral Walker aux Sept-Iles; les
ennemis se retirent.--Consternation dans les colonies
anglaises.--Massacre des Outagamis qui avaient conspiré contre les
Français.--Rétablissement de Michilimackinac.--Suspension des hostilités
dans les deux mondes.--Traité d'Utrecht; la France cède l'Acadie,
Terreneuve et la baie d'Hudson à la Grande-Bretagne.--Grandeur et
humiliation de Louis XIV; décadence de la monarchie.--Le système
colonial français.


Hennepin avait dit: «Ceux qui auront le bonheur de posséder un jour les
terres de cet agréable et fertile pays, auront de l'obligation aux
voyageurs qui leur en ont frayé le chemin, et qui ont traversé le lac
Erié pendant cent lieues d'une navigation inconnue.» Il y avait
vingt-deux ans que ces paroles avaient été prononcées, lorsque M. de la
Motte Cadillac arriva au Détroit avec 100 Canadiens et un missionnaire
dans le mois de juin 1700, pour y former un établissement. Les colons
furent enchantés de la beauté du pays et de la douceur du climat. En
effet la nature s'est plu à répandre ses charmes dans cette contrée
délicieuse. Un terrain légèrement ondulé, des prairies verdoyantes, des
forêts de chêne, d'érable, de platane et d'acacia, des rivières d'une
limpidité remarquable, et au milieu desquelles les îles semblent avoir
été jetées comme par la main de l'art pour plaire aux yeux, tel est le
tableau qui s'offrit à leurs regards lorsqu'ils entrèrent dans cette
terre découverte par leurs pères. C'est aujourd'hui le plus ancien
établissement de l'Etat du Michigan, et la plupart des fermes y sont
entre les mains des Canadiens français ou de leurs descendans. Des
pâturages couverts de troupeaux, des prairies, des guérets chargés de
moissons, des métairies, des résidences magnifiques, y frappent partout
les regards du voyageur.

La ville du Détroit qui a subi depuis sa fondation toutes les
vicissitudes des villes de frontière, et qui a été successivement
possédée par plusieurs maîtres, renferme maintenant une population de
22,000 âmes. Fondée par les Français, elle est tombée sous la domination
anglaise en 1760, et a été cédée par celle-ci à l'Union américaine à la
suite de la guerre de 1812. Elle a conservé, malgré tous ces changemens,
le caractère de son origine, et la langue française y est toujours en
usage. Comme toutes les cités fondées par le grand peuple d'où sortent
ses habitans, et qui a jalonné l'Amérique des monumens de son génie, le
Détroit est destiné à devenir un lieu considérable à cause de sa
situation entre le lac Huron et le lac Erié.

Son établissement éprouva de l'opposition de la part des Indigènes et
surtout des Anglais, qui voyaient avec une jalousie, que le temps ne
faisait qu'accroître, leurs éternels rivaux s'asseoir sur les rives des
lacs, comme s'ils ne les avaient pas eu découverts et possédés depuis
longtemps. Ce poste devait enlever à Michilimackinac toute son
importance, et relier le Canada à la Louisiane à la colonisation de
laquelle on travaillait alors, et où les Canadiens venaient, comme au
Détroit, de commencer un établissement. Mais à peine avait-on jeté les
premiers fondemens de la nouvelle ville qu'il fallut encore courir aux
armes.

Il y avait quatre ans seulement que le Canada était en paix; c'était
bien peu pour réparer les maux d'une longue guerre, qui avait retardé
l'accroissement de la colonie, arrêté le commerce et les défrichemens,
fait périr beaucoup de monde et causé l'abandon de quantité
d'habitations (Documens de Paris). Dans ces quatre années on avait fondé
la Louisiane et le Détroit, et signé l'important traité de Montréal avec
les Indiens. Les protocoles inutiles ouverts en Europe pour l'ajustement
des limites de l'Acadie n'avaient occupé que le cabinet de Versailles;
les autorités coloniales n'avaient pas eu à s'en occuper. Les Canadiens
croyaient jouir d'un long repos, lorsque la mort de Charles II roi
d'Espagne, sans enfans, arrivée en 1700, ralluma la guerre dans les deux
mondes. La possession de son vaste héritage ayant préoccupé fortement et
avec raison la politique, plusieurs traités secrets avaient été conclus
entre les différentes puissances européennes dès son vivant, pour
partager ses dépouilles. Les Espagnols qu'on n'avait pas consultés,
semblaient devoir subir la loi de l'étranger comme s'ils eussent été des
vaincus. On alla jusqu'à démembrer la monarchie par un premier traité en
1699; plus tard l'on en disposa une seconde fois de la même manière en
faisant un nouveau partage. Cette conduite, outre qu'elle blessait
l'honneur de ce peuple fier et jaloux de son indépendance, violait ses
droits et ses intérêts les plus chers. Menacé par tant de prétendans
avides, le conseil d'Etat d'Espagne fut d'avis de préférer la maison de
France, qui d'ailleurs avait pour elle les droits du sang, parceque la
puissance de Louis XIV semblait une garantie pour l'intégrité de la
monarchie. En conséquence, le roi moribond légua par testament tous ses
Etats au duc d'Anjou, le second fils du dauphin et petit-fils du
monarque français.

L'Europe vit avec étonnement un Bourbon monter sur le trône espagnol.
Cet événement trompait toutes les ambitions, et telle fut la surprise
qu'aucune nation ne songea d'abord à élever la voix pour protester,
excepté l'empereur d'Autriche qui prit les armes afin de conserver un
sceptre qui échappait de sa maison. La France ne pouvait éviter la
lutte, soit qu'elle eût refusé d'accepter le testament, soit qu'elle
s'en fût tenu au dernier traité. Ainsi elle se trouvait entraînée malgré
elle dans une guerre qui fut la seule juste peut-être entreprise par
Louis XIV, et cependant la seule funeste dans son long et glorieux
règne.

Les autres cabinets, qui n'avaient besoin que d'un prétexte, se
liguèrent avec l'empereur pour détacher de la monarchie espagnole les
Etats qu'elle avait en Italie, dans le but de rétablir l'équilibre
européen. Ce motif tout puissant pour Guillaume III, n'aurait pas été
regardé par ses sujets tout-à-fait du même oeil après sa mort qui arriva
en 1702, sans une démarche du roi de France, qui insulta au dernier
point la nation anglaise, en ce qu'elle parut une intervention dans ses
affaires intérieures, objet sur lequel la jalousie d'un peuple libre est
toujours très grande. Jacques II étant décédé, Louis XIV donna le titre
de roi d'Angleterre à son fils, après être convenu du contraire avec son
conseil. Les prières et les larmes de la veuve de Jacques appuyées par
madame de Maintenon, firent changer la détermination qu'il avait prise.
Cette dernière avait acquis sur le vieux monarque un empire qui fut plus
d'une fois fatal au royaume.

«Le roi de France, disait la ville de Londres à ses représentans, se
donne un vice-roi en conférant le titre de notre souverain à un prétendu
prince de Galles: notre condition serait bien malheureuse, si nous
devions être gouvernés au gré d'un prince qui a employé le fer, le feu
et les galères pour détruire les protestans de ses Etats; aurait-il plus
d'humanité pour nous que pour ses sujets.» Le parlement passa un acte
d'_atteinder_ pour déclarer le prétendu roi Jacques coupable de haute
trahison.

Telles furent les causes des nouvelles hostilités; elles étaient
parfaitement étrangères aux intérêts de l'Amérique; mais elles n'en
armèrent pas moins encore une fois les colons les uns contre les autres
et les Indiens.

Cependant cette guerre fut bien moins meurtrière dans le Nouveau-Monde
que celle de 1688; et tandis que le génie de Marlborough immortalise le
règne de la reine Anne par des victoires, l'Angleterre voit presque
toutes ses entreprises se terminer en Amérique par des défaites ou des
désastres. Mais la faiblesse du Canada qui n'avait encore alors qu'une
population de 18,000 âmes, en y comprenant même l'Acadie, à opposer aux
262,000 des colonies anglaises[51], ne permettait point d'entreprendre
rien de sérieux contre elles; l'argent manquait comme les hommes. En
vain d'Iberville demanda-t-il (1701) 1000 Canadiens et 400 soldats pour
prendre Boston et New-York, qu'il voulait attaquer l'hiver par la
rivière Chaudière, on fut incapable de subvenir aux frais de cette
expédition (Documens de Paris). Dans une pareille situation, l'on ne
doit pas être surpris si les succès des Français n'avaient aucun
résultat durable, s'ils étaient incapables de garder leurs conquêtes,
tandis que l'ennemi retenait les siennes même en dépit de ses revers. Le
Massachusetts, l'Acadie et Terreneuve furent les théâtres des
hostilités. Cette dernière île acquérait tous les jours une plus grande
importance, et l'Angleterre, devenue plus forte sur mer que la France,
songea sérieusement alors à s'emparer de toute l'entrée du bassin du
St.-Laurent, base de la puissance de la dernière nation dans cette
partie du monde. En minant cette base petit à petit, la partie
supérieure de l'édifice devait crouler au premier choc. Les points
exposés aux coups de la marine britannique devinrent ainsi les côtés
faibles du grand système colonial de Colbert.

[Note 51:

  Humphreys: _Hist. Account_.

   Nouvelle-Angleterre.        Maryland            25,000 âmes
Massachusetts   70,000 âmes    Jerseys             15,000   "
Connecticut     30,000   "     Pennsylvanie        20,000   "
Rhode-Island    10,000   "     Virginie            40,000   "
New-Hampshire   10,000   "     Caroline du Nord     5,000   "
              --------         Caroline du Sud      7,000   "
               120,000   "                        --------
Colonies centrales et                             142,000
   méridionales.                                  120,000
Nouvelle-York   30,000   "                        --------
                                     Total        262,000
]

Pour compenser cette faiblesse du côté de l'Atlantique, l'on travaillait
à se fortifier dans l'intérieur, afin que la Nouvelle-France fût comme
ces places de guerre que l'art a rendues redoutables au dedans tandis
que le dehors semble solliciter l'ennemi à avancer. Le traité de
Montréal et l'établissement du Détroit furent dictés par cette sage
politique. Nos historiens n'ont pas assez senti la haute portée de ces
grandes mesures de préservation territoriale; ils n'ont pas prévu non
plus l'influence immense que la conclusion du traité auquel nous venons
de faire allusion, allait donner aux Français sur toutes les nations
indigènes, traité en effet qui établissait une espèce de droit public
pour elles, et dont le premier fruit fut de paralyser complètement
l'action des colonies anglaises dans la présente guerre. Car on ne doit
pas attribuer les résultats des traités d'Utrecht et de 1763 à
l'élévation du drapeau français sur les Apalaches; mais bien aux
victoires de Marlborough et de la marine anglaise. La politique
française avait élevé en quelques jours des barrières en Amérique qu'il
fallut un demi siècle à l'Angleterre pour renverser, et qui ne
l'auraient jamais été si la France eût eu seulement en 1755 les
vaisseaux et les habiles officiers qui assurèrent le triomphe de la
révolution américaine vingt ans après.

Cependant le traité de Montréal assurait la neutralité des Iroquois; et
rien ne pouvait être plus utile à la colonie dans ce moment (1702-3)
qu'elle était en proie aux ravages d'une épidémie cruelle (la petite
vérole), épidémie qui reparut treize ans plus tard, que d'être en paix
avec eux. M. de Callières venait de leur envoyer plusieurs missionnaires
qui se répandirent dans leurs cantons pour les disposer au
christianisme, dissiper leurs préjugés contre les Français, avertir le
Canada de toutes leurs démarches, travailler à les gagner ou à se faire
des amis parmi eux, et enfin déconcerter les intrigues des Anglais peu
redoutables de ce côté lorsqu'ils n'avaient pas pour eux les cantons.
Cette dernière mission n'était pas moins nécessaire; car à la première
nouvelle de la guerre, la Nouvelle-York avait commencé à les solliciter
vivement de renvoyer les missionnaires; mais quoiqu'elle réussît à
ébranler quelques chefs, et à étendre, par leur canal, ses intrigues
jusque parmi les nations occidentales, tous ces peuples restèrent
fidèles au traité.

Ainsi le gouverneur étant assez rassuré du côté du couchant, écrivit à
la cour pour demander seulement quelques recrues, après avoir ordonné de
mettre Québec en bon état de défense. Toute sa sollicitude se portait
alors sur les provinces du golfe, l'Acadie et Terreneuve, qui n'étaient
pas dans une situation si favorable, exposées qu'elles étaient sans
défense, comme de coutume, aux insultes de l'ennemi, et n'ayant pas
assez d'habitans pour faire une résistance sérieuse. Il était d'autant
plus inquiet sur leur sort, que le bruit courait qu'elles allaient être
attaquées par des forces considérables. Mais dans le temps que ces
craintes étaient les plus vives, il apprit que les hostilités des
Anglais s'étaient bornées à la prise de quelques navires pêcheurs le
long des côtes, et qu'il était fortement question à Paris d'acheminer
sur l'Acadie une émigration assez nombreuse pour défendre cette province
et en assurer la possession à la France. L'épuisement de la métropole et
les revers de Louis XIV vinrent empêcher cependant l'exécution de ce
projet; ce qui fut un malheur pour tout le monde, pour la France à
laquelle cette province fut ensuite enlevée; pour les Acadiens qui
furent déportés et dispersés en divers pays; pour l'Angleterre qui se
déshonora par cet acte cruel, commis au préjudice d'un peuple dont la
faiblesse même aurait dû servir d'égide. Mais dans le moment, M. de
Callières crut la péninsule acadienne sauvée, et il ne se préoccupait
plus que de la colonie qu'il avait sous son commandement immédiat,
lorsqu'il tomba malade et mourut le 26 mai, 1703, regretté de tout un
pays qu'il servait avec diligence et talent depuis plus de vingt années.
C'était un ancien officier au régiment de Navarre. Il avait été nommé au
gouvernement de Montréal sur la présentation du séminaire de St.-Sulpice
revêtu de ce droit comme seigneur de l'île, et en remplacement, en 1684,
de M. Perrot, qui perdit cette charge par sa violence, comme il se priva
plus tard de l'administration de l'Acadie par sa cupidité. M. de
Callières avait succédé en qualité de second fonctionnaire militaire du
pays, à M. le comte de Frontenac, et son administration dura quatre ans
et demi. Ayant fait du Canada sa patrie adoptive, il contribua beaucoup
par ses actes et probablement par ses conseils, à amener la métropole à
reposer cette confiance dans les colons, qui est si rarement accordée
aujourd'hui malgré les assurances du contraire sans cesse répétées, mais
répétées derrière un rempart de bayonnettes[52].

[Note 52: Les 20 millions d'habitans de l'Union américaine ont moins de
troupes pour les garder que les 1200 mille du Canada.]

Le marquis de Vaudreuil, gouverneur de Montréal, fut choisi à la demande
de toute la colonie, pour tenir les rênes de la Nouvelle-France. Ce ne
fut pas néanmoins sans quelque répugnance, car en 1706 le ministre tout
en le blâmant de montrer trop de faiblesse pour des parens auxquels il
laissait faire la traite contre les ordonnances, lui écrivit que le roi
avait eu de la peine à se résoudre à le nommer à cette haute charge,
parceque son épouse était du pays. L'on verra faire plus tard les mêmes
remarques à l'occasion de son fils. Etait-ce jalousie métropolitaine, ou
bien la condition de gouvernant est-elle incompatible avec celle de
colon?

Cependant la cour de Versailles, ayant bien vite senti l'impolitique,
l'imprudence de ce système de soupçonneuse exclusion, semblait alors
suivre une conduite contraire à celle de Londres; car, tandis que
celle-ci cherchait à soustraire aux colonies une partie de leurs
libertés, et leur ôtait le droit d'élire leurs gouverneurs, la France se
faisait comme une règle de nommer à ces fonctions des hommes nés dans
ces provinces lointaines, ou qui s'y étaient familiarisés par une longue
résidence; le même esprit la guidait pour remplir les autres emplois.
L'Angleterre essayait, elle, du système qu'elle suit aujourd'hui; elle
choisissait des gouverneurs étrangers au pays et les changeait souvent.
Outre la raison d'état de ne pas laisser l'autorité royale trop
longtemps dans les mains d'un sujet qui est loin de l'oeil de son
maître, ces changemens fréquens paraissent, ce nous semble, une
conséquence du régime qu'elle avait introduit dans ses possessions
d'outre-mer. Reconnaissant à tous ses nationaux les mêmes droits, et
cependant reniant l'exercice d'une partie de ces droits à ceux d'entre
eux qui habitent des contrées lointaines, elle dut se trouver engagée
dans une lutte compromettante, en ce que les maximes invoquées contre
elle sont les maximes mêmes sur lesquelles reposent les fondemens de sa
propre liberté. Les gouverneurs, chargés de faire valoir ces prétentions
inconstitutionnelles, mais inévitables, perdant bien vite leur
popularité, il devenait nécessaire et politique de les changer souvent.

La confédération iroquoise était alors à l'apogée de sa gloire. Elle
voyait les Anglais et les Français briguer son alliance et ramper pour
ainsi dire à ses pieds. Cela ne devait-il pas satisfaire son orgueil, et
flatter sa barbare ambition. Elle se crut l'arbitre des deux peuples; et
l'un de ses chefs, mécontent de la guerre qui venait d'éclater, disait
avec une fierté naïve: «Il faut que les Européens aient l'esprit bien
mal fait; ils font la paix entre eux et un rien leur fait reprendre la
hache; nous, quand nous avons fait un traité, il nous faut des raisons
puissantes pour le rompre.» Ces paroles orgueilleuses et qui renferment
un reproche, faisaient connaître assez cependant à M. de Vaudreuil, que
les Iroquois respecteraient le traité de Montréal au moins pour le
présent. Fidèles à leur ancienne politique, ils voulaient jouer le rôle
de médiateurs, et ce dernier, qui avait pénétré leur dessein, en avait
informé le roi, qui lui fit répondre que, si l'on était assuré de faire
la guerre avec succès, sans encourir de trop grandes dépenses, il
fallait rejeter les proposition de l'ambitieuse confédération de
comprendre les Anglais dans la neutralité; sinon qu'on pouvait ménager
cette neutralité pour l'Amérique, mais sans passer par la médiation des
seuls Iroquois.

L'on se retrancha donc dans la partie occidentale du Canada sur la
défensive. Les ordres de Paris portaient que, comme on était trop faible
pour attaquer les colonies anglaises, il fallait mettre toute sa
politique à maintenir nos alliés en paix ensemble et à conserver sur eux
toute notre influence, double tâche qui exigeait beaucoup de dextérité
et une grande prudence. M. de Vaudreuil possédait ces qualités; il
connaissait surtout parfaitement le caractère des Indiens: un air de
froide réserve de sa part dans certaines circonstances qu'il savait
choisir, lui ramenait quelquefois des tribus prêtes à l'abandonner.

Rassuré du côté des cinq cantons, il tourna aussitôt les regards vers
les contrées occidentales, où les Hurons paraissaient pencher vers les
Anglais, et où les Outaouais et les Miâmis voulaient guerroyer contre la
confédération iroquoise, dont ils attaquèrent même quelques uns des
guerriers près de Catarocoui (Kingston). La paix fut un moment en
danger; les Indiens du Détroit avaient envoyé des députés à Albany; le
colonel Schuyler, l'homme le plus actif du parti de la guerre dans la
Nouvelle-York, et l'ennemi le plus invétéré qu'eussent les Français,
employait toute son influence, et compromettait même sa fortune, pour
rompre l'alliance qui existait entre eux et les Iroquois; il allait
aussi, sans les Abénaquis, gagner une partie des Iroquois chrétiens du
Sault-St.-Louis et de la Montagne. Il avait réussi encore par ses
intrigues qu'il étendait de tous côtés, à engager en 1704 quelques
Sauvages à mettre le feu au Détroit et à disperser les colons. Tout
annonçait enfin une crise, un soulèvement général. Mais une fois que M.
de Vaudreuil eût en ses mains les fils de toutes ces menées, il sut en
peu de temps les démêler, se rendre maître de la trame, et après des
négociations multipliées et conduites avec la plus grande adresse, non
seulement conjurer l'orage, mais armer encore les Iroquois chrétiens qui
avaient été prêts à l'abandonner, contre ceux qui les avaient soulevés,
contre les Anglais eux-mêmes.

Cependant cette multitude de tribus barbares à passions vives, mobiles
et farouches, toujours armées, toujours désirant la guerre, étaient
encore plus difficiles à maintenir en repos lorsque la France et
l'Angleterre avaient les armes à la main, que lorsqu'elles étaient en
paix. Il était donc presqu'impossible au marquis de Vaudreuil d'espérer
une longue tranquillité dans l'Ouest. En effet à peine venait-il d'en
réconcilier les peuples que des difficultés s'élevèrent tout-à-coup
(1706) entre les Outaouais et les Miâmis par la faute de M. de la Motte
Cadillac, commandant au Détroit, et qui manquèrent d'allumer la guerre
entre la première de ces deux nations et les Français, ce qui aurait
probablement mis les armes aux mains des cinq cantons. Les Miâmis
tuèrent quelques Outaouais. La nation outaouaise demanda vengeance à M.
de Cadillac, qui répondit qu'il allait faire informer. Partant quelques
jours après pour Québec, il leur dit que tant qu'ils verraient sa femme
au milieu d'eux, ils pouvaient demeurer tranquilles; mais que si elle
partait il ne répondait pas de ce qui pourrait arriver. Ces paroles
énigmatiques leur parurent une menace; ils crurent qu'on voulait les
punir pour avoir attaqué les Iroquois à Catarocoui. Les paroles et la
conduite de l'enseigne Bourgmont, qui vint remplacer temporairement M.
de Tonti, lieutenant de M. de Cadillac, ne firent que les confirmer dans
leur supposition; et lorsqu'il leur proposa de marcher contre les Sioux
avec les Hurons, ils crurent qu'il voulait les attirer dans un piège
pour les massacrer. Une circonstance fortuite qui arriva pendant
l'audience les éloigna encore davantage des Français.

Le chien de l'enseigne ayant mordu un de ces Sauvages à la jambe, et
celui-ci l'ayant battu, Bourgmont se jeta sur l'Outaouais et le frappa
avec tant de fureur qu'il en mourut. Cette violence atroce mit le comble
à leur désespoir. Ils dissimulèrent cependant et firent mine de partir;
mais ils revinrent aussitôt sur leurs pas, attaquèrent des Miâmis et les
poursuivirent jusqu'au fort, qui fut obligé de tirer sur eux pour les
éloigner. Quantité de naturels furent tués des deux côtés avec quelques
Français et un missionnaire, le P. Constantin.

La nouvelle de cet événement jeta M. de Vaudreuil dans le plus grand
embarras, embarras qui fut encore augmenté par la députation que les
Iroquois lui envoyèrent pour le prier d'abandonner à leur vengeance ces
Outaouais perfides. Il commença par repousser la demande des cantons, à
laquelle toutes sortes de raisons s'opposaient. Il exigea ensuite des
ambassadeurs outaouais envoyés auprès de lui pour expliquer leur
conduite, qu'ils lui remissent les coupables auxquels M. de Cadillac, de
retour au Détroit, eut l'imprudence, par une fausse pitié, de faire
grâce contrairement à l'opinion du gouverneur, qui voulait qu'on les
abandonnât à la justice de leur nation. Les Miâmis, à qui l'on avait
promis de les faire mourir et qui voulaient leurs têtes, outrés de ce
que leur vengeance restait sans satisfaction, accusèrent de trahison ce
commandant, et tuèrent quelques Français qu'il y avait dans leur
bourgade. M. de Cadillac se disposait à aller punir ces assassinats
lorsqu'il apprit que les Hurons et les Iroquois s'étaient entendus pour
faire main basse sur tous ses compatriotes qui se trouvaient dans la
contrée. Force lui fut de dissimuler, et même de faire une paix avec les
Miâmis qui, méprisant sa faiblesse, n'en observèrent point les
conditions. Mais cette paix avait rompu le complot des Indiens, et dès
qu'il vit les Miâmis seuls, il marcha contre eux avec quatre cents
hommes pour venger et leur premier crime et les violations du traité qui
les avait soustraits à sa colère. Ces barbares ayant été battus et
forcés dans leurs retranchemens, se soumirent sans condition à la
clémence du vainqueur (Gazette de France 1707).

Tandis que le gouverneur tenait ainsi avec une main souple et
expérimentée les rênes de ces nombreuses tribus de l'Ouest, qui comme
des chevaux indomptés, étaient toujours prêtes, dans leur folle ardeur,
à se jeter les unes sur les autres, il ne perdait pas de vue les
Abénaquis que la Nouvelle-Angleterre cherchait à lui détacher. Pour
contrecarrer ces intrigues lorsqu'elles allaient trop loin, il fallait
quelquefois jeter ces Sauvages dans une guerre, chose après laquelle ils
soupiraient sans cesse. C'était un recours extrême, il faut l'avouer;
mais, la sûreté, l'existence même de la population française justifiait
cette mesure; il y avait là une raison suprême qui faisait taire toutes
les autres.

Des relations s'étant secrètement établies entre Boston et certains
Abénaquis, M. de Vaudreuil forma pour les rompre une bande de cette
nation sous les ordres de M. de Beaubassin, à laquelle il joignit
quelques Français, et la lança du côté de Boston (1703). Cette horde
ravagea tout depuis Casco jusqu'à Wells. «Les Sauvages, dit Bancroft,
divisés par bandes, assaillirent avec les Français toutes les places
fortifiées et toutes les maisons de cette région à la fois, n'épargnant,
selon les paroles du fidèle chroniqueur, ni les cheveux blancs de la
vieillesse, ni les cris de l'enfant sur le sein de sa mère. La cruauté
devint un art, et les honneurs récompensèrent l'auteur des tortures les
plus raffinées. Il semblait qu'à la porte de chaque habitation un
Sauvage caché épiât sa proie. Que de personnes furent ainsi soudainement
massacrées ou traînées en captivité. Si des hommes armés, las de leurs
attaques, pénétraient dans les retraites de ces barbares insaisissables,
ils ne trouvaient que des solitudes. La mort planait sur les
frontières». L'excès des maux donna un moment d'énergie à ces
malheureux. Ils attaquèrent les Abénaquis à leur tour dans l'automne et
ne leur accordèrent aucune merci. Dans leur juste exaspération ils
massacraient tous ceux qui tombaient entre leurs mains. Ils se
vengeaient à la fois et de la cruauté des Indiens et de la trahison dont
ils prétendaient avoir été les victimes; en effet les chefs de cette
nation leur avaient juré, dans une conférence tenue quelques semaines
auparavant, que la paix durerait aussi longtemps, pour nous servir de
leur langage figuré, que le soleil roulerait sur leurs têtes. Cependant,
se voyant pressés de fort près, ils firent demander des secours au
marquis de Vaudreuil, qui leur envoya dans l'hiver M. Hertel de
Rouville, officier réformé, avec environ 350 hommes dont 150 Sauvages.
Cette bande prenant au travers des bois à la raquette, traversa les
Alléghanys et tomba dans la dernière nuit de février sur Deerfield
défendu par une palissade de 20 acres de circuit. Dans cette enceinte
même se trouvaient encore plusieurs maisons entourées d'une ceinture de
pieux. Mais il y avait quatre pieds de neige sur la terre et le vent en
avait amoncelé des bancs jusqu'à la hauteur des palissades; de sorte que
les assaillans avec leurs raquettes aux pieds, entrèrent dans la place
comme si elle n'avait été protégée par aucun obstacle. Les habitans
furent tués ou pris et la bourgade incendiée. La plus grande partie des
prisonniers fut emmenée en Canada, où dans toutes les guerres l'on
traitait toujours bien ces malheureux captifs. Bon nombre entre les
enfans et les jeunes gens, car quelque fois des villages entiers
suivaient les vainqueurs, étaient recueillis, élevés avec tendresse par
leurs parens d'adoption; et ils finissaient par embrasser le
catholicisme et se fixer dans le pays où ils avaient été jetés par le
sort des armes. L'on accordait à ces Anglais, devenus Français, des
lettres de _naturalité_. Les archives canadiennes en renferment qui
contiennent des pages entières de noms[53].

[Note 53: Régistres du Conseil supérieur.]

En 1708 une nouvelle expédition contre la Nouvelle-Angleterre fut
résolue dans un grand conseil, tenu à Montréal, de tous les chefs des
Sauvages chrétiens. Plus de cent Canadiens devaient s'y joindre,
commandés par MM. de St.-Ours, des Chaillons et Hertel de Rouville. Mais
la plupart des Indiens refusèrent ensuite de marcher; deux cents hommes
seulement se mirent en route, remontèrent la rivière St.-François,
passèrent les Alléghanys par les Montagnes-Blanches, et descendirent
dans le pays ennemi en se rapprochant du lac Nikissipique pour donner la
main aux Abénaquis, qui ne se trouvèrent pas cependant au rendez-vous
qu'ils avaient donné en cet endroit. Trompés par ces naturels qui
devaient fournir une partie des forces pour attaquer la ville de
Portsmouth, sur le bord de la mer, ils résolurent de tomber sur
Haverhill, bourg palissadé baigné par les eaux du Merrimac, à 400 ou 500
milles de Québec. On venait d'y envoyer des renforts, et on y était sur
l'éveil. Rouville ne pouvant plus compter sur une surprise, passa la
nuit avec sa bande dans la forêt voisine. Le lendemain matin ayant rangé
ses gens en bataille, il exhorta ceux qui pourraient avoir quelque
différend ensemble à se réconcilier. Ils s'agenouillèrent ensuite au
pied des arbres qui les dérobaient aux regards de l'ennemi, puis il
marchèrent à l'attaque du fort. Après une vive opposition ils
l'enlevèrent l'épée et la hache à la main. Tout fut saccagé. Le bruit du
combat ayant répandu l'alarme au loin, la campagne se couvrit bientôt de
fantassins et de cavaliers qui cernèrent les envahisseurs. Il fallut se
battre à l'arme blanche, la victoire, longtemps douteuse, resta enfin
aux Canadiens. Hertel de Chambly et Verchères, deux jeunes officiers de
grande espérance, furent tués. En peignant ces scènes de carnage
n'oublions point les traits de l'humanité si souvent sacrifiée dans ces
cruelles guerres. Parmi les prisonniers se trouvait la fille du
principal habitant de Haverhill. Ne pouvant supporter les fatigues d'une
longue marche, elle aurait succombé sans un jeune volontaire, M. Dupuy
de Québec, qui la porta une bonne partie du chemin et conserva ainsi ses
jours.

Ces attaques répandaient le désespoir dans les établissemens américains.
M. Schuyler fit au nom des colonies anglaises les remontrances les plus
vives à M. de Vaudreuil à ce sujet. «Je n'ai pu me dispenser, disait-il,
de croire qu'il était de mon devoir envers Dieu et mon prochain de
prévenir, s'il était possible, ces cruautés barbares, qui n'ont été que
trop souvent exercées sur les malheureux peuples». Mais en même temps
qu'il élevait la voix au nom de l'humanité contre les excès de ces
guerriers farouches, il intriguait lui-même auprès des cantons et des
alliés des Français, pour les engager à reprendre les armes;
c'est-à-dire à faire la répétition des scènes dont il se plaignait.
Aussi un auteur remarque-t-il avec raison, «que Schuyler était assez
instruit de ce qui s'était passé depuis cinquante ans dans cette partie
de l'Amérique, pour savoir que c'étaient les Anglais qui nous avaient
réduits à la dure nécessité de laisser agir nos Sauvages comme ils le
faisaient dans la Nouvelle-Angleterre. Il ne pouvait ignorer les
horreurs auxquelles s'étaient portés les Iroquois à leur instigation
pendant la dernière guerre; qu'à Boston même les Français et les
Abénaquis qu'on y retenait prisonniers, étaient traités avec une
inhumanité peu inférieure à cette barbarie, dont il se plaignait si
amèrement, que les Anglais avaient plus d'une fois violé le droit des
gens et les capitulations signées dans les meilleures formes, tandis que
les prisonniers de cette nation ne recevaient que de bons traitemens de
notre part et de celle de nos alliés.»

Nous avons dit que le fort de la guerre se porta sur les provinces
voisines du golfe, M. de Brouillan, gouverneur de Plaisance, avait
remplacé en Acadie le chevalier de Villebon mort au mois de juillet
1700. Il avait reçu ordre d'augmenter les fortifications de la Hève, et
d'y encourager le commerce en empêchant, autant que possible, les
Anglais de pêcher sur les côtes. Ne pouvant espérer de secours du
dehors, il fit alliance avec les corsaires, qui firent de la Hève leur
lieu de refuge. Les affaires y prirent aussitôt un grand accroissement,
et l'argent y afflua de toutes parts; ce qui lui permit de récompenser
les Indiens qui faisaient des courses dans la Nouvelle-Angleterre, pour
venger les dégâts que les vaisseaux de celle-ci commettaient à leur tour
sur les côtes acadiennes.

En 1704 le gouvernement de Boston, voulant user de représailles pour le
massacre de Deerfield, chargea le colonel Church d'attaquer l'Acadie.
Cet officier que le récit des ravages des Français avait rempli
d'indignation, quoique déjà avancé en âge était venu à cheval de 70
milles, pour offrir ses services au gouverneur, M. Dudley. Il mit à la
voile avec trois vaisseaux de guerre, dont un de 48 canons, 14
transports et 36 berges, portant 550 soldats. Il commença d'abord par
tomber sur les établissemens des rivières Penobscot et Passamaquoddy,
mettant tout à feu et à sang. Il cingla ensuite vers Port-Royal dont il
fut repoussé par une poignée d'hommes. Il chercha après cela à
surprendre les Mines et échoua également. Il dirigea alors sa course
vers la rivière d'Ipiguit où il continua ses dévastations. Delà il se
jeta sur Beaubassin; mais les habitans, prévenus de son approche,
l'empêchèrent de faire beaucoup de mal. Cette expédition qui l'occupa
tout l'été, ne lui produisit pas d'autre avantage qu'une cinquantaine de
prisonniers de tout âge et de tout sexe. En effet que pouvait-il y avoir
à piller chez les pauvres Acadiens? Mais il avait dévoilé la faiblesse
de cette colonie. La facilité avec laquelle ses côtes avaient été
insultées, engagea les Anglais à en tenter la conquête trois ans après.
Mille hommes furent levés dans le New-Hampshire, le Massachusetts et
Rhode-Island, et le 17 mai 1707, deux régimens sous les ordres du
colonel March, arrivèrent à Port-Royal sur 23 transports convoyés par
deux vaisseaux de guerre.

M. de Subercase y avait succédé à M. de Brouillan mort l'année
précédente. Cet officier arrivait de Terreneuve où il s'était distingué
dans la guerre de cette île. L'ennemi avait fait ses préparatifs avec
tant de secret et de diligence qu'il fut surpris en quelque sorte dans
sa capitale, dont les murailles tombaient en ruines. Pour donner le
temps de les réparer, il disputa le terrain pied à pied aux ennemis, qui
avaient débarqué 1500 hommes du côté du fort et 500 du côté de la
rivière. Après deux ou trois jours de tâtonnement ils investirent la
place et ouvrirent la tranchée. Un détachement de 400 hommes qu'ils
avaient fait pour tuer des bestiaux dans la campagne, fut abordé par le
baron de St.-Castin à la tête d'un corps d'habitans et de Sauvages et
mis en déroute. Le sixième jour du siége on aperçut beaucoup de
mouvement dans la tranchée; ce qui fit soupçonner que les assiégeans
formaient quelque dessein pour la nuit suivante. En effet, vers les 10
heures du soir, un bruit sourd causé par des masses d'hommes en
mouvement, annonça l'approche des colonnes d'attaque, le plus profond
silence régnait dans la ville et sur les remparts. Dès qu'elles furent à
portée, l'on ouvrit tout à coup sur elles un feu d'artillerie et de
mousqueterie si bien nourri qu'elles reculèrent et cherchèrent un abri
contre les balles dans les ravines voisines, dans lesquelles ces troupes
restèrent tapies la journée du lendemain après s'y être retranchées. Le
baron de St.-Castin et 60 Canadiens arrivés quelques heures avant les
Anglais, furent d'un grand secours, et ce fut à eux, dit-on, que
Port-Royal fut principalement redevable de sa conservation.

Le surlendemain de l'assaut, l'ennemi leva le siége. L'on ne doutait
point à Boston du succès de l'entreprise, et on y avait même fait
d'avance des réjouissances publiques. La nouvelle de la retraite de
l'armée y causa la plus vive indignation; et le colonel March qui était
resté avec la flotte à Kaskébé, n'osant paraître devant ses concitoyens,
reçut ordre de ne laisser débarquer personne et d'attendre des
directions ultérieures. Il fut résolu de venger cet échec sur le champ.
Trois vaisseaux et 5 à 600 hommes furent ajoutés à l'escadre de March,
et, ainsi renforcé, dès le 28 août il reparut devant Port-Royal. La
surprise et la consternation y furent au comble parmi les habitans, qui
regardèrent comme une témérité de vouloir se défendre contre des forces
si supérieures. M. de Subercase seul ne désespéra point; et son
assurance releva le courage des troupes; après le premier moment de
torpeur passé, chacun ne songea plus qu'à remplir fidèlement son devoir.
Les ennemis attendirent au lendemain pour opérer leur débarquement; et
c'est ce qui sauva la place, car on eut le temps d'appeler les hommes de
la campagne.

Les Anglais descendirent à terre du côté de la rivière opposé à la
ville, et s'y fortifièrent. Des partis que M. de Subercase y avait
détachés pour les surveiller, les empêchèrent de s'éloigner de leur camp
que les bombes les obligèrent bientôt d'évacuer. Dans une marche ils
tombèrent au nombre de 14 à 1500 dans une ambuscade que leur avait
tendue le baron de St.-Castin avec 150 hommes, et qui détermina leur
retraite vers le second camp retranché qu'ils avaient formé. Le corps du
chef des Abénaquis fut porté à 420 hommes, dont le gouverneur prit
lui-même le commandement, pour charger l'ennemi dès qu'il voudrait
s'embarquer, dessein que paraissait indiquer le mouvement des chaloupes
de la flotte. Mais un des officiers, M. de Laboularderie, brûlant de
combattre, commença prématurément l'attaque avec 80 hommes environ. Il
emporta d'assaut un premier retranchement. Animé par ce succès, il sauta
dans le second, où il fut blessé de deux coups de sabre. Le combat ainsi
engagé il fallut le continuer. MM. de St.-Castin et Saillant arrivèrent
pour soutenir Laboularderie. L'on se battit corps à corps, à coup de
hache et de crosse de fusil. L'ennemi fut repoussé plus de cinq cents
verges vers ses embarcations. Honteux de fuir devant si peu de monde, il
revint sur ses pas; mais le détachement de Laboularderie le chargea de
nouveau avec tant de vigueur qu'il le força de se rembarquer
précipitamment.

Le jour même une partie de la flotte leva l'ancre et le lendemain le
reste s'éloigna. Les Anglais avaient éprouvé de grandes pertes tant par
les combats que par les maladies. Le mauvais succès de cette expédition
dispendieuse, dont ils attendaient les plus grands résultats, causa un
mécontentement général dans tout le Massachusetts; elle augmenta
beaucoup la dette publique et blessa l'amour propre national. La perte
des Français dans les deux siéges fut de très peu de chose.

Cependant tandis que l'Acadie et la Nouvelle-Angleterre voyaient les
bayonnettes et la hache de guerre se promener sanglantes et hautes sur
leur territoire à la clarté des incendies, les régions de Terreneuve
étaient en proie aux mêmes calamités.

A la première rupture de la paix, les Anglais avaient fait comme en
Acadie des dégâts considérables sur les côtes de la partie française de
l'île. Ce ne fut qu'en 1703 que l'on pût commencer à y prendre sa
revanche. D'abord l'on attaqua et l'on prit d'assaut en plein jour le
Forillon, poste assez important où quelques navires furent incendiés.
Dans l'hiver on continua les ravages, et l'on fit subir de grandes
pertes au commerce de l'ennemi; mais ce n'était là que les préludes
d'attaques plus sérieuses. M. de Subercase qui y avait remplacé M. de
Brouillan, passé au gouvernement de l'Acadie, avait repris, avec
l'agrément de la cour, le plan de M. d'Iberville de mettre toute l'île
sous la domination française; et pour lui en faciliter l'exécution, le
roi lui avait permis de prendre cent Canadiens et douze officiers
commandés par M. de Beaucourt, qui débarquèrent à Terreneuve dans
l'automne. Il se trouva à la tête de 450 hommes, soldats, Canadiens,
flibustiers et Sauvages, tous gens déterminés et accoutumés à faire des
marches d'hiver. Il se mit en campagne le 15 février 1705, et se dirigea
vers St.-Jean. Le 26, cette troupe intrépide était à Rebou, à quelques
lieues de cette ville, ayant traversé quatre rivières rapides au milieu
des glaces qu'elles charriaient, et souffert cruellement du froid. Les
habitans, effrayés en voyant paraître des guerriers que les obstacles
avaient rendus plus farouches, tombèrent à genoux dans la neige devant
eux et demandèrent quartier. Après avoir pris deux jours de repos à
Rebou, M. de Subercase se remit en chemin; mais cette halte, nécessitée
par les fatigues de la marche, avait donné le temps à St.-Jean de
recevoir des nouvelles de son approche; de sorte que quand il se
présenta devant la ville, elle s'était mise en état de défense.
Néanmoins il ordonna l'attaque; elle fut faite avec vigueur; mais les
deux forts qui la protégeaient se défendirent avec tant de courage et
firent un feu si vif de mortier et de canon, que l'on fut obligé de se
retirer; mais ce ne fut qu'après avoir mis le feu à la ville[54]. Les
français se rejetèrent sur la campagne qu'ils ravagèrent au loin. En
revenant ils brûlèrent le bourg du Forillon, épargné l'année précédente.
Montigny avec une partie des Canadiens et des Sauvages réduisit tous les
établissemens de la côte en cendre, et la terreur était si grande parmi
les pauvres habitans, qu'il n'avait que la peine de recueillir les
prisonniers. Il ne resta plus aux Anglais à Terreneuve que l'île de la
Carbonnière et les forts de St.-Jean, que l'on n'avait pu prendre. Cette
irruption néanmoins n'avait été qu'un orage. Le calme revenu, les flots
débordés se retirèrent, on enleva les débris qu'ils avaient faits, et
tout rentra dans l'ordre accoutumé.

[Note 54: _American Annals_: Humphrey.]

Mais trois ans étaient à peine écoulés depuis l'expédition de M. de
Subercase, que M. de St.-Ovide, lieutenant de Plaisance, dont M. de
Costa Bella était alors gouverneur, proposa à ce dernier de faire une
nouvelle tentative sur St.-Jean, entrepôt général des Anglais dans
l'île, offrant de l'entreprendre à ses dépens. Il rassembla environ 170
hommes parmi lesquels il y avait des Canadiens et des soldats, et
s'étant mis en marche sur la neige le 14 décembre, il arriva dans la
nuit du 1er janvier 1709 à quelque distance de St.-Jean qu'il alla
reconnaître à la faveur de la clarté de la lune. Après cet examen, il
fit ses préparatifs pour donner l'assaut, et l'on se remit en marche en
s'excitant les uns les autres. On fut près d'échouer par la trahison des
guides. M. de St.-Ovide qui était en tête fut découvert à trois cents
pas des premières palissades, d'où on lui tira des coups de fusil; il
continua cependant toujours d'avancer, et pénétra ainsi jusqu'à un
chemin couvert qu'on avait oublié de fermer; on s'y précipita aux cris
de vive le roi! L'on traversa le fossé malgré le feu de deux forts qui
blessa dix hommes. On planta deux échelles contre les remparts qui
avaient vingt pieds de haut; St.-Ovide monta le premier suivi de six
hommes dont trois furent grièvement blessés derrière lui. Au même
instant, une autre colonne atteignait aussi le sommet du rempart sur un
autre point, et s'élançait dans la place conduite par MM. Despensens,
Renaud, du Plessis, la Chesnaye, d'Argenteuil, d'Aillebout et Johannis,
tous Canadiens. L'on s'empara du corps de garde et de la maison du
gouverneur, qui fut fait prisonnier après avoir reçu trois blessures. Le
pont-levis fut baissé et le reste des assaillans entra. Ce n'est
qu'alors que l'ennemi déposa les armes.

Ainsi en moins d'une demi-heure, l'on prit deux forts qui auraient pu
arrêter une armée entière; car ils étaient armés de 48 canons et
mortiers, et défendus par plus de quatre-vingts soldats et huit cents
miliciens bien retranchés[55], mais la porte souterraine par où ceux-ci
devaient passer, se trouva si bien fermée qu'on ne put l'enfoncer assez
vite. Il restait un troisième fort à l'entrée du port, gardé par une
compagnie de soldats et muni de vivres pour plusieurs mois, de canons,
de mortiers et de casemates à l'épreuve des bombes; il se rendit
néanmoins au bout de 24 heures.

[Note 55: _Lettres du major Lloyd datées octobre et novembre_ 1708,
c'est-à-dire deux ou trois mois avant le siége et consignées dans un
registre manuscrit qui a appartenu à M. Pawnall, et qui se trouve
maintenant dans les archives provinciales. Ce régistre est composé
principalement d'extraits des procès verbaux du _Board of Colonies and
plantations_. On y lit ce qui suit sur la situation de St.-Jean
alors.--«The garrison was in as good a condition as he desired; the
company (80 men besides the officers) was complete; there were near 800
of the inhabitants under the covert of the fort; and all things were in
as good posture, etc. Captain Moody and others say that there were 48
pieces of cannon, mortars etc, and a great quantity of ammunition of
war».]

M. de St. Ovide écrivit immédiatement en France et au gouverneur, M. de
Costa Bella, pour annoncer sa conquête, mais ce procédé mécontenta ce
dernier qui fut blessé de ce que son lieutenant eût écrit directement à
la cour en même temps qu'à lui-même; il l'en blâma, et lui envoya une
frégate pour transporter les munitions de guerre, les prisonniers et
l'artillerie de St.-Jean à Plaisance, et il lui enjoignit de s'embarquer
lui-même pour revenir, après avoir détruit les fortifications. Le roi
qui avait d'abord approuvé la détermination de M. de Costa Bella
partagea ensuite le sentiment de St.-Ovide, qui voulait que l'on gardât
St.-Jean, mais il était trop tard.

L'île de Carbonnière était le seul poste ennemi qu'on n'eût pas encore
enlevé à Terreneuve. M. de Costa Bella ne recevant point de France les
secours qu'on lui avait promis pour en faire la conquête, organisa
l'année suivante deux détachemens, qui se mirent en marche l'un par
terre et l'autre dans trois chaloupes, le tout sous les ordres d'un
habitant de Plaisance, nommé Gaspard Bertrand. Ils arrivèrent à la baie
de la Trinité dans le voisinage de la Carbonnière sans avoir été
découverts. Ils y trouvèrent une frégate de 30 pièces de canon et de
cent trente hommes d'équipage, appelée _The Valor_ qui avait convoyé une
flotte de vaisseaux marchands. Bertrand en la voyant ne put étouffer son
désir de corsaire, il résolut d'en tenter l'abordage; trois chaloupes,
portant chacune vingt-cinq hommes, s'y dirigèrent rapidement à force de
rames en plein jour. Bertrand le premier sauta sur le pont. Dans un
instant le capitaine anglais fut tué, tous les officiers furent mis hors
de combat et l'équipage rejeté entre les deux ponts, où il se défendit
avec beaucoup de courage. C'est alors que fut tué l'intrépide Bertrand;
sa mort fit chanceler sa bande; mais un de ses lieutenans prit sa place
et l'on se rendit maître enfin du vaisseau. Au même instant deux
corsaires, l'un de 22 canons et l'autre de 18, ayant été informés de ce
qui se passait, arrivèrent à pleines voiles, et chacun prenant un côté
ils se mirent à canonner la frégate que les Français venaient de
prendre. Mais les vainqueurs refusèrent de commencer un second combat,
et leur chef fut obligé de faire couper les câbles et de profiter du
vent pour sortir de la baie; ce qu'il fit sans être poursuivi.

Cependant le détachement venu par terre voyant cela, se jeta sur les
habitations, les pilla et retourna à Plaisance chargé de butin. L'île de
la Carbonnière, protégée par sa situation reculée, fut sauvée une fois
encore.

Ainsi les Français se promenaient en vainqueurs d'un bout à l'autre de
l'île, depuis presque le commencement de la guerre; mais la petitesse de
leur nombre les empêchait de garder le pays conquis. Il ne leur restait
que la gloire d'avoir déployé un courage admirable et empêché peut-être
l'ennemi de venir les attaquer chez eux. Il n'est guère permis de douter
que si la France avait été maîtresse des mers, toute l'île ne fût passée
sous sa domination; mais l'on verra que tant d'actes de valeur et tant
d'effusion de sang devinrent inutiles, et que le sort des colons de
Terreneuve se décidait sur un autre champ de bataille, où la fortune
devenue contraire se plaisait à accabler la France.

Cependant les colonies anglo-américaines se sentaient humiliées des
échecs répétés qu'elles avaient déjà éprouvés dans cette guerre, et du
rôle qu'elles y jouaient. Terreneuve dévastée, le Massachusetts toujours
repoussé de l'Acadie, la Nouvelle-York et les provinces centrales
cernées par les Canadiens et leurs nombreux alliés et n'osant remuer de
peur d'exciter l'ardeur guerrière de tant de peuples, c'était là une
situation qui blessait leur intérêt et leur orgueil, et elles désiraient
vivement en sortir. La conquête de toute la Nouvelle-France était à
leurs yeux l'unique moyen d'en prévenir pour jamais le retour, et de
parvenir à cette supériorité qui leur assurerait tous les avantages de
l'Amérique et de la paix; elles ne cessaient point de faire des
représentations à la métropole dans ce sens. L'assemblée de la
Nouvelle-York présenta une adresse à la reine Anne en 1709 dans laquelle
on trouve ces mots: «Nous ne pouvons penser sans les plus grandes
appréhensions au danger qui menacera avec le temps les sujets de sa
Majesté dans cette contrée; car si les Français, après s'être attaché
graduellement les nombreuses nations indigènes qui les habitent,
tombaient sur les colonies de votre Majesté, il serait presqu'impossible
à toutes les forces que la Grande-Bretagne pourrait y envoyer, de les
vaincre ou de les réduire». Le moment paraissait propice d'enlever à la
France ses possessions d'outre-mer; après une suite de revers inouïs,
elle était tombée dans un état complet de prostration; ses ressources
étaient épuisées, son crédit était anéanti, le rigoureux hiver de 1709
achevait de désespérer la nation, en proie déjà à la famine.
L'Angleterre profita de ce moment pour se rendre aux voeux de ses
colonies et tenter la conquête du Canada; et pendant que Louis XIV
sollicitait la paix avec de vives instances, elle donnait des ordres
pour s'assurer d'une des dépouilles du grand roi.

Le colonel Vetch paraît avoir été le premier auteur de cette nouvelle
entreprise. Quelques années auparavant (1705), le gouverneur du
Massachusetts, M. Dudley, l'avait envoyé avec M. Livingston à Québec,
pour régler l'échange des prisonniers et pour proposer à M. de Vaudreuil
un traité entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France. Celui-ci
crut que le gouverneur du Massachusetts ne voulait que gagner du temps.
Cependant il lui répondit en lui transmettant un autre projet de traité
de neutralité et de commerce qui ne fut pas accueilli sans doute, car
ces ouvertures ne furent pas poussées plus loin. Au reste le projet même
de M. de Vaudreuil ne fut pas goûté par la cour, qui voulait qu'il ne
donnât lieu à aucun négoce entre les colons des deux nations, et qu'il
fût général à toutes les colonies en Amérique (Documens de Paris).
Peut-être, si les deux parties avaient eu plus de confiance l'une dans
l'autre, ce projet tout humanitaire aurait-il pu s'exécuter, et dès lors
bien des calamités et des malheurs auraient été prévenus. Quoi qu'il en
soit, à la faveur de cette mission diplomatique plusieurs émissaires
anglais s'étaient glissés dans la colonie, et avaient étudié ses forces
et ses moyens de défense, ce qui attira des reproches au gouverneur
canadien; Vetch lui-même sonda le St.-Laurent en remontant jusqu'à la
capitale[56], et il proposa ensuite au ministère anglais le vieux projet
de conquérir le Canada par une double attaque par mer et par terre; le
succès ne lui paraissait pas douteux. En effet le pays, qui n'avait reçu
aucun secours de France depuis le commencement des hostilités, était peu
en état de résister. Cinq régimens de ligne auxquels devaient se joindre
douze cents hommes du Massachusetts et du Rhode-Island, devaient opérer
par le fleuve contre Québec, et deux mille miliciens et autant de
Sauvages contre Montréal par le lac Champlain. Le colonel Schuyler
venait aussi de réussir à rompre le traité qui existait entre les
Français et la confédération, et à engager quatre des cinq cantons à
entonner le chant de guerre et à prendre part à la campagne qui
promettait d'être aussi profitable que glorieuse. Toutes les colonies
anglaises s'y portèrent avec enthousiasme; «la joie, dit un de leurs
historiens, animait la contenance de tout le monde; il n'y avait
personne qui ne crût que la conquête du Canada ne fût achevée avant
l'automne». On ne comptait pour rien les sacrifices, et c'est à cette
occasion que le Connecticut, la Nouvelle-York et le Nouveau-Jersey, dont
le trésor était vide, fabriquèrent pour la première fois du
papier-monnaie.

[Note 56: Smith: _History of New-York_]

L'armée de terre se réunit sur les bords du lac Champlain dans le mois
de juillet (1709), sous les ordres du gouverneur Nicholson; elle se mit
aussitôt à construire des forts, des blockhaus, des magasins, et une
grande quantité de bateaux et de canots pour le transport des troupes et
du matériel sur le lac. Jamais le Canada n'avait encore vu de si grands
déploiemens de forces pour sa conquête. En faisant l'énumération de
leurs soldats et de leurs vaisseaux, les ennemis se croyaient capables
de s'emparer non seulement de cette province, mais encore de l'Acadie et
de Terreneuve (Hutchinson).

Tandis que les Anglais étaient dans la joie et faisaient des rêves de
triomphe, les Canadiens inquiets et silencieux se préparaient à faire
tête à l'orage. Le marquis de Vaudreuil donnait des ordres pour armer
Québec et pour que les troupes et les milices se tinssent prêtes à
marcher au premier signal. Il monta lui-même à Montréal dans le mois de
janvier, et envoya faire diverses reconnaissances vers le lac Champlain,
afin d'être informé des mouvemens de l'ennemi. Une partie de l'été se
passa ainsi dans l'attente des Anglais qui ne paraissaient pas.

Cependant lord Sunderland, le secrétaire d'Etat, avait écrit à Boston de
se tenir prêts, que les troupes de renfort étaient sur le point de
s'embarquer pour l'Amérique. L'on s'était empressé de se rendre à ces
ordres, croyant à tout instant de voir arriver la flotte de la
métropole; mais elle n'arrivait pas. On se perdait en conjectures, le
temps s'écoulait néanmoins, bientôt des murmures trahirent les craintes
des colons, qui accusèrent l'Angleterre; les maladies éclatèrent dans
l'armée campée sur le lac Champlain. Peu accoutumée à la discipline,
elle se lassa bien vite de la contrainte et de la sujétion militaire.
L'assemblée de la Nouvelle-York trouvant la saison trop avancée pour
entrer en Canada, présenta une adresse au gouverneur, au commencement de
l'automne, pour rappeler les milices dans leurs foyers. Peu de temps
après, l'on apprit la prise du général Stanhope avec cinq mille Anglais
à Brihuega, et la défaite de Stahremberg, le lendemain par le duc de
Vendôme à Villa-Viciosa en Portugal. Ces revers inattendus avaient
obligé la cour de Londres d'envoyer les troupes destinées contre Québec
au secours des alliés dans la péninsule. Ainsi la victoire de
Villa-Viciosa eut le double avantage de consolider le trône de Philippe
V et de sauver le Canada.

Ce qu'on rapporte de l'empoisonnement de l'armée de Nicholson par les
Iroquois paraît dénué de tout fondement. Ni Smith, ni Hutchinson, ni
aucun historien américain ne parlent de cette circonstance; et deux ans
après, les guerriers de ces tribus se joignirent encore aux Anglais. Il
est probable que l'astuce iroquoise a donné naissance à ce rapport dans
un but politique. Ces barbares craignaient et haïssaient également leurs
deux puissans voisins; mais ils étaient divisés à leur égard, ou plutôt
ils voulaient ménager l'un et l'autre sans laisser percer leurs motifs.
En conséquence une partie de la confédération, comme les Onnontagués,
tenait pour les Français, et l'autre pour leurs ennemis. La même
tactique fut adoptée l'année suivante. Dans l'hiver les Onnontagués et
les Agniers envoyèrent une députation en Canada. L'on n'était pas en
état de repousser avec dédain les excuses de ces belliqueux supplians.
Le gouverneur tout en les menaçant de lâcher ses alliés contre eux,
reçut leurs ambassadeurs de manière à les laisser partir satisfaits de
leur accueil. Un échange de prisonniers entre le Canada et la
Nouvelle-York fut à peu près tout le résultat de ces professions
pacifiques.

Tandis que les cantons voyageaient ainsi d'un camp à l'autre, faisant
des assurances trompeuses aux deux partis, le colonel Nicholson était
passé en Angleterre pour presser la métropole de reprendre son projet,
ce que le cabinet de Windsor lui avait promis de faire au printemps.
Mais il fut encore trompé, et pour des causes que l'on ne connaît pas;
aucune flotte ne fut envoyée par la Grande-Bretagne. Le colonel
Nicholson, qui était revenu de Londres avec une galiote à bombes et cinq
frégates, dont quatre de 60 canons, portant un régiment anglais de
marine, ayant vainement attendu jusqu'à l'automne les secours de
l'Europe, se décida, de concert avec les gouvernemens coloniaux, à
entreprendre seul la conquête de l'Acadie[57]. Il fut en conséquence
rejoint par 30 vaisseaux ou transports, et quatre ou cinq bataillons de
troupes provinciales formant 3400 hommes sans compter les officiers et
les matelots. Il fit voile le 18 septembre de Boston, et arriva devant
Port-Royal six jours après. Les Anglais débarquèrent sans rencontrer
d'opposition.

[Note 57: Quelques auteurs disent qu'il devait faire cette conquête
seul, et qu'ensuite les forces de la Grande-Bretagne seraient envoyées
pour prendre Québec.]

M. de Subercase n'avait pu trouver, comme on l'a déjà dit, d'autre
moyen, pour se maintenir à Port-Royal, que de s'allier avec les
flibustiers, qui éloignaient l'ennemi par leurs courses, entretenaient
l'abondance dans la ville et lui fournissaient de quoi faire de riches
présens aux Indiens. Mais ces corsaires l'abandonnèrent au moment où il
avait le plus besoin de leurs secours. Il voyait depuis longtemps
l'orage qui se formait contre lui. Deux fois il avait repoussé l'ennemi
avec une poignée de braves; mais depuis cette époque glorieuse pour sa
réputation, un changement inexplicable s'était opéré en lui. On aurait
dit qu'il désirait maintenant, comme pour se venger de l'oubli dans
lequel on l'avait laissé, la perte de l'Acadie. Il avait reçu quelques
recrues de France et des secours de Québec, peu considérables il est
vrai, mais qui auraient pu lui être très utiles; il les renvoya au
moment du plus grand péril, n'ayant pu s'accorder avec leurs officiers,
qui firent de grandes plaintes contre lui. La retraite de ces renforts,
la mauvaise disposition des habitans à son égard, son inaction lors de
l'apparition de l'ennemi, tout cela coïncidant avec le départ des
flibustiers, s'est tourné en preuve contre ce gouverneur; et, malgré sa
justification auprès de ses supérieurs, il n'a jamais pu reconquérir la
confiance de ses compatriotes, dont plusieurs n'ont point cessé de le
regarder comme un traître.

Quoiqu'il en soit, il n'avait pas deux cents hommes de garnison, lorsque
le colonel Nicholson arriva devant Port-Royal avec des forces dont
l'immense disproportion était un hommage éclatant rendu à ses talens et
à sa bravoure. Il se laissa bombarder au milieu des murmures et de la
désertion de ses gens jusqu'au 2 octobre, qu'il capitula. La garnison,
épuisée de faim, sortit de la ville au nombre de 156 soldats avec les
honneurs de la guerre. Nicholson, voyant défiler ce petit nombre
d'hommes au visage pâle et amaigri, et que la disette lui aurait livrés
à discrétion, regretta de s'être trop pressé de signer la capitulation:
dès le lendemain il fut obligé de leur faire distribuer des vivres. Les
soldats et les habitans, au nombre de 481, furent transportés à la
Rochelle. M. de Subercase, ne pouvant emporter les mortiers et les
canons réservés par un article du traité, les vendit aux Anglais 7499
livres, pour payer les dettes qu'il avait contractées au nom de son
gouvernement. L'histoire doit dire, en justification de ce gouverneur,
qu'il semble vraiment impossible qu'avec moins de 200 soldats minés par
une longue famine, il pût, même s'il eût gardé les secours qu'on lui
avait envoyés, lutter heureusement contre une flotte de 36 voiles et 4
mille hommes de débarquement. Le sort de l'Acadie était inévitable.

Les vainqueurs changèrent le nom de Port-Royal en celui d'Annapolis, en
l'honneur de la reine Anne. Cette ville pouvait avoir alors une
demi-lieue d'étendue en tout sens; mais les maisons, très-éloignées les
unes des autres, n'étaient que de mauvaises huttes avec des cheminées en
terre; l'église ressemblait plus à une grange qu'à un temple[58]. Telle
était la capitale de l'Acadie, titre qu'Halifax, alors simple pêcherie
connue sous le nom de Chibouctou, lui a dérobé depuis. Il y avait encore
deux établissemens dans cette province, les Mines et Beaubassin. Il
sortait beaucoup de blé du premier, situé au milieu d'un sol
très-fertile et défendu contre la mer par des digues que l'industrie
avait élevées à force de travaux.

[Note 58: Etat de l'Acadie en 1710 tel que décrit par un Français à un
Jésuite: _The travels of several missionaries of the society of Jesus,
etc._]

L'expédition de l'Acadie coûta £23,000 à la Nouvelle-Angleterre, que le
parlement impérial lui remboursa. Le colonel Vetch fut nommé gouverneur
du pays et laissé à Port-Royal avec 450 hommes. Cependant il n'était
question dans le traité que du fort lui-même et du territoire qui était
à la portée de son canon; M. Nicholson prétendit qu'il embrassait toute
la province, M. de Subercase, Port-Royal seulement. L'un et l'autre
envoyèrent des députés au marquis de Vaudreuil. Le député anglais, le
colonel Livingston, se plaignit en outre à ce gouverneur des cruautés
qu'exerçaient les alliés des Français, et le menaça, s'ils continuaient
leurs hostilités contre les sujets de l'Angleterre, de faire exécuter
les principaux habitans de l'Acadie. Le marquis de Vaudreuil répondit
qu'il n'était pas responsable des actes des Indiens; que les Anglais ne
devaient imputer la guerre qu'à ceux qui avaient refusé la neutralité
entre les deux couronnes[59], et que s'ils mettaient leur menace à
exécution, il userait de représailles sur les prisonniers qu'il avait en
sa possession. MM. Rouville et Dupuy furent chargés de porter cette
réponse à Boston, avec ordre d'observer le pays, dans le cas où il
serait nécessaire d'y porter la guerre. Il nomma en même temps le baron
de St.-Castin son lieutenant en Acadie, avec mission d'y maintenir le
reste des habitans dans l'obéissance à la France; ce qui indique qu'il
considérait que la capitulation n'embrassait que Port-Royal. Au reste le
traité d'Utrecht devait mettre fin à cette contestation. Il fit dire
l'hiver suivant aux missionnaires de redoubler de zèle pour conserver
l'attachement des Sauvages et des Acadiens. La conduite sévère et
tyrannique du colonel Vetch, en les irritant, ne faisait que seconder
cette politique. L'infatigable St.-Castin continuait les hostilités de
son fort de Pentagoët. Un détachement de 40 Indiens qu'il avait envoyé
en course, tailla en pièces un corps d'Anglais beaucoup plus nombreux
que lui, et qui avait été chargé de brûler dans la campagne les maisons
de ceux qui refusaient de se soumettre aux vainqueurs de Port-Royal.
Cette bande, ayant été rejointe par plusieurs Canadiens et Français,
alla investir Port-Royal même, dont la garnison était très affaiblie par
les maladies[60]. A cette nouvelle le marquis d'Alognies, commandant des
troupes à Québec, reçut ordre de partir sur le champ avec 12 officiers
et 200 hommes choisis; mais l'arrivée de l'amiral Walker et d'une flotte
anglaise dans le fleuve St.-Laurent, fit contremander ce détachement,
qui aurait probablement remis Port-Royal sous la domination
française[61].

[Note 59: D'où l'on doit conclure que c'est la Nouvelle-Angleterre qui a
refusé le traité de neutralité et de commerce entre les deux colonies,
proposé par M. de Vaudreuil: voir plus haut.]

[Note 60: D'après le rapport des déserteurs plus des deux tiers étaient
morts ou désertés. Voir la dépêche (traduction) interceptée de M.
l'Hermite à M. de Pontchartrain du 22 juillet 1711, dans l'Appendice du
Journal de l'expédition de l'amiral Walker.]

[Note 61: Ibid.]

La plus grande partie des Acadiens se soumit alors au joug des Anglais,
qui, suivant leur usage, envoyèrent des troupes pour incendier les
habitations de ceux qui tenaient encore pour la France. Un de ces
partis, composé d'une soixantaine de soldats, fut encore surpris par les
Sauvages; tout fut tué ou pris, il n'échappa qu'un seul homme. Le
théâtre de ce combat se nomme aujourd'hui l'Anse du Sang. Ce succès fit
prendre de nouveau les armes à 500 Acadiens, qui, avec tous les Sauvages
qu'ils purent rencontrer, se tinrent prêts à reprendre Port-Royal dès
que le gouverneur de Plaisance leur aurait envoyé, pour les commander,
M. l'Hermite dans l'habileté et le courage duquel ils avaient la plus
grande confiance. Mais ce gouverneur les ayant fait informer qu'il avait
besoin de tout son monde, et qu'il était incapable de laisser aller un
seul officier, ils abandonnèrent leur entreprise et se dispersèrent. La
perte de l'Acadie fut très sensible à la France, malgré son état
d'abaissement. M. de Pontchartrain, ministre de la marine, écrivit à M.
de Beauharnais, intendant de la Rochelle et de Rochefort: «Je vous ai
fait assez connaître combien il est important de reprendre ce poste
(Port-Royal), avant que les ennemis y soient solidement établis. La
conservation de toute l'Amérique septentrionale et le commerce des
pêches le demandent également: ce sont deux objets qui me touchent
vivement, et je ne puis trop les exciter (le gouverneur général et
l'intendant de la N.-France) à les envisager avec les mêmes yeux». Le
ministre aurait voulu que M. de Vaudreuil se chargeât de reprendre
Port-Royal avec les milices canadiennes et le peu de troupes dont il
pouvait disposer; celui-ci de son côté demandait seulement deux
vaisseaux avec ce qu'ils pourraient porter d'hommes et de munitions.
Tout faible qu'était ce secours, il ne fut pas possible de le lui
envoyer. M. de Vaudreuil cependant, qui sentait toute l'importance de
Port-Royal, allait y détacher, comme on vient de le dire, le marquis
d'Alognies, lorsque l'arrivée de l'amiral Walker dans le fleuve, fit
donner un contre-ordre. En vain M. de Pontchartrain voulut-il former en
France une société de marchands assez puissante pour remettre l'Acadie
sous la domination du roi, et y former des établissemens solides,
personne ne goûta une entreprise dont les avantages ne paraissaient
certains que pour l'Etat. Alors les habitans de cette province,
abandonnés à eux-mêmes et sans espérance de secours, n'eurent plus
d'autre alternative que de se soumettre entièrement, afin de sauver des
récoltes qui constituaient toute leur subsistance pour l'année; mais ces
fidèles et malheureux Acadiens, si dignes d'un meilleur sort, firent
dire secrètement à M. de Vaudreuil que le roi n'aurait jamais de sujets
plus dévoués qu'eux, paroles qui auraient dû soulever la France d'une
extrémité jusqu'à l'autre pour la défense de ce noble esprit de
nationalité qui fait la véritable grandeur des peuples.

Après la prise de Port-Royal, le colonel Nicholson était retourné à
Londres pour la deux ou troisième fois, toujours pour solliciter la
métropole d'entreprendre la conquête du Canada, qui était le grand
boulevard des Français dans l'Amérique continentale. Le colonel Schuyler
y avait été envoyé l'année précédente, par la Nouvelle-York, dans la
même vue de représenter au gouvernement la nécessité absolue de faire
cette conquête. Cinq chefs iroquois l'accompagnaient. Dans un discours
prononcé devant la reine Anne, ils l'assurèrent de leur fidélité, et
demandèrent son secours pour subjuguer leur ennemi commun, le Français.
La Grande-Bretagne pensa qu'il ne serait pas prudent de se refuser à une
entreprise demandée avec tant d'ardeur et tant de persistance;
prévoyait-elle alors que les Français, priés à leur tour par eux,
aideraient ces supplians importuns à la chasser plus tard, elle aussi,
du Nouveau-Monde? M. St.-John, depuis vicomte de Bolingbroke, homme qui
avait plus d'imagination que d'esprit, plus de brillant que de solide,
était alors ministre. Non seulement il promit des forces suffisantes
pour faire la conquête du Canada, mais il s'intéressa à cette entreprise
comme s'il en avait été le premier auteur; il se vantait d'en avoir
formé le plan; des préparatifs proportionnés à la grandeur du projet
furent ordonnés, et le chevalier Hovenden Walker arriva à Boston le 25
juin (1711) avec une flotte portant un bataillon de soldats de marine et
sept régimens de vétérans tirés de l'armée du duc de Marlborough, sous
les ordres du général Hill, frère de madame Masham, qui avait remplacé
la duchesse de Marlborough comme favorite de la reine Anne. Lorsque M.
St.-John apprit l'arrivée de la flotte à Boston, il écrivit avec
triomphe au duc d'Orrery: «vous pouvez être assuré que nous sommes
maîtres à l'heure qu'il est de toute l'Amérique septentrionale.» La
nouvelle de cette arrivée attendue depuis si long temps et avec tant
d'impatience, se répandit rapidement dans toutes les colonies anglaises,
où elle fut reçue avec des transports d'ivresse; l'assemblée de la
Nouvelle-York vota une adresse de remercîment à la reine, et envoya une
députation pour féliciter le colonel Nicholson sur le succès de sa
mission. Elles mirent dans un mois deux armées sur pied, complètement
équipées et approvisionnées[62].

[Note 62: M. de Costa Bella avait, sur l'ordre de la cour, envoyé
vainement M. de la Ronde à Boston pour tâcher de dissuader les habitans
de fournir de nouveaux secours à la flotte anglaise destinée à agir
contre le Canada. Il fallait que M. de Pontchartrain fût dans une grande
ignorance des sentimens de ces habitans. _Lettre interceptée
(traduction) de M. de Costa Bella à M. de Pontchartrain du_ 23 _juillet_
1711, _laquelle se trouve dans l'Appendice de la défense de l'amiral
Walker_.

         Forces du Canada  en 1709.


Montréal               1200 hommes de 15 à 20 ans,
Trois-Rivières          400 h.
Québec                 2200 h.
Troupes                 350 h.
Matelots des navires    200 h.
Sauvages                500 h.
                       ----
     Total             4850.

_Documens de Paris._]

Deux régimens de troupes provinciales se joignirent aux réguliers du
général Hill, ce qui porta son armée à 6463 fantassins munis d'un train
considérable d'artillerie et de toutes sortes d'appareils de guerre. La
flotte composée de 88 vaisseaux et transports[63], mit à la voile le 30
juillet. Quelque temps après le colonel Nicholson s'avança à Albany avec
quatre mille hommes et environ six cents Iroquois, afin de pénétrer en
Canada par le lac Champlain; c'était le plan d'invasion de 1690. Rendu
sur les bords du lac St.-Sacrement, il s'arrêta pour attendre l'arrivée
de l'amiral Walker devant Québec. Ce pays semblait perdu sans ressource.
Aux quinze ou seize mille soldats et matelots qui marchaient contre lui,
il avait à peine cinq mille hommes capables de porter les armes à
opposer; la providence le sauva.

[Note 63: Voir la liste des vaisseaux de guerre dans l'Appendice du
_Journal of the Canada Expedition_ par l'amiral Walker. Les Annales
américaines se trompent en disant 68.]

La prise de Port-Royal avait fait une sensation pénible et profonde en
Canada, non pas à cause de la chute de ce poste, qui était réellement de
peu de chose en lui-même; mais à cause de la faiblesse ou de l'apathie
que montrait la France, et de la détermination où les colonies
anglo-américaines paraissaient être de faire tous les sacrifices pour
renverser sa puissance dans ce continent. Cependant lorsque les
Canadiens virent, d'un côté, une flotte ennemie entrer dans leur fleuve,
et, de l'autre, une armée s'avancer sur le lac Champlain, ils ne
s'abandonnèrent pas à des pensées d'abattement; ils songèrent qu'ils
avaient eux-mêmes envahi plus d'une fois le pays de ceux qui venaient
les attaquer à leur tour, qu'ils les avaient vu fuir devant eux dans la
Nouvelle-York et dans la Nouvelle-Angleterre, à Terreneuve et dans la
baie d'Hudson. Leur ancienne énergie reprit son empire, et à la voix du
gouverneur tout le monde courut aux armes.

D'abord M. de Vaudreuil, pour en imposer aux Iroquois qui menaçaient la
partie supérieure du pays, manda les Indiens occidentaux, qui
descendirent au nombre de quatre à cinq cents avec MM. de St.-Pierre et
Tonti et quelques Canadiens. En même temps voulant toujours les ménager,
il envoyait le baron de Longueuil et MM. Joncaire et la Chauvignerie
dans les cantons pour y contrecarrer l'effet des intrigues de Schuyler
et les engager à observer la neutralité. Les Iroquois ne purent cacher
que la plus grande partie de la confédération penchait pour les Anglais,
moins gagnée encore par les présens qu'ils en avaient reçus, que
persuadée que le Canada ne pouvait humainement éviter d'être accablé
sous les efforts de l'ennemi, en voyant les vastes préparatifs qui se
faisaient de toutes parts.

Cependant toute la population jusqu'aux femmes montrait en Canada la
résolution d'opposer une vive résistance. L'on apprit de plusieurs
sources à la fois le départ de la flotte anglaise de Boston. Le marquis
de Vaudreuil donna un grand festin à Montréal à environ huit cents
Sauvages alliés, qui levèrent la hache et entonnèrent le chant de guerre
au nom d'Ononthio. Le gouverneur descendit ensuite à Québec, où il fut
suivi parles Abénaquis qui s'étaient établis à St.-François et à
Bécancourt, au commencement de la guerre, afin d'opposer une digue aux
irruptions des Iroquois. Il trouva cette ville en état de soutenir un
long siège. Il y avait plus de 100 pièces de canon en batterie. Les
rives du fleuve au-dessous de Québec étaient si bien gardées, que
l'ennemi n'aurait pu y opérer de débarquement dans les lieux habités
sans livrer un combat dans une position désavantageuse. Chacun avait son
poste marqué, où il devait se rendre à l'apparition de la flotte. On
attendait l'ennemi avec anxiété, mais avec cette anxiété d'hommes qui
ont résolu de faire leur devoir et qui savent que de leur courage dépend
le salut de leur patrie. Enfin un habitant vint annoncer un soir du mois
de septembre qu'il avait vu 90 ou 96 voiles dans le bas du fleuve.

C'était l'amiral Walker qui remontait le St.-Laurent. Il s'avançait
moins comme un capitaine qui entreprend une campagne difficile, que
comme un conquérant qui n'a plus qu'à aviser au soin de ses glorieux
trophées et des guerriers qui les lui ont fait obtenir. L'attaque de
Québec n'était pour rien dans ses préoccupations; cette ville, suivant
lui, ne songerait certainement pas à se défendre, lorsqu'elle le verrait
paraître. Il n'était occupé que des moyens démettre dans ce climat
rigoureux, sa flotte en hivernage dans le port de la ville conquise.
Après avoir roulé plusieurs plans dans sa tête soucieuse, il s'arrêta à
celui-ci; il ferait dégréer ses vaisseaux et débarquer tout ce qu'ils
portaient, jusqu'à leurs mâts; ensuite il les ferait monter à sec sur le
rivage, hors de l'atteinte des glaces, à l'aide de chameaux et autres
puissans appareils; évidemment cet expédient paraissait infaillible,
mais il était prématuré. L'inquiétude de l'amiral venait de ce qu'il
croyait que le fleuve se congelait jusqu'au fond. L'on sait que le
St.-Laurent a près de cent pieds de profondeur dans le port de Québec;
mais on peut être physicien médiocre et excellent homme de mer.

Les élémens vinrent le tirer rudement de ces préoccupations oiseuses. Un
gros vent de sud-est s'éleva avec une brume épaisse qui enveloppa sa
flotte et empêcha de rien voir; les pilotes ne purent plus se
reconnaître. Un ancien navigateur canadien, retenu prisonnier à bord du
vaisseau amiral, avertit de ne pas courir trop au nord. On refusa de
l'écouter. On était dans la nuit du 22 août: le vent augmentait
toujours. Deux heures après cet avertissement, l'on se trouva au milieu
d'îles et de rescifs dans le danger le plus imminent, et personne ne
s'en doutait. Un officier de l'armée de terre étant par hasard sur le
pont de l'Edgar, aperçut tout-à-coup des brisans sur sa droite, il
courut en informer l'amiral, qui ne voulut pas le croire, pensant que
c'était l'effet de la peur. Le même officier redescendit une seconde
fois, et le pria instamment de venir, que l'on voyait des écueils de
tous côtés. «Sur ces importunités répétées, et entendant plus de bruit
et de mouvement qu'à l'ordinaire, dit l'amiral, je passai ma robe de
chambre et mes pantoufles, et je montai sur le pont. En effet, j'y
trouvai tout le monde dans une frayeur et dans une confusion étrange».
La direction des vaisseaux fut immédiatement changée; mais huit
transports se brisèrent sur l'île aux oeufs, l'une des Sept-Iles, et
près de neuf cents hommes périrent sur les dix-sept cents officiers et
soldats qu'ils portaient. On reconnut ensuite parmi les noyés, rejetés
sur la plage par les vagues, deux compagnies entières des gardes de la
reine, et plusieurs familles écossaises qui venaient pour s'établir dans
le pays. L'on trouva aussi parmi d'autres objets, un grand nombre
d'exemplaires imprimés d'un manifeste adressé aux habitans du Canada, et
que Charlevoix rapporte tout au long. Dans cette pièce singulière, le
général Hill déclare les Canadiens sujets anglais en vertu de la
découverte de l'Amérique septentrionale par Cabot, et que la France n'a
possédé le pays qu'à titre de fief relevant de l'Angleterre!

Après ce désastre, Walker retourna sur ses pas et alla jeter l'ancre
dans la baie des Espagnols au Cap-Breton. Comme la traversée de Boston
avait été extrêmement longue, et qu'il ne restait plus de vivres sur la
flotte que pour dix semaines, il fut décidé à l'unanimité, dans un
conseil de guerre, d'abandonner l'entreprise sur Québec, et sur
Plaisance qui devait être attaqué ensuite, et de s'en retourner chacun
dans son pays, savoir, les Américains à Boston et les Anglais en Europe.
En conséquence de cette résolution, la flotte cingla vers Portsmouth, où
pour comble de malheur le vaisseau amiral, l'Edgar, de 70 canons, sauta
et entraîna dans sa destruction quatre cents hommes, outre un grand
nombre de personnes qui étaient venues à bord pour visiter leurs amis.
Ces malheurs ne s'arrêtèrent pas là; le Feversham de 36 carrons et 3
transports qui suivaient la flotte, se perdirent aussi dans les parages
du fleuve ou du golfe St.-Laurent[64].

[Note 64: That the ministry, after my return to Britain, were sensible
how desesperate the navigation was in those seas; and yet that they were
as industrious to conceal it, appears not only by the author of the
_Post-Man_ being found fault with for giving an account thereof in his
paper, but also that the Gazette mentioned nothing of the loss of the
Feversham and three store ships laden with provisions following us to
Quebec; which accident may furnish matter for some not frivolous
speculations. Introduction p. 24. L'amiral Walker de retour de sa
malheureuse expédition, fut mis à la retraite et son nom fut biffé de la
liste des officiers généraux de la marine.]

La nouvelle de la retraite des Anglais ayant été apportée à Québec par
des pêcheurs de Gaspé, le gouverneur renvoya M. de Ramsay à Montréal
avec six cents hommes; il y monta lui-même bientôt après avec un pareil
nombre de soldats, et forma avec le corps de troupes resté sous les
ordres du baron de Longueuil pour garder le haut de la colonie, une
armée de trois mille fusils. Il lui fit prendre position auprès de
Chambly, afin de livrer bataille au colonel Nicholson s'il débouchait
par le lac Champlain. Mais le commandant américain ayant appris les
malheurs de la flotte, s'était hâté de décamper; et ses troupes
découragées avaient repris, pour la seconde fois depuis deux ans, le
chemin de leurs provinces sans avoir brûlé une cartouche. Alors les
craintes du Canada passèrent dans les colonies anglaises; la frayeur
s'empara aussitôt de leurs frontières; Albany fut dans la consternation;
on s'empressa de faire réparer les forts avancés, et une partie de la
milice resta sous les armes. Ainsi elles n'avaient fait tant de dépenses
que pour se voir, à la fin de la guerre, accablées de dettes et réduites
à défendre leurs propres foyers.

Cependant tandis que l'Angleterre dirigeait son épée droit au coeur de
la puissance française dans ce continent, sa politique avait armé contre
elle, par le moyen des Iroquois, une nation brave, indomptable et
féroce, les Outagamis, vulgairement nommés les Renards; ils habitaient à
l'ouest du lac Michigan. Ils avaient promis de brûler le fort du
Détroit, et de massacrer tous les Français qui se trouveraient dans ces
contrées. Les Kikapous et les Mascontins étaient entrés dans le complot.
M. Dubuisson, qui commandait au Détroit, sut ce complot d'un Outagami
chrétien; il appela sur le champ les Hurons et les Outaouais ses alliés
auprès de lui: «Nous voici autour de toi, dirent ces braves, tu nous as
retirés du feu des Outagamis il y a douze lunes, nous venons exposer
notre vie pour ton service; nous mourrons avec plaisir pour notre
libérateur. La seule grâce que nous te demandons, c'est que tu prennes
soin de nos femmes et de nos enfans si nous succombons, et que tu mettes
un peu d'herbe sur nos corps afin qu'ils reposent en paix».

Dubuisson marcha avec les Canadiens et ses alliés contre les Outagamis;
il dut les assiéger dans leur fort; ils firent une défense désespérée,
et n'ayant pu obtenir de capitulation, ils s'échappèrent pendant une
nuit orageuse; mais on les atteignit à quatre lieues de là, et on en fit
un carnage affreux; tous les prisonniers furent massacrés. La perte
s'éleva du côté des vaincus à plus de deux mille personnes, tant hommes
que femmes et enfans. On n'avait pas encore vu une pareille tuerie chez
les Indiens. Ce résultat ôta tout espoir aux Anglais de s'élever au
moins pour le moment dans l'Ouest sur les ruines de leurs rivaux. Il
était d'une importance vitale de les empêcher de prendre pied dans cette
partie du continent; car s'ils devenaient maîtres de ce point, la
communication entre le Canada et la vallée du Mississipi se trouvait
coupée, et ces deux vastes provinces tombaient d'elles-mêmes comme les
branches d'un arbre qu'on sépare de leur tronc.

Vers la même époque le gouverneur général fit rétablir le fort
Michilimackinac abandonné depuis quelques années, et ajusta tous les
sujets de mécontentement qui existaient entre les Français et les
peuples septentrionaux et occidentaux, ou entre ces divers peuples
eux-mêmes. Il savait profiter avec une rare intelligence des intérêts
des uns et des autres pour paralyser les efforts des colonies anglaises
qui travaillaient à les détacher de la France; et c'était plus avec des
raisons qu'il faisait triompher sa politique, qu'avec les forces dont il
pouvait disposer. Une seule imprudence aurait pu soulever la
confédération iroquoise au commencement de la guerre. Par une attitude
digne, il conserva le respect de tous les peuples indigènes; par son
calme et sa prudence, il leur dissimula sa faiblesse.

Un instant en 1712, le bruit se répandit que l'Angleterre armait encore
une flotte pour assiéger Québec; cette nouvelle qui se trouva fausse, ne
servit qu'à prouver le dévouement des habitans de cette capitale. Le
commerce, toujours si généreux et si patriotique, avança cinquante mille
écus au gouverneur pour augmenter les fortifications de la ville.
C'était une somme très considérable pour le temps. Mais le sort des
colonies françaises s'était décidé sur un autre champ de bataille. La
guerre en Europe touchait à sa fin. Dès le commencement de 1711 un agent
secret de Londres avait été envoyé à Paris. L'année suivante une
suspension d'armes qui s'étendait aux colonies fut signée entre la
France et l'Angleterre.

Cette révolution dans les affaires avait été amenée d'abord par la
disgrace de la favorite de la reine Anne, la duchesse de Marlborough qui
entraîna les whigs dans sa chute; et ensuite par la mort de l'empereur
Joseph II, qui eut pour successeur celui qui disputait le trône
d'Espagne au duc d'Anjou. Les alliés furent peu portés après cet
événement à combattre pour donner une nouvelle couronne à celui qui
était déjà assez puissant avec celle de l'empire.

Malgré la retraite des Anglais, le prince Eugène, qui commandait les
Autrichiens, était encore supérieur de 20,000 hommes à l'armée
française; et les conférences d'Utrecht ne rassuraient point la France
épuisée et qui avait perdu tout espoir; elle n'osait plus croire au
succès. Louis XIV, courbé vers la tombe et voyant périr presque toute sa
famille en peu de temps, fit preuve en cette circonstance d'une grandeur
d'âme qui l'élève beaucoup plus dans l'estime des hommes que la fierté
qu'il déploya dans ses jours prospères[65]. Il annonça qu'en cas de
nouveau malheur, il convoquerait toute la noblesse de son royaume, qu'il
la conduirait à l'ennemi malgré son âge de soixante-et-quatorze ans, et
qu'il périrait à la tête. Cette résolution n'était pas une menace vaine:
on a vu ce que peut un peuple qui combat pour son existence, en France
sous Charles VII et en 1793; en Allemagne, en 1813, et plusieurs fois en
Amérique depuis 1775.

[Note 65: Ce fut le sort de Louis XIV, de voir périr en France toute sa
famille par des morts prématurées, sa femme à 45 ans, son fils unique à
50; et un an après que nous eûmes perdu son fils, nous vîmes son petit
fils le Dauphin, duc de Bourgogne, la Dauphine sa femme, leur fils aîné
le duc de Bretagne, portés à Saint-Denis au même tombeau, au mois
d'avril 1712; tandis que le dernier de leurs enfans, monté depuis sur le
trône, était dans son berceau, aux portes de la mort. Le duc de Berri,
frère du duc de Bourgogne, les suivit deux ans après; et sa fille, dans
le même tems passa du berceau au cercueil.

«Ce temps de désolation laissa dans les coeurs une impression si
profonde, que, dans la minorité de Louis XV, j'ai vu plusieurs personnes
qui ne parlaient de ces pertes qu'en versant des larmes. Louis XIV
dévorait sa douleur en public: il se laissa voir à l'ordinaire; mais en
secret les ressentimens de tant de malheurs le pénétraient et lui
donnaient des convulsions. Il éprouvait toutes ces pertes domestiques à
la suite d'une guerre malheureuse, avant qu'il fût assuré de la paix, et
dans un tems où la misère désolait le royaume. On ne le vit pas
succomber un moment à ses afflictions.»

Voltaire: _Siècle de Louis_ XIV.]

Ce monarque aurait dû pour sa gloire mourir avec le siècle dans lequel
il était né; le suivant devait être fatal à lui et à tous les siens. En
effet, dès le début, cet âge est marqué par le naufrage de la gloire de
ce prince, qui fut longtems le premier de la terre; et la fin est à
jamais mémorable par la chute d'un trône qu'il avait entouré d'un
pouvoir absolu, et par la mort violente ou la dispersion de toute sa
famille.

Les revers de la guerre de la succession d'Espagne et le traité
d'Utrecht, ont précipité la chute de la puissance française en Amérique,
quoique cette chute ait été produite par d'autres causes, comme on l'a
dit plus d'une fois ailleurs.

Par le traité fameux auquel nous venons de faire allusion, et qui fut
signé le 11 avril 1713, Louis XIV céda à l'Angleterre la baie d'Hudson,
l'île de Terreneuve et l'Acadie, c'est-à-dire tous les pays situés sur
le littoral de la mer Atlantique, sur laquelle il ne resta plus à la
France que l'embouchure du St.-Laurent et celle du Mississipi dans la
baie du Mexique; elle se réserva seulement le droit de faire sécher le
poisson sur une partie de l'île de Terreneuve. On peut juger, dit
Raynal, combien ces sacrifices marquaient son abaissement, et combien il
en dut coûter à sa fierté de céder trois possessions qui formaient avec
le Canada, l'immense pays connu sous le nom glorieux de Nouvelle-France.

Les historiens français nous ont laissé un tableau fidèle de cette
époque célèbre, et des causes de la grandeur et des revers de Louis XIV.
Pendant près de quarante ans, il avait dominé l'Europe conjurée après
l'avoir vaincue dans trois guerres longues et sanglantes. Cette période
avait été illustrée par de grands génies en tous genres, et par les plus
grands capitaines que les modernes eussent encore vus.

«L'Europe, dit un historien célèbre, s'était armée contre lui, et il
avait résisté, il avait grandi encore. Alors il se laissa donner le nom
de grand. Le duc de La Feuillade alla plus loin. Il entretint un
luminaire devant sa statue, comme devant un autel. On croit lire
l'histoire des empereurs romains.

«La brillante littérature de cette époque n'est autre chose qu'un hymne
à la royauté. La voix qui couvre les autres est celle de Bossuet. C'est
ainsi que Bossuet lui-même, dans son discours sur _l'Histoire
Universelle_, représente les rois d'Egypte loués par le prêtre dans les
temples en présence des dieux. La première époque du grand règne, celle
de Descartes, de Port-Royal, de Pascal et de Corneille, n'avait pas
présenté cette unanimité; la littérature y était animée encore d'une
verve plus rude et plus libre. Au moment où nous sommes parvenus,
Molière vient de mourir en (1673), Racine a donné Phèdre (1677), La
Fontaine publie les six derniers livres de ses Fables (1678), madame de
Sévigné écrit ses Lettres, Bossuet médite la connaissance de Dieu et de
soi-même, et prépare le discours sur l'Histoire Universelle (1681).
L'abbé de Fénélon, jeune encore, simple directeur d'un couvent de
filles, vit sous le patronage de Bossuet, qui le croit son disciple.
Bossuet mène le choeur triomphal du grand siècle, en pleine sécurité du
passé et de l'avenir, entre le jansénisme éclipsé et le quiétisme
imminent, entre le sombre Pascal et le mystique Fénélon. Cependant le
cartésianisme est poussé à ses conséquences les plus formidables;
Mallebranche fait rentrer l'intelligence humaine en Dieu, et
tout-à-l'heure dans cette Hollande protestante en lutte avec la France
catholique, va s'ouvrir pour l'absorption commun du catholicisme, du
protestantisme, de la liberté, de la morale de Dieu et du monde, le
gouffre sans fond de Spinosa». La première dans le domaine de l'esprit,
la France ouvrit aussi les portes du 18e siècle, comme la première dans
celui du courage; elle allait couronner ses triomphes en faisant monter
un de ses princes sur le trône d'Espagne. Mais elle n'avait plus pour
diriger ses efforts qu'un vieux roi sur son déclin et une femme qu'il
avait épousée pour dissiper la tristesse d'une vie dont il avait épuisé
toutes les jouissances. Les hommes illustres qui l'avaient couverte de
tant de gloire, n'existaient plus. Les esprits perspicaces voyaient avec
inquiétude le pays entrer dans une nouvelle guerre. Louis XIV, devenu
dévot sur ses vieux jours, vivait retiré, ne connaissait plus si bien
les hommes; dans sa solitude les choses ne lui parurent plus sous leur
véritable aspect. Madame de Maintenon n'avait point non plus le génie
qu'il faut pour manier le sceptre d'un royaume tel que celui de France
dans un temps d'orages. Et elle fit la faute de nommer Chamillard, sa
créature, pour être premier ministre, homme qui malgré son honnêteté
était fort au-dessous de cette vaste tâche[66].

[Note 66: «Chamillard était dirigé par madame de Maintenon, dit
quelqu'un, madame de Maintenon par Babbien, sa vieille servante».]

Dès lors les généraux furent mal choisis et durent souvent leur
nomination à la faveur; la discipline militaire tomba dans un
relâchement funeste, et les opérations des armées furent dirigées par le
roi et Chamillard du fond du cabinet de madame de Maintenon. Tout se
ressentit de ce système malheureux; la France fut ainsi conduite en
quelques années du comble de la gloire au bord de l'abîme.

Le traité d'Utrecht qui blessa si profondément l'amour propre des
Français, porta le premier coup à leur système colonial. A la fin du
ministère de Colbert, leurs possessions en Amérique s'étendaient depuis
la baie d'Hudson jusqu'au Mexique, en suivant les vallées du St.-Laurent
et du Mississipi, et renfermaient dans leurs limites cinq des plus
grands lacs, ou plutôt cinq des plus grandes mers intérieures, et deux
des plus grands fleuves du monde.

Par le traité d'Utrecht ils perdirent de vastes territoires, moins
précieux encore par leur fertilité que par l'importance de leurs côtes
maritimes. Ils se trouvèrent dans le nord du nouveau continent tout à
coup éloignés, exclus en quelque sorte de l'Atlantique. Les colonies
américaines ont contribué beaucoup à briser le réseau immense que la
France avait jeté autour d'elles. On assure que leurs coups ne se
dirigeaient pas alors exclusivement contre cette nation, qu'elles
confondaient déjà dans le secret de leur pensée la métropole française
et la métropole anglaise, et qu'elles les regardaient l'une et l'autre
comme deux ennemies naturelles et irréconciliables de la cause
américaine. Si c'était là l'objet de leur conduite, on doit avouer que
ces colonies montraient à la fois une prévoyance profonde, et une grande
puissance de dissimulation[67]. Trop faibles pour marcher ouvertement et
au grand jour, et pour surmonter de force les entraves qui devaient
nécessairement les arrêter, à chaque pas, elles cheminaient vers leur
but par des routes cachées; le système colonial de l'Europe mettait un
obstacle insurmontable à leur indépendance. «Les colons anglais, dit
Bancroft, n'étaient pas simplement les colons de l'Angleterre, ils
formaient partie d'un immense système colonial que tous les pays
commerciaux de l'Europe avaient contribué à former, et qui enserrait
dans ses bras puissans toutes les parties du globe. La question de
l'indépendance n'aurait pas été une lutte particulière avec
l'Angleterre, mais une révolution dans le commerce et dans la politique
du monde, dans les fortunes actuelles et encore plus dans l'avenir des
sociétés. Il n'y avait pas encore d'union entre les établissemens qui
hérissaient le bord de l'Atlantique, et une seule nation en Europe
aurait, à cette époque, toléré, mais pas une n'aurait favorisé, une
insurrection. L'Espagne, la Belgique espagnole, la Hollande et
l'Autriche étaient alors alliées à l'Angleterre contre la France, qui,
par la centralisation de sa puissance et par des plans d'agrandissement
territorial habilement conçus, excitaient l'inquiétude de ces nations,
qui craignaient de la voir parvenir à la monarchie universelle. Lorsque
l'Autriche et la Belgique auraient abandonné leur guerre héréditaire
contre la France, lorsque l'Espagne et la Hollande, favorisées par la
neutralité armée du Portugal, de la Suède, du Danemark, de la Prusse et
de la Russie, se réuniraient à la France pour réprimer l'ambition
commerciale de l'Angleterre, alors, mais pas avant, l'indépendance
américaine devenait possible.»

[Note 67: Ramsay, auteur d'une _Histoire de la révolution américaine_,
attribue cet événement au changement de politique de la Grande-Bretagne,
qui commença à faire peser en 1764, une dure oppression sur ses
colonies. Quelques uns pensent, dit-il, que la révolution a été excitée
par la France; d'autres que les colons, une fois délivrés du dangereux
voisinage de cette nation, ne songèrent plus qu'à obtenir leur
indépendance; mais, suivant lui, l'égoïsme du coeur humain est suffisant
pour expliquer les motifs de la conduite des colons et de la métropole,
sans recourir à ces opinions.]

Ces raisons expliqueraient, suivant le même auteur, les motifs de
l'ardeur que les colonies anglaises mettaient dans les guerres contre la
France; elles voulaient rompre le système qui enchaînaient les colons au
joug de l'Europe; et l'Europe, trompée par de faux calculs, aveuglée par
des jalousies et des rivalités funestes, travaillait elle-même à
l'accomplissement de leur projet. Tels sont les profonds calculs que
l'on prête aux pères de l'indépendance américaine. Probablement que l'on
a exagéré la clairvoyance des vieilles colonies. Nous ne pensons pas,
nous, qu'elles eussent déjà à cette époque pressenti si clairement leur
avenir. Une espèce d'heureux instinct, comme une inspiration du génie,
éclairait leur politique, à laquelle d'ailleurs la liberté était un sûr
flambeau, et les conduisait comme par une pente naturelle là où elles
devaient aboutir. Mais l'on doit être très sobre dans les jugemens que
l'on porte sur les motifs de conduite des peuples à leur berceau. «Rien
n'est plus commun, dit Michaud dans son bel ouvrage de l'Histoire des
Croisades, que d'attribuer à des siècles reculés les combinaisons d'une
profonde politique. Si l'on en croyait certains écrivains, c'est à
l'enfance des sociétés qu'appartiendrait l'expérience[68]. Les colonies
anglaises étaient dans cette voie où la providence met les peuples
auxquels elle prépare une grande destinée. Le traité d'Utrecht, en
satisfaisant une partie de leurs désirs, augmentait leurs espérances
futures. Aussi jetèrent-elles un cri de triomphe lorsqu'elles virent
tomber les trois plus anciennes branches de l'arbre colonial français.
Cet arbre resta comme un tronc mutilé par la foudre; mais on verra que
ce tronc vigoureux, enfoui dans les neiges du Canada, était encore
capable de lutter contre de rudes tempêtes et d'obtenir de belles
victoires.

[Note 68: Il rappelle à ce sujet l'opinion de Montesquieu: «Transporter
dans les siècles reculés toutes les idées du siècle où l'on vit, c'est
des sources de l'erreur celle qui est la plus féconde. A ces gens qui
veulent rendre modernes tous les siècles anciens, je dirai ce que les
prêtres d'Egypte dirent à Solon: _O Athéniens! vous n'êtes que des
enfans_.»]



                            CHAPITRE III.

                     COLONISATION DU CAP-BRETON.

                              1713-1744.


Motifs qui engagent le gouvernement à établir le
Cap-Breton.--Description de cette île à laquelle on donne le nom
d'Ile-Royale.--La nouvelle colonie excite la jalousie des
Anglais.--Projet de l'intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire
l'entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706.--Fondation de
Louisbourg par M. de Costa Bella.--Comment la France se propose de
peupler l'île.--La principale industrie des habitans est la
pêche.--Commerce qu'ils font.--M. de St.-Ovide remplace M. de Costa
Bella.--Les habitans de l'Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et
travaillés par les intrigues des Français, menacent d'émigrer à
l'Ile-Royale.--Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris en
1719, pour établir l'île St.-Jean voisine du Cap-Breton; le roi concède
en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la Magdeleine.
L'entreprise échoue par les divisions des associés.


Le traité d'Utrecht arracha des mains débiles et mourantes de Louis XIV
les portes du Canada, l'Acadie et l'île de Terreneuve. De ce traité trop
fameux date le déclin de la monarchie française, qui marcha dès lors
précipitamment vers l'abîme de 1792. La nation humiliée parut cependant
vouloir faire un dernier effort, pour reprendre en Amérique la position
avantageuse qu'elle venait de perdre, et elle projeta un système
colonial plus vaste encore que celui qui existait avant la guerre, et
dont l'heureuse terminaison de la découverte du Mississipi, favorisa
l'exécution. En cela le peuple français montrait qu'il n'avait rien
perdu lui-même de son esprit d'entreprise ni de son énergie; mais le
gouvernement n'avait plus la force ni les moyens de le protéger
suffisamment dans une pareille oeuvre. D'ailleurs les circonstances
étaient telles qu'il fallait tout sacrifier à l'existence du
gouvernement et de la dynastie. Louis XIV n'avait-il pas, par le traité
d'Utrecht, acheté le trône d'Espagne pour sa famille au prix de
plusieurs de ses colonies, c'est-à-dire, en violant l'intégrité du
royaume?

La perte des deux provinces du golfe St.-Laurent, laissait le Canada
exposé du côté de l'Océan aux attaques de la puissance qui le touchait
déjà du côté de la terre; de sorte qu'en cas d'hostilités celle-ci
pouvait empêcher tout secours extérieur d'y parvenir, et le séparer
ainsi de sa métropole. Il était donc essentiel tant sous le point de vue
défensif, que pour conserver nos pêcheries et avoir un lieu de relâche
dans ces parages orageux, de changer une situation si compromettante
pour la domination française dans cette partie du monde. Il nous restait
encore dans ces lieux, entre autres îles, celle du Cap-Breton, située
entre l'Acadie et Terreneuve les deux provinces cédées. Cette île qu'on
avait méprisée jusqu'alors, et que l'on était bien aise aujourd'hui de
trouver, quoiqu'elle fût très exposée, pouvait devenir comme une double
épine dans le flanc des nouvelles acquisitions anglaises qu'elle
séparait en deux. On planta le drapeau français sur ses rives désertes,
on commença à y édifier des fortifications considérables et qui
annonçaient la volonté de protéger efficacement l'entrée de la vallée du
St.-Laurent. Ces travaux et l'importance que le Cap-Breton prit tout à
coup en France, attirèrent l'attention de sa rivale. L'Angleterre qui
avait cru, en s'emparant de l'Acadie et de toute l'île de Terreneuve,
porter un coup mortel à la Nouvelle-France, vit avec surprise envelopper
entièrement ses colonies, et s'élever depuis les côtes du Cap-Breton
jusqu'aux sables de Biloxi, une ceinture de forts dont les canons
menaçaient tous les points de leurs vastes frontières. Cette attitude
inattendue lui inspira un étonnement mêlé de crainte. Maîtresse des deux
plus grands fleuves de l'Amérique septentrionale, fleuves qui lui
assuraient la plus grande partie de la traite avec les Sauvages, régnant
sur deux vallées fertiles de mille à douze cents lieues de
développement, dans lesquelles l'on trouve les productions de tous les
climats, la France pouvait acquérir en peu d'années assez de force pour
y être inexpugnable. La jalousie de la Grande-Bretagne et la politique
prévoyante de ses colonies, qui, dans leur anticipation d'indépendance
future, ne désiraient que de voir s'affaiblir le lien d'intérêt commun
qui unissait les métropoles ensemble lorsqu'il s'agissait de tenir les
colons dans la sujétion, se promirent bien chacune avec ses motifs à
elle propres, de réunir, à la première rupture, leurs efforts contre le
nouveau poste français du Cap-Breton. Ce poste s'était ainsi suscité,
par le fait de sa création, dès en naissant, un ennemi redoutable. La
cour de Versailles avait prévu cette hostilité, et ses plans pour y
faire face étaient excellens; mais la langueur dans laquelle le monarque
du Parc aux Cerfs laissait tomber sa puissance au milieu des débauches,
ne permit point de les mettre complètement à exécution: la décrépitude
fut la cause des désastres dont cette île devint le théâtre avant de
passer aux mains de l'étranger.

Le Cap-Breton, situé au midi de l'île de Terreneuve, dont il est séparé
par une des bouches du golfe St.-Laurent de 15 à 16 lieues de large, a,
au sud, le détroit de Canseau d'une lieue de traverse à la péninsule
acadienne; et à l'ouest l'île St.-Jean (ou du Prince-Edouard). Sa
longueur n'est pas tout à fait de 50 lieues. Sa figure à peu près
triangulaire est fort irrégulière cependant, et le pays est tellement
entrecoupé de lacs et de rivières que les deux parties principales ne
tiennent ensemble que par un isthme d'environ 800 verges, qui sépare le
port de Toulouse où est situé St.-Pierre, de plusieurs lacs assez
considérables dont le plus grand s'appelle Le Bras d'Or. Ces lacs se
déchargent au nord-est dans la mer.

Le climat y ressemble à celui de Québec, excepté que le froid y est
moins vif à cause du voisinage de l'Océan. Quoique les brumes et les
brouillards y soient fréquens, l'air n'y est pas malsain. Elle était
couverte de chênes, de pins, d'érables, de planes, de cèdres, de
trembles, &c., tous bois propres à la construction. Son sol est
susceptible de toutes les productions du bas St.-Laurent, et les
montagnes y ayant leur pente au sud, peuvent être cultivées jusqu'à leur
sommet. La chasse et la pêche y étaient très abondantes. Elle renferme
des mines de charbon de terre et de plâtre, dont une partie amoncelée
par bancs au-dessus du sol, était en conséquence plus facile à exploiter
que celle qu'il faut aller chercher, comme aujourd'hui, dans les
entrailles de la terre.

Il y a un grand nombre d'excellens ports, tous situés du côté de la
pleine mer. Les plus beaux sont celui de Ste.-Anne, celui de Louisbourg
qui a près de quatre lieues de tour, et dans lequel on entre par un
passage de moins de quatre cents verges formé par deux petites îles, et
indiqué à la navigation par le cap Lorembec, dont on aperçoit la cime à
douze lieues de distance; celui de Miray situé au nord de de l'île
Scatari et que les gros vaisseaux peuvent remonter six lieues; et enfin
celui des Espagnols, aujourd'hui Sidney, qui a une entrée d'environ
mille pas de largeur, et qui allant toujours eu s'élargissant se
partage, au bout d'une lieue, en deux bras de trois lieues de longueur
assez profonds pour faire de très bons havres.

L'île du Cap-Breton n'avait été fréquentée jusque dans les dernières
années, l'été, que par quelques pêcheurs qui y faisaient sécher leur
poisson, et, l'hiver, que par des habitans de l'Acadie qui y passaient
pour faire la traite des pelleteries avec les Indiens. Vers 1706 elle
attira l'attention de M. Raudot, intendant de la Nouvelle-France, qui
envoya conjointement avec son fils, au ministère un mémoire relatif à
son établissement. Ce mémoire fort circonstancié nous donne une opinion
très favorable des connaissances de cet administrateur; et il est
fâcheux que la direction du commerce canadien n'ait pas toujours été
dans des mains aussi expérimentées. Mais il est vrai aurait-il été
possible à un seul homme de neutraliser, pour le Canada, les effets de
la politique européenne de la France; c'est-à-dire, d'empêcher que
celle-ci en voulant maintenir sa supériorité sur terre, ne la perdît sur
mer, ce qui entraînait la ruine de ses colonies.

L'intendant avait imaginé un nouveau plan pour le commerce de l'Amérique
du Nord, dans lequel le Cap-Breton devait jouer un grand rôle en
devenant l'entrepôt général de cette partie du monde. L'idée en était
neuve et ingénieuse; mais elle était mise au jour dans le moment le
moins favorable pour être bien accueillie. Néanmoins elle ne fut pas
entièrement perdue comme on le verra plus tard.

Après s'être étendu sur les motifs qu'on avait eus d'établir le Canada
et sur le commerce des pelleteries, le seul dont on se fût sérieusement
occupé jusqu'alors, et auquel on avait tout sacrifié, ces deux
administrateurs disaient que le temps était arrivé de donner une
nouvelle base au négoce de la Nouvelle-France; que la traite des
fourrures devenait de jour en jour moins profitable et cesserait tôt ou
tard, que d'ailleurs elle répandait des habitudes vicieuses et
vagabondes parmi la population, qui négligeait la culture des terres
pour un gain trompeur. Ils faisaient ensuite une comparaison à ce sujet
entre la conduite des Américains et la nôtre. Ceux-là, répétaient-ils,
sans s'amuser à voyager si loin de chez eux comme nous, cultivent leurs
terres, établissent des manufactures, des verreries, ouvrent de mines,
construisent des navires et n'ont jamais regardé les pelleteries que
comme un accessoire. Nous devons les imiter et nous livrer à un commerce
plus avantageux et plus durable. Comme eux encourageons l'exportation
des viandes salées, des bois de toutes sortes, du goudron, du brai, des
huiles, du poisson, du chanvre, du lin, du fer, du cuivre, &c. A mesure
que le chiffre des exportations s'élèvera, celui des importations suivra
une marche ascendante proportionnelle; tout le monde sera occupé, les
denrées et les marchandises seront abondantes, et par conséquent à
meilleur marché; cette activité attirera l'émigration, augmentera les
défrichemens, développera la pêche et la navigation, et répandra enfin
une vie nouvelle dans tous les établissemens de cette contrée
aujourd'hui si languissante. Ils démontraient par un raisonnement
parfaitement conforme aux meilleurs principes de l'économie politique
moderne, les avantages qui résulteraient de cet état de choses pour la
France elle-même; car qu'on ne dise pas, ajoutaient-ils, que si le
Cap-Breton tire du Canada une partie de ses denrées que la France peut
lui fournir, c'est autant de défalqué du commerce du royaume; celui-là
achètera d'autant plus de marchandises françaises qu'il vendra de
produits, et plus les manufactures de France emploieront de bras, plus
sa population augmentera et plus elle consommera de productions
agricoles. Ils terminaient ce long document par insister avec force sur
la nécessité de coloniser le Cap-Breton, de faire un dépôt général dans
cette île qui se trouvait entre la mère-patrie et l'Acadie, Terreneuve
et le Canada, et au centre des pêcheries. Cette île pourrait fournir de
son cru, à la première, des morues, des huiles, du charbon de terre, du
plâtre, des bois de construction, etc.; aux autres, des marchandises
entreposées venant de France, qu'elle échangerait contre les denrées de
ces diverses provinces. Il y a plus, observaient-ils encore, ce n'est
pas seulement en augmentant la consommation des marchandises en Canada
que l'établissement projeté serait utile au royaume, on pourrait aussi
faire passer des vins, des eaux de vie, des toiles, du ruban, des
taffetas, etc., aux colonies anglaises qui sont très peuplées et qui en
achèteraient beaucoup, quand même ce négoce ne serait pas permis. En un
mot M. Raudot voulait faire du Cap-Breton dans les limites des
possessions françaises, ce que la Grande-Bretagne est aujourd'hui pour
le monde, le centre du commerce. Si nous établissions maintenant un
chemin de fer entre Halifax et l'extrémité supérieure du Canada, le
projet de M. Raudot avec la variante cependant d'Halifax au lieu de
Louisbourg, serait bien près de sa réalisation puisque la différence
entre les deux entreprises ne tiendrait qu'à celle des circonstances
diverses du transport entre ces deux époques. En 1706 l'entrepôt avait
besoin de voies liquides pour recevoir et expédier dans toutes les
directions les productions et les marchandises. Aujourd'hui un entrepôt
peut être placé aussi bien au centre d'un continent qu'au sein d'une
mer, parce que l'on peut sur terre faire rayonner des chemins de fer
tout aussi bien que des vaisseaux sur l'Atlantique, et que la vapeur
franchit les espaces même avec plus de rapidité sur le premier que sur
le dernier élément. Ce projet, M. Raudot voulait en confier l'exécution,
non à une compagnie toujours égoïste et sacrifiant sans cesse l'avenir
au présent, mais au gouvernement qu'il priait de s'en charger, entrant
dans les détails les plus minutieux pour lui en démontrer les facilités;
mais la guerre que la France soutenait alors contre l'Europe entière et
qui occupait toute l'énergie et toutes les forces du royaume, absorbant
une partie de sa jeunesse et le trop-plein de la population, ne lui
laissait ni le temps ni les moyens de penser à une pareille entreprise.
Après la guerre cependant, les choses ayant subi des altérations
profondes, la réalisation de ce projet devint non seulement utile, mais
d'une absolue nécessité.

L'on commença par changer le nom du Cap-Breton pour lui donner celui
d'Ile-Royale, qu'il n'a conservé que durant le temps qu'il est resté
entre les mains des Français. L'on choisit ensuite pour quartier général
le Havre à l'Anglais dont le nom fut aussi remplacé par celui de
Louisbourg. Ce port situé au milieu d'un terrain stérile, ne pouvait
être fortifié qu'à grands frais, parce qu'il fallait tirer les matériaux
de fort loin. Bien des gens auraient préféré le port Ste.-Anne qui est
plus spacieux, très facile à rendre presqu'imprenable, et entouré d'un
pays abondant en marbre et en bois de commerce. M. de Costa Bella, qui
venait de perdre son gouvernement de Plaisance cédé aux Anglais, fut
chargé de commencer la nouvelle colonie et de jeter les fondemens de
Louisbourg.

La France comptait moins sur l'émigration sortie de son sein pour
peupler l'île et la ville qu'elle voulait fonder, que sur ses anciens
sujets de l'Acadie et de Terreneuve. Elle crut que leur antipathie pour
leurs nouveaux maîtres les engagerait à venir s'y établir; elle les y
invita même ainsi que les Abénaquis, comme s'il eût été raisonnable
d'espérer que des colons feraient plus de sacrifices pour augmenter la
puissance de leur ancienne mère-patrie que cette mère-patrie elle-même.
Les gouverneurs anglais, aveuglés par leurs préjugés religieux et
nationaux, avaient d'abord mécontenté, par de mauvais traitemens, les
Acadiens, qui, dans leur désespoir, menacèrent d'émigrer. Mais lorsque
ces gouverneurs virent la France former un nouvel établissement à côté
d'eux, ils se hâtèrent de changer de conduite et de rassurer les colons
qui allaient les abandonner. C'est ainsi que la Grande-Bretagne se
conduisit envers les habitans du Canada en 1774. Voyant ses anciennes
colonies prendre les armes contre elle, elle s'empressa de leur assurer
l'usage de leur langue et de leurs institutions nationales, pour les
empêcher de joindre les rebelles et les engager à défendre sa cause.
Plus tard cependant, lorsqu'elle crut n'avoir plus besoin d'eux, elle
les sacrifia; et en cela elle ne fit que répéter ce qu'elle avait déjà
fait à l'égard des malheureux Acadiens. Telle est la justice de la
politique entre les mains de laquelle les colons, plus que tous autres,
ne sont que des jouets, une marchandise.

Les Acadiens rassurés, comme on l'a dit, par les paroles des gouverneurs
anglais, ne purent se résoudre à abandonner leurs terres sur lesquelles
ils jouissaient d'une douce aisance, et se transmettaient depuis
longtemps de père en fils les moeurs pures et patriarcales de leurs
ancêtres. Il ne s'en trouva qu'un petit nombre qui voulût émigrer, les
uns parce qu'ils ne pouvaient s'habituer au nouveau joug, les autres
parce qu'ils avaient peu de chose à perdre en s'en allant; ils vinrent
de Terreneuve et de l'Acadie s'établir à Louisbourg et en d'autres
endroits de l'île, où ils formèrent de petits villages sans ordre et
dispersés sur le rivage, chacun choisissant le terrain qui lui convenait
pour la culture ou la pêche.

La ville de Louisbourg bâtie en bois sur une langue de terre qui
s'avance dans la mer, atteignit une demi-lieue de longueur dans sa plus
grande prospérité. Les rares maisons de pierre qu'on y voyait
appartenaient au gouvernement. On y construisit des cales, c'est-à-dire
des jetées, qui s'étendant au loin dans le port, servaient pour charger
et décharger les navires. Comme le principal objet du gouvernement en
prenant possession de l'Ile-Royale, était de s'y rendre inexpugnable, il
commença à fortifier Louisbourg en 1720; il y dépensa des sommes énormes
et qui dépassèrent trente millions. Il pensa que ce n'était pas trop
pour protéger les pêcheries, pour assurer la communication de la France
avec le Canada, pour ouvrir en temps de guerre un asile aux vaisseaux
venant des Indes occidentales.

La principale industrie des habitans consistait dans la pêche. La traite
des fourrures qui s'y faisait avec quelques Sauvages Micmacs était de
peu de chose. Cependant le grand nombre d'ouvriers employés d'abord par
le gouvernement, pour exécuter ses vastes travaux, et ensuite l'activité
de la pêche portèrent graduellement la population de cette colonie à
4000 âmes. Cette population était employée sur la fin au commerce de la
morue sèche. Les habitans les moins aisés, suivant Raynal, y employaient
deux cents chaloupes et les plus riches cinquante goëlettes de trente à
cinquante tonneaux. Les chaloupes ne quittaient jamais les côtes de plus
de quatre ou cinq lieues; les goëlettes allaient jusque sur le grand
banc de Terreneuve et dans l'automne portaient elles-mêmes leurs
précieuses cargaisons en France ou dans les îles de l'archipel du
Mexique. Dans le fait l'Ile-Royale n'était qu'une grande pêcherie; et sa
population, composée en hiver des pêcheurs fixes, faisait plus que
doubler en été par l'arrivée de ceux de l'Europe, qui s'éparpillaient
sur les grèves pour faire sécher leur poisson. Elle recevait sa
subsistance de la France ou des Antilles. Elle tirait de la première des
vivres, des boissons, des vêtemens et jusqu'à ses meubles; elle faisait
ses retours en envoyant de la morue dans une partie des vaisseaux qui
lui apportaient ces marchandises, le reste allant faire la pêche pour se
former une cargaison. Elle expédiait pour les Iles vingt ou vingt-cinq
bâtimens de 70 à 140 tonneaux chargés de morue, de madriers, de
planches, de merrain, de charbon de terre, de saumon, de maquereau salé,
et enfin d'huile de poisson; elle en rapportait du sucre, du café, des
rums et des sirops. Elle parvint à créer chez elle un petit commerce
d'échange, d'importation et d'exportation. Ne pouvant consommer ce
qu'elle recevait de France et des Iles, elle en cédait une partie au
Canada et une autre plus considérable à la Nouvelle-Angleterre, qui
venait les chercher dans ses navires et apportait en paiement des
fruits, des légumes, des bois, des briques, des bestiaux, et par
contrebande, des farines et même de la morue.

Malgré cette apparente prospérité, la plus grande partie des habitans
languissait dans la misère. La pêche comme les manufactures pour un
riche qu'elle fait, retient des milliers d'hommes dans l'indigence.
L'expérience nous a démontré depuis longtemps que les industries qui
emploient un grand nombre de bras, ont toutes le même inconvénient, la
pauvreté excessive des artisans qu'elles occupent. Outre cette cause à
laquelle on doit attribuer une partie de la misère des colons de
l'Ile-Royale, les circonstances dans lesquelles ils étaient venus s'y
établir étaient de nature à augmenter encore le mal; fuyant le joug
étranger en Acadie et à Terreneuve, ils avaient tout sacrifié pour venir
vivre et mourir sous le drapeau de la France, qui ne faisait pas tout ce
qu'elle aurait dû faire pour protéger une population qui lui montrait
tant de dévouement. Ils arrivèrent dénués de tout dans l'île. Dans
l'impuissance, dit l'historien que nous avons cité plus haut, de se
pourvoir d'ustensiles et des premiers moyens de pêches, ils les avaient
empruntés à un intérêt excessif. Ceux même qui n'avaient pas eu besoin
d'abord de ces avances, ne tardèrent pas à subir la dure loi des
emprunts. La cherté du sel et des vivres, les pêches malheureuses les y
réduisirent peu à peu. Des secours qu'il fallait payer vingt à
vingt-cinq pour cent par année, les ruinèrent sans ressource.

Telle est à chaque instant la position relative de l'indigent qui
sollicite des secours, et du citoyen opulent qui ne les accorde qu'à des
conditions si dures, qu'elles deviennent en peu de temps fatales à
l'emprunteur et au créancier; à l'emprunteur, à qui l'emploi du secours
ne peut autant rendre qu'il lui a coûté; au créancier, qui finit par
n'être plus payé d'un débiteur que son usure ne tarde pas à rendre
insolvable. Il est difficile de trouver un remède à cet inconvénient,
car enfin il faut que le prêteur ait ses sûretés, et que l'intérêt de la
somme prêtée soit d'autant plus grand que les sûretés sont moindres.

Le fondateur du Cap-Breton fut remplacé par M. de St.-Ovide. En 1720,
l'Angleterre nomma pour gouverneur de l'Acadie et de Terreneuve, M.
Philippe Richard, qui fut bien étonné en arrivant dans son gouvernement
de trouver les anciens habitans français en possession de leur langue,
de leur religion et de leurs lois, et en communication journalière avec
l'Ile-Royale comme s'ils eussent encore été soumis à la couronne de
France; il voulut prendre sur le champ des mesures pour leur
anglification en masse, croyant que les choses avaient assez changé pour
lui permettre d'exécuter ce projet sans danger. Il commença d'abord par
leur interdire tout commerce avec l'Ile-Royale; il leur fit ensuite
signifier qu'il leur donnait quatre mois pour prêter le serment
d'allégeance. M. de St.-Ovide était informé de tout ce qui se passait;
il se hâta de faire avertir les habitans que s'ils consentaient à ce
qu'on exigeait d'eux, qu'on les priverait bientôt de la liberté de
professer leur religion, et que leurs enfans abandonneraient celle de
leurs pères; que les Anglais les traiteraient comme des esclaves; que
leur esprit d'exclusion et leur antipathie naturelle contre les
Français, les tiendraient toujours séparés d'eux, que les Huguenots,
quoique unis à ce peuple par les liens de la religion, en étaient la
preuve.

Les Acadiens n'avaient pas attendu cependant ces suggestions de leurs
anciens compatriotes, pour répondre à M. Richard; ils lui représentèrent
qu'ils étaient restés dans le pays à la condition qu'ils y jouiraient de
leurs usages et de leurs institutions tel qu'ils l'entendraient; que
sans cela ils se seraient retirés soit en Canada soit à l'Ile-Royale
comme le leur permettait le traité d'Utrecht, après avoir vendu leurs
terres; que la crainte de perdre une population si industrieuse et de
dépeupler le pays, avait engagé le gouvernement britannique à acquiescer
à leur demande; que leur demeure dans le pays avait été d'un grand
avantage pour les Anglais eux-mêmes en ce que c'était à leur
considération que les Sauvages, leurs fidèles alliés, les laissaient,
eux les Anglais en repos, ce qui était vrai. Ils laissèrent entrevoir
aussi à l'imprudent gouverneur que s'il persistait à mettre son projet à
exécution de les forcer de prêter le serment de fidélité, ou de leur
ôter leurs pasteurs, il pourrait bien exciter une insurrection qui
deviendrait formidable par l'union aux insurgés de tous les Indigènes
jusqu'à la rivière Kénébec. Au reste M. de St.-Ovide avait déjà pris des
mesures pour faire passer les Acadiens dans l'île St.-Jean, que l'on se
proposait alors d'établir. Force fut donc à M. Richard d'abandonner ses
projets d'anglification. Le cabinet de Londres ne fit cependant que les
ajourner, et l'orage ne se dissipa au-dessus de la tête des malheureux
Acadiens que pour éclater plus tard avec une fureur redoublée et afin de
mieux compléter leur naufrage.

Nous avons dit que le gouvernement français avait formé le projet
d'établir l'île St.-Jean. Cette île en forme d'arc de vingt-deux lieues
de long sur une plus ou moins de largeur, et qui est située dans le
voisinage du Cap-Breton, dont elle peut être considérée comme une
annexe, lui aurait été en effet d'une grande utilité. Elle possède un
sol fertile, des pâturages excellens. Jusqu'à la pacification d'Utrecht
elle avait été oubliée comme l'Ile-Royale. En 1719 il se forma une
compagnie avec le double projet de la défricher et d'y établir de
grandes pêcheries. C'était à l'époque du fameux système de Law, et il
était plus facile de trouver des fonds que de leur conserver la valeur
factice que l'engouement des spéculateurs y avait momentanément
attachée. Le comte de St.-Pierre, premier écuyer de la duchesse
d'Orléans, se mit à la tête de l'entreprise, et le roi lui concéda alors
l'île en question avec celle de Miscou, et l'année suivante les îles de
la Magdeleine. Malheureusement l'intérêt qui avait réuni les associés
les divisa, tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et la
plupart n'avait pas la moindre expérience de ces entreprises; on ne doit
pas en conséquence être surpris si tout échoua. L'île retomba dans
l'oubli d'où on l'avait momentanément tiré jusque vers 1749, que les
Acadiens, fuyant le joug anglais, commencèrent à s'y établir.



                               LIVRE VII.



                              CHAPITRE I.

              SYSTÈME DE LAW.--CONSPIRATION DES NATCHÉS.

                               1712-1731.


La Louisiane, ses habitans et ses limites.--M. Crozat en prend
possession en vertu de la cession du roi.--M. de la Motte Cadillac,
gouverneur; M. Duclos, commissaire-ordonnateur.--Conseil supérieur
établi; introduction de la coutume de Paris.--M. Crozat veut ouvrir des
relations commerciales avec le Mexique; voyages de M. Juchereau de
St.-Denis à ce sujet; il échoue.--On fait la traite des pelleteries avec
les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la
Virginie.--Les Natchés conspirent contre les Français et sont
punis.--Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane; cette
province décline rapidement sous son monopole; il la rend (1717) au roi,
qui la concède à la compagnie d'Occident rétablie par Law.--Système de
ce fameux financier.--M. de l'Espinay succède à M. de la Motte Cadillac,
et M. Hubert à M. Duclos. M. de Bienville remplace bientôt après M. de
l'Espinay.--La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville
(1717).--Nouvelle organisation de la colonie; moyens que l'on prend pour
la peupler.--Terrible famine parmi les colons accumulés à
Biloxi.--Divers établissemens des Français.--Guerre avec
l'Espagne.--Hostilités en Amérique: Pensacola, île
Dauphine.--Paix.--Louis XV récompense les officiers de la
Louisiane.--Traité avec les Chicachas et les Natchés.--Ouragan du 12
septembre (1722).--Missionnaires.--Chute du système de Law.--La
Louisiane passe à la compagnie des Indes.--Mauvaise direction de cette
compagnie.--M. Perrier, gouverneur.--Les Indiens forment le projet de
détruire les Français; massacre aux Natchés; le complot n'est exécuté
que partiellement.--Guerre à mort faite aux Natchés; ils sont anéantis,
1731.


Les premiers colons de la Louisiane furent des Canadiens. Ce petit
peuple qui habitait l'extrémité septentrionale du Nouveau-Monde, sans
avoir eu presque le temps de s'asseoir sur la terre qu'il avait
défrichée, courrait déjà à l'aventure vers des contrées nouvelles; ses
enfans jalonnaient les rives du St.-Laurent et du Mississipi dans un
espace de près de douze cents lieues! Une partie disputait les bords
glacés de la baie d'Hudson aux traitans anglais, tandis qu'une autre
guerroyait avec les Espagnols presque sous le ciel brûlant des
tropiques. La puissance française dans l'Amérique continentale semblait
reposer sur eux. Ils se multipliaient pour faire face au nord et sud.
Partout pleins de dévouement et de bonne volonté, ils manient aussi bien
l'aviron du traitant-voyageur, que la hache du défricheur, que le fusil
du soldat. Ce tableau des Canadiens a quelque chose de neuf et de
dramatique; on aime à voir ce mouvement continuel qui les entraîne dans
toutes les directions au milieu des forêts et des nombreuses tribus
sauvages qui les regardent passer avec étonnement. Ils furent dans le
Nouveau-Monde comme ces tirailleurs qui s'éparpillent dans un combat en
avant d'une colonne dont ils annoncent la charge. Cependant ce tableau
si pittoresque, ce système d'enlever ainsi les Canadiens à des
occupations sédentaires et agricoles pour en faire comme des
précurseurs, des pionniers de la civilisation, était-il favorable au
même degré aux intérêts de leur pays, à eux-mêmes? C'est là une question
qui détruit bien vite le prestige qui nous faisait illusion, en nous
amenant à juger les choses à leur juste valeur. Mais notre objet n'est
pas ici d'en poursuivre la solution. Au nom de leur roi, les Canadiens
obéissaient sans calculer ni les sacrifices, ni les conséquences, et
l'on peut se demander s'il n'est pas arrivé jusqu'à ce jour, que ce zèle
ait eu des suites funestes pour eux. Quoiqu'il en soit, nous verrons
dans le cours de ce chapitre que c'est aux Canadiens principalement que
la France dut la conservation de la Louisiane, comme c'était à eux
qu'elle devait celle du Canada depuis un quart de siècle.

En même temps qu'elle fortifiait le Cap-Breton, elle s'occupait de
l'établissement de la Louisiane, dont elle réclamait pour territoire du
côté du sud et de l'ouest jusqu'à la rivière Del Norte, et de là en
suivant les hauteurs qui séparent cette rivière de la rivière Rouge
jusqu'aux Montagnes-Rocheuses, au golfe de Californie et à la mer
Pacifique[69]; du côté de l'est toutes les terres dont les eaux tombent
dans le Mississipi.

[Note 69: Carte publiée par l'Académie française.]

La Mobile ne conserva guère plus longtemps que Biloxi le titre de
chef-lieu. Les désavantages propres à cette localité la firent
abandonner pour l'île Dauphine, ou du Massacre, ainsi nommée à cause des
ossemens humains, restes sans doute d'une nation détruite, qu'on y
trouva ensevelis sous le sol. Cette île très basse est couverte d'un
sable blanc cristallin si brûlant que rien n'y pousse. L'on se sent
saisi à son aspect d'une profonde tristesse. Ce qui la fit rechercher
d'abord c'est le port qu'elle possédait; mais elle le perdit peu de
temps après que l'on s'y fut établi; un coup de mer en ferma l'entrée.

Le gouvernement absorbé tout entier par la guerre de la succession
d'Espagne, ne put prendre entre ses mains la colonisation de cette
province. Il se déchargea de cette tâche, dont il avait le succès fort à
coeur, sur l'énergie particulière et les efforts des hommes
entreprenans. Il existait alors à Paris un négociant habile qui avait
acquis une vaste fortune dans le commerce maritime, et qui avait rendu
des services signalés au royaume en important une grande quantité de
matières d'or et d'argent dans un temps où l'on en avait très besoin. Le
roi l'avait nommé conseiller-secrétaire de la maison et couronne de
France au département des finances. Ce marchand était M. Crozat. Il lui
abandonna en 1712, pour 16 ans, le privilége exclusif du commerce de la
Louisiane, et en pleine propriété l'exploitation des mines de cette
contrée; c'était agir contrairement à l'esprit du mémoire de M. Raudot,
dont nous avons parlé dans le dernier chapitre. M. Crozat qui n'avait
attribué qu'à un système vicieux le peu de succès qu'on y avait fait
jusqu'alors, se mit en frais d'utiliser incessamment sa gigantesque
Concession.

Louis XIV nomma M. de la Motte Cadillac gouverneur en remplacement de M.
de Muys, mort en se rendant en Amérique. M. Duclos eut la charge de
commissaire-ordonnateur à la place de M. d'Artaguette rentré en France,
et un conseil supérieur fut établi pour trois ans, composé de ces deux
fonctionnaires et d'un greffier avec pouvoir de s'adjoindre des membres.
Ce conseil était un tribunal général pour les affaires civiles et
criminelles grandes ou petites. Il devait procéder suivant la coutume de
Paris dont les lois furent seules reconnues dans ce pays comme elles
l'étaient déjà en Canada. Cette organisation purement despotique,
puisque l'administration militaire, civile et judiciaire se trouvait
réunie dans les mêmes mains, ne fait qu'ajouter un exemple de plus à ce
que nous avons dit, que les colonies françaises furent toutes soumises à
leur naissance à un régime militaire absolu.

M. de la Motte Cadillac débarqua à la Louisiane en 1713. Afin de
l'intéresser à son commerce, M. Crozat se l'était associé. La nouvelle
colonie devint plus que jamais une exploitation mercantile. Le
gouverneur dirigea toute son attention vers le commerce. Il trouva en
arrivant que les colons languissaient plutôt qu'ils ne vivaient dans un
des plus excellens pays du monde, faute d'avances et faute de débouchés
pour leurs denrées. Après avoir jeté les yeux autour de lui, il chercha
à ouvrir des relations commerciales avec ses voisins; il s'arrêta
d'abord aux Espagnols. Il envoya un navire chargé de marchandises à
Vera-Cruz. Le vice-roi du Mexique, fidèle aux maximes exclusives de son
temps et de son pays, défendit le débarquement de ces marchandises et
ordonna au vaisseau de s'éloigner. Malgré le résultat de cette première
tentative, M. de Cadillac ne se découragea pas, et résolut d'en faire
une seconde par terre. Il choisit pour cela M. Juchereau de St.-Denis,
un des voyageurs canadiens les plus intrépides, et qui était à la
Louisiane depuis 14 ans.

Cet employé fit deux voyages dans le Mexique (Le page Dupratz), qui
furent remplis d'incidens et d'aventures galantes et romanesques. Il ne
fut de retour de son second voyage qu'en avril 1719, n'ayant pas eu plus
de succès que dans le premier.

Tandis que le gouverneur cherchait ainsi à s'ouvrir des débouchés dans
le Mexique, il avait envoyé faire la traite chez les Natchés et les
autres nations du Mississipi, où ses agens trouvèrent des Anglais de la
Virginie, pour lesquels les Chicachas allaient devenir de nouveaux
Iroquois. La même lutte sourde qui existait dans le nord allait se
répéter dans le sud, et partager entre les deux peuples rivaux les
Indigènes. Bientôt en effet, l'on vit d'un côté plusieurs tribus, ayant
à leur tête les Alibamons et les Chactas, tomber sur la Caroline et y
commettre des ravages; et, de l'autre, les Natchés tramer la destruction
des Français, qui ne furent sauvés que par la promptitude et la vigueur
avec lesquelles le gouverneur sut agir. A cette occasion, les barbares
se virent condamnés par M. de Bienville, qui commandait l'expédition
contre eux, à élever de leurs propres mains, au milieu de leur principal
village, un fort pour ceux-mêmes qu'ils voulaient anéantir. C'était la
première humiliation que subissait leur grand chef, qui prétendait
descendre du soleil et qui en portait le nom avec orgueil. Ce fort,
aujourd'hui Natchez, situé sur le Mississipi, couronnait un cap de 200
pieds d'élévation; il fut appelé Rosalie du nom de madame de
Pontchartrain, dont le mari, ministre d'état, protégeait la famille des
Lemoine d'où sortait Bienville. C'est l'année suivante (1715) que M. du
Tisné jeta les fondemens de Natchitoches, ville maintenant florissante.

Cependant les grandes espérances que M. Crozat avait conçues
relativement à la Louisiane, s'étaient dissipées peu à peu; il y avait à
peine quatre ans qu'il avait cette province entre les mains, et déjà le
commerce en était détruit. Le monopole de ce grand fermier avait frappé
tout de mort. Avant sa concession il s'y faisait encore quelques
affaires. Les habitans de la Mobile et de l'île Dauphine exportaient des
provisions, des bois, des pelleteries chez les Espagnols de Pensacola,
dans les îles de la Martinique et de St.-Domingue et en France, et ils
recevaient en échange les denrées et les marchandises dont ils avaient
besoin pour leur consommation ou leur trafic avec les Indiens. M. Crozat
n'y eut pas plutôt fait reconnaître son privilége que cette industrie
naissante s'éteignit. L'arbre ne recevant plus de lumière et de chaleur
que du caprice d'un homme assis dans un comptoir de Paris, se dessécha
rapidement et il mourut. Les vaisseaux des Iles ne parurent plus; il fut
défendu d'aller à Pensacola d'où provenait tout le numéraire de la
colonie, et de vendre à d'autres qu'aux agens de M. Crozat, qui
donnèrent les prix qu'ils voulurent. Celui des pelleteries fut fixé si
bas que cette marchandise fut toute portée, par les chasseurs, en Canada
ou dans les colonies anglaises. Le concessionnaire, à l'aspect de la
décadence de la colonie, n'en voulut pas voir la cause là où elle était;
il adressa à diverses reprises de vaines représentations au gouvernement
qui ne les écouta pas. Enfin épuisé par les grandes avances qu'il avait
faites pour les nombreux établissemens formés en diverses parties du
pays, et trompé dans son attente d'ouvrir par terre et par mer des
communications avec le Mexique pour y verser ses marchandises et en
tirer des métaux, dégoûté aussi d'un privilége plus onéreux que
profitable, il le remit au roi, qui le concéda de suite à la compagnie
d'Occident, dont le succès étonna d'abord toutes les nations.

Un aventurier écossais, Jean Law, homme plein d'imagination et d'audace,
cherchant avec avidité l'occasion d'attirer sur lui l'attention de
l'Europe par quelque grand projet, trouva dans la situation financière
de la France, un moyen de parvenir au but qu'il désirait d'atteindre.
Ayant fait une étude de l'économie politique dont Turgot et Smith
devaient plus tard faire une science, il se présenta à Paris comme le
sauveur de la nation et le restaurateur de ses finances délabrées. Quel
remède inattendu a-t-il trouvé pour combler l'abîme de la dette
nationale, qui devient de jour en jour plus incommensurable malgré tous
les efforts que l'on fait pour le fermer? Le papier monnaie et les mines
imaginaires de la Louisiane. Le pays même que Crozat vient de rejeter
avec dégoût, après y avoir perdu des sommes considérables, est la
panacée qui doit produire une aussi grande merveille.

Il n'y a que l'état déplorable de la France qui ait pu entraîner le
peuple, le roi et ses ministres dans ces illusions vers lesquelles ils
se portèrent avec une ardeur qui se communiqua à d'autres pays.

«Ponce de Léon n'eut pas plutôt abordé à la Floride en 1512, qu'il se
répandit dans l'ancien et le nouveau-monde que cette région était
remplie de métaux. Ils ne furent découverts ni par François de Cordoue,
ni par Velasquez de Ayllon, ni par Philippe de Narvaez, ni par Ferdinand
de Soto, quoique ces hommes entreprenans les eussent cherchés pendant
trente ans avec des fatigues incroyables. L'Espagne avait enfin renoncé
à ses espérances; elle n'avait même laissé aucun monument de ses
entreprises; et cependant il était resté vaguement dans l'opinion des
peuples que ces contrées renfermaient des trésors immenses. Personne ne
désignait le lieu précis où ces richesses pouvaient être; mais cette
ignorance même servait d'encouragement à l'exagération. Si
l'enthousiasme se refroidissait par intervalle, ce n'était que pour
occuper plus vivement les esprits quelque temps après. Cette disposition
générale à une crédulité avide, pouvait devenir un merveilleux
instrument dans des mains habiles».

Law sut mettre ces vagues croyances à profit. Ce financier avait
commencé ses opérations en établissant avec la permission du régent en
1716 une banque avec un capital de 1200 actions de mille écus chacune.
La nouvelle institution dans ces sages limites, augmenta le crédit et
fit un grand bien, car elle pouvait faire face à ses obligations
facilement; mais on avait toujours les yeux tournés vers la Louisiane,
et c'est là où l'on devait trouver l'or pour payer les dettes de l'Etat.
En 1717 la compagnie d'Occident fut rétablie par Law; on lui céda
immédiatement la Louisiane et on l'unit à la banque; on donna encore à
cette association la ferme du tabac et le commerce du Sénégal. Dans la
supposition du succès, elle devait dégénérer en un affreux monopole.
Mais à cette époque on était incapable de juger des avantages ou des
désavantages de ces grandes opérations; et à venir encore jusqu'à nos
jours, les opinions des hommes les plus éclairés sont opposées et
contradictoires sur la matière.

Quoiqu'il en soit, les actions de la compagnie d'Occident se payaient en
billets d'Etat que l'on prenait au pair quoiqu'ils ne valussent que
cinquante pour cent dans le commerce. Dans un instant le capital de 100
millions fut rempli; chacun s'empressait de porter un papier décrié,
croyant le voir bientôt racheté en bel or de la Louisiane. Les
créanciers de l'Etat qui entrevoyaient leur ruine dans l'abaissement
graduel des finances, se prirent à cette spéculation, comme à leur seul
moyen de salut. Les riches entraînés par le désir d'augmenter leur
fortune, s'y lancèrent avec des rêves dont Law avait soin de nourrir la
cupide extravagance. «Le Mississipi devint un centre où toutes les
espérances, toutes les combinaisons se réunissaient. Bientôt des hommes
riches, puissans, et qui pour la plupart passaient pour éclairés, ne se
contentèrent pas de participer au gain général du monopole, ils
voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui passait
pour le meilleur pays du monde. Pour l'exploitation de ces domaines, il
fallait des bras: la France, la Suisse et l'Allemagne fournirent avec
abondance des cultivateurs, qui, après avoir travaillé trois ans
gratuitement pour celui qui aurait fait les frais de leur
transportation, devaient devenir citoyens, posséder eux-mêmes des terres
et les défricher.»

Cependant le gouverneur et le commissaire-ordonnateur de la Louisiane
avaient été changés. M. de la Motte Cadillac avait eu pour successeur M.
de l'Espinay, et M. Duclos M. Hubert; mais quelque temps après, M. de
Bienville fut nommé commandant général de toute la Louisiane. Les
Français occupaient alors Biloxi, l'île Dauphine, la Mobile, Natchez et
Natchitoches sur la Rivière-Rouge. Ils avaient aussi commencé des
établissemens sur plusieurs autres points du pays. Biloxi était redevenu
chef-lieu. Le port de l'île Dauphine avait été abandonné pour l'Ile aux
Vaisseaux. L'obstination que l'on mettait à demeurer sur une côte
stérile, pour ne pas s'éloigner de la mer, démontre que le but de la
colonisation de cette contrée avait été jusque là tout commercial. Enfin
l'on commença à croire que les bords du Mississipi présentaient de plus
grands avantages pour la situation d'une capitale. On résolut d'aller
chercher un asile sur la rive gauche de ce fleuve, dans un endroit que
M. de Bienville avait déjà remarqué à 30 lieues de l'Océan. Ce
gouverneur avec quelques pauvres charpentiers et faux-sauniers y jeta,
en 1717, les fondemens d'une ville qui est aujourd'hui l'une des plus
populeuses et des plus riches du Nouveau-Monde. Il la nomma
Nouvelle-Orléans en l'honneur du duc d'Orléans, régent du royaume. La
Louisiane avait eu pour fondateur un Canadien illustre dans nos annales,
la capitale de ce beau pays allait devoir son existence également à un
de nos compatriotes. M. de Pailloux fut nommé gouverneur de la nouvelle
ville, où arriva l'année suivante un vaisseau qui avait été agréablement
trompé en trouvant 16 pieds d'eau dans l'endroit le moins profond du
Mississipi. L'on ne croyait pas que ce fleuve fut navigable si haut pour
les gros navires. On transféra seulement en 1722 le gouvernement à la
Nouvelle-Orléans. On ne pouvait se résoudre dans cette province à perdre
la mer de vue, tandis qu'en Canada l'on cherchait au contraire à s'en
éloigner en s'élevant toujours sur le St.-Laurent pour suivre la traite
des pelleteries dans les forêts.

La compagnie d'Occident n'avait pas été plus tôt en possession de la
Louisiane qu'elle avait travaillé à organiser un nouveau gouvernement,
et à former un système d'émigration propre à assurer le rapide
établissement de cette province, et surtout l'exploitation des mines
abondantes dont le métal précieux devait payer la dette nationale, ce
chancre qui dévorait la France et minait déjà le trône si fier de sa
royale et antique dynastie.

Dans la nouvelle organisation M. de Bienville fut nommé gouverneur
général et directeur de la compagnie en Amérique; M. de Pailloux,
major-général; M. Dugué de Boisbriand, autre Canadien, commandant aux
Illinois, et M. Diron, frère de l'ancien commissaire-ordonnateur,
inspecteur-général des troupes.

La Louisiane avait été cédée à la compagnie en 1717; dès le printemps
suivant huit cents colons sur trois vaisseaux quittaient la Rochelle
pour cette contrée. Il y avait parmi eux plusieurs gentilshommes et
anciens officiers, au nombre desquels était M. Lepage Dupratz qui a
laissé d'intéressans mémoires sur cette époque pleine d'intérêt. Cette
émigration se dispersa sur différens points. Les gentilshommes étaient
partis avec l'espoir d'obtenir de vastes seigneuries en concession, et
d'introduire dans la nouvelle province une hiérarchie nobiliaire comme
il en naissait alors une en Canada. Law lui-même voulut donner
l'exemple. Il obtint une terre de quatre lieues en carré, à Arkansas,
qui fut érigée en duché; et il fit ramasser quinze cents hommes, tant
Allemands que Provençaux pour la peupler; il devait encore y envoyer
6000 Allemands du Palatinat; mais c'est dans ce moment même (1720) que
croula sa puissance éphémère avec l'échafaudage de ses projets
gigantesques qui laissèrent sur la France les ruines de la fortune
publique et particulière. Le contrecoup de cette grande chute
financière, qui n'avait encore rien eu de pareil chez les modernes,
ébranla profondément la jeune colonie, et l'exposa aux désastres les
plus déplorables. Des colons rassemblés à grands frais plus de mille
furent perdus avant l'embarquement à Lorient. «Les vaisseaux qui
portaient le reste de ces émigrans ne firent voile des ports de France
qu'en 1721, un an après la disgrace du ministre; et il ne put donner
lui-même aucune attention à ce débris de sa fortune. La concession fut
transportée à la compagnie». Cette compagnie ne donna point l'ordre de
cesser d'acheminer les colons vers l'Amérique. Une fois en route ces
malheureux ne pouvaient arrêter, et la chute du système les laissait
sans moyens. On les entassait sans soin et sans choix dans des navires
et on les jetait sur la plage de Biloxi, d'où ils étaient transportés
dans les différens lieux de leur destination. En 1721, les colons furent
plus nombreux que jamais; on les embarquait en France avec une
imprévoyance singulière. L'on n'avait pas à Biloxi assez d'embarcations
pour suffire à les monter sur le Mississipi. Il y eut encombrement de
population, les provisions manquèrent et la disette apparut avec toutes
ses horreurs; on n'eut plus pour vivre que les huîtres que l'on péchait
sur le bord de la mer. Plus de cinq cents personnes moururent de faim,
dont deux cents de la concession de Law. L'ennui et le chagrin en
conduisirent aussi plusieurs au tombeau. La mésintelligence, la
désunion, suite ordinaire des malheurs publics, se mit dans la colonie;
l'on forma des complots, et l'on vit une compagnie de troupes Suisses
qui avait reçu ordre de se rendre à la Nouvelle-Orléans, passer,
officiers en tête, à la Caroline[70].

[Note 70: Charlevoix: Journal historique.]

Ce sont ces désastres qui engagèrent enfin à abandonner Biloxi, cette
rive funeste, et la Nouvelle-Orléans devint définitivement la capitale
de la Louisiane.

Il ne faut pas croire néanmoins que tant d'efforts, quoique mal dirigés,
fussent sans fruit. Nombre d'établissemens furent commencés, réussirent
et sont aujourd'hui des places considérables. Sans doute l'on eût pu
faire mieux, beaucoup mieux; mais Raynal exagère singulièrement le mal.
Une colonisation forte, permanente, puissante, se fait graduellement, se
consolide par ses propres efforts et la jouissance d'une certaine
liberté. Ne fût-il mort personne à Biloxi, les émigrans eussent-ils tous
été des cultivateurs laborieux, intelligens, persévérans, et l'on sait
que ces qualités manquaient à beaucoup d'entre eux, encore le succès
prodigieux qu'on attendait ne se serait pas réalisé: on a vu jusqu'à
quel degré on avait élevé les espérances de la France. Les mines du
Mississipi devaient payer la dette nationale, et la Louisiane elle-même
devait relever son commerce et former un empire français. On fut
cruellement trompé sur tous ces points. Ce désappointement amer causa
une sensation si profonde, resta tellement empreint dans les esprits,
que longtemps après il influençait encore la plume irritable de
l'historien des deux Indes, et que le sage Barbé-Marbois ne put au bout
d'un siècle échapper totalement à l'impression qu'il avait laissée dans
sa patrie. Ces espérances qu'on avait formées s'appuyaient sur une base
chimérique, le système de Law, sur lequel il convient maintenant de
rapporter les jugemens qu'on a prononcés.

«Dans leur appréciation, les uns comme M. Barbé-Marbois, disent que Law
après avoir persuadé aux gens crédules que la monnaie de papier peut,
avec avantage tenir lieu des espèces métalliques, tira de ce faux
principe les conséquences les plus extravagantes. Elles furent adoptées
par l'ignorance et la cupidité, et peut-être par Law lui-même, car il
portait de l'élévation et de la franchise jusque dans ses erreurs.

«Les hommes éclairés résistèrent cependant, et beaucoup de membres du
parlement de Paris opposaient à ses impostures les leçons de
l'expérience. Vaine sagesse! Jean Law parvint à persuader au public que
la valeur de ses actions était garantie par des richesses inépuisables
que recélaient des mines voisines du Mississipi. Ces chimères appelées
du nom de système de Law, ne différaient pas beaucoup de celles qu'on
s'est efforcé de nos jours de reproduire sous le nom de Crédit.
Quelques-uns ont prétendu que tant d'opérations injustes, tant de
violations des engagemens les plus solennels, étaient le résultat d'un
dessein profondément médité, et que le régent n'y avait consenti que
pour libérer l'Etat d'une dette dont le poids était devenu
insupportable. Nous ne pouvons adopter cette explication. Il est plus
probable qu'après être entré dans une voie pernicieuse, ce prince et son
conseil furent conduits de faute en faute à pallier un mal par un mal
plus grand et à tromper le public en se faisant illusion à eux-mêmes. Si
au contraire ils avaient agi par suite d'une mesure préméditée, il y
aurait encore plus de honte dans cet artifice que dans la franche
iniquité du Directoire de France, quand en 1797 il réduisit au tiers la
dette publique».

D'autres ayant Say à leur tête, attribuent le naufrage du système à une
autre cause. «Les gouvernemens qui ont mis en circulation, dit ce grand
économiste, des papiers-monnaies, les ont toujours présentés comme des
billets de confiance, de purs effets de commerce, qu'ils affectaient de
regarder comme des signes représentatifs d'une matière pourvue de valeur
intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par
l'Ecossais Law, sous l'autorité du régent. Ces billets étaient ainsi
conçus:

_La banque promet de payer au porteur à vue.... livres, en monnaie de
même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à
Paris, etc._

La banque, qui n'était encore qu'une entreprise particulière, payait
régulièrement ses billets chaque fois qu'ils lui étaient présentés. Ils
n'étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce
pied jusqu'en 1719 et tout alla bien[71]. A cette époque, le roi, ou
plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l'établissement entre
ses mains, l'appela banque royale, et les billets s'exprimèrent ainsi:

«_La banque promet de payer au porteur à vue... livres_, EN ESPÈCES
D'ARGENT, _valeur reçue à Paris etc_.

[Note 71: Voyez dans Dutot, volume II, page 200, quels furent les très
bons effets du système dans ses commencemens.]

«Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers
billets stipulaient une quantité fixe d'argent, celle qu'on connaissait
au moment de la date sous la dénomination d'une livre. Les seconds ne
stipulant que des _livres_, admettaient toutes les variations qu'il
plairait au pouvoir arbitraire d'introduire dans la forme et la matière
de ce qu'il appellerait toujours du nom de _livres_. On nomma cela
rendre le papier-monnaie _fixe_: c'était au contraire en faire une
monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien
déplorablement. Law s'opposa avec force à ce changement: les principes
furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu'on
en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des
principes.»

Telles sont les opinions d'un homme d'état et d'un économiste célèbre.
L'un et l'autre, trop exclusifs dans leurs idées, n'ont peut-être pas
dit toute la vérité. Say, ne faisant aucune attention aux entreprises
étrangères à la banque de Law, semble attribuer uniquement sa
catastrophe à l'altération des monnaies. Marbois partant d'un autre
principe, l'impute à la base chimérique donnée à cette banque, en la
faisant dépendre du succès des compagnies orientale et occidentale
rétablies ou formées par le financier étranger. Ne pourrions nous pas
dire plutôt que le système de Law était prématuré pour la France; et
qu'il ne pouvait convenir qu'à une nation très commerçante et qui fût
déjà familière avec les opérations financières et le jeu du crédit
public. Or l'on sait que les Français en général ne l'étaient pas alors.
C'était là la grande faute du système qui commença à éclairer la France,
dit Voltaire, en la bouleversant. Avant lui, «il n'y avait que quelques
négocians qui eussent des idées nettes de tout ce qui concerne les
espèces, leur valeur réelle, leur valeur numéraire, leur circulation, le
change avec l'étranger, le crédit public; ces objets occupèrent la
régence et le parlement.

«Adrien de Noailles duc et pair, et depuis maréchal de France, était
chef du conseil des finances..... Au commencement de ce ministère l'Etat
avait à payer 900 millions d'arrérages; et les revenus du roi ne
produisaient pas 69 millions à 30 francs le marc. Le duc de Noailles eut
recours en 1716 à l'établissement d'une chambre de justice contre les
financiers. On rechercha les fortunes de 4410 personnes, et le total de
leurs taxes fut environ de 219 millions 400 mille livres; mais de cette
somme immense, il ne rentra que 70 millions dans les coffres du roi. Il
fallait d'autres ressources».

On s'adressa au commerce. Il était peu considérable comparativement
parlant; les guerres l'avaient ruiné, on voulut le faire grandir
tout-à-coup en formant un crédit factice, comme si le commerce était
fondé sur le crédit et non le crédit sur le commerce. On oublia qu'il
manquait à la France un capital réel, l'esprit d'entreprise et
d'industrie. Law avait senti le vice de la situation, et c'est pour cela
qu'il faisait de si grands efforts pour augmenter le négoce du royaume
en activant l'établissement des possessions d'outre-mer. Mais les
ressources dont il jetait ainsi la semence allaient venir trop tard à
son secours; d'ailleurs dans son ardeur fiévreuse, il s'en était laissé
imposer sur les avantages que présentait, par exemple, le Nouveau-Monde.
Il crut ou feignit de croire que la Louisiane renfermait des richesses
métalliques inépuisables et capables de suppléer à tous les besoins. Il
se trompa. On a pu voir ce qu'était cette contrée et ce que l'on pouvait
attendre d'elle. Force fut donc à Law, faute d'un Pérou, faute de
marchandises, faute d'industrie, faute enfin d'autres valeurs réelles,
d'asseoir son papier-monnaie sur le numéraire seulement qu'il y avait en
France. Ce papier il fallut l'augmenter, on altéra les espèces, en leur
donnant aussi à elles une valeur factice; de là la ruine du système;
cette opération absurde amena une banqueroute. L'on s'aperçut alors que,
relativement à la Louisiane du moins, le système était fondé sur une
chimère.

Après cette catastrophe la compagnie d'Occident, cessionnaire de tous
les droits de Law, n'en conserva pas moins la possession du pays,
qu'elle continua de gouverner et d'exploiter comme un monopole. Ce
système avait déjà coûté 25 millions. «Les administrateurs de la
compagnie qui faisait ces énormes avances, avaient la folle prétention
de former dans la capitale de la France le plan des entreprises qui
convenaient à ce nouveau monde. De leur hôtel, on arrangeait, on
façonnait, on dirigeait chaque habitant de la Louisiane avec les gênes
et les entraves qu'on jugeait bien ou mal favorables au monopole. Pour
en cacher les calamités on violait, on interceptait la correspondance
avec la France. «Les morts et les vivans, disait Lepage Dupratz, sont
également à ménager pour ceux qui écrivent les histoires modernes, et la
vérité que l'on connaît est d'une délicatesse à exprimer qui fait tomber
la plume des mains de ceux qui l'aiment». Quant à l'établissement du
pays par l'émigration des classes agricoles de France, le régime féodal
y mettait obstacle. Les nobles et le clergé, possesseurs du sol et du
gouvernement, n'avaient garde de favoriser l'éloignement des
cultivateurs, et d'acheminer les vassaux dont ils tiraient toute leur
fortune sur le Nouveau-Monde. Aussi très peu de paysans français ont-ils
quitté le champ paternel pour venir en Amérique à aucune époque. En un
mot, rien en France au commencement du dernier siècle n'était capable de
donner une forte impulsion à la colonisation.

Malgré ces entraves, malgré toutes ces fautes et les malheurs qui en
furent la suite, néanmoins l'on fit encore plus qu'on n'aurait pu
l'espérer, et les établissemens formés en différens endroits de la
Louisiane, assurèrent la possession de cette province à la France.
L'hostilité de l'Espagne, les armes des Sauvages et la jalousie des
colonies anglaises ne purent lui arracher un pays qu'elle conserva
encore longtemps après avoir perdu le Canada.

Outre les cinq ou six principaux établissemens formés par les Français
dont on a parlé ailleurs, l'on en avait encore commencé d'autres aux
Yasous, au Baton-Rouge, aux Bayagoulas, aux Ecores-Blancs, à la Pointe
coupée, à la Rivière-Noire, aux Paska-Ogoulas et jusque vers les
Illinois. C'était occuper le pays sur une grande échelle; et toutes ces
diverses plantations se maintinrent et finirent la plupart par
prospérer.

Pendant que Law était tout rempli de ses opérations financières, des
événemens survenus en Europe avaient mis les armes aux mains de deux
nations qui semblaient devoir être des alliés inséparables, depuis le
traité des Pyrénées, la France et l'Espagne. Albéroni fut le principal
auteur de cette levée de boucliers funeste pour le pays qu'il servait et
pour lui-même.

Albéroni, observe un auteur moderne, avait les projets les plus
ambitieux et les plus vastes; autrefois prêtre obscur dans l'Etat de
Parme, espion et flatteur du duc de Vendôme, qu'il suivit en Espagne, il
était parvenu de cette vile condition à la plus haute fortune; il était
cardinal et ministre absolu du faible Philippe V, qu'il gouvernait de
concert avec la reine, et voulait relever la puissance espagnole pour
accroître la sienne; il semblait enfin aspirer à jouer le rôle d'un
Richelieu. L'Angleterre, la France, l'Empire et la Hollande conclurent à
Londres (2 août 1718), un nouveau traité qui reçut le nom de quadruple
alliance. L'empereur y renonça pour lui-même et pour ses successeurs, à
toute prétention à la couronne d'Espagne, à condition que Philippe V lui
restituerait la Sicile et remettrait la Sardaigne au duc de Savoie. On
somma le roi d'Espagne d'accéder à ce traité dans le délai de trois
mois; mais Albéroni conspirait alors avec la duchesse du Maine contre le
régent, et reçut cette proposition avec une hauteur insolente. Tout
était préparé pour le succès de son projet: des troupes espagnoles
devaient être jetées en Languedoc et en Bretagne, où existaient déjà des
germes de révolte; on s'emparerait du régent, qu'on renfermerait dans
une forteresse; on convoquerait les Etats-Généraux; on obtiendrait
l'annulation des traités de Londres et de La Haye; on ferait déclarer le
duc d'Orléans déchu de son droit de succession à la couronne, et la
régence serait déférée à Philippe V, qui se trouverait alors sur les
premiers degrés d'un trône auquel il tenait bien plus qu'à la couronne
que son aïeul Louis XIV avait placée sur sa tête. Le prince de
Cellamare, ambassadeur d'Espagne, était l'agent accrédité de cette
conspiration, dans laquelle la duchesse du Maine avait entraîné quelques
grands seigneurs et beaucoup d'intrigans subalternes. Tout le secret de
l'affaire fut découvert dans les papiers d'un abbé Porto-Carréro, qu'on
arrêta sur la route d'Espagne, où il se rendait pour prendre les
derniers ordres d'Albéroni.

Le régent dès qu'il fut instruit du complot montra la plus grande
vigueur. Il fit arrêter l'ambassadeur de Philippe V, et punir les
complices de la duchesse du Maine. Il déclara ensuite la guerre à
l'Espagne qui eut la France et l'Angleterre sur les bras, l'Angleterre
comme signataire du traité de la quadruple alliance et parce qu'Albéroni
avait cherché à y ranimer le parti du prétendant, le prince Charles,
auquel il avait offert des secours. Les Espagnols furent partout
malheureux; ils furent battus sur mer par les Anglais, et sur terre par
les troupes françaises qui envahirent leur pays, conduites par le
maréchal de Berwick. Ils reçurent aussi des échecs en Amérique où M. de
Sérigny fut envoyé avec trois vaisseaux pour s'emparer de Pensacola que
l'on trouvait trop rapproché de la Louisiane, et que d'ailleurs l'on
convoitait depuis longtemps, parceque c'est le seul port qu'il y ait sur
toute cette côte depuis le Mississipi jusqu'au canal de Bahama. Don Jean
Pierre Matamoras y commandait. Attaquée du coté de la terre par 700
Canadiens, Français et Sauvages, sous les ordres de M. de Chateauguay,
et du côté de la mer par M. de Sérigny, la place se rendit (1719) après
quelque résistance, et la garnison et une partie des habitans furent
embarquées sur deux navires français pour la Havane. Mais ces deux
navires étant tombés en route au milieu d'une flotte espagnole, furent
enlevés et ils entrèrent comme prises là où ils croyaient paraître en
vainqueurs.

La nouvelle de la reddition de Pensacola fit une grande sensation dans
la Nouvelle-Espagne et le Mexique. Le vice-roi, le marquis de Valero,
mit en mouvement toutes les forces de terre et de mer dont il pouvait
disposer, et dès le mois de juin don Alphonse Carrascosa entra dans la
baie sur laquelle cette ville est bâtie avec 12 bâtimens, 3 frégates et
9 balandres portant 850 hommes de débarquement. A la vue des Espagnols,
une partie de la garnison composée de déserteurs, de faux-sauniers et
autres gens de cette espèce, passa à l'ennemi; le reste, après s'être à
peine défendu, força M. de Chateauguay à se rendre. La plupart de ces
misérables entrèrent immédiatement au service espagnol, et les autres
furent jetés par Carrascosa, pieds et poings liés à fond de cale des
vaisseaux. Il rétablit ensuite Don Matamoras dans son gouvernement et
lui laissa une garnison suffisante.

Après cette victoire, le vice-roi espagnol décida de chasser les
Français de tout le golfe du Mexique, et Don Carnejo fut chargé de cette
tâche avec son escadre à laquelle devaient se rallier tous les vaisseaux
de sa nation qu'il rencontrerait. Carrascosa de son côté tourna ses
voiles vers l'île Dauphine et la Mobile qu'il croyait prendre sans
beaucoup de difficultés; mais tous ces projets des Espagnols finirent
malheureusement. D'abord un détachement des troupes de Carrascosa fut
défait par M. de Vilinville à la Mobile, ce qui l'obligea d'abandonner
l'attaque de cette place; ensuite il fut repoussé lui-même à Guillory,
ilot de l'île Dauphine autour de laquelle il roda pendant quatorze jours
comme un vautour qui épie sa proie. Le brave Sérigny déjoua tous ses
mouvemens, quoiqu'il eût pourtant avec lui moins de 200 Canadiens et le
même nombre de Sauvages sur lesquels il put compter, le reste de ses
forces se composant de soldats mal disposés dont il se défiait plus que
des ennemis mêmes.

Leurs attaques ayant été repoussées, les Espagnols durent s'attendre,
suivant l'usage de la guerre, à se voir assaillis à leur tour. En effet,
le comte de Champmêlin arriva avec une escadre française pour reprendre
Pensacola. M. de Bienville fut chargé d'investir la place par terre avec
ses Canadiens et ses Sauvages, tandis que le comte de Champmêlin
lui-même l'attaquerait par mer. Ce projet fut exécuté avec promptitude
et vigueur. Carrascosa avait embossé sa flotte à l'entrée du port et
hérissé le rivage de canons; après deux heures et demie de combat, tous
les vaisseaux espagnols amenèrent leurs pavillons; et le lendemain,
Bienville ayant continué une fusillade fort vive toute la nuit avec
Pensacola, cette ville se rendit pour prévenir un assaut. On fit de 12 à
15 cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre
d'officiers. On démantela une partie des fortifications et on laissa
quelques hommes seulement dans le reste.

Ce fut après cette campagne que le roi crut devoir récompenser les
officiers canadiens qui commandaient à la Louisiane depuis sa fondation,
et aux efforts desquels il devait la conservation de cette colonie, qui
était leur ouvrage; car les colons européens, concessionnaires et
autres, périssant de faim ou dégoûtés du pays, désertaient par
centaines, surtout les soldats, et se réfugiaient dans les colonies
anglaises. Cela alla si loin que le gouverneur de la Caroline crut de
son devoir d'en informer M. de Bienville. Le pays se vidait avec autant
de rapidité qu'il s'était rempli. Les principaux d'entre les Canadiens
étaient MM. de Bienville, de Sérigny, de St.-Denis, de Vilinville et de
Chateauguay, «Les colons les plus prospères, dit Bancroft, c'étaient les
vigoureux émigrans du Canada qui n'avaient guère apporté avec eux que
leur bâton et les vêtemens grossiers qui les couvraient». Le
gouvernement français n'avait pas en effet de sujets plus utiles et plus
affectionnés. Renommés par leurs moeurs paisibles et la douceur de leur
caractère dans la paix, ils formaient dans la guerre une milice aussi
dévouée qu'elle était redoutable. Louis XV nomma M. de Sérigny capitaine
de vaisseau, récompense qui était bien due à sa valeur, à ses talens et
au zèle avec lequel il avait servi l'Etat depuis son enfance, n'ayant
jamais monté à aucun grade dans la marine qu'après s'être distingué par
quelqu'action remarquable ou par quelque service important. M. de
St.-Denis reçut un brevet de capitaine et la croix de St.-Louis. M. de
Chateauguay fut nommé au commandement de St.-Louis de la Mobile.
Cependant la guerre tirait à sa fin. Excitée par un ministre ambitieux,
sans motifs raisonnables qui pussent la justifier, elle n'apporta, comme
on l'a déjà dit, que des désastres à l'Espagne. La paix signée le 17
février 1720, mit fin à cette querelle de famille. Albéroni disgracié,
fut reconduit en Italie, escorté par des troupes françaises, et y acheva
sa vie dans l'obscurité, après s'être un instant bercé de l'espoir de
changer la face du monde. L'on déposa les armes en Amérique comme en
Europe, et le port de Pensacola, pour lequel on se battait depuis trois
ans, fut rendu aux Espagnols.

La paix avec cette nation fut suivie de près par celle avec les
Chicachas et les Natchés, qui avaient profité de la guerre pour
commettre des hostilités contre la Louisiane. Ces heureux événemens,
successivement annoncés, allaient enfin laisser respirer le pays qui ne
demandait que du repos, quand un ouragan terrible qui éclata le 12
septembre 1722, y répandit partout la désolation. La mer gonflée par
l'impétuosité du vent, franchit ses limites et déborda dans la campagne
renversant tout sur son passage. La Nouvelle-Orléans et Biloxi furent
presque renversés de fond en comble, et les infortunés habitans durent
recommencer la construction de ces villes comme pour la première fois.

Jusqu'à cette époque, le gouvernement ne s'était point occupé du soin
des âmes dans la Louisiane. Le pieux Charlevoix qui arrivait de cette
contrée, appela en 1723 l'attention de la cour sur cette mission. Les
intérêts de la religion et de la politique, les idées traditionnelles,
le système suivi dans la Nouvelle-France, tout devait recommander ce
sujet important au bon accueil du gouvernement. «Nous avons vu, observe
cet historien, que le salut des Sauvages fut toujours le principal objet
que se proposèrent nos rois partout où ils étendirent leur domination
dans le Nouveau-Monde, et l'expérience de près de deux siècles nous
avait fait comprendre que le moyen le plus sûr de nous attacher les
naturels du pays, était de les gagner à Jésus-Christ. On ne pouvait
ignorer d'ailleurs qu'indépendamment même du fruit que les ouvriers
évangéliques pouvaient faire parmi eux, la seule présence d'un homme
respectable par son caractère, qui entende leur langue, qui puisse
observer leurs démarches, et qui sache en gagnant la confiance de
quelques uns se faire instruire de leurs desseins, vaut souvent mieux
qu'une garnison; on peut du moins y suppléer, et donner le temps aux
gouverneurs de prendre des mesures pour déconcerter leurs intrigues».
Cette dernière raison fut sans doute d'un plus grand poids que la
première auprès du voluptueux régent et de la plupart des membres de la
compagnie des Indes, à cette époque d'indifférence et d'incrédulité. Des
Capucins et des Jésuites furent envoyés pour évangéliser les Indigènes,
surtout pour les disposer favorablement envers les Français.

L'an 1726 fut le dernier de l'administration de M. de Bienville,
administration rendue si difficile et si orageuse par le vice du système
de M. Crozat, et par la chute mémorable de celui de Law. Les désastres
qui en furent la suite n'empêchèrent pas néanmoins les Français de se
maintenir dans le pays et de triompher dans la guerre avec les
Espagnols. Lorsque M. Perrier, lieutenant de vaisseau, arriva au mois
d'octobre pour remplacer M. de Bienville, qui passa en France, il trouva
la Louisiane assez tranquille au dehors, bonheur acquis après des luttes
de toute espèce et dont elle devait s'empresser de jouir, car il se
formait déjà dans le silence des forêts et les conciliabules secrets des
barbares un orage beaucoup plus menaçant que tous ceux qu'elle avait eu
à traverser jusqu'à ce jour, et qui devait l'ébranler profondément sur
sa base encore si fragile.

La Compagnie d'Occident avait fait place à la compagnie des Indes, créée
en 1723, et dont le duc d'Orléans s'était fait déclarer gouverneur. «Le
privilège embrassait l'Asie, l'Afrique et l'Amérique. On voit dans les
délibérations de cette association, composée dé grands seigneurs et de
marchands, paraître tour à tour l'Inde, la Chine, les comptoirs du
Sénégal, de la Barbarie, les Antilles et le Canada. La Louisiane y tient
un rang principal. L'utilité publique, autant que la grandeur et la
gloire du monarque, avait fait accueillir, sous Louis XIV, les premiers
projets de la fondation d'une colonie puissante. Mais dans l'exécution,
rien n'avait répondu à cette intention: la nouvelle compagnie se montra
encore moins habile que celle qui l'avait précédée. On cherche en vain
dans ses actes les traces du grand dessein colonial formé par le
gouvernement. On trouve presqu'à chaque page des nombreux registres qui
contiennent les délibérations de l'association, des tarifs du prix
assigné au tabac, au café et à toutes les denrées soumises au privilège.
Ce sont des discours prononcés en assemblée générale pour exposer l'état
florissant des affaires de la compagnie, et on finit presque toujours
par proposer des emprunts qui seront garantis par un fonds
d'amortissement. Mais l'amortissement était illusoire; les dettes
s'accumulèrent au point que les intérêts ne purent être payés, même en
engageant les capitaux. Des bilans, des faillites, des litiges, et une
multitude de documens, prouvent que les opérations, ruineuses pour le
commerce, ne furent profitables qu'à un petit nombre d'associés.

«Rien d'utile et de bon ne pouvait en effet résulter d'un tel
gouvernement. Une circonstance prise parmi une foule d'autres, fera
juger jusqu'où purent être portés les abus.

«Le gouverneur et l'intendant de la Louisiane étaient, par leurs
fonctions, comme interposés entre la compagnie et les habitans pour
modérer les prétentions réciproques et empêcher l'oppression. Mais ces
magistrats étaient nommés par les sociétaires eux-mêmes. On lit dans les
actes, _que pour attacher aux intérêts de la compagnie le gouverneur et
l'intendant, il leur est assigné des gratifications annuelles et des
remises sur les envois de denrées en France_. Les suites de ce régime
furent funestes à la Louisiane sans enrichir les actionnaires».

C'est pendant que toutes ces transactions occupaient la compagnie des
Indes, transactions qui avaient leur contrecoup dans la colonie, que les
nations indigènes depuis l'Ohio jusqu'à la mer, formèrent le complot de
massacrer les Français. Il fallait peu d'efforts pour faire prendre les
armes aux Sauvages contre les Européens, qu'ils regardaient comme des
étrangers incommodes et exigeans, ou des envahisseurs dangereux.
C'étaient pour eux des ennemis qui, parlant au nom de l'autel et de la
civilisation, prétendaient avoir droit à leur pays, et les traitaient
sérieusement de rebelles s'ils osaient le défendre. D'abord ces
Européens se conduisirent bien envers les naturels qui les reçurent à
bras ouverts; mais à mesure qu'ils augmentaient en nombre, qu'ils se
fortifiaient au milieu d'eux, leur langage devenait plus impératif; ils
commencèrent bientôt à vouloir exercer une suprématie malgré les
protestations des Indiens. Il en fut de même partout où ils s'établirent
en Amérique, c'est-à-dire là où ils ne furent pas obligés de s'emparer
du sol les armes à la main. Les Français, grâce à la franchise de leur
caractère, furent toujours bien accueillis et en général toujours aimés
des Sauvages. Ils ne trouvèrent d'ennemis déclarés que dans les Iroquois
et les Chicachas, qui ne voulurent voir en eux que les alliés des
nations avec lesquelles ils étaient eux-mêmes en guerre. Les Français en
effet avaient constamment pour politique d'embrasser la cause des tribus
au milieu desquelles ils venaient s'établir.

On sait avec quelle jalousie les colonies anglaises les voyaient
s'étendre le long du St.-Laurent et sur le bords des grands lacs. Elles
en ressentirent encore bien davantage lorsqu'elles les virent prendre
possession de l'immense vallée du Mississipi. Les Chicachas se
présentèrent ici, comme les Iroquois l'avaient fait sur le St.-Laurent,
pour servir leurs vues. Les Anglais qui les visitaient se mirent par
leurs propos à leur inspirer des sentimens de défiance et de haine
contre les Français; ils les peignirent comme des traitans avides, et
des voisins ambitieux, qui les dépouilleraient tôt ou tard de leur
territoire. Petit à petit la crainte et la colère se glissèrent dans le
coeur de ces Sauvages naturellement altiers et farouches, et ils
résolurent de se défaire une bonne fois d'étrangers, qui semblaient
justifier en effet une partie de ces rapports en augmentant tous les ans
le nombre de leurs établissemens, de manière qu'il n'allait bientôt plus
rester une seule bourgade indienne dans la Louisiane. Pour l'exécution
d'un pareil dessein, il fallait un secret inviolable, une dissimulation
profonde, beaucoup de prudence et l'alliance d'un grand nombre de
tribus, afin que les victimes fussent frappées dans tous les lieux à la
fois par la nation même au sein de laquelle elles pourraient se trouver.
Plusieurs années furent employées pour mûrir et étendre le complot. Les
Chicachas, qui en étaient les premiers auteurs, conduisaient toute la
trame. Ils n'y avaient point fait entrer ceux qui étaient attachés aux
Européens comme les Illinois, les Arkansas, et les Tonicas. Toutes les
autres tribus l'avaient embrassé, soit volontairement, soit après y
avoir été entraînées; chacune devait faire main basse sur l'ennemi
commun dans sa localité, et toutes devaient frapper le même jour et à la
même heure depuis une extrémité du pays jusqu'à l'autre.

Les Français, ignorant ce qui se passait, ne songeaient qu'à jouir de la
tranquillité profonde qui les environnait. Les tribus qui formaient
partie du complot redoublaient pour eux les témoignages d'attachement,
afin d'augmenter leur confiance et leur sécurité. Les Natchés leur
répétaient sans cesse qu'ils n'avaient point d'alliés plus fidèles; les
autres nations en faisaient autant, c'était un concert d'assurances
d'amitié et de dévouement. Bercés par ces protestations perfides, ils
dormaient sur un abîme. Heureusement, la cupidité des Natchés et
l'ambition d'une partie des Chactas, une des plus nombreuses nations de
ce continent, et qui voulaient tirer parti de cette catastrophe,
trahirent une trame si bien ourdie, et la dévoilèrent avant qu'elle eût
pu s'exécuter complètement.

Comme on l'a dit, le jour et l'heure du massacre des Français avaient
été pris. La hache devait se lever sur eux à la fois dans tous les lieux
où il en respirerait un. Leur plus grand établissement était chez les
Natchés. M. de Chepar y commandait. Quoique cet officier se fût brouillé
avec les naturels, ceux-ci feignaient avec cette dissimulation dont ils
ont poussé l'art si loin, d'être ses plus fidèles amis; ils en
persuadèrent si bien ce commandant, que, sur des bruits sourds qui se
répandirent qu'il se formait quelque complot, il fit mettre aux fers
sept habitans qui avaient demandé à s'armer pour éviter toute surprise;
il porta de plus, par une étrange fatalité, la confiance jusqu'à
recevoir soixante Indiens dans le fort et jusqu'à permettre à un grand
nombre d'autres de se loger chez les colons et même dans sa propre
maison. On ne voudrait pas croire à une pareille conduite, si Charlevoix
ne nous l'attestait, tant elle est contraire à celle que les Français
avaient pour règle constante de tenir avec les Sauvages.

Les conspirateurs se préparaient sans bruit, et, sous divers prétextes,
venaient prendre les postes qui leur avaient été assignés au milieu des
établissemens français. Pendant que l'on attendait le jour de
l'exécution, des bateaux arrivèrent aux Natchés chargés de marchandises
pour la garnison de ce poste, pour celle des Yasous ainsi que pour les
habitans. L'avidité des barbares fut excitée, leurs yeux s'allumèrent à
la vue de ces richesses; leur amour du pillage n'y put tenir. Oubliant
que leur démarche allait compromettre le massacre général, ils
résolurent de frapper sur le champ, afin de s'emparer de la cargaison
des bateaux avant sa distribution. Pour s'armer ils prétextèrent une
chasse voulant présenter, disaient-ils, au commandant du gibier pour
fêter les hôtes qui venaient de lui arriver; ils achetèrent des fusils
et des munitions des habitans et, le 28 novembre 1729, ils se
répandirent de grand matin dans toutes les demeures en publiant qu'ils
partaient pour la chasse, et en ayant soin d'être partout plus nombreux
que les Français. Pour pousser le déguisement jusqu'au bout, ils
entonnèrent un chant en l'honneur de M. de Chepar et de ses hôtes.
Lorsqu'ils eurent fini, il se fit un moment de silence; alors trois
coups de fusil retentirent successivement devant la porte de ce
commandant. C'était le signal du massacre. Les Sauvages fondirent
partout sur les Français, qui, surpris sans armes et dispersés; au
milieu de leurs assassins, ne purent opposer aucune résistance; ils ne
se défendirent qu'en deux endroits. M. de la Loire des Ursins, commis
principal de la compagnie des Indes, attaqué à peu de distance de chez
lui, tua quatre hommes de sa main avant de succomber. A son comptoir
huit hommes qu'il y avait laissés, eurent aussi le temps de prendre
leurs armes; ils se défendirent fort longtemps, mais ayant perdu six des
leurs, les survivans réussirent à s'échapper; les Natchés eurent huit de
tués dans cette attaque. Ainsi leurs pertes se bornèrent à une douzaine
de guerriers tant leurs mesures avaient été bien prises. En moins d'un
instant deux cents Français périrent dans cette boucherie, il ne s'en
sauva qu'une vingtaine avec quelques nègres la plupart blessés; 150
enfans 60 femmes et presqu'autant de noirs furent faits prisonniers.

Pendant le massacre, le Soleil ou chef des Natchés, était assis sous le
hangard à tabac de la compagnie des Indes, attendant tranquillement la
fin de cette terrible tragédie. On lui apporta d'abord la tête de M. de
Chepar, qui fut placée devant lui, puis celles des principaux Français
qu'il fit ranger autour de la première; les autres furent mises en
piles. Les corps restèrent sans sépulture et devinrent la proie des
chiens et des vautours; les Sauvages ouvrirent le sein des femmes
enceintes et égorgèrent presque toutes celles qui avaient des enfans en
bas âge, parcequ'elles les importunaient par leurs cris et leurs pleurs;
les autres jetées en esclavage furent exposées à toute la brutalité de
ces barbares couverts du sang de leurs pères, de leurs maris ou de leurs
enfans. On leur dit que la même chose s'était passée dans toute la
Louisiane, où il n'y avait plus un seul de leurs compatriotes, et que
les Anglais allaient venir prendre leur place.

Tel fut le massacre du 28 novembre des Français. Raynal raconte
différemment la cause qui fit avancer cette catastrophe, mais sa version
quoique plus romantique semble par cela même moins probable. D'ailleurs
le témoignage de l'historien de la Nouvelle-France mérite ici le plus
grand poids. Contemporain de ces événemens dont il venait de visiter
lui-même le théâtre, et ami du ministère qui a dû lui donner
communication de toutes les pièces qui avaient rapport à ce sujet, il a
été plus qu'un autre en état d'écrire la vérité.

La nouvelle de ce désastre répandit la terreur dans toute la Louisiane.
Le gouverneur, M. Perrier, en fut instruit le 2 décembre à la
Nouvelle-Orléans. Il fit partir sur le champ un officier pour avertir
les habitans, sur les deux rives du Mississipi, de se mettre en garde,
et en même temps pour observer les petites nations éparpillées sur les
bords de ce fleuve.

Les Chactas, qui n'étaient entrés dans le complot que pour profiter du
dénoûment, ne bougèrent point. Les Natchés ignoraient la haine que cette
nation ambitieuse leur portait. Ils ne savaient pas qu'elle méditait
depuis longtemps leur destruction ou leur asservissement, et que ce
n'avait été que la crainte des Français qui l'avait arrêtée quelques
années auparavant. Avec une politique astucieuse mais profonde, les
habiles Chactas les encouragèrent dans leur coupable projet, afin de les
mettre aux prises avec les Européens. Ils avaient jugé que ceux-ci les
appelleraient à eux, et qu'alors ils pourraient se défaire facilement de
cette nation. L'événement justifia leur calcul.

M. Perrier ne pénétra pas d'abord cette politique ténébreuse, et quand
il l'aurait fait, cela ne l'aurait pas empêché de se servir des armes
des Chactas pour venger l'assassinat des siens. La plupart des autres
tribus qui avaient pris part au complot, voyant le secret éventé et les
colons sur leurs gardes, ne remuèrent point. Celles qui se compromirent
par des voies de fait, payèrent cher leur faute. Les Yasous, qui
avaient, au début de l'insurrection, surpris le fort qui était au milieu
d'eux et égorgé les dix-sept Français qui s'y trouvaient, furent
exterminés. Les Corrois et les Tioux subirent le même sort. Les
Arkansas, puissante nation de tout temps fort attachée aux Français,
étaient tombés sur les premiers et en avaient fait un grand massacre;
ils poursuivirent aussi les Tioux avec tant d'acharnement qu'ils les
tuèrent jusqu'au dernier. Ces événemens, la réunion d'une armée aux
Tonicas et les retranchemens qu'on faisait partout autour des
concessions, tranquilisèrent un peu les colons, dont la frayeur avait
été si grande, que M. Perrier s'était vu obligé de faire détruire par
des nègres une trentaine de Chaouachas qui demeuraient au-dessous de la
Nouvelle-Orléans, et dont la présence faisait trembler cette ville!

M. de Perrier fit ceindre la Nouvelle-Orléans d'un fossé auquel il
ajouta quelques petits ouvrages de campagne; il fit monter au Tonicas
deux vaisseaux de la compagnie, puis il forma pour attaquer les Natchés,
une petite armée dont il donna le commandement au major Loubois, n'osant
point encore quitter lui-même la capitale, parceque le peuple avait
quelques appréhensions sur la fidélité des noirs. Toutes ces mesures
firent rentrer dans les intérêts des Français, les petites nations du
Mississipi, qui s'en étaient détachées. Dès lors l'on put compter sur
des alliés nombreux; l'on n'avait jamais douté de l'affection des
Illinois, des Arkansas, des Offagoulas et des Tonicas, et l'on était sûr
maintenant des Natchitoches qui n'avaient point inquiété M. de
St.-Denis, et des Chactas tout en armes contre les Natchés. La Louisiane
était sauvée.

Cette nouvelle attitude dans les affaires était due à l'énergie de M.
Perrier. «Il ne pouvait opposer à la foule d'ennemis qui le menaçaient
de toutes parts que quelques pallissades à demi-pourries, et qu'un petit
nombre de vagabonds mal armés, et sans discipline; il montra de
l'assurance et cette audace lui tint lieu de forces. Les Sauvages ne le
crurent pas seulement en état de se défendre, mais encore de les
attaquer».

Ce gouverneur écrivait au ministère le 18 mars 1730: «Ne jugez pas de
mes forces par le parti que j'ai pris d'attaquer nos ennemis; la
nécessité m'y a contraint. Je voyais la consternation partout et la peur
augmenter tous les jours. Dans cet état j'ai caché le nombre de nos
ennemis et fait croire que la conspiration générale est une chimère, et
une invention des Natchés pour nous empêcher d'agir contre eux. Si
j'avais été le maître de prendre le parti le plus prudent, je me serais
tenu sur la défensive et aurais attendu des forces de France pour qu'on
ne pût pas me reprocher d'avoir sacrifié 200 Français de 5 à 600 que je
pouvais avoir pour le bas du fleuve. L'événement a fait voir que ce
n'est pas toujours le parti le plus prudent qu'il faut prendre. Nous
étions dans un cas, où il fallait des remèdes violens, et tâcher au
moins de faire peur si nous ne pouvions pas faire de mal».

Loubois était aux Tonicas avec sa petite armée destinée à agir contre
l'insurrection. La mauvaise composition de ses troupes qui servaient par
force et ne subissaient qu'avec peine le joug de la discipline, apporta
dans ses mouvemens une lenteur qui était d'un mauvais augure. M. Lesueur
arrivant à la tête de 800 Chactas, ne le trouvant point aux Natchés,
attaqua seul ces Sauvages et remporta sur eux une victoire complète. Il
délivra plus de 200 Français ou nègres. L'ennemi battu se retira dans
ses places fortifiées devant lesquelles Loubois n'arriva que le 8
février (1730), et campa autour du Temple du Soleil. Le siége fut mis
devant deux forts qu'on attaqua avec du canon, mais avec tant de
mollesse, que le temps de leur reddition parut très éloigné. Les
Chactas, fatigués d'une campagne qui durait déjà depuis trop longtemps à
leur gré, menacèrent de lever leur camp et de se retirer. On ne pouvait
rien entreprendre sans ces Indiens qui, sentant qu'on avait besoin
d'eux, affectaient une grande indépendance. Il fallut donc accepter les
conditions qu'offraient les assiégés, et se contenter de l'offre qu'ils
faisaient de rendre tous les prisonniers qu'ils avaient en leur
possession. Dans toute la colonie cette conclusion de la campagne fut
regardée comme un échec, et le gouverneur sévèrement blâmé. M. Perrier
écrivit à la cour pour se justifier, que les habitans commandés par MM.
d'Arembourg et de Laye avaient montré beaucoup de bravoure et de bonne
volonté, mais que les soldats s'étaient fort mal conduits. Les assiégés
étaient réduits à la dernière extrémité; deux jours de plus et on les
aurait eus la corde au cou; mais on se voyait toujours au moment d'être
abandonné par les Chactas, et leur départ aurait exposé les Français à
recevoir un échec et à voir brûler leurs femmes, leurs enfans et leurs
esclaves comme les en menaçaient les barbares. Les Chicachas qui
tenaient toujours les fils de la trame, et qui avaient voulu engager les
Arkansas et nos autres alliés à entrer dans la conspiration générale, ne
levaient point le voile qui les cachait encore; ils se contentaient de
faire agir secrètement leur influence. Les Chactas, quoique sollicités
vivement par les Anglais, qui accompagnèrent leurs démarches de riches
présens, de se détacher des colons de la Louisiane, refusèrent
d'abandonner la cause de ces derniers, et ils jurèrent une fidélité
inviolable à M. Perrier, qui s'était rendu à la Mobile pour s'aboucher
avec eux et contrecarrer l'effet de ces intrigues. Les secours qui
venaient d'arriver de France avaient contribué beaucoup à raffermir et à
rendre plus humbles ces barbares, qui se regardaient déjà avec quelque
espèce de raison comme les protecteurs de la colonie.

Cependant la retraite de M. de Loubois avait élevé l'orgueil des
Natchés; ils montraient une hauteur choquante. Il était aisé de voir
qu'il faudrait bientôt mettre un frein à leur ardeur belliqueuse. Comme
à tous les Indiens, un succès ou un demi-succès leur faisait concevoir
les plus folles espérances; parceque leurs forteresses n'avaient pas été
prises, ils croyaient faire fuir les Français devant eux comme une
faible tribu. Cette erreur fut la cause de leur perte; les hostilités
qu'ils commirent leur attirèrent sur les bras une guerre mortelle. Le
gouverneur avait formé avec les renforts qu'il avait reçus et les
milices, un corps d'environ 600 hommes, qui s'assembla dans le mois de
décembre (1730) à Boyagoulas. Il partit de là deux jours après, et
remonta le Mississipi sur des berges pour aller attaquer l'ennemi sur la
rivière Noire, qui se décharge dans la rivière Rouge à dix lieues de son
embouchure. A la nouvelle des préparatifs des Français, la division se
mit parmi les malheureux Natchés, et elle entraîna la ruine de la nation
entière. Au lieu de réunir leurs guerriers ils les dispersèrent; une
partie alla chez les Chicachas, une autre resta aux environs de leur
ancienne bourgade. Quelques uns se retirèrent chez les Ouatchitas, un
plus grand nombre errait dans le pays par bandes, ou se tenait à
quelques journées du fort qui renfermait le gros de la nation, le Soleil
et les autres principaux chefs, et devant lequel les Français vinrent
asseoir leur camp. Intimidés par les seuls apprêts des assiégeans, ils
demandèrent à ouvrir des conférences. Perrier retint prisonniers les
chefs qu'on lui avait députés pour parlementer, et surtout le Soleil,
qu'il força d'envoyer un ordre aux siens de sortir de leur fort sans
armes. Les Natchés refusèrent d'abord d'obéir à leur prince privé de sa
liberté; mais une partie ayant obtempéré ensuite à ses ordres; le reste,
voyant tout perdu, ne songea plus qu'à guetter l'occasion d'échapper aux
assiégeans, ce à quoi ils réussirent. Ils profitèrent d'une nuit
tempêtueuse pour sortir du fort avec les femmes et les enfans, et ils se
dérobèrent à la poursuite des Français.

L'anéantissement de ces barbares n'était pas encore complet. Il restait
à atteindre et à détruire tous les corps isolés dont nous avons parlé
toute l'heure, lesquels pouvaient former une force d'à peu près quatre
cents fusils. Lesueur s'adressa au gouverneur pour avoir la permission
de les poursuivre, promettant de lui en rendre bon compte. Il fut
refusé. M. Perrier n'avait pas dans les Canadiens toute la confiance que
la plupart méritaient, et élevé dans un service où la discipline et la
subordination sont au plus haut point, il ne pouvait comprendre qu'on
puisse exécuter rien de considérable avec des milices qui ne
reconnaissent d'autre règle que l'activité et une grande bravoure. Il
aurait sans doute pensé autrement, s'il eût fait réflexion qu'il faut
plier les règles suivant la manière de combattre de ses ennemis. Les
mêmes préjugés s'étaient élevés dans l'esprit de Montcalm et de la
plupart des officiers français dans la guerre de 1755, et cependant ce
furent ces mêmes Canadiens qui sauvèrent dans les plaines d'Abraham les
troupes réglées d'une complète destruction.

Perrier de retour à la Nouvelle-Orléans, envoya en esclavage à
St.-Domingue tous les Natchés qu'il ramenait prisonniers, avec leur
grand chef, le Soleil, dont la famille les gouvernait depuis un temps
immémorial et qui mourut quelques mois après au cap Français. Cette
conduite irrita profondément les restes de cette nation orgueilleuse et
cruelle, à qui la haine et le désespoir donnèrent une valeur qu'on ne
leur avait point encore connue. Ils se jetèrent sur les Français avec
fureur; mais ce désespoir ne fit qu'honorer leur chute et révéler du
moins un noble coeur. Ils ne purent lutter longtemps contre leurs
vainqueurs, et presque toutes leurs bandes furent détruites. St.-Denis
leur fit essuyer la plus grande défaite qu'ils eussent éprouvée depuis
leur déroute par Lesueur. Tous les Chefs y périrent. Après tant de
pertes ils disparurent comme nation. Ceux qui avaient échappé à la
servitude ou au feu, se réfugièrent chez les Chicachas auxquels ils
léguèrent leur haine et leur vengeance.



                              CHAPITRE II.

                                LIMITES.

                               1715-1744.


Etat du Canada: commerce, finances, justice, éducation, divisions
paroissiales, population, défenses.--Plan de M. de Vaudreuil pour
l'accroissement du pays.--Délimitation des frontières entres les
colonies françaises et les colonies anglaises.--Perversion du droit
public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire.--Rivalité de la
France et de la Grande-Bretagne.--Différends relatifs aux limites de
leurs possessions.--Frontière de l'Est ou de l'Acadie.--Territoire des
Abénaquis.--Les Américains veulent s'en emparer.--Assassinat du P.
Rasle.--Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de
l'Hudson.--Frontière de l'Ouest.--Principes différens invoqués par les
deux nations; elles établissent des forts sur les territoires réclamés
par chacune d'elles réciproquement.--Lutte d'empiétemens; prétentions
des colonies anglaises; elles veulent accaparer la traite des
Indiens.--Plan de M. Burnet.--Le commerce est défendu avec le
Canada.--Etablissement de Niagara par les Française et d'Oswégo par les
Anglais.--Plaintes mutuelles qu'ils s'adressent.--Fort St.-Frédéric
élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain; la contestation dure
jusqu'à la guerre de 1744.--Progrès du Canada.--Emigration; perte du
vaisseau le Chameau.--Mort de M. de Vaudreuil (1725); qualités de ce
gouverneur.--M. de Beauharnais lui succède.--M. Dupuy, intendant.--Son
caractère.--M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt; difficultés
qui s'élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil
supérieur.--Le clergé récuse le pouvoir civil.--Le gouverneur se rallie
au parti clérical.--Il veut interdire le conseil, qui repousse ses
prétentions.--Il donne des lettres de cachet pour exiler deux
membres.--L'intendant fait défense d'obéir à ces lettres.--Décision du
roi.--Le cardinal de Fleury premier ministre.--M. Dupuy est
rappelé.--Conduite humiliante du Conseil.--Mutations diverses du siége
épiscopal jusqu'à l'élévation de M. de Pontbriant.--Soulèvement des
Outagamis (1728); expédition des Canadiens; les Sauvages se
soumettent.--Voyages de découverte vers la mer Pacifique; celui de M. de
la Vérandrye en 1738; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin
quelques années après; peu de succès de ces entreprises.--Apparences de
guerre; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.


Nous revenons au Canada dont nous reprenons l'histoire en 1715. Après
une guerre de vingt-cinq ans, qui n'avait été interrompue que par quatre
ou cinq années de paix, les Canadiens avaient suspendu à leurs
chaumières les armes qu'ils avaient honorées par leur courage dans la
défense de leur patrie, et ils avaient repris paisiblement leurs travaux
champêtres abandonnés déjà tant de fois. Beaucoup d'hommes étaient morts
au combat ou de maladie, sous les drapeaux. Un plus grand nombre encore
avaient été acheminés sur les différens postes dans les grands lacs et
la vallée du Mississipi, d'où ils ne revinrent jamais. Cependant malgré
ces pertes et les troubles de cette longue époque, et quoique
l'émigration de France fût presque nulle, le chiffre des habitans
n'avait pas cessé de s'élever. Lorsque la paix fut rétablie, il dut donc
augmenter encore plus rapidement. En effet, sous la main douce et sage
de M. de Vaudreuil, le pays fit en tout, et par ses seuls efforts, des
progrès considérables. Ce gouverneur, qui revint en 1716 de France, où
il avait passé deux ans, et qui apporta dans la colonie la nouvelle de
la mort de Louis XIV et l'ordre de proclamer son successeur, s'appliqua
avec vigilance à guérir les maux que la guerre avait faits. Conduisant
avec un esprit non moins attentif les négociations avec les Iroquois,
comme on l'a vu ailleurs, non seulement il désarmait ces barbares, mais
il les détachait tout à fait des Anglais, en achevant de les persuader
que leur intérêt était au moins de rester neutres dans les grandes
luttes des blancs qui les entouraient. C'était assurer la tranquillité
des Canadiens, qui purent dès lors se livrer entièrement à l'agriculture
et au commerce, libres de toutes les distractions qui avaient jusqu'ici
continuellement troublé leurs entreprises. A aucune autre époque,
excepté sous l'intendance de M. Talon, le commerce ne fut l'objet de
tant de sollicitude de la part de l'autorité, que pendant les dernières
années de l'administration de M. de Vaudreuil. Cette importante matière
occupa presque constamment ce gouverneur. Si les décrets qui furent
promulgués à cette occasion, sont fortement empreints des idées du
temps, et de cet esprit exclusif qui a caractérisé la politique des
métropoles, ils annoncent toujours qu'on s'en occupait.

Un des grands embarras qui paralysaient alors le gouvernement canadien,
c'était le désordre des finances si étroitement liées dans tous les pays
au négoce. Les questions les plus difficiles à régler sont peut-être les
questions d'argent, aux temps surtout où le crédit est détruit.
Aujourd'hui les besoins du luxe et des améliorations sont si grands, si
pressans, que les capitalistes courent d'eux-mêmes au devant des
emprunteurs pour leur fournir des fonds qui ne leur seront peut-être
jamais remboursés; ils ne demandent que la garantie du paiement de
l'intérêt; et l'adresse des financiers consiste à trouver le secret d'en
payer un qui soit le plus bas possible. A l'époque à laquelle nous
sommes parvenus, il n'en était pas ainsi; les capitaux étaient craintifs
et exigeans, le crédit public continuellement ébranlé, était presque
nul, surtout en France. De là les difficultés qu'y rencontrait l'Etat
depuis quelques années, et qui précipitèrent la révolution de 89. Le
Canada souffrait encore plus que le reste du royaume de cette pauvreté
humiliante. Détenteur d'une monnaie de cartes que la métropole, sa
débitrice, était incapable de racheter, il dut sacrifier la moitié de sa
créance pour avoir l'autre, ne pouvant attendre. L'ajustement de cette
affaire prit plusieurs années; elle fut une des questions dans la
discussion desquelles la dignité du gouverneur comme représentant du
roi, eut le plus à souffrir.

La chose dont le Canada avait le plus de besoin après le règlement du
cours monétaire, c'était l'amélioration de l'organisation intérieure
rendue nécessaire par l'accroissement du pays. Les lois demandaient une
révision, le code criminel surtout qui admettait encore l'application de
la question. Heureusement pour l'honneur de nos tribunaux, ils eurent
rarement recours à cette pratique en usage encore alors dans presque
toutes les contrées de l'Europe, pratique qui déshonore l'humanité et la
raison. Elle existait cependant dans notre code, on pouvait s'en
prévaloir, et on le fit jusque dans les dernières années de la
domination française[72]. L'agriculture, l'éducation étaient des objets
non moins dignes de l'attention d'un homme d'état éclairé; mais ils
furent presque constamment négligés. M. de Vaudreuil, on doit lui rendre
cette justice, s'occupa un moment de l'éducation, et il établit en 1722
huit maîtres d'école en différens endroits du pays. Nous n'avons pas
voulu passer sous silence le seul acte de ce genre émané de l'autorité
publique que l'on trouve dans les deux premiers siècles de notre
histoire. Quant aux autres objets que nous venons d'indiquer, sauf le
commerce, quoiqu'ils eussent besoin de modifications et de
perfectionnemens, on ne s'en occupa point. L'immobilité est chère au
despotisme. La défense du pays dut aussi préoccuper l'esprit du
gouverneur. Les fortifications de Québec, commencées par MM. de
Beaucourt et Levasseur, et ensuite discontinuées parceque les plans en
étaient vicieux, furent reprises en 1720 sur ceux de M. Chaussegros de
Léry, ingénieur, approuvés par le bureau de la guerre. Deux ans après il
fut résolu de ceindre Montréal d'un mur de pierre avec bastions, la
palissade qui l'entourait tombant en ruine. L'état des finances du
royaume obligea de faire supporter une partie de cette dépense par les
habitans et les seigneurs de la ville.

[Note 72: Procédures judiciaires déposées aux archives provinciales.
Entre autres cas, nous avons remarqué ceux d'Antoine Hallé et du nommé
Gaulet, accusés de vol en 1730, et celui de Pierre Beaudouin dit
Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d'avoir mis le feu
aux Trois-Rivières en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des
brodequins, espèce de torture qui consistait à comprimer les jambes. Le
nombre des questions à faire était fixé, et à chacune d'elles le
supplice augmenté. M. Faribault s'occupe à recueillir quelques unes de
ces procédures, et à les mettre en ordre pour les conserver. Rien ne
sera plus propre à l'étude de la jurisprudence criminelle sous le régime
français, que ces pièces authentiques. Elles révéleront à un homme de
loi les qualités bonnes ou mauvaises de cette jurisprudence. Si le
volume des écritures est un signe de sa bonté, on peut dire vraiment que
le droit criminel qui régissait nos ancêtres était un des plus
parfaits.]

M. de Vaudreuil, après avoir terminé les négociations avec les cantons,
et l'affaire du papier-monnaie dont nous parlerons plus en détail
ailleurs, fit faire une nouvelle division paroissiale de la partie
établie du pays, qui était déjà, comme l'on sait, partagée en trois
gouvernemens: Québec, Trois-Rivières et Montréal.

On la divisa en quatre-vingt deux paroisses, dont 48 sur la rive gauche
du St.-Laurent et le reste sur la rive droite. La baie St.-Paul et
Kamouraska étaient les deux dernières à l'est, l'Ile-du-Pads et
Chateauguay à l'ouest. Cette importante entreprise fut consommée en 1722
par un arrêt du conseil d'état enregistré à Québec.

Une autre mesure qui se rattachait à la division territoriale, était la
confection d'un recensement. Depuis longtemps il n'en avait pas été fait
de complet et d'exact. L'on comptait, d'après un dénombrement exécuté en
1679, 10,000 âmes dans toute la Nouvelle-France, dont 500 seulement en
Acadie; et 22,000 arpens de terre en culture[73]. Huit ans plus tard,
cette population n'avait subi qu'une augmentation de 2,300 âmes. M. de
Vaudreuil voulant réparer cet oubli, ordonna d'en faire un tous les ans
avec autant de précision que possible pendant quelques années[74]. L'on
trouva par celui de 1721, 25,000 habitans en Canada, dont 7,000 à Québec
et 3,000 à Montréal, 62,000 arpens de terre en labour et 12,000 en
prairies. Le rendement de ces 62,000 arpens de terre atteignait un
chiffre considérable; il fut dans l'année précitée de 282,700 minots de
blé, de 7,200 de maïs, 57,400 de pois, 64,000 d'avoine, 4,500 d'orge; de
48,000 livres de tabac, 54,600 de lin et 2,100 de chanvre, en tout
416,000 minots de grain ou 6-2/3 minots par arpent, outre 1-2/3 livre de
tabac, lin ou chanvre. Les animaux étaient portés à 59,000 têtes, dont
5,600 chevaux.

[Note 73: Documens de Paris.]

[Note 74: L'on trouvera le résumé de ceux de 1719, 20 et 21 dans
l'Appendice (A).]

L'on voit par ce dénombrement que près de la moitié de la population
habitait les villes, signe que l'agriculture était fort négligée. Le
total des habitans faisait naître aussi, par son faible chiffre, de
pénibles réflexions. Le gouverneur qui prévoyait tous les dangers du
voisinage des provinces américaines, dont la force numérique devenait de
plus en plus redoutable, appelait sans cesse l'attention de la France
sur ce fait qu'elle ne devait plus se dissimuler. Dès 1714, il écrivait
à M. de Pontchartrain: «Le Canada n'a actuellement que 4,484 habitans en
état de porter les armes depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à soixante,
et les vingt-huit compagnies des troupes de la marine que le roi y
entretient, ne font en tout que six cent vingt-huit soldats. Ce peu de
monde est répandu dans une étendue de cent lieues. Les colonies
anglaises ont soixante mille hommes en état de porter les armes, et on
ne peut douter qu'à la première rupture, elles ne fassent un grand
effort pour s'emparer du Canada, si l'on fait réflexion qu'à l'article
XXII des instructions données par la ville de Londres à ses députés au
prochain parlement, il est dit qu'ils demanderont aux ministres du
gouvernement précédent, pourquoi ils ont laissé à la France le Canada et
l'île du Cap-Breton?» Dans son désir de voir augmenter la province, il
proposa inutilement d'en faire une colonie pénale.

Le voluptueux Louis XV, qui cherchait dans les plaisirs à s'étourdir sur
les malheurs de la nation, répondit aux remontrances de Vaudreuil en
faisant quelques efforts qui cessèrent bientôt tout-à-fait; il envoya à
peine quelques émigrans, et les fortifications entreprises aux deux
principales villes du pays, restèrent incomplètes au point que Montcalm,
30 ans après, n'osa se retirer derrière celles de Québec avec son armée,
quoiqu'elles eussent encore été augmentées. En 1728 le gouverneur
proposa de bâtir une citadelle dans cette capitale; on se contenta de
lui répondre: «Les Canadiens n'aiment pas à combattre renfermés;
d'ailleurs l'Etat n'est pas capable de faire cette dépense, et il serait
difficile d'assiéger Québec dans les formes et de s'en rendre maître»
(Documens de Paris).

Cependant un sujet qui dominait tous les autres, et qui devait être tôt
ou tard une cause de guerre, inquiétait beaucoup le gouvernement; ce
sujet était la question des frontières du côté des possessions
britanniques. La cour de Versailles y revenait fréquemment et avec une
préoccupation marquée. Elle avait d'immenses contrées à défendre, qui se
trouvaient encore sans habitans; et les questions de limites, on le
sait, si elles traînent en longueur, s'embrouillent de plus en plus. Le
langage des Anglais s'élevait tous les jours avec le chiffre de leur
population coloniale. Leur politique, comme celle de tous les
gouvernemens, ne comptaient qu'avec les obstacles: la justice entre les
nations est une chose arbitraire qui procède de l'expédience, de
l'intérêt, ou de la force; ses règles n'ont d'autorité qu'autant que la
jalousie des divers peuples les uns contre les autres veille au maintien
de l'équilibre de leur puissance respective; elle a pour base enfin la
crainte ou le glaive.

La grandeur des projets de Louis XIV sur l'Amérique, avait, comme ceux
qu'il avait formés sur l'Europe, effrayé l'Angleterre, qui chercha à les
faire avorter, ou à se les approprier s'il était possible. Elle disputa
aux Français leur territoire, elle leur disputa la traite des
pelleteries, elle leur disputa aussi l'alliance des Indiens. La période
qui s'est écoulée de 1715 à 1744, si elle n'est pas encore une époque de
guerre ouverte, est un temps de lutte politique et commerciale très
vive, à laquelle des intérêts de jour en jour plus impérieux, ne
laissent point voir de terme. Dans les premières années de
l'établissement de l'Amérique, les questions de frontières et de
rivalité mercantile n'avaient pas encore surgi; on ne connaissait pas
toute l'étendue des pays dont on prenait possession, il ne s'y faisait
pas encore de commerce. Mais au bout d'un siècle et demi, les
établissemens français, anglais, espagnols avaient fait assez de progrès
pour se toucher sur plusieurs points, et pour avoir besoin de l'alliance
ou des dépouilles des Indigènes, afin de faire triompher les prétentions
nouvelles qu'ils annonçaient chaque jour. Les lois internationales,
violées dès l'origine dans ce continent par les Européens, y étaient
partout méconnues et sans force. Après que le pape se fut arrogé le
droit de donner aux chrétiens les terres des infidèles, tout frein fut
rompu; car quel respect pouvait-on avoir en effet pour un principe qu'on
avait enfreint, en mettant le pied dans le Nouveau-Monde, en s'emparant
de gré ou de force d'un sol qui était déjà possédé par de nombreuses
nations. Aussi l'Amérique du Nord présenta-t-elle bientôt le spectacle
qu'offrit l'Europe dans la première moitié de l'ère chrétienne; et une
guerre sans cesse renaissante s'alluma entre les Européens pour la
possession du sol.

Ils montrèrent une grande répugnance à se lier par un droit quelconque,
en reconnaissant certains principes qui dussent servir de guide dans la
délimitation de leurs territoires respectifs; mais ils ne purent éviter
d'en avouer quelques uns, car la raison humaine a besoin de suivre
certaines règles même dans ses plus grands écarts. Quoique ces principes
fussent peu nombreux et même peu stricts, on voulut encore souvent s'en
affranchir. Après avoir reconnu que la simple découverte donnait le
droit de propriété, ensuite que la prise de possession ajoutée à la
découverte, était nécessaire pour conférer ce droit, on s'arrêta à ceci,
que la possession actuelle d'un territoire, auparavant inoccupé,
investissait seule du droit de propriété. L'Angleterre et la France
adoptèrent à peu près cette interprétation, soit par des déclarations,
soit par des actes. Partant de là il sera facile d'apprécier les
différends élevés entre les deux nations relativement aux frontières de
leurs colonies, lorsqu'il n'y aura que l'application du principe à
faire. Quant aux difficultés provenant de l'interprétation différente
donnée à des traités spéciaux, comme dans le cas des limites de
l'Acadie, la manière la plus sûre de parvenir à la vérité sera d'exposer
simplement les faits.

Après le traité d'Utrecht l'Angleterre garda l'Acadie sans en faire
reconnaître les limites, et ne réclama point les établissemens formés le
long de la baie de Fondy, depuis la rivière de Kénébec jusqu'à la
Péninsule. Les Français restèrent en possession de la rivière St.-Jean
et s'y fortifièrent; ils continuèrent d'occuper de même la côte des
Etchemins jusqu'au fleuve St.-Laurent sans être troublés dans leur
possession. Telle fut quant à eux la conduite de la Grande-Bretagne;
mais à l'égard des Abénaquis, elle en suivit une autre, et la
Nouvelle-Angleterre n'eut pas plus tôt reçu le traité qu'elle en fit
part à ces Sauvages, en leur disant que la province cédée, c'est-à-dire
l'Acadie, s'étendait jusqu'à sa propre frontière. Et pour les accoutumer
en même temps à voir des Américains et les détacher des missionnaires
français, elle leur en envoya un de sa façon et de sa croyance. Le
ministre protestant s'établit à l'embouchure de la rivière Kénébec, où
il commença son oeuvre en se moquant des pratiques catholiques.

Le P. Rasle, Jésuite, qui gouvernait cette mission depuis un grand
nombre d'années, n'eut pas plus tôt appris ce qui se passait, qu'il
résolut de venger les injures faites à son Eglise. Il commença une
guerre de plume avec le ministre à laquelle, bien entendu, les Abénaquis
ne comprirent rien. Le protestant tomba dans la vieille ornière des
injures et des accusations d'idolâtrie, ce qui était au moins une
maladresse en présence de Sauvages; le Jésuite l'emporta et son
adversaire fut obligé de retourner à Boston. Les Anglais se rejetèrent
alors sur le commerce qui leur était toujours si favorable, et,
moyennant des avantages qu'ils promirent, ils obtinrent la permission
d'établir des comptoirs sur la rivière Kénébec. Bientôt les bords de
cette rivière se couvrirent de forts et de maisons; ce qui excita les
craintes des Indigènes. Ceux-ci questionnèrent leurs nouveaux hôtes, qui
se crurent assez forts pour lever le masque, et répondirent que la
France leur avait cédé le pays. S'apercevant trop tard qu'ils étaient
joués, les Sauvages, refoulant pour le moment leur colère dans leur
coeur, envoyèrent sans délai une députation à Québec pour savoir de M.
de Vaudreuil si cela était fondé. Ce gouverneur leur fit dire que le
traité d'Utrecht ne faisait aucune mention de leur territoire. Ils
résolurent dès lors d'en chasser les nouveaux venus les armes à la main.
C'est à cette occasion qu'apprenant les prétentions émises par la
Grande-Bretagne, la France proposa en 1718 ou 19, d'abandonner le
règlement de cette question à des commissaires, ce qui fut accepté; mais
les commissaires ne firent rien.

Cependant les Anglais avaient des doutes sur les dispositions des
Abénaquis, qui leur faisaient des menaces (Jeffery), et ils crurent
qu'il y aurait plus de sûreté pour eux s'ils avaient des otages entre
leurs mains; ils employèrent, pour s'en procurer, divers moyens qui
passèrent pour des trahisons et les rendirent odieux aux Sauvages, qui
commencèrent à murmurer. Le gouverneur de la Nouvelle-Angleterre,
craignant un soulèvement, leur fit demander une conférence pour terminer
leurs difficultés à l'amiable. Les Abénaquis y consentirent; mais le
gouverneur n'y vint point; ce qui blessa profondément ces hommes
susceptibles et fiers. Ils auraient pris les armes sans le P. de la
Chasse, supérieur général des missions dans ces quartiers, et le P.
Rasle, qui les engagèrent à écrire à Boston pour demander les otages
qu'on leur avait surpris, et pour sommer les Anglais de sortir du pays
dans deux mois. Cette lettre étant restée sans réponse, le marquis de
Vaudreuil eut besoin de toute son influence pour les empêcher de
commencer les hostilités: cela se passait en 1721.

Cependant les Américains attribuaient l'antipathie des naturels aux
discours des Jésuites. On sait qu'ils portaient une haine profonde à ces
missionnaires qu'ils voyaient comme des fantômes attachés dans les
forêts aux pas des Indiens, pour leur souffler à l'oreille la guerre
contre eux, et l'horreur de leur nom. Ils crurent que le P. Rasle était
l'auteur de ce qui ne devait être attribué qu'à leur ambition; et tandis
que ce Jésuite employait toute son influence pour empêcher les Abénaquis
de les attaquer, ils mettaient sa tête à prix et envoyaient vainement
200 hommes pour le saisir dans le village indien où il faisait
ordinairement sa résidence. Ils furent plus heureux à l'égard du baron
de St.-Castin, chef des Abénaquis et fils de l'ancien officier du
régiment de Carignan, qui s'était aussi, lui, attiré leur vengeance. Il
demeurait sur le bord de la mer. Un vaisseau bien connu parut un jour
sur la côte; il y monta comme il faisait quelquefois pour visiter le
capitaine; mais dès qu'il fut à bord il fut déclaré prisonnier et
conduit à Boston (janvier 1721), où on le traita comme un criminel. Il y
fut retenu plusieurs mois, malgré les réclamations de M. de Vaudreuil.
Ayant été enfin élargi, il passa en France peu de temps après pour
recueillir l'héritage de son père dans le Béarn; il ne revint point en
Amérique.

Ces actes qui portaient une grave atteinte à l'indépendance des
Abénaquis, avaient comblé la mesure. La guerre fut chantée dans toutes
les bourgades. Ils incendièrent tous les établissemens des Anglais de la
rivière Kénébec sans cependant faire de mal aux personnes. Ceux-ci qui
attribuaient aux conseils du P. Rasle tout ce que ces Indiens faisaient,
formèrent un nouveau projet pour s'emparer de lui mort ou vif. Sachant
l'attachement que ses néophites lui portaient, ils envoyèrent en 1724
onze cents hommes pour le prendre et pour détruire Narantsouak, grande
bourgade qu'il avait formée autour de sa chapelle. Cerner le village
entouré d'épaisses broussailles, l'enlever et le livrer aux flammes fut
l'affaire d'un instant. Au premier bruit le vieux missionnaire était
sorti de sa demeure. Les assaillans jetèrent un grand cri en
l'apercevant et le couchèrent en joue. Il tomba sous une grêle de balles
avec 7 Indiens qui voulurent lui faire un rempart de leurs corps. Les
vainqueurs épuisèrent ensuite leur vengeance sur son cadavre. Ayant
exécuté leur assassinat, car une expédition entreprise pour tuer un
missionnaire n'est pas une expédition de guerre, ils se retirèrent avec
précipitation. Les Sauvages rentrèrent aussitôt dans leur village, et
leur premier soin, tandis que les femmes cherchaient des herbes et des
plantes pour panser les blessés, fut de pleurer sur le corps de leur
infortuné missionnaire.

«Ils le trouvèrent percé de mille coups, la chevelure et les yeux
remplis de boue, les os des jambes fracassés, et tous les membres
mutilés d'une manière barbare. Voilà, s'écrie Charlevoix, de quelle
manière fut traité un prêtre dans sa mission au pied d'une croix, par
ces mêmes hommes qui exagéraient si fort en toute occasion les
inhumanités prétendues de nos Sauvages qu'on n'a jamais vu s'acharner
ainsi sur les cadavres de leurs ennemis». Après que ces néophites eurent
lavé et baisé plusieurs fois les restes d'un homme qu'ils chérissaient,
ils l'inhumèrent à l'endroit même où était l'autel avant que l'église
fût brûlée.

La guerre, après cette surprise, continua avec vigueur et presque
toujours à l'avantage des Abénaquis, quoiqu'ils ne fussent pas aidés des
Français. M. de Vaudreuil ne pouvant leur donner de secours, n'empêchait
pas cependant les tribus sauvages de le faire, en leur démontrant que
les Anglais plus nombreux étaient plus à craindre que les Français, qui
au contraire contribuaient par leur seule présence, malgré leur petit
nombre, à la conservation de l'indépendance des nations indigènes[75].

[Note 75: Documens de Paris.]

En 1725, ce gouverneur étant à Montréal y vit arriver quatre députés du
Massachusetts et de la Nouvelle-York, MM. Dudley, Taxter, Atkinson et
Schuyler, pour traiter de la paix avec les Abénaquis, dont plusieurs
chefs se trouvaient alors dans cette ville. Après avoir remis une
réponse vague à M. de Vaudreuil, qui avait demandé satisfaction de la
mort du P. Rasle, les envoyés cherchèrent à entrer secrètement en
négociation avec les Indiens; mais ces derniers, inspirés par le
gouverneur, repoussèrent cette proposition, et voulurent que l'on
s'assemblât chez lui.

L'on y tint plusieurs conférences dans lesquelles furent discutées la
question des limites et celle des indemnités. L'ultimatum des Sauvages
fut qu'ils conserveraient tout le territoire à partir d'une lieue de
Saco à aller jusqu'à Port-Royal, et que la mort du P. Rasle et les
dommages faits pendant la guerre seraient couverts par des présens.

Les Français, en mettant en oubli dans cette occasion leurs prétentions
sur les terres baignées par les eaux de la baie de Fondy, ne faisaient
que reconnaître l'indépendance des Abénaquis, comme ils avaient fait
celle des Iroquois. L'on remarquera ici, que les Européens dans leurs
négociations relatives au territoire des Sauvages, n'ont jamais tenu
compte de ces peuples, tandis que leurs agens les regardaient souvent,
comme dans le cas actuel, comme des nations libres et indépendantes.

Il était facile de prévoir, cependant, que les agens des colonies
anglaises, si toutefois ils étaient autorisés à traiter de la paix,
n'accepteraient point de pareilles propositions. Aussi se
contentèrent-ils de répondre qu'ils feraient leur rapport à Boston. Ils
se plaignirent ensuite du secours que l'on avait fourni aux Abénaquis
contre la foi des traités, dont ils réclamèrent l'exécution, et
demandèrent les prisonniers de leur nation qu'il y avait en Canada. Ils
faisaient probablement allusion à la part qu'avaient prise aux
hostilités les Indiens domiciliés dans cette province, comme les Hurons
de Lorette.

Les Français qui redoutaient le rétablissement de la paix et le
rapprochement des deux peuples, virent avec plaisir la rupture des
conférences; mais elles n'avaient été réellement qu'ajournées, car deux
ans après, en 1727, un traité fut conclu entre les parties belligérantes
à Kaskébé. Lorsque la nouvelle en parvint à Paris, le ministre en
exprima son regret, sentant tout le danger que courrait désormais le
Canada s'il était attaqué du côté de la mer. Il écrivit qu'à tout prix
les missionnaires conservassent l'attachement des Abénaquis[76]. Trop
d'intérêts leur dictaient d'ailleurs cette politique pour qu'ils ne la
suivissent pas.

[Note 76: Documens de Paris.]

Quant à la délimitation de cette frontière que le P. Aubry avait proposé
de fixer en tirant une ligne de Beaubassin à la source de la rivière
Hudson, il paraît qu'il n'en fut plus question jusqu'après la guerre de
1744. Ce missionnaire canadien, illustré par la plume de Chateaubriand
et le pinceau de Girodet dans un tableau remarquable, était en 1618 dans
cette contrée. Il écrivait que l'Acadie se bornait à la péninsule, et
que si on abandonnait les Sauvages, les Anglais étendraient leurs
frontières jusqu'à la hauteur des terres près de Québec et de Montréal.
L'humble prédicateur avait prévu les prétentions du cabinet de Londres
30 ans avant leur énonciation. La faute du gouvernement français fut de
n'avoir pas distingué, par une ligne de division, chacune de ses
provinces. Il n'y avait pas de limites tracées et connues entre l'Acadie
et le Canada, et les autorités canadiennes comme celles de l'Acadie
avaient fréquemment fait acte de juridiction pour les mêmes terres[77].

[Note 77: Charlevoix était de la même opinion, car dans une lettre qu'il
écrivit à la duchesse de Lesdiguières lorsqu'il voyageait en Canada huit
ans après le traité d'Utrecht, il s'exprime ainsi. «Les Abénaquis ou
Canibas voisins de la Nouvelle-Angleterre ont pour plus proches voisins
les Etchemins ou Malécites, aux environs de la rivière de Pentagoët, et
plus à l'est sont les Micmacs ou Souriquois, dont le pays propre est
l'Acadie, la suite de la côte du Golfe St.-Laurent jusqu'à Gaspé» etc.]

Tel fut l'état des choses du côté de l'Acadie jusqu'au traité
d'Aix-la-Chapelle. Les Français établis sur la rivière St.-Jean, le long
de la côte des Etchemins, et depuis cette côte jusqu'au fleuve
St.-Laurent, ceux mêmes qui habitaient les Mines, le voisinage de
l'isthme et les autres pays les plus proches de celui qui avait été cédé
à la Grande-Bretagne, ne s'aperçurent d'aucun changement dans leur état
ou dans leurs possessions. Les Anglais ne tentèrent ni de les chasser du
pays, ni de les obliger à prêter serment de fidélité au roi
d'Angleterre.

Les vues et les prétentions des deux peuples n'étaient pas moins
opposées touchant la délimitation de leurs frontières au sud-ouest de la
vallée du St.-Laurent, et à l'est de celle du Mississipi. Mais ici la
question se simplifiait. La France avait posé pour principe que les
vallées découvertes et occupées par elle lui appartenaient avec toutes
les terres arrosées par les eaux qui y tombaient; ainsi elle réclama en
vertu de ce principe le pays des Iroquois jusqu'à ce qu'elle l'eût
abandonné par une stipulation expresse; ainsi elle prit possession de
l'Ohio non seulement par droit de découverte, mais aussi parce que cette
rivière se jetait dans le Mississipi. L'Angleterre, plus lente à
pénétrer dans l'intérieur du continent que sa rivale, et qui s'y était
laissé fort devancer par elle, refusa d'admettre cette base dans ses
négociations pour des raisons faciles à apprécier. A défaut de principe,
elle se rejeta, pour justifier dans la suite ses envahissemens, sur le
motif de la sûreté nationale, et, suivant l'accusation consacrée, sur
l'ambition de la France, qui la menaçait toujours ainsi qu'elle se
plaisait à le dire à ses peuples.

Pourtant le gouvernement français depuis l'ouverture du 18e siècle
jusqu'à la révolution, était comme ces vieillards dont le génie, a
survécu à la force. Les grandes conceptions de Richelieu, de Colbert et
de Louis XIV, relativement aux colonies, se conservaient en France;
elles éclairaient ses hommes d'état, qui tâchaient de les suivre; mais
leurs efforts échouaient devant le vice des institutions sociales, qui
étouffait à la fois l'énergie et la liberté, l'industrie et
l'émigration. Voyant que l'entreprise particulière ne réussissait pas
pour peupler la Nouvelle-France, la cour donna à la colonisation en
Canada un caractère presque militaire; mais ce n'était pas tant comme
moyen de coloniser le pays plus rapidement, que comme précaution pour
défendre le territoire qu'on possédait déjà. Beauséjour, Niagara, le
fort Duquesne furent ainsi des colonies purement militaires. Mais la
ruine des finances et la caducité du gouvernement ne permirent point de
suivre ce système sur une grande échelle. Peut-être eût-il été
préférable dès le commencement d'avoir choisi la colonisation militaire,
puisque Louis XIV avait rendu la nation plus guerrière que commerciale;
ou encore mieux les deux colonisations civile et militaire comme on le
fit un moment du temps de Talon.

Par le traité d'Utrecht, la France avait cédé à la Grande-Bretagne les
droits qu'elle prétendait avoir au territoire de la confédération
iroquoise. C'était une cession plus imaginaire que réelle pour
l'Angleterre, car les cinq cantons n'avaient jamais cessé de se regarder
comme peuples libres et indépendans; et si elle persistait à vouloir les
soumettre à sa souveraineté, elle s'en faisait des ennemis
irréconciliables. Le gouvernement français les reconnut de suite en
refusant de négocier avec eux par l'intermédiaire de la Nouvelle-York.
On a vu plus haut comment M. de Vaudreuil avait conclu un traité de paix
directement avec la confédération, qui refusait de reconnaître la
suprématie britannique, comme elle avait toujours fait celle de la
France.

Cependant cette dernière se maintenait dans le haut de la vallée du
St.-Laurent et dans le bassin du Mississipi par la traite qu'elle
faisait et par l'alliance qu'elle avait contractée avec les tribus
indiennes. L'Angleterre travaillait ouvertement ou en secret depuis
longtemps à lui enlever l'une et l'autre. Aucun moyen ne fut plus
efficace pour cela que celui qui fut adopté par la Nouvelle-York en
1720, sur la recommandation de son gouverneur, M. Barnet, et qui
consistait à prohiber tout commerce avec le Canada. «Les Français,
écrivait M. Hunter, gouverneur de la province anglaise, au Bureau du
commerce à Londres, les Français ont des forts et des établissemens sur
plusieurs points du Mississipi et des lacs, et ils réclament ces
contrées et le commerce qui s'y fait comme leur appartenant; si ces
établissemens augmentent et continuent de prospérer, l'existence même
des plantations anglaises sera menacée.... je ne sache pas sur quoi ils
fondent leur droit, et je ne vois de moyen de parer au mal que je viens
de signaler, qu'en leur persuadant de l'abandonner. Ce qu'il y aurait
ensuite de mieux à faire, ce serait d'étendre nos frontières et
d'augmenter le nombre de nos soldats»[78].

[Note 78: Lettre du 9 juillet 1718: _Documens de Londres_.]

Jamais homme d'état ne s'est exprimé avec plus de franchise. Ne se
croyant pas obligé de voiler son langage, il dit les choses telles
qu'elles sont. Il ne cherche point à s'autoriser de titres chimériques
pour établir un droit de priorité en faveur de sa patrie; il se contente
de mentionner ses motifs qui sont tout d'intérêt: l'intérêt est sa
règle, car de droit, même celui de possession, même celui de premier
occupant qui dans le cas actuel est le meilleur, il n'en reconnaît pas.

M. de Vaudreuil suivait d'un oeil jaloux tous les actes de ses voisins.
Il vit toute la portée de la recommandation de M. Burnet, et du statut
législatif qui avait été passé pour lui donner force de loi.
Immédiatement il se mit en frais d'en contrecarrer les funestes
conséquences. M. de la Joncaire reçut l'ordre (1721) d'établir un poste
à Niagara, du côté du sud, afin d'empêcher les Anglais de s'introduire
sur les lacs, ou d'attirer le commerce de ces contrées à Albany. C'était
un homme intelligent et qui possédait à un haut degré cette éloquence
figurée qui charment tant les Sauvages. Il obtint sans difficulté des
Tsonnonthouans, par qui il avait été adopté et qui le chérissaient comme
un de leurs compatriotes, la permission d'ouvrir un comptoir dans leur
pays. Une députation envoyée auprès des Onnontagués, et composée du
baron de Longueuil, du marquis de Cavagnal, fils du gouverneur, et de
deux autres personnes, obtenait, de son côté, l'assentiment de ce canton
au nouvel établissement. Aussitôt que la nouvelle en parvint à Albany,
M. Burnet écrivit au gouverneur canadien pour protester contre cette
violation du traité d'Utrecht; celui-ci répondit que Niagara avait
toujours appartenu à la couronne de France. Burnet, ne pouvant obtenir
d'autre satisfaction, et ne voulant pas commettre lui-même d'hostilité,
s'adressa aux Iroquois pour les engager à expulser les Français par la
force. Il attachait avec raison une grande importance à ce poste, qu'il
regardait comme funeste à sa politique, lº parce qu'il protégeait la
communication du Canada avec le Mississipi par l'Ohio, communication
qu'il voulait interrompre au moyen de ses alliés; et 2º. parce que, si
les Français y mettaient une garnison assez forte, ils seraient maîtres
du passage du lac Ontario; et qu'au contraire si le fort était démoli,
les Sauvages occidentaux dépendraient des Anglais[79]. Burnet se
plaignit vivement à tous les cantons, dont il mit quatre dans ses
intérêts; mais il ne put engager les Tsonnonthouans, ni à renvoyer
Joncaire, ni à lui permettre à lui-même de s'établir dans leur pays.
Alors il résolut d'ouvrir un comptoir sur cette frontière, et il choisit
l'entrée de la rivière Oswégo à mi-chemin entre Niagara et le fort de
Frontenac, vers lequel le poste de Joncaire devait acheminer la traite
(1721)[80].

[Note 79: «I will do my endeavours écrit M. Burnet au Bureau du
commerce, in the spring without committing hostility, to get our Indians
to demolish it. This place is of great consequence for two reasons, 1st.
because it keeps the communication between Canada and Mississipi by the
river Ohio open, which else our Indians would be able to intercept at
pleasure, and 2d. if it should be made a fort with soldiers enough in
it, it will keep our Indians from going over the narrow part of the lake
Ontario by this only pass of the Indians without leave of the French, so
that if it were demolished the far Indians would depend on us».

_Documens de Londres_. ]

[Note 80: Documens de Paris.--Journal historique de Charlevoix.]

Les deux nations étaient décidées de se maintenir dans les positions
qu'elles avaient ainsi prises. Louis XV écrivait de sa main sur un
mémoire: «Le poste de Niagara est de la dernière importance pour
conserver le commerce des pays d'en haut». Il ordonna de bâtir un fort
en pierre sur l'emplacement même de celui que M. Denonville y avait
élevé autrefois, il rendit libre la traite de l'eau de vie aux Sauvages,
comme elle l'était chez les Anglais, et rétablit la vente des congés qui
furent fixés à 250 livres (1725). En même temps M. de Beauharnais reçut
instruction d'empêcher aucun étranger de pénétrer sur le territoire
français, soit pour commercer, soit pour étudier le pays; il fut défendu
aux Anglais de rester plus de deux jours à Montréal. Il y en avait
beaucoup d'établis dans cette ville, ouvriers, marchands et autres. Il
paraît que leur grand nombre avait excité les soupçons du
gouvernement[81].

[Note 81: Lettre de M. Dupuy, intendant 1727.]

Le duc de New-Castle, ministre secrétaire d'état, se plaignit en vain à
la cour de Versailles de l'établissement de Niagara, que l'Angleterre
regardait comme un empiétement sur le territoire cédé par le traité
d'Utrecht. M. Burnet écrivit aussi de nouveau à M. de Vaudreuil dans ce
sens une lettre qui fut remise au baron de Longueuil, gouverneur par
intérim après la mort du dernier, par M. Livingston alors en Canada
ostensiblement pour son éducation, mais probablement chargé de quelque
mission secrète.

Ne recevant aucune réponse favorable, le gouverneur de la Nouvelle-York
commença à se fortifier à Oswégo; et il répondit à la sommation que M.
de Beauharnais lui fit porter en 1727 de se retirer de ce poste, en y
envoyant une forte garnison pour le défendre en cas d'attaque. Oswégo
possédait une double importance pour les Anglais; il était nécessaire à
leur projet de s'emparer de la traite des pelleteries, et il protégeait
les établissemens que leurs colons formaient entre l'Hudson et le lac
Ontario.

Ces difficultés et ces empiétemens amenaient l'un après l'autre des
représailles. Voyant qu'il ne pouvait déloger Burnet du poste qu'il
occupait sur le lac, M. de Beauharnais tourna sa position et vint élever
un fort vers la tête du lac Champlain, à la pointe à la Chevelure (Crown
Point). Ce lac, comme l'on sait, qui se décharge dans le St.-Laurent par
la rivière Richelieu, tire ses eaux du plateau où prend sa source la
rivière Hudson qui va se jeter du côté opposé dans la mer, à New-York.
Entouré de montagnes vers le haut, ses rives s'abaissent graduellement à
mesure qu'on approche de St.-Jean, bourg situé à son extrémité
inférieure. M. de la Corne, officier canadien distingué, appela le
premier l'attention sur l'importance d'occuper ce lac, qui donnait
entrée dans le coeur de la Nouvelle-York. En effet, de la Pointe à la
Chevelure on menaçait à la fois non seulement Oswégo et Albany, mais
encore du côté de l'orient la Nouvelle-Angleterre. Aussi n'eut-elle pas
plus tôt appris la résolution des Français, que la législature de cette
dernière contrée vota une somme d'argent pour envoyer, conjointement
avec la Nouvelle-York, une ambassade en Canada, afin de l'engager à
abandonner cette position. En même temps elle pressa la première
province d'exciter l'opposition des cinq nations. Mais ses démarches
n'eurent aucune suite, et les Français, malgré les réclamations et les
menaces, y construisirent le fort St.-Frédéric, ouvrage à machicoulis,
et le gardèrent jusqu'à la fin de la guerre commencée en 1755. C'est
ainsi que dans une lutte d'un nouveau genre, lutte d'empiétemens, lutte
de sommations et de contre-sommations, les deux premières monarchies de
l'Europe se disputaient pacifiquement, pour se les disputer ensuite les
armes à la main, quelques lambeaux de forêts où déjà germaient sous
leurs pas le républicanisme et l'indépendance.

Ces transactions, graves par les suites qu'elles devaient avoir, se
passaient entre 1716 et 1744. Cependant, à la faveur de la paix, le
Canada faisait des progrès, lents peut-être si l'on veut, parce qu'ils
n'étaient dus qu'à l'accroissement naturel de la population, mais
constans et assurés, malgré les ravages d'une épidémie, la petite
vérole, fléau qu'on n'avait pas encore appris à dompter, et qui décima à
plusieurs reprises la population blanche et indigène. Les défrichemens
s'étendaient de tous côtés, les campagnes surtout se peuplaient, les
habitans, reposés de leurs anciens combats, avaient pris goût à des
occupations paisibles et plus avantageuses pour eux et pour le pays.

L'émigration laissée à elle même, avait aussi repris son cours, mais
elle suffisait à peine pour combler le vide que laissaient ceux qui
périssaient dans les longues et dangereuses pérégrinations qu'ils
entreprenaient pour la traite des pelleteries. En 1725 cependant on
voulut la ranimer. Il y eut une espèce de flux dans le cours émigrant.
Le Chameau, vaisseau du roi, partit de France chargé d'hommes pour le
Canada. Il portait M. de Chazel qui venait remplacer M. Begon, comme
intendant, M. de Louvigny nommé au gouvernement des Trois-Rivières, et
plusieurs officiers, ecclésiastiques et marchands. Cette émigration
précieuse moins par le nombre que par les lumières et les capitaux
qu'elle apportait, devait donner un nouvel élan au pays; mais
malheureusement elle ne devait point parvenir à sa destination. Une
horrible tempête surprit le Chameau à la hauteur de Louisbourg, à
l'entrée du golfe St.-Laurent, et le jeta, au milieu de la nuit, sur les
rescifs de l'île encore sauvage du Cap-Breton, où il se brisa. Personne
ne fut sauvé. Le lendemain la côte parut jonché de cadavres et de
marchandises. La nouvelle de cet affreux désastre fit une douloureuse
sensation dans toute la Nouvelle-France, qui ressentit longtemps cette
perte. Lorsqu'elle était encore à la déplorer, elle en fit une autre,
qui ne lui fut pas moins sensible, dans la personne de M. de Vaudreuil,
qui expira le 10 octobre (1725) après avoir gouverné le Canada pendant
21 ans avec sagesse et l'approbation du peuple, dont il fut sincèrement
regretté. Son administration ne fut troublée par aucune de ces querelles
qui ont si souvent agité la colonie et divisé les grands fonctionnaires
publics et le clergé; et elle fut constamment signalée par des événemens
heureux, dus en grande partie à sa vigilance, à sa fermeté, à sa bonne
conduite, et aussi au succès qui accompagnait presque toutes ses
entreprises; car la chance entre pour beaucoup dans les événemens
humains. Il eut pour successeur le marquis de Beauharnais, qui avait
déjà été intendant à Québec après M. de Champigny. Nommé en 1705 à la
direction des classes de la marine en France, il était capitaine de
vaisseau lorsqu'il fut choisi par Louis XV pour administrer le
gouvernement de l'importante colonie du Canada, où il n'arriva qu'en
1726, et dont les rênes lui furent remises par le baron de Longueuil qui
les tenait depuis la mort du dernier gouverneur.

L'intendant Begon, que M. de Chazel venait relever, eut pour successeur
M. Dupuy, maître des requêtes, ancien avocat général au conseil du roi,
et fidèle disciple de l'esprit et des doctrines des parlemens de France.
Il ne fut pas plutôt entré en fonctions, qu'il voulut augmenter
l'importance du conseil supérieur dans l'opinion publique, inspirer à
ses membres les sentimens d'un haut respect pour leur charge, et
raffermir en eux cette indépendance de caractère qui sied si bien à une
magistrature intègre, et qui a fait regarder les parlemens français
comme les protecteurs, les défenseurs nés du peuple.

Jaloux des droits de la magistrature, esclave de la règle, le nouvel
intendant ne fut pas longtemps dans le pays sans se voir aux prises avec
plusieurs des autorités publiques, accoutumées à jouir d'une assez
grande latitude dans leurs actes, et à exercer leurs pouvoirs plus
suivant l'équité ou la convenance que suivant l'expression rigide de la
lettre. Le premier différend grave qui s'éleva ainsi, naquit d'une
circonstance fortuite, la mort de l'évêque de Québec, M. de St.-Vallier,
qui avait succédé en 1680 à M. de Laval, forcé à la retraite par son
grand âge et ses infirmités. Cette longue querelle que nos historiens
ont ignorée, car aucun d'eux n'en fait mention[82], souleva le clergé et
le gouverneur contre le conseil dirigé par M. Dupuy. En général le
gouverneur et l'intendant étaient opposés l'un à l'autre; c'étaient deux
rivaux attachés ensemble par la politique royale pour s'observer, se
contenir, se juger; si l'un était plus élevé en rang, l'autre possédait
plus de pouvoir, si le premier avait pour courtisans les hommes d'épée,
l'autre avait les hommes de robe et les administrateurs subalternes;
mais ce système en rassurant la jalousie du trône, devait désunir à
jamais ces deux grands fonctionnaires, mal que rien ne pouvait
compenser. Jusqu'à présent l'intendant s'est rangé du côté du parti
clérical; aujourd'hui M. Dupuy occupe la position du gouverneur qui
s'est rallié au clergé.

[Note 82: J'en ai trouvé tous les détails dans les régistres du conseil
supérieur, et dans une pièce consignée dans l'Appendice (B) de ce
volume, découverte par M. Faribault dans les archives provinciales. Les
limites précises des pouvoirs du gouverneur et de l'intendant qu'on a eu
tant de peine à fixer, sont indiquées avec clarté dans plusieurs
documents de ce grand procès.]

L'évêque de Québec mourut en décembre 1727, pendant l'absence de M. de
Mornay, son coadjuteur depuis 1713. M. de Lotbinière, archidiacre, se
préparait à faire les obsèques du prélat, en sa qualité de grand
vicaire, lorsque le chapitre prétendit que ses fonctions avaient cessé
comme tel par le décès de l'évêque; que le siége épiscopal était vacant,
et que c'était à lui, le chapitre, à régler tout ce qui avait rapport à
l'inhumation du pontife et à l'élection de son successeur.

L'archidiacre repoussa cette prétention; et sur le refus que l'on fit
d'obtempérer aux ordres qu'il donnait en sa qualité de grand vicaire, il
fit assigner devant le conseil supérieur, c'est-à-dire devant l'autorité
civile, le chapitre pour répondre de sa rébellion. Le chapitre se
contenta de déclarer avec dédain qu'il ne reconnaissait aucun juge en
Canada capable de prendre connaissance des motifs du différend élevé
entre lui et le plaignant, qu'il ne pouvait être traduit que devant
l'official du diocèse, et qu'il en appelait au roi en son conseil
d'état. C'était l'ancienne prétention cléricale de récuser les tribunaux
civils ordinaires. M. Dupuy la traita de monstrueuse, le conseil
supérieur tenant, disait-il, en ce pays la place des parlemens français,
qu'il fallait reconnaître avant de pouvoir en appeler à la couronne. Des
scènes de scandale suivirent ces premières altercations. Le chapitre se
rendit tumultueusement, à la tête d'une foule de peuple, à
l'Hôpital-Général, à l'entrée de la campagne, où était déposé le corps
de l'évêque, auprès duquel il avait défendu aux fidèles d'aller prier;
il se précipita avec fracas dans la chapelle, manda devant lui la
supérieure du monastère, la suspendit de ses fonctions et mit le couvent
en interdit, afin d'empêcher sans doute la cérémonie des obsèques. Tout
cela dénotait peu de respect pour la mémoire du chef du clergé que l'on
venait de perdre, et rappelait aux plaisans quelques unes des scènes du
Lutrin.

Cependant le conseil supérieur rendait son arrêt (janvier 1728) sur la
vacance du siége épiscopal, qu'il déclara rempli attendu l'existence de
M. de Mornay, coadjuteur et successeur désigné du dernier évêque, lequel
avait même en cette qualité gouverné les missions de la Louisiane. Le
chapitre se trouvait par là privé de faire aucun acte de juridiction
diocésaine. Il avait bien bravé le conseil lors de l'inhumation, à
présent que l'on était à l'important de l'affaire, il ne balança pas à
se mettre en pleine insurrection contre lui. En conséquence, M. de
Tonnancourt, chanoine de la cathédrale, monta en chaire le jour de
l'Epiphanie avec un mandement contre l'intervention du pouvoir civil,
qu'il lut aux fidèles, avec ordre à tous les curés de le publier au
prône de leurs paroisses respectives. L'intendant fit informer
immédiatement contre le chanoine audacieux. Toute la rivalité jalouse
qui existait en France entre le clergé et les parlemens toujours quelque
peu libéraux et jansénistes, se manifesta dans cette dispute, qui du
reste n'eût intéressé que la chronique religieuse et les légistes
canoniques, si, à cette phase de son progrès, le gouverneur ne fût
intervenu tout à coup pour interrompre le cours des tribunaux. M. de
Beauharnais alla beaucoup plus loin que M. de Frontenac dans cette
intervention dangereuse. Il se déclara le champion du chapitre. Il se
rendit le 8 mars au conseil supérieur avec son secrétaire par lequel il
fit lire une ordonnance interdisant à ce corps toute procédure
ultérieure dans l'affaire du clergé, et cassant les arrêts qui avaient
déjà été rendus. Il voulut aussi imposer silence au procureur général.
Cette haute cour tint en cette circonstance grave, une conduite pleine
de dignité. Elle ordonna d'abord au secrétaire du gouverneur de se
retirer, parcequ'il ne faisait pas partie du conseil; elle protesta
ensuite contre l'insulte faite à la justice; et, par une déclaration
motivée en présence du gouverneur lui-même, dans laquelle elle qualifia
ses prétentions de téméraires autant que nouvelles dans la colonie, elle
résolut de porter ses plaintes au roi de l'atteinte faite à
l'indépendance et à l'autorité des tribunaux.

Le gouverneur sortit irrité. Il fit publier à la tête des troupes et des
milices des villes et des campagnes, son ordonnance d'interdiction avec
défense de recevoir les arrêts du conseil supérieur sans son ordre
exprès. Le conseil répondit par une contre-ordonnance du 27 mars (1728)
dans laquelle on trouve ces mots: «Les peuples savent bien et depuis
longtemps que ceux qui ont ici l'autorité du prince pour les gouverner,
ne peuvent en aucun cas se traverser en leurs desseins; et que dans les
occasions où ils sont en diversité de sentimens pour les choses qu'ils
ordonnent en commun, l'exécution provisoire du projet différemment
conçu, dépend du district dans lequel il doit s'exécuter; de sorte que
si le conseil supérieur a des vues différentes d'un gouverneur général
en chose qui regarde la justice, c'est ce que le conseil ordonne qui
doit avoir son exécution; et de même s'il y a diversité de sentiment
entre le gouverneur général et l'intendant sur des choses qui les
regardent en commun, les vues du gouverneur général prévaudront si ce
sont choses purement confiées à ses soins, telle qu'est la guerre et la
discipline militaire hors de laquelle, étant défendu au gouverneur
général de faire aucune ordonnance telle qu'elle soit, il ne peut jamais
faire seul qu'une ordonnance militaire. Les ordonnances de l'intendant
doivent de même s'exécuter par provision, quand ce dont il s'agit est
dans l'étendue de ses pouvoirs, qui sont la justice, la police et les
finances, sauf à rendre compte au roi de part et d'autre chacun en son
particulier, des vues différentes qu'ils auront eues, à l'effet que le
roi les confirme ou les réforme à son gré. Telle est l'économie du
gouvernement du Canada[83].»

[Note 83: «Le gouverneur et lieutenant général dans le Canada n'a aucune
autorité sur les cas d'amirauté, et nulle direction sur les officiers
qui rendent la justice».--Règlement de 1684 signé du roi et du grand
Colbert, et un grand nombre d'autres règlemens rendus depuis dans le
même sens.]

Le conseil maintint la position qu'il avait prise, et sévit contre les
rebelles. Quelques uns de ses membres cependant furent gagnés ou
intimidés par M. de Beauharnais; et l'un d'eux, le nommé Crespin, après
avoir voté avec ses collègues, refusa de remplir certaines fonctions
qu'ils lui avaient déférées temporairement dans la conduite du grand
procès qui les occupait. On l'interdit. Cela se passait le 6 avril. Le
30 mars les troupes avaient été appelées une seconde fois sous les
armes, et les officiers avaient déchiré à coups d'épée les nouveaux
arrêts et les nouvelles ordonnances du conseil. Le gouverneur était
résolu d'aller aux dernières extrémités. Les prisons furent forcées et
tous les décrétés par justice du tribunal furent élargis et reçus au
château St.-Louis. Les officiers qui osèrent désapprouver cette conduite
furent mis aux arrêts. Non encore content, M. de Beauharnais, qui était
à Montréal, adressa le 13 mai une lettre de cachet à son lieutenant à
Québec, pour exiler les deux conseillers les plus opiniâtres, l'un M.
Gaillard, à Beaupré, et l'autre M. d'Artigny à Beaumont. Ce coup d'état,
qui était heureusement un fait inouï dans le pays, y fit une grande
sensation. Jusqu'alors le cours de la justice avait été rarement
interrompu, du moins avec cet éclat qui nous rappelle une triste époque,
l'interdiction des deux juges canadiens de Québec en 1838. Le gouverneur
voulait rendre le conseil incompétent en le réduisant à moins de cinq
membres actifs, nombre nécessaire pour rendre les arrêts. L'intendant
publia aussitôt une autre ordonnance (29 mai) en sa qualité de président
et de seul chargé de le convoquer, pour enjoindre à tous ses membres de
rester à leur poste, sous peine de désobéissance, et de ne tenir aucun
compte de l'ordre illégal du gouverneur.

Le conseil se trouva ainsi en opposition à ce dernier et à la majorité
du clergé. Les Récollets inclinant ordinairement pour le pouvoir civil,
se rangèrent cette fois avec l'autorité militaire et ecclésiastique. Les
Jésuites, contre leur usage, se tinrent, à ce qu'il paraît, à l'écart et
observèrent une prudente réserve. Le roi avait été saisi de l'affaire
dès le commencement, et l'on sut bientôt à quoi s'en tenir sur la
conduite que suivrait le ministère. Ce qui se passait alors en France
était d'ailleurs un avertissement suffisant pour les plus clairvoyans.

Le cardinal de Fleury avait remplacé le cardinal Dubois à la tête des
affaires. Par une espèce d'ironie l'immoral Louis XV ne voulait être
servi que par des cardinaux. Le nouveau ministre tâchait d'apaiser les
troubles religieux qui agitaient le royaume à l'occasion de la bulle
_unigenitus_. Cette bulle proclamait l'infaillibilité du pape; et le
cardinal avait promis de se vouer à sa défense pour obtenir le chapeau.
«Comme prêtre, dit un auteur, il oublia qu'il se devait à la France et
non à la cour de Rome; il se fit juge opiniâtre des consciences, quand
il ne fallait être que conciliateur. Il avait des vues bornées, peu de
génie, beaucoup d'égoïsme; il craignait les Jésuites et les servait afin
de ne pas les avoir pour ennemis».

Le concile provincial d'Embrun tenu en 1727, ayant condamné l'évêque de
Senez, accusé d'avoir attaqué la fameuse bulle, le parlement et le
barreau s'élevèrent contre le jugement, le parlement qui bravait alors
la cour de Rome, en refusant la légende de Grégoire XII béatifié à la
sollicitation des Jésuites, et qui s'élevait devant le cardinal comme
l'opposant de ses vues. On conçoit quelle amertume cette conduite
laissait dans le coeur du ministre, et dans quelle disposition d'esprit
il reçut la nouvelle des démêlés entre le chapitre et le conseil
supérieur de Québec, image du parlement de Paris. La querelle canadienne
se confondit à ses yeux avec la querelle française. M. Dupuy fut
immédiatement rappelé, et l'ordre envoyé, dès le 1 juin 1728, au conseil
supérieur de lever les saisies du temporel des chanoines et curé de la
cathédrale, qu'il avait ordonnées dans le cours des procédures.

Il y eut alors dans ce conseil un revirement d'opinion peu honorable
pour ses lumières ou pour son indépendance. M. d'Artigny et M. Gaillard,
s'étant présentés pour y prendre place comme à l'ordinaire, furent
informés par M. Delino, qui le présidait en l'absence de son chef
disgracié, qu'il avait été décidé qu'ils ne pourraient être admis
jusqu'à ce que le roi se fût prononcé au sujet de la lettre de cachet du
marquis de Beauharnais du 13 mai. Cette suspension dura jusqu'à
l'arrivée du nouvel intendant, M. Hocquart, l'année suivante[84].

[Note 84: _Registres de l'intendant. Registres du conseil supérieur._]

Tel fut le dénoûment de ce différend, dans lequel le conseil finit par
jouer un rôle servile qui ne caractérise que trop souvent les autorités
coloniales. M. Dupuy avait, aux premiers avis, remis sa charge afin de
ne point partager la honte de ces rétractations.

Quant à l'élection de l'évêque, la position prise par l'autorité civile
fut maintenue, puisque M. de Mornay succéda à M. de St.-Vallier en vertu
de son droit de second dignitaire du diocèse. Cependant il ne vint point
en Canada. M. Dosquet, nommé évêque de Samos, arrivé avec M. Hocquart en
1729, y fit les fonctions de pontife comme coadjuteur jusqu'en 1735,
époque de la résignation de M. de Mornay et de la sienne. M. de Pourroy
de l'Auberivières fut choisi pour remplir le siége vacant; mais il
mourut en arrivant à Québec en 1739. Enfin il eut pour successeur M.
Dubreuil de Pontbriant, le premier Canadien qui ait porté la mitre. Sa
nomination interrompit ces mutations fréquentes de la première charge
ecclésiastique du pays.

Depuis 14 ans aucune expédition militaire n'avait appelé les Canadiens
sous les drapeaux. C'était une chose inouïe dans nos annales. Mais tout
à coup, en 1728, le bruit du tambour retentit sur les places publiques,
et annonça aux habitans qu'il se passait quelque chose d'inaccoutumé
parmi les peuplades de l'Occident. On sut bientôt en effet que c'était
une des nations du Michigan qui avait pris les armes, les Outagamis. On
demandait seulement quelques hommes de bonne volonté, qui se
présentèrent. Cette expédition, quoique composée d'un petit nombre de
guerriers, avait, comme la plupart de celles où s'étaient déjà
distingués les Canadiens, quelque chose de vaste qui frappait
l'imagination du soldat par l'immense distance et la solitude des pays à
parcourir. Elle se mit en route pour le pays des Outagamis, nation
farouche et cruelle. C'étaient les Iroquois, c'étaient surtout les
colonies américaines brûlant de s'emparer du Détroit, qui l'avaient
armée au commencement du siècle contre les Canadiens, qui la
connaissaient à peine. «Ce peuple aussi brave que l'Iroquois, moins
politique, beaucoup plus féroce, qu'il n'a jamais été possible, ni de
dompter, ni d'apprivoiser, et qui semblable à ces insectes, qui
paraissent avoir autant d'âmes que de parties de leurs corps, renaissent
pour ainsi dire après leur défaite», ce peuple se trouvait partout, et
était devenu l'objet de la haine de toutes les nations de ce continent.
Depuis vingt-cinq ans les Outagamis ou Renards interrompaient le
commerce, et rendaient les chemins presqu'impraticables à plus de cinq
cents lieues à la ronde. Ils avaient presque tous été détruits dans la
guerre de 1712, par M. Dubuisson. Le peu qui avait échappé au massacre,
rôdait continuellement dans le voisinage des postes français. Ils
infestaient par leurs brigandages et leurs meurtres, non seulement les
rives du lac Michigan, mais encore toutes les routes qui conduisaient du
Canada à la Louisiane, entravant par là gravement le commerce. Une
seconde expédition entreprise contre eux deux ans après, par ordre de M.
de Vaudreuil, et conduite par M. de Louvigny, lieutenant du roi à
Québec, n'avait fait que les arrêter pendant un temps. Elle s'était
terminée par un traité que ce commandant signa avec eux, suivant ses
instructions, et par lequel il les obligea à céder leur pays à la
France. Mais cela n'empêcha pas ces Sauvages de reprendre bientôt leurs
anciennes habitudes de pillage, et de commettre des hostilités partout
où ils se trouvaient. Ils engagèrent même plusieurs autres tribus à
suivre leur exemple. M. de Beauharnais poussé à bout jura de les
exterminer. Mais comment saisir des hommes nomades, qui n'ont point
d'asile fixe, et qui s'échappent et disparaissent dans des régions
inconnues sans qu'on puisse suivre leur trace?

C'est ce que l'on essaya. 450 Canadiens et 7 à 8 cents Sauvages,
commandés par M. de Ligneris, entrèrent sur leur territoire. Une portion
de cette petite armée s'était mise en route, au commencement de juin, de
Montréal. Elle avait remonté la rivière des Outaouais en canot, avait
traversé le lac Nipissing, pénétré, par la rivière aux Français, dans le
lac Huron, et traversé ce lac après y avoir été rejointe par le reste
des Indiens. Arrivée à Michilimackinac le 1 août, elle débarquait enfin
le 14 à Chicago, au fond du Michigan, après deux mois et neuf jours de
marche.

Les premiers ennemis qu'elle eût à combattre, furent les Malhomines ou
Folles-Avoines, ainsi nommés parcequ'ils se nourrissaient d'une espèce
de riz qui croît en abondance dans les plaines marécageuses situées au
sud du lac Supérieur. Le lendemain cette tribu, que les Outagamis
avaient entraînée dans leur alliance, se présenta rangée en bataille sur
le rivage pour s'opposer au débarquement des Français. Mais à peine
leurs canots eurent-ils touché la terre, que les Canadiens et leurs
alliés saisissant leurs haches et leurs fusils, s'élancèrent vers les
Malhomines avec de grands cris. La mêlée fut vive mais courte, Salle et
de Perrot, avait néanmoins l'expérience des voyages, et l'on pouvait
espérer un résultat satisfaisant. Il partit en 1738 avec ordre de
prendre possession des pays qu'il découvrirait, pour le roi, et
d'examiner attentivement quels avantages l'on pourrait retirer d'une
communication entre le Canada ou la Louisiane et l'océan Pacifique. Le
gouvernement avait l'intention de prolonger la ligne des postes de
traite jusque sur cette mer. Les regards des Européens sans cesse
tournés vers l'Occident, semblaient chercher cette terre promise qui
avait embrasé le génie de Colomb, ce ciel mystérieux, et qui fuit
toujours, vers lequel comme une puissance magique pousse continuellement
la civilisation.

M. de la Vérandrye passa par le lac Supérieur, longea le pied du lac
Winnipeg, et remontant ensuite la rivière des Assiniboils, s'avança vers
les Montagnes-Rocheuses qu'il n'atteignit pas cependant, s'étant trouvé
mêlé dans une guerre avec les naturels dans laquelle il perdit une
partie de ses gens, ce qui l'obligea d'abandonner son entreprise. Ce
voyageur raconta ensuite au savant suédois, Kalm, qui visitait le Canada
en 1749, qu'il trouva dans les contrées les plus reculées qu'il avait
parcourues, et qu'il estimait être à 900 lieues de Montréal, de grosses
colonnes de pierre d'un seul bloc, quelquefois appuyées les unes contre
les autres, et d'autres fois superposées comme celles d'un mur; que ces
pierres n'avaient pu être disposées ainsi que de main d'homme, et qu'une
d'elles était surmontée par une autre fort petite n'ayant qu'un pied de
long sur quatre ou cinq pouces de large, portant sur deux faces des
caractères inconnus. Cette petite pierre fut envoyée au secrétaire
d'état, à Paris. Plusieurs des Jésuites qui l'avaient vue en Canada,
assurèrent à Kalm que les lettres qui y étaient gravées, ressemblaient
parfaitement à celles des Tartares. Les Sauvages ignoraient par qui ces
blocs avaient été apportés là, et disaient qu'on les y voyait depuis un
temps immémorial. L'origine tartare des caractères paraît très probable
à Kalm; elle semblerait en effet confirmer l'hypothèse d'une émigration
asiatique, de qui serait descendue au moins une partie des tribus
sauvages de l'Amérique.

L'on donna au pays découvert par M. de la Vérandrye, le nom de «Pays de
la mer de l'Ouest», parce que l'on crut n'être pas bien éloigné de cette
mer; et on y établit une chaîne de petits postes pour contenir les
Indigènes et faire la traite des pelleteries. Le plus reculé fut d'abord
celui de la Reine, à 100 lieues à l'ouest du lac Winnipeg sur la rivière
des Assiniboils; on en construisit ensuite trois autres en gagnant
toujours le couchant; le dernier prit le nom de Paskoyac, de la rivière
sur laquelle il était assis.

Sous l'administration de M. de la Jonquière, une nouvelle expédition fut
mise sur pied pour la même fin. L'intendant Bigot était alors en Canada;
il forma, pour faire la traite en même temps que des découvertes, une
société composée du gouverneur et de lui-même, de MM. Breard, contrôleur
de la marine, Legardeur de St.-Pierre, officier plein de bravoure et
fort aimé des Indiens, et de Marin, capitaine décrié par sa cruauté,
mais redouté de ces peuples. Ces deux derniers furent chargés de
l'oeuvre double de l'association. Marin devait remonter le Missouri
jusqu'à sa source, et de là suivre le cours de la première rivière sur
laquelle il tomberait, qui irait se jeter dans l'Océan. St.-Pierre
passant par le poste de la Reine, devait aller le rejoindre sur le bord
de cette mer à une certaine latitude. Mais tout cela était subordonné à
la spéculation pour laquelle on s'était associé, c'est-à-dire que les
voyageurs interrompraient l'expédition dès qu'ils auraient amassé assez
de pelleteries. Ils ne furent pas loin, et ils revinrent chargés d'une
riche moisson. Les associés firent un profit énorme. M. Smith fait
monter la part seule du gouverneur à la somme prodigieuse de 300,000
francs. La France ne retira rien de cette expédition, dont l'Etat fit
tous les frais.

Cependant l'attitude que prenaient les colonies françaises et anglaises
devenait de plus en menaçante, et la tournure des affaires en Europe
annonçait une rupture prochaine entre les deux nations. La question des
frontières, tenue en suspens par l'impossibilité de concilier les
prétentions avancées de part et d'autre laissait depuis longtemps les
colons dans l'attente des hostilités. Dès 1735, M. Raensalaer, patron ou
seigneur d'Albany, sous prétexte de voyager pour son amusement, et dans
la prévision de la reprise des armes, vint en Canada, et informa
secrètement le gouverneur que dans les dernières guerres, l'on avait
ménagé leur pays, et que M. de Vaudreuil avait recommandé à ses alliés
de n'y pas faire de courses; que la Nouvelle-York avait fait la même
chose de son côté, et qu'elle était encore disposée à en user de même.

En 1740 la guerre était devenue encore plus probable. M. de Beauharnais
avait, sur les ordres de la cour, fait mettre les forts de Chambly,
St.-Frédéric et Niagara en état de défense. Il travaillait aussi depuis
longtemps à resserrer davantage les liens qui unissaient les Sauvages
aux Français. Il tint à cet effet de longues conférences avec eux
(1741), dans lesquelles il put s'assurer, que, s'ils n'étaient pas tous
très attachés à notre cause, la puissance croissante de nos voisins,
excitait leur inquiétude et leur jalousie. L'on faisait bien de ménager,
de rechercher même ces peuples qui, d'après un dénombrement fait en
1736, de toutes leurs tribus depuis les Abénaquis jusqu'aux Mobiles,
comptaient 15,675 guerriers.



                              LIVRE VIII.



                              CHAPITRE I.

                               COMMERCE.

                              1608-1744.


De l'Amérique et de ses destinées.--But des colonies qui y ont été
établies.--Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des
populations du Nouveau-Monde.--Commerce canadien: effet destructeur des
guerres sur lui.--Il s'accroît cependant avec l'augmentation de la
population.--Son origine: pêche de la morue.--Traite des pelleteries de
tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France.--Elle
est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu'en
1731, qu'elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des
fermiers.--Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce; son
utilité politique.--Rivalité des colonies anglaises; moyens que prend M.
Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux
Français.--Lois de 1720 et de 1727.--Autres branches de commerce:
pêcheries, combien elles sont négligées.--Bois
d'exportation.--Construction des vaisseaux.--Agriculture; céréales et
autres produits agricoles.--Jin-seng.--Exploitation des mines.--Chiffre
des exportations et des importations.--Québec, entrepôt
général.--Manufactures: introduction des métiers pour la fabrication des
toiles et des draps destinés à la consommation
intérieure.--Salines.--Etablissement des postes et messageries
(1745).--Transport maritime.--Taxation: droits de douane imposés fort
lard et très modérés.--Systèmes monétaires introduits dans le pays;
changemens fréquens qu'ils subissent et perturbations qu'ils
causent.--Numéraire, papier-monnaie: cartes, ordonnances; leur
dépréciation.--Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de
5/8 pour les colons en 1720.--Observations générales.--Le Canadien plus
militaire que marchand.--Le trafic est permis aux fonctionnaires
publics; affreux abus qui en résultent.--Lois de
commerce.--Etablissement du siège de l'Amirauté en 1717; et d'une bourse
à Québec et à Montréal.--Syndic des marchands.--Le gouvernement
défavorable à l'introduction de l'esclavage au Canada.


La découverte du Nouveau-Monde est un des événemens qui ont exercé
l'influence la plus salutaire sur la destinée des Européens[85], et la
plus funeste sur celle des nombreuses nations indiennes qui peuplaient
les forêts de l'Amérique. L'amour de l'indépendance, inné parmi ces
tribus nomades, et leur intrépidité ont retardé et retardent encore à
peine leur ruine d'un jour: elles tombent au contact de la civilisation
en même temps que les bois mystérieux qui leur servent de retraites.
Bientôt, pour nous servir des paroles poétiques de Lamennais, elles
auront disparu, sans laisser plus de trace que les brises qui passent
sur les savanes et que les flots poussés par une force invisible entre
les bancs de corail. En moins de trois siècles elles ont disparu d'une
grande partie du continent Ce n'est pas ici le lieu de rechercher les
causes de cet anéantissement de tant de peuples dans un si court espace
de temps que l'imagination en est étonnée. Nous dirons seulement que
l'introduction des Européens dans le Nouveau-Monde a donné un nouvel
essor aux progrès de la civilisation. Elle a marqué cette ère
incomparable, où un immense et fertile continent s'est trouvé
tout-à-coup livré au génie des populations chrétiennes, au génie d'une
immigration qui, foulant aux pieds les dépouilles sociales des temps
passés, a voulu inaugurer une arche d'alliance nouvelle, une société
sans priviléges et sans exclusion. Le monde n'avait encore rien vu de
semblable. Cette nouvelle organisation doit-elle atteindre les dernières
limites de la perfectibilité humaine? On le croirait si les passions des
hommes n'étaient partout les mêmes, si l'amour des richesses surtout
n'envahissait toutes les pensées, n'était devenu, comme celui des armes
au moyen âge, la première idole de l'Amérique. Rien n'y entrave les
lumières, ni vieux préjugés, ni vieilles doctrines, ni institutions
antiques. La place du beau et du bon est vide. Les siècles passés n'ont
laissé ni ruines, ni décombres, que la hache du défricheur n'ait
abattues ou ne puisse niveler.

[Note 85: «The discovery of America was, in this way, of as much
advantage to Europe, as the introduction of foreign commerce would be to
China. It opened a large market for the produce of European industry,
and constantly provided a new employment for that stock which this
industry accumulated». Brougham: _Colonial policy of the European
powers_.]

L'établissement de ce continent opéra une révolution surtout dans le
commerce, qui embrasse tout aujourd'hui, et qui du rang le plus humble
tend continuellement à occuper la première place de la société, et à y
exercer la plus grande influence. Les armes, la mitre ont tour à tour
exercé leur domination sur le monde, le commerce prend déjà leur place.
Il règne, il doit régner en roi sur toute l'Amérique; son génie
précipitera de gré ou de force sous son joug les contrées dont
l'industrie sera trop lente à se réveiller. C'est donc aux peuples et
aux gouvernemens à se préparer pour fournir une carrière qui doit les
mener à la puissance. L'industrie a établi son trône dans cette portion
du globe, qui remplit déjà d'étonnement ou de crainte les vieilles
nations guerrières et aristocratiques de l'Europe.

Mais avant de parvenir à ce degré de grandeur auquel ce continent est
destiné, mais qu'il ne doit atteindre qu'après avoir acquis les moyens
de satisfaire à toutes ses exigences, et de posséder la liberté dont il
a besoin, il a dû payer tribut et soumission aux métropoles qui l'ont
peuplé. Il a dû comme l'enfant reconnaître leur autorité jusqu'à ce
qu'il fût adulte, jusqu'à ce qu'il fût homme fait, c'est la la loi de la
nature. C'est à ce titre et pour l'indemniser de sa protection, que
l'enfant travaille pour son père. Aussi l'Europe a dit par la bouche de
Montesquieu: «Les colonies qu'on a formées au delà de l'Océan sont sous
un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d'exemples dans les
colonies anciennes, soit que celles d'aujourd'hui relèvent de l'Etat
même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet Etat.

«L'objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures
conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous
les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule
pourrait négocier dans la colonie; et cela avec grande raison, parce que
le but de l'établissement a été l'extension du commerce, non la
fondation d'une ville ou d'un nouvel empire.

«Ainsi c'est encore une loi fondamentale de l'Europe, que tout commerce
avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable
par les lois du pays: et il ne faut pas juger de cela par les lois et
les exemples des anciens peuples[86] qui n'y sont guère applicables.

[Note 86: Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui
termina la première guerre punique.]

«Il est encore reçu que le commerce établi entre ces métropoles
n'entraîne point une permission pour les colonies qui restent toujours
en état de prohibition».

En vain la Nouvelle-Angleterre et la Virginie diront-elles: nous ne
fûmes point fondées par des spéculateurs européens, mais par des hommes
libres qui vinrent se réfugier dans les forêts du Nouveau-Monde pour se
soustraire aux persécutions de leur mère-patrie, par des hommes libres
qui vinrent y cacher leurs lois et leurs autels, l'Europe répondra: la
colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.

En vain le Canada dira-t-il, j'ai un pacte qui fut conquis après six ans
d'une lutte acharnée, et scellé avec le plus pur sang de mes enfans, un
pacte qui me garantit l'usage de ma religion et de ma propriété,
c'est-à-dire de ma langue, de mes biens et des lois qui les régissent,
l'Europe répondra: la colonie est soumise au pouvoir suprême de la
métropole.

Le traité d'Utrecht fut suivi d'une longue période de paix presque sans
exemple dans les annales du Canada. Depuis son établissement cette
colonie avait presque toujours eu les armes à la main, pour repousser
tantôt les Anglais, tantôt les Indiens, qui venaient tour à tour lui
disputer un héritage couvert de ses sueurs et de son sang. Cette guerre
semblait devenir plus vive à mesure qu'elle se prolongeait. Mais il
vient un temps où les forces et l'énergie comme les passions s'usent et
s'épuisent. Les parties belligérantes plus affaiblies encore en Amérique
qu'en Europe, mirent enfin un terme à cette lutte, et les colons depuis
si longtemps victimes de la politique de l'ancien monde, et de quelques
hommes ambitieux du nouveau, purent goûter sans alarmes les fruits de
leur industrie; et continuer sans interruption à développer leurs
établissemens.

L'on aurait tort de croire avec quelques auteurs que l'espace qui
s'écoula de 1713 à la guerre de 1744 fut nul pour l'histoire. Aucune
époque, comme nous l'avons déjà dit, ne fut plus remarquable par les
progrès du commerce et de la population, malgré la décadence et les
embarras financiers de la mère-patrie, qui réagirent sur toutes ses
colonies et retardèrent leur accroissement d'une manière fâcheuse. Par
sa seule énergie, le Canada triompha des désavantages de sa situation
dont le plus grave était son interdiction aux vaisseaux et aux
marchandises étrangers. Mais il était encore trop faiblement peuplé pour
sentir tout ce que cette tyrannie avait d'oppressif. Les colonies
anglaises supportaient en silence le même joug, mais elles songeaient,
elles alors, aux moyens de s'y soustraire.

D'un autre côté, la traite des pelleteries et les guerres continuelles
avaient fait perdre à une partie des Canadiens le goût de la paix.
Peuple chasseur et guerrier, il méprisait trop l'agriculture, les arts
et le commerce; la considération et les honneurs ne pouvaient s'acquérir
à ses yeux, que dans les combats et dans les entreprises hasardeuses et
semées de dangers. Il fallait donc une longue tranquillité pour changer
ces préjugés et ces habitudes. Une troisième cause d'appauvrissement
pour lui, c'était l'émigration. Les colonies fondées sur les lacs et
dans la Louisiane avaient été commencées par des Canadiens. Ce qui
arrivait de France, comme on l'a observé ailleurs, était loin de combler
le vide qu'ils laissaient en s'éloignant de leur patrie. Néanmoins ces
obstacles furent graduellement surmontés, et la population qui était en
1719 de 22,000 âmes s'était élevée en 1744 à près de 50,000 âmes, et les
exportations qui ne passaient pas cent mille écus (Raynal) montèrent en
1749 à 1400 mille francs.

Les Français furent probablement les premiers qui dotèrent l'Europe de
la pêche de la morue, source inépuisable de richesses, par la découverte
des bancs de Terreneuve; ils lui léguèrent de plus une nouvelle
industrie dans la traite des pelleteries, dont les avantages cependant
ont été plus d'une fois mis en question à cause de ses conséquences
démoralisatrices.

Quoiqu'il en soit, ce commerce fut établi par les pêcheurs qui
s'approchant des côtes du Canada et de l'Acadie, commencèrent avec les
Indigènes un trafic qui leur rapporta des bénéfices considérables. Petit
à petit on lia des relations plus intimes avec eux; plus tard on voulut
avoir un pied à terre dans le continent même que l'on s'était contenté
jusque là de côtoyer, et l'on y éleva des comptoirs pour la traite.
Alors des spéculateurs riches et influens en demandèrent le monopole
exclusif, à la condition d'y porter des colons pour établir ces contrées
nouvelles, dont l'on pressentait vaguement l'avenir; ils l'obtinrent, et
ainsi fut introduite la domination française sur une portion
considérable du Nouveau-Monde.

L'on sait par quelles mains le monopole dont il s'agit a successivement
passé en commençant par M. Chauvin, au début du 17e siècle. Placée
spécialement sous la protection de ce monopole, la traite des
pelleteries fut regardée dans tous les temps comme la branche la plus
importante du commerce canadien. Aussi commencerons-nous par elle le
tableau qui va suivre. Comme nous venons de le dire, c'est M. Chauvin
qui exerça le premier le monopole de la traite d'une manière régulière
et systématique. Il paraît que longtemps avant lui, ce privilège avait
été accordé à plusieurs personnes, et que même Jacques Cartier l'avait
obtenu, mais rien ne constate positivement que le reste des Français s'y
soient soumis; on est plutôt porté à croire le contraire; car l'on sait
que long temps encore après Henri IV, les traitans et les pêcheurs
jouissaient d'une grande liberté dans les parages de ce continent, et
qu'au temps de Champlain les villes repoussaient avec énergie, surtout
la Rochelle, ce monopole, dont le commandeur de Chaste, M. de Monts, les
de Caën jouirent les uns après les autres jusqu'en 1327. Alors se forma
la compagnie des cent associés, à laquelle furent cédées à perpétuité la
Nouvelle-France et la Floride. Outre les conditions ayant trait à la
politique et à la colonisation dont nous avons parlé en son lieu, le roi
lui accorda, pour toujours, le trafic des cuirs, peaux et pelleteries,
et pour 15 ans, tout autre commerce par terre et par mer, à la réserve
de la pêche de la morue et de la baleine qui resta libre à tous les
Français, et de la traite des pelleteries que les habitans des pays
cédés, purent faire avec les Indigènes, pourvu qu'ils vendissent les
castors à ses facteurs, à raison d'un prix fixe. Il fut aussi stipulé
que toutes les marchandises manufacturées dans la colonie seraient
exemptées des droits en France pendant 15 ans.

Cette compagnie si fameuse, qui avait eu Richelieu pour son chef,
n'ayant rempli aucune de ses obligations relativement à la colonisation,
et ayant été entraînée dans des dépenses qui dépassaient ses revenus,
avait restreint graduellement le cercle de ses affaires, de sorte
qu'elle fût obligée en 1663, ou 36 ans après sa création, de se
dissoudre et de remettre ses possessions au roi.

Dès l'année suivante, il s'en forma une nouvelle qui prit le nom de
compagnie des Indes occidentales. Cette association subsista jusqu'en
1674. Elle eut en concession toutes les colonies françaises des Iles et
du continent de l'Amérique, et toute la côte d'Afrique depuis le
Cap-Vert jusqu'au Cap de Bonne-Espérance, avec le privilége exclusif du
commerce, la pêche exceptée, pendant 40 ans, et la jouissance des droits
et priviléges qui avaient été accordés aux cent associés. Le roi lui
accorda en outre une prime de 40 livres par tonneau, sur les
marchandises exportées de France dans les colonies ou des colonies en
France. Les marchandises dont les droits avaient été payés à l'entrée,
pouvaient être réexportées par elle à l'étranger en franchise. Elle
n'avait pas non plus de droits à payer sur les vivres, munitions de
guerre et autres objets nécessaires à l'armement de ses vaisseaux.

Le commerce d'importation et d'exportation se trouva ainsi de nouveau
arraché des mains des colons pour être livré exclusivement à la nouvelle
compagnie. Les cent associés avaient joui du même monopole; mais ils
avaient été forcés en 1645 de l'abolir, et de signer un traité avec le
député des habitans de la Nouvelle-France, par lequel ils leur
abandonnaient la traite des pelleteries à la condition qu'ils
acquitteraient la liste civile et militaire et toutes les autres
dépenses de l'administration. Le nouveau privilége, plus exclusif encore
que celui de 1627, souleva une opposition générale. En très peu de temps
les marchandises n'eurent plus de prix; le conseil souverain fut obligé
d'établir un tarif que rendit inutile la sagacité mercantile. La
compagnie et ceux qui avaient encore d'anciennes marchandises,
refusèrent de les vendre aux taux fixés par l'autorité, et elles
disparurent du marché. Il était nécessaire de faire cesser au plus tôt
un état de choses qui assujettissait les habitans à une gêne affreuse en
les ruinant. En effet deux ans après (1666) la compagnie, sur le rapport
de Colbert au roi, rendit libre et le commerce avec la mère-patrie et la
traite des fourrures. Mais pour s'indemniser de la subvention des juges
du pays, qui fut portée à sa charge, et qui se montait à 48,950 livres,
elle se réserva le droit du quart sur le castor, du dixième sur les
orignaux et la traite de Tadoussac, ce que les habitans acceptèrent sans
murmurer, et le roi confirma avec satisfaction.

Cette compagnie, malgré les vastes domaines livrés à son exploitation,
ne prospéra point. Soit que ces opérations fussent conduites sans
prévoyance et sans économie, ou, ce qui est plus probable, que les
colonies qu'on lui abandonnait ne fussent pas assez avancées pour
alimenter un grand commerce, elle se trouva bientôt grevée d'une dette
énorme. Elle employait plus de 100 navires. Elle devait en 1674, 3
millions 523 mille livres; cette dette avait été en partie occasionnée
par la guerre qu'elle avait eue à soutenir contre les Anglais. Le
capital versé s'élevait à un million 297 mille livres; en sorte que la
caisse se trouvait débitrice pour 4 millions 820 mille livres. L'actif
de la compagnie ne dépassait pas un million 47 mille livres. Sur les
suggestions de Colbert, Louis XIV remboursa aux actionnaires leur mise,
se chargea du paiement des 3 millions 523 mille livres, supprima la
société, et rendit le commerce de l'Amérique libre à tous les Français,
excepté celui du castor.

Le droit du quart sur les castors et du dixième sur les orignaux fut
maintenu, et passa entre les mains du gouvernement qui l'afferma
immédiatement à M. Oudiette. Il fut défendu de porter le castor ailleurs
qu'à ses comptoirs dans la colonie, au prix fixé par l'autorité. Ce prix
fut d'abord de 4 francs 10 sous, la livre; maie il devint bientôt
nécessaire de diviser cette marchandise en 1re. 2de. et 3me. qualités,
ou en castor gras, demi gras, et sec, et de modifier le tarif en
conséquence. Le fermier payait les pelleteries que lui apportaient les
habitans en marchandises; et comme il n'y avait que lui qui pouvait
acheter le castor, qui formait alors la branche la plus importante du
commerce général, ce même commerce se trouvait à sa merci; il pouvait le
maîtriser à son gré. Aussi vit-on graduellement baisser le prix des
fourrures chez les Sauvages et hausser celui des articles que les
Français leur donnaient en retour, tandis que dans les colonies
anglaises, où ce trafic était libre, les prix suivaient une marche
contraire.

M. Oudiette obtint encore la ferme des droits sur les vins, eaux-de-vie
et tabacs, qui étaient alors de dix pour cent. Plusieurs particuliers
prétendaient en être exempts, on ne dit pas pour quels motifs; mais ils
furent bientôt obligés de se soumettre à l'ordre du roi avec le reste du
pays, qui ne songea point sans doute à disputer au souverain la
prérogative de le taxer.

Cette ferme exista sans modification jusqu'en 1700, le tarif du castor
et des marchandises non énumérées ici, subissant les variations plus ou
moins bien mal entendues que l'intérêt du fermier parvenait à faire
agréer au gouvernement. Mais à cette époque les Canadiens ne pouvant
plus supporter la tyrannie de ce marchand, envoyèrent des députés en
France pour y exposer les abus du système et demander un remède. M. de
Pontchartrain, ministre, imagina une société qui embrasserait tous les
habitans de la colonie. Par ce moyen on satisferait tous les mécontens
en les absorbant. Mais le principe vicieux subsistait toujours, car on
ne rétablissait pas la concurrence entre les citoyens pour exciter
l'émulation et l'industrie; l'avantage de la liberté de commerce
n'appartiendra donc encore qu'aux colonies anglaises toujours rivales du
Canada.

Cependant l'on mit le projet à exécution. D'abord Louis XIV permit
déporter librement tant en France qu'à l'étranger le castor provenant
des traites faites en Amérique. Ensuite M. Roddes, devenu après M.
Oudiette adjudicataire de la ferme des pelleteries, la remit à M.
Pacaud, l'un des députés de la colonie, qui s'obligea en cette qualité
de payer 70,000 livres de rente annuelle, et de composer une société
pour l'exploitation de cette ferme, dont tous les Canadiens, marchands
et autres, feraient partie. Une assemblée générale fut convoquée par le
gouverneur et l'intendant, et une grande association mercantile se forma
sons le nom de compagnie du Canada. Les plus petites actions étaient de
50 livres de France. Tout marchand fut tenu d'y entrer à peine d'être
déchu de la faculté de commercer. Les seigneurs de paroisse purent en
devenir membres avec leurs habitans. La compagnie de la baie du Nord
(baie d'Hudson) formée quelque temps auparavant, se fondit dans la
nouvelle association, qui eut la traite exclusive du castor, et qui
obtint aussi que le commerce de cette pelleterie serait sévèrement
prohibé avec la Nouvelle-York. Cette nouvelle organisation fut suivie
d'un changement de tarif pour le castor, dont le prix baissait
continuellement en France avec la qualité de celui qu'on y envoyait.

La compagnie du Canada fut un essai infructueux, qui ne profita ni aux
habitans ni au commerce. En 1706 ses dettes se montaient déjà à près de
2 millions (1,812,000) de francs; elle fut forcée de se dissoudre, et de
céder ses droits et priviléges à MM. Aubert et Cie. (Aubert Neret et
Gayot) qui s'obligèrent de payer les créanciers. La colonie conserva la
liberté de la traite du castor dans l'intérieur; mais elle fut obligée
de porter cette pelleterie aux comptoirs des nouveaux cessionnaires qui
eurent seuls le droit de l'exporter en France.

La compagnie d'Occident formée en 1717, succéda au privilége expirant de
M. Aubert et de ses associés, et en 1723 la compagnie des Indes à cette
première, qui s'était élevée et qui s'écroula avec la fortune et le
système de Law. Elle le conserva pour la Louisiane et le pays des
Illinois, jusqu'à la fin de 1731. A cette époque ces deux contrées
rentrèrent sous le régime royal, et y demeurèrent jusqu'à la fin de la
domination française.

Ce privilège n'avait pas toujours embrassé cependant les découvertes
qu'on avait faites d'abord sur les lacs et ensuite dans la vallée du
Mississipi, car on a pu voir que la Salle, par exemple, en avait obtenu
la concession en 1675 avec le fort de Frontenac. Plus tard néanmoins
toute la Nouvelle-France et toute la Louisiane furent soumises au même
monopole jusqu'après la construction du fort anglais Oswégo. Alors la
Nouvelle-York faisant une rude concurrence aux comptoirs de Frontenac,
Toronto et Niagara, l'on craignit les suites des liaisons que la traite
établirait entre les Sauvages et les Anglais. Le roi, pour y parer, prit
ces postes entre ses mains, et réussit à retenir la plus grande partie
du commerce du lac Ontario en payant les pelleteries plus cher; mais ce
système avait tous les vices d'un trafic conduit par un gouvernement.
Privé de l'oeil immédiat du maître et abandonné à des militaires, il
entraîna des dépenses immenses et ne rendit aucun profit. Les avances
furent faites presqu'en pure perte[87].

[Note 87: Raynal. Régistre de l'intendant.]

Il est difficile d'établir avec précision la valeur annuelle des
exportations des pelleteries. Elles étaient en 1667, suivant l'auteur du
Mémoire sur l'état du Canada, de 550,000 francs. Elles ont ensuite
graduellement augmenté jusqu'au chiffre de 2 millions. D'après un calcul
basé sur les droits payés par cette marchandise en 1754 et 1755, fait
par ordre du général Murray[88], elles seraient tombées dans la première
de ces deux années au chiffre de 1,547, 885 livres, et dans la seconde à
celui de 1,265, 650 livres. Mais on ajoute que les régistres de douane
d'où l'on avait tiré ces renseignemens, étaient très confus et
irréguliers, et que les traitans les plus intelligens étaient d'opinion,
qu'année commune le montant des fourrures exportées atteignait près de 3
millions et demi.

[Note 88: _Governor Murray's general Report on the ancient government
and actual state of the province of Quebec in_ 1762.]

D'abord la traite se fit aux entrepôts de la compagnie où les Sauvages
eux-mêmes, qui arrivaient à certaines époques de l'année, portaient
leurs pelleteries. Après Tadoussac, après Québec, après les
Trois-Rivières, Montréal attira seul toutes les fourrures. «On les
voyait arriver au mois de juin sur des canots d'écorce d'arbres. Le
nombre des Sauvages qui les apportaient n'y manqua pas de grossir à
mesure que le nom français s'étendit au loin. Le récit de l'accueil
qu'on leur avait fait, la vue de ce qu'ils avaient reçu en échange de
leurs marchandises, tout augmentait le concours. Jamais ils ne
revenaient vendre leurs pelleteries sans conduire avec eux une nouvelle
nation. C'est ainsi que l'on vit se former une espèce de foire où se
rendaient tous les peuples de ce vaste continent».

Les Sauvages en arrivant se campaient près de la ville, s'élevaient des
tentes, rangeaient leurs canots et débarquaient leurs fourrures. Après
avoir eu audience publique du gouverneur, ils les portaient au comptoir
de la compagnie ou chez les marchands de la ville qui avaient le
privilége de les acheter pour les revendre ensuite à cette société. Les
Sauvages étaient payés en écarlatine, vermillon, couteaux, poudre,
fusils, etc. Les autres en marchandises, ou en récépissés ou reçus qui
avaient cours de monnaie dans la colonie, et qui étaient rachetés par
des lettres de change à termes que les agens de la compagnie tiraient
sur son caissier à Paris. Cela dura tant que les Français n'eurent point
de concurrens; mais bientôt des antagonistes dangereux et pleins
d'activité s'élevèrent â côté d'eux et leur enlevèrent une partie de la
traite. Les Anglais se bornèrent d'abord au pays des Iroquois, mais les
cinq cantons furent bientôt épuisés de pelleteries, et il fallut en
trouver ailleurs. Ces Sauvages furent dans les commencemens leurs
coureurs de bois, puis ils marchèrent eux-mêmes à leur suite et se
répandirent de tous côtés, et de tous côtés on accourut à eux. Ils se
trouvèrent en communication avec toutes les nations établies sur les
rives du St.-Laurent depuis sa source, et sur celles de ses nombreux
tributaires. «Ce peuple avait des avantages infinis pour obtenir des
préférences sur le Français son rival. Sa navigation était plus facile,
et dès-lors ses marchandises s'offraient à meilleur marché. Il
fabriquait seul les grosses étoffes qui convenaient le mieux au goût des
Sauvages. Le commerce du castor était libre chez lui, tandis que chez
les Français il était, et fut toujours asservi à la tyrannie du
monopole. C'est avec cette liberté, cette facilité qu'il intercepta la
plus grande partie des marchandises qui faisaient la célébrité de
Montréal.

«Alors s'étendit sur les Français du Canada un usage qu'ils avaient
d'abord resserré dans des bornes assez étroites. La passion de courir
les bois, qui fut celle des premiers colons, avait été sagement
restreinte aux limites du territoire de la colonie. Seulement on
accordait chaque année à vingt-cinq personnes la permission de franchir
ces bornes pour aller faire le commerce chez les Sauvages. L'ascendant
que prenait la Nouvelle-York rendit ces congés beaucoup plus fréquens.
C'étaient des espèces de priviléges exclusifs qu'on exerçait par
soi-même ou par d'autres. Ils duraient un an ou même au-delà. On les
vendait et le produit en était distribué, par le gouverneur de la
colonie, aux officiers ou à leurs veuves et à leurs enfans, aux hôpitaux
ou aux missionnaires, à ceux qui s'étaient signalés par une belle action
ou par une entreprise utile, quelquefois enfin aux créatures du
commandant lui-même, qui vendait les permissions. L'argent qu'il ne
donnait pas ou qu'il voulait bien ne pas garder, était versé dans les
caisses publiques; mais il ne devait compte à personne de cette
administration.

«Elle eut des suites funestes. Plusieurs de ceux qui faisaient la traite
se fixaient parmi les Sauvages pour se soustraire aux associés dont ils
avaient négocié les marchandises. Un plus grand nombre encore allaient
s'établir chez les Anglais, où les profits étaient plus considérables.
Sur des lacs immenses, souvent agités de violentes tempêtes; parmi des
cascades qui rendent si dangereuse la navigation des fleuves les plus
larges du monde entier; sous le poids des canots, des vivres, des
marchandises qu'il fallait voiturer sur les épaules dans les portages,
où la rapidité, le peu de profondeur des eaux obligent de quitter les
rivières pour aller par terre; à travers tant de dangers et de fatigues
on perdait beaucoup de monde. Il en périssait dans les neiges ou dans
les glaces; par la faim ou par le fer de l'ennemi. Ceux qui rentraient
dans la colonie avec un bénéfice de six ou sept pour cent, ne lui
devenaient pas toujours plus utiles, soit parcequ'ils s'y livraient aux
plus grands excès, soit parceque leur exemple inspirait le dégoût des
travaux assidus. Leurs fortunes subitement amassées, disparaissaient
aussi vite: semblables à ces montagnes mouvantes qu'un tourbillon de
vent élève et détruit tout-à-coup dans les plaines sablonneuses de
l'Afrique. La plupart de ces coureurs, épuisés par les fatigues
excessives de leur avarice, par les débauches d'une vie errante et
libertine, traînaient dans l'indigence et dans l'opprobre une vieillesse
prématurée» (Raynal).

Ces congés qui étaient transportables tombèrent aussitôt dans le
commerce. Donnant permission d'importer jusqu'à la charge de plusieurs
canots de pelleteries, ils se revendaient ordinairement six cents écus.
Six hommes partaient avec mille écus de marchandises qu'on leur avait
fait payer quinze pour cent de plus que le cours du marché, et
revenaient avec 4 canots chargés de castors valant 8 mille écus. Après
avoir déduit 600 écus pour le congé, 1000 pour les marchandises 2560
pour le prêt à la grosse aventure ou 40 pour cent sur les 6400 restant
que le marchand chargeait pour ses avances, le résidu appartenait aux
coureurs de bois. Le marchand revendait ensuite le castor au bureau de
la compagnie à 25 pour cent de profit. Il est inutile de dire qu'avec un
pareil système et de pareils bénéfices, l'on devait finir par rebuter
les Sauvages qui en étaient les victimes, et perdre entièrement un
commerce où le vendeur primitif voyait sa marchandise rapporter après
qu'elle était sortie de ses mains, 700 pour cent de profit sans qu'elle
eût changé d'état.

Le monopole de la traite se bornait au castor en s'étendant quelquefois
à l'orignal depuis 1666. A partir de cette année, toutes les autres
pelleteries dont le commerce était considérable, restèrent libres ou
soumises momentanément, comme les produits agricoles et les
marchandises, à des lois et des règlemens coloniaux si vagues et si
éphémères qu'il règne dans leur histoire beaucoup d'obscurité. Les actes
publics et les jugemens des tribunaux renferment nombre de décrets sur
cette matière, desquels l'on peut conclure que le marchand canadien
refusa toujours de se soumettre au joug que voulait lui imposer
l'autorité locale. Il n'a supporté patiemment dans tous les temps que
son exclusion du commerce étranger et le monopole de l'exportation du
castor en France. Sur tout le reste, il est resté dans la jouissance
d'une grande liberté.

A venir jusqu'au traité de 1713, la plus grande partie de la traite de
l'Amérique septentrionale était entre les mains des Français. Par ce
traité ils perdirent entièrement celle de la baie d'Hudson; et la
Nouvelle-York qui, depuis le chevalier Andros, cherchait à leur enlever
aussi celle de l'Ouest sans beaucoup de succès, vit tout-à-coup ses
efforts couronnés des plus heureux résultats.

Nous avons déjà rapporté ailleurs comment M. Burnet, qui connaissait de
quel immense avantage serait pour la Grande-Bretagne la possession de ce
commerce, travailla à fermer aux Canadiens les contrées de l'Ouest, et
comment M. de Beauharnais l'avait prévenu. Voyons maintenant quel fut
l'effet des moyens qu'il employa pour parvenir à ce grand but, qui fut
constamment l'objet de sa sollicitude. Tout semblait favoriser la
Nouvelle-York, situation géographique plus rapprochée, population plus
nombreuse et plus commerçante, marchandises plus modiques. Ces trois
avantages étaient de la dernière importance, et le Canada ne se voyait
aucun moyen de les contrebalancer. Le prix des marchandises était
beaucoup plus élevé en France qu'en Angleterre de même que le fret et
l'assurance maritime. La différence était encore plus grande dans les
colonies. Aussi se faisait-il un commerce très étendu de contrebande
entre Montréal et Albany. Non seulement on tirait de cette dernière
ville les tissus de laine que l'on ne manufacturait pas en France, mais
on importait ouvertement de là tous les ans une quantité considérable
d'autres marchandises qui ne servaient point au négoce avec les
Sauvages. Dans une seule année le Canada reçut 900 pièces d'écarlatine
pour la traite, outre des mousselines, des indiennes, des tavelles, du
vermillon, etc. Que faisait alors l'industrie française? Que faisait la
compagnie des Indes? Elle en introduisait annuellement une douzaine de
cents pièces qu'elle tirait elle même de l'Angleterre; et elle défendait
à tout autre négociant d'en importer en Canada[89]. De sorte que le
manufacturier français était pour cet article comme exclus de nos
marchés. Le traitant anglais pouvait, dans cet état de choses, vendre
aux Indiens, comme il le faisait aussi, moitié moins cher que le
traitant français, faire le double de profit, et cependant payer encore
le castor trois chelings sterling la livre tandis que ce dernier n'en
pouvait donner que deux francs.

[Note 89: _Mémoire sur la traite de la Province de New-York inséré dans
l'histoire des cinq nations du Canada, par_ C. Colden.]

Quand M. Burnet prit les rênes de la Nouvelle-York, il vit du premier
coup d'oeil qu'en en fermant l'entrée aux Canadiens il rendrait leur
situation encore plus mauvaise, en les privant des objets qui leur
étaient absolument nécessaires pour leur négoce, et en leur enlevant un
marché pour leurs pelleteries, Albany où ils vendaient le castor le
double de ce que le payait la compagnie des Indes. En 1720, un acte fut
passé par la législature, par forme d'essai, prohibant pour trois ans
tout commerce avec le Canada; et en 1727, on s'empressa de le rendre
permanent. L'effet en fut aussi prompt que fatal pour ce pays. Les
tissus de laine qui s'étaient vendus jusque là £ 13 2 6 la pièce, à
Montréal, montèrent aussitôt à £25.

Burnet, marchant toujours vers son but, fit ouvrir à Oswégo, sur la rive
méridionale du lac Ontario, un comptoir pour attirer les Indiens;
c'était le complément nécessaire de l'acte législatif de 1720. Les
traitans français ne purent plus dès lors continuer la concurrence, et
le roi, quelques années après, fut obligé de prendre entre ses mains les
postes de Frontenac, Toronto et Niagara, et de donner les marchandises à
perte pour conserver avec la traite des pelleteries l'alliance des
Indigènes; car la traite était encore plus essentielle pour la sûreté
des possessions françaises et le succès de leur politique que pour leur
prospérité commerciale.

C'est en 1727, pendant que la Nouvelle-York excluait le Canada de ses
marchés, que le roi de France donnait un édit semblable pour ses
colonies. Depuis bien des années, il recommandait de défendre sévèrement
toute relation entre elles et l'étranger, et depuis la dernière guerre
surtout ses ordres étaient devenus plus fréquens et plus impératifs.[90]
Rien ne prouve mieux combien les intérêts les plus chers des colonies
sont quelquefois sacrifiés à cette législation qui courbe sous le même
niveau et le Canada et l'Archipel du Mexique, et l'Amérique et l'Asie,
sans tenir compte de la différence des circonstances et du mal fait aux
uns ou aux autres, pourvu que le résultat général réponde au calcul de
la métropole.

[Note 90: Documens de Paris.]

Presque tous les autres postes de traite devinrent dès lors privilégiés;
c'est-à-dire que ceux qui les obtenaient y faisaient la traite
exclusivement. Ces postes se donnaient, se vendaient ou s'affermaient,
et dans ces trois cas le commerce souffrait également de leur régie; ils
étaient loués communément pour trois ans, et le fermier ou possesseur
voulait dans ce court espace de temps faire une fortune rapide et
considérable; le moyen qu'il employait pour y réussir était de vendre le
plus cher possible les marchandises qu'il y portait, et d'acheter de
même les pelleteries au plus bas prix, dut-il tromper les Sauvages après
les avoir enivrés. En 1754, on avait dans le poste de la mer d'Ouest une
peau de castor pour quatre grains de poivre, et on a retiré jusqu'à huit
cents francs d'une livre de vermillon! Voilà comment se conduisait la
traite dans les dernières années du régime français. Il paraissait
évident à tout le monde que ce commerce allait être complètement et
rapidement frappé de mort, si on ne réussissait à rejeter les colons
anglais en dehors des vallées du St.-Laurent et du Mississipi; et déjà
même il était trop tard, dans l'opinion de bien des gens, pour
entreprendre cette tâche; ils disaient que l'on aurait dû avoir élevé
des digues avant le débordement. Personne néanmoins ne soupçonnait alors
que la partie que la France et la Grande-Bretagne jouaient ensemble sur
ce continent fût si près de sa fin qu'elle l'était déjà.

Nous nous sommes étendu sur la traite des pelleteries, parce que des
motifs de politique et de sécurité nationale s'y trouvaient étroitement
liés; c'était l'objet, l'agent actif qui perpétuait l'alliance avec les
Indigènes, dont nous avons plus d'une fois signalé les avantages et même
la nécessité. Elle méritait donc une grande place. Quant aux autres
branches du négoce qui ont été cultivées dans ce pays, il ne sera pas
nécessaire de nous y arrêter si longtemps, mais nous n'en oublierons
aucune un peu importante, car le commerce ne peut nous être indifférent;
il forme avec l'agriculture la grande occupation de toutes les classes
des populations américaines, depuis le citoyen le plus opulent jusqu'au
citoyen le plus humble.

Après la traite des fourrures venait la pêche. Celle de la morue et de
la baleine resta presque toute entière entre les mains des Européens; de
tout temps peu de Canadiens s'y livrèrent. Ceux-ci s'adonnèrent plus
spécialement à celle du loup-marin et du marsouin qui fournissaient
d'excellentes huiles pour les manufactures et l'éclairage; sept ou huit
loup-marins donnaient une barrique d'huile; les peaux servaient à
différens usages. Cette pêche se faisait dans le fleuve et le golfe
St.-Laurent et sur la côte du Labrador, où le gouvernement affermait à
des particuliers pour un certain nombre d'années des portions de grève,
des îles ou des côtes[91]. Il fut établi jusqu'à 14 pêches au marsouin
en bas de Québec en 1722 (Documens de Paris). L'on exportait dans les
dernières années une grande quantité d'huile en France, ainsi que des
salaisons de harengs et d'autres poissons. Les bois auraient dû former
aussi un objet fort considérable, mais ce commerce ne prit jamais un
grand développement, et quoique la construction des navires fût
encouragée par le roi, on n'en faisait qu'un petit nombre. Louis XV
offrit une gratification de 500 francs par vaisseau de 200 tonneaux; 150
francs par bateau de 30 à 60 tonneaux, vendus en France ou dans les Iles
(Documens de Paris), et il fit établir des ateliers de construction à
Québec, garnis des ouvriers nécessaires pour bâtir des bâtimens pour sa
marine.

[Note 91: Il afferma la baie des Esquimaux à la veuve Fournel en 1749,
le Labrador à M. d'Aillebout en 1753.]

L'on reprochait aux navires canadiens de coûter beaucoup plus que ceux
qui étaient faits en France, et de durer moins longtemps, attendu que le
chêne dont on se servait était tiré des lieux bas et humides, et
qu'après avoir été coupé l'hiver, on le mettait l'été suivant à l'eau
pour le descendre à Québec, pratique qui en altérait la bonté. Quoiqu'il
en soit, la construction était tellement négligée, que, suivant un
rapport fait au ministre, les Anglais fournissaient une partie des
bâtimens employés même à la navigation intérieure du pays, non pas parce
que leur bois était meilleur, ou leurs bâtimens mieux construits, mais
parce qu'ils les donnaient à meilleur marché. Talon avait vainement
introduit la culture des chanvres et ouvert des chantiers pour la
préparation des bois de construction. On ne sait, dit Raynal, par quelle
fatalité tant de richesses furent longtemps négligées ou méprisées.

La cupidité chez les uns et une fatale insouciance chez les autres font
tomber aujourd'hui encore dans les mêmes fautes. On ne fabrique ni
toiles, ni goudron, et nos bois, par un mauvais choix et une mauvaise
préparation surtout le chêne, ont de la peine à supporter la concurrence
avec ceux de la Baltique sur les marchés de notre métropole, même avec
les droits qui les protègent.

L'exploitation des mines de fer ne fut commencée aux Trois-Rivières que
vers 1737. Elle fut d'abord dirigée d'une manière peu judicieuse. En
1739 les nouveaux fermiers étendirent et perfectionnèrent les travaux,
et produisirent assez de ce métal, plus précieux que l'or, pour la
consommation intérieure. Il en fut même exporté quelques échantillons
qui furent trouvés d'une qualité supérieure. Cette forge est encore en
opération.

Dès le temps de Cartier les rives du lac Supérieur étaient célèbres
parmi les nations indigènes pour leurs mines de cuivre. Les Sauvages en
montrèrent des morceaux à ce voyageur. Les rapports des Français qui
découvrirent ce lac confirmèrent ensuite ceux des Sauvages. En 1738, le
roi envoya deux mineurs allemands nommés Forster pour ouvrir celle de
Chagouïa-mi-gong[92]. Cette entreprise fut ensuite abandonnée. Les
lettres du roi qui adressent ces deux étrangers à l'intendant du Canada,
contiennent des recommandations singulières sur la manière dont ils
doivent être traités. Après les pelleteries, après le poisson et les
huiles, les céréales formaient l'article d'exportation le plus
important; il l'était plus que le bois. Une partie était consommée dans
le pays même par les troupes et l'autre exportée. Il en sortait dans les
bonnes années environ 80,000 minots en farines et en biscuits[93]. Le
Canada en produisit en 1734 738,000 minots, outre 5,000 de maïs, 63,000
de pois, et 3,400 d'orge. La population était alors de 37,000
habitans[94].

[Note 92: Régistre de l'intendant.]

[Note 93: Mémoire attribué à M. Hocquart: _Collection de la Société
littéraire et historique de Québec_.]

[Note 94: Recensement: Documens de Paris.]

Une plante célèbre découverte par le Jésuite Lafitau dans nos forêts en
1718, vint enrichir un instant le pays d'un nouvel objet d'exportation.
Le jin-seng que les Chinois tiraient à grands frais du nord de l'Asie,
fut porté des bords du St.-Laurent à Canton. Il fut trouvé excellent et
vendu très cher; de sorte que bientôt une livre qui ne valait à Québec
que 2 francs y monta jusqu'à vingt-cinq. Il en fut exporté en 1752 pour
500 mille francs. Le haut prix que cette racine avait atteint excita une
aveugle cupidité. On la cueillit au mois de mai au lieu du mois de
septembre, et on la fit sécher au four au lieu de la faire sécher
lentement et à l'ombre; elle ne valut plus rien aux yeux des Chinois,
qui cessèrent d'en acheter. Ainsi un commerce qui promettait de devenir
une source de richesse, tomba et s'éteignit complètement en peu
d'années.

Québec était le grand entrepôt du Canada.

Il envoyait annuellement 5 ou 6 bâtimens à la pêche du loup-marin, et à
peu près un pareil nombre dans les Iles et à Louisbourg chargés de
farine, lesquels revenaient avec des cargaisons de charbon, de rum, de
mêlasse, de café et de sucre. Il recevait de France une trentaine de
navires formant environ 9,000 tonneaux.

Dans les temps les plus florissans, les exportations du Canada ne
dépassèrent pas 2,000,000 livres en pelleteries, dont 800,000 en castor,
250,000 livres en huile de loup-marin et de marsouin; une pareille somme
en farine ou pois, et 150,000 livres en bois de toutes les espèces. Ces
objets pouvaient former chaque année 2,650,000 livres. Si l'on ajoute à
cela une somme de 600,000 livres pour les divers autres produits et le
jin-seng au moment de sa plus grande vogue, on aura un total de 3
millions 250 mille livres.

L'auteur des «Considérations sur l'état du Canada pendant la guerre de
1755»[95], évaluait alors le montant des exportations à environ 2
millions et demi, et celui des importations à huit millions de
vente[96]. Comment cet immense déficit entre l'importation et
l'exportation était-il comblé? Par les dépenses que le roi faisait dans
la colonie, et qui ont été de tout temps nécessaires pour rétablir la
balance du commerce. Elles augmentaient prodigieusement dans les temps
de guerre, d'où il s'ensuit qu'avant celle des Sept ans, les
importations avaient dû rester bien au-dessous de la somme de
huit-millions. Ainsi on peut les fixer en trouvant le chiffre des
dépenses annuelles du gouvernement, et comme l'on sait qu'en 1749, ces
dépenses n'excédèrent pas 1 million 700 mille livres, l'importation de
cette année dut être d'environ 4 millions 200 mille livres.

[Note 95: _Collection de la Société littéraire et historique_.]

[Note 96: L'histoire de M. Smith contient un état (V. appendice C.) des
exportations et des importations de ce pays dont les chiffres diffèrent
essentiellement de ceux de l'auteur des Considérations.]

L'importation se composait de vins, d'eaux-de-vie, d'épiceries, de
marchandises sèches de toute espèce dont une bonne partie de luxe, car
le luxe était grand en Canada comparativement à sa richesse, de
quincailleries, de poteries, de verreries, etc., etc.

Il ne faut pas croire néanmoins que cette augmentation rapide de
l'importation fût profitable aux négocians. Le temps qu'elle a signalé
fut celui d'une dépression générale et de la ruine d'un grand nombre
parmi eux. Le roi faisait venir une partie des marchandises nécessaires
pour le service militaire, et le reste était acheté à Québec et à
Montréal. Mais ces achats ne se faisaient pas en droiture chez le
négociant ou par soumission au rabais. Les fonctionnaires qui avaient
l'administration des fournitures et la comptabilité, s'étaient
secrètement associés ensemble, comme nous le dirons ailleurs, et
spéculaient sur le roi et sur le commerce. Sachant d'avance ce que le
service demandait, «la grande compagnie», c'est ainsi que l'on nommait
cette société occulte, faisait ses achats avant que le public eût
connaissance des besoins de ce service; et comme ces achats étaient
considérables, elle payait souvent 15 à 20 au-dessous du cours, et
ensuite après avoir accaparé les marchandises, elle les revendait au roi
à 25, 80, et jusqu'à 150 pour cent de profit.

Il est facile de concevoir par ce qui précède que le commerce Canadien
étant peu étendu, ses ressources à peine utilisées, le manque de
récoltes, les irruptions des Sauvages, les guerres devaient le jeter
continuellement dans des perturbations profondes et rendre le prix des
marchandises excessif. C'est ce qui engagea la France, malgré la
répugnance naturelle des métropoles à permettre l'établissement des
manufactures dans leurs colonies, à autoriser en Canada la fabrique des
toiles et des étoffes grossières, par une lettre (1716) dont on ne doit
pas omettre de donner ici la substance d'après Charlevoix, lettre qui
tout en déclarant avec franchise qu'il ne doit pas y avoir de
manufactures en Amérique, parcequ'elles nuiraient à celles de France,
permettait d'en établir quelques unes pour le soulagement des pauvres.

Le ministre écrivit donc que le roi était charmé d'apprendre que ses
sujets du Canada reconnussent enfin la faute qu'ils avaient faite, en
s'attachant au seul commerce des pelleteries, et qu'ils s'adonnassent
sérieusement à la culture de leurs terres, particulièrement à y semer du
chanvre et du lin: que Sa Majesté espérait qu'ils parviendraient bientôt
à construire des vaisseaux à meilleur marché qu'en France, et à faire de
bons établissemens pour la pêche: qu'on ne pouvait trop les y exciter,
ni leur en faciliter les moyens; mais qu'il ne convenait pas au royaume
que les manufactures fussent en Amérique, parceque cela ne se pouvait
pas permettre, sans causer quelque préjudice à celles de France, que
néanmoins elle ne défendait pas absolument qu'il ne s'y en établit
quelques unes pour le soulagement des pauvres.

En peu de temps il se monta des métiers pour les étoffes de fil et de
laine dans toutes les chaumières et jusque dans le manoir du seigneur;
et depuis cette époque la population des campagnes a eu en abondance des
vêtemens propres à ses travaux et à toutes les saisons. L'usage s'en est
conservé et s'en répand aujourd'hui jusque dans les établissemens
anglais.

C'est vers 1746, pendant les hostilités avec la Grande-Bretagne, que la
rareté de cet article fit songer à fabriquer du sel en Canada. La guerre
y avait déjà fait naître plusieurs industries utiles. Le gouvernement
chargea M. Perthuis d'établir des salines à Kamouraska; mais cette
entreprise, qui aurait pu être si avantageuse pour les pêcheries de
Terreneuve et du golfe St.-Laurent, ne fut point continuée; on ne sait
au juste à quelle époque elle tomba. Il paraît qu'on avait déjà fait du
sel autrefois dans le pays et que l'on avait très bien réussi[97].

[Note 97: M. Denis, a French gentleman, says that «excellent salt has
formerly been made in Canada, even as good as that of Brouage, but that
after the experiment had been made, the salt pits dug for that purpose
had been filled up to the great prejudice and discredit of the colony.»
_Natural & civil History of the French Dominions in North & South
America_.]

L'année précédente (janvier 1745) avait été témoin d'une grande et utile
amélioration, l'introduction des postes et des messageries pour le
transport des lettres et des voyageurs. M. Begon, intendant, accorda à
M. Lanouillier le privilége de les tenir pendant 20 années entre Québec
et Montréal, lui imposant en même temps un tarif de charges gradué sur
les distances. Le pays n'avait pas encore eu d'institutions postales, il
n'a pas cessé d'en jouir depuis.

Nous avons dit que Québec était l'entrepôt général du commerce. Les
Normands étant les premiers qui aient établi ce commerce en fondant la
colonie, les embarquemens s'étaient faits d'abord au Havre-de-Grace ou à
Dieppe. Dans la suite la Rochelle se substitua graduellement à ces
ports, et avant la fin du siècle, elle fournissait déjà toutes les
marchandises nécessaires à la consommation du pays et à la traite avec
les Indiens. Il venait aussi des vaisseaux de Bordeaux et de Bayonne
avec des vins, des eaux-de-vie et du tabac.

Une partie de ces vaisseaux prenaient en retour des chargemens de
pelleteries, de grains et de bois. Quelques uns allaient au Cap-Breton
prendre du charbon de terre pour la Martinique et la Guadeloupe, où il
s'en consommait beaucoup dans les raffineries de sucre. Les autres s'en
retournaient sur lest en France ou seulement aux Iles du golfe
St.-Laurent, où ils se chargeaient de morue à Plaisance ou dans les
autres pêcheries de ces parages. Plusieurs marchands de Québec étaient
déjà assez riches du temps de la Hontan pour avoir plusieurs vaisseaux
sur la mer.

Il était d'usage alors de ne partir de l'Europe pour l'Amérique qu'à la
fin d'avril ou au commencement de mai. Dès que les marchandises étaient
débarquées à Québec, les marchands des autres villes arrivaient en foule
pour faire leurs achats, qui étaient embarqués sur des barges et dirigés
vers les Trois-Rivières et Montréal. S'ils payaient en pelleteries, on
leur vendait à meilleur marché que s'ils soldaient en argent ou en
lettres de changes, parce qu'il y avait un profit considérable à faire
sur cet article en France. Une partie des achats se payait ordinairement
en cette marchandise, que le détailleur recevait des habitans ou des
Sauvages. Montréal et les Trois-Rivières dépendaient de Québec, dont les
marchands avaient sur ces places un grand nombre de magasins conduits
par des associés ou des commis. Les habitans venaient faire leurs
emplettes dans les villes deux fois par année; et telles étaient alors
la lenteur et la difficulté des communications, que les marchandises se
sont vendues longtemps jusqu'à 50 pour cent de plus à Montréal qu'à
Québec.

A l'exception des vins et des eaux-de-vie qui payaient déjà un droit de
10 pour cent, et du tabac du Brésil grevé de 5 sous par livre; aucun
autre article ne fut imposé par la France en Canada avant la quatrième
guerre avec les Anglais, c'est-à-dire en 1748. Alors Louis XV établit
par un édit un tarif général qui frappa d'un droit de 3 pour cent toutes
les marchandises entrantes ou sortantes. Il y fut fait cependant des
exceptions importantes en faveur de l'agriculture, de la pêche et du
commerce des bois. Ainsi le blé, la farine, le biscuit, les pois, les
fèves, le maïs, l'avoine, les légumes, le boeuf et le lard salés, les
graisses, le beurre, etc., furent laissés libres à la sortie; les
denrées et marchandises nécessaires à la traite et à la pêche dans le
fleuve St.-Laurent, à l'entrée et à la sortie; les cordages et le sel à
l'entrée; les chevaux, les vaisseaux construits en Canada, le bardeau,
le bois de chêne pour la construction des navires, les mâtures, le
merrain, les planches et les madriers de toute espèce, le chanvre et le
hareng salé, à la sortie. Ces exceptions étaient comme l'on voit très
étendues et toutes dans l'intérêt de l'agriculture et des industries
mentionnées plus haut. Sur les représentations des habitans, le roi
décida encore que ce tarif n'aurait d'effet qu'après la guerre.

Ainsi de 1666 aux dernières années de la domination française en
Amérique, les marchandises et les produits agricoles ne payèrent aucun
droit d'entrée et de sortie ni en Canada, ni en France, excepté les
vins, eaux-de-vie, guildives et le tabac du Brésil. Les restrictions du
commerce canadien étaient seulement relatives aux rapports avec
l'étranger toujours sévèrement défendus, et à la traite du castor;
encore l'exclusion touchant celle-ci n'était-elle que pour l'exportation
en France, car dans la colonie le marchand pouvait acheter cette
pelleterie du Sauvage pour la revendre ensuite, au taux fixé par le
gouvernement, au comptoir de la compagnie.

Après 1753, époque de la mise en force de la loi d'impôt dont l'on vient
de parler, la guildive paya 24 livres la barrique, le vin 12, les
eaux-de-vie 24 la velte. Il paraît que le tarif pour les marchandises
sèches n'était pas exact, et que certains articles payaient plus et
d'autres moins, proportion gardée avec les 3 pour cent qu'on avait voulu
imposer.

Les droits d'entrée et de sortie produisaient dans les temps ordinaires
environ 300 mille livres[98]. La disposition de la loi de l'impôt
relative à l'obligation de payer les droits au comptant, gêna le
marchand sans avantage pour la chose publique; elle porta un grave
préjudice au commerce. Dans ce pays où l'on est obligé à cause de
l'hiver de faire de grands amas de marchandises qui restent invendues
sur les tablettes une partie de l'année, cette loi était plus
qu'injudicieuse; elle le greva d'une nouvelle charge que le consommateur
dût payer, car l'on sait que la marchandise supporte non seulement les
frais qu'elle occasionne, mais encore la demeure ou l'intérêt de
l'argent qu'elle coûte.

[Note 98: Considérations sur l'état du Canada.]

Le numéraire, ce nerf du trafic, manquait presque totalement dans les
commencemens de la colonie. Le peu qui y était apporté par les émigrans
ou autres, en ressortait presqu'aussitôt, parce que le pays produisait
peu et n'exportait encore rien. Les changemens fréquens que l'on fit
plus tard dans le cours de l'argent, n'eurent d'autre effet que de faire
languir le commerce qui naissait à peine. L'on sait qu'il n'y a aucune
question sur laquelle il soit plus facile de se tromper, que sur la
question des monnaies. Le besoin s'en faisait vivement sentir dans les
îles françaises du golfe du Mexique. La compagnie des Indes occidentales
obtint la permission du roi d'y faire passer en 1670 pour 100 mille
francs de petites espèces marquées à un coin particulier; et deux ans
après il fut ordonné que cette monnaie ainsi que celle de France, aurait
cours dans toutes les possessions françaises du Nouveau-Monde en y
ajoutant un quart en sus. Malgré cette addition de 25 pour cent qui
était, il est vrai, loin d'être exorbitante pour couvrir la différence
du change entre Paris et Québec, à cette époque où le Canada exportait
encore si peu, les espèces ne cherchèrent qu'à sortir du pays. C'est le
commerce et non le souverain qui règle la valeur de l'argent; le prix
des marchandises monte ou baisse avec elle. L'expédient ne répondit
point aux avantages qu'on s'en était promis. Le gouvernement eut alors
recours à un papier qu'il substitua aux espèces, pour payer les troupes
et les dépenses publiques. Ce fut là une décision des plus funestes pour
notre commerce en ce qu'elle le priva d'un numéraire dont il avait
besoin. Les premières émissions se firent après 1689. Le papier conserva
son crédit quelques années, et les marchands le préféraient aux espèces
sonnantes; mais le trésor, dans les embarras de la guerre de la
succession d'Espagne, n'ayant pu payer les lettres de change tirées sur
lui par la colonie, ce papier tomba dans le discrédit et troubla
profondément toutes les affaires. Les habitans, réduits au désespoir,
firent dire au roi qu'ils consentiraient volontiers à en perdre une
moitié si Sa Majesté voulait bien leur faire payer l'autre. Ce papier ne
fut liquidé qu'en 1720 et avec perte de cinq huitièmes. Louis XV, se vit
condamné à traiter avec ses pauvres sujets canadiens comme un
spéculateur malheureux; car c'était une véritable banqueroute, pronostic
obscur de celle de 1758, qui devait peser si lourdement sur ce pays, et
de cette autre si fameuse, celle qui compléta le grand naufrage de la
monarchie en 1793.

La monnaie de carte fut abolie en 1717, et le numéraire circula seul
avec sa valeur intrinsèque et sans augmentation de quart. L'on tombait
d'un extrême dans l'autre; car le numéraire étant frappé en France, le
coût et les risques du transport de cette monnaie, etc., devaient
nécessairement en augmenter la valeur; cependant le mal était moins
grand qu'en le fixant trop haut; il dut prendre sa place dans l'échelle
comme une marchandise, et tel qu'il doit être considéré dans un bon
système monétaire.

L'usage exclusif de l'argent ne dura pas longtemps. Le commerce demanda
le premier le rétablissement du papier-monnaie plus facile de transport
que les espèces. L'on revint aux cartes avec les mêmes multiples et les
mêmes divisions. Ces cartes portaient l'empreinte des armes de France et
de Navarre, et étaient signées par le gouverneur, l'intendant et le
contrôleur; il y en avait de 1, 3, 6, 12 et 24 livres; de 7, 10 et 15
sous, et même de 6 deniers; leurs valeurs réunies n'excédaient pas un
million. «Lorsque cette somme ne suffisait pas, dit Raynal, pour les
besoins publics, on y suppléait par des ordonnances signées du seul
intendant, première faute; et non limitées pour le nombre, abus encore
plus criant. Les moindres étaient de 20 sous, et les plus considérables
de cent livres. Ces différens papiers circulaient dans la colonie; ils y
remplissaient les fonctions d'argent jusqu'au mois d'octobre. C'était la
saison la plus reculée où les vaisseaux dussent partir du Canada. Alors
on convertissait tous ces papiers en lettres de change qui devaient être
acquittées en France par le gouvernement. Mais la quantité s'en était
tellement accrue, qu'en 1743 le trésor du prince n'y pouvait plus
suffire, et qu'il fallut en éloigner le paiement. Une guerre malheureuse
qui survint deux ans après en grossit le nombre, au point qu'elles
furent décriées. Bientôt les marchandises montèrent hors de prix, et
comme à raison des dépenses énormes de la guerre, le grand consommateur
était le roi, ce fut lui seul qui supporta le discrédit du papier et le
préjudice de la cherté. Le ministère, en 1659, fut forcé de suspendre le
paiement des lettres de change jusqu'à ce qu'on en eût démêlé la source
et la valeur réelle. La masse en était effrayante.

«Les dépenses annuelles du gouvernement pour le Canada, qui ne passaient
pas 400 mille francs en 1729, et qui, avant 1749, ne s'étaient jamais
élevées au-dessus de dix-sept cents mille livres, n'eurent plus de
bornes après cette époque.» Mais n'anticipons pas sur l'ordre du temps.

Dans ce système monétaire, le Canada n'était détenteur d'aucune sécurité
réelle. La monnaie est ordinairement un signe qui représente une valeur
réelle et qui a lui-même une valeur intrinsèque. En Canada elle était le
signe du signe. On n'y voyait d'espèces que celles qu'apportaient les
troupes et les officiers des vaisseaux, ou la contrebande avec les
colonies anglaises; et elles étaient aussitôt enlevées pour faire de la
vaisselle, être renfermées dans les coffres ou envoyées dans les Iles.
La monnaie de cartes était préférée aux ordonnances parce que la valeur
des premières était toujours payée toute entière en lettres de change
avant les secondes, de sorte que si les dépenses du gouvernement
excédaient le montant de l'exercice de la colonie, l'excédant était
soldé en ordonnances retirées ensuite par ces cartes pour lesquelles il
ne pouvait sortir néanmoins de lettres de change que l'année suivante;
on appelait cela faire la réduction. «Dans le courant de 1754, au lieu
de faire une réduction qui eut été trop forte, on délivra des lettres de
change pour la valeur entière des papiers portés au trésor, mais
payables seulement, partie en 1754, partie en 1755 et partie en 1756.
Alors les cartes furent confondues avec les ordonnances; on ne donna pas
pour leur valeur des lettres de change à plus court terme. Il est même à
présumer qu'on a cherché à anéantir cette monnaie, le trésorier ne s'en
servant plus dans les paiemens. Cette opération qui n'occasionnait
qu'environ 6 pour cent de différence sur les paiemens ordinaires, fit
augmenter les marchandises de 15 à 20 pour cent et la main d'oeuvre à
proportion.

«Les espèces, poursuit l'auteur que nous citons ici, qui sont venues
avec les troupes de France, ont produit un mauvais effet. Le roi en a
perdu une partie dans les vaisseaux le Lys et l'Alcide; elles ont
décrédité le papier; la guerre n'était pas encore déclarée lorsqu'elles
parurent en Canada, et on croyait avec raison que les lettres de change
continueraient à être tirées pour le terme de trois ans; les négocians
donnèrent donc leurs marchandises à 16 et 20 pour cent meilleur marché
en espèces; on trouvait sept francs de papier pour un écu de six francs.
Dès que la déclaration de la guerre a été publiée, cet avantage a
diminué; les négocians n'ont pas osé faire des retours en espèces; il en
a passé quelques parties à Gaspé; le reste est entre les mains de gens
qui ne font point de remises en France; ils aiment mieux perdre quelque
chose, et le garder dans leurs coffres en effets plus réels que des
cartes et des ordonnances; en conséquence ces papiers ont circulé
presque seuls dans le commerce; ils ont été portés au trésor, et ont
augmenté les lettres de change qu'on a tirées» sur le gouvernement à
Paris.

Tel fut le commerce canadien sous le règne français, assujetti d'un côté
aux entraves dérivant de la dépendance coloniale et jouissant de l'autre
de la plus grande liberté, exclu des marchés étrangers et affranchi en
général de tout droit et de toute taxe avec la mère patrie, enfin
déclaré libre et permis à tout le monde, et soumis en plusieurs
circonstances à toutes sortes de vexations et de monopoles. Si le
commerce et l'industrie eussent fleuri en France, si les vaisseaux de
cette nation eussent couvert les mers comme ceux de la Grande-Bretagne,
nul doute qu'avec la liberté dont jouissait le marchand canadien, et qui
était large pour le temps, il ne fût parvenu à une grande prospérité.
Mais que pouvait faire le Canada, exclu du commerce étranger, avec une
métropole presque sans marine et sans industrie, et dont le gouvernement
était en pleine décadence. Que pouvait faire le Canada, malgré la
liberté dont on voulait le faire jouir? Ne pouvant atteindre à une
honnête prospérité, ni trouver dans ses efforts une récompense légitime
et honorable, il tourna les yeux vers une carrière où le génie martial
des Français s'élance toujours avec joie, vers une carrière où l'honneur
est toujours au delà du danger, et non le bonnet vert de la banqueroute
mercantile. Le Canadien, inspiré par son gouvernement trop pauvre pour
le faire protéger par l'armée régulière, prit le fusil, devint soldat et
contracta ce goût pour les armes qui nuisit tant dans la suite au
développement et au progrès du pays. Ou eut beau déclarer que le
commerce était libre et permis à tout le monde, que les chefs ne
sauraient être trop attentifs à favoriser tous les établissemens qui
peuvent concourir à son bien et à son avantage[99], peu de personnes s'y
livraient, et il languissait.

[Note 99: Instructions des rois aux gouverneurs.]

Il est une autre pratique tenant à l'organisation du gouvernement de la
colonie, qui lui fut aussi très préjudiciable par l'excès qu'on en fit.
C'était la permission donnée aux employés publics, quelquefois du plus
haut rang, et aux magistrats de faire le commerce même avec le roi dont
ils étaient les serviteurs, afin de se refaire de l'insuffisance
reconnue de leurs appointemens[100]. La plupart des gouverneurs généraux
et particuliers participèrent aux profits de la traite[101]. Tout le
monde commerçait, les religieux comme les militaires, comme les laïcs.
Le Séminaire trafiquait avec la Nouvelle-York et avait un vaisseau en
mer. (Dépêche de M. de Beauharnais 1741. Mémoire du Séminaire). Les
Jésuites tenaient comptoir ouvert au Sault-St.-Louis sous le nom de deux
demoiselles Desauniers. (Lettre de M. Bigot au ministre 1750). Cet usage
avait pris naissance avec la colonie, fondée par une compagnie de
marchands, et gouvernée longtemps par des marchands qui conduisaient à
la fois les affaires publiques et leur négoce. Il fut malheureusement
toléré jusqu'aux derniers jours du régime français, et ouvrit la porte
aux plus funestes et aux plus criminels abus, qui atteignirent leur
dernier terme dans la guerre de 1755. Ces employés, l'intendant Bigot à
leur tête, parvinrent à cette époque de crise, où le temps ne permettait
point de porter un remède aux maux de l'intérieur, à accaparer toute la
fourniture du roi, qui s'éleva jusqu'à plus de 15 millions à la fin de
la guerre[102]. Par un système d'association habilement ménagé, ils
achetaient ou vendaient, comme nous l'avons exposé tout à l'heure, tout
ce que le gouvernement voulait vendre ou acheter. Agissant eux-mêmes
pour le roi, il est facile de concevoir que les articles du marchand qui
n'était pas dans leur alliance, n'étaient jamais admis. La liberté et la
concurrence si nécessaires à l'activité du commerce furent détruites,
ainsi que l'équilibre des prix que l'association dont il s'agit fit
monter à un degré exorbitant, malgré l'abondance des denrées et des
marchandises, au point que cette cherté factice devint une cause de
disette réelle.

[Note 100: Affaires du Canada: Mémoires de Bigot.]

[Note 101: Document de Paris.]

[Note 102: «Si on calculait toutes les marchandises qui sont achetées à
Québec, à Montréal et dans les forts pour le compte du roi, on
trouverait peut-être le double de ce qu'il en est entré dans la
colonie». _Dépêche de M. Bigot au ministre_ 1759.]

Le vice du système ne s'était pas encore manifesté d'une manière si
hideuse; mais il avait dû produire dans tous les temps un grand mal, et
causer un découragement fatal au négociant industrieux qui ne pouvait
lutter avec des hommes placés dans de meilleures conditions que lui.
Cela n'est pas une exagération, «car, selon le Mémoire de Bigot accusé
dans l'affaire du Canada, c'est le roi qui faisait les plus grandes
consommations dans les colonies; et par conséquent, c'est vis-à-vis de
lui principalement qu'on pouvait faire un commerce d'une certaine
importance, et qui pût en le rendant florissant, y attirer des
Européens.» C'est ce qu'écrivait l'intendant au ministre dans sa lettre
du 1 novembre 1752. «Le Canada est de toutes les colonies celle où l'on
fait le commerce le plus solide. Il n'est cependant fondé pour la plus
grande partie que sur les dépenses immenses que le roi y fait».

Un pareil système devait, surtout aux époques de guerre, ruiner par les
accaparemens tous les marchands qui n'étaient pas dans le monopole; et
si ce résultat n'arriva que dans la guerre de la conquête, c'est que
l'honneur et l'intégrité avaient en général régné jusque là parmi les
fonctionnaires publics.

Le commerce canadien, excepté la traite des pelleteries et le système
monétaire, fut l'objet de peu de lois et de règlemens faits pour en
favoriser ou en régler le développement d'une manière particulière et
spéciale à venir jusqu'au 18e. siècle. A cette époque on commença à
législater sur cette matière. Outre les lois qui concernent la liberté
du trafic dont nous avons parlé plus haut, et les arrêts du conseil
supérieur et de l'intendant qui avaient plus immédiatement rapport à sa
police ou à des cas particuliers, d'autres lois ont été promulguées en
différens temps dont l'on doit dire quelque chose par l'influence
qu'elles ont dû exercer.

La première est le règlement relatif aux siéges d'amirauté qui furent
établis dans toutes les colonies françaises en 1717.

Cette institution fut revêtue de deux caractères, l'un judiciaire et
l'autre administratif, que se partagent aujourd'hui la cour de
l'amirauté et la douane. Comme tribunal, la connaissance de toutes les
causes maritimes qui durent être jugées suivant l'ordonnance de 1681 et
les autres règlemens en vigueur touchant la marine, lui fut déférée.
Comme administration, elle eut la visite des vaisseaux arrivans ou
partans, et le pouvoir exclusif de donner des congés à tous ceux qui
faisaient voile pour la France, pour les autres colonies ou pour quelque
port de l'intérieur. Ces congés étaient des passavans, et chaque
vaisseau était tenu d'en prendre un à son départ et de le faire
enregistrer au greffe de l'amirauté. Les bâtimens employés au cabotage
de la province, n'étaient obligés que d'en prendre un par an. Il fallait
en outre le consentement du gouverneur aux congés pour la pêche ou pour
les navires qui menaient des passagers en France.

La seconde fut l'arrêt de la même année qui établit une bourse à Québec
et une autre à Montréal, et permit aux négocians de s'y assembler tous
les jours afin de traiter de leurs affaires mercantiles. Cela était
demandé depuis longtemps par le commerce, auquel l'on accorda aussi la
nomination d'un agent ou syndic pour exposer, lorsqu'il le jugerait
convenable, ses voeux ou pour défendre ses intérêts auprès du
gouvernement.

Cet agent commercial remplaça probablement le syndic des habitations,
dont l'on n'entendait plus parler, et dont les fonctions étaient
peut-être déjà tombées en désuétude.

Quant aux lois de commerce proprement dites, il y eut cela de singulier
qu'il n'en fut promulgué aucune d'une manière formelle. Les tribunaux
suivirent l'ordonnance du commerce ou le code Michaud[103], qui était la
loi générale du royaume, ainsi que les y autorisaient les décrets qui
les constituaient. Le Canada n'a vu jusqu'à ce jour inaugurer dans son
sein par l'autorité législative locale, aucun code commercial
particulier. A défaut de lois à cet égard, l'ordonnance du commerce fut
introduite en vertu d'une disposition générale de l'édit de création du
conseil souverain en 1663; et cette ordonnance devint par le fait et la
coutume loi du pays. Le code anglais a été introduit de la même manière
par un décret de la métropole.

[Note 103; J. F. Perrault:--_Extraits ou précédens de la Prévôté de
Québec, 1824._]

Nous ne croyons pas devoir omettre de mentionner ici une décision du
gouvernement français qui lui fait le plus grand honneur. C'est celle
relative à l'exclusion des esclaves du Canada, cette colonie que Louis
XIV aimait par dessus toutes les autres à cause du caractère belliqueux
de ses habitans, qu'il voulait former à l'image de la France, couvrir
d'une brave noblesse et d'une population vraiment nationale, catholique,
française, sans mélange de race. Dès 1688, il fut proposé d'y introduire
des nègres. Cette proposition ne rencontra aucun appui dans le
ministère, qui se contenta de répondre qu'il craignait que le changement
de climat ne les fît périr, et que le projet serait dès lors
inutile[104]. C'était assez pour faire échouer une entreprise qui aurait
greffé sur notre société la grande et terrible plaie qui paralyse la
force d'une portion si considérable de l'Union américaine, l'esclavage,
cette plaie inconnue sous notre ciel du Nord qui, s'il est souvent voilé
par les nuages de la tempête, ne voit du moins lever vers lui que des
fronts libres aux jours de sa sérénité.

[Note 104: Documens de Paris.]



                              CHAPITRE II.

                              LOUISBOURG.

                               1744-1748.


Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l'empire
(1740.)--Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la
France.--L'Angleterre se déclare pour l'impératrice en 1744.--Hostilités
en Amérique.--Ombrage que Louisbourg cause aux colonies
américaines.--Théâtre de la guerre dans ce continent.--Les deux
métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres
forces.--Population du Cap-Breton; fortifications et garnison de
Louisbourg.--Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers
Port-Royal.--Déprédations des corsaires.--Insurrection de la garnison de
Louisbourg.--La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley,
en profite pour attaquer cette forteresse.--Le Colonel Pepperrell
s'embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siège par terre tandis
que le commodore Warren en bloque le port.--Le commandant français rend
la place.--Joie générale dans les colonies anglaises; sensation que fait
cette conquête.--La population de Louisbourg est transportée en
France.--Projet d'invasion du Canada qui se prépare à tenir tête à
l'orage.--Escadre du duc d'Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer
les colonies anglaises (1746); elle est dispersée par une tempête.--Une
partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord.--Mortalité
effrayante parmi les soldats et les matelots.--Mort du duc
d'Anville.--M. d'Estournelle qui lui succède se perce de son épée.--M.
de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal; une nouvelle tempête
disperse les débris de la flotte.--Frayeur et armement des colonies
américaines.--M. de Ramsay assiège Port-Royal.--Les Canadiens défont le
colonel Noble au Grand-Pré, Mines.--Ils retournent dans leur pays.--Les
frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman
surpris et Saratoga brûlé; fuite de la population.--Nouveaux armemens de
la France; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de
Belle-Isle.--Marine anglaise et française.--Faute du cardinal Fleury
d'avoir laissé dépérir la marine en France.--Le comte de la
Galissonnière gouverneur du Canada.--Cessation des hostilités; traité
d'Aix-la-Chapelle (1748).--Suppression de l'insurrection des
Miâmis.--Paix générale.


L'abaissement de la maison d'Autriche est un des grands actes de la
politique de Richelieu. Quoiqu'il eût bien diminué sa puissance, il y en
avait en France qui désiraient la faire tomber encore plus bas. Tel
était le maréchal de Belle-Isle qui exerçait une grande influence sur la
cour de Versailles, lors de l'avènement de Marie-Thérèse à la couronne
de son père, l'empereur Charles VI. A peine cette femme illustre et si
digne de l'être, eut-elle pris possession de son héritage, qu'une foule
de prétendans, comme l'électeur de Saxe, l'électeur de Bavière, le roi
d'Espagne, le roi de Prusse le grand Frédéric, le roi de Sardaigne, se
levèrent pour réclamer à divers titres les immenses domaines de
l'Autriche. Le maréchal de Belle-Isle entraîna la France, malgré
l'opposition du premier ministre, le cardinal de Fleury, dans la
coalition contre Marie-Thérèse pour soutenir les prétentions de
l'électeur de Bavière, qui aurait été beaucoup plus formidable qu'elle
s'il eût pu réussir à la dépouiller de ses vastes possessions. L'on sait
quel cri de patriotisme et d'enthousiasme sortit du sein des états de la
Hongrie lorsque cette princesse se présenta avec son fils dans les bras
au milieu de leur auguste assemblée, et invoqua leur secours par ces
paroles pleines de détresse: «Je viens remettre entre vos mains la fille
et le fils de vos rois». Mourons pour notre reine! s'écrièrent les
nobles Hongrois en élevant leurs épées vers le ciel.

L'Angleterre qui avait d'abord gardé la neutralité, ne tarda pas à se
déclarer, lorsqu'elle vit la fermeté avec laquelle l'impératrice faisait
tête à l'orage, et elle jeta son épée à côté de la sienne dans la
balance. C'était commencer les hostilités contre la France, et allumer
la guerre en Amérique, où les colonies anglaises brûlaient toujours du
désir de s'emparer du Canada.

Ces colonies montraient déjà, comme nous l'avons dit ailleurs, une
ambition qui aurait pu faire présager à un oeil clairvoyant ce qu'elles
voudraient être dans l'avenir; une inquiétude républicaine mais qu'elles
dissimulaient soigneusement, semblait les tourmenter aussi. Cela
n'échappa pas tout-à-fait dans le temps à la sagacité de la
Grande-Bretagne. Le parti puritain qui avait autrefois gouverné
l'ancienne Angleterre avait transporté son esprit de domination dans la
nouvelle. Le génie de ces colons semblait prendre de la grandeur
lorsqu'ils considéraient les immenses et belles contrées qu'ils avaient
en partage, et il n'est guère permis de douter après ce que nous avons
déjà vu jusqu'à ce jour, que les Etats-Unis voudront remplir toute leur
destinée.

En Canada, l'on s'attendait depuis longtemps à la guerre. Les forts
avancés avaient été réparés et armés, les garnisons de St.-Frédéric et
de Niagara augmentées et Québec mis autant que possible en état de
défense. Des mesures furent prises également pour chasser tous les
Anglais de l'Ohio, où ils commençaient à se montrer; et M. Guillet avait
été chargé de rassembler les Sauvages du Nord pour tenter une entreprise
qui aurait eu sans doute du retentissement si elle eût pu réussir, mais
que l'on ne pouvait guère se flatter d'accomplir, la conquête de la baie
d'Hudson.

Du reste le fort de la guerre devait se porter sur le Cap-Breton et la
péninsule acadienne. Le cardinal Fleury, qui détestait la guerre, laissa
le Canada à ses propres forces. La Nouvelle-York, de son côté, redoutait
plus les hostilités qu'elle ne les désirait. L'on se rappelle la visite
du _patron_ d'Albany, M. Ransallaer, en Canada et la proposition secrète
qu'il fit au gouverneur d'une neutralité entre les deux pays. L'on ne
devait donc pas s'attendre à une guerre bien vive sur le St.-Laurent et
les lacs, du moins pour le présent. D'ailleurs le premier poste à
prendre par les Canadiens sur cette frontière était celui d'Oswégo, et
M. de Beauharnais n'osait pas le faire, d'abord parce que la colonie
était trop faible et trop dépourvue de tout pour aller attaquer l'ennemi
chez lui, et en second lieu, parcequ'il craignait l'opposition des
Iroquois[105].

[Note 105: Documens de Paris.]

Cependant les difficultés entre les deux nations au sujet des
frontières, avaient fait croire qu'à la première rupture elles se
porteraient de grands coups en Amérique, et qu'un dénouement tel serait
donné à la question des limites, qu'elle serait mise en repos pour
longtemps. Néanmoins ni l'Angleterre ni la France, trop occupées
probablement en Europe, ne songèrent à établir un champ de bataille dans
le Nouveau-Monde. Ce furent les colons eux-mêmes qui se chargèrent de
remplir cette portion du grand drame, et qui sans attendre d'ordres de
l'Europe se mirent en mouvement.

Le Canada était peu garni de soldats; il n'y en avait pas mille pour
défendre tous les postes depuis le lac Erié jusqu'au golfe St.-Laurent;
mais Louisbourg, comme clef des possessions françaises du côté de la
mer, avait une garnison de 7 à 8 cents hommes.

Ce boulevard devait protéger aussi la navigation et le commerce. Sa
situation entre le golfe St.-Laurent, les bancs et l'île de Terreneuve
et l'Acadie, était des plus favorables ayant la vue sur toutes ces
terres et sur toutes ces mers. Les pieds baignés par les flots de de
l'Océan, il était ceint d'un rempart en pierre de 30 à 36 pieds de
hauteur et d'un fossé de 80 pieds de large. Il était en outre défendu
par deux bastions, deux demi-bastions, et trois batteries de six
mortiers et percées d'embrasures pour 148 pièces de canons. Sur l'île à
l'entrée du port, vis-à-vis de la tour de la Lanterne, on avait établi
une batterie à fleur d'eau de 30 pièces de canon de 28, et au fond de la
baie, en face de son entrée, à un gros quart de lieue de la ville, une
autre, la batterie royale, de 30 canons: savoir 28 de 42 livres de
balles et 2 de 18. Cette batterie commandait le fond de la baie, la
ville et la mer. L'on communiquait de la ville à la campagne par la
porte de l'Ouest, et un pont-levis défendu par une batterie circulaire
de 16 canons de 24. L'on travaillait depuis vingt-cinq ans à ces
ouvrages, qui étaient défectueux sous le rapport de la solidité,
parceque le sable de la mer dont on était forcé de se servir, ne
convenait nullement à la maçonnerie; et Louisbourg passait pour la place
la plus forte de l'Amérique; on le disait imprenable quoique les
fortifications n'en fussent pas achevées. Mais il en était de ces
fortifications comme de bien d'autres dans ce continent, qui ont une
grande réputation au loin; mais qui perdent leur redoutable prestige dès
qu'elles sont attaquées. Québec avait un grand nom et Montcalm n'osa pas
attendre l'ennemi dans ses murs. D'ailleurs le gouverneur, le comte de
Raymond, avait fait ouvrir le chemin de Miré qui conduisait au port de
Toulouse dans une autre partie de l'île. Ce chemin, avantageux pour le
commerce, avait, du côté de la campagne, affaibli la force naturelle de
la place, protégée jusque là par les marais et les aspérités du sol;
mais cette voie en en rendant l'accès facile permettait d'approcher
jusqu'au pied des murailles. A la faveur de sa renommée, cette
forteresse servait de retraite assurée aux vaisseaux canadiens qui
allaient aux Iles, et protégeait une nuée de corsaires qui s'abattaient
sur le commerce des Américains et ruinaient leurs pêches dans les temps
d'hostilités. Les colonies anglaises voyaient donc avec une espèce de
terreur ces sombres murailles de Louisbourg dont les tours s'élevaient
au-dessus des mers du Nord comme des géans menaçans.

La population du Cap-Breton était presque toute réunie à Louisbourg. Il
n'y avait que quelques centaines d'habitans dispersés sur les côtes à de
grandes distances les uns des autres. On en trouvait moins de 200 de
cette ville à Toulouse, où un pareil nombre à peu près étaient
concentrés et s'occupaient de culture, alimentaient la capitale de
denrées, élevaient des animaux et construisaient des bateaux et des
goëlettes; une centaine habitaient les îles rocheuses et arides de
Madame, quelques autres s'étaient répandus sur la côte à l'Indienne, à
la baie des Espagnols (Sidney), au port Dauphin ainsi qu'en plusieurs
autres endroits de l'île.

Le gouvernement du Cap-Breton et de St.-Jean était entièrement modelé
sur celui du Canada. Le commandant, comme celui de la Louisiane, était
subordonné au gouverneur général de la Nouvelle-France résidant à
Québec; mais vu l'éloignement des lieux, ces agens secondaires étaient
généralement indépendans de leur principal. Dans ces petites colonies,
l'autorité et les fonctions de l'intendant étaient aussi déférées à un
commissaire-ordonnateur, fonctionnaire qui a laissé après lui en
Amérique une réputation peu enviable.

Au temps de la guerre de 1744 M. Duquesnel était gouverneur du
Cap-Breton, et M. Bigot commissaire-ordonnateur. L'on connaît peu de
chose sur le premier; à peine son nom est-il parvenu jusqu'à nous. Le
second faisait alors au Cap-Breton, loin de l'oeil de ses maîtres, cet
apprentissage d'opérations commerciales dont les suites ont été si
fatales à toute la Nouvelle-France. On entretenait dans l'île 8
compagnies françaises de 70 hommes et 150 Suisses du régiment de Karrer,
en tout 700 hommes quand les compagnies étaient complètes. On en
détachait une compagnie pour l'île St.-Jean, une autre pour la batterie
royale, et on faisait de petits détachemens pour garder plusieurs autres
points de la côte; le reste formait la garnison de Louisbourg. C'étaient
là toutes les forces dont l'on pouvait disposer pour garder l'entrée de
la vallée du St.-Laurent.

Les colonies anglaises n'étaient guère mieux pourvues de troupes que
celles de la Nouvelle-France; mais il n'y avait point de comparaison
entre le chiffre de leurs habitans et le chiffre de ceux de ce dernier
pays. Confiantes dans leurs forces, elles montraient moins
d'empressement que les Français pour courir aux armes. Aussi ceux-ci
avaient toujours l'avantage du premier coup, car ils savaient qu'ils
devaient suppléer par la rapidité à ce qui leur manquait en force
réelle.

L'on reçut à Louisbourg la nouvelle de la déclaration de la guerre
plusieurs jours avant Boston. Les marchands armèrent sur le champ de
nombreux corsaires, qui firent des conquêtes précieuses qui les
enrichirent. Bigot possédait pour sa part plusieurs de ces vaisseaux,
les uns tout seul, les autres en participation avec des particuliers. Le
commerce américain fut désolé par ces courses et fit des pertes
considérables.

Le gouverneur, M. Duquesnel, qui connaissait l'état de l'Acadie, que
l'Angleterre abandonnait, comme avait fait la France, à elle-même,
résolut d'en profiter. Il n'y avait que 80 hommes de garnison à
Annapolis, et les fortifications étaient tellement tombées en ruines que
les bestiaux montaient pour paître par les fossés sur les remparts
écroulés. Le commandant Duvivier fut chargé de former un détachement de
8 à 900 hommes tant soldats que miliciens, de s'embarquer sur quelques
petits bâtimens qui furent mis à sa disposition, et de tomber sur
l'Acadie.

Le premier poste qu'il attaqua fut Canseau, situé à l'extrémité sud du
détroit de ce nom. Il s'en rendit maître après avoir fait prisonniers
les habitans et la garnison composée de 4 compagnies incomplètes de
troupes, et le brûla. De là il se mit en marche, mais avec lenteur, pour
Annapolis avec une soixantaine de soldats et 700 miliciens et Sauvages.
Rendu aux Mines il s'arrêta subitement sans que l'on sût trop pourquoi,
puis ensuite il se retira vers le Canada après avoir fait sommer
inutilement Annapolis de se rendre. Cet officier a été blâmé de n'avoir
pas marché avec rapidité sur cette ville pour l'attaquer tandis qu'elle
était encore dans sa première surprise. Les principales familles
s'étaient déjà enfuies à Boston avec leurs effets les plus précieux, et
il paraît que dans le premier moment, elle n'aurait pu résister à un
assaut. Il y aurait trouvé le P. Laloutre qui l'investissait avec 300
Indiens du Cap de Sable et de St.-Jean, accourus pour l'aider à faire
cette conquête. Mais ce délai ayant donné le temps aux assiégés de
recevoir des renforts, les Sauvages furent obligés de se retirer.

Cependant les corsaires, après avoir désolé la marine marchande
anglaise, infestaient maintenant les côtes de Terreneuve, incommodaient
les petites colonies qui y étaient dispersées, et menaçaient même
Plaisance malgré ses fortifications et ses troupes. La nouvelle de
l'irruption des Français en Acadie et des déprédations de leurs
corsaires à Terreneuve arriva presqu'en même temps à Boston que celle de
la rupture de la paix. Toutes les colonies furent dans l'alarme pour
leurs frontières. Elles levèrent immédiatement des troupes pour garder
leurs postes avancés du côté du Canada ou en augmenter les garnisons; et
le Massachusetts fit à lui seul élever une chaîne de forts de la rivière
Connecticut aux limites de la Nouvelle-York. Mais tandis qu'elles
s'empressaient de prendre les mesures de sûreté que semblait commander
la première attitude de leurs ennemis, il se passait à Louisbourg, dans
le sein même du boulevard des Français, un événement qui les
tranquillisa d'abord un peu, et qui ensuite leur donna probablement
l'idée de venir attaquer cette forteresse. Cet événement qui aurait été
grave dans tout autre temps, et qui l'était doublement dans les
circonstances actuelles, est l'insurrection de la garnison qui éclata
dans les derniers jours d'octobre 1744.

Cette garnison, faute d'ouvriers, était chargée de l'achèvement des
fortifications. Dans les derniers temps, il paraît qu'on négligeait de
payer le surplus de solde que ces travaux valaient aux soldats. Ils se
plaignirent d'abord; ils murmurèrent ensuite, sans qu'on en fît aucun
cas. Alors ils résolurent de se faire justice à eux-mêmes, et ils
éclatèrent en révolte ouverte.

La compagnie Suisse donna le signal. Ils s'élurent des officiers,
s'emparèrent des casernes, établirent des corps-de-gardes, posèrent des
sentinelles aux magasins du roi et chez le commissaire-ordonnateur
Bigot, auquel ils demandèrent la caisse militaire sans oser la prendre
néanmoins, et ils firent des plaintes très vives contre leurs officiers
qu'ils accusaient de leur retenir une partie de leur salaire, de leurs
habillemens et de leur subsistance. Ce fonctionnaire les fit satisfaire
de suite sur une partie de ces points, et tout l'hiver il employa la
même tactique quand les insurgés devenaient trop menaçans. Depuis plus
de six mois la garnison était ainsi en pleine rébellion lorsque l'ennemi
se présenta devant la place.

Le bruit de ce qui se passait à Louisbourg s'était, comme on doit le
supposer, répandu rapidement jusque dans la Nouvelle-Angleterre. Le
gouverneur du Massachusetts, M. Shirley, crut que l'on ne devait pas
perdre une si belle occasion d'attaquer un poste qui portait tant de
préjudice, causait des craintes sérieuses et d'où venaient de sortir
encore les troupes qui avaient brûlé Canseau, et les corsaires qui
faisaient tous les jours essuyer de grandes pertes à leur commerce. Il
écrivit dans l'automne à Londres pour proposer au gouvernement
d'attaquer Louisbourg dès le petit printemps et avant qu'il eût reçu des
secours, ou du moins de seconder les colons qui se chargeraient
eux-mêmes de l'entreprise. Il représenta au ministère que ce poste
était, en temps guerre, un repaire de pirates qui désolaient les
pêcheries et interrompaient le commerce; que la Nouvelle-Ecosse serait
toujours en danger tant que cette forteresse appartiendrait aux
Français, et que si cette province tombait entre leurs mains l'on aurait
six ou huit mille ennemis de plus à combattre; que pour toutes ces
raisons il était de la plus haute importance de prendre Louisbourg. Il
ajouta qu'en prenant ce boulevard l'on porterait un coup mortel aux
pêcheries françaises, que le Cap-Breton était, comme on le savait, la
clef du Canada et protégeait la pêche de la morue qui employait par an
plus de 500 petits vaisseaux de Bayonne, de St.-Jean-de-Luz, du
Havre-de-Grace et d'autres villes; que c'était une école de matelots, et
que cette pêche jointe à celle pour la production des huiles, faisait
travailler dix mille hommes et circuler dix millions. Dans le mois de
janvier 1745 sans attendre de réponse de Londres, M. Shirley informa les
membres de la législature qu'il avait une communication à leur faire,
mais qu'il exigeait auparavant le secret sous le sceau du serment. Après
avoir pris cette précaution, il leur transmit par message la proposition
d'attaquer Louisbourg. Elle étonna les membres de la législature, et
l'entreprise parut si hasardeuse qu'elle fut d'abord rejetée. Mais
Shirley ne se découragea pas. Ayant gagné quelques uns de ces membres,
la mesure fut reprise et après de longues discussions passa à la
majorité d'une voix. Immédiatement Shirley écrivit à toutes les colonies
du Nord pour leur demander de l'aide en hommes et en argent, et pour les
engager à mettre un embargo sur leurs ports afin que rien ne pût
transpirer du projet. Une partie seulement de ces colonies répondit à
son appel. Mais en peu de temps on eut levé et équipé plus de 4,000
hommes, qui s'embarquèrent sous les ordres d'un négociant nommé
Pepperrell, et firent voile pour le Cap-Breton où ils furent arrêtés
trois semaines par les glaces qui entouraient l'île. Le commodore Warren
envoyé d'Angleterre avec quatre vaisseaux de guerre pour bloquer
Louisbourg du côté de la mer, les rallia à Canseau et contribua
puissamment au succès de l'entreprise.

L'armée débarqua au Chapeau-Rouge, et marcha de suite sur la place à
laquelle elle annonça son arrivée devant les murailles par de grands
cris. Profitant de la première surprise, le colonel Vaughan alla
incendier dans la nuit même, de l'autre côté de la baie, les magasins du
roi remplis de boissons et d'objets de marine. L'officier qui commandait
la batterie royale près de là, soupçonnant quelque trahison, l'abandonna
et se retira sur le champ dans la ville, premier effet de la méfiance
qu'avait dû faire naître dans les officiers l'état de révolte de leurs
troupes. La garnison était alors composée d'environ 600 soldats et de
800 habitans qui s'étaient armés à la hâte.

A la première alarme le général Duchambon, commandant, fit rassembler
les troupes et les harangua; il en appela à leurs sentimens, et leur
représenta que l'arrivée des ennemis leur offrait une occasion favorable
de faire oublier le passé et de montrer qu'ils étaient encore bons
Français. Ces paroles ranimèrent leur patriotisme, et ces gens qui
n'étaient qu'outrés contre les injustices de leurs supérieurs,
reconnurent leur faute et rentrèrent aussitôt dans le devoir, sacrifiant
leur ressentiment au bien de la patrie. Malheureusement les officiers
refusèrent toujours de croire à la sincérité de leurs dispositions, et
cette méfiance avait déjà eu et eut encore les plus funestes résultats
comme on va le voir tout à l'heure.

Quoique l'ennemi eût débarqué et se fût approché de la ville sans
opposition, à la faveur de la surprise, son succès n'aurait été rien
moins qu'assuré si le général français eût fondu sur lui pendant qu'il
formait son camp et qu'il commençait à ouvrir ses tranchées. En effet de
simples milices, rassemblées avec précipitation, commandées par des
marchands n'ayant aucun principe militaire, auraient été déconcertées
par des attaques régulières et vigoureuses; elles n'auraient pu résister
à la bayonnette; un premier échec les aurait découragées. Mais on
s'obstina à croire que la garnison ne demandait à faire des sorties que
pour déserter; et ses propres chefs la tinrent comme prisonnière jusqu'à
ce qu'une si mauvaise défense eût réduit la ville à capituler le 16
juin, après avoir perdu 200 hommes. L'île entière suivit le sort de
Louisbourg son unique boulevard, et la garnison et les habitans au
nombre de 2,000 furent transportés à Brest où l'on fut étonné un jour de
voir débarquer tout-à-coup une colonie entière de Français que des
vaisseaux anglais laissèrent sur le rivage. Warren qui fermait l'entrée
du port avec sa flotte venait de prendre un vaisseau de 64 canons
portant 560 hommes qui étaient envoyés pour relever la garnison. Si ce
renfort eût pu y pénétrer, Louisbourg était sauvé. Les Américains qui
savent allier le flegme avec la ruse, laissèrent flotter encore
plusieurs jours le drapeau blanc sur les remparts; et par ce moyen
plusieurs vaisseaux français richement chargés, trompés par ce signe,
vinrent se jeter au milieu des ennemis.

Le succès de l'expédition de Louisbourg, qui n'avait coûté presqu'aucune
perte, surprit en Amérique et en Europe, et en effet il devait
surprendre. Pour ceux qui ignoraient ce qui s'était passé dans la
garnison française, comment croire que le plan de réduire une forteresse
régulière «formé par un avocat, exécuté par un marchand à la tête d'un
corps d'artisans et de laboureurs», eût pu réussir; et pourtant c'est ce
qui venait d'avoir lieu. L'orgueil européen en fut blessé, et «quoique
cette conquête mît la Grande-Bretagne en état d'acheter la paix, elle
excita sa jalousie contre les colonies qui l'avaient faite»[106]. Nous
verrons dans la prochaine guerre que les exploits des Canadiens
excitèrent de même l'envie des Français et jusqu'à celle du général
Montcalm, et que cette faiblesse contribua chez ce commandant à le
dégoûter d'une lutte au succès de laquelle il fit la faute grave de ne
pas croire dès le commencement, et celle encore plus grande de répandre
cette idée parmi les troupes.

[Note 106: _American Annals._]

Tandis que les vainqueurs se félicitaient, et attribuaient eux-mêmes
dans leur étonnement le succès qu'ils venaient de remporter au secours
d'une providence dont la main avait paru manifestement dans tout le
cours de l'entreprise, la nouvelle de la prise de Louisbourg parvint en
France et tempéra la joie qu'y causaient la célèbre victoire de Fontenoy
et la conquête de l'Italie autrichienne. A Londres la perte de cette
bataille et le débarquement du prétendant, le prince Edouard, en Ecosse
ne permirent guère non plus d'exalter la conquête américaine. En Canada
la sensation fut profonde, car l'on croyait que l'attaque de Louisbourg
n'était que le prélude à celle de Québec. M. de Beauharnais ne resta pas
en conséquence oisif. Il présida à Montréal une assemblée de six cents
Indiens de diverses nations, parmi lesquels il y avait des Iroquois, et
qui montrèrent tous les meilleures dispositions pour la France. Il fit
descendre à Québec une partie des milices et des Sauvages, et activa
l'achèvement des fortifications de la ville auxquelles on travaillait
déjà depuis si longtemps. L'enceinte fut refaite en maçonnerie.

En même temps ce gouverneur écrivait en France pour presser le ministère
de reprendre Louisbourg et l'Acadie, leur assurant que 2,500 hommes
suffiraient pour faire la conquête de cette dernière province. Il
fallait à tout prix se remparer de ces deux possessions; c'était le
passage du golfe qui était interrompu, «les Anglais, observait-il dans
une dépêche, tiennent toujours la même conduite, ils veulent occuper
tous les passages et ils les occupent en effet». Pour la défense du
Canada, écrivait encore M. de Beauharnais, envoyez-moi des munitions et
des armes, je compte sur la valeur des Canadiens et des Sauvages. En
effet la prise de Louisbourg par les milices de la Nouvelle-Angleterre
avait piqué l'amour-propre des premiers qui brûlaient de se mesurer avec
les Américains.

Mais là où la conquête anglaise fit l'impression la plus pénible, ce fut
dans la Nouvelle-Ecosse même, parmi les populations acadiennes
abandonnées des Français et regardées avec défiance par les Anglais. Le
pressentiment du malheur qui devait leur arriver plus tard les
inquiétait déjà. Ils venaient de voir la population du Cap-Breton
déportée toute entière en France. Ils craignaient une plus grande
infortune, celle d'être enlevés et dispersés en différens exils. Ils
firent demander au gouverneur à Québec si on n'aurait pas de terres à
leur donner en Canada; et celui-ci fut réduit à éluder cette question
d'un peuple qui méritait à un si haut degré la bienveillance de la
France.

Les vives instances de M. de Beauharnais ne restèrent pas cependant sans
effet. Le gouvernement résolut de mettre sans retard ses recommandations
à exécution; et M. de Maurepas dirigea les préparatifs d'un armement
comme la France n'en avait pas encore mis sur pied pour l'Amérique. Le
secret de sa destination fut caché avec le plus grand soin. Le duc
d'Anville, homme de mer dans le courage et l'habileté duquel on avait la
plus grande confiance, fut choisi pour le commander. Il était de la
maison de la Rochefoucault, et il savait allier à la bravoure cette
politesse et cette douceur de moeurs que les Français seuls conservant
dans la rudesse attachée au service maritime (Voltaire). Bigot, dont le
nom devait être associé à tous les malheurs des Français dans ce
continent, fut nommé intendant de la flotte, par son protecteur le
ministre de la marine. Jamais entreprise n'avait été combinée avec tant
de sagesse et de prudence; tous les événemens possibles semblaient avoir
été prévus. La flotte consistait en 11 vaisseaux de ligne et 30 autres
plus petits bâtimens et transports, portant 3,000 hommes de débarquement
sous les ordres de M. de Pommeril, maréchal de camp, et qui devaient
être renforcés par 600 Canadiens et autant de Sauvages. Les Canadiens
s'embarquèrent à Québec dans les premiers jours de juin[107].

[Note 107: _Documens de Paris._]

Il n'y avait rien en Amérique de capable de résister à cette force. Le
duc d'Anville avait ordre de reprendre et de manteler Louisbourg,
d'enlever Annapolis et d'y laisser garnison; de détruire Boston, de
ravager les côtes de la Nouvelle-Angleterre, et enfin d'aller inquiéter
les colonies à sucre britanniques dans le golfe mexicain. Le succès
n'aurait pas été douteux sans une fatalité qui s'attachait à toutes les
entreprises françaises, même à celles qui semblaient les mieux combinées
pour amener un résultat définitif. Lorsqu'elles étaient au-dessus des
efforts des hommes, elles venaient périr sous les coups des élémens. Le
tableau de la fin de cette expédition présente les traits les plus
sombres et les plus tragiques de l'histoire. Chibouctou (Halifax) en
Acadie est le lieu où la flotte avait rendez-vous. La traversée calculée
à six semaines fut de plus de cent jours. Mais enfin on était à la vue
du port et chacun commençait à se livrer à ses espérances et à oublier
les fatigues d'une longue traversée, lorsqu'une tempête furieuse
surprend les vaisseaux et les disperse; une partie est obligée de
relâcher dans les Antilles, une autre en France; quelques transports
périssent sur l'île de Sable et le reste, battu par les vents durant dix
jours, ne peut pénétrer qu'avec peine au port qu'il avait été si près de
toucher avant la tempête, et où il entre maintenant avec une épidémie
qui vient d'éclater avec une violence extrême à bord, causée par le long
séjour de compactes agrégations d'hommes dans les entreponts. L'on se
hâta de débarquer les malades et d'établir des hôpitaux à terre. Les
vivres avaient été entièrement consommées, et il fallut en envoyer
chercher à de grandes distances. M. de Conflans qui avait été détaché de
la flotte avec trois vaisseaux de ligne et une frégate pour convoyer des
bâtimens marchands qui s'en allaient aux Iles, et qui avait ordre de
rallier M. d'Anville à la hauteur des côtes de l'Acadie, ne s'y trouva
point. Cet officier du reste peu habile avait suivi ses instructions;
mais après avoir croisé quelque temps dans les eaux de la péninsule, ne
voyant point arriver le duc d'Anville, il avait pris le parti de
retourner en France. De sorte que déjà avant d'avoir vu l'ennemi,
l'expédition avait perdu une grande partie de ses forces. Mais la
maladie était encore plus funeste pour elle que les élémens. La mort
emportait les soldats et les matelots par centaines, par milliers.
Peut-on rien imaginer de plus lugubre que cette flotte enchaînée à la
plage par la peste; que ces soldats et ces équipages encombrant
d'immenses baraques érigées à la hâte sur des côtes incultes, inhabitées
et silencieuses comme des tombeaux, en face de l'immense océan qui
gémissait à leurs pieds et qui les séparait de leur patrie vers laquelle
ils tournaient en vain leurs regards expirans. Un sombre désespoir
s'était emparé de tout le monde. La contagion se communiqua aux fidèles
Abénaquis qui étaient venus pour joindre leurs armes à celles des
Français, et en fit périr le tiers. Ce fléau remplit d'effroi les
ennemis eux-mêmes, qui se tinrent au loin dans un moment où ils auraient
pu anéantir sans effort l'expédition française. L'amiral Townshend
regardait avec terreur du Cap-Breton où il était avec son escadre, les
ravages qui désolaient ses malheureux adversaires.

Cependant les lettres interceptées annonçant l'arrivée d'une flotte
anglaise, avait nécessité la tenue d'un conseil de guerre, où les
opinions furent partagées sur ce qu'il y avait à faire. Le duc d'Anville
dont le caractère altier se révoltait sous le poids d'aussi grands
malheurs, mourut presque subitement. M. d'Estournelle qui le remplaça
dans le commandement, convoqua un nouveau conseil et proposa
d'abandonner l'entreprise et de retourner en France. Cette proposition
fut repoussée surtout par M. de la Jonquière, troisième en grade sur la
flotte. Le nouveau commandant tomba alors dans une agitation extrême, la
fièvre s'empara de lui, et dans son délire il se perça de son épée. Ces
scènes tragiques ne rappellent-elles pas les désastres de la retraite
des Grecs après la prise de Troie.

L'on était rendu au 22 octobre et il y avait 42 jours que l'on était à
Chibouctou, pendant lesquels il était mort 1,100 hommes et 2,400 «depuis
le départ de l'escadre de France. Sur 200 malades qui furent mis alors
sur un navire un seul survécut et débarqua en France malgré les plus
grands soins dont ils furent tous entourés! Cependant rien ne pouvait
abattre la détermination des officiers français; malgré tous ces
désastres, et quoiqu'il ne restât plus que quatre vaisseaux de guerre,
on résolut encore d'aller assiéger Port-Royal ou Annapolis. On remit à
la voile; mais une nouvelle tempête éclata sur ce débris de la flotte
devant le Cap de Sable, et l'obligea de faire route pour la France. M.
de Maurepas, en apprenant tant d'infortunes, fit cette simple et noble
réponse: «Quand les élémens commandent, ils peuvent bien diminuer la
gloire des chefs; mais ils ne diminuent ni leurs travaux ni leur
mérite».

Nous avons dit que 600 Canadiens et autant de Sauvages devaient se
joindre aux troupes que portait la flotte du duc d'Anville; et que les
premiers étaient partis de Québec sur 7 bâtimens pour l'Acadie. Ce
renfort, commandé par M. de Ramsay, débarqua à Beaubassin dans la baie
de Fondy, et fut très bien accueilli par les habitans qu'il avait
mission d'empêcher de communiquer avec Port-Royal. Toute la population
acadienne flottait entre l'espérance et la crainte. Elle disait que si
les projets des Français ne réussissaient pas, elle serait perdue,
parcequ'elle avait refusé de prendre les armes pour ses maîtres. Aussi
reçut-elle la nouvelle de l'arrivée du duc d'Anville avec de grandes
démonstrations de joie, car elle se croyait sauvée, joie funeste qu'elle
devait pleurer en larmes de sang dans un cruel exil et dans une
dispersion plus cruelle encore! M. de Ramsay, après avoir attendu
longtemps en vain l'expédition française aux Mines, se disposait à
revenir en Canada, sur les ordres de M. de Beauharnais, pour s'opposer
aux projets que les grands préparatifs des ennemis annonçaient contre
cette province, et il s'était déjà mis en route lorsqu'il fut rattrapé
par un envoyé du duc d'Anville, qui le fit revenir sur ses pas avec 400
Canadiens; et bientôt après il s'approcha avec ce petit corps de
Port-Royal qu'il bloqua par terre quoique la garnison y fût de 6 à 700
hommes, en attendant la flotte qui portait les troupes aux quelles il
devait se joindre pour faire la conquête de l'Acadie. Nous avons vu
pourquoi elle ne vint pas.

Cependant le détachement de M. de Ramsay en Acadie et l'arrivée du duc
d'Anville à Chibouctou, éloignèrent la guerre des frontières du Canada,
qui avait été sérieusement menacé. La prise de Louisbourg avait rempli
les habitans de la Nouvelle-Angleterre d'une humeur toute martiale; ils
ne tarissaient pas sur leur conquête comme des soldats encore peu
accoutumés à la victoire. Tandis que les esprits étaient pleins
d'enthousiasme, M. Shirley proposa d'exécuter le vaste projet qu'il
avait conçu déjà depuis longtemps, et qui n'était rien moins que de
chasser les Français de toute l'Amérique continentale. Ce projet n'était
pas aussi difficile qu'il le paraissait au premier abord, vu la
supériorité du nombre des Anglais sur mer et sur terre dans ce
continent. Ce gouverneur après s'être consulté avec le chevalier Peter
Warren et le général Pepperrell qui venait de recevoir les honneurs de
la chevalerie pour son exploit à Louisbourg, en écrivit au ministère.
Malgré les graves préoccupations de celui-ci causées par la présence du
Prétendant au milieu de la Grande-Bretagne, le duc de New-Castle,
secrétaire d'état, adressa une circulaire à tous les gouverneurs des
colonies américaines pour leur enjoindre de lever autant d'hommes qu'il
serait possible et de les tenir prêts à marcher au premier ordre. Le
plan du cabinet de St.-James, c'était toujours l'ancien projet
d'attaquer le Canada par terre et par mer simultanément. Le vice-amiral
Warren devait faire voile d'Europe avec un corps de troupes commandé par
le général St.-Clair, prendre en passant à Louisbourg les milices de la
Nouvelle-Angleterre et aller mettre le siége devant Québec. Les levées
de la Nouvelle-York et des autres colonies devaient se rassembler à
Albany et marcher sur le fort St.-Frédéric et Montréal. Les colonies
devaient fournir 5,000 hommes, et elles en votèrent plus de 8,000 tant
leur ardeur était grande; mais ni flotte ni armée ne vinrent
d'Angleterre, et l'on se vit forcé d'ajourner une entreprise qui était
devenue depuis longtemps une pensée fixe chez nos voisins. Cependant
pour ne pas perdre entièrement le fruit des dépenses qu'ils avaient
faites, ils voulurent enlever le fort St.-Frédéric, sur le lac
Champlain, et M. Clinton, gouverneur de la Nouvelle-York, avait réussi à
engager les cinq cantons à prendre les armes, lorsque l'on apprît que M.
de Ramsay était à Beaubassin, et que les Acadiens, travaillés par ses
intrigues, menaçaient de se soulever. Aussitôt l'expédition de
St.-Frédéric fut abandonnée, et les troupes furent dirigées vers
l'Acadie pour couvrir Annapolis, dont la reddition aurait entraîné la
perte de la province.

Mais à peine ces troupes étaient-elles en route qu'une nouvelle d'une
nature infiniment plus grave se répandit comme un éclair dans toutes les
possessions anglaises et y sema l'alarme et la consternation. C'était
celle de l'apparition de la flotte du duc d'Anville sur les côtes de
l'Acadie; elle fut connue à Boston le 20 septembre. Le peuple, qui dans
son triomphe croyait déjà tenir tout le Canada, passa subitement de
l'exaltation à l'épouvante; car l'armement des Français paraissait trop
formidable pour avoir seulement Louisbourg et l'Acadie pour objet, et
l'on devina facilement contre qui allaient être dirigés ses coups, et
que les assaillans allaient devenir les assaillis. En peu de jours 6,400
hommes de milices accoururent de l'intérieur du pays au secours de
Boston, et 6,000 autres devaient se tenir prêts dans le Connecticut à y
marcher au premier ordre. Le gouverneur fut investi de pouvoirs
illimités pour fortifier le havre de cette ville et renforcer les
ouvrages de la citadelle, dont l'on fit une des plus fortes que les
Anglais possédassent sur le bord de la mer en Amérique. La plus grande
activité régnait partout pour repousser l'invasion; mais, comme l'on a
vu, il n'était pas besoin de tant de préparatifs ni de tant d'efforts.
«Les exemples d'une protection aussi remarquable sont rares, s'écrie un
puritain dans sa reconnaissance. Si l'ennemi eût réussi dans son projet,
il est impossible de dire jusqu'à quel point les colonies américaines
eussent été dévastées, à quel état de misère elles eussent été réduites.
Lorsque l'homme est l'instrument dont le ciel se sert pour détourner une
calamité publique, on doit encore y voir la main du Dieu; mais ici ce
n'est pas au pouvoir humain qu'on doit d'y avoir échappé. Si les
philosophes attribuent cet événement extraordinaire à un hasard aveugle,
à une nécessité fatale, les chrétiens l'attribueront certainement à la
volonté d'un Dieu tout puissant».

Pendant ce temps-là M. de Ramsay, qui était toujours à Annapolis, où il
avait fait une centaine de prisonniers, reprit, à la nouvelle de la
seconde dispersion de la flotte française, le chemin de Beaubassin afin
d'y établir ses quartiers d'hiver, la saison étant trop avancée pour
retourner en Canada la même année. M. Shirley, inquiet de le voir si
proche de la capitale acadienne, y envoya un nouveau corps de troupes du
Massachusetts, pour renforcer la garnison qui avait déjà été augmentée
de trois compagnies de volontaires. Le gouverneur d'Annapolis, M.
Mascarène, demandait 1000 hommes pour déloger les Français; mais une
partie seulement, environ 500, sous les ordres du colonel Noble, avait
pu lui être fournie et avait été prendre position au Grand-Pré dans les
Mines, à quelque distance de Beaubassin où était M. de Ramsay. Les deux
corps se trouvaient en présence l'un de l'autre, mais séparés par la
baie de Fondy. Au milieu de l'hiver les officiers canadiens proposèrent
à leur commandant, qui ne put les refuser, d'aller surprendre le colonel
Noble dans ses quartiers. A cet effet il mit 300 Canadiens et Sauvages
sous les ordres de M. Coulon. Pour atteindre l'ennemi il fallait faire
le tour du fond de la baie, ce qui portait la distance à parcourir au
milieu des neiges et des bois à près de soixante lieues. Le détachement
se mit en marche en raquettes, et arriva exténué de fatigue devant les
cantonnemens anglais dans le mois de février 1747. Le 11 au matin, après
avoir pris un moment de repos, il tomba avec une extrême vigueur sur
l'ennemi, qui, surpris d'abord, fit ensuite la plus grande résistance.
Le feu se prolongea jusqu'à 3 heures de l'après-midi avec vivacité. Le
colonel Noble fut tué et plus du tiers de ses hommes mis hors de combat,
le reste, ne pouvant fuir à cause de la profondeur de la neige, s'était
réfugié au nombre de 300 dans une grande maison fortifiée où il obtint,
par sa belle défense, une capitulation honorable. Cet exploit fit un
grand bruit à Boston, et on le regarda en Angleterre comme un des plus
hardis que l'on pût entreprendre, et dont le résultat était de nature à
abattre un peu l'orgueil des vainqueurs de Louisbourg[108].

[Note 108: _Gazette de Londres. Documens de Paris. Chalmers Annals.
Affaires du Canada._]

Les Canadiens cependant, manquant de vivres, ne purent pousser plus loin
leur avantage, et ils furent même obligés de rentrer dans leur pays dès
que la saison le permit, comme ils avaient projeté de le faire l'automne
précédent.

L'échec du Grand-Pré n'était pas le seul qu'éprouvaient nos voisins
depuis le commencement des hostilités. Leurs frontières étaient
continuellement dévastées par les bandes qui s'y succédaient l'une à
l'autre avec une prodigieuse activité depuis l'automne de 1745, et
quelquefois il y en avait plusieurs en même temps sur pied. Mais au loin
l'éclat de la conquête du Cap-Breton avait jeté dans l'ombre toutes ces
petites expéditions, qui à la longue devaient harasser cependant
beaucoup l'ennemi. On en comptait jusqu'à 27 depuis le commencement de
la guerre, c'est-à-dire depuis trois ans. Le fort Massachusetts situé à
cinq lieues au-dessus de celui de St.-Frédéric, avait été enlevé par
capitulation par M. Rigaud de Vaudreuil à la tête de 700 Canadiens et
Sauvages, qui avaient ensuite ravagé 15 lieues de pays et répandu la
terreur dans la Nouvelle-Angleterre. M. de la Corne de St.-Luc avait
attaqué le fort Clinton et complètement défait un détachement ennemi
qu'il avait précipité à coups de hache dans une rivière. Saratoga avait
été pris et la population massacrée. Le fort Bridgman, attaqué par M. de
Léry, était aussi tombé en son pouvoir. Les frontières de Boston à
Albany n'étaient plus tenables, les forts avancés furent évacués et la
population alla chercher une retraite dans l'intérieur des villes[109];
n'osant elle-même faire ce genre de guerre, elle ne put réussir qu'à
engager quelques Agniers à faire des irruptions insignifiantes dans le
gouvernement de Montréal. Tel était l'état des choses en Amérique.

[Note 109: _Documens de Paris._]

A Paris le ministère français ne fut pas découragé par les désastres de
la flotte du duc d'Anville; et malgré l'immense infériorité numérique de
la marine française comparée à la marine de la Grande-Bretagne, il
résolut non seulement de reprendre l'expédition que les élémens et le
fléau d'une contagion avaient interrompu d'une manière si funeste
l'année précédente, mais encore d'envoyer un armement dans les Indes
pour soutenir les succès que M. de la Bourdonnaie venait d'y remporter,
en battant l'amiral Peyton et en enlevant Madras sur la côte du
Coromandel. En conséquence deux escadres furent équipées à Brest et à
Rochefort; celle du Canada, la plus considérable des deux, fut mise sous
les ordres de l'amiral de la Jonquière, qui s'était opposé l'année
précédente au retour des débris de la flotte du duc d'Anville avant
d'avoir pris Port-Royal, et sur qui était retombé le commandement après
la mort de M. d'Estournelle; celle des Indes eut pour commandant M. de
St.-George. Les deux escadres réunies formaient six vaisseaux de haut
bord, six frégates et quatre navires armés en flute par la compagnie des
Indes; elles convoyaient une trentaine de bâtimens chargés de troupes,
de provisions et de marchandises; elles devaient aller quelque temps de
conserve.

L'Angleterre n'avait pas eu plus tôt connaissance du dessein des
Français, qu'elle avait résolu de le faire échouer; et à cet effet elle
avait chargé les amiraux Anson et Warren avec dix-sept vaisseaux
d'intercepter les deux escadres françaises et de les détruire s'il était
possible. Ils partirent de Portsmouth et les rencontrèrent le 3 mai à la
hauteur du Cap-Finistère en Espagne. Aussitôt M. de la Jonquière ordonna
aux vaisseaux de ligne de ralentir leur marche et de se ranger en
bataille, et aux convois de forcer de voile vers leur destination sous
la protection des frégates. Ainsi les Français osèrent opposer leurs six
vaisseaux aux dix-sept des Anglais; ils ne pouvaient guère espérer de
vaincre, ils voulaient seulement gagner du temps en arrêtant l'ennemi.

Le combat s'engagea et continua avec un acharnement égal. Anson et
Warren manoeuvraient pour envelopper leur ennemi, et la Jonquière pour
les déjouer; mais à la fin il ne put empêcher ses vaisseaux d'être
cernés; et, accablés sous le nombre, ils furent obligés l'un après
l'autre d'amener leur pavillon. La perte des Français fut de 700 hommes.
Ce fut une affaire où les vaincus s'illustrèrent autant que les
vainqueurs. Anson envoya immédiatement à la poursuite des convois une
partie de ses forces qui enlevèrent neuf voiles. L'on conduisit à
Londres 22 charriots chargés de l'or, de l'argent et des effets pris sur
la flotte, dont la défaite priva la Nouvelle-France d'un puissant
secours. Le marquis de la Jonquière avait montré beaucoup de talent dans
le combat. Le capitaine du vaisseau anglais le Windsor s'exprimait ainsi
dans sa lettre sur cette bataille: Je n'ai jamais vu une meilleure
conduite que celle du commandant français, et pour dire la vérité, tous
les officiers de cette nation ont montré un grand courage; aucun d'eux
ne s'est rendu que quand il leur a été absolument impossible de
manoeuvrer. En effet, jamais à aucune époque la marine française n'eut
des officiers plus braves; ils faisaient partout des prodiges de valeur
qui étaient souvent couronnés de succès; et lorsqu'ils succombaient
c'était sous le nombre.

Aussi un historien anglais fait-il la remarque que dans cette guerre
l'Angleterre dut plus ses victoires maritimes au nombre de ses vaisseaux
qu'à son courage.

Il semblait, dit Voltaire, que les Anglais dussent faire de plus grandes
entreprises maritimes. Ils avaient alors six vaisseaux de 100 pièces de
canons, treize de 90, quinze de 80, vingt-six de 70, trente-trois de 60.
Il y en avait trente-sept de 50 à 54; et au-dessous de cette forme,
depuis les frégates de 40 canons jusqu'aux moindres, on en comptait
jusqu'à 115. Ils avaient encore quatorze galiotes à bombes, et six
brûlots. C'était en tout deux cent soixante-et-trois vaisseaux de
guerre, indépendamment des corsaires et des vaisseaux de transport.
Cette marine avait le fond de quarante mille matelots. Jamais aucune
nation n'avait eu de pareilles forces. Tous ces vaisseaux ne pouvaient
être armés à la fois, il s'en fallait beaucoup. Le nombre des soldats
était trop disproportionné; mais enfin en 1746 et 1747, les Anglais
avaient à la fois une flotte dans les mers d'Ecosse et d'Irlande, une à
Spithead, une aux Indes orientales, une vers la Jamaïque, une à Antigua,
et ils en armaient de nouvelles selon le besoin.

Il fallut que la France résistât pendant toute la guerre, n'ayant en
tout qu'environ trente-cinq vaisseaux de roi à opposer à cette puissance
formidable. Il devenait plus difficile de jour en jour de soutenir les
colonies. Si on ne leur envoyait pas de gros convois, elles demeuraient
sans secours à la merci des flottes anglaises. Si les convois partaient
ou de France ou des Iles, ils couraient risque étant escortés d'être
pris avec leurs escortes.

Après la bataille sous le Cap-Finistère, il ne restait plus aux Français
sur l'Atlantique que sept vaisseaux de guerre. Ils furent donnés à M. de
l'Estanduère pour escorter les flottes marchandes aux Iles de
l'Amérique, et furent rencontrés près de Belle-Isle par l'amiral Hawke
qui avait 14 vaisseaux. Le combat, comme au Cap-Finistère, fut long et
sanglant, mais les guerriers français étaient réduits par un
gouvernement caduc et imprévoyant à ne plus combattre que pour
l'honneur. Deux vaisseaux seulement sortirent de cette nouvelle lutte et
rentrèrent à Brest comme des monceaux flottans de ruines, le Tonnant et
l'Intrépide; mais un convoi de 250 voiles avait été sauvé. Le premier
était monté par l'amiral lui-même; le second, par un Canadien le comte
de Vaudreuil. Ce combat est célèbre dans les annales de la marine
française pour la résistance qu'offrit le Tonnant, attaqué quelque temps
par la ligne entière des Anglais: fatigués de leurs efforts, ceux-ci le
considérant comme une proie qui ne pouvait les fuir, le laissent
respirer un moment; mais trompés dans leur attente, ils recommencent un
combat aussi inutile que le premier. Il parvient à leur échapper
remorqué par l'Intrépide qui avait soutenu une pareille lutte, qui était
venu partager ses dangers, et qui eut également part à sa gloire
(Anquetil). L'amiral anglais fut accusé devant une cour martiale pour
n'en avoir pas fait la conquête. Dans ces temps-là, la Grande-Bretagne,
piquée de l'audace de ses ennemis, faisait passer ses amiraux par les
armes s'ils montraient la moindre faiblesse.

La France ne resta plus alors qu'avec deux vaisseaux de guerre. «L'on
reconnut dans toute son étendue la faute du cardinal de Fleury d'avoir
négligé la marine, indispensable pour les peuples qui veulent avoir des
colonies. Cette faute était difficile à réparer. Elle était, comme
l'événement l'a prouvé, irréparable pour la France. La marine est un art
et un grand art, qui demande une longue expérience». L'Angleterre le
savait et elle ne donna pas le temps à son ancienne rivale de rétablir
la sienne, elle attaqua le reste de ses possessions continentales de
l'Amérique et s'en empara. La perte du Canada est imputable à cette
erreur, qui priva la mère-patrie des moyens de secourir cette colonie
quand elle eut besoin de son aide.

Le marquis de la Jonquière devait relever M. de Beauharnais dans le
gouvernement de la Nouvelle-France; sa commission était datée de 1746,
et il avait ordre après la campagne du duc d'Anville, de se rendre à
Québec. Fait prisonnier à la bataille du Cap-Finistère, il eut pour
remplaçant, durant sa captivité, le comte de la Galissonnière; et en
1748 le roi donna pour successeur à M. Hocquart, intendant, M. Bigot,
l'ancien commissaire-ordonnateur de Louisbourg, étendant en même temps
sa juridiction sur toute la Nouvelle-France et sur toute la Louisiane.

Cependant si la France était malheureuse sur mer, elle obtenait de
grands triomphes sur le continent de l'Europe. Les victoires du maréchal
de Saxe, qui venait encore de gagner la fameuse bataille de Laufeld sur
le duc de Cumberland (1747), avaient enfin déterminé les alliés à faire
la paix, désirée vivement par tous les peuples las de cette sanglante
lutte. Dès le milieu de l'été (1747) le duc de New-Castle avait envoyé
aux colonies anglaises les ordres du roi de licencier toutes leurs
troupes, levées d'abord pour envahir le Canada, retenues ensuite pour
s'opposer à l'invasion du duc d'Anville, et enfin renvoyées dans leurs
cantons respectifs par la cessation des hostilités. En Canada néanmoins
on ne croyait pas devoir sitôt poser les armes; et l'annonce de l'envoi
d'un armement considérable sous le commandement de M. de la Jonquière,
faisait croire que l'issue de la guerre était encore éloignée. L'on
s'attendait même que l'ennemi allait renouveler cette année son projet
d'invasion, et les habitans des côtes avaient reçu ordre, par
précaution, de se retirer à son approche, et ceux de l'île d'Orléans
d'évacuer cette île. En même temps, sur le bruit qui s'était répandu que
le fort St.-Frédéric allait être attaqué, on avait levé plusieurs
centaines d'hommes pour le secourir. Du reste les partis qui allaient en
guerre se succédaient de manière à ce qu'il y en eût toujours sur les
terres des ennemis. Mais sur la fin de l'été les nouvelles apportées
d'Europe par le comte de la Galissonnière, qui arriva en septembre pour
prendre les rènes de l'administration, et le désarmement des colonies
américaines ne laissèrent guère de doute que la paix était prochaine.
Elle fut en effet signée à Aix-la-Chapelle en 1748. Le marquis de
St.-Sévérin, l'un des plénipotentiaires français, avait déclaré qu'il
venait accomplir les paroles de son maître, «qui voulait faire la paix
non en marchand mais en roi», paroles qui, dans la bouche de Louis XV,
renfermaient moins de grandeur que d'imprévoyance et de légèreté. Il ne
fit rien pour lui et fit tout pour ses alliés. Il laissa avec une
indifférence regrettable la question des frontières entre les colonies
des deux nations en Amérique sans solution, se contentant de stipuler
qu'elle serait réglée par des commissaires. On avait fait une faute de
ne pas préciser celles de l'Acadie en 1712 et 1713, on en fit une encore
bien plus grande en 1748, en abandonnant cette question aux chances d'un
litige dangereux, car les Anglais ne faisaient que gagner à cette
temporisation. La destruction de la marine française dans la guerre qui
venait de finir, augmentait leurs espérances, et leur désir de les voir
se réaliser, c'est-à-dire de se voir bientôt maîtres de toute l'Amérique
septentrionale. Aussi le traité d'Aix-la-Chapelle, l'un des plus
déplorables, dit un auteur, que la diplomatie française ait jamais
acceptés, n'inspira aucune confiance et ne procura qu'une paix armée. Le
Cap-Breton fut rendu à la France en retour de Madras, pris aux Indes par
M. de la Bourdonnaie, et des conquêtes des Français dans les pays bas.
Ainsi tout se trouva placé en Amérique sur le même pied qu'avant la
guerre, excepté que Louis XV n'avait plus de marine pour y protéger ses
possessions.

En même temps que l'on recevait d'Europe la nouvelle de la suspension
des hostilités entre les puissances belligérantes, laquelle s'étendait
aux deux mondes, l'on apprenait aussi des grands lacs le rétablissement
de la tranquillité qui avait été momentanément troublée par une
conspiration des Miâmis.

Pendant longtemps les Sauvages accueillirent les Européens comme des
amis et des protecteurs; ils recherchaient leur alliance avec
empressement pour obtenir le puissant secours de leurs bras contre leurs
ennemis. Mais le prodigieux développement de ces étrangers leur inspira
ensuite des soupçons et même de l'épouvante. Dès lors ils cherchèrent à
s'en isoler, à garder la neutralité, ou même à les détruire s'il était
possible. Depuis quelques années il se disaient tout bas «la peau rouge
ne doit pas se détruire entre elle, laissons faire la peau blanche l'une
contre l'autre[110].» Cependant il y en avait parmi eux de plus
impatiens, de plus vifs les uns que les autres. Les Miâmis étaient de ce
nombre; ils formèrent en 1747 le complot de détruire tous les habitans
du Détroit. L'on remarquait en même temps une agitation sourde dans
toutes les nations des lacs, au point qu'il devint nécessaire de
renforcer la garnison de Michilimackinac. Les Miâmis devaient courir aux
armes une des fêtes de la Pentecôte. Heureusement une vieille femme fort
attachée aux Français vint découvrir toute la trame au commandant du
Détroit M. de Longueuil, qui prit immédiatement des mesures pour la
faire avorter; elles suffirent pour en imposer aux barbares. Il ne fut
tué que quelques Français isolés. L'on prit le fort des Miâmis dont ils
avaient eux-mêmes brûlé une partie avant de fuir, et le secours qui
arriva peu après du bas St.-Laurent, acheva de les intimider. Ils
n'osèrent plus remuer et la Nouvelle-France se trouva ainsi en paix sur
toutes ses frontières.

[Note 110: Documens de Paris.]



                             CHAPITRE III.

                      COMMISSION DES FRONTIÈRES.

                               1748-1755.


La paix d'Aix-la-Chapelle n'est qu'une trève.--L'Angleterre profite de
la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses
possessions en Amérique.--M. de la Galissonnière, gouverneur du
Canada.--Ses plans pour empêcher les Anglais de s'étendre, adoptés par
la cour.--Prétentions de ces derniers.--Droit de découverte et de
possession des Français.--Politique de M. de la Galissonnière, la
meilleure quant aux limites.--Emigration des Acadiens; part qu'y prend
ce gouverneur.--Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans
l'Ouest; garnison au Détroit, fondation d'Ogdensburgh (1749).--Le
marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière.--Projet que ce
dernier propose à la cour pour peupler le Canada.--Appréciation de la
politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière; le ministre lui
enjoint de la suivre.--Le chevalier de la Corne et le major Lawrence
s'avancent vers l'isthme de l'Acadie et s'y fortifient; forts Beauséjour
et Gaspareaux; Lawrence et des Mines.--Lord Albemarle, ambassadeur
britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750);
réponse de M. de. Puyzieulx.--La France se plaint à son tour des
hostilités des Anglais sur mer.--Etablissement des Acadiens dans l'île
St.-Jean; leur triste situation.--Fondation d'Halifax (1749).--Une
commission est nommée pour régler la question des limites: MM. de la
Galissonnière et de Silhouette pour la France; MM. Shirley et Mildmay
pour la Grande-Bretagne.--Convention préliminaire: tout restera dans le
Statu quo jusqu'au jugement définitif.--Conférences à Paris;
l'Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le
golfe jusqu'à Québec; la France maintient que l'Acadie suivant ses
anciennes limites, se borne au territoire qui est à l'est d'une ligne
tirée dans la péninsule de l'entrée de la baie de Fondy au cap
Canseau.--Notes raisonnées à l'appui de ces prétentions diverses.--Les
deux parties ne se cèdent rien.--Affaire de l'Ohio; intrigues des
Anglais parmi les naturels de cette contrée et des Français dans les
cinq cantons.--Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en
France.--Les deux nations envoyent des troupes sur l'Ohio et s'y
fortifient.--Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de
faire la traite du castor au Sault-St.-Louis; difficulté que cela lui
suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de
la part qu'il prend lui et son secrétaire au commerce et de son
népotisme.--Il dédaigne de se justifier.--Il tombe malade et meurt à
Québec en 1752.--Son origine, sa vie, son caractère.--Le marquis
Duquesne lui succède.--Affaire de l'Ohio continuée.--Le colonel
Washington marche pour attaquer le fort Duquesne.--Mort de
Jumonville.--Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la
Nécessité (1754).--Plan des Anglais pour l'invasion du Canada; assemblée
des gouverneurs coloniaux à Albany.--Le général Braddock est envoyé par
la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes.--Le baron Dieskau
débarque à Québec avec 4 bataillons (1755).--Négociations des deux cours
aux sujet de l'Ohio.--Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755;
réponse du cabinet de Londres.--Nouvelles propositions des ministres
français; l'Angleterre élève ses demandes.--Prise du Lys et de l'Alcide
par l'amiral Boscawen.--La France déclare la guerre à l'Angleterre.


La paix d'Aix-la-Chapelle ne fut qu'une trève; à peine les hostilités
cessèrent-elles un moment en Amérique. Les colonies anglaises avaient
suivi avec le plus vif intérêt surtout la lutte sur l'Océan, et elles
avaient vu détruire avec une joie indicible les derniers débris de la
flotte française dans le combat de Belle-Isle, où elle brilla d'un
dernier éclat. En effet la marine de la France détruite, qu'allaient
devenir ses possessions d'outre-mer, ce grand, ce beau système colonial,
oeuvre de génie, qui lui assurait une si vaste portion de l'Amérique, et
qui lui coûtait moins peut-être que les caprices des maîtresses de ses
souverains.

Profitant de cette circonstance heureuse pour elles, les colonies
américaines voulurent reculer leurs frontières au loin. Il se forma une
société composée d'hommes influens de la Grande-Bretagne et des
colonies, pour occuper la vallée de l'Ohio, dans laquelle elle obtint en
1749 une concession de 600,000 âcres de terre. Ce n'était pas la
première fois que l'on enviait cette fertile et délicieuse contrée. Dès
1716, M. Spotswood, gouverneur de la Virginie, avait proposé d'y acheter
des Indigènes un territoire, et de former une association pour y faire
la traite; mais le cabinet de Versailles s'y étant opposé, le projet
avait été abandonné[111]. Dans le même temps les journaux de Londres
annonçaient de nouveaux établissemens, et il était question de porter
jusqu'au fleuve St.-Laurent ceux que l'on devait former du côté de
l'Acadie, et l'on ne donnait aucunes bornes à d'autres que l'on
projetait du côté de la baie d'Hudson[112]. L'agitation qui régnait à
cet égard ne faisait que confirmer les Français dans leurs appréhensions
d'un grand mouvement agresseur de la part de leurs voisins; elles
étaient d'autant plus vives ces craintes qu'ils se voyaient moins de
moyens pour résister.

[Note 111: Universal History, vol. 40.]

[Note 112: Mémoire, &c. par M. de Choiseul.]

M. de la Galissonnière les partageait entièrement. C'était un homme de
mer distingué, et qui devait plus tard se rendre célèbre par sa victoire
devant l'île de Minorque sur l'amiral Byng. Il était actif, éclairé, et
il donnait à l'étude des sciences le temps que ne demandaient pas ses
fonctions publiques. Il ne gouverna le Canada que deux ans, mais il
donna une forte impulsion à l'administration et de bons conseils à la
cour qui, s'ils avaient été suivis, eussent peut-être conservé à la
France cette belle colonie. En prenant les rênes du gouvernement, il
travailla à se procurer des renseignemens exacts sur les pays qu'il
avait à administrer; il s'étudia à en connaître le sol, le climat, les
productions, la population, le commerce et les ressources. Persuadé que
la paix ne pourrait tarder à se faire, il avait dès la première année
porté son attention sur la question des frontières qu'il n'était pas
possible de laisser plus longtemps indécise. Il promena longtemps ses
regards sur la vaste étendue des limites des possessions françaises; il
en étudia minutieusement les points forts et faibles; il sonda les
projets de ses voisins, et il finit par se convaincre que l'isthme qui
joint la péninsule acadienne au continent, à l'est, et les Apalaches à
l'ouest, étaient les deux seuls boulevards de l'Amérique française; que
si l'on perdait l'un, les Anglais débordaient jusqu'au St.-Laurent et
séparaient le Canada de la mer; que si l'on abandonnait l'autre, ils se
répandaient jusqu'aux grands lacs et à la vallée du Mississipi,
isolaient le Canada de ce fleuve, lui enlevaient l'alliance des Indiens
et restreignaient les bornes de ce pays au pied du lac Ontario. Ce
résultat était inévitable d'après le développement qu'avaient pris leurs
établissemens, et d'après le génie ambitieux qu'on leur connaissait. Le
passé était là pour donner sa sanction à la justesse de ce jugement.

On a beaucoup blâmé la France de la position qu'elle osa prendre dans
cette circonstance; elle a été même accusée par les siens d'ambition et
de vivacité. Voltaire va jusqu'à dire qu'une pareille dispute, élevée
entre de simples commerçans, aurait été apaisée en deux heures par des
arbitres; mais qu'entre des couronnes il suffit de l'ambition et de
l'humeur d'un simple commissaire pour bouleverser vingt états, comme si
la possession d'un territoire assez spacieux pour former trois ou quatre
empires comme la France, comme si l'avenir de ces magnifiques contrées,
couvertes aujourd'hui de millions d'habitans, avait à peine mérité
l'attention du cabinet de Versailles. Par cela seul que la
Grande-Bretagne montrait tant de persistance, ne devait-on pas être au
moins sur ses gardes.

Le mouvement que l'on se donnait en Angleterre et dans ses colonies,
l'éclat des préparatifs que l'on faisait, et l'importance des projets
qu'ils annonçaient, tout cela était de nature à exciter l'attention du
Canada et de la cour. Ce fut dans le premier pays comme le plus
intéressé, où l'inquiétude était la plus sérieuse.

Jusqu'alors le cabinet de St.-James s'était abstenu de formuler ses
prétentions d'une manière définie et précise; il ne les avait fait
connaître que par son action négative pour ainsi parler, c'est-à-dire
qu'il n'en avançait directement aucune lui-même, mais il contestait
celles des Français comme on l'a vu lorsque ceux-ci voulurent s'établir
à Niagara et à la Pointe à la Chevelure et continuer leur séjour au
milieu des Abénaquis après le traité d'Utrecht; et encore, dans ce
dernier cas, tandis qu'il déclarait à ces Sauvages que tout le pays
appartenait à la Grande-Bretagne depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'au
golfe St.-Laurent, il gardait le silence vis-à-vis de la France sur
cette prétention qu'il devait cependant faire valoir plus tard[113]. Du
côté de l'ouest son silence avait été encore plus expressif, ou plutôt
il avait reconnu la nullité de son droit en refusant de sanctionner la
formation d'une compagnie de l'Ohio en 1716. Mais aujourd'hui les choses
sont changées. Le traité d'Utrecht lui donne l'Acadie; il annonce que
cette province s'étend d'une part depuis la rivière Kénébec jusqu'à la
mer, et de l'autre depuis la baie de Fondy jusqu'au St.-Laurent[114]. Il
maintient que le territoire entre la rivière Kénébec et celle de
Penobscot en se prolongeant en arrière jusqu'à Québec et au St.-Laurent,
lui avait toujours appartenu, et que les véritables bornes de la
Nouvelle-Ecosse ou de l'Acadie, suivant ses anciennes limites, sont l°.
une ligne droite tirée de l'embouchure de la rivière Penobscot au fleuve
St.-Laurent; 2°. ce fleuve et le golfe St.-Laurent jusqu'à l'Océan au
sud-ouest du Cap Breton; 3°. l'Océan de ce point à l'embouchure du
Penobscot. Il va plus loin; il dit même que le fleuve St.-Laurent est la
borne la plus naturelle et la plus véritable entre les possessions des
deux peuples.

[Note 113: Il est singulier que le Conseil Privé recevait du Bureau des
colonies et plantations en 1713 et par conséquent avant le traité
précité, un rapport dans lequel on disait «que le Cap-Breton avait
toujours fait partie de l'Acadie, et que la Nouvelle-Ecosse comprenait
toute l'Acadie bornée par la rivière Ste.-Croix, le St.-Laurent et la
mer». Régistres d'extraits des procès-verbaux du _Board of colonies and
plantations etc._ déjà cités dans ce vol.]

[Note 114: Mémoire des Commissaires, &c., sur les limites de l'Acadie.]

Le pays ainsi réclamé en dehors de la péninsule acadienne avait plus de
trois fois l'étendue de la Nouvelle-Ecosse, et commandaient le golfe et
l'embouchure du St.-Laurent. C'était la porte du Canada, et la seule par
où l'on pouvait y entrer de l'Océan en hiver, c'est-à-dire pendant 5
mois de l'année.

Le territoire que l'Angleterre disputait aux Français au-delà des
Apalaches était encore beaucoup plus précieux pour l'avenir. Le bassin
de l'Ohio seul jusqu'à sa décharge dans le Mississipi, n'a pas moins de
deux cents lieues de longueur; mais ce n'en était là qu'une faible
partie; l'étendue réclamée n'était pas définie; elle n'avait et ne
pouvait avoir à proprement dire aucune limite, c'était un droit occulte,
qui devait entraîner avec lui la possession des immenses contrées
représentées sur les cartes entre les lacs Ontario, Erié, Huron et
Michigan, le haut Mississipi et les Alléghanys, et qui forment
maintenant les Etats de la Nouvelle-York, de la Pennsylvanie, de l'Ohio,
du Kentucky, de l'Indiana, de l'Illinois et les territoires qui sont de
chaque côté du lac Michigan, et entre les lacs Erié et Huron et le
fleuve Mississipi. Le Canada se serait trouvé séparé de la Louisiane par
de longues distances, et complètement mutilé. Des murs de Québec et de
Montréal on aurait pu voir flotter le drapeau britannique sur la rive
droite du St.-Laurent. De pareils sacrifices équivalaient, dans notre
opinion, à une cession tacite de la Nouvelle-France.

En présence de ces prétentions annoncées à la possession de pays
découverts par les Français, et formant partie intégrante des
territoires occupés par eux depuis un siècle et demi, qu'avait à faire
M. de la Galissonnière, sinon de maintenir les droits de sa patrie?
Certainement ce n'était pas à lui à les abandonner. Tous les mouvemens
qu'il ordonna sur nos frontières lui auraient donc été dictés par la
nécessité de sa situation, s'il n'avait pas été été convaincu d'ailleurs
lui même de leur à propos. Mais il y a plus. L'article 9 du traité
d'Aix-la-Chapelle stipulait positivement que toutes choses seraient
remises dans le même état qu'elles étaient avant la guerre, et la
Grande-Bretagne avait envoyé deux otages à Versailles pour répondre de
la remise de Louisbourg dans l'île du Cap-Breton. Or la France avait
toujours occupé le pays jusqu'à l'isthme de la péninsule acadienne.
L'érection du fort St.-Jean et la possession du Cap-Breton immédiatement
après le traité d'Utrecht étaient des actes publics, éclatans, de cette
occupation dont la légitimité semblait avoir été reconnue par le silence
que la cour de Londres avait gardé jusqu'après le traité qui venait de
mettre fin à la guerre; car ce ne fut qu'alors que le gouverneur de la
Nouvelle-Ecosse, le colonel Mascarène, voulût forcer les habitans de la
rivière St.-Jean à prêter serment de fidélité à l'Angleterre et
s'approprier leur pays[115].

[Note 115: Mémoire du duc de Choiseul, ministre de France.--Mémoire
anonyme sur les affaires du Canada.]

Après ce que l'on vient de dire, M. de la Galissonnière n'ayant point de
discrétion à exercer, devait prendre des mesures pour la conservation
des droits de son pays, et c'est ce qu'il fit; il y envoya des troupes
et il donna ses ordres pour repousser même par la force les Anglais
s'ils tentaient de sortir de la péninsule et de s'étendre sur le
continent; et il écrivit à M. Mascarène à la fois pour se plaindre de sa
conduite à l'égard des habitans de St.-Jean, et pour l'engager à faire
cesser les hostilités qui avaient continué contre les Abénaquis, quoique
ceux-ci eussent mis bas les armes dès que le traité d'Aix-la-Chapelle
avait été connu. Ces plaintes donnèrent lieu à une suite de lettres
assez vives que s'écrivirent mutuellement le marquis de la Jonquière et
M. Cornwallis, qui avaient remplacé, le premier le comte de la
Galissonnière, et le second M. Mascarène, en 1749.

Cependant jusque là le gouvernement français était manifestement dans
son droit. Mais M. de la Galissonnière avait formé un projet qu'il
communiqua à la cour et qu'il réussit à lui faire adopter, qui ne
pouvait être en aucune manière justifiable. Ce projet était d'engager
les Acadiens à abandonner en masse la péninsule pour venir s'établir sur
la rive septentrionale de la baie de Fondy. Le but en ceci était d'abord
de couvrir la frontière du Canada de ce côté par une population dense et
bien affectionnée, et ensuite de réunir toute la population française
sous le même drapeau. L'exécution d'un semblable dessein en tout temps
aurait été chose difficile, mais dans l'état actuel des relations entre
la France et l'Angleterre, elle avait le caractère d'un acte déloyal;
c'était prêcher la désertion aux sujets d'une puissance amie; car
quoique pour des motifs religieux les Acadiens refusassent de prêter le
serment du test, et se donnassent pour des neutres, ils n'en étaient pas
moins aux yeux des signataires du traité d'Utrecht des sujets
britanniques. Néanmoins la cour affecta à ce projet une somme assez
considérable, et les missionnaires français répandus parmi les Acadiens,
blessés dans leurs sentimens religieux par la soumission à un
gouvernement protestant, et dans leur amour propre national par leur
sujétion à un joug étranger, se prêtèrent volontiers aux voeux de leur
ancienne patrie, en quoi ils furent aussi trop bien secondés par les
Acadiens eux-mêmes, entre lesquels et leurs vainqueurs aucune sympathie
ne pouvait s'établir. Les deux plus puissans motifs qui agissent sur les
hommes, la religion et la nationalité, secondaient donc les vues de M.
de la Galissonnière. Le P. Germain à Port-Royal et l'abbé de Laloutre à
Beaubassin sont ceux qui entrèrent le plus avant dans ce projet, et qui
firent les plus grands efforts pour engager les Acadiens à abandonner
leur fortune qui consistait dans leurs fermes, et, ce qui devait être
encore plus sensible pour eux, la terre qui les avait vu naître et où
reposaient les cendres de leurs pères. Cette émigration commença en
1748.

Tandis que le gouverneur travaillait ainsi dans l'est à élever une
barrière dans l'isthme de la Péninsule pour arrêter les Anglais, il ne
mettait pas moins d'activité à leur fermer l'entrée de la vallée de
l'Ohio dans l'ouest. Visitée par la Salle en 1679, cette vallée fut
comprise dans les lettres patentes de 1712, pour l'établissement de la
Louisiane, et elle avait toujours été fréquentée depuis pour passer de
cette province en Canada. Les traitans anglais commençant à s'y montrer,
M. de la Galissonnière y envoya en 1748 M. Céleron de Bienville avec 300
hommes pour en expulser tous les traitans de cette nation qui pourraient
s'y trouver, et pour en prendre possession d'une manière solennelle en
plantant des poteaux et en enterrant des plaques de plomb aux armes de
France en différens endroits, après en avoir dressé procès verbal en
présence des tribus du pays, lesquelles ne virent pas ces formalités
s'accomplir sans inquiétude et sans mécontentement. Les plus hardies ne
cachèrent même pas leurs sentimens à cet égard. M. Céleron[116] écrivit
aussi au gouverneur de la Pennsylvanie pour l'informer de sa mission et
le prier de donner des ordres pour qu'à l'avenir les habitans de la
province n'allassent pas commercer au delà des monts Apalaches, où il
avait l'expresse injonction de les arrêter et de confisquer leurs
marchandises s'ils y faisaient la traite. En même temps M. de la
Galissonnière était en correspondance active avec les gouverneurs de la
Nouvelle-Ecosse, de Boston et de New-York, MM. Mascarène, Shirley et
Clinton; il envoyait une garnison au Détroit, il faisait relever le fort
de la baie des Puans, démantelé par M. de Ligneris lors de son
expédition contre les Outagamis, il faisait bâtir un autre fort au
milieu des Sioux, un en pierre à Toronto et celui de la Présentation,
aujourd'hui Ogdensburgh, sur la rive droite du St.-Laurent entre
Montréal et Frontenac, afin d'être plus à portée des Iroquois qu'il
voulait gagner entièrement à la France. La milice n'avait pas échappé
non plus à son attention, et dès son arrivée dans le pays, il avait
envoyé le chevalier Péan pour en faire la revue paroisse par paroisse,
et pour en lever des rôles exacts; elle pouvait former alors une force
de 12,000 hommes.

[Note 116: Documens de Londres.]

C'est au milieu de ces importantes occupations, et des efforts qu'il
faisait pour donner quelqu'espèce de solidité aux frontières du Canada,
qu'il vit arriver à la fin du mois d'août 1749, le marquis de la
Jonquière, qui venait pour le relever en vertu de sa première
commission. Cet amiral avait été nommé gouverneur du Canada au temps de
l'expédition du duc d'Anville, mais ayant ensuite été fait prisonnier au
combat naval du Cap-Finistère, il n'avait recouvré la liberté qu'à la
paix. M. de la Galissonnière lui communiqua tous les renseignemens qu'il
avait pu recueillir sur le Canada; il lui dévoila ses plans et ses vues;
il lui fit part enfin avec une noble et patriotique franchise de tout ce
qu'il croyait nécessaire pour la sûreté et la conservation de ce pays,
auquel, de retour en France, il ne cessa point de s'intéresser avec le
même zèle et la même vigilance. Il proposa au ministère en arrivant à
Paris d'y envoyer 10,000 paysans, pour peupler les bords des lacs et le
haut du St.-Laurent et du Mississipi. A la fin de 1750, il lui adressa
encore un long mémoire dans lequel il prédit que si le Canada ne prenait
pas l'Acadie au commencement de la première guerre qui éclaterait, cette
dernière province ferait tomber Louisbourg. Il recommandait de détruire
Oswégo, d'empêcher les Anglais, dont il développa les desseins, de
s'établir sur l'Ohio, même par la force; et déclara que tout devait être
fait pour augmenter et fortifier le Canada et la Louisiane, surtout pour
établir solidement les environs du fort St.-Frédéric et les postes de
Niagara, du Détroit et des Illinois[117].

[Note 117: Documens de Paris.]

Ces plans de M. de la Galissonnière parurent très hardis à son
successeur, qui attendait peut-être peu de chose de l'énergie du
gouvernement, et qui en conséquence ne crut pas devoir les suivre tous,
particulièrement ceux qui avaient rapport à l'Acadie, de peur de porter
ombrage à l'Angleterre, vu surtout que des commissaires venaient d'être
nommés pour régler les différends qui existaient entre les deux nations.
Sa prudence fut taxée à Paris de timidité, et l'ordre lui fit transmis
de garder les pays dont la France avait toujours été en possession. Le
chevalier de la Corne qui commandait sur cette frontière, fut chargé de
choisir un endroit en decà de la péninsule pour s'y fortifier et
recevoir les Acadiens. Il choisit d'abord Chédiac sur le golfe
St.-Laurent; mais il l'abandonna ensuite parcequ'il était trop éloigné,
et il vint prendre position à Chipodi entre la baie Verte et la baie de
Chignectou. M. Cornwallis, nouveau gouverneur de la Nouvelle-Ecosse,
prétendant que son gouvernement embrassait non seulement la péninsule,
mais encore l'isthme et la côte septentrionale de la baie de Fondy avec
St.-Jean, envoya le major Lawrence au printemps de 1750 avec 400 hommes
pour en déloger les Français et les Sauvages. Il ordonna en même temps
d'intercepter les vaisseaux qui leur apportaient des vivres de Québec, à
eux et aux Acadiens réfugiés. A son approche les habitans de Beaubassin,
encouragés par leur missionnaire, mirent eux-mêmes le feu à leur village
et se retirèrent derrière la rivière qui se jette dans la baie de
Chignectou, avec leurs femmes et leurs enfans et ce qu'ils purent
emporter de leurs effets.[118] C'était un spectacle noble et cruel tout
à la fois. Jamais on n'avait vu encore des colons montrer un pareil
dévouement à une métropole regrettée. Le chevalier de la Corne s'avança
avec des forces, et planta le drapeau français sur la rive droite de
cette rivière, déclarant au major Lawrence qu'il avait ordre de lui en
défendre le passage jusqu'à ce que la question des limites fût décidée.
Alors le commandant anglais se retira à Beaubassin, sur les ruines
fumantes duquel il éleva un fort qui reçut son nom; il en fit aussi
bâtir un autre aux Mines. Les Français firent construire de leur côté le
fort de Beauséjour sur la baie de Fondy, et celui de Gaspareaux dans la
baie Verte sur le golfe St.-Laurent; on fortifia également la rivière
St.-Jean, et l'on resta ainsi en position l'arme au bras en attendant le
résultat des conférences des commissaires à Paris.

[Note 118: Documens de Paris.]

En ce temps là lord Albemarle était ambassadeur auprès de la cour de
France. Par ordre du cabinet de Londres, il écrivit le 20 mars 1750 au
marquis de Puyzieulx pour se plaindre des empiétemens des Français en
Acadie. Ce dernier répondit le 31 du même mois, que Chipodi était sur le
territoire du Canada comme St.-Jean, et que la France en avait toujours
été en possession; que les habitans ayant été menacés par les Anglais,
M. de la Jonquière, n'ayant encore reçu aucun ordre de sa cour, avait
cru devoir envoyer des forces pour les protéger. Le 7 juillet, le même
ambassadeur représenta encore au marquis de Puyzieulx, que les Français
avaient pris possession de toute cette partie de la Nouvelle-Ecosse
depuis la rivière Chignectou jusqu'à celle de St.-Jean; qu'ils avaient
brûlé Beaubassin, en avaient organisé les habitans en compagnies après
leur avoir donné des armes; que le chevalier de la Corne s'était ainsi
formé un corps de 2,500 hommes y compris ses soldats, et que cet
officier et le P. Laloutre avaient fait, tantôt des promesses, tantôt
des menaces d'un massacre général, aux habitans de l'Acadie pour les
persuader d'abandonner leur pays. Il protesta ensuite que le gouverneur
Cornwallis n'avait jamais fait ni eu dessein de faire d'établissement
hors des limites de la péninsule, et il terminait par demander que la
conduite de M. de la Jonquière fut désavouée, que ses troupes se
retirassent, et que les dommages qu'elles avaient faits fussent réparée.
Sur ces accusations graves, l'ordre fut donné d'écrire sans délai pour
demander au gouverneur du Canada, des informations précises sur ce qui
s'y était passé. «S'il y avait des Français, écrivit M. Rouillé, qui se
fussent rendus coupables des excès qui font l'objet de ces plaintes, ils
mériteraient punition et le roi en ferait un exemple». Au mois de
septembre un mémoire en réponse aux plaintes de l'Angleterre fut remis à
lord Albemarle, dans lequel on donnait la relation des mouvemens du
major Lawrence et du chevalier de la Corne et de leur entrevue, relation
qui est en substance à peu près semblable à ce qu'on a rapporté plus
haut. Le 5 janvier 1751, ce fut le tour du cabinet de Versailles de se
plaindre; il représenta que les vaisseaux de guerre britanniques avaient
pris jusque dans le fond du golfe St.-Laurent des navires français,
surtout ceux qui portaient des vivres pour les troupes qui étaient
stationnées le long de la baie de Fondy. La cour de Londres ne donna,
dit le duc de Choiseul, aucune satisfaction. Alors le marquis de la
Jonquière se crut en droit d'user de représailles, et il fit arrêter à
l'Ile-Royale trois ou quatre bâtimens anglais qui furent confisqués.

Cependant plus de 3000 Acadiens avaient déjà émigré de l'Acadie dans
l'île St.-Jean; dont l'établissement avait été abandonné depuis
l'insuccès de M. de St.-Pierre, et sur la terre ferme le long de la baie
de Fondy. Le manque de récolte et les casualités de la guerre laissèrent
tous ces malheureux en proie à une disette qui régna sans
discontinuation jusqu'à la chute du Canada. L'immigration d'ailleurs des
Acadiens ne cessait presque point. L'arrivée à Chibouctou d'environ
3,800 colons de la Grande-Bretagne, qui fondèrent la ville d'Halifax en
1749, semblait les avoir confirmés dans leur détermination; ils se
dirigeaient sur Québec, sur Madawaska, et sur tous les lieux qu'on
voulait bien leur indiquer, pourvu qu'ils ne fussent pas sous la
domination de l'Angleterre. Celle-ci dont cette fuite extraordinaire
accusait la modération et la justice, en éprouva un profond
ressentiment, dont les Acadiens qui étaient restés dans la péninsule se
ressentirent, et qui influa beaucoup sur ses dispositions à la guerre.
Tels étaient les événemens insignifians en apparence, qui fournirent des
prétextes pour faire reprendre les armes dans les deux mondes.

Tant de difficultés avaient induit les deux cours à nommer sans délai la
commission à laquelle faisait allusion le traité d'Aix-la-Chapelle, et
qui fut saisie de la question des limites. C'est la France qui avait
pris l'initiative. Le bruit des préparatifs que l'on faisait en
Angleterre, et les débats qui avaient eu lieu dans le Parlement au sujet
d'un plan proposé par M. Obbs touchant la traite de la baie d'Hudson,
dans lequel il paraissait vouloir étendre les frontières très avant dans
le Canada, avaient éveillé ses craintes; la cour de Versailles fit
remettre par son chargé d'affaires, M. Durand, à celle de Londres, au
mois de juin 1749, un mémoire dans lequel elle exposait ses droits aux
territoires en dispute, et proposait de nommer des commissaires pour
régler à l'amiable les limites des colonies respectives. Cette
proposition fut acceptée[119] dans le mois de juillet suivant, et les
commissaires nommés, savoir: MM. Shirley et Mildmay de la part de
l'Angleterre, et le comte de la Galissonnière et M. de Silhouette de la
part de la France, s'assemblèrent à Paris. M. Shirley comme M. de la
Galissonnière avait été gouverneur en Amérique. Outre les limites de
l'Acadie, ces commissaires avaient encore d'autres intérêts à régler
concernant les îles Caraïbes, de Ste.-Lucie, la Dominique, St.-Vincent
et Tabago, dont les deux nations se disputaient la propriété.

Une des principales conventions qui accompagnèrent la création de cette
commission, fut que rien ne serait innové dans les pays sur le sort
desquels elle devait prononcer[120]. Les mouvemens du chevalier de la
Corne et du major Lawrence, la construction des forts qu'ils avaient
ordonnée dans l'isthme de l'Acadie, tout cela fut regardé par les deux
cours comme des violations des conventions dont on vient de parler;
elles s'étaient demandées réciproquement des explications, des
éclaircissemens, qu'elles s'étaient fournis avec empressement, en
protestant chaque fois de leur désir sincère de conserver la paix, et en
s'assurant qu'elles allaient envoyer des ordres à leurs gouverneurs
respectifs de ne rien entreprendre, et de faire cesser toute espèce
d'hostilités.

[Note 119: Mémoire de la cour britannique du 24 juillet 1749.]

[Note 120: Mémoire de M. de Choiseul contenant le précis des faits avec
leurs pièces justificatives pour servir de réponse aux observations
envoyies par les ministres d'Angleterre, dans les cours de l'Europe.]

Par l'article 12 du traité d'Utrecht, la France avait cédé à
l'Angleterre la Nouvelle-Ecosse ou Acadie, suivant ses anciennes
limites, comme aussi la ville de Port-Royal. Or la difficulté entre les
deux nations était de déterminer ces limites qui ne l'avaient jamais
été.

Dans le mémoire que les commissaires britanniques remirent à ceux du roi
de France le 21 septembre 1750, ils réclamèrent comme les véritables
bornes de l'Acadie: «Sur l'ouest du côté de la Nouvelle-Angleterre, par
la rivière de Penobscot, autrement dite Pentagoët; c'est-à-dire en
commençant par son embouchure, et de là en tirant une ligne droite du
côté du nord jusqu'à la rivière St.-Laurent, ou la grande rivière du
Canada: au nord par la dite rivière St.-Laurent, le long du bord du sud
jusqu'au cap Rosiers, situé à son entrée; à l'est par le grand golfe de
St.-Laurent, depuis le dit cap Rosiers du côté du sud-est, par les îles
de Bocalaos ou Cap-Breton laissant ces îles à la droite, et le golfe de
St.-Laurent et Terreneuve avec les îles y appartenantes, à la gauche,
jusqu'au cap ou promontoire nommé Cap-Breton; et au sud par le grand
océan Atlantique, en tirant du côté du sud-ouest depuis le dit
Cap-Breton par cap Sable, y comprenant l'île du même nom, à l'entour du
fond de la baie de Fondy qui monte du côté de l'est dans le pays jusqu'à
l'embouchure de la dite rivière de Penobscot ou Pentagoët»[121].

[Note 121: _Mémoires des Commissaires de Sa Majesté très chrétienne et
de ceux de Sa Majesté britannique sur les possessions et les droits
respectifs des deux couronnes en Amérique._]

Et ils ajoutèrent: «D'autant qu'à diverses fois, pendant la possession
de la dite Acadie par la couronne de France, on a de sa part tâché
d'étendre ses limites du côté de l'ouest jusqu'à la rivière de Kinibeki
prétendant que les terres ou territoires situés entre les dites rivières
de Penobscot et Kinibeki, faisaient partie de la dite Acadie, et comme
tels y appartenaient, lesquelles dites terres ou territoires
appartenaient pour lors et appartiennent présentement à la couronne de
la Grande-Bretagne: or les susdits commissaires déclarent que toutes les
terres et territoires situés entre les dites rivières de Penobscot et
Kinibeki, et qui sont bornés du côté du nord par la dite rivière
St.-Laurent, appartiennent à la couronne de la Grande-Bretagne, tant par
ancien droit qu'en vertu du dit traité d'Utrecht».

Dans le mémoire que les commissaires français remirent le même jour aux
commissaires britanniques, en échange de celui qu'ils en en avaient
reçu, il était déclaré «iº. Qu'Annapolis n'était pas comprise dans les
anciennes limites de l'Acadie; ce qui était conforme d'ailleurs aux plus
anciennes descriptions du pays, et par conséquent l'ancienne Acadie ne
renfermait qu'une partie de la péninsule de ce nom. 2º. Que l'île de
Canseau se trouvant située dans une des embouchures du golfe
St.-Laurent, l'Angleterre pouvait se rappeler les plaintes portées
depuis longtemps de la part du roi, concernant l'invasion violente de
cette île en 1718 dans le sein de la paix, par le sieur Smart, capitaine
de l'Ecureuil, navire de guerre anglais; sur lesquelles plaintes il y
avait eu des commissaires nommés, et rien de décidé; mais il était à
observer, que quelque temps après la cour d'Angleterre avait accordé des
indemnités pour les effets enlevés par le dit navire. 3º. Que les
limites entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre n'avaient dû
subir aucun changement, et devaient être aujourd'hui telles qu'elles
étaient avant le traité d'Utrecht, qui n'avait rien changé à cet égard».

Cette déclaration n'ayant pas paru assez précise aux commissaires
anglais, on leur dit, le 16 novembre, que «l'ancienne Acadie commençait
à l'extrémité de la baie française depuis le cap Ste.-Marie, ou le cap
Fourchu; qu'elle s'étendait le long des côtes, et qu'elle se terminait
au Cap Canseau».

Ainsi tandis que d'une part, la Grande-Bretagne réclamait tout le
territoire situé entre le fleuve et le golfe St.-Laurent, l'Atlantique
et une ligne tirée de la rivière Kénébec à ce fleuve, en suivant la
parallèle du nord, la France de l'autre, ne lui laissait pas même la
péninsule acadienne entière; elle en réclamait le côté situé sur la baie
de Fondy, sauf la ville de Port-Royal cédée nommément par le traité. Si
l'on jette un moment les yeux sur une carte géographique, l'on verra que
les prétentions des deux peuples étaient des plus opposées. Outre la
Nouvelle-Ecosse actuelle, les contrées que demandait l'Angleterre
forment aujourd'hui la plus grande partie de l'Etat du Maine, tout le
Nouveau-Brunswick et une portion considérable du Bas-Canada. Après
l'énoncé de ces prétentions et s'être suffisamment pressenti, l'on dut
conserver peu d'espoir d'un ajustement amical. Aucune des parties ne
paraissait disposée à rien céder, et en effet l'on ne voit point
qu'aucun compromis ait été offert. Cependant les deux parties
contendantes procédèrent à énumérer les titres sur lesquels elles
appuyaient leurs réclamations. Cela fut l'objet de deux autres mémoires
très volumineux, le premier par les commissaires de Sa Majesté
britannique en date du 11 janvier 1751, le second par les commissaires
de Sa Majesté très chrétienne en date du 4 octobre suivant, en réponse à
celui qu'on vient de mentionner et à un autre du 21 septembre précédent.
L'on fouilla dans l'histoire de l'Acadie et du Canada jusqu'à leur
origine, l'on cita une foule de documens, l'on apporta de nombreuses
preuves de part et d'autre; chacun défendit sa cause avec adresse et
habileté, mais on ne put se convaincre; chaque cabinet resta à peu près
dans la position qu'il avait prise d'abord, et il ne résulta de la
commission des limites que trois volumes in quarto de mémoires, pièces
justificatives, etc., pour embrouiller les questions qu'elle était
chargée de régler, sans retarder un moment la guerre lorsque la
Grande-Bretagne fut prête.

Les commissaires britanniques commencèrent leurs observations par dire
qu'ils étaient heureux de pouvoir appuyer leur demande, non seulement de
plusieurs déclarations et actes d'Etat, mais de la possession uniforme
de la France pendant plusieurs années avant et après le traité de Breda;
qu'ils n'allégueraient aucun fait qui ne fût authentique, ni aucune
preuve qui ne fût concluante. Alors ils entrèrent en matière,
développant ces preuves les unes après les autres. Le premier document
qu'ils citèrent fut la commission de M. de Charnisé, nommé en 1647
gouverneur «des pays, territoires, côtes et confins de l'Acadie, à
commencer dès le bord de la grande rivière St.-Laurent, tant du long de
la côte de la mer et des îles adjacentes, qu'en dedans de la terre
ferme, et en icelle étendue, tant et si avant que faire se pourra
jusqu'aux Virgines» ou possessions anglaises. Ils passèrent ensuite à
une lettre du comte d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV, dans laquelle
il se plaignait (1662) que la France jouissait paisiblement de l'Acadie,
lorsqu'Olivier Cromwell envoya faire une descente avec quatre vaisseaux
dans la rivière St.-Jean, lesquels prirent après cela les forts de
l'Acadie, nommant Pentagoët la première place de cette province au sud;
et à une autre lettre où (1664) il parle de restitution de l'Acadie
depuis Pentagoët jusqu'au Cap-Breton. Le traité de Breda (1667) fut
ensuite invoqué comme l'argument le plus convaincant. Le roi
d'Angleterre, conformément à l'article X de ce traité, avait signé un
acte de cession de tout le pays de l'Acadie dont Sa Majesté
très-chrétienne avait autrefois joui, dans lequel les noms des forts et
habitations de Pentagoët, St.-Jean, Port-Royal, Hève et Cap de Sable,
avaient été insérés à la demande de M. de Ruvigny. Ils indiquèrent
encore un mémoire de MM. de Barillon et de Bonrepaus de 1687, dans
lequel il était dit que Pentagoët est situé en Acadie; une lettre de M.
de Villebon, gouverneur de cette province de 1698; les propositions que
fit l'ambassadeur de France en 1700, portant ces mots «que les limites
de la Nouvelle-France du côté de l'Acadie s'étendent jusqu'à la rivière
Kénébec;» enfin la commission de M. de Subercase nommé en 1710
gouverneur de l'Acadie, du Cap-Breton, îles et terres adjacentes depuis
le cap des Rosiers du fleuve St.-Laurent, jusqu'à l'ouverture de la
rivière Kénébec.

Après avoir ainsi exposé longuement toutes leurs preuves, qu'ils
déclarèrent n'être pas de nature à pouvoir être contestées, et qu'elles
démontraient que la couronne de France, lorsqu'elle avait été en
possession de l'Acadie, avait toujours demandé et possédé comme tel tout
le territoire renfermé dans les limites énoncées dans leur mémoire du 21
septembre, MM. Shirley et Mildmay dirent qu'ils pourraient
tranquillement s'en tenir à la demande de sa Majesté; mais qu'afin de
mettre cette demande sous un jour encore plus clair, ils allaient
expliquer ce qu'on entendait par Nouvelle-Ecosse, et pourquoi ce nom
avait été inséré dans le traité. Alors ils citent les documens dans
lesquels sont désignées les limites du pays portant ce nom. Le premier,
sont les lettres patentes par lesquelles Jacques I céda, en 1621, au
chevalier Guillaume Alexander toutes les terres réclamées par
l'Angleterre aujourd'hui comme formant l'Acadie, et auxquelles fut donné
alors pour la première fois le nom de Nouvelle-Ecosse. Les autres sont
une commission du roi de France à Etienne de la Tour de 1651; un ordre
d'Olivier Cromwell de 1656; le traité d'Utrecht dans lequel le pays en
question est appelé Nouvelle-Ecosse autrement dite l'Acadie; et ils
maintiennent que ces faits sont une pleine réponse à l'assertion des
commissaires de sa Majesté très-chrétienne, que la Nouvelle-Ecosse est
un mot en l'air; et pour preuve que les noms Acadie et Nouvelle-Ecosse
veulent dire la même chose, ils ajoutent, que comme dans la négociation
qui précéda le traité d'Utrecht, la cour de la Grande-Bretagne demandait
ce pays par le nom de la Nouvelle-Ecosse; et la cour de France dans ses
écrits, l'appelait par celui de l'Acadie, quoiqu'elles entendissent
toutes les deux le même territoire; et comme de fait, il avait
quelquefois appelé par l'un, puis par l'autre de ces noms, et souvent
par les deux simultanément, il fut convenu, pour prévenir toutes
difficultés, d'insérer dans le traité les deux appellations de
Nouvelle-Ecosse et d'Acadie; et que c'est ainsi que le territoire, qui
avait toujours été désigné par l'un ou l'autre de ces noms, avait été
cédé à la Grande-Bretagne.

Voilà pour ce qui regardait l'Acadie. Quant au territoire situé entre
les rivières Penobscot et Kénébec borné au nord par le St.-Laurent, ils
déclarèrent que la cour de Londres avait toujours maintenu ses droits
sur ce pays comme faisant partie de la Nouvelle-Angleterre; ce que
prouvaient un grand nombre de titres, et notamment une lettre du comte
d'Estrades, qui dit que Pentagoët est la première place de l'Acadie du
côté de la province anglaise. La réfutation du mémoire de M. Durand,
chargé d'affaires de France à Londres, occupa ensuite les commissaires
britanniques. Dans cette nouvelle tâche ils répétèrent, en y ajoutant
quelques aperçus nouveaux, les argumens dont ils avaient déjà fait
usage, et qu'il est inutile de revoir ici; puis ils terminèrent leurs
observations par inviter les commissaires de la cour de Versailles à
exposer particulièrement les limites qu'ils regardaient comme les
véritables bornes de l'Acadie ou Nouvelle-Ecosse, et de produire leurs
raisons à l'appui.

MM. de la Galissonnière et de Silhouette ne répondirent que le 4 octobre
suivant par un mémoire extrêmement volumineux, précédé d'une
introduction, et divisé en 20 articles. Dans cette pièce, ils commencent
par citer textuellement les articles XII et XIII du traité d'Utrecht, et
observent, qu'on n'a point vu depuis près de quarante ans qui se sont
écoulés depuis la signature de ce traité, que la cour britannique,
malgré plus d'une circonstance favorable, ait formé des prétentions
pareilles à celles qu'elle élève aujourd'hui, quoique ç'eût été
naturellement le temps de faire valoir les réclamations qui auraient été
fondées en droit et en raison.

Ne pourrait-on pas soupçonner sans injustice, poursuivent-ils, que l'on
a formé quelque nouveau projet en Angleterre, qui ne tend à rien moins
qu'à préparer les moyens d'envahir le Canada en entier, à la première
occasion favorable?

Rien en effet ne serait plus facile, si l'on cédait, comme le proposent
les commissaires de Sa Majesté britannique, l'un des côtés de
l'embouchure du fleuve St.-Laurent et toute la rive méridionale de ce
fleuve jusque vis-à-vis de Québec.

Mais le traité d'Utrecht, disent-ils, ne peut autoriser d'aussi vastes
prétentions, et c'est pour cela que le cabinet de Londres est obligé de
chercher des preuves étrangères à l'état de la question. Afin de mettre
les choses dans leur véritable jour, ils vont faire l'historique de la
fondation de la Nouvelle-France, et s'étendre dans de longs détails sur
ce que l'on entend par Acadie et Nouvelle-Ecosse, et sur l'inexactitude
des inductions que les commissaires anglais ont tirées des anciens
traités touchant les contrées qui ont porté les noms Acadie, Etchemins
ou[122] Norembègue, Gaspésie, etc. En effet tout le raisonnement de ces
commissaires s'appuie, dans leur opinion, sur la commission du
gouverneur M. de Charnisé, sur les lettres du comte d'Estrades, sur le
traité de Breda, et les lettres et commissions des gouverneurs Villebon
et Subercase, sur les lettres patentes d'érection de la Nouvelle-Ecosse,
la commission de la Tour, un ordre de Cromwell et enfin sur le traité
d'Utrecht. Quant à la commission de Charnisé, disent-ils, il y eut abus
de mots et de confiance, il surprit l'ignorance du gouvernement, car il
se fit donner sous le nom d'Acadie, l'administration des pays connus
avant et après lui sous ceux d'Etchemins, Acadie et Gaspésie. Que de
plus pour faire voir la confusion qui régnait alors au sujet de la
situation des pays en Amérique, et que le témoignage du comte
d'Estrades, invoqué à plusieurs reprises par les commissaires
britanniques, ne peut être d'aucun poids, il suffit de mentionner qu'il
étendait les limites de l'Acadie de manière à embrasser la
Nouvelle-York. Venant ensuite au traité de Breda, MM. de la
Galissonnière et de Silhouette maintiennent que l'Angleterre n'a pas
cédé, mais restitué l'Acadie par ce traité, et que si elle avait
prétendu à la paix d'Utrecht tout ce qu'elle avait restitué à la France
par le traité de Breda, elle n'aurait pas manqué, au lieu de ces
expressions, selon ses anciennes limites, d'insérer ces termes, selon le
traité de Breda; ce qui en aurait assuré l'exacte ressemblance. Mais
même alors ce traité ne remplirait pas à beaucoup près l'étendue de ses
demandes, puisque le gouvernement de M. Denis, qui s'étendait depuis le
cap Canseau jusqu'au cap des Rosiers, près de l'embouchure du fleuve
St.-Laurent, n'a point fait partie de la restitution stipulée par le
traité de Breda, et que les Anglais prétendent aujourd'hui que non
seulement cette partie de la Nouvelle-France, mais encore la
continuation de ses côtes et de la rive méridionale du fleuve
St.-Laurent, jusqu'à Québec, doit leur appartenir en vertu du traité
d'Utrecht.

[Note 122: _Commissions de Rasilli, Charnisé et la Tour._]

Quant au mémoire d'un ambassadeur de France de 1686, qui dit que les
côtes de l'Acadie s'étendent de l'île Percée jusqu'à la rivière
St.-George; à la lettre de M. Villebon qui porte les bornes de son
gouvernement de l'Acadie jusqu'à la rivière Kénébec, etc., etc., on
répond que toutes ces pièces sont postérieures au traitée de Breda,
qu'alors l'abus de donner le nom d'Acadie à la baie Française était
assez fréquent, mais qu'elles ne peuvent s'appliquer aux anciennes
limites. Ainsi rien de fixe au sujet de la définition des limites de
l'Acadie dans les actes publics cités par les commissaires anglais. Au
contraire toutes ces preuves sont différentes ou contradictoires.

Les raisons que l'on tire des lettres patentes d'érection de la
Nouvelle-Ecosse, sont dans leur opinion, encore plus faciles à détruire.
La France n'a point fait à l'Angleterre une double cession; l'une de la
Nouvelle-Ecosse, l'autre de l'Acadie, mais purement et simplement la
cession d'un seul et même pays, qui depuis le traité d'Utrecht s'appelle
la Nouvelle-Ecosse, et qui auparavant ne renfermait que l'Acadie suivant
ses anciennes limites.

La France, en effet, n'a jamais possédé aucune colonie en Amérique sous
le nom de la Nouvelle-Ecosse, dénomination qui n'existait pas, au moins
pour elle. Vouloir imposer à son gré des dénominations aux possessions
des autres puissances, prétendre que ces noms nouveaux ne sont point de
vains noms, qu'ils ont quelque réalité, bâtir sur cette illusion des
droits et un système de propriété, ce serait aller contre toutes les
notions reçues, contre toutes les lois et tous les usages des nations.
Comment peut-on prétendre que ce que les Français possédaient sous le
nom d'Acadie et de Nouvelle-France, ait pu former une colonie étrangère
sous le nom de Nouvelle-Ecosse.

Au reste les ordres de Cromwell ne pourraient affecter les limites des
possessions françaises, et la Nouvelle-Ecosse du traité d'Utrecht est
exactement définie par ce traité même, c'est l'Acadie, «suivant ses
anciennes limites», avec «ses appartenances et ses dépendances».

Les commissaires français remarquent encore que les commissaires anglais
pour déterminer des limites anciennes, ont eu recours à des cartes
modernes; mais la plupart même des cartes modernes, et toutes les
anciennes, restreignent l'Acadie dans la péninsule, ou dans une partie
seulement de la péninsule, et ils citent à leur appui une foule
d'autorités.

On insiste particulièrement, continuent M. de la Galissonnière et son
collègue, sur le traité d'Utrecht, parce que c'est incontestablement ce
traité qui, dans cette occasion fait la loi des deux puissances; c'est
par où l'on a terminé ce mémoire. C'est le seul titre en vertu duquel
l'Angleterre possède l'Acadie; et de tous les titres c'est un des plus
décisifs contre les prétentions de la Grande-Bretagne.

Ce traité exclut formellement Port-Royal de l'Acadie.

Il décrit la situation des côtes de cette province du nord-est au
sud-ouest, ce qui les borne à Canseau d'un part, et de l'autre à la
hauteur de la baie Française.

Il exclut toute prétention des Anglais dans le golfe St.-Laurent,
excepté sur l'île de Terreneuve et les îles adjacentes.

En un mot il cède aux Anglais toute l'Acadie, mais il ne leur cède, ni
le pays des Etchemins, ni la baie Française, excepté Port-Royal, ni la
grande baie du St.-Laurent, ni la partie méridionale du Canada.

Ensuite ils procèdent à établir quelles étaient les anciennes limites de
l'Acadie. Il semble, disent-ils, que la véritable et ancienne Acadie ne
peut être que cette partie de l'Amérique à laquelle le nom en a été
donné exclusivement à toute autre.

S'il y a un pays en Amérique qui ait été connu sous la dénomination
d'Acadie, et qui jamais n'en ait eu d'autre, ce pays est nécessairement
distinct et différent de ceux qui ont eu, qui ont conservé, et qui
conservent encore des dénominations différentes.

Ce principe paraît si clair et si évident par lui-même qu'on ne suppose
point qu'il puisse être contesté; et c'est d'après ce principe qu'on
déterminera l'étendue de l'ancienne Acadie. Ils déployent alors une
foule de titres et d'actes publics pour prouver que ce que l'Angleterre
réclame portait anciennement les noms de Etchemins ou Norembègue, baie
Française, Acadie, Grande Baie du St.-Laurent, Gaspésie, etc., et que
dans un mémoire adressé au roi en 1685, l'intendant du Canada, M. de
Meules, disait que les terres du Canada commencent au Cap-Breton. Ils
ajoutent à ces preuves les témoignages de nombreux auteurs, et entre
autres des géographes Halley, Salmon, Homan, etc.; des historiens Jean
de Laët, Denis, Champlain et Lescarbot, dont le concours forme un corps
de preuves, suivant eux, qu'il est impossible de contredire, et en
présence desquelles c'est sans doute par une pareille inadvertance que
les commissaires anglais ont avancé au paragraphe LXXVI, que la rivière
St.-Laurent est la borne la plus naturelle et la plus véritable entre
les possessions des Français et celles des Anglais, et qu'elle a
toujours été appuyée comme telle par la France même, jusqu'au traité
d'Utrecht. Halley écrit (1718) que l'Acadie est la partie du sud-est de
la Nouvelle-Ecosse, Salmon (1739) dit la même chose. M. Denis,
gouverneur d'une partie du Canada, mentionne positivement dans sa
description des côtes de l'Amérique septentrionale, que l'Acadie
commence au sortir de la baie Française ou de Fondy, à l'Ile-Longue, et
qu'elle finit à Canseau. Il appelle la côte des Etchemins celle qui va
de la rivière St.-Jean au sud, et la baie Française la côte qui va de
cette rivière à l'Ile-Longue en faisant le tour de la baie de Fondy.
Champlain assigne les mêmes limites à l'Acadie, quoique d'une manière
moins précise. Lescarbot met Port-Royal dans la Nouvelle-France ou
Canada, nom tant célébré en Europe, dit-il, et qui est proprement
l'appellation de l'une et de l'autre rive de cette grande rivière.

Les commissaires français terminent toutes leurs observations en disant
qu'on est en droit de conclure, que la prétention de l'Angleterre sur
les anciennes limites de l'Acadie, est fondée sur de fausses notions des
premiers établissemens des deux nations en Amérique, sur le préjugé
insoutenable que la France n'a anciennement possédé l'Acadie qu'en vertu
des cessions et des dons qui lui auraient été faits par l'Angleterre;
sur l'illusion qui fait supposer antérieurement au traité d'Utrecht une
colonie française existante en Amérique sous le nom de Nouvelle-Ecosse;
sur la confusion des anciennes limites de l'Acadie, avec le dernier état
de cette province; sur la fausse application de quelques titres qui
prouvent ce qui n'est pas contesté, et qui ne prouvent rien de ce qu'il
fallait prouver; sur l'idée d'assimiler ce qui ne se ressemble point,
une cession et une restitution; enfin sur une interprétation du traité
d'Utrecht dont on ne s'était pas avisé depuis quarante ans que ce traité
a été conclu; interprétation purement arbitraire, et contredite par des
pièces authentiques et par celles-mêmes que l'Angleterre produit: en un
mot, le système des commissaires de Sa Majesté britannique ne se
concilie ni avec les anciens titres, ni avec la lettre, non plus qu'avec
l'esprit du traité d'Utrecht.

Ainsi furent attaquées et défendues les prétentions avancées par les
deux cours relativement aux limites de l'Acadie. Ces prétentions étaient
des plus opposées, et la France qui avait demandé le renvoi aux
commissaires, dut s'appercevoir que la Grande-Bretagne ne voulait pas la
paix, et que ce n'était que par temporisation qu'elle avait agréé la
nomination d'une commission. En demandant la rive droite du St.-Laurent
de la mer à Québec et même jusqu'à la source de ce fleuve, c'était la
guerre; elle savait bien aussi que la France ferait les plus grands
sacrifices pour l'éviter, et c'est pourquoi elle fit des propositions
que la cour de Versailles ne pouvait adopter sans se déshonorer. Le
cabinet de Londres ne céda rien de son ultimatum, et la commission qui
négociait depuis trois ans à Paris, continua encore deux ans ses
controverses tantôt animées tantôt languissantes sans en venir à aucun
résultat.

Cependant si les mouvemens qui menaçaient la paix avaient cessé du côté
de l'Acadie pendant les négociations des commissaires, il n'en était pas
ainsi dans la vallée de l'Ohio; et tandis que l'on croyait que la
guerre, s'il y en avait une, surgirait de la question des limites de la
première province, elle était commencée, contre les prévisions de
l'Europe, par les Virginiens au milieu des forêts qui séparaient le
Canada et la Louisiane.

M. de la Jonquière gouvernait la Nouvelle-France. Il suivait, d'après
les ordres de sa cour, le plan que M. de la Galissonnière avait tracé,
qui était d'empêcher les Anglais de pénétrer sur le territoire de
l'Ohio. Malgré les sommations qui leur avaient été faites de la part de
la France, la Pennsylvanie et le Maryland continuaient de donner des
passeports à leurs traitans pour aller au delà des Apalaches, où ils
excitaient les Indiens contre les Français, et leur distribuaient des
armes, des munitions et des présens. Trois y furent arrêtés en 1750 et
envoyés en France comme prisonniers. Par représailles les Anglais
saisirent un pareil nombre de Français et les emmenèrent au sud des
Apalaches. Cependant la fermentation qui allait croissante parmi les
Indigènes agités par toutes ces intrigues, obligeait le Canada, ou du
moins lui fournissait le prétexte de faire marcher des troupes afin de
les contenir.

Tandis que ces barbares étaient ainsi en proie aux inspirations
haineuses des Américains, les cinq cantons prêtaient l'oreille à celles
des Français, qui s'étaient encore rapprochés d'eux en s'établissant à
la Présentation ainsi que nous l'avons rapporté ailleurs. L'abbé Piquet,
que M. Hocquart appelle l'_Apôtre des Iroquois_ et les Anglais le
_Jésuite de l'Ouest_, jouissait d'une grande influence sur ces tribus.
M. de la Joncaire, celui qui avait établi le poste de Niagara, fut
chargé d'aller résider au milieu d'elles. Le but des Anglais était
d'engager les naturels de l'Ohio à en chasser les Français, et celui de
ces derniers d'engager les Iroquois à garder la neutralité en cas de
guerre, car ils ne pouvaient prétendre leur faire prendre les armes
contre leurs anciens alliés.

Ainsi tout ce qui se passait en Amérique et en Europe entre les deux
couronnes, ne laissait que peu d'espérance d'une heureuse issue de leurs
difficultés. Il se publiait déjà des écrits en Angleterre dans lesquels
on disait qu'il fallait s'emparer des colonies de la France avant
qu'elle eût relevé sa marine. Dès ce temps-là (1751), et sur ses
représentations, M. de la Jonquière recevait quantité de munitions de
guerre, une augmentation des compagnies de marine, des recrues pour
remplacer les vieux soldats, etc. Il faisait renforcer la garnison du
Détroit, et envoyait M. de Villiers relever M. Raymond qui commandait
dans les régions des lacs, et qui écrivait que les nations méridionales
se déclaraient pour les Anglais et que tout était dans le plus grand
désordre.

Cependant M. de la Jonquière touchait au terme de sa carrière, qu'il
acheva au milieu de pitoyables querelles avec les Jésuites. Il paraît
que depuis quelques années ces pères faisaient secrètement la traite
dans leur mission du Sault-St.-Louis, sous le nom de deux demoiselles
Desauniers, et qu'ils envoyaient leur castor à Albany, par contrebande.
Cet exemple était imité par d'autres; et le directeur de la compagnie
des Indes se plaignait de cette violation des lois, contraire à son
privilége, depuis longtemps sans succès. A la fin M. de la Jonquière,
pressé d'intervenir, voulut y mettre ordre et fit défendre aux
demoiselles Desauniers de continuer leur trafic. Celles-ci refusèrent
d'obéir; les Jésuites montrèrent leur concession qui leur donnait le
droit de faire la traite; ils soulevèrent les Sauvages. Le P. Tournois
était le plus animé dans cette dispute. Le gouverneur, sur l'ordre du
roi, le fit passer en France avec les deux entremetteuses, les
demoiselles Desauniers[123].

[Note 123: Un pareil ordre avait déjà été obtenu en 1745, mais il était
resté sans exécution. _Mémoire pour Messire François Bigot, etc.
Mémoires sur les affaires du Canada de 1749 à 1760._]

Mais il ne fut pas longtemps sans éprouver le ressentiment de l'ordre
puissant qu'il avait offensé. On écrivit contre lui aux ministres, on
l'accusa de s'être emparé du commerce des pays d'en haut, chose qu'il
pouvait faire, la cour en ayant donné le droit aux gouverneurs, mais
qu'il n'était pas convenable sans doute d'exercer; on dit aussi qu'il
faisait tyranniser les marchands par son secrétaire auquel il avait
donné le commerce exclusif de l'eau-de-vie pour les Indiens; que les
meilleurs postes étaient pour ceux qui entraient en société avec lui ou
avec ses favoris, etc. Les trafiquans qui n'auraient pas osé prendre
l'initiative, firent écho à ces accusations. Tant de plaintes lui
attirèrent les reproches de la cour. Dans sa réponse il en méprisa assez
le sujet et il eut assez d'orgueil pour n'en pas parler, tandis qu'il
fit un pompeux détail de ses services, et qu'il parut insinuer que
l'Etat lui était encore redevable, malgré les honneurs et les richesses
dont il en avait été comblé. Il terminait sa lettre par demander son
rappel; mais intérieurement accablé de chagrin, ses blessures se
rouvrirent et il expira à Québec le 17 mai 1752, âgé de 67 ans. Il fut
enterré dans l'église des Récollets à côté de MM. de Frontenac et de
Vaudreuil, deux de ses prédécesseurs.

Il était né dans la terre de la Jonquière en Languedoc en 1686, d'une
famille originaire de la Catalogne. Il avait combattu en Espagne dans la
guerre de la succession, avait assisté à la réduction des Cévennes, et à
la défense de Toulon assiégé par le duc de Savoie. Il avait aussi
accompagné Duguay-Trouin à Rio-Janeiro, et pris part au combat de
l'amiral de Court contre l'amiral Matthews en 1744. C'était un homme
grand, bien fait, d'un air imposant, et d'un courage intrépide; mais il
était, dit-on, peu instruit et il ternit ses grandes actions par un
défaut qu'on pardonne rarement à un homme public, l'avarice. Il avait
amassé des sommes immenses dans ses voyages; il pouvait mépriser le
commerce en Canada, et il ne le fit pas; c'est ce qui empoisonna les
dernières années de sa vie. Il fit venir plusieurs de ses neveux de
France pour les enrichir, et n'ayant pu faire nommer l'un d'eux, un
capitaine De Bonne de Miselle, adjudant général, il lui concéda une
seigneurie et lui accorda la traite exclusive du Sault-Ste.-Marie.
Quoiqu'il fût riche de plusieurs millions, le marquis de la Jonquière se
refusa pour ainsi dire le nécessaire jusqu'à sa mort. On rapporte que
dans sa dernière maladie des bougies ayant été placées près de son lit,
il les fit ôter et remplacer par des chandelles de suif, disant
«qu'elles coûtaient moins cher et éclairaient aussi bien». Malgré ce
défaut, la France perdit beaucoup en le perdant; c'était un de ses
marins les plus habiles, et qui était doué de cette constance
indomptable à la guerre d'autant plus précieuse pour la France, qu'elle
luttait alors avec des forces inégales sur l'Océan. Le baron de
Longueuil administra pour la seconde fois par intérim, la colonie
jusqu'à l'arrivée du marquis Duquesne de Menneville en août 1752. Ce
nouveau gouverneur, recommandé au roi par M. de la Galissonnière, était
capitaine de vaisseau et de la maison du fameux amiral de Louis XIV. Ses
ordres portaient de suivre en tout la conduite de ses prédécesseurs,
c'est-à-dire d'empêcher les Anglais et de passer les Apalaches et de
sortir de la péninsule acadienne, où ils avaient déjà 15 à 16 hommes de
troupes.

[124]La guerre devenait de plus en plus imminente. La milice canadienne
fut organisée et exercée; on augmenta les fortifications de Beauséjour;
on achemina des troupes sur l'Ohio, où M. Bigot voulait que l'on envoyât
2,000 hommes, bâtit trois forts et plusieurs magasins d'entrepôt[125],
précautions qu'il jugeait nécessaires pour s'assurer la possession de
cette contrée. Ces troupes se mirent en route en 1753 sous les ordres de
M. Péan. Les Anglais en faisaient autant de leur côté. Les Indigènes
sollicités par les deux partis ne savaient que faire; ils étaient
surpris, troublés de voir arriver de toutes parts des soldats, de
l'artillerie, des munitions de toute espèce, au milieu de leurs forêts
jusque-là silencieuses. Les forts de la Presqu'Isle et Machaux
s'élevèrent successivement du lac Erié en gagnant la rivière Ohio. M.
Legardeur de St.-Pierre qui y commandait, fut notifié de se retirer par
le gouverneur anglais de la Virginie, qui acheminait alors des troupes
sur les Apalaches. M. de Contrecoeur qui avait remplacé M. de
St.-Pierre, s'avança à son tour avec 5 ou 6 cents hommes, faisant
évacuer devant lui, et après sommation, un petit fort occupé par le
capitaine Trent; et rendu sur le bord de l'Ohio, il y éleva le fort
Duquesne en 1754 (Pittsburg). En même temps l'ordre était donné à tous
les commandans français dans ces contrées de s'assurer des Sauvages par
des présens; des détachemens de troupes étaient stationnés aux forts de
Machault et de la Presqu'Isle entre le fort Duquesne et le Détroit; des
vaisseaux étaient mis sur les chantiers des lacs Erié et Ontario pour le
service des transports, et le gouverneur de la Louisiane était informé
de tout ce qui se passait, et recevait instruction d'engager les Indiens
de son gouvernement à se joindre aux forces qui étaient sur l'Ohio. M.
de Contrecoeur apprenant qu'un corps considérable de troupes anglaises
marchait à lui sous le commandement du colonel Washington, chargea M. de
Jumonville d'aller à sa rencontre, et de le sommer de se retirer,
attendu qu'il était sur le territoire français. Cet officier partit avec
une escorte de 30 hommes; il avait reçu ordre de se tenir sur ses gardes
de peur de surprise, tout étant en confusion dans la contrée, où les
Indigènes ne parlaient que de guerre; il choisissait en conséquence ses
campemens de nuit avec précaution. Le 17 mai (1754) au soir il s'était
retiré dans un vallon profond et obscur, lorsque des Sauvages qui
rôdaient le découvrirent et en informèrent le colonel Washington, qui
arrivait dans le voisinage avec ses troupes. Celui-ci marcha toute la
nuit pour le cerner, et le lendemain au point du jour il l'attaqua avec
précipitation marchant comme à une surprise à la tête de son
détachement. Jumonville fut tué avec neuf hommes de sa suite. Les
Français prétendent que ce député fît signe qu'il était porteur d'une
lettre de son commandant; que le feu cessa et que ce ne fut qu'après que
l'on eût commencé la lecture de la sommation que les assaillans se
remirent à tirer. Washington affirme qu'il était à la tête de la marche,
et qu'aussitôt que les Français le virent, ils coururent à leurs armes
sans appeler, ce qu'il aurait dû entendre s'ils l'avaient fait. Il est
probable qu'il y a du vrai dans les deux versions; l'attaque fut si
précipitée qu'il dût s'ensuivre une confusion qui ne permit pas de rien
démêler; mais s'il n'y a pas eu d'assassinat, on se demandera toujours
pourquoi Washington avec des forces si supérieures à celles de
Jumonville, montra une si grande ardeur pour le surprendre au point du
jour comme si c'eût été un ennemi fort à craindre? Ce n'était point
certainement avec 30 hommes qu'il était en état d'accepter le combat.
Quoiqu'il en soit, cet événement n'amena pas la guerre, car déjà elle
était résolue, mais il la précipita. Washington continua son chemin et
alla construire le fort palissade de la Nécessité sur la rivière
Monongahéla qui se jette dans l'Ohio, où il attendait de nouvelles
troupes pour aller attaquer le fort Duquesne, lorsqu'il fut attaqué
lui-même. M. de Contrecoeur en apprenant la mort tragique de Jumonville
résolut de le venger. Il donna 600 Canadiens et 100 Sauvages[126] à M.
de Villiers, frère de la victime, pour aller attaquer dans son nouveau
fort, Washington, lequel voyant arriver les Français, sortit dans la
plaine avec 400 hommes qu'il rangea en bataille, pour les recevoir; mais
ses soldats n'attendirent pas la première décharge des assaillans, ils
se replièrent aussitôt sous leurs retranchemens garnis de 9 pièces de
canon. Le feu fut très vif de part et d'autre; mais les Canadiens
combattaient avec tant d'ardeur qu'ils éteignirent le feu des batteries.
La fusillade dura jusqu'au soir, que les assiégés capitulèrent afin
d'éviter un assaut. Ils avaient perdu 58 hommes, et les vainqueurs 73.
Ceux-ci rasèrent le fort et se retirèrent. Tels sont les humbles
exploits par lesquels le futur conquérant des libertés américaines
commença sa carrière; la guerre parut maintenant inévitable, quoique
l'on parlât encore de paix. La victoire que M. de Villiers venait
d'obtenir, fut le premier acte de ce grand drame de 29 ans, dans lequel
la puissance française et anglaise devait subir de si terribles échecs
en Amérique.

[Note 124: _Mémoire sur les affaires du Canada, etc._]

[Note 125: Lettre au ministre du 26 octobre 1752.]

[Note 126: Documens de Paris.]

Cependant que faisait la commission des frontières à Paris? Tandis «que
toutes les colonies anglaises, dit le duc de Choiseul, se mettaient en
mouvement pour exécuter le plan de l'invasion générale du Canada, formé
et arrêté à Londres, les commissaires britanniques ne paraissaient
s'occuper que du soin de concourir avec ceux du roi à un plan de
conciliation». Mais le duc de Choiseul et les autres membres du
ministère français, ne pouvaient être encore les dupes de cette
politique. Ils avaient remarqué la persistance des Anglais à vouloir
pénétrer dans la vallée de l'Ohio, et c'est en conséquence de cette
persistance et de l'agitation observée parmi les Indiens, qu'ils avaient
eux-mêmes ordonné en 1742 et 3, d'y faire passer des forces et d'établir
des forts formant chaîne du lac Erié à cette rivière, et en 1754 de
rejeter le colonel Washington au-delà des Apalaches. La Grande-Bretagne
ne laissait plus à ce qu'il semblait ses commissaires à Paris que pour
conserver les apparences aux yeux de l'Europe et du gouvernement
français, dont la décrépitude ne permettait guère que de faibles efforts
pour résister à l'orage qui se formait. Le plus grand sujet d'anxiété
pour le cabinet de Versailles c'étaient les finances. Le trésor était
vide. Depuis déjà plusieurs années il murmurait sans cesse contre les
dépenses du Canada. Lorsqu'il fallût faire des préparatifs de guerre, il
éclata en plaintes ouvertes; chaque vaisseau apportait des reproches
amers à l'intendant, sur l'excès des dépenses; mais peu ou point de
soldats pour défendre la colonie. Et pourtant la nouvelle de la mort de
Jumonville et de la capitulation de Washington faisait la plus grande
sensation en Europe. Le peuple français exclus alors par la nature de
son gouvernement des affaires publiques, et qu'on berçait de l'espoir de
la conservation de la paix, dut aussi se désabuser. Il fallait faire la
guerre. L'Angleterre avait formé ses plans d'invasion comme on l'a vu
depuis longtemps; et c'est en conséquence des ordres qu'elle avait
envoyés l'année précédente (1753) aux gouverneurs de toutes ses
colonies, afin de les exhorter à agir de concert pour leur commune et
mutuelle défense, qu'ils s'assemblèrent en convention au nombre de 7, le
14 juin (1754), à Albany. Dans cette réunion, on signa un traité de paix
avec les Iroquois, et l'on dressa un projet d'union fédérale pour que
les avis, les trésors et les forces des diverses provinces fussent
employés dans une juste proportion contre l'ennemi commun. Le
gouvernement de la confédération dans laquelle entraient toutes les
colonies, devait être administré par un président nommé par la couronne,
et par un grand conseil choisi par les diverses assemblées coloniales.
Le président était investi de toute l'autorité exécutive, et le pouvoir
législatif lui était déféré concurremment avec le conseil. Les pouvoirs
de ce nouveau gouvernement devaient être de faire la paix et la guerre
avec les Sauvages, de lever des troupes, fortifier les villes, imposer
des taxes sous l'approbation du roi, nommer les officiers civils et
militaires, etc. Un si beau projet fut rejeté pourtant par toutes les
parties, mais pour des motifs différens; par les colonies parcequ'il
donnait trop d'autorité au président, et par la couronne parcequ'il en
donnait trop au représentans du peuple. Comme on l'a observé ailleurs,
les guerres avec le Canada tendaient continuellement à réunir les
provinces anglaises ensemble, et à en accoutumer insensiblement les
peuples à regarder le gouvernement fédéral comme le meilleur pour tous.
Le projet de la convention des gouverneurs ayant été rejeté, il fut
résolu, faute d'un pouvoir central suffisant, de faire la guerre avec
les troupes régulières de la métropole, auxquelles les troupes
coloniales serviraient d'auxiliaires; et en même temps les colons
votèrent des hommes et des subsides, aidés du gouvernement impérial, qui
fit mettre de grosses sommes à leur disposition, et nomma le colonel
Braddock, officier qui avait servi avec distinction sous le duc de
Cumberland qui l'aimait, pour leur général en chef. Les instructions
qu'il reçut avant son départ pour le Nouveau-Monde, contenaient le plan
des opérations qui devaient être entreprises contre le Canada[127]. Une
expédition devait mettre la vallée de l'Ohio sous la puissance
britannique après en avoir chassé les Français. Les forts St.-Frédéric,
sur le lac Champlain, Niagara, au pied du lac Erié, et Beauséjour dans
l'isthme de l'Acadie, devaient être aussi attaqués l'un après l'autre ou
simultanément, selon les circonstances. Les colonies avaient ordre
d'armer les milices et d'incorporer plusieurs régimens. Les troupes
régulières rassemblées en Irlande, s'embarquèrent avec le général en
chef dans le printemps de 1754, sur une escadre commandée par l'amiral
Keppel, chargé de seconder sur mer les efforts que l'on allait bientôt
faire sur terre. Le général Braddock tint en arrivant une conférence en
Virginie avec tous les gouverneurs de province, et là il fut arrêté
qu'il marcherait lui-même avec les troupes britanniques pour prendre le
fort Duquesne; que le gouverneur Shirley attaquerait le fort Niagara
avec les troupes provinciales; qu'un autre corps, tiré des provinces du
nord et commandé par le colonel Johnson, tomberait sur le fort
St.-Frédéric, et que le colonel Monckton avec les milices du
Massachusetts prendrait Beauséjour et Gaspareaux. On ne songea plus qu'à
surprendre le Canada en en hâtant l'invasion.

[Note 127: Instructions du général Braddock du 25 mars 1754. Lettre du
colonel Napier écrite par ordre du duc de Cumberland au général Braddock
le 25 mars 1754.]

Cependant le gouvernement français n'était pas resté inactif en présence
de tous ces préparatifs de l'Angleterre où, depuis longtemps, le langage
des journaux et les discours prononcés dans les chambres, lui faisaient
connaître l'opinion publique, puissante alors comme aujourd'hui sur le
ministère de cette nation. Il rassembla une flotte à Brest sous le
commandement du comte Dubois de la Motthe, et y fit embarquer 6
bataillons de vieilles troupes formant 3,000 hommes[128], dont deux pour
Louisbourg et quatre pour le Canada. Le baron Dieskau, maréchal de camp,
qui s'était distingué sous le maréchal de Saxe, les commandait. Il avait
pour colonel d'infanterie M. de Rostaing, et pour aide-major le
chevalier de Montreuil. Le marquis Duquesne demanda son rappel pour
rentrer dans le service de la marine. Son départ ne causa aucun regret,
quoiqu'il eût conduit assez heureusement les affaires publiques, et
pourvu avec sagesse à tous les besoins de la colonie; son caractère
altier et hautain l'avait empêché de devenir populaire. Il eut pour
successeur le marquis de Vaudreuil de Cavagnac, gouverneur de la
Louisiane, qui débarqua à Québec au commencement de l'été, suivi
quelques jours après de l'intendant Bigot, qui venait de donner à Paris
des éclaircissemens sur la situation des finances du Canada. Le
gouverneur, troisième fils de celui qui avait succédé à M. de Callières
au commencement du siècle, fut reçu avec des démonstrations de joie par
les Canadiens qui le désiraient, qui l'avaient fait demander au roi, et
qui accoururent pour voir leur compatriote, espérant qu'il allait faire
succéder aux temps malheureux qu'on avait passés jusqu'alors, ces jours
fortunés que leur rappelait le gouvernement de son père.

[Note 128: Documens de Paris.]

La flotte anglaise qui portait le général Braddock et ses troupes,
partie au commencement de janvier 1755 de Cork, arriva à Williamsburgh
en Virginie le 20 février. L'amiral Dubois de la Motthe ne fit voile de
Brest qu'à la fin d'avril, ou trois mois après Braddock, avec les
renforts, munitions et matériel de guerre destinés pour le Canada. Ici
il est nécessaire de noter les dates. Le gouvernement de Londres résolut
de faire intercepter cette escadre, et l'amiral Boscawen, chargé de
l'entreprise, fit voile de Plymouth le 27 avril.

Dans le temps même où ces mouvemens avaient lieu, la diplomatie chercha
à se ressaisir d'une affaire qui devait être évidemment décidée à coups
de canon. Le 15 janvier (1752) l'ambassadeur français, M. le duc de
Mirepoix, remit une note à la cour de Londres proposant de défendre
toute hostilité entre les deux nations; que les choses, quant au
territoire de l'Ohio, fussent mises dans l'état où elles étaient avant
la dernière guerre; «que les prétentions respectives sur ce terrain,
fussent à l'amiable déférées à la commission, et que pour dissiper toute
impression d'inquiétude, Sa Majesté britannique voulût bien s'expliquer
ouvertement sur la destination et les motifs de l'armement qui s'était
fait en Irlande».

Le cabinet de Londres répondit le 22 du même mois en demandant que la
possession du territoire de l'Ohio, ainsi que de tous autres, fût, au
préalable, remise dans le même état où elle était avant le traité
d'Utrecht, ce qui était avancer de nouvelles prétentions et reculer du
traité d'Aix-la-Chapelle au traité d'Utrecht; et que pour ce qui était
de l'armement, la défense de ses droits et de ses possessions, était le
seul but de celui qui avait été envoyé en Amérique, et que ce n'était
pas pour offenser quelque puissance que ce pût être, ni rien faire qui
pût donner atteinte à la paix générale. Le duc de Mirepoix remit une
réplique le 6 février proposant, 1º. que les deux rois ordonnassent aux
gouverneurs respectifs de s'abstenir de toute voie de fait et de toute
nouvelle entreprise. 2º. Que les choses fussent remises dans l'état où
elles étaient ou devaient être avant la dernière guerre dans toute
l'étendue de l'Amérique septentrionale, conformément à l'article IX du
traité d'Aix-la-Chapelle. 3º. Que conformément à l'article XVIII du même
traité, Sa Majesté britannique fit instruire la commission établie à
Paris de ses prétentions, et des fondemens sur lesquels elles étaient
appuyées.

Dans la suite la France modifia encore ses propositions, et consentit à
prendre pour règle provisionnelle l'état où se trouvèrent les choses
après le traité d'Utrecht, et que les deux nations évacueraient tout le
pays situé entre l'Ohio et les Apalaches. C'était revenir sur ses pas et
acquiescer à la proposition du ministère anglais du 22 janvier; elle
n'avait aucun doute que ces conditions ne fussent acceptées, d'autant
plus que le cabinet de Londres venait d'assurer à M. de Mirepoix que les
armemens faits en Irlande, et la flotte qui en était partie, avaient
principalement pour objet de maintenir la subordination et le bon ordre
dans les colonies anglaises. Mais ce cabinet, à l'aspect de la nouvelle
attitude de la France, mit en avant de nouvelles prétentions comme s'il
avait craint la paix, et le 7 mars il fit remettre un nouveau projet de
convention par lequel il était stipulé, 1º. Que l'on démolirait non
seulement les forts situés entre les monts Apalaches et l'Ohio, mais que
l'on détruirait encore tous les établissemens situés entre l'Ohio et la
rivière Ouabache ou de St.-Jérome; 2º. Que l'on raserait aussi les forts
de Niagara et le fort Frédéric sur le lac Champlain; et qu'à l'égard des
lacs Ontario, Erié et Champlain, ils n'appartiendraient à personne, mais
seraient également fréquentés par les sujets de l'une et l'autre
couronne, qui y pourraient librement commercer; 3º. Que l'on accorderait
définitivement à l'Angleterre, non seulement la partie contentieuse de
la presqu'île au nord de l'Acadie, mais encore un espace de vingt lieues
du sud au nord, dans tout le pays qui s'étend depuis la rivière de
Pentagoët jusqu'au golfe St.-Laurent; 4º. Enfin, que toute la rive
méridionale de la rivière St.-Laurent serait déclarée n'appartenir à
personne et demeurerait inhabitée.

A ces conditions, Sa Majesté britannique voulait bien confier aux
Commissaires des deux nations la décision du surplus de ses prétentions.
C'était une véritable déclaration de guerre, car la cour de Versailles
ne pouvait accepter ces conditions, qui équivalaient à la perte du
Canada, et qui l'auraient déshonorée aux yeux du monde entier. Aussi les
accueillit-elle par un refus absolu[129]. Les négociations se
prolongèrent, nourries par de nouvelles propositions, jusqu'au mois de
juillet, chaque partie protestant qu'elle agissait avec candeur et
confiance, et les ministres de la Grande-Bretagne, sur l'inquiétude
causée par la destination de la flotte de l'amiral Boscawen, assurant
ceux de la France que certainement les Anglais ne commenceraient pas. Le
duc de New-Castle, le comte de Granville et le chevalier Robinson dirent
positivement à l'ambassadeur français qu'il était faux que cet amiral
eût des ordres offensifs. Le gouverneur du Canada, qui s'était embarqué
sur un des vaisseaux de l'escadre de M. de la Motthe, avait de son côté
ordre du roi de n'en venir à une guerre ouverte que quand les Anglais
auraient effectivement commis des hostilités caractérisées[130].

[Note 129: Le ministre écrivit alors au gouverneur du Canada: «Quoiqu'il
en soit, Sa Majesté est très résolue de soutenir ses droits et ses
possessions contre des prétentions si excessives et si injustes; et
quelque soit son amour pour le paix, elle ne fera pour la conserver que
les sacrifices qui pourront se concilier avec la dignité de la couronne
et la protection qu'elle doit à ses sujets» (_Documens de Paris_). La
cour était de bonne foi dans ces paroles.]

[Note 130: Documens de Paris.]

Cependant l'amiral Boscawen, parti le 27 avril d'Angleterre, arrivait
sur les bancs de Terreneuve avec ses onze vaisseaux à peu près dans le
même temps que la flotte française de M. de la Motthe, sans pouvoir la
rencontrer; mais quelques-uns des vaisseaux de cette flotte s'en étant
séparés depuis plusieurs jours, tombèrent au milieu de l'escadre
anglaise, qui enleva le Lys et l'Alcide, sur lesquels se trouvaient
plusieurs officiers du génie, et huit compagnies de troupes formant
partie des 3,000 hommes envoyés en Amérique. M. de Choiseul rapporte que
M. Hocquart qui commandait l'Alcide, se trouvant à portée de la voix du
Dunkerque de 60 canons, fit crier en Anglais: _Sommes-nous en paix ou en
guerre?_ On lui répondit nous n'entendons point; on répéta la même
question en Français, même réponse. M. Hocquart la fit lui-même; le
capitaine anglais répondit par deux fois la paix, la paix. D'autres
questions s'échangeaient encore lorsque le Dunkerque lâcha sa bordée à
demi-portée de pistolet ses canons tous chargés à deux boulets et
mitrailles. Bientôt l'Alcide et le Lys furent cernés par les vaisseaux
de Boscawen et forcés de se rendre après avoir perdu beaucoup de monde,
et entre autres officiers, le colonel de Rostaing. «War, dit M.
Haliburton, though not formally declared, was, by this event, actually
commenced; but by not complying with the usual ceremonies, the
administration exposed themselves to the censures of several neutral
powers of Europe, and fixed the imputation of fraud and freebooting on
the beginning of the war». Immédiatement après, trois cents bâtimens
marchands, qui, sur la foi de la paix, parcouraient les mers avec
sécurité, furent enlevés comme l'eussent été par des forbans des navires
sans défense. Cette perte fut immense pour la France, qui, forcée à une
guerre maritime, se vit ainsi privée de l'expérience irréparable de cinq
à six mille matelots.

La nouvelle de la prise du Lys et de l'Alcide arriva à Londres le 15
juillet. Le duc de Mirepoix eut immédiatement une entrevue avec les
ministres anglais, qui attribuèrent ces hostilités à un mal-entendu, et
qui lui dirent que cet événement ne devait point rompre la négociation.
La France, accoutumée à compter avec l'Europe, se voyait ainsi par la
faiblesse de son gouvernement, traitée comme une nation du second ou du
troisième ordre. La cour de Versailles, ne pouvant plus se faire
illusion, rappela son ambassadeur et la guerre fut déclarée à la
Grande-Bretagne.

FIN DU SECOND VOLUME.



                              APPENDICE.

                                 (A)


Page 344. On ne se proposait d'abord de donner les Etats de population
ou Recensemens du Canada, que de deux ou trois années différentes; mais
on a pensé que le lecteur aimerait à voir tous ceux que M. Brodhead a
apportés dans sa Collection des documens de Paris, jusqu'en 1734. Les
renseignemens statistiques qu'ils renferment et qui sont condensés dans
un cadre fort étroit, sont si précieux qu'on a cru faire plaisir au
public en les mettant ici.

Estat abrégé du contenu au Rolle des familles de la colonie de la
Nouvelle-France.

                                1666.

           Québec.                                555
           Beaupré.                               678
           Beauport.                              172
           Isle d'Orléans.                        471
           St.-Jean, St.-François, et St.-Michel. 156
           Sillery.                               217
           Nostre Dame-des-Anges, et              118
               Rivière de St.-Charles.
           Coste de Lauzon.                         6
           Montréal.                              584
           Trois-Rivières.                        461

                                Total.          3,418

Estat du nombre des hommes capables de
porter les armes, depuis 16 ans jusques
à 50. 1,344

Il y a sans doute quelques omissions dans le rolle des
familles, qui seront réformées durant l'hiver de la présente
année 1666.

                               (Signé,)

                                                TALON.

Estat en abrégé du contenu au rolle des familles de la
Nouvelle-France.

                                1667.

          Familles.                                 749
          Total des personnes qui les composent.  4,312
          Hommes capables de porter les armes.    1,566
          Garçons en état d'être mariés.             84
          Filles qui passent 14 ans.                 55

DÉNOMBREMENT DES TERRES EN CULTURE ET DES
BESTIAUX.

Terres en culture, arpens. 11,174
Bestes à corne. 2,136

                                1668.

           Familles.                              1,139
           Total des personnes qui les composent. 5,870
           Hommes capables de porter les armes.   2,000
           Arpens de terres découvertes.         15,642
           Bestes à cornes.                       3,400
           Minots de grains.                    130,978

Les 412 soldats qui se sont habitués cette année au
dit pays, non plus que les 300 des 4 compagnies restées au
Canada, ne sont pas compris dans le présent rolle.

                   RECENSEMENT DE LA NOUVELLE-FRANCE.

                                1679.

           Personnes.                      9400}
           (sans y comprendre) en Acadie.   615} 9,915
           Arpens de terre en culture.   21,900
           Bestes à cornes.               6,983
           Chevaux.                         145
           Brebis et moutons.               719
           Chèvres.                          33
           Anes.                             12
           Fusils.                        1,840
           Pistolets.                       159

                                1680.

Baptisés, 404 enfans, savoir: 193 garçons et 211 filles.

Décédées, 85 personnes de tous âges. Conséquemment le
nombre des personnes devrait être augmenté de 319. Ainsi
la colonie devrait être de 9,719, sans comprendre les 515
de l'Acadie. Il y a eu 66 mariages.

Sauvages qui sont habitués parmi nous: 960 personnes;
hommes, femmes et enfans.

                            RECENSEMENT.

                               1719.

               Eglises.                           77
               Presbytères.                       52
               Maisons du Roi.                     2
               Prêtres du Séminaire.              18
               Jésuites.                          16
               Récollets.                         12
               Religieuses de l'Hôtel-Dieu.      106
               Religieuses Ursulines.             50
               Religieuses de l'Hôpital-Général.  12
               Soeurs de la Congrégation.         68
               Curés.                             51
               Hommes audessus de 50 ans.      1,241
                 " audessous de 50 ans.        2,575
               Garçons audessus de 15 ans,     2,388
                 " audessous de 15 ans,        4,978
               Femmes et veuves.               3,557
               Filles audessus de 15 ans.      2,461
                 " audessous de 15 ans,        4,997
                                              ______
                       Total des âmes.        22,530

               Moulins à blé.                     76
                  "    à scie.                    19
               Terres en valeur, arpens.      63,032
               Prairies.            "          8,018
               Blé français, minots.         234,566
               Blé d'Inde,     "               6,487
               Pois.           "              46,408
               Avoine.         "              50,416
               Lin, livres.                   45,970
               Chanvre, "                      5,080
               Chevaux.                        4,024
               Bestes à cornes.               18,241
               Moutons.                        8,435
               Cochons.                       14,418
               Armes à feu.                    3,726
               Epées.                            792
                   Fait et arrêté le 20 avril 1720.

                        (Signé,)
                                 L. A. de Bourbon, et le
                                 Maréchal d'Estrées.
               Par le Conseil,
                        (Signé,)

                                 Lachapelle.


                      RECENSEMENT, 20 OCTOBRE.

                                1720.

               Maisons du Roi et forts.            5
               Eglises.                           88
               Presbytères.                       59
               Prêtres des Missions Etrangères    31}
               Curés et Missionnaires.            69}
               Jésuites.                          24} 331
               Récollets.                         32}
               Religieuses.                      175}
               Hommes audessus de 50 ans.      1,274
                  " audessous de 50 ans.       3,020
                  " absens.                      315
               Femmes et veuves                3,782
               Garçons audessus de 15 ans.     2,677
                 "     audessous de 15 ans.    5,052
               Filles audessus de 15 ans.      2,734
                 "    audessous de 15 ans.     5,249
                                              ______
                     Total des âmes.          24,434

               Moulins à blé.                     82
                  "    à scie.                    28
               Terres en valeur, arpens.      61,357
               Prairies.            "         10,132
               Blé français, minots.         134,439
               Blé d'Inde.     "               4,159
               Pois.           "              55,331
               Avoine.         "              72,053
               Lin. livres.                   67,264
               Chanvre. "                      1,418
               Chevaux.                        5,270
               Bestes à cornes.               24,866
               Moutons.                       12,175
               Cochons.                       17,944
               Armes à feu.                    4,632
               Epées.                            915.


                    RECENSEMENT DE LA COLONIE.

                              1721.

               Maisons Royales.                    6
               Prêtres du Séminaire.              31
               Jésuites.                          24
               Récollets.                         32
               Religieuses de l'Hôtel-Dieu.      111
                   "       Ursulines.             79
                   "       de l'Hôpital-Général.  23
               Soeurs de la Congrégation.         76
               Frères Hospitaliers.                6
               Eglises.                           86
               Presbytères.                       61
               Curés ou Missionnaires.            59
               Moulins à blé.                     90
                  "    à scie.                    30
               Familles.                       4,183

               Hommes audessus de 50 ans.      1,314}
                 "    audessous de 50 ans.     2,857}
                 "    absens.                    282}
               Femmes et veuves.               4,107}
               Garçons audessus de 15 ans.     3,361} 24,511
                 "     audessous de 15 ans.    3,970}
               Filles audessus de 15 ans.      3,351}
                 "    audessous de 15 ans.     5,269}

               Terres en valeur, arpens.      62,145
               Prairies.                      12,203
               Blé français, minots.         292,700
                "  d'Inde.      "              7,205
               Pois.                          57,400
               Avoine.                        64,035
               Orge.                           4,585
               Tabac, livres.                 48,038
               Lin.     "                     54,650
               Chanvre. "                      2,100
               Chevaux.                        5,603
               Bestes à cornes.               23,388
               Moutons.                       13,823
               Cochons.                       16,250
               Armes à feu.                    5,263
               Epées.                            923
               Pêches dans l'étendue de la
               paroisse de la baie Saint-Paul.     7

Pris dans les pêches ci-dessus: 160 marsouins, qui ont
produit barriques d'huile, 125--chaque barrique de 100
livres.

N. B.--Faute de barriques suffisamment, plus de moitié
de la graisse a diminué sur la grève.

Total de toutes les pêches établies en 1721.     14
  "         "          "       "    en 1722.      7



                RECENSEMENT FAIT EN LA NOUVELLE-FRANCE EN

                                1734.

               Eglises.                         102
               Curés et Missionnaires.           83
               Presbytères.                      76
               Prêtres et Chanoines.             32
               Jésuites.                         18
               Récollets.                        27
               Religieuses de l'Hôtel-Dieu.      97
               Ursulines.                        80
               Religieuses de l'Hôpital-Général,
               et Frères Charrons.               31
               Soeurs de la Congrégation.        96
               Moulins à blé.                   118
                 "     à scie.                   52
               Familles.                      6,422

               Hommes audessus de 50 ans.     1,718}
                 "    audessous de 50 ans.    4,588}
                 "    absens.                   430}
               Femmes et veuves.              6,593} 37,252
               Garçons audessus de 15 ans.    3,805}
                 "     audessous de 15 ans.   8,342}
               Filles audessus de 15 ans.     3,654}
                 "    audessous de 15 ans.    8,122}

               Terres en valeur, arpens.    163,111
               Prairies.            "        17,657
               Blé français, minots.        737,892
                "d'Inde.       "              5,223
               Pois.                         63,549
               Avoine.                      163,988
               Orge.                          3,462
               Tabac, livres.               166,055
               Lin.      "                   92,245
               Chanvre.  "                    2,221
               Chevaux.                       5,056
               Bestes à cornes.              33,179
               Moutons.                      19,815
               Cochons.                      23,646
               Armes à feu.                   6,619
               Epées.                           784

N. B.--Ce recensement a été fait avec toute l'exactitude possible; et on
le croit le plus exact qui ait été envoyé jusques ici.



                                    (B)

P. 372. ORDONNANCE de M. Dupuy, intendant, portant défense aux membres
du conseil supérieur, aux juges, greffiers et autres officiers de la
justice, de s'absenter du service du roi, et d'obtempérer aux lettres de
cachet du gouverneur, sous peine d'interdiction.

Claude Thomas Dupuy, chevalier, conseiller du roy en ses conseils d'état
et privé, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, intendant de
justice, police et finances en toute la Nouvelle-France, isles et terres
adjacentes en dépendantes.

Le sieur Gaillard et le sieur d'Artigny, conseillers au conseil
supérieur de Québec, nous ayant apporté aujourd'huy neuf heures du
matin, chacun un papier qui leur a été adressé par Monsieur le Mis. de
Beauharnois, étant gouverneur général de présent à Montréal, lequel
papier ils ont reçu de la main du sieur Le Verrier, lieutenant de roy
commandant à Québec en l'absence du gouverneur général, nous l'avons
fait transcrire de mot à mot en notre présente ordonnance ainsi qu'il en
suit:

                            DE PAR LE ROY.

      Charles Mis. de Beauharnois, chevalier de l'ordre militaire
      de St.-Louis, gouverneur et lieutenant général pour le roy
      en toute la Nouvelle-France. Il est ordonné au sieur
      Gaillard, conseiller au conseil supérieur de Québec, d'en
      partir aussitost notre présent ordre reçu pour se rendre à
      Beaupré, où il demeurera jusqu'à nouvel ordre, sous peine de
      désobéissance; et au sieur d'Artigny de se retirer à
      Beaumont. Fait à Montréal ce XIII may mil sept cent
      vingt-huit.
                                        (Signé) BEAUHARNOIS,
      Et plus bas par Monseigneur,

                                        (Signé) DEMONCEAUX,

      Et à costé est le cachet des armes de mon dit sieur Beauharnois.

Ces deux écrits, partis d'une autorité tout à fait illégitime et
impuissante au fait de ce qui y est ordonné, ne doivent être considérez
par tout bon sujet du roy, que comme une nouvelle entreprise de monsieur
le Mis. de Beauharnois contre le service et l'autorité de Sa Majesté, et
une suite de l'ordre que mon dit sieur de Beauharnois apporta luy même
au conseil le huit mars dernier, par lequel, affectant le ton de
souverain, il prétendit interdire le conseil supérieur, casser ses
arrests, et imposer silence au procureur général du roy; prétentions
aussi téméraires qu'elles ont paru nouvelles à toute la colonie. Mais
comme le conseil en a porté ses plaintes au roy en conséquence et
conformément à la déclaration qu'en fit le conseil supérieur à mon dit
sieur de Beauharnois en personne, par son arrest du même jour, huit
mars, prononcé en la présence de mon dit sieur de Beauharnois, le
conseil suppliant Sa Majesté qu'il luy plaise, en vengeant l'insulte
faite à son conseil supérieur, assurer sa propre autorité contre les
efforts que l'on fait icy journellement pour soulever les peuples et les
dégager de l'obéissance à la justice, cette nouvelle tentative ne sera
regardée que comme une vengeance sur les officiers de ce conseil
supérieur, et un déplaisir du peu de succès que le gouverneur général a
eu de son ordonnance du huit, dont il a desjà donné assés d'autres
marques de ressentiment, mais qu'on a osé porter contre le roy même,
telle qu'est la publication qu'on a fait faire de la dite ordonnance à
la teste des troupes, avec des cris de vive le Roy et Beauharnois, la
rebellion de là garnison du trente mars, déchirant avec les épées les
arrests du conseil supérieur et les ordonnances de Sa Majesté, le bris
des prisons royalles et l'enlèvement des prisonniers du neuf avril
suivant, et en dernier lieu l'azile ouvert le six de ce présent mois au
château St.-Louis, logement du gouverneur, à tous les décrétés par
justice et prisonniers échappés des prisons de Sa Majesté; pendant que
contre les ordonnances de la guerre on tient cruellement et
ignominieusement en prison des officiers des troupes, en leur imputant
pour toute faute d'avoir désapprouvé des procédés aussi odieux.

Et comme en répandant de toutes parts dans la colonie, jusques dans les
mains des ouvriers, des copies de ses provisions, quoy qu'elles fussent
suffisamment connues et registrées au conseil supérieur, pour exercer
l'autorité et les pouvoirs que le roy luy a donnés ainsi que l'ont fait
ses prédécesseurs, sans une pareille communication au peuple, laquelle
n'est faite aujourd'huy que pour surprendre le peuple, et sans excéder
de la part des précédens gouverneurs les bornes de leurs pouvoirs,
monsieur le marquis de Beauharnois entend tirer les droits qu'il veut
exercer sur les membres du conseil et autres officiers de la justice, de
ce qu'il est dit dans ses provisions de gouverneur qu'il a le
commandement sur tous les états de la colonie, dans l'énumération
desquels états sont compris les conseillers du conseil supérieur et les
ecclésiastiques; et attendu que pour ce qui nous regarde, il a plû au
roy, par les provisions dont il nous a honoré, d'ordonner pareillement
aux officiers du conseil supérieur, à tous les justiciers, autres
officiers et sujets du roy, de nous entendre et de nous obéir, il est
d'autant plus indubitable que cela nous donne sur les conseillers du
conseil supérieur et sur tous les autres sujets du roy, un pouvoir au
moins absolument égal à celuy que pourrait prétendre mon dit sieur
marquis de Beauharnois; que par le règlement de 1684: signé Louis et
plus bas, Colbert, donné sur quelques prétentions du gouverneur général,
il a été réglé et ordonné par le roy que les gouverneurs généraux
n'avaient aucune direction sur les officiers de la justice, ainsi qu'il
a été encore décidé depuis par nombre de règlemens et ordres du roy
aussi formels que ce premier, et que par un arrest du conseil d'état du
roy rendu en faveur de Mr. Talon, lors intendant en Canada, le roy veut
et ordonne que tout ce que l'intendant ordonnera soit exécuté par
provision nonobstant toute opposition, appellation et empêchement
quelconque; et que par nos provisions particulières conformes à cet
arrest, le roy s'en est encore expliqué en ces termes: _Nous vous
donnons le pouvoir et faculté de juger souverainement seul en matière
civile et de tout ordonner ainsi que vous verrez être juste et à propos
pour notre service, validant vos jugemens, règlemens et ordonnances
comme s'ils étoient émanés de nos cours supérieures, comme aussi de vous
trouver aux conseils de guerre, ouïr les plaintes qui vous seront faites
par nos peuples des dits pays, par les gens de guerre et tous autres sur
tous excès, torts, et violences, leur rendre bonne et briève justice,
informer de toutes entreprises pratiques et menées faites contre notre
service, procéder contre les coupables de tous crimes de quelque qualité
et condition qu'ils soient, leur faire et parfaire leur procès jusqu'à
jugement définitif et exécution d'icelui inclusivement._

Et ce qui fait que la préférence et l'exécution provisionnelle et
provisoire deüe à ce que nous ordonnerons à l'occasion des sieurs
Gaillard et d'Artigny et autres magistrats, juges et officiers de
justice, y est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, c'est qu'il
s'agist du service instant de sa majesté, et de l'exercise de la justice
deüe à son peuple, qui ne peut être retardée ny suspendüe que par le roy
même, et qui le seroit totalement, n'y ayant plus au conseil que les
sieurs Gaillard et d'Artigny avec les sieurs Hazeur, Guillemin, le sieur
de Lotbinière étant obligé de s'abstenir dans les affaires criminelles,
et même pour le présent dans les affaires ecclésiastiques, où il
s'agiroit de ses droits avec le chapitre, le sieur Lanouillier étant
allé à Montréal pour les affaires du roy, les sieurs Macart et St.-Simon
n'y venant plus que rarement à cause de leur grand âge, et les autres,
qui ne sont pas icy desnommez, ayant volontairement ou par terreur
abandonné leur compagnie pour suivre le party de monsieur le Mis. de
Beauharnois, ce qui n'est nullement permis, les compagnies ne devant pas
se diviser au préjudice du roy, à qui chacun doit son service en sa
compagnie, jusqu'à ce qu'il ait remis ses provisions, ou qu'elles luy
soient ôtées par le roy même, et ce qui réduisant le conseil à cinq
personnes seulement nous compris, et à moins si aucune de ces cinq
personnes cessoit de s'y trouver, ôteroit tout moyen de rendre la
justice au peuple, et de veiller aux droits et à l'autorité du roy, qui
est le point où l'on vouloit atteindre, et l'extrémité où depuis près de
deux ans on a travaillé à réduire tout le corps de la justice dans la
Nouvelle-France, et en particulier le conseil supérieur, au grand
préjudice du roy et de son peuple, et d'autant plus encore qu'il est à
propos d'avertir le peuple que les pouvoirs que Mr. le gouverneur
général peut avoir par ses provisions sur les conseillers du conseil
supérieur, sur les ecclésiastiques et sur les autres états de la colonie
qui n'ont point de rapport à l'ordre militaire, ne sont que des pouvoirs
relatifs à la commission quand il agist dans l'étendüe de son district,
n'ayant pas plus celuy d'exiler un conseiller, de l'empêcher de rendre
la justice, et un juge inférieur, d'exercer ses fonctions, qu'il en
auroit d'envoyer un prêtre au séminaire, d'empêcher un prêtre de dire la
messe et de confesser; mais que comme il pourroit bien empêcher qu'on ne
sonnât l'Angelus à midy, où que l'on sonnât la cloche des Recollets à
minuit, s'il entendoit dire qu'au son de cette cloche il y eût quelque
signal donné par l'ennemy, il pourroit bien encore commander à un
conseiller ou à un juge quelque chose pour la deffense de la ville en
cas d'attaque ou autre occasion pressante et de son exercice
particulier, ou autres exemples de cette nature.

Veu les dits deux ordres de mon dit sieur le Mis. de Beauharnois, l'un
envoyé au sieur Gaillard et l'autre au sieur d'Artigny, sans que nous
sçachions s'il n'en a point encore été envoyé de pareil à quelqu'autre
des conseillers du conseil supérieur. Nous, en vertu du pouvoir à nous
donné, et en conséquence de la qualité dont le roy nous a honoré de
premier président du conseil supérieur, seul en droit d'assembler et de
convoquer le dit conseil, et ayant seul en cette qualité la police tant
intérieure qu'extérieure de la compagnie, Ordonnons au sieur Gaillard et
au sieur d'Artigny et à tous autres conseillers au conseil supérieur, de
la part du roy et sous peine d'être réputé désobéissant aux ordres de Sa
majesté, et au serment par eux prêté au roy en son conseil, de ne se
point départir de son service peur quelque prétexte et par quelque ordre
que ce soit, leur ordonnons de rester à Québec, et leur faisons deffense
d'en désemparer jusqu'à ce qu'il ait plu à sa majesté ordonner de la
satisfaction qu'il voudra bien accorder au conseil supérieur, tant de
l'insulte qui luy a desjà été faite, que de celle qu'il vient encore de
recevoir en la personne de ses conseillers; Ordonnons pareillement à
tous juges tant des justices royalles que des seigneurs, à tous
greffiers du conseil supérieur et autres, à tous huissiers et autres
officiers de la justice, de se conformer à la présente ordonnance, et
leur enjoignons de l'observer sous peine de désobéissance au roy et
d'interdiction de leurs charges et offices. Mandons, etc. Fait en notre
hôtel à Québec le vingt neuf may mil sept cent vingt huit.

                                                 Dupuy.

      Le Sceau              Par Monseigneur

                                                 Hiché,

Signifié de l'ordre de monseigneur l'Intendant, à monsieur Boisseau,
greffier de la prévosté de cette ville; et en parlant à sa personne par
moy huissier au conseil supérieur, ce jourd'huy quatre juin mil sept
cent vingt huit.

                                             Chetinau de Rousel.


                                    (C)

P. 426. Etat du montant des importations et des exportations annuelles
du Canada entre les années 1749 et 1755 inclusivement.

Années.

1749 { Importations.   5,682,090 Livres.
     { Exportations.   1,414,900

         Différence... 4,267,190

1750 { Importations.   5,154,861
     { Exportations.   1,337,000

         Différence... 3,817,861

1751 { Importations.   4,439,490
     { Exportations.   1,515,932

         Différence... 2,923,558

1752 { Importations.   6,047,820
     { Exportations.   1,554,400

         Différence... 4,493,420

1753 { Importations.   5,195,733
     { Exportations.   1,706,130

         Différence... 3,489,603

1754 { Importations.   5,147,621
     { Exportations.   1,576,616

         Différence... 3,571,005

Arrivages--Vaisseaux venant de France         32
            "         "     des Iles          10
            "         "     de Louisbourg
                            et de l'Acadie.   11
                                              __
                                              53
1755 { Importations.   5,203,272
     { Exportations.   1,515,730

         Différence... 3,687,542



                              SOMMAIRES.

LIVRE V.

CHAP. I.--_Colonies Anglaises_.--1690.

Objet de ce chapitre.--Les persécutions politiques et religieuses
fondent et peuplent les colonies anglaises, qui deviennent en peu de
temps très puissantes.--Caractère anglais dérivant de la fusion des
races normande et saxonne. Institutions libres importées dans le
Nouveau-Monde, fruit des progrès de l'époque.--La Virginie et la
Nouvelle-Angleterre.--Colonie de Jamestown (1607).--Colonie de
New-Plymouth et gouvernement qu'elle se donne (1620).--Immensité de
l'émigration.--L'Angleterre s'en alarme.--La bonne politique prévaut
dans ses conseils, et elle laisse continuer l'émigration.--New-Plymouth
passe entre les mains du roi par la dissolution de la
compagnie.--Commission des plantations établie; opposition qu'elle
suscita dans les colonies; elle s'éteint sans rien faire.--Etablissement
du Maryland (1632) et de plusieurs autres colonies.--Leurs diverses
formes de gouvernement: gouvernemens à charte, gouvernemens royaux,
gouvernemens de propriétaires.--Confédération de la
Nouvelle-Angleterre.--Sa quasi-indépendance de la métropole.--Population
et territoire des établissemens anglais en 1690.--Ils jouissent de la
liberté du commerce.--Jalousie de l'Angleterre: actes du parlement
impérial, et notamment l'acte de navigation passés pour restreindre
cette liberté.--Opposition générale des colonies; doctrines du
Massachusetts à ce sujet.--M. Randolph envoyé par l'Angleterre pour
faire exécuter ses lois de commerce; elle le nomme percepteur général
des douanes.--Négoce étendu que faisaient déjà les colons.--Les rapports
et les calomnies de Randolph servent de prétextes pour révoquer les
chartes de la Nouvelle-Angleterre.--Ressemblance de caractère entre
Randolph et lord Sydenham.--Révolution de
1690.--Gouvernement.--Lois.--Education.--Industrie.--Difference entre le
colon d'alors et le colon d'aujourd'hui, le colon français et le colon
anglais.

CHAP. II.--Le Siège de Québec--1689-1695.

Ligue d'Augsbourg formée contre Louis XIV.--L'Angleterre s'y joint en
1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans
leurs colonies.--Disproportion de forces de ces dernières.--Plan
d'hostilités des Français.--Projet de conquête de la Nouvelle-York; il
est abandonné après un commencement d'exécution.--Triste état du Canada
et de l'Acadie.--Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac.--Premières
hostilités: M. d'Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie
d'Hudson.--Prise de Pemaquid par les Abénaquis.--Sac de
Schenectady.--Destruction de Salmon Falls (Sementels).--Le fort Casco
est pris et rasé.--Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la
France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses
succès.--Irruptions des cantons, qui refusent de faire la
paix.--Patience et courage des Canadiens.--Les Anglais projetent la
conquête de la Nouvelle-France.--Etat de l'Acadie depuis 1667.--L'Amiral
Phipps prend Port-Royal; il assiége Québec (1690) et est
repoussé.--Retraite du général Winthrop, qui s'était avancé jusqu'au lac
St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l'ouest, tandis que
l'Amiral Phipps l'attaquerait par l'est.--Désastre de la flotte de ce
dernier.--Humiliation des colonies anglaises.--Misère profonde dans les
colonies des deux nations.--Les Iroquois et les Abénaquis continuent
leurs déprédations.--Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de
la Magdeleine (1691), et est défait par M. de Varennes.--Nouveau projet
pour la conquête de Québec formé par l'Angleterre.--La défaite des
troupes de l'expédition à la Martinique, et ensuite la fièvre jaune qui
les décime sur la flotte de l'amiral Wheeler, font manquer
l'entreprise.--Expéditions françaises dans les cantons (1693 et 1696);
les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées.--Les
Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois.--Le Canada
plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis, se prépare à
aller porter à son tour la guerre chez eux.--L'état comparativement
heureux dans lequel il se trouve, est dû à l'énergie et aux sages
mesures du comte de Frontenac.--Intrigues de ses ennemis contre lui en
France.

CHAP. III.--_Terreneuve et Baie d'Hudson_.--1696-1701.

Continuation de la guerre: les Français reprennent l'offensive.--La
conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la
baie d'Hudson, est résolue.--M. d'Iberville défait trois vaisseaux
ennemis et prend Pemaquid.--Terreneuve: sa description; premiers
établissemens français; leur histoire.--Le gouverneur, M. de Brouillan,
et M. d'Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les
Anglais.--Brouilles entre ces deux chefs; ils se raccommodent.--Ils
prennent St.-Jean, capitale anglaise de l'île, et ravagent les autres
établissemens.--Héroïque campagne d'hiver des Canadiens.--Baie d'Hudson;
son histoire.--Départ de M. d'Iberville; dangers que son escadre court
dans les glaces; beau combat naval qu'il livre; il se bat seul contre
trois et remporte la victoire.--Un naufrage.--La baie d'Hudson est
conquise.--Situation avantageuse de la Nouvelle-France.--La cour
projette la conquête de Boston et de New-York.--M. de Nesmond part de
France avec une flotte considérable; la longueur de sa traversée fait
abandonner l'entreprise.--Consternation des colonies anglaises.--Fin de
la guerre: paix de Riswick (1797).--Difficultés entre les deux
gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies.--M. de Frontenac
refuse de négocier avec les cantons iroquois par l'intermédiaire de lord
Bellomont.--Mort de M. de Frontenac; son portrait.--M. de Callières lui
succède.--Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes, confirmée
solennellement en 1701.--Discours du célèbre chef Le Rat; sa mort,
impression profonde qu'elle laisse dans l'esprit des Sauvages; génie et
caractère de cet Indien.--Ses funérailles.

LIVRE VI.

CHAP. I.--_Etablissement de la Louisiane_.--1683-1712.

De la Louisiane.--Louis XIV met plusieurs vaisseaux à la disposition de
la Salle, pour aller y fonder un établissement.--Départ de ce voyageur;
ses difficultés avec le commandant de la flottille, M. de Beaujeu.--L'on
passe devant les bouches du Mississipi sans les apercevoir, et l'on
parvient jusqu'à la baie de Matagorda (ou St.-Bernard), dans le pays que
l'on nomme aujourd'hui le Texas.--La Salle y débarque sa colonie et y
bâtit le fort St.-Louis.--Conséquences désastreuses de ses divisions
avec M. de Beaujeu, qui s'en retourne en Europe.--La Salle entreprend
plusieurs expéditions inutiles pour trouver le Mississipi.--Grand nombre
de ses compagnons y périssent.--Il part avec une partie de ceux qui lui
restent pour les Illinois, afin de faire demander des secours en
France.--Il est assassiné.--Sanglans démêlés entre ses meurtriers;
horreur profonde que ces scènes causent aux Sauvages.--Joutel et six de
ses compagnons parviennent aux Illinois.--Les colons laissés au Texas,
sont surpris par les Indigènes et tués ou emmenés en captivité.--Guerre
de 1689 et paix de Riswick.--D'Iberville reprend l'entreprise de la
Salle en 1698, et porte une première colonie canadienne à la Louisiane
l'année suivante; établissement de Biloxi (1698).--Apparition des
Anglais dans le Mississipi.--Les Huguenots demandent à s'y établir et
sont refusés.--Services rendus par eux à l'Union américaine.--M. de
Sauvole lieutenant gouverneur.--Sages recommandations du fondateur de la
Louisiane touchant le commerce de cette contrée.--Mines d'or et
d'argent, illusions dont on se berce à ce sujet.--Transplantation des
colons de Biloxi dans la baie de la Mobile (1701).--M. de Bienville
remplace M. de Sauvole.--La Mobile fait des progrès.--Mort de M.
d'Iberville; caractère et exploits de ce guerrier.--M. Diron
d'Artaguette commissaire-ordonnateur (1708).--La colonie languit.--La
Louisiane est cédée à M. Crozat en 1712, pour 16 ans.

CHAP. II.--_Traité d'Utrecht_.--1701-1713.

Une colonie canadienne s'établit au Détroit, malgré les Anglais et une
partie des Indigènes.--Paix de quatre ans.--Guerre de la succession
d'Espagne.--La France, malheureuse en Europe, l'est moins en
Amérique.--Importance du traité de Montréal; ses suites heureuses pour
le Canada.--Neutralité de l'Ouest; les hostilités se renferment dans les
provinces maritimes.--Faiblesse de l'Acadie.--Affaires des Sauvages
occidentaux; M. de Vaudreuil réussit à maintenir la paix parmi les
tribus de ces contrées.--Ravages commis dans la Nouvelle-Angleterre par
les Français et les Abénaquis.--Destruction de Deerfield et d'Haverhill
(1708).--Remontrances de M. Schuyler à M. de Vaudreuil au sujet des
cruautés commises par nos bandes; réponse de ce dernier.--Le colonel
Church ravage l'Acadie (1704).--Le colonel March assiége deux fois
Port-Royal et est repoussé (1707).--Terreneuve: premières hostilités; M.
de Subercase échoue devant les forts de St.-Jean (1705).--M. de
St.-Ovide surprend avec 170 hommes, en 1709, la ville de St.-Jean
défendue par près de 1000 hommes et 48 bouches à feu, et s'en
empare.--Continuation des hostilités à Terreneuve.--Instances des
colonies anglaises auprès de leur métropole pour l'engager à s'emparer
du Canada.--Celle-ci promet une flotte en 1709 et 1710, et la flotte ne
vient pas.--Le colonel Nicholson prend Port-Royal; diverses
interprétations données à l'acte de capitulation; la guerre continue en
Acadie; elle cesse.--Attachement des Acadiens pour la France.--Troisième
projet contre Québec; plus de 16 mille hommes vont attaquer le Canada
par le St.-Laurent et par le lac Champlain; les Iroquois reprennent les
armes.--Désastres de la flotte de l'amiral Walker aux Sept-Iles; les
ennemis se retirent.--Consternation dans les colonies
anglaises.--Massacre des Outagamis, qui avaient conspiré contre les
Français.--Rétablissement de Michilimackinac.--Suspension des hostilités
dans les deux mondes.--Traité d'Utrecht; la France cède l'Acadie,
Terreneuve et la baie d'Hudson à la Grande-Bretagne.--Grandeur et
humiliation de Louis XIV; décadence de la monarchie.--Le système
colonial français.

CHAP. III.--_Colonisation du Cap-Breton_.--1713-1744.

Motifs qui engagent le gouvernement à établir le
Cap-Breton.--Description de cette île à laquelle on donne le nom
d'Ile-Royale.--La nouvelle colonie excite la jalousie des
Anglais.--Projet de l'intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire
l'entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706.--Fondation de
Louisbourg par M. de Costa Bella.--Comment la France se propose de
peupler l'île.--La principale industrie des habitans est la
pêche.--Commerce qu'ils font.--M. de St.-Ovide remplace M. de Costa
Bella.--Les habitans de l'Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et
travaillés par les intrigues des Français, menacent d'émigrer à
l'Ile-Royale.--Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris, en
1719, pour établir l'île St.-Jean, voisine du Cap-Breton; le roi concède
en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la
Magdeleine.--L'entreprise échoue par les divisions des associés.

LIVRE VII.

CHAP. I.--_Système de Law.--Conspiration des Natchés_.

1712-1731.

La Louisiane, ses habitans et ses limites.--M. Crozat en prend
possession en vertu de la cession du roi.--M. de la Motte Cadillac,
gouverneur; M. Duclos, commissaire-ordonnateur.--Conseil supérieur
établi; introduction de la coutume de Paris.--M. Crozat veut ouvrir des
relations commerciales avec le Mexique; voyages de M. Juchereau de
St.-Denis à ce sujet; il échoue.--On fait la traite des pelleteries avec
les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la
Virginie.--Les Natchés conspirent contre les Français et sont
punis.--Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane; cette
province décline rapidement sous son monopole; il la rend (1717) au roi,
qui la concède à la compagnie d'Occident rétablie par Law.--Système de
ce fameux financier.--M. de l'Espinay succède à M. de la Motte Cadillac,
et M. Hubert à M. Duclos.--M. de Bienville remplace bientôt après M. de
l'Espinay.--La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville
(1717).--Nouvelle organisation de la colonie; moyens que l'on prend pour
la peupler.--Terrible famine parmi les colons accumulés à
Biloxi.--Divers établissemens des Français.--Guerre avec
l'Espagne.--Hostilités en Amérique: Pensacola, île
Dauphine.--Paix.--Louis XIV récompense les officiers de la
Louisiane.--Traité avec les Chicachas et les Natchés.--Ouragan du 12
septembre (1722).--Missionnaires.--Chute du système de Law.--La
Louisiane passe à la compagnie des Indes.--Mauvaise direction de cette
compagnie.--M. Perrier, gouverneur.--Les Indiens forment le projet de
détruire les Français; massacre aux Natchés; le complot n'est exécuté
que partiellement.--Guerre à mort faite aux Natchés; ils sont anéantis,
1731.

CHAP. II.--_Limites_.--1715-1744.

Etat du Canada: commerce, finances, justice, éducation, divisions
paroissiales, population, défenses.--Plan de M. de Vaudreuil pour
l'accroissement du pays.--Délimitation des frontières entre les colonies
françaises et les colonies anglaises.--Perversion du droit public dans
le Nouveau-Monde au sujet du territoire.--Rivalité de la France et de la
Grande-Bretagne.--Différends relatifs aux limites de leurs
possessions.--Frontière de l'Est ou de l'Acadie.--Territoire des
Abénaquis.--Les Américains veulent s'en emparer.--Assassinat du P.
Rasle.--Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de
l'Hudson.--Frontière de l'Ouest.--Principes différens invoqués par les
deux nations; elles établissent des forts sur les territoires réclamés
par chacune d'elle réciproquement.--Lutte d'empiétemens; prétentions des
colonies anglaises; elles veulent accaparer la traite des Indiens.--Plan
de M. Burnet.--Le commerce est défendu avec le Canada.--Etablissement de
Niagara par les Français, et d'Oswégo par les Anglais.--Plaintes
mutuelles qu'ils s'adressent.--Fort St.-Frédéric élevé par M. de la
Corne sur le lac Champlain; la contestation dure jusqu'à la guerre de
1744.--Progrès du Canada.--Emigration; perte du vaisseau le
Chameau.--Mort de M. de Vaudreuil (1725); qualités de ce gouverneur.--M.
de Beauharnais lui succède.--M. Dupuy, intendant.--Son caractère.--M. de
St.-Vallier second évêque de Québec meurt; difficultés qui s'élèvent
relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur.--Le
clergé récuse le pouvoir civil.--Le gouverneur se rallie au parti
clérical.--Il veut interdire le conseil, qui repousse ses
prétentions.--Il donne des lettres de cachet pour exiler deux
membres.--L'intendant fait défense d'obéir à ces lettres.--Décision du
roi.--Le cardinal de Fleury premier ministre.--M. Dupuy est
rappelé.--Conduite humiliante du Conseil.--Mutations diverses du siége
épiscopal jusqu'à l'élévation de M. de Pontbriant.--Soulèvement des
Outagamis (1728) expédition des Canadiens; les Sauvages se
soumettent.--Voyages de découverte vers la mer Pacifique; celui de M. de
la Vérandrye en 1738; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin
quelques années après; peu de succès de ces entreprises.--Apparences de
guerre; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.

LIVRE VIII.

CHAP. I.--_Commerce_.--1608-1744.

De l'Amérique et de ses destinées.--But des colonies qui y ont été
établies.--Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des
populations du Nouveau-Monde.--Commerce canadien: effet destructeur des
guerres sur lui.--Il s'accroît cependant avec l'augmentation de la
population.--Son origine: pêche de la morue.--Traite des pelleteries de
tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France.--Elle
est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu'en
1731, qu'elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des
fermiers.--Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce; son
utilité politique.--Rivalité des colonies anglaises; moyens que prend M.
Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux
Français.--Lois de 1720 et de 1727.--Autres branches de commerce:
pêcheries, combien elles sont négligées.--Bois
d'exportation.--Construction des vaisseaux.--Agriculture; céréales et
autres produits agricoles.--Jin-seng.--Exploitation des mines.--Chiffre
des exportations et des importations.--Québec, entrepôt
général.--Manufactures: introduction des métiers pour la fabrication des
toiles et des draps destinés à la consommation
intérieure.--Salines.--Etablissement des postes et messageries
(1745).--Transport maritime.--Taxation: droits de douane imposés fort
tard et très modérés.--Systèmes monétaires introduits dans le pays;
changemens fréquens qu'ils subissent et perturbations qu'ils
causent.--Numéraire, papier-monnaie: cartes, ordonnances; leur
dépréciation.--Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de
(5/8) pour les colons en 1720.--Observations générales.--Le Canadien
plus militaire que marchand.--Le trafic est permis aux fonctionnaires
publics; affreux abus qui en résultent.--Lois de
commerce.--Etablissement du siége de l'Amirauté en 1717; et d'une bourse
à Québec et à Montréal.--Syndic des marchands.--Le gouvernement
défavorable à l'introduction de l'esclavage au Canada.

CHAP. II.--_Louisbourg_.--1744-1748.

Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l'empire
(1740).--Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la
France.--L'Angleterre se déclare pour l'impératrice en 1744.--Hostilités
en Amérique.--Ombrage que Louisbourg cause aux colonies
américaines.--Théâtre de la guerre dans ce continent.--Les deux
métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres
forces.--Population du Cap-Breton; fortifications et garnison de
Louisbourg.--Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers
Port-Royal.--Déprédations des corsaires.--Insurrection de la garnison de
Louisbourg.--La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley,
en profite pour attaquer cette forteresse.--Le Colonel Pepperrell
s'embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siége par terre, tandis
que le commodore Warren en bloque le port.--Le commandant français rend
la place.--Joie générale dans les colonies anglaises; sensation que fait
cette conquête.--La population de Louisbourg est transportée en
France.--Projet d'invasion du Canada, qui se prépare à tenir tête à
l'orage.--Escadre du duc d'Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer
les colonies anglaises (1746); elle est dispersée par une tempête.--Une
partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord.--Mortalité
effrayante parmi les soldats et les matelots.--Mort du duc
d'Anville.--M. d'Estournelle, qui lui succède, se perce de son épée.--M.
de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal; une nouvelle tempête
disperse les débris de la flotte.--Frayeur et armement des colonies
américaines.--M. de Ramsay assiège Port-Royal.--Les Canadiens défont le
colonel Noble au Grand-Pré, Mines.--Ils retournent dans leur pays.--Les
frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman
surpris et Saratoga brûlé; fuite de la population.--Nouveaux armemens de
la France; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de
Belle-Isle.--Marine anglaise et française.--Faute du cardinal Fleury
d'avoir laissé dépérir la marine en France.--Le comte de la
Galissonnière gouverneur du Canada.--Cessation des hostilités; traité
d'Aix-la-Chapelle (1748).--Suppression de l'insurrection des
Miâmis.--Paix générale.

CHAP. III.--_Commission des Frontières_.--1748-1755.

La paix d'Aix-la-Chapelle n'est qu'une trêve.--L'Angleterre profite de
la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses
possessions en Amérique.--M. de la Galissonnière, gouverneur du
Canada.--Ses plans pour empêcher les Anglais de s'étendre, adoptés par
la cour.--Prétentions de ces derniers.--Droit de découverte et de
possession des Français.--Politique de M. de la Galissonnière, la
meilleure quant aux limites.--Emigration des Acadiens; part qu'y prend
ce gouverneur.--Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans
l'Ouest; garnison au Détroit, fondation d'Ogdensburgh (1749).--Le
marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière.--Projet que ce
dernier propose à la cour pour peupler le Canada.--Appréciation de la
politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière; le ministre lui
enjoint de la suivre.--Le chevalier de la Corne et le major Lawrence
s'avancent vers l'isthme de l'Acadie et s'y fortifient; forts Beauséjour
et Gaspareaux; Lawrence et des Mines.--Lord Albemarle, ambassadeur
britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750);
réponse de M. de Puyzieulx.--La France se plaint à son tour des
hostilités des Anglais sur mer.--Etablissement des Acadiens dans l'île
St.-Jean; leur triste situation.--Fondation d'Halifax (1749).--Une
commission est nommée pour régler la question des limites: MM. de la
Galissonnière et de Silhouette pour la France; MM. Shirley et Mildmay
pour la Grande-Bretagne.--Convention préliminaire: tout restera dans le
Statu quo jusqu'au jugement définitif.--Conférences à Paris;
l'Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le
golfe jusqu'à Québec; la France maintient que l'Acadie, suivant ses
anciennes limites, se borne au territoire qui est à l'est d'une ligne
tirée dans la péninsule de l'entrée de la baie de Fondy au cap
Canseau.--Notes raisonnées à l'appui de ces prétentions diverses.--Les
deux parties ne se cèdent rien.--Affaire de l'Ohio; intrigues des
Anglais parmi les naturels de cette contrée, et des Français dans les
cinq cantons.--Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en
France.--Les deux nations envoyent des troupes sur l'Ohio et s'y
fortifient.--Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de
faire la traite du castor au Sault-St.-Louis; difficulté que cela lui
suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de
la part qu'il prend, lui et son secrétaire, au commerce, et de son
népotisme.--Il dédaigne de se justifier.--Il tombe malade et meurt à
Québec en 1752.--Son origine, sa vie, son caractère.--Le marquis
Duquesne lui succède.--Affaire de l'Ohio continuée.--Le colonel
Washington marche pour attaquer le fort Duquesne.--Mort de
Jumonville.--Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la
Nécessité (1754).--Plan des Anglais pour l'invasion du Canada; assemblée
des gouverneurs coloniaux à Albany.--Le général Braddock est envoyé par
la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes.--Le baron Dieskau
débarque à Québec avec 4 bataillons (1755).--Négociations des deux cours
au sujet de l'Ohio.--Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755; réponse
du cabinet de Londres.--Nouvelles propositions des ministres français;
l'Angleterre élève ses demandes.--Prise du Lys et de l'Alcide par
l'amiral Boscawen.--La France déclare la guerre à l'Angleterre.

FIN DES SOMMAIRES.





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