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Title: La philisophie zoologique avant Darwin
Author: Perrier, Edmond
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La philisophie zoologique avant Darwin" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE AVANT DARWIN

PAR

EDMOND PERRIER

Professeur au Muséum d'histoire naturelle

PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

1884



TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

CHAPITRE PREMIER.--Introduction.

Idées premières sur la place des animaux dans la nature.--Les
mythologies et les philosophies de l'antiquité.

CHAPITRE II.--Aristote.

Premières notions sur les analogies et les homologies des
organes.--Formes corrélatives.--Divisions établies parmi les
animaux.--Idée de l'espèce.--Principe de continuité.--Degrés de
perfection organique.--Possibilité d'une transformation des formes
animales.

CHAPITRE III.--La période romaine.

Lucrèce: la formation des premiers organismes; la lutte pour la
vie.--Pline: attributs merveilleux des animaux; nature et mode de
formation des monstres marins; notions d'anatomie.--Elien;
Oppien.--Galien: progrès de l'anatomie; corrélation entre la forme
extérieure des animaux, leur organisation et leurs mœurs.

CHAPITRE IV.--Le moyen âge et la renaissance.

Les médecins arabes.--Les alchimistes.--Albert le Grand.--Premiers
grands voyages.--Renaissance de l'anatomie.--Belon, Rondelet.--François
Bacon.--Progrès de la physiologie et de l'anatomie.--Les premiers
micrographes.--Préjugés encore régnant au XVIe siècle.

CHAPITRE V.--Évolution de l'idée de l'espèce.

Les grands travaux descriptifs: Wotton, Gessner, Aldrovande.--Ray:
définition de l'espèce.--Premiers essais de nomenclature.--Linné: la
fixité des espèces; la nomenclature binaire.

CHAPITRE VI.--Les philosophes du XVIIIe siècle.

E. Bonnet: la chaîne des êtres; les révolutions du globe; l'état passé
et l'état futur les plantes, des animaux et de l'homme; l'emboîtement
des germes.--Robinet: ses idées sur l'évolution.--De Maillet: les
fossiles.--Erasme Darwin: le transformisme fondé sur
l'épigénèse.--Transformation des animaux sous l'influence des habitudes;
analogie avec Lamarck et Charles Darwin.--Maupertuis: la sensibilité de
la matière et le transformisme.--Diderot: la vie de l'espèce et la vie
de l'individu.

CHAPITRE VII.--Buffon.

Opposition de Buffon aux classifications; elles conduisent
nécessairement au transformisme.--Utilité des systèmes
artificiels.--Distribution géographique des animaux.--Probabilité de
modifications dans les espèces.--Espèces éteintes; lutte pour la
vie.--Opposition à la doctrine des causes finales.--Principe de
continuité.

CHAPITRE VIII.--Lamarck.

Importance attribuée aux animaux inférieurs.--Génération
spontanée.--Perfectionnement graduel des organismes; influence des
besoins, des habitudes.--L'hérédité et l'adaptation.--Transformation des
espèces appartenant aux périodes géologiques antérieures.--Opposition à
la théorie des cataclysmes généraux.--Importance des causes
actuelles.--Généalogie du règne animal.--Origine de l'homme.

CHAPITRE IX.--Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.

Opposition des deux doctrines de la fixité et de la variabilité des
espèces.--L'unité de plan de composition.--Importance des organes
rudimentaires.--Balancement des organes.--Théorie des analogues;
principe des connexions.--Analogie des animaux inférieurs et des
embryons des animaux supérieurs.--Arrêts de développement.--Les monstres
et la tératologie.--Idées de Geoffroy sur la variabilité des espèces;
les transformations brusques; l'influence du milieu.--Extension de
l'unité de plan de composition aux animaux articulés; retournement du
vertébré; idées d'Ampère.--Lien généalogique entre les espèces fossiles
et les espèces vivantes.

CHAPITRE X.--Georges Cuvier.

Affinités avec Linné; influence des débuts de Cuvier sur son œuvre
scientifique; les révolutions du globe; théories des créations
successives et des migrations.--Création de la paléontologie.--Caractère
des inductions de Cuvier.--Ordre d'apparition des animaux; création
spéciale des principaux groupes.--La classification naturelle; adhésion
au principe des causes finales; principe des conditions d'existence; loi
de la corrélation des formes; loi de la subordination des
caractères.--Les quatre embranchements du règne animal.

CHAPITRE XI.--Discussion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.

Essai d'extension aux mollusques de la théorie de l'unité de plan de
composition.--Opposition de Cuvier; que doit-on entendre par unité de
plan?--Les connexions éclairées par l'embryogénie et
l'épigénèse.--Adhésion de Cuvier à l'hypothèse de la préexistence des
germes.--Von Baër et les quatre types de développement.--L'école des
idées et l'école des faits.--Influence respective de Geoffroy
Saint-Hilaire, de Cuvier et de Lamarck.

CHAPITRE XII.--Gœthe.

Idées de Gœthe sur l'unité des types organiques.--La métamorphose des
plantes; la structure des végétaux, le végétal idéal.--Travaux
d'anatomie comparée; recherche du type idéal du
squelette.--Transformisme de Gœthe.

CHAPITRE XIII.--Dugès.

Essai de conciliation des idées de Cuvier et de Geoffroy.--La conformité
organique dans l'échelle animale.--Moquin-Tandon et la théorie du
zoonite.--Généralisation de cette théorie par Dugès.--Théorie de la
constitution des organismes; loi de multiplicité ou de répétition des
parties; loi de disposition, loi de modification et de complication; loi
de coalescence.--Idées de Dugès sur les types organiques.

CHAPITRE XIV.--Les philosophes de la nature.

Idées de Schelling.--Oken: les polarités et la genèse de l'univers.--Le
mucus primitif.--Génération équivoque des infusoires; les éléments
anatomiques.--Loi de répétition déduite de la philosophie de la
nature.--L'homme et le microcosme.--Les degrés d'organisation.--Théorie
de la vertèbre; constitution vertébrale du crâne.--Spix: application de
la loi de répétition à l'anatomie comparée.--Carus: extension de la
théorie de la vertèbre.

CHAPITRE XV.--La théorie des types organiques et ses conséquences.

Richard Owen: le squelette archétype.--Analogie, homologie,
homotypie.--Théorie du segment vertébral.--Le vertébré idéal et
l'existence de Dieu.--Transformisme de R. Owen.--Savigny: l'unité de
composition de la bouche des insectes.--Audouin: unité de composition du
squelette des animaux articulés.--H. Milne Edwards: le type articulé;
identité fondamentale des zoonites; signification des régions du corps;
loi de la division du travail physiologique, son importance
générale.--L'accroissement du corps et la reproduction agame chez les
articulés; identité des deux phénomènes; signification des zoonites;
parallèle entre les lois de la constitution des animaux et les lois de
l'économie politique.--Suite des recherches sur les animaux inférieurs:
MM. de Quatrefages, Blanchard, de Lacaze-Duthiers.

CHAPITRE XVI.--Louis Agassiz.

Conséquences philosophiques de l'hypothèse de la fixité des espèces.--La
possibilité d'une classification démontre l'existence de
Dieu.--L'existence d'un plan de la création et la doctrine du
transformisme.--Arguments en faveur de la fixité des espèces.--Faiblesse
de ces arguments.--Nature des caractères des divisions zoologiques des
divers degrés.--Définition nouvelle des espèces. Désaccord de cette
définition avec les faits.--Réalité de l'espèce.--Causes de l'isolement
physiologique des espèces.

CHAPITRE XVII.--Les animaux inférieurs.

Progrès successifs des découvertes relatives aux animaux
inférieurs.--Trembley: l'Hydre d'eau douce.--Peyssonnel: le
Corail.--Cuvier: la Pennatule.--Lesueur: les Siphonophores.--De
Chamisso: la génération alternante des Salpes.--Sars: la génération
alternante des Hydroméduses.--Steenstrup: théorie de la génération
alternante.--Van Beneden: la digénèse.--Leuckart: le
polymorphisme.--Owen: la parthénogenèse et la métagénèse.--Théorie de la
reproduction, par M. H. Milne Edwards.--Théorie générale de la
reproduction agame.

CHAPITRE XVIII.--La théorie cellulaire et la constitution de l'individu.

Pinel: les membranes.--Bichat: les tissus, leurs propriétés
générales.--Dujardin: le sarcode.--Schleiden: les cellules
végétales.--Schwann: extension aux animaux de la théorie
cellulaire.--Prévost et Dumas: la segmentation du vitellus de
l'œuf.--Recherches relatives à l'origine des cellules, ou éléments
anatomiques de l'organisme; signification de l'œuf.--Définition de la
cellule; le protoplasme et les plastides.--Constitution des individus
les plus simples.--Colonies animales; nombreuses transitions entre les
colonies et les individus d'ordre supérieur.--Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire: la vie coloniale, signe d'infériorité.--M. de
Lacaze-Duthiers: opposition entre les invertébrés et les
vertébrés.--Théorie générale de l'individualité animale.

CHAPITRE XIX.--L'embryogénie.

L'épigénèse et l'embryogénie.--Harvey: Influence de la théorie
cellulaire.--L'œuf considéré comme cellule.--Théorie des feuillets
blastodermiques.--Généralisation exagérée des résultats obtenus par
l'étude des vertébrés.--L'embryogénie au point de vue de l'histogenèse
et l'organogénèse.--Serres et l'anatomie transcendante.--L'embryogénie
considérée comme une anatomie comparée transitoire.--Arguments à l'appui
de cette théorie.--Classifications embryogéniques; causes de leur
insuffisance.--L'embryogénie d'un organisme en est la généalogie
abrégée.--Accélération embryogénique; phénomènes perturbateurs qui en
résultent.--Liens réels entre l'embryogénie, la morphologie générale et
la paléontologie.

CHAPITRE XX.--L'espèce et ses modifications.

Revue rapide des idées relatives à l'espèce.--Position véritable du
problème de l'espèce; manières directes de résoudre ce problème.--Essais
de solution indirecte.--Opposition de la race et de l'espèce.--Prétendus
critérium de l'espèce: fécondité limitée; instabilité des formes
hybrides.--Théorie de Godron.--Expériences et théorie de M. Ch.
Naudin.--Identité de la race et de l'espèce.--Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire: théorie de la variabilité limitée.--Comparaison des
doctrines d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et de Charles
Darwin.--Conclusion.

NOTES



PRÉFACE

L'évolution des idées est assez semblable à celle des êtres vivants.
Elles naissent ordinairement humbles et cachées parmi les idées plus
anciennes, grandissent plus ou moins confondues avec leurs aînées, au
milieu desquelles il est souvent difficile de les distinguer, se
différencient peu à peu, atteignent un certain degré de puissance, se
transforment et meurent, après avoir engendré d'autres idées qui auront
un sort semblable.

La même destinée n'attend pas toutes celles qui appartiennent à une même
famille; les unes s'éteignent sans avoir joué aucun rôle, exercé aucune
influence, provoqué aucun mouvement; d'autres, qui leur ressemblaient
d'abord presque entièrement, deviennent, pour un temps, les grandes
directrices de l'esprit humain. Chacun croit alors les reconnaître,
s'imagine les avoir vues toutes petites et s'en avouerait volontiers le
père. C'est pourquoi il est presque impossible d'écrire une histoire des
idées que tout le monde s'accorde à déclarer impartiale; c'est pourquoi
tout homme qui croit apporter une idée neuve au trésor de l'humanité se
voit aussitôt assailli par les réclamations d'une foule de soi-disant
précurseurs à qui il n'a manqué pour assurer le règne de leur pensée que
le talent de la faire vivre.

C'est aussi pourquoi, en écrivant ce petit livre, dont nos auditeurs au
Jardin des Plantes connaissent déjà quelques chapitres, nous n'avons
jamais eu l'intention de présenter un exposé complet des conceptions
diverses auxquelles l'étude des animaux a conduit les zoologistes.
L'historien laisse aux chroniqueurs les menus faits, aux biographes les
détails relatifs à l'enfance des grands hommes. De même, nous avons
négligé les aperçus nuageux, les idées mal nées, infirmes, toutes celles
qui n'ont laissé aucune postérité, pour nous attacher surtout à celles
qui, fortes et vigoureuses, ont contribué, pour une part plus ou moins
grande, à l'établissement de la Philosophie zoologique actuelle; nous
avons pris ces idées dans la période où elles ont accompli la partie
durable de leur œuvre, au moment où elles ont remué et fécondé les
intelligences.

C'était, pensons-nous, le seul moyen d'écrire un livre clair, précis,
utile et court.

Avec la complicité de quelques Français mal inspirés, on a beaucoup trop
médit de la science française, beaucoup trop rabaissé le rôle qu'elle a
joué dans l'épanouissement de cette splendide science biologique qui
rayonne aujourd'hui, même sur les conceptions des hommes politiques. La
France n'est pas, Dieu merci! demeurée aussi étrangère qu'on a bien
voulu le dire à la constitution de la Philosophie zoologique. Peu de
pays ont fourni autant de savants ayant eu au même degré le souci des
idées générales, ayant exposé leurs idées avec plus de clarté et de
mesure. Nous avons eu l'agréable devoir de le constater, et nous osons
espérer l'avoir fait avec la plus grande impartialité, autant vis-à-vis
des savants étrangers que vis-à-vis de ceux de nos contemporains dont
nous avons eu à discuter les doctrines.

Traitant de la Philosophie zoologique avant Darwin, nous avons dû
préciser cependant en quoi les idées actuelles sont en progrès sur
celles qui les ont précédées et dont elles procèdent en grande partie;
nous avons dû conserver les tendances de la biologie moderne, le but
qu'elle poursuit, la méthode à laquelle elle doit s'astreindre pour y
parvenir. Cette méthode, elle est à peine arrivée aujourd'hui à s'en
rendre maîtresse.

Si l'adoption du transformisme est en voie d'accomplir une révolution
profonde dans la direction des travaux des naturalistes, dans leur façon
de raisonner, dans leur manière d'exposer les faits et de les enchaîner
entre eux, cette révolution est loin d'être faite. La vieille méthode,
que les physiciens appelaient un peu dédaigneusement jadis la _méthode
des naturalistes_, intervient trop souvent encore pour établir un
désaccord entre la conception maîtresse et les conceptions secondaires
qu'on cherche à y rattacher. On demeure frappé en étudiant les écrits
des plus grands naturalistes de voir combien leur méthode diffère de la
méthode des physiciens, et la différence réside beaucoup moins dans
l'opposition entre l'observation et l'expérimentation proprement dite
que dans l'effort constant du physicien pour remonter du simple au
composé, pour rattacher les effets à leur cause.

Longtemps les naturalistes se sont bornés à _comparer_, tandis que les
physiciens s'efforçaient d'_expliquer_. Aujourd'hui, les naturalistes
cherchent eux aussi à expliquer, à leur tour, les phénomènes qu'ils
observent; ils renoncent à faire incessamment appel à la métaphysique
dans cette science de la nature qu'ils cultivent et qui, par une étrange
fortune, a cédé son vrai nom à d'autres sciences qui lui auront au moins
rendu le service de créer la méthode dont elle n'aurait jamais dû se
départir. Mais, jusqu'à la période contemporaine, c'est malheureusement
toujours à la métaphysique que demeure la parole lorsqu'il s'agit de
s'élever à quelque conception un peu générale des rapports des êtres
vivants. Quand Aristote introduit dans la science le _principe des
causes finales_, dont Cuvier fait encore le pivot de l'histoire
naturelle, il ne fait en somme que chercher la raison de tout ce qui
existe dans une harmonie établie par une volonté extérieure au monde
qu'il étudie. Le _principe de continuité_ de Leibnitz ne suppose dans
l'esprit de ses disciples Linné et Bonnet aucune relation de cause à
effet entre les phénomènes qu'il doit relier entre eux; la continuité
des phénomènes, les gradations que présentent les organismes, l'échelle
des êtres en un mot, ne sont autre chose que le reflet de la continuité
qui existe dans la pensée de l'intelligence directe de l'univers.
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ne peut donner à son tour--et Cuvier ne
s'y méprend pas--d'autre raison de l'_unité de plan de composition_
qu'il admet dans le règne animal qu'une sorte de rapport mystérieux
entre les êtres vivants et leur Créateur. En proclamant l'existence de
quatre plans distincts suivant lesquels les animaux seraient construits,
Cuvier ne s'écarte pas davantage de ces errements; aussi se trouve-t-il
ramené, dès qu'il veut remonter tant soit peu au delà des faits, au
principe des causes finales ou à l'hypothèse de la préexistence de
l'animal dans son germe. Les disciples les plus immédiats de Cuvier,
Richard Owen, en exposant sa _théorie des archétypes_, Louis Agassiz, en
développant la série de ses idées sur l'_espèce_ et sur la
_classification_, ne font d'ailleurs nullement mystère de leurs
tendances: l'histoire naturelle n'est en somme pour eux qu'une série de
tableaux présentant sous ses divers aspects la pensée de Dieu. Il est
d'ailleurs bien difficile d'arriver à une autre conception du monde
vivant dès qu'on se range à cette hypothèse, toute métaphysique elle
aussi, de la _fixité des espèces_, née à une époque où l'on savait bien
peu de choses du règne animal et que les connaissances acquises ont
depuis si bien battue en brèche que l'espèce fixe supposée ne peut plus
recevoir de définition satisfaisante. Comme il n'y a plus, dans cette
hypothèse, de relation nécessaire ni entre les formes vivantes, ni entre
les formes et le milieu dans lequel elles sont placées, ce que les
naturalistes considèrent comme des explications sont tantôt de simples
généralisations, comme la _loi de conformité organique_ de Dugès, la
_loi des générations alternantes_ de Steenstrup, tantôt la constatation
des moyens employés par la nature pour perfectionner ses œuvres, comme
cette loi, _division du travail physiologique_, dont M. H. Milne Edwards
a tiré un si brillant parti, mais qui ne cesse d'être un _moyen_ de la
nature pour devenir un _procédé réel_ que si l'on admet pour les êtres
vivants la possibilité de se compliquer graduellement et par conséquent
de se transformer.

En vain les naturalistes de la première moitié de ce siècle espèrent-ils
échapper à ce reproche de se laisser induire en métaphysique en évoquant
à chacune des plus belles pages de leurs écrits un être indéfini qu'ils
décorent du nom de _Nature_, et auquel ils consacrent des articles
spéciaux dans leurs encyclopédies et leurs dictionnaires. La Nature,
c'est l'Univers, c'est Dieu, et, si ce n'est pas cela, ce n'est rien. De
toutes façons, partout où la Nature intervient, il ne saurait y avoir
explication, au sens où les physiciens entendent ce mot.

Expliquer un ensemble de phénomènes, c'est découvrir un élément simple
qui leur est commun, en déterminer exactement les propriétés et
démontrer que les divers phénomènes considérés résultent des
modifications diverses que subit cet élément sous l'action de causes,
elles-mêmes connues. C'est assez dire qu'en zoologie toute méthode
d'exposition qui prend l'homme ou les vertébrés comme point de départ
pour descendre ensuite aux autres organismes ne saurait comporter
d'explication; c'est assez dire que chercher à «expliquer» les groupes
inférieurs du règne animal au moyen de conceptions résultant de l'étude
des seuls vertébrés, c'est prendre le contre-pied du procédé
qu'emploient toutes _les sciences expérimentales_. Toutes les
difficultés que l'on éprouve encore à définir l'_individu_, à définir
l'_espèce_ sont des difficultés en quelque sorte artificielles, en ce
sens que nous les avons créées nous-mêmes; elles résultent des
conceptions trop étroites suggérées jadis par une étude trop exclusive
des animaux supérieurs, et dont nous n'avons pas encore su nous dégager
suffisamment.

Aujourd'hui que, grâce au perfectionnement de nos moyens
d'investigation, il a été possible de réduire les êtres vivants en des
éléments qui leur sont communs, et qui ont eux-mêmes en commun tout un
ensemble de substances ayant des propriétés fondamentales identiques,
les _protoplasmes_, aujourd'hui qu'il a été possible d'établir une
chaîne continue entre les êtres formés d'un seul de ces éléments et ceux
qui en contiennent des milliards, à une époque où l'embryogénie démontre
que même les plus compliqués de ces derniers résultent de la
multiplication d'un élément d'abord unique, l'_œuf_, les véritables
explications, les explications telles que les conçoivent les physiciens
et les chimistes, paraissent prochaines. Il n'est plus téméraire
d'espérer que l'histoire des êtres vivants pourra être présentée sous la
forme didactique, propre aux sciences expérimentales, et nous avons fait
un premier essai dans ce sens en écrivant notre livre: _Les colonies
animales et la formation des organismes_. Mais, pour atteindre ce
résultat, il faut avant tout demeurer persuadé que les êtres vivants, en
tant qu'organismes naturels, doivent trouver dans la nature actuelle
leur explication, s'efforcer de rechercher et de mettre en évidence les
liens de causalité qui unissent les phénomènes complexes à ceux d'un
degré moindre de complexité, former ainsi des ensembles de plus en plus
étendus, et ne pas s'illusionner sur la portée d'un système de
critiques, actuellement fort en vogue dans les sciences naturelles, et
dans lequel on s'imagine avoir établi la vanité des explications, en
choisissant habilement un point inexpliqué ou dont l'explication
délicate n'a pas été comprise pour l'opposer à l'ensemble des faits
expliqués.

Puissions-nous, en écrivant l'histoire des anciens systèmes, avoir
contribué à montrer dans quel sens se trouve la voie véritable!

     Edmond Perrier.



LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE AVANT DARWIN



CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION

Idées premières sur la place des animaux dans la nature.--Les
mythologies et les philosophies de l'antiquité.


De tout temps, l'homme a essayé de pénétrer l'origine des êtres vivants
qui l'entourent, de se donner une explication, si grossière fût-elle,
des liens qui les rattachent entre eux, des rapports qui les unissent à
lui. Dès l'éveil de son intelligence, il a examiné d'un œil
particulièrement curieux les animaux qui, sans cesse agités, venaient
indiscrètement mêler leur existence à la sienne. Ne pouvant comprendre
la raison d'être de ces muets qui n'avaient pour lui que des secrets,
tour à tour étonné de leurs merveilleux instincts, effrayé de leur force
redoutable, charmé de l'éclat de leurs couleurs, de la grâce de leurs
mouvements, de l'élégance de leurs formes, il a commencé par en faire
les messagers des puissances invisibles qui régissent l'univers et
souvent même des dieux. Dans toutes les mythologies primitives, les
animaux jouent un rôle considérable. Obligé à un combat sans trêve par
les animaux qui lui disputaient ses moyens d'existence, l'homme, avant
de se donner la place d'honneur dans le monde, avait commencé par
l'offrir modestement à ses rivaux; les Hindous et beaucoup de peuplades
sauvages la leur conservent encore.

Toute l'antiquité, tout le moyen âge demeurent imprégnés de cette idée
que les animaux touchent de près au surnaturel. L'imagination païenne en
invente de plus terribles encore que tous ceux qui existent: et la
renommée de ses Sphynx, de ses Tritons, de ses Centaures, se conserve
longtemps dans les contes et dans les fables des peuples chrétiens. Un
livre, le _Physiologus_, qui, malgré l'anathème qui l'accueillit
d'abord, est demeuré pendant près de mille ans le seul livre d'histoire
naturelle de l'Église, n'est autre chose qu'une sorte de «morale en
action» des animaux. Chacun d'eux est l'incarnation d'une vertu, que le
vrai chrétien doit imiter ou d'un vice qu'il doit fuir. Le moyen âge
conserve du reste la croyance antique que les animaux jouissent d'une
puissance occulte particulière, qui n'est pas sans analogie avec celle
des sorcières. Roger Bacon croit encore que le regard du basilic est
mortel, que le loup peut enrouer un homme s'il le voit le premier, que
l'ombre de l'hyène empêche les chiens d'aboyer. À un homme admettant
sans difficulté que l'oie bernache naît des glands d'une espèce de
chêne, rien ne devait sembler impossible. Cette crédulité est moins
étonnante encore que celle de Pierre Rommel affirmant en 1680, il y a
deux cents ans à peine, avoir vu à Fribourg un chat qui avait été conçu
dans l'estomac d'une femme et avoir connu une autre femme qui avait
donné naissance à une oie vivante.

Plus de semblables assertions nous paraissent aujourd'hui burlesques,
plus elles sont intéressantes à rappeler, car elles nous montrent
combien était encore confuse il y a peu de temps cette notion de
l'espèce animale devenue aujourd'hui si vulgaire. On allait souvent plus
loin; on n'admettait pas seulement que, sous des influences
mystérieuses, un animal pût donner naissance à des animaux tout
différents, ou se transformer lui-même à la façon des loups-garous; on
douait aussi la matière inerte de la faculté de s'organiser
spontanément: les grenouilles pouvaient naître de la vase des étangs; de
vieux chiffons, enfermés dans un coffre avec un peu de blé, pouvaient se
transformer en souris; les vers intestinaux n'étaient qu'une
métamorphose des humeurs de notre organisme, et cette opinion a compté,
même de nos jours, quelques partisans.

Ce n'est d'ailleurs pas sans peine que la notion même de la vie arrive à
se dégager, que la démarcation s'établit entre ce qui est vivant et ce
qui ne l'est pas. Pour les anciens philosophes, la vie, c'est, avant
tout, le mouvement, la force. Tout ce qui se meut est plus ou moins
considéré comme vivant.

Thalès de Milet appelle âme tout ce qui est cause de mouvement. L'aimant
a une âme comme l'homme; le monde a une âme, qui est Dieu, et il peut y
avoir des âmes sans corps, des démons. C'est Dieu qui a fait toutes
choses en employant une matière première unique, l'eau.

Au-dessous du Dieu créateur, Anaximandre conçoit des dieux mortels, qui
sont les astres.

Anaximène considère l'air, capable de se mouvoir plus aisément encore
que l'eau, comme l'origine de toutes choses. L'air est l'âme du monde;
il est Dieu; il tient le monde en vie, comme l'âme tient en vie notre
corps.

Anaxagore n'admet plus qu'un Dieu coordonnateur de toutes choses dont il
se fait une idée très élevée; il considère les végétaux comme ayant
toutes les facultés des animaux et voit dans les êtres vivants les
enfants de la Terre et du Soleil, astres qu'il suppose par conséquent
vivants, mais auxquels il refuse la qualité de dieux. Les âmes des
hommes passent après leur mort dans le corps des animaux.

Ainsi, pour la plupart des philosophes de l'antiquité, la conception
même de l'être organisé est confuse. Il existe dans l'univers une cause
de mouvement, qui est Dieu; tout ce qui se meut possède en soi la vie et
est capable de la donner. Les animaux et les végétaux, entre lesquels
des points de ressemblance sont entrevus, sont engendrés par l'eau
suivant quelques-uns, par l'air suivant d'autres, par les astres suivant
d'autres encore. On cherche en même temps à rattacher tout ce qui existe
à une cause commune ou à un ensemble de causes communes. Pour Thalès et
Anaximandre, tout a été tiré de l'eau; Anaximène et Diogène préfèrent
tout faire sortir de l'air. Empédocle met à son tour la terre au rang
des causes primordiales; Leucippe et Démocrite admettent une substance
primitive, l'éther, en qui Anaxagore voyait déjà la cause de la foudre.
Les transformations diverses de l'éther auraient produit tout ce qui
est. Pour Héraclite, le principe commun de toutes choses n'est autre que
le feu. Ainsi se constitue pièce à pièce cette hypothèse des quatre
éléments: la terre, l'eau, l'air et le feu, qui se retrouve jusqu'aux
temps modernes au fond de toutes les conceptions scientifiques.

Il n'y avait place dans toute cette philosophie que pour l'observation
la plus superficielle. En général, on considère les animaux et les
végétaux en bloc. L'imagination tient la place première dans les
systèmes; les sciences n'existent pas à proprement parler; les
observations justes sont trop peu nombreuses et mêlées de trop de fables
pour qu'on en puisse constituer un corps de doctrine; il n'y a pas de
zoologie, et il ne saurait être question par conséquent de philosophie
zoologique.

Quelques essais d'explication plus précise méritent d'être cités. Telle
est cette idée d'Anaxagore que tous les corps sont formés de parties
semblables entre elles, ayant existé de toute éternité et que Dieu n'a
fait que coordonner. Le mélange de toutes ces parties est ce qu'il
appelle le chaos. Dans ce chaos existent des os, des viscères, des
muscles, mais avec des dimensions si petites que toutes ces parties sont
invisibles; elles ne sont devenues visibles qu'en s'unissant à des
parties semblables. Elles ont alors constitué les os, les viscères, les
muscles des animaux. Quand un animal meurt, toutes ses parties
constitutives se dissolvent, se résolvent en leurs éléments invisibles.
Ces éléments divers se mélangent entre eux jusqu'à ce qu'ils
redeviennent parties intégrantes de quelque autre organisme. Ainsi les
animaux et les plantes sont formés d'éléments permanents et éternels,
qui s'associent temporairement pour constituer des organismes, puis se
séparent, pour entrer dans des organismes nouveaux. Les éléments propres
à entrer dans la constitution des organismes sont en quantité constante;
mais ils circulent pour ainsi dire perpétuellement, passant d'un être
vivant à un autre et s'associant de toutes les manières possibles.

Les éléments des êtres vivants, comme ceux de tous les autres corps,
ayant existé de toute éternité et étant indestructibles, rien
d'essentiel ne paraît distinguer la matière vivante de la matière
inerte, dans la conception d'Anaxagore, qui n'est pas sans intérêt, car
on pourrait lui trouver plus d'un trait de ressemblance avec la célèbre
doctrine de l'emboîtement des germes que nous rencontrerons plus tard,
avec l'hypothèse des molécules vivantes de Buffon, celle de l'attraction
du soi pour soi de Geoffroy Saint-Hilaire et même avec la fameuse
théorie de la panspermie de Darwin.

Ces rapports entre les doctrines des philosophes anciens et les
doctrines qui ont apparu plus récemment sous d'autres formes se
rencontrent plus d'une fois. Pythagore et les pythagoriciens admettaient
par exemple, à côté des nombres régulateurs de la nature, divers
principes contraires deux à deux et desquels tout résultait: le fini et
l'infini, l'impur et le pur, l'unité et la dualité ou la pluralité, la
droite et la gauche, le masculin et le féminin, le repos et le
mouvement, le droit et le courbe, la lumière et les ténèbres, le bien et
le mal, Dieu et le démon, l'esprit et la matière, etc. Ils étaient en
cela les précurseurs de Schelling et des philosophes de la nature; ils
avaient vu le monde sous le même point de vue des oppositions et n'ont
fait que développer d'une manière appropriée aux connaissances acquises
de leur temps la cause première, les liens et les conséquences de ces
oppositions. Cette idée des oppositions avait conduit Pythagore à
admettre l'existence des antipodes. Héraclite pensait également, comme
les philosophes de la nature, que notre âme n'est qu'une émanation de
l'âme du monde qui est Dieu. Démocrite croit comme eux que nous avons
deux manières d'acquérir des connaissances: par les sens et par la
pensée. Les sens peuvent nous tromper, mais la pensée ne nous donne que
des connaissances précises; Héraclite et Démocrite eussent été, de notre
temps, rangés parmi les membres de «l'école des idées». Cependant pour
eux, comme pour les matérialistes modernes, rien n'existe en dehors des
atomes et du vide. Les apparences diverses que présente le monde
extérieur sont le résultat du mouvement: nous ne percevons que des
changements, des oppositions, et non des objets réels.

À côté de ces doctrines générales, de ces tentatives de divination de la
nature des choses, si, comme nous le disions tout à l'heure,
l'observation tient peu de place, le besoin d'observer a été cependant
reconnu. Alcméon de Crotone (520 av. J.-C.) a disséqué des animaux; il
compare le blanc de l'œuf des oiseaux au lait des mammifères; mais il
croit que les chèvres respirent par les oreilles. Anaxagore considère le
cerveau comme le siège de la pensée; il se rend compte de la façon dont
se nourrissent les fœtus; mais il prétend que les fouines enfantent par
la bouche et que les ibis et les corneilles s'accouplent par le bec. Ces
deux philosophes et plus tard Polybe ont fait quelques recherches
d'embryogénie. Mais on voit combien leurs affirmations sont encore
sujettes à caution.

Démocrite fait plus de progrès que ses prédécesseurs dans la
connaissance des organes des animaux et des fonctions qu'ils
remplissent; Hippocrate s'applique surtout à la connaissance de
l'anatomie humaine; il arrive à définir un certain nombre de maladies et
à en reconnaître la marche; mais l'art d'observer comme l'art même de
raisonner sont encore dans l'enfance; partout, nous venons de le voir,
les erreurs les plus grossières se mêlent aux observations justes et
viennent déparer les plus nobles efforts des intelligences qui cherchent
à créer une voie dans les régions encore inexplorées de la science. La
science demeurant inséparable de la philosophie, chaque progrès des
philosophes dans l'art de manier la pensée est suivi d'un progrès dans
l'art d'arriver à la connaissance. Peu à peu, l'imagination tient une
place moins exclusive dans les spéculations, et l'on apprend à établir
entre les idées des distinctions plus rigoureuses. Socrate les enchaîne
le premier dans des définitions suffisamment précises et perfectionne la
méthode inductive au point qu'on peut lui attribuer l'honneur de sa
création. Platon montre tout le parti que l'on peut tirer de la méthode
qui s'élève du particulier au général en passant à travers toute une
hiérarchie d'idées de plus en plus étendues. Mais sa méthode, il
l'applique surtout aux idées et rend ainsi nécessaire une réaction,
grâce à laquelle un accord plus rigoureux puisse s'établir entre les
faits et les idées. On comprend peu à peu que les faits bien observés
sont les véritables générateurs des idées; mais il fallait un génie
puissant pour faire redescendre les philosophes aux méthodes ordinaires
dont le sens commun ne s'était pas écarté. Ce génie, duquel date la
fondation des sciences et de la méthode scientifique, fut Aristote.

Quelques critiques ont dit que la science d'Aristote venait en grande
partie de ses devanciers et surtout de Démocrite; qu'il a fait de
nombreux emprunts à ses prédécesseurs, sans les citer. De tout temps on
a si amèrement reproché à ceux qui ont essayé quelques nouveautés,
d'avoir puisé leurs idées dans Aristote ou ailleurs, qu'il est assez
piquant de voir accuser, à son tour, de plagiat celui qu'on se plaît
d'ordinaire à appeler le père de la philosophie. Aristote s'est-il aidé
des travaux de ses devanciers? Cela est possible, probable même; il est
incontestable que son érudition était considérable, et l'on peut croire
qu'il en a tiré parti. Le nombre des faits qu'il annonce dans ses livres
est tel qu'il dépasse, sensiblement, peut-être, ce qu'il lui avait été
donné d'acquérir par son expérience personnelle. Doit-on pour cela
l'accuser d'avoir cherché à s'approprier le bien d'autrui? De telles
insinuations ne sont fâcheuses que pour ceux qui les émettent
complaisamment. L'idée est ce qu'il y a de plus personnel à l'homme et
surtout à l'homme de science: c'est pourquoi le génie est si admiré;
c'est pourquoi tout effort d'une intelligence qui la rapproche du génie
est si impatiemment supporté par celles qui s'en reconnaissent
incapables; c'est pourquoi tout homme qui possède ou développe une idée
doit s'attendre à voir s'élever, parmi tous les obstacles qu'on lui
oppose, cette accusation, de tout temps renouvelée, qu'il n'a rien fait
de nouveau. En somme, peu importe à l'humanité le degré plus ou moins
grand de nouveauté des faits ou des idées; ils ne sont rien pour elle
tant qu'ils n'ont pas été embrassés par quelque puissant esprit qui
sache lui en montrer la portée et lui dire: «Voici les conquêtes qui ont
été faites, voici le parti qu'on en peut tirer.» Tel fut au moins le
mérite d'Aristote, qui résuma dans ses œuvres tout ce que savait
l'antiquité, sut faire un départ presque toujours judicieux entre le bon
et le mauvais, le vrai et le faux, accrut considérablement les limites
du savoir humain, indiqua la voie à suivre pour arriver avec plus de
certitude à la conquête de la vérité et légua au moyen âge une somme
telle de connaissances, que sans lui la science eût été tout entière à
recommencer.



CHAPITRE II

ARISTOTE

Premières notions sur les analogies et les homologies des
organes.--Formes corrélatives.--Divisions établies parmi les
animaux.--Idée de l'espèce.--Principe de continuité.--Degrés de
perfection organique.--Possibilité d'une transformation des formes
animales.


On a tant écrit sur Aristote, on a tant cité, commenté, interprété les
œuvres de ce grand homme, que plus d'un lecteur sera sans doute tenté de
nous reprocher de revenir, à notre tour, sur un sujet qui semble épuisé.
C'est cependant jusqu'à l'illustre précepteur d'Alexandre qu'il faut
faire remonter les origines de la philosophie zoologique. Lui seul, dans
l'antiquité, sut allier une observation incessante et presque toujours
rigoureuse des faits avec l'art de grouper les connaissances acquises de
manière à en faire ressortir toutes les conséquences générales. Plus
d'un passage de son _Histoire des animaux_ pourrait être signé Cuvier ou
Geoffroy Saint-Hilaire. Ce sont les principes mêmes de l'anatomie
comparée, telle qu'on l'entend de nos jours, que développe Aristote
lorsqu'il écrit dès les premières pages de l'œuvre mémorable que nous
venons de citer les lignes suivantes:

«Il y a des animaux tels que toutes les parties des uns sont semblables
aux parties correspondantes des autres; il y en a entre lesquels cette
ressemblance ne se trouve pas. Les parties peuvent se ressembler, comme
étant de la même forme; par exemple, le nez, l'œil, la chair, les os
d'un homme ressemblent au nez, à l'œil, à la chair, aux os d'un autre
homme; et ainsi des chevaux et des autres animaux que nous disons être
de même espèce... Une autre sorte de ressemblance est celle des animaux
qui sont de même genre et qui diffèrent par excès ou par défaut: les
oiseaux, les poissons sont des genres dont chacun comprend un grand
nombre d'espèces.

«Dans un même genre, les parties ne sont communément distinguées que par
des qualités différentes, telles que la couleur et la figure...

«Il y a d'autres animaux dont on ne peut pas dire que les parties soient
de même figure ni qu'elles diffèrent entre elles du plus au moins; on
peut seulement établir une analogie entre les unes et les autres; c'est
ainsi que, la plume étant à l'oiseau ce que l'écaille est au poisson, on
peut comparer les plumes et les écailles, et de même les os et les
arêtes, les ongles et la corne, la main et la pince de l'écrevisse.
Voilà de quelle manière les parties qui composent les individus sont les
mêmes et sont différentes. Il faut encore remarquer leur position.
Plusieurs animaux ont les mêmes parties, mais ne les ont pas
semblablement placées. Aussi les mamelles peuvent être placées sur la
poitrine ou dans la région inguinale.»

Et l'on trouve plus loin:

«En général, entre les animaux de genre différent, la plupart des
parties ont une forme différente: les unes n'ont entre elles qu'une
ressemblance de rapport et d'usage et sont, au fond, de nature
différente; d'autres sont de même nature, mais de forme différente;
beaucoup se trouvent dans certains animaux et ne se trouvent pas dans
d'autres.»

Ainsi ces diverses sortes de ressemblance des animaux que Geoffroy
Saint-Hilaire et ses successeurs devaient désigner sous le nom
d'_analogies_ et d'_homologies_ sont déjà en partie distinguées et
définies par Aristote. Le philosophe de Stagyre n'est pas davantage
étranger à ce que Cuvier devait plus tard appeler la _corrélation des
formes_; il cite un grand nombre de ces corrélations qui sont depuis
définitivement demeurées dans la science et sont encore employées dans
la définition des groupes zoologiques. Voici les plus importantes:

«Tous les animaux ont du sang ou un liquide qui en tient lieu, la
lymphe. Les animaux sans pieds, à deux pieds ou à quatre pieds ont du
sang[1]. Tous ceux qui ont plus de quatre pieds[2] ont de la lymphe. Les
animaux à sang sont plus grands que les animaux à lymphe, car ces
derniers grandissent avec le climat.

«Les animaux pourvus de poils, les cétacés, les sélaciens, sont
vivipares; ces derniers seuls ont des ouïes; ils produisent d'abord un
œuf au dedans d'eux-mêmes.»

Le mode de viviparité des sélaciens, qui sont des poissons, est
nettement distingué de celui des «animaux couverts de poils» et des
cétacés, qui constituent notre classe des mammifères.

Plus loin, les animaux volants sont répartis en trois catégories, ceux
qui ont des ailes garnies de plumes, ceux qui ont des ailes constituées
par un repli de la peau, des _ailes dermiques_, ceux enfin qui ont des
ailes sèches, minces, membraneuses. Les ailes dermiques et les ailes à
plumes sont propres aux animaux qui ont du sang, et les ailes
membraneuses sèches aux insectes. Les insectes peuvent avoir quatre
ailes ou deux ailes. Les insectes coléoptères (le mot est dans
Aristote), dont les ailes antérieures ont la forme d'étuis, n'ont pas
d'aiguillon. Les insectes à quatre ailes ont un aiguillon en arrière: ce
sont nos hyménoptères; les insectes à deux ailes ont un aiguillon en
avant. Aristote ne se méprend d'ailleurs nullement sur la nature
différente de ce qu'il appelle l'aiguillon chez les insectes à quatre
ailes et chez les insectes à deux ailes, car il écrit en parlant de ces
derniers: «La langue remplace l'aiguillon chez les diptères,» et il
remarque que les insectes qui ont une langue n'ont point de mâchoires,
comme s'il devinait dans la _langue_, que nous appelons aujourd'hui une
_trompe_, le résultat d'une transformation des mâchoires.

Voilà donc, dans un seul groupe, celui des insectes, toute une série de
corrélations nettement définies. Le mode de constitution de ces animaux
est aussi bien saisi; ils sont représentés comme formés de parties,
d'anneaux, de segments, paraissant avoir chacun leur vie propre; ces
parties, ces segments sont ce qu'on a appelé depuis des _régions du
corps_, des _zoonites_.

Aristote ne se montre pas moins perspicace lorsqu'il parle des
mammifères. Après avoir placé parmi les animaux vivipares tous les
animaux couverts de poils, il semble craindre qu'une confusion ne
s'établisse entre ces derniers et les lézards, qui sont quadrupèdes
comme eux, et fait observer que seuls les quadrupèdes couverts de poils
sont vivipares. Les mammifères sont de la sorte nettement distingués des
lézards, dont Aristote met d'ailleurs en évidence la ressemblance avec
les serpents dépourvus de pieds. Un seul mot à inventer, et le groupe
des reptiles se trouverait constitué.

Parmi les quadrupèdes vivipares, d'autres relations non moins
remarquables sont établies. Ces quadrupèdes peuvent avoir des cornes ou
en être dépourvus. Ceux dont la dentition forme une sorte de scie n'ont
jamais de cornes; les cornes manquent encore aux quadrupèdes pourvus de
défenses; tous les quadrupèdes cornus manquent d'incisives à la mâchoire
supérieure. Tous les quadrupèdes vivipares, cornus, dépourvus
d'incisives supérieures, possèdent quatre estomacs et jouissent de la
faculté de ruminer. Rien ne manque, à cette caractéristique de l'ordre
des ruminants, et la corrélation, si remarquable chez ces animaux, entre
l'absence de cornes et la présence de canines, est même exprimée d'une
façon précise; elle n'a été expliquée que de nos jours.

Bien qu'Aristote connût un assez grand nombre d'animaux, l'idée de les
grouper dans un ordre déterminé, permettant d'exprimer leur degré plus
ou moins grand de ressemblance ne paraît pas s'être présentée à son
esprit. Il n'a donc pas tenté ce que nous appelons une _classification_.
Il compare de toutes les façons possibles les animaux les uns aux autres
et cherche à réduire en propositions générales le résultat de ses
comparaisons. Il arrive ainsi à indiquer des rapprochements parfaitement
naturels, qui peuvent encore aujourd'hui, prendre place dans nos
méthodes; mais, tout à côté, des comparaisons d'un autre ordre le
conduisent à de nouveaux rapprochements de moindre importance cette
fois, et qui paraissent cependant avoir pour lui autant de valeur que
les premiers, à des caractères qui auraient pu être utilisés, à leur
tour, si l'idée d'une certaine hiérarchie dans ces rapprochements
secondaires s'était dégagée, si les comparaisons, au lieu de s'étendre à
l'ensemble des animaux, n'avaient été faites qu'entre organismes
présentant la même structure anatomique, entre organismes «de même
genre», comme il aurait dit lui-même.

Plus loin notre philosophe ayant épuisé l'étude des ressemblances se
préoccupe seulement de rechercher les différences que les animaux
présentent entre eux. Ces différences, «relatives à leur manière de
vivre, leurs actions, leur caractère, leurs parties,» sont également
toutes mises sur le même plan.

Ainsi Aristote distingue des animaux aquatiques et des animaux
terrestres, des animaux sociaux et des animaux solitaires, des animaux
migrateurs et des animaux sédentaires, des animaux diurnes et des
animaux nocturnes, des animaux privés et des animaux sauvages. Les mêmes
animaux peuvent se retrouver bien entendu dans ces diverses catégories;
relativement aux deux dernières, Aristote fait d'ailleurs remarquer
qu'une espèce donnée peut appartenir à toutes deux à la fois.

Il ne s'agit donc point ici de groupes naturels fondés sur des
ressemblances que l'on puisse considérer comme fondamentales; aussi bien
Aristote ne se propose-t-il pas pour but de faire connaître et de
distinguer les différentes sortes d'animaux; son livre est tout à la
fois une anatomie et une physiologie comparées plutôt qu'une zoologie,
et il ne définit que les divisions qui sont nécessaires à ses
comparaisons. Il traite séparément des animaux qui ont du sang et de
ceux qui n'en ont pas et divise ces deux groupes principaux en groupes
secondaires et remarquablement naturels, dont quelques-uns ont déjà été
dénommés dans le langage vulgaire; c'est ce qu'il appelle les grands
genres γενη μεγεστα των ζωων: tels sont les oiseaux, les poissons, les
coquillages, les mollusques qui sont nos céphalopodes, ou encore les
insectes. Pour ces derniers Aristote a créé le nom nouveau d'εντoμα;
c'est là une hardiesse qu'il se permet rarement. Il se sert, en effet,
des mots de la langue usuelle, et, quand il n'existe pas de mots
correspondant aux groupes qu'il définit, il se borne à le regretter. Il
signale ainsi l'absence d'une dénomination commune pour les mollusques à
coquille, qu'il qualifie, en formant un mot composé, d'_Ostracodermes_,
pour les langoustes, les crabes et les écrevisses qu'il réunit sous le
nom, également composé, de _Malacostracés_. Cette insuffisance de la
langue vulgaire l'embarrasse d'ailleurs visiblement. Il a nettement
conçu un grand «genre» des mammifères; mais le peuple est en retard sur
lui et confond les mammifères avec les autres quadrupèdes, tels que les
lézards. Ce mot de quadrupèdes ne saurait être le nom d'un groupe
naturel, car il y a des quadrupèdes vivipares et d'autres ovipares;
Aristote, après cette remarque, l'abandonne donc sans le remplacer.
Parmi les quadrupèdes vivipares, il aperçoit de même des groupes
naturels, mais constate qu'ils n'ont pas reçu de nom, sauf un seul,
celui des λoφοuροi, correspondant à nos solipèdes, caractérisés par le
bouquet de crins qu'ils portent au bout de la queue.

Il semble que cette pénurie de mots ait été le principal obstacle qui
ait empêché Aristote d'arriver à une définition claire de l'_espèce_
telle que nous l'entendons aujourd'hui, et d'instituer un système
coordonné de divisions zoologiques. La langue usuelle ne fournit, en
effet, que deux mots pour exprimer les différents degrés de
ressemblance: εiδος, qui veut dire _forme_ ou _espèce_, et γενος que
l'on traduit par genre. Les genres contiennent, en général, un assez
grand nombre d'espèces; il y en a de grands γενη μεγαλα et de très
grands γενη μεγιστα; mais, les espèces contenues dans ces genres peuvent
se subdiviser aussi en espèces d'ordre inférieur et deviennent alors des
genres. Quand il considère l'espèce d'une façon absolue sans la
rapporter à un groupe plus étendu, Aristote la désigne d'ailleurs,
constamment, sous le nom de γενος. On voit quelle confusion doit
produire, dans un échafaudage quelque peu compliqué de divisions n'ayant
pas la même valeur, l'emploi perpétuel de deux mots dont la
signification change suivant le point de vue d'où l'on considère chaque
division. Cependant s'il n'a pas pu définir et surtout dénommer
l'espèce, Aristote en a bien vu le caractère essentiel, le même que nous
employons comme criterium et qui est tiré de la reproduction. Après
avoir défini le genre des Lophures λοφουροι, il y place, en effet, le
cheval, l'âne, le mulet, le bidet et le bardeau et il ajoute: «Joignez-y
les hémiones (demi-ânes) de Syrie qui ne portent ce nom qu'à raison de
leur apparence, car ils constituent une espèce distincte _puisqu'ils
s'accouplent entre eux et que leur accouplement est fécond_.» Il est
certain, d'autre part, qu'Aristote n'a considéré comme de même espèce
que les animaux descendus de parents communs, car il désigne aussi sous
le nom d'_homophyles_ les animaux de forme semblable. Voilà donc
l'espèce définie par l'accouplement et la fécondité, absolument comme
elle l'est de nos jours. Malheureusement Aristote ne tire pas tout le
parti qu'il devrait de cette notion évidemment vulgaire; aussi bien, son
opinion doit-elle être troublée par sa confiance dans les récits
mensongers qui lui ont été faits des mœurs des animaux exotiques. Il
admet, par exemple, qu'en Lybie les formes sauvages sont plus sujettes à
varier et il ajoute: «En Lybie, où il ne pleut point, les animaux se
rencontrent dans le petit nombre d'endroits où il y a de l'eau. Là, les
mâles s'accouplent avec les femelles d'espèces différentes μv δμωφυλα,
et ces familles nouvelles font souche si la taille des deux individus
n'est pas trop différente et la durée de la gestation trop inégale dans
les deux espèces.» Un peu plus bas, il accueille la tradition qui fait
descendre les chiens de l'Inde d'une chienne et d'un tigre. Quand il
s'agit d'animaux habitant les pays lointains, l'attrait du merveilleux a
évidemment obscurci, dans l'esprit d'Aristote, l'idée de l'espèce telle
qu'elle résulte de l'observation journalière. Quoi d'étonnant à ce que
les choses ne se passent exactement comme en Grèce dans cette Lybie qui
a la réputation «de produire toujours quelque monstre nouveau».
Lorsqu'il se produit, en Grèce, des phénomènes plus ou moins analogues à
ces merveilles qu'il signale en d'autres points du globe, Aristote en
dit seulement qu'on les considère comme des présages.

Les connaissances d'Aristote relativement aux différents modes de
reproduction des animaux sont trop incomplètes pour lui permettre aucune
généralisation relativement à l'espèce. En ce qui concerne les animaux
inférieurs, malgré des observations précises, il ne réussit pas à
s'affranchir complètement des opinions qui ont cours de son temps.
Ainsi, il connaît les œufs des papillons, des poux, des mouches, les
capsules nidamentaires des pourpres, des murex, etc., et cependant il
déclare que ces œufs demeurent stériles. Les ostracodermes, en général,
les orties de mer, les éponges naissent des matières demi putréfiées qui
forment le fond de la mer et sont différentes suivant la nature de ce
fond; les papillons naissent des chenilles, et celles-ci sont formées
par les feuilles vertes; il se produit de même, dans le bois, les
excréments des animaux, et dans d'autres conditions, des vers qui plus
tard se changent en insectes. N'est-il pas étonnant que les
métamorphoses des insectes ayant été bien observées, ainsi que leur
accouplement et leur ponte, le cycle n'ait pu être fermé, et qu'un
observateur aussi patient soit demeuré dans le doute relativement à la
véritable origine des vers qui ne sont que le jeune âge, les larves
d'animaux qu'il connaissait si bien? Aristote admet d'ailleurs que des
animaux qui sont ordinairement produits par des œufs peuvent aussi se
former spontanément dans la vase de certains marais.

Ces idées ne laissent pas que d'être parfaitement d'accord avec la
doctrine de la continuité des œuvres de la nature, continuité qu'ont
toujours plus ou moins cherchée les philosophes de tous les temps et
qu'Aristote considère comme une loi fondamentale.

«Dans la nature, dit-il (liv. VIII), le passage des êtres inanimés aux
animaux se fait peu à peu et d'une façon tellement insensible qu'il est
impossible de tracer une limite entre ces deux classes. Après les êtres
inanimés viennent les plantes, qui diffèrent entre elles par l'inégalité
de la quantité de vie qu'elles possèdent. Comparées aux corps bruts, les
plantes paraissent douées de vie; elles paraissent inanimées
comparativement aux animaux. Des plantes aux animaux le passage n'est
point subit et brusque; on trouve dans la mer des êtres dont on
douterait si ce sont des animaux ou des plantes; ils sont adhérents aux
autres corps, et beaucoup ne peuvent être détachés sans périr des corps
auxquels ils sont attachés.» Les pinnes, le solens et beaucoup d'autres
ostracodermes, les ascidies, les anémones ou orties de mer, mais surtout
les éponges sont énumérés parmi ces êtres ambigus, animaux par certains
caractères, végétaux par leur apparente inertie.

La recherche des animaux intermédiaires entre les animaux aquatiques et
les animaux terrestres conduit Aristote à se demander en quoi ces
animaux diffèrent essentiellement les uns des autres; c'est pour lui
l'occasion de considérations philosophiques, auxquelles les zoologistes
modernes doivent toute leur admiration. Les animaux qui vivent dans
l'eau recherchent ce milieu pour différentes raisons: il en est qui ne
peuvent respirer que dans cet élément; d'autres qui respirent l'air
libre, mais ne trouvent leur nourriture que dans l'eau; d'autres enfin
qui ont besoin d'eau pour respirer, mais vont chercher leur nourriture à
terre.

«Dans les animaux de ces deux dernières catégories, dit Aristote, la
nature est contrariée, si l'on peut parler ainsi. On voit ainsi des
mâles qui ont l'air féminin et des femelles qui ont l'air mâle. Une
différence réelle dans de petites parties suffit à faire paraître des
différences aussi considérables dans l'ensemble du corps de l'animal.
L'effet de la castration en est une preuve. On ne retranche par cette
opération qu'une petite partie du corps de l'animal; néanmoins ce
retranchement change sa nature et fait qu'elle se rapproche de celle de
l'autre sexe. Ainsi il est sensible qu'au moment de la formation
première un rien dont la grandeur varie dans une des parties qui
constituent le principe des corps fera de l'animal un mâle ou une
femelle. C'est donc de la disposition de petites parties que résulte la
différence d'animal terrestre et d'animal aquatique, dans les deux sens
que j'ai distingués.»

Aristote pense donc que les animaux terrestres ont pu devenir aquatiques
ou inversement, et il attribue ce changement de mœurs à quelques
accidents survenus durant le développement embryogénique des animaux qui
l'ont présenté. D'illustres naturalistes de notre temps ont de même
admis qu'on pouvait attribuer aux monstruosités accidentelles une part
importante dans la diversification des espèces. D'après ce passage,
Aristote pourrait être considéré comme transformiste; mais la question
du transformisme ne pouvait évidemment être posée à une époque où l'on
n'avait pas encore songé à se demander s'il existait des espèces.

Considérant les animaux à tous les points de vue que lui suggère son
esprit éminemment philosophique, Aristote effleure bien d'autres idées
importantes, sans en tirer cependant toutes les conséquences qu'elles
ont fournies quand nos connaissances relatives aux animaux ont été plus
étendues. C'est ainsi qu'on peut voir, avec M. Jules Geoffroy, comme une
intuition de la loi de la _division du travail physiologique_,
développée seulement en 1827 par M. H. Milne Edwards, dans cette phrase
du livre IV des _Parties des animaux_: «La nature emploie toujours, si
rien ne l'en empêche, deux organes spéciaux pour deux fonctions
différentes; mais, quand cela ne se peut, elle se sert du même
instrument pour plusieurs usages; cependant il est mieux qu'un même
organe ne serve pas à plusieurs fonctions.» D'autre part, la «lutte pour
l'existence» que se livrent une foule d'animaux ne lui a pas échappé.
«Les animaux, dit-il au livre IX, sont en guerre les uns contre les
autres quand ils habitent les mêmes lieux et qu'ils usent de la même
nourriture. Si la nourriture n'est pas assez abondante, ils se battent,
fussent-ils de la même espèce.» Aristote n'a pas vu cependant que de
cette lutte pouvait résulter l'extinction d'une ou plusieurs formes
vivantes. Il est, au contraire, comme presque tous les philosophes de
l'antiquité, pénétré de l'idée que le monde est immuable et que les
ressources de la nature sont assez grandes pour rendre impossible la
destruction d'une de ses œuvres. D'ailleurs tous les animaux ne sont pas
en lutte; il en est qui sont amis, et ce n'est pas un des livres les
moins brillants de l'_Histoire des animaux_ que celui où le grand
philosophe décrit les mœurs des êtres qu'il a étudiés et se montre aussi
patient observateur que nous l'avons vu jusqu'ici habile anatomiste.

En résumé, l'œuvre immense dont nous venons d'esquisser les traits
généraux est avant tout de celles auxquelles peut s'appliquer le plus
justement le titre de «Philosophie zoologique». Aristote n'y accumule
les faits que pour arriver à des lois, et son esprit pénétrant discerne
avec un rare bonheur les rapports généraux. Plusieurs de ceux qui sont
exprimés dans l'_Histoire des animaux_ sont définitivement entrés dans
la science tels qu'Aristote les avait formulés; d'autres ne sont
qu'entrevus; mais ce qui est plus merveilleux peut-être, c'est
qu'Aristote avait saisi du premier coup les différents points de vue
auxquels le règne animal pouvait et devait être étudié. L'anatomie
comparée, la physiologie, l'embryogénie, les mœurs des animaux, leur
répartition géographique, les relations qui existent entre eux font
également l'objet de ses études et ses recherches forment le plus riche
trésor de connaissances que l'esprit d'un homme ait jamais possédé.



CHAPITRE III

LA PÉRIODE ROMAINE

Lucrèce: la formation des premiers organismes; la lutte pour la
vie.--Pline: attributs merveilleux des animaux; nature et mode de
formation des monstres marins; notions d'anatomie.--Élien;
Oppien.--Galien: progrès de l'anatomie; corrélation entre la forme
extérieure des animaux, leur organisation et leurs mœurs.


Il semblerait qu'après Aristote la science, mise par lui dans sa voie
véritable, n'avait plus qu'à marcher. On voudrait voir un merveilleux
épanouissement scientifique suivre de près l'apparition de ce grand
homme; malheureusement les divisions politiques, les guerres, les
invasions, ne permettent pas de continuer, en Orient, l'œuvre commencée.
Aristote ne tarde pas à être oublié, et, chose étonnante, quand il
reparaît, loin de susciter une renaissance scientifique, il devient un
obstacle aux progrès. Son œuvre gigantesque inspire une telle admiration
qu'on s'incline devant elle sans chercher toujours à la comprendre. Les
opinions du maître deviennent autant de dogmes; on discute sur le sens
littéral qu'il faut attribuer à chacune de ses phrases, mais on oublie
le grand exemple qu'il a donné, et l'on ne songe pas un seul instant,
quand une difficulté se présente, à interroger, comme lui, la nature,
seule capable de mettre un terme aux argumentations sans fin qu'elle
provoque et qui ont alimenté la scolastique au moyen âge. Durant cette
singulière époque, on se représente Aristote comme une sorte de Moïse
payen, dont la parole est aussi infaillible que celle des Livres saints;
un violent effort est nécessaire avant que la science puisse recouvrer
sa libre et indépendante allure.

Rome aurait pu, à la fin de l'antiquité, reprendre le rôle de la Grèce
et transmettre à l'Occident un écho des brillants essais philosophiques
de ce pays privilégié; mais Rome était trop agitée par la vie du forum,
trop préoccupée de multiplier et d'étendre ses conquêtes pour que ses
philosophes pussent trouver le loisir d'observer la nature. Parmi eux
cependant se trouvèrent quelques esprits d'une étonnante pénétration:
tel fut Lucrèce; son magnifique poème contient plus d'une vue
prophétique à qui la science moderne est venue apporter une confirmation
imprévue. La terre est pour Lucrèce la mère de tous les êtres vivants.
Comme tous les organismes, elle a eu une période de fécondité, durant
laquelle elle a produit la plupart des animaux et des végétaux; elle
arrive aujourd'hui à une période de stérilité relative.

«D'abord la terre revêtit les collines d'une fraîche parure, uniquement
formée par les herbes, et, dans toutes les campagnes, les prairies
verdoyantes s'émaillèrent de fleurs. Puis s'établit entre les arbres
variés une lutte magnifique, chacun s'efforçant de porter plus haut ses
rameaux dans les airs. De même que le duvet, le poil et les soies
naissent d'abord sur les membres des quadrupèdes et le corps des
oiseaux, ainsi la jeune terre se couvrit d'abord d'herbes et
d'arbrisseaux; elle créa plus tard, par des procédés divers,
l'innombrable cohorte des êtres mortels, car les animaux ne peuvent être
tombés du ciel et les plantes ne purent sortir des abîmes de la mer.
Laissons donc à la terre ce nom de mère, qu'elle mérite si bien, puisque
tout a été tiré de son sein. Aujourd'hui encore, beaucoup d'êtres
vivants se forment dans la terre à l'aide des pluies et de la chaleur du
soleil... Dans les premiers siècles, beaucoup de races d'animaux ont
nécessairement dû disparaître, sans pouvoir se reproduire et se
perpétuer. Car tous ceux que nous voyons vivre autour de nous ne sont
protégés contre la destruction que par la ruse, la force ou l'agilité
qu'ils ont reçues en naissant. Beaucoup qui se recommandent par leur
utilité pour nous, ne persistent qu'en raison de la défense que nous
leur accordons. La race cruelle des lions et les autres espèces de bêtes
féroces sont protégées par leur force, le renard par sa ruse, le cerf
par la rapidité de sa course. La gent fidèle et vigilante des chiens,
toute la progéniture des bêtes de somme, les troupeaux producteurs de
laine et les bêtes à cornes ont été confiés à la protection des
hommes... Mais pourquoi aurions-nous protégé les animaux inutiles, que
la nature n'avait pas doués des qualités nécessaires pour mener une
existence indépendante? Enchaînés par les liens de la fatalité, ces
êtres ont servi de proie à leurs rivaux, jusqu'à ce que la nature ait
entièrement détruit leurs espèces[3].»

Ce passage n'est-il pas une brillante exposition de la doctrine de la
_lutte pour la vie_, de l'extinction des espèces insuffisamment douées
et de la _sélection naturelle_ qui en est la conséquence? Lucrèce
croyait à une production naturelle des êtres vivants; il pensait que les
plus simples avaient paru les premiers, que tous ceux qui étaient
imparfaits étaient destinés à disparaître, que des êtres nouveaux
apparaissaient sans cesse. N'est-il pas étonnant qu'il se soit arrêté
dans cette voie et qu'il n'ait pas songé à faire naître des espèces plus
simples des premiers temps, les espèces plus compliquées qui les ont
suivies? Mais le poète ne connaissait pas la véritable nature des
fossiles; il ne s'était pas rendu compte de l'activité puissante de cet
agent de destruction: la lutte pour la vie; il pensait que ses effets
avaient dû se produire rapidement, porter principalement sur des êtres
monstrueux, produits par la terre dans l'exubérante fécondité de sa
jeunesse et presque aussitôt disparus, et qu'elle n'avait pu intervenir
de nos jours. Bien qu'il emploie pour désigner les espèces des termes
impliquant une série d'êtres continue, tels que les mots _corda_ ou
_sæcla_, il ne lui semble pas qu'aucun intermédiaire ait été nécessaire
entre la mère commune et ses premiers enfants. En somme, les formes
actuellement vivantes lui paraissent immuables; il n'a pas eu, comme
Aristote, l'intuition de leur variabilité.

Lucrèce ne descend pas, du reste, dans le détail des faits. Tout autre
est Pline, en qui l'on se plaît à voir ordinairement le plus grand
naturaliste de l'antiquité après Aristote. Les premiers philosophes
avaient imaginé de toutes pièces des systèmes d'explication du monde.
Pour nous servir d'une expression que Buffon s'appliquait à lui-même,
Aristote rassemblait des faits pour en tirer des idées; Pline se borne à
rassembler des faits. Il les prend partout où il les trouve, excepté
peut-être dans la nature, et produit ainsi une vaste compilation où
toutes les fables de la période mythologique et de son temps se trouvent
mêlées, presque sans critique, aux observations justes de ses
prédécesseurs.

L'idée que les animaux sont intimement liés aux ressorts les plus cachés
de la nature se trouve à chacune des pages de l'_Histoire naturelle_:
ils connaissent une foule de médicaments, savent observer le ciel[4],
pronostiquer les vents, les pluies et les tempêtes, et fournissent
toutes sortes de présages; quand une maison menace ruine, les rats s'en
vont et les araignées tombent avec leur toile; les oiseaux annoncent les
moindres événements de la vie humaine; le renard est pour les Thraces un
excellent conseiller; l'hyène est une véritable magicienne; la chair des
ours continue à pousser après la cuisson; il y a des juments qui peuvent
être fécondées par le vent. Ce dernier trait n'a rien de bien étonnant
pour Pline, car il admet que les germes de toutes choses tombent du haut
du ciel, et c'est ainsi qu'il explique pourquoi la mer nourrit les
animaux les plus grands et les monstres les plus étonnants. Les germes
s'accumulant dans son immensité, fournissent une nourriture abondante
aux habitants de ses eaux; se mêlant sans règle et de toute façon, ils
donnent naissance à toutes sortes d'êtres qui simulent les animaux ou
les objets inanimés qu'on observe sur la terre, ou présentent les
assemblages les plus incohérents; c'est ainsi que d'infimes coquilles,
les hippocampes, possèdent une tête de cheval.

À côté de cette singulière doctrine sont développées de fort justes
remarques, telles que celles-ci: Beaucoup d'auteurs refusent aux
poissons la faculté de respirer, parce qu'ils n'ont pas de poumons;
mais, dit Pline, «je ne dissimule pas que je ne puis accepter leur
opinion, parce que certains animaux peuvent avoir, si la nature le veut,
d'autres organes respiratoires que des poumons, de même que chez
beaucoup d'animaux une humeur particulière remplace le sang. Qui peut
s'étonner d'ailleurs que l'air respirable puisse pénétrer dans l'eau
quand on l'en voit sortir?»

Parmi les animaux marins, Pline ne s'arrête pas seulement aux poissons;
il décrit aussi les poulpes et divers mollusques, insiste sur le
commensalisme des moules et des pinnothères, déjà signalé par Aristote,
et se demande si les orties de mer ou méduses et les éponges ne
participent pas à la fois de la nature des plantes et de celle des
animaux. Moins perspicace qu'Aristote, il range les baleines parmi les
poissons, et les chauves-souris parmi les oiseaux, montrant ainsi qu'il
est surtout frappé non des ressemblances et des dissemblances de
structure des animaux, mais des analogies et des différences qu'ils
présentent dans leur manière de vivre.

Les insectes décrits par Pline sont assez nombreux; les abeilles
tiennent parmi eux la place d'honneur. Viennent ensuite les guêpes, les
frelons, les bourdons, les araignées, les scorpions, les cigales, les
scarabées ou coléoptères d'Aristote, les sauterelles, les fourmis et, au
milieu de tous ces animaux articulés, les geckos, qui sont des reptiles.
Bien entendu, Pline admet la génération spontanée de beaucoup de ces
êtres: les gouttes de rosée, se condensant sur les feuilles de chou en
une gouttelette grosse comme un grain de mil, produisent une chenille,
qui devient ensuite chrysalide, puis papillon; les teignes naissent de
la poussière, et des mouches, les pyrales, sont produites par le feu.

La coutume de sacrifier des victimes pour en tirer des présages avait
donné aux Romains une connaissance assez précise de l'organisation des
animaux. Pline consacre une partie importante de son _Histoire des
animaux_ à décrire les principaux viscères et signale en même temps
leurs fonctions. Quelques-unes de ses notions physiologiques sont assez
exactes; mais mélangées d'une foule de fables. Il cite, à propos des
présages, des oiseaux qui ont deux cœurs, d'autres qui n'en ont pas du
tout; chez les rats, le nombre des lobes du foie varie de manière à être
constamment égal au nombre de jours de la lune. Au delà des viscères,
les connaissances anatomiques disparaissent: les veines, les artères,
les nerfs, les tendons, quoique distingués en gros, sont à chaque
instant confondus les uns avec les autres, et Pline ne sait rien de
leurs fonctions: les oiseaux n'ont ni veines ni artères; les ongles sont
les extrémités des nerfs, etc.

Malgré toutes ces imperfections, Pline est le seul auteur latin à qui
l'on puisse avec quelque raison donner la qualité de naturaliste. Élien
est, plus que lui encore, un simple compilateur, et, si les ouvrages
d'Oppien démontrent que les Romains possédaient des renseignements
intéressants sur les mœurs des animaux, les titres de ses poèmes: les
_Cynégétiques_, les _Halieutiques_, les _Ixeutiques_, montrent assez
dans quel but ils avaient été composés.

Une seule grande figure apparaît avant la décadence définitive de
l'empire romain, celle de Galien (131--200 ap. J.-C). Galien est surtout
un médecin; mais il montre un remarquable esprit philosophique, trace un
véritable programme d'éducation scientifique et réalise ce programme en
écrivant une série de traités qui conduisent graduellement de l'art de
parler à l'art de raisonner et enfin à la médecine. Il ne cesse de
recommander l'alliance étroite de l'observation et du raisonnement;
donnant lui-même l'exemple, il ne perd aucune occasion d'observer.

Ne pouvant disséquer de cadavres humains, il étudie les singes et
notamment le _magot_. Il indique à ses lecteurs les moyens d'observer,
sans s'exposer aux rigueurs des lois, le squelette, qu'il désigne le
premier sous ce nom; il leur conseille d'explorer les vieux tombeaux
écroulés, les vallées où l'on peut trouver des cadavres desséchés de
brigands, et finalement d'aller à Alexandrie, où des squelettes sont
livrés à l'étude. Il veut qu'on étudie successivement les os, les
muscles, les artères, les veines, les nerfs et enfin les viscères. On
lui doit d'avoir distingué les nerfs des tendons, d'avoir montré que les
premiers viennent tous du cerveau ou de la moelle épinière et d'en avoir
établi les fonctions par de véritables expériences; il voit dans
l'existence des nerfs le caractère essentiellement distinctif de
l'animal et de la plante; il sait que les artères et les veines
contiennent également du sang, et donne sur l'usage des organes des
renseignements qui constituent un incontestable progrès sur ce que l'on
enseignait avant lui.

L'obligation où il se trouve d'étudier les animaux, par suite de
l'impossibilité de disséquer méthodiquement le corps humain, le conduit
à d'intéressantes comparaisons; il arrive même à constater chez tous les
êtres qu'il a étudiés une remarquable uniformité de structure. «Ce que
nous avons à dire ici, dit-il à propos des organes de nutrition,
semblera incroyable; mais, dès que vous l'aurez étudié, vous n'en
douterez pas davantage, et vous admirerez _comment ces parties
démontrent qu'un seul artiste a construit tous les animaux et a voulu
que tous leurs organes fussent appropriés à leurs usages_.» Galien voit
donc lui aussi l'unité dans la diversité.

Il est naturellement partisan des causes finales, mais il conclut du
rapport qui existe entre l'organe et la fonction à un rapport entre la
forme extérieure et l'organisation interne, entre les mœurs des animaux
et leur structure: «Les parties qui remplissent une fonction semblable,
et qui ont la même forme extérieure, doivent nécessairement présenter la
même structure interne; aussi tous les animaux qui accomplissent les
mêmes actions et qui ont les mêmes formes extérieures possèdent la même
organisation. La nature, en effet, a donné à chaque animal un corps en
rapport avec les facultés de son âme, et c'est pourquoi chacun, dès sa
naissance, se sert de ses organes comme s'il avait été instruit par un
maître. Je n'ai jamais disséqué de petits animaux, tels que les fourmis,
les cousins, les puces; mais j'ai disséqué ceux qui se traînent, comme
les belettes, les rats, et ceux qui rampent, comme les serpents, et en
outre un grand nombre d'espèces d'oiseaux et de poissons, et je suis
arrivé de la sorte à la conviction qu'une même intelligence les produit
tous et que dans tous le corps est en conformité avec les mœurs. _Par
une semblable étude, en examinant un animal pour la première fois, on
peut, sans dissection, deviner sa structure intérieure, et cela sera
bien plus facile encore si l'on peut le suivre dans l'accomplissement de
ses fonctions._

C'est, à peu de chose près, le principe des conditions d'existence que
Cuvier exposera plus tard presque dans les mêmes termes, qu'il
combinera, comme Galien, avec le principe des causes finales, dont il se
servira pour établir les règles de corrélation que Galien aperçoit
nettement entre la forme extérieure d'un animal et sa structure. Ce sont
ces règles étendues par Cuvier aux rapports réciproques des organes qui
lui serviront ensuite à reconstruire entièrement les animaux fossiles
d'après la considération de quelques-unes de leurs parties. Ainsi les
érudits qui ont attribué l'œuvre d'Aristote à ses prédécesseurs
pourraient avec autant de raison reporter à Galien l'honneur des travaux
de Cuvier. Ils pourraient même faire remonter jusqu'à lui, nous venons
de le voir, l'honneur d'avoir inspiré à Geoffroy Saint-Hilaire, le
principe de l'unité de plan de composition.



CHAPITRE IV

LE MOYEN ÂGE ET LA RENAISSANCE

Les médecins arabes.--Les alchimistes.--Albert-le-Grand.--Premiers
grands voyages.--Renaissance de l'anatomie.--Belon, Rondelet.--François
Bacon.--Progrès de la physiologie et de l'anatomie.--Les premiers
micrographes.--Préjugés encore régnants au XVIe siècle.


Galien est la dernière grande intelligence, le dernier philosophe qui
jette quelque éclat au milieu de la décadence générale de l'empire.
Bientôt les barbares surgissant de toutes parts ruinent la civilisation
romaine; le paganisme s'écroule; l'établissement du christianisme
absorbe les efforts intellectuels de tous ceux à qui la guerre laisse
des loisirs. Toute culture scientifique s'efface dans l'Occident, et ce
sont les hommes de l'extrême Orient qui conservent à l'humanité, dans la
mesure où il répond aux besoins de leur race, le trésor de connaissances
amassé durant l'antiquité. Durant tout le moyen âge, les Arabes
conservent la prépondérance scientifique. À partir du IXe siècle, on
voit les sciences médicales prendre chez eux un épanouissement
remarquable. Hippocrate, Aristote sont traduits en langue vulgaire. El
Kindi (860), El Dchâdidh, auteur d'une histoire des animaux, Abou
Hanifa, savant botaniste, Ibn Wahchjid sont les plus célèbres de cette
période étonnante, où la magie se trouve sans cesse alliée à la science
et à la métaphysique. Rhazès (850--923), Avicenne, Avenzoar
(1070--1161), Averrhoès (1120--1198), son élève, ont laissé la
réputation de médecins fort habiles et fort savants; néanmoins ils
s'abandonnent beaucoup plus à la spéculation qu'à l'observation
véritable; le philosophe domine ordinairement en eux le savant, et,
s'ils ont largement contribué à nous conserver la tradition scientifique
des anciens, il faut reconnaître qu'ils n'ont fait faire à l'anatomie, à
la physiologie et au diagnostic de maladies que peu de progrès réels.
Ils avaient cependant une connaissance approfondie des propriétés des
plantes, et on leur doit l'introduction dans la thérapeutique d'un assez
grand nombre de médicaments. Kazwyny (1283), Ibn el Doreihim, El Demiri,
qui vivaient au XIVe siècle, El Calcachendi (1418), El Schebi et El
Sojuti (1445) ont composé sur l'histoire des animaux des traités
remarquables. El Demiri en particulier a écrit une sorte de dictionnaire
d'histoire naturelle qui comprend la description de 931 animaux.

C'est aux Arabes que les lettrés européens du moyen âge empruntèrent
leurs premières connaissances scientifiques; c'est à leur influence en
grande partie qu'il faut attribuer le mélange singulier, que l'on
observe constamment à cette époque, de l'astrologie et de l'alchimie
avec la science véritable, mélange dont les plus grandes intelligences
ne surent pas toujours se garder et qui eut pour résultat d'amener dans
l'esprit du vulgaire une confusion complète entre les savants et les
sorciers. Roger Bacon (1214-1292) lui-même, quoique protestant de la
_nullité de la magie_, sacrifia largement à l'alchimie. C'était un vaste
esprit, un chercheur ingénieux, et un expérimentateur habile. À lire
certains passages de son _Opus majus_, on croirait qu'il a deviné les
plus belles inventions modernes; il paraît même avoir connu l'art de
fabriquer des poudres explosibles. Il compte parmi les hommes qui
contribuèrent le plus à ramener les savants à l'observation de la
nature. Les investigateurs de cette époque cultivaient d'ailleurs
simultanément toutes les sciences: ils unissaient étroitement la
pratique de la médecine, les discussions philosophiques ou même
théologiques à la recherche de la pierre philosophale et de la
transmutation des métaux. La plupart, en histoire naturelle, se bornent
à faire sur le texte d'Aristote des commentaires théologiques, et s'ils
ajoutent quelques observations de leur cru, elles témoignent d'ordinaire
d'une telle conception de la nature, à qui tout semble possible, d'une
telle inhabileté à démêler les premières apparences de la réalité, qu'on
regrette presque que ces laborieux écrivains ne s'en soient pas tenus
aux textes de l'antiquité. Tels sont, malgré la réputation que leur
valurent leurs ouvrages et leurs travaux dans d'autres directions, les
alchimistes Arnaud de Villeneuve (1238-1314), qui découvrit l'alcool,
Raymond Lulle (1235-1315), à qui nous devons l'acide azotique ou
_eau-forte_, Albert le Grand (1153-1280), dominicain, puis évêque de
Ratisbonne, dignité qu'il abandonna pour se livrer exclusivement à la
culture et à l'enseignement des sciences. Albert le Grand exerce
cependant une réelle influence par ses nombreux ouvrages d'alchimie et
d'histoire naturelle qui constituent une sorte d'encyclopédie où domine
le point de vue théologique. On compte parmi ses disciples le fameux
saint Thomas d'Aquin (1227-1274), à qui Pic de La Mirandole attribue un
ouvrage d'alchimie et que l'Église catholique place encore au rang le
plus élevé parmi ses hommes de science.

Durant le XIIIe siècle, quelques voyages, tels que ceux de Guillaume
Rubruquis et de Marco Polo, firent connaître l'Asie orientale; Marco
Polo est le premier qui ait pénétré en Chine et au Japon; mais le récit
de ses voyages, qui ne cadrait pas toujours avec les affirmations
d'Aristote, fut longtemps considéré comme une œuvre d'imagination.

Malgré l'invention de l'imprimerie (1431), malgré les grands voyages de
Christophe Colomb et la découverte de l'Amérique (1492), le XVe siècle
poursuit encore longtemps les errements scientifiques du XIIIe et du
XIVe siècle; mais au XVIe siècle la lumière commence à se faire dans les
esprits et d'importantes recherches scientifiques sont entreprises.
André Vésale (1514-1564) régénère l'anatomie; Fallope, Eustache,
Spiegel, Ingrassias, Botal, Varole ont tous attaché leur nom à la
découverte de quelque organe ou de quelque particularité de structure du
corps humain. Les recherches de Fabrizio d'Aquapendente (1537-1619),
celles de Colombo et de Césalpin, qui fut aussi un botaniste
remarquable, préparent la découverte de la circulation; Césalpin en
donne même une description générale fort exacte, tandis que la
circulation pulmonaire est nettement entrevue par le malheureux Michel
Servet (1509-1555), qui fut brûlé à Genève, comme hérétique, par Calvin.
À cette époque vécut aussi le célèbre chirurgien de Henri II, Ambroise
Paré (1517-1590), qui, en dehors de son mérite comme praticien, songea
le premier à comparer le squelette des oiseaux à celui des mammifères. À
côté de cette renaissance de l'anatomie se manifeste aussi une
renaissance évidente de la botanique et de la zoologie. Jean et Gaspard
Bauhin, morts le premier en 1613, le second en 1624, publient, tout en
s'occupant de médecine, d'importants ouvrages sur les plantes; Pierre
Belon né en 1518, assassiné au bois de Boulogne en 1564, écrivit une
_Histoire naturelle des animaux marins_ et une _Histoire des oiseaux_;
il compara entre eux les organes des divers animaux qui avaient fait
l'objet de ses études, ouvrit ainsi la voie à l'anatomie comparée, et
figurant en tête de son Ornithologie un squelette d'oiseau et un
squelette humain, désigna par les mêmes lettres les parties qui lui
semblaient se correspondre dans ces deux squelettes. À la même époque,
Rondelet (1507-1566) dota l'histoire naturelle d'une fort belle
_Histoire universelle des poissons_, où l'on trouve un véritable essai
de classification naturelle. Mais les naturalistes de ce siècle les plus
remarquables par leur savoir furent Conrad Gessner (1516-1565) et
Aldrovande (1527-1605). Gessner publia, outre divers travaux
philosophiques et scientifiques, une _Histoire des animaux_ en 4 volumes
in-folio et divers écrits de botanique dans lesquels il établit, sur les
organes de fructification, la première classification scientifique des
végétaux; il traite aussi des cristaux et dit que les fossiles
pourraient bien être les dépouilles d'êtres vivants. Aldrovande est
l'auteur d'une vaste histoire naturelle dans laquelle il traite des
trois règnes de la nature, et qui fut imprimée, en partie, sous les
auspices du sénat de Bologne.

Ce fut aussi un des titres de gloire du grand artiste Bernard de Palissy
(1500-1589) d'avoir énergiquement soutenu que les fossiles étaient des
restes d'animaux pour la plupart marins, et qu'en conséquence les mers
avaient autrefois couvert une vaste étendue des continents, opinion déjà
émise au commencement du siècle par Léonard de Vinci. La foi dans
l'observation, dans l'expérience, dans la raison, se substitue ainsi peu
à peu à la foi dans l'autorité et aux discussions sans fin sur les
opinions des maîtres dont la philosophie scolastique nous offre le
triste tableau. Résultat nécessairement impuissant de la direction
imprimée aux esprits par le christianisme et de la forte constitution
que s'était donnée le clergé, gardien des dogmes, la scolastique
commence à inspirer un mépris mal déguisé; on comprend enfin combien
sont stériles ses vaines disputes; et l'on prêche le retour vers
l'observation de la nature qu'Aristote ne contient évidemment pas tout
entière. Tandis que de nombreux investigateurs prêchent d'exemple et
ajoutent à nos connaissances dans toutes les directions, sans trop de
souci de l'autorité, quelques hommes hardis, comme Argentier, proclament
leur confiance exclusive dans la raison et préparent ainsi l'avènement
de François Bacon (1561-1626), dont l'_Instauratio magna_ rétablit, pour
la première fois, depuis Aristote, les vrais principes de la philosophie
et de la méthode scientifique.

Bacon déclare que l'homme de science doit avant tout appuyer ce qu'il
affirme sur l'expérience, et il étend même la méthode expérimentale à la
recherche de l'origine des êtres. Dans sa _Nova Atlantis_, sorte de
projet d'un établissement uniquement consacré au progrès des sciences
naturelles, comme l'est notre Muséum d'histoire naturelle, il recommande
de _tenter les métamorphoses des organes et de rechercher, en faisant
varier les espèces, comment elles se sont multipliées et diversifiées_.
C'est la première expression scientifique de l'idée que les formes des
plantes et des animaux ne sont pas immuables et en nombre fini, que le
monde vivant n'est parvenu à son état actuel que par une série de lentes
et graduelles modifications. L'illustre philosophe put connaître avant
de mourir l'une des plus belles découvertes dues à la méthode
expérimentale, celle de la circulation du sang, annoncée dès 1619 par
Harwey, médecin de Jacques Ier et de Charles Ier et élève de Fabrizio
d'Aquapendente, qu'il avait assisté dans ses recherches sur les valvules
des veines. Cette découverte donna un nouvel élan aux recherches
anatomiques. Aselli retrouve les vaisseaux chylifères. Pecquet montre
qu'ils sont destinés à puiser dans les entrailles les matières
assimilables et qu'ils les transportent dans le canal thoracique, par
lequel elles sont versées dans la circulation. Rudbeck et Bartholin se
disputent la découverte des vaisseaux lymphatiques; Wirsung fait
connaître le canal pancréatique; Bartholin et Sténon complètent l'étude
des glandes salivaires. Wepfer, Schneider, Willis, Vieussens étendent
les connaissances acquises sur le cerveau, dont ils précisent le rôle;
enfin Ruysch, par l'application aux recherches anatomiques du procédé
qui consiste à injecter des liquides colorés dans les vaisseaux et les
cavités, fait faire de grands progrès à l'histoire de l'appareil
vasculaire.

Vers la même époque, l'application à l'étude des organismes d'une autre
méthode d'investigation fut encore plus féconde. Presque en même temps,
Malpighi, professeur de médecine à Bologne (1628-1694), Leuwenhoek
(1632-1723), de Delft, et Swammerdamm (1637-1680) introduisent l'emploi
des verres grossissants dans les recherches d'histoire naturelle; ils
sont aussitôt récompensés par de magnifiques découvertes. Malpighi fait
connaître un grand nombre de particularités de structure des organes
humains, découvre les trachées des insectes et étudie le développement
du poulet; on doit à Leuwenhoek d'avoir révélé aux naturalistes
l'existence des infusoires et d'avoir coopéré à la découverte des
spermatozoïdes; il paraît aussi avoir connu la reproduction des pucerons
sans le secours de l'accouplement, dont la réalité fut mise hors de
doute, bien plus tard, par Bonnet, de Genève, et il fit sur la
génération des polypes par bourgeonnement des observations qui devaient
demeurer oubliées jusqu'aux recherches de Trembley. Swammerdamm, qui
publia une grande partie de ses travaux sous le titre de _Biblia
naturæ_, est surtout célèbre par ses recherches sur les métamorphoses
des insectes.

Dès cette époque se posent les grandes questions qui ont depuis agité le
monde savant: Rédi (1626-1698) combat par des expériences d'une réelle
précision l'hypothèse, aujourd'hui ramenée à un problème de chimie, des
générations spontanées. Il continue cependant à admettre la possibilité
de ce mode de génération pour les vers que l'on trouve à l'intérieur des
fruits et pour ceux qui vivent dans les viscères de l'homme et des
animaux, mais c'est sous l'influence des forces vitales elles-mêmes,
d'âmes embryons, d'_âmes végétatives_, que ces vers sont engendrés.
Newton signale déjà à la fin de son _Optique_ cette uniformité de
structure des animaux, à la démonstration de laquelle Geoffroy
Saint-Hilaire devait consacrer sa vie scientifique, et Pascal, dépassant
Bacon, croit que _les êtres animés n'étaient à leur début que des
individus informes et ambigus, dont les circonstances permanentes au
milieu desquelles ils vivaient ont décidé originairement la
constitution_[5]; Sylvius Leboë, de Leyde, soutient que tous les
phénomènes qui se produisent dans les viscères sont analogues aux
réactions qu'on voit s'accomplir dans les cornues des laboratoires de
chimie; tandis que Vallisneri cherche à expliquer la génération, par la
doctrine de l'emboîtement des germes dont Cuvier sera l'un des derniers
partisans. Swammerdamm établit les bases de la doctrine du développement
des animaux par formation successive des parties, par _épigénèse_. Mais
les esprits sont loin d'être préparés à comprendre la portée de ces
découvertes. En 1595, Frey, pasteur à Schweinfurth, considère encore les
animaux comme des «précepteurs», qui nous auraient été donnés par Dieu;
Wolfgang Franz, en 1612, dans son _Histoire sacrée des animaux_, qui eut
plusieurs éditions et contient une assez ingénieuse classification des
animaux, décrit les dragons naturels, qui ont trois rangées de dents à
chaque mâchoire, et il ajoute avec une ineffable sérénité: «Le principal
dragon est le diable;» le P. Kircher, physicien distingué cependant,
recherche quels animaux Noé fit entrer dans l'arche; il figure parmi eux
des sirènes et des griffons, et nous sommes en 1675! Il s'agit, à la
vérité, d'écrivains religieux plutôt que de savants; mais quel monde de
préjugés devait à une pareille époque affronter la moindre découverte!



CHAPITRE V

ÉVOLUTION DE L'IDÉE D'ESPÈCE

Les grands travaux descriptifs: Wotton, Gessner, Aldrovande.--Ray:
définition de l'espèce.--Premiers essais de nomenclature.--Linné: la
fixité de l'espèce; la nomenclature binaire.


Cependant la zoologie descriptive avait fait de réels progrès. Wotton
avait tiré, en 1552, des œuvres d'Aristote un premier essai de
disposition systématique des animaux. La même année, Conrad Gessner
avait réuni, dans son _Histoire des animaux_, tout ce que l'on savait de
son temps sur ces êtres vivants, et en avait rendu facile l'étude
comparative, en adoptant pour ses descriptions un plan méthodique; à
partir de 1599, Aldrovande avait publié sur les animaux une série
d'ouvrages importants, et les matériaux s'étaient déjà tellement accrus
qu'il avait fallu de toute nécessité recourir, pour mener cette œuvre à
bonne fin, à une classification rigoureuse, en partie empruntée à Wotton
et en partie nouvelle; des animaux fabuleux, des harpies, des griffons,
se trouvent encore mêlés aux animaux réels; l'histoire de l'oie qui naît
des glands d'un chêne est encore racontée; mais le progrès n'en est pas
moins accusé. Jonston compose, à son tour, après d'autres ouvrages
d'histoire naturelle qui en étaient la préparation, son _Théâtre
universel des animaux_; partout la méthode est la même: Les animaux sont
décrits d'après leur habitat ordinaire, leur genre de nourriture, leurs
mœurs.

Mais les formes animales connues sont de plus en plus nombreuses; il
devient de plus en plus difficile de les reconnaître dans les longues et
confuses descriptions qu'on en fait. Sperling a le premier l'idée de les
définir au moyen de courtes diagnoses qu'il nomme des _préceptes_
(1661). Toutefois les groupes d'individus auxquels correspondent ces
diagnoses, bien que nettement définis dans l'esprit des zoologistes,
n'ont pas encore reçu de dénomination particulière. Comme le faisait
jadis Aristote, on emploie indifféremment les mots _genre_ et _espèce_
pour désigner des groupes d'étendue variable. On dit ainsi: l'espèce des
oiseaux en comprend un grand nombre d'autres; l'espèce des mammifères se
divise en plusieurs genres; on n'a pas non plus beaucoup réfléchi sur
les caractères de ce que nous nommerions aujourd'hui une _espèce_. On
admet sans trop de peine, malgré les efforts de Redi pour démontrer
l'inanité de la génération spontanée des insectes, que des animaux
peuvent exceptionnellement engendrer d'autres animaux tout différents et
que beaucoup peuvent naître de la rosée, de la pourriture ou du limon.
Cependant le besoin de plus de précision se fait graduellement sentir.
Ray entre enfin hardiment dans la voie que nous suivons aujourd'hui, en
déterminant d'une manière définitive la signification qu'il faut donner
au mot _espèce_ et en fixant ainsi pour tous une idée qui jusque-là
était demeurée quelque peu flottante. L'espèce, c'est désormais le plus
restreint des groupes auxquels on appliquait jusque-là ce mot; toute
réunion d'espèces ayant quelques caractères communs portera le nom de
_genre_. Le genre pourra donc se diviser en espèces, mais l'espèce est
maintenant une unité indivisible. Sa définition est tout entière basée
sur la généralisation d'un fait d'observation journalière. Les animaux
et les plantes que nous connaissons le mieux tirent tous leur origine
d'animaux et de plantes semblables à eux; ces animaux et ces plantes
ainsi liés généalogiquement sont ce qu'on appellera des espèces. L'idée
était déjà dans Aristote, mais le mot n'y était pas, et l'idée même
était moins précise, car Aristote n'en parle guère qu'incidemment, à
propos des difficultés que soulève l'origine de certains animaux; Ray
dit, au contraire, expressément: «Les formes spécifiquement différentes
conservent toujours la même apparence; jamais une espèce ne naît de la
semence d'une autre, ni réciproquement.» Il semble que Ray détermine non
seulement de la façon la plus nette le critérium de l'espèce, mais qu'il
affirme de plus la fixité absolue des formes spécifiques: il ne va
cependant pas jusque-là. Il remarque d'abord qu'il existe entre les
animaux de même espèce des différences sexuelles qui peuvent être assez
considérables, et il ajoute que son «caractère de l'espèce n'est pas
absolument infaillible. Les expérience montrent, en effet, que quelques
semences peuvent dégénérer, que des plantes d'espèce différente peuvent,
dans des cas exceptionnels, naître de la semence d'une plante d'espèce
donnée et donner lieu, par conséquent, à une transmutation des espèces.»
Ces réserves devront bientôt disparaître.

Ray embrassait dans le cercle de ses études la botanique et presque
toutes les branches de la zoologie qu'il avait étudiées soit seul, soit
avec le concours de son ami Willoughby, mort prématurément et dont il
publia les travaux. Peu à peu, l'accroissement considérable du nombre
des animaux recueillis dans toutes les parties du monde obligea les
naturalistes à se restreindre à l'étude de collections particulières qui
étaient minutieusement décrites, comme on décrit de nos jours des
cabinets de curiosités. Ce fut l'origine de livres tels que le
_Thésaurus_ de Seba, l'ouvrage de Rumphius sur les raretés d'Amboine
(1705), le _Gazophylacium naturæ et artis_ de Pétiver (1711) et autres
publications analogues.

On pouvait aussi borner ses études, en décrivant des animaux d'une
certaine catégorie ayant entre eux quelque ressemblance; former ces
catégories, c'était déjà reconnaître l'existence de groupes naturels;
c'est ainsi que Martin Lister s'occupa des coquilles, Breyn des oursins,
Linck des étoiles de mer, etc. Ces divers travaux monographiques ne
pouvaient conduire à des idées bien générales; mais ils demandaient une
étude suivie des formes vivantes; ces formes étaient nettement définies,
parfois soigneusement figurées, comme dans l'ouvrage de Linck sur les
étoiles de mer, qui date de 1733. Parmi elles, celles qui se ressemblent
le plus sont groupées en _genres_ qui apparaissent ainsi comme des
divisions secondaires des groupes plus étendus dont l'auteur se fait
l'historien, groupes auxquels on n'a pas encore songé à attribuer de
dénomination marquant leur degré de généralité. Dans les ouvrages de
Breyn et de Linck, chaque genre reçoit un nom particulier, chaque espèce
est distinguée de celles du même genre par une ou deux épithètes
accolées au nom générique, de telle façon qu'un système de dénomination
semblable à celui qui est en usage dans notre état civil tend de plus en
plus à s'introduire dans la langue zoologique. D'abord l'usage de cette
nomenclature est en quelque sorte accidentel; souvent on emploie
plusieurs prénoms pour désigner une même espèce. Linné comprend enfin la
nécessité de formuler les règles de la langue du naturaliste. Après
s'être servi accidentellement en 1749, pour désigner les espèces
communes en Scandinavie, d'un nom et d'un unique prénom dans un discours
inaugural devenu célèbre sous le nom de _Pan suecica_, il montra en
1751, dans sa _Philosophie botanique_, les avantages de ce mode de
dénomination; en fit en 1753 une première application aux plantes, dans
son _Species plantarum_, et l'étendit à l'ensemble des espèces des deux
règnes dans la 12e édition de son _Systema naturæ_, qui date de 1766.
Cette façon de désigner les espèces, adoptée depuis par tous les
naturalistes, est ce qu'on a appelé la _nomenclature binaire_.

Par un phénomène inverse de celui qui avait empêché Aristote d'atteindre
à la notion de l'espèce, les groupes spécifiques nettement définis, et
désignés chacun désormais par un nom particulier, facile à retenir, ne
devaient pas tarder à être pris pour autant de réalités malgré ce que
leur détermination présentait d'évidemment artificiel. Dans la période
qui s'ouvre on voit, en effet, les naturalistes oublier peu à peu que
les espèces ont été constituées par eux-mêmes à l'aide de groupes
d'individus, pour ne plus voir que la forme abstraite à laquelle se
rattachent tous les individus d'un même groupe. On s'applique à
dénombrer ces formes, devenues autant d'êtres quasi réels; connaître
toutes les formes vivantes, en donner un catalogue aussi complet que
possible paraît à de nombreux zoologistes le but définitif de la
science. On peut citer Klein comme le représentant le plus accompli de
cette doctrine; ses travaux ont uniquement pour but de dresser un
catalogue des animaux commode à consulter, et l'on doit y parvenir,
suivant lui, au moyen d'un système de classification empruntant
exclusivement ses caractères à l'extérieur de l'animal. Il est certain
que, si l'on se propose seulement de dresser un inventaire du règne
animal et d'arriver le plus rapidement possible à déterminer à quel
chapitre de cet inventaire se rattache un animal donné, les caractères
qui sont le plus apparents, le plus faciles à constater ont quelque
droit à avoir la préférence; non seulement la nature des caractères
employés, mais encore les façons dont ils sont mis en œuvre, ce qu'on
pourrait appeler les _procédés de classification_, prennent une
importance considérable. C'est ainsi que l'on est amené à considérer
comme des inventions éminemment utiles des artifices, tels que ces
tables dichotomiques des botanistes, qui permettent d'abréger le temps à
dépenser pour trouver un nom. En soutenant qu'on ne devait pas obliger
les naturalistes qui veulent trouver le nom d'un animal, à en ouvrir la
bouche pour compter combien il possède de dents, Klein devait avoir pour
lui tous les naturalistes descripteurs, et l'on en voit encore de nos
jours regretter que toutes nos méthodes de classification n'aient pas
été basées sur de tels principes.

Ce fut Linné qui eut l'honneur de limiter l'influence de Klein et
d'affirmer que l'histoire naturelle devait atteindre un but plus élevé
que celui auquel menaçaient de la restreindre les simples nomenclateurs.
Pour son esprit poétique, il devait exister dans la nature une harmonie
dont le naturaliste digne de ce nom devait être l'interprète. Que les
conditions particulières à une science en voie de formation imposassent
la nécessité d'avoir recours à des procédés plus ou moins artificiels
pour parvenir à dresser un inventaire des êtres vivants, inventaire au
moyen duquel on pût déterminer facilement les formes déjà connues et
dans lequel il fût aisé d'assigner une place aux formes nouvelles, il ne
le contestait pas; il dut lui-même, en partie, sa brillante réputation à
l'invention et à l'emploi général de procédés de ce genre,
particulièrement ingénieux, il est vrai; mais ces procédés, qu'il
nommait des _systèmes_, n'étaient pour lui qu'une concession faite
momentanément aux besoins de la nomenclature et ne représentaient
nullement la science elle-même. Tout dans la nature lui paraissait
rigoureusement ordonné; il était persuadé que, de même que nos pensées
forment une chaîne ininterrompue, tous les êtres devaient se relier les
uns aux autres d'une façon déterminée. Aussi s'était-il approprié cet
aphorisme de Leibnitz: _Natura non facit saltum_: La nature ne fait
point de saut. Dans la longue série des formes vivantes, chaque espèce
devait être exactement intermédiaire entre deux autres. La science ne
devait s'arrêter qu'après avoir permis de les disposer toutes dans un
ordre tel que cette condition fût réalisée; seulement alors elle
pourrait se considérer comme possédant un système de classification
définitif; ce système définitif était nécessairement _unique_; c'est à
lui qu'il fallait réserver le nom de _méthode naturelle_, et Linné
pensait qu'on parviendrait à le réaliser en imaginant une suite de
systèmes, destinés à être sans cesse perfectionnés par des retouches
successives, de manière à se rapprocher de plus en plus du système
définitif. Ainsi chacun de ces systèmes devait être comme nos théories,
qui ne fournissent que des explications approximatives des phénomènes
qu'elles se proposent de relier entre eux, jusqu'à ce que des
perfectionnements progressifs, portant sur des points de détail, leur
aient donné une inaltérable cohésion.

Cette méthode, image de la nature, traduction fidèle de la pensée du
créateur, devait tenir compte de tous les faits que peut présenter
l'histoire des animaux: non seulement leurs caractères extérieurs, mais
leur structure anatomique, leurs facultés, leur genre de vie, devaient
être pris en considération pour arriver à rapprocher les espèces suivant
leur ordre naturel, et Linné, tout en se bornant à constituer ce qu'il
appelle un _système de la nature_, introduit, autant que cela est
possible de son temps, la notion de la structure dans ses divisions du
règne animal; il ouvre de la sorte une voie nouvelle, que Cuvier
poursuivra plus tard.

L'illustre Suédois a rendu à la philosophie zoologique un service plus
important encore.

La première condition pour se rapprocher autant que possible d'un but
aussi élevé que celui qu'il devait atteindre, était d'introduire dans la
science une précision qui lui avait manqué jusque-là. Aussi le
voyons-nous prendre le plus grand soin de définir tout ce dont il a à
parler. Il semble qu'il soit inutile de dire ce que peuvent être les
minéraux, les végétaux et les plantes; depuis longtemps, l'observation
vulgaire a donné à chacun une notion précise de là signification de ces
termes. Linné insiste cependant:

     Mineralia crescunt.
     Vegetalia crescunt et vivunt.
     Animalia crescunt, vivunt et sentiunt.

Les trois règnes sont ainsi caractérisés, et leurs caractères présentent
une séduisante gradation. Les formes à classer ne sont pas définies avec
moins de netteté:

«Nous comptons, dit Linné, autant d'espèces qu'il est sorti de couples
des mains du Créateur.»

Ici, la définition pèche même par trop de précision, car elle juge, dans
sa forme concise, une foule de questions qu'il eût été peut-être prudent
de ne pas résoudre aussi vite. Linné paraît savoir, en effet, que les
animaux sont sortis par couples des mains divines; que tous les animaux
de même espèce que nous observons aujourd'hui sont descendus de ces
couples, auxquels les relient une série ininterrompue de générations;
qu'aucune des familles naturelles ainsi constituées ne s'est éteinte;
qu'aucune n'a subi de mélange; qu'aucune ne s'est perfectionnée,
dégradée ou même modifiée. Ce savoir, il ne pouvait le tenir ni de
l'observation, ni de l'expérience; il se place donc, par cette
définition de l'espèce, hors du terrain scientifique. C'est évidemment
du récit de la création fait par la Genèse qu'il s'inspire; nous nous
trouvons en présence non plus d'un fait rigoureusement déterminé, mais
d'une croyance religieuse, d'un dogme. Et c'est bien un dogme en effet,
que Linné vient d'introduire dans la science. S'il n'y attache pas
lui-même une importance excessive, s'il entreprend des recherches
propres à déterminer de quelles variations les êtres vivants sont
susceptibles, s'il suppose plus tard que les espèces primitives de
plantes ont été peu nombreuses et que leur nombre s'est accrue par suite
de croisements entre les espèces fondamentales, si l'on peut croire, en
un mot, qu'en définissant l'espèce comme il l'a fait, Linné a surtout
cédé au besoin de donner une forme saisissante à la notion de l'espèce,
encore vague pour le plus grand nombre de ses lecteurs, il n'en sera
plus de même de ses successeurs et de ses élèves, qui prendront ce qu'il
y a de plus absolu dans cette définition, et feront du principe, plus
théologique que scientifique, de l'invariabilité des espèces la pierre
angulaire de la zoologie. Linné avait dit: «toute espèce est exactement
intermédiaire entre deux autres;» il avait dit aussi: «la nature ne fait
point de saut» et ces deux propositions impliquaient, chez lui, un
sentiment profond de la continuité du règne animal comme du règne
végétal, qui tempérait la rigueur de ses définitions; ses successeurs
affirmeront exclusivement la discontinuité.

On a souvent accusé l'école de Linné d'avoir enrayé toutes les études
qui pouvaient nous éclairer relativement à l'origine et aux
modifications possibles des êtres vivants. Ce reproche n'est pas
absolument fondé. Les observations précises, quel que soit l'esprit dans
lequel elles sont faites, finissent toujours, par cela seul qu'elles
sont précises, par conduire à la vérité. Or Linné dotait l'histoire
naturelle d'une précision inconnue jusqu'à lui. S'il était vrai que les
formes vivantes étaient invariables et en nombre limité, l'accord devait
rapidement se faire entre les naturalistes sur le nombre et les
caractères de ces formes nettement séparées les unes des autres; si ces
formes étaient au contraire variables, le zèle mis par chacun à décrire
de prétendues espèces nouvelles devait augmenter indéfiniment le nombre
des espèces, établir peu à peu entre les formes les plus différentes les
transitions les plus graduées, soit par l'intermédiaire de formes
actuellement existantes, soit par l'intermédiaire de formes ayant vécu,
mais aujourd'hui disparues. Est-il besoin de dire ce qui est arrivé? Le
nombre des espèces décrites depuis Linné s'est si rapidement augmenté,
que les descripteurs, effrayés de leur œuvre, ont fini par se renvoyer
réciproquement l'accusation de constituer des espèces de fantaisie, les
uns multipliant à l'infini les dénominations différentes, les autres
désignant au contraire sous un même nom des formes que l'on trouverait,
sans aucun doute, fort disparates si l'on ne connaissait les formes
intermédiaires qui les unissent. De par les divergences mêmes de ceux
qui la prétendaient fixe, l'espèce est devenue un groupe aux limites
flottantes, toutes conventionnelles, d'individus plus ou moins
semblables entre eux. On n'a pu manquer d'être frappé de tout ce
qu'avait d'arbitraire la délimitation de ces groupes; mais, quand on a
voulu en fixer nettement les limites, on s'est heurté à de telles
difficultés que chacun a donné de l'espèce une définition différente et
qu'il a fallu avoir recours, pour trouver un terrain de conciliation,
non à des caractères extérieurs, tels que ceux dont Klein demandait
l'usage exclusif, non pas même à des caractères anatomiques, tels que
ceux dont Linné commençait à faire usage, mais à un caractère
exclusivement physiologique, nécessitant, pour être déterminé, des
expériences souvent impraticables, le caractère même que le bon sens
populaire, bien plus que son observation personnelle, avait dicté à
Aristote: la fécondité ou l'infécondité des unions entre les individus
dont l'identité spécifique était douteuse.

En serrant de plus près qu'on ne l'avait fait avant lui la notion de
l'espèce, en conduisant ses élèves à adopter nettement une manière de
voir déterminée, en donnant un corps à une conception vaporeuse
jusque-là, Linné forçait l'attention des hommes de science à se porter
sur des phénomènes qu'ils auraient sans doute longtemps encore négligés,
à chercher la solution de problèmes difficiles à résoudre et qu'on eût
peut-être éludés au lieu de les envisager de front. La multiplication
même des prétendues formes spécifiques, dont on a accusé les
naturalistes linnéens d'avoir encombré les sciences, est donc demeurée
un bien, car plus ces formes devenaient nombreuses, plus il était
nécessaire de les décrire avec précision, pour les distinguer les unes
des autres, et plus devaient s'étendre nos connaissances relatives aux
modifications diverses dont sont respectivement susceptibles les
individus de même espèce.

       *       *       *       *       *

Les prédécesseurs de Linné réunissaient dans des groupes plus ou moins
étendus, qu'ils désignaient sous le nom de genre ou auxquels ils ne
donnaient pas du tout de nom, les espèces qui, tout en étant distinctes,
présentaient quelques similitudes. Linné définit le premier les
différents degrés de ressemblance: dans ses ouvrages, les espèces les
plus voisines furent constamment groupées en _genres_; les genres entre
lesquels il existait des caractères communs furent réunis en _ordres_,
les ordres en _classes_. Les rapports réciproques de ces diverses
divisions furent établis par le tableau suivant, indiquant plusieurs
sortes de hiérarchie et dans lequel les termes correspondants sont
placés sur une même ligne verticale:

+------------+------------+------------------------+---------+---------+
|Classe.     |Genre.      |Ordre.                  |Espèce.  |Variété. |
+------------+------------+------------------------+---------+---------+
|Genre le    |Genre moyen.|Genre le plus restreint.|Espèce.  |Individu.|
|plus étendu.|            |                        |         |         |
+------------+------------+------------------------+---------+---------+
|Province.   |Département.|Commune.                |Bourg.   |Maison.  |
+------------+------------+------------------------+---------+---------+
|Régiment.   |Bataillon.  |Compagnie.              |Escouade.|Soldat.  |
+------------+------------+------------------------+---------+---------+

La dernière édition du _Systema naturæ_ est de 1766; plus tard, en 1780,
entre l'ordre et le genre, Batsch introduisit une division nouvelle,
dont l'importance est presque devenue prédominante, la _famille_. Il est
évident que cette gradation des ressemblances présentées par les animaux
devait rapidement éveiller l'idée d'un degré plus ou moins grand de
parenté entre eux. Déjà Linné avait emprunté à l'état civil le système
de la nomenclature binaire, désignant par un même nom les êtres de même
genre, qu'il comparait par conséquent implicitement aux membres d'une
même lignée; le mot de _famille_, choisi par Batsch, implique que la
même comparaison est dans son esprit, et le mot _tribu_, qu'on emploiera
également plus tard, précise encore cette assimilation. Mais ces
comparaisons sont, pour ainsi dire, inconscientes; elles sont suscitées
par la nature même de phénomènes qu'il s'agit de faire comprendre; on
constate des ressemblances de divers degrés entre les animaux; on a
constaté de même des ressemblances décroissantes entre les membres d'une
même famille humaine à mesure qu'ils s'éloignent de leur souche commune:
on rapproche ces deux faits; mais on demande si peu au second
l'explication du premier qu'au lieu de se représenter la classification
comme un arbre généalogique aux rameaux multiples, on en cherche
l'image, soit comme Linné, dans les rapports que présentent entre elles
les bourgades, les villes et les provinces inscrites sur une carte
géographique, soit même, comme Bonnet, dans les rapports que présentent
les anneaux d'une chaîne, les degrés d'une échelle. Cette doctrine de
l'échelle des êtres, issue de la philosophie de Leibnitz, a vivement
frappé l'esprit des philosophes; elle s'est conservée, sous des formes
diverses, pendant de longues années; il est nécessaire de montrer
comment la présentait celui qui en fut le plus ardent promoteur, Charles
Bonnet.



CHAPITRE VI

LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

C. Bonnet: la chaîne des êtres; les révolutions du globe; l'état passé
et l'état futur des plantes, des animaux et de l'homme; l'emboitement
des germes.--Robinet: ses idées sur l'évolution.--De Maillet: les
fossiles.--Erasme Darwin: le transformisme fondé sur
l'épigénèse.--Transformation des animaux sous l'influence de l'habitude;
analogie avec Lamarck et Charles Darwin.--Maupertuis: la sensibilité de
la matière et le transformisme.--Diderot: la vie de l'espèce et la vie
de l'individu.


Linné était avant tout un savant; s'il avait de brillantes échappées
vers la philosophie, il faisait hautement profession de borner son
ambition à la connaissance et à la contemplation des œuvres de la
nature; Charles Bonnet est avant tout un philosophe qui interroge la
nature pour y trouver des problèmes à résoudre, qui expérimente et
observe, pour s'élever aussitôt des faits qu'il découvre aux plus hautes
spéculations métaphysiques. Comme philosophe, Bonnet est un fervent
disciple de Leibnitz: tous ses efforts tendent à démontrer la
possibilité d'appliquer aux corps matériels et même aux êtres
immatériels dont il admet l'existence, cette _loi de continuité_ que
nous avons déjà vue acceptée par Linné. Pour lui, tous les êtres forment
une chaîne continue en dehors de laquelle il n'y a que Dieu.
Graduellement, les minéraux passent aux êtres organisés et ceux-ci sont
reliés entre eux par une foule d'insensibles transitions. Les diverses
divisions de nos systèmes et de nos méthodes, les espèces mêmes n'ont
qu'en apparence des limites fixes. En réalité, grâce aux innombrables
variations que les individus peuvent présenter, les espèces sont
étroitement reliées les unes aux autres: «Les intelligences qui nous
sont supérieures découvrent peut-être entre deux individus que nous
rangeons dans la même espèce plus de variétés que nous n'en découvrons
entre deux individus de genres éloignés. Ainsi ces intelligences voient
dans l'échelle de notre monde autant d'échelons qu'il y a d'individus.
Il en est de même de l'échelle de chaque monde, et toutes ne composent
qu'une seule suite, qui a pour premier terme l'atome et pour dernier
terme le plus élevé des chérubins[6].» Comme conséquence de ces idées,
Bonnet accepte l'opinion qu'il existe plusieurs mondes habités, que ces
mondes présentent au point de vue de leur perfection une véritable
gradation, qu'il en est d'inférieurs au nôtre et aussi de supérieurs.

«Les êtres terrestres viennent se ranger naturellement sous quatre
classes générales: 1° les êtres _bruts_ ou _inorganisés_; 2° les êtres
_organisés_ et _inanimés_; 3° les êtres _organisés_ et _animés_; 4° les
êtres _organisés_, _animés_ et _raisonnables_[7]... L'assortiment
d'êtres qui est propre à notre globe ne se rencontre vraisemblablement
dans aucun autre. Chaque globe a son économie particulière, ses lois,
ses productions. Il est peut-être des mondes si imparfaits relativement
au nôtre qu'il ne s'y trouve que des êtres de la première ou de la
seconde classe. D'autres mondes peuvent être au contraire si parfaits,
qu'il n'y ait que des êtres propres aux classes supérieures. Dans ces
derniers mondes, les rochers sont organisés, les plantes sentent, les
animaux raisonnent, les hommes sont des anges.

«Quelle est donc l'excellence de la Jérusalem céleste, où l'ange est le
moindre des êtres intelligents[8]?»

Bonnet passe, comme on voit, de la science à la théologie, des êtres
matériels aux esprits. Ses tentatives de constituer par les inductions
que lui inspire la loi de continuité une sorte d'histoire naturelle des
créatures célestes peuvent paraître aujourd'hui bien naïves. Mais, si
l'application d'un principe tiré de l'étude du monde tangible à un monde
qui échappe totalement à nos sens conduit à des conclusions que rien ne
saurait distinguer des rêves de notre imagination, l'application de ce
même principe à la détermination des rapports réciproques des êtres
organisés est, au contraire, féconde en conséquences intéressantes.
C'est ainsi que Bonnet, après une comparaison longuement développée de
la plante et de l'animal, arrive à cette conclusion, si éloquemment mise
en lumière par Claude Bernard dans les dernières années de sa vie, qu'il
n'existe entre les deux grands règnes organiques aucun caractère
distinctif absolu: «Dites au vulgaire que les philosophes ont de la
peine à distinguer un chat d'un rosier; il rira des philosophes et
demandera s'il est rien dans le monde qui soit plus facile à distinguer?
C'est que le vulgaire, qui ignore l'art d'abstraire, juge sur des idées
_particulières_ et que les philosophes jugent sur des idées générales.
Retranchez de la notion du chat et de celle du rosier toutes les
propriétés qui constituent, dans l'une et dans l'autre, l'espèce, le
genre, la classe, pour ne retenir que les propriétés les plus générales
qui caractérisent l'animal ou la plante, et il ne vous restera aucune
marque distinctive entre le chat et le rosier[9]... Les plantes et les
animaux ne sont que des modifications de la matière organisée. Ils
participent tous à une même essence, et l'attribut distinctif nous est
inconnu[10].»

La plante est donc une sorte d'animal inférieur; on passe par degrés de
l'homme à l'animal, de l'animal à la plante, de la plante au minéral.
Beaucoup de ces degrés sont encore à découvrir; ceux d'entre eux qui
paraissent connus sont résumés par Bonnet dans cette échelle fameuse que
nous reproduisons textuellement ci-dessous:

L'homme.
Orang-outang.
Singe.

Quadrupèdes.
Écureuil volant.
Chauve-souris.
Autruche.

Oiseaux.
Oiseaux aquatiques.
Oiseaux amphibies.
Poissons volants.

Poissons.
Poissons rampants.
Anguilles.
Serpents d'eau.

Serpents.
Limaces.
Limaçons.

Coquillages.
Vers à tuyaux.
Teignes.

Insectes.
Gallinsectes.
Tænia ou solitaire.
Polypes.
Orties de mer.
Sensitives.

Plantes.
Lichens.
Moisissures.
Champignons, agarics.
Truffes.
Coraux et coralloïdes.
Lithophytes.
Amiante.
Talcs, gypses, sélénites.
Ardoises.

Pierres.
Pierres figurées.
Cristallisations.

Sels.
Vitriols.

Métaux.
Demi-métaux.

Soufres.
Bitumes.

Terres.
Terre pure.

Eau.

Air.

Feu.
Matières plus subtiles.

Certes, dans cette longue énumération d'êtres entre lesquels sont
établies des liaisons basées sur les ressemblances les plus
superficielles, on aurait peine à reconnaître l'œuvre de l'ingénieux et
sagace observateur, qui sut parfois égaler Réaumur et Trembley, de
l'expérimentateur précis auquel la science est redevable d'avoir
nettement déterminé les conditions de la parthénogenèse des pucerons,
d'avoir découvert et étudié la reproduction des naïs par division et la
restauration des parties mutilées chez les vers de terre, d'avoir
observé les phénomènes de la reproduction chez les bryozoaires d'eau
douce, les vorticelles et les stentors; Bonnet était évidemment peu
pénétré de la nécessité de fonder sur la structure anatomique les
rapprochements à établir entre les êtres vivants; aussi bien ne
s'embarrasse-t-il pas de pénétrer dans le détail des classifications; il
prend le règne animal en bloc, et, sans rechercher quels liens
pourraient unir entre eux les groupes secondaires, il se pose d'emblée
et discute longuement une question que Linné considère comme résolue _a
priori_: Les êtres qui forment la population actuelle de notre globe
ont-ils toujours été ce que nous les voyons? demeureront-ils
éternellement ce qu'ils sont[11]? Avec une remarquable indépendance
d'esprit, le philosophe de Genève se dégage des liens que la lettre de
la Genèse avait imposés à Linné. Le globe a été, suivant lui, le théâtre
de révolutions dont nous ignorons le nombre et qui peuvent encore se
renouveler; le chaos décrit par Moïse est le résultat de la dernière de
ces révolutions; la création dont il nous fait le récit n'est autre
chose, comme l'avait déjà dit Whiston, que la résurrection des animaux
qu'elle a détruits. De même que le monde qui précéda la période de la
Genèse était très différent du monde actuel, les animaux anciens ne
ressemblaient pas à ceux qui vivent de nos jours; ceux qui habiteront
notre planète, lorsque la nouvelle révolution prédite par la Bible se
sera accomplie, différeront aussi des animaux des deux périodes
précédentes. Les êtres vivants subissent donc à chaque révolution du
globe des transformations profondes. À la fin de chaque période, les
formes vivantes sont anéanties; des formes différentes leur succèdent;
il n'y a pas cependant, à proprement parler, de création nouvelle: les
animaux nouveaux procèdent des germes contenus dans les animaux anciens,
et ce sont ces germes, supposés indestructibles, qui établissent un lien
entre la faune et la flore de chaque période et celles de la période
suivante. Que sont eux-mêmes ces germes? En quoi consistent les
modifications des formes vivantes? Quel est l'agent de ces
modifications? C'est ce que nous avons maintenant à examiner.

Le transformisme de Bonnet, il faut se hâter de le dire, ne ressemble en
rien au transformisme moderne. S'il est dit au chapitre IV de la
_Palingénésie philosophique_ que lorsque, dans l'œuf, «le poulet
commence à devenir visible, il apparaît sous la forme d'un très petit
ver;» que, «si l'imperfection de notre vue et de nos instruments nous
permettait de remonter plus haut dans l'origine du poulet, nous le
trouverions, sans doute, bien plus déguisé encore;» que «les
différentes, phases sous lesquelles il se montre à nous successivement
peuvent nous faire juger des diverses révolutions que les corps
organisés ont eu à subir pour parvenir à cette dernière forme sous
laquelle ils nous sont connus,» et qu'enfin «tout ceci nous aide à
concevoir les nouvelles formes que les animaux revêtiront dans leur état
futur»; si ces phrases rapprochées témoignent que Bonnet songeait déjà à
une sorte de parallélisme entre les transformations embryogéniques de
l'individu et les transformations subies par l'espèce à laquelle il
appartient, l'idée que se fait notre philosophe du développement des
êtres vivants est telle qu'elle ne peut apporter aucun éclaircissement
sur l'origine des êtres organisés. Il existe entre les diverses parties
d'un même animal une si complète harmonie, ces parties «conspirent si
évidemment vers un même but général: la formation de cette unité qu'on
nomme un animal, de ce tout organisé qui vit, croît, sent, se meut, se
conserve, se reproduit,» qu'on demeure convaincu, écrit Bonnet, «qu'un
tout si prodigieusement composé et pourtant si harmonique n'a pu être
formé, comme une montre, de pièces de rapport ou de l'engrainement d'une
infinité de molécules diverses réunies par apposition successive; un
pareil tout porte l'empreinte indélébile d'un ouvrage fait d'un seul
coup[12].» Bonnet se prononce donc contre tout essai d'explication
mécanique des animaux; il se déclare adversaire résolu de l'épigénèse et
admet qu'à tout être vivant préexistait un germe organisé. C'est le
procédé de raisonnement au moyen duquel on a souvent tenté de démontrer
l'impossibilité de l'évolution, en s'appuyant sur l'adaptation parfois
si complète des animaux et des plantes à leurs conditions particulières
d'existence. Il semble impossible, en effet, quand on se contente de
porter à ces questions une attention superficielle, quand on les examine
avec des idées préconçues, quand on est décidé à ne tenir compte
d'aucune des propriétés fondamentales des animaux et des plantes, que
l'admirable harmonie dans laquelle s'écoule leur existence, n'ait pas
été soigneusement méditée et organisée, jusque dans ses détails les plus
minutieux, par une intelligence d'une profondeur infinie et d'une
prévoyance bien propre à confondre notre imagination.

L'hypothèse de la préexistence des germes conduit Bonnet à nier avec
raison les générations équivoques; il s'étonne que Rédi ait pu admettre
ce mode de génération pour les vers que l'on trouve dans les fruits et
pour les helminthes, alors qu'on peut expliquer de bien des façons plus
naturelles leur présence dans le lieu où on les observe, et qu'en
particulier nombre de faits semblent parler «en faveur des
transmigrations du Tænia[13]». Les vers intestinaux, comme tous les
autres êtres vivants, sont issus d'un germe, et Bonnet entend par germe
«toute préordination, toute préformation de parties, capable par
elle-même de déterminer l'existence d'une plante ou d'un animal.» Les
œufs, malgré l'extrême simplicité de composition que nous leur
connaissons aujourd'hui, rentrent parfaitement dans cette
définition[14], d'autant plus que Bonnet ajoute qu'on ne doit pas
s'imaginer que «toutes les parties d'un corps organisé sont en petit
dans le germe, précisément comme elles paraissent en grand dans le tout
développé[15].» Mais ce sont là des concessions faites aux observations
nombreuses déjà, qui ont porté sur les métamorphoses des insectes. Au
fond, Bonnet voit dans le germe un être organisé fort complexe, et il
est manifestement heureux toutes les fois qu'il peut montrer qu'on a
découvert dans un œuf ou dans un embryon quelques parties qu'on n'y
soupçonnait pas d'abord.

Les germes, étant presque aussi compliqués que les animaux adultes, ne
sauraient avoir été formés, comme eux, que d'un seul coup et par un acte
de création. Bonnet admet qu'ils ont été créés tous ensemble et enfermés
dans des corps vivants, au sein desquels ils sont emboîtés les uns dans
les autres, comme Vallisneri l'avait le premier supposé, attendant que
leur tour arrive de croître et de se développer.

À proprement parler, il n'y a jamais _génération_, c'est-à-dire
production d'un être vivant nouveau; il n'y a jamais qu'_évolution_ d'un
germe préexistant. La nécessité de supposer que les germes des êtres
vivants sont, au moins dans un grand nombre de cas, enfermés les uns
dans les autres, conduit à supposer aux derniers d'entre eux une
petitesse hors de proportion avec tout ce que nous pouvons imaginer.
Mais cela n'a rien qui puisse effrayer la raison, et Bonnet supprime
d'avance toutes les objections qu'on lui opposera en déclarant que la
doctrine de l'emboîtement lui paraît «une des plus belles victoires que
l'entendement pur ait remporté sur les sens. J'ai montré, ajoute-t-il,
combien il est absurde d'opposer à cette hypothèse des calculs qui
n'effrayent que l'imagination et qu'une raison éclairée réduit
facilement à leur juste valeur... Il ne faut pas que l'imagination, qui
veut tout peindre et tout palper, entreprenne de juger des choses qui
sont uniquement du ressort de la raison et qui ne peuvent être aperçues
que par un œil philosophique[16].»

Une fois admise cette distinction entre l'œil organique et l'œil
philosophique, entre les sens qui peuvent tromper et la raison qui ne
saurait nous égarer, les faits n'ont plus rien de bien embarrassant.
L'image la plus saisissante de l'épigenèse est celle que nous offrent
les Végétaux, avec leurs branches, leurs rameaux, leurs feuilles,
véritables individus indépendants, que notre œil organique voit pousser
les uns sur les autres. Bonnet ne se fait pas du végétal une autre idée
que nous. «Un arbre, dit-il, n'est pas un tout unique; il est réellement
composé d'autant d'arbres et d'arbrisseaux qu'il a de branches et de
rameaux. Tous ces arbres et tous ces arbrisseaux sont, pour ainsi dire,
greffés les uns sur les autres et tiennent ainsi à l'arbre principal par
une infinité de communications. Chaque arbre secondaire, chaque
arbrisseau, chaque sous-arbrisseau a ses organes et sa vie propre; il
est en lui-même un petit tout individuel qui représente plus ou moins en
raccourci le grand tout dont il fait partie[17].» Les polypes, dont le
bourgeonnement a été si bien étudié par Trembley, le ténia, composé
d'anneaux semblables entre eux, les nais, les tubifex, les vers de
terre, dont Bonnet a si bien étudié les modes de reproduction et de
segmentation, se rapprochent des plantes, à cet égard; ce sont de vrais
«zoophytes». La même explication suffit pour ramener les phénomènes de
reproduction des zoophytes et des plantes à la théorie de l'emboîtement:
des germes sont répandus dans toutes les parties de leur corps, qui est
ainsi transformé en une sorte «d'ovaire universel». Dans un végétal qui
pousse, dans un polype qui bourgeonne, ces germes se développent
spontanément en individus qui peuvent demeurer unis ou se séparer; il
faut un accident pour amener leur évolution chez les vers, dont les
parties ne deviennent de nouveaux individus qu'après avoir été séparées
les unes des autres. Ainsi, grâce à l'hypothèse des germes invisibles,
les faits d'épigénèse les plus évidents sont tournés au profit de
l'évolution.

On peut douer des corps invisibles, de toutes les propriétés qu'on
voudra, sans crainte d'être contredit par les sens. Bonnet suppose donc
que ses germes invisibles sont également indestructibles. Quand un corps
vivant, fût-ce même un œuf, se détruit, les germes indestructibles qu'il
contient sont mis en liberté et se logent où ils peuvent. «Des germes
indestructibles peuvent être dispersés sans inconvénient dans tous les
corps particuliers qui nous environnent. Ils peuvent séjourner dans tel
ou tel corps jusqu'au moment de sa décomposition, passer ensuite sans la
moindre altération dans un autre corps, de celui-ci dans un troisième,
etc. Je conçois avec la plus grande facilité que le germe d'un éléphant
peut loger d'abord dans une molécule de terre, passer de là dans le
bouton d'un fruit, de celui-ci dans la cuisse d'une mite, etc.[18]» Ces
germes, créés dès l'origine de notre monde, «bravent donc les efforts de
tous les éléments, de tous les siècles.» Rien ne s'oppose à ce que «la
puissance absolue ait pu renfermer dans le premier germe de chaque être
organisé la suite des germes correspondant aux dernières révolutions que
notre planète était appelée à subir.» De même que Leibnitz admettait une
harmonie préétablie entre les pensées de notre âme et les mouvements de
notre corps, de manière que les mouvements de l'un correspondissent en
tout temps aux pensées de l'autre, de même Bonnet admet un parallélisme
parfait entre le système astronomique et le système organique, entre les
divers états de la terre considérée comme planète ou comme monde et les
divers états des êtres qui devaient peupler sa surface. Les germes créés
pour chaque période attendent, cachés dans les organismes qui les
abritent, que l'avènement de ces périodes amène les conditions
nécessaires à leur développement. De la sorte, les êtres propres à
chaque période sont à la fois reliés à ceux de la période précédente qui
ont abrité leurs germes, et ils en sont indépendants puisque tous les
germes ont été créés en même temps; grâce à l'harmonie établie entre
l'évolution des germes organiques et les révolutions de notre planète,
des faunes et des flores nouvelles apparaissent sans qu'il soit besoin
d'une création nouvelle.

Malgré sa hardiesse ordinaire, Bonnet croit d'ailleurs devoir se borner
à considérer trois périodes dans l'histoire de notre globe, celle qui a
précédé la révolution décrite dans la Genèse, celle qui suivra la fin du
monde, produite par le feu, qu'ont annoncée les prophètes, et il est
important d'ajouter qu'il se fait une étrange idée de l'état futur des
animaux. Les germes d'où ils naîtront n'échapperaient pas à la
destruction s'ils n'étaient formés d'une matière plus subtile que la
matière ordinaire, d'une sorte d'éther; «si nous partons de la
supposition du petit corps éthéré qui renferme en petit tous les organes
de l'animal futur, nous conjecturerons que le corps des animaux dans
leur nouvel état sera composé, d'une matière dont la rareté et
l'organisation le mettent à l'abri des altérations qui surviennent aux
corps grossiers et qui tendent continuellement à le détruire de tant de
manières différentes. Le nouveau corps n'exigera pas sans doute les
mêmes réparations que le corps actuel exige. Il aura une mécanique bien
supérieure à celle que nous admirons dans ce dernier. Il n'y a pas
d'apparence que les animaux propagent dans leur état futur.»

Nous arrivons ainsi dans le monde des esprits et de l'immortalité; nous
sommes en pleine fantaisie. Une alliance singulière d'un raisonnement
rigoureux, s'appuyant sur des faits mal connus, trop peu nombreux, avec
les affirmations bibliques prises au pied de la lettre, conduit un des
esprits les plus ingénieux d'une époque où le génie était commun, un
observateur éminent, à des rêveries dans lesquelles son imagination ne
connaît plus d'obstacle, où non seulement le contrôle expérimental des
idées n'est plus possible, mais où les témoignages des sens sont
d'avance récusés quand ils sont en désaccord avec les conceptions que le
penseur attribue à sa raison.

       *       *       *       *       *

Bonnet n'est pas le seul philosophe qui se soit engagé dans cette voie.
L'origine des animaux, celle de l'homme préoccupaient à juste titre les
hommes de science, les philosophes et même les simples rêveurs de son
temps.

Robinet, dans ses livres _De la nature_ (1766) et _Considérations
philosophiques sur la gradation naturelle des formes de l'être_ (1768),
émet des idées qui, bien qu'elles aient été ridiculisées par Cuvier, ne
sont pas très éloignées de celles de Bonnet. Son point de départ est
aussi la loi de continuité de Leibnitz. Poussant de suite ce principe à
l'extrême, il admet que toute la matière est vivante; que les étoiles,
le soleil, la terre, les planètes sont des animaux; que tous les êtres
forment une chaîne continue; qu'il n'y a ni classes, ni ordres, ni
genres, ni espèces, mais seulement des individus que l'imperfection
seule de nos sens nous conduit à considérer comme spécifiquement
identiques. Les individus naissent de germes qui se développent
successivement; ils sont directement formés par la nature. Le monde
matériel est gouverné par un monde invisible, composé de forces. La
nature ne se répète jamais, et il pourra y avoir un temps auquel il n'y
ait pas un seul être conformé comme nous sommes aujourd'hui; les formes
vivantes se sont constituées par un perfectionnement progressif, allant
du simple au composé; il pourrait y avoir au-dessus de l'homme des
créatures immatérielles; mais l'homme se rattache par une infinité de
formes présentant une infinité de différences graduelles à un prototype
simple. Toutes ces formes intermédiaires sont des œuvres séparées de la
nature s'essayant à faire l'homme, son œuvre actuellement la plus
parfaite; cette œuvre pourra être perfectionnée dans l'avenir si
l'homme, devenant hermaphrodite, réunit les beautés de Vénus à celles
d'Apollon. Au demeurant, ce perfectionnement de l'humanité n'est pas
beaucoup plus étrange que celui rêvé pour elle par Bonnet.

       *       *       *       *       *

De Maillet, plus connu sous le pseudonyme choisi par lui de Telliamed,
avait cherché, comme Bonnet et comme Robinet, dans la création d'une
infinité de germes l'explication de l'origine des êtres vivants; mais il
avait fait de la mer le réservoir commun de tous ces germes. Tous les
animaux, les hommes même avaient donc été primitivement marins. La mer
avait eu d'ailleurs autrefois une beaucoup plus vaste extension, et de
Maillet en donnait pour preuve l'énorme quantité de coquilles marines
que l'on trouve enfouies dans le sol, jusque sur les plus hautes
montagnes. À mesure que les continents s'étaient accrus, un certain
nombre d'animaux marins avaient été accidentellement entraînés hors de
l'eau, sur des rivages gardant encore une certaine humidité, et de là
sur la terre ferme. Les individus ainsi dépaysés s'habituèrent au
nouveau genre de vie qui leur était imposé par les circonstances et
transmirent à leurs descendants les habitudes et les organes nouveaux
qu'ils avaient acquis. Il est inutile d'insister sur les arguments
bizarres qu'emploie de Maillet pour soutenir son hypothèse; mais on doit
lui laisser le mérite d'avoir reconnu la véritable nature des fossiles
et d'en avoir saisi la signification, à une époque où de nombreux
savants refusaient encore d'y voir les restes d'êtres ayant jadis vécu;
d'avoir pensé que les organismes vivants susceptibles de se modifier,
étaient capables de transmettre leurs modifications à leur descendance,
et d'avoir compris, par conséquent, l'importance des phénomènes si
connus, mais si négligés, de l'hérédité.

       *       *       *       *       *

En admettant la possibilité de changements héréditaires dans la
structure des êtres vivants, de Maillet réalise un progrès sur Bonnet et
sur Robinet, qui ne voient dans les modifications présentées par la
population de la terre qu'une continuation du miracle primitif de la
création. Le Dr Erasme Darwin, grand-père de l'illustre réformateur du
transformisme, va, à son tour, plus loin que de Maillet. Il a exposé
dans sa _Zoonomia_ un système où l'on trouve soutenues, à l'aide
d'arguments qui témoignent d'une grande perspicacité, quelques idées peu
différentes de celles que développera plus tard Lamarck. Pour rendre son
système intelligible, Erasme Darwin, par une inspiration heureuse,
recherche d'abord comment s'accomplit le développement embryogénique de
l'individu et suppose que l'espèce à laquelle il appartient a subi, dans
la série des temps, une évolution analogue, mais de beaucoup plus longue
durée. Il rejette la doctrine de l'emboîtement des germes, qui conduit à
supposer l'existence de corps vivants infiniment plus petits «que les
diables qui tentèrent saint Antoine et dont 20 000 pouvaient, sans se
gêner aucunement, danser une sarabande échevelée sur la pointe de la
plus fine aiguille.» L'embryon est, pour lui, un filament constitué
probablement par l'extrémité d'une fibre nerveuse motrice. Ce filament
est doué de certaines propriétés: les unes lui sont personnelles; les
autres lui ont été transmises par ses parents, dont il n'est en réalité
qu'une branche, une élongation, puisqu'il a fait, à un certain moment,
partie de leur substance. Le filament embryonnaire est doué
d'irritabilité, de sensibilité, de volonté; il possède aussi la faculté
de se nourrir, et on le voit grandir, se compliquer, se perfectionner
par l'addition de parties nouvelles, résultant de ce qu'une quantité
plus ou moins grande de matière vivante est venue s'ajouter à la sienne.
Cette addition de matière vivante a lieu d'abord sous l'influence des
propriétés primitives des filaments embryonnaires; mais, à mesure
qu'elle se produit des organes nouveaux apparaissent et avec eux des
facultés nouvelles. Ces facultés créent des besoins, ces besoins des
façons de vivre, des habitudes qui interviennent, pour une certaine
part, dans les transformations que subit chaque individu au cours de son
existence.

Telle a été aussi la marche de l'évolution des espèces: les organismes
vivants ont été créés sous des formes extrêmement simples, rappelant
celle des filaments vivants, qui sont encore la forme première de chaque
individu. Ces filaments étaient très peu nombreux en espèces, et, de
même que chaque corps chimique est doué d'affinités particulières qui
déterminent la nature des composés qu'il produira dans les diverses
circonstances où il sera placé, de même les filaments vivants primitifs
étaient doués de facultés différentes, qui ont déterminé, dans une large
mesure, la marche de leur évolution ultérieure. Étant données les
ressemblances manifestes que présentent tous les animaux à sang chaud,
il est probable que tous ces animaux descendent d'une même sorte de
filament primitif; peut-être les mêmes filaments ont-ils aussi donné
naissance aux autres animaux à sang rouge, mais froid. Les habitudes
spéciales des poissons semblent autoriser à leur attribuer une origine
particulière; mais les intermédiaires qui les unissent aux animaux à
sang chaud plaident cependant en faveur de leur parenté avec ces
derniers.

«Les insectes sans ailes, de l'araignée au scorpion ou de la puce au
homard, les insectes ailés, du moustique ou de la fourmi à la guêpe ou à
la libellule, diffèrent, au contraire, si complètement les uns des
autres et sont si éloignés des animaux à sang rouge, aussi bien sous le
rapport de la forme du corps que sous celui du genre de vie, qu'on ne
peut guère admettre qu'ils proviennent d'un filament vivant de même
sorte que celui qui a produit les classes diverses d'animaux à sang
rouge... Il y a encore une autre classe d'animaux, que Linné a désignés
sous le nom de vers, qui présentent une structure plus simple que ceux
déjà mentionnés. La simplicité de leur structure n'apporte cependant
aucun argument contre l'hypothèse qu'ils aient été produits par un seul
filament vivant.» En d'autres termes Erasme Darwin considère les
vertébrés, les articulés et les vers comme trois types organiques qui se
sont développés simultanément et parallèlement et qui sont, tous les
trois, partis de formes organiques également simples, mais douées de
propriétés différentes.

Si les trois lignées admises par le savant anglais ne correspondent pas
à ce que nous connaissons aujourd'hui des rapports des organismes,
l'idée première que plusieurs types organiques se sont constitués et
développés d'une façon indépendante doit être encore, de nos jours,
considérée comme la seule forme du transformisme qui soit d'accord avec
les données de la paléontologie. La réduction de toutes les formes
animales à trois lignées distinctes témoigne que, dès 1794, plusieurs
années par conséquent avant la publication des premiers travaux de
Cuvier, Erasme Darwin avait déjà saisi l'intime parenté des animaux
composant les quatre premières classes de Linné et les différences
considérables qui les séparent de ceux de la cinquième classe; mais le
philosophe anglais laissait la sixième dans le chaos d'où Cuvier devait
peu d'années après la tirer.

Chacun des filaments vivants qui est devenu la souche des trois grandes
lignées animales avait en lui une sorte de devenir résultant de
propriétés dont il avait été originairement doué; mais son évolution,
dans chaque cas particulier, a été réglée, en partie, par les sensations
éprouvées par l'animal parvenu à un stade déterminé, par la peine ou le
plaisir qu'il a éprouvé, les efforts qu'il a faits pour prolonger son
bonheur ou se soustraire à ses souffrances. L'eau et l'air étant fournis
aux animaux à profusion, trois ordres de besoins ont surtout excité les
convoitises des animaux et par conséquent contribué à changer leurs
formes: le besoin de se reproduire, le besoin de se nourrir, le besoin
de vivre en sûreté. Ils ont acquis les armes nécessaires pour défendre
contre leurs rivaux les compagnes, la nourriture, les retraites qu'ils
avaient conquises. Erasme Darwin, décrivant cette évolution, s'élève
presque à la conception de la lutte par la vie et de la sélection
naturelle car il finit par dire: «Le but de ces batailles entre les
mâles paraît être d'assurer la conservation de l'espèce par le moyen des
individus les plus forts et les plus actifs[19].» Au lieu de dire le
_but_, Charles Darwin aurait dit la _conséquence_; cette différence doit
être signalée. Sur la réalité de la sélection naturelle, le grand-père
et le petit-fils sont d'accord; mais le point de vue philosophique
auquel ils se placent est fort différent: pour Erasme Darwin, comme pour
Lamarck, les animaux acquièrent des organes en vue de la satisfaction de
tel ou tel besoin; pour Charles Darwin, ces organes apparaissent
accidentellement; la sélection naturelle conserve et perfectionne ceux
qui sont utiles et laisse s'éteindre ceux qui ne le sont pas. Ainsi les
animaux et les végétaux s'adaptent à des conditions d'existence
déterminées sans que ces conditions agissent sur les individus pour les
modifier, sans que ces individus eux-mêmes soient soumis à la nécessité
de chercher à se mettre en harmonie avec elles.

Si ingénieuses qu'elles soient, les hypothèses d'Erasme Darwin nous
laissent profondément ignorants sur la cause première de l'apparition
des organismes. Elles nous font remonter jusqu'à la création des
filaments vivants primitifs et s'arrêtent là. Une telle solution devait
paraître insuffisante à bien des penseurs du XVIIIe siècle. Déjà, au
XVIIe, Descartes avait cherché, sans grand succès, il est vrai, à
expliquer par la seule étendue et le seul mouvement la formation des
animaux et de l'homme. Maupertuis[20] constate cet échec; mais, en
dehors de là il n'y a plus pour lui que deux systèmes: douer la matière
de propriétés spéciales qui, venant s'ajouter à celles qu'on lui accorde
déjà, l'auront rendue capable de produire spontanément les formes
vivantes avec toutes leurs facultés y compris les facultés
intellectuelles; ou bien admettre que tous les animaux, toutes les
plantes sont aussi anciennes que le monde, et que tout ce que nous
prenons, dans ce genre, pour des productions nouvelles, résulte
simplement du développement et de l'accroissement de parties que leur
petitesse avait tenue jusque-là cachées. C'est le système de
l'emboîtement des germes adopté par Vallisneri, Leibnitz et Bonnet.

«Par ce système d'une formation simultanée, qui ne demandait plus que le
développement successif et l'accroissement des parties d'individus tout
formés et contenus les uns dans les autres, on crut s'être mis en état
de résoudre toutes les difficultés; on ne fut plus en peine que de
savoir où placer ces magasins inépuisables d'individus. Les uns les
placèrent dans un sexe, les autres dans l'autre; et chacun pendant
longtemps fut content de ses idées.

«Cependant si l'on examine avec plus d'attention ce système, on voit
qu'au fond il n'explique rien; que supposer tous les individus formés
par le Créateur dans un même jour de la création est plutôt raconter un
miracle que donner une explication physique; qu'on ne gagne rien par
cette simultanéité, puisque ce qui nous paraît successif est toujours
pour Dieu simultané.»

La doctrine de l'emboîtement des germes étant ainsi repoussée,
Maupertuis se range à la doctrine du transformisme, entendue, il est
vrai, d'une façon assez particulière. Par un procédé familier aux
théoriciens mais qui est plutôt un moyen de se mettre l'esprit en repos
qu'une véritable explication, il transporte aux particules matérielles
invisibles les propriétés intellectuelles les plus importantes des corps
vivants: le désir, l'aversion, la mémoire, l'habitude, etc., et il
déduit, de ces propriétés gratuitement attribuées à toutes les
particules matérielles, tout un système d'évolution:

«Les éléments propres à former le fœtus nagent dans les semences des
animaux père et mère; mais chacun, extrait de la partie semblable à
celle qu'il doit former, conserve une espèce de _souvenir_ de son
ancienne situation et l'ira reprendre toutes les fois qu'il le pourra
pour former dans le fœtus la même partie. De là, dans l'ordre ordinaire,
la conservation des espèces et la ressemblance aux parents.»

C'est, à bien peu de chose près, l'hypothèse que Charles Darwin a
développée de nouveau, sous le nom de _pangénèse_, dans son livre sur
les _Variations des animaux et des plantes sous l'action de la
domestication_.

«Si quelques éléments manquent dans les semences, ou qu'ils ne puissent
s'unir, ajoute Maupertuis, il naît de ces monstres auxquels il manque
quelque partie. Si les éléments se trouvent en trop grande quantité, ou
qu'après leur union ordinaire quelque partie restée découverte permette
à une autre de venir s'y appliquer, il naît un monstre à parties
superflues.

«Si les éléments partent d'animaux de différentes espèces, dans
lesquelles il reste encore assez de rapport entre les éléments, les uns
plus attachés à la forme du père, les autres à la forme de la mère, ces
éléments par leur union feront des métis...

«C'est une chose assez ordinaire de voir un enfant ressembler plus à
quelqu'un de ses aïeux qu'à ses plus proches parents. Les éléments qui
forment quelques-uns de ses traits peuvent avoir mieux conservé
l'_habitude_ de leur situation dans l'aïeul que dans le père, soit parce
qu'ils auront été dans l'un plus longtemps unis qu'ils ne l'auront été
dans l'autre, soit par quelque degré de force de plus pour s'unir, et
alors ils se seront placés dans le fœtus comme ils l'étaient dans
l'aïeul.»

Voilà encore des explications de l'hérédité, de l'atavisme, des
caractères des métis, peu différentes de celles auxquelles, de nos
jours, s'arrêtera _provisoirement_ Charles Darwin. Mais Maupertuis
demande, en outre, à son hypothèse l'explication de l'origine des
espèces nouvelles.

«Ne pourrait-on pas expliquer, dit-il, comment de deux seuls individus
la multiplication des espèces dissemblables aurait pu s'ensuivre? Elles
n'auraient dû leur première origine qu'à quelques productions fortuites,
dans lesquelles les parties élémentaires n'auraient pas retenu l'ordre
qu'elles tenaient dans les animaux pères et mères; chaque degré d'erreur
aurait fait une nouvelle espèce; et à force d'écarts répétés serait
venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd'hui,
diversité qui s'accroîtra peut-être encore avec le temps, mais à
laquelle peut-être la suite des siècles n'apporte que des accroissements
imperceptibles.»

C'est la théorie de la descendance nettement exposée. Maupertuis a même
cherché à expliquer par une sorte d'incompatibilité née d'habitudes
différentes cette singulière stérilité des métis, qui maintient séparées
les espèces et empêche les formes animales de varier au delà de
certaines limites. Il ne nous enseigne pas, à la vérité, comment ces
habitudes différentes ont été acquises, et la démonstration de cette
conséquence, à peine entrevue jusque-là de la sélection naturelle,
demeure la grande nouveauté contenue dans l'œuvre de Charles Darwin.

Maupertuis considère d'ailleurs le mode de développement des animaux et
des plantes comme ne différant pas essentiellement, dans le fond, de
celui que nous montrent les cristaux. Ainsi le monde vivant et le monde
minéral sont étroitement unis, ce qui devait être, du moment qu'on
supposait à la matière une sensibilité, une mémoire, des affections et
des haines, toutes facultés ordinairement considérées comme appartenant
en propre aux plus élevés des êtres vivants.

       *       *       *       *       *

C'est une dissertation de Maupertuis, publiée en 1751 sous le nom du
docteur Baumann d'Erlang, que Diderot[21] discute dans ses _Pensées sur
l'interprétation de la nature_. Il ne se prononce pas sur la question de
savoir si la matière est inerte ou vivante, et si la matière inerte peut
spontanément devenir vivante; mais il pense qu'il suffit, pour expliquer
l'animal, de douer les molécules organiques d'une sorte de sensibilité
rudimentaire qui les pousse à rechercher sans cesse la situation qui
est, pour elles, la plus commode de toutes. L'animal est alors «un
système de différentes molécules organiques, qui, par l'impulsion d'une
sensation semblable à un toucher obtus et sourd, que celui qui a créé la
matière en général leur a donné, se sont combinées jusqu'à ce que
chacune ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et à son
repos[22].» Cette place, la plus convenable de toutes, peut changer avec
les modifications sans nombre qu'apportent dans les relations des
molécules la course incessante de celles qui ne sont pas parvenues à
conquérir le repos. Aussi Diderot se demande-t-il «si les plantes ont
toujours été et seront toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont
toujours été et seront toujours tels qu'ils sont, et il ajoute:

«De même que, dans les règnes animal et végétal, un individu commence
pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe, n'en serait-il pas
de même des espèces entières? Si la foi ne nous apprenait que les
animaux sont sortis des mains du créateur tels que nous les voyons, et
s'il était permis d'avoir le moindre doute sur leur commencement et sur
leur fin, le philosophe, abandonné à ses conjectures, ne pourrait-il pas
soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments
particuliers épars et confondus dans la masse de la matière; qu'il est
arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela
se fît; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité
d'organisations et de développements; qu'il a eu par succession du
mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de
la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des
sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des
arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces
développements; qu'il a peut-être encore d'autres développements à
prendre et d'autres accroissements à subir qui nous sont inconnus; qu'il
a eu ou qu'il aura un état stationnaire; qu'il s'éloigne ou qu'il
s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses
facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées; qu'il
disparaîtra peut-être de la nature ou plutôt qu'il continuera d'y
exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles
qu'on lui remarque dans cet instant de la durée?»

À côté de Linné, naturaliste et observateur, voilà donc presque de son
temps le problème de la transformation graduelle des espèces nettement
posé par les philosophes du XVIIIe siècle. Aucun d'eux ne réussit à
découvrir la voie qu'il fallait parcourir pour la résoudre. Mais un
autre naturaliste, aussi puissamment doué que Linné, quoique d'un génie
bien différent, libre d'ailleurs de toute attache dogmatique, assez fort
pour se dégager de toute idée préconçue, s'engage dans une direction où
le suivront bientôt une succession ininterrompue de brillants disciples.
Cet homme, c'est Buffon. Avec lui s'ouvre pour la philosophie zoologique
une ère nouvelle. Tout va désormais se préciser, et le progrès se
précipitera à ce point qu'un demi-siècle fera plus pour la conquête de
la vérité que tous les siècles écoulés depuis Aristote.



CHAPITRE VII

BUFFON

Opposition de Buffon aux classifications; elles conduisent
nécessairement au transformisme.--Utilité des systèmes
artificiels.--Distribution géographique des animaux.--Probabilité de
modifications dans les espèces.--Espèces éteintes: lutte pour la
vie.--Opposition à la doctrine des causes finales.--Principe de la
continuité.


L'œuvre de Buffon est inspirée par une conception de la zoologie tout
autre que celle dont l'œuvre de Linné représente le plus complet
développement. Pour Linné, la classification résume, pour ainsi dire,
toute la philosophie zoologique. La recherche de la _méthode naturelle_
est, pour lui, le but suprême vers lequel doivent tendre tous les
efforts; il conçoit la nature immuable, il n'y a donc rien à expliquer;
le naturaliste doit simplement chercher à comprendre le dessein de la
création et tâcher d'en reproduire le plan dans ses systèmes. Buffon
laisse entièrement de côté tout l'appareil de divisions et de
subdivisions plus ou moins symétriquement ordonnées dans lequel les
élèves de Linné tendent déjà à enfermer la science; il étudie chaque
espèce animale en elle-même, et, au lieu de fermer, comme l'illustre
Suédois, la question de l'espèce par une définition dogmatique, il
laisse, au contraire, la porte toute grande ouverte aux études et aux
interprétations, en se demandant tout d'abord si l'espèce est variable,
pourquoi elle varie et dans quelles limites peuvent être comprises ses
variations.

On a donné diverses explications de l'aversion de Buffon pour les
systèmes. Le président Lamoignon de Malesherbes l'accuse de les rejeter,
parce qu'il ne les connaît pas; Daubenton le représente comme n'ayant
pas bien entendu la méthode de Linné; Plourens accepte tous ces
reproches et laisse entrevoir qu'il soupçonne Buffon d'une jalousie
quelque peu haineuse à l'égard du grand naturaliste suédois. Malgré
l'autorité qui s'attache à ces trois noms, dont deux appartiennent à des
hommes éminents, amis et collaborateurs de Buffon, on regretterait
d'être obligé de croire à leurs assertions. Reprocher à un homme du
savoir et de la haute intelligence de Buffon de repousser les systèmes
parce qu'il ne les connaît pas, paraîtra bien étonnant, si l'on
considère que le _système de la nature_ était loin d'être aussi
compliqué du temps de Linné que de nos jours. Il eût suffi de quelques
semaines à Buffon pour se mettre entièrement au courant de tout ce qui
touche les mammifères, et peut-on croire qu'il n'aurait pas consenti, en
commençant son _Histoire naturelle_, à consacrer quelques semaines à ce
travail, s'il l'avait jugé nécessaire à la perfection de son œuvre?
D'autre part, quand on voit Buffon se corriger sans cesse, chercher à
rendre toujours plus claires et plus précises ses idées, abandonner
celles qui ne lui paraissent plus exactes, reprendre celles qu'il avait
d'abord repoussées, mettre sans fausse honte ses nombreux lecteurs au
courant de tout le travail intime de sa pensée, peut-on admettre qu'une
simple question d'amour-propre lui aurait fait condamner les méthodes
s'il avait vu en elles l'expression vraie de la science? Quant au
reproche de jalousie, en quoi le comte de Buffon, riche, comblé
d'honneurs et de gloire, considéré par tous comme un savant de premier
ordre, comme un littérateur de génie, habitant la plus belle capitale,
admis à la cour la plus brillante de l'Europe, pouvait-il envier un
professeur de l'université d'Upsal, illustre sans doute, mais d'une
illustration bien modeste par rapport au bruyant renom du noble
académicien, surintendant du jardin du roi et du cabinet d'histoire
naturelle de Paris? Faut-il enfin penser, avec Daubenton, que Buffon
n'ait pas entendu la méthode de Linné, lorsqu'il écrit: «Classer l'homme
avec le singe, le lion avec le chat, dire que le lion est un chat à
crinière et à queue longue, c'est dégrader, défigurer la nature, au lieu
de la décrire et de la dénommer?»

«Buffon, dit Daubenton, veut jeter du ridicule sur les naturalistes qui
ont mis le chat et le lion sous un même genre. Il fait dire à Linné que
le lion est chat à crinière et à longue queue. Certainement le chat
n'est pas un lion, et ce n'est pas ce que Linné a voulu dire. L'auteur
qui le critique n'a pas bien entendu la méthode de Linné; s'il avait
seulement parcouru les espèces rapportées sous le genre appelé _felis_,
chat, il y aurait trouvé l'espèce du lion et celle du chat... Cette
équivoque est venue de la manière de dénommer les genres, en leur
donnant le nom de l'une des espèces qu'ils comprennent.» L'avenir a
montré que Buffon avait beaucoup mieux compris que ne le suppose
Daubenton les conséquences nécessaires du système de Linné et des
classifications en général; peut-être même Buffon avait-il mieux vu que
Linné lui-même dans quelle direction les nomenclateurs devaient
entraîner la zoologie; ce sont ces conséquences, c'est cette direction
que Buffon redoute, au moins momentanément; il le dit en termes exprès
et qui montrent que les raisons de son opposition à Linné sont d'un
ordre incomparablement plus relevé que celles indiquées par Lamoignon de
Malesherbes et Flourens.

Avant d'aborder l'histoire des animaux, Buffon a écrit, avec une largeur
de vues inconnue jusqu'à lui, l'histoire naturelle de l'homme. Il
l'avait placé si haut dans la nature qu'il en faisait presque un dieu.
L'une des premières conséquences des classifications était de faire
rentrer l'homme dans le règne animal. L'homme, pour Linné, n'était que
le représentant le plus élevé de l'ordre des Primates, dans lequel il se
trouvait rapproché des singes. D'autre part, voulant exprimer les degrés
divers de ressemblances des animaux, les élèves de Linné avaient comparé
les êtres vivants à une grande famille et, afin de rendre plus sensible
à l'esprit la similitude d'organisation des animaux d'un même groupe,
employé pour dénommer les différentes divisions du règne animal les
termes mêmes qui, dans le langage ordinaire, désignent un ensemble
d'hommes ayant entre eux un certain degré de parenté, tels que les mots
_famille_ et _tribu_. Le mot _genre_ lui-même ne saurait s'appliquer, si
on le prend à la lettre, qu'à des animaux ayant un progéniteur commun.
Il n'y a là bien certainement, dans l'esprit de Linné et de ses
disciples, que de simples comparaisons, des métaphores destinées à
rendre plus facilement intelligible l'économie de l'arrangement
méthodique des animaux; à cela Linné qui, «compte autant d'espèces qu'il
est sorti de couples des mains du Créateur», Linné, qui admet comme un
axiome l'immuabilité de la nature, ne saurait voir aucun danger.
Beaucoup moins biblique, habitué déjà par ses études sur la terre, par
ses études sur l'homme à compter avec les modifications graduelles et de
notre globe et de notre espèce, Buffon pressent que les choses ne se
sont pas passées aussi simplement que le veut Linné; il craint que des
esprits trop aventureux, cédant à un entraînement qu'il commence déjà à
éprouver lui-même, ne veuillent scruter l'origine même des êtres
vivants, qu'ils ne prennent dans leur sens absolu les termes imagés de
Linné, qu'ils ne considèrent comme réellement unis par les liens du sang
les animaux rapprochés dans une même famille par les nomenclateurs; dès
lors, l'homme sera pour le moins un cousin des singes, et Buffon recule
devant l'énormité de cette conclusion. Tout cela, il le dit lui-même et
il est assez étonnant qu'on ait accepté les diverses explications qui
ont été données de son oppositions aux classifications linéennes, sans
s'arrêter à la sienne qui est cependant la seule conforme à son génie.
Le passage où le grand naturaliste exprime sa façon de penser, à cet
égard, mérite d'être cité en entier; il se trouve presque au début de
l'histoire naturelle des Quadrupèdes; c'est l'exorde d'un chapitre,
remarquable de tout point, consacré à l'un des plus humbles de nos
animaux domestiques, l'âne.

«À considérer cet animal, dit Buffon, même avec des yeux attentifs et
dans un assez grand détail, il paraît n'être qu'un cheval dégénéré... On
pourrait attribuer les légères différences qui se trouvent entre ces
deux animaux à l'influence très ancienne du climat, de la nourriture et
à la succession fortuite de plusieurs générations de petits chevaux
sauvages à demi dégénérés, qui peu à peu auraient dégénéré davantage, se
seraient ensuite dégradés autant qu'il est possible, et auraient à la
fin produit à nos yeux une espèce nouvelle et constante, ou plutôt une
succession d'individus semblables, tous constamment viciés de la même
façon, et assez différents des chevaux pour pouvoir être regardés comme
formant une autre espèce. Ce qui paraît favoriser cette idée, c'est que
les chevaux varient beaucoup plus que les ânes par la couleur de leur
poil, qu'ils sont par conséquent plus anciennement domestiqués, puisque
tous les animaux domestiques varient par la couleur beaucoup plus que
les animaux sauvages de la même espèce... D'autre côté, si l'on
considère la différence du tempérament, du naturel, des mœurs, du
résultat, en un mot de l'organisation de ces deux animaux et surtout
l'impossibilité de les mêler pour en faire une espèce commune ou même
une espèce intermédiaire qui puisse se renouveler, on paraît encore
mieux fondé à croire que ces deux animaux sont chacun d'une espèce aussi
ancienne que l'autre et originairement aussi essentiellement différents
qu'ils le sont aujourd'hui... L'âne et le cheval viennent-ils donc
originairement de la même souche? Sont-ils, comme le disent les
nomenclateurs, de la même _famille_? ou n'ont-ils pas toujours été des
animaux différents?

«Cette question, dont les physiciens sentiront bien la généralité, les
difficultés, les conséquences, et que nous avons cru devoir traiter dans
cet article, parce qu'elle se présente pour la première fois, tient à la
production des êtres de plus près qu'aucune autre et demande, pour être
éclaircie, que nous considérions la nature sous un point de vue nouveau.
Si, dans l'immense variété que nous présentent tous les êtres animés qui
peuplent l'univers, nous choisissons un animal, ou même le corps de
l'homme, pour servir de base à nos connaissances, nous trouverons que,
quoique tous ces êtres existent solitairement et que tous varient par
des différences graduées à l'infini, _il existe en même temps un dessein
primitif et général qu'on peut suivre très loin_ et dont les
dégradations sont bien plus lentes que celles des figures et des autres
rapports apparents, car, sans parler des organes de la digestion, de la
circulation et de la génération, qui appartiennent à tous les animaux et
sans lesquels l'animal cesserait d'être animal et ne pourrait ni
subsister ni se reproduire, il y a, dans les parties mêmes qui
contribuent le plus à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse
ressemblance qui nous rappelle nécessairement l'idée d'un premier
dessein, sur lequel tout semble avoir été conçu... Que l'on considère
séparément quelques parties essentielles à la forme, les côtes, par
exemple; on les trouvera dans tous les quadrupèdes, dans les oiseaux,
dans les poissons, et on en suivra les vestiges jusque dans la tortue;
que l'on considère, comme l'a remarqué M. Daubenton, que le pied d'un
cheval, en apparence si différent de la main de l'homme, est cependant
composé des mêmes os, et l'on jugera si cette ressemblance cachée n'est
pas plus merveilleuse que les différences apparentes, si cette
conformité constante et ce dessein suivi de l'homme aux quadrupèdes, des
quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux
reptiles, des reptiles aux poissons, etc., dans lesquels les parties
essentielles, comme le cœur, les intestins, l'épine du dos, les sens,
etc., se trouvent toujours, ne semblent pas indiquer qu'_en créant les
animaux l'Être suprême n'a voulu employer qu'une seule idée et la varier
en même temps de toutes les manières possibles_, afin que l'homme pût
admirer également et la magnificence de l'exécution et la simplicité du
dessein.

«Dans ce point de vue, non seulement l'âne et le cheval, mais même
l'homme, le singe, les quadrupèdes et tous les animaux pourraient être
considérés comme ne formant qu'une seule et même _famille_; mais en
doit-on conclure que, dans cette grande et nombreuse famille que Dieu
seul a conçue et tirée du néant, il y ait d'autres petites _familles_
projetées par la nature et produites par le temps, dont les unes ne
seraient composées que de deux individus, comme le cheval et l'âne;
d'autres de plusieurs individus, comme celle de la belette, de la
martre, du furet, de la fouine, etc., et de même que, dans les végétaux,
il y ait des familles de dix, vingt, trente, etc., plantes? Si ces
familles existaient, en effet, elles n'auraient pu se former que par le
mélange, la variation et la dégénération des espèces originaires. _Si
l'on admet une fois qu'il y ait des familles dans les plantes et dans
les animaux, que l'âne soit de la famille du cheval, et qu'il n'en
diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également que le
singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme dégénéré, que
l'homme et le singe ont une origine commune, comme le cheval et l'âne_;
que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n'a eu
qu'une seule souche; _et même que tous les animaux ne sont venus que
d'un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en se
perfectionnant et en dégénérant, toutes les races des autres animaux_.

«Les naturalistes qui établissent si légèrement des familles dans les
animaux et dans les végétaux ne paraissent pas avoir senti toute
l'étendue de ces conséquences, qui réduisaient le produit de la création
à un nombre d'individus aussi petit qu'on voudra... Mais non; il est
certain, _par la révélation_, que tous les animaux ont également
participé à la grâce de la création; que les deux premiers de chaque
espèce, et de toutes les espèces, sont sortis tout formés des mains du
Créateur; et l'on doit croire qu'ils étaient tels à peu près qu'ils nous
sont aujourd'hui représentés par leurs descendants.»

Ce passage est important à plus d'un titre: on y voit d'abord nettement
et complètement exposée la théorie de l'unité de plan de composition du
règne animal, que Geoffroy Saint-Hilaire devait plus tard pousser
jusqu'à ses dernières conséquences; la fixité des espèces, que Buffon
rejettera plus tard, s'y trouve affirmée sans réserves et presque dans
les mêmes termes que par Linné; enfin, ce que Buffon condamne, ce n'est
pas tant, en définitive, les classifications en elles-mêmes que la
tendance des classificateurs à représenter leurs systèmes comme l'image
fidèle de la nature; ce qu'il repousse surtout, ce sont les familles
dites _naturelles_ et il repousse ces familles parce qu'on les prétend
naturelles; on ne peut les comprendre que comme résultant de
modifications subies par l'une des espèces qu'elles contiennent, et
alors «il n'y aurait plus de bornes à la puissance de la nature, et l'on
n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su tirer, avec
le temps, tous les autres êtres organisés.»

Buffon est d'ailleurs bien loin de nier l'utilité des systèmes. «Il faut
de plus considérer, dit-il, que, quoique la marche de la nature se fasse
par nuances et par degrés souvent imperceptibles, les intervalles de ces
nuances et de ces degrés ne sont pas égaux à beaucoup près; que plus les
espèces sont élevées, moins elles sont nombreuses, et plus les
intervalles des nuances qui les séparent y sont grands; que les petites
espèces, au contraire, sont très nombreuses et en même temps plus
voisines les unes des autres, en sorte qu'on est d'autant plus tenté de
les confondre ensemble dans une même _famille_, qu'elles nous
embarrassent et nous fatiguent davantage par leur multitude et par leurs
petites différences, dont nous sommes obligés de nous charger la
mémoire. Mais il ne faut pas oublier que ces _familles_ sont notre
ouvrage, que nous ne les avons faites que pour le soulagement de notre
esprit; que, s'il ne peut comprendre la suite réelle de tous les êtres,
c'est notre faute et non pas celle de la nature, qui ne connaît point
les prétendues familles et ne contient, en effet, que des individus.»

Voilà nettement tracée la marche suivie par Buffon dans l'_Histoire
naturelle des animaux_. Si l'on n'admet pas que les êtres vivants
descendent d'un ancêtre primitif unique, si l'on n'admet pas, comme nous
dirions maintenant, le _transformisme_, les classifications ne sont que
des artifices de notre esprit; elles sont inutiles là où nous pouvons
embrasser le détail des faits, et comme leurs auteurs, on ne l'a que
trop vu depuis, prétendent les substituer à la vraie science, elles sont
dangereuses; Buffon n'en fait que peu d'usage tant qu'il traite des gros
mammifères: il rapproche cependant les animaux voisins, le cheval et
l'âne, le bœuf et le mouton, les diverses espèces de cochons; le cerf,
le daim et le chevreuil; le loup et le renard; la loutre, la
saricovienne, les fouines, les martres, le putois, le furet, le touan,
l'hermine et le grison, les diverses espèces de rongeurs, etc. Les
séries naturelles sont parfaitement saisies; mais Buffon les rompt de
propos délibéré, par les raisons qu'il a lui-même exposées. Il n'y
revient à peu près complètement que lorsqu'il s'agit des oiseaux, dont
la multiplicité est telle qu'on risquerait de s'égarer à chaque instant,
si leur histoire n'était pas faite avec ordre et méthode. C'est le
moment d'avoir recours à l'instrument imaginé par les nomenclateurs, et
Buffon en a si bien compris le mécanisme que la plupart de ses groupes
naturels n'ont été modifiés que dans le détail.

La détermination de Buffon de ne pas s'astreindre à suivre une méthode
de classification a eu d'ailleurs d'heureuses conséquences. Il faut bien
adopter dans l'exposition un ordre quelconque. Buffon décrit d'abord les
animaux domestiques, puis les animaux sauvages d'Europe, les animaux
sauvages de l'ancien continent et enfin ceux du nouveau continent. En
d'autres termes, quand il n'a pas de motifs de faire autrement, il
procède par _faunes_; son attention est ainsi appelée sur les caractères
généraux que présentent ces faunes, sur la distribution géographique des
animaux et les causes qui l'ont déterminée; là, Buffon a mérité d'être
considéré comme le fondateur de la géographie zoologique; mais ces
études successives l'ont amené à modifier profondément ses idées sur
l'origine des espèces. En comparant les faunes des deux continents, il
est conduit à croire à la variabilité des espèces, contre laquelle il
s'était d'abord élevé; il devient transformiste. De même, un siècle plus
tard, Darwin, durant son célèbre voyage autour du monde, concevra la
doctrine qui devait immortaliser son nom, en voyant se succéder sous ses
yeux les faunes à la fois diverses et intimement unies des grandes
régions du globe.

Après avoir montré que les animaux communs à l'Europe et à l'Amérique
sont peu nombreux, Buffon fait remarquer que la plupart des animaux
européens n'en ont pas moins leurs analogues en Amérique, mais que les
animaux du nouveau monde sont toujours plus petits que ceux qui leur
correspondent dans l'ancien, et il se résume en disant:

«En tirant des conséquences générales de tout ce que nous avons dit,
nous trouverons que l'homme est le seul des êtres vivants dont la nature
soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister,
se multiplier partout et se prêter aux influences de tous les climats de
la terre; nous verrons évidemment qu'aucun des animaux n'a obtenu ce
grand privilège; que, loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart
sont bornés et confinés dans de certains climats et même dans des
contrées particulières. L'homme est en tout l'ouvrage du ciel; les
animaux ne sont à beaucoup d'égards que des productions de la terre;
ceux d'un continent ne se trouvent pas dans l'autre; ceux qui s'y
trouvent sont altérés, rapetisses, changés au point d'être
méconnaissables. En faut-il plus pour être convaincu que l'empreinte de
leur forme n'est pas inaltérable? que leur nature, beaucoup moins
constante que celle de l'homme, peut varier et même se changer
absolument avec le temps; que, par la même raison, les espèces les moins
parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes,
les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront avec le temps?
Leur état, leur vie, leur être dépendent de la forme que l'homme donne
ou laisse à la surface de la terre.»

Une évolution considérable s'est donc faite dans les idées de Buffon:
l'espèce est maintenant variable; son état dépend de celui du milieu où
elle vit, et, si une part trop grande est encore attribuée à l'influence
de l'homme, ce grand fait de la disparition spontanée des espèces les
moins bien douées par rapport au milieu où elles vivent, ce grand
phénomène, de la _sélection naturelle_ est déjà entrevu: «Le prodigieux
_mammouth_ n'existe plus nulle part. Cette espèce était certainement la
première, la plus grande, la plus forte de tous les quadrupèdes;
puisqu'elle a disparu, combien d'autres, plus petites, plus faibles et
moins remarquables, ont dû périr sans nous avoir laissé ni témoignages,
ni renseignements sur leur existence passée! Combien d'autres espèces
s'étant dénaturées, c'est-à-dire perfectionnées ou dégradées par les
grandes vicissitudes de la terre et des eaux, par l'abandon ou la
culture de la nature, par la longue influence d'un climat devenu
contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu'elles étaient
autrefois!»

Non seulement des espèces disparaissent, mais il en apparaît aussi de
nouvelles: Buffon, qui l'avait d'abord énergiquement nié, l'admet
aujourd'hui, puisque tous les animaux d'Amérique se sont formés
récemment: «Il ne serait donc pas impossible que, même sans intervertir
l'ordre de la nature, tous les animaux du nouveau monde ne fussent, en
définitive, les mêmes que ceux de l'ancien, desquels ils auraient
autrefois tiré leur origine; on pourrait dire que, en ayant été séparés
dans la suite par des mers immenses ou des terres impraticables, ils
auront avec le temps reçu toutes les impressions, subi tous les effets
d'un climat devenu nouveau lui-même et qui aurait aussi changé de
qualité par les causes qui ont produit la séparation; que, par
conséquent, ils se seront avec le temps rapetissés, dénaturés. Mais cela
ne doit pas nous empêcher de les regarder aujourd'hui comme des animaux
d'espèces différentes: de quelque cause que vienne cette différence,
qu'elle ait été produite par le temps, le climat et la terre ou qu'elle
soit de même date que la création, elle n'en est pas moins réelle. La
nature, je l'avoue, est dans un mouvement de flux continuel; mais c'est
assez pour l'homme de la saisir dans l'instant de son siècle et de jeter
quelques regards en arrière et en avant pour tâcher d'entrevoir ce que
jadis elle pouvait être et ce que dans la suite elle pourra
devenir[23].»

Dans ce discours, Buffon s'élève encore contre les classifications; mais
cette fois c'est surtout à cause de l'abus qu'en font les nomenclateurs,
qui, au lieu de rechercher les modifications dont chaque forme
spécifique est susceptible, multiplient indéfiniment les espèces pour le
vain plaisir d'accoler leur nom à ces futiles découvertes; Buffon n'en
est pas moins sur le chemin de la conversion. D'abord partisan de la
fixité des espèces, et, pour cette raison, opposé aux classifications,
il est devenu transformiste; l'évolution qui s'est faite dans ses idées
est d'autant plus complète qu'il a pris soin lui-même de montrer, nous
l'avons vu, qu'on ne saurait être transformiste à demi; dès lors, son
opposition à une distribution méthodique des animaux n'a plus de raison
d'être, et il écrit[24]:

«En comparant ainsi tous les animaux et en les rapportant chacun à leur
genre, nous trouverons que les deux cents espèces dont nous avons donné
l'histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou
souches principales desquelles il n'est pas impossible que toutes les
autres soient issues.

«Et, pour mettre de l'ordre dans cette réduction, nous séparerons
d'abord les animaux des deux continents et nous observerons qu'on peut
réduire à quinze genres et à neuf espèces isolées non seulement tous les
animaux qui sont communs aux deux continents, mais encore tous ceux qui
sont propres et particuliers à l'ancien.»

Onze de ces genres correspondent exactement à nos groupes des solipèdes,
des ruminants à cornes creuses, des ruminants à cornes pleines, des
porcins, des chiens, des viverridés, des mustélidés, des rongeurs, des
édentés, des quadrumanes, des cheiroptères; les quatre autres sont moins
heureux: Buffon isole, en effet, complètement les bœufs, réunit les
porcs-épics et les hérissons, considère comme des amphibies de même
nature les loutres, les castors et les phoques. Mais, à part cela, ses
groupes sont aussi bien délimités que ceux des autres nomenclateurs; en
fait, c'est une véritable classification des mammifères que Buffon
propose là, mais une classification généalogique, car l'auteur du
chapitre sur l'âne n'a pas oublié que les espèces composant une même
famille peuvent être considérées comme issues d'une souche commune, et
il revient sur l'idée que plusieurs espèces du Nouveau-Monde descendent
de celles de l'Ancien. Dans cette généalogie, il devient intéressant de
connaître le degré de parenté des espèces. Buffon a recours, pour le
déterminer, aux croisements, et quel programme il trace aux naturalistes
de l'avenir: «Comment pourra-t-on connaître autrement que par les
résultats de l'union mille et mille fois tentée des animaux d'espèces
différentes leur degré de parenté? L'âne est-il plus proche parent du
cheval que du zèbre? Le loup est-il plus près du chien que le renard ou
le chacal? À quelle distance de l'homme mettrons-nous les grands singes
qui lui ressemblent si parfaitement par la conformation du corps? Toutes
les espèces animales étaient-elles autrefois ce qu'elles sont
aujourd'hui? Leur nombre n'a-t-il pas augmenté ou plutôt diminué? _Les
espèces faibles n'ont-elles pas été détruites par les plus fortes_ ou
plutôt par la tyrannie de l'homme, dont le nombre est devenu mille fois
plus grand que celui d'aucune autre espèce d'animaux puissants? Quel
rapport pourrions-nous établir entre cette parenté des espèces et une
autre plus connue, qui est celle de différentes races de la même espèce?
La race, en général, ne provient-elle pas, comme l'espèce mixte, d'une
disconvenance à l'espèce pure dans les individus qui ont formé la
première souche de la race?... Combien d'autres questions à faire sur
cette seule matière, et qu'il y en a peu que nous soyons en état de
résoudre!» Qui ne reconnaît, dans ces questions de Buffon, les questions
mêmes qui sont aujourd'hui si passionnément agitées dans le monde
savant? Pour Linné, que des doutes sérieux venaient cependant assaillir
parfois, il n'y avait pas, pour ainsi dire, de question de l'espèce;
pour Buffon, l'espèce est au contraire aujourd'hui la grande énigme que
pose la nature à l'intelligence humaine, et il s'efforce de la résoudre.
Ces mêmes questions seront bientôt reprises et traitées plus
complètement; à Buffon revient l'honneur de les avoir soulevées et
hardiment abordées; il a été de la sorte l'heureux précurseur de
Lamarck, son élève enthousiaste, et d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.

L'idée d'une filiation des êtres vivants, qui implique la variabilité
des espèces, était d'ailleurs bien plus conforme que toute autre à la
philosophie générale de Buffon. Si dans son _Premier discours sur la
manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle_ il n'est pas
encore dégagé de toutes les idées qui ont cours de son temps dans ce que
nous appelons le «grand public», il se montre déjà bien différent de
lui-même dans ses études sur la génération des animaux. La continuité
lui apparaît partout dans la nature; il n'admet pas même la démarcation
entre les animaux et végétaux:

«Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles que nous
nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d'objets dans le
même point de vue; et elles ont, comme les méthodes artificielles dont
nous avons parlé, le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre; elles
sont de même opposées à la marche de la nature, qui se fait
uniformément, insensiblement et toujours particulièrement, en sorte que
c'est pour vouloir comprendre un trop grand nombre d'idées particulières
dans un seul mot que nous n'avons plus une idée claire de ce que ce mot
signifie, parce que, ce mot étant reçu, on s'imagine que ce mot est une
ligne qu'on peut tirer entre les productions de la nature, que tout ce
qui est au-dessus de cette ligne est en effet _animal_, et que tout ce
qui est au-dessous ne peut être que _végétal_, autre mot aussi général
que le premier, qu'on emploie de même comme une ligne de séparation
entre les corps organisés et les corps bruts. Mais, comme nous l'avons
déjà dit plus d'une fois, ces lignes de séparation n'existent point dans
la nature; il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni
minéraux, et qu'on tenterait en vain de rapporter aux uns ou aux
autres... Nous avons dit que la marche de la nature se fait par degrés
nuancés et souvent imperceptibles; aussi passe-t-elle par des nuances
insensibles de l'animal au végétal; mais, du végétal au minéral, le
passage est brusque[25].»

De ce dernier fait, Buffon conclut qu'on trouvera des intermédiaires aux
êtres organisés et aux minéraux; quant aux intermédiaires entre les
animaux et les végétaux, il en signale déjà un: c'est cette hydre d'eau
douce, ce polype de la lentille d'eau, qui fut l'objet des immortelles
expériences de Trembley.

Admettre dans le règne animal un plan général auquel sont conformes
toutes les productions naturelles, admettre que ces productions passent
de l'une à l'autre par des transitions insensibles, ne saurait que
difficilement se concilier avec l'idée que tout, dans ce monde, a un
but. Aussi Buffon s'élève-t-il énergiquement contre la doctrine des
_causes finales_, qui domine la science depuis Aristote. C'est un sujet
bien modeste, l'organisation de la patte du cochon, qui lui fournit
l'occasion de combattre la tyrannie de cette doctrine: il remarque que,
des quatre doigts qui terminent cette patte, deux seulement sont
utilisés par l'animal, et il écrit: «La nature est donc bien éloignée de
s'assujettir à des causes finales dans la composition des êtres;
pourquoi n'y mettrait-elle pas quelquefois des parties surabondantes,
puisqu'elle manque si souvent d'y mettre des parties essentielles?...
Pourquoi veut-on que dans chaque individu toute partie soit utile aux
autres et nécessaire au tout? Ne suffit-il pas, pour qu'elles se
trouvent ensemble, qu'elles ne se nuisent pas, qu'elles puissent croître
sans obstacles et se développer sans s'oblitérer mutuellement? Tout ce
qui ne se nuit point assez pour se détruire, tout ce qui peut subsister
ensemble, subsiste... Mais, comme nous voulons tout rapporter à un
certain but, lorsque les parties n'ont pas des usages apparents, nous
leur supposons des usages cachés; nous imaginons des rapports qui n'ont
aucun fondement, qui n'existent pas dans la nature des choses, qui ne
servent qu'à l'obscurcir. Nous ne faisons pas attention que nous
altérons la philosophie, que nous en dénaturons l'objet, qui est de
connaître le _comment_ des choses, la manière dont la nature agit, et
que nous substituons à cet objet réel une idée vaine, en cherchant à
deviner le _pourquoi_ des faits, la fin qu'elle se propose.»

Ainsi surgissent, posés par Buffon lui-même, ce partisan d'abord si
résolu de la fixité des espèces, tous les problèmes dont la solution
aura été sans aucun doute la pensée dominante de la seconde moitié de ce
siècle: l'unité d'origine de tous les êtres vivants, animaux ou
végétaux; l'unité d'origine des animaux de même type; le peuplement par
migration des continents; la disparition des espèces anciennes, vaincues
dans ce que Darwin appellera plus tard la lutte pour la vie;
l'apparition d'espèces nouvelles par dégénérescence ou perfectionnement
des espèces déjà existantes; l'évolution graduelle de l'espèce humaine;
voilà ce qu'entrevoit Buffon à la fin de sa carrière. Et toutes ces
grandes idées que Buffon devine en quelque sorte, vers lesquelles il est
invinciblement entraîné par la puissante et rigoureuse logique de son
génie, sont précisément celles qui commencent aujourd'hui, appuyées sur
un ensemble imposant de recherches, à triompher de tous les scrupules.

Nous sommes à l'époque où l'insuffisance des moyens d'observation force
les naturalistes à demander malgré eux à des hypothèses plus ou moins
plausibles une explication provisoire des phénomènes les plus intimes de
la vie et du mystère de la reproduction. Il était impossible, dans cette
voie, d'innover beaucoup après tout ce qu'avaient tenté les anciens. En
imaginant l'existence de _molécules organiques_, indestructibles, qui
s'associent temporairement pour former les individus végétaux ou
animaux, se dissocient par la mort de chaque individu et entrent ensuite
dans la constitution d'autres organismes, Buffon se rapproche beaucoup
d'Anaxagore. Les molécules organiques n'ont rien de commun avec les
molécules des corps bruts. Il y a deux catégories de matières, la
_matière morte_ et la _matière vivante_, qui sont incapables de passer
l'une à l'autre; mais les molécules vivantes sont répandues partout, et,
quand l'animal se nourrit, il se borne à prendre là où elles se trouvent
des molécules organiques semblables à celles qui le constituent et
propres à remplacer celles qu'il peut avoir perdues.

«Un être organisé, dit-il[26], est un tout composé de parties organiques
semblables, aussi bien que nous supposons qu'un cube est composé
d'autres cubes: nous n'avons pour en juger d'autre règle que
l'expérience; de la même façon que nous voyons qu'un cube de sel marin
est composé d'autres cubes, nous voyons aussi qu'un orme est composé
d'autres petits ormes, puisqu'en prenant un bout de branche, ou un bout
de racine, ou un morceau de bois séparé du tronc, ou la graine, il
envient également un orme; il en est de même des polypes et de quelques
autres espèces d'animaux qu'on peut couper et séparer dans tous les sens
en différentes parties pour les multiplier; et, puisque c'est nôtre
règle pour juger, pourquoi jugerions-nous différemment?

«Il me paraît donc très vraisemblable, par les raisonnements que nous
venons de faire, qu'il existe réellement dans la nature une infinité de
petits êtres organisés, semblables en tout aux grands êtres organiques
qui figurent dans le monde; que ces petits êtres organisés sont composés
de parties organiques vivantes qui sont communes aux animaux et aux
végétaux; que ces parties organiques sont des parties primitives et
incorruptibles; que l'assemblage de ces parties forme à nos yeux des
êtres organisés, et que par conséquent la reproduction ou la génération
n'est qu'un changement de forme qui s'opère par la seule addition de ces
parties semblables, comme la destruction de l'être organisé se fait par
la division de ces mêmes parties... Si nous réfléchissons sur la manière
dont les arbres croissent, et si nous examinons comment d'une quantité
qui est si petite ils arrivent à un volume si considérable, nous
trouverons que c'est par la simple addition de petits êtres organisés
semblables entre eux et au tout. La graine produit d'abord un petit
arbre qu'elle contenait en raccourci; au sommet de ce petit arbre, il se
forme un bouton qui contient le petit arbre de l'année suivante, et le
bouton est une partie organique semblable au petit arbre de la première
année; au sommet du petit arbre de la seconde année, il se forme de même
un bouton qui contient le petit arbre de la troisième année; et ainsi de
suite tant que l'arbre croît en hauteur, et même, tant qu'il végète, il
se forme à l'extrémité de toutes les branches des boutons qui
contiennent en raccourci de petits arbres semblables à celui de la
première année.»

L'idée que Buffon se fait du végétal ne diffère pas de l'idée que s'en
fait Bonnet; tous deux expriment cette idée presque dans les mêmes
termes. Mais Buffon proteste tout aussitôt contre l'opinion qui voudrait
que tous les petits arbres qui sont assemblés pour en faire un grand
étaient contenus dans la graine et que l'ordre de leur développement y
était tracé. Expliquer la génération par l'hypothèse de l'emboîtement
des germes, c'est répondre à la question par la question même. «Lorsque
nous demandons, dit Buffon, comment on peut, concevoir que se fait la
reproduction des êtres, et qu'on nous répond que dans le premier être
cette reproduction était toute faite, c'est non seulement avouer qu'on
ignore comment elle se fait, mais encore renoncer à la volonté de le
concevoir.» Il dit exactement la même chose de l'hypothèse de la fixité
des espèces. Dire à ceux qui cherchent comment les espèces se sont
produites, qu'elles ont toujours été ce qu'elles sont, c'est renoncer à
la volonté de découvrir leur origine, et, au point de vue scientifique,
n'importe quelle opinion est préférable à cette décourageante doctrine.

Buffon repousse de même, à l'égard de la génération, toutes les
hypothèses qui supposent la chose faite; il repousse encore, toutes
celles qui ont pour objet les causes finales, parce que ces hypothèses,
au lieu de rouler sur les causes physiques de l'effet qu'on cherche à
expliquer, ne portent que sur des rapports arbitraires et sur des
convenances morales, et il s'arrête finalement à cette fameuse hypothèse
du _moule intérieur_, dans laquelle il suppose que la nature peut faire
des moules par lesquels elle donne aux êtres vivants non seulement leur
figure extérieure, mais aussi leur forme intérieure.

Ces mots de «moule intérieur» paraissent, au premier abord, peu faits
pour aller ensemble, attendu qu'un moule est habituellement destiné à
reproduire une surface et non les particularités de structure d'une
substance massive; mais Buffon déclare employer ces mots faute de mieux.
Pour lui, tout être vivant est donc un moule intérieur, dans lequel des
forces spéciales font pénétrer les molécules organiques de sorte que
chacune des parties du corps s'accroisse en dimension et en poids, sans
changer ni de formes ni de structure. C'est grâce à cette pénétration
des molécules organiques dans le moule intérieur, grâce à cette
«susception» que l'être vivant se développe; mais la force qui produit
le développement est aussi celle qui détermine la génération.

Il suffit, en effet, qu'il y ait dans un être vivant quelque partie
semblable au tout pour que cette partie, convenablement nourrie, soit
capable, si elle est détachée, de produire un tout indépendant identique
à celui dont elle faisait primitivement partie.

«Ainsi, dans les saules et dans les polypes, comme il y a plus de
parties organiques semblables au tout que d'autres parties, chaque
morceau de saule ou de polype qu'on retranche du corps entier devient un
saule ou un polype.

«Or, ajoute Buffon, un corps organisé dont toutes les parties seraient
semblables à lui-même, comme ceux que nous venons de citer, est un corps
dont l'organisation est la plus simple de toutes, car ce n'est que la
répétition de la même forme et une composition de figures semblables
toutes organisées de même; et c'est par cette raison que les corps les
plus simples, les espèces les plus imparfaites sont celles qui se
reproduisent, au lieu que, si un corps organisé ne contient que quelques
parties semblables à lui-même, la reproduction ne sera ni aussi facile
ni aussi abondante dans ces espèces qu'elle l'est dans celles dont
toutes les parties sont semblables au tout; mais aussi l'organisation de
ces corps sera plus composée que celle des corps dont toutes les parties
sont semblables, parce que le corps entier sera composé de parties, à la
vérité toutes organiques, mais différemment organisées; et plus il y
aura dans le corps organisé de parties différentes du tout et
différentes entre elles, plus l'organisation de ce corps sera parfaite,
et plus la reproduction sera difficile.»

Nous retrouvons ici les mêmes idées sur la perfection organique que nous
avons déjà trouvées dans Aristote et qui conduisent plus tard M. Milne
Edwards à concevoir la théorie de la division du travail physiologique.
Par la nutrition, l'être vivant ajoute sans cesse à lui-même de
nouvelles molécules, de nouvelles parties organiques; il arrive un
moment où ces nouvelles parties sont surabondantes; alors elles se
rendent de toutes les régions du corps, de tous les organes dans les
testicules du mâle, dans les ovaires de la femelle, et y forment des
liqueurs dont le mélange préalable est nécessaire à la production d'un
nouvel être vivant. Dans l'être vivant primitif, une force inconnue
faisait pénétrer dans les organes les molécules organiques les plus
propres à le grossir, celles qui ressemblaient le plus aux molécules
dont il était déjà constitué; des molécules organiques représentant les
divers organes de l'individu vont, en conséquence, se trouver réunies
dans sa semence; la même force qui les faisait pénétrer dans les organes
qui leur correspondent les agencera dans le même ordre que dans
l'individu primitif. Cette théorie de la génération fut publiée par
Buffon en 1746; Maupertuis, en 1751, n'avait fait que la reproduire,
mais les facultés intellectuelles dont il dotait toutes les particules
matérielles indistinctement lui permettaient de supprimer la force
coordinatrice de Buffon.

Dans sa théorie de la génération, Buffon n'avait pas épargné les
hypothèses; mais le grand écrivain ne se borne pas à raisonner. S'il a
des idées, c'est que les faits les lui ont suggérées. «Cherchons des
faits, dit-il, pour nous donner des idées.» Les faits, il les demande
non seulement à l'observation, mais aussi à l'expérimentation. Directeur
du Jardin des Plantes, il y rassemble des collections d'animaux de
toutes les parties du monde et les observe, toutes les fois qu'il le
peut, à l'état vivant. Entre les espèces, l'infécondité des croisements
établit une barrière incontestable; dans quelle mesure est-il possible
de franchir cette barrière? Quelle part les croisements ont-ils pu
prendre à la formation d'espèces nouvelles? Quelles sont les espèces
sauvages que l'on peut considérer comme ayant fourni à l'homme ses
espèces domestiques? Toutes ces questions, Buffon les attaque par
l'expérimentation. Le temps lui paraît un élément indispensable pour les
résoudre, et il conçoit le plan d'un établissement modèle où ces études
séculaires pourraient être poursuivies. Cet établissement, réalisé
depuis et qui, dès son origine, répand un vif éclat dans le domaine
scientifique, c'est le Muséum d'histoire naturelle.

Trois grands hommes y vont poursuivre, par des voies diverses, l'œuvre
de Buffon: Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier.



CHAPITRE VIII

LAMARCK

Importance attribuée aux animaux inférieurs.--Génération
spontanée.--Perfectionnement graduel des organismes; influence des
besoins et de l'habitude.--L'hérédité et l'adaptation.--Transformation
des espèces appartenant aux périodes géologiques antérieures.--Inanité
des cataclysmes généraux.--Importance des causes actuelles.--Généalogie
du règne animal.--Origine de l'homme.


Familier de la maison de Buffon, qui en avait fait le compagnon de
voyages et le guide de son fils, Lamarck peut être considéré comme le
continuateur immédiat de la philosophie de l'illustre auteur des
_Époques de la nature_. S'il n'a pas l'ampleur de son style, il a comme
lui, au plus haut degré, l'art de grouper les faits et de les enchaîner
par de lumineuses conceptions. Tout autre est son éducation
scientifique, tout différents les objets ordinaires de ses études.
Buffon, qui s'adresse parfois de préférence aux _physiciens_ plutôt
qu'aux _naturalistes_, a puisé dans ses connaissances étendues en
mathématiques et en physique, en même temps que l'art de généraliser les
observations et de remonter aux causes, une précision et une prudence
qu'on ne trouve pas toujours au même degré dans Lamarck. Lamarck doit à
l'étude approfondie qu'il a faite des plantes et des animaux inférieurs
une sûreté dans sa manière d'envisager les rapports des êtres vivants,
une ampleur dans sa conception de la vie que Buffon n'a pas atteintes.

L'étude de l'homme, celle des animaux supérieurs présentent, en effet,
la vie sous des apparences trop complexes et trop mystérieuses pour que
ceux qui s'y sont livrés exclusivement puissent pressentir une
explication prochaine des phénomènes si variés qu'ils observent. La vie
leur apparaît avec un cortège d'organes et de fonctions, propre à leur
dissimuler sa véritable nature; toute tentative pour en pénétrer les
secrets, toute spéculation sur ses causes leur semble d'avance inutile
et essentiellement téméraire. Aussi Lamarck a-t-il bien raison de dire:
«Ce qu'il y a de singulier, c'est que les phénomènes les plus importants
à considérer n'ont été offerts à nos méditations que depuis l'époque où
l'on s'est attaché principalement à l'étude des animaux les moins
parfaits, et où les recherches sur les différentes complications de
l'organisation de ces animaux sont devenues le principal fondement de
leur étude. Il n'est pas moins singulier de reconnaître que ce fut
presque toujours de l'examen suivi des plus petits objets que nous
présente la nature, et de celui des considérations qui paraissent les
plus minutieuses, qu'on a obtenu les connaissances les plus importantes
pour arriver à la découverte de ses lois et pour déterminer sa marche.»

C'est, en effet, la considération des conditions simples sous lesquelles
se manifeste la vie dans les organismes inférieurs qui conduit Lamarck à
penser que ces organismes ont été les premiers formés, qu'ils ont été
produits spontanément et que de leur perfectionnement graduel sont
résultées toutes les autres formes vivantes. Des «fluides subtils» mis
en mouvement par la chaleur et la lumière du soleil ont pénétré de
petites particules de matière mucilagineuse inerte qui se sont trouvées
aptes à recevoir leur action, les ont animées et ont ainsi constitué les
premiers êtres vivants; ces fluides n'ont nullement perdu la faculté
d'animer la matière inerte; de nouveaux organismes, des infusoires, se
forment sans cesse par ce procédé et naissent ainsi par _génération
spontanée_. C'est depuis cette supposition de Lamarck qu'il s'est établi
une sorte de solidarité entre l'hypothèse d'une évolution graduelle des
êtres vivants et celle des générations spontanées. Cette solidarité
n'est nullement nécessaire. De ce que, à un certain moment de
l'évolution de la terre, se sont trouvées réalisées des conditions
propres à permettre la formation de substances agitées de ces mouvements
spéciaux qui constituent la vie, capables de transmettre ces mouvements
plus ou moins modifiés à des substances inertes et de les transformer
ainsi en substances vivantes, il ne résulte nullement que ces conditions
durent encore, et les recherches expérimentales si étendues de M.
Pasteur ont depuis longtemps montré que, dans les conditions habituelles
des milieux inertes qui nous entourent, il n'y avait jamais de
générations spontanées. Quant à l'origine des organismes primitifs,
Lamarck ne fait que dire, dans le langage de son temps, qu'il a fallu
douer la matière de mouvements spéciaux pour les réaliser; qu'ils se
sont produits sous des formes très simples, que l'action persistante des
fluides subtils, c'est-à-dire des mouvements moléculaires auxquels ils
devaient leur origine, a graduellement perfectionnées. Dans ces
organismes, Lamarck suppose, comme Erasme Darwin, qu'ont alors apparu
des stimulants nouveaux, les _besoins_, qui se sont multipliés pour
chaque être vivant à mesure que son organisme se compliquait, que ses
rapports avec le monde extérieur se diversifiaient. Mais, tandis que son
émule anglais admet que l'irritation produite dans les organes par les
besoins suffit à déterminer la formation d'organes nouveaux ou la
modification d'organes déjà existants, Lamarck introduit un
intermédiaire entre la production des besoins et les modifications
qu'ils déterminent. Suivant lui, ces besoins persistants ont déterminé
la répétition incessante de certains actes, la production de certaines
habitudes qui sont devenues à leur tour des causes nouvelles de
modification. En effet, tout organe dont un animal fait un fréquent
usage, un usage habituel, se développe et se perfectionne; tout organe
dont l'animal cesse de se servir s'atrophie, au contraire, et disparaît.
Ainsi, grâce aux habitudes, certains, organes peuvent disparaître,
d'autres se perfectionner. Il est incontestable, par exemple, que les
yeux des animaux vivant habituellement dans l'obscurité tendent à
disparaître, et l'observation journalière ne permet pas de douter que la
plupart des organes se perfectionnent par l'exercice. Mais ce procédé de
diversification suppose que les organes dont il s'agit existent déjà;
comment des organes nouveaux peuvent-ils se constituer de toutes pièces?
Ici, Lamarck dépasse la hardiesse permise à l'hypothèse, lorsqu'il
suppose que le seul fait du besoin d'un organe peut en déterminer
l'apparition chez un animal; l'on admettra difficilement pour expliquer,
par exemple, comment les ruminants ont acquis des cornes, que «dans
leurs accès de colère, qui sont fréquents, surtout chez les mâles, leur
sentiment intérieur, par ces efforts, dirige plus fortement les fluides
vers cette partie de leur tête; où il se fait une sécrétion de matière
cornée dans les uns et de matière osseuse mélangée de matière cornée
dans les autres, qui donne lieu à des protubérances solides.» Ce n'est
pas seulement au cas particulier des ruminants que Lamarck applique sa
doctrine de l'_effort intérieur_ dirigeant vers telle ou telle partie du
corps les fluides qui doivent y porter un surcroît d'activité. «Lorsque
la volonté détermine un animal à une action quelconque, les organes qui
doivent exécuter cette action y sont aussitôt provoqués par l'affluence
des fluides subtils qui y deviennent la cause déterminante des
mouvements qu'exige l'action dont il s'agit...; il en résulte que des
répétitions multipliées de ces actes d'organisation fortifient,
étendent, développent et même _créent_ les organes qui y sont
nécessaires.» Cela revient à dire qu'un animal arrive forcément à
posséder un organe qui lui est nécessaire ou simplement utile, dans les
conditions biologiques où il est placé. On a durement reproché à Lamarck
cette affirmation, véritablement un peu téméraire et qu'on a quelquefois
malicieusement remplacée par cette autre: «Un animal finit toujours par
posséder un organe quand il le veut.» Telle n'est pas la pensée de
Lamarck, qui attribue simplement les transformations des espèces à
l'action stimulante des conditions extérieures se traduisant sous la
forme de besoins et explique par là tout ce que nous appelons
aujourd'hui des _adaptations_. Ainsi le long cou de la girafe résulte de
ce que l'animal habite un pays où les feuilles sont portées au sommet de
troncs élevés; les longues pattes des échassiers proviennent de ce que
ces oiseaux ont besoin de chercher sans se mouiller leur nourriture dans
l'eau, etc. Ces interprétations n'enlèvent rien de leur valeur à ces
deux lois énoncées par Lamarck:

«1° _Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme de ses
développements, l'emploi plus fréquent et plus soutenu d'un organe
quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit et
lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi; tandis
que le défaut constant d'usage de tel organe l'affaiblit insensiblement,
le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire
disparaître._

«2° _Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par
l'influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps
exposée et, par conséquent, par l'influence de l'emploi prédominant de
tel organe ou par celle d'un défaut constant d'usage de telle partie,
elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en
proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux
sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus._»

       *       *       *       *       *

De nombreux exemples peuvent être ajoutés aujourd'hui à ceux que Lamarck
avait réunis pour appuyer la première de ces lois; le seul point qui
puisse, en ce qui la concerne, prêter à la discussion, c'est l'étendue
des changements qu'un organe peut subir, en raison de l'usage qu'en fait
l'animal qui le possède. C'est là une simple question de mesure. La
possibilité de la création d'un organe par suite des excitations
extérieures est elle-même un point qui mériterait d'être étudié, qu'on
n'a pas le droit de rejeter sans examen, sans observations, sans
expériences, et de traiter comme une ridicule rêverie; Lamarck l'aurait
sans doute plus facilement fait accepter s'il n'avait pas cru utile de
passer par l'intermédiaire des besoins. Il est incontestable que par
défaut d'excitation, les organes s'atrophient et disparaissent: nous
l'avons déjà dit, les animaux des cavernes obscures et des grandes
profondeurs de la mer sont fréquemment aveugles; le protée des lacs
souterrains de la Caroline est blanc; sous l'action de la lumière, ses
téguments se pigmentent, il devient brun; la lumière est
incontestablement nécessaire à l'apparition de la chlorophylle dans les
plantes. Dans les deux cas, quel que soit le mécanisme intime par lequel
sont produits le pigment et la chlorophylle, ils n'apparaissent que sous
l'influence d'une excitation extérieure.

L'idée que Lamarck se fait de la vie se lie d'ailleurs très intimement à
son hypothèse sur le mode de formation et de développement des organes,
et cette hypothèse, considérée à ce point de vue, perd tout ce qu'elle
peut avoir d'apparence déraisonnable. Elle commande le respect, comme
l'effort infructueux d'un grand esprit cherchant à deviner, en
s'appuyant sur toutes les connaissances acquises de son temps, la
solution d'un problème que, malgré tous les progrès accomplis, nous
n'avons encore pu forcer la nature à nous livrer.

Deux fluides, selon Lamarck, pénètrent les molécules aptes à vivre: la
_chaleur_ et l'_électricité_. La chaleur distend les molécules vivantes,
les éloigne les unes des autres, sans détruire leur cohésion, et
maintient ainsi les tissus vivants dans un état spécial de tension que
Lamarck désigne sous le nom d'_orgasme_. Cet orgasme est un état de
lutte entre la cohésion des molécules vivantes et la chaleur; de cet
état naît l'_irritabilité_ des tissus. Vienne, en effet, se manifester
sur un point l'influence de l'électricité, sans cesse en mouvement, et
que les influences extérieures peuvent attirer sur ce point ou que la
volonté peut y diriger, l'équilibre entre la cohésion et la chaleur est
détruit, l'orgasme cesse; le tissu qui n'est plus en état de tension se
contracte sur le point où la chaleur a faibli, pour reprendre l'instant
d'après son état primitif. Le tissu réagit ainsi contre les excitations
extérieures. Un muscle non contracté manifeste son état d'orgasme par ce
qu'on a appelé le _ton_ musculaire. Dans les muscles, les nerfs,
instruments de la volonté, apportent-ils l'électricité qui fait cesser
l'orgasme, le muscle se contracte pour reprendre bientôt son volume.
Sans doute, nous expliquerions autrement aujourd'hui tous les phénomènes
que Lamarck attribue à l'orgasme; mais sommes-nous beaucoup plus avancés
sur les causes mêmes de la vie? Quand nous disons qu'on doit la
considérer comme une sorte de mouvement des particules protoplasmiques,
mouvement que nous ne sommes pas en état de définir, exprimons-nous une
idée essentiellement différente de celle de Lamarck, puisque la chaleur
n'est, en définitive, qu'une sorte de mouvement?

Avons-nous été plus heureux dans la détermination des causes des
modifications des organismes? Si personne n'admet plus que les besoins
et les désirs qu'ils provoquent soient suffisants, à eux seuls, pour
amener l'apparition d'organes nouveaux ou de modifications plus ou moins
importantes dans les organes déjà existants, on ne conteste guère les
effets de l'usage et du non-usage des organes; on ne révoque plus en
doute l'action directe des milieux; on croit à des modifications
corrélatives des organes telles que, lorsqu'un organe se transforme,
plusieurs autres subissent le contre-coup de ses modifications, soit
qu'ils se développent avec lui, soit qu'ils se réduisent au contraire en
raison de son développement; beaucoup de faits conduisent à penser que
la rapidité croissante avec laquelle s'effectue le développement à
mesure que les organismes se compliquent et que leurs parties se
solidarisent peut intervenir dans les changements que les parties du
corps présentent dans leurs rapports. On admet aussi une certaine
spontanéité dans la variation des organismes; on fait enfin quelquefois
intervenir les croisements, mais les caractères qui résultent des unions
croisées ne viennent que de la transmission par hérédité des caractères
produits par les diverses causes que nous venons d'énumérer. D'ailleurs
jusqu'ici aucune étude systématique de l'influence propre à ces diverses
causes modificatrices n'a pu être faite, et Darwin lui-même se borne à
constater que les espèces varient sans se demander pourquoi; la théorie
de la sélection naturelle peut admettre, en effet, dans une première
approximation, ce simple fait, comme un point de départ, dont on pourra
renvoyer l'examen à plus tard.

       *       *       *       *       *

La seconde loi de Lamarck, la loi de l'_hérédité_ des caractères, est
demeurée la clef de voûte de l'édifice de Darwin. Seulement Darwin, en
démontrant que la lutte pour la vie a nécessairement pour conséquence
d'éliminer les formes stationnaires et celles qui ne présentent que des
variations inutiles, pour ne laisser subsister que celles qui sont
avantageuses à un titre quelconque, a pu expliquer comment il se fait
qu'il n'existe pas une continuité absolue entre toutes les formes
simultanément vivantes, comment un grand nombre ont disparu, et comment
celles qui restent, qu'elles aient en apparence dégénéré ou qu'elles se
soient perfectionnées, sont tellement adaptées aux conditions
d'existence dans lesquelles elles vivent, qu'on a pu les croire créées
spécialement en vue de ces circonstances et appuyer la théorie des
_causes finales_ sur l'harmonie merveilleuse qu'elles présentent avec le
milieu ambiant.

Comme Buffon, Lamarck est absolument opposé à la doctrine aristotélique
de la finalité; loin de considérer les espèces vivantes comme créées
_pour_ un genre de vie déterminé, il affirme qu'elles sont créées _par_
le genre de vie que leur ont imposé les circonstances dans lesquelles
elles se sont trouvées placées; les adaptations sont pour lui la preuve
de l'action directe des milieux; sa théorie du transformisme, au lieu de
les expliquer, comme le fait celle de Darwin, les prend pour point de
départ; il y a là entre les méthodes des deux grands naturalistes une
opposition qui mérite d'être signalée.

Les espèces, étant l'œuvre des conditions d'existence dans lesquelles
elles vivent, doivent demeurer immuables, tant que ces conditions
demeurent les mêmes. Lamarck répond par là victorieusement à une
objection que l'on a cru un moment devoir renverser tout son système et
qu'on a plusieurs fois reproduite contre Darwin. Durant l'expédition
d'Égypte, Geoffroy Saint-Hilaire avait recueilli dans les nécropoles un
grand nombre de momies d'animaux qu'il étudia à son retour de concert
avec Cuvier. Ces animaux, qui étaient morts depuis plusieurs milliers
d'années, furent trouvés identiques aux animaux actuels de l'Égypte.
Cuvier crut voir là une preuve de l'immuabilité des espèces. On ignorait
à cette époque quelle avait pu être la durée des périodes géologiques;
pour qui admettait, au lieu de ce siècle de millions d'années que la
géologie assigne aujourd'hui à notre monde, une création remontant à
peine à six mille ans, les momies des hypogées de l'Égypte pouvaient
paraître des représentants des premiers âges du monde. On sait au
contraire aujourd'hui que leur ancienneté n'est qu'une illusion, que
rien, pas même l'homme, n'a changé autour d'elles, et que l'espace de
temps qui nous sépare de l'époque où elles ont vécu a la durée d'un
éclair par rapport à celui qu'emploie habituellement la nature pour
constituer un âge nouveau. D'ailleurs, comme on l'a dit fort justement,
la persistance même des formes des momies prouve plus qu'il ne faudrait;
car ce ne sont pas seulement les espèces contemporaines des anciens qui
ont été conservées, mais aussi les races de leurs animaux domestiques,
races dont la variabilité n'est cependant pas douteuse.

Familiarisé avec l'étude des mollusques fossiles, qui sont extrêmement
nombreux et dont on peut suivre les variations successives beaucoup plus
facilement que celles des mammifères, Lamarck, qui aperçoit de
nombreuses séries de formes de transition entre les espèces que l'on
considère comme disparues et les espèces actuelles, n'admet pas que les
espèces s'éteignent; il suppose qu'elles se transforment toutes.

«S'il y a, dit-il[27], des espèces réellement perdues, ce ne peut être
sans doute que parmi les grands animaux qui vivent sur les parties
sèches du globe, où l'homme, par l'empire absolu qu'il y exerce, a pu
parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes qu'il n'a pas
voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité
que les animaux des genres _Palæotherium_, _Anoplotherium_, _Megalonyx_,
_Mastodon_ de M. Cuvier et quelques autres espèces de genres déjà
connus, ne soient plus existant dans la nature; _néanmoins il n'y a là
qu'une possibilité_.

«Mais les animaux qui vivent dans le sein des eaux, surtout des eaux
marines, et, en outre, toutes les races de petite taille qui habitent la
surface de la terre et qui respirent à l'air, sont à l'abri de la
destruction de leur espèce de la part de l'homme; leur multiplication
est si grande et les moyens de se soustraire à ses poursuites et à ses
pièges sont tels qu'il n'y a aucune apparence qu'il puisse détruire
l'espèce entière d'aucun de ces animaux.»

Pénétré, comme Buffon, de l'importance du rôle de l'homme dans la
nature, Lamarck ne voit pas d'autre cause de destruction des espèces que
l'homme lui-même. Il n'aperçoit pas que la guerre déclarée par notre
espèce aux animaux n'est qu'un cas particulier de la grande lutte qu'ils
se livrent entre eux et dont les premières conséquences ne lui ont
cependant pas échappé, car il écrit[28]:

«Par suite de la multiplication des petites espèces, et surtout des
animaux les plus imparfaits, la multiplicité des individus pouvait nuire
à la conservation des races, à celle des progrès acquis dans le
perfectionnement de l'organisation, en un mot à l'ordre général, si la
nature n'eût pris des précautions pour restreindre cette multiplication
dans des limites qu'elle ne peut jamais franchir.

«Les animaux se mangent les uns les autres, sauf ceux qui vivent de
végétaux; mais ceux-ci sont exposés à être dévorés par les animaux
carnassiers.

«On sait que ce sont les plus forts et les mieux armés qui mangent les
plus faibles, et que les grandes espèces dévorent les plus petites.»

Ici, nous sommes bien près, semble-t-il, non seulement de la lutte pour
la vie telle que la concevra Darwin, mais même de la sélection
naturelle. Malheureusement, au lieu de poursuivre l'idée, Lamarck
aussitôt s'engage dans une autre voie; il n'a pas vu les conséquences de
l'ardente concurrence qui s'établit entre les animaux de même espèce dès
que les vivres ne sont plus que juste suffisants; bien au contraire, il
croit «que les individus d'une même race se mangent rarement entre eux
et font la guerre à d'autres races». Puis il revient sans le vouloir aux
causes finales lorsqu'il développe les précautions prises par la nature
pour empêcher les grosses espèces de se multiplier au point de devenir
un danger pour l'existence des petites. Darwin a pris ici exactement le
contrepied de Lamarck; mais on ne peut blâmer ce dernier de n'avoir pas
cherché à résoudre un problème qui n'était même pas posé de son temps,
celui de l'extinction graduelle et du renouvellement, en dehors de
l'influence de l'homme, de la plupart des espèces animales et végétales.

       *       *       *       *       *

Partisan de la fixité des espèces, Cuvier n'hésitait pas à affirmer que
de nombreux animaux avaient disparu depuis un temps plus ou moins long,
et il attribuait volontiers, nous le verrons bientôt, leur disparition à
d'immenses catastrophes, à des cataclysmes généraux, bouleversant la
surface entière du globe. Lamarck, frappé au contraire des
transformations graduelles que semblent avoir éprouvées les mollusques,
conteste la réalité de ces révolutions du globe, dont sir Charles Lyell
et ses disciples démontreront plus tard l'inanité.

«Pourquoi, dit-il fort bien[29], supposer sans preuve une catastrophe
universelle, lorsque la marche de la nature, mieux connue, suffit pour
rendre raison de tous les faits que nous observons dans toutes ses
parties? Si l'on considère, d'une part, que dans tout ce que la nature
opère elle ne fait rien brusquement, et que partout elle agit avec
lenteur et par degrés successifs, et d'autre part que les causes
particulières ou locales des désordres, des bouleversements, des
déplacements peuvent rendre raison de tout ce que l'on observe à la
surface du globe, on reconnaîtra qu'il n'est nullement nécessaire de
supposer qu'une catastrophe universelle est venue tout culbuter et
détruire une grande partie des opérations mêmes de la nature.»

C'est la doctrine des _causes actuelles_ soutenue et développée à
l'aurore même de la géologie; c'est l'indication du programme qu'a si
bien rempli depuis toute une grande école de géologues.

Appliquant aux classifications la théorie de la descendance, Lamarck
semblait devoir être ramené vers l'échelle des êtres de Bonnet; mais il
s'aperçoit bien vite qu'on ne saurait disposer les animaux en une série
linéaire unique. Il les divise, en effet, en deux lignées dont les
progéniteurs sont dus à la génération spontanée; mais les uns se sont
formés librement; les autres, plus élevés, ont pris naissance dans des
corps déjà vivants, dont les humeurs se sont organisées; ils ont vécu
d'abord en parasites, constituant ainsi la classe des helminthes. La
première série n'a présenté qu'une évolution très bornée: la seconde a
abouti aux vertébrés. Lamarck est le premier qui, au lieu de placer ces
derniers en tête du règne animal, procède, au contraire, du simple au
composé, et s'élève graduellement des infusoires ou des helminthes les
plus simples jusqu'aux formes les plus parfaites sous lesquelles se
manifeste la vie.

«L'ordre de la nature, dit-il, c'est l'ordre même dans lequel les corps
ont été formés depuis l'origine,» et, comme ces corps paraissent tous
procéder les uns des autres, il est évident qu'ils doivent former des
séries ininterrompues, dans lesquelles il n'est possible de tracer
aucune ligne de démarcation séparant les uns des autres des groupes plus
ou moins compréhensifs: «La nature n'a réellement formé ni classes, ni
ordres, ni familles, ni genres, ni espèces constantes, mais seulement
des individus qui se succèdent les uns aux autres et qui ressemblent à
ceux qui les ont produits.» Ceux de ces individus qui se ressemblent le
plus et qui se conservent dans le même état, de génération en
génération, depuis qu'on les connaît, constituent des _espèces_. Mais
les individus constituant les espèces ne présentent de caractères
constants que si les circonstances dans lesquelles ils sont placés
demeurent invariables; dès que ces circonstances varient, les individus
changent: de là les intermédiaires, pour ainsi dire en nombre indéfini,
qui relient entre elles les formes animales les plus disparates au
premier abord. Il n'y a donc pas d'espèce invariable.

À la vérité, Lamarck exagère le nombre des formes de passages qui, dans
la nature actuelle, existent entre les espèces[30]; il exagère aussi la
facilité avec laquelle les espèces peuvent se croiser; l'instabilité de
l'espèce lui apparaît trop grande; mais cela tient à ce qu'il n'est pas
encore en possession du grand fait de la disparition des espèces et que,
dès lors, il lui paraît impossible qu'il puisse y avoir de lacune dans
la nature. Toutefois Lamarck est loin d'admettre que la gradation soit
absolue, comme on l'a quelquefois supposé; il voit un _hiatus_ profond
entre les corps bruts et les corps organisés[31], et il suppose un
semblable hiatus entre les animaux et les plantes, les animaux possédant
une faculté, l'_irritabilité_, qui manque entièrement à tous les
végétaux. À leur tour, au point de vue de leur complication organique,
et si l'on ne tient compte que des classes, les animaux et les plantes
forment respectivement dans chaque règne une série unique, une véritable
_échelle_, dont les degrés sont caractérisés par le développement de
systèmes d'organes de plus en plus compliqués. Cette échelle représente
«l'ordre qui appartient à la nature et qui résulte, ainsi que les objets
que cet ordre fait exister, des moyens qu'elle a reçus de l'Auteur
suprême de toute chose. Elle n'est elle-même que l'ordre général et
immuable que ce sublime Auteur a créé dans tout, et que l'ensemble des
lois générales et particulières auxquelles cet ordre est assujetti. Par
ces moyens, dont elle continue sans altération l'usage, elle a donné et
donne perpétuellement l'existence à ses productions; elle les varie et
les renouvelle sans cesse et conserve ainsi partout l'ordre entier qui
en est l'effet[32].»

Les formes diverses des animaux et des plantes résultent, en définitive,
pour Lamarck, de deux causes:

1° Un certain ordre naturel, directement institué par le Créateur, et
qui se manifeste dans la série unique et graduellement nuancée, dans
l'échelle que forment respectivement les animaux et les plantes;

2° L'influence des conditions extérieures qui, sans altérer cet ordre
dans ce qu'il a d'essentiel, agit pour varier à l'infini les productions
naturelles et pour créer autour de l'échelle unique qui représente
chaque règne une infinité de petites séries rameuses, dont quelques
branches peuvent même paraître complètement isolées.

Ceci est important: on représente souvent Lamarck comme ayant
exclusivement attribué aux forces naturelles l'évolution de l'univers;
Hæckel, dans son _Histoire de la création naturelle_[33] reproduit cette
opinion. Telle n'était cependant pas la pensée de l'illustre auteur de
la _Philosophie zoologique_. Sans doute la matière et ses «fluides
subtils», que nous nommons aujourd'hui les forces physico-chimiques, ont
suffi, selon Lamarck, à former les plus simples des êtres vivants; sans
doute l'influence des circonstances extérieures a joué un rôle
prépondérant dans la production des formes organiques; mais ces formes
néanmoins se sont compliquées suivant un plan assigné d'avance par «le
sublime Auteur de toutes choses», et que traduit la gradation successive
des organismes. Il semble que Lamarck greffe en quelque sorte sa théorie
des actions de milieu sur l'idée de l'échelle des êtres de Bonnet, dont
il n'arrive pas à se dégager complètement, parce qu'elle lui paraît sans
doute conforme à sa conception particulière de la majesté du Créateur.
Ce sont, en définitive, les causes finales qui reviennent dans l'esprit
de Lamarck, malgré lui, et qui lui font dire ailleurs[34]: «Ainsi, _par
ces sages précautions, tout se conserve dans l'ordre établi_; les
changements et les renouvellements perpétuels qui s'observent dans cet
ordre sont maintenus dans des bornes qu'ils ne sauraient dépasser; les
races des corps vivants subsistent toutes, malgré leurs variations; les
progrès acquis dans le perfectionnement de l'organisation ne se perdent
point; tout ce qui paraît désordre, anomalie rentre sans cesse dans
l'ordre général et même y concourt; _et partout, et toujours, la volonté
du suprême Auteur de la nature et de tout ce qui existe est
invariablement exécutée_.»

On ne saurait mieux exposer la théorie des causes finales, car si Dieu a
tout fait, tout coordonné, tout agencé, de manière que sa volonté soit
partout et toujours exécutée, c'est qu'il a tout prévu, que par tous les
moyens dont il a doté la nature celle-ci court inconsciemment, comme le
veulent les finalistes, vers un but déterminé: l'accomplissement de la
volonté créatrice.

Cependant, par une étonnante contradiction, Lamarck, finaliste dans
l'ensemble, se montre, dans le détail, adversaire résolu des causes
finales. Les ouvrages des naturalistes et des philosophes sont remplis
de l'étonnement que leur cause le merveilleux outillage dont les animaux
sont pourvus, la merveilleuse appropriation de chacun de leurs outils
aux fonctions qu'il remplit; c'est pour la plupart d'entre eux une
preuve indiscutable de l'intelligence, de la sagesse qui ont présidé à
la création.

«Le fait est, dit Lamarck[35], que les divers animaux ont, chacun
suivant leur genre et leur espèce, des habitudes particulières et
toujours une organisation qui se trouve parfaitement en rapport avec ces
habitudes.

«De la considération de ce fait, il semble qu'on soit libre d'admettre,
soit l'une, soit l'autre des deux conclusions suivantes, et qu'aucune
d'elles ne puisse être prouvée.

«_Conclusion admise jusqu'à ce jour_: La nature (ou son Auteur), en
créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances
dans lesquelles ils auraient à vivre et a donné à chaque espèce une
organisation constante, ainsi qu'une forme déterminée et invariable dans
ses parties qui force chaque espèce à vivre dans les lieux et les
climats où on la trouve et à y conserver les habitudes qu'on lui
connaît.

«_Ma conclusion particulière_: La nature, en produisant successivement
toutes les espèces d'animaux, en commençant par les plus imparfaits et
les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a
compliqué graduellement leur organisation; et, ces animaux se répandant
généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce
a reçu de l'influence des circonstances dans lesquelles elle s'est
rencontrée les habitudes que nous lui connaissons et les modifications
dans ses parties que l'observation nous montre en elle.»

Entre ces deux conclusions, Lamarck n'hésite pas. La première suppose
que les espèces sont fixées et ont été de tout temps aussi étroitement
adaptées que nous le voyons aux conditions dans lesquelles elles ont
vécu; mais cette fixité des espèces suppose, à son tour, la fixité des
conditions d'existence dans lesquelles elles sont placées. Or ce dernier
fait est absolument contraire à tout ce que l'observation nous démontre;
il y a plus: nous avons volontairement changé les conditions d'existence
d'un certain nombre d'animaux, ce sont les animaux domestiques; or ces
animaux se sont eux-mêmes modifiés avec les conditions qui leur ont été
imposées. Aucun d'eux ne ressemble plus aux animaux de la souche sauvage
dont il descend, et nous pouvons encore les modifier à notre gré.
L'argument est irrésistible; quelque effort que l'on ait fait depuis
pour en diminuer la portée, il se dresse toujours aussi solide contre
tous les raisonnements qui voudraient établir la fixité des espèces.

Ces arguments se réduisent d'ailleurs à ceci: les modifications imposées
aux animaux domestiques n'ont pas dépassé certaines limites. À quoi l'on
peut répondre que personne n'a jusqu'ici essayé de modifier complètement
les conditions primitives; l'homme s'est toujours borné à tirer parti de
l'œuvre de la nature, à profiter des résultats obtenus par elle, à
s'avancer plus loin dans la voie où elle s'était engagée, et dans la
mesure que lui indiquait la satisfaction de ses besoins; il ne s'est pas
proposé de transformer les animaux, de leur imposer des changements
profonds; il a voulu conserver et perfectionner à son profit, plutôt que
créer; et, se fût-il proposé ce dernier but, il y a encore un facteur
dont il lui aurait fallu tenir compte: le temps. Aux six mille années
dont il a pu disposer, depuis qu'il est civilisé la nature oppose
l'œuvre de cent millions d'années: c'est cette œuvre que l'homme
s'étonne modestement de n'avoir pas encore bouleversée!

Lamarck accepte donc pleinement l'opinion que les espèces anciennes se
sont graduellement modifiées pour produire les espèces actuelles. Les
infusoires, nés directement par génération spontanée, ont produit, en se
perfectionnant, les radiaires; les vers qui se sont formés dans des
corps déjà organisés ont eu une évolution plus rapide et sont montés
plus haut. Ils se sont divisés en deux branches, dont l'une a fourni les
insectes, ensuite les arachnides, puis les crustacés; l'autre a donné
successivement, et dans l'ordre où leurs noms sont énoncés, les
annélides, les cirrhipèdes, les mollusques, les poissons et les
reptiles. Là, nouvelle bifurcation: les reptiles engendrent d'une part
les oiseaux, d'où naissent ensuite les mammifères monotrèmes; d'autres
reptiles produisent les mammifères amphibies, et ces derniers forment
une souche d'où se détachent d'abord les cétacés, puis les mammifères
ordinaires, qui se divisent enfin en onguiculés et ongulés. Voici
d'ailleurs ce tableau généalogique du règne animal, le premier qui ait
été dressé sur des données scientifiques:

TABLEAU

Servant à montrer l'origine des différents animaux.


                             Vers                          |Infusoires
                               |                           |Polypes
                               |                           |Radiaires
               +---------------+-----------------+
          |Annélides    |                    |Insectes  |
          |Cirrhipèdes  |                    |Arachnides|
          |Mollusques   |                    |Crustacés |
                |
          |Poissons     |
          |Reptiles     |
                |
    +-----------+----------------------------+
|Oiseaux   |                      |Mammifères amphibies|
    |                     +-----------------+---------------+
|Monotrèmes|          |M. Onguiculés|   |M. Ongulés|    |M. Cétacés|

Beaucoup des documents qui pourraient servir aujourd'hui à établir un
arbre semblable manquaient à Lamarck. Il n'y a donc pas lieu de
s'étonner qu'il ait renversé l'ordre dans lequel s'est probablement
faite l'évolution des animaux articulés; qu'il ait à tort intercalé les
cirrhipèdes, qui sont des crustacés, entre les annélides et les
mollusques; qu'il ait fait descendre les monotrèmes des oiseaux, au lieu
de les réunir aux autres mammifères; qu'enfin il ait cherché à tirer les
mammifères ordinaires des amphibies, au lieu de faire descendre ces
animaux des premiers, comme on le ferait aujourd'hui. Ce sont là des
renversements qui sont inévitables tant que les connaissances sont
incomplètes, qui se sont produits plusieurs fois depuis, mais que les
progrès de la science rendent chaque jour plus rares. L'essentiel était
d'avoir reconnu entre les différents types organiques une parenté qui a
presque toujours été confirmée depuis.

On remarquera que l'homme n'est pas compris dans ce tableau. La pensée
de Lamarck, à l'égard de l'origine de l'homme, a été présentée de façons
diverses; il est intéressant de citer ses propres paroles:

«Si l'homme n'était distingué des animaux que relativement à son
organisation, il serait aisé de montrer que les caractères
d'organisation dont on se sert pour en former, avec ses variétés, une
famille à part, sont tous le produit d'anciens changements dans ses
actions, et des habitudes qu'il a prises et qui sont devenues
particulières aux individus de son espèce[36].»

Effectivement, Lamarck montre comment une race perfectionnée de
quadrumanes, cessant de grimper, a pu devenir bimane; comment elle a
acquis l'attitude verticale, par suite de la nécessité d'explorer au
loin le pays pour assurer sa sécurité; comment elle s'est associée à ses
semblables pour dominer le monde et parquer dans les forêts les espèces
rivales; comment, des besoins nouveaux créés par cette association, a dû
naître le langage.

«Ainsi, ajoute-t-il, à cet égard, les besoins seuls ont tout fait; ils
auront fait naître les efforts; et les organes propres aux articulations
des sons se seront développés par leur emploi habituel.

«Telles seraient les réflexions que l'on pourrait faire si l'homme,
considéré ici comme la race prééminente en question, n'était distingué
des animaux que par les caractères de son organisation _et si son
origine n'était pas différente de la leur_[37].»

Cette opinion peut se résumer ainsi: naturaliste, Lamarck n'hésite pas à
considérer l'homme comme un singe modifié; philosophe et psychologue, il
voit entre l'homme et les animaux un abîme, et l'homme lui apparaît dès
lors comme une émanation directe du Créateur. Cette concession serait
encore aujourd'hui suffisante pour rallier au transformisme bien des
esprits que dominent de respectables croyances. Mais quel intérêt
pourrait avoir la doctrine de la descendance si elle s'arrêtait
précisément au point qu'il nous importe le plus d'élucider, si, après
avoir prétendu nous révéler l'origine de tous les animaux, elle nous
laissait complètement ignorants du passé de notre espèce?

Et cependant, même au point de vue psychologique, la barrière que
Lamarck établit entre l'homme et les animaux est bien faible. Dans la
doctrine de l'illustre naturaliste, les milieux extérieurs, on s'en
souvient, n'agissent pas directement sur les organismes; ils ne les
modifient qu'en excitant chez eux des besoins, puis des habitudes
provoquant l'usage ou le défaut d'usage des organes, et déterminent
ainsi leur accroissement ou leur atrophie. Les besoins sont intimement
liés aux sensations, celles-ci aux facultés intellectuelles; aussi
Lamarck attache-t-il une grande importance au développement plus ou
moins grand de ces facultés chez les animaux, qu'il divise dans sa
classification définitive[38] en _animaux apathiques_, _animaux
sensibles_ et _animaux intelligents_. Le simple énoncé de cette
classification suffît à montrer que Lamarck admet un développement
graduel des facultés intellectuelles. Il s'efforce du reste de démontrer
que «tous les actes de l'entendement exigent un système d'organes
particuliers pour pouvoir s'exécuter», et, comme ces organes sont les
mêmes chez l'homme et les animaux supérieurs, qu'il n'y a entre eux
qu'une différence de degré, il s'ensuit nécessairement que, si les
animaux les plus élevés sont issus des plus simples, l'homme doit à son
tour être issu des formes supérieures du règne animal. Après avoir
développé toutes ses idées sur la nature de l'entendement, qu'il regarde
simplement comme un ensemble de phénomènes mécaniques, Lamarck ne
revient cependant pas sur le problème de la place de l'homme dans la
nature.

On se demande s'il n'a pas craint par une dernière et suprême hardiesse
de compromettre le succès d'une œuvre qui lui avait coûté une incroyable
dépense de génie et qu'il savait être de beaucoup en avance sur son
époque. Aussi termine-t-il son livre par cette mélancolique réflexion,
qui n'a malheureusement pas cessé d'être vraie:

«Les hommes qui s'efforcent par leurs travaux de reculer les limites des
connaissances humaines savent assez qu'il ne leur suffit pas de
découvrir et de montrer une vérité utile qu'on ignorait, et qu'il faut
encore pouvoir la répandre et la faire reconnaître; or la _raison
individuelle_ et la _raison publique_, qui se trouvent dans le cas d'en
éprouver quelque changement, y mettent en général un obstacle tel qu'il
est souvent plus difficile de faire reconnaître une vérité que de la
découvrir. Je laisse ce sujet sans développement, parce que je sais que
mes lecteurs y suppléeront suffisamment, pour peu qu'ils aient
d'expérience dans l'observation des causes qui déterminent les actions
des hommes.»

Simple et sans amertume, empreinte d'une douce philosophie, cette phrase
n'en reflète pas moins le sentiment bien net qu'éprouvait Lamarck de
l'injustice de ses contemporains à son égard. Un d'eux a laissé sur
l'exemplaire de la _Philosophie zoologique_ qui appartient à la
bibliothèque du Muséum cette appréciation anonyme: «_homme assez
superficiel_». Ce lecteur expansif traduit assez exactement l'impression
que fit sur ceux qui ne le comprirent pas le grand naturaliste qui osa
le premier envisager d'un point de vue nouveau l'empire organique tout
entier. Lamarck s'était imposé aux zoologistes par son _Histoire
naturelle des animaux sans vertèbres_, qui lui fit décerner le nom de
Linné français. On lui pardonna, suivant le mot d'Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire, la philosophie zoologique, en raison de son grand ouvrage
descriptif. Quant aux idées neuves et fécondes qu'il avait si
généreusement semées dans son œuvre, elles furent bientôt ensevelies
sous des sarcasmes auxquels on regrette que Cuvier lui-même se soit
associé. Elles devaient dormir un demi-siècle avant de s'offrir de
nouveau aux méditations des savants.

L'homme qui a le premier cherché à préciser scientifiquement quels liens
de parenté généalogique unissaient ensemble les animaux les plus simples
aux plus parfaits, qui le premier a pénétré l'importance du phénomène
d'hérédité, a osé affirmer que nous devions chercher l'explication de la
nature présente dans la nature passée; qui a posé comme une règle
générale du développement de notre globe, comme de celui des organismes,
une évolution lente et graduelle, sans secousses et cataclysmes; l'homme
qui a essayé le premier de sonder les mystères de la vie à la lumière
des sciences physiques, cet homme aura éternellement droit à
l'admiration de tous. Sans doute le mécanisme réel du perfectionnement
des organismes lui a échappé, mais Darwin ne l'a pas expliqué davantage.
La loi de sélection naturelle n'est pas l'indication d'un procédé de
transformation des animaux; c'est l'expression d'un ensemble de
résultats. Elle constate ces résultats sans nous montrer comment ils ont
été préparés. Nous voyons bien qu'elle conduit à la conservation des
organismes les plus parfaits; mais Darwin ne nous laisse pas voir
comment ces organismes eux-mêmes ont été obtenus. C'est une lacune qu'on
a seulement essayé de combler dans ces dernières années.

Peut-être les idées de Lamarck eussent plus rapidement conquis la place
qui leur revenait, si, à l'époque même où il les développait, l'arène
scientifique n'avait pas été presque entièrement occupée par deux
terribles champions, plus jeunes et plus ardents que lui: Geoffroy
Saint-Hilaire et Cuvier. Nous ne devons pas séparer dans cette esquisse
deux noms qui retentirent si souvent ensemble dans les débats
académiques de la première moitié de ce siècle, qui sont demeurés
inscrits sur les drapeaux de deux écoles rivales et que l'on peut
considérer comme l'expression la plus saisissante de deux tournures
opposées de l'esprit humain.



CHAPITRE IX

ÉTIENNE GEOFFROY SAINT-HILAIRE

Opposition des deux doctrines de la fixité et de la variabilité des
espèces.--L'unité de plan de composition.--Importance des organes
rudimentaires.--Balancement des organes.--Théorie des analogues;
principe des connexions.--Analogie des animaux inférieurs et des
embryons des animaux supérieurs.--Arrêts de développement.--Les monstres
et la tératologie.--Idées de Geoffroy sur la variabilité des espèces;
les transformations brusques; l'influence du milieu.--Extension de la
théorie de l'unité de plan de composition aux animaux articulés:
retournement du vertébré; idées d'Ampère.--Lien généalogique entre les
espèces fossiles et les espèces vivantes.


Désormais, deux opinions opposées relativement aux espèces sont établies
dans la science et vont compter chacune ses partisans. Linné avait
affirmé d'une manière absolue la fixité des formes spécifiques; Buffon
et surtout Lamarck proclament leur instabilité. Pour eux, l'espèce est
capable de subir des modifications sans nombre, que Buffon ne cherche
pas à poursuivre bien loin, mais dont Lamarck considère l'étendue comme
indéfinie, puisque, suivant lui, les espèces les plus élevées descendent
des plus simples par une suite ininterrompue de générations. La même
opposition va se retrouver dans les idées de Cuvier et de Geoffroy
Saint-Hilaire; mais cette fois c'est dans le même champ clos que les
deux écoles vont se trouver en présence; c'est au Jardin des plantes ou
devant l'Académie des sciences de Paris que deux esprits, l'un et
l'autre de la plus haute portée, vont entamer une lutte demeurée célèbre
dans l'histoire des sciences. Geoffroy Saint-Hilaire a en quelque sorte
pour patrie scientifique ce Jardin du roi, dont Buffon avait élevé si
haut la renommée. C'est là qu'il est initié à l'étude des sciences, et
c'est auprès de Daubenton lui-même, dans un milieu encore tout rempli du
souvenir et des idées de l'auteur illustre de l'_Histoire naturelle_,
qu'il fait son éducation d'anatomiste; c'est aussi grâce au vénérable
collaborateur de Buffon qu'il est nommé sous-garde et sous-démonstrateur
du cabinet d'histoire naturelle, en remplacement de Lacépède,
démissionnaire. Bientôt après, le décret de la Convention qui organisait
le _Muséum d'histoire naturelle_ lui donne, à lui minéralogiste et à
peine âgé de vingt et un ans, le titre de professeur de zoologie dans la
nouvelle «métropole des sciences de la nature». Il doit y enseigner
l'histoire des animaux vertébrés, tandis que Lamarck est chargé
d'exposer l'histoire des animaux sans vertèbres. Dès lors, le cercle des
études du jeune naturaliste se trouve nettement tracé. Les vertébrés
sont encore de son temps considérés comme les animaux par excellence; ce
sont, en quelque sorte, les animaux typiques. Geoffroy se livre avec
passion à des recherches sur leur organisation; il demeure frappé de la
grande généralité des ressemblances qu'ils présentent entre eux et que
Buffon n'avait pas manqué de signaler. Ce dessein, toujours le même,
que, suivant l'expression de Buffon, la nature semble suivre «de l'homme
aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux,
des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons,» Geoffroy
entreprend d'en démontrer la réalité, d'en déterminer exactement toute
l'économie.

À qui avait parcouru cette longue série d'organismes qui s'échelonnent
de l'homme aux poissons, il devait sembler, à cette époque, que rien au
delà ne pouvait présenter un haut intérêt. Geoffroy pensa bien vite que
ce plan commun, dont les objets favoris de ses études lui révélaient
l'existence, se retrouvait dans la nature entière. Dès 1795, à peine âgé
de vingt-trois ans, à une époque où il vivait dans la plus grande
intimité avec Cuvier, qu'il venait d'introduire au Muséum d'histoire
naturelle, il écrivait dans son _Mémoire sur les rapports naturels des
Makis_: «La nature n'a formé tous les êtres vivants que sur un plan
unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu'elle a varié
de mille manières dans toutes ses parties accessoires. Si nous
considérons particulièrement une classe d'animaux, c'est là surtout que
son plan nous paraîtra évident; nous trouverons que les formes diverses
sous lesquelles elle s'est plue à faire exister chaque espèce dérivent
toutes les unes des autres; il lui suffit de changer quelques-unes des
proportions des organes pour les rendre propres à de nouvelles
fonctions, pour en étendre ou restreindre les usages... Toutes les
différences les plus essentielles qui affectent chaque famille,
dépendant d'une même classe, viennent seulement d'un autre arrangement,
d'une autre complication, d'une modification enfin de ces mêmes
organes.»

Buffon avait dit: _un très grand nombre_ d'animaux sont construits sur
le même plan; Geoffroy affirme ici que _tous les animaux_ ont la même
structure fondamentale. Cette idée de l'_unité de plan de composition_
des animaux, si simple et si grande, doit présider désormais à presque
tous ses travaux; la démontrer doit être la préoccupation constante de
sa vie. Ce qu'il recherche dans l'étude des animaux, ce ne sont pas,
comme le font les disciples de Linné, les différences qui les séparent,
ce sont les ressemblances qui peuvent exister entre eux, et cette
préoccupation l'amène déjà en 1796 à un résultat intéressant. Dans les
conclusions de ses _Recherches sur les rapports naturels des animaux à
bourse_, il signale les ressemblances des dasyures avec les civettes,
des phalangers avec les écureuils, des kanguroos avec les gerboises; il
établit ainsi une sorte de parallélisme entre les mammifères marsupiaux
et les mammifères ordinaires; c'est la première indication de l'idée des
_classifications paralléliques_ qu'Isidore Geoffroy, son fils,
développera plus tard, et dont nous aurons à apprécier l'importance.

Mais, selon Geoffroy, «il est pour l'histoire naturelle quelque chose de
plus important que des classifications»: c'est l'étude des rapports,
étude qui le remplit d'enthousiasme et dans laquelle il croit trouver la
voie qui doit conduire à l'explication des phénomènes de la nature. Un
instant, la séduisante idée de l'enchaînement universel des êtres
l'attire vers Bonnet, mais il est trop zoologiste pour s'y arrêter.
«Cette chaîne universelle est une véritable chimère,» dit-il en 1794.
Mais il sait trop bien que les êtres vivants ne sont pas isolés les uns
des autres, qu'un lien intime les relie étroitement, malgré leur
diversité, pour ne pas chercher à remplacer l'hypothèse du naturaliste
genevois, et il croit à son tour avoir trouvé dans l'unité de plan de
composition la loi même de la nature. Qu'on le remarque: cette idée, qui
a fait la gloire de Geoffroy, qui a suscité toutes ses études, qui l'a
conduit à la découverte de principes dont l'application a dominé les
travaux de naturalistes des écoles les plus opposées, cette idée
féconde, en raison de la part de vérité qu'elle contient, ce n'est pas à
la fin d'une longue carrière de zoologiste praticien, après une longue
accumulation de recherches sans but, qu'elle s'est présentée à son
esprit; c'est dès le début de ses investigations, dès sa première
jeunesse, et il en est presque toujours ainsi. Les idées générales ne
surgissent pas quand l'esprit, fatigué de parcourir le dédale des petits
faits et des minuties, arrive à son déclin; pourquoi ces fées
bienfaisantes viendraient-elles illuminer les derniers travaux de ceux
qui durant toute leur vie n'ont eu pour elles que méfiance et dédain?
Elles ont d'ailleurs leurs caprices, se montrent coquettement, se
laissent voir à demi, puis s'envolent; reviennent illuminer, comme de
charmants feux follets, l'esprit doucement bercé, qui les prend pour un
rêve et néglige, tant qu'il le peut encore, d'enchaîner ces sylphes
légers, plus subtils en apparence que l'éther. Bientôt le sylphe se
lasse; ses apparitions sont plus rares; il se montre sous des traits
moins séduisants; enfin la douce vision s'évanouit sans retour, laissant
à ceux qui n'ont pas su la fixer le douloureux souvenir du charme rompu.
Et cependant ces riens aux formes mouvantes, ces prétendus fantômes sont
la force même de l'esprit humain; c'est à eux qu'il appartient de lui
communiquer le génie qui sait découvrir les voies nouvelles, les
jalonner de ses conquêtes et traîner enfin le vieux monde à sa remorque
jusqu'aux brillants sommets où s'ouvrent les nouveaux horizons. Mais ils
sont justement jaloux; en retour de leurs bienfaits, ils exigent de
celui auquel ils se livrent une constante fidélité. Souvent aussi, ils
ne se laissent conquérir qu'à moitié, ne laissent prendre qu'une de
leurs formes; mais qu'importe s'ils n'en ont pas moins permis à celui
qui croyait les posséder de faire, au profit de l'humanité, une riche
moisson.

Tel fut le cas de Geoffroy Saint-Hilaire. Il rêvait de trouver une
solution au problème que posent les ressemblances étroites des animaux;
cette solution, il croit la voir apparaître dans l'idée de l'unité de
plan de composition. La fée ne s'était laissé prendre qu'à demi; mais
elle sut largement payer la part d'hospitalité qu'elle accepta. Déjà
elle avait montré le bout de ses ailes à Aristote, à Galien, à Ambroise
Paré, à Belon, à Newton[39], à Vicq-d'Azyr[40], à Buffon, à Gœthe, à
Herder, à Pinel; seul Geoffroy eut assez de persévérance pour la fixer
un instant et lui arracher de précieux secrets.

Durant l'expédition d'Égypte, des observations sur l'aile de l'autruche
lui font déjà entrevoir l'importance des organes rudimentaires: chez cet
oiseau, l'os bien connu sous le nom de fourchette est très peu
développé. «Ces rudiments de fourchette n'ont pas été supprimés, dit
Geoffroy, parce que la nature ne marche jamais par sauts rapides et
qu'elle laisse toujours des vestiges d'un organe, lors même qu'il est
tout à fait superflu, si cet organe a joué un rôle important dans les
autres espèces de la même famille. Ainsi se retrouvent, sous la peau des
flancs, les vestiges de l'aile du casoar; ainsi se voit, chez l'homme, à
l'angle interne de l'œil, un boursouflement de la peau qu'on reconnaît
pour le rudiment de la membrane incitante dont beaucoup de quadrupèdes
et d'oiseaux sont pourvus.»

Vers cette même époque, en 1800, il écrit encore: «Les germes de tous
les organes que l'on observe, par exemple, dans les différentes familles
d'animaux à respiration pulmonaire, existent à la fois dans toutes les
espèces, et la cause de la diversité infinie des formes qui sont propres
à chacune, et de l'existence de tant d'organes à demi effacés ou
totalement oblitérés, doit se rapporter au développement
proportionnellement plus considérable de quelques-uns, _développement
qui s'opère toujours aux dépens de ceux qui sont dans le voisinage_.» Ce
dernier aperçu n'est autre chose que la première indication de ce que
Geoffroy Saint-Hilaire appellera plus tard le _principe du balancement
des organes_; et ce principe lui fournira l'explication de l'existence
des organes rudimentaires, produits incomplets de germes qui ont avorté,
parce que d'autres organes voisins se sont emparés de la nourriture qui
leur était destinée.

Il est rare d'ailleurs que l'avortement soit complet; les rudiments,
pour demeurer imparfaits, n'en existent pas moins à la place même
qu'auraient dû occuper les organes qu'ils représentent; c'est là un fait
important pour la démonstration de l'unité de plan de composition.

Une semblable unité suppose, nous l'avons vu, que _tous les animaux d'un
même groupe_--Geoffroy semble restreindre ici l'affirmation absolue
qu'il avait émise dans son mémoire sur les Makis--possèdent les mêmes
organes. Mais comment reconnaître, dans la série innombrable des formes,
les organes qui se correspondent? Ici, Geoffroy imagine une méthode
d'investigation, indépendante de l'hypothèse de l'unité de plan de
composition, applicable toutes les fois que des animaux sont construits
sur le même plan, quel que soit le nombre des plans suivis par la
nature, et qui, sous le nom de _théorie des analogues_, est devenue
entre les mains des anatomistes de toutes les écoles l'un des
instruments les plus féconds de découvertes.

On peut considérer les organes à divers points de vue, notamment au
point de vue de leur forme, au point de vue de leur fonction, au point
de vue de leur position relative. Lorsque chez deux animaux différents
deux organes ont une forme voisine, une même fonction, une semblable
position, tout le monde les appelle du même nom; personne n'émet un
doute sur leur identité fondamentale: ce sont deux _organes analogues_.
Mais l'observation apprend bientôt que, chez des organes dont l'analogie
est cependant évidente, la forme et la fonction peuvent considérablement
varier. Chez les vertébrés, par exemple, le membre antérieur peut être
une patte locomotrice, une aile ou une nageoire; sa forme a changé, sa
fonction s'est modifiée; mais il demeure très longtemps formé des mêmes
parties, et, lors même que ces parties ont éprouvé certaines
modifications, la position du membre, ses rapports avec les autres
organes sont demeurés essentiellement les mêmes. Ce qui est évident des
membres antérieurs, Geoffroy Saint-Hilaire le suppose vrai pour tous les
autres organes. Il se laisse d'abord guider par son hypothèse pour
identifier, en 1806, la structure de la nageoire antérieure des poissons
avec celle des pattes des autres vertébrés, pour ramener à un type
commun la composition du crâne de tous ces animaux. Assuré par ses
découvertes successives de la haute valeur du guide qu'il a choisi, il
énonce enfin le _principe des connexions_. «Un organe, dit-il, est
plutôt altéré, atrophié, anéanti que transposé[41].» L'_anatomie
philosophique_ est essentiellement le développement de ce principe, qui
implique une conception de l'organe toute nouvelle.

On disait volontiers jusqu'à Geoffroy: Tel organe est destiné à telle
fonction. Geoffroy dit, au contraire: L'organe est indépendant de la
fonction. Pour lui, la notion du plan de structure, la notion
_morphologique_, comme on dirait aujourd'hui, est supérieure à la notion
_physiologique_. L'animal existe avec une structure, toujours la même,
quel que soit le rôle qu'il aura à jouer dans le monde. C'est le conflit
de ses facultés et des conditions dans lesquelles il doit les exercer
qui détermine les fonctions et la forme même de ses organes. On doit
voir, dans cette façon d'envisager les êtres vivants, un progrès
considérable et définitif.

Une voie féconde est ouverte désormais à l'anatomie, à qui Geoffroy
Saint-Hilaire ne tarde pas à donner comme auxiliaire l'embryogénie. À
comparer la tête des poissons osseux avec celle des mammifères adultes,
on reconnaît bien vite qu'il y a dans la tête des premiers un grand
nombre d'os sans analogues évidents dans la tête des seconds. Ce paraît
être une pierre d'achoppement inévitable pour la théorie de l'unité de
plan de composition. Geoffroy a l'idée lumineuse de comparer la tête des
poissons non plus à celle des mammifères adultes, mais à celle des
embryons de mammifère; de déterminer chez ces animaux non pas les os,
mais les centres d'ossification et leurs rapports. Dès lors, la
comparaison devient possible, et des ressemblances incontestables sont
établies entre les modes de constitution, différents en apparence, de la
tête des poissons osseux, de celle des reptiles, de celle des oiseaux et
de celle des mammifères. Chemin faisant, Geoffroy découvre des rudiments
de dents dans la mâchoire des très jeunes baleines, dans celle des
embryons d'oiseaux qui en sont dépourvus à l'état adulte. Quelle joie
eût été celle du grand anatomiste s'il avait pu prévoir que la
paléontologie exhumerait un jour de véritables oiseaux dont les dents
étaient non seulement aussi développées à l'état adulte que celles des
mammifères, mais présentaient comme elles une mue!

Le poisson avec ses os crâniens multiples, l'oiseau avec ses dents qui
n'apparaissent que pour se fondre presque aussitôt avec les tissus
environnants, peuvent être considérés comme s'étant arrêtés dans leur
évolution à un état de développement que les mammifères ne font que
traverser pour arriver à leur état définitif. À ces divers points de
vue, Geoffroy les considérait comme des embryons permanents des animaux
supérieurs. Bonnet, Erasme Darwin, Diderot avaient pressenti une sorte
de parallélisme entre le développement embryogénique des animaux et les
modifications successives des espèces; la comparaison de Geoffroy entre
les animaux inférieurs et les embryons des animaux supérieurs détermine
d'une façon précise l'interprétation que l'on peut donner de ce
parallélisme sur lequel insisteront bientôt Serres et M. Henri Milne
Edwards; et c'est, en définitive, la même idée qu'ont exprimée Fritz
Müller et les embryogénistes partisans de la doctrine de la descendance
en disant: «Les formes successives que présente un animal durant son
développement embryogénique ne sont que la répétition abrégée de formes
traversées par son espèce pour arriver à son état actuel.» C'est là une
formule trop absolue, sans doute: les formes embryonnaires d'un animal
ne sauraient bien souvent vivre en dehors de l'œuf; elles sont
ordinairement modifiées par la présence d'un vitellus nutritif plus ou
moins volumineux, par des adaptations diverses et surtout par les
phénomènes accessoires que détermine la rapidité avec laquelle
l'évolution s'accomplit, par ce que nous avons appelé l'_accélération
embryogénique_. Mais la loi de Fritz Müller n'en demeure pas moins une
des lois fondamentales de l'embryogénie comparée, et elle n'est, à tout
prendre, qu'une généralisation des faits énoncés par Geoffroy
Saint-Hilaire.

Mais si les animaux inférieurs rappellent, à beaucoup d'égards, les
embryons des animaux supérieurs du même groupe, que, pour une raison
quelconque, ces derniers soient frappés d'arrêt de développement dans
quelques-unes de leurs parties, ils devront, dans ces parties, présenter
les caractères propres aux formes inférieures de leur famille.

En 1820, cette idée devient pour Geoffroy le fondement d'une science
nouvelle, la _tératologie_, grâce à laquelle sont pour la première fois
classées, expliquées et ramenées aux lois ordinaires de l'embryogénie
ces formes animales accidentelles, tantôt effrayantes, tantôt simplement
étranges, qui ont à toutes les époques vivement frappé l'imagination
populaire, et ont depuis longtemps reçu le nom de _monstruosités_. Pour
toujours, les monstres sont enlevés à la légende; loin de les considérer
comme des exceptions aux lois de la nature, Geoffroy les fait servir à
la découverte, à l'extension, à la vérification de ces lois. Il démontre
que les monstruosités tiennent toujours à quelque cause physique,
déterminable, et va même jusqu'à indiquer comment on pourrait créer
expérimentalement telle ou telle catégorie de monstres. Cette étude
_expérimentale des monstruosités_ a été de nos jours poursuivie non sans
succès par M. Camille Dareste.

La plupart des monstruosités dites _par défaut_ sont dues effectivement
à un simple arrêt de développement de certaines parties de l'animal qui
les présente; mais il en est aussi qui résultent de la soudure d'organes
demeurant habituellement séparés dans les individus normaux. L'étude de
ces dernières conduit encore Geoffroy à une loi importante, aussi vraie,
aussi féconde en anatomie comparée qu'en tératologie et qu'on peut
énoncer ainsi: «Les soudures n'ont jamais lieu qu'entre parties de même
nature.» Il paraît à Geoffroy que ces parties exercent les unes sur les
autres une sorte d'attraction réciproque que l'illustre anatomiste
appelle l'_attraction du soi pour soi_, loi dont il a été si vivement
frappé qu'il en a voulu faire, à la fin de sa vie, l'un des principes
fondamentaux qui régissent les combinaisons de la matière. Il crut
entrevoir, dans l'attraction du soi pour soi, la cause déterminante de
tous les phénomènes qui s'accomplissent dans l'intimité des corps, comme
l'attraction universelle paraît être la cause des grands phénomènes
astronomiques.

Malheureusement, si les faits qui lui servaient de point de départ
étaient exacts, la cause à laquelle il cherchait à les rattacher n'était
guère qu'une illusion. Les organes de même nature n'exercent aucune
attraction particulière les uns sur les autres; s'ils se soudent
fréquemment, cela tient à ce qu'ils naissent symétriquement de chaque
côté du corps, ou qu'ils se disposent sur une partie plus ou moins
grande de sa longueur. Il arrive alors fréquemment qu'ils se trouvent en
contact, si pour une raison quelconque leur accroissement est plus
rapide que celui des parties qui les séparent; dès lors leurs tissus se
confondent en raison même de leur homogénéité, absolument comme, dans le
règne végétal, le tissu du greffon se confond avec celui de la souche
sur laquelle on l'a placé.

       *       *       *       *       *

Si les monstruosités doivent être attribuées à des causes naturelles, si
elles ne résultent que d'une modification plus ou moins importante
apportée à la marche ordinaire du développement, n'est-il pas possible
que cette modification arrive à se produire régulièrement, à se
manifester non seulement sur tous les individus nés de mêmes parents,
mais aussi sur leur descendance? Si les lois du développement normal et
celles du développement tératologique ne sont que des cas particuliers
de lois plus générales, n'est-il pas possible que des individus,
monstrueux au moment de leur première apparition, se perpétuent, se
multiplient, prennent rang parmi les formes qui se renouvellent sans
cesse par la reproduction, deviennent, en un mot, des espèces normales,
des types zoologiques nouveaux? Cette idée de la _variation brusque_ des
types par voie tératologique devait se présenter à l'esprit de Geoffroy
Saint-Hilaire. C'est ainsi effectivement que, poursuivant la majestueuse
série de ses inductions, il arrive à concevoir que le type oiseau a pu
se dégager du type reptile[42]: «Qu'un reptile, dans l'âge des premiers
développements, éprouve une contraction vers le milieu du corps, de
manière à laisser à part tous les vaisseaux sanguins dans le thorax et
le fond du sac pulmonaire dans l'abdomen, c'est là une circonstance
propre à favoriser le développement de toute l'organisation d'un
oiseau.» Il ne semble pas aujourd'hui que ces modifications brusques des
types, un moment admises par des naturalistes qui comptent parmi les
plus éminents, aient été un procédé habituel de diversification des
formes vivantes. Mais, tout au moins en ce qui regarde les oiseaux, la
paléontologie a pleinement confirmé, nous l'avons dit, leur parenté
généalogique avec les reptiles, parenté indiquée presque simultanément
par Lamarck et Geoffroy.

       *       *       *       *       *

Jusqu'ici, tous les efforts de Geoffroy Saint-Hilaire se sont tournés
vers l'étude des animaux vertébrés. Les poissons, les reptiles, les
oiseaux, les mammifères ont été l'objet de ses persévérantes recherches.
Pour cet embranchement du règne animal, considéré comme le plus
important de tous, l'unité de plan de composition est une loi
définitivement acquise; et, dans sa course héroïque vers le but,
Geoffroy n'a cessé de semer sur son chemin les aperçus nouveaux, les
découvertes inattendues. L'anatomie est dotée pour la première fois
d'une méthode d'investigation qui permet d'aller au-devant des
découvertes, au lieu de les attendre du hasard; des préceptes rigoureux
sont trouvés pour la comparaison des organes et leur détermination; la
morphologie se trouve affranchie de la servitude trop étroite dans
laquelle la tenait une certaine physiologie; l'embryogénie est
introduite de plain-pied, comme une source féconde de renseignements,
parmi les sciences sur lesquelles s'appuie la philosophie anatomique; la
structure des animaux supérieurs est ramenée à des lois précises, jusque
dans ces écarts qui semblaient à Geoffroy des produits «de
l'organisation dans des jours de saturnales», où, fatiguée d'avoir trop
longtemps industrieusement produit, elle cherchait des délassements en
s'abandonnant à ses caprices; une telle œuvre ne pouvait être bornée à
une portion du règne animal, si importante qu'on la suppose: elle devait
s'étendre au règne animal tout entier.

En 1820, Geoffroy Saint-Hilaire aborde l'étude des animaux articulés.
Déjà, sous l'empire des idées qu'il avait répandues dans la science,
peut-être sous son inspiration directe, de remarquables travaux avaient
été entrepris sur ces animaux: dans un mémoire devenu classique,
Savigny, l'ami et le compagnon de Geoffroy durant l'expédition d'Égypte,
avait montré que dans la bouche en apparence si variée des coléoptères,
des punaises, des abeilles, des mouches, des papillons, se trouvaient
toujours les mêmes pièces, semblablement placées et ne présentant, dans
les groupes les plus divers, que des différences de forme: propres à
broyer chez les coléoptères, à broyer et à lécher chez les abeilles, à
piquer chez les punaises et les mouches, à humer des sucs liquides chez
les papillons. Dans une série d'importantes recherches dont les
conclusions ont été publiées en 1820, Audouin, appliquant à toutes les
parties du corps des articulés la méthode des analogues, croyait pouvoir
établir que, chez tous les articulés, les mêmes pièces se retrouvaient
en même nombre dans toutes les parties du corps. «Ce n'est, disait-il,
que de l'accroissement semblable ou dissemblable des segments, de la
réunion ou de la division des pièces qui les composent, du maximum de
développement des unes, de l'état rudimentaire des autres, que dépendent
toutes les différences qui se remarquent dans la série des animaux
articulés[43]. Latreille venait de montrer de son côté que tous les
appendices des articulés n'étaient autre chose que des pattes modifiées
et faisait rentrer les ailes même des insectes dans cette définition,
les rapprochant ainsi des pattes respiratoires des crustacés ou
articulés aquatiques. L'unité de plan de composition des animaux
articulés ou plutôt des arthropodes prenait donc pied dans la science en
même temps que l'unité de plan de composition des vertébrés. Le moment
était venu d'essayer de montrer que ces deux unités n'en faisaient
qu'une.

Il y a au point de vue de la position relative du système nerveux des
différences profondes entre les vertébrés et les articulés. Chez les
premiers, le système nerveux est tout entier dorsal; chez les seconds,
il est en grande partie ventral, sauf à sa partie antérieure, où,
traversé par le tube digestif, il constitue autour de lui une sorte
d'anneau, le _collier œsophagien_. Abstraction faite du collier
œsophagien, il semble, au premier abord, qu'il y ait opposition absolue
entre les connexions du système nerveux chez les vertébrés et les
articulés, et qu'il soit par conséquent de toute impossibilité de les
ramener au même plan. Mais, se demande Geoffroy[44], la solution du
problème n'est-elle pas dans cette opposition même des connexions du
système nerveux? Comment sont définies les régions que nous nommons le
_dos_ et le _ventre_ chez un animal? Le ventre, c'est la région du corps
qui regarde le sol; le dos, celle qui regarde le ciel. Pour déterminer
ces deux régions, nous prenons nos points de repère non pas dans
l'animal lui-même, comme l'exigerait le principe des connexions, mais
dans le monde extérieur. Il peut donc se faire que l'opposition, au lieu
de se trouver dans les rapports réciproques des organes de l'articulé et
du vertébré, existe seulement dans l'attitude des deux animaux.
Effectivement, que l'on place un vertébré le dos en bas, le ventre en
haut, et que, dans cette nouvelle attitude, contraire à son attitude
normale, on le compare à un articulé, aussitôt l'opposition disparaît;
les différents organes se trouvent occuper les mêmes positions
relatives; il devient possible de comparer le vertébré et l'articulé, de
découvrir entre eux un grand nombre de dispositions communes: les trois
grands appareils organiques, le système nerveux, le tube digestif, le
centre circulatoire, se trouvent occuper, dans les deux cas, les uns par
rapport aux autres, exactement les mêmes positions. L'attitude ordinaire
des animaux est d'ailleurs loin d'être constante dans un même groupe:
Geoffroy cite un certain nombre d'exemples de poissons, d'insectes, de
crustacés, qui présentent habituellement une attitude exactement inverse
de celles de leurs congénères; nous aurons plus tard occasion d'étendre
considérablement cette liste. Il n'y a donc rien de contraire aux faits
bien constatés dans la supposition d'un reversement permanent de
l'attitude des vertébrés par rapport à l'attitude ordinaire des
articulés. À cet égard, l'embryogénie est venue donner encore pleinement
raison à Geoffroy.

L'illustre anatomiste est moins heureux lorsqu'il veut poursuivre ses
comparaisons dans le détail, découvrir la signification des pièces du
squelette des articulés, ou trouver chez les vertébrés les équivalents
de leurs membres. Chez les arthropodes, pensait Willis en 1692, les os
recouvrent les muscles. Également séduit par l'idée de retrouver chez
les insectes des parties solides analogues à celles qui semblaient
caractéristiques des vertébrés, frappé, du reste, de voir, chez les
articulés, les arceaux solides de la carapace qui protègent le corps se
répéter aussi régulièrement que les vertèbres du squelette des animaux
supérieurs, Geoffroy n'hésite pas à considérer ces parties comme
réellement analogues. Dès lors devient inévitable cette singulière
conséquence: tandis que les vertébrés vivent au dehors de leur colonne
vertébrale, les articulés sont enfermés au dedans de la leur. Comment
expliquer une aussi étrange disposition?

Geoffroy commence par faire remarquer qu'à tout prendre elle n'est pas
aussi spéciale aux articulés qu'on pourrait le croire. Chez les tortues,
certaines pièces évidemment analogues de pièces du squelette interne des
autres vertébrés sont étroitement soudées à la carapace, de sorte que
ces animaux sont aussi, à bien des égards, enfermés dans leur squelette
et peuvent être considérés comme formant, à ce point de vue, une
transition aux articulés. Mais Geoffroy sent bien que cette simple
comparaison ne sera pas convaincante, et il cherche une explication.
Tous les systèmes organiques se développent, pense-t-il, sous deux
influences, celle de l'appareil circulatoire, celle du système nerveux.
Chez les vertébrés, ces deux systèmes concourent simultanément et dans
une juste mesure au développement de tout l'organisme, qui acquiert
ainsi son plus haut degré de perfection; chez les mollusques, le système
sanguin prédomine, l'animal reste mou et comme pénétré de liquides; chez
les insectes, l'appareil circulatoire est rudimentaire; c'est donc le
système nerveux qui va prendre la direction du développement. Les
parties le plus immédiatement en rapport avec ce système--et le
squelette est du nombre--vont, en conséquence, se développer les
premières, se compléter longtemps avant que les autres aient pu se
constituer; celles-ci se formant elles-mêmes au voisinage du système
nerveux, et s'accroissant moins vite que le squelette, seront
nécessairement enveloppées par lui: de là l'articulé. Il ne faut
évidemment pas trop discuter cette explication _a priori_, proche
parente de celles que nous verrons érigées en système par Oken et les
_philosophes de la nature_; elle repose d'ailleurs sur une pure
hypothèse, l'intervention directe du système nerveux et de l'appareil
circulatoire dans les phénomènes de développement.

Quoi qu'il en soit, Geoffroy, ayant été conduit à considérer les
segments cutanés solides des articulés comme des corps de vertèbres, ne
peut voir autre chose que des côtes dans les membres de ces animaux. Les
articulés marcheraient donc sur leurs côtes, qui, au lieu de former un
cercle continu, comme chez le plus grand nombre des vertébrés, seraient
ouvertes et étalées. Ces côtes n'auraient d'analogues, suivant Geoffroy,
que celles des poissons pleuronectes, et dès lors les crustacés et les
insectes doivent être considérés, au point de vue de leur squelette,
comme marchant sur le flanc, tandis qu'au point de vue du système
nerveux ils marchent au contraire sur le dos. Il a toujours paru assez
difficile d'accorder ces deux manières de voir, que Geoffroy accepte
cependant simultanément, tant il est convaincu de la valeur de sa
méthode. Il signale d'ailleurs d'autres homologies entre les articulés
et les vertébrés inférieurs: la tête des insectes est formée de trois
segments, comme le crâne des vertébrés; leurs ailes, organes de
respiration modifiés, suivant Latreille, correspondent à la vessie
natatoire des poissons; leurs stigmates se retrouvent encore chez ces
derniers: ce sont les petits orifices régulièrement disposés qui
constituent la ligne latérale, et, fort de ces apparentes ressemblances,
il s'écrie:

«Oui, sans doute, je puis aujourd'hui l'affirmer, des êtres dits et crus
jusqu'ici sans vertèbres auront à figurer, dans nos séries naturelles,
parmi les animaux vertébrés.»

Cette conclusion, tout au moins, paraît séduisante à nombre d'esprits
éminents: Oken, Gœthe, en Allemagne, sont bien près de l'accepter; en
France, Latreille s'efforce lui aussi de comparer les crustacés aux
poissons; il lit devant l'Académie des sciences, le 10 janvier 1820, un
mémoire où il essaye de montrer qu'un crabe, considéré simplement à
l'extérieur, est une sorte de poisson dont la région operculaire ou
jugulaire s'est agrandie en manière de thorax, dont l'autre partie du
corps est divisée en segments. Ampère lui-même, l'illustre physicien à
qui l'on doit l'électro-magnétisme, s'émeut et publie en 1824, dans les
_Annales des sciences naturelles_, une lettre anonyme où il reprend,
pour la modifier et la perfectionner, l'idée mère de Geoffroy. Il voit
dans le squelette tégumentaire des articulés l'équivalent des côtes des
vertébrés; le canal rachidien de ces animaux est, suivant lui, demeuré
ouvert en dessus; la moelle épinière a disparu, et la chaîne ventrale,
qui en remplit les fonctions, correspond au système des ganglions
sympathiques des vertébrés. Toute contradiction, toute étrangeté
disparaît ainsi dans la comparaison entre le vertébré et l'articulé, et
l'assimilation entre les deux types prend une vraisemblance propre à la
faire plus facilement accepter. On pourrait en effet citer une longue
suite d'hommes illustres qui, tout en faisant telles ou telles réserves,
ne lui ont pas moins accordé leur assentiment.

Quand une idée suscite à ce point l'intérêt, quand elle laisse dans
l'esprit des hommes de science une trace tellement profonde qu'elle
survit, malgré les démentis partiels que les faits semblent infliger à
ses conséquences, c'est en général qu'elle est l'expression d'une vérité
entrevue, expression incomplète, parce que la vérité est encore mal
dégagée. Entre les vertébrés et les articulés, il y a deux points de
ressemblance certains, indiscutables: les vertèbres des premiers se
répètent exactement comme les anneaux des seconds; les organes
principaux présentent, chez les uns et les autres, la même disposition
relative, si, au lieu de considérer leur orientation par rapport au sol,
on considère seulement leur orientation par rapport à l'un d'entre eux,
le système nerveux, par exemple.

Voilà les faits. Il s'agit maintenant de découvrir leur explication ou,
si l'on veut, leur interprétation. Toujours préoccupé de cette idée que
les vertébrés sont les animaux typiques, Geoffroy et ses contemporains
les prennent pour point de départ et cherchent à retrouver toutes leurs
parties dans les animaux inférieurs; là est, en définitive, la source de
leurs erreurs de détail. Il n'y a pas plus à chercher dans les animaux
inférieurs tout ce que l'on trouve chez les animaux supérieurs, qu'il
n'y a à chercher dans l'œuf, ou même dans l'embryon, tous les organes
que l'on observera plus tard dans l'animal adulte. Mais, si nous le
savons aujourd'hui, c'est en partie à une méthode de comparaison
introduite par Geoffroy dans la science; c'est parce qu'il a songé à
rapprocher les animaux inférieurs des embryons des animaux supérieurs,
c'est parce qu'il a contribué plus que personne à renverser de fond en
comble la doctrine de l'emboîtement des germes, encore soutenue par
Cuvier, c'est parce qu'il a vaillamment défendu, avec Lamarck, l'idée de
la mutabilité des espèces, sans laquelle il n'y a pas d'évolution
possible, sans laquelle l'idée de gradation dans la complication
organique est condamnée à demeurer confuse et stérile. On peut
aujourd'hui considérer comme acquis, grâce surtout aux découvertes de
Semper et de Balfour, que le corps des vertébrés était primitivement
segmenté, comme celui des articulés; que les animaux articulés ont dû,
pour devenir vertébrés, renverser complètement leur attitude primitive:
on commence à discerner assez nettement[45] les raisons de ce
retournement; mais on est assuré qu'il n'y a aucune ressemblance
essentielle entre le squelette dermique des articulés et le squelette
profond des vertébrés; bien plus, ce n'est pas des animaux articulés qui
ont un squelette externe bien développé, ce n'est pas des arthropodes
que les vertébrés se rapprochent; comme pouvait le faire prévoir le
faible développement du squelette chez les Lamproies et chez
l'Amphioxus, c'est avec les animaux articulés mous, avec les vers
annelés que leurs affinités paraissent le plus intimes.

Profondément pénétré des ressemblances étroites que les animaux
supérieurs présentent entre eux, accoutumé par ses études sur les
monstres à mesurer l'influence que les conditions extérieures pouvaient
avoir sur le terme final de l'évolution, Geoffroy devait être
nécessairement partisan de la mutabilité des formes spécifiques. Au
moment où de toutes parts, grâce à l'impulsion de Cuvier, des formes
disparues pour toujours sont restituées à la science, le créateur de la
philosophie anatomique arrive, comme Lamarck, à se demander s'il ne faut
pas voir dans ces antiques habitants du globe les ancêtres probables des
animaux actuels. De 1825 à 1828, il publie plusieurs mémoires sur les
grands reptiles fossiles des environs de Caen et de Honfleur. Il
démontre que ces animaux, auxquels il donne les noms de _Teleosaurus_ et
de _Steneosaurus_, sont bien distincts des crocodiles actuels; mais, ce
premier point une fois acquis, se présente une autre question, savoir:
«si les prétendus crocodiles de Caen et de Honfleur, renfermés dans de
semblables terrains, ceux de la formation jurassique, avec les
_Plesiosaurus_, ne seraient point dans l'ordre des temps, aussi bien que
par les degrés de leur composition organique, un anneau de jonction qui
rattacherait sans interruption ces très anciens habitants de la terre
aux reptiles actuellement vivants et connus sous le nom de gavials[46].»
Sans l'affirmer d'une façon absolument positive, Geoffroy n'hésite pas,
au moins, à admettre la possibilité d'une semblable transformation, car,
dit-il, «le monde ambiant est tout-puissant pour une altération des
corps organisés[47],» et il ajoute quelques lignes plus bas: «La
respiration constitue, selon moi, une ordonnée si puissante pour la
disposition des formes animales qu'il n'est même point nécessaire que le
milieu des fluides respiratoires se modifie brusquement et fortement,
pour occasionner des formes très peu sensiblement altérées. La lente
action du temps, et c'est davantage sans doute, s'il survient un
cataclysme coïncidant, y pourvoit ordinairement. Les modifications
insensibles d'un siècle à un autre finissent par s'ajouter et se
réunissent en une somme quelconque: d'où il arrive que la respiration
devient d'une exécution difficile et finalement impossible, quant à de
certains systèmes d'organes: elle nécessite alors et se crée à elle-même
un autre arrangement, perfectionnant ou altérant les cellules
pulmonaires dans lesquelles elle opère, modifications _heureuses_ ou
_funestes_, qui se propagent et qui influent sur tout le reste de
l'organisation animale. _Car, si ces modifications amènent des effets
nuisibles, les animaux qui les éprouvent cessent d'exister, pour être
remplacés par d'autres, avec des formes un peu changées, et changées à
la convenance des nouvelles circonstances._»

Ce sont là d'importantes déclarations, car elles établissent nettement
la différence de doctrine entre Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire.
Lamarck ne voit le monde extérieur agir sur les êtres vivants que par
l'intermédiaire des habitudes qu'il détermine chez eux; tout organisme a
donc une part d'activité dans les modifications qu'il éprouve; Geoffroy,
sans condamner d'une façon absolue les idées de Lamarck[48], considère
au contraire l'organisme comme passif et voit dans les modifications
successives des êtres vivants l'effet de l'action directe des milieux.
Pour Lamarck, comme pour Buffon, le grand destructeur des formes
vivantes, c'est l'homme; ces deux grands naturalistes ne considèrent pas
comme probable que des espèces disparaissent en dehors de son action;
Geoffroy, au contraire, pense que les espèces disparaissent
naturellement, lorsque leur organisation n'est plus en rapport avec le
milieu dans lequel elles doivent vivre ou qu'elles ont subi des
modifications vicieuses, et les passages imprimés en italiques dans la
citation précédente montrent qu'il attribue cette disparition à une
véritable sélection naturelle; toutefois cette sélection est l'œuvre du
milieu lui-même, elle n'est pas provoquée ou plutôt stimulée par
l'accroissement rapide du nombre des individus et par la lutte pour la
vie qui en est la conséquence. Le grand fait de la disparition spontanée
des espèces, sans secousse, sans cataclysme, n'en est pas moins
nettement vu et placé à côté de cet autre grand phénomène, la formation
des espèces nouvelles.

Les causes de cette formation peuvent d'ailleurs être multiples. Aux
modifications insensibles dont il est question dans le passage cité plus
haut s'ajoutent, pour Geoffroy, des modifications brusques, telles que
celles auxquelles nous l'avons vu attribuer la transformation du reptile
en oiseau, modifications de même nature que celles qui aboutissent, en
temps ordinaire, aux monstruosités. En d'autres termes, un monstre dont
les caractères exceptionnels sont, par une heureuse coïncidence, en
rapport avec un mode d'existence nouveau et possible dans un milieu
donné, un tel monstre peut faire souche et devenir l'origine d'une
espèce nouvelle ou même d'un type nouveau, brusquement issu d'un type,
en apparence, différent. Pourquoi, pense Geoffroy, des phénomènes que
nous voyons se produire encore fréquemment sous nos yeux, au cours du
développement embryogénique, n'auraient-ils pas été utilisés par la
nature pour amener la diversification de ses types?

Ce rapprochement entre les phénomènes embryogéniques de l'individu et
les phénomènes d'évolution des types spécifiques, que l'on considère, à
bon droit, comme l'un des plus brillants résultats de la philosophie
zoologique, ce rapprochement, Geoffroy ne cesse de l'avoir présent à
l'esprit; écoutons-le décrivant et interprétant les métamorphoses des
batraciens:

«Nous assistons chaque année, dit-il[49], à un spectacle visible je ne
veux pas dire seulement pour les yeux de l'esprit, mais pour ceux du
corps, spectacle où nous voyons l'organisation se transformer et passer
des conditions organiques d'une classe d'animaux à celles d'une autre
classe: telle est l'organisation des batraciens. Un batracien est
d'abord un poisson sous le nom de têtard, puis un reptile sous celui de
grenouille. Or nous arrivons à savoir comment se fait cette merveilleuse
métamorphose. Là se réalise, dans ce fait observable, ce que nous avons
présenté plus haut comme une hypothèse, la transformation d'un degré
organique passant au degré immédiatement supérieur.

«Les faits physiologiques de la transformation du têtard ont été
recueillis et sont parfaitement mis en lumière par mon célèbre ami M.
Edwards[50], dans son ouvrage ayant pour titre: _De l'influence des
agents physiques sur la vie_; et les faits anatomiques par beaucoup de
naturalistes, et spécialement par M. le docteur Martin Saint-Ange...

«Les développements d'où résulte la transformation sont opérés par
l'action combinée de la lumière et de l'oxygène, et les changements
corporels par la production de nouveaux vaisseaux sanguins, qui sont
alors soumis à la règle du balancement des organes, dans ce sens que, si
les fluides du système circulatoire se précipitent de préférence dans de
nouvelles voies, il en reste moins pour les anciennes. Ces vaisseaux
alternants, qui ici se contractent et qui là se dilatent, changent les
rapports des organes où ils se rendent; et, comme c'est successivement
sur tous les points du corps, la transformation devient générale, ici
par l'atrophie et la ruine de quelques parties, et là par l'hypertrophie
de plusieurs autres dont il y avait d'abord à peine le germe. M. le
docteur Edwards, en retenant sous l'eau des têtards, a retardé ou mieux
empêché leur métamorphose. Ce qui fut là expérimenté en petit, la nature
l'a pratiqué en grand à l'égard du protée, qui habite les lacs
souterrains de la Carniole. Ce reptile, privé d'y ressentir l'influence
de la lumière et d'y puiser l'énergie d'une libre pratique de la
respiration aérienne, reste perpétuellement à l'état de larve ou têtard;
mais d'ailleurs il peut toutefois transmettre sans difficulté à sa
descendance ces conditions restreintes d'organisation, conditions de son
espèce, qui furent peut-être celles du premier état de l'existence des
reptiles, quand le globe était partout submergé.»

Non seulement l'influence du milieu est constatée, mais Geoffroy, comme
autrefois Bacon, recommande de rechercher par des expériences quelles
sont les conditions qui peuvent amener dans les organismes des
modifications durables; il signale des expériences toutes faites, comme
les modifications de nos animaux domestiques, comme celles qu'ont subies
les animaux transportés en Amérique, expériences dont il resterait
simplement à tirer parti. «Les naturalistes de notre époque, dit-il[51],
si empressés à la description isolée des corps et des phénomènes
naturels, si habiles à porter leur scalpel scrutateur dans l'intérieur
labyrinthique des êtres organisés, semblent au contraire craindre de se
compromettre dans la recherche des rapports et des actions réciproques
des parties de l'univers, recherche difficile par elle-même, plus
difficile encore par sa nouveauté, mais éminemment philosophique et
féconde en progrès.»

C'est le programme dont Charles Darwin a si magnifiquement rempli une
partie, car Geoffroy, dans les actions réciproques des parties de
l'univers, comprend explicitement l'influence que les êtres vivants,
obligés de vivre côte à côte, exercent nécessairement les uns sur les
autres. Il prévoit aussi que les modifications subies par un organe ne
sauraient être isolées: il y a, pense-t-il, des organes qui grandissent
ensemble, d'autres qui sont réduits par cela seul que ceux-là
grandissent; de là de nombreuses corrélations à déterminer, d'autant
plus que toutes ces modifications concomitantes peuvent être dominées
par les modifications d'un organe unique; il y a donc lieu de
rechercher, «_parmi les organes qui parviennent ensemble à une grandeur
démesurée, lequel exerce toute l'influence quand les autres s'en
tiennent au rôle secondaire d'associés officieux_?» Geoffroy a donc
clairement la notion de ces modifications corrélatives auxquelles
Charles Darwin regrette dans ses dernières publications de n'avoir pas
attaché tout d'abord une importance suffisante. Il formule enfin, en
1835. dans ses _Études progressives d'un naturaliste_[52], son opinion
sur les êtres vivants et leur origine en disant: «Il n'est, suivant moi,
qu'un seul système de créations incessamment remaniées, et
successivement progressives, et remaniées avec de préalables changements
et sous l'influence toute-puissante du monde extérieur.»

À la même époque, un autre grand génie, Cuvier, soutient et défend avec
un incomparable talent des opinions exactement opposées. De là une lutte
ardente, dont nous devrons aussi écrire l'histoire, car elle ne fut pas
sans profit pour la philosophie naturelle et mit en pleine lumière la
valeur de doctrines qui fussent sans cela demeurées longtemps stériles.



CHAPITRE X

GEORGES CUVIER

Affinités avec Linné; influence des débuts de Cuvier sur son œuvre
scientifique; les révolutions du globe; théorie des créations
successives et des migrations.--Caractère des inductions de
Cuvier.--Ordre d'apparition des animaux; création spéciale des
principaux groupes.--La classification naturelle: adhésion au principe
des causes finales; principe des conditions d'existence; loi de la
corrélation des formes; loi de la subordination des caractères.--Les
quatre embranchements du règne animal.


Nous venons de voir quelle intime parenté intellectuelle unissait à
Buffon ces deux grands naturalistes Lamarck et Geoffroy. Presque tous
les aperçus de philosophie zoologique contenus dans l'histoire naturelle
sont repris, fécondés, développés, là avec une étonnante puissance de
synthèse et un savoir immense de zoologiste, ici avec une merveilleuse
pénétration, une logique admirable, un génie enfin qui sait élever
toutes les questions, tirer un parti inattendu de toutes les branches de
la science et les dominer toutes pour les faire concourir à ce but
suprême: la découverte du plan, du secret même de la création. Cuvier va
de même agrandir en quelque sorte Linné.

Les débuts de celui qui devait prendre un jour sur les sciences
naturelles une domination, que justifiaient les plus brillantes
découvertes et la plus haute intelligence, furent tout autres que ceux
de Geoffroy. Tandis que Geoffroy, encore étudiant, se livrait à Paris,
sous la direction de Daubenton, à l'étude des vertébrés supérieurs, le
jeune Georges Cuvier, alors précepteur dans la famille d'Héricy, fixée
au château de Fiquainville, près de Fécamp, occupait ses loisirs à
l'étude des animaux inférieurs, des animaux sans vertèbres que la mer
nourrit en si grande abondance. Là, point d'unité de plan qui séduise et
puisse entraîner dès l'abord. La classe des vers, dans laquelle Linné a
renfermé presque tous les invertébrés marins, sauf les Crustacés, se
présente au contraire comme un assemblage éminemment disparate d'êtres
entre lesquels il ne semble y avoir de ressemblance que leur commune
infériorité. Dès 1795, Cuvier, à peine âgé de vingt-six ans, propose de
supprimer cette classe, véritable chaos, et il distribue tous les
invertébrés, tous les animaux à sang blanc, comme on les appelait encore
d'après Aristote, en six classes, à savoir celles des _Mollusques_, des
_Insectes_, des _Crustacés_, des _Vers_, des _Echinodermes_ et des
_Zoophytes_. C'était montrer un sentiment profond des ressemblances et
des différences que ces animaux, jusque-là si peu connus, présentent
entre eux; il est même remarquable que la répartition actuellement
admise des animaux sans vertèbres se rapproche davantage de celle que
Cuvier proposait alors que de celle à laquelle il s'est définitivement
arrêté. Les impressions de la jeunesse sont les plus vives et souvent
aussi les plus justes que l'on ressente: Cuvier, pénétré dès lors des
différences considérables qui existent entre les animaux à sang blanc,
persuadé qu'ils sont séparés des vertébrés par un hiatus profond, ne
reviendra plus sur ce sentiment. Il est désormais inaccessible à ces
idées d'unité du règne animal que nous avons vu exercer jusqu'à la fin
de sa vie un charme irrésistible sur le génie de Geoffroy.

Déjà ce premier mémoire 1795 contient l'indication de quelques-unes de
ces corrélations que Cuvier, comme jadis Aristote, excellera plus tard à
découvrir; elles sont exprimées à peu près comme dans les œuvres du
précepteur d'Alexandre: Tous les animaux à sang blanc qui ont un cœur
sont signalés comme possédant aussi des branchies; ceux qui n'ont pas de
cœur, mais seulement un vaisseau dorsal, respirent à l'aide de trachées.
Tous ceux qui possèdent un cœur et des branchies possèdent également un
foie; les autres en manquent. Ces corrélations, Cuvier ne cherche pas à
les expliquer ni à les interpréter autrement qu'en les appliquant à la
classification; il les constate simplement comme des lois de la nature,
résultant de l'observation immédiate des faits, et cette circonspection
dans la façon de procéder ne fera que devenir plus grande à mesure qu'il
avancera dans sa carrière de naturaliste.

Ces premiers résultats, communiqués à Geoffroy Saint-Hilaire en 1794,
alors que Cuvier habite encore la Normandie, transportent d'enthousiasme
le jeune professeur au Muséum. «Venez, écrit-il à son futur rival, venez
jouer parmi nous le rôle d'un nouveau Linné.» C'est bien, en effet, un
autre Linné qui se révèle, mais un Linné qui doit embrasser dans son
vaste génie et les lois de la distribution méthodique des animaux et
celles de leur organisation, qui doit ressusciter un passé évanoui
depuis un nombre incalculable de siècles, qui doit faire revivre dans
l'imagination étonnée de ses contemporains tout un monde anéanti pour
jamais, qu'il n'a été donné à aucun œil humain de contempler et qui
semblait devoir demeurer éternellement enfoui dans les entrailles d'un
sol formé de ses débris.

Poursuivant ses recherches sur les animaux inférieurs, Cuvier donne
successivement ses mémoires sur l'anatomie de la patelle (1792), sur
l'anatomie de l'escargot (1795), sur la structure des mollusques et leur
division en ordres (1795), sur un nouveau genre de mollusques, les
phyllidies (1796), sur l'animal des lingules, sur l'anatomie des
ascidies (1797), sur les vaisseaux sanguins des sangsues (1798), sur les
vers à sang rouge (1802), sur l'aplysie, sur la vérétille et les coraux
en général (1803), sur les biphores (1804), sur divers mollusques
ptéropodes ou nudibranches. Il fait en même temps de nombreuses
incursions dans l'histoire des animaux vertébrés, rassemble de précieux
documents sur les os des êtres antédiluviens que l'on commence à exhumer
de toutes parts et réunit enfin en 1811, dans un ouvrage capital,
intitulé modestement _Recherches sur les ossements fossiles_, l'ensemble
de ses travaux sur les animaux disparus.

En tête de cet ouvrage il place une sorte de préface devenue célèbre
sous le nom de _Discours sur les révolutions du globe_, et il y expose
les conclusions générales auxquelles l'ont conduit ses études
relativement à l'origine et à l'ancienneté du règne animal. Écrit dans
un style plein d'élégance, de clarté et de grandeur, ce discours ne
pouvait manquer de faire une grande impression: il a réglé pendant
longtemps la direction des recherches des géologues et des
paléontologistes et, plus d'une fois, leur a dicté à leur insu les
conclusions de leurs travaux. Cuvier y accumule les faits; sans cesse il
se montre préoccupé de leur laisser exclusivement la parole; il fait
profession de n'énoncer que les plus prochaines des conséquences qu'ils
paraissent contenir; il rejette d'avance toutes les théories, nous fait
assister, non sans quelque complaisance, à l'écroulement de tous les
systèmes imaginés pour deviner le passé de notre globe, au moyen de
quelque induction hardie; il paraît enfin introduire dans l'histoire
naturelle une rigueur de démonstration inconnue jusque-là. À mesure que
l'on avance dans la lecture de ce chef-d'œuvre de style scientifique, on
se laisse envahir par l'idée que chaque pas est absolument assuré,
chaque progrès décisif, chaque affirmation désormais inébranlable. Cette
méthode, qui consiste à côtoyer les faits, à ne s'en écarter jamais pour
les coordonner à l'aide de quelque idée générale, est devenue la règle
d'une puissante école; elle a été présentée comme la méthode même de la
science; il est d'un haut intérêt philosophique de rechercher quels
résultats elle a donnés entre les mains du grand naturaliste qui en fut
l'initiateur, au commencement de ce siècle.

Les déchirures profondes qu'offrent les grandes chaînes de montagnes,
les discordances qui frappent dans la stratification des couches qui les
composent, les plissements, les failles qu'elles présentent inspirent
d'abord à Cuvier l'idée que notre globe a été le théâtre de révolutions
nombreuses, d'épouvantables cataclysmes, qui en ont à plusieurs reprises
bouleversé la surface. Qui donc ne ressentirait pas une semblable
impression en contemplant, par exemple, nos Pyrénées aux crêtes
tourmentées, aux couches redressées et tordues, aux gorges abruptes,
comme si quelque gigantesque épée avait taillé d'un coup des brèches
dans leurs flancs? Voilà le fait actuel, brutal, saisissant; il semble
que la nature se soit laissée surprendre par l'observateur, qu'elle
n'ait pas encore eu le temps de réparer le désordre dans lequel l'ont
jeté ses dernières convulsions. L'image de cataclysmes terribles
s'impose à l'esprit, qu'elle obsède comme l'inévitable conséquence de
l'observation, et Cuvier affirme que ces cataclysmes ont eu lieu.

Bien plus, ils ont été subits: la preuve en est fournie par les cadavres
de rhinocéros et de mammouth que les glaces de la Sibérie nous ont
conservés intacts avec leur chair et leur peau. Sans aucun doute ces
animaux ont été gelés aussitôt que tués; sans cela, la corruption se fût
emparée de leur corps et n'en eût laissé que le squelette. Mais où
vivent aujourd'hui les rhinocéros et les éléphants? Sous le climat
brûlant de l'Afrique. Le climat de la Sibérie était donc torride, au
moment où ces grands animaux y vivaient, et le même instant qui les a
fait périr a dû rendre glacial le pays qu'ils habitaient.

«Cet événement, ajoute Cuvier dans son magnifique style, a été subit,
instantané, sans aucune gradation, et ce qui est si clairement démontré
pour cette dernière catastrophe ne l'est guère moins pour celles qui
l'ont précédée. Les déchirements, les redressements, les renversements
des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites
et violentes ne les aient mises dans l'état où nous les voyons; et même
la force des mouvements qu'éprouva la masse des eaux est encore attestée
par les amas de débris et de cailloux roulés qui s'interposent en
beaucoup d'endroits entre les couches solides. La vie a donc souvent été
troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres
vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes: les uns,
habitants de la terre sèche, se sont vus engloutir par des déluges; les
autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond
des mers subitement relevé; leurs races même ont fini pour jamais et ne
laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour
le naturaliste.

«Telles sont les conséquences où conduisent nécessairement les objets
que nous rencontrons à chaque pas, que nous pourrions vérifier à chaque
instant, presque dans tous les pays. Ces grands événements sont
clairement empreints partout pour l'œil qui sait en lire l'histoire dans
leurs monuments.»

L'affirmation est énoncée sans aucune réserve: les faits ne
paraissent-ils pas absolument pressants, les raisonnements qu'ils
appuient ne sont-ils absolument rigoureux?

Une fois établie l'idée que des efforts violents et subits ont amené les
révolutions du globe, Cuvier cherche à démontrer que les phénomènes dont
notre Terre est actuellement le théâtre ne sauraient expliquer ces
terribles événements; les effets de la pluie, des vents, de la course
des eaux, du mouvement des vagues de la mer, des phénomènes volcaniques,
des tremblements de terre sont rapidement passés en revue et éliminés;
Cuvier ne s'arrête sur l'influence possible des modifications de
position de l'axe terrestre que pour dire: «Ces deux mouvements... n'ont
nulle proportion avec des effets tels que ceux dont nous venons de
constater la grandeur. Dans tous les cas, leur lenteur excessive
empêcherait qu'ils pussent expliquer des catastrophes que nous venons de
prouver avoir été subites.» Voilà donc les forces actuelles déclarées
insuffisantes pour expliquer l'état actuel de l'écorce terrestre, et les
causes des prétendues révolutions du globe plongées dans un mystère dont
elles auront bien de la peine à se dégager. Quant à la durée de la
période de tranquillité pendant laquelle s'est déroulée notre histoire,
Cuvier, s'appuyant cette fois sur une savante discussion de documents
historiques ou archéologiques, l'évalue à environ six mille ans.

On sait à quels résultats sont arrivés aujourd'hui les géologues. Tous
s'accordent à reconnaître que la période actuelle a une durée bien
voisine d'un demi-millier de siècles[53]; tous reconnaissent que c'est à
des phénomènes entièrement semblables à ceux qui s'accomplissent de nos
jours qu'est dû en grande partie l'aspect actuel de la surface du globe;
tous affirment que ces phénomènes ont été lents et graduels; qu'il n'y a
jamais eu ni cataclysmes généraux ni révolutions subites; il est enfin
démontré que les éléphants et les rhinocéros ensevelis dans les glaces
de Sibérie étaient organisés pour vivre dans les pays froids.

Toutes ces conclusions sont la contradiction formelle de celles
auxquelles était arrivé Cuvier. Comment expliquer que, à une époque où
Geoffroy et Lamarck soutenaient déjà les idées qui ont prévalu, l'esprit
éminemment logique et précis de Cuvier leur soit demeuré fermé? Ce qui
domine avant tout, dans le _Discours sur les révolutions du globe_,
c'est la persuasion que la science se trouve en présence d'énigmes pour
longtemps indéchiffrables et dont il est inutile de chercher le mot.
Cuvier se fait un jeu de montrer la fragilité des explications tentées
jusqu'à ce jour: les grands noms de Descartes, de Leibnitz, de Kepler,
de Buffon sont associés dans sa critique à ceux de Robinet et de
Telliamed. Les idées générales au moyen desquelles les faits déjà connus
peuvent être en partie coordonnés se trouvent ainsi complètement
écartées. Mais la raison humaine ne perd jamais ses droits; elle a un
besoin irrésistible de combiner et d'induire, besoin qui a existé de
tout temps, qui a été l'origine, la condition nécessaire du langage, qui
a fait de l'homme ce qu'il est, deux faits se présentent-ils à elle
simultanément, elle leur suppose involontairement une relation immédiate
de cause à effet, cette relation fût-elle de tous points inintelligible,
si aucune théorie ne la prévient qu'entre ces deux faits s'échelonnent
un grand nombre d'autres faits nécessaires pour établir leur véritable
liaison; devant elle se dresse alors, comme seule explication, la
volonté divine dans sa toute-puissance; rien ne lui semble plus
invraisemblable, et elle accepte dans toute leur étendue les
conséquences qui lui semblent se dégager du rapprochement des deux
faits, si absurdes qu'elles puissent paraître.

Sans aucun doute, si Cuvier avait été moins pénétré de l'infirmité de
notre intelligence aux prises avec la nature, s'il avait été moins
convaincu de l'inanité des systèmes de Leibnitz et de Buffon, dont il a
bien fallu, en définitive, reprendre quelque chose, s'il avait eu moins
de dédain pour les conceptions générales, Cuvier eût hésité à croire
qu'une région du globe avait pu être instantanément plongée d'une
température torride dans une température glaciale; il se serait demandé
si vraiment les éléphants et les rhinocéros trouvés en Sibérie étaient
bien organisés pour vivre dans les pays chauds où sont actuellement
confinées les espèces analogues; son attention se serait portée sur leur
épaisse toison; peut-être aurait-il découvert, comme on l'a
définitivement constaté aujourd'hui, que les mammouths vivaient au
milieu de troupeaux de rennes; que c'étaient des animaux des pays
froids, que par conséquent, au moment où ils étaient morts, la Sibérie
n'avait pas été brusquement couverte de glace, mais l'était déjà depuis
longtemps. Quelque doute serait entré dans son esprit relativement à la
soudaineté des cataclysmes qu'il croyait deviner; peut-être même ces
cataclysmes lui auraient-ils paru improbables; les idées de Lamarck et
de Geoffroy relativement à la lenteur des changements qui se sont
produits à la surface du globe auraient pu se faire jour, et l'on
n'aurait pas vu s'établir dans la science une méthode de raisonnement
qui pèse encore lourdement sur diverses branches de l'histoire
naturelle.

Personne n'admet plus aujourd'hui les grands cataclysmes, les
révolutions subites de notre globe; cependant on s'imagine souvent
encore qu'on ne peut progresser d'une façon assurée qu'en s'interdisant
tout essai de coordination quelque peu étendu, en se bornant à tirer des
conséquences du rapprochement immédiat de faits rigoureusement observés,
mais que rien ne relie à d'autres faits antérieurement connus et plus
éloignés en apparence. On conclut volontiers, par exemple, de ce que des
faunes se succèdent brusquement dans certaines suites de terrains, que
ces faunes se sont aussi subitement modifiées, sans se demander quelle
durée de temps peut bien représenter la simple fente qui sépare ces
couches; on constate l'uniformité de la faune et de la flore durant la
période primaire: on en conclut aussitôt que les climats étaient les
mêmes par toute la terre et que les mers avaient partout la même
constitution, sans se demander si l'uniformité ne tient pas simplement à
ce que des types variés, étroitement adaptés à des conditions
d'existence déterminées, n'avaient pas encore eu le temps d'apparaître.
Supprimez dans notre flore actuelle les plantes dicotylédones et
monocotylédones; supprimez, dans la faune, les mammifères, les oiseaux,
les reptiles, les batraciens, les poissons osseux, les insectes, la
faune et la flore de notre terre actuelle ne vous paraîtront-elles pas
aussi d'une désespérante uniformité? Les climats ne vous sembleront-ils
pas brusquement confondus? Vous n'aurez fait cependant qu'anéantir le
thermomètre au moyen duquel les différences de climat peuvent être
appréciées. Qui sait si les affirmations relatives à l'uniformité de
température de la période primaire méritent plus de confiance que celles
qui sembleraient dictées dans les circonstances hypothétiques où nous
nous sommes placés? Nous pourrions multiplier ces exemples, bien propres
à montrer tous les dangers que font courir à la science des défiances
exagérées qui, au lieu de laisser à l'esprit tout son essor, de lui
permettre de dominer de haut les questions, le maintiennent, les ailes
repliées, dans un labyrinthe de faits où il ne peut cheminer qu'en
rampant.

Mais, en présence des cataclysmes qui agiteraient périodiquement notre
globe, que deviennent les animaux et les plantes? Cuvier suppose que
chaque révolution fait disparaître un grand nombre d'espèces, bien
différent en cela de Lamarck, qui considère l'homme comme seul capable
de détruire les productions de la nature. Comment les espèces disparues
en un point du globe sont-elles remplacées? Une nouvelle création
est-elle nécessaire? On a souvent prêté à Cuvier cette opinion. Au moins
dans le _Discours sur les révolutions du globe_, elle n'est pas très
explicitement exprimée, et Cuvier même paraît s'en défendre. «Au reste,
dit-il, lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent les os de
plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs espèces qui
n'existent plus, je ne prétends pas qu'il ait fallu une création
nouvelle pour produire les espèces aujourd'hui existantes; je dis
seulement qu'elles n'existaient pas dans les lieux où on les voit à
présent et qu'elles ont dû y venir d'ailleurs.»

Mais ce passage s'applique surtout à l'homme et aux animaux supérieurs,
aux mammifères notamment; car Cuvier admet d'autre part que les diverses
classes d'animaux ont apparu successivement, ce qui suppose qu'elles ont
été chacune l'objet d'une création particulière. «Ainsi, dit-il après
avoir exposé l'ordre dans lequel se rencontrent les fossiles, comme il
est raisonnable de croire que les coquilles et les poissons n'existaient
pas à l'époque de la formation des terrains primordiaux, l'on doit
croire aussi que les quadrupèdes ovipares ont commencé avec les
poissons, et dès les premiers temps qui ont produit des terrains
secondaires, mais que les quadrupèdes terrestres ne sont venus, du moins
en nombre considérable, que longtemps après et lorsque les calcaires
grossiers eurent été déposés...»

Après ces calcaires grossiers, on ne trouve plus que «des terrains
meubles, des sables, des marnes, des grès, des argiles, qui indiquent
plutôt des transports plus ou moins tumultueux qu'une précipitation
tranquille; et, s'il y a quelques bancs pierreux et irréguliers un peu
considérables au-dessus ou au-dessous de ces terrains de transport, ils
donnent en général des marques d'avoir été déposés dans l'eau douce.

«Presque tous les cas connus de quadrupèdes vivipares sont donc ou dans
ces terrains d'eau douce, ou dans ces terrains de transport; et par
conséquent il y a tout lieu de croire que ces quadrupèdes n'ont commencé
à exister, ou du moins à laisser leurs dépouilles dans les couches que
nous pouvons sonder, que depuis l'avant-dernière retraite de la mer et
pendant l'état de choses qui a précédé sa dernière irruption.»

Cuvier pense donc ou, pour nous servir de sa formule, est tout au moins
disposé à penser que chacun des grands groupes zoologiques que nous
venons d'énumérer a été l'objet d'une création spéciale. Quant aux
espèces, elles sont pour lui immuables depuis leur création; il peut
considérer le fait comme expérimentalement démontré, puisqu'il croit
avoir établi que la période actuelle n'a encore que 6000 ans de durée,
et que réellement les animaux conservés depuis la plus haute antiquité
égyptienne ne diffèrent en rien des animaux actuels; mais l'argument
perd évidemment beaucoup de sa valeur si la durée de l'époque actuelle
doit être au moins décuplée, comme le pensent les géologues. D'ailleurs,
même à l'égard de la fixité de l'espèce, Cuvier fait ses réserves; si
elle est vraiment fixe chez les animaux supérieurs, elle pourrait bien
ne pas l'être chez les animaux à sang blanc. Voulant expliquer pourquoi
ses études paléontologiques ont principalement porté sur les mammifères,
il écrit: «Des coquilles annoncent bien que la mer existait où elles se
sont formées; mais leurs changements d'espèces pourraient à la rigueur
provenir de changements légers dans la nature du liquide ou seulement
dans sa température.» On peut entendre, il est vrai, ce passage comme
relatif à des migrations d'espèces plutôt qu'à des modifications
morphologiques, et ce qui suit semble donner plus de probabilité à la
première version. Mais, au début de son discours, Cuvier est plus
explicite quand il s'exprime ainsi:

«On comprend que, au milieu de telles variations dans la nature du
liquide, les animaux qu'ils nourrissaient ne pouvaient demeurer les
mêmes... Il y a donc eu dans la nature animale une succession de
variations qui ont été occasionnées par celles du liquide dans lequel
les animaux vivaient ou qui du moins leur ont correspondu; et ces
variations ont conduit par degrés les classes des animaux aquatiques à
leur état actuel.»

Nous reconnaissons sans peine que ce passage prête encore à la
discussion; mais, quand un écrivain aussi maître de sa plume que l'était
Cuvier laisse quelques équivoques dans sa phrase, il est permis de
croire que son opinion n'est pas complètement arrêtée dans son esprit,
et c'est la seule chose qu'il soit ici intéressante de retenir.

On retrouve des traces de la même indécision dans les considérations sur
l'espèce développées au début de son _Règne animal_[54]:

«On n'a aucune preuve que toutes les différences qui distinguent
aujourd'hui les êtres organisés soient de nature à avoir pu être ainsi
produites par les circonstances. Tout ce qu'on a avancé sur ce sujet est
hypothétique. L'expérience _paraît_ montrer, au contraire, que, dans
l'_état actuel du globe_, les variétés sont renfermées dans des limites
assez étroites, et, aussi loin que nous pouvons remonter dans
l'antiquité, nous voyons que ces limites étaient les mêmes
qu'aujourd'hui.»

Pour demeurer d'accord avec les faits, Cuvier aurait dû s'arrêter là;
mais il généralise aussitôt et arrive à cette conclusion, qui n'est
nullement la conséquence nécessaire du petit nombre de faits observés:

«_On est donc obligé_ d'admettre certaines formes qui se sont perpétuées
_depuis l'origine des choses_, sans excéder ces limites, et tous les
êtres appartenant à l'une de ces formes constituent une _espèce_. Les
variétés sont des divisions accidentelles de l'espèce.

«La génération étant le seul moyen de connaître les limites auxquelles
les variétés puissent s'étendre, on doit définir l'espèce, la réunion
des individus descendus l'un de l'autre ou de parents communs et de ceux
qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux.»

En résumé, Cuvier croit fermement à des bouleversements soudains et très
généraux de la surface du globe. Ces bouleversements détruisent la plus
grande partie des espèces vivant dans la région où ils se produisent.
Plus tard, ces espèces sont remplacées par d'autres, pouvant venir des
régions qui ont été épargnées. Une création nouvelle n'est donc pas
nécessaire après chaque cataclysme; cependant elle est possible, et il
est, en tout cas, certain que les différentes classes du règne animal
ont apparu ou, si l'on veut, ont été créées successivement. Les espèces
marines ont pu être en partie épargnées par les événements qui agitaient
la surface de la terre émergée; mais la composition des eaux ayant sans
aucun doute subi, dans la suite des temps, de nombreux changements,
l'ensemble des espèces habitant une localité donnée a éprouvé des
modifications correspondantes. Telle est la théorie de Cuvier; elle a
été exagérée, comme il arrive d'ordinaire, par quelques-uns de ses
disciples, dont plusieurs ont admis comme un dogme inébranlable
l'hypothèse de _créations successives_ ou plus exactement de créations
spéciales à chaque grande période géologique.

Peu importe, du reste, que les animaux et les plantes aient été créés
une fois pour toutes, ou que la puissance créatrice ait manifesté à
diverses reprises sa féconde activité; du moment qu'on admet, comme
Cuvier, que les espèces sont fixes, immuables, qu'elles ont dû être
chacune l'objet d'un acte créateur distinct, il n'y a plus à se
préoccuper de leur origine; toute l'activité de Cuvier se tourne vers
une autre direction: un très grand nombre d'animaux présentent, dans
leur organisation, des ressemblances incontestables; il en est d'autres
qui sont séparés par des différences profondes. Cuvier va s'efforcer de
formuler ces différences d'une façon précise; il va chercher à enchaîner
les ressemblances dans des lois qui seront les lois mêmes de
l'organisation; il va devenir d'une part le fondateur de la
classification naturelle des animaux, d'autre part l'un des créateurs de
l'anatomie comparée.

La période de Linné est, en quelque sorte, dominée par le besoin
impérieux de distinguer nettement les unes des autres les espèces,
considérées comme des formes fixes, immuables. On cherche avant tout le
moyen d'arriver à reconnaître rapidement celles qui sont décrites, afin
de pouvoir dénommer celles qui ne le sont pas. Ce dénombrement des êtres
vivants conduit nécessairement à reconnaître entre eux des degrés divers
de ressemblance. Tout en recherchant surtout des différences, on ne peut
éviter de reconnaître que les espèces animales et végétales se disposent
en longues séries dans lesquelles deux formes successives ne diffèrent
que par des caractères insignifiants, les formes extrêmes, si étrangères
qu'elles paraissent au premier abord les unes aux autres, se trouvant
ainsi réunies par une foule d'intermédiaires. C'est ce même fait qui se
traduit dans Bonnet par l'idée de l'échelle des êtres, dans Buffon et
Geoffroy Saint-Hilaire par celle de l'unité de plan de composition, dans
Lamarck par l'idée de l'évolution et la théorie de la descendance; c'est
lui aussi qui amène Linné, les de Jussieu et Cuvier à concevoir l'idée
qu'il existe une sorte de plan de création que nos procédés de
classification des animaux doivent reproduire; qu'il y a lieu de
rechercher une disposition de nos listes d'espèces, seule conforme à ce
plan de la nature, et dans laquelle chaque espèce a sa place marquée
entre les deux espèces qui lui ressemblent le plus. Cette place étant
connue, on doit pouvoir en conclure toute l'organisation du végétal ou
de l'animal qui l'occupe. Aussi distingue-t-on soigneusement ce procédé
idéal de classification, désigné sous le nom de _méthode naturelle_, des
_systèmes artificiels_ dont avaient dû se contenter, faute de mieux, les
premiers classificateurs.

La recherche de la méthode naturelle, désignée par Linné comme un des
grands problèmes à résoudre, est, depuis l'illustre Suédois, la
préoccupation dominante de nombreux naturalistes; les de Jussieu
s'efforcent d'établir les principes sur lesquels cette méthode doit
reposer chez les végétaux; Cuvier, persuadé qu'une bonne méthode, c'est
la science elle-même, définit et développe ces principes avec une rare
clarté en ce qui concerne le règne animal, auquel il en fait une
séduisante application. «Pour que la méthode soit bonne, dit-il, il faut
que chaque être porte son caractère avec lui; on ne peut donc prendre
les caractères dans des propriétés ou dans des habitudes dont l'exercice
soit momentané; mais ils doivent être tirés de la conformation.» Ces
simples mots éliminent complètement l'embryogénie, à qui l'on demande
cependant aujourd'hui la solution de tous les problèmes difficiles
d'affinité, et qui sera vraisemblablement, dans un avenir prochain, la
grande révélatrice des véritables rapports généalogiques des animaux.
L'anatomie devient la base exclusive de la classification.

Mais, parmi les caractères divers que l'organisation d'un animal peut
présenter, quels sont ceux que l'on choisira de préférence pour établir
les grandes divisions? Cuvier fait ici remarquer que tous les caractères
ne sauraient avoir la même valeur. «Il est, dit-il, tels traits de
conformation qui en excluent d'autres; il en est qui, au contraire, en
nécessitent. Quand on connaît donc tels ou tels traits dans un être, on
peut calculer ceux qui coexistent avec ceux-là ou ceux qui leur sont
incompatibles. Les parties, les propriétés ou les traits de conformation
qui ont le plus grand nombre de ces rapports d'incompatibilité ou
d'existence avec d'autres, en d'autres termes qui exercent sur
l'ensemble de l'être l'influence la plus marquée, sont ce qu'on appelle
les _caractères importants_, les _caractères dominateurs_; les autres
sont des _caractères subordonnés_, et il y en a ainsi de différents
degrés.»

Naturellement, ce sont les caractères les plus influents qui seront la
base des divisions les plus étendues; les autres viendront après, dans
leur ordre d'importance. Cela revient à dire, en somme, qu'il existe des
caractères d'embranchement, de classe, d'ordre, de genre ou d'espèce,
idée qui était évidemment dans l'esprit de Linné lorsqu'il établissait
sa hiérarchie des divisions zoologiques ou botaniques. Mais, outre ce
_principe de la subordination des caractères_, base de la méthode, le
passage que nous venons de citer contient l'exposé d'un autre principe
dont Cuvier fait la base de l'anatomie comparée: c'est le _principe de
la corrélation des formes_, exprimant cette double idée: 1° que les
parties d'un être vivant sont tellement liées entre elles «qu'aucune
d'elles ne peut changer sans que les autres changent aussi[55]»; 2°
qu'on peut, en conséquence, étant donnée la forme d'un organe d'un
animal, calculer les formes de tous les autres. Ce sont là des
propositions d'une hardiesse extrême et qui ne sont peut-être pas aussi
étroitement liées l'une à l'autre que le texte de Cuvier pourrait le
faire supposer. Si l'on considère, à l'exemple de Cuvier, le corps d'un
animal comme une fonction à plusieurs variables, la fonction paraît au
contraire _a priori_ tellement compliquée, le nombre des variables si
considérable qu'on ne peut se défendre de l'idée que les solutions
seront ordinairement multiples et souvent indéterminées. Aussi Cuvier
restreint-il d'avance le problème au moyen d'un autre principe, qui
paraît de nature à le déterminer, le _principe des conditions d
existence_, suivant lequel chaque animal possède tout ce qu'il lui faut
et rien que ce qu'il lui faut pour assurer son existence dans les
conditions où elle doit s'écouler. Cette proposition, dont le principe
de la corrélation des formes paraît, au premier abord, une conséquence
naturelle, n'est pas autre chose que le _principe des causes finales_,
principe que Cuvier considère comme particulier aux sciences naturelles
et qui est, suivant lui, le seul fondement sur lequel puissent s'appuyer
leurs inductions.

Dans l'application, Cuvier se trouve cependant obligé de descendre des
hauteurs où vient de l'entraîner un coup d'aile un peu trop vigoureux de
son génie, et il finit par dire du principe de la corrélation des
formes: «Ce principe est assez évident en lui-même, dans cette acception
générale, pour n'avoir pas besoin d'une plus ample démonstration; mais,
quand il s'agit de l'appliquer, il est un grand nombre de cas où notre
connaissance théorique des rapports des formes ne suffirait point, si
elle n'était appuyée sur l'observation... Puisque ces rapports sont
constants, il faut bien qu'ils aient une cause suffisante; mais, comme
nous ne la connaissons pas, nous devons suppléer au défaut de la théorie
par le moyen de l'observation; elle nous sert à établir des lois
empiriques, qui deviennent presque aussi certaines que les lois
rationnelles, quand elles reposent sur des observations assez répétées.»
Là se trouve exprimée la différence des méthodes de Geoffroy
Saint-Hilaire et de Cuvier; par là aussi on peut apprécier la différence
de leur portée. La cause suffisante des rapports des parties de
l'organisme, Geoffroy cherche à la deviner; Cuvier s'interdit une
pareille témérité. S'il ne connaît pas cette cause tout entière,
Geoffroy réussit néanmoins à la saisir en partie, et dès lors il peut
calculer et prévoir des combinaisons organiques très éloignées de celles
qui sont réalisées chez les êtres actuellement vivants. Cuvier au
contraire, dépourvu de ce guide, obligé de suivre pas à pas les faits
qu'il observe, ne peut s'avancer au delà; non seulement il se prive
volontairement d'un procédé précieux de découverte, mais sa foi
exclusive dans la valeur des faits actuels l'expose, en paléontologie
comme en géologie, à des erreurs contre lesquelles rien ne vient le
mettre en garde. Geoffroy prévoit, cherche et découvre des germes de
dents chez les embryons des baleines et des oiseaux; l'exhumation d'un
oiseau pourvu de dents, tel que l'_Hesperornis_ ou l'_Ichthyornis_ de la
craie d'Amérique, est pour lui un fait prévu; Cuvier au contraire non
seulement ne saurait pressentir une telle découverte, s'il demeurait
fidèle à sa méthode, mais encore, s'il lui eût été donné d'étudier une
mâchoire isolée d'un oiseau pourvu de dents, le principe de la
corrélation des formes lui eût interdit de rapporter cette mâchoire à
autre chose qu'à un reptile. Geoffroy, comme tous les hommes pénétrés
d'une idée générale coordinatrice, quelle qu'elle soit, est dans la
situation privilégiée d'un observateur placé sur un sommet élevé d'où il
peut découvrir un vaste panorama: dans ce panorama, les villages, les
bourgades, les hameaux, les forêts, les bois, les champs, les montagnes
et les vallées lui apparaissent non seulement avec les détails qui leur
sont propres, mais aussi avec leurs rapports de position et de grandeur
relativement aux autres objets. Cuvier, tout en s'élevant lui-même,
quand il lui plaît, recommande de ne jamais gravir de pareils sommets;
il faut, suivant lui, s'avancer les yeux constamment fixés sur l'objet
le plus prochain, marcher lentement, pas à pas et ne s'aventurer à
décrire le pays qu'après en avoir parcouru à pied tous les sentiers.
Lorsqu'il s'adresse à Geoffroy, on croirait entendre le lion conseillant
à l'aigle de ne jamais faire usage de ses ailes.

En réalité, le principe de la corrélation des formes est toujours
demeuré dans le domaine métaphysique; en paléontologie, la vraie méthode
pratiquée par Cuvier, celle qui l'a conduit à ses découvertes, résidait
simplement dans une comparaison rigoureuse des fragments des squelettes
fossiles qu'il avait à sa disposition avec les fragments correspondants
des squelettes des animaux actuels, comparaison exigeant une science
profonde que Cuvier pouvait mettre au service d'une merveilleuse
sagacité. En d'autres mains que les siennes, cette méthode, avec ses
allures dogmatiques, est, on l'a vu depuis bien des fois, pleine de
périls; Geoffroy laissait au contraire après lui, dans la théorie des
analogues, une méthode d'une telle précision qu'elle est devenue la
méthode habituelle d'investigation de tous les anatomistes.

En zoologie, Cuvier suit plus rigoureusement la voie indiquée par le
principe de la subordination des caractères. Lorsqu'il cherche «quels
sont les caractères les plus influents dont il faudra faire la base des
premières divisions», il procède cependant par un _a priori_. «Il est
clair, dit-il, que ce sont ceux qui se tirent des fonctions animales,
c'est-à-dire des sensations et du mouvement, car non seulement ils font
de l'être un animal, mais ils établissent encore le degré de son
animalité[56].»

Cuvier s'adresse donc tout d'abord au système nerveux, auquel il attache
une importance exceptionnelle, de qui il va même jusqu'à dire: «Le
système nerveux est, au fond, tout l'animal; les autres systèmes ne sont
là que pour l'entretenir et le servir[57].» Il reconnaît que le système
nerveux se présente sous quatre états différents dans le règne animal:
ou bien il constitue un ensemble formé du cerveau et de la moelle
épinière, enfermés l'un et l'autre dans une enveloppe osseuse; ou bien
il est formé de masses éparses parmi les viscères et réunies par des
filets nerveux; ou bien encore il est formé de deux longs cordons
ganglionnaires ventraux unis par un collier à deux ganglions situés
au-dessus de l'œsophage; enfin, chez certains animaux, le système
nerveux cesse d'être bien distinct. Fort de ses observations, Cuvier
résume enfin ses idées sur le règne animal dans le passage suivant:

«Si l'on considère le règne animal d'après les principes que nous venons
de poser, en se débarrassant des préjugés établis sur les divisions
anciennement admises, en n'ayant égard qu'à l'organisation et à la
nature des animaux et non pas à leur grandeur, à leur utilité ou au plus
ou moins degré de connaissance que nous en avons, ni à toutes les autres
circonstances accessoires, on trouvera qu'il existe quatre formes
principales, quatre plans généraux, si l'on peut s'exprimer ainsi,
d'après lesquels tous les animaux semblent avoir été modelés et dont les
divisions ultérieures, de quelque titre que les naturalistes les aient
décorées, ne sont que des modifications assez légères, fondées sur le
développement ou l'addition de quelques parties qui ne changent rien à
l'essence du plan.»

Ainsi l'unité de plan de composition est repoussée; il existe réellement
quatre plans distincts, entre lesquels on ne saurait trouver aucun
passage. Pourquoi quatre, pas un de plus, pas un de moins? Cuvier ne se
préoccupe pas de le rechercher; l'observation a parlé; le fait est là,
n'admettant ni discussion, ni explication, ni interprétation. Il y a
quatre types de disposition du système nerveux et partant quatre
embranchements; là est tout le raisonnement. Comment ne pas remarquer
cependant que ce raisonnement implique une hypothèse: c'est que
réellement _le système nerveux est au fond tout l'animal et que les
autres organes ne sont là que pour l'entretenir et le servir_. Cette
proposition, à laquelle aucun anatomiste, aucun embryogéniste ne saurait
aujourd'hui souscrire, Cuvier la regarde comme un axiome évident; mais
cela tient à ce qu'il la déduit lui-même, non pas tant de l'observation
que d'autres principes, essentiellement métaphysiques.

Les espèces étant immuables, ayant été créées isolément, il est naturel
d'admettre qu'un système d'organes régulateurs préside au développement
des parties constitutives et immuables de chaque individu; ce système
d'organes, fidèle gardien de la pensée créatrice, est le système
nerveux. C'est lui qui, présent dans le «germe», bien qu'encore
invisible, maintient chaque partie dans les rapports de grandeur et de
position qu'elle doit présenter avec l'ensemble durant son
accroissement; ces parties elles-mêmes existent déjà dans le germe,
simple réduction de l'individu dont il s'est détaché et qui n'a besoin
que de grandir et de développer celles de ses parties qui demeurent plus
ou moins longtemps cachées pour devenir identiques à son parent.

       *       *       *       *       *

Ainsi, dans le système de Cuvier, tout gravite autour de cette idée que,
à part les révolutions subites, les cataclysmes qu'il croit avoir
démontrés, la nature entière est immuable. Les espèces éteintes voisines
de celles qui vivent de nos jours avaient les mêmes mœurs et vivaient
dans les mêmes climats; les espèces actuelles ont été de tout temps ce
que nous les voyons aujourd'hui; les individus eux-mêmes, malgré leurs
changements apparents, leurs métamorphoses, ne font, durant leur
accroissement, que laisser apparaître des parties plus ou moins
longtemps cachées, mais toutes contenues dans un germe, image réduite de
l'organisme d'où il s'est détaché; le système nerveux, dépositaire de la
forme fondamentale de chaque type, règle la croissance et l'ordre
d'apparition des parties qui ne peuvent s'écarter, dans leur évolution,
d'une voie tracée de toute éternité; les types organiques divers sont
traduits par les quatre dispositions différentes que présente le système
nerveux; quoi d'étonnant, si les espèces ne peuvent se modifier, qu'il
n'existe entre elles aucun passage, que ces quatre types soient
complètement isolés l'un de l'autre?

Combien ces idées sont différentes de celles de Geoffroy! Pour l'auteur
de la _Philosophie anatomique_, notre globe n'éprouve qu'une lente
évolution sans cataclysmes bien différents de ceux qui troublent la
période actuelle; à mesure que changent les climats et les conditions
extérieures, les espèces se modifient peu à peu; durant sa vie,
l'individu ne cesse lui-même de se transformer; dans l'œuf, ses parties
se forment peu à peu, engendrées les unes par les autres, comme sur un
arbre chaque rameau est produit par celui qui le porte; les
circonstances dans lesquelles s'accomplit ce développement peuvent
influer sur lui, donner lieu à l'apparition de formes nouvelles ou de
monstruosités, et toutes ces formes s'enchaînent les unes aux autres,
comme s'enchaînent celles que traverse successivement chaque animal.

Pour Cuvier, tout être vivant est l'œuvre miraculeuse d'une volonté,
œuvre aussitôt exécutée que conçue par elle; pour Geoffroy, c'est un
résultat, conséquence dernière d'une longue suite de phénomènes
étroitement reliés entre eux. Il était impossible que deux doctrines
aussi opposées n'entraînassent pas un conflit. Dans l'année 1830, un
solennel débat les mit aux prises, au sein de l'Académie des sciences.



CHAPITRE XI

DISCUSSION ENTRE CUVIER ET GEOFFROY SAINT-HILAIRE

Essai d'extension aux mollusques de la théorie de l'unité de plan de
composition.--Opposition de Cuvier; que doit-on entendre par unité de
plan?--Les connexions éclairées par l'embryogénie et
l'épigénèse.--Adhésion de Cuvier à l'hypothèse de la préexistence des
germes.--Von Baër et les quatre types de développement.--L'école des
idées et l'école des faits.--Influence respective de Geoffroy
Saint-Hilaire, de Cuvier et de Lamarck.


Le 15 février 1830, Geoffroy Saint-Hilaire lut, devant l'Académie des
sciences de Paris, au nom de Latreille et au sien, un rapport sur les
travaux de deux jeunes naturalistes, MM. Laurencet et Meyranx, qui
s'étaient efforcés de démontrer que l'organisation des mollusques
céphalopodes[58] pouvait être ramenée à celle des vertébrés. En 1823,
l'un des rapporteurs, Latreille, s'était exercé sur ce sujet; il avait
signalé plusieurs catégories de ressemblances extérieures entre les
calmars et les poissons; de Blainville avait également tenté quelques
comparaisons dans ce sens. Laurencet et Meyranx pénétraient plus avant
dans la question et cherchaient à retrouver entre les divers organes
d'un céphalopode les connexions mêmes que l'on observe entre les organes
des vertébrés. Il leur fallait avoir recours, pour cela, à une
ingénieuse fiction. Ils supposaient un vertébré ployé en deux, à la
hauteur de l'ombilic, de manière que la face ventrale demeurât
extérieure et que les deux moitiés du dos, arrivées au contact, se
soudassent entre elles. Alors, faisaient-ils remarquer, les deux
extrémités du tube digestif sont ramenées au voisinage l'une de l'autre;
le bassin se trouve rapproché de la nuque; les membres sont rassemblés à
l'une des extrémités du corps; l'animal, marchant sur ces membres,
présente «absolument la position d'un de ces bateleurs qui renversent
leurs épaules et leur tête en arrière pour marcher sur leur tête et
leurs mains.» L'intestin recourbé en anse des céphalopodes, l'existence
en arrière de leur cou de pièces cartilagineuses en rapport avec ce
qu'on nomme chez eux l'entonnoir, la présence autour de la tête de huit
ou dix bras sur lesquels se meut l'animal sont autant de caractères qui
s'expliquent dès lors assez naturellement et rapprochent d'une façon
inattendue les plus élevés des mollusques des vertébrés. Le bec de
perroquet des seiches, leurs gros yeux compliqués viennent fortifier
encore ces analogies. Si extraordinaire que puisse paraître
l'explication de Laurencet et Meyranx, elle n'était pas faite pour
étonner beaucoup les naturalistes; des savants nombreux, même parmi ceux
qui se rattachent le plus étroitement à l'école de Cuvier, ont eu bien
des fois recours à des moyens plus violents qu'une simple plicature pour
ramener de force au même type des êtres ne présentant que des analogies
lointaines; le développement embryogénique des animaux est d'ailleurs
fécond en phénomènes presque aussi étranges. L'Académie eût peut-être
adopté sans discussion le rapport de ses commissaires, si Geoffroy
Saint-Hilaire, insistant sur la confirmation que les travaux de
Laurencet et Meyranx semblaient apporter à ses idées, n'avait cité, dans
son travail, un passage où Cuvier, après avoir numéré tous les
caractères qui distinguent les céphalopodes des poissons, terminait en
ces termes: «En un mot, nous voyons ici, quoi qu'en aient dit Bonnet et
ses sectateurs, la nature passer d'un plan à un autre, faire un saut,
laisser entre ses productions un hiatus manifeste. Les céphalopodes ne
sont le passage de rien: ils ne sont pas résultés du développement
d'autres animaux, et leur propre développement n'a rien produit de
supérieur à eux.» Il parut à Cuvier que les conclusions du rapport de
son confrère à l'Académie étaient une attaque dirigée contre ses propres
écrits. Depuis longtemps, l'opposition des doctrines des deux illustres
naturalistes s'était plus ou moins nettement affirmée en maintes
circonstances. Plus d'une fois, Cuvier avait, dans ses rapports sur les
travaux de l'Académie, critiqué assez amèrement les vues de son ami
d'autrefois, et déjà, en 1820, Geoffroy terminait son mémoire sur les
animaux articulés par ces touchantes paroles, empreintes de la douleur
que lui causaient les appréciations du secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences:

«On pense bien que je ne rapporte pas ces faits pour qu'ils profitent
aux personnes qui sont dans la maturité de l'âge. Qui a reçu les leçons
d'une longue expérience est à l'abri de toute séduction. Je m'adresse à
la jeunesse, naturellement avide de nouveautés. Ma probité dans les
sciences, mon amour pour la vérité et les inquiétudes que je n'ai point
dissimulées tout à l'heure m'engagent à prémunir cette intéressante
jeunesse contre mes propres résultats. Je ne puis lui donner de plus
grandes marques d'égards qu'en l'avertissant que le motif pour elle de
ne se point passionner pour des vues qu'elle serait cependant disposée à
juger du plus haut intérêt en philosophie est une condamnation absolue
de ces mêmes vues, prononcée (avec quelque violence sans doute) par le
chef de l'école moderne, par le plus grand naturaliste de notre âge.»

Le moment était venu pour les deux adversaires de cesser les
escarmouches et de se livrer enfin une bataille en règle. Cuvier
répondit au rapport de Geoffroy Saint-Hilaire en attaquant de front,
cette fois, l'unité de plan de composition, et en cherchant à démontrer
que cette unité n'existait pas.

«Dans toute discussion scientifique, la première chose à faire, dit-il,
est de bien définir les expressions que l'on emploie... Commençons donc
par nous entendre sur ces grands mots d'_unité de composition_ et
d'_unité de plan_.

«La _composition_ d'une chose signifie, du moins dans le langage
ordinaire, les parties dans lesquelles cette chose consiste, dont elle
se compose; et le _plan_ signifie l'arrangement que ces parties gardent
entre elles.

«Ainsi, pour me servir d'un exemple trivial, mais qui rend bien les
idées, la _composition d'une maison_, c'est le nombre d'appartements ou
de chambres qui s'y trouvent, et son _plan_, c'est la disposition
réciproque de ces appartements et de ces chambres.

«Si deux maisons contenaient chacune un vestibule, une antichambre, une
chambre à coucher, un salon, une salle à manger, on dirait que leur
_composition est la même_; et si cette chambre, ce salon, etc., étaient
au même étage, arrangés dans le même ordre, si l'on passait de l'un dans
l'autre de la même manière, on dirait aussi que leur _plan est le même_.

«... Mais qu'est-ce que l'_unité de plan_, et surtout l'_unité de
composition_, qui doivent servir désormais de base nouvelle à la
zoologie?»

Ces mots ne peuvent évidemment être employés dans le sens ordinaire,
dans le sens d'_identité_; car un polype et même une baleine, une
couleuvre, ne possèdent pas tous les organes d'un homme semblablement
placés; les mots unité de plan, unité de composition signifient donc
seulement dans la bouche de ceux qui les emploient _ressemblance_,
_analogie_. Mais alors «ces termes extraordinaires une fois définis
ainsi, une fois dépouillés de ce nuage mystérieux, dont les enveloppe le
vague de leurs acceptions ou le sens détourné dans lequel on en use,
loin de fournir des bases nouvelles à la zoologie, des bases inconnues à
tous les hommes plus ou moins habiles qui l'ont cultivée jusqu'à
présent, restreints dans des limites convenables, forment au contraire
une des bases les plus essentielles sur lesquelles la zoologie repose
depuis son origine, une des principales sur lesquelles Aristote, son
créateur, l'a placée.»

Ainsi, pour Cuvier, non seulement l'unité de plan de composition
n'existe pas, mais la doctrine même de Geoffroy Saint-Hilaire, sa
méthode n'ont rien de nouveau et remontent jusqu'au père de la
philosophie. De ces deux propositions, l'une est incontestable, l'autre
est évidemment injuste. Sans doute l'unité de plan de composition dans
toute l'étendue du règne animal ne saurait être soutenue, au sens précis
où l'entendait son défenseur; l'affirmation de cette unité, lancée un
peu prématurément par Geoffroy Saint-Hilaire, est un boulet que son
argumentation traîne péniblement après elle; mais on ne saurait nier que
l'auteur de la _Philosophie anatomique_ aperçoit entre les animaux
considérés habituellement comme voisins des ressemblances autrement
étendues que celles auxquelles on s'arrêtait jusqu'à lui; ces
ressemblances ne résident pas seulement dans un petit nombre de
caractères communs; il s'agit de les retrouver dans le détail de leurs
parties, de suivre ces dernières dans leurs accroissements, leurs
réductions, leurs soudures, leurs transformations diverses; il s'agit de
comparer entre eux les animaux non seulement à l'état adulte, mais
encore à toutes les périodes de leur vie; et pour y parvenir Geoffroy
Saint-Hilaire donne une méthode, la _méthode des analogues_, dont les
règles n'ont réellement jamais été formulées avant lui. Cette méthode
elle-même, comme on l'a fait justement remarquer, est indépendante de la
doctrine de l'unité de plan de composition; qu'il existe un plan unique
d'organisation ou qu'il en existe plusieurs, elle s'applique à tous les
animaux construits sur le même plan et devient un guide si précieux que
les successeurs de Cuvier n'ont cessé d'en faire l'instrument ordinaire
de leurs découvertes. Elle seule peut permettre de reconnaître combien
il existe réellement de plans d'organisation dans la nature, et elle
comprend non seulement le principe général des connexions, mais encore
les comparaisons embryogéniques, dont Cuvier, partisan de la
préexistence des germes; ne pouvait apprécier toute l'importance. C'est
précisément l'embryogénie qui permet à Geoffroy d'étendre la notion du
plan d'organisation plus que ne le fait Cuvier et sans sortir cependant
de la définition si rigoureuse donnée par son adversaire.

Le principe des connexions, Geoffroy l'éclaire ou le justifie, en effet,
par cet autre principe, plus important peut-être, plus général encore,
sur lequel il fonde, en quelque sorte, l'embryogénie comparée: _tous les
organes d'un animal naissent les uns des autres dans un ordre déterminé
et constant_. Il suit de là que, chez les animaux adultes, ces organes
présenteront toujours nécessairement les mêmes rapports.

Mais, suivant Geoffroy, ce développement se poursuit, nous l'avons déjà
vu, sous la double influence du système nerveux et de l'appareil
circulatoire, dont l'action peut n'être pas la même en tous les points
de l'organisme; les conditions extérieures dans lesquelles s'accomplit
le développement interviennent aussi parfois pour en troubler les
résultats. Il pourra donc se faire que des organes demeurent à l'état de
bourgeon; que d'autres, après s'être montrés, s'atrophient et
disparaissent; que quelques-uns n'apparaissent pas du tout, tandis que
leurs voisins prendront un accroissement relativement exagéré; il en
résultera des déplacements, des soudures, des dissociations de divers
organes, des déviations apparentes du plan commun, qui pourra même
sembler complètement éludé. Mais le plan sera toujours retrouvé par une
application rigoureuse du principe des connexions non seulement à la
comparaison des animaux adultes, mais encore à celle de leurs embryons
aux divers degrés de développement. En d'autres termes, il faut, selon
Geoffroy, et cette idée est très nette chez lui, rechercher l'unité non
pas tant dans le résultat définitif du développement des animaux, que
dans la façon dont ce développement s'accomplit. Par là, Geoffroy
échappe en grande partie, à l'argumentation de Cuvier et recouvre le
droit d'appliquer sa théorie tout à la fois à des êtres d'une
organisation fort simple et à des êtres d'une organisation fort
compliquée: les premiers sont des organismes dont le développement est
demeuré incomplet dans une plus ou moins grande mesure. Aussi dit-il
très bien[59]: «Les mollusques avaient été trop haut remontés dans
l'échelle zoologique; mais si ce ne sont que des embryons de ses plus
bas degrés, s'ils ne sont que des êtres chez lesquels beaucoup moins
d'organes entrent enjeu, il ne s'ensuit pas que leurs organes manquent
aux relations voulues par le pouvoir des générations successives.
L'organe A sera dans une relation insolite avec l'organe C, si B n'a pas
été produit, si l'arrêt de développement, ayant frappé trop tôt
celui-ci, en a prévenu la production. Voilà comment il y a des
dispositions différentes, comment sont des constructions diverses pour
l'observation oculaire.»

Cette simple phrase marque l'importance que doit avoir, dans les
recherches zoologiques telles que les conçoit Geoffroy Saint-Hilaire,
une science née à peine de la veille, à laquelle Cuvier n'a jamais fait
que de rapides allusions: l'embryogénie comparée; et ce qu'en attendait
le fondateur de la philosophie anatomique, elle l'a tenu et au delà. À
la vérité, l'explication des phénomènes qu'elle étudie repose encore
pour Geoffroy Saint-Hilaire sur une sorte de finalité: la réalisation du
plan général sur lequel sont, d'après lui, construits les animaux; c'est
toujours ce plan qui est en jeu; la variété n'est obtenue que par des
arrêts ou des excès de développement d'un nombre plus ou moins grand de
parties; à la vérité, l'unité de plan, telle que Geoffroy l'a observée
chez les vertébrés, n'est qu'un _résultat_, et lorsqu'il en fait une
sorte d'objectif de la nature, Geoffroy prend, comme il le reproche
lui-même à Cuvier, l'effet pour la cause: mais une voie féconde est
désormais ouverte; l'observation fera bien vite reconnaître le véritable
point de vue d'où tous les faits peuvent être embrassés, et c'est à la
recherche du plan hypothétique de Geoffroy que l'on devra d'avoir
reconnu la nécessité, ou tout au moins l'importance, d'observations d'un
genre tout nouveau.

Un moment, ces observations poursuivies en Russie d'une manière
remarquable par Von Baër, semblent donner raison à Cuvier. Von Baër
croit lui aussi reconnaître quatre types de développement des animaux,
exactement correspondants à ceux que l'anatomie a indiqués à Cuvier. Et
cependant un des arguments _a priori_ invoqués par Cuvier contre l'unité
de plan de composition peut tout aussi bien se retourner contre son
système: «Si l'on remonte à l'auteur de toutes choses, dit-il[60],
quelle autre loi pouvait le gêner que la nécessité d'accorder à chaque
être qui devait durer les moyens d'assurer son existence, et pourquoi
n'aurait-il pas pu varier ses matériaux et ses instruments?» Sans doute,
mais pourquoi l'auteur de toutes choses se serait-il arrêté à quatre
plans distincts plutôt qu'à un seul? C'est ce que la science actuelle
commence à entrevoir; nous avons essayé de montrer dans notre ouvrage
sur les _Colonies animales_ qu'il y avait là des nécessités, en quelque
sorte géométriques; mais il a fallu pour cela modifier notablement la
conception de Cuvier. De même que Geoffroy avait, en somme, déduit le
principe de l'unité de composition de l'étude des seuls vertébrés,
Cuvier avait été amené à concevoir l'existence de quatre embranchements
par l'étude d'animaux relativement élevés; von Baër n'avait pas procédé
autrement; les quatre types, débarrassés des formes inférieures de
chacun d'eux, devaient donc lui paraître extrêmement nets et absolument
séparés. Cependant de nombreuses formes aberrantes ne tardèrent pas à se
révéler; quelques-unes ont pu être ramenées au type idéal auquel on les
rattachait; d'autres ont résisté, et il a bien fallu reconnaître que,
dans les formes inférieures, les caractères de l'embranchement pouvaient
s'effacer; qu'il existait de réelles transitions entre certains
embranchements; que des animaux réunis dans quelques-unes de ces grandes
divisions n'avaient au contraire de commun qu'une semblable disposition
de parties d'ailleurs dissemblables; que chaque série distincte pouvait
se rattacher à des formes simples, mais dénuées de type déterminé, et au
delà desquelles il n'y avait plus que des êtres de nature en quelque
sorte indécise; c'est le travail que nous verrons s'accomplir dans les
années qui vont suivre.

S'il se rapprochait plus de la réalité que Geoffroy Saint-Hilaire,
Cuvier, en soutenant l'existence de quatre types organiques distincts,
n'était donc pas non plus absolument dans le vrai.

Aussi bien le dissentiment entre les deux académiciens était-il en
réalité plus profond et portait-il sur de plus hautes questions. «Du
jour où, en 1806, écrit un savant autorisé[61], Geoffroy Saint-Hilaire
entreprit de démontrer l'unité de composition par sa méthode propre,
_par l'alliance de l'observation et du raisonnement_, du jour où il
donna place à la synthèse, à côté, disons mieux, au-dessus de
l'_analyse_, le germe de tous les dissentiments futurs entre Cuvier et
lui fut jeté dans la science; mais, comme la jeune plante à son origine,
il allait se développer à l'insu de tous. Les deux collègues se
croyaient encore en conformité de vues que déjà leur scission était
devenue inévitable dans l'avenir et pour ainsi dire commençait
virtuellement. L'un d'eux se faisant novateur, il fallait que l'autre se
fît ou, son disciple ou son adversaire. Disciple, Cuvier ne pouvait
l'être de personne et, par les tendances de son esprit, moins de
Geoffroy Saint-Hilaire que de tout autre; il devint donc son
adversaire.»

Cuvier ne s'était cependant pas toujours refusé à la synthèse, son
_Discours sur les révolutions du globe_, l'introduction de son _Règne
animal_ en sont la preuve irrécusable; mais peu à peu ses dissentiments
latents ou publics avec Geoffroy l'amènent à formuler d'une façon de
plus en plus nette, de plus en plus radicale son opposition aux idées de
son collègue. «Pour nous, dit-il en 1829[62], nous faisons dès longtemps
profession de nous en tenir à l'examen des faits positifs.» Plus tard,
il recommande aux naturalistes dignes de ce nom de s'en tenir à l'exposé
des faits, au détail des circonstances et de ne jamais s'aventurer au
delà de l'indication des conséquences immédiates des faits observés.
Nommer, classer, décrire, telles doivent être les seules préoccupations
du vrai naturaliste. C'est pour lui le seul moyen de se préserver de
l'erreur; et, cessant de discuter à l'Académie la doctrine de Geoffroy,
il se plaît à exposer au Collège de France, dans de brillantes leçons
sur l'histoire des sciences naturelles, les divers systèmes pour
lesquels l'esprit humain s'est successivement passionné, et qui,
fugitives lueurs, se sont évanouis pour jamais, après avoir
momentanément jeté un éclat trompeur sur le champ de la science.

De pareilles leçons, faites par un tel homme, devaient trouver un
puissant écho: réduire la science à la récolte des faits, c'était la
mettre à la portée des plus humbles intelligences; montrer les plus
puissantes conceptions venant se briser l'une après l'autre sur des
écueils inattendus, c'était mettre le génie sous les pieds de quiconque
tenait une loupe ou un scalpel; interdire le raisonnement, c'était
défendre contre les investigations indiscrètes de la science toutes les
croyances, tous les mystères, tous les dogmes; proscrire ce qu'il y a de
plus personnel dans l'homme, le droit de créer des idées, c'était
flatter toutes les vanités. Certainement de telles intentions étaient
bien loin de l'esprit de Cuvier; mais les actes ont leurs conséquences
nécessaires; l'aurait-il voulu, le grand homme qui s'était illustré par
de si magnifiques conceptions n'aurait pu empêcher que son nom ne servît
de drapeau à une _école des faits_, dont le dédain pour les disciples de
Geoffroy devait croître avec l'enthousiasme de ceux-ci.

Geoffroy lui-même ne peut rester indifférent. Il s'élève de toute son
énergie contre cette prétention affichée par l'école soi-disant
positive--le mot sera bientôt créé--de maintenir l'histoire naturelle
«dans les usages du passé».

«Pour de certains esprits, finit-il par dire[63], la conviction leur
doit arriver par les yeux du corps et non par des déductions
conséquentes... C'est un parti pris de repousser les idées pour
n'admettre _exclusivement_ que des reliefs corporels, seulement des
faits que l'on puisse pratiquer matériellement et, par conséquent, qui
ne cessent jamais d'être palpables à nos sens. Pour cette école, la
science du naturaliste doit se renfermer dans ces trois résultats:
_nommer, enregistrer et décrire_.

«Cette école, que de certains intérêts font en ce moment prévaloir,
enseigne que l'histoire des sciences apporte de toutes parts le
témoignage que les théories se sont successivement précipitées dans le
gouffre immense des erreurs humaines, que les idées ne sont rien en soi,
et que les faits seuls se défendent des révolutions et surnagent.
Cependant, au lieu de livrer ainsi l'enfance de l'humanité à la critique
moqueuse de la société actuelle, qui ne tient son plus d'instruction que
de la puissance du temps et d'une civilisation progressive, ne
vaudrait-il pas mieux expliquer ces vicissitudes naturelles autant que
nécessaires, pour les voir selon l'ordre des siècles? Et, quant à cette
affectation de présenter les faits comme constituant seuls le domaine de
la science, il serait aussi, je crois, plus juste de dire qu'ils
n'arrivent aux âges futurs que s'ils sont escortés et protégés par les
idées qui s'y rapportent et qui seules, par conséquent, en font la
principale valeur.

«Des faits, même très industrieusement façonnés par une observation
intelligente, ne peuvent jamais valoir, à l'égard de l'édifice des
sciences, s'ils restent isolés, qu'à titre de matériaux plus ou moins
heureusement amenés à pied d'œuvre. Or, comme on ne saurait porter trop
de lumière sur cette thèse, je ne craindrai pas d'employer le secours de
la parabole suivante:

«Paul a le désir et le moyen de se procurer toutes les jouissances de la
vie: il est intelligent, inventif, et il s'est appliqué à rechercher et
à rassembler tout ce qu'il suppose devoir lui être nécessaire. Il
approvisionne son cellier des meilleurs vins; il remplit son bûcher de
tout le bois que réclamera son chauffage; il agit avec le même
discernement pour tous les autres objets de sa consommation probable.
Les qualités sont bien choisies, les objets habilement rangés, et un
ordre savant règne partout. Mais, arrivé là, Paul s'arrête. De ce vin,
il ne boira pas; de ce bois, il ne se chauffera pas; de toutes les
autres pièces de son mobilier, il n'usera pas.--Mais, me direz-vous,
votre _Paul est un fou_.--Je l'accorde.»

Paul n'est pas toujours fou; mais il lui semble parfois que les biens
qu'il accumule ne seront jamais suffisants pour qu'il en puisse tirer le
parti rêvé; l'heure vient, sans qu'il y ait pris garde, où il ne peut
plus en jouir; ayant toute sa vie fait profession d'être sage, il
continue à voir la sagesse dans cette incessante accumulation, et ne
peut s'empêcher de traiter de téméraires ceux qui, ayant comme lui
rassemblé des matériaux, s'aperçoivent à temps que le moment est venu de
bâtir.

La lutte ouverte entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ne fut pas de
longue durée. Le 13 mai 1832, Cuvier mourait presque subitement;
Geoffroy eut alors à se défendre contre ceux qui croyaient avoir hérité
de la pensée du maître; souvent il dut regretter de ne plus avoir devant
lui son illustre adversaire, et ce n'est pas sans tristesse qu'on lit
les pages tour à tour indignées ou contristées que lui arrachent des
oppositions trop souvent mesquines et tracassières. Que de souffrances
intimes révèle un passage tel que celui-ci:

«Je ne continuerai point ces fragments, commencés naguère sous de
meilleurs auspices; je suis aujourd'hui le jouet de forces majeures,
sans rien pouvoir opposer à une fatalité sombre qui m'atteint, qui
tourne à persécution et qui réserve mes derniers jours à l'excès des
disgrâces... Il m'est pénible de laisser ces feuilles imparfaites, que
je n'aurai pu amener à l'état d'un ouvrage achevé. Mais les tracasseries
qui me sont suscitées, les atteintes de l'âge et le découragement qui me
gagne me créent une situation d'impuissance, à laquelle il faut
désormais que je range ma conduite et les dernières heures de ma vie. À
de nouvelles luttes où l'on paraît vouloir m'engager, ma prudence et ma
débilité me conseillent de refuser[64].»

Geoffroy, plein de courage et d'ardeur, avait pourtant écrit trois ans
auparavant: «Ce n'est pas tout que d'établir des faits...; il faut que
le jugement s'exerce à les comprendre; puis on dira, comme je l'entends
dire autour de moi, que de tels jugements, c'est de la théorie. Je ne
m'épouvanterai point de cette augmentation plutôt bruyante que logique:
et je réponds à tout ce bavardage, fait pour étourdir et chercher à en
imposer, que le temps de crier à la poésie et de dresser de vagues
accusations est passé; ces cris se jugent et se nomment
_déclamation_[65].»

Les choses ne passent pas aussi vite que le pensait Geoffroy; bien des
savants se demandent encore aujourd'hui si les naturalistes peuvent
exercer ce droit à la synthèse dont usent si largement et avec tant de
bonheur les physiciens et les chimistes; beaucoup, surtout parmi ceux
dont les premières études ont porté sur l'homme, jugent encore le règne
animal inexplicable, repoussent d'avance tout essai de coordination et
vont même jusqu'à en affirmer l'impossibilité. À ceux-là Geoffroy avait
pourtant donné en 1821 ce sévère avertissement: On discutait devant un
officier de l'ancien régime les chances qu'avaient les armées de la
République de forcer le passage du Rhin. Le vieux soldat venait de
démontrer péremptoirement. à son auditoire la folie d'une semblable
entreprise; il cessait à peine de parler qu'une nouvelle arrivait: les
troupes françaises venaient de réaliser l'impossible; le Rhin était
franchi.

Cuvier, quoi qu'il en ait dit, ne croyait pas exclusivement aux faits;
Geoffroy s'est toujours tenu soigneusement à l'écart des aberrations
dont l'école allemande va nous fournir bientôt de singuliers exemples;
s'il essayait de deviner la nature, c'était méthodiquement, et ses
«pressentiments» étaient presque toujours soumis au contrôle de cette
sorte d'observation provoquée qui est bien voisine de l'expérience; son
anatomie philosophique, sa philosophie zoologique, sont ce qu'on
appellerait aujourd'hui de l'_anatomie_, de la _zoologie
expérimentales_. Pour les esprits élevés, les écarts qu'on pourrait lui
reprocher sont des écueils à éviter, mais ne diminuent en rien la valeur
de sa méthode, l'importance de la synthèse; l'alliance étroite de
l'observation et du raisonnement demeure leur règle de conduite; c'est
ce qu'exprime en ces termes un des savants les plus illustres de
l'Allemagne, Johannes Müller[66]:

«Les vérités les plus importantes des sciences naturelles n'ont pas été
trouvées par une simple analyse de l'idée philosophique, ni par la seule
observation; c'est par une expérience méditée, qui sépare l'essentiel de
l'accidentel et trouve ainsi la loi fondamentale d'où l'on déduit
ensuite de nombreuses conséquences. C'est là plus que l'expérimentation,
c'est l'expérience philosophique.»

C'est aussi l'opinion de M. Henri Milne Edwards[67].

«Dans quelques écoles, on professe un grand dédain pour les vues de
l'esprit, et l'on répète à chaque instant que les faits seuls ont de
l'importance dans la science. Mais c'est là, ce me semble, une grave
erreur. Une pareille pensée serait excusable chez un ouvrier obscur,
qui, employé sans relâche à tailler dans le sein de la terre les
matériaux d'un vaste édifice, croirait que le rôle de l'architecte ne
consiste qu'à entasser pierre sur pierre et ne verrait dans le plan
tracé d'avance par le crayon de l'artiste qu'un jeu de son imagination,
une fantaisie inutile. Mais l'ouvrier carrier lui-même, s'il ne restait
pas dans son souterrain et s'il voyait tous les blocs informes qu'il en
a tirés se réunir, sous la main du maître, pour constituer le Parthénon
d'Athènes ou le Colisée de Rome, comprendrait que la science de
l'architecte n'est pas une science inutile, lors même que le monument
créé par son génie ne devrait avoir qu'une durée éphémère et que les
débris de l'édifice tombé en ruines ne serviraient plus tard que de
matériaux pour des constructions nouvelles.»

Au surplus, la science, de quelque manière qu'on la cultive, ne saurait
s'accommoder de deux écoles, de deux méthodes. Ceux qui prétendent s'en
tenir aux faits sont toujours heureux quand il leur vient des idées, et
se hâtent de les mettre à profit; on a rarement vu, d'autre part, les
auteurs d'une théorie la présenter autrement que comme un moyen de
préparer la découverte de faits nouveaux, grâce à une connaissance plus
complète des rapports entre les faits déjà découverts. Tout le monde est
aujourd'hui d'accord sur la méthode: imaginer avant d'expérimenter ou
d'observer; expérimenter ou observer pour choisir, entre les idées _a
priori_ que les faits déjà connus ont fait naître, celle qui est
conforme à la réalité; se servir de ces idées pour acquérir des faits
nouveaux, et marcher ainsi plus ou moins rapidement à l'explication et à
la conquête de la nature. Malheureusement l'homme n'est pas seulement un
être raisonnable; et l'accord, qui serait facile s'il s'en tenait
uniquement à l'exercice de sa raison, est rapidement troublé lorsqu'il
permet à ses passions d'entrer en jeu. En fait, les prétendus désaccords
sur la méthode que l'on voit encore surgir de temps en temps ne servent
que trop souvent à couvrir de vaniteuses ambitions ou de misérables
querelles de personnes.

Désormais les sciences naturelles sont entrées dans une voie féconde:
grâce à Cuvier, une science nouvelle est créée qui, ressuscitant les
animaux et les plantes des âges anciens, va nous raconter en détail
l'histoire du passé de notre globe; si l'illustre anatomiste en
restreint volontairement la portée, les doctrines de Lamarck et de
Geoffroy lui ouvrent les plus vastes horizons. Il ne s'agit de rien
moins que de déterminer, par une étude rigoureuse des faits, combinée
avec une sévère induction, l'origine de tout ce qui a vie sur le globe.
L'hypothèse de l'unité de plan de composition conduit Geoffroy à créer
sa théorie des analogues, à donner à l'embryogénie comparée une
importance et une direction inconnues jusque-là; l'opposition de Cuvier
empêche d'admettre, dans sa généralité primitive, l'hypothèse séduisante
de l'unité de plan de composition, met en relief l'existence de
plusieurs types organiques et impose une étude plus approfondie des
animaux inférieurs que nous verrons bientôt renouveler le champ de la
philosophie zoologique. Lamarck lègue à la science l'idée d'une
complication graduelle des types organiques et d'une parenté possible
entre ces types; il révèle la puissance de l'hérédité; l'insistance de
Cuvier à affirmer la fixité des espèces maintient l'attention sur la
réalité de ces groupes auxquels Lamarck était porté à attribuer trop de
mobilité, et rend ainsi nécessaire la recherche d'une explication de la
longue permanence des types spécifiques et de leur isolement dans la
nature.

Ainsi, pour revenir à la belle image de M. Edwards, les trois édifices
construits par ces trois hommes de génie doivent être remaniés en
partie, mais une aile de chacun d'eux demeure debout pour être
incorporée dans l'édifice définitif que l'avenir saura réaliser.



CHAPITRE XII

GŒTHE

Idées de Gœthe sur l'unité des types organiques.--La métamorphose des
plantes; structure des végétaux; le végétal idéal.--Travaux d'anatomie
comparée; recherche du type idéal du squelette.--Transformisme de
Gœthe.--Kielmeyer.


Une idée grande et simple, telle que l'idée de l'unité de plan de
composition, était comme un souffle de poésie répandu sur la science
entière. Plus d'un partisan de la doctrine de Geoffroy devait entrevoir
sous cette unité une sorte de révélation de la pensée divine, présente
dans toutes les parties de l'univers, travaillant sans relâche à ses
métamorphoses, se plaisant à étonner notre imagination par l'infinie
variété de ses combinaisons, toutes assujetties cependant à porter,
comme preuve de leur origine, une même et puissante empreinte.

«Derrière votre théorie des analogues, reprochait Cuvier à Geoffroy, se
cache au moins confusément une sorte de panthéisme.» C'est précisément
pourquoi la théorie condamnée en France recruta en Allemagne un ardent
défenseur, le grand, l'illustre Gœthe.

Tout en se rangeant sous la bannière de Geoffroy, Gœthe garde d'ailleurs
une haute originalité. Lui aussi avait eu, tout jeune encore, avant même
que Geoffroy eût commencé sa brillante carrière scientifique, une
conception neuve et hardie et l'avait habilement développée. Frappés des
modifications que les procédés de culture peuvent produire dans les
diverses parties d'un végétal, le botaniste La Hire, mais surtout Linné
avaient plus ou moins explicitement laissé entendre que ces parties
étaient de même nature et pouvaient dans certains cas se transformer les
unes dans les autres. On ne peut attribuer que cette signification au
passage suivant de la _Philosophie botanique_ de Linné:

«Les fleurs, les feuilles et les bourgeons ont une même origine... Le
périanthe est formé par la réunion de feuilles rudimentaires. Une
végétation luxuriante détruit les fleurs et les transforme en feuilles.
Une végétation pauvre, en modifiant les feuilles, les transforme en
fleurs[68].»

La même idée se retrouve dans ces phrases, extraites de ses _Aménités
académiques_:

«Plantez dans une terre fertile un arbuste qui, dans un vase de terre,
donnait chaque année des fleurs et des fruits, il cessera de fructifier
et ne développera plus que des rameaux chargés de feuilles. Les branches
qui autrefois portaient des fleurs sont maintenant couvertes de
feuilles, et les feuilles, à leur tour, deviendront des fleurs si
l'arbuste, replacé dans le vase, y trouve une nourriture moins
abondante[69].»

Plusieurs naturalistes, Ferber, Dahlberg, Ulmark et surtout Gaspard
Wolf, avaient développé ces aperçus du naturaliste suédois, mais sans en
tirer toutes les conséquences et parfois en avertissant qu'elles
cachaient plus d'un piège sous leur aspect séduisant.

Gœthe s'empare de la même idée, et, avec cette netteté de vue que donne
le génie, il montre en 1790, non pas, comme on l'a dit souvent, que
toutes les parties de la fleur et un grand nombre d'autres organes de la
plante ne sont que des feuilles transformées, mais bien que les
feuilles, les pétales, les étamines, les diverses parties du fruit,
etc., ne sont que les transformations diverses d'un même organe dont il
cherche à déterminer la forme primitive et la nature. «On comprend,
dit-il, que nous aurions besoin d'un terme général pour désigner
l'organe fondamental qui revêt ces métamorphoses, et pouvoir lui
comparer toutes les formes secondaires.» Mais Gœthe ne crée pas ce
terme, et sa théorie a passé dans la science sous cette forme
restrictive qui veut voir dans la feuille l'organe dont tous les autres
sont dérivés. Dans les propositions suivantes, Gœthe[70] élargit encore
sa théorie:

«On sait la grande analogie qui existe entre un bourgeon et une graine,
et on n'ignore pas combien il est facile de découvrir dans le bourgeon
l'ébauche de la plante future.

«Si l'on ne constate pas aussi facilement dans le bourgeon la présence
des racines, elles n'en existent pas moins que dans les graines et se
développent facilement et promptement sous l'influence de l'humidité.

«Le bourgeon n'a pas besoin de cotylédons, parce qu'il est attaché sur
la plante mère complètement organisée; aussi longtemps qu'il y est fixé,
ou lorsqu'il a été transporté sur une autre plante, il en tire
directement sa nourriture; lorsqu'il est placé dans le sol, ses racines
se développent promptement.

«Le bourgeon se compose d'une série de nœuds et de feuilles plus ou
moins développés et dont l'évolution s'accomplit ultérieurement. Les
_rameaux qui sortent des nœuds de la tige peuvent donc être considérés
comme autant de jeunes plantes fixées sur la plante mère, comme celle-ci
l'est dans le sol_.»

Nous sommes en présence, cette fois, d'une théorie tout entière de la
constitution du végétal, théorie que Bonnet et Buffon ont déjà ébauchée,
nous l'avons vu, et, qui sans aucun doute, aurait depuis longtemps pris
pied dans la science si Gaudichaud et Aubert Dupetit-Thouars n'avaient
pas imaginé que chaque bourgeon, en sa qualité de plante indépendante,
devait avoir des racines qui, s'accumulant les unes sur les autres,
étaient la véritable cause de l'accroissement en diamètre des végétaux.
Hugo Mohl, Hétet, M. Trécul n'ont pas eu de peine à démontrer, avec leur
rigueur habituelle, que ces prétendues racines n'existaient pas, et les
esprits superficiels ont pu croire que ces éminents observateurs
renversaient la théorie du végétal adoptée par Bonnet, Buffon et Gœthe,
alors qu'ils n'en détruisaient qu'une fâcheuse interprétation.

L'idée de considérer les feuilles et les parties de la fleur et du fruit
comme de simples modifications d'un organe unique, l'idée de voir dans
le végétal un être complexe résultant de l'association d'un nombre
parfois indéfini d'êtres plus simples, se rattachent étroitement pour
Gœthe à une autre idée plus hardie: celle d'arriver à constituer un
végétal idéal, un végétal type duquel tous ceux qui existent pourraient
être déduits par le raisonnement. «Je t'apprends en confidence, écrit-il
de Naples à Herder, que je suis sur le point de pénétrer enfin le
mystère de la naissance et de l'organisation des plantes... La plante
primitive sera la chose la plus singulière du monde, et la nature
elle-même me l'enviera. Avec ce modèle et sa clef, on inventera une
infinité de plantes nouvelles, qui, si elles n'existent pas, pourraient
exister, et qui, loin d'être le reflet d'une imagination artistique et
poétique, auront une existence intime, vraie, nécessaire même, et _cette
loi créatrice pourra s'appliquer à tout ce qui a une vie quelconque_.»

Gœthe a évidemment conçu pour la plante quelque chose d'analogue à ce
que Geoffroy Saint-Hilaire appelle l'unité de plan de composition pour
les animaux. Son idée, il l'étend même d'avance aux animaux, et son
premier essai zoologique témoigne qu'avant de s'occuper de botanique il
recherchait déjà chez ces êtres l'unité qu'il vient d'apercevoir chez
les plantes. C'est ainsi qu'il est conduit, dès 1786, à découvrir chez
l'homme les deux os intermaxillaires qui portent, chez tous les
mammifères, les incisives supérieures et qu'on prétendait être un
caractère essentiellement distinctif de l'homme et des singes. Comme
Geoffroy Saint-Hilaire, c'est par des recherches sur des fœtus et sur
des monstres que Gœthe parvint à établir l'existence réelle de ces deux
os qui, chez l'homme, se soudent habituellement de bonne heure avec les
deux moitiés de la mâchoire supérieure, entre lesquelles ils sont
compris, et produisent, lorsqu'ils demeurent écartés, la difformité
connue sous le nom de _bec-de-lièvre_[71].

En 1790, l'année même où il publiait son essai sur la métamorphose des
plantes, Gœthe, se promenant au cimetière juif de Venise, désarticule,
en les heurtant du pied, les pièces d'un crâne de mouton. Ces pièces
éparses font naître en lui l'idée que le crâne est formé d'un certain
nombre de vertèbres, modifiées dans leur forme et dans leurs
proportions. Cette idée, à laquelle Frank et Oken arrivent de leur côté
indépendamment de Gœthe et qu'ils déduisaient d'ailleurs des doctrines
les plus opposées, introduit dans l'anatomie comparée l'idée si féconde
en botanique qu'un même organe, en se répétant et se modifiant, suffit à
former les parties les plus différentes en apparence d'un organisme.
Après avoir longtemps disputé, on juge aujourd'hui inutile de s'acharner
à déterminer de combien de vertèbres le crâne peut être constitué; mais
au moins n'est-il pas contesté que le crâne n'est qu'une modification de
la colonne vertébrale dont les vertèbres se sont agrandies, transformées
et en partie soudées pour constituer l'enveloppe protectrice de
l'encéphale.

La découverte de l'os intermaxillaire, celle de la constitution
vertébrale du crâne ne sont d'ailleurs que des épisodes dans une œuvre
incomparablement plus vaste, dont Gœthe trace, dès 1795, le brillant
programme. De même qu'il s'est attaché à constituer un végétal idéal,
duquel tous les autres pourraient être déduits par de simples
modifications de certaines parties, de même il propose pour l'étude du
squelette «d'établir un type anatomique, une sorte d'image universelle,
représentant, autant que possible, les os de tous les animaux, pour
servir de règle en les décrivant d'après un ordre établi d'avance. Ce
type devrait être établi, en ayant égard, autant qu'il sera possible,
aux fonctions physiologiques. De l'idée d'un type général, il résulte
nécessairement qu'aucun animal considéré isolément ne saurait être pris
comme type de comparaison, car la partie ne saurait être l'image du
tout. L'homme, dont l'organisation est si parfaite, ne saurait, en
raison de cette perfection même, servir de terme de comparaison par
rapport aux animaux inférieurs. Il faut, au contraire, procéder de la
façon suivante: l'observation nous apprend quelles sont les parties
communes à tous les animaux et en quoi ces parties diffèrent entre
elles; l'esprit doit embrasser cet ensemble et en déduire, par
abstraction, un type général dont la création lui appartient.»

Ainsi, la même année, Gœthe et Geoffroy Saint-Hilaire ont conçu, chacun
à sa façon, l'idée de l'unité de plan de composition dans le règne
animal. Mais Geoffroy Saint-Hilaire fournit, par des recherches
anatomiques incessantes, la démonstration de son idée; tandis que Gœthe,
après avoir commencé à exécuter son plan d'observations ostéologiques,
s'arrête en route et ne tire aucune conclusion spéciale de ses
nombreuses observations. Comme Geoffroy, il propose cependant d'utiliser
la position respective des organes pour les déterminer; mais il veut en
même temps, ce qui est moins heureux, que l'on tienne grand compte de
leur fonction. Comme Geoffroy, il explique, en exagérant même cette
influence, la réduction de volume de certaines parties du corps par un
excès de développement d'autres parties; mais tous deux sont arrivés à
ces idées d'une façon absolument indépendante.

Aux idées de Geoffroy Saint-Hilaire, Gœthe ajoute celle des
métamorphoses, d'après laquelle un même organe, un même animal peuvent
se présenter sous des aspects divers et, en fait, n'atteignent jamais
leur figure définitive qu'après avoir subi un plus ou moins grand nombre
de transformations, ayant toutes pour but final la reproduction. Entre
les animaux et les plantes, Gœthe établit à cet égard une différence.
Les parties qui se métamorphosent dans la plante demeurent unies entre
elles; ce sont les dernières de ces parties nées les unes sur les autres
qui revêtent une forme nouvelle; mais elles coexistent avec celles qui
ne se sont pas métamorphosées; quand un animal, un insecte par exemple,
se métamorphose, il ne conserve aucun lien avec la forme qu'il vient de
quitter; c'est la totalité de son être qui revêt un aspect nouveau. Nous
verrons bientôt que cette différence n'est qu'apparente et qu'il existe
des animaux chez qui les transformations, si bien mises en relief par
Gœthe chez les plantes, se retrouvent avec tous leurs caractères.

Naturellement ces métamorphoses éveillent chez Gœthe l'idée que les
êtres vivants ne sont pas enchaînés dans des formes immuables et que
leurs caractères ont pu se modifier avec le temps. Comme Lamarck et
Geoffroy Saint-Hilaire, Gœthe est donc _transformiste_, et il donne une
part très grande à l'influence du milieu dans les modifications que les
organismes peuvent subir.

Telles furent aussi les idées de Kielmeyer, qui, sans avoir presque rien
écrit, exerça par son enseignement une puissante influence sur l'esprit
des naturalistes allemands. On ne connaît guère de lui qu'un discours
prononcé en 1796 à l'ouverture de son cours à l'université de Tubingue.
Comme Gœthe, Kielmeyer se rencontre plus d'une fois avec Geoffroy, bien
qu'on ne puisse contester à l'un et à l'autre l'indépendance de ses
idées. Kielmeyer pense, en particulier, que les animaux inférieurs
représentent, à l'état permanent, les formes transitoires que traversent
les animaux supérieurs pour arriver à leur forme définitive. Chaque
forme inférieure peut donc être considérée comme un arrêt de
développement d'une forme supérieure, et réciproquement chaque forme
supérieure traverse dans le cours de son développement des formes
analogues aux formes inférieures du groupe auquel elle appartient. C'est
ainsi que les grenouilles sont d'abord de véritables poissons, que les
mammifères ont un instant une circulation de reptiles, et que, suivant
la remarque faite par Autenrieth, en 1800, mais dont l'importance n'a
été bien sentie qu'en 1806 par Geoffroy Saint-Hilaire, ils présentent à
un certain moment dans leur tête le même nombre d'os que les poissons,
etc. Ainsi réapparaît une idée que nous avons déjà rencontrée plusieurs
fois, que développera plus tard M. Serres, mais qui ne reprendra toute
sa valeur philosophique qu'après l'apparition du transformisme
scientifique et sera traduite alors par cette proposition fondamentale:
l'embryogénie d'un animal n'est que la répétition abrégée des phases
qu'a traversées son espèce pour arriver à sa forme actuelle.

De telles corrélations entre les formes inférieures et les formes
supérieures du règne animal supposent évidemment que toutes ces formes
ne sont que le développement d'un seul et même plan, dont l'exécution a
été poussée plus ou moins loin. L'unité de plan de composition compte
donc en Allemagne, aussi bien qu'en France, des partisans résolus;
l'idée s'est développée simultanément dans les deux pays, comme le
prouvent les dates des premières publications qui y sont relatives.

Un pareil accord entre des savants et des penseurs que rien n'avait mis
en relation témoigne que leur idée commune était en harmonie, au moment
où elle a été conçue, avec la plupart des faits connus à cette époque,
ou tout au moins avec les faits qui avaient le plus attiré l'attention.
Mais, comme Cuvier ne tarda pas à le montrer, ces faits n'étaient qu'une
faible partie de la science: on pourrait reprocher à Geoffroy
Saint-Hilaire, et peut-être à Gœthe et à Kielmeyer, d'avoir généralisé
d'une façon absolue l'idée juste qu'ils avaient fait naître. Mais est-ce
là un tort réel? Ce qu'on appelle, non sans quelque dédain, une idée,
dans les sciences naturelles, n'est autre chose que ce qu'on appelle
dans les autres sciences une loi. L'essence d'une loi est de coordonner
entre eux le plus grand nombre possible de phénomènes; on est donc
presque toujours conduit à lui donner tout d'abord une généralité trop
grande; ce sont les travaux qu'elle suscite qui en déterminent ensuite
la portée; mais la loi, même restreinte, n'en conserve pas moins une
valeur; elle vient prendre naturellement sa place dans les conséquences
de quelque autre loi plus générale, qui devient, à son tour, loi
partielle lorsqu'une vérité plus générale encore est découverte. Ainsi,
par une heureuse combinaison des faits et des lois, l'esprit humain
marche sûrement à la conquête de vérités d'ordre de plus en plus élevé,
aspirant sans cesse aux vérités dernières qui pourront lui expliquer son
origine et son avenir.

Les luttes passionnées auxquelles donna lieu l'unité de plan de
composition devaient avoir pour conséquence d'engager les esprits élevés
et indépendants à rechercher quelque formule plus générale qui pût
comprendre les deux doctrines opposées. Deux hommes essayèrent cette
conciliation, empruntant tous deux à Gœthe une part de ses idées:
Richard Owen en Angleterre, Dugès en France. Le premier apportait dans
ses études la précision de Cuvier; il fit aussitôt de nombreux
prosélytes; le second, ardent et persévérant, comme Geoffroy, mourut
sans avoir vu son œuvre justement appréciée dans son pays.



CHAPITRE XIII

DUGÈS

Essai de conciliation des idées de Cuvier et de Geoffroy.--La conformité
organique dans l'échelle animale.--Moquin-Tandon et la théorie du
zoonite.--Généralisation de cette théorie par Dugès.--Théorie de la
constitution des organismes: loi de multiplicité ou de répétition des
parties; loi de disposition; loi de modification et de complication, loi
de coalescence.--Idées de Dugès sur les types organiques.


Au moment même où la grande discussion académique sur l'unité de plan de
composition des animaux allait être close par la mort de Cuvier, un
jeune professeur de la Faculté des sciences de Montpellier, Antoine
Dugès, tentait de s'établir sur un terrain nouveau, où il espérait que
les deux camps pourraient se rencontrer. Évidemment séduit par les idées
de Geoffroy Saint-Hilaire, Dugès est cependant frappé de la valeur des
objections de Cuvier. Il se demande si, en modifiant légèrement la
formule de la philosophie zoologique, il ne sera pas possible de la
sauver de l'anathème dans laquelle cherche à l'envelopper la soi-disant
école des faits. Il sent très bien que l'école n'est pas morte avec son
chef. «Nous nous décidons, dit-il dans la Préface de son _Mémoire sur la
conformité organique dans le règne animal_, nous nous décidons à publier
ce mémoire, pour ne point renouveler les difficultés qui se
présentèrent, à son sujet, lors de la nomination d'une commission
d'examen par l'Académie des sciences, et qui ne cessèrent que quand M.
Cuvier, dont on craignait, sans doute, de heurter les opinions, se fut
lui-même chargé du rapport. M. Cuvier était effectivement l'homme dont
je devais, dans cette circonstance, redouter surtout la prévention et la
partialité: une discussion vive et prolongée l'avait récemment animé
contre des principes fort semblables à ceux que j'émettais à mon tour;
et, malgré tous mes soins pour éviter de paraître m'immiscer dans cette
grande querelle, malgré mes efforts pour faire ressortir l'indépendance
de mes opinions personnelles, l'impartialité de mes emprunts à d'autres
doctrines, je n'avais pu réussir à calmer la sévérité ombrageuse qu'il
portait dans l'étude de la nature, ni la répugnance qu'il manifestait
hautement pour toute généralisation, un peu hardie, un peu hâtive.
Lui-même m'avait annoncé un jugement rigoureux, et j'ignore jusqu'à quel
point j'étais parvenu à en adoucir l'âpreté dans une longue
conversation.» Dugès ne cherche cependant plus à établir l'unité de plan
de composition du règne animal; il se propose seulement de montrer que
les différents types du règne animal sont reliés entre eux par des
transitions ménagées, que l'on peut «de modification en modification, et
par un enchaînement successif, parcourir toute l'échelle animale et
reconnaître la conformité _médiatement_ ou _immédiatement_ entre deux
animaux, quels qu'ils soient, à quelque classe qu'ils appartiennent.»

En quoi consiste cette _conformité_ que Dugès substitue à l'_unité de
plan_ dans la structure des animaux? On pourrait désirer que Dugès le
dise plus nettement. À travers les obscurités ou les erreurs que lui
impose l'état de la science à son époque, on voit apparaître cependant
pour la première fois, dans toute sa généralité, une idée féconde, dont
les conséquences sont loin d'être encore épuisées.

La science venait à peine d'accueillir la belle conception, agrandie par
Gœthe, de la nature composée des végétaux et de la métamorphose de leurs
organes. Dunal s'était demandé s'il n'existait pas quelque chose
d'analogue dans le règne animal, et il avait entrevu que les animaux
invertébrés peuvent être considérés comme des associations, des colonies
d'animaux plus simples, diversement groupés. En 1827, Moquin-Tandon,
dans sa _Monographie des hirudinées_, avait donné plus de précision à
cette manière de voir en montrant que chacun des segments du corps d'une
sangsue est identique à ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent,
que chacun de ces segments contient tout ce qu'il lui faut pour vivre
d'une vie indépendante, peut être considéré comme un organisme distinct,
un petit animal, un _zoonite_. Tous les animaux articulés de Cuvier se
laissent, comme la sangsue, décomposer en zoonites; tous ces animaux ne
sont, en conséquence, que des assemblages d'animaux plus simples, de
zoonites, disposés en série linéaire. Généralisant cette idée, Dugès
cherche à montrer qu'elle est applicable non seulement aux articulés,
mais à tous les invertébrés et aux vertébrés eux-mêmes. Les polypes
d'une colonie de corail, d'une colonie de bryozoaires sont des zoonites
au même titre que les segments d'un insecte; ils sont seulement disposés
d'une autre façon. Des zoonites peuvent, en effet, se grouper en série
linéaire, ou se placer comme des rayons autour d'un centre, ou former
des arborescences ramifiées, comme dans le règne végétal; on trouve de
nombreux passages entre ces divers modes d'association, passages qui
établissent un lien entre des animaux paraissant au premier abord tout à
fait différents. Les zoonites ayant toujours la même constitution
fondamentale, les animaux ne diffèrent que par le nombre et le mode de
groupement de ces parties constituantes, et comme, sous ce rapport, il
existe entre eux un nombre infini de transitions, on voit qu'il ne
saurait exister aucune ligne de démarcation entre les différents types
du règne animal. Dugès espère donc avoir découvert les lois de la
constitution des organismes, que cherchait Geoffroy, tout en échappant
aux objections que dirigeait Cuvier contre l'unité de plan de
composition.

Ces lois sont au nombre de quatre:

1° _Loi de multiplicité des organismes_;
2° _Loi de disposition_;
3° _Loi de modification et de complication_;
4° _Loi de coalescence_.

On peut les énoncer ainsi:

1° Tout animal supérieur est composé d'un certain nombre d'_organismes_
plus simples, de _zoonites_.

2° Les zoonites constituant un animal peuvent se grouper soit en une
série linéaire unique, soit en deux séries alternes ou symétriques, soit
en couronne autour d'un axe, soit d'une façon tout à fait irrégulière.
Chez un même animal, ces divers modes de groupement peuvent être
combinés entre eux.

3° Dans un même animal, les zoonites peuvent présenter des formes
diverses, se partager, se distribuer le travail nécessaire au maintien
de leur collectivité.

4° Les zoonites ou les organes qui les composent peuvent présenter
divers degrés de fusion, de manière qu'il devient souvent impossible de
déterminer leur nombre ou leurs limites.

Toutes ces propositions sont rigoureusement exactes; Dugès exprime
encore fort bien l'idée que se font actuellement les physiologistes du
rôle des diverses parties qui entrent dans la composition d'un
organisme. Après avoir décrit les modifications diverses des parties
dans quelques insectes, il conclut[72]:

«Sous le rapport de la sensibilité et de la locomotion, il semble donc
que les segments se partagent, se distribuent le travail pour concourir
plus aisément à un but commun. Cette distribution, ce concours où chaque
partie apporte à l'ensemble son tribut spécial, sont plus marqués encore
quant aux appareils de la vie intérieure. Là, nous voyons tel segment ou
telle région appeler, concentrer ou, pour mieux dire, centraliser et
perfectionner tel appareil d'organes dont les autres segments restent
privés, soit par _abandon_ résultant d'une coalescence partielle qui
attire tous les éléments de même nature vers un centre commun, soit par
atrophie, disparition d'un appareil de fonction rendu inutile dans la
plupart des segments par son grand développement dans un seul qui le
rend apte à servir, en ce qui le concerne, à toute la machine. Cette
communauté, cette convenance réciproque constitue l'individualisation et
concourt, on le sent bien, au perfectionnement de la vie générale. Il en
est de l'association des organismes comme de la société humaine. La
civilisation fait un tout d'une masse d'individus différents, et elle
concourt à augmenter les commodités, les jouissances de chacun d'eux par
le partage des capacités et des occupations. Une peuplade de sauvages
est, au contraire, réduite à la vie la plus simple et la plus grossière.
Dans la première de ces sociétés, nous avons l'image de l'_économie
animale_ chez les êtres les plus élevés de l'échelle, un mammifère par
exemple. Quant à la deuxième, c'est, la vie du ténia, aussi morcelée,
que l'animal lui-même et aussi peu complexe que l'est l'organisation de
l'animal, aussi peu variée que la forme de ses anneaux.»

Ces comparaisons, les physiologistes les limitent encore aujourd'hui, en
ce qui concerne les vertébrés, aux éléments anatomiques; avec une
hardiesse étonnante, Dugès, soutenant une cause qui ne devait trouver
que dans ces dernières années des arguments décisifs en sa faveur,
considère les vertébrés comme des animaux segmentés, formés de zoonites
à la manière des insectes, mais dont les zoonites sont confondus, comme
ceux des araignées. La division de la colonne vertébrale en vertèbres
identiques entre elles est le signe le plus apparent de cette
segmentation des vertébrés; mais il en est d'autres.

La moelle épinière des vertébrés fournit autant de paires nerveuses
qu'il existe de segments vertébraux. Dugès rappelle les expériences de
Chirac et de Legallois qui montrent que la portion de la moelle
correspondant à chacune de ces paires nerveuses possède une véritable
autonomie. Il est ainsi conduit à comparer la moelle des vertébrés à la
chaîne ganglionnaire des animaux articulés. Il prouve du reste que non
seulement quand on passe d'un animal à l'autre, mais encore chez le même
animal, les divers ganglions comprenant cette chaîne peuvent se
rapprocher au point de se souder où au contraire se séparer, s'ils
étaient primitivement soudés. Les recherches de M. Blanchard ont établi
que ce premier cas est le plus général chez les insectes; cependant
Swammerdam avait déjà montré que les ganglions très rapprochés, presque
soudés, de la larve de l'Oryctès nasicorne, de celle du Stratyome
caméléon se séparent quand l'insecte arrive à l'état adulte; ces
résultats ont été beaucoup étendus par les recherches de M. Künckel
d'Herculais et de M. Brandt.

Chaque vertèbre porte dans la région dorsale une paire d'appendices, les
côtes: les sept vertèbres de la région cervicale, les cinq vertèbres de
la région lombaire en sont dépourvues chez les Mammifères. Dugès fait
remarquer que les cinq paires de nerfs lombaires et les cinq paires
cervicales se réunissent respectivement en un plexus et pénètrent
ensuite dans les jambes et les bras, à l'innervation desquels elles sont
presque exclusivement réservées. Or le nombre de doigts qui terminent
les membres de la plupart des vertébrés terrestres est précisément de
cinq. Il est donc légitime de considérer chacun de nos membres comme
résultant de la soudure de cinq appendices correspondant respectivement
à l'un des segments vertébraux qui fournissent les nerfs des membres. La
soudure de ces appendices s'est faite du centre à la périphérie; elle
n'est complète que pour le premier segment des membres; déjà le deuxième
comprend deux os, le troisième en comprend trois, le quatrième quatre,
les quatre autres chacun cinq. L'os hyoïde, la mâchoire inférieure sont
d'autres appendices des vertèbres qui ont gardé une forme voisine de
celle des côtes; enfin la tête doit être considérée, ainsi que le
voulaient Gœthe, Oken et Geoffroy Saint-Hilaire, comme formée d'un
certain nombre de vertèbres, soudées ensemble aussi entièrement que le
sont les segments qui constituent la tête des insectes, et ne demeurant
distincts que par leurs appendices.

Il y a là toute une série d'idées nouvelles, ingénieusement développées
et qui ont été plus récemment reprises et étendues, dans un intéressant
opuscule, par M. le Dr Durand de Gros[73]. Le progrès sur la doctrine de
Geoffroy Saint-Hilaire est incontestable. Dugès ne cherche plus à
expliquer, comme son illustre devancier, l'insecte par le vertébré; il
ne cherche plus à retrouver dans les segments du corps des articulés
l'équivalent des vertèbres des mammifères. Les vertèbres et la colonne
vertébrale ne sont plus des parties fondamentales qu'il faut retrouver à
tout prix. Retournant la proposition de Geoffroy, Dugès étudie le
zoonite là où il est le plus clair, chez l'animal articulé; il détermine
le mode d'association des zoonites et de leurs diverses parties, et il
se propose de retrouver chez le vertébré les traces d'une constitution
fondamentale identique à celle des articulés; les vertèbres et leurs
appendices sont les indications les plus précises de cette constitution.
Cette fois, la comparaison est placée sur un terrain infiniment plus
praticable. Malheureusement les termes de comparaison choisis ne peuvent
encore contenir que des résultats illusoires; l'une des propositions sur
lesquelles Dugès base la conformité organique est d'ailleurs
radicalement fausse, et le succès de la théorie se trouve par cela même
compromis.

Si l'arthropode et le vertébré sont, en effet, l'un et l'autre formés de
zoonites, ce dont les découvertes récentes de Semper et de Balfour ne
permettent plus guère de douter, leur similitude s'arrête à ce point. En
cherchant à poursuivre la comparaison au delà des conséquences
immédiates, nécessaires, de ce mode commun de constitution, Dugès entre
dans une mauvaise voie; il est dominé lui aussi, à son insu, par l'idée
de l'unité de plan de composition. Cette idée, qu'il modifie si
heureusement pour la rendre applicable aux animaux supérieurs, il
l'admet dans toute sa rigueur pour les zoonites: dans sa pensée, tous
les zoonites sont identiques entre eux, et c'est en cela que consiste la
conformité que l'on constate entre les animaux: «Il n'y a pas _unité de
plan_ dans l'échelle animale; mais il y a _conformité_, car les éléments
composants sont toujours de même nature, et leur disposition, quoique
variée, ne suffit pas pour isoler, séparer nettement les animaux qu'ils
constituent[74].»

Pour trouver ces éléments de même nature dont parle Dugès, il faut
descendre aux éléments constitutifs des tissus, à ce que nous nommons
aujourd'hui les _cellules_ ou les _plastides_; Dugès s'arrêtait aux
zoonites. Or les zoonites d'un vertébré ne sont nullement comparables à
ceux d'un articulé, pas plus que les zoonites ou rayons d'une étoile de
mer ne sont comparables à ceux d'une méduse. Dugès est conduit par cette
idée préconçue à des comparaisons évidemment forcées: lorsqu'il
assimile, par exemple, les mandibules des insectes à la mâchoire
supérieure des vertébrés, et leurs mâchoires à la mandibule de ces
derniers; il est encore plus loin de la vérité lorsqu'il croit trouver
un argument en faveur de sa thèse dans la multiplicité des os qui
forment la mâchoire inférieure des Poissons. Toutefois, avec une
sagacité remarquable, Dugès évite ordinairement les écueils dont une
fausse conception de la similitude des zoonites sème sa route, et il
garde tous les avantages que lui donne son mode de comparaison des
vertébrés et des animaux segmentés. C'est ainsi qu'à la fin de son
mémoire, qui est de tous points une œuvre de génie, lorsqu'il s'agit
d'établir comment peut s'effectuer le passage des vertébrés aux
invertébrés, le savant professeur de Montpellier cherche des types
intermédiaires non pas entre les articulés et les vertébrés, mais entre
les vertébrés et les vers, c'est-à-dire précisément là où les
zoologistes actuels les ont trouvés. À la vérité, il croit voir entre
les sangsues et les lamproies des affinités qui ne sont pas aussi
voisines qu'il est tenté de le croire: la ventouse buccale des sangsues
ne saurait être, sans exagération, comparée à celle des lamproies; les
poches respiratoires de ces poissons ne sont nullement homologues des
poches latérales du ver, qui ne sont autre chose que des reins; mais
Dugès n'avait choisi ces moyens de rapprochement qu'en raison de la
connaissance imparfaite que l'on avait, à son époque, des types qu'il
s'agissait de comparer, et il demeurait frappé des ressemblances
générales de ces derniers.

Débarrassé des complications qui résultaient pour Geoffroy Saint-Hilaire
et pour Ampère de la comparaison qu'ils avaient essayée entre le
squelette interne des vertébrés, désormais relégué au second plan, et le
squelette externe des articulés, il retient cependant l'idée que le
vertébré et l'articulé ont, relativement au sol, une attitude opposée;
il insiste avec raison sur l'identité absolue de disposition que l'on
observe dans les organes d'un animal annelé et d'un vertébré couché sur
le dos, et arrive ainsi aux assimilations les plus légitimes. Il
rappelle que ce renversement de l'animal se manifeste déjà dans
l'embryon, comme l'ont montré Hérold et Rathke, et étend
considérablement la liste, donnée déjà par Geoffroy, des animaux qui ont
abandonné l'attitude normale de leurs congénères pour en prendre une
plus ou moins différente. Ainsi les Paresseux demeurent presque toujours
accrochés aux branches d'arbre le dos en bas; les nyctéribies et divers
acarus parasites marchent sur le dos; c'est également sur le dos que
nagent les notonectes, parmi les insectes; les apus, les branchippes,
parmi les crustacés; tous les hétéropodes, parmi les mollusques; le
Gemel (_Pimelodus membranaceus_) et, dans certains cas, le remora, parmi
les poissons. Chez ce dernier, la face dorsale, demeurant le plus
souvent appliquée contre un corps étranger, a tout à fait l'aspect de la
face ventrale des autres poissons. Mais il existe aussi, dans le règne
animal, d'autres changements d'attitude non moins remarquables. L'homme,
parmi les mammifères, les manchots, les pingouins, parmi les oiseaux,
marchent debout, dans une position exactement perpendiculaire à celle
des autres vertébrés de leur classe. Les pleuronectes et l'_amphioxus_,
parmi les poissons, les peignes, les huîtres, les anomies, les
tridacnes, parmi les mollusques, demeurent constamment couchés sur le
côté, tandis que les _gammarus_, ou crevettines d'eau douce, qui sont
des crustacés, marchent sur le côté et nagent indifféremment sur le dos
ou sur le ventre. Beaucoup d'annélides et certains myriapodes peuvent de
même, sans difficulté, marcher sur le dos ou sur le ventre, et il en est
qui n'avancent qu'à reculons. Dugès aurait encore pu ajouter que les
cirripèdes et les ascidies passent la plus grande partie de leur
existence fixés la tête en bas, que c'est l'attitude normale de tous les
mollusques lamellibranches et celle dans laquelle dorment et se reposent
les galéopithèques et les chauves-souris. De tous ces faits, on doit
conclure avec Geoffroy que, chez les divers animaux, des régions du
corps anatomiquement identiques peuvent occuper, par rapport à nos
points de repère habituels, le sol et le ciel, les positions les plus
variées, et que, dans ses comparaisons, l'anatomiste ne doit tenir aucun
compte de ces positions.

Dugès est également assez souvent heureux lorsqu'il cherche à établir
entre les régions du corps des animaux de type différent des
comparaisons plus rigoureuses que celles qui ont cours dans la science.
C'est ainsi qu'il donne de la tête la seule définition physiologique et
morphologique que l'on puisse accepter aujourd'hui: «C'est la région
antérieure, celle qui guide les autres, où l'on trouve des parties
modifiées en organes des sens (phanères) et des appendices locomoteurs
destinés à la préhension, à la division des aliments... Cette région est
composée de plusieurs segments ou zoonites; mais leur coalescence est
souvent telle que l'esprit d'analyse le plus exact n'arrive à la
décomposer que par des conjectures qui laissent toujours au moins
quelque incertitude sur le nombre des segments.» Seulement Dugès,
voulant comparer de trop près l'articulé et le vertébré, s'engage
bientôt dans une voie qui demeure sans issue.

D'autres causes viennent d'ailleurs enrayer l'essor que les idées
fécondes contenues dans le _Mémoire sur la conformité organique_
auraient pu donner à la zoologie. Bien que grand admirateur de Lamarck
et de Geoffroy Saint-Hilaire, Dugès, qui s'était laissé entraîner vers
la zoologie par les séductions magiques du génie de Cuvier, ne paraît
pas avoir deviné l'importance que devait prendre plus tard le
transformisme. Il ne se demande nulle part, dans son mémoire, quelle a
pu être l'origine des animaux qu'il étudie, et paraît croire, comme son
premier maître, qu'ils ont été et seront toujours ce que nous les voyons
aujourd'hui. Il remarque que quelques-uns sont réduits à un seul
zoonite, que chez les myriapodes les zoonites se forment successivement;
mais il ne lui vient pas à l'esprit, ce qui n'aurait certes pas échappé
à Lamarck ou à tout autre transformiste, que les animaux simples,
réduits à un seul zoonite, pourraient être les ancêtres, les
progéniteurs; encore persistants, des animaux formés de plusieurs
zoonites; il ne cherche pas quelles causes, en déterminant le mode de
groupement des zoonites, soit en couronne, soit en ligne droite, ont pu
donner ainsi naissance à ce que Cuvier appelle les types organiques.
Bien au contraire, ces types sont pour lui primitifs; dès le début de
son évolution, chaque animal porte l'empreinte du type auquel il
appartient: «Chaque espèce d'animal a sa forme particulière (tant
intérieure qu'extérieure), son _type propre_, et ce dès sa première
origine, sans pouvoir dire en quoi consiste la cause première qui marque
ainsi _primordialement_ l'animal d'un cachet caractéristique, qui
empêche les espèces de se multiplier sans règles comme sans limites, qui
empreint des traits particuliers et de famille aux individus d'une même
espèce; on ne peut méconnaître là une puissance quelconque, et l'on peut
au moins l'étudier dans ses effets. Tout en passant par des
transformations _comparables_ aux principaux, degrés de l'échelle
animale, l'embryon n'en a pas moins toujours ses caractères
particuliers.» On reconnaît là l'influence des recherches et surtout des
idées de Von Baër; mais, en 1831, les fondements de l'embryogénie
étaient à peine jetés; non seulement on ne savait presque rien du mode
d'évolution des animaux inférieurs, mais on savait même fort peu de
chose sur le développement des plus élevés, et Dugès était déjà en
avance sur son temps lorsqu'il décrivait la reproduction par division
transversale d'une espèce de Planaire, la _Catenula lemnæ_.

La loi de conformité organique est donc une sorte de loi métaphysique,
comme la loi de l'unité de plan de composition; elle ne prétend pas
expliquer la filiation des animaux: elle se borne simplement à constater
leur mode de structure et ne cherche à établir entre eux qu'un lien
purement théorique, j'allais dire purement théologique. On sent du reste
flotter vaguement, autour de cette conception première, d'autres idées
plus métaphysiques encore. Parfois se trahit la préoccupation toute
pythagoricienne de trouver chez des animaux, d'ailleurs très différents,
les mêmes parties en même nombre, sans que rien puisse faire présumer
que le nombre cherché soit constant: ainsi Dugès s'efforce de montrer
que le cou des vertébrés est formé de trois vertèbres, comme le thorax
des insectes de trois articles; il croit voir de même une correspondance
entre les cinq paires de pattes des crustacés décapodes et les cinq
appendices primitifs, dont la soudure constitue, suivant lui, les
membres des vertébrés supérieurs.

En un mot, il s'imagine que les mêmes parties doivent se trouver en même
nombre et peuvent être désignées par les mêmes noms chez les vertébrés
et les articulés; il dresse un tableau comparatif des parties du corps
chez ces animaux et parvient à un semblant de démonstration de leur
identité de structure. Il est évident que Dugès ne peut admettre un seul
instant que ces prétendues lois numériques régissent le règne animal
tout entier; il possède des connaissances trop étendues pour que la
pensée ait pu lui venir de retrouver chez un siphonophore tous les
zoonites de l'écrevisse ou du chat; mais quand on en vient à chercher
des ressemblances dont la seule explication réside dans une volonté
supérieure, il n'y a aucune raison de s'arrêter, et les nombres ont
quelque chose de fatidique qui semble, à toutes les époques, avoir
fasciné certains esprits. Mac Leay, entomologiste distingué, n'a-t-il
pas fondé tout un système de divisions zoologiques sur l'excellence du
nombre cinq, qu'il considérait comme ayant régi toute l'évolution
organique?

C'est la même tendance métaphysique qui conduit Dugès à penser que les
divisions du règne animal peuvent être distribuées sur deux cercles
tangents, l'un comprenant les invertébrés, l'autre les vertébrés. Ces
cercles sont ingénieusement construits, comme on peut s'en assurer en
jetant les yeux sur la reproduction que nous en donnons ci-après, mais
ne correspondent à rien dans la nature. De telles tentatives témoignent
simplement, chez leur auteur, de la conviction profonde que la
continuité de l'univers doit pouvoir s'exprimer par une ligne
géométrique simple: la ligne droite n'ayant pas réussi à Bonnet, Dugès
s'était arrêté au cercle.

Malgré ces défauts inhérents à l'époque où il fut écrit, on ne saurait
estimer trop haut la valeur des idées morphologiques développées et
souvent établies dans le _Mémoire sur la conformité organique_. Publié
au moment même où venait de se terminer la lutte entre ces deux
redoutables athlètes: Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, le mémoire de
Dugès fut peu remarqué, eu égard à sa valeur; un petit nombre de savants
étaient d'ailleurs en état d'en comprendre toute la portée, et Dugès
lui-même n'avait fait que l'entrevoir. Bien qu'on lui ait fait de
fréquents emprunts, le _Mémoire sur la conformité organique_ n'a guère
été cité, depuis la mort de son auteur, qu'à titre de curiosité
scientifique. On doit cependant le considérer comme ayant, pour la
morphologie animale, la même importance que l'essai de Gœthe sur les
métamorphoses des plantes, pour la morphologie végétale.

Bientôt les découvertes vont se succéder, les unes apportant une
éclatante confirmation aux vues de l'anatomiste de Montpellier, les
autres élargissant davantage les horizons entrevus par lui; mais on a
perdu le fil conducteur un moment saisi; le nom de Dugès est à peine
prononcé, alors qu'il pourrait être mis à côté de ceux de Lamarck et de
Geoffroy. Puissions-nous dans ces quelques lignes avoir contribué à
réparer l'injustice involontaire des zoologistes envers un des hommes
les plus éminents de ce siècle. Cette injustice était d'ailleurs la
conséquence fatale des dures conditions que la lutte entre Geoffroy
Saint-Hilaire et Cuvier avait faites, en France, à la philosophie
zoologique, et du discrédit dans lequel devaient faire tomber la
philosophie zoologique les excès d'une école allemande dont nous devons
maintenant nous occuper.

[Illustration: DISTRIBUTION DES ANIMAUX D'APRÈS DUGÈS

                             MONADAIRES

                              Monadistes.

                             Confervistes.
                            /            \
                Stéphanomistes.          Uvellistes.
DIPHYARES                                                ACTINIAIRES
             Physalistes.                  Actinistes.
                                             Astéristes.
          Diphystês.        Cercle             Médusistes.
              |               des                   |
              |           Invertébrés.              |
              |                                     |
              |                                     |
          Ascidistes.                            Ténistes.

            Lingulistes.                     Ascaridistes.
                                                   |
              Ostréistes.                   Lombricistes.

                Hélicistes.                  Julistes.
HÉLICAIRES                                               TÉNIAIRES
                  Hyalistes.             Culicistes.

                    Loligistes.        Aranistes.
                         \
                       Balanistes----Astacistes.

                              ASTACAIRES                   HOMINIAIRES

                                            Squalistes
                                           /          \
                                   Cyprinistes.        \
                                                        \
                               Salamandristes.           \
                                                         Ranistes.
                              Lacertistes.    Cercle
                                                des    Crocodilistes.
                              Passeristes.   Vertébrés.  /
                                                        /
                                 Echidnistes.          /
                                           \          /

                                            Hoministes.
]



CHAPITRE XIV

LES PHILOSOPHES DE LA NATURE

Idées de Schelling.--Oken: Les polarités et la genèse de l'univers.--Le
Mucus primitif.--Génération équivoque des infusoires les éléments
anatomiques.--Loi de répétition déduite de la philosophie de la
nature.--L'homme et le microcosme.--Les degrés d'organisation.--Théorie
de la vertèbre; constitution vertébrale du crâne.--Spix: application de
la loi de répétition à l'anatomie comparée.--Carus: Extension de la
théorie de la vertèbre.


La grande école qui commence à Buffon et que continuent Lamarck,
Geoffroy Saint-Hilaire et Dugès en France, Gœthe et Kielmeyer en
Allemagne, rassemble des faits et, par une série d'inductions, cherche à
s'élever de ces faits à une conception générale des rapports qui
unissent entre eux les êtres vivants, conception à l'aide de laquelle
elle s'efforce ensuite de découvrir des faits et des rapports nouveaux.
C'est là, en définitive, la méthode commune à tous les hommes de
science; ils ne diffèrent, à cet égard, que par le plus ou moins grand
nombre de faits entre lesquels leur esprit aperçoit des rapports, par la
généralité plus ou moins grande des idées que leur suggèrent ces
rapports. Les philosophes procèdent volontiers autrement: une idée _a
priori_, aussi élevée, aussi abstraite que possible, leur sert de point
de départ; ils en déduisent ensuite les faits par le raisonnement pur.
C'est ce qu'essaya en Allemagne, au commencement de ce siècle, l'école
dite des _philosophes de la nature_.

Il semble, au premier abord, qu'une pareille façon de faire soit
nécessairement stérile; il n'en est cependant pas toujours ainsi. En
effet, quelle que soit la forme sous laquelle on les exprime, les idées
sont, en définitive, puisées dans les faits; elles contiennent donc
toujours une part de réalité; d'un autre côté, en déroulant leurs
conséquences, le philosophe ne perd jamais de vue les groupes de faits
qu'il se propose d'expliquer; son esprit n'est en repos que lorsque, par
un artifice quelconque de langage, il est parvenu à rattacher plus ou
moins adroitement les faits à l'idée principale; mais, à chaque fois
qu'il a recours à ce procédé, il transforme fatalement la signification
de l'idée première; il y introduit une part plus grande de réalité; ce
ne sont plus des rapprochements entre des abstractions, ce sont des
rapprochements entre des faits réellement analogues qu'il aperçoit, et
de ces rapprochements jaillissent nécessairement des conséquences
exactes, qui frappent d'autant plus l'esprit que le point de départ
avait paru plus paradoxal. C'est là l'histoire de l'école des
philosophes de la nature, le secret de l'enthousiasme que cette école a
un moment suscité, de l'influence que, pendant près d'un demi-siècle,
elle a exercée en Allemagne; c'est la raison des découvertes auxquelles
elle a conduit, des succès réels qu'elle a obtenus.

Le premier des philosophes de la nature fut Schelling, qui avait suivi
les leçons de Kielmeyer, et trouva moyen d'intercaler dans son système
toutes les idées de son illustre maître[75]. Le point de départ de tout
le système de Schelling est l'existence souvent hypothétique, dans la
nature, de certaines forces, de certains êtres qui semblent se
neutraliser par leur union: ainsi l'électricité négative et
l'électricité positive, actives toutes les deux, produisent, en
s'unissant, l'électricité pure et simple, l'électricité absolue, dont
l'existence ne se manifeste par aucun phénomène; les deux fluides
magnétiques, le fluide boréal et le fluide austral, se neutralisent de
même par leur union; les deux sexes des animaux et des plantes,
isolément susceptibles de varier, déterminent par leur union la
production de quelque chose de fixe, l'espèce, qui est une pure
abstraction. Schelling arrive donc à concevoir que cette opposition
apparente ou réelle est la loi générale par excellence, et que c'est
d'elle que tout dérive. De toutes les oppositions, la plus générale est
celle du _moi_ et du _non-moi_, de l'_unité_ et de la _pluralité_, de
l'_esprit_ et du _monde matériel_; ces oppositions ne sont, comme les
deux électricités, que des manifestations différentes d'un principe
universel que Schelling appelle l'_absolu_. Inertes s'ils étaient unis,
et constituant dès lors le néant, le moi et le non-moi, par cela seul
qu'ils sont opposés l'un à l'autre, deviennent actifs comme les deux
électricités et tendent sans cesse à s'unir. Dans leur course l'un vers
l'autre, ces deux éléments subissent des arrêts, et ce sont ces arrêts
qui constituent toutes les apparences du monde, tous les êtres. Ainsi un
courant électrique dont rien ne révèle l'existence se traduit par des
phénomènes sensibles dès qu'il rencontre une résistance, dès qu'il subit
un arrêt. Le moi et le non-moi, l'esprit et le monde matériel étant deux
parties adéquates d'un même tout, on peut dire, en certain sens, que
l'esprit crée le monde et qu'il n'a qu'à regarder en lui-même pour en
trouver toutes les parties; de là cet aphorisme célèbre: «Philosopher
sur la nature, c'est créer la nature.»

Les êtres n'étant que des arrêts successifs d'une même activité, les
plus élevés doivent traverser, dans leur évolution, comme le soutient
Kielmeyer, les formes auxquelles s'arrêtent les plus simples; leurs
organes doivent naître de ceux des êtres inférieurs, ce qui justifie la
doctrine de l'épigénèse, à laquelle s'était arrêté Buffon. Les êtres
organisés, les êtres inorganiques n'étant tous que des manifestations
d'une même activité, tous sont également vivants; l'univers tout entier
n'est qu'un immense organisme, dont le moi, dont l'esprit, dont l'âme
est l'être absolu, c'est-à-dire Dieu, qui serait le néant si le monde
n'existait pas.

Schelling, en développant son système, se tient volontiers dans les
généralités; Oken se charge de le faire pénétrer dans le menu détail des
phénomènes; il lui donne en même temps des dehors plus rigoureux: les
mathématiques, les sciences physiques, la biologie, viennent à point
nommé fournir des arguments, des comparaisons, des apparences de
démonstration. Toute sa philosophie repose sur cette identité:

     + A - A = 0,

qui est une généralisation arithmétique des oppositions ou polarisations
de Schelling. Cette identité mathématique contient à la fois l'univers
matériel représenté par le terme + A, et l'esprit représenté par le
terme - A; l'union intime de ces deux termes, c'est le divin, c'est
l'absolu, c'est le zéro, c'est le néant d'où tout est sorti. L'univers
matériel, le fini, l'espace, le temps, c'est l'absolu passif; l'idéal,
l'infini, l'éternel, c'est l'absolu actif. L'absolu, s'opposant ainsi à
lui-même, de manière à devenir à la fois actif et passif, fait acte de
création. L'absolu actif ou le _posant_, l'absolu passif ou le _posé_ se
confondent dans l'_unissant_, comme le plus et le moins se confondent
dans le zéro; ces trois formes de l'absolu sont les trois personnes de
la Trinité qui est Dieu. Oken trouvera de même le moyen d'expliquer
beaucoup d'autres mystères. Mais il ne reste pas sur ces sublimes
hauteurs; il en descend d'abord pour établir un principe assez semblable
au principe mécanique de l'_action_ et de la _réaction_; d'après lui,
toute force est double et composée d'une force négative et d'une force
positive; le mouvement résulte de cette polarisation de la force, dont
les deux termes tendent sans cesse à se neutraliser sans y arriver
jamais. Plus les termes de sens contraire qui composent une même force
seront nombreux et différents, plus le mouvement qu'ils déterminent sera
actif. Mais le mouvement, c'est la vie; la vie sera d'autant plus
intense que les êtres qui la possèdent contiendront plus de diversité.
Or l'être le plus vivant, c'est l'homme: il contient toutes les
diversités; chacune de ces diversités est une des formes possibles de la
vie, un être. L'homme contient donc en lui le monde tout entier. Tout
animal n'est qu'une réduction de l'homme, un organe isolé, ou un
assemblage d'un certain nombre des organes qui se trouvent dans l'homme.
C'est là, on le comprend, le point de départ de tout un système de
zoologie que nous développerons tout à l'heure.

Mais comment ont pu se former les êtres vivants? Il faut, pour arriver à
l'expliquer, pénétrer tout le système de Oken, dont les diverses parties
sont reliées entre elles avec autant de soin que les théorèmes
successifs de la géométrie.

L'absolu, en s'opposant à lui-même, crée la matière; celle-ci, n'étant
que l'absolu passif, est une: c'est l'_éther_. L'absolu non polarisé,
correspondant au zéro, est représenté par le point; l'absolu polarisé
s'écarte de lui-même: c'est le point étendu, la sphère. L'éther est donc
sphérique; il tend à rentrer dans l'absolu, à tomber vers son centre, il
est donc pesant et toujours en mouvement; mais il ne peut s'unir à
l'absolu, il tourne donc autour de lui. L'absolu, c'est le point, le
centre; toute sphère tourne donc autour de son centre.

L'éther est double, comme l'absolu lui-même; il doit donc, comme lui, se
polariser. Il ne peut le faire qu'en se divisant, comme l'absolu, en
sphères tournant sur elles-mêmes, les unes actives, les autres passives.
L'éther ainsi polarisé donne naissance aux astres: les sphères actives
sont les soleils, les sphères passives sont les planètes qui tendent à
rejoindre le soleil pour rentrer dans leur absolu, et tournent, par
conséquent, autour d'eux. La tension qui sépare les soleils des planètes
est ce que nous appelons la lumière; cette tension est la cause de la
polarisation de l'éther en soleils et planètes, elle se produit aux
dépens de l'éther, la matière des physiciens: il n'y a donc pas de
matière sans lumière. De la lutte de la lumière contre l'éther non
polarisé naît la chaleur; la lumière et la chaleur produisent ensemble
le feu.

Les planètes sont comme les soleils une _trinité_, un absolu dont les
éléments actifs et passifs, les liquides et les solides, sont séparés
par une tension, constituant l'air; l'ensemble de ces trois parties, le
solide, le liquide, l'aérien, est désigné par Oken sous le nom de
_galvanisme_. Les minéraux, l'un des produits de cette polarisation,
doivent leur solidité à une force nouvelle, le _magnétisme_; leur
polarisation se traduit par la forme cristalline. La chaleur électrise
les cristaux; une autre force, qui est le _chimisme_, tire de
l'_indifférenciation_ les deux électricités, et cette force dissociante
tend à produire la liquéfaction.

Le chimisme transforme les minéraux et les amène à un dernier degré de
modification qui est le carbone. Le carbone ayant subi les trois actions
particulières de solidification, de liquéfaction et d'aérification ou
d'oxydation, qui constituent le galvanisme général, tout à la fois
solide, liquide et élastique, devient une sorte de mucus, la _gelée
primitive_, le _Urschleim_. La gelée primitive et le sel, uniformément
répandus dans la mer, sont les produits d'une polarisation particulière,
due à la lumière. La mer est organisée comme le mucus répandu partout
dans sa masse; c'est d'elle qu'est sorti tout ce qui a vie. La vie n'est
qu'une forme du galvanisme; la gelée primitive doit donc avoir les trois
pouvoirs de solidification, de liquéfaction et d'oxydation: ces trois
pouvoirs correspondent aux trois fonctions d'assimilation, de digestion
et de respiration. La gelée primitive ainsi douée s'organise, comme
l'éther primitif. Ne pouvant former une sphère unique, sans quoi elle
reconstituerait la planète, elle se divise en une infinité de sphères;
ces sphères sont les infusoires, qui naissent ainsi directement de la
gelée par _génération univoque_. Les animaux et les plantes ne sont que
des agglomérations d'infusoires; en se dissociant, ils se résolvent
effectivement en une infinité d'infusoires qui apparaissent ainsi par
_génération équivoque_.

C'est l'action de la lumière qui a déterminé la transformation des
infusoires en animaux et en plantes. Les végétaux retenus en partie dans
la terre, n'ayant pas suffisamment éprouvé l'action de la lumière,
s'élancent du sol pour la chercher et produisent les fleurs quand ils
ont été suffisamment ennoblis par son contact; mais ils tiennent encore
à la terre comme la terre au soleil; ils représentent donc, dans cette
trinité qui est le monde vivant, l'élément planétaire; tandis que les
animaux, libres comme le soleil qui ne tient à rien, en sont l'élément
solaire. Les végétaux ne contiennent que les représentations des trois
éléments planétaires, le solide, l'humide, l'élastique; les animaux
contiennent, en outre, la représentation d'un élément solaire, la
lumière. Cet élément est déjà représenté dans la partie la plus noble de
la plante, dans la fleur, ramenée par son évolution à l'origine de tout,
au _point_, représenté par les grains de pollen. L'animal est une fleur
sans tige; il commence par où la plante finit; il n'est d'abord qu'une
sorte de semence animée par la lumière, un «utérus sensible»; c'est le
cas des infusoires. Toutes les parties de la plante sont représentées
dans l'animal, mais ennoblies par la lumière; l'animal lui-même est un
système analogue au système cosmique; il a sa partie planétaire
représentée par les os, sa partie solaire représentée par le système
nerveux, formé de points semblables aux grains de pollen, mais unis
entre eux. Une partie moyenne, participant de l'os et du nerf, est la
chair.

En appliquant indéfiniment le même système, en imaginant que chaque
terme de l'évolution du monde est obtenu par le dédoublement d'un terme
préexistant en deux parties unies par une troisième à l'état de tension,
en combinant ensemble les différents termes déjà obtenus, Oken arrive
ainsi de proche en proche à se représenter tous les phénomènes jusque
dans le moindre détail. Chaque chose, chaque phénomène étant tiré d'une
chose, d'un phénomène préexistants et pouvant donner, naissance, par la
répétition d'un procédé toujours le même, à des choses, à des phénomènes
nouveaux, il est évident que chacun des termes d'une série d'évolutions
est représenté dans tous les autres; de là cet aphorisme célèbre: «Tout
est dans tout», dont la loi de la _répétition des parties_ dans
l'organisme n'est qu'une conséquence particulière.

Cette répétition des parties n'est, comme nous l'avons montré
ailleurs[76], qu'une conséquence d'un phénomène plus général,
essentiellement réel, le phénomène même de la reproduction; la
constitution cellulaire des organismes, les phénomènes d'épigénèse, la
division du corps des animaux articulés ou rayonnés en segments
équivalents entre eux, la division en vertèbres de la partie
fondamentale du squelette, sont le résultat d'une répétition continuelle
des processus, faciles à observer, de la reproduction. Un système basé,
comme celui d'Oken, sur la répétition indéfinie des mêmes actes, des
mêmes phénomènes, devait se montrer d'accord avec la nature toutes les
fois que la nature présentait de réelles répétitions; or c'est
précisément le cas pour les plantes et pour les animaux, comme Gœthe
l'avait justement conclu de l'observation. Il devait également se
trouver d'accord avec la nature dans tous les cas où un phénomène
résulte du conflit de deux causes, dont les influences contraires se
neutralisent en partie. C'est ainsi que l'observation a confirmé
certains _a priori_ de Oken, tels que ceux-ci:

«La fixité des espèces est en grande partie due à la reproduction
sexuée.

«Les animaux et les plantes sont composés d'élément originairement
semblables entre eux, analogues à des infusoires, les cellules.

«Tous les êtres vivants se développent par épigénèse.

«Les organismes élevés résultent de la réunion de parties semblables qui
se répètent, en se disposant de façons diverses.

«Beaucoup d'organismes inférieurs peuvent être considérés comme
résultant de l'association d'un certain nombre d'organes ou de parties
qui ne se trouvent au complet que dans les organismes plus élevés.»

Il est vrai que quelques-unes de ces vérités avaient déjà été trouvées
en dehors de lui et par une toute autre voie. D'ailleurs Oken ne fait,
en quelque sorte, que traverser le monde réel que son esprit rencontre
par hasard dans sa course rapide. Il se laisse à peine retarder par le
choc, et bientôt, reprenant sa libre allure, il se lance avec une
vitesse nouvelle dans le champ infini des spéculations.

Étudiant les animaux, il se préoccupe de retrouver dans leur ensemble la
représentation de chacune de leurs parties, dans chaque partie la
représentation du tout. L'animal n'est, comme les infusoires qui
composent son corps, qu'une simple vésicule limitée par la peau; c'était
d'abord une vésicule fermée réduite à la peau; le tube digestif n'est
qu'une portion de la peau de cette vésicule primitive, refoulée au
dedans et privée de l'action de la lumière; la peau produit, sous
l'action de l'air, les branchies; les poumons ne sont que des branchies
retournées et rentrées à l'intérieur du corps; l'aorte est une
répétition de la trachée-artère; il en est de même du canal thoracique;
le foie est un cerveau auquel se rendent les vaisseaux intestinaux et
pulmonaires, comme les nerfs au cerveau proprement dit; la vésicule
biliaire répète l'intestin dans le système dont les poumons représentent
la peau; ce système s'étant développé à l'abri de la lumière, comme le
fœtus, le fœtus tout entier n'est d'abord qu'un foie. Le système osseux
dérive du foie à la suite d'un commencement d'action de la lumière sur
cet organe; il abrite le système nerveux et sert de soutien au système
musculaire. Le ventre et le dos de l'animal se représentent
respectivement; mais le dos est la partie solaire de l'animal, le ventre
sa partie planétaire: de là leur orientation réciproque. Le ventre,
étant incomplètement soumis à l'action de la lumière, n'a qu'une colonne
vertébrale incomplète, le sternum; il représente dans l'animal une
partie demeurée végétale. Le squelette a aussi sa partie animale et sa
partie végétale; les disques des vertèbres et les côtes sont les parties
végétales, les membres les parties animales; les membres ne sont que des
côtes plus animalisées et soudées entre elles; une main résulte de la
soudure de cinq côtes représentées par les doigts.

La tête est la partie essentiellement animale de l'animal; le tronc, qui
est déjà polarisé en dos animal et ventre végétal, demeure de nature
plus végétale: il équivaut à la partie la plus élevée de la plante et
représente un animal sexuel opposé à l'animal cérébral. Mais la tête
reproduit le tronc; elle a donc une colonne vertébrale, le crâne, qui
doit se décomposer en vertèbres; des bras, les mâchoires; des doigts,
les dents; un thorax, le nez; un poumon, l'ethmoïde; un estomac, la
bouche; un diaphragme, le voile du palais; des jambes, les bras.

Bien plus, la peau, l'intestin, le poumon, la chair, le système nerveux
sont autant d'êtres complets se représentant réciproquement. Chacun
d'eux est un organisme, et son épanouissement complet aboutit à la
production de l'un des organes des sens, qui en est comme la fleur. La
fleur étant un animal, chaque organe des sens est un animal parasite,
dans lequel l'animal entier est représenté. Le plus parfait de tous est
l'œil, véritable cerveau qui va au devant de la peau.

L'animal sexuel reproduit à son tour l'animal cérébral; de là la
ressemblance entre les membres antérieurs et les membres postérieurs: le
bassin est le thorax de l'animal sexuel; l'ilion, son omoplate;
l'ischion, sa clavicule; le fémur, son humérus, etc.

Il était impossible que dans cette ardente recherche des répétitions
organiques, où les plus fugitives ressemblances servent à justifier les
plus étranges assimilations, quelques-unes des similitudes réelles des
diverses parties du corps ne fussent pas mises en relief. Oken se
rencontra avec Vicq-d'Azyr pour soutenir l'homologie des membres
antérieurs et postérieurs, avec Gœthe pour établir la constitution
vertébrale du crâne; bien souvent d'ailleurs, il saisit au vif le
caractère essentiel d'un organe; tout à coup, parmi ses métaphores,
jaillit une phrase incisive qui signale un rapport inattendu et le grave
désormais dans l'esprit; combien de ces phrases, de ces expressions sont
tombées dans le vocabulaire courant des naturalistes!

Si chacune des parties de l'homme n'est que la répétition de l'homme
tout entier, le règne animal, nous l'avons dit, ne fait aussi que
répéter l'homme; les animaux ne sont que les organes contenus dans
l'homme, isolés ou diversement unis. Les animaux peuvent donc être
classés d'après leur degré de complication, et Oken désigne chaque
groupe par le nom du système qui lui paraît prédominant chez lui. Voici
le tableau du règne animal auquel il s'est arrêté:

1er Degré.--Animaux intestins, animaux corps, animaux tact: Invertébrés.

1er _Cycle_.--Animaux digestion: Rayonnés.
      Cl. 1.--Animaux estomac: Infusoires.
      Cl. 2.--Animaux intestin: Polypes.
      Cl. 3.-Animaux chylifères: Acalèphes.

2e _Cycle_.--Animaux circulation: Mollusques.
      Cl. 4.--Acéphales.
      Cl. 5.--Gastéropodes.
      Cl. 6.--Céphalopodes.

3e _Cycle_.--Animaux respiration: Articulés.
      Cl. 7.--Animaux peau: Vers.
      Cl. 8.--Animaux branchies: Crustacés.
      Cl. 9.--Animaux trachées: Insectes.

2e Degré.--Animaux chair, animaux tête: Vertébrés.

4e _Cycle_.--Animaux charnels.
      Cl. 10.--Animaux os: Poissons.
      Cl. 11.--Animaux muscles: Reptiles.
      Cl. 12.--Animaux nerfs: Oiseaux.

5e _Cycle_.--Animaux sensuels.
      Cl. 13.--Animaux sens: Mammifères.

Naturellement, dans chaque division, le même système est poursuivi avec
une implacable rigueur. Seulement l'_a priori_ n'existe plus que dans
les dénominations des divisions; la délimitation des coupes est celle
que viennent indiquer les découvertes qui se succèdent dans le monde
zoologique; Oken ne fait que plier ces découvertes aux exigences de son
système. Il est loin d'ailleurs de demeurer étranger aux recherches
positives. Directeur d'un journal dont l'indépendance égale la renommée,
l'_Isis_, il y enregistre tous les progrès des sciences naturelles;
lui-même se livre à des recherches approfondies d'ostéologie et
d'embryogénie. Par ses travaux, par son enseignement, par son journal,
par l'originalité même de ses idées, par l'étrangeté de son langage, il
acquiert rapidement une immense influence, provoque un mouvement
scientifique des plus remarquables et mérite d'autant plus d'être placé
au nombre de ceux qui ont rendu de réels services aux sciences
naturelles que, si l'idée la plus générale de son système s'effondre, un
grand nombre d'idées justes, de rapprochements nouveaux, de faits bien
observés qu'il a rencontrés en route demeurent définitivement acquis au
trésor des connaissances positives de l'esprit humain. Le retentissement
de ses idées s'étend même jusqu'à notre époque; l'université d'Iéna,
dont il fut l'un des professeurs éminents, a gardé le privilège d'être
une université d'avant-garde, et l'on retrouve parfois dans la parole
d'Hæckel, son successeur, une sorte d'écho lointain de sa voix.

Comme Oken, Hæckel fait jouer au carbone un rôle prépondérant dans la
production des corps organisés; il a espéré et pense encore avoir trouvé
dans le fameux _Bathybius_, extrait du fond de l'Atlantique par le
_Porcupine_, la gelée primitive, le _Urschleim_; les théories bien
connues et vraies, en grande partie, de la _Planula_ et de la
_Gastrula_, représentent assez bien les phases successives du
développement des animaux telles que les devinait Oken. Comme Oken,
Hæckel admet que certains animaux peuvent s'arrêter dans leur évolution
à l'état d'organe isolé, et n'y a-t-il pas quelque analogie entre ce
procédé unique à l'aide duquel le fondateur de l'_Isis_ crée le monde,
et le monisme, base de la philosophie hæckélienne?

       *       *       *       *       *

Il était difficile d'exagérer les idées de Oken; contrairement à ce qui
arrive d'ordinaire, ses élèves s'appliquèrent à en restreindre la
portée, à les rapprocher davantage de la réalité, à chercher la
signification vraie des faits sur lesquels le maître avait jeté le
manteau bizarre de sa fantaisie.

Spix (1781-1826) se borne à dire que la nature se développe par degré et
que chaque degré n'est que le perfectionnement du degré immédiatement
inférieur: la terre devient eau, l'eau devient air, l'air devient
lumière. On demeure quelque peu confondu de voir des hommes d'ailleurs
éminents parler de semblables transformations plus de trente ans après
la mort de Lavoisier, à une époque où la chimie est depuis longtemps
assise sur des bases inébranlables. Ce développement successif des
parties est plus manifeste dans la nature organique que dans la nature
inorganique; il aboutit à la fleur chez les végétaux; chez les animaux,
il aboutit à la formation d'une tête. Les animaux les plus simples
(zoophytes et vers) sont, pour ainsi dire, réduits à un abdomen; chez
les poissons, la tête commence à devenir distincte; elle est nettement
réalisée chez les reptiles et les oiseaux, mais n'atteint tout son
développement que chez les mammifères. Le bassin, squelette de
l'abdomen, le thorax, squelette de la poitrine, ne sont que des essais
de réalisation du squelette céphalique. On trouve dans la tête la
représentation de toutes les parties du corps, mais pour retrouver cette
représentation, Spix, comme Geoffroy Saint-Hilaire, comme Gœthe, comme
Autenrieth, comme Oken, s'adresse aux embryons. Il étaye ses idées de
belles et précises recherches d'ostéologie et d'embryogénie comparées,
qui sont autant d'acquis pour la science. Nous sommes loin, il est vrai,
de la méthode rigoureuse de détermination de Geoffroy Saint-Hilaire;
mais il s'agit de problèmes tout autres que ceux dont s'occupait le
savant français. Les philosophes de la nature ne comparent pas seulement
les animaux entre eux; comme l'avait fait le premier Vicq-d'Azyr,
indépendamment de toute théorie, ils comparent l'animal à lui-même et
cherchent dans chacune de ses parties l'équivalent des autres.

Cependant les recherches accomplies en Allemagne et en France ne sont
pas sans s'influencer réciproquement. Geoffroy, lui aussi, s'occupe de
déterminer, en 1824, la composition vertébrale du crâne, et, par une
définition ingénieuse de la vertèbre, il écarte la plupart des
difficultés que faisaient naître les conceptions métaphysiques des
philosophes de la nature. Inversement, Carus reprend, en 1828, l'idée de
Geoffroy, qui fait vivre les animaux articulés dans leur colonne
vertébrale: il considère trois sortes de vertèbres: une vertèbre
primitive, qui protège les parois du corps; une vertèbre secondaire, qui
protège le système nerveux; une vertèbre tertiaire, qui sépare ce
système du reste du corps. Les animaux articulés ne possèdent que la
première des vertèbres; les vertébrés présentent au contraire trois
vertèbres enfermées l'une dans l'autre; pour Carus, comme pour Oken,
tout est vertèbre; les os mêmes des membres sont des vertèbres
rayonnantes. Carus ne se borne pas d'ailleurs à faire de l'anatomie
comparée; il a tout un système philosophique qui n'est qu'une
modification de celui d'Oken. Lui aussi attribue tous les phénomènes
vitaux à une sorte de polarisation, et, comme cette polarisation se
répète indéfiniment, il en conclut, assez justement, que l'organisme, en
se développant, ne fait que se répéter; ainsi les anneaux d'une annélide
ne sont que la répétition du premier d'entre eux, idée à laquelle
Moquin-Tandon était conduit, de son côté, par l'anatomie comparée et
dont nous avons vu Dugès faire trois ans après un si brillant usage.

Que l'on supprime d'ailleurs, dans l'anatomie comparée de Carus, ce mot
de vertèbre, qu'emploient pour toute partie solide les disciples d'Oken,
que l'on écarte les assimilations métaphysiques qu'il suppose, il reste
des idées morphologiques qui ont pu être avantageusement utilisées
depuis. Il est certain, en particulier, que l'on doit rattacher à
plusieurs systèmes les pièces osseuses que l'on trouve chez les
vertébrés. Les plus anciens de ces animaux possédaient un squelette
dermique très développé, dont les écailles des poissons, les plaques
osseuses de la peau des crocodiles et les carapaces des tortues sont des
modifications diverses; la colonne vertébrale développée au-dessous du
système nerveux, les côtes et le squelette des membres appartiennent à
un tout autre système; mais ces deux systèmes peuvent se confondre plus
ou moins, comme on le voit chez les tortues, et, pour rendre compte de
toutes les particularités que présentent les diverses formes de
squelette, un anatomiste éminent, Gegenbaur, était récemment encore
obligé de faire intervenir tout à la fois des os provenant du squelette
extérieur et des os du squelette intérieur. Carus explique l'existence
de ces divers ordres de squelette par la nécessité où se trouve l'animal
primitif, l'embryon, de se limiter par rapport au monde extérieur; une
partie de la substance vivante se consacre à la production de cette
limite; mais en même temps elle cesse de vivre et devient alors
terreuse. L'animal se limite d'abord extérieurement, produisant une
sorte de coque; ceux qui demeurent à cet état sont des _animaux-œufs_.
Mais l'animal a besoin d'une cavité digestive par laquelle il se trouve
encore en rapport avec le monde extérieur; il doit aussi se limiter de
ce côté; de là les pièces solides diverses dont l'estomac de tant
d'animaux inférieurs est armé. Chez les animaux qui ne présentent ainsi
que deux limites, le système nerveux se trouve naturellement enfermé
dans la cavité du corps avec les viscères: ce sont les _animaux-troncs_;
mais le système nerveux, qui a la direction de tout l'organisme, se
sépare à son tour; un squelette se forme autour de lui pour le protéger,
et les _animaux-tête_ sont réalisés.

Les _animaux-troncs_ se divisent eux-mêmes en _animaux-neutres_, tels
que les mollusques, et en _animaux-poitrines_, tels que les articulés.
On retrouve des divisions analogues parmi les vertébrés.

On remarquera l'importance que Carus attache au système nerveux; c'est
presque, pour lui, un animal dans l'animal. Oken ne s'en faisait pas une
moindre idée, et l'on peut se demander si Cuvier lui-même, qui était
demeuré en rapport avec Kielmeyer et ses élèves, n'avait pas puisé dans
cette école l'idée, tardive chez lui, de faire jouer dans la
classification un rôle prépondérant à ce système. Quoi qu'il en soit, il
y a dans Carus un fait parfaitement saisi: c'est l'existence d'un
certain rapport entre le degré de développement du système nerveux et le
degré de développement du squelette; c'est en effet par le développement
exceptionnel de leur système nerveux que les vertébrés se distinguent de
tous les autres animaux, et ce développement a rendu nécessaire
l'apparition d'une pièce particulière de soutien, la corde dorsale, qui
est devenue le point de départ de la colonne vertébrale, à laquelle se
sont plus tard ajoutées d'autres pièces secondaires, formées d'ailleurs
d'une manière indépendante.

       *       *       *       *       *

Les recherches anatomiques et embryogéniques suscitées par l'école des
philosophes de la nature elle-même ou poursuivies en dehors d'elle,
devaient fatalement amener une réaction contre ses exagérations. Son
influence s'éteint peu à peu, même en Allemagne. Ehrenberg, vouant sa
vie entière à l'observation des animaux microscopiques, témoigna qu'il
avait su complètement échapper à l'influence des doctrines qui
passionnèrent un moment ses compatriotes. Par ses découvertes relatives
au degré de complications des animalcules, par les exagérations même
auxquelles il se laissa entraîner, le savant historien des Infusoires
porta un coup terrible à la théorie de la gelée primitive et, par suite,
à toute la doctrine; mais les faits et les rapports réels à la
découverte desquels celle-ci a conduit, la méthode philosophique
d'interprétation qu'elle a poussée à l'extrême, le besoin d'une
explication des phénomènes observés, restent désormais comme pour donner
une confirmation nouvelle de cet axiome: C'est à travers l'erreur que
l'humanité marche à la conquête de la vérité; ce sont ses fautes mêmes
qui la font progresser.

D'ailleurs l'influence de la philosophie de la nature ne s'était fait
sentir que faiblement en dehors de l'Allemagne. En France, Cuvier et
Geoffroy Saint-Hilaire avaient tracé à la science une voie bien
différente; chacun d'eux conserve ses partisans exclusifs, mais il se
fait aussi des alliances entre les deux écoles. Si l'hypothèse de
l'unité de plan de composition, telle que l'avait connue Geoffroy
Saint-Hilaire, tombe devant les faits, le principe des connexions
demeure debout et l'on en fait d'heureuses applications dans la
comparaison des animaux que Cuvier plaçait dans le même embranchement.
On oublie un peu les questions d'origine pour concentrer toute son
attention sur la détermination des rapports naturels des êtres vivants;
on cherche à tirer des idées combinées de Cuvier et de Geoffroy tout ce
qu'elles contiennent; à en épuiser, en quelque sorte, les conséquences;
à fixer, autant que possible, les bases de la science.

On reconnaît que, chez les animaux d'un même embranchement, le mode
d'organisation, le type, pour nous servir d'une expression qui va
devenir chaque jour plus usitée, est assez variable. On cherche à
déterminer les limites de ses variations, à construire le modèle commun
dont les animaux d'un même embranchement ne seraient que des
modifications secondaires. On se préoccupe de découvrir la signification
philosophique, de ces types, et l'on prépare ainsi la voie aux
naturalistes qui se demanderont bientôt quelle est l'origine et la
raison d'être de ces espèces de patrons d'après lesquels tant d'animaux
semblent modelés. C'est l'œuvre que nous devons maintenant étudier.



CHAPITRE XV

LA THÉORIE DES TYPES ORGANIQUES ET SES CONSÉQUENCES

Richard Owen: le squelette archétype.--Analogie, homologie,
homotypie.--Théorie du segment vertébral.--Le vertébré idéal et
l'existence de Dieu.--Transformisme de R. Owen.--Savigny: l'unité de
composition de la bouche des Insectes.--Audouin: unité de composition du
squelette des animaux articulés.--H. Milne-Edwards: le type articulé;
identité fondamentale des zoonites; signification des régions du corps;
loi de la division du travail physiologique, son importance
générale.--L'accroissement du corps et la reproduction agame chez les
articulés; identité de ces deux phénomènes; signification des
zoonites.--Parallèle entre les lois de la constitution des animaux et
les lois de l'économie politique.--Suite des recherches sur les animaux
inférieurs: MM. de Quatrefages, Blanchard, de Lacaze-Duthiers.


Les recherches de Geoffroy Saint-Hilaire, les brillantes inspirations de
Gœthe, les spéculations même des philosophes de la nature avaient
définitivement fixé l'attention sur les divers ordres de ressemblance
que présentaient les animaux vertébrés. En raison des facilités qu'offre
son étude, et peut-être aussi de quelque idée mystique relative à
l'origine du squelette, l'ostéologie, objet d'une prédilection toute
particulière, avait rapidement acquis l'importance d'une véritable
science; il semblait que les os, solides, invariables, en apparence,
dans leurs formes et dans leur position, fussent les points fixes autour
desquels gravitaient tous les systèmes organiques, qu'ils en eussent
déterminé l'arrangement, et que, si les vertébrés présentaient
réellement quelque plan déterminé de composition, ce fût dans l'étude du
squelette qu'on dût en trouver la démonstration. Aussi Gœthe
recommandait-il instamment de poursuivre méthodiquement et sans relâche
cette étude jusqu'au moment où il serait possible d'en dégager le type
général dont les squelettes des divers animaux ne devaient être que des
modifications secondaires. C'est le problème que Richard Owen se propose
de résoudre: il appelle _archétype_, ce squelette primordial dont il
espère pouvoir déduire tous les autres[77].

On ne peut y parvenir qu'au moyen de plusieurs séries de comparaisons
qu'il est tout d'abord essentiel de définir.

La première série de comparaisons, celle qui se présente le plus
naturellement à l'esprit, celle que pratiquait avant tout Geoffroy
Saint-Hilaire, consiste à rapprocher les uns des autres les vertébrés
des diverses espèces. La conséquence la plus immédiate de ce
rapprochement paraît être que la plupart ont les mêmes grandes fonctions
à accomplir; tous possèdent, en conséquence, des organes aptes à remplir
ces fonctions: Owen qualifie d'_analogues_, les organes qui, chez deux
animaux d'espèce différente, remplissent la même fonction: tels sont les
yeux, les oreilles, la bouche, le tube digestif, les pattes chez les
vertébrés qui marchent, les ailes chez ceux qui volent, les nageoires
chez ceux qui nagent. Le mot analogues n'a donc pas pour Owen la même
signification que pour Geoffroy Saint-Hilaire, qui appelle analogues des
organes occupant, chez deux animaux d'espèce différente, une position
identique, ayant les mêmes rapports, la même composition anatomique, la
même origine embryogénique, mais pouvant remplir les fonctions les plus
diverses. Ces organes, qui, dans toute langue anatomique bien faite,
doivent porter le même nom, sont désignés par Richard Owen sous le nom
d'_homologues_. Pour bien faire saisir la différence qui existe entre
les organes analogues et les organes homologues, le savant anatomiste
cite le petit dragon volant, reptile remarquable qui possède à la fois
des pattes et des ailes. Ces ailes lui servent à se soutenir plus ou
moins bien dans l'air; elles ont donc la même fonction que celles des
oiseaux et en sont les analogues; mais elles ont une tout autre
composition anatomique, de tout autres connexions; elles n'en sont donc
pas les homologues. Au contraire, les pattes antérieures du même dragon
ont une structure et des rapports évidemment semblables à la structure
et aux rapports des ailes des oiseaux; ces organes, quoique remplissant
des fonctions différentes, puisque les uns servent à la marche, les
autres au vol, n'en sont pas moins des organes homologues. Comme
Geoffroy, c'est surtout au moyen de leurs connexions qu'Owen détermine
les organes homologues.

Ces organes homologues sont évidemment les seuls que l'on doive
rapprocher pour arriver à la détermination du type commun des vertébrés,
et le premier soin du _morphologiste_ doit être de les distinguer
soigneusement des organes simplement analogues, dont la forme et les
rapports intéressent surtout le _physiologiste_.

Au lieu de comparer entre eux des animaux d'espèce différente, on peut,
comme, depuis Galien, l'avait fait le premier Vicq-d'Azyr, comparer
entre eux différents organes d'un même animal; il résulte de cette étude
la preuve évidente qu'il existe entre les diverses parties de notre
corps des ressemblances, plus intimes, plus complètes encore que celles
de nos bras et de nos jambes. C'est à la recherche de ces ressemblances
que s'était particulièrement vouée l'école d'Oken, et c'est parce
qu'elles existent réellement que le principe de la répétition a pu
donner entre les mains des philosophes de la nature d'utiles résultats.
Les membres, les vertèbres, sont les parties du squelette pour
lesquelles on observe particulièrement une semblable répétition; cette
répétition même fait que les organes qui se ressemblent sont disposés en
série; ils doivent aussi porter le même nom, et le nouveau genre
d'homologie qui en résulte est ce que Owen appelle l'_homologie sériale_
ou encore l'_homotypie_.

La connaissance des organes homotypes simplifie singulièrement la
recherche du plan commun de structure du squelette; ses pièces si
multiples viennent désormais se grouper en segments semblables entre
eux, et il suffit de bien connaître un de ces segments pour être en
possession de la règle qui domine le mode de constitution de tous les
autres. Owen attribue donc une grande importance à la détermination des
pièces essentielles qui composent le _segment vertébral_, segment auquel
il rattache toutes les autres parties du squelette, au moyen duquel il
arrive à un mode nouveau d'énumération des vertèbres crâniennes, et qui
lui permet, en outre, d'éliminer du nombre des pièces vertébrales un
certain nombre d'autres pièces qui n'ont été introduites
qu'accidentellement, en quelque sorte, dans la composition du squelette
interne. De ces pièces, les unes sont, comme Carus l'avait déjà exposé,
des dépendances de la peau, tandis que d'autres font partie de
l'appareil protecteur spécial à certains viscères.

Mais ces comparaisons ne sont que la préface du travail à accomplir pour
parvenir à la conception de l'archétype. Aucun être ne réalise cet
archétype d'une façon complète; au milieu des innombrables variations de
forme des parties, de leurs changements apparents de position, de leurs
réductions et de leurs accroissements anormaux, de leurs avortements et
de leurs soudures, il faut discerner ce qui est accidentel et ce qui est
essentiel. L'essentiel seul doit entrer dans l'archétype, qui permet
d'embrasser dans une loi commune toutes les formes, sans en représenter
cependant aucune d'une façon plus particulière.

L'archétype une fois établi, l'ostéologiste n'a plus qu'à rechercher,
dans les types qu'il examine, les parties qui correspondent aux parties
définies une fois pour toutes de cet archétype, et, s'il compare deux
types l'un avec l'autre, on conçoit que, après avoir déterminé dans
chacun d'eux les parties homologues, il lui faudra ensuite rapporter ces
mêmes parties à leurs homologues dans l'archétype. Il y a donc lieu de
concevoir deux sortes d'homologies: celles qui existent entre les
organes d'êtres réalisés sont dites homologies spéciales; celles qui
existent entre les organes réels et les organes fictifs de l'archétype,
dont ils sont des modifications diverses, sont dites _homologies
générales_.

Ainsi les nageoires d'un marsouin présentent avec les nageoires
pectorales des poissons, avec les ailes des oiseaux, des rapports
d'_homologie spéciale_; mais, quand on dit que ces membres représentent
«les appendices divergents des pleurapophyses de l'archétype», on énonce
leurs rapports d'_homologie générale_.

       *       *       *       *       *

On peut concevoir un archétype pour chacun des embranchements du règne
animal. Déjà en 1820, nous l'avons indiqué précédemment, Audouin avait
tenté, par une méthode analogue à celle qu'employa plus tard l'illustre
savant anglais, de déterminer le type général d'où l'on pouvait faire
dériver tous les animaux articulés. Les résultats obtenus par Audouin,
en ce qui concerne le squelette tégumentaire des animaux arthropodes,
ceux obtenus par Owen, en ce qui concerne le squelette interne des
vertébrés, pourraient, dans ce qu'ils ont de fondamental, être énoncés
dans les mêmes termes: même division du squelette en segments
fondamentalement identiques entre eux; même division des segments en
parties centrales et appendices; même répétition de ces segments en
série linéaire; même tendance, de leur part, à se grouper en régions
plus ou moins distinctes. Le rapprochement de ces deux archétypes
confirme une partie des idées de Geoffroy et montre, en même temps, dans
quelles limites elles sont conformes à la réalité. Aussi n'y a-t-il pas
à s'étonner que Dugès ait cherché, comme Geoffroy, à combiner les
ressemblances que peuvent présenter le vertébré idéal et l'articulé
idéal pour arriver à un type théorique plus élevé, dont le vertébré et
l'articulé ne seraient eux-mêmes que des modifications. Évidemment rien
n'empêche d'appliquer aux archétypes la méthode de comparaison et
d'abstraction employée par Gœthe, Audouin et Dugès pour l'étude des
types organiques et de s'élever ainsi à des types de plus en plus
généraux, jusqu'au moment où toutes les ressemblances disparaissent
entre les termes que l'on met en présence. L'idée mère des tentatives de
Geoffroy et de Dugès pour déterminer ce qu'on pourrait appeler un
archétype du règne animal est donc pleinement justifiée, au point de vue
théorique, par le succès apparent des recherches d'Audouin et d'Owen.

Mais quelle peut être la signification de ces archétypes, auxquels il
semble, au premier abord, qu'une importance considérable doive
s'attacher? L'examen de la méthode employée pour les déterminer permet
de s'en faire une idée précise. Étant donné que tous les vertébrés, tous
les articulés présentent respectivement une certaine ressemblance
générale, on compare une à une toutes les parties similaires de ces
animaux, on suit de proche en proche toutes les modifications qu'elles
peuvent présenter, et l'on détermine ainsi les extrêmes de ces
modifications; entre ces modifications, extrêmes, on conçoit une sorte
de moyenne; c'est, en définitive, cette moyenne que l'on représente sous
le nom d'archétype. Une semblable moyenne existera évidemment toutes les
fois que l'on s'adressera à un groupe zoologique relativement isolé des
autres, comme le sont plusieurs groupes supérieurs du règne animal; cet
archétype sera lui-même d'autant plus près des formes réelles que l'on
s'adressera à des groupes plus limités. On pourra ainsi facilement
établir un archétype du mammifère, de l'oiseau, du reptile, du
batracien, du poisson osseux et déduire de la comparaison de ces formes
un archétype du vertébré; mais déjà, lorsqu'on arrive aux poissons
cartilagineux, l'archétype du squelette est notablement infidèle, et il
faut finalement admettre que tous ses éléments ont disparu, si l'on veut
y ramener l'_Amphioxus_, ou même les lamproies, à qui l'on ne peut
cependant refuser la qualité de vertébrés. Or un archétype dont il faut
supprimer simultanément toutes les parties pour en rendre l'application
possible suppose évidemment que le point de vue où l'on s'est placé pour
l'établir n'embrasse pas un horizon assez étendu; il ne correspond qu'à
une partie de la réalité, et, s'il est avantageux pour coordonner un
certain nombre de faits, il est insuffisant pour les relier tous
utilement.

Reprenons les faits, et admettons, comme semble l'indiquer l'Amphioxus,
que le squelette des vertébrés ait d'abord été réduit à une corde
dorsale à laquelle sont venues successivement s'adjoindre diverses
pièces osseuses auxquelles les générations successives auront ajouté
sans en rien retrancher, évidemment, dès que le squelette sera parvenu à
acquérir un état tel qu'il aura pu suffire à toutes les modifications
ultérieures, sans changement dans le nombre et les rapports essentiels
de ses parties, toutes ces formes pourront être déduites d'un certain
archétype auquel n'échapperont que les formes antérieures à l'état que
nous supposons. Si l'on néglige ces formes, comme on est porté à le
faire en raison de leur infériorité, on en conclura qu'il existe dans le
groupe des vertébrés une stabilité absolue des pièces osseuses; c'est la
conclusion à laquelle s'est arrêté Owen, méconnaissant ainsi que cette
stabilité n'apparaissait qu'en raison de la convention, faite
involontairement par lui, de négliger tout ce qui était de nature à la
détruire. Aussi ne peut-on voir malheureusement qu'une série de
pétitions de principes dans les réflexions si élevées que lui suggère la
découverte de l'archétype des vertébrés:

«L'unité du dessein nous conduit à l'unité de l'intelligence qui l'a
conçu. L'ignorance ou la négation de cette vérité jetterait sur la
philosophie humaine un voile qu'il ne serait jamais permis de lever.

«Les disciples de Démocrite et d'Épicure raisonnaient ainsi:--Si le
monde a été fait par un esprit ou une intelligence préexistante,
c'est-à-dire par un Dieu, il faut qu'il y ait eu une Idée et un
Exemplaire de l'univers avant qu'il fût créé, et conséquemment
_connaissance_, dans l'ordre du temps aussi bien que dans l'ordre de la
nature, avant l'existence des choses.

«De là les sectateurs de ces anciens philosophes... n'ayant découvert
aucun indice d'un archétype idéal dans quelqu'une de ses parties,
concluaient qu'il ne pouvait y avoir eu aucune connaissance ni
intelligence, avant le commencement du monde, comme sa cause.
Aujourd'hui, néanmoins, la reconnaissance d'un exemplaire idéal comme
base de l'organisation des animaux vertébrés prouve que la connaissance
d'un être tel que l'homme a existé avant que l'homme fit son apparition:
car l'intelligence divine, en formant l'archétype, avait la prescience
de toutes ses modifications.

«L'idée de l'archétype se manifesta dans les organismes sous diverses
modifications, à la surface de notre planète, longtemps avant
l'existence des espèces animales, chez lesquelles nous la voyons
aujourd'hui développée.

«Sous quelles lois naturelles ou causes secondaires la succession des
espèces vient-elle se ranger? Voilà une question dont nous n'avons pas
encore trouvé la solution. Mais, si nous pouvons concevoir l'existence
de telles causes comme les ministres de la toute-puissance divine et les
personnifier sous le terme de Nature, l'histoire du passé de notre globe
nous enseigne qu'elle a avancé à pas lents et majestueux, guidée par la
lumière de l'archétype, au milieu des ruines des mondes antérieurs,
depuis l'époque où l'idée vertébrale s'est manifestée sous sa vieille
dépouille ichthyique, jusqu'au moment où elle s'est montrée sous le
vêtement glorieux de la forme humaine[78].»

Voulut-on écarter le vice fondamental qui entache déjà, nous l'avons vu,
la conception de l'archétype, on ne peut s'empêcher de remarquer tout ce
qu'a de dangereux l'emploi d'une pareille argumentation; il existe en
effet, de l'aveu même d'Owen, plusieurs archétypes dans le règne animal;
on pourrait en conclure aussi rigoureusement que chacun d'eux est la
manifestation d'une divinité distincte; et, si l'on veut que chacun
d'eux représente seulement une pensée distincte d'un créateur unique, on
peut s'étonner que le peuplement de la terre n'ait donné lieu qu'à un
aussi petit nombre de pensées; mais il y a également des groupes qui
n'ont pas du tout d'archétype défini, à moins d'appeler ainsi la forme
la plus simple sous laquelle ces groupes sont réalisés: quel est par
exemple l'archétype spongiaire, ou l'archétype cœlentéré, ou l'archétype
ver? Dans ces types zoologiques, on assiste manifestement au passage
graduel de formes simples n'ayant, pour ainsi dire, d'autre figure que
la figure d'équilibre d'une masse visqueuse, à des formes compliquées,
composées de parties disposées suivant un ordre rigoureusement
déterminé, constituant des êtres qui semblent évidemment construits sur
le même plan; on peut suivre la marche des phénomènes qui ont conduit
pas à pas à ces types définis et d'apparence immuable, à travers une
infinité de formes flottantes et indécises; supprimez ces formés
primitives, il reste des êtres qu'on peut déduire d'un certain archétype
tout aussi bien que les vertébrés ou les articulés: là cependant on a la
démonstration évidente que le prétendu archétype n'est pas une
_conception première_, réalisée d'un seul coup sous certaines formes
variées ensuite à l'infini, mais bien un _résultat_, lentement obtenu, à
la suite d'une longue évolution de formes primitivement simples. On ne
peut davantage considérer comme des lois primitives les homologies de
divers ordres si nettement exprimés par le savant professeur du collège
des chirurgiens; ces homologies sont, au contraire, autant de problèmes
posés au naturaliste et dont il doit rechercher la solution.

       *       *       *       *       *

Comme Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Owen admet, on vient de le voir,
que les espèces animales sont variables; cette variation s'effectue pour
Geoffroy sous l'action toute-puissante des milieux extérieurs; Owen
déclare que nous sommes encore à cet égard dans une complète ignorance;
mais sa conception des archétypes introduit entre Geoffroy et lui une
différence plus profonde encore. Geoffroy n'admettant dans le règne
animal qu'un seul plan de composition, toutes les formes vivantes ont pu
dériver, à la rigueur, d'une forme primitive unique; du moment qu'on
admet plusieurs archétypes indépendants, il ne saurait plus en être
ainsi; la variabilité ne peut dépasser l'étendue des modifications
possibles de l'archétype, elle est donc nécessairement limitée. Cette
variabilité limitée est le compromis qu'on espère avoir trouvé entre la
variabilité indéfinie des formes vivantes, telle que l'admettent
Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Owen, mais qui paraît trop hardie à
nombre d'esprits, et la fixité absolue, que défendent les disciples de
Cuvier, mais contre laquelle protestent les faits que l'on peut tous les
jours observer et les documents de plus en plus nombreux qu'apporte la
paléontologie. Cette variabilité limitée, que Richard Owen se borne à
indiquer implicitement, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire s'en fait,
presque au même moment, le théoricien dans un ouvrage ou brillent à la
fois une grande érudition, une rigoureuse logique, une haute
impartialité, et où le vif désir de dégager la vérité s'allie à une
prudence qu'on peut aujourd'hui trouver excessive, mais qui s'imposait à
tout esprit sincère au moment où parut l'_Histoire naturelle générale
des règnes organiques_ (1854-1862).

       *       *       *       *       *

Avant que Richard Owen eût cherché à établir l'archétype des vertébrés,
avant que le mot archétype ait été imaginé, des travaux analogues à ceux
de Richard Owen avaient été tentés, nous l'avons vu, sur les animaux
articulés. Sous l'inspiration évidente des idées de Geoffroy
Saint-Hilaire sur l'unité de plan de composition, Savigny, son compagnon
de voyage en Égypte, avait démontré l'identité de toutes les pièces qui
constituent la bouche des insectes dans tous les ordres, et la fixité de
leur nombre; en 1820, Audouin, faisant aux crustacés une heureuse
application de la théorie des métamorphoses que l'étude des végétaux
avait inspirée à Wolf et à Gœthe, énonçait ces propositions hardies pour
l'époque:

«1° Les différents anneaux des animaux articulés sont toujours composés
des mêmes parties.

«2° C'est de l'accroissement semblable ou dissemblable des segments, de
la réunion ou de la division des pièces qui les composent, du maximum de
développement des uns, de l'état rudimentaire des autres, que dépendent
toutes les différences qui se remarquent dans la série des animaux
articulés.»

C'était tout à la fois démontrer l'unité de plan de composition des
animaux articulés, au sens précis où Geoffroy Saint-Hilaire l'entendait
pour les animaux vertébrés, et prouver que le corps des premiers de ces
êtres résulte de la répétition des parties fondamentalement semblables
entre elles; c'était aussi bien constituer leur archétype, au sens où
l'aurait entendu Owen; mais ici cet archétype se dégageait avec une
particulière clarté et nous devons en faire une étude plus approfondie.

Les crustacés possèdent un grand nombre de membres, dont la forme et les
fonctions sont extrêmement variables; ce sont, par exemple, chez
l'écrevisse, une paire de pédoncules portant les yeux, deux paires
d'antennes, une paire de mandibules, deux paires de mâchoires, trois
paires de pattes-mâchoires, cinq paires de pattes locomotrices, six
paires de pattes abdominales, dont la dernière est transformée en
nageoires aplaties. Audouin était parvenu à prouver que toutes ces
parties sont construites de la même façon, peuvent être ramenées à une
forme typique, de la même manière que les anneaux du corps, en sorte que
les pédoncules des yeux, les antennes, les mandibules et les mâchoires
peuvent être considérés comme des pattes modifiées, conclusion
immédiatement étendue par Latreille aux antennes et à l'appareil
masticateur des insectes. Audouin désigne cet ensemble de parties sous
le nom d'_appendices_. L'identité fondamentale de tous ces appendices,
déjà démontrée par l'anatomie comparée, est bientôt établie par
l'embryogénie, grâce aux importantes recherches de Rathke[79]. Il
résulte des observations de ce dernier naturaliste sur l'Ecrevisse que
tous les appendices de cet animal se montrent d'abord avec la même
forme, occupent la même position par rapport aux diverses parties du
segment sur lequel ils se constituent et ne revêtent que peu à peu leur
forme définitive, en même temps qu'ils se spécialisent dans une fonction
déterminée; les pédoncules des yeux, les antennes se forment, comme les
autres parties, à la face inférieure du segment qui leur correspond et
prennent seulement par la suite la place que, chez l'animal adulte, ils
occupent au-dessus de la bouche, et qui masque, au premier abord, leur
véritable origine. D'ailleurs tous les appendices ne se montrent pas
simultanément: les pédoncules oculaires, les deux paires d'antennes et
les mandibules, c'est-à-dire les premiers appendices de la tête, se
forment d'abord, les autres ensuite et successivement. De même, la tête
et le dernier anneau de l'abdomen apparaissent en premier lieu; tous les
autres naissent entre ces deux-là; les derniers venus apparaissent
toujours entre le dernier et l'avant-dernier anneau du corps. Enfin
Rathke constate un autre fait important: c'est que les parties formées
les premières chez l'écrevisse sont les mêmes qui se forment tout
d'abord chez les vertébrés; seulement ces parties occupent la future
face ventrale chez l'écrevisse, la face dorsale chez les vertébrés;
l'embryogénie confirme donc l'hypothèse de Geoffroy Saint-Hilaire et
d'Ampère que les vertébrés diffèrent des articulés, parce qu'ils se
tiennent, par rapport au sol, dans une position exactement inverse.

Les recherches de Jurine, Thompson, Nordmann, celles de M. Henri Milne
Edwards viennent successivement ajouter de nouvelles données à ces
importantes découvertes. Ces observateurs habiles montrent que nombre de
crustacés, surtout dans les groupes inférieurs, subissent après être
sortis de l'œuf de singulières métamorphoses; tandis que la plupart des
crustacés supérieurs éclosent, comme l'écrevisse, pourvue de tous leurs
anneaux, et n'ont plus à subir que des modifications dans la forme de
ces anneaux ou de leurs appendices, d'autres ont encore à produire des
anneaux nouveaux, avant d'arriver à l'état adulte. M. H. Milne Edwards
constate que, dans ce cas, les diverses régions du corps, tête, thorax,
abdomen, peuvent être également incomplètes et s'accroître, chacune en
ce qui la concerne, comme l'animal tout entier, par l'adjonction de
nouveaux anneaux à sa partie postérieure[80]. Fréquemment, le jeune
crustacé, quelle que doive être sa forme définitive, ne possède, au
moment de sa naissance, que trois paires de pattes, servant
momentanément à la natation, mais qui représentent les trois premières
paires d'appendices céphaliques, de sorte que _les antennes et les
mandibules (et il en est de même des mâchoires et des pattes-mâchoires)
ont été réellement des pattes locomotrices à un certain moment de
l'existence de l'animal_. On peut dire d'elles, sans aucune métaphore,
sans aucun sous-entendu, que ce sont des pattes modifiées.

En 1834, toutes ces modifications dans la forme, toutes ces
métamorphoses, toutes ces différences dans le mode de développement,
sont rapprochées, comparées, interprétées par M. H. Milne Edwards, en
quelques lignes qui montrent combien ce savant illustre avait, dès cette
époque, un sentiment profond des rapports qui unissent entre elles les
formes vivantes et de la direction dans laquelle s'accompliraient les
progrès ultérieurs de la Zoologie, qu'il a si puissamment contribué à
provoquer en France.

«Au premier abord, dit M. Milne Edwards, ces diverses modifications ne
paraissent dépendre d'aucune tendance constante de l'organisme, et l'on
pourrait croire que le développement de chacun de ces animaux se fait
d'après des lois différentes; mais il n'en est pas ainsi, car, en
étudiant avec attention ces changements, on voit qu'ils peuvent se
classer tous de manière à satisfaire l'esprit et se rapporter, malgré
leur diversité, à un petit nombre de principes régulateurs, principes
qui, du reste, se révèlent aussi dans les espèces de métamorphoses dont
nous venons d'être témoin chez l'embryon de ces animaux.

«Les changements que les jeunes crustacés éprouvent après leur sortie de
l'œuf peuvent être considérés comme étant le complément des
métamorphoses de l'embryon; tantôt ces métamorphoses ont lieu presque
entièrement avant que le jeune ait quitté les membranes de l'œuf; mais
d'autres fois il naît en quelque sorte avant terme, et continue après sa
naissance à présenter des changements de structure analogues à ceux que
les premiers éprouvent pendant leur vie embryonnaire.

«Ces modifications sont de deux ordres: les unes consistent dans
l'apparition d'un ou plusieurs anneaux de leur corps et des membres qui
en dépendent; les autres, dans des changements qui s'opèrent dans la
forme et les proportions de parties qui existent déjà avant l'époque de
la naissance et qui persistent pendant toute la durée de la vie ou
disparaissent plus ou moins complètement.

«Les Décapodes paraissent tous naître avec la série complète de leurs
anneaux et de leurs membres[81]. Il en est de même pour certains
Edriophthalmes, les Amphithoés et les Phronymes, par exemple; mais
d'autres animaux du même groupe ne présentent à la sortie de l'œuf que
six paires de pattes ambulatoires au lieu de sept: c'est le cas pour les
Cymotlioés, les Anilocres, etc. Dans le groupe des Entomostraces, les
jeunes sont bien moins avancés dans leur développement; en général, _on
n'y distingue encore que les membres céphaliques, et, sous ce rapport,
ils ressemblent à l'embryon de l'écrevisse vers le commencement de la
seconde période d'incubation_; les anneaux thoraciques et abdominaux,
ainsi que les membres qui en dépendent, n'apparaissent que
successivement, et ce n'est qu'après avoir changé plusieurs fois de peau
que ces animaux parviennent à l'état parfait[82].»

Et plus loin:

«Les changements de forme que les jeunes Crustacés éprouvent dans les
parties déjà existantes lors de la naissance varient suivant les
espèces, mais ont cela de commun qu'elles tendent presque toujours à
éloigner de plus en plus l'animal du type normal du groupe auquel il
appartient et à l'individualiser davantage; aussi, au moment de la
naissance, ces animaux se ressemblent-ils bien plus entre eux qu'à
l'état, adulte, et, en général, plus ils présentent d'anomalies étant à
l'état parfait, plus ils éprouvent de modifications pendant les premiers
temps de leur vie.»

C'est là une théorie presque complète de la métamorphose des Crustacés.
Après cinquante ans révolus, il y a à peine d'autres modifications à lui
faire subir que de donner plus de relief à quelques-unes des
propositions qu'elle contient. On peut formuler, par exemple, les
principales de ces propositions de la manière suivante:

«Tous les Crustacés revêtent au début, soit dans l'œuf, soit hors de
l'œuf, une forme larvaire commune, la forme de _Nauplius_. Ils n'ont
alors que trois paires de membres qui deviennent autant d'appendices
céphaliques, généralement des antennes et des mandibules.

«Le Nauplius représente donc seulement la tête ou une portion de la tête
du Crustacé adulte; les autres segments du corps naissent un à un à sa
partie postérieure.

«Ces segments peuvent se former soit dans l'œuf, soit seulement après
l'éclosion.

«Enfin, dans chaque groupe important, presque toutes les espèces
traversent un certain nombre de formes communes, et leurs métamorphoses
sont d'autant plus compliquées que la forme adulte est plus éloignée des
formes normales de son groupe.»

La doctrine de la descendance a donné depuis la raison d'être de toutes
ces lois déduites de l'observation. En les annonçant, sous leur première
forme, M. Milne Edwards voyait surtout en elles la confirmation de
l'existence d'une unité de plan de structure chez les Crustacés et non
pas la conséquence d'une complication graduelle de l'organisme de ces
animaux résultant de ce que des parties nouvelles se seraient
successivement ajoutées au nauplius primitif, puis diversement
modifiées. À ce moment, il conçoit, en effet, le Crustacé comme formé
d'un nombre invariable de segments. «On peut poser, en principe, dit-il,
que le nombre normal des segments dont le corps des Crustacés se compose
est de vingt et un[83].» Ces segments peuvent tous se ramener à un même
type idéal dont ils ne sont que des modifications. Il s'ensuit que
toutes les formes qui se succèdent durant la métamorphose sont
équivalentes entre elles, représentent toujours virtuellement le
Crustacé à vingt et un segments, qu'elles tendent à produire; que les
formes constituées d'un nombre moindre de segments sont des anomalies;
que le nauplius et tous les stades intermédiaires qui le séparent de la
forme adulte sont essentiellement transitoires, et qu'un Crustacé qui
s'arrêterait à l'un de ces stades serait hors du plan caractéristique de
son groupe. En un mot, le Crustacé à vingt et un segments est, pour M.
Milne Edwards, une unité indécomposable dont chaque segment n'est qu'une
fraction.

Il semble au contraire aujourd'hui[84] que la véritable unité soit le
segment, le zoonite, et que le Crustacé soit une pluralité, dans
laquelle le nombre des parties composantes est indifférent. Dans
l'hypothèse de l'unité de plan, où se place M. Milne Edwards, en 1834,
un Crustacé qui éclôt avant d'avoir réalisé ses vingt et un segments est
un Crustacé «qui naît, en quelque sorte _avant terme_»; dans l'hypothèse
de la descendance, le nombre des segments d'un crustacé peut être
quelconque; l'éclosion normale doit avoir lieu après la constitution du
Nauplius (on pourrait même le concevoir plus précoce); les segments
doivent ensuite se former un à un, après l'éclosion; s'il en est
autrement, c'est que l'éclosion a été _retardée_, en même temps que les
phénomènes de développement qui devaient aboutir à la constitution du
Crustacé à vingt et un segments ont été accélérés. De telles nuances
sont délicates, sans doute; mais elles sont un excellent exemple de la
faible importance des retouches qu'il suffit de donner à une idée qui, à
un certain moment, est d'accord avec les faits, pour la maintenir sans
cesse au courant de la science et la faire rentrer dans les théories
plus générales que les progrès de nos connaissances rendent nécessaires.
Si l'on admet la théorie exposée en 1834 par M. Milne Edwards, on se
trouve ramené à la théorie de l'archétype, et, si les phénomènes
embryogéniques qu'offrent les crustacés peuvent être exposés au moyen
d'un petit nombre de lois, ils n'en échappent pas moins à toute
explication. Nous verrons au contraire que, en acceptant la seconde
interprétation, les phénomènes si variés du développement des Crustacés
s'expliquent simplement, comme ceux que l'on observe chez tous les
animaux supérieurs, par une simple accélération de phénomènes qui ne
diffèrent en rien de ceux de la reproduction par bourgeonnement.

En 1845, M. Milne Edwards donne déjà un complément important à sa
théorie des crustacés, complément qui supprime au moins d'une façon
implicite la condition de nombre et qui donne une signification nouvelle
aux diverses régions du corps. À la suite des découvertes de M. de
Quatrefages sur la reproduction par division de remarquables petites
Annélides marines, les Syllis, et des siennes propres sur le singulier
bourgeonnement d'autres Annélides, les Myrianides, il montre[85] que les
lois de l'accroissement des Annélides sont les mêmes que celles de
l'accroissement des Crustacés; il insiste sur le fait que, dans les deux
groupes, les segments se forment successivement, et que c'est toujours
l'avant-dernier segment du corps ou le dernier de chaque région qui
donne naissance aux segments nouveaux, et il poursuit:

«Lorsque le développement devient plus actif, comme dans le cas de la
multiplication par bourgeonnement, dont les Syllis et nos Myrianides
offrent des exemples, on voit même un anneau donner directement
naissance à deux ou plusieurs zoonites, qui, _en se reproduisant à la
manière ordinaire_, constituent une ou plusieurs séries intercalaires;
l'ensemble des produits segmentaires représente alors une série de
groupes de zoonites, dont chacun s'allonge par sa partie postérieure,
comme le faisait la série unique dans le cas précédent... Ce phénomène,
qui, dans la classe des annélides ne se manifeste que lors de la
production de nouveaux individus par voie de bourgeonnement..., se voit
ailleurs dans le développement de l'embryon... Chez les Crustacés, par
exemple, il paraît y avoir trois de ces systèmes, ou séries de systèmes
génésiques, dont l'allongement peut se continuer après la formation du
premier anneau de la série suivante, et il est à noter que ces trois
groupes correspondent précisément aux trois grandes régions du corps de
ces animaux, la tête, le thorax et l'abdomen.»

M. Edwards montrera lui-même un peu plus tard que les régions du corps
de diverses annélides sédentaires se comportent, à cet égard, comme les
régions du corps des crustacés; mais il établit d'ores et déjà que
l'accroissement du nombre des segments du corps, l'accroissement
proprement dit des annélides et leur reproduction agame, ne sont que
deux formes à peine différentes d'un même phénomène; que les diverses
régions du corps des crustacés correspondent aux nouveaux individus qui
se séparent pour mener une vie indépendante chez les annélides, et
peuvent être, en conséquence, considérées comme autant d'individualités
distinctes.

Comme les Crustacés, les Annélides des types les plus divers se
ressemblent pendant les premières périodes de leur développement; cette
remarquable coïncidence dans la marche des phénomènes génésiques chez
deux types aussi différents inspire à M. Edwards les réflexions
suivantes:

«Les affinités zoologiques sont proportionnelles à la durée d'un certain
parallélisme dans la marche des phénomènes génésiques chez les divers
animaux; de sorte que les êtres en voie de formation cesseraient de se
ressembler d'autant plus tôt qu'ils appartiennent à des groupes
distinctifs d'un rang plus élevé dans le système de nos classifications
naturelles, et que les caractères essentiels, dominateurs, de chacune de
ces divisions résideraient, non pas dans quelques particularités de
formes organiques permanentes chez les adultes, mais dans l'existence
plus ou moins prolongée d'une constitution primitive commune, du moins
en apparence[86].»

Nous voilà bien loin des principes de Cuvier, qui exigeait que tous les
caractères employés dans les classifications fussent des caractères
définitifs; le rôle de l'embryogénie dans les classifications est
désormais tracé; les animaux qui présentent les mêmes formes larvaires
sont désormais reconnus comme parents, et, si cette parenté est encore
considérée comme une parenté idéale, il est évident qu'il n'y aura rien
à changer à la formule qui vient d'être trouvée le jour où il faudra
reconnaître que la parenté doit être entendue dans le sens véritable du
mot. Serres, en France, et les philosophes de la nature, en Allemagne,
avaient énoncé une proposition analogue lorsqu'ils disaient: «Tous les
animaux supérieurs traversent, lorsqu'ils se développent, des formes
analogues à celles qui demeurent permanentes chez les animaux
inférieurs.» La formule nouvelle est plus large et plus exacte, et le
progrès dans la science ne consiste-t-il pas presque toujours à
substituer à une idée partiellement vraie une idée plus générale qui
l'explique et la comprend? La formule des philosophes de la nature
supposait un type unique de développement; celle de M. Milne Edwards
comprend tout aussi bien la proposition des savants allemands que celle
de Von Baër, qui avait établi l'existence de plusieurs types de
développement; M. Milne Edwards a sur Von Baër l'avantage de ne pas
limiter le nombre des types de développement et de permettre
l'intervention des caractères embryogéniques à tous les degrés de la
classification, comme on a plusieurs fois tenté de le faire depuis peu.

Déjà, du reste, l'embryogénie avait rendu à la classification
d'importants services; grâce à elle, Thompson venait de démontrer que
les cirrhipèdes, classés par Cuvier parmi les mollusques, par Latreille
parmi les annélides, institués en groupe spécial par de Blainville,
étaient de véritables crustacés[87], et Nordmann avait prouvé que les
lernées, universellement considérés comme des vers, appartenaient aussi
à ce même groupe des crustacés[88]. Bien souvent, les phases du
développement ont depuis révélé une parenté inattendue entre des êtres
fort différents à l'état adulte, et les naturalistes ont pris dans les
indications de ce genre une telle confiance que le danger est maintenant
de prendre d'apparentes similitudes pour une réelle identité dans les
formes larvaires.

En résumé, malgré ces modifications successives de l'idée qu'on peut se
faire d'un crustacé, la théorie définitive de M. Milne Edwards peut
s'énoncer ainsi: tous les crustacés sont construits sur un type commun;
leur corps est composé d'anneaux en même nombre, formés eux-mêmes de
parties identiques; les divers crustacés ne diffèrent entre eux que par
des modifications de forme des anneaux de leur corps ou des parties qui
les composent; en général, dans l'individu, ces modifications
n'apparaissent qu'à une période plus ou moins avancée du développement
embryogénique, de sorte que la plupart des crustacés, notamment ceux qui
appartiennent à un même groupe, commencent par se ressembler et
diffèrent ensuite de plus en plus à mesure qu'avance leur développement.
Les anneaux du corps se forment successivement; mais cette formation
peut être lente ou plus ou moins rapide et l'éclosion avoir lieu à une
période quelconque de cette formation. Chacune des régions du corps se
comporte, au point de vue de la multiplication des anneaux, comme un
organisme indépendant.

Ces propositions pourraient s'étendre à tous les animaux articulés; il
semble donc y avoir un archétype des arthropodes, comme il y a un
archétype des vertébrés, mais ces archétypes sont différents, et
l'existence de plusieurs types organiques, proclamée par Cuvier, semble
confirmée. Cependant, comme le fait remarquer M. Milne Edwards, les
propositions si simples qui permettent de définir l'archétype des
arthropodes sont, pour la plupart, le fruit d'une heureuse application à
l'étude des crustacés de la méthode employée par Geoffroy Saint-Hilaire
pour l'étude des vertébrés. «La théorie des analogues, dit-il[89],
devenue célèbre par les travaux de son auteur, M. Geoffroy
Saint-Hilaire, et par la tendance nouvelle qu'elle a imprimée à
l'anatomie comparée, aplanit, comme on le voit, la plupart des
difficultés qu'avait présentées jusqu'ici l'étude du squelette
tégumentaire des crustacés; et si l'utilité de l'application à
l'entomologie des vues philosophiques formant la base de cette doctrine
n'était déjà démontrée par les recherches de MM. Savigny, Audouin, etc.,
on pourrait en donner comme preuve la simplicité des corollaires qui
résument les causes des différences innombrables offertes par le
squelette tégumentaire des crustacés.»

       *       *       *       *       *

L'hypothèse de l'unité de plan de composition restreinte à l'étendue de
chacun des embranchements du règne animal permettait de rattacher d'une
manière assez satisfaisante à une cause commune les ressemblances qu'on
observe entre les animaux; n'était-il pas possible de rattacher de même
à un principe unique les différences innombrables qu'ils présentent? Dès
1827, M. H. Milne Edwards en avait indiqué le moyen dans ses articles du
_Dictionnaire classique d'histoire naturelle_. Non seulement il
formulait alors une loi dont les applications sont devenues depuis
chaque jour plus importantes, mais il indiquait le premier, d'une façon
précise, une assimilation imprévue entre les lois de l'économie
politique et celles de la physiologie générale; il ouvrait ainsi une
voie qui est justement celle où s'est engagée depuis Darwin, et qui
devait conduire à des résultats inespérés. La causé de la diversité des
animaux, c'est, pour M. Milne Edwards, la division du _travail
physiologique_ entre leurs éléments constituants; pour Darwin l'origine
des espèces doit être cherchée dans la concurrence que crée
l'_accroissement de la population animale_ et dans le succès des _mieux
outillés_, dans la _sélection naturelle_ qui en est la conséquence; or
les économistes considèrent précisément la division du travail le moyen
le plus sûr de soutenir la concurrence; aussi, loin de perdre sa valeur
par l'avènement de la doctrine de Darwin, peut-on dire que la doctrine
de M. Milne Edwards n'a fait qu'en recevoir une force et une portée plus
grandes. D'autre part, la division du travail suppose l'_association_,
principe dont nous avons vu Dugès faire, à son tour, l'application
incomplète au règne animal, en 1831, et dont nous avons essayé, dans
notre livre _Les colonies animales et la formation des organismes_, de
faire ressortir toute l'importance, au point de vue de l'évolution et de
la complication graduelle des êtres vivants, de la détermination des
lois qui ont présidé à la formation des types organiques, de
l'explication des phénomènes embryogéniques, et de la formation même de
ce que nous nommons l'_individualité_. Ainsi le parallèle se poursuit,
et, chaque fois qu'une application nouvelle des lois de l'économie
politique est faite à la morphologie, elle se montre féconde en
résultats. Il est évident que tout le côté de la question qui touche à
la façon dont se sont réalisés les quatre grands modes de distribution
des parties caractéristiques, des quatre types organiques de Cuvier,
côté que nous avons plus particulièrement traité dans _Les colonies
animales_, ne pouvait exister, si l'on se plaçait dans l'hypothèse de
types organiques réalisés d'emblée et modifiés seulement dans le détail:
or c'est là le point de vue de Dugès et de M. Milne Edwards. Sans doute
l'un et l'autre de ces savants ont déjà entre les mains, en partie
découverts par eux-mêmes, un certain nombre de faits pouvant permettre
d'établir une théorie du mode de formation des types organiques; ils
acceptent néanmoins, comme Cuvier, comme Geoffroy Saint-Hilaire, comme
le fera plus tard Richard Owen, l'hypothèse que les types organiques
sont l'œuvre immédiate du Créateur, et c'est seulement à ces types _déjà
réalisés_ qu'ils commencent à appliquer la théorie de la division du
travail physiologique; voici dans quels termes:

«Dans certains animaux, dit en 1827 M. Milne Edwards[90], le corps
présente partout des caractères identiques et ne paraît renfermer aucun
organe distinct... Les polypes d'eau douce présentent une structure de
ce genre... Le corps de ces animaux peut être comparé à un atelier où
chaque ouvrier serait employé à l'exécution de travaux semblables et où
par conséquent leur nombre influerait sur la somme, mais non sur la
nature du résultat. Aussi l'expérience a-t-elle démontré qu'en divisant
un de ces êtres on ne change pas sa manière d'agir; chaque fragment
continue de vivre comme auparavant et peut former un nouvel animal...
Lorsqu'au contraire la vie commence à se manifester par des phénomènes
plus compliqués et que le résultat final produit par le jeu des
différentes parties du corps devient plus parfait, certains organes
offrent un mode de structure particulier et cessent alors d'agir à la
manière du tout. La vie de l'individu, au lieu d'être la somme d'un
nombre plus ou moins grand d'éléments de même nature, résulte de
l'ensemble d'actes essentiellement différents et produits par des
organes distincts. Les diverses parties de l'économie animale concourent
toutes au même but, mais chacune d'une manière qui lui est propre, et
plus les facultés de l'être sont nombreuses et développées, plus la
diversité de structure et la division du travail qui en est la suite
sont poussées loin.»

Et M. Milne Edwards précise plus tard sa pensée en écrivant[91]:

«Le principe suivi par la nature dans le perfectionnement des êtres est
le même que celui si bien développé par les économistes modernes, et,
dans ses œuvres aussi bien que dans les produits de l'art, on voit les
avantages immenses de la division du travail.»

Ces principes de la division du travail, M. Milne Edwards les applique
successivement aux différents systèmes d'organes et tout d'abord aux
téguments.

«La surface extérieure du corps, de même que les parties situées plus
profondément, présentent une série de modifications dont la clef nous
est donnée par le principe dont nous venons de parler. Ainsi que nous
l'avons déjà dit, elle est d'abord semblable au reste du parenchyme,
mais bientôt elle acquiert des propriétés différentes et constitue une
membrane distincte dont la face interne donne attache à tous les organes
actifs de la locomotion et dont la superficie est le siège des sens, de
la respiration et de plusieurs autres fonctions.

«Dans les classes plus élevées, la faculté de percevoir la lumière se
localise davantage et devient en même temps plus parfaite; il en est de
même des sens de l'ouïe et de l'odorat; mais l'enveloppe générale sert
encore comme organe du mouvement et du tact, en même temps qu'elle
détermine la forme du corps et protège les organes internes de
l'influence nuisible des agents extérieurs. Enfin, vers le sommet de la
série des animaux, cette division du travail est portée encore plus
loin; un système particulier, destiné spécialement à la défense des
parties molles aussi bien qu'aux fonctions locomotrices, se montre dans
l'économie, et la membrane tégumentaire, au lieu de servir à des usages
si divers, n'est plus appelée qu'à agir comme organe du tact, à
s'opposer à l'évaporation des liquides renfermés dans le corps et à
remplir un petit nombre d'autres fonctions.»

Dans ce passage, le principe de la division du travail est appliqué non
pas à des individualités distinctes, d'abord indépendantes et identiques
entre elles, qui se partagent les rôles, mais à des masses homogènes,
sans individualité propre, qui se décomposent en parties hétérogènes,
aptes chacune à un ouvrage particulier. Il n'y a aucune filiation,
aucune relation entre les cas où la division du travail est peu avancée
et ceux où elle l'est davantage, car il n'est évidemment pas dans
l'esprit de l'auteur d'établir une relation généalogique quelconque
entre le squelette intérieur des vertébrés dont il est question, en
dernier lieu, et le squelette extérieur des articulés. Le principe de la
division du travail est donc ici plutôt la constatation d'un ensemble de
faits, une sorte de _loi métaphysique_, que l'indication d'un _procédé_
réellement employé, d'un acte vraiment effectué pour passer d'un état
simple à un état plus complexe.

Dans l'emploi qu'en fait par la suite M. Milne Edwards, ce caractère ne
saurait disparaître, car une division du travail s'effectuant, sous
l'action de causes extérieures déterminables, entre des individus
d'abord identiques et indépendants, se modifiant et se solidarisant sous
l'empire de ces causes, impliquerait nécessairement une transformation
graduelle des formes vivantes; toutefois ses propositions énoncées dans
un sens métaphorique peuvent être de plus en plus facilement prises dans
un sens absolu. Telles sont celles qui concernent le système
nerveux[92]: «En étudiant dans la longue série des animaux articulés les
parties au moyen desquelles ces êtres perçoivent les impressions, on y
remarque une suite de modifications analogues à celles que nous avons
déjà signalées en traitant de l'appareil tégumentaire et des organes de
la vie organique. Le système nerveux se présente d'abord sous la forme
d'un cordon qui s'étend dans toute la longueur du corps; chacune de ses
parties agit alors à la manière du tout, et, lorsqu'on divise l'animal
en plusieurs tronçons, chacun d'eux continue à sentir et à se mouvoir
comme il le faisait lorsque le corps était entier. Un degré de plus dans
la division du travail amène la localisation de la faculté de percevoir
la sensation, et de plusieurs autres actes, dans des parties déterminées
de ce système, dont l'existence devient alors nécessaire à l'intégrité
des fonctions auxquelles l'appareil en entier préside. Enfin, chez des
animaux plus parfaits, la sensibilité devient plus particulièrement
l'apanage de certaines fibres médullaires; la faculté de produire les
mouvements sous l'empire de la volonté se concentre en quelque sorte
dans d'autres fibres du même système; celle d'exciter l'action de ces
diverses parties se localise également dans certains points de
l'appareil nerveux, et celle de coordonner les mouvements est exercée
par d'autres instruments. En un mot, toutes les parties de l'appareil
sensitif finissent par concourir d'une manière différente à la
production des phénomènes dont l'ensemble résultait d'abord de l'action
de chacune d'elles.»

C'est encore le même point de vue que lorsqu'il s'agissait des
téguments; mais les applications morphologiques apparaissent, quoique
implicitement, lorsque, après avoir étudié les modifications diverses du
système nerveux des crustacés, M. Edwards les résume toutes dans cette
loi conforme à la _loi de centralisation_, par laquelle Serres
représentait les modifications successives que subit le système nerveux
des insectes, pendant leur développement[93].

«Le système nerveux des crustacés se compose toujours de noyaux
médullaires dont le nombre normal est égal à celui des membres, et
toutes les modifications qu'on y rencontre, soit à des époques diverses
de l'incubation, soit dans différentes espèces de la série, dépendent
principalement des rapprochements plus ou moins complets de ces noyaux,
agglomérations qui s'opèrent des côtés vers la ligne médiane, en même
temps que dans la direction longitudinale, mais peuvent tenir aussi en
partie à un arrêt de développement dans un certain nombre de ces
noyaux.»

Le rapprochement entre les faits révélés par l'anatomie comparée et ceux
que fournit l'embryogénie d'un individu donné implique déjà la
possibilité que les divers états du système nerveux aient pu être tirés
d'un état primitif où tous les ganglions étaient identiques entre eux,
et c'est bien l'idée qui se dégage lorsque, cessant de considérer des
tissus ou des organes, M. Edwards arrive à dire des segments des corps
eux-mêmes[94]:

«D'après ce que nous avons dit, au commencement de ce chapitre,
relativement à la marche suivie par la nature dans le perfectionnement
des êtres, on pourrait s'attendre à trouver, à l'extrémité inférieure de
la série formée par les animaux dont nous nous occupons ici, des espèces
dont tous les anneaux constituants du corps seraient identiques entre
eux tant par leur forme et leur structure que par leurs fonctions, puis
à les voir devenir de plus en plus disparates et servir chacun à des
usages particuliers. C'est, en effet, ce que l'on remarque lorsqu'on
compare entre eux les divers crustacés; mais ces animaux ne nous offrent
d'exemple, ni de cette extrême uniformité, ni de ce maximum de
complication.»

La division du travail peut donc porter sur les segments tout entiers
comme sur les organes et les tissus; elle est alors nécessairement
suivie d'une sorte de consécration morphologique résultant de
modifications plus ou moins étendues dans la forme de ces segments.
Mais, pour M. Edwards, ces segments ne sont pas, comme pour Dugès, des
individualités distinctes; ce sont, on s'en souvient, de simples parties
du corps dont un nombre déterminé et constant est nécessaire pour
constituer le crustacé; malgré la segmentation de son corps, le crustacé
est indivisible comme le vertébré. C'est encore l'idée que se font des
animaux segmentés un grand nombre de naturalistes, et, au point de vue
du transformisme, cette idée suffit, nous l'avons vu, pour supprimer le
problème de l'origine des types organiques et obliger d'avoir recours,
afin d'expliquer chacun d'eux, à un acte créateur spécial.

       *       *       *       *       *

Dans les travaux relatifs aux articulés comme dans ceux relatifs aux
vertébrés, nous avons déjà fait remarquer que la méthode d'investigation
de Geoffroy Saint-Hilaire est employée à définir d'une manière plus
rigoureuse, plus exacte, plus complète, les grands embranchements de
Cuvier, à déterminer les limites des modifications dont ils sont
susceptibles et à chercher la loi de ces modifications. Le principe des
connexions est jusqu'ici appliqué surtout aux pièces solides et permet
de ramener leur disposition à un même type; il est tout aussi fécond
lorsqu'on veut en faire application aux organes internes, aux parties
molles.

Cuvier avait fait du système nerveux la base de la distribution
méthodique des animaux; M. Émile Blanchard s'attache à déterminer toutes
les modifications dont il est susceptible dans un même embranchement et
à préciser l'importance des caractères qu'il peut fournir à la
classification. Il démontre que chez les insectes il est construit sur
un type constant; que durant la métamorphose il éprouve, en général, une
concentration plus ou moins considérable; que cette concentration
s'effectue suivant des lois déterminées, de sorte qu'on peut trouver
«dans le degré de centralisation des noyaux médullaires des caractères
de famille ayant une persistance des plus remarquables[95]».

Ses recherches sur les connexions du système nerveux l'amènent à de
remarquables déterminations d'organes; il démontre, par exemple, que les
antennes, absentes, en apparence, chez les Arachnides, sont en réalité
représentées chez ces animaux par les petites pinces des scorpions et
les crochets à venin des araignées, seuls appendices qui reçoivent leurs
nerfs du cerveau, comme les antennes des insectes et des crustacés. Par
des études sur la bouche des insectes diptères, M. Blanchard avait déjà
complété les travaux de Savigny; tandis que M. de Lacaze-Duthiers, se
livrant à l'étude des appendices compliqués qui se trouvent à
l'extrémité postérieure de l'abdomen de ces animaux, arrivait à
démontrer que chez tous ces animaux l'armure génitale femelle était,
tout aussi bien que la bouche, construite sur un plan unique[96]; que
les pièces multiples qui les composent résultaient uniquement du
développement et des modifications de forme des parties solides d'un
zoonite.

Ainsi, chez les arthropodes adultes, et notamment chez les plus élevés,
de nombreux travaux permettent de ramener à un même plan les aspects si
divers de l'organisation. Dans la classe entière des insectes, le nombre
des segments du corps reste constant; il en est de même du nombre des
régions du corps et des appendices affectés à une fonction déterminée.
Chez les arachnides, le nombre total des segments du corps est déjà
moins fixe; il est très variable chez les myriapodes, dont la tête
présente cependant une composition constante; enfin, s'il présente une
certaine fixité chez les crustacés supérieurs, on constate chez ces
derniers une grande variabilité dans la constitution des diverses
régions du corps et le nombre des appendices servant à des usages
analogues; d'autre part, les segments du corps ne poussent pas toujours
simultanément, et cela seul suffirait à jeter quelque doute sur la
prétendue immobilité du type, pour faire supposer que, si cette
immuabilité existe réellement dans certains groupes, elle a été acquise
et doit encore être considérée comme un _résultat_ et non comme un _fait
primordial_.

       *       *       *       *       *

L'étude des vers annelés, si bien faite par Savigny, M. Audouin, Milne
Edwards et M. de Quatrefages, peut déjà servir à montrer que, chez ces
animaux, il n'y a de constant que l'organisation du segment, le nombre
de ceux-ci pouvant varier dans les plus larges proportions, de sorte
qu'on ne saurait ici concevoir rien de semblable à un archétype, et,
lorsqu'on descend des vers annelés à ceux où la structure segmentaire
est indistincte, c'est bien autre chose: il résulte des patientes et
habiles recherches de M. Blanchard sur les vers intestinaux, de celles
de M. de Quatrefages sur les Planaires, que les traits essentiels
attribués par Cuvier à l'animal articulé s'effacent et disparaissent;
cependant l'idée de type est tellement tenace qu'on fait l'impossible
pour faire rentrer ces animaux dans une règle à laquelle ils échappent
de toutes façons.

       *       *       *       *       *

L'embranchement des mollusques avait été moins rigoureusement défini par
Cuvier que ceux des vertébrés et des arthropodes. Les recherches de M.
Milne Edwards sur la circulation de ces animaux révèlent dans la
constitution de leur appareil circulatoire une imperfection commune à
laquelle on était loin de s'attendre; diverses recherches portant sur
leur système nerveux, notamment celles de Duvernoy et de M. Blanchard
sur le système nerveux des acéphales, celles de M. de Quatrefages et
surtout de M. de Lacaze-Duthiers sur les gastéropodes, permettent de
concevoir un type mollusque nettement défini et dans lequel M. de
Lacaze-Duthiers démontre qu'il existe, entre les parties, des connexions
aussi fixes que dans les autres groupes. Malheureusement ce type une
fois bien connu, au lieu de le limiter aux Céphalopodes, Gastéropodes,
Solénoconques et Lamellibranches, qui seuls sont de vrais Mollusques, on
s'efforce d'en rapprocher, comme on l'avait fait pour les Vers, tout ce
qui présentait avec lui de plus ou moins vagues analogies. C'est ainsi
qu'on cherche avec passion les traits caractéristiques des mollusques
chez les brachiopodes, chez les tuniciers, chez les bryozoaires, sans
prendre garde qu'un type qu'il faut transformer complètement pour y
ramener certains organismes perd toute importance, si c'est un type
théorique tel qu'on l'entend dans l'hypothèse de la fixité des espèces,
et qu'il n'y a aucun intérêt, dans l'hypothèse de la descendance, à
essayer d'y rattacher des êtres qu'on ne peut en faire dériver que par
des transformations tout autres que celles dont l'embryogénie et
l'anatomie comparée nous démontrent clairement la possibilité.

Les difficultés de la théorie des embranchements de Cuvier avaient déjà
été relevées, en 1822, par de Blainville, qui, tout en admettant la
fixité absolue des espèces, considérait les animaux comme se rattachant
à un certain nombre de _types_ présentant entre eux une certaine
gradation, comparable à l'échelle admise par Bonnet, et supposait que
dans chacun de ces types l'organisation pouvait éprouver des
dégradations successives capables d'en rendre méconnaissables les
caractères, sans que cependant la série fût nullement rompue entre les
formes dégradées et les formes élevées de chaque type. La foi dans le
génie de Cuvier est telle cependant que ces difficultés n'arrêtent
nullement certains esprits: l'un des plus éminents disciples du maître,
Louis Agassiz, s'est fait le théoricien de la doctrine des types, et le
moment est venu de montrer quelle idée peut se faire de la philosophie
zoologique un esprit élevé résolument partisan de la fixité absolue des
formes vivantes.



CHAPITRE XVI

LOUIS AGASSIZ

Conséquences philosophiques de l'hypothèse de la fixité des espèces.--La
possibilité d'une classification démontre l'existence de
Dieu.--L'existence d'un plan de la création est contraire à la doctrine
du transformisme.--Arguments en faveur de la fixité des
espèces.--Faiblesse de ces arguments.--Nature des caractères des
divisions zoologiques des divers degrés.--Définition nouvelle de
l'espèce.--Désaccord de cette définition avec les faits.--Réalité de
l'espèce.--Causes de l'isolement physiologique des espèces.


Louis Agassiz[97] transporte à toutes les divisions de la méthode dite
naturelle une idée analogue à celle de l'archétype de Owen: chacune de
nos espèces, chacun de nos genres, chaque famille, chaque type
représente une conception distincte du Créateur, et tous ces groupes
d'individus ont, par conséquent, une égale réalité. La classification,
loin d'être une «partie de l'art», comme le croit Lamarck, partie
susceptible de varier avec l'artiste, est un édifice immuable, comme le
Créateur; c'était du reste l'opinion de Cuvier et des naturalistes qui
faisaient, comme lui, de la recherche de la méthode naturelle le but
suprême de la science. Les divers groupes zoologiques, avec leur savante
subordination, «ont été institués par l'intelligence divine comme les
catégories de sa pensée[98].» Richard Owen, rejetant les causes finales,
avait déduit de l'existence de l'archétype des vertébrés la preuve de
l'existence de Dieu; Louis Agassiz généralise ce procédé de
démonstration. L'existence d'une série de plans suivant lesquels les
êtres vivants sont modelés nécessite l'existence d'une intelligence
capable de concevoir ces plans; «toute liaison intelligente et
intelligible entre les phénomènes est une preuve directe de l'existence
d'un Dieu qui pense, aussi sûrement que l'homme manifeste la faculté de
penser quand il reconnaît cette liaison naturelle des choses[99].» Au
fond, comme c'est notre intelligence qui arrive à pénétrer cet ordre de
la nature duquel Louis Agassiz conclut à l'existence de Dieu, c'est de
l'existence de notre propre intelligence que la preuve de l'existence de
Dieu est tirée, et le savant neufchâtelois n'est pas éloigné de dire:
«Je pense, donc Dieu est.»

Louis Agassiz admet une harmonie préétablie entre notre intelligence et
l'univers: «L'esprit humain est à l'unisson de la nature, et bien des
choses semblent le résultat des efforts de notre intelligence qui sont
seulement l'expression naturelle de cette harmonie préétablie[100].»
Telle est la classification naturelle: «Ces systèmes désignés par nous
sous le nom des grands maîtres de la science qui, les premiers, les
proposèrent, ne sont, en réalité, que la traduction dans la langue de
l'homme des pensées du Créateur. Si vraiment il en est ainsi, cette
faculté qu'a l'intelligence humaine de s'adapter aux faits de la
création, et en vertu de laquelle elle parvient instinctivement, sans en
avoir conscience, à interpréter les pensées de Dieu, n'est-elle pas la
preuve la plus concluante de notre affinité avec le divin esprit? Ce
rapport spirituel et intellectuel avec la toute-puissance ne doit-il pas
nous faire profondément réfléchir? S'il y a quelque vérité dans la
croyance que l'homme est fait à l'image de Dieu, rien n'est plus
opportun pour le philosophe que de s'efforcer, par l'étude des
opérations de son propre esprit, à se rapprocher des œuvres de la raison
divine. Qu'il apprenne, en pénétrant la nature de sa propre
intelligence, à mieux comprendre l'intelligence infinie dont la sienne
n'est qu'une émanation! Une semblable recommandation peut, à première
vue, paraître irrespectueuse. Mais lequel est véritablement humble?
Celui qui, après avoir pénétré les secrets de la création, les classe
suivant une formule qu'il appelle orgueilleusement son système
scientifique, ou celui qui, arrivé au même but, proclame sa glorieuse
affinité avec le Créateur et, plein d'une reconnaissance ineffable pour
un don aussi sublime, s'efforce d'être l'interprète complet de
l'Intelligence divine, avec laquelle il lui est permis, bien plus, il
lui est, de par les lois de son être, ordonné d'entrer en
communion[101]?»

Ce passage est d'un haut intérêt; c'est l'épanouissement le plus complet
d'une philosophie de la nature dont la filiation peut se suivre de Linné
à Cuvier, de Cuvier à de Blainville et à Agassiz, mais qui n'avait
jamais été aussi nettement formulée. L. Agassiz ne prend pas pour point
de départ, comme Schelling, l'identité de l'esprit humain avec l'esprit
de Dieu; il n'argue pas de cette identité pour dire: «Philosopher sur la
nature, c'est créer la nature;» loin de supprimer l'étude des faits,
comme le philosophe allemand, il étudie au contraire les faits, constate
leurs rapports, conclut, de ce que nous avons une intelligence qui
conçoit ces rapports, à l'identité de notre intelligence avec celle de
Dieu, et attribue à l'intelligence divine la création _directe_ de tous
les rapports que nous aurons à constater. Ce n'est plus l'étude des
faits qui disparaît, c'est celle des forces naturelles et de leur action
sur les êtres vivants. Nous n'avons plus à rechercher les causes qui ont
amené les êtres vivants à leur état actuel; il n'y a qu'une cause, Dieu,
qui agit sans intermédiaire. Nous n'avons plus même à rechercher le but
des particularités organiques que nous dévoile notre scalpel: «il y a
des organes qui n'ont pas de fonctions... Ces organes n'ont été
conservés que pour maintenir une certaine uniformité dans la structure
fondamentale... Leur présence n'a pas pour but l'accomplissement de la
fonction, mais l'observation d'un plan déterminé. Elle fait songer à
telle disposition fréquente dans nos édifices, où l'architecte, par
exemple, reproduit extérieurement les mêmes combinaisons en vue de la
symétrie et de l'harmonie des proportions, mais sans aucun but
pratique[102].» Il n'y a donc pas dans l'univers de cause finale, ou
plutôt l'univers n'a qu'une fin, comme il n'a qu'une cause: le
développement de la pensée du Créateur. Le rôle du naturaliste est
uniquement de rassembler les faits, expression de cette pensée, et de
les coordonner dans des systèmes qui sont notre façon à nous d'exprimer
la pensée de Dieu. Louis Agassiz expose hardiment ici une doctrine qui a
été plus d'une fois la cause secrète des hostilités qu'ont rencontrées
les tentatives les plus sincères et les plus légitimes, faites en vue
d'arriver à une connaissance approximative de l'origine des êtres
vivants et des lois de leur évolution. Il s'agit bien, du reste, dans
l'esprit de ce savant si éminent, de couper court à ces tentatives:
«S'il est une fois prouvé que l'homme n'a pas inventé, mais seulement
reproduit l'arrangement systématique de la nature; que ces rapports, ces
proportions existant dans toutes les parties du monde organique _ont
leur lien intellectuel et idéal dans l'esprit du Créateur_; que ce plan
de la création, devant lequel s'abîme notre sagesse la plus haute, n'est
pas issu de l'action nécessaire des lois physiques, mais au contraire a
été librement conçu par l'intelligence toute-puissante et mûri dans sa
pensée avant d'être manifesté sous des formes extérieures tangibles; si,
enfin, il est démontré que la préméditation a précédé l'acte de la
création, nous en aurons fini, une fois pour toutes, avec les théories
désolantes qui nous renvoient aux lois de la matière pour avoir
l'explication de toutes les merveilles de l'univers et, bannissant Dieu,
nous laissent en présence de l'action monotone, invariable des forces
physiques, assujettissant toute chose à une inévitable destinée[103].»
Cette _inévitable destinée_, cette _fatalité_ que semble impliquer le
transformisme, voilà, sans doute, ce qui effraie bien des esprits; on
défend la liberté de Dieu, pensant ainsi sauvegarder la sienne. Toutes
les argumentations de la philosophie, toutes les aspirations de l'esprit
et du cœur, sont impuissantes cependant à rien changer ni à ce que nous
sommes, ni aux rapports qui peuvent nous unir soit au monde, soit à
Dieu. Et qu'importe au demeurant, pour notre dignité, que notre actuelle
perfection relative ait été obtenue d'une façon ou d'une autre?
Avons-nous un intérêt quelconque à nous tromper volontairement à cet
égard? N'est-il pas sage, au contraire, de chercher à pénétrer, par tous
les moyens en notre pouvoir, le secret de notre origine, les lois de
notre développement progressif, afin d'avoir une conscience plus nette
du but que chacun de nous peut raisonnablement proposer à son existence,
de la destinée que doit rêver la société humaine tout entière, des
moyens propres à en réaliser l'accomplissement et de la part que chacun
de nous est appelé à prendre à l'évolution de notre espèce? N'est-ce pas
ainsi que nous pourrons parvenir à une connaissance intime de cet être
collectif qui s'appelle l'humanité, à une détermination rigoureuse,
indépendante de toutes les croyances, des droits et des devoirs communs
à tous les individus qui le composent, à l'établissement de cette morale
définitive qu'à travers tant d'erreurs et de préjugés, de violents
cataclysmes ou de lentes et pacifiques évolutions, l'esprit de l'homme
éperdu n'a cessé de poursuivre dans les ténèbres d'une ignorance qui
commence à peine à se dissiper?

Louis Agassiz est un esprit trop scientifique pour admettre d'emblée
l'incapacité des forces physiques à créer ou à modifier les êtres
vivants; il lui faut une démonstration, et il essaye de la faire aussi
complète que possible. Les arguments qu'il développe peuvent se résumer
ainsi:

1° Nous trouvons aujourd'hui, vivant dans des conditions identiques, les
animaux les plus divers; admettre qu'ils doivent leurs caractères à
l'action des milieux, c'est donc admettre qu'une même cause peut
produire les effets les plus différents.

2° Les mêmes types peuvent se rencontrer dans les conditions d'existence
les plus variées, ce qui démontre l'indépendance où sont les êtres
organisés vis-à-vis des agents physiques.

3° D'un pôle à l'autre, sous tous les méridiens, les mammifères, les
oiseaux, les reptiles, les poissons révèlent un seul et même plan de
structure; d'autres plans non moins merveilleux se découvrent dans les
articulés, les mollusques, les rayonnés et les divers types de plantes;
cette infinie variété dans l'unité ne saurait être le résultat de forces
à qui n'appartiennent ni la moindre parcelle d'intelligence, ni la
faculté de penser, ni le pouvoir de combiner, ni la notion de l'espace
et du temps.

4° Tous les animaux sont manifestement le développement de quatre idées
créatrices, liées entre elles par le fait que toutes quatre commencent
par s'incorporer dans un œuf, où se produisent, indépendamment des
forces physiques et malgré l'apparente identité du début, les
manifestations les plus diverses.

5° Le même genre, la même famille, la même classe, le même embranchement
peuvent être représentés dans les climats les plus différents par des
espèces, des genres, des familles variées, de telle sorte que, malgré
cette variété, des rapports analogues existent entre les animaux de tous
les pays, bien qu'il n'existe actuellement aucune parenté généalogique
entre les espèces d'un même genre, les genres d'une même famille, les
familles d'une même classe, les classes d'un même embranchement. Les
liens qui unissent les divisions d'un certain ordre ne peuvent être
considérés comme le fait des forces physiques, reproduisant le même type
sous des formes diverses suivant les pays.

6° Les quatre grands embranchements du règne animal ont apparu
simultanément avec leurs caractères distinctifs, malgré l'identité des
conditions primitives d'existence, et dès le début on distingue
nettement dans chacun d'eux des classes, des familles, des genres, des
espèces.

7° Il est difficile d'établir, au point de vue de la complication
organique, une gradation entre les embranchements ou même les classes;
mais, dans chaque classe, cette gradation est manifeste entre les ordres
et concorde avec la date de leur apparition dans les périodes
géologiques. «Là encore se découvre une nouvelle et accablante preuve de
l'ordre et de la gradation admirables qui ont été établis à l'origine et
maintenus, à travers les âges, dans les degrés divers de complication
que révèle la structure des êtres animés[104].»

8° Des espèces, des genres, des ordres, même voisins, peuvent être, les
uns cosmopolites, les autres avoir une aire de répartition géographique
des plus restreintes, ce que ne saurait expliquer l'action des milieux.

9° Des régions présentant un climat analogue peuvent avoir une faune et
une flore identiques ou, au contraire, très différentes et ayant occupé
dès le jour de leur apparition les espaces qu'elles occupent
aujourd'hui: ce qui est absolument contraire à l'idée que les animaux et
les plantes auraient d'abord apparu par couples accidentels destinés à
se répandre ensuite. D'autres fois, au milieu d'une faune et d'une flore
peu différentes, du reste, de celles d'une autre région, se trouvent des
types tout à fait spéciaux, tels que les marsupiaux en Australie,
circonstance qui ne peut dépendre de l'action des milieux, puisque
ceux-ci auraient dû modifier également toutes les parties de la faune et
de la flore.

10° Les différents types d'une même série de formes se trouvent souvent
dans des contrées tellement éloignées les unes des autres ou dans un
ordre paléontologique tel qu'on ne peut supposer entre eux aucun lien de
parenté. Ces séries sont du reste capricieusement composées, impliquant
ainsi un libre choix de combinaisons employées et non l'action continue
de forces aveugles, et le fait que les termes qui les composent sont
disséminés sur la surface entière du globe suppose que l'intelligence
qui a créé les séries était simultanément présente partout.

11° Malgré la diversité des conditions d'existence auxquelles sont
soumises les espèces, les espèces d'une même famille présentent une
taille assez uniforme, ce qui exclut l'intervention des milieux dans la
limitation de la taille.

12° Parmi les espèces, les seules qui aient varié n'ont varié que sous
l'action d'une puissance intelligente, l'homme: ce qui démontre
l'intervention d'une intelligence autrement puissante dans les
modifications des faunes et des flores.

13° Les manifestations intellectuelles des animaux sont essentiellement
de même nature que celles de l'homme, d'où il suit que tous sont le
siège d'un principe immatériel, qui ne peut tenir son origine des forces
physiques et témoigne de l'existence d'une intelligence universelle.

14° Cette intelligence se manifeste hautement dans la précision avec
laquelle sont réglés les rapports entre les individus de même espèce,
entre les diverses espèces animales et le milieu ambiant, entre les
espèces animales ou végétales qui habitent un même canton, et notamment
entre les parasites et les hôtes qui doivent les héberger.

15° Les divers phénomènes embryogéniques, les métamorphoses et les
phénomènes singuliers de reproduction asexuée que nous étudierons plus
tard témoignent hautement que les forces physico-chimiques n'ont que
faire dans le développement si minutieusement réglé de l'individu.

16° Il existe de remarquables rapports entre les types organiques qui se
succèdent dans les séries paléontologiques: certains types, les _types
synthétiques_, réunissent en eux des caractères qu'on ne trouvera plus
tard que séparés les uns des autres dans des types différents; d'autres,
les _types prophétiques_, présentent des organes qui, sous une forme
imparfaite, semblent annoncer l'apparition de types nouveaux ayant des
organes et des fonctions qui manquaient jusque-là aux animaux: ainsi les
ptérodactyles, ces lézards volants, semblent prophétiser la venue
prochaine des oiseaux; d'autres types enfin, les _types embryonnaires_,
montrent à l'état permanent des caractères qui ne seront que
transitoires chez leurs successeurs. L'existence de semblables types
dans les terrains anciens témoigne que l'évolution paléontologique est
l'œuvre d'une intelligence presciente et prévoyante. Les combinaisons
préexistent dans sa pensée avant de revêtir une forme vivante.

17° Il existe un parallélisme entre l'ordre de succession des animaux et
des plantes, dans les temps géologiques et la gradation offerte par les
êtres organisés actuels. On y reconnaît un esprit de suite qui surveille
tout le développement de la nature, du commencement à la fin, qui laisse
lentement se produire un progrès graduel et finit par l'introduction de
l'homme, couronnement de la création animale. Un parallélisme semblable
existe entre l'ordre d'apparition des animaux et les phases du
développement embryonnaire chez leurs représentants actuels; c'est, dans
l'une et l'autre série, la répétition d'une même suite de pensées.

Louis Agassiz conclut donc:

«Loin de devoir leur origine à l'action continue de causes physiques,
tous les êtres ont successivement fait apparition sur la terre en vertu
de l'action _immédiate_ du Créateur.

«Les produits de ce qu'on appelle communément les agents physiques sont
_partout les mêmes_, sur toute la surface du globe, et ont _toujours été
les mêmes_ durant toutes les périodes géologiques. Au contraire, les
êtres organisés sont _partout différents_ et ont _toujours différé_ à
tous les âges. Entre deux séries de phénomènes ainsi caractérisés, il ne
peut y avoir ni lien de causalité, ni lien de filiation.

«La combinaison dans le temps et dans l'espace de toutes ces conceptions
profondes non seulement manifesté de l'intelligence, mais de plus elle
prouve la préméditation, la puissance, la sagesse, la grandeur, la
prescience, l'omniscience, la providence. En un mot, tous ces faits et
leur naturel enchaînement proclament le seul Dieu que l'homme puisse
connaître, adorer et aimer. L'histoire naturelle deviendra, un jour,
l'analyse des pensées du Créateur de l'univers, manifestée dans le règne
animal et le règne végétal, comme elles l'ont été dans le monde
inorganique[105].»

Richard Owen admettait que l'archétype était une émanation directe de la
pensée divine, mais que des modifications secondaires dues à l'action
des milieux avaient pu le modifier de mille manières. L. Agassiz étend,
comme on voit, autant qu'il est possible, cette intervention divine qui
apparaît dans le plus simple phénomène. C'est la conséquence directe de
l'hypothèse de la fixité des espèces. Personne n'a aussi complètement
développé cette conséquence; aucun naturaliste n'a réuni, pour la
soutenir, un nombre plus considérable d'arguments; mais les arguments
présentés par l'illustre professeur de Cambridge ont-ils nécessairement
la signification qu'il leur attribue? Il n'est pas un des phénomènes
invoqués par L. Agassiz qui n'ait reçu, depuis son écrit, une
explication naturelle. Le mélange d'animaux divers, vivant, en apparence
au moins, dans des conditions identiques, la persistance de formes
semblables dans des conditions d'existence variées, la superposition des
caractères de types aux caractères secondaires de famille, de genre et
d'espèce sont des conséquences immédiates de la loi d'hérédité de
Lamarck; dans un ouvrage récent[106], nous avons rattaché à des causes
déterminées la formation des grands types organiques, et montré que ces
types avaient dû apparaître et se développer simultanément: le mélange
constant de formes organiques différentes qu'on observe à toutes les
époques géologiques est une conséquence de ce premier fait; tous les
faits connus de répartition géographique sont devenus des arguments en
faveur de la théorie de la descendance. Comme Agassiz le pressentait
lui-même, les divers rapports qui existent entre chaque espèce animale,
le monde extérieur et les êtres vivants avec qui elle se trouve en
contact sont de simples phénomènes d'adaptation, conséquences forcées de
la sélection naturelle. On est d'accord aujourd'hui pour reconnaître
qu'aucune espèce ne demeure absolument immuable quand on la soumet à des
actions modificatrices suffisamment énergiques, et pour reconnaître que
les variations des animaux domestiques ne sont pas d'une autre nature
que celles des animaux sauvages. L'instinct et l'intelligence
s'expliquent l'un par l'autre. Le parallélisme entre l'évolution
paléontologique et l'évolution embryogénique est devenu l'une des
propositions les plus fécondes de la théorie de la descendance. En un
mot, toute cette savante argumentation se tourne au profit de la
doctrine de l'évolution qu'elle prétendait combattre: il apparaît
nettement que l'activité créatrice n'intervient de nos jours que par
l'intermédiaire du conflit des propriétés inhérentes à la substance
vivante et des conditions dans lesquelles chaque individu organisé est
appelé à vivre, et rien n'indique qu'elle soit jamais intervenue
autrement. On ne voit pas que la conception nouvelle du monde organisé
soit de nature, dans l'ignorance où nous sommes des causes premières, à
diminuer la majesté de l'intelligence organisatrice de l'univers.
D'autre part, pénétrer les idées réalisées du Créateur, ou pénétrer les
procédés à l'aide desquels il les a mises en œuvre, sont choses aussi
dignes l'une que l'autre de l'intelligence humaine.

Quoi qu'il en soit, admettons que les diverses divisions du règne animal
soient, en quelque sorte, d'institution divine, correspondent à des
catégories spéciales de la pensée créatrice, chaque division devra, dans
cette hypothèse, avoir sa signification particulière. L. Agassiz cherche
donc en quoi consistent, dans le règne animal tout entier, les
caractères de l'embranchement, de la classe, de l'ordre, de la famille,
du genre, de l'espèce.

Il trouve les caractères de l'_embranchement_ dans le _plan
d'organisation_, abstraction faite de la façon plus ou moins simple dont
ce plan a été réalisé. La _façon dont le plan est réalisé_ ou, si l'on
veut, la nature des matériaux qui ont servi à le réaliser fournit les
caractères de la _classe_, qui doivent être, avant tout, tirés de la
structure anatomique. Un plan réalisé à l'aide des mêmes matériaux
comporte encore un degré plus ou moins grand de complication; c'est dans
ce _degré de complication_ qu'il faut chercher les caractères de
l'_ordre_, entre lesquels il existe par conséquent une gradation
déterminée. Les modifications générales que, sans changement dans le
plan de structure, peut subir la _forme extérieure_, deviennent les
caractères de la _famille_; on peut considérer non seulement les
modifications générales de la forme extérieure, mais encore les
_modifications de forme des parties_ du corps; ces modifications donnent
les caractères des _genres_; il ne reste plus à définir que l'_espèce_.

Là, Agassiz se sépare complètement des naturalistes qui fondent la
notion de l'espèce sur l'aptitude qu'auraient les individus de même
espèce à engendrer, lorsqu'ils s'unissent entre eux, des produits aussi
féconds qu'eux-mêmes.

«Tant qu'on n'aura pas prouvé, dit-il[107], pour toutes nos variétés de
chiens, pour toutes celles de nos animaux domestiques et de nos plantes
cultivées, qu'elles sont respectivement dérivées d'une espèce unique,
pure et sans mélange; tant qu'un doute pourra être conservé sur la
communauté d'origine et la descendance unique de toutes nos races
humaines, il sera illogique d'admettre que le rapprochement sexuel, même
donnant lieu à un produit fécond, soit un témoignage irrécusable de
l'identité spécifique.

«Pour justifier cette assertion, je demanderai s'il est un naturaliste
sans préjugés qui, de nos jours, ose soutenir:

«1° Qu'il est prouvé que toutes les variétés domestiques de moutons, de
porcs, de bœufs, de lamas, de chevaux, de chiens, de volailles, etc.,
sont respectivement dérivées d'un tronc commun;

«2° Que considérer ces variétés comme le résultat d'un mélange de
plusieurs espèces primitives est une hypothèse inadmissible;

«3° Que des variétés importées des contrées lointaines et entre
lesquelles il n'y a jamais eu accointance auparavant, comme les poules
de Shanghaï et nos poules communes, par exemple, ne se mêlent pas
complètement?

«Où est le physiologiste qui pourrait affirmer en conscience que les
limites de la fécondité entre espèces distinctes sont connues avec une
suffisante rigueur pour en faire la pierre de touche de l'identité
spécifique? Qui pourrait dire que les caractères distinctifs des
hybrides féconds et ceux des produits de sang non mêlé sont tellement
évidents, qu'on puisse retracer les traits primitifs de tous nos animaux
domestiques, ou bien ceux de toutes nos plantes cultivées?»

Ici, Agassiz est évidemment sur une pente dangereuse pour la théorie de
la fixité de l'espèce. Si des espèces primitives peuvent se mêler au
point d'avoir pu fournir ce que nous appelons nos espèces domestiques,
alors même que l'intelligence humaine serait le seul auteur de ce
résultat, il est acquis que l'espèce est variable. On peut, à la vérité,
supprimer la difficulté en disant que nous avons tort de considérer nos
chiens, nos bœufs, nos pigeons comme ne formant qu'une seule espèce,
attendu que le fait qu'ils peuvent se mélanger n'importe comment ne
prouve plus rien. Dieu dit, en effet, le savant fondateur du Musée de
Cambridge, n'a pas créé les espèces autrement qu'il n'a créé les genres,
les familles et les autres catégories d'êtres entre lesquels le
naturaliste constate des ressemblances; il n'existe aucun lien génésique
entre les individus de même genre, de même famille, de même ordre; il
n'y a pas davantage de lien génésique nécessaire entre les individus de
même espèce. Les premiers individus de qui ils descendent ont été créés
séparément, en grand nombre; l'espèce était, au moment de la création de
ces individus réciproquement indépendants, aussi limitée que de nos
jours; c'est donc à des caractères reconnaissables dans la structure et
la forme extérieure des individus qu'il faut demander le signe
distinctif de l'espèce et non pas dans quelque phénomène de
reproduction, simple conséquence de la ressemblance que présentent entre
eux les individus.

Louis Agassiz pousse jusqu'au bout, on le voit, les conséquences
logiques de son système. En acceptant comme un _fait_ la fixité des
espèces, il est conduit à donner à la notion de l'espèce une base tout à
fait hypothétique, à la faire dépendre uniquement d'une _idée_
créatrice. Le naturaliste reconnaît cette idée à ce que les individus de
même espèce, limités à une période géologique déterminée, entretiennent
les mêmes rapports soit entre eux, soit avec le monde ambiant, à ce que
la proportion des parties de leur corps, la façon dont il est ornementé
sont les mêmes chez tous, à ce que, soumis aux mêmes influences, ils
varient tous de la même façon, de sorte que la définition d'une espèce
exige la connaissance de tous les détails de l'organisation et du mode
d'existence des êtres, qui la composent.

L. Agassiz aurait pu simplifier cette définition en admettant
l'hypothèse de Linné: «Nous comptons autant d'espèces qu'il est sorti de
couples des mains du Créateur.» Mais il aurait alors fallu reconnaître à
l'espèce une réalité d'une autre sorte que celle des divisions plus
étendues de nos méthodes; il aurait fallu admettre qu'il existe une
parenté réelle, une véritable consanguinité entre tous les animaux de
même espèce, alors que cette parenté n'existe plus entre les animaux du
même genre, créés indépendamment les uns des autres; c'eût été rompre
l'harmonie du système: la logique devait donc conduire le théoricien de
la fixité des espèces à faire un choix que Cuvier n'avait pas voulu
faire lorsqu'il disait: «L'espèce est l'ensemble des individus nés de
parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se
ressemblent entre eux.»

L'hypothèse de la fixité des espèces, en introduisant la fixité partout
dans la nature, donne aux classifications zoologiques une apparente
précision, séduisante pour bien des esprits; mais la nature, dans son
incessante mobilité, fait en quelque sorte éclater de toutes parts les
liens dans lesquels on essaye de l'enchaîner. L. Agassiz n'a pu définir
les divisions systématiques des divers degrés qu'en donnant à ses
définitions une élasticité qui les rend illusoires quand on veut les
appliquer aux faits, ou en employant des comparaisons difficiles à
justifier: toute définition de l'espèce sombre même dans cette
submersion générale des faits par la première théorie qui essaye de leur
appliquer d'une façon quelque peu générale les procédés de raisonnement
habituellement en usage dans l'école dite des faits.

Le fait, c'est qu'il existe des groupes d'individus qui peuvent se
mélanger indéfiniment entre eux; dans ces groupes, on ne saurait établir
aucune ligne de démarcation précise entre les formes que peuvent revêtir
les individus. Le fait, c'est également que tout rapprochement entre ces
individus et certains autres plus ou moins différents est constamment
stérile; entre les individus du premier groupe et ceux du second, la
démarcation est donc absolue; chaque groupe ainsi isolé constitue une
_espèce_; mais, entre la fécondité absolue et l'infécondité complète des
rapprochements, on trouve tous les passages. Le fait, c'est encore que
les individus de même espèce présentent, en général, une identité
presque complète de structure, tout en variant assez sous le rapport de
la taille, des proportions, de la couleur, des habitudes, pour différer
quelquefois entre eux plus qu'ils ne paraissent différer d'individus
appartenant à une autre espèce. Le fait, c'est aussi que le plus grand
nombre de ces différences peuvent être attribuées aux circonstances
extérieures, tandis que les ressemblances fondamentales ne sont
nullement en rapport avec l'action actuelle du milieu. Le fait, c'est
que, si les différences entre individus de même espèce sont parfois tout
individuelles, elles peuvent aussi se transmettre par la génération, de
sorte que tous les individus nés les uns des autres, unis entre eux ou à
d'autres qui leur ressemblent, présentent toujours un même ensemble de
caractères permanents qui les distinguent dans leur espèce; ces séries
d'individus forment des _races_ presque aussi fixes que les espèces,
quand l'union n'a lieu qu'entre individus semblables, mais qui peuvent
s'altérer plus ou moins par des unions avec les individus de race
différente. Le fait, c'est qu'il existe réellement entre les espèces
animales des ressemblances de divers ordres, inexplicables par l'action
_actuelle_ des conditions ambiantes, ressemblances sur lesquelles est
basé tout l'échafaudage de nos divisions zoologiques.

Sans doute, si cette action s'éteignait avec l'individu sur lequel elle
se produit, le problème serait résolu, il faudrait déclarer le monde
inexplicable autrement que par des causes surnaturelles. Mais cette
action des milieux ne s'éteint pas ainsi; les modifications qu'elle a
produites sont transmises, dans une certaine mesure, par l'individu qui
les a subies, à sa progéniture; elles deviennent plus stables à mesure
que des générations se succèdent dans des conditions favorables à leur
conservation; elles se fixent, pour ainsi dire, avec les générations, et
les individus en qui elles ont acquis une certaine stabilité peuvent
alors être placés, sans perdre leurs caractères, dans les conditions
d'existence les plus variées. Là encore, nous sommes en présence de
faits qui font disparaître plusieurs des arguments invoqués par L.
Agassiz en faveur de son système. Les problèmes se posent dès lors d'une
façon nouvelle.

En somme, la fécondité d'un accouplement résulte simplement de ce que le
spermatozoïde de l'individu fécondateur peut accomplir ses fonctions
normales dans l'œuf de l'individu fécondé. De ces fonctions on ne
connaît que le résultat; on ignore absolument et comment elles
s'accomplissent et quelles conditions sont nécessaires pour leur
accomplissement. On sait toutefois qu'une très légère modification dans
les conditions où l'œuf se trouve placé suffit pour empêcher sa
fécondation par les spermatozoïdes dont il reçoit ordinairement
l'action. De nombreuses modifications dans la forme du corps peuvent se
produire sans que l'aptitude de l'œuf à être fécondé en soit modifiée;
d'autres, au contraire, amènent promptement cette incapacité; ne faut-il
pas chercher là la cause de la séparation des races en espèces qui
continuent à se ressembler tout en étant incapables de se mélanger? Les
espèces résulteraient ainsi des mêmes causes que les races; elles ne
différeraient des races ordinaires que parce que, dans ces dernières,
les modifications portent sur des parties quelconques du corps, tandis
que, lors de l'apparition d'une espèce nouvelle, la modification
porterait sur les conditions biologiques qui permettent l'action du
spermatozoïde sur l'œuf. Ces conditions sont très probablement
déterminables, et le problème de leur détermination ne sort pas du
cercle de ceux qu'aborde habituellement la physiologie expérimentale.

Si les espèces se constituent de la sorte, les ressemblances entre les
espèces différentes s'expliquent toutes par l'hérédité des caractères;
leur permanence résulte de la fécondation qui combat les unes par les
autres les différences individuelles, et accroît à chaque génération la
stabilité des ressemblances. La sélection naturelle explique l'isolement
relatif des espèces, ainsi que leurs étroites adaptations aux conditions
extérieures. On arrive donc à comprendre tout à la fois la fixité
apparente des formes spécifiques et leur variabilité. Tout le problème
zoologique consiste à déterminer les conditions qui ont pu, dans le
passé, produire et conserver tel ou tel caractère.

En examinant avec soin les données sur lesquelles raisonnent jusqu'ici
les zoologistes, on voit qu'elles sont presque exclusivement empruntées
à l'étude des animaux relativement perfectionnés dont l'organisation
relève d'un type nettement distinct; ce sont, en somme, les vertébrés,
les arthropodes et les mollusques qui fournissent ses bases à la
philosophie zoologique; mais pendant que nos connaissances sur ces
animaux arrivent à un tel degré de perfection apparente qu'il semble
possible de les résumer en quelques propositions générales, comparables
aux lois des physiciens, l'étude d'animaux plus simples, longtemps
négligés, presque tous confondus dans l'embranchement des zoophytes ou
rayonnés par Cuvier, vient élargir singulièrement le cadre de la
science, montrer que les questions que l'on croyait résolues sont à
peine posées et ouvrir un nouveau champ aux spéculations. Il est
indispensable, pour bien saisir la portée de ce mouvement, de revenir en
arrière et de remonter jusqu'à son origine.



CHAPITRE XVII

LES ANIMAUX INFÉRIEURS

Progrès successifs des découvertes relatives aux animaux
inférieurs.--Trembley: l'Hydre d'eau douce.--Peyssonnel: le
Corail.--Cuvier: la Pennatule.--Lesueur: les Siphonophores.--de
Chamisso: la génération alternante des Salpes.--Sars: la génération
alternante des Hydroméduses.--Steenstrup: théorie de la génération
alternante.--Van Beneden: la digénèse.--Leuckart: le
polymorphisme.--Owen: la parthénogénèse et la métagénèse.--M. de
Quatrefages: la généagénèse.--Théorie sur la reproduction de M. Milne
Edwards.--Théorie générale des phénomènes de reproduction agame.


De tout temps, un certain nombre d'animaux sans vertèbres ont été connus
de l'homme. Aristote, nous l'avons vu, en distingue déjà de diverses
sortes qu'il groupe ensemble fort judicieusement. Il a même observé les
mœurs et les métamorphoses de plusieurs insectes; ce qu'on sait de
précis à leur égard durant tout le moyen âge vient presque entièrement
de lui, mais il ne pouvait guère être compris. Les métamorphoses des
insectes préparent d'ailleurs l'esprit à accepter sans contrôle les
affirmations les plus bizarres. Quand on voit un papillon naître d'une
chenille, peut-on trouver étonnant _a priori_ que les chenilles naissent
des feuilles vertes, comme le veut Aristote, ou que les vers se forment
dans le limon qu'ils habitent et duquel la Genèse fait sortir l'homme
lui-même sous le souffle de Dieu?

Il fallait, pour que des idées saines et claires pussent se dégager de
cette histoire compliquée des animaux inférieurs, que l'homme apprît à
observer et qu'il eût entre ses mains des instruments propres à
augmenter la puissance de ses sens. C'est seulement au XVIIe siècle que
l'emploi de verres grossissants fournit à Malpighi, à Swammerdam et à
Leuwenhoek les moyens d'étudier la structure intime du corps et de
reconnaître l'existence d'êtres que leur petitesse avait jusque-là
soustraits aux regards de l'homme. Malpighi s'occupa surtout d'anatomie
et d'embryogénie. Swammerdam s'appliqua à étudier les métamorphoses des
insectes. Leuwenhoek soumit à ses verres grossissants les objets les
plus variés: il est le premier qui ait signalé l'existence des
infusoires et qui ait étudié cet animal, bourgeonnant comme une plante,
que les recherches de Trembley devaient plus tard rendre célèbre,
l'hydre d'eau douce; en même temps, un de ses élèves, de Hamm,
découvrait les zoospermes.

Ces trois découvertes devaient avoir par la suite un retentissement
considérable.

Les infusoires ont été le point de départ de longues spéculations; on a
voulu voir en eux la matière, en train de s'organiser; on en a fait des
atomes vivants; ils ont éternisé le débat sur les générations
spontanées. Ils nous ont finalement appris en quoi consiste la vie des
éléments constitutifs de notre corps.

L'hydre d'eau a été le premier exemple de ces organismes arborescents
dont le corail est le type et a permis de comprendre ce que pouvaient
être ces organismes singuliers.

Les spermatozoïdes, dans lesquels on crut reconnaître un moment l'animal
rudimentaire, fournirent des arguments à la doctrine de l'emboîtement
des germes tant que le développement des animaux par épigenèse ne fut
pas rigoureusement démontré. Ils sont devenus le point de toutes nos
idées sur les conditions premières du développement des êtres vivants.

Mais ce ne fut pas d'un seul coup que ces trois observations acquirent
l'importance qu'elles devaient avoir. On ne pouvait, en effet,
soupçonner le rôle des spermatozoïdes avant d'avoir constaté la
généralité de l'existence de l'œuf et d'avoir déterminé en quoi
consistent les phénomènes embryogéniques; or c'est seulement en 1824 que
Prévost et Dumas constatèrent pour la première fois la segmentation du
vitellus, et en 1827 que Von Baër découvrit l'œuf des mammifères.
L'hydre d'eau douce fut à peu près complètement oubliée jusqu'en 1744,
date de la publication des mémorables recherches de Trembley. Les
infusoires enfin ne servirent qu'à donner une vaine apparence de
fondement aux spéculations des philosophes de la nature, jusqu'à ce
qu'Ehrenberg, reprenant l'œuvre d'Otto Frédéric Müller, en eût fait, en
1829, un des principaux arguments contre l'hypothèse de la gelée
primitive.

Auprès de Malpighi, de Swammerdam, de Leuwenhoek, il faut faire une
place à Redi, qui donna le premier coup à cette croyance, généralement
répandue jusqu'à lui, qu'une foule de vers, d'insectes et de mollusques,
voire même certains mammifères, tels que les rats, pouvaient prendre
naissance par la transformation spontanée de substances inertes. Redi
démontra notamment que les vers de la viande naissaient d'œufs pondus
par des mouches; mais il s'arrêta devant les difficultés qu'opposait à
ses recherches l'histoire des vers parasites; il supposa qu'ils étaient
formés aux dépens de l'âme sensitive de leur hôte. Après lui, c'est en
vain qu'Harvey formule le célèbre axiome: «_Omne vivum ex ovo_;» la
plupart des naturalistes continuent à admettre la génération spontanée
des helminthes; on se demande si les parasites d'Adam ont été créés en
même temps que lui, et le temps n'est pas encore bien éloigné où la
médecine a définitivement consenti à voir dans les ascarides et les
ténias des animaux comme les autres.

Les études de Redi n'en ont pas moins été un premier acheminement vers
la délimitation entre les êtres organiques et les corps inorganiques,
entre la substance vivante et la matière inerte. Si cette délimitation
devient de plus en plus nette, à mesure que nous nous rapprochons de la
période moderne, il en est tout autrement de la délimitation entre les
animaux et les végétaux, qu'un petit nombre de récits fabuleux avaient
seuls momentanément obscurcie.

Au XVIIIe siècle, on a pu un moment considérer comme le dernier mot de
la science l'aphorisme de Linné: «_Mineralia crescunt, vegetalia
crescunt, et vivunt; animalia crescunt, vivunt et sentiunt._» Cependant
certaines productions de la mer ont déjà embarrassé les anciens. De ce
nombre est le Corail. Si Théophraste, Dioscoride et Pline n'hésitent pas
à en faire une plante, Orphée croit devoir attribuer à cette plante une
origine héroïque; elle a été durcie et colorée par le sang de la Gorgone
Méduse, et Ovide raconte que, molle et flexible sous l'eau, elle durcit
seulement à l'air. Boccone démontre, en 1674, l'inexactitude de cette
opinion; mais il fait du corail une pierre; Ferrante Imperato (1699),
Tournefort (1700) le replacent parmi les plantes, et leur opinion paraît
triompher définitivement, lorsque le comte de Marsigli annonce, en 1706,
qu'il a vu fleurir des branches de corail placées dans de l'eau de mer
fraîche. Cependant une troisième opinion s'est fait jour, car, en 1713,
Rumphius, dans ses _Amboinische Raritätkämmer_, parle des polypes qui
ressemblent à des plantes; cette opinion est enfin formellement exprimée
en 1723 par un jeune médecin de Marseille, Peyssonnel, ami de Marsigli,
qui a vu les prétendues fleurs du corail manger et se mouvoir, et les
compare aux actinies ou anémones de mer, si communes sur nos côtes. Mais
Réaumur fait le plus froid accueil à cette opinion nouvelle; pour lui,
le corail est une plante qui produit une coquille interne, exactement
comme les colimaçons produisent une coquille externe; l'écorce du corail
seule est vivante; son axe pierreux est une concrétion morte: Réaumur ne
peut concevoir qu'une concrétion rameuse telle que le corail puisse ne
pas avoir une origine végétale (1727). Le pouvoir de bourgeonner, de
pousser des branches, de se laisser diviser sans mourir est, de son
temps, le caractère essentiel des végétaux; mais cette définition du
végétal va bientôt recevoir une rude atteinte.

En 1740, Trembley retrouve le polype d'eau douce de Leuwenhoek, et, fort
intrigué par cette étrange production, qu'il croit n'avoir jamais été
observée avant lui, il entreprend d'en déterminer la nature. Les
premiers individus qu'il observe sont de couleur verte; leur couleur,
leurs ramifications qui ressemblent à des racines lui font d'abord
penser que ce sont des plantes; mais il observe bientôt que ces plantes
se meuvent, qu'elles mangent; un doute lui vient; il lui semble que,
pour résoudre le problème, il lui suffira de chercher si les polypes
sont capables de bourgeonner et de se reproduire par boutures; il
entreprend alors la belle série d'expériences dans lesquelles des hydres
coupées en morceaux, retournées comme un gant, continuent cependant à
vivre et à reproduire les parties qui leur manquent. Il observe que ses
polypes peuvent former par un bourgeonnement successif des associations
d'une vingtaine d'individus; que, en les divisant longitudinalement en
lanières, chaque lanière devient un polype nouveau, de sorte que le
polype primitif possède maintenant plusieurs têtes et plusieurs bouches,
tout comme l'hydre de la fable; de là le nom que portera désormais dans
la science le _Polype à bras en forme de cornes_, de Trembley.

Toutes ces expériences établissent que les hydres possèdent en commun
avec les végétaux le pouvoir de bourgeonner, de se reproduire par
bouture; mais un être qui se meut, qui capture des proies et les dévore,
qui change de place à volonté, sait marcher de diverses façons, un tel
être ne saurait appartenir au règne végétal; c'est bien un animal; il
peut donc y avoir des animaux ramifiés comme des plantes; le corail ne
serait-il pas un animal de ce genre, et Peyssonnel n'avait-il pas
raison? Réaumur, Bernard de Jussieu, Guettard s'empressent de saisir les
occasions qui s'offrent à eux d'étudier les polypes marins; enfin
l'opinion de Peyssonnel triomphe devant l'Académie des sciences de
Paris; on reconnaît que le corail, les flustres et autres «tuyaux
marins» sont des animaux agrégés, nés les uns sur les autres par
bourgeonnement et vivant en société. On a cependant encore tant de peine
à se faire à cette idée que Linné, dans la douzième édition de son
_Systema naturæ_ (1766), cherche de nouveau un compromis: les zoophytes
sont pour lui des plantes qui végètent sous l'eau, mais produisent des
fleurs animales. C'est une dernière et timide protestation contre
l'évidence; il faut bien cependant que la portée du fait n'ait pas été
tout d'abord comprise; car Gaspard Wolf, qui entreprend ses études
d'embryogénie (1759) pour rechercher s'il n'y a pas dans le
développement de l'animal quelque chose de comparable à ce qu'on observe
chez les plantes, ne songe pas un seul instant aux polypes, et il en est
de même de Gœthe, qui n'aurait pas manqué de voir dans ces sociétés
d'animaux, qu'on nommera bientôt des _colonies_, l'exacte répétition de
ce type de la plante qu'il était si fier d'avoir imaginé.

Les recherches de Trembley suscitent des recherches analogues de Bonnet
(1741), son parent; mais ces dernières portent sur des animaux tout
différents, des vers d'eau douce, très voisins des lombrics, quoique
d'organisation plus simple, les _Tubifex_. Comme les hydres, les tubifex
peuvent être coupés en morceaux, chaque morceau se complète et redevient
un autre ver; un même tubifex a pu être partagé huit fois
successivement, et la réparation se fait si vite qu'on pouvait obtenir
en six mois, suivant Bonnet, 2 985 984 vers, à l'aide d'un seul; dans un
cas, l'habile expérimentateur dit même avoir réussi à faire repousser
une tête là où était primitivement la queue de l'animal et une queue du
côté opposé, de manière à le retourner bout pour bout. Ces recherches
confirment d'une manière absolue l'animalité des hydres puisqu'elles
montrent chez des animaux bien authentiques des faits analogues à ceux
qu'on observe chez des polypes. Plus tard, Gruithuisen et Otto-Frédéric
Müller constatent que d'autres vers voisins de tubifex, les _Naïs_, se
partagent spontanément en plusieurs individus, l'individu primitif
pouvant se couper dans sa région moyenne en deux autres ou produire
toute une chaîne de nouveaux individus à sa partie postérieure.
Otto-Frédéric Müller ajoute, en 1788, un fait intéressant à ses
premières observations: il découvre une annélide marine, la _Nereis
prolifera_, depuis nommée _Autolytus prolifer_, qui se partage
spontanément en deux, comme les _Naïs_; mais dans cette curieuse espèce,
fait sur lequel Otto-Frédéric Müller ne s'était du reste pas arrêté, les
deux individus résultant de ce partage ne se ressemblent pas.

En 1828 et 1830, Dugès[108] observe chez des vers inférieurs, les
planaires, des phénomènes plus semblables encore à ceux que Trembley a
constatés chez les hydres: il a vu, chez certaines espèces, un individu
se diviser transversalement en plusieurs autres qui demeurent unis plus
ou moins longtemps de manière à figurer une sorte de ver annelé; mais,
dans ce ver, les anneaux ne tardent pas à se séparer les uns des autres,
comme font les hydres, pour vivre isolément. Il n'est pas douteux que ce
fait ait contribué à faire naître chez le savant de Montpellier les
idées qu'il développe dans son _Mémoire sur la conformité organique_.

Le mode de groupement, les rapports réciproques des animaux vivant
associés, comme le corail, réservent aux naturalistes qui n'ont connu
jusque-là que les animaux supérieurs, bien d'autres étonnements.

En 1803, étudiant un organisme étrange, la pennatule, sorte de grande
plume vivante qui enfonce sa tige dans la vase sous-marine et étale dans
l'eau ses barbes en forme de larges disques, Cuvier avait reconnu que
ces disques supportaient de nombreux polypes semblables à ceux du
corail; la pennatule était donc une colonie de polypes; mais il faisait
remarquer de plus que tous les polypes composant la pennatule sont
soumis à une volonté unique, qu'ils accomplissent en commun toutes les
fonctions de nutrition et que la pennatule devait, en conséquence, être
considérée comme un animal composé; il étendait la même conclusion à
toutes les colonies de polypes, dont chacun devenait pour lui un animal
composé ou mieux encore un animal à plusieurs bouches et un seul corps.

L'illustre voyageur Lesueur, faisant connaître en 1813, dans le _Journal
de physique_, quelques-uns des animaux remarquables qu'il avait
rassemblés durant ses longues traversées, appelait l'attention sur les
organismes gélatineux, aux formes variables et compliquées, qu'on
désigne sous le nom de siphonophores; il voyait en eux des colonies
flottantes de méduses, opinion adoptée par Lamarck et de Blainville.

En 1819, Adalbert de Chamisso, qui fut à la fois un voyageur hardi, un
romancier plein de fantaisie, un brillant poète et un naturaliste exact,
avait signalé des phénomènes tout à fait inattendus dans la reproduction
des salpes, singuliers animaux nageurs de la classe des Tuniciers,
transparents comme l'eau dans laquelle ils vivent, pareils à des
manchons de gélatine, pourvus d'appendices diversement placés et nageant
à l'aide des contractions de leur corps. On connaissait un certain
nombre d'espèces de Salpes se rattachant à deux types généraux, les unes
pouvant atteindre la grosseur du poing et vivant solitaires, les autres
beaucoup plus petites et vivant toujours associées en longues chaînes,
souvent phosphorescentes, ou en élégantes couronnes. Ces chaînes
méritaient déjà l'intérêt par elles-mêmes, car tous les individus qui en
font partie combinent leurs mouvements de natation avec tant de
précision que la chaîne tout entière produit d'une manière absolue
l'illusion d'un animal dirigé par une volonté unique. Les Salpes
associées en chaîne, ou _salpes agrégées_, se distinguent toutes très
nettement des _Salpes solitaires_ tant par leurs caractères extérieurs
que par certains traits d'organisation. Malgré toutes ces différences de
forme, de taille et d'habitudes, Chamisso vint annoncer aux naturalistes
que les Salpes agrégées étaient les filles des Salpes solitaires,
qu'elles reproduisaient à leur tour; de sorte que, chez ces singuliers
animaux, les filles ne ressemblent jamais à leur mère, mais bien à leur
grand'mère, et que les individus qui se succèdent, produisent tour à
tour un enfant unique ou une multitude d'enfants jumeaux destinés à
vivre ensemble, unis par leurs membres. On crut à une invention de
romancier, et von Baër lui-même, tout habitué qu'il fût aux
transformations bizarres des embryons, n'osa pas ajouter foi aux
affirmations du voyageur.

Les questions posées par les observations de Cuvier, de Lesueur et de
Chamisso allaient bientôt s'élargir, se rattacher les unes aux autres et
recevoir enfin une réponse commune. En 1828, Michael Sars, pasteur
successivement à Kinn et à Mauger, en Norwège, découvrait une sorte de
polype, ayant la forme extérieure d'une hydre, auquel il donnait le nom
de _scyphistome_. En même temps, il décrivait un autre polype, le
_strobile_, différant du premier par son corps cylindrique divisé en une
série d'anneaux superposés, dont chacun ressemblait à une petite méduse.
Quelques années après, en 1835, il reconnaissait que le scyphistome par
les progrès de sa croissance se transformait en strobile, et que, de
plus, chacun des anneaux du strobile se métamorphosait peu à peu,
prenait l'aspect d'une petite méduse, finissait par se détacher des
anneaux placés au-dessous de lui et nageait alors librement dans la mer.
Sars donna à ces petites méduses le nom d'_Ephyres_, il en suivit les
transformations ultérieures et obtint enfin, en 1837, ces grandes
méduses connues sous les noms d'Aurélies et de Cyanées. Cuvier avait
placé les polypes et les méduses dans deux classes bien distinctes de
son embranchement des rayonnes: ces deux classes devaient être désormais
confondues en une seule. On s'aperçut d'ailleurs bien vite qu'on se
trouvait en présence d'une succession de phénomènes évidemment analogues
à ceux qu'avait observés Chamisso, mais plus étranges encore. Il
s'agissait d'en trouver l'explication ou tout au moins la loi; on se mit
à l'œuvre.

Le professeur Lovén, de Stockholm, découvrit bientôt que les colonies
arborescentes d'autres polypes hydraires, les campanulaires et les
syncorynes, produisent aussi des méduses qui poussent sur elles comme
des fleurs sur un végétal et se détachent ensuite[109]; Von Siebold,
Dujardin, M. de Quatrefages, Desor, M. Van Beneden, Max Schultze, font à
leur tour des observations analogues qu'étendent ensuite
considérablement et coordonnent les magnifiques publications d'Allman.
Le fait que des animaux de forme déterminée peuvent donner naissance à
des animaux de forme absolument différente est désormais complètement
établi.

On se souvient alors que l'histoire des helminthes ou vers parasites est
pleine de faits singuliers et encore en grande partie inexpliqués.
Swammerdamm[110], Bojanus[111], Von Baër[112], Carus[113] ont vu des
vers inférieurs en forme de têtard, des cercaires ou même des helminthes
bien connus, des distomes, se former à l'intérieur d'organismes vivants,
eux-mêmes parasites. Fröhlich[114], Zeder[115], Von Siebold ont vu un
embryon cilié tout différent de ses parents sortir de l'œuf des
monostomes et des amphistomes, et cet embryon, suivant les observations
de Siebold, contenait déjà un organisme en voie de formation ayant
lui-même une forme toute particulière.

Dans la classe des cestoïdes ou vers solitaires, Pallas, Göze ont
remarqué d'étonnantes ressemblances entre des vers courts pourvus d'une
grosse vésicule à l'une de leurs extrémités, les cysticerques, et les
véritables ténias. Bonnet[116] a pressenti en 1762 que les ténias ne
devaient pas rester indéfiniment dans le même hôte. On se demande si la
reproduction demeurée mystérieuse de ces animaux ne présente pas des
phénomènes semblables à ceux qui ont été observés chez les salpes et
polypes hydraires. Le moment est venu de coordonner tous ces faits
merveilleux. Un jeune savant, alors lecteur à l'académie de Sorö, depuis
professeur à l'université de Copenhague, Japetus Steenstrup, accomplit
cette tâche en 1842 et s'efforça de ramener à une même loi les
phénomènes en apparence de la reproduction des salpes, des méduses, des
cestoïdes et des trématodes[117].

Le fait dominant dans la reproduction de tous ces animaux, c'est qu'un
être _sexué_, de forme déterminée, donne naissance à des êtres
_asexués_, qui ne lui ressemblent pas, mais qui produisent eux-mêmes,
par une sorte de bourgeonnement ou par division de leur corps, de
nouveaux êtres sexués semblables à ceux dont ils sont issus. Les formes
sexuées et asexuées alternent donc régulièrement; aussi Steenstrup
appelle-t-il les phénomènes qu'il s'agit d'expliquer phénomènes de
_génération alternante_. Il détermine ensuite de la plus ingénieuse
façon la signification des formes différentes qui se succèdent.

Sars et Lovén avaient vu dans le scyphistome un véritable polype d'une
structure infiniment plus simple que celle de la méduse; dans leur
opinion le polype était une larve dont la méduse était la forme
parfaite; comme les insectes, les méduses n'arrivaient, suivant eux, à
leur forme définitive qu'après avoir subi une métamorphose; seulement la
métamorphose qui, chez les insectes, porte sur le même individu, était
censée porter chez les méduses, sur deux ou plusieurs générations
successives. Steenstrup établit au contraire que le scyphistome et la
méduse sont deux êtres équivalents, l'un asexué, l'autre sexué.
L'individu sexué produit les œufs, mais il meurt avant d'avoir pu mener
à bien l'éducation des larves; cette éducation est confiée à l'individu
asexué, au scyphistome. Le scyphistome n'est autre chose que l'aîné
d'une génération dont il doit assurer le développement; c'est un être
condamné au célibat dans l'intérêt de ses frères auxquels il se consacre
entièrement; M. Steenstrup lui donne le nom de _nourrice_. De même, chez
les abeilles, les fourmis, les termites, des œufs pondus par les
femelles, un certain nombre seulement produisent des individus sexués,
les autres ne produisent que des neutres chargés de l'élevage des jeunes
et de tous les travaux qui assurent l'existence de la communauté. Chez
ces insectes les neutres se distinguent des individus sexués, comme
ceux-ci se distinguent entre eux; il n'est donc pas étonnant que le
scyphistome, méduse neutre, diffère de l'aurélie, sa mère, qui est
sexuée. Le même raisonnement peut être appliqué aux distomes et, avec
plus de raison encore, aux salpes; il semble donc que les phénomènes
singuliers de la génération alternante rentrent dans la loi commune,
qu'ils soient dus à de simples différences dans la forme des individus,
différences analogues aux différences sexuelles, et à un mode d'élevage
des jeunes dont les insectes ont déjà offert des exemples.

La théorie de M. Steenstrup, basée sur des faits bien observés non
seulement par lui, mais aussi par ses prédécesseurs, eut un vif succès;
elle a été depuis contestée, modifiée, développée; il est hors de doute
néanmoins qu'elle est absolument d'accord avec les résultats d'un
certain nombre de recherches récentes. Chez les salpes, ce sont des œufs
formés dans les salpes solitaires qui se développent dans les Salpes
agrégées; chez les pucerons, M. Balbiani affirme que la formation et la
fécondation des œufs précèdent l'apparition de l'individu qui semble les
avoir engendrés; les conditions de la reproduction dans les colonies
nous avaient conduit à affirmer en 1881[118] que l'œuf dans ces
agrégations d'animaux est la propriété indivise de la colonie et non pas
celle d'un individu déterminé; diverses observations, notamment celles,
de M. Rouzaud, encore inédites, et celles récemment publiées, de M. de
Varennes, ont conduit tout récemment à constater sur les colonies de
polypes hydraires que l'œuf se produit dans les parties de la colonie
que leur situation ne permet d'attribuer en propre à aucun polype, et
c'est bien longtemps après l'apparition des œufs que se constituent les
méduses dans lesquelles ils achèveront de mûrir et seront fécondés.
Mais, comme toutes les explications basées sur la finalité des
phénomènes, la théorie des générations alternantes telle qu'elle a été
développée par l'illustre zoologiste danois ne s'applique qu'aux cas
relativement rares où il s'est établi une adaptation, un accord entre
deux catégories très générales de phénomènes d'ailleurs sans rapport
immédiat: 1° la formation de l'œuf dans un animal ou dans une colonie;
2° la reproduction par bourgeonnement de cet animal, de cette colonie.

Effectivement, dans le même groupe zoologique, on trouve tous les
intermédiaires entre les cas où le bourgeonnement est produit d'une
façon tout à fait indépendante et celui où il est lié à la formation des
œufs, entre les cas où les individus nés par bourgeonnement sont tous
identiques à leurs parents, comme chez beaucoup de polypes hydraires et
de vers annelés, et ceux où ils en diffèrent profondément. L'existence
de deux modes de reproduction, la reproduction par œufs et la
reproduction par bourgeons, est, pour M. Van Beneden, le phénomène
général dont la génération alternante n'est qu'un cas particulier[119];
le savant professeur de Louvain désigne ce phénomène général, destitué
de toute finalité, sous le nom de _digénèse_.

À cette notion importante de la digénèse, Leuckart, faisant à la
génération alternante une application heureuse de la loi de la division
du travail physiologique de M. Milne Edwards, ajoute la notion du
_polymorphisme_[120]. Les individus qui produisent les œufs, ceux qui ne
produisent que des bourgeons peuvent avoir des rôles divers à jouer,
s'être adaptés à des conditions d'existence différentes; chacun doit
prendre dès lors une apparence et des caractères conformes à sa
fonction: la génération alternante n'est qu'un cas particulier de ces
adaptations variées. Ainsi que Steenstrup l'admettait déjà, c'est bien
un phénomène du même ordre que celui qui amène des différences de forme
entre les mâles et les femelles, entre les individus sexués et les
neutres des sociétés d'abeilles, de fourmis et de termites, entre les
neutres même de ces dernières sociétés, lorsqu'ils ont des rôles
différents à jouer. Les individus dissemblables nés les uns des autres
ne se séparent pas nécessairement: ils peuvent demeurer unis entre eux
et former ainsi des colonies dont les membres présentent une plus ou
moins grande diversité de structure. M. Leuckart explique ainsi
l'étonnante organisation des siphonophores, véritables colonies mixtes
d'hydres et de méduses, et qui possèdent cependant une individualité
propre; les siphonophores, à leur tour, font mieux comprendre les
pennatules, colonies de polypes coralliaires, dont Cuvier faisait des
animaux à plusieurs bouches, et le phénomène exceptionnel, en apparence,
qui a produit la génération alternante, se trouve prendre dès lors une
extension considérable: il peut intervenir même dans la constitution
régulière d'organismes, dont les diverses parties ne sont que des
individus adaptés à des fonctions particulières. C'est ainsi qu'un
siphonophore comprend des individus nourriciers, des individus
préhenseurs, des individus locomoteurs, des individus reproducteurs, qui
tous sont des polypes ou des méduses modifiées conformément à leur
fonction spéciale, ayant pris, suivant une comparaison vulgaire, la
_figure de leur emploi_. Leuckart entre ainsi dans une voie féconde,
qu'il ne poursuit pas, à la vérité, jusqu'au bout; mais on pressent déjà
qu'un lien intime va s'établir entre la théorie de la constitution des
siphonophores et des autres animaux composés, telle que la comprend
Leuckart, et la théorie de la constitution des animaux articulés, telle
que l'ont formulée Audouin et M. Henri Milne Edwards, ou plutôt ce lien
a été établi d'avance par Dugès, alors qu'il n'était même pas question
des générations alternantes: la loi du polymorphisme de Leuckart n'est,
en définitive, qu'une application à quelques faits nouveaux ou mieux
connus des principes développés dans le _Mémoire sur la conformité
organique dans l'échelle animale_, publié vingt ans auparavant.

Avoir constaté que les animaux possèdent deux modes de reproduction
différents, avoir montré que ces deux modes de reproduction déterminent
l'apparition, dans la même espèce animale, de formes organiques
dissemblables, n'est pas encore avoir expliqué comment l'ensemble de
phénomènes qui dépendent de ces deux modes de reproduction se trouvent
si fréquemment en rapport étroit. Richard Owen, suivant une voie qui lui
est propre, se demande, de son côté, si la reproduction sexuée et la
reproduction agame, à laquelle il donne le nom de _métagenèse_, ne
peuvent pas être rattachées l'une à l'autre; il essaye d'obtenir ce
résultat et d'expliquer du même coup la faculté si curieuse de se
reproduire sans fécondation préalable que Leuwenhoek, puis Charles
Bonnet avaient observée chez les femelles des pucerons. Ce phénomène de
la reproduction sans fécondation ou, pour nous servir d'une autre
expression d'Owen, de la _parthénogenèse_, reconnu depuis chez les
abeilles, les guêpes, les cynips, plusieurs diptères et divers
papillons, chez quelques crustacés, chez les rotifères, chez plusieurs
vers inférieurs, ce phénomène, plus répandu qu'on ne l'avait cru
d'abord, devient le point de départ de toute la théorie de l'illustre
savant anglais[121]. La parthénogenèse n'est d'ailleurs qu'une
apparence: en réalité, toute évolution, suivant Richard Owen, a pour
point de départ l'union d'un élément mâle et d'un élément femelle. Après
la fécondation, l'élément femelle, l'œuf, se divise, et tout être vivant
n'est que l'assemblage des éléments provenant de cette division, répétée
un nombre immense de fois, de l'élément primitif. Mais cette division
des éléments constitutifs de l'être vivant n'est elle-même qu'une
reproduction; elle se poursuit parce que chaque élément, en se divisant,
lègue aux éléments qui le remplacent une part de l'activité que l'œuf a
reçue de l'élément fécondateur, du spermatozoïde, et qu'il doit tout
entière à ce dernier. Or le pouvoir fécondateur du spermatozoïde est
limité: il ne peut provoquer qu'un nombre déterminé de divisions, ne
s'étend qu'à un nombre fini d'éléments anatomiques. De là la limitation
de la taille, la vieillesse et la mort, que l'on observe chez tous les
êtres vivants. Dans certains cas, tous les éléments anatomiques nés de
la division de l'œuf sont employés à la constitution d'un individu
unique; c'est ce qui arrive chez les animaux supérieurs; dans d'autres
cas, le pouvoir fécondateur du spermatozoïde n'est pas encore épuisé
lorsque l'individu s'est déjà constitué; cet individu est alors toujours
une femelle; il ne se produit d'individus mâles que lorsque le pouvoir
fécondateur est sur le point d'atteindre sa limite. Jusque-là, le
pouvoir reproducteur conservé par les individus femelles qui se
succèdent peut se manifester chez eux de façons diverses; tantôt ces
femelles produisent des œufs qui sont capables de se développer sans
fécondation nouvelle: c'est ce qu'on observe chez les pucerons, les
abeilles, les daphnies, etc.; tantôt elles produisent des bourgeons
intérieurs qui s'organisent en nouveaux individus, comme on le voit chez
les trématodes; tantôt elles poussent des bourgeons extérieurs qui
peuvent se détacher et devenir autant d'êtres indépendants ou demeurer
unis entre eux. Dans le premier, comme dans le second cas, les individus
nouveaux peuvent revêtir, suivant leurs fonctions diverses, des
caractères spéciaux; s'ils se séparent, on se trouve en présence du
phénomène des générations alternantes; s'ils demeurent unis, il se
produit des colonies telles que celles des polypes hydraires, des
siphonophores, des coralliaires, des bryozoaires, des ascidies
composées, des cestoïdes.

La théorie de la parthénogenèse, ainsi comprise, présente un caractère
de grande généralité; elle relie entre eux une multitude de faits dont
les rapports n'avaient même pas été entrevus. Le développement de
l'individu, tel que nous le montrent les animaux supérieurs, se trouve
notamment compris dans un ensemble de phénomènes dont la formation des
colonies, la génération alternante et la parthénogenèse font également
partie. Tous les phénomènes de la reproduction sont ramenés à un même
type diversement modifié dans le détail et dont la fécondation est le
point de départ. Malheureusement, comme l'ont fait remarquer Huxley, W.
Carpenter et M. de Quatrefages, ce point de départ ne saurait être
admis. Il est avéré que, dans des circonstances favorables, la faculté
de produire sans fécondation peut être prolongée sinon indéfiniment, du
moins très longtemps chez les femelles des pucerons; il en est de même
de la faculté de bourgeonner chez les Hydres; il n'y a donc pas lieu
d'attribuer au spermatozoïde un pouvoir fécondant limité; on connaît
d'autre part un assez grand nombre d'êtres inférieurs, parmi lesquels
peut-être tous les infusoires, dont la reproduction s'accomplit toujours
sans fécondation, et souvent cet acte, borné à la fusion de deux
protoplasmes d'apparence identique, se confond avec les phénomènes dits
de conjugaison. La base de la théorie de la parthénogenèse disparaît
donc; mais il ne s'ensuit pas que tout rapport s'évanouisse entre les
faits rapprochés par Owen. Dans les phénomènes initiaux du développement
chez la plupart des animaux, comme des végétaux, il y a deux choses: 1°
la division de l'élément primitif de l'œuf, en un nombre de plus en plus
grand d'éléments dérivés; 2° la fécondation. Entre ces deux phénomènes
généralement concomitants, Richard Owen admet un rapport de cause à
effet, et, pour lui, celui des deux phénomènes qui détermine l'autre,
c'est la fécondation. Mais ce choix est arbitraire; la coïncidence
habituelle des deux phénomènes peut très bien n'être qu'un phénomène
d'adaptation; la fécondation peut être devenue nécessaire au
développement dans des conditions déterminées, sans lui avoir toujours
été indispensable, et dès lors le phénomène important, le phénomène
dominateur, en quelque sorte, c'est le phénomène de segmentation de
l'œuf que nous voyons être, en effet, le plus général. Ce phénomène se
ramène lui-même à une propriété commune à tous les éléments vivants
capables d'évolution, celle de se diviser dès que leur incessante
nutrition les a amenés à une certaine taille. Cette propriété
suffit[122] pour expliquer les uns par les autres et rattacher entre eux
tous les phénomènes entre lesquels a cherché à établir un lien le savant
illustre qu'on a justement appelé le Cuvier anglais.

Là encore, une modification légère, une retouche de peu d'importance
suffit pour rendre toute sa valeur à une théorie qui semblait sur le
point de succomber, et, qu'on le remarque, des théories successives qui
ont été présentées jusqu'ici relativement aux phénomènes que nous
étudions, aucune, quoi qu'il en semble, ne doit disparaître: toutes
viennent se ranger comme des chapitres spéciaux, des corollaires
importants d'une théorie plus générale qu'elles complètent et qui leur
donne à son tour plus d'intérêt. Il est exact, en effet, que la
nécessité où se trouvent non seulement les éléments anatomiques, mais
encore les organismes qu'ils constituent, de se diviser en
individualités distinctes lorsqu'ils ont acquis un certain
développement, détermine l'existence de deux modes de reproduction, l'un
qui exige la fécondation, l'autre qui ne l'exige pas. L'ensemble des
phénomènes de reproduction qui sont les plus généraux et qui n'exigent
pas la fécondation peut être désigné sous le nom choisi par M. Owen de
_métagenèse_. Lorsque des espèces vivantes combinent à divers degrés ces
deux modes de reproduction, qui peuvent être indépendants, il y a, comme
le dit M. Van Beneden, _digenèse_. Si les individus qui se forment sans
fécondation préalable ont pour point de départ un élément plus ou moins
semblable à un œuf, il y a _parthénogenèse_ au sens absolu de ce mot.
Lorsque les divers individus issus d'un œuf fécondé ont à remplir des
fonctions différentes, lorsqu'il y a entre eux une division du travail
physiologique nécessaire à la conservation de l'espèce, ils revêtent des
formes différentes; le _polymorphisme_ accomplit, comme le veut M.
Leuckart, son œuvre de complication, dont un cas particulier est ce
qu'on a appelé la _génération alternante_. Il est également vrai, comme
le pense M. Steenstrup, que la génération alternante peut avoir pour
effet de constituer par voie agame des individus qui jouent le rôle de
_nourrices_ par rapport à ceux qui sont produits par voie sexuée et qui
sont réellement leurs frères.

Mais la métagenèse peut encore avoir une autre conséquence importante
sur laquelle M. de Quatrefages a particulièrement insisté[123]. Grâce à
elle, un œuf unique ne produit pas un seul individu; il en produit un
nombre plus ou moins grand, parfois illimité, et sa puissance prolifique
se trouve ainsi multipliée dans une proportion considérable; l'œuf
engendre non pas un organisme, mais toute une génération d'organismes;
cet engendrement d'une génération tout entière est ce que le savant
professeur du Muséum appelle une _généagénèse_. La généagénèse est
particulièrement précieuse pour les animaux inférieurs, doués d'une
faible résistance vitale, pour les parasites qui ont à courir mille
dangers avant d'arriver à l'hôte dans lequel ils doivent vivre, et
c'est, en effet, chez tout ce menu peuple du règne animal qu'elle se
rencontre. Mais tout en montrant l'importance, en quelque sorte
pratique, de la généagénèse, M. de Quatrefages ne la considère pas, tant
s'en faut, comme un phénomène isolé, particulier seulement à certains
organismes. Tout d'abord, la raison d'être de la _généagénèse_ est la
même que celle de la _métamorphose_, aussi ces deux phénomènes
peuvent-ils venir se compliquer réciproquement et se pénétrer au point
qu'il est impossible de dire où finit l'un et où commence l'autre. De
même que la généagénèse, la métamorphose se rattache à une augmentation
de la puissance prolifique de chaque individu; une telle augmentation
peut, en effet, être obtenue soit en multipliant le nombre des
organismes qu'un seul œuf peut produire, soit en multipliant le nombre
des œufs que chaque femelle peut pondre. Mais, comme le corps des
femelles ne peut grossir indéfiniment, un accroissement du nombre des
œufs ne peut être obtenu qu'à la condition que le volume de ces œufs se
réduise. Tout œuf contient deux catégories de matériaux, ceux à l'aide
desquels l'embryon se constitue, ceux à l'aide desquels il se nourrit;
ces derniers sont évidemment les moins importants, c'est sur ceux que
portera la réduction. D'autre part, aucun animal n'arrive à son complet
développement sans avoir subi un grand nombre de métamorphoses, qu'il
accomplit, en général, dans l'œuf chez les animaux supérieurs; lorsque
les matériaux nutritifs accumulés dans l'œuf ne sont plus en quantité
suffisante pour amener l'embryon au terme de son évolution, l'embryon
éclot avant d'avoir revêtu sa forme définitive; il recherche lui-même le
supplément de nourriture qui lui est nécessaire pour assurer la suite de
son évolution et continue hors de l'œuf les transformations qu'il aurait
dû éprouver sous ses enveloppes. Les larves des insectes ne sont, en
conséquence, que des embryons nés avant terme, devenus capables de
subsister par eux-mêmes et continuant librement leur évolution. Chez les
animaux supérieurs, l'accroissement du corps de l'animal et ses
métamorphoses marchent de pair, ne sont pour ainsi dire que le même
phénomène, au lieu de s'accomplir successivement comme chez les insectes
et beaucoup d'autres animaux inférieurs; mais les métamorphoses n'en
subsistent pas moins; le phénomène demeure le même chez les insectes et
chez les vertébrés; la seule différence que l'on constate entre eux
porte seulement sur l'époque de la vie où s'accomplissent les
changements les plus apparents.

Ici se manifeste entre les métamorphoses et le généagénèse un lien
nouveau, qui cette fois n'est plus téléologique, mais bien
essentiellement morphologique. Maintes fois, dans ses travaux, M. de
Quatrefages a eu à comparer le mode de croissance des vers annelés avec
le mode de croissance des colonies de polypes hydraires; les nouveaux
anneaux d'une annélide se forment exactement de la même façon que les
nouveaux polypes dans une colonie d'hydraires. Il est manifeste que chez
les annélides la formation des nouveaux anneaux fait essentiellement
partie des phénomènes d'accroissement du corps de l'animal et que ces
phénomènes sont, à leur tour, en partie comparables aux phénomènes de
l'accroissement du corps chez les animaux supérieurs, tels que les
mammifères. La formation des colonies de polypes est donc ramenée à un
phénomène bien plus connu, tout à fait vulgaire, l'accroissement du
corps; il n'y a de particulier à ces colonies que leur forme
arborescente.

Mais, chez les annélides, la formation des nouveaux anneaux aboutit
souvent à la constitution d'individus autonomes, qui ne sont eux-mêmes
qu'un résultat de l'accroissement de l'organisme dont il se détache; la
même chose a lieu dans les colonies de polypes et conduit à la formation
de nouvelles colonies: c'est le phénomène de la _digenèse_.
L'accroissement, chez les animaux supérieurs, se complique toujours de
métamorphoses; il en est de même chez les vers annelés; aussi le nouvel
individu qui se forme peut-il différer notablement de son parent; c'est
le cas des autolytes et des syllis; c'est aussi exactement le cas des
salpes agrégées par rapport aux salpes solitaires, de méduses par
rapport aux hydres, et de tous les cas où il y a _génération
alternante_.

«Ainsi, dit M. de Quatrefages[124], toute génération agame se rattache à
l'accroissement proprement dit. Ce phénomène se manifeste tantôt par
l'_augmentation de volume des parties_, tantôt par la _multiplication de
ces mêmes parties_. Or, dans ce dernier cas, il arrive souvent que
chaque partie surajoutée réunit un ensemble qui en fait presque un
individu. Chez les Annélides, par exemple, dans la plus grande étendue
du corps, chaque anneau possède son centre nerveux, son appareil
locomoteur, son système vasculaire, sa grande poche digestive, ses
organes reproducteurs, le tout semblable à ce qui existe dans l'anneau
qui précède et dans celui qui suit. Un pas de plus, et chaque anneau
pourra se suffire à lui-même. Il ne lui manque, à vrai dire, qu'une
bouche et des organes de sens. Dans les syllis, les myrianes, les naïs,
cette bouche s'ouvre, ces organes naissent sur un anneau spécial, il est
vrai, mais qui se forme exactement comme les autres. Tous les anneaux
placés en arrière de cette tête accidentelle lui obéissent. Une
individualité nouvelle s'est formée, et cette individualité a son
origine dans un ensemble de phénomènes qui ne diffèrent en rien de ceux
de l'_accroissement_ tels qu'on les observe dans la classe entière.
Entre ces phénomènes et la gemmation de l'hydre, celle du strobile,
telle que l'a observée M. Desor, ou la segmentation du même être telle
que l'a décrite M. Sars, il n'y a évidemment aucune distinction
fondamentale. La forme seule des espèces, les lois de leur accroissement
individuel suffisent pour expliquer les différences apparentes. Ainsi
l'on passe de la simple croissance des mammifères au bourgeonnement par
des nuances insensibles; et tout nous ramène à cette importante
conclusion que le bourgeonnement et par conséquent la reproduction agame
ne sont, au fond, qu'un _phénomène d'accroissement_.»

Ainsi, pour M. de Quatrefages, le corps d'un mammifère, l'ensemble des
individus qui sont issus de l'œuf d'une syllis, d'une myriane, d'une
naïs, la réunion des polypes qui forment une colonie et des méduses qui
s'en détachent sont choses équivalentes.

«Une fois placé à ce point de vue, poursuit-il, nous comprenons très
bien pourquoi la génération agame ne saurait être indéfinie. Dans tout
animal, l'accroissement a des limites fixées d'avance. Si le
bourgeonnement n'est qu'une forme de l'accroissement, il doit forcément
avoir un terme. Il ne peut donc suffire à perpétuer l'espèce. Dès lors,
l'intervention d'un autre mode de génération devient une nécessité à
laquelle ne saurait échapper aucune espèce animale.»

Ainsi se trouve justifié le retour périodique de la reproduction sexuée,
ainsi se trouvent en même temps rapprochés, sans qu'il soit besoin
d'aucune hypothèse, les faits qui avaient conduit Richard Owen à
attribuer aux éléments spermatiques un pouvoir fécondateur limité. Comme
Cuvier, comme Dugès, et par des motifs autrement puissants, M. de
Quatrefages assimile les colonies que forment si fréquemment les animaux
inférieurs à ce que nous nommons l'individu chez les animaux supérieurs;
mais, de même que Dugès avait donné à l'idée de Cuvier une importance
toute nouvelle en montrant ses applications à l'anatomie comparée, M. de
Quatrefages donne à son tour une valeur inattendue à la théorie de Dugès
par la féconde application qu'il en fait aux plus compliqués des
phénomènes de reproduction.

       *       *       *       *       *

M. Henri Milne Edwards s'est proposé de constituer, comme Richard Owen,
une théorie tout à fait générale des phénomènes de reproduction, dans
laquelle il cherche à établir un parallélisme absolu entre les
phénomènes de la génération alternante et les procédés ordinaires de la
génération sexuée. Pour l'illustre doyen de la Faculté des sciences de
Paris, les phénomènes que présentent, dans leur développement, les
salpes et les méduses, loin d'être une exception, sont, au contraire, la
règle générale. Tout animal commence par être une simple vésicule, ayant
qualité d'être vivant et qu'on peut appeler le _protoblaste_. Le
protoblaste est le plus souvent contenu dans l'œuf, c'est la vésicule
germinative; il y termine généralement sa courte existence, mais il peut
aussi mener une vie indépendante: tel est le cas de l'embryon cilié des
distomes. Avant de mourir ou de disparaître, le protoblaste produit par
bourgeonnement un organisme plus compliqué, le _métazoaire_: c'est le
polype hydraire dans le cas des méduses, la salpe solitaire chez les
tuniciers, le blastoderme chez les vertébrés; le métazoaire n'a, lui
aussi, en général, qu'une existence temporaire: il disparaît
ordinairement comme le protoblaste et comme lui produit, avant de
mourir, l'animal définitif, l'animal chargé de perpétuer l'espèce, par
voie de génération sexuée, le _typozoaire_. Les protoblastes peuvent se
multiplier sous leur forme simple et produire, en conséquence, un ou
plusieurs métazoaires; les métazoaires peuvent produire plusieurs
typozoaires ou n'en produire qu'un seul avec lequel ils se confondent
quelquefois; c'est dans cette aptitude plus ou moins grande à la
reproduction présentée par les termes successifs de cette série, que
sont dues les différences observées dans le développement des animaux.
On cesse donc de s'étonner d'un phénomène qui est absolument général.

       *       *       *       *       *

En comparant entre elles les diverses théories que nous venons d'exposer
et qui toutes ont pour but de donner une explication des mêmes
phénomènes, on sera sans doute étonné de voir combien sont différentes
les tendances de leurs auteurs. Pour un physicien, le point de départ de
toute théorie est un phénomène simple, dont on a rigoureusement établi
les conditions déterminantes et les lois, dont on poursuit les
modifications diverses à travers des circonstances de plus en plus
compliquées; sur ce point tous les physiciens sont d'accord, et nous
pourrions ajouter que les physiciens sont eux-mêmes d'accord, sur le but
poursuivi par toute théorie, avec les chimistes et les astronomes. En un
mot, pour tous les savants qui cultivent les sciences physiques,
expliquer un phénomène complexe, c'est montrer comment il se rattache à
un autre phénomène très simple, connu dans tous ses détails, quand on le
dégage des circonstances accessoires qui interviennent pour le modifier.
Tous les phénomènes astronomiques sont ainsi rattachés au phénomène
simple de l'attraction des corps, et l'astronomie tout entière n'est que
le développement de cette loi: _Les corps s'attirent proportionnellement
au produit de leur masse et en raison inverse du carré de leur
distance_. Tous les phénomènes de l'acoustique et de l'optique sont
ramenés de même au mouvement du pendule; l'optique et l'acoustique
théoriques sont le développement des équations du mouvement vibratoire.
Les transformations diverses de la chaleur sont toutes ramenées à un
phénomène simple, réchauffement d'un corps en mouvement brusquement
arrêté dans sa course, et la théorie mécanique de la chaleur est le
développement de l'équation qui établit l'équivalence entre la quantité
de mouvement disparu et la quantité de chaleur produite. Tous les
phénomènes électrodynamiques se ramènent encore à l'attraction d'un
élément de courant sur un élément de courant, et l'électrodynamique est
le développement d'une équation aussi simple que les précédentes. Ainsi,
nous ne saurions trop le répéter, dans toutes les branches des sciences
physiques, les savants sont absolument d'accord sur la signification du
mot _expliquer_; pour chaque catégorie de phénomènes, ils remontent de
proche en proche à un phénomène simple, dont ils déterminent
expérimentalement les lois, et ils cherchent comment ce phénomène se
modifiera dans toutes les conditions précises que l'on pourra imaginer.
C'est là la méthode des sciences expérimentales, et le plus beau titre
de gloire des Bichat et des Claude Bernard est surtout d'avoir montré
que cette méthode pouvait être appliquée dans toute sa rigueur à la
physiologie, à la condition de remonter jusqu'aux propriétés
fondamentales des éléments anatomiques.

Les naturalistes paraissent au contraire se faire les idées les plus
diverses de ce qu'ils appellent une explication; ils semblent,
lorsqu'ils établissent une théorie, poursuivre les buts les plus
différents. Steenstrup, dans sa théorie des générations alternantes, M.
de Quatrefages, dans une partie de sa théorie de la généagénèse,
cherchent avant tout à déterminer la fin des phénomènes qu'ils exposent,
et sont en cela les disciples de Cuvier qui n'admettait, en histoire
naturelle, d'autres explications que celles qui résultent de
l'application du principe des causes finales. Leuckart, en exposant sa
théorie du polymorphisme, Van Beneden, en développant ses idées sur la
digenèse, constatent simplement que des phénomènes que l'on croyait
exceptionnels se retrouvent dans un beaucoup plus grand nombre de
groupes organiques qu'on ne l'avait pensé; ils rattachent ces phénomènes
à d'autres plus simples et plus généraux, mais qui sont cependant
limités à une partie du règne animal et demeurent mystérieux; Richard
Owen se borne à chercher une hypothèse qui pourrait relier entre eux
deux catégories de phénomènes considérées comme distinctes; M. de
Quatrefages, dans une autre partie de sa théorie, et M. Milne Edwards
démontrent qu'un ensemble de phénomènes donnés comme propres à certains
organismes se retrouvent plus ou moins modifiés dans le règne animal
tout entier; mais ils prennent les phénomènes observés chez les
vertébrés supérieurs comme des termes de comparaison et y ramènent ceux
que présentent les organismes inférieurs: ce sont les phénomènes si
complexes de la génération sexuée, les phénomènes plus complexes encore
du développement embryogénique chez les animaux supérieurs qui leur
servent de point de départ, et c'est avec eux qu'ils cherchent à
comparer les phénomènes observés chez les animaux inférieurs; la marche
suivie par les deux illustres naturalistes français est donc exactement
inverse de celle que suivent les physiciens. Ces divergences sont une
conséquence pour ainsi dire inévitable de ce fait qu'en histoire
naturelle l'homme, se proposant d'apprendre à connaître des êtres plus
ou moins semblables à lui, s'est pris lui-même comme le modèle le plus
parfait des êtres organisés. Il a recherché chez les animaux des
organes, des fonctions, des actes analogues aux siens et, croyant se
connaître lui-même, s'attribuant d'ailleurs une origine divine, a été
conduit à considérer comme des explications toutes les analogies qu'il
apercevait entre lui-même et les êtres dont il faisait l'objet de ses
études. Dans l'hypothèse de la fixité des espèces, cette façon de poser
le problème de la nature était d'ailleurs peut-être la plus rationnelle.

Dans l'hypothèse de la descendance, le problème est au contraire
renversé et la méthode d'explication ramenée à la méthode des sciences
expérimentales. L'homme n'est plus le modèle sur lequel tout est
construit, auquel tout doit être ramené; c'est au contraire l'être à
expliquer, le dernier terme auquel la théorie doit aboutir, la plus
compliquée des énigmes dont elle doit donner la solution. Les
explications ne doivent plus être de simples comparaisons, de simples
généralisations; elles doivent établir entre les divers phénomènes des
relations de cause à effet. En ce qui concerne spécialement les
phénomènes compris sous les noms de génération alternante, de digénèse,
de généagénèse, de parthénogenèse, ils ne peuvent être vraiment
expliqués qu'en partant des propriétés reproductrices des êtres les plus
simples; leur explication étant une fois trouvée, se posera ensuite la
question de savoir dans quelle mesure ils peuvent, à leur tour, servir à
expliquer les phénomènes de développement qu'on observe chez les animaux
supérieurs et chez l'homme.

Mais il n'était possible de remplir un tel programme qu'à la condition
d'avoir au préalable réduit l'être vivant en ses éléments, d'avoir
déterminé les caractères, les propriétés, les facultés des êtres vivants
les plus simples, problème préliminaire, dont la théorie cellulaire que
nous devons maintenant faire connaître a, sans aucun doute, beaucoup
avancé la solution.



CHAPITRE XVIII

LA THÉORIE CELLULAIRE ET LA CONSTITUTION DE L'INDIVIDU

Pixel: les membranes.--Bichat: les tissus; leurs propriétés
générales.--Dujardin: le sarcode.--Schleiden: les cellules
végétales.--Schwann: extension aux animaux de la théorie
cellulaire.--Prévost et Dumas: la segmentation du vitellus de
l'œuf.--Recherches relatives à l'origine des cellules ou éléments
anatomiques de l'organisme; signification de l'œuf.--Définition de la
cellule; le protoplasme et les plastides.--Constitution des individus
les plus simples.--Colonies animales; nombreuses transitions entre les
colonies et les individus d'ordre supérieur.--Isidore
Geoffroy-St-Hilaire: la vie coloniale signe d'infériorité.--M. de
Lacaze-Duthiers: opposition entre les invertébrés et les
vertébrés.--Théorie générale de l'individualité animale.


Dans les écrits des philosophes, des naturalistes et des médecins, on
voit souvent revenir, jusqu'au commencement du XIXe siècle, les mots de
substance vivante, de molécules organiques, de matière animée,
d'organes, de tissus; mais nulle part ces expressions ne reçoivent de
définition précise. Chez les animaux supérieurs, on distingue de la
chair, de la graisse, des os, des nerfs, des tendons, des vaisseaux, des
membranes; mais de quoi sont faits la chair, la graisse, les os, les
nerfs, les tendons, les vaisseaux, les membranes? Les connaissances sur
ce point ne vont pas au delà de la notion de la fibre avec laquelle les
muscles et les nerfs ont familiarisé les anatomistes.

Un médecin éminent, Pinel, cherchant à appliquer aux maladies les
méthodes de classification des naturalistes, fut conduit à rattacher les
caractères et la marche des diverses sortes d'inflammation à la nature
des membranes qui en étaient le siège et à mettre ainsi en relief
l'intérêt qu'il y avait pour la médecine à connaître d'une façon précise
le mode de constitution de ces membranes et, par extension, celle des
diverses parties du corps. Ce fut le problème que chercha à résoudre
Bichat dans sa _Dissertation sur les membranes et leurs rapports
généraux d'organisation_ (1798), dans son _Traité des membranes_ (1800),
et surtout dans son _Anatomie générale_ (1801), qui parut un an
seulement avant sa mort. Dans le premier de ces ouvrages, le jeune
anatomiste précise les ressemblances et les différences qui existent
entre les membranes que l'on observe dans les diverses parties du corps,
montre plus nettement qu'on ne l'avait fait avant lui que des membranes
de même nature peuvent se trouver dans les parties les plus différentes
de l'organisme, et fonde leur classification sur leur conformation
extérieure, leur structure et leurs fonctions. Trois ans après, la
méthode qu'il avait suivie dans ce travail était étendue à l'ensemble
des systèmes organiques: il consacrait son anatomie générale à étudier
isolément «et à présenter avec tous leurs attributs chacun des systèmes
simples qui, par leurs combinaisons diverses, forment nos organes.» Il
ramenait la physiologie, la pathologie, la thérapeutique, à la
connaissance exacte des propriétés de ces «systèmes simples», considérés
dans leur état naturel. L'anatomie générale devenait ainsi une science
nouvelle à laquelle on a donné depuis le nom d'_histologie_.

«Tous les animaux, dit-il[125], sont un assemblage de divers organes,
qui exécutent chacun une fonction, concourent, chacun à sa manière, à la
conservation du tout. Ce sont autant de machines particulières dans la
machine générale qui constitue l'individu. Or ces machines particulières
sont elles-mêmes formées par plusieurs tissus de nature très différente
et qui forment véritablement les éléments de ces organes. La chimie a
ses corps simples, qui forment par les combinaisons diverses dont ils
sont susceptibles les corps composés: tels sont le calorique, la
lumière, l'hydrogène, l'oxygène, le carbone, l'azote, le phosphore, etc.
De même, l'anatomie a ses tissus simples qui par leurs combinaisons
quatre à quatre, six à six, huit à huit, etc., forment les organes. Ces
tissus sont:

1°  Le cellulaire.
2°  Le nerveux de la vie animale.
3°  Le nerveux de la vie organique.
4°  L'artériel.
5°  Le veineux.
6°  Celui des exhalants.
7°  Celui des absorbants et de leurs glandes.
8°  L'osseux.
9°  Le médullaire.
10° Le cartilagineux.
11° Le fibreux.
12° Le fibro-cartilagineux.
13° Le musculaire de la vie animale.
14° Le musculaire de la vie organique.
15° Le muqueux.
16° Le séreux,
17° Le synovial.
18° Le glanduleux.
19° Le dermoïde.
20° L'épidermoïde.
21° Le pileux.

«Voilà les véritables éléments organisés de nos parties. Quelles que
soient celles où ils se rencontrent, leur nature est constamment la
même, comme en chimie les corps simples ne varient point, quels que
soient les composés qu'ils concourent à former.»

Entre ces divers _tissus_ qui forment notre corps, qui possèdent chacun
un mode d'organisation particulier, qui ont chacun, en conséquence, une
sorte de vie spéciale concourant, pour sa part, à la vie générale de
l'individu, entre ces éléments de l'être vivant, existe-t-il quelque
analogie de constitution? Ces mêmes tissus se retrouvent-ils chez tous
les animaux? Sont-ils à proprement parler les éléments ultimes dans
lesquels puissent se résoudre les corps vivants? Ce sont des questions
que le microscope va bientôt résoudre.

Pour Bichat la vie était une propriété des tissus, et les diverses
façons sous lesquelles elle se manifeste étaient la conséquence des
différents modes d'agencement de ces tissus. Mais, vers l'époque où il
vivait, on songeait déjà à remonter des tissus à quelque chose de moins
complexe. Oken pensait qu'une petite masse sphérique de gelée, le mucus
primitif, le _Urschleim_, constituait le corps entier des êtres vivants
les plus simples, des infusoires; il avait même présenté les organismes
supérieurs comme des agrégats d'infusoires. Un moment, les travaux
d'Ehrenberg avaient répandu dans la science l'opinion que la prétendue
simplicité des infusoires n'était qu'une illusion, que la structure des
êtres microscopiques était presque aussi compliquée que celle des
animaux supérieurs. Dujardin, professeur à la Faculté des sciences de
Rennes, établit le premier d'une façon incontestable, en 1835, que la
vie pouvait s'allier avec une simplicité d'organisation telle que la
supposait Oken; il donnait le nom de _sarcode_ à une substance vivante
amorphe, qui composait à elle seule le corps d'un assez grand nombre
d'êtres inférieurs. Malgré les preuves positives que Dujardin donnait de
l'existence du sarcode, cette substance, vivante par elle-même, fit à
son apparition relativement peu de bruit dans la science.

Cependant l'étude microscopique de la structure des végétaux avait
montré chez ces organismes une remarquable unité de structure. On savait
depuis longtemps que leurs tissus présentaient une multitude de vacuoles
plus ou moins semblables entre elles, qu'on désignait souvent sous le
nom de _cellules_. En 1835, Johannes Müller avait signalé une structure
semblable dans la corde dorsale des embryons de vertébrés, dans le
cristallin, la choroïde, les masses graisseuses. Schleiden, en 1838, fit
ressortir toute l'importance du rôle joué par la cellule dans
l'organisation des végétaux, montra qu'on pouvait considérer ces êtres
comme des associations de cellules, et définit en même temps ce qu'on
devait entendre par ce mot: la cellule végétale est, suivant lui, un
sphéroïde creux dont la paroi est généralement résistante et encroûtée
de cellulose, dont le _contenu_ est à demi fluide et se dispose autour
d'une petite masse centrale, le _noyau_, contenant un ou plusieurs
_nucléoles_. Plusieurs fois des éléments semblables avaient été
soigneusement décrits chez les animaux. Théodore Schwann, frappé de la
simplicité de la théorie de Schleiden, réunit, en 1839, tous les faits
connus jusqu'à lui relativement à l'existence de cellules animales, et
proclama à son tour que tous les animaux étaient formés de cellules ne
différant de celles des végétaux que par la minceur ordinairement plus
grande et par la plasticité de leur membrane d'enveloppe. Ces cellules
se formaient, suivant lui, spontanément, soit à l'intérieur d'autres
cellules, soit dans une substance amorphe interposée entre les cellules
déjà existantes.

Étant donnée la définition des cellules admises par Schleiden et par
Schwann, il était impossible de ne pas être frappé de l'identité de
structure que l'œuf de la plupart des animaux présentait avec ces
éléments. L'œuf était donc une cellule. En 1824, Prévost et Dumas
avaient montré que le premier phénomène du développement consistait dans
une segmentation plusieurs fois répétée du contenu de l'œuf. Bischoff et
Reichert prouvèrent que les cellules constitutives du corps des animaux
provenaient de ces sphères de segmentation, si bien que, dès 1844,
Kölliker posait en principe que, contrairement à l'opinion de Schwann,
«il n'existe nulle part, dans le développement embryonnaire, de
formation libre de cellules; qu'au contraire toutes les parties
élémentaires du futur embryon, de même que tous les éléments vivants de
l'animal adulte, sont les descendants immédiats d'un élément primitif
unique, l'œuf.» Les animaux sont donc des associations de cellules
issues les unes des autres soit par division, soit par bourgeonnement,
de sorte que de chacune d'elles on peut remonter par une série de
générations jusqu'à l'œuf.

Comment concilier cette proposition, dans sa forme absolue, avec les
observations de Dujardin sur les animaux uniquement formés de sarcode?
Gela parut tout d'abord impossible à un assez grand nombre d'anatomistes
éminents; mais la difficulté tenait simplement à l'idée que Schleiden et
Schwann s'étaient faite de l'élément anatomique primitif. Des recherches
multipliées finirent par montrer que, des trois parties constitutives de
la cellule, la _membrane d'enveloppe_, le _noyau_ et le _contenu_, une
seule était essentielle: le contenu. La cellule paraît quelquefois
réduite à sa membrane et à son noyau; mais alors tous les phénomènes
vitaux ont cessé en elle; elle est morte. Le contenu est donc la partie
vraiment vivante de l'élément anatomique; on lui a donné le nom de
_protoplasma_ (Max-Schultze). Mais ce protoplasma, par sa constitution
et ses propriétés, est identique au sarcode de Dujardin. Les êtres
sarcodiques peuvent donc être considérés désormais comme formés d'un ou
plusieurs éléments anatomiques dépourvus de membrane d'enveloppe, comme
le sont beaucoup d'éléments anatomiques des animaux supérieurs. Ils
rentrent dans la règle générale, à la seule condition de définir
l'élément anatomique comme une _masse de protoplasma ou de sarcode, de
taille limitée, douée d'une vie indépendante, produisant ordinairement
un noyau à son intérieur et pouvant s'isoler en s'enveloppant d'une
membrane plus ou moins résistante_. L'élément, anatomique ainsi compris
est ce que Hæckel a nommé un _plastide_, dénomination simple et que nous
pouvons dès maintenant adopter, quoiqu'elle soit de date relativement
récente.

Le protoplasma vivant n'est encore connu qu'à l'état de plastides,
c'est-à-dire de masses limitées dont la dimension et la forme sont du
reste extrêmement variables et que l'on peut considérer comme autant
d'individus. On ne peut citer aucun exemple avéré de plastides se
formant spontanément soit aux dépens des matières organiques libres,
soit dans un milieu déjà organisé. Le plus grand nombre des
histologistes ont à cet égard confirmé les affirmations de Kölliker, et
les classiques recherches de M. Pasteur ont montré que, dans tous les
cas où l'on avait cru voir des plastides ou des groupes de plastides se
former spontanément en dehors des organismes, on avait été victime
d'illusions. Tout plastide a donc été produit par un autre plastide.

Un plastide isolé peut produire des plastides qui, aussitôt formés,
s'isolent les uns des autres; c'est le cas des êtres les plus simples.
Mais d'un plastide unique peuvent aussi naître des plastides destinés à
demeurer toujours associés, et c'est ce qui arrive pour tous les
animaux, depuis les éponges et les polypes jusqu'à l'homme, pour tous
les végétaux autres que les cryptogames monocellulaires. Tous les êtres
vivants sont donc des associations de plastides, proposition
fondamentale, qui est la base de l'histologie, et dont on doit surtout à
Claude Bernard d'avoir fait nettement ressortir toute l'importance pour
la physiologie générale.

Même dans leurs associations les plus complexes, les plastides qui
constituent un être vivant ne perdent jamais complètement leur
indépendance. Chacun d'eux vit pour son compte, comme un être autonome,
et les diverses fonctions physiologiques de l'animal ne sont autre chose
que la résultante des actes accomplis par un certain groupe de
plastides. Il suit de là que la physiologie tout entière, disons plus,
que l'histoire entière de la vie de l'animal ou du végétal n'est autre
chose que celle des plastides qui le constituent. Si l'on pouvait
compter les plastides d'un organisme, si l'on connaissait leurs
positions respectives, leurs propriétés, leur filiation, non seulement
on connaîtrait toutes les fonctions de cet organisme, mais on pourrait
aussi retracer son développement embryogénique et prédire le sort qui
l'attend. Les plastides sont donc, dans l'état actuel de la science, les
_éléments anatomiques_ dont les propriétés initiales dominent toute
l'évolution organique, dont l'étude doit fournir le point de départ de
toute théorie générale relative aux êtres vivants.

Tous les organismes commençant actuellement par n'être qu'un plastide
unique, l'_œuf animal_ ou l'_œuf végétal_, l'évolution embryogénique
marchant réellement du simple au composé, et présentant des phénomènes
d'autant plus complexes que l'être qu'il s'agit de tirer de l'œuf doit
être lui-même plus compliqué, la méthode des sciences expérimentales
indique que l'on doit, pour arriver à comprendre les phénomènes de
développement et de reproduction chez les animaux supérieurs, en
déterminer d'abord tous les traits chez les organismes inférieurs et
s'élever graduellement jusqu'aux vertébrés les plus parfaits. Cela
paraîtra une règle de simple bon sens; mais les vertébrés ayant été
pendant longtemps les seuls animaux dont l'organisation était l'objet de
sérieuses recherches, leur embryogénie a été, par cela même, la première
qu'on ait étudiée, c'est à elle qu'on n'a cessé de vouloir ramener tous
les phénomènes embryogéniques, comme on avait déjà cherché à y ramener
les phénomènes de la génération alternante; de là, une méthode vicieuse
d'explication qui pèse encore lourdement sur toutes les conceptions
relatives à l'embryogénie générale[126].

Si l'on suit l'ordre logique, si l'on essaye de déterminer dans les
types les plus inférieurs des éponges, des cœlentérés, des échinodermes,
des vers, des articulés, quelle est la marche du développement, aussitôt
une règle générale apparaît. L'œuf ne produit presque jamais directement
un organisme semblable à celui d'où il provient; il produit d'abord un
être très simple. Chez les éponges, chez les hydroméduses, c'est le
premier individu de la colonie; chez les coralliaires, chez les
échinodermes, c'est un organisme sans tentacules, sans bras, sans
rayons, qui deviendra la partie centrale de l'animal adulte; chez les
vers, c'est ce qu'on a appelé une _trochosphère_; chez les articulés,
c'est un _nauplius_. La trochosphère et le nauplius représentent
simplement le premier anneau du corps de l'animal en voie de formation.
_Ce premier anneau fait toujours partie de la tête de l'animal adulte_
et parfois la constitue à lui seul; il correspond exactement, au point
de vue de son mode de formation, au premier individu de la colonie de
polypes, à la partie centrale de l'animal rayonné. Il n'en diffère que
parce qu'il demeure libre, tandis que le premier individu de la colonie
de polypes ne tarde pas à se fixer au sol. Le premier polype, la
trochosphère, le nauplius se correspondent aussi d'une façon complète au
point de vue du rôle qu'ils auront à remplir dans la suite de
l'évolution de l'animal: par un bourgeonnement plus ou moins irrégulier,
le premier polype et ses descendants constitueront la colonie
arborescente dont ils font partie; par un bourgeonnement périphérique la
partie centrale du rayonné achèvera de produire l'animal adulte; par un
bourgeonnement régulier, s'effectuant dans une direction unique, la
trochosphère et le nauplius constitueront la chaîne d'anneaux qui
composent le corps d'un ver annelé ou d'un arthropode. Entre les animaux
formés de segments placés bout à bout et les colonies ramifiées de
polypes, il n'y a de différence que relativement à la direction dans
laquelle s'accomplit le bourgeonnement.

C'est ce que Charles Bonnet avait déjà compris lorsqu'il comparait
l'organisation du ténia à celle des arbres, faisant remarquer que chacun
des anneaux de cet animal pouvait être considéré comme un individu
distinct, et lorsqu'il établissait[127] l'analogie intime qui existe,
suivant lui, entre la reproduction des parties perdues chez les vers de
terre et le bourgeonnement des plantes[128]. Cuvier avait pris, au
contraire, la comparaison au rebours lorsqu'il considérait comme des
animaux à plusieurs bouches les pennatules et les colonies de polypes;
c'est aussi ce qu'avait fait Dugès, et c'est ce qui empêchait sa
_Théorie de la conformité organique_, si féconde quand on en fait une
application suivie à l'anatomie comparée, de se prêter à une
systématisation complète des phénomènes embryogéniques. Nous avons vu
cette systématisation tentée par M. de Quatrefages; mais là encore
l'illustre savant, ayant pris l'homme comme point de départ, est conduit
à rechercher des analogies, non à donner une explication dans le sens où
les physiciens entendent ce mot.

Si l'on s'en tient à la méthode des physiciens comme le voulait déjà
Bichat, cette explication doit être déduite des propriétés mêmes des
éléments anatomiques des plastides vivant à l'état isolé. Or, ces
propriétés sont les suivantes: 1° les plastides, dans des conditions
convenables de _nutrition_, s'accroissent pendant un certain temps; 2°
ceux de chaque sorte ne peuvent dépasser un certain maximum de taille,
au delà duquel ils se divisent pour donner naissance à de nouveaux
plastides semblables à eux; c'est en cela que consiste ce qu'on appelle
leur _reproduction_; 3° les plastides subissent l'influence des
conditions dans lesquelles ils sont placés; leur figure extérieure,
leurs propriétés physiologiques peuvent être modifiées par les
circonstances; les plastides jouissent donc d'une certaine
_variabilité_.

Les plastides associés nés de l'œuf conservent ces propriétés
essentielles de nutrition, de reproduction et de variabilité, qu'on
observe chez les plastides isolés; d'ailleurs, ils demeurent dans une
large mesure indépendants les uns des autres; mais, en raison même du
nombre de ceux qui sont associés, chacun se trouve placé dans des
conditions d'existence particulières, vit d'une façon qui lui est
propre, présente des caractères extérieurs spéciaux; il en résulte
bientôt, entre les divers éléments, un partage des fonctions
physiologiques qui contribuent à assurer l'existence de l'association
tout entière; ce partage des fonctions rend les éléments entre lesquels
il s'accomplit d'autant plus solidaires les uns des autres qu'il est
plus exclusif, de telle sorte que la dissolution de leur société finit
par entraîner nécessairement leur mort; ainsi se constituent les
_individus_ qui résultent immédiatement de l'évolution de l'œuf, et les
_organes_ qu'ils contiennent.

Ces individus en bourgeonnant produisent des agrégats complexes dont les
membres, auxquels Dugès appliquait uniformément la dénomination de
_zoonites_, se comportent à l'égard les uns des autres comme l'ont fait
les plastides dont chacun d'eux est composé. Ces individus de second
ordre, sous l'empire de certaines conditions, revêtent des formes
particulières, accomplissent des fonctions spéciales et peuvent se
séparer les uns des autres ou demeurent indéfiniment unis. Les
différents phénomènes désignés sous les noms de _génération alternante_,
de _digenèse_, de _généagenèse_, etc., ne sont autre chose que le
résultat de cette séparation précoce ou tardive des individus de second
ordre, plus ou moins différents les uns des autres, nés sur l'individu
primitif.

Lorsque la séparation des zoonites n'a pas lieu, l'ensemble des
individus unis entre eux constitue un organisme auquel on applique le
nom de _colonie_, si les membres de l'association sont nettement
distincts les uns des autres et paraissent avoir conservé une grande
part de leur autonomie; auquel on transporte le nom d'_individu_ lorsque
les zoonites constituants sont moins nettement séparés ou qu'ils
semblent tous dominés par une volonté unique ne paraissant résider d'une
façon plus particulière dans aucun d'eux. On voit par là combien est
vague la signification de ce mot individu qu'on peut transporter à
volonté du plastide à un agrégat de plastides, de cet agrégat simple à
une association d'agrégats semblables à lui, combien est arbitraire la
limite entre ce qu'on nomme _colonie_ et ce qu'on nomme _individu_.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà été frappé de ces passages de
la colonie à l'individu sur lesquels l'attention s'est vivement portée
dans ces dernières années. Dans sa belle _Histoire naturelle générale
des règnes organiques_[129], il emploie le mot _communauté_ au lieu du
mot qui est demeuré plus usité de colonie, et il expose ainsi le
parallèle à établir entre ces communautés et ce qu'on appelle
ordinairement des individus.

«Comme ceux-ci, dit-il[130], la communauté a son unité abstraite et son
existence collective; c'est une réunion d'individus, et souvent en
nombre immense; et pourtant elle peut et doit être considérée elle-même
comme un seul individu, comme un être un, bien que composé. Et elle est
telle, non pas seulement par une abstraction plus ou moins rationnelle;
elle l'est en réalité, matériellement, pour nos sens aussi bien que pour
notre esprit, étant constituée, comme un être organisé, de parties
continues et réciproquement dépendantes; toutes fragmentées d'un même
ensemble, bien que chacune soit elle-même un ensemble plus ou moins
nettement circonscrit; toutes membres d'un même corps, quoique chacune
constitue un corps organisé, un petit tout. Si bien que la communauté
tout entière jouit aussi d'une existence réelle et distincte, par
conséquent _individuelle_, s'il est vrai que l'individualité soit ce qui
fait qu'un être a une existence distincte d'un autre être.

«Toute communauté réunit ainsi en elle deux existences, deux vies, deux
individualités pour ainsi dire, superposées l'une à l'autre... et la
définition que nous avons donnée de la communauté peut, en dernière
analyse, se résumer en ces termes: un individu composé d'individus; ou
encore: des individus dans un individu.

«Comme la famille, la société et l'agrégat, la communauté peut être très
diversement constituée. La fusion anatomique, et par suite la solidarité
physiologique des individus réunis, peuvent être limitées à quelques
points et à quelques fonctions vitales, ou s'étendre presque à la
totalité des organes et des fonctions. Tous les degrés intermédiaires
peuvent aussi se présenter, et l'on passe par des nuances insensibles
d'êtres organisés chez lesquels les vies associées restent encore
presque entièrement indépendantes et les individualités nettement
distinctes, à d'autres où les vies sont de plus en plus dépendantes et
mixtes, et après ceux-ci à d'autres encore où toutes les vies se
confondent en une vie commune, où toutes les individualités proprement
dites disparaissent plus ou moins complètement dans l'individualité
collective.»

On s'attendrait, après cette admirable comparaison de la communauté et
de l'individu, à voir Isidore Geoffroy Saint-Hilaire montrer comment les
polypes hydraires se soudent entre eux pour produire des méduses,
comment les zoonites des vers annelés, des arthropodes se solidarisent,
se modifient pour remplir des fonctions inutiles à l'un d'entre eux en
particulier, mais indispensables à l'existence de l'ensemble dont ils
font partie, comment les phénomènes que nous présentent à tous les
degrés les communautés permettent d'expliquer la formation des
organismes complexes vers lesquels il semble, d'après ses propres
paroles, qu'elles nous conduisent pas à pas. On voudrait lui voir dire
que l'histoire des communautés est une série d'expériences spontanément
préparées par la nature pour nous faire connaître les procédés au moyen
desquels elle constitue les organismes supérieurs. Mais non: de
l'expérience faite aucune conclusion n'est tirée. C'est par la
coalescence, la soudure, la fusion plus ou moins complète de ses
individus constituants, que les colonies passent aux organismes
supérieurs; au lieu d'élever la communauté dans la série organique,
comme l'entrevoyait déjà Dugès, cette coalescence des individus ne fait,
au contraire, suivant Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que dégrader la
colonie.

«Dans un groupe de mollusques _composés_, poursuit-il, dans un polypier,
on constate facilement l'individualité de chacun des mollusques ou des
polypes _composants_, et celle-ci prévaut manifestement sur
l'individualité collective: dans l'arbre, l'une et l'autre se balancent,
ou même celle-ci commence à prévaloir; elle l'emporte dans l'éponge à ce
point que l'individualité proprement dite n'existe plus à vrai dire que
théoriquement... il était déjà difficile de montrer les individus d'une
communauté végétale; le nombre de ceux qui composent une masse
spongiaire échappe non seulement à tout calcul, mais à toute évaluation;
il est littéralement indéfini.»

Et aussitôt après:

«La communauté ne s'observe normalement que parmi les végétaux, règne où
la vie unitaire n'existe guère que par exception, et chez les animaux
des embranchements inférieurs. Pour en trouver des exemples dans les
rangs supérieurs de l'animalité et chez l'homme, il faut la demander à
la tératologie; et encore la communauté se réduit-elle ici presque
toujours à l'union des deux individus, et de deux individus qui, dans la
plupart des cas, ne peuvent prolonger leur existence au delà de la vie
fœtale.»

Ainsi le fil conducteur est complètement perdu. C'est que la question
n'est pas encore mûre. On voit bien l'unité de la communauté se
constituer pièce à pièce dans les embranchements inférieurs du règne
animal par la fusion d'individualités d'abord distinctes; mais le fait
qu'un organisme relativement élevé peut procéder de la solidarisation
d'un certain nombre d'organismes plus simples est complètement négligé,
et dans tous les cas on ne songe pas que cet organisme si complètement
un, ce tout si essentiellement indivisible, qu'on appelle un vertébré ou
même un arthropode, puisse avoir été réalisé par un procédé analogue à
celui qui tire un siphonophore ou une méduse d'une colonie d'hydres.

L'opposition entre les organismes inférieurs aptes à vivre en colonie et
les animaux supérieurs essentiellement isolés les uns des autres,
essentiellement individuels, en quelque sorte, est déjà bien nette dans
la doctrine d'Isidore Geoffroy; mais cette façon de voir est surtout
manifeste dans les belles leçons professées en 1863, au Muséum
d'histoire naturelle, par l'un des savants qui ont le mieux étudié les
colonies des coralliaires, M. le professeur de Lacaze-Duthiers[131].

Dans une de ces leçons, après avoir tracé les grands traits de
l'organisation des animaux sans vertèbres, le savant fondateur des
laboratoires de Roscoff et de Banyuls s'exprime ainsi:

«Une seconde notion à acquérir, en ce qui concerne les invertébrés, est
celle de la complexité dans un même être. Dans presque tous ces animaux,
ce qu'on appelle ordinairement un individu n'est autre chose qu'une
réunion, une colonie de petits individus plus ou moins distincts,
désignés sous le nom général de _zoonites_. Pour former l'être complexe,
ces zoonites s'assemblent soit en série linéaire, soit en masse selon
deux ou trois dimensions.»

L'assimilation entre les vers annelés, les arthropodes et les colonies
de polypes est complète dans le passage que nous venons de citer, comme
dans le _Mémoire sur la conformité organique_. Les polypes de la
colonie, les anneaux du ver, de l'insecte portent également le nom de
zoonites. Le procédé au moyen duquel les colonies s'élèvent à la dignité
d'organisme est aussi le même que Dugès, M. Milne Edwards, Richard Owen
ont successivement signalé. M. de Lacaze Duthiers est d'ailleurs plus
près de Dugès qu'Isidore Geoffroy; il complète parfois la pensée du
naturaliste de Montpellier par d'ingénieux commentaires:

Dans les types inférieurs, tous les individus d'une colonie linéaire ou
irrégulière sont à peu près semblables entre eux et jouissent d'une
indépendance relative considérable, mais peu à peu se manifeste une
solidarité de plus en plus étroite, conséquence forcée de la division du
travail physiologique. «Dans une colonie d'Hydres d'eau douce, par
exemple, les individus ne sont liés entre eux que par leur extrémité
inférieure; les extrémités munies de tentacules sont toutes libres et
fonctionnent séparément. Les diverses espèces de clavelines, appartenant
à la classe des molluscoïdes tuniciers, vivent réunies sur des
prolongements radiciformes qu'on peut comparer à des stolons de
fraisier; mais elles sont du reste libres dans toutes leurs actions.
Dans quelques autres genres d'ascidies composées, les colonies sont
enfermées chacune dans une enveloppe charnue et unique, munie d'une
seule ouverture, par laquelle s'opère la défécation: il y a déjà moins
d'indépendance dans les fonctions vitales. Les siphonophores présentent
des colonies bien curieuses par leur composition. Leurs zoonites se
spécialisent d'une façon toute particulière; certains d'entre eux, sous
la forme de filaments allongés, terminés par des ventouses ou des
espèces de harpons, sont les zoonites pêcheurs: ils saisissent les
aliments et les donnent aux zoonites digérants, formés chacun d'une
simple cavité vésiculaire ou trompe gastrique; d'autres zoonites servent
à la locomotion; enfin des zoonites spéciaux ont pour fonction de donner
naissance à des individus nouveaux.»

M. de Lacaze-Duthiers insiste plus loin sur la facilité particulière que
les colonies linéaires présentent à la solidarisation: «Dans une colonie
linéaire, il y a, en général, des rapports forcés entre un zoonite et
ses deux voisins, rapports qui modifient sa forme plus ou moins
complètement. Dans les colonies en masse, cette nécessité de relation
est moins absolue; aussi devons-nous nous attendre à trouver ces
zoonites très peu différents les uns des autres; c'est ce que vérifie
l'observation.» Peut-être cette dernière affirmation a-t-elle été un peu
exagérée, peut-être aussi pourrait-on contester que les rapports forcés
que dans une colonie linéaire chaque zoonite contracte avec ses voisins
aient eu sur sa forme une influence prépondérante; mais il s'agit ici de
phrases recueillies dans une leçon où la précision du langage est plus
ou moins subordonnée à la nécessité de frapper autant que possible
l'esprit des auditeurs. Le perfectionnement plus considérable promis en
quelque sorte aux colonies linéaires n'en est pas moins fortement saisi,
et l'un des résultats importants de ce perfectionnement est même
indiqué: «Si ordinairement chaque zoonite possède un centre nerveux, il
faut cependant remarquer que, chez les invertébrés supérieurs, il semble
y avoir une tendance à concentrer, pour ainsi dire, ce système nerveux à
la partie antérieure de l'animal.»

La tendance à la concentration des organes primitivement disséminés dans
chacun des zoonites, la solidarisation des zoonites, c'est-à-dire la
concentration de leurs fonctions, voilà donc quelques-uns des caractères
par lesquels les organismes supérieurs se distinguent des simples
colonies. Il peut sembler aujourd'hui naturel de voir dans la haute
individualité des vertébrés le dernier terme de cette concentration: si
les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Dugès n'y avaient préparé
qu'incomplètement les esprits, les recherches anatomiques,
physiologiques et embryogéniques qui se sont succédé dans ces derniers
temps ne laissent plus de doute, à cet égard, que dans l'esprit des
irréconciliables de toutes les écoles; mais, en 1863, les preuves que le
Vertébré est lui aussi décomposable en zoonites étaient loin d'être
faites, et M. de Lacaze-Duthiers, au lieu de voir dans les vertébrés la
suite, le couronnement, de la longue série des animaux sans vertèbres,
oppose, au contraire, d'une façon absolue les représentants des deux
sous-embranchements que Lamarck avait établis dans le règne animal.

«Il n'y a pas, dit-il, que le système nerveux, ou à sa place les
vertèbres, qui différencient nettement les animaux vertébrés des animaux
invertébrés. _Sous bien des rapports, ceux-ci diffèrent totalement des
premiers._ Cette _séparation presque absolue_, qui a soulevé les
critiques si obstinées des naturalistes de l'école dite _philosophique_,
parmi lesquels nous voyons Geoffroy Saint-Hilaire en France. Gœthe et
Oken en Allemagne, demande à être établie par quelques développements.

«Une des premières notions à acquérir est relative à la distribution
différente, chez les vertébrés et chez les invertébrés, de cette chose
si mystérieuse dans son essence même, cause suivant les uns, effet
suivant les autres, qu'on appelle la vie... Si l'on regarde la vie comme
une cause, un principe d'action ayant son origine dans tel ou tel point
de l'organisme, et si l'on nous permet de représenter, pour ainsi dire,
la vie par une quantité qui sera plus ou moins grande suivant la
puissance plus ou moins grande aussi de l'effet produit, nous dirons que
chez les invertébrés la vie semble être répandue en égales quantités
dans toutes les parties de l'organisme. Chez les vertébrés, au
contraire, la vie se concentre en un point particulier de chaque
individu, ou du moins dans une partie restreinte de son être.

«Que si l'on veut voir dans la vie un effet, une résultante, on pourra
exprimer le principe que nous voulons énoncer en disant que, chez les
Invertébrés, cette résultante ne paraît pas être la conséquence de
l'action plus particulière de tel ou tel point de l'organisme, comme
cela a lieu chez les vertébrés, où, pour employer une expression un peu
trop rigoureuse pour de tels objets, la résultante semble appliquée à un
ou plusieurs organes spéciaux et distincts.

«Un exemple fera mieux ressortir le fait en question. Que l'on coupe une
patte à un chien; à part le trouble tout local qu'éprouvera l'économie,
l'animal peut continuer à vivre. Si l'on poursuit la mutilation, on peut
la pousser peut-être assez loin sans que la vie cesse; mais on arrive
toujours à un point de l'organisme tel que, lorsqu'il est atteint, la
vie disparaît brusquement. Ce point remarquable où semble se concentrer
la vie, ce _nœud vital_, pour employer l'expression de M. Flourens, se
retrouve chez tous les vertébrés. On peut aussi représenter la même idée
en rappelant l'image à la fois saisissante et pittoresque de Bichat, qui
montre la vie comme supportée par un trépied dont les trois pieds sont
le cœur, le poumon et le cerveau. Que l'un des trois soit détruit, le
trépied bascule, la vie cesse.

«Par opposition, prenons un insecte ou tout autre articulé. Coupons les
parties de son corps, séparons sa tête même: la vie ne disparaît point.
Essayons à l'instant des mutilations dans tous les sens, il est bien
évident que la mort finira toujours par arriver; mais nous ne trouverons
pas dans cet animal un point analogue au nœud vital, ou l'un des trois
organes fondamentaux que nous avons trouvés chez les vertébrés, point ou
organe dont la lésion amènerait une disparition brusque de la vie.»

Ainsi le vertébré est bien ici représenté comme exactement opposé à
l'invertébré. Entre l'un et l'autre, il existe des différences
fondamentales; la vie se comporte tout autrement dans le sous-règne
privilégié auquel nous rattache notre structure anatomique, et le
sous-règne où quelques zoologistes confondent encore pêle-mêle, à
l'exemple de Lamarck, tous les autres types organiques. C'est bien la
centralisation exceptionnelle que l'on observe chez les vertébrés
supérieurs qui fait que l'on considère le vertébré comme un être à part;
mais, d'un côté, cette centralisation a été exagérée par Bichat, comme
le prouve l'exemple de la poule de Flourens qui vécut un mois privé de
son cerveau, comme le prouve la prédominance de plus en plus grande des
fonctions de la moelle épinière sur celles du cerveau à mesure que l'on
considère des types de vertébrés plus inférieurs; d'un autre côté, cette
centralisation est le phénomène même qui amène graduellement les
communautés à l'état d'organisme individuel; nous l'avons vue parvenir
déjà à un haut degré chez les Arthropodes; elle ne fait que s'élever à
un degré de plus chez les vertébrés, et cette différence du plus au
moins peut-elle faire oublier les rapports successivement signalés par
Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Dugès, Gœthe, Oken, Richard Owen,
Leydig, M. de Quatrefages entre l'organisation segmentaire ou le mode de
développement des vertébrés et l'organisation segmentaire ou le mode de
développement des vers annelés et des arthropodes? Évidemment non. S'il
en est ainsi, si les vertébrés sont réellement formés de zoonites comme
les invertébrés, s'ils ne diffèrent que par un degré de coalescence plus
grand de leurs zoonites, il n'y a plus lieu de les mettre à part; la
même loi d'évolution s'applique au règne animal tout entier. Chez les
vertébrés, comme chez les invertébrés, la complication organique a été
obtenue par la fusion plus ou moins complète de zoonites ayant
bourgeonné les uns sur les autres et dont le premier, auquel on peut
donner le nom de _protoméride_[132], était seul originairement le
produit direct de l'œuf.

       *       *       *       *       *

En résumé, tout cet ensemble de faits et d'idées conduit donc
nécessairement à une conception simple de l'évolution de l'individualité
animale. Elle est d'abord réduite à un _plastide_ unique, l'œuf; l'œuf
produit par une division répétée de sa substance un plus ou moins grand
nombre de plastides nouveaux. Ces plastides nouveaux peuvent se séparer
dès qu'ils sont formés, et se multiplier à leur tour sous la même forme
ou sous des formes différentes; c'est ce qui arrive chez un grand nombre
de protozoaires.

La division de l'œuf peut être ou non précédée de son mélange intime
avec un élément semblable à lui ou en forme de filament mobile. Dans le
premier cas il y a _conjugaison_; dans le second _fécondation_. La
fécondation précède presque toujours la division de l'œuf lorsque
celle-ci doit amener la production de plastides destinés à demeurer
associés; son absence constitue le phénomène de la _parthénogenèse_.

Les plastides qui demeurent associés, ne sont pas astreints à conserver
une forme unique; ils forment, dès qu'ils se différencient, un organisme
relativement simple, sans type défini, auquel nous donnerons le nom de
_méride_[133].

Les mérides se multiplient comme les plastides: tantôt ils produisent
directement des œufs; tantôt ils donnent naissance à des mérides
nouveaux qui peuvent, dès qu'ils sont formés, se séparer de leur parent
et vivre d'une façon indépendante: c'est le cas de quelques éponges
inférieures, de l'hydre d'eau douce et d'un certain nombre de vers
inférieurs. Une partie des phénomènes de la _génération alternante_ et
de la _généagénèse_ se rattache à ce mode de développement des mérides
jouissant de ce que Van Beneden a appelé la _digénèse_.

Les mérides nés les uns des autres peuvent aussi demeurer unis entre
eux. Ils forment alors ce qu'on nomme des _communautés_ ou des
_colonies_. Les mérides d'une même colonie peuvent revêtir des formes
diverses, accomplir des fonctions différentes; des groupes de mérides
appropriés à ces fonctions peuvent se détacher de la colonie sur
laquelle ils sont nés et donner lieu aux cas les plus remarquables de
généagénèse ou de génération alternante. C'est ce qu'on observe dans la
génération alternante des méduses et des annélides. Mais aussi tous les
mérides nés les uns des autres peuvent demeurer unis entre eux, se
modifier de façons différentes, devenir tellement solidaires qu'ils
soient inséparables; leur ensemble constitue alors un organisme nouveau
ayant tous les caractères d'un individu; c'est le cas de tous les
animaux supérieurs auxquels on peut donner le nom de _zoïdes_ ou de
_dèmes_, suivant qu'ils sont directement décomposables en mérides ou
qu'il faut d'abord distinguer en eux des groupes de mérides, de zoïdes,
ayant des propriétés ou des fonctions particulières, comme chez les
animaux dont le corps présente plusieurs régions distinctes.

Quand le protoméride se fixe, il produit par bourgeonnement des colonies
irrégulières, arborescentes, ramifiées ou incrustantes, sur lesquelles
il suffit qu'un certain nombre d'individus équivalents entre eux se
rapprochent autour d'un centre commun pour produire des organismes
rayonnés. Quand le protoméride demeure libre et rampant, il présente une
symétrie bilatérale, ne produit de bourgeons qu'à son extrémité
postérieure et donne naissance à des organismes segmentés dont les vers
annelés, les arthropodes et les vertébrés sont les principales formes.
Les différents modes de symétrie qui caractérisent les grands types
organiques trouvent donc une explication rationnelle, et il n'est plus
nécessaire de faire intervenir directement une pensée créatrice
distincte pour en rendre compte.

La production du protoméride, la formation des mérides et des zoïdes,
tous les phénomènes de reproduction qui ne nécessitent pas la
fécondation, tous ces phénomènes de _métagénèse_, peuvent avoir lieu
successivement et former plusieurs étapes plus ou moins distinctes du
développement; elles peuvent aussi avoir lieu plus ou moins rapidement
et souvent assez vite pour s'être déjà accomplies avant l'éclosion;
c'est grâce au degré plus ou moins grand de cette _accélération des
phénomènes métagénésiques_ qu'il semble exister chez les animaux
plusieurs types de développement.

Cette accélération arrive à son maximum chez les organismes les plus
élevés de chaque groupe: certaines méduses, quelques-uns des
échinodermes actuels, les crustacés supérieurs, les arachnides, les
insectes, les mollusques, les vertébrés sortent ainsi de l'œuf avec tous
les mérides qui doivent les constituer et ne subissent plus que des
modifications de détail, tandis que la plupart des cœlentérés, les
crinoïdes, le plus grand nombre des vers et des crustacés inférieurs ne
possèdent encore à leur naissance qu'un petit nombre de mérides et
souvent un seul.

Ainsi une même théorie réunit tous les grands traits de la formation
graduelle et de la structure définitive des individus organisés. Rien
n'est plus simple que de faire comprendre ce que sont ces individus, si
l'on cherche d'abord comment ils se sont réalisés, si on les considère
comme un _résultat_; rien n'est plus difficile que de les définir si on
les considère indépendamment de toutes les formes qu'ils ont présentées,
si on s'obstine à voir en eux des _faits primordiaux_. Nous retrouvons
ici l'opposition que nous avons déjà signalée entre la clarté qu'apporte
dans les sciences naturelles l'hypothèse du transformisme et
l'inextricable confusion qu'entraîne avec elle et partout l'hypothèse de
la fixité des formes vivantes. C'est une erreur que de vouloir englober
dans une même définition l'_individu_ tel que nous le montrent les
groupes supérieurs du règne animal et les formes flottantes si
fréquentes dans les groupes inférieurs; là l'individu n'existe pas
encore.

Il est presque inutile de faire remarquer que la théorie de la formation
de l'individualité que nous venons d'exposer, peut être présentée comme
indiquant également la voie qu'ont dû suivre les êtres vivants pour
arriver à leur degré actuelle de complication, si la vie a commencé sur
la terre par des formes simples comparables aux plastides. Chercher
quelles ont pu être les conditions de cette apparition est permis; mais
là nous en sommes réduits aux conjectures. Quelles conditions ont
présidé à la formation des premiers plastides? Pourquoi cette formation
paraît-elle avoir cessé? Pourquoi sommes-nous demeurés incapables
jusqu'ici de former de toutes pièces du protoplasme vivant? Ce sont là
des questions auxquelles nous n'entrevoyons même pas de réponse
scientifique. D'ailleurs aucune science n'a pu remonter, pour les
phénomènes dont elle s'occupe, jusqu'à ces questions d'origine:
l'astronomie ignore d'où vient la matière et comment se sont formés les
astres dont elle étudie la course et la constitution; la physique ne
connaît pas la cause des diverses sortes de mouvements et de leurs
rhythmes, bien qu'elle ait su enchaîner par des lois mathématiques les
innombrables phénomènes que produisent la pesanteur, la chaleur, la
lumière, l'électricité, le magnétisme, simples formes du mouvement; la
chimie cherche encore pourquoi il existe des corps simples et dans
quelles conditions ces éléments, en apparence immuables, ont pu prendre
naissance. La biologie, réservant la question de la première apparition
de la vie et de la substance vivante, demeure dans les conditions
communes à toutes les sciences d'observation. Il lui suffit d'avoir
acquis la connaissance des éléments dont les combinaisons variées
constituent les êtres vivants qu'elle étudie.

Avant l'apparition du livre de Darwin, tous les traits nécessaires à la
constitution de cette théorie de l'individualité animale étaient dans la
science; il n'est pas un de ses chapitres qui ne se soit présenté à un
moment donné à l'esprit de quelque naturaliste. Mais tous ces traits
étaient épars; c'est seulement dans ces dernières années qu'ils ont pu
être réunis.

L'individu étant ainsi connu dans sa constitution intime et dans son
mode probable d'évolution paléontologique, il faut déterminer comment
cette constitution arrive à se réaliser dans chaque individu: c'est là
le rôle de l'embryogénie, dont nous devons mieux préciser que nous ne
l'avons fait jusqu'ici la part contributive à l'édification de la
philosophie zoologique.



CHAPITRE XIX

L'EMBRYOGÉNIE

L'épigenèse et l'embryogénie.--Harvey: Influence de la théorie
cellulaire.--L'œuf considéré comme cellule.--Théorie des feuillets
blastodermiques.--Généralisation exagérée des résultats obtenus par
l'étude des vertébrés.--L'embryogénie au point de vue de l'histogenèse
et de l'organogenèse.--Serres et l'anatomie transcendante: l'embryogénie
considérée comme une anatomie comparée transitoire; arguments à l'appui
de cette théorie.--Classifications embryogéniques; causes de leur
insuffisance.--L'embryogénie d'un organisme en est la généalogie
abrégée.--Accélération embryogénique; phénomènes perturbateurs qui en
résultent.--Liens réels entre l'embryogénie, la morphologie générale et
la paléontologie.


L'embryogénie ne date évidemment que du jour où fut définitivement
renversée l'hypothèse que l'être vivant était tout entier contenu dans
le germe; que toutes ses transformations consistaient dans un
accroissement de ses parties et dans le fait que des organes d'abord
invisibles, quoique ayant une existence réelle, devenaient peu à peu
apparents. Une hypothèse à laquelle se rattachaient les grands noms de
Swammerdam, de Malebranche, de Leibnitz, de Haller, de Bonnet et de
Cuvier lui-même devait, si stérile qu'elle fût, résister longtemps aux
efforts tentés pour la renverser. Jusque dans la première moitié de ce
siècle, ses partisans luttèrent contre l'évidence même, et cependant,
dès 1652, Harvey, en affirmant que tout être vivant procède d'un œuf,
avait posé sur ses bases véritables le problème embryogénique. C'était
là, à la vérité, une intuition de génie, mais une simple intuition;
l'aphorisme: «_Omne vivum ex ovo_,» ne pouvait avoir toute sa valeur que
si l'on établissait, au préalable, en quoi consistait un œuf, et si l'on
retrouvait des œufs chez tous les êtres vivants. Régner de Graaf, mort
en 1673, aperçut le premier l'œuf des mammifères dans les trompes de la
matrice et découvrit la partie de l'ovaire où se forme l'œuf, mais sans
y reconnaître l'œuf lui-même. Cent cinquante ans après seulement, von
Baër établit que c'est précisément dans le _follicule de Graaf_ que
l'œuf des mammifères prend naissance, mais l'assimilation des parties de
cet œuf à celles de l'œuf des oiseaux ne put être faite d'une manière
satisfaisante qu'en 1834 par Coste.

La découverte des spermatozoïdes, due à de Hamm et à Leuwenhoek, ne
servit guère d'abord qu'à alimenter les discussions entre les
_ovulistes_ et la _animalculistes_, les uns voulant que le germe réside
dans l'œuf, les autres dans le spermatozoïde, et ce sont des
contemporains, MM. Prévost et Dumas, qui ont définitivement établi que
la pénétration des spermatozoïdes dans l'œuf est, en général, nécessaire
au développement de ce dernier et constitue, à proprement parler, la
fécondation. Toutefois, comme l'a observé M. de Quatrefages sur les œufs
de Hermelle, comme cela résulte du développement constant des œufs non
fécondés des abeilles et d'autres hyménoptères, et de beaucoup d'autres
faits analogues, la fécondation n'est pas indispensable au début du
travail génésique. Swammerdam avait déjà vu que les matériaux de l'œuf
fécondé se partageaient en plusieurs masses distinctes. Ce sont aussi
MM. Prévost et Dumas qui ont établi que cette _segmentation du vitellus_
de l'œuf était le premier phénomène de l'évolution embryonnaire. Bientôt
on reconnut la généralité à peu près absolue de ce phénomène, dont toute
l'importance ne devait apparaître qu'après l'établissement de la théorie
cellulaire. Les anatomistes ne tardèrent pas, en effet, à pressentir que
l'œuf n'était autre chose qu'une cellule, le premier des éléments
histologiques de l'embryon, le progéniteur de tous les autres. Kölliker
en conclut aussitôt que la segmentation n'est qu'une forme de la
division cellulaire; et il soutient, avec Bischoff, Reichert et Virchow,
que toutes les cellules de l'embryon, toutes celles de l'animal adulte
descendent par une série ininterrompue de divisions successives, par une
véritable filiation, de la cellule ovulaire. À l'aphorisme _Omne vivum
ex ovo_ de Harvey vint s'ajouter l'aphorisme de Virchow: _Omnis cellula
è cellula_. Au fond, la seconde de ces propositions comprend la
première. Les êtres vivants les plus simples pouvant être considérés
comme constitués par un élément histologique, par un plastide unique, et
réciproquement les plastides ou cellules associées pour former un
organisme étant eux-mêmes de véritables êtres vivants, ayant une
existence, indépendante, l'aphorisme de Harvey et celui de Virchow
reviennent à dire qu'il ne saurait y avoir de génération spontanée ni
dans les organismes vivants, ni en dehors d'eux. À la vérité, il faut
ici s'entendre sur les mots, et cette proposition n'exclut pas la
possibilité de la transformation en cellules bien définies de masses
protoplasmiques amorphes, telles que celles qu'on a quelquefois
signalées dans les tissus en voie de formation sous le nom de
_blastèmes_. Cette opinion a été soutenue par des histologistes
éminents, tels que M. Ch. Robin.

Savoir comment procèdent de l'œuf tous les éléments qui concourent à
former le corps humain ou celui d'un animal, déterminer toutes les
étapes que traverse l'embryon avant d'arriver à l'état d'organisme
définitif, tel est désormais le problème tout entier de l'embryogénie,
problème qui se complique de cet autre: déterminer la raison d'être de
ces formes successives, souvent si différentes les unes des autres, que
l'embryon ne fait que traverser pour arriver à une forme dernière qui
marque le terme de son évolution.

Bien avant que la signification de l'œuf et des premières phases de son
évolution ait pu être comprise, les phénomènes embryogéniques étaient
déjà considérés sous deux points de vue différents. Tandis que certains
embryogénistes s'efforçaient surtout de déterminer le mode de formation
des tissus et des organes, d'autres envisageaient surtout les rapports
généraux qui peuvent exister entre les formes successives des embryons
et celles des animaux adultes. Il est aujourd'hui possible de rattacher
étroitement les uns aux autres les résultats obtenus dans ces deux
directions différentes; mais les deux écoles n'en ont pas moins laissé
des traces séparées. Il est encore facile de reconnaître leur influence
respective dans les recherches de nos contemporains.

L'homme, quelques rares mammifères, le poulet servaient naturellement de
point de départ aux embryogénistes qui se préoccupaient de rechercher le
mode de formation des tissus et des organes. L'embryogénie, comme les
autres branches de l'histoire des animaux, se trouva donc engagée, dès
le début, dans cette voie essentiellement antiscientifique qui consiste
à prendre comme types les phénomènes les plus compliqués et à tenter d'y
ramener les plus simples, au lieu de procéder, comme dans les sciences
expérimentales, du simple au composé.

Gaspard-Frédéric Wolf (1733-1794) avait vu, chez le poulet, le tube
intestinal apparaître sous la forme d'un feuillet plan qui se repliait
peu à peu et dont les bords arrivaient finalement à se souder. Il admit
une origine analogue pour les autres systèmes d'organes, et Pander, en
1817, évalua à trois le nombre des feuillets superposés d'où provenaient
tous les organes. Ces trois _feuillets germinatifs_, dont il est
aujourd'hui sans cesse question dans les recherches embryogéniques,
étaient, pour Pander, le _feuillet muqueux_, le _feuillet séreux_ et le
_feuillet vasculaire_. Sous l'influence évidente d'idées théoriques
analogues à celles de Bichat, Von Baër porta à quatre le nombre des
feuillets embryogéniques et les divisa en deux couches: la _couche
animale_, comprenant le _feuillet cutané_ et le _feuillet musculaire_;
la _couche végétative_, comprenant le _feuillet vasculaire_ et le
_feuillet muqueux_. Depuis les recherches de Reichert et de Remak, on
s'accorde assez généralement aujourd'hui à admettre trois feuillets
_blastodermiques_: 1° l'_exoderme_ ou feuillet externe qui produit
l'épiderme, le système nerveux ainsi que leurs dépendances, et qu'on
pourrait, par suite, appeler le _feuillet sensoriel_; 2° le _mésoderme_
ou feuillet moyen, qui produit les muscles et les vaisseaux, et qu'on
désigne aussi sous le nom de feuillet _moto-germinatif_; 3° enfin
l'_entoderme_ ou feuillet interne, qui, produisant l'épithélium du tube
digestif et celui des glandes qui en dépendent, mérite la dénomination
de feuillet _intestino-glandulaire_.

Avoir ramené tous les phénomènes embryogéniques à l'histoire des
transformations des trois feuillets distincts, c'était sans doute avoir
singulièrement facilité la comparaison de ces phénomènes chez les divers
organismes. Les observateurs n'ont, en conséquence, cessé de mettre tous
leurs soins à retrouver ces feuillets chez les embryons de tous les
animaux, à déterminer leur mode de formation et leurs transformations
diverses, étendant ainsi au règne animal tout entier les résultats qui
avaient été fournis par l'étude des seuls vertébrés. Une telle
généralisation n'a pu être obtenue sans modifier considérablement le
sens primitif des mots. Les embryons de la plupart des animaux
inférieurs ne sont plus constitués par trois _lames planes_ superposées,
mais par deux sacs emboîtés l'un dans l'autre, ayant un orifice commun,
et entre lesquels se forment de diverses façons des tissus nouveaux
auxquels on a appliqué en bloc la dénomination de _mésoderme_. Ces deux
sacs eux-mêmes n'existent pas toujours. Les larves des éponges, celles
de la plupart des cœlentérés ne présentent que tardivement des parties
comparables à un exoderme et à un entoderme, de sorte qu'aucune théorie
générale de l'embryogénie ne saurait prendre pour point de départ les
trois feuillets blastodermiques des vertébrés. Aussi bien le problème
n'est-il pas de retrouver plus ou moins exactement les analogies de ces
feuillets dans le règne animal tout entier, mais d'expliquer pourquoi
l'embryon de la plupart des vertébrés se trouve au début formé de trois
feuillets plans. La théorie des feuillets a pu avoir son utilité, au
point de vue de l'organogenèse ou de l'histogenèse; elle a permis de
coordonner un certain nombre de faits; mais la philosophie zoologique
n'a évidemment rien à attendre d'une doctrine qui regarde tout d'abord
comme résolu le problème dont elle devrait, au contraire, se proposer la
solution.

Des horizons autrement étendus s'ouvrent devant les embryogénistes qui
se placent au point de vue de la morphologie générale et recherchent
quels rapports peuvent exister entre les formes embryonnaires et les
formes adultes des animaux de même groupe.

La ressemblance évidente que les têtards des grenouilles et des autres
batraciens présentent avec les poissons avait déjà inspiré à Kielmeyer
l'idée que les animaux supérieurs traversent, avant d'arriver à l'état
adulte, les formes que montrent à l'état permanent les animaux
inférieurs du même groupe. Nous avons retrouvé cette idée dans les
écrits d'Autenrieth, dans ceux des philosophes de la nature et surtout
dans ceux de Geoffroy Saint-Hilaire, qui en fait la plus heureuse
application à la détermination des parties analogues dans les diverses
classes de vertébrés; mais un élève de Geoffroy, qui fut, comme lui,
professeur au Muséum d'histoire naturelle, Serres, est, sans contredit,
le savant qui fit le plus d'efforts pour mettre en relief les liens
étroits qu'il pressentait entre l'embryogénie, l'anatomie comparée et
même la morphologie extérieure des animaux[134]. À l'exemple des
philosophes de la nature, avec qui il n'est pas sans présenter parfois
un peu trop de ressemblance, Serres admet comme un principe évident que
«la constitution de l'homme est en réalité un petit monde[135]» dans
lequel doit venir se refléter l'histoire entière du règne animal. Cette
hypothèse, qui pourrait être la conclusion finale de toute sa
philosophie, en est, en réalité, le point de départ. C'est un _a priori_
autour duquel il essaye de grouper les faits, et la doctrine qu'il
édifie sur cette base n'est pas, au premier abord, sans une certaine
apparence de grandeur. L'homme étant le résumé du règne animal, ses
organes, ses appareils traversent successivement, au cours de leur
développement, les états définitifs que présentent les mêmes organes,
les mêmes appareils dans les genres, les familles et les classes dont se
compose l'échelonnement du règne animal. L'histoire de la formation des
organes de l'homme est ainsi en petit la répétition de l'histoire des
organes des animaux. «La série animale n'est qu'une longue chaîne
d'embryons, jalonnée d'espace en espace, et arrivant enfin à
l'homme[136].» Doués d'une somme de vie plus ou moins grande, les
organismes inférieurs s'arrêtent plus ou moins tôt dans la voie que
parcourt rapidement l'embryon humain. «Arrêt d'une part, marche
progressive de l'autre, voilà tout le secret des développements, voilà
la différence fondamentale que l'esprit humain peut saisir entre
l'organogénie humaine d'une part et l'anatomie comparée d'autre part,»
et l'on peut dire que «l'_organogénie humaine est une anatomie comparée
transitoire, comme, à son tour, l'anatomie comparée est l'état fixe et
permanent de l'organogénie de l'homme_.»

Dans sa discussion académique avec Cuvier, É. Geoffroy Saint-Hilaire
avait été conduit à ramener implicitement l'unité de plan de structure
du règne animal à l'unité de plan de développement. C'est cette dernière
unité qui est, suivant Serres, la loi même de la nature, «de sorte que
le règne animal tout entier n'apparaît plus que comme un seul animal
qui, en voie de formation dans les divers organismes, s'arrête dans son
développement, ici plus tôt et là plus tard, et détermine ainsi, à
chaque temps de ces interruptions, par l'état même dans lequel il se
trouve alors, les caractères distinctifs et organiques des classes, des
familles, des genres, des espèces[137].» L'histoire des animaux
inférieurs, l'histoire des monstres, l'histoire des animaux fossiles se
rattachent ainsi étroitement à l'organogénie, et l'on comprend qu'en
présence des vastes domaines qu'il essaye de lui conquérir, Serres ait
décoré la science grandiose qu'il entrevoit du nom d'_anatomie
transcendante_. Pourtant le point de vue auquel s'est placé l'ingénieux
professeur d'anatomie comparée du Muséum n'est point encore assez élevé.
Sa préoccupation de retrouver l'homme partout l'empêche de bien saisir
toute la variété du règne animal et de reconnaître les véritables
rapports qui unissent entre elles les formes vivantes. On se tromperait
étrangement si l'on croyait que les choses, dans la nature, se passent
aussi simplement que Serres le supposait. Si l'homme s'élève par son
intelligence à une hauteur incommensurable au-dessus du règne animal, si
son cerveau peut être considéré comme indiquant, au point de vue du
système nerveux, le terme extrême de l'évolution organique, il n'en est
certainement pas de même de ses autres organes. Les organes de la
digestion sont, chez l'homme, moins parfaits que chez les ruminants; ses
organes de la respiration et de la circulation sont moins compliqués que
les organes analogues des oiseaux, et ses autres organes de nutrition
n'ont rien qui les place incontestablement au-dessus de ceux de beaucoup
d'animaux. Ses organes des sens sont moins délicats que ceux de beaucoup
de mammifères carnassiers et sa main, sur laquelle on a écrit tant de
dithyrambes, est beaucoup moins éloignée des formes primitives, toutes
pentadactyles, que le pied d'une antilope ou d'un cheval. Il n'y a donc
aucune raison pour que l'embryogénie humaine résume celle du règne
animal tout entier, pour qu'elle soit, à elle seule, une anatomie
comparée complète. À aucune phase de son développement un embryon humain
n'est un véritable poisson; il n'est pas davantage reptile ou oiseau à
une phase plus avancée. Voilà ce qui est objecté par tous les
embryogénistes à la théorie de Serres, et ce qui fera tomber dans le
discrédit son anatomie transcendante.

Cependant une grande partie des faits sur lesquels elle s'appuie ne
sauraient être mis en doute. Bien réellement la circulation du fœtus de
mammifères rappelle à un certain moment celle des reptiles; la
constitution de leur crâne n'est pas au début sans analogie avec celle
du crâne des poissons; leur face présente tout d'abord des arcs
comparables aux arcs branchiaux des poissons; les premières phases du
développement de la tête et du corps sont communes à tous les vertébrés.
D'autre part, les très jeunes batraciens sont par toute leur
organisation de véritables poissons; les embryons des oiseaux ont
beaucoup plus d'analogie avec les reptiles que n'en ont les oiseaux
adultes, et, si l'on compare, dans l'embryon des vertébrés et dans celui
des animaux articulés, la position des principaux systèmes d'organes
relativement au vitellus, on est frappé de trouver chez ces embryons une
identité absolue, là où les adultes ne présentent qu'opposition.

À ces faits, connus depuis plus ou moins longtemps, chaque jour vient en
ajouter de nouveaux, et l'embryogénie ne cesse de causer les plus
grandes surprises aux zoologistes. Sans parler de ces phénomènes si
merveilleux des générations alternantes, dont nous avons précédemment
montré toute l'importance, on découvre que le plus grand nombre des
acalèphes de Cuvier commencent par être des polypes; ces deux classes
d'animaux sont désormais confondues, et il semble qu'on puisse
considérer les polypes comme des acalèphes arrêtés dans leur
développement. Johannes Müller étudie les singulières métamorphoses des
échinodermes, et l'on peut un moment se croire en droit de comparer à
des acalèphes les larves transparentes de ces rayonnés. Un instant,
Thomson croit avoir découvert une petite encrine vivant sur nos côtes;
il constate bientôt que cette encrine n'est autre chose qu'une larve de
comatule; le comatule reproduit ainsi, dans son jeune âge, une forme
inférieure de son groupe, dont presque tous les représentants sont
demeurés à l'état fossile. Les animaux actuels peuvent donc ressusciter,
dans leur jeune âge, des formes vivantes aujourd'hui disparues, et voilà
rendu probable ce lien entre la paléontologie et l'embryogénie que
Serres se plaît à signaler.

Bien qu'elles n'aient pas cette signification, les métamorphoses des
Trématodes et des Cestoïdes peuvent si bien paraître relier les vers
parasites aux infusoires que Louis Agassiz propose la suppression de
cette classe d'êtres microscopiques, qui ne sont, suivant lui, que des
larves d'animaux plus élevés. Le développement des annélides suggère à
M. Milne Edwards et à M. de Quatrefages les belles idées que nous avons
déjà exposées. Thompson, Nordmann et d'autres observateurs montrent que
tous les crustacés inférieurs ont une forme larvaire commune, le
_nauplius_, que l'on avait pris d'abord pour un organisme autonome, pour
un genre spécial de crustacés. Beaucoup de crustacés décapodes sont, à
leur naissance, de véritables schizopodes; les Crabes conservent
longtemps un abdomen normal avant de devenir brachyures. Fait plus
remarquable encore, Thompson découvre que le nauplius est aussi la forme
larvaire des cirripèdes, qui abandonnent ainsi définitivement
l'embranchement des mollusques pour entrer dans celui des arthropodes;
Spence Bate démontre que, après avoir été nauplius, les cirripèdes
prennent une forme qui rappelle complètement celle d'autres crustacés,
les cypris, en qui l'on pourrait voir dès lors des cirripèdes arrêtés
dans leur développement. De nombreuses recherches très concordantes
établissent que tous les mollusques gastéropodes d'une part, tous les
mollusques lamellibranches de l'autre, ont une forme larvaire commune,
et que ces deux formes peuvent aisément se ramener l'une à l'autre. Les
gastéropodes nus ne se distinguent pas tout d'abord des autres, et leur
larve possède une coquille et un opercule comme celle des gastéropodes
ordinaires; l'étude du développement du taret montre à M. de Quatrefages
que ce lamellibranche si étrange, quand il est adulte, revêt d'abord la
même forme larvaire que les autres lamellibranches et présente ensuite,
comme eux, une coquille bivalve dans laquelle il peut se retirer
complètement. Bien plus, les magnifiques études de M. de Lacaze-Duthiers
sur le Dentale révèlent cette particularité frappante d'un mollusque
intermédiaire entre les gastéropodes et les lamellibranches dont la
larve est d'abord à très peu près celle d'un ver et devient ensuite
identique à une larve de lamellibranche ordinaire. La larve des
oscabrions, observée par Lovén, a également toute l'apparence d'une
larve de ver. Les mollusques que Serres comparait à des fœtus de
vertébrés qui ne se seraient jamais débarrassés de leurs membranes
fœtales, revêtiraient donc tout d'abord la forme de vers.

Les services rendus par l'embryogénie à la zoologie systématique ne
cessent ainsi de se multiplier. Les rapports les plus imprévus sont
souvent établis par elle entre des groupes dont il était impossible de
supposer la parenté. Non seulement on se trouve obligé de reconnaître
l'identité spécifique d'êtres que l'on plaçait dans des genres ou même
des familles différentes, mais des classes entières d'animaux doivent
être abolies. Les naturalistes les plus éminents affirment
l'impossibilité de déterminer la position systématique d'un animal
quelconque si l'on ne s'est astreint à le suivre depuis les premières
phases d'évolution de l'œuf d'où il doit sortir, jusqu'à ce qu'il
devienne lui-même capable de se reproduire par voie sexuée. C'est
l'origine de ces belles monographies dont M. de Quatrefages a donné le
modèle lorsqu'il écrivit l'_Histoire naturelle du Taret_, et dont M. de
Lacaze-Duthiers n'a cessé depuis trente ans d'enrichir la science
française.

Le sens du mot embryogénie s'étend d'ailleurs beaucoup. La génération
agame, la génération alternante, les métamorphoses, qu'elles
s'accomplissent dans l'œuf ou hors de l'œuf, rentrent désormais dans le
cadre des recherches embryogéniques. Nous avons montré, en traitant de
ces phénomènes, quels liens étroits les unissent aux phénomènes de
développement proprement dit et quelle lumière a répandue leur étude sur
le mode de constitution des organismes.

L'embryogénie ne pouvait prendre une si grande importance sans qu'on
cherchât à systématiser les résultats auxquels elle avait conduit.
L'explication des transformations que subit chaque organisme dans son
évolution individuelle paraît beaucoup trop éloignée pour qu'on s'en
embarrasse beaucoup; on ne s'arrête pas plus qu'il ne faut à la
tentative de Serres; mais on demeure convaincu que son avortement n'est
pas définitif, et, en attendant d'avoir découvert une meilleure formule,
on fait servir à la classification les caractères transitoires fournis
par l'embryogénie, malgré la réprobation dont Cuvier les avait frappés.

Von Baër peut être considéré comme le premier qui ait publié une
classification purement embryogénique. Les quatre modes d'évolution
qu'il distingue dans le règne animal ne lui servent à la vérité qu'à
reconstituer, à peu de chose près, les embranchements de Cuvier; mais la
caractéristique de l'embranchement des vertébrés, par rapport à celui
des articulés, est si nette que c'est la seule qui ait pu être conservée
de nos jours, et les subdivisions qu'il propose pour cet embranchement
ont servi de point de départ à tous les perfectionnements ultérieurs.
C'est là, en effet, que pour la première fois les vertébrés pourvus
d'une allantoïde sont séparés de ceux qui n'en ont pas, et qu'il est
fait appel aux dispositions diverses du cordon ombilical de l'allantoïde
et du placenta, pour distinguer, parmi les mammifères, les sous-classes
et les ordres. On sait quel heureux parti on a tiré depuis, pour la
classification des mammifères, des diverses modifications de forme que
peut présenter leur placenta.

Les groupes primordiaux de Von Baër étaient insuffisamment caractérisés.
M. Van Beneden a pensé à définir ces groupes en se servant comme
caractères des rapports de l'embryon et du vitellus. Il nomme
_Hypocotylédonés_ ou _Hypovitelliens_ les animaux dont l'embryon repose
sur le vitellus par son côté ventral (_vertébrés_); _Epicotylédonés_ ou
_Epivitelliens_, ceux dont le vitellus est dorsal (articulés);
_Allocotylédonés_, tous les autres animaux, qui reconstituent ainsi
l'ancienne grande classe des _Vermes_ de Linné. Il est évident que cette
dernière division, basée sur des caractères exclusivement négatifs,
n'est nullement équivalente aux deux autres. Cela seul suffit à montrer
qu'au moment où le système de Van Beneden a été conçu l'embryogénie
n'avait pas encore dit son dernier mot.

M. Kölliker a préféré faire intervenir, pour caractériser ses divisions,
la part plus ou moins grande que prend le vitellus à la formation de
l'embryon. Enfin, M. Carl Vogt a proposé, à son tour, un système dans
lequel il tient compte des caractères employés par Von Baër, Van Beneden
et Kölliker, mais où il introduit en même temps d'autres caractères
empruntés à l'anatomie ou tirés de l'existence d'un vitellus céphalique
chez les Céphalopodes.

Il faut bien le dire, ces essais de classification n'ont pas été
heureux, et il en a été de même de tous ceux qu'on a essayé depuis de
baser sur l'embryogénie. On pouvait mieux espérer d'une science qui
avait permis de faire aux anciennes méthodes de si heureuses
rectifications, qui avait introduit tant d'idées nouvelles dans la
biologie. Comment expliquer les déceptions qu'elle semble avoir causées?
Cela est facile.

On remarquera que dans toutes les prétendues classifications
embryogéniques qui ont été proposées, y compris les plus modernes, il
n'a été tenu aucun compte de la signification relative des phénomènes
embryogéniques. Depuis Bonnet jusqu'à Fritz Müller, les naturalistes se
sont efforcés en vain de démontrer, dans des spéculations trop générales
pour être précises, que le développement de l'individu n'était autre
chose que la répétition abrégée du développement de son espèce. Cette
proposition, que tous les transformistes acceptent aujourd'hui et qui
semblerait devoir mériter de nouveau à l'embryogénie le titre d'anatomie
transcendante, cette idée qui semblerait devoir être si féconde, ne
trouve son application dans aucune des classifications proposées.

C'est qu'en effet l'embryogénie d'un animal est la résultante d'au moins
trois facteurs qui interviennent simultanément pour produire la série
des phénomènes qu'elle présente. Ces facteurs sont: 1° l'hérédité, 2°
l'accélération embryogénique, 3° le mode de nutrition de l'embryon,
l'indépendance des plastides, des tissus, des organes et des appareils.

En vertu de l'hérédité, un animal devrait passer, dans le cours de son
développement, par la série de toutes les formes qu'ont revêtues ses
ancêtres directs dans la succession des temps. Comme ces ancêtres ont
laissé des descendants modifiés de diverses façons et d'autres qui
reproduisent plus ou moins exactement les formes ancestrales, il est
évident que, si notre proposition est vraie, l'embryogénie comparée
devrait toujours permettre de reconnaître le degré de parenté des
animaux appartenant à une même lignée; à elle seule, elle devrait
fournir les moyens de dresser un arbre généalogique authentique du
règne, de formuler les lois de l'anatomie comparée, d'instituer une
méthode de classification vraiment naturelle. Les caractères fournis par
elle devraient primer tous les autres.

Toutes ces conclusions sont parfaitement légitimes, mais c'est à la
condition que rien ne soit venu troubler la succession des formes
imposées par l'hérédité à l'embryon, que rien ne soit venu modifier ces
formes elles-mêmes. Or il n'en est pas ainsi. Toutes les formes qu'ont
revêtues les ancêtres d'un animal donné étaient nécessairement des
formes capables de se prêter à une existence indépendante, au moins
pendant la période de reproduction. Quelle que soit l'époque où l'on
vienne à briser les enveloppes d'un œuf, il semblerait donc que
l'embryon abrité par elles devrait être capable de continuer à vivre
librement, de chercher lui-même sa nourriture, d'assurer son
développement ultérieur. Or chacun sait qu'il n'en est pas ainsi. Si les
formes successives de l'embryon sont des formes ancestrales, ce sont
certainement des formes ancestrales profondément modifiées. Comme, au
point de vue de la comparaison des animaux adultes, que visent avant
tout la classification et l'anatomie, les formes ancestrales ont seules
de l'importance, tant qu'on n'aura pas distingué, dans les formes de
l'embryon, ce qui est primitif de ce qui est modifié, ces formes ne
pourront donner que des indications douteuses.

Cette distinction serait évidemment facilitée si l'on connaissait les
causes qui ont modifié l'embryogénie telle qu'elle devrait être
théoriquement. Or parmi ces causes sont précisément les trois autres
facteurs dont nous avons parlé tout à l'heure et dont il nous faut
apprécier l'influence. En premier lieu, il est évident que, si l'embryon
passe par toutes les phases qu'a traversées son espèce, il en abrège
considérablement la durée. À mesure que les générations de forme
différente se succèdent, cette durée se raccourcit de plus en plus de
manière que le développement tienne à peu près dans le même espace de
temps; il y a donc nécessairement une accélération de plus en plus
grande des phénomènes embryogéniques. Cette accélération entraîne avec
elle des modifications rapides de la forme de l'animal, analogues à
celles que subissent les larves d'insectes, arrivées au terme de leur
croissance. Pas plus pour les embryons, en général, que pour les larves
d'insectes, ces transformations incessantes ne peuvent s'accorder avec
l'activité des organes. L'embryon passe donc, au repos, protégé par les
enveloppes de l'œuf, la plus grande partie de sa période de
développement. Toutefois, dans un même groupe zoologique, son éclosion
peut avoir lieu aux stades évolutifs les plus divers. C'est ainsi que,
dans l'ordre des crustacés décapodes, les _Penœus_ sortent de l'œuf à
l'état, de _Nauplius_, les crevettes et la plupart des autres Décapodes
à l'état de _Zoë_ qui succède, chez les _Penœus_, à celui de _Nauplius_.
Ces Zoës revêtent ensuite l'aspect des _Mysis_, et c'est sous ce dernier
aspect seulement qu'éclosent les Scyllares, les Langoustes et même les
Homards; enfin le stade Mysis est, à son tour, traversé dans l'œuf par
les Bernard l'Ermite et les Écrevisses, qui naissent avec tous les
caractères des vrais décapodes.

On peut conclure de là que l'accélération embryogénique est loin d'être
la même pour toutes les espèces d'un même groupe. Ses effets peuvent
être très variés, porter sur tel stade plutôt que sur tel autre, laisser
subsister celui-ci tandis que celui-là sera devenu méconnaissable ou
sera même entièrement supprimé. Enfin, l'accélération portant sur tous
les stades en même temps, le développement courant, en quelque sorte,
vers le but à atteindre de manière à réaliser l'animal adulte le plus
rapidement et le plus économiquement possible, la marche entière des
phénomènes d'évolution pourra être entièrement transformée: c'est ainsi
que les phases entières du développement pourront être sautées, que la
cavité générale et les organes qu'elle contient se constituent de
diverses façons, que des enveloppes embryonnaires, résultant des mues
accomplies dans l'œuf ou de diverses autres causes apparaîtront ou non,
sans que les formes réalisées au terme du développement diffèrent
essentiellement les unes des autres.

D'autre part, les transformations, les métamorphoses que l'embryon subit
sous les enveloppes de l'œuf représentent un travail qui ne peut
s'accomplir si les éléments anatomiques qui prennent part à ce travail
ne sont pas suffisamment nourris. Un certain degré d'accélération
embryogénique comporte donc l'accumulation dans l'œuf de réserves
alimentaires que l'embryon trouvera à sa portée; plus l'éclosion sera
tardive, plus la réserve devra être considérable, et la présence
simultanée, dans un espace restreint, d'une provision d'aliments et d'un
embryon qui se développe, devra entraîner dans la façon d'évolution de
celui-ci des modifications importantes. À ce genre de modifications
appartiennent, sans aucun doute, l'apparition plus ou moins tardive de
la bouche, son mode de formation, ou encore la disposition en feuillets
superposés et largement ouverts, des premières ébauches embryonnaires
des vertébrés. Si l'on examine les caractères sur lesquels ont été
fondées les diverses classifications embryogéniques, il est évident que
les seuls auxquels on ait fait appel sont précisément ceux qui résultent
de l'intervention de ces deux éléments perturbateurs des phénomènes
embryogéniques normaux: l'accélération embryogénique, l'accumulation de
matériaux nutritifs dans l'œuf. Il est cependant bien clair que de tels
caractères ne sauraient avoir qu'une importance tout à fait subordonnée.
Ils ne pourront être utilement employés que dans les groupes très
élevés, où une adaptation étroite à certaines conditions d'existence
aura entraîné, chez l'embryon, l'apparition de véritables organes
héréditaires, chargés de le nourrir. C'est ainsi que l'allantoïde
distingue les vertébrés définitivement adaptés à l'existence aérienne de
ceux qui ne le sont pas encore complètement ou qui ne le sont pas du
tout; que les différentes formes du placenta dénotent assez bien les
affinités qui existent entre les ordres de la classe des mammifères.
Mais là ce sont de véritables organes, bien définis, constitués par une
longue élaboration, qui interviennent dans la classification au même
titre que les pattes ou les dents de l'animal adulte, et non des modes
de développement. Toutes les classifications purement embryogéniques
sont donc tombées parce qu'elles ont emprunté leurs caractères à des
mécanismes de développement qui peuvent se reproduire dans les types les
plus divers, à des processus résultant des perturbations de
l'embryogénie normale, et non aux phénomènes essentiels de celles-ci.
Avant que l'hypothèse du transformisme ait donné à l'embryogénie la
valeur d'un véritable état civil, les naturalistes, sans doute par une
réaction bien naturelle contre les exagérations des philosophes de la
nature, ont trop perdu de vue ce parallélisme entre le développement
individuel des organismes supérieurs et la série des êtres qui, partant
des formes les plus simples, s'élève graduellement jusqu'à eux; depuis
que la doctrine de l'évolution a conduit à attribuer à l'embryogénie de
chaque animal la valeur d'un livre généalogique, on a trop négligé le
texte même du livre pour ses enluminures, et cela était presque
inévitable, étant donnés les errements où avaient été engagés les
embryogénistes par suite de la prépondérance qu'ils attribuaient à
l'embryogénie humaine.

Actuellement, grâce aux nombreuses et importantes recherches dont les
animaux inférieurs ont été l'objet, la morphologie et l'anatomie
comparée sont en mesure de montrer par quelle voie se sont constitués
les grands types organiques, de déterminer comment les organismes
appartenant à chacun de ces types se sont graduellement compliqués,
d'indiquer par conséquent la marche normale des phénomènes
embryogéniques. On entrevoit donc la possibilité de déterminer
exactement en quoi ces phénomènes ont été troublés dans chaque cas, et
de remonter jusqu'à la cause des perturbations. Le moment semble donc
venu où il sera possible de relier par les liens les plus intimes, comme
Serres l'espérait, l'embryogénie à la morphologie et à la paléontologie.

       *       *       *       *       *

Nous avons montré dans ce chapitre et dans le précédent comment se sont
établies les notions que nous possédons sur le mode de constitution de
l'individu. C'est à l'aide d'éléments anatomiques, ou de véritables
organismes, nés les uns des autres, mais variables dans leur forme avec
les circonstances extérieures ou avec leur ordre de succession, que les
individus organiques quelque peu compliqués se sont formés. Ces
individus, qui sont eux-mêmes capables de donner naissance à des
individus nouveaux, peuvent-ils revendiquer réellement, pour leurs
descendants, une permanence de la forme que nous ne trouvons à aucun
degré dans les éléments ou les groupes d'éléments dont ils sont
composés? Cette succession d'êtres nés les uns des autres est
précisément ce que nous nommons une espèce. Nous sommes ainsi amenés à
discuter enfin la question de la fixité ou de la variabilité des
espèces.



CHAPITRE XX

L'ESPÈCE ET SES MODIFICATIONS

Revue rapide des idées relatives à l'espèce.--Position véritable dit
problème de l'espèce: manières directes de résoudre ce problème.--Essais
de solution indirecte.--Opposition de la race et de l'espèce.--Prétendus
critériums de l'espèce: fécondité limitée; instabilité des formes
hybrides.--Théorie de Godron.--Expériences et théorie de M. Ch.
Naudin.--Identité de la race et de l'espèce.--Théorie de la variabilité
limitée.--Comparaisons des doctrines d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et
de Charles Darwin.--Conclusions.


Le sens que nous devons attacher au mode de constitution de l'individu
est évidemment lié d'une façon intime à cet autre problème: la série
généalogique des êtres qui a abouti aux organismes vivant autour de nous
et que nous rangeons dans une même _espèce_ est-elle entièrement
composée d'individus identiques entre eux, ou ces individus ont-ils subi
de graduelles modifications qui permettent de considérer les animaux
fossiles, différents des animaux actuels, comme leurs ancêtres, et
autorisent à supposer que des animaux fossiles des dernières périodes
géologiques on peut remonter à des formes de plus en plus simples
aboutissant finalement à des plastides isolés?

Pour la première de ces alternatives se décident franchement Linné,
Cuvier, de Blainville, Flourens, Dugès, Louis Agassiz. Les partisans de
la variabilité des espèces sont tout aussi nombreux; mais ils entendent
la variabilité de diverses façons. Pour Bonnet, la variabilité n'est
qu'apparente; les germes ont reçu à l'origine des choses une
organisation appropriée aux diverses époques géologiques; ils se
développent lorsque ces époques ont amené des conditions qui leur sont
propices. Pour Buffon, les espèces primitivement créées se modifient;
mais leurs modifications, directement produites par l'action des
milieux, sont de simples dégénérations du type primitivement établi.
Étienne-Geoffroy Saint-Hilaire, Gœthe, Richard Owen, admettant que les
êtres ont été créés avec leur degré actuel de complication et n'ont fait
que se modifier dans le détail, se rapprochent beaucoup de l'opinion de
Buffon, tout en montrant plus de hardiesse. Érasme, Darwin et Lamarck
pensent, au contraire, que des formes très simples, créées par Dieu ou
nées spontanément, se sont graduellement compliquées, perfectionnées
pour arriver jusqu'à leur forme actuelle. De ces diverses opinions,
quelle est la vraie? Avant l'époque où Darwin publia son livre mémorable
sur l'origine des espèces, divers savants avaient cherché à formuler une
réponse en discutant soigneusement tous les faits acquis à la science,
en même temps que d'habiles expérimentateurs attaquaient le problème par
divers moyens. Nous citerons surtout Flourens, Koelreuter, Godron,
Isidore Geoffroy St-Hilaire et M. Naudin. Il faut reconnaître que leurs
conclusions furent loin de s'accorder; mais il est facile de montrer que
les longues discussions auxquelles a donné lieu la question de l'espèce
tiennent, en grande partie, à ce qu'on y a mêlé une foule de questions
accessoires, au lieu de se borner à suivre les faits pas à pas, à ce
qu'on s'est jeté à corps perdu dans les pétitions de principe, au lieu
de suivre résolument la méthode scientifique.

Choisissons un couple d'animaux aussi voisins l'un de l'autre que
possible et considérons les divers individus nés de leur union. Ces
individus, quoique frères et par conséquent incontestablement de même
espèce, présentent déjà entre eux des différences suffisantes pour qu'un
examen attentif permette toujours de les distinguer. Il est donc de
toute évidence qu'il existe dans l'espèce des caractères qui varient en
quelque sorte spontanément. De ces individus nés d'un même père et d'une
même mère, faisons deux parts, dont l'une continue à vivre dans les
conditions mêmes où vivaient les parents, tandis que l'autre,
transportée sous un climat différent, sera placée dans des conditions
d'existence aussi éloignées que possible des conditions premières.
Sûrement, durant le cours de la croissance des individus, des
dissemblances notables apparaîtront entre les deux groupes. Si, dans ces
conditions d'existences différentes, on laisse les individus composant
chacun des deux groupes se reproduire, il arrivera généralement qu'à
chaque génération, les dissemblances s'accentueront et pourront, au bout
d'un certain temps, devenir considérables. Finalement, si l'on ramène
aux conditions d'existence premières les descendants du groupe qui en a
été écarté, les caractères acquis se maintiendront très longtemps et
seront transmis presque intégralement à leur descendance, à la condition
de ne laisser s'unir que des individus présentant les mêmes déviations
du type primitif. Les individus sur qui se sont fixés de la sorte des
caractères nouveaux et héréditaires forment, dans l'espèce, un groupe
nettement défini, auquel on donne le nom de _race_.

Les diverses espèces ne se prêtent pas aussi bien les unes que les
autres à la formation des races. Il en est qui, transportées dans les
contrées les plus variées, conservent tous leurs caractères avec une
persistance remarquable. Certains papillons cosmopolites sont dans ce
cas. De ce que ces espèces, pour des raisons qu'il y aurait lieu de
rechercher, ne se laissent pas facilement briser en races, on ne saurait
évidemment pas conclure que chez d'autres la formation des races ne soit
au contraire relativement aisée, et c'est le seul point qu'il soit, pour
le moment, indispensable de retenir.

Les races, une fois obtenues, demeurent pures si l'on ne laisse s'unir
entre eux que des individus qui en présentent tous les caractères, et
surtout si l'on maintient ces individus dans les conditions d'existence
où la race s'est produite. Supposons maintenant que des individus ayant
constitué une race nouvelle, par suite du transfert de leurs parents
dans un pays éloigné de leur pays d'origine, aient subi dans leurs
éléments reproducteurs, dans leurs organes génitaux, dans l'époque de
leur accouplement, ou même dans les humeurs de leur organisme des
modifications telles qu'ils ne puissent s'unir aux individus demeurés
sur place; les deux races vivront côte à côte sans aucun mélange, et
d'après toutes les définitions, sauf celles d'Agassiz, nous appellerons
ces races des _espèces_. Nous avons fait ici une hypothèse: c'est que
des individus de même espèce, mais de race différente, pouvaient subir
des modifications de leur appareil reproducteur ou du reste de leur
organisme capables de les isoler complètement des individus demeurés
identiques à leurs parents communs. Toute la question de l'espèce est
là: le jour où cette séparation sera constatée scientifiquement, le
problème de l'espèce sera définitivement résolu, quelque difficulté que
puisse présenter tel ou tel cas particulier. C'est de plus la manière la
plus directe de le résoudre. On a avancé plusieurs faits de ce genre,
mais ils ne sont malheureusement pas absolument concluants.

On obtiendrait encore une solution complète du problème par une marche
inverse. Des espèces très voisines, dont l'accouplement serait
authentiquement infécond, ne pourraient-elles être amenées, par
l'obligation de vivre dans des conditions communes, à s'accoupler
fructueusement? Plusieurs auteurs ont pensé qu'il avait dû en être ainsi
de quelques-uns de nos animaux domestiques, les chèvres, les bœufs, les
chiens surtout, dont les nombreuses variétés proviendraient d'espèces
sauvages séparément domestiquées et mélangées ensuite. Ici, un point
capital manque à l'argumentation, la preuve que les espèces dont il
s'agit n'étaient pas de simples races. Mais ce qu'on n'a pu faire
jusqu'ici est faisable pour l'avenir, et l'expérience mériterait d'être
tentée.

Les deux procédés directs de solution faisant défaut, on a cherché à
tourner la difficulté en étudiant les effets de l'accouplement
d'individus _unanimement considérés_ comme d'espèce différente: par
exemple, le chien et le chacal, le chien et le loup, le chien et le
renard, le chien et le chat; l'âne et le cheval, le chameau et le
dromadaire, le mouton et la chèvre, le taureau et la biche, le mouflon
et la brebis, le bouquetin et la chèvre, le bouquetin et la brebis, le
chamois et la chèvre, les diverses espèces de lamas, le lièvre et le
lapin, les diverses espèces de volailles et de passereaux, etc. On
espérait trouver ainsi un critérium absolu de l'espèce, et l'on avait
même formulé des lois à cet égard. Les accouplements entre individus de
même _espèce_ sont seuls indéfiniment féconds, disait Frédéric Cuvier;
les _hybrides_ nés de l'accouplement d'individus d'espèces différentes
sont souvent stériles; quelquefois la stérilité n'apparaît qu'après un
certain nombre de générations. Les accouplements entre individus de
_genre_ différent, ajoutait Flourens, sont toujours inféconds.

Frédéric Cuvier, Flourens et aussi Godron[138] sont d'accord pour
considérer la fécondité limitée des hybrides comme une preuve de la
fixité des espèces. On se demande, à la vérité, en quoi l'impossibilité
de créer par des croisements des formes permanentes, intermédiaires
entre deux formes spécifiques distinctes, peut démontrer que les formes
spécifiques actuelles ne sont pas susceptibles de se modifier au point
que les individus sur qui ont porté les modifications soient incapables
de s'unir avec ceux qui ont gardé les caractères primitifs de la souche
commune. Mais les savants dont nous venons de citer les noms admettent
évidemment _a priori_ la fixité de l'espèce et se préoccupent de
chercher non pas des preuves de cette fixité, mais des arguments en sa
faveur. Tout autre eût été leur manière de raisonner et d'expérimenter
s'ils se fussent laissé guider exclusivement par les faits et les
conclusions que suggère leur comparaison.

Ce que nous montre l'observation de tous les jours, c'est que les êtres
vivants se perpétuent sous un certain nombre de formes qui sont toujours
les mêmes et qui n'ont subi, depuis que nous sommes en état de les
observer, que des modifications peu importantes. Ces formes sont ce que
nous appelons les _espèces_. De ce fait la science doit avant tout
rechercher l'explication, et elle la trouve dans cet autre fait que les
animaux et végétaux d'espèce différente sont incapables, en se mêlant,
de produire des formes intermédiaires stables et permanentes, soit parce
que les croisements sont inféconds, soit parce que les hybrides sont
stériles. Le physiologiste se demande alors quelle est la cause de cette
infécondité des croisements, de cette stérilité des hybrides. À la
première de ces questions, aucune réponse n'a été faite jusqu'ici. À la
seconde, Koelreuter, M. Godron, M. Ch. Naudin répondent en démontrant
que, chez les hybrides, les éléments reproducteurs et notamment les
éléments mâles demeurent imparfaits; mais cette imperfection des
éléments reproducteurs, qui d'ailleurs n'est pas constante, a une cause
qu'il faudrait aussi découvrir; là se sont arrêtées les investigations,
et le plus grand nombre des auteurs ont cru se tirer d'embarras en
prétendant que le Créateur avait voulu de la sorte maintenir la pureté
des espèces, ce qui est tout simplement tourner dans un cercle vicieux.

D'autre part, la barrière que le Créateur aurait établie entre les
espèces est loin d'être toujours également solide. Les hybrides ne
produisent jamais qu'entre animaux de même genre ou de genres voisins.
Mais, dans ces limites, ils présentent tous les degrés possibles de
fécondité. Le plus souvent, les mâles seuls sont inféconds, et les
femelles peuvent être fécondées indifféremment par les mâles des deux
espèces parentes. C'est le cas pour les mulets de l'âne et de la jument.
D'autres fois, comme pour le chien et la louve, les métis peuvent
produire entre eux pendant plusieurs générations, puis la stérilité
survient; d'autres fois encore, comme pour le lièvre et la lapine, les
métis sont indéfiniment féconds, comme si ces animaux, généralement si
antipathiques l'un à l'autre, étaient de même espèce. Cette inconstance
des caractères physiologiques des hybrides ne semble-t-elle pas indiquer
que la distance qui sépare les unes des autres les espèces voisines
n'est pas toujours la même? Les choses ne se passeraient pas autrement
si les espèces voisines ou même celles que nous considérons comme de
même genre étaient issues d'une souche commune. Les expériences sur
l'hybridation, loin de démontrer la fixité des espèces, fournissent donc
des arguments en faveur de la formation graduelle des espèces par suite
d'une modification des espèces préexistantes, et c'est en effet la
conclusion à laquelle M. Charles Naudin est conduit par ses belles
recherches sur le croisement de nombreuses espèces de pavots, de
_mirabilis_, de primevères, de datura, de tabacs, de cucurbitacées, etc.

«Un fait me frappe, dit cet habile expérimentateur[139], dans la
contemplation du monde organisé et vivant qui nous entoure et dont nous
faisons partie: c'est que, quelque variés qu'ils soient dans leurs
formes, les êtres organisés ont entre eux de puissantes analogies. C'est
en vertu de ces analogies que leur classement est possible en _règnes_,
en _classes_, en _familles_, en _genres_, en _espèces_. Supprimez ces
analogies, supposez autant de mondes radicalement différents qu'il y a
d'individualités dans la nature, et toute possibilité de classement
disparaîtra. Ce grand phénomène des analogies est-il susceptible
d'explication? Oui, si l'on adopte le système de l'origine commune et de
l'évolution des formes; non, si l'on s'en tient au système de la
primordialité de ces formes. Voici sept à huit cents _solarium_
disséminés sur une immense étendue de pays de l'Ancien et du
Nouveau-Monde; tous sont distincts spécifiquement, mais tous se
ressemblent par une certaine somme de caractères communs
incomparablement plus importants, aux yeux du classificateur, que les
différences tout extérieures, et je dirais même superficielles, qui les
distinguent, puisque ces caractères communs leur assignent à tous leur
place dans une même classe, une même famille, un même genre. Eh bien, je
le demande, ces analogies sont-elles un fait sans cause dans l'ordre
physique? Existent-elles fortuitement ou simplement parce qu'il a plu à
Dieu qu'elles existassent? Si vous vous en tenez au système de l'origine
indépendante des espèces, vous avez à choisir entre le hasard (une
absurdité) et un fait surnaturel, c'est-à-dire un miracle, deux faits
qui ne peuvent avoir cours dans la science. Accordez, au contraire, un
ancêtre commun à toutes les espèces, généralisez dans le règne végétal
cette faculté, dont les formes actuelles conservent un dernier reste, de
se subdiviser graduellement, et suivant le besoin de la nature, en
formes secondaires qui s'en vont divergeant à partir du point commun de
leur origine, pour se subdiviser elles-mêmes en de nouvelles formes,
vous arriverez sans secousses, et par le seul principe de l'évolution,
jusqu'aux espèces, aux races et aux variétés les plus légères. Les
traits superficiels varieront d'une forme à l'autre; mais le fond
commun, essentiel, subsistera; vous pourrez avoir mille espèces
dérivées, mais chacune d'elles portera l'empreinte de son origine, le
signe de sa parenté avec toutes les autres, et c'est ce signe qui vous
guidera pour les réunir dans une même famille, dans un même genre.»

C'est là la conclusion à laquelle Buffon, au début de sa carrière,
redoutait de voir les naturalistes se laisser entraîner par l'usage des
classifications, mais à laquelle il était plus tard arrivé lui-même.

Si les expériences sur les hybrides peuvent conduire à des conclusions
aussi opposées que celles que soutiennent Godron et M. Naudin, il est
indispensable d'avoir recours à d'autres arguments pour sauver le dogme
de la fixité des espèces. On pense y parvenir par d'ingénieuses
distinctions entre les espèces sauvages et les espèces domestiques,
entre les espèces et les races, entre les hybrides et les métis. De là
tout un système philosophique qui peut être résumé dans les propositions
suivantes, textuellement empruntées à l'ouvrage de M. Godron, _De
l'espèce et de la race chez les êtres organisés_[140]:

«1° Les espèces animales sauvages qui vivent actuellement ne se
modifient pas, même sous l'influence des agents extérieurs, de manière à
changer leurs caractères spécifiques. Ceux-ci sont inaliénables et
fournissent toujours les moyens de distinguer nettement les unes des
autres les espèces animales actuellement vivantes.

«2° Les seules modifications qu'elles éprouvent sont légères; elles
naissent accidentellement et ne deviennent jamais permanentes, tant que
les animaux continuent la vie sauvage.

«3° Il n'y a donc pas de races naturelles, dans le sens strict du mot;
la race est le cachet de l'intervention de l'homme.

«4° Les espèces animales sauvages qui ont vécu dans les siècles
antérieurs au nôtre, et en nous rapprochant autant qu'il est possible de
l'origine de la période géologique actuelle, ont conservé leur
conformation et leurs caractères distinctifs, comme le démontre l'étude
des débris de ces espèces qui sont conservés depuis une longue suite de
siècles[141].

«5° Malgré les changements qui ont pu se produire dans les agents
physiques à l'action desquels les espèces sont soumises, elles ne se
sont pas modifiées dans leur organisation, ni transformées de manière à
se confondre les unes avec les autres ou à donner naissance à des types
spécifiques nouveaux, de telle sorte que les animaux qui vivent
aujourd'hui représentent exactement ceux de même espèce qui vivaient à
l'origine de la période géologique actuelle et dont ils sont les
descendants directs.

«6° Les espèces n'ont pas varié davantage durant les périodes
géologiques qui ont précédé la nôtre. Les espèces vivant durant ces
périodes n'ont pu, en conséquence, produire en se transformant celles
qui sont nos contemporaines[142].

«7° Si cette transformation progressive des êtres était un fait réel, si
les animaux et les végétaux les plus simples avaient, en se
perfectionnant, donné naissance à des êtres plus complexes, si les
invertébrés s'étaient métamorphosés en vertébrés, les poissons en
reptiles, les reptiles en oiseaux et en mammifères, ou bien les plantes
acotylédonées en monocotylédonées, puis dicotylédonées, des mutations
aussi complètes n'auraient pu s'opérer que pendant une longue suite de
siècles... En passant d'une période géologique à une autre, on
trouverait des êtres en voie de transformation, de véritables
intermédiaires qui représenteraient toutes les phases de ces
métamorphoses, et le règne animal comme le règne végétal montreraient
une série continue d'êtres se nuançant de manière qu'on ne puisse plus
trouver entre les espèces de lignes de démarcation, de caractères
spécifiques; on ne trouverait plus que confusion là où tout nous révèle
un ordre admirable. Mais loin de là, nous observons au contraire, en
comparant les êtres organisés de deux périodes géologiques successives,
une interruption brusque entre les formes animales ou végétales; nous
constatons que des faunes et des flores distinctes se remplacent dans la
série régulière des formations, et tous ces faits viennent nous
démontrer la pluralité et la succession de créations organiques
spéciales aux divers âges de notre planète.

«L'espèce n'a donc pas plus varié pendant les temps géologiques que
durant la période de l'homme; les différences qui ont pu et qui ont dû
même se manifester, aux différentes époques géologiques, dans l'action
des agents physiques, les révolutions, enfin, que notre globe a subies
et dont il porte dans son écorce les stigmates indélébiles, n'ont pu
altérer les types originairement créés; les espèces ont conservé, au
contraire, leur stabilité, jusqu'à ce que des conditions nouvelles aient
rendu leur existence impossible; alors elles ont péri, mais ne se sont
pas modifiées.

«8° Si les espèces animales sauvages ne varient pas, si depuis leur
création elles sont restées fixes, il n'en est pas de même des espèces
domestiques; celles-ci, soumises depuis un temps plus ou moins long, et
quelquefois depuis bien des siècles, à des conditions d'existence
exceptionnelles et extrêmement variées, ont subi des modifications plus
ou moins nombreuses et importantes dans leurs caractères physiques, dans
leurs mœurs, dans leurs habitudes et même dans leurs instincts; enfin la
domesticité est un modificateur d'autant plus puissant que son action a
été plus complète et s'est prolongée pendant une plus longue période de
temps[143].»

Godron ajoute plus loin[144] que ces modifications ont pu devenir
héréditaires et produire ainsi des races durables, se distinguant
nettement de l'espèce par la faculté que possèdent les individus
appartenant aux races différentes d'une même espèce de se mêler en
produisant des métis indéfiniment féconds, transmettant leurs caractères
mixtes à leur descendance et susceptibles ainsi de servir de point de
départ à autant de races intermédiaires qu'on en peut concevoir. Il
termine sa théorie de la race par cette proposition: «Si Dieu a fait
l'espèce, les races ou variétés permanentes sont le produit de
l'industrie de l'homme.»

L'homme est lui-même considère comme constituant une espèce unique,
profondément séparée du règne animal tout entier et méritant de
constituer à elle seule un règne particulier, dominant les trois autres,
le _règne moral_ (de Barbençois, 1816), _règne hominal_ (Fabre d'Olivet,
1822), ou _règne humain_. Rien d'étonnant dès lors que cet être
privilégié participe dans une certaine mesure aux attributs de la
divinité.

Ainsi l'espèce est, pour Godron, une entité totalement immuable quand
elle est livrée à elle-même; les forces aveugles de la nature sont
incapables de produire en elle aucune modification. Créée pour un
milieu, pour des conditions d'existence déterminées, elle disparaît
quand ces conditions viennent à changer. À chaque révolution du globe,
la création tout entière est anéantie, une création nouvelle marque la
renaissance du calme et de la stabilité; cette création demeure ce que
Dieu l'a faite tant que dure la période de repos du globe pour laquelle
elle a été instituée. Toutefois, l'apparition de l'homme ouvre une ère
nouvelle pour les espèces animales et végétales; une intelligence faite
à l'image de l'intelligence divine va désormais plier les formes
vivantes à des exigences inconnues jusque-là. Ces formes vont céder dans
une certaine mesure aux caprices de l'homme; mais celui-ci ne saurait
parvenir à créer des espèces nouvelles, privilège qui n'appartient qu'à
Dieu, il produit simplement des races et des variétés.

Il est impossible d'ériger plus complètement en système cette
intervention du miracle dans les phénomènes naturels, que nous avons vu
tout à l'heure si hautement repoussée par M. Naudin. Mais, de même qu'on
ne peut être transformiste à demi, on ne peut être à demi partisan de la
fixité des espèces; tous les tempéraments que l'on peut apporter aux
deux doctrines ne servent qu'à marquer un désaccord, souvent inavoué,
entre les faits qui entraînent avec eux des conclusions nécessaires, et
de chères idées auxquelles on regrette de voir ces conclusions livrer
bataille. En somme, quiconque croit à la fixité des espèces est
rapidement amené à appeler le miracle à son aide; quiconque croit à la
théorie de la descendance croit par cela même que pour la production des
phénomènes biologiques, comme pour celle des phénomènes physiques, le
Créateur s'en est remis entièrement au conflit des forces et de la
matière.

M. Naudin ne s'y trompe pas. L'intelligence humaine n'a pas pour lui de
pouvoir spécial, j allais dire de délégation spéciale relativement aux
espèces; c'est bien, suivant lui, le milieu qui a tout fait:

«Il n'y a, dit-il, aucune différence qualitative entre les _espèces_,
les _races_ et les _variétés_; en chercher une est poursuivre une
chimère. Ces trois choses n'en font qu'une, et les mots par lesquels on
prétend les distinguer n'indiquent que des _degrés de contraste_ entre
les formes comparées... Les contrastes entre les formes comparées sont
de tous les degrés, depuis les plus forts jusqu'aux plus faibles, ce qui
revient à dire que, suivant les comparaisons qu'on établira entre les
groupes d'individus semblables, on trouvera des espèces de tous les
degrés de force et de faiblesse, et, si l'on essayait d'exprimer ces
degrés par autant de mots, tout un vocabulaire n'y suffirait pas. La
délimitation des espèces est donc, comme je le disais tout à l'heure,
entièrement facultative; on les fait plus larges ou plus étroites
suivant l'importance qu'on donne aux ressemblances et aux différences
des divers groupes mis en regard l'un de l'autre, et ces appréciations
varient suivant les hommes, les temps et les phases de la science.

«Suit-il de là que les mots _race_ et _variété_ doivent être bannis de
la science? Non sans doute, car ils sont commodes pour désigner les
faibles espèces qu'on ne veut pas enregistrer parmi les espèces
officielles; mais il convient de leur donner leur vraie signification,
qui est absolument la même que celle d'espèce proprement dite, et de
voir, dans les formes désignées par ces mots, des unités d'une faible
valeur, qu'on peut négliger sans inconvénient pour la science[145].»

M. Naudin entend d'ailleurs, par _espèce, un groupe d'individus
semblables contrastant dans une mesure quelconque avec d'autres groupes,
et conservant, dans la série des générations, la physionomie et
l'organisation communes à tous les individus_.

Cependant le savant botaniste a contribué lui-même à établir un fait qui
pourrait être invoqué et qui l'a été effectivement à l'appui de la
fixité des espèces. De ses recherches sur l'hybridation de végétaux
appartenant aux groupes les plus variés, comme aussi de nombreuses
expériences de croisement faites sur les animaux, il résulte que les
individus directement issus de ces croisements présentent, en général,
une combinaison des caractères de leurs parents telle qu'on peut les
considérer comme à peu près exactement intermédiaires entre eux; mais si
l'on unit ensemble ces individus mixtes, ces _hybrides_, au bout d'un
certain nombre de générations et souvent dès la seconde, il se fait un
départ entre les caractères spécifiques; parmi les individus nés des
mêmes parents et appartenant à la même génération, les uns se
rapprochent étroitement de l'espèce du père, les autres de l'espèce de
la mère; les individus intermédiaires sont rares et très différents les
uns des autres; enfin le plus souvent tous les individus finissent par
revenir presque entièrement à l'une des espèces parentes, comme si le
sang de l'autre avait été complètement éliminé. Les croisements féconds
ne permettent donc pas, dans les conditions où ils ont été réalisés
jusqu'ici, d'obtenir une espèce exactement intermédiaire entre deux
autres.

Si l'on croise au contraire entre eux des individus qui ne diffèrent que
par la race, les individus mixtes ou _métis_ que l'on obtient ainsi sont
réputés produire assez souvent, quand on les unit exclusivement entre
eux, une suite de générations dans lesquelles sont conservés leurs
caractères intermédiaires. Il serait donc relativement facile de créer
des _races métisses_; il serait impossible de créer des _espèces
hybrides_. C'est là, pour de très éminents naturalistes, le caractère
essentiellement distinctif de la race et de l'espèce, et rien n'est plus
légitime que cette distinction. On ne saurait méconnaître, nous n'avons
cessé de le dire, qu'il existe dans la nature des groupes d'individus
semblables suffisamment isolés les uns des autres, par leurs aptitudes
reproductrices, pour que la formation de groupes intermédiaires soit
rendue très difficile, et rien n'empêche de considérer chacun de ces
groupes comme constituant une espèce. Mais entre les groupes moins
isolés, que leur commune origine conduit à considérer comme de simples
races, on observe, à ce point de vue, de nombreuses gradations;
certaines races métisses ont aussi une tendance à disparaître et à
laisser se reconstituer les deux races parentes ou l'une d'elles
seulement; de plus, les conditions dans lesquelles les métis et les
hybrides sont placés paraissent influer notablement sur le degré de
permanence de leurs caractères.

Cette séparation du sang des deux races unies dans la race
intermédiaire, cette réversion des métis, exclusivement accouplés entre
eux, aux deux types auxquels ils doivent leur origine, «n'est pas
seulement l'exception, ni même la règle; elle est la loi, dit un
zootechniste éminent, M. Sanson[146]. Dans aucun des cas connus de
reproduction entre individus issus de deux ou plusieurs races
différentes, c'est-à-dire ayant des caractères fondamentaux ou
spécifiques différents[147], cette loi n'a failli. Nous en pouvons citer
des preuves non douteuses, empruntées à tous les genres d'animaux qui
sont les sujets de la zootechnie.» Et ces preuves, M. Sanson les trouve
dans l'état actuel de toutes les races croisées de chevaux, de bœufs, de
moutons, de porcs, de chiens, de pigeons, etc. Ainsi, de même que
lorsqu'il s'est agi de la fécondité limitée, cette nouvelle opposition
entre les hybrides et les métis s'efface, et il faut bien reconnaître,
avec M. Ch. Naudin, qu'il n'y a entre les races et les espèces d'autre
différence qu'un degré plus ou moins grand de contraste avec les formes
les plus voisines. Mais alors disparaît entièrement la doctrine de la
fixité des espèces. Les formes spécifiques jouissent d'un degré de
_stabilité_ plus ou moins considérable, mais non pas d'une réelle
_fixité_. C'est, en définitive, sur cette distinction entre une
stabilité acquise mais révocable et une fixité originelle et inaltérable
que repose la _théorie de la variabilité limitée_, à la démonstration de
laquelle Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a consacré la presque totalité
de son _Histoire naturelle générale des règnes organiques_.

Ce beau livre, demeuré malheureusement inachevé, parut de 1854 à 1662.
On peut donc le considérer comme contemporain du livre de Godron, des
mémoires de M. Ch. Naudin, et il demeure tout à fait indépendant des
doctrines propres de C. Darwin. La question de variation de l'espèce,
celle du croisement sous toutes ses formes y sont discutées à l'aide de
tous les documents qui sont dans la science et des résultats de
nombreuses expériences faites à la ménagerie du Muséum d'histoire
naturelle, expériences qui sont la plupart l'œuvre d'Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire lui-même.

Les conclusions de cette longue et savante discussion sont textuellement
résumées dans les propositions suivantes[148]:

«Les caractères des espèces ne sont ni absolument fixes, comme plusieurs
l'ont dit, ni surtout indéfiniment variables, comme d'autres l'ont
soutenu. Ils sont fixes pour chaque espèce, tant qu'elle se perpétue au
milieu des mêmes circonstances. Ils se modifient si les circonstances
ambiantes viennent à changer.

«Dans ce dernier cas, les caractères de l'espèce sont, pour ainsi dire,
la _résultante_ de deux forces contraires: l'une, _modificatrice_, est
l'influence des circonstances ambiantes; l'autre _conservatrice_ du
type, est la tendance héréditaire à reproduire les mêmes caractères de
génération en génération.

«Pour que l'_influence modificatrice_ prédomine d'une manière très
marquée sur la tendance conservatrice, il faut donc qu'une espèce passe,
des circonstances au milieu desquelles elle vivait, dans un ensemble
nouveau, et très différent, de circonstances; qu'elle change, comme on
l'a dit, de monde ambiant.

«De là les limites très étroites de variations observées chez les
animaux sauvages.

«De là aussi l'extrême variabilité des animaux domestiques.

«Parmi les premiers, les espèces restent généralement dans les lieux et
les conditions où elles se trouvent établies, ou elles s'en écartent le
moins possible, car leur organisation est en rapport avec ces lieux et
ces conditions; elle serait en désaccord avec d'autres circonstances
ambiantes. Les mêmes caractères doivent donc se transmettre de
génération en génération.

«Les circonstances étant permanentes, les espèces le sont aussi.

«Déjà pourtant la permanence, la fixité ne sont pas absolues.
L'expansion graduelle des espèces à la surface du globe est, à la
longue, la conséquence nécessaire de la multiplication des individus.
D'autres causes, d'un ordre moins général, peuvent aussi amener des
déplacements partiels.

«D'où, aux limites surtout de la distribution géographique des espèces
qui se sont le plus étendues, des différences notables d'habitat et de
climat, qui, à leur tour, entraînent quelques différences secondaires
dans le régime et même dans les habitudes. À ces divers genres de
différences correspondent des _races_ caractérisées par des
modifications dans la couleur et les autres caractères extérieurs, dans
les proportions et la taille, et parfois dans l'organisation intérieure.
Ces races ont été fort arbitrairement tantôt appelées variétés de
localités, tantôt considérées comme des espèces distinctes.

«Chez les animaux domestiques, les causes de variation sont beaucoup
plus nombreuses et plus puissantes. Dans une longue série d'expériences,
qui, pour avoir été entreprises dans un but tout pratique, n'en ont pas
une moindre importance théorique, des espèces de plusieurs classes, au
nombre de quarante environ, ont été contraintes par l'intervention de
l'homme de quitter l'état sauvage et de se plier à des habitudes, à des
régimes, à des climats très divers. Les effets obtenus ont été en raison
directe des causes; il s'est formé une multitude de races très
distinctes. Parmi elles, plusieurs offrent même des caractères égaux en
valeur à ceux par lesquels on différencie d'ordinaire les genres.

«Le retour de plusieurs races domestiques à l'état sauvage a eu lieu sur
divers points du globe. De là une seconde série d'expériences, inverses
des précédentes et en donnant la contre-épreuve. Si des animaux
domestiques sont replacés dans les circonstances au milieu desquelles
avaient vécu leurs ancêtres sauvages, les descendants reprennent, après
quelques générations, les caractères de ceux-ci. Ils revêtent seulement
des caractères analogues, s'ils sont rendus à la vie sauvage dans des
conditions analogues, mais non identiques...»

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, à l'inverse de Godron,--et ses arguments
sont bien difficiles à réfuter,--admet donc comme pleinement démontrée,
à la fois par l'observation et par l'expérience, la variabilité limitée
de l'espèce.

D'ailleurs, ajoute-t-il, cette théorie «peut conduire à des solutions
rationnelles à l'égard de questions qui sont complètement insolubles
pour les partisans de la fixité absolue, ou que ceux-ci ne résolvent
qu'à l'aide des hypothèses les plus complexes et les plus
invraisemblables.

«Il en est ainsi de la question fondamentale de l'anthropologie.
L'origine commune des diverses races humaines est rationnellement
admissible au point de vue de la variabilité et à ce point de vue seul.
Les partisans de la fixité absolue ont dû, pour l'admettre avec nous,
conclure contre leur propre principe.

«En paléontologie, à la théorie de la variabilité limitée correspond une
hypothèse simple et rationnelle, celle de la _filiation_; à la doctrine
de la fixité, deux hypothèses également compliquées et invraisemblables,
celle des _créations successives_ et celle dite de la _translation_.»

Isidore Geoffroy se range naturellement à l'hypothèse de la filiation,
qui nous autorise, «par exemple, à rechercher les ancêtres de nos
éléphants, de nos rhinocéros, de nos crocodiles parmi les éléphants, les
rhinocéros, les crocodiles dont la paléontologie a démontré l'existence
antédiluvienne.»

Au moment même où Darwin donnait en Angleterre à la doctrine de la
descendance un éclat qu'elle n'avait jamais eu, l'illustre héritier du
grand nom de Geoffroy devenait donc en France le défenseur calme et
convaincu de cette doctrine. Sans aucun doute, si la mort n'était venue
le surprendre au moment où la science pouvait encore attendre beaucoup
de ses laborieuses, patientes et impartiales investigations, Isidore
Geoffroy aurait élargi les bases de sa théorie, il se fût établi une
sorte de compromis entre les deux savants qui représentaient de chaque
côté du détroit des idées analogues. Mais nous ne pouvons prendre la
théorie de la variabilité limitée qu'au point où l'a conduite Geoffroy,
et nous devons préciser en quoi elle diffère de la doctrine de Charles
Darwin.

Que signifie d'abord cette épithète de _limitée_ accolée au mot
_variabilité_? Des limites sont-elles imposées à l'étendue des
variations que peuvent subir les formes spécifiques, ou ces limites
doivent-elles s'entendre du temps pendant lequel ces variations peuvent
s'effectuer, la variabilité étant de la sorte _limitée_ à certaines
époques? Il est probable que ces deux interprétations étaient également
dans l'esprit d'Isidore Geoffroy. Quand on parcourt la surface entière
du globe, les conditions moyennes d'existence offertes aux êtres
vivants, les diverses variations du milieu semblent, au premier abord,
osciller entre des limites assez étroites; ces limites déterminent
celles des modifications que peuvent subir les espèces, toujours
étroitement dépendantes des agents extérieurs. Les grandes variations du
milieu, à supposer qu'il y en ait jamais eu, n'ont lieu que dans les
intervalles qui séparent une période géologique d'une autre; c'est
pendant ces époques intermédiaires que surviendraient également les
grandes transformations des espèces.

Isidore Geoffroy ne se prononce nulle part sur l'étendue que l'on peut
attribuer à ces dernières transformations; mais, du moment qu'on admet
l'hypothèse de la filiation, il devient totalement impossible de limiter
en quoi que ce soit cette étendue. Il paraît, en effet, bien établi
aujourd'hui qu'il n'y avait durant la période primaire ni oiseaux ni
mammifères, que les reptiles ne se sont montrés qu'après les batraciens
et les poissons, et que les poissons eux-mêmes ne sont venus qu'après
les animaux sans vertèbres. L'ordre de succession des mammifères durant
la période tertiaire a pu être fixé de la façon la plus remarquable.
L'idée de filiation, pour conserver sa généralité, implique que ces
animaux ont été tirés les uns des autres, et l'on ne peut évidemment
admettre de telles modifications sans attribuer en même temps à l'espèce
une variabilité régie, à la vérité, par des lois précises, mais
absolument indéfinie: Si les variations qu'une espèce peut subir durant
une période géologique paraissent au premier abord limitées, il est donc
impossible d'admettre cette restriction quand on embrasse la durée tout
entière des temps.

Mais peut-on même admettre que, durant une période géologique donnée,
les espèces conservent cette stabilité qui ne leur permet tout au plus
que de former des races géographiques? Une telle hypothèse est
évidemment liée à la supposition qu'il y a eu dans l'histoire du globe
des périodes successives de changement et d'immobilité. Or la géologie
s'éloigne de plus en plus de cette manière de voir; il paraît de plus en
plus démontré que la surface de la terre s'est toujours modifiée avec la
lenteur que nous constatons aujourd'hui dans ses transformations, et
qu'il n'y a jamais eu aucune démarcation tranchée entre deux périodes
géologiques successives. Dès lors, il faut admettre que les espèces
peuvent varier indéfiniment et à toutes les époques, et les mots
«variabilité limitée» ne signifient plus que variabilité lente et
graduelle, soumise à la fois aux lois de l'hérédité et de l'adaptation
aux conditions ambiantes, mais, en somme, illimitée.

L'exercice de cette variabilité suppose-t-il enfin, comme le veut
Isidore Geoffroy, des modifications importantes dans l'état du globe
terrestre? Non sans doute. Isidore Geoffroy lui-même fait remarquer que
l'extension graduelle des espèces à la surface du globe, conséquence
nécessaire de la multiplication des individus, place ces individus dans
des conditions différentes, susceptibles de déterminer en eux des
modifications. Mais quelle limite attribuer à cette force expansive des
espèces? N'est-elle pas capable, à la longue, d'amener les individus
faisant partie d'une même lignée à vivre dans les conditions les plus
différentes? Est-il nécessaire de supposer des changements dans un
milieu déjà essentiellement varié, si les individus d'une espèce donnée
sont eux-mêmes forcés, sous peine de mort, de se plier aux genres de vie
les plus dissemblables et vont spontanément, pour ainsi dire, à la
recherche des états les plus divers du milieu? Evidemment non. C'est là
ce que Charles Darwin a si brillamment démontré, et c'est en cela que sa
doctrine diffère de celle d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.

Pour le savant français, les organismes se transforment pour ainsi dire
passivement, à la suite des transformations du milieu dont ils ne font
que subir le contre-coup; pour le naturaliste anglais, l'active
multiplication des individus, la lutte pour la vie qui en résulte,
oblige les animaux et les plantes à profiter de toutes les conditions
d'existence qui leur sont offertes. Le milieu peut rester immuable, dans
son infinie variété; mais l'espèce est plastique, elle jouit d'une force
expansive illimitée et vient prendre d'elle-même les empreintes qui lui
donnent ses aspects si variés. Dès lors, le champ des modifications
possibles n'a plus de bornes, car, d'une part, les individus d'une même
espèce gardent indéfiniment de leur origine commune quelque chose qui
les distingue au milieu des autres êtres vivants, et, d'autre part, la
postérité de chacun d'eux a toujours devant elle, à mesure qu'elle
s'accroît, la possibilité de s'établir dans l'un des innombrables
domaines que le globe tout entier offre à l'activité des espèces
fécondes. Isidore Geoffroy nous montre des agents modificateurs
fonctionnant en quelque sorte d'une façon intermittente; Charles Darwin
nous signale, à côté de ces agents et au-dessus d'eux, une cause
modificatrice d'une puissance infinie et qui détermine en quelque sorte
ces agents à entrer en scène: c'est la force expansive que les espèces
tiennent du pouvoir reproducteur des individus qui les composent. Dans
cette nouvelle hypothèse, les espèces n'ont cessé de se modifier depuis
l'époque où la vie s'est montrée sur la terre, et l'on comprend sans
peine comment les formes vivantes sont parvenues à la prodigieuse
diversité que nous révèle l'étude de la botanique, de la zoologie et de
la paléontologie, Il n'est plus nécessaire, pour expliquer les
modifications dont les espèces sont susceptibles, de faire appel à des
phénomènes exceptionnels, inconnus à notre époque et dont l'homme
n'aurait jamais été le témoin; il n'est même pas nécessaire de supposer
dans le milieu où vivent les organismes des changements plus ou moins
profonds; les modifications des formes vivantes sont, comme tous les
phénomènes physiques et chimiques que nous observons, les effets de
causes encore agissantes et déterminables.

       *       *       *       *       *

On arrive bien vite, sur cette pente, à poser le problème de la zoologie
et de la botanique tout autrement que ne l'avaient fait jusque-là les
naturalistes. Chaque forme vivante apparaît comme le résultat d'une
série d'actions successives du milieu sur les ancêtres de l'être qui la
présente, et l'on conçoit la possibilité de déterminer quelles ont été
ces actions, quels effets elles ont produits, dans quel ordre elles se
sont succédé.

Ce n'est plus, cette fois, un simple tableau de la Nature qu'il s'agit
de tracer, ce n'est plus le mystère de ses intentions qu'il s'agit de
dévoiler, ce ne sont plus même les lois auxquelles elle s'astreint dans
la production des organismes qu'il s'agit d'énoncer; c'est une véritable
explication de chaque être vivant qu'il faut trouver, une explication au
sens où les physiciens et les chimistes entendent ce mot, au sens où le
prennent déjà les physiologistes. La méthode des sciences naturelles se
trouve ramenée à la méthode commune aux sciences physiques. La vraie
supériorité de la doctrine de l'évolution est dans cette conséquence,
encore incomplètement dégagée par Darwin, mais qui devait nécessairement
s'imposer et qui a déterminé une incontestable renaissance dans toutes
les branches de l'histoire naturelle. Sans doute, nous sommes encore
loin d'avoir obtenu les brillants résultats dont notre imagination se
plaît à espérer la réalisation; mais n'est-ce rien que de s'être dégagé
de l'anthropomorphisme étroit qui pendant de si longs siècles a pesé sur
les plus belles conceptions des naturalistes, d'avoir compris que
l'explication des êtres vivants devait se trouver dans le monde où ils
vivent et non pas hors de lui, de s'être convaincu que la biologie ne
serait faite que le jour où l'on pourrait dire de chaque forme organique
quelle est la cause qui l'a produite, où la classification zoologique ne
serait autre chose que l'histoire des adaptations successives que les
êtres vivants ont subies?

Si les naturalistes ont longtemps considéré ce but comme au-dessus de
leurs forces, si, jusque dans la première moitié de ce siècle, las de
chercher dans la nature une explication qu'ils ne trouvaient pas, ils
croyaient devoir rattacher chaque forme vivante à l'intervention d'une
volonté surnaturelle, nous espérons avoir démontré dans les pages qui
précèdent que leur ambition nouvelle est pleinement justifiée par les
résultats déjà obtenus. À la vérité, des difficultés d'un autre ordre se
dressent devant eux. L'ancienne doctrine, en faisant de la nature
l'œuvre immédiate d'un créateur tout-puissant, semblait en quelque sorte
mettre l'homme en commerce incessant avec Dieu. On a redouté que, en
montrant les êtres vivants livrés comme les corps inanimés à l'action
aveugle des forces physiques, le transformisme ne fît oublier le
Créateur. Mais c'est encore là de l'anthropomorphisme. À ceux que
tourmenteraient de tels scrupules, il convient de rappeler que la
chimie, la physique, l'astronomie, en expliquant les faits qui
appartiennent à leurs domaines respectifs, n'ont nullement atteint la
cause première. La biologie moderne n'atteint pas davantage cette cause;
elle ne supprime pas Dieu; elle le voit plus loin et surtout plus haut.



NOTES


[1: Ce sont nos vertébrés.]

[2: Aristote a surtout en vue les arthropodes et les vers.]

[3: Lucrèce, _De natura rerum_, livre V, vers 781 à 875.]

[4: Liv. VIII, ch. XLII, § 27 et 28.]

[5: Cette phrase est attribuée à Pascal par Ét. Geoffroy Saint-Hilaire,
et sa contexture semble bien celle d'une phrase de l'auteur des
_Provinciales_; mais les recherches faites par M. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire, celles faites par M. Jules Soury n'ont pas permis de la
retrouver; nous n'avons pas été plus heureux, et il reste par conséquent
quelque doute sur son authenticité.]

[6: Ch. Bonnet, _Contemplations de la nature_, Amsterdam, 1764, t. Ier,
p. 29.]

[7: _Ibid._, p. 21.]

[8: _Ibid._, p. 25.]

[9: _Ibid._, t. II, p. 74.]

[10: _Ibid._, p. 77.]

[11: Charles Bonnet, _Palingénésie philosophique, ou idées sur l'état
passé et sur l'état futur des êtres vivants_, 1768.]

[12: Bonnet, _Palingénésie philosophique, Œuvres complètes_, t. VII, p.
65, éd. de Neufchâtel, 1783.]

[13: Bonnet, _Considérations sur les corps organisés, Œuvres complètes_,
t. III, p. 37 et 38.]

[14: Bonnet, _Œuvres_, t. VII, p. 68.]

[15: _Ibid._, p. 67.]

[16: Ch. Bonnet, _Palingénésie philosophique; Œuvres_, t. VII, p. 152.]

[17: _Ibid._, p. 163.]

[18: _Ibid._, t. III, p. 152.]

[19: _Zoonomie_, vol. I, p. 507.]

[20: Nous devons à notre vénérable ami, M. Victor Considérant, la
communication de ces passages des œuvres de Maupertuis.]

[21: M. le conseiller d'État du Mesnil et M. Victor Considérant nous ont
signalé l'un et l'autre les opinions transformistes, plusieurs fois
exprimées, de Diderot.]

[22: Diderot, _Pensées sur l'interprétation de la nature_, LI, 1754.]

[23: _Histoire naturelle des animaux, Animaux communs aux deux
continents_.]

[24: _Dégénération des animaux_.]

[25: _Réflexions sur les expériences de Leuwenhoek_.]

[26: _Histoire des animaux_, chapitre II.]

[27: _Philosophie zoologique_, éd. 1809, t. I, p. 76.]

[28: _Ibid._, t. I, p. 98.]

[29: _Ibid._, t. I, p. 80.]

[30: _Ibid._, t. I, p. 58.]

[31: _Ibid._, t. I, p. 92.]

[32: _Ibid._, t. I, p. 118.]

[33: _Histoire de la création naturelle_, traduction française,
Reinwald, édit., 1874, p. 102.]

[34: _Philosophie zoologique_, t. I, p. 101.]

[35: _Ibid._, t. I, p. 265.]

[36: _Ibid._, t. I, p. 349.]

[37: _Ibid._, t. I, p. 357.]

[38: _Histoire naturelle des animaux sans vertèbres_.]

[39: On lit, on effet, dans l'_Optique_ de Newton, question 31: «On peut
en dire autant de cette uniformité que nous montre la structure des
animaux. Tous les animaux ont, en effet, deux côtés semblables, le droit
et le gauche; en arrière correspondent à ces deux côtés deux pieds; en
avant, deux bras, deux pieds ou deux ailes fixés aux épaules; entre les
épaules, un cou, faisant suite à l'épine dorsale et auquel est fixée la
tête; sur cette tête, deux oreilles, deux yeux, un nez, une bouche, une
langue sont semblablement placés chez presque tous les animaux.»]

[40: Voir _Vie, travail et doctrine d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire_,
par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, p. 143.]

[41: _Philosophie anatomique_, Introduction, p. xxx, 1818.]

[42: _Mémoires de l'Académie des sciences_, t. XII.]

[43: _Annales des sciences naturelles_, t. I, p. 116.]

[44: _Ibid._, 1820, p. 462 et 539.]

[45: Voir sur cette parenté des vertébrés et des animaux segmentés notre
ouvrage _Les colonies animales et la formation des organismes_, p. 662 à
700.]

[46: _Recherches sur les Sauriens fossiles_, p. 4.]

[47: _Influence du monde ambiant sur les formes animales_, p. 76.]

[48: Geoffroy condamne surtout le choix des _preuves particulières_ sur
lesquelles Lamarck a appuyé sa doctrine; quant à l'influence des
habitudes sur les modifications organiques, aucun physiologiste ne
voudrait, pensons-nous, la mettre en doute. Il serait facile de réunir
un grand nombre de formes organiques qui ont été figées, en quelque
sorte, par l'hérédité dans l'attitude qui leur est le plus habituelle,
attitude qui est devenue le point de départ de modifications organiques
importantes.]

[49: _Mémoire sur l'influence du monde ambiant pour modifier les formes
animales_, p. 82, 1831.]

[50: Il s'agit ici de William Edwards, frère de M. Henri Milne Edwards,
le doyen actuel de la Faculté des sciences de Paris.]

[51: _De l'influence des circonstances extérieures sur les corps
organisés_, p. 26.]

[52: Page xi, note.]

[53: Voir, par exemple, à ce sujet, Credner, _Traité de géologie_, trad.
française, p. 255.]

[54: Ed. 1829, p. 9.]

[55: _Discours sur les révolutions du globe_, édit. Didot, p. 62.]

[56: _Règne animal_, 2e édit., 1829, t. I, p. 46.]

[57: _Annales du Muséum d'histoire naturelle_, t. XIX, p. 76, 1812.]

[58: Ce sont les poulpes, les seiches, les calmars et les animaux
analogues.]

[59: _Principes de philosophie zoologique_, p. 70, 1830.]

[60: Article Nature du _Dictionnaire des sciences naturelles_.]

[61: _Vie, travaux et doctrine scientifique d'Étienne Geoffroy
Saint-Hilaire_, par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, p. 376.]

[62: _Mémoire sur l'Hectocotyle_. Par une bizarre coïncidence, dans ce
même, mémoire, où des faits positifs sont seuls censés devoir trouver
place, Cuvier s'arrête à une conclusion étrangement erronée, à savoir
que l'hectocotyle, qu'on sait être aujourd'hui un simple bras de poulpe,
est une sorte de ver parasite.]

[63: _Mémoire sur l'oreille osseuse des crocodiles et des téléosaures_,
p. 136, 1831.]

[64: _Notions de philosophie naturelle_, 1837, p. 111. Geoffroy venait
d'être dépouillé au profit de Frédéric Cuvier de la direction de la
ménagerie du Muséum, qu'il avait fondée.]

[65: _Études progressives d'un naturaliste_, 1835, p. 84.]

[66: Johannes Müller, _Handbuch der Physiologie des Menschen_, II Band,
p. 522: «Die wichtigsten Wahreiten in den Naturwissenchaften sind weder
allein durch Zergliederung der Begriffe der Philosophie, noch allein
durch blosses Erfahren gefunden worden, sondern durch eine denkende
Erfahrung welche das Wesentliche von dem Zenfälligen unterscheidet, und
dadurch Grundsätze findet, aus welchen viele Erfahrungen abgeleitet
werden. Dies ist mehr als blosses Erfahren; und wen Man will, eine
philosophische Erfahrung.»]

[67: _Leçons de physiologie et d'anatomie comparées_, t. I, p. 2, 1857.]

[68: Linné, _Philosophie botanique_, édit. Gleditsch, p. 361.]

[69: Linné, _Aménités académiques_, vol. VI, p. 324.]

[70: Gœthe, _Essai sur la métamorphose des plantes_, propositions 87-90,
1790.]

[71: De l'existence d'un os intermaxillaire à la mâchoire supérieure de
l'homme, aussi bien qu'à celle des animaux (_Acta naturæ curiosorum_, t.
XV, 1786).]

[72: _Mémoire sur la conformité organique_, p. 31.]

[73: _Les origines animales de l'homme_, 1 vol. in-8, Germer Baillière,
1871.]

[74: _Mémoire sur la conformité organique_, p. 19.]

[75: Voir: _De l'âme du monde, hypothèse de haute physique pour
expliquer l'organisme universel_, 1798; et _Premier plan d'un système de
philosophie de la nature_, 1799.]

[76: _Colonies animales_, 1881, p. 710.]

[77: Les premières vues théoriques de Richard Owen sur la constitution
du squelette remontent à 1838 (_Geological Transactions_, p. 518). Mais
on consultera surtout ses _Principes d'ostéologie comparée_, publiés en
français, en 1855, et ses _Lectures on physiology and comparative
anatomy of the vertebrata_.]

[78: R. Owen, _Principes d'ostéologie comparée_, 1855, p. 11.]

[79: Rathke, _Ueber die Bildung und Entwickelung des Flusskrebses_,
1829, in-folio, Leipzig.]

[80: H. Milne Edwards, _Mémoire sur les changements de forme que les
Crustacés éprouvent pendant leur jeune âge_ (_Annales des sciences
naturelles_, t. XXX, 182)].

[81: On en connaît aujourd'hui, les _Penæus_, par exemple, qui n'ont à
leur naissance, comme les crustacés inférieurs, que trois paires
d'appendices.]

[82: H. Milne Edwards, _Histoire naturelle des Crustacés_, t. I, p. 197,
1834.]

[83: _Histoire naturelle des Crustacés_, t. I, p. 14, 1834.]

[84: Voir notre ouvrage sur _Les colonies animales_, p. 505, 1881.]

[85: Milne Edwards, _Observations sur le développement des annélides_
(_Annales des sciences naturelles_, 3e série, t. III, 1843, p. 174).]

[86: Milne Edwards, _Considérations sur quelques principes relatifs à la
classification naturelle des animaux_ (_Annales des sciences
naturelles_, 3e série, t. I, p. 65, 1844.)]

[87: Thompson, _Zoological researches and illustrations, or natural
history of non descript or imperfectly known animals_, 1831.]

[88: Nordmann, _Mikrographische Beiträge zur Naturgeschichte der
wirbellosen Thiere_, 1832.]

[89: _Histoire naturelle des Crustacés_, t. I, p. 50.]

[90: _Dictionnaire classique d'histoire naturelle_, t. XII, article
Organisation, p. 339, août 1827.]

[91: _Histoire naturelle des crustacés_, t. I, p. 5, 1834.]

[92: _Ibid._, p. 126.]

[93: _Ibid._, p. 147.]

[94: _Ibid._, p. 20.]

[95: Émile Blanchard, _Recherches anatomiques et zoologiques sur le
système nerveux des animaux sans vertèbres_ (_Annales des sciences
naturelles_, 3e série, t. V, 1846).]

[96: Lacaze-Duthiers, _Recherches sur l'armure génitale femelle des
insectes_ (_Annales des sciences naturelles_, 3e série, t. XII à XIX,
1829 et années suivantes).]

[97: Louis Agassiz, _Contributions to the natural history of United
States_, 1857; _Essay on classification_, Londres, 1859; _De l'espèce et
de la classification en zoologie_, Paris, 1862.]

[98: L. Agassiz, _De l'espèce et de la classification_, p. 8.]

[99: _Ibid._, p. 14.]

[100: _Ibid._, p. 9.]

[101: _Ibid._, p. 8.]

[102: _Ibid._, p. 12.]

[103: _Ibid._, p. 10.]

[104: _Ibid._, p. 43.]

[105: _Ibid._, p. 218.]

[106: _Les colonies animales_, notamment page 714.]

[107: L. Agassiz, _De l'espèce et des classifications_, page 262.]

[108: _Recherches sur l'organisation et les mœurs des Planaires_
(_Annales des sciences naturelles_, 1re série, t. XV, 1828), et _Aperçu
de quelques observations nouvelles sur les Planaires et plusieurs genres
voisins_ (_Annales des sciences naturelles_, 1re série, t. XXI, 1850).]

[109: S. Lovén, _Observations sur le développement et les métamorphoses
des genres Campanulaire et Syncoryne_ (_Annales des sciences
naturelles_, 2e série, vol. XIV, 1841).]

[110: _Biblia naturæ_, p. 75, fig. 7 et 8 de la pl. 9, 1752.]

[111: _Isis_, Bd. I,1818, p. 729.]

[112: _Nova acta Academiæ Leopoldinæ_, t. V, p. 2, 1826.]

[113: Même recueil, vol. IX, p. 75, 1835.]

[114: _Naturforscher Stuck_, 25, p. 72.]

[115: _Göze's Naturgeschichte der Eingeweidervürmern_, Suppl., 1800.]

[116: _Considérations sur les corps organisés_ (_Œuvres d'histoire
naturelle et de philosophie_, éd. Fauche, 1779, t. III, p. 37).]

[117: _Ueber den Generationsvechsel, oder die Fortpflanzung und
Entwickelung durch abwechselneden Generationen, eine eigenthumlehre Form
der Brutpflege in den niederen Thierclassen._ Copenhague, 1842.]

[118: E. Perrier, _Les Colonies animales_, p. 726 et suivantes.]

[119: Van Beneden, _Mémoire sur les cestoïdes_ (_Bulletin de l'Académie
de Bruxelles_, 1847, p. 106).]

[120: Leuckart, _Ueber den Polymorphismus der Individuen oder die
Erscheinungen der Arbeitstheilung in der Natur_. Giessen, 1851.]

[121: Richard Owen, _On parthenogenesis_, 1849.]

[122: Voir notre ouvrage _Les colonies animales et la formation des
organismes_, p. 701.]

[123: A. de Quatrefages, _Métamorphoses de l'homme et des animaux_
(_Revue des Deux-Mondes_ de 1855 et 1856 et 1 vol. in-12, 1862).]

[124: _Ibid._, p. 268.]

[125: _Anatomie générale_, Introduction, p. lxvj. Ed. Blandin, 1831.]

[126: Nous possédons de nombreux traités d'embryogénie humaine; un seul
traité d'embryogénie comparée a été publié jusqu'à ce jour, celui de
Balfour, paru en 1881, et l'on y trouverait encore plus d'une preuve de
ce que nous avançons. En même temps paraissaient nos _Colonies
animales_, où nous avons tâché de nous rapprocher autant que possible de
la méthode que nous indiquons ici.]

[127: Bonnet, _Considérations sur les corps organisés_, _Œuvres_, t.
III, p. 226.]

[128: _Ibid._, proposition 255.]

[129: Tome II, p. 284 (1859).]

[130: _Ibid._, p. 295.]

[131: Le texte de ces leçons, publiées dans la _Revue des cours
scientifiques_, n'est pas revêtu de la signature du professeur; mais
nous avions l'honneur d'être à cette époque, à l'École normale
supérieure, l'un des élèves les plus attentifs de l'éminent auteur de
l'_Histoire naturelle du corail_, et, si nos souvenirs sont exacts, la
rédaction de la _Revue des cours_ rend bien, sinon dans la forme, au
moins dans le fond, la pensée de M. de Lacaze-Duthiers.]

[132: De πρωτον, première, et μερος,
partie.]

[133: Voir nos _Colonies animales_, pages 403 et 705.]

[134: Voir notamment le _Précis d'anatomie transcendante appliquée à la
physiologie_, 1842.]

[135: Serres, _loc. cit._, t. I, p. 95.]

[136: _Loc. cit._, page 91.]

[137: _Loc. cit._, p. 19.]

[138: _De l'espèce et de la race chez les êtres organisés_, t. I, p.
217.]

[139: Ch. Naudin, _Nouvelles recherches sur les hybrides végétaux_
(_Nouvelles archives du Muséum d'histoire naturelle_, tome 1, p. 169,
1863).]

[140: Godron, _De l'espèce et des races chez les êtres organisés_, t. I,
p. 51, 1859.]

[141: _Ibid._, p. 144.]

[142: _Ibid._, t. I, p. 332.]

[143: _Ibid._, t. I, p. 463.]

[144: _Ibid._, t. II, p. 46.]

[145: Ch. Naudin, _Nouvelles recherches sur l'hybridité dans les
végétaux_ (_Nouvelles archives de Muséum d'histoire naturelle_, 1re
série, vol. I, 1863, p. 162). Bien que ce mémoire soit daté de 1863, M.
Ch. Naudin avait déjà exprimé des idées analogues en 1832, dans la
_Revue horticole_, plusieurs années, par conséquent, avant l'apparition
du livre de C. Darwin sur l'origine des espèces.]

[146: A. Sanson, _Traité de zootechnie_, t. II, p. 62, 2e édition.]

[147: M. Sanson prend ici le mot _spécifique_ dans le sens des
zootechnistes qui comptent autant d'espèces de chevaux, de bœufs, de
moutons, de chiens qu'il y a de races solidement fixées de ces animaux.]

[148: Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, _Histoire générale des règnes
organiques_, t. II, p. 431, 1839.]





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