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Title: Robinson  Crusoe (II/II)
Author: Defoe, Daniel, 1661?-1731
Language: French
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Daniel De Foë

VIE

ET

AVENTURES

DE

ROBINSON CRUSOE

ÉCRITES

PAR LUI-MÊME,

TRADUITES

PAR

PETRUS

BOREL.

TOME SECOND.

FRANCISQUE BOREL

ET

ALEXANDRE VARENNE.

1836



Table des matières


LE VIEUX CAPITAINE PORTUGAIS

DÉFAILLANCE

LE GUIDE ATTAQUÉ PAR DES LOUPS

VENDREDI MONTRE À DANSER À L'OURS

COMBAT AVEC LES LOUPS

LES DEUX NEVEUX

ENTRETIEN DE ROBINSON AVEC SA FEMME

PROPOSITION DU NEVEU

LE VAISSEAU INCENDIÉ

REQUÊTE DES INCENDIÉS

LA CABINE

RETOUR DANS L'ÎLE

BATTERIE DES INSULAIRES

BRIGANDAGE DES TROIS VAURIENS

SOUMISSION DES TROIS VAURIENS

PRISE DES TROIS FUYARDS

NOUVEL ATTENTAT DE WILL ATKINS

CAPTIFS OFFERTS EN PRÉSENT

LOTERIE

FUITE À LA GROTTE

DÉFENSE DES DEUX ANGLAIS

NOUVELLE INCURSION DES INDIENS

MORT DE FAIM!...

HABITATION DE WILLIAM ATKINS

DISTRIBUTION DES OUTILS

CONFÉRENCE

SUITE DE LA CONFÉRENCE

ARRIVÉE CHEZ LES ANGLAIS

CONVERSION DE WILLIAM ATKINS

MARIAGES

DIALOGUE

CONVERSION DE LA FEMME D'ATKINS

BAPTÊME DE LA FEMME D'ATKINS

LA BIBLE

ÉPISODE DE LA CABINE

MORT DE VENDREDI

EMBARQUEMENT DE BESTIAUX POUR L'ÎLE

THOMAS JEFFRYS

THOMAS JEFFRYS PENDU

SACCAGEMENT DU VILLAGE INDIEN

MUTINERIE

PROPOSITION DU NÉGOCIANT ANGLAIS

RENCONTRE DU CANONNIER

AFFAIRE DES CINQ CHALOUPES

COMBAT À LA POIX

LE VIEUX PILOTE PORTUGAIS

ARRIVÉE À QUINCHANG

LE NÉGOCIANT JAPONAIS

VOYAGE À NANKING

LE DON QUICHOTTE CHINOIS.

LA GRANDE MURAILLE.

CHAMEAU VOLÉ.

LES TARTARES-MONGOLS.

CHAM-CHI-THAUNGU.

DESTRUCTION DE CHAM-CHI-THAUNGU.

LES TONGOUSES.

LE PRINCE MOSCOVITE.

LE FILS DU PRINCE MOSCOVITE.

DERNIÈRE AFFAIRE.



LE VIEUX CAPITAINE PORTUGAIS


Quand j'arrivai en Angleterre, j'étais parfaitement étranger à tout le
monde, comme si je n'y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma
fidèle intendante à qui j'avais laissé en dépôt mon argent, vivait
encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde; et,
devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à
l'aise quant à ce qu'elle me devait, en lui donnant l'assurance que je
ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses
premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l'assistai autant que le
comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas
de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours
souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l'oubliai
pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir
en son lieu.

Je m'en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient
morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de
l'un de mes frères. Comme depuis long-temps je passais pour mort, on ne
m'avait rien réservé dans le partage. Bref je ne trouvai ni appui ni
secours, et le petit capital que j'avais n'était pas suffisant pour
fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne
m'attendais pas: le capitaine que j'avais si heureusement délivré avec
son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de
la manière dont j'avais sauvé le bâtiment et l'équipage, ils
m'invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir,
et touts ensemble ils m'honorèrent d'un fort gracieux compliment à ce
sujet et d'un présent d'environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position, et sur le peu de moyens
que j'avais de m'établir dans le monde, je résolus de m'en aller à
Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques informations
sur l'état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu'était devenu mon
partner, qui, j'avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des
années me mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m'embarquai pour Lisbonne, où j'arrivai au mois
d'avril suivant. Mon serviteur VENDREDI m'accompagna avec beaucoup de
dévouement dans toutes ces courses, et se montra le garçon le plus
fidèle en toute occasion.

Quand j'eus mis pied à terre à Lisbonne je trouvai après quelques
recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami le
capitaine qui jadis m'avait accueilli en mer à la côte d'Afrique. Vieux
alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire à son
fils, qui n'était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer
avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je le
reconnaissais à peine; mais je me rétablis dans son souvenir aussitôt
que je lui eus dit qui j'étais.

Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre ancienne
connaissance, je m'informai, comme on peut le croire, de ma plantation
et de mon partner. Le vieillard me dit: «--Je ne suis pas allé au Brésil
depuis environ neuf ans; je puis néanmoins vous assurer que lors de mon
dernier voyage votre partner vivait encore, mais les curateurs que vous
lui aviez adjoints pour avoir l'œil sur votre portion étaient morts
touts les deux. Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte
très-exact du rapport de votre plantation; parce que, sur la croyance
générale qu'ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont
versé le produit de votre part de la plantation dans les mains du
Procureur-Fiscal, qui en a assigné,--en cas que vous ne revinssiez
jamais le réclamer,--un tiers au Roi et deux tiers au monastère de
Saint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à la
conversion des Indiens à la foi catholique.--Nonobstant, si vous vous
présentiez, ou quelqu'un fondé de pouvoir, pour réclamer cet héritage,
il serait restitué, excepté le revenu ou produit annuel, qui, ayant été
affecté à des œuvres charitables, ne peut être reversible. Je vous
assure que l'Intendant du Roi et le Proveedor, ou majordome du
monastère, ont toujours eu grand soin que le bénéficier, c'est-à-dire
votre partner, leur rendît chaque année un compte fidèle du revenu
total, dont ils ont dûment perçu votre moitié.»

Je lui demandai s'il savait quel accroissement avait pris ma plantation;
s'il pensait qu'elle valût la peine de s'en occuper, ou si, allant sur
les lieux, je ne rencontrerais pas d'obstacle pour rentrer dans mes
droits à la moitié.

Il me répondit:--«Je ne puis vous dire exactement à quel point votre
plantation s'est améliorée, mais je sais que votre partner est devenu
excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j'ai
meilleure souvenance, c'est d'avoir ouï dire que le tiers de votre
portion, dévolu au Roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelque
monastère ou maison religieuse, montait à plus 200 MOIDORES par an.
Quant à être rétabli en paisible possession de votre bien, cela ne fait
pas de doute, votre partner vivant encore pour témoigner de vos droits,
et votre nom étant enregistré sur le cadastre du pays.»--Il me dit
aussi:--«Les survivants de vos deux curateurs sont de très-probes et de
très-honnêtes gens, fort riches, et je pense que non-seulement vous
aurez leur assistance pour rentrer en possession, mais que vous
trouverez entre leurs mains pour votre compte une somme
très-considérable. C'est le produit de la plantation pendant que leurs
pères en avaient la curatèle, et avant qu'ils s'en fussent dessaisis
comme je vous le disais tout-à-l'heure, ce qui eut lieu, autant que je
me le rappelle, il y a environ douze ans.»

À ce récit je montrai un peu de tristesse et d'inquiétude, et je
demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes curateurs
eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n'ignorait pas que j'avais
fait mon testament, et que je l'avais institué, lui, le capitaine
portugais mon légataire universel.

--«Cela est vrai, me répondit-il; mais, comme il n'y avait point de
preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur testamentaire
jusqu'à ce que j'en eusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me
sentais pas porté à m'entremettre dans une affaire si lointaine.
Toutefois j'ai fait enregistrer votre testament, et je l'ai revendiqué;
et, si j'eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j'aurais agi
par procuration, et pris possession de l'_engenho_,--c'est ainsi que les
Portugais nomment une sucrerie--et j'aurais donné ordre de le faire à
mon fils, qui était alors au Brésil.

--» Mais, poursuivit le vieillard, j'ai une autre nouvelle à vous
donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres: c'est
que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi, votre
partner et vos curateurs m'ont offert de s'accommoder avec moi, en votre
nom, pour le revenu des six ou huit premières années, lequel j'ai reçu.
Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenter la
plantation, pour bâtir un _engenho_ et acheter des esclaves, ce produit
ne s'est pas élevé à beaucoup près aussi haut que par la suite.
Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que j'ai reçu et de
la manière dont j'en ai disposé.»

Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami, il me
remit un compte du revenu des six premières années de ma plantation,
signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui avait toujours
été livré en marchandises: telles que du tabac en rouleau, et du sucre
en caisse, sans parler du _rum_, de la mélasphærule, produit obligé
d'une sucrerie. Je reconnus par ce compte que le revenu s'accroissait
considérablement chaque année: mais, comme il a été dit précédemment,
les dépenses ayant été grandes, le boni fut petit d'abord. Cependant, le
vieillard me fit voir qu'il était mon débiteur pour 470 MOIDORES; outre,
60 caisses de sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui s'étaient
perdus dans son navire, ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne,
environ onze ans après mon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui
l'avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses
pertes et acheter une part dans un autre navire.--«Quoi qu'il en soit,
mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours dans votre
nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous serez
pleinement satisfait.»

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 MOIDORES
portugais en or. Ensuite, me présentant les actes de ses droits sur le
bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel il
était intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les remit
touts entre les mains en nantissement du reste.

J'étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce pauvre
homme pour accepter cela; et, me remémorant tout ce qu'il avait fait
pour moi, comment il m'avait accueilli en mer, combien il en avait usé
généreusement à mon égard en toute occasion, et combien surtout il se
montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le point de pleurer quand
il m'adressait ces paroles. Aussi lui demandai-je d'abord si sa
situation lui permettait de se dépouiller de tant d'argent à la fois, et
si cela ne le gênerait point. Il me répondit qu'à la vérité cela
pourrait le gêner un peu, mais que ce n'en était pas moins mon argent,
et que j'en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je pouvais
à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de MOIDORES, et
lui demandai une plume et de l'encre pour lui en faire un reçu; puis je
lui rendis le reste, et lui dis: «--Si jamais je rentre en possession de
ma plantation, je vous remettrai toute la somme,--comme effectivement je
fis plus tard;--et quant au titre de propriété de votre part sur le
navire de votre fils, je ne veux en aucune façon l'accepter; si je
venais à avoir besoin d'argent, je vous tiens assez honnête pour me
payer; si au contraire je viens à palper celui que vous me faites
espérer, je ne recevrai plus jamais un penny de vous.»

Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s'il ne pourrait pas me
servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation. Je lui dis
que je pensais aller moi-même sur les lieux.--«Vous pouvez faire ainsi,
reprit-il, si cela vous plaît; mais, dans le cas contraire, il y a bien
des moyens d'assurer vos droits et de recouvrer immédiatement la
jouissance de vos revenus.»--Et, comme il se trouvait dans la rivière de
Lisbonne des vaisseaux prêts à partir pour le Brésil, il me fit inscrire
mon nom dans un registre public, avec une attestation de sa part,
affirmant, sous serment, que j'étais en vie, et que j'étais bien la même
personne qui avait entrepris autrefois le défrichement et la culture de
ladite plantation.

À cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me
conseilla d'annexer une procuration, et de l'envoyer avec une lettre de
sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux. Puis
il me proposa de demeurer avec lui jusqu'à ce que j'eusse reçu réponse.



DÉFAILLANCE


Il ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma
procuration fut suivie: car en moins de sept mois il m'arriva de la part
des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte desquels
je m'étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et papiers
suivants:

1º. Il y avait un compte courant du produit de ma ferme en plantation
durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé avec mon vieux
capitaine du Portugal; la balance semblait être en ma faveur de 1174
MOIDORES.

2º. Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles
étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût
réclamé l'administration comme étant les biens d'une personne ne se
retrouvant point, ce qui constitue Mort Civile. La balance de celui-ci,
vu l'accroissement de la plantation, montait en cascade à la valeur de
3241 MOIDORES.

3º Il y avait le compte du Prieur des Augustins, qui, ayant perçu mes
revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me rembourser ce
dont il avait disposé en faveur de l'hôpital, déclarait très-honnêtement
qu'il avait encore entre les mains 873 MOIDORES et reconnaissait me les
devoir.--Quant à la part du Roi, je n'en tirai rien.

Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant
très-affectueusement de ce que j'étais encore de ce monde, et me donnant
des détails sur l'amélioration de ma plantation, sur ce qu'elle
produisait par an, sur la quantité d'acres qu'elle contenait, sur sa
culture et sur le nombre d'esclaves qui l'exploitaient. Puis, faisant
vingt-deux Croix en signe de bénédiction, il m'assurait qu'il avait dit
autant d'AVE MARIA pour remercier la très-SAINTE-VIERGE de ce que je
jouissais encore de la vie; et m'engageait fortement à venir moi-même
prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoir en quelles
mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pas moi-même. Il
finissait par de tendres et cordiales protestations de son amitié et de
celle de sa famille, et m'adressait en présent sept belles peaux de
léopards, qu'il avait sans doute reçues d'Afrique par quelque autre
navire qu'il y avait envoyé, et qui apparemment avaient fait un plus
heureux voyage que moi. Il m'adressait aussi cinq caisses d'excellentes
confitures, et une centaine de pièces d'or non monnayées, pas
tout-à-fait si grandes que des MOIDORES.

Par la même flotte mes curateurs m'expédièrent 1200 caisses de sucre,
800 rouleaux du tabac, et le solde de leur compte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était meilleure
que le commencement. Il serait impossible d'exprimer les agitations de
mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand je me vis entouré
de touts mes biens; car les navires du Brésil venant toujours en flotte,
les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes lettres avaient aussi
apporté mes richesses, et mes marchandises étaient en sûreté dans le
Tage avant que j'eusse la missive entre les mains. Bref, je devins pâle;
le cœur me tourna, et si le bon vieillard n'était accouru et ne m'avait
apporté un cordial, je crois que ma joie soudaine aurait excédé ma
nature, et que je serais mort sur la place.

Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures,
jusqu'à ce qu'on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause réelle
de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi je me
sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si je
n'avais été soulagé par l'air que de cette manière on donna pour ainsi
dire à mes esprits, j'aurais succombé.

J'étais alors tout d'un coup maître de plus de 50,000 livres sterling en
espèces, et au Brésil d'un domaine, je peux bien l'appeler ainsi,
d'environ mille livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que peut
l'être une propriété en Angleterre. En un mot, j'étais dans une
situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles
dispositions prendre pour en jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon premier
bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d'abord avait eu pour moi
de la charité dans ma détresse, de la bonté au commencement de notre
liaison et de la probité sur la fin. Je lui montrai ce qu'on m'envoyait,
et lui dis qu'après la Providence céleste, qui dispose de toutes choses,
c'était à lui que j'en étais redevable, et qu'il me restait à le
récompenser, ce que je ferais au centuple. Je lui rendis donc
premièrement les 100 MOIDORES que j'avais reçus de lui; puis j'envoyai
chercher un tabellion et je le priai de dresser en bonne et due forme
une quittance générale ou décharge des 470 MOIDORES qu'il avait reconnu
me devoir. Ensuite je lui demandai de me rédiger une procuration,
l'investissant receveur des revenus annuels de ma plantation, et
prescrivant à mon partner de compter avec lui, et de lui faire en mon
nom ses remises par les flottes ordinaires. Une clause finale lui
assurait un don annuel de 100 MOIDORES sa vie durant, et à son fils,
après sa mort, une rente viagère de 50 MOIDORES. C'est ainsi que je
m'acquittai envers mon bon vieillard.

Je me pris alors à considérer de quel côté je gouvernerais ma course, et
ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi replacé entre
mes mains. En vérité j'avais plus de soucis en tête que je n'en avais
eus pendant ma vie silencieuse dans l'île, où je n'avais besoin que de
ce que j'avais, où je n'avais que ce dont j'avais besoin; tandis qu'à
cette heure j'étais sous le poids d'un grand fardeau que je ne savais
comment mettre à couvert. Je n'avais plus de caverne pour y cacher mon
trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans clef, et se
ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus. Bien au
contraire, je ne savais où l'héberger, ni à qui le confier. Mon vieux
patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme intègre: ce fut lui
mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m'appeler au Brésil; mais je ne
pouvais songer à y aller avant d'avoir arrangé mes affaires, et laissé
derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d'abord à ma vieille
amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu'être loyale envers
moi; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon toute apparence,
peut-être endettée. Bref, je n'avais ainsi d'autre parti à prendre que
de m'en retourner en Angleterre et d'emporter mes richesses avec moi.

Quelques mois pourtant s'écoulèrent avant que je me déterminasse à cela;
et c'est pourquoi, lorsque je me fus parfaitement acquitté envers mon
vieux capitaine, mon premier bienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre
veuve, dont le mari avait été mon plus ancien patron, et elle-même, tant
qu'elle l'avait pu, ma fidèle intendante et ma directrice. Mon premier
soin fut de charger un marchand de Lisbonne d'écrire à son correspondant
à Londres, non pas seulement de lui payer un billet, mais d'aller la
trouver et de lui remettre de ma part 100 livres sterling en espèces, de
jaser avec elle, de la consoler dans sa pauvreté, en lui donnant
l'assurance que, si Dieu me prêtait vie, elle aurait de nouveaux
secours. En même temps j'envoyai dans leur province 100 livres sterling
à chacune de mes sœurs, qui, bien qu'elles ne fussent pas dans le
besoin, ne se trouvaient pas dans de très-heureuses circonstances, l'une
étant veuve, et l'autre ayant un mari qui n'était pas aussi bon pour
elle qu'il l'aurait dû.

Mais parmi touts mes parents en connaissances, je ne pouvais faire choix
de personne à qui j'osasse confier le gros de mon capital, afin que je
pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi. Cela me jeta
dans une grande perplexité.

J'eus une fois l'envie d'aller au Brésil et de m'y établir, car j'étais
pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée; mais il s'éveilla en mon
esprit quelques petits scrupules religieux qui insensiblement me
détachèrent de ce dessein, dont il sera reparlé tout-à-l'heure.
Toutefois ce n'était pas la dévotion qui pour lors me retenait; comme je
ne m'étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religion du
pays tout le temps que j'y avais séjourné, pourquoi ne l'eussé-je pas
fait encore[1].

Non, comme je l'ai dit, ce n'était point là la principale cause qui
s'opposât à mon départ pour le Brésil, c'était réellement parce que je
ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à me
rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j'y parvenais, je me
promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque parent
qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence je me préparai à
partir pour l'Angleterre avec toutes mes richesses.

À dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie,--la flotte du
Brésil étant sur le point de faire voile,--je résolus d'abord de
répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j'avais reçus.
J'écrivis premièrement au Prieur de Saint-Augustin une lettre de
remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir bien
accepter les 872 MOIDORES dont il n'avait point disposé; d'en affecter
500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui semblerait. Enfin je
me recommandai aux prières du révérend Père, et autres choses
semblables.

J'écrivis ensuite une lettre d'action de grâces à mes deux curateurs,
avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de probité
requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour cela trop
au-dessus de toutes nécessités.

Finalement j'écrivis à mon partner, pour le féliciter de son industrie
dans l'amélioration de la plantation et de son intégrité dans
l'accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes
instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément aux
pouvoirs que j'avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priai
d'envoyer ce qui me reviendrait, jusqu'à ce qu'il eût plus
particulièrement de mes nouvelles; l'assurant que mon intention était
non-seulement d'aller le visiter, mais encore de m'établir au Brésil
pour le reste de ma vie. À cela j'ajoutai pour sa femme et ses
filles,--le fils du capitaine m'en avait parlé,--le fort galant cadeau
de quelques soieries d'Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le
meilleur que je pus trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise noire
et de quelques dentelles de Flandres de grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et converti
tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel embarras fut le
choix de la route à prendre pour passer en Angleterre. J'étais assez
accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une étrange aversion
pour ce trajet; et, quoique je n'en eusse pu donner la raison, cette
répugnance s'accrut tellement, que je changeai d'avis, et fis rapporter
mon bagage, embarqué pour le départ, non-seulement une fois, mais deux
ou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des raisons
de ces appréhensions; mais qu'en pareille circonstance nul homme ne
méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes. Deux des vaisseaux
que j'avais choisis pour mon embarquement, j'entends plus
particulièrement choisis qu'aucun autre; car dans l'un j'avais fait
porter toutes mes valises, et quant à l'autre j'avais fait marché avec
le capitaine; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent perdus: le premier
fut pris par les Algériens, le second fit naufrage vers le Start, près
de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout l'équipage se noya. Ainsi
dans l'un ou l'autre de ces vaisseaux j'eusse trouvé le malheur. Et dans
lequel le plus grand? Il est difficile de le dire.



LE GUIDE ATTAQUÉ PAR DES LOUPS


Mon esprit étant ainsi harassé par ces perplexités, mon vieux pilote, à
qui je ne celais rien, me pria instamment de ne point aller sur mer,
mais de me rendre par terre jusqu'à La Corogne, de traverser le golfe de
Biscaye pour atteindre La Rochelle, d'où il était aisé de voyager
sûrement par terre jusqu'à Paris, et de là de gagner Calais et Douvres,
ou bien d'aller à Madrid et de traverser toute la France.

Bref, j'avais une telle appréhension de la mer, que, sauf de Calais à
Douvres, je résolus de faire toute la route par terre; comme je n'étais
point pressé et que peu m'importait la dépense, c'était bien le plus
agréable chemin. Pour qu'il le fût plus encore, mon vieux capitaine
m'amena un Anglais, un gentleman, fils d'un négociant de Lisbonne, qui
était désireux d'entreprendre ce voyage avec moi. Nous recueillîmes en
outre deux marchands anglais et deux jeunes gentilshommes portugais: ces
derniers n'allaient que jusqu'à Paris seulement. Nous étions en tout six
maîtres et cinq serviteurs, les deux marchands et les deux Portugais se
contentant d'un valet pour deux, afin de sauver la dépense. Quant à moi,
pour le voyage je m'étais attaché un matelot anglais comme domestique,
outre VENDREDI, qui était trop étranger pour m'en tenir lieu durant la
route.

Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notre compagnie étant toute bien montée
et bien armée, nous formions une petite troupe dont on me fit l'honneur
de me nommer capitaine, parce que j'étais le plus âgé, que j'avais deux
serviteurs, et qu'au fait j'étais la cause première du voyage.

Comme je ne vous ai point ennuyé de mes journaux de mer, je ne vous
fatiguerai point de mes journaux de terre; toutefois durant ce long et
difficile voyage quelques aventures nous advinrent que je ne puis
omettre.

Quand nous arrivâmes à Madrid, étant touts étrangers à l'Espagne, la
fantaisie nous vint de nous y arrêter quelque temps pour voir la Cour et
tout ce qui était digne d'observation; mais, comme nous étions sur la
fin de l'été, nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid environ au milieu
d'octobre. En atteignant les frontières de la Navarre, nous fûmes
alarmés en apprenant dans quelques villes le long du chemin que tant de
neige était tombée sur le côté français des montagnes, que plusieurs
voyageurs avaient été obligés de retourner à Pampelune, après avoir à
grands risques tenté passage.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu'on avait dit vrai; et pour moi,
qui avais toujours vécu sous un climat chaud, dans des contrées où je
pouvais à peine endurer des vêtements, le froid fut insupportable. Au
fait, il n'était pas moins surprenant que pénible d'avoir quitté dix
jours auparavant la Vieille-Castille, où le temps était non-seulement
chaud mais brûlant, et de sentir immédiatement le vent des Pyrénées si
vif et si rude qu'il était insoutenable, et mettait nos doigts et nos
orteils en danger d'être engourdis et gelés. C'était vraiment étrange.

Le pauvre VENDREDI fut réellement effrayé quand il vit ces montagnes
toutes couvertes de neige et qu'il sentit le froid de l'air, choses
qu'il n'avait jamais ni vues ni ressenties de sa vie.

Pour couper court, après que nous eûmes atteint Pampelune, il continua à
neiger avec tant de violence et si long-temps, qu'on disait que l'hiver
était venu avant son temps. Les routes, qui étaient déjà difficiles,
furent alors tout-à-fait impraticables. En un mot, la neige se trouva en
quelques endroits trop épaisse pour qu'on pût voyager, et, n'étant point
durcie; par la gelée, comme dans les pays septentrionaux, on courait
risque d'être enseveli vivant à chaque pas. Nous ne nous, arrêtâmes pas
moins de vingt jours à Pampelune; mais, voyant que l'hiver s'approchait
sans apparence d'adoucissement,--ce fut par toute l'Europe l'hiver le
plus rigoureux qu'il y eût eu depuis nombre d'années,--je proposai
d'aller à Fontarabie, et là de nous embarquer pour Bordeaux, ce qui
n'était qu'un très-petit voyage.

Tandis que nous étions à délibérer là-dessus, il arriva quatre
gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés sur le côté français des
passages comme nous sur le côté espagnol, avaient trouvé un guide qui,
traversant le pays près la pointe du Languedoc, leur avait fait passer
les montagnes par de tels chemins, que la neige les avait peu
incommodés, et où, quand il y en avait en quantité, nous dirent-ils,
elle était assez durcie par la gelée pour les porter eux et leurs
chevaux.

Nous envoyâmes quérir ce guide.--«J'entreprendrai de vous mener par le
même chemin, sans danger quant à la neige, nous dit-il, pourvu que vous
soyez assez bien armés pour vous défendre des bêtes sauvages; car durant
ces grandes neiges il n'est pas rare que des loups, devenus enragés par
le manque de nourriture, se fassent voir aux pieds des montagnes.»--Nous
lui dîmes que nous étions suffisamment prémunis contre de pareilles
créatures, s'il nous préservait d'une espèce de loups à deux jambes, que
nous avions beaucoup à redouter, nous disait-on, particulièrement sur le
côté français des montagnes.

Il nous affirma qu'il n'y avait point de danger de cette sorte par la
route que nous devions prendre. Nous consentîmes donc sur-le-champ à le
suivre. Le même parti fut pris par douze autres gentilshommes avec leurs
domestiques, quelques-uns français, quelques-uns espagnols, qui, comme
je l'ai dit avaient tenté le voyage et s'étaient vus forcés de revenir
sur leurs pas.

Conséquemment nous partîmes de Pampelune avec notre guide vers le 15
novembre, et je fus vraiment surpris quand, au lieu de nous mener en
avant, je le vis nous faire rebrousser de plus de vingt milles, par la
même route que nous avions suivie en venant de Madrid. Ayant passé deux
rivières et gagné le pays plat, nous nous retrouvâmes dans un climat
chaud, où le pays était agréable, et où l'on ne voyait aucune trace de
neige; mais tout-à-coup, tournant à gauche, il nous ramena vers les
montagnes par un autre chemin. Les rochers et les précipices étaient
vraiment effrayants à voir; cependant il fit tant de tours et de
détours, et nous conduisit par des chemins si tortueux,
qu'insensiblement nous passâmes le sommet des montagnes sans être trop
incommodés par la neige. Et soudain il nous montra les agréables et
fertiles provinces de Languedoc et de Gascogne, toutes vertes et
fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent à une grande distance et
que nous eussions encore bien du mauvais chemin.

Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quand tout un jour et une nuit
nous vîmes neiger si fort que nous ne pouvions avancer. Mais notre guide
nous dit de nous tranquilliser, que bientôt tout serait franchi. Nous
nous apperçûmes en effet que nous descendions chaque jour, et que nous
nous avancions plus au Nord qu'auparavant; nous reposant donc sur notre
guide, nous poursuivîmes.

Deux heures environ avant la nuit, notre guide était devant nous à
quelque distance et hors de notre vue, quand soudain trois loups
monstrueux, suivis d'un ours, s'élancèrent d'un chemin creux joignant un
bois épais. Deux des loups se jetèrent sur le guide; et, s'il s'était
trouvé, seulement éloigné d'un demi-mille, il aurait été à coup sûr
dévoré avant que nous eussions pu le secourir. L'un de ces animaux
s'agrippa au cheval, et l'autre attaqua l'homme avec tant de violence,
qu'il n'eut pas le temps ou la présence d'esprit de s'armer de son
pistolet, mais il se prit à crier et à nous appeler de toute sa force.
J'ordonnai à mon serviteur VENDREDI, qui était près de moi, d'aller à
toute bride voir ce qui se passait. Dès qu'il fut à portée de vue du
guide il se mit à crier aussi fort que lui:--«O maître! O
maître!»--Mais, comme un hardi compagnon, il galopa droit au pauvre
homme, et déchargea son pistolet dans la tête du loup qui l'attaquait.

Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut mon serviteur VENDREDI qui vint
à son aide; car celui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé avec
cette espèce d'animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup à bout
portant; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plus loin, et
peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapper l'homme.

Il y avait là de quoi épouvanter un plus vaillant que moi; et de fait
toute la compagnie s'alarma quand avec la détonation du pistolet de
VENDREDI nous entendîmes des deux côtés les affreux hurlements des
loups, et ces cris tellement redoublés par l'écho des montagnes, qu'on
eût dit qu'il y en avait une multitude prodigieuse; et peut-être en
effet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.

Quoi qu'il en fût, lorsque VENDREDI eut tué ce loup, l'autre, qui
s'était cramponné au cheval, l'abandonna sur-le-champ et s'enfuit. Fort
heureusement, comme il l'avait attaqué à la tête, ses dents s'étaient
fichées dans les bossettes de la bride, de sorte qu'il lui avait fait
peu de mal. Mais l'homme était grièvement blessé: l'animal furieux lui
avait fait deux morsures, l'une au bras et l'autre un peu au-dessus du
genou, et il était juste sur le point d'être renversé par son cheval
effrayé quand VENDREDI accourut et tua le loup.

On imaginera facilement qu'au bruit du pistolet de VENDREDI nous
forçâmes touts notre pas et galopâmes aussi vite que nous le permettait
un chemin ardu, pour voir ce que cela voulait dire. Sitôt que nous eûmes
passé les arbres qui nous offusquaient, nous vîmes clairement de quoi il
s'agissait, et de quel mauvais pas VENDREDI avait tiré le pauvre guide,
quoique nous ne pussions distinguer d'abord l'espèce d'animal qu'il
avait tuée.

Mais jamais combat ne fut présenté plus hardiment et plus étrangement
que celui qui suivit entre VENDREDI et l'ours, et qui, bien que nous
eussions été premièrement surpris et effrayés, nous donna à touts le
plus grand divertissement imaginable.--L'ours est un gros et pesant
animal; il ne galope point comme le loup, alerte et léger; mais il
possède deux qualités particulières, sur lesquelles généralement il base
ses actions. Premièrement, il ne fait point sa proie de l'homme, non pas
que je veuille dire que la faim extrême ne l'y puisse forcer,--comme
dans le cas présent, la terre étant couverte de neige,--et d'ordinaire
il ne l'attaque que lorsqu'il en est attaqué. Si vous le rencontrez dans
les bois, et que vous ne vous mêliez pas de ses affaires, il ne se
mêlera pas des vôtres. Mais ayez soin d'être très-galant avec lui et de
lui céder la route; car c'est un gentleman fort chatouilleux, qui ne
voudrait point faire un pas hors de son chemin, fût-ce pour un roi. Si
réellement vous en êtes effrayé, votre meilleur parti est de détourner
les yeux et de poursuivre; car par hasard si vous vous arrêtez, vous
demeurez coi et le regardez fixement, il prendra cela pour un affront,
et si vous lui jetiez ou lui lanciez quelque chose qui l'atteignit, ne
serait-ce qu'un bout de bâton gros comme votre doigt, il le
considérerait comme un outrage, et mettrait de côté tout autre affaire
pour en tirer vengeance; car il veut avoir satisfaction sur le point
d'honneur: c'est là sa première qualité. La seconde, c'est qu'une fois
offensé, il ne vous laissera ni jour ni nuit, jusqu'à ce qu'il ait sa
revanche, et vous suivra, avec sa bonne grosse dégaine, jusqu'à ce qu'il
vous ait atteint.

Mon serviteur VENDREDI, lorsque nous le joignîmes, avait délivré notre
guide, et l'aidait à descendre de son cheval, car le pauvre homme était
blessé et effrayé plus encore, quand soudain nous apperçûmes l'ours
sortir du bois; il était monstrueux, et de beaucoup le plus gros que
j'eusse jamais vu. À son aspect nous fûmes touts un peu surpris; mais
nous démêlâmes aisément du courage et de la joie dans la contenance de
VENDREDI.--«O! O! O! s'écria-t-il trois fois, en le montrant du doigt, O
maître! vous me donner congé, moi donner une poignée de main à lui, moi
vous faire vous bon rire.»



VENDREDI MONTRE À DANSER À L'OURS


Je fus étonné de voir ce garçon si transporté.--«Tu es fou, lui dis-je,
il te dévorera!»--«Dévorer moi! dévorer moi? répéta VENDREDI. Moi
dévorer lui, moi faire vous bon rire; vous touts rester là, moi montrer
vous bon rire.»--Aussitôt il s'assied à terre, en un tour de main ôte
ses bottes, chausse une paire d'escarpins qu'il avait dans sa poche,
donne son cheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met à
courir comme le vent.

L'ours se promenait tout doucement, sans songer à troubler personne,
jusqu'à ce que VENDREDI, arrivé assez près, se mit à l'appeler comme
s'il pouvait le comprendre:--«Écoute! écoute! moi parler avec
toi.»--Nous suivions à distance; car, ayant alors descendu le côté des
montagnes qui regardent la Gascogne, nous étions entrés dans une immense
forêt dont le sol plat était rempli de clairières parsemées d'arbres çà
et là.

VENDREDI, qui était comme nous l'avons dit sur les talons de l'ours, le
joignit promptement, ramassa une grosse pierre, la lui jeta et
l'atteignit à la tête; mais il ne lui fit pas plus de mal que s'il
l'avait lancée contre un mur; elle répondait cependant à ses fins, car
le drôle était si exempt de peur, qu'il ne faisait cela que pour obliger
l'ours à le poursuivre, et nous _montrer bon rire_, comme il disait.

Sitôt que l'ours sentit la pierre, et apperçut VENDREDI, il se retourna,
et s'avança vers lui en faisant de longues et diaboliques enjambées,
marchant tout de guingois et d'une si étrange allure, qu'il aurait fait
prendre à un cheval le petit galop. VENDREDI s'enfuit et porta sa course
de notre côté comme pour demander du secours. Nous résolûmes donc aussi
de faire feu touts ensemble sur l'ours, afin de délivrer mon serviteur.
J'étais cependant fâché de tout cœur contre lui, pour avoir ainsi attiré
la bête sur nous lorsqu'elle allait à ses affaires par un autre chemin.
J'étais surtout en colère de ce qu'il l'avait détournée et puis avait
pris la fuite. Je l'appelai: «--Chien, lui dis-je, est-ce là nous faire
rire? Arrive ici et reprends ton bidet, afin que nous puisions faire feu
sur l'animal.»--Il m'entendit et cria:--«Pas tirer! pas tirer! rester
tranquille: vous avoir beaucoup rire.»--Comme l'agile garçon faisait
deux enjambées contre l'autre une, il tourna tout-à-coup de côté, et,
appercevant un grand chêne propre pour son dessein, il nous fit signe de
le suivre; puis, redoublant de prestesse, il monta lestement sur
l'arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ cinq ou six
verges plus loin.

L'ours arriva bientôt vers l'arbre. Nous le suivions à distance. Son
premier soin fut de s'arrêter au fusil et de le flairer; puis, le
laissant là, il s'agrippa à l'arbre et grimpa comme un chat, malgré sa
monstrueuse pesanteur. J'étais étonné de la folie de mon serviteur, car
j'envisageais cela comme tel; et, sur ma vie, je ne trouvais là-dedans
rien encore de risible, jusqu'à ce que, voyant l'ours monter à l'arbre,
nous nous rapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, VENDREDI avait déjà gagné l'extrémité d'une grosse
branche, et l'ours avait fait la moitié du chemin pour l'atteindre.
Aussitôt que l'animal parvint à l'endroit où la branche était plus
faible,--«Ah! nous cria VENDREDI, maintenant vous voir moi apprendre
l'ours à danser.»--Et il se mit à sauter et à secouer la branche.
L'ours, commençant alors à chanceler, s'arrêta court et se prit à
regarder derrière lui pour voir comment il s'en retournerait, ce qui
effectivement nous fit rire de tout cœur. Mais il s'en fallait de
beaucoup que VENDREDI eût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi,
il l'appela de nouveau, comme s'il eût supposé que l'ours parlait
anglais:--«Comment! toi pas venir plus loin? Moi prie toi venir plus
loin.»--Il cessa donc de sauter et de remuer la branche; et l'ours,
juste comme s'il comprenait ce qu'il disait, s'avança un peu. Alors
VENDREDI se reprit à sauter, et l'ours s'arrêta encore.

Nous pensâmes alors que c'était un bon moment pour le frapper à la tête,
et je criai à VENDREDI de rester tranquille, que nous voulions tirer sur
l'ours; mais il répliqua vivement:--«O prie! O prie! pas tirer; moi
tirer près et alors.»--Il voulait dire tout-à-l'heure. Cependant, pour
abréger l'histoire, VENDREDI dansait tellement et l'ours se posait d'une
façon si grotesque, que vraiment nous pâmions de rire. Mais nous ne
pouvions encore concevoir ce que le camarade voulait faire. D'abord nous
avions pensé qu'il comptait renverser l'ours; mais nous vîmes que la
bête était trop rusée pour cela: elle ne voulait pas avancer, de peur
d'être jetée à bas, et s'accrochait si bien avec ses grandes griffes et
ses grosses pattes, que nous ne pouvions imaginer quelle serait l'issue
de ceci et où s'arrêterait la bouffonnerie.

Mais VENDREDI nous tira bientôt d'incertitude. Voyant que l'ours se
cramponnait à la branche et ne voulait point se laisser persuader
d'approcher davantage:--«Bien, bien! dit-il, toi pas venir plus loin,
moi aller, moi aller; toi pas venir à moi, moi aller à toi.»--Sur ce, il
se retire jusqu'au bout de la branche, et, la faisant fléchir sous son
poids, il s'y suspend et la courbe doucement jusqu'à ce qu'il soit assez
près de terre pour tomber sur ses pieds; puis il court à son fusil, le
ramasse et se plante là.

--Eh bien, lui dis-je, VENDREDI, que voulez-vous faire maintenant?
Pourquoi ne tirez-vous pas?»--«Pas tirer, répliqua-t-il, pas encore; moi
tirer maintenant, moi non tuer; moi rester, moi donner vous encore un
rire.»--Ce qu'il fit en effet, comme on le verra tout-à-l'heure. Quand
l'ours vit son ennemi délogé, il déserta de la branche où il se tenait,
mais excessivement lentement, regardant derrière lui à chaque pas et
marchant à reculons, jusqu'à ce qu'il eût gagné le corps de l'arbre.
Alors, toujours l'arrière-train en avant, il descendit, s'agrippant au
tronc avec ses griffes et ne remuant qu'une patte à la fois,
très-posément. Juste à l'instant où il allait appuyer sa patte de
derrière sur le sol, VENDREDI s'avança sur lui, et, lui appliquant le
canon de son fusil dans l'oreille, il le fit tomber roide mort comme une
pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nous n'étions pas à rire; et
quand il lut sur nos visages que nous étions fort satisfaits, il poussa
lui-même un grand ricanement, et nous dit: «Ainsi nous tue ours dans ma
contrée.»--«Vous les tuez ainsi? repris-je, comment! vous n'avez pas de
fusils?»--«Non, dit-il, pas fusils; mais tirer grand beaucoup longues
flèches.»

Ceci fut vraiment un bon divertissement pour nous; mais nous nous
trouvions encore dans un lieu sauvage, notre guide était grièvement
blessé, et nous savions à peine que faire. Les hurlements des loups
retentissaient toujours dans ma tête; et, dans le fait, excepté le bruit
que j'avais jadis entendu sur le rivage d'Afrique, et dont j'ai dit
quelque chose déjà, je n'ai jamais rien ouï qui m'ait rempli d'une si
grande horreur.

Ces raisons, et l'approche de la nuit, nous faisaient une loi de partir;
autrement, comme l'eût souhaité VENDREDI, nous aurions certainement
dépouillé, cette bête monstrueuse de sa robe, qui valait bien la peine
d'être conservée; mais nous avions trois lieues à faire, et notre guide
nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin et poursuivîmes notre
voyage.

La terre était toujours couverte de neige, bien que moins épaisse et
moins dangereuse que sur les montagnes. Des bêtes dévorantes, comme nous
l'apprîmes plus tard, étaient descendues dans la forêt et dans le pays
plat, pressées par la faim, pour chercher leur pâture, et avaient fait
de grands ravages dans les hameaux, où elles avaient surpris les
habitants, tué un grand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux, et
même quelques personnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dont nous parlait notre guide;
s'il y avait encore des loups dans le pays, nous devions à coup sûr les
rencontrer là. C'était une petite plaine, environnée de bois de touts
les côtés, et un long et étroit défilé où il fallait nous engager pour
traverser le bois et gagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil nous entrâmes dans le premier
bois, et à soleil couché nous arrivâmes dans la plaine. Nous ne
rencontrâmes rien dans ce premier bois, si ce n'est que dans une petite
clairière, qui n'avait pas plus d'un quart de mille, nous vîmes cinq
grands loups traverser la route en toute hâte, l'un après l'autre, comme
s'ils étaient en chasse de quelque proie qu'ils avaient en vue. Ils ne
firent pas attention à nous, et disparurent en peu d'instants.

Là-dessus notre guide, qui, soit dit en passant, était un misérable
poltron, nous recommanda de nous mettre en défense; il croyait que
beaucoup d'autres allaient venir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l'œil au guet; mais nous ne vîmes plus
de loups jusqu'à ce que nous eûmes pénétré dans la plaine après avoir
traversé ce bois, qui avait près d'une demi-lieue. Aussitôt que nous y
fûmes arrivés, nous ne chômâmes pas d'occasion de regarder autour de
nous. Le premier objet qui nous frappa ce fut un cheval mort,
c'est-à-dire un pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins une
douzaine d'entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire en train
de le manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient dévoré toute
la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troubler leur festin, et ils ne
prirent pas garde à nous. VENDREDI aurait bien voulu tirer sur eux, mais
je m'y opposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les bras
plus d'affaires semblables que nous ne nous y attendions.--Nous n'avions
pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dans les bois, à
notre gauche, nous commençâmes à entendre les loups hurler d'une manière
effroyable, et aussitôt après nous en vîmes environ une centaine venir
droit à nous, touts en corps, et la plupart d'entre eux en ligne, aussi
régulièrement qu'une armée rangée par des officiers expérimentés. Je
savais à peine que faire pour les recevoir. Il me sembla toutefois que
le seul moyen était de nous serrer touts de front, ce que nous
exécutâmes sur-le-champ. Mais, pour qu'entre les décharges nous
n'eussions point trop d'intervalle, je résolus que seulement de deux
hommes l'un ferait feu, et que les autres, qui n'auraient pas tiré, se
tiendraient prêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde
fusillade s'ils continuaient d'avancer sur nous; puis que ceux qui
auraient lâché leur coup d'abord ne s'amuseraient pas à recharger leur
fusil, mais s'armeraient chacun d'un pistolet, car nous étions touts
munis d'un fusil et d'une paire de pistolets. Ainsi nous pouvions par
cette tactique faire six salves, la moitié de nous tirant à la fois.
Néanmoins, pour le moment, il n'y eut pas nécessité: à la première
décharge les ennemis firent halte, épouvantés, stupéfiés du bruit autant
que du feu. Quatre d'entre eux, frappés à la tête, tombèrent morts;
plusieurs autres furent blessés et se retirèrent tout sanglants, comme
nous pûmes le voir par la neige. Ils s'étaient arrêtés, mais ils ne
battaient point en retraite. Me ressouvenant alors d'avoir entendu dire
que les plus farouches animaux étaient jetés dans l'épouvante à la voix
de l'homme, j'enjoignis à touts nos compagnons de crier aussi haut
qu'ils le pourraient, et je vis que le dicton n'était pas absolument
faux; car, à ce cri, les loups commencèrent à reculer et à faire
volte-face. Sur le coup j'ordonnai de saluer leur arrière-garde d'une
seconde décharge, qui leur fit prendre le galop, et ils s'enfuirent dans
les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nos armes, et, pour ne pas perdre
de temps, nous le fîmes en marchant. Mais à peine eûmes-nous bourré nos
fusils et repris la défensive, que nous entendîmes un bruit terrible
dans le même bois, à notre gauche; seulement c'était plus loin, en
avant, sur la route que nous devions suivre.



COMBAT AVEC LES LOUPS


La nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait notre
situation; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément
reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales. Soudain
nous apperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre gauche, une
derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en semblions
environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient point, nous
poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à
cause de l'âpreté du chemin, n'était tout bonnement qu'un grand trot. De
cette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue de l'entrée du
bois à travers lequel nous devions passer; mais notre surprise fut
grande quand, arrivés au défilé, nous apperçûmes, juste à l'entrée, un
nombre énorme de loups à l'affût.

Tout-à-coup vers une autre percée du bois nous entendîmes la détonation
d'un fusil; et comme nous regardions de ce côté, sortit un cheval, sellé
et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses seize ou
dix-sept loups haletants: en vérité il les avait sur ses talons. Comme
nous ne pouvions supposer qu'il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes
pas en doute qu'ils finiraient par le joindre; infailliblement il en a
dû être ainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards: ayant
gagné la percée d'où le cheval était sorti, nous trouvâmes les cadavres
d'un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L'un
de ces hommes était sans doute le même que nous avions entendu tirer une
arme à feu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et la
partie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d'horreur, et nous ne savions où porter nos pas;
mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt la question
en se rassemblant autour de nous. Sur l'honneur, il y en avait bien
trois cents!--Il se trouvait, fort heureusement pour nous, à l'entrée du
bois, mais à une petite distance, quelques gros arbres propres à la
charpente, abattus l'été d'auparavant, et qui, je le suppose, gisaient
là en attendant qu'on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieu
de ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long,
j'engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant ce tronc
devant nous comme un parapet, à former un triangle ou trois fronts,
renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus furieuse
charge que celle qu'exécutèrent sur nous ces animaux quand nous fûmes en
ce lieu: ils se précipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de
charpente qui nous servait de parapet, comme s'ils se jetaient sur leur
proie. Cette fureur, à ce qu'il paraît, était surtout excitée par la vue
des chevaux placés derrière nous: c'était là la curée qu'ils
convoitaient. J'ordonnai à nos hommes de faire feu comme auparavant, de
deux hommes l'un, et ils ajustèrent si bien qu'ils tuèrent plusieurs
loups à la première décharge; mais il fut nécessaire de faire un feu
roulant, car ils avançaient sur nous comme des diables, ceux de derrière
poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu'ils s'arrêteraient un
peu, et j'espérais qu'ils allaient battre en retraite; mais ce ne fût
qu'une lueur, car d'autres s'élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos
salves de pistolets. Je crois que dans ces quatre décharges nous en
tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que nous en estropiâmes le double.
Néanmoins ils ne désemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte.
J'appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur VENDREDI, il était
mieux employé: durant l'engagement il avait, avec la plus grande
dextérité imaginable chargé mon fusil et le sien; mais, comme je disais,
j'appelai mon autre homme, et, lui donnant une corne à poudre, je lui
ordonnai de faire une grande traînée le long de la pièce de charpente.
Il obéit et n'avait eu que le temps de s'en aller, quand les loups y
revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus, lorsque moi, lâchant
près de la poudre le chien d'un pistolet déchargé, j'y mis le feu. Ceux
qui se trouvaient sur la charpente furent grillés, et six ou sept
d'entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent parmi nous, soit par la force
ou par la peur du feu. Nous les dépêchâmes en un clin-d'œil; et les
autres furent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près
alors d'être close rendit encore plus terrible, qu'ils se reculèrent un
peu.

Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos derniers
pistolets, après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors nous
montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une
vingtaine d'estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et que
nous taillâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente; car
les cris et les hurlements qu'ils poussèrent furent entendus par leurs
camarades, si bien qu'ils prirent congé de nous et s'enfuirent.

Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c'eût été en plein
jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille étant
ainsi balayé, nous nous remîmes en route, car nous avions encore près
d'une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces
bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous
nous imaginâmes en voir quelques-unes; mais, nos yeux étant éblouis par
la neige, nous n'en étions pas certains. Une heure après nous arrivâmes
à l'endroit où nous devions loger. Nous y trouvâmes la population glacée
d'effroi et sous les armes, car la nuit d'auparavant les loups et
quelques ours s'étaient jetés dans le village et y avaient porté
l'épouvante. Les habitants étaient forcés de faire le guet nuit et jour,
mais surtout la nuit, pour défendre leur bétail et se défendre
eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par
l'apostème de ses deux blessures, qu'il ne put aller plus loin. Là nous
fûmes donc obligés d'en prendre un nouveau pour nous conduire à
Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de semblable,
mais un climat chaud et un pays agréable et fertile. Lorsque nous
racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que rien n'était plus
ordinaire dans ces grandes forêts au pied des montagnes, surtout quand
la terre était couverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce
de guide nous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans
une saison si rigoureuse, et on nous dit qu'il était fort heureux que
nous n'eussions pas été touts dévorés. Au récit que nous fîmes de la
manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieu de nous,
on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu'il y aurait eu
cinquante à gager contre un que nous eussions dû périr; car c'était la
vue des chevaux qui avait rendu les loups si furieux: ils les
considéraient comme leur proie; qu'en toute autre occasion ils auraient
été assurément effrayés de nos fusils; mais, qu'enrageant de faim, leur
violente envie d'arriver jusqu'aux chevaux les avait rendus insensibles
au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par le stratagème de la
traînée de poudre, nous n'en étions venus à bout, qu'il y avait gros à
parier que nous aurions été mis en pièces; tandis que, si nous fussions
demeurés tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des
cavaliers, ils n'auraient pas autant regardé les chevaux comme leur
proie, voyant des hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous
avions mis pied à terre et avions abandonné nos chevaux, ils se seraient
jetés dessus avec tant d'acharnement que nous aurions pu nous éloigner
sains et saufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant
en si grand nombre.

Pour ma part, je n'eus jamais de ma vie un sentiment plus profond du
danger; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes infernales,
poussant des rugissements et la gueule béante, s'avancer pour nous
dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier ou nous donner
retraite, j'avais cru que c'en était fait de moi. N'importe! je ne pense
pas que je me soucie jamais de traverser les montagnes; j'aimerais mieux
faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d'essuyer une tempête par
semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la France, rien
du moins dont d'autres voyageurs n'aient donné le récit infiniment mieux
que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à Paris; puis, sans faire
nulle part un long séjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé
à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pour
voyager.

J'étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps j'eus
autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées, les lettres
de change dont j'étais porteur ayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille veuve,
qui, en reconnaissance de l'argent que je lui avais envoyé, ne trouvait
ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il s'agissait de moi.
Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si complètement, que je
fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de mon avoir; et, par le
fait, depuis, le commencement jusqu'à la fin, je n'eus qu'à me féliciter
de l'inviolable intégrité de cette bonne gentlewoman.

J'eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de passer à
Lisbonne, puis de là au Brésil; mais de nouveaux scrupules religieux
vinrent m'en détourner[2].--Je pris donc le parti de demeurer dans ma
patrie, et, si j'en pouvais trouver le moyen, de me défaire de ma
plantation[3].

Dans ce dessein j'écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me répondit
qu'il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le pays; mais que,
si je consentais à ce qu'au Brésil il l'offrit en mon nom aux deux
marchands, les survivants de mes curateurs, que je savais fort riches,
et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la
valeur, il était sûr qu'ils seraient enchantés d'en faire l'acquisition,
et ne mettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5,000
pièces de huit.

J'y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions,
qu'il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me
fit savoir que la proposition avait été acceptée, et qu'ils avaient
adressé 33,000 pièces de huit à l'un de leurs correspondants à Lisbonne
pour effectuer le paiement.

De mon côté je signai l'acte de vente en forme qu'on m'avait expédié de
Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui m'envoya des lettres
de change pour 32,800 pièces de huit[4], prix de ma propriété, se
réservant le paiement annuel de 100 MOIDORES pour lui, et plus tard pour
son fils celui viager de 50 MOIDORES[5], que je leur avais promis et
dont la plantation répondait comme d'une rente inféodée.--Voici que j'ai
donné la première partie de ma vie de fortune et d'aventures, vie qu'on
pourrait appeler une _marqueterie de la Providence_, vie d'une bigarrure
telle que le monde en pourra rarement offrir de semblable. Elle commença
follement, mais elle finit plus heureusement qu'aucune de ses
circonstances ne m'avait donné lieu de l'espérer.



LES DEUX NEVEUX


On pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à courir
de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si mes alentours
m'y eussent aidé; mais j'étais accoutumé à une vie vagabonde: je n'avais
point de famille, point de parents; et, quoique je fusse riche, je
n'avais pas fait beaucoup de connaissances.--Je m'étais défait de ma
plantation au Brésil: cependant ce pays ne pouvait me sortir de la tête,
et j'avais une grande envie de reprendre ma volée; je ne pouvais surtout
résister au violent désir que j'avais de revoir mon île, de savoir si
les pauvres Espagnols l'habitaient, et comment les scélérats que j'y
avais laissés en avaient usé avec eux[6].

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m'influença si bien
que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines. Durant
ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d'un de mes
frères. L'aîné ayant quelque bien, je l'élevai comme un gentleman, et
pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Le
cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinq ans,
trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, je lui
confiai un bon vaisseau et je l'envoyai en mer. Ce jeune homme
m'entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j'étais, dans de nouvelles
aventures.

Cependant je m'établis ici en partie, car premièrement je me mariai, et
cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J'eus trois enfants, deux
fils et une fille; mais ma femme étant morte et mon neveu revenant à la
maison après un fort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à
courir le monde et ses importunités prévalurent, et m'engagèrent à
m'embarquer dans son navire comme simple négociant pour les
Indes-Orientales. Ce fut en l'année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l'île, je vis mes
successeurs les Espagnols, j'appris toute l'histoire de leur vie et
celle des vauriens que j'y avais laissés; comment d'abord ils
insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils s'accordèrent,
se brouillèrent, s'unirent et se séparèrent, et comment à la fin les
Espagnols furent obligés d'user de violence; comment ils furent soumis
par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtement avec
eux. C'est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine de variété
et d'événements merveilleux que la mienne, surtout aussi quant à leurs
batailles avec les caribes qui débarquèrent dans l'île, et quant aux
améliorations qu'ils apportèrent à l'île elle-même. Enfin, j'appris
encore comment trois d'entre eux firent une tentative sur la terre ferme
et ramenèrent cinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu'à
mon arrivée je trouvai une vingtaine d'enfants dans l'île.

J'y séjournai vingt jours environ et j'y laissai de bonnes provisions de
toutes choses nécessaires, principalement des armes, de la poudre, des
balles, des vêtements, des outils et deux artisans que j'avais amenés
d'Angleterre avec moi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre je leur partageai le territoire: je me réservai la propriété de
tout, mais je leur donnai respectivement telles parts qui leur
convenaient. Ayant arrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagé
à ne pas quitter l'île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d'où j'envoyai une embarcation que j'y
achetai et de nouveaux habitants pour la colonie. En plus des autres
subsides, je leur adressais sept femmes que j'avais trouvées propres
pour le service ou pour le mariage si quelqu'un en voulait. Quant aux
Anglais, je leur avais promis, s'ils voulaient s'adonner à la culture,
de leur envoyer des femmes d'Angleterre avec une bonne cargaison
d'objets de nécessité, ce que plus tard je ne pus effectuer. Ces garçons
devinrent très-honnêtes et très-diligents après qu'on les eut domtés et
qu'ils eurent établi à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du
Brésil cinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et
quelques porcs, qui lorsque je revins étaient considérablement
multipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manière dont 300 caribes firent une
invasion et ruinèrent leurs plantations; de la manière dont ils
livrèrent contre cette multitude de Sauvages deux batailles, où d'abord
ils furent défaits et perdirent un des leurs; puis enfin, une tempête
ayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ils les
affamèrent, les détruisirent presque touts, restaurèrent leurs
plantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dans
l'île[7].

De toutes ces choses, dis-je, et de quelques incidents surprenants de
mes nouvelles aventures durant encore dix années, je donnerai une
relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre, _ce qui est engendré dans l'os
ne sortira pas de la chair_[8], ne s'est jamais mieux vérifié que dans
l'histoire de ma vie. On pourrait penser qu'après trente-cinq années
d'affliction et une multiplicité d'infortunes que peu d'hommes avant
moi, pas un seul peut-être, n'avait essuyées, et qu'après environ sept
années de paix et de jouissance dans l'abondance de toutes choses,
devenu vieux alors, je devais être à même ou jamais d'apprécier touts
les états de la vie moyenne et de connaître le plus propre à rendre
l'homme complètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait
penser que la propension naturelle à courir, qu'à mon entrée dans le
monde j'ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée; que
la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins
condensée, et qu'à soixante-et-un ans d'âge j'aurais le goût quelque peu
casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma fortune.

Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n'existait
point pour moi: je n'avais point de fortune à faire, je n'avais rien à
rechercher; eussé-je gagné 10,000 livres sterling, je n'eusse pas été
plus riche: j'avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes
héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d'œil; car, n'ayant
pas une famille nombreuse, je n'aurais pu dépenser mon revenu qu'en me
donnant un grand train de vie, une suite brillante, des équipages, du
faste et autres choses semblables, aussi étrangères à mes habitudes qu'à
mes inclinations. Je n'avais donc rien à faire qu'à demeurer tranquille,
à jouir pleinement de ce que j'avais acquis et à le voir fructifier
chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n'eut d'effet sur moi, ou du moins assez
pour étouffer le violent penchant que j'avais à courir de nouveau le
monde, penchant qui m'était inhérent comme une maladie chronique. Voir
ma nouvelle plantation dans l'île, et la colonie que j'y avais laissée,
était le désir qui roulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais
de cela toute la nuit et mon imagination s'en berçait tout le jour.
C'était le point culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau
travaillait cette idée avec tant de fixité et de contention que j'en
parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de mon esprit;
elle envahissait si tyranniquement touts mes entretiens, que ma
conversation en devenait fastidieuse; impossible à moi de parler d'autre
chose: touts mes discours rabâchaient là-dessus jusqu'à l'impertinence,
jusque là que je m'en apperçus moi-même.

J'ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens que touts les
bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions sont
dus à la force de l'imagination et au puissant effet de l'illusion sur
nos esprits; qu'il n'y a ni revenants, ni fantômes errants, ni rien de
semblable; qu'à force de repasser passionnément la vie et les mœurs de
nos amis qui ne sont plus, nous nous les représentons si bien qu'il nous
est possible en des circonstances extraordinaires de nous figurer les
voir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond dans tout
cela il n'y a qu'ombre et vapeur.--Et par le fait, c'est chose fort
incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s'il y a de réelles
apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou si
dans toutes les histoires de ce genre qu'on nous raconte il n'y a rien
qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des
imaginations égarées; mais ce que je sais, c'est que mon imagination
travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs,
ou qu'on appelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être
sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyais
mon premier Espagnol, le père de VENDREDI et les infâmes matelots que
j'avais laissés dans l'île. Je me figurais même que je leur parlais; et
bien que je fusse tout-à-fait éveillé, je les regardais fixement comme
s'ils eussent été en personne devant moi. J'en vins souvent à m'effrayer
moi-même des objets qu'enfantait mon cerveau.--Une fois, dans mon
sommeil, le premier Espagnol et le père de VENDREDI me peignirent si
vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, que c'était
merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaient tenté
cruellement de massacrer touts les Espagnols, et qu'ils avaient mis le
feu aux provisions par eux amassées, à dessein de les réduire à
l'extrémité et de les faire mourir de faim, choses qui ne m'avaient
jamais été dites, et qui pourtant en fait étaient toutes vraies. J'en
étais tellement frappé, et c'était si réel pour moi, qu'à cette heure je
les voyais et ne pouvais qu'être persuadé que cela était vrai ou devait
l'être. Aussi quelle n'était pas mon indignation quand l'Espagnol
faisait ses plaintes, et comme je leur rendais justice en les traduisant
devant moi et les condamnant touts trois à être pendus! On verra en son
lieu ce que là-dedans il y avait de réel; car quelle que fût la cause de
ce songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers qui me
l'inspirassent, il s'y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses
exactes. J'avoue que ce rêve n'avait rien de vrai à la lettre et dans
les particularités; mais l'ensemble en était si vrai, l'infâme et
perfide conduite de ces trois fieffés coquins ayant été tellement
au-delà de tout ce que je puis dire, que mon songe n'approchait que trop
de la réalité, et que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait
pendre touts, j'aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et
devant les hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette
situation d'esprit: pour moi nulle jouissance de la vie, point d'heures
agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en quelque chose à
mon idée fixe; à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquement
préoccupé, me dit un soir très-gravement qu'à son avis j'étais sous le
coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence, qui
avait décrété mon retour là-bas, et qu'elle ne voyait rien qui s'opposât
à mon départ que mes obligations envers une femme et des enfants. Elle
ajouta qu'à la vérité elle ne pouvait songer à aller avec moi; mais que,
comme elle était sûre que si elle venait à mourir, ce voyage serait la
première chose que j'entreprendrais, et que, comme cette chose lui
semblait décidée là-haut, elle ne voulait pas être l'unique empêchement;
car, si je le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir... Ici
elle me vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement,
qu'elle se déconcerta un peu et s'arrêta. Je lui demandai pourquoi elle
ne continuait point et n'achevait pas ce qu'elle allait me dire; mais je
m'apperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient
dans ses yeux.



ENTRETIEN DE ROBINSON AVEC SA FEMME


«Parlez, ma chère, lui dis je, souhaitez-vous que je parte?»--«Non,
répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer; mais si vous
êtes déterminé à partir, plutôt que d'y être l'unique obstacle, je
partirai avec vous. Quoique je considère cela comme une chose déplacée
pour quelqu'un de votre âge et dans votre position, si cela doit être,
redisait-elle en pleurant, je ne vous abandonnerai point. Si c'est la
volonté céleste, vous devez obéir. Point de résistance; et si le Ciel
vous fait un devoir de partir, il m'en fera un de vous suivre; autrement
il disposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein.»

Cette conduite affectueuse de ma femme m'enleva un peu à mes vapeurs, et
je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai ma fantaisie
vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même posément.--«Quel
besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie de longues
souffrances et d'infortunes, close d'une si heureuse et si douce
manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t'exposer à de nouveaux
hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la
jeunesse et à la pauvreté?»

Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens: j'avais une
femme, un enfant, et ma femme en portait un autre; j'avais tout ce que
le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune à
travers les dangers. J'étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt
songer à quitter qu'à accroître ce que j'avais acquis. Quant à ce que
m'avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant du
Ciel, et qu'il serait de mon devoir de partir, je n'y eus point égard.
Après beaucoup de considérations semblables, j'en vins donc aux prises
avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pour m'y arracher,
comme on peut toujours faire, il me semble, en pareilles circonstances,
si on en a le vouloir. Bref je sortis vainqueur: je me calmai à l'aide
des arguments qui se présentèrent à mon esprit, et que ma condition
d'alors me fournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode
la plus efficace, je résolus de me distraire par d'autres choses, et de
m'engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètement de
toute excursion de ce genre; car je m'étais apperçu que ces idées
m'assaillaient principalement quand j'étais oisif, que je n'avais rien à
faire ou du moins rien d'important immédiatement devant moi.

Dans ce but j'achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort, et
je résolus de m'y retirer. L'habitation était commode et les héritages
qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous
bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j'étais de
culture, d'économie, de plantation, d'améliorissement; d'ailleurs, cette
ferme se trouvant dans le cœur du pays, je n'étais plus à même de hanter
la marine et les gens de mer et d'ouïr rien qui eût trait aux lointaines
contrées du monde.

Bref, je me transportai à ma métairie, j'y établis ma famille, j'achetai
charrues, herses, charrette, chariot, chevaux, vaches, moutons, et, me
mettant sérieusement à l'œuvre, je devins en six mois un véritable
gentleman campagnard. Mes pensées étaient totalement absorbées:
c'étaient mes domestiques à conduire, des terres à cultiver, des
clôtures, des plantations à faire... Je jouissais, selon moi, de la plus
agréable vie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puisse
faire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.

Comme je faisais valoir ma propre terre, je n'avais point de redevance à
payer, je n'étais gêné par aucune clause, je pouvais tailler et rogner à
ma guise. Ce que je plantais était pour moi-même, ce que j'améliorais
pour ma famille. Ayant ainsi dit adieu aux aventures, je n'avais pas le
moindre nuage dans ma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais
réellement jouir de l'heureuse médiocrité que mon père m'avait si
instamment recommandée, une sorte d'existence céleste semblable à celle
qu'a décrite le poète en parlant de la vie pastorale:

/*[4]
              _Exempte de vice et de soins,_

    _Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins_[9].
*/

Mais au sein de toute cette félicité un coup inopiné de la Providence me
renversa: non-seulement il me fit une blessure profonde et incurable,
mais, par ses conséquences, il me fit faire une lourde rechute dans ma
passion vagabonde. Cette passion, qui était pour ainsi dire née dans mon
sang, eut bientôt repris tout son empire, et, comme le retour d'une
maladie violente, elle revint avec une force irrésistible, tellement que
rien ne fit plus impression sur moi.--Ce coup c'était la perte de ma
femme.

Il ne m'appartient pas ici d'écrire une élégie sur ma femme, de retracer
toutes ses vertus privées, et de faire ma cour au beau sexe par la
flatterie d'une oraison funèbre. Elle était, soit dit en peu de mots, le
support de toutes mes affaires, le centre de toutes mes entreprises, le
bon génie qui par sa prudence me maintenait dans le cercle heureux où
j'étais, après m'avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux
projet où s'égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour domter mon
inclination errante que les pleurs d'une mère, les instructions d'un
père, les conseils d'un ami, ou que toute la force de mes propres
raisonnements. J'étais heureux de céder à ses larmes, de m'attendrir à
ses prières, et par sa perte je fus en ce monde au plus haut point brisé
et désolé.

Sitôt qu'elle me manqua le monde autour de moi me parut mal: j'y étais,
me semblait-il, aussi étranger qu'au Brésil lorsque pour la première
fois j'y abordai, et aussi isolé, à part l'assistance de mes
domestiques, que je l'étais dans mon île. Je ne savais que faire ou ne
pas faire. Je voyais autour de moi le monde occupé, les uns travaillant
pour avoir du pain, les autres se consumant dans de vils excès ou de
vains plaisirs, et également misérables, parce que le but qu'ils se
proposaient fuyait incessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque
jour se blasaient sur leurs vices, et s'amassaient une montagne de
douleur et de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces
en efforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir ces
forces vitales qu'exigeaient leurs travaux; roulant ainsi dans un cercle
continuel de peines, ne vivant que pour travailler, ne travaillant que
pour vivre, comme si le pain de chaque jour était le seul but d'une vie
accablante, et une vie accablante la seule voie menant au pain de chaque
jour.

Cela réveilla chez moi l'esprit dans lequel je vivais en mon royaume,
mon île, où je n'avais point laissé croître de blé au-delà de mon
besoin, où je n'avais point nourri de chèvres au-delà de mon usage, où
mon argent était resté dans le coffre jusque-là de s'y moisir, et avait
eu à peine la faveur d'un regard pendant vingt années.

Si de toutes ces choses j'eusse profité comme je l'eusse dû faire et
comme la raison et la religion me l'avaient dicté, j'aurais eu appris à
chercher au-delà des jouissances humaines une félicité parfaite,
j'aurais eu appris que, supérieur à elles, il y a quelque chose qui
certainement est la raison et la fin de la vie, et que nous devons
posséder ou tout au moins auquel nous devons aspirer sur ce côté-ci de
la tombe.

Mais ma sage conseillère n'était plus là: j'étais comme un vaisseau sans
pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées volaient de
nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement tournée par
une manie d'aventures lointaines; et touts les agréables et innocents
amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et ma famille,
qui auparavant me possédaient tout entier, n'étaient plus rien pour moi,
n'avaient plus d'attraits, comme la musique pour un homme qui n'a point
d'oreilles, ou la nourriture pour un homme qui a le goût usé. En un mot,
je résolus de me décharger du soin de ma métairie, de l'abandonner, de
retourner à Londres: et je fis ainsi peu de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu'auparavant, la ville
m'ennuyait; je n'y avais point d'emploi, rien à faire qu'à baguenauder,
comme une personne oisive de laquelle on peut dire qu'elle est
parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que pour le reste de
l'humanité il n'importe pas plus qu'un farthing[10] qu'elle soit morte
ou vive.--C'était aussi de toutes les situations celle que je détestais
le plus, moi qui avais usé mes jours dans une vie active; et je me
disais souvent à moi-même: L'état d'oisiveté est la lie de la vie.--Et
en vérité je pensais que j'étais beaucoup plus convenablement occupé
quand j'étais vingt-six jours à me faire une planche de sapin.

Nous entrions dans l'année 1693 quand mon neveu, dont j'avais fait,
comme je l'ai dit précédemment, un marin et un commandant de navire,
revint d'un court voyage à Bilbao, le premier qu'il eût fait. M'étant
venu voir, il me conta que des marchands de sa connaissance lui avaient
proposé d'entreprendre pour leurs maisons un voyage aux Indes-Orientales
et à la Chine.--«Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous voulez aller
en mer avec moi, je m'engage à vous débarquer à votre ancienne
habitation dans l'île, car nous devons toucher au Brésil.»

Rien ne saurait être une plus forte démonstration d'une vie future et de
l'existence d'un monde invisible que la coïncidence des causes secondes
et des idées que nous formons en notre esprit tout-à-fait intimement, et
que nous ne communiquons à pas une âme.

Mon neveu ignorait avec quelle violence ma maladie de courir le monde
s'était de nouveau emparée de moi, et je ne me doutais pas de ce qu'il
avait l'intention de me dire quand le matin même, avant sa visite, dans
une très-grande confusion de pensées, repassant en mon esprit toutes les
circonstances de ma position, j'en étais venu à prendre la détermination
d'aller à Lisbonne consulter mon vieux capitaine; et, si c'était
raisonnable et praticable, d'aller voir mon île et ce que mon peuple y
était devenu. Je me complaisais dans la pensée de peupler ce lieu, d'y
transporter des habitants, d'obtenir une patente de possession, et je ne
sais quoi encore, quand au milieu de tout ceci entra mon neveu, comme je
l'ai dit, avec son projet de me conduire à mon île chemin faisant aux
Indes-Orientales.

À cette proposition je me pris à réfléchir un instant, et le regardant
fixement:--«Quel démon, lui dis-je, vous a chargé de ce sinistre
message?»--Mon neveu tressaillit, comme s'il eût été effrayé d'abord;
mais, s'appercevant que je n'étais pas très-fâché de l'ouverture, il se
remit.--«J'espère, sir, reprit-il, que ce n'est point une proposition
funeste; j'ose même espérer que vous serez charmé de voir votre nouvelle
colonie en ce lieu où vous régniez jadis avec plus de félicité que la
plupart de vos frères les monarques de ce monde.

Bref, ce dessein correspondait si bien à mon humeur, c'est-à-dire à la
préoccupation qui m'absorbait et dont j'ai déjà tant parlé, qu'en peu de
mots je lui dis que je partirais avec lui s'il s'accordait avec les
marchands, mais que je ne promettais pas d'aller au-delà de mon
île.--«Pourquoi, sir, dit-il? vous ne désirez pas être laissé là de
nouveau j'espère.»--«Quoi! répliquai-je, ne pouvez-vous pas me reprendre
à votre retour?»--Il m'affirma qu'il n'était pas possible que les
marchands lui permissent de revenir par cette route, avec un navire
chargé de si grandes valeurs, le détour étant d'un mois et pouvant
l'être de trois ou quatre.--«D'ailleurs, sir, ajouta-t-il, s'il me
mésarrivait, et que je ne revinsse pas du tout, vous seriez alors réduit
à la condition où vous étiez jadis.»



PROPOSITION DU NEVEU


C'était fort raisonnable; toutefois nous trouvâmes l'un et l'autre un
remède à cela. Ce fut d'embarquer à bord du navire un _sloop_[11] tout
façonné mais démonté en pièces, lequel, à l'aide de quelques
charpentiers que nous convînmes d'emmener avec nous, pouvait être
remonté dans l'île et achevé et mis à flot en peu de jours.

Je ne fus pas long à me déterminer, car réellement les importunités de
mon neveu servaient si bien mon penchant, que rien ne m'aurait arrêté.
D'ailleurs, ma femme étant morte, je n'avais personne qui s'intéressât
assez à moi pour me conseiller telle voie ou telle autre, exception
faite de ma vieille bonne amie la veuve, qui s'évertua pour me faire
prendre en considération mon âge, mon aisance, l'inutile danger d'un
long voyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais ce fut peine
vaine: j'avais un désir irrésistible de voyager.--«J'ai la créance, lui
dis-je, qu'il y a quelque chose de si extraordinaire dans les
impressions qui pèsent sur mon esprit, que ce serait en quelque sorte
résister à la Providence si je tentais de demeurer à la maison.»--Après
quoi elle mit fin à ses remontrances et se joignit à moi non-seulement
pour faire mes apprêts de voyage, mais encore pour régler mes affaires
de famille en mon absence et pourvoir à l'éducation de mes enfants.

Pour le bien de la chose, je fis mon testament et disposai la fortune
que je laissais à mes enfants de telle manière, et je la plaçai en de
telles mains, que j'étais parfaitement tranquille et assuré que justice
leur serait faite quoi qu'il pût m'advenir. Quant à leur éducation, je
m'en remis entièrement à ma veuve, en la gratifiant pour ses soins d'une
suffisante pension, qui fut richement méritée, car une mère n'aurait pas
apporté plus de soins dans leur éducation ou ne l'eût pas mieux
entendue. Elle vivait encore quand je revins dans ma patrie, et moi-même
je vécus assez pour lui témoigner ma gratitude.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers le commencement de janvier
1694-5, et avec mon serviteur VENDREDI je m'embarquai aux Dunes le 8,
ayant à bord, outre le _sloop_ dont j'ai fait mention ci-dessus, un
chargement très-considérable de toutes sortes de choses nécessaires pour
ma colonie, que j'étais résolu de n'y laisser qu'autant que je la
trouverais en bonne situation.

Premièrement j'emmenai avec moi quelques serviteurs que je me proposais
d'installer comme habitants dans mon île, ou du moins de faire
travailler pour mon compte pendant que j'y séjournerais, puis que j'y
laisserais ou que je conduirais plus loin, selon qu'ils paraîtraient le
désirer. Il y avait entre autres deux charpentiers, un forgeron, et un
autre garçon fort adroit et fort ingénieux, tonnelier de son état, mais
artisan universel, car il était habile à faire des roues et des moulins
à bras pour moudre le grain, de plus bon tourneur et bon potier, et
capable d'exécuter toute espèce d'ouvrages en terre ou en bois. Bref,
nous l'appelions notre Jack-bon-à-tout.

Parmi eux se trouvait aussi un tailleur qui s'était présenté pour passer
aux Indes-Orientales avec mon neveu, mais qui consentit par la suite à
se fixer dans notre nouvelle colonie, et se montra le plus utile et le
plus adroit compagnon qu'on eût su désirer, même dans beaucoup de choses
qui n'étaient pas de son métier; car, ainsi que je l'ai fait observer
autrefois, la nécessité nous rend industrieux.

Ma cargaison, autant que je puis m'en souvenir, car je n'en avais pas
dressé un compte détaillé, consistait en une assez grande quantité de
toiles et de légères étoffes anglaises pour habiller les Espagnols que
je m'attendais à trouver dans l'île. À mon calcul il y en avait assez
pour les vêtir confortablement pendant sept années. Si j'ai bonne
mémoire, les marchandises que j'emportai pour leur habillement, avec les
gants, chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils pouvaient avoir
besoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres sterling, y
compris quelques lits, couchers, et objets d'ameublement,
particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons, vaisselle
d'étain et de cuivre...: j'y avais joint en outre près de 100 livres
sterling de ferronnerie, clous, outils de toute sorte, loquets,
crochets, gonds; bref, tout objet nécessaire auquel je pus penser.

J'emportai aussi une centaine d'armes légères, mousquets et fusils, de
plus quelques pistolets, une grande quantité de balles de tout calibre,
trois ou quatre tonneaux de plomb, deux pièces de canon d'airain, et
comme j'ignorais pour combien de temps et pour quelles extrémités
j'avais à me pourvoir, je chargeai cent barils de poudre, des épées, des
coutelas et quelques fers de piques et de hallebardes; si bien qu'en un
mot nous avions un véritable arsenal de toute espèce de munitions. Je
fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades[12] en plus de ce
qu'il lui fallait pour son vaisseau, à dessein de les laisser dans l'île
si besoin était, afin qu'à notre débarquement nous pussions construire
un Fort, et l'armer contre n'importe quel ennemi; et par le fait dès mon
arrivée, j'eus lieu de penser qu'il serait assez besoin de tout ceci et
de beaucoup plus encore, si nous prétendions nous maintenir en
possession de l'île, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

Je n'eus pas autant de malencontre dans ce voyage que dans les
précédents; aussi aurai-je moins sujet de détourner le lecteur,
impatient peut-être d'apprendre ce qu'il en était de ma colonie.
Toutefois quelques accidents étranges, des vents contraires et du
mauvais temps, qui nous advinrent à notre départ, rendirent la traversée
plus longue que je ne m'y attendais d'abord; et moi, qui n'avais jamais
fait qu'un voyage,--mon premier voyage en Guinée,--que je pouvais dire
s'être effectué comme il avait été conçu, je commençai à croire que la
même fatalité m'attendait encore, et que j'étais né pour ne jamais être
content à terre, et pour toujours être malheureux sur l'Océan.

Les vents contraires nous chassèrent d'abord vers le Nord, et nous fûmes
obligés de relâcher à Galway en Irlande, où ils nous retinrent
trente-deux jours; mais dans cette mésaventure nous eûmes la
satisfaction de trouver là des vivres excessivement à bon marché et en
très-grande abondance; de sorte que tout le temps de notre relâche, bien
loin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes plutôt.--Là
je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux, que, si nous
avions une bonne traversée, j'avais dessein de débarquer dans mon île:
mais nous trouvâmes occasion d'en disposer autrement.

Nous quittâmes l'Irlande le 5 février, à la faveur d'un joli frais qui
dura quelques jours.--Autant que je me le rappelle, c'était vers le 20
février, un soir, assez tard, le second, qui était de quart, entra dans
la chambre du Conseil, et nous dit qu'il avait vu une flamme et entendu
un coup de canon; et tandis qu'il nous parlait de cela, un mouce vint
nous avertir que le maître d'équipage en avait entendu un autre.
Là-dessus nous courûmes touts sur le gaillard d'arrière, où nous
n'entendîmes rien; mais au bout de quelques minutes nous vîmes une
grande lueur, et nous reconnûmes qu'il y avait au loin un feu terrible.
Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, et nous tombâmes touts
d'accord que du côté où l'incendie se montrait il ne pouvait y avoir de
terre qu'à non moins 500 lieues, car il apparaissait à
l'Ouest-Nord-Ouest. Nous conclûmes alors que ce devait être quelque
vaisseau incendié en mer, et les coups de canon que nous venions
d'entendre nous firent présumer qu'il ne pouvait être loin. Nous fîmes
voile directement vers lui, et nous eûmes bientôt la certitude de le
découvrir; parce que plus nous cinglions, plus la flamme grandissait,
bien que de long-temps, le ciel étant brumeux, nous ne pûmes appercevoir
autre chose que cette flamme.--Au bout d'une demi-heure de bon sillage,
le vent nous étant devenu favorable, quoique assez faible, et le temps
s'éclaircissant un peu, nous distinguâmes pleinement un grand navire en
feu au milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce désastre, encore que je ne connusse
aucunement les personnes qui s'y trouvaient plongées. Je me représentai
alors mes anciennes infortunes, l'état où j'étais quand j'avais été
recueilli par le capitaine portugais, et combien plus déplorable encore
devait être celui des malheureuses gens de ce vaisseau, si quelque autre
bâtiment n'allait avec eux de conserve. Sur ce, j'ordonnai immédiatement
de tirer cinq coups de canon coup sur coup, à dessein de leur faire
savoir, s'il était possible, qu'ils avaient du secours à leur portée, et
afin qu'ils tâchassent de se sauver dans leur chaloupe; car, bien que
nous pussions voir la flamme dans leur navire, eux cependant, à cause de
la nuit, ne pouvaient rien voir de nous.

Nous étions en panne depuis quelque temps, suivant seulement à la dérive
le bâtiment embrasé, en attendant le jour quand soudain, à notre grande
terreur, quoique nous eussions lieu de nous y attendre, le navire sauta
en l'air, et s'engloutit aussitôt. Ce fut terrible, ce fut un douloureux
spectacle, par la compassion qu'il nous donna de ces pauvres gens, qui,
je le présumais, devaient touts avoir été détruits avec le navire ou se
trouver dans la plus profonde détresse, jetés sur leur chaloupe au
milieu de l'Océan: alternative d'où je ne pouvais sortir à cause de
l'obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger de mon mieux, je
donnai l'ordre de suspendre touts les fanaux que nous avions à bord, et
on tira le canon toute la nuit. Par là nous leur faisions connaître
qu'il y avait un bâtiment dans ce parage.

Vers huit heures du matin, à l'aide de nos lunettes d'approche, nous
découvrîmes les embarcations du navire incendié, et nous reconnûmes
qu'il y en avait deux d'entre elles encombrées de monde, et profondément
enfoncées dans l'eau. Le vent leur étant contraire, ces pauvres gens
ramaient, et, nous ayant vus, ils faisaient touts leurs efforts pour se
faire voir aussi de nous.

Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pour leur donner à connaître que
nous les avions apperçus, et nous leur adressâmes un signal de
ralliement; puis nous forçâmes de voile, portant le cap droit sur eux.
En un peu plus d'une demi-heure nous les joignîmes, et, bref, nous les
accueillîmes touts à bord; ils n'étaient pas moins de soixante-quatre,
tant hommes que femmes et enfants; car il y avait un grand nombre de
passagers.

Enfin nous apprîmes que c'était un vaisseau marchand français de 300
tonneaux, s'en retournant de Québec, sur la rivière du Canada. Le
capitaine nous fit un long récit de la détresse de son navire. Le feu
avait commencé à la timonerie, par la négligence du timonier. À son
appel au secours il avait été, du moins tout le monde le croyait-il,
entièrement éteint. Mais bientôt on s'était apperçu que quelques
flammèches avaient gagné certaines parties du bâtiment, où il était si
difficile d'arriver, qu'on n'avait pu complètement les éteindre. Ensuite
le feu, s'insinuant entre les couples et dans le vaigrage du vaisseau,
s'était étendu jusqu'à la cale, et avait bravé touts les efforts et
toute l'habileté qu'on avait pu faire éclater.

Ils n'avaient eu alors rien autre à faire qu'à se jeter dans leurs
embarcations, qui, fort heureusement pour eux, se trouvaient assez
grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grand canot et de plus un petit
esquif qui ne leur avait servi qu'à recevoir des provisions et de l'eau
douce, après qu'ils s'étaient mis en sûreté contre le feu. Toutefois ils
n'avaient que peu d'espoir pour leur vie en entrant dans ces barques à
une telle distance de toute terre; seulement, comme ils le disaient
bien, ils avaient échappé au feu, et il n'était pas impossible qu'un
navire les rencontrât et les prit à son bord.



LE VAISSEAU INCENDIÉ


Ils avaient des voiles, des rames et une boussole, et se préparaient à
mettre le cap en route sur Terre-Neuve, le vent étant favorable, car il
soufflait un joli frais Sud-Est quart-Est. Ils avaient en les ménageant
assez de provisions et d'eau pour ne pas mourir de faim pendant environ
douze jours, au bout desquels s'ils n'avaient point de mauvais temps et
de vents contraires, le capitaine disait qu'il espérait atteindre les
bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doute pêcher du poisson
pour se soutenir jusqu'à ce qu'ils eussent gagné la terre. Mais il y
avait dans touts les cas tant de chances contre eux, les tempêtes pour
les renverser et les engloutir, les pluies et le froid pour engourdir et
geler leurs membres, les vents contraires pour les arrêter et les faire
périr par la famine, que s'ils eussent échappé c'eût été presque
miraculeux.

Au milieu de leurs délibérations, comme ils étaient touts abattus et
prêts à se désespérer, le capitaine me conta, les larmes aux yeux, que
soudain ils avaient été surpris joyeusement en entendant un coup de
canon, puis quatre autres. C'étaient les cinq coups de canon que j'avais
fait tirer aussitôt que nous eûmes apperçu la lueur. Cela les avait
rendus à leur courage, et leur avait fait savoir,--ce qui, je l'ai dit
précédemment, était mon dessein,--qu'il se trouvait là un bâtiment à
portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon ils avaient calé leurs mâts et leurs
voiles; et, comme le son venait du vent, ils avaient résolu de rester en
panne jusqu'au matin. Ensuite, n'entendant plus le canon, ils avaient à
de longs intervalles déchargé trois mousquets; mais, comme le vent nous
était contraire, la détonation s'était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encore plus agréablement surpris par
la vue de nos fanaux et par le bruit du canon, que j'avais donné l'ordre
de tirer tout le reste de la nuit. À ces signaux ils avaient forcé de
rames pour maintenir leurs embarcations debout-au-vent, afin que nous
pussions les joindre plus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils
avaient reconnu que nous les avions découverts.

Il m'est impossible de peindre les différents gestes, les extases
étranges, la diversité de postures, par lesquels ces pauvres gens, à une
délivrance si inattendue, manifestaient la joie de leurs âmes.
L'affliction et la crainte se peuvent décrire aisément: des soupirs, des
gémissements et quelques mouvements de tête et de mains en font toute la
variété; mais une surprise de joie, mais un excès de joie entraîne à
mille extravagances.--Il y en avait en larmes, il y en avait qui
faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s'ils eussent été dans
la plus douloureuse agonie; quelques-uns, tout-à-fait en délire, étaient
de véritables lunatiques; d'autres couraient çà et là dans le navire en
frappant du pied; d'autres se tordaient les mains, d'autres dansaient,
plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoup criaient; quantité,
absolument muets, ne pouvaient proférer une parole; ceux-ci étaient
malades et vomissaient, ceux-là en pâmoison étaient près de tomber en
défaillance;--un petit nombre se signaient et remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni aux autres; sans doute beaucoup
rendirent grâces par la suite, mais tout d'abord la commotion, trop
forte pour qu'ils pussent la maîtriser, les plongea dans l'extase et
dans une sorte de frénésie; et il n'y en eut que fort peu qui se
montrèrent graves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de la nation à laquelle ils
appartenaient y contribua-t-il; j'entends la nation française, dont
l'humeur est réputée plus volatile, plus passionnée, plus ardente et
l'esprit plus fluide que chez les autres nations.--Je ne suis pas assez
philosophe pour en déterminer la source, mais rien de ce que j'avais vu
jusqu'alors n'égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvre
VENDREDI, mon fidèle Sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue,
est ce qui s'en approchait le plus; la surprise du capitaine et de ses
deux compagnons que je délivrai des deux scélérats qui les avaient
débarqués dans l'île, y ressemblait quelque peu aussi: néanmoins rien ne
pouvait entrer en comparaison, ni ce que j'avais observé chez VENDREDI,
ni ce que j'avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que ces extravagances ne se montraient point,
sous les différentes formes dont j'ai fait mention, chez différentes
personnes uniquement, mais que toute leur multiplicité apparaissait en
une brève succession d'instants chez un seul même individu. Tel homme
que nous voyions muet, et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la
minute suivante dansait et criait comme un baladin; le moment d'ensuite
il s'arrachait les cheveux, mettait ses vêtements en pièces, les foulait
aux pieds comme un furibond; peu après, tout en larmes, il se trouvait
mal, il s'évanouissait, et s'il n'eût reçu de prompts secours, encore
quelques secondes et il était mort. Il en fut ainsi, non pas d'un ou de
deux, de dix ou de vingt, mais de la majeure partie; et, si j'ai bonne
souvenance, à plus de trente d'entre eux notre chirurgien fut obligé de
tirer du sang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l'un vieillard, l'autre jeune homme;
et, chose étrange! le vieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu'il mit le pied à bord de notre bâtiment et qu'il se vit en
sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mort comme une pierre; pas
le moindre signe de vie ne se manifestait en lui. Notre chirurgien lui
appliqua immédiatement les remèdes propres à rappeler ses esprits; il
était le seul du navire qui ne le croyait pas mort. À la fin il lui
ouvrit une veine au bras, ayant premièrement massé et frotté la place
pour l'échauffer autant que possible. Le sang, qui n'était d'abord venu
que goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutes l'homme
ouvrit les yeux, un quart d'heure après il parla, se trouva mieux et au
bout de peu de temps tout-à-fait bien. Quand la saignée fut arrêtée il
se promena, nous assura qu'il allait à merveille, but un trait d'un
cordial que le chirurgien lui offrit, et recouvra, comme on dit, toute
sa connaissance.--Environ un quart d'heure après on accourut dans la
cabine avertir le chirurgien, occupé à saigner une femme française
évanouie, que le prêtre était devenu entièrement insensé. Sans doute en
repassant dans sa tête la vicissitude de sa position, il s'était
replongé dans un transport de joie; et, ses esprits circulant plus vite
que les vaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang,
et le bonhomme était devenu aussi convenable pour Bedlam[13] qu'aucune
des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet état le chirurgien ne
voulut pas le saigner de nouveau; mais il lui donna quelque chose pour
l'assoupir et l'endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le
lendemain matin il s'éveilla calme et rétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut
réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord du
navire il s'inclina, il se prosterna pour rendre grâces de sa
délivrance. Dans cet élancement j'eus malheureusement la maladresse de
le troubler, le croyant véritablement évanoui; mais il me parla avec
calme, me remercia, me dit qu'il bénissait Dieu de son salut, me pria de
le laisser encore quelques instants, ajoutant qu'après son Créateur je
recevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l'avoir troublé; et non-seulement je
m'éloignai, mais encore j'empêchai les autres de l'interrompre. Il
demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus, après
que je me fus retiré; puis il vint à moi, comme il avait dit qu'il
ferait, et avec beaucoup de gravité et d'affection, mais les larmes aux
yeux, il me remercia de ce qu'avec la volonté de Dieu je lui avais sauvé
la vie ainsi qu'à tant de pauvres infortunés. Je lui répondis que je ne
l'engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieu plutôt qu'à moi,
n'ignorant pas que déjà c'était chose faite; puis j'ajoutai que nous
n'avions agi que selon ce que la raison et l'humanité dictent à touts
les hommes, et qu'autant que lui nous avions sujet de glorifier Dieu qui
nous avait bénis jusque là de nous faire les instruments de sa
miséricorde envers un si grand nombre de ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes: il
travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta et
raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la saine
raison. Avec quelques-uns il réussit; quant aux autres, d'assez
long-temps ils ne rentrèrent en puissance d'eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la
conviction qu'elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux desquels
elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions extrêmes; car si un
excès de joie peut entraîner l'homme si loin au-delà des limites de la
raison, où ne nous emportera pas l'exaltation de la colère, de la
fureur, de la vengeance? Et par le fait j'ai vu là-dedans combien nous
devions rigoureusement veiller sur toutes nos passions, soient-elles de
joie et de bonheur, soient-elles de douleur et de colère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances de
nos nouveaux hôtes; mais quand ils se furent retirés dans les logements
qu'on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre navire,
fatigués, brisés par l'effroi, ils s'endormirent profondément pour la
plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce
de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu'ils
ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions rendus:
les Français, on ne l'ignore pas, sont naturellement portés à donner
dans l'excès de ce côté-là.--Le capitaine et un des prêtres m'abordèrent
le jour suivant, et, désireux de s'entretenir avec moi et mon neveu le
commandant, ils commencèrent par nous consulter sur nos intentions à
leur égard. D'abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la
vie, tout ce qu'ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfait
qu'ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu'ils avaient à la
hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leurs embarcations de
l'argent et des objets de valeur, et que si nous voulions l'accepter ils
avaient mission de nous offrir le tout; seulement qu'ils désiraient être
mis à terre, sur notre route, en quelque lieu où il ne leur fût point
impossible d'obtenir passage pour la France.

Mon neveu tout d'abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte à
voir ce qu'on ferait d'eux plus tard; mais je l'en détournai, car je
savais ce que c'était que d'être déposé à terre en pays étranger. Si le
capitaine portugais qui m'avait recueilli en mer avait agi ainsi envers
moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que je
possédais, il m'eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au Brésil
comme je l'avais été en Barbarie, à la seule différence que je n'aurais
pas été à vendre à un Mahométan; et rien ne dit qu'un Portugais soit
meilleur maître qu'un Turc, voire même qu'il ne soit pire en certains
cas.



REQUÊTE DES INCENDIÉS


Je répondis donc au capitaine français:--«À la vérité nous vous avons
secourus dans votre détresse; mais c'était notre devoir, parce que nous
sommes vos semblables, et que nous désirerions qu'il nous fût ainsi fait
si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité. Nous
avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agi envers
nous si nous avions été dans votre situation et vous dans la nôtre. Nous
vous avons accueillis à bord pour vous assister, et non pour vous
dépouiller; ce serait une chose des plus barbares que de vous prendre le
peu que vous avez sauvé des flammes, puis de vous mettre à terre et de
vous abandonner; ce serait vous avoir premièrement arrachés aux mains de
la mort pour vous tuer ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage
pour vous faire mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu'on accepte
de vous la moindre des choses.--Quant à vous déposer à terre,
ajoutai-je, c'est vraiment pour nous d'une difficulté extrême; car le
bâtiment est chargé pour les Indes-Orientales; et quoique à une grande
distance du côté de l'Ouest, nous soyons entraînés hors de notre course,
ce que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est
néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre
considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait
justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s'est engagé par
une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du Brésil.
Tout ce qu'à ma connaissance il peut faire pour vous, c'est de nous
mettre en passe de rencontrer des navires revenant des
Indes-Occidentales, et, s'il est possible, de vous faire accorder
passage pour l'Angleterre ou la France.»

La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante
qu'ils ne purent que m'en rendre grâces, mais ils tombèrent dans une
grande consternation, surtout les passagers, à l'idée d'être emmenés aux
Indes-Orientales. Ils me supplièrent, puisque j'étais déjà entraîné si
loin à l'Ouest avant de les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir
la même route jusqu'aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je
rencontrerais quelque navire ou quelque _sloop_ qu'ils pourraient
prendre à louage pour retourner au Canada, d'où ils venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j'inclinais à
l'accorder; car je considérais que, par le fait, transporter tout ce
monde aux Indes-Orientales serait non-seulement agir avec trop de dureté
envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète de notre
voyage, par l'absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que
ce n'était point là une infraction à la charte-partie, mais une
nécessité qu'un accident imprévu nous imposait, et que nul ne pouvait
nous imputer à blâme; car les lois de Dieu et de la nature nous avaient
enjoint d'accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans une si
profonde détresse, et la force des choses nous faisait une obligation,
envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à terre quelque
part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les conduire à
Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au cas
contraire, à la Martinique, dans les Indes-Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement de l'Est; cependant le temps se
maintint assez bon; et, comme le vent s'établit dans les aires
intermédiaires entre le Nord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs
occasions d'envoyer nos hôtes en France; car nous rencontrâmes plusieurs
navires faisant voile pour l'Europe, entre autres deux bâtiments
français venant de Saint-Christophe; mais ils avaient louvoyé si
long-temps qu'ils n'osèrent prendre des passagers, dans la crainte de
manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu'ils auraient
accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre.--Une semaine après
environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pour couper court,
nous mîmes touts nos Français à bord d'une embarcation qu'ils prirent à
louage en mer, pour les mener à terre, puis ensuite les transporter en
France s'ils pouvaient trouver des provisions pour l'avitailler. Quand
je dis que touts nos Français nous quittèrent, je dois faire observer
que le jeune prêtre dont j'ai parlé, ayant appris que nous allions aux
Indes-Orientales, désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la
côte de Coromandel. J'y consentis volontiers, car je m'étais pris
d'affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on le verra
plus tard.--Quatre matelots s'enrôlèrent aussi à bord, et se montrèrent
bons compagnons.

De là nous prîmes la route des Indes-Occidentales, et nous gouvernions
Sud et Sud-quart-Est depuis environ vingt jours, parfois avec peu ou
point de vent, quand nous rencontrâmes une autre occasion, presque aussi
déplorable que la précédente, d'exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes de latitude septentrionale, le 19
mars 1694-5, faisant route Sud-Est-quart-Sud, lorsque nous découvrîmes
une voile. Nous reconnûmes bientôt que c'était un gros navire, et qu'il
arrivait sur nous; mais nous ne sûmes que conclure jusqu'à ce qu'il fut
un peu plus approché, et que nous eûmes vu qu'il avait perdu son grand
mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tira alors un coup de
canon en signal de détresse. Le temps était assez bon, un beau frais
soufflait du Nord-Nord-Ouest; nous fûmes bientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c'était un navire de Bristol, qui chargeant à la
Barbade pour son retour, avait été entraîné hors de la rade par un
terrible ouragan, peu de jours avant qu'il fût prêt à mettre à la voile,
pendant que le capitaine et le premier lieutenant étaient allés touts
deux à terre; de sorte que, à part la terreur qu'imprime une tempête,
ces gens ne s'étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d'habiles
marins auraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu'ils
étaient en mer, et depuis l'ouragan ils avaient essuyé une autre
terrible tourmente, qui les avait tout-à-fait égarés et jetés à l'Ouest,
et qui les avait démâtés, ainsi que je l'ai noté plus haut. Ils nous
dirent qu'ils s'étaient attendu à voir les îles Bahama, mais qu'ils
avaient été emportés plus au Sud-Est par un fort coup de vent
Nord-Nord-Ouest, le même qui soufflait alors. N'ayant point de voiles
pour manœuvrer le navire, si ce n'est la grande voile, et une sorte de
tréou sur un mât de misaine de fortune qu'ils avaient élevé, ils ne
pouvaient courir au plus près du vent, mais ils s'efforçaient de faire
route pour les Canaries.

Le pire de tout, c'est que pour surcroît des fatigues qu'ils avaient
souffertes ils étaient à demi morts de faim. Leur pain et leur viande
étaient entièrement consommés, il n'en restait pas une once dans le
navire, pas une once depuis onze jours. Pour tout soulagement ils
avaient encore de l'eau, environ un demi-baril de farine et pas mal de
sucre. Dans l'origine ils avaient eu quelques conserves ou confitures,
mais elles avaient été dévorées. Sept barils de _rum_ restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeune homme, sa mère et une
fille de service, qui, croyant le bâtiment prêt à faire voile, s'y
étaient malheureusement embarqués la veille de l'ouragan. Leurs
provisions particulières une fois consommées, leur condition était
devenue plus déplorable que celle des autres; car l'équipage, réduit
lui-même à la dernière extrémité, n'avait eu, la chose est croyable,
aucune compassion pour les pauvres passagers: ils étaient vraiment
plongés dans une misère douloureuse à dépeindre.

Je n'aurais peut-être jamais connu ce fait dans touts ses détails si, le
temps étant favorable et le vent abattu, ma curiosité ne m'avait conduit
à bord de ce navire.--Le lieutenant en second, qui pour lors avait pris
le commandement, vint à notre bord, et me dit qu'ils avaient dans la
grande cabine trois passagers qui se trouvaient dans un état
déplorable.--«Voire même, ajouta-t-il, je pense qu'ils sont morts; car
je n'en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, et j'ai
craint de m'en informer, ne pouvant rien faire pour leur consolation.»

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner tout soulagement possible à ce
malheureux navire, et, par le fait, j'influençai si bien mon neveu, que
j'aurais pu l'approvisionner, eussions-nous dû aller à la Virginie ou en
tout autre lieu de la côte d'Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes;
mais il n'y eut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans un nouveau danger: ils avaient
à redouter de manger trop, quel que fût même le peu de nourriture qu'on
leur donnât.--Le second ou commandant avait amené avec lui six matelots
dans sa chaloupe; mais les infortunés semblaient des squelettes et
étaient si faibles qu'ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames. Le
second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim; car il ne
s'était rien réservé, déclara-t-il, de plus que ses hommes, et n'avait
toujours pris que part égale de chaque pitance.

Je lui recommandai de manger avec réserve, et je m'empressai de lui
présenter de la nourriture; il n'eut pas avalé trois bouchées qu'il
commença à éprouver du malaise: aussi s'arrêta-t-il, et notre chirurgien
lui mêla avec un peu de bouillon quelque chose qu'il dit devoir lui
servir à la fois d'aliment et de remède. Dès qu'il l'eut pris il se
sentit mieux. Dans cette entrefaite je n'oubliai pas les matelots. Je
leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôt
qu'ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu'ils enrageaient en
quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autres mangèrent
avec tant de voracité, qu'ils faillirent à mourir le lendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et
rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant
moi à mon arrivée dans mon île, où je n'avais pas une bouchée de
nourriture, pas même l'espoir de m'en procurer; où pour surcroît j'étais
dans la continuelle appréhension de servir de proie à d'autres
créatures.--Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la
situation misérable de l'équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce
qu'il m'avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine,
c'est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n'avait
pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait
l'avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son
monde étant si grandes. J'avais déduit de cela qu'on ne leur avait
réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu'ils devaient touts
avoir péri, et que peut-être ils étaient touts étendus morts sur le
plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le
capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n'oubliai pas que le
reste de l'équipage se mourait de faim, et j'envoyai vers le navire ma
propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter
un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien
enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en leur présence, et
de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de
manger la viande crue ou de l'arracher du pot avant qu'elle fût bien
cuite, puis de n'en donner à chacun que peu à la fois. Par cette
précaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués avec
cette même nourriture qu'on leur donnait pour conserver leur vie.

J'ordonnai en même temps au second d'entrer dans la grande cabine et de
voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s'ils
étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer les
secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de ce bouillon
préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel
bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à petit.



LA CABINE


Non content de cela, et, comme je l'ai dit plus haut, ayant un grand
désir d'assister à la scène de misère que je savais devoir m'être
offerte par le navire lui-même d'une manière plus saisissante que tout
récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l'appelait
alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.

Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour arracher
la viande de la chaudière avant qu'elle fût cuite; mais mon second avait
suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de la cuisine; et
la sentinelle qu'il avait placée là, après avoir épuisé toutes
persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les repoussait
par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelques
biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon,--on appelle cela
_brewis_,--et d'en distribuer un à chacun pour appaiser leur faim:
c'était leur propre conservation qui l'obligeait, leur disait-elle, de
ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était bel et bon; mais si
je ne fusse pas venu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs
officiers, si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même
quelques menaces de ne plus rien leur donner, je crois qu'ils auraient
pénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande du fourneau:
car Ventre affamé n'a point d'oreilles.--Nous les pacifiâmes pourtant:
d'abord nous leur donnâmes à manger peu à peu et avec retenue, puis nous
leur accordâmes davantage, enfin nous les mîmes à discrétion, et ils
s'en trouvèrent assez bien.

Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d'une autre
nature et bien au-delà de tout le reste; car, l'équipage ayant si peu
pour lui-même, il n'était que trop vrai qu'il les avait d'abord tenus
fort chétivement, puis à la fin qu'il les avait totalement négligés; de
sorte qu'on eût pu dire qu'ils n'avaient eu réellement aucune nourriture
depuis six ou sept jours, et qu'ils n'en avaient eu que très-peu les
jours précédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une
femme de bon sens et de bonne éducation, s'était par tendresse pour son
fils imposé tant de privations, qu'elle avait fini par succomber; et
quand notre second entra elle était assise sur le plancher de la cabine,
entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé
contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à un
cadavre, bien qu'elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second lui dit
tout ce qu'il put pour la ranimer et l'encourager, et avec une cuillère
lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit les lèvres, elle
leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elle entendit ce qu'il
lui disait, et lui fit signe qu'il était trop tard pour elle; puis elle
lui montra son enfant, comme si elle eût voulu dire: Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s'efforçait de
lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu'il
prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées: je doute qu'il
en fût bien sûr. N'importe! c'était trop tard: elle mourut la même nuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus
affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout-à-fait aussi affaibli;
cependant il était étendu roide sur un lit, n'ayant plus qu'un souffle
de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d'un vieux gant qu'il avait
dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le
second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et
il commença sensiblement à se ranimer; pourtant quelque temps après, lui
en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il se trouva fort mal
et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa
maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme une
personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses membres
étaient tordus: une de ses mains était agrippée à un bâton de chaise, et
le tenait si ferme qu'on ne put aisément le lui faire lâcher; son autre
bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints,
s'appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, elle gisait
là comme un agonisant dans le travail de la mort: cependant elle
survécut aussi.

La pauvre créature n'était pas seulement épuisée par la faim et brisée
par les terreurs de la mort; mais, comme nous l'apprîmes de l'équipage,
elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu'elle voyait mourante
depuis deux ou trois jours et qu'elle aimait fort tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvre fille; et lorsque notre
chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d'expérience,
l'eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison;
et pendant fort long-temps elle resta à peu près folle, comme on le
verra par la suite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en
mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l'on séjourne
quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait de
secourir l'équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer avec
lui; et, quoiqu'il désirât fort d'aller de conserve avec nous pendant
quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer un
bâtiment qui n'avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine nous
pria de l'aider à dresser un grand mât de hune et une sorte de mâtereau
de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous refusâmes pas à
rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après lui avoir donné cinq
barils de bœuf et de porc, deux barriques de biscuits, et une provision
de pois, de farine et d'autres choses dont nous pouvions disposer, et
avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du _rum_, et quelques
pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur
propre requête, le jeune homme et la servante avec touts leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien
élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère,
son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant, avait supplié
le chirurgien de vouloir bien m'engager à le retirer de ce vaisseau,
dont le cruel équipage, disait-il, était l'assassin de sa mère; et par
le fait il l'était, du moins passivement: car, pour la pauvre veuve
délaissée ils auraient pu épargner quelques petites choses qui
l'auraient sauvée, n'eût-ce été que juste de quoi l'empêcher de mourir.
Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, ni droit; c'est
pourquoi elle est sans remords et sans compassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long
cours, qui le séparerait de touts ses amis et le replongerait peut-être
dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l'avions trouvé,
c'est-à-dire mourant de faim dans le monde; et il avait répondu:--«Peu
m'importe où j'irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipage
parmi lequel je suis! Le capitaine,--c'est de moi qu'il entendait
parler, car il ne connaissait nullement mon neveu,--m'a sauvé la vie, je
suis sûr qu'il ne voudra pas me faire de chagrin; et quant à la
servante, j'ai la certitude, si elle recouvre sa raison, qu'elle sera
très-reconnaissante, n'importe le lieu où vous nous emmeniez.»--Le
chirurgien m'avait rapporté tout ceci d'une façon si touchante, que je
n'avais pu résister, et que nous les avions pris à bord touts les deux,
avec touts leurs bagages, excepté onze barriques de sucre qu'on n'avait
pu remuer ou aveindre. Mais, comme le jeune homme en avait le
connaissement, j'avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel
il s'obligeait dès son arrivée à Bristol à se rendre chez un M. Rogers,
négociant auquel le jeune homme s'était dit allié, et à lui remettre une
lettre de ma part, avec toutes les marchandises laissées à bord
appartenant à la défunte veuve. Il n'en fut rien, je présume: car je
n'appris jamais que ce vaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu
en mer, cela est probable. Désemparé comme il était et si éloigné de
toute terre, mon opinion est qu'à la première tourmente qui aura soufflé
il aura dû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée
quand nous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes de latitude, et nous avions
eu jusque là un voyage passable comme temps, quoique les vents d'abord
eussent été contraires.--Je ne vous fatiguerai pas du récit des petits
incidents de vents, de temps et de courants advenus durant la traversée;
mais, coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j'arrivai
à mon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695.--Ce ne fut pas
sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefois venant du
Brésil, je l'avais abordée par le Sud et Sud-Est, que je l'avais quittée
de même, et qu'alors je cinglais entre le continent et l'île, n'ayant ni
carte de la côte, ni point de repère, je ne la reconnus pas quand je la
vis. Je ne savais si c'était elle ou non.

Nous rôdâmes long-temps, et nous abordâmes à plusieurs îles dans les
bouches de la grande rivière Orénoque, mais inutilement. Toutefois
j'appris en côtoyant le rivage que j'avais été jadis dans une grande
erreur, c'est-à-dire que le continent que j'avais cru voir de l'île où
je vivais n'était réellement point la terre ferme, mais une île fort
longue, ou plutôt une chaîne d'îles s'étendant d'un côté à l'autre des
vastes bouches de la grande rivière; et que les Sauvages qui venaient
dans mon île n'étaient pas proprement ceux qu'on appelle Caribes, mais
des insulaires et autres barbares de la même espèce, qui habitaient un
peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de ces îles: j'en trouvai
quelques-unes peuplées et quelques-unes désertes. Dans une entre autres
je rencontrai des Espagnols, et je crus qu'ils y résidaient; mais, leur
ayant parlé, j'appris qu'ils avaient un _sloop_ mouillé dans une petite
crique près de là; qu'ils venaient en ce lieu pour faire du sel et
pêcher s'il était possible quelques huîtres à perle; enfin qu'ils
appartenaient à l'île de la Trinité, située plus au Nord, par les 10 et
11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d'une île à l'autre, tantôt avec le navire, tantôt avec
la chaloupe des Français,--nous l'avions trouvée à notre convenance, et
l'avions gardée sous leur bon plaisir,--j'atteignis enfin le côté Sud de
mon île, et je reconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le
navire à l'ancre, en face de la petite crique où gisait mon ancienne
habitation.

Sitôt que je vins en vue de l'île j'appelai VENDREDI et je lui demandai
s'il savait où il était. Il promena ses regards quelque temps, puis tout
à coup il battit des mains et s'écria:--«O, oui! O, voilà! O, oui! O,
voilà!»--Et montrant du doigt notre ancienne habitation, il se prit à
danser et à cabrioler comme un fou, et j'eus beaucoup de peine à
l'empêcher de sauter à la mer pour gagner la rive à la nage.

--«Eh bien! VENDREDI, lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions
quelqu'un ici? penses-tu que nous revoyions ton père?»--Il demeura
quelque temps muet comme une souche; mais quand je nommai son père, le
pauvre et affectionné garçon parût affligé, et je vis des larmes couler
en abondance sur sa face.--«Qu'est-ce, VENDREDI? lui dis-je, te
fâcherait-il de revoir ton père?»--«Non, non, répondit-il en secouant la
tête, non voir lui plus, non jamais plus voir encore!»--Pourquoi donc,
VENDREDI, repris-je, comment sais-tu cela?»--«Oh non! oh non!
s'écria-t-il; lui mort il y a long-temps; il y a long-temps lui beaucoup
vieux homme.»--«Bah! bah! VENDREDI, tu n'en sais rien; mais allons-nous
trouver quelqu'un autre?»--Le compagnon avait, à ce qu'il paraît, de
meilleurs yeux que moi; il les jeta juste sur la colline au-dessus de
mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions à une demi-lieue, il
se mit à crier:--«Moi voir! moi voir! oui, oui, moi voir beaucoup hommes
là, et là, et là.»



RETOUR DANS L'ÎLE


Je regardai, mais je ne pus voir personne, pas même avec ma lunette
d'approche, probablement parce que je la braquais mal, car mon serviteur
avait raison: comme je l'appris le lendemain, il y avait là cinq ou six
hommes arrêtés à regarder le navire, et ne sachant que penser de nous.

Aussitôt que VENDREDI m'eut dit qu'il voyait du monde, je fis déployer
le pavillon anglais et tirer trois coups de canon, pour donner à
entendre que nous étions amis; et, un demi-quart d'heure après, nous
apperçûmes une fumée s'élever du côté de la crique. J'ordonnai
immédiatement de mettre la chaloupe à la mer, et, prenant VENDREDI avec
moi, j'arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendis
directement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a été
question. Je lui avais conté l'histoire de mon existence en cette île,
le genre de vie que j'y avais mené, toutes les particularités ayant
trait et à moi-même et à ceux que j'y avais laissés, et ce récit l'avait
rendu extrêmement désireux de me suivre. J'avais en outre avec moi
environ seize hommes très-bien armés pour le cas où nous aurions trouvé
quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pas connus; mais nous
n'eûmes pas besoin d'armes.

Comme nous allions à terre durant le flot, presque à marée haute, nous
voguâmes droit dans la crique; et le premier homme sur lequel je fixai
mes yeux fut l'Espagnol dont j'avais sauvé la vie, et que je reconnus
parfaitement bien à sa figure; quant à son costume, je le décrirai plus
tard. J'ordonnai d'abord que, excepté moi, personne ne mît pied à terre;
mais il n'y eut pas moyen de retenir VENDREDI dans la chaloupe: car ce
fils affectionné, avait découvert son père par delà les Espagnols, à une
grande distance, où je ne le distinguais aucunement; si on ne l'eût pas
laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Il ne fut pas plus
tôt débarqué qu'il vola vers son père comme une flèche décochée d'un
arc. Malgré la plus ferme résolution, il n'est pas un homme qui eût pu
se défendre de verser des larmes en voyant les transports de joie de ce
pauvre garçon quand il rejoignit son père; comment il l'embrassa, le
baisa, lui caressa la face, le prit dans ses bras, l'assit sur un arbre
abattu et s'étendit près de lui; puis se dressa et le regarda pendant un
quart d'heure comme on regarderait une peinture étrange; puis se coucha
par terre, lui caressa et lui baisa les jambes; puis enfin se releva et
le regarda fixement. On eût dit une fascination; mais le jour suivant un
chien même aurait ri de voir les nouvelles manifestations de son
affection. Dans la matinée, durant plusieurs heures il se promena avec
son père çà et là le long du rivage, le tenant toujours par la main
comme s'il eût été une lady; et de temps en temps venant lui chercher
dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verre de liqueur, un
biscuit ou quelque autre bonne chose. Dans l'après-midi ses folies se
transformèrent encore: alors il asseyait le vieillard, par terre, se
mettait à danser autour de lui, faisait mille postures, mille
gesticulations bouffonnes, et lui parlait et lui contait en même temps
pour le divertir une histoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui
était advenu dans les contrées lointaines. Bref, si la même affection
filiale pour leurs parents se trouvait chez les Chrétiens, dans notre
partie du monde, on serait tenté de dire que ç'eût été chose à peu près
inutile que le cinquième Commandement.

Mais ceci est une digression; je retourne à mon débarquement. S'il me
fallait relater toutes les cérémonies et toutes les civilités avec
lesquelles les Espagnols me reçurent, je n'en aurais jamais fini. Le
premier Espagnol qui s'avança, et que je reconnus très-bien, comme je
l'ai dit, était celui dont j'avais sauvé la vie. Accompagné d'un des
siens, portant un drapeau parlementaire, il s'approcha de la chaloupe.
Non-seulement, il ne me remit pas d'abord, mais il n'eut pas même la
pensée, l'idée, que ce fût moi qui revenais, jusqu'à ce que je lui eusse
parlé.--«Senhor, lui dis-je en portugais, ne me reconnaissez-vous
pas?»--Il ne répondit pas un mot; mais, donnant son mousquet à l'homme
qui était avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose en
espagnol que je n'entendis qu'imparfaitement, il s'avança pour
m'embrasser; puis il ajouta qu'il était inexcusable de n'avoir pas
reconnu cette figure qui lui avait une fois apparu comme celle d'un Ange
envoyé du Ciel pour lui sauver la vie; et une foule d'autres jolies
choses, comme en a toujours à son service un Espagnol bien élevé;
ensuite, faisant signe de la main à la personne qui l'accompagnait, il
la pria d'aller appeler ses camarades. Alors il me demanda si je voulais
me rendre à mon ancienne habitation, où il me remettrait en possession
de ma propre demeure, et où je verrais qu'il ne s'y était fait que de
chétives améliorations. Je le suivis donc; mais, hélas! il me fut aussi
impossible de retrouver les lieux que si je n'y fusse jamais allé; car
on avait planté tant d'arbres, on les avait placés de telle manière, si
épais et si près l'un de l'autre, et en dix ans de temps ils étaient
devenus si gros, qu'en un mot, la place était inaccessible, excepté par
certains détours et chemins dérobés que seulement ceux qui les avaient
pratiqués pouvaient reconnaître.

Je lui demandai à quoi bon toutes ces fortifications. Il me répondit que
j'en comprendrais assez la nécessité quand il m'aurait conté comment ils
avaient passé leur temps depuis leur arrivée dans l'île, après qu'ils
eurent eu le malheur de me trouver parti. Il me dit qu'il n'avait pu que
participer de cœur à ma bonne fortune lorsqu'il avait appris que je m'en
étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, que maintes
fois il avait été pris de la ferme persuasion qu'un jour ou l'autre il
me reverrait; mais que jamais il ne lui était rien arrivé dans sa vie de
plus consternant et de plus affligeant d'abord que le désappointement où
il tomba quand à son retour dans l'île il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares,--comme il les appelait--que nous avions
laissés derrière nous et sur lesquels il avait une longue histoire à me
conter, s'ils n'eussent été en si petit nombre, les Espagnols se
seraient touts crus beaucoup mieux parmi les Sauvages.--«Il y a
long-temps que s'ils avaient été assez forts nous serions touts en
Purgatoire, me dit-il en se signant sur la poitrine; mais, sir, j'espère
que vous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcés par
la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propre conservation, de
désarmer et de faire nos sujets ces hommes, qui, ne se contentant point
d'être avec modération nos maîtres, voulaient se faire nos
meurtriers.»--Je lui répondis que j'avais profondément redouté cela en
laissant ces hommes en ces lieux, et que rien ne m'avait plus affecté à
mon départ de l'île que de ne pas les voir de retour, pour les mettre
d'abord en possession de toutes choses, et laisser les autres dans un
état de sujétion selon qu'ils le méritaient; mais que puisqu'ils les y
avaient réduits j'en étais charmé, bien loin d'y trouver aucun mal; car
je savais que c'étaient d'intraitables et d'ingouvernables coquins,
propres à toute espèce de crime.

Comme j'achevais ces paroles, l'homme qu'il avait envoyé revint, suivi
de onze autres. Dans le costume où ils étaient, il était impossible de
deviner à quelle nation ils appartenaient; mais il posa clairement la
question pour eux et pour moi: d'abord il se tourna vers moi et me dit
en les montrant:--«Sir, ce sont quelques-uns des gentlemen qui vous sont
redevables de la vie.»--Puis, se tournant vers eux et me désignant du
doigt, il leur fit connaître qui j'étais. Là-dessus ils s'approchèrent
touts un à un, non pas comme s'ils eussent été des marins et du petit
monde et moi leur pareil, mais réellement comme s'ils eussent été des
ambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grand
conquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante et
courtoise, et cependant mêlé d'une mâle et majestueuse gravité qui leur
séyait très-bien. Bref, ils avaient tellement plus d'entregent que moi,
qu'à peine savais-je comment recevoir leurs civilités, beaucoup moins
encore comment leur rendre la réciproque.

L'histoire de leur venue et de leur conduite dans l'île après mon départ
est si remarquable, elle est traversée de tant d'incidents que la
première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de
liaison dans la plupart de ses détails avec le récit que j'ai déjà
donné, que je ne saurais me défendre de l'offrir avec grand plaisir à la
lecture de ceux qui viendront après moi.

Je n'embrouillerai pas plus long-temps le fil de cette histoire par une
narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix
mille _dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis_ et autres choses
semblables; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi
exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu'ils me les ont
contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le
théâtre même.

Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible, il
me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j'abandonnai l'île
et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j'ai à parler.
D'abord il est nécessaire de répéter que j'avais envoyé le père de
VENDREDI et l'Espagnol, touts les deux sauvés, grâce moi, des Sauvages;
que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande pirogue à la
terre-ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les compagnons de
l'Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient, afin de les
secourir pour le présent, et d'inventer ensemble par la suite, si faire
se pouvait, quelques moyens de délivrance.

Quand je les envoyai ma délivrance n'avait aucune probabilité, rien ne
me donnait lieu de l'espérer, pas plus que vingt ans auparavant; bien
moins encore avais-je quelque prescience de ce qui après arriva,
j'entends qu'un navire anglais aborderait là pour les emmener. Aussi
quand ils revinrent quelle dut être leur surprise, non-seulement de me
trouver parti, mais de trouver trois étrangers abandonnés sur cette
terre, en possession de tout ce que j'avais laissé derrière moi, et qui
autrement leur serait échu!

La première chose dont toutefois je m'enquis,--pour reprendre où j'en
suis resté,--fut ce qui leur était personnel; et je priai l'Espagnol de
me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la
recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs
aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur était
advenu en route: ils avaient eu un temps fort calme et une mer douce.
Quant à ses compatriotes, ils furent, à n'en pas douter, ravis de le
revoir.--À ce qu'il paraît, il était le principal d'entre eux, le
capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis
quelque temps.--Ils furent d'autant plus surpris de le voir, qu'ils le
savaient tombé entre les mains des Sauvages, et le supposaient dévoré
comme touts les autres prisonniers. Quand il leur conta l'histoire de sa
délivrance et qu'il était à même de les emmener, ce fut comme un songe
pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut semblable à
celui des frères de Joseph lorsqu'il se découvrit à eux et leur raconta
l'histoire de son exaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur
montra les armes, la poudre, les balles et les provisions qu'il avait
apportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrent qu'avec
réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement se préparèrent à
le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer des canots; et en ceci ils se
virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis
les Sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues, sous
prétexte d'aller à la pêche ou en partie de plaisir.

Dans ces embarcations ils partirent le matin suivant. Il est clair qu'il
ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs, n'ayant ni
bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce qu'ils avaient
sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire leur pain.



BATTERIE DES INSULAIRES


Mes deux messagers furent en tout trois semaines absents, et dans cet
intervalle, malheureusement pour eux, comme je l'ai rapporté dans la
première partie, je trouvai l'occasion de me tirer de mon île, laissant
derrière moi trois bandits, les plus impudents, les plus endurcis, les
plus ingouvernables, les plus turbulents qu'on eût su rencontrer, au
grand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols, ayez-en
l'assurance.

La seule chose juste que firent ces coquins, ce fut de donner ma lettre
aux Espagnols quand ils arrivèrent, et de leur offrir des provisions et
des secours, comme je le leur avais recommandé. Ils leur remirent aussi
de longues instructions écrites que je leur avais laissées, et qui
contenaient les méthodes particulières dont j'avais fait usage dans le
gouvernement de ma vie en ces lieux: la manière de faire cuire mon pain,
d'élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé; comment je
séchais mes raisins, je faisais mes pois et en un mot tout ce que je
fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remis par les trois
vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assez bien l'anglais. Ils
ne refusèrent pas, qui plus est, de s'accommoder avec eux pour toute
autre chose, car ils s'accordèrent très-bien pendant quelque temps. Ils
partagèrent également avec eux la maison ou la grotte, et commencèrent
par vivre fort sociablement. Le principal Espagnol, qui m'avait assisté
dans beaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avec
l'aide du père de VENDREDI. Quant aux Anglais, ils ne faisaient que
rôder çà et là dans l'île, tuer des perroquets, attraper des tortues; et
quand le soir ils revenaient à la maison, les Espagnols pourvoyaient à
leur souper.

Les Espagnols s'en seraient arrangés si les autres les avaient seulement
laissés en repos; mais leur cœur ne pouvait leur permettre de le faire
long-temps; et, comme le chien dans la crèche, ils ne voulaient ni
manger ni souffrir que les autres mangeassent. Leurs différends
toutefois furent d'abord peu de chose et ne valent pas la peine d'être
rapportés; mais à la fin une guerre ouverte éclata et commença avec
toute la grossièreté et l'insolence qui se puissent imaginer, sans
raison, sans provocation, contrairement à la nature et au sens commun;
et, bien que le premier rapport m'en eût été fait par les Espagnols
eux-mêmes, que je pourrais qualifier d'accusateur, quand je vins à
questionner les vauriens, ils ne purent en démentir un mot.

Mais avant d'entrer dans les détails de cette seconde partie, il faut
que je répare une omission faite dans la première. J'ai oublié d'y
consigner qu'à l'instant de lever l'ancre pour mettre à la voile, il
s'engagea à bord de notre navire une petite querelle, qui un instant fit
craindre une seconde révolte; elle ne s'appaisa que lorsque le
capitaine, s'armant de courage et réclamant notre assistance, eut séparé
de vive force et fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut
fait mettre aux fers. Comme ils s'étaient mêlés activement aux premiers
désordres, et qu'en dernier lieu ils avaient laissé échapper quelques
propos grossiers et dangereux, il les menaça de les transporter ainsi en
Angleterre pour y être pendus comme rebelles et comme pirates.

Cette menace, quoique probablement le capitaine n'eût pas l'intention de
l'exécuter, effraya les autres matelots; et quelques-uns d'entre eux
mirent dans la tête de leurs camarades que le capitaine ne leur donnait
pour le présent de bonnes paroles qu'afin de pouvoir gagner quelque port
anglais, où ils seraient touts jetés en prison et mis en jugement.

Le second eut vent de cela et nous en donna connaissance; sur quoi il
fut arrêté que moi, qui passais toujours à leurs yeux pour un personnage
important, j'irais avec le second les rassurer et leur dire qu'ils
pouvaient être certains, s'ils se conduisaient bien durant le reste du
voyage, que tout ce qu'ils avaient fait précédemment serait oublié. J'y
allai donc; ils parurent contents après que je leur eus donné ma parole
d'honneur, et plus encore quand j'ordonnai que les deux hommes qui
étaient aux fers fussent relâchés et pardonnés.

Cette mutinerie nous obligea à jeter l'ancre pour cette nuit, attendu
d'ailleurs que le vent était tombé; le lendemain matin nous nous
apperçûmes que nos deux hommes qui avaient été mis aux fers s'étaient
saisis chacun d'un mousquet et de quelques autres armes,--nous ignorions
combien ils avaient de poudre et de plomb,--avaient pris la pinace du
bâtiment, qui n'avait pas encore été halée à bord, et étaient allés
rejoindre à terre leurs compagnons de scélératesse.

Aussitôt que j'en fus instruit je fis monter dans la grande chaloupe
douze hommes et le second, et les envoyai à la poursuite de ces coquins;
mais ils ne purent les trouver non plus qu'aucun des autres; car dès
qu'ils avaient vu la chaloupe s'approcher du rivage ils s'étaient touts
enfuis dans les bois. Le second fut d'abord tenté, pour faire justice de
leur coquinerie, de détruire leurs plantations, de brûler leurs
ustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer d'affaire comme
ils pourraient; mais, n'ayant pas d'ordre, il laissa toutes choses comme
il les trouva, et, ramenant la pinace, il revint à bord sans eux.

Ces deux hommes joints aux autres en élevaient le nombre à cinq; mais
les trois coquins l'emportaient tellement en scélératesse sur ceux-ci
qu'après qu'ils eurent passé ensemble deux ou trois jours, ils mirent à
la porte les deux nouveau-venus, les abandonnant à eux-mêmes et ne
voulant rien avoir de commun avec eux. Ils refusèrent même long-temps de
leur donner de la nourriture. Quant aux Espagnols, ils n'étaient point
encore arrivés.

Dès que ceux-ci furent venus, les affaires commencèrent à marcher; ils
tâchèrent d'engager les trois scélérats d'Anglais à reprendre parmi eux
leurs deux compatriotes, afin, disaient-ils, de ne faire qu'une seule
famille; mais ils ne voulurent rien entendre: en sorte que les deux
pauvres diables vécurent à part; et, voyant qu'il n'y avait que le
travail et l'application qui pût les faire vivre confortablement, ils
s'installèrent sur le rivage nord de l'île, mais un peu plus à l'ouest,
pour être à l'abri des Sauvages, qui débarquaient toujours dans la
partie orientale.

Là ils battirent deux huttes, l'une pour se loger et l'autre pour servir
de magasin. Les Espagnols leur ayant remis quelque peu de blé pour semer
et une partie des pois que je leur avais laissés, ils bêchèrent,
plantèrent, firent des clôtures, d'après l'exemple que je leur avais
donné à touts, et commencèrent à se tirer assez bien d'affaire.

Leur première récolte de blé était venue à bien; et, quoiqu'ils
n'eussent d'abord cultivé qu'un petit espace de terrain, vu le peu de
temps qu'ils avaient eu, néanmoins c'en fut assez pour les soulager et
les fournir de pain et d'autres aliments; l'un d'eux, qui avait rempli à
bord les fonctions d'aide de cuisine, s'entendait fort bien à faire des
soupes, des _puddings_, et quelques autres mets que le riz, le lait, et
le peu de viande qu'ils avaient permettaient d'apprêter.

C'est ainsi que leur position commençait à s'améliorer, quand les trois
dénaturés coquins leurs compatriotes se mirent en tête de venir les
insulter et leur chercher noise. Ils leur dirent que l'île était à eux;
que le gouverneur,--c'était moi qu'ils désignaient ainsi,--leur en avait
donné la possession, que personne qu'eux n'y avait droit; et que, de par
touts les diables, ils ne leur permettraient point de faire des
constructions sur leur terrain, à moins d'en payer le loyer.

Les deux hommes crurent d'abord qu'ils voulaient rire; ils les prièrent
de venir s'asseoir auprès d'eux, d'examiner les magnifiques maisons
qu'ils avaient construites et d'en fixer eux-mêmes le loyer; l'un d'eux
ajouta en plaisantant que s'ils étaient effectivement les propriétaires
du sol il espérait que, bâtissant sur ce terrain et y faisant des
améliorations, on devait, selon la coutume de touts les propriétaires,
leur accorder un long bail, et il les engagea à amener un notaire pour
rédiger l'acte. Un des trois scélérats se mit à jurer, et, entrant en
fureur, leur dit qu'il allait leur faire voir qu'ils ne riaient pas; en
même temps il s'approche de l'endroit où ces honnêtes gens avaient
allumé du feu pour cuire leurs aliments, prend un tison, l'applique sur
la partie extérieure de leur hutte et y met le feu: elle aurait brûlé
tout entière en quelques minutes si l'un des deux, courant à ce coquin,
ne l'eût chassé et n'eût éteint le feu avec ses pieds, sans de grandes
difficultés.

Le vaurien furieux d'être ainsi repoussé par cet honnête homme, s'avança
sur lui avec un gros bâton qu'il tenait à la main; et si l'autre n'eût
évité adroitement le coup et ne se fût enfui dans la hutte, c'en était
fait de sa vie. Son camarade voyant le danger où ils étaient touts deux,
courut le rejoindre, et bientôt ils ressortirent ensemble, avec leurs
mousquets; celui qui avait été frappé étendit à terre d'un coup de
crosse le coquin qui avait commencé la querelle avant que les deux
autres pussent arriver à son aide; puis, les voyant venir à eux, ils
leur présentèrent le canon de leurs mousquets et leur ordonnèrent de se
tenir à distance.

Les drôles avaient aussi des armes à feu; mais l'un des deux honnêtes
gens, plus décidé que son camarade et enhardi par le danger qu'ils
couraient, leur dit que s'ils remuaient pied ou main ils étaient touts
morts, et leur commanda résolument de mettre bas les armes. Ils ne
mirent pas bas les armes, il est vrai; mais, les voyant déterminés, ils
parlementèrent et consentirent à s'éloigner en emportant leur camarade,
que le coup de crosse qu'il avait reçu paraissait avoir grièvement
blessé. Toutefois les deux honnêtes Anglais eurent grand tort: ils
auraient dû profiter de leurs avantages pour désarmer entièrement leurs
adversaires comme ils le pouvaient, aller immédiatement trouver les
Espagnols et leur raconter comment ces scélérats les avaient traités;
car ces trois misérables ne s'occupèrent plus que des moyens de se
venger, et chaque jour en fournissait quelque nouvelle preuve.

Mais je ne crois pas devoir changer cette partie de mon histoire du
récit des manifestations les moins importantes de leur coquinerie,
telles que fouler aux pieds leurs blés, tuer à coups de fusil trois
jeunes chevreaux et une chèvre que les pauvres gens avaient apprivoisée
pour en avoir des petits. En un mot, ils les tourmentèrent tellement
nuit et jour, que les deux infortunés, poussés à bout, résolurent de
leur livrer bataille à touts trois à la première occasion. À cet effet
ils se décidèrent à aller au château,--c'est ainsi qu'ils appelaient ma
vieille habitation,--où vivaient à cette époque les trois coquins et les
Espagnols. Là leur intention était de livrer un combat dans les règles,
en prenant les Espagnols pour témoins. Ils se levèrent donc le lendemain
matin avant l'aube, vinrent au château et appelèrent les Anglais par
leurs noms, disant à l'Espagnol, qui leur demanda ce qu'ils voulaient,
qu'ils avaient à parler à leurs compatriotes.

Il était arrivé que la veille deux des Espagnols, s'étant rendus dans
les bois, avaient rencontré l'un des deux Anglais que, pour les
distinguer, j'appelle _honnêtes gens_; il s'était plaint amèrement aux
Espagnols des traitements barbares qu'ils avaient eu à souffrir de leurs
trois compatriotes, qui avaient détruit leur plantation, dévasté leur
récolte, qu'ils avaient eu tant de peine à faire venir; tué la chèvre et
les trois chevreaux qui formaient toute leur subsistance. Il avait
ajouté que si lui et ses amis, à savoir les Espagnols, ne venaient de
nouveau à leur aide, il ne leur resterait d'autre perspective que de
mourir de faim. Quand les Espagnols revinrent le soir au logis, et que
tout le monde fut à souper, un d'entre eux prit la liberté de blâmer les
trois Anglais, bien qu'avec douceur et politesse, et leur demanda
comment ils pouvaient être aussi cruels envers des gens qui ne faisaient
de mal à personne, qui tâchaient de subsister par leur travail, et qui
avaient dû se donner bien des peines pour amener les choses à l'état de
perfection où elles étaient arrivées.



BRIGANDAGE DES TROIS VAURIENS


L'un des Anglais repartit brusquement:--«Qu'avaient-ils à faire
ici?»--ajoutant qu'ils étaient venus à terre sans permission, et que,
quant à eux, ils ne souffriraient pas qu'ils fissent de cultures ou de
constructions dans l'île; que le sol ne leur appartenait pas.--Mais, dit
l'Espagnol avec beaucoup de calme, señor ingles, ils ne doivent pas
mourir de faim.»--L'Anglais répondit, comme un mal appris qu'il était,
qu'ils pouvaient crever de faim et aller au diable, mais qu'ils ne
planteraient ni ne bâtiraient dans ce lieu.--«Que faut-il donc qu'ils
fassent, señor? dit l'Espagnol.»--Un autre de ces rustres
répondit:--«_Goddam!_ qu'ils nous servent et travaillent pour
nous.»--«Mais comment pouvez-vous attendre cela d'eux? vous ne les avez
pas achetés de vos deniers, vous n'avez pas le droit d'en faire vos
esclaves.»--Les Anglais répondirent que l'île était à eux, que le
gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n'y avait droit; ils
jurèrent leurs grands Dieux qu'ils iraient mettre le feu à leurs
nouvelles huttes, et qu'ils ne souffriraient pas qu'ils bâtissent sur
leur territoire.

--«Mais señor, dit l'Espagnol, d'après ce raisonnement, nous aussi, nous
devons être vos esclaves.--«Oui, dit l'audacieux coquin, et vous le
serez aussi, et nous n'en aurons pas encore fini ensemble»,--entremêlant
à ses paroles deux ou trois _goddam_ placés aux endroits convenables.
L'Espagnol se contenta de sourire, et ne répondit rien. Toutefois cette
conversation avait échauffé la bile des Anglais, et l'un d'eux, c'était,
je crois, celui qu'ils appelaient WILL ATKINS, se leva brusquement et
dit à l'un de ses camarades:--«Viens, Jack, allons nous brosser avec
eux: je te réponds que nous démolirons leurs châteaux; ils n'établiront
pas de colonies dans nos domaines.»--

Ce disant, ils sortirent ensemble, armés chacun d'un fusil, d'un
pistolet et d'un sabre: marmottant entre eux quelques propos insolents
sur le traitement qu'ils infligeraient aux Espagnols quand l'occasion
s'en présenterait; mais il paraît que ceux-ci n'entendirent pas
parfaitement ce qu'ils disaient; seulement ils comprirent qu'on leur
faisait des menaces parce qu'ils avaient pris le parti des deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leur temps ce soir-là, les
Espagnols me dirent n'en rien savoir; mais il paraît qu'ils errèrent çà
et là dans le pays une partie de la nuit; puis que, s'étant couchés dans
l'endroit que j'appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et
s'endormirent. Au fait, voilà ce qu'il en était: ils avaient résolu
d'attendre jusqu'à minuit, et alors de surprendre les pauvres diables
dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l'avouèrent, ils avaient le
projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglais pendant qu'ils y
étaient, de les faire périr dans les flammes ou de les assassiner au
moment où ils sortiraient: comme la malignité dort rarement d'un profond
sommeil, il est étrange que ces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois comme les deux honnêtes gens avaient aussi sur eux des vues,
plus honorables, il est vrai, que l'incendie et l'assassinat, il advint,
et fort heureusement pour touts, qu'ils étaient debout et sortis avant
que les sanguinaires coquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leurs adversaires étaient partis,
ATKINS, qui, à ce qu'il paraît, marchait en avant, cria à ses
camarades:--«Holà! Jack, voilà bien le nid; mais, qu'ils soient damnés!
les oiseaux sont envolés.»--Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu
les faire sortir de si bonne heure, et l'idée leur vint que c'étaient
les Espagnols qui les avaient prévenus; là-dessus ils se serrèrent la
main et se jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôt
qu'ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l'œuvre sur
l'habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien; mais ils jetèrent
bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, de manière à ne rien
laisser debout et à rendre en quelque sorte méconnaissable l'emplacement
qu'elles avaient occupé; ils mirent en pièces tout leur petit mobilier,
et l'éparpillèrent de telle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus
tard, à un mille de distance de leur habitation, quelques-uns des objets
qui leur avaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrent touts les jeunes arbres que ces pauvres gens
avaient plantés, ainsi que les clôtures qu'ils avaient établies pour
mettre en sûreté leurs bestiaux et leur grain; en un mot ils saccagèrent
et pillèrent toute chose aussi complètement qu'aurait pu le faire une
horde de Tartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allés à leur recherche, décidés
à les combattre partout où ils les trouveraient, bien que n'étant que
deux contre trois: en sorte que s'ils se fussent rencontrés il y aurait
eu certainement du sang répandu; car, il faut leur rendre cette justice,
ils étaient touts des gaillards solides et résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à les séparer qu'ils n'en mirent
eux-mêmes à se joindre: comme s'ils s'étaient donné la chasse, les trois
vauriens étaient à peine partis que les deux honnêtes gens arrivèrent;
puis quand ces deux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur
rencontre, les trois autres étaient revenus à la vieille habitation.
Nous allons voir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles
furent de retour, encore furieux, et échauffés par l'œuvre de
destruction qu'ils venaient d'accomplir, ils abordèrent les Espagnols
par manière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent ce
qu'ils avaient fait; l'un d'entre eux même, s'approchant de l'un des
Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre, lui ôta son
chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter, lui dit en lui
riant au nez:--«Et vous aussi, señor Jack Espagnol, nous vous mettrons à
la même sauce si vous ne réformez pas vos manières.»--L'Espagnol, qui,
quoique doux et pacifique, était aussi brave qu'un homme peut désirer de
l'être, et, d'ailleurs, fortement constitué, le regarda fixement pendant
quelques minutes; puis, n'ayant à la main aucune arme, il s'approcha
gravement de lui, et d'un coup du poing l'étendit par terre comme un
boucher abat un bœuf; sur quoi l'un des bandits, aussi scélérat que le
premier, fit feu de son pistolet sur l'Espagnol. Il le manqua, il est
vrai, car les balles passèrent dans ses cheveux; mais il y en eut une
qui lui toucha le bout de l'oreille et le fit beaucoup saigner. La vue
de son sang fit croire à l'Espagnol qu'il avait plus de mal qu'il n'en
avait effectivement; et il commença à s'échauffer, car jusque là il
avait agi avec le plus grand sang-froid; mais, déterminé d'en finir, il
se baissa, et, ramassant le mousquet de celui qu'il avait étendu par
terre, il allait coucher en joue l'homme qui avait fait feu sur lui,
quand le reste des Espagnols qui se trouvaient dans la grotte sortirent,
lui crièrent de ne pas tirer, et, s'étant avancés, s'assurèrent des deux
autres Anglais en leur arrachant leurs armes.

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu'ils se furent apperçus qu'ils
s'étaient fait des ennemis de touts les Espagnols, comme ils s'en
étaient fait de leurs propres compatriotes, ils commencèrent dès lors à
se calmer, et, baissant le ton, demandèrent qu'on leur rendit leurs
armes; mais les Espagnols, considérant l'inimitié qui régnait entre eux
et les deux autres Anglais, et pensant que ce qu'il y aurait de mieux à
faire serait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu'on ne
leur ferait point de mal et que s'ils voulaient vivre paisiblement ils
ne demandaient pas mieux que de les aider et d'avoir des rapports avec
eux comme auparavant; mais qu'on ne pouvait penser à leur rendre leurs
armes lorsqu'ils étaient résolus à s'en servir contre leurs
compatriotes, et les avaient même menacés de faire d'eux touts des
esclaves.

Les coquins n'étaient pas alors plus en état d'entendre raison que
d'agir raisonnablement; mais, voyant qu'on leur refusait leurs armes,
ils s'en allèrent en faisant des gestes extravagants, et comme fous de
rage, menaçant, bien que sans armes à feu, de faire tout le mal en leur
pouvoir. Les Espagnols, méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien
garder de causer le moindre dommage à leurs plantations ou à leur
bétail; que s'ils s'avisaient de le faire ils les tueraient à coups de
fusil comme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient; et que
s'ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient être sûrs
d'être pendus. Il s'en fallut toutefois que cela les calmât, et ils
s'éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés de l'enfer.
Aussitôt qu'ils furent partis, vinrent les deux autres, enflammés d'une
colère et possédés d'une rage aussi grandes, quoique d'une autre nature:
ce n'était pas sans motif, car, ayant été à leur plantation, ils
l'avaient trouvée toute démolie et détruite; à peine eurent-ils articulé
leurs griefs, que les Espagnols leur dirent les leurs, et touts
s'étonnèrent que trois hommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après les avoir ainsi désarmés,
firent peu de cas de leurs menaces; mais les deux Anglais résolurent de
se venger, quoi qu'il pût leur en coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s'interposèrent également, et leur dirent que leurs
adversaires étant déjà désarmés, ils ne pouvaient consentir à ce qu'ils
les attaquassent avec des armes à feu et les tuassent peut-être.--«Mais,
dit le grave Espagnol qui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de
vous faire rendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous; il
n'est pas douteux que lorsque leur colère sera appaisée ils reviendront
vers nous, incapables qu'ils sont de subsister sans notre aide; nous
vous promettons alors de ne faire avec eux ni paix ni trêve qu'ils ne
vous aient donné pleine satisfaction; à cette condition, nous espérons
que vous nous promettrez de votre côté de ne point user de violence à
leur égard, si ce n'est dans le cas de légitime défense.

Les deux Anglais cédèrent à cette invitation de mauvaise grâce et avec
beaucoup de répugnance; mais les Espagnols protestèrent qu'en agissant
ainsi ils n'avaient d'autre but que d'empêcher l'effusion du sang, et de
rétablir l'harmonie parmi eux:--«Nous sommes bien peu nombreux ici,
dirent-ils, il y a place pour nous touts, et il serait dommage que nous
ne fussions pas touts bons amis.»--À la fin les Anglais consentirent, et
en attendant le résultat, demeurèrent quelques jours avec les Espagnols,
leur propre habitation étant détruite.

Au bout d'environ trois jours les trois exilés, fatigués d'errer çà et
là et mourant presque de faim,--car ils n'avaient guère vécu dans cet
intervalle que d'œufs de tortues,--retournèrent au bocage. Ayant trouvé
mon Espagnol qui, comme je l'ai dit, était le gouverneur, se promenant
avec deux autres sur le rivage, ils l'abordèrent d'un air humble et
soumis, et demandèrent en grâce d'être de nouveau admis dans la famille.
Les Espagnols les accueillirent avec politesse; mais leur déclarèrent
qu'ils avaient agi d'une manière si dénaturée envers les Anglais leurs
compatriotes, et d'une façon si incivile envers eux,--les Espagnols--,
qu'ils ne pouvaient rien conclure sans avoir préalablement consulté les
deux Anglais et le reste de la troupe; qu'ils allaient les trouver, leur
en parler, et que dans une demi-heure ils leur feraient connaître le
résultat de leur démarche. Il fallait que les trois coupables fussent
réduits à une bien rude extrémité, puisque, obligés d'attendre la
réponse pendant une demi-heure, ils demandèrent qu'on voulût bien dans
cet intervalle leur faire donner du pain; ce qui fut fait: on y ajouta
même un gros morceau du chevreau et un perroquet bouilli, qu'ils
mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourants de faim.



SOUMISSION DES TROIS VAURIENS


Après avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il
s'engagea à leur sujet un long débat: leurs deux compatriotes les
accusèrent d'avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le dessein
de les assassiner: toutes choses qu'ils avaient avouées auparavant et
que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement; alors les
Espagnols intervinrent comme modérateurs; et, de même qu'ils avaient
obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autres pendant
que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ils obligèrent
ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deux huttes, l'une
devant être de la même dimension, et l'autre plus vaste que les
premières; comme aussi à rétablir les clôtures qu'ils avaient arrachées,
à planter des arbres à la place de ceux qu'ils avaient déracinés, à
bêcher le sol pour y semer du blé là où ils avaient endommagé la
culture; en un mot, à rétablir toutes choses en l'état où ils les
avaient trouvées, autant du moins que cela se pouvait; car ce n'était
pas complètement possible: on ne pouvait réparer le temps perdu dans la
saison du blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu'ils
étaient.

Ils se soumirent à toutes ces conditions; et, comme pendant ce temps on
leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent très-paisibles,
et la bonne intelligence régna de nouveau dans la société; seulement on
ne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler pour eux-mêmes,
si ce n'est un peu par ci, par là, et selon leur caprice. Toutefois les
Espagnols leur dirent franchement que, pourvu qu'ils consentissent à
vivre avec eux d'une manière sociable et amicale, et à prendre en
général le bien de la plantation à cœur, on travaillerait pour eux, en
sorte qu'ils pourraient se promener et être oisifs tout à leur aise.
Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou deux, les Espagnols leur
rendirent leurs armes, et leur donnèrent la permission de les porter
dans leurs excursions comme par le passé.

Une semaine s'était à peine écoulée depuis qu'ils avaient repris
possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes
ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables
qu'auparavant; mais sur ces entrefaites un incident survint qui mit en
péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout
ressentiment particulier, pour ne songer qu'à la conservation de leur
vie.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l'appelle,
c'est-à-dire l'Espagnol à qui j'avais sauvé la vie, et qui était
maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie, se
trouva tourmenté d'insomnie et dans l'impossibilité de fermer l'œil: il
se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit par la suite
en me contant cette histoire; seulement ses pensées se succédaient
tumultueusement, son esprit n'était plein que d'hommes combattant et se
tuant les uns les autres; cependant il était tout-à-fait éveillé et ne
pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta long-temps couché dans cet
état; mais, se sentant de plus en plus agité, il résolut de se lever.
Comme ils étaient en grand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs
comme moi, qui étais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur
des espèces de lits et de paillasses qu'ils s'étaient faits; en sorte
que quand ils voulaient se lever ils n'avaient qu'à se mettre sur leurs
jambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ils étaient
prêts à aller où bon leur semblait.

S'étant donc ainsi levé, il jeta un coup d'œil dehors; mais il faisait
nuit et il ne put rien ou presque rien voir; d'ailleurs les arbres que
j'avais plantés, comme je l'ai dit dans mon premier récit, ayant poussé
à une grande hauteur, interceptaient sa vue; en sorte que tout ce qu'il
pût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé. N'entendant
aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha; mais ce fut
inutilement: il ne put dormir ni goûter un instant de repos; ses pensées
continuaient à être agitées et inquiètes sans qu'il sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l'un de
ses compagnons s'éveilla et demanda quel était celui qui se levait. Le
gouverneur lui dit ce qu'il éprouvait.--«Vraiment! dit l'autre espagnol,
ces choses là méritent qu'on s'y arrête, je vous assure: il se prépare
en ce moment quelque chose contre nous, j'en ai la certitude»;--et
sur-le champ il lui demanda où étaient les Anglais.--«Ils sont dans
leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de ce côté-là.»--Il paraît que
les Espagnols avaient pris possession du logement principal, et avaient
préparé un endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie,
étaient toujours relégués sans qu'ils pussent communiquer avec les
autres.--«Oui, dit l'Espagnol, il doit y avoir quelque chose là-dessous,
ma propre expérience me l'assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans
leur enveloppe charnelle, communiquent avec les esprits incorporels,
habitants du monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet
avertissement, ami, nous est sans doute donné pour notre bien si nous
savons le mettre à profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se
passe; et si nous ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je
vous conterai à ce sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité
de ce que je vous dis.»

En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où
j'avais coutume d'aller; mais, étant en force et en bonne compagnie, ils
n'employèrent pas la précaution que je prenais, moi qui étais tout seul,
de monter au moyen de l'échelle, que je tirais après moi, et replaçais
une seconde fois pour gagner le sommet; mais ils traversèrent le bocage
sans précaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris de
voir à très-peu de distance la lumière d'un feu et d'entendre, non pas
une voix ou deux, mais les voix d'un grand nombre d'hommes.

Toutes les fois que j'avais découvert des débarquements de Sauvages dans
l'île, j'avais constamment fait en sorte qu'on ne pût avoir le moindre
indice que le lieu était habité; lorsque les événements le leur
apprirent, ce fut d'une manière si efficace, que c'est tout au plus si
ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu'ils avaient vu, car nous
disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui m'avaient vu ne
s'échappa pour le dire à d'autres, excepté les trois Sauvages qui, lors
de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, et qui, comme je
l'ai dit, m'avaient fait craindre qu'ils ne retournassent auprès de
leurs compatriotes et n'amenassent du renfort.

Était-ce ce qu'avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait
maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou
l'un de leurs festins sanglants, c'est ce que les Espagnols ne purent
comprendre, à ce qu'il paraît; mais, quoi qu'il en fût, il aurait mieux
valu pour eux qu'ils se fussent tenus cachés et qu'ils n'eussent pas vu
les Sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l'île était
habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de
manière à n'en pas laisser échapper un seul; ce qui ne pouvait se faire
qu'en se plaçant entre eux et leurs canots: mais la présence d'esprit
leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leur tranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui l'accompagnait,
surpris à cette vue, ne soient retournés précipitamment sur leurs pas et
n'aient donné l'alarme à leurs compagnons, en leur faisant part du
danger imminent dans lequel ils étaient touts. La frayeur fut grande en
effet; mais il fut impossible de les faire rester où ils étaient: touts
voulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l'état des choses.

Tant qu'il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner
tout à leur aise à la lueur de trois feux qu'ils avaient allumés à
quelque distance l'un de l'autre: ils ne savaient ce que faisaient les
Sauvages, ni ce qu'ils devaient faire eux-mêmes; car d'abord les ennemis
étaient trop nombreux, ensuite ils n'étaient point réunis, mais séparés
en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du rivage.

Les Espagnols à cet aspect furent dans une grande consternation; les
voyant parcourir le rivage dans touts les sens, ils ne doutèrent pas que
tôt ou tard quelques-uns d'entre eux ne découvrissent leur habitation ou
quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges d'habitants; ils
éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l'égard de leurs troupeaux de
chèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine. La
première chose qu'ils firent donc fut de dépêcher trois hommes, deux
Espagnols et un Anglais, avant qu'il fût jour, pour emmener toutes les
chèvres dans la grande vallée où était située la caverne, et pour les
cacher, si cela était nécessaire, dans la caverne même. Ils étaient
résolus à attaquer les Sauvages, fussent-ils cent, s'ils les voyaient
réunis touts ensemble et à quelque distance de leurs canots; mais cela
n'était pas possible: car ils étaient divisés en deux troupes éloignées
de deux milles l'une de l'autre, et, comme on le sut plus tard, il y
avait là deux nations différentes.

Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu'ils avaient à faire et s'être
fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent
enfin d'envoyer comme espion, pendant qu'il faisait nuit, le vieux
Sauvage, père de VENDREDI, afin de découvrir, si cela était possible,
quelque chose touchant ces gens, par exemple d'où ils venaient, ce
qu'ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers, et,
s'étant mis tout nu, comme étaient la plupart des Sauvages, il partit.
Après une heure ou deux d'absence, il revint et rapporta qu'il avait
pénétré au milieu d'eux sans avoir été découvert, il avait appris que
c'étaient deux expéditions séparées et deux nations différentes en
guerre l'une contre l'autre; elles s'étaient livré une grande bataille
dans leur pays, et, un certain nombre de prisonniers ayant été faits de
part et d'autre dans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la
même île pour manger leurs prisonniers et se réjouir; mais la
circonstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé toute leur
joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et si rapprochés
qu'on devait s'attendre à les voir combattre aussitôt que le jour
paraîtrait. Il ne s'était pas apperçu qu'ils soupçonnassent que d'autres
hommes fussent dans l'île. Il avait à peine achevé son récit qu'un grand
bruit annonça que les deux petites armées se livraient un combat
sanglant.

Le père de VENDREDI fit tout ce qu'il put pour engager nos gens à se
tenir clos et à ne pas se montrer; il leur dit que leur salut en
dépendait, qu'ils n'avaient d'autre chose à faire qu'à rester
tranquilles, que les Sauvages se tueraient les uns les autres et que les
survivants, s'il y en avait, s'en iraient; c'est ce qui arriva; mais il
fut impossible d'obtenir cela, surtout des Anglais: la curiosité
l'emporta tellement en eux sur la prudence, qu'ils voulurent absolument
sortir et être témoins de la bataille; toutefois ils usèrent de quelque
précaution, c'est-à-dire qu'au lieu de marcher à découvert dans le
voisinage de leur habitation, ils s'enfoncèrent plus avant dans les
bois, et se placèrent dans une position avantageuse d'où ils pouvaient
voir en sûreté le combat sans être découverts, du moins ils le
pensaient; mais il paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on
verra plus tard.

Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais,
quelques-uns des combattants avaient paru à l'un des leurs des hommes
d'une grande bravoure et doués d'une énergie invincible, et semblaient
mettre beaucoup d'art dans la direction de la bataille. La lutte,
dirent-ils, dura deux heures avant qu'on pût deviner à qui resterait
l'avantage; mais alors le parti le plus rapproché de l'habitation de nos
gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Ceci
mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation; ils craignirent
que les fuyards n'allassent chercher un abri dans le bocage qui masquait
leur habitation, et ne la découvrissent, et que, par conséquent, ceux
qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même découverte. Sur ce,
ils résolurent de se tenir armés dans l'enceinte des retranchements, et
si quelques Sauvages pénétraient dans le bocage, de faire une sortie et
de les tuer, afin de n'en laisser échapper aucun si cela était possible:
ils décidèrent aussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de
fusil qu'on les tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le
bruit ne donnât l'alarme.



PRISE DES TROIS FUYARDS


La chose arriva comme ils l'avaient prévu: trois hommes de l'armée en
déroute cherchèrent leur salut dans la fuite; et, après avoir traversé
la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du
monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l'épaisseur d'un
bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux de
l'intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les
vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n'avaient pas vu la
direction qu'ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui
était plein d'humanité, ne voulut pas permettre qu'on tuât les trois
fugitifs; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il
leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire
prisonniers; ce qui fut exécuté. Les débris de l'armée vaincue se
jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs se
retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissant touts
en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu'on supposa être
des cris de triomphe: c'est ainsi que se termina le combat. Le même
jour, sur les trois heures de l'après-midi, ils se rendirent à leurs
canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de
l'île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne
revirent aucun Sauvage.

Lorsqu'ils furent touts partis, les Espagnols sortirent de leur grotte,
et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux
morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et
longues flèches, et ils en virent plusieurs dans le corps desquels elles
étaient restées plongées; mais la plupart avaient été tués avec de
grands sabres de bois, dont seize ou dix-sept furent trouvés sur le
lieu du combat, avec un nombre égal d'arcs et une grande quantité de
flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles à
manier, et les hommes qui s'en servaient devaient être extrêmement
forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la tête
mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, _brains knocked
out_,--la cervelle hors du crâne,--et en outre les jambes et les bras
cassés; ce qui attestait qu'ils avaient combattu avec une furie et une
rage inexprimables. Touts les hommes qu'on trouva là gisants étaient
tout-à-fait morts; car ces barbares ne quittent leur ennemi qu'après
l'avoir entièrement tué, ou emportent avec eux touts ceux qui tombés
sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d'échapper apprivoisa pour long-temps les
trois anglais. Ce spectacle les avait remplis d'horreur, et ils ne
pouvaient penser sans un sentiment d'effroi qu'un jour ou l'autre ils
tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les tueraient
non-seulement comme ennemis, mais encore pour s'en nourrir comme nous
faisons de nos bestiaux. Et ils m'ont avoué que cette idée d'être mangés
comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu'après leur
mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu'elle leur
soulevait le cœur et les rendait malades, et qu'elle leur avait rempli
l'esprit de terreurs si étranges qu'ils furent tout autres pendant
quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d'apprivoiser nos trois
brutaux d'Anglais, dont je vous ai entretenu. Ils furent long-temps fort
traitables, et prirent assez d'intérêt au bien commun de la société; ils
plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays.
Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l'ai consigné, et comme
ils étaient touts trois jeunes, courageux et robustes, ils en firent des
serviteurs, qui apprirent à travailler pour eux, et se montrèrent assez
bons esclaves. Mais leurs maîtres n'agirent pas à leur égard comme
j'avais fait envers VENDREDI: ils ne crurent pas, après leur avoir sauvé
la vie, qu'il fût de leur devoir de leur inculquer de sages principes de
morale, de religion, de les civiliser et de se les acquérir par de bons
traitements et des raisonnements affectueux. De même qu'ils leur
donnaient leur nourriture chaque jour, chaque jour ils leur imposaient
une besogne, et les occupaient totalement à de vils travaux: aussi
manquèrent-ils en cela, car ils ne les eurent jamais pour les assister
et pour combattre, comme j'avais eu mon serviteur VENDREDI, qui m'était
aussi attaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alors touts bons
amis,--car le danger commun, comme je l'ai dit plus haut, les avait
parfaitement réconciliés,--ils se mirent à considérer leur situation en
général. La première chose qu'ils firent ce fut d'examiner si, voyant
que les Sauvages fréquentaient particulièrement le côté où ils étaient,
et l'île leur offrant plus loin des lieux plus retirés, également
propres à leur manière de vivre et évidemment plus avantageux, il ne
serait pas convenable de transporter leur habitation et de se fixer dans
quelque endroit où ils trouveraient plus de sécurité pour eux, et
surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu'ils n'iraient pas
habiter ailleurs; vu qu'un jour ou l'autre il pourrait leur arriver des
nouvelles de leur gouverneur, c'est-à-dire de moi, et que si j'envoyais
quelqu'un à leur recherche, ce serait certainement dans cette partie de
l'île; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait que les
habitants avaient touts été tués par les Sauvages, et qu'ils étaient
partis pour l'autre monde, et qu'alors le secours partirait aussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les
transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant dans une
étendue suffisante, également propre à l'un et à l'autre. Toutefois,
après une seconde réflexion, ils modifièrent cette résolution; ils se
décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu'une partie de leurs bestiaux, et
à n'y semer qu'une portion de leur grain, afin que si une partie était
détruite l'autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure
de prudence, et ils firent bien; ce fut de ne point laisser connaître
aux trois Sauvages leurs prisonniers qu'ils avaient des cultures et des
bestiaux dans la vallée, et encore moins qu'il s'y trouvait une caverne
qu'ils regardaient comme une retraite sûre en cas de nécessité. C'est là
qu'ils transportèrent les deux barils de poudre que je leur avais
abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, et reconnaissant l'utilité des
soins que j'avais pris à masquer mon habitation par une muraille ou
fortification et par un bocage, bien convaincus de cette vérité que leur
salut dépendait du secret de leur retraite, ils se mirent à l'ouvrage
afin de fortifier et cacher ce lieu encore plus qu'auparavant. À cet
effet j'avais planté des arbres--ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le
temps étaient devenus des arbres.--Dans un assez grand espace, devant
l'entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode, tout
le reste du terrain depuis ces arbres jusqu'au bord de la crique, où,
comme je l'ai dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu'au
sol vaseux que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit
où l'on pût débarquer ni rien qui indiquât qu'un débarquement fût
possible aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai,
étaient d'un bois d'une prompte végétation; ils eurent soin de les
choisir généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que
ceux que j'avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu'au
bout du trois ou quatre ans il était devenu impossible à l'œil de
plonger très-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j'avais
plantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d'un homme. Ils en
placèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits si
rapprochés qu'ils formaient comme une palissade épaisse d'un quart de
mille, où l'on n'eût pu pénétrer qu'avec une petite armée pour les
abattre touts; car un petit chien aurait eu de la peine à passer entre
les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n'est pas tout, ils en firent de même sur le terrain à droite et
à gauche, et tout autour de la colline jusqu'à son sommet, sans laisser
la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir, si ce n'est
au moyen de l'échelle qu'on appuyait contre le flanc de la colline, et
qu'on replaçait ensuite pour gagner la cime; une fois cette échelle
enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenir
jusqu'à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de s'en
applaudir; ce qui a servi à me convaincre que comme la prudence humaine
est justifiée par l'autorité de la Providence, c'est la Providence qui
la met à l'œuvre; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis
pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d'adversités
auxquelles, par notre propre négligence notre vie est exposée. Mais ceci
soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuis cette époque ils vécurent
deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites
des Sauvages. Il est vrai qu'un matin ils eurent une alerte qui les jeta
dans une grande consternation. Quelques-uns des Espagnols étant allés au
côté occidental, ou plutôt à l'extrémité de l'île, dans cette partie
que, de peur d'être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris
de voir plus de vingt canots d'indiens qui se dirigeaient vers le
rivage.

Épouvantés, ils revinrent à l'habitation en toute hâte donner l'alarme à
leurs compagnons, qui se tinrent clos tout ce jour-là et le jour
suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Ils eurent le
bonheur de s'être trompés dans leur appréhension; car, quel que fût le
but des Sauvages, ils ne débarquèrent pas cette fois-là dans l'île, mais
poursuivirent quelqu'autre projet.

Il s'éleva vers ce temps-là une nouvelle querelle avec les trois
Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un des
trois esclaves qu'ils avaient faits prisonniers, parce qu'il n'exécutait
pas exactement quelque chose qu'il lui avait ordonné et se montrait peu
docile à ses instructions, tira de son ceinturon la hachette qu'il
portait à son côté, et s'élança sur le pauvre Sauvage, non pour le
corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le
voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rude
coup de hachette qui entra fort avant dans l'épaule, crut que la pauvre
créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliant de ne pas
tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pour prévenir le
crime.

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre
l'Espagnol, et jura qu'il le traiterait comme il avait voulu traiter le
Sauvage. L'Espagnol, voyant venir le coup, l'évita, et avec une pelle
qu'il tenait à la main,--car il travaillait en ce moment au champ de
blé,--étendit par terre ce forcené. Un autre Anglais, accourant au
secours de son camarade, renversa d'un coup l'Espagnol; puis, deux
Espagnols vinrent à l'aide de leur compatriote, et le troisième Anglais
tomba sur eux: aucun n'avait d'arme à feu; ils n'avaient que des
hachettes et d'autres outils, à l'exception du troisième Anglais.
Celui-ci était armé de l'un de mes vieux coutelas rouillés, avec lequel
il s'élança sur les Espagnols derniers arrivants et les blessa touts les
deux. Cette bagarre mit toute la famille en rumeur; du renfort suivint,
et les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s'agit alors de voir
ce que l'on ferait d'eux. Ils s'étaient montrés souvent si mutins, si
terribles, si paresseux, qu'on ne savait trop quelle mesure prendre à
leur égard; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne
valaient pas le mal qu'ils donnaient. En un mot, il n'y avait pas de
sécurité à vivre avec eux.



NOUVEL ATTENTAT DE WILL ATKINS


L'Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s'ils
étaient ses compatriotes il les ferait pendre; car toutes les lois et
touts les gouvernants sont institués pour la conservation de la société,
et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être repoussés de son
sein; mais que comme ils étaient Anglais, et que c'était à la généreuse
humanité d'un Anglais qu'ils devaient touts leur vie et leur délivrance,
il les traiterait avec toute la douceur possible, et les abandonnerait
au jugement de leurs deux compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu'ils désiraient
qu'on ne les choisît pas pour juges;--«car, ajouta-t-il, j'ai la
conviction que notre devoir serait de les condamner à être
pendus.»--Puis, il raconta comment WILL ATKINS, l'un des trois, avait
proposé aux Anglais de se liguer touts les cinq pour égorger les
Espagnols pendant leur sommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s'adressa à Will
ATKINS:--«Comment, senõr ATKINS, dit-il, vous vouliez nous tuer touts?
Qu'avez-vous à dire à cela?»--Ce coquin endurci était si loin de le
nier, qu'il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il,
si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre avec vous.--«Fort
bien; mais, señor ATKINS, dit l'Espagnol, que vous avons-nous fait pour
que vous veuillez nous tuer? et que gagneriez-vous à nous tuer? et que
devons-nous faire pour vous empêcher de nous tuer? Faut-il que nous vous
tuions ou que nous soyons tués par vous? Pourquoi voulez-vous nous
réduire à cette nécessité, señor ATKINS? dit l'Espagnol avec beaucoup de
calme et en souriant.

Señor ATKINS entra dans une telle rage contre l'Espagnol qui avait fait
une raillerie de cela, que, s'il n'avait été retenu par trois hommes, et
sans armes, il est croyable qu'il aurait tenté de le tuer au milieu de
toute l'assemblée.

Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le parti
qu'ils devaient prendre. Les deux Anglais et l'Espagnol qui avait sauvé
le pauvre esclave étaient d'opinion qu'il fallait pendre l'un des trois,
pour l'exemple des autres, et que ce devait être celui-là qui avait deux
fois tenté de commettre un meurtre avec sa hachette; et par le fait, on
aurait pu penser, non sans raison, que le crime était consommé; car le
pauvre Sauvage était dans un état si misérable depuis la blessure qu'il
avait reçue, qu'on croyait qu'il ne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore--«Non»,--répétant que c'était un
Anglais qui leur avait sauvé à touts la vie, et qu'il ne consentirait
jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d'entre
eux; il ajouta que, s'il était lui-même frappé mortellement par un
Anglais, et qu'il eût le temps de parler, ce serait pour demander son
pardon.

L'Espagnol mit tant d'insistance, qu'il n'y eut pas moyen de lui
résister; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque
toujours lorsqu'ils sont appuyés avec autant de chaleur, touts se
rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu'on ferait
pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu'ils préméditaient; car
touts convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu'il fallait
trouver le moyen de mettre la société à l'abri du danger. Après un long
débat, il fut arrêté tout d'abord qu'ils seraient désarmés, et qu'on ne
leur permettrait d'avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres, ni
armes quelconques; qu'on les expulserait de la société, et qu'on les
laisserait vivre comme ils voudraient et comme ils pourraient; mais
qu'aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne les fréquenterait, ne leur
parlerait et n'aurait avec eux la moindre relation; qu'on leur
défendrait d'approcher à une certaine distance du lieu où habitaient les
autres; et que s'ils venaient à commettre quelque désordre, comme de
ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, les
constructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, on les
ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout où on les
trouverait.

Le gouverneur, homme d'une grande humanité, réfléchit quelques instants
sur cette sentence; puis, se tournant vers les deux honnêtes
Anglais,--«Arrêtez, leur dit-il; songez qu'il s'écoulera bien du temps
avant qu'ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux: il ne faut
pas qu'ils périssent de faim; nous devons leur accorder des provisions.
Il fit donc ajouter à la sentence qu'on leur donnerait une certaine
quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit mois, après lequel
temps il était présumable qu'ils en auraient provenant de leur récolte;
qu'en outre on leur donnerait six chèvres laitières, quatre boucs, six
chevreaux pour leur subsistance actuelle et leur approvisionnement, et
enfin des outils pour travailler aux champs, tels que six hachettes, une
hache, une scie et autres objets; mais qu'on ne leur remettrait ni
outils ni provisions à moins qu'ils ne jurassent solemnellement qu'avec
ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage aux Espagnols et à
leurs camarades anglais.

C'est ainsi qu'expulsés de la société, ils eurent à se tirer d'affaire
par eux-mêmes. Ils s'éloignèrent hargneux et récalcitrants; mais, comme
il n'y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était indifférent
de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant qu'ils allaient se
choisir une place pour s'y établir, y planter et y pourvoir à leur
existence. On leur donna quelques provisions, mais point d'armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrent demander des aliments, et
désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes et
tracé l'emplacement de leur habitation et de leur plantation. L'endroit
était effectivement très-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie
la plus reculée de l'île, non loin du lieu où, grâce à la Providence,
j'abordai lors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine
mer, Dieu seul sait où! dans ma folle tentative de faire le tour de
l'île.

Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent
deux belles huttes, qu'ils adossèrent à une colline ayant déjà quelques
arbres parsemés sur trois de ses côtés; de sorte qu'en en plantant
d'autres, il fut facile de les cacher de manière à ce qu'elles ne
pussent être apperçues sans beaucoup de recherches.--Ces exilés
exprimèrent aussi le désir d'avoir quelques peaux de bouc séchées pour
leur servir de lits et de couvertures; on leur en accorda, et, ayant
donné leur parole qu'ils ne troubleraient personne et respecteraient les
plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils dont on
pouvait se priver; des pois, de l'orge et du riz pour semer; en un mot
tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois, et firent leur première
récolte; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils n'avaient
pu ensemencer qu'une petite étendue de terrain, ayant toutes leurs
plantations à établir, et par conséquent beaucoup d'ouvrage sur les
bras. Lorsqu'il leur fallut faire des planches, de la poterie et autres
choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent y
réussir; quand vint la saison des pluies, n'ayant pas de caverne, ils ne
purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger de se gâter: ceci
les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier les Espagnols de les
aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en quatre jours on leur
creusa dans le flanc de la colline un trou assez grand pour mettre à
l'abri de la pluie leur grain et leurs autres provisions; mais c'était
après tout une triste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce
qu'elle était alors; car les Espagnols l'avaient beaucoup agrandie et y
avaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cette séparation il prit à ces chenapans
une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages qu'ils avaient
commis, attira sur eux le malheur et faillit à causer la ruine de la
colonie tout entière. Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce
qu'il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse qu'ils menaient sans
espoir d'améliorer leur condition; il leur vint la fantaisie de faire un
voyage au continent d'où venaient les Sauvages, afin d'essayer s'ils ne
pourraient pas réussir à s'emparer de quelques prisonniers parmi les
naturels du pays, les emmener dans leur plantation, et se décharger sur
eux des travaux les plus pénibles.

Ce projet n'était pas mal entendu s'ils se fussent bornés à cela; mais
ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n'y eût du mal
soit dans l'intention, soit dans le résultat; et, si je puis dire mon
opinion, il semblait qu'ils fussent placés sous la malédiction du Ciel;
car si nous n'accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de
châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la
justice divine? Ce fut sans doute en punition manifeste de leurs crimes
de rébellion et de piraterie qu'ils avaient été amenés à la position où
ils se trouvaient; mais bien loin de montrer le moindre remords de ces
crimes, ils y ajoutaient de nouvelles scélératesses.; telles que cette
cruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu'il n'exécutait
pas ou peut-être ne comprenait pas l'ordre qui lui était donné, de le
blesser de telle manière, que sans nul doute il en est resté estropié
toute sa vie, et dans un lieu où il n'y avait pour le guérir ni
chirurgien, ni médicaments; mais le pire de tout ce fut leur dessein
sanguinaire, c'est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel,
car, à coup sûr, c'en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté
d'assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois garnements
vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très-humbles termes
demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci consentirent
volontiers à entendre ce qu'ils avaient à leur dire. Voilà de quoi il
s'agissait:--«Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nous
menons; nous ne sommes pas assez habiles pour faire nous-mêmes tout ce
dont nous avons besoin; et, manquant d'aide, nous aurions à redouter de
mourir de faim; mais si vous vouliez nous permettre de prendre l'un des
canots dans lesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les
munitions nécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme
pour chercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nous
pourvoir de nouvelles provisions.»

Les Espagnols étaient assez enchantés d'en être débarrassés. Cependant
ils leur représentèrent avec franchise qu'ils allaient courir à une mort
certaine, et leur dirent qu'eux-mêmes avaient éprouvé de telles
souffrances sur le continent, que, sans être prophètes, ils pouvaient
leur prédire qu'ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils
les engagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu'ils mourraient de faim s'ils
restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler. Que
lorsqu'ils seraient là-bas le pire qui pourrait leur arriver c'était de
périr d'inanition; que si on les tuait, tant serait fini pour eux;
qu'ils n'avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils
renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute manière
ils partiraient, qu'on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s'ils étaient
absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route
dénués de tout et sans moyens de défense; et que, bien qu'il leur fût
pénible de se défaire de leurs armes à feu, n'en ayant pas assez pour
eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet,
et de plus un coutelas et à chacun une hachette; ce qu'ils jugeaient
devoir leur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre; et, les Espagnols leur
ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant
donné autant de viande de chèvre qu'ils en pourraient manger pendant
qu'elle serait fraîche, ainsi qu'un grand panier de raisins secs, une
cruche d'eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment
dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins quarante milles
de large.



CAPTIFS OFFERTS EN PRÉSENT


Ce canot était grand, et aurait pu aisément transporter quinze ou vingt
hommes: aussi ne pouvaient-ils le manœuvrer que difficilement;
toutefois, à la faveur d'une bonne brise et du flot de la marée, ils
s'en tirèrent assez bien. Ils s'étaient fait un mât d'une longue perche,
et une voile de quatre grandes peaux de bouc séchées qu'ils avaient
cousues ou lacées ensemble; et ils étaient partis assez joyeusement. Les
Espagnols leur crièrent--«buen viage». Personne ne pensait les revoir.

Les Espagnols se disaient souvent les uns aux autres, ainsi que les deux
honnêtes Anglais qui étaient restés:--«Quelle vie tranquille et
confortable nous menons maintenant que ces trois turbulents compagnons
sont partis!--Quant à leur retour, c'était la chose la plus éloignée de
leur pensée. Mais voici qu'après vingt-deux jours d'absence, un des
Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation, apperçoit au loin trois
étrangers qui venaient à lui: deux d'entre eux portaient un fusil sur
l'épaule.

L'Anglais s'enfuit comme s'il eût été ensorcelé. Il accourut bouleversé
et effrayé vers le gouverneur espagnol, et lui dit qu'ils étaient touts
perdus; car des étrangers avaient débarqué dans l'île: il ne put dire
qui ils étaient. L'Espagnol, après avoir réfléchi un moment, lui
répondit:--«Que voulez-vous dire? Vous ne savez pas qui ils sont? mais
ce sont des Sauvages sûrement.»--«Non, non, répartit l'Anglais, ce sont
des hommes vêtus et armés.--«Alors donc, dit l'Espagnol, pourquoi vous
mettez-vous en peine? Si ce ne sont pas des Sauvages, ce ne peut être
que des amis, car il n'est pas de nation chrétienne sur la terre qui ne
soit disposée à nous faire plutôt du bien que du mal.»

Pendant qu'ils discutaient ainsi arrivèrent les trois Anglais, qui,
s'arrêtant en dehors du bois nouvellement planté, se mirent à les
appeler. On reconnut aussitôt leur voix, et tout le merveilleux de
l'aventure s'évanouit. Mais alors l'étonnement se porta sur un autre
objet, c'est-à-dire qu'on se demanda quels étaient leur dessein et le
motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, et on les questionna sur le
lieu où ils étaient allés et sur ce qu'ils avaient fait. En peu de mots
ils racontèrent tout leur voyage. Ils avaient, dirent-ils, atteint la
terre en deux jours ou un peu moins; mais, voyant les habitants alarmés
à leur approche et s'armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les
combattre, ils n'avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au
Nord pendant six au sept heures; alors ils étaient arrivés à un grand
chenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu'on découvrait de notre
domaine n'était pas le continent, mais une île. Après être entrés dans
ce bras de mer, ils avaient apperçu une autre île à droite, vers le
Nord, et plusieurs autres à l'Ouest. Décidés à aborder n'importe où, ils
s'étaient dirigés vers l'une des îles situées à l'Ouest, et étaient
hardiment descendus au rivage. Là ils avaient trouvé des habitants
affables et bienveillants, qui leur avaient donné quantité de racines et
quelques poissons secs, et s'étaient montrés très-sociables. Les femmes
aussi bien que les hommes s'étaient empressés de les pourvoir de touts
les aliments qu'ils avaient pu se procurer, et qu'ils avaient apportés
de fort loin sur leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi ces naturels. Leur ayant demandé par
signes, du mieux qu'il leur était possible, quelles étaient les nations
environnantes, ceux-ci répondirent que presque de touts côtés habitaient
des peuples farouches et terribles qui, à ce qu'ils leur donnèrent à
entendre, avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils dirent
qu'ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes excepté ceux qu'ils
prenaient à la guerre; puis, ils avouèrent qu'ils faisaient de grands
festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époque ils avaient fait un banquet
de cette nature; les Sauvages leur répondirent qu'il y avait de cela
deux lunes, montrant la lune, puis deux de leurs doigts; et que leur
grand Roi avait deux cents prisonniers de guerre qu'on engraissait pour
le prochain festin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir
ces prisonniers; mais les autres, se méprenant, s'imaginèrent qu'ils
désiraient qu'on leur en donnât pour les emmener et les manger, et leur
firent entendre, en indiquant d'abord le soleil couchant, puis le
levant, que le lendemain matin au lever du soleil ils leur en
amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matin suivant ils amenèrent
cinq femmes et onze hommes,--et les leur donnèrent pour les transporter
avec eux,--comme on conduirait des vaches et des bœufs à un port de mer
pour ravitailler un vaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens se fussent montrés chez eux,
leur cœur se souleva à cette vue, et ils ne surent que résoudre: refuser
les prisonniers c'eût été un affront sanglant pour la nation sauvage qui
les leur offrait; mais qu'en faire, ils ne le savaient. Cependant après
quelques débats ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent en
retour aux Sauvages qui les leur avaient amenés une de leurs hachettes,
une vieille clef, un couteau et six ou sept de leurs balles: bien qu'ils
en ignorassent l'usage, ils en semblèrent extrêmement satisfaits; puis,
les Sauvages ayant lié sur le dos les mains des pauvres créatures, ils
les traînèrent dans le canot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôt après les avoir reçus, car
ceux qui leur avaient fait ce noble présent se seraient, sans aucun
doute, attendus à ce que le lendemain matin, ils se missent à l'œuvre
sur ces captifs, à ce qu'ils en tuassent deux ou trois et peut-être à ce
qu'ils les invitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des Sauvages avec tout le respect et la politesse
possibles entre gens qui de part et d'autre n'entendent pas un mot de ce
qu'ils se disent, ils mirent à la voile et revinrent à la première île,
où en arrivant ils donnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont
ils avaient un trop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d'entrer en communication avec leurs
prisonniers; mais il était impossible de leur faire entendre quoi que ce
fût. À chaque chose qu'on leur disait, qu'on leur donnait ou faisait,
ils croyaient qu'on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier,
ces pauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout les femmes;
comme si déjà elles se fussent senti le couteau sur la gorge,
s'imaginant qu'on ne les détachait que pour les assassiner.

Il en était de même si on leur donnait à manger; ils en concluaient que
c'était de peur qu'ils ne dépérissent et qu'ils ne fussent pas assez
gras pour être tués. Si l'un d'eux était regardé d'une manière plus
particulière, il s'imaginait que c'était pour voir s'il était le plus
gras et le plus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais
les eurent amenés dans l'île et qu'ils eurent commencé à en user avec
bonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s'en attendirent pas
moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leurs nouveaux
maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cet étrange récit ou journal
de leur voyage, les Espagnols leur demandèrent où était leur nouvelle
famille. Ils leur répondirent qu'ils l'avaient débarquée et placée dans
l'une de leurs huttes et qu'ils étaient venus demander quelques vivres
pour elle. Sur quoi les Espagnols et les deux autres Anglais,
c'est-à-dire la colonie tout entière, résolurent d'aller la voir, et
c'est ce qu'ils firent: le père de VENDREDI les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte ils les virent assis et garrottés: car
lorsque les Anglais avaient débarqué ces pauvres gens, ils leur avaient
lié les mains, afin qu'ils ne pussent s'emparer du canot et s'échapper;
ils étaient donc là assis, entièrement nus. D'abord il y avait trois
hommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bien
proportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans; puis cinq
femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quarante ans; deux
autres n'ayant pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et une
cinquième, grande et belle fille de seize à dix-sept ans. Les femmes
étaient d'agréables personnes aussi belles de corps que de visage,
seulement elles étaient basanées; deux d'entre elles, si elles eussent
été parfaitement blanches, auraient passé pour de jolies femmes, même à
Londres, car elles avaient un air fort avenant et une contenance fort
modeste, surtout lorsque par la suite elles furent vêtues et parées,
comme ils disaient, bien qu'il faut l'avouer, ce fût peu de chose que
cette parure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n'en saurait douter, avait quelque chose de pénible pour
nos Espagnols, qui, c'est justice à leur rendre, étaient des hommes de
la conduite la plus noble, du calme le plus grand, du caractère le plus
grave, et de l'humeur la plus parfaite que j'aie jamais rencontrée, et
en particulier d'une très-grande modestie, comme on va le voir
tout-à-l'heure. Je disais donc qu'il était fort pénible pour eux de voir
trois hommes et cinq femmes nus, touts garrottés ensemble et dans la
position la plus misérable où la nature humaine puisse être supposée,
s'attendant à chaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le
crâne fracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.

La première chose qu'ils firent fut d'envoyer le vieil Indien, le père
de VENDREDI, auprès d'eux, afin de voir s'il en reconnaîtrait quelqu'un,
et s'il comprendrait leur langue. Dès que ce vieillard fut entré il les
regarda avec attention l'un après l'autre, mais n'en reconnut aucun; et
aucun d'eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul des
signes qu'il leur adressait, à l'exception d'une des femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu'on se proposait, c'est-à-dire pour
les assurer que les gens entre les mains desquels ils étaient tombés
étaient des Chrétiens, auxquels l'action de manger des hommes et des
femmes faisait horreur, et qu'ils pouvaient être certains qu'on ne les
tuerait pas. Aussitôt qu'ils eurent l'assurance de cela, ils firent
éclater une telle joie, et par des manifestations si grotesques et si
diverses, qu'il serait difficile de la décrire: il paraît qu'ils
appartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servait d'interprète de leur demander
s'ils consentaient à être les serviteurs des hommes qui les avaient
emmenés dans le but de leur sauver la vie, et à travailler pour eux. À
cette question ils se mirent touts à danser; et aussitôt l'un prit une
chose, l'autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs
mains, et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par là
qu'ils étaient très-disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence de ces femmes parmi eux ne
tarderait pas à avoir des inconvénients, et pourrait occasionner
quelques querelles et peut-être des querelles de sang, demanda aux trois
Anglais comment ils entendaient traiter leurs prisonnières, et s'ils se
proposaient d'en faire leurs servantes ou leurs femmes? L'un d'eux
répondit brusquement et hardiment, qu'ils en feraient l'un et l'autre. À
quoi le gouverneur répliqua:--«Mon intention n'est pas de vous en
empêcher; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu'il est juste,
afin d'éviter parmi vous les désordres et les querelles, et j'attends de
votre part par cette raison seulement que si quelqu'un de vous prend une
de ces créatures pour femme ou pour épouse, il n'en prenne qu'une, et
qu'une fois prise il lui donne protection; car, bien que nous ne
puissions vous marier, la raison n'en exige pas moins que, tant que vous
resterez ici, la femme que l'un de vous aura choisie soit à sa charge et
devienne son épouse, je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu'il résidera
ici, nul autre que lui n'ait affaire à elle.»--Tout cela parut si juste
que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.



LOTERIE


Alors les Anglais demandèrent aux Espagnols s'ils avaient l'intention de
prendre quelqu'une de ces Sauvages. Mais touts répondirent: «--Non.--»
Les uns dirent qu'ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu'ils
ne voulaient pas de femmes qui n'étaient pas chrétiennes; et touts
déclarèrent qu'ils les respecteraient, ce qui est un exemple de vertu
que je n'ai jamais rencontré dans touts mes voyages. Pour couper court,
de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme, c'est-à-dire
une femme temporaire; et depuis ils menèrent un nouveau genre de vie.
Les Espagnols et le père de VENDREDI demeuraient dans ma vieille
habitation, qu'ils avaient beaucoup élargie à l'intérieur; ayant avec
eux les trois serviteurs qu'ils s'étaient acquis lors de la dernière
bataille des Sauvages. C'étaient les principaux de la colonie; ils
pourvoyaient de vivres touts les autres, ils leur prêtaient toute
l'assistance possible, et selon que la nécessité le requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et
mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux
d'entre eux n'aient pas choisi la même, d'autant plus qu'il y en avait
deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables
que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter
les querelles: ils mirent les cinq femmes à part dans l'une des huttes
et allèrent touts dans l'autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait
le premier.

Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se
trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l'objet de son
choix. Il est digne d'observation que celui qui choisit le premier prit
celle qu'on regardait comme la moins bien et qui était la plus âgée des
cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons: les Espagnols même en
sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant qu'aucun d'eux,
considérait que c'est autant de l'application et du travail que de toute
autre chose qu'il faut attendre le bien-être; et, en effet, cette femme
fut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsi rangées sur une file puis
emmenées une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de
nouveau, et elles crurent fermement qu'elles étaient sur le point d'être
dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une, les
autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et lui
dirent adieu avec tant de douleur et d'affection que le cœur le plus dur
du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur
faire comprendre qu'elles ne seraient pas égorgées avant qu'ils eussent
fait venir le vieux père de VENDREDI, qui, sur-le-champ, leur apprit que
les cinq hommes qui étaient allés les chercher l'une après l'autre les
avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l'effroi des femmes fut un peu dissipé,
les hommes se mirent à l'ouvrage. Les Espagnols vinrent les aider, et en
peu d'heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou tente pour se loger
à part; car celles qu'ils avaient déjà étaient encombrées d'outils,
d'ustensiles de ménage et de provisions.

Les trois coquins s'étaient établis un peu plus loin que les deux
honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional de
l'île; de sorte qu'ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc
peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d'y jeter les
fondements de trois villes.

Ici il est bon d'observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le
monde,--la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle
ainsi? c'est ce que j'ignore--, les deux honnêtes gens eurent les plus
mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient à peine
dignes de la potence, qui n'étaient bons à rien, et qui semblaient nés
pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes
adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes: non que les deux
premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l'humeur et du
caractère; car toutes les cinq étaient des créatures très-prévenantes,
très-douces et très-soumises, passives plutôt comme des esclaves que
comme des épouses; je veux dire seulement qu'elles n'étaient pas
également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni également
épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que je dois faire, à l'honneur d'une
diligente persévérance d'une part, et à la honte d'un caractère
négligent et paresseux d'autre part; c'est que, lorsque j'arrivai dans
l'île, et que j'examinai les améliorations diverses, les cultures et la
bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de si
loin dépassé les trois autres, qu'il n'y avait pas de comparaison à
établir entre eux. Ils n'avaient ensemencé, il est vrai, les uns et les
autres, que l'étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, et ils
avaient eu raison à mon sens; car la nature nous dit qu'il est inutile
de semer plus qu'on ne consomme; mais la différence dans la culture, les
plantations, les clôtures et dans tout le reste se voyait de prime
abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre de
jeunes arbres, de manière qu'en approchant de la place vous
n'apperceviez qu'un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux
fois, l'une par leurs compatriotes et l'autre par l'ennemi comme on le
verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez eux
était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement
plantées, bien qu'eux-mêmes n'en eussent jamais vu; et grâce aux soins
qu'ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons
que ceux des autres. Ils s'étaient aussi fait une retraite dans la
partie la plus épaisse des bois. Ce n'était pas une caverne naturelle
comme celle que j'avais trouvée, mais une grotte qu'ils avaient creusée
à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ils
mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu'on ne put les
découvrir. Au moyen d'innombrables pieux de ce bois qui, comme je l'ai
dit, croît si facilement, ils avaient élevé à l'entour un bocage
impénétrable, excepté en un seul endroit où ils grimpaient pour gagner
l'extérieur, et de là entraient dans des sentiers qu'ils s'étaient
ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien que
leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison de ce
qu'ils étaient antérieurement, et qu'ils ne fussent pas à beaucoup près
aussi querelleurs, parce qu'ils n'avaient plus les mêmes occasions de
l'être, néanmoins l'un des compagnons d'un esprit déréglé, je veux dire
la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du blé il est
vrai, et faisaient des enclos; mais jamais les paroles de Salomon ne se
vérifièrent mieux qu'à leur égard:--«J'ai passé par la vigne du
paresseux, elle était couverte de ronces.»--Car, lorsque les Espagnols
vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir en divers
endroits, à cause des mauvaises herbes; il y avait dans la haie
plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres sauvages étaient entrées
et avaient mangé le blé; çà et là on avait bouché le trou comme
provisoirement avec des broussailles mortes, mais c'était fermer la
porte de l'écurie après que le cheval était déjà volé. Lorsqu'au
contraire ils allèrent voir la plantation des deux autres, partout ils
trouvèrent des marques d'une industrie prospère: il n'y avait pas une
mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies; et
eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon:--«La main
diligente devient riche»;--car toutes choses croissaient et se
bonifiaient chez eux, et l'abondance y régnait au-dedans et au-dehors:
ils avaient plus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plus
d'ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir et d'agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses;
elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l'un des
deux autres Anglais, qui, ainsi que je l'ai dit, avait été aide de
cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas de
leurs maris. Les autres, au contraire, n'y entendirent jamais rien; mais
celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même
le service. Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les
alentours, allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson et
attraper des oiseaux; en un mot ils faisaient tout autre chose que de
travailler: aussi leur ordinaire s'en ressentait-il. Le diligent vivait
bien et confortablement; le paresseux vivait d'une manière dure et
misérable; et je pense que généralement parlant, il en est de même en
touts lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce qui
était arrivé jusqu'alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en fut
l'origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivage cinq ou six canots
d'Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vous plaira; et nul doute
qu'ils ne vinssent, comme d'habitude, pour manger leurs prisonniers;
mais cela était devenu si familier aux Espagnols, à touts nos gens,
qu'ils ne s'en tourmentaient plus comme je le faisais. L'expérience leur
ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et que
s'ils n'étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l'affaire une fois
terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus alors
qu'ils ne l'avaient fait précédemment qu'il y eût des habitants dans
l'île; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu'ils n'avaient rien de
mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu'on se tînt
renfermé et que personne ne se montrât; seulement ils placèrent une
vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se
seraient remis en mer.

Tant cela était sans doute fort raisonnable; mais un accident funeste
déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux Sauvages que l'île
était habitée, ce qui faillit à causer la ruine de la colonie tout
entière. Lorsque les canots des Sauvages se furent éloignés, les
Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns d'entre
eux eurent la curiosité de s'approcher du lieu qu'ils venaient
d'abandonner pour voir ce qu'ils y avaient fait. À leur grande surprise,
ils trouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormis
profondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ils
s'étaient assoupis comme des brutes, et n'avaient pas voulu bouger quand
les autres étaient partis, ou qu'égarés dans les bois ils n'étaient pas
revenus à temps pour s'embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandement surpris, et fort embarrassés
sur ce qu'ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se trouvait avec
eux, on lui demanda son avis; mais il déclara qu'il ne savait quel parti
prendre. Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà; quant à les tuer,
nul d'entre eux n'y était disposé. Le gouverneur me dit qu'ils n'avaient
pu avoir l'idée de verser le sang innocent, car les pauvres créatures ne
leur avaient fait aucun mal, n'avaient porté aucune atteinte à leur
propriété; et que touts pensaient qu'aucun motif ne pourrait légitimer
cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l'honneur de ces Espagnols, que, quoi qu'on
puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n'ai
jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d'une nation
quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si
vertueux, si courtois et d'une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la
cruauté, on n'en voyait pas l'ombre dans leur nature: on ne trouvait en
eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes; et cependant
touts étaient des hommes d'une grande ardeur et d'un grand courage.



FUITE À LA GROTTE


Leur douceur et leur calme s'étaient manifestés en supportant la
conduite intolérable des trois Anglais; et alors leur justice et leur
humanité se montrèrent à propos des Sauvages dont je viens de parler.
Après quelques délibérations, ils décidèrent qu'ils ne bougeraient pas
jusqu'à ce que, s'il était possible, ces trois hommes fussent partis.
Mais le gouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n'avaient pas
de pirogue; et que si on les laissait rôder dans l'île, assurément ils
découvriraient qu'elle était habitée, ce qui causerait la ruine de la
colonie.

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant les compères qui dormaient encore
profondément, ils résolurent de les éveiller et de les faire
prisonniers; et c'est ce qu'ils firent. Les pauvres diables furent
étrangement effrayés quand ils se virent saisis et liés, et, comme les
femmes, ils craignirent qu'on ne voulût les tuer et les dévorer; car, à
ce qu'il paraît, ces peuples s'imaginent que tout le monde fait comme
eux et mange de la chair humaine; mais on les eut bientôt tranquillisés
là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gens de ne pas les avoir
conduits à leur château, je veux dire à mon palais au pied de la
colline, mais de les avoir menés d'abord à la tonnelle, où étaient leurs
principales cultures, leurs chèvres et leurs champs de blé; et plus tard
à l'habitation des deux Anglais.

Là on les fit travailler, quoiqu'on n'eût pas grand ouvrage à leur
donner; et, soit négligence à les garder, soit qu'on ne crût pas qu'ils
pussent s'émanciper, un d'entre eux s'échappa, et, s'étant réfugié dans
les bois, on ne le revit plus.

On eut tout lieu de croire qu'il était retourné dans son pays avec les
Sauvages, qui débarquèrent trois ou quatre semaines plus tard, firent
leurs bombances accoutumées, et s'en allèrent au bout de deux jours.
Cette pensée atterra nos gens: ils conclurent, et avec beaucoup de
raison, que cet individu, retourné parmi ses camarades, ne manquerait
pas de leur rapporter qu'il y avait des habitants dans l'île, et combien
ils étaient faibles et en petit nombre; car, ainsi que je l'ai déjà dit,
on n'avait jamais fait connaître à ce Sauvage, et cela fut fort heureux,
combien nos hommes étaient et où ils vivaient; jamais il n'avait vu ni
entendu le feu de leurs armes; on s'était bien gardé à plus forte raison
de lui faire voir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans
la vallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée,
et ainsi du reste.

La première preuve qu'ils eurent de la trahison de ce misérable fut que,
environ deux mois plus tard, six canots de Sauvages, contenant chacun de
sept à dix hommes, s'approchèrent en voguant le long du rivage Nord de
l'île, où ils n'avaient pas coutume de se rendre auparavant, et
débarquèrent environ une heure après le lever du soleil dans un endroit
convenable, à un mille de l'habitation des deux Anglais, où avait été
gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s'ils avaient
touts été là le dommage n'aurait pas été si considérable, car pas un de
ces Sauvages n'eût échappé; mais le cas était bien différent: deux
hommes contre cinquante, la partie n'était pas égale. Heureusement que
les deux Anglais les apperçurent à une lieue en mer, de sorte qu'il
s'écoula plus d'une heure avant qu'ils abordassent; et, comme ils
débarquèrent à environ un mille de leurs huttes, ce ne fut qu'au bout de
quelque temps qu'ils arrivèrent jusqu'à eux. Ayant alors grande raison
de croire qu'ils étaient trahis, la première chose qu'ils firent fut de
lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux des trois
hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à ce qu'il
paraît, firent preuve d'une grande fidélité, de les conduire avec leurs
deux épouses et tout ce qu'ils pourraient emporter avec eux au milieu du
bois, dans cette grotte dont j'ai parlé plus haut, et là, de garder ces
deux individus, pieds et poings liés, jusqu'à nouvel ordre.

En second lieu, voyant que les Sauvages avaient touts mis pied à terre
et se portaient de leur côté, ils ouvrirent les enclos dans lesquels
étaient leurs chèvres et les chassèrent dans le bois pour y errer en
liberté, afin que ces barbares crussent que c'étaient des animaux
farouches; mais le coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner
là-dedans, les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la
place. Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l'abri leurs femmes
et leurs biens, ils députèrent leur troisième esclave venu avec les
femmes et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès des
Espagnols pour leur donner l'alarme et leur demander un prompt secours.
En même temps ils prirent leurs armes et ce qu'ils avaient de munitions,
et se retirèrent dans le bois, vers le lieu où avaient été envoyées
leurs femmes, se tenant à distance cependant, de manière à voir, si cela
était possible, la direction que suivraient les Sauvages.

Ils n'avaient pas fait beaucoup de chemin quand du haut d'un monticule
ils apperçurent la petite armée de leurs ennemis s'avancer directement
vers leur habitation; et un moment après, ils virent leurs huttes et
leurs meubles dévorés par les flammes, à leur grande douleur et à leur
grande mortification: c'était pour eux une perte cruelle, une perte
irréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un moment la
même position, jusqu'à ce que les Sauvages se répandirent sur toute la
place comme des bêtes féroces, fouillant partout à la recherche de leur
proie, et en particulier des habitants, dont on voyait clairement qu'ils
connaissaient l'existence.

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyant pas en sûreté où ils se
trouvaient, car il était probable que quelques-uns de ces barbares
viendraient de ce côté, et y viendraient supérieurs en forces, jugèrent
convenable de se retirer à un demi-mille plus loin, persuadés, comme
cela eut lieu en effet, que plus l'ennemi rôderait, plus il se
disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l'aide d'un fourré épais où se trouvait un
vieux tronc d'arbre creux et excessivement grand: ce fut dans cet arbre
que touts deux prirent position, résolus d'attendre l'événement.

Il y avait peu de temps qu'ils étaient là, quand deux Sauvages
accoururent de ce côté, comme s'ils les eussent découverts et vinssent
pour les attaquer. Un peu plus loin ils en virent trois autres, et plus
loin encore cinq autres, touts s'avançant dans la même direction; en
outre ils en virent à une certaine distance sept ou huit qui couraient
d'un autre côté; car ils se répandaient sur touts les points, comme des
chasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grande perplexité, ne sachant
s'ils devaient rester et garder leur poste ou s'enfuir; mais après une
courte délibération, considérant que si les Sauvages parcouraient ainsi
le pays, ils pourraient peut-être avant l'arrivée du secours découvrir
leur retraite dans les bois, et qu'alors tout serait perdu, ils
résolurent de les attendre là et, s'ils étaient trop nombreux, de monter
au sommet de l'arbre, d'où ils ne doutaient pas qu'excepté contre le
feu, ils ne se défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand
bien même touts les Sauvages, débarqués au nombre d'environ cinquante,
viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils se demandèrent s'ils feraient feu
sur les deux premiers, ou s'ils attendraient les trois et tireraient sur
ce groupe intermédiaire: tactique au moyen de laquelle les deux et les
cinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent de laisser
passer les deux premiers, à moins qu'ils ne les découvrissent dans leur
refuge et ne vinssent les attaquer. Ces deux Sauvages les confirmèrent
dans cette résolution en se détournant un peu vers une autre partie du
bois; mais les trois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent
directement à l'arbre, comme s'ils eussent su que les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-ci résolurent de les prendre en
ligne, ainsi qu'ils s'avançaient; et, comme ils avaient décidé de ne
faire feu qu'un à la fois, il était possible que du premier coup ils les
atteignissent touts trois. À cet effet, celui qui devait tirer mit trois
ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d'une meurtrière,
c'est-à-dire d'un trou qui se trouvait dans l'arbre, il visa tout à son
aise sans être vu, et attendit qu'ils fussent à trente verges de
l'embuscade, de manière à ne pas manquer son coup.

Pendant qu'ils attendaient ainsi et que les Sauvages s'approchaient, ils
virent que l'un des trois était le fugitif qui s'était échappé de chez
eux, le reconnurent parfaitement, et résolurent de ne pas le manquer,
dussent-ils ensemble faire feu. L'autre se tint donc prêt à tirer, afin
que si le Sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d'en
recevoir un second.

Mais le premier tireur était trop adroit pour le manquer; car pendant
que les Sauvages s'avançaient l'un après l'autre sur une seule ligne, il
fit feu et en atteignit deux du coup. Le premier fut tué roide d'une
balle dans la tête; le second, qui était l'indien fugitif, en reçut une
au travers du corps et tomba, mais il n'était pas tout-à-fait mort; et
le troisième eut une égratignure à l'épaule, que lui fit sans doute la
balle qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu'il n'eût
pas grand mal, il s'assit à terre en poussant des cris et des hurlements
affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruit plutôt que pénétrés de leur
danger, s'arrêtèrent tout court d'abord; car les bois rendirent la
détonation mille fois plus terrible; les échos grondant çà et là, les
oiseaux s'envolant de toutes parts et poussant toutes sortes de cris,
selon leur espèce; de même que le jour où je tirai le premier coup de
fusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c'était une île.

Cependant, tout étant rentré dans le silence, ils vinrent sans défiance,
ignorant la cause de ce bruit, jusqu'au lieu où étaient leurs compagnons
dans un assez pitoyable état. Là ces pauvres ignorantes créatures, qui
ne soupçonnaient pas qu'un danger pareil pût les menacer, se groupèrent
autour du blessé, lui adressant la parole et sans doute lui demandant
d'où venait sa blessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu'un
éclair de feu, suivi immédiatement d'un coup de tonnerre de leurs dieux,
avait tué ses deux compagnons et l'avait blessé lui-même. Cela, dis-je,
est présumable; car rien n'est plus certain qu'ils n'avaient vu aucun
homme auprès d'eux, qu'ils n'avaient de leur vie entendu la détonation
d'un fusil, qu'ils ne savaient non plus ce que c'était qu'une arme à
feu, et qu'ils ignoraient qu'à distance on pût tuer ou blesser avec du
feu et des balles. S'il n'en eût pas été ainsi, il est croyable qu'ils
ne se fussent pas arrêtés si inconsidérément à contempler le sort de
leurs camarades, sans quelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l'ont avoué depuis, se voyaient avec
douleur obligés de tuer tant de pauvres êtres qui n'avaient aucune idée
de leur danger; mais, les tenant là sous leurs coups et le premier ayant
rechargé son arme, ils se résolurent à tirer touts deux dessus. Convenus
de choisir un but différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou
blessèrent grièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien
que resté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyant touts
gisants, crurent qu'ils les avaient touts expédiés.

La persuasion de n'en avoir manqué aucun fit sortir résolument de
l'arbre nos deux hommes avant qu'ils eussent rechargé leurs armes: et ce
fut une grande imprudence. Ils tombèrent dans l'étonnement quand ils
arrivèrent sur le lieu de la scène, et ne trouvèrent pas moins de quatre
Indiens vivants, dont deux fort légèrement blessés et un entièrement
sauf. Ils se virent alors forcés de les achever à coups de crosse de
mousquet. D'abord ils s'assurèrent de l'Indien fugitif qui avait été la
cause de tout le désastre, ainsi que d'un autre blessé au genou, et les
délivrèrent de leurs peines. En ce moment celui qui n'avait point été
atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, et par
gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils ne purent
comprendre un seul mot de ce qu'il disait.



DÉFENSE DES DEUX ANGLAIS


Toutefois ils lui signifièrent de s'asseoir près de là au pied d'un
arbre, et un des Anglais, avec une corde qu'il avait dans sa poche par
le plus grand hasard, l'attacha fortement, et lui lia les mains
par-derrière; puis on l'abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à
la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant, craignant que
ceux-ci ou un plus grand nombre ne vînt à découvrir le chemin de leur
retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d'objets qu'ils
y avaient déposés. Ils apperçurent enfin les deux Indiens, mais ils
étaient fort éloignés; néanmoins ils les virent, à leur grande
satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemin directement
opposé à celui qui conduisait à leur retraite pour laquelle ils étaient
en de si vives craintes. Tranquillisés sur ce point, ils retournèrent à
l'arbre où ils avaient laissé leur prisonnier, qui, à ce qu'ils
supposèrent, avait été délivré par ses camarades, car les deux bouts de
corde qui avaient servi à l'attacher étaient encore au pied de l'arbre.

Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment; ne
sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l'ennemi, ni
quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d'aller à la
grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout s'y
passait bien, et pour les délivrer de l'effroi où sûrement elles
étaient, car, bien que les Sauvages fussent leurs compatriotes, elles en
avaient une peur horrible, et d'autant plus peut-être qu'elles savaient
tout ce qu'ils valaient.

Les Anglais à leur arrivée virent que les Sauvages avaient passé dans le
bois, et même très-près du lieu de leur retraite, sans toutefois l'avoir
découvert; car l'épais fourré qui l'entourait en rendait l'abord
inaccessible pour quiconque n'eût pas été guidé par quelque affilié, et
nos barbares ne l'étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en
bon ordre, seulement les femmes étaient glacées d'effroi. Tandis qu'ils
étaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent à leur
secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieux VENDREDI, je
veux dire le père de VENDREDI, étaient partis en masse pour protéger
leur tonnelle et le blé et le bétail qui s'y trouvaient, dans le cas où
les Indiens eussent rôdé vers cette partie de l'île; mais ils ne se
répandirent pas jusque là. Avec les sept Espagnols se trouvait l'un des
trois Sauvages qu'ils avaient autrefois faits prisonniers, et aussi
celui que, pieds et poings liés, les Anglais avaient laissés près de
l'arbre, car, à ce qu'il paraît, les Espagnols étaient venus par le
chemin où avaient été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le
huitième pour l'emmener avec eux. Là, toutefois ils furent obligés de le
garrotter de nouveau, comme l'étaient les deux autres, restés après le
départ du fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et ils
craignaient tellement qu'ils ne leur échappassent, qu'ils s'imaginèrent
être, pour leur propre conservation, dans l'absolue nécessité de les
tuer touts. Mais le gouverneur n'y voulut pas consentir; il ordonna de
les envoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pour
les garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté; et là, ils
passèrent la nuit pieds et mains liés.

L'arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais,
qu'ils n'entendirent pas s'arrêter plus long-temps. Ayant pris avec eux
cinq Espagnols, et réunissant à eux touts quatre mousquets, un pistolet
et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des
Sauvages. Et d'abord, quand ils furent arrivés à l'arbre où gisaient
ceux qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres
Indiens y étaient venus; car ils avaient essayé d'emporter leurs morts,
et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaient
abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s'étaient
arrêtés et d'où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ils eurent la
douleur de voir s'en élever un reste de fumée; mais ils ne purent y
découvrir aucun Sauvage. Ils résolurent alors d'aller, avec toute la
prudence possible, vers les ruines de leur plantation. Un peu avant d'y
arriver, s'étant trouvés en vue de la côte, ils apperçurent
distinctement touts les Sauvages qui se rembarquaient dans leurs canots
pour courir au large.

Il semblait qu'ils fussent fâchés d'abord qu'il n'y eût pas de chemin
pour aller jusqu'à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve de
mousqueterie; mais, après tout, ils s'estimèrent fort heureux d'en être
débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs
cultures étant détruites, touts les autres convinrent de les aider à
relever leurs constructions, et de les pourvoir de toutes choses
nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque là on
n'avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu'ils
apprirent leur désastre,--car, vivant éloignés, ils n'avaient rien su
qu'après l'affaire finie--, vinrent offrir leur aide et leur assistance,
et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir leurs
habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois
pirogues des Sauvages venir se jeter à peu de distance sur la grève,
ainsi que deux hommes noyés; ce qui leur fit croire avec raison qu'une
tempête, qu'ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé quelques-unes
de leurs embarcations. Le vent en effet avait soufflé avec violence
durant la nuit qui suivit leur départ.

Si quelques-uns d'entre eux s'étaient perdus, toutefois il s'en était
sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes de ce
qu'ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les exciter à une
autre entreprise de la même nature, qu'ils résolurent effectivement de
tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne pût leur résister.
Mais, à l'exception de ce que le fugitif leur avait dit des habitants de
l'île, ils n'en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose; jamais ils
n'avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avait raconté
le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pût le leur
confirmer.

Cinq ou six mois s'étaient écoulés, et l'on n'avait point entendu parler
des Sauvages; déjà nos gens se flattaient de l'espoir qu'ils n'avaient
point oublié leur premier échec, et qu'ils avaient laissé là toute idée
de réparer leur défaite, quand tout-à-coup l'île fut envahie par une
redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de Sauvages armés d'arcs
et de flèches, d'énormes casse-têtes, de sabres de bois et d'autres
instruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable, que
nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.

Comme le débarquement s'était effectué le soir et à l'extrémité
orientale de l'île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter et
aviser à ce qu'il fallait faire. Et d'abord, sachant que se tenir
totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut, et
devait l'être d'autant plus encore en cette conjoncture, que le nombre
de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire disparaître
les huttes qu'ils avaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire
leurs chèvres à l'ancienne grotte, parce qu'ils supposaient que les
Sauvages se porteraient directement sur ce point sitôt qu'il ferait jour
pour recommencer la même échauffourée, quoiqu'ils eussent pris terre
cette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu'ils avaient à
l'ancienne tonnelle, comme je l'appelais, laquelle appartenait aux
Espagnols; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle part
de traces d'habitation, et le lendemain matin, de bonne heure, ils se
posèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des deux
Anglais, pour y attendre l'arrivée des Sauvages. Tout confirma leurs
prévisions: ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l'extrémité
orientale de l'île, s'avancèrent au longeant le rivage droit à cette
place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent
en juger. Notre armée se trouvait bien faible; mais le pire de
l'affaire, c'était qu'il n'y avait pas d'armes pour tout le monde. Nos
forces totales s'élevaient, je crois, ainsi:--D'abord, en hommes:

/*[2]
  17 Espagnols.

  5 Anglais.

  1 Le vieux VENDREDI, c'est-à-dire le père de VENDREDI.

  3 Esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve de fidélité.

  3 Autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.

  29.

  Pour armer ces gens, il y avait:

  11 Mousquets.

  5 Pistolets.

  3 Fusils de chasse.

  5 Mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés que
    j'avais soumis.

  2 Sabres.

  3 Vieilles hallebardes.

  29.
*/

On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils; mais chacun d'eux fut
armé d'une hallebarde, ou d'un long bâton, semblable à un brindestoc,
garni d'une longue pointe de fer à chaque extrémité; ils avaient en
outre une hachette au côté. Touts nos hommes portaient aussi une hache.
Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat; elles
s'armèrent d'arcs et de flèches, que les Espagnols avaient pris aux
Sauvages lors de la première affaire, dont j'ai parlé, et qui avait eu
lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j'ai si souvent fait mention, avait le
commandement général; et William ATKINS, qui, bien que redoutable pour
sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous
lui.--Les Sauvages s'avancèrent comme des lions; et nos hommes, pour
comble de malheur, n'avaient pas l'avantage du terrain. Seulement Will
ATKINS, qui rendit dans cette affaire d'importants services, comme une
sentinelle perdue, était planté avec six hommes, derrière un petit
hallier, avec ordre de laisser passer les premiers, et de faire feu
ensuite au beau milieu des autres; puis sur-le-champ de battre en
retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour
venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient
couverts par un fourré d'arbres.

Quand les Sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en masse
et sans aucun ordre. WILL ATKINS en laissa passer près de lui une
cinquantaine; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois
de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou
sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien en
tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c'est ce qu'ils ne surent pas; mais la
consternation et l'étonnement étaient inexprimables chez ces barbares,
qui furent effrayés au plus haut degré d'entendre un bruit terrible, de
voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et sans comprendre d'où cela
provenait. Alors, au milieu de leur effroi, William ATKINS et ses trois
hommes firent feu sur le plus épais de la tourbe, et en moins d'une
minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes, leur envoyèrent
une troisième volée.

Si Williams ATKINS et ses hommes se fussent retirés immédiatement après
avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la
troupe eût été à portée de prolonger le feu, les Sauvages eussent été
mis en pleine déroute; car la terreur dont ils étaient saisis venait
surtout de ce qu'ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce
qu'ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs dieux.
Mais William ATKINS, en restant pour recharger, découvrit la ruse.



NOUVELLE INCURSION DES INDIENS


Quelques Sauvages, qui les épiaient au loin, fondirent sur eux par
derrière; et, bien que ATKINS et ses hommes les eussent encore salués de
deux ou trois fusillades et en eussent tué plus d'une vingtaine en se
retirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrent lui-même
et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes comme ils tuèrent
ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiens acquis avec les
femmes. Cet esclave était un brave compagnon, qui avait combattu en
furieux. De sa propre main il avait tué cinq Sauvages, quoiqu'il n'eût
pour armes qu'un des bâtons ferrés et une hache.

ATKINS étant blessé et deux autres étant tués, nos hommes, ainsi
maltraités, se retirèrent sur un monticule dans le bois. Les Espagnols,
après avoir fait trois décharges opérèrent aussi leur retraite; car les
Indiens étaient si nombreux, car ils étaient si désespérés, que malgré
qu'il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grand
nombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sous la dent de
nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarqua même que
leurs blessés qui n'étaient pas tout-à-fait mis hors de combat,
exaspérés par leurs blessures, se battaient comme des enragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laissé derrière eux les cadavres
de l'Espagnol et de l'Anglais. Les Sauvages, quand ils furent arrivés
auprès, les mutilèrent de la manière la plus atroce, leur brisant les
bras, les jambes et la tête avec leurs massues et leurs sabres de bois,
comme de vrais Sauvages qu'ils étaient. Mais, voyant que nos hommes
avaient disparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrent
une espèce de cercle, ce qu'ils ont coutume de faire, à ce qu'il paraît,
et poussèrent deux grands cris en signe de victoire; après quoi ils
eurent encore la mortification de voir tomber plusieurs de leurs blessés
qu'avait épuisés la perte de leur sang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé tout son petit corps d'armée sur
une éminence, ATKINS, quoique blessé, opinait pour qu'on se portât en
avant et qu'on fît une charge générale sur l'ennemi. Mais l'Espagnol
répondit:--«Señor ATKINS, vous avez vu comment leurs blessés se battent;
remettons la partie à demain: touts ces écloppés seront roidis et
endoloris par leurs plaies, épuisés par le sang qu'ils auront perdu, et
nous aurons alors beaucoup moins de besogne sur les bras.»

L'avis était bon. Mais WILL ATKINS reprit gaîment:--«C'est vrai, señor;
mais il en sera de même de moi, et c'est pour cela que je voudrais aller
en avant tandis que je suis en haleine.»--«Fort bien, señor ATKINS, dit
l'Espagnol: vous vous êtes conduit vaillamment, vous avez rempli votre
tâche; nous combattrons pour vous si vous ne pouvez venir; mais je pense
qu'il est mieux d'attendre jusqu'à demain matin.»--Ils attendirent donc.

Mais, lorsqu'il fit un beau clair de lune, et qu'ils virent les Sauvages
dans un grand désordre, au milieu de leurs morts et de leurs blessés et
se pressant tumultueusement à l'entour, ils se résolurent à fondre sur
eux pendant la nuit, dans le cas surtout où ils pourraient leur envoyer
une décharge avant d'être apperçus. Il s'offrit à eux une belle occasion
pour cela: car l'un des deux Anglais, sur le terrain duquel l'affaire
s'était engagée, les ayant conduits par un détour entre les bois et la
côte occidentale, et là ayant tourné brusquement au Sud, ils arrivèrent
si proche du groupe le plus épais, qu'avant qu'on eût pu les voir ou les
entendre, huit hommes tirèrent au beau milieu et firent une terrible
exécution. Une demi-minute après huit autres tirèrent à leur tour et les
criblèrent tellement de leurs dragées, qu'ils en tuèrent ou blessèrent
un grand nombre. Tout cela se passa sans qu'ils pussent reconnaître qui
les frappait, sans qu'ils sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leurs armes; puis, s'étant divisés
en trois corps, ils résolurent de tomber touts ensemble sur l'ennemi.
Chacun de ces pelotons se composait de huit personnes: ce qui formait en
somme vingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes,
lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, les hallebardes et les
brindestocs. On voulait que les femmes se tinssent derrière, mais elles
déclarèrent qu'elles étaient décidées à mourir avec leurs maris. Leur
petite armée ainsi disposée, ils sortirent d'entre les arbres et se
jetèrent sous la dent de l'ennemi en criant et en hélant de toutes leurs
forces. Les Indiens se tenaient là debout touts ensemble; mais ils
tombèrent dans la plus grande confusion en entendant les cris que
jetaient nos gens sur trois différents points. Cependant ils en seraient
venus aux mains s'ils nous eussent apperçus; car à peine fûmes-nous
assez près pour qu'ils nous vissent qu'ils nous décochèrent quelques
flèches, et que le pauvre vieux VENDREDI fut blessé, légèrement
toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps, fondirent sur eux, firent
feu de trois côtés, puis tombèrent dessus à coups de crosses de
mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferrés et de haches, et, en un
mot, les frottèrent si bien, qu'ils se mirent à pousser des cris et des
hurlements sinistres en s'enfuyant de touts côtés pour échapper à la
mort.

Les nôtres étaient fatigués de ce carnage: ils avaient tué ou blessé
mortellement, dans les deux rencontres, environ cent quatre-vingts de
ces barbares. Les autres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et
sur les collines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner la
frayeur et des pieds agiles; et, voyant que nos hommes se mettaient peu
en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent sur la côte où ils
avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés. Mais leur désastre
n'était pas encore au bout: car, ce soir-là, un vent terrible s'éleva de
la mer, et il leur fut impossible de prendre le large. Pour surcroît, la
tempête ayant duré toute la nuit, à la marée montante la plupart de
leurs pirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive,
qu'il aurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot.
Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou en
s'entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire, ne prirent cependant que
peu de repos cette nuit-là. Mais, après s'être refaits le mieux qu'ils
purent, ils résolurent de se porter vers cette partie de l'île où les
Sauvages avaient fui, afin de voir dans quel état ils étaient. Ceci les
mena nécessairement sur le lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs
de ces pauvres créatures qui respiraient encore, mais que rien n'aurait
pu sauver. Triste spectacle pour des cœurs généreux! car un homme
vraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruire son
ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cet égard, car les Sauvages que
les nôtres avaient à leur service dépêchèrent ces pauvres créatures à
coups de haches.

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où les chétifs débris le l'armée
indienne étaient rassemblés. Là restait environ une centaine d'hommes,
dont la plupart étaient assis à terre, accroupis, la tête entre leurs
mains et appuyée sur leurs genoux.

Quand nos gens ne furent plus qu'à deux portées de mousquet des vaincus,
le gouverneur espagnol ordonna de tirer deux coups à poudre pour leur
donner l'alarme, à dessein de voir par leur contenance ce qu'il avait à
en attendre, s'ils étaient encore disposés à combattre ou s'ils étaient
démontés au point d'être abattus et découragés, et afin d'agir en
conséquence.

Le stratagème eut un plein succès; car les Sauvages n'eurent pas plus
tôt entendu le premier coup de feu et vu la lueur du second qu'ils se
dressèrent sur leurs pieds dans la plus grande consternation imaginable;
et, comme nos gens se précipitaient sur eux, ils s'enfuirent criant,
hurlant et poussant une sorte de mugissement que nos hommes ne
comprirent pas et n'avaient point ouï jusque là, et ils se réfugièrent
sur les hauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d'abord préféré que le temps eût été calme et que les
Sauvages se fussent rembarqués. Mais ils ne considéraient pas alors que
cela pourrait en amener par la suite des multitudes auxquelles il leur
serait impossible de résister, ou du moins être la cause d'incursions si
redoutables et si fréquentes qu'elles désoleraient l'île et les feraient
périr de faim. WILL ATKINS, qui, malgré sa blessure, se tenait toujours
avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleur conseiller: il
fallait, selon lui, saisir l'occasion qui s'offrait de se jeter entre
eux, et leurs canots, et, par là, les empêcher à jamais, de revenir
inquiéter l'île.

On tint long-temps conseil sur ce point. Quelques-uns s'opposaient à
cela, de peur qu'on ne forçât ces misérables à se retirer dans les bois,
et à n'écouter que leur désespoir.--«Dans ce cas, disaient-ils, nous
serons obligés de leur donner la chasse comme à des bêtes féroces; nous
redouterons de sortir pour nos travaux; nous aurons nos plantations
incessamment pillées, nos troupeaux détruits, bref nous serons réduits à
une vie de misères continuelles.»

WILL ATKINS répondit que mieux valait avoir affaire à cent hommes qu'à
cent nations; que s'il fallait détruire les canots il fallait aussi
détruire les hommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur
démontra cette nécessité d'une manière si palpable, qu'ils se rangèrent
touts à son avis. Aussitôt ils se mirent à l'œuvre sur les pirogues, et,
arrachant du bois sec d'un arbre mort, ils essayèrent de mettre le feu à
quelques-unes de ces embarcations; mais elles étaient si humides
qu'elles purent à peine brûler. Néanmoins, le feu endommagea tellement
leurs parties supérieures, qu'elles furent bientôt hors d'état de tenir
la mer. Quand les Indiens virent à quoi nos hommes étaient occupés,
quelques-uns d'entre eux sortirent des bois en toute hâte, et,
s'approchant le plus qu'ils purent, ils se jetèrent à genoux et se
mirent à crier:--«Oa, oa, waramokoa!» et à proférer quelques autres mots
de leur langue que personne ne comprit; mais, comme ils faisaient des
gestes piteux et poussaient des cris étranges, il fut aisé de
reconnaître qu'ils suppliaient pour qu'on épargnât leurs canots, et
qu'ils promettaient de s'en aller pour ne plus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu'ils n'avaient d'autre moyen de
se conserver ou de sauver leur établissement que d'empêcher à tout
jamais les Indiens de revenir dans l'île, sachant bien que s'il arrivait
seulement à l'un d'eux de retourner parmi les siens pour leur conter
l'événement, c'en était fait de la colonie. En conséquence, faisant
comprendre aux Indiens qu'il n'y avait pas de merci pour eux, ils se
remirent l'œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait
épargnés. À cette vue les Sauvages firent retentir les bois d'un
horrible cri que notre monde entendit assez distinctement; puis ils se
mirent à courir çà et là dans l'île comme des insensés, de sorte que nos
colons ne surent réellement pas d'abord comment s'y prendre avec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence, n'avaient pas pensé que tandis
qu'ils réduisaient ainsi ces hommes au désespoir, ils devaient faire
bonne garde autour de leurs plantations; car, bien qu'ils eussent
transféré leur bétail et que les Indiens n'eussent pas déterré leur
principale retraite,--je veux dire mon vieux château de la colline,--ni
la caverne dans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma
plantation de la tonnelle, l'avaient saccagée, ainsi que les enclos et
les cultures d'alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vignes
et les raisins déjà presque mûrs; et faisant éprouver à la colonie une
perte inestimable sans en retirer aucun profit.

Quoique nos gens pussent les combattre en toute occasion, ils n'étaient
pas en état de les poursuivre et de les pourchasser; car, les Indiens
étant trop agiles pour nos hommes quand ils les rencontraient seuls,
aucun des nôtres n'osait s'aventurer isolément, dans la crainte d'être
enveloppé par eux. Fort heureusement ils étaient sans armes: ils avaient
des arcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour en
faire, ni outils, ni instruments tranchants.



MORT DE FAIM!...


L'extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et
vraiment déplorables; mais l'état où ils avaient jeté nos colons ne
valait pas mieux: car, malgré que leurs retraites eussent été
préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson ravagée.
Que faire, à quels moyens recourir? Ils ne le savaient. La seule
ressource qui leur restât c'était le bétail qu'ils avaient dans la
vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et la
plantation des trois Anglais, WILL ATKINS et ses camarades, alors
réduits à deux, l'un d'entre eux ayant été frappé à la tête, juste
au-dessous de la tempe, par une flèche qui l'avait fait taire à jamais.
Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui avait
porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et qui ensuite avait
formé le projet d'assassiner les Espagnols.

À mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là que ne
l'avait jamais été la mienne depuis que j'eus découvert les grains
d'orge et de riz, et que j'eus acquis la méthode de semer et de cultiver
mon blé et d'élever mon bétail; car alors ils avaient, pour ainsi dire,
une centaine de loups dans l'île, prêts à faire leur proie de tout ce
qu'ils pourraient saisir, mais qu'il n'était pas facile de saisir
eux-mêmes.

La première chose qu'ils résolurent de faire, quand ils virent la
situation où ils se trouvaient, ce fut, s'il était possible, de reléguer
les Sauvages dans la partie la plus éloignée de l'île, au Sud-Est; afin
que si d'autres Indiens venaient à descendre au rivage, ils ne pussent
les rencontrer; puis, une fois là, de les traquer, de les harasser
chaque jour, et de tuer touts ceux qu'ils pourraient approcher, jusqu'à
ce qu'ils eussent réduit leur nombre; et s'ils pouvaient enfin les
apprivoiser et les rendre propres à quelque chose, de leur donner du
blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à vivre de leur travail
journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent tellement
par le bruit de leurs armes, qu'au bout de peu de temps, si un des
colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il tombait de
peur. Leur effroi fut si grand qu'ils s'éloignèrent de plus en plus, et
que, harcelés par nos gens, qui touts les jours en tuaient ou blessaient
quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les
endroits creux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus
horrible misère, et qu'on en trouva plusieurs morts dans les bois, sans
aucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s'attendrirent, et
ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui
était l'homme du caractère le plus noblement généreux que de ma vie
j'aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait, d'attraper
vivant un de ces malheureux, et de l'amener à comprendre assez leur
dessein pour qu'il pût servir d'interprète auprès des autres, et savoir
d'eux s'ils n'acquiesceraient pas à quelque condition qui leur
assurerait la vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s'écoula quelque temps avant qu'on pût en prendre aucun; mais, comme
ils étaient faibles et exténués, l'un d'eux fut enfin surpris et fait
prisonnier. Il se montra d'abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire;
mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu'on lui donnait des
aliments, et qu'il n'avait à supporter aucune violence, il finit par
devenir plus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux VENDREDI, qui s'entretint souvent avec lui et lui
dit combien les nôtres seraient bons envers touts les siens; que
non-seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu'on leur
accorderait pour demeure une partie de l'île, pourvu qu'ils donnassent
l'assurance qu'ils garderaient leurs propres limites, et qu'ils ne
viendraient pas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux
colons; enfin qu'on leur donnerait du blé qu'ils sèmeraient et
cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance
présente.--Ensuite le vieux VENDREDI commanda au Sauvage d'aller trouver
ses compatriotes et de voir ce qu'ils penseraient de la proposition, lui
affirmant que s'ils n'y adhéraient immédiatement, ils seraient touts
détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre de d'environ
trente-sept, accueillirent tout d'abord cette offre, et prièrent qu'on
leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux
Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux VENDREDI,
se transportèrent au lieu où ils étaient: les trois esclaves indiens
charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en gâteaux et séché
au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit à ces infortunés de
se rendre sur le versant d'une colline, où ils s'assirent pour manger
avec beaucoup de reconnaissance. Ils furent plus fidèles à leur parole
qu'on ne l'aurait pensé; car, excepté quand ils venaient demander des
vivres et des instructions, jamais ils ne passèrent leurs limites. C'est
là qu'ils vivaient encore lors de mon arrivée dans l'île, et que j'allai
les visiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain, à élever
des chèvres, et à les traire. Rien ne leur manquait que des femmes pour
devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés sur une langue de
terre; derrière eux s'élevaient des rochers, et devant eux une vaste
plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l'île. Leur
terrain était bon et fertile et ils en avaient suffisamment; car il
s'étendait d'un côté sur une largeur d'un mille et demi, et de l'autre
sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en bois, comme
j'en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et
trois ou quatre couteaux; et, là, ils vécurent comme les plus soumises
et les plus innocentes créatures que jamais on n'eût su voir.

La colonie jouit après cela d'une parfaite tranquillité quant aux
Sauvages, jusqu'à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans
après. Ce n'est pas que de temps à autre quelques canots de Sauvages
n'abordassent à l'île pour la célébration barbare de leurs triomphes;
mais, comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils
n'avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment
dans l'île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ils
ne firent, à l'égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en
eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de les découvrir.

Voici que j'ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui était
arrivé à nos colons jusqu'à mon retour, au moins de ce qui était digne
de remarque.--Ils avaient merveilleusement civilisé les Indiens ou
Sauvages, et allaient souvent les visiter; mais ils leur défendaient,
sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne
fût pas livré derechef.

Une chose vraiment notable, c'est que les Sauvages, à qui ils avaient
appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt leurs
maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus ingénieuses,
surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des cages à
oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s'asseoir, des
escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d'autres choses encore;
car ils déployaient dans ce genre d'ouvrage une adresse remarquable,
quand une fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivé leur fut d'un grand secours, en ce que nous les
approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de
pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l'aide de ces outils, qu'ils
parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils
tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie; vrais
chefs-d'œuvre d'industrie et d'un aspect fort bizarre, mais qui les
protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes sortes
d'insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu'ils invitèrent la
tribu sauvage à les venir voir et à s'en construire de pareilles. Aussi,
quand j'allai visiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me
firent-ils de loin l'effet de vivre comme des abeilles dans une ruche.
Quant à WILL ATKINS, qui était devenu un garçon industrieux, laborieux
et réglé, il s'était fait une tente en vannerie, comme on n'en avait, je
pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tour à l'extérieur, je la
mesurai moi-même. Les murailles étaient à brins aussi serrés que ceux
d'un panier, et se composaient de trente-deux panneaux ou carrés,
très-solides, d'environ sept pieds de hauteur. Au milieu s'en trouvait
une autre, qui n'avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais
d'une construction encore plus solide, car elle était divisée en huit
pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur
leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes ensemble au
moyen de chevilles de bois, et d'où il avait élevé pour la couverture
une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous l'assure, et
parfaitement assemblée, quoiqu'il n'eût pas de clous, mais seulement
quelques broches de fer qu'il s'était faites avec la ferraille que
j'avais laissée dans l'île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuves
d'une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissance lui
manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en bois pour
attiser le feu; il se fabriqua encore le charbon qu'en exigeait l'usage;
et d'une pince de fer, il fit une enclume fort passable. Cela le mit à
même de façonner une foule de choses, des crochets, des gâches, des
pointes, des verroux et des gonds.--Mais revenons à sa case. Après qu'il
eut posé le comble de la tente intérieure, il remplit les entrevous des
chevrons au moyen d'un treillis si solide et qu'il recouvrit si
ingénieusement de paille de riz, et au sommet d'une large feuille d'un
certain arbre, que sa maison était tout aussi à l'abri de l'humidité que
si elle eût été couverte en tuiles ou en ardoises. Il m'avoua, il est
vrai, que les Sauvages lui avaient fait la vannerie.

L'enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour de
la rotonde intérieure; et de grands chevrons s'étendaient de trente-deux
angles au sommet des poteaux de l'habitation du milieu, éloignée
d'environ vingt pieds; de sorte qu'il y avait entre le mur de clayonnage
extérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir, de la
largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais
beaucoup plus délicat, et l'avait distribuée en six logements, ou
chambres de plain-pied, ayant d'abord chacune une porte donnant
extérieurement sur l'entrée ou passage conduisant à la tente principale;
puis une autre sur l'espace ou promenoir qui régnait au pourtour; de
manière que ce promenoir était aussi divisé en six parties égales, qui
servaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposer toutes
les choses nécessaires à la famille. Ces six espaces n'occupant point
toute la circonférence, les autres logements de la galerie étaient
disposés ainsi: Aussitôt que vous aviez passé la porte de l'enceinte
extérieure, vous aviez droit devant vous un petit passage conduisant à
la porte de la case intérieure; de chaque côté était une cloison de
clayonnage, avec une porte par laquelle vous pénétriez d'abord dans une
vaste chambre ou magasin, de vingt pieds de large sur environ trente de
long, et de là dans une autre un peu moins longue. Ainsi, dans le
pourtour il y avait dix belles chambres, six desquelles n'avaient entrée
que par les logements de la tente intérieure, et servaient de cabinets
ou de retraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatre
grands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de les appeler,
deux de chaque côté du passage qui conduisait de la porte d'entrée à la
rotonde intérieure, et donnant l'un dans l'autre.



HABITATION DE WILLIAM ATKINS


Un pareil morceau de vannerie, je crois, n'a jamais été vu dans le
monde, pas plus qu'une maison ou tente si bien conçue, surtout bâtie
comme cela. Dans cette grande ruche habitaient les trois familles,
c'est-à-dire WILL ATKINS et ses compagnons; le troisième avait été tué,
mais sa femme restait avec trois enfants,--elle était, à ce qu'il
paraît, enceinte lorsqu'il mourut. Les deux survivants ne négligeaient
pas de fournir la veuve de toutes choses, j'entends de blé, de lait, de
raisins, et de lui faire bonne part quand ils tuaient un chevreau ou
trouvaient une tortue sur le rivage; de sorte qu'ils vivaient touts
assez bien, quoiqu'à la vérité ceux-ci ne fussent pas aussi industrieux
que les deux autres, comme je l'ai fait observer déjà.

Il est une chose qui toutefois ne saurait être omise; c'est, qu'en fait
de religion, je ne sache pas qu'il existât rien de semblable parmi eux.
Il est vrai qu'assez souvent ils se faisaient souvenir l'un l'autre
qu'il est un Dieu, mais c'était purement par la commune méthode des
marins, c'est-à-dire en blasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres
ignorantes Sauvages, n'en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être
mariées à des Chrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes,
ayant fort peu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapables
d'entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parler de
rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu'elles avaient, je puis dire, retiré de leur
alliance, c'était d'avoir appris de leurs maris à parler passablement
l'anglais. Touts leurs enfants, qui pouvaient bien être une vingtaine,
apprenaient de même à s'exprimer en anglais dès leurs premiers
bégaiements, quoiqu'ils ne fissent d'abord que l'écorcher, comme leurs
mères. Pas un de ces enfants n'avait plus de six ans quand j'arrivai,
car il n'y en avait pas beaucoup plus de sept que ces cinq _ladys_
sauvages avaient été amenées; mais toutes s'étaient trouvées fécondes,
toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme du cuisinier en
second était, je crois, grosse de son sixième. Ces mères étaient toutes
d'une heureuse nature, paisibles, laborieuses, modestes et décentes,
s'aidant l'une l'autre, parfaitement obéissantes et soumises à leurs
maîtres, je ne puis dire à leurs maris. Il ne leur manquait rien que
d'être bien instruites dans la religion chrétienne et d'être
légitimement mariées, avantages dont heureusement dans la suite elles
jouirent par mes soins, ou du moins par les conséquences de ma venue
dans l'île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général et assez longuement de mes
cinq chenapans d'Anglais, je dois dire quelque chose des Espagnols, qui
formaient le principal corps de la famille, et dont l'histoire offre
aussi quelques incidents assez remarquables.

J'eus de nombreux entretiens avec eux sur ce qu'était leur situation
durant leur séjour parmi les Sauvages. Ils m'avouèrent franchement
qu'ils n'avaient aucune preuve à donner de leur savoir-faire ou de leur
industrie dans ce pays; qu'ils n'étaient là qu'une pauvre poignée
d'hommes misérables et abattus; que, quand bien même ils eussent eu des
ressources entre les mains, ils ne s'en seraient pas moins abandonnés au
désespoir; et qu'ils ployaient tellement sous le poids de leurs
infortunes, qu'ils ne songeaient qu'à se laisser mourir de faim.--Un
d'entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu'il était convaincu
qu'ils avaient eu tort; qu'à des hommes sages il n'appartient pas de
s'abandonner à leur misère, mais de se saisir incessamment des secours
que leur offre la raison, tant pour l'existence présente que pour la
délivrance future.--«Le chagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la
plus insignifiante passion du monde, parce qu'elle n'a pour objet que
les choses passées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables;
parce qu'elle n'embrasse point l'avenir, qu'elle n'entre pour rien dans
ce qui touche le salut, et qu'elle ajoute plutôt à l'affliction qu'elle
n'y apporte remède.»--Là-dessus il cita un proverbe espagnol que je ne
puis répéter dans les mêmes termes, mais dont je me souviens avoir
habillé à ma façon un proverbe anglais, que voici:

/*[4]
    _Dans le trouble soyez troublé,_
    _Votre trouble sera doublé._
*/

Ensuite il abonda en remarques sur toutes les petites améliorations que
j'avais introduites dans ma solitude, sur mon infatigable industrie,
comme il l'appelait, et sur la manière dont j'avais rendu une condition,
par ses circonstances d'abord pire que la leur, mille fois plus heureuse
que celle dans laquelle ils étaient, même alors, où ils se trouvaient
touts ensemble. Il me dit qu'il était à remarquer que les Anglais
avaient une plus grande présence d'esprit dans la détresse que tout
autre peuple qu'il eût jamais vu; que ses malheureux compatriotes, ainsi
que les Portugais, étaient la pire espèce d'hommes de l'univers pour
lutter contre l'adversité; parce que dans les périls, une fois les
efforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer au
désespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurs pensées
vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le mien différaient extrêmement; qu'ils
avaient été jetés sur le rivage privés de toutes choses nécessaires, et
sans provisions pour subsister jusqu'à ce qu'ils pussent se pourvoir;
qu'à la vérité j'avais eu ce désavantage et cette affliction d'être
seul; mais que les secours providentiellement jetés dans mes mains par
le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort, qu'il aurait
poussé tout homme au monde à s'ingénier comme je l'avais fait.--«Señor,
reprit l'Espagnol, si nous pauvres Castillans eussions été à votre
place, nous n'eussions pas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que
vous sûtes en tirer; jamais nous n'aurions trouvé le moyen de nous
procurer un radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à
terre sans l'aide d'une chaloupe ou d'une voile; et à plus forte raison
pas un de nous ne l'eût fait s'il eût été seul.»--Je le priai de faire
trêve à son compliment, et de poursuivre l'histoire de leur venue dans
l'endroit où ils avaient abordé. Il me dit qu'ils avaient pris terre
malheureusement en un lieu où il y avait des habitants sans provisions;
tandis que s'ils eussent eu le bon sens de remettre en mer et d'aller à
une autre île un peu plus éloignée, ils auraient trouvé des provisions
sans habitants. En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit,
était située une île riche en comestibles, bien que déserte,
c'est-à-dire que les Espagnols de la Trinité, l'ayant visitée
fréquemment, l'avaient remplie à différentes fois de chèvres et de
porcs. Là ces animaux avaient multiplié de telle sorte, là tortues et
oiseaux de mer étaient en telle abondance, qu'ils n'eussent pas manqué
de viande s'ils eussent eu faute de pain. À l'endroit où ils avaient
abordé ils n'avaient au contraire pour toute nourriture que quelques
herbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes, et que
leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels, vraiment dans
l'impossibilité de les traiter mieux, à moins qu'ils ne se fissent
cannibales et mangeassent de la chair humaine, le grand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment par divers moyens ils s'étaient
efforcés, mais en vain, de civiliser les Sauvages leurs hôtes, et de
leur faire adopter des coutumes rationnelles dans le commerce ordinaire
de la vie; et comment ces Indiens en récriminant leur répondaient qu'il
était injuste à ceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer
aide et assistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux
qui les nourrissaient; donnant à entendre par-là, ce semble, que
celui-là ne doit point se faire l'instructeur des autres qui ne peut se
passer d'eux pour vivre.

Ils me firent l'affreux récit des extrémités où ils avaient été réduits;
comment ils avaient passé quelquefois plusieurs jours sans nourriture
aucune, l'île où ils se trouvaient étant habitée par une espèce de
Sauvages plus indolents, et, par cette raison, ils avaient tout lieu de
le croire, moins pourvus des choses nécessaires à la vie que les autres
indigènes de cette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient
que cette peuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui
avaient une meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu'ils ne pouvaient se refuser à reconnaître avec
quelles marques de sagesse et de bonté la souveraine providence de Dieu
dirige l'événement des choses de ce monde; marques, disaient-ils,
éclatantes à leur égard; car, si poussés par la dureté de leur position
et par la stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieu
meilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voie de
salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvages leurs hôtes avaient fait
fond sur eux pour les accompagner dans leurs guerres. Et par le fait,
comme ils avaient des armes à feu, s'ils n'eussent pas eu le malheur de
perdre leurs munitions, ils eussent pu non-seulement être utiles à leurs
amis, mais encore se rendre redoutables et à leurs amis et à leurs
ennemis. Or, n'ayant ni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition
qui ne leur permettait pas de refuser de suivre leurs _landlords_ à la
guerre, ils se trouvaient sur le champ de bataille dans une position
pire que celle des Sauvages eux-mêmes; car ils n'avaient ni flèches ni
arcs, ou ne savaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient
donnés. Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposés
aux flèches, jusqu'à ce qu'on fût arrivé sous la dent de l'ennemi. Alors
trois hallebardes qu'ils avaient leur étaient de quelque usage, et
souvent ils balayaient devant eux toute une petite armée avec ces
hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon de leurs
mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés par des
multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits. Mais enfin
ils avaient imaginé de se faire de grandes targes de bois, qu'ils
avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ils ne savaient pas le
nom. Nonobstant ces boucliers, qui les préservaient des flèches des
Indiens, ils essuyaient quelquefois de grands périls. Un jour surtout
cinq d'entre eux furent terrassés ensemble par les casse-têtes des
Sauvages; et c'est alors qu'un des leurs fut fait prisonnier,
c'est-à-dire l'Espagnol que j'arrachai à la mort. Ils crurent d'abord
qu'il avait été tué; mais ensuite, quand ils apprirent qu'il était
captif, ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et
auraient volontiers touts exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés, les autres les secoururent
et combattirent en les entourant jusqu'à ce qu'ils fussent touts revenus
à eux-mêmes, hormis celui qu'on croyait mort; puis touts ensemble,
serrés sur une ligne, ils se firent jour avec leurs hallebardes et leurs
bayonnettes à travers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent
tout ce qui se trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire;
mais à leur grand regret, parce qu'elle leur avait coûté la perte de
leur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avait emporté
avec quelques autres, comme je l'ai conté dans la première portion de ma
vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plus touchante quelle avait été
leur surprise de joie au retour de leur ami et compagnon de misère,
qu'ils avaient cru dévoré par des bêtes féroces de la pire espèce,
c'est-à-dire par des hommes sauvages, et comment de plus en plus cette
surprise s'était augmentée au récit qu'il leur avait fait de son
message, et de l'existence d'un Chrétien sur une terre voisine, qui plus
est d'un Chrétien ayant assez de pouvoir et d'humanité pour contribuer à
leur délivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement à la vue du secours que je
leur avais envoyé, et surtout à l'aspect des miches du pain, choses
qu'ils n'avaient pas vues depuis leur arrivée dans ce misérable lieu,
disant que nombre de fois ils les avaient couvertes de signes de croix
et de bénédictions, comme un aliment descendu du Ciel; et en y goûtant
quel cordial revivifiant ç'avait été pour leurs esprits, ainsi que tout
ce que j'avais envoyé pour leur réconfort.



DISTRIBUTION DES OUTILS


Ils auraient bien voulu me faire connaître quelque chose de la joie dont
ils avaient été transportés à la vue de la barque et des pilotes
destinés à les conduire vers la personne et au lieu d'où leur venaient
touts ces secours; mais ils m'assurèrent qu'il était impossible de
l'exprimer par des mots; que l'excès de leur joie les avait poussés à de
messéantes extravagances qu'il ne leur était loisible de décrire qu'en
me disant qu'ils s'étaient vus sur le point de tomber en frénésie, ne
pouvant donner un libre cours aux émotions qui les agitaient; bref, que
ce saisissement avait agi sur celui-ci de telle manière, sur celui-là de
telles autres; que les uns avaient débondé en larmes, que les autres
avaient été à moitié fous, et que quelques-uns s'étaient immédiatement
évanouis.--Cette peinture me toucha extrêmement, et me rappela l'extase
de VENDREDI quand il retrouva son père, les transports des pauvres
Français quand je les recueillis en mer, après l'incendie de leur
navire, la joie du capitaine quand il se vit délivré dans le lieu même
où il s'attendait à périr, et ma propre joie quand, après vingt-huit ans
de captivité, je vis un bon vaisseau prêt à me conduire dans ma patrie.
Touts ces souvenirs me rendirent plus sensible au récit de ces pauvres
gens et firent que je m'en affectai d'autant plus.

Ayant ainsi donné un apperçu de l'état des choses telles que je les
trouvai, il convient que je relate ce que je fis d'important pour nos
colons, et dans quelle situation je les laissai. Leur opinion et la
mienne étaient qu'ils ne seraient plus inquiétés par les Sauvages, ou
que, s'ils venaient à l'être, ils étaient en état de les repousser,
fussent-ils deux fois plus nombreux qu'auparavant: de sorte qu'ils
étaient fort tranquilles sur ce point.--En ce temps-là, avec l'Espagnol
que j'ai surnommé gouverneur j'eus un sérieux entretien sur leur séjour
dans l'île; car, n'étant pas venu pour emmener aucun d'entre eux, il
n'eût pas été juste d'en emmener quelques-uns et de laisser les autres,
qui peut-être ne seraient pas restés volontiers, si leurs forces eussent
été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j'étais venu pour les établir en ce
lieu et non pour les en déloger; puis je leur fis connaître que j'avais
apporté pour eux des secours de toute sorte; que j'avais fait de grandes
dépenses afin de les pourvoir de toutes les choses nécessaires à leur
bien-être et leur sûreté, et que je leur amenais telles et telles
personnes, non-seulement pour augmenter et renforcer leur nombre, mais
encore pour les aider comme artisans, grâce aux divers métiers utiles
qu'elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils avaient faute
encore.

Ils étaient touts ensemble quand je leur parlai ainsi. Avant de leur
livrer les provisions que j'avais apportées, je leur demandai, un par
un, s'ils avaient entièrement étouffé et oublié les inimitiés qui
avaient régné parmi eux, s'ils voulaient se secouer la main et se jurer
une mutuelle affection et une étroite union d'intérêts, que ne
détruiraient plus ni mésintelligences ni jalousies.

William ATKINS, avec beaucoup de franchise et de bonne humeur, répondit
qu'ils avaient assez essuyé d'afflictions pour devenir touts sages, et
rencontré assez d'ennemis pour devenir touts amis; que, pour sa part, il
voulait vivre et mourir avec les autres; que, bien loin de former de
mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissait qu'ils ne lui
avaient rien fait que son mauvais caractère n'eût rendu nécessaire et
qu'à leur place il n'eût fait, s'il n'avait fait pis; qu'il leur
demanderait pardon si je le souhaitais de ses impertinences et de ses
brutalités à leur égard; qu'il avait la volonté et le désir de vivre
avec eux dans les termes d'une amitié et d'une union parfaites, et qu'il
ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour les en convaincre. Enfin,
quant à l'Angleterre, qu'il lui importait peu de ne pas y aller de vingt
années.

Les Espagnols répondirent qu'à la vérité, dans le commencement, ils
avaient désarmé et exclus William ATKINS et ses deux camarades, à cause
de leur mauvaise conduite, comme ils me l'avaient fait connaître, et
qu'ils en appelaient touts à moi de la nécessité où ils avaient été d'en
agir ainsi; mais que William ATKINS s'était conduit avec tant de
bravoure dans le grand combat livré aux Sauvages et depuis dans quantité
d'occasions, et s'était montré si fidèle et si dévoué aux intérêts
généraux de la colonie, qu'ils avaient oublié tout le passé, et
pensaient qu'il méritait autant qu'aucun d'eux qu'on lui confiât des
armes et qu'on le pourvût de toutes choses nécessaires; qu'en lui
déférant le commandement après le gouverneur lui-même, ils avaient
témoigné de la foi qu'ils avaient en lui; que s'ils avaient eu foi
entière en lui et en ses compatriotes, ils reconnaissaient aussi qu'ils
s'étaient montrés dignes de cette foi par tout ce qui peut appeler sur
un honnête homme l'estime et la confiance; bref qu'ils saisissaient de
tout cœur cette occasion de me donner cette assurance qu'ils n'auraient
jamais d'intérêt qui ne fût celui de touts.

D'après ces franches et ouvertes déclarations d'amitié, nous fixâmes le
jour suivant pour dîner touts ensemble, et nous fîmes, d'honneur, un
splendide festin. Je priai le _cook_ du navire et son aide de venir à
terre pour dresser le repas, et l'ancien cuisinier en second que nous
avions dans l'île les assista. On tira des provisions du vaisseau: six
pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc et notre _bowl_ à _punch_,
avec les ingrédients pour en faire; et je leur donnai, en particulier,
dix bouteilles de vin clairet de France et dix bouteilles de bière
anglaise, choses dont ni les Espagnols ni les Anglais n'avaient goûté
depuis bien des années, et dont, cela est croyable, ils furent on ne
peut plus ravis.

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinq chevreaux entiers que les
_cooks_ firent rôtir, et dont trois furent envoyés bien couverts à bord
du navire, afin que l'équipage se pût régaler de notre viande fraîche,
comme nous le faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocente gaîté, je fis étaler ma
cargaison d'effets; et, pour éviter toute dispute sur la répartition, je
leur montrai qu'elle était suffisante pour eux touts, et leur enjoignis
à touts de prendre une quantité égale des choses à l'usage du corps,
c'est-à-dire égale après confection. Je distribuai d'abord assez de
toile pour faire à chacun quatre chemises; mais plus tard, à la requête
des Espagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut extrêmement
confortable; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuis long-temps
oublié l'usage, ou ce que c'était que d'en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaises dont j'ai déjà parlé, pour
faire à chacun un léger vêtement, en manière de blaude, costume frais et
peu gênant que je jugeai le plus convenable à cause de la chaleur de la
saison, et j'ordonnai que toutes et quantes fois ils seraient usés, on
leur en fît d'autres, comme bon semblerait. Je répartis de même
escarpins, souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et la satisfaction qui éclataient dans
l'air de touts ces pauvres gens quand ils virent quel soin j'avais pris
d'eux et combien largement je les avais pourvus. Ils me dirent que
j'étais leur père, et que d'avoir un correspondant tel que moi dans une
partie du monde si lointaine, cela leur ferait oublier qu'ils étaient
délaissés sur une terre déserte. Et touts envers moi prirent volontiers
l'engagement de ne pas quitter la place sans mon consentement.

Alors je leur présentai les gens que j'avais amenés avec moi,
spécialement le tailleur, le forgeron, et les deux charpentiers,
personnages fort nécessaires; mais par-dessus tout mon artisan
universel, lequel était plus utile pour eux qu'aucune chose qu'ils
eussent pu nommer. Le tailleur, pour leur montrer son bon vouloir, se
mit immédiatement à l'ouvrage, et avec ma permission leur fit à chacun
premièrement une chemise. Qui plus est, non-seulement il enseigna aux
femmes à coudre, à piquer, à manier l'aiguille, mais il s'en fit aider
pour faire les chemises de leurs maris et de touts les autres.

Quant aux charpentiers, je ne m'appesantirai pas sur leur utilité: ils
démontèrent touts mes meubles grossiers et mal bâtis, et en firent
promptement des tables convenables, des escabeaux, des châlits, des
buffets, des armoires, des tablettes, et autres choses semblables dont
on avait faute.

Or pour leur montrer comment la nature fait des ouvriers spontanément,
je les menai voir la _maison-corbeille_ de William ATKINS, comme je la
nommais; et ils m'avouèrent l'un et l'autre qu'ils n'avaient jamais vu
un pareil exemple d'industrie naturelle, ni rien de si régulier et de si
habilement construit, du moins en ce genre. À son aspect l'un d'eux,
après avoir rêvé quelque temps, se tourna vers moi et dit:--«Je suis
convaincu que cet homme n'a pas besoin de nous: donnez-lui seulement des
outils.»

Je fis ensuite débarquer toute ma provision d'instruments, et je donnai
à chaque homme une bêche, une pelle, et un râteau, au défaut de herses
et de charrues; puis pour chaque établissement séparé une pioche, une
pince, une doloire et une scie, statuant toujours que toutes et quantes
fois quelqu'un de ces outils serait rompu ou usé, on y suppléerait sans
difficulté au magasin général que je laisserais en réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, des marteaux, des gouges, des
couteaux, des ciseaux, et des ustensiles et des ferrures de toutes
sortes, nos hommes en eurent sans compter selon ce qu'ils demandaient,
car aucun ne se fût soucié d'en prendre au-delà de ses besoins: bien fou
eût été celui qui les aurait gaspillés ou gâtés pour quelque raison que
ce fût. À l'usage du forgeron, et pour son approvisionnement, je laissai
deux tonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d'armes que je leur apportais allait jusqu'à la
profusion, ce dont ils furent nécessairement fort aises. Ils pouvaient
alors, comme j'avais eu coutume de le faire, marcher avec un mousquet
sur chaque épaule, si besoin était, et combattre un millier de Sauvages,
n'auraient-ils eu qu'un faible avantage de position, circonstance qui ne
pouvait leur manquer dans l'occasion.

J'avais mené à terre avec moi le jeune homme dont la mère était morte de
faim, et la servante aussi, jeune fille modeste, bien élevée, pieuse, et
d'une conduite si pleine de candeur, que chacun avait pour elle une
bonne parole. Parmi nous elle avait eu une vie fort malheureuse à bord,
où pas d'autre femme qu'elle ne se trouvait; mais elle l'avait supportée
avec patience.--Après un court séjour dans l'île, voyant toutes choses
si bien ordonnées et en si bon train de prospérer, et considérant qu'ils
n'avaient ni affaires ni connaissances dans les Indes-Orientales, ni
motif pour entreprendre un si long voyage; considérant tout cela,
dis-je, ils vinrent ensemble me trouver, et me demandèrent que je leur
permisse de rester dans l'île, et d'entrer dans ma famille, comme ils
disaient.

J'y consentis de tout cœur, et on leur assigna une petite pièce de
terre, où on leur éleva trois tentes ou maisons, entourées d'un
clayonnage, palissadées comme celle d'ATKINS et contiguës à sa
plantation. Ces huttes furent disposées de telle façon, qu'ils avaient
chacun une chambre à part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou
espèce de magasin, pour déposer touts leurs effets et prendre leurs
repas. Les deux autres Anglais transportèrent alors leur habitation à la
même place, et ainsi l'île demeura divisée en trois colonies, pas
davantage. Les Espagnols, avec le vieux VENDREDI et les premiers
serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied de la colline, lequel
était, pour ainsi parler, la cité capitale, et où ils avaient tellement
augmenté et étendu leurs travaux, tant dans l'intérieur qu'à l'extérieur
de la colline, que, bien que parfaitement cachés, ils habitaient fort au
large. Jamais, à coup sûr, dans aucune partie du monde, on ne vit une
pareille petite cité, au milieu d'un bois, et si secrète.



CONFÉRENCE


Sur l'honneur, mille hommes, s'ils n'eussent su qu'elle existât ou ne
l'eussent cherchée à dessein, auraient pu sans la trouver battre l'île
pendant un mois: car les arbres avaient cru si épais et si serrés, et
s'étaient tellement entrelacés les uns dans les autres, que pour
découvrir la place il eût fallu d'abord les abattre, à moins qu'on n'eût
trouvé les deux petits passages servant d'entrée et d'issue, ce qui
n'était pas fort aisé. L'un était juste au bord de l'eau, sur la rive de
la crique, et à plus de deux cents verges du château; l'autre se
trouvait au haut de la double escalade, que j'ai déjà exactement
décrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois,
planté serré, de plus d'un acre d'étendue, lequel avait cru promptement,
et garantissait la place de toute atteinte de ce côté, où l'on ne
pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservée entre deux
arbres, et peu facile à découvrir.

L'autre colonie était celle de WILL ATKINS, où se trouvaient quatre
familles anglaises, je veux dire les Anglais que j'avais laissés dans
l'île, leurs femmes, leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et
les enfants de celui qui avait été tué, le jeune homme et la servante,
dont, par parenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là
habitaient aussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avais
amenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout comme
arquebusier, pour prendre soin de leurs armes; enfin, mon autre homme,
que j'appelais--«Jack-bon-à-tout», et qui à lui seul valait presque
vingt hommes; car c'était non-seulement un garçon fort ingénieux, mais
encore un joyeux compagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l'honnête
servante venue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j'ai déjà
fait mention.

Maintenant que j'en suis arrivé, à parler de mariage, je me vois
naturellement entraîné à dire quelques mots de l'ecclésiastique
français, qui pour me suivre avait quitté l'équipage que je recueillis
en mer. Cet homme, cela est vrai, était catholique romain, et peut-être
choquerais-je par-là quelques personnes si je rapportais rien
d'extraordinaire au sujet d'un personnage que je dois, avant de
commencer,--pour le dépeindre fidèlement,--en des termes fort à son
désavantage aux yeux des Protestants, représenter d'abord comme Papiste,
secondement comme prêtre papiste et troisièmement comme prêtre papiste
français[14].

Mais la justice exige de moi que je lui donne son vrai caractère; et je
dirai donc que c'était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur,
d'une vie régulière, d'une ardente charité, et presque en toutes choses
d'une conduite exemplaire. Qui pourrait me blâmer d'apprécier,
nonobstant sa communion, la valeur d'un tel homme, quoique mon opinion
soit, peut-être ainsi que l'opinion de ceux qui liront ceci, qu'il était
dans l'erreur? [15]

Tout d'abord que je m'entretins avec lui, après qu'il eut consenti à
aller avec moi aux Indes-Orientales, je trouvai, non sans raison, un
charme extrême dans sa conversation. Ce fut de la manière la plus
obligeante qu'il entama notre première causerie sur la religion.

--«Sir, dit-il, non-seulement, grâce à Dieu,--à ce nom il se signa la
poitrine,--vous m'avez sauvé la vie, mais vous m'avez admis à faire ce
voyage dans votre navire, et par votre civilité pleine de déférence vous
m'avez reçu dans votre familiarité, en donnant champ libre à mes
discours. Or, sir, vous voyez à mon vêtement quelle est ma communion, et
je devine, moi, par votre nation, quelle est la vôtre. Je puis penser
qu'il est de mon devoir, et cela n'est pas douteux, d'employer touts mes
efforts, en toute occasion, pour amener le plus d'âmes que je puis et à
la connaissance de la vérité et à embrasser la doctrine catholique;
mais, comme je suis ici sous votre bon vouloir et dans votre famille,
vos amitiés m'obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à
me ranger sous votre obéissance. Je n'entrerai donc pas plus avant que
vous ne m'y autoriserez dans aucun débat sur des points de religion
touchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine de modestie, que je ne
pouvais ne pas en être pénétré; qu'à la vérité nous étions de ces gens
qu'ils appelaient hérétiques, mais qu'il n'était pas le premier
catholique avec lequel j'eusse conversé sans tomber dans quelques
difficultés ou sans porter la question un peu haut dans le débat; qu'il
ne s'en trouverait pas plus mal traité pour avoir une autre opinion que
nous, et que si nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans
quelque aigreur d'un côté ou de l'autre, ce serait sa faute et non la
nôtre.

Il répliqua qu'il lui semblait facile d'éloigner toute dispute de nos
entretiens; que ce n'était point son affaire de convertir les principes
de chaque homme avec qui il discourait, et qu'il désirait converser avec
moi plutôt en homme du monde qu'en religieux; que si je voulais lui
permettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, il le
ferait très-volontiers; qu'alors il ne doutait point que je ne le
laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu'il le pourrait,
mais que sans mon agrément il n'ouvrirait jamais la bouche sur pareille
matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navire et le salut de tout ce qui
s'y trouvait, il ne cesserait de faire tout ce qui seyait à sa double
mission de prêtre et de Chrétien; et que, nonobstant que nous ne
voulussions pas peut-être nous réunir à lui, et qu'il ne pût joindre ses
prières aux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu'il ferait
en toute occasion. Telle était l'allure de nos conversations; et, de
même qu'il était d'une conduite obligeante et noble, il était, s'il peut
m'être permis de le dire, homme de bon sens, et, je crois, d'un grand
savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie et des événements
extraordinaires dont elle était semée. Parmi les nombreuses aventures
qui lui étaient advenues depuis le peu d'années qu'il courait le monde,
celle-ci était surtout très-remarquable. Durant le voyage qu'il
poursuivait encore, il avait eu la disgrâce d'être embarqué et débarqué
cinq fois, sans que jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût
parvenu à sa destination. Son premier dessein était d'aller à la
Martinique, et il avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé
pour cette île; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche à
Lisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dans
l'embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sa cargaison.
Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madère prêt à mettre à la
voile, et supposant rencontrer facilement dans ce parage un navire
destiné pour la Martinique, il s'était donc rembarqué. Mais le capitaine
de ce bâtiment portugais, lequel était un marin négligent, s'étant
trompé dans son estime, avait dérivé jusqu'à Fayal, où toutefois il
avait eu la chance de trouver un excellent débit de son chargement, qui
consistait en grains. En conséquence, il avait résolu de ne point aller
à Madère, mais de charger du sel à l'île de May, et de faire route de là
pour Terre-Neuve.--Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrence
n'avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait été assez
heureux jusqu'aux Bancs,--on appelle ainsi le lieu où se fait la pêche.
Ayant rencontré là un bâtiment français parti de France pour Québec, sur
la rivière du Canada, puis devant porter des vivres à la Martinique, il
avait cru tenir une bonne occasion d'accomplir son premier dessein;
mais, arrivé à Québec, le capitaine était mort, et le vaisseau n'avait
pas poussé plus loin. Il s'était donc résigné à retourner en France sur
le navire qui avait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli
l'équipage, et finalement il s'était embarqué avec nous pour les
Indes-Orientales, comme je l'ai déjà dit.--C'est ainsi qu'il avait été
désappointé dans cinq voyages, qui touts, pour ainsi dire, n'en étaient
qu'un seul: cela soit dit sans préjudice de ce que j'aurai occasion de
raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur les aventures d'autrui
étrangères à ma propre histoire.--Je retourne à ce qui concerne nos
affaires de l'île. Notre religieux,--car il passa avec nous tout le
temps que nous séjournâmes à terre,--vint me trouver un matin, comme je
me disposais à aller visiter la colonie des Anglais, dans la partie la
plus éloignée de l'île; il vint à moi, dis-je, et me déclara d'un air
fort grave qu'il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver le
moment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne me serait
point désagréable, parce qu'elle lui semblait tendre sous certains
rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvelle colonie, et
pouvoir sans doute la placer, au moins plus avant qu'elle ne l'était
selon lui, dans la voie des bénédictions de Dieu.

Je restai un peu surpris à ces dernières paroles; et l'interrompant
assez brusquement:--«Comment, sir, m'écriai-je, peut-on dire que nous ne
sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, après l'assistance si
palpable et les délivrances si merveilleuses que nous avons vues ici, et
dont je vous ai donné un long détail?»

--S'il vous avait plu de m'écouter, sir, répliqua-t-il avec beaucoup de
modération et cependant avec une grande vivacité, vous n'auriez pas eu
lieu d'être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pour
insinuer que vous n'avez pas eu d'assistances et de délivrances
miraculeuses. J'espère, quant à vous-même, que vous êtes dans la voie
des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, et qu'il
prospérera. Mais, sir, vos desseins fussent-t-ils encore meilleurs,
au-delà même de ce qui vous est possible, il peut y en avoir parmi vous
dont les actions ne sont pas aussi irréprochables; or, dans l'histoire
des enfants d'Israël, qu'il vous souvienne d'Haghan, qui, lui seul,
suffit, dans le camp, pour détourner la bénédiction de Dieu de tout le
peuple et lui rendre son bras si redoutable, que trente-six d'entre les
Hébreux, quoiqu'ils n'eussent point trempé dans le crime, devinrent
l'objet de la vengeance céleste, et portèrent le poids du châtiment.»

Je lui dis, vivement touché de ce discours, que sa conclusion était si
juste, que ses intentions me paraissaient si sincères et qu'elles
étaient de leur nature réellement si religieuses, que j'étais fort
contrit de l'avoir interrompu, et que je le suppliais de poursuivre.
Cependant, comme il semblait que ce que nous avions à nous dire dût
prendre quelque temps, je l'informai que j'allais visiter la plantation
des Anglais, et lui demandai s'il voulait venir avec moi, que nous
pourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu'il m'y
accompagnerait d'autant plus volontiers que c'était là qu'en partie
s'était passée la chose dont il désirait m'entretenir. Nous partîmes
donc, et je le pressai de s'expliquer franchement et ouvertement sur ce
qu'il avait à me dire.

--«Eh bien, sir, me dit-il, veuillez me permettre d'établir quelques
propositions comme base de ce que j'ai à dire, afin que nous ne
différions pas sur les principes généraux, quoique nous puissions être
d'opinion différente sur la pratique des détails. D'abord, sir, malgré
que nous divergions sur quelques points de doctrine religieuse,--et il
est très-malheureux qu'il en soit ainsi, surtout dans le cas présent,
comme je le démontrerai ensuite,--il est cependant quelques principes
généraux sur lesquels nous sommes d'accord: nommément qu'il y a un Dieu,
et que Dieu nous ayant donné des lois générales et fixes de devoir et
d'obéissance, nous ne devons pas volontairement et sciemment l'offenser,
soit en négligeant de faire ce qu'il a commandé, soit en faisant ce
qu'il a expressément défendu. Quelles que soient nos différentes
religions, ce principe général est spontanément avoué par nous touts,
que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueuse
transgression de sa Loi.



SUITE DE LA CONFÉRENCE


«Tout bon chrétien devra donc mettre ses plus tendres soins à empêcher
que ceux qu'il tient sous sa tutelle ne vivent dans un complet oubli de
Dieu et de ses commandements. Parce que vos hommes sont protestants,
quel que puisse être d'ailleurs mon sentiment, cela ne me décharge pas
de la sollicitude que je dois avoir de leurs âmes et des efforts qu'il
est de mon devoir de tenter, si le cas y échoit, pour les amener à vivre
à la plus petite distance et dans la plus faible inimitié possibles de
leur Créateur, surtout si vous me permettez d'entreprendre à ce point
sur vos attributions.»

Je ne pouvais encore entrevoir son but; cependant je ne laissai pas
d'applaudir à ce qu'il avait dit. Je le remerciai de l'intérêt si grand
qu'il prenait à nous, et je le priai du vouloir bien exposer les détails
de ce qu'il avait observé, afin que je pusse, comme Josué,--pour
continuer sa propre parabole,--éloigner de nous la _chose maudite_.

--«Eh bien! soit, me dit-il, je vais user de la liberté que vous me
donnez.--Il y a trois choses, lesquelles, si je ne me trompe, doivent
arrêter ici vos efforts dans la voie des bénédictions de Dieu, et que,
pour l'amour de vous et des vôtres, je me réjouirais de voir écartées.
Sir, j'ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que je
vous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu'on peut
très-aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier à chacune
de ces choses.

Et là-dessus il ne me permit pas de placer quelques mots polis, mais il
continua:--D'abord, sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui sont
allés chercher des femmes chez les Sauvages, en ont fait leurs épouses,
en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis à elles selon
aucune coutume établie et légale, comme le requièrent les lois de Dieu
et les lois des hommes; ce ne sont donc pas moins, devant les unes et
les autres, que des adultères, vivant dans l'adultère. À cela, sir, je
sais que vous objecterez qu'ils n'avaient ni clerc, ni prêtre d'aucune
sorte ou d'aucune communion pour accomplir la cérémonie; ni plumes, ni
encre, ni papier, pour dresser un contrat de mariage et y apposer
réciproquement leur seing. Je sais encore, sir, ce que le gouverneur
vous a dit, de l'accord auquel il les obligea de souscrire quand ils
prirent ces femmes, c'est-à-dire qu'ils les choisiraient d'après un mode
consenti et les garderaient séparément; ce qui, soit dit en passant, n'a
rien d'un mariage, et n'implique point l'engagement des femmes comme
épouses: ce n'est qu'un marché fait entre les hommes pour prévenir les
querelles entre eux.

» Or, sir, l'essence du sacrement de mariage,--il l'appelait ainsi,
étant catholique romain,--consiste non-seulement dans le consentement
mutuel des parties à se prendre l'une l'autre pour mari et épouse, mais
encore dans l'obligation formelle et légale renfermée dans le contrat,
laquelle force l'homme et la femme de s'avouer et de se reconnaître pour
tels dans touts les temps; obligation imposant à l'homme de s'abstenir
de toute autre femme, de ne contracter aucun autre engagement tandis que
celui-ci subsiste, et, dans toutes les occasions, autant que faire se
peut, de pourvoir convenablement son épouse et ses enfants; obligation
qui, _mutatis mutandis_, soumet de son côté la femme aux mêmes ou à de
semblables conditions.

» Or, sir, ces hommes peuvent, quand il leur plaira ou quand l'occasion
s'en présentera, abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants, les
laisser périr, prendre d'autres femmes et les épouser du vivant des
premières.»--Ici il ajouta, non sans quelque chaleur:--«Comment, sir,
Dieu est-il honoré par cette liberté illicite? et comment sa bénédiction
couronnera-t-elle vos efforts dans ce lieu, quoique bons en eux-mêmes,
quoique honnêtes dans leur but; tandis que ces hommes, qui sont
présentement vos sujets, sous votre gouvernement et votre domination
absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertement dans l'adultère?»

Je l'avoue, je fus frappé de la chose, mais beaucoup encore des
arguments convaincants dont il l'avait appuyée; car il était
certainement vrai que, malgré qu'ils n'eussent point d'ecclésiastique
sur les lieux, cependant un contrat formel des deux parties, fait
par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel ils se
seraient touts reconnus engagés, n'eût-il consisté que dans la rupture
d'un fétu, et qui eût obligé les hommes à avouer ces femmes pour leurs
épouses en toute circonstance, à ne les abandonner jamais, ni elles ni
leurs enfants, et les femmes à en agir de même à l'égard de leurs maris,
eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu. Et c'était une
grande faute de ne l'avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m'en tirer avec mon jeune prêtre en lui disant que
tout cela avait été fait durant mon absence, et que depuis tant d'années
ces gens vivaient ensemble, que, si c'était un adultère, il était sans
remède; qu'à cette heure on n'y pouvait rien.

--«sir, en vous demandant pardon d'une telle liberté, répliqua-t-il,
vous avez raison en cela, que, la chose s'étant consommée en votre
absence, vous ne sauriez être accusé d'avoir connivé au crime. Mais, je
vous en conjure, ne vous flattez pas d'être pour cela déchargé de
l'obligation de faire maintenant tout votre possible pour y mettre fin.
Qu'on impute le passé à qui l'on voudra! Comment pourriez-vous ne pas
penser qu'à l'avenir le crime retombera entièrement sur vous, puisque
aujourd'hui il est certainement en votre pouvoir de lever le scandale,
et que nul autre n'a ce pouvoir que vous?»

Je fus encore assez stupide pour ne pas le comprendre, et pour
m'imaginer que par--«lever le scandale»,--il entendait que je devais les
séparer et ne pas souffrir qu'ils vécussent plus long-temps ensemble.
Aussi lui dis-je que c'était chose que je ne pouvais faire en aucune
façon; car ce serait vouloir mettre l'île entière dans la confusion. Il
parut surpris que je me fusse si grossièrement mépris.--«Non, sir»,
reprit-il, je n'entends point que vous deviez les séparer, mais bien au
contraire les unir légalement et efficacement. Et, sir, comme mon mode
de mariage pourrait bien ne pas leur agréer facilement, tout valable
qu'il serait, même d'après vos propres lois, je vous crois qualifié
devant Dieu et devant les hommes pour vous en acquitter vous-même par un
contrat écrit, signé par les deux époux et par touts les témoins
présents, lequel assurément serait déclaré valide par toutes les
législations de l'Europe.»

Je fus étonné de lui trouver tant de vraie piété, un zèle si sincère,
qui plus est dans ses discours une impartialité si peu commune touchant
son propre parti ou son Église, enfin une si fervente sollicitude pour
sauver des gens avec lesquels il n'avait ni relation ni accointance;
pour les sauver, dis-je, de la transgression des lois de Dieu. Je
n'avais en vérité rencontré nulle part rien de semblable. Or,
récapitulant tout ce qu'il avait dit touchant le moyen de les unir par
contrat écrit, moyen que je tenais aussi pour valable, je revins à la
charge et je lui répondis que je reconnaissais que tout ce qu'il avait
dit était fort juste et très-bienveillant de sa part, que je m'en
entretiendrais avec ces gens tout-à-l'heure, dès mon arrivée; mais que
je ne voyais pas pour quelle raison ils auraient des scrupules à se
laisser touts marier par lui: car je n'ignorais pas que cette alliance
serait reconnue aussi authentique et aussi valide en Angleterre que
s'ils eussent été mariés par un de nos propres ministres. Je dirai en
son temps ce qui se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était la seconde plainte qu'il
avait à faire, en reconnaissant que je lui étais fort redevable quant à
la première, et je l'en remerciai cordialement. Il me dit qu'il userait
encore de la même liberté et de la même franchise et qu'il espérait que
je prendrais aussi bien.--Le grief était donc que, nonobstant que ces
Anglais mes sujets, comme il les appelait, eussent vécu avec ces femmes
depuis près de sept années, et leur eussent appris à parler l'anglais,
même à le lire, et qu'elles fussent, comme il s'en était apperçu, des
femmes assez intelligentes et susceptibles d'instruction, ils ne leur
avaient rien enseigné jusque alors de la religion chrétienne, pas
seulement fait connaître qu'il est un Dieu, qu'il a un culte, de quelle
manière Dieu veut être servi, ni que leur propre idolâtrie et leur
adoration étaient fausses et absurdes.

C'était, disait-il, une négligence injustifiable; et que Dieu leur en
demanderait certainement compte, et que peut-être il finirait par leur
arracher l'œuvre des mains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de
sensibilité et de chaleur.--«Je suis persuadé, poursuivit-il, que si ces
homme eussent vécu dans la contrée sauvage d'où leurs femmes sont
venues, les Sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se
faire idolâtres et à adorer le démon, qu'aucun d'eux, autant que je puis
le voir, n'en a pris pour instruire sa femme dans la connaissance du
vrai Dieu.--Or, sir, continua-t-il, quoique je ne sois pas de votre
communion, ni vous de la mienne, cependant, l'un et l'autre, nous
devrions être joyeux de voir les serviteurs du démon et les sujets de
son royaume apprendre à connaître les principes généreux de la religion
chrétienne, de manière qu'ils puissent au moins posséder quelques
notions de Dieu et d'un Rédempteur, de la résurrection et d'une vie
future, choses auxquelles nous touts nous croyons. Au moins seraient-ils
ainsi beaucoup plus près d'entrer dans le giron de la véritable Église
qu'ils ne le sont maintenant en professant publiquement l'idolâtrie et
le culte de Satan.»

Je n'y tins plus; je le pris dans mes bras et l'embrassai avec un excès
de tendresse.--«Que j'étais loin, lui dis-je, de comprendre le devoir le
plus essentiel d'un Chrétien, c'est-à-dire de vouloir avec amour
l'intérêt de l'Église chrétienne et le bien des âmes de notre prochain!
À peine savais-je ce qu'il faut pour être chrétien.»--«Oh, monsieur, ne
parlez pas ainsi, répliqua-t-il; la chose ne vient pas de votre
faute.»--«Non, dis-je, mais pourquoi ne l'ai-je pas prise à cœur comme
vous?»--«Il n'est pas trop tard encore, dit-il; ne soyez pas si prompt à
vous condamner vous-même.»--«Mais, qu'y a-t-il à faire maintenant?
repris-je. Vous voyez que je suis sur le point de partir.»--«Voulez-vous
me permettre, sir, d'en causer avec ces pauvres hommes?»--«Oui, de tout
mon cœur, répondis-je, et je les obligerai à se montrer attentifs à ce
que vous leur direz.»--«Quant à cela, dit-il, nous devons les abandonner
à la grâce du Christ; notre affaire est seulement de les assister, de
les encourager et de les instruire. Avec votre permission et la
bénédiction de Dieu, je ne doute point que ces pauvres âmes ignorantes
n'entrent dans le grand domaine de la chrétienté, sinon dans la foi
particulière que nous embrassons touts, et cela même pendant que vous
serez encore ici.»--«Là-dessus, lui dis-je, non-seulement je vous
accorde cette permission, mais encore je vous donne mille
remercîments.»--De ce qui s'en est suivi je ferai également mention en
son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article, sur lequel nous étions
répréhensibles.--«En vérité, dit-il, il est de la même nature, et je
poursuivrai, moyennant votre permission, avec la même franchise. Il
s'agit de vos pauvres Sauvages de par là-bas, qui sont devenus,--pour
ainsi parler,--vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime, sir,
qui est ou doit être reçue parmi touts les Chrétiens, de quelque
communion ou prétendue communion qu'ils soient, et cette maxime est que
la créance chrétienne doit être propagée par touts les moyens et dans
toutes les occasions possibles. C'est d'après ce principe que notre
Église envoie des missionnaires dans la Perse, dans l'Inde, dans la
Chine, et que notre clergé, même du plus haut rang, s'engage
volontairement dans les voyages les plus hasardeux, et pénètre dans les
plus dangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers, pour
leur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener à embrasser la
Foi chrétienne.



ARRIVÉE CHEZ LES ANGLAIS


«Or, vous, sir, vous avez ici une belle occasion de convertir trente-six
ou trente-sept pauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu,
leur Créateur et Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous
laissiez échapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre,
digne vraiment qu'un homme y consacra son existence tout entière.»

Je restai muet, je n'avais pas un mot à dire. Là devant les yeux j'avais
l'ardeur d'un zèle véritablement chrétien pour Dieu et la religion;
quels que fussent d'ailleurs les principes particuliers de ce jeune
homme de bien. Quant à moi, jusqu'alors je n'avais pas même eu dans le
cœur une pareille pensée, et sans doute je ne l'aurais jamais conçue;
car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, si nous
eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurions traités
comme tels, ou que nous aurions été fort aises de transporter dans toute
autre partie du monde. Notre affaire était de nous en débarrasser. Nous
aurions touts été satisfaits de les voir partir pour quelque pays,
pourvu qu'ils ne revissent jamais le leur.--Mais revenons à notre sujet.
J'étais, dis-je, resté confondu à son discours, et je ne savais quelle
réponse lui faire. Il me regarda fixement, et, remarquant mon
trouble:--«sir, dit-il, je serais désolé si quelqu'une de mes paroles
avait pu vous offenser.»--«Non, non, repartis-je, ma colère ne s'adresse
qu'à moi-même. Je suis profondément contristé non-seulement de n'avoir
pas eu la moindre idée de cela jusqu'à cette heure, mais encore de ne
pas savoir à quoi me servira la connaissance que j'en ai maintenant.
Vous n'ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je me trouve. Je
vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par des négociants, envers
lesquels ce serait commettre une injustice criante que de retenir ici
leur bâtiment, l'équipage étant pendant tout ce temps nourri et payé aux
frais des armateurs. Il est vrai que j'ai stipulé qu'il me serait
loisible de demeurer douze jours ici, et que si j'y stationnais
davantage, je paierais trois livres sterling par jour de starie.
Toutefois je ne puis prolonger ma starie au-delà de huit jours: en voici
déjà treize que je séjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans
l'impossibilité de me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne
à être de nouveau abandonné sur cette île; et, dans ce cas, si ce seul
navire venait à se perdre sur quelque point de sa course, je retomberais
précisément dans le même état où je me suis trouvé une première fois
ici, et duquel j'ai été si merveilleusement délivré.»

Il avoua que les clauses de mon voyage étaient onéreuses; mais il laissa
à ma conscience à prononcer si le bonheur de sauver trente-sept âmes ne
valait pas la peine que je hasardasse tout ce que j'avais au monde.
N'étant pas autant que lui pénétré de cela, je lui répliquai
ainsi:--«C'est en effet, sir, chose fort glorieuse que d'être un
instrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens à la
connaissance du Christ. Mais comme vous êtes un ecclésiastique et
préposé à cette œuvre, il semble qu'elle entre naturellement dans le
domaine de votre profession; comment se fait-il donc qu'au lieu de m'y
exhorter, vous n'offriez pas vous-même de l'entreprendre?»

À ces mots, comme il marchait à mon côté, il se tourna face à face avec
moi, et, m'arrêtant tout court, il me fit une profonde révérence.--«Je
rends grâce à Dieu et à vous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de
m'avoir appelé si manifestement à une si sainte entreprise; et si vous
vous en croyez dispensé et désirez que je m'en charge, je l'accepte avec
empressement, et je regarderai comme une heureuse récompense des périls
et des peines d'un voyage aussi interrompu et aussi malencontreux que le
mien, de vaquer enfin à une œuvre si glorieuse.»

Tandis qu'il parlait ainsi, je découvris sur son visage une sorte de
ravissement, ses yeux étincelaient comme le feu, sa face s'embrasait,
pâlissait et se renflammait, comme s'il eût été en proie à des accès. En
un mot il était rayonnant de joie de se voir embarqué dans une pareille
entreprise. Je demeurai fort long-temps sans pouvoir exprimer ce que
j'avais à lui dire; car j'étais réellement surpris de trouver un homme
d'une telle sincérité et d'une telle ferveur, et entraîné par son zèle
au-delà du cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion,
mais de quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré cela
quelques instants, je lui demandai sérieusement, s'il était vrai qu'il
voulût s'aventurer dans la vue seule d'une tentative à faire auprès de
ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte, peut-être pour
la vie, et après tout sans savoir même s'il pourrait ou non leur
procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, et s'écria:--«Qu'appelez-vous
s'aventurer! Dans quel but, s'il vous plaît, sir, ajouta-t-il,
pensez-vous que j'aie consenti à prendre passage à bord de votre navire
pour les Indes-Orientales?»--«Je ne sais, dis-je, à moins que ce ne fût
pour prêcher les Indiens.»--«Sans aucun doute, répondit-il. Et
croyez-vous que si je puis convertir ces trente-sept hommes à la Foi du
Christ, je n'aurai pas dignement employé mon temps, quand je devrais
même n'être jamais retiré de l'île? Le salut de tant d'âmes n'est-il pas
infiniment plus précieux que ne l'est ma vie et même celle de vingt
autres de ma profession? Oui, sir, j'adresserais toute ma vie des
actions de grâce au Christ et à la Sainte-Vierge si je pouvais devenir
le moindre instrument heureux du salut de l'âme de ces pauvres hommes,
dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoir jamais
mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me faire l'honneur de me
confier cette tâche,--en reconnaissance de quoi je prierai pour vous
touts les jours de ma vie,--je vous adresserai une humble
requête»--«Qu'est-ce? lui dis-je.»--«C'est, répondit-il, de laisser avec
moi votre serviteur VENDREDI, pour me servir d'interprète et me seconder
auprès de ces Sauvages; car sans trucheman je ne saurais en être entendu
ni les entendre.»

Je fus profondément ému à cette demande, car je ne pouvais songer à me
séparer de VENDREDI, et pour maintes raisons. Il avait été le compagnon
de mes travaux; non-seulement il m'était fidèle, mais son dévouement
était sans bornes, et j'avais résolu de faire quelque chose de
considérable pour lui s'il me survivait, comme c'était probable.
D'ailleurs je pensais qu'ayant fait de VENDREDI un Protestant, ce serait
vouloir l'embrouiller entièrement que de l'inciter à embrasser une autre
communion. Il n'eût jamais voulu croire, tant que ses yeux seraient
restés ouverts, que son vieux maître fût un hérétique et serait damné.
Cela ne pouvait donc avoir pour résultat que de ruiner les principes de
ce pauvre garçon et de le rejeter dans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fus soudainement soulagé par la
pensée que voici: je déclarai à mon jeune prêtre qu'en honneur je ne
pouvais pas dire que je fusse prêt à me séparer de VENDREDI pour quelque
motif que ce pût être, quoiqu'une œuvre qu'il estimait plus que sa
propre vie dût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la
possession ou le départ d'un serviteur; que d'ailleurs j'étais persuadé
que VENDREDI ne consentirait jamais en aucune façon à se séparer de moi,
et que l'y contraindre violemment serait une injustice manifeste, parce
que je lui avais promis que je ne le renverrais jamais, et qu'il m'avait
promis et juré de ne jamais m'abandonner, à moins que je ne le
chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, car tout accès à l'esprit de
ces pauvres gens lui était fermé, puisqu'il ne comprenait pas un seul
mot de leur langue, ni eux un seul mot de la sienne. Pour trancher la
difficulté, je lui dis que le père de VENDREDI avait appris l'espagnol,
et que lui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d'interprète.
Ceci lui remit du baume dans le cœur, et rien n'eût pu le dissuader de
rester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providence donna
à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie de ses reproches.--Quand nous
fûmes arrivés chez les Anglais, je les mandai touts ensemble, et, après
leur avoir rappelé ce que j'avais fait pour eux, c'est-à-dire de quels
objets nécessaires je les avais pourvus et de quelle manière ces objets
avaient été distribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants,
je commençai à leur parler de la vie scandaleuse qu'ils menaient, et je
leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjà faites à cet
égard. Puis, leur démontrant combien cette vie était anti-chrétienne et
impie, je leur demandai s'ils étaient mariés ou célibataires. Ils
m'exposèrent aussitôt leur état, et me déclarèrent que deux d'entre eux
étaient veufs et les trois autres simplement garçons.--«Comment,
poursuivis-je, avez-vous pu en bonne conscience prendre ces femmes,
cohabiter avec elles comme vous l'avez fait, les appeler vos épouses, en
avoir un si grand nombre d'enfants, sans être légitimement mariés?»

Ils me firent touts la réponse à laquelle je m'attendais, qu'il n'y
avait eu personne pour les marier; qu'ils s'étaient engagés devant le
gouverneur à les prendre pour épouses et à les garder et à les
reconnaître comme telles, et qu'ils pensaient, eu égard à l'état des
choses, qu'ils étaient aussi légitimement mariés que s'ils l'eussent été
par un recteur et avec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ils étaient unis aux yeux de Dieu
et consciencieusement obligés de garder ces femmes pour épouses; mais
que les lois humaines étant touts autres, ils pouvaient prétendre n'être
pas liés et délaisser à l'avenir ces malheureuses et leurs enfants; et
qu'alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sans
argent, n'auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leur
dis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leurs
intentions, que je ne pouvais rien pour eux; que j'aurais soin que ce
que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit de leurs femmes et
de leurs enfants; et, à moins qu'ils ne me donnassent l'assurance qu'ils
épouseraient ces femmes, que je ne pensais pas qu'il fût convenable
qu'ils habitassent plus long-temps ensemble conjugalement; car c'était
tout à la fois scandaleux pour les hommes et offensant pour Dieu, dont
ils ne pouvaient espérer la bénédiction s'ils continuaient de vivre
ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils me déclarèrent, principalement
ATKINS, qui semblait alors parler pour les autres, qu'ils aimaient leurs
femmes autant que si elles fussent nées dans leur propre pays natal, et
qu'ils ne les abandonneraient sous aucun prétexte au monde; qu'ils
avaient l'intime croyance qu'elles étaient tout aussi vertueuses, tout
aussi modestes, et qu'elles faisaient tout ce qui dépendait d'elles pour
eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femme que ce pût
être. Enfin que nulle considération ne pourrait les en séparer. William
ATKINS ajouta, pour son compte, que si quelqu'un voulait l'emmener et
lui offrait de le reconduire en Angleterre et de le faire capitaine du
meilleur navire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s'il ne
pouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants; et que, s'il se
trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avec elle
sur-le-champ et de tout cœur.

C'était là justement ce que je voulais. Le prêtre n'était pas avec moi
en ce moment, mais il n'était pas loin. Je dis donc à ATKINS, pour
l'éprouver jusqu'au bout, que j'avais avec moi un ecclésiastique, et
que, s'il était sincère, je le marierais le lendemain; puis je
l'engageai à y réfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit
que, quant à lui-même, il n'avait nullement besoin de réflexion, car il
était fort disposé à cela, et fort aise que j'eusse un ministre avec
moi. Son opinion était d'ailleurs que touts y consentiraient également.
Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et ne
parlait pas anglais; mais que je ferais entre eux l'office de clerc. Il
ne me demanda seulement pas s'il était papiste ou protestant, ce que
vraiment je redoutais. Jamais même il ne fut question de cela. Sur ce
nous nous séparâmes. Moi je retournai vers mon ecclésiastique et William
ATKINS rentra pour s'entretenir avec ses compagnons.--Je recommandai au
prêtre français de ne rien leur dire jusqu'à ce que l'affaire fût
tout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.



CONVERSION DE WILLIAM ATKINS


Avant que j'eusse quitté leur habitation ils vinrent touts à moi pour
m'annoncer qu'ils avaient considéré ce que je leur avais dit; qu'ils
étaient ravis d'apprendre que j'eusse un ecclésiastique en ma compagnie,
et qu'ils étaient prêts à me donner la satisfaction que je désirais, et
à se marier dans les formes dès que tel serait mon plaisir; car ils
étaient bien éloignés de souhaiter de se séparer de leurs femmes, et
n'avaient eu que des vues honnêtes quand ils en avaient fait choix.
J'arrêtai alors qu'ils viendraient me trouver le lendemain matin, et
dans cette entrefaite qu'ils expliqueraient à leurs femmes le sens de la
loi du mariage, dont le but n'était pas seulement de prévenir le
scandale, mais de les obliger, eux, à ne point les délaisser, quoi qu'il
pût advenir.

Les femmes saisirent aisément l'esprit de la chose, et en furent
très-satisfaites, comme en effet elles avaient sujet de l'être. Aussi ne
manquèrent-ils pas le lendemain de se réunir touts dans mon appartement,
où je produisis mon ecclésiastique. Quoiqu'il n'eût pas la robe d'un
ministre anglican, ni le costume d'un prêtre français, comme il portait
un vêtement noir, à peu près en manière de soutane, et noué d'une
ceinture, il ne ressemblait pas trop mal à un parleur. Quant au mode de
communication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et les scrupules qu'il se fit de
marier les femmes, parce qu'elles n'étaient pas baptisées et ne
professaient pas la Foi chrétienne, leur inspirèrent une extrême
révérence pour sa personne. Après cela il ne leur fut pas nécessaire de
s'enquérir s'il était ou non ecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fût poussé si loin, qu'il ne
voulût pas les marier du tout. Nonobstant tout ce que je pus dire, il me
résista, avec modestie, mais avec fermeté; et enfin il refusa absolument
de les unir, à moins d'avoir conféré préalablement avec les hommes et
avec les femmes aussi. Bien que d'abord j'y eusse un peu répugné, je
finis par y consentir de bonne grâce, après avoir reconnu la sincérité
de ses vues.

Il commença par leur dire que je l'avais instruit de leur situation et
du présent dessein; qu'il était tout disposé à s'acquitter de cette
partie de son ministre, à les marier enfin, comme j'en avais manifesté
le désir; mais qu'avant de pouvoir le faire, il devait prendre la
liberté de s'entretenir avec eux. Alors il me déclara qu'aux yeux de
tout homme et selon l'esprit des lois sociales, ils avaient vécu jusqu'à
cette heure dans un adultère patent, auquel rien que leur consentement à
se marier ou à se séparer effectivement et immédiatement ne pouvait
mettre un terme; mais qu'en cela il s'élevait même, relativement aux
lois chrétiennes du mariage, une difficulté qui ne laissait pas de
l'inquiéter, celle d'unir un Chrétien à une Sauvage, une idolâtre, une
payenne, une créature non baptisée; et cependant qu'il ne voyait pas
qu'il y eût le loisir d'amener ces femmes par la voie de la persuasion à
se faire baptiser, ou à confesser le nom du Christ, dont il doutait
qu'elles eussent jamais ouï parler, et sans quoi elles ne pouvaient
recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu'il présumait qu'eux-mêmes n'étaient que de
très-indifférents Chrétiens, n'ayant qu'une faible connaissance de Dieu
et de ses voies; qu'en conséquence il ne pouvait s'attendre à ce qu'ils
en eussent dit bien long à leurs femmes sur cet article; et que, s'ils
ne voulaient promettre de faire touts leurs efforts auprès d'elles pour
les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire de leur mieux
dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les a créées, et dans
l'adoration de Jésus-Christ qui les a rachetées, il ne pourrait
consacrer leur union; car il ne voulait point prêter les mains à une
alliance de Chrétiens à des Sauvages, chose contraire aux principes de
la religion chrétienne et formellement défendue par la Loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci, que, sortant de sa bouche,
je leur transmettais très-fidèlement et aussi littéralement que je le
pouvais, ajoutant seulement parfois quelque chose de mon propre, pour
leur faire sentir combien c'était juste et combien je l'approuvais. Mais
j'établissais toujours très-scrupuleusement une distinction entre ce que
je tirais de moi-même et ce qui était les paroles du prêtre. Ils me
répondirent que ce que le _gentleman_ avait dit était véritable, qu'ils
n'étaient eux-mêmes que de très-indifférents Chrétiens, et qu'ils
n'avaient jamais à leurs femmes touché un mot de religion.--«Seigneur
Dieu! sir, s'écria WILL ATKINS, comment leur enseignerions-nous la
religion? nous n'y entendons rien nous-mêmes. D'ailleurs si nous allions
leur parler de Dieu, de Jésus-Christ, de Ciel et de l'Enfer, ce serait
vouloir les faire rire à nos dépens, et les pousser à nous demander
qu'est-ce que nous-mêmes nous croyons; et si nous leur disions que nous
ajoutons foi à toutes les choses dont nous leur parlons, par exemple,
que les bons vont au Ciel et les méchants en Enfer, elles ne
manqueraient pas de nous demander où nous prétendons aller nous-mêmes,
qui croyons à tout cela et n'en sommes pas moins de mauvais êtres, comme
en effet nous le sommes. Vraiment, sir, cela suffirait pour leur
inspirer tout d'abord du dégoût pour la religion. Il faut avoir de la
religion soi-même avant de vouloir prêcher les autres.--«WILL ATKINS,
lui repartis-je, quoique j'aie peur que ce que vous dites ne soit que
trop vrai en soi, ne pourriez-vous cependant répondre à votre femme
qu'elle est plongée dans l'erreur; qu'il est un Dieu; qu'il y a une
religion meilleure que la sienne; que ses dieux sont des idoles qui ne
peuvent ni entendre ni parler; qu'il existe un grand Être qui a fait
toutes choses et qui a puissance de détruire tout ce qu'il a fait; qu'il
récompense le bien et punit le mal; et que nous serons jugés par lui à
la fin, selon nos œuvres en ce monde? Vous n'êtes pas tellement dépourvu
de sens que la nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela est
vrai; je suis sûr que vous savez qu'il en est ainsi, et que vous y
croyez vous-même.»

«Cela est juste, sir, répliqua ATKINS; mais de quel front pourrais-je
dire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondrait
immédiatement que ce n'est pas vrai?»

--«Pas vrai! répliquai-je. Qu'entendez-vous par-là?»--«Oui, sir, elle me
dira qu'il n'est pas vrai que ce Dieu dont je lui parlerai soit juste,
et puisse punir et récompenser, puisque je ne suis pas puni et livré à
Satan, moi qui ai été, elle ne le sait que trop, une si mauvaise
créature envers elle et envers touts les autres, puisqu'il souffre que
je vive, moi qui ai toujours agi si contrairement à ce qu'il faut que je
lui présente comme le bien, et à ce que j'eusse dû faire.»

--«Oui vraiment, ATKINS, répétai-je, j'ai grand peur que tu ne dises
trop vrai.»--Et là-dessus je reportai les réponses d'ATKINS à
l'ecclésiastique, qui brûlait de les connaître.--«Oh! s'écria le prêtre,
dites-lui qu'il est une chose qui peut le rendre le meilleur ministre du
monde auprès de sa femme, et que c'est la repentance; car personne ne
prêche le repentir comme les vrais pénitents. Il ne lui manque que
l'attrition pour être mieux que tout autre en état d'instruire son
épouse. C'est alors qu'il sera qualifié pour lui apprendre que
non-seulement il est un Dieu, juste rémunérateur du bien et du mal, mais
que ce Dieu est un Être miséricordieux; que, dans sa bonté ineffable et
sa patience infinie, il diffère de punir ceux qui l'outragent, à dessein
d'user de clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur, mais bien
qu'il revienne à soi et qu'il vive; que souvent il souffre que les
méchants parcourent une longue carrière; que souvent même il ajourne
leur damnation au jour de l'universelle rétribution; et que c'est là une
preuve évidente d'un Dieu et d'une vie future, que les justes ne
reçoivent pas leur récompense ni les méchants leur châtiment en ce
monde. Ceci le conduira naturellement à enseigner à sa femme les dogmes
de la Résurrection et du Jugement dernier. En vérité je vous le dis, que
seulement il se repente, et il sera pour sa femme un excellent
instrument de repentance.»

Je répétai tout ceci à ATKINS, qui l'écouta d'un air fort grave, et qui,
il était facile de le voir, en fut extraordinairement affecté.
Tout-à-coup, s'impatientant et me laissant à peine achever:--«Je sais
tout cela, _master_, me dit-il, et bien d'autres choses encore; mais je
n'aurai pas l'impudence de parler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma
propre conscience savent, quand ma femme elle-même serait contre moi un
irrécusable témoin, que j'ai vécu comme si je n'eusse jamais ouï parler
de Dieu ou d'une vie future ou de rien de semblable; et pour ce qui est
de mon repentir, hélas!...--là-dessus il poussa un profond soupir et je
vis ses yeux se mouiller de larmes,--tout est perdu pour moi!»--«Perdu!
ATKINS; mais qu'entends-tu par là?»--«Je ne sais que trop ce que
j'entends, sir, répondit-il; j'entends qu'il est trop tard, et que ce
n'est que trop vrai.»

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastique ce que William venait de
me dire. Le pauvre prêtre zélé,--ainsi dois-je l'appeler, car, quelle
que fût sa croyance, il avait assurément une rare sollicitude du salut
de l'âme de son prochain, et il serait cruel de penser qu'il n'eût pas
une égale sollicitude de son propre salut;--cet homme zélé et
charitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes; mais, s'étant
remis, il me dit:--«Faites-lui cette seule question: Est-il satisfait
qu'il soit trop tard ou en est-il chagrin, et souhaiterait-il qu'il n'en
fût pas ainsi.»--Je posai nettement la question à ATKINS, et il me
répondit avec beaucoup de chaleur:--«Comment un homme pourrait-il
trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrement doit avoir pour
fin la mort éternelle? Bien loin d'en être satisfait, je pense, au
contraire, qu'un jour ou l'autre elle causera ma ruine.»

--«Qu'entendez-vous par là?» lui dis-je. Et il me répliqua qu'il pensait
en venir, ou plus tôt ou plus tard, à se couper la gorge pour mettre fin
à ses terreurs.

L'ecclésiastique hocha la tête d'un air profondément pénétré, quand je
lui reportai tout cela; et, s'adressant brusquement à moi, il me
dit:--«Si tel est son état, vous pouvez l'assurer qu'il n'est pas trop
tard. Le Christ lui donnera repentance. Mais, je vous en prie,
ajouta-t-il, expliquez-lui ceci. Que comme l'homme n'est sauvé que par
le Christ et le mérite de sa Passion intercédant la miséricorde divine,
il n'est jamais trop tard pour rentrer en grâce. Pense-t-il qu'il soit
possible à l'homme de pécher au-delà des bornes de la puissance
miséricordieuse de Dieu? Dites-lui, je vous prie, qu'il y a peut-être un
temps où, lassée, la grâce divine cesse ses longs efforts, et où Dieu
peut refuser de prêter l'oreille; mais que pour l'homme il n'est jamais
trop tard pour implorer merci; que nous, qui sommes serviteurs du
Christ, nous avons pour mission de prêcher le pardon en tout temps, au
nom de Jésus-Christ, à touts ceux qui se repentent sincèrement. Donc ce
n'est jamais trop tard pour se repentir.»

Je répétai tout ceci à ATKINS. Il m'écouta avec empressement; mais il
parut vouloir remettre la fin de l'entretien, car il me dit qu'il
désirait sortir pour causer un peu avec sa femme. Il se retira en effet,
et nous suivîmes avec ses compagnons. Je m'apperçus qu'ils étaient touts
ignorants jusqu'à la stupidité en matière de religion, comme je l'étais
moi-même quand je m'enfuis de chez mon père pour courir le monde.
Cependant aucun d'eux ne s'était montré inattentif à ce qui avait été
dit; et touts promirent sérieusement d'en parler à leurs femmes, et
d'employer touts leurs efforts pour les persuader de se faire
chrétiennes.



MARIAGES


L'ecclésiastique sourit lorsque je lui rendis leur réponse; mais il
garda long-temps le silence. À la fin pourtant, secouant la tête:--Nous
qui sommes serviteurs du Christ, dit-il, nous ne pouvons qu'exhorter et
instruire; quand les hommes se soumettent et se conforment à nos
censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoir s'arrête
là; nous sommes tenus d'accepter leurs bonnes paroles. Mais croyez-moi,
sir, continua-t-il, quoi que vous ayez pu apprendre de la vie de cet
homme que vous nommez William ATKINS, j'ai la conviction qu'il est parmi
eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme un vrai pénitent.
Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ci est profondément
frappé des égarements de sa vie passée, et je ne doute pas que lorsqu'il
viendra à parler de religion à sa femme, il ne s'en pénètre lui-même
efficacement; car s'efforcer d'instruire les autres est souvent le
meilleur moyen de s'instruire soi-même. J'ai connu un homme qui,
ajouta-t-il, n'ayant de la religion que des notions sommaires, et menant
une vie au plus haut point coupable et perdue de débauches, en vint à
une complète résipiscence en s'appliquant à convertir un Juif. Si donc
le pauvre ATKINS se met une fois à parler sérieusement de Jésus-Christ à
sa femme, ma vie à parier qu'il entre par-là lui-même dans la voie d'une
entière conversion et d'une sincère pénitence. Et qui sait ce qui peut
s'ensuivre?»

D'après cette conversation cependant, et les susdites promesses de
s'efforcer à persuader aux femmes d'embrasser le Christianisme, le
prêtre maria les trois couples présents. WILL ATKINS et sa femme
n'étaient pas encore rentrés. Les épousailles faites, après avoir
attendu quelque temps, mon ecclésiastique fut curieux de savoir où était
allé ATKINS; et, se tournant vers moi, il me dit:--«Sir, je vous en
supplie, sortons de votre labyrinthe, et allons voir. J'ose avancer que
nous trouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec sa
femme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion.»--Je
commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble, et je le
menai par un chemin qui n'était connu que de moi, et où les arbres
s'élevaient si épais qu'il n'était pas facile de voir à travers les
touffes de feuillage, qui permettaient encore moins d'être vu qu'elles
ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés à la rive du bois,
j'apperçus ATKINS et sa sauvage épouse au teint basané assis à l'ombre
d'un buisson et engagés dans une conversation animée. Je restai coi
jusqu'à ce que mon ecclésiastique m'eût rejoint; et alors, lui ayant
montré où ils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps
avec la plus grande attention.

Nous remarquâmes qu'il la sollicitait vivement en lui montrant du doigt
là-haut le soleil et toutes les régions des cieux; puis en bas la terre,
puis au loin la mer, puis lui-même, puis elle, puis les bois et les
arbres.--«Or, me dit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes
paroles se vérifient: il la prêche. Observez-le; maintenant il lui
enseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que le
firmament, la terre, la mer, les bois et les arbres.--«Je le crois
aussi, lui répondis-je.»--Aussitôt nous vîmes ATKINS se lever, puis se
jeter à genoux en élevant ses deux mains vers le ciel. Nous supposâmes
qu'il proférait quelque chose, mais nous ne pûmes l'entendre: nous
étions trop éloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute
agenouillé, revint s'asseoir près de sa femme et lui parla derechef.
Nous remarquâmes alors combien elle était attentive; mais gardait-elle
le silence ou parlait-elle, c'est ce que nous n'aurions su dire. Tandis
que ce pauvre homme était agenouillé, j'avais vu des larmes couler en
abondance sur les joues de mon ecclésiastique, et j'avais eu peine
moi-même à me retenir. Mais c'était un grand chagrin pour nous que de ne
pas être assez près pour entendre quelque chose de ce qui s'agitait
entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcher davantage, de peur de les troubler.
Nous résolûmes donc d'attendre la fin de cette conversation silencieuse,
qui d'ailleurs nous parlait assez haut sans le secours de la voix.
ATKINS, comme je l'ai dit, s'était assis de nouveau tout auprès de sa
femme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois fois nous
pûmes voir qu'il l'embrassait passionnément. Une autre fois nous le
vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puis l'embrasser
encore avec des transports d'une nature vraiment singulière. Enfin,
après plusieurs choses semblables, nous le vîmes se relever tout-à-coup,
lui tendre la main pour l'aider à faire de même, puis, la tenant ainsi,
la conduire aussitôt à quelques pas de là, où touts deux
s'agenouillèrent et restèrent dans cette attitude deux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Il s'écria:--«Saint Paul! saint Paul!
voyez, il prie!»--Je craignis qu'ATKINS ne l'entendit: je le conjurai de
se modérer pendant quelques instants, afin que nous pussions voir la fin
de cette scène, qui, pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la
fois la plus touchante et la plus agréable que j'aie jamais vue de ma
vie. Il chercha en effet à se rendre maître de lui; mais il était dans
de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenne était
devenue chrétienne, qu'il lui fut impossible de se contenir, et qu'il
versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mains vers le ciel et
se signant la poitrine, il faisait des oraisons jaculatoires pour rendre
grâce à Dieu d'une preuve si miraculeuse du succès de nos efforts;
tantôt il parlait tout bas et je pouvais à peine entendre, tantôt à voix
haute, tantôt en latin, tantôt en français; deux ou trois fois des
larmes de joie l'interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait.
Je le conjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observer
de plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux, ce
qu'il fit pour quelque temps. La scène n'était pas finie; car, après
qu'ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvre homme parler avec
ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à ses gestes qu'elle était
vivement touchée de ce qu'il disait: elle levait fréquemment les mains
au ciel, elle posait une main sur sa poitrine, ou prenait telles autres
attitudes qui décèlent d'ordinaire une componction profonde et une
sérieuse attention. Ceci dura un demi-quart d'heure environ. Puis ils
s'éloignèrent trop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la parole à mon religieux, et je lui
dis d'abord que j'étais charmé d'avoir vu dans ses détails ce dont nous
venions d'être témoins; que, malgré que je fusse assez incrédule en
pareils cas, je me laissais cependant aller à croire qu'ici tout était
fort sincère, tant de la part du mari que de celle de la femme, quelle
que pût être d'ailleurs leur ignorance, et que j'espérais, qu'un tel
commencement aurait encore une fin plus heureuse.--«Et qui sait,
ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, par la voie de
l'enseignement et de l'exemple, opérer sur quelques autres?»--«Quelques
autres, reprit-il en se tournant brusquement vers moi, voire même sur
touts les autres. Faites fond là-dessus: si ces deux Sauvages,--car lui,
à votre propre dire, n'a guère, laissé voir qu'il valût
mieux,--s'adonnent à Jésus-Christ, ils n'auront pas de cesse qu'ils
n'aient converti touts les autres; car la vraie religion est
naturellement communicative, et celui qui une bonne fois s'est fait
Chrétien ne laissera jamais un payen derrière lui s'il peut le
sauver.»--J'avouai que penser ainsi était un principe vraiment chrétien,
et la preuve d'un zèle véritable et d'un cœur généreux en soi.--«Mais,
mon ami, poursuivis-je, voulez-vous me permettre de soulever ici une
difficulté? Je n'ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent
intérêt que vous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à
la religion chrétienne; mais quelle consolation en pouvez-vous tirer,
puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l'Église catholique,
hors de laquelle vous croyez qu'il n'y a point de salut? Ce ne sont
toujours à vos yeux que des hérétiques, et, pour cent raisons, aussi
effectivement damnés que les payens eux-mêmes.»

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur et de charité
chrétienne:--«Sir, je suis catholique de l'Église romaine et prêtre de
l'ordre de Saint-Benoît, et je professe touts les principes de la Foi
romaine; mais cependant, croyez-moi, et ce n'est pas comme compliment
que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vos amitiés, je ne
vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-même _réformés_, sans
quelque sentiment charitable. Je n'oserais dire, quoique je sache que
c'est en général notre opinion, je n'oserais dire que vous ne pouvez
être sauvés, je ne prétends en aucune manière limiter la miséricorde du
Christ jusque-là de penser qu'il ne puisse vous recevoir dans le sein de
son Église par des voies à nous impalpables, et qu'il nous est
impossible de connaître, et j'espère que vous avez la même charité pour
nous. Je prie chaque jour pour que vous soyez touts restitués à l'Église
du Christ, de quelque manière qu'il plaise à Celui qui est infiniment
sage de vous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu'il
m'appartient, comme catholique, d'établir une grande différence entre un
Protestant et un payen; entre celui qui invoque Jésus-Christ, quoique
dans un mode que je ne juge pas conforme à la véritable Foi, et un
Sauvage, un barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni Christ, ni Rédempteur.
Si vous n'êtes pas dans le giron de l'Église catholique, nous espérons
que vous êtes plus près d'y entrer que ceux-là qui ne connaissent
aucunement ni Dieu ni son Église. C'est pourquoi je me réjouis quand je
vois ce pauvre homme, que vous me dites avoir été un débauché et presque
un meurtrier, s'agenouiller et prier Jésus-Christ, comme nous supposons
qu'il a fait, malgré qu'il ne soit pas pleinement éclairé, dans la
persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvre semblable procède,
touchera sensiblement son cœur, et le conduira, en son temps, à une
connaissance plus profonde de la vérité. Et si Dieu inspire à ce pauvre
homme de convertir et d'instruire l'ignorante Sauvage son épouse, je ne
puis croire qu'il le repoussera lui-même. N'ai-je donc pas raison de me
réjouir lorsque je vois quelqu'un amené à la connaissance du Christ,
quoiqu'il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l'Église
catholique, juste à l'heure où je puis le désirer, tout en laissant à la
bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre en son temps et par ses
propres voies? Certes que je me réjouirais si touts les Sauvages de
l'Amérique étaient amenés, comme cette pauvre femme, à prier Dieu,
dussent-ils être touts protestants d'abord, plutôt que de les voir
persister dans le paganisme et l'idolâtrie, fermement convaincu que je
serais que Celui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait
plus tard les illuminer d'un rayon de sa céleste grâce; et les
recueillir dans le bercail de son Église, alors que bon lui semblerait.»

Je fus autant étonné de la sincérité et de la modération de ce Papiste
véritablement pieux, que terrassé par la force de sa dialectique, et il
me vint en ce moment à l'esprit que si une pareille modération était
universelle, nous pourrions être touts chrétiens catholiques, quelle que
fût l'Église ou la communion particulière à laquelle nous
appartinssions; que l'esprit de charité bientôt nous insinuerait touts
dans de droits principes; et, en un mot, comme il pensait qu'une
semblable charité nous rendrait touts catholiques, je lui dis qu'à mon
sens si touts les membres de son Église professaient la même tolérance
ils seraient bientôt touts protestants. Et nous brisâmes là, car nous
n'entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et lui prenant la main.--«Mon ami, lui
dis-je, je souhaiterais que tout le clergé de l'Église romaine fût doué
d'une telle modération, et d'une charité égale à la vôtre. Je suis
entièrement de votre opinion; mais je dois vous dire que si vous
prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie on vous livrerait
à l'Inquisition.»

--«Cela se peut, répondit-il. J'ignore ce que feraient les Espagnols ou
les Italiens; mais je ne dirai pas qu'ils en soient meilleurs Chrétiens
pour cette rigueur: car ma conviction est qu'il n'y a point d'hérésie
dans un excès de charité.»



DIALOGUE


WILL ATKINS et sa femme étant partis, nous n'avions que faire en ce
lieu. Nous rebroussâmes donc chemin; et, comme nous nous en retournions,
nous les trouvâmes qui attendaient qu'on les fît entrer. Lorsque je les
eus apperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou non
découvrir à ATKINS que nous l'avions vu près du buisson. Il fut d'avis
que nous ne le devions pas, mais qu'il fallait lui parler d'abord et
écouter ce qu'il nous dirait. Nous l'appelâmes donc en particulier, et,
personne n'étant là que nous-mêmes, je liai avec lui en ces termes:

--«Comment fûtes-vous élevé, WILL ATKINS, je vous prie? Qu'était votre
père?»

WILLIAM ATKINS.--Un meilleur homme que je ne serai jamais, sir; mon père
était un ecclésiastique.

ROBINSON CRUSOE.--Quelle éducation vous donna-t-il?

W. A.--Il aurait désiré me voir instruit, sir; mais je méprisai toute
éducation, instruction ou correction, comme une brute que j'étais.

R. C.--C'est vrai, Salomon a dit:--«Celui qui repousse le blâme est
semblable à la brute.»

W. A.--Ah! sir, j'ai été comme la brute en effet; j'ai tué mon père!
Pour l'amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela, sir; j'ai
assassiné mon pauvre père!

LE PRÊTRE.--Ha? un meurtrier?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle,--car je lui traduisais mot
pour mot les paroles d'ATKINS. Il paraissait croire que Will avait
réellement tué son père.

ROBINSON CRUSOE--Non, non, sir, je ne l'entends pas ainsi. Mais ATKINS,
expliquez-vous: n'est-ce pas que vous n'avez pas tué votre père de vos
propres mains?

WILLIAM ATKINS.--Non, sir; je ne lui ai pas coupé la gorge; mais j'ai
tari la source de ses joies, mais j'ai accourci ses jours. Je lui ai
brisé le cœur en payant de la plus noire ingratitude le plus tendre et
le plus affectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ou
qu'enfant ait jamais reçu.

R. C.--C'est bien. Je ne vous ai pas questionné sur votre père pour vous
arracher cet aveu. Je prie Dieu de vous en donner repentir et de vous
pardonner cela ainsi que touts vos autres péchés. Je ne vous ai fait
cette question que parce que je vois, quoique vous ne soyez pas
très-docte, que vous n'êtes pas aussi ignorant que tant d'autres dans la
science du bien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus
que vous n'en avez pratiqué.

W. A--Quand vous ne m'auriez pas, sir, arraché la confession que je
viens de vous faire sur mon père, ma conscience l'eût faite. Toutes les
fois que nous venons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les
péchés contre nos indulgents parents sont certes, parmi touts ceux que
nous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent: les blessures
qu'ils font sont les plus profondes, et le poids qu'ils laissent pèse le
plus lourdement sur le cœur.

R. C.--Vous parlez, pour moi, avec trop de sentiment et de sensibilité,
ATKINS, je ne saurais le supporter.

W. A.--Vous le pouvez, master! J'ose croire que tout ceci vous est
étranger.

R. C.--Oui, ATKINS, chaque rivage, chaque colline, je dirai même chaque
arbre de cette île, est un témoin des angoisses de mon âme au
ressentiment de mon ingratitude et de mon indigne conduite envers un bon
et tendre père, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d'après la
peinture que vous en faites. Comme vous, WILL ATKINS, j'ai assassiné mon
père, mais je crois ma repentance de beaucoup surpassée par la vôtre.

J'en aurais dit davantage si j'eusse pu maîtriser mon agitation; mais le
repentir de ce pauvre homme me semblait tellement plus profond que le
mien, que je fus sur le point de briser là et de me retirer. J'étais
stupéfait de ses paroles; je voyais que bien loin que je dusse remontrer
et instruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et un
précepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plus
inattendue.

J'exposai tout ceci au jeune ecclésiastique, qui en fut grandement
pénétré, et me dit:--«Eh bien, n'avais-je pas prédit qu'une fois que cet
homme serait converti, il nous prêcherait touts? En vérité, sir, je vous
le déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n'aura pas besoin
de moi ici; il fera des Chrétiens de touts les habitants de
l'île.»--M'étant un peu remis de mon émotion, je renouai conversation
avec WILL ATKINS.

«Mais Will, dis-je, d'où vient que le sentiment de ces fautes vous
touche précisément à cette heure?

WILLIAM ATKINS.--Sir, vous m'avez mis à une œuvre qui m'a transpercé
l'âme. J'ai parlé à ma femme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos
vues, de la faire chrétienne, et elle m'a prêché, elle-même, un sermon
tel que je ne l'oublierai de ma vie.

ROBINSON CRUSOE.--Non, non, ce n'est pas votre femme qui vous a prêché;
mais lorsque vous la pressiez de vos arguments religieux, votre
conscience les rétorquait contre vous.

W. A.--Oh! oui, sir, et d'une telle force que je n'eusse pu y résister.

R. C.--Je vous en prie, Will, faites-nous connaître ce qui se passait
entre vous et votre femme; j'en sais quelque chose déjà.

W. A.--Sir, il me serait impossible de vous en donner un récit parfait.
J'en suis trop plein pour le taire, cependant la parole me manque pour
l'exprimer. Mais, quoiqu'elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en
rendre compte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis
résolu à m'amender et à réformer ma vie.

R. C.--De grâce, dites-nous en quelques mots. Comment commençâtes-vous,
Will? Chose certaine, le cas a été extraordinaire. C'est effectivement
un sermon qu'elle vous a prêché, si elle a opéré sur vous cet
amendement.

W. A.--Eh bien, je lui exposai d'abord la nature de nos lois sur le
mariage, et les raisons pour lesquelles l'homme et la femme sont dans
l'obligation de former des nœuds tels qu'il ne soit au pouvoir ni de
l'un ni de l'autre de les rompre; qu'autrement l'ordre et la justice ne
pourraient être maintenus; que les hommes répudieraient leurs femmes et
abandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, et que
les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages se régler par
une descendance légale.

R. C.--Vous parlez comme un légiste, Will. Mais pûtes-vous lui faire
comprendre ce que vous entendez par héritage et famille? On ne sait rien
de cela parmi les Sauvages, on s'y marie n'importe comment, sans avoir
égard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille: le frère avec la
sœur, et même, comme il m'a été dit, le père avec la fille, le fils avec
la mère.

W. A.--Je crois, sir, que vous êtes mal informé;--ma femme m'assure le
contraire, et qu'ils ont horreur de cela. Peut-être pour quelques
parentés plus éloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous; mais
elle m'affirme qu'il n'y a point d'alliance dans les proches degrés dont
vous parlez.

R. C.--Soit. Et que répondit-elle à ce que vous lui disiez?

W. A.--Elle répondit que cela lui semblait fort bien, et que c'était
beaucoup mieux que dans son pays.

R. C.--Mais lui avez-vous expliqué ce que c'est que le mariage.

W. A.--Oui, oui; là commença notre dialogue. Je lui demandai si elle
voulait se marier avec moi à notre manière. Elle me demanda de quelle
manière était-ce. Je lui répondis que le mariage avait été institué par
Dieu; et c'est alors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange
entretien qu'aient jamais eu mari et femme, je crois.

_N. B._ Voici ce dialogue entre W. ATKINS et sa femme, tel que je le
couchai par écrit, immédiatement après qu'il me le rapporta.

LA FEMME.--Institué par votre Dieu! Comment! vous avoir un Dieu dans
votre pays?

William ATKINS.--Oui, ma chère, Dieu est dans touts les pays.

LA FEMME--Pas votre Dieu dans mon pays; mon pays avoir le grand vieux
Dieu Benamuckée.

W. A.--Enfant, je ne suis pas assez habile pour vous démontrer ce que
c'est que Dieu: Dieu est dans le Ciel, et il a fait le ciel et la terre
et la mer, et tout ce qui s'y trouve.

LA FEMME.--Pas fait la terre; votre Dieu pas fait la terre; pas fait mon
pays.

WILL ATKINS sourit à ces mots: que Dieu n'avait pas fait son pays.

LA FEMME.--Pas rire. Pourquoi me rire? ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit; car elle se montrait plus grave que lui-même
d'abord.

WILLIAM ATKINS.--C'est très-vrai. Je ne rirai plus, ma chère.

LA FEMME.--Pourquoi vous dire, votre Dieu a fait tout?

W. A.--Oui, enfant, notre Dieu a fait le monde entier, et vous, et moi,
et toutes choses; car il est le seul vrai Dieu. Il n'y a point d'autre
Dieu que lui. Il habite à jamais dans le Ciel.

LA FEMME.--Pourquoi vous pas dire ça à moi depuis long-temps?

W. A.--C'est vrai. En effet; mais j'ai été un grand misérable, et j'ai
non-seulement oublié jusqu'ici de t'instruire de tout cela, mais encore
j'ai vécu moi-même comme s'il n'y avait pas de Dieu au monde.

LA FEMME.--Quoi! vous avoir le grand Dieu dans votre pays; vous pas
connaître lui? Pas dire: O! à lui? Pas faire bonne chose pour lui? Ça
pas possible!

W. A.--Tout cela n'est que trop vrai: nous vivons comme s'il n'y avait
pas un Dieu dans le Ciel ou qu'il n'eût point de pouvoir sur la terre.

LA FEMME.--Mais pourquoi Dieu laisse vous faire ainsi? Pourquoi lui pas
faire vous bien vivre?

W. A.--C'est entièrement notre faute.

LA FEMME.--Mais vous dire à moi, lui être grand, beaucoup grand, avoir
beaucoup grand puissance; pouvoir faire tuer quand lui vouloir: pourquoi
lui pas faire tuer vous quand vous pas servir lui? pas dire O! à lui?
pas être bons hommes?

W. A.--Tu dis vrai; il pourrait me frapper de mort, et je devrais m'y
attendre, car j'ai été un profond misérable. Tu dis vrai; mais Dieu est
miséricordieux et ne nous traite pas comme nous le méritons.

LA FEMME.--Mais alors vous pas dire à Dieu merci pour cela?

W. A.--Non, en vérité, je n'ai pas plus remercié Dieu pour sa
miséricorde que je n'ai redouté Dieu pour son pouvoir.

LA FEMME.--Alors votre Dieu pas Dieu; moi non penser, moi non croire lui
être un tel grand beaucoup pouvoir, fort; puisque pas faire tuer vous,
quoique vous faire lui beaucoup colère?



CONVERSION DE LA FEMME D'ATKINS


WILLIAM ATKINS.--Quoi! ma coupable vie vous empêcherait-elle de croire
en Dieu! Quelle affreuse créature je suis! Et quelle triste vérité est
celle-là: que la vie infâme des Chrétiens empêche la conversion des
idolâtres?

LA FEMME.--Comment! moi penser vous avoir grand beaucoup Dieu
là-haut,--du doigt elle montrait le ciel,--cependant pas faire bien, pas
faire bonne chose? Pouvoir lui savoir? Sûrement lui pas savoir quoi vous
faire?

W. A.--Oui, oui, il connaît et voit toutes choses; il nous entend
parler, voit ce que nous faisons, sait ce que nous pensons, même quand
nous ne parlons pas.

LA FEMME.--Non! lui pas entendre vous maudire, vous jurer, vous dire le
grand _god-damn!_

W. A.--Si, si, il entend tout cela.

LA FEMME.--Où être alors son grand pouvoir fort?

W. A.--Il est miséricordieux: c'est tout ce que nous pouvons dire; et
cela prouve qu'il est le vrai Dieu. Il est Dieu et non homme; et c'est
pour cela que nous ne sommes point anéantis.

WILL ATKINS nous dit ici qu'il était saisi d'horreur en pensant comment
il avait pu annoncer si clairement à sa femme que Dieu voit, entend, et
connaît les secrètes pensées du cœur, et tout ce que nous faisons,
encore qu'il eût osé commettre toutes les méprisables choses dont il
était coupable.

LA FEMME.--_Miséricordieux_! quoi vous appeler ça?

WILLIAM ATKINS.--Il est notre père et notre Créateur; il a pitié de nous
et nous épargne.

LA FEMME.--Ainsi donc lui jamais faire tuer, jamais colère quand faire
méchant; alors lui pas bon lui-même ou pas grand capable.

W. A.--Si, si, ma chère, il est infiniment bon et infiniment grand et
capable de punir. Souventes fois même, afin de donner des preuves de sa
justice et de sa vengeance, il laisse sa colère se répandre pour
détruire les pécheurs et faire exemple. Beaucoup même seul frappés au
milieu de leurs crimes.

LA FEMME.--Mais pas faire tuer vous cependant. Donc vous lui dire,
peut-être, que lui pas faire tuer vous? Donc vous faire le marché avec
lui, vous commettre mauvaises choses; lui pas être colère contre vous,
quand lui être colère contre les autres hommes?

W. A.--Non, en vérité; mes péchés ne proviennent que d'une confiance
présomptueuse en sa bonté; et il serait infiniment juste, s'il me
détruisait comme il a détruit d'autres hommes.

LA FEMME.--Bien. Néanmoins pas tuer, pas faire vous mort! Que vous dire
à lui pour ça? Vous pas dire à lui: merci pour tout ça.

W. A.--Je suis un chien d'ingrat, voilà le fait.

LA FEMME.--Pourquoi lui pas faire vous beaucoup bon meilleur? Vous dire
lui faire vous.

W. A.--Il m'a créé comme il a créé tout le monde; c'est moi-même qui me
suis dépravé, qui ai abusé de sa bonté, et qui ai fait de moi un être
abominable.

LA FEMME.--Moi désirer vous faire Dieu connaître à moi. Moi pas faire
lui colère. Moi pas faire mauvaise méchante chose.

Ici WILL ATKINS nous dit que son cœur, lui avait défailli en entendant
une pauvre et ignorante créature exprimer le désir d'être amenée à la
connaissance de Dieu, tandis que lui, misérable, ne pouvait lui en dire
un mot auquel l'ignominie de sa conduite ne la détournât d'ajouter foi.
Déjà même elle s'était refusée à croire en Dieu, parce que lui qui avait
été si méchant n'était pas anéanti.

WILLIAM ATKINS.--Sans doute, ma chère, vous voulez dire que vous
souhaitez que je vous enseigne à connaître Dieu et non pas que
j'apprenne à Dieu à vous connaître; car il vous connaît déjà, vous et
chaque pensée de votre cœur.

LA FEMME--Ainsi donc lui savoir ce que moi dire à vous maintenant; lui
savoir moi désirer de connaître lui. Comment moi connaître celui qui
créer moi?

W. A.--Pauvre créature; il faut qu'il t'enseigne, lui, moi je ne puis
t'enseigner. Je le prierai de t'apprendre à le connaître et de me
pardonner, à moi, qui suis indigne de t'instruire.

Le pauvre garçon fut tellement mis aux abois quand sa femme lui exprima
le désir d'être amenée par lui à la science de Dieu, quand elle forma le
souhait de connaître Dieu, qu'il tomba à genoux devant elle, nous
dit-il, et pria le Seigneur d'illuminer son esprit par la connaissance
salutaire de Jésus-Christ, de lui pardonner à lui-même ses péchés et de
l'accepter comme un indigne instrument pour instruire cette idolâtre
dans les principes de la religion. Après quoi il s'assit de nouveau près
d'elle et leur dialogue se poursuivit.

_N. B._ C'était là le moment où nous l'avions vu s'agenouiller et lever
les mains vers le ciel.

LA FEMME.--Pourquoi vous mettre les genoux à terre? Pourquoi vous lever
en haut les mains? Quoi vous dire? À qui vous parler? Quoi est tout ça?

WILLIAM ATKINS.--Ma chère, je ploie les genoux en signe de soumission
envers Celui qui m'a créé. Je lui ai dit, O! comme vous appelez cela et
comme vous racontez que font vos vieillards à leur idole Benamuckée,
c'est-à-dire que je l'ai prié.

LA FEMME--Pourquoi vous dire O! à lui?

W. A.--Je l'ai prié d'ouvrir vos yeux et votre entendement, afin que
vous puissiez le connaître et lui être agréable.

LA FEMME.--Pouvoir lui faire ça aussi?

W. A.--Oui, il le peut; il peut faire toutes choses.

LA FEMME.--Mais lui pas entendre quoi vous dire?

W. A.--Si. Il nous a commandé de le prier et promis de nous écouter.

LA FEMME.--Commandé vous prier! Quand lui commander vous? Comment lui
commander vous? Quoi! vous entendre lui parler?

W. A.--Non, nous ne l'entendons point parler; mais il s'est révélé à
nous de différentes manières.

Ici ATKINS fut très-embarrassé pour lui faire comprendre que Dieu s'est
révélé à nous par sa parole; et ce que c'est que sa parole; mais enfin
il poursuivit ainsi:

WILLIAM ATKINS.--Dieu, dans les premiers temps, a parlé à quelques
hommes bons du haut du ciel, en termes formels; puis Dieu a inspiré des
hommes bons par son Esprit, et ils ont écrit toutes ses lois dans un
livre.

LA FEMME.--Moi pas comprendre ça. Où est ce livre?

W. A.--Hélas! ma pauvre créature, je n'ai pas ce livre; mais j'espère un
jour ou l'autre l'acquérir pour vous et vous le faire lire.

C'est ici qu'il l'embrassa avec beaucoup de tendresse, mais avec
l'inexprimable regret de n'avoir pas de Bible.

LA FEMME.--Mais comment vous faire moi connaître que Dieu enseigner eux
à écrire ce livre?

WILLIAM ATKINS.--Par la même démonstration par laquelle nous savons
qu'il est Dieu.

LA FEMME.--Quelle démonstration? quel moyen vous savoir?

W. A.--Parce qu'il enseigne et ne commande rien qui ne soit bon, juste,
saint, et ne tende à nous rendre parfaitement bons et parfaitement
heureux, et parce qu'il nous défend et nous enjoint de fuir tout ce qui
est mal, mauvais en soi ou mauvais dans ses conséquences.

LA FEMME. Que moi voudrais comprendre, que moi volontiers connaître! Si
lui récompenser toute bonne chose, punir toute méchante chose, défendre
toute méchante chose, lui, faire toute chose, lui, donner toute chose,
lui entendre moi quand moi dire: O! à lui, comme vous venir de faire
juste à présent; lui faire moi bonne, si moi désir être bonne; lui
épargner moi, pas faire tuer moi, quand moi pas être bonne, si tout ce
que vous dire lui faire; oui, lui être grand Dieu; moi prendre, penser,
croire lui être grand Dieu; moi dire; O! aussi à lui, avec vous, mon
cher.

Ici le pauvre homme nous dit qu'il n'avait pu se contenir plus
long-temps; mais que prenant sa femme par la main il l'avait fait mettre
à genoux près de lui et qu'il avait prié Dieu à haute voix de
l'instruire dans la connaissance de lui-même par son divin Esprit, et de
faire par un coup heureux de sa providence, s'il était possible, que tôt
ou tard elle vînt à posséder une Bible, afin qu'elle pût lire la parole
de Dieu et par là apprendre à le connaître.

C'est en ce moment que nous l'avions vu lui offrir la main et
s'agenouiller auprès d'elle, comme il a été dit.

Ils se dirent encore après ceci beaucoup d'autres choses qui serait trop
long, ce me semble, de rapporter ici. Entre autres elle lui fit
promettre, puisque de son propre aveu sa vie n'avait été qu'une suite
criminelle et abominable de provocations contre Dieu, de la réformer, de
ne plus irriter Dieu, de peur qu'il ne voulût--«faire lui mort,»--selon
sa propre expression; qu'alors elle ne restât seule et ne pût apprendre
à connaître plus particulièrement ce Dieu, et qu'il ne fût misérable,
comme il lui avait dit que les hommes méchants le seraient après leur
mort.

Ce récit nous parut vraiment étrange et nous émut beaucoup l'un et
l'autre, surtout le jeune ecclésiastique. Il en fut, lui, émerveillé;
mais il ressentit la plus vive douleur de ne pouvoir parler à la femme,
de ne pouvoir parler anglais pour s'en faire entendre, et comme elle
écorchait impitoyablement l'anglais, de ne pouvoir la comprendre
elle-même. Toutefois il se tourna vers moi, et me dit qu'il croyait que
pour elle il y avait quelque chose de plus à faire que de la marier. Je
ne le compris pas d'abord; mais enfin il s'expliqua: il entendait par là
qu'elle devait être baptisée.

J'adhérai à cela avec joie; et comme je m'y empressais:

--«Non, non, arrêtez, sir, me dit-il; bien que j'aie fort à cœur de la
voir baptisée, cependant tout en reconnaissant que WILL ATKINS, son
mari, l'a vraiment amenée d'une façon miraculeuse à souhaiter
d'embrasser une vie religieuse, et à lui donner de justes idées de
l'existence d'un Dieu, de son pouvoir, de sa justice, de sa miséricorde,
je désire savoir de lui s'il lui a dit quelque chose de Jésus-Christ et
du salut des pécheurs; de la nature de notre foi en lui, et de notre
Rédemption; du Saint-Esprit, de la Résurrection, du Jugement dernier et
d'une vie future.

Je rappelai WILL ATKINS, et je le lui demandai. Le pauvre garçon fondit
en larmes et nous dit qu'il lui en avait bien touché quelques paroles;
mais qu'il était lui-même si méchante créature et que sa conscience lui
reprochait si vivement sa vie horrible et impie, qu'il avait tremblé que
la connaissance qu'elle avait de lui n'atténuât l'attention qu'elle
devait donner à ces choses, et ne la portât plutôt à mépriser la
religion qu'à l'embrasser. Néanmoins il était certain, nous dit-il, que
son esprit était si disposé à recevoir d'heureuses impressions de toutes
ces vérités, que si je voulais bien l'en entretenir, elle ferait voir, à
ma grande satisfaction, que mes peines ne seraient point perdues sur
elle.

En conséquence je la fis venir; et, me plaçant comme interprète entre
elle et mon pieux ecclésiastique, je le priai d'entrer en matière.



BAPTÊME DE LA FEMME D'ATKINS


Or, sûrement jamais pareil sermon n'a été prêché par un prêtre papiste
dans ces derniers siècles du monde. Aussi lui dis-je que je lui trouvais
tout le zèle, toute la science, toute la sincérité d'un Chrétien, sans
les erreurs d'un catholique romain, et que je croyais voir en lui un
pasteur tel qu'avaient été les évêques de Rome avant que l'Église
romaine se fût assumé la souveraineté spirituelle sur les consciences
humaines[16].

En un mot il amena la pauvre femme à embrasser la connaissance du
Christ, et de notre Rédemption, non-seulement avec admiration, avec
étonnement, comme elle avait accueilli les premières notions de
l'existence d'un Dieu, mais encore avec joie, avec foi, avec une ferveur
et un degré surprenant d'intelligence presque inimaginables et
tout-à-fait indicibles. Finalement, à sa propre requête, elle fut
baptisée.

Tandis qu'il se préparait à lui conférer le baptême, je le suppliai de
vouloir bien accomplir cet office avec quelques précautions, afin, s'il
était possible, que l'homme ne pût s'appercevoir qu'il appartenait à
l'Église romaine, à cause des fâcheuses conséquences qui pourraient
résulter d'une dissidence entre nous dans cette religion même où nous
instruisions les autres. Il me répondit que, n'ayant ni chapelle
consacrée ni choses propres à cette célébration, il officierait d'une
telle manière que je ne pourrais reconnaître moi-même qu'il était
catholique romain si je ne le savais déjà. Et c'est ce qu'il fit: car
après avoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus comprendre,
il versa un plein vase d'eau sur la tête de la femme, disant en français
d'une voix haute:--«Marie! C'était le nom que son époux avait souhaité
que je lui donnasse, car j'étais son parrain.--«Je te baptise au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit.» De sorte qu'on ne pouvait deviner
par-là de quelle religion il était. Ensuite il donna la bénédiction en
latin; mais WILL ATKINS ne sut pas si c'était en français, ou ne prit
point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il les maria; puis après les épousailles
faites il se tourna vers WILL ATKINS et l'exhorta d'une manière
très-pressante, non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions,
mais à corroborer les convictions dont il était pénétré par une ferme
résolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c'était chose vaine
que de dire qu'il se repentait, s'il n'abjurait ses crimes. Il lui
représenta combien Dieu l'avait honoré en le choisissant comme
instrument pour amener sa femme à la connaissance de la religion
chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne pas se montrer
rebelle à la grâce de Dieu; qu'autrement il verrait la payenne meilleure
chrétienne que lui, la Sauvage élue et l'instrument réprouvé.

Il leur dit encore à touts deux une foule d'excellentes choses; puis,
les recommandant en peu de mots à la bonté divine, il leur donna de
nouveau la bénédiction: moi, comme interprète, leur traduisant toujours
chaque chose en anglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce fut bien pour
moi la plus charmante, la plus agréable journée que j'aie jamais passée
dans toute ma vie.

Or mon religieux n'en avait pas encore fini. Ses pensées se reportaient
sans cesse à la conversion des trente-sept Sauvages, et volontiers il
serait resté dans l'île pour l'entreprendre. Mais je le convainquis
premièrement qu'en soi cette entreprise était impraticable, et
secondement que je pourrais peut-être la mettre en voie d'être terminée
à sa satisfaction durant son absence dont je parlerai tout-à-l'heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l'île, je me préparais à
retourner à bord du navire, quand le jeune homme que j'avais recueilli
d'entre l'équipage affamé vint à moi et me dit qu'il avait appris que
j'avais un ecclésiastique et que j'avais marié par son office les
Anglais avec les femmes sauvages qu'ils nommaient leurs épouses, et que
lui-même avait aussi un projet de mariage entre deux Chrétiens qu'il
désirait voir s'accomplir avant mon départ, ce qui, espérait-il, ne me
serait point désagréable.

Je compris de suite qu'il était question de la jeune fille servante de
sa mère; car il n'y avait point d'autre femme chrétienne dans l'île.
Aussi commençai-je à le dissuader de faire une chose pareille
inconsidérément, et parce qu'il se trouvait dans une situation isolée.
Je lui représentai qu'il avait par le monde une fortune assez
considérable et de bons amis, comme je le tenais de lui-même et de la
jeune fille aussi; que cette fille était non-seulement pauvre et
servante, mais encore d'un âge disproportionné, puisqu'elle avait
vingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept ou dix-huit;
que très-probablement il lui serait possible avec mon assistance de se
tirer de ce désert et de retourner dans sa patrie; qu'alors il y avait
mille à parier contre un qu'il se repentirait de son choix, et que le
dégoût de sa position leur serait préjudiciable à touts deux. J'allais
m'étendre bien davantage; mais il m'interrompit en souriant et me dit
avec beaucoup de candeur que je me trompais dans mes conjectures, qu'il
n'avait rien de pareil en tête, sa situation présente étant déjà assez
triste et déplorable; qu'il était charmé d'apprendre que j'avais quelque
désir de le mettre à même de revoir son pays; que rien n'aurait pu
l'engager à rester en ce lieu si le voyage que j'allais poursuivre n'eût
été si effroyablement long et si hasardeux, et ne l'eût jeté si loin de
touts ses amis; qu'il ne souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse
bien lui assigner une petite propriété dans mon île, lui donner un
serviteur ou deux et les choses nécessaires pour qu'il pût s'y établir
comme planteur, en attendant l'heureux moment où, si je retournais en
Angleterre, je pourrais le délivrer, plein de l'espérance que je ne
l'oublierais pas quand j'y serais revenu; enfin qu'il me remettrait
quelques lettres pour ses amis à Londres, afin de leur faire savoir
combien j'avais été bon pour lui, et dans quel lieu du monde et dans
quelle situation je l'avais laissé. Il me promettait, disait-il, lorsque
je le délivrerais, que la plantation dans l'état d'amélioration où il
l'aurait portée, quelle qu'en pût être la valeur, deviendrait
tout-à-fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard à sa jeunesse, et me fut
surtout agréable parce qu'il m'apprenait positivement que le mariage en
vue ne le concernait point lui-même. Je lui donnai toutes les assurances
possibles que, si j'arrivais à bon port en Angleterre, je remettrais ses
lettres et m'occuperais sérieusement de ses affaires, et qu'il pouvait
compter que je n'oublierais point dans quelle situation je le laissais;
mais j'étais toujours impatient de savoir quels étaient les personnages
à marier. Il me dit enfin que c'était mon Jack-bon-à-tout et sa servante
Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il me nomma le couple; car
vraiment il me semblait bien assorti. J'ai déjà tracé le caractère de
l'homme: quant à la servante, c'était une jeune femme très-honnête,
modeste, réservée et pieuse. Douée de beaucoup de sens, elle était assez
agréable de sa personne, s'exprimait fort bien et à propos, toujours
avec décence et bonne grâce, et n'était ni lente à parler quand quelque
chose le requérait, ni impertinemment empressée quand ce n'était pas ses
affaires; très-adroite d'ailleurs, fort entendue dans tout ce qui la
concernait, excellente ménagère et capable en vérité d'être la
gouvernante de l'île entière. Elle savait parfaitement se conduire avec
les gens de toute sorte qui l'entouraient, et n'eût pas été plus
empruntée avec des gens du bel air, s'il s'en fût trouvé là.

Les accordailles étant faites de cette manière, nous les mariâmes le
jour même; et comme à l'autel, pour ainsi dire, je servais de père à
cette fille, et que je la présentais, je lui constituai une dot: je lui
assignai, à elle et à son mari, une belle et vaste étendue de terre pour
leur plantation. Ce mariage et la proposition que le jeune gentleman
m'avait faite de lui concéder une petite propriété dans l'île, me
donnèrent l'idée de la partager entre ses habitants, afin qu'ils ne
pussent par la suite se quereller au sujet de leur emplacement.

Je remis le soin de ce partage à WILL ATKINS, qui vraiment alors était
devenu un homme sage, grave, ménager, complètement réformé,
excessivement pieux et religieux, et qui, autant qu'il peut m'être
permis de prononcer en pareil cas, était, je le crois fermement, un
pénitent sincère.

Il s'acquitta de cette répartition avec tant d'équité et tellement à la
satisfaction de chacun, qu'ils désirèrent seulement pour le tout un acte
général de ma main que je fis dresser et que je signai et scellai. Ce
contrat, déterminant la situation et les limites de chaque plantation,
certifiait que je leur accordais la possession absolue et héréditaire
des plantations ou fermes respectives et de leurs améliorissements, à
eux et à leurs hoirs, me réservant tout le reste de l'île comme ma
propriété particulière, et par chaque plantation une certaine redevance
payable au bout de onze années à moi ou à quiconque de ma part ou en mon
nom viendrait la réclamer et produirait une copie légalisée de cette
concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois à introduire parmi eux, je
leur dis que je ne saurais leur donner de meilleurs réglements que ceux
qu'ils pouvaient s'imposer eux-mêmes. Seulement je leur fis promettre de
vivre en amitié et en bon voisinage les uns avec les autres. Et je me
préparai à les quitter.

Une chose que je ne dois point passer sous silence, c'est que, nos
colons étant alors constitués en une sorte de république et surchargés
de travaux, il était incongru que trente-sept Indiens vécussent dans un
coin de l'île indépendants et inoccupés; car, excepté de pourvoir à leur
nourriture, ce qui n'était pas toujours sans difficulté, ils n'avaient
aucune espèce d'affaire ou de propriété à administrer. Aussi proposai-je
au gouverneur Espagnol d'aller les trouver avec le père de VENDREDI et
de leur offrir de se disperser et de planter pour leur compte, ou d'être
agrégés aux différentes familles comme serviteurs, et entretenus pour
leur travail, sans être toutefois absolument esclaves; car je n'aurais
pas voulu souffrir qu'on les soumît à l'esclavage, ni par la force ni
par nulle autre voie, parce que leur liberté leur avait été octroyée par
capitulation, et qu'elle était un article de reddition, chose que
l'honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition et suivirent touts de grand
cœur le gouverneur Espagnol. Nous leur départîmes donc des terres et des
plantations; trois ou quatre d'entre eux en acceptèrent, mais touts les
autres préférèrent être employés comme serviteurs dans les diverses
familles que nous avions fondées; et ainsi ma colonie fut à peu près
établie comme il suit: les Espagnols possédaient mon habitation
primitive, laquelle était la ville capitale, et avaient étendu leur
plantation tout le long du ruisseau qui formait la crique dont j'ai si
souvent parlé, jusqu'à ma tonnelle: en accroissant leurs cultures ils
poussaient toujours à l'Est. Les Anglais habitaient dans la partie
Nord-Est, où WILL ATKINS et ses compagnons s'étaient fixés tout d'abord,
et s'avançaient au Sud et au Sud-Ouest en deçà des possessions des
Espagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand supplément de
terrain à sa disposition, de sorte qu'il ne pouvait y avoir lieu de se
chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l'île fut laissée inhabitée, afin que si
quelques Sauvages y abordaient seulement pour y consommer leurs
barbaries accoutumées, ils pussent aller et venir librement; s'ils ne
vexaient personne, personne n'avait envie de les vexer. Sans doute ils y
débarquèrent souvent, mais ils s'en retournèrent, sans plus; car je n'ai
jamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués et troublés
davantage.



LA BIBLE


Il me revint alors à l'esprit que j'avais insinué à mon ami
l'ecclésiastique que l'œuvre de la conversion de nos Sauvages pourrait
peut-être s'accomplir en son absence et à sa satisfaction; et je lui dis
que je la croyais à cette heure en beau chemin; car ces Indiens étant
ainsi répartis parmi les Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire
son devoir auprès de ceux qui se trouvaient sous sa main, j'espérais que
cela pourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d'accord d'emblée: «--Si toutefois, dit-il, ils voulaient
faire leur devoir; mais comment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela
d'eux?»--Je lui répondis que nous les manderions touts ensemble, et leur
en imposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacun en
particulier, ce qu'il jugea préférable. Nous nous partageâmes donc la
tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient touts papistes, et
moi aux anglais qui étaient touts protestants; et nous leur
recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de ne jamais établir
aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, en exhortant les
Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donner une connaissance
générale du vrai Dieu et de Jésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous
promirent pareillement qu'ils n'auraient jamais les uns avec les autres
aucun différent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j'arrivai à la maison de WILL ATKINS,--si je puis l'appeler ainsi,
car jamais pareil édifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n'eut
son semblable dans le monde,--quand j'arrivai là, dis-je, j'y trouvai la
jeune femme dont précédemment j'ai parlé et l'épouse de William ATKINS
liées intimement. Cette jeune femme sage et religieuse avait
perfectionné l'œuvre que WILL ATKINS avait commencée; et, quoique ce ne
fût pas plus de quatre jours après ce dont je viens de donner la
relation, cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne
telle que m'en ont rarement offert mes observations et le commerce du
monde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, il me vint à l'idée que parmi
les choses nécessaires que j'avais à laisser à mes Anglais, j'avais
oublié de placer une Bible, et qu'en cela je me montrais moins
attentionné à leur égard que ne l'avait été envers moi ma bonne amie la
veuve, lorsqu'en m'envoyant de Lisbonne la cargaison de cent livres
sterling, elle y avait glissé trois Bibles et un livre de prières.
Toutefois la charité de cette brave femme eut une plus grande extension
qu'elle ne l'avait imaginé; car il était réservé à ses présents de
servir à la consolation et à l'instruction de gens qui en firent un bien
meilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, et lorsque j'arrivai à la
rotonde ou maison de William ATKINS, et que j'eus appris que la jeune
épousée et la femme baptisée d'ATKINS avaient conversé ensemble sur la
religion,--car Will me l'annonça avec beaucoup de joie,--je demandai si
elles étaient réunies en ce moment, et il me répondit que oui. J'entrai
donc dans la maison, il m'y suivit, et nous les trouvâmes toutes deux en
grande conversation.--«Oh! sir, me dit William ATKINS, quand Dieu a des
pécheurs à réconcilier à lui, et des étrangers à introduire dans son
royaume, il ne manque pas de messagers. Ma femme s'est acquis un nouveau
guide; moi je me reconnais aussi indigne qu'incapable de cette œuvre;
cette jeune personne nous a été envoyée du Ciel: il suffirait d'elle
pour convertir toute une île de Sauvages.»--La jeune épousée rougit et
se leva pour se retirer, mais je l'invitai à se rasseoir.--«Vous avez
une bonne œuvre entre les mains, lui dis-je, j'espère que Dieu vous
bénira dans cette œuvre.»

Nous causâmes un peu; et, ne m'appercevant pas qu'ils eussent aucun
livre chez eux, sans toutefois m'en être enquis, je mis la main dans ma
poche et j'en tirai ma Bible.--«Voici, dis-je à ATKINS, que je vous
apporte un secours que peut-être vous n'aviez pas jusqu'à cette
heure.»--Le pauvre homme fut si confondu, que de quelque temps il ne put
proférer une parole. Mais, revenant à lui, il prit le livre à deux
mains, et se tournant vers sa femme:--«Tenez, ma chère, s'écria-t-il, ne
vous avais-je pas dit que notre Dieu, bien qu'il habite là-haut, peut
entendre ce que nous disons! Voici ce livre que j'ai demandé par mes
prières quand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieu
nous a entendu et nous l'envoie.»--En achevant ces mots il tomba dans de
si vifs transports, qu'au milieu de la joie de posséder ce livre et des
actions de grâce qu'il en rendait à Dieu, les larmes ruisselaient sur sa
face comme à un enfant qui pleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dans une méprise que personne
de nous n'avait prévue; elle crut fermement que Dieu lui avait envoyé le
livre sur la demande de son mari. Il est vrai qu'il en était ainsi
providentiellement, et qu'on pouvait le prendre ainsi dans un sens
raisonnable; mais je crois qu'il n'eût pas été difficile en ce moment de
persuader à cette pauvre femme qu'un messager exprès était venu du Ciel
uniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C'était matière
trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie; aussi me tournai-je vers
la jeune épousée et lui dis-je que nous ne devions point en imposer à la
nouvelle convertie, dans sa primitive et ignorante intelligence des
choses, et je la priai de lui expliquer qu'on peut dire fort justement
que Dieu répond à nos suppliques, quand, par le cours de sa providence,
pareilles choses d'une façon toute particulière adviennent comme nous
l'avions demandé; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoir
des réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, et que
c'est un bien pour nous qu'il n'en soit pas ainsi.

La jeune épousée s'acquitta heureusement de ce soin, de sorte qu'il n'y
eut, je vous assure, nulle fraude pieuse là-dedans. Ne point détromper
cette femme eût été à mes yeux la plus injustifiable imposture du monde.
Toutefois le saisissement de joie de WILL ATKINS passait vraiment toute
expression, et là pourtant, on peut en être certain, il n'y avait rien
d'illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais homme ne
manifesta plus de reconnaissance qu'il n'en montra pour le don de cette
Bible; et jamais homme, je crois, ne fut ravi de posséder une Bible par
de plus dignes motifs. Quoiqu'il eût été la créature la plus scélérate,
la plus dangereuse, la plus opiniâtre, la plus outrageuse, la plus
furibonde et la plus perverse, cet homme peut nous servir d'exemple à
touts pour la bonne éducation des enfants, à savoir que les parents ne
doivent jamais négliger d'enseigner et d'instruire et ne jamais
désespérer du succès de leurs efforts, les enfants fussent-ils à ce
point opiniâtres et rebelles, ou en apparence insensibles à
l'instruction; car si jamais Dieu dans sa providence vient à toucher
leur conscience, la force de leur éducation reprend son action sur eux,
et les premiers enseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu'ils
aient pu rester enfouis bien des années: un jour ou l'autre ils peuvent
en recueillir bénéfice.

C'est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelque ignorant ou quelque
dépourvu qu'il fût de religion et de connaissance chrétienne, s'étant
trouvé avoir à faire alors à plus ignorant que lui, la moindre parcelle
des instructions de son bon père, qui avait pu lui revenir à l'esprit
lui avait été d'un grand secours.

Entre autres choses il s'était rappelé, disait-il, combien son père
avait coutume d'insister sur l'inexprimable valeur de la Bible, dont la
possession est un privilége et un trésor pour l'homme, les familles et
les nations. Toutefois il n'avait jamais conçu la moindre idée du prix
de ce livre jusqu'au moment où, ayant à instruire des payens, des
Sauvages, des barbares, il avait eu faute de l'assistance de l'Oracle
Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de cela pour la conjoncture
présente, bien qu'elle eût déjà, ainsi que le jeune homme, une Bible à
bord de notre navire, parmi les effets qui n'étaient pas encore
débarqués. Maintenant, après avoir tant parlé de cette jeune femme, je
ne puis omettre à propos d'elle et de moi un épisode encore qui renferme
en soi quelque chose de très-instructif et de très-remarquable.

J'ai raconté à quelle extrémité la pauvre jeune suivante avait été
réduite; comment sa maîtresse, exténuée par l'inanition, était morte à
bord de ce malheureux navire que nous avions rencontré en mer, et
comment l'équipage entier étant tombé dans la plus atroce misère, la
_gentlewoman_, son fils et sa servante avaient été d'abord durement
traités quant aux provisions, et finalement totalement négligés et
affamés, c'est-à-dire livrés aux plus affreuses angoisses de la faim.

Un jour, m'entretenant avec elle des extrémités qu'ils avaient
souffertes, je lui demandai si elle pourrait décrire, d'après ce qu'elle
avait ressenti, ce que c'est que mourir de faim, et quels en sont les
symptômes. Elle me répondit qu'elle croyait le pouvoir, et elle me narra
fort exactement son histoire en ces termes:

--«D'abord, sir, dit-elle, durant quelques jours nous fîmes très-maigre
chère et souffrîmes beaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans
aucune espèce d'aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu
d'eau. Le premier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture,
je me sentis, vers le soir, d'abord du vide et du malaise à l'estomac,
et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller et de
dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pour reposer,
et je reposai environ trois heures, puis je m'éveillai quelque peu
rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant. Après être
demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait être alors cinq
heures du matin, je sentis de nouveau du vide et du malaise à l'estomac,
et je me recouchai; mais harassée et souffrante, je ne pus dormir du
tout. Je passai ainsi tout le deuxième jour dans de singulières
intermittences, d'abord de faim, puis de douleurs, accompagnées d'envies
de vomir. La deuxième nuit, obligée de me mettre au lit derechef sans
avoir rien pris qu'un verre d'eau claire, et m'étant assoupie, je rêvai
que j'étais à la Barbade, que le marché était abondamment fourni de
provisions, que j'en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et
dînais tout mon soûl.

» Je crus après ceci mon estomac aussi plein qu'au sortir d'un bon
repas; mais quand je m'éveillai je fus cruellement atterrée en me
trouvant en proie aux horreurs de la faim. Le dernier verre de vin que
nous eussions, je le bus après avoir mis du sucre, pour suppléer par le
peu d'esprit qu'il contient au défaut de nourriture. Mais n'ayant dans
l'estomac nulle substance qui pût fournir au travail de la digestion, je
trouvai que le seul effet du vin était de faire monter de désagréables
vapeurs de l'estomac au cerveau, et, à ce qu'on me rapporta, je demeurai
stupide et inerte, comme une personne ivre, pendant quelque temps.

» Le troisième jour dans la matinée après une nuit de rêves étranges,
confus et incohérents, où j'avais plutôt sommeillé que dormi, je
m'éveillai enragée et furieuse de faim, et je doute, au cas où ma raison
ne fût revenue et n'en eût triomphé, je doute, dis-je, si j'eusse été
mère et si j'eusse eu un jeune enfant avec moi, que sa vie eût été en
sûreté.

» Ce transport dura environ trois heures, pendant lesquelles deux fois
je fus aussi folle à lier qu'aucun habitant de Bedlam, comme mon jeune
maître me l'a dit et comme il peut aujourd'hui vous le confirmer.



ÉPISODE DE LA CABINE


» Dans un de ces accès de frénésie ou de démence, soit par l'effet du
mouvement du vaisseau ou que mon pied eût glissé, je ne sais, je tombai,
et mon visage heurta contre le coin du lit de veille où couchait ma
maîtresse. À ce coup le sang ruissela de mon nez. Le _cabin-boy_
m'apporta un petit bassin, je m'assis et j'y saignai abondamment. À
mesure que le sang coulait je revenais à moi, et la violence du
transport ou de la fièvre qui me possédait s'abattait ainsi que la
partie vorace de ma faim.

» Alors je me sentis de nouveau malade, et j'eus des soulèvements de
cœur; mais je ne pus vomir, car je n'avais dans l'estomac rien à
rejeter. Après avoir saigné quelque temps je m'évanouis: l'on crut que
j'étais morte. Je revins bientôt à moi, et j'eus un violent mal à
l'estomac impossible à décrire. Ce n'était point des tranchées, mais une
douleur d'inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à
une sorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chose
de semblable, je suppose, aux envies d'une femme grosse. Je pris un
autre verre d'eau avec du sucre; mais mon estomac y répugna, et je
rendis tout. Alors je bus un verre d'eau sans sucre que je gardai, et je
me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afin qu'il plût à Dieu de
m'appeler à lui; et après avoir calmé mon esprit par cet espoir, je
sommeillai quelque temps. À mon réveil, affaiblie par les vapeurs qui
s'élèvent d'un estomac vide, je me crus mourante. Je recommandai mon âme
à Dieu, et je souhaitai vivement que quelqu'un voulût me jeter à la mer.

» Durant tout ce temps ma maîtresse était étendue près de moi, et, comme
je l'appréhendais, sur le point d'expirer. Toutefois elle supportait son
mal avec beaucoup plus de résignation que moi, et donna son dernier
morceau de pain à son fils, mon jeune maître, qui ne voulait point le
prendre; mais elle le contraignit à le manger, et c'est, je crois, ce
qui lui sauva la vie.

» Vers le matin, je me rendormis, et quand je me réveillai, d'abord
j'eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim dévorante,
tel que je redevins vorace et retombai dans un affreux état: si ma
maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour elle, j'ai la
conviction que j'aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût
et aussi indifféremment que je le fis jamais de la viande d'aucun animal
destiné à la nourriture; une ou deux fois, je fus tentée de mordre à mon
propre bras. Enfin, j'apperçus le bassin dans lequel était le sang que
j'avais perdu la veille; j'y courus, et j'avalai ce sang avec autant de
hâte et d'avidité que si j'eusse été étonnée que personne ne s'en fût
emparé déjà, et que j'eusse craint qu'on voulût alors me l'arracher.

» Bien qu'une fois faite cette action me remplit d'horreur, cependant
cela étourdit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d'eau pure, je fus
remise et restaurée pour quelques heures. C'était le quatrième jour, et
je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l'espace de trois
heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances
précédentes, c'est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée,
souffrante de l'estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade,
puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d'heure en
quart d'heure changeant ainsi d'état, mes forces s'épuisèrent
totalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolation
l'espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue
une maladie, et j'eus une terrible colique et des tranchées engendrées
par les vents qui, au défaut de nourriture, s'étaient frayé un passage
dans mes entrailles. Je restai dans cet état jusqu'au lendemain matin,
où je fus quelque peu surprise par les plaintes et les lamentations de
mon jeune maître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai
un peu, n'ayant pas la force de me lever, mais je vis qu'elle respirait
encore, quoiqu'elle ne donnât que de faibles signes de vie.

» J'avais alors de telles convulsions d'estomac, provoquées par le
manque de nourriture, que je ne saurais en donner une idée; et de
fréquents déchirements, des transes de faim telles que rien n'y peut
être comparé, sinon les tortures de la mort. C'est dans cet état que
j'étais, quand j'entendis au-dessus de moi les matelots crier:--«Une
voile! une voile!»--et vociférer et sauter comme s'ils eussent été en
démence.

» Je n'étais pas capable de sortir du lit, ma maîtresse encore moins, et
mon jeune maître était si malade que je le croyais expirant. Nous ne
pûmes donc ouvrir la porte de la cabine ni apprendre ce qui pouvait
occasionner un pareil tumulte. Il y avait deux jours que nous n'avions
eu aucun rapport avec les gens de l'équipage, qui nous avaient dit
n'avoir pas dans le bâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger.
Et depuis, ils nous avouèrent qu'ils nous avaient crus morts.

» C'était là l'affreux état où nous étions quand vous fûtes envoyé pour
nous sauver la vie. Et comment vous nous trouvâtes, sir, vous le savez
aussi bien et même mieux que moi.»

Tel fut son propre récit. C'était une relation tellement exacte de ce
qu'on souffre en mourant de faim, que jamais vraiment je n'avais rien
ouï de pareil, et qu'elle fut excessivement intéressante pour moi. Je
suis d'autant plus disposé à croire que cette peinture est vraie, que le
jeune homme m'en toucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire,
d'une façon moins précise et moins poignante, sans doute parce que sa
mère l'avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvre
servante fût d'une constitution plus forte que sa maîtresse, déjà sur le
retour et délicate, il se peut qu'elle ait eu à lutter plus cruellement
contre la faim, je veux dire qu'il peut être présumable que cette
infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que sa maîtresse, qu'on
ne saurait blâmer d'avoir gardé les derniers morceaux, sans en rien
abandonner pour le soulagement de sa servante. Sans aucun doute d'après
cette relation, si notre navire ou quelque autre ne les eût pas si
providentiellement rencontrés, quelques jours de plus, et ils étaient
touts morts, à moins qu'ils n'eussent prévenu l'événement en se mangeant
les uns les autres; et même, dans leur position, cela ne leur eût que
peu servi, vu qu'ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et hors
de toute possibilité d'être secourus autrement que de la manière
miraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Je
retourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d'abord il faut observer que, pour maintes raisons, je ne jugeai pas
à propos de leur parler du _sloop_ que j'avais embarqué en botte, et que
j'avais pensé faire assembler dans l'île; car je trouvai, du moins à mon
arrivée, de telles semences de discorde parmi eux, que je vis
clairement, si je reconstruisais le _sloop_ et le leur laissais, qu'au
moindre mécontentement ils se sépareraient, s'en iraient chacun de son
côté, ou peut-être même s'adonneraient à la piraterie et feraient ainsi
de l'île un repaire de brigands, au lieu d'une colonie de gens sages et
religieux comme je voulais qu'elle fût. Je ne leur laissai pas
davantage, pour la même raison, les deux pièces de canon de bronze que
j'avais à bord et les deux caronades dont mon neveu s'était chargé par
surcroît. Ils me semblaient suffisamment équipés pour une guerre
défensive contre quiconque entreprendrait sur eux; et je n'entendais
point les armer pour une guerre offensive ni les encourager à faire des
excursions pour attaquer autrui, ce qui, en définitive, n'eût attiré sur
eux et leurs desseins que la ruine et la destruction. Je réservai, en
conséquence, le _sloop_ et les canons pour leur être utiles d'une autre
manière, comme je le consignerai en son lieu.

J'en avais alors fini avec mon île. Laissant touts mes planteurs en
bonne passe, et dans une situation florissante, je retournai à bord de
mon navire le cinquième jour de mai, après avoir demeuré vingt-cinq
jours parmi eux; comme ils étaient touts résolus à rester dans l'île
jusqu'à ce que je vinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de
nouveaux secours du Brésil, si je pouvais en trouver l'occasion, et
spécialement je m'engageai à leur envoyer du bétail, tels que moutons,
cochons et vaches: car pour les deux vaches et les veaux que j'avais
emmenés d'Angleterre, la longueur de la traversée nous avait contraints
à les tuer, faute de foin pour les nourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinq coups de canon de partance,
nous fîmes voile, et nous arrivâmes à la Baie de Touts-les-Saints, au
Brésil, en vingt-deux jours environ, sans avoir rencontré durant le
trajet rien de remarquable que ceci: Après trois jours de navigation,
étant abriés et le courant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans
une baie ou golfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de
notre route, et une ou deux fois nos hommes crièrent:--«Terre à
l'Est!»--Mais était-ce le Continent ou des îles? C'est ce que nous
n'aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps
calme, nous vîmes la surface de l'eau en quelque sorte couverte, du côté
de la terre, de quelque chose de très-noir, sans pouvoir distinguer ce
que c'était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les
haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d'approche sur ce
point, cria que c'était une armée. Je ne pouvais m'imaginer ce qu'il
entendait par une armée, et je lui répondis assez brusquement,
l'appelant fou, ou quelque chose semblable.--«Oui-da, sir, dit-il, ne
vous fâchez pas, car c'est bien une armée et même une flotte; car je
crois qu'il y a bien mille canots! Vous pouvez d'ailleurs les voir
pagayer; ils s'avancent en hâte vers nous, et sont pleins de monde.»

Dans le fond je fus alors un peu surpris, ainsi que mon neveu, le
capitaine; comme il avait entendu dans l'île de terribles histoires sur
les Sauvages et n'était point encore venu dans ces mers, il ne savait
trop que penser de cela; et deux ou trois fois il s'écria que nous
allions touts être dévorés. Je dois l'avouer, vu que nous étions abriés,
et que le courant portait avec force vers la terre, je mettais les
choses au pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s'effrayer, mais
de faire mouiller l'ancre aussitôt que nous serions assez près pour
savoir s'il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canots nageant rapidement vers nous, je
donnai l'ordre de jeter l'ancre et de ferler toutes nos voiles. Quant
aux Sauvages, je dis à nos gens que nous n'avions à redouter de leur
part que le feu; que, pour cette raison, il fallait mettre nos
embarcations à la mer, les amarrer, l'une à la proue, l'autre à la
poupe, les bien équiper toutes deux, et attendre ainsi l'événement.
J'eus soin que les hommes des embarcations se tinssent prêts, avec des
seaux et des écopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le
mettre à l'extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et en peu de temps ils
entrèrent dans nos eaux; mais jamais si horrible spectacle ne s'était
offert à des Chrétiens! Mon lieutenant s'était trompé de beaucoup dans
le calcul de leur nombre,--je veux dire en le portant à mille
canots,--le plus que nous pûmes en compter quand ils nous eurent
atteints étant d'environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une
multitude d'Indiens; car quelques-uns portaient seize ou dix-sept
hommes, d'autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu'ils se furent approchés de nous, ils semblèrent frappés
d'étonnement et d'admiration, comme à l'aspect d'une chose qu'ils
n'avaient sans doute jamais vue auparavant, et ils ne surent d'abord,
comme nous le comprîmes ensuite, comment s'y prendre avec nous.
Cependant, ils s'avancèrent hardiment, et parurent se disposer à nous
entourer; mais nous criâmes à nos hommes qui montaient les chaloupes, de
ne pas les laisser venir trop près.



MORT DE VENDREDI


Cet ordre nous amena un engagement avec eux, sans que nous en eussions
le dessein; car cinq ou six de leurs grands canots s'étant fort
approchés de notre chaloupe, nos gens leur signifièrent de la main de se
retirer, ce qu'ils comprirent fort bien, et ce qu'ils firent; mais, dans
leur retraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de ces
pirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvement blessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point faire feu; mais nous leur passâmes
bon nombre de planches, dont le charpentier fit sur-le-champ une sorte
de palissade ou de rempart, pour les défendre des flèches des Sauvages,
s'ils venaient à tirer de nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s'avancèrent touts en masse sur notre
arrière, passablement près, si près même, que nous pouvions facilement
les distinguer, sans toutefois pénétrer leur dessein. Je reconnus
aisément qu'ils étaient de mes vieux amis, je veux dire de la même race
de Sauvages que ceux avec lesquels j'avais eu coutume de me mesurer.
Ensuite ils nagèrent un peu plus au large jusqu'à ce qu'ils fussent
vis-à-vis de notre flanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous,
et s'approchèrent tellement qu'ils pouvaient nous entendre parler. Sur
ce, j'ordonnai à touts mes hommes de se tenir clos et couverts, de peur
que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits, et
d'apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée de la
voix, je fis monter VENDREDI sur le pont pour s'arraisonner avec eux
dans son langage, et savoir ce qu'ils prétendaient. Il m'obéit. Le
comprirent-ils ou non, c'est ce que j'ignore; mais sitôt qu'il les eut
hélés, six d'entre eux, qui étaient dans le canot le plus avancé,
c'est-à-dire le plus rapproché de nous, firent volte-face, et, se
baissant, nous montrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en
anglais, sauf votre respect. Ils nous eussent dit: _Baise_... Était-ce
un défi ou un cartel, était-ce purement une marque de mépris ou un
signal pour les autres, nous ne savions; mais au même instant VENDREDI
s'écria qu'ils allaient tirer, et, malheureusement pour lui, pauvre
garçon! ils firent voler plus de trois cents flèches; et, à mon
inexprimable douleur, tuèrent ce pauvre VENDREDI, exposé seul à leur
vue. L'infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrent
très-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieux serviteur, le compagnon de
touts mes chagrins et de mes solitudes, que j'ordonnai sur-le-champ de
charger cinq canons à biscayens et quatre à boulets et nous leur
envoyâmes une bordée telle, que de leur vie ils n'en avaient jamais
essuyé de pareille, à coup sûr.

Ils n'étaient pas à plus d'une demi-encâblure quand nous fîmes feu, et
nos canonniers avaient pointé si juste, que trois ou quatre de leurs
canots furent, comme nous eûmes tout lieu de le croire, renversés d'un
seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaient tourné leur derrière tout nu
ne nous avait pas grandement offensé; d'ailleurs, il n'était pas certain
que cela, qui passerait chez nous pour une marque du plus grand mépris,
fût par eux entendu de même; aussi avais-je seulement résolu de les
saluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ce que je
savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ils tirèrent
directement sur nous avec toute la furie dont ils étaient capables, et
surtout lorsqu'ils eurent tué mon pauvre VENDREDI, que j'aimais et
estimais tant, et qui, par le fait, le méritait si bien, non-seulement
je crus ma colère justifiée devant Dieu et devant les hommes, mais
j'aurais été content si j'eusse pu les submerger eux et touts leurs
canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes ni combien nous en blessâmes
de cette bordée; mais, assurément, jamais on ne vit un tel effroi et un
tel hourvari parmi une telle multitude: il y avait bien en tout, frisées
et culbutées, treize ou quatorze pirogues dont les hommes s'étaient
jetés à la nage; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus,
s'enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauver ceux
dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notre canonnade.
Aussi, je le suppose, beaucoup d'entre eux périrent-ils. Un pauvre
diable, qui luttait à la nage contre les flots, fut recueilli par nos
gens plus d'une heure après que touts étaient partis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tuer et en blesser un grand
nombre; mais, bref, nous ne pûmes savoir ce qu'il en avait été: ils
s'enfuirent si précipitamment qu'au bout de trois heures ou environ,
nous n'appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[17]. Et
nous ne revîmes plus les autres, car, une brise se levant le même soir,
nous appareillâmes et fîmes voile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il était si triste, qu'il ne
voulait ni manger ni parler. Nous nous figurâmes touts qu'il avait
résolu de se laisser mourir de faim. Pour le guérir, j'usai d'un
expédient: j'ordonnai qu'on le prît, qu'on le redescendît dans la
chaloupe, et qu'on lui fît accroire qu'on allait le rejeter à la mer, et
l'abandonner où on l'avait trouvé, s'il persistait à garder le silence.
Il s'obstina: nos matelots le jetèrent donc réellement à la mer et
s'éloignèrent de lui; alors il les suivit, car il nageait comme un
liége, et se mit à les appeler dans sa langue; mais ils ne comprirent
pas un mot de ce qu'il disait. Cependant, à la fin, ils le reprirent à
bord. Depuis, il devint plus traitable, et je n'eus plus recours à cet
expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J'étais inconsolable de la perte de mon
serviteur VENDREDI et je serais volontiers retourné dans l'île pour y
prendre quelqu'autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvait pas;
nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions un prisonnier, comme je
l'ai dit, et beaucoup de temps s'écoula avant que nous pussions lui
faire entendre la moindre chose. À la longue, cependant, nos gens lui
apprirent quelque peu d'anglais, et il se montra plus sociable. Nous lui
demandâmes de quel pays il venait: sa réponse nous laissa au même point,
car son langage était si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge
d'une façon si sourde et si bizarre, qu'il nous fut impossible d'en
recueillir un mot, et nous fûmes touts d'avis qu'on pouvait aussi bien
parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouche qu'autrement. Ses
dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autant que nous pûmes voir, ne
lui étaient d'aucun usage: il formait ses mots, précisément comme une
trompe de chasse forme un ton, à plein gosier. Il nous dit cependant,
quelque temps après, quand nous lui eûmes enseigné à articuler un peu
l'anglais, qu'ils s'en allaient avec leurs rois pour livrer une grande
bataille. Comme il avait dit rois, nous lui demandâmes combien ils en
avaient. Il nous répondit qu'il y avait là cinq _nation_,--car nous ne
pouvions lui faire comprendre l'usage de l'S au pluriel,--et qu'elles
s'étaient réunies pour combattre deux autres _NATION_. Nous lui
demandâmes alors pourquoi ils s'étaient avancés sur nous.--«Pour faire
la grande merveille regarder,»--dit-il (_To makee te great wonder
look_). À ce propos, il est bon de remarquer, que touts ces naturels, de
même que ceux d'Afrique, quand ils apprennent l'anglais, ajoutent
toujours deux E à la fin des mots où nous n'en mettons qu'un, et placent
l'accent sur le dernier, comme _makee_, _takee_, par exemple,
prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, et dont
j'eus beaucoup de peine à débarrasser VENDREDI, bien que j'eusse fini
par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encore une fois ce pauvre garçon,
il faut que je lui dise un dernier adieu. Pauvre honnête VENDREDI!...
Nous l'ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. On
le mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pour lui
onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant, du plus
fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur qui fût jamais.

À la faveur d'un bon vent, nous cinglions alors vers le Brésil, et, au
bout de douze jours environs, nous découvrîmes la terre par latitude de
cinq degrés Sud de la ligne: c'est là le point le plus Nord-Est de toute
cette partie de l'Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de
cette côte pendant quatre jours; nous doublâmes alors le Cap
Saint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans la Baie
de Touts-les-Saints, l'ancien lieu de ma délivrance, d'où m'étaient
venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n'avait amené dans ce parage personne qui y eût moins
affaire que moi, et cependant ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés
que nous fûmes admis à avoir à terre la moindre communication. Ni mon
partner lui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande
figure, ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de ma
miraculeuse conservation dans l'île, ne purent obtenir cette faveur.
Toutefois, mon partner, se souvenant que j'avais donné cinq cents
MOIDORES au Prieur du monastère des Augustins, et trois cent
soixante-douze aux pauvres, alla au couvent et engagea celui qui pour
lors en était le Prieur à se rendre auprès du Gouverneur pour lui
demander pour moi la permission de descendre à terre avec le capitaine,
quelqu'un autre et huit matelots seulement, et ceci sous la condition
expresse et absolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et ne
transporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant au non-débarquement des
marchandises, que ce ne fut qu'avec extrême difficulté que je pus mettre
à terre trois ballots de merceries anglaises, à savoir, de draps fins,
d'étoffes et de toiles que j'avais apportées pour en faire présent à mon
partner.

C'était un homme généreux et grand, bien que, ainsi que moi, il fût
parti de fort bas d'abord. Quoiqu'il ne sût pas que j'eusse le moindre
dessein de lui rien donner, il m'envoya à bord des provisions fraîches,
du vin et des confitures, pour une valeur de plus de trente MOIDORES, à
quoi il avait joint du tabac et trois ou quatre belles médailles d'or;
mais je m'acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l'ai dit,
consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, en belles
toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livres sterling de
marchandises d'autre espèce, et j'obtins de lui, en retour, qu'il ferait
assembler le _sloop_ que j'avais apporté avec moi d'Angleterre pour
l'usage de mes planteurs, afin d'envoyer à ma colonie les secours que je
lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et le _sloop_ fut achevé en
très-peu de jours, car il était tout façonné déjà; et je donnai au
capitaine qui en prit le commandement des instructions telles qu'il ne
pouvait manquer de trouver l'île. Aussi la trouva-t-il, comme par la
suite j'en reçus l'avis de mon partner. Le _sloop_ fut bientôt chargé de
la petite cargaison que j'adressais à mes insulaires, et un de nos
marins, qui m'avait suivi dans l'île, m'offrit alors de s'embarquer pour
aller s'y établir moyennant une lettre de moi, laquelle enjoignît au
gouverneur espagnol de lui assigner une étendue de terrain suffisante
pour une plantation, et de lui donner les outils et les choses
nécessaires pour faire des plantages, ce à quoi il se disait fort
entendu, ayant été planteur au Maryland et, par-dessus le marché,
boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en lui accordant tout ce qu'il
désirait. Pour se l'attacher comme esclave, je l'avantageai en outre du
Sauvage que nous avions fait prisonnier de guerre, et je fis passer
l'ordre au gouverneur espagnol de lui donner sa part de tout ce dont il
avait besoin, ainsi qu'aux autres.



EMBARQUEMENT DE BESTIAUX POUR L'ÎLE


Quand nous en vînmes à équiper le _sloop_, mon vieux partner me dit
qu'il y avait un très-honnête homme, un planteur brésilien de sa
connaissance lequel avait encouru la disgrâce de l'Église.--«Je ne sais
pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu'il est hérétique
dans le fond de son cœur. De peur de l'inquisition, il a été obligé de
se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver une pareille occasion
de s'échapper avec sa femme et ses deux filles. Si vous vouliez bien le
laisser émigrer dans votre île et lui constituer une plantation, je me
chargerais de lui donner un petit matériel pour commencer; car les
officiers de l'Inquisition ont saisi touts ses effets et touts ses
biens, et il ne lui reste rien qu'un chétif mobilier et deux esclaves.
Quoique je haïsse ses principes, cependant je ne voudrais pas le voir
tomber entre leurs mains; sûrement il serait brûlé vif.»

J'adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à
cette famille, et nous cachâmes l'homme, sa femme et ses filles sur
notre navire, jusqu'au moment où le _sloop_ mit à la voile. Alors, leurs
effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque temps
auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches
l'un que l'autre en outils et en matériaux, ils n'avaient, pour
commencer leur établissement, que ce dont j'ai fait mention ci-dessus;
mais ils emportaient avec eux,--ce qui valait tout le reste,--quelques
plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des
cannes, à laquelle le Portugais s'entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l'île, je
leur envoyai par ce _sloop:_ trois vaches laitières, cinq veaux, environ
vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines; enfin deux
poulinières et un étalon.

J'engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite
aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d'en user
dignement avec elles. J'aurais pu en embarquer bien davantage, mais je
me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que cinq
Espagnols seulement en désiraient; les autres avaient des femmes en leur
puissance, bien qu'en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est facile
de l'imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui se
trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou
soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y avait
foison Quand je revins en Angleterre, je trouvai des lettres d'eux
touts, apportées par le _sloop_ à son retour du Brésil et venues par la
voie de Lisbonne. J'en accuse ici réception.

Maintenant, j'en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la
concerne; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de l'ôter
tout-à-fait de sa pensée, et de s'attendre à lire seulement les folies
d'un vieillard que ses propres malheurs et à plus forte raison ceux
d'autrui n'avaient pu instruire à se garer de nouveaux désastres; d'un
vieillard que n'avait pu rasseoir plus de quarante années de misères et
d'adversités, que n'avaient pu satisfaire une prospérité surpassant son
espérance, et que n'avaient pu rendre sage une affliction, une détresse
qui passe l'imagination.

Je n'avais pas plus affaire d'aller aux Indes-Orientales qu'un homme en
pleine liberté n'en a d'aller trouver le guichetier de Newgate, et de le
prier de l'enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir
la faim. Si j'avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendre
directement dans l'île, si je l'avais chargé, comme j'avais fait l'autre
vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantation et pour mon
peuple; si j'avais demandé à ce gouvernement-ci des lettres-patentes qui
assurassent ma propriété, rangée simplement sous la domination de
l'Angleterre, ce qu'assurément j'eusse obtenu; si j'y avais transporté
du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs; si, prenant
possession de la place, je l'eusse munie et fortifiée au nom de la
Grande-Bretagne et eusse accru na population, comme aisément je l'eusse
pu faire; si alors j'eusse résidé là et eusse renvoyé le vaisseau chargé
de bon riz, ce qu'aussi j'eusse pu faire au bout de six mois, en mandant
à mes amis de nous le réexpédier avec un chargement à notre convenance;
si j'avais fait ceci, si je me fusse fixé là, j'aurais enfin agi, moi,
comme un homme de bon sens; mais j'étais possédé d'un esprit vagabond,
et je méprisai touts ces avantages. Je complaisais à me voir le patron
de ces gens que j'avais placés là, et à en user avec eux en quelque
sorte d'une manière haute et majestueuse comme un antique monarque
patriarcal: ayant soin de les pourvoir comme si j'eusse été Père de
toute la famille, comme je l'étais de la plantation; mais je n'avais
seulement jamais eu la prétention de planter au nom de quelque
gouvernement ou de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de
déclarer mes gens sujets d'une nation plutôt que d'une autre; qui plus
est, je n'avais même pas donné de nom à l'île: je la laissai comme je
l'avais trouvée, n'appartenant à personne, et sa population n'ayant
d'autre discipline, d'autre gouvernement que le mien, lequel, bien que
j'eusse sur elle l'influence d'un père et d'un bienfaiteur, n'avait
point d'autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au-delà de
ce que, pour me plaire, elle m'accordait volontairement. Et cependant
cela aurait été plus que suffisant si j'eusse résidé dans mon domaine.
Or, comme j'allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières
nouvelles que j'en reçus me parvinrent par le canal de mon partner, qui
plus tard envoya un autre _sloop_ à la colonie, et qui,--je ne reçus
toutefois sa missive que cinq années après qu'elle avait été écrite,--me
donna avis que mes planteurs n'avançaient que chétivement, et
murmuraient de leur long séjour en ce lieu; que WILL ATKINS était mort;
que cinq Espagnols étaient partis; que, bien qu'ils n'eussent pas été
très-molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant quelques
escarmouches avec eux et qu'ils le suppliaient de m'écrire de penser à
la promesse que je leur avais faite de les tirer de là, afin qu'ils
pussent revoir leur patrie avant de mourir.

Mais j'étais parti en chasse de l'_Oie-sauvage_, en vérité; et ceux qui
voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut qu'ils se
déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété d'extravagances,
de détresse et d'impertinentes aventures, où la justice de la Providence
se montre clairement, et où nous pouvons voir combien il est facile au
Ciel de nous rassasier de nos propres désirs, de faire que le plus
ardent de nos souhaits soit notre affliction, et de nous punir
sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions rencontrer le suprême
bonheur.

Que l'homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement, et
de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la vie.
L'homme est une créature qui a la vue courte, l'homme ne voit pas loin
devant lui; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses
affections particulières sont généralement ses plus mauvais
conseillers[18].

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueux que j'avais, comme un
jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors que
cette inclination s'était perpétuée en moi pour mon châtiment! Comment
advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance, quelle en fut la
conclusion, c'est chose aisée de vous le rapporter historiquement et
dans touts ses détails; mais les fins secrètes de la divine Providence,
en permettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nos
propres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêter
l'oreille à la voix de la Providence et tirer de religieuses
conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j'eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis; ce n'est
point l'heure maintenant de s'étendre plus au long sur la raison ou
l'absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je
m'étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.

J'ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux
ecclésiastique me quitta ici[19]: un navire étant prêt à faire voile
pour Lisbonne, il me demanda permission de s'y embarquer, destiné qu'il
était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage commencé.
Qu'il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui!

Mais il était trop tard alors. D'ailleurs le Ciel arrange toutes choses
pour le mieux; si j'étais parti avec lui, je n'aurais pas eu tant
d'occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n'auriez point connu
la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson CRUSOE. Il me
faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et
continuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique pour
le Cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l'appelons, _the Cape of Good
Hope_, et notre course étant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez
bonne traversée; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ou quelques
vents contraires. Mais j'en avais fini avec mes désastres sur mer: mes
infortunes et mes revers m'attendaient au rivage, afin que je fusse une
preuve que la terre comme la mer se prête à notre châtiment, quand il
plaît au Ciel, qui dirige l'événement des choses, d'ordonner qu'il en
soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un
subrécargue, chargé de diriger touts ses mouvements une fois arrivé au
Cap; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne
pouvait s'arrêter au-delà d'un certain nombre de jours fixé par la
charte-partie; ceci n'était pas mon affaire, je ne m'en mêlai pas du
tout; mon neveu,--le capitaine,--et le subrécargue arrangeaient toutes
ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l'eau,
et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De
fait, nous étions informés qu'un vaisseau de guerre français de
cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux
Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la France, je
n'étais pas sans quelque appréhension à leur égard; mais ils
poursuivirent leur chemin, et nous n'en eûmes plus de nouvelles.

Je n'enchevêtrerai point mon récit ni le lecteur dans la description des
lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les
latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et
autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue
navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez
fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde,
excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes
parages.

C'est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et
de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l'un à l'autre.--Nous
touchâmes d'abord à l'île de Madagascar, où, quoiqu'ils soient farouches
et perfides, et particulièrement très-bien armés de lances et d'arcs,
dont ils se servent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous
entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps: ils
nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles
que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, _et cætera_, ils
nous amenèrent onze bons et gras bouvillons, de moyenne taille, mais
fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions
fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salé pour
l'avitaillement du navire.



THOMAS JEFFRYS


Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de demeurer
là quelque temps; et moi, toujours aussi curieux d'examiner chaque
recoin du monde où j'allais, je descendais à terre aussi souvent que
possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental de l'île, et
les habitants, qui, soit dit en passant, sont très-nombreux, vinrent en
foule autour de nous, et tout en nous épiant, s'arrêtèrent à quelque
distance. Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu'ils en
avaient fort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger;
mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branches d'arbre et
les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce qui est, à ce qu'il
paraît, dans ce pays une marque de paix et d'amitié. Quand le manifeste
est accepté, l'autre parti plante aussi trois rameaux ou pieux en signe
d'adhésion à la trève. Alors, c'est une condition reconnue de la paix,
que vous ne devez point passer par devers eux au-delà de leurs trois
pieux, ni eux venir par devers vous en-deçà des trois vôtres, de sorte
que vous êtes parfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout
l'espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pour
converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous rendez
là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour eux, quand
ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs pieux leurs
sagaies et leurs lances, et s'avancent désarmés. Mais si quelque
violence leur est faite, si, par là, la trève est rompue, ils s'élancent
aux pieux, saisissent leurs armes et alors adieu la paix.

Il advint un soir où nous étions au rivage, que les habitants
descendirent vers nous en plus grand nombre que de coutume, mais touts
affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de
provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que
nous avions: leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines,
et différentes choses pour nous très-acceptables, et tout demeura
paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches
d'arbres pour passer la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis pas si satisfait de
coucher à terre que les autres; et le canot se tenant à l'ancre à
environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder,
j'ordonnai à l'un d'eux de mettre pied à terre; puis, ayant cueilli
quelques branches d'arbres pour nous couvrir aussi dans la barque,
j'étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord sous l'abri de
ces rameaux.

À deux heures du matin environ, nous entendîmes un de nos hommes faire
grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu, d'amener
l'esquif et de venir à leur secours, car ils allaient être touts
assassinés. Au même instant, j'entendis la détonation de cinq
mousquets,--c'était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos
compagnons,--et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce
qu'il paraît, ne s'effraient pas aussi aisément des coups de feu que les
Sauvages d'Amérique auxquels j'avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon sommeil,
je fis avancer l'esquif, et je résolus, armés des trois fusils que nous
avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage; mais nos gens étaient en si grande
hâte qu'arrivés au bord de l'eau ils plongèrent pour atteindre vitement
la barque: trois ou quatre cents hommes les poursuivaient. Eux n'étaient
que neuf en tout; cinq seulement avaient des fusils: les autres, à vrai
dire, portaient bien des pistolets et des sabres; mais ils ne leur
avaient pas servi à grand'chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d'entre eux, étant
grièvement blessés. Le pire de tout, c'est que tandis que nous étions
arrêtés pour les prendre à bord, nous trouvions exposés au même danger
qu'ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient pleuvoir sur nous
une telle grêle de flèches, que nous fûmes obligés de barricader un des
côtés de la barque avec des bancs et deux ou trois planches détachées
qu'à notre grande satisfaction, par un pur hasard, ou plutôt
providentiellement, nous trouvâmes dans l'esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s'il
eût fait jour et qu'ils eussent pu appercevoir la moindre partie de
notre corps, ils auraient été sûrs de nous. À la clarté de la lune on
les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous
lançaient des sagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous
leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux
cris que jetèrent quelques-uns d'eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés
en bataille sur la grève jusqu'à la pointe du jour, sans doute, nous le
supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour
lever l'ancre et mettre notre voile au vent, parce qu'il nous eût fallu
pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu'alors ils auraient été
aussi certains de nous frapper que nous le serions d'atteindre avec de
la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de
détresse au navire, et quoiqu'il fût mouillé à une lieue, entendant
notre mousquetade, et, à l'aide de longues-vues, découvrant dans quelle
attitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, mon neveu
nous comprit le reste. Levant l'ancre en toute hâte, il fit avancer le
vaisseau aussi près de terre que possible; puis, pour nous secourir,
nous dépêcha une autre embarcation montée par dix hommes. Nous leur
criâmes de ne point trop s'approcher, en leur faisant connaître notre
situation. Nonobstant, ils s'avancèrent fort près de nous: puis l'un
d'eux prenant à la main le bout d'une amarre, et gardant toujours notre
esquif entre lui et l'ennemi, si bien qu'il ne pouvait parfaitement
l'appercevoir, gagna notre bord à la nage et y attacha l'amarre. Sur ce,
nous filâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre,
nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute
cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous
avions faite.

Sitôt que nous n'offusquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc
aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée de
morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans compter
les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes
tout à loisir la cause de cette bagarre; et notre subrécargue, qui
souvent avait visité ces parages, me mit sur la voie:--«Je suis sûr,
dit-il, que les habitants ne nous auraient point touchés après une trève
conclue si nous n'avions rien fait pour les y provoquer.»--Enfin il nous
revint qu'une vieille femme était venue pour nous vendre du lait et
l'avait apporté dans l'espace libre entre nos pieux, accompagnée d'une
jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines. Tandis
que la vieille,--était-ce ou non la mère de la jeune personne, nous
l'ignorions,--débitait son laitage, un de nos hommes avait voulu prendre
quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille
avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n'avait pas voulu lâcher
sa capture, et l'avait entraînée hors de la vue de la vieille sous les
arbres: il faisait presque nuit. La vieille femme s'était donc en allée
sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant par ses clameurs ameuté
le peuple, en trois ou quatre heures, toute cette grande armée s'était
rassemblée contre nous. Nous l'avions échappé belle.

Un des nôtres avait été tué d'un coup de lance dès le commencement de
l'attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée; les
autres s'étaient sauvés, touts, hormis le drille qui était la cause de
tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse: nous ne pûmes
de quelque temps savoir ce qu'il était devenu. Nous demeurâmes encore
sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donna, et nous lui
fîmes des signaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage
l'espace de plusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans la
nécessité de l'abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert de sa
faute, ce n'eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sans m'aventurer une fois encore
à terre, pour voir s'il ne serait pas possible d'apprendre quelque chose
sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après l'action que j'eus
un vif désir d'en venir à connaître, s'il était possible, par n'importe
le moyen, quel dégât nous avions fait et quel jeu se jouait du côté des
Indiens. J'eus soin de me mettre en campagne durant l'obscurité, de peur
d'une nouvelle attaque; mais j'aurais dû aussi m'assurer que les hommes
qui m'accompagnaient étaient bien sous mon commandement, avant de
m'engager dans une entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme
inconsidérément je fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des plus
hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même endroit où
les Indiens s'étaient rangés en bataille l'autre soir. J'abordai là
parce que mon dessein, comme je l'ai dit, était surtout de voir s'ils
avaient levé le camp et s'ils n'avaient pas laissé derrière eux quelques
traces du dommage que nous leur avions fait. Je pensais que, s'il nous
était possible d'en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être
ravoir notre homme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde en
deux bandes: le bosseman en commandait une, et moi l'autre. Nous
n'entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre
descente; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant
quelque distance entre nos deux bataillons. De prime-abord, nous
n'apperçûmes rien: il faisait très-noir; mais, peu après, notre maître
d'équipage, qui conduisait l'avant-garde, broncha, et tomba sur un
cadavre. Là-dessus touts firent halte, et, jugeant par cette
circonstance qu'ils se trouvaient à la place même où les Indiens avaient
pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous résolûmes de
demeurer là jusqu'à ce que, à la lueur de la lune, qui devait monter à
l'horizon avant une heure, nous pussions reconnaître la perte que nous
leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la
place, dont deux n'étaient pas tout-à-fait morts. Les uns avaient un
bras de moins, les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce
que nous supposâmes, avaient été enlevés.

Quand à mon sens nous eûmes fait une complète découverte de tout ce que
nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner à bord; mais
le maître d'équipage et sa bande me firent savoir qu'ils étaient
déterminés à faire une visite à la ville indienne où ces chiens, comme
ils les appelaient, faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec
eux. S'ils, pouvaient y pénétrer, comme ils se l'imaginaient, ils ne
doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d'y
retrouver Thomas Jeffrys. C'était le nom de l'homme que nous avions
perdu.

S'ils m'avaient envoyé demander la permission d'y aller, je sais quelle
eût été ma réponse: je leur eus intimé l'ordre sur-le-champ de retourner
à bord; car ce n'était point à nous à courir à de pareils hasards, nous
qui avions un navire et son chargement sous notre responsabilité, et à
accomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie de l'équipage;
mais comme ils me firent dire qu'ils étaient résolus à partir, et
seulement demandèrent à moi et à mon escouade de les accompagner, je
refusai net, et je me levai--car j'étais assis à terre--pour regagner
l'embarcation. Un ou deux de mes hommes se mirent alors à m'importuner
pour que je prisse part à l'expédition, et comme je m'y refusais
toujours positivement, ils commencèrent à murmurer et à dire qu'ils
n'étaient point sous mes ordres et qu'ils voulaient marcher.--«Viens,
Jack, dit l'un d'eux; veux-tu venir avec moi? sinon j'irai tout
seul.»--Jack répondit qu'il voulait bien, un autre le suivit, puis un
autre.



THOMAS JEFFRYS PENDU


Bref, touts me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de
difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi, et cet
homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous allions les
attendre et veiller pour recueillir ceux d'entre eux qui pourraient s'en
tirer;--«Car, leur répétai-je, c'est une mauvaise chose que vous allez
faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent le sort de
Thomas Jeffrys.»

Ils me répondirent, en vrais marins, qu'ils gageaient d'en revenir,
qu'ils se tiendraient sur leur garde, _et cætera_; et ils partirent. Je
les conjurai de prendre en considération le navire et la traversée; je
leur représentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu'elle était en
quelque sorte incorporée au voyage; que s'il leur mésarrivait le
vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu'ils seraient sans
excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur dis bien des choses
encore sur cet article, mais c'était comme si j'eusse parlé au grand mât
du navire. Cette incursion leur avait tourné la tête; seulement ils me
donnèrent de bonnes paroles, me prièrent de ne pas me fâcher,
m'assurèrent qu'ils seraient prudents, et que, sans aucun doute, ils
seraient de retour dans une heure au plus tard, car le village indien,
disaient-ils, n'était pas à plus d'un demi-mille au-delà. Ils n'en
marchèrent pas moins deux milles et plus, avant d'y arriver.

Ils partirent donc, comme on l'a vu plus haut, et quoique ce fût une
entreprise désespérée et telle que des fous seuls s'y pouvaient jeter,
toutefois, c'est justice à leur rendre, ils s'y prirent aussi prudemment
que hardiment. Ils étaient galamment armés, tout de bon, car chaque
homme avait un fusil ou un mousquet, une bayonnette et un pistolet.
Quelques-uns portaient de gros poignards, d'autres des coutelas, et le
maître d'équipage ainsi que deux autres brandissaient des haches
d'armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais
au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour
un mauvais coup.

En partant, leur principal dessein était le pillage: ils se promettaient
beaucoup de trouver de l'or; mais une circonstance qu'aucun d'eux
n'avait prévue, les remplit du feu de la vengeance, et fit d'eux touts
des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu'ils
avaient prises pour la ville, et qui n'étaient pas éloignées de plus
d'un demi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là tout
au plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelle était son
importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent donc sur ce qu'ils
devaient faire, et demeurèrent quelque temps sans pouvoir rien résoudre:
s'ils tombaient sur ces habitants, il fallait leur couper la gorge à
touts; pourtant il y avait dix à parier contre un que quelqu'un d'entre
eux s'échapperait à la faveur de la nuit, bien que la lune fût levée,
et, si un seul s'échappait, qu'il s'enfuirait pour donner l'alerte à
toute la ville, de sorte qu'ils se verraient une armée entière sur les
bras. D'autre part s'ils passaient outre et laissaient ces habitants en
paix,--car ils étaient touts plongés dans le sommeil,--ils ne savaient
par quel chemin chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se déterminèrent
à laisser intactes ces habitations, et à se mettre en quête de la ville
comme ils pourraient. Après avoir fait un bout de chemin ils trouvèrent
une vache attachée à un arbre, et sur-le-champ il leur vint à l'idée
qu'elle pourrait leur être un bon guide:--«Sûrement, se disaient-ils,
cette vache appartient au village que nous cherchons ou au hameau que
nous laissons, et en la déliant nous verrons de quel côté elle ira: si
elle retourne en arrière, tant pis; mais si elle marche en avant, nous
n'aurons qu'à la suivre.»--Ils coupèrent donc la corde faite de glayeuls
tortillés, et la vache partit devant. Bref, cette vache les conduisit
directement au village, qui, d'après leur rapport, se composait de plus
de deux cents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles
vivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait
goûter dans le sommeil une contrée qui n'avait jamais vu pareil ennemi.
Pour aviser à ce qu'ils devaient faire, ils tinrent de nouveau conseil,
et, bref, ils se déterminèrent à se diviser sur trois bandes et à mettre
le feu à trois maisons sur trois différents points du village; puis à
mesure que les habitants sortiraient de s'en saisir et de les garrotter.
Si quelqu'un résistait il n'est pas besoin de demander ce qu'ils
pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le reste des maisons et
se livrer au pillage. Toutefois il était convenu que sans bruit on
traverserait d'abord le village pour reconnaître son étendue et voir si
l'on pouvait ou non tenter l'aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarder le coup en désespérés; mais
tandis qu'ils s'excitaient l'un l'autre à la besogne, trois d'entre eux,
qui étaient un peu plus en avant, se mirent à appeler, disant qu'ils
avaient trouvé Thomas Jeffrys. Touts accoururent, et ce n'était que trop
vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu par un bras,
et la gorge coupée. Près de l'arbre patibulaire il y avait une maison où
ils entrevirent seize ou dix-sept des principaux Indiens qui
précédemment avaient pris part au combat contre nous, et dont deux ou
trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommes s'apperçurent bien que
les gens de cette demeure étaient éveillés et se parlaient l'un l'autre,
mais ils ne purent savoir quel était leur nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré les transporta tellement de
rage, qu'ils jurèrent touts de se venger et que pas un Indien qui
tomberait sous leurs mains n'aurait quartier. Ils se mirent à l'œuvre
sur-le-champ, toutefois moins follement qu'on eût pu l'attendre de leur
fureur. Leur premier mouvement fut de se mettre en quête de choses
aisément inflammables; mais après un instant de recherche, ils
s'apperçurent qu'ils n'en avaient que faire, car la plupart des maisons
étaient basses et couvertes de glayeuls et de joncs dont la contrée est
pleine. Ils firent donc alors des artifices en humectant un peu de
poudre dans la paume de leur main; et au bout d'un quart d'heure le
village brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrement cette
habitation où les Indiens ne s'étaient pas couchés. Aussitôt que
l'incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent à s'élancer
dehors pour sauver leur vie; mais ils trouvaient leur sort dans cette
tentative, là, au seuil de la porte où ils étaient repoussés, le maître
d'équipage lui-même en pourfendit un ou deux avec sa hache d'arme. Comme
la case était grande et remplie d'Indiens, le drôle ne se soucia pas d'y
entrer, mais il demanda et jeta au milieu d'eux une grenade qui d'abord
les effraya; puis quand elle éclata elle fit un tel ravage parmi eux
qu'ils poussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l'entrée de la
hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois qui
se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d'équipage et deux
autres compagnons, avec la bayonnette au bout du fusil, pour dépêcher
touts ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans
la maison où le Prince ou Roi, n'importe, et quelques autres, se
trouvaient: là, on les retint jusqu'à ce que l'habitation, qui pour lors
était tout en flamme, croula sur eux. Ils furent étouffés ou brûlés
touts ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n'avaient pas lâché un coup de fusil, de peur
d'éveiller les Indiens avant que de pouvoir s'en rendre maître; mais le
feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent
alors à se tenir ensemble bien en corps; car l'incendie devenait si
violent, toutes les maisons étant faites de matières légères et
combustibles, qu'ils pouvaient à peine passer au milieu des rues; et
leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer leur
extermination. Au fur et à mesure que l'embrasement chassait les
habitants de ces demeures brûlantes, ou que l'effroi les arrachait de
celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de la
porte, les assommaient en s'appelant et en se criant réciproquement de
se souvenir de Thomas Jeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j'étais fort inquiet,
surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui, parce qu'il
était nuit, me semblaient tout près de moi.

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, que ses hommes réveillèrent
aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s'agissait et
dans quel danger j'étais, surtout quand il entendit les coups de fusil:
car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs armes à
feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous
touts oppressaient son âme; et enfin, quoiqu'il lui restât peu de monde
disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions être, il prit
l'autre embarcation et vint me trouver à terre, à la tête de treize
hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la
chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l'un y avait été laissé
pour sa garde; et bien qu'enchanté de nous retrouver en bon point, comme
nous il séchait d'impatience de connaître ce qui se passait, car le
bruit continuait et la flamme croissait. J'avoue qu'il eût été bien
impossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoir ce
qu'il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref, le
capitaine me dit qu'il voulait aller au secours de ses hommes, arrive
qui plante. Je lui représentai, comme je l'avais déjà fait à nos
aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l'intérêt des
armateurs et des négociants, _et cætera_, et lui déclarai que je voulais
partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous pourrions, à
distance, apprendre quelque chose de l'événement, et revenir le lui
dire.

J'eus autant de succès auprès de mon neveu que j'en avais eu
précédemment auprès des autres:--«Non, non; j'irai, répondit-il;
seulement je regrette d'avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je
ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours: j'aimerais
mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout!...»--Il partit
donc.

Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu'il m'avait
été possible de les dissuader de partir. Pour couper court, le capitaine
ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la pinace, laissant
la chaloupe à l'ancre, et de ramener encore douze hommes. Une fois
arrivés, six devaient garder les deux embarcations et les six autres
venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer à
bord; car l'équipage entier ne se composait que de soixante-cinq hommes,
dont deux avaient péri dans la première échauffourée.

Nous nous mîmes en marche; à peine, comme on peut le croire,
sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à
travers champs, nous allâmes droit au lieu de l'incendie. Si le bruit
des fusillades nous avait surpris d'abord, les cris des pauvres Indiens
nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d'horreur. Je le
confesse, je n'avais jamais assisté au sac d'une cité ni à la prise
d'assaut d'une ville. J'avais bien entendu dire qu'Olivier Cromwell
après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer hommes,
femmes et enfants. J'avais bien ouï raconter que le comte de Tilly au
saccagement de la ville de Magdebourg avait fait égorger vingt-deux
mille personnes de tout sexe; mais jusqu'alors je ne m'étais jamais fait
une idée de la chose même, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre
l'horreur qui s'empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le village,
sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu. Le premier
objet qui s'offrit à nos regards, ce fut les ruines d'une maison ou
d'une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée. Tout
auprès, éclairés en plein par l'incendie, gisaient quatre hommes et
trois femmes tués; et nous eûmes lieu de croire qu'un ou deux autres
cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.



SACCAGEMENT DU VILLAGE INDIEN


En un mot, nous trouvâmes partout les traces d'une rage si barbare, et
d'une fureur si au-delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes
croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou s'ils en
étaient les auteurs, nous pensâmes que touts avaient mérité la mort la
plus cruelle. Mais ce n'était pas tout: nous vîmes l'incendie s'étendre,
et comme les cris croissaient à mesure que l'incendie croissait, nous
tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et
nous apperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant
d'horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis,
derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix
sept naturels poursuivis--je ne saurais les mieux nommer--par trois de
nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leur envoyèrent une
décharge: un pauvre diable, frappé d'une balle, fut renversé sous nos
yeux. Quand ces indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis
et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la
chasse ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d'entre
eux tombèrent par terre comme morts d'effroi.

À ce spectacle, j'eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines,
et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se
fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous
essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions
point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à
nos genoux, levant les mains, et se lamentant piteusement pour que nous
leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c'était là notre
intention, touts vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre
protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de
ne frapper personne, mais, s'il était possible, de se saisir de
quelqu'un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce
qu'ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de se retirer, en
leur assurant que, s'ils demeuraient jusqu'au jour, ils auraient une
centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et
prenant seulement avec moi deux de nos marins, je m'en allai parmi les
fuyards. Là, quel triste spectacle m'attendait! Quelques-uns s'étaient
horriblement rôti les pieds en passant et courant à travers le feu;
d'autres avaient les mains brûlées; une des femmes était tombée dans les
flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s'en
arracher; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et
les cuisses tailladés par nos gens; un autre enfin avait reçu une balle
dans le corps, et mourut tandis que j'étais là.

J'aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci,
mais je ne pus comprendre un mot de ce qu'ils me dirent; à leurs signes,
toutefois, je m'apperçus qu'ils n'en savaient rien eux-mêmes. Cet
abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant
tenir là plus long-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur
faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand,
tout-à-coup, s'avancèrent quatre de nos matamores avec le maître
d'équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière,
sur des monceaux de corps qu'ils avaient tués, comme s'ils cherchaient
encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs
forces; un d'eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s'en faire
entendre; ils reconnurent qui nous étions, et s'approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d'équipage nous vit, il poussa comme un cri de
triomphe, pensant qu'il lui arrivait du renfort; et sans plus
écouter:--«Capitaine, s'écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise
que vous soyez venu! nous n'avons pas encore à moitié fini. Les plats
gueux! les chiens d'Enfer! je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de
cheveux sur la tête. Nous avons juré de n'en épargner aucun; nous
voulons extirper cette race de la terre!»--Et il se reprit à courir,
pantelant, hors d'haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence:--«Chien
sanguinaire! lui criai-je, qu'allez-vous faire? Je vous défends de
toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous
ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici,
sinon vous êtes mort.»

--«Tudieu! Sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu'ils ont
fait? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous,
venez ici.»--Et sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre, et
la gorge coupée.

J'avoue qu'à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu'en tout autre
occasion j'eusse été fort exaspéré; mais je pensai que déjà ils
n'avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de
Jacob à ses fils Siméon et Lévi:--«Maudite soit leur colère, car elle a
été féroce, et leur vengeance, car elle a été cruelle.»--Or, une
nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui
me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi que
moi, j'eus autant de peine à les retenir que j'en avais eu avec les
autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me
dit, de façon à ce qu'ils l'entendissent, qu'ils redoutaient seulement
que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre; mais quant aux
habitants, qu'ils méritaient touts la mort, car touts avaient trempé
dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des
assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d'équipage et
sa bande, s'enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi,
puisqu'il était tout-à-fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me
retirai morne et pensif: je ne pouvais supporter la vue encore moins les
cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre
leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes; et avec eux
seuls je retournai vers nos embarcations. C'était une grande folie à
moi, je l'avoue, de m'en aller ainsi; car il commençait à faire jour et
l'alarme s'était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante
hommes armés de lances et d'arcs campaient à ce petit hameau de douze ou
treize cabanes dont il a été question déjà; mais par bonheur, j'évitai
cette place et je gagnai directement la côte Quand j'arrivai au rivage
il faisait grand jour: je pris immédiatement la pinace et je me rendis à
bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps où j'accostai le navire, que le
feu était presque éteint et le bruit appaisé; mais environ une
demi-heure après que j'étais à bord j'entendis une salve de mousqueterie
et je vis une grande fumée C'était, comme je l'appris plus lard, nos
hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au
petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les
maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nos aventuriers commencèrent
à reparaître: ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en
ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de
telle façon qu'une poignée d'hommes résolus auraient pu leur couper à
touts la retraite.

Mais ils avaient jeté l'épouvante dans tout le pays. Les naturels
étaient si consternés, si atterrés qu'une centaine d'entre eux, je
crois, auraient fui seulement à l'aspect de cinq des nôtres. Dans toute
cette terrible action il n'y eut pas un homme qui fît une belle défense.
Surpris tout à la fois par l'incendie et l'attaque soudaine de nos gens
au milieu de l'obscurité, ils étaient si éperdus qu'ils ne savaient que
devenir. S'ils fuyaient d'un côté ils rencontraient un parti, s'ils
reculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas un
n'attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un
autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J'étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait
intérieurement, contre touts les hommes du bord, mais surtout contre
lui, non-seulement parce qu'il avait forfait à son devoir, comme
commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce qu'il
avait plutôt attisé qu'amorti la rage de son équipage dans cette
sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit
très-respectueusement, et me dit qu'à la vue du cadavre du pauvre
matelot, massacré d'une façon si féroce et si barbare, il n'avait pas
été maître de lui-même et n'avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu'il
n'aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il
était homme, que la nature l'avait remué et qu'il n'avait pu prévaloir
sur elle. Quant aux autres ils ne m'étaient soumis aucunement, et ils ne
le savaient que trop: aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n'apprîmes donc rien de plus.
Nos hommes n'étaient pas d'accord sur le nombre des gens qu'ils avaient
tués: les uns disaient une chose, les autres une autre; mais selon le
plus admissible de touts leurs récits, ils avaient bien expédié environ
cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n'avaient pas
laissé une habitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui
avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée,
ce n'eût pas été la peine de l'emporter. Ils le laissèrent donc où ils
l'avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l'arbre où il était
pendu par un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n'en demeurai
pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis
je leur disais que Dieu maudirait notre voyage; car je ne voyais dans le
sang qu'ils avaient fait couler durant cette nuit qu'un meurtre qui
pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas Jeffrys;
mais Thomas Jeffrys avait été l'agresseur, il avait rompu la trêve, et
il avait violé ou débauché une de leurs jeunes filles qui était venue à
notre camp innocemment et sur la foi des traités.

À bord, le maître d'équipage défendit sa cause par la suite. Il disait
qu'à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu'il n'en
était rien; que la guerre avait été allumée la nuit auparavant par les
naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos
marins sans aucune provocation; que puisque nous avions été en droit de
les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire
justice d'une façon extraordinaire; que ce n'était pas une raison parce
que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache,
pour l'assassiner et d'une manière si atroce; enfin, qu'ils n'avaient
rien fait que de juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire
aux meurtriers.

On va penser sans doute qu'après cet évènement nous nous donnâmes de
garde de nous aventurer à terre parmi les payens et les barbares mais
point du tout, les hommes ne deviennent sages qu'à leurs propres dépens,
et toujours l'expérience semble leur être d'autant plus profitable
qu'elle est plus chèrement achetée.

Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la case
de Coromandel, en touchant seulement à Surate; mais le principal dessein
de notre subrécargue l'appelait dans la baie du Bengale, d'où, s'il
manquait l'affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la
Chine, et revenir à la côte en s'en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique,
où s'étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos
hommes furent environnés par les Arabes et touts tués ou emmenés en
esclavage: le reste des matelots montant l'embarcation n'avait pas été à
même de les délivrer et n'avait eu que le temps de regagner la chaloupe.



MUTINERIE


Je plantai alors au nez de nos gens la juste rétribution du Ciel en ce
cas; mais le maître d'équipage me répondit avec chaleur que j'allais
trop loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d'aucun passage
des Écritures, et il s'en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset
4, où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de
Siloé tomba, n'étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. Mais
ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion, c'est que
pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n'était du nombre de
ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar,--ainsi toujours
l'appelai-je, quoique l'équipage ne pût supporter qu'impatiemment ce mot
de massacre. Cette dernière circonstance, comme je l'ai dit, me ferma
réellement la bouche pour le moment.

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent des conséquences pires que je
ne m'y attendais, et le maître d'équipage qui avait été le chef de
l'entreprise, un beau jour vint à moi hardiment et me dit qu'il trouvait
que je remettais bien souvent cette affaire sur le tapis, que je faisais
d'injustes réflexions là dessus et qu'à cet égard j'en avais fort mal
usé avec l'équipage et avec lui-même en particulier; que, comme je
n'étais qu'un passager, que je n'avais ni commandement dans le navire,
ni intérêt dans le voyage, ils n'étaient pas obligés de supporter tout
cela; qu'après tout qui leur disait que je n'avais pas quelque mauvais
dessein en tête, et ne leur susciterais pas un procès quand ils seraient
de retour en Angleterre; enfin, que si je ne me déterminais pas à en
finir et à ne plus me mêler de lui et de ses affaires, il quitterait le
navire, car il ne croyait pas qu'il fût sain de voyager avec moi.

Je l'écoutai assez patiemment jusqu'au bout, puis je lui répliquai qu'il
était parfaitement vrai que tout du long je m'étais opposé au _massacre
de Madagascar_, car je ne démordais pas de l'appeler ainsi, et qu'en
toute occasion j'en avais parlé fort à mon aise, sans l'avoir en vue lui
plus que les autres; qu'à la vérité je n'avais point de commandement
dans le navire et n'y exerçais aucune autorité, mais que je prenais la
liberté d'exprimer mon opinion sur des choses qui visiblement nous
concernaient touts.--«Quant à mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je,
vous n'y entendez goutte: je suis propriétaire pour une grosse part dans
ce navire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler, même
plus que je ne l'ai encore fait, sans avoir de compte à rendre ni à vous
ni personne autre.» Je commençais à m'échauffer: il ne me répondit que
peu de chose cette fois, et je crus l'affaire terminée. Nous étions
alors en rade au Bengale, et désireux de voir le pays, je me rendis à
terre, dans la chaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le
soir, je me préparais à retourner à bord, quand un des matelots
s'approcha de moi et me dit qu'il voulait m'épargner la peine[20] de
regagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramener à
bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Je
demandai au matelot qui l'avait chargé de cette mission près de moi. Il
me répondit que c'était le patron de la chaloupe; je n'en dis pas
davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d'aller faire savoir à qui
de droit qu'il avait rempli son message, et que je n'y avais fait aucune
réponse.

J'allai immédiatement retrouver le subrécargue, et je lui contai
l'histoire, ajoutant qu'à l'heure même je pressentais qu'une mutinerie
devait éclater à bord. Je le suppliai donc de s'y rendre sur-le-champ
dans un canot indien pour donner l'éveil au capitaine; mais j'aurais pu
me dispenser de cette communication, car avant même que je lui eusse
parlé à terre, le coup était frappé à bord. Le maître d'équipage, le
canonnier et le charpentier, et en un mot touts les officiers
inférieurs, aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent
vers le gaillard d'arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, le
maître d'équipage faisant une longue harangue,--car le camarade
s'exprimait fort bien,--et répétant tout ce qu'il m'avait dit, lui
déclara en peu de mots que, puisque je m'en étais allé paisiblement à
terre, il leur fâcherait d'user de violence envers moi, ce que,
autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient fait pour
m'obliger à m'éloigner.--«Capitaine, poursuivit-il, nous croyons donc
devoir vous dire que, comme nous nous sommes embarqués pour servir sous
vos ordres, notre désir est de les accomplir avec fidélité; mais que si
cet homme ne veut pas quitter le navire, ni vous, capitaine, le
contraindre à le quitter, nous abandonnerons touts le bâtiment; nous
vous laisserons en route.»--Au mot _touts_, il se tourna vers le grand
mat, ce qui était, à ce qu'il paraît, le signal convenu entre eux, et
là-dessus touts les matelots qui se trouvaient là réunis se mirent à
crier:--Oui, touts! touts!»

Mon neveu le capitaine était un homme de cœur et d'une grande présence
d'esprit. Quoique surpris assurément à cette incartade, il leur répondit
cependant avec calme qu'il examinerait la question, mais qu'il ne
pouvait rien décider là-dessus avant de m'en avoir parlé. Pour leur
montrer la déraison et l'injustice de la chose, il leur poussa quelques
arguments; mais ce fut peine vaine. Ils jurèrent devant lui, en se
secouant la main à la ronde, qu'ils s'en iraient touts à terre, à moins
qu'il ne promît de ne point souffrir que je revinsse à bord du navire.

La clause était dure pour mon neveu, qui sentait toute l'obligation
qu'il m'avait, et ne savait comment je prendrais cela. Aussi
commença-t-il à leur parler cavalièrement. Il leur dit que j'étais un
des plus considérables intéressés dans ce navire, et qu'en bonne justice
il ne pouvait me mettre à la porte de ma propre maison; que ce serait me
traiter à peu près à la manière du fameux pirate Kid, qui fomenta une
révolte à bord, déposa le capitaine sur une île inhabitée et fit la
course avec le navire; qu'ils étaient libres de s'embarquer sur le
vaisseau qu'ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaient en
Angleterre, il leur en coûterait cher; que le bâtiment était mien, qu'il
ne pouvait m'en chasser, et qu'il aimerait mieux perdre le navire et
l'expédition aussi, que de me désobliger à ce point; donc, qu'ils
pouvaient agir comme bon leur semblait. Toutefois, il voulut aller à
terre pour s'entretenir avec moi, et invita le maître d'équipage à le
suivre, espérant qu'ils pourraient accommoder l'affaire.

Ils s'opposèrent touts à cette démarche, disant qu'ils ne voulaient plus
avoir aucune espèce de rapport avec moi, ni sur terre ni sur mer, et que
si je remettais le pied à bord, ils s'en iraient.--«Eh bien! dit le
capitaine, si vous êtes touts de cet avis, laissez-moi aller à terre
pour causer avec lui.»--Il vint donc me trouver avec cette nouvelle, un
peu après le message qui m'avait été apporté de la part du patron de la
chaloupe, du _Cockswain_.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je dois l'avouer, dans l'appréhension
où j'étais qu'ils ne se fussent saisi de lui pour mettre à la voile, et
faire la course avec le navire. Alors j'aurais été jeté dans une contrée
lointaine dénué et sans ressource, et je me serais trouvé dans une
condition pire que lorsque j'étais tout seul dans mon île.

Mais heureusement ils n'allèrent pas jusque là, à ma grande
satisfaction; et quand mon neveu me raconta ce qu'ils lui avaient dit,
comment ils avaient juré, en se serrant la main, d'abandonner touts le
bâtiment s'il souffrait que je rentrasse à bord, je le priai de ne point
se tourmenter de cela, car je désirais rester à terre. Seulement je lui
demandai de vouloir bien m'envoyer touts mes effets et de me laisser une
somme compétente, pour que je fusse à même de regagner l'Angleterre
aussi bien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais il n'y avait pas moyen de parer
à cela, il fallait se résigner. Il revint donc à bord du navire et
annonça à ses hommes que son oncle cédait à leur importunité, et
envoyait chercher ses bagages. Ainsi tout fut terminé en quelques
heures: les mutins retournèrent à leur devoir, et moi je commençai à
songer à ce que j'allais devenir.

J'étais seul dans la contrée la plus reculée du monde: je puis bien
l'appeler ainsi, car je me trouvais d'environ trois mille lieues par mer
plus loin de l'Angleterre que je ne l'avais été dans mon île. Seulement,
à dire vrai, il m'était possible de traverser par terre le pays du
Grand-Mogol jusqu'à Surate, d'aller de là à Bassora par mer, en
remontant le golfe Persique, de prendre le chemin des caravanes à
travers les déserts de l'Arabie jusqu'à Alep et Scanderoun, puis de là,
par mer, de gagner l'Italie, puis enfin de traverser la France;
additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètre entier
du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait bien davantage.

Un autre moyen s'offrait encore à moi: c'était celui d'attendre les
bâtiments anglais qui se rendent au Bengale venant d'Achem dans l'île de
Sumatra, et de prendre passage à bord de l'un d'eux pour l'Angleterre;
mais comme je n'étais point venu là sous le bon plaisir de la Compagnie
anglaise des Indes-Orientales, il devait m'être difficile d'en sortir
sans sa permission, à moins d'une grande faveur des capitaines de navire
ou des facteurs de la Compagnie, et aux uns et au autres j'étais
absolument étranger.

Là, j'eus le singulier plaisir, parlant par antiphrase, de voir le
bâtiment mettre à la voile sans moi: traitement que sans doute jamais
homme dans ma position n'avait subi, si ce n'est de la part de pirates
faisant la course et déposant à terre ceux qui ne tremperaient point
dans leur infamie. Ceci sous touts les rapports n'y ressemblait pas mal.
Toutefois mon neveu m'avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un
compagnon et un serviteur: le premier était le secrétaire du commis aux
vivres, qui s'était engagé à me suivre, et le second était son propre
domestique. Je pris un bon logement dans la maison d'une dame anglaise,
où logeaient plusieurs négociants, quelques Français, deux Italiens, ou
plutôt deux Juifs, et un Anglais. J'y étais assez bien traité; et, pour
qu'il ne fût pas dit que je courais à tout inconsidérément, je demeurai
là plus de neuf mois à réfléchir sur le parti que je devais prendre et
sur la conduite que je devais tenir. J'avais avec moi des marchandises
anglaises de valeur et une somme considérable en argent: mon neveu
m'avait remis mille pièces de huit et une lettre de crédit
supplémentaire en cas que j'en eusse besoin, afin que je ne pusse être
gêné quoi qu'il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux de mes marchandises; et comme
je me l'étais primitivement proposé, j'achetai de fort beaux diamants,
ce qui me convenait le mieux dans ma situation parce que je pouvais
toujours porter tout mon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombre de projets formés pour
mon retour en Angleterre, sans qu'aucun répondit à mon désir, le
négociant Anglais qui logeait avec moi, et avec lequel j'avais contracté
une liaison intime, vint me trouver un matin--«Compatriote, me dit-il,
j'ai un projet à vous communiquer; comme il s'accorde avec mes idées, je
crois qu'il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurez
bien réfléchi.

«Ici nous sommes placés, ajouta-t-il, vous par accident, moi par mon
choix, dans une partie du monde fort éloignée de notre patrie; mais
c'est une contrée où nous pouvons, nous qui entendons le commerce et les
affaires, gagner beaucoup d'argent. Si vous voulez joindre mille livres
sterling aux mille livres sterling que je possède, nous louerons ici un
bâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez le capitaine,
moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage de commerce à la
Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles? Le monde entier est en
mouvement, roulant et circulant sans cesse; toutes les créatures de
Dieu, les corps célestes et terrestres sont occupés et diligents: pour
quoi serions-nous oisifs? Il n'y a point dans l'univers de fainéants que
parmi les hommes: pourquoi grossirions-nous le nombre des fainéants?



PROPOSITION DU NÉGOCIANT ANGLAIS


Je goûtai fort cette proposition, surtout parce qu'elle semblait faite
avec beaucoup de bon vouloir et d'une manière amicale. Je ne dirai que
ma situation isolée et détachée me rendait plus que tout autre situation
propre à embrasser une entreprise commerciale: le négoce n'était pas mon
élément; mais je puis bien dire avec vérité que si le commerce n'était
pas mon élément, une vie errante l'était; et jamais proposition d'aller
visiter quelque coin du monde que je n'avais point encore vu ne pouvait
m'arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous
procurer un navire à notre gré; et quand nous eûmes un navire, il ne fut
pas aisé de trouver des marins anglais, c'est-à-dire autant qu'il en
fallait pour gouverner le voyage et diriger les matelots que nous
prendrions sur les lieux. À la fin cependant nous trouvâmes un
lieutenant, un maître d'équipage et un canonnier anglais, un charpentier
hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard d'avant; avec ce
monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrions
passer outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écrit l'histoire de leurs voyages et de
leurs expéditions dans ces parages, qu'il serait pour tout le monde
assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes
et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d'autres, et
je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup
sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C'est
assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d'abord à Achem, dans
l'île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes quelques-unes
de nos marchandises contre de l'opium et de l'arack; le premier est un
article d'un grand prix chez les Chinois, et dont ils avaient faute à
cette époque. En un mot nous allâmes jusqu'à Sung-Kiang; nous fîmes un
très-grand voyage; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmes
au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de mon
entreprise.--J'ai remarqué qu'en Angleterre souvent on s'étonne de ce
que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les négociants
qui généralement s'y établissent, amassent de si grands biens et
quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent mille
livres sterling.

Mais ce n'est pas merveilleux, ou du moins cela s'explique quand on
considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le commerce
est libre, et surtout quand on songe que, dans touts ces lieux, ces
ports fréquentés par les navires anglais il se fait constamment des
demandes si considérables de touts les produits étrangers, que les
marchandises qu'on y porte y sont toujours d'une aussi bonne défaite que
celles qu'on en exporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d'argent dans
cette première expédition, et j'acquis de telles notions sur la manière
d'en gagner davantage, que si j'eusse été de vingt ans plus jeune,
j'aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n'aurais pas cherché
fortune plus loin. Mais qu'était tout ceci pour un homme qui avait passé
la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans ces climats
lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir le monde qu'au
désir cupide d'y faire grand gain? Et c'est vraiment à bon droit, je
pense, que j'appelle ce désir impatient; car c'en était là: quand
j'étais chez moi j'étais impatient de courir, et quand j'étais à
l'étranger j'étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, que
m'importait ce gain? Déjà bien assez riche, je n'avais nul désir
importun d'accroître mes richesses; et c'est pourquoi les profits de ce
voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser à de nouvelles
entreprises. Il me semblait que dans cette expédition je n'avais fait
aucun lucre, parce que j'étais revenu au lieu d'où j'étais parti, à la
maison, en quelque sorte; d'autant que mon œil, comme l'œil dont parle
Salomon, n'était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plus
désireux de courir et de voir. J'étais venu dans une partie du monde que
je n'avais jamais visitée, celle dont plus particulièrement j'avais
beaucoup entendu parler, et j'étais résolu à la parcourir autant que
possible: après quoi, pensais-je, je pourrais dire que j'avais vu tout
ce qui au monde est digne d'être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente. Je
ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais que la
sienne était la plus juste et la plus conforme au but d'un négociant,
dont toute la sagesse, lorsqu'il est au dehors en opération commerciale,
se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut
lui faire gagner le plus d'argent. Mon nouvel ami s'en tenait au
positif, et se serait contenté d'aller, comme un cheval de roulier,
toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selon sa
propre expression, qu'il y pût trouver son compte. Mon idée, au
contraire, tout vieux que j'étais, ressemblait fort à celle d'un écolier
fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir une chose deux
fois.

Or ce n'était pas tout. J'avais une sorte d'impatience de me rapprocher
de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée sur la route
à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui était toujours à
la recherche des affaires, me proposa un autre voyage aux îles des
Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou
des environs, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce,
bien qu'ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nous ne
poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelques autres
places où ils n'ont pas un pouvoir absolu comme ils l'ont à Batavia,
Ceylan _et cætera_. Nous n'avions pas été longs à nous préparer pour
cette expédition: la difficulté principale avait été de m'y engager.
Cependant à la fin rien autre ne s'étant offert et trouvant qu'après
tout rouler et trafiquer avec un profit si grand, et je puis bien dire
certain, était chose plus agréable en soi et plus conforme à mon humeur
que de rester inactif, ce qui pour moi était une mort, je m'étais
déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand succès, et, touchant
à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne puis me remémorer le nom,
nous revînmes au bout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices,
qui consistaient principalement en clous de girofle et en noix muscades,
à des négociants persans, qui les expédièrent pour le Golfe; nous
gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement un bénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant:--Eh bien
maintenant, me dit-il, insultant aimablement à ma nonchalance; ceci ne
vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de
perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de l'ignorance des
payens?--«Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois et commence à me
convertir aux principes du négoce; mais souffrez que je vous le dise en
passant, vous ne savez ce dont je suis capable; car si une bonne fois je
surmonte mon indolence, et m'embarque résolument, tout vieux que je
suis, je vous harasserai de côté et d'autre par le monde jusqu'à ce que
vous n'en puissiez plus; car je prendrai si chaudement l'affaire, que je
ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci arriva
un bâtiment hollandais venant de Batavia; ce n'était pas un navire
marchand européen, mais un caboteur, du port d'environ de cents
tonneaux. L'équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le
capitaine, n'ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s'était vu
forcé de relâcher au Bengale; et comme s'il eût assez gagné d'argent, ou
qu'il souhaitât pour d'autres raisons d'aller en Europe, il fit annoncer
publiquement qu'il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vint aux
oreilles avant que mon nouveau partner n'en eût ouï parler, et il me
prit grandement envie de faire cette acquisition. J'allai donc le
trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit un instant, car
il n'était pas homme à s'empresser; puis, après cette pause, il
répondit:--«Il est un peu trop gros; mais cependant ayons-le.»--En
conséquence, tombant d'accord avec le capitaine, nous achetâmes ce
navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait, nous résolûmes
d'embaucher les gens de l'équipage pour les joindre aux hommes que nous
avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu
non leurs gages, mais leurs parts de l'argent, comme nous l'apprîmes
plus tard, il ne fut plus possible d'en retrouver un seul. Nous nous
enquîmes d'eux partout, et à la fin nous apprîmes qu'ils étaient partis
touts ensemble par terre pour Agra, la grande cité, résidence du Mogol,
à dessein de se rendre de là à Surate, puis de gagner par mer le golfe
Persique.

Rien depuis long-temps ne m'avait autant chagriné que d'avoir manqué
l'occasion de partir avec eux. Un tel pélerinage, m'imaginais-je, eût
été pour moi en pareille compagnie, tout à la fois agréable et sûr, et
aurait complètement cadré avec mon grand projet: j'aurais vu le monde et
en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup
moins inconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle
sorte de compagnons c'étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire.
L'homme qu'ils appelaient capitaine n'était que le canonnier et non le
commandant. Dans le cours d'un voyage commercial ils avaient été
attaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent le capitaine et
trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles au nombre de onze,
avaient résolu de s'enfuir avec le bâtiment, ce qu'ils avaient fait, et
l'avaient amené dans le golfe du Bengale, abandonnant à terre le
lieutenant et cinq matelots, dont nous aurons des nouvelles plus loin.

N'importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains,
nous l'avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l'avoue,
nous n'eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le
devions; car nous n'avions fait aucune question aux matelots, qui, si
nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs récits,
se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes: et
d'une manière ou d'une autre nous auraient donné lieu de les suspecter.
L'homme nous avait montré un contrat de vente du navire à un certain
Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé comme tout le
reste je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que nous n'avions pu
mettre en doute; et, un peu trop inconsidérément ou du moins n'ayant
aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu'il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais et
hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage dans le
Sud-Est pour aller chercher des clous de girofle et autres épices aux
îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de
bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est si
remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant et
revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La
dernière année j'entrepris avec mon partner, sur le vaisseau ci-dessus
mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions d'aller d'abord
à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés de
louvoyer long-temps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi les
îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles nous nous apperçûmes
que le navire avait fait une voie d'eau: malgré toute notre habileté
nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous força de
chercher quelque part, et mon partner, qui connaissait le pays mieux que
moi, conseilla au capitaine d'entrer dans la rivière de Camboge, car
j'avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M. Thompson, ne voulant
point me charger du commandement du navire. Cette rivière coule au nord
de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu'à Siam.



RENCONTRE DU CANONNIER


Tandis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer,
un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe, à
bord d'un navire de la compagnie des Indes Orientales, à l'ancre plus
haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à Camboge même.
Qui l'avait amené en ce lieu? Je ne sais; mais il vint à moi, et,
m'adressant la parole en anglais:--«Sir, dit-il, vous m'êtes étranger et
je vous le suis également; cependant j'ai à vous dire quelque chose qui
vous touche de très-près.»

Je le regardai long-temps fixement, et je crus d'abord le reconnaître;
mais je me trompais.--«Si cela me touche de très-près, lui dis-je, et ne
vous touche point vous-même, qui vous porte à me le communiquer?»--«Ce
qui m'y porte c'est le danger imminent où vous êtes, et dont je vois que
vous n'avez aucune connaissance.»--«Tout le danger où je suis, que je
sache, c'est que mon navire a fait une voie d'eau que je ne puis
trouver; mais je me propose de le mettre à terre demain pour tâcher de
la découvrir.»--«Mais, Sir, répliqua-t-il, qu'il ait fait ou non une
voie, que vous l'ayez trouvée ou non, vous ne serez pas si fou que de le
mettre à terre demain quand vous aurez entendu ce que j'ai à vous dire.
Savez-vous, Sir, que la ville de Camboge n'est guère qu'à quinze lieues
plus haut sur cette rivière et qu'environ à cinq lieues de ce côté il y
a deux gros bâtiments anglais et trois hollandais?»--«Eh bien! qu'est-ce
que cela me fait, à moi? repartis-je.»--«Quoi! Sir, reprit-il,
appartient-il à un homme qui cherche certaine aventure comme vous faites
d'entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux s'y
trouvent, et s'il est de force à se mesurer avec eux? Je ne suppose pas
que vous pensiez la partie égale.»--Ce discours m'avait fort amusé, mais
pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu'il signifiait. Et
me tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis:--«Sir, je vous
en prie, expliquez-vous; je n'imagine pas quelle raison je puis avoir de
redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais: je ne
suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire?»

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le
silence, puis souriant:--«Fort bien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez
en sûreté, à vos souhaits! je suis pourtant fâché que votre destinée
vous rende sourd à un bon avis; sur l'honneur, je vous l'assure, si vous
ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué à la prochaine
marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être, si l'on vous
prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf à informer après. Sir, je
pensais trouver un meilleur accueil en vous rendant un service d'une
telle importance.»--«Je ne saurais être méconnaissant d'aucun service,
ni envers aucun homme qui me témoigne de l'intérêt; mais cela passe ma
compréhension, qu'on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoi qu'il
en soit, puisque vous me dites qu'il n'y a point de temps à perdre, et
qu'on ourdit contre moi quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le
champ et je remets immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent
étancher la voie d'eau ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer.
Mais, Sir, partirai-je sans savoir la raison de tout ceci? Ne
pourriez-vous me donner là-dessus quelques lumières?»

«--Je ne puis vous conter qu'une partie de l'affaire, Sir, me dit-il;
mais j'ai là avec moi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense,
vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de
l'histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement
connue, c'est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra; que là votre
capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, et que
vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec vous, vous
vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vous êtes faits
Pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez être touts saisis
comme écumeurs, je vous l'assure, et exécutés sans autre forme de
procès; car, vous le savez, les navires marchands font peu de cérémonies
avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir.»

--«Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie;
et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable,
quoique je sois sûr d'avoir acquis honnêtement et légitimement ce
vaisseau[21], cependant, puisqu'un pareil coup se prépare, comme vous
dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes
gardes.»--«Non, Sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur
vos gardes: la meilleure précaution est d'être hors de danger. Si vous
faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la mer
sans délai à la marée haute; comme vous aurez toute une marée devant
vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissent
descendre, car elles ne viendront qu'avec le flux, et comme elles sont à
vingt milles plus haut, vous aurez l'avance de près de deux heures sur
elles par la différence de la marée, sans compter la longueur du chemin.
En outre, comme ce sont des chaloupes seulement, et non point des
navires, elles n'oseront vous suivre au large, surtout s'il fait du
vent.»

--«Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en cette
rencontre: que puis-je faire pour votre récompense?»--«Sir, répondit-il,
vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous n'êtes pas
assez convaincu de la vérité de tout ceci: je vous ferai seulement une
proposition: il m'est dû dix-neuf mois de paie à bord du navire le ***,
sur lequel je suis venu d'Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais
qui est avec moi; voulez-vous nous en tenir compte? nous partirons avec
vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien de plus; mais
s'il advient que vous soyez convaincu que nous avons sauvé, et votre
vie, et le navire, et la vie de tout l'équipage, nous laisserons le
reste à votre discrétion.»

J'y tôpai sur-le-champ, et je m'en allai immédiatement à bord, et les
deux hommes avec moi. Aussitôt que j'approchai du navire, mon partner,
qui ne l'avait point quitté, accourut sur le gaillard d'arrière et tout
joyeux me cria:--«O ho! O ho! nous avons bouché la voie»--«Tout de bon?
lui dis-je; béni soit Dieu! mais qu'on lève l'ancre en toute
hâte.»--«Qu'on lève l'ancre! répéta-t-il, qu'entendez-vous par là? Qu'y
a-t-il?» «Point de questions, répliquai-je; mais tout le monde à
l'œuvre, et qu'on lève l'ancre sans perdre une minute.»--Frappé
d'étonnement, il ne laissa pas d'appeler le capitaine, et de lui
ordonner incontinent de lever l'ancre, et quoique la marée ne fût pas
entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes
route vers la mer. Alors j'appelai mon partner dans la cabine et je lui
contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux hommes
pour nous donner le reste de l'histoire. Mais comme ce récit demandait
beaucoup de temps, il n'était pas terminé qu'un matelot vint crier à la
porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous étions
chassés.--«Chassés! m'écriai-je; comment et par qui?»--«Par cinq
_sloops_, ou chaloupes, pleines de monde.»--«Très-bien! dis-je; il
paraît qu'il y a du vrai là-dedans.»--Sur-le-champ je fis assembler
touts nos hommes, et je leur déclarai qu'on avait dessein de se saisir
du navire pour nous traiter comme des pirates; puis je leur demandai
s'ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent
joyeusement, unanimement, qu'ils voulaient vivre et mourir avec nous.
Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens la meilleure
marche à suivre dans le combat, car j'étais résolu à résister jusqu'à la
dernière goutte de mon sang.--«Il faut, dit-il, tenir l'ennemi à
distance avec notre canon, aussi long-temps que possible, puis faire
pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l'empêcher de nous aborder;
puis, ces ressources épuisées, se retirer dans nos quartiers; peut-être
n'auront-ils point d'instruments pour briser nos cloisons et ne
pourront-ils pénétrer jusqu'à nous.»

Là-dessus notre canonnier reçut l'ordre de transporter deux pièces à la
timonerie, pour balayer le pont de l'avant à l'arrière, et de les
charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce qui tomberait
sous la main. Tandis que nous nous préparions au combat, nous gagnions
toujours le large avec assez de vent, et nous appercevions dans
l'éloignement les embarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous
suivaient avec toute la voile qu'elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu'à l'aide de nos longues-vues nous reconnûmes
pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues, et
gagnaient considérablement sur nous; à n'en pas douter, elles voulaient
nous joindre; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur
intimer l'ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc,
comme pour demander à parlementer; mais elles continuèrent de forcer de
voiles jusqu'à ce qu'elles vinssent à portée de canon. Alors nous
amenâmes le pavillon blanc auquel elles n'avaient point fait réponse,
et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur elles à boulets. Sans
en tenir aucun compte elles poursuivirent. Quand elles furent assez près
pour être hélées avec le porte-voix que nous avions à bord nous les
arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de s'éloigner, que sinon mal leur en
prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n'en démordirent point, et s'efforcèrent
d'arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l'arrière. Voyant
qu'elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se fiaient sur
les forces qui les suivaient, je donnai l'ordre de mettre en panne afin
de leur présenter le travers, et immédiatement on leur tira cinq coups
de canon, dont un avait été pointé si juste qu'il emporta la poupe de la
chaloupe la plus éloignée, ce qui mit l'équipage dans la nécessité
d'amener toutes les voiles et de se jeter sur l'avant pour empêcher
qu'elle ne coulât; elle s'en tint là, elle en eut assez; mais la plus
avancée n'en poursuivant pas moins sa course, nous nous préparâmes à
faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les
deux autres, s'approcha de celle que nous avions désemparée pour la
secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l'équipage. Nous
hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de
nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu'elle nous
voulait: pour toute réponse elle s'avança sous notre poupe. Alors notre
canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux canons de
chasse et fit feu sur elle; mais il manqua son coup, et les hommes de la
chaloupe, faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent
en avant. Le canonnier, s'étant de nouveau promptement apprêté, fit feu
sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu'il n'atteignît pas
l'embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nous
pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nous
virâmes lof pour lof; nous leur présentâmes la hanche, et, leur ayant
lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que la chaloupe était
presque mise en pièces; le gouvernail entre autres et un morceau de la
poupe avaient été emportés; ils serrèrent donc leurs voiles
immédiatement, jetés qu'ils étaient dans une grande confusion.



AFFAIRE DES CINQ CHALOUPES


Pour compléter leur désastre notre canonnier leur envoya deux autres
coups; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui
coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les
flots.--Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre
pinace, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s'il était
possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres
chaloupes commençaient à s'approcher. Nos gens de la pinace obéirent et
recueillirent trois pauvres diables, dont l'un était sur le point de se
noyer: nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui. Aussitôt
qu'ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors pour
courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent rejoint les
deux premières, nous vîmes qu'elles avaient levé la chasse.

Ainsi délivré d'un danger qui, bien que j'en ignorasse la cause, me
semblait beaucoup plus grand que je ne l'avais appréhendé, je fis
changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions. Nous
mîmes donc le cap à l'Est, entièrement hors de la ligne suivie par les
navires européens chargée pour la Chine ou même tout autre lieu en
relation commerciale avec les nations de l'Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmes avec les deux marins, et nous
leur demandâmes d'abord ce que tout cela pouvait signifier. Le
Hollandais nous mit tout d'un coup dans le secret, en nous déclarant que
le drille qui nous avait vendu le navire, comme on sait, n'était rien
moins qu'un voleur qui s'était enfui avec. Alors il nous raconta comment
le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis me remémorer
aujourd'hui, avait été traîtreusement massacré par les naturels sur la
côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment lui, ce
Hollandais, et quatre autres s'étaient réfugiés dans les bois, où ils
avaient erré bien long-temps, et d'où lui seul enfin s'était échappé
d'une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais,
qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sa
chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n'avait pas osé
descendre sur le rivage où était l'embarcation; mais, dans la nuit,
ayant gagné l'eau un peu au-delà, après avoir nagé fort long-temps, à la
fin il avait été recueilli par la chaloupe du navire.

Il nous dit ensuite qu'il était allé à Batavia, où ayant abandonné les
autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire étaient
arrivés; il nous conta que le drôle qui s'était enfui avec le bâtiment
l'avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis en course,
avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richement
chargés.

Cette dernière allégation nous concernait directement; et quoiqu'il fût
patent qu'elle était fausse, cependant, comme mon partner le disait
très-bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient
contre nous une prévention telle, que c'eût été en vain que nous nous
serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nos
accusateurs auraient été nos juges: nous n'aurions rien eu à en attendre
que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter une colère aveugle.
Aussi l'opinion de mon partner fut-elle de retourner en droiture au
Bengale, d'où nous venions, sans relâcher à aucun port, parce que là
nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver où nous nous
trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous l'avions acheté, et
surtout, s'il advenait que nous fussions dans la nécessité de porter
l'affaire devant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrs
d'obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d'abord et jugés
après.

Je fus quelque temps de l'avis de mon partner; mais après y avoir songé
un peu plus sérieusement:--«Il me semble bien dangereux pour nous, lui
dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d'autant que nous sommes en
deçà du détroit de Malacca. Si l'alarme a été donnée nous pouvons avoir
la certitude d'y être guettés par les Hollandais de Batavia et par les
Anglais; et si nous étions en quelque sorte pris en fuite, par là nous
nous condamnerions nous-mêmes: il n'en faudrait pas davantage pour nous
perdre.--Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu'il
partageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l'équipage. Nous
déterminâmes immédiatement d'aller à la côte de Ton-Kin, puis à la
Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations
commerciales, de chercher d'une manière ou d'une autre à nous défaire de
notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays que
nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme aux plus
sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, nous tenant à
plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers l'Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d'avoir ses inconvénients; les vents,
quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être plus
constamment contraires, les moussons, comme on les appelle, soufflant
Est et Est-Nord-Est; de sorte que, tout mal pourvu de vivres que nous
étions pour un long trajet, nous avions la perspective d'une traversée
laborieuse; et ce qui était encore pire, nous avions à redouter que les
navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous avaient donné la
chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour ces parages,
n'arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire chargé pour la
Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l'avoue, je n'étais pas alors à mon aise, et je
m'estimais, depuis que j'avais échappé aux chaloupes dans la plus
dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie; en quelque mauvaise
passe que j'eusse été, je ne m'étais jamais vu jusque-là poursuivi comme
un voleur; je n'avais non plus jamais rien fait qui blessât la
délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à l'honneur.
J'avais été surtout mon propre ennemi, je n'avais été même, je puis bien
le dire, hostile à personne autre qu'à moi. Pourtant je me voyais
empêtré dans la plus méchante affaire imaginable; car bien que je fusse
parfaitement innocent, je n'étais pas à même de prouver mon innocence;
pourtant, si j'étais pris, je me voyais prévenu d'un crime de la pire
espèce, au moins considéré comme tel par les gens auxquels j'avais à
faire.

Je n'avais qu'une idée: chercher notre salut; mais comment? mais dans
quel port, dans quel lieu? Je ne savais.--Mon partner, qui d'abord avait
été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit à relever mon
courage; et après m'avoir fait la description des différents ports de
cette côte, il me dit qu'il était d'avis de relâcher à la Cochinchine ou
à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite Macao, ville appartenant
autrefois aux Portugais, où résident encore beaucoup de familles
européennes, et où se rendent d'ordinaire les missionnaires, dans le
dessein de pénétrer en Chine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée
lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de
provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et
faisant réflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquel
nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite rivière
ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous ne pourrions
pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire, reconnaître quels
bâtiments se trouvaient dans les ports d'alentour. Nous dûmes vraiment
notre salut à cette heureuse précaution; car si tout d'abord aucun
navire européen ne s'offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le
lendemain matin il y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième
sans pavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation,
passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte de
Chine. Dans l'après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais, tenant
la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnés d'ennemis de
touts côtés. Le pays où nous faisions station était sauvage et barbare,
les naturels voleurs par vocation ou par profession; et bien qu'avec eux
nous n'eussions guère commerce, et qu'excepté pour nous procurer des
vivres nous évitassions d'avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu'à
grande peine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs
fois.

La petite rivière où nous étions n'est distante que de quelques lieues
des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre embarcation
nous côtoyâmes au Nord-Est jusqu'à la pointe de terre qui ouvre la
grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nous
découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions environnés. Les
naturels chez lesquels nous étions sont les plus barbares de touts les
habitants de cette côte; ils n'ont commerce avec aucune autre nation, et
vivent seulement de poisson, d'huile, et autres grossiers aliments. Une
preuve évidente de leur barbarie toute particulière, c'est la coutume
qu'ils ont, lorsqu'un navire a le malheur de naufrager sur leur côte, de
faire l'équipage prisonnier, c'est-à-dire esclave; et nous ne tardâmes
pas à voir un échantillon de leur bonté en ce genre à l'occasion
suivante:

J'ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d'eau en
mer, et que nous n'avions pu le découvrir. Bien qu'à la fin elle eût été
bouchée aussi inopinément qu'heureusement dans l'instant même où nous
allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises proche
la baie de Siam, cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en
aussi bon point que nous l'aurions désiré, nous résolûmes, tandis que
nous étions en cet endroit, de l'échouer au rivage après avoir retiré le
peu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer et réparer
la carène, et, s'il était possible, trouver où s'était fait le
déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mis touts les canons et les
autres objets mobiles d'un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour le
mettre à la bande, afin de parvenir jusqu'à la quille; car, toute
réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l'échouer à sec:
nous n'avions pu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n'avaient jamais assisté à un pareil spectacle,
descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder; et voyant le
vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point nos
hommes qui, de l'autre côté, sur des échafaudages et dans les
embarcations travaillaient à la carène, ils s'imaginèrent qu'il avait
fait naufrage et se trouvait profondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix ou
douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres dix
hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute de venir
à bord, de piller le navire, et, s'ils nous y trouvaient, de nous mener
comme esclaves à leur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui les
gouvernait.

Quand ils s'approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à
l'entour, ils nous apperçurent touts fort embesognés après la carène,
nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que cela
se pratique.

Ils s'arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise
nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein; mais, à tout
évènement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des
nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux qui
travaillaient, afin qu'ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut
pas hors de propos; car après tout au plus un quart d'heure de
délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement
naufragé, que nous étions à l'œuvre pour essayer de le sauver et de nous
sauver nous-mêmes à l'aide de nos embarcations, et, quand on transporta
nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos marchandises,
ils posèrent en fait que nous leur étions échus et s'avancèrent droit
sur nous, comme en ligne de bataille.



COMBAT À LA POIX


À la vue de cette multitude, la position vraiment n'était pas tenable,
nos hommes commencèrent à s'effrayer, et se mirent à nous crier qu'ils
ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui travaillaient
sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le bâtiment, et à
ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à
bord, nous employâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni
ceux de l'échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purent
exécuter ces ordres avant d'avoir sur les bras les Cochinchinois qui,
avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notre chaloupe pour
faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi et
solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main; mais, au lieu de
faire feu, il le déposa dans la chaloupe: je le crus fou. Le drôle
entendait mieux que moi son affaire; car il agrippa un payen, le tira
violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux
oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le
camarade lui resta dans les mains. Sur l'entrefaite un Hollandais qui se
trouvait à côté ramassa, le mousquet, et avec la crosse manœuvra si bien
autour de lui, qu'il terrassa cinq barbares au moment où ils tentaient
d'entrer dans la chaloupe. Mais qu'était tout cela pour résister à
quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se méfiant pas du
danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe, défendue par cinq
matelots seulement! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout à
rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce que c'est:

Notre charpentier, en train de donner un suif à l'extérieur du navire et
de brayer les coutures qu'il avait calfatées pour boucher les voies,
venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux chaudières,
l'une pleine de poix bouillante, l'autre de résine, de suif, d'huile et
d'autres matières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon
qui servait notre charpentier avait justement à la main une grande
cuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs la matière en
fusion, quand, par les écoutes d'avant, à l'endroit même où se trouvait
ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans la chaloupe. Le drille
aussitôt les salua d'une cuillerée de poix bouillante qui les grilla et
les échauda si bien, d'autant qu'ils étaient à moitié nus, qu'exaspérés
par leurs brûlures, ils sautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux.
À ce coup le charpentier s'écria:--«Bien joué, Jack! bravo, va
toujours.»--Puis s'avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant
dans la chaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telle
profusion, que, bref, dans trois barques, il n'y eut pas un assaillant
qui ne fût roussi et brûlé d'une manière piteuse, d'une manière
effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements tels que de ma vie
je n'avais ouï un plus horrible vacarme, voire même rien de semblable;
car bien que la douleur, et c'est une chose digne de remarque, fasse
naturellement jeter des cris à touts les êtres, cependant chaque nation
a un mode particulier d'exclamation et ses vociférations à elle comme
elle a son langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures,
donner un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je
n'ai vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des
loups que j'entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les
frontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non-seulement parce qu'elle
était pour moi inopinée et qu'elle nous tirait d'un péril imminent, mais
encore parce que nous l'avions remportée sans avoir répandu d'autre sang
que celui de ce pauvre diable qu'un de nos drilles avait dépêché de ses
mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareils
misérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans la
persuasion où j'étais qu'ils croyaient ne faire rien que de juste, et
n'en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût être
justifiable parce qu'il avait été nécessaire et qu'il n'y a point de
crime nécessaire dans la nature, je n'en pensais pas moins que c'est là
une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuer nos semblables
pour notre propre conservation, et, de fait, je pense ainsi toujours;
même aujourd'hui j'aimerais mieux souffrir beaucoup que d'ôter la vie à
l'être le plus vil qui m'outragerait. Tout homme judicieux, et qui
connaît la valeur d'une vie, sera de mon sentiment, j'en ai l'assurance,
s'il réfléchit sérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon
partner et moi, qui dirigions le reste de l'équipage à bord, nous avions
fort dextrement redressé le navire ou à peu près; et, quand nous eûmes
remis les canons en place, le canonner me pria d'ordonner à notre
chaloupe de se retirer, parce qu'il voulait envoyer une bordée à
l'ennemi. Je lui dis de s'en donner de garde, de ne point mettre en
batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne; je le chargeai
seulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont, prit
soin notre Cook qui se trouvait à bord. Mais nos assaillants étaient si
atterrés de leur première rencontre, qu'ils ne se soucièrent pas de
revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui s'étaient trouvés hors
d'atteinte, voyant le navire à flot, et pour ainsi dire debout, ils
commencèrent, nous le supposâmes du moins, à s'appercevoir de leur bévue
et à renoncer à l'entreprise, trouvant que ce n'était pas là du tout ce
qu'ils s'étaient promis.--C'est ainsi que nous sortîmes de cette
plaisante bataille; et comme deux jours auparavant nous avions porté à
bord du riz, des racines, du pain et une quinzaine de pourceaux gras,
nous résolûmes de ne pas demeurer là plus long-temps, et de remettre en
mer quoi qu'il en pût advenir; car nous ne doutions pas d'être
environnés, le jour suivant, d'un si grand nombre de ces marauds, que
notre chaudière de poix n'y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin
nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions
mouillé l'ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins
inquiets: nous étions alors en position de combattre et de courir au
large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après avoir
terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant parfaitement
étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la
baie de Ton-Kin, désireux que nous étions d'obtenir quelques
renseignements sur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés; mais
nous n'osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieurs
navires qui s'y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmes donc
au Nord-Est, à dessein de toucher à l'île Formose, ne redoutait pas
moins d'être apperçu par un bâtiment marchand hollandais ou anglais
qu'un navire hollandais ou anglais ne redoute de l'être dans la
Méditerranée par un vaisseau de guerre algérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer nous tînmes toujours au Nord-Est
comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce que
nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux européens;
puis nous gouvernâmes au Nord jusqu'à ce que nous fussions par 22 degrés
20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l'île
Formose, où nous jetâmes l'ancre pour faire de l'eau et des provisions
fraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civils dans
leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrent
très-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leurs
relations et touts leurs marchés, ce que nous n'avions pas trouvé dans
l'autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste du christianisme
autrefois planté dans cette île par une mission de protestants
hollandais: preuve nouvelle de ce que j'ai souvent observé, que la
religion chrétienne partout où elle est reçue civilise toujours les
hommes et réforme leurs mœurs, qu'elle opère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord, nous tenant toujours à la
même distance de la côte de Chine, jusqu'à ce que nous eussions passé
touts les ports fréquentés par les navires européens, résolus que nous
étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout dans
cette contrée, où, vu notre position, c'eût été fait de nous
infailliblement. Pour ma part, j'avais une telle peur d'être capturé,
que, je le crois fermement, j'eusse préféré de beaucoup tomber entre les
mains de l'inquisition espagnole[22].

Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous déterminâmes
à entrer dans le premier port de commerce que nous trouverions. Tandis
que nous rallions la terre, une barque vint nous joindre à deux lieues
au large, ayant à bord un vieux pilote portugais, qui, nous ayant
reconnu pour un bâtiment européen, venait nous offrir ses services. Nous
fûmes ravis de sa proposition; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans
nous demander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelle
il était venu.

Bien persuadé qu'il nous était loisible alors de nous faire mener par ce
vieux homme où bon nous semblerait, je lui parlai tout d'abord de nous
conduire au golfe de Nanking, dans la partie la plus septentrionale de
la côte de Chine. Le bon homme nous dit qu'il connaissait fort bien le
golfe de Nanking; mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y
comptions faire.

Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter
des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies
ouvrées, puis nous en retourner par la même route.--«En ce cas, nous
dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où vous
ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre opium, et
où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de
marchandises chinoises à aussi bon marché qu'à Nanking.»

Dans l'impossibilité de détourner le bon homme de ce sentiment dont il
était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions _gentlemen_
aussi bien que négociants, et que nous avions envie d'aller voir la
grande cité de Péking et la fameuse Cour du monarque de la
Chine.--«Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d'où, par le fleuve
qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le
grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le
vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs
montagnes considérables au moyen d'écluses et de portes, et s'avance
jusqu'à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix
lieues.»

--«Fort bien, senhor Portuguez, répondis-je; mais ce n'est pas là notre
affaire maintenant: la grande question est de savoir s'il vous est
possible de nous conduire à la ville de Nanking, d'où plus tard nous
nous rendrions à Péking.»--Il me dit que Oui, que c'était pour lui chose
facile, et qu'un gros navire hollandais venait justement de prendre la
même route. Ceci me causa quelque trouble: un vaisseau hollandais était
pour lors notre terreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable
pourvu qu'il ne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous
avions la persuasion qu'un bâtiment hollandais serait notre ruine; nous
n'étions pas de taille à nous mesurer: touts les vaisseaux qui
trafiquent dans ces parages étant d'un port considérable et d'une
beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s'apperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me
parla du navire hollandais, et il me dit:

--«Sir, vous n'avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas
qu'ils soient en guerre aujourd'hui avec votre nation.»--«Non, dis-je,
il est vrai; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent
donner lorsqu'ils sont hors de la portée des lois de leurs pays.»--«Eh
quoi! reprit-il, vous n'êtes pas des pirates, que craignez-vous? À coup
sûr on ne s'attaquera pas à de paisibles négociants.»



LE VIEUX PILOTE PORTUGAIS


Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c'est que
quelque obstruction l'arrêta dans les vaisseaux que la nature a destinés
à sa circulation.--Jeté dans la dernière confusion, je dissimulai mal,
et le bon homme s'apperçut aisément de mon désordre.

--«Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures: je vous en
prie, s'il vous plaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que
je vous servirai de toutes mes forces.»--«Oui, cela est vrai, Senhor,
répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma résolution,
je ne sais où je dois aller, d'autant surtout que vous avez parlé de
pirates. J'ose espérer qu'il n'y en a pas dans ces mers; nous serions en
fort mauvaise position: vous le voyez, notre navire n'est pas de
haut-bord et n'est que faiblement équipé.»

«Oh! Sir, s'écria-t-il, tranquillisez-vous; je ne sache pas qu'aucun
pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui a
été vu, à ce que j'ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ un
mois; mais vous pouvez être certain qu'il est parti pour le Sud;
d'ailleurs ce bâtiment n'est ni formidable ni propre à son métier; il
n'a pas été construit pour faire la course; il a été enlevé par un tas
de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et
quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près
l'île de Sumatra.»

«Quoi! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ils
ont assassiné leur capitaine?»--«Non, reprit-il, je ne prétends pas
qu'ils l'aient massacré; mais comme après le coup ils se sont enfuis
avec le navire, on croit généralement qu'ils l'ont livré par trahison
entre les mains de ces Malais qui l'égorgèrent, et que sans doute ils
avaient apostés pour cela.»--«Alors, m'écriai-je, ils ont mérité la mort
tout autant que s'ils avaient frappé eux-mêmes.»--«Oui-da, repartit le
bon homme ils l'ont méritée et pour certain ils l'auront s'ils sont
découverts par quelque navire anglais ou hollandais; car touts sont
convenus s'ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner de
quartier.»

--«Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le pirate a quitté
ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer?»--«Oui vraiment,
répliqua-t-il, on assure qu'il est parti; ce qu'il y a de certain
toutefois, comme je vous l'ai déjà dit, c'est qu'il est entré il y a
environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et
que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie de
l'équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurs compagnons
s'étaient enfuis avec le navire, peu s'en est fallu qu'il ne soit tombé
entre les mains de quelques marchands anglais et hollandais mouillés
dans la même rivière. Si leurs premières embarcations avaient été bien
secondées on l'aurait infailliblement capturé; mais ne se voyant
harcelés que par deux chaloupes, il vira vent devant, fit feu dessus,
les désempara avant que les autres fussent arrivées, puis, gagnant la
haute mer, leur fit lever la chasse et disparut. Comme ils ont une
description exacte du navire, ils sont sûrs de le reconnaître, et
partout où ils le trouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni
au capitaine ni à ses hommes et de les pendre touts à la grande vergue.»

--«Quoi! m'écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit? Ils les
pendront d'abord et les jugeront ensuite?»--«Bon Dieu! Sir, répondit le
vieux pilote, qu'est-il besoin de formalités avec de pareils coquins?
Qu'on les lie dos à dos et qu'on les jette à la mer, c'est là tout ce
qu'ils méritent.»

Sentant le bon homme entre mes mains et dans l'impossibilité de me
nuire, je l'interrompis brusquement:--«Fort bien, Senhor, lui dis-je, et
voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et ne
veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté par les
bâtiments anglais ou hollandais; car, sachez, Senhor, que messieurs les
capitaines de vaisseaux sont un tas de malavisés, d'orgueilleux,
d'insolents personnages qui ne savent ce que c'est que la justice, ce
que c'est que de se conduire selon les lois de Dieu et la nature; fiers
de leur office et n'entendant goutte à leur pouvoir pour punir des
voleurs, ils se font assassins; ils prennent sur eux d'outrager des gens
faussement accusés et de les déclarer coupables sans enquête légale;
mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendre compte, je leur ferai
apprendre comment la justice veut être administrée, et qu'on ne doit pas
traiter un homme comme un criminel avant que d'avoir quelque preuve et
du crime et de la culpabilité de cet homme.»

Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces
messieurs avaient attaqué; je lui exposai tout au long l'escarmouche que
nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise de
leur conduite; je lui contai toute l'histoire de l'acquisition du navire
et comment le Hollandais nous avait présenté la chose; je lui dis les
raisons que j'avais de ne pas ajouter foi à l'assassinat du capitaine
par les Malais, non plus qu'au rapt du navire; que ce n'était qu'une
fable du crû de ces messieurs pour insinuer que l'équipage s'était fait
pirate; qu'après tout ces messieurs auraient dû au moins s'assurer du
fait avant de nous attaquer au dépourvu et de nous contraindre à leur
résister:--«Ils auront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que
dans notre légitime défense nous avons tués!»

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit que nous avions furieusement
raison de gagner le Nord, et que, s'il avait un conseil à nous donner,
ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis d'en
construire ou d'en acheter un autre dans ce pays:--«Assurément,
ajouta-t-il, vous n'en trouverez pas d'aussi bon que le vôtre; mais vous
pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener vous et
toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs.»

Je lui dis que j'userais de son avis quand nous arriverions dans quelque
port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou quelque
chaland qui voulût acheter le mien. Il m'assura qu'à Nanking les
acquéreurs afflueraient; que pour m'en revenir une jonque chinoise
ferait parfaitement mon affaire; et qu'il me procurerait des gens qui
m'achèteraient l'un et qui me vendraient l'autre.

--«Soit! Senhor, repris-je; mais comme vous dites que ces messieurs
connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrai
jeter d'honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être les
faire égorger inopinément; car partout où ces messieurs rencontreront le
navire il leur suffira de le reconnaître pour impliquer l'équipage:
ainsi d'innocentes créatures seraient surprises et massacrées.»--«Non,
non, dit le bon homme, j'aviserai au moyen de prévenir ce malencontre:
comme je connais touts ces commandants dont vous parlez et que je les
verrai touts quand ils passeront, j'aurai soin de leur exposer la chose
sous son vrai jour, et de leur démontrer l'énormité de leur méprise; je
leur dirai que s'il est vrai que les hommes de l'ancien équipage se
soient enfuis avec le navire, il est faux pourtant qu'ils se soient
faits pirates; et que ceux qu'ils ont assaillis vers Camboge ne sont pas
ceux qui autrefois enlevèrent le navire, mais de braves gens qui l'ont
acheté innocemment pour leur commerce: et je suis persuadé qu'ils
ajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus de
discrétion à l'avenir.»--«Bravo, lui dis-je, et voulez-vous leur
remettre un message de ma part?»--«Oui, volontiers, me répondit-il, si
vous me le donnez par écrit et signé, afin que je puisse leur prouver
qu'il vient de vous, qu'il n'est pas de mon crû.»--Me rendant à son
désir, sur-le-champ je pris une plume, de l'encre et du papier, et je me
mis à écrire sur l'échauffourée des chaloupes, sur la prétendue raison
de cet injuste et cruel outrage, un long factum où je déclarais en somme
à ces messieurs les commandants qu'ils avaient fait une chose honteuse,
et que, si jamais ils reparaissaient en Angleterre et que je vécusse
assez pour les y voir, ils la paieraient cher, à moins que durant mon
absence les lois de ma patrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs
reprises si j'étais prêt à soutenir ce que j'y avançais. Je lui répondis
que je le maintiendrais tant qu'il me resterait quelque chose au monde,
dans la conviction où j'étais que tôt ou tard je devais la trouver belle
pour ma revanche. Mais je n'eus pas l'occasion d'envoyer le pilote
porter ce message, car il ne s'en retourna point[23]. Tandis que tout
ceci se passait entre nous, par manière d'entretien, nous avancions
directement vers Nanking, et au bout d'environ treize jours de
navigation, nous vînmes jeter l'ancre à la pointe Sud-Ouest du grand
golfe de ce nom, où j'appris par hasard que deux bâtiments hollandais
étaient arrivés quelque temps avant moi, et qu'infailliblement je
tomberais entre leurs mains. Dans cette conjoncture, je consultai de
nouveau mon partner; il était aussi embarrassé que moi, et aurait bien
voulu descendre sain et sauf à terre, n'importe où. Comme ma perplexité
ne me troublait pas à ce point, je demandai au vieux pilote s'il n'y
avait pas quelque crique, quelque havre où je pusse entrer, pour traiter
secrètement avec les Chinois sans être en danger de l'ennemi. Il me dit
que si je voulais faire encore quarante-deux lieues au Sud nous
trouverions un petit port nommé Quinchang, où les Pères de la Mission
débarquaient d'ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la
religion chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se
montraient jamais; et que, si je jugeais à propos de m'y rendre, là,
quand j'aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une
décision ultérieure.--«J'avoue, ajouta-t-il, que ce n'est pas une place
marchande, cependant à certaines époques il s'y tient une sorte de
foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises
chinoises.»

Nous fûmes touts d'avis de gagner ce port, dont peut-être j'écris le nom
de travers; je ne puis au juste me le rappeler l'ayant perdu ainsi que
plusieurs autres notes sur un petit livre de poche que l'eau me gâta,
dans un accident que je relaterai en son lieu; je me souviens seulement
que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes en
relation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, et
qu'ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous
levâmes l'ancre le jour suivant; nous étions allés deux fois à terre
pour prendre de l'eau fraîche, et dans ces deux occasions les habitants
du pays s'étaient montrés très-civils envers nous, et nous avaient
apporté une profusion de choses, c'est-à-dire de provisions, de plantes,
de racines, de thé, de riz et d'oiseaux; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n'arrivâmes à Quinchang qu'au bout de cinq
jours; mais notre satisfaction n'en fut pas moins vive. Transporté de
joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers le Ciel, quand
je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi que mon partner,
s'il nous était possible de disposer de nous et de nos marchandises
d'une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamais remonter à
bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici le reconnaître, de
toutes les circonstances de la vie dont j'ai fait quelque expérience,
nulle ne rend l'homme si complètement misérable qu'une crainte
continuelle. L'Écriture dit avec raison:--«L'effroi que conçoit un homme
lui tend un piège.» C'est une mort dans la vie; elle oppresse tellement
l'âme qu'elle la plonge dans l'inertie; elle étouffe les esprits animaux
et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient ordinairement l'homme
dans ses afflictions, et qu'il retrouve toujours dans les plus grandes
perplexités[24].



ARRIVÉE À QUINCHANG


Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur
notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et
hollandais comme des gens incapables d'entendre raison, de distinguer
l'honnête homme d'avec le coquin, de discerner une histoire en l'air,
calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d'avec le récit
simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos
projets; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature
raisonnable que nous n'étions pas des pirates: notre cargaison, la route
que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et nous
étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre
bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité[25] de nos armes, la
petite quantité de nos munitions, la rareté de nos vivres, n'était-ce
pas là tout autant de témoignages irrécusables? L'opium et les autres
marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était
allé au Bengale; les Hollandais, qui, disait-on, avaient touts les noms
des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions
un mélange d'Anglais, de Portugais et d'Indiens, et qu'il n'y avait
parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien
d'autres encore auraient suffi et au-delà pour rendre évident à tout
capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n'étions
pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous
jetait dans les vapeurs: elle brouillait notre cervelle, et notre
imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement
impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l'avait rapporté, que
les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers
particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si
furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans
se donner le temps de s'informer si nous étions ou non des écumeurs et
sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le champ. Pour
qu'ils daignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que la
chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité: le
vaisseau n'était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le
connaissaient-ils pas, n'avaient-ils pas fait partie de son équipage, et
dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions eu vent qu'ils devaient
descendre pour nous examiner, n'avions nous pas battu leurs chaloupes et
levé le pied? Nous ne mettions donc pas en doute qu'ils ne fussent aussi
pleinement assurés que nous étions pirates que nous nous étions
convaincus du contraire; et souvent je disais que je ne savais si, nos
rôles changés, notre cas devenu le leur, je n'eusse pas considéré tout
ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de
tailler en pièces l'équipage sans croire et peut-être même sans écouter
ce qu'il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu'il en fût, telles avaient été nos appréhensions; et mon partner
et moi nous avions rarement fermé l'œil sans rêver corde et grande
vergue, c'est-à-dire potence; sans rêver que nous combattions, que nous
étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre
autres, dans mon songe j'entrai dans une telle fureur, m'imaginant que
les Hollandais nous abordaient et que j'assommais un de leurs matelots,
que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et
avec une telle force que je me blessai très-grièvement la main, que je
me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair: à ce
coup non-seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en
transe un moment d'avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j'avais été possédé, c'était le traitement cruel
que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains.
Alors l'histoire d'Amboyne me revenait dans l'esprit, et je pensais
qu'ils pourraient nous appliquer à la question, comme en cette île ils y
avaient appliqué nos compatriotes, et forcer par la violence de la
torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais
ils ne s'étaient rendus coupables, à s'avouer eux et nous touts pirates,
afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice;
poussés qu'ils seraient à cela par l'appât du gain: notre vaisseau et sa
cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés mon partner et moi nuit
et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de
navire n'avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous
constituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre de nous
torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils
retourneraient dans leur patrie: au fait ceci n'avait rien de bien
rassurant; car s'ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour
nous qu'ils fussent appelés à en rendre compte, car si nous avions été
occis tout d'abord, la belle satisfaction pour nous qu'ils en fussent
punis quand ils rentreraient chez eux.

Je ne puis m'empêcher de consigner ici quelques réflexions que je
faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh! combien je
trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans
de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au
port vers lequel tendent touts les hommes, le repos et l'abondance, je
me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix
funeste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse
j'en fusse venu sur le déclin de l'âge, dans une contrée lointaine, en
lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m'être d'aucune
protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d'en être
coupable, j'exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer
que c'était là sans doute une disposition immédiate de la Providence;
que je devais le regarder comme tel et m'y soumettre; que, bien que je
fusse innocent devant les hommes, tant s'en fallait que je le fusse
devant mon Créateur; que je devais songer aux fautes signalées dont ma
vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m'infliger ce
châtiment, comme une juste rétribution; enfin, que je devais m'y
résigner comme je me serais résigné à un naufrage s'il eût plu à Dieu de
me frapper d'un pareil désastre.

À son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de
vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, donc
jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement
impitoyables; je me disais qu'il aurait mieux valu pour moi tomber entre
les mains des Sauvages, des Cannibales, qui, s'ils m'eussent fait
prisonnier, m'eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains
de ces messieurs, dont peut-être la rage s'assouvirait sur moi par des
cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j'en
venais aux mains avec les Sauvages n'étais-je pas résolu à combattre
jusqu'au dernier soupir? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de
même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée
plus terrible que ne l'avait jamais été celle d'être mangé par les
Sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un
prisonnier qu'il n'eût rendu l'âme, ils le tuaient d'abord comme nous
tuons un bœuf; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de
raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort.--Toutes
les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement
dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d'un combat
supposé: mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j'eusse été
dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier, et quand
je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui
s'y trouvait pour ne laisser à l'ennemi qu'un chétif butin dont il pût
faire trophée.

Mais aussi lourd qu'avait été le poids de ces anxiétés et de ces
perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie
quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu'il avait rêvé
que ses épaules étaient chargées d'un fardeau très-pesant qu'il devait
porter au sommet d'une montagne: il sentait qu'il ne pourrait le
soutenir long-temps; mais était survenu le pilote portugais qui l'en
avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n'avait plus apperçu
devant lui qu'une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous
étions comme des hommes qu'on a délivrés d'un pesant fardeau.

Pour ma part j'avais le cœur débarrassé d'un poids sous lequel je
faiblissais; et, comme je l'ai dit, je fis serment de ne jamais
retourner en mer sur ce navire.--Quand nous fûmes à terre, le vieux
pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin
pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu'un:
c'était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en
cannes et environné d'une palissade de gros roseaux pour garder des
pilleries des voleurs, qui, à ce qu'il paraît, pullulent dans le pays.
Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde: nous avions
un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait
sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et
une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pennys par jour.
Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque
temps; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la
rivière et deux _japoniers_, j'entends deux vaisseaux du Japon, chargés
de marchandises chinoises attendant pour faire voile les négociants
japonais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut
de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui
se trouvaient dans la ville et qui s'y étaient arrêtés depuis assez
long-temps pour convertir les habitants au Christianisme; mais nous
crûmes voir qu'ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les
Chrétiens qu'ils faisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens.
Quoiqu'il en fût, ce n'était pas notre affaire. Un de ces prêtres était
un Français qu'on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur,
franc dans ses propos et n'ayant pas la mine si sérieuse et si grave que
les deux autres, l'un Portugais, l'autre Génois. Père Simon était
courtois, aisé dans ses manières et d'un commerce fort aimable; ses deux
compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et
s'appliquaient tout de bon à l'œuvre pour laquelle ils étaient venus,
c'est-à-dire à s'entretenir avec les habitants et à s'insinuer parmi eux
toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Souvent nous prenions
nos repas avec ces révérends; et quoique à vrai dire ce qu'ils appellent
la conversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de la
vraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi du Christ, et ne
semble guère consister qu'à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter
quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu'ils
ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses
semblables, cependant il me faut l'avouer, ces religieux qu'on appelle
Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et
qu'ils sont l'instrument de leur salut; dans cette persuasion, ils
subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d'une
pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus
violentes pour l'accomplissement de cette œuvre; et ce serait de notre
part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur
besogne en elle-même et de leur manière de l'expédier, si nous n'avions
pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers
tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage
temporel. [26]



LE NÉGOCIANT JAPONAIS


Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, Père Simon,
avait, ce me semble, ordre du chef de la Mission de se rendre à Péking,
résidence royale de l'Empereur chinois, et attendait un autre prêtre
qu'on devait lui envoyer de Macao pour l'accompagner. Nous nous
trouvions rarement ensemble sans qu'il m'invitât à faire ce voyage avec
lui, m'assurant qu'il me montrerait toutes les choses glorieuses de ce
puissant Empire et entre autres la plus grande cité du monde:--«Cité,
disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraient
égaler.»--Il voulait parler de Péking, qui, je l'avoue, est une ville
fort grande et infiniment peuplée; mais comme j'ai regardé ces choses
d'un autre œil que le commun des hommes, j'en donnerai donc mon opinion
en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je serai amené à en
parler plus particulièrement.

Mais d'abord je retourne à mon moine ou missionnaire: dînant un jour
avec lui, nous trouvant touts fort gais, je lui laissai voir quelque
penchant à le suivre, et il se mit à me presser très-vivement, ainsi que
mon partner, et à nous faire mille séductions pour nous décider.--«D'où
vient donc, Père Simon, dit mon partner, que vous souhaitez si fort
notre société? Vous savez que nous sommes hérétiques; vous ne pouvez
nous aimer ni goûter notre compagnie.»--«Oh! s'écria-t-il, vous
deviendrez peut-être de bons Catholiques, avec le temps: mon affaire ici
est de convertir des payens; et qui sait si je ne vous convertirai pas
aussi?»--«Très-bien, Père, repris-je; ainsi vous nous prêcherez tout le
long du chemin.»--«Non, non, je ne vous importunerai pas: notre religion
n'est pas incompatible avec les bonnes manières; d'ailleurs, nous sommes
touts ici censés compatriotes. Au fait ne le sommes-nous pas eu égard au
pays où nous nous trouvons; et si vous êtes huguenots et moi catholique,
au total ne sommes-nous pas touts chrétiens? Tout au moins, ajouta-t-il,
nous sommes touts de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter
sans nous incommoder l'un l'autre.»--Je goûtai fort ces dernières
paroles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que
j'avais laissé au Brésil, mais il s'en fallait de beaucoup que ce Père
Simon approchât de son caractère; car bien que Père Simon n'eût en lui
nulle apparence de légèreté criminelle, cependant il n'avait pas ce
fonds de zèle chrétien, de piété stricte, d'affection sincère pour la
religion que mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j'ai parlé
longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu'il ne nous laissât point, ni ne
cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors nous
préoccupait: il s'agissait de nous défaire de notre navire et de nos
marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le pussions,
car nous étions dans une place peu marchande: une fois même je fus tenté
de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville de
Nanking; mais la Providence sembla alors, plus visiblement que jamais,
s'intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout-à-coup relevé par
le pressentiment que je devais, d'une manière ou d'une autre, sortir de
cette perplexité et revoir enfin ma patrie: pourtant je n'avais pas le
moindre soupçon de la voie qui s'ouvrirait, et quand je me prenais
quelquefois à y songer je ne pouvais imaginer comment cela adviendrait.
La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et
pour la première chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais
nous amena un négociant japonais qui, après s'être enquis des
marchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu tout notre
opium: il nous en donna un très-bon prix, et nous paya en or, au poids,
partie en petites pièces au coin du pays, partie en petits lingots
d'environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous étions en affaire
avec lui pour notre opium il me vint à l'esprit qu'il pourrait bien
aussi s'arranger de notre navire et j'ordonnai à l'interprète de lui en
faire la proposition; à cette ouverture, il leva tout bonnement les
épaules, mais quelques jours après il revint avec un des missionnaires
pour son trucheman et me fit cette offre:--«Je vous ai acheté, dit-il,
une trop grande quantité de marchandises avant d'avoir la pensée ou que
la proposition m'ait été faite d'acheter le navire, de sorte qu'il ne me
reste pas assez d'argent pour le payer; mais si vous voulez le confier
au même équipage je le louerai pour aller au Japon, d'où je l'enverrai
aux îles Philippines avec un nouveau chargement dont je paierai le fret
avant son départ du Japon, et à son retour je l'achèterai.» Je prêtai
l'oreille à cette proposition, et elle remua si vivement mon humeur
aventurière que je conçus aussitôt l'idée de partir moi-même avec lui,
puis de faire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je
demandai donc au négociant japonais s'il ne pourrait pas ne nous garder
que jusqu'aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non, que
la chose était impossible, parce qu'alors il ne pourrait effectuer le
retour de sa cargaison, mais qu'il nous congédierait au Japon, à la
rentrée du navire. J'y adhérais, toujours disposé à partir; mais mon
partner, plus sage que moi, m'en dissuada en me représentant les dangers
auxquels j'allais courir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont
faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus
faux, plus cruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires, il
fallait d'abord consulter le capitaine du navire. Et l'équipage, et
savoir s'ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m'occupait, le
jeune homme que mon neveu m'avait laissé pour compagnon de voyage vint à
moi et me dit qu'il croyait l'expédition proposée fort belle, qu'elle
promettait de grands avantages et qu'il serait ravi que je
l'entreprisse; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je
voulusse l'y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en
toute autre qualité, à mon bon plaisir.--«Si jamais je retourne en
Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un
compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion.»

Il me fâchait réellement de me séparer de lui; mais, songeant aux
avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune homme
était aussi propre à mener l'affaire à bien que qui que ce fût,
j'inclinai à le laisser partir; cependant je lui dis que je voulais
d'abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse le
lendemain. Je m'en entretins donc avec mon partner, qui s'y prêta
très-généreusement:--«Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été
funeste, et que nous avons résolu touts les deux de ne plus nous y
embarquer: si votre intendant--ainsi appelait-il mon jeune homme--veut
tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu'il en tire
le meilleur parti possible; et si nous vivons assez pour revoir
l'Angleterre, et s'il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous
tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l'autre
moitié sera pour lui.»

Mon partner qui n'avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune
homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d'être moins
généreux; et tout l'équipage consentant à partir avec lui, nous lui
donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un
écrit par lequel il s'obligeait à nous tenir compte de l'autre et il
partit pour le Japon.--Le négociant japonais se montra un parfait
honnête homme à son égard: il le protégea au Japon, il lui fit obtenir,
la permission de descendre à terre, faveur qu'en générai les Européens
n'obtiennent plus depuis quelque temps; il lui paya son fret
très-ponctuellement, et l'envoya aux Philippines chargé de porcelaines
du Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir
trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et
une forte partie de clous de girofle et autres épices. À son arrivée
non-seulement il lui paya son fret recta et grassement, mais encore,
comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le navire,
le négociant lui fournit des marchandises pour son compte; de sorte
qu'avec quelque argent et quelques épices qu'il avait d'autre part et
qu'il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez les Espagnols,
où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là, s'étant fait de
bonnes connaissances à Manille, il obtint que son navire fût déclaré
libre; et le gouverneur de Manille l'ayant loué pour aller en Amérique,
à Acapulco, sur la côte du Mexique, il lui donna la permission d'y
débarquer, de se rendre à Mexico, et de prendre passage pour l'Europe,
lui et tout son monde, sur un navire espagnol.

Il fit le voyage d'Acapulco très-heureusement, et là il vendit son
navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à
Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la
Jamaïque avec tout ce qu'il avait, et environ huit ans après il revint
en Angleterre excessivement riche: de quoi je parlerai en son lieu. Sur
ce je reviens à mes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l'équipage, nous nous
prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner
aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet
formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu'ils nous
avaient rendu un service insigne, et qu'ils méritaient bien de nous,
quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu'une paire de
coquins; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates,
et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ils
étaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèche de
ce qu'on machinait contre nous, mais encore pour s'en aller faire la
course en notre compagnie, et l'un d'eux avoua plus tard que l'espérance
seule d'écumer la mer avec nous l'avait poussé à cette révélation.
N'importe! le service qu'ils nous avaient rendu n'en était pas moins
grand, et c'est pourquoi, comme je leur avais promis d'être
reconnaissant envers eux, j'ordonnai premièrement qu'on leur payât les
appointements qu'ils déclaraient leur être dus à bord de leurs vaisseaux
respectifs, c'est-à-dire à l'Anglais neuf mois de ses gages et sept au
Hollandais; puis, en outre et par dessus, je leur fis donner une petite
somme en or, à leur grand contentement. Je nommai ensuite l'Anglais
maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second et
commis aux vivres; pour le Hollandais je le fis maître d'équipage. Ainsi
grandement satisfaits, l'un et l'autre rendirent de bons offices, car
touts les deux étaient d'habiles marins et d'intrépides compagnons.

Nous étions alors à terre à la Chine; et si au Bengale je m'étais cru
banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent, j'avais tant
de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce moment
où j'étais environ à mille lieues plus loin de l'Angleterre, et sans
perspective aucune de retour!

Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre mois
dans la ville où nous étions, nous espérions qu'alors nous serions à
même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et
vraisemblablement de trouver quelques jonques chinoises ou quelques
navires venant de Nanking qui seraient à vendre et qui pourraient nous
transporter nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond
là-dessus, je résolus d'attendre; d'ailleurs comme nos personnes privées
n'étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais se
présentaient ne pouvions-nous pas trouver l'occasion de charger nos
marchandises et d'obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes
moins éloigné de notre patrie?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce lieu;
mais pour nous récréer nous nous permîmes deux ou trois petites tournées
dans le pays. Nous fîmes d'abord un voyage de dix jours pour aller voir
Nanking, ville vraiment digne d'être visitée. On dit qu'elle renferme un
million d'âmes, je ne le crois pas: elle est symétriquement bâtie,
toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l'une l'autre
en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence.



VOYAGE À NANKING


Mais quand j'en viens à comparer les misérables peuples de ces contrées
aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur
gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur--comme
disent quelques-uns,--j'avoue que tout cela me semble ne pas valoir la
peine d'être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire
et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

Il est à remarquer que nous nous ébahissons de la grandeur, de
l'opulence, des cérémonies, de la pompe, du gouvernement, des
manufactures, du commerce et de la conduite de ces peuples, non parce
que ces choses méritent de fixer notre admiration ou même nos regards,
mais seulement parce que, tout remplis de l'idée primitive que nous
avons de la barbarie de ces contrées, de la grossièreté et de
l'ignorance qui y règnent, nous ne nous attendons pas à y trouver rien
de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices au prix des palais et des châteaux
royaux de l'Europe? Qu'est-ce que leur commerce auprès du commerce
universel de l'Angleterre, de la Hollande, de la France et de l'Espagne?
Que sont leurs villes au prix des nôtres pour l'opulence, la force, le
faste des habits, le luxe des ameublements, la variété infinie? Que sont
leurs ports parsemés de quelques jonques et de quelques barques,
comparés à notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante
et formidable marine? Notre cité de Londres fait plus de commerce que
tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerre anglais, hollandais ou
français, de quatre-vingts canons, battrait et détruirait toutes les
forces navales des Chinois, la grandeur de leur opulence et de leur
commerce, la puissance de leur gouvernement, la force de leurs armées
nous émerveillent parce que, je l'ai déjà dit, accoutumés que nous
sommes à les considérer comme une nation barbare de payens et à peu près
comme des Sauvages, nous ne nous attendons pas à rencontrer rien de
semblable chez eux, et c'est vraiment de là que vient le jour avantageux
sous lequel nous apparaissent leur splendeur et leur puissance:
autrement, cela en soi-même n'est rien du tout; car ce que j'ai dit de
leurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leurs armées;
toutes les forces de leur Empire, bien qu'ils puissent mettre en
campagne deux millions d'hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins
qu'à ruiner le pays et à les réduire eux-mêmes à la famine. S'ils
avaient à assiéger une ville forte de Flandre ou à combattre une armée
disciplinée, une ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français
culbuterait toute leur cavalerie; un million de leurs fantassins ne
pourraient tenir devant un corps du notre infanterie rangé en bataille
et posté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre
un: voire même, je ne hâblerais pas si je disais que trente mille hommes
d'infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français
brosseraient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de notre
fortification et de l'art de nos ingénieurs dans l'attaque et la défense
des villes: il n'y a pas à la Chine une place fortifiée qui pût tenir un
mois contre les batteries et les assauts d'une armée européenne tandis
que toutes les armées des Chinois ne pourraient prendre une ville comme
Dunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l'assiégeraient-elles dix
ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai; mais elles sont lourdes et
grossières et sujettes à faire long feu; ils ont de la poudre, mais elle
n'a point de force; enfin ils n'ont ni discipline sur le champ de
bataille, ni tactique, ni habileté dans l'attaque, ni modération dans la
retraite. Aussi j'avoue que ce fut chose bien étrange pour moi quand je
revins en Angleterre d'entendre nos compatriotes débiter de si belles
bourdes sur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et
le commerce des Chinois, qui ne sont, je l'ai vu, je le sais, qu'un
méprisable troupeau d'esclaves ignorants et sordides assujétis à un
gouvernement bien digne de commander à tel peuple; et en un mot, car je
suis maintenant tout-à-fait lancé hors de mon sujet, et en un mot,
dis-je si la Moscovie n'était pas à une si énorme distance, si l'Empire
moscovite n'était pas un ramassis d'esclaves presque aussi grossiers,
aussi faibles, aussi mal gouvernés que les Chinois eux-mêmes, le Czar de
Moscovie pourrait tout à son aise les chasser touts de leur contrée et
la subjuguer dans une seule campagne. Si le Czar, qui, à ce que
j'entends dire, devient un grand prince et commence à se montrer
formidable dans le monde, se fût jeté de ce côté au lieu de s'attaquer
aux belliqueux Suédois,--dans cette entreprise aucune des puissances ne
l'eût envié ou entravé,--il serait aujourd'hui Empereur de la Chine au
lieu d'avoir été battu par le Roi de Suède à Narva, où les Suédois
n'étaient pas un contre six.--De même que les Chinois nous sont
inférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce et en
agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, en habileté
dans les sciences: ils ont des globes et des sphères et une teinture des
mathématiques; mais vient-on à examiner leurs connaissances... que les
plus judicieux de leurs savants ont la vue courte! Ils ne savent rien du
mouvement des corps célestes et sont si grossièrement et si absurdement
ignorants, que, lorsque le soleil s'éclipse, ils s'imaginent q'il est
assailli par un grand dragon qui veut l'emporter, et ils se mettent à
faire un charivari avec touts les tambours et touts les chaudrons du
pays pour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisons
pour rappeler un essaim d'abeilles.

C'est là l'unique digression de ce genre que je me sois permise dans
tout le récit que j'ai donné de mes voyages; désormais je me garderai de
faire aucune description de contrée et de peuple; ce n'est pas mon
affaire, ce n'est pas de mon ressort: m'attachant seulement à la
narration de mes propres aventures à travers une vie ambulante et une
longue série de vicissitudes, presque inouïes, je ne parlerai des villes
importantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j'ai
encore à traverser qu'autant qu'elles se lieront à ma propre histoire et
que mes relations avec elles le rendront nécessaire.--J'étais alors,
selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de la Chine, par 30 degrés
environ de latitude Nord, car nous étions revenus de Nanking. J'étais
toujours possédé d'une grande envie de voir Péking, dont j'avais tant
ouï parler, et Père Simon m'importunait chaque jour pour que je fisse
cette excursion. Enfin l'époque de son départ étant fixée, et l'autre
missionnaire qui devait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous
fallait prendre une détermination. Je renvoyai Père Simon à mon partner,
m'en référant tout-à-fait à son choix. Mon partner finit par se déclarer
pour l'affirmative, et nous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous
partîmes assez avantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la
permission de voyager à la suite d'un des mandarins du pays, une manière
de vice-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident,
tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grands
hommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvri par
eux, car touts les pays qu'ils traversent sont obligés de leur fournir
des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une chose que je ne
laissai pas de remarquer particulièrement en cheminant avec les bagages
de celui-ci, c'est que, bien que nous reçussions des habitants de
suffisantes provisions pour nous et nos chevaux, comme appartenant au
mandarin, nous étions néanmoins obligés de tout payer ce que nous
acceptions d'après le prix courant du lieu. L'intendant ou commissaire
des vivres du mandarin nous soutirait très-ponctuellement ce
revenant-bon, de sorte que si voyager à la suite du mandarin était une
grande commodité pour nous, ce n'était pas une haute faveur de sa part,
c'était, tout au contraire, un grand profit pour lui, si l'on considère
qu'il y avait une trentaine de personnes chevauchant de la même manière
sous la protection de son cortège ou, comme nous disions, sous son
convoi. C'était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair: il nous
prenait tout notre argent pour les vivres que le pays lui fournissait
pour rien.

Pour gagner Péking nous eûmes vingt-cinq jours de marche à travers un
pays extrêmement populeux, mais misérablement cultivé: quoiqu'on
préconise tant l'industrie de ce peuple, son agriculture, son économie
rurale, sa manière de vivre, tout cela n'est qu'une pitié. Je dis une
pitié, et cela est vraiment tel comparativement à nous, et nous
semblerait ainsi à nous qui entendons la vie, si nous étions obligés de
le subir; mais il n'en est pas de même pour ces pauvres diables qui ne
connaissent rien autre. L'orgueil de ces pécores est énorme, il n'est
surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu'ajouter à ce que j'appelle
leur misère. Il m'est avis que les Sauvages tout nus de l'Amérique
vivent beaucoup plus heureux; s'ils n'ont rien ils ne désirent rien,
tandis que ceux-ci, insolents et superbes, ne sont après tout que des
gueux et des valets; leur ostentation est inexprimable: elle se
manifeste surtout dans leurs vêtements, dans leurs demeures et dans la
multitude de laquais et d'esclaves qu'ils entretiennent; mais ce qui met
le comble à leur ridicule, c'est le mépris qu'ils professent pour tout
l'univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plus agréablement dans les déserts
et les vastes solitudes de la Grande-Tartarie que dans cette Chine où
cependant les routes sont bien pavées, bien entretenues et très-commodes
pour les voyageurs. Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si
hautain, si impérieux, si outrecuidant au sein de l'imbécillité et de
l'ignorance la plus crasse; car tout son fameux génie n'est que çà et
pas plus! Aussi mon ami Père Simon et moi ne laissions-nous jamais
échapper l'occasion de faire gorge chaude de leur orgueilleuse
gueuserie.--Un jour, approchant du manoir d'un gentilhomme campagnard,
comme l'appelait Père Simon à environ dix lieues de la ville de Nanking,
nous eûmes l'honneur de chevaucher pendant environ deux milles avec le
maître de la maison, dont l'équipage était un parfait Don-Quichotisme,
un mélange de pompe et de pauvreté.

L'habit de ce crasseux Don eût merveilleusement fait l'affaire d'un
scaramouche ou d'un fagotin: il était d'un sale calicot surchargé de
tout le pimpant harnachement de la casaque d'un fou; les manches en
étaient pendantes, de tout côté ce n'était que satin, crevés et
taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse que
celle d'un boucher, et qui témoignait que son Honneur était un
très-exquis saligaud.

Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature; on
pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou
quarante schelings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire trotter
le pauvre animal. Il avait un fouet à la main et il rossait la bête
aussi fort et ferme du côté de la tête que ses esclaves le faisaient du
côté de la queue, et ainsi il s'en allait chevauchant près de nous avec
environ dix ou douze valets; et on nous dit qu'il se rendait à son
manoir à une demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement,
mais cette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nous
arrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quand nous
arrivâmes vers le castel du ce grand personnage, nous le vîmes installé
sur un petit emplacement devant sa porte, et en train de prendre sa
réfection: au milieu de cette espèce de jardin, il était facile de
l'appercevoir, et on nous donna à entendre que plus nous le
regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain, qui
étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi; mais, par
luxe, on avait placé sous l'arbre un immense parasol qui ajoutait
beaucoup au coup d'œil. Il était étalé et renversé dans un vaste
fauteuil, car c'était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture lui
était apportée par deux esclaves femelles.



LE DON QUICHOTTE CHINOIS.


On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense,
eussent agréé le service: la première abecquait notre gentillâtre avec
une cuillère; la seconde tenait un plat d'une main, et de l'autre tenait
ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie.
Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d'elle d'employer ses
propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les
monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d'être touchés par les
doigts rustiques de leurs valets[27].

À ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare
aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit être
incommode pour un être qui a le sens commun; puis, laissant ce pauvre
hère se délecter à l'idée que nous nous ébahissions devant sa pompe,
tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le mépris,
nous poursuivîmes notre voyage; seulement Père Simon eut la curiosité de
s'arrêter pour tâcher d'apprendre quelles étaient les friandises dont ce
châtelain se repaissait avec tant d'apparat; il eut l'honneur d'en
goûter et nous dit que c'était, je crois, un mets dont un dogue anglais
voudrait à peine manger, si on le lui offrait, c'est-à-dire un plat de
riz bouilli, rehaussé d'une grosse gousse d'ail, d'un sachet rempli de
poivre vert et d'une autre plante à peu près semblable à notre
gingembre, mais qui a l'odeur du musc et la saveur de la moutarde; le
tout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre.
Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinq autres
domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S'il les
nourrissait moins somptueusement qu'il se nourrissait lui-même, si, par
exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient faire maigre chère
en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi,
il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d'une telle
pompe que je ne pus guère l'entrevoir que de loin; je remarquai
toutefois qu'entre touts les chevaux de son cortége il n'y en avait pas
un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais;
ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres
semblables friperies, que vous n'auriez pu voir s'ils étaient gras ou
maigres: on appercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.

J'avais alors le cœur gai; débarrassé du trouble et de la perplexité
dont j'ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d'idées rongeantes,
ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n'y essuyai d'ailleurs
aucun fâcheux accident; seulement en passant à gué une petite rivière,
mon cheval broncha et me désarçonna, c'est-à-dire qu'il me jeta dedans:
l'endroit n'était pas profond, mais je fus trempé jusqu'aux os. Je ne
fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de
poche, où j'avais couché les noms de plusieurs peuples et de différents
lieux dont je voulais me ressouvenir. N'en ayant pas pris tant le soin
nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut
impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant
aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking.--Je n'avais avec moi que le jeune homme
que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme domestique,
lequel se montra très-fidèle et très-diligent; mon partner n'avait non
plus qu'un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote portugais,
ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son passage,
c'est-à-dire que nous l'avions défrayé pour l'agrément de sa compagnie
et pour qu'il nous servît d'interprète, car il entendait la langue du
pays, parlait bien français et quelque peu anglais: vraiment ce bon
homme nous fut partout on ne peut plus utile. Il y avait à peine une
semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver en
riant:--«Ah! senhor Inglez, me dit-il, j'ai quelque chose à vous dire
qui vous mettra la joie au cœur.»--«La joie au cœur! dis-je, que
serait-ce donc? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m'apporter ni
grande joie ni grand chagrin.»--«Oui, oui, dit le vieux homme en mauvais
anglais, faire vous content, et moi _fâcheux_.»--C'est _fâché_ qu'il
voulait dire. Ceci piqua ma curiosité.--«Pourquoi, repris-je, cela vous
fâcherait-il?»--«Parce que, répondit-il, après m'avoir amené ici, après
un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m'en retourner seul. Et
comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans cheval, sans
_pécune_?» C'est ainsi qu'il nommait l'argent dans un latin corrompu
qu'il avait en provision pour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu'il y avait dans la ville une grande caravane de
marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par
terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous
saisirions l'occasion de partir avec eux et le laisserions derrière s'en
revenir tout seul. J'avoue que cette nouvelle me surprit: une joie
secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis décrire,
que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible
pendant quelque temps de répondre un seul mot au bon homme; à la fin
pourtant, me tournant vers lui:--«Comment savez-vous cela? fis-je,
êtes-vous sûr que ce soit vrai?» «Oui-dà, reprit-il; j'ai rencontré ce
matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou,
comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux; il est
arrivé dernièrement d'Astracan et se proposait d'aller au Ton-Kin, où je
l'ai connu autrefois; mais il a changé d'avis, et maintenant il est
déterminé à retourner à Moscou avec la caravane, puis à descendre le
Volga jusqu'à Astracan.»--«Eh bien! senhor, soyez sans inquiétude quant
à être laissé seul: si c'est un moyen pour moi de retourner en
Angleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied à
Macao.» J'allai alors consulter mon partner sur ce qu'il y avait à
faire, et je lui demandai ce qu'il pensait de la nouvelle du pilote et
si elle contrarierait ses intentions: il me dit qu'il souscrivait
d'avance à tout ce que je voudrais; car il avait si bien établi ses
affaires au Bengale et laissé ses effets en si bonnes mains, que, s'il
pouvait convertir l'expédition fructueuse que nous venions de réaliser
en soies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d'être
transportées, il serait très-content d'aller en Angleterre, d'où il
repasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote
portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu'à Moscou ou
jusqu'en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n'eussions point
passé pour généreux si nous ne l'eussions pas récompensé davantage; les
services qu'il nous avait rendus valaient bien cela et au-delà: il avait
été non-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi dire notre
courtier à terre; et en nous procurant le négociant japonais il avait
mis quelques centaines de livres sterling dans nos poches. Nous
devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux de le gratifier, ce qui,
après tout, n'était que lui faire justice, et souhaitant d'ailleurs de
le conserver avec nous, car c'était un homme précieux en toute occasion,
nous convînmes que nous lui donnerions à nous deux une somme en or
monnayé, qui, d'après mon calcul, pouvait monter à 175 livres sterling,
et que nous prendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et
celles de son cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme qui
transporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui
faire savoir ce que nous avions résolu.--«Vous vous êtes plaint, lui
dis-je, d'être menacé de vous en retourner tout seul; j'ai maintenant à
vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme nous
avons pris parti d'aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous
emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votre
volonté.»--Le bonhomme hocha la tête et dit que c'était un long voyage;
qu'il n'avait point de _pécune_ pour l'entreprendre, ni pour subsister
quand il serait arrivé.--«Nous ne l'ignorons pas, lui dîmes-nous, et
c'est pourquoi nous sommes dans l'intention de faire quelque chose pour
vous qui vous montrera combien nous sommes sensibles au bon office que
vous nous avez rendu, et combien aussi votre compagnie nous est
agréable.--Je lui déclarai alors que nous étions convenus de lui donner
présentement une certaine somme; qu'il pourrait employer de la même
manière que nous emploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de
ses dépenses, s'il venait avec nous, nous voulions le déposer à bon
port,--sauf mort ou événements,--soit en Moscovie soit en Angleterre, et
cela à notre charge, le transport de ses marchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu'il nous
suivrait au bout du monde; nous nous mîmes donc à faire nos préparatifs
de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres marchands: nous
eûmes touts beaucoup de choses à terminer, et au lieu d'être prêts en
cinq semaines, avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jours
s'écoulèrent.

Ce ne fut qu'au commencement de février que nous quittâmes Péking.--Mon
partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions d'abord
débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y avions
laissées, et moi avec un marchand chinois que j'avais connu à Nanking,
et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m'en allai dans la
première de ces deux villes, où j'achetai quatre-vingt-dix pièces de
beau damas avec environ deux cents pièces d'autres belles étoffes de
soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d'or; toutes ces
acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de mon partner. En
outre, nous achetâmes une partie considérable de soie écrue et plusieurs
autres articles: notre pacotille s'élevait, rien qu'en ces marchandises,
à 3,500 livres sterling, et avec du thé, quelques belles toiles peintes,
et trois charges de chameaux en noix muscades et clous de girofle, elle
chargeait, pour notre part, dix-huit chameaux non compris ceux que nous
devions monter, ce qui, avec deux ou trois chevaux de main et deux
autres chevaux chargés de provisions, portait en somme notre suite à
vingt-six chameaux ou chevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autant que je puis me le rappeler,
se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux et de plus de
cent vingt hommes très-bien armés et préparés à tout événement; car, si
les caravanes orientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes,
celles-ci sont sujettes à l'être par les Tartares, qui ne sont pas, à
vrai dire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbares
quand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens de différentes nations,
principalement de Moscovites; il y avait bien une soixantaine de
négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient quelques
Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq Écossais,
hommes de poids et qui paraissaient très-versés dans la science des
affaires.

Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de cinq,
appelèrent touts les _gentlemen_ et les marchands, c'est-à-dire touts
les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils, un
_grand conseil_. À ce grand conseil chacun déposa une certaine somme à
la masse commune pour payer le fourrage qu'on achèterait en route,
lorsqu'on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments des
guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables. Ensuite
ils constituèrent le voyage, selon leur expression, c'est-à-dire qu'ils
nommèrent des capitaines et des officiers pour nous diriger et nous
commander en cas d'attaque, et assignèrent à chacun son tour de
commandement. L'établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moins
qu'inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.



LA GRANDE MURAILLE.


La route, de ce côté-là du pays, est très-peuplée: elle est pleine de
potiers et de modeleurs, c'est-à-dire d'artisans qui travaillent la
terre à porcelaine, et comme nous cheminions, notre pilote portugais,
qui avait toujours quelque chose à nous dire pour nous égayer, vint à
moi en ricanant et me dit qu'il voulait me montrer la plus grande rareté
de tout le pays, afin que j'eusse à dire de la Chine, après toutes les
choses défavorables que j'en avais dites, que j'y avais vu une chose
qu'on ne saurait voir dans tout le reste de l'univers. Intrigué au plus
haut point, je grillais du savoir ce que ce pouvait être; à la fin il le
dit que c'était une maison de plaisance, toute bâtie en marchandises de
Chine (en _China ware_).--«J'y suis, lui dis-je, les matériaux dont elle
est construite sont toute la production du pays? Et ainsi elle est toute
en _China ware_, est-ce pas?»--«Non, non, répondit-il, j'entends que
c'est une maison entièrement de _China ware_, comme vous dites en
Angleterre, ou de _porcelaine_, comme on dit dans notre pays.»--«Soit,
repris-je, cela est très-possible. Mais comment est-elle grosse?
Pourrions-nous la transporter dans une caisse sur un chameau? Si cela se
peut, nous l'achèterons.»--«Sur un chameau!» s'écria le vieux pilote
levant ses deux mains jointes, «peste! une famille de trente personnes y
loge.»

Je fus alors vraiment curieux de la voir, et quand nous arrivâmes auprès
je trouvai tout bonnement une maison de charpente, une maison bâtie,
comme on dit en Angleterre, avec latte et plâtre; mais dont touts les
crépis étaient réellement de _China ware_, c'est-à-dire qu'elle était
enduite de terre à porcelaine.

L'extérieur, sur lequel dardait le soleil, était vernissé, d'un bel
aspect, parfaitement blanc, peint de figures bleues, comme le sont les
grands vases de Chine qu'on voit en Angleterre, et aussi dur que s'il
eût été cuit. Quant à l'intérieur, toutes les murailles au lieu de
boiseries étaient revêtues de tuiles durcies et émaillées, comme les
petits carreaux qu'on nomme en Angleterre _gally tiles_, et toutes
faites de la plus belle porcelaine, décorée de figures délicieuses d'une
variété infinie de couleurs, mélangées d'or. Une seule figure occupait
plusieurs de ces carreaux; mais avec un mastic fait de même terre on les
avait si habilement assemblés qu'il n'était guère possible de voir où
étaient les joints. Le pavé des salles était de la même matière, et
aussi solide que les aires de terre cuite en usage dans plusieurs
parties de l'Angleterre, notamment dans le Lincolnshire, le
Nottinghamshire et le Leicestershire; il était dur comme une pierre, et
uni, mais non pas émaillé et peint, si ce n'est dans quelques petites
pièces ou cabinets, dont le sol était revêtu comme les parois. Les
plafonds, en un mot touts les endroits de la maison étaient faits de
même terre; enfin le toit était couvert de tuiles semblables, mais d'un
noir foncé et éclatant.

C'était vraiment à la lettre un magasin de porcelaine, on pouvait à bon
droit le nommer ainsi, et, si je n'eusse été en marche, je me serais
arrêté là plusieurs jours pour l'examiner dans touts ses détails. On me
dit que dans le jardin il y avait des fontaines et des viviers dont le
fond et les bords étaient pavés pareillement, et le long des allées de
belles statues entièrement faites en terre à porcelaine, et cuites
toutes d'une pièce.

C'est là une des singularités de la Chine, on peut accorder aux Chinois
qu'ils excellent en ce genre; mais j'ai la certitude qu'ils n'excellent
pas moins dans les contes qu'ils font à ce sujet, car ils m'ont dit de
si incroyables choses de leur habileté en poterie, des choses telles que
je ne me soucie guère de les rapporter, dans la conviction où je suis
qu'elles sont fausses. Un hâbleur me parla entre autres d'un ouvrier qui
avait fait en fayence un navire, avec touts ses apparaux, ses mâts et
ses voiles, assez grand pour contenir cinquante hommes. S'il avait
ajouté qu'il l'avait lancé, et que sur ce navire il avait fait un voyage
au Japon, j'aurais pu dire quelque chose, mais comme je savais ce que
valait cette histoire, et, passez-moi l'expression, que le camarade
mentait, je souris et gardai le silence.

Cet étrange spectacle me retint pendant deux heures derrière la
caravane; aussi celui qui commandait ce jour-là me condamna-t-il à une
amende d'environ trois shellings et me déclara-t-il que si c'eût été à
trois journées en dehors de la muraille, comme c'était à trois journées
en dehors, il m'en aurait coûté quatre fois autant et qu'il m'aurait
obligé à demander pardon au premier jour du Conseil. Je promis donc
d'être plus exact, et je ne tardai pas à reconnaître que l'ordre de se
tenir touts ensemble était d'une nécessité absolue pour notre commune
sûreté.

Deux jours après nous passâmes la grande muraille de la Chine, boulevart
élevé contre les Tartares, ouvrage immense, dont la chaîne sans fin
s'étend jusque sur des collines et des montagnes, où les rochers sont
infranchissables, et les précipices tels qu'il n'est pas d'ennemis qui
puissent y pénétrer, qui puissent y gravir, ou, s'il en est, quelle
muraille pourrait les arrêter! Son étendue, nous dit-on, est d'à peu
près un millier de milles d'Angleterre, mais la contrée qu'elle couvre
n'en a que cinq cents, mesurée en droite ligne, sans avoir égard aux
tours et retours qu'elle fait. Elle a environ quatre toises ou fathoms
de hauteur et autant d'épaisseur en quelques endroits.

Là, au pied de cette muraille, je m'arrêtai une heure ou environ sans
enfreindre nos réglements, car la caravane mit tout ce temps à défiler
par un guichet; je m'arrêtai une heure, dis-je, à la regarder de chaque
côté, de près et de loin, du moins à regarder ce qui était à la portée
de ma vue; et le guide de notre caravane qui l'avait exaltée comme la
merveille du monde, manifesta un vif désir de savoir ce que j'en
pensais. Je lui dis que c'était une excellente chose contre les
Tartares. Il arriva qu'il n'entendit pas ça comme je l'entendais, et
qu'il le prit pour un compliment; mais le vieux pilote sourit:--«Oh!
senhor Inglez, dit-il, vous parlez de deux couleurs.»--«De deux
couleurs! répétai-je; qu'entendez-vous par là?»--«J'entends que votre
réponse paraît blanche d'un côté et noire de l'autre, gaie par là et
sombre par ici: vous lui dites que c'est une bonne muraille contre les
Tartares: cela signifie pour moi qu'elle n'est bonne à rien, sinon
contre les Tartares, ou qu'elle ne défendrait pas de tout autre ennemi.
Je vous comprends, senhor Inglez, je vous comprends, répétait-il en se
gaussant; mais monsieur le Chinois vous comprend aussi de son côté.»

--«Eh bien, senhor, repris-je, pensez-vous que cette muraille arrêterait
une armée de gens de notre pays avec un bon train d'artillerie, ou nos
ingénieurs avec deux compagnies de mineurs? En moins de dix jours n'y
feraient-ils pas une brèche assez grande pour qu'une armée y pût passer
en front de bataille, ou ne la feraient-ils pas sauter, fondation et
tout, de façon à n'en pas laisser une trace?»--«Oui, oui, s'écria-t-il,
je sais tout cela.»--Le Chinois brûlait de connaître ce que j'avais dit:
je permis au vieux pilote de le lui répéter quelques jours après; nous
étions alors presque sortis du territoire, et ce guide devait nous
quitter bientôt; mais quand il sut ce que j'avais dit, il devint muet
tout le reste du chemin, et nous sevra de ses belles histoires sur le
pouvoir et sur la magnificence des Chinois.

Après avoir passé ce puissant rien, appelé muraille, à peu près
semblable à la muraille des Pictes, si fameuse dans le Northumberland et
bâtie par les romains, nous commençâmes à trouver le pays clairsemé
d'habitants, ou plutôt les habitants confinés dans des villes et des
places fortes, à cause des incursions et des déprédations des Tartares,
qui exercent le brigandage en grand, et auxquels ne pourraient résister
les habitants sans armes d'une contrée ouverte.

Je sentis bientôt la nécessité de nous tenir touts ensemble en caravane,
chemin faisant; car nous ne tardâmes pas à voir rôder autour de nous
plusieurs troupes de Tartares. Quand je vins à les appercevoir
distinctement, je m'étonnai que l'Empire chinois ait pu être conquis par
de si misérables drôles: ce ne sont que de vraies hordes, de vrais
troupeaux de Sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactique dans
le combat.

Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affamées et mal dressées ne sont
bons à rien; nous le remarquâmes dès le premier jour que nous les vîmes,
ce qui eut lieu aussitôt que nous eûmes pénétré dans la partie déserte
du pays; car alors notre commandant du jour donna la permission à seize
d'entre nous d'aller à ce qu'ils appelaient une chasse. Ce n'était
qu'une chasse au mouton, cependant cela pouvait à bon droit se nommer
chasse; car ces moutons sont les plus sauvages et les plus vites que
j'aie jamais vus: seulement ils ne courent pas long-temps, aussi vous
êtes sûr de votre affaire quand vous vous mettez à leurs trousses. Ils
se montrent généralement en troupeaux de trente ou quarante; et, comme
de vrais moutons, ils se tiennent toujours ensemble quand ils fuient.

Durant cette étrange espèce de chasse, le hasard voulut que nous
rencontrâmes une quarantaine de Tartares. Chassaient-ils le mouton comme
nous ou cherchaient-ils quelque autre proie, je ne sais; mais aussitôt
qu'ils nous virent, l'un d'entre eux se mit à souffler très-fort dans
une trompe, et il en sortit un son barbare que je n'avais jamais ouï
auparavant, et que, soit dit en passant, je ne me soucierais pas
d'entendre une seconde fois. Nous supposâmes que c'était pour appeler à
eux leurs amis; et nous pensâmes vrai, car en moins d'un demi-quart
d'heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut à un mille de
distance; mais la besogne était déjà faite, et voici comment:

Un des marchands écossais de Moscou se trouvait par hasard avec nous:
aussitôt qu'il entendit leur trompe il nous dit que nous n'avions rien
autre à faire qu'à les charger immédiatement, en toute hâte; et, nous
rangeant touts en ligne, il nous demanda si nous étions bien déterminés.
Nous lui répondîmes que nous étions prêts à le suivre: sur ce il courut
droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares s'étaient arrêtés
touts en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèce d'ordre; mais sitôt
qu'ils nous virent avancer ils décochèrent leurs flèches, qui ne nous
atteignirent point, fort heureusement. Ils s'étaient trompés
vraisemblablement non sur le but, mais sur la distance, car toutes leurs
flèches tombèrent près de nous, si bien ajustées, que si nous avions été
environ à vingt verges plus près, nous aurions eu plusieurs hommes tués
ou blessés.

Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgré l'éloignement, nous tirâmes
sur eux et leur envoyâmes des balles de plomb pour leurs flèches de
bois; puis au grand galop nous suivîmes notre décharge, déterminés à
tomber dessus sabre en main, selon les ordres du hardi Écossais qui nous
commandait. Ce n'était, il est vrai, qu'un marchand; mais il se
conduisit dans cette occasion avec tant de vigueur et de bravoure, et en
même temps avec un si courageux sang-froid, que je ne sache pas avoir
jamais vu dans l'action un homme plus propre au commandement. Aussitôt
que nous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets à la face
et nous dégaînâmes; mais ils s'enfuirent dans la plus grande confusion
imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notre droite, où trois
d'entre eux résistèrent, en faisant signe aux autres de se rallier à
eux: ceux-là avaient des espèces de grands cimeterres au poing et leurs
arcs pendus sur le dos. Notre brave commandant, sans enjoindre à
personne de le suivre, fondit sur eux au galop; d'un coup de crosse le
premier fut renversé de son cheval, le second fut tué d'un coup de
pistolet, le troisième prit la fuite. Ainsi finit notre combat, où nous
eûmes l'infortune de perdre touts les moutons que nous avions attrapés.
Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé; mais du côté des
Tartares cinq hommes restèrent sur la place. Quel fut le nombre de leurs
blessés? nous ne pûmes le savoir; mais, chose certaine, c'est que
l'autre bande fut si effrayée du bruit de nos armes, qu'elle s'enfuit
sans faire aucune tentative contre nous.



CHAMEAU VOLÉ.


Nous étions lors de cette affaire sur le territoire chinois: c'est
pourquoi les Tartares ne se montrèrent pas très-hardis; mais au bout de
cinq jours nous entrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous retint
trois jours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre eau avec
nous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme j'ai ouï
dire qu'on le fait dans les déserts de l'Arabie.

Je demandai à nos guides à qui appartenait ce pays-là. Ils me dirent,
que c'était une sorte de frontière qu'à bon droit on pourrait nommer _No
Man's Land_, la Terre de Personne, faisant partie du grand Karakathay ou
grande Tartarie, et dépendant en même temps de la Chine; et que, comme
on ne prenait aucun soin de préserver ce désert des incursions des
brigands, il était réputé le plus dangereux de la route, quoique nous en
eussions de beaucoup plus étendus à traverser.

En passant par ce désert qui, de prime abord, je l'avoue, me remplit
d'effroi, nous vîmes deux ou trois fois de petites troupes de Tartares;
mais ils semblaient tout entiers à leurs propres affaires et ne
paraissaient méditer aucun dessein contre nous; et, comme l'homme qui
rencontra le diable, nous pensâmes que s'ils n'avaient rien à nous dire,
nous n'avions rien à leur dire: nous les laissâmes aller.

Une fois, cependant un de leurs partis s'approcha de nous, s'arrêta pour
nous contempler. Examinait-il ce qu'il devait faire, s'il devait nous
attaquer ou non, nous ne savions pas. Quoi qu'il en fût, après l'avoir
un peu dépassé, nous formâmes une arrière-garde de quarante hommes, et
nous nous tînmes prêts à le recevoir, laissant la caravane cheminer à un
demi-mille ou environ devant nous. Mais au bout de quelques instants il
se retira, nous saluant simplement à son départ, de cinq flèches, dont
une blessa et estropia un de nos chevaux: nous abandonnâmes le lendemain
la pauvre bête en grand besoin d'un bon maréchal. Nous nous attendions à
ce qu'il nous décocherait de nouvelles flèches mieux ajustées; mais,
pour cette fois, nous ne vîmes plus ni flèches ni Tartares.

Nous marchâmes après ceci près d'un mois par des routes moins bonnes que
d'abord, quoique nous fussions toujours dans les États de l'Empereur de
la Chine; mais, pour la plupart, elles traversaient des villages dont
quelques-uns étaient fortifiés, à cause des incursions des Tartares. En
atteignant un de ces bourgs, à deux journées et demie de marche de la
ville de Naum, j'eus curie d'acheter un chameau. Tout le long de cette
route il y en avait à vendre en quantité, ainsi que des chevaux tels
quels, parce que les nombreuses caravanes qui suivent ce chemin en ont
souvent besoin. La personne à laquelle je m'adressai pour me procurer un
chameau serait allé me le chercher; mais moi, comme un fou, par
courtoisie, je voulus l'accompagner. L'emplacement où l'on tenait les
chameaux et les chevaux sous bonne garde se trouvait environ à deux
milles du bourg.

Je m'y rendis à pied avec mon vieux pilote et un Chinois, désireux que
j'étais d'un peu de diversité. En arrivant là nous vîmes un terrain bas
et marécageux entouré comme un parc d'une muraille de pierres empilées à
sec, sans mortier et sans liaison, avec une petite garde de soldats
chinois à la porte. Après avoir fait choix d'un chameau, après être
tombé d'accord sur le prix, je m'en revenais, et le Chinois qui m'avait
suivi conduisait la bête, quand tout-à-coup s'avancèrent cinq Tartares à
cheval: deux d'entre eux se saisirent du camarade et lui enlevèrent le
chameau, tandis que les trois autres coururent sur mon vieux pilote et
sur moi, nous voyant en quelque sorte sans armes; je n'avais que mon
épée, misérable défense contre trois cavaliers. Le premier qui s'avança
s'arrêta court quand je mis flamberge au vent, ce sont d'insignes
couards; mais un second se jetant à ma gauche m'assena un horion sur la
tête; je ne le sentis que plus tard et je m'étonnai, lorsque je revins à
moi, de ce qui avait eu lieu et de ma posture, car il m'avait renversé à
plate terre. Mais mon fidèle pilote, mon vieux Portugais, par un de ces
coups heureux de la Providence, qui se plaît à nous délivrer des dangers
par des voies imprévues, avait un pistolet dans sa poche, ce que je ne
savais pas, non plus que les Tartares; s'ils l'avaient su, je ne pense
pas qu'ils nous eussent attaqués; les couards sont toujours les plus
hardis quand il n'y a pas de danger.

Le bon homme me voyant terrassé marcha intrépidement sur le camarade qui
m'avait frappé, et lui saisissant le bras d'une main et de l'autre
l'attirant violemment à lui, il lui déchargea son pistolet dans la tête
et l'étendit roide mort; puis il s'élança immédiatement sur celui qui
s'était arrêté, comme je l'ai dit, et avant qu'il pût s'avancer de
nouveau, car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il
lui détacha un coup de cimeterre qu'il portait d'habitude. Il manqua
l'homme mais il effleura la tête du cheval et lui abattit une oreille et
une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par ses blessures, n'obéissant
plus à son cavalier, quoiqu'il se tînt bien en selle, la pauvre bête
prit la fuite et l'emporta hors de l'atteinte du pilote. Enfin, se
dressant sur les pieds de derrière, elle culbuta le Tartare et se laissa
choir sur lui.

Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinois qui avait perdu le
chameau; mais il n'avait point d'armes. Cependant, appercevant le
Tartare abattu et écrasé sous son cheval, il courut à lui, empoignant un
instrument grossier et mal fait qu'il avait au côté, une manière de
hache d'armes, il le lui arracha et lui fit sauter sa cervelle
tartarienne. Or mon vieux pilote avait encore quelque chose à démêler
avec le troisième chenapan. Voyant qu'il ne fuyait pas comme il s'y
était attendu, qu'il ne s'avançait pas pour le combattre comme il le
redoutait, mais qu'il restait là comme une souche, il se tint coi
lui-même et se mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare
entrevit le pistolet, s'imagina-t-il que c'en était un autre, je ne
sais, il se sauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion,
comme je l'appelai depuis, une victoire complète.

En ce moment je commençais à m'éveiller, car, en revenant à moi, je crus
sortir d'un doux sommeil; et, comme je l'ai dit, je restai là dans
l'étonnement de savoir où j'étais, comment j'avais été jeté par terre,
ce que tout cela signifiait; mai bientôt après, recouvrant mes esprits,
j'éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête, et je la
retirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la mémoire me
revint et tout se représenta dans mon esprit.

Je me dressai subitement sur mes pieds, je me saisis de mon épée, mais
point d'ennemis! Je trouvai un Tartare étendu mort et son cheval arrêté
tranquillement près de lui; et, regardant plus loin, j'apperçus mon
champion, mon libérateur, qui était allé voir ce que le Chinois avait
fait et qui s'en revenait avec son sabre à la main. Le bon homme me
voyant sur pied vint à moi en courant et m'embrassa dans un transport de
joie, ayant eu d'abord quelque crainte que je n'eusse été tué; et me
voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure: ce n'était que
peu de chose, seulement, comme on dit, une tête cassée. Je ne me
ressentis pas trop de ce horion, si ce n'est à l'endroit même qui avait
reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux ou trois jours.

Cette victoire après tout ne nous procura pas grand butin, car nous
perdîmes un chameau et gagnâmes un cheval; mais ce qu'il y a de bon,
c'est qu'en rentrant dans le village, l'homme, le vendeur, demanda à
être payé de son chameau. Je m'y refusai, et l'affaire fut portée à
l'audience du juge chinois du lieu, c'est-à-dire, comme nous dirions
chez nous que nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui justice,
ce magistrat se comporta avec beaucoup de prudence et d'impartialité.
Après avoir entendu les deux parties, il demanda gravement au Chinois
qui était venu avec moi pour acheter le chameau de qui il était le
serviteur.--«Je ne suis pas serviteur, répondit-il, je suis allé
simplement avec l'étranger.»--«À la requête de qui?» dit le juge.--«À la
requête de l'étranger.»--«Alors, reprit le _justice_, vous étiez
serviteur de l'étranger pour le moment; et le chameau ayant été livré à
son serviteur, il a été livré à lui, et il faut, lui, qu'il le paie.»

J'avoue que la chose était si claire que je n'eus pas un mot à dire.
Enchanté de la conséquence tirée d'un si juste raisonnement et de voir
le cas si exactement établi, je payai le chameau de tout cœur et j'en
envoyai quérir un autre. Remarquez bien que j'y envoyai; je me donnai de
garde d'aller le chercher moi-même: j'en avais assez comme ça.

La ville de Naum est sur la lisière de l'Empire chinois. On la dit
fortifiée et l'on dit vrai: elle l'est pour le pays; car je ne
craindrais pas d'affirmer que touts les Tartares du Karakathay, qui
sont, je crois, quelques millions, ne pourraient pas en abattre les
murailles avec leurs arcs et leurs flèches; mais appeler cela une ville
forte, si elle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir se faire
rire au nez par touts ceux qui s'y entendent.

Nous étions encore, comme je l'ai dit, à plus de deux journées de marche
de cette ville, quand des exprès furent expédiés sur toute la route pour
ordonner à touts les voyageurs et à toutes les caravanes de faire halte
jusqu'à ce qu'on leur eût envoyé une escorte, parce qu'un corps
formidable de Tartares, pouvant monter à dix mille hommes, avait paru à
trente milles environ au-delà de la ville.

C'était une fort mauvaise nouvelle pour des voyageurs; cependant, de la
part du gouverneur, l'attention était louable, et nous fûmes
très-contents d'apprendre que nous aurions une escorte. Deux jours après
nous reçûmes donc deux cents soldats détachés d'une garnison chinoise
sur notre gauche et trois cents autres de la ville de Naum, et avec ce
renfort nous avançâmes hardiment. Les trois cents soldats de Naum
marchaient à notre front, les deux cents autres à l'arrière-garde, nos
gens de chaque côté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la
caravane au centre. Dans cet ordre et bien préparés au combat, nous nous
croyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s'ils se
présentaient; mais le lendemain, quand ils se montrèrent, ce fut tout
autre chose.

De très-bonne heure dans la matinée, comme nous quittions une petite
ville assez bien située, nommée Changu, nous eûmes une rivière à
traverser. Nous fûmes obligés de la passer dans un bac, et si les
Tartares eussent eu quelque intelligence, c'est alors qu'ils nous
eussent attaqués, tandis que la caravane était déjà sur l'autre rivage
et l'arrière-garde encore en-deçà; mais personne ne parut en ce lieu.

Environ trois heures après, quand nous fûmes entrés dans un désert de
quinze ou seize milles d'étendue, à un nuage de poussière qui s'élevait
nous présumâmes que l'ennemi était proche: et il était proche en effet,
car il arrivait sur nous à toute bride.

Les Chinois de notre avant-garde qui la veille avaient eu le verbe si
haut commencèrent à s'ébranler; fréquemment ils regardaient derrière
eux, signe certain chez un soldat qu'il est prêt à lever le camp. Mon
vieux pilote fit la même remarque; et, comme il se trouvait près de moi,
il m'appela:--«Senhor Inglez, dit-il, il faut remettre du cœur au ventre
à ces drôles, ou ils nous perdront touts, car si les Tartares
s'avancent, ils ne résisteront pas.»--«C'est aussi mon avis, lui
répondis-je, mais que faire?»--«Que faire! s'écria-t-il, que de chaque
côté cinquante de nos hommes s'avancent, qu'ils flanquent ces peureux et
les animent, et ils combattront comme de braves compagnons en brave
compagnie; sinon touts vont tourner casaque.»--Là-dessus je courus au
galop vers notre commandant, je lui parlai, il fut entièrement de notre
avis: cinquante de nous se portèrent donc à l'aile droite et cinquante à
l'aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve. Nous poursuivîmes
ainsi notre route, laissant les derniers deux cents hommes faire un
corps à part pour garder nos chameaux; seulement, si besoin était, ils
devaient envoyer une centaine des leurs pour assister nos cinquante
hommes de réserve.



LES TARTARES-MONGOLS.


Bref les Tartares arrivèrent en foule: impossible à nous de dire leur
nombre, mais nous pensâmes qu'ils étaient dix mille tout au moins. Ils
détachèrent d'abord un parti pour examiner notre attitude, en traversant
le terrain sur le front de notre ligne. Comme nous le tenions à portée
de fusil, notre commandant ordonna aux deux ailes d'avancer en toute
hâte et de lui envoyer simultanément une salve de mousqueterie, ce qui
fut fait. Sur ce, il prit la fuite, pour rendre compte, je présume, de
la réception qui attendait nos Tartares. Et il paraîtrait que ce salut
ne les mit pas en goût, car ils firent halte immédiatement. Après
quelques instants de délibération, faisant un demi-tour à gauche, ils
rengaînèrent leur compliment et ne nous en dirent pas davantage pour
cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne fut pas très-désagréable:
nous ne brûlions pas excessivement de donner bataille à une pareille
multitude.

Deux jours après ceci nous atteignîmes la ville de Naum ou Nauma. Nous
remerciâmes le gouverneur de ses soins pour nous, et nous fîmes une
collecte qui s'éleva à une centaine de crowns que nous donnâmes aux
soldats envoyés pour notre escorte. Nous y restâmes un jour. Naum est
tout de bon une ville de garnison; il y avait bien neuf cents soldats,
et la raison en est qu'autrefois les frontières moscovites étaient
beaucoup plus voisines qu'elles ne le sont aujourd'hui, les Moscovites
ayant abandonné toute cette portion du pays (laquelle, à l'Ouest de la
ville, s'étend jusqu'à deux cents milles environ), comme stérile et
indéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et de la
difficulté qu'il y a d'y entretenir des troupes pour sa défense, car
nous étions encore à deux mille milles de la Moscovie proprement dite.

Après cette étape nous eûmes à passer plusieurs grandes rivières et deux
terribles déserts, dont l'un nous coûta seize jours de marche: c'est à
juste titre, comme je l'ai dit, qu'ils pourraient se nommer _No Man's
Land_, la Terre de Personne; et le 13 avril nous arrivâmes aux
frontières des États moscovites. Si je me souviens bien la première
cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira, qui appartient au Czar
de Moscovie, s'appelle Argun, située qu'elle est sur la rive occidentale
de la rivière de ce nom.

Je ne pus m'empêcher de faire paraître une vive satisfaction en entrant
dans ce que j'appelais un pays chrétien, ou du moins dans un pays
gouverné par des Chrétiens; car, quoiqu'à mon sens les Moscovites ne
méritent que tout juste le nom de Chrétiens, cependant ils se prétendent
tels et sont très-dévots à leur manière. Tout homme à coup sûr qui
voyage par le monde comme je l'ai fait, s'il n'est pas incapable de
réflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à se bien
pénétrer que c'est une bénédiction d'être né dans une contrée où le nom
de Dieu et d'un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non pas dans un
pays où le peuple, abandonné par le Ciel à de grossières impostures,
adore le démon, se prosterne devant le bois et la pierre, et rend un
culte aux monstres, aux éléments, à des animaux de forme horrible, à des
statues ou à des images monstrueuses. Pas une ville, pas un bourg par où
nous venions de passer qui n'eût ses pagodes, ses idoles, ses temples,
et dont la population ignorante n'adorât jusqu'aux ouvrages de ses
mains!

Alors du moins nous étions arrivés en un lieu où tout respirait le culte
chrétien, où, mêlée d'ignorance ou non, la religion chrétienne était
professée et le nom du vrai Dieu invoqué et adoré. J'en étais réjoui
jusqu'au fond de l'âme. Je saluai le brave marchand écossais dont j'ai
parlé plus haut à la première nouvelle que j'en eus, et, lui prenant la
main, je lui dis:--«Béni soit Dieu! nous voici encore une fois revenus
parmi les Chrétiens!»--Il sourit, et me répondit:--«Compatriote, ne vous
réjouissez pas trop tôt: ces Moscovites sont une étrange sorte de
Chrétiens; ils en portent le nom, et voilà tout; vous ne verrez pas
grand'chose de réel avant quelques mois de plus de notre voyage.»

--«Soit, dis-je; mais toujours est-il que cela vaut mieux que le
paganisme et l'adoration des démons.»--«Attendez, reprit-il, je vous
dirai qu'excepté les soldats russiens des garnisons et quelques
habitants des villes sur la route, tout le reste du pays jusqu'à plus de
mille milles au-delà est habité par des payens exécrables et
stupides;»--comme en effet nous le vîmes.

Nous étions alors, si je comprends quelque chose à la surface du globe,
lancés à travers la plus grande pièce de terre solide qui se puisse
trouver dans l'univers. Nous avions au moins douze cents milles jusqu'à
la mer, à l'Est; nous en avions au moins deux mille jusqu'au fond de la
mer Baltique, du côté de l'Ouest, et au moins trois mille si nous
laissions cette mer pour aller chercher au couchant le canal de la
Manche entre la France et l'Angleterre; nous avions cinq mille milles
pleins jusqu'à la mer des Indes ou de Perse, vers le Sud, et environ
huit cents milles au Nord jusqu'à la mer Glaciale. Si l'on en croit même
certaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du Nord-Est
jusqu'au pôle, et conséquemment dans tout le Nord-Ouest: un continent
irait donc joindre l'Amérique, nul mortel ne sait où! mais d'excellentes
raisons que je pourrais donner me portent à croire que c'est une erreur.

Quand nous fûmes entrés dans les possessions moscovites, avant d'arriver
à quelque ville considérable, nous n'eûmes rien à observer, sinon que
toutes les rivières coulent à l'Est. Ainsi que je le reconnus sur les
cartes que quelques personnes de la caravane avaient avec elles, il est
clair qu'elles affluent toutes dans le grand fleuve Yamour ou Gammour.
Ce fleuve, d'après son cours naturel, doit se jeter dans la mer ou Océan
chinois. On nous raconta que ses bouches sont obstruées par des joncs
d'une crue monstrueuse, de trois pieds de tour et de vingt ou trente
pieds de haut. Qu'il me soit permis de dire que je n'en crois rien.
Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu'il ne se fait point de
commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, en sont les maîtres,
s'adonnant tout entier à leurs troupeaux, personne donc, que je sache,
n'a été assez curieux pour le descendre en bateaux jusqu'à son
embouchure, ou pour le remonter avec des navires. Chose positive, c'est
que courant vers l'Est par une latitude de 60 degrés, il emporte un
nombre infini de rivières, et qu'il trouve dans cette latitude un Océan
pour verser ses eaux. Aussi est-on sûrs qu'il y a une mer par là.

À quelques lieues au Nord de ce fleuve il se trouve plusieurs rivières
considérables qui courent aussi directement au Nord que le Yamour court
à l'Est. On sait qu'elles vont toutes se décharger dans le grand fleuve
Tartarus, tirant son nom des nations les plus septentrionales d'entre
les Tartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plus
anciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs et Magogs
dont il est fait mention dans l'histoire sacrée.

Ces rivières courant toutes au Nord aussi bien que celles dont j'ai
encore à parler, démontrent évidemment que l'Océan septentrional borne
aussi la terre de ce côté, de sorte qu'il ne semble nullement rationnel
de penser que le continent puisse se prolonger dans cette région pour
aller joindre l'Amérique, ni qu'il n'y ait point de communication entre
l'Océan septentrional et oriental; mais je n'en dirai pas davantage
là-dessus: c'est une observation que je lis alors, voilà pourquoi je
l'ai consignée ici. De la rivière Arguna nous poussâmes en avant à notre
aise et à petites journées, et nous fûmes sensiblement obligés du soin
que le Czar de Moscovie a pris de bâtir autant de cités et de villes que
possible, où ses soldats tiennent garnison à peu près comme ces colonies
militaires postées par les Romains dans les contrées les plus reculées
de leur Empire, et dont quelques-unes, entre autres, à ce que j'ai lu,
étaient placées en Bretagne pour la sûreté du commerce et pour
l'hébergement des voyageurs. C'était de même ici; car partout où nous
passâmes, bien que, en ces villes et en ces stations, la garnison et les
gouverneurs fussent Russiens et professassent le Christianisme, les
habitants du pays n'étaient que de vrais payens, sacrifiant aux idoles
et adorant le soleil, la lune, les étoiles et toutes les armées du Ciel.
Je dirai même que de toutes les idolâtries, de touts les payens que je
rencontrai jamais, c'étaient bien les plus barbares; seulement ces
misérables ne mangeaient pas de chair humaine, comme font nos Sauvages
de l'Amérique.

Nous en vîmes quelques exemples dans le pays entre Arguna, par où nous
entrâmes dans les États moscovites, et une ville habitée par des
Tartares et des Moscovites appelée Nertzinskoy, où se trouve un désert,
une forêt continue qui nous demanda vingt-deux jours de marche. Dans un
village près la dernière de ces places, j'eus la curiosité d'aller
observer la manière de vivre des gens du pays, qui est bien la plus
brute et la plus insoutenable. Ce jour-là il y avait sans doute grand
sacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc d'arbre une idole de
bois aussi effroyable que le diable, du moins à peu près comme nous nous
figurons qu'il doit être représenté: elle avait une tête qui assurément
ne ressemblait à celle d'aucune créature que le monde ait vue; des
oreilles aussi grosses que cornes d'un bouc et aussi longues; des yeux
de la taille d'un écu; un nez bossu comme une corne de bélier, et une
gueule carrée et béante comme celle d'un lion, avec des dents horribles,
crochues comme le bec d'un perroquet. Elle était habillée de la plus
sale manière qu'on puisse s'imaginer: son vêtement supérieur se
composait de peaux de mouton, la laine tournée en dehors, et d'un grand
bonnet tartare planté sur sa tête avec deux cornes passant au travers.
Elle pouvait avoir huit pieds du haut; mais elle n'avait ni pieds ni
jambes, ni aucune espèce de proportions.

Cet épouvantail était érigé hors du village et quand j'en approchai il y
avait là seize ou dix-sept créatures, hommes ou femmes, je ne sais,--car
ils ne font point de distinction ni dans leurs habits ni dans leurs
coiffures,--toutes couchées par terre à plat ventre, autour de ce
formidable et informe bloc de bois. Je n'appercevais pas le moindre
mouvement parmi elles, pas plus que si elles eussent été des souches
comme leur idole. Je le croyais d'abord tout de bon; mais quand je fus
un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds et poussèrent un
hurlement, à belle gueule, comme l'eût fait une meute de chiens, puis
elles se retirèrent, vexées sans doute de ce que nous les troublions. À
une petite distance du monstre, à l'entrée d'une tente ou hutte toute
faite de peaux de mouton et de peaux de vache séchées, étaient postés
trois hommes que je pris pour des bouchers parce qu'en approchant je vis
de longs couteaux dans leurs mains et au milieu de la tente trois
moutons tués et un jeune bœuf ou bouvillon. Selon toute apparence ces
victimes étaient pour cette bûche d'idole, à laquelle appartenaient les
trois prêtres, et les dix-sept imbécilles prosternés avaient fourni
l'offrande et adressaient leurs prières à la bûche.

Je confesse que je fus plus révolté de leur stupidité et de cette
brutale adoration d'un _hobgoblin_, d'un fantôme, que du tout ce qui
m'avait frappé dans le cours de ma vie. Oh! qu'il m'était douloureux de
voir la plus glorieuse, la meilleure créature de Dieu, à laquelle, par
la création même, il a octroyé tant d'avantages, préférablement à touts
les autres ouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme
raisonnable, douée de facultés et de capacités, afin qu'elle honorât son
Créateur et qu'elle en fût honorée! oh! qu'il m'était douloureux de la
voir, dis-je, tombée et dégénérée jusque là d'être assez stupide pour se
prosterner devant un rien hideux, un objet purement imaginaire, dressé
par elle-même, rendu terrible à ses yeux par sa propre fantaisie, orné
seulement de torchons et de guenilles, et de songer que c'était là
l'effet d'une pure ignorance transformée en dévotion infernale par le
diable lui-même, qui, enviant à son créateur l'hommage et l'adoration de
ses créatures, les avait plongées dans des erreurs si grossières, si
dégoûtantes, si honteuses, si bestiales, qu'elles semblaient devoir
choquer la nature elle-même!



CHAM-CHI-THAUNGU.


Mais que signifiaient cet ébahissement et ces réflexions? C'était ainsi;
je le voyais devant mes yeux; impossible à moi d'en douter. Tout mon
étonnement tournant en rage, je galopai vers l'image ou monstre, comme
il vous plaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu'il avait sur
la tête, au beau milieu, tellement qu'il pendait par une des cornes. Un
de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau de mouton
qui couvrait l'idole et l'arrachait, quand tout-à-coup une horrible
clameur parcourut le village, et deux ou trois cents drôles me tombèrent
sur les bras, si bien que je me sauvai sans demander mon reste, et
d'autant plus volontiers que quelques-uns avaient des arcs et des
flèches; mais je fis serment de leur rendre une nouvelle visite.

Notre caravane demeura trois nuits dans la ville, distante de ce lieu de
quatre ou cinq milles environ, afin de se pourvoir de quelques montures
dont elle avait besoin, plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et
estropiés par le mauvais chemin et notre longue marche à travers le
dernier désert; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein à
exécution.--Je communiquai mon projet au marchand écossais de Moscou,
dont le courage m'était bien connu. Je lui contai ce que j'avais vu et
de quelle indignation j'avais été rempli en pensant que la nature
humaine pût dégénérer jusque là. Je lui dis que si je pouvais trouver
quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent me suivre, j'étais
résolu à aller détruire cette immonde, cette abominable idole, pour
faire voir à ses adorateurs que ce n'était qu'un objet indigne de leur
culte et de leurs prières, incapable de se défendre lui-même, bien loin
de pouvoir assister ceux qui lui offraient des sacrifices.

Il se prit à rire.--«Votre zèle peut être bon, me dit-il; mais que vous
proposez-vous par là?»--«Ce que je me propose! m'écriai-je, c'est de
venger l'honneur de Dieu qui est insulté par cette adoration
satanique.»--«Mais comment cela vengerait-il l'honneur de Dieu,
reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à même de comprendre votre
intention, à moins que vous ne leur parliez et ne la leur expliquiez,
et, alors, ils vous battront, je vous l'assure, car ce sont d'enragés
coquins, et surtout quand il s'agit de la défense de leur
idolâtrie.»--«Ne pourrions-nous pas le faire de nuit, dis-je, et leur en
laisser les raisons par écrit, dans leur propre langage?»--«Par écrit!
répéta-t-il; peste! Mais dans cinq de leurs nations il n'y a pas un seul
homme qui sache ce que c'est qu'une lettre, qui sache lire un mot dans
aucune langue même dans la leur.»--«Misérable ignorance!...»
m'écriai-je. «J'ai pourtant grande envie d'accomplir mon dessein;
peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirer des inductions, et à
reconnaître combien ils sont stupides d'adorer ces hideuses
machines.»--«Cela vous regarde, sir, reprit-il; si votre zèle vous y
pousse si impérieusement, faites-le; mais auparavant qu'il vous plaise
de considérer que ces peuples sauvages sont assujétis par la force à la
domination du Czar de Moscovie; que si vous faites le coup, il y a dix
contre un à parier qu'ils viendront par milliers se plaindre au
gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction, et que si on ne peut
leur donner satisfaction, il y a dix contre un à parier qu'ils
révolteront et que ce sera là l'occasion d'une nouvelle guerre avec
touts les tartares de ce pays.»

Ceci, je l'avoue, me mit pour un moment de nouvelles pensées en tête;
mais j'en revenais toujours à ma première idée et toute cette journée
l'exécution de mon projet me tourmenta[28]. Vers le soir le marchand
écossais m'ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de la
ville, me demanda à s'entretenir avec moi.--«Je crains, me dit-il, de
vous avoir détourné de votre bon dessein: j'en ai été un peu préoccupé
depuis, car j'abhorre les idoles et l'idolâtrie tout autant que vous
pouvez le faire.»--«Franchement, lui répondis-je, vous m'avez quelque
peu déconcerté quant à son exécution, mais vous ne l'avez point
entièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que je l'accomplirai
avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré en
satisfaction.»--«Non, non, dit-il, à Dieu ne plaise qu'on vous livre à
une pareille engeance de montres! On ne le fera pas; ce serait vous
assassiner.»--«Oui-dà, fis-je, eh! comment me traiteraient-ils
donc?»--«Comment ils vous traiteraient! s'écria-t-il; écoutez, que je
vous conte comment ils ont accommodé un pauvre Russien qui, les ayant
insultés dans leur culte, juste comme vous avez fait, tomba entre leurs
mains. Après l'avoir estropié avec un dard pour qu'il ne pût s'enfuir,
ils le prirent, le mirent tout nu, le posèrent sur le haut de leur
idole-monstre, se rangèrent tout autour et lui tirèrent autant de
flèches qu'il s'en put ficher dans son corps; puis ils le brûlèrent lui
et toutes les flèches dont il était hérissé, comme pour l'offrir en
sacrifice à leur idole.»--«Était-ce la même idole?» fis-je.--«Oui,
dit-il, justement la même.»--«Eh! bien,» repris-je, «à mon tour, que je
vous conte une histoire;»--Là-dessus je lui rapportai l'aventure de nos
Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis à sac un
village et tué hommes, femmes et enfants pour venger le meurtre de nos
compagnons, ainsi que cela a été relaté précédemment; puis, quand j'eus
finis, j'ajoutai que je pensais que nous devions faire de même à ce
village.

Il écouta très-attentivement toute l'histoire, mais quand je parlai de
faire de même à ce village, il me dit:--«Vous vous trompez fort, ce
n'est pas ce village, c'est au moins à cent milles plus loin; mais
c'était bien la même idole, car on la charrie en procession dans tout le
pays.»--«Eh! bien, alors,» dis-je, «que l'idole soit punie! et elle le
sera, que je vive jusqu'à cette nuit!»

Bref, me voyant résolu, l'aventure le séduisit, et il me dit que je
n'irais pas seul, qu'il irait avec moi et qu'il m'amènerait pour nous
accompagner un de ses compatriotes, un drille, disait-il, aussi fameux
que qui que ce soit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques.
Bref, il m'amena ce camarade, cet Écossais qu'il appelait capitaine
Richardson. Je lui fis au long le récit de ce que j'avais vu et de ce
que je projetais, et sur-le-champ il me dit qu'il voulait me suivre,
dût-il lui en coûter la vie. Nous convînmes de partir seulement nous
trois. J'en avais bien fait la proposition à mon partner, mais il s'en
était excusé. Il m'avait dit que pour ma défense il était prêt à
m'assister de toutes ses forces et en toute occasion; mais que c'était
une entreprise tout-à-fait en dehors de sa voie: ainsi, dis-je, nous
résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois et mon
serviteur, et d'exécuter le coup cette nuit même sur le minuit, avec
tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nous jugeâmes bon de renvoyer la
partie à la nuit suivante, parce que la caravane devant se mettre en
route dans la matinée du surlendemain, nous pensâmes que le gouverneur
ne pourrait prétendre donner satisfaction à ces barbares à nos dépens
quand nous serions hors de son pouvoir. Le marchand écossais, aussi
ferme dans ses résolutions que hardi dans l'exécution, m'apporta une
robe de Tartare ou gonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et
des flèches, et s'en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin
que si nous venions à être apperçus on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit à mixtionner quelques matières
combustibles avec de l'_aqua-vitæ_, de la poudre à canon et autres
drogues que nous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une
bonne quantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après le
soleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onze heures du soir: nous ne
remarquâmes pas que le peuple eût le moindre soupçon du danger qui
menaçait son idole. La nuit était sombre, le ciel était couvert de
nuages; cependant la lune donnait assez de lumière pour laisser voir que
l'idole était juste dans les mêmes posture et place qu'auparavant. Les
habitants semblaient tout entiers à leur repos; seulement dans la grande
hutte ou tente, comme nous l'appelions, où nous avions vu les trois
prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nous apperçûmes une
lueur, et en nous glissant près de la porte, nous entendîmes parler,
comme s'il y avait cinq ou six personnes. Il nous parut donc de toute
évidence que si nous mettions le feu à l'idole, ces gens sortiraient
immédiatement et s'élanceraient sur nous pour la sauver de la
destruction que nous préméditions; mais comment faire? nous étions fort
embarrassés. Il nous passa bien par l'esprit de l'emporter et de la
brûler plus loin; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous la
trouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans la même
perplexité. Le second Écossais était d'avis de mettre le feu à la hutte
et d'assommer les drôles qui s'y trouvaient à mesure qu'ils montreraient
le nez; mais je m'y opposai, je n'entendais point qu'on tuât personne,
s'il était possible de l'éviter.--«Eh bien, alors, dit le marchand
écossais, voilà ce qu'il nous faut faire: tâchons de nous emparer d'eux,
lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction de leur
idole.»

Comme il se trouvait que nous n'avions pas mal de cordes et de ficelles
qui nous avaient servi à lier nos pièces d'artifice, nous nous
déterminâmes à attaquer d'abord les gens de la cabane, et avec aussi peu
de bruit que possible. Nous commençâmes par heurter à la porte, et quand
un des prêtres se présenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui
bouchâmes la bouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le
conduisîmes vers l'idole, où nous le baillonnâmes pour qu'il ne pût
jeter des cris: nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes par
terre.

Deux d'entre nous guettèrent alors à la porte, comptant que quelque
autre sortirait pour voir de quoi il était question. Nous attendîmes
jusqu'à ce que notre troisième compagnon nous eût rejoint; mais personne
ne se montrant, nous heurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt
sortirent deux autres individus que nous accommodâmes juste de la même
manière; mais nous fûmes obligés de nous mettre touts après eux pour les
coucher par terre près de l'idole, à quelque distance l'un de l'autre.
Quand nous revînmes nous en vîmes deux autres à l'entrée de la hutte et
un troisième se tenant derrière en dedans de la porte. Nous empoignâmes
les deux premiers et les liâmes sur-le-champ. Le troisième se prit alors
à crier en se reculant; mais mon Écossais le suivit, et prenant une
composition que nous avions faite, une mixtion propre à répandre
seulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jeta au
beau milieu de la hutte. Dans l'entrefaite l'autre Écossais et mon
serviteur s'occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrent ensemble
par le bras, les menèrent auprès de l'idole; puis, pour qu'ils vissent
si elle les secourerait, ils les laissèrent là, ayant grande hâte de
venir vers nous.

Quand l'artifice que nous avions jeté eut tellement rempli la hutte de
fumée qu'on y était presque suffoqué, nous y lançâmes un sachet de cuir
d'une autre espèce qui flambait comme une chandelle; nous le suivîmes,
et nous n'apperçûmes que quatre personnes, deux hommes et deux femmes à
ce que nous crûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique.
Ils nous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants,
stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer une parole.
DESTRUCTION DE CHAM-CHI-THAUNGU.

En un mot, nous les prîmes, nous les garrottâmes comme les autres, et le
tout sans aucun bruit. J'aurais dû dire que nous les emmenâmes hors de
la hutte d'abord, car tout comme à eux la fumée nous fut insupportable.
Ceci fait nous les conduisîmes touts ensemble vers l'idole, et arrivés
là nous nous mîmes à la travailler: d'abord nous la barbouillâmes du
haut en bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaine
autre matière que nous avions, composée de suif et de soufre; nous lui
bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule de poudre à canon;
puis nous entortillâmes dans son bonnet une grande pièce d'artifice, et
quand nous l'eûmes couverte de touts les combustibles que nous avions
apportés nous regardâmes autour de nous pour voir si nous pourrions
trouver quelque chose pour son embrasement. Tout-à-coup mon serviteur se
souvint que près de la hutte il y avait un tas de fourrage sec, de la
paille ou du foin, je ne me rappelle pas: il y courut avec un des
Écossais et ils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé
cette besogne nous prîmes touts nos prisonniers, nous les rapprochâmes,
ayant les pieds déliés et la bouche débaillonnée nous les fîmes tenir
debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole, puis nous y
mîmes feu de tout côté.

Nous demeurâmes là un quart d'heure ou environ avant que la poudre des
yeux, de la bouche et des oreilles de l'idole sautât; cette explosion,
comme il nous fut facile de le voir, la fendit et la défigura toute; en
un mot, nous demeurâmes là jusqu'à ce que nous la vîmes s'embraser et ne
former plus qu'une souche, qu'un bloc de bois. Après l'avoir entourée de
fourrage sec, ne doutant pas qu'elle ne fût bientôt entièrement
consumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l'Écossais nous
dit:--«Ne partons pas, car ces pauvres misérables dupes seraient
capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtir avec leur
idole.»--Nous consentîmes donc à rester jusqu'à ce que le fourrage fût
brûlé, puis, nous fîmes volte-face, et les quittâmes.

Le matin nous parûmes parmi nos compagnons de voyage excessivement
occupés à nos préparatifs de départ: personne ne se serait imaginé que
nous étions allés ailleurs que dans nos lits, comme raisonnablement tout
voyageur doit faire, pour se préparer aux fatigues d'une journée de
marche.

Mais ce n'était pas fini, le lendemain une grande multitude de gens du
pays, non-seulement de ce village mais de cent autres, se présenta aux
portes de la ville, et d'une façon fort insolente, demanda satisfaction
au gouverneur de l'outrage fait à leurs prêtres et à leur grand
Cham-Chi-Thaungu; c'était là le nom féroce qu'il donnait à la
monstrueuse créature qu'ils adoraient. Les habitants de Nertzinskoy
furent d'abord dans une grande consternation: ils disaient que les
Tartares étaient trente mille pour le moins, et qu'avant peu de jours
ils seraient cent mille et au-delà.

Le gouverneur russien leur envoya des messagers pour les appaiser et
leur donner toutes les bonnes paroles imaginables. Il les assura qu'il
ne savait rien de l'affaire; que pas un homme de la garnison n'ayant mis
le pied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux; mais que s'ils
voulaient le lui faire connaître il serait exemplairement puni. Ils
répondirent hautainement que toute la contrée révérait le grand
Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil, et que nul mortel n'eût
osé outrager son image, hors quelque chrétien mécréant (ce fut là leur
expression, je crois), et qu'ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui
et à touts les Russiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, des
chrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulant point de rupture, ni qu'on
pût en rien l'accuser d'avoir provoqué la guerre, le Czar lui ayant
étroitement enjoint de traiter le pays conquis avec bénignité et
courtoisie, leur donna encore toutes les bonnes paroles possibles; à la
fin il leur dit qu'une caravane était partie pour la Russie le matin
même, que quelqu'un peut-être des voyageurs leur avait fait cette
injure, et que, s'ils voulaient en avoir l'assurance, il enverrait après
eux pour en informer. Ceci parut les appaiser un peu, et le gouverneur
nous dépêcha donc un courrier pour nous exposer l'état des choses, en
nous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient fait le
coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, que nous
ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu'il les amuserait
aussi long-temps qu'il pourrait.

C'était très-obligeant de la part du gouverneur. Toutefois lorsque la
caravane fut instruite de ce message, personne n'y comprit rien, et
quant à nous qui étions les coupables, nous fûmes les moins soupçonnés
de touts: on ne nous fit pas seulement une question. Néanmoins le
capitaine qui pour le moment commandait la caravane, profita de l'avis
que le gouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux
jours et deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous
reposâmes à un village nommé Plothus, nous n'y fîmes pas non plus une
longue station, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du
Czar de Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose à
remarquer, c'est qu'après deux ou trois jours de marche, au-delà de
cette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sans nom
dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nous nous y
fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurions été touts
détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus, que des nuages
de poussière qui s'élevaient derrière nous à une grande distance firent
soupçonner à quelques-uns des nôtres que nous étions poursuivis. Nous
étions entrés dans le désert, et nous avions longé un grand lac, appelé
Shanks-Oser, quand nous apperçûmes un corps nombreux de cavaliers de
l'autre côté du lac vers le Nord. Nous remarquâmes qu'ils se dirigeaient
ainsi que nous vers l'Ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé
que nous avions pris la rive Nord, tandis que nous avions pris la rive
Sud. Deux jours après nous ne les vîmes plus, car pensant que nous
étions toujours devant eux ils poussèrent jusqu'à la rivière Udda: plus
loin, vers le Nord, c'est un courant considérable, mais à l'endroit où
nous la passâmes, elle est étroite et guéable.

Le troisième jour, soit qu'ils se fussent apperçu de leur méprise, soit
qu'ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre à
terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre grande
satisfaction, une place très-convenable pour camper pendant la nuit,
car, bien que nous ne fussions qu'à l'entrée d'un désert dont la
longueur était de plus de cinq cents milles, nous n'avions point de
villes où nous retirer, et par le fait nous n'en avions d'autre à
attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche.
Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et de
petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande rivière
Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épais nous avions
assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque nocturne.

Personne, excepté nous, ne savait, pourquoi nous étions poursuivis; mais
comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes dans le
désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre eux
chaque nuit, comme contre des armées de voleurs; cette poursuite n'était
donc pas chose nouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions
jamais eu: nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau coulait
juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés,
et qu'on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encore
mîmes-nous touts nos soins à rendre notre front aussi fort que possible,
en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux, touts en ligne au
bord du ruisseau: sur notre arrière nous abattîmes quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares
furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement. Ils
ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous nous y
attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour demander qu'on
leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur
Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ils disaient qu'ils
se retireraient, et ne nous feraient point de mal: autrement qu'ils nous
feraient touts périr dans les flammes. Nos gens parurent fort troublés à
ce message, et se mirent à se regarder l'un l'autre entre les deux yeux
pour voir si quelqu'un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne!
c'était le mot, personne n'avait fait cela. Le commandant de la caravane
leur fit répondre qu'il était bien sûr que pas un des nôtres n'était
coupable de cet outrage; que nous étions de paisibles marchands
voyageant pour nos affaires; que nous n'avions fait de dommage ni à eux
ni à qui que ce fût; qu'ils devaient chercher plus loin ces ennemis, qui
les avaient injuriés, car nous n'étions pas ces gens-là; et qu'il les
priait de ne pas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du
jour, une foule immense s'avança vers notre camp; mais en nous voyant
dans une si avantageuse position, ils n'osèrent pas pousser plus avant
que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s'arrêtèrent, et
déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus haut
point; ceux d'entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient
qu'ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent
un moment; puis, poussant un affreux hourra, ils nous décochèrent une
nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert, nos bagages nous
abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous un seul homme fût
blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre
droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé
compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le
commandant de la caravane et lui dit:--«Je vais envoyer toute cette
engeance à Sibeilka.»--C'était une ville à quatre ou cinq journées de
marche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son
arc et ses flèches, saute à cheval, s'éloigne de notre arrière au galop,
comme s'il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il
rejoint l'armée des Tartares comme s'il était un exprès envoyé pour leur
faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé leur
Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane de
mécréants, c'est-à-dire de Chrétiens, résolus qu'ils étaient de brûler
le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu'il parlait parfaitement leur
langage, il feignit si bien, qu'ils gobèrent tout cela et se mirent en
route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble, à cinq
journées de marche vers le Sud. En moins de trois heures ils furent
entièrement hors de notre vue, nous n'en entendîmes plus parler, et nous
n'avons jamais su s'ils allèrent ou non jusqu'à ce lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait une
garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la caravane se
trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de son manque de
repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville nous eûmes à passer un affreux désert qui nous
tint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques tentes pour
notre plus grande commodité pendant la nuit, et le commandant de la
caravane s'était procuré seize chariots ou fourgons du pays pour porter
notre eau et nos provisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout
autour de notre camp, nous servaient de retranchement; de sorte que, si
les Tartare se fussent montrés, à moins d'être en très-grand nombre, ils
n'auraient pu nous toucher.



LES TONGOUSES.


On croira facilement que nous eûmes grand besoin de repos après ce long
trajet; car dans ce désert nous ne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y
trouvâmes à peine quelques buissons, mais nous apperçûmes en revanche
une grande quantité de chasseurs de zibelines; ce sont touts des
Tartares de la Mongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent
fréquemment les petites caravanes, mais nous n'en rencontrâmes point en
grande troupe. J'étais curieux de voir les peaux des zibelines qu'ils
chassaient; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucun d'eux, car
ils n'osaient pas s'approcher de nous, et je n'osais pas moi-même
m'écarter de la compagnie pour les joindre.

Après avoir traversé ce désert, nous entrâmes dans une contrée assez
bien peuplée, c'est-à-dire où nous trouvâmes des villes et des châteaux
élevés par le Czar de Moscovie, avec des garnisons de soldats
stationnaires pour protéger les caravanes, et défendre le pays contre
les Tartares, qui autrement rendraient la route très-dangereuse. Et sa
majesté Czarienne a donné des ordres si stricts pour la sûreté des
caravanes et des marchands que, si on entend parler de quelques Tartares
dans le pays, des détachements de la garnison sont de suite envoyés pour
escorter les voyageurs de station en station.

Aussi le gouverneur d'Adinskoy, auquel j'eus occasion de rendre visite,
avec le marchand écossais qui était lié avec lui, nous offrit-il une
escorte de cinquante hommes, si nous pensions qu'il y eût quelque
danger, jusqu'à la prochaine station.

Long-temps je m'étais imaginé qu'en approchant de l'Europe, nous
trouverions le pays mieux peuplé et le peuple plus civilisé; je m'étais
doublement trompé, car nous avions encore à traverser la nation des
Tongouses, où nous vîmes des marques de paganisme et de barbarie, pour
le moins aussi grossières que celles qui nous avaient frappées
précédemment; seulement comme ces Tongouses ont été assujétis par les
Moscovites, et entièrement réduits, ils ne sont pas très-dangereux; mais
en fait de rudesse de mœurs, d'idolâtrie et de polythéisme jamais peuple
au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux de bêtes aussi bien
que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, à leur costume, vous ne
distingueriez pas un homme d'avec une femme. Durant l'hiver, quand la
terre est couverte de neige ils vivent sous terre, dans des espèces de
repaires voûtés dont les cavités ou cavernes se communiquent entre
elles.

Si les Tartares avaient leur Cham-Chi-Thaungu pour tout un village ou
toute une contrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et dans
chaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l'eau, la
neige, et en un mot tout ce qu'ils ne comprennent pas, et ils ne
comprennent pas grand'chose; de sorte qu'à touts les éléments et à
presque touts les objets extraordinaires ils offrent des sacrifices.

Mais je ne dois faire la description d'un peuple ou d'une contrée
qu'autant que cela se rattache à ma propre histoire.--Il ne m'arriva
rien de particulier dans ce pays, que j'estime éloigné de plus de quatre
cents milles du dernier désert dont j'ai parlé, et dont la moitié même
est aussi un désert, où nous marchâmes rudement pendant douze jours sans
rencontrer une maison, un arbre, une broussaille et où nous fûmes encore
obligés de porter avec nous nos provisions, l'eau comme le pain. Après
être sortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk,
ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve, nous
fut-il dit, sépare l'Europe de l'Asie, quoique nos faiseurs de cartes, à
ce qu'on m'a rapporté, n'en tombent pas d'accord. N'importe, ce qu'il y
a de certain, c'est qu'il borne à l'Orient l'ancienne Sibérie, qui
aujourd'hui ne forme qu'une province du vaste Empire Moscovite bien
qu'elle soit aussi grande que l'Empire Germanique tout entier.

Je remarquai que l'ignorance et le paganisme prévalaient encore, excepté
dans les garnisons Moscovites: toute la contrée entre le fleuve Oby et
le fleuve Yénissei est entièrement payenne, et les habitants sont aussi
barbares que les Tartares les plus reculés, même qu'aucune nation que je
sache de l'Asie ou de l'Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis
observer aux gouverneurs Moscovites avec lesquels j'eus occasion de
converser, que ces payens, pour être sous le gouvernement moscovite n'en
étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais tout en
reconnaissant que c'était assez vrai, ils répondaient que ce n'était pas
leur affaire; que si le Czar s'était promis de convertir ses sujets
sibériens, tongouses ou tartares, il aurait envoyé parmi eux des prêtres
et non pas des soldats, et ils ajoutaient avec plus de sincérité que je
ne m'y serais attendu que le grand souci de leur monarque n'était pas de
faire de ces peuples des Chrétiens, mais des sujets.

Depuis ce fleuve jusqu'au fleuve Oby, nous traversâmes une contrée
sauvage et inculte; je ne saurais dire que ce soit un sol stérile, c'est
seulement un sol qui manque de bras et d'une bonne exploitation, car
autrement c'est un pays charmant, très-fertile et très-agréable en soi.
Les quelques habitants que nous y trouvâmes étaient touts payens,
excepté ceux qu'on y avait envoyés de Russie; car c'est dans cette
contrée, j'entends sur les rives de l'Oby, que sont bannis les criminels
moscovites qui ne sont point condamnés à mort: une fois là, il est
presque impossible qu'ils en sortent.

Je n'ai rien d'essentiel à dire sur mon compte jusqu'à mon arrivée à
Tobolsk, capitale de la Sibérie, où je séjournai assez long-temps pour
les raisons suivantes.

Il y avait alors près de sept mois que nous étions en route et l'hiver
approchait rapidement: dans cette conjoncture, sur nos affaires privées,
mon partner et moi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à
propos, attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas à
Moscou, de considérer le parti qu'il nous fallait prendre. On nous avait
parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur la neige
pendant l'hiver; et c'est tout de bon que les Russiens font usage de
pareils véhicules, dont les détails sembleraient incroyables si je les
rapportais, et au moyen desquels ils voyagent beaucoup plus dans la
saison froide qu'ils ne sauraient voyager en été, parce que dans ces
traîneaux ils peuvent courir nuit et jour: une neige congelée couvrant
alors toute la nature, les montagnes, les vallées, les rivières, les
lacs n'offrent plus qu'une surface unie et dure comme la pierre, sur
laquelle ils courent sans se mettre nullement en peine de ce qui est
dessous.

Mais je n'eus pas occasion de faire un voyage de ce genre.--Comme je me
rendais en Angleterre et non pas à Moscou, j'avais deux routes à
prendre: il me fallait aller avec la caravane jusqu'à Jaroslav, puis
tourner vers l'Ouest, pour gagner Narva et le golfe de Finlande, et,
soit par mer soit par terre, Dantzick, où ma cargaison de marchandises
chinoises devait se vendre avantageusement; ou bien il me fallait
laisser la caravane à une petite ville sur la Dvina, d'où par eau je
pouvais gagner en six jours Archangel, et de là faire voile pour
l'Angleterre, la Hollande ou Hambourg.

Toutefois il eût été absurde d'entreprendre l'un ou l'autre de ces
voyages pendant l'hiver: si je me fusse décidé pour Dantzick, la
Baltique en cette saison est gelée, tout passage m'eût été fermé, et par
terre il est bien moins sûr de voyager dans ces contrées que parmi les
Tartares-Mongols. D'un autre côté, si je me fusse rendu à Archangel en
octobre, j'eusse trouvé touts les navires partis, et même les marchands
qui ne s'y tiennent que l'été, et l'hiver se retirent à Moscou, vers le
Sud, après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et la
nécessité de rester tout l'hiver dans une ville déserte, c'est là tout
ce que j'eusse pu espérer d'y rencontrer. En définitive, je pensai donc
que le mieux était de laisser partir la caravane, et de faire mes
dispositions pour hiverner à l'endroit où je me trouvais, c'est-à-dire à
Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60 degrés; là, au moins, pour
passer un hiver rigoureux, je pouvais faire fond sur trois choses,
savoir: l'abondance de toutes les provisions que fournit le pays, une
maison chaude avec des combustibles à suffisance, et une excellente
compagnie. De tout ceci, je parlerai plus au long en son lieu.

J'étais alors dans un climat entièrement différent de mon île
bien-aimée, où je n'eus jamais froid que dans mes accès de fièvre, où
tout au contraire j'avais peine à endurer des habits sur mon dos, où je
ne faisais jamais de feu que dehors, et pour préparer ma nourriture:
aussi étais-je emmitouflé dans trois bonnes vestes avec de grandes robes
par-dessus, descendant jusqu'aux pieds et se boutonnant au poignet,
toutes doublées de fourrures, pour les rendre suffisamment chaudes.

J'avoue que je désapprouve fort notre manière de chauffer les maisons en
Angleterre, c'est-à-dire de faire du feu dans chaque chambre, dans des
cheminées ouvertes, qui, dès que le feu est éteint, laissent l'air
intérieur aussi froid que la température. Après avoir pris un
appartement dans une bonne maison de la ville, au centre de six chambres
différentes je fis construire une cheminée en forme de fourneau,
semblable à un poêle; le tuyau pour le passage de la fumée était d'un
côté, la porte ouvrant sur le foyer d'un autre; toutes les chambres
étaient également chauffées, sans qu'on vît aucun feu, juste comme sont
chauffés les bains en Angleterre.

Par ce moyen nous avions toujours la même température dans tout le
logement, et une chaleur égale se conservait. Quelque froid qu'il fît
dehors, il faisait toujours chaud dedans; cependant on ne voyait point
de feu, et l'on n'était jamais incommodé par la fumée.

Mais la chose la plus merveilleuse c'était qu'il fût possible de trouver
bonne compagnie, dans une contrée aussi barbare que les parties les plus
septentrionales de l'Europe, dans une contrée proche de la mer Glaciale,
et à peu de degrés de la Nouvelle-Zemble.

Cependant, comme c'est dans ce pays, ainsi que je l'ai déjà fait
remarquer, que sont bannis les criminels d'État moscovites, la ville
était pleine de gens de qualité, de princes, de gentilshommes, de
colonels, en un mot, de nobles de tout rang, de soldats de tout grade,
et de courtisans. Il y avait le fameux prince Galilfken ou Galoffken,
son fils le fameux général Robostisky, plusieurs autres personnages de
marque, et quelques dames de haut parage.

Par l'intermédiaire de mon négociant écossais, qui toutefois ici se
sépara de moi, je fis connaissance avec plusieurs de ces gentilshommes,
avec quelques-uns même du premier ordre, et de qui, dans les longues
soirées d'hiver pendant lesquelles je restais au logis, je reçus
d'agréables visites. Ce fut causant un soir avec un certain prince
banni, un des ex-ministres d'État du Czar, que la conversation tomba sur
mon chapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur la
grandeur, la magnificence, les possessions, et le pouvoir absolu de
l'Empereur des Russiens, je l'interrompis et lui dis que j'avais été un
prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie, quoique mes
États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples si nombreux. À ce coup,
le seigneur russien eut l'air un peu surpris, et, tenant ses yeux
attachés sur moi, il commença de s'étonner de ce que j'avançais.

Je lui dis que son étonnement cesserait quand je me serais expliqué.
D'abord je lui contai que j'avais à mon entière disposition la vie et la
fortune de mes sujets; que nonobstant mon pouvoir absolu, je n'avais pas
eu un seul individu mécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans
toutes mes possessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu'en
cela je surpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant,
j'ajoutai que toutes les terres de mon royaume m'appartenaient en
propre; que touts mes sujets étaient non-seulement mes tenanciers, mais
mes tenanciers à volonté; qu'ils se seraient touts battus pour moi
jusqu'à la dernière goutte de leur sang, et que jamais tyran, car pour
tel je me reconnaissais, n'avait été si universellement aimé, et
cependant si horriblement redouté de ses sujets.



LE PRINCE MOSCOVITE. Après avoir amusé quelque temps la compagnie de ces
énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fis au long
l'histoire de ma vie dans l'île, et de la manière dont je m'y gouvernais
et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste comme je l'ai rédigé
depuis. On fut excessivement touché de cette histoire, et surtout le
prince, qui me dit avec un soupir, que la véritable grandeur ici-bas
était d'être son propre maître; qu'il n'aurait pas échangé une condition
telle que la mienne, contre celle du Czar de Moscovie; qu'il trouvait
plus de félicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cet
exil qu'il n'en avait jamais trouvé dans la plus haute autorité dont il
avait joui à la Cour de son maître le Czar; que le comble de la sagesse
humaine était de ployer notre humeur aux circonstances, et de nous faire
un calme intérieur sous le poids des plus grandes tempêtes.--«Ici,
poursuivit-il au commencement de mon bannissement, je pleurais, je
m'arrachais les cheveux, je déchirais mes habits, comme tant d'autres
avaient fait avant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion
à regarder au-dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi sur les
choses extérieures, je trouvai que, s'il est une fois conduit à
réfléchir sur la vie, sur le peu d'influence qu'a le monde sur le
véritable bonheur, l'esprit de l'homme est parfaitement capable de se
créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement et s'alliant à ses
meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs, sans grand besoin de
l'assistance du monde. De l'air pour respirer, de la nourriture pour
soutenir la vie, des vêtements pour avoir chaud, la liberté de prendre
l'exercice nécessaire à la santé, complètent dans mon opinion tout ce
que le monde peut faire pour nous. La grandeur, la puissance, les
richesses et les plaisirs dont quelques-uns jouissent ici-bas, et dont
pour ma part j'ai joui, sont pleins d'attraits pour nous, mais toutes
ces choses lâchent la bride à nos plus mauvaises passions, à notre
ambition, à notre orgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre
sensualité, passions qui procèdent de ce qu'il y a de pire dans la
nature de l'homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment la
semence de toute espèce de crimes, et n'ont aucun rapport, et ne se
rattachent en rien ni aux vertus qui constituent l'homme sage, ni aux
grâces qui nous distinguent comme Chrétiens. Privé que je suis
aujourd'hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dans la
pratique de touts ces vices, je me trouve à même de porter mes regards
sur leur côté sombre, où je n'entrevois que difformités. Je suis
maintenant convaincu que la vertu seule fait l'homme vraiment sage,
riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à un bonheur
suprême, dans une vie future; et en cela, ne suis-je pas plus heureux
dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleine possession des biens
et du pouvoir que je leur ai abandonnés?»

«Sir, ajouta-t-il, je n'amène point mon esprit à cela par politique, me
soumettant à la nécessité de ma condition, que quelques-uns appellent
misérable. Non, si je ne m'abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais
pas m'en retourner; non, quand bien même le Czar mon maître me
rappellerait et m'offrirait de me rétablir dans toute ma grandeur
passée; non, dis-je, je ne voudrais pas m'en retourner, pas plus que mon
âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prison corporelle, et aura
goûté la félicité glorieuse qu'elle doit trouver au-delà de la vie, ne
voudra retourner à la geôle de chair et de sang qui l'enferme
aujourd'hui, et abandonner les Cieux pour se replonger dans la fange et
l'ordure des affaires humaines.»

Il prononça ces paroles avec tant de chaleur et d'effusion, tant
d'émotion se trahissait dans son maintien qu'il était visible que
c'étaient là les vrais sentiments de son âme. Impossible demeure en
doute sa sincérité.

Je lui répondis qu'autrefois dans mon ancienne condition dont je venais
de lui faire la peinture, je m'étais cru une espèce de monarque, mais
que je pensais qu'il était, lui, non-seulement un monarque mais un grand
conquérant; car celui qui remporte la victoire sur ses désirs excessifs,
qui a un empire absolu sur lui-même, et dont la raison gouverne
entièrement la volonté est certainement plus grand que celui qui
conquiert une ville.--«Mais, Mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire
une question?--«De tout mon cœur, répondit-il.»--«Si la porte de votre
liberté était ouverte, repris-je, ne saisiriez-vous pas cette occasion
de vous délivrer de cet exil?»

--«Attendez, dit-il, votre question est subtile, elle demande de
sérieuses et d'exactes distinctions pour y donner une réponse sincère,
et je veux vous mettre mon cœur à jour. Rien au monde que je sache ne
pourrait me porter à me délivrer de cet état de bannissement, sinon ces
deux choses: premièrement ma famille, et secondement un climat un peu
plus doux. Mais je vous proteste que pour retourner aux pompes de la
Cour, à la gloire, au pouvoir, au tracas d'un ministre d'État, à
l'opulence, au faste et aux plaisirs, c'est-à-dire aux folies d'un
courtisan, si mon maître m'envoyait aujourd'hui la nouvelle qu'il me
rend tout ce dont il m'a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me
connais bien, que je ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes
et ces lacs glacés pour le palais de Moscou.»

--«Mais, Mylord, repris-je, peut-être n'êtes-vous pas seulement banni
des plaisirs de la Cour, du pouvoir, de l'autorité et de l'opulence dont
vous jouissiez autrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes
des commodités de la vie; vos terres sont peut-être confisquées, vos
biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-être pas aux
besoins ordinaires de la vie.»

--«Oui, me répliqua-t-il, si vous me considérez comme un seigneur ou un
prince, comme dans le fait je le suis; mais veuillez ne voir en moi
simplement qu'un homme, une créature humaine, que rien ne distingue
d'avec la foule, et il vous sera évident que je ne puis sentir aucun
besoin, à moins que je ne sois visité par quelque maladie ou quelque
infirmité. Pour mettre toutefois la question hors de doute, voyez notre
manière de vivre: nous sommes en cette ville cinq grands personnages;
nous vivons tout-à-fait retirés, comme il convient à des gens en exil.
Nous avons sauvé quelque chose du naufrage de notre fortune, qui nous
met au-dessus de la nécessité de chasser pour notre subsistance; mais
les pauvres soldats qui sont ici, et qui n'ont point nos ressources
vivent dans une aussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois
chasser les zibelines et les renards: le travail d'un mois fournit à
leur entretien pendant un an. Comme notre genre de vie n'est pas
coûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu'il nous faut: donc
votre objection est détruite.»

La place me manque pour rapporter tout au long la conversation on ne
peut plus agréable que j'eus avec cet homme véritablement grand, et dans
laquelle son esprit laissa paraître une si haute connaissance des
choses, soutenue tout à la fois et par la religion et par une profonde
sagesse, qu'il est hors de doute que son mépris pour le monde ne fût
aussi grand qu'il l'exprimait. Et jusqu'à la fin il se montra toujours
le même comme on le verra par ce qui suit.

Je passai huit mois à Tobolsk. Que l'hiver me parut sombre et terrible!
Le froid était si intense que je ne pouvais pas seulement regarder
dehors sans être enveloppé dans des pelleteries, et sans avoir sur le
visage un masque de fourrure ou plutôt un capuchon, avec un trou
simplement pour la bouche et deux trous pour les yeux. Le faible jour
que nous eûmes pendant trois mois ne durait pas, calcul fait, au-delà de
cinq heures, six tout au plus; seulement le sol étant continuellement
couvert de neige et le temps assez clair, l'obscurité n'était jamais
profonde. Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et
quant à nos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et
de nos montures, il nous fallait à chaque instant panser et faire
dégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu'ils ne restassent
perclus.

Dans l'intérieur à vrai dire nous avions chaud, les maisons étant
closes, les murailles épaisses, les ouvertures petites et les vitrages
doubles. Notre nourriture consistait principalement en chair de daim
salée et apprêtée dans la saison, en assez bon pain, mais préparé comme
du biscuit, en poisson sec de toute sorte, en viande de mouton, et en
viande de buffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pour
l'hiver sont amassées pendant l'été, et parfaitement conservées. Nous
avions pour boisson de l'eau mêlée avec de l'_aqua-vitæ_ au lieu de
brandevin, et pour régal, en place de vin, de l'hydromel: ils en ont
vraiment de délicieux. Les chasseurs, qui s'aventurent dehors par touts
les temps, nous apportaient fréquemment de la venaison fraîche,
très-grasse et très-bonne, et quelquefois de la chair d'ours mais nous
ne faisions pas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision
de thé que nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout,
toutes choses bien considérées, nous vivions très-gaîment et très-bien.

Nous étions alors au mois de mars, les jours croissaient sensiblement et
la température devenait au moins supportable; aussi les autres voyageurs
commençaient-ils à préparer les traîneaux qui devaient les transporter
sur la neige, et à tout disposer pour leur départ; mais notre dessein de
gagner Archangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté, je ne
bougeai pas. Je savais que les navires du Sud ne se mettent en route
pour cette partie du monde qu'au mois de mai ou de juin, et que si j'y
arrivais au commencement d'août, j'y serais avant qu'aucun bâtiment fût
prêt à remettre en mer. Je ne m'empressai donc nullement de partir comme
les autres, et je vis une multitude de gens, je dirai même touts les
voyageurs, quitter la ville avant moi. Il paraît que touts les ans ils
se rendent à Moscou pour trafiquer, c'est-à-dire pour y porter leurs
pelleteries et les échanger contre les articles de nécessité dont ils
ont besoin pour leurs magasins. D'autres aussi vont pour le même objet à
Archangel. Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour
revenir chez eux, ceux qui s'y rendirent cette année-là partirent de
même avant moi.

Bref, dans la seconde quinzaine de mai je commençai à m'occuper de mes
malles, et tandis que j'étais à cette besogne, il me vint dans l'esprit
de me demander pourquoi touts ces gens bannis en Sibérie par le Czar,
mais une fois arrivés là laissés libres d'aller où bon leur semble, ne
gagnaient pas quelque autre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à
examiner ce qui pouvait les détourner de cette tentative.

Mais mon étonnement cessa quand j'en eus touché quelques mots à la
personne dont j'ai déjà parlé, et qui me répondit ainsi:--«Considérez
d'abord, sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement la
condition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partie des
gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d'obstacles plus forts
que des barreaux et des verrous: au Nord s'étend un océan innavigable où
jamais navire n'a fait voile, où jamais barque n'a vogué, et
eussions-nous navire et barque à notre service que nous ne saurions où
aller. De tout autre côté nous avons plus de mille milles à faire pour
sortir des États du Czar, et par des chemins impraticables, à moins de
prendre les routes que le gouvernement a fait construire et qui
traversent les villes où ses troupes tiennent garnison. Nous ne pouvons
ni suivre ces routes sans être découverts, ni trouver de quoi subsister
en nous aventurant par tout autre chemin; ce serait donc en vain que
nous tenterions de nous enfuir.»



LE FILS DU PRINCE MOSCOVITE.


Là-dessus je fus réduit au silence, et je compris, qu'ils étaient dans
une prison tout aussi sûre que s'ils eussent été renfermés dans le
château de Moscou. Cependant il me vint la pensée que je pourrais fort
bien devenir l'instrument de la délivrance de cet excellent homme, et
qu'il me serait très-aisé de l'emmener, puisque dans le pays on
n'exerçait point sur lui de surveillance. Après avoir roulé cette idée
dans ma tête quelques instants, je lui dis que, comme je n'allais pas à
Moscou mais à Archangel, et que je voyageais à la manière des caravanes,
ce qui me permettait de ne pas coucher dans les stations militaires du
désert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrions
facilement gagner sans malencontre cette ville où je le mettrais
immédiatement en sûreté à bord d'un vaisseau anglais ou hollandais qui
nous transporterait touts deux à bon port.--«Quant à votre subsistance
et aux autres détails, ajoutai-je, je m'en chargerai jusqu'à ce que vous
puissiez faire mieux vous-même.»

Il m'écouta très-attentivement et me regarda fixement tout le temps que
je parlai; je pus même voir sur son visage que mes paroles jetaient son
esprit dans une grande émotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses
yeux s'enflammaient, toute sa contenance trahissait l'agitation de son
cœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j'eus fini. On eût dit
qu'il attendait ce qu'il devait répondre. Enfin, après un moment de
silence, il m'embrassa en s'écriant:--«Malheureux que nous sommes,
infortunées créatures, il faut donc que même les plus grands actes de
l'amitié soient pour nous des occasions de chute, il faut donc que nous
soyons les tentateurs l'un de l'autre! Mon cher ami, continua-t-il,
votre offre est si honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi,
qu'il faudrait que j'eusse une bien faible connaissance du monde si,
tout à la fois, je ne m'en étonnais pas et ne reconnaissais pas
l'obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j'aie été sincère
dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour le monde?
Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l'âme, et qu'en cet exil je
sois réellement parvenu à ce degré de félicité qui m'a placé au-dessus
du tout ce que le monde pouvait me donner et pouvait faire pour moi?
Croyez-vous que j'étais franc quand je vous ai dit que je ne voudrais
pas m'en retourner, fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j'étais
autrefois à la Cour, et pour rentrer dans la faveur du Czar mon maître?
Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vous que
je sois un orgueilleux hypocrite?»--Ici il s'arrêta comme pour écouter
ce que je répondrais; mais je reconnus bientôt que c'était l'effet de la
vive émotion de ses esprits: son cœur était plein, il ne pouvait
poursuivre. Je fus, je l'avoue, aussi frappé de ces sentiments qu'étonné
de trouver un tel homme, et j'essayai de quelques arguments pour le
pousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu'il devait
considérer ceci comme une porte que lui ouvrait le Ciel pour sa
délivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, qui dans
sa sollicitude dispose touts les évènements, pour qu'il eût à améliorer
son état et à se rendre utile dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre,--«Que savez-vous, Sir, me dit-il
vivement, si au lieu d'une injonction de la part du Ciel, ce n'est pas
une instigation de toute autre part me représentant sous des couleurs
attrayantes, comme une grande félicité, une délivrance qui peut être en
elle-même un piége pour m'entraîner à ma ruine? Ici je ne suis point en
proie à la tentation de retourner à mon ancienne misérable grandeur
ailleurs je ne suis pas sûr que toutes les semences d'orgueil,
d'ambition, d'avarice et de luxure que je sais au fond de mon cœur ne
puissent se raviver, prendre racine, en un mot m'accabler derechef, et
alors l'heureux prisonnier que vous voyez maintenant maître de la
liberté de son âme deviendrait, en pleine possession de toute liberté
personnelle, le misérable esclave de ses sens. Généreux ami, laissez-moi
dans cette heureuse captivité, éloigné de toute occasion de chute,
plutôt que de m'exciter à pourchasser une ombre de liberté aux dépens de
la liberté de ma raison et aux dépens du bonheur futur que j'ai
aujourd'hui en perspective, et qu'alors, j'en ai peur, je perdrais
totalement de vue, car je suis de chair, car je suis un homme, rien
qu'un homme, car je ne suis pas plus qu'un autre à l'abri des passions.
Oh! ne soyez pas à la fois mon ami et mon tentateur.»

Si j'avais été surpris d'abord, je devins alors tout-à-fait muet, et je
restai là à le contempler dans le silence et l'admiration. Le combat que
soutenait son âme était si grand que, malgré le froid excessif, il était
tout en sueur. Je vis que son esprit avait besoin de retrouver du calme;
aussi je lui dis en deux mots que je le laissais réfléchir, que je
reviendrais le voir; et je regagnai mon logis.

Environ deux heures après, j'entendis quelqu'un à la porte de la
chambre, et je me levais pour aller ouvrir quand il l'ouvrit lui-même et
entra.--«Mon cher ami, me dit-il, vous m'aviez presque vaincu, mais je
suis revenu à moi. Ne trouvez pas mauvais que je me défende de votre
offre. Je vous assure que ce n'est pas que je ne sois pénétré de votre
bonté; je viens pour vous exprimer la plus sincère reconnaissance; mais
j'espère avoir remporté une victoire sur moi-même.»

--«Mylord, lui répondis-je, j'aime à croire que vous êtes pleinement
assuré que vous ne résistez pas à la voix du Ciel.--«Sir, reprit-il, si
c'eût été de la part du Ciel, la même influence céleste m'eût poussé à
l'accepter, mais j'espère, mais je demeure bien convaincu que c'est de
par le Ciel que je m'en excuse, et quand nous nous séparerons ce ne sera
pas une petite satisfaction pour moi de penser que vous m'aurez laissé
honnête homme, sinon homme libre.»

Je ne pouvais plus qu'acquiescer et lui protester que dans tout cela mon
unique but avait été de le servir. Il m'embrassa très-affectueusement en
m'assurant qu'il en était convaincu et qu'il en serait toujours
reconnaissant; puis il m'offrit un très-beau présent de zibelines, trop
magnifique vraiment pour que je pusse l'accepter d'un homme dans sa
position, et que j'aurais refusé s'il ne s'y fût opposé.

Le lendemain matin j'envoyai à sa seigneurie mon serviteur avec un petit
présent de thé, deux pièces de damas chinois, et quatre petits lingots
d'or japonais, qui touts ensemble ne pesaient pas plus de six onces ou
environ; mais ce cadeau n'approchait pas de la valeur des zibelines,
dont je trouvai vraiment, à mon arrivée en Angleterre, près de 200
livres sterling. Il accepta le thé, une des pièces de damas et une des
pièces d'or au coin japonais, portant une belle empreinte, qu'il garda,
je pense, pour sa rareté; mais il ne voulut rien prendre de plus, et me
fit savoir par mon serviteur qu'il désirait me parler.

Quand je me fus rendu auprès de lui, il me dit que je savais ce qui
s'était passé entre nous, et qu'il espérait que je ne chercherais plus à
l'émouvoir; mais puisque je lui avais fait une si généreuse offre, qu'il
me demandait si j'aurais assez de bonté pour la transporter à une autre
personne qu'il me nommerait, et à laquelle il s'intéressait beaucoup. Je
lui répondis que je ne pouvais dire que je fusse porté à faire autant
pour un autre que pour lui pour qui j'avais conçu une estime toute
particulière, et que j'aurais été ravi de délivrer; cependant, s'il lui
plaisait de me nommer la personne que je lui rendrais réponse, et que
j'espérais qu'il ne m'en voudrait pas si elle ne lui était point
agréable. Sur ce il me dit qu'il s'agissait de son fils unique, qui,
bien que je ne l'eusse pas vu, se trouvait dans la même situation que
lui, environ à deux cents milles plus loin, de l'autre côté de l'Oby, et
que si j'accueillais sa demande, il l'enverrait chercher.

Je lui répondis sans balancer que j'y consentais. Je fis toutefois
quelques cérémonies pour lui donner à entendre que c'était entièrement à
sa considération, et parce que, ne pouvant l'entraîner, je voulais lui
prouver ma déférence par mon zèle pour son fils. Mais ces choses sont
trop fastidieuses pour que je les répète ici. Il envoya le lendemain
chercher son fils, qui, au bout de vingt jours, arriva avec le messager,
amenant six ou sept chevaux chargés de très-riches pelleteries d'une
valeur considérable.

Les valets firent entrer les chevaux dans la ville, mais ils laissèrent
leur jeune seigneur à quelque distance. À la nuit, il se rendit
incognito dans notre appartement, et son père me le présenta.
Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, et nous en réglâmes touts
les préparatifs.

J'achetai une grande quantité de zibelines, de peaux de renards noirs,
de belles hermines, et d'autres riches pelleteries, je les troquai,
veux-je dire, dans cette ville, contre quelques-unes, des marchandises
que j'avais apportées de Chine, particulièrement contre des clous de
girofle, des noix muscades dont je vendis là une grande partie, et le
reste plus tard à Archangel, beaucoup plus avantageusement que je ne
l'eusse fait à Londres; aussi mon partner, qui était fort sensible aux
profits et pour qui le négoce était chose plus importante que pour moi,
fut-il excessivement satisfait de notre séjour en ce lieu à cause du
trafic que nous y fîmes.

Ce fut au commencement de juin que je quittai cette place reculée; cette
ville dont, je crois, on entend peu parler dans le monde; elle est, par
le fait, si éloignée de toutes les routes du commerce, que je ne vois
pas pourquoi on s'en entretiendrait beaucoup. Nous ne formions plus
alors qu'une très-petite caravane, composée seulement de trente-deux
chevaux et chameaux. Touts passaient pour être à moi, quoique onze
d'entre eux appartinssent à mon nouvel hôte. Il était donc très-naturel
après cela que je m'attachasse un plus grand nombre de domestiques. Le
jeune seigneur passa pour mon intendant; pour quel grand personnage
passai-je moi-même? je ne sais; je ne pris pas la peine de m'en
informer. Nous eûmes ici à traverser le plus détestable et le plus grand
désert que nous eussions rencontré dans tout le voyage; je dis le plus
détestable parce que le chemin était creux en quelques endroits et
très-inégal dans d'autres. Nous nous consolions en pensant que nous
n'avions à redouter ni troupes de Tartares, ni brigands, que jamais ils
ne venaient sur ce côté de l'Oby, ou du moins très-rarement; mais nous
nous mécomptions.

Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèle valet moscovite ou plutôt
sibérien qui connaissait parfaitement le pays, et qui nous conduisit par
des chemins détournés pour que nous évitassions d'entrer dans les
principale villes échelonnées sur la grande route, telles que Tumen,
Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres, parce que les garnisons moscovites
qui s'y trouvent examinent scrupuleusement les voyageurs, de peur que
quelque exilé de marque parvienne à rentrer en Moscovie. Mais si, par ce
moyen, nous évitions toutes recherches, en revanche nous faisions tout
notre voyage dans le désert, et nous étions obligés de camper et de
coucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir de bons
logements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le sentait si
bien qu'il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors, quand nous
venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Il se retirait seul
avec son domestique et passait la nuit en plein air dans les bois, puis
le lendemain il nous rejoignait au rendez-vous.

Nous entrâmes en Europe en passant le fleuve Kama, qui, dans cette
région, sépare l'Europe de l'Asie. La première ville sur le côté
européen s'appelle Soloy-Kamaskoy, ce qui veut dire la grande ville sur
le fleuve Kama. Nous nous étions imaginé qu'arrivés là nous verrions
quelque changement notable chez les habitants, dans leurs mœurs, leur
costume, leur religion, mais nous nous étions trompés, nous avions
encore à traverser un vaste désert qui, à ce qu'on rapporte, a près de
sept cents milles de long en quelques endroits, bien qu'il n'en ait pas
plus de deux cents milles au lieu où nous le passâmes, et jusqu'à ce que
nous fûmes sortis de cette horrible solitude nous trouvâmes très-peu de
différence entre cette contrée et la Tartarie-Mongole.



DERNIÈRE AFFAIRE.


Nous trouvâmes les habitants pour la plupart payens et ne valant guère
mieux que les Sauvages de l'Amérique. Leurs maisons et leurs villages
sont pleins d'idoles, et leurs mœurs sont tout-à-fait barbares, excepté
dans les villes et dans les villages qui les avoisinent, où ces pauvres
gens se prétendent Chrétiens de l'Église grecque, mais vraiment leur
religion est encore mêlée à tant de restes de superstitions que c'est à
peine si l'on peut en quelques endroits la distinguer d'avec la
sorcellerie et la magie.

En traversant ce steppe, lorsque nous avions banni toute idée de danger
de notre esprit, comme je l'ai déjà insinué, nous pensâmes être pillés
et détroussés, et peut-être assassinés par une troupe de brigands.
Étaient-ils de ce pays, étaient-ce des bandes roulantes d'Ostiaks
(espèce de Tartares ou de peuple sauvage du bord de l'Oby) qui rôdaient
ainsi au loin, ou étaient-ce des chasseurs de zibelines de Sibérie, je
suis encore à le savoir, mais ce que je sais bien, par exemple, c'est
qu'ils étaient touts à cheval, qu'ils portaient des arcs et des flèches
et que nous les rencontrâmes d'abord au nombre de quarante-cinq environ.
Ils approchèrent de nous jusqu'à deux portées de mousquet, et sans autre
préambule, ils nous environnèrent avec leurs chevaux et nous examinèrent
à deux reprise très-attentivement. Enfin ils se postèrent juste dans
notre chemin, sur quoi nous nous rangeâmes en ligne devant nos chameaux,
nous n'étions pourtant que seize hommes en tout, et ainsi rangés nous
fîmes halte et dépêchâmes le valet sibérien au service du jeune
seigneur, pour voir quelle engeance c'était. Son maître le laissa aller
d'autant plus volontiers qu'il avait une vive appréhension que ce ne fût
une troupe de Sibériens envoyés à sa poursuite. Cet homme s'avança vers
eux avec un drapeau parlementaire et les interpella. Mais quoiqu'il sût
plusieurs de leurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put
comprendre un mot de ce qu'ils répondaient. Toutefois à quelques signes
ayant cru reconnaître qu'ils le menaçaient de lui tirer dessus s'il
s'approchait, ce garçon s'en revint comme il était parti. Seulement il
nous dit qu'il présumait, à leur costume, que ces Tartares devaient
appartenir à quelque horde calmoucke ou circassienne, et qu'ils devaient
se trouver en bien plus grand nombre dans le désert, quoiqu'il n'eût
jamais entendu dire qu'auparavant ils eussent été vus si loin vers le
Nord.

C'était peu consolant pour nous, mais il n'y avait point de remède.--À
main gauche, à environ un quart de mille de distance, se trouvait un
petit bocage, un petit bouquet d'arbres très-serrés, et fort près de la
route. Sur-le-champ je décidai qu'il nous fallait avancer jusqu'à ces
arbres et nous y fortifier de notre mieux, envisageant d'abord que leur
feuillage nous mettrait en grande partie à couvert des flèches de nos
ennemis, et, en second lieu, qu'ils ne pourraient venir nous y charger
en masse: ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote, qui en fit la
proposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui ne
l'abandonnait jamais, d'être toujours le plus prompt et plus apte à nous
diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses. Nous
avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâte ce petit
bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous ne savions comment
les appeler, eussent fait le moindre mouvement pour nous en empêcher.
Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notre grande satisfaction,
que c'était un terrain marécageux et plein de fondrières d'où, sur le
côté, s'échappait une fontaine, formant un ruisseau, joint à quelque
distance de là par un autre petit courant. En un mot c'était la source
d'une rivière considérable appelée plus loin Wirtska. Les arbres qui
croissaient autour de cette source n'étaient pas en tout plus de deux
cents, mais ils étaient très-gros et plantés fort épais. Aussi dès que
nous eûmes pénétré dans ce bocage vîmes-nous que nous y serions
parfaitement à l'abri de l'ennemi, à moins qu'il ne mît pied à terre
pour nous attaquer.

Mais afin de rendre cette attaque même difficile, notre vieux Portugais,
avec une patience incroyable, s'avisa de couper à demi de grandes
branches d'arbres et de les laisser pendre d'un tronc à l'autre pour
former une espèce de palissade tout autour de nous.

Nous attendions là depuis quelques heures que nos ennemis exécutassent
un mouvement sans nous être apperçus qu'ils eussent fait mine de bouger,
quand environ deux heures avant la nuit ils s'avancèrent droit sur nous.
Quoique nous ne l'eussions point remarqué, nous vîmes alors qu'ils
avaient été rejoints par quelques gens de leur espèce, de sorte qu'ils
étaient bien quatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous crûmes
distinguer quelques femmes. Lorsqu'ils furent à demi-portée de mousquet
de notre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et leur adressâmes la
parole en langue russienne pour savoir ce qu'ils voulaient et leur
enjoindre de se tenir à distance; mais comme ils ne comprenaient rien à
ce que nous leur disions ce coup ne fit que redoubler leur fureur, et
ils se précipitèrent du côté du bois ne s'imaginant pas que nous y
étions si bien barricadés qu'il leur serait impossible d'y pénétrer.
Notre vieux pilote, qui avait été notre ingénieur, fut aussi notre
capitaine. Il nous pria de ne point faire feu dessus qu'ils ne fussent à
portée de pistolet, afin de pouvoir être sûrs de leur faire mordre la
poussière, et de ne point tirer que nous ne fussions sûrs d'avoir bien
ajusté. Nous nous en remîmes à son commandement, mais il différa si
long-temps le signal que quelques-uns de nos adversaires n'étaient pas
éloignés de nous de la longueur de deux piques quand nous leur envoyâmes
notre décharge.

Nous visâmes si juste, ou la Providence dirigea si sûrement nos coups,
que de cette première salve nous en tuâmes quatorze et en blessâmes
plusieurs autres, cavaliers et chevaux; car nous avions touts chargé nos
armes de deux ou trois balles au moins.

Ils furent terriblement surpris de notre feu, et se retirèrent
immédiatement à environ une centaine de verges. Ayant profité de ce
moment pour recharger nos armes, et voyant qu'ils se tenaient à cette
distance, nous fîmes une sortie et nous attrapâmes quatre ou cinq de
leurs chevaux dont nous supposâmes que les cavaliers avaient été tués.
Aux corps restés sur la place nous reconnûmes de suite que ces gens
étaient des Tartares; mais à quel pays appartenaient-ils, mais comment
en étaient-ils venus faire une excursion si longue, c'est ce que nous ne
pûmes savoir.

Environ une heure après ils firent un second mouvement pour nous
attaquer, et galopèrent autour de notre petit bois pour voir s'ils
pourraient y pénétrer par quelque autre point; mais nous trouvant
toujours prêts à leur faire face ils se retirèrent de nouveau: sur quoi
nous résolûmes de ne pas bouger de là pour cette nuit.

Nous dormîmes peu, soyez sûr. Nous passâmes la plus grande partie de la
nuit à fortifier notre assiette, et barricader toutes les percées du
bois; puis faisant une garde sévère, nous attendîmes le jour. Mais,
quand il parut, il nous fit faire une fâcheuse découverte; car l'ennemi
que nous pensions découragé par la réception de la veille, s'était
renforcé de plus de deux cents hommes et avait dressé onze ou douze
huttes comme s'il était déterminé à nous assiéger. Ce petit camp était
planté en pleine campagne à trois quarts de mille de nous environ. Nous
fûmes tout de bon grandement surpris à cette découverte; et j'avoue que
je me tins alors pour perdu, moi et tout ce que j'avais. La perte de mes
effets, bien qu'ils fussent considérables, me touchait moins que la
pensée de tomber entre les mains de pareils barbares, tout à la fin de
mon voyage, après avoir traversé tant d'obstacles et de hasards, et même
en vue du port où nous espérions sûreté et délivrance. Quant à mon
partner il enrageait; il protestait que la perte de ses marchandises
serait sa ruine, qu'il aimait mieux mourir que d'être réduit à la misère
et qu'il voulait combattre jusqu'à la dernière goutte de son sang.

Le jeune seigneur, brave au possible, voulait aussi combattre jusqu'au
dernier soupir, et mon vieux pilote avait pour opinion que nous pouvions
résister à nos ennemis, postés comme nous l'étions. Toute la journée se
passa ainsi en discussions sur ce que nous devions faire, mais vers le
soir nous nous apperçûmes que le nombre de nos ennemis s'était encore
accru. Comme ils rôdaient en plusieurs bandes à la recherche de quelque
proie, peut-être la première bande avait-elle envoyé des exprès pour
demander du secours et donner avis aux autres du butin qu'elle avait
découvert, et rien ne nous disait que le lendemain ils ne seraient pas
encore en plus grand nombre; aussi commençai-je à m'enquérir auprès des
gens que nous avions amenés de Tobolsk s'il n'y avait pas d'autres
chemins des chemins plus détournés par lesquels nous pussions échapper à
ces drôles pendant la nuit, puis nous réfugier dans quelque ville, ou
nous procurer une escorte pour nous protéger dans le désert.

Le Sibérien, domestique du jeune seigneur, nous dit que si nous avions
le dessein de nous retirer et non pas de combattre, il se chargerait à
la nuit de nous faire prendre un chemin conduisant au Nord vers la
rivière Petraz, par lequel nous pourrions indubitablement nous évader
sans que les Tartares y vissent goutte; mais il ajouta que son seigneur
lui avait dit qu'il ne voulait pas s'enfuir, qu'il aimait mieux
combattre. Je lui répondis qu'il se méprenait sur son seigneur qui était
un homme trop sage pour vouloir se battre pour le plaisir de se battre;
que son seigneur avait déjà donné des preuves de sa bravoure, et que je
le tenais pour brave, mais que son seigneur avait trop de sens pour
désirer mettre aux prises dix-sept ou dix-huit hommes avec cinq cents, à
moins d'une nécessité inévitable.--«Si vous pensez réellement,
ajoutai-je, qu'il nous soit possible de nous échapper cette nuit, noue
n'avons rien de mieux à faire.»--«Que mon seigneur m'en donne l'ordre,
répliqua-t-il, et ma vie est à vous si je ne l'accomplis pas.» Nous
amenâmes bientôt son maître à donner cet ordre, secrètement toutefois,
et nous nous préparâmes immédiatement à le mettre à exécution.

Et d'abord, aussitôt qu'il commença à faire sombre, nous allumâmes un
feu dans notre petit camp, que nous entretînmes et que nous disposâmes
de manière à ce qu'il pût brûler toute la nuit, afin de faire croire aux
Tartares que nous étions toujours là; puis, dès qu'il fit noir,
c'est-à-dire dès que nous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne
voulut pas bouger auparavant), touts nos chevaux et nos chameaux se
trouvant prêts et chargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui, je ne
tardai pas à m'en appercevoir, se guidait lui-même sur l'étoile polaire,
tout le pays ne formant jusqu'au loin qu'une vaste plaine.

Quand nous eûmes marché rudement pendant deux heures, le ciel, non pas
qu'il eût été bien sombre jusque-là, commença à s'éclaircir, la lune se
leva, et bref il fit plus clair que nous ne l'aurions souhaité. Vers six
heures du matin nous avions fait près de quarante milles, à vrai dire
nous avions éreinté nos chevaux. Nous trouvâmes alors un village russien
nommé Kirmazinskoy où nous nous arrêtâmes tout le jour. N'ayant pas eu
de nouvelles de nos Tartares Calmoucks, environ deux heures avant la
nuit nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu'à huit heures du
matin, moins vite toutefois que la nuit précédente. Sur les sept heures
nous passâmes une petite rivière appelée Kirtza et nous atteignîmes une
bonne et grande ville habitée par les Russiens et très-peuplée, nommée
Osomoys. Nous y apprîmes que plusieurs troupes ou hordes de Calmoucks
s'étaient répandues dans le désert, mais que nous n'en avions plus rien
à craindre, ce qui fut pour nous une grande satisfaction, je vous
l'assure. Nous fûmes obligés de nous procurer quelques chevaux frais en
ce lieu, et comme nous avions grand besoin de repos, nous y demeurâmes
cinq jours; et mon partner et moi nous convînmes de donner à l'honnête
Sibérien qui nous y avait conduits, la valeur de dix pistoles pour sa
peine.

Après une nouvelle marche de cinq jours nous atteignîmes Veussima, sur
la rivière Witzogda qui se jette dans la Dvina: nous touchions alors au
terme heureux de nos voyages par terre, car ce fleuve, en sept jours de
navigation, pouvait nous conduire à Archangel. De Veussima nous nous
rendîmes à Laurenskoy, au confluent de la rivière, le 3 juillet, où nous
nous procurâmes deux bateaux de transport, et une barge pour notre
propre commodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous arrivâmes touts
sains et saufs à Archangel le 18, après avoir été un an cinq mois et
trois jours en voyage, y compris notre station de huit mois et quelques
jours à Tobolsk.

Nous fûmes obligés d'y attendre six semaines l'arrivée des navires, et
nous eussions attendu plus long-temps si un navire hambourgeois n'eût
devancé de plus d'un mois touts les vaisseaux anglais. Considérant alors
que nous pourrions nous défaire de nos marchandises aussi
avantageusement à Hambourg qu'à Londres, nous prîmes touts passage sur
ce bâtiment. Une fois nos effets à bord, pour en avoir soin, rien ne fut
plus naturel que d'y placer mon intendant, le jeune seigneur, qui, par
ce moyen, put se tenir caché parfaitement. Tout le temps que nous
séjournâmes encore il ne remit plus le pied à terre, craignant de se
montrer dans la ville, où quelques-uns des marchands moscovites
l'eussent certainement vu et reconnu.

Nous quittâmes Archangel le 20 août de la même année, et, après un
voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dans l'Elbe le 13 septembre. Là,
mon partner et moi nous trouvâmes un très-bon débit de nos marchandises
chinoises, ainsi que de nos zibelines et autres pelleteries de Sibérie.
Nous fîmes alors le partage de nos bénéfices, et ma part montait à 3,475
livres sterling 17 _shillings_ et 3 _pence_, malgré toutes les pertes
que nous avions essuyées et les frais que nous avions eus; seulement, je
me souviens que j'y avais compris la valeur d'environ 600 livres
sterling pour les diamants que j'avais achetés au Bengale.

Le jeune seigneur prit alors congé de nous, et s'embarqua sur l'Elbe,
dans le dessein de se rendre à la Cour de Vienne, où il avait résolu de
chercher protection et d'où il pourrait correspondre avec ceux des amis
de son père qui vivaient encore. Il ne se sépara pas de moi sans me
témoigner toute sa gratitude pour le service que je lui avais rendu, et
sans se montrer pénétré de mes bontés pour le prince son père.

Pour conclusion, après être demeuré près de quatre mois à Hambourg, je
me rendis par terre à La Haye, où je m'embarquai sur le paquebot, et
j'arrivai à Londres le 10 janvier 1705. Il y avait dix ans et neuf mois
que j'étais absent d'Angleterre.

Enfin, bien résolu à ne pas me harasser davantage, je suis en train de
me préparer pour un plus long voyage que touts ceux-ci, ayant passé
soixante-douze ans d'une vie d'une variété infinie, ayant appris
suffisamment à connaître le prix de la retraite et le bonheur qu'il y a
à finir ses jours en paix.


FIN DE ROBINSON



NOTES:


[1] Voir à la Dissertation religieuse.

[2] Voir à la Dissertation religieuse.

[3] Ce paragraphe et le fragment que nous renvoyons à la Dissertation
ont été supprimés dans une édition contemporaine où l'on se borne au
rôle de traducteur fidèle.

[4] La pièce de huit ou de huit testons, dont il a souvent été parlé
dans le cours de cet ouvrage, est une pièce d'or portugaise valant
environ 5 Fr. 66 cent.

[5] Le _MOIDORES_ que les Français nomment _noror_ et les Portugais
_nordadouro_, est aussi une pièce d'or qui vaut environ 33 Fr. 96 cent.
P. B.

[6] Dans l'édition où l'on se borne au rôle de traducteur fidèle, les
cinq paragraphes, à partir de: _J'eus alors la pensée_..., jusqu'à: _ma
fidèle amie la veuve_..., ont été supprimés. P. B.

[7] Dans l'édition où l'on se borne au rôle de traducteur fidèle, les
cinq paragraphes précédents ont été supprimés. P. B.

[8] What is bred in the bone will not go out of the flesh.

[9]

/*[4]
    Free from vices, free from care,
    Age has me pains, and youth ne snare.
*/

[10] Un liard, un quart de denier sterling.

[11] Petit navire à un mât. _(Note du correcteur--ELG.)_

[12] Gros canon court. _(Note du correcteur--ELG.)_

[13] Hôpital des fous.

[14] Voir à la Dissertation religieuse.

[15] Voir à la Dissertation religieuse.

[16] Voir à la Dissertation religieuse.

[17] _Straggling_. La traduction contemporaine (indigne du beau nom de
MADAME TASTU) dont il est parlé dans notre préface et dans les quelques
notes précédentes, porte TRAÎNARDS. Toutes les pages de cette traduction
sont émaillées de pareils BARBARISMES: il est déplorable qu'un livre
destiné à l'éducation de la jeunesse soit une école de jargon. P. B.

[18] Dans la susdite traduction contemporaine, indigne du beau nom de
MADAME TASTU, où, soi-disant, on se borne au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE,
ce paragraphe et le suivant sont complètement passés. P. B.

[19] Ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de
MADAME TASTU, est intercalé un long rabâchage sur la sincérité de cet
ecclésiastique et sur le faux zèle et la rapacité des missionnaires, où
il est dit que le Chinois Confucius fait partie du calendrier de nos
Saints. Je ne sais si ce morceau peu regrettable est de Daniel de Foë:
je ne l'ai point trouvé dans l'édition originale de Stockdale, ni dans
l'édition donnée par John Walker en 1848 P. B.

[20] Ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de
MADAME TASTU, se trouve entre mille autres, cette phrase barbare:
_Lorsqu'un des matelots vint à moi, et me dit qu'il voulait_ M'ÉVITER LA
PEINE...

Pardon, on N'ÉVITE pas une peine à quelqu'un. On épargne une peine,
c'est un mauvais lieu et une mauvaise traduction qu'on évite. Je l'ai
déjà dit, il serait bien dans un livre destiné à l'éducation de la
jeunesse d'éviter de pareilles incongruités. P. B.

[21] _But I am sure we came honestly and fairly by the ship._--Ici,
dans la traduction contemporaine, toujours indigne du beau nom de MADAME
TASTU, on a confondu le verbe TO COME, venir, et TO COME BY, qui a le
sens d'acquérir et l'on a fait ce joli non-sens et contresens: ET QUE JE
SOIS SÛR D'ÊTRE VENU TRÈS-PAISIBLEMENT ET TRÈS-HONNÊTEMENT SUR CE
NAVIRE.--Nous citons ceci entre mille comme mémento seulement. P. B.

[22] Dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de MADAME
TASTU, où, soi-disant, on se borne au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE, toute
la fin de ce paragraphe est supprimée et remplacée par ce non-sens:
C'EÛT ÉTÉ NOTRE PESTE, SANS AUCUN ESPOIR DE SALUT. P. B.

[23] On a passé sous silence tout le commencement de ce paragraphe et la
moitié du précédent, dans la traduction contemporaine, indigne du beau
nom de MADAME TASTU, où, soi-disant, on s'est borné rôle de TRADUCTEUR
FIDÈLE. P.B.

[24] On a passé sous silence toute la fin de ce paragraphe dans la
traduction, indigne du beau nom de MADAME TASTU, où, soi-disant, on
s'est borné au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE. P. B.

[25] _Paucité_: Petite quantité, petit nombre. (Note du correcteur ELG)

[26] On a supprimé toute la fin de ce paragraphe, ainsi que la fin de
trois ou quatre paragraphes précédents et suivants, dans la traduction
contemporaine, indigne du beau nom de MADAME TASTU, où, soi-disant, on
s'est borné au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE. P. B.

[27] On a passé sous silence la fin de ce paragraphe et le commencement
du suivant dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de
MADAME TASTU.--Désormais nous nous abstiendrons, de relever les
mutilations que, dans la nouvelle traduction, on a fait subir à toute la
dernière partie de ROBINSON: il faudrait une note à chaque phrase. (P.
B.)

[28] Nous avions promis de ne plus faire de notes; cependant, il ne nous
est guère possible de ne pas dire qu'ici, dans la traduction
contemporaine, indigne du beau nom de MADAME TASTU, on a passé sous
silence CINQ pages et DEMIE du texte original, à partir de _Vers le
soir..._ jusqu'à _Le matin_...: c'est vraiment commode. P. B.





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