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Title: L'homme sauvage
Author: Mercier, Louis Sébastien
Language: French
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Libraries)



    Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été
    conservée et n'a pas été harmonisée, mais les erreurs
    typographiques évidentes ont été corrigées. La numérotation des
    chapitres a été corrigée.



  _L'HOMME_
  SAUVAGE.



  _L'HOMME_
  SAUVAGE.

  PAR M. MERCIER.

    _Sponte suâ sine lege fidem rectumque colebat._
    OVID. Metam. lib. I.

  [Vignette]

  _A NEUCHATEL_,
  De l'Imprimerie de la Société Typographique.
  M. DCC. LXXXIV.



Ce roman est un des premiers ouvrages de l'auteur. Comme il
appartient à la collection de ses œuvres, nous l'avons réimprimé. Il
est neuf par les additions qu'on y trouvera. On a joint à cette fiction
philosophique _les Amours de Cherale_, petit poëme en six chants,
qui fut composé à la même époque, c'est-à-dire, dans la jeunesse de
l'auteur.

C'est sous ces mêmes format & caracteres qu'il fera imprimer la suite
de ses œuvres. On peut les acquérir successivement, sans craindre
qu'il y ait aucune différence dans l'exécution; & l'on recevra à
certaines époques les titres généraux.



[Bandeau]

  L'HOMME
  _SAUVAGE_.

INTRODUCTION.


Le chevalier Baltimore fut envoyé en Amérique en 1672 par la cour
d'Angleterre. Il joignoit la sagesse & la modération à l'esprit de
gouvernement, & une prudence consommée à tout le feu de la valeur.
On le vit toujours aussi fidele aux leçons de l'expérience qu'aux
inspirations de son propre génie. Il ne donna rien au hasard, dans une
place où il pouvoit tout oser.

Ce fut avec la joie la plus vive qu'il reçut le poste honorable que
lui confioit sa patrie. Avide, dès l'enfance, des relations du
Nouveau-Monde, il avoit mis dans tous les tems son étude & son plaisir
à rechercher les traits primitifs de la nature humaine, si défigurée
par toutes nos institutions. Il vouloit connoître l'homme tel qu'il est
sous l'empire de la nature, & savoir s'il est né bon, ou s'il porte
originairement dans le cœur ce germe de cruauté qui se développe
quelquefois d'une maniere si terrible pour l'intérêt de ses moindres
passions.

Le chevalier avoit consulté avec soin les livres des voyageurs; il
avoit suivi les raisonnemens des philosophes; il avoit tout entendu,
pour se former une juste idée du caractere de ces peuples nouveaux;
& par ce moyen il avoit cru pouvoir démêler ce qui appartient à la
nature, d'avec ce qui est le fruit de l'éducation & de l'usage.

Mais après avoir beaucoup lu, que trouva-t-il? Des récits qui se
contredisoient, des jugemens opposés & quelques faits particuliers
donnés pour des coutumes générales. Il vit que l'habit de
missionnaire ou de commerçant avoit dicté leurs opinions diverses, &
que l'amour du merveilleux avoit été le foible des voyageurs les plus
intrépides.

On vantoit le bon-sens naturel des Indiens; & comment le concilier avec
l'extravagance de leur culte? On exaltoit leur courage; mais à chaque
pas la plus misérable superstition sembloit le démentir.

Le chevalier parvint peu à peu à dédaigner les sources où il cherchoit
à puiser ces connoissances difficiles; il ne courut plus avec
empressement au-devant du premier voyageur qui débarquoit; il ne crut
que ses propres réflexions & son cœur: mais son cœur devint pour
lui un interprete infidele.

En se mettant à la place d'un homme qui vit sous les loix simples de
la nature, en suivant ses mouvemens & la progression de ses idées, en
analysant ses sensations, en composant les loix ou les opinions qu'il
peut se forger, il ne fit, comme bien d'autres, qu'embrasser ce qui
plaisoit à son imagination.

Il avoit écouté la voix de son cœur qui étoit généreux, & son
cœur lui avoit assuré que l'homme est né bon: ainsi il avoit jeté
le caractere de tous les hommes dans un même moule; & après leur avoir
prêté toutes les idées de sa raison exercée, il s'étoit applaudi de
l'heureux plan de son admirable systême.

Un voyage qu'il fit en Amérique lui donna cependant lieu de le
soumettre à un nouvel examen. Ce fut là qu'il fit la connoissance de
Williams, Indien, qui avoit vécu long-tems dans un état absolument
sauvage. Williams étoit auparavant connu sous le nom de Zidzem. Zidzem,
par une suite de son étonnante destinée, avoit été conduit à Londres,
ramené en Amérique, & après plusieurs aventures singulieres, s'étoit
établi dans le comté de Kilkenny au midi de l'Irlande, où il vivoit en
sage, d'un bien acquis par une honnête industrie.

Ce fut une rencontre bien précieuse au chevalier Baltimore qui, allant
visiter ses terres en Irlande, retrouva cet Indien & se l'attacha par
les avances de la plus tendre amitié.

Elle ne tarda pas à devenir mutuelle: alors le chevalier se flatta de
pouvoir apprendre avec certitude quels étoient les mouvemens naturels
& les passions primitives du cœur de l'homme, jusqu'ici l'énigme la
plus inexplicable qui soit dans la nature.

Williams possédoit une conception vive & facile. Ses voyages l'avoient
formé dans plusieurs connoissances, & son goût pour la lecture avoit
enrichi son esprit de mille traits instructifs. Les bons écrivains,
tant anciens que modernes, ne lui étoient pas inconnus. Lorsque leur
amitié fut parfaitement cimentée, le chevalier exigea de son ami qu'il
mît par écrit tout ce qu'il avoit éprouvé depuis sa plus tendre enfance
jusqu'au moment où il s'étoit trouvé parmi des peuples policés. Il
voulut encore qu'il décrivît & ses premiers penchans, & ses premiers
desirs, & le fil de ses idées; qu'il rapportât dans le plus grand
détail ce qui l'avoit affecté le plus vivement, & de quelle maniere
sur-tout il l'avoit été.

Son ami se refusa plus d'une fois à cette demande, parce qu'il
sentoit toutes les difficultés de l'exécution. Comment en effet se
rappeller des sensations primitives, effacées & détruites par tant
d'autres? Comment retrouver la chaîne de ses propres idées & le nœud
invisible qui a servi à les joindre? La mémoire ne suffit pas pour
cette grande opération.

Cependant, après avoir réfléchi très-long-tems, être descendu en
lui-même, être revenu sur ses premieres années, il se rappella un
certain nombre de faits, dont rien n'avoit pu effacer l'impression; &
cédant aux ardentes prieres de l'amitié & de la philosophie, il envoya
l'histoire suivante au chevalier Baltimore. Celui-ci, dans le premier
transport de sa joie, en fit part à un de ses amis, aussi curieux
que lui sur cette intéressante matiere. Cet ami a commis une petite
infidélité en faveur d'un de mes parens, & je publie l'histoire pour
expier sa faute.

Que celui qui voudroit proscrire ce tableau de la nature humaine,
réfléchisse avant tout & craigne de se tromper. Qui osera affirmer
que la nature seule est une mauvaise législatrice? Qui osera condamner
les actions & les pensées d'un sauvage, lorsque, retenu dans une
ignorance invincible, il suit ce que l'instinct & le sentiment lui
prescrivent? Sera-ce l'homme civilisé, l'habitant des villes, chez
qui tous ces traits primitifs sont altérés? Ah! respectons plutôt cet
instinct sacré, donné par l'Auteur de tous les êtres, & souvenons-nous
que plus l'homme cherche à l'obscurcir, à l'étouffer, plus il s'éloigne
de la félicité.

[Vignette]



CHAPITRE Ier.

(_Williams parle à son ami jusqu'à la fin de l'ouvrage._)


Qu'exigez-vous de moi, cher chevalier, lorsque vous voulez que je vous
décrive le véritable état de mon ame dans ces tems où la nature seule
m'inspiroit, où heureux dans la solitude des montagnes de Xarico, je
vivois avec la tendre Zaka, criminelle & innocente à la fois? Vous
oubliez que vous allez rouvrir des plaies qui saignent encore; vous
oubliez que pour vous obéir il me faut éprouver la plus vive des
douleurs. Mes larmes arrosent le papier.... Ah, Zaka, malheureuse Zaka!
la religion condamne les pleurs que m'arrache ton souvenir: je le sais
aujourd'hui; mais la nature, mais mon cœur ne peuvent les retenir.

Ferai-je un fidele portrait de moi-même? Me peindrai-je avec un
cœur dépravé? moi qui dès le premier instant où j'ai senti mon
existence, ai chéri la vertu, avant même que ma bouche eût appris à
prononcer son nom.

Cependant l'infortuné Zidzem a été déclaré publiquement coupable, lui
qui se flattoit d'être innocent! Que ce souvenir m'est cruel! On est
donc coupable sans le savoir. Eh, pouvois-je deviner les loix établies
pour la tranquillité ou la félicité d'un grand peuple, tandis que
j'étois seul dans un désert?

Voici mon histoire: elle justifiera peut-être, mais elle servira
très-peu à éclaircir vos doutes. Vous voulez approfondir de grandes
questions, dont la solution passe, je crois, notre portée. La raison de
l'homme, abandonnée à elle-même, peut-elle s'élever à la connoissance
d'un Créateur? Peut-elle éclairer par degrés notre foible entendement?
Est-il possible enfin à l'homme de connoître le véritable rapport
de ses devoirs? Oh! ne desirez-vous rien de trop, cher chevalier?
Vous-même jugez-vous.

Tous les hommes auroient-ils agi comme moi, s'ils se fussent trouvés
dans ma situation? & d'après ce que l'un a fait, peut-on décider
de ce que l'autre auroit pu faire? Sans doute nous avons besoin d'une
main céleste qui nous conduise dans une route aussi incertaine; mais
est-il impossible à l'homme de réfléchir sur lui-même, d'écouter la
voix secrete de son cœur, & de remonter ainsi aux principes de
cette loi sublime & invariable, qui dirige tous les êtres? Aura-t-il
absolument besoin d'un secours étranger pour sentir l'existence d'un
premier Être? La vertu est-elle incompatible avec l'ignorance? Le
cœur n'a-t-il pas ses lumieres, & plus pures que celles de l'esprit?
Hélas! avant que l'Eternel eût daigné faire descendre sur la terre ces
vérités lumineuses & consolantes, la raison n'avoit-elle pas su les
entrevoir? Ne portons-nous pas le germe d'un sentiment actif, qui ne
demande que la moindre étincelle pour croître & se développer?

Je vous envoie mon histoire, parce que vous êtes mon ami, & que j'aime
à vous avoir pour témoin de toutes mes pensées. Mais dérobez-les,
je vous prie, aux yeux de ces hommes qui veulent exercer un despotisme
sur les esprits, & qui font un crime de ne point adorer leurs prétendus
oracles. Nourris dans les disputes de l'école, accoutumés à recevoir
les idées anciennes, ils prononcent hardiment sur l'homme qu'ils
ne connoissent pas, & lancent ensuite leur foudre sur le fantôme
qu'ils ont imaginé. Evitez ces docteurs vains, leur orgueil & leur
intolérance. Ils voudront vous persuader que Zidzem, qui va vous
crayonner la sensibilité de son cœur, est un libertin, un insensé,
peut-être un impie qui, sous un air de simplicité, cache le coupable
dessein de renverser leur systême. Ils se vengeroient à juste titre:
le bon Zidzem a quelquefois été curieux de s'enfoncer dans le dédale
obscur de leur philosophie scholastique, & il s'y est égaré avec eux;
mais du moins il a ri, en sortant de leur pompeuse école, tel qu'un
homme sage, en s'éveillant, se moque du songe ridicule qui a fatigué
ses sens.

Pourquoi aussi n'a-t-il pas adopté leurs chimeres? Pourquoi
n'a-t-il pas reconnu cette perversité originelle qui, selon eux, est
notre partage? Pourquoi a-t-il cru qu'on pouvoit lire la grandeur &
la magnificence du Créateur dans la voûte du firmament comme dans
un livre? Pourquoi a-t-il pensé que le Juge incorruptible, qu'on ne
trompe point, réside en nous-mêmes? Pourquoi a-t-il découvert que
toutes les fables dont la terre est remplie ne sont que des emblêmes
d'une idée primitive & qui appartient à tout homme qui, au lieu de
disputer, ne veut que sentir? Faut-il des argumens pour adorer? Faut-il
compulser des livres pour apprendre à être juste & bon? N'est-on
généreux, compatissant, qu'à la suite de longues études? L'innocence
ne suffit-elle pas, & n'appartient-elle point au premier mouvement de
l'ame? Je ne suis ni philosophe, ni savant; je n'ai point, comme eux,
l'ambition d'élever un systême sur un échafaudage de mots. Je ne veux
être ici que l'historien de mes sensations, & des idées qu'elles m'ont
fait naître.



CHAPITRE II.


Je suis né parmi les Chébutois, peuple du sud de l'Amérique, peuple
long-tems illustre & vainqueur. Pardonnez si je me fais gloire de ma
patrie, & si je laisse entrevoir quelqu'orgueil au nom de ma nation.

Avant que l'avarice & la cruauté, sous les vêtemens d'une religion
sainte, eussent trouvé le chemin de l'Amérique, pour effrayer un
nouveau monde de l'assemblage horrible de tous les crimes, les
Chébutois étoient un peuple aussi renommé dans l'Amérique, que les
François le sont aujourd'hui au milieu de l'Europe. Ils ont donné des
habitans, des rois & des loix au Pérou.

Lorsque j'ai commencé à lire les auteurs Européens, j'ai cherché
avidement ce qu'ils avoient dit du bon incas Cabot, qui avoit régné
sur tant de millions d'hommes, & qui, malgré l'étendue de son empire,
avoit su les rendre tous heureux; ce qu'ils avoient pensé du sage
Zulma, du victorieux Ozimo qui triomphoit pour pardonner, & de vingt
autres monarques distingués par des vertus héroïques & particulieres.
Quels furent mon étonnement & ma douleur, de feuilleter vainement une
prétendue histoire universelle, & de ne pas trouver leurs noms, pas
même celui de ma patrie! Mais à la place de ces noms sacrés, je lus
l'énumération de toutes les folies d'un certain Jaques, les attentats
multipliés d'un Henri qui faisoit couper la tête à ses femmes l'une
après l'autre, pour en épouser une nouvelle en sûreté de conscience, &
combien de maîtresses avoit entretenu un roi voluptueux, nommé Charles.

Quoi, dis-je en soupirant, la vertu, la sagesse, la valeur de Cabot,
de Zulma, d'Ozimo, sont restées inconnues, & la sottise, les crimes de
ces indignes souverains sont éternisés! La pensée que, dans quelques
siecles, ces livres périroient sans doute avec la mémoire de leurs
héros, fut la seule chose qui servit à me consoler.

Lors donc que les Espagnols, guidés par la soif de l'or & du sang,
la foi & la rage dans le cœur, la flamme & la croix à la main,
aborderent les malheureuses contrées de l'Amérique, les Chébutois
n'inspirerent pas plus de pitié que les autres peuples. Ces Européens
altérés d'or attaquerent des nations qui ne les avoient point offensés,
attenterent à leurs biens, à leur liberté, à leur vie, & prêcherent
ensuite une religion qu'ils avoient rendue aussi détestable qu'eux.
Les tourmens étoient les interpretes de ces barbares, un bûcher
enflammé leur réponse, & la cupidité l'origine de leur zele affreux.
Ils annonçoient un Dieu pere de tous les humains, & ils massacroient
des créatures humaines qui ne pouvoient sûrement reconnoître en eux
des hommes. Je ne m'étendrai point sur cette plaie cruelle faite à la
religion & à l'humanité; d'ailleurs ces horreurs sont assez connues, &
les Européens doivent à jamais rougir de ne pouvoir les effacer de leur
histoire.

Un petit nombre de Chébutois se sauverent dans les montagnes
de Xarico, pour se dérober à un esclavage plus cruel pour eux que
la mort. Une autre partie poussa jusqu'aux frontieres du Pérou;
là, l'imagination encore troublée des vastes scenes de carnage,
ils croyoient toujours rencontrer leurs farouches assassins. Les
tristes restes de plusieurs nations Américaines s'unirent & formerent
un nouveau peuple. Elles fonderent leur habitation au milieu de
petites plaines situées entre des rochers & défendues par des bois
inaccessibles. Elles s'estimoient heureuses après avoir tout perdu;
elles étoient libres.

Le gouvernement fut confié à un capitaine nommé Xalisem: son pouvoir se
bornoit à protéger la nation. Il dut cette place à sa valeur héroïque,
& non aux droits de la naissance. Les loix furent aussi simples que
l'esprit de ces peuples, & elles en étoient plus respectées: elles
tendoient à unir & non à diviser les cœurs, à concentrer l'intérêt
particulier dans l'intérêt général; elles n'attribuoient pas
quelques privileges à quelques individus pour soumettre le gros de
la nation; elles ne faisoient pas quelques heureux aux dépens de la
multitude.

Unis par le malheur, les citoyens plus égaux s'aimerent davantage.
Cependant il y avoit parmi eux presqu'autant de cultes différens
que de chefs de famille; mais ils ne se tourmenterent pas pour des
cérémonies, parce qu'ils étoient religieux, & non vains & intéressés.
Nul d'entr'eux, affectant un droit sur la pensée, n'apprenoit à haïr
son voisin à cause de sa secte. La sûreté de l'état, telle étoit la
loi universellement reconnue: alors les infracteurs étoient sévérement
punis, fussent-ils descendans d'Ozimo, fussent-ils les enfans du soleil.

J'ai remarqué avec étonnement que dans plusieurs gouvernemens la
justice détournoit son glaive devant quelques hommes puissans: ce qui
les autorisoit à trahir les intérêts de la patrie, ou à porter leurs
mains avides sur les revenus de l'état. Un pareil crime étoit inconnu
chez les Chébutois: jamais on n'entendit parler de guerres civiles
ni religieuses, & je n'ai pu me familiariser avec l'histoire des
Européens, quand j'ai vu qu'on n'avoit jamais disputé si l'on devoit
adorer Dieu, mais qu'on avoit versé des torrens de sang pour savoir
comment il faut l'adorer. Ainsi, c'est plutôt l'extérieur du culte que
le culte même, qui a servi de prétexte à l'embrasement des états; ou
plutôt l'homme a défendu la cause de son opinion, & non celle de la
Divinité. Mais a-t-elle besoin qu'on défende son culte à main armée?
Dieu ne refuse point les rayons de son soleil à l'impie adorateur des
idoles: laissons à sa suprême grandeur le soin de venger ses offenses.

Les Chébutois (car ce peuple composé de vingt peuples divers, avoient
retenu le nom qui imprimoit le plus de respect) devoient être
nécessairement les irréconciliables ennemis des cruels Espagnols: la
vengeance étoit leur premier devoir, j'ai presque dit leur vertu.
Si un Espagnol tomboit entre leurs mains, ils lui faisoient
souffrir les mêmes tourmens qu'ils avoient endurés: c'est ainsi qu'ils
satisfaisoient à la mémoire de leurs braves ancêtres, lâchement égorgés.

Les Européens accusent encore aujourd'hui les Chébutois d'avoir été
la nation la plus sanguinaire. Non, mon ami, elle fut la plus juste.
Autrefois simple & tranquille dans ses mœurs, contente des présens
de la nature, elle vivoit sans soupçonner la vengeance & la fureur;
mais à la vue de monstres nourris au carnage, à l'aspect de leurs
tyrans ensanglantés, les Chébutois imiterent leur cruauté, & bientôt
les surpasserent. Ils se familiariserent avec les arts horribles qui
portent la destruction. On ne les traita plus de stupides dès qu'on
les vit redoutables; toutes les passions violentes échauffoient leur
courage.

On vit la liberté refleurir sur des rochers, après des fleuves de sang;
mais on ne la crut pas trop chérement achetée. Les Chébutois braverent
leurs ennemis jusques sous le cacique Azeb, mon pere. Il étoit
brave, il avoit des vertus; mais, le dirai-je! il étoit plus philosophe
que politique & guerrier. L'avarice, la superstition & la tyrannie
conjurerent ensemble pour effacer de dessus la terre un peuple innocent
& libre. Les Espagnols ne pouvoient souffrir une colonie d'Indiens
voisins de leurs villes; mais comment franchir les hautes montagnes
de Xarico? comment asservir des hommes qui frémissoient au seul nom
d'esclavage? Ils espérerent obtenir de la ruse ce qu'ils n'osoient
attendre de la valeur. L'inimitié entre les deux nations paroissoit
affoiblie par le tems; quelques petites alliances étoient même formées
par le relâchement de la discipline. Ils parurent plus modérés; ils
nous porterent des paroles de paix. Le commerce s'introduisit entre les
deux peuples: cette correspondance utile consacra leurs liaisons.

Déjà quelques missionnaires s'étoient glissés chez les Chébutois:
leur extérieur composé, leur langage doux, leur zele désintéressé ou
qui paroissoit l'être, ne laisserent point soupçonner des espions
secrets parmi un peuple qui savoit combattre, vaincre & punir, mais qui
ignoroit les pieges de la trahison.



CHAPITRE III.


Mon pere, trompé par la douceur apparente de leur caractere, reçut
ces missionnaires avec bonté. Dans sa jeunesse il avoit fréquenté
quelques Européens; de sorte qu'il possédoit plusieurs connoissances
étrangeres à ses compatriotes. Amoureux des arts, il accueillit des
hommes qui les cultivoient. Il avoit de la sagesse, de la grandeur
d'ame, de l'humanité; mais il ne prévoyoit pas assez les dangers. Trop
peu défiant pour la place qu'il occupoit, il permit aux missionnaires
de prêcher librement leur religion; ne croyant pas qu'elle pût influer
sur la forme du gouvernement, & que des hommes isolés & sans armes
pussent jamais être dangereux à un peuple de guerriers. Cette religion
étoit nouvelle, imposante par ses cérémonies, annoncée par des
hommes intelligens; elle attira la foule, fit des progrès étonnans &
rapides, plut par des dehors éclatans; & telle fut la premiere semence
des troubles qui amenerent la ruine de ce peuple aveuglé.

Vous savez que les Américains ne sont pas tous de la même couleur: on
y voit des femmes qui, en blancheur & en beauté, ne le cedent en rien
aux plus belles Européennes. Ma mere Alguézire eut la gloire d'être la
plus aimable d'entr'elles. Unie à Azeb par les liens les plus doux,
elle étoit alors dans tout l'éclat de la plus florissante jeunesse. Moi
& une fille nommée Zaka étions les seuls fruits de leurs amours.

Alguézire eut le malheur de plaire à l'un des missionnaires, qui
avoit un libre accès dans la demeure de mon pere. Il s'insinua près
d'elle sous le masque de la probité; mais il ne tarda pas à trahir son
coupable dessein. Alguézire étoit une sauvage, elle fut fidelle à son
époux.

Le missionnaire, trompé dans ses desirs, après plusieurs
tentatives, eut recours à la force. Elle rendit ses efforts vains, &
se plaignit à mon pere. Azeb, armé du glaive de la justice, mais sans
haine & sans colere, crut pouvoir punir le perfide qui avoit attenté
à l'honneur d'une femme que son rang & sa vertu auroient dû faire
respecter; & selon la religion qu'il prêchoit, le séducteur audacieux
n'en étoit que plus coupable. Les loix qui prononçoient la peine de
mort contre la violence, furent exécutées.

Le châtiment de ce missionnaire eut des suites horribles: ses
compagnons le blâmoient publiquement, mais en particulier lui donnoient
le nom de martyr. Les Chébutois baptisés, excités à la révolte par
leurs sourdes manœuvres, s'emporterent injurieusement contre mon
pere; ils crurent la religion outragée dans la personne du coupable
justement puni. Animés à la vengeance par l'organe de leurs prêtres,
ils firent une alliance secrete avec les Espagnols, & les conduisirent
par des passages inconnus dans le centre des montagnes de Xarico.

Une guerre civile alloit embraser l'état, & c'étoit la religion qui
devoit aiguiser le fer. Mon pere vit qu'il seroit trop foible contre
la plus grande partie de ses sujets révoltés: il aima mieux céder pour
épargner le sang, & ce fut de cette maniere qu'il désarma ses sujets,
se flattant de les convaincre bientôt de leur profonde erreur.

Il accepta donc le traité que les Espagnols lui offrirent, parce qu'il
avoit espéré que ses sujets ouvriroient les yeux & redeviendroient
fideles à leur premier serment, gage de leur liberté, de leur bonheur.
Malheureux Azeb! plus malheureux citoyens! Tous les yeux se fermerent
sur les dangers & sur les désastres qui préparoient la ruine de la
patrie.

Tandis que les jeunes Chébutois, le front ceint de fleurs, célébroient
au milieu des festins cette nouvelle alliance, ils furent trahis par
leurs compatriotes superstitieux. Au signal qu'ils donnerent, les
Espagnols commencerent le carnage. Surpris, enveloppé de toute part, ce
peuple ne put se défendre, & le fer dans la main de la férocité
choisit à son gré ses victimes.

Azeb qui avoit un secret pressentiment de cette trahison, s'échappa
du carnage où ses sujets innocens étoient plongés. Au milieu de tant
d'horreurs, il eut la joie de voir son fils & sa fille sauvés par les
soins d'un serviteur fidele: mais parmi la foule des assassins il
perdit la belle Alguézire. O douleur! il vit la main qui perça son
cœur, il entendit les derniers mots de sa bouche expirante, & son
bras fut impuissant à la venger.

Quelques sujets rassemblés autour de sa personne protégerent sa vie &
favoriserent son évasion. Obligé de céder à leurs pleurs, il nous prit
entre ses bras; & après avoir marché long-tems, accompagné d'un seul
domestique, il se cacha dans des antres secrets à lui seul connus.

Du fond de cet asyle on distinguoit la flamme des bûchers qui
consumoient nos malheureux concitoyens, & l'écho nous reportoit sur ces
rochers déserts leurs cris lamentables. La fumée qui sortoit des
cabanes embrasées, s'élevoit en noirs tourbillons, obscurcissoit le
ciel, étendoit sa vapeur jusques sur nous & se mêloit à l'air que nous
respirions.

Ceux des nôtres qu'on voulut forcer à embrasser une religion qu'on leur
avoit trop appris à détester, aimerent mieux expirer dans les flammes.
On les vit danser autour du bûcher, puis embrasser le bois qui alloit
les réduire en cendres. Aussi courageux que les Espagnols étoient
lâches, ils chantoient au milieu des tourmens les louanges de Xuixoto,
croyant mourir pour sa gloire; & dans cette idée ils expiroient avec
une sorte de joie.

Les Espagnols ne cesserent d'égorger que lorsque les victimes leur
manquerent. Alors ils leverent leurs mains sanglantes vers le ciel,
comme pour lui offrir le sacrifice de plusieurs milliers d'hommes. Ils
se livrerent à une joie effrénée, & s'applaudirent, dans le sein de la
débauche, de leurs crimes nombreux.

Ils instituerent une fête solemnelle, où ils célébrerent la mémoire
de l'adultere, comme celle d'un saint qui devint leur digne patron.
Mais, ô châtiment de la justice divine! les chrétiens Chébutois qui
avoient trahi leurs concitoyens, furent trahis à leur tour, & reçurent
le prix de leur perfidie. Esclaves & chargés de chaînes, condamnés
aux plus vils travaux par ces mêmes Espagnols, justes une fois, leurs
remords tardifs vengerent du moins la patrie & mon pere.

[Vignette]



CHAPITRE IV.


Dans un vallon ceint de hautes montagnes & presqu'inaccessible, nous
demeurâmes cachés pendant quelques jours. N'osant sortir de dessous
la voûte d'un rocher, Azeb choisit une nuit des plus sombres, &
nous conduisit par des routes secretes vers un désert que lui seul
connoissoit. On avoit mis sa tête à prix. Que de fatigues essuya ce bon
pere veillant sur tous nos besoins pendant un voyage aussi pénible! Que
de fois il trembla pour nos misérables jours! Non, ce n'étoit point le
pouvoir qu'il regrettoit, c'étoit notre mere infortunée, dont l'image
le suivoit sans cesse. Je l'ai vu plusieurs fois, en prononçant son
nom, verser des larmes, nous approcher de son sein, nous en éloigner,
comme s'il eût craint de nous faire partager ses douleurs.

Notre débile enfance eut besoin de toute son active tendresse pour
ne pas succomber en route; mais il avoit tout prévu, & il sut
domter toutes les traverses. Accompagné du seul Caboul, son fidele
compagnon, il arriva dans l'asyle impénétrable qu'il avoit choisi pour
y terminer ses jours. Figurez-vous des rochers escarpés qui environnent
une plaine assez agréable, comme si la nature eût voulu la dérober à
tous les yeux: d'un côté les montagnes de Xarico, de l'autre des bois
inaccessibles; c'est là que, dans une caverne spacieuse, mon pere
avoit déposé ses trésors à couvert des Espagnols & de leurs recherches
avaricieuses. Là, nous nous trouvâmes en sûreté & comme dans une
citadelle où la nature prenoit soin en même tems de nous nourrir & de
nous protéger.

Je tiens tous ces détails de la bouche de mon pere, qui me les a
confirmés dans plusieurs récits. Je n'avois alors que trois ans, & Zaka
en avoit deux. C'est un âge où par sa foiblesse l'homme paroît le plus
infortuné des êtres, & où j'ai été le plus heureux parce que j'étois
insensible aux malheurs qui m'environnoient.

Dans les premiers tems nous demeurions toujours dans une caverne
obscure, & je ne savois pas alors que c'étoit pour conserver une
vie pour laquelle j'avois une indifférence absolue. Mes yeux
s'accoutumerent aux ténebres & ne m'empêcherent plus de distinguer les
objets. Aujourd'hui je jouis encore du privilege de voir distinctement
dans l'ombre la plus épaisse.

Mon pere, Caboul, Zaka, & moi, tel fut le petit nombre des infortunés
échappés à la fureur des Espagnols. Jamais mon pere ne se hasardoit
à monter au sommet des rochers, dans la crainte d'être découvert.
Nos tyrans avoient étendu leurs habitations dans les plaines qui
bordoient ces rochers: dans la suite nous nous promenions seulement
sur un petit côteau orné de gazon, où nous respirions le frais. Que
d'inquiétudes nous causâmes à la tendre sollicitude d'Azeb! Il étoit
obligé d'interrompre nos jeux innocens; il nous interdisoit jusqu'aux
cris de la joie; nous ne pouvions soupçonner pourquoi il refrénoit
nos transports, pourquoi il nous empêchoit de sortir de l'espace
circonscrit. Notre raison commençante accusoit sa sévérité, qui n'étoit
que le fruit de sa vigilante tendresse.

Notre petite plaine étoit assez fertile pour nous procurer une
nourriture suffisante & convenable: la Providence a soin de l'homme
en quelque lieu qu'il se trouve, pourvu que son travail interroge sa
libéralité. Cher chevalier, arrêtez-vous un instant; contemplez un
spectacle qui intéressera votre cœur sensible; voyez un cacique qui
s'asseyoit sur un trône d'or & possédoit autant de trésors qu'en peut
desirer l'ambition des monarques de l'Europe; voyez-le cultiver la
terre de cette même main qui portoit le sceptre. Il ne le regrette pas;
il est à lui-même, & il se trouve payé de toutes ses peines, lorsqu'un
de ses enfans lui sourit. Les désastres de sa nation, voilà ce qui le
touche encore: il a fait sans peine le sacrifice de l'autorité; mais il
ne s'accoutume pas aux images effrayantes de la patrie exterminée.
Il m'a dit souvent qu'il se trouvoit plus heureux dans cette solitude,
n'ayant à lutter que contre les besoins de la vie, que lorsqu'au milieu
des hommages qui environnent la royauté, il avoit les inquiétudes du
commandement & les soucis renaissans d'une prévoyance journaliere.

Pere tendre, il apprêtoit de ses mains l'aliment qui soutenoit notre
vie défaillante; chef adoré, il possédoit un ami dans un de ses anciens
serviteurs; & peut-être il rendoit graces au ciel de son infortune,
puisqu'il avoit rencontré un cœur, lorsqu'il n'avoit plus de diadême.

Une herbe de bon goût, le fruit du cacoyer, des racines succulentes,
quelquefois du gibier, voilà ce qui composoit les mets de notre table.
Je ne détaillerai point ici les prodiges d'industrie que le soin de
notre conservation sut dicter à mon pere. Caboul lui disputoit la
gloire du travail, & mon pere le récompensoit de son zele en s'avouant
vaincu. Nous nous étions accoutumés à le regarder aussi comme
un pere; & dans les premieres années de notre vie, nous ne mettions
aucune différence entre lui & l'auteur de nos jours. A leur rencontre
nous nous précipitions également entre leurs bras, & les caresses de
l'un & de l'autre nous sembloient tout aussi vives. Contens de notre
sort, nous ne formions aucun desir, & nous croissions en âge, sans nous
appercevoir que nous avancions dans le chemin de la vie, & que des
clartés fatales alloient bientôt rompre le charme & l'insouciance du
jeune âge.

Quant au systême de notre éducation, Azeb l'avoit dressé sur le plan
le plus sûr pour notre félicité. Il avoit résolu de nous abandonner
aux leçons de la bonne & simple nature, persuadé que tout ce qu'elle
fait est bien fait, & que ce n'est qu'en la contredisant que nous nous
sommes ouvert la source de tant de maux. Sa voix sacrée lui paroissoit
préférable à toute autre, parce qu'elle est plus sûre & que l'ignorance
vaut mieux que l'erreur.

Azeb avoit connu les loix, les coutumes & le culte de divers
peuples. Il avoit réfléchi sur les contrariétés qui obscurcissent
l'esprit de l'homme & lui font bâtir des loix chimériques à la place de
ces loix simples qui n'égarent jamais un cœur droit & sincere. Il
vouloit éloigner de nous ces opinions incertaines qui nous tourmentent,
parce que nous sentons confusément que leur base nous échappe, & il
crut avancer notre raison en nous dégageant de cette foule de mots,
source de nos disputes & de nos haines.

D'ailleurs il pensoit que comme nos jours devoient s'écouler, dans ce
lieu désert, au milieu de la paix & de l'innocence, nous n'aurions pas
besoin de préceptes, qu'il suffisoit de nous faire pratiquer ce qui
étoit bon & juste, & que l'avertissement pourroit jaillir du fond de
nos cœurs, puisque Dieu avoit daigné gratifier la nature humaine
d'un élan particulier vers la source de la vie & de l'existence. A
toutes les facultés qu'il nous a prodiguées, n'auroit-il pas joint la
fin sensible qui nous mene vers lui? Si cela n'étoit pas, chaque
être seroit donc isolé; la création seroit morte, & le lien qui nous
unit au grand tout seroit rompu: où existeroit cette intime révélation,
si du trône de sa gloire Dieu ne l'avoit gravée dans le sein du foible
nourrisson? En croissant, en levant les regards vers la voûte du
firmament, il faut qu'il la reconnoisse pour l'ouvrage de sa main, ou
il retombe dans la classe des brutes. Non, du côté de ce présent Dieu
n'a pas fait l'homme inférieur aux anges.

Le principal soin dont s'occupa Azeb, fut de nous enseigner les mots
usités & nécessaires pour les besoins de la vie; il ne nous exposoit
jamais que la signification des objets physiques; il éloigna sur-tout
de notre esprit l'idée de la mort, & il nous représentoit tous les
objets de la nature comme animés & sensibles; il nous faisoit respecter
un oiseau, une mouche, une fourmi, & nos pieds étoient accoutumés à
se détourner, de peur de l'écraser. Il nous répétoit incessamment: Ne
faites point souffrir cet animal; il n'est pas à vous; car si vous
marchez sur lui, Caboul & moi marcherons sur vous. Respectez tout ce
qui a le mouvement; car vous n'êtes pas plus dans le monde que cette
mouche qui vole.

Ainsi il abandonna nos cœurs à la sensibilité, & nous accoutuma à
regarder tout ce qui nous environnoit comme doué d'un principe de vie;
de sorte que nous étions parvenus au point de saluer les animaux comme
nos freres, comme nos égaux. Jamais notre langue ne se trempa dans leur
sang; ou quand la nécessité avoit obligé Azeb d'en mettre quelques-uns
à mort, il les tuoit loin de nos regards, & ces animaux ne portoient
plus sur notre table l'apparence d'un être qui avoit reçu un souffle de
vie.

Nous avions douze ans, que l'idée de la destruction n'étoit point
encore entrée dans notre imagination: nous jouissions des bienfaits
de la nature sans trouble & sans remords, & la mort seroit venue nous
frapper sans que nous la connussions; l'image même du dépérissement
étoit étrangere à nos réflexions.

Dès que nous pûmes le comprendre, Azeb nous parla des plaines voisines
comme d'un lieu où habitoient des méchans qui ne respectoient pas la
sensibilité de leur prochain, & qui, se faisant du mal les uns aux
autres, en feroient à tous ceux qui les approcheroient. Il nous prit à
tous deux un frisson intérieur; & envisageant qu'au-delà de ces rochers
il existoit des méchans, nous regardâmes le lieu que nous habitions
comme celui dont nous ne devions pas nous écarter, sous peine de
souffrir.

Azeb eut grand soin de nous imposer de bonne heure des travaux
proportionnés à la foiblesse de notre enfance: il nous entretint dans
ces exercices salutaires qui développerent l'usage de nos membres &
rendirent nos corps souples & agiles.

Chaque jour nous assistions au lever de l'aurore, & il ne nous étoit
pas permis de passer dans le sommeil cette heure sacrée du jour. Nous
contractâmes l'heureuse habitude du travail; il remplissoit les
trois quarts de la journée: il nous devint nécessaire, & même agréable.

Cette vie tempérée & agissante nous tenoit gais & vigoureux. Une espece
de chant mesuré accompagnoit nos exercices: la voix de Caboul & celle
de mon pere nous répondoient à une grande distance, & notre poitrine
se fortifioit en même tems que nos bras. Il m'en est resté une voix
forte, que dans la suite j'ai été obligé d'adoucir en vivant parmi des
hommes civilisés, lesquels, à mon sens, ont perdu tous les accents de
la nature, & ne font plus que siffler ou murmurer.

La santé circuloit dans nos veines; une vivacité bouillante régnoit
dans tous nos mouvemens; jamais l'odieux joug de la contrainte
n'affaissa le ressort de notre ame; libres, nous fûmes heureux. Si nous
connûmes la douleur, peine inévitable & passagere, nous ne connûmes
point le chagrin, l'inquiétude de l'avenir. Nos desirs se réduisoient à
peu de chose: ils étoient tous satisfaits, & nous ne devinions pas
qu'il existoit des sciences que l'on n'acquiert que par les larmes, les
tourmens & la captivité des premieres années de la vie de l'homme.



CHAPITRE V.


Cependant nous approchions de cet âge redoutable où les pénibles &
agréables sensations du cœur humain se font sentir dans toute leur
vivacité, étonnent l'ame par leur nouveauté, & la ravissent par leurs
décevantes douceurs. O jours d'innocence, de trouble & de volupté! Ma
raison étoit enveloppée dans une heureuse obscurité; je ne connoissois
ni la nature, ni moi-même... Il m'est difficile aujourd'hui de remonter
à mes premieres sensations, & de marquer toutes celles que ma mémoire
m'apporte confusément.

Vous verrez néanmoins mes desirs naître les uns des autres; mais ne
jugez pas pour cela que tous les hommes ont la même maniere de voir,
de sentir, de desirer & de jouir. Des êtres qui paroissent semblables,
different quelquefois tellement qu'on les croiroit opposés.

Mon ouvrage est trop difficile pour qu'il ne demeure pas imparfait.
Les années ont effacé en partie les images qui étoient alors si
vivement imprimées dans mon ame; & que de foiblesses de l'esprit humain
ont passé sans se laisser remarquer! Combien de fois sur les mêmes
objets ai-je changé de sentiment! quel flux & quel reflux de jugemens
contradictoires! Aidez-moi dans ce labyrinte où vous m'avez engagé, &
suppléez aux idées intermédiaires.

Mes premieres sensations ont été les soupirs d'un cœur qui demande
le bien-être. Je sentois le besoin d'être heureux, & j'attendois mes
petites jouissances de la main qui avoit commencé à les répandre sur
moi. Je me rappelle parfaitement que j'aimois l'être qui me présentoit
ma nourriture; qu'il me tardoit de le revoir lorsqu'il étoit absent, &
que je souffrois lorsque j'étois séparé de lui. Il me souvient d'avoir
beaucoup pleuré en voyant Caboul qui s'étoit blessé à la main. Je lus
sur son visage pâle la douleur qu'il éprouvoit, & j'en ressentis le
contre-coup.

La joie d'Azeb me pénétroit de joie, & je distinguois d'abord quand
quelque peine invisible changeoit son visage. Je crois que la
sensibilité existe dans l'ame de l'enfant, & qu'il est déjà soumis à
partager le plaisir & la douleur de ceux qui l'environnent.

L'amour de la société a encore été l'une de mes fortes sensations. Je
n'aimois point à être seul; j'étois bien-aise quand je rencontrois mon
pere ou Caboul, quand ils me caressoient, quand ils me soulevoient
dans leurs grands bras. Je les sollicitois à me parler, lorsque leurs
travaux les occupoient tout entiers. J'avois besoin de lire dans leurs
yeux les sentimens qui les animoient à mon égard; & je me rappelle que
je les devinois très-bien; j'ose même croire que l'enfant est plus
physionomiste que l'homme fait. Comme il est tout instinct, il sent
l'ame de celui qui l'approche: je ne me suis jamais trompé sur la
physionomie sereine ou triste de mes deux supérieurs.

J'étois encore plus charmé lorsque je jouois avec Zaka. Si nos petits
jeux nous brouilloient, le besoin d'être ensemble nous rapprochoit
bientôt. Quand elle étoit fâchée & qu'elle s'éloignoit, c'étoit moi
qui courois après elle, & je ne pouvois souffrir son éloignement plus
d'une heure ou deux. Je voulois l'assujettir à mes divertissemens; mais
c'étoit elle qui m'assujettissoit aux siens.

Voilà les premiers mouvemens que je puis appeller en moi les mouvemens
dominans & qui n'ont été gravés dans mon cœur par aucune main
humaine. Je ne sais si j'avois déjà le germe des autres penchans: je
ne puis faire ici remarquer leur liaison, car je ne l'ai point sentie
moi-même. J'étois un être social, puisque je n'étois point indépendant
des moindres signes qui se faisoient autour de moi, que je les
interprétois avec justesse, & que j'y répondois avec facilité.

Je puis assurer avec sincérité que j'étois absolument exempt
d'orgueil & de vanité, car on ne m'avoit jamais loué: on ne m'avoit
point dit que je fusse beau ou laid, & je n'avois jamais songé aux
attraits de ma petite figure. La jalousie m'étoit inconnue, car il n'y
avoit jamais eu aucune préférence marquée entre Zaka & moi. La vérité
m'oblige d'avouer encore que je n'avois pas plus d'amitié pour Azeb que
pour Caboul: le degré de mon affection varioit selon le bien qu'ils me
faisoient; les liens du sang n'étoient en moi que les nœuds de la
reconnoissance.

Je n'avois aucun regret de mes actions quelconques: l'aigre voix du
reproche ne retentit jamais à mon oreille.

On n'avoit point peuplé mon imagination de fantômes: je ne redoutois
rien, soit que l'ombre m'enveloppât, soit que le ciel s'embrasât
d'éclairs. Je ne reconnoissois aucun être malfaisant dans la nature;
& quand j'étois averti par la douleur de mieux prendre garde à ma
conservation, Azeb & Caboul ne joignoient point leurs cris à mes
plaintes; ils attendoient froidement que la douleur fût passée; leur
visage calme me disoit que ce n'étoit rien; & comme je sentois qu'ils
m'aimoient, j'ajoutois foi à leur physionomie.

L'idée d'une propriété particuliere & exclusive n'entra point dans mon
entendement. Jamais rien ne me fut refusé; quand je demandois quelque
chose d'impossible, on ne me repondoit pas, & mon caprice cessoit de
lui-même.

Tous mes desirs se bornoient à satisfaire mon appétit, & je ne sais
quoi de secret me disoit que de ce côté la nature étoit inépuisable,
& que je ne manquerois jamais de nourriture. Ayant vu le vallon que
j'habitois produire presque sans relâche des fruits de plusieurs
especes, j'ignorois jusqu'aux termes de besoin & de pauvreté.

Je considérois les vases d'or de mon pere d'un œil aussi indifférent
que les rochers qui ceignoient notre habitation: seulement leur couleur
& leur éclat me causoient un léger contentement. Je ne haïssois
personne, personne ne m'offensoit: l'espérance m'étoit étrangere, je ne
prévoyois point l'avenir. Borné au présent, rien ne m'alarmoit, & la
seule douleur me sembloit un mal. Le moment passé, je l'oubliois.

Ainsi j'avançois, sur une pente douce & fortunée, vers le printems
de la vie, vers la saison où des passions, jusques là inconnues,
s'éveillent comme une rapide tempête, entraînent nos cœurs comme un
torrent impétueux, & où l'amour qui nous enivre nous met sous le joug
de son empire.

Ma raison avoit commencé à jeter ses premiers rayons; ils tomberent
sur les objets qui m'environnoient: j'apperçus quelques-uns de leurs
rapports; je les comparai, je les jugeai, & de ces résultats naquirent
des idées nouvelles. Je fis quantité de remarques qui m'étonnerent
moi-même. Je bâtis de petits systêmes qui, tout extravagans qu'ils
étoient, attestoient le libre exercice de ma pensée. J'approuvois & je
blâmois. Je me souviens que mon pere, attentif & se recueillant,
avoit alors une physionomie que je ne lui avois pas encore vue; qu'il
me regardoit, & que son silence étoit expressif.

Je perdis cette pétulante étourderie qui caractérisoit mes premiers
ans. J'étois tour-à-tour tranquille ou agité, sombre ou joyeux; l'ennui
me glaçoit ou la volupté m'enflammoit.

Ce nouveau sentiment qui se développoit en moi, me fit appercevoir
toute la profondeur de mon être. Je réfléchis sur moi-même je
m'interrogeai, je sondai l'abyme de mon cœur: un desir de feu en
remplissoit toute la capacité; & ce desir que je ne pouvois définir,
qui m'effrayoit, me tourmentoit, me donna cependant quelques momens
d'extase qui me dédommagerent de cet état cruel.

Je sentis qu'il me manquoit quelque chose nécessaire à mon bonheur,
moi qui jusqu'ici n'avois rien desiré. Un chagrin lent & destructeur
s'empara de mon ame; une mélancolie profonde égaroit mes esprits; un
trouble qui alloit toujours croissant, que dis-je! une fureur
sourde grondoit dans mon sein. Ces phénomenes nouveaux décomposoient
pour moi le tranquille spectacle de la nature. Je pleurois sans sujet,
je me réjouissois de même. Les vives étincelles d'un feu inconnu
parcouroient mes veines & jetoient dans mon cœur des émotions à la
fois douces & pénibles.

Enfin, la compagnie de mon pere & de Caboul me devint insupportable;
car ils étoient absolument étrangers aux sentimens qui me dominoient:
Zaka, la seule Zaka adoucissoit mon chagrin, mais non pas mon trouble.
Il redoubloit lorsque j'étois près d'elle: je ne la regardois plus avec
la même assurance; un éclair de ses yeux me jetoit dans l'abattement ou
dans une joie folle. Je tremblois en lui parlant des choses les plus
indifférentes: j'avois toujours le même zele pour lui rendre mille
petits services; mais ce zele avoit quelque chose d'emporté que je
voulois vainement contraindre. Les racines les plus succulentes,
que j'arrachois du jardin, je les conservois pour Zaka, & je donnois
les moins bonnes à mon pere.

Que j'étois content lorsque Zaka ayant la tête baissée, ou appliquée
à quelqu'ouvrage, je pouvois en silence dévorer ses charmes sans en
être vu! Si l'on me surprenoit alors, je rougissois comme si une honte
secrete m'eût atteint.

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CHAPITRE VI.


Il falloit que Zaka se fût apperçue du trouble qui me dévoroit, car
elle étoit devenue aussi craintive que moi; elle hésitoit à me demander
ce que j'avois, & j'hésitois à lui découvrir ce que je ressentois.

Je reconnus que son cœur n'étoit pas plus tranquille que le mien.
Cette découverte m'inspira un grand contentement, sans savoir pourquoi.
En la voyant inquiete, agitée, je tombai dans une espece de ravissement
que je ne puis définir. Son maintien étoit plus réservé, elle n'osoit
plus badiner avec moi; mais je la voyois chaque jour inventer mille
prétextes pour rester à mes côtés. Elle fuyoit sans raison, & sans
raison revenoit un instant après.

Mon cœur étoit trop surchargé pour ne pas s'ouvrir; mais je ne savois
à qui dire mon secret, si c'étoit à Azeb ou à Caboul, afin d'apprendre
d'eux le moyen de me tranquilliser. Zaka m'étoit trop redoutable; ma
voix expiroit en sa présence, je ne savois de quels termes me servir
pour lui peindre la situation de mon ame; & pourtant j'entrevoyois
qu'elle seule pouvoit me comprendre.

Malgré ma ferme résolution de calmer mes tourmens en lui en faisant
l'aveu, de jour en jour je devenois plus timide; mon cœur voloit sur
mes levres, & ne s'échappoit jamais.

Je me suis demandé, dans un âge plus avancé, pourquoi l'amour, cette
passion si légitime, s'effraie de lui-même, se déguise, comme par
honte, sous le nom d'amitié, & se rend, sous ce masque, douloureux &
pénible.

Que de traits déchirent l'ame avant qu'elle ose d'elle-même
s'abandonner au plaisir d'aimer & d'être aimé! Quel est donc ce frein
importun qui nous arrête dans la carriere du bonheur? D'où naît cet
effroi qui semble nous avertir que la félicité est dangereuse? La plus
heureuse des passions est environnée d'épines qui écartent notre
main.

L'amour est sans honte chez les animaux, parce que ce n'est en eux
qu'un instinct aveugle; mais chez l'homme, c'est une volupté profonde
& durable. Il n'est point de volupté sans la pudeur: c'est elle qui
assaisonne notre bonheur, qui le rend plus touchant & plus vif;
l'imagination nous apporte des plaisirs qui n'appartiennent qu'à elle.

J'étois heureux par mon imagination; je n'avois d'autres idées,
d'autres mouvemens, que ceux que je recevois de mon amour. Je marchois
de pensée en pensée, & toutes me plaisoient. Si je voyois de loin
Caboul ou mon pere, je les évitois: ils venoient me distraire de la
seule idée qui me charmoit profondément.

Je respirois avec plus de liberté lorsque je me trouvois dans un lieu
parfaitement solitaire. Je n'éprouvois quelque repos que sur la cime
des montagnes, ou dans le fond d'un bois ténébreux. Mes pensées, toutes
contraires les unes aux autres, se succédoient avec la plus
grande rapidité. Tantôt les tourmens que j'endurois se changeoient en
sentimens agréables; tantôt une mélancolie sombre prenoit le dessus &
obscurcissoit tout mon être. Un arbre touffu m'offroit-il son ombrage,
je m'y arrêtois, & là, sur la premiere fleur que rencontroient mes
regards, mon imagination dessinoit les traits de Zaka. Des larmes
involontaires couloient de mes yeux, & je ne savois à qui reprocher la
douleur muette & délicieuse qui remplissoit mon ame.

Je soupirois à la vue du crystal des fontaines, de l'herbe molle des
prairies, de la nuée transparente qui voloit dans les airs: il me
manquoit un bien que mon œil avide poursuivoit dans les objets
mouvans de la nature. Je surabondois de vie, & je la répandois jusques
sur les êtres inanimés.

Plus les lieux où je me trouvois étoient sombres, plus l'image de
Zaka venoit avec tous ses rayons éclairer ces déserts. Ah! quand mon
imagination fatiguée voyoit fuir son adorable fantôme, tout
demeuroit autour de moi froid & immobile comme la pierre sur laquelle
je m'asseyois.

Alors, si j'appercevois une colline élevée, j'y portois mes pas: il
falloit un plus vaste horizon à mon cœur oppressé de soupirs. De là
je considérois l'espace qui me séparoit de Zaka; je cherchois des yeux
si sa vue ne pouvoit pas l'embrasser & me découvrir. Un instant après,
l'ennui me saisissoit, & d'un pied précipité je revolois vers l'endroit
où je savois la trouver. A mon retour, si elle se plaignoit de mon
absence, ce seul mot de sa bouche faisoit tressaillir mon ame de joie,
& ma douleur se calmoit. Auprès d'elle je me disois: Je suis bien ici,
& je serois mal ailleurs; c'est ici que je sens le plaisir de l'ame.

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CHAPITRE VII.


Portant toujours Zaka au fond de mon cœur, les pensées auxquelles
je m'abandonnois en songeant à elle, me conduisirent un jour fort loin
dans notre caverne. Je parvins jusqu'au rocher le plus éloigné, qui
terminoit le ceintre dont notre plaine étoit fermée, & je le franchis.
J'errois, guidé par la mélancolie; j'oubliois les précipices qui
m'environnoient, & les hommes méchans dont Azeb m'avoit parlé. L'amour,
qui occupoit mon ame, ne me laissoit pas le soin de réfléchir qu'ils
avoient leur habitation non loin de ces lieux.

Je gravis jusqu'au sommet de la montagne, & bientôt, à mon grand
étonnement, je découvris une plaine immense, moi qui n'avois jamais
vu qu'un vallon resserré. Non: je suis incapable de rendre ce que je
sentis à l'aspect de ce magnifique spectacle. Un rang de rochers,
entre lesquels étoient de plus petites plaines presque toutes de sable,
avoit été comme un rideau qui m'avoit caché la nature. Je n'avois
entendu que le rugissement de quelques animaux féroces; je n'avois
habité qu'un désert. O joie, lorsque je vis pour la premiere fois des
campagnes florissantes, des productions qui m'étoient inconnues, le
radieux mêlange des couleurs! Les arbres étoient en fleurs; leur odeur
délicieuse sembloit être le parfum que la terre envoyoit au ciel en
signe de reconnoissance. Le soleil, dans toute sa majesté, doroit les
plantes qu'il faisoit éclore. Dans le lointain, les bras d'un fleuve
majestueux coupoient en arcs argentés les prés humides. Que mon œil
étoit charmé de poursuivre son cours! J'étois muet d'admiration: ces
rochers, remparts sourcilleux qui entouroient ma triste demeure,
transformés en une tour bleue, me donnoient un spectacle ravissant.

Pénétré de joie, avide de voir & de jouir, je considérois chaque objet;
j'y revenois encore, & je ne me lassois point de le contempler.
Je m'écriois par intervalle: Ah, si Zaka étoit ici! Un doux mouvement
remua mon cœur; je sentis que j'allois pleurer, je ne retins pas mes
larmes; elles coulerent délicieusement. Etoit-ce l'amour, étoit-ce le
charme de la nature, qui m'attendrissoit à ce point? Tous deux avoient
rassemblé leurs sensations pour enchanter mon ame, & je crois que le
moment où elles se réunissent est le complément de la félicité de
l'homme.

Je descendis de la montagne à pas lents, tendant les bras vers le ciel:
mes pieds nus se plongerent dans le tendre gazon. Je cherchois à rendre
graces à l'auteur de ma joie; je le cherchois, je ne le connoissois
pas encore; mais déjà j'admirois ses ouvrages & je le devinois par
sentiment. J'étois heureux, & mon cœur créoit un long cantique
d'actions de graces dans une langue qui n'avoit point de mots.

Enfin, sorti du charme profond où les beautés de la nature m'avoient
retenu, j'eus un moment d'inquiétude; je songeai que je n'étois
pas loin des hommes méchans, dont mon pere m'avoit parlé: mais je crus
qu'ils ne pouvoient pas exister dans un aussi beau climat. Tout me
rassuroit; le calme, le silence, la fraîcheur de l'air, le concert des
oiseaux. Des animaux couverts d'une laine touffue bondissoient autour
de moi; mes mains les caresserent avec transport. Je rencontrois de
petits bosquets d'arbres chargés de fruits, & qui plioient sous le
fardeau. Dans le plaisir inexprimable qui me saisissoit, je sautois
comme un enfant & frappois des deux mains, tournant vingt fois autour
de l'objet qui m'avoit émerveillé.

Conduit à chaque pas par un nouveau plaisir, j'avançai fort loin:
j'apperçus une cabane ouverte; j'y entrai. Elle étoit déserte; mais
en voyant des vases & différens ustensiles à peu près semblables à
ceux dont je m'étois servi dès mon enfance, j'eus l'idée d'un peuple
nouveau. Je ne fus point tenté de les emporter, puisqu'ils m'auroient
été inutiles; mais je cueillis une fleur & un fruit pour Zaka, &
je dirigeai mes pas vers mon désert. Ah! si Zaka eût été là, j'aurois
choisi cette cabane abandonnée, & je me serois contenté d'aller revoir
quelquefois ceux qui avoient élevé mon enfance. Je sentois que j'étois
assez fort pour me séparer d'eux, & pour demander à la terre ma
nourriture & celle de Zaka. J'aurois été fier de cultiver la terre pour
elle & de la laisser reposer, pourvu qu'elle eût regardé mes travaux en
me souriant par intervalle.

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CHAPITRE VIII.


Zaka fut le premier objet que j'apperçus à mon retour. Sa vue me causa
un extrême plaisir, parce que j'avois quelque chose de nouveau à lui
annoncer; & c'étoit une volupté pour moi de la rendre attentive &
de l'intéresser à ce que je lui disois. Mon absence l'avoit rendue
inquiete; elle m'avoit cherché de tous côtés. Avec plus de vivacité
qu'à l'ordinaire, elle me fit de tendres reproches & se plaignit du
chagrin que je lui avois causé; chagrin précieux à mon cœur.

Je lui offris mes petits présens: ils lui furent aussi agréables que
si je lui eusse donné les plus grandes richesses. Elle plaça la fleur
dans ses cheveux noirs qui rouloient jusques sur son sein: elle prit le
fruit qu'elle sépara avec ses belles dents, & m'en donna la moitié que
je mangeai avec délices, car sa bouche y avoit touché.

Zaka fut curieuse de voir ce que j'avois vu; elle se promit un
plaisir égal au mien: nous arrêtâmes que le jour suivant nous irions
ensemble, par la route que j'avois découverte, visiter la belle plaine.
Azeb s'étonna lorsque je lui fis naïvement le récit de mon voyage.
Fidele à ses principes, il ne blâma point la hardiesse avec laquelle
je m'étois exposé; mais décrivant un cercle avec son bras, il nous
défendit de franchir les rochers qui bornoient notre enceinte.

Nous avions connu Azeb sous les rapports de bienfaiteur, d'homme
attentif à nos besoins, mais non sous ceux de maître qui pût borner
nos pas avec un geste de sa main. Nous conçûmes le projet de la
désobéissance, au moment même qu'il nous intimoit son ordre, parce
que cet ordre nous sembloit injuste; puisque nous avions la force
d'escalader les rochers, pourquoi n'aurions-nous pas déployé en liberté
nos facultés naissantes?

Nous nous dérobâmes avant l'aurore pour aller voir la belle
plaine. J'aidois Zaka, je la guidois à travers les sentiers
périlleux. Nous atteignîmes enfin le but de nos travaux, & nous
fûmes magnifiquement récompensés de notre courage. Ma chere Zaka
éprouva le même ravissement qui avoit pénétré mon ame. Que dis-je! la
sensibilité de son cœur lui procura une joie plus vive encore. Que
j'étois satisfait de la voir contente! Plus heureux que la veille, je
regardois Zaka & la nature; mais la nature me sembloit moins belle,
moins ravissante que Zaka. Nous nous assîmes près d'un petit ruisseau
dont l'eau étoit transparente: Zaka s'y mira & elle rougit. A l'ombre
d'un oranger nous badinâmes, nous nous jetâmes des fleurs: l'aimable
vivacité de Zaka me fit faire mille folies. Les oiseaux chantoient
au-dessus de nos têtes & formoient le plus tendre ramage. Nous y
prêtames l'oreille, & leurs accents parlerent vivement à nos cœurs.

Pourquoi ne chantons-nous pas comme eux? dis-je à Zaka. Zaka ne
répondit rien & soupiroit les yeux baissés. Le plus vif coloris
animoit ses joues; ses mains que je serrois, trembloient dans les
miennes; elle leva un instant les yeux, & un regard plus vif, plus
perçant que l'éclair, acheva d'embraser tout mon être. Des larmes
ruisseloient le long de ses joues enflammées & tomboient mouiller son
sein palpitant. Je recueillis ses larmes brûlantes, & la pressant avec
feu contre mon sein, je lui dis: Tu pleures, ma Zaka, tu pleures, & tu
caches tes chagrins à Zidzem... Tu ne l'aimes point comme il t'aime;
tu trembles, tu détournes les yeux... Dis, pourquoi veux-tu me fuir,
moi qui ne suis bien qu'auprès de toi? Elle vouloit s'échapper, je
la retins fortement dans mes bras... Que tu es injuste, Zidzem! Tu
es aussi troublé, aussi inquiet que moi, & tu me demandes ce que tu
ne veux pas me découvrir: tu me caches ton cœur, & depuis long-tems
je cherche à t'expliquer les secrets du mien. Je ne veux rien avoir
de caché pour toi. J'ai senti des mouvemens, mon cher Zidzem, des
mouvemens inconnus que je ne puis t'exprimer moi-même: aide-moi à les
définir. Je soupire lorsque tu es absent, & je soupire encore lorsque
je suis près de toi. Ce n'est qu'avec une certaine honte timide que je
te rends tes caresses. Pourquoi ne ressens-je pas la même chose auprès
d'Azeb & de Caboul? Ah, Zidzem! tu es ma plus grande félicité: c'est
tout ce que je puis te dire.

Je fus étonné, lorsque dans le tableau que Zaka fit de son cœur, je
reconnus le mien. C'est ainsi que je suis, m'écriai-je avec transport;
j'éprouve un pareil trouble; je t'aime comme tu m'aimes: mais je sens
de plus que toi un feu secret & indomtable, dont je ne suis plus le
maître. Il me dévore, il me consume, il me rend malheureux... Je
demeurai muet, cherchant quelques expressions qui pussent mieux rendre
ce que je voulois lui dire.

Zaka, rouge de pudeur & d'amour, gardoit le silence. Un attrait
invincible entrelaça plus étroitement mes bras autour de son col; nos
yeux se rencontrerent, nos levres en un instant s'unirent, & nos
ames s'échapperent tout aussi rapidement sur le bord de nos levres; le
feu de nos baisers confondit si bien les transports de nos cœurs,
que nous n'avions plus besoin de mots pour les exprimer. Le teint de
Zaka étoit animé des couleurs les plus vives: son sein palpitoit contre
le mien; Zaka étoit l'innocence même, & ce fut elle qui m'éclaira.
Le feu ardent dont j'étois consumé ne m'auroit point instruit aussi
rapidement que le fit son amour: elle tomba égarée dans des plaisirs
qu'elle ne connoissoit pas plus que moi, & que je devois à ses
caresses. O moment d'ivresse & de volupté, vous ne sortirez jamais de
mon cœur: je reverrai toujours la belle plaine, l'arbre qui nous
prêta son ombrage, & la tendre Zaka, foible & abandonnée toute entiere
aux transports impétueux de mon amour. Je lui devois tout, une émotion
profonde, voluptueuse, & une nouvelle lumiere qui sembloient m'ennoblir
à mes propres regards.

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CHAPITRE IX.


Nous recherchâmes nos forces pour sortir de l'oubli où nous étions
de tout ce qui nous environnoit. Précieuse extase de l'amour, douce
récompense de deux cœurs sensibles & vertueux, vous remplîtes nos
ames! Nous ne rougîmes point de nous être fait heureux: le repentir
ne leva point sa tête de serpent parmi les roses de la volupté: nous
ne sentions dans un doux abattement que notre bonheur mutuel: nos
cœurs, dégagés d'un poids accablant, étoient légers comme l'air.
Zidzem, me dit Zaka, jamais, jamais je n'aurois cru que j'eusse pu
être si heureuse. Ah, puissent tous nos jours être aussi fortunés que
celui-ci! Je répondis à Zaka par un baiser & par un soupir, & mon
cœur se remplissoit de l'idée que chaque jour une volupté aussi
douce pourroit nous appartenir.

Nous quittâmes à regret la plaine, témoin de notre innocente
ardeur, nous retournâmes à notre désert: il perdit sa farouche
rusticité; l'amour y étoit descendu, l'amour y régnoit & nos yeux ne
voyoient qu'amour. Je ne sais quel sentiment nous disoit que nous
avions pris un rang honorable parmi l'espece humaine, & nous nous
crûmes, orgueilleux de nos sensations, bien au-dessus d'Azeb & de
Caboul, que nous regardions avec une sorte de supériorité; car un
instinct secret nous disoit qu'ils étoient incapables de goûter les
plaisirs que nous avions éprouvés. Dans notre ivresse, nous nous
regardions comme des êtres privilégiés bien au-dessus d'eux.

Azeb s'étoit apperçu de notre absence & des suites qu'elle avoit eues.
Il ne nous fit aucune réprimande, & nous regardant comme devant vivre
& mourir dans ce désert, sans connoître d'autres hommes ni d'autres
mœurs, il affecta une indifférence qui répondoit au plan qu'il avoit
conçu relativement à nous.

Mon cœur reprit son ancienne tranquillité. L'amour heureux est
la paix & l'harmonie de l'ame. Je ne desirois que Zaka; je la possédois
cent fois plus belle à mes yeux depuis qu'elle étoit tendre; cent fois
plus ravissante, je goûtois dans ses bras ces plaisirs si chers & si
doux, lorsque c'est l'amour qui les donne & qui les reçoit.

Je crus long-tems qu'aucune passion étrangere à l'amour ne pourroit
entrer dans mon cœur, parce que je le sentois rempli de cet
inépuisable sentiment. Mon bonheur me parut solidement établi: chaque
jour devoit s'écouler comme le précédent: chaque jour l'heureux Zidzem
devoit sentir le cœur de Zaka palpiter contre le sien: chaque jour
il devoit couvrir de baisers cette bouche dont le moindre accent
étoit un bienfait: chaque jour il devoit voir ces beaux yeux pleins
d'amour, languir & s'éclipser sous le nuage des plaisirs. La peine,
les chagrins, la douleur même ne pouvoient plus approcher le mortel
fortuné qui possédoit Zaka. Plein de mon ivresse, je n'appercevois dans
la carriere de la vie qu'une suite de plaisirs égaux, & j'étois
plongé à cet égard dans l'illusion la plus parfaite: enfin, je croyois
non seulement au bonheur, mais encore à sa durée éternelle.



CHAPITRE X.


Quelques mois ralentirent néanmoins l'extrême vivacité de mes desirs.
Prenez bien garde aux circonstances, cher chevalier: ce fut dans ce
même tems où mon cœur se trouvoit heureux & satisfait, qu'un desir
nouveau vint tourmenter mon esprit: desir plus noble, plus grand,
mais bien plus difficile à contenter. Ce desir devint en moi si vif,
que s'irritant par l'impuissance de ma raison, il absorba toutes les
facultés de mon entendement. Ma pensée arrêtée dans son essor me donna
la premiere idée de ma foiblesse & m'humilia à mes propres yeux.

Vous verrez peut-être avec quelqu'intérêt la route que ma raison a
suivie pour s'élever à un Dieu. C'étoit cette grande question qui
m'agitoit; je faisois les plus grands efforts pour la pénétrer, & j'y
rêvois jusques dans les bras de Zaka.

En voyant le soleil, je lui disois: Qui t'a fait? Il y a quelqu'un de
caché derriere toi; il y a un bras qui te soutient. Ce monde si beau,
que tu éclaires, d'où vient-il? Tout est animé, tout vit, tout se meut.
Qui a fait les cieux, la lune & les étoiles? Il y a quelque chose
au-dessus de moi, autour de moi, au-dedans de moi, que je conçois & que
je ne comprends pas. Que le soleil a de gloire! Que l'œil de Zaka a
d'expression! Il y a je ne sais quoi d'inexprimable & de céleste dans
son regard, & le soleil avec tous ses rayons vient se peindre dans une
goutte d'eau. Qui a fait le soleil & l'œil de Zaka? Et ma pensée, de
qui l'ai-je reçue? Je ne me la suis pas donnée. Qui a bâti mon corps
souple, celui de Zaka, structure charmante, où toutes les graces sont
répandues? Le soleil semble fait pour mon œil, & mon œil pour
le soleil: le soleil domine la nature, & la réjouit; mais il ne
parle pas. Quel a été le commencement de ce bel astre & de ce grand
ouvrage? Je sens la joie, le contentement, la volupté; à qui dois-je
ces sensations délicieuses? qui dois-je en remercier? Ah, que je dois
aimer la cause de Zaka, la main qui a arrondi ces bras caressans &
cette bouche voluptueuse qui presse la mienne!

J'étois absorbé dans une impuissante méditation, en voulant soulever,
déchirer un voile qui enveloppoit mon entendement; & rassemblant toutes
les forces de mon ame, je voyois comme un abyme immense où j'étois
pressé par une puissance unique & supérieure. Je me sentois dépendant;
je me sentois appartenant à cette puissance invisible: je ne pouvois me
soustraire à son empire; il ne me manquoit plus que de savoir son nom;
& c'étoit ce nom que je cherchois, que je m'efforçois de deviner. Je
n'avois pas encore appris les mots d'_ordre_, d'_union_, d'_harmonie_,
d'_unité_; mais toutes ces idées étoient en moi. J'admirois les
prodiges de la création, en cherchant à lire le décret divin de la
Toute-Puissance. La langue religieuse m'étoit encore étrangere; mais
déjà mon cœur, plein de flamme, avoit adoré.

J'avois remarqué depuis quelque tems que mon pere, sur la fin du jour,
s'enfonçoit dans un bois voisin & qu'il en revenoit ordinairement
plus triste qu'il n'y étoit entré. Cette marche mystérieuse piqua ma
curiosité: un soir je me glissai sur ses pas; après plusieurs détours,
je le vis entrer dans une espece d'antre souterrein, que l'œil
le plus observateur n'auroit pu distinguer. Je me tins à l'entrée,
j'écoutai, avançant la tête, retenant jusqu'à mon souffle. Tout étoit
en silence: je découvris une lumiere au fond de la caverne, & Azeb
prosterné devant un objet que je ne pus distinguer. Après quelques
momens, j'entendis Azeb parler. Un frisson pénétra tous mes sens aux
paroles étonnantes que proféra sa bouche. Ces paroles étoient pour moi,
dans l'état où je me trouvois, d'une trop grande conséquence pour
que je ne les gravasse pas profondément dans ma mémoire. Les voici:

«Si tu es, si tu m'entends, quel que tu sois, Auteur de la nature, toi
que les chrétiens, sous le nom d'un Dieu crucifié, & les sauvages sous
celui d'Oromadou, adorent: ô écoute-moi, & apprends-moi à te connoître!
Le soleil, par sa chaleur bienfaisante, vient ranimer mes membres, la
terre enfante des fruits en abondance; je jouis de tous les êtres qui
m'environnent, & je puis sans orgueil me croire le but de la création.
Tu es! Mon cœur, pénétré de respect pour ta grandeur, me le dit;
mon cœur, pénétré d'amour pour ta clémence, me le persuade. La voix
de l'univers, par son bel ordre & sa magnificence, annonce ta gloire:
les êtres animés chantent tes louanges; & moi, ignorant que je suis, &
peut-être ingrat, je me tais en ta présence.

»Je te demande où je dois te chercher, où je dois te trouver.
Résides-tu dans le temple des chrétiens, les plus sanguinaires de
tous les humains, ou te découvres-tu à l'homme simple & sauvage qui,
sans être coupable de sang & d'injustice, t'adore dans un arbre qu'il
a planté de sa main? Je n'apperçois autour de moi que des ombres;
je crains de t'offenser en reconnoissant pour Dieu ce qui n'est pas
toi. Déjà mes membres qui fléchissent, mon sang privé de chaleur, mon
cœur qui ne bat plus que foiblement, m'annoncent que le jour de ma
mort n'est pas éloigné. Quoi, Azeb deviendra poussiere sans t'avoir
connu! Malheureux qu'il est! il ne pourra donc point instruire Zidzem
& Zaka du chemin qui conduit à toi! Ils ne sauront pas te connoître,
t'aimer, t'adorer. Comment pourront-ils jamais être heureux? O toi qui
es! aie pitié de mon ignorance; daigne...» Les accents s'étoufferent
alors dans sa bouche, & sa voix s'éteignit parmi ses sanglots.

Que devins-je en ce moment terrible & à jamais mémorable!
J'éprouvai un saint effroi; mon cœur étoit plein de respect pour
cet Auteur de la nature, dont je n'avois pas encore entendu prononcer
le nom. J'attendois avec impatience qu'Azeb sortît de la caverne, pour
m'entretenir avec celui auquel il parloit à genoux. Je brûlois de le
connoître. Sans lui, _Zidzem & Zaka ne sauroient être heureux!_... Je
pensois que cet antre obscur pouvoit être son séjour; je résolus d'unir
mes vœux & mes prieres aux larmes & aux instances d'Azeb, afin qu'il
se montrât à nos yeux. Mon pere sortit & ne m'apperçut pas: je le vis
qui essuyoit une larme que l'amour paternel lui avoit fait verser.

J'entrai avec un frémissement respectueux au fond de la caverne: mon
œil cherchoit de tous côtés avec qui Azeb s'étoit entretenu; je ne
trouvai personne; je vis seulement une table couverte d'une peau de
tigre; dessus étoient rangées deux figures: l'une représentoit une
espece de monstre hideux, moitié homme, moitié dragon; & l'autre, un
homme souffrant, cloué sur une croix de bois. Une lampe éclairoit
foiblement cette scene imposante. Cette demi-obscurité, ces objets
nouveaux & formidables, les paroles d'Azeb, je ne sais quel mouvement
inconnu m'entraînerent. Une horreur sacrée me pénetre, mes genoux
chancelent, je tombe prosterné devant ces deux figures, le cœur
puissamment ému & l'esprit dans les ténebres. J'implorois & appellois
à grands cris cet Auteur de la nature. Daigne te montrer à moi, lui
criois-je, Maître du soleil & des élémens! toi à qui je dois la vie
& Zaka; daigne me parler, me répondre... Je m'afflige de ce qu'il
demeure insensible à ma priere brûlante. Je m'imaginois qu'il avoit
parlé à mon pere, & qu'il me rejetoit. Aussi-tôt, dans la ferveur de
mon enthousiasme, je composai un assemblage d'exclamations & de mots
incompréhensibles, & dans ce mêlange confus je le suppliai ardemment de
ne pas se dérober plus long-tems à mes yeux.

Cependant ces deux figures demeuroient immobiles, & je m'en
étonnai; j'attendois un mouvement de ces êtres inanimés, auxquels
j'attribuois de la vie & de la puissance. Tout-à-coup la lampe pâlit,
s'éteint; l'obscurité m'environne; mon imagination se trouble, enfante
des fantômes; la terreur s'empare de mon ame, elle glace tous mes sens:
le front pâle, les cheveux hérissés, je cherche une issue & me traîne à
pas tremblans hors de ce lieu effrayant & redoutable.

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CHAPITRE XI.


J'étois triste; je marchois plongé dans une profonde rêverie: Zaka
alarmée me demanda ce que j'avois; je ne lui répondis rien. Elle
insista. Pourrois-tu me dire, lui dis-je, qui m'a fait, qui t'a fait,
qui a fait le soleil, les bois, les montagnes, les poissons, les
oiseaux, les reptiles? Zaka me regarda, paroissant fort indifférente
à ces questions. Elle m'embrassa, me voyant en peine. Je sentis que
ce qui m'occupoit passoit la portée de Zaka & ne devoit pas lui être
révélé.

Ma curiosité me tourmentoit chaque jour davantage: tous mes pas,
toutes mes actions, toutes mes pensées ne tendoient qu'à éclaircir cet
impénétrable mystere. J'observai Azeb plusieurs fois, & toujours en
secret. Enfin, ne pouvant plus domter ce desir sublime, j'entrai un
soir précipitamment, lorsqu'il commençoit à prier; je me jetai à ses
pieds; & me relevant avec impétuosité, je le serrai dans mes bras,
& je m'écriai en larmes: O mon pere, mon pere! découvre-moi ce secret
qui tourmente ma vie. Ce que je te demande est nécessaire à mon repos &
à ma félicité. Apprends-moi à lui parler comme tu lui parles: montre-le
moi, mon pere; où est-il? Que j'unisse ma priere à la tienne; que je
lui sois agréable comme tu l'es à ses yeux; que je l'entretienne comme
tu l'entretiens!

Azeb étonné de mes transports, du feu & de la rapidité de mes discours,
me pressa sur son sein paternel, & mon front fut inondé de ses larmes.
Je repris avec la même chaleur: Ces figures qui sont sur cette table,
est-ce là ce que je dois adorer? Elles ne parlent point: les animaux du
moins ont un regard. A qui dois-je m'adresser pour apprendre ce que je
dois savoir? Tout est muet ici; & celui qui a tout fait sans doute n'y
est pas.

Mon pere me regardoit avec attendrissement; une flamme céleste parut
luire sur son front; il me saisit par la main: _Mon fils,
suis-moi_. Il m'emmene hors de l'antre; je monte avec lui sur une
colline dont la route m'étoit inconnue; il me conduit par des sentiers
nouveaux, & je fus surpris de parvenir au sommet d'une montagne élevée,
d'où l'on découvroit les plaines des mers.

J'apperçus pour la premiere fois cet amas immense d'eau: il sembloit
toucher & s'unir à la voûte des cieux; le soleil couchant, environné de
nuages de pourpre, peignoit toute la magnificence de ses rayons dans ce
vaste miroir, & sembloit prêt à descendre dans les eaux qu'il venoit
d'embraser. Mon œil ébloui se perdoit dans des torrens de feu, &
j'étendois les mains comme pour embrasser cette scene sublime.

Rassemble toute ton attention, mon fils, me dit Azeb d'une voix douce
& majestueuse. Ce que je vais te dire exige toutes les forces de
ton entendement. La crainte de t'enseigner des erreurs & de remplir
ton esprit, jeune & flexible, de préjugés dangereux, m'a jusqu'ici
retenu: je ne t'ai point parlé d'objets trop élevés pour la foiblesse
de l'enfance; la raison a éclaté en toi, elle s'est élancée vers la
lumiere; il est tems de t'instruire; mais ne crois que ce que ton
propre cœur t'affirmera; il est devenu fort & capable d'embrasser la
raison: voilà le flambeau qui ne t'égarera point. Mon fils, regarde le
soleil: quelle pompe, quelle majesté! quel bras l'a suspendu à la voûte
du firmament? Qui a créé ses rayons bienfaiteurs qui descendent sur la
terre nous éclairer pendant notre entretien? Réponds-moi, mon fils: qui
est l'auteur de ce globe étincelant & superbe?

Je ne le saurois nommer, répondis-je à mon pere. Je l'ai regardé bien
des fois cet astre: il me semble l'ame de la nature; mais il y a un
bras qui le soutient, il y a sûrement quelqu'un derriere lui... Oui, il
y a quelqu'un, reprit Azeb, & ta raison dans ce moment doit te dire que
cet Être est puissant, intelligent. Un être sans commencement a pu seul
créer ce globe qui a commencé un jour à faire le tour du monde:
il a été avant tout ce qui est; & comme tout existe par lui, tout est
dans sa main; il a fallu à ce tout une origine, une source, une cause,
& cette cause est éternelle. Alors il traça un cercle sur le sable pour
me donner une image de l'éternité; puis il ajouta: Son intelligence est
au-dessus de toutes les intelligences. Considere, mon fils, ce vaste
empire des flots, ces montagnes, ces colosses de pierre, l'immensité
des cieux; tout cela pourroit-il être l'ouvrage d'un être borné, d'un
homme, par exemple, quelque grand qu'on le suppose, d'un homme, être
toujours fini, atôme perdu dans l'immensité des choses? Non, il a
fallu qu'un pouvoir créateur, intelligent, infini, ait fait naître ces
merveilles incompréhensibles qui étonnent nos foibles regards: il a
devancé les tems, parce que rien ne pouvoir exister qu'en lui & que par
lui; tout vient de lui, tout y rentrera; c'est la source des êtres & le
maître de toute la nature.

Azeb étendit les bras comme pour me marquer que tout ce que je
voyois étoit son domaine. Il est, s'écria-t-il! adorons-le. Et il
se prosterna la tête contre terre, & il m'en fit faire autant. En
se relevant il me dit: Tu le connois présentement; mais cet Être
intelligent veut être caché: il ne se manifeste que par ses œuvres,
& n'est-ce pas assez? Un coin du grand rideau est soulevé: mais il ne
sera pas éternellement voilé, ce Maître de l'univers; nous irons à lui;
nous sommes faits pour vivre avec lui; dès que nous le connoissons,
rien de nous ne périra; l'ayant apperçu, c'est pour être toujours sous
ses regards. Alors Azeb me prit dans ses bras & me dit: Nous sommes
tous deux dans les siens, & pour n'en jamais sortir: tu l'as connu cet
Être invisible, c'est pour ne plus cesser de le connoître; l'ayant
apperçu, tu l'appercevras toujours.

Azeb m'expliqua qu'il y avoit un rapport entre lui & moi, que cette
union ne seroit jamais rompue; & me serrant la main, il s'écrioit:
_Jamais, jamais!_ tu ne peux échapper à lui.... _toujours,
toujours_ à lui!

Ces mots avoient pour moi quelque chose tout à la fois de terrible &
de consolant. Azeb m'expliqua que la pensée qui étoit en moi ne devoit
pas plus finir que celui qui me l'avoit donnée; que je ne l'aurois pas
reçue si j'eusse dû la perdre; que j'étois désormais immortel. Il fit
un petit cercle dans le grand, & me dit: _Te voilà!_ Il prit ensuite
un fruit & me dit: Mange, il est bon, il vient de celui qui est bon:
toujours le grand Être sera bon pour toi, si tu es bon pour autrui.

Il me fit encore regarder le petit cercle, en disant: Nous sommes faits
pour l'agrandir. Il traça un cercle plus grand, & il me dit qu'avec
le tems nous serions intimement unis au grand cercle, & qu'alors
commenceroit notre souverain bonheur.

Azeb me regarda d'un œil plein d'amour & me dit: Il t'aime comme
je t'aime, il t'embrassera comme je t'embrasse, si tu es bon. Un
soupir de feu s'échappa de sa poitrine embrasée, un rayon céleste
parut resplendir sur son visage; il pleura sur moi, mais ses
larmes étoient douces, & je pleurai avec lui; sa main élevée vers le
firmament me disoit: _Il le remplit_. Les yeux tournés vers le ciel,
nous tombâmes tous deux à genoux; un seul & même soupir s'éleva de nos
cœurs; nous unîmes le cantique de nos prieres; telle fut l'offrande
pure que nous envoyâmes au Maître de la nature. Notre émotion étoit
au comble, & nous tombâmes embrassés l'un & l'autre, comme atterrés
sous un poids d'amour & de respect. Un ver rampoit alors, & il me dit:
Et nous aussi devant sa grandeur nous sommes des vers qui rampons;
mais malgré notre petitesse & notre misere, _nous irons à lui; nous
irons à lui_, il nous attend; nous sommes ses créatures; il nous voit;
adorons sa grandeur, implorons sa bonté. Nous priâmes de nouveau, &
nous nous roulâmes dans la poussiere, en lui criant: Tu es grand, tu
es fort, tu es majestueux, & nous sommes petits, foibles & misérables;
communique-nous de ta force & de ta grandeur.

Ah! si du haut de son trône ce grand Dieu a daigné abaisser
ses regards sur un pere vertueux & tendre, sur un fils plein de
reconnoissance & d'amour, il n'aura pas rejeté nos vœux. Nous
ne l'adorions pas dans l'enceinte étroite d'un temple, mais sur la
cime élevée d'un mont. Pendant ce tems, le soleil se cacha derriere
un nuage immense; la nature se décolora; nous vîmes fuir à regret
cette magnifique image du Créateur: les objets qui nous environnoient
pâlirent; le brillant coloris de l'univers disparut, & les vifs
transports dont notre ame avoit été pénétrée s'appaiserent & firent
place à un calme doux & tranquille.

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CHAPITRE XII.


Je laissai sur la montagne le vénérable Azeb dans un accablement de
pensées; & respectant sa profonde méditation, je descendis tout ému,
pour m'abandonner solitairement à mes réflexions sur cette scene
auguste dont j'avois été le témoin.

Les paroles d'Azeb étoient gravées dans mon cœur; il me sembloit
encore l'entendre annonçant le Dieu de l'univers. Tout avoit pris
autour de moi une ame; tout crioit autour de moi, _il existe!_ & en
même tems tout me donnoit une preuve invincible de sa haute sagesse.
J'avois senti l'Auteur de tant d'œuvres admirables; mais je ne
l'avois pas encore reconnu. Je le vis empreint dans le vol de l'oiseau,
dans la cime flottante de l'arbre, & le nom de l'Eternel me parut fait
pour être exalté par toute la terre.

La création me sembla plus brillante: tout m'intéressoit, jusqu'à
l'herbe des campagnes; tout étoit pour moi une représentation visible
de la Divinité. Ma raison avoit remonté sans peine à une premiere
Cause, éternelle, infinie. Dès qu'elle éclaira mon entendement, je fus
facilement & parfaitement convaincu de cette grande vérité: elle me
parut évidente & nécessaire. J'apperçus de même le rapport sensible
des êtres créés; toutes les créatures correspondoient entr'elles sous
la main du Dieu unique: la nature étoit vivante sous l'œil d'un
Dieu vivant; j'étois moi-même une portion animée d'un souffle divin,
enveloppée dans une masse terrestre, & je disois dans ma pensée: Tu ne
périras point; tu vivras toujours avec l'unité sublime, avec l'harmonie
éternelle: je me sentois alors plus de force & d'activité. La nature
développoit à mes yeux sa grace & sa majesté: je vis que, dans ses
ouvrages, les uns étoient mâles, les autres délicats; & chaque jour
ajoutoit à l'idée que j'avois de la grande Intelligence, parce que
toute chose me l'annonçoit, & que cette étude remplissoit mon ame
d'une joie délicieuse. La création étoit la splendeur réfléchie de
la Majesté suprême; & convaincu que je serois toujours le compagnon
de l'Eternel, je sentois un noble orgueil qui me donnoit un profond
contentement.

Ce fut moi qui annonçai à Zaka un Dieu créateur. Je lui donnai l'idée
d'un Être dont la main alluma le soleil & imprima en même tems à un
ver de terre & à moi la faculté de se mouvoir: je lui appris que la
perfection de Dieu étoit dans son unité, & que ses qualités infinies
n'appartenoient nécessairement qu'à lui. Je voulus que mon amante eût
ma religion: elle adopta sans peine un Dieu qui étoit le mien; elle
raisonnoit peu, mais elle sentoit vivement. Pouvoit-elle ne pas chérir
avec tendresse ce Dieu qui avoit créé le plaisir & réuni nos cœurs?

Une plaine agréable, une colline verte, voilà le temple où nous
l'adorions. Nos vœux étoient simples & souvent formés par un soupir;
mais ce soupir du cœur étoit sincere: les tendres embrassemens
de Zaka invitoient mon ame à célébrer de nouveau le Maître bienfaisant
de l'univers: la lune voyoit notre hommage, & le soleil levant nous
trouvoit à genoux. Azeb avoit marqué cette heure solemnelle pour le
moment de la priere.

O jours fortunés! je ne séparois Dieu de Zaka que par le sentiment d'un
respect muet & profond; & quand la terre étoit en fleurs, qu'un beau
jour avoit prêté à la verdure une couleur plus vive, Azeb nous prenant
par la main, disoit avec recueillement: _Du haut des cieux Dieu nous
sourit_.

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CHAPITRE XIII.


Je vivois content, & j'imaginois qu'ainsi s'écouleroit le reste de ma
vie, lorsqu'un accident imprévu vint troubler ma félicité. Zaka changea
tout-à-coup: les couleurs de son teint pâlirent; elle perdit l'appétit;
son sommeil étoit agité; au milieu d'une course légere, ses jambes se
refusoient à la porter. Le changement de son humeur m'alarma encore
plus que celui de sa santé: elle devint triste, capricieuse; elle se
refusoit aux plaisirs qu'elle avoit jusques là goûtés avec autant de
ravissement que moi; & lorsque je m'en plaignois, elle me disoit avec
un ton qui exprimoit à la fois l'amour & le regret, qu'elle en ignoroit
la cause, mais que j'étois toujours ce qu'elle avoit de plus cher dans
la nature.

Je jugeai qu'elle étoit malade; & voulant la soulager, j'exprimois le
suc des végétaux que je connoissois pour être salutaires à l'homme,
& je le lui faisois boire. J'allois sur le haut des rochers
chercher des racines & des fruits qui pussent lui redonner l'appétit, &
je priois le grand Être de lui rendre la santé.

Sa santé ne revenoit point: toujours les mêmes caprices; de sorte que
je ne reconnoissois plus ma Zaka. Je n'osois m'en plaindre à Azeb ni à
Caboul; je n'aurois même su comment leur en parler. Je ne sais quelle
mélancolie l'occupoit: elle dormoit lorsque j'aurois voulu la voir
éveillée; elle étoit éveillée lorsque j'aurois voulu dormir. Nous ne
nous accordions plus. Je ne savois à quoi attribuer ce changement de
caractere. Quelquefois ses caresses me dédommageoient de ses caprices
désordonnés; & je m'imaginois avoir perdu ma Zaka, lorsqu'elle revenoit
à moi avec plus de tendresse.

Elle se plaignoit toujours, & je ne savois plus que faire pour la
guérir. Les mêmes symptomes de tristesse & de mélancolie duroient
encore: mes soins étoient sans effet, lorsque, lassé de son goût
dépravé, je lui en fis des reproches. Alors elle pleura
abondamment; & un soir que j'étois couché près d'elle, elle porta ma
main sur son flanc, & me dit d'écouter. Je sentis un point saillant:
aussi-tôt je pâlis, & je lui dis: O ma chere Zaka! je vois ce que tu
as; tu as avalé un lézard. Il y a quatre mois que, dormant sous un
palmier, j'en pris un qui m'étoit déjà entré dans la bouche. Je ne
sais, dit-elle, je n'ai point avalé de lézard; mais je sens là comme
s'il y en avoit un: c'est lui qui me rend triste & inquiete. Oui,
repris-je, que veux-tu que ce soit? J'ai toujours détesté ces lézards.
A quoi sont-ils bons? Alors, me levant, je me mis à tuer tous les
lézards que je rencontrois: chose que je n'avois pas encore faite.

A table, un lézard familier étant venu, je le tuai en présence d'Azeb,
qui me regarda d'un œil sévere, car il ne m'avoit jamais vu faire
pareille action, & je lui dis: _c'est que Zaka a avalé un lézard qui
remue dans son ventre, & que je veux les exterminer tous_. Azeb regarda
Zaka & se tut.

Rien n'égaloit mon chagrin de voir Zaka souffrir; & comme je
m'imaginois qu'un lézard en étoit la cause, je m'échappai jusqu'à dire
une fois devant Azeb: Pourquoi y a-t-il des lézards dans le monde? La
grande Intelligence auroit bien dû ne les pas créer. Azeb me répondit:
Tais-toi, petite intelligence, vermisseau de terre; tu le sauras un
jour, quand tu en seras digne, car aujourd'hui tu es un insensé. Il me
dit ces mots d'un ton si grave qu'il m'en imposa; il m'auroit fallu une
raison plus exercée pour comprendre que le mal physique entroit dans le
plan de la création, & que l'Auteur de toutes choses, par des ressorts
inconnus à notre ignorance, faisoit tout servir à l'accomplissement de
ses décrets & de notre bonheur.

Le ventre de Zaka grossissoit, & je me confirmois dans l'idée qu'un
lézard occasionnoit sa maladie, la rendoit triste & pesante, & que ce
lézard vivoit dans ses entrailles à ses dépens. Cela me mit dans une
telle fureur que je ne pouvois entendre prononcer le nom d'un
lézard sans une colere interne. Or, le prétendu lézard la tourmentoit
étrangement. Azeb gardoit toujours un profond silence.

Je rêvois au moyen de détruire la race des lézards, lorsqu'au bout de
quelques mois je trouvai Zaka que je venois de quitter, au bord d'une
fontaine, évanouie & presque baignée dans son sang. En m'approchant
pour la secourir j'apperçus une petite créature que je pris & qui me
causa la plus violente surprise. Son regard sembloit me dire: _Je suis
à toi_. Je réfléchis un instant pour savoir si elle étoit tombée du
ciel ou si elle étoit sortie du sein de la terre, & je vis clairement
que cette créature ne pouvoit appartenir qu'à Zaka. Alors je la baisai,
je la tenois entre mes bras, & mon cœur tressailloit d'alégresse.
En levant les yeux, je vis de loin Azeb; & l'appellant de toute ma
force, je lui présentai cet enfant, en m'écriant avec transport: _Nous
sommes quatre!_ Hélas! j'oubliois le bon Caboul, non par insensibilité,
mais parce qu'il n'entroit point dans la sphere de mes tendres
affections.

_Oui, nous sommes quatre_, reprit Azeb qui accourut avec la sollicitude
paternelle peinte sur le visage; & prenant l'enfant de mes mains, il
s'approcha de Zaka, lui donna les soins qui lui étoient nécessaires,
la lava dans la fontaine, tandis que, dans un silence stupide, je le
regardois sans savoir quel étoit son dessein.

J'étois partagé entre la joie & l'étonnement; je m'emparai de la
petite créature, & je crus reconnoître les traits de Zaka visiblement
empreints sur son visage. Je la baisai, & mon cœur connut des
mouvemens encore plus doux que ceux de l'amour. Enfin je sentis que
j'aimois un autre être autant que Zaka, & je m'écriai: Elle est à moi,
je ne m'en sépare plus. Ses cris remuerent mon ame, & dans ce moment je
crus qu'elle avoit toujours été avec moi, parce que je me disois que je
ne pouvois plus l'abandonner. En effet, mon cœur se fondoit auprès
d'elle, & je tournois autour de la mere & de la fille sans savoir
ce que je faisois.

Que Zaka étoit attendrissante! Son regard me redemanda la petite
créature; elle l'approcha de sa mamelle: quelle surprise, quand je
vis sa bouche enfantine s'attacher à ce sein que j'avois couvert
de baisers! Je demeurai en extase, je n'osois plus respirer: je
contemplois ce spectacle nouveau. Jamais Zaka ne me parut si belle: je
conçus pour elle un respect qui redoubla mon amour. Les baisers qu'elle
donnoit à l'enfant me sembloient une dette que je devois acquitter.
Je ne savois laquelle des deux m'étoit la plus chere, & ma tendresse
partagée en étoit plus forte. Je reportois à la petite créature toutes
les caresses que je recevois de Zaka, & Zaka m'en payoit encore. Mon
cœur suffisoit à peine au torrent délicieux dont il étoit inondé.

Que d'agrément, que de naïveté, que de mollesse, lorsqu'elle allaitoit
sa fille, lorsque je la voyois se jouer & sourire sur le sein découvert
de sa mere qui devenoit enfant elle-même! Elle la caressoit de
maniere à me faire sentir des voluptés inexprimables; elle l'invitoit à
prendre sa mamelle; ensuite appellant le sommeil par un murmure doux,
long & uniforme, elle l'endormoit. Alors j'imposois silence à toute la
nature; je chassois Azeb & Caboul; j'aurois voulu faire taire le vent.
Lorsque ses tendres paupieres se fermoient, privé du spectacle gracieux
de ses ris & de ses mouvemens, je craignois qu'elle ne se réveillât
plus; mais quand elle sortoit du sommeil, je croyois la voir pour la
premiere fois, telle que je l'avois rencontrée au bord de la fontaine.

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CHAPITRE XIV.


Vous m'avez vu heureux jusqu'ici, cher chevalier; mon sort va changer.
Que n'ai-je toujours vécu dans ce désert, inconnu au reste des hommes!
L'amitié seule peut m'engager à continuer; ma douleur renaît au seul
nom de Zaka, & son souvenir renouvelle des larmes dont la source ne
peut tarir.

Je ne disconviens pas des avantages que j'ai retirés de mon infortune;
mais qu'ils m'ont coûté cher! J'ai été plus éclairé; mais j'ai perdu
le bonheur. La lueur qui me guidoit étoit foible; mais les sciences
orgueilleuses ne m'en ont guere plus appris. Tous les progrès de la
civilisation ne m'ont apporté quelques jouissances de plus que pour
me donner des idées contentieuses & pénibles. J'ai souvent regretté
mon désert; quelqu'un dira que je ne regrette que mon jeune âge. Mais
pourquoi ma mémoire me fait-elle vivre incessamment dans ce séjour
où ma vie étoit simple & laborieuse, & où les moindres commodités
des arts m'étoient étrangeres? J'ai connu les plaisirs des villes,
& ils n'ont fait qu'effleurer mon ame; toutes les recherches de la
gourmandise n'ont jamais apporté à mon palais la saveur d'une racine
arrachée de la main de Zaka & que nous partagions ensemble.

Et toi, malheureuse amante! dirai-je, malheureuse sœur! toi qui fis
le tourment de ma vie après en avoir été le charme; si la tyrannie,
si la superstition, les chagrins n'ont point abrégé tes jours; si tu
donnes une larme à ma mémoire; si tu te rappelles les destins de nos
premiers ans, la paix & la volupté qui remplissoient nos cœurs...
Que dis-je! oublions nous, chere Zaka; nous nous sommes trouvés
criminels sans le savoir; nous avons offensé des loix que nous ne
connoissions pas; nous n'avions pas prévu que la société rejeteroit des
liens qui n'avoient éveillé en nous aucun remords. Jamais l'idée de
crime ne s'étoit offerte à notre imagination: nous nous aimions
sous le regard du ciel; nous étions chastes aux yeux de la nature
entiere. Ah! quel cœur désormais osera s'assurer d'être innocent ou
coupable?

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CHAPITRE XV.


Le plaisir d'observer la nature, nous attiroit souvent vers la belle
plaine, ou plutôt nous aimions à revoir ces mêmes lieux où, pour la
premiere fois, nous avions connu le bonheur. Ma fille, presque toujours
dans les bras de Zaka, étoit devenue notre compagne inséparable. Les
moindres progrès qu'elle faisoit en déployant ses facultés naissantes,
nous transportoient d'une joie folle; nous lui parlions comme si elle
avoit pu nous répondre, & le sourire de sa bouche enfantine étoit d'une
éloquence dont rien n'approchoit.

J'avoue que, sans négliger Azeb, je l'écoutois moins: j'interrompois
quelquefois la conversation la plus sérieuse, pour voler au berceau de
ma fille, dès que j'entendois un de ses cris. J'avoue que j'aimois plus
ma fille que je n'aimois mon pere. N'est-ce pas ainsi que l'a voulu la
nature? Elle a placé la tendresse la plus vive dans le cœur des
parens, comme le soutien de la race humaine; elle n'a point enflammé le
cœur des enfans d'un pareil amour, peut-être parce que les parens
peuvent se passer de la tendresse de leurs enfans, & que les enfans ne
peuvent se passer de la tendresse de leur pere. Azeb lui-même se levoit
vingt fois pour surveiller ma fille; & quand nous l'emportions dans nos
promenades lointaines, il paroissoit chagrin ou jaloux. Caboul, dont le
caractere étoit froid & tranquille, avoit pris une si forte affection
pour cette enfant, qu'elle ne quittoit les bras de sa mere que pour
passer dans les siens, & chacun lui murmuroit à l'oreille son langage
particulier.

Nous avions découvert, pour aller à la belle-plaine, un sentier moins
pénible, & nos pas mille fois imprimés l'avoient rendu commode. Sans la
crainte d'Azeb, qui ne pouvoit oublier les cruautés des Espagnols, nous
eussions abandonné le creux de nos rochers pour ces plaines agréables.
Il nous permettoit seulement de nous y promener, sachant que les
Espagnols s'étoient éloignés.

Un jour que nous avions hasardé une promenade plus longue & que nous
marchions sur la côte d'un rocher, nous entendîmes les cris d'un homme
qui imploroit du secours. A cette voix lamentable, nous nous regardâmes
avec étonnement: la crainte & la pitié combattirent dans nos cœurs.
Fuirions-nous? volerions-nous au secours de la voix souffrante? Les
cris continuoient; Zaka s'écria la premiere, & l'œil déjà humide:
Ah! courons, cher Zidzem. N'entends-tu pas qu'il souffre? Elle prit
sa fille, fardeau toujours léger entre ses bras, & nous courûmes
vers les rochers d'où partoient les cris douloureux: nous cherchâmes
de tous côtés, & nous apperçûmes un homme qui étoit tombé dans une
profondeur entre des roches escarpées, & qui faisoit de vains efforts
pour remonter. Je m'avançai sur le bord, & roulant quelques pas, je lui
tendis la main. Zaka me dirigeoit de la voix; elle fit plus, elle posa
son enfant, & se laissant glisser, parvint jusqu'à l'endroit où
l'homme rampoit sur les mains, blessé & sanglant.

Il fallut toute notre adresse & tout notre courage pour le tirer de
cette situation pénible. Je faillis à perdre la vie en sauvant la
sienne; mais lui-même hésitoit à nous donner la main, nous regardant
sans doute comme des ennemis qui venoient pour lui ôter la vie. Il
étoit habillé, & nous étions nus.

Nous lui fîmes mille signes d'amitié & de compassion pour dissiper
son effroi, & sans doute il lut sans peine sur notre visage toute la
sensibilité de notre ame. A son habillement, nous conjecturâmes que
c'étoit un de ces Espagnols qu'Azeb nous avoit peints tant de fois
avec les couleurs les plus défavorables; mais la pitié, plus forte que
la réflexion, ne nous permit pas d'examiner si nous devions suspendre
notre assistance.

Nous le tirâmes de ce précipice, & à peine fut-il parvenu au sommet,
qu'il occupa notre attentive curiosité. Zaka oublia un instant
de reprendre sa fille, & ne pouvoit rassasier sa vue de ce nouvel
objet: elle examina dans le plus grand détail sa figure, la forme de
ses habillemens; elle n'en pouvoit croire ses yeux, & malgré cela elle
étoit encore plus adroite que moi à laver, à panser les plaies, à
ménager la douleur de ce malheureux étranger.

Il y eut combat entre nous pour celui qui iroit chercher Azeb & Caboul;
car l'étranger étoit blessé au pied, & pour marcher il avoit besoin de
deux points d'appui.

Zaka, qui ne s'étoit jamais montrée rebelle à aucun de mes desirs,
vouloit que ce fût moi qui allasse chercher Azeb & Caboul. Il me fallut
employer le ton de la priere, & puis de l'autorité, pour qu'elle se
déterminât à m'obéir. J'apperçus de la contrainte dans son obéissance,
& ce ne fut que long-tems après que cette remarque passagere redevint
vivante dans ma mémoire.

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CHAPITRE XVI.


Pendant son absence j'essayai quelques mots espagnols que mon pere
m'avoit appris. Je voulois le rassurer, & lui dire qu'il n'avoit rien
à craindre de nous. Il étoit tout tremblant, malgré notre zele & nos
soins. Je compris par ses réponses & ses gestes qu'il venoit d'échapper
à l'esclavage tyrannique des Espagnols.

Zaka revint en peu de tems, hors d'haleine, accompagnée d'Azeb & de
Caboul. Elle avoit hâté leurs pas avec la plus vive chaleur. Nous
transportâmes l'étranger dans notre demeure avec beaucoup de peine.
Azeb connoissoit les herbes salutaires, propres à le guérir, & dont la
nature avoit gratifié notre désert. Il les appliqua sur les plaies de
l'infortuné; il l'assura que dans peu il seroit guéri.

Comme Azeb entendoit parfaitement l'espagnol, l'étranger lui
apprit en cette langue qu'il étoit Anglois; qu'il avoit été fait
prisonnier par les Espagnols, & réduit par eux au plus affreux
esclavage. Enseveli vivant dans les gouffres de la terre pour fournir
de l'or à ses insatiables tyrans, las de leur joug & de leurs outrages,
il s'étoit échappé, aimant mieux trouver la mort dans les déserts que
de l'attendre parmi ces barbares. En gravissant le long des précipices,
son pied mal assuré l'avoit fait rouler; & sans un quartier de rocher,
auquel il s'étoit retenu, il périssoit. Il étoit si foible qu'il ne
pouvoit nous exprimer sa reconnoissance qu'en nous serrant les mains.
Zaka étoit attendrie de sa douleur, & moi j'étois tout ému de ce qu'il
exaltoit si fort un service que je n'avois regardé que comme un devoir.
Je rougissois des louanges qu'il donnoit à notre humanité.

Quelques jours après qu'il eut repris ses forces, il nous fit le
tableau des cruautés que les Espagnols exerçoient contre les malheureux
destinés à creuser la terre pour en tirer ce métal si funeste au
monde. Il le fit avec des traits si animés, que nous fondîmes tous en
larmes. Sont-ce des hommes, m'écriai-je, qui traitent ainsi des hommes!
La nature a-t-elle caché dans leur cœur la rage des bêtes féroces!
Combien ne sommes-nous pas heureux d'être séparés de pareils barbares!

Zaka toute tremblante, pressant ma fille dans ses bras, se refugioit
dans mon sein. O Zidzem! disoit-elle, sommes-nous loin de ces monstres?
Je ne veux plus que tu mettes le pied hors de cette enceinte: ils
t'enleveroient pour être leur esclave. Choisis plutôt la mort. Oui,
Zidzem, tue-moi de ta main avant que.... Elle retomboit dans mes bras
foible & décolorée.

Le plaisir d'être échappé à leurs mains féroces se déployoit tout
entier sur le front de l'étranger; & ce plaisir si vif, qu'il ne nous
déroboit pas, fut la plus douce récompense de notre pitié. Par la joie
que j'éprouvois intérieurement, je sentis que j'avois fait une action
agréable à Dieu; je me reconnus bon, ce qui me fit un souverain
plaisir. Je pleurois, non sans volupté, car j'étois attendri sur
le sort de cet Anglois, & j'éprouvai que l'on ne secourt point son
semblable sans en être récompensé dans la partie la plus intime de
notre être.

Je conçus bientôt une vive inclination pour cet Anglois. Il étoit d'une
figure agréable, & un peu plus âgé que moi. Je souhaitai qu'il n'eût
aucun des vices communs aux Espagnols. Combien je me promis d'agrémens
dans sa société! Le croiriez-vous, cher chevalier? j'avois soupiré plus
d'une fois après un ami, c'est-à-dire, après un jeune homme de mon âge
& de mon caractere, avec lequel je pusse converser familiérement & sans
gêne. J'avois un besoin de découvrir à quelqu'un toutes mes pensées
secretes, & de lui faire part sans réserve de ma joie, de mes chagrins,
de toutes ces petites choses si intéressantes à dire quand c'est la
confiance qui les reçoit.

Le cœur de l'homme goûte une sorte de volupté lorsqu'il lui
est permis de s'épancher librement: c'est un doux besoin, & ce besoin
je l'ai assez vivement ressenti. J'aimois assurément Zaka autant qu'on
peut aimer, & cependant il me restoit auprès d'elle des momens qui
n'étoient pas remplis; ma raison cherchoit un être qui pût éclairer la
mienne; il me manquoit le plaisir de la familiarité. L'amour est un feu
actif: il épuise l'ame, & c'est après ses jouissances qu'il est doux
de se reposer dans le calme paisible de l'amitié. Après avoir senti
vivement, on aime, je crois, à raisonner ses sensations, à se rendre
compte de ce qu'on a éprouvé, à interroger autrui, à lui communiquer le
récit de sa propre félicité. Je cherchois cet ami. Azeb, par son âge
& le respect que je lui portois, ne pouvoit être ni mon égal ni mon
confident: je sentois que ce que j'avois à dire ne pouvoit pas être
déposé dans le sein d'un vieillard. Caboul, quoique doué d'un cœur
excellent, n'avoit pas un esprit assez ouvert pour pouvoir m'intéresser
pleinement. D'ailleurs, il me paroissoit absolument impassible.

Ce charme mutuel de l'amitié, si long-tems desiré, je me le promis
avec cet Anglois. Tout ce qu'il me disoit me le rendoit cher: il
m'instruisoit, il m'éclairoit; j'avois soif de sa conversation; il
devint mon ami, mon ami inséparable. J'épanchois dans son cœur tout
ce qui étoit dans le mien. Je lui fis part de mes plaisirs, de mes
peines; je n'avois rien de caché pour lui: je lui parlois de Zaka, &
c'étoit pour moi un contentement profond d'embrasser mon amante & d'en
parler à mon ami.

Ainsi je n'avois pas encore connu le nom de l'amitié, que j'avois senti
cette noble passion. Je m'y livrai avec un penchant qui n'admettoit
aucune réserve, & je me félicitois du plaisir nouveau qui alloit
embellir notre séjour. Pour le coup, je sentis qu'il ne me manquoit
plus rien: j'avois su placer toutes les affections de mon ame, & je
puis protester que ce que l'on appelle ambition, gloire, desir de la
renommée, desir du pouvoir, je puis attester, dis-je, que ces
passions m'étoient parfaitement inconnues. J'étois heureux par l'amour,
l'amitié, la confiance, la douce égalité; & mes desirs ne s'égarerent
pas au-delà.

Zaka sentoit encore mieux que moi le mérite de l'étranger: elle
l'écoutoit avec intérêt; elle m'exaltoit souvent le bonheur que nous
avions de le posséder. Avide de recueillir toutes ses paroles, elle
l'interrogeoit sans cesse; & infatigable dans sa curiosité, elle
sembloit craindre de le fatiguer de ses questions répétées, autant
qu'elle lui savoit gré de sa complaisance à y répondre.

Je marque ici l'origine & les progrès du zele qu'elle conçut pour
l'étranger, afin que l'on puisse mieux juger de son ame. Déjà familiere
avec lui, elle l'appelle à ses côtés, lui commande, & demeure muette
lorsqu'il parle. Elle vante son éloquence, & me fait taire lorsque
je veux l'interrompre par une question subite. Il lui seroit inutile
de déguiser le feu qu'elle met dans ses discours & ses actions,
& elle ne songe pas à le dissimuler. Elle ne cherche peut-être pas
encore à lui plaire; mais ses regards disent assez que l'étranger lui
plaît. Elle me tire quelquefois à part, & me dit en secret: Zidzem,
regarde comme il est beau; regarde ses longs cheveux blonds & flottans,
& ces yeux bleus si vifs: tous les Européens sont-ils aussi beaux
que lui? Quel dommage qu'ils soient si barbares! Comment se peut-il
que des hommes d'une si belle physionomie tuent, égorgent, brûlent?
Que j'aimerois à demeurer au milieu d'eux, s'ils n'étoient pas aussi
méchans! Le pauvre Lodever [c'étoit le nom de l'Anglois] ne ressemble
sûrement pas à ceux dont il nous parle; il a souffert par eux, il les
déteste, il vivra toujours avec nous. Ah! Zidzem, dis-moi, si dans
son pays il a laissé une amante, qu'elle doit être malheureuse! Qu'en
dis-tu, cher Zidzem? Songes-tu combien mon cœur auroit à souffrir,
s'il falloit que je vécusse séparée de toi?

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CHAPITRE XVII.


J'écoutois les discours de Zaka sans éprouver aucun sentiment jaloux.
Au commencement, ils ne me paroissoient exprimer que la pitié d'un
cœur naïf & compatissant: mais elle les répéta si fréquemment & avec
tant de chaleur, qu'ils me déplûrent autant qu'ils m'avoient charmé.

Je ne sais quelle lueur passa dans mon esprit: je devins inquiet &
taciturne, sans avoir un juste sujet de plaintes. Je parus froid
lorsque Zaka parloit de l'étranger: je ne lui répondis plus; elle en
murmura, & alla jusqu'à me reprocher mon indifférence pour un aussi
beau jeune homme, qui nous donnoit toutes sortes d'instructions. En
effet, il avoit embelli nos petites plantations, & nous avoit donné des
conseils salutaires sur la culture de notre jardin.

Malgré l'attachement que j'avois pour Lodever, il me fut
impossible de domter une certaine aversion; & comme je le voyois
rechercher Zaka, & que celle-ci paroissoit contente de le voir, je
voulus toujours être présent à leurs entretiens. J'observois leurs
moindres mouvemens, & sur-tout je ne quittois plus Zaka.

Déjà les regards que je jetois sur elle portoient l'empreinte du
chagrin qui me dévoroit. O tourment! jamais mon cœur n'avoit rien
souffert de si cruel. Lorsque je voulois l'accabler de reproches, je
pâlissois de honte comme si j'allois commettre une injustice & m'avilir
moi-même. Que cette Zaka si tendre étoit devenue funeste à mon repos!
Je la haïssois, je pense, en l'adorant toujours. Je versois des pleurs
dans l'ombre, & je n'osois manifester une fureur sombre qui m'empêchoit
de jouir de ses caresses.

Je n'osois parler, & j'étois toujours sur le point de délier ma langue
& de me livrer à un sentiment furieux. Quel état horrible! Zaka lut
sans peine dans mon ame déchirée; elle me demanda avec effroi la
cause de ma douleur. Tu la demandes, lui dis-je en pâlissant & dans un
trouble inexprimable, tu la demandes la cause de ma douleur, & c'est
toi-même qui l'es. Pourquoi ne m'aimes-tu plus? Pourquoi souries-tu à
un autre qu'à moi? Tous tes regards m'appartiennent; je ne veux point
que tu regardes l'étranger comme tu le fais. Mérite-t-il mieux que moi
ton amour? Puis, ne suis-je pas le premier que tu as aimé? Ah! si ma
fille savoit parler, elle te reprocheroit ton injustice; elle te diroit
qu'elle est venue au milieu de nous deux, & qu'il n'est plus permis à
l'un & à l'autre d'aller d'un autre côté. Comment veux-tu que ma fille
m'aime un jour, si tu cesses de m'aimer?

A ces reproches, Zaka qui n'avoit point appris à feindre, baissa les
yeux comme une coupable, & les relevant tout-à-coup pleins de honte
& de larmes, elle se jeta dans mes bras. Injuste Zidzem, dit-elle
en soupirant, est-ce un crime que d'avoir un cœur tendre &
compatissant? Depuis quand blâmes-tu dans moi ces sentimens d'amour? Je
ne t'en ai jamais fait un secret. Je t'avouerai encore plus: Lodever
est devenu, après toi & ma fille, celui pour qui je ressens une
inclination plus vive; il m'est plus cher qu'Azeb & Caboul. Je m'en
veux à moi-même de te ravir quelque chose d'une tendresse que je te
dois toute entiere, & cependant je ne puis être tout-à-fait maîtresse
de mon cœur. Non, je ne puis m'empêcher d'aimer cet étranger; mais
je ne l'aime pas encore comme toi: je crains qu'il ne soit venu pour
troubler notre félicité. Je ne crois pas cependant qu'il puisse nous
désunir. Non, cela n'est pas possible: mais si sa vue te fait de la
peine, si tu ne veux pas que je le regarde, fuyons-le, cher Zidzem,
allons planter une cabane plus loin; & quand je ne le verrai plus, je
ne le regarderai plus. Je sens que mon cœur m'emporte malgré moi.
Eh bien, en vivant ensemble avec notre fille, je n'aurai plus aucune
occasion de l'entendre & de le regarder; car je ne veux aimer que
toi, & je gronde mon cœur quand il veut me dire autrement.

Cet aveu naïf me rassura: je fus joyeux de me retrouver seul possesseur
du cœur de Zaka; mais cette joie ne me rendit pas toute ma
tranquillité: je vis Zaka se contraindre, éviter les occasions de se
trouver avec Lodever, & redoubler envers moi de caresses: mais tous
ses mouvemens étoient gênés; son front portoit une certaine mélancolie
que je n'avois pas remarquée auparavant. Au milieu de nos tendres
embrassemens, nous soupirions souvent ensemble; & sans savoir pourquoi,
son nom revenoit parmi nos entretiens. Comme je souffrois moi-même
de la peine de Zaka, & que sa situation avoit répandu quelque chose
de pénible dans notre façon de vivre, je fus le premier à vouloir
rétablir la familiarité qui régnoit. Je le dis à Zaka, je la rendis
maîtresse de ses mouvemens; je voulus que Lodever vécût avec elle comme
par le passé; car je n'avois plus de joie depuis le moment fatal où
je lui avois fait des reproches; il n'y avoit plus de concorde
ni d'agrément dans notre société. Zaka ne rioit plus avec la même
assurance; son badinage étoit moins naturel avec moi. Lodever, de son
côté, n'avoit plus le même empressement. Je me dis à moi-même que,
puisque Zaka m'aimoit, je devois être sûr qu'il n'obtiendroit rien de
ce qui m'étoit réservé. D'après ce plan, je pris Lodever & Zaka par la
main, je les réconciliai; je les priai de vivre en toute liberté, comme
ils avoient fait ci-devant, & de me regarder d'un bon œil dans tous
les instans.

La familiarité revint, Zaka reprit son ton folâtre: elle rioit,
badinoit avec Lodever & j'étois satisfait de la voir si joyeuse.

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CHAPITRE XVIII.


Cet étranger nous enseigna quelques mots d'anglois: il parloit un peu
l'espagnol; de sorte qu'avec le loisir dont nous jouissions, nous pûmes
converser avec assez de facilité.

Je m'accoutumai à voir Lodever étroitement lié avec Zaka; & comme
la paix étoit revenue, je répandois dans le sein de l'étranger tout
le sentiment de ma joie, qu'il sembloit partager. Je le croyois
sincérement mon ami, parce qu'il me l'avoit dit cent fois, & qu'il ne
m'appelloit jamais d'un autre nom. Il applaudissoit au tableau naïf
que je lui faisois de ma félicité, il me suivoit avec une curieuse
complaisance dans tous les détails de mon bonheur. Il m'avoit engagé
à lui conter l'histoire de nos premieres amours, & je l'avois fait
sans m'appercevoir qu'il en tiroit secrétement des inductions sur le
caractere de Zaka.

Chaque jour plus enchanté de l'esprit de Lodever, je me livrois à
lui sans réserve. Trompé par les apparences de la candeur, je croyois
ses caresses sinceres: je suivois les mouvemens de mon cœur; &
aveugle que j'étois, je ne remarquois point que, lorsque j'embrassois
Zaka en sa présence, il devenoit tout-à-coup triste & rêveur. Bon,
simple, confiant, je ne savois interpréter ni son assiduité, ni ses
regards, ni l'espece d'inquiétude qui ne l'abandonnoit pas; ou plutôt
son artifice profond savoit me faire prendre le change sur tous ses
mouvemens. Ils auroient été visibles à des yeux plus exercés que les
miens; mais tout, jusqu'à la violence que se faisoit Zaka pour se
domter, échappoit à ma vue; ma jalousie étoit éteinte; l'amitié m'avoit
rattaché le bandeau de l'amour.

Lodever nous entretenoit fréquemment des peuples de l'Europe, de
leurs loix & de leurs coutumes. Jamais Zaka ne se lassoit d'entendre
ces récits étonnans. Quoi, disoit-elle, il y a tant d'hommes, tant
de maisons, tant d'édifices? Je faisois de mon côté mille questions,
& chaque réponse m'émerveilloit. J'avois peine à concevoir comment
cette fourmilliere d'individus, vivoit sur le même point; & tandis que
Lodever m'expliquoit ces choses incroyables, mon esprit s'élançoit
vers ces cités populeuses, où à chaque pas se présentoit quelqu'objet
intéressant. Quand il me parloit de la hauteur des édifices, & de ceux
qui flottoient sur les eaux, j'étois tenté de croire qu'il se jouoit
de ma crédulité; mais l'explication étoit si bien détaillée, que je ne
pouvois refuser d'ajouter foi à ses discours.

Par degrés je devins curieux de voir par moi-même tant de choses
merveilleuses; & rêvant incessament à ces villes magnifiques, mon
désert perdit de ses attraits. Transporté chaque jour en imagination
chez des peuples puissans, industrieux, polis, je me considérai comme
perdu dans une immense solitude, éloigné des plaisirs & des agrémens de
la vie, ignorant, foible, pauvre. Enfin j'eus de moi-même l'idée qu'un
Européen a d'un sauvage.

Lodever m'insinua le dessein de voyager: il avoit de même préparé
l'esprit de Zaka. Je lui en fis part; & transportée de joie, elle
applaudit à mon projet. Sa curiosité n'étoit pas moins vive que la
mienne, & la nuit elle rêvoit de ce qu'elle avoit entendu pendant le
jour. Lodever disposoit à notre insu, de notre ame; il la manioit à
son gré, maître d'y verser les idées qu'il vouloit y faire naître.
Nous estimions les Européens heureux, parce qu'ils possédoient mille
superfluités dont l'image nous séduisoit, & c'étoit à vivre parmi eux
que nous placions toute notre félicité.

Azeb avoit caché ses trésors dans un endroit particulier, & j'en
ignorois moi-même la valeur. Sur quelques réponses ingénues,
l'artificieux Lodever fit tant par ses interrogations captieuses,
qu'il m'engagea à les lui montrer à l'insu de mon pere. Je ne pus m'en
défendre, malgré une répugnance secrete; mais je n'attachois pas un
grand prix à des ustensiles lourds, d'une couleur jaune, & qui ne nous
servoient à rien.

Lodever vit nos trésors, & il demeura muet d'étonnement & comme
ravi en extase de ce qu'il voyoit. Je me souviens que son visage devint
rouge & enflammé, & que, dans un transport qu'il ne put dissimuler, il
nous embrassa avec une espece de fureur, en nous disant: Oh, que vous
seriez heureux & respectés, si vous possédiez dans mon pays ce qui vous
est inutile ici! Que de jouissances! que de plaisirs! Alors, d'un ton
animé, il nous fit la description des palais que nous habiterions, de
la foule d'esclaves empressés, obéissans au moindre signe; de certains
animaux qui nous transporteroient en un clin-d'œil par-tout où nous
voudrions aller. Il nous parla des voluptés variées & renaissantes
qui nous rappelleroient chaque jour les délices de la vie. Il nous
donna une idée de toutes ces jouissances; & quoique ces idées fussent
confuses, elles nous plûrent néanmoins, soit qu'il les peignît
habilement, soit plutôt parce que nous en portions le germe dans nos
cœurs.

Le tableau de ces félicités que nous pouvions toucher & sentir,
maîtrisa puissamment notre ame. Imprudens! las de notre repos, dupes
de notre imagination qui, pour notre infortune, étoit neuve & vive,
nous crûmes que le pays du bonheur étoit l'Europe, & dans notre erreur
profonde, nous répétions ensemble, Zaka & moi: Oh, quand serons-nous en
Europe, pour y voir ensemble toutes ces merveilles!

Lodever nous persuada que les Européens n'étoient méchans & barbares
qu'au sein de l'Amérique, sur laquelle ils avoient un droit de
conquête, possession qui leur avoit été confirmée par un pape, maître
de tous les empires en qualité de _vicaire de Dieu_; mais que dans
leurs foyers ces mêmes Européens étoient doux, humains, généreux,
bienfaisans.

La plaine que nous avions tant admirée devint triste à nos yeux; car
nos songes nous portoient toutes les nuits dans ces pays fortunés
qu'embellissoit notre desir curieux. Nous éprouvâmes tout l'ennui
qu'apporte une vie uniforme, lorsque notre pensée s'égare dans
des visions. Je respectai ce métal jaune & ces pierres bigarrées qui
jusqu'alors ne m'avoient réjoui que par leur éclat, dès que Lodever
m'eut appris & leur usage & leur suprême utilité.

Autrefois je m'exerçois à friser la surface des eaux avec ces pierres
brillantes; mais dès lors, détestant mon ignorance précédente, & frappé
de repentir, je conservai les plus petites avec le plus grand soin,
comme le gage de mille plaisirs futurs. Lodever en prenoit quelquefois
une, & disoit: Voilà de quoi nourrir vingt personnes pendant six mois
sans cultiver la terre; voilà de quoi faire trotter ces chevaux qui
vous transportent avec tant de rapidité; voilà de quoi assujettir ces
hommes qui se tiennent debout devant vous tandis que vous mangez tout à
votre aise.

Nous avions peine à concevoir que cela pût exister; mais Lodever nous
le disoit d'un ton si persuasif, si ressemblant à la vérité, que je
voyois tout ce qu'il peignoit, & que je jouissois, pour ainsi
dire, des voluptés qu'il m'annonçoit. Ce qui me charmoit encore,
étoit de faire partager à Zaka toutes ces jouissances: elle, de son
côté, songeoit que tout le monde seroit empressé à me servir & à me
plaire. Alors elle se montroit encore plus ardente que moi à serrer ces
petits cailloux brillans. Elle les cacha, elle les enterra, Lodever
lui ayant inspiré l'idée qu'un inconnu pourroit les voir par hasard &
les emporter. Il attachoit un prix infini à ces pierres brillantes;
il les touchoit avec respect; il sembloit les adorer: il nous apprit
à en faire autant. Bientôt nous eûmes un vice de plus, l'avarice,
passion triste, qui rétrécit l'esprit, le rend inquiet, le livre à des
fantômes. Déjà nous avions la crainte de perdre ces trésors que nous
regardions à peine quelques jours auparavant.

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CHAPITRE XIX.


Je ne m'étois jamais avisé de dire à Zaka qu'elle étoit belle. Lodever
le lui dit pour la premiere fois, en comparant son teint au coloris
des fleurs, & ses yeux au brillant des étoiles. Zaka reçut cette
louange avec un tel plaisir, que je regrettai fort de n'avoir pas
trouvé cet ingénieux compliment. Je vis que Lodever avoit beaucoup
plus d'esprit que moi, & j'avoue que cela me fit naître dans l'ame un
certain déplaisir. Je voulus faire aussi des comparaisons sur la beauté
de Zaka: mais celles de Lodever eurent le prix; & quand je voulois
jouter avec lui, il en inventoit dix pour une. Zaka se mit même à rire
de quelques-unes de ma composition: ce qui approchoit un peu de la
moquerie.

Je me rappelle que la maniere dont elle reçut mes madrigaux me fit
de la peine. J'aurois voulu avoir mieux dit pour elle que Lodever:
il triomphoit de moi avec un calme qui me donna des mouvemens
d'impatience. Rivaux en poésie sauvage, je souffris d'être vaincu.

Il lui enseigna aussi à placer dans ses cheveux noirs de ces petites
pierres étincelantes qu'il nommoit _diamans_, à en orner ses bras,
ses jambes & son sein, afin de plaire davantage. Réellement, elle me
parut plus charmante sous cet éclat brillant. Il y entre-mêloit des
fleurs, ce qui formoit une espece de diadême sur sa tête; & quand tout
cela étoit arrangé, je me trouvois bien sot de ne l'avoir pas imaginé
le premier. Le génie de Lodever m'imprimoit une sorte de respect, &
je me sentis borné & pauvre en ressources à côté de ses inventions
journalieres.

Il loua mon adresse à la chasse, je lui en sus bon gré: je devins tout
glorieux de cet éloge. Je le lui faisois répéter; il le répétoit, & je
l'en aimois davantage. Je connus l'orgueil d'être loué par un homme
que j'admirois, & je me fatiguois toute la journée d'une maniere
incroyable pour mériter ses louanges qui chatouilloient singuliérement
mon oreille.

Je voulois faire tout ce qu'il faisoit; il m'apprit à jouer au palet,
& je passois des heures entieres à cette futile occupation. Il avoit
deux dés qu'il me faisoit rouler, m'ayant appris à lire les points de
cette figure cubique. Il me faisoit jouer quelques-unes de mes pierres,
& il gagnoit ordinairement; il gagna tant que je ne voulus plus jouer
avec lui, & Zaka fut la premiere à m'en détourner, craignant qu'il ne
les gagnât toutes. J'eus du chagrin d'avoir perdu une portion de mes
pierres brillantes.

Chaque jour il m'enseignoit un jeu nouveau que j'embrassois avec
passion, & la culture du jardin se sentoit de notre oisiveté. Ainsi,
graces à Lodever, nous marchions de folies en folies. Elles se tiennent
par la main; une seule suffit pour amener toutes les autres. D'où nous
venoit ce tissu d'extravagances? Etoit-ce de la bonne & simple nature,
ou des conseils de notre aimable corrupteur?

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CHAPITRE XX.


Cependant le respectable Azeb voyoit dans l'amertume de son cœur
le dégoût que nous inspiroit notre heureux désert, ainsi que toutes
les folies que nous adoptions de la bouche de l'étranger. Ses larmes
couloient en silence; mais toujours fidele à son premier plan de ne
louer ni blâmer aucune de nos actions, il se contentoit de nous dire
que le bonheur n'étoit pas plus en Europe que dans le lieu que nous
habitions. Il n'osoit contredire ouvertement nos idées, convaincu que
l'opposition réelle aux volontés de l'homme enflamme son indépendance
naturelle & le rend faux, rusé, artificieux. Dans une circonstance
aussi cruelle il se conduisit de même: il attendit que la raison
nous éclairât sur un projet insensé; mais la raison l'a-t-elle
jamais emporté sur le goût vif du sentiment soutenu des prestiges de
l'imagination?

Pervertis que nous étions, nous lui annonçâmes un jour sans
ménagement que nous avions pris la résolution de partager le bonheur
des Européens & de transporter chez eux nos richesses, afin de jouir
sans travail des délices qu'offroient ces climats fortunés. A ces mots,
le malheureux Azeb leva les mains vers le ciel, voulut parler, ne put
que pleurer, se jeta dans les bras de Caboul, & se retira, accablé sous
le poids de sa douleur.

Sa profonde tristesse nous causa quelqu'émotion; mais, ingrats &
dénaturés que nous étions, nous nous familiarisâmes avec ce front
triste, dont les regards baissés accusoient hautement nos folies; la
voix d'un séducteur avoit plus de pouvoir que celle d'un pere. Il
nous prit à l'écart; & ayant prononcé le nom de Lodever, il répandit
sur nous des larmes; il nous représenta l'impossibilité de parvenir
à une colonie Européenne sans un danger manifeste; il nous montra
le sacrifice de notre liberté, de notre repos, fait imprudemment à
la satisfaction d'un vain desir qui s'éteindroit à la premiere
jouissance; il nous assura que ces mêmes trésors qui nous inspiroient
une joie insensée & dont nous avions long-tems ignoré la dangereuse
valeur, étoient la source empoisonnée de cette foule de maux qui
couvroient les royaumes Européens; il nous fit un tableau effroyable de
la violence & de la perfidie réciproque de ceux qui se disputoient les
parcelles de ces métaux.

Il ne nous déguisa pas que des jouissances étoient attachées à
la distribution de ces richesses; mais il nous assura qu'elles
s'écouloient avec rapidité, que nous serions plus malheureux après les
avoir perdues, & que la crainte même de les perdre étoit un supplice.
Il nous dit, hélas! tout ce que nous n'étions pas alors en état de
comprendre.

L'aveu qui lui étoit échappé nous offroit la perspective agréable dont
Lodever nous avoit flattés, & nous lui disions: Nous voulons voir des
pays nouveaux; nous avons besoin de connoître ce qui est au-delà de
notre petit vallon. Lodever nous a peint ce monde comme d'une
grande étendue, & nous voulons voir ces villes, ces peuples, toutes ces
belles choses enfin que font ces hommes & que nous ignorons.

Azeb ne put répondre à nos discours; mais prenant un ton ferme, où
l'accent de la douleur perçoit par intervalles, il nous dit: Vous
êtes jeunes, mes enfans, votre imagination vous abuse: je sens qu'il
me sera impossible d'y mettre un frein; je n'ai voulu & je ne veux que
votre bonheur: si vous croyez le trouver dans un autre monde, vous vous
trompez. Eh bien, abandonnez la terre qui vous a vu naître, abandonnez
un pere qui vous chérit; abandonnez jusqu'au fidele Caboul, cet ami de
ma triste vieillesse; je vous le cede encore; je vivrai, je mourrai
seul dans ces déserts. J'ai su affermir mon ame contre tous les revers.
Je ne prévoyois pas celui-là; mais... m'y voilà disposé.

Le discours de ce bon pere émut nos cœurs; nous nous jetâmes à ses
pieds. O mon pere! vous nous accompagnerez, vous jouirez des
délices qui nous attendent; nous serons tous heureux loin de ce désert.
Si vous connoissiez les jouissances dont Lodever nous a fait le récit!
Venez voir avec nous les objets les plus merveilleux. Vous avouerez
vous-même qu'un autre monde offre à chaque pas des plaisirs qui nous
manquent. Au lieu de nous répondre, Azeb nous embrassa avec un air de
compassion, & se retira d'un pas triste & tremblant.

Azeb avoit convaincu notre esprit, mais non point notre cœur:
nous n'étions plus heureux dans les montagnes de Xarico, parce que
nos desirs enflammés par l'espérance d'autres biens, brûloient de
se satisfaire à quelque prix que ce fût. Je chérissois plus que
jamais Lodever, dont chaque acte étoit pour moi une instruction. Son
industrie facile, son esprit insinuant, tout en lui me plaisoit. Il
est vrai qu'il savoit me flatter avec tant d'art, qu'il m'étoit devenu
presqu'aussi cher que Zaka.

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CHAPITRE XXI.


Vous jugerez, cher chevalier, à quel point mon cœur étoit abusé en
sa faveur. Zaka étoit tombée depuis quelque tems dans une mélancolie
profonde. Il me fut aisé d'appercevoir que Lodever étoit amoureux de
Zaka: je savois qu'elle ne le haïssoit pas. Cependant je la voyois dans
une situation pénible. Je frémissois de perdre un cœur sans lequel
je ne pouvois vivre heureux. Je ne savois pas dissimuler, & je voyois
distinctement que Zaka aimoit Lodever. Elle m'avoit déployé son cœur
innocent & sincere, tel que la nature l'avoit formé: je ne pouvois
mettre en doute sa tendresse: il n'y avoit en elle ni trahison, ni
perfidie, j'en étois bien sûr. Les caresses de Zaka étoient trop vives
pour qu'elle pût me trahir; & si le hasard me procura une connoissance
qui me manquoit, je n'en avois pas besoin.

Un soir qu'assise à côté de Lodever elle paroissoit rêveuse, je
me glissai derriere elle pour écouter leur entretien. Ce cœur que
j'avois soupçonné n'étoit retenu dans son amour ni par la honte, ni
par la crainte, mais seulement par un amour plus extrême qu'elle
me portoit. C'étoit sa tendresse pour moi qui la préservoit d'une
infidélité qui sans ce sentiment vainqueur lui auroit peut-être été
chere. Voici les paroles de Zaka; pesez-les.

Pourquoi me tourmentes-tu? disoit-elle; tu sais que je ne te hais
point, mais je ne puis pas t'aimer autant que Zidzem. Zidzem a possédé
mon cœur avant toi, puis-je moins l'aimer? Non; il faut que je
l'aime toujours au même degré. Pourquoi es-tu venu pour nous rendre
tous deux malheureux? Pourquoi t'obstines-tu à me demander ce que je ne
t'accorderai jamais? Contente-toi de l'amour que j'ai pour toi; c'est
bien assez; contente-toi de ce baiser, puisqu'il te fait plaisir; tout
le reste est pour Zidzem: je l'aime avant toi; & si tu ne veux pas me
rendre malheureuse, tu ne me demanderas rien au-delà. Vivons en
bonne intelligence, baise ma main, baise mon col, baise mon front:
mais garde-toi d'aller au-delà; je te rejeterois loin de moi, je ne te
donnerois plus ma main à baiser, car voilà tout ce que je puis faire
pour toi. Je t'aime beaucoup; mais j'aime encore plus Zidzem, parce
qu'il est le premier & que ma fille me dit, quand je la regarde, que je
ne dois point accorder à d'autres ce que je lui ai accordé.

La franchise de Zaka mit en désordre l'éloquence de Lodever; il ne sut
que répondre. Il lui dit, mais d'une voix tremblante, qu'il demandoit à
partager ces précieuses faveurs avec Zidzem, & non à l'en priver; que
je n'en serois pas moins fortuné en l'ignorant; que je ne le saurois
jamais...... Non, dit avec impatience Zaka, lui mettant la main sur
la bouche, cela ne sera pas, je te le dis, n'y pense plus. Je suis à
Zidzem, & non à toi. Baise ma main, baise mon col, baise mon front;
mais tu n'obtiendras rien au-delà. Dis, si tu étois à sa place, y
consentirois-tu? Pourquoi veux-tu faire de la peine à mon cher Zidzem?
N'es-tu pas son ami? Ma fille me dit que je ne dois point t'écouter.

Lodever ne put repliquer; mais il se mit à ses genoux, & employa les
prieres & les instances. Zaka le laissa à ses pieds, soupira, & se
cacha le visage de ses deux mains. Elle lui déclara en gémissant, qu'il
lui en coûtoit beaucoup pour le refuser; qu'il auroit tout à espérer,
si elle ne m'aimoit pas avec la plus forte tendresse; mais qu'elle
m'aimoit par-dessus tout. En prononçant ces mots, elle se précipita
sur lui, fut la premiere à baiser son front, ses yeux, en lui criant:
J'aime Zidzem; prends cela pour te consoler. Je t'aime aussi, je te
promets de t'aimer; mais ne me demande point, je te le répete, ce que
je ne puis t'accorder; contente-toi de ces caresses, & n'offense ni ton
ami ni moi. En disant ces mots, elle serroit sa tête contre son sein, &
lui baisoit le front.

Lodever, enhardi par cet aveu & ses caresses, crut que le moment
de sa victoire étoit arrivé, & tenta quelques efforts. Zaka, sans être
intimidée, se dégagea à l'instant de ses bras, sans trouble, sans
colere, sans reproches & avec un sang froid qui attestoit la paisible
vertu de son ame. Elle s'éloigna sans lui jeter un regard; elle entra
dans une allée sombre, & moi je sortis de l'endroit où j'étois caché.
Je la retrouvai à cinquante pas, & je ne vis sur son front aucun
trouble. Sa victoire ne lui avoit rien coûté: elle m'aborda comme de
coutume; rien n'exprimoit sur son visage la conversation qu'elle venoit
de tenir; elle me tendit la main avec sérénité; & moi qui l'adorois
plus que jamais, je n'étois plus maître de mes mouvemens; je la pressai
dans mes bras; les siens s'ouvrirent pour me recevoir; pressé sur son
sein, je sentis renaître ce premier instant de volupté qui m'avoit
embrasé de tous les feux de l'amour: je m'enivrois du charme de la
retrouver tendre & fidelle. Elle s'abandonna à mes transports; elle
me disoit, dans l'effusion d'un cœur pur & sincere: Je t'aime
avant tout, je t'aime par-dessus tout, sois en sûr. Je ne suis pas
maîtresse de mon cœur, je ne sais si un autre y viendra après toi;
mais je n'aimerai jamais personne comme je t'aime. Et moi qui avois
été témoin des discours & des tentatives de Lodever, n'ayant plus ni
inquiétude, ni jalousie, je me plaisois à considérer cette belle ame
que la nature s'étoit plû à cacher dans un immense désert.

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CHAPITRE XXII.


Croiriez-vous, cher chevalier, que, sûr d'être aimé de Zaka, je ne
pus voir sans compassion le trouble qui dévoroit l'ame de mon ami? Je
m'attendris sur son état. Plus j'aimois Zaka, plus je sentois qu'on
devoit l'aimer: je lui pardonnois l'amour qu'il avoit pour elle, parce
que j'éprouvois qu'il étoit impossible de s'en défendre.

Je pouvois, il est vrai, lui reprocher sa conduite mystérieuse, sa
réserve, ses efforts, quoique vainement tentés: mais toutes ces fautes
étoient celles de l'amour; je les excusois, & ne voyois plus que les
combats cruels dont il étoit agité.

Il tomba dans une tristesse sombre que je tâchai vainement d'adoucir
par tous les soins de l'amitié. Que sa douleur muette, que ses regards
qui tomboient languissamment sur Zaka & s'en détournoient avec effort,
firent d'impression sur mon ame! Je n'osai plus être heureux en le
voyant souffrir. Je me reprochois mon bonheur comme un crime: & ayant
l'expérience des maux sensibles qui accompagnent des desirs inutilement
conçus, je me disois que je ne devois pas goûter des plaisirs dont mon
ami & mon compagnon étoit privé. Sa physionomie prenoit chaque jour
quelque chose de plus triste & de plus farouche, & les tourmens de son
cœur se peignoient visiblement sur son visage. Alors je souffris
moi-même de sa situation pénible, & je rêvois aux moyens de l'enlever à
ses privations douloureuses.

Sans doute il avoit lu dans mon cœur mieux que je n'y lisois
moi-même, & il me tint ce discours que j'écoutai sans indignation. Il
n'auroit pas tenu le même langage à tout autre qu'un sauvage.

Cher Zidzem, pardonne, me dit-il; je me sens indigne de ton amitié:
depuis long-tems je t'offense; il faut que je t'ouvre mon cœur:
la dissimulation m'est un fardeau pénible. Ce cœur infortuné
aime ta Zaka, & l'aime jusqu'à la fureur. Vois dans ce cœur déchiré
tous les tourmens de l'amour. Un feu cruel me consume & me pousse vers
le désespoir. Non, je ne cesserai de l'aimer que lorsque je cesserai
d'être. Délivre-toi d'un rival odieux, Zidzem, ôte-moi une vie qui
m'est importune; préserve-moi du crime que dans mon aveuglement je
pourrois commettre. Va, la mort sera pour moi un bienfait; mes jours
ne sont plus qu'un long supplice; je ne veux pas être plus long-tems
ingrat envers mon ami, mon libérateur: c'est assez d'être malheureux,
sans devenir criminel & perfide. Ah, combien je me hais moi-même d'être
ainsi! Mais je suis seul consumé de desirs, tandis que tu reposes dans
les bras de Zaka. Dangereuse Zaka! les feux que tu allumes ne peuvent
s'éteindre. Il falloit ne te pas voir, pour ne point t'adorer. Je n'ai
plus d'autre ressource que la mort contre l'horreur de mon existence, &
c'est l'asyle que j'embrasse. Adieu, mon cher Zidzem. Tes yeux ne
seront plus fatigués de mon aspect coupable; tes oreilles n'entendront
plus mes gémissemens: je vais mourir, puisque je ne puis vivre sans
envier le bien qui t'appartient.

Il prononça ces mots avec un tel désordre, que je craignois à chaque
instant les suites extrêmes de son désespoir. Je fus touché jusqu'aux
larmes après l'avoir entendu. La confiance qu'il me marquoit, cet aveu
sans artifice, sa constance qui paroissoit vaincue & qui frémissoit
de toucher au crime, tout me le rendit plus cher, plus intéressant;
je compatis à ses souffrances, & en l'écoutant je me représentois les
tourmens que j'aurois à endurer si Zaka rejetoit les desirs de mon
amour.

Cet Européen rusé connoissoit bien mon cœur; il sentoit que je
serois capable de tout sacrifier aux pleurs de l'amitié, & que sa
franchise éveilleroit ma générosité. Son tourment n'étoit pas plus
vif que le mien; car si je voulois lui rendre le repos, il me falloit
perdre ma félicité. Choix cruel! l'image de mon ami expirant
me suivoit jusques dans les bras de Zaka. Au comble du bonheur, son
sort me sembloit plus affreux. Zaka étoit tendre, passionnée; mais
je ne goûtois plus le charme de la posséder. Lodever soupiroit en ma
présence, & me faisoit chaque jour l'aveu naïf de ses tourmens. La
résolution que je pris vous étonnera; mais elle me fut inspirée par
la pitié, par la bonté naturelle de mon cœur, par je ne sais quel
sentiment. Je me déterminai à partager avec mon ami la possession de
Zaka.

Vous direz que c'est un acte de générosité de sacrifier sa maîtresse
à son ami, mais que c'est une action vile de la partager avec qui que
ce soit; qu'elle est aussi éloignée de la nature que des mœurs
civilisées; qu'il n'y a pas un animal, soit domestique, soit féroce,
qui ne dispute sa femelle à coups de dents ou à coups de griffes.
J'eus d'autres sentimens dans mon désert: je ne crus pas m'avilir en
obéissant à la pitié. J'aimois Zaka, j'aimois Lodever; je voulois le
bonheur de l'un & de l'autre; mon cœur ne pouvoit se fermer à
leurs soupirs, & j'agissois à la fois par un sentiment de compassion,
d'équité & de tendresse. Je ne connoissois point l'adultere: je faisois
un sacrifice réel. Un sauvage qui met l'honneur dans le courage &
dans la noblesse de l'ame, voit les choses bien autrement qu'un homme
civilisé.

D'un autre côté, je sentois qu'il n'y auroit plus de joie pour moi
dans le monde, en voyant près de moi un homme sans cesse gémissant.
De l'autre, je me représentois le plaisir délicieux de l'arracher au
désespoir, de lui rendre la vie. Je ne perdrai point le cœur de
Zaka, me disois-je; elle m'aimera toujours, & le bonheur de Lodever
n'ôtera rien à la somme du mien. Aucune idée honteuse ne se mêloit à ce
partage.

Cependant, je l'avouerai, mon cœur murmuroit de ce cruel devoir: il
m'en coûta pour surmonter un sentiment jaloux; mais je songeai qu'une
tranquillité générale en seroit le fruit. J'allai exposer mon projet à
Lodever, qui parut très-étonné de ma générosité; car c'est ainsi
qu'il nommoit mes nouveaux desseins. Il m'embrassa en me témoignant la
plus vive reconnoissance, & nous convînmes d'engager Zaka à la cession
la plus rare, scandaleuse sans doute chez les peuples civilisés, mais
qui dans mon désert n'étoit qu'une suite conséquente de mon amitié
pour Lodever, de ma pitié pour ses souffrances, & de mon amour pour la
concorde & la paix.

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CHAPITRE XXIII.


Zaka rougit prodigieusement à la proposition que je lui fis. La honte
& l'étonnement attachoient ses regards à la terre, & chaque parole
sembloit la pétrifier. Immobile, elle garda le silence; puis levant les
yeux, elle les fixa sur les miens, comme pour y découvrir les vrais
sentimens de mon cœur; sans doute elle vouloit y descendre, & elle
cherchoit avidement à lire dans ma pensée: mes regards étoient tristes
& confus; j'attendois ce qu'alloit prononcer sa bouche, & je tremblois
de l'arrêt; car je pouvois bien consentir à partager le cœur de
mon amante, mais non immoler entiérement le déplaisir secret que j'en
ressentois.

Je lui exposai l'amour de Lodever, le désespoir qui empoisonnoit sa vie
& flétrissoit pour lui le riant aspect de l'univers; je lui disois:
Nous partageons l'air, les fruits de la terre, les rayons du
soleil.... Pour toute réponse Zaka me lança un regard qui pénétra mon
ame; elle vola dans mes bras; elle m'accabla des plus tendres baisers.
Eh quoi, Zidzem, me dit-elle du ton du reproche, ne t'ai-je pas donné
assez d'assurances que je t'aime & n'aimerai jamais que toi? Crois-tu
que Zaka soit fausse, double, artificieuse? O cher Zidzem! un cœur
peut-il être à deux? L'amour peut-il se partager? Tu le connois bien
peu si tu en doutes. Imprudent! tu ne sais pas lire dans ton propre
cœur: va, si je te privois d'une seule caresse, tu deviendrois
malheureux: mais cela n'arrivera point; c'est à moi à te défendre,
à te protéger contre toi-même & contre la foiblesse de ton cœur,
lorsqu'il s'abuse à ce point. Ah, que de remords je t'épargne! Sais-tu
quelle seroit l'amertume de ta douleur, l'horreur de tes regrets?
Tu maudirois mille fois l'outrage que tu aurois fait à l'amour &
à ta fidelle Zaka. Tu ne me verrois plus du même œil: toute ta
félicité seroit évanouie... Et puis se tournant avec fierté vers
Lodever, elle lui dit: Et toi, fatal étranger, ne me poursuis plus, &
oublie-moi; c'est depuis ton arrivée que j'ai éprouvé les chagrins de
l'amour; je n'en connoissois que les délices; le trouble est venu sur
tes pas. M'aimes-tu autant que Zidzem? Non, cela n'est pas possible.
Ton regard m'épouvante; ton amour me fait peur; jamais ton œil
ne luit d'une flamme douce. Je t'ai aimé tant que tu n'as pas voulu
désunir nos cœurs. Retourne dans ton pays, vas y trouver celle que
tu as quittée; peut-être elle seche aujourd'hui dans les larmes; elle
implore la fin de sa vie, en devinant que tu veux porter ton cœur à
une autre qu'elle.

Je fis un second effort en faveur de mon ami, attestant que je voulois
l'empêcher d'être sans cesse gémissant, s'il y avoit de ma faute;
mais la fiere Zaka, avec un geste noble & contemplant Lodever avec un
dédain que je ne puis rendre, m'auroit jeté à moi-même un regard de
mépris, s'il n'eût été adouci par l'amour. Jamais ce front si noblement
courroucé ne sortira de ma mémoire. Je me tus; j'étois honteux,
anéanti; je me jugeai au-dessous d'elle; un trait rapide de lumiere
me fit voir que cette proposition étoit un outrage à son amour. Je
m'applaudis dans le fond du cœur de la trouver constamment tendre &
fidelle. Un de mes regards implora mon pardon, tandis que je tâchois de
consoler Lodever, en lui disant que j'avois tout tenté pour qu'il fût
tranquille, & que cela ne dépendoit plus de moi. Lodever avoit les yeux
baissés & gardoit un morne silence. Il ne pouvoit ni rester ni fuir; il
étoit comme enchaîné par une puissance invisible.

Je n'osois plus interroger les regards de Zaka, lorsque tout-à-coup
ses bras s'entrelacerent aux miens; sa bouche pressa mes levres & je
ne fus point maître de résister à mon ravissement. Je rendis à Zaka
ses tendres caresses, & je ne songeai pas assez à dérober à Lodever
le spectacle de mon triomphe. Livré aux transports de mon amante,
j'oubliai mon ami. Trop foible pour soutenir la vue de nos
caresses innocentes & vives, Lodever s'éloigna & s'enfonça dans un bois
sombre.

Sorti de mon ivresse, je me reprochai ma cruauté; j'en témoignois mon
mécontentement à Zaka, qui avoua avoir eu tort. Je courus sur les pas
de Lodever pour l'appaiser, le consoler, & calmer ses maux par les
paroles les plus douces. Il écouta tout ce que je lui dis avec une
froideur que je n'aurois osé attendre après une pareille scene. Il me
répondit avec beaucoup de tranquillité qu'il falloit s'en remettre à
cette derniere décision; je le vis même sourire. Je crus que, frappé de
la tendresse inviolable de Zaka & de l'inutilité de ses poursuites, il
pouvoit renoncer à elle. Ah! si j'eusse mieux connu la dissimulation
terrible des passions dans le cœur des Européens, j'aurois pressenti
que ce calme trompeur, semblable à celui qui précede la tempête,
annonçoit une vengeance sourde & épouvantable.

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CHAPITRE XXIV.


Quelques jours après cette aventure Lodever m'apporta un très-beau
coco, espece de fruit excellent qui croît en Amérique, & dont il savoit
que je mangeois volontiers. Zaka arriva au même instant & voulut goûter
de ce fruit. Lodever le lui arracha vivement de la main, donnant pour
prétexte que son front étoit trempé de sueur. Sa crainte paroissoit
fondée; ce fruit est très-dangereux lorsqu'on en mange à contre-tems.
Lodever jeta fort loin ce coco, pour ne pas, disoit-il, exciter l'envie
de Zaka, si elle le voyoit manger: ensuite il nous engagea à faire une
petite promenade.

De retour je cherchai mon coco vers l'endroit où il l'avoit jeté;
je ne le trouvai point. Azeb qui n'étoit pas éloigné me demanda ce
que je cherchois. Un très-beau coco, lui répondis-je. Oui, dit Azeb,
il étoit bon: surpris par la soif, je l'ai ramassé, j'ai bu la
liqueur & mangé le dedans; mais je ne sais, depuis un instant il me
cause de vives douleurs. Je m'approchai de mon pere: un frisson l'avoit
saisi; je lui présentai mon bras pour soutenir ses pas chancelans. De
moment en moment son état devint plus violent: il souffroit comme si
on lui eût déchiré les entrailles; il fut obligé de s'appuyer sur moi.
Tout-à-coup son corps frémit dans mes bras, les forces me manquent, &
il tombe étendu par terre, se roulant & poussant des cris lamentables.

J'appelle Zaka, elle vient, elle apperçoit Azeb les yeux égarés,
la bouche couverte d'écume, les bras, les mains, les pieds roidis,
tourmenté de convulsions affreuses. Nous tentâmes de le relever.
Laisse, dit-il en me jetant un regard long & douloureux, laisse, je me
meurs..... Dieu! m'écriai-je en pâlissant, vous mourez! Qu'est-ce à
dire? Azeb souleva avec peine sa main appesantie; mais voulant serrer
la mienne, son effort fut impuissant. La douleur & la tendresse se
peignoient sur son front à travers les ombres du trépas. Nous
frémissions d'effroi, nous pleurions, nous baisions son visage mourant.
Il fixe ses yeux sur nous; sa poitrine se souleve avec effort, & sa
voix entrecoupée prononce ces mots à plusieurs reprises: Je meurs, mes
enfans... je meurs! Ah!... incertain & rempli de terreur sur le sort
qui vous attend... je n'ose accuser, de peur de charger d'un crime
celui qui peut-être est innocent... Non, je ne l'accuserai point... Me
voici au terme de ma carriere, & je me soumets à la volonté de celui
qui est le maître de toutes les créatures... Je ne puis souhaiter mon
anéantissement, puisqu'il est un Dieu.... Ah! si les pénibles jours que
j'ai passés sur la terre étoient les seuls pour lesquels j'eusse été
créé, s'il n'en étoit point d'autres plus tranquilles, plus heureux,
quelle puissance indifférente m'auroit donné l'être, m'auroit soumis
à la douleur?... Mais le profond sentiment de l'espérance me reste;
il retrace à mon esprit l'image de l'immortalité. Je dois vivre avec
Dieu tant qu'il existera: puisqu'il a daigné une fois me tirer du
néant, ce n'est pas pour m'y laisser retomber. Je crois à sa bonté,
dont l'univers est un témoignage éclatant; mais ce monde-ci n'est pas
celui de l'homme; il est fait pour un autre rôle: il desire, il demande
une autre destinée.... O mes enfans! vous mourrez aussi comme moi...
Que le dernier moment de votre vie soit plus paisible que le mien!....
Que ce Dieu souverain vous bénisse comme je vous bénis!... Que sa
clémence tempere l'amertume des jours de cette triste vie!... Je vous
ai enseigné le moins d'erreurs qu'il m'a été possible... Si je vous ai
enseigné peu de vertus, je vous ai montré peu de vices... J'espérois
qu'à jamais caché dans ce séjour impénétrable... Mais mes projets ont
été confondus..... Lodever.... Je vois... O mes enfans! adorez Dieu
& craignez ses jugemens... Souffrez, s'il vous faut souffrir. Quand
tous les maux se rassembleroient sur vous, gardez-vous de murmurer...
Songez que vous êtes l'ouvrage de ses mains, & que vous devez lui
être soumis... C'est le seul roi de l'univers... Il est Dieu.... il est
tout-puissant... il est bon... il est l'amour même.... Le malheureux
Azeb manqua de forces, nous fit un signe de tête & expira.

O moment affreux & mémorable! je n'avois jamais vu mourir un homme,
& c'est mon pere qui est étendu sans vie; il meurt, il m'abandonne
à l'horreur de mes réflexions. Je souleve ses bras immobiles: ils
retombent, & l'effroi pénetre mes sens. Son corps, que nous embrassons,
devient froid. Le ciel a perdu tout son éclat; un triste & vaste
silence regne autour de nous; je ne sais quel murmure lugubre frappe
dans les airs mon oreille épouvantée. Lodever passe à côté de ce corps
sans vie, le regarde & nous dit sans douleur & sans larmes: _Il faut le
mettre dans la terre_. Caboul pleure & sanglotte; je suis ému, & tout
ce qui m'environne est nouveau pour moi.

Quoi, Azeb n'est plus! me disois-je; Azeb qui, une heure auparavant,
nous parloit avec tendresse; Azeb que j'aimois; Azeb dont je
contemplois avec tant de plaisir le front vénérable; Azeb.... Le voilà
sans chaleur & sans mouvement; son teint est livide, ses yeux sont
fixes & ternes, ses membres sont glacés, il est sourd à tous nos cris.
Oh! nous comprenions alors la destinée funeste & générale de l'homme.
_Vous mourrez aussi_: ces mots retentissoient au fond de notre ame;
nous nous tenions embrassés, comme si c'eût été le dernier embrassement
de notre vie. Nos larmes, qui couloient en abondance, mouillerent ce
cher cadavre.

Ah, Zidzem, dit Zaka en sanglottant, que deviendrois-je, hélas, si tu
éprouvois le sort du malheureux Azeb! Que cet effroyable moment soit
éloigné! O séparation cruelle! Ah! je la sens cette mort affreuse....
Elle vient... Elle va peut-être te frapper dans mes bras.... Dieu,
que les momens que tu as accordés à l'homme sont de courte durée! Et
elle tomba sur mon sein presque sans sentiment. Elle trembloit pour
mes jours, je craignois pour les siens, & nous nourrissions notre
douleur du spectacle terrible qui augmentoit notre effroi.



CHAPITRE XXV.


Le trépas d'Azeb nous montra la mort en perspective: auparavant nous
n'y songions pas. Azeb nous avoit dérobé, autant qu'il l'avoit pu, le
trépas des animaux; & quand le hasard nous l'avoit fait appercevoir,
il nous disoit tranquillement: Ils dorment, ils se réveilleront. Il
nous avoit accoutumés, pour ainsi dire, à nous croire immortels, & il
nous faisoit regarder notre existence comme ne devant point avoir de
terme. Comme Dieu, nous répétoit-il souvent, sera toujours Dieu, de
même l'esprit qui vous anime sera toujours esprit. Ainsi l'idée de la
destruction nous étoit étrangere; & si Azeb ne nous parloit plus, nous
entendions encore ses paroles, nous appercevions son regard: il n'étoit
pas mort pour nous: il nous sembloit qu'à chaque instant il alloit
se lever & nous parler.

Nous redoublâmes pour sa mémoire le respect que nous avions eu pour
lui pendant sa vie; nous enterrâmes son corps d'après les conseils
de Lodever; ses mains creuserent la fosse, & pendant cette fonction
lugubre son visage ne changea point; il ne mêla point un soupir à nos
douleurs: quand nous l'interrogions sur cet événement imprévu, il nous
répondoit d'un air calme: Azeb étoit vieux, & vous devenoit inutile; il
faut que chacun meure. Que nous étions loin de soupçonner la véritable
cause de sa mort! L'idée d'un crime aussi noir ne pouvoit entrer dans
notre pensée: on nous l'auroit expliqué alors, que nous n'y aurions
rien compris.

Moment funeste & douloureux, lorsqu'il fallut rendre à la terre les
tristes dépouilles d'Azeb! Nous ensevelîmes dans une fosse obscure un
cœur autrefois animé d'un feu céleste, des mains dignes de porter le
sceptre & de tracer des leçons aux sages. Hélas, m'écriai-je sur
sa tombe, voilà donc l'étroite & éternelle demeure de ce pere chéri!
Le chant des oiseaux, la beauté de la nature, la renaissance du jour,
notre voix plaintive qui percera l'ombre de ces arbres touffus, rien
ne pourra le faire sortir de ce lit effrayant; il habitera toujours
avec la mort cette triste solitude; nous ne le verrons plus devancer le
retour du soleil, respirer les parfums du matin, & d'un pas majestueux
faire jaillir la rosée du sommet des fleurs; nous ne le verrons plus
errer au hasard dans la forêt, plongé dans une douce méditation,
levant ses mains pures vers la voûte du firmament; rien ne peut plus
réchauffer sa froide poussiere; il ne nous pressera plus dans ses bras
paternels, le sourire sur les levres & l'amour dans les yeux. Mais que
dis-je! il nous a dit tant de fois que nous nous retrouverions dans un
autre monde; que la partie pensante de lui-même subsisteroit toujours;
qu'une ame immortelle seroit séparée de son corps & deviendroit à
jamais heureuse par la clémence infinie du Créateur! Oui, cette
idée me plait; cette idée est grande, elle est conforme à tout ce que
j'apperçois de la main du grand Être. Il faut qu'il soit sublime &
magnifique en tout; il faut qu'il accorde à sa créature tout ce qu'il
peut lui accorder. Azeb vit, Azeb pense à nous; il converse encore avec
Zidzem & Zaka. Ah! du séjour qu'il habite, qu'il lise au fond de nos
cœurs, qu'il voie nos larmes, qu'il entende nos gémissemens & les
louanges que nous donnons à son ame généreuse.

Nous baisâmes la terre qui le renfermoit dans son sein. Je voulus que
ma fille la baisât aussi. Je me promis de revenir souvent pleurer sur
ce tombeau & m'y entretenir avec l'ame d'Azeb, en attendant que, selon
sa promesse, elle se montrât à moi dans un autre monde.

Zaka pleuroit amérement & paroissoit inconsolable. Je lui disois, pour
calmer ses chagrins & ses regrets: Sois sûre qu'Azeb vit encore; il vit
avec le grand Être dont il nous a parlé. Il est heureux, puisqu'il
le connoît; il est à la source de tout bien, il lui parle de nous, car
il ne délaissera pas ceux qu'il a tant chéris sur la terre.

A quelques jours de là nous eûmes, chacun de notre côté, un rêve où
nous revîmes Azeb. Ce rêve différoit si peu de la réalité que nous
crûmes qu'il n'étoit devenu qu'invisible, & qu'il habitoit toujours
avec nous. Comme son visage pendant notre rêve ne nous avoit paru ni
triste ni souffrant, nous nous accoutumâmes à nous dire: Il est avec
le grand Être; il est bien; il nous voit, nous entend; il sera notre
protecteur; il nous enverra toujours des pensées justes & bonnes.

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CHAPITRE XXVI.


Caboul, le fidele Caboul étoit sorti de sa froideur pour pleurer
Azeb. Il ne passoit jamais devant sa tombe sans lever les mains au
ciel & saluer le lieu où il reposoit. Nous l'honorâmes comme un
second pere. Dans le rang le plus abject, il eut toutes les vertus;
& quoiqu'il ne fût pas doué des qualités de l'esprit, il nous força
d'admirer sa grande ame. Je m'apperçus que depuis la mort d'Azeb il
évitoit de toucher la main de Lodever; qu'il le servoit avec une sorte
de répugnance; & ayant été frappé un jour de sa main, il lui dit:
Jetez-moi aussi dans la terre; je serai mieux là qu'avec vous. Je ne
fis point attention à ces paroles, ne pouvant en pénétrer le sens.

Profondément occupé de la perte que je venois de faire, je ne
m'entretenois que d'Azeb, de ce qu'il avoit fait, de ce qu'il avoit
dit; je me plaisois sur-tout à répéter ses dernieres paroles, ses
tendres bénédictions. Je ne fus jamais si surpris ni si indigné que
lorsque Lodever me dit un jour que, selon les loix de sa religion, Azeb
ne pouvoit être avec le grand Être, n'ayant point été baptisé; qu'en
conséquence, il étoit descendu dans un lieu où rouloient des flammes
éternelles; & qu'il y étoit plongé à jamais, sans espérance d'en
pouvoir sortir. Je m'écriai avec douleur: Cela ne se peut pas; tu mens,
Lodever; ce que tu dis outrage la raison & le grand Être. Apprends
qu'Azeb a fait le bien, a évité le mal, a adoré le Dieu du soleil, a
aimé ses enfans. Que faut-il de plus pour aller rejoindre le grand
Être? Non, reprit Lodever en se couvrant d'une physionomie effroyable,
Azeb n'ayant point reçu le baptême, est damné. Qu'appelles-tu damné?
répondis-je en pâlissant de courroux & de frayeur. Je veux dire,
reprit Lodever, qu'il est avec les démons dans une fournaise... A ces
mots, je me sentis dans une colere que je n'avois pas encore
éprouvée; je sentis qu'il déraisonnoit, qu'il étoit en ce moment
insensé, frénétique; je le vis sous une figure odieuse; ses traits
d'homme disparurent à mes regards; je n'apperçus dans son œil qu'une
stupidité aveugle & féroce; & comme il continuoit à me dire que sa
religion condamnoit mon pere à être brûlé pendant toute une éternité,
je m'éloignai avec une fureur inexprimable; car je sentois ma main
prête à se lever contre lui, & tout mon être repoussoit cet anathême
impie, qu'il me sembloit prononcer contre Dieu, dont la bonté avoit
toujours pénétré mon cœur.

Je courus, dans une agitation extrême, vers le tombeau d'Azeb; je me
couchai sur cette terre sacrée, en criant: Azeb! Azeb! serois-tu livré
à des tourmens éternels, ainsi que l'assure Lodever? Dis, le grand
Être que tu m'as annoncé auroit-il cessé d'être bon pour toi? Je jetai
un cri comme pour réveiller l'ombre d'Azeb au fond de son tombeau; je
pleurois de douleur & de tendresse, lorsqu'un sentiment invincible
s'éveilla dans mon ame, & me cria fortement: Non, non, non, Azeb n'est
point malheureux; Lodever te trompe; le grand Être embrasse toutes ses
créatures; les paroles de Lodever sont mauvaises, & l'inspiration de
ton cœur est la vérité.

Je me relevai plus calme, plus assuré, plus fort; je sentis au-dedans
de moi que l'ombre d'Azeb avoit communiqué à ma raison une partie de la
sienne, laquelle venoit du grand Être; & lorsque je rencontrai Lodever,
je lui dis avec un ton d'assurance & de supériorité: Tu déraisonnes,
tu es un insensé; ne me parle plus ainsi, car je ne verrois plus en toi
un homme.

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CHAPITRE XXVII.


Je fus quelques jours sans vouloir converser avec Lodever, tant ses
paroles m'avoient révolté. J'y voyois une empreinte d'extravagance & de
cruauté. Il ne me parla plus de l'ame d'Azeb; & quand je lui disois,
dans un reste d'amertume, avoue donc, imposteur, que tu ne savois ce
que tu disois, il gardoit alors le silence & parloit d'autre chose. Il
faisoit bien; car je l'aurois tué, je crois, quand il attaquoit l'_ame_
de mon pere.

J'oubliai peu à peu son aveugle & frénétique condamnation, que je
jugeai échappée à sa bouche uniquement pour me contredire & faire
parade de ses idées. L'horreur que cet arrêt m'avoit causée diminua, &
l'impression en fut affoiblie par degrés. Le silence absolu de Lodever
sur ces matieres étoit une sorte de rétractation. Je m'en contentai.

Notre ingénieux corrupteur se conformoit à notre façon de penser,
pour mieux nous faire tomber dans ses pieges. Il nous fit un tableau
plus séduisant encore des plaisirs qui nous attendoient dans un autre
hémisphere, & nous pressa plus vivement que jamais d'abandonner nos
rochers; tout lui servoit d'objet de comparaison. Il nous apprenoit
à mépriser ce que nous avions sous les mains, pour élancer notre
imagination neuve vers de prétendues jouissances qu'il exaltoit, & dont
à la seule description son visage se coloroit. Il entroit dans une
espece d'extase: les mots qu'il proféroit alors sembloient lui apporter
cette félicité lointaine si vantée dans ses discours.

Nous étions émus. Ces images nous délectoient, & sans savoir si elles
étoient véritables ou fausses, nous appercevions tout ce qu'il nous
peignoit. Ne connoissant ni notre force ni notre foiblesse, nous
abandonnions notre ame au récit qu'il nous faisoit, & nous comptions
sur les jouissances les plus vives & les plus multipliées.

Lodever mettoit chaque jour en jeu notre curiosité, il la manioit
à son gré; & nous ayant instruits que la belle plaine n'étoit pas les
bornes du monde, nous pensions que tout étoit encore plus beau au-delà.
Quelle étonnante magicienne que notre imagination, lorsque j'y songe
après tant d'années & dans le calme de la réflexion!

A quel point notre ignorance étoit subjuguée! Nous ne connoissions pas
seulement la distance des lieux, la nature des périls, ni la difficulté
des exécutions: nous n'avions pour sauve-garde que les anciennes
paroles d'Azeb, qui malheureusement s'effaçoient de notre mémoire.
Hélas! Azeb n'étoit plus; & Lodever, si éloquent pour nous, se moquoit
de nos craintes, détruisoit nos objections, que nous n'étions pas
fâchés de voir renversées. Il nous présentoit à la lettre ce que j'ai
vu depuis en Europe, _la lanterne magique_: ce qui, joint à l'extrême
curiosité qui nous dominoit, nous détermina bientôt à partir.

Il nous eût été impossible de résister à son éloquence prestigieuse,
quand même nous aurions eu les connoissances qui nous manquoient.
Il nous captivoit, parce qu'il savoit interroger cette espérance, ce
desir inquiet & effréné du bonheur, qui réside plus ou moins dans
le cœur de l'homme. C'est par là qu'en cherchant à être mieux,
nous nous égarâmes, ainsi que font plusieurs individus d'ailleurs
très-savans, & qui habitent chez des peuples civilisés.

Nous aurions pu parvenir en peu de tems aux colonies Européennes,
& bien plus sûrement, si nous eussions voulu passer au sud de nos
montagnes; mais Lodever qui avoit ses vues, & qui vouloit transporter
nos trésors, ou plutôt se les approprier, se vanta de connoître la
carte de l'Amérique. Hélas! nous ne savions pas seulement qu'on avoit
su réduire en petit la distance & la position des lieux; nous savions
où se levoit & où se couchoit le soleil; voilà à quoi se bornoit notre
géographie. Je me souviens que Lodever nous dit un jour que la terre
étoit ronde, qu'elle flottoit au milieu de rien, qu'elle tournoit
autour du soleil; moi, qui avois les démonstrations du contraire, je
me moquai beaucoup de lui, & je ne voulus pas consentir à l'entendre
sur ce chapitre. Il ne m'inspiroit néanmoins que la dérision, au lieu
que, lorsqu'il tourmentoit dans sa fantaisie l'_ame_ de mon pere, mon
gosier se séchoit de fureur, & j'étois prêt à l'écraser de toutes les
puissances de mon être, tant il étoit soulevé contre cette horrible
proposition.

Lodever nous fit faire quelques promenades sur le bord de la mer qui
avoisinoit la belle plaine; il jeta une longue planche, se mit dessus,
& nous donna le spectacle ravissant d'un homme qui marchoit sur les
eaux. Il nous imprima tellement le respect par cette action, que nous
n'osâmes plus contredire ses volontés. Tout ce qu'il essayoit, nous
nous y soumettions aveuglément, & sans l'aimer, nous ne pouvions lui
refuser notre admiration. Nous avions deviné par instinct que le
cœur en lui étoit opposé à l'esprit. Nous ne sûmes que long-tems
après que cette distinction réelle & appuyée sur mille exemples,
étoit une distinction Européenne.

Notre magicien nous proposa de construire un esquif sur le bord de la
mer; il nous en traça le plan, & nous le fit appercevoir tracé sur
le sable. Nous le vîmes alors comme s'il voguoit sur les flots; &
animé par ce dessein créateur, nous nous mîmes tous à l'ouvrage avec
une ardeur que la fatigue ne pouvoit interrompre, tant nous étions
émerveillés de l'idée qu'il nous avoit donnée. D'après la planche,
nous jugeâmes l'esquif praticable; & quand nous vîmes le froid Caboul
prendre part lui-même à cette nouveauté, nous augurâmes que rien ne
seroit plus sûr que cette nacelle pour franchir l'espace des mers.

Lodever nous parloit de longer la côte jusqu'aux bouches du fleuve
des Amazones, & de le remonter pour arriver aux colonies Portugaises,
d'où nous pourrions alors faire voile en Europe. Tous ces mots étoient
neufs pour moi; mais Lodever, en traçant une petite ligne, me prouvoit
que rien n'étoit plus aisé. Il me montroit l'Europe dans un petit
point qui n'étoit pas à onze pouces du lieu où nous étions, & je
croyois la route aussi sûre qu'aisée. Il appliquoit à un grain de sable
les noms des grandes villes que j'ai parcourues depuis; & comme rien
n'étoit plus conséquent dans le dessein qu'il avoit tracé, je crus que
l'exécution étoit facile, & qu'elle ne rencontreroit aucun obstacle.
Ma raison ne me présentoit aucune objection solide; car Lodever, en
me représentant les distances & les rapports, avoit subjugué mon
entendement de maniere qu'il ne pouvoit pas se montrer rebelle, tant la
conviction étoit gravée dans les figures empreintes sur le sable. Je me
vis déjà en Europe & à Londres; ma mémoire étoit remplie de ces noms,
avec lesquels il m'avoit familiarisé.

Le desir de voir des peuples & des pays nouveaux, qui avoit été une des
passions d'Azeb dans sa jeunesse, devint la nôtre. Rien ne nous rebuta;
nos yeux étoient fascinés sur la démarche la plus téméraire. Lodever,
qui avoit ses vues, nous maîtrisoit; & s'aveuglant lui-même sur
les dangers, il n'étoit pas possible qu'il frappât notre réflexion.

Nous construisîmes sous ses ordres un esquif d'un bois léger & solide,
nommé _pango_, & dont les Américains se servent pour naviguer sans
effroi sur les plus profonds abymes. Nous avions du loisir; nous
travaillâmes sans relâche avec une activité incroyable. Le bon Caboul
gémissoit d'abandonner la terre où reposoit son ancien maître; mais
fidele à nos extravagantes volontés, il se faisoit un devoir de nous
aider, voyant qu'il n'étoit aucun remede pour nous guérir. Lodever nous
éveilloit avant l'aurore; & comme notre machine avoit pris une figure
& une consistance, nous connûmes l'orgueil de cette création: notre
espoir se réalisoit chaque jour; ce que nous avions vu gravé sur le
sable s'édifioit sous nos mains, à notre grand étonnement. Lodever nous
sembloit avoir prédit toutes les pieces qui devoient entrer dans cette
machine merveilleuse; les plus petites, comme les plus grandes étoient
présentes à son esprit. Il nous démontroit nos erreurs; & revenant à sa
figure originale, il nous disoit avec un ton de supériorité: Ne vous
ai-je pas dit d'abord que cela devoit être ainsi? Quand nous vîmes
qu'il avoit tout prévu, & que tout étoit ordonné d'avance, nous crûmes,
pour ainsi dire, que l'esquif sortoit de sa tête, & nous ne sûmes plus
que nous humilier devant ses ordres. Il sembloit nous ouvrir par sa
seule parole les routes de l'univers. J'oubliois le passé, confondu
que j'étois par l'autorité de son génie; & je finis par croire tout ce
qu'il me disoit, excepté lorsqu'il s'agissoit de l'ame de mon pere:
mais il étoit trop prudent pour entamer cette question qui m'irritoit à
l'excès; & il s'en étoit apperçu.

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CHAPITRE XXVIII.


Plus nous avancions, plus notre courage redoubloit. Nos travaux, animés
par l'espoir de jouir d'un avenir heureux, n'étoient plus des travaux;
ils s'étoient métamorphosés en plaisirs. Plus de fatigues: tout étoit
amusement, & chaque coup de hache nous donnoit l'avant-goût des
voluptés Européennes.

L'esquif arrondi étoit bâti sur la greve; nous ne pûmes domter je ne
sais quelle satisfaction orgueilleuse, en voyant l'ouvrage de nos
mains. Quelques essais nous transporterent de la joie la plus vive,
sur-tout lorsque nous vîmes notre chaloupe se balancer sur les ondes,
quitter le rivage & suivre au loin le mouvement de la vague écumeuse;
elle résistoit aux assauts de l'élément mobile. Lodever se jeta à la
nage pour la rattraper, & revint, maîtrisant les flots avec un double
aviron. Il nous parut un être supérieur qui, dans une majesté
tranquille, commandoit à l'élément capricieux. Quand il atteignit
le rivage, peu s'en fallut que nous ne nous prosternassions à ses
pieds; Caboul laissoit voir sur son visage combien il étoit lui-même
émerveillé. Il entra dans l'esquif; & quand il se vit porté sur le dos
des vagues, il fit des exclamations qui auroient pu enivrer d'orgueil
l'être le plus vain de la terre.

Dès ce moment Lodever devint notre maître absolu, nous obéissions à son
geste; & Caboul, qui s'étoit montré le plus rebelle, fut l'esclave le
plus attentif à ses ordres.

Une voile flottante, tissue d'écorce d'arbre, acheva la composition
du chef-d'œuvre. Lodever ne nous avoit point fait part de cette
merveilleuse invention, afin de terrasser nos esprits & de nous
imprimer un respect plus profond. Nous crûmes tous trois qu'il y avoit
une grande distance entre son intelligence & la nôtre: nous avouâmes
notre foiblesse & notre insuffisance, & nous l'honorâmes sincérement
autant qu'il pouvoit l'exiger.

Le jour de notre départ est enfin arrêté; tout est d'accord: nous
comptions au bout de quelques heures toucher les bords de cette Europe
fortunée. Lodever charge la barque de nos trésors; il choisit les plus
précieux, & forcé d'abandonner le reste, il soupire; nous soupirons à
son exemple, & nous payons à l'avarice un premier tribut.

Nous prîmes quelques provisions; mais la nature devoit suffire à nos
besoins le long des fleuves fertiles que nous allions côtoyer. Un petit
voyage d'une demi-lieue nous avoit enhardis au point que nous aurions
bravé les tempêtes. Lodever commandoit à cette barque flottante,
comme il commandoit à son bras: il nous apprit à la faire tourner en
tous sens; & en humbles disciples, nous prenions des leçons que notre
adresse naturelle ne rendoit pas infructueuses. Rien n'égale le plaisir
que je ressentois à diriger cet esquif, & j'étois fier de courir sur un
élément assujetti: ce que je n'eusse pas imaginé avant d'en avoir fait
l'essai.

Nous avions poussé la folie jusqu'à nous tailler des habillemens,
afin de paroître, comme le disoit Lodever, d'une maniere plus décente
aux yeux des Européens. Lodever étoit habillé, & ses vêtemens nous
servirent de modele. Nous avions une espece de tissu qui servoit à nous
couvrir pendant les froids, & nous le coupâmes à la maniere angloise.

Sur le point de dire le dernier adieu à ce désert où j'avois vécu si
long-tems dans l'ignorance & le bonheur, je ne pus m'empêcher d'aller
visiter pour la derniere fois la tombe d'Azeb. Cet endroit solitaire
& sombre me parut revêtu d'un ombrage plus lugubre. Prosterné avec
tremblement, j'appellai Azeb, & mes cris troublerent le majestueux
silence de ce lieu redoutable. La terre parut frémir sous mes pas;
des pressentimens confus s'éleverent dans mon ame, & tout-à-coup je
crus voir l'ombre d'Azeb percer sa tombe, ouvrir ses bras, comme pour
retenir un fils trop imprudent. Mais cette image s'évanouit aussi-tôt:
la cime des arbres s'inclina, quoiqu'il n'y eût point de vent;
leurs branches s'entre-choquerent; un murmure souterrein se fit
entendre; un long gémissement parut sortir des bois voisins; un nuage
noir planoit sur ma tête; quelques oiseaux fuyoient à tire-d'ailes
& comme épouvantés. Je l'étois moi-même; mes jambes trembloient; je
ne pouvois déjà plus m'arracher de ce séjour terrible; j'étois comme
attaché au sol; je voulois y chercher un asyle; j'abjurois en ce
moment les desirs qui m'avoient été les plus chers. Mon imagination
troublée ne me permettoit plus d'avancer; mais Lodever vint, me parla,
m'entraîna; je n'étois point fait pour lui résister. Zaka parut, me
donnant elle-même le signal du départ; je quittai en pleurant la tombe
d'Azeb, & mis le pied dans la barque.

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CHAPITRE XXIX.


Je me souviens que, dès que notre esquif fut en pleine eau, Lodever ne
put dissimuler sa joie; il sourit d'un air triomphant. Pour nous, nous
étions fort tristes. Caboul étoit immobile; il n'osoit plus manifester
sa pensée; il aidoit à la manœuvre; Zaka étoit silencieuse, & ne
levoit pas les yeux; elle se contentoit de me serrer la main, & moi je
ne pouvois démêler les desseins secrets de Lodever.

Je ne vous parle point des périls que nous essuyâmes, & combien de fois
Zaka parut intrépide & courageuse au milieu du danger. Elle n'avoit
jamais renoncé à l'usage de ses bras, & la sensibilité de son cœur
ne déroboit rien à la vigueur de son ame. Sa tête étoit libre dans les
instans les plus terribles, dans ces mêmes instans où j'ai vu plusieurs
fois le traître Lodever pâlir d'effroi. Avec quelle activité &
quelle présence d'esprit elle défendoit, contre la fureur des eaux, la
barque fragile qui portoit sa fille & Zidzem!

Déjà nous n'étions guere éloignés du fleuve des Amazones, qui,
comme vous le savez, se partage en deux bras immenses. Notre seule
ressource étoit de remonter le bras droit. Il étoit très-difficile de
rompre le courant, & nous manquâmes d'y périr; mais notre adresse fut
récompensée, & nous enfilâmes heureusement la route que Lodever s'étoit
prescrite.

Alors nous nous livrâmes à une joie extrême; nous avions passé les
écueils les plus redoutables; tout étoit calme; nous nous voyions en
sûreté sur ce fleuve superbe & tranquille. Nous côtoyâmes ses bords,
qui n'offroient qu'un crystal uni. Pendant trois jours nous n'eûmes
pas la moindre bourrasque: un ciel serein, une navigation douce, tout
favorisoit notre course. L'esquif léger passoit à travers une forêt de
roseaux; nous ne perdions point de vue la terre; nous y descendions à
notre gré, pour y cueillir ces fruits délicieux que la nature prodigue
dans ces riches contrées.

Le huitieme jour nous côtoyâmes un pays plus dur & plus agreste; nous
passâmes entre de petits rochers, mais qui n'avoient rien de dangereux;
seulement la nature s'y montroit marâtre en comparaison des rives que
nous venions de parcourir. Nous étions déjà accoutumés au voyage, &
nous ne sentions plus même la fatigue des premiers jours, tant nos bras
étoient exercés & nos cœurs remplis de confiance & de courage.

Une nuit que la lune tour-à-tour brilloit & se cachoit dans des nuages,
je m'entretenois avec Lodever du plaisir que nous aurions à voir
l'Europe & ses grandes villes, de la vie douce & tranquille que nous
y menerions. Je l'interrogeois curieusement sur mille choses dont je
brûlois d'être instruit: il me parloit d'un vaisseau de haut bord cent
fois plus gros que l'esquif qui nous portoit. J'aurois pris ce récit
pour une fable; mais la chaloupe flottante me donnoit l'idée de
cette immense machine. Mes questions ne tarissoient pas: il répondoit à
tout avec la plus grande complaisance.

J'étois assis près de lui sur le bord de notre esquif; la lune
éclairoit un peu, puis nous déroboit sa lumiere; Caboul manœuvroit;
Zaka dormoit; je tenois ma fille entre mes bras: elle quittoit rarement
ceux de sa mere, mais elle étoit alors dans les miens.

Tu le sais, ô Dieu! j'étois en ce moment l'ami le plus tendre, le
plus fidele: j'honorois Lodever, je pressois quelquefois ses mains
avec amour & respect. Comment le plus perfide, le plus barbare des
hommes récompensa-t-il les épanchemens d'une ame sensible & naïve? La
barque vint à pencher d'un côté, je m'appuyai de l'autre pour former
un contrepoids. Le méchant ne perdit point cette occasion, & d'un coup
imprévu me précipita moi & ma fille dans le fleuve. Je tombe lorsque la
lune étoit voilée; je serre ma fille entre mes bras par un mouvement
naturel; je me débats avec les pieds; je suis assez heureux pour
surnager, je rencontrai quelques roseaux auxquels je m'accrochai d'une
main. Le barbare voulut consommer son forfait, en nous assommant de son
aviron; mais à la faveur de l'ombre, le coup redoublé ne frappa que ces
mêmes roseaux qui me sauverent la vie une seconde fois. La lune sortit
de dessous le nuage, & m'éclairant me fit voir le côté où je devois
tendre. Ce fut avec la plus grande peine que je nageai vers la rive,
n'abandonnant point ma fille; & après mille efforts incroyables, je
grimpai sur ce bord aride.

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CHAPITRE XXX.


S'il vous est possible, imaginez ma situation. Je ne pouvois ni
pleurer, ni crier, ni gémir. Assis sur une pierre, ma fille à mes
pieds, le cœur serré, ayant perdu jusqu'à la faculté de penser,
je ne sentois pas même ma douleur. Je regardois autour de moi, & les
fugitives clartés de l'astre de la nuit me montroient des rochers & une
vaste solitude. Il ne me vint point dans l'esprit de courir sur les
bords du fleuve, de crier à Zaka: j'avois perdu la voix; mes genoux
s'entre-choquoient, & mon ame, abymée dans l'excès de ses maux, étoit
comme plongée dans les ténebres.

J'attendois le jour, qui ne venoit point: j'avois l'espérance confuse
de trouver une cabane; & puis je me figurois que Zaka & Caboul, qui
n'étoient point complices du méchant, viendroient peut-être à mon
secours, & seroient assez forts pour domter sa perfidie.

Je demeurai sur cette pierre froide, écoutant les cris & les
gémissemens de ma fille, à laquelle je n'osois donner un baiser. Me
reprochant déjà son malheur, je me disois avec amertume: Ah, du moins
si elle étoit dans les bras de sa mere! Pourquoi l'en ai-je séparée!
Rien n'égaloit le tourment de cette idée: j'espérois encore; mais
lorsque les premiers rayons de l'aurore vinrent éclairer le lieu où
j'étois, que devins-je, ô ciel! Je poussai des hurlemens, j'errois en
furieux, je me frappois le front & la poitrine. La noirceur d'un homme
abominable que je croyois mon ami, l'image du désespoir de Zaka à son
réveil, ma fille jetant des cris que déjà lui arrachoit le pressant
besoin: voilà les bourreaux de mon cœur. Je tombois sur la terre, je
me relevois: mon regard imploroit le ciel & toute la nature; la nature
& le ciel étoient sourds à mes cris étouffés. Je cherchois en moi un
courage qui m'abandonnoit. Tantôt je précipitois mes pas, tantôt
je m'arrêtois. J'étois tour-à-tour calme & désespéré. Je montois sur
un rocher, je plongeois ma vue dans l'étendue du fleuve; je cherchois
l'esquif qui, comme un point, auroit pu réjouir ma vue & ranimer mes
forces. De l'eau, des rochers, un soleil tranquille au-dessus de ces
horreurs, voilà ce qui vint terrasser mon ame & l'abattre. Une larme
cruelle & lente monta de mon cœur à mes yeux, & me déchira d'un
supplice nouveau & inexprimable.

Ah, mon ami! figurez vous un désert où la nature est morte, où l'œil
ne se repose que sur un sable stérile & y cherche vainement un arbuste,
une plante, un brin d'herbe; tel étoit le séjour épouvantable où je me
trouvois! Je regardois tristement ma fille, & je ne pouvois pleurer.
Ses gémissemens me tiroient de l'anéantissement fatal où je tombois:
j'eus encore la présence d'esprit de casser quelques roseaux & de lui
en faire sucer la moëlle; misérable nourriture, dont cependant moi & ma
fille usâmes. Je n'osois plus la regarder; je criois d'une voix
sourde & désespérée: Zaka, Zaka! O montagnes de Xarico! O Azeb, Azeb!
Et l'écho reportoit à mon oreille ma voix douloureuse & plaintive.

N'avois-je pas assez de mon malheur & de celui de ma fille! Des idées
non moins funestes me poursuivoient: je me figurois Zaka se débattant
dans les bras du scélérat, s'élançant dans le fleuve, qu'elle croiroit
mon tombeau. Le fidele Caboul tomboit assassiné, & peut-être elle-même
couverte de son sang. Je ne pouvois fuir ces images funebres.

Jetons bas ce pesant fardeau de la vie, m'écriai-je, mourons avant que
la cruelle faim nous dévore lentement & par degrés. Je courus avec une
espece de rage du côté du fleuve, dans le dessein d'y finir mes jours.
Je jetai auparavant un dernier regard sur ma fille: je la vis étendant
ses petits bras vers moi, souriant dans sa douleur, comme si elle eût
voulu me supplier de ne point l'abandonner dans un état aussi cruel.
Amour paternel, tu l'emportas sur mon désespoir! Je pris l'innocente
créature entre mes bras; je la mouillai enfin de larmes, & je fus
soulagé. Attendri par la nature, ma fureur se calma: je levai ma fille
vers le ciel; & me jetant à genoux devant celui qui est dans tous les
lieux, je dis: Grand Être! toi qui fis le soleil & qui attachas des
fruits aux arbres pour toutes les créatures, aie donc pitié de celle
qui languit sous tes regards; nourris-la, grand Être! elle n'a que
son innocence & ses pleurs pour défense! N'es-tu pas le nourricier du
vermisseau? Ma fille réclame sa nourriture! Que puis-je faire pour
elle? Je lui donnerois mon sang, si mon sang pouvoit la nourrir! C'est
à toi que je la remets, grand Être! Sauve-la; & si tu es en courroux de
ce que j'ai abandonné la tombe d'Azeb, que ta colere ne tombe que sur
moi!

Après cette fervente priere, j'attendis quelques secours du grand
Être; & je résolus de vivre pour conserver, s'il étoit possible, ses
misérables jours, auxquels les miens étoient attachés.



CHAPITRE XXXI.


Ami, n'acheve point, si tu ne veux pas frémir! Lis & pleure.
Plains-moi! Plains un malheureux pere, & tremble, si tu l'es, de te
trouver dans une situation aussi terrible que la mienne.

J'allois périr de faim avec ma fille, si je ne rencontrois un autre
aliment que la moëlle des roseaux. Foible & languissant, je pris le
parti de m'enfoncer dans ce désert, portant ma fille qui gémissoit de
besoin dans mes bras. J'espérois trouver quelqu'endroit moins affreux;
mon œil avide cherchoit un arbre qui portât quelques fruits.
Malheureux! plus j'avançois, plus ce désert devenoit effroyable. La
nature étoit morte pour moi. Je marchai un jour entier sans rencontrer
une source d'eau. Une petite pluie survint, & le sable aride but
avidement l'eau que ma bouche lui disputoit. Je me vis réduit à faire
sucer à ma fille ce sable humide, pour rafraîchir sa bouche
altérée.

Las, épuisé, n'appercevant que des plaines immenses & stériles, & les
rayons du soleil qui éclairoient ma misere, ma nudité, & qui dardoient
leurs feux sur ma tête ébranlée, je me couchai sur le sable brûlant;
je mourois de douleur, & je tombai dans une frénésie qui approchoit de
l'extrême fureur.

Ma fille étoit dans un état à faire pitié à un tigre. Sa bouche,
ses levres, sa langue étoient desséchées: chacun de ses gémissemens
enfonçoit un glaive dans mon sein; jamais, sous ce ciel d'airain, il ne
s'étoit trouvé d'être malheureux comme moi: mes mains ensanglanterent
ma poitrine: éperdu, forcené, pleurant de tendresse & de fureur, je
baisois ma fille; ma fille, d'une voix souffrante, prononça le nom de
sa mere; elle appelloit Zaka à son secours. A ce nom fatal, qui ébranla
mon ame comme un tonnerre, je ne me connus plus; je fus tenté de
terminer ses jours; j'en conçus l'horrible pensée; je pris une pierre,
je la soulevai sur sa tête. Mais l'idée que j'allois offenser le grand
Être me retint; je songeai que mon désespoir seroit un outrage fait à
sa bonté, & que le secours que j'attendois alloit peut-être descendre
du ciel. Je me souvins des paroles d'Azeb, qui m'avoit toujours dit:
Apprends à souffrir, tout est ordonné par la volonté du grand Être. Je
me soumis; je pleurai; je pressai ma fille contre mon sein; j'attendis
ce que le grand Être devoit ordonner de son sort & du mien.

Elle tomba dans une espece de stupeur; elle devint comme insensible;
ses yeux se fermerent; sa chaleur s'évapora, & le trépas vint la
délivrer des maux de la vie. Ses derniers momens ne furent pas
douloureux: les traits de son visage n'étoient pas altérés. Ne la
voyant plus souffrir, je la contemplai sans effroi, dans ce calme
immobile; je restai auprès d'elle pendant un jour entier; & voyant
qu'elle ne donnoit aucun signe de vie, je lui dis: Tu es allée
rejoindre Azeb dans le séjour du repos; tu es bien présentement; tu es
avec le grand Être. Salue Azeb; raconte-lui mes souffrances & mes
douleurs: dis-lui que nous avons été punis de n'avoir pas suivi ses
sages conseils.

Indifférent alors sur le sort qui m'attendoit, je montai au sommet d'un
rocher, tournant le dos à ma malheureuse fille. J'avois couvert son
corps de sable & de terre, après lui avoir donné le dernier baiser.

En mesurant l'espace qui étoit au-dessous de moi, j'apperçus dans
l'éloignement des hommes assis en rond; ils leverent leurs regards
vers moi. Je l'avouerai, à la vue de quelques alimens, mon cœur
défaillant sentit un retour secret vers la vie; le trépas me fit
horreur, lorsque je sentis que je pouvois revivre. Nommez lâcheté,
foiblesse, le sentiment qui m'entraîna vers ces sauvages. Je ne le pus
domter: la faim impérieuse me guidoit.

Les peuples Américains ont tous en leurs différens langages une façon
générale de se faire entendre. Il ne me fut pas difficile par mes
gestes de leur faire comprendre que j'implorois leur secours. Mon
langage les prévint sans doute en ma faveur; ils m'accueillirent &
m'inviterent à manger. Ma faim étoit si grande que je dévorai ce qu'ils
me présentoient; c'étoient des poissons secs: mais tout-à-coup je
m'arrêtai, je ne voulus plus manger, songeant que ma fille étoit morte
de besoin. J'avois des remords en prenant ces mets: il me sembloit que
je ne devois plus exister, après m'avoir perdu ce qui m'étoit cher.
Ces sauvages, me voyant affligé, me consolerent. Après une marche
d'une demi-journée, ils me prirent dans leur bateau. Le lieu que
j'avois parcouru étoit une isle où ils venoient chasser. Au bout d'une
navigation de quatorze jours, nous abordâmes à leur habitation qui
étoit sur les bords du même fleuve.

Le poids de l'infortune pesoit toujours sur mon cœur, & je sentois
l'horreur d'être revenu à la vie après des pertes aussi douloureuses.
Le soleil que j'avois tant de fois contemplé avec Azeb & Zaka, sembloit
me reprocher mon existence. Hélas! cet objet si tendrement aimé,
cette Zaka, qu'étoit-elle devenue? Ce fleuve que je voyois étoit-il son
tombeau? Lodever l'avoit-il tuée après l'avoir outragée? Ce meurtrier
jouissoit donc en paix & de son crime & de mes trésors! Cette Europe
que j'avois tant desirée, ne m'offroit plus qu'une perspective odieuse:
c'étoit en voulant chercher une plus grande félicité, que j'avois
perdu le bonheur. De quoi me servoient quelques-unes de ces pierres
brillantes que par hasard j'avois sur moi? Ce peuple qui me nourrissoit
n'en faisoit aucun cas. Il falloit les dédommager par mes travaux des
mets qu'ils m'offroient: heureusement pour moi que mes bras robustes,
accoutumés à la culture de la terre, ne me refusoient pas leur service.

Dans les intervalles que me laissoit le travail, je côtoyois lentement
le bord du fleuve, comme pour retrouver du moins ce corps adorable &
mourir en l'embrassant. Je n'avois plus rien autour de moi que je pusse
aimer. Quel état pour un cœur comme le mien! J'étois détrompé
& sur l'amitié & sur ce bonheur que je croyois toucher. Je ne me
pardonnois pas d'avoir fait moi-même mon malheur: je me regardois comme
l'assassin de Zaka & de ma fille. N'étoit-ce pas moi qui les avois
arrachées à un état paisible pour les conduire au-devant des désastres?
Ce remords terrible étoit vivant dans mon cœur & le déchiroit. Ah!
si Zaka ne m'a point maudit, m'écriois-je, c'est que l'amour a été plus
fort. Si je la retrouve, que lui dirai-je, quand elle me redemandera sa
fille?

Je passai quarante jours sans connoître le sommeil: je ne trouvois de
relâche à mes maux qu'en forçant le travail, tant pour me distraire
que pour me rendre utile au peuple qui me nourrissoit. O mort, dont
j'avois vu deux fois l'image, que je t'ai invoquée de fois! Qui m'a
fait supporter la vie, lorsque je ne tenois à rien? Je n'étois plus
furieux; l'excès de la douleur avoit affoibli mon bras: je traînois
des jours tristes, pénibles, empoisonnés de regrets, & l'avenir ne
m'en offroit point d'autres. Ce qui me tourmentoit le plus étoit
l'incertitude du sort de Zaka. Après avoir travaillé sous la chaleur
d'un jour entier, je levois le soir les yeux vers la lune, & je lui
disois: Bel astre! vois-tu Zaka? Que de fois nous nous sommes promenés
sous ta lumiere douce, les mains entrelacées! Le grand Être qui est
au-dessus de toi, voudra-t-il nous rejoindre? Et je me promenois ainsi
solitairement sur les bords du fleuve, avec l'image de Zaka, qui tantôt
me sembloit en Europe, & tantôt refugiée avec sa fille dans les bras du
grand Être.

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CHAPITRE XXXII.


Le destin m'avoit conduit parmi les Gengis, peuple qui avoit des vertus
mêlangées d'une sorte de férocité. Fideles à l'hospitalité, ils étoient
implacables envers leurs ennemis; ils les mettoient à mort, & ils
étoient prêts à répandre tout leur sang pour la cause des leurs. J'ai
vu ces hommes si terribles, la massue à la main, s'attendrir, pleurer,
connoître la générosité, la grandeur d'ame, la sincérité, la foi. Leurs
coutumes sont féroces, & leurs mœurs sont douces. Leur commerce est
sûr, leur parole inviolable. Ils rendent la justice au foible; ils
sont compatissans & sinceres; ils ne se laissent jamais ni séduire ni
corrompre: aussi ont-ils l'orgueil de se croire plus estimables que le
reste des nations. Ils m'assignerent un travail qui n'excédoit pas mes
forces, & dès ce moment je fus regardé comme leur compatriote.

Ce peuple humain, par un contraste étrange, avoit des dieux
sanguinaires, auxquels il immoloit tous les ans une jeune fille enlevée
chez leurs ennemis. Les simulacres de leurs dieux étoient teints de
sang. J'ai vu le cœur de ces barbares maîtrisé par la religion.
Le guerrier qui venoit d'affronter la mort, tomboit aux pieds de ces
idoles, pénétré de terreur. C'étoient des ames fortes, en qui tout
devenoit excès, soit crainte, soit valeur, soit haine, soit amitié.

Un Gengis, fier de son audace & de son indépendance, méprise tous les
autres peuples. S'il est fait prisonnier de guerre, il souffre la mort
en héros. Il traite les Européens d'ignorans & de lâches, les voyant
dédaigner ses dieux & pâlir à l'aspect du bûcher.

J'ai vécu chez les Gengis près d'un an sans avoir essuyé la moindre
injustice. Ils me traitoient comme leur frere; mais mon cœur flétri
ne pouvoit goûter aucune sorte de joie. Je me prêtois à leur maniere
de vivre, sans pouvoir m'y accoutumer, & c'est sûrement à cette
complaisance que j'ai été redevable de leur amitié.

Ils me conduisirent un jour à une de leurs fêtes, malgré ma répugnance;
c'étoit le jour du sacrifice, jour solemnel pour appaiser leur
dieu. Quelle fête! Devant une idole d'une figure hideuse, une jeune
Européenne, portant déjà les tristes ornemens du sacrifice, alloit être
immolée & son sang devoit rougir l'idole. Elle avoit été prise sur un
vaisseau Portugais qui avoit vomi la flamme & la mort contre une de
leurs barques, & les Gengis adoroient la vengeance.

Le bruit de mille instrumens grossiers précédoit sa marche; que
dis-je! on la traînoit, malgré toute sa résistance, vers l'autel; elle
regrettoit amérement la vie qu'elle alloit perdre. Jeune & dans tout
l'éclat de la beauté, la pâleur, l'horreur de la mort se peignoient
sur son front; elle tournoit ses beaux yeux, tantôt vers le ciel,
tantôt vers ses bourreaux, comme pour les fléchir. Larmes inutiles!
Ces barbares vouloient offrir à leur idole une victime qu'ils
jugeoient digne de lui être présentée. Le fer alloit percer un sein
fait pour désarmer la main la plus féroce.

Ah, que je fus ému! Comme ses cris retentirent au fond de mon cœur!
Que ses larmes me toucherent! Je me croyois devenu à jamais insensible;
ce fut elle qui réveilla dans mon cœur le sentiment presque éteint:
sa beauté me toucha; mais son malheur fit sur mon ame une impression
plus vive encore.

Au moment où l'on traînoit la victime vers l'idole, le grand-prêtre,
portant une couronne de chêne, imposa silence à l'assemblée, & proféra
ces mots:

Voici l'ennemi qui doit être immolé pour appaiser le courroux de
Zarakuntos; mais, vous le savez, la loi indique un moyen qui le
satisferoit également: s'il se trouvoit un étranger qui voulût
se charger de la victime & en purger nos contrées, qu'il fuie,
qu'il s'éloigne, en se couvrant de l'horreur qu'elle inspire! Nous
l'abandonnons à lui, pourvu qu'à la fin de trois révolutions du
soleil il ne respire plus l'air que nous respirons, & qu'il vienne aux
pieds de la statue verser une goutte de son sang sur son pied droit.

Chacun étoit immobile, lorsqu'ayant bien compris le discours du
grand-prêtre, je sortis des rangs, & m'écriai: C'est moi; je la prends.

Le grand-prêtre me fit approcher, & me dit: Tu promets donc de la
conduire hors de ces contrées? Oui, répondis-je. Il chargea ma tête
de je ne sais quelles imprécations, incisa l'index de ma main gauche,
fit couler mon sang sur l'orteil du pied droit de la statue, & remit
entre mes bras la jeune fille tremblante. Aussi tôt un applaudissement
confus s'éleva dans l'assemblée, & je fus environné de clameurs qui
ressembloient à un chant de triomphe.

Fier d'avoir conservé les jours de cette beauté innocente, je lui pris
la main avec un saisissement involontaire; elle jeta un cri, croyant
que j'étois son meurtrier, & s'imaginant qu'un couteau brilloit
dans ma main désarmée.

Je lui dis en espagnol, qu'elle n'avoit plus rien à craindre, & que je
venois de lui sauver la vie. Toute l'assemblée répétoit: Elle ne sera
point mise à mort; l'étranger l'emmene.

Pour elle, étonnée d'entendre parler une langue d'Europe à un homme
qu'elle avoit vu prêt à la tuer, son ame ne pouvoit suffire aux idées
qui l'agitoient; elle me demanda s'il étoit bien vrai qu'elle ne dût
point être égorgée, & si je ne l'abusois pas par une pitié fausse ou
cruelle. Je l'assurai que ses jours étoient en sûreté, & que les Gengis
ne rompoient jamais leurs promesses.

Ma joie, en lui annonçant cette nouvelle, étoit inexprimable: je
jouissois de sa douce surprise, du plaisir qui par degrés dilatoit son
ame, de la joie qui se répandoit sur tous les traits délicats de son
visage, & qui, à la place de la pâleur, étendoit un voile de rose. Elle
se trouvoit dans l'état où les Gengis l'avoient laissée, après
l'avoir dépouillée de ses habits.

Les instrumens guerriers retentirent dans les airs: toute l'assemblée
défila devant nous; chacun, en passant, disoit un mot que je ne
pouvois interpréter. Le grand-prêtre, qui étoit le dernier, prit de la
poussiere d'un air mystérieux, & la jeta sur nos têtes. Tout le monde
s'éloigna, & nous restâmes seuls devant l'autel de mort & l'idole
hideuse.

La victime rougissoit, & se couvrit d'une peau de tigre qu'un Indien
avoit laissé tomber. La cause de sa honte m'étoit inconnue: son
étonnement, sa reconnoissance, un reste de terreur qu'elle ne pouvoit
étouffer, tous ses mouvemens étoient peints sur son front & s'y
succédoient avec rapidité; & moi, je ne jouissois que du plaisir de
l'avoir dérobée à une mort certaine, lorsque tout-à-coup la victime
enlaça ses bras autour de mon col & me cria d'une voix tendre &
étouffée: Vous êtes mon époux, vous l'êtes par les loix du pays, je
vous appartiens.

J'avoue que ma surprise ne peut se rendre. Elle étoit belle,
& sa douleur profonde me donnoit un témoignage satisfaisant de la
sensibilité de son cœur; mais fidele à Zaka, je lui dis avec une
forte expression: Mon cœur est à une autre. Je serai ton compagnon,
ton pere, ton protecteur; mais jamais ma main ne serrera avec amour
une autre main que celle de Zaka. Viens avec moi: je te protégerai, je
te nourrirai du travail de mes mains; mais jamais tu ne partageras mon
lit. Je ne veux sentir les voluptés de l'amour qu'avec Zaka.

La jeune Portugaise baissa les yeux, en disant: J'obéissois à la loi
du pays; je remercie mon libérateur. Et elle me baisa la main, en
fléchissant le genou. Un Européen l'eût relevée: je la laissai dans
cette attitude, & j'allai chercher d'une liqueur forte pour la ranimer.
Je la fis asseoir à côté de moi, ce qu'elle n'osoit. Elle me répétoit
qu'elle étoit mon humble esclave, & je lui disois qu'elle étoit à
elle-même, sous la main du grand Être, & que je ne voulois point
d'esclave.

Je l'engageai à me raconter ses aventures. Elle étoit fille d'un
Portugais commerçant, établi à Buenos-Ayres. Forcé de côtoyer les rives
des Gengis, il avoit fait feu sur une de leurs barques, & la mort avoit
été le prix de son imprudence. Ceux qui étoient échappés à la massue
des sauvages, avoient été vendus comme esclaves; & à l'époque de sa
captivité, sa beauté, sa jeunesse, son sexe l'avoient fait réserver
pour être offerte en sacrifice.

La nation ordonna qu'on nous renverroit aux colonies Portugaises.
Elle regardoit comme un augure de félicité qu'un étranger eût voulu
se charger d'une tête où l'on avoit fait descendre toutes les
malédictions. Elle devoit sortir du pays & emporter, pour ainsi
dire, avec elle le courroux de leur dieu. On la regardoit comme plus
infortunée que si elle fût tombée sous le couteau du sacrificateur. On
louoit mon courage d'oser vivre avec l'objet des anathêmes célestes. Ce
fut pour moi un titre à leur bienveillance. Aucun d'eux n'auroit
été capable d'une pareille résolution: ils m'avoient donné la jeune
Portugaise comme épouse, comme esclave, comme m'appartenant sans
réserve; mais l'amour que j'avois pour Zaka étoit trop avant dans mon
cœur pour que je pusse porter quelque tendresse à une autre femme.
J'ose dire que je vis ses attraits d'un œil tranquille; que je me
défendis de ses charmes & de ses caresses; que tout ce qu'elle me
disoit ne faisoit que me rappeller les paroles de Zaka & me les rendre
plus cheres. Ce n'étoit point insensibilité, c'étoit un sentiment
profond qui ne me permettoit pas d'en aimer une autre que Zaka, & qui
me rendoit indifférens tous les plaisirs qui n'étoient point partagés
avec elle.

Notre passage aux colonies Portugaises étoit bien moins difficile que
je ne l'avois cru d'abord. Les Gengis commercent avec leurs voisins les
Talibotos, lesquels sont en très-étroite alliance avec les Portugais.
Il étoit de la religion des Gengis de nous conduire en sûreté loin
de leurs frontieres; là, de renouveller leurs anathêmes & d'abandonner
la victime à toute la colere de leur dieu. Leur superstition nous
servit heureusement. Ils nous accompagnerent armés, pour nous dérober
à tout danger; car c'eût été un désastre pour la nation, si la victime
fût tombée autre part qu'au pied de l'autel. Ils ne doutoient pas que
la foudre n'atteignît sa tête dévouée dès qu'elle auroit passé les
limites de leur pays. En louant ma générosité, ils me plaignoient de ma
folie de l'accompagner, au lieu de vivre chez eux: ils m'en presserent
encore, me proposant de la ramener devant l'idole & de l'immoler.

Si je l'abandonnois, c'étoit le signal de sa mort. Je leur certifiai
que je voulois la sauver & la conduire jusques dans sa patrie. Ils
soupirerent sur mon sort, recommencerent autour de moi leurs cérémonies
superstitieuses, & chargerent la tête de la victime de nouvelles
imprécations: ils avoient horreur de toucher ses vêtemens; il falloit
qu'elle fût toujours à quelque distance d'eux. Après avoir passé
une certaine limite, ils tournerent le dos, firent des ablutions, &
me montrerent du doigt un long rang de cabanes: c'étoit le séjour des
Talibotos. En me quittant, ils me donnerent des marques de regret &
d'amitié; ils me firent même des présens. L'action que je venois de
faire les avoit remplis d'étonnement & de respect: ils l'attribuoient à
un excès de générosité, croyant qu'il n'y avoit point dans le monde de
pays plus beau & plus fortuné que le leur. Ils m'aimoient, parce que je
ne les avois jamais contredits dans leurs idées, leurs opinions, leur
culte & leur façon de vivre.

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CHAPITRE XXXIII.


Avec quels transports la jeune Portugaise marqua sa joie dès qu'elle
se vit hors de ce peuple, dont le nom seul la faisoit frissonner
d'horreur! Elle me devoit la vie; elle avoit pour moi de l'amour: mais
lorsque je lui eus fait part de l'état de mon cœur, de mes pertes,
de l'image de Zaka inséparable de mon existence, elle jugea bien que la
sentence de mon cœur ne lui seroit jamais favorable; & voyant que
j'aurois regardé comme un crime d'oublier un instant celle avec qui
j'avois passé tant d'années, elle loua ma conduite.

Un jour, me faisant répéter mon histoire, elle me dit que je devois
bien me garder de la confier à quelque Portugais, parce qu'il me
regarderoit comme un grand criminel. Je marquai de la surprise: elle
me dit que l'union du frere & de la sœur étoit proscrite & regardée
comme un crime majeur; que ceux qui l'avoient commis étoient
également réprouvés par les loix civiles & religieuses, & qu'on avoit
jugé que le supplice du feu étoit seul capable d'expier un pareil
forfait.

Sans l'amitié & la confiance que j'avois pour elle, j'aurois cru
qu'elle me faisoit un conte, tant ma conscience avoit été parfaitement
muette & tranquille. Jamais la pensée que j'offensois la nature & le
grand Être n'étoit entrée dans mon ame: j'interrogeois mon cœur,
pour savoir s'il étoit véritablement coupable d'aimer Zaka avec
tendresse; & je ne comprenois pas ce qui pouvoit rendre cet amour
criminel.

Ma jeune Portugaise m'exhorta à taire l'histoire de cette union, que
l'on nommoit en Europe un inceste, & qui m'exposeroit à la rigueur des
loix, ou du moins qui me feroit regarder avec horreur & mépris. J'avoue
que je me perdis dans mes réflexions pour concilier avec la raison
l'origine de cette loi, & je ne pus jamais deviner comment elle s'étoit
établie parmi les hommes.

Nous fûmes bien reçus chez les Talibotos. Je les trouvai plus
civilisés que les Gengis; mais en acquérant de nouvelles lumieres, ils
avoient lié connoissance avec la ruse & le mensonge. Ils étoient bien
moins désintéressés, & ils connoissoient déjà la valeur de mes petites
pierres brillantes.

Ma jeune compagne m'avoit confirmé tout ce que Lodever m'avoit dit
de l'Europe: ce qui, joint à l'espérance de retrouver Zaka, me
faisoit attendre avec impatience l'occasion de parvenir aux colonies
Portugaises. Mais sans un événement particulier, nous serions demeurés
un tems infini chez ce peuple.

Elle découvrit chez les Talibotos un Jésuite. Je ne sais ce qu'elle
lui avoit dit sur mon compte; mais elle me l'amena avec une espece
de triomphe. Je vis un homme d'une physionomie douce & fine. Il me
caressoit de l'œil avant de m'avoir parlé. Ses manieres étoient
aisées & insinuantes, & je me disois en moi-même: Si tous les
Européens ressemblent à celui-ci, qu'ils sont aimables!

Ce Jésuite sembloit deviner toutes mes pensées, tant il alloit
au-devant de mes moindres mouvemens; il me comprenoit facilement, &
dans un jour que nous passâmes ensemble, il me donna une foule d'idées
que je n'avois pas eues. Il ne savoit point agir comme Lodever, il
sembloit n'avoir ni bras ni jambes, tant il en faisoit peu d'usage;
mais il sortoit de sa tête des traits de lumiere qui persuadoient
tout ce qu'il vouloit faire adopter aux autres. Il m'embrassa pendant
un jour entier. Je n'avois jamais imaginé qu'un homme pût être aussi
caressant envers un autre. Il me loua des pieds à la tête, mais avec
une grace & un à-propos qui ôtoient à ses louanges le ton adulateur.
Il me dit enfin qu'il vouloit s'occuper de mon salut éternel, & qu'il
reviendroit le lendemain pour me faire chrétien. Je l'avois trouvé si
doux, si poli, que je lui promis de faire tout ce qu'il voudroit. Il
m'avoit enchanté par ses paroles, déjà il m'avoit promis de me faire
passer en Europe, & à ce nom seul il faisoit une exclamation qui
sembloit exprimer que là étoient le repos, le bonheur, & qu'on y
trouvoit le chemin de la vraie félicité.

Le lendemain, il me prit en particulier, & tira de sa poche un
crucifix. Je reconnus la figure; je la pris avec respect, & je
m'écriai: C'est un Dieu que mon pere adoroit. Je l'ai vu prosterné
devant son image.

Le Jésuite fut ému de mon action; il me dit que l'image de ce Dieu
étoit faite pour parcourir la terre entiere, pour s'enfoncer dans les
régions les plus reculées, pour être reconnu au fond des déserts les
plus inaccessibles; que la croix sur laquelle étoit couché cet homme
souffrant, dominoit les édifices de l'Europe, & que c'étoit le signe
religieux qui triompheroit de tous les autres. Vous verrez ce signe, me
dit-il, sur la poitrine de ceux qui gouvernent les hommes; ils se font
honneur de le porter; tout genou doit fléchir devant lui.

Je lui repliquai que ce signe étoit très-respectable, puisque mon pere
l'avoit adoré; mais il m'avoit appris à adorer un être caché
derriere la voûte lumineuse du firmament, qui ne se manifestoit que
par ses œuvres éclatantes; qu'il s'appelloit le grand Être, & que
c'étoit lui que j'adorois dans la plaine & sur le sommet des montagnes.
Le Jésuite reprit: Celui que je vous présente est le même; c'est le
grand Être caché qui s'est fait homme pour instruire les hommes, pour
voiler sa majesté, inaccessible à nos regards, pour apprendre aux
humains à s'aimer, pour nous apporter des vérités utiles & consolantes,
pour en faire un peuple d'amis & de freres unis par les liens de la
charité & de la bienfaisance. C'est au nom du grand Être que je vous
aime, & que je veux être votre frere.

Quoi, lui dis-je, ce grand Être est descendu parmi les hommes? Et dans
quelle partie de la terre? En Asie, me dit-il. Que l'Asie est heureuse!
m'écriai-je. Y est-il encore? Non, me dit-il, il est mort sur cette
croix.—Et comment les hommes ont-ils pu clouer le grand Être?—Il
s'étoit fait homme pour compatir à notre foiblesse, pour ne pas
éblouir nos foibles yeux. Toute sa doctrine n'étoit qu'amour & charité.
Des hommes méchans & orgueilleux, irrités de cette doctrine simple &
pure, qui renversoit leurs décisions hautaines & leurs prétentions
ambitieuses, l'ont fait mettre à mort, parce qu'ils avoient intérêt
de détruire le précepte de l'égalité.—Il n'y avoit rien de plus
raisonnable que cette doctrine. Ne me dites-vous pas que le grand Être,
prenant la figure d'un homme, avoit recommandé à toutes les créatures
humaines de se regarder comme les enfans égaux d'un même pere, de se
prêter tous les secours que des freres bien unis doivent se donner?
Je ne connois pas de plus belle doctrine que celle-là. Et comment
appelle-t-on ceux qui la professent?—On les appelle chrétiens.—Ah,
le beau nom à porter! Tous ceux qui sont chrétiens s'aiment donc entre
eux, se soulagent mutuellement. Je vois bien que cette doctrine vient
du grand Être, & il me tarde de vivre parmi les chrétiens.

Mais, me dit-il, pour vivre avec eux, il faut être chrétien. Ne
vénérez-vous point celui qui est venu apporter au monde cette admirable
doctrine, & qui est mort pour elle? Sans doute, repris-je, puisque le
grand Être étoit en lui, puisque la chair d'homme, si je vous comprends
bien, n'étoit que son vêtement. Je veux être chrétien avec vous, parce
qu'alors vous m'aimerez & que je serai obligé de vous aimer; & chaque
homme que je rencontrerai désormais, je lui dirai: Je suis chrétien, je
t'aime; sois chrétien, afin de m'aimer aussi; car le grand Être, qui
s'est fait homme pour nous dire de nous aimer & de nous regarder comme
freres, le veut ainsi. Et il n'y a rien de plus doux que de pratiquer
une pareille loi. Lodever n'étoit pas un chrétien, je le vois; & moi
je l'étois à son égard, sans savoir que je l'étois: mais le grand Être
avoit dit à mon cœur dans le désert de Xarico ce qu'il avoit dit de
bouche en Asie aux Asiatiques qui, à ce qu'il me semble, l'ont dit aux
Européens. Oh, que ne suis-je né en Asie, & de son tems! Avec quel
respect j'aurois écouté les paroles qui seroient sorties de sa bouche!
Mais j'irai aux lieux où ces méchans orgueilleux l'ont étendu sur une
croix, & je baiserai la terre où son sang a coulé.

En disant ces mots, des larmes d'attendrissement rouloient dans mes
yeux. Le Jésuite, en m'entendant nommer Lodever, n'avoit su de qui je
parlois; mais il avoit remarqué ma profonde sensibilité, & sur-tout
avec quels regards d'amour & de respect je contemplois cette figure
souffrante qui avoit servi d'enveloppe au grand Être, & qui avoit
apporté en Asie cette admirable doctrine. Je raisonnois comme un
sauvage quant à l'enveloppe; mais je n'étois pas encore initié dans les
mysteres qui depuis m'ont été expliqués.

Aussi le Jésuite, prenant l'esprit de la religion pour base
fondamentale, & satisfait de ne point voir en moi un grossier idolâtre,
me témoigna une joie vive, m'embrassa, & me dit avec une effusion d'ame
impossible à rendre, que j'étois chrétien par le cœur, & que
j'étois digne d'entrer dans l'église.

Je l'embrassai à mon tour comme un frere, & je m'écriai: Je suis
chrétien. J'étois orgueilleux de proférer ce nom; car tout homme que
j'appercevois devenoit mon frere; & cette fraternité, ce commerce de
bienfaits plaisoit à mon ame, & m'ouvroit la plus douce perspective.

Je vais achever de vous faire chrétien, me dit le Jésuite. Il prit
une petite fiole d'eau, & s'apprêta à me la verser sur la tête. Je
l'assurai que cela n'étoit pas nécessaire; mais il me fit entendre que
cette cérémonie devenoit indispensable, que c'étoit le signe d'union.
Je me soumis à ce qu'il voulut: je ne desirois rien tant que d'être de
la religion qui commandoit l'amour & la charité. Je me mis à genoux;
le Jésuite me mouilla la nuque du col, en prononçant quelques paroles,
& je me relevai avec transport. Je suis chrétien, répétois-je, ô quel
jour heureux de ma vie! Egalité, tendresse, confiance, voilà ce qui
regne parmi les chrétiens. Le roi de l'Europe sera mon frere,
n'est-il pas vrai? Tous les Européens seront mes freres, & les habitans
de l'Asie, puisqu'ils ont vu de près celui qui annonçoit la grande
doctrine, la doctrine charitable, expiré sur la croix. Je lui demandai
si Lodever, de retour en Europe, ne seroit pas effacé du nombre des
chrétiens pour ce qu'il m'avoit fait; & comme il ne comprit rien à
cette demande, il en remit l'explication à un autre jour.

Ce Jésuite avoit un air si engageant, si persuasif, que je ne lui
résistois en rien. Il m'amena quelques Indiens qu'il avoit fait
chrétiens, & je fus enchanté de la concorde qui régnoit parmi eux:
c'étoit à qui m'offriroit ce qu'il avoit. Je pleurois de joie en me
représentant qu'en Europe je n'aurois qu'à demander pour recevoir,
& que tous les biens seroient communs, ainsi que l'avoit recommandé
l'Auteur de cette doctrine charitable.

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CHAPITRE XXXIV.


Je ne quittois plus le Jésuite. Dans nos conversations, où mon
cœur aimoit à s'épancher, je nommai plusieurs fois Azeb & Zaka.
Mon récit parut le frapper: il me dit qu'il y avoit beaucoup de
ressemblance entre mes aventures & celles d'une jeune sauvage qui
étoit à San-Salvador, où lui-même avoit commencé à l'instruire dans la
religion chrétienne. L'image de Zaka étoit trop profondément gravée
dans mon ame pour que je ne saisisse pas avec transport cette premiere
lueur. Je m'informai dans le plus petit détail des choses qui pouvoient
m'éclaircir. Le Jésuite me fit un portrait si absolument ressemblant à
Zaka, qu'en l'entendant je m'écriai: Juste ciel! je ne me trompe point,
c'est Zaka, c'est ma sœur; elle vit; je la reverrai, & je pourrai
encore redevenir heureux entre ses bras.

Mes transports surprirent le Jésuite: je lui parlois d'une sœur
adorée que je croyois perdue, & je mettois dans mes discours toute
la chaleur d'un amant. Il n'osa hasarder sa pensée, & me dit qu'elle
étoit à San-Salvador; que les chagrins dont elle paroissoit accablée,
l'avoient conduite dans un couvent pour y passer le reste de ses
jours. Le reste de ses jours? repliquai-je avec une espece de fureur
mêlée d'attendrissement; non, elle vivra avec moi; je ressens ses
peines, c'est à moi de les effacer. O ma fille, où es-tu!... Mais je la
reverrai, je lui offrirai son cher Zidzem qu'elle croit mort. Zaka! il
vit, il vit pour t'aimer.

A ces mots, le Jésuite devint plus rêveur. Je lui répétois cent fois
que je préférois le séjour de San-Salvador à tout autre, parce que ma
sœur y étoit. Mes discours avoient été une énigme pour lui. Il me
fallut entrer dans les plus grands détails; & le Jésuite, surpris de
mes aventures, ne cessoit de me représenter que j'avois été coupable
dans le lien que j'avois formé avec Zaka.

Sa mission étoit finie; il m'avoit pris en amitié, & il résolut de
m'accompagner jusqu'à San-Salvador. Nous voyageâmes avec une partie des
sauvages qui alloient échanger des marchandises. Plusieurs Portugais
commerçans vinrent pareillement à notre rencontre. Les échanges furent
faits en peu de jours. Chacun de son côté cherchoit à tromper l'autre;
mais les sauvages n'étoient pas si habiles que leurs maîtres.

Je vendis ce que j'avois reçu en présent des bons Gengis, ainsi que
toutes mes pierreries. Les Portugais furent assez équitables pour me
donner le tiers de ce que valoient mes diamans, & ils m'assurerent
d'ailleurs, de la façon du monde la plus civile, qu'ils m'en auroient à
peine donné la dixieme partie, si je n'eusse été chrétien.

Je continuai ma route avec eux. Le Jésuite avoit une sorte d'empire sur
ces commerçans: ils le vénéroient; & comme j'étois ami du Jésuite, ils
eurent pour moi toutes sortes de déférences.

La route que nous prîmes pour arriver à San-Salvador étoit la plus
périlleuse, mais la plus prompte. J'aurois franchi les obstacles les
plus difficiles, sur le plus léger espoir de revoir ma chere Zaka.

Je ne vous parlerai point de mon étonnement à mon arrivée parmi les
Européens. Je tais la foule de pensées qui vinrent m'assaillir: ce
tableau seroit trop long. Je passe aussi sous silence combien de fois
dupé, je vis insulter à ma simplicité. Je ne vous exposerai point le
flux & le reflux de mes idées avant que je fusse parvenu à connoître
leurs vertus & leurs vices, & à savoir apprécier le vrai caractere de
leur esprit. Il m'eût été impossible, sans le secours du Jésuite, de me
tirer de ce labyrinthe: il fut véritablement pour moi un bon chrétien,
car il m'aida dans plusieurs pas difficiles; & graces à ses conseils &
à son crédit, il ne m'arriva rien de fâcheux.

Nous ne tardâmes point à arriver à San-Salvador, où étoit cet objet
adoré, dont j'attendois le charme & la félicité de ma vie.

Ma jeune Portugaise y retrouva deux de ses parens qui furent
extasiés de la revoir. Ils apprirent avec étonnement ses aventures
singulieres. J'avois été son libérateur, & je n'avois jamais conçu
l'idée de corrompre ce bienfait par la moindre tentative sur sa
personne: elle étoit belle néanmoins, & je puis dire qu'elle s'étoit
familiarisée avec l'idée que je deviendrois son époux, après lui
avoir sauvé la vie; mais je m'estimois heureux de l'avoir arrachée
au couteau du prêtre des Gengis, & la fidélité que mon cœur avoit
jurée à Zaka m'éloignoit de former d'autres liens; ils m'auroient pesé,
car je ne vivois qu'avec l'image de Zaka, & nulle autre ne pouvoit
prendre d'empire sur mon ame. J'avois traité la jeune Portugaise comme
un dépôt sacré confié à mes soins. Ses parens étoient riches, ils me
témoignerent leur reconnoissance en me comblant de présens. Mais leur
amitié me fut encore plus chere, & j'ai conservé avec eux, pendant
plusieurs années, une relation qui me fut agréable & utile.

Cette aimable fille voyant bien que le titre de bienfaiteur que je
portois ne se convertiroit jamais en un autre, accepta un mari que lui
offrit sa famille. Cependant je puis dire qu'elle porta dans les bras
d'un autre le souvenir d'un amour qu'elle n'avoit point été maîtresse
de ne pas ressentir, & auquel il m'avoit été impossible de répondre.
Zaka, toujours victorieuse, effaçoit constamment à mes yeux tous les
charmes qui m'étoient offerts.

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CHAPITRE XXXV.


Il me fallut, pendant les premiers jours, endurer les regards d'une
foule de curieux qui cherchoient à me voir & me faisoient mille
questions ridicules. Après m'avoir beaucoup lassé, on se lassa enfin
de moi, & l'on m'oublia. Il est vrai qu'auparavant on eut grand soin
de me traiter avec une sorte de dérision qui n'excluoit pas néanmoins
la politesse; mais j'ai remarqué que le ton dérisoire étoit la raison
suprême parmi plusieurs peuples d'Europe.

Le Jésuite fit des perquisitions touchant Zaka, qui ne furent ni
longues ni infructueuses. Elle demeuroit dans le même cloître qu'elle
avoit choisi pour asyle: j'y volai plein d'une extrême impatience,
agité à la fois de terreur, de plaisir, & dans je ne sais quelle
crainte confuse que mon bonheur ne répondît pas à mes espérances.
Je demandai au Jésuite pourquoi Zaka étoit dans un cloître, ce
qu'elle y faisoit, pourquoi elle ne vivoit pas dans une autre maison.
Il éludoit mes questions, & me disoit qu'elle étoit tranquille,
heureuse, dans le lieu qu'elle habitoit; qu'elle avoit pris le parti le
plus convenable à ses malheurs & à sa situation. Il ne me disoit rien
au-delà; il ne m'expliquoit pas toute l'étendue de mon infortune; il
cherchoit à reculer le moment fatal où mon cœur devoit être déchiré
d'une maniere si cruelle. Je ne prévoyois pas ce qui m'attendoit; & le
Jésuite, qui pressentoit combien cet orage bouleverseroit mes sens,
éloignoit le plus qu'il pouvoit l'instant où ce coup de foudre si
nouveau viendroit fondre sur moi.

Le cloître où habitoit Zaka se trouvoit à quelques lieues de
San-Salvador: je priai le Jésuite de m'y accompagner. Cela entroit
dans ses projets, & je puis dire à sa louange que je n'ai point connu
d'homme plus attentif à prévenir les douleurs d'autrui. Il allioit
ce que je n'ai point encore vu réuni dans le même caractere, la
douceur & la finesse. Il sembloit me préparer à une scene douloureuse,
en me parlant des vicissitudes de la vie humaine, des loix différentes
de chaque peuple, qui maîtrisoient tous les individus, de la soumission
que l'on devoit aux événemens qui surpassoient notre prévoyance &
trompoient notre attente. Il auroit pu m'annoncer tous les malheurs,
que je n'aurois jamais ajouté foi à celui qui vint me frapper &
confondre mes idées. Que j'étois loin de soupçonner un si grand
changement!

Nous arrivâmes à la porte du cloître; je demandai à parler à
_Marianne_ [c'étoit le nom qu'elle avoit choisi en embrassant la
religion chrétienne]. Avec quelle violence mon cœur palpitoit! à
peine je respirois. Elle parut: je la reconnus, malgré ses habits
lugubres, malgré ce voile triste qui ceignoit son front, malgré cette
douleur profonde qui, en flétrissant ses traits, n'avoit pu altérer
le caractere de sa beauté unique. Je jetai un cri, je me précipitai
en désordre sur la grille qui me séparoit d'elle. L'infortunée
Zaka fait un pas en-arriere, me regarde, a peine à me reconnoître
sous l'habit d'un Européen, me reconnoît enfin. Je l'appelle par son
nom: au son de ma voix, son cœur est ému, sa langue se refuse
à l'expression; elle me tend les bras, ces bras que je ne pouvois
saisir...

Mais quelle funeste reconnoissance! Tout-à-coup elle pâlit, tombe sur
un siege; son œil s'éteint; la personne voilée, qui l'accompagne,
lui donne des secours. Elle revient à elle; mais quelle surprise! Zaka
m'appelle l'auteur de son crime, l'ennemi de sa félicité, m'ordonne
de fuir sa présence, me crie que j'ai manqué de faire son malheur
éternel... O moment qui faillit m'arracher la vie! Quoi! cette même
Zaka, dont j'attendois les transports les plus tendres & les plus
vives caresses, m'accuse d'inceste, d'idolâtrie; me crie que tout nous
sépare, & que j'aie à réparer les crimes que je lui ai fait commettre!
Je lui dis que je n'étois point un idolâtre; que j'étois chrétien;
que je réclamois du moins les sentimens de la fraternité. Elle
se cache le visage, & me dit que j'ai offensé le ciel & la terre; que
je n'ai qu'un instant pour me dérober aux feux éternels de l'enfer;
que j'eusse à m'instruire dans la religion catholique, apostolique &
romaine, à faire une abjuration publique de mes erreurs, & à vivre
sous le cilice & la haire pour obtenir miséricorde du Dieu que j'avois
offensé.

J'étois pétrifié de douleur & d'étonnement. Je regardois le Jésuite, en
lui demandant la cause de ce changement incroyable. Il me serroit dans
ses bras, & me disoit: Elle s'est donnée à Dieu; elle est son épouse;
elle lui appartient. A ce mot d'épouse, mes sens furent aliénés; je
crus qu'elle s'étoit effectivement mariée. Le Jésuite me détrompa
en peu de mots, en me faisant entendre que ce n'étoit qu'une union
mystique. Je frappois la voûte de mes cris; je proférois le nom d'Azeb
& du désert de Xarico. Je lui redemandois les témoignages de cet amour
qu'elle sembloit oublier. Je n'entendois que des sanglots à moitié
étouffés dans les larmes.

Je deviens furieux; je veux entrer dans la chambre où est Zaka,
pour la relever dans mes bras, l'interroger sur la cause de son
insensibilité & de sa perfidie, pour mourir à ses pieds, ou pour
l'appaiser. On me refuse; je tente de briser ces grilles funestes.
Le Jésuite m'arrête, me représente la coutume inviolable de ce lieu
saint. Je maudis cette folle coutume qui enferme des cœurs innocens
& vertueux, comme s'ils étoient coupables & méchans. Je me plains,
j'éclate à mon tour en reproches; je dis tout ce que l'amour au
désespoir peut dire de plus violent & de plus tendre. Zaka ne me répond
point. Je m'écrie: O montagnes de Xarico! Je la conjure de n'être pas
insensible à mes larmes, de se souvenir de sa fille & des nœuds qui
nous avoient unis.... A ces mots, elle jette un cri d'horreur, détourne
la tête, fuit comme si elle fuyoit un monstre, & me laisse seul en
proie à ma douleur & à ma surprise plus vive encore.

Le Jésuite voulut m'appaiser; je criois: _Elle est à moi; je briserai
ses fers; je retournerai sur ces bords où repose la cendre d'un
pere; je vivrai heureux avec elle sous les loix de la simple nature.
Toutes les loix que je vois sont insensées, bizarres._ Un tigre blessé,
exhalant une rage impuissante, est une foible image de la fureur qui
soulevoit mon ame. Accablé de ce violent désordre, je me trouvai mal.
On fut obligé de m'arracher de ce fatal endroit.

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CHAPITRE XXXVI.


Le Jésuite me consoloit de son mieux & me parloit de certaines loix
religieuses dont je n'avois pas la moindre idée. Je ne concevois
pas comment une distance de lieux pouvoit mettre une si prodigieuse
différence dans les coutumes. J'étois condamné par ces loix terribles.
Je traitai d'abord ces loix de fables; mais bientôt je fus obligé de
m'y soumettre. J'avois beau m'emporter, menacer; tous mes mouvemens
étoient ceux d'un enfant auquel on a ravi un jouet. Je n'étois plus
fort & libre comme dans mon désert.

Une fois, m'étant échappé, je fis plusieurs lieues, & je courus autour
du monastere qui renfermoit Zaka. Ne pouvant y pénétrer, je poussai des
cris douloureux, afin qu'ils parvinssent du moins à son oreille. Je
m'imaginois que Zaka, se souvenant des montagnes de Xarico, soulageroit
ma profonde douleur, en jetant un cri semblable au mien. Hélas! je
ne savois pas alors qu'on s'étoit emparé de ses esprits; qu'on avoit
tourné sa grande sensibilité vers des êtres mystiques; que la mere
de Jésus & les saints étoient devenus les objets de son amour; qu'on
avoit abusé du principe religieux qui résidoit dans son ame, pour lui
faire embrasser des chaînes que rien ne pouvoit plus rompre. Cette ame
naïve & pure, fatiguée du malheur, s'étoit jetée dans l'asyle qui lui
étoit offert: chacun s'étoit empressé à la disposer à une conversion;
& dans le désordre où tant d'objets nouveaux avoient mis son esprit,
me croyant enseveli dans le fleuve des Amazones, elle avoit adopté
toutes les coutumes qui lui avoient paru les plus convenables pour
assurer son repos. La violente crise de la douleur lui avoit fait
parcourir, pour ainsi dire, en peu de jours, un siecle de souffrances;
& dans cet abandon général elle avoit saisi les secours que la religion
lui offroit. C'étoient les seuls qui se concilioient avec la fierté
naturelle & l'innocence de son ame. L'horrible perfidie de Lodever
avoit tué sa raison, & tous les hommes qui s'offroient à ses regards
lui sembloient capables des mêmes attentats. Son ame, violemment
ébranlée par un coup aussi subit, n'avoit plus assez de force pour
revenir vers ses premieres années; c'étoit un songe délectable, mais
effacé pour elle. Un sentiment trop vif lui avoit fait prendre en
aversion des mœurs étrangeres; tout ce qui la rapprochoit d'un état
concentré & d'une indifférence absolue lui tenoit lieu de la félicité
qu'elle avoit perdue; elle n'aspiroit plus qu'à une vie contemplative;
les frayeurs d'une autre vie la tourmentoient depuis le moment qu'ayant
vu une nation entiere appeller notre union un grand crime, elle s'étoit
persuadée que son ignorance ne la sauvoit pas du courroux céleste; car
on lui avoit fait lire distinctement dans des livres la réprobation que
toutes les loix attachoient à l'inceste.

Son imagination, troublée par les anathêmes qui résultoient de ce seul
mot, ne m'appercevoit plus que comme un objet qu'elle devoit
fuir; d'autant plus que je lui étois peut-être cher encore, ou du
moins qu'elle n'étoit pas parvenue à m'oublier entiérement, ainsi
que l'exigeoient ses nombreux & cruels instituteurs, qui avoient
pris le plus grand ascendant sur ses inclinations craintives. Où
auroit-elle puisé du courage au milieu de tant de personnes réunies
pour la condamner, & par quelle supériorité de raison auroit-elle pu
contrebalancer cette foule d'autorités qui la terrassoient?

Elle devint chrétienne par les mêmes raisons que je l'avois été.
Tout cœur droit & sensible embrassera avec transport la morale du
christianisme: il en sentira sans peine la pureté & la sublimité; car
il ne faut qu'être homme pour être chrétien. La sensible Zaka pleuroit
sur les maximes de l'Evangile. Eh! qui ne pleurera pas sur ce livre
divin qui, s'il étoit suivi, opéreroit la félicité universelle? Il est
fait pour soumettre à la longue tous les cœurs & tous les esprits.

Zaka, par une suite de la premiere impulsion, étoit devenue
catholique, puis religieuse; elle ne s'étoit point arrêtée dans
le chemin qui devoit la mener au ciel. Son esprit n'avoit point
d'objections, quand son cœur s'élançoit vers la béatitude céleste,
qu'elle appelloit: persuadée de l'existence du grand Être, tous les
échelons qu'on lui avoit indiqués, elle les avoit saisis; elle ne
savoit pas disputer, elle savoit sentir; & tous les moyens qu'on lui
présentoit pour s'élever jusqu'au grand Être, étoient adoptés avec une
ferveur & un abandon qui n'appartenoient qu'à sa belle ame.

Et moi, formé à peu près sur le même modele, je serois devenu moine,
si le Jésuite l'avoit voulu. J'aurois pris son habit; car lorsqu'il me
parloit du grand Être, tout ce qui avoit rapport à lui pénétroit mon
ame & la disposoit à l'adoption de toutes les cérémonies qui tendoient
à l'honorer. Je me serois cru coupable en rejetant un rite qui eût été
le signe de mon amour & de mon adoration. Depuis long-tems j'avois
vu son auguste nom lumineusement écrit sur toute la création. Comment
aurois-je rejeté les différentes formules par lesquelles on envoyoit
jusqu'à lui les cantiques d'actions de graces qui lui sont dus pour la
pensée qu'il nous a donnée, pour le beau présent qu'il nous a fait de
le sentir, de le connoître & de vouloir nous élancer vers sa grandeur
infinie? Quand on est pénétré d'amour, toute cérémonie devient égale, &
l'on ne voit que le grand Être dans tout autel dressé en son honneur.

Je n'avois pas fait alors les réflexions que je fais aujourd'hui;
j'étois injuste, & je voulois subjuguer la raison & le sentiment de
Zaka qui, soumise à des circonstances différentes, leur avoit obéi,
toujours avec la pureté de son ame, lorsque je reçus d'elle la lettre
suivante.


    _LETTRE de Marianne à Zidzem._

    «POURQUOI, ô Zidzem! ta présence profane-t-elle cette sainte
    solitude que la religion & le repentir habitent? C'est ici
    qu'on a communication avec les cieux; c'est ici que l'ame
    s'enivre d'une contemplation pure, & qu'elle approche de plus
    près du Créateur & de ses perfections infinies.

    »Mon devoir & mes sermens, tout m'oblige à t'oublier; pourquoi
    tes gémissemens viennent-ils redoubler l'horreur qui me
    consume, & rouvrir une blessure que le tems & mes remords
    doivent fermer? Ah, n'ai-je pas assez du fardeau de mon crime
    & des menaces du ciel! Zidzem, ce que nous croyions un amour
    innocent, est un désordre, un crime que la religion réprouve,
    que la bouche de tous les chrétiens condamne. La rougeur couvre
    mon front; la honte est mon éternel partage. O malheureux
    frere! les liens du sang sont trop étroits pour former d'autres
    nœuds, & l'amitié sainte & pure exclut l'amour criminel. Il
    est un Juge suprême; sa loi me défend de nourrir une flamme
    coupable. Sa justice est inexorable & terrible. Je tremble pour
    toi, frere infortuné! Ouvre les yeux; le monde entier t'accuse.
    Je prends la plume pour toucher ton cœur: puisse-t-il m'imiter
    dans son repentir! Peut-être qu'en arrosant ce papier de mes
    larmes, je te laisse voir, malgré moi, une partie du penchant
    trop cher que je veux domter. En frémissant de l'énormité de
    mon crime, ton image me poursuit.... Laisse-moi éviter de
    tomber dans les gouffres enflammés qui me menacent. Quand
    l'Eternel récompense, ou quand il punit, ô décret irrévocable!
    c'est dans les abymes de l'éternité que penche sa balance. Sois
    généreux comme tu l'as toujours été; aie pitié de mes combats,
    ils sont affreux: tranquillise cette ame que tu déchires;
    est-ce à toi d'y vouloir régner, lorsque Dieu me la demande
    sans réserve? Si je te suis chere, ne me vois plus..... Mot
    cruel! Mais, hélas! il faut que tu m'oublies, & que tu me
    permettes de t'oublier.

    »Je suis dans un asyle sacré, où nous levons des mains pures
    vers le ciel; ne trouble point ce culte que tu ne connois pas,
    & que je t'exhorte à connoître. Ce n'est pas assez d'être
    chrétien, il faut être catholique. Autant vaudroit pour toi
    être un grossier idolâtre que de ne point adopter les préceptes
    de l'église romaine.

    »Ce peu de jours que j'ai à vivre, & que le chagrin & la
    douleur minent à pas lents, vont s'écouler dans les salutaires
    rigueurs de la pénitence; & pendant ce tems mes prieres
    monteront au trône de l'Eternel, pour obtenir ta grace & la
    mienne. N'adore point Dieu, ou adore-le comme il veut être
    adoré. Voilà ce qu'on m'a enseigné dans ce monastere, & ce que
    je crois; car plusieurs le croient.

    »Adieu, mon frere! C'est le seul nom qu'il me soit permis
    de te donner. Je suis en présence de la Justice divine; je
    vais l'invoquer nuit & jour; mes pleurs la désarmeront en ta
    faveur, & elle laissera tomber sans doute sa vengeance sur moi
    seule, comme sur la plus criminelle dans l'excès de mon amour.

    »MARIANNE.»


Quels divers mouvemens m'agiterent à la lecture de cette lettre! Je ne
sais comment j'y résistai; je tombai dans une stupeur qui fit craindre
pour ma raison. Mes réflexions m'accabloient; je m'écriois: Ah, Zaka!
comment peux-tu aujourd'hui nommer crime ce que l'innocence de ton
cœur a nommé vertu?

Le Jésuite me dit que la religion élevoit contre moi sa voix
foudroyante; qu'il étoit vrai que, dans les livres de cette même
religion, des exemples me justifioient; que les loix naturelles avoient
été nécessairement suivies par les premiers adorateurs du vrai Dieu;
sans cela, comment l'univers se seroit-il peuplé? que je m'étois
trouvé dans une ignorance invincible, & que notre famille avoit
représenté l'enfance du monde; mais qu'aujourd'hui toutes les loix
nouvelles nous condamnoient; que Zaka ne pouvant plus être à moi, avoit
renoncé à tout; & qu'elle n'avoit pris le voile que pour se dérober
à un monde qui lui étoit devenu odieux, puisque ses coutumes nous
séparoient pour jamais.

L'éloquence insinuante du Jésuite calma peu à peu ma fureur: je jugeai
que Zaka m'aimoit, puisqu'elle avoit eu le courage de s'enfermer dans
un asyle impénétrable, au moment où elle ne pouvoit plus m'avouer ni
pour son frere ni pour son époux.

A quelque tems de là, j'eus une affaire qui seroit devenue sérieuse,
sans l'entremise du Jésuite. L'évêque de San-Salvador m'envoya un
ordre pour que j'eusse à comparoître devant lui. Je n'avois jamais vu
un évêque en face. Le Jésuite m'expliqua quels étoient son pouvoir &
ses prérogatives. Cela ne laissa pas que de m'étonner un peu; mais le
religieux, toujours raisonnable, me répétoit: _Chaque pays a ses
coutumes_. Et au fond, je ne voyois pas trop que répondre à cela, sinon
que chaque pays a de mauvaises coutumes: ce qui n'est pas un remede,
mais une consolation.

Je comparus devant monseigneur; je fis plusieurs salutations qu'il
reçut sans remuer la tête. Il étoit assis gravement: jamais je n'avois
vu un humain avec un si gros ventre & une face aussi rubiconde. Deux
ou trois hommes en cheveux ronds & en soutane noire l'environnoient,
& sembloient lui marmotter à l'oreille ce qu'il devoit répondre. Il
n'y avoit là ni armes ni massues de sauvages; & je ne sais par quel
sentiment j'eus peur de cette figure assise & des trois figures qui
étoient debout. Leurs yeux ne m'annonçoient rien de bon, & mon Jésuite
m'avoit quitté à la porte.

Le silence de monseigneur me parut formidable. Approchez, me dit-il; &
ses regards s'armerent de courroux lorsque je l'abordai. J'ai entendu
parler d'un inceste commis avec votre sœur: on dit de plus que
vous avez voulu entrer de force dans le couvent: savez-vous que vous
mériteriez, selon les loix, d'être brûlé vif? Mais ma clémence enchaîne
le bras de la justice; faites abjuration au plus tôt, & que je ne vous
voie plus que converti.

Le Jésuite m'avoit fait ma leçon: je lui remontrai humblement que mon
crime ayant été commis dans l'ignorance, la rigueur des loix ne pouvoit
rejaillir sur moi; que de plus j'étois chrétien, & conséquemment son
frere. Il reprit que c'étoit là peu de chose; qu'il falloit être
catholique & soumis aux volontés de l'église; que de plus j'eusse à
donner la somme qui devoit m'innocenter. Et comme on élevoit mon crime
au-dessus de tous les autres crimes, la somme fut des plus fortes. Le
Jésuite m'avoit dit qu'on brûloit par fois ceux qui se brouilloient
avec l'évêque de San-Salvador, & qu'il y avoit un certain tribunal qui
terminoit ces sortes de procès en peu de tems. Je répétai l'adage du
religieux, _chaque pays a ses coutumes_, & je payai.

Quand la somme fut délivrée, le Jésuite entra, s'approcha de
monseigneur, lui parla à l'oreille. Monseigneur alors adoucit son
regard & daigna m'interroger sur quelques-unes de mes aventures. Je
lui parlois avec réserve; car il m'intimidoit, quoiqu'il n'eût pas une
baguette en main & que ses bras gros & courts me parussent sans force
& sans ressort. Je crus l'appaiser en lui disant d'une voix ferme:
Monseigneur, je suis chrétien, & conséquemment j'ai l'avantage d'être
votre frere; je vous aime & je vous prie de m'aimer: vous portez sur
votre poitrine la croix où le grand Être est descendu pour nous dire à
tous que nous devions nous regarder comme freres... Il étoit insensible
à cette harangue, il ne l'écoutoit pas: le Jésuite me fit signe de
ne point continuer. J'étois fâché au fond de l'ame de rencontrer un
chrétien qui ne me traitoit pas absolument en frere, ce que j'attendois
de lui, vu la croix qu'il portoit.

L'indifférence de l'évêque fit que je me retirai dans un coin
de l'appartement, n'ayant jamais vu un homme si peu attentif aux
discours & aux révérences d'un autre, lorsque le Jésuite, après une
petite conversation avec monseigneur, me prit par la main & m'emmena,
en disant: J'ai tout arrangé; monseigneur ne vous fera point de mal.
Est-ce qu'il pourroit me faire du mal, répondis-je naïvement, étant
chrétien & mon frere? Le Jésuite m'apprit qu'il y avoit des exceptions,
& que les _coutumes_ de tel pays vouloient que les chrétiens fussent
soumis aux monseigneurs.

Pour le coup mes idées se brouillerent, & je ne savois comment
concilier la douceur affectueuse & la bonté agissante du religieux avec
l'immobilité orgueilleuse de monseigneur & ses sentences de mort.

[Vignette]



CHAPITRE XXXVII.


Lassé de l'opposition continuelle qui se trouvoit entre les coutumes
de ce pays & les principes naturels de ma raison, je n'aspirai plus
qu'à le quitter. En vain le Jésuite vouloit me rendre raison de tout
ce qui me choquoit: je n'en sentois pas moins l'inconséquence, &
je lui déclarai que je n'adopterois jamais de pareilles mœurs.
L'impossibilité de voir Zaka devenoit chaque jour pour moi un tourment
plus insupportable. Ah! si elle eût perdu la vie, mes larmes auroient
été moins ameres, j'aurois embrassé sa tombe avec une douleur profonde,
mais calme; & mes prieres auroient obtenu de Dieu qu'il nous réunît.
Mais la savoir vivante & m'aimant toujours, respirer le même air
qu'elle & ne pouvoir jouir de sa présence, si près l'un de l'autre &
cependant séparés par une barriere éternelle, c'en étoit trop pour mon
cœur. Fuyons, m'écriai-je, allons dans des contrées lointaines
finir des jours pour lesquels il n'est plus de bonheur!

Avant de partir, je voulus encore lui parler; mais rien ne put la
toucher: elle refusa constamment de me voir, & j'avois promis au
Jésuite de ne point porter mes pas vers son monastere sans son aveu. Il
étoit devenu notre médiateur, notre interprete, & cet homme étonnant
avoit trouvé l'art d'enchaîner mes transports.

J'obtins seulement de Zaka quelques lignes que le zele religieux avoit
tracées; elle me donna des renseignemens sur le fidele & malheureux
Caboul que je cherchois de tout côté. Elle m'apprit qu'il étoit en
esclavage chez les Portugais, non loin de San-Salvador, & m'indiqua
le lieu où je le trouverois. J'y courus. J'achetai ce serviteur
fidele, & le repris comme un ancien ami qui avoit élevé mes premiers
ans, résolu d'assurer en paix la fin de sa carriere. Il avoit moins
souffert que moi, l'apathie de son caractere le rendant insensible
aux événemens de la vie. La suite de son étrange destinée l'avoit
foiblement ému, & je le retrouvai tel que je l'avois laissé dans le
désert de Xarico. Ah, que j'eus de joie de le serrer encore une fois
entre mes bras! Il me rappelloit les objets les plus chers, & je crus,
en le revoyant, être transporté dans le séjour où j'avois connu la
paix & le bonheur. Je n'osois en sa présence prononcer le nom d'Azeb;
& quand il sortoit par hasard de sa bouche, ce nom seul étoit un
reproche foudroyant qui retentissoit au fond de mon ame comme un coup
de tonnerre. Me voyant pâlir ou frémir au nom de mon pere, il évita
désormais de le prononcer devant moi.

Ce fut lui qui m'apprit par quels incidens Zaka avoit été conduite à
San-Salvador. Le scélérat Lodever avoit cherché à persuader à Zaka que
j'étois tombé dans le fleuve par accident, lorsque je tenois ma fille
entre mes bras. L'hypocrite joignit ses larmes aux siennes; mais la
malheureuse Zaka n'en soupçonna pas moins l'affreuse vérité, & bientôt
la conduite du barbare la convainquit qu'elle étoit tombée au
pouvoir d'un monstre. Vingt fois Caboul défendit & sauva l'honneur de
Zaka, & la sauva ensuite de son propre désespoir.

Zaka consentit à vivre; mais ce fut pour venger ma mort. Sa fermeté &
sa présence d'esprit firent échouer les infames projets de cet Anglois,
dont rien ne changea la perversité.

Un vaisseau Portugais, heureusement rencontré, reçut à ses cris
l'infortunée Zaka. Lodever la suivit dans le même vaisseau. Il eut
l'insolence de protester qu'elle lui appartenoit; & une nuit que,
cédant à l'excès de ses maux, elle étoit endormie, le barbare,
forcené d'amour & de rage, poussa la violence au dernier comble. Zaka
fut assez heureuse pour opposer une défense égale à l'attaque; ses
larmes attendrirent le capitaine du vaisseau, qui la protégea contre
l'audacieux Lodever: mais ce même capitaine ne poussa pas la générosité
jusqu'au bout; il persécuta à son tour cette Zaka trop malheureuse par
sa beauté. Ses larmes n'eurent pas le tems de sécher sur ses joues.

Au premier port, Lodever jaloux & furieux de s'être vu arracher sa
proie, combattit le capitaine, le pistolet en main; le capitaine le
blessa mortellement. Lodever, sur le point d'expirer, connut, non le
remords, mais cet effroi des scélérats qui tremblent à l'instant qui va
finir leur vie; tourmenté par le désespoir, il dévoila ses forfaits.

D'après sa confession, il avoit d'abord voulu m'empoisonner, pour
jouir de Zaka & de mes trésors; & contre son attente, Azeb avoit été
la victime de sa perfidie. Il avoua qu'il m'avoit précipité dans le
fleuve avec ma fille, & qu'il avoit cherché ensuite à m'assommer
d'un coup d'aviron. Il crut expier ces crimes par quelques pratiques
superstitieuses, & en donnant à des églises une partie de ce qu'il
m'avoit volé. Enfin, il mourut aussi indignement qu'il avoit vécu.

Le capitaine du vaisseau ne se rendit pas du moins coupable d'une
infame avarice. Il avoit de l'honneur, & il restitua à Zaka ce
que nous avions apporté; mais ces trésors même engagerent la séduction
trop usitée dans les monasteres à conquérir Zaka & ses richesses. Elle
en fit don à la maison religieuse où elle s'étoit retirée. Le fidele
Caboul, que les personnes qui environnoient Zaka avoient toujours
repoussé, erra comme matelot, puis fut pris & vendu comme esclave.

Jugez, cher chevalier, au récit de tant d'horreurs, combien
l'indignation me transporta! Que je méprisai les Européens! Que les
peuples civilisés me parurent monstrueux! Je crus qu'ils ne s'étoient
rassemblés en corps que pour unir & raffiner mutuellement leurs vices.

Inutilement le Jésuite tâchoit de calmer mes accès de misanthropie;
je ne lui répondois qu'en le pressant de quitter un séjour que je ne
pouvois plus supporter, Zaka ayant enfin rompu toute correspondance
avec moi. Il se trouva un vaisseau qui faisoit voile pour l'Angleterre;
j'en profitai; & après bien des événemens qui vous sont connus,
je choisis le midi de l'Irlande pour mon habitation. J'eus toujours à
me louer du Jésuite. Son ame éclairée m'a servi de guide. Il reconnut
en moi cette simplicité précieuse de la nature, que tant de revers
n'avoient pu encore altérer, & il devint mon ami.

Les avantages dont j'ai joui en Europe pendant mes voyages, sont
inestimables: avantages que je reconnois lui devoir. O mort! devois-tu
le frapper presqu'entre mes bras? Permettez-moi, cher chevalier, de
pleurer celui qui fut mon ami; je l'ai retrouvé en vous, & je ne suis
pas encore consolé.

Ici, je vis avec des livres & ma pensée. Aussi détaché du monde que
désabusé de la chimere du bonheur, je tâche de rentrer dans l'état
de la bonne nature, en conformant mes goûts à ses volontés, & en ne
me permettant que des desirs simples & aisés à satisfaire. J'ai trop
desiré, je ne desire plus rien. Cette flamme active a épuisé mon cœur:
il est devenu inaccessible aux traits de l'amour; il a été trop
profondément blessé pour l'être une seconde fois. Je n'ai eu qu'une
passion, & mon cœur est mort depuis qu'il est privé de Zaka.

Le repos, l'indépendance, une légere méditation au pied d'un arbre,
un soupir qui s'échappe vers le cloître de San-Salvador, voilà ce qui
compose l'espece de félicité dont je suis susceptible. Je regarde de
loin les maux volontaires qui assujettissent les hommes civilisés, les
entraves qu'ils se forgent, l'esclavage humiliant qu'ils chérissent;
& indigné de les voir renoncer aux droits d'un être libre pour des
jouissances frivoles ou incertaines, je ne sais si tous ces sauvages,
égarés dans les déserts de la boule du monde, ne sont pas plus heureux
au milieu de la disette des arts & de la privation d'une foule de biens
mensongers qu'il faut acheter si cher, & qui ne remplissent jamais ce
vuide de l'ame, auquel les Européens sont si sujets.

Je voudrois de ma retraite élever une voix assez forte pour épouvanter
les tyrans de l'espece humaine. On pourroit les compter, tant ils
sont peu nombreux, & ils commandent à la multitude. Cette action du
petit nombre sur le plus grand, est un de ces phénomenes que l'on ne
sauroit expliquer. La dignité de l'homme me paroît plus empreinte dans
le sauvage nu, maître des forêts, que dans le courtisan doré qui flatte
& sourit avec toute l'élégance d'une raison ingénieuse.

Ce que je viens d'écrire, cher chevalier, vous instruira peu. Il y a
une foule de sensations qui me sont échappées; je n'ai plus mes idées
primitives; je suis aveuglé le premier par les usages & par les loix;
je suis trop loin de l'époque où j'aurois pu saisir les objets sous le
rapport que vous auriez desiré. Il seroit utile sans doute, pour la
connoissance particuliere de l'homme, de connoître l'homme sauvage. On
l'a peint, dans presque tous les livres, comme vivant dans les bois,
sans religion, sans loi, sans habitation fixe. Un tel sauvage est un
être de raison, ou une exception rare à la loi générale, par laquelle
tous les hommes connoissent plus ou moins la société.

Les hommes qu'on appelle sauvages forment de petites peuplades. Ce
seroit en vivant parmi eux qu'on parviendroit à distinguer ce que la
nature seule nous a donné, de ce que l'éducation, l'imitation, l'art &
l'exemple nous ont communiqué; alors le portrait d'un sauvage seroit
à peu près le nôtre. Un Anglois differe d'un Italien, un sauvage de
l'Amérique differe conséquemment d'un Portugais; mais pour ceux qui
savent voir & reconnoître les traits naturels qui forment la base du
caractere, ils ne les trouvent pas opposés dans toute l'espece humaine.
Je les ai vus de près ces hommes, tels qu'ils sont sortis des mains de
la nature, & l'homme m'a semblé par-tout à peu près le même, soit nu,
soit habillé; car il a les mêmes besoins & les mêmes desirs. Lorsqu'on
dit que le sauvage ne réfléchit point, lorsqu'on le peint errant dans
les bois, sans loi & sans devoir connu, soumis aux impressions purement
animales, on prononce étourdiment. L'homme n'est jamais seul sur
la terre; il fait attention à ses semblables; il les cherche; il s'unit
à eux; ils aiment à vivre ensemble; ils se parlent, & le besoin de la
société est inné chez l'espece humaine.

L'homme est sur la terre l'être intelligent par excellence: il
agit selon sa nature quand il réfléchit, en ce qu'il exerce une de
ses facultés naturelles. Prétendre que l'état de réflexion soit
un état contre nature, & que l'être intelligent qui médite est un
animal dépravé, c'est rabaisser l'homme, c'est lui ôter l'empreinte
majestueuse dont son auteur l'a gratifié. Quoi, son ame seroit
ensevelie dans une stupide inaction! Quoi, son esprit ne penseroit
point, son imagination ne lui peindroit rien, le spectacle de la nature
seroit indifférent à son cœur, il verroit le ciel, la terre, les
animaux, son semblable, soi-même, sans qu'aucun de ces objets excitât
en lui la curiosité d'apprendre d'où ils viennent & pourquoi ils sont!
Et que seroit donc son entendement, émanation de la Divinité, feu
céleste & immortel, destiné à examiner, voir & comprendre les ouvrages
de la nature? Que deviendroit cette perfectibilité que chaque homme
possede, qui le distingue de la brute? Si l'un d'eux a su réfléchir &
comprendre, pourquoi l'autre, quoique jeté dans les forêts, seroit-il
resté dans l'inaction, étant doué du même esprit?

Le sentiment intérieur suffit pour instruire le sauvage: réfléchissant
sur ses premieres actions, comparant ses sensations & ses idées, il
appercevra bientôt en lui un principe capable de penser, il se sentira
libre quand il agit, & propre à se donner de nouvelles perfections. Ce
témoignage qu'il se rendra sera suivi du desir d'exercer tant de nobles
facultés, & ce desir croîtra par le succès des commencemens.

Accoutumé à porter ses regards sur tout ce qui existe, ce qu'il
verra d'abord, il voudra le connoître: son esprit toujours pensant,
toujours agissant, recevra un degré d'activité par ses premiers essais.
Enfin l'homme sauvage n'est que l'homme enfant. Il se forme, il
s'instruit. L'équité est éternelle, immuable, antérieure à tout; cette
équité primitive n'est rien moins qu'arbitraire, pas plus que les
rapports des êtres nécessaires entr'eux, pas plus que la nature d'où
elle découle.

Le cœur de l'homme, ensuite, soit qu'il réside dans les forêts du
Nouveau-Monde, soit sous les voûtes de la brillante architecture,
est le théatre de toutes les passions. Elles se modifient à l'infini;
l'ambition le transporte, soit qu'il dispute une cabane ou un empire.
La vanité l'enivre dans la solitude comme dans le tumulte des villes:
l'amour du plaisir le fait soupirer après une beauté qu'il poursuit
à la course, comme il languit près de celle qui donne à son artifice
le nom de vertu. Il est sensible au moindre trait du ridicule, comme
aux traits perçans de l'injustice; & j'ai vu l'orgueil, sentiment
indestructible, qui anime, je crois, un ver de terre, dominer chez des
hommes nus & privés de tous les arts.

Mais l'ignorance de nos arts ne rend pas meilleure la condition
de l'homme sauvage: il a un goût tout aussi vif pour la commodité &
le luxe: il se forge des passions factices; il appelle notre délicate
volupté sans la connoître; car dès l'instant qu'il l'appercevra, il
deviendra un Sybarite; son cœur l'est d'avance. L'homme ne peut fuir
la volupté qu'en ne la connoissant pas: ce n'est jamais elle qu'il
évite, c'est la peine qui l'accompagne: il fera tout pour elle; il
apprendra à braver les douleurs, la mort, pour reposer un instant dans
ses bras.

Je les apprécie de loin ces hommes sauvages, à qui les philosophes
refusent toute notion métaphysique & morale. Ces mots ne leur
appartiennent pas; mais ils n'en ont pas moins les idées qui sont du
ressort des êtres intelligens. L'observateur ne s'arrête pas à une
premiere vue superficielle: il creuse, il approfondit; il voit alors
que le vice & la vertu ne sont pas des productions humaines, qu'il
est par-tout des rapports d'équité antérieure à la loi positive, que
l'ignorance absolue n'anéantit pas l'idée de la justice.

Nous apportons donc tous au monde, avec le sentiment de
l'existence, le sentiment du juste; c'est une vérité qui n'est point de
raisonnement. Le chêne qui croît dans les forêts est soumis à des loix
fixes & immuables, & nous, nous n'en aurions pas? notre organisation
seroit inférieure à celle des végétaux? Voilà ce qui répugne à
notre nature. L'enfant au berceau connoît sa faute; il reçoit avec
soumission le châtiment quand il l'a mérité; il entre en fureur dès
qu'il se juge injustement frappé. De là aux grandes vérités il n'y a
qu'un pas. L'idée d'un Être suprême, je le soutiens, est inhérente à
l'homme & cachée au fond de tous les cœurs: tout la développe, tout
la féconde; & pour peu qu'on leve les yeux vers le ciel, elle paroît
écrite en caracteres de feu.

Les hommes ne sont donc pas faits pour vivre à la maniere des ours &
des tigres: ils ne peuvent garder les imperfections de leur enfance,
sans laisser leurs facultés naturelles s'avilir & se dégrader; ce qui
va directement contre les intentions de celui qui les leur a
données pour en faire usage.

Mais, me direz-vous encore, les sauvages sont-ils plus heureux que
nous? Je ne le crois pas. S'ils n'ont pas nos arts funestes & le
raffinement de nos passions, ils ont leurs vices, leur vengeance, leur
cruauté, leurs frénésies.

Les philosophes qui les ont représentés comme vivans dans une heureuse
simplicité, ont eu de bonnes intentions: ils vouloient rappeller
l'homme aux loix de la nature, dont il s'écarte pour son malheur; mais
qui peut se flatter de les suivre dans leur intégrité pure, ces loix
qui se modifient de tant de manieres? A quel signe les reconnoître?
Comment évaluer au juste la force des appétits variés de la nature,
voir l'ame parfaitement à découvert, distinguer tous les mouvemens
naturels?

On a cru long-tems que le vice n'avoit pris naissance que dans les
sociétés nombreuses; & cette opinion est fondée jusqu'à un certain
point: on accordoit la vertu à l'homme sauvage, & on lui refusoit les
lumieres. Il porte en soi des vertus & des lumieres nécessaires pour
sa conduite; il n'a pas eu l'occasion de perfectionner ses penchans,
voilà, selon moi, toute la différence; & je pense qu'il faut vivre dans
un état sauvage, c'est-à-dire, borné à une unique & petite famille,
telle que celle dont j'ai fait la peinture, ou jouir complétement de
tous les avantages de la civilisation.

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  _LES AMOURS_
  DE
  CHERALE,

  _POËME EN SIX CHANTS_.

    Melius est amare quàm amari.



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  LES AMOURS
  _DE CHERALE_.

CHANT PREMIER.

_MA CONVERSION._


Je suivois les préceptes d'une triste philosophie; je poursuivois
d'inutiles vérités étrangeres au bonheur; je raisonnois au lieu de
sentir. Mon esprit orgueilleux vouloit tout connoître, tandis que notre
ame n'est faite que pour jouir. Je sondois avidement les merveilles
curieuses de la nature, &, insensé que j'étois, je dédaignois la beauté
qui en est la plus touchante perfection. Je rêvois; je ne vivois
pas. Un chagrin superbe soutenoit ma fiere insensibilité. Je me
disois: L'amour a soumis les plus grands hommes; je brave son pouvoir.
Il a rendu esclaves des héros; je serai toujours indépendant & libre.
J'étois idolâtre de ce mot de liberté, & je me consumois d'ennui entre
Seneque & Platon.

Malheureux! je serois mort sans avoir goûté la vie. Je n'aurois
jamais connu le cœur d'une femme, abyme de tendresse, de délices,
de volupté, où se dévoilent les sentimens les plus délicats, où se
rassemble ce qu'on peut connoître de plus tendre, ce qu'on peut
éprouver de plus doux, & même ce qu'on peut concevoir de plus élevé.
Je serois mort sans avoir senti le charme de l'existence. Bientôt je
reconnus que je n'avois été que superbe, & mon cœur avoua qu'une
femme aimable a quelque chose de divin.

Je te vis, Ismene! je te trouvai belle, je le dis froidement; mais je
le répétai souvent. Je t'aimois, & je ne croyois pas t'aimer; mes pas
se tournoient involontairement vers ta demeure, & je ne voyois que
toi; loin de toi je ne respirois qu'avec peine, & près de toi
l'air étoit plus léger & plus pur. Je te parlois politique, morale,
philosophie; & tel étoit le langage de mon amour, tel étoit le voile
dont il se servoit pour prolonger la douce illusion où je me trouvois
plongé.

Insensé! je voulois te faire épouser mes risibles systêmes: je ne
savois pas alors qu'il n'y a rien de plus réel dans le monde que le
plaisir que donnent tes yeux; tu me l'appris. Je me disois les soirs:
_Ismene a de l'esprit_. Ismene avoit peu parlé; mais elle m'avoit
écouté. J'ajoutois: _Elle a des charmes, & je les apperçois_. Cette
image étoit vivante à mes côtés. J'étois chagrin le matin; je ne
pouvois voir Ismene que le soir.

Un soir que j'étois près d'elle, elle me sourit, une flamme subtile
pénétra dans mon cœur. L'amour ne m'avoit pas lancé l'un de ces
traits dorés qui réveillent les sens sans y porter le trouble; il
m'avoit blessé d'un trait profond. Etonné, je sentis que j'adorois
Ismene pour le reste de ma vie. Oui, je l'adore: sa voix, son
regard, son moindre geste, tout ce qui est d'elle remue délicieusement
mon ame. Je ne suis plus insensible, & près d'Ismene la crainte me
glace, ou le plaisir m'enflamme.

Ismene avoit cet air languissant qui décele une ame faite pour l'amour.
Ce fut le premier charme qui me toucha. Bientôt je découvris son
aimable vivacité, sa finesse, les graces ingénues de son esprit. Ainsi
parmi les paysages des Alpes le voyageur est agréablement surpris,
lorsqu'à chaque colline il découvre de nouvelles beautés qui étoient
sous ses yeux & qu'il n'appercevoit pas.

Je brisai ma plume & mon compas, & j'eus un sentiment bien plus vif de
la régularité de la nature, en voyant la beauté d'Ismene. Je n'étudiois
plus, j'admirois, orgueilleux que j'étois de savoir contempler ses
graces. Son œil étoit doux, mais cet œil brûloit. Je servis
Ismene comme une de ces divinités toujours prêtes à foudroyer leurs
adorateurs. Que de jours tristes & pénibles j'ai passés! Tantôt
livré aux troubles de la jalousie, aux langueurs de l'amour, tantôt aux
traits aigus du désespoir, tous les tourmens qu'un cœur sensible
peut éprouver, le mien les a connus. Oublions ces tems cruels... un
regard d'Ismene peut dédommager d'un siecle de maux.

J'ai touché enfin le cœur d'Ismene; mais ce triomphe a flatté mon
cœur, & non mon orgueil. Amour! amour! je vais la peindre: prête-moi
ton pinceau, & que ma main tremblante ne la défigure pas.

Ismene a un front arrondi par la main des Graces. Qu'il est bien! Il
n'est ni trop élevé ni trop étroit. De petites veines d'azur délicates
& transparentes rendent ce front adorable. On diroit y voir circuler sa
pensée, sa pensée toujours fine & pleine de feu.

Ses cheveux sont bruns, & non pas noirs. Admirablement plantés,
ils couronnent son front touchant; ils développent heureusement sa
physionomie vive & spirituelle.

Ismene est de la taille de l'Amour; mais c'est le corsage d'une Nymphe
& la démarche d'une Grace. Personne au monde ne porte mieux sa
tête. Si j'étois roi, je mettrois un diadême sur cette tête charmante,
qui réunit à la fois quelque chose de piquant & de majestueux. La
couronne siéroit bien à ce front. Son col est plein de noblesse &
d'expression; & c'est le col, comme on sait, qui décide les airs de
tête. Ismene est un peu fiere; elle sourit quelquefois avec un noble
dédain, mais son sourire n'offense jamais.

Son sein est presque toujours couvert; mais son sein respire. A ce
doux mouvement, mon cœur palpite & mon œil est troublé. Ceux qui
chérissent l'élégance des formes préférablement à un avantage plus
vulgaire, tressailleront comme moi, & ne sentiront pas encore tout ce
que je sens. Sa prunelle est légere, éloquente, aussi mobile que sa
pensée. Son éclat est tantôt vif, tantôt doux, mais toujours touchant.
Son regard... comment le définir? Il exprime tout ce qu'il veut dire,
son imagination s'y peint; & comme Ismene a beaucoup d'esprit, ses yeux
sont assurément les plus beaux yeux du monde.

Sa bouche est vermeille, mais je ne donne pas une idée de sa
fraîcheur. Son sourire accompagne son regard: il est toujours fin,
quelquefois piquant & malicieux; mais quand il exprime la générosité,
la grandeur, le sentiment, alors il enchante, il transporte, il
éleve l'ame. J'ai vu ses yeux mouillés de quelques larmes au récit
d'une belle action, & les miennes naissoient délicieusement; alors
le goût de la vertu m'étoit mille fois plus cher. A mon approche,
j'ai vu quelquefois son front se colorer d'une rougeur céleste...
Arrêtons-nous: ce moment de trouble & d'enchantement ne sera point
gravé sur le papier, mais dans mon cœur.

Une belle main promet de belles choses. La main d'Ismene est douce,
polie, délicate, adroite en mille petits ouvrages; ses doigts... Mon
pinceau n'a point le talent d'achever. Son pied est mignon, joli,
extrêmement flatteur, mais... Je n'en sais pas davantage.

Ismene plait à tout homme sensible. Quiconque n'en est point
frappé me devient indifférent; c'est peu, je le dédaigne à cause de
son insensibilité. Je ne puis souffrir que l'on en parle froidement,
& cependant je ne veux point qu'on la trouve aussi aimable qu'elle me
le paroît. J'ai cette jalousie qui vient d'un excès d'amour, & qui
n'est causée que par la crainte de perdre ce que l'on aime; mais elle
n'est jamais sombre, défiante, tyrannique. Ah! qu'on aime Ismene, on ne
l'aimera jamais autant que je l'aime. Je n'aurai point de rivaux dans
l'excès de mon amour.

L'esprit d'Ismene est tout en sentiment, & ce sentiment ne nuit point à
la raison. Je ne conçois pas comment on peut allier tant de naturel &
de finesse, de bon-sens & d'imagination, de vivacité & de sagesse. Elle
pense ainsi que dans l'âge d'or, & s'exprime avec toute la délicatesse
du siecle. Je suis toujours de son avis, non parce qu'elle est belle,
mais parce que la raison emprunte sa bouche charmante. Je suis fier de
savoir sentir son esprit léger, naïf, brillant & juste. Tout le monde
n'a pas le bonheur de l'entendre, de l'admirer comme moi. Les
dons du génie ne lui sont point étrangers. On pourroit être jaloux de
ses talens. Le tour de ses pensées n'appartient qu'à elle, &, j'oserai
le dire, le sentiment d'en bien juger n'appartient qu'à moi. Je la
loue rarement, de peur qu'elle ne croie que j'idolâtre son esprit aux
dépens de ses autres charmes. Ils sont tous également puissans sur mon
cœur; & quand je dis, j'aime Ismene, c'est dire, j'aime la beauté,
les talens, les vertus & les graces réunies.

Parlerai-je de ce cœur noble, généreux, bienfaisant, sensible envers
les malheureux? Que ne puis-je ajouter, il est!... O dieu des amans,
fais que je le peigne un jour tel que je veux le rendre!

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CHANT II.

_LA MÉDITATION._


Je cherchois la solitude si douce à un cœur blessé des traits de
l'amour. Je me promenois à pas lents, non plus pour rêver à de vains
systêmes, mais pour mieux penser à Ismene. Ismene! je te portois
dans mon cœur. J'avois fermé les yeux pour n'être point distrait
de ta chere image. Je redoutois le vol d'un oiseau & le murmure d'un
feuillage; ils auroient pu m'enlever un plaisir.

J'entrai sous un berceau où le jour expiroit. Mon ame est toute à la
tendresse, lorsqu'elle songe à Ismene. Heureux dans ces momens où je me
dérobe à tout ce qui m'obsede, pour me livrer entiérement à elle! La
contrainte, la froide bienséance enchaînent ma langue en sa présence;
les mouvemens de mon cœur sont gênés par de cruels témoins: mais ici
mon imagination la voit seule. Ismene! je te parle, je te peins ma
flamme, j'intéresse ta pitié; ah! pardonne; j'ose te voir sensible; tu
m'écoutes, & ton œil n'est plus sévere. Je pleure à tes genoux; je
baise tes mains. Ismene, que tu es belle! Oui, ce sont là tes yeux, ta
bouche, ton sourire. Je te presse dans mes bras... Coulez, mes larmes,
coulez, & soulagez le feu qui me dévore.

Je m'apperçus que j'étois dans l'illusion, & je ne voulus pas en
sortir. Elle m'étoit si chere! Ismene, non, tu ne sais pas à quel
point je t'aime. Je t'apperçois dans tout objet enchanteur. Tu me suis
dans l'ombre des forêts, dans le tumulte des villes; la pompe des
spectacles, la fraîcheur matinale d'une riante campagne, rien ne peut
m'arracher ton image. Si Euphrosine danse, si Aglaé chante, si Cyane
pince le luth harmonieux, c'est toi que je vois, que j'entends; c'est
toi qui me ravis; enfin tout ce qui est beau est toi!

Si je suis digne de tes charmes, c'est seulement par mon amour;
c'est ma tendresse qui mérite ton cœur. Dis, que faut-il faire pour
le posséder? L'amour est le plus beau chemin qui conduise aux vertus;
c'est une flamme divine qui éleve l'ame. Je lirai mon devoir écrit dans
tes yeux. Ordonne, j'obéis. Alors à ma pensée s'offrirent trois dieux.

Le premier avoit un air inquiet & avide; ses regards étoient durs, sa
physionomie commune. Il marchoit d'un pas lourd, & tenoit pour sceptre
un lingot d'or. A sa robe de pourpre & d'hermine que surchargeoient
de gros diamans, je reconnus _Plutus_. Mon siecle l'adore, & moi je
le méprise. Il est le pere des forfaits & des bassesses. «Dieu du vil
intérêt, ferois-tu le bonheur d'un amant? S'il me falloit des trésors
pour plaire à Ismene, mon cœur ne l'aimeroit point. Achete-t-on
l'amour, le plaisir, la volupté? M'avilirois-je devant l'idole de la
fortune, moi qu'honorent les regards d'Ismene? Serois-je esclave des
richesses, moi qui toujours me suis trouvé au-dessus d'elles?
Fuis, fuis, dieu trompeur! J'outragerois l'Amour, en songeant à son
plus cruel ennemi.»

Un dieu plus fier s'avance. Son front est ceint d'un casque que
surmonte un panache ondoyant. Son bras est armé d'une lance, il porte
un vaste bouclier. Son œil animé respire les combats; il allume un
courage guerrier dans les cœurs; il me présente une épée.... A cette
vue, mon sang bouillonne. J'allois saisir l'arme fatale. Ismene chérira
le héros vengeur de la patrie. Je reviendrai triomphant & couvert de
nobles blessures..... Mais l'image d'Ismene en pleurs m'arrêta. «Quoi,
tu pourrois me quitter pour aller verser le sang des hommes! Instrument
de carnage & de destruction, tu endurcirois ton cœur aux horreurs
de la guerre!... Ah! l'humanité proscrit ces bourreaux héroïques, de
quelques beaux noms qu'ils soient revêtus. Que nous importent, les
tristes querelles des rois? Qu'est-ce que cette gloire qui trempe ses
ailes dans des torrens de sang humain? Ne me ramene point un amant
ensanglanté... Sois tendre, sois fidele: c'est tout ce que veut Ismene.»

Aussi-tôt un dieu brillant, paré d'une jeunesse immortelle, à l'air
noble, aux cheveux blonds, au front ceint de lauriers toujours verds,
entrelacés de roses éclatantes, s'avance d'un pas doux & majestueux. Il
touche une lyre d'or; les chantres des airs suspendent leur ramage, &
jusqu'aux êtres inanimés, tout semble prendre une ame. L'extase repose
sur son front radieux. Son œil étincele de la flamme sacrée du
génie.... C'est Apollon, m'écriai-je, c'est le dieu que j'adorai dès
l'enfance; & je m'élançai pour saisir sa lyre divine. L'Amour m'arrête
en souriant. Eh quoi, triste ambitieux, la vanité te domine encore? Que
sont de stériles lauriers? Vois les plus beaux empoisonnés du venin
de l'envie. Quel est donc ce bonheur qu'enfante la gloire? Insensé
qui cours après un fantôme, tu te consumes follement dans de
vains travaux. Renonce à ces jeux fatigans; la renommée est un son qui
s'éteint. Sers la beauté; ne chante qu'Ismene. Il est une récompense
qui vaut mieux que l'immortalité! Est-ce d'Apollon que tu dois recevoir
des loix, foible maître! Ecoute l'Amour, écoute ton cœur & écris.
Un myrte parut; je pris un de ses rameaux, que je taillai en forme de
plume, & soudain tous les lauriers d'Apollon pâlirent.



CHANT III.

_LE PRÉSENT._


Je devois un présent à la maîtresse de mon cœur. Un présent est
un tribut de l'amour, un gage de notre attachement. Mais que donner
à Ismene, qui soit digne d'elle? Si le présent est riche, il est
orgueilleux. L'amour embellit un rien plutôt qu'un don magnifique.
Ferai-je pour elle des vers? Non, il y entre de l'art; on veut briller;
on est poëte, on n'est plus amant. Si je prenois le pinceau pour
représenter Ismene, ce portrait, quoique non achevé, seroit sans doute
le plus beau présent que je pusse lui offrir; mais l'art est impuissant
à saisir le vrai caractere de sa beauté: l'art pourra la flatter; mais
l'art ne pourra jamais la rendre.

Je lui ferai un présent simple comme mon cœur; des fleurs, images
de son teint, des fleurs, filles aimables du printems, voilà ce que
je lui offrirai. Je choisirai les fleurs écloses sur le bord des
fontaines, & non celles qui croissent au pied des rochers. Celles-ci,
dit-on, impriment la fureur, le soupçon, la jalousie effrénée, tyrans
destructeurs de l'amour. Celles-là au contraire inspirent les sentimens
tendres & naïfs qui font céder les bergeres & rendent les bergers plus
fortunés que les rois.

O dons de la nature! allez, volez sur le sein d'Ismene. Mais quelle
fleur choisirai-je? Toutes les fleurs sont passageres; il n'en
est point d'immortelles ainsi que mon amour. La nature peint
l'œillet de mille couleurs; mais l'œillet annonce la légéreté,
l'inconstance. Le pâle narcisse est chéri des Nymphes; mais il peint
l'amour-propre; l'amour-propre, vice affreux aux yeux du tendre amour!
L'éclat du jasmin, l'odeur de l'humble violette désignent cette
modestie, cette timidité qui accompagnent les desirs naissans & qui
sont dans mon cœur. Mais dois-je les montrer, ou dois-je les taire?
Si Ismene ne m'a point entendu, il est inutile que je me déclare. Le
plus cruel des tourmens est d'avouer une tendresse que l'objet de nos
feux ne partage pas. Mais que vois-je? La rose! La rose est faite pour
Ismene; elle exhale le plus doux parfum; elle représente le coloris
de ses joues; elle peint la flamme qui me consume: mais la rose a des
épines..... O mes dieux! écartez-les de la beauté que j'adore. C'est
à moi d'éprouver tous les tourmens attachés à l'amour. Qu'Ismene n'en
goûte que les douceurs.

O rose, adoucis la vivacité de tes parfums! Garde-toi d'offenser
l'extrême sensibilité de son odorat; ne porte à son cerveau qu'une
douce émanation. Si l'adorable Ismene doit se pâmer, ce ne doit être
que dans les bras de l'amour.

Je cueillis une rose environnée de plusieurs boutons naissans; son
calice étoit à peine ouvert, l'abeille n'avoit jamais sucé ses feuilles
odorantes; les pleurs de la rosée la couvroient encore. Je volai chez
Ismene. Ah, comme le cœur me battoit! Amour! tu inspires plus de
défiance que d'orgueil. Je lui présentai cette rose en tremblant, & mon
front coloré égaloit sa vive rougeur. Ismene, la charmante Ismene me
sourit, prit la rose & la mit sur son sein. Rose heureuse, tu penchois
ta tige pour mieux presser les lis éblouissans de ce sein d'albâtre.
Un frémissement délicieux se répandit dans mes veines. Entraîné par un
mouvement vainqueur, je me penchai, & j'osai un instant respirer sur
son sein l'odeur de cette rose. Dieux immortels, savourez l'ambroisie,
je n'en suis point jaloux! Mes regards errerent & moururent. Téméraire,
j'allois imprimer mes levres.... Le bras de la sévere Ismene
m'arrêta; mais ma bouche & mes yeux lui dirent: O Ismene!... je meurs
de mon amour.... Je ne pus en dire davantage. Je ne prononçai que ces
trois mots; mais je les prononçai d'un ton qui émut son cœur.

Son silence fut l'instant le plus heureux de ma vie. Je respirois,
libre d'un fardeau cruel, aussi triste que douloureux: mon cœur,
jusqu'alors oppressé, léger comme l'air, éprouvoit un repos inconnu. Il
ne pouvoit contenir, il ne pouvoit exprimer les sentimens délicieux qui
l'agitoient. Alors je surpris un de ses regards: quel regard! Il fut à
mon ame, ce qu'est la vie rendue à un malheureux au moment qu'il alloit
la perdre. L'aurore du bonheur sourit à mes yeux. La douce espérance,
charme de nos jours, vint dorer l'avenir de ses rayons fortunés &
m'enivrer de ses délices. Seroient-elles trompeuses? O mes dieux! si
vous voulez abuser un tendre cœur, ne m'offrez pas des amorces
si séduisantes.

Depuis cet heureux instant, que l'univers me paroît beau! C'est Ismene
qui l'embellit. Le séjour qu'elle habite est un séjour enchanté: l'air
y est toujours pur, le ciel toujours serein, la terre toujours fleurie.
Ah, qu'il est doux d'aimer! Ce sont nos feux qui animent la nature;
elle expire loin du dieu qui la vivifie; mon ame enchaîne ses pensées
volages dans les bornes charmantes de son séjour. Un sourire d'Ismene
est le calme des airs & l'arbitre de mon bonheur.

Ecoute-moi, chere Ismene: c'est la félicité du cœur qui fait la paix
& la santé de l'ame; & c'est alors seulement que l'on vit & que notre
existence nous devient chere. Les passions factices nous abusent, mais
l'amour ne nous trompe pas. Il est le pere des plaisirs. C'est sa main
bienfaisante qui déchire le voile qui nous cachoit un riant Elysée.
Alors tout enchante sur la terre, tout intéresse. On prête l'oreille
au chant matinal des oiseaux; on respire une fleur avec volupté;
on ouvre son sein au souffle délicieux du zéphyr. Abandonne-toi toute
entiere au charme de l'amour, mon Ismene! L'éclat de tes yeux en
deviendra plus vif; le doux coloris, empreint sur tes joues, aura de
nouveaux charmes. Pourquoi le ciel te fit-il belle? C'est pour faire un
heureux. Le bonheur d'être aimé de toi me donnera un nouvel être; je
connoîtrai l'orgueil de posséder ton cœur; & contemplant de loin le
faste des rois, la gloire des génies du siecle, l'opulence des favoris
de la fortune, je dirai: Je ne suis point jaloux; ils ont la puissance,
la renommée, les richesses; moi, j'ai le cœur d'Ismene.

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CHANT IV.

_LA PROMENADE._


Le printems étoit descendu sur la terre: l'Amour est par-tout, mais
il est caché; il est avec cette épine qui fleurit; il coule avec ce
ruisseau qui murmure; il est dessous cette mousse voluptueuse qui, pour
certains yeux, n'est qu'un amas d'herbes. Douce saison des amours, je
t'avois vue, mais jamais si belle, si fraîche & si pure! O Vénus, ne
rejette point ma priere! Une force inconnue fait couler mes pleurs.
Quelle volupté de conduire en silence la beauté sous ces ombrages
solitaires, de respirer avec elle le parfum des fleurs, de soupirer
avec le zéphyr qui caresse mollement son sein!

Que dis-je! je ne pouvois me livrer à toute ma tendresse. De tristes
témoins gênoient mon cœur. Je tenois Ismene par la main, & toutes
les facultés de mon ame se réunissoient sous ce toucher délicieux.
Je ne pouvois parler, & ma main plus hardie, plus expressive peut-être
que ma bouche, lui disoit ce que ma voix n'osoit exprimer. En amour,
tout sort de l'ordre commun des choses, tout sert de langage, chaque
mot a un sens, le moindre geste signifie, l'assurance la plus légere
est un serment, la moindre faute un parjure. On nous peint le dieu de
l'Olympe ébranlant d'un clin-d'œil les poles du monde; c'est ainsi
qu'Ismene, d'un léger mouvement de paupiere, m'éleve aux cieux ou me
plonge au Tartare. Que de desirs, que de soupirs, que de plaisirs
échappent à mon pinceau! Quel désordre régneroit dans mes chants, si je
représentois tout ce que j'ai pu sentir! J'aurois voulu que, sous les
pas d'Ismene, tout eût pris une voix pour lui attester qu'il falloit
aimer.

Je marchois à ses côtés; je soupirois & n'osois la regarder. Je
marchois sur le même gazon qu'elle fouloit d'un pied léger; nous
traversions les mêmes routes fleuries, nous avions les mêmes
pensées, peut-être les mêmes desirs, peut-être, ah!... Je déguisois
les miens, & ils s'en enflammoient davantage. Ismene sensible aux
tourmens secrets qu'elle me voyoit étouffer, laissoit échapper un peu
de tendresse pour me consoler; heureux d'un regard, & jamais satisfait.

Le ciel n'eut jamais un plus brillant azur. Le char du soleil
paroissoit plus radieux, roulant sur la tête d'Ismene. Les bois, les
côteaux, les vergers avoient des charmes nouveaux. Je la vis s'asseoir
au pied d'un rosier. Sa seve plus animée, plus vive, se précipita
dans les extrêmités des branches qui touchoient ma déesse, & l'on vit
plusieurs boutons prêts à donner des roses enfermées sous un tissu qui
ne les comprimoit qu'avec peine.

Je vis Zéphyr qui caressoit Flore, quitter la déesse en appercevant
Ismene. Jalouse, elle répandit les plus doux parfums pour rappeller
le volage. Il les rapporta tous à Ismene. Flore le voyoit, & un dépit
secret faisoit pâlir son front.

Zéphyr voltigeoit sans cesse autour d'Ismene; il touchoit
impunément cette bouche où voloit mon cœur. Son haleine amoureuse
baisoit ses cheveux. Il se jouoit parmi ses tresses flottantes, il
caressoit ce sein que mon œil ébloui n'osoit fixer. Il prit une
boucle entre ses levres & la posa sur sa gorge d'albâtre. O boucle
fortunée, tu semblois t'y coller, y prendre vie, & frissonner de
plaisir! D'un regard furtif j'embrassai les contours de cette gorge
divine. Tous les points lançoient la flamme. Je fus jaloux de Zéphyr.
J'avertis l'Amour, dont il usurpoit les droits. L'Amour blessa Zéphyr
du trait le plus aigu. Loin de retourner à Flore, il devint plus
empressé auprès d'Ismene. Pere des dieux, s'écria le fils de Vénus,
descends, juge entre Zéphyr & moi! Les cieux s'ouvrirent. Le maître du
tonnerre vit Ismene. Il prononça qu'elle étoit faite pour l'Amour.

Et cependant le papillon entr'ouvroit les roses naissantes; & la vaste
solitude des bois qu'animoit le concert amoureux des oiseaux, &
ces asyles sombres qui, au milieu des plus beaux jours, formoient les
plus charmantes nuits, & le tendre gazon qui sert de lit aux Amours, &
la nature renaissante dans toute sa pompe, & la présence d'Ismene, &
plus encore mon cœur, tout présentoit à mon imagination des plaisirs
qui, hélas! fuyoient loin de moi. Non, ce n'étoit point l'ivresse
& le délire des sens, c'étoit la pure volupté qui régnoit dans mon
ame. La triste connoissance des amertumes de la vie prêtoit un charme
inexprimable aux courts instans que je passois près d'Ismene.

Deux moineaux s'abattirent sur un rameau pliant; le frémissement de
leurs ailes exprimoit toute la vivacité de leurs transports & de leurs
plaisirs. Je les fis remarquer à Ismene. Qu'ils sont heureux! Rien ne
contraint leur ardeur, ils sont libres comme l'air. L'homme seul a
corrompu son propre bonheur!

Ismene, tu m'entends soupirer, mais tu ne connois pas tout le feu
qu'allument tes beaux yeux. Tu m'enivres d'amour; l'amour est dans
l'air que ta bouche respire; il se peint dans ton sourire; il anime
ton esprit brillant & facile. Partage le sentiment que tu m'inspires,
& je n'aurai plus rien à demander aux dieux. Si je n'avois pas connu
la douceur de t'aimer, j'aurois vécu dans une tranquille indifférence.
Mais te voir, t'adorer, te connoître, & ne pas goûter le bonheur,
non, il n'est plus possible! Unique objet de mes pensées, tu me fais
éprouver une alternative continuelle de crainte & d'espérance, de
douceur & d'amertume, de repos & d'agitation, de plaisir & de tourment.
Acheve, décide mon sort.... Je pressois la main d'Ismene; mon cœur
étoit descendu dans ma main; il lui faisoit cent protestations d'un
amour éternel, cent sermens d'une constance inaltérable. O trop cruelle
Ismene! Une larme douloureuse vint mouiller le bord de ma paupiere.
Ismene me jeta un de ces regards qui fondent mon ame toute entiere, &
je fus consolé. La main d'Ismene m'apporteroit la mort, que mes levres
expirantes baiseroient cette main chere & barbare. C'est peu:
Ismene seroit perfide; je lui pardonnerois & je mourrois.



CHANT V.

_LE SONGE._


Amour, Amour! je ressens ta divine fureur. Je répéterai mille fois ton
nom, il n'en est point de plus beau. Tu seras toujours sur mes levres
comme tu es dans mon cœur. L'ame fatiguée de desirs, je ne puis me
refuser au tourment délicieux d'en éprouver de nouveaux. J'aime mieux
souffrir que de ne plus rien sentir. Ismene me seroit plutôt odieuse
que de m'être indifférente.

J'avois passé près d'elle un jour heureux. Un tel jour est bientôt
écoulé. Dans un cercle nombreux, je n'avois vu qu'Ismene, je n'avois
entendu que sa voix touchante. Les flambeaux du ciel brilloient au
firmament. L'heure fatale du départ étoit arrivée. Ismene étoit plus
belle, plus séduisante, plus adorable que jamais, & il falloit
la quitter, lorsque la nuit ne sembloit étendre ses voiles que pour
favoriser les entreprises de l'amour, & étouffer dans ses ombres les
derniers combats d'une trop sévere pudeur. Il falloit la quitter!
Dieux, que la nuit étoit belle! Que les berceaux étoient frais!
L'encens de la volupté étoit répandu dans les airs. J'aurois donné
de mon sang pour ne point m'éloigner d'elle. Vingt fois je voulus
partir, vingt fois je restai. O cruelle décence! tristes loix ennemies
de l'amour! c'est vous qui privez un amant des plus doux instans
que préparent à la fois le mystere & la nature. Age d'or, âge du
bonheur, où l'on ne connoissoit pas tant de chaînes cruelles, hélas,
qu'êtes-vous devenu!

J'étois triste, pensif. Je m'arrachai avec peine de ces lieux
enchantés, où je laissois Ismene; mon cœur étoit oppressé, mes
larmes coulerent. Je m'arrêtai sur le seuil de la porte, je tournai mes
regards dans l'ombre épaisse des arbres. Je sus encore y distinguer
mon amante. Je la vis qui s'enfonçoit à pas lents dans un
bocage sombre. Je fus tenté vingt fois de revenir sur mes pas, de
la surprendre.... Mais sa gloire m'étoit mille fois plus chere que
l'intérêt de mon amour.

Je rentre chez moi. Quelle affreuse solitude! Je marchois rêveur,
entendant encore sa voix, voyant tous ses traits, lui souriant, lui
parlant comme si elle eût été présente. Revenu de mon illusion, la
douleur s'empara de mon ame. J'étois loin de chercher le repos. Dors,
aimable Ismene, dors, tandis que j'entretiendrai dans la nuit sombre
ton image. Goûte la douceur du sommeil & sa fraîcheur bienfaisante,
tandis que tes charmes embrasent & consument ton amant malheureux.
Un autre moins délicat souhaiteroit que l'Amour vînt interrompre
ton repos; pour moi, je consens à être moins aimé, pourvu que tu
sois exempte de toute inquiétude. Dors, mon aimable Ismene, dors,
& je m'occuperai de toi dans le calme silencieux de la nuit. Que
rien n'altere ton paisible sommeil: que le souffle impur d'un orage,
même passager, ne vienne point flétrir les fleurs de ton doux
printems. Ce n'est pas à toi de gémir & de soupirer. Tu es née pour
recevoir nos hommages, & nous, pour obtenir d'un regard le bonheur de
contribuer à embellir les instans de ta vie. Si tu daignois un instant
penser à moi, à ma constance, à ma fidélité, à l'excès de mon amour,
aux tourmens qui l'accompagnent; si tu daignois me plaindre, ou si
ton beau sein, oppressé de l'image de mes maux, laissoit échapper un
léger soupir qui répondroit aux soupirs brûlans de mon cœur; si....
Insensiblement le sommeil gagna tous mes sens. Le sommeil est le miroir
de la vie. Les cœurs homicides font des rêves cruels. Ils sentent
des chaînes pesantes, ils voient les prisons, l'échafaud. Regardez un
enfant dans son berceau: tous ses traits sont rians, sa petite paupiere
est tranquille; l'innocence est peinte sur son front uni comme une
glace. Moi, je rêvois d'Ismene; je dormois, & j'entendois sa voix. Son
portrait, si bien gravé dans mon cœur, se retraçoit sans peine à mes
esprits; mais, ô mes dieux, en quel lieu, en quel tems, sur-tout
en quel état je la vis!

O trop flatteuse illusion! C'étoit dans le doux sanctuaire des amours,
dans cet asyle étroit & charmant, où mon imagination seule avoit
jusqu'alors osé pénétrer. Je retenois mon souffle, je n'osois presque
respirer & faire un pas dans ce séjour où reposoit l'objet de mes
tendres feux, où voloit l'essain de mes desirs, où étoit Ismene. Etonné
de me voir dans ce lieu redoutable & cher à mon cœur, je frissonnois
de surprise & de joie. Peu accoutumé au bonheur, je ne me livrois qu'en
tremblant au spectacle enchanteur qui séduisoit mes regards. Ismene,
mollement étendue sur un lit parsemé de fleurs, étoit prête à se livrer
aux douceurs de Morphée. Elle dévoloit lentement les trésors de ses
adorables charmes, ses levres étoient plus fraîches que les roses du
matin. Ses bras sembloient abandonnés au charme de la volupté. Sa
taille enchanteresse, un voile qui couvre mille trésors, & qui paroît
prêt à s'échapper, une rougeur divine empreinte sur son front, &
qui paroît pêtrie des mains du plaisir, tout porte l'ivresse dans le
cœur d'un amant. Invisible à ses yeux, ses yeux étoient jusqu'alors
demeurés baissés. Ils se leverent sur moi. Quel moment! J'y vis la
douce modestie; mais je n'y découvris ni honte, ni colere. Je crus même
y appercevoir ce rayon de l'amour.... Je volai vers Ismene, & le plus
doux baiser fut pris sur sa bouche de rose; mon ame erra long-tems sur
ses levres divines, & j'y puisai un feu vif & subtil dont je ne fus
plus maître. Je ne sais d'où me vint tant d'audace: je pris Ismene
entre mes bras. Le courroux vouloit animer ses yeux, un doux nuage
vint les obscurcir. Mes transports augmenterent, la volupté alluma
soudain son flambeau, & je devins le dieu des plaisirs. La vivacité de
mon bonheur servit à l'éteindre. Trompé que j'étois, & à demi heureux,
je détestois l'instant de mon réveil; je refermois les yeux, je
poursuivois les restes d'une volupté évanouie.

Désabusé, j'étois honteux, je rougissois de la crédule erreur de
mon imagination. Ah, seroit-ce plutôt un pressentiment!... Je ne sais,
depuis ce jour, je ne sépare plus Ismene de ma propre existence; je
crois toujours la sentir contre mon sein, embrasant mes sens & mon ame.
Ces plaisirs, dont je n'ai goûté que l'ombre, égarent ma raison. Une
ardeur invincible consume ma jeunesse; je meurs, si la cruelle Ismene
rejette mes vœux & mes transports. Mais, que dis-je! j'amollirai son
cœur, j'en jure par l'amour. Je l'aime trop pour enfin n'être point
aimé.

O Ismene! ô souveraine de mon cœur! ô toi qui peux faire le charme
de ma vie! vois ton amant épuisé d'amour, languissant à tes genoux,
implorer à tes pieds le bonheur. Va, ses transports ne sont point
l'ouvrage des sens; ils sont l'effet du plus tendre amour. Il t'adore,
parce que son cœur, par une sympathie secrete, répond au tien; il
est altéré de tes charmes, parce que tes charmes sont toi. Une flamme
brûlante, que tes regards ont attisée, le consume & le tue. De
quoi lui serviront sa jeunesse, son amour, sa fidélité, si tu es
insensible? Vois les jours qui s'écoulent, l'âge du bonheur qui fuit,
le tems, le tems irréparable qui vole. L'instant où je te prie est
perdu pour la tendresse. Ismene! l'amour est la récompense de l'amour.
Quand deux cœurs n'en forment qu'un, on ne vit plus en soi, ni pour
soi; on vit pour l'objet aimé.... Tu m'entends: ah!... osons être
heureux. C'est sur ta bouche que l'Amour veut que j'expire. Voilà toute
mon ambition, & c'est là le trône de ma gloire. Alors je verrai tous
les mortels au-dessous de moi; & lorsque les glaçons de la vieillesse
viendront blanchir mes cheveux, lorsque mes yeux affoiblis chercheront
dans la nature & sa pompe & ses vives couleurs, le froid des années ne
passera pas jusqu'à mon cœur. Echauffé du souvenir de ta tendresse
& de tes appas, je dirai à la mort: Frappe! j'ai connu le bonheur; que
peux-tu m'ôter? J'ai été l'amant d'Ismene, j'en ai été aimé. Frappe!...
j'emporte au tombeau & son image & son cœur.



CHANT VI.

_LE PLAISIR._


O Plaisir, vie précieuse de l'ame, toi sans qui le bonheur n'est qu'un
vain nom, goutte d'ambroisie que les dieux ont mêlée par pitié dans
le calice amer de la vie, ô plaisir! être aimable & fugitif, si pour
te peindre mieux, nous devons te sentir, c'est à moi de te chanter.
Que mon pinceau sans dessein & sans art, soit pur & libre comme toi;
apprends-moi à intéresser, à plaire, & que la sagesse elle-même avoue
mes accens. Ma plume abhorre les scenes honteuses de la débauche; mais
elle se plait à rendre cette joie innocente, fille du sentiment, qui,
loin de produire le désordre de l'ame, enfante ce calme, cette harmonie
où l'ame se contemple & se replie voluptueusement sur elle-même.

Et si mon pinceau ne répondoit pas à la délicatesse de ton cœur, ô
Ismene! favorise-moi d'un regard: c'est là que je puiserai l'expression
du plus bel ouvrage. L'amour qui a formé ton œil aime à s'y peindre:
c'est là que je le verrai tel qu'il est, ou plus touchant encore, tel
que tu l'inspires.

Oui, j'ai connu le plaisir: il brûle dans mon cœur, comme le feu
sacré sur les autels de la chaste Vesta. Il ne s'éteindra jamais.
Il est un amour inséparable des soins fâcheux, des soucis cuisans,
des inquiétudes dévorantes, des impatiences impétueuses, des sombres
jalousies, & de mille autres sentimens désordonnés; ce n'est pas
celui que j'éprouve. Je m'applaudis d'aimer. Je me condamnerois, si
je cessois d'être sensible. Je me trouve heureux d'être percé de tous
les traits de l'amour; je goûte une volupté qui appartient à l'ame,
qui l'éleve au-dessus des objets terrestres. Ce ne sont point des
émotions passageres, de vaines illusions que l'on reconnoît trop tard,
après qu'elles nous ont trompés. Ismene m'a appris à aimer; je l'aime
parfaitement; & le plaisir que ressent mon cœur, est aussi supérieur
aux plaisirs vulgaires, qu'Ismene est supérieure aux surprises des sens.

Je ne forme plus aucun desir dont je puisse rougir. Je jouis d'un calme
qui m'avoit été jusqu'alors inconnu. Un regard d'Ismene a dissipé la
tempête qui grondoit dans mon sein. Ce n'est plus tant le feu de ses
yeux, ni les attraits de son visage que j'idolâtre; c'est moins son
esprit qui me charme, que son cœur aimant. Nous passons souvent
des heures entieres à nous entretenir ensemble; & la douceur de nos
entretiens n'est altérée, ni par les fades & basses complaisances, ni
par les transports & les emportemens d'une passion effrénée.

Laissez-moi, mes amis; en vain vous me parlez de notre Sophocle, en
vain vous m'annoncez le nouveau chef-d'œuvre dont il va enrichir la
scene. Ismene m'attend. Autrefois j'aurois pu vous écouter; aujourd'hui
Melpomene & son diadême, Thalie & sa gaieté, Armide & ses palais
enchantés ne valent point un sourire d'Ismene. Ne me demandez point
quelles sont les délices qui m'attendent. Elles sont au-dessus de toute
expression. Aimez comme moi, mes amis, & il n'y aura plus qu'un plaisir
pour vous.

Il est une déesse jeune, aimable, au front ouvert, à l'œil radieux,
qui tient en main une chaîne de roses. Le contentement brille sur tous
ses traits, l'aisance l'accompagne; elle éclaire l'amour; elle le rend
ingénu, facile, adorable. Cette déesse est la Confiance: elle s'avance
d'un pied léger, elle s'assied entre nous deux, elle préside à nos
entretiens, elle entrelace nos bras de sa guirlande de fleurs. Les
sentimens naïfs de la plus belle ame coulent à mon cœur, comme une
onde pure coule au fond des vallons fleuris. Ismene! on doit élever des
autels à l'amour, non comme à un dieu redoutable, mais comme à un
dieu bienfaisant. Il nous rend meilleurs, plus doux, plus sensibles;
sans lui je n'aurois pas connu les plus rares vertus. Autrefois mes
transports étoient impétueux; ils ont acquis quelque chose de modéré.
C'est ton ame, Ismene, c'est ton ame douce qui a versé le calme dans la
mienne.

Peut-on appeller plaisir ce qui n'est pas l'amour, ou ce qui sert à
le détruire? Qu'on a mal défini les momens les plus enchanteurs de la
vie! Je ne parle point de ces transports qui égarent & qui trompent;
je parle de cette tendresse pure, de ces goûts exquis qui distillent
dans les cœurs la volupté goutte à goutte, comme le baume découle
de l'arbre odoriférant de l'Inde; je parle de cette ivresse douce qui
remplit toute la capacité de l'ame, qui se suffit à elle-même, qui ne
desire rien que ce qu'elle sent. Ismene! il n'appartenoit qu'à toi de
donner ainsi le change aux desirs. Je suis pénétré d'une douceur divine
qui ne me permet pas de sentir une autre façon d'être heureux: oui,
j'ai vu des momens où m'élevant au-dessus des voluptés sensuelles,
Ismene m'auroit fait mépriser dans ses bras des faveurs qu'un cœur
délicat eût dédaignées de lui-même.

Non, jusqu'à cet instant je n'avois point connu l'amour. Je t'entends;
tu me dis: «Goûtons en paix, sans mêlange & sans remords, un bien-être
si grand, si parfait. Quel autre plaisir ne corromproit pas notre
bonheur?»

Tant d'amour fait couler des larmes de mes yeux, larmes délicieuses!
O quel cœur je possede! Jugez si je cesserai un moment de l'aimer.
Ismene, es-tu contente? ton amant est-il digne de toi? Son cœur
s'est-il épuré au feu de ton amour? S'il n'a pas toutes les vertus, il
sait les connoître.

Que de délices je ressens! Mon œil la contemple; dans ma prunelle
vient se peindre l'image de sa beauté. Admirable organe, source féconde
de plaisirs, puisses-tu te fermer avant que je voie une autre qu'Ismene
avec le même ravissement! Si je respire le parfum des fleurs qui
sont sur son sein, si j'entends sa voix douce & harmonieuse, ce n'est
point mon odorat, ce n'est point mon oreille qui sont frappés; c'est
mon cœur, c'est lui seul qui est ému lorsque ma bouche baise sa main.

Si je quitte Ismene, le plaisir ne m'abandonne point. Je lui dis adieu
avec une tristesse passionnée. Je ne perds rien de l'impression de ses
charmes; je me rappelle chaque mot qu'elle a prononcé. Je me plonge
dans une douce mélancolie, je m'y plais, je m'y livre tout entier. Tout
se peint autour de moi sous des images riantes; heureux de conserver la
précieuse émotion de mon ame. Ainsi, quand la cymbale éclatante a cessé
de retentir dans les airs, elle conserve encore un frémissement sonore
qui plait à l'oreille attentive.

Amis! je ne sens que le plaisir d'aimer. Je jouis à la fois du passé,
du présent, de l'avenir; l'avenir doit porter un nouveau degré de
sentiment dans le cœur d'Ismene; l'image de mes maux passés
rendra mon bonheur plus vif; mon ame voit l'univers en beau; la
philosophie l'endormoit, c'est l'amour qui la réveille. Pas un moment
de vuide ou d'indifférence: quel état plus délicieux! Prolonge-le,
chere Ismene; j'adore tes rigueurs, filles du devoir; & lorsqu'elles me
chagrinent, l'Amour en souriant me montre dans le lointain le temple de
l'Hymen.

Arrive, arrive, moment enchanteur, où je la conduirai aux autels pour y
recevoir ma foi! Ah! les dieux qui lisent dans mon cœur pourroient
me dispenser des sermens. Que dis-je! non, je veux les faire aux yeux
de toute la terre; ce sera l'instant le plus glorieux de ma vie.
Alors.... Ma vue se trouble, ma main tremble, mon cœur palpite avec
violence. Alors.... Il n'est plus de termes pour m'exprimer.

Ah, que ce que le cœur accorde doit être préférable à ce qu'arrache
un transport indiscret! Il n'est point de volupté, si elle n'est
partagée. C'est l'aveu du bonheur dans la bouche d'une amante,
qui touche un amant délicat; & ce bonheur lui est plus sensible que le
sien propre. Amour, plaisir! car vous êtes synonymes, ah! retirez vos
faveurs, si votre main fortunée, en me couronnant de myrte, ne rend
pas Ismene encore plus heureuse que moi. Je ne conçois pas un plus
beau moment que celui de cette douce victoire; & cependant je puis le
dédaigner, si dans cet instant même son cœur ne s'applaudit point
d'avoir fait un amant heureux.


_FIN._





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