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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Author: Thiers, Adolphe, 1797-1877
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET DE
  L'EMPIRE

  TOME XI



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie), le 16 septembre 1851.


PARIS. IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.


[Illustration: MARIE LOUISE]



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET DE
  L'EMPIRE

  FAISANT SUITE
  À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


  PAR M. A. THIERS


  TOME ONZIÈME



  PARIS
  PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  60, RUE RICHELIEU
  1851



HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.



LIVRE TRENTE-SIXIÈME.

TALAVERA ET WALCHEREN.

     Opérations des Français en Espagne pendant l'année 1809. -- Plan
     de campagne pour la conquête du midi de la Péninsule. -- Défaut
     d'unité dans le commandement, et inconvénients qui en résultent.
     -- La guerre d'Autriche réveille toutes les espérances et
     toutes les passions des Espagnols. -- Zèle de l'Angleterre à
     multiplier ses expéditions contre le littoral européen, et envoi
     d'une nouvelle armée britannique en Portugal. -- Ouverture de
     la campagne de 1809 par la marche du maréchal Soult sur Oporto.
     -- Inutile effort pour passer le Minho à Tuy. -- Détour sur
     Orense, et marche à travers la province de Tras-los-Montès. --
     Suite de combats pour entrer à Chaves et à Braga. -- Bataille
     d'Oporto. -- Difficile situation du maréchal Soult dans le
     nord du Portugal. -- Dès que son entrée en Portugal est
     connue, l'état-major de Madrid dirige le maréchal Victor sur
     l'Estrémadure, et fait appuyer ce dernier par un mouvement du
     général Sébastiani sur la Manche. -- Passage du Tage à Almaraz,
     et arrivée du maréchal Victor et du général Sébastiani sur la
     Guadiana. -- Victoires de Medellin et de Ciudad-Real. -- Ces
     deux victoires font d'abord présager une heureuse campagne dans
     le midi de la Péninsule, mais leur effet est bientôt annulé par
     des événements fâcheux au nord. -- Le général de La Romana, que
     le maréchal Soult avait laissé sur ses derrières en traversant
     Orense, passe entre la Galice et le royaume de Léon, soulève
     tout le nord de l'Espagne, et menace les communications des
     maréchaux Soult et Ney. -- Vains efforts du maréchal Ney pour
     comprimer les insurgés de la Galice et des Asturies. -- À défaut
     du maréchal Mortier, que ses instructions retiennent à Burgos,
     on envoie six ou huit mille hommes sous le général Kellermann
     pour rétablir les communications avec les maréchaux Soult et
     Ney. -- Événements à Oporto. -- Projet de convertir en royaume
     le nord du Portugal. -- Divisions dans l'armée du maréchal
     Soult, et affaiblissement de la discipline dans cette armée.
     -- Secrètes communications avec les Anglais. -- Sir Arthur
     Wellesley, débarqué aux environs de Lisbonne, amène une nouvelle
     armée devant Oporto. -- Grâce aux intelligences pratiquées dans
     la place, il surprend Oporto en plein jour. -- Le maréchal Soult
     obligé de s'enfuir en sacrifiant son artillerie. -- Retraite
     sur la Galice. -- Entrevue à Lugo des maréchaux Ney et Soult.
     -- Plan concerté entre ces deux maréchaux, lequel reste sans
     exécution par le mouvement du maréchal Soult sur Zamora. --
     Funeste division entre ces deux maréchaux. -- Ordre expédié de
     Schoenbrunn, avant la connaissance des événements d'Oporto,
     pour réunir dans la main du maréchal Soult les trois corps des
     maréchaux Ney, Mortier et Soult. -- Conséquences imprévues de
     cet ordre. -- Le maréchal Soult à Salamanque forme un projet
     de campagne basé sur la supposition de l'inaction des Anglais
     jusqu'au mois de septembre. -- Cette supposition est bientôt
     démentie par l'événement. -- Sir Arthur Wellesley, après avoir
     expulsé les Français du Portugal, se replie sur Abrantès. -- Il
     se concerte avec don Gregorio de la Cuesta et Vénégas pour agir
     sur le Tage. -- Sa marche en juin et juillet vers Plasencia, et
     son arrivée devant Talavera. -- Le roi Joseph, qui avait ramené
     le maréchal Victor dans la vallée du Tage, se joint à lui avec
     le corps du général Sébastiani et une réserve tirée de Madrid,
     en ordonnant au maréchal Soult de déboucher par Plasencia sur
     les derrières des Anglais. -- Joseph les attaque trop tôt,
     et sans assez d'ensemble. -- Bataille indécise de Talavera
     livrée le 28 juillet. -- Mouvement rétrograde sur Madrid. --
     Apparition tardive du maréchal Soult sur les derrières de sir
     Arthur Wellesley. -- Retraite précipitée de l'armée anglaise en
     Andalousie, après avoir abandonné ses malades et ses blessés.
     -- Caractère des événements d'Espagne pendant la campagne de
     1809. -- Déplaisir de Napoléon de ce qu'on n'a pas tiré meilleur
     parti des vastes moyens réunis dans la Péninsule, et importance
     qu'il attache à ces événements, à cause des négociations
     d'Altenbourg. -- Efforts des Anglais pour apporter aux
     négociateurs autrichiens le secours d'une grande expédition sur
     le continent. -- Projet de détruire sur les rades les armements
     maritimes préparés par Napoléon. -- Expédition de Rochefort.
     -- Prodigieuse quantité de brûlots lancés à la fois contre
     l'escadre de l'île d'Aix. -- Quatre vaisseaux et une frégate,
     échoués sur les rochers des Palles, sont brûlés par l'ennemi. --
     Après Rochefort les Anglais tournent leurs forces navales contre
     l'établissement d'Anvers, dans l'espérance de le trouver dénué
     de tout moyen de défense. -- Quarante vaisseaux, trente-huit
     frégates, quatre cents transports, jettent quarante-cinq
     mille hommes aux bouches de l'Escaut. -- Descente des Anglais
     dans l'île de Walcheren et siége de Flessingue. -- L'escadre
     française parvient à se retirer sur Anvers, et à s'y mettre à
     l'abri de tout danger. -- Manière de considérer l'expédition
     anglaise à Paris et à Schoenbrunn. -- Napoléon prévoyant que
     la fièvre sera le plus redoutable adversaire des Anglais,
     ordonne de se couvrir de retranchements, d'amener derrière
     ces retranchements les troupes qu'on parviendra à réunir, et
     de ne pas risquer de bataille. -- Il prescrit la levée des
     gardes nationales, et désigne le maréchal Bernadotte comme
     général en chef des troupes réunies sous Anvers. -- Reddition
     de Flessingue. -- Les Anglais ayant perdu leur temps à prendre
     Flessingue, sont informés qu'Anvers est en état de défense, et
     n'osent plus avancer. -- La fièvre les attaque avec une violence
     extraordinaire, et les oblige à se retirer après des pertes
     énormes. -- Joie de Napoléon en apprenant ce résultat, surtout à
     cause des négociations entamées à Altenbourg.


[Date en marge: Fév. 1809.]

[Note en marge: Suite des événements militaires en Espagne.]

Ce n'est pas seulement sur les bords de la Drave, de la Raab, du
Danube et de la Vistule, que les Français répandaient leur sang
pendant cette année 1809, c'était aussi sur les bords de l'Èbre, du
Tage, du Douro, sur les bords même de l'Escaut, et sur la plupart
des mers du globe. Partout, et presque simultanément, on les voyait
prodiguer leur vie dans cette terrible lutte, engagée entre le plus
ambitieux des hommes et la plus vindicative des nations. Tandis
qu'avec des soldats presque enfants Napoléon terminait en trois mois
la guerre d'Autriche, ses généraux, privés de direction, n'obtenant
de lui qu'une attention distraite, et malheureusement divisés entre
eux, ne pouvaient avec les premiers soldats du monde venir à bout de
quelques bandes indisciplinées, et d'une poignée d'Anglais sagement
conduits. La guerre d'Espagne s'éternisait ainsi au détriment de
notre puissance, quelquefois même de notre gloire, et à la confusion
de la dynastie impériale.

Napoléon qui avait fait exécuter à ses troupes d'Espagne une campagne
d'hiver, qui leur avait fait livrer en décembre et janvier les
batailles d'Espinosa, de Burgos, de Tudela, de Molins-del-Rey, de la
Corogne et d'Uclès, avait voulu qu'on leur accordât un ou deux mois
de repos, temps nécessaire à la santé des hommes et à la réparation
du matériel, et que partant ensuite des points qu'elles avaient
conquis on les dirigeât sur le midi de la Péninsule, pour en achever
la soumission depuis Lisbonne jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à
Valence. Le plan qu'il avait laissé en quittant Valladolid pour se
rendre en Autriche, et qui, tout bien conçu qu'il était, ne pouvait
remplacer un bon général en chef, a été précédemment exposé; mais il
faut le rappeler brièvement ici pour l'intelligence des opérations de
1809.

[Note en marge: Plan de campagne tracé par Napoléon pour les
opérations militaires de l'année 1809.]

[Note en marge: Conquête du Portugal confiée au maréchal Soult.]

Le maréchal Soult avec les divisions Merle, Mermet, Delaborde,
Heudelet, les dragons Lorge et Lahoussaye, la cavalerie légère de
Franceschi, comprenant dix-sept régiments d'infanterie, dix de
cavalerie, et un parc de 58 bouches à feu, devait, après s'être
reposé dans la Galice des fatigues endurées pendant la poursuite des
Anglais, se mettre de nouveau en mouvement, passer le Minho à Tuy
(voir la carte nº 43), s'avancer par Braga sur le Douro, prendre
Oporto, et d'Oporto marcher ensuite à la conquête de Lisbonne.
Napoléon avait espéré que ce corps, dont l'effectif nominal s'élevait
à 46 mille hommes, fournirait environ 36 mille combattants. Ce
n'était malheureusement pas exact; à cause des blessés, des malades,
des hommes fatigués, des nombreux détachements, il était impossible
d'en réunir plus de 23 à 24 mille. L'ordre était de partir en février
pour arriver en mars à Lisbonne, afin de profiter des douceurs du
printemps si précoce dans ces régions. Derrière le maréchal Soult, le
maréchal Ney, avec les braves divisions Marchand et Maurice Mathieu,
ne comptant plus que 16 mille combattants sur un effectif de 33 mille
hommes, avait pour instruction de rester dans la Galice, d'en achever
la soumission, et de couvrir ainsi les communications du corps
expéditionnaire de Portugal.

[Note en marge: Conquête de l'Andalousie confiée au maréchal Victor.]

Pendant que le maréchal Soult envahirait le Portugal, le maréchal
Victor, vainqueur à Espinosa et à Uclès, devait, avec les belles
divisions Villatte, Ruffin et Lapisse, composant le premier corps,
avec douze régiments de cavalerie, s'éloigner de Madrid, s'avancer
par un mouvement sur sa droite, de Talavera vers Mérida, du Tage
vers la Guadiana, afin d'exécuter dans l'Estrémadure et l'Andalousie
une marche correspondant à celle du maréchal Soult en Portugal. Il
devait, dès qu'il se serait assuré de l'entrée du maréchal Soult à
Lisbonne, se porter sur Séville, où il recevrait au besoin l'appui
d'une division du maréchal Soult. On lui préparait à Madrid un
équipage de siége, composé de pièces courtes de 24, pour qu'il pût
faire tomber les murs de Séville et de Cadix, si ces capitales
étaient défendues. Le maréchal Victor n'avait en ce moment sous
la main que deux de ses trois divisions, celle du général Lapisse
étant restée à Salamanque, depuis la concentration de troupes que
Napoléon avait opérée dans le nord pour accabler le général Moore.
Cette division, pendant que le maréchal Soult descendrait de Tuy
sur Lisbonne, avait ordre de descendre de Salamanque sur Alcantara,
de rejoindre son chef à Mérida, et de le suivre en Andalousie. On
croyait que ce corps, renforcé de l'excellente division allemande
Leval, et s'élevant à un effectif de 40 mille hommes, en donnerait 30
mille en réalité, et suffirait, avec les renforts qu'on pourrait lui
envoyer de Madrid, pour dominer le midi de la Péninsule.

[Note en marge: Force laissée à Madrid sous les ordres du roi Joseph
et du maréchal Jourdan, son chef d'état-major.]

[Note en marge: Destination ultérieure du corps d'armée du général
Suchet après la prise de Saragosse.]

[Note en marge: Le corps du maréchal Mortier tenu en réserve au pied
des Pyrénées.]

[Note en marge: Rôle assigné au général Saint-Cyr en Catalogne.]

Le roi Joseph, ayant pour chef d'état-major le maréchal Jourdan,
était autorisé à conserver immédiatement sous ses ordres les belles
divisions françaises Dessoles et Sébastiani, la division polonaise
Valence, les dragons de Milhaud, quelques brigades de cavalerie
légère, formant en tout onze régiments d'infanterie, sept de
cavalerie, et une force réelle de 36 mille hommes, pour un effectif
nominal de 50. Dans ce total étaient compris la garde personnelle
du roi Joseph, le parc général, et une infinité de dépôts. Le roi
devait avec cette force centrale contenir Madrid, se porter au besoin
à l'appui du maréchal Victor, pourvoir en un mot à tous les cas
imprévus. Le corps du général Junot, qui venait de terminer le siége
de Saragosse, et qui était actuellement sous les ordres du général
Suchet, n'ayant que 16 mille hommes de disponibles sur 30, devait
se reposer en Aragon, surveiller cette province, puis en partir,
si les événements prenaient une tournure favorable, pour s'avancer
par Cuenca sur Valence. Restait en arrière pour le soutenir, ou
pour garder l'Aragon, le corps du maréchal Mortier, qui s'était peu
fatigué pendant le siége de Saragosse, et qui, sur 23 mille hommes
d'effectif, présentait 18 mille combattants. N'ayant pu prévoir tout
d'abord ce que deviendrait la guerre d'Allemagne, Napoléon avait
défendu d'employer activement le corps du maréchal Mortier, et avait
ordonné de le conserver intact au pied des Pyrénées, entre Saragosse
et Tudela, soit pour le diriger sur le midi de l'Espagne, soit pour
le ramener sur le Rhin, selon les événements. Le général Saint-Cyr,
vainqueur des Espagnols à Cardedeu, à Molins-del-Rey, devait avec
48 mille hommes d'effectif, 40 de force réelle, achever la conquête
de la Catalogue par le siége de ses places fortes. Enfin le nord
de l'Espagne, constituant notre ligne d'opération, était confié à
une troupe de cavalerie, et à une multitude de corps séparés, qui
formaient les garnisons de Burgos, de Vittoria, de Pampelune, de
Saint-Sébastien, de Bilbao, de Saint-Ander, et qui pouvaient en cas
de nécessité fournir quelques colonnes mobiles. Depuis le départ du
maréchal Bessières, c'étaient le général Kellermann et le général
Bonnet qui commandaient ces corps, l'un dans la Castille, l'autre
dans la Biscaye. Ce mélange de soldats de toutes armes, emprunté à
tous les corps, chargé du service sur nos derrières, présentait 33
ou 34 mille hommes, dont 15 à 18 mille étaient capables de rendre
d'utiles services, et portait à 200 mille combattants sur 300 mille
hommes d'effectif, la masse énorme des forces consacrées à la
Péninsule. C'étaient en grande partie les meilleures troupes de la
France, celles qui avaient fait les campagnes de la Révolution et de
l'Empire, qui avaient vaincu l'Italie, l'Égypte, l'Allemagne et la
Russie! Voilà où nous avait conduits cette conquête de l'Espagne,
regardée d'abord comme l'affaire d'un simple coup de main. On y avait
perdu son renom de droiture, son prestige d'invincibilité, et on y
envoyait périr homme par homme des armées admirables, formées par
dix-huit ans de guerres et de victoires.

[Note en marge: La force et l'excellence de l'armée d'Espagne
entièrement paralysées par l'anarchie du commandement.]

Napoléon supposait que ces trois cent mille hommes, qu'il ne croyait
pas aussi diminués qu'ils l'étaient réellement par la fatigue, les
maladies, les disséminations, seraient plus que suffisants, même
réduits à deux cent mille, pour soumettre l'Espagne, les Anglais
devant être fort dégoûtés de secourir les Espagnols après la campagne
de la Corogne. Ces deux cent mille hommes auraient été suffisants
sans doute avec une forte direction, quoique la passion de tout
un peuple soulevé contre l'étranger soit capable de produire bien
des miracles; mais l'autorité que Napoléon laissait à Madrid pour
interpréter ses instructions et les faire exécuter ne pouvait
remplacer ni son génie, ni sa volonté, ni son ascendant sur les
hommes, et les plus puissants moyens devaient échouer non contre la
résistance des Espagnols, mais contre l'anarchie militaire qui allait
naître de son absence.

[Note en marge: Causes du défaut d'autorité du roi Joseph et du
maréchal Jourdan.]

En effet, le roi Joseph, doux et sensé, assez contenu dans ses
moeurs, n'avait, ainsi que nous l'avons déjà dit, aucune des qualités
du commandement, bien qu'il ambitionnât fort la gloire des armes,
comme un patrimoine de famille. Mais il n'avait ni activité, ni
vigueur, ni surtout aucune expérience de la guerre, et, à défaut
d'expérience, aucune de ces qualités supérieures d'esprit qui la
suppléent. Il avait, comme nous l'avons dit aussi, adopté pour mentor
le digne et sage maréchal Jourdan, au jugement duquel il soumettait
ses plans militaires, mais le plus souvent sans l'écouter, se
décidant, après avoir longtemps flotté entre lui et ses familiers,
comme il pouvait, et suivant les impressions du moment. Napoléon,
qui avait discerné ses prétentions pendant la dernière campagne,
s'en était moqué à Madrid, et s'en moquait encore à Schoenbrunn avec
ceux qui allaient en Espagne, ou qui en revenaient. Il n'aimait pas
le maréchal Jourdan, à cause de ses opinions passées et même de ses
opinions présentes, le soupçonnant à tort d'être l'inspirateur des
jugements assez sévères qu'on portait sur lui dans la nouvelle cour
d'Espagne. Il voyait dans la tristesse et la froideur de ce grave
personnage tout un blâme pour son règne; et tandis qu'il se raillait de
son frère, ne pouvant se railler du maréchal Jourdan qui ne prêtait
pas à la moquerie, il le dépréciait ouvertement. Ce maréchal était
parmi les officiers de son grade et de son ancienneté le seul
sur lequel Napoléon n'eût pas fait descendre l'une des opulentes
récompenses qu'il prodiguait à ses serviteurs. Des railleries pour le
roi, une aversion visible pour son major général, n'étaient pas un
moyen de relever l'un et l'autre aux yeux des généraux qui devaient
leur obéir. Comment en effet des maréchaux qui n'étaient habitués à
obéir qu'à Napoléon, chez lequel ils reconnaissaient un génie égal
à sa puissance, auraient-ils obéi à un frère qu'il disait lui-même
n'être pas militaire, et à un vieux maréchal disgracié, dont il niait
les talents?

Les dispositions adoptées pour assurer la hiérarchie du commandement
étaient elles-mêmes très-mal entendues[1]. Napoléon avait bien dit
dans ses instructions que le roi Joseph le remplacerait à la tête
des armées d'Espagne; mais chacun des chefs de corps, maréchaux
ou généraux, devait correspondre directement avec le ministre de
la guerre Clarke, et recevoir les ordres de celui-ci pour toutes
leurs opérations, de manière qu'ils considéraient l'autorité du roi
Joseph comme purement nominale, tandis qu'ils considéraient comme
seule réelle l'autorité siégeant à Paris. Napoléon, ordinairement
si arrêté en toutes choses, n'avait pas su se résoudre à confier le
commandement effectif à un frère qu'il n'en jugeait pas capable,
et en le lui laissant pour la forme, il l'avait retenu en réalité
pour lui-même. Et bien qu'un commandement inspiré par lui semblât
devoir être préférable à tout autre, il est vrai de dire que les
ordres de Joseph, quoique donnés sans connaissance de la guerre et
sans vigueur, partant cependant de plus près, mieux adaptés aux
circonstances actuelles de la guerre, auraient amené des résultats
meilleurs que les ordres de Napoléon, donnés à une distance de
six cents lieues, et ne répondant plus, quand ils arrivaient,
à l'état présent des choses. Le mieux eût été que l'Empereur,
arrêtant lui-même les plans généraux de campagne qu'il était seul
capable de concevoir, laissât à l'état-major de Joseph le soin
d'en ordonner souverainement les détails d'exécution. Mais doux,
indulgent, paternel, confiant avec le prince Eugène, qu'il trouvait
modeste, soumis et reconnaissant, il était sévère, railleur, défiant
avec ses frères, qui se montraient vains, indociles, et très-peu
reconnaissants. Il n'avait donc délégué à Joseph qu'une autorité
nominale, et avait préparé ainsi sans le vouloir une funeste anarchie
militaire dans la Péninsule.

[Note 1: Ici comme ailleurs je parle, non d'après des conjectures,
mais d'après des faits certains. J'ai possédé les volumineux et
véridiques Mémoires du maréchal Jourdan, encore manuscrits, sa
correspondance, celle du roi Joseph avec Napoléon, le récit des
nombreuses missions de M. Roederer auprès de Joseph, dont il était
l'ami, et je n'avance rien que sur preuves authentiques.]

[Note en marge: Conflits administratifs contribuant avec les conflits
militaires à affaiblir l'autorité du roi Joseph.]

À ces causes de conflit s'en joignaient d'autres tout aussi
fâcheuses. La guerre d'Espagne, outre qu'elle était ruineuse en
hommes, l'était encore en argent. Napoléon ayant reconnu qu'il ne
pouvait y suffire, avait décidé que l'armée vivrait sur le pays
occupé par elle. Or, Joseph, comme le roi Louis en Hollande, comme
le roi Murat à Naples, aurait bien voulu se populariser parmi ses
nouveaux sujets; et, pour gagner leur coeur, il les défendait contre
l'armée française, qui était cependant chargée de les lui conquérir.
Cette armée, qui se disait que des médiocres frères de son général
elle avait fait des rois, était étonnée, indignée même qu'on préférât
des sujets révoltés à des soldats auxquels on devait la couronne,
et dont on était non-seulement les obligés, mais les compatriotes.
Les généraux, les officiers, tous jusqu'aux soldats, tenaient les
plus étranges propos sur les royautés créées de leurs mains, et en
revanche dans la cour de Joseph on parlait de l'armée française,
de ses chefs, comme auraient pu le faire les Espagnols eux-mêmes.
Napoléon avait pour le représenter à Madrid, M. de Laforest,
ambassadeur de France, le général Belliard, gouverneur de Madrid, M.
de Fréville, agent du Trésor pour la gestion des biens confisqués
sur les familles proscrites. Ces autorités diverses vivaient dans un
état de conflit perpétuel avec les agents du roi Joseph. Napoléon,
par exemple, avait ordonné l'incarcération de tous les membres de
l'ancien conseil de Castille: Joseph les avait fait relâcher, disant
qu'on ne les poursuivait que pour avoir leurs biens. Napoléon s'était
approprié, à titre d'indemnité de guerre, les biens des dix plus
grandes familles d'Espagne, ainsi que nous l'avons raconté ailleurs,
et de plus il avait saisi les laines appartenant aux plus grands
seigneurs des provinces conquises. Le total de ces confiscations
n'était pas loin de valoir deux cents millions. Quant aux dix grandes
familles, disait Joseph, je dois en abandonner les propriétés
à l'Empereur, qui se les est attribuées; mais quant aux autres
familles, en plus grand nombre, poursuivies pour fait de révolte,
leurs biens doivent m'être laissés, ou pour les leur rendre, si elles
se soumettent, ou pour récompenser, si elles ne se soumettent pas, le
dévouement de ceux qui se donneront à moi. Quant aux laines, Joseph
prétendait aussi en retenir une partie, à divers titres plus ou
moins contestables, alléguant du reste qu'il n'avait rien à donner à
personne, qu'il ne lui était pas même possible de payer les officiers
de sa maison, qu'il y avait dans Madrid six mille domestiques, soit
de l'ancienne grandesse, soit de l'ancienne cour, dont il pourrait
s'attacher une partie, et qui, faute de pouvoir vivre, excitaient
contre lui le peuple de la capitale.

[Note en marge: Détresse financière du roi Joseph.]

Sa détresse, en effet, était extrême. Les armées françaises dans les
provinces qu'elles occupaient, l'insurrection dans les provinces
dont elle était restée maîtresse, absorbaient tout le produit des
impôts. Ce que les armées françaises prenaient directement ne
suffisait cependant point à leur entretien; car si en prenant tout
dans les provinces conquises elles parvenaient à se nourrir et à
se vêtir, il restait les services généraux de l'artillerie et du
génie, tous fort coûteux, fort importants, auxquels on ne pouvait
suffire en s'emparant du bétail, ou en coupant les récoltes sur pied.
Pour ces services il aurait fallu de l'argent, et il n'arrivait au
Trésor que celui qu'on percevait à Madrid même. En mettant la main
sur toutes les ressources que la proscription ou la confiscation
pouvaient fournir, on ôtait à Joseph le moyen, disait-il, soit de
se ménager des créatures, soit de pourvoir aux services les plus
indispensables. Il demandait qu'on laissât au moins achever pour son
compte un emprunt commencé en Hollande, lequel aurait pu procurer
au Trésor espagnol quinze ou vingt millions. Sur ce dernier point
seulement Napoléon lui avait accordé satisfaction; mais sur tous
les autres il n'avait répondu que par des refus, lui reprochant
amèrement quelques actes de munificence envers des favoris qui
n'avaient rien mérité; supputant, avec un regret visible de l'avoir
entreprise, tout ce que lui avait déjà coûté la guerre d'Espagne,
tout ce qu'elle devait lui coûter encore; car bien que les soldats
français vécussent sur les lieux, il fallait néanmoins les y
faire arriver, vêtus, armés, organisés; les pourvoir en outre de
matériel, ce qui ne pouvait se faire qu'avec de grandes dépenses,
sans compter celles de la guerre d'Autriche, qui était la suite de
la guerre d'Espagne, et qui devait entraîner de bien autres charges
pour les finances de l'Empire. Napoléon se disait donc ruiné par
ses frères, réduit à faire ressource de tout. Du reste, distrait
par d'autres guerres à six cents lieues de Madrid, il abandonnait
le soin de vider ces querelles à ses agents, qui se comportaient
avec une insolence inouïe, se croyant en qualité de représentants de
l'empereur Napoléon fort supérieurs à de simples représentants du
roi Joseph. Les choses avaient été poussées à un tel point, qu'au
sujet des biens séquestrés, M. de Fréville s'étant emparé des clefs
des palais disputés, en avait refusé l'entrée aux agents du Trésor
espagnol, prêt, disait-il, pour se faire obéir, à recourir, s'il le
fallait, à l'armée française. Le roi Joseph avait répondu à cette
arrogance en disant qu'il allait faire mettre M. de Fréville dans une
chaise de poste et l'envoyer en France[2]. On comprend ce que de
pareils débats, connus de tout le monde à Madrid, devaient produire
de déconsidération pour la nouvelle royauté. Haïe des Espagnols,
méprisée des Français, il était bien difficile qu'elle parvînt à se
faire obéir par les uns et par les autres, et que les meilleurs plans
pussent réussir, exécutés sous la direction d'une autorité aussi
faible et aussi contestée.

[Note 2: Nous citerons les lettres suivantes en preuve de ces tristes
détails:

«_À l'Empereur._

                                          »Madrid, le 17 février 1809.

»SIRE,

»Je vois avec peine, par la lettre de V. M., nº 2, qu'elle écoute
sur les affaires de Madrid des personnes intéressées à la tromper.
V. M. n'a pas dans moi une entière confiance, et cependant la place
n'est pas tenable sans cela. Je ne répéterai plus ce que j'ai écrit
plusieurs fois sur la situation des finances; je donne toutes mes
facultés aux affaires depuis huit heures du matin jusqu'à onze
heures du soir; je sors une fois par semaine; je n'ai pas un sou
à donner à personne; je suis à ma quatrième année de règne, et je
vois encore ma garde avec le premier frac que je lui avais donné il
y a trois ans; je suis le but de toutes les plaintes; j'ai toutes
les préventions à vaincre; mon pouvoir réel ne s'étend pas au delà
de Madrid, et à Madrid même je suis journellement contrarié par des
gens qui sont fâchés que leur système ne soit plus en vogue..... V.
M. avait ordonné le séquestre des biens de dix familles, il a été
étendu à plus du double; toutes les maisons logeables sont occupées
par des garde-scellés; six mille domestiques des séquestrés sont
dans les rues; tous demandent l'aumône; les plus hardis essaient de
voler ou d'assassiner. Mes officiers, tout ce qui a sacrifié avec
moi le royaume de Naples, est encore logé par billet de logement.
Sans capitaux, sans contributions, sans argent, que puis-je faire?
Ce tableau, quel qu'il soit, n'est pas exagéré, et tel qu'il est,
il n'épouvanterait pas mon courage, le ciel m'en a donné assez
pour cela; mais ce que le ciel m'a refusé, c'est une organisation
capable de supporter les insultes et les contrariétés de ceux qui
devraient me servir, et surtout de résister aux mécontentements
d'un homme que j'ai trop aimé pour pouvoir jamais le haïr.--Ainsi,
sire, si ma vie entière ne vous a pas donné dans moi la confiance
la plus aveugle, si je dois être insulté et humilié jusque dans ma
capitale, si je n'ai pas le droit de nommer les commandants et les
gouverneurs que j'ai toujours sous les yeux, si V. M. ne veut pas
me juger sur les résultats, et permet qu'on élève un procès sur
chaque pas que je fais, dans ce cas, sire, je n'ai pas deux partis
à prendre...............--Je ne suis roi d'Espagne que par la force
de vos armes, je pourrais le devenir par l'amour des Espagnols, mais
pour cela il faut que je puisse gouverner à ma manière....

»De V. M., sire, le dévoué serviteur et frère,

                                                             »JOSEPH.»

       *       *       *       *       *

                                             «Madrid, le 19 mars 1809.

»SIRE,

»V. M. me prescrivait, par sa lettre du 11 février, de conserver à
M. de Fréville la direction des affaires relatives aux condamnés, en
m'annonçant qu'elle voulait conserver les biens de ces dix familles
pour m'ôter la tentation de les leur rendre.--Je suis bien indisposé
aujourd'hui contre M. de Fréville; j'ai respecté comme je l'ai dû
les biens de ces dix condamnés et leurs maisons, mais j'ai ordonné
à l'administration des domaines que je viens de créer, de prendre
possession de tous les autres biens (hors ceux des dix condamnés).
M. de Fréville s'est permis d'envoyer de nuit enlever les clefs des
maisons séquestrées par moi, il a donné l'ordre aux intendants des
émigrés de ne point obéir à mes agents; c'est aujourd'hui la fable
de la ville. Je viens de faire donner l'ordre à M. de Fréville, qui
me paraît fou, de remettre les clefs des maisons à l'administration
des domaines. S'il s'obstine à me désobéir je lui ferai donner
l'ordre de se rendre en France, et le remplacerai par M. Treillard,
auditeur.--M. de Fréville est malade, sans doute. Il ne reconnaît pas
mon autorité; il a des correspondances directes avec V. M., et, à
l'entendre, il est ici son représentant. V. M. observera que je n'ai
pas touché aux maisons et aux biens des dix condamnés.

»Je prie V. M. de faire rappeler M. de Fréville de Madrid; son séjour
ici, d'après la scène qui vient de se passer, me serait plus nuisible
que tous les efforts de l'Infantado et de Cuesta...

»J'ai des remercîments à faire à V. M. pour l'intention qu'elle
manifeste de lever le séquestre qui avait été mis sur les sept
millions de l'emprunt de Hollande. Jamais gouvernement n'en eut plus
besoin que le mien. Je ne veux pas m'appesantir sur des détails qui
ne pourraient qu'affliger V. M.; mais enfin il suffit que V. M. sache
qu'elle ne saurait assez tôt lever les obstacles qui m'empêchent
de toucher les 7 millions de Hollande, et les 2 ou 3 des laines de
Bayonne.

»De V. M., sire, le dévoué serviteur et frère,

                                                            »JOSEPH.»]

[Note en marge: Dispositions morales des Espagnols après la courte
campagne que Napoléon avait faite chez eux.]

[Note en marge: La nouvelle de la guerre d'Autriche réveille toutes
les espérances et toutes les fureurs des Espagnols.]

[Note en marge: Reconstitution de l'armée du centre sous le général
Vénégas, et de l'armée d'Estrémadure sous le général don Gregorio de
la Cuesta.]

[Note en marge: Position du général de La Romana au nord de
l'Espagne, entre la Galice et le Portugal.]

Quoique les forces françaises fussent immenses en quantité et en
qualité, la résistance devenait tous les jours plus sérieuse. Nulle
part les Espagnols n'avaient tenu en ligne. À Espinosa, à Tudela,
à Burgos, à Molins-del-Rey, à Uclès, ils s'étaient enfuis en jetant
leurs armes. Les Anglais eux-mêmes, troupe régulière et solide,
entraînés dans la commune défaite, avaient été obligés d'abandonner
en toute hâte le sol de l'Espagne et de chercher un refuge sur
leurs vaisseaux. Mais ni les uns ni les autres n'étaient abattus
par la suite des revers qu'ils avaient essuyés. Les Espagnols, dans
leur fol orgueil, étaient incapables d'apprécier ce que valait
l'armée française, et leur ignorance les sauvait du découragement.
S'enfuyant presque sans se battre, ils souffraient peu, car il n'y
a que les défaites fortement disputées qui soient profondément
senties; et ils étaient prêts à recommencer indéfiniment une guerre
qui ne coûtait de désastres qu'aux villes, qui plaisait à leur
activité dévorante, et répondait à tous leurs sentiments religieux et
patriotiques. S'ils avaient d'ailleurs été découragés un moment par
leurs nombreuses défaites, ils avaient repris courage en apprenant
le départ de Napoléon et la guerre d'Autriche. Retirée à Séville,
où elle était plongée plus profondément dans l'ignorance et le
fanatisme de la nation, la junte continuait de souffler au peuple
toutes ses fureurs. Composée d'un mélange de vieux hommes d'État
incapables de comprendre les circonstances nouvelles, et de jeunes
fanatiques incapables d'en comprendre aucune, contrariée par mille
résistances, elle dirigeait la guerre comme on peut le faire dans des
temps de désordre. Mais elle animait, excitait, poussait aux armes
les populations de Valence, de Murcie, d'Andalousie, d'Estrémadure,
correspondait avec les Anglais, et envoyait sans cesse de nouvelles
recrues aux armées de l'insurrection. L'Angleterre lui fournissant en
quantité des armes, des munitions, des subsides, elle avait reformé
l'armée du centre, confiée depuis la bataille de Tudela au duc de
l'Infantado, et depuis la bataille d'Uclès au général Cartojal.
L'armée d'Estrémadure battue à Burgos, à Somo-Sierra, à Madrid, s'en
étant vengée par le meurtre de l'infortuné don Juan Benito, avait
été recrutée et confiée au vieux Gregorio de la Cuesta, qui semblait
avoir repris entre les généraux espagnols un certain ascendant,
uniquement parce que n'ayant pas livré de bataille, il n'en avait
pas perdu. Ces deux armées échelonnées, l'une sur les routes de la
Manche, depuis Ocaña jusqu'au val de Peñas (voir la carte nº 43),
l'autre sur les routes de l'Estrémadure, depuis le pont d'Almaraz
jusqu'à Mérida, devaient inquiéter Madrid, et disputer le terrain
aux troupes françaises qui tenteraient de descendre vers le midi.
Dans le nord de l'Espagne, le général de La Romana, qui avait suivi
la retraite des Anglais, mais qui, pour leur laisser libre la route
de Vigo, avait pris celle d'Orense, était resté sur la frontière
du Portugal, le long du Minho, entre les Portugais exaltés par
leur récente délivrance, et les Espagnols de la Galice, les plus
opiniâtres de tous les insurgés de la Péninsule. Il maintenait ainsi
au nord un dangereux foyer d'excitation. Enfin partout où les armées
françaises n'étaient pas, la junte levait publiquement des soldats;
et là où elles étaient, des bandes de coureurs, se cachant dans
les montagnes et les défilés, attendaient nos convois de blessés,
de malades ou de munitions, pour égorger les uns et enlever les
autres. Dans les Asturies le général Ballesteros osait se montrer à
quelques lieues du général Bonnet. Dans l'Aragon le terrible exemple
de Saragosse n'avait agi que sur la malheureuse ville, témoin et
victime du siége. Dans la Catalogne les batailles de Cardedeu, de
Molins-del-Rey, n'avaient agi que sur l'armée du général Vivès, et
les miquelets arrêtaient nos troupes à tous les passages, ou les
troublaient dans les siéges d'Hostalrich, de Girone, de Tarragone,
qu'elles devaient exécuter l'un après l'autre. Bien qu'il n'y eût que
deux mois d'écoulés depuis que les généraux de Napoléon, conduits
par lui, avaient recouvré dans une dizaine de batailles la moitié de
l'Espagne, et tout conquis des Pyrénées au Tage, la nouvelle de la
guerre d'Autriche, propagée, commentée en cent façons, avait ranimé
toutes les espérances, réveillé toutes les fureurs, et fait succéder
à une terreur momentanée une excitation presque aussi grande qu'après
Baylen. On croyait que Napoléon, obligé de quitter l'Espagne de sa
personne, serait bientôt obligé d'en retirer ses meilleures troupes,
et qu'on viendrait facilement à bout des autres.

[Note en marge: Zèle des Anglais à continuer la guerre, d'après la
dernière rupture de l'Autriche avec la France.]

Les Anglais de leur côté, battus en compagnie des Espagnols,
avaient également repris confiance, se flattant eux aussi que la
guerre d'Autriche, exigeant le rappel de nos vieilles bandes, leur
permettrait de recouvrer le terrain perdu pendant les deux mois de la
présence de Napoléon au delà des Pyrénées.

[Note en marge: Expéditions maritimes préparées contre la Péninsule,
les côtes de France, de Belgique et de Hollande.]

[Note en marge: Nouvelle armée confiée à sir Arthur Wellesley pour la
délivrance du Portugal.]

L'armée du général Moore qui aurait dû périr dans sa retraite à
travers la Galice, mais qui avait, bien que faiblement poursuivie,
perdu ses chevaux, une partie de son matériel et un quart de son
effectif, avait été ramenée sur les côtes de l'Angleterre. Là
on la recrutait avec des engagés sortis des fameuses milices
qui devaient jadis résister à l'expédition de Boulogne, et qui,
depuis que l'expédition de Boulogne n'occupait plus personne en
Angleterre, fournissaient avec leurs débris une ample matière à
recrutement. Ainsi en agitant le monde entier, Napoléon avait
partout suscité des soldats. L'Angleterre, pensant avec raison
que la guerre d'Autriche était une dernière occasion, offerte par
la fortune, qu'il ne fallait pas laisser échapper, avait résolu
dans cette campagne de faire les plus grands efforts pour attaquer
Napoléon sur tous les points, et lui préparer partout des obstacles
et des périls. Elle avait le projet non-seulement de recommencer
une expédition dans la Péninsule malgré le mauvais succès de celle
du général Moore, mais d'en organiser une formidable contre les
côtes de France, de Hollande et du Hanovre. Le dénûment dans lequel
Napoléon était forcé de laisser les côtes du continent, depuis
Bayonne jusqu'à Hambourg, offrait bien des chances de détruire
les grandes flottes construites à Rochefort, à Lorient, à Brest,
à Cherbourg, à Anvers. L'idée d'assaillir l'Escaut et d'y livrer
aux flammes les magnifiques chantiers élevés sur les bords de
ce fleuve, occupait en particulier le cabinet britannique, et
provoquait chez lui un singulier redoublement de zèle. Le moins en
effet qu'il pût faire pour l'Autriche et pour lui-même, c'était de
mettre le littoral européen à feu et à sang, afin de détourner de
Vienne et de Madrid une partie des forces dirigées vers ces deux
capitales. Mais en attendant qu'on fût entièrement fixé sur ces
vastes projets de destruction, le plus pressé c'était l'Espagne. Il
fallait la secourir sans retard, si on ne voulait la voir succomber
avant que l'Autriche eût réussi à la dégager. Des troupes anglaises
qui avaient enlevé le Portugal au général Junot, et qui recrutées
plus tard avaient contribué à l'expédition du général Moore en
Castille, il était resté une partie aux environs de Lisbonne, entre
Alcobaza et Leiria, sous les ordres du général Cradock. On s'était
hâté de les renforcer avec des détachements tirés de Gibraltar et
d'Angleterre; on voulait les renforcer encore, et en faire une
armée capable de disputer le Portugal au maréchal Soult. Sir Arthur
Wellesley, qui avait été le véritable libérateur du Portugal, purgé
depuis de tout reproche relativement à la convention de Cintra,
par le tribunal chargé de juger les auteurs de cette convention,
pouvait maintenant être employé sans difficulté. Sa jeune renommée,
son habileté incontestable le désignaient comme le chef naturel
de la nouvelle expédition. Il se faisait fort, disait-il, avec 30
mille Anglais, 30 mille Portugais, et une quarantaine de mille
hommes de milice portugaise, ce qui devait coûter environ 70 ou 80
millions par an au Trésor britannique, d'occuper cent mille ennemis
au moins, de conserver le Portugal, et le Portugal conservé, de
rendre éternellement précaire la situation des Français en Espagne.
Ayant jugé avec un rare bon sens les événements des deux dernières
campagnes, il avait aperçu tout de suite comment les Anglais devaient
se comporter dans la Péninsule, et malgré l'avis de ceux que
l'expédition de Moore avait profondément effrayés, il affirmait qu'on
pourrait toujours se rembarquer à temps, en sacrifiant tout au plus
son matériel; il allait même jusqu'à désigner d'une manière presque
prophétique une position dans laquelle, appuyé sur la mer et couvert
de retranchements, il serait assuré de tenir plusieurs années contre
les armées victorieuses de la France. La confiance qu'inspirait ce
général, d'un esprit droit et ferme, avait vaincu la répugnance de
son gouvernement à risquer de nouvelles armées dans l'intérieur
de la Péninsule, le plan surtout consistant à ne s'éloigner du
Portugal que le moins possible, et à rendre précaire la situation des
Français à Madrid, par la seule présence des Anglais à Lisbonne. Il
fut donc arrêté qu'on le ferait partir avec des forces qui devaient
porter à 30 mille hommes l'armée britannique en Portugal, et avec
des ressources, soit en munitions, soit en argent, qui mettraient
à même de lever une nombreuse armée portugaise. L'enthousiasme
insurrectionnel des Portugais, parvenu au comble depuis l'expulsion
du général Junot, permettait de tout espérer de leur part. Ils
accouraient en effet au-devant des Anglais, et se prêtaient à leurs
leçons militaires avec un zèle qui ne pouvait être inspiré que par la
passion la plus vive.

Tels étaient les changements survenus dans la Péninsule à la seule
annonce de la guerre d'Autriche: de soumise que l'Espagne semblait
être quand Napoléon l'avait quittée, elle se levait de nouveau!
de délaissée qu'on la croyait par ses alliés, elle allait être de
nouveau secourue par les Anglais, et occupée par eux, pour n'en être
plus abandonnée qu'à la fin de la guerre!

[Note en marge: Préparatifs du maréchal Soult pour entrer en
Portugal.]

Les instructions de Napoléon avaient désigné le mois de février comme
le moment convenable pour l'entrée du maréchal Soult en Portugal. Il
avait supposé que ce maréchal, arrivé en mars à Lisbonne, aiderait le
maréchal Victor à occuper Séville et Cadix presque en même temps, et
que la conquête du midi de la Péninsule se trouverait ainsi achevée
avant les chaleurs de l'été. Mais les événements devaient bientôt
montrer qu'il lui serait plus facile à lui d'être maître de Vienne,
qu'à ses généraux de dépasser la ligne du Tage et du Douro. Le corps
du maréchal Soult, à peine remis des fatigues qu'il avait endurées
pendant sa marche sur la Corogne, avait été réuni entre Saint-Jacques
de Compostel, Vigo et Tuy, pour s'y reposer, s'y refaire, et réparer
le matériel d'artillerie, auquel avaient été jointes plusieurs pièces
de fort calibre, pour le cas où l'on aurait quelque muraille de ville
à abattre. Malgré les instances de l'état-major de Madrid, et malgré
le zèle dont le maréchal Soult était lui-même animé, l'armée du
Portugal ne put pas avant un mois, c'est-à-dire avant la mi-février,
être prête à marcher. Cette armée, composée des divisions Merle,
Mermet, Delaborde et Heudelet, tirées les unes de l'ancien corps du
maréchal Bessières, les autres de l'ancien corps du général Junot, de
la cavalerie légère de Franceschi, des dragons Lorge et Lahoussaye,
ne put pas fournir plus de 26 mille hommes présents sous les armes,
bien qu'on eût compté sur trente et quelques mille. Les fatigues, les
combats, les détachements, avaient réduit à ce chiffre l'effectif
nominal, qui était de quarante et quelques mille hommes. Tout étant
prêt, le maréchal Soult partit de Vigo le 15 février. Son projet
était de franchir le Minho, qui forme en cet endroit la frontière du
Portugal, d'en forcer le passage un peu au-dessous de Tuy, très-près
par conséquent de l'embouchure de ce fleuve dans l'Océan, et de
s'avancer, par la grande route du littoral, de Braga à Oporto. (Voir
la carte nº 43.) Mais des obstacles insurmontables empêchèrent cette
marche, qui, d'après la nature des lieux, était la plus simple et la
plus indiquée.

[Note en marge: Exaltation patriotique des Portugais, et leur projet
de résister à outrance aux Français.]

Les Portugais, partageant l'aversion des Espagnols pour les
Français, singulièrement encouragés d'ailleurs par l'expulsion de
Junot, s'étaient tous insurgés, sous l'influence de leurs nobles
et de leurs prêtres. Ils avaient barricadé les villages et les
villes, obstrué les défilés, et paraissaient résolus à se défendre
jusqu'à la dernière extrémité. Partout on entendait le tocsin, et
on voyait accourir sur les routes des bandes de peuple, menées par
des prêtres qui avaient le crucifix à la main, et par des seigneurs
qui brandissaient de vieilles épées depuis longtemps suspendues aux
murs de leurs châteaux. Les Portugais, s'attendant à l'arrivée des
Français, avaient eu soin de recueillir tous les bateaux du Minho,
et de les amener sur la rive gauche, qu'ils occupaient. Notre
cavalerie légère, en battant le pays dans tous les sens, n'avait pu
en découvrir un seul.

[Note en marge: Inutile tentative du maréchal Soult pour franchir le
Minho au-dessous de Tuy.]

En voyant ce qui se passait, le maréchal Soult imagina de descendre
le Minho jusqu'à la mer, et de s'emparer des nombreuses barques
de pêcheur qui appartenaient au village de Garda, situé près de
l'embouchure du fleuve. Il trouva en effet sur ce point beaucoup de
bateaux qu'on n'avait pas eu le temps de soustraire à ses troupes;
il en prit un assez grand nombre pour transporter environ deux mille
hommes à la fois. Il essaya effectivement de les embarquer et de
les jeter de l'autre côté du fleuve, espérant qu'ils seraient assez
forts pour s'y défendre contre les Portugais, et pour rétablir les
communications entre les deux rives. Mais on était réduit à passer
le Minho près de la mer, et les tempêtes de la saison ne permirent
qu'à trois ou quatre bateaux d'opérer la traversée. Une cinquantaine
d'hommes au plus, parvenus à l'autre bord, s'y battirent bravement,
dans l'espoir d'être secourus; mais ils furent bientôt obligés de
rendre leurs armes et de se mettre à la discrétion d'une populace
féroce.

[Note en marge: Le maréchal Soult remonte le Minho pour le passer à
Orense.]

Après cette malheureuse tentative, le maréchal Soult ne vit d'autre
ressource que de remonter le Minho jusqu'aux montagnes, pour le
passer vers Orense, où il se flattait de ne pas rencontrer les mêmes
obstacles. Le 16, il se mit en marche de Tuy sur Orense, remontant
la rive droite du Minho. En suivant cette route il devait trouver
sur son chemin l'armée de La Romana, qui s'était établi à Orense,
comme on l'a vu précédemment, en se séparant des Anglais. L'armée de
La Romana n'était pas fort redoutable en elle-même, mais sa présence
avait enflammé l'esprit de toutes les populations, tant espagnoles
que portugaises, et on avait vu deux nations si longtemps ennemies
se tendre les mains d'un bord à l'autre du Minho, et se promettre
de résister ensemble et à outrance à l'invasion étrangère. Les
villages situés au bord du fleuve et sur les hauteurs avaient tous
été barricadés, et se trouvaient occupés par une populace fanatique.
Le maréchal Soult s'avança précédé par les dragons Lahoussaye le
long du fleuve, et par la division d'infanterie Heudelet sur les
hauteurs. Plusieurs fois les dragons furent obligés de mettre pied à
terre pour se frayer un passage et enlever des barricades le fusil à
la main. Le général Heudelet eut partout des positions formidables
à emporter et de terribles exécutions à faire. Marchant ainsi au
milieu d'obstacles de tout genre, on ne put atteindre Orense que le
21, après avoir beaucoup brûlé, beaucoup détruit, beaucoup tué, et en
essuyant soi-même des pertes considérables, qui faisaient craindre
de n'arriver à Lisbonne, si on y arrivait, qu'avec la moitié de ses
forces. On devait dans ce cas s'attendre à un sort aussi fâcheux que
celui du général Junot en 1808, car les Anglais ne pouvaient manquer,
en 1809 comme en 1808, de paraître bientôt sur le rivage de Lisbonne.

Si Napoléon eût inspiré à ses lieutenants une soumission moins
aveugle, c'était le cas pour le maréchal Soult de prévoir le désastre
auquel il allait s'exposer, et de demander de nouveaux ordres, avant
de s'engager dans une contrée sauvage, où l'on aurait à combattre
à chaque pas une population sanguinaire, et où l'on arriverait
affaibli, épuisé, devant l'une des plus belles armées régulières
de l'Europe, l'armée anglaise. On eût fort déplu sans doute à
Napoléon en contrariant ainsi ses projets, mais beaucoup moins
assurément qu'en lui ramenant, deux mois après, une armée vaincue et
désorganisée.

[Date en marge: Mars 1809.]

[Note en marge: Mouvement dérobé du général de La Romana vers la
Haute-Galice, sur les derrières des maréchaux Soult et Ney.]

Quoi qu'il en soit, le maréchal Soult, après avoir poussé devant
lui au delà d'Orense les bandes de La Romana, prit le parti de se
rabattre à droite pour passer le Minho, et d'entrer dans le Portugal
par la province de Tras-los-Montès. Son projet était de se diriger
vers Chaves, et de descendre ensuite de Chaves sur Braga, ce qui le
ramenait après un long détour sur la route directe de Tuy à Oporto,
qu'il n'avait pas pu prendre. (Voir la carte nº 43.) Quant au général
espagnol de La Romana, refoulé d'Orense sur Villafranca, il imagina
de s'en tirer par une marche dérobée, digne d'un chef de partisans.
La Haute-Galice, qui confine avec le royaume de Léon, était ouverte
en ce moment, car d'un côté le maréchal Soult venait de l'évacuer
pour envahir le Portugal, et de l'autre le maréchal Ney en était
descendu pour nettoyer le littoral. On pouvait donc s'y porter en
traversant la chaîne des avant-postes français, qui liaient les
troupes des deux maréchaux avec celles de la Vieille-Castille. Le
général de La Romana résolut de le faire, ne fût-ce que pour jeter un
grand trouble sur notre ligne de communication, sauf à se réfugier
plus tard dans les Asturies, si le maréchal Ney revenait en arrière
pour le poursuivre.

[Note en marge: Passage du Minho à Orense, et entrée du maréchal
Soult dans la province de Tras-los-Montès.]

Tandis que le général espagnol allait causer cette désagréable
surprise aux Français, le maréchal Soult fit ses dispositions pour
traverser la province de Tras-los-Montès. Il avait déjà plus de
800 malades ou blessés, par suite de ses premières opérations. Une
partie des chevaux de son artillerie étaient en fort mauvais état,
soit à cause de la difficulté des routes, soit à cause du défaut de
fourrage. Il résolut donc de se débarrasser de tout ce qui serait
trop difficile à transporter, et il envoya à Tuy, dont il était
maître, ses malades, ses blessés, sa grosse artillerie, se réservant,
quand il serait descendu sur Braga, de les faire venir par la route
directe et fort courte de Tuy à Braga. Il déposa ainsi 36 bouches
à feu, avec environ 2 mille hommes dans l'enceinte de Tuy, et se
contenta d'emmener 22 bouches à feu bien attelées, et pourvues
des munitions nécessaires. Le 4 mars il traversa la frontière du
Portugal, mandant à l'état-major de Madrid qu'il serait bientôt rendu
à Oporto.

La population de cette partie du Portugal était agglomérée autour de
Chaves, avec quelques milices et quelques détachements de troupes
régulières, sous les ordres des généraux Sylveira et Bernardin
Frère. Ces derniers, dont les instructions avaient été dictées par
l'état-major anglais, avaient ordre de ne pas livrer bataille, mais
de harceler sans cesse les Français, et de leur tuer dans chaque
défilé, au passage de chaque village, le plus de monde possible.
En conséquence de ces instructions, les deux généraux portugais,
après avoir disputé la route d'Orense à Chaves, n'auraient pas voulu
s'arrêter dans cette dernière ville et y compromettre inutilement
une partie de leurs forces pour la défendre. Mais ils furent obligés
de céder à la populace soulevée, et de laisser dans Chaves un
détachement de troupes, pour y tenir garnison de concert avec cette
populace. Ils se retirèrent ensuite sur Braga.

[Note en marge: Prise de Chaves.]

Le maréchal Soult, arrivé devant Chaves après plusieurs combats,
vit une multitude furieuse, composée de paysans, de prêtres, de
femmes, de soldats, proférant du haut des murs mille menaces et mille
malédictions. Cette tourbe fanatique pouvait bien être suffisante
pour surprendre un convoi ou égorger des blessés, mais elle ne
pouvait arrêter vingt-quatre mille soldats français conduits par
d'excellents officiers. Le maréchal Soult ayant menacé de passer par
les armes tout ce qui résisterait, on lui livra la ville de Chaves
à moitié dépeuplée. Il y trouva de l'artillerie sans affûts, et des
munitions en assez grande quantité. Une petite citadelle, bonne pour
se garantir de la populace, était jointe à la ville. Il en profita
pour y laisser sous la garde d'une faible garnison les malades et
les blessés déjà mis hors d'état de suivre par la marche d'Orense à
Chaves. Telle est la triste condition de toute opération offensive
au milieu de populations soulevées, quand ces populations sont
féroces et résolues à se défendre. Chaque malade ou blessé exige un
soldat valide pour le garder, et la guerre de poste étant celle qui
met le plus d'hommes hors de combat, on peut aisément se figurer ce
que deviennent bientôt les armées régulières, dans une invasion de
quelque étendue et de quelque durée.

[Note en marge: Marche de Chaves sur Braga.]

[Note en marge: Prise de Braga.]

Le maréchal Soult se dirigea de Chaves sur Braga en descendant vers
le littoral autant qu'il était remonté vers les montagnes dans sa
marche de Tuy à Orense. Pendant la route, la cavalerie de Franceschi
et l'infanterie de Mermet, qui formaient la tête de l'armée, eurent
de nombreux obstacles à vaincre. Dans plusieurs passages étroits,
où les colonnes étaient obligées de s'allonger pour défiler, où
l'artillerie avait la plus grande peine à cheminer, on fut assailli
par des nuées d'insurgés descendus des montagnes voisines, et exposé
à être coupé, détruit, avant que la queue des colonnes pût secourir
la tête. Partout les divisions marchaient séparées les unes des
autres par d'épaisses masses d'ennemis. Enfin, toujours tuant des
insurgés et se chargeant de nouveaux blessés, on arriva devant Braga
le 17 mars. Le général Frère y était en position avec 17 ou 18 mille
hommes, tant de troupes régulières que de paysans armés. Voulant
d'après ses instructions se retirer sur Oporto, sans hasarder une
bataille, il fut assailli par la populace et égorgé avec plusieurs de
ses officiers, _pour servir d'exemple aux traîtres_, comme disaient
ses soldats. Un officier hanovrien qui lui succéda, fit quelques
dispositions de bataille pour le lendemain 18. Mais la populace
qui égorge ne se défend guère contre de vieux soldats. Le maréchal
Soult attaqua la position de Braga, qui fut enlevée sans difficulté,
et avec une perte de 40 tués et de 160 blessés tout au plus. Nous
perdions plus de monde dans l'assaut des villages de la route. Nos
soldats ne firent pas beaucoup de prisonniers, grâce aux excellentes
jambes des Portugais; mais tout ce qui fut surpris avant d'avoir
pu s'enfuir fut tué sur place. Quelques milliers de morts ou de
mourants couvrirent les environs de Braga. La guerre prenait ainsi un
caractère atroce, car pour dégoûter cette population de la cruauté,
il fallait devenir presque aussi féroce qu'elle.

Le maréchal Soult, maître de Braga, n'avait gagné qu'une ville; mais
il avait acquis quelque chose de mieux, c'était la route directe de
Tuy, par laquelle il pouvait amener le matériel laissé en arrière.
Du reste toute la population était insurgée autour de lui, et plus
furieuse que jamais. Des Français tombés au pouvoir des insurgés
avaient été horriblement mutilés par des femmes barbares, et les
débris de leurs corps souillaient la route de Braga. En même temps,
on apprenait que le dépôt laissé à Tuy était bloqué, assailli de
toutes parts, et qu'il aurait besoin de prompts secours pour n'être
pas enlevé.

Après avoir profité des ressources de Braga, que la population
fugitive n'avait pu emporter ni détruire, le maréchal Soult se
dirigea enfin sur Oporto, laissant en arrière une de ses divisions,
celle du général Heudelet, pour occuper Braga, garder les blessés,
échelonner la route, et secourir le dépôt de Tuy.

[Note en marge: Marche sur Oporto.]

On trouva de la résistance au passage de la rivière de l'Ave, mais
on la surmonta, et on chassa les Portugais, qui là encore, pour
se venger d'un ennemi vainqueur, égorgèrent un de leurs généraux,
le brigadier Vallongo. Ils se replièrent ensuite sur Oporto, avec
la résolution de livrer une bataille générale sous les murs de
cette ville. Ils s'y réunirent au nombre de 60 mille, tant soldats
réguliers que paysans et gens du peuple. Leur général en chef, bien
digne d'une telle armée, était l'évêque d'Oporto, commandant en
costume épiscopal. La populace soulevée, beaucoup plus effrayante
pour les gens paisibles que pour l'ennemi, s'était tout à fait rendue
maîtresse d'Oporto qu'elle opprimait, n'obéissant qu'à l'évêque,
et lorsqu'il commandait dans le sens des passions populaires. Elle
avait jeté dans les prisons, où elle les martyrisait, une foule de
familles françaises, dont elle avait pillé les maisons, et qu'elle
menaçait de mort si le maréchal Soult essayait d'entrer à Oporto. Le
général Foy, qui par excès de témérité s'était laissé prendre dans
une reconnaissance, était au nombre de ces prisonniers exposés aux
plus grands dangers. Beaucoup plus occupée de commettre des cruautés
que d'élever des ouvrages défensifs, la populace portugaise avait
construit à la hâte quelques redoutes sur le pourtour extérieur
d'Oporto. Ces redoutes, embrassant la ville d'Oporto, formaient une
ligne demi-circulaire qui par ses deux extrémités venait aboutir au
Douro. Un pont liait la ville, située sur la rive droite par laquelle
nous arrivions, avec les faubourgs, placés sur la rive gauche. Les
ouvrages assez mal entendus des Portugais étaient armés toutefois de
deux cents bouches à feu de gros calibre, et présentaient un obstacle
qui aurait été difficile à vaincre, s'il eût été défendu par des
troupes qui n'eussent été que médiocres. Mais bien que comptant une
soixantaine de mille hommes, tant soldats que gens du peuple, bien
que couverte de retranchements et de deux cents pièces de canon,
l'armée portugaise, avec son évêque général, n'était pas capable
d'arrêter les 20 mille Français qui restaient au maréchal Soult.

[Note en marge: Bataille d'Oporto, et prise de cette ville le 29
mars.]

Celui-ci, arrivé le 27 mars de Braga devant Oporto, fut frappé, mais
non intimidé, par la vue des difficultés qu'il avait à vaincre. Il ne
doutait pas de les surmonter toutes avec les soldats et les officiers
qu'il commandait. Mais il prévoyait que la riche ville d'Oporto,
la plus importante, sous le rapport commercial, de toutes celles
du pays, serait saccagée, et il aurait voulu épargner ce malheur
au Portugal, à son armée, à l'humanité. En conséquence il somma
la place, au moyen d'une lettre qui s'adressait, à la raison des
chefs, et il attendit la réponse en recevant dans ses bivouacs, sans
s'émouvoir, les boulets lancés par la grosse artillerie de la place.

Ses ouvertures, comme on devait le prévoir, demeurèrent sans effet,
et il résolut de livrer l'assaut dans la journée du 29 mars. Il ne
fallait contre l'ennemi qui lui était opposé qu'une attaque brusque
et vigoureuse pour emporter les retranchements d'Oporto, quelque
formidables qu'ils pussent paraître. Le maréchal, après avoir formé
ses troupes hors de portée de l'artillerie, marcha rapidement en
trois colonnes, celle de droite sous le général Merle, celle du
centre sous les généraux Mermet et Lahoussaye, celle de gauche
sous les généraux Delaborde et Franceschi. Au signal donné, la
cavalerie partant au galop balaya les postes avancés de l'ennemi,
puis l'infanterie aborda les retranchements couverts d'une foule
furieuse, qui n'obéissait pas, et que le bruit du canon remplissait
de rage, mais non de bravoure. Les retranchements escaladés au pas
de course furent partout enlevés, et nos colonnes, se jetant à la
baïonnette sur la multitude des fuyards, la poussèrent dans les rues
d'Oporto, qui ne présentèrent bientôt plus qu'une affreuse confusion.
Le général Delaborde, ayant pénétré dans ces rues et les traversant
au pas de course, arriva au pont du Douro, qui liait le corps de la
ville avec les faubourgs. La cavalerie ennemie confondue avec la
population fugitive se pressait sur ce pont de bateaux, essuyant la
mitraille que les Portugais lançaient de l'autre rive pour arrêter
les Français. Bientôt le pont cédant sous le poids s'abîma avec tout
ce qu'il portait. Les Français suspendirent un moment leur marche
en présence de cet horrible spectacle, puis rétablirent le pont et
le franchirent au galop pour arrêter les fuyards. À droite, une
troupe de Portugais, acculée par le général Merle au Douro, voulut
s'y jeter, espérant se sauver à la nage, mais périt presque tout
entière dans les flots. Une autre bande ayant cherché à se défendre
dans l'évêché, y fut complétement détruite. Bientôt les Français,
animés par le combat, se laissèrent entraîner aux excès qui suivent
ordinairement une prise d'assaut, et se répandirent dans la ville
pour la piller. Ce qu'ils apprirent des tortures essuyées par leurs
compatriotes n'était pas de nature à les calmer. Ils se conduisirent
à Oporto comme à Cordoue: mais à Oporto, aussi bien qu'à Cordoue,
nos officiers, pleins d'humanité, s'efforcèrent autant qu'ils purent
d'arrêter la fureur du soldat, et s'employèrent eux-mêmes à sauver
les malheureux que le fleuve était près d'engloutir. Le maréchal
Soult fit de son mieux pour rétablir l'ordre, et pour donner à sa
conquête le caractère qui convient à un peuple civilisé. Cette
attaque importante lui avait coûté tout au plus 3 ou 400 hommes, et
en avait coûté 9 à 10 mille aux Portugais, tant en tués et blessés
qu'en noyés. Elle lui valut en outre deux cents bouches à feu.

[Note en marge: Grandes ressources trouvées dans Oporto.]

[Note en marge: Établissement du maréchal Soult à Oporto.]

Les ressources de la ville d'Oporto étaient considérables sous tous
les rapports, et d'un grand prix pour l'armée. On y trouva beaucoup
de vivres, beaucoup de munitions, un vaste matériel de guerre apporté
par les Anglais, et une innombrable quantité de bâtiments chargés
de vins précieux. Le maréchal Soult se hâta de mettre de l'ordre
dans l'emploi de ce butin, pour que l'armée ne manquât de rien, et
aussi pour que la population rassurée peu à peu s'accoutumât à ses
vainqueurs. Mais la fureur contre nous était au comble. Au delà du
Douro toute la population des campagnes s'était unie aux vaincus
d'Oporto, et aux Anglais, qui occupaient en ce moment la route de
Lisbonne. Notre armée, réduite à 20 mille hommes tout au plus, avait
déjà une de ses divisions détachée à Braga: il lui fallut en détacher
une autre à Amarante, au-dessus d'Oporto, afin de garder le cours
supérieur du Douro. Elle était donc obligée de se diviser, tandis
qu'elle aurait eu besoin de demeurer réunie pour tenir tête aux
Anglais. La position allait bientôt exiger une grande habileté de la
part du général en chef, soit pour se maintenir en Portugal, si on
pouvait y rester, soit pour s'en tirer sans désastre, s'il fallait
battre en retraite devant un ennemi trop supérieur. Le maréchal
Soult se déclara gouverneur général du Portugal, fit ce qu'il put
pour apaiser la population, donna des ordres sur ses derrières pour
qu'on allât de Braga débloquer le dépôt de Tuy, et envoya plusieurs
officiers à Madrid par la route qu'il avait suivie, afin de faire
savoir la situation fort critique où il ne manquerait certainement
pas de se trouver sous peu. Il était probable, et c'était précisément
l'un des dangers de cette situation, qu'aucun des officiers expédiés
ne pourrait arriver à sa destination. C'était le général La Romana
qui était cause de cette interruption des communications. Négligé
par le maréchal Soult, qui n'avait pas songé à le détruire avant de
s'enfoncer en Portugal, secondé par l'absence du maréchal Ney, qui
avait été contraint de descendre sur le littoral pour interdire les
communications avec les Anglais du Ferrol à Vigo, ce général espagnol
avait envahi la région montagneuse qui forme la Haute-Galice, et la
frontière du royaume de Léon. Il avait par son influence, par la
propagation des nouvelles d'Autriche, soulevé la population du nord,
que la campagne de novembre et décembre avait terrifiée pour un
moment. Le départ de la garde impériale, qui, à cette époque (mars
1809), s'était mise en marche, ainsi que nous l'avons dit ailleurs,
pour se rendre sur le Danube, avait secondé cette recrudescence de
l'esprit insurrectionnel. Aussi le maréchal Ney sur le littoral,
le maréchal Soult à Oporto, étaient-ils comme séparés du reste de
l'Espagne par une vaste insurrection, qui n'allait pas jusqu'à
produire une armée, mais qui suffisait pour égorger les malades, les
courriers, et arrêter souvent les convois les mieux escortés.

[Note en marge: Ignorance où l'on est à Madrid des mouvements du
maréchal Soult.]

Depuis le 24 février on ignorait à Madrid ce qu'était devenu le
maréchal Soult; mais confiant dans la force de son corps d'armée et
dans son expérience de la guerre, on ne doutait pas de ses succès,
et on se bornait à compter les jours pour supposer les lieux où il
devait être. Ayant reçu de lui l'assurance qu'il arriverait dans
les premiers jours de mars à Oporto, tandis qu'il n'avait pu y
arriver que le 29 de ce mois, on avait imaginé qu'il serait bientôt
rendu à Lisbonne, que naturellement il y serait entouré de beaucoup
de difficultés, et on se disait qu'il fallait faire enfin partir
le maréchal Victor pour le midi de la Péninsule, afin que par sa
présence il pût attirer à lui une partie des ennemis, qui sans
cette précaution se jetteraient en masse sur l'armée de Portugal.
Assurément rien n'était plus raisonnable dans tous les cas, car
les Anglais et les Portugais eux-mêmes (l'événement le prouva) ne
pouvaient pas être insensibles à la marche d'une armée française sur
Mérida et Badajoz.

[Note en marge: Ordre au maréchal Victor de commencer son mouvement
sur l'Andalousie.]

L'état-major de Joseph avait donc réitéré au maréchal Victor l'ordre
d'exécuter la partie des instructions impériales qui le concernait.
Ce maréchal avait opposé à cet ordre quelques objections fondées sur
la dispersion actuelle de son corps. En effet, il n'avait sous la
main que les divisions Villatte et Ruffin. La division Lapisse était
encore à Salamanque, et il disait qu'avant d'avoir pu le rejoindre,
en descendant toute l'Estrémadure, elle serait peut-être retenue pour
le service de la Castille ou du Portugal; qu'il aurait alors, même
en comptant la division allemande Leval qu'on lui avait adjointe,
tout au plus 23 mille hommes, et que ce serait trop peu pour envahir
l'Andalousie, où le général Dupont avait succombé avec un nombre au
moins égal de soldats. On lui avait répondu que l'ordre formel était
expédié à la division Lapisse de le suivre, qu'avec ce qu'on lui
avait donné de cavalerie, avec les Allemands de la division Leval,
il aurait 24 mille hommes, que cette force suffisait pour commencer
son mouvement offensif, la certitude d'ailleurs lui étant donnée
d'avoir bientôt avec lui la division Lapisse, et d'être secondé
par un corps d'armée qui allait partir de Madrid pour traverser la
Manche, et se porter sur la Sierra-Morena. On avait raison d'insister
auprès du maréchal Victor, car, outre la nécessité d'opérer vers le
midi un mouvement parallèle à celui du maréchal Soult, on avait,
pour agir dans cette direction, un motif non moins urgent, celui
d'empêcher le général espagnol Gregorio de la Cuesta de s'établir sur
la gauche du Tage, vis-à-vis du pont d'Almaraz. Trop peu inquiété
depuis un mois de ce côté, Gregorio de la Cuesta avait occupé la
gauche du Tage, détruit la grande arche du pont d'Almaraz, et pris
sur les hauteurs escarpées qui bordent le fleuve une forte assiette,
de laquelle il ne serait bientôt plus possible de le déloger, si on
ne s'y prenait pas à temps.

[Note en marge: Le corps du général Sébastiani chargé de flanquer le
maréchal Victor, pendant la marche de celui-ci en Andalousie.]

Pressé par ces raisons, et par les ordres réitérés qu'il avait reçus,
le maréchal Victor se mit en marche dans le milieu de mars. L'ancien
quatrième corps, placé l'année précédente sous les ordres du maréchal
Lefebvre, fut reconstitué en partie sous le général Sébastiani, et
acheminé vers Ciudad-Real, pour opérer dans la Manche un mouvement
correspondant à celui du maréchal Victor dans l'Estrémadure, et
attirer de son côté l'armée de Cartojal, pendant que le maréchal
lui-même aurait affaire à l'armée de Gregorio de la Cuesta. Le
quatrième corps, composé antérieurement de la division Sébastiani,
des Allemands de Leval, et des Polonais de Valence, fut formé des
mêmes divisions, sauf les Allemands donnés au maréchal Victor.
Complété avec les dragons de Milhaud, il s'avança dans la Manche,
fort de 12 ou 13 mille hommes.

[Note en marge: Efforts du maréchal Victor pour franchir le Tage à
Almaraz.]

[Note en marge: Passage du Tage par le maréchal Victor.]

Le premier soin du maréchal Victor devait être de franchir le Tage.
Les ponts de Talavera, de l'Arzobispo ne pouvaient suffire, vu
qu'ils n'aboutissaient point à la grande route d'Estrémadure, celle
de Truxillo et de Mérida. Le véritable point sur lequel il fallait
passer le Tage pour se trouver sur la grande route de l'Estrémadure,
était celui d'Almaraz, et là le vieux pont, vaste et magnifique
ouvrage des temps anciens, avait été coupé dans son arche principale,
large et haute de plus de cent pieds. Le matériel manquant partout
en Espagne à cause du défaut de commerce intérieur, on ne savait
comment s'y prendre pour établir un pont, et le maréchal Victor était
au milieu de mars aussi peu avancé dans cette portion de sa tâche
qu'aux premiers jours de février. On lui envoya de Madrid quelques
ressources, et surtout les généraux Lery et Senarmont, qui, après de
grands efforts, parvinrent à construire un pont de bateaux propre au
passage de la grosse artillerie. Le 15 mars le maréchal Victor se mit
en route de Talavera avec son corps, qui, en attendant l'arrivée de
la division Lapisse, comprenait les divisions françaises Villatte et
Ruffin, la division allemande Leval, la cavalerie légère Lasalle,
les dragons de Latour-Maubourg, formant un total de 23 à 24 mille
hommes, dont 15 à 16 mille d'infanterie, 6 mille de cavalerie, 2
mille d'artillerie. Le maréchal Victor, pour faciliter son débouché,
franchit le Tage en trois colonnes. Lasalle et Leval le traversèrent
sur le pont de Talavera, Villatte et Ruffin sur celui de l'Arzobispo,
tandis que Latour-Maubourg, avec la grosse artillerie, descendait la
gauche du fleuve jusqu'à Almaraz, où devait passer le matériel le
plus encombrant. Les deux premières colonnes, composées de cavalerie
légère et d'infanterie, devaient déloger Gregorio de la Cuesta de
ses positions escarpées, et, cela fait, donner la main, en avant
d'Almaraz, à la cavalerie de ligne et au parc de siége.

Ces sages dispositions s'exécutèrent comme elles avaient été conçues.
Les Allemands de Leval se conduisant en dignes alliés des Français,
sous les yeux desquels ils combattaient, parvinrent au delà du
Tage en face de hauteurs difficiles à gravir, où la dextérité des
fantassins espagnols, leur bravoure si tenace quand elle était
protégée par des obstacles matériels, avaient les plus grands
avantages. Ils les en délogèrent néanmoins, les chassèrent de rochers
en rochers, jusqu'à la Mesa-de-Ibor, leur prirent sept bouches à feu,
et leur tuèrent ou blessèrent un millier d'hommes. Pendant ce temps,
la brave division Villatte, débouchant à la suite des Allemands par
le pont de l'Arzobispo, appuyait leur mouvement, en prenant position
à Fresnedoso et Deleytosa, après plusieurs combats vifs et heureux.
Cette marche combinée ayant dégagé la grande route d'Estrémadure, les
dragons de Latour-Maubourg purent se présenter avec le parc de siége
devant le pont d'Almaraz, qu'on achevait de rétablir dans le moment,
et qu'on s'efforçait de rendre praticable aux plus lourds fardeaux.
Ce soin était nécessaire, car, d'après l'ordre de Napoléon, on
avait adjoint au corps de Victor quelques pièces de 24, et quelques
obusiers, pour renverser les murs de Séville s'ils étaient défendus.

[Note en marge: Retraite de Gregorio de la Cuesta du Tage sur la
Guadiana.]

Le général Gregorio de la Cuesta, qui avait compté sur les obstacles
naturels qu'offre la rive gauche du Tage pour résister au mouvement
des Français, se replia sur Truxillo le 19 mars, et de Truxillo
sur Mérida, voulant essayer d'une nouvelle résistance derrière la
Guadiana. Le maréchal Victor le suivit avec sa cavalerie légère et
son infanterie, quoique ses dragons et sa grosse artillerie n'eussent
pas encore franchi entièrement le pont d'Almaraz. Le duc del Parque
faisait avec de la cavalerie l'arrière-garde de l'armée ennemie. Le
brave et intelligent Lasalle[3], poursuivant les Espagnols avec
vigueur, les chargea partout où il put, et leur enleva 200 chevaux
dans une rencontre. Par malheur le 10e de chasseurs se laissa
surprendre le lendemain, et perdit 62 cavaliers, que les Espagnols,
après les avoir égorgés, mutilèrent de la manière la plus atroce.
En trouvant sur leur chemin ces tristes preuves de la férocité
espagnole, nos soldats jurèrent de venger leurs compagnons d'armes,
et ils tinrent cruellement parole quelques jours après, comme on va
le voir.

[Note 3: On a vu dans le volume précédent le général Lasalle figurer
avec éclat et mourir noblement sur les bords du Danube. Pour
comprendre comment il put à des époques si rapprochées se trouver sur
deux théâtres si différents, il faut savoir qu'il quitta l'Espagne
quelques jours après le passage du Tage et la bataille de Medellin,
c'est-à-dire à la fin de mars. La nécessité de revenir en arrière
pour reprendre les événements d'Espagne qui s'étaient passés en même
temps que ceux d'Autriche, nous expose ainsi à remettre en scène un
officier dont nous avons déjà raconté la mort héroïque. Les dates
expliquent cette contradiction apparente. Tout se passe simultanément
dans la nature, tandis que dans les récits de l'histoire tout doit
être successif. C'est l'une des grandes difficultés de la composition
historique, dont nous rencontrons ici une preuve frappante, et que
nous signalons en passant.]

[Note en marge: Arrivée du maréchal Victor sur les bords de la
Guadiana.]

Tant que le passage du pont d'Almaraz n'était pas achevé, le maréchal
Victor ne pouvait pas s'avancer résolûment jusqu'à la Guadiana. Cette
opération étant terminée du 24 au 25 mars, et le maréchal ayant été
rejoint par les dragons de Latour-Maubourg, il se dirigea vers les
bords de la Guadiana, et la franchit à Medellin. (Voir la carte nº
43.) Parvenu sur ce point, il fut obligé de se dégarnir un peu en
infanterie et en cavalerie pour garder ses derrières, et contenir
les rassemblements formés autour de lui, dans les montagnes sauvages
qu'il avait traversées. Il laissa à Truxillo quelques Hollandais
détachés de la division Leval, et se priva de deux régiments de
dragons, l'un pour observer la route de Mérida, l'autre pour veiller
sur les montagnes de Guadalupe, qui étaient infestées de guerrillas.
Ces détachements faits, il ne lui restait pas plus de 18 à 19 mille
hommes; mais c'étaient des troupes d'une telle valeur qu'il n'y avait
pas à s'inquiéter de leur petit nombre.

Don Gregorio de la Cuesta, qui affectait sur la junte et sur ses
compagnons d'armes une supériorité qui ne lui avait pas été reconnue
d'abord, mais qui lui était concédée dans le moment par suite des
malheurs arrivés aux autres généraux, ne pouvait pas reculer plus
longtemps sans être rangé au niveau de ceux qu'il avait la prétention
de mépriser. D'ailleurs un pas de plus, et il perdait, après la
ligne du Tage, celle de la Guadiana, et découvrait Séville, capitale
de l'insurrection, dernier asile de la fidélité espagnole. Informé
que le maréchal Victor s'était affaibli en route, renforcé lui-même
par la division d'Albuquerque qui venait d'être détachée de l'armée
du centre, comptant ainsi 36 mille hommes les mieux organisés de
l'Espagne, il se crut en état de livrer bataille, car il avait juste
le double de forces de son adversaire. En conséquence il se posta
derrière la Guadiana, au delà du petit torrent de l'Ortigosa, dans
une position assez avantageuse, pour y recevoir les Français. On ne
pouvait du reste rien faire qui leur fût plus favorable, qui convînt
mieux à leurs goûts et à leurs intérêts.

[Note en marge: Position de l'armée espagnole et de l'armée française
autour de Medellin.]

Le maréchal Victor, maître de Medellin où il était entré sans
difficulté, avait la possession assurée de la Guadiana, et pouvait
sans inconvénient se porter au delà. Ayant franchi ce fleuve le 28
mars au matin, il découvrit bientôt sur sa gauche l'armée espagnole
cachée en partie par la forme du terrain, et paraissant plutôt
disposée à avancer qu'à reculer. Il s'en réjouit fort, et il résolut
d'aller sur-le-champ à elle. Pour la joindre, il fallait franchir le
torrent de l'Ortigosa, qui vient se jeter dans la Guadiana un peu
au-dessus de Medellin. Le maréchal Victor n'hésita point, et passa
l'Ortigosa avec les deux tiers de son armée. Il laissa au pont de
l'Ortigosa, en deçà de ce torrent, la division Ruffin, pour faire
face à un fort détachement qui se montrait de ce côté, et se porta
en avant avec Lasalle, les Allemands, ce qui restait des dragons de
Latour-Maubourg, l'artillerie, la division Villatte, le tout formant
environ 12 mille hommes. L'Ortigosa franchi, on découvrait un plateau
fort étendu, qui, assez relevé à notre droite, s'abaissait vers notre
gauche, et allait finir en plaine près de Don Benito. On n'apercevait
que le bord même du plateau, et la partie de l'armée espagnole qui
le couronnait. Le reste était caché par la déclivité du terrain. Le
maréchal Victor fit promptement ses dispositions.

Il lança à droite, pour gravir le bord du plateau, Latour-Maubourg,
deux bataillons allemands et dix bouches à feu, en les faisant
appuyer par le 94e de ligne de la division Villatte. Ces troupes
devaient enlever le plateau, et culbuter la portion de l'armée
espagnole qu'on y apercevait. À gauche où le terrain s'abaissait
jusqu'à Don Benito, et où l'on apercevait aussi des masses espagnoles
fort épaisses, le maréchal se contenta de diriger Lasalle avec sa
cavalerie légère, et les deux bataillons allemands qui lui restaient.
Au centre il rangea en bataille les 63e et 95e de la division
Villatte en colonne serrée, plus le 27e léger un peu à droite pour
se lier à Ruffin. Il donna ensuite le signal à Latour-Maubourg,
attendant, pour adopter d'autres dispositions, l'effet de cette
première attaque.

[Note en marge: Bataille de Medellin.]

Les Allemands gravirent le plateau avec aplomb, suivis de leurs
dix bouches à feu, et des cinq escadrons de dragons du général
Latour-Maubourg. À peine ces troupes eurent-elles franchi la hauteur,
qu'elles découvrirent le terrain dans toute son étendue ainsi que
l'armée espagnole qui le couvrait au loin. À notre droite on voyait
une certaine portion d'infanterie et de cavalerie, mais à gauche on
apercevait dans la plaine le gros de l'armée espagnole marchant en
masse contre la faible troupe de Lasalle, avec l'intention évidente
de nous couper de la Guadiana.

[Note en marge: Déroute de l'aile gauche des Espagnols.]

À cet aspect nos troupes de la droite se hâtèrent de brusquer
l'attaque. Les Allemands, après avoir replié les tirailleurs
espagnols, laissèrent s'avancer nos dix bouches à feu, qui, après
avoir gravi le plateau, devaient produire beaucoup d'effet sur le
terrain qui s'étendait en pente. L'infanterie espagnole en voyant
cette artillerie fit sur elle un feu précipité, mais confus et mal
dirigé. Nos braves artilleurs sans s'émouvoir s'avancèrent jusqu'à
trente ou quarante pas de l'infanterie espagnole, et la couvrirent
de mitraille, traitement auquel elle était peu habituée. Gregorio de
la Cuesta voulut alors lancer sa cavalerie sur nos canonniers, pour
essayer de les sabrer sur leurs pièces. Mais on ne faisait pas de
telles choses avec de la cavalerie espagnole contre de l'artillerie
française. Cette cavalerie déjà ébranlée par la mitraille, et surtout
intimidée par la vue des dragons de Latour-Maubourg, s'avança
mollement et avec le sentiment de sa prochaine défaite. En effet, à
peine avait-elle approché de nos pièces, que l'escadron de dragons la
prenant en flanc suffit pour lui faire tourner bride. Elle s'enfuit
sur son infanterie, qu'elle renversa en se retirant. Gregorio de la
Cuesta, qui était plus orgueilleux qu'habile, mais qui avait une
bravoure égale à son orgueil, se jeta au milieu de ses troupes, et
fit de vains efforts pour les retenir sur le champ de bataille. Les
cinq escadrons de Latour-Maubourg culbutant tout devant eux, mirent
en fuite l'infanterie comme la cavalerie, et, poussant la gauche des
Espagnols sur la déclivité du terrain, la menèrent battant jusqu'à
Don Benito. Le brave Latour-Maubourg sachant qu'on n'avait de
résultats avec les Espagnols qu'en les joignant à la pointe du sabre,
s'acharna à leur poursuite, soutenu par le 94e de ligne, qu'on lui
avait donné pour appui.

[Note en marge: Danger de Lasalle, exposé seul à la droite des
Espagnols.]

[Note en marge: Manoeuvre prompte et habile qui décide le gain de la
bataille.]

Mais si tout était fini à droite, au point de n'avoir plus un seul
ennemi devant soi, il n'en était pas ainsi au centre et à gauche: la
position même y devenait critique. Tandis que la gauche des Espagnols
s'enfuyait à toutes jambes, leur centre et leur droite, forts de 27 à
28 mille hommes au moins, s'avançaient en masse contre les trois ou
quatre mille hommes de Lasalle, qui consistaient, comme nous venons
de le dire, en quelques régiments de cavalerie légère, et en deux
bataillons d'infanterie allemande. Lasalle, se comportant avec autant
de sang-froid que d'intelligence, arrêtait par des charges exécutées
à propos les détachements de l'infanterie espagnole qui se montraient
plus hardis que les autres, et ralentissait ainsi le mouvement de la
masse. Mais les Espagnols, audacieux comme ils avaient coutume de
l'être lorsqu'ils se croyaient victorieux, marchaient résolûment,
poussant des cris, menaçant d'une destruction certaine la poignée
de Français qu'ils avaient devant eux, et tenant pour infaillible
la perte de notre armée s'ils parvenaient à se rendre maîtres de
la Guadiana. Bien qu'une telle espérance fût fort présomptueuse,
puisque nous avions toute la division Ruffin en arrière pour garder
la ligne de l'Ortigosa et la ville de Medellin, néanmoins on pouvait
perdre la bataille, si on ne se hâtait de prendre une résolution
décisive. C'était trop assurément que d'avoir laissé toute la
division Ruffin en deçà de l'Ortigosa, pour faire face à quelques
coureurs peu redoutables; mais avec les trois régiments restants de
la division Villatte, avec les troupes que Latour-Maubourg n'avait
pas entraînées dans sa poursuite aventureuse, on avait encore le
moyen de faire essuyer un désastre aux Espagnols. Le maréchal Victor
prit avec beaucoup d'à-propos toutes les dispositions qui pouvaient
amener un tel résultat. Il ordonna aux 63e et 95e de ligne de la
division Villatte de se porter à gauche, et de s'y déployer, afin
d'arrêter la masse des Espagnols. Il ordonna aux Allemands de faire
la même manoeuvre, et à Lasalle de charger les Espagnols à outrance,
lorsqu'on les aurait contenus par ce déploiement d'infanterie. Deux
bataillons allemands et dix bouches à feu qui n'avaient pas suivi
le général Latour-Maubourg, étaient restés à notre droite sur le
plateau. Il leur ordonna de se jeter, par une soudaine conversion
de droite à gauche, dans le flanc des Espagnols, de les cribler
d'un double feu de mitraille et de mousqueterie; enfin il enjoignit
à Latour-Maubourg et au 94e de ligne de suspendre leur poursuite,
et de profiter du mouvement trop précipité qui les plaçait sur les
derrières de l'ennemi pour le prendre en queue, l'envelopper et
l'accabler.

Ordonnées à propos, exécutées vigoureusement, ces dispositions
obtinrent un succès complet. Les Espagnols, qui s'avançaient avec
une aveugle confiance, s'animant par leurs cris et par le spectacle
de leur masse imposante, furent surpris en voyant le déploiement des
deux régiments de Villatte. Ce déploiement, exécuté avec aplomb,
quoique devant des troupes bien supérieures en nombre, et suivi de
feux soutenus, arrêta les Espagnols, qui, ne sachant pas discerner
s'ils avaient devant eux toute l'armée française ou deux régiments
seulement, commencèrent à marcher moins vite, à tirer maladroitement,
confusément et sans effet. Profitant de cette hésitation, Lasalle
les chargea à fond, et culbuta plusieurs bataillons les uns sur les
autres. À l'aile opposée s'ouvrait au même instant le feu des dix
pièces de canon de notre droite, lesquelles tirant de haut en bas
sur une masse épaisse, y produisirent des effets meurtriers. Il n'en
fallait pas tant pour mettre en déroute ces troupes non aguerries,
dont la solidité n'égalait pas l'ardeur. Elles ne tardèrent pas
à lâcher pied, et bientôt surprises sur leurs derrières par
l'apparition de Latour-Maubourg, dont la faute devenait une bonne
fortune, elles furent saisies d'une terreur impossible à décrire.
En un instant elles se débandèrent, et s'enfuirent dans un désordre
inouï. Mais Lasalle et Latour-Maubourg étaient placés de manière à
obtenir les résultats qu'on n'obtenait sur les Espagnols qu'en les
empêchant de fuir. Fondant avec trois mille chevaux, et en sens
opposé, sur cette masse épaisse, ils la sabrèrent impitoyablement,
et, pleins du souvenir des soixante-deux chasseurs égorgés quelques
jours auparavant, ils ne firent aucun quartier. La cavalerie ne fut
pas seule en position de joindre les Espagnols. Le 94e placé fort
au loin sur leurs derrières en put atteindre un bon nombre avec ses
baïonnettes, et ne les ménagea pas. En moins d'une heure 9 à 10
mille morts ou blessés couvrirent la terre. Quatre mille prisonniers
demeurèrent en notre pouvoir, avec seize bouches à feu composant
toute l'artillerie espagnole, et une grande quantité de drapeaux.

[Note en marge: Brillants résultats de la bataille de Medellin.]

Cette bataille, dite depuis bataille de Medellin, faisait autant
d'honneur à nos soldats qu'à leur général. Elle avait été en réalité
livrée par 12 mille hommes contre 36 mille, et elle resta l'un des
plus sanglants souvenirs de cette époque, car jamais on n'avait
obtenu de résultats plus décisifs. Le malheureux Gregorio de la
Cuesta n'aurait pas pu réunir le soir un seul bataillon. Ce beau
fait d'armes remplit de confiance le commandant du premier corps;
et tandis que quinze jours auparavant il hésitait à s'avancer du
Tage sur la Guadiana, il écrivit immédiatement au roi Joseph qu'il
était prêt à marcher de la Guadiana sur le Guadalquivir, de Mérida
sur Séville, pourvu qu'on hâtât vers lui le mouvement de la division
Lapisse. Il envoya ses prisonniers à Madrid, mais 2 mille au plus sur
4 mille arrivèrent à leur destination. Il fit camper son infanterie
sur les bords de la Guadiana, de Medellin jusqu'à Mérida, pour
qu'elle vécût plus à l'aise, et répandit au loin sa cavalerie pour
disperser les guerrillas et soumettre la contrée. La saison était
superbe en ce moment (28 mars). Le pays n'était point encore épuisé,
et nos soldats purent goûter tout à leur aise les fruits de leur
victoire.

[Note en marge: Mouvement du général Sébastiani à travers la Manche.]

Tandis que le maréchal Victor gagnait cette importante bataille sur
la route du midi, le général Sébastiani, opérant de son côté, et à
travers la Manche, un mouvement semblable, remportait des avantages
pareils, proportionnés toutefois à la force de son corps. Avec sa
belle division française, avec les Polonais du général Valence,
avec les dragons de Milhaud, il comptait environ 12 à 13 mille
hommes contre l'Espagnol Cartojal, qui en comptait 16 ou 17 mille,
représentant l'ancienne armée du centre, vaincue sous Castaños à
Tudela, et sous le duc de l'Infantado à Uclès. Il s'était avancé
au delà du Tage par Ocaña et Consuegra sur Ciudad-Real (voir la
carte nº 43), en même temps que Victor avait marché d'Almaraz sur
Truxillo et Medellin. Arrivé le 26 mars sur la Guadiana, il lança
au delà de cette rivière le général Milhaud, qui devançait beaucoup
l'infanterie. Celui-ci, s'étant rendu maître du pont, le franchit, et
poussa l'armée espagnole quelques lieues plus loin, jusque sous les
murs de Ciudad-Real. Les Espagnols, s'apercevant que Milhaud n'était
point soutenu, et qu'il n'avait avec lui que ses dragons, reprirent
courage, et revinrent sur leurs pas. Le général Milhaud se replia
avec habileté et sang-froid sur la Guadiana, chargeant vigoureusement
ceux qui le serraient de trop près. Ayant regagné sans perte le pont
qu'il avait témérairement franchi, il l'obstrua, et y mit quelques
dragons à pied pour en assurer la défense.

[Note en marge: Bataille et victoire de Ciudad-Real.]

Le lendemain 27, le général Sébastiani étant arrivé n'hésita pas à
reprendre l'offensive. Il porta les dragons et les lanciers polonais
au delà du pont, pour s'ouvrir ce débouché en obligeant l'armée
espagnole à lui céder du terrain. Puis il défila avec toute son
infanterie, et, la formant en colonne d'attaque au moment où elle
passait le pont, il assaillit l'armée espagnole, à peine remise des
charges de la cavalerie française. En un clin d'oeil cette armée fut
culbutée par les magnifiques régiments de la division Sébastiani,
qui avaient fait les campagnes d'Autriche, de Prusse et de Pologne,
et qu'aucune troupe n'était capable d'arrêter. Les Espagnols
s'enfuirent en désordre sur Ciudad-Real, en abandonnant leur
artillerie, 2 mille morts ou blessés, et près de 4 mille prisonniers.
Le général Milhaud dépassa Ciudad-Real, et les poursuivit jusqu'à
Almagro. Le lendemain on poussa jusqu'à la Sierra-Morena, à l'entrée
de ces mêmes défilés témoins du désastre du général Dupont, et on
ramassa encore un millier de prisonniers et 800 blessés. Ainsi, dans
ces journées du 27 et du 28 mars, qui étaient celles de l'arrivée
du maréchal Soult devant Oporto, on enlevait 7 à 8 mille hommes à
l'armée du centre, 13 ou 14 mille à l'armée de l'Estrémadure, et on
leur aurait ôté toute confiance, si les Espagnols n'avaient pas eu
cette singulière présomption qui fait perdre des batailles, mais qui
empêche aussi de sentir qu'on les a perdues.

[Note en marge: Satisfaction du roi Joseph, et espérances qu'il
conçoit à la suite des victoires de Medellin et de Ciudad-Real.]

Les deux brillantes victoires que nous venons de raconter comblèrent
de joie la cour de Madrid, et éclaircirent un peu le tableau rembruni
qu'elle se faisait de la situation. Joseph espéra devenir bientôt
le maître du midi de l'Espagne par la marche du maréchal Victor sur
Séville, et par celle qu'il ne cessait de demander instamment du
général Suchet sur Valence. Il réitéra au général Lapisse l'ordre
de descendre de Salamanque sur Mérida, car la réunion de cette
division était pour le maréchal Victor la condition indispensable
de tout succès ultérieur. Joseph croyait même qu'il suffirait de
l'apparition du maréchal Victor, pour que tout se soumît dans les
provinces méridionales. Il avait auprès de lui le fameux M. de Morla,
si arrogant pour les Français à l'époque de Baylen, si humble à
l'époque de la prise de Madrid, accusé à tort de trahison par ses
compatriotes, coupable seulement d'une versatilité intéressée, et
cherchant aujourd'hui auprès de la royauté nouvelle un refuge contre
l'injustice des partisans de l'ancienne royauté. M. de Morla avait
en Andalousie des relations nombreuses, qui faisaient espérer au
roi Joseph une prompte soumission de cette province, dégoûtée du
gouvernement de la Junte, fatiguée de la domination des généraux, de
la tyrannie de la populace, et des charges écrasantes que la guerre
faisait peser sur elle. Aussi Joseph, rempli un moment d'illusions,
écrivit-il à Napoléon qu'il ne désespérait pas de pouvoir bientôt lui
rendre 50 mille hommes de ses belles troupes, pour les employer en
Autriche[4].

[Note 4: _Le roi Joseph à l'Empereur._

                                             «Madrid, le 28 mars 1809.

»Sire,

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Le pont près d'Almaraz est aujourd'hui bien consolidé; l'équipage de
siége pourra y passer; le général Senarmont en arrive.

»Le maréchal Victor doit être à Mérida, l'armée ennemie était en
pleine retraite.

»Le général Sébastiani était à Madridejos; je le crois aujourd'hui à
Villa-Real.

»Je n'ai pas de nouvelles du maréchal Soult. Mais tout me fait
présager une heureuse issue à toutes les opérations militaires; je le
désire plus que jamais, pour pouvoir renvoyer à V. M. cinquante mille
hommes, ce qui me sera possible après la soumission de Séville et de
Cadix.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Les postes de la Biscaye abandonnés par les troupes qui ont dû
rejoindre leur corps donnent quelques inquiétudes aux voyageurs: j'ai
ordonné des colonnes mobiles.

»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et frère,

                                                             »JOSEPH.»

       *       *       *       *       *

_Le roi Joseph à l'Empereur._

                                             «Madrid, le 2 avril 1809.

»SIRE,

»Le corps du maréchal Victor vient de remporter une victoire complète
sur le corps du général Cuesta le 28, le même jour que le général
Sébastiani battait l'ennemi à Santa-Cruz. J'envoie à V. M. les
rapports du maréchal Victor.

»La division Lapisse a trouvé Civita-Rodrigo en état de défense, je
lui ai donné l'ordre de rejoindre à Badajoz le maréchal Victor, qui,
avec ce renfort, est en état d'entrer à Séville.

»J'envoie des gens bien intentionnés et bien vus par la junte de
Séville, afin de terminer la guerre par la soumission volontaire de
l'Andalousie, et de s'emparer de Cadix et des escadres avant que le
désespoir les ait jetés entre les mains des Anglais. J'ai beaucoup à
me louer de M. Morla.

»Point de nouvelles du maréchal Soult depuis le 10 mars.

»Le maréchal Ney doit être en mouvement contre les débris de La
Romana et les Asturies, je n'en ai pas de nouvelles directes et
positives.

»Je presse le duc d'Abrantès[4-A] pour qu'il marche sur Valence, dans
l'espoir de terminer les affaires du midi de l'Espagne avant les
chaleurs.

»Je prie V. M. de ne pas oublier les avancements demandés par le
maréchal Victor et le général Sébastiani, et de se rappeler aussi
des avancements demandés pour les officiers qui se sont distingués à
Uclès, que V. M. m'annonça vouloir accorder, grâces dont je prévins
le maréchal Victor.

»Depuis les mouvements de l'Autriche j'ai un désir bien plus vif
encore de terminer ici, afin de pouvoir envoyer à V. M. 50,000
hommes. Je me rappelle que V. M. ne voulut pas m'affaiblir à Naples
lors de la dernière guerre, je me rappelle aussi qu'il y a eu des
circonstances où dix mille braves de plus eussent décidé plus tôt de
grands événements.

»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et affectionné frère,

                                                            »JOSEPH.»]

[Note 4-A: Le duc d'Abrantès avait repris le commandement du
troisième corps dans les derniers jours de mars.]

[Note en marge: Singulier résultat des victoires de Medellin et de
Ciudad-Real.]

Il est certain que, dans tout autre pays, deux batailles comme
celles de Medellin et de Ciudad-Real auraient décidé d'une campagne,
et peut-être d'une guerre. Mais les Espagnols ne se décourageaient
pas pour si peu. La Junte décerna des récompenses à tous ceux qui
avaient bien ou mal combattu, ne disgracia point Gregorio de la
Cuesta, car le système de réparer des échecs par des disgrâces de
généraux commençait à être discrédité, lui envoya des renforts, et
adressa de nouveau à l'Espagne et à toutes les nations un manifeste
pour leur dénoncer ce qu'elle appelait la criminelle entreprise des
Français contre la royauté légitime. Le peuple, répondant à son
zèle, n'en fut pas moins hardi à se lever partout où il n'était pas
sous la main immédiate des Français, de manière qu'en réalité le
mouvement avancé du général Sébastiani et du maréchal Victor sur la
Guadiana était plutôt une aggravation de difficultés qu'un avantage.
Plusieurs postes en effet furent enlevés sur la route de Ciudad-Real.
La ville de Tolède, en voyant le maréchal Victor à vingt ou trente
lieues d'elle, faillit s'insurger. Les habitants des montagnes qui
s'étendent entre Salamanque et Talavera, inondèrent de guerrillas
les bords du Tietar et du Tage, jusqu'à menacer le pont d'Almaraz.
Il n'y avait que quelques jours d'écoulés depuis les deux victoires
de Medellin et de Ciudad-Real, que déjà il fallait envoyer de
Madrid l'adjudant commandant Mocquery avec 500 hommes pour contenir
Tolède, l'adjudant commandant Bagneris avec 600 hommes pour garder
le pont d'Almaraz. Il fallut enfin réparer les petits forts de
Consuegra et de Manzanarès pour échelonner la ligne de communication
du général Sébastiani avec Madrid[5]. Ainsi dans cet étrange pays,
les victoires, en étendant les points à garder, et en ne produisant
qu'un effet moral bientôt oublié, affaiblissaient plutôt qu'elles ne
renforçaient le vainqueur.

[Note 5: _Extrait des mémoires manuscrits du maréchal Jourdan._

«Dans d'autres parties de l'Europe, deux batailles comme celles
de Medellin et de Ciudad-Real auraient amené la soumission des
habitants de la contrée, et les armées victorieuses auraient pu
continuer leurs opérations. En Espagne, c'était tout le contraire:
plus les revers essuyés par les armées nationales étaient grands,
plus les populations se montraient disposées à se soulever et à
prendre les armes; plus les Français gagnaient du terrain, plus
leur position devenait dangereuse. Déjà les communications avec le
général Sébastiani étaient interceptées; déjà plusieurs officiers,
plusieurs courriers et quelques détachements avaient été massacrés.
Une insurrection fut même sur le point d'éclater à Tolède, où il
n'était resté qu'une faible garnison. L'adjudant commandant Mocquery
y arriva fort à propos, avec un renfort de cinq cents hommes, et,
par sa prudence autant que par sa fermeté, parvint à calmer les
esprits et à rétablir l'ordre. Le petit fort de Consuegra et celui de
Manzanarès furent réparés. On fortifia quelques autres postes sur la
route, et on y plaça des détachements pour escorter les courriers et
les officiers en mission.

«Sur la ligne de communication avec le 1er corps les choses n'étaient
pas dans un meilleur état. Des bandes qui se formaient sur le Tietar
menaçaient de se porter sur Almaraz pour détruire le pont. Si ce
projet eût été exécuté, le duc de Bellune se serait trouvé fortement
compromis. Heureusement le roi fut prévenu à temps que ce maréchal
n'avait pas jugé à propos de laisser d'autres troupes sur le point
important d'Almaraz que des pontonniers et quelques canonniers. Il
y envoya aussitôt six cents hommes d'infanterie et cent chevaux de
la garnison de Madrid, commandés par l'adjudant commandant Bagneris.
Ce détachement éloigna les bandes et mit les ponts en sûreté.
Indépendamment des ouvrages qu'on fit élever sur les deux rives du
Tage, pour les mettre à couvert, on répara le fort de Truxillo,
pour protéger les communications du 1er corps, et on mit en état de
défense ceux de Medellin et celui de Mérida, pour rester maître des
passages de la Guadiana, quand on se porterait sur Badajoz ou en
Andalousie.

»L'Empereur ayant ordonné de ne point laisser pénétrer les troupes
en Andalousie, avant d'avoir appris l'arrivée du duc de Dalmatie à
Lisbonne, les opérations du maréchal Victor et du général Sébastiani
furent suspendues.»]

[Date en marge: Avril 1809.]

[Note en marge: Difficultés que le maréchal Ney rencontre en Galice.]

C'était surtout dans le nord que le mal commençait à se faire
gravement sentir. Le maréchal Ney, plein comme toujours d'activité
et d'énergie, avait conçu le désir et l'espérance de soumettre
la Galice, n'imaginant pas que ses deux belles divisions, qui
avaient vaincu les armées russes, pussent échouer contre des
montagnards fanatiques, qui ne savaient que fuir tant qu'ils ne
trouvaient pas quelque défilé ou quelque maison où il leur fût
possible de combattre à couvert. Il fut bientôt détrompé. Ayant
plus de cent lieues de côtes à garder, depuis le cap Ortegal
jusqu'à l'embouchure du Minho, ayant à défendre des points comme le
Ferrol et la Corogne, à interdire les communications des Anglais
avec les habitants, à contenir des centres de population tels que
Saint-Jacques-de-Compostel, Vigo, Tuy, Orense, il avait été obligé de
descendre avec son corps tout entier sur le littoral, d'abandonner
par conséquent ses communications avec la Vieille-Castille, et même
de demander du secours, loin de pouvoir, comme on l'avait espéré
d'abord, dominer à lui seul tout le nord de l'Espagne. On n'aurait
certes pas cru cela d'un corps aussi aguerri et aussi bien commandé
que le sien; et ce n'était pas qu'il eût manqué d'habileté ou
d'énergie, mais les difficultés s'étaient multipliées à l'infini
autour de lui. Le maréchal Soult, ayant heurté en passant le corps de
La Romana sans s'inquiéter de ce qu'il deviendrait, ce corps, comme
nous l'avons dit, avait traversé le pays entre la Galice et Léon,
surpris un bataillon français laissé à Villa-Franca, soulevé sur son
passage le pays étonné de sa présence et enthousiasmé par la nouvelle
de la guerre d'Autriche. Le marquis de La Romana s'était enfin jeté
dans les Asturies, que le général Bonnet ne pouvait contenir avec
deux régiments. C'était pour faire face à ces difficultés, que
le maréchal Ney avait été obligé de courir partout, de combattre
partout, ne trouvant nulle part des révoltés, si fanatiques qu'ils
fussent, qui résistassent à sa terrible impétuosité, mais les voyant
reparaître sur ses derrières dès qu'il était parvenu à les battre sur
son front. Ainsi, tandis qu'il avait porté le général Maurice Mathieu
vers Mondonedo pour tenir tête aux Asturiens, il avait été contraint
d'envoyer le général Marchand sur Saint-Jacques-de-Compostel pour y
détruire 1,500 insurgés qui venaient de s'y établir. Il avait fallu
ensuite courir sur les ports de Villa-Garcia et de Carcil, et les
brûler pour en écarter les Anglais. Puis, apprenant que les insurgés
portugais assiégeaient le dépôt d'artillerie laissé par le maréchal
Soult à Tuy, il y était accouru, et avait été obligé de livrer des
combats acharnés pour le débloquer, ce qui avait lieu au moment même
où le général Heudelet s'apprêtait à y marcher de son côté. Dans
ces diverses rencontres, le maréchal Ney avait tué plus de 6 mille
Espagnols, enlevé vingt-deux pièces de canon, une immense quantité
de matériel provenant des Anglais, sans produire un apaisement
sensible dans la population. Ce qui paraîtra plus extraordinaire
encore, c'est que le maréchal Ney, placé sur la route du maréchal
Soult, n'avait eu de ses nouvelles que par la colonne qu'il avait
envoyée à Tuy, laquelle s'y était rencontrée avec celle du général
Heudelet, et avait appris ainsi qu'on n'avait pu entrer que le
29 mars à Oporto, et la torche à la main. Quant au maréchal Ney
lui-même, on ne savait rien à Madrid des combats qu'il livrait, sinon
qu'il luttait énergiquement contre les insurgés, et qu'il ne pouvait
pas, tout en les battant partout, assurer ses communications avec la
Vieille-Castille.

[Note en marge: Les difficultés survenues au nord font différer la
marche du maréchal Victor vers le midi.]

Aussi malgré les victoires de Medellin et de Ciudad-Real, on fut
bientôt attristé à Madrid par l'apparition d'une multitude de bandes
dans le nord de l'Espagne, par l'enlèvement des courriers sur toutes
les routes, par l'impossibilité absolue d'avoir des nouvelles des
maréchaux Soult et Ney, par la certitude enfin que toutes les
communications avec eux étaient interrompues. Le mouvement du général
Lapisse, qui avait quitté Salamanque, traversé Alcantara, franchi
le Tage, et rejoint le maréchal Victor, toujours en combattant,
n'avait que favorisé davantage les insurgés de la Vieille-Castille,
lesquels n'avaient plus personne pour les contenir. Aussi le général
Kellermann, chargé du commandement de la Vieille-Castille, s'était-il
hâté de mander à Madrid que le nord tout entier allait échapper aux
Français, si on n'agissait avec vigueur contre les bandes qui s'y
montraient de toutes parts. Bien que le maréchal Victor eût été
renforcé par l'arrivée du général Lapisse, ce n'était pas le cas,
lorsqu'on était inquiet pour le nord de l'Espagne, lorsqu'on ne
savait pas ce que devenait le maréchal Soult, lorsqu'on ignorait s'il
pourrait ou ne pourrait pas percer jusqu'à Lisbonne, ce n'était pas
le cas de pousser les armées de l'Estrémadure et de la Manche vers le
midi, et d'ajouter à la difficulté des communications en augmentant
l'étendue des pays occupés. On résolut donc, avant de poursuivre
l'exécution du plan tracé par Napoléon, d'attendre l'apaisement des
provinces septentrionales, et les nouvelles du maréchal Soult.

[Note en marge: Translation du maréchal Mortier à Burgos.]

[Note en marge: Composition d'un corps de huit mille hommes sous le
général Kellermann, afin de rétablir les communications avec les
maréchaux Soult et Ney.]

L'idée vint fort à propos au roi Joseph et au maréchal Jourdan
d'envoyer le maréchal Mortier, des environs de Logroño où l'avaient
fixé les ordres de Napoléon, à Valladolid, pour y rétablir les
communications avec le maréchal Ney, et secourir au besoin le
maréchal Soult, si ce dernier se trouvait dans une situation
embarrassante, comme on commençait à le craindre. Rien n'était plus
juste qu'une telle combinaison, puisque Napoléon lui-même l'ordonnait
du fond de l'Allemagne, en recevant les dépêches d'Espagne. Mais en
attendant que l'on connût au delà des Pyrénées ses récentes volontés,
conçues et exprimées sur le Danube, le maréchal Mortier ayant pour
instruction de rester à Logroño, ne pouvait guère prendre sur lui
de désobéir, et il ne l'osa pas! Tel est l'inconvénient attaché
aux opérations dirigées de trop loin. Le roi Joseph ayant écrit au
maréchal Mortier pour lui prescrire de se rendre à Valladolid, ce
maréchal se trouva fort embarrassé entre les ordres de Paris et ceux
de Madrid. Toutefois, par transaction, il consentit à se rendre
à Burgos. Mais ce n'était pas assez pour réprimer les insurgés
du nord et rouvrir les communications avec les maréchaux Ney et
Soult. On détacha de l'armée d'Aragon, à titre d'emprunt momentané,
deux régiments dont on croyait qu'elle pouvait se passer depuis
la prise de Saragosse, et on les envoya au général Kellermann. On
tira de Ségovie et des postes environnants un bataillon polonais
et un bataillon allemand, qui furent remplacés par des troupes de
la garnison de Madrid. On prit dans la garnison de Burgos quelques
autres détachements, et avec le tout on composa au général Kellermann
un corps de 7 à 8 mille hommes, avec lequel il devait se diriger sur
la Galice, afin de rétablir les communications interrompues dans les
provinces du nord.

[Note en marge: Projet d'une expédition combinée dans les Asturies.]

Ces diverses réunions ne furent achevées que le 27 avril, et le
général Kellermann n'arriva que le 2 mai à Lugo, après avoir
tiraillé sur toute la route avec les paysans de la contrée. Il
trouva le général Maurice Mathieu à Lugo, où celui-ci s'était rendu
par ordre du maréchal Ney pour rouvrir ses communications avec la
Vieille-Castille. Il fut reconnu entre ces généraux que le mal venait
surtout de ce qu'on s'était enfoncé, les uns en Portugal, les autres
sur le versant maritime de la Galice, sans avoir préalablement
détruit le marquis de La Romana: il fut donc convenu qu'on le
poursuivrait dans les Asturies, et qu'on tâcherait de l'y détruire,
ce qui procurerait le double résultat de pacifier cette contrée,
et de faire disparaître l'auteur de toutes les agitations du nord
de l'Espagne. Cette pensée adoptée, on convint que le maréchal Ney
marcherait sur les Asturies par la route de Lugo à Oviedo, que
le général Kellermann y marcherait par la route de Léon, ce qui
faisait espérer qu'en prenant ainsi le marquis de La Romana en deux
sens différents, on parviendrait à l'envelopper. Les deux corps se
séparèrent ensuite avec la résolution sincère de concourir de leur
mieux au succès l'un de l'autre.

Tout le mois d'avril s'était passé en tristes tâtonnements, par suite
de l'incertitude où l'on était à Madrid sur le sort du maréchal
Soult, et par suite aussi de l'impuissance où l'on était de diriger
à volonté, et selon le besoin du moment, les généraux français
opérant en Espagne. Ignorant ce que devenait le maréchal Soult,
on n'osait pas envoyer le corps du maréchal Victor sur Badajoz et
Séville. Ne disposant pas complétement des généraux, on ne pouvait
pas diriger le maréchal Mortier sur les derrières des maréchaux Soult
et Ney. C'était donc le plus important mois de l'année perdu, celui
où l'on aurait pu obtenir sur les Espagnols et sur les Anglais les
résultats les plus décisifs. La seule opération exécutée pendant ce
temps précieux du côté de l'Estrémadure, fut de ramener le corps du
maréchal Victor de Medellin sur Alcantara, pour chasser les insurgés
espagnols et portugais de cette dernière ville, dont ils s'étaient
emparés. Le roi Joseph et le maréchal Jourdan voulaient d'abord
s'opposer à ce mouvement rétrograde du maréchal Victor, craignant le
mauvais effet qu'il produirait en Andalousie. Mais ils se décidèrent
à le laisser exécuter sur le rapport d'un espion parti d'Oporto,
lequel annonçait que la situation du maréchal Soult y était des
plus critiques, et que les Anglais avaient de nouveau débarqué à
Lisbonne. La possibilité d'événements sinistres de ce côté rendait
indispensable la possession d'Alcantara, car c'était par le Tage
et Alcantara qu'on pouvait venir le plus directement au secours de
l'armée de Portugal. Alcantara fut donc repris, les insurgés furent
passés au fil de l'épée, et, immédiatement après, le maréchal Victor
retourna par Almaraz sur Truxillo, afin d'empêcher Gregorio de la
Cuesta de réoccuper les positions dont on l'avait chassé en marchant
sur Medellin.

[Note en marge: Difficile situation du maréchal Soult à Oporto.]

Les nouvelles indirectes qu'on avait reçues d'Oporto n'étaient
malheureusement que trop fondées. La position du maréchal Soult
à Oporto était, en effet, devenue des plus difficiles durant le
mois d'avril, par la faute des événements, et aussi par celle des
hommes[6]. À peine entré dans cette ville, le maréchal avait songé
à s'y établir solidement, croyant avoir assez fait d'être arrivé
jusqu'au Douro, et laissant aux circonstances le soin de décider
s'il rétrograderait, ou si au contraire il pousserait plus loin
ses conquêtes. De tous les partis à prendre celui-ci était le plus
dangereux, car rester à Oporto, sans projet arrêté, ne pouvait
évidemment amener que des désastres. C'était déjà un grand danger
que d'être avec vingt et quelques mille hommes au milieu d'un pays
insurgé, dans lequel la passion populaire contre les Français était
parvenue au dernier degré de violence. Toutefois avec la brave armée
et les excellents officiers qu'on avait, il était possible de se
maintenir dans le nord du Portugal. Mais il existait environ 17 ou
18 mille Anglais à Lisbonne, et tout annonçait qu'il en surviendrait
bientôt le double, par les convois partis d'Angleterre. Dès lors
se défendre derrière la ligne du Douro, contre une armée régulière
placée au delà de cette ligne, et contre une armée d'insurgés placée
en deçà, devenait presque impraticable. On pouvait en juger par deux
événements récents. La petite garnison laissée à Chaves pour garder
nos malades avait été enlevée par les Portugais. Le dépôt laissé à
Tuy aurait été pris également, si la division Heudelet, expédiée de
Braga, et le maréchal Ney, venu de Galice, ne l'avaient débloquée.
Et encore une partie de ce dépôt, envoyée à Vigo, avait été enlevée.
Il faut ajouter que ce n'étaient pas de faibles postes auxquels
étaient arrivés de pareils accidents, car le dépôt de Tuy, renforcé
successivement par des troupes en route, avait été porté à 4,500
hommes, et celui qui avait été pris à Vigo était de 1,300. On avait
donc à redouter à la fois, et l'armée anglaise qui ne pouvait manquer
de se rendre bientôt du Tage sur le Douro, et les milliers d'insurgés
fanatiques qu'on avait derrière soi du Douro au Minho. Des secours
il n'en fallait guère attendre, car le corps du maréchal Ney était
occupé tout entier en Galice, et quant aux armées qui auraient pu
venir du centre, c'est-à-dire de Madrid, par Alcantara ou Badajoz,
les instructions de Napoléon prévoyaient bien le cas où le maréchal
Soult, maître de Lisbonne, serait appelé à seconder le maréchal
Victor à Séville, mais ne prévoyaient pas l'hypothèse, impossible du
reste à réaliser, où le maréchal Victor, maître de Séville, devrait
aller au secours de Lisbonne. Il y avait par conséquent le plus grand
danger à rester à Oporto, au milieu de milliers d'insurgés courant
dans tous les sens, en présence d'une armée anglaise prête à prendre
l'offensive, n'ayant contre tant d'ennemis aucun espoir de secours,
et il fallait sur-le-champ ou rétrograder franchement jusqu'au Minho,
ou remonter par Bragance vers la Vieille-Castille, afin de venir
s'appuyer à la masse principale des armées françaises opérant dans
le centre de l'Espagne, de mettre ainsi entre soi et les Anglais
des espaces difficiles à franchir, et de se réserver ultérieurement
l'alternative, ou d'être utile en Espagne, ou de reparaître en
Portugal avec des forces suffisantes pour s'y maintenir. Surtout avec
les Anglais, il fallait se conduire de manière à n'avoir désormais
ni un échec, ni même une action douteuse[7]. Mais pour rétrograder à
propos, il faut autant de résolution que pour s'avancer hardiment, et
ce n'est, à la guerre comme ailleurs, que le privilége des esprits
fermes et clairvoyants.

[Note 6: Il n'y a pas dans la longue histoire de nos guerres
d'événements plus tristes, plus obscurs, plus fâcheux pour nos armes
que ceux que nous allons raconter. Comme ils exigent de l'historien
sincère le courage de dire des vérités pénibles, je me suis entouré
des renseignements les plus authentiques, et j'ai laissé dans l'ombre
tout ce qui n'était pas complétement prouvé. Outre les mémoires
véridiques et impartiaux du maréchal Jourdan, encore manuscrits, j'ai
longuement consulté la correspondance intime du ministre de la guerre
avec Napoléon. Ce ministre vit, interrogea, envoya même à Schoenbrunn
un grand nombre d'officiers qui avaient assisté aux événements
d'Espagne, et dans sa correspondance presque quotidienne ne cessa de
raconter à l'Empereur tout ce qu'il apprenait chaque jour. J'ai mis
de côté les allégations qui m'ont paru ou hasardées ou injurieuses,
pour n'adopter que les récits qui m'ont paru les plus exacts. La
justice qui fut saisie d'une partie des faits, m'a fourni aussi sa
part de lumière. La correspondance du duc de Wellington, publiée
depuis, m'a procuré de son côté des détails fort importants. J'ai eu
enfin les papiers des maréchaux qui se trouvèrent en contestation
dans cette campagne, et je n'en ai fait que l'usage le plus réservé,
ne voulant pas les juger d'après ce qu'ils ont dit les uns des
autres. C'est à l'aide de tous ces matériaux que j'ai composé le
récit qu'on va lire, récit que je crois équitable, que j'aurais pu
rendre beaucoup plus sévère, si je n'avais voulu rester fidèle à mon
système de justice historique, calme, égale pour tous, ordinairement
indulgente, et sévère seulement quand la plus évidente nécessité en
fait un devoir à l'historien.]

[Note 7: Ce jugement n'est point le mien, mais celui du maréchal
Jourdan et de Napoléon à Schoenbrunn, exprimé dans une correspondance
fort détaillée.]

[Note en marge: Mesures militaires pour l'occupation du nord du
Portugal.]

Une fois à Oporto, le maréchal Soult, n'osant ni marcher sur
Lisbonne, que les Anglais gardaient avec 18 mille hommes, ni
manquer aux volontés de Napoléon, qui avait prescrit la conquête
du Portugal, se contenta de rester où il était, en abandonnant à
la fortune le règlement de sa conduite ultérieure. De fâcheuses
illusions qui naquirent dans son esprit de circonstances toutes
locales, contribuèrent aussi à l'abuser, et à lui faire perdre un
temps précieux. Il avait, comme on l'a vu, envoyé le général Heudelet
à Tuy pour débloquer son dépôt, laissé un détachement à Braga pour
garder cette ville importante, distribué sur sa gauche des postes
considérables soit à Peñafiel, soit à Amarante pour s'assurer des
routes de Chaves et de Bragance, et obtenir ainsi le double résultat
de contenir le pays, et d'en occuper les communications. À Amarante,
qui était sur le Tamega, il avait placé quelques mille hommes sous
les ordres du général Loison. Ces mesures étaient bien entendues
quoique insuffisantes, et elles produisirent sur le pays, saisi par
tous les côtés à la fois, un court intervalle non pas de soumission,
mais d'immobilité.

[Note en marge: Disposition d'esprit qui se manifeste dans la classe
aisée pendant l'occupation des Français.]

Quand les Français furent établis à Oporto, il se manifesta dans une
partie de la population une disposition qui s'était révélée déjà plus
d'une fois, et qu'un moment de calme rendit encore plus sensible.
La classe, nous ne dirons pas éclairée, mais aisée, amie de la paix
et du repos, avait horreur de la populace violente qu'on avait
déchaînée, et qui rendait l'existence insupportable à tout ce qui
avait quelque humanité, quelque douceur de moeurs. Cette classe ne se
faisait pas illusion sur le zèle que les Anglais affichaient pour le
Portugal. Elle voyait bien que dominant son commerce pendant la paix,
voulant pendant la guerre en faire leur champ de bataille, ils ne
songeaient qu'à s'en servir pour eux-mêmes, ce qu'ils prouvaient du
reste très-clairement en déchaînant pour leur service une multitude
féroce, devenue l'effroi de tous les honnêtes gens. Aussi, sans aimer
les Français, qui à ses yeux ne cessaient pas d'être des étrangers,
elle était prête, dans la nécessité d'opter entre eux et les Anglais,
à les préférer comme un moindre mal, comme une fin de la guerre,
comme l'espérance d'un régime plus libéral que celui sous lequel
le Portugal avait vécu depuis des siècles. Quant à la maison de
Bragance, la classe dont nous parlons tendait à la considérer, depuis
la fuite du régent au Brésil, comme un vain nom, dont les Anglais se
servaient pour bouleverser le pays de fond en comble.

[Note en marge: Idée d'ériger en royaume le nord du Portugal, et d'en
conférer provisoirement la couronne au maréchal Soult.]

La présence du maréchal Soult, ses déclarations rassurantes,
ne firent que confirmer les gens sages dans leurs inclinations
pacifiques. C'est surtout à Oporto, ville riche, commerçante, moins
exposée que celle de Lisbonne aux anciennes influences de cour,
et fort occupée de ses intérêts, que se manifestèrent avec plus
d'évidence les dispositions que nous venons de décrire, malgré
l'évêque patriote et fanatique qui dominait le bas peuple. La classe
moyenne répondit avec une sorte de satisfaction aux témoignages du
maréchal Soult, et parut résolue à demeurer tranquille, s'il tenait
parole, s'il maintenait une bonne discipline parmi ses soldats, s'il
réprimait la populace, et procurait à chacun la liberté de vaquer à
ses affaires. Parmi ces résignés que le charme du repos soumettait
aux Français, se montraient avec un empressement singulier, les
juifs, fort nombreux, fort actifs, fort riches partout, mais surtout
dans les pays peu civilisés, où on leur abandonne le commerce
qu'on ne sait pas faire. On en comptait plus de deux cent mille
en Portugal, vivant sous une dure oppression, et très-satisfaits
d'entrevoir, sous la domination des Français, une égalité civile
qui leur semblait la plus souhaitable des formes de gouvernement.
Après être entrés en relations avec l'administration française,
pour l'entretien de l'armée, pour la perception des revenus, ils en
vinrent bientôt à des ouvertures politiques sur la manière d'établir
en Portugal un gouvernement régulier. Beaucoup de négociants du
pays se joignirent à eux, et laissèrent voir que l'idée de fonder
un royaume à part, un royaume de la Lusitanie septentrionale,
ainsi qu'un traité de Napoléon l'avait réglé en octobre 1807, lors
du partage du Portugal entre l'Espagne et la France, que cette
idée conviendrait fort à la province d'Oporto. On déclara qu'une
telle résolution, annoncée publiquement, et accompagnée d'une
administration équitable et douce, ferait considérer les Français non
plus comme des envahisseurs, qui dévorent en courant les pays où ils
passent, mais comme des amis qui ménagent une contrée où ils veulent
rester, et former un établissement durable. C'était à Napoléon à
désigner le plus tôt possible le prince français qui porterait cette
nouvelle couronne, couronne d'Oporto aujourd'hui, peut-être d'Oporto
et de Lisbonne plus tard. Mais comme les circonstances pressaient, ne
pouvait-on pas aller aussi vite que ces circonstances elles-mêmes,
et puisque l'on vivait dans un temps où les rois se prenaient parmi
les généraux, n'était-il pas tout simple de faire du lieutenant de
Napoléon le roi de la Lusitanie septentrionale? Cette pensée fut-elle
suggérée par la petite cour militaire du maréchal aux officieux qui
lui servaient d'intermédiaires, ou bien le fut-elle par ces officieux
eux-mêmes aux amis du maréchal, voilà ce qu'on ne saurait dire,
et sur quoi les assertions varièrent beaucoup, lorsque le détail
entier de cette singulière aventure fut soumis depuis au jugement de
Napoléon. Quoi qu'il en soit, l'idée de faire du maréchal Soult un
roi du Portugal, fut bientôt répandue à Oporto et dans les villes
de la province d'Entre Douro et Minho, jugée assez ridicule par les
gens sages, accueillie avec d'insultantes railleries par l'armée,
mais acceptée par les commerçants qui voulaient un protecteur, par
les juifs qui voulaient un représentant de l'égalité civile, par ces
militaires intrigants qui flattent toujours les généraux en chef,
et sont leurs plus dangereux ennemis. Ces derniers affectaient de
considérer cette combinaison comme une idée d'une grande profondeur,
car elle servirait, disaient-ils, à s'attacher les Portugais, à les
détacher des Anglais et de la maison de Bragance. Une circonstance
les encourageait surtout à cette audacieuse entreprise, sinon de
faire, du moins de préparer un roi sans la volonté expresse de
l'Empereur, c'était l'éloignement de cet Empereur, transporté en ce
moment sur les bords du Danube, à une autre extrémité du continent,
et engagé dans des événements dont l'issue était inconnue. Toutes les
ambitions excitées par son exemple, émancipées aussi par la distance,
se donnaient carrière, et il ne manquait pas d'esprits fatigués, qui
se disaient qu'il fallait enfin songer à soi, et puisqu'on était
condamné à prodiguer sa vie au bout du monde pour la grandeur d'une
famille insatiable, profiter de l'occasion qui s'offrait de s'établir
où l'on était, et de s'y bien établir. Napoléon peut-être le
trouverait mauvais, mais on apprenait tous les jours par expérience
combien sa puissance diminuait du Rhin aux Pyrénées, des Pyrénées au
Tage; et d'ailleurs il avait tellement besoin de ceux qu'il envoyait
si loin conquérir des royaumes, qu'on pouvait bien retenir quelque
chose de ce qu'on allait conquérir pour lui, sans compter la chance
assez vraisemblable de garder, lui mort ou vaincu sur le Danube, ce
qu'on aurait pris sur les bords du Douro ou du Tage.

Tous les esprits sans doute n'allaient pas aussi loin dans cette
voie, mais il y en avait de fort téméraires, et ces derniers
troublèrent à tel point le jugement du maréchal qu'il consentit à
répandre une circulaire étrange, destinée aux généraux commandant
les divisions, dans laquelle, racontant ce qui se passait, l'offre
adressée au maréchal de prendre un roi, ou dans la famille de
Napoléon, ou parmi les personnages de son choix, on ajoutait: que
la population d'Oporto, de Braga et de plusieurs villes voisines,
avait prié le maréchal Soult de se revêtir des attributs de la
souveraineté, et d'exercer l'autorité royale jusqu'à la réponse de
Napoléon; qu'en attendant elle jurait de lui être fidèle, et de le
défendre contre les ennemis de tout genre, Anglais, insurgés ou
autres, qui voudraient résister à l'acte spontané qu'elle sollicitait
de sa part. La circulaire invitait les généraux à provoquer un
voeu semblable de la part des populations placées sous leur
commandement[8].

[Note 8: Voici le texte même de la circulaire:

_Le général Ricard, chef d'état-major du 2e corps d'armée en Espagne,
à M. le général de division Quesnel._

                                            «Oporto, le 19 avril 1809.

»Mon général,

»Son Excellence M. le maréchal duc de Dalmatie m'a chargé de vous
écrire pour vous faire connaître les dispositions que la grande
majorité des habitants de la province du Minho manifestent.

»La ville de Braga, qui une des premières s'était portée à
l'insurrection, a été aussi la première à se prononcer pour un
changement de système, qui assurât à l'avenir le repos et la
tranquillité des familles, et l'indépendance du Portugal. Le
corrégidor que Son Excellence avait nommé s'était retiré à Oporto
lors du départ des troupes françaises, dans la crainte que les
nombreux émissaires que Sylveira envoyait n'excitassent de nouveaux
troubles, et n'attentassent à sa vie. Les habitants ont alors
manifesté le voeu que ce digne magistrat leur fût renvoyé, et une
députation de douze membres a été à cet effet envoyée près Son
Excellence. Pendant ce temps les émissaires de Sylveira étaient
arrêtés et emprisonnés.

»À Oporto et à Barcelos, les habitants ont aussi manifesté les mêmes
sentiments, et tous sentent la nécessité d'avoir un appui auquel les
citoyens bien intentionnés puissent se rallier pour la défense et
le salut de la patrie, et pour la conservation des propriétés. À ce
sujet de nouvelles députations se sont présentées à Son Excellence,
pour la supplier d'approuver que le peuple de la province du Minho
manifestât authentiquement le voeu de déchéance du trône de la
maison de Bragance, et qu'en même temps S. M. l'Empereur et Roi
fût suppliée de désigner un prince de sa maison, ou de son choix,
pour régner en Portugal, mais qu'en attendant que l'Empereur ait pu
faire connaître à ce sujet ses intentions, Son Excellence le duc
de Dalmatie serait prié de prendre les rênes du gouvernement, de
représenter le souverain, et de se revêtir de toutes les attributions
de l'autorité suprême: le peuple promettant et jurant de lui être
fidèle, de le soutenir et de le défendre aux dépens de la vie et de
la fortune contre tout opposant, et envers même les insurgés des
autres provinces, jusqu'à l'entière soumission du royaume.

»Le maréchal a accueilli ces propositions, et il a autorisé les
corrégidors des comargues à faire assembler les chambres, à y appeler
des députés de tous les ordres, des corporations, et du peuple dans
les campagnes, pour dresser l'acte qui doit être fait, et y apposer
les signatures de l'universalité des citoyens. Il m'a ordonné de vous
faire part de ces dispositions, pour que dans l'arrondissement que
vous commandez, vous en favorisiez l'exécution, et qu'ensuite vous en
propagiez l'effet sur tous les points du royaume où vous pourrez en
faire parvenir la nouvelle.

»M. le maréchal ne s'est pas dissimulé qu'un événement d'aussi
grande importance étonnera beaucoup de monde, et doit produire des
impressions diverses; mais il n'a pas cru devoir s'arrêter à ces
considérations: son âme est trop pure pour qu'il puisse penser qu'on
lui attribue aucun projet ambitieux. Dans tout ce qu'il fait il ne
voit que la gloire des armes de Sa Majesté, le succès de l'expédition
qui lui est confiée, et le bien-être d'une nation intéressante, qui,
malgré ses égarements, est toujours digne de notre estime. Il se sent
fort de l'affection de l'armée, et il brûle du désir de la présenter
à l'Empereur, glorieuse et triomphante, ayant rempli l'engagement
que Sa Majesté a elle-même pris, de planter l'aigle impériale sur
les forts de Lisbonne, après une expédition aussi difficile que
périlleuse, où tous les jours nous avons été dans la nécessité de
vaincre.

»Son Excellence ne s'est pas dissimulé non plus que depuis Burgos
l'armée a eu des combats continuels à soutenir; elle a réfléchi
sur les moyens d'éviter à l'avenir les maux que cet état de guerre
occasionne, et elle n'en a pas trouvé de plus propre que celui qui
lui est offert par la grande majorité des habitants des principales
villes du Minho, d'autant plus qu'elle a l'espoir de voir propager
dans les autres provinces cet exemple, et qu'ainsi ce beau pays
sera préservé de nouvelles calamités. Les intentions de Sa Majesté
seront plus tôt et plus glorieusement remplies, et notre présence
en Portugal, qui d'abord avait été un sujet d'effroi pour les
habitants, y sera vue avec plaisir, en même temps qu'elle contribuera
à neutraliser les efforts des ennemis de l'Empereur sur cette partie
du continent.

»La tâche que M. le maréchal s'impose dans cette circonstance est
immense, mais il a le courage de l'embrasser, et il croit la remplir
même avec succès, si vous voulez bien l'aider dans son exécution. Il
désire que vous propagiez les idées que je viens de vous communiquer,
que vous fassiez protéger d'une manière particulière les autorités
ou citoyens quelconques qui embrasseront le nouveau système, en
mettant les uns et les autres dans le cas de se prononcer et d'agir
à l'avenir en conséquence. Vous veillerez plus soigneusement que
jamais à la conduite de votre troupe, l'empêcherez de commettre aucun
dégât ou insulte qui pourrait irriter les habitants, et vous aurez la
bonté, monsieur le général, d'instruire fréquemment Son Excellence de
l'esprit des habitants et du résultat que vous aurez obtenu.

»J'ai l'honneur de vous prier d'agréer l'hommage de mon respect et de
mon sincère attachement.

                           »_Le général chef de l'état-major général_,
                                                     »_Signé_: RICARD.

»Pour copie conforme à l'original, resté entre les mains du général
de division Quesnel.

»Paris, le 11 juillet 1809.

                                          »_Le ministre de la guerre_,
                                                 »Comte D'HUNEBOURG.»]

[Note en marge: Effet produit dans l'armée par les projets attribués
au maréchal Soult.]

Quoique cette circulaire fût en quelque sorte confidentielle, elle
ne pouvait demeurer secrète. Elle donna à rire aux uns, elle blessa
les autres, elle alarma les meilleurs. On railla le maréchal, dont
la réserve jusque-là fort grande se démentait à l'aspect trompeur
d'une couronne, jusqu'à manifester les désirs les plus imprudents.
On s'emporta dans une partie de l'armée, surtout parmi les vieux
officiers qui avaient gardé au fond du coeur les sentiments
d'indépendance particuliers à l'armée du Rhin, qui se battaient par
dévouement à leurs devoirs, mais qui étaient secrètement indignés de
voir leur sang couler à toutes les extrémités du monde, pour faire
des rois ou faibles, ou incapables, ou dissolus, et généralement
peu fidèles à la France. Il y avait dans l'armée de Portugal plus
d'un officier pensant de la sorte, et parmi eux un surtout, le
général Delaborde, celui qui avait si bien trouvé l'art de battre
les Anglais, et qui l'avait fait d'une manière si brillante au
combat de Rolica. Il était fier, intelligent et brave, et il tint un
langage que chacun répéta bientôt autour de lui. Enfin des militaires
de caractère plus réservé, uniquement préoccupés du maintien de
la discipline, furent désolés de l'effet moral qu'allait produire
l'exemple du général en chef parmi des officiers et des soldats déjà
trop enclins à s'affranchir de toute règle, et toujours prêts à se
dédommager par la licence des souffrances qu'ils enduraient dans des
pays lointains. C'était leur donner soi-même le signal du désordre,
c'était surtout diviser l'armée, qui, dans la position périlleuse
où elle se trouvait, avait besoin plus que jamais d'union, de force
et de bonne conduite. Ces sages militaires se préoccupaient aussi
du jugement que porterait l'Empereur de tous ceux qui, plus ou
moins, se prêteraient à des actes si étranges, contenant une censure
involontaire, mais si frappante, de la politique impériale.

Le général Quesnel, commandant d'Oporto, adressa quelques
observations au maréchal Soult[9], qui les accueillit mal, et lui
répondit avec hauteur, que l'approbation à obtenir de l'Empereur le
regardait seul, et ne devait point occuper les officiers servant
sous ses ordres.--Le sort infligé aux lieutenants du général Dupont
prouve, lui répliqua le général Quesnel, que l'Empereur sait au
besoin faire descendre la responsabilité du général en chef jusqu'à
ceux qui ont partagé ses fautes.--

[Note 9: Ce détail est rapporté par le ministre de la guerre à
l'Empereur dans l'une de ses lettres confidentielles.]

[Note en marge: Graves divisions dans l'armée de Portugal.]

Trois partis se produisirent aussitôt dans l'armée: celui des
officiers qui, sans autre motif que le respect de leurs devoirs et
leur fidélité à l'Empereur, ne voulaient pas se prêter à une prise
de possession du pouvoir royal qu'il n'avait point approuvée; celui
des officiers, autrefois républicains, que les excès de la politique
impériale ramenaient à leurs opinions primitives; celui enfin de
quelques mécontents plus audacieux, qui ne s'inquiétaient guère
d'une désobéissance à l'Empereur, et n'avaient pas non plus grand
regret de la République, mais qui étaient tout simplement, sans se
l'avouer peut-être, de vrais royalistes, jugeant la République,
le Consulat, l'Empire lui-même, tout ce qui s'était passé depuis
vingt ans en France, comme une suite d'affreuses convulsions, devant
toutes aboutir à mauvaise fin. Les propos des anciens royalistes se
trouvaient déjà dans la bouche de quelques officiers. On en citait un
notamment qui les tenait quelquefois, c'était le colonel du 47e de
ligne, fort connu depuis sous le nom de général Donnadieu. Ce qu'il
y a de plus singulier, c'est que ce parti peu nombreux, mais qui
commençait à se faire entendre sourdement dans l'armée, surtout en
Espagne, où les souffrances étaient horribles, et le but pour lequel
on les endurait d'une clarté plus sensible, ce parti se composait
non d'anciens royalistes (presque aucun de ces militaires n'avait eu
le temps de l'être), mais d'anciens républicains de l'armée du Rhin,
dégoûtés de travaux qui, au lieu de la grandeur du pays, n'avaient
plus pour objet que celle d'une famille. La gloire avait caché un
moment le vide ou l'égoïsme de cette politique. Les premiers revers
amenaient la réflexion, et la réflexion amenait le dégoût.

À peine ces divisions avaient-elles éclaté, que le langage de
l'armée, devenu aussi imprudent que les actes qui l'avaient provoqué,
fut d'une audace incroyable. On ne parlait de rien moins que
d'arrêter le général en chef, s'il donnait suite à sa circulaire, de
le déposer, et de le remplacer par le plus ancien des lieutenants
généraux. On comprend tout ce qu'avait de dangereux, au milieu
d'un pays ennemi, en présence d'une armée anglaise conduite par
un capitaine habile, un tel ébranlement de la discipline. Bientôt
tout s'en ressentit. Le service se fit avec une mollesse, une
négligence, qui eurent des conséquences déplorables. Ces soldats,
obligés d'entrer de vive force dans chaque lieu habité, autorisés à
y exercer le droit qu'on a sur toute ville prise d'assaut, avaient
contracté le goût du pillage, et malheureusement, depuis le sac
d'Oporto, beaucoup d'entre eux étaient chargés d'or. Leur faire
abandonner de telles moeurs était urgent, et on ne le pouvait guère
dans l'état d'indiscipline où l'armée tout entière était tombée.
Voulait-on les ramener à l'ordre, ils se plaignaient d'être sacrifiés
à une population dont on cherchait à s'attirer les suffrages. Les
officiers, qui eux-mêmes leur avaient donné l'exemple de ces propos,
n'avaient plus assez de force pour les réprimer, et en peu de temps
le désordre fit de rapides et funestes progrès. On ne tarda pas à en
avoir la triste preuve dans un étrange incident, qui, quelques mois
après, conduisit un officier à une mort infamante.

[Note en marge: Coupables communications avec l'armée anglaise.]

Dans une pareille situation, l'assiduité à remplir ses devoirs
n'étant point facile à demander et à obtenir, les officiers
quittaient souvent leur poste sans qu'on s'enquît de ce qu'ils
étaient devenus. Un officier de cavalerie, capitaine au 18e de
dragons, très-intelligent, très-brave, et surtout très-remuant,
ayant acquis la faveur de ses chefs par de bons et mauvais motifs,
par la bravoure et par la complaisance, était de ceux qui disaient
tout haut que le Consulat, si glorieux d'abord, converti depuis en
Empire, n'était plus que le sacrifice de tous les intérêts de la
France à une ambition démesurée. Né dans le Midi, pays royaliste,
il était prématurément amené aux sentiments qui éclatèrent en 1815,
quand la France, fatiguée de trente ans de révolution, se jeta dans
les bras des Bourbons. Cet officier avait fréquenté les colonels et
les généraux qui se plaignaient le plus ouvertement du commandant en
chef, et s'exagérant leurs pensées d'après leurs paroles, il crut
voir dans leur mécontentement une conspiration, dont on pouvait se
servir sur-le-champ pour amener (le croirait-on!) le renversement en
1809 de Napoléon et de son empire. Comme tous ces êtres inquiets qui
se précipitent dans les conspirations, il avait des besoins autant
que des opinions, et par goût de l'argent autant que par activité
désordonnée, il eut l'idée d'aller traiter avec sir Arthur Wellesley,
qui était en ce moment à Coïmbre.

[Note en marge: Mission que se donne un officier français auprès de
sir Arthur Wellesley.]

Ce célèbre général, vainqueur de Vimeiro, rappelé, comme on l'a vu,
au commandement de l'armée britannique depuis la mort du général
Moore, avait été expédié d'Angleterre avec un renfort de 12 mille
hommes, ce qui portait à 30 mille environ les forces anglaises dans
cette contrée. Son prédécesseur, intérimaire, le général Cradock,
n'avait pas osé s'opposer au mouvement du maréchal Soult sur Oporto,
préoccupé qu'il avait été de l'apparition du maréchal Victor vers
Mérida, et du général Lapisse vers Alcantara, et il était resté aux
environs de Leiria sur la route de Lisbonne. Sir Arthur Wellesley
n'était pas homme à demeurer inactif, et il était résolu, dans la
limite de ses instructions, qui lui enjoignaient de se borner à la
défense du Portugal, d'ébranler le plus qu'il pourrait la domination
des Français dans la Péninsule. Il voulut d'abord faire évacuer
Oporto par le maréchal Soult, et, le nord du Portugal délivré, se
porter ensuite au midi, pour voir comment il pourrait s'y prendre
pour déjouer les projets du roi Joseph sur le sud de l'Espagne. Il
avait établi son quartier général à Coïmbre, où il se trouvait à
la tête de vingt et quelques mille hommes, et il avait dirigé sur
Abrantès une division anglaise avec une division portugaise, pour
observer ce que feraient les Français de ce côté.

Le capitaine Argenton, c'était le nom de l'officier dont nous
racontons les criminelles intrigues, par suite de l'incroyable
relâchement qui s'était introduit dans l'armée, put se dérober à
ses devoirs, se rendre déguisé d'Oporto à Coïmbre, et se présenter
clandestinement à sir Arthur Wellesley. Les complaisances de
l'autorité française pour les habitants d'Oporto qui avaient des
affaires à Lisbonne, et auxquels on permettait d'aller et de venir,
malgré l'état de guerre, ne contribuaient pas peu à faciliter les
communications de ce genre. Argenton vit le général anglais[10],
lui parla des divisions de l'armée française, des partis qui s'y
étaient formés, exagéra, suivant la coutume des gens de son
espèce, la réalité qui n'était déjà que trop triste, fit de simples
mécontents des conspirateurs, de gens qui murmuraient des gens qui
voulaient agir, d'hommes qui cédaient à des impulsions différentes
parce qu'elles étaient sincères, des hommes qui voulaient tous
une même chose, c'est-à-dire renverser un régime ruineux pour la
France, et s'insurger contre l'autorité de l'Empereur. Semblable
en tout aux brouillons qui prennent de tels rôles, Argenton
s'attribua une mission qu'il n'avait pas reçue, et prétendit, en
nommant calomnieusement une foule de généraux et de colonels,
qu'il était chargé par eux de se présenter au général en chef de
l'armée britannique, et de traiter avec lui. C'était un mensonge,
malheureusement fort commun en pareille circonstance, et trop souvent
cru quoique souvent démasqué. Le plan que cet intrigant proposait
était le suivant. Si la population d'Oporto s'y prêtait, le maréchal
Soult, disait-il, ne manquerait pas de se proclamer roi, ou du
moins, comme l'annonçait la circulaire, de prendre provisoirement
tous les attributs de la souveraineté royale. Il suffisait d'une
telle démarche pour qu'une révolte éclatât dans l'armée. Alors on
déposerait le maréchal, et après ce premier éclat, les généraux
iraient plus loin. Ils proclameraient la déchéance de Napoléon
lui-même, et puis si l'armée anglaise voulait traiter avec eux, et
ne pas les poursuivre, ils se retireraient par journées d'étape
jusqu'aux Pyrénées. Cet exemple serait en un clin d'oeil imité par
les trois cent mille hommes qui servaient en Espagne, et on verrait
la vieille armée de la République et de l'Empire, se souvenant de
ce qu'elle avait été, indignée d'être sacrifiée aux projets d'un
ambitieux, abandonner la Péninsule, se retirer sur les Pyrénées, et
de là proclamer la délivrance de la France et de l'Europe, pourvu
toutefois que les Anglais acceptassent ce qu'on leur proposait,
c'est-à-dire de suivre, sans les combattre, ceux qui allaient par ce
mouvement spontané rétablir la paix du monde.

[Note 10: On peut lire à ce sujet la correspondance du duc de
Wellington, imprimée à Londres, laquelle confirme entièrement les
renseignements manuscrits qui existent aux archives de France.]

C'était là de folles exagérations. Ce qu'il y avait de vrai, c'est
que l'armée, qui sait aussi bien que la nation juger ce qui se passe
sous ses yeux, tout en restant fidèle à ses devoirs, avait apprécié
la politique de Napoléon, la blâmait secrètement quoiqu'en la servant
avec héroïsme; qu'elle pensait ainsi surtout en Espagne, et qu'il
eût suffi de quelques jours d'indiscipline pour que le chaos de
sentiments qui venait de se produire à Oporto se produisît dans les
sept ou huit corps chargés de conquérir la Péninsule. Mais de cet
état de choses au projet dont on parlait, il y avait aussi loin qu'il
y a loin ordinairement de la réalité aux inventions des conspirateurs.

[Note en marge: Accueil fait par sir Arthur Wellesley aux coupables
intrigues qui s'adressent à lui.]

Le général anglais usa ici de sa principale qualité, le bon sens et
il apprécia ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans les assertions
du nommé Argenton. Il vit clairement que la politique conquérante
de Napoléon était jugée même dans l'armée française, que cette
armée était divisée, que les liens de la discipline y étaient fort
relâchés, que les devoirs militaires, si grande que fût la bravoure
dans ses rangs, devaient y être mal remplis, et, sans croire à une
révolte qui, commençant par la déposition du maréchal Soult, pourrait
finir par celle de Napoléon lui-même, il espéra quelque chose de plus
vraisemblable, et malheureusement de plus praticable, c'était de
surprendre les Français en pleine ville d'Oporto, et de leur faire
essuyer un revers humiliant.

[Note en marge: Sir Arthur Wellesley conçoit, d'après l'état de
l'armée française, l'espérance de surprendre Oporto.]

Quoiqu'il n'ajoutât aux ouvertures d'Argenton que la foi qu'elles
méritaient, il ne le repoussa point, l'engagea à revenir, lui en
fournit les moyens, refusa de traiter avec l'armée française, et
surtout d'engager les habitants d'Oporto à proclamer le maréchal
Soult roi de Portugal, ce qui aurait, suivant Argenton, précipité la
crise. Il déclara que, pour tous ces objets si graves, il allait en
référer à son gouvernement. Mais voyant combien l'état de l'armée
française lui offrait d'avantages pour une surprise, il prit la
résolution de marcher sur Oporto, en ayant soin de remplir à l'avance
cette ville de ses espions, lesquels, sous le titre d'habitants
d'Oporto ou de Lisbonne, et sous le prétexte d'affaires de négoce,
obtenaient de la complaisance de l'autorité française la liberté
d'aller et de venir.

Argenton, revenu au camp sans qu'on fît attention à son absence,
attribuée à des motifs de libertinage, recommença plusieurs fois ses
criminelles excursions, vit de nouveau le général anglais, chercha à
le convertir à l'idée de favoriser la royauté du maréchal Soult pour
précipiter un mouvement dans l'armée, et de traiter ensuite avec les
auteurs de ce mouvement, ne parvint en insistant auprès de lui qu'à
l'éclairer davantage sur l'état moral des troupes françaises, et à le
confirmer dans son projet de surprendre Oporto.

Au retour de sa dernière excursion, Argenton, traversant la brigade
du général Lefebvre, qui fournissait les avant-postes français sur
la rive gauche du Douro, et trouvant cette brigade exposée aux
entreprises de l'armée anglaise qu'il avait laissée en marche, fut
saisi d'un double désir, celui de préserver le général Lefebvre
qu'il aimait parce qu'il avait servi sous ses ordres, et celui de
l'affilier à la prétendue conspiration, dont il était l'unique
artisan. Il dit au général Lefebvre que sa position lui faisait
courir les plus grands périls. Celui-ci voulant savoir quels étaient
ces périls, Argenton finit par les lui révéler. Il lui déclara que
l'armée anglaise approchait, lui avoua, pour se faire croire, qu'il
en venait, ajouta faussement qu'il y était allé pour le compte de la
plupart des généraux indignés d'être sacrifiés à l'ambition de la
famille Bonaparte, et le supplia de se joindre à ses camarades pour
contribuer à sauver l'armée et la France[11].

[Note 11: C'est à la déposition du général Lefebvre que ces détails
sont empruntés.]

[Note en marge: Révélation des intrigues nouées avec l'armée
anglaise, et arrestation du nommé Argenton.]

Le général Lefebvre, profondément agité de ces confidences,
quoiqu'il lui en coûtât de livrer Argenton, révéla au maréchal
Soult ce qu'il venait d'apprendre, en le priant de ne pas perdre
un malheureux qui, tout criminel qu'il était, avait cependant un
titre à sa reconnaissance, celui d'avoir voulu l'avertir et le
sauver. Le maréchal Soult fit sur-le-champ arrêter Argenton, et sut
ainsi tout ce qui se passait dans l'armée. Il avait pu s'apercevoir
des mécontentements excités dans son sein; mais refusant de les
attribuer à leur cause véritable, il eut la faiblesse de croire à
une conspiration, dont au reste il fit peu d'éclat, sentant que
la situation était difficile pour tout le monde, car il n'y avait
personne qui n'eût des reproches à se faire. Le bruit, de cette
arrestation se répandit comme s'était répandu le bruit d'un projet de
royauté, et alors on s'accusa à qui mieux mieux, les uns de conspirer
contre le salut de l'armée, les autres de méditer une usurpation. Le
désordre et la confusion n'en furent que plus grands.

[Date en marge: Mai 1809.]

Il y avait plus d'un mois que le maréchal Soult était à Oporto,
occupé du soin de se mettre en relation avec les habitants, mais
ne prenant aucun parti relativement aux opérations militaires, ni
celui d'avancer, ni celui de se retirer. Avancer était à peu près
impossible, car il aurait fallu, outre la population, vaincre l'armée
anglaise, et bien qu'avec 20,000 Français aguerris, et un général
habile, cela fût à la rigueur possible, il était souverainement
imprudent de le tenter. Rester était tout aussi impraticable, car
il s'agissait toujours de combattre et de vaincre l'armée anglaise,
en ayant à sa droite, à sa gauche, sur ses derrières, la population
insurgée à contenir. Se retirer par les routes qui aboutissaient à
la Vieille-Castille, c'est-à-dire par Amarante, Chaves, Bragance,
ou mieux par les routes qui ramenaient en Galice, c'est-à-dire par
Braga et Tuy, en revenant vers son point de départ, était, quoique
peu brillante, la seule conduite à suivre. Ne pas le faire, c'était
préférer un désastre à un désagrément.

[Note en marge: Le maréchal Soult, après une longue inaction,
reconnaît la nécessité d'abandonner le Portugal.]

Malheureusement le maréchal Soult n'y songeait guère. Occupé de
pacifier le nouveau royaume de la Lusitanie septentrionale, il avait
aboli certains impôts, créé des lampes perpétuelles pour certaines
madones, et recueilli le voeu des diverses villes qu'on avait
décidées à demander l'établissement d'une royauté française. Les
députations de Braga, Oporto, Barcelos, Viana, Villa de Condé, Feira
et Ovar se succédèrent, et vinrent en pompe le prier de donner un roi
au Portugal. Toutes ces cérémonies avaient l'aspect et la forme du
baise-main espagnol. L'armée, qui en était spectatrice, redoublait
de railleries, tenait des propos capables d'ébranler toute autorité
militaire, et n'en était que plus disposée à négliger ses devoirs. Au
milieu de ces vaines occupations, le maréchal Soult apprit que sir
Arthur Wellesley était débarqué depuis le 22 avril avec un renfort
de 12 mille hommes, que 30 mille soldats anglais environ, suivis de
toute l'insurrection portugaise, allaient marcher sur Oporto, et
reconnut enfin que le seul parti à prendre était d'abandonner la
capitale du nouveau royaume projeté. Mais cette triste nécessité,
qu'il aurait été bien utile de reconnaître plus tôt, une fois admise,
il fallait se décider et agir le plus promptement possible, pour
ne rien laisser après soi, ni son matériel, ni surtout ses blessés
et ses malades qu'on ne pouvait livrer à la discrétion d'un peuple
féroce. Il fallait choisir sa ligne de retraite ou par Amarante
sur Zamora, ou par Braga sur Tuy. Se retirer par Amarante avait
l'apparence d'une manoeuvre, qui sauvait l'amour-propre du général
en chef, car on semblait se porter sur la gauche des Anglais, sans
quitter tout à fait le Portugal; tandis que se retirer par Braga,
c'était tout simplement retourner comme on était venu et par le même
chemin. Mais la retraite par Amarante était difficile et demandait
beaucoup de temps; elle devait s'opérer sur une route dont on ne
possédait aucun point, en une longue colonne que les blessés et les
malades rendraient encore plus longue, dont il faudrait protéger la
tête et le milieu contre l'insurrection, la queue contre les Anglais.
En se retirant par Braga sur Tuy, la route était courte, tout
entière aux Français dans chacun de ses points, et en se concentrant
à l'arrière-garde avec ses meilleures troupes pour tenir tête aux
Anglais, on couvrait de sa masse même tout ce qu'on aurait envoyé
en avant. C'était donc la seule retraite sûre, facile, admissible,
quoiqu'elle fût la moins capable de faire illusion sur ce qui allait
se passer, c'est-à-dire sur l'abandon forcé du Portugal.

[Note en marge: Le 12 mai choisi par le maréchal Soult pour l'abandon
d'Oporto.]

Quoi qu'il en soit, quelque ligne qu'on préférât, il fallait se
résoudre sur-le-champ, envoyer vers Amarante, si on adoptait cette
dernière direction, une force considérable pour empêcher que les
Anglais ne franchissent le Douro sur notre gauche, et ne coupassent
la route qu'on aurait choisie. Il fallait surtout faire partir les
malades, les blessés, le gros matériel. Le maréchal Soult, averti
dès le 8 mai des mouvements de sir Arthur Wellesley, se borna à
concentrer ses divers postes de Braga, de Viana, de Guimaraens sur
Amarante, et à ordonner au général Loison de faire une percée au
delà du Tamega, pour s'assurer le passage de ce petit fleuve. Mais,
à Oporto même, il ne fit aucun préparatif de départ, ce qui était
extrêmement fâcheux, car, sans aller jusqu'à prévoir un désastre, il
était évident que la retraite serait d'autant plus difficile qu'on la
commencerait plus tard. Il s'était proposé d'abord de partir le 10
mai, après quarante jours d'établissement à Oporto; puis il adopta le
11, puis enfin il voulut encore attendre jusqu'au 12, pour ordonner
ses derniers préparatifs. Mais le 12 était destiné par la Providence
pour l'un des plus étranges événements de cette funeste guerre!

[Note en marge: Sir Arthur Wellesley commence son mouvement sur
Oporto.]

Sir Arthur Wellesley, après avoir envoyé, comme on l'a dit, une
brigade anglaise et une division portugaise sur Abrantès, afin
d'observer les mouvements des Français sur le Tage, résolut de
marcher en personne sur le Douro, et de se présenter à Oporto même,
parfaitement informé qu'il était de ce qui s'y passait, et de
l'incroyable désordre dans lequel y étaient tombées toutes choses.
Le général Beresford, chargé spécialement du commandement des
Portugais, fut dirigé par lui de Coïmbre sur Lamego par Viseu. (Voir
la carte nº 43.) L'intention du général anglais était tout à la fois
d'intercepter la route de Bragance, et de détourner l'attention de la
ville d'Oporto, où devait se faire la principale tentative. En même
temps il dirigea ses deux principales colonnes, l'une à gauche par la
route du littoral d'Aveiro à Ovar, l'autre à droite par la route de
l'intérieur d'Agueda à Bemposta. Celle de gauche, arrivée à Aveiro,
avait à franchir de longues lagunes parallèles à la côte de Portugal,
et sur lesquelles on pouvait naviguer. Sir Arthur Wellesley y
embarqua un fort détachement, qui, en allant descendre à Ovar, devait
se trouver sur les derrières de l'avant-garde française, formée
d'infanterie et de cavalerie, et commandée par le général Franceschi.
Sir Arthur Wellesley ordonna à la colonne de droite d'attaquer de
front Franceschi, dès que les troupes débarquées à Ovar seraient en
position de se jeter sur ses derrières.

[Note en marge: Première rencontre des Anglais avec l'avant-garde du
général Franceschi.]

C'est le 10 mai que s'opéra ce mouvement. Le brave général
Franceschi, surpris et assailli dans tous les sens, se conduisit
avec le plus rare sang-froid, chargea sous la mitraille tantôt
l'infanterie, tantôt la cavalerie anglaise, détruisit autant de
monde qu'il en perdit, et se tira de ce mauvais pas avec un extrême
bonheur. Cette surprise était la triste suite d'un état de choses où
nous laissions tout savoir aux Anglais, sans parvenir à rien savoir
d'eux. Le 11 nos détachements repliés sur Oporto, dans les faubourgs
de la rive gauche du Douro, repassèrent le fleuve, en amenant tous
les bateaux à la rive droite.

Il semble qu'averti le 10 et le 11 par la présence de l'armée
anglaise, le maréchal Soult aurait dû avoir tous ses malades et
ses blessés non pas dans les hospices d'Oporto, mais sur la route
d'Amarante, et s'être assuré d'une manière positive de la possession
de cette dernière ville. Mais le 11 aucun des blessés n'était parti,
et on comptait sur la possession d'Amarante sans en être certain.
Le maréchal attendit encore le 12 pour quitter définitivement cette
ville d'Oporto, de laquelle il avait tant de peine à se détacher.
La seule précaution prise avait été de noyer les poudres qu'on ne
pouvait emporter, de faire le partage entre la grosse artillerie
impossible à traîner, et l'artillerie de campagne qu'on avait les
moyens d'atteler, et de se procurer avec celle-ci un parc mobile de
22 pièces. C'est le 12 que devait avoir lieu le départ. Le gros de
l'armée était échelonné sur la route d'Amarante par Balthar, et la
division Mermet était répartie dans l'intérieur d'Oporto pour couvrir
le mouvement de retraite.

[Note en marge: Sir Arthur Wellesley surprend Oporto dans la nuit du
11 au 12 mai.]

Mais sir Arthur Wellesley, dans la nuit même du 11, avait conçu un
projet qui eût été d'une hardiesse extravagante si le général anglais
avait été moins bien informé de l'état vrai des choses, c'était de
passer le Douro devant l'armée française, et d'enlever Oporto sous
ses yeux. Dans la nuit du 11 il envoya deux bataillons à Avintas, à
deux ou trois lieues au-dessus d'Oporto, avec mission de franchir le
Douro à l'insu des Français, d'y ramasser toutes les barques qu'on
trouverait, et de les faire descendre avant le jour jusqu'à Oporto.
Il se plaça lui-même avec le gros de ses troupes dans les faubourgs
de la rive gauche, parfaitement caché par les maisons, et attendant
le moment d'exécuter son plan, dont il n'avait donné le secret qu'aux
deux lieutenants généraux chargés de diriger les colonnes d'attaque.

Le 12, en effet, de très-grand matin, les deux bataillons envoyés
sous John Murray à Avintas ayant recueilli un nombre suffisant de
bateaux, et les ayant expédiés sur Oporto, on s'en servit pour
débarquer avant le jour quelques bataillons commandés par le
lieutenant général Paget, lequel vint prendre terre à l'improviste,
et dans le plus grand secret, à l'extrémité supérieure d'Oporto. Il
cacha ses troupes dans un bâtiment dit de l'Évêché, qui dominait la
rive droite. Ce point de débarquement bien occupé, on transporta,
détachement par détachement, le reste de la brigade Hill, et il était
plein jour que l'état-major français ne savait rien de ce qui se
passait, et refusait de croire les avis qui lui en avaient été donnés
par plusieurs témoins oculaires. Le général en chef, au lieu d'aller
s'en assurer par ses propres yeux, s'en fia d'abord au rapport
négatif de ses lieutenants, qu'il accusa plus tard de l'avoir trompé,
qui eurent tort sans doute, mais moins que lui, car dans des cas
semblables la responsabilité grandit avec le grade. Cette première
incrédulité ayant permis aux Anglais de jeter quelques mille hommes
sur la rive droite du Douro, ils eurent le temps de s'établir dans la
ville d'Oporto, et bientôt même ils ne prirent plus la peine de se
cacher. Mais le général Foy s'étant enfin transporté de sa personne
sur les lieux, et s'étant convaincu du péril, courut aux casernes,
fit prendre les armes aux troupes, et dirigea le 17e léger sur le
bâtiment que les Anglais avaient occupé. Ceux-ci, malheureusement,
une fois en position n'étaient pas faciles à déposter, et on fit
inutilement le coup de fusil avec eux pour les expulser. Le général
Mermet, qui formait l'arrière-garde avec sa division, porta ses
troupes sur le point dont les Anglais s'étaient rendus maîtres,
résolu à les attaquer vigoureusement et à les précipiter dans le
fleuve. Mais en se dirigeant sur la partie supérieure d'Oporto
il en découvrit le centre, et le lieutenant général Sherbrooke,
profitant de l'abandon où était laissé ce côté de la ville, y
débarqua rapidement sa brigade, de manière qu'en un instant Oporto
fut rempli d'Anglais. Le brave général Delaborde, à la tête du 4e
d'infanterie légère et du 15e de ligne, les chargea à outrance, les
repoussa jusqu'au bord du fleuve, mais ne put jamais leur arracher
les bâtiments qui leur servaient d'appui. Il fut blessé ainsi que
le général Foy, sans réussir à venger l'honneur de l'armée de cette
surprise inouïe.

Au point où en étaient les choses, résigné qu'on était à quitter
Oporto, il devenait presque inutile de disputer au prix d'une
immense effusion de sang une ville qu'on aurait été obligé de
reconquérir, rue à rue, sur des troupes qu'on ne chassait pas comme
les Portugais des positions dont elles s'étaient emparées. Il est
vrai qu'il restait un millier de blessés et de malades dans Oporto,
dépôt sacré, qu'il importait de sauver. Mais il aurait fallu posséder
la ville pendant plusieurs jours encore pour avoir le temps de
les évacuer, et il était impossible de l'espérer. C'est ce motif
qui décida la retraite des Français, après une lutte énergique du
général Delaborde, et une perte de quelques centaines d'hommes que
le maréchal Soult et sir Arthur Wellesley évaluèrent depuis à un
chiffre exagéré. Le plus fâcheux c'était de laisser nos blessés et
nos malades au pouvoir de l'ennemi, d'y laisser surtout l'honneur de
l'armée, car une pareille surprise n'avait pas d'exemple dans les
annales de la guerre. Heureusement on était remplacé à Oporto par le
général d'une nation civilisée; et nos malades, qui eussent couru le
danger d'être égorgés s'ils étaient restés au pouvoir des insurgés,
ne couraient cette fois que le danger d'être négligés[12].

[Note 12: Le duc de Wellington se comporta dignement en cette
circonstance. Il fit demander à l'armée française ses propres
chirurgiens pour soigner ses malades, en accordant à ces chirurgiens
des sauf-conduits pour leur venue et leur retour.]

[Note en marge: Retraite de l'armée française sur Balthar.]

On se retira donc le soir du 12 à Balthar, fort irrités les uns
contre les autres, les généraux accusant le commandant en chef
d'avoir tout laissé tomber dans l'état d'incurie qui avait rendu
possible la surprise d'Oporto, le commandant en chef accusant ses
lieutenants de lui avoir laissé ignorer le passage commencé du Douro.
On avait emmené avec soi le coupable auteur des communications
avec l'armée anglaise, le nommé Argenton, que le maréchal avait
fait arrêter pour le traduire en jugement. Il voulait le donner en
garde au général Delaborde, mais les choses en étaient venues à
ce point, que le général Delaborde refusa de s'en charger, disant
qu'on n'avait qu'un désir, celui de faire évader cet intrigant pour
couvrir d'un voile ce qui s'était passé, et que lui, désirant la
lumière, n'entendait pas être responsable d'une telle évasion. En
effet Argenton, qui était plein de dextérité, parvint à s'échapper,
et s'enfuit chez les Anglais sans qu'on pût raisonnablement accuser
personne de connivence, bien que dans l'armée on en accusât tout le
monde[13].

[Note 13: Il fut repris quelques mois après, jugé et fusillé.]

[Note en marge: Nouveau malheur qui prive l'armée française de la
route de Bragance.]

Parvenu le soir à Balthar, le maréchal Soult apprit un nouvel
accident, plus funeste encore que celui qui était arrivé le matin à
Oporto. Le général Loison n'ayant pas les forces suffisantes pour
s'ouvrir le passage du Tamega, et craignant d'être coupé d'Oporto
par le grand nombre d'ennemis qui s'étaient présentés à lui, avait
évacué Amarante. La route de Bragance se trouvait ainsi livrée aux
Anglais. Cette dernière contrariété devenait un désastre, car pour
rejoindre la route directe d'Oporto à Tuy par Braga, qu'il eût mieux
valu cent fois adopter dès le début, il fallait revenir jusque
fort près d'Oporto, et on devait naturellement supposer qu'on y
rencontrerait l'armée anglaise prête à nous barrer le passage. Or
comment se faire jour pour gagner la route directe de Braga? Il y
avait beaucoup de raisons d'en désespérer, dans l'état où se trouvait
l'armée, et on ne savait à quel parti s'arrêter. Cependant avec un
peu plus de sang-froid le maréchal Soult aurait pu faire un calcul
qui se présentait assez naturellement à l'esprit. Malgré la surprise
du matin, il n'était pas à croire que le général anglais eût déjà
transporté toute son armée d'une rive à l'autre du Douro. De telles
opérations, quand on n'en a pas préparé les moyens long-temps à
l'avance, ne s'exécutent que lentement. L'eût-il fait, il n'était
pas probable qu'il eût déjà concentré toutes ses troupes sur les
derrières des Français, de manière à interdire à ceux-ci le passage
de la route d'Amarante à celle de Braga. Une avant-garde pouvait
tout au plus se trouver au point d'intersection des deux routes, et
dès lors on avait chance de lui passer sur le corps. Il est vrai
que dans ces sortes de situations ce ne sont pas les chances les
meilleures qu'on est porté à supposer, mais les plus mauvaises, et
qu'après avoir trop accordé à la fortune, on lui accorde trop peu.
Dans ce cas-ci notamment, le maréchal Soult eût réussi en étant plus
confiant, car sir Arthur Wellesley ne fit occuper Valongo, premier
point au delà d'Oporto, que le lendemain 13 au matin, avec une simple
avant-garde, et il ne s'y présenta lui-même que le 14 à la tête de
son armée. Mais ne pouvant deviner cette circonstance, ne sachant pas
la prévoir, le maréchal Soult prit un parti désespéré.

Il avait devant lui une chaîne escarpée, au delà de laquelle se
déroulait la route de Braga, et mieux encore que la route de Braga,
celle de Braga à Chaves, sur laquelle il pouvait se jeter directement
sans descendre jusqu'à Braga, ce qui lui permettait d'atteindre
Chaves avant les troupes du général Beresford. N'ayant pas d'avance
ordonné à Tuy des préparatifs pour le passage du Minho, il lui
fallait, comme la première fois, remonter jusqu'à Chaves, pour
traverser ce fleuve dans les montagnes vers Orense.

[Note en marge: L'armée française, réduite à franchir la Sierra
de Santa-Catalina, est obligée pour se sauver d'abandonner son
artillerie.]

Mais pour franchir cette chaîne, qu'on appelle Sierra de
Santa-Catalina, on était réduit à suivre des sentiers de chèvre,
où les cavaliers ne pouvaient passer qu'en mettant pied à terre,
et les artilleurs qu'en abandonnant leurs canons. Il fallait donc
se résoudre au sacrifice de toute l'artillerie. Or, après celui de
déposer les armes, il n'y en a pas de plus humiliant, parce qu'il n'y
en a pas de plus funeste pour une armée. Mais cette résolution une
fois prise, le maréchal Soult eut le mérite de l'exécuter sans perte
de temps. Il fit réunir sur-le-champ son artillerie et ses caissons,
pour les faire sauter. On eut soin auparavant de mettre sur le dos
des soldats tout ce qu'ils pouvaient porter de cartouches; on voulut
même livrer une portion du trésor de l'armée à leur avidité, mais ce
fut en vain, car la plupart avaient déjà leurs sacs remplis. La plus
grande partie de la caisse fut abandonnée à l'explosion qui détruisit
l'artillerie.

Ce cruel sacrifice accompli, on se dirigea sur les flancs escarpés de
la Sierra de Santa-Catalina, vers laquelle on avait déjà acheminé une
tête de colonne, et on employa toute la journée du 13 à la franchir.
Les soldats eurent beaucoup à souffrir pendant cette route, parce
qu'ils étaient très-chargés, et avaient à gravir des sentiers fort
difficiles. Enfin le soir on arriva à Guimaraens, où l'on trouva
le corps du général Loison qui s'était replié sur cette ville en
quittant Amarante, et en outre les divers détachements qui sous le
général Lorge avaient évacué le littoral. L'armée était ainsi réunie
tout entière, et, grâce au sacrifice qu'elle avait fait de son
artillerie, capable de passer partout.

C'était un avantage trop chèrement acheté pour ne pas en profiter,
surtout afin de se préserver de la poursuite du général Beresford,
qui, après l'occupation d'Amarante, pouvait se porter directement
sur la route de Chaves, et intercepter de nouveau notre ligne de
communication. On marcha sans s'arrêter sur Salamonde et Ruivaens.
On renonça même, pour plus de sûreté, à passer par Chaves, où
l'on était certain de trouver les Portugais qui avaient enlevé la
garnison française laissée dans cette ville, et on se dirigea sur
Monte-Alegre, d'où une route plus courte conduisait à Orense.

[Note en marge: Danger de l'armée française à Puente-Novo, surmonté
par le courage du major Dulong.]

[Note en marge: L'armée française arrive le 19 mai à Orense dans un
état déplorable.]

Mais bientôt on apprit que les insurgés, pour donner au général
Beresford le temps d'atteindre l'armée française, coupaient les
ponts, et obstruaient les défilés. On sut notamment que le pont
de Puente-Novo avait été coupé par des paysans, et qu'ils étaient
embusqués dans les environs pour défendre le passage. Il fallait
à tout prix franchir cet obstacle, ou bien on était pris en flanc
par le général Beresford sous vingt-quatre heures, en queue par
sir Arthur Wellesley sous quarante-huit. Le major Dulong, du 31e
d'infanterie légère, se chargea de surmonter la difficulté. Il prit
avec lui cent hommes d'élite, marcha au pont dans l'obscurité,
le trouva coupé, et gardé par les paysans. Heureusement ceux-ci
avaient pour leur usage laissé deux poutrelles, et de plus, afin
de se mettre à l'abri du temps, qui était affreux, ils s'étaient
blottis dans une baraque où ils ne songeaient qu'à se chauffer. Le
major Dulong, profitant de la négligence portugaise, passa sur les
poutrelles avec les braves qui le suivaient, puis se jeta sur la
baraque dans laquelle s'étaient abrités les Portugais, les égorgea
tous, et, délivré d'eux, se hâta de rétablir le pont avec les bois
qui lui tombèrent sous la main. À la pointe du jour du 16, l'armée
trouva le pont réparé, et put défiler, sauvée des fautes de ses chefs
par la bravoure d'un officier et par un bienfait du hasard. Bientôt
elle rencontra un nouvel obstacle au pont de Misarella, près de
Villa-da-Ponte. Au fond d'une gorge étroite, où à peine deux hommes
pouvaient marcher de front, et des hauteurs de laquelle de nombreux
paysans tiraient sur nos soldats, s'offrait un pont couvert d'abatis,
dont les Portugais avaient commencé la destruction. En même temps
on entendait à la queue de l'armée le feu qui commençait entre notre
arrière-garde et l'avant-garde du général Beresford. Il n'y avait
pas besoin de tant de circonstances pour exciter la témérité de nos
soldats. Ils s'élancèrent bravement dans la gorge malgré le feu
des hauteurs, enlevèrent les abatis, tuèrent les Portugais qui les
défendaient, et franchirent le pont. Mais à l'arrière-garde il y
eut du désordre, et on perdit un reste de bagages porté sur le dos
de quelques mulets. On passa outre, fort consolé de cette perte,
et on gagna enfin la route d'Orense, où l'on arriva le 19 mai,
exténué de fatigue, sans chaussure, presque sans vêtements, ayant
marché souvent sans vivres, par des pluies de printemps, qui dans
cette contrée sont horribles. Le plus grand sujet de chagrin, outre
la perte du matériel, c'était d'avoir laissé à Oporto de nombreux
malades, que l'honneur anglais allait protéger sans doute, surtout
d'avoir abandonné sur les routes beaucoup de blessés et d'écloppés
que l'honneur portugais ne protégeait pas du tout, car les insurgés
les égorgeaient en nous suivant. Malgré ce qu'on en a dit depuis, la
capitulation de Cintra, après la bataille de Vimeiro, vaillamment
livrée quoique perdue, avait moins coûté à la gloire de l'armée et
à son effectif, que la surprise d'Oporto, la destruction de notre
artillerie à Peñiafiel, et cette marche précipitée à travers les
gorges de la province de Tras-los-Montès. L'état moral de nos troupes
répondait à leur état matériel. Les soldats, bien que leurs sacs
fussent pleins, étaient mécontents de leurs chefs et d'eux-mêmes,
et tout en persistant dans leur indiscipline, sévères, comme ils
le sont toujours, pour ceux qui les y avaient laissés tomber. Les
railleries sur la royauté évanouie d'Oporto ajoutaient à la tristesse
du spectacle.

[Note en marge: Le maréchal Soult se rend d'Orense à Lugo.]

[Note en marge: Expédition du maréchal Ney dans les Asturies.]

À peine arrivé à Orense, le maréchal Soult fut obligé de se rendre à
Lugo pour dégager cette ville, que l'absence du maréchal Ney laissait
exposée aux entreprises des insurgés de la Galice. Le maréchal
Ney, comme nous l'avons dit, sentant la nécessité de purger les
Asturies de la présence du marquis de La Romana, avait résolu d'y
faire avec le général Kellermann une expédition commune, à laquelle
ils devaient concourir, l'un en se portant à Oviedo par Lugo, et
l'autre en s'y portant par Léon. Le premier, par conséquent, devait
suivre le littoral, le second traverser les montagnes qui séparent
la Vieille-Castille des Asturies. Ils avaient tenu parole en braves
gens. Le maréchal Ney, parti de Lugo avec 12 mille combattants le
13 mai, lendemain de la surprise d'Oporto, avait gagné les sources
de la Navia, et, laissant les Espagnols postés le long du littoral,
les avait débordés en se frayant un chemin à travers des montagnes
épouvantables, les avait séparés d'Oviedo, était entré dans cette
ville au milieu de leurs bandes dispersées, et n'avait pu la sauver
d'une espèce de saccagement, suite d'un combat de rues entre les
Espagnols et les Français. Le marquis de La Romana, après avoir
attiré tous les genres de calamités sur cette contrée malheureuse,
s'était enfui avec quelques officiers à bord des vaisseaux anglais,
pour aller recommencer ailleurs son triste système de guerre. On
avait trouvé à Gijon des richesses considérables. De son côté, le
général Kellermann était parti de Léon, avait traversé les montagnes
des Asturies, et, descendant sur Oviedo, y avait donné la main aux
troupes du maréchal Ney.

[Note en marge: Rencontre des deux corps du maréchal Ney et du
maréchal Soult.]

C'est pendant ces opérations combinées que les insurgés de la Galice,
profitant de l'absence du maréchal Ney, avaient assailli Lugo et
Saint-Jacques-de-Compostel. Le maréchal Soult, en s'y portant, les
dispersa, et fut rejoint par le maréchal Ney, qui, les Asturies
délivrées, était revenu en toute hâte pour débloquer les villes
menacées. Quand les deux corps furent rapprochés, les détails de
l'expédition d'Oporto se communiquèrent de l'un à l'autre, et
provoquèrent dans celui du maréchal Ney un jugement sévère. Les vieux
soldats du maréchal Ney, pauvres, sages, disciplinés, raillèrent
les soldats, plus jeunes, plus riches et fort indociles du maréchal
Soult, qui n'avaient pas dans leurs victoires une excuse de leur
manière d'être. Ces derniers se justifiaient en rejetant leurs
fautes sur leurs chefs, qu'ils accusaient de tous les malheurs de
l'armée[14]. Il était évident que la paix pouvait être troublée, si
les deux corps restaient long-temps ensemble. Toutefois le maréchal
Ney, impétueux, mais loyal, se comporta envers son collègue avec la
courtoisie d'un généreux compagnon d'armes. Il ouvrit ses magasins
pour fournir aux troupes du maréchal Soult une partie de ce qu'elles
avaient perdu, et s'occupa surtout de remplacer l'artillerie qu'elles
avaient été obligées d'abandonner.

[Note 14: Je raconte ici exactement ce que les aides de camp du
ministre de la guerre, envoyés sur les lieux pour s'informer de
l'état des choses, lui rapportèrent à leur retour.]

[Note en marge: Conduite qu'avaient à tenir les deux maréchaux Ney et
Soult, une fois réunis.]

Les deux maréchaux, satisfaits l'un de l'autre, avisèrent à la
conduite qu'ils avaient à tenir dans le plus grand intérêt des armes
de l'Empereur, comme on le disait alors, du reste avec vérité, car il
s'agissait bien plus de la grandeur de Napoléon que de celle de la
France, fort compromise par ces guerres lointaines. Le maréchal Ney,
après avoir guerroyé plusieurs mois dans la Galice et les Asturies,
conservait environ 12 mille combattants présents sous les armes, le
maréchal Soult 17 mille, bien que l'effectif de l'un et de l'autre
fût du double. Avec cette force, destinée bientôt à s'accroître par
les sorties d'hôpitaux, avec cette force employée franchement, sans
aucun sentiment de rivalité, ils pouvaient achever la soumission
de la Galice et des Asturies, exterminer les insurgés, et si les
Anglais s'obstinaient à rester sur les bords du Minho, ou même
osaient le passer, les accabler à leur tour, et les acculer à la
mer. Si au contraire, comme c'était probable, sir Arthur Wellesley
se reportait du nord vers le sud du Portugal, pour faire face aux
entreprises des Français sur le Tage, l'un des deux maréchaux, ou
tous les deux, pouvaient quitter la Galice, côtoyer le Portugal par
la Vieille-Castille, se porter de Lugo vers Zamora et Ciudad-Rodrigo
(voir la carte nº 43), tomber ensemble avec le maréchal Victor sur
l'armée britannique, et la dégoûter pour jamais de reparaître sur le
continent de la Péninsule.

[Date en marge: Juin 1809.]

C'était là, certainement, ce que Napoléon eût ordonné s'il avait été
sur les lieux (ses instructions en font foi), et c'est là ce qu'eût
prescrit l'état-major de Madrid s'il avait pu se faire obéir. Pour
le moment les deux maréchaux pouvaient exécuter spontanément la
première partie de ce plan, en purgeant en quelques jours le rivage
de la Galice des révoltés qui s'y étaient établis, et en coupant
les communications avec la marine anglaise, communications qui
fournissaient le principal aliment de la guerre. Le général Noruña,
avec une douzaine de mille hommes et quelques équipages anglais
débarqués, avait créé à Vigo un établissement formidable. Le marquis
de La Romana, transporté des Asturies en Galice avec ses officiers
et quelques troupes de choix, s'était établi à Orense, depuis le
mouvement du maréchal Soult sur Lugo, et y devenait menaçant. Il
était indispensable, si les deux maréchaux ne devaient pas demeurer
réunis, de chasser les chefs insurgés de leur double établissement,
sauf à se porter ensuite là où ils croiraient plus utile, plus
conforme à leurs instructions de se rendre. D'ailleurs les
instructions du maréchal Soult lui laissaient une grande latitude,
car il n'en avait eu d'autres que celles de conquérir le Portugal,
et de donner ensuite la main au maréchal Victor en Andalousie: or
au lieu d'être à Lisbonne ou Badajoz, il était à Lugo, revenu vers
son point de départ. Un tel résultat n'ayant pas été supposé par
Napoléon, rien ne lui avait été prescrit pour le cas tout à fait
imprévu de son retour en Galice. Il était donc entièrement libre
d'agir pour le mieux. Mais il avait un penchant visible à se porter
en Vieille-Castille, vers Zamora et Ciudad-Rodrigo, sur la frontière
orientale du Portugal, soit qu'en côtoyant ainsi le pays qu'il avait
dû conquérir il se sentît un peu moins éloigné de son but, soit
que rester confiné dans la Galice, à y remplir une tâche qui était
particulièrement celle du maréchal Ney, ne flattât pas beaucoup son
ambition, soit enfin que les propos fort animés, fort malveillants,
quelquefois scandaleux qu'amenait le contact entre les deux corps,
lui fussent désagréables. Il exprima donc au maréchal Ney l'intention
de se rendre à Zamora, pour opérer, disait-il, en Castille un
mouvement correspondant à celui que les Anglais semblaient projeter
vers le sud du Portugal, en se reportant du Minho sur le Douro,
du Douro sur le Tage. Cette résolution avait quelque que chose de
fondé, bien qu'on ne pût encore rien affirmer du mouvement supposé
des Anglais vers le sud du Portugal, et que le plus pressant fût
de battre l'ennemi qu'on avait devant soi, car autrement il allait
se créer sur la côte de Galice une situation des plus fortes. Les
Anglais, du pas dont ils marchaient, ne pouvaient être sur le Tage
avant un mois ou deux, comme le prouva depuis l'événement; on
avait bien, dans un pareil espace de temps, le moyen de détruire
leur établissement en Galice, et d'être ensuite tous rendus sur le
Tage par Zamora et Alcantara. On devait même avoir le loisir de se
refaire, et de se reposer quelques jours.

[Note en marge: Convention entre le maréchal Ney et le maréchal
Soult, par laquelle ils s'engagent à une expédition commune sur
Orense et Vigo.]

Le maréchal Soult toutefois, pour répondre aux désirs et aux bons
procédés de son compagnon d'armes, convint avec lui, par une
stipulation écrite, qu'ils feraient une expédition en Galice, pour
y détruire les deux rassemblements des insurgés, après quoi le
maréchal Soult se séparerait du maréchal Ney, pour se porter sur la
Vieille-Castille par Puebla de Sanabria et Zamora. Ils convinrent
que le maréchal Soult, qui était à Lugo, descendrait par la vallée
du Minho sur Montforte de Lemos, Orense et Ribadavia, jusqu'à ce
qu'il eût joint et détruit le marquis de La Romana; que le maréchal
Ney, protégé sur son flanc gauche par ce mouvement, ferait évacuer
Saint-Jacques-de-Compostel, et se porterait ensuite sur le littoral
pour y attaquer les redoutables ouvrages élevés à Vigo par les
Anglais et les Espagnols. Le maréchal Soult ayant par la destruction
du marquis de La Romana rendu praticable l'opération très-ardue que
le maréchal Ney devait essayer sur Vigo, pourrait alors remonter par
le val d'Ores sur Puebla de Sanabria et Zamora. Les deux maréchaux,
après avoir signé ces arrangements à Lugo le 29 mai, se séparèrent
pour commencer le plus tôt possible les opérations qu'ils avaient
résolues.

[Note en marge: Marche du maréchal Soult sur Montforte.]

Le maréchal Soult quitta Lugo le 2 juin, après avoir fait tous ses
préparatifs pour une marche vers Zamora, et s'avança sur Montforte,
d'où le marquis de La Romana s'enfuit en descendant sur Orense.
Arrivé le 5 à Montforte, le maréchal Soult s'arrêta, et au lieu de
continuer à descendre la vallée du Minho jusqu'à Orense, comme il en
était convenu avec le maréchal Ney, il dirigea ses reconnaissances
sur le cours supérieur du Sil, l'un des affluents du Minho, vers
Puebla de Sanabria et Zamora. Ce n'était point là le chemin d'Orense.
Toutefois il séjourna à Montforte, dans une sorte d'immobilité.

[Note en marge: Marche du maréchal Ney sur Vigo.]

[Note en marge: Formidable position de Vigo, devant laquelle s'arrête
le maréchal Ney.]

Le maréchal Ney, parti de son côté des environs de la Corogne avec 18
bataillons, se porta sur Saint-Jacques-de-Compostel, que les insurgés
évacuèrent à son approche. Le 7 juin, il se rendit à Pontevedra sur
le bord de la mer. (Voir la carte nº 43.) Pour arriver à Vigo, il
fallait côtoyer une foule de petits golfes, couverts de canonnières
anglaises, et défiler sous leur feu. Il n'y avait pas là de quoi
arrêter l'intrépide maréchal. Mais arrivé près de Vigo il rencontra
une position que la nature et l'art avaient rendue formidable. Il
fallait traverser une petite rivière, sans pont et à portée de la
mer, escalader ensuite des retranchements qui étaient armés de 60
bouches à feu de gros calibre, et derrière lesquels se trouvaient
plusieurs milliers de marins anglais avec douze mille Espagnols. Une
pareille position pouvait être emportée par l'impétuosité du maréchal
et de ses soldats. Mais on devait y perdre beaucoup de monde; on
courait en outre le danger de ne pas réussir; et encore fallait-il
être assuré que, pendant cette audacieuse tentative, on n'aurait pas
sur les flancs ou sur les derrières une brusque attaque de La Romana,
lequel, peu à craindre dans une situation ordinaire, le deviendrait
fort quand on serait occupé à enlever les redoutes anglaises. Aussi
le maréchal Ney qui savait le maréchal Soult à Montforte, et le
général La Romana à Orense, attendait-il un mouvement du premier
contre le second, avant de commencer sa périlleuse entreprise. Il
attendit ainsi jusqu'au 10 l'accomplissement de la parole donnée,
voulant avec raison que le rassemblement de La Romana fût dispersé
avant d'attaquer Vigo.

[Note en marge: Instances du maréchal Ney auprès du maréchal Soult
pour obtenir l'exécution de la convention de Lugo.]

Mais sur ces entrefaites, il reçut du général Fournier, qu'il avait
laissé à Lugo pour certains détails, un avis qui le remplit de
défiance à l'égard de son collègue, et de circonspection à l'égard
de l'ennemi, deux sentiments qui n'étaient pas ordinaires à son
caractère confiant et téméraire. Le général Fournier était parvenu à
lire dans les mains du général Rouyer, resté à Lugo pour y soigner
les blessés et les malades de l'armée du Portugal, des instructions
très-secrètes, dans lesquelles le maréchal Soult lui enjoignait dès
que les blessés et les malades dont il avait la garde seraient en
état de marcher, de les acheminer directement sur Zamora, et lui
recommandait de tenir ces ordres cachés pour tout le monde, surtout
pour le maréchal Ney[15]. En recevant avis de cette disposition, qui
aurait été assez naturelle si elle avait été avouée, puisque Zamora
était le but définitif du maréchal Soult, le maréchal Ney se crut
trahi. Voyant de plus le maréchal Soult, au lieu de descendre sur
Orense pour en chasser La Romana, s'arrêter à Montforte, il n'hésita
plus à penser que son collègue lui manquait volontairement de parole.
Avant d'en arriver à un éclat, il lui écrivit le 10 une lettre, dans
laquelle il l'informait de sa situation fort périlleuse, lui disait
qu'il comptait encore sur l'exécution du plan convenu, mais ajoutait
que si, contre toute probabilité, ce plan était abandonné, il le
priait de l'en prévenir, car un plus long séjour en face de Vigo,
avec le débouché d'Orense ouvert sur ses flancs, serait infiniment
dangereux.

[Note 15: Je rapporte ici le contenu d'un rapport du général Clarke,
ministre de la guerre, à Napoléon.]

[Note en marge: Silence du maréchal Soult, et sa marche sur Zamora.]

[Note en marge: Irritation du maréchal Ney en apprenant la marche du
maréchal Soult sur Zamora.]

Après cette lettre, le maréchal Ney attendit quelques jours sans
recevoir de réponse. Frappé de ce silence, voyant la position des
Anglais devenir tous les jours plus forte à Vigo, craignant, s'il
s'affaiblissait pour l'enlever, que les insurgés ne lui tombassent
sur le corps tous à la fois, et que le retour vers la Corogne ne
lui devînt difficile, il rétrograda sur Saint-Jacques-de-Compostel,
le coeur plein d'une irritation qu'il avait peine à contenir. Là il
apprit que le maréchal Soult, loin de descendre le Minho, en avait au
contraire remonté les affluents pour se rendre par Puebla de Sanabria
sur Zamora. Ce maréchal, en effet, impatient de quitter la Galice
pour la Vieille-Castille, après être demeuré jusqu'au 11 à Montforte,
s'était mis en route pour franchir les chaînes qui séparent ces
provinces. Le général de La Romana voulant l'arrêter dans sa marche,
il le repoussa, et crut ainsi avoir rempli ses engagements, ce
qui n'était pas, car battre le général espagnol sur les affluents
supérieurs du Minho, c'était le rejeter sur le cours inférieur de
ce fleuve, c'est-à-dire le ramener à Orense, où justement il était
convenu qu'on ne le laisserait point. Se croyant quitte envers son
collègue, il prit la route de Zamora, sans faire aucune réponse à
la lettre qu'il en avait reçue. Le maréchal Ney, considérant le
silence observé à son égard, la marche du maréchal sur Zamora, et le
secret recommandé au général Rouyer, comme les preuves d'une conduite
déloyale envers lui, s'abandonna aux plus violents emportements. Il
était du reste dans une position des plus difficiles, car à peine le
maréchal Soult avait-il pris sur lui de rentrer en Castille, que La
Romana étant revenu sur Orense, et pouvant se joindre à Noruña, le
séjour devant Vigo devenait des plus dangereux. Ayant vu plusieurs
fois ses communications interrompues avec le royaume de Léon et
la Vieille-Castille, pendant qu'il était enfoncé sur le littoral,
le maréchal Ney devait s'attendre à les voir bien plus gravement
compromises, maintenant que les insurgés excités par l'approche des
Anglais, par la retraite du maréchal Soult, allaient dominer tout le
pays, et, probablement, remonter d'Orense jusqu'à Lugo, pour occuper
en force cette position décisive, qui barre complétement la route de
la Corogne à Benavente. Si lorsqu'il n'y avait que quelques insurgés
épars, il avait fallu toute la division Maurice Mathieu, donnant la
main au général Kellermann, pour rouvrir les communications avec Léon
et la Vieille-Castille, qu'arriverait-il quand les généraux Noruña
et La Romana réunis viendraient s'établir en force à Lugo? Un autre
danger pouvait surgir, et celui-là était de nature à faire craindre
un nouveau Baylen. Les Anglais, venus jusqu'au Minho, avaient à
choisir entre deux partis; ils pouvaient recommencer la campagne du
général Moore, et se porter en Vieille-Castille, ou bien retourner
au midi du Portugal sur le Tage. S'ils prenaient le premier parti
et se portaient en Castille, le maréchal Ney avec 10 ou 12 mille
Français contre 20 mille Anglais et 40 ou 50 mille Espagnols, était
perdu. Or, l'idée de capituler comme le général Dupont, ou de se
sauver en sacrifiant son artillerie comme le maréchal Soult, lui
était également insupportable, et il résolut d'évacuer la Galice.
Quoique cette détermination fût grave, et dût entraîner de grandes
conséquences, elle était motivée, et fondée au surplus sur des
instructions souvent renouvelées, car Joseph et Napoléon, blâmant son
ardeur à se porter sur les côtes quand ses derrières n'étaient pas
suffisamment garantis, lui avaient écrit, qu'avant de se consacrer
exclusivement à la soumission du littoral, il devait songer à assurer
ses communications avec la Vieille-Castille. Lorsque le maréchal
Soult était en Portugal, c'était un devoir de bon camarade de garder
Orense et Tuy; mais aujourd'hui que ce maréchal avait évacué le
Portugal, il n'y avait plus aucune raison de rester en Galice,
exposé à tous les dangers, notamment à celui de se voir enveloppé par
les Anglais et les Espagnols réunis.

[Note en marge: Le maréchal Ney ne se croyant plus assez fort pour
rester en Galice, évacue cette province.]

Le maréchal Ney, en prenant la résolution d'évacuer la Galice,
n'avait de regret que pour la Corogne et le Ferrol. Mais les
Espagnols, jaloux de leurs établissements maritimes, n'étaient pas
gens à les livrer aux Anglais, et d'ailleurs, pour plus de sûreté,
il laissa dans les forts du Ferrol une garnison française bien
approvisionnée; puis, faisant marcher devant lui tout son matériel,
n'abandonnant ni un blessé ni un malade, il remonta lentement vers
Lugo, enlevant, égorgeant jusqu'au dernier tous les postes d'insurgés
qui osèrent l'approcher. Parvenu à Lugo, il recueillit les malades
du maréchal Soult, et les conduisit avec les siens à Astorga, où il
arriva dans les premiers jours de juillet, n'ayant perdu ni un homme
ni un canon. Là il s'occupa de réorganiser et de refaire son corps.
Au moment où il atteignait Astorga, le maréchal Soult entrait à
Zamora.

[Note en marge: Profondes irritations existant entre le corps du
maréchal Ney et celui du maréchal Soult.]

L'irritation du maréchal Ney avait passé dans ses soldats, au point
que les aides de camp du ministre de la guerre, envoyés sur les
lieux, déclarèrent à celui-ci qu'il y aurait péril à laisser les
deux corps l'un auprès de l'autre. Les propos les plus outrageants
étaient répandus à Astorga contre le maréchal Soult et son armée,
qu'on accusait de tous les malheurs de la campagne, car en partant,
disait-on, il avait passé à Orense sans détruire La Romana, qu'il
avait jeté ainsi sur les derrières du maréchal Ney; et en revenant,
tandis qu'on lui tendait la main pour détruire La Romana en commun,
il se retirait clandestinement en Castille, laissant encore le
maréchal Ney en Galice exposé à tous les dangers. Le maréchal Ney
écrivit tant au roi Joseph qu'au maréchal Soult, les lettres les
plus blessantes pour ce dernier. Si j'avais voulu, disait-il, me
résoudre à sortir de la Galice sans artillerie, j'aurais pu y rester
plus longtemps, au risque de m'y voir enfermé; mais je n'ai pas
voulu m'exposer à en partir de la sorte, et j'ai fait ma retraite
en emmenant mes blessés, mes malades, même ceux de M. le maréchal
Soult, restés à ma charge. Il ajoutait à l'égard de ce maréchal, que
quels que fussent les ordres de l'Empereur, il était décidé à ne plus
servir avec lui.

Ces tristes détails sont indispensables pour faire apprécier comment
était conduite la guerre en Espagne, et comment Napoléon, en étendant
ses opérations par delà les limites auxquelles sa surveillance
pouvait atteindre, les livrait au hasard des événements et des
passions, et exposait à périr inutilement des soldats héroïques, qui
devaient bientôt manquer à la défense de notre malheureuse patrie.
Pendant que le maréchal Ney se trouvait à Astorga, exprimant avec la
véhémence de son naturel l'irritation dont il était rempli, exemple
que ses soldats ne suivaient que trop, le maréchal Soult, à quelque
distance de là, c'est-à-dire à Zamora, paraissait dévoré de chagrin,
profondément abattu, et constamment préoccupé. C'est ainsi du moins
que les officiers chargés de rendre compte au ministre de la guerre
dépeignaient l'état d'esprit des deux maréchaux[16].

[Note 16: Le tableau des deux armées est tracé dans ces rapports
avec des couleurs beaucoup plus vives que celles que j'emploie ici,
couleurs que la dignité de l'histoire ne permet pas de reproduire.]

[Note en marge: Le roi Joseph, en apprenant les échecs essuyés au
nord, ajourne les expéditions projetées au midi de la Péninsule.]

Le roi Joseph, apprenant toujours les nouvelles fort tard, ne sachant
l'évacuation du Portugal, l'évacuation de la Galice, la querelle
des deux maréchaux, qu'un mois après l'événement, en éprouva le
chagrin le plus profond, car il lui était facile de prévoir les
conséquences de ce triple malheur. Il ne songea plus dès lors à
pousser le maréchal Victor en Andalousie; il le retint au contraire
sur le Tage, entre Almaraz et Alcantara, pour faire face à Gregorio
de la Cuesta, si celui-ci voulait repasser le Tage, ou aux Anglais,
si ces derniers étaient tentés de le remonter de Lisbonne jusqu'en
Estrémadure. Les rêves brillants du mois d'avril, inspirés par
les victoires de Medellin et de Ciudad-Real, étaient évanouis; il
fallait se borner à repousser victorieusement une attaque, si on en
essuyait une, et à chercher dans les conséquences de cette attaque
heureusement repoussée le moyen de rétablir les affaires gravement
compromises. La nouvelle de la bataille d'Essling qu'on recevait dans
le moment n'était pas de nature à embellir le tableau fort sombre
qu'on se faisait à Madrid de la situation. Toutefois, les trois corps
réunis des maréchaux Ney, Mortier et Soult, pouvant présenter plus
de 50 mille hommes dès qu'ils seraient reposés, étaient suffisants,
si on les conduisait bien, pour jeter à la mer tous les Anglais de
la Péninsule. Mais il fallait qu'ils fussent bien conduits, surtout
par une seule main, et dans l'état des choses il était impossible
d'espérer qu'il en fût ainsi.

[Note en marge: Dépêche inattendue de Napoléon, écrite avant la
connaissance des événements, laquelle confère au maréchal Soult le
commandement réuni des trois corps d'armée du maréchal Soult, du
maréchal Ney, du maréchal Mortier.]

Telle était la situation lorsque survint de Schoenbrunn une
dépêche tout à fait imprévue, émanant de Napoléon lui-même, et qui
fournissait une nouvelle preuve de ce que pouvait être la direction
des opérations militaires imprimée de si loin[17]. Tandis qu'on en
était en Espagne à l'évacuation du Portugal et de la Galice, Napoléon
à Schoenbrunn en était aux premiers actes de l'entrée du maréchal en
Portugal, et de la descente du maréchal Ney sur le littoral de la
Galice. De même que Joseph avait vu avec peine les communications des
deux maréchaux négligées, et le maréchal Mortier oisif à Logroño,
Napoléon, meilleur juge que Joseph, et juge tout-puissant de la
marche des choses, avait désapprouvé ce qui se passait, et avait
voulu y remédier sur-le-champ. Pour cela il n'avait rien trouvé
de mieux que de réunir les trois corps des maréchaux Soult, Ney,
Mortier dans une même main. Ne sachant pas encore la position que
les événements avaient faite à tous les trois, il avait décerné le
commandement en chef au maréchal Soult, par raison d'ancienneté.
Aussi écrivit-il la dépêche suivante au ministre de la guerre:
«Vous enverrez un officier d'état-major en Espagne avec l'ordre
que les corps du duc d'Elchingen, du duc de Trévise et du duc de
Dalmatie ne forment qu'une armée, sous le commandement du duc de
Dalmatie. Ces trois corps doivent ne manoeuvrer qu'ensemble, marcher
contre les Anglais, les poursuivre sans relâche, les battre et les
jeter dans la mer. Mettant de côté toute considération, je donne
le commandement au duc de Dalmatie comme au plus ancien. Ces trois
corps doivent former de 50 à 60 mille hommes, et, si cette réunion
a lieu promptement, les Anglais seront détruits, et les affaires
d'Espagne terminées. Mais il faut se réunir et ne pas marcher par
petits paquets; cela est de principe général pour tout pays, mais
surtout pour un pays où l'on ne peut pas avoir de communications.
Je ne puis désigner le lieu de réunion, parce que je ne connais
pas les événements qui se sont passés. Expédiez cet ordre au roi,
au duc de Dalmatie et aux deux autres maréchaux par quatre voies
différentes.» Quand cette dépêche parvint en Espagne, c'est-à-dire
dans les derniers jours de juin, elle y causa une extrême surprise,
non pas qu'on désapprouvât la réunion des trois corps en une seule
main, mais parce qu'on ne comprenait pas qu'il fût possible de faire
servir ensemble les maréchaux Ney, Mortier, Soult, et surtout les
deux premiers sous le dernier. Si Napoléon eût été sur les lieux,
il eût certainement réglé les choses autrement. Il aurait, comme
Joseph le lui écrivit avec beaucoup de sens, laissé le maréchal
Soult pour garder le nord de l'Espagne, et fait passer les maréchaux
Mortier et Ney sur le Tage, pour y renforcer le maréchal Victor, qui
allait avoir besoin de grands moyens contre les forces réunies de
l'Espagne et de l'Angleterre. Et si le maréchal Ney, que sa grande
situation et son caractère impétueux rendaient peu propre à servir
sous un autre chef que l'Empereur lui-même, n'avait pu être employé
sous le maréchal Victor, il l'aurait placé dans la Manche afin d'y
tenir tête à l'armée espagnole du centre, et il eût réuni sous le
maréchal Victor le général Sébastiani et le maréchal Mortier pour
combattre les Anglais. La modestie du maréchal Mortier permettait
de l'employer partout, n'importe dans quelle position, pourvu qu'il
eût des services à rendre. Les trois corps de Mortier, Sébastiani
et Victor auraient suffi sans nul doute pour accabler les Anglais.
Mais Napoléon était loin, et Joseph n'osait pas ordonner, de crainte
de n'être pas obéi. Du reste, grâce à un certain bon sens militaire
dont il était doué, et aux sages conseils de son chef d'état-major
Jourdan, il eut l'heureuse idée de tirer le maréchal Ney de la fausse
position où celui-ci se trouvait, et de l'appeler à Madrid pour lui
donner le commandement du corps du général Sébastiani, qui opérait,
comme on le sait, dans la province de la Manche. Le maréchal Ney,
toujours plus exaspéré, voulut rester à Benavente, ne pouvant se
décider à quitter ses soldats qu'il aimait et dont il était aimé, et
il y resta dans une attitude telle à l'égard du maréchal Soult, qu'il
y avait fort à douter de son obéissance à ce maréchal quand il en
recevrait des ordres.

[Note 17: Ces faits n'ont jamais été rapportés suivant leur
enchaînement naturel, et avec leur vrai sens, parce qu'ils ne l'ont
jamais été d'après la correspondance particulière de Napoléon, de
Joseph, du ministre Clarke, et des maréchaux. Aussi sont-ils restés
inexpliqués et inexplicables. C'est avec ces documents sous les
yeux que je donne les détails qui suivent, détails dont je garantis
l'authenticité, et dont j'ai seulement adouci la couleur, voulant
faire connaître les passions du temps, sans en empreindre mon récit.]

Toutefois, le maréchal Ney connaissait trop bien ses devoirs pour
refuser d'obéir au maréchal Soult, en attendant que Napoléon mieux
éclairé fît équitablement la part de chacun, et on pouvait de la
réunion des trois corps attendre encore des résultats satisfaisants.
Mais si leur séparation avait compromis la première moitié de la
campagne de 1809, leur réunion, tout aussi fatale à cause du moment
où elle était ordonnée, devait en rendre stérile la seconde moitié,
et faire que des torrents de sang couleraient inutilement en Espagne,
du mois de février au mois d'août de cette année. La suite de ce
récit en fournira bientôt la triste preuve.

[Note en marge: Situation des armées belligérantes au moment où la
réunion des trois maréchaux fut ordonnée.]

Voici quelle était la situation des troupes belligérantes par suite
des derniers événements. L'évacuation de la Galice par les deux
maréchaux Soult et Ney avait livré tout le nord de l'Espagne aux
insurgés. Sauf les Asturies, où le brave général Bonnet avec quelques
mille hommes tenait tête aux montagnards de cette province, la
Galice tout entière, les provinces portugaises de Tras-los-Montès,
d'Entre Douro et Minho, la lisière de la Vieille-Castille jusqu'à
Ciudad-Rodrigo, une partie de l'Estrémadure depuis Ciudad-Rodrigo
jusqu'à Alcantara, étaient aux Espagnols, aux Portugais et aux
Anglais réunis, sans compter le sud de la Péninsule qui leur
appartenait exclusivement. (Voir la carte nº 43.) Les Espagnols
faisaient de grands efforts pour armer la place de Ciudad-Rodrigo.

Le détachement de Portugais envoyé devant Abrantès par sir Arthur
Wellesley s'était rendu à Alcantara, en avait été repoussé par le
maréchal Victor, et y était rentré ensuite, ce maréchal n'ayant pas
voulu laisser une garnison dans la place de peur de s'affaiblir.
Le maréchal Victor s'étant replié sur le Tage depuis la nouvelle
des échecs du maréchal Soult et l'arrivée connue d'une forte armée
anglaise en Portugal, le général espagnol Gregorio de la Cuesta
s'était reporté de la Guadiana sur le Tage, au col de Mirabete,
vis-à-vis d'Almaraz. Dans la Manche, le général Vénégas, qui avait
remplacé le général Cartojal à la tête de l'armée du centre, s'était
avancé sur le corps du général Sébastiani, faisant mine de vouloir
l'attaquer. Le roi Joseph était alors sorti de Madrid avec sa garde
et une portion de la division Dessoles pour se jeter sur Vénégas;
mais celui-ci s'était aussitôt replié sur la Sierra-Morena, après
quoi Joseph était rentré dans la capitale, laissant le corps de
Sébastiani entre Consuegra et Madridejos (voir la carte nº 43), et
le corps de Victor sur le Tage même, depuis Tolède jusqu'à Talavera.
Ces troupes, qui n'avaient point agi depuis les batailles de Medellin
et de Ciudad-Real, qui, en avril, mai, juin, n'avaient exécuté que
quelques marches de la Guadiana au Tage, étaient reposées, bien
nourries et superbes. Quant à la province d'Aragon, dont il n'a pas
été parlé depuis le siége de Saragosse, et à celle de Catalogne, dont
il n'a pas été question davantage depuis les batailles de Cardedeu
et de Molins-del-Rey, le général Suchet se battait dans la première
contre les insurgés de l'Èbre que le siége de Saragosse n'avait pas
découragés, le général Saint-Cyr avait commencé dans la seconde les
siéges dont il était chargé, obligé pour les couvrir de livrer chaque
jour de nouveaux combats.

Tel était le spectacle qu'offrait en ce moment la guerre d'Espagne.
Tout allait dépendre de ce que feraient les Anglais. Sir Arthur
Wellesley allait-il, comme le général Moore, se porter en
Vieille-Castille, pour y menacer la ligne de communication des
Français, et les obliger à évacuer le midi de la Péninsule afin de
secourir le nord? ou bien allait-il, après avoir dégagé le Portugal,
et rejeté le maréchal Soult au delà du Minho, se rabattre sur le
Tage (voir la carte nº 43), pour arrêter les entreprises que, depuis
la bataille de Medellin, on avait à craindre de la part du maréchal
Victor? La question, dans l'ignorance des instructions du général
anglais, était difficile à résoudre. Cependant, d'après certains
indices, le maréchal Victor à Talavera, le maréchal Jourdan à
Madrid, l'avaient résolue dans le sens le plus vrai, en admettant
comme très-probable le retour de sir Arthur Wellesley vers le
Tage. Ils avaient pensé avec raison que sir Arthur Wellesley ne
voudrait pas s'enfoncer en Galice, allonger ainsi démesurément
sa ligne d'opération, et ouvrir aux Français la route de Lisbonne
par Alcantara, que dès lors il aimerait bien mieux revenir sur le
Tage, pour marcher avec toutes les forces de l'Espagne sur Madrid.
Dans cette vue, Joseph n'avait pas voulu laisser accumuler en
Vieille-Castille des forces qui étaient inutiles dans cette province,
et en attendant que le maréchal Soult, investi du commandement
général des trois corps, fût en mesure de les faire agir ensemble,
il avait, de sa propre autorité royale, amené le maréchal Mortier
de Valladolid sur Villacastin, au sommet du Guadarrama. Ce maréchal
pouvait ainsi être sur le Tage en deux ou trois marches, soit à
Tolède, soit à Talavera.

[Date en marge: Juillet 1809.]

[Note en marge: Mouvements de sir Arthur Wellesley après l'évacuation
du Portugal; il redescend du Douro sur le Tage.]

[Note en marge: Projet de sir Arthur Wellesley de remonter le Tage
par Abrantès jusqu'à Alcantara.]

L'état-major de Madrid, en opérant de la sorte, avait parfaitement
entrevu les intentions du général anglais. Celui-ci, d'après des
instructions qui avaient été rédigées sous l'impression des revers
du général Moore, avait ordre de ne point se hasarder en Espagne. Il
devait exclusivement s'attacher à la défense du Portugal, et borner à
cette défense les secours promis aux Espagnols. Il ne devait franchir
la frontière portugaise que le moins possible, en cas de nécessité
urgente, et de succès infiniment probable. Ses instructions étaient
même sous ce rapport tellement étroites, qu'il avait été obligé de
les faire modifier pour obtenir un peu plus de liberté de mouvement.
Par ce motif, il s'était arrêté sur les bords du Minho, et apprenant
que les Français devenaient fort menaçants du côté d'Alcantara, il
était descendu à marches forcées du Minho sur le Douro, du Douro
sur le Tage, en opposant aux vives réclamations de La Romana qui le
demandait à Orense, celles de Gregorio de la Cuesta qui l'appelait
à Mérida. Il se trouvait à la mi-juin à Abrantès, se préparant à
remonter le Tage, dès qu'il aurait reçu de quoi ravitailler et
recruter son armée, laquelle en avait grand besoin après la campagne
qu'elle venait d'exécuter sur le Douro. Il se plaignait vivement de
manquer d'argent, de matériel, de vêtements, car, malgré sa richesse
et ses moyens immenses de transport, le gouvernement anglais, lui
aussi, faisait quelquefois attendre à ses soldats ce dont ils avaient
besoin. Sir Arthur Wellesley se plaignait surtout de son armée, qu'il
accusait en termes fort vifs[18] de ne pas savoir supporter les
succès plus que les revers, et qui pillait indignement, disait-il,
le pays qu'elle était venue secourir. Elle pillait, ajoutait-il, non
pas pour vivre, mais pour amasser de l'argent, car elle revendait aux
populations le bétail qu'elle leur avait enlevé. Il l'avait réunie
à Abrantès, attendant de Gibraltar deux régiments d'infanterie,
un de cavalerie et la brigade Crawfurd tout entière. Il espérait
ainsi se procurer 26 ou 28 mille hommes, présents sous les armes,
pour remonter le Tage jusqu'à Alcantara, où il pensait arriver dans
les premiers jours de juillet, et donner la main à Gregorio de la
Cuesta, pendant que le général Beresford, chargé d'organiser l'armée
portugaise, garderait le nord du Portugal avec les nouvelles levées,
et le détachement anglais qu'il avait sous ses ordres.

[Note 18: Je cite les propres paroles du duc de Wellington dans
leur langue originale. C'est le seul moyen de dire la vérité sans
offenser une noble nation, qui nous a souvent accusés d'avoir dévasté
l'Espagne, et qui nous permettra de lui faire remarquer que nous
n'avons pas été les seuls à ravager ce pays.

_To the Right Hon. J. Villiers._

                                             «Coïmbra, 31st May, 1809.

»My dear Villiers,

»I have long been of opinion that a British army could bear neither
success nor failure, and I have had manifest proofs of the truth
of this opinion in the first of its branches in the recent conduct
of the soldiers of this army. They have plundered the country most
terribly, which has given me the greatest concern...

»They have plundered the people of bullocks, among other property,
for what reason I am sure I do not know, except it be, as I
understand is their practice, to sell them to the people again. I
shall be very much obliged to you if you will mention this practice
to the Ministers of the Regency, and beg them to issue a proclamation
forbidding the people, in the most positive terms, to purchase any
thing from the soldiers of the British army.

»We are terribly distressed for money. I am convinced that 300,000
l. would not pay our debts; and two month's pay is due to the army.
I suspect the Ministers in England are very indifferent to our
operations in this country...

»Believe me, etc.

                                                   »ARTHUR WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_To Viscount Castlereagh, Secretary of State._

                                             «Coïmbra, 31st May, 1809.

»My dear Lord,

»The army behave terribly ill. They are a rabble who cannot bear
success any more than Sir John Moore's army could bear failure. I am
endeavouring to tame them; but if I should not succeed, I must make
an official complaint of them, and send one or two corps home in
disgrace. They plunder in all directions...

»Believe me, etc.

                                                   »ARTHUR WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_To Viscount Castlereagh, Secretary of State._

                                           «Abrantès, 17th June, 1809.

»My dear Lord,

»I cannot, with propriety, omit to draw your attention again to
the state of discipline of the army, which is a subject of serious
concern to me, and well deserves the consideration of His Majesty's
Ministers.

»It is impossible to describe to you the irregularities and outrages
committed by the troops. They are never out of the sight of their
Officers, I may almost say never out of the sight of the Commanding
Officers of their regiments, and the General Officers of the army,
that outrages are not committed; and notwithstanding the pains
which I take, of which there will be ample evidence in my orderly
books, not a post or a courier comes in, not an Officer arrives from
the rear of the army, that does not bring me accounts of outrages
committed by the soldiers who have been left behind on the march,
having been sick, or having straggled from their regiments, or who
have been left in hospitals.

»We have a provost marshal, and no less than four assistants. I
never allow a man to march with the baggage. I never leave an
hospital without a number of Officers and non-commanding Officers
proportionable to the number of soldiers; and never allow a
detachment to march, unless under the command of an Officer; and
yet there is not an outrage of any description, which has not been
committed on a people who have uniformly received us as friends, by
soldiers who never yet, for one moment, suffered the slightest want,
or the smallest privation...

»Believe me, etc.

                                                   »ARTHUR WELLESLEY.»


Voici la traduction de ces lettres pour l'usage des lecteurs qui ne
sauraient pas l'anglais.

_À l'honorable J. Villiers._

                                             «Coïmbre, le 31 mai 1809.

»Mon cher Villiers,

»Je pensais depuis long-temps qu'une armée anglaise ne saurait
supporter ni les succès ni les revers, et la conduite récente des
soldats de cette armée me fournit des preuves manifestes de la vérité
de cette opinion quant au succès. Ils ont pillé le pays de la manière
la plus terrible, ce qui m'a causé la plus vive peine...

»Entre autres choses ils ont enlevé tous les boeufs, sans autre
motif que l'intention de les revendre à la population qu'ils ont
dépouillée: c'est leur habitude. Je vous serai très-obligé de vouloir
bien faire connaître ce fait aux ministres de la régence, et de les
prier de défendre très-expressément à la population de rien acheter
absolument des soldats de l'armée anglaise.

»Nous sommes dans une extrême détresse d'argent. 300,000 livres
ne suffiraient pas à payer nos dettes, et il est dû deux mois de
solde à l'armée. Je soupçonne nos ministres en Angleterre d'être
très-indifférents à nos opérations dans ce pays...

»Croyez-moi, etc.

                                                   »ARTHUR WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_Au vicomte Castlereagh, secrétaire d'État._

                                             «Coïmbre, le 31 mai 1809.

»Mon cher lord,

»L'armée se comporte horriblement mal. C'est une canaille qui ne
supporte pas mieux le succès que l'armée de sir John Moore ne
supportait les revers. Je m'efforce de les dompter; mais si je n'y
réussis pas, il faudra que je m'en plaigne officiellement, et que
je renvoie en disgrâce un ou deux corps en Angleterre. Ils pillent
partout.

»Croyez-moi, etc.

                                                   »ARTHUR WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_Au vicomte Castlereagh, secrétaire d'État._

                                           «Abrantès, le 17 juin 1809.

»Mon cher lord,

»Je ne puis me dispenser d'appeler de nouveau votre attention sur
l'état de la discipline de l'armée, ce qui est pour moi le sujet
de la plus vive préoccupation, et mérite de fixer les regards des
ministres de Sa Majesté.

»Il m'est impossible de vous décrire tous les désordres et toutes les
violences que commettent nos troupes. Elles ne sont pas plutôt hors
de la vue de leurs officiers, je devrais même dire hors de la vue
des chefs de corps et des officiers généraux de l'armée, qu'elles se
livrent à des excès; et malgré toutes les peines que je me donne, je
ne reçois pas une dépêche, pas un courrier qui ne m'apporte le récit
d'outrages commis par les soldats laissés en arrière, soit qu'ils
fussent malades et restés dans les hôpitaux, soit qu'ils se fussent
écartés de leurs régiments.

»Nous avons un grand prévôt, et pas moins de quatre assesseurs.
Jamais je ne souffre qu'il marche un seul homme avec les bagages;
jamais je ne laisse un hôpital sans un nombre d'officiers
proportionné au nombre de soldats qu'il renferme; jamais je ne laisse
marcher un détachement qu'il ne soit commandé par un officier; et
cependant il n'y a pas un outrage, de quelque genre que ce soit, que
n'aient commis envers une population qui nous a unanimement reçus
comme des amis, nos soldats, qui, jusqu'à ce moment, n'ont jamais
souffert de la moindre privation...

»Croyez-moi, etc.

                                                  »ARTHUR WELLESLEY.»]

[Note en marge: Plan du maréchal Soult depuis qu'il est investi du
commandement des trois corps d'armée.]

La concentration des forces françaises au milieu de la vallée du
Tage, sur le soupçon de l'approche des Anglais dans cette direction,
était donc une résolution fort sage de la part de l'état-major de
Madrid. Malheureusement la réunion des trois corps dans la main du
maréchal Soult allait devenir un obstacle fatal à cette résolution,
et tandis qu'on avait eu à regretter qu'ils ne fussent pas réunis
trois mois auparavant, on allait regretter amèrement qu'ils le
fussent dans le moment actuel. Bien que le commandement déféré
au maréchal Soult l'eût été avant la connaissance des événements
d'Oporto, et que ce maréchal eût encore à craindre l'effet que les
informations envoyées à Schoenbrunn pourraient produire sur l'esprit
de Napoléon, il était déjà fort satisfait d'avoir ses rivaux sous ses
ordres; et tout enorgueilli du rôle qui lui était assigné, il imagina
un vaste plan, peu assorti aux circonstances, dont il fit part au
roi Joseph, en lui demandant de donner des ordres pour son exécution
immédiate. Ce plan n'ayant pas été exécuté, ne mériterait pas d'être
rapporté ici, s'il n'avait été la cause qui empêcha plus tard la
réunion des forces françaises sur le champ de bataille où se décida
le sort de la campagne. Le voici en peu de mots.

[Note en marge: Objections du roi Joseph au plan du maréchal Soult.]

Le maréchal Soult supposait que les Anglais, fatigués de leur
expédition sur le Douro et le Minho, allaient s'arrêter, et qu'ils
attendraient pour rentrer en action le moment où la moisson étant
finie, les Espagnols et les Portugais pourraient se joindre à eux,
ce qui plaçait en septembre la reprise des opérations militaires.
On avait donc, suivant lui, du temps pour s'y préparer, et comme
il était plus spécialement chargé, par la réunion dans ses mains
des trois corps d'armée du nord, de rejeter les Anglais hors de
la Péninsule, il entendait opérer par la ligne de Ciudad-Rodrigo
et d'Almeida sur Coïmbre. C'était, selon son opinion, la véritable
route pour pénétrer en Portugal. Dans ce but il fallait entreprendre
immédiatement le siége de Ciudad-Rodrigo, puis celui d'Almeida, et
employer à s'emparer de ces deux places l'intervalle de repos sur
lequel on avait lieu de compter. Il se chargeait de s'en rendre
maître avec les 50 ou 60 mille hommes qui allaient se trouver sous
ses ordres, et, après cette double conquête, il se proposait d'entrer
en Portugal. Mais afin de pouvoir opérer avec sécurité, il lui
fallait, disait-il, trois nouvelles concentrations de forces, une
formée avec des troupes d'Aragon et de Catalogne (où l'on sait que
les généraux Suchet et Saint-Cyr ne se soutenaient que difficilement)
pour lui fournir un corps d'observation au nord, une autre formée
avec une partie des troupes réunies dans la vallée du Tage
(lesquelles y étaient tout à fait indispensables) pour le flanquer
vers Alcantara; enfin une troisième formée avec la réserve de Madrid
(où il ne restait qu'une bien faible garnison lorsque Joseph en
sortait) pour lui servir d'arrière-garde, quand il serait enfoncé
en Portugal. Le maréchal Soult demandait, en outre, la réunion d'un
parc de siége, et une somme d'argent considérable pour préparer son
matériel. Il aurait donc fallu pour prendre une place qui servirait
peut-être un jour dans les opérations contre le Portugal, et pour
faire face aux Anglais en septembre, dans une province où l'on
n'était pas assuré de les rencontrer, leur livrer tout de suite le
Tage où ils marchaient, et laisser Madrid, l'Aragon, la Catalogne
sans troupes. Le roi Joseph et le maréchal Jourdan regardant un
pareil plan comme inadmissible, répondirent qu'on ne pouvait retirer
un homme de l'Aragon, ni de la Catalogne, sans perdre aussitôt ces
provinces; que les forces restées dans Madrid suffisaient à peine
pour renforcer de temps en temps les corps du général Sébastiani et
du maréchal Victor; que la seule présence de ces deux corps sur le
Tage flanquait assez le maréchal Soult vers Alcantara; que d'ailleurs
les Anglais, au lieu d'ajourner leurs opérations jusqu'au mois de
septembre, ne tarderaient pas à se rendre sur le Tage, que c'était là
qu'il fallait songer à agir, et non sur la ligne de Ciudad-Rodrigo
et d'Almeida; que de l'argent on n'en avait pas, que le roi vivait
d'argenterie fondue à la Monnaie, et qu'enfin puisque le maréchal
voulait débuter par le siége de Ciudad-Rodrigo, on allait faire de
son mieux pour lui procurer un parc de grosse artillerie.

[Note en marge: Malgré le roi Joseph, le corps du maréchal Mortier
est reporté de Villacastin sur Salamanque, pour concourir aux projets
du maréchal Soult.]

Ce qu'il y eut de plus fâcheux dans ces projets, ce fut l'ordre
donné au maréchal Mortier de quitter Villacastin pour Salamanque.
Joseph réclama contre cet ordre, jugeant avec raison que le maréchal
Mortier transporté à Salamanque (voir la carte nº 43) serait attiré
dans la sphère d'action d'une armée qui d'après les plans de son chef
demeurerait assez long-temps inutile, tandis qu'à Villacastin il
pouvait, en attendant que les forces du maréchal Soult fussent prêtes
à agir, rendre des services décisifs sur le Tage. Mais le maréchal
Soult insistant, il fallut se priver du maréchal Mortier, qui fut
ainsi arraché du lieu où sa présence aurait pu, ainsi qu'on le verra
bientôt, amener d'immenses résultats.

[Note en marge: Les Anglais, démentant les prévisions du maréchal
Soult, s'apprêtent à marcher immédiatement par la vallée du Tage.]

En effet, contrairement aux prévisions du maréchal Soult, ce n'était
pas en septembre que les Anglais et les Espagnols devaient reparaître
sur le théâtre de la guerre, mais c'était immédiatement, c'est-à-dire
dans les premiers jours de juillet, dès que les ressources de
tout genre qu'ils attendaient seraient réunies. Sir Arthur
Wellesley, comme il fallait s'y attendre, était en contestation
avec l'état-major espagnol quant à la manière d'opérer sur le Tage.
Gregorio de la Cuesta, ayant toujours la crainte de se trouver seul
en présence des Français, voulait absolument que l'armée anglaise
vînt le joindre sur la Guadiana, et qu'elle fît ainsi un très-long
détour qui l'obligerait à descendre jusqu'à Badajoz pour remonter
ensuite jusqu'à Mérida. Sir Arthur Wellesley, croyant encore le
maréchal Victor entre le Tage et la Guadiana, voulait suivre un
plan beaucoup plus naturel et plus fécond en résultats, c'était de
remonter la vallée du Tage par Abrantès, Castello-Branco, Alcantara
(voir la carte nº 43), de tourner ainsi le maréchal en occupant cette
vallée sur ses derrières, et d'arriver peut-être à Madrid avant
lui. Pour réussir il suffisait que Gregorio de la Cuesta retînt le
maréchal Victor sur la Guadiana par quelque entreprise simulée, et ne
craignît pas de s'exposer seul à la rencontre des Français pendant
quelques jours. Mais le retour du maréchal Victor de la Guadiana sur
le Tage coupa court à toutes ces contestations. Il fut convenu que
le général anglais se rendant d'Abrantès à Alcantara par l'ancienne
route qu'avait suivie Junot, que le général espagnol se portant de
la Guadiana au Tage par Truxillo et Almaraz, feraient leur jonction
au bord du Tage entre Alcantara et Talavera, et que cette jonction
opérée ils se concerteraient pour donner à leur réunion des suites
décisives.

[Note en marge: Départ de sir Arthur Wellesley pour l'Estrémadure, et
son arrivée à Plasencia le 8 juillet.]

[Note en marge: Entrevue de sir Arthur Wellesley avec don Gregorio de
la Cuesta, pour concerter un plan commun d'opération.]

[Note en marge: Forces des Anglais et des Espagnols.]

Conséquemment à cette résolution, sir Arthur Wellesley ayant reçu
de Gibraltar quelques troupes qu'il attendait encore, et les
ressources en argent et en matériel dont il avait un urgent besoin,
partit le 27 juin d'Abrantès, et s'avança par Castello-Branco,
Rosmaniñal, Zarza-Major, en Estrémadure. Il était le 3 juillet
à Zarza-Major, le 6 à Coria, le 8 à Plasencia. Arrivé en cet
endroit, il voulut se concerter avec Gregorio de la Cuesta, et se
rendit à son quartier général sur le Tage, au Puerto de Mirabete.
Il avait ordre de n'entretenir avec les généraux espagnols que le
moins de rapports possible, à cause de leur extrême jactance, de ne
communiquer avec les ministres de la junte que par l'ambassadeur
d'Angleterre qui était à Séville, en un mot, de ne pas multiplier
sans une impérieuse nécessité des relations qui étaient toujours
désagréables, et amenaient le plus souvent la désunion. En voyant
l'orgueilleux et intraitable Gregorio de la Cuesta il put apprécier
la sagesse des instructions de son gouvernement. Don Gregorio de la
Cuesta, dominant pour quelques heures la mobilité de la révolution
espagnole, se conduisait en ce moment comme un maître, et traitait
avec une singulière arrogance la junte insurrectionnelle, que tout
le monde du reste voulait alors remplacer par les cortès. On disait
même qu'il allait devancer le voeu public en renvoyant la junte, et
en créant un gouvernement de sa façon. Sa morgue envers ses alliés
était proportionnée à ce rôle supposé. Il fallut bien des débats
pour arrêter avec un tel personnage un plan d'opération tant soit
peu raisonnable. Celui qui se présentait au premier aperçu, et sur
lequel il était impossible de ne pas se trouver d'accord, c'était
de réunir entre Almaraz et Talavera, ou entre Talavera et Tolède,
les trois généraux, Wellesley, la Cuesta et Vénégas, pour marcher
tous ensemble sur Madrid. On évaluait les forces de Vénégas dans la
Manche à 18 mille hommes, celles de la Cuesta à 36, celles de sir
Arthur Wellesley à 26 mille, en écartant toute exagération. C'était
une force imposante, et qui eût été accablante pour les Français,
si elle n'avait été composée pour plus des deux tiers de troupes
espagnoles. D'accord sur la jonction, il s'agissait de savoir comment
on l'exécuterait. D'après l'avis fort bien motivé de sir Arthur
Wellesley, on convint que vers le 20 ou le 22 juillet, Vénégas ferait
une forte démonstration sur Madrid, en essayant de passer le Tage aux
environs d'Aranjuez (voir la carte nº 43); que les Français attirés
alors sur le cours supérieur du Tage, on en profiterait pour réunir
l'armée anglaise à la principale armée espagnole, celle de Gregorio
de la Cuesta; que cette première jonction opérée on remonterait le
Tage en marchant sur ses deux rives, et qu'on irait ensuite donner la
main à Vénégas aux environs de Tolède. Un point devint le sujet de
grandes difficultés. Il fallait, pendant qu'on agirait sur le Tage,
se garder du côté de la Vieille-Castille, d'où pouvait déboucher le
maréchal Soult. Le brave général Franceschi, enlevé par un guerrillas
fameux, le Capuchino, et horriblement maltraité par ce bandit,
avait fourni au général anglais la preuve certaine de l'arrivée
du maréchal Soult à Zamora. Mais sir Arthur Wellesley croyait le
maréchal Soult occupé pour long-temps à se refaire, et il ignorait la
réunion de forces opérée en ses mains. Il pensait donc qu'en gardant
les deux cols par lesquels on débouche de la Vieille-Castille dans
l'Estrémadure, ceux de Peralès et de Baños, on serait à l'abri de
tout danger de ce côté. Il se chargeait bien de faire garder le col
de Peralès, placé le plus près du Portugal, par des détachements
de Beresford; mais celui de Baños, placé plus près de la Cuesta,
lui semblait devoir être défendu par les troupes espagnoles. Il
avait, pour en agir ainsi, une excellente raison, c'était de ne pas
disperser les troupes anglaises, les seules sur lesquelles on pût
compter un jour de bataille, et de consacrer aux usages accessoires
les Espagnols, dont le nombre importait peu dans une rencontre
décisive, où ils étaient plus embarrassants qu'utiles. Après de vives
contestations on se mit d'accord, en envoyant sous le général Wilson
quelques mille Espagnols, quelques mille Portugais, avec un millier
d'Anglais, le long des montagnes qui séparent l'Estrémadure de la
Castille, afin de flanquer les armées combinées. On disputa ensuite
sur les vivres et les transports que les Espagnols avaient promis
de fournir aux Anglais, moyennant qu'on les leur payât, et qu'ils
ne leur fournissaient même pas contre argent. Les choses furent
poussées à ce point que sir Arthur Wellesley voyant les Espagnols
bien pourvus, et ses soldats condamnés à toutes les privations,
menaça de se retirer si on n'était pas plus exact à lui procurer ce
dont il manquait, à quoi les Espagnols répondirent que les Anglais
n'en avaient jamais assez, qu'ils ne savaient que se plaindre, que là
où ils se trouvaient dans la misère, eux, Espagnols, se regardaient
comme dans l'abondance: contradiction qui s'expliquait facilement
par la différence de leurs moeurs et de leur manière de Vivre.

[Note en marge: Jonction des Anglais et des Espagnols aux environs de
Talavera.]

Ces arrangements conclus tant bien que mal, sir Arthur Wellesley
retourna le 13 juillet à Plasencia. Après avoir donné à la réunion
de quelques détachements qui étaient encore en arrière le temps
nécessaire, il marcha sur le Tietar, qu'il franchit sans difficulté
le 18 juillet. Il se porta sur Oropesa, se réunit par les ponts
d'Almaraz et de l'Arzobispo avec Gregorio de la Cuesta, et rejeta
les arrière-gardes du corps de Victor sur Talavera, où il entra le
22 juillet. Sir Arthur Wellesley aurait voulu attaquer les Français
tout de suite, sachant qu'ils n'étaient pas encore concentrés, et
se flattant d'accabler, avec l'armée combinée qui était de plus de
soixante mille hommes (26 mille Anglais et 36 mille Espagnols), les
22 mille Français du maréchal Victor. Mais Gregorio de la Cuesta
déclara qu'il n'était pas prêt, et on laissa le corps de Victor se
retirer tranquillement derrière l'Alberche, petit cours d'eau qui
descend des montagnes, et se jette d'ans le Tage un peu au delà de
Talavera.

[Note en marge: Les Français, avertis des mouvements de sir Arthur
Wellesley, se concentrent pour combattre les Anglais et les Espagnols
réunis.]

C'est à ce moment que les Français apprirent enfin d'une manière
précise la marche des généraux coalisés, et la réunion, par les
débouchés d'Almaraz et de l'Arzobispo, des armées anglaises et
espagnoles. Depuis une quinzaine de jours ils avaient eu avis du
mouvement de sir Arthur Wellesley vers Abrantès et Alcantara, mais il
leur restait des doutes sur sa direction ultérieure, sur sa jonction
future avec les Espagnols, sur son plan de campagne. Ce plan était
aujourd'hui évident, et dès le 20 et le 21 juillet, le maréchal
Victor le fit connaître à Madrid. Ne sachant pas s'il serait appuyé,
il avait repassé l'Alberche, et il était résolu à rétrograder plus
loin encore, jusqu'à un autre petit cours d'eau qui se précipite dans
le Tage des hauteurs du Guadarrama, dont il porte le nom.

[Note en marge: Forces dont pouvaient disposer les Français pour
marcher sur Talavera.]

[Note en marge: Mouvement ordonné par Joseph au maréchal Soult.]

[Note en marge: Joseph marche sur Talavera avec Sébastiani, Victor,
et une partie de la réserve de Madrid.]

Joseph, averti le 22 et éclairé par les conseils du maréchal Jourdan,
prit sur-le-champ son parti, et se décida à porter toutes ses forces
au-devant de l'armée combinée. Il ne pouvait mieux faire assurément.
Il avait à sa disposition le corps du général Sébastiani (4e corps),
qui, en détachant 3 mille hommes pour la garde de Tolède, conservait
encore 17 ou 18 mille soldats excellents. Il avait celui du maréchal
Victor, qui, toute défalcation faite, en comptait 22 mille tout
aussi bons. Il pouvait tirer de Madrid une brigade de la division
Dessoles, sa garde, un peu de cavalerie légère, formant une réserve
de 5 mille hommes et de 14 bouches à feu, ce qui présentait un
total de 45 mille hommes de la meilleure qualité. Dans la main d'un
général habile, une pareille force aurait été plus que suffisante
pour accabler l'armée combinée, qui était de 66 à 68 mille hommes,
en y comprenant le détachement du général Wilson placé dans les
montagnes, mais dont 26 mille seulement étaient de vrais soldats.
Il n'y aurait même eu aucun doute sur le résultat, quel que fût le
général qui commandât nos troupes, si le maréchal Mortier, laissé à
Villacastin, avait pu être porté en deux marches à Tolède. Un renfort
de 18 à 20 mille vieux soldats aurait donné à l'armée française une
telle supériorité que l'armée anglo-espagnole n'aurait pu résister.
Ce précieux avantage avait malheureusement été sacrifié à l'idée de
fondre les trois corps du nord en un seul, idée conçue par Napoléon,
à six cents lieues du théâtre de la guerre, et à trois mois du moment
où les événements devaient s'accomplir. Néanmoins il était encore
possible de réparer l'inconvénient de cette réunion intempestive, en
ordonnant au maréchal Soult de marcher de Salamanque sur Avila, pour
descendre entre Madrid et Talavera (voir la carte nº 43), et s'il n'y
avait pas moyen de réunir ces trois corps immédiatement, d'acheminer
celui des trois qui serait prêt le premier, sauf à faire rejoindre
plus tard le second, puis le troisième. N'arrivât-il que celui du
maréchal Mortier, qui était prêt depuis long-temps, il suffisait pour
assurer à Joseph une supériorité décisive. Joseph et le maréchal
Jourdan conçurent en effet cette idée, mais estimant qu'amener les
forces du maréchal Soult vers Madrid entraînerait une perte de temps
considérable, qu'en le faisant déboucher directement de Salamanque
sur Plasencia il pourrait être le 30 ou le 31 juillet sur les
derrières des Anglais, ils aimèrent mieux lui donner ce dernier ordre
que celui de déboucher par Avila entre Talavera et Madrid. Il y avait
à cela l'inconvénient de se présenter à l'ennemi en deux masses,
l'une descendant le Tage de Tolède à Talavera, l'autre le remontant
d'Almaraz à Talavera, et d'offrir à sir Arthur Wellesley qui serait
placé entre elles la possibilité de les battre l'une après l'autre,
comme avait fait tant de fois le général Bonaparte autour de Vérone.
Mais sir Arthur Wellesley, quoique un excellent capitaine, n'était
pas le général Bonaparte, et ses soldats surtout ne marchaient pas
comme les soldats français. Il n'avait que 26 mille Anglais, et il
ne pouvait pas avec un pareil nombre battre tour à tour les 45 mille
hommes de Joseph, et les 50 mille que devait amener le maréchal
Soult. Si ce dernier recevant le 24 juillet l'ordre envoyé le 22, se
mettait en route le 26, ce qui était possible, il pouvait être le
30 juillet à Plasencia, et l'armée anglaise prise en queue, tandis
qu'on la pousserait en tête, devait succomber. Le maréchal Soult ne
pût-il pas réunir le corps du maréchal Ney, placé près de Benavente,
il suffisait qu'il marchât avec son corps, lequel devait être
aujourd'hui de 20 mille hommes, avec celui du maréchal Mortier qui
était de 18, pour accabler sir Arthur Wellesley qui n'en avait que 26
mille, et qui probablement serait ou déjà vaincu, ou du moins forcé
à battre en retraite et séparé des Espagnols, lorsque la rencontre
aurait lieu. Le roi Joseph envoya au maréchal Soult le général Foy
avec les instructions que nous venons de rapporter, et la prière la
plus instante de se mettre sur-le-champ en route. Du reste le général
Foy, qui arrivait du camp du maréchal Soult, affirma itérativement
que ce dernier pourrait être où on le désirait, et à l'époque
indiquée[19]. Joseph ordonna ensuite au général Sébastiani de se
porter par Tolède sur Talavera, au secours du maréchal Victor (voir
la carte nº 43), et partit, dans la nuit du 22 au 23, avec sa réserve
de 5 mille hommes pour le même point de ralliement. Il laissa le
général Belliard dans Madrid avec la seconde brigade de Dessoles, une
foule de malades et de convalescents, qui pouvaient tous au besoin se
jeter dans le Retiro, et s'y défendre plusieurs semaines. Un régiment
de dragons dut parcourir les bords du Tage au-dessus et au-dessous
d'Aranjuez, pour donner avis de la première apparition de Vénégas.
Les trois mille hommes détachés du corps de Sébastiani furent chargés
de garder Tolède, de manière que depuis les sources du Tage jusqu'à
Talavera, les précautions étaient prises sur la gauche de l'armée
française pour ralentir la marche de Vénégas, pendant qu'on ferait
face à don Gregorio de la Cuesta et à sir Arthur Wellesley. Ces
dispositions, qui révélaient les conseils d'un militaire expérimenté
(c'était le maréchal Jourdan), et faisaient honneur au jugement du
roi Joseph qui les avait adoptées, devaient, si elles étaient bien
exécutées, amener la destruction totale des Anglais, car ils allaient
être assaillis par 45 mille hommes en tête et par 38 mille en queue,
dans la supposition la moins favorable: que pouvaient faire 66
mille hommes, parmi lesquels il n'y avait qu'un tiers de véritables
soldats, contre une telle masse de forces?

[Note 19: J'écris ici d'après les mémoires du maréchal Jourdan, et
d'après la correspondance des maréchaux eux-mêmes.]

Joseph, parti de Madrid dans la nuit du 22 au 23 juillet, marcha
sur Illescas, et le 25 parvint à Vargas, un peu en arrière du petit
cours d'eau du Guadarrama, sur lequel le maréchal Victor s'était
replié pour opérer sa jonction avec le général Sébastiani. Ce même
jour 25, les trois masses, celles de Victor, de Sébastiani, de Joseph
(Victor, 22,542; Sébastiani, 17,690; Joseph, 5,077), furent réunies
à Vargas, un peu au delà de Tolède. Si on n'avait pas autant compté
sur la prompte arrivée du maréchal Soult à Plasencia, il eût été plus
prudent de ne pas trop s'avancer, de se tenir à portée de couvrir
Madrid contre une tentative de Vénégas, et de choisir en même temps
une bonne position défensive pour amener les Anglais au genre de
guerre qu'ils savaient le moins faire, à la guerre offensive. On
aurait donné ainsi au maréchal Soult le temps de se préparer, et de
paraître sur le théâtre des événements. Mais espérant trop facilement
la prochaine apparition de celui-ci à Plasencia, ne tenant pas assez
compte des retards imprévus qui souvent à la guerre déjouent les
calculs les plus justes, on n'hésita pas à éloigner les coalisés
de Madrid, en marchant droit à eux, et en les poussant sur Oropesa
et Plasencia, où l'on croyait qu'ils trouveraient leur perte. On
résolut donc de se porter le lendemain en avant, et de reprendre
une offensive énergique. Les nouvelles du maréchal Soult étaient
excellentes. Désabusé enfin sur l'époque de l'entrée en action des
Anglais, et renonçant à ses premiers plans, il avait écrit à la date
du 24 que le corps du maréchal Mortier et le sien pourraient partir
de Salamanque le 26, ce qui devait, même en laissant en arrière
le maréchal Ney, amener une masse de forces suffisantes sur les
derrières des Anglais du 30 au 31. D'après une telle nouvelle, on
hésita encore moins à marcher en avant, et à pousser les coalisés sur
l'abîme supposé de Plasencia.

[Note en marge: Première rencontre entre Torrijos et Alcabon, et
déroute des Espagnols.]

Don Gregorio de la Cuesta, qui le 23 n'avait pas été prêt pour
attaquer le maréchal Victor alors isolé, s'était fort animé en voyant
les Français battre en retraite, et avait passé l'Alberche derrière
eux, les poursuivant vivement, et écrivant à son allié Wellesley
qu'on ne pouvait joindre ces misérables Français, tant ils fuyaient
vite. Ayant marché le 24 et le 25 sur Alcabon et Cebolla, il les
trouva le 26 à Torrijos, résolus cette fois à se laisser joindre
comme il en avait exprimé le désir, et comme ne le souhaitait pas sir
Arthur Wellesley, qui ne cessait de lui répéter qu'en marchant ainsi
il allait se faire battre. On va voir combien était grand le bon sens
du général anglais.

La cavalerie légère de Merlin, appartenant au corps du général
Sébastiani, marchait avec les dragons de Latour-Maubourg à
l'avant-garde. Don Gregorio de la Cuesta, qui regrettait si fort
la fuite précipitée des Français, s'arrêta court en les voyant
prêts à résister, et se hâta de rétrograder pour chercher appui
auprès des Anglais. Entre Torrijos et Alcabon il avait à passer
un défilé, et, pour se couvrir pendant le passage, il présenta
en bataille 4 mille hommes d'infanterie, et 2 mille chevaux sous
le général Zayas. Le général Latour-Maubourg, qui commandait en
chef les troupes de l'avant-garde, après avoir débouché d'un champ
d'oliviers, déploya ses escadrons en ligne parallèle à l'ennemi. Les
Espagnols tinrent d'abord en ne voyant devant eux que des troupes
à cheval; mais dès qu'ils aperçurent la tête de l'infanterie,
ils commencèrent à se replier en toute hâte, et se jetèrent dans
Alcabon. Le général Beaumont s'élança alors sur eux avec le 2e de
hussards et un escadron du 5e de chasseurs. Le général Zayas essaya
de lui opposer les dragons de Villaviciosa; mais nos hussards et nos
chasseurs chargèrent ces dragons en tout sens, les enveloppèrent
et les sabrèrent. À peine s'en sauva-t-il quelques-uns. Après cet
acte de vigueur, on se précipita sur l'arrière-garde, qui s'enfuit
pêle-mêle avec le corps de bataille. Si, dans le moment, le 1er corps
(celui du maréchal Victor) avait été en mesure de donner, l'armée
espagnole tout entière aurait été mise en déroute. Mais les troupes
étaient fatiguées par la chaleur, le terrain présentait de nombreux
obstacles, et le maréchal Victor ne voulut pas risquer une nouvelle
action, bien que l'état-major de Joseph l'en pressât vivement[20].

[Note 20: Assertion du maréchal Jourdan.]

[Note en marge: Marche de l'armée française sur Talavera.]

[Note en marge: Le maréchal Victor se hâte de passer l'Alberche, pour
se jeter sur l'armée espagnole, avant qu'elle ait pu atteindre le
camp retranché de Talavera.]

On se borna le soir à coucher à Santa-Olalla. Le lendemain, 27,
on partit à deux heures pour profiter de la fraîcheur, et on se
porta sur l'Alberche, afin d'arriver le jour même à Talavera, dans
l'intention de pousser l'armée combinée sur Plasencia. Le 1er corps,
précédé de la cavalerie de Latour-Maubourg, formait toujours la tête
de la colonne. En approchant de l'Alberche, on rencontra sur la
gauche les Espagnols qui passaient en désordre cet affluent du Tage
pour se replier sur Talavera, et à droite une colonne d'Anglais qui
étaient venus vers Cazalegas au secours de don Gregorio de la Cuesta,
malgré leur répugnance à s'associer à ses imprudences. (Voir la carte
nº 50.) Du sommet d'un plateau qui domine le cours de l'Alberche, on
apercevait sur l'autre rive un vaste bois de chênes et d'oliviers,
et plus loin une suite de mamelons très-saillants, très-fortement
occupés, se liant d'un côté à une haute chaîne de montagnes, de
l'autre à Talavera même, et au Tage, qui traverse cette ville. La
plus grande partie de l'armée anglaise était en position sur cette
suite de mamelons, derrière une nombreuse artillerie, des abatis, et
de solides redoutes. La poussière qui s'élevait au-dessus de la forêt
de chênes et d'oliviers, prouvait que les troupes ennemies qu'on
avait combattues la veille étaient en retraite à travers cette forêt,
et on pouvait espérer de les joindre avant qu'elles eussent atteint
la position retranchée de l'armée anglaise. Le maréchal Victor, qui
avait grande confiance dans ses vieux soldats, qui ne connaissait pas
encore les soldats anglais, et qui, grâce à son grade élevé, croyait
pouvoir prendre beaucoup sur lui, s'empressa de passer l'Alberche
à gué avec ses trois divisions. Il s'avança, la division Ruffin à
droite, celle de Villatte au centre, celle de Lapisse à gauche,
Latour-Maubourg en flanqueur, et envoya dire au roi Joseph de le
faire appuyer par le corps du général Sébastiani et par sa réserve.
Bien familiarisé avec les lieux, qu'il avait souvent parcourus, il se
flattait, si les circonstances le favorisaient, et si on le secondait
à propos, d'enlever la position au moyen d'un simple coup de main.

[Note en marge: Grave échec éprouvé par la brigade anglaise
Mackenzie.]

Les troupes franchirent l'Alberche, en colonne serrée, ayant de l'eau
jusqu'à mi-corps, et s'enfoncèrent avec ardeur dans la forêt. La
division Lapisse, qui était à la gauche du maréchal Victor, se trouva
engagée près de Casa de las Salinas avec la brigade Mackenzie, qui
formait l'arrière-garde anglaise, et fit bientôt le coup de fusil
avec elle. Le 16e léger serrait de près les Anglais, et, partout
où le terrain le permettait, les abordait vivement. Arrivé près
d'une éclaircie favorable au déploiement des troupes, le général
Chaudron-Rousseau ordonna une charge à la baïonnette. Les braves
soldats du 16e, jaloux de prouver qu'ils ne craignaient pas plus une
armée solide et régulière que les troupes inaguerries des Espagnols,
s'élancèrent brusquement sur les deux régiments anglais (le 31e et le
87e), qui leur étaient opposés, les rompirent, et leur causèrent une
perte considérable. Les Anglais se rejetèrent précipitamment sur le
gros de leur armée, qui était en position, comme nous venons de le
dire, près de Talavera, entre le Tage et les montagnes. Le maréchal
Victor voulait les suivre, mais il fallait attendre la division
Villatte qui achevait de passer l'Alberche; il fallait attendre aussi
la cavalerie, l'artillerie, qui ne l'avaient point passé; il fallait
surtout être rejoint par le corps du général Sébastiani, qui était
encore en arrière. Si, au lieu d'un roi courageux de sa personne,
mais inexpérimenté et réduit à consulter un vieux maréchal, on avait
eu pour diriger l'armée un véritable général en chef, venant lui-même
à la tête de ses avant-gardes reconnaître les lieux, et prendre ses
résolutions à temps, on se serait pressé de franchir l'Alberche en
masse; et en profitant de l'échec des Anglais, et de la confusion
avec laquelle se retiraient les Espagnols, on eût peut-être enlevé
la position de l'ennemi. Mais chacun suivait sa propre direction, ou
attendait un commandement qui n'arrivait qu'après coup et après de
longues consultations.

[Note en marge: Description de la position des Anglais et des
Espagnols devant Talavera.]

Toutefois il faut reconnaître qu'il était un peu tard pour couronner
la journée par un acte aussi décisif, car le maréchal Victor
lui-même n'arriva en face de la position des Anglais que vers la
chute du jour. En sortant de la forêt de chênes et d'oliviers qui se
rencontrait au delà de l'Alberche, on s'avançait sur une sorte de
plateau, d'où l'on apercevait distinctement la position des Anglais.
(Voir la carte nº 50.) C'était, comme nous l'avons dit, une suite de
mamelons, dont le plus élevé se montrait à notre droite couvert de
troupes anglaises et d'artillerie, dont les autres en s'abaissant
vers Talavera se voyaient à notre gauche couverts également de
troupes et d'artillerie, celles-ci appartenant à l'armée espagnole.
Au centre de cette position était une grosse redoute, hérissée de
canons, gardée en commun par les troupes des deux nations. Plus
loin, à notre gauche, des bouquets de chênes et d'oliviers, des
abatis, des clôtures, s'étendaient jusqu'à Talavera et au bord du
Tage, et servaient d'appui au courage de l'armée espagnole, qui ne
brillait, avons-nous dit souvent, que lorsqu'il trouvait un soutien
dans la nature des lieux. Il pouvait y avoir en position 25 ou 26
mille Anglais, 30 et quelques mille Espagnols, plus la division
Wilson qu'on distinguait sur les montagnes à notre droite, pressée de
rejoindre l'armée principale: c'étaient donc 65 ou 66 mille ennemis à
combattre avec 45 mille soldats que nous amenions, mais excellents,
et rachetant par leur qualité l'infériorité du nombre. L'important
était de bien combattre, et de ne pas engager maladroitement leur
courage, aussi ferme que bouillant.

Outre que la position des Anglais et des Espagnols était forte, elle
était en rapport avec leur principale qualité, qui consistait à
bien résister dans un poste défensif. Pour les aborder, il fallait
franchir un ravin assez profond, qui les séparait du plateau sur
lequel nous avions débouché en sortant de la forêt, puis gravir sous
le feu une chaîne de mamelons escarpés. Il était possible toutefois
de tourner cette chaîne de mamelons par notre droite, grâce à une
circonstance de terrain dont on aurait pu profiter avantageusement.
En effet le mamelon, point extrême de la position des Anglais, était
séparé par un large vallon de la haute chaîne de montagnes qui borde
la vallée du Tage: on pouvait, en descendant dans le ravin dont
il vient d'être parlé, marcher droit à l'ennemi, puis, remontant
à droite, s'introduire dans le vallon, et tourner le mamelon qui
formait l'extrémité de la position des Anglais, et sur lequel était
campée la division Hill. Il eût fallu amener là une portion notable
des forces françaises sans que les Anglais s'en aperçussent, puis
attaquer résolument leur ligne de front et à revers. Grâce à cet
ensemble de dispositions, on l'eût très-probablement enlevée, comme
on va bientôt s'en convaincre.

[Note en marge: Le maréchal Victor attaque sans ordre, le 27 au soir,
le point extrême de la position des Anglais.]

Le maréchal Victor, qui avait remarqué une grande confusion dans la
retraite des troupes ennemies, s'imagina que par une brusque attaque,
tentée à la chute du jour, il emporterait le mamelon qui était à
notre droite, que ce point emporté la position ne serait plus tenable
pour les Anglais, et qu'il aurait à lui seul l'honneur de gagner la
bataille. Cette résolution spontanée, résultat d'un zèle extrême et
d'une bravoure brillante, n'eût certainement pas été prise sous un
général en chef qui aurait commandé avec autorité et vigueur. On
n'aurait pas commencé à son insu, par une aile, à une heure du jour
si avancée, une grande bataille, sans qu'il eût réglé le moment de
cette bataille, la manière de la livrer, et surtout sans qu'il eût
décidé s'il fallait qu'elle fût livrée.

Le maréchal Victor, entraîné par son courage et ignorant à quelles
troupes il avait affaire, lança la division Ruffin sur le mamelon
entre neuf et dix heures du soir. Cette division, l'une des
meilleures de la grande armée, se composait de trois régiments
accomplis, le 9e léger, les 24e et 96e de ligne. Elle avait pour
la conduire deux officiers de grand mérite, le général de division
Ruffin, et le général de brigade Barrois. Le maréchal Victor ordonna
au 9e léger d'attaquer de front le mamelon principal qui s'élevait
vis-à-vis de nous, au 24e de le tourner en débouchant à droite par
le vallon qui nous séparait des montagnes, et au 96e de se porter
à gauche pour appuyer directement le 9e. Le maréchal conserva les
divisions Villatte et Lapisse en réserve afin de tenir l'ennemi en
respect sur la gauche. L'artillerie braquée sur le plateau aurait pu
agir contre les Anglais, en tirant par-dessus le ravin; mais dans
l'obscurité on craignait de faire feu sur les nôtres, et on la laissa
inactive.

[Note en marge: La nuit ayant empêché nos régiments de se soutenir
les uns les autres, l'attaque du maréchal Victor demeure sans succès.]

Nos troupes s'avancèrent résolûment dans l'obscurité vers le but
assigné à leurs efforts. Le 9e léger, qui s'était mis le premier en
marche, descendit du plateau dans le ravin, et aborda de front le
mamelon qu'il s'agissait d'emporter. Les Anglais s'étant aperçus
de ce mouvement ouvrirent un feu meurtrier, quoique dirigé dans
les ténèbres, sur nos braves soldats, mais ne parvinrent pas à les
arrêter. Ceux-ci franchirent les pentes de la position, repoussant à
la baïonnette la première ligne qui leur était opposée, et, toujours
sous le feu, parvinrent jusqu'au sommet. Déjà quelques compagnies
du 9e léger avaient atteint le haut du mamelon, et y avaient même
enlevé quelques Anglais, lorsque le général Hill, voyant que ces
hardis assaillants n'étaient soutenus ni de droite ni de gauche,
porta dans leur flanc une partie de ses troupes et les arrêta dans
leur succès. Le 9e, attaqué en tête, et par sa gauche, fut obligé
de rétrograder en laissant bon nombre de soldats morts ou blessés
sur le sommet du plateau. Ce qui avait causé ce revers, c'était le
retard du 96e qui, rencontrant dans le fond du ravin des obstacles
imprévus, avait mis à le franchir plus de temps qu'on ne l'avait
supposé, et le retard aussi du 24e, qui en s'engageant à droite dans
le vallon s'y était égaré. Ces deux régiments arrivant sur le terrain
du combat trouvèrent le 9e léger en retraite, mais non en déroute,
et conservant sous le feu des Anglais un aplomb inébranlable. Il
avait perdu trois cents hommes dans cette tentative avortée. Son
colonel Meunier avait reçu trois coups de feu. Le maréchal Victor
ne crut pas devoir pousser plus loin cet engagement nocturne, et
pensa qu'il convenait de donner quelque repos à des troupes qui,
parties de Santa-Olalla à 2 heures du matin, combattaient près de
Talavera à 10 heures du soir. On bivouaqua où l'on était, sur le
plateau qui faisait face aux Anglais. À gauche la cavalerie liait
les troupes du maréchal Victor avec celles du général Sébastiani et
de la réserve, qui avaient enfin passé l'Alberche, et s'étaient
déployées en face du centre de l'ennemi. Les dragons de Milhaud à
l'extrême gauche observaient la grande route de Talavera. De ce côté
les Espagnols, poussés vivement par notre cavalerie, se trouvaient
dans une confusion extraordinaire, et s'établissaient comme ils
pouvaient dans leur position. Tout troublés, ils se crurent attaqués
en entendant la fusillade de la division Ruffin, et se mirent à
tirer dans l'obscurité, sans savoir ni sur qui, ni pourquoi. Aussi
prétendirent-ils le lendemain avoir eu à repousser une violente
attaque de nuit. Ce qui était moins pardonnable, les Anglais placés
du même côté répétèrent ce mensonge.

[Note en marge: Nouvelle attaque le 28 au matin, exécutée sans ordre
et sans succès par le maréchal Victor.]

Le lendemain 28, jour mémorable dans nos guerres d'Espagne, le
maréchal Victor tenant à réparer l'échec fort accidentel de la
veille, voulut entrer en action dès l'aurore, ne doutant pas de
l'emporter cette fois quand l'attaque du mamelon serait exécutée avec
l'ensemble convenable. Parcourant le terrain à cheval, voyant l'armée
anglaise établie sur la suite des mamelons dont on avait assailli le
principal, l'armée espagnole derrière des clôtures, des abatis, des
bois, il se persuada de nouveau qu'en enlevant celui de ces mamelons
qui était placé vis-à-vis de notre droite, l'armée combinée, arrachée
en quelque sorte de sa position, serait refoulée sur Talavera, et
probablement précipitée dans le Tage. Il résolut donc d'attaquer
sur-le-champ, et avec la dernière vigueur, en faisant dire au roi
Joseph de porter immédiatement sur le centre de l'ennemi les troupes
du général Sébastiani et de la réserve, afin que les Anglais ne se
jetassent point en masse sur lui, pendant qu'il serait occupé contre
l'extrémité de leur ligne.

Prenant encore spontanément cette audacieuse résolution, il voulut
fournir à la division Ruffin l'occasion de se dédommager de
l'insuccès de la veille, et lui ordonna de se précipiter sur le
mamelon avec ses trois régiments à la fois. Il plaça la division
Villatte en réserve en arrière, et chargea la division Lapisse avec
les dragons de Latour-Maubourg de feindre à gauche un mouvement sur
le centre des ennemis. Mais ce n'était pas assez d'une feinte si on
prétendait les empêcher de fondre en masse sur la division Ruffin.

[Note en marge: La division Ruffin, ayant attaqué sans être soutenue,
se replie après avoir fait une perte énorme.]

Cette brave division s'ébranla en effet dès le point du jour avec un
seul changement dans son ordre de marche. Le 9e, déjà décimé dans
la première tentative, dut attaquer à droite par le vallon; le 24e,
qui n'avait pas joint l'ennemi, dut attaquer au centre et de front;
le 96e, à gauche comme la veille. Ces trois régiments descendirent
dans le ravin, puis le traversèrent sous le feu de toute la division
Hill, avec une fermeté qui fit l'admiration de l'armée anglaise. Ils
franchirent les premières pentes, et arrivèrent sur un terrain qui
formait en quelque sorte le premier étage de ce mamelon, opposant à
la mousqueterie et à la mitraille un sang-froid incomparable. Mais
sir Arthur Wellesley, placé au milieu de son armée et se conduisant
en vrai général, discerna parfaitement que la division Lapisse,
rangée à gauche de la division Ruffin, n'était pas à portée d'agir,
et le reste de l'armée française encore moins. Allant alors au plus
pressé, il dirigea une partie de son centre, composé des troupes
du général Sherbrooke, sur la division Ruffin. Celle-ci, traitée
en ce moment comme l'avait été le 9e pendant la nuit, c'est-à-dire
prise en flanc, tandis qu'elle essuyait de front un feu terrible,
fut contrainte de rétrograder. Elle recula lentement, en ôtant aux
Anglais le courage de la poursuivre. Mais elle paya et son audacieuse
attaque, et sa belle retraite, d'une perte énorme. Environ cinq
cents hommes par régiment, ce qui faisait 1,500 pour la division,
jonchaient les degrés de ce fatal mamelon, contre lequel venaient
d'échouer deux attaques successives, exécutées avec un rare héroïsme.

[Note en marge: Joseph, accouru sur le terrain avec le maréchal
Jourdan, délibère pour savoir s'il faut livrer bataille.]

[Note en marge: Opinion du maréchal Jourdan.]

Le maréchal Victor, qui de sa personne ne s'était pas ménagé,
reconnut que contre des troupes pareilles on n'enlevait pas une
position en la brusquant. Ne se décourageant pas toutefois, et
toujours confiant dans la victoire, il remit l'attaque décisive au
moment où l'armée française pourrait agir tout entière. Il était
dix heures du matin. Joseph, accouru au premier corps pour y jouer
enfin son rôle de commandant en chef, tint conseil avec le maréchal
Jourdan, le maréchal Victor et le général Sébastiani, sur le parti à
prendre. Avant de décider comment on attaquerait, il fallait savoir
d'abord si on attaquerait, c'est-à-dire si on livrerait bataille.
Telle était la première question à résoudre. On se partagea sur
cette question essentielle. Le maréchal Jourdan avec sa grande
expérience se prononça contre l'idée de livrer bataille. Il en
donna d'excellentes raisons. Selon lui on avait manqué l'occasion
d'enlever la position de l'ennemi qu'il venait de reconnaître, et
dont il savait maintenant les côtés forts et faibles. Il aurait
fallu, lorsque les Anglais ignoraient encore le vrai point d'attaque,
porter pendant la nuit dans le vallon une partie considérable de
l'armée française, en gardant le reste en ligne pour masquer ce
mouvement, puis assaillir à l'improviste, avec vigueur et ensemble,
le mamelon principal avant que l'ennemi pût y reporter des moyens
de défense suffisants, et, le mamelon enlevé, refouler l'armée
combinée sur Talavera et le Tage, où on aurait pu lui faire subir
un véritable désastre. Mais il n'était plus temps d'opérer ainsi,
parce que sir Arthur Wellesley était averti par deux tentatives
successives du vrai point d'attaque, parce qu'il était jour, parce
que le moindre mouvement serait aperçu, et que le général ennemi
ne manquerait pas de reporter à sa gauche autant de troupes que
nous en reporterions à notre droite; que d'ailleurs en exécutant ce
changement de front, on n'aurait, pour se retirer en cas d'échec, que
les routes impraticables qui conduisent à Avila, et que la retraite,
si elle devenait nécessaire, ne pourrait se faire qu'en sacrifiant
l'artillerie et les équipages de l'armée. Dans cet état de choses,
l'attaque de front étant douteuse, l'attaque de flanc trop tardive
et de plus périlleuse pour la retraite, il fallait temporiser, se
replier derrière l'Alberche, y choisir une position défensive, et
attendre que le maréchal Soult avec ses trois corps réunis débouchât
sur les derrières de l'armée anglo-espagnole.

[Note en marge: Opinion du maréchal Victor.]

[Note en marge: Hésitations de Joseph terminées par une dépêche du
maréchal Soult, et résolution de livrer bataille.]

[Note en marge: Bataille de Talavera, livrée le 28 juillet, vers la
moitié du jour.]

[Note en marge: Plan d'attaque générale.]

Le maréchal Victor, rempli d'ardeur, ayant le désir de se dédommager
des deux tentatives infructueuses de la veille et du matin, confiant
dans l'énergie de ses troupes, soutint que c'était faute d'appui vers
le centre que ses attaques n'avaient pas réussi; que si le 4e corps,
celui du général Sébastiani, se portait suivi de la réserve contre le
centre de l'armée anglaise, il se faisait fort, avec son corps seul,
de s'emparer du mamelon qui était la clef de la position. Il répéta
plusieurs fois qu'il fallait renoncer à faire la guerre, si, avec des
troupes comme les siennes, il n'enlevait pas la position de l'ennemi.
Joseph, placé entre la froide prudence du maréchal Jourdan, et la
fougue entraînante du maréchal Victor, hésitait, ne sachant quel
parti prendre, lorsqu'arriva une lettre du maréchal Soult annonçant
que, malgré ce qu'il avait promis, il ne pourrait pas être avant le
3 août sur les derrières des Anglais. Pourtant le corps du maréchal
Mortier était le 26 à Salamanque, le corps du maréchal Soult était le
même jour moitié à Salamanque, moitié à Toro, et il semble que rien
n'aurait dû l'empêcher d'être le 29 ou le 30 à Plasencia, avec 38
ou 40,000 hommes. Quoi qu'il en soit, on était au 28, et il aurait
fallu attendre six jours l'apparition du maréchal Soult. Or, pendant
ces six jours, pourrait-on tenir tête à sir Arthur Wellesley et à
don Gregorio de la Cuesta d'un côté, à Vénégas de l'autre, celui-ci
menaçant déjà Tolède et Aranjuez? Ces considérations et l'ardeur à
combattre du maréchal Victor firent pencher la balance en faveur
du projet de livrer bataille, et il fut décidé qu'on attaquerait
immédiatement. Les dispositions furent arrêtées sur-le-champ. Il fut
convenu que cette fois l'attaque serait simultanée de notre droite à
notre gauche, afin que l'ennemi, obligé de se défendre partout, ne
pût porter de renforts sur aucun point. Le maréchal Victor devait
s'y prendre autrement qu'il n'avait fait la veille et le matin. Au
lieu de gravir directement le mamelon, il devait faire filer la
division Ruffin dans le vallon qui séparait la position de l'ennemi
des montagnes, la conduire par le fond de ce vallon où l'Anglais
Wilson commençait à se montrer, et ne lui faire escalader le mamelon
que lorsqu'elle l'aurait complétement débordé. Pendant ce temps,
la division Villatte aurait l'une de ses deux brigades au pied du
mamelon pour le menacer et y retenir les Anglais, l'autre dans le
vallon pour y soutenir Ruffin contre une masse de cavalerie qu'on
apercevait dans le lointain. Quant à la division Lapisse, formant la
gauche de Victor, elle devait, de concert avec le corps du général
Sébastiani, attaquer le centre d'une manière vigoureuse, et de façon
à y attirer les plus grandes forces de l'ennemi. C'est lorsque cette
attaque au centre aurait produit son effet, et que la division Ruffin
aurait gagné assez de terrain dans le vallon sur la gauche des
Anglais, que le général Villatte devait, avec ses deux brigades,
assaillir de front le mamelon, ainsi que l'avait déjà essayé la division
Ruffin. Il était permis de compter qu'en s'y prenant de la sorte
l'attaque réussirait. Les dragons de Latour-Maubourg devaient,
avec la cavalerie légère du général Merlin, se porter à droite, et
suivre la division Ruffin dans le vallon où se montrait, comme nous
venons de le dire, beaucoup de cavalerie anglaise et espagnole. Les
dragons de Milhaud étaient destinés à agir vers l'extrême gauche, et
à occuper les Espagnols du côté de Talavera. La réserve de Joseph,
placée en arrière au centre, avait mission de secourir ceux qui en
auraient besoin. Enfin l'artillerie du maréchal Victor, établie sur
le plateau vis-à-vis de la position des Anglais, devait les couvrir
de projectiles, en tirant par-dessus le ravin. Ces dispositions, bien
exécutées, faisaient espérer le succès de la bataille.

[Note en marge: Accident survenu à la division allemande Leval,
pendant que l'armée se mettait en bataille.]

Les ordres de l'état-major général transmis et reçus promptement,
grâce au peu d'étendue du champ de bataille, ne commencèrent
cependant à s'exécuter que vers deux heures de l'après-midi, à
cause des nombreux mouvements de troupes qu'il fallait opérer.
La division Ruffin, descendant par une trouée dans le vallon, le
remonta en colonne serrée sur le flanc des Anglais, tandis que les
deux brigades du général Villatte, descendues dans le ravin qui nous
séparait de l'ennemi, et faisant face l'une au vallon, l'autre au
mamelon, étaient prêtes à se joindre à Ruffin, ou à se retourner pour
assaillir de front la position si opiniâtrement disputée depuis
la veille. Pendant ce temps, l'artillerie dirigée par le colonel
d'Aboville, tirant par-dessus le ravin, couvrait de feu les Anglais.
Enfin la division Lapisse s'apprêtait à fondre sur le centre de la
ligne, et le corps du général Sébastiani s'ébranlait pour enlever
la redoute vers laquelle se joignaient les deux armées combinées.
Mais tandis que ces mouvements s'accomplissaient avec ensemble, un
accident y apporta quelque trouble. La division allemande Leval,
reportée depuis quelques jours du corps du maréchal Victor à celui
du général Sébastiani, avait été placée à gauche de ce dernier, pour
le flanquer de concert avec les dragons de Milhaud, en cas que les
Espagnols voulussent déboucher de Talavera. Ayant ordre de se tenir à
la hauteur du général Sébastiani, et ne discernant pas bien son poste
à travers les bois d'oliviers et de chênes qui couvraient le terrain,
elle se trouva tout à coup sous le feu de la redoute du centre, et
assaillie à droite par les Anglais, à gauche par de la cavalerie
espagnole. Les Allemands, formés en carré, reçurent cette cavalerie
par un feu à bout portant et la dispersèrent. Ils marchèrent ensuite
en avant. Dans leur mouvement offensif, ils débordèrent un régiment
anglais qui les attaquait par la droite, et, l'ayant enveloppé,
ils allaient le faire prisonnier, lorsque le général de Porbeck,
commandant les troupes badoises, fut tué d'un coup de feu. Cet
accident laissant les Badois sans chef, les Anglais eurent le temps
de se reconnaître, de rétrograder et de se sauver. L'état-major
de Joseph, en voyant cette action prématurée, voulut arrêter les
Allemands de peur qu'engagés trop tôt ils ne fissent faute plus
tard sur le flanc de la division Sébastiani, et ordonna au général
Leval de se retirer. Mieux eût valu poursuivre vigoureusement cette
attaque, en usant de la réserve pour le cas d'une apparition subite
des Espagnols sur le flanc du général Sébastiani, que de rétrograder
devant l'ennemi. Quoi qu'il en soit, on reporta la division Leval en
arrière, mais au milieu des oliviers on eut de la peine à ramener
l'artillerie dont les chevaux avaient été tués par le feu de la
redoute, et on abandonna huit pièces dont l'ennemi se fit plus tard
un trophée.

[Note en marge: Vigoureuse attaque du général Lapisse sur le centre
des Anglais.]

[Note en marge: Attaque également vigoureuse du général Sébastiani
sur le même point.]

[Note en marge: Engagement de cavalerie dans le vallon, et
destruction du 13e de dragons anglais.]

Après avoir ainsi paré autant que possible à cet accident, les
généraux Sébastiani et Lapisse se portèrent l'un et l'autre en
avant. Le général Lapisse, conduisant le 16e léger et le 45e de
ligne, déployés, et suivi des 8e et 54e de ligne en colonne serrée,
assaillit les hauteurs qui flanquaient le mamelon principal et le
liaient à la plaine de Talavera. Malgré le feu des Anglais, il gagna
du terrain. Le général Sébastiani, avec sa belle division française,
composée de quatre régiments, attaqua à gauche du général Lapisse.
Les Anglais se jetèrent sur lui avec fureur. Sa brigade de droite,
commandée par le général Rey, et composée des 28e et 32e, leur tint
tête, et les repoussa. La brigade de gauche, commandée par le général
Belair, fut assaillie à la fois par les Espagnols et par les Anglais,
mais elle ne se montra pas moins ferme que celle du général Rey, et,
comme elle, tint tête à une multitude d'ennemis. Le 75e et le 58e
arrêtèrent les charges de la cavalerie espagnole, pendant que les
Allemands de Leval s'avançaient de nouveau en plusieurs carrés. De
ce côté, comme du côté de la division Lapisse, on gagnait lentement
du terrain. Tandis que ces événements se passaient à gauche et au
centre, à droite en face du fameux mamelon, l'artillerie, continuant
de tirer par-dessus le ravin, produisait un effet meurtrier sur la
division Hill; le général Villatte attendait toujours dans le fond du
ravin le signal de l'attaque, et la division Ruffin cheminait dans
le vallon sur la gauche des Anglais. Dans ce moment la cavalerie
portugaise d'Albuquerque, jointe à la cavalerie anglaise, voulut
barrer le chemin du vallon à la division Ruffin, et se porta sur
elle au galop. Cette division, voyant venir la charge, se rangea
pour la laisser passer, et la cavalerie anglo-portugaise, lancée à
toute bride, reçut ainsi le feu de Ruffin et de Villatte. Une partie
rebroussa chemin; mais le 13e de dragons anglais, emporté par ses
chevaux, ne put revenir. La brigade de cavalerie légère du général
Strolz, manoeuvrant habilement, attendit qu'il eût passé, puis se
jeta à sa suite, et le chargea en flanc et en queue, pendant que les
lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens l'attaquaient en
tête. Ce malheureux régiment, enveloppé de toutes parts, fut sabré ou
pris en entier.

[Note en marge: Mort du général Lapisse au centre, et mouvement
rétrograde de sa division par suite de cette mort.]

Tel était l'état des choses vers notre droite, lorsqu'au centre,
le général Lapisse, qui conduisait sa division en personne, et
avait déjà gravi les hauteurs occupées par l'ennemi, à la tête
du 16e léger, fut tué d'un coup de feu. Cette mort produisit une
sorte d'ébranlement dans sa division, qui, chargée aussitôt par les
troupes de Sherbrooke, fut ramenée en arrière. Le maréchal Victor,
averti de cet incident, partit au galop, et vint sous le feu rallier
ses troupes, et les reporter en ligne. Mais l'ennemi, insistant
pour conserver ce premier succès, se jeta en masse sur la division
Lapisse. Au même instant le corps du général Sébastiani, découvert
par le mouvement rétrograde de la division Lapisse, fut vivement
assailli sur sa droite. Les 28e et 32e, se conduisant avec leur
bravoure accoutumée, tinrent ferme sous les ordres du général Rey, et
ne cédèrent que ce qu'il fallait de terrain pour se remettre en ligne
avec les troupes qui venaient de rétrograder.

[Note en marge: Joseph, voyant l'action se prolonger, suspend la
bataille au moment où on allait la gagner.]

[Note en marge: Vains efforts du maréchal Victor pour faire continuer
la bataille.]

[Note en marge: Ordre définitif de la retraite adressé au maréchal
Victor et au général Sébastiani.]

C'était le moment de redoubler d'énergie, de porter la réserve au
secours des divisions Lapisse et Sébastiani, et de jeter enfin
les deux brigades du général Villatte sur le mamelon que Ruffin
était parvenu à déborder. Tout en effet donnait lieu d'espérer la
victoire. Les Anglais, mitraillés par nos batteries du plateau,
paraissaient ébranlés; leur artillerie était démontée, et leur
feu presque éteint. Un effort simultané et vigoureux tenté alors
devait vaincre leur ténacité ordinaire. Mais Joseph, qui, tout en
se laissant entraîner par la chaleur du maréchal Victor, avait été
fort sensible aux réflexions du maréchal Jourdan, voyant la journée
avancée et la victoire encore douteuse, voulut suspendre l'action,
sauf à recommencer le lendemain. Ce n'était assurément pas le cas de
se décourager, car on allait l'emporter. Mais n'ayant ni l'habitude
ni la ténacité du champ de bataille, il fit contremander l'attaque.
Il était cinq heures à peu près, et au mois de juillet on pouvait
compter sur plusieurs heures de jour pour terminer la bataille.
Le maréchal Victor accourut aussitôt, fit valoir la certitude du
succès, si Ruffin, qui avait pénétré dans le vallon à la hauteur
convenable, attaquait les Anglais par derrière, tandis que Villatte
les attaquerait de front; il allégua l'ébranlement visible de
l'ennemi, et toutes les raisons qu'on avait de pousser à bout cette
journée, en opposant à sir Arthur Wellesley une constance égale à
la sienne. Joseph, touché de ces raisons, allait céder à l'avis du
maréchal Victor, lorsque divers officiers accoururent lui dire que
des détachements espagnols, remontant les bords du Tage, semblaient
gagner l'Alberche; lorsque d'autres, arrivant de Tolède en toute
hâte, vinrent lui apporter l'inquiétante nouvelle de l'apparition de
Vénégas devant Aranjuez et Madrid. Le caractère incertain de Joseph
ne résista point à l'effet redoublé de ces rapports: il craignit
d'être tourné; et confirmé dans son appréhension par le maréchal
Jourdan, qui blâmait la bataille, il fit dire au maréchal Victor de
se retirer, et d'indiquer au général Sébastiani le moment précis de
sa retraite, pour que celui-ci opérât la sienne simultanément.

[Note en marge: Résultats de la bataille de Talavera.]

Le maréchal Victor n'osant pas désobéir cette fois, manda au général
Sébastiani qu'il battrait en retraite vers minuit; mais il réitéra
ses instances auprès de Joseph pour être autorisé à continuer la
bataille le lendemain. Joseph passa une partie de la nuit dans de
cruelles perplexités, entouré d'officiers qui disaient, les uns qu'on
était débordé par la droite et par la gauche, les autres au contraire
que les Anglais paraissaient immobiles dans leur position, et hors
d'état de faire un pas en avant. Placé ainsi entre la crainte d'être
débordé s'il persévérait à combattre, et celle d'être accusé de
faiblesse auprès de l'Empereur s'il ordonnait la retraite, il apprit
tout à coup que l'armée quittait sa position, et fut de la sorte tiré
de son irrésolution par les événements, qu'il ne conduisait plus. En
effet le général Sébastiani, ayant reçu l'avis que Victor lui avait
donné par obéissance, en avait conclu qu'il devait se replier, et
s'était replié effectivement. Le maréchal Victor, de son côté, qui,
aurait voulu rester en position pour recommencer le lendemain, voyant
le général Sébastiani se retirer, finit par rétrograder aussi, et
toute l'armée le 29 à la pointe du jour se trouva en mouvement pour
repasser l'Alberche. Ainsi le hasard après avoir commencé cette
bataille se chargeait de la finir[21]. Au surplus notre armée repassa
l'Alberche sans être poursuivie, et en emportant tous ses blessés,
tous ses bagages, toute son artillerie, sauf les huit pièces de la
division Leval laissées dans un champ d'oliviers. Les Anglais, fort
heureux d'être débarrassés de nous, se seraient bien gardés de nous
poursuivre. Ils avaient plusieurs généraux tués ou blessés et 7 à 8
mille hommes hors de combat, dont 5 mille pour leur compte, et le
reste pour le compte des Espagnols. C'était surtout notre artillerie
qui avait produit ce ravage dans leurs rangs. Nos pertes n'étaient
guère moindres: nous avions environ 6 mille blessés et un millier
de morts. Le général Lapisse, officier très-regrettable, avait été
tué. Plusieurs généraux et colonels étaient également morts ou
blessés. Cette bataille, demeurée indécise, eût été certainement
gagnée, si le maréchal Victor n'eût pas attaqué intempestivement
et sur un seul point, tant la veille que le matin; si, lorsque
l'attaque de partielle était devenue générale, on eût donné le temps
à la droite de seconder l'action de la gauche; si on ne se fût pas
retiré trop tôt; si on n'eût pas terminé l'action comme on l'avait
commencée, c'est-à-dire au hasard; si enfin tout n'eût pas été
livré à la confusion, faute d'entente et de volonté. La bataille de
Talavera est l'une des plus importantes de la guerre d'Espagne, et
l'une des plus instructives, car elle offre à elle seule une image
complète de ce qui se passait dans cette contrée, où l'on voyait des
soldats héroïques perdre les fruits de leur héroïsme par défaut de
direction. Assurément le roi Joseph et le maréchal Jourdan, obéissant
uniquement l'un à son bon sens naturel, l'autre à son expérience,
eussent beaucoup mieux agi qu'ils ne le pouvaient faire, s'ils
n'avaient point été placés entre des généraux insubordonnés d'une
part, et l'autorité trop éloignée de Napoléon de l'autre, entre une
désobéissance qui déconcertait tous leurs plans, et une volonté qui,
à la distance où elle était d'eux, les paralysait sans les guider.
Talavera résumait complétement ce triste état de choses.

[Note 21: L'ordre de se retirer donné ainsi presque sans motifs au
maréchal Victor, qui ne le transmit au général Sébastiani que par
obéissance, mais dans l'espérance que cet ordre serait révoqué,
devint l'occasion d'une vive contestation entre le roi Joseph
et le maréchal Victor lui-même. J'ai lu les mémoires de l'un et
de l'autre adressés à l'Empereur, leur juge à tous, et c'est de
leur comparaison, faite avec impartialité, que j'ai extrait les
détails que je rapporte ici. J'ai cru devoir réunir les pièces de
ce singulier procès, et, à cause de leur étendue, les rejeter à la
fin de ce volume, pour donner une idée du chaos des volontés là où
Napoléon n'était pas. On y verra aussi, je l'espère, combien en
peignant les passions du temps je suis loin de m'y associer, et d'en
reproduire le langage.]

[Note en marge: Retour de Joseph vers Madrid, afin de couvrir cette
capitale.]

Joseph, qui était surtout ramené vers Madrid par la crainte des
dangers qui menaçaient cette capitale, se reporta sur Santa-Olalla,
nullement, il faut le reconnaître, avec la précipitation d'un
vaincu, car il ne l'était pas, mais au contraire avec la lenteur
d'un ennemi redoutable, que le calcul et non la défaite oblige à
s'éloigner. Ses soldats avaient la fierté qui convenait à leur
bravoure, et ne demandaient qu'à rencontrer de nouveau les Anglais.
Mais l'attitude de ces derniers prouvait qu'on ne serait pas
poursuivi, et on s'attendait d'ailleurs à les voir bientôt dans une
position cruelle, par la prochaine arrivée du maréchal Soult sur
leurs derrières. Néanmoins Joseph laissa Victor sur l'Alberche,
pour les observer, et prendre aux événements la part qui pourrait
lui échoir à l'apparition du maréchal Soult. Puis afin d'arrêter
le général Vénégas et de couvrir Madrid, il se porta sur Tolède et
Aranjuez avec le corps de Sébastiani et la réserve, qui étaient plus
que suffisants, malgré leurs pertes, pour tenir tête à l'armée de
la Manche, que le général Sébastiani seul avait déjà battue à plate
couture.

Sir Arthur Wellesley, bien qu'il eût reçu la brigade Crawfurd le
lendemain de la bataille de Talavera, ce qui lui valait 3 à 4
mille hommes de renfort, avait été si gravement maltraité qu'il se
trouvait dans l'impossibilité de livrer une nouvelle bataille. La
plupart de ses pièces de canon étaient démontées, et ses munitions
singulièrement diminuées. Quant à ses soldats, ils avaient absolument
besoin de se remettre des violents efforts qu'ils avaient faits.
Aussi n'y avait-il pas à craindre qu'il renouvelât une manoeuvre,
imitée de Napoléon, qu'on lui a reproché depuis de n'avoir pas
exécutée, celle d'aller se jeter sur le maréchal Soult, après avoir
tenu tête au roi Joseph, et de les battre ainsi l'un après l'autre.
À chaque siècle, quand certaines manières de procéder ont réussi, on
les convertit en type obligé, type sur lequel on veut modeler toutes
choses, et d'après lequel on critique les actes de tous les hommes du
temps. Napoléon en effet reprocha depuis au maréchal Jourdan, d'avoir
amené le maréchal Soult sur Plasencia, au lieu de l'amener sur Madrid
par Villacastin, d'avoir ainsi placé sir Arthur Wellesley entre
les deux armées françaises, ce qui offrait à celui-ci l'occasion
d'un beau triomphe; et à leur tour les critiques qui ont jugé sir
Arthur Wellesley l'ont blâmé d'avoir laissé échapper cette heureuse
occasion. Mais aucun de ces reproches n'est fondé. Pour amener le
maréchal Soult sur Madrid par Villacastin, et de Madrid sur Talavera,
il eût fallu avoir huit ou dix jours de plus, et on était si pressé
par les trois armées de sir Arthur Wellesley, de don Gregorio de
la Cuesta et de Vénégas, qu'on ne pouvait pas sans péril s'exposer
à un tel retard. De plus, en débouchant avec 50 mille hommes sur
Plasencia, le maréchal Soult était assez fort pour ne pas craindre
à lui seul la rencontre de l'armée anglaise. Ce qui eût été plus
simple assurément, c'eût été de diriger le corps du maréchal Mortier
sur Talavera par Avila, sauf à porter plus tard le maréchal Soult
par Plasencia sur les derrières des Anglais battus. Mais ce sont
les ordres de Schoenbrunn qui empêchèrent cette façon si naturelle
d'agir, en plaçant le maréchal Mortier sous les ordres du maréchal
Soult. Il n'y avait donc rien à reprocher au maréchal Jourdan. Quant
à sir Arthur Wellesley, ses soldats ne marchaient pas comme ceux du
général Bonaparte en Italie, et avec les 18 mille Anglais qui lui
restaient après la bataille de Talavera, que l'arrivée de la brigade
Crawfurd portait peut-être à 22 mille, qu'aurait-il fait contre
les 50 mille hommes du maréchal Soult? Évidemment rien, sinon de
s'exposer à un désastre. Il n'y a donc pas à lui reprocher d'avoir
manqué ici l'occasion d'une grande victoire.

[Note en marge: Premier mouvement de sir Arthur Wellesley vers
Oropesa, pour tenir tête au maréchal Soult.]

Du reste sir Arthur Wellesley avait eu à peine vingt-quatre heures
pour se remettre de cette rude bataille, qu'il apprit par les gens
du pays qu'on préparait des vivres en deçà et au delà du col de
Baños, sur la route qui mène de Castille en Estrémadure. Les avis
recueillis ne parlaient que d'une douzaine de mille hommes, ce qui
n'avait pas lieu de l'inquiéter beaucoup. Il voulut aussitôt se
porter au-devant d'eux, en laissant don Gregorio de la Cuesta sur
ses derrières pour observer le maréchal Victor. En conséquence il se
dirigea sur Oropesa, route de Plasencia, pour recevoir les Français
qui s'avançaient de ce côté, et qui ne devaient être, d'après ses
conjectures, que le corps du maréchal Soult déjà battu en Portugal.

[Date en marge: Août 1809.]

[Note en marge: Arrivée tardive du maréchal Soult à Plasencia.]

Ce maréchal arrivait enfin, mais trois ou quatre jours après le
moment où sa présence aurait pu produire d'immenses résultats. Le
26 il avait sous la main le corps du maréchal Mortier à Salamanque,
et le sien même à une marche en arrière. En partant le 26 ou le 27,
il aurait pu en trois ou quatre jours déboucher sur Plasencia, et
être le 30 ou le 31 sur les derrières de sir Arthur Wellesley. Le
surprenant épuisé par une grande bataille, il devait, avec les 38
mille hommes qu'il amenait, le jeter en désordre sur le Tage, et lui
faire payer cher la demi-victoire de Talavera. Mais le maréchal Soult
n'osant pas se risquer sans avoir toutes ses forces réunies, voulut
attendre le maréchal Ney, qui s'était hâté d'obéir, mais qui venait
de trop loin pour rejoindre à l'époque indiquée. Il voulut aussi
remplacer quelques parties d'artillerie qui lui manquaient, et il
ne put être avec son avant-garde que le 3 août à Plasencia, ce qui
justifie notre assertion que la réunion des trois corps des maréchaux
Ney, Mortier, Soult, causa autant de mal à la fin de la campagne,
que leur séparation en avait causé au commencement. Sans cette
réunion, le maréchal Mortier, comme nous l'avons déjà fait remarquer
plusieurs fois, libre de ses mouvements et laissé à Villacastin à la
disposition de Joseph, l'aurait suivi à Talavera, et eût décidé la
victoire. Battue dans cette journée, on ne sait pas comment l'armée
britannique aurait passé le Tage, ou regagné Alcantara, poursuivie
par des soldats français, marchant deux fois plus vite que les
Anglais.

[Note en marge: Sir Arthur Wellesley, apprenant l'arrivée du maréchal
Soult avec cinquante mille hommes, se hâte de regagner le Tage et de
battre en retraite.]

[Note en marge: L'armée anglaise passe le Tage au pont de
l'Arzobispo.]

Quoi qu'il en soit, sir Arthur Wellesley ayant appris à Oropesa que
les renseignements transmis du col de Baños étaient incomplets, car
il arrivait par ce col 40 ou 50 mille hommes, au lieu de 12 mille
qu'on avait d'abord annoncés, ne crut pouvoir prendre un meilleur
parti que de se mettre à couvert derrière la ligne du Tage, ce qui,
de l'état de vainqueur qu'il se vantait d'être, allait le faire
passer à l'état de vaincu, avec toutes les conséquences de la défaite
la plus complète. Il ne fallait pas qu'il perdît un moment entre
Victor, qui pouvait revenir sur lui, et le corps de Mortier, qui,
précédant le maréchal Soult, s'avançait en toute hâte. Il résolut
de franchir le Tage sur le pont de l'Arzobispo, qui était le plus à
sa portée, bien qu'en passant sur ce pont il fallût, pour rejoindre
la grande route d'Estrémadure, descendre la rive gauche du fleuve
jusqu'à Almaraz par des chemins presque impraticables. Heureusement
pour lui, le maréchal Victor, que Joseph avait laissé sur l'Alberche
pour observer les Anglais, avait pris ombrage des coureurs de Wilson
dans les montagnes, et les voyant s'avancer sur sa droite vers
Madrid, s'était replié dans la direction de cette capitale. S'il eût
été sur l'Alberche, l'armée anglo-espagnole, assaillie au passage du
fleuve, aurait pu essuyer d'énormes dommages. Sir Arthur Wellesley
repassa donc le pont de l'Arzobispo, en abandonnant à Talavera 4 à 5
mille blessés, qu'il recommanda à l'humanité des généraux français,
et beaucoup de matériel qu'il ne put emporter. C'étaient autant de
prisonniers qu'il nous livrait, et qui nous procuraient tous les
trophées de la victoire, comme si nous eussions gagné la bataille
de Talavera. Sir Arthur Wellesley vint prendre position vis-à-vis
d'Almaraz, sur les hauteurs qui dominent le Tage, et où il attendit
que son artillerie eût parcouru les routes affreuses de la rive
gauche de ce fleuve, depuis le pont de l'Arzobispo jusqu'à celui
d'Almaraz. Les Espagnols de la Cuesta furent chargés de défendre le
pont de l'Arzobispo et de s'opposer à la marche des Français.

[Note en marge: Le pont de l'Arzobispo enlevé de vive force par les
troupes du maréchal Mortier.]

Le maréchal Mortier, qui marchait en tête, ayant débouché des
montagnes, se trouva vis-à-vis de l'Arzobispo les 6 et 7 août, suivi
bientôt du maréchal Soult, qui formait le corps de bataille. L'armée
qui arrivait si tard voulait naturellement signaler sa présence,
et ne pouvait laisser échapper l'ennemi sans chercher à lui causer
quelque grand dommage. En conséquence, on résolut d'enlever le pont
de l'Arzobispo. C'était une démonstration de force bien plus qu'une
opération de sérieuse conséquence. Le maréchal Mortier fut chargé
de cette entreprise hardie. Il l'exécuta le 8 août. Les Espagnols
avaient obstrué le pont de l'Arzobispo en y élevant des barricades,
placé de l'infanterie dans deux tours situées au milieu du pont,
élevé sur la rive opposée, tant à droite qu'à gauche, de fortes
batteries, et rangé sur les hauteurs en arrière le gros de leur
armée. Couverts par de tels obstacles ils se croyaient invincibles.
Le maréchal Mortier fit chercher un gué un peu au-dessus, et en
découvrit un à quelques centaines de toises, où la cavalerie et
l'infanterie pouvaient passer. Pendant que l'artillerie française
foudroyait le pont ainsi que les batteries établies à droite et à
gauche, les dragons du général Caulaincourt franchirent le gué,
protégés par une nuée de voltigeurs, et suivis des 34e et 40e de
ligne. Don Gregorio de la Cuesta voulut les arrêter en leur opposant
son infanterie formée en plusieurs carrés. Les dragons s'élancèrent
sur elle et la sabrèrent. Mais ils eurent bientôt sur les bras
toute la cavalerie espagnole trois ou quatre fois plus nombreuse,
et se seraient trouvés dans un véritable péril s'ils n'avaient
manoeuvré avec beaucoup d'habileté et de sang-froid, soutenus par
l'infanterie qui les avait suivis. Heureusement que durant cette
action si vive le premier bataillon du 40e, marchant sur le pont
malgré le feu des Espagnols, en força les barricades, et ouvrit le
passage à l'infanterie du maréchal Mortier. Celle-ci prit à revers
les batteries des Espagnols, et s'en empara. Dès cet instant les
Espagnols ne purent plus tenir, et s'enfuirent en nous abandonnant
30 pièces de canon, un grand nombre de chevaux, et 800 blessés ou
prisonniers. Cet acte de vigueur prouvait ce qu'étaient les corps de
l'ancienne armée, et les officiers qui les conduisaient.

[Note en marge: L'armée française renonce à poursuivre les Espagnols
et les Anglais dans le fond de l'Estrémadure.]

[Note en marge: Suspension des opérations militaires, et distribution
des corps des maréchaux Soult, Mortier et Ney, entre l'Estrémadure et
la Vieille-Castille.]

Maîtres des ponts du Tage, il s'agissait de savoir si les Français
poursuivraient l'armée anglo-espagnole aujourd'hui fugitive, qui se
disait victorieuse quelques jours auparavant. Ils avaient à leur
disposition les ponts de l'Arzobispo et de Talavera. Mais pour
gagner la grande route d'Estrémadure, seule praticable à la grosse
artillerie, il fallait descendre jusqu'à celui d'Almaraz, dont la
principale arche était coupée, et qu'on avait un moment remplacée
par des bateaux maintenant détruits. Les Anglais pour amener leur
artillerie par la rive gauche jusqu'à la grande route d'Estrémadure,
en face du débouché d'Almaraz, y avaient perdu cinq jours, en
employant les bras de tous les gens du pays. Il fallait donc ou
les suivre presque sans artillerie, pour les combattre dans des
positions inexpugnables, ou jeter à Almaraz un pont, dont on n'avait
pas les premiers matériaux. Dès lors il n'était guère opportun de
les poursuivre, à moins qu'on ne voulût occuper le pays du Tage à
la Guadiana, d'Almaraz à Mérida, ou bien commencer immédiatement
la marche en Andalousie. Mais la première de ces opérations était
de peu d'utilité, le pays entre le Tage et la Guadiana ayant été
ruiné par la présence des armées belligérantes pendant plusieurs
mois. Quant à la seconde, la saison était évidemment trop chaude et
les vivres trop rares pour l'entreprendre actuellement. Il valait
mieux attendre la moisson, la fin des grandes chaleurs, et surtout
les instructions de Napoléon, qui devenaient indispensables après
le bouleversement du plan de campagne de cette année. On s'arrêta
donc au pont de l'Arzobispo, après l'acte brillant qui nous l'avait
livré. En attendant les opérations ultérieures, l'état-major du roi
distribua les troupes du maréchal Soult sur le Tage, et en reporta
une partie en Vieille-Castille. Le 5e corps (celui du maréchal
Mortier) fut placé à Oropesa pour observer le Tage d'Almaraz à
Tolède. Le 2e (celui du maréchal Soult) fut établi à Plasencia pour
observer les débouchés du Portugal. Enfin le maréchal Ney, qu'il y
avait toujours grande convenance à éloigner du maréchal Soult, fut
reporté à Salamanque, pour dissoudre les bandes du duc del Parque,
qui infestaient la Vieille-Castille. L'intrépide maréchal, parti le
12, traversa le col de Baños en combattant et dispersant les bandes
de Wilson, et prouva en exécutant cette pénible marche en moins de
quatre jours, qu'on aurait pu arriver plus vite sur les derrières de
l'armée anglaise.

[Note en marge: Retraite définitive des Anglais dans l'Andalousie.]

Pendant ce temps sir Arthur Wellesley s'était retiré sur Truxillo,
et de Truxillo se proposait de marcher sur Badajoz. Réduit à une
vingtaine de mille hommes, obligé de laisser ses malades et ses
blessés aux Français, brouillé avec les généraux espagnols pour
les vivres, pour les opérations à exécuter, pour toutes choses
en un mot, il n'avait pas mieux réussi que le général Moore dans
son expédition à l'intérieur de l'Espagne. Aussi revenait-il plus
convaincu que jamais qu'il fallait se réduire à la défense du
Portugal, et ne pénétrer en Espagne que dans des cas d'urgence,
et avec des probabilités de succès presque certaines. Du reste,
rien n'était plus triste que les lettres qu'il écrivait à son
gouvernement[22].

[Note 22: On trouvera ces lettres à la fin du volume, avec les pièces
relatives à la bataille de Talavera.]

En se séparant des généraux espagnols, il leur avait fort conseillé
de ne pas se hasarder à livrer bataille, de se borner à défendre
le pays montagneux de l'Estrémadure entre le Tage et la Guadiana,
barrière derrière laquelle ils pourraient se réorganiser, et recevoir
même le concours de l'armée britannique, s'ils méritaient que ce
concours leur fût continué. Mais ils étaient peu capables d'apprécier
et de suivre d'aussi sages conseils.

[Note en marge: Bataille d'Almonacid, et dispersion du corps d'armée
de Vénégas.]

Le premier d'entre eux qui aurait dû en faire usage était Vénégas,
qui s'était dirigé sur Madrid pendant que sir Arthur Wellesley et
de la Cuesta se réunissaient à Talavera, et contre lequel Joseph
et le général Sébastiani marchaient en ce moment, en remontant sur
Tolède. Après avoir poussé quelques partis au delà du Tage, il
s'était promptement replié en deçà, en apprenant le retour de l'armée
française, et il s'était arrêté à Almonacid, vis-à-vis de Tolède,
dans une forte position, où il croyait être en mesure avec 30 mille
hommes de braver les forces que Joseph pouvait diriger contre lui.
Il eût mieux fait assurément de suivre les conseils de sir Arthur
Wellesley; mais il n'en tint compte, et résolut d'attendre les
Français sur les hauteurs d'Almonacid.

Il avait sa gauche établie sur une colline élevée, son centre sur
un plateau, sa droite sur les hauteurs escarpées d'Almonacid,
dominées elles-mêmes par une autre position plus escarpée, au-dessus
de laquelle on apercevait un vieux château des Maures. Le général
Sébastiani, devançant le roi Joseph, s'était porté par le pont de
Tolède en face de Vénégas, et était arrivé devant lui le 10 août
au soir. Après les pertes de Talavera, il comptait tout au plus 15
mille hommes. Le roi lui en amenait 5 mille. Le 11 au matin, il fit
assaillir par la division Leval la gauche de Vénégas. Les Polonais
gravirent les premiers la colline qu'occupaient les Espagnols.
Vénégas jeta sur eux une partie de sa réserve. Les Allemands, venus
au secours des Polonais, résistèrent au choc, et enlevèrent la
gauche des Espagnols, pendant que les quatre régiments français de
la division Sébastiani, les 28e, 32e, 58e et 75e, abordaient leur
centre et leur droite, suivis de la brigade Godinot, qui appartenait
à la division Dessoles. Tout fut emporté, et les Espagnols se virent
forcés de se replier vers le château d'Almonacid. On aurait pu
tourner cette position. Mais les vieux régiments de Sébastiani et
de Dessoles ne voulaient pas qu'on leur épargnât les difficultés.
Ils gravirent sous le feu de positions presque inaccessibles, et
achevèrent de mettre en déroute ce qui restait d'ennemis. On tua ou
blessa trois à quatre mille hommes aux Espagnols. On leur fit un
nombre à peu près égal de prisonniers, et on leur prit 16 bouches à
feu. Les Français, à cause des positions attaquées, perdirent plus de
monde que de coutume. Ils eurent plus de 300 tués, et environ 2,000
blessés.

[Note en marge: Rentrée de Joseph dans Madrid.]

[Note en marge: Résultats et caractère de la campagne de 1809 en
Espagne.]

L'armée anglaise étant en retraite sur Badajoz, l'armée de la Cuesta
obligée de la suivre, celle de Vénégas tout à fait dispersée, Joseph
n'avait plus qu'à retourner à Madrid. Il y rentra après avoir envoyé
le maréchal Victor dans la Manche, et laissé le général Sébastiani
à Aranjuez. Il y paraissait en triomphateur aux yeux des Espagnols,
car Gregorio de la Cuesta, Vénégas, sir Arthur Wellesley (celui-ci
avec plus de réserve, comme il convenait à son grand mérite),
avaient annoncé leur prochaine entrée dans Madrid et la délivrance
de l'Espagne. Loin de pouvoir réaliser ces pompeuses promesses, ils
se retiraient les uns et les autres sur la Guadiana, les Anglais
découragés, les Espagnols non pas découragés, mais dispersés. Joseph
pouvait donc se montrer à sa capitale avec toutes les apparences
de la victoire. Ce n'était que pour les bons juges, pour ceux qui
connaissaient les moyens accumulés en Espagne, et les espérances
conçues pour cette campagne, qu'il était possible, en comparant
les résultats espérés et les résultats obtenus, d'apprécier les
opérations de cette année. Avec trois cent mille vieux soldats,
les meilleurs que la France ait jamais possédés, donnant 200 mille
combattants présents au feu, on s'était promis d'être en juillet
à Lisbonne, à Séville, à Cadix, à Valence: et cependant on était,
non pas à Lisbonne, non pas même à Oporto, mais à Astorga; non pas
à Cadix, non pas à Séville, mais à Madrid; non pas à Valence, mais
à Saragosse! L'opiniâtreté des Espagnols, leur fureur patriotique
et sauvage, leur présomption qui les sauvait du découragement,
le concours efficace des Anglais, la désunion de nos généraux,
l'éloignement de Napoléon, sa direction qui, donnée de trop loin,
empêchait le simple bon sens de Jourdan et de Joseph de saisir
les occasions que la fortune leur offrait, étaient les causes
générales de la profonde différence entre ce qu'on avait espéré, et
ce qu'on avait accompli. Des causes générales passant aux causes
particulières, il faut ajouter que si, au lieu de faire partir
pour le Portugal le maréchal Soult avec son corps tout seul, on
l'eût expédié avec le maréchal Mortier; que si le maréchal Soult se
résignant à tenter cette expédition avec des moyens insuffisants,
n'eût pas laissé La Romana sur ses derrières sans le détruire;
qu'arrivé à Oporto il n'y eût pas perdu son temps, qu'il ne s'y fût
pas laissé surprendre, ou qu'il eût fait une meilleure retraite; que,
rentré en Galice, il eût mieux secondé le maréchal Ney; qu'ayant
obtenu une réunion de troupes, désirable en mars, regrettable en
juin, il ne les eût pas inutilement retenues à Salamanque; que Joseph
pouvant alors réunir à lui le corps de Mortier, se fût présenté à
Talavera avec des forces irrésistibles; que n'ayant pas ces forces,
il eût temporisé et attendu le maréchal Soult, ou que ne l'attendant
pas il eût attaqué à Talavera avec plus d'ensemble et de constance,
et que même aucune de ces choses ne se réalisant, le maréchal
Soult eût marché plus vite sur Plasencia, les Anglais eussent été
victorieusement repoussés de l'Espagne, et cruellement punis de leur
intervention dans la Péninsule. Une ou deux de ces fautes de moins,
et le sort de la guerre était changé!

[Note en marge: Sentiment de Napoléon à l'égard des événements
d'Espagne.]

Lorsque Napoléon, qui était à Schoenbrunn, occupé à négocier et
à préparer ses armées d'Allemagne, pour le cas d'une reprise
d'hostilités, apprit les événements de la Péninsule, il en
fut profondément affecté, car il avait besoin, pour négocier
avantageusement et n'être pas obligé de combattre de nouveau, que
tout se passât bien partout, et que l'Autriche ne trouvât pas dans
les événements qui s'accomplissaient ailleurs des motifs d'espérance.
Ne se faisant point à lui-même sa part dans les fautes commises,
et, tout grand qu'il était, restant homme, ne voulant voir que les
fautes des autres sans reconnaître les siennes, il jugea sévèrement
tout le monde. Il eut un vif regret d'avoir sitôt tranché la question
entre les maréchaux Ney, Mortier, Soult, par la réunion des trois
corps dans la main du dernier; il blâma le maréchal Soult d'avoir
marché en Portugal sans avoir détruit La Romana, de n'avoir pas
pris de parti à Oporto, de n'avoir pas rouvert ses communications
avec Zamora, d'avoir fait une triste retraite. Il conçut d'étranges
soupçons sur ce qui s'était passé à Oporto, et un moment même il
éprouva une irritation telle qu'il songeait à mettre le maréchal en
jugement. Mais il avait déjà le procès du général Dupont, qui était
devenu une grave difficulté; il avait dû sévir à moitié contre le
prince de Ponte-Corvo, et trop de rigueurs à la fois présentaient
le double inconvénient de se montrer sévère envers des compagnons
d'armes auxquels chaque jour il demandait leur sang, et surtout de
révéler le besoin de la sévérité. Que de plaies en effet à révéler
s'il se portait à un éclat! Parmi ses lieutenants, les uns finissant
par faiblir devant l'immensité des périls, d'autres s'essayant à
l'insubordination, d'autres encore devenant ambitieux à leur tour, et
rêvant la destinée de ses frères! Toutefois Napoléon ne prit point
de parti: il fit mander auprès de lui les principaux officiers qui
avaient figuré à Oporto, et ordonna d'informer avec la plus grande
rigueur contre le capitaine Argenton et les complices qu'il pouvait
avoir. Il autorisa le maréchal Ney à rentrer en France, pour le tirer
de la fausse position où on l'avait laissé; il garda le silence
envers le maréchal Soult, le laissant plusieurs mois de suite dans
les plus grandes perplexités. Enfin il n'épargna point Joseph, et
encore moins son chef d'état-major Jourdan, envers lequel il avait
l'habitude d'être injuste. Il les blâma l'un et l'autre amèrement
d'avoir fait déboucher le maréchal Soult par Plasencia et non par
Avila, reproche qui n'était pas mérité, comme nous l'avons montré
ailleurs. Il les blâma avec plus de raison de n'avoir pas attendu,
pour livrer bataille, l'arrivée du maréchal Soult, puis de n'avoir
pas livré la bataille avec ensemble, et de n'avoir pas persisté plus
énergiquement dans l'attaque des positions ennemies; en un mot,
quand on avait, avec Victor, Sébastiani, Soult, Mortier, Ney, près
de cent mille hommes, de s'être trouvés avec 45 mille hommes contre
66 mille! reproches tous vrais, dont les dispositions ordonnées de
Schoenbrunn sans connaître les faits étaient en partie la cause. Ses
critiques du reste, pleines de cette justesse, de cette pénétration
supérieures, qui n'appartenaient qu'à lui, ne réparaient rien, et
n'avaient que le triste avantage de soulager son mécontentement, en
désolant son frère. Il exprima particulièrement beaucoup de colère
de ce qu'on lui avait laissé ignorer la perte de l'artillerie de la
division Leval, et ajouta avec raison que dès qu'il pourrait aller
passer un peu de temps en Espagne il en aurait bientôt fini. Il
ordonna d'attendre la fin des chaleurs pour reprendre les opérations,
et surtout la conclusion des négociations d'Altenbourg, parce que, la
paix signée, il se proposait de renvoyer vers la Péninsule les forces
qu'il attirait en ce moment vers l'Autriche. Au surplus, tandis qu'il
écrivait à Joseph que Talavera était une bataille perdue, il disait
à Altenbourg que c'était une bataille gagnée (assertions également
fausses), et il faisait raconter avec détail l'état pitoyable dans
lequel l'armée anglaise se retirait en Portugal, car les événements
ne l'intéressaient plus que par l'influence qu'ils pouvaient exercer
sur les négociations entamées avec l'Autriche.

[Note en marge: Nouveaux efforts des Anglais sur le continent pendant
que Napoléon est à Schoenbrunn, occupé à négocier et à renforcer ses
armées.]

Mais il n'était pas au terme des difficultés que lui préparaient
les Anglais, soit pour venir au secours de l'Autriche qu'ils avaient
de nouveau compromise, soit pour satisfaire leur ambition maritime.
Ils n'avaient cessé, depuis l'ouverture de la campagne, de promettre
à la cour de Vienne quelque grosse expédition sur les côtes du
continent, et par les côtes du continent ils entendaient les côtes
septentrionales, car toute expédition en Espagne, fort utile à la
politique maritime de la Grande-Bretagne, était dans le moment
presque indifférente pour l'Autriche. Une armée anglaise de plus
ou de moins en Espagne ne pouvait y faire venir ou en faire partir
un régiment français. Il en était autrement d'une tentative sur
les côtes de France, de Hollande, ou d'Allemagne: sur les côtes de
France ou de Hollande elle devait y attirer les renforts destinés à
l'Autriche; sur les côtes d'Allemagne elle pouvait y déterminer une
explosion. Aussi, depuis l'ouverture des négociations, n'avait-on
cessé de demander aux Anglais l'accomplissement de leur promesse.
D'ailleurs, comme il s'agissait de détruire des ports, de brûler des
chantiers, d'exercer en un mot des ravages maritimes, on pouvait s'en
fier à leur zèle, et s'il y avait retard, il ne fallait l'imputer
qu'à la nature des choses, ou à l'inhabileté de leur gouvernement,
qui, tout haineux et puissant qu'il fût, n'était pas conduit avec le
génie qui présidait alors aux opérations du gouvernement français.
Ils avaient perdu Nelson et Pitt: il leur restait à la vérité sir
Arthur Wellesley, supérieur à l'un et à l'autre. Mais celui-ci se
trouvait enfermé dans un théâtre limité, et l'administration actuelle
était loin d'être habile.

[Note en marge: Projet des Anglais de détruire les grands
établissements maritimes de l'Empire.]

Le projet des Anglais, outre leurs efforts pour débarrasser l'Espagne
des Français, consistait à détruire sur tout le littoral de l'Empire
les immenses préparatifs maritimes de Napoléon. On a vu précédemment
que Napoléon, ne pouvant tenir la mer avec ses flottes contre
la marine britannique, n'avait pourtant pas renoncé à combattre
l'Angleterre sur son élément, et avait imaginé pour y parvenir de
vastes combinaisons. Partout où il régnait, partout où il exerçait
quelque influence, il avait préparé d'innombrables constructions
navales, et, autant qu'il l'avait pu, des équipages proportionnés
à ces constructions, se réservant, dès que ses armées seraient
disponibles, de former des camps à portée de ses vaisseaux, pour
faire partir à l'improviste, tantôt d'un point, tantôt d'un autre, de
grandes expéditions pour l'Inde, les Antilles, l'Égypte, peut-être
l'Irlande. À Venise, à la Spezzia, à Toulon, à Rochefort, à Lorient,
à Brest, à Cherbourg, à Boulogne, où la flottille oisive commençait
à pourrir, à Anvers surtout, création dont Napoléon s'occupait avec
prédilection, des armements de toutes les formes occupaient les
Anglais, les troublaient outre mesure (en quoi les vues de Napoléon
se trouvaient justifiées), et leur inspiraient le désir ardent
d'éloigner d'eux des dangers d'autant plus inquiétants qu'ils étaient
inconnus.

[Date en marge: Fév. 1809.]

Deux points avaient attiré toute leur attention pendant l'année
dont nous racontons l'histoire, c'étaient Rochefort et Anvers. À
Rochefort s'était opérée, d'après les ordres de Napoléon, une réunion
d'escadres qui mouillaient dans la rade de l'île d'Aix. À Anvers se
préparait un établissement immense, qui, par sa position vis-à-vis
de la Tamise, causait à Londres de véritables insomnies. Le secours
que les Anglais voulaient apporter à l'Autriche, secours fort
intéressé, c'était de détruire Rochefort et Anvers, quelques efforts
qu'il pût leur en coûter. Vu la plus grande facilité d'agir contre
Rochefort, où il n'y avait qu'une flotte à incendier, ils avaient été
en mesure de bonne heure. Les préparatifs plus longs, plus vastes,
plus dispendieux contre Anvers, n'étaient encore qu'une menace non
exécutée, pendant que l'on combattait à Wagram et à Talavera.

[Date en marge: Mars 1809.]

[Note en marge: Expédition de Rochefort.]

L'expédition dirigée contre Rochefort avait été prête dès le mois
d'avril. À Rochefort étaient réunies en ce moment deux belles
divisions navales, sous les ordres du vice-amiral Allemand. Elles y
étaient par suite d'une combinaison de Napoléon, fort ingénieuse,
mais fort périlleuse, comme toutes celles auxquelles il était obligé
de recourir sur mer. D'après ses ordres, le contre-amiral Willaumez
avait dû sortir de Brest avec une division de six vaisseaux et de
plusieurs frégates, recueillir en passant la division de Lorient,
puis celle de Rochefort, se rendre aux Antilles, y porter des secours
en vivres, munitions et hommes, revenir ensuite en Europe, traverser
le détroit de Gibraltar, et jeter l'ancre à Toulon, où se préparait
peu à peu une grande force navale, soit pour joindre la Sicile à
Naples, soit pour approvisionner Barcelone, soit enfin pour menacer
l'Égypte, que Napoléon n'avait pas renoncé à reprendre un jour.
L'amiral Willaumez, parti en effet dans le mois de février, avait
manqué la division de Lorient, par crainte de s'y trop arrêter, et
n'avait pas trouvé celle de Rochefort prête à mettre à la voile à son
apparition, ce qui l'avait forcé à s'arrêter à Rochefort même. Cette
réunion avait porté à 11 vaisseaux et à 4 frégates la force navale
mouillée dans ce port. Le brave vice-amiral Allemand, qui avait si
heureusement traversé le détroit de Gibraltar pour rallier Ganteaume
en 1808, et qui avait exécuté avec lui l'expédition de Corfou,
venait d'être appelé au commandement de l'escadre de Rochefort.
Ses instructions lui prescrivaient de prendre la mer à la première
occasion. C'était un bel armement que celui dont il disposait, bien
que, sous le rapport du personnel, cet armement laissât beaucoup à
désirer, comme il arrive toujours quand une marine est réduite à
se former dans les rades. Les Anglais avaient conçu le projet de
détruire la flotte de Rochefort par les plus terribles moyens qu'on
pût imaginer, fussent-ils au delà de ce que la guerre permet en fait
de cruautés et de barbaries.

[Date en marge: Avril 1809.]

[Note en marge: Force de l'expédition navale dirigée contre la flotte
française réunie à l'île d'Aix.]

Ils n'avaient pas la prétention de remonter la Charente pour se
présenter à Rochefort même. C'est ailleurs qu'ils voulaient faire
une tentative de ce genre, car elle exigeait une armée et ils n'en
avaient pas deux à leur disposition. Mais à Rochefort, ils voulaient
détruire la flotte française au mouillage. L'amiral Gambier fut donc
envoyé avec treize vaisseaux, grand nombre de frégates, corvettes,
bricks et bombardes devant l'île d'Aix, et il vint hardiment mouiller
dans la rade des Basques, profitant de ce qu'à cette époque ces
parages si importants n'étaient pas encore assez défendus. Le fort
Boyard n'existait alors qu'en projet. Les Anglais avaient résolu
de convertir en brûlots une masse considérable de bâtiments, et de
les sacrifier, quoi qu'il pût leur en coûter, à la chance de brûler
l'escadre française. Ordinairement lorsqu'on veut employer ce moyen
d'une légitimité contestée à la guerre, parce qu'il est atroce
(comme le bombardement des places quand il n'est pas absolument
indispensable), lorsqu'on veut, disons-nous, employer ce moyen, on
se sert d'anciens bâtiments qu'on charge d'artifices incendiaires,
quelquefois même de machines à explosion. Après les avoir transformés
ainsi en volcans prêts à faire éruption, on les conduit devant une
flotte, puis choisissant le moment où le vent et le courant les
portent vers le but, on les abandonne à eux-mêmes après y avoir mis
le feu, ne retirant les équipages que lorsque l'imminence du péril
oblige à les sauveter dans des chaloupes. Un seul suffit souvent
pour produire d'immenses ravages. Ce moyen est surtout dangereux
quand l'escadre qu'on attaque est nombreuse, rapprochée, et que les
brûlots sont assurés, quelque part qu'ils tombent, de causer du mal.
Le danger s'accroît naturellement avec la quantité des brûlots.
Les Anglais eurent idée d'en porter le nombre à trente, ce qui
ne s'était jamais vu, et ce qui n'était possible qu'à une marine
infiniment puissante, ayant dans son vieux matériel des ressources
considérables à sacrifier. Trente bâtiments consacrés à périr pour
en détruire peut-être trois ou quatre, c'était agir avec une fureur
qui ne calcule pas le mal qu'elle essuie, pourvu qu'elle en fasse à
l'ennemi. On avait poussé la passion de la destruction jusqu'à placer
parmi ces bâtiments-brûlots des frégates, et même des vaisseaux,
afin que la force d'impulsion fût plus grande contre les obstacles
que les Français pourraient leur opposer. Les Anglais demeurèrent
une vingtaine de jours au mouillage, pour préparer cette expédition
sans exemple dans les annales de la marine, disposant à mesure qu'ils
les recevaient, sur les bâtiments destinés à périr, les matières qui
devaient les rendre si formidables.

[Note en marge: Dispositions de l'amiral Allemand pour garantir la
flotte qu'il commande des dangers dont elle est menacée.]

Le vice-amiral Allemand, en les voyant mouillés aussi longtemps dans
la rade des Basques, ne put pas douter de l'existence d'un projet
incendiaire contre le port de Rochefort et contre la flotte. Il plaça
ses onze vaisseaux et ses quatre frégates sur deux lignes d'embossage
fort rapprochées l'une de l'autre, et appuyées à droite par les
feux de l'île d'Aix, à gauche par ceux du bas de la rivière. Elles
présentaient une direction non pas opposée au courant mais parallèle,
de manière que les corps flottants destinés à les atteindre, au
lieu de venir les heurter, passassent devant elles. Le vice-amiral
y ajouta la précaution d'une double estacade, l'une à 400 toises,
l'autre à 800, formée de bois flottants fortement liés ensemble, et
fixés à l'aide de lourdes ancres qu'on avait jetées de distance en
distance. À mesure que le moment critique approchait, il organisa
en plusieurs divisions les chaloupes et les canots des vaisseaux,
les arma de canons, les fit monter par des hommes intrépides, qui,
munis de crochets, étaient chargés de harponner les brûlots et de les
détourner de leur but. Il les mit de garde chaque nuit le long des
estacades. Il fit déverguer toutes les voiles inutiles pour offrir
au feu le moins d'aliment possible, placer à fond de cale toutes les
matières inflammables, enlever enfin tous les objets qui pouvaient
servir de moyens d'accrochement, car le danger des brûlots est, en
tombant sur les vaisseaux qu'ils rencontrent, d'y rester attachés
par ce qui fait saillie dans la mâture ou la coque. Il demanda en
outre au port de Rochefort beaucoup de matières, qu'on ne put pas lui
fournir, parce qu'elles manquent presque toujours après une longue
guerre qui n'a pas été heureuse. Quoi qu'il en soit, il fit, avec
les ressources dont il disposait, tout ce qu'il put pour se mettre à
l'abri de la catastrophe, qu'il croyait redoutable, mais qu'il était
loin de se figurer aussi terrible qu'elle devait l'être.

[Note en marge: Attaque nocturne contre la flotte française, dans la
nuit du 11 au 12 avril 1809.]

[Note en marge: Trente brûlots du plus grand échantillon lancés à
fois.]

[Note en marge: Chaque capitaine, pour sauver son vaisseau, coupe ses
câbles, et va s'échouer à la côte.]

[Note en marge: Les trente brûlots anglais brûlent sans avoir
incendié aucun de nos vaisseaux.]

Dans la nuit du 11 au 12 avril, par un vent très-prononcé de
nord-nord-ouest qui portait sur notre ligne d'embossage, et à une
heure où la marée poussait dans la même direction, les Anglais
parurent en plusieurs divisions de grands et petits bâtiments, avec
l'intention manifeste d'envelopper notre escadre. Une division de
frégates et de corvettes se détacha ensuite en se dirigeant sur
l'estacade. C'étaient les frégates et corvettes qui escortaient
les brûlots. Le vice-amiral Allemand s'attendant, d'après les
exemples connus, à cinq ou six brûlots peut-être, avait donné
l'ordre à ses canots d'être sans cesse en station le long des deux
estacades, lorsqu'on vit soudain une ligne enflammée de trente
brûlots, lesquels abandonnés tout à coup par leurs équipages,
continuèrent, entraînés par le vent et le flot, à se diriger sur
l'escadre française. Jamais pareil spectacle ne s'était vu. Trois
de ces affreuses machines sautèrent près des estacades, et les
rompirent. Les autres, lançant des artifices de tout genre comme
des volcans en éruption, emportèrent sous l'impulsion du flot et du
vent les restes des estacades, et vinrent se répandre autour de nos
vaisseaux. En vain les divisions de canots voulurent-elles accrocher
ces bâtiments-brûlots. Ils étaient de trop fort échantillon pour
être retenus par de faibles chaloupes, et ils entraînaient avec eux
ceux qui étaient assez téméraires pour s'attacher à leur flanc. À
l'aspect de ces trente machines enflammées il y avait peu de coeurs
qui ne fussent émus, non par le danger auquel les hommes de mer sont
habitués, mais par la crainte de voir tous les vaisseaux détruits
sans combat. Dans cette horrible confusion, mêlée de détonations
affreuses, de lueurs effrayantes qui montraient le danger sans
éclairer la défense, il était impossible de recevoir des ordres,
et d'en donner. Chaque capitaine, livré à lui-même, n'avait qu'à
songer à son vaisseau, et à faire ce qu'il pourrait pour le sauver.
Le premier mouvement chez tous fut de se débarrasser des brûlots qui
venaient s'attacher à leurs flancs. Le vaisseau amiral _l'Océan_ à
lui seul en avait trois. Le moyen le plus sûr de se soustraire à
ces funestes approches était de couper ses câbles, et de s'enfuir
où l'on pouvait, en s'arrêtant sur de nouvelles ancres pour ne pas
se briser au rivage. On employait encore un autre moyen, celui de
tirer sur les brûlots, afin de les couler bas; et comme chacun avait
perdu sa position dans la ligne d'embossage et qu'on était pêle-mêle,
on tirait ainsi sur les siens en même temps que sur les ennemis.
Toutefois par un singulier bonheur nos vaisseaux se sauvèrent sans
de trop grands dommages sur divers points de la côte en se laissant
couler sur des ancres jetées l'une après l'autre. Ceux qui avaient
eu le feu à bord étaient parvenus à l'éteindre. Quant aux brûlots,
échoués çà et là sur les îles voisines, les uns sautant en l'air avec
d'horribles détonations, les autres lançant des fusées, des grenades,
des bombes, ils brûlaient en éclairant au loin la rade. À la pointe
du jour, nous eûmes la satisfaction de voir les trente bâtiments
incendiaires échoués comme nous, achevant de se consumer, et n'ayant
incendié aucun des nôtres. Jusqu'ici la rage des Anglais n'avait
détruit que des richesses anglaises.

[Note en marge: Quatre de nos vaisseaux, échoués sur les Palles, sont
attaqués par les Anglais et détruits.]

Mais la scène n'était pas finie. Nos vaisseaux, comme on vient de
le voir, avaient coupé leurs câbles, et étaient allés s'échouer à
l'embouchure de la Charente, du fort de Fouras à l'île d'Enett. Par
malheur quatre d'entre eux, surpris par la marée descendante, étaient
restés attachés aux pointes d'une chaîne de rochers qu'on appelle
les Palles, et qui forme l'un des deux côtés de l'embouchure de la
Charente. C'étaient _le Calcutta_, _le Tonnerre_, _l'Aquilon_, _le
Varsovie_. Presque tous les capitaines obéissant à un mouvement
spontané, avaient jeté leurs poudres à la mer, de peur de l'explosion
en cas d'incendie. D'autres avaient été, au milieu de cette
confusion, privés de leurs embarcations et des matelots qui les
montaient. Ils n'étaient donc guère en état de se défendre. Les
Anglais exaspérés par le peu d'effet de leurs brûlots, voulaient,
en venant attaquer les quatre bâtiments échoués sur les Palles, les
prendre ou les détruire, et se dédommager ainsi de l'insuccès de leur
atroce combinaison. _Le Calcutta_, abordé par plusieurs vaisseaux
et frégates, canonné dans tous les sens, et ayant à peine l'usage
de son artillerie, fut défendu quelques heures, puis abandonné par
le capitaine Lafon, qui n'ayant plus que 230 hommes, crut, dans
l'impossibilité où il était de conserver son navire, devoir sauver
son équipage. Le malheureux ignorait à quelles rigueurs il allait
s'exposer! _Le Calcutta_ ainsi abandonné sauta en l'air quelques
instants après. _L'Aquilon_ et _le Varsovie_, ne pouvant se défendre,
furent obligés d'amener leur pavillon, et brûlés par les Anglais,
qui y mirent eux-mêmes le feu. Deux nouvelles explosions apprirent
à l'escadre le sort de ces vaisseaux. Enfin _le Tonnerre_ ayant une
voie d'eau se traîna péniblement près de l'île Madame. Le capitaine
Clément Laroncière, après avoir jeté à la mer son artillerie, son
lest, tout ce dont il put faire le sacrifice pour s'alléger, ne
réussit point à se relever. Après des efforts inouïs, continués sous
le feu des Anglais, se voyant condamné à sombrer à la marée haute,
il débarqua ses hommes sur une pointe de rocher, d'où ils pouvaient
à marée basse gagner l'île Madame, puis il partit le dernier, en
mettant lui-même le feu à son navire, qui s'abîma de la sorte sous
les couleurs françaises.

[Date en marge: Juillet 1809.]

[Note en marge: Résultats de l'expédition de Rochefort.]

Ainsi sur onze vaisseaux quatre périrent, non par la rencontre des
brûlots, mais par le désir de les éviter. Le brave amiral Allemand
était au désespoir quoiqu'il en eût sauvé sept, sans compter les
frégates, qui, sauf une seule, furent toutes conservées. Il les fit
remonter dans la rivière et désarmer. Son désespoir se convertit
en une irascibilité si grande, qu'il fut impossible de lui laisser
le commandement de Rochefort. Le ministre Decrès l'envoya à Toulon
avec ses équipages, qu'on fit voyager par terre, afin d'armer les
vaisseaux de la Méditerranée. Il fallait à Rochefort de nouveaux
travaux de construction, avant qu'on pût y former une nouvelle
division. L'amiral Gambier regagna les côtes d'Angleterre, avec
la gloire douteuse d'une expédition atroce, qui avait coûté à
l'Angleterre beaucoup plus qu'à la France. Le résultat le plus réel
de cette expédition fut une profonde intimidation pour toutes nos
flottes mouillées dans des rades, et une sorte de trouble d'esprit
chez la plupart de nos chefs d'escadre, qui voyaient des brûlots
partout, et imaginaient les plus étranges précautions pour s'en
garantir. Le ministre Decrès, malgré ses rares lumières, ne fut pas
exempt lui-même de cette forte émotion, et proposa à l'Empereur
de faire rentrer à Flessingue la belle flotte construite dans les
chantiers d'Anvers, et mouillée en ce moment aux bouches de l'Escaut.
Mais l'amiral Missiessy, esprit froid, intelligent et ferme, s'y
refusa, en disant qu'à Flessingue elle serait exposée à périr par les
bombes ou les fièvres de Walcheren, dans une immobilité déshonorante.
Il répondit de manoeuvrer dans l'Escaut de manière à ne perdre ni
son honneur ni sa flotte, et obtint une liberté d'action dont il fit
bientôt un glorieux usage. L'Empereur ne prescrivit d'autre mesure
que la mise en jugement des malheureux capitaines qui avaient perdu
leurs vaisseaux dans la rade de Rochefort.

[Note en marge: Passion des Anglais pour la destruction d'Anvers.]

L'expédition de Rochefort n'était pas celle que les Anglais avaient
le plus à coeur. Ils auraient été fort satisfaits sans doute
d'anéantir au mouillage l'une de nos principales flottes; mais ils
voulaient surtout se délivrer de l'inquiétude, du reste exagérée, que
leur causait Anvers. Ils se figuraient toujours qu'avec le temps il
pourrait sortir de ce port, non pas les dix vaisseaux qui mouillaient
alors à Flessingue, mais vingt et trente que Napoléon avait le moyen
d'y construire, et surtout une flottille, beaucoup plus dangereuse
que celle de Boulogne, car elle pouvait en une marée jeter une armée
de débarquement des bouches de l'Escaut aux bouches de la Tamise. Le
grand armement qu'ils avaient promis à l'Autriche de faire partir
avant la fin des hostilités, et que depuis l'armistice de Znaïm ils
promettaient de faire partir avant la fin des négociations, ils
l'achevaient en ce moment, non pour insurger l'Allemagne, mais pour
détruire les établissements maritimes des Pays-Bas.

[Note en marge: Raisons qui décident les Anglais à diriger vers
l'Escaut la grande expédition promise à l'Autriche.]

[Note en marge: Vastes préparatifs de l'expédition d'Anvers.]

Deux raisons les décidaient à se diriger sur Anvers: l'importance
de ce port, et l'espoir de n'y trouver aucun préparatif de défense.
Des espions envoyés sur les lieux leur avaient appris qu'il n'y
avait que sept à huit mille hommes sur les deux rives de l'Escaut,
de Gand à Berg-op-Zoom. Avec de la hardiesse, ils pouvaient même
aller plus loin, causer d'immenses ravages, et répandre un jour bien
fâcheux sur la politique qui, portant toutes nos forces à Lisbonne,
à Madrid, à Vienne, n'en gardait aucune pour protéger nos rivages.
Leur ardeur pour une expédition aux bouches de l'Escaut était donc
extrême, et ils avaient résolu d'y consacrer quarante mille hommes au
moins, et douze ou quinze cents voiles. On n'aurait rien vu d'aussi
considérable dans aucun siècle, s'ils atteignaient l'étendue projetée
de leurs armements. Mais le temps dépensé à préparer cette expédition
devait être proportionné à sa grandeur. Mise en discussion dès le
mois de mars, résolue en avril au moment où Napoléon partait pour
l'Autriche, elle n'était pas sous voiles le jour de la bataille de
Wagram, et point arrivée le jour de celle de Talavera. Le cabinet
britannique y voulait consacrer l'armée du général Moore, qui était
une armée éprouvée, et une masse considérable de bâtiments de tout
échantillon. Mais cette armée avait besoin d'être complétée, et fort
accrue pour être élevée à 40 mille hommes: et comme il fallait de
plus embarquer un grand équipage de siége, c'était la somme énorme
de cent mille tonneaux de transport à réunir. La marine royale en
pouvait fournir 25 mille; il restait donc à s'en procurer 75 mille,
soit en les tirant des arsenaux de l'État, soit en les demandant
au commerce. Mais déjà beaucoup de bâtiments avaient été envoyés
sur les côtes d'Espagne pour le service de sir Arthur Wellesley, et
on ne voulait pas lui ôter cet indispensable moyen de retraite, un
revers étant toujours à prévoir dans la Péninsule. Il fallait donc
se procurer tout entière l'immense quantité de 75 mille tonneaux de
transport, et la passion du cabinet britannique était telle qu'un
instant il avait songé à prendre d'autorité, sauf à les payer plus
tard, tous les neutres qui étaient sur les bords de la Tamise. On
renonça à cette ressource pour ne pas apporter ce nouveau trouble aux
relations commerciales, et on se contenta d'élever le fret à un prix
exorbitant. Cela fait, on prépara le matériel, on recruta l'armée
avec des volontaires choisis parmi les anciens militaires, et de
délais en délais on fut conduit de mai en juin, de juin en juillet.
On était à peine prêt à la fin de ce mois. Il fallait se hâter, car
si on n'agissait pas avant que la paix eût été arrachée à l'Autriche,
on aurait sur les bras les armées françaises revenues des bords
du Danube, et toute expédition de ce genre deviendrait une folle
entreprise, sans compter qu'on aurait laissé encore une fois accabler
ses alliés les plus sûrs.

[Note en marge: L'expédition, consistant en 44 mille hommes, 450
bouches à feu de gros calibre, 40 vaisseaux, 30 frégates, 400
transports, est prête à mettre à la voile vers la fin de juillet.]

Vers le 24 ou le 25 juillet, on fut en mesure de partir avec 38
mille hommes d'infanterie, 3 mille d'artillerie, 2,500 de cavalerie
(en tout 44 mille hommes environ), 9 mille chevaux, 150 pièces de
24 ou gros mortiers, le tout embarqué sur 40 vaisseaux de ligne, 30
frégates, 84 corvettes, bricks, bombardes, 4 à 500 transports, et un
nombre infini de chaloupes canonnières. Rien de pareil ne s'était
jamais vu. On devait partir de Portsmouth, de Harwich, de Chatham, de
Douvres et des Dunes. En possession de la mer, on n'était dominé que
par ses propres convenances dans le choix des points de départ. Sir
John Strachan commandait la flotte, lord Chatham l'armée. La mission
était de prendre Flessingue si on pouvait, de détruire en même temps
la flotte de l'Escaut, d'aller ensuite incendier les chantiers
d'Anvers, enfin d'obstruer les passes de l'Escaut en y plongeant des
corps de forte dimension, qui rendissent ces passes impropres à la
navigation. Le but et les moyens avaient une égale grandeur.

[Note en marge: Deux plans proposés pour l'expédition de l'Escaut.]

On avait longtemps discuté le meilleur plan à suivre, en consultant
soit des Hollandais émigrés, soit d'anciens officiers anglais qui
avaient fait les campagnes de Flandre en 1792 et 1793. Deux plans
principaux avaient été proposés: débarquer à Ostende, et se rendre
par terre à Anvers, en marchant par Bruges et le Sas de Gand, ou
bien aller par eau en remontant l'Escaut. (Voir la carte nº 51.)
Faire vingt-cinq ou trente lieues par terre, sur le sol français,
en présence d'une nation aussi belliqueuse que la nôtre, parut trop
périlleux. Et cependant c'était le seul plan qui eût des chances,
car on aurait à peine trouvé sur son chemin trois ou quatre mille
hommes dispersés dans toute la Flandre. En se mettant en marche
avant que des secours pussent être envoyés (et l'envoi de secours
n'exigeait pas moins de 15 à 20 jours), on serait arrivé à Anvers
sans coup férir. On eût brûlé les chantiers ainsi que la flotte, et
on se serait rembarqué sur les transports amenés sous Anvers, lorsque
les troupes françaises auraient commencé à paraître. Mais l'idée
de traverser une pareille étendue du territoire de l'Empire fut un
épouvantail qui fit renoncer à ce plan. Restait celui de remonter
l'Escaut en naviguant jusqu'à Batz et Santvliet (voir la carte nº
51), point où de golfe l'Escaut se change en fleuve. Ce projet
donnait encore lieu à de nombreuses contestations.

[Note en marge: Description de l'Escaut et de la Zélande.]

L'Escaut à dix lieues au-dessous d'Anvers se divise en deux bras:
l'un qui, continuant de couler directement à l'ouest, débouche
dans la mer entre les feux de Flessingue et de Breskens, et qu'on
appelle à cause de sa direction l'Escaut occidental; l'autre qui,
à Santvliet, se détourne au nord, passe entre le fort de Batz et
la place de Berg-op-Zoom, débouche au nord-ouest, et porte le nom
d'Escaut oriental, uniquement parce qu'il coule moins directement
à l'ouest que le précédent. L'un et l'autre, plus larges et moins
profonds que l'Escaut supérieur composé des deux bras réunis, se
rendent à la mer à travers une suite de bas-fonds, présentent par
conséquent beaucoup d'obstacles à la navigation, et baignent une
contrée appelée la Zélande. Cette contrée, la plus basse de la
Hollande, formée de terrains inférieurs la plupart au niveau de la
mer, n'existe qu'à la condition d'être toujours protégée par des
digues élevées, n'offre en été que des prairies verdoyantes, de jolis
saules, des peupliers élancés, mais sous cet aspect riant cache une
mort hideuse, car, découverte par la marée deux fois par jour, elle
exhale des miasmes pestilentiels, qui s'échappent des vases que lui
apporte le flot sans cesse montant et descendant. Aussi entre toutes
les fièvres n'y en a-t-il pas de plus funeste que la fièvre dite de
Walcheren.

L'Escaut occidental, celui qui va directement à la mer de l'est à
l'ouest, est le plus ouvert des deux à la grande navigation. Seul il
peut porter des vaisseaux de ligne. C'est celui que Napoléon avait
destiné à conduire ses flottes d'Anvers à la mer, et que protégent
les feux de Flessingue dans l'île de Walcheren, les feux de Breskens
dans l'île de Cadzand. (Voir la carte nº 51.)

En se décidant à prendre la voie de mer pour gagner Anvers, lequel
fallait-il choisir de l'Escaut occidental ou de l'Escaut oriental?
Ici encore le plus hardi des deux plans était le meilleur, car
lorsqu'on veut faire une surprise, le chemin qui mène le plus
vite au but est non-seulement celui qui promet le plus de succès,
mais celui qui promet aussi le plus de sûreté. Il fallait entrer
hardiment dans l'Escaut occidental en bravant les feux de Flessingue
et de Breskens, au risque d'échouer plus d'une fois, car les balises
qui signalaient les passes devaient naturellement avoir disparu,
s'avancer précédé par de petits bâtiments qui navigueraient la
sonde à la main, accabler la flotte française si on la rencontrait,
débarquer l'armée à Santvliet, et marcher droit à Anvers. On y eût
mis plus de temps, trouvé plus d'obstacles qu'au trajet de terre dont
il vient d'être parlé, mais on serait certainement arrivé en moins de
dix jours, et en dix jours Anvers n'aurait pas reçu les secours dont
il avait besoin pour se défendre, ainsi qu'on le verra bientôt. Cette
fois encore on adopta l'exécution la plus timide d'une expédition
audacieuse, et comme d'usage on arrêta un plan qui, contenant
quelques-unes des idées de chacun, courait la chance de réunir ce
qu'il y avait de plus mauvais dans tous les projets proposés.

[Note en marge: Plan qui prévaut définitivement pour s'approcher
d'Anvers.]

Il fut convenu qu'une division navale, sous la conduite du
contre-amiral Ottway, débarquerait une douzaine de mille hommes
dans l'île de Walcheren, avec lesquels le commandant en second,
Eyre-Coote, prendrait Flessingue; qu'une seconde division, sous
le commodore Owen, débarquerait à l'île de Cadzand quelques mille
hommes, avec lesquels le marquis de Huntley prendrait le fort de
Breskens et les batteries de cette île; que les feux de droite et
de gauche étant ainsi éteints par la possession des deux îles qui
forment l'entrée de l'Escaut occidental, on s'y engagerait avec le
gros de l'expédition sous les ordres du contre-amiral Keates, des
lieutenants généraux John Hope, Rosslyn, Grosvenor, des deux chefs
principaux John Strachan et lord Chatham. Ils devaient débarquer près
de Santvliet avec 25 mille hommes, et s'acheminer ensuite sur Anvers.

[Note en marge: Apparition aux bouches de l'Escaut le 29 juillet.]

Tel était le plan définitivement adopté au moment du départ. Vers
le 25 juillet, la plus grande partie de l'expédition était sous
voiles à Portsmouth, à Harwich, à Douvres, aux Dunes. Le reste devait
s'embarquer successivement et rallier l'expédition. Vers le 29 on se
trouva en vue des basses terres de l'Escaut. Mais un vent dangereux
qui pouvait faire chavirer les embarcations, ou les briser à la
côte lorsqu'on voudrait descendre les troupes, empêcha de débarquer
sur-le-champ. Les deux divisions qui devaient se diriger, l'une sur
l'île de Walcheren au nord de l'embouchure de l'Escaut occidental,
l'autre sur l'île de Cadzand au sud de cette même embouchure,
stationnèrent devant ces deux îles en tenant la mer de leur mieux,
malgré un temps assez difficile. La colonne principale, qui, sous le
contre-amiral Keates et sir John Hope, devait s'emboucher hardiment
dans l'Escaut pour le remonter, attendit également sous voiles des
circonstances de mer plus favorables.

Mais le vent ne changeant pas, et un renseignement inattendu ayant
appris que la flotte française au lieu d'être remontée sur Anvers se
trouvait encore à Flessingue, on modifia le plan arrêté au départ.
D'abord, pour parer au mauvais temps, on résolut de contourner l'île
de Walcheren en s'élevant au nord, ce qui conduisait à l'entrée de
l'Escaut oriental, de venir par la passe du Roompot dans le bras
intérieur du Weere-Gat (voir la carte nº 51), et d'y débarquer les
troupes à l'abri du ressac qui menaçait d'engloutir les embarcations
si on essayait de débarquer en dehors. Tenant compte en outre du
renseignement obtenu relativement à la flotte, on regarda comme
dangereux de l'attaquer au milieu des batteries qui la protégeaient,
dans des passes qu'elle connaissait bien, et on imagina, au lieu
de l'aborder de front, de la tourner, en profitant du mouvement
qu'on allait faire autour de l'île de Walcheren, pour s'enfoncer
dans l'Escaut oriental. On se décida donc à s'engager dans l'Escaut
oriental le plus avant qu'on pourrait, avec une forte partie de
l'expédition, pendant que l'autre attaquerait les îles de Walcheren
et de Cadzand, de débarquer les troupes dans les îles du Nord et du
sud Beveland, de les conduire par terre à la jonction des deux Escaut
vers le fort de Batz et Santvliet, ce qui permettrait d'intercepter
la flotte française, et de l'empêcher de remonter sur Anvers. Dès
lors elle serait bientôt capturée, et ne pût-on pas aller jusqu'à
Anvers, ce serait déjà un beau résultat que d'avoir pris les îles
de Walcheren et de Cadzand, la place de Flessingue et la flotte
française. Les ordres furent aussitôt donnés conséquemment à ce
plan, qui était le troisième. On attendit l'arrivée de la dernière
division sous les lieutenants généraux Rosslyn et Grosvenor, pour
en disposer suivant les événements, et on plaça l'amiral Gardner
à l'entrée de l'Escaut occidental pour y tenir tête à la flotte
française, soit qu'elle voulût risquer une bataille navale, secourir
Flessingue, ou agir contre la division détachée vers l'île de Cadzand.

[Note en marge: Débarquement d'une division le 30 juillet, au nord de
l'île de Walcheren.]

Les choses étant ainsi ordonnées, et pendant que le contre-amiral
Gardner tenait la mer avec ses vaisseaux de ligne, que le commodore
Owen se préparait avec ses frégates et ses bâtiments légers à
débarquer les troupes du marquis de Huntley dans l'île de Cadzand,
la forte division du contre-amiral Ottway, chargée de débarquer
12 mille hommes dans Walcheren, remonta l'île au nord le 29 et le
30, et entrant dans l'Escaut oriental, vint mouiller à l'entrée du
Weere-Gat. Le temps n'était plus un obstacle, dès qu'on pénétrait
dans les canaux intérieurs de la Zélande et qu'on cessait d'être
exposé au coup de la pleine mer. Sur-le-champ on fit les préparatifs
du débarquement. Les Anglais avaient une telle masse d'embarcations
que la descente à terre d'un grand nombre de troupes à la fois était
pour eux la plus facile des opérations.

[Note en marge: État de désarmement dans lequel se trouvaient les
Flandres, au moment où se présentèrent les Anglais.]

[Note en marge: Faiblesse de la place de Flessingue.]

On ne pouvait surprendre le territoire français dans un moment plus
favorable pour l'insulter impunément. Il n'avait été fait dans l'île
de Walcheren, ni dans la région environnante, aucun préparatif de
défense, non pas que les avis eussent manqué, mais parce qu'on
n'avait pas attaché à ces avis l'importance qu'ils méritaient. Il
était certainement impossible qu'une aussi vaste réunion de forces
eût lieu sur les rivages d'Angleterre, sans qu'on en sût quelque
chose sur ceux de France, malgré l'interruption des communications.
En effet, des prisonniers français échappés, des espions bien payés,
avaient averti les autorités du littoral, et celles-ci avaient
informé à leur tour les ministres de la marine et de la guerre.
Mais le ministre de la marine, tout plein du souvenir de Rochefort,
n'avait cru qu'à un envoi de brûlots destinés à incendier la flotte
de l'Escaut, et avait voulu, comme nous l'avons dit, enfermer cette
flotte dans Flessingue, ce que l'amiral Missiessy avait refusé de
faire, pour des raisons que l'événement justifia. Quant au ministre
de la guerre, n'ayant rien à envoyer à Anvers contre une armée de 40
mille soldats, n'osant pas prendre sur lui de détourner du Danube
vers l'Escaut le torrent d'hommes et de matières qu'on dirigeait
sur l'Autriche, même depuis l'armistice, il n'arrêta aucune mesure,
et aima mieux croire avec le ministre de la marine que l'expédition
annoncée se réduirait à des brûlots, contre lesquels il fallait se
prémunir en interceptant les diverses passes de l'Escaut. Il ne se
trouvait donc à la portée d'Anvers que le camp de Boulogne, quelques
compagnies de gardes nationales consacrées sous le sénateur Rampon
à la surveillance des côtes, quelques demi-brigades provisoires,
mais le tout dispersé, sans organisation, sans artillerie, sans
cavalerie, etc. Dans l'île de Walcheren notamment, rien n'était
préparé pour soutenir un siége. L'île avait été depuis plusieurs
années partagée entre la France et la Hollande. Les Français
occupaient la place de Flessingue, à cause de son port et de ses
feux qui commandent l'Escaut occidental, et les Hollandais avaient
gardé le territoire de l'île, avec la capitale Middlebourg et les
petits forts qui dominaient l'Escaut oriental. Le général Monnet,
brave homme qui s'était distingué dans les guerres de la révolution,
se reposait en commandant Flessingue de ses campagnes antérieures.
Il n'avait pour défendre l'île, ni artillerie attelée, ni cavalerie,
ni rien de ce qui constitue un corps destiné à tenir la campagne; et
il n'avait pour défendre la place qu'un ramassis de troupes composé
d'un bataillon irlandais, d'un bataillon colonial, de deux bataillons
de déserteurs prussiens, de quelques centaines de Français, le tout
s'élevant à trois mille hommes. Le commandant hollandais avait
à Middlebourg, et dans les ports de la côte, quelques centaines
de vétérans. La place de Flessingue ne présentait pour toute
fortification qu'une simple chemise bastionnée, entourée d'un fossé
guéable partout. Elle ne possédait de fortes batteries que du côté
de la mer. Rien n'était donc plus facile que d'enlever l'île de
Walcheren et la place de Flessingue, quand on y débarquait avec 45
mille hommes et cinq à six cents voiles.

[Note en marge: Le général Osten, envoyé avec quinze cents hommes au
nord de l'île de Walcheren, pour empêcher le débarquement.]

Dès que les Anglais eurent été aperçus, il fut aisé, en les voyant
stationner obstinément aux bouches de l'Escaut, de deviner le but
de leur expédition. Le général Monnet, ne voulant pas s'éloigner de
Flessingue, se hâta d'envoyer le général Osten avec douze ou quinze
cents hommes, c'est-à-dire avec la moitié de sa garnison, sur le
rivage du nord de l'île, pour s'opposer de son mieux au débarquement,
et avec le reste il se mit à préparer la défense de Flessingue. On
composa au général Osten une artillerie de campagne, en prenant dans
la place deux pièces de trois et deux de six, qu'on attela avec des
chevaux du pays non dressés, et conduits par des paysans. Le général
Osten, qui était fort brave, se porta en avant avec sa petite troupe,
et la disposa de droite à gauche, du fort de Den-Haak à Dombourg,
le long des digues, pour faire feu sur les Anglais au moment où ils
toucheraient au rivage.

[Note en marge: Malgré les efforts du général Osten, les Anglais
débarquent dans l'île de Walcheren.]

Ceux-ci s'étaient avancés en force imposante, et étaient descendus
à terre au nombre de quelques milliers, protégés par l'artillerie
de plus de soixante bâtiments. Les soldats du général Osten, sans
discipline et sans esprit national, n'y tinrent plus dès qu'ils
essuyèrent le feu des vaisseaux, bien qu'ils fussent couverts par des
digues. Ils se replièrent en désordre, malgré les efforts de leurs
chefs pour les ramener à l'ennemi. Les quatre pièces du général Osten
tirées à propos contre les Anglais qui s'avançaient sur les digues,
auraient pu les arrêter, ou du moins ralentir leur marche. Mais les
chevaux non dressés se cabrèrent, les paysans coupèrent les traits
et s'enfuirent avec leurs attelages. Deux pièces sur quatre furent
ainsi abandonnées sur le terrain. Le général Osten, après avoir fait
de vains efforts pour maintenir sa troupe, la ramena sur Serooskerke,
dans l'intérieur de l'île, et annonça au général Monnet ce qui
s'était passé.

Tandis que le général Osten, par le mauvais esprit de ses soldats,
était privé de l'honneur de disputer les digues aux Anglais, un
général hollandais, Bruce, leur livrait le fort de Den-Haak, celui
de Terweere, et la place de Middlebourg elle-même, n'ayant pas la
moindre envie de se faire tuer pour les Français, sentiment que
partageaient alors tous ses compatriotes. Il pouvait dire d'ailleurs
pour sa justification qu'il n'avait pas de moyens suffisants pour
résister aux forces ennemies.

Le 31 juillet, les Anglais répandirent une quinzaine de mille hommes
dans l'île de Walcheren, et l'enveloppèrent de plusieurs centaines de
voiles, car ils vinrent se placer avec la plus grande partie de leurs
forces navales dans les bras du Weere-Gat et du Sloë, qui séparent
l'île de Walcheren de celles du nord et du sud Beveland. (Voir la
carte nº 51.) Ils se portèrent sur Middlebourg, et de Middlebourg sur
Flessingue. Le général Osten se replia du mieux qu'il put, défendant
le terrain pied à pied quand le courage de sa troupe répondait au
sien; et bien qu'il n'obtînt pas de ses soldats tout ce qu'il aurait
voulu, il couvrit honorablement sa retraite par la perte de deux
ou trois centaines d'hommes, et par la destruction d'un plus grand
nombre à l'ennemi.

[Note en marge: Soins du général Monnet pour la défense de
Flessingue.]

Le général Monnet vint le recevoir sur les glacis de Flessingue,
et ils firent leur jonction sous le feu de la place, résolus à en
défendre les approches, avant de se renfermer dans son étroite
enceinte. Le général Monnet occupa plusieurs postes au dehors, et
un notamment à droite, vers Rameskens, afin de pouvoir couper les
digues, et noyer l'île tout entière, quand il n'aurait plus que ce
moyen de résistance. Il se hâta d'organiser un peu mieux sa garnison,
de se faire avec des soldats d'infanterie des artilleurs dont il
manquait, d'organiser la population en légions de pompiers pour
parer aux suites d'un bombardement, et d'écrire à l'île de Cadzand,
pour qu'on lui envoyât des troupes françaises, pendant que l'Escaut
occidental était encore ouvert. C'était un trajet facile, long de
trois à quatre portées de canon, et qui était possible encore, si
dans l'île de Cadzand on avait sous la main les forces nécessaires.

[Note en marge: Grâce aux bonnes dispositions du général Rousseau,
les Anglais ne peuvent descendre dans l'île de Cadzand.]

Cette île était commandée par le général Rousseau, officier plein
d'activité et de courage, et appartenait au département de l'Escaut,
compris dans la vingt-quatrième division militaire. À peine le
général Rousseau avait-il été averti de la présence des Anglais,
qu'il avait fait prévenir le général Chambarlhiac, commandant la
vingt-quatrième division militaire, et attiré à lui les troupes
placées dans le voisinage. Il avait commencé par distribuer dans
les batteries de la côte les quelques centaines d'hommes dont il
pouvait disposer tout de suite, et par organiser quelques pièces
d'artillerie de campagne. Puis deux quatrièmes bataillons, l'un du
65e, l'autre du 48e, lui ayant été envoyés, il s'était mis à leur
tête le long du rivage, prêt à se jeter sur les premières troupes
ennemies qui débarqueraient.

[Note en marge: La tentative projetée sur l'île de Cadzand n'ayant pu
être faite, toute l'expédition est dirigée dans l'Escaut oriental,
afin d'assiéger Flessingue et de tourner la flotte française.]

Ces dispositions, prises avec promptitude et résolution, étaient
parfaitement visibles de la haute mer, car le sol ne présentait
qu'une plaine basse et unie, comme la mer elle-même, et elles
pouvaient faire supposer qu'un corps considérable de troupes se
trouvait en arrière. Le commodore Owen et le marquis de Huntley, qui
commandaient les forces destinées à l'île de Cadzand, apercevant de
la passe de Vielingen, où ils luttaient contre le mauvais temps, les
troupes du général Rousseau, n'osèrent point descendre. Ils voyaient
12 ou 1500 hommes qu'ils prenaient pour 3 ou 4 mille, et n'ayant des
chaloupes que pour débarquer 700 hommes à la fois, ils craignirent
d'être jetés à la mer s'ils se risquaient à mettre pied à terre. Si
en ce moment l'amiral Strachan et lord Chatham eussent porté vers
l'île de Cadzand toutes les forces et tous les moyens de débarquement
employés sans utilité dans l'Escaut oriental, ils y auraient pénétré
infailliblement, se seraient emparés de toutes les batteries de la
gauche de l'Escaut, et seraient arrivés sur la Tête-de-Flandre,
faubourg d'Anvers, avant tout secours. Heureusement il n'en fut
point ainsi. Le commodore Owen, le marquis de Huntley, intimidés
par l'attitude du général Rousseau, demandèrent au contre-amiral
Gardner, qui commandait la division des vaisseaux de ligne dans
la grande passe du Deurloo, de leur envoyer les embarcations dont
il pourrait disposer afin de débarquer plus de monde à la fois;
mais celui-ci en avait besoin pour les opérations ultérieures
dont il était chargé, d'ailleurs le gros temps l'empêchait de les
faire parvenir, et cette attaque de l'île de Cadzand, qui aurait
dû réussir, ne s'exécuta ni le 29, ni le 30, ni le 31. Les chefs
de l'expédition, satisfaits d'avoir pu débarquer à Walcheren, se
trouvant fort à leur aise dans l'intérieur de l'Escaut oriental
contre le mauvais temps, toujours pleins de l'idée de s'emparer des
îles du nord et du sud Beveland qui séparent les deux Escaut, et
dont la possession permettait de tourner la flotte, rappelèrent à
eux le commodore Owen et sir Huntley, pour les amener dans l'Escaut
oriental. Ils y attirèrent également le reste de l'expédition,
qui venait d'arriver sous les lieutenants généraux Grosvenor et
Rosslyn, et remplirent ainsi les bras du Weere-Gat et du Sloë. Ils
commencèrent ensuite à débarquer dans les îles du nord et du sud
Beveland tout ce qu'ils n'avaient pas débarqué de troupes dans
l'île de Walcheren, afin de courir au point de jonction des deux
Escaut, c'est-à-dire au fort de Batz, et de tourner ainsi la flotte
française, pendant que le reste de l'armée exécuterait le siége de
Flessingue.

Heureusement que dans ce premier moment deux hommes énergiques se
trouvèrent sur les lieux, le général Rousseau et l'amiral Missiessy.
Le général Rousseau, en voyant s'éloigner la division navale qui
menaçait l'île de Cadzand, n'avait plus eu dès lors autant de
craintes pour la rive gauche de l'Escaut, et s'était privé sans
hésiter des deux bataillons du 65e et du 48e pour les envoyer par eau
de Breskens à Flessingue. Il fallait traverser l'Escaut occidental,
large en cet endroit de quelques centaines de toises, et il fit
successivement passer tous les détachements qui lui arrivaient,
songeant à son voisin, dont il apercevait les périls, plus qu'à
lui-même.

[Date en marge: Août 1809.]

[Note en marge: Habile retraite de l'amiral Missiessy, et rentrée de
la flotte française à Anvers.]

De son côté l'amiral Missiessy, qui avait demandé à ne pas s'enfermer
dans Flessingue, où il aurait péri par les bombes et par la fièvre,
couronnait la sagesse de ses conseils par la fermeté et l'habileté
de sa conduite. Sa constance à demeurer devant Flessingue, sans s'y
enfermer, avait déjà suffi pour donner à l'expédition anglaise un
cours différent, le plus dangereux pour elle, et le plus avantageux
pour nous, comme on le verra bientôt, celui de l'Escaut oriental.
Maintenant il ne fallait pas plus se laisser prendre à la jonction
des deux Escaut, vers Batz et Santvliet, qu'à Flessingue même. Aussi
après avoir fait bonne contenance à Flessingue les 29 et 30, il
prit son parti résolûment, en homme sensé et ferme qui savait ce
qu'il avait à faire, et se mit en marche le 31, profitant du vent
qui était favorable pour remonter l'Escaut. Le 31 au soir il avait
dépassé le fort de Batz, et il était entré dans l'Escaut supérieur,
composé des deux Escaut réunis. À cet endroit deux de ses vaisseaux
échouèrent sur une vase molle et bourbeuse, mais sans danger d'y
rester attachés pour longtemps. Le lendemain en effet il remit à la
voile, et à la marée haute tous ses bâtiments renfloués remontèrent
entre les forts de Lillo et de Liefkenshoek, qui ferment le passage
du fleuve par des feux croisés difficiles à franchir. Tous ces
points, les forts de Batz et de Santvliet, les forts de Lillo et de
Liefkenshoek, étaient négligés comme ils auraient pu l'être dans une
paix profonde, chez une nation peu soigneuse. L'amiral Missiessy, qui
voyait dans ces forts sa propre sûreté, s'occupa de leur défense. Il
plaça une frégate en travers du canal qui joint l'Escaut occidental
à l'Escaut oriental, qu'on appelle canal de Berg-op-Zoom, et que
dominent les forts de Batz et de Santvliet. Il débarqua une centaine
de canonniers hollandais dans le fort de Batz, et mit garnison
française dans les forts de Lillo et de Liefkenshoek, en ayant soin
de les approvisionner des munitions nécessaires. Il fit construire
ensuite plusieurs estacades pour se garantir des brûlots, et ne
voulut point se renfermer dans Anvers, se réservant de se mouvoir
librement sur le fleuve, et de couvrir ainsi les alentours du feu des
mille pièces de canon que portait son escadre. Il était suivi d'une
flottille, détachée autrefois de celle de Boulogne, et établie dans
l'Escaut. Grâce à ces habiles dispositions, ce n'était plus le rôle
de réfugié, mais celui de défenseur qu'il se préparait à jouer dans
Anvers.

[Note en marge: Les Anglais s'emparent du fort de Batz, quand déjà la
flotte française s'est retirée dans l'Escaut supérieur.]

[Note en marge: Après la prise du fort de Batz, les Anglais veulent
prendre Flessingue avant de marcher sur Anvers.]

Bien lui avait pris d'opérer si à propos sa retraite dans le haut
Escaut, car deux jours plus tard les Anglais l'auraient tourné,
en se plaçant entre Batz et Santvliet, et eussent donné ainsi à
l'expédition de l'Escaut un premier résultat fort important, celui
d'enlever toute une flotte neuve, de l'emmener ou de la détruire.
En effet, les troupes de la division Hope, descendues dans les îles
du nord et du sud Beveland (voir la carte nº 51) par les passes du
Weere-Gat et du Sloë, avaient marché le plus vite qu'elles avaient
pu, et étaient arrivées le 2 août devant le fort de Batz, occupé
par une garnison hollandaise et le général Bruce, qui avait déjà
livré les postes retranchés de l'île de Walcheren. Ce fort garni de
trente bouches à feu, placées à fleur d'eau, et très-dangereuses
pour les bâtiments qui l'auraient attaqué, n'avait pas de grands
moyens de se défendre contre une attaque venant du côté de terre.
Toutefois avec une garnison et un brave commandant, il aurait pu
tenir quelques jours. Il avait l'une, et point l'autre. Le général
Bruce ne voulant pas plus à Batz qu'à Middlebourg résister à outrance
dans une petite place sans casemates, sans blindage, où l'on devait
être accablé de feux, et cela pour le compte des Français, évacua
le fort, dans lequel les Anglais entrèrent sans coup férir. Dès ce
moment, ils devinrent maîtres du passage de l'un à l'autre Escaut,
et s'ils s'étaient hâtés d'amener toute leur armée par le chemin des
îles du sud et du nord Beveland, comme ils l'avaient fait pour la
division Hope, ils pouvaient en peu de jours arriver sous Anvers,
qui était une place fermée à la vérité, mais fermée par de vieux
ouvrages, à moitié détruits, où se trouvaient au plus 2 mille
hommes sans un canon sur les remparts, et où régnait autant de
trouble chez les autorités, surprises par l'apparition de l'ennemi,
que de malveillance dans la population, flamande par l'origine et
les sentiments. Heureusement les deux commandants de l'expédition
anglaise, sir John Strachan et lord Chatham, pensèrent qu'il fallait
auparavant achever le siége de Flessingue, ce qui permettrait
d'introduire la totalité de la flotte dans l'Escaut occidental, et de
parvenir par mer à Batz et Santvliet, point de départ pour conduire
l'expédition de terre jusqu'à Anvers. Cette disposition donnait
quelques jours au gouvernement français pour organiser les premiers
moyens de défense.

[Note en marge: Effet produit sur le cabinet français par la nouvelle
du débarquement des Anglais à Walcheren.]

Le télégraphe avait annoncé le 31 juillet, à Paris, le débarquement
des Anglais dans l'île de Walcheren, et le 1er août le gouvernement
tout entier avait été informé de la gravité du péril. En l'absence
de Napoléon le gouvernement se composait des ministres présidés par
l'archichancelier Cambacérès. Parmi les ministres, trois seulement
pouvaient en cette occasion jouer un rôle, les ministres de la guerre
et de la marine, MM. Clarke et Decrès, parce qu'ils étaient spéciaux
dans une affaire qui intéressait la sûreté du territoire et de la
flotte, et le ministre de la police Fouché, parce qu'il était le
seul qui eût conservé une sorte d'importance politique depuis la
retraite de M. de Talleyrand. Il avait vu son existence menacée, lors
de la disgrâce de ce dernier, et il en était devenu plus remuant
que de coutume, soit pour se remettre en faveur s'il réussissait à
signaler son zèle dans un moment difficile, soit pour être personnage
principal si les affaires de l'Empire venaient à péricliter, ainsi
que bien des gens commençaient les uns à le craindre, les autres
à l'espérer. Beaucoup d'esprits, en effet, voyaient des signes
d'affaiblissement pour le pouvoir de Napoléon dans la guerre
d'Espagne qui tendait à s'éterniser, dans la guerre d'Allemagne qui
avait paru un instant douteuse, dans l'inquiétude qui déjà gagnait
peu à peu les populations, dans le mécontentement qu'excitaient les
affaires de l'Église, dont nous ferons bientôt connaître la suite.
C'était donc pour un personnage inquiet, peu sûr, voulant être en
tête de tous les changements de la fortune, une occasion de s'agiter.

[Note en marge: Rôle joué par M. Fouché en cette occasion.]

Bien qu'il flattât beaucoup l'Empereur, M. Fouché était l'allié
secret de tous les mécontents, gémissant tout bas avec eux sur leurs
déplaisirs, ou sur les maux de l'Empire dont en public il exaltait la
gloire. Ainsi, l'amiral Decrès, ce ministre de tant d'esprit, mais
qui n'avait que des malheurs dans son administration, était mécontent
parce que l'Empereur s'en prenant injustement à lui des revers de
la marine et blessé surtout de son langage caustique et hardi, ne
s'était pas pressé de le faire duc. M. Fouché était aussitôt devenu
le confident et l'ami de M. Decrès. Le maréchal Bernadotte, renvoyé
de l'armée pour son ordre du jour aux Saxons, avait porté à Paris
son orgueil et ses ressentiments. M. Fouché lui avait aussitôt serré
la main, s'était apitoyé sur l'ingratitude dont il était l'objet,
et en public avait pris le rôle d'un Mentor qui voulait, en modérant
l'irritation du prince maréchal, l'empêcher de commettre de nouvelles
fautes. L'expédition de Walcheren fut une occasion de faire éclater
ces diverses dispositions, et si quelque chose en effet pouvait
déceler déjà l'affaiblissement du règne, c'était qu'on osât sous un
maître tel que Napoléon aspirer à un rôle politique quelconque.

[Note en marge: Résolutions du conseil des ministres au sujet de
l'expédition de l'Escaut.]

À peine la nouvelle du débarquement arriva-t-elle, que M. Decrès
courut chez les ministres et chez l'archichancelier pour provoquer
des mesures extraordinaires. Il mit dans ses démarches une chaleur
extrême, parce que depuis l'événement de Rochefort il ne dormait
plus. Il voulait qu'on fît partir de Paris tous les ouvriers
disponibles, qu'on levât les gardes nationales en masse, qu'on
plaçât à leur tête un maréchal de France, le maréchal Bernadotte,
par exemple, et qu'on imposât aux ennemis par un grand déploiement
de forces, apparentes sinon réelles. M. Decrès parlait en cela
avec la sincérité d'un ministre alarmé pour les intérêts de
son département. M. Fouché, qui, par un singulier concours de
circonstances, remplaçait provisoirement le ministre de l'intérieur,
M. Cretet, atteint d'une maladie mortelle, avait dans les fonctions
qui lui étaient accidentellement déférées un motif tout naturel
de se mêler beaucoup de l'expédition de Walcheren. Convoquer les
gardes nationales, presque en son nom et pour son compte, écrire des
proclamations, mettre un grand nombre d'hommes en mouvement, choisir
un chef militaire de sa propre main, tout cela convenait à sa double
vue, de paraître à Schoenbrunn très-zélé, et à Paris très-influent.
Il approuva beaucoup les idées de M. Decrès, et le conseil s'étant
réuni le 1er août au matin, sous la présidence de l'archichancelier
Cambacérès, il appuya les propositions du ministre de la marine.
Celui-ci fort véhément, comme un homme très-préoccupé des dangers
que courait Anvers, demanda la convocation extraordinaire de cent
mille gardes nationaux, et la nomination du maréchal Bernadotte
pour les commander. Ces propositions, qui avaient lieu de paraître
excessives, même dans le cas le plus grave, surprirent et mirent en
défiance le ministre de la guerre Clarke, dont le caractère n'était
pas plus sûr que celui de M. Fouché, mais qui avait beaucoup de sens,
de pénétration, et qui doutait extrêmement du goût de Napoléon soit
pour les gardes nationales, soit pour le prince de Ponte-Corvo. Il
soumit ses doutes au conseil, et énuméra ensuite les moyens qu'il
avait à sa disposition sans recourir aux gardes nationales, moyens
qui consistaient dans les demi-brigades provisoires instituées par
Napoléon, dans la gendarmerie, dans les gardes nationales d'élite
déjà organisées sous le sénateur Rampon, dans les troupes du camp de
Boulogne. Le tout pouvait faire une trentaine de mille hommes, sous
le sénateur Sainte-Suzanne, ancien officier de l'armée du Rhin, que
Napoléon, dans la prévision d'une expédition anglaise, avait chargé
du commandement des côtes depuis la Picardie jusqu'à la Hollande. Ce
sénateur, quoique malade, avait déclaré qu'il était prêt à prendre
son commandement. Il restait enfin le roi de Hollande lui-même, qui
accourait avec quelques troupes sur Anvers, et qui en sa qualité de
connétable avait déjà en 1806 été revêtu par Napoléon du commandement
des côtes. Il y avait là de quoi se passer des levées en masse, et
d'un chef disgracié comme le prince de Ponte-Corvo.

L'archichancelier, qui d'un côté se défiait du zèle de M. Fouché, qui
de l'autre craignait qu'on ne fît pas assez pour la circonstance,
ne se prononça pas très-ouvertement, mais calma l'emportement de M.
Decrès, et sembla incliner vers l'avis du ministre de la guerre.
Dès lors M. Fouché ne soutenant plus avec autant de vivacité son
nouvel ami M. Decrès, se contenta de lui dire à l'oreille qu'il
était de son opinion, et qu'au surplus il ferait de son chef tout
ce qu'on n'allait pas résoudre en conseil. On se sépara sans avoir
adopté les propositions de MM. Decrès et Fouché, et on considéra
comme suffisantes pour le premier moment les mesures imaginées
par M. Clarke, sauf ce qu'ordonnerait bientôt l'Empereur, que des
courriers extraordinaires allaient avertir à Schoenbrunn des derniers
événements.

[Note en marge: Ordres donnés par le ministre de la guerre en
exécution des résolutions du conseil.]

Le ministre de la guerre donna sur-le-champ des ordres conformes aux
idées qu'il avait émises dans le conseil. Il y avait à Paris deux
demi-brigades composées de quatrièmes bataillons, la 3e et la 4e:
il les fit partir en poste. Il y avait dans le Nord un bataillon
de la Vistule, quelques escadrons de lanciers polonais, plusieurs
batteries d'artillerie destinées à se rendre sur le Danube; il y
avait les 6e, 7e et 8e demi-brigades placées entre Boulogne et
Bruxelles, quatre bataillons de divers régiments cantonnés à Louvain:
il dirigea le tout sur l'île de Cadzand et Anvers. Le général Rampon
avait, comme en d'autres occasions, été chargé de commander environ
six mille gardes nationaux d'élite, dont l'organisation était déjà
commencée. Le ministre Clarke leur ordonna de se rendre à Anvers. Il
recommanda au maréchal Moncey de réunir toute la gendarmerie à cheval
des départements du Nord, s'élevant à environ 2 mille chevaux, et
enfin il prescrivit, dès qu'on serait rassuré pour Boulogne, d'en
détacher sur Anvers toutes les troupes dont on pourrait se passer.
Les trois demi-brigades du Nord, les deux de Paris, les quatre
bataillons de Louvain, celui de la Vistule formaient à peu près 10
mille hommes d'infanterie, les gardes nationaux d'élite 5 mille.
Avec la gendarmerie, l'artillerie, les dépôts tirés des environs, on
pouvait compter sur une force de 20 mille hommes, à laquelle devaient
s'ajouter le camp de Boulogne, et une division de Hollandais que le
roi Louis amenait à sa suite. C'était un total de 30 mille hommes,
qui suffirait en s'appuyant sur Anvers pour empêcher un coup de main.
La difficulté consistait uniquement à les faire arriver à temps,
car le plus grand danger que l'on courût dans le moment, c'était la
promptitude que les Anglais apporteraient dans leur opération. Il
fallait au moins quinze jours pour que ces forces fussent réunies à
Anvers avec les chevaux, les officiers, le matériel nécessaire, et
en quinze jours les Anglais pouvaient bien avoir pris Flessingue, et
mis le siége devant Anvers. La quantité des forces importait donc
moins que la célérité, vu que derrière les murs et les inondations
d'Anvers, le nombre et la valeur des troupes devenaient d'une
importance secondaire. Le général Clarke donna les ordres nécessaires
pour que tous ces mouvements s'exécutassent le plus tôt possible. Il
envoya à Anvers un officier du génie du premier mérite, M. Decaux,
depuis ministre, et il écrivit au roi de Hollande, pour lui insinuer
que s'il voulait le commandement, il ne tenait qu'à lui de le prendre
en qualité de connétable.

[Note en marge: M. Fouché procède de sa propre autorité à la levée
des gardes nationales.]

Cependant M. Fouché commença de son côté le grand mouvement dont
le conseil n'avait pas paru être d'avis, et il écrivit à tous les
départements de la frontière du Nord, pour les inviter au nom de
l'Empereur à lever les gardes nationales. La lettre, adressée aux
préfets, et destinée à être publiée, faisait appel à l'honneur, au
patriotisme des populations, leur disait que Napoléon en s'éloignant
de ses frontières pour s'enfoncer en Autriche avait compté sur elles,
et que sans doute elles ne souffriraient pas qu'une poignée d'Anglais
vinssent insulter le territoire sacré de l'Empire. Cette lettre, qui
était une espèce de proclamation, se ressentait du style déclamatoire
de 1792, et avait évidemment pour but d'émouvoir les esprits. Des
circulaires administratives, jointes à la lettre du ministre,
indiquaient les moyens d'appeler les hommes, de les lever, de les
habiller, de les réunir. Le zèle des préfets était mis en demeure
d'agir avec la plus grande célérité.

[Note en marge: Zèle du roi Louis de Hollande à courir au secours
d'Anvers.]

[Note en marge: Esprit hostile des provinces belges et hollandaises.]

Tandis que ces mesures d'apparat étaient annoncées, les mesures plus
modestes et plus efficaces du ministre de la guerre s'exécutaient,
mais malheureusement moins vite qu'il ne l'aurait fallu. Une
extrême confusion régnait à Anvers, où l'on avait à peine quelques
centaines d'hommes et d'ouvriers à mettre sur les remparts. Le roi
de Hollande, avec un zèle louable, s'y était rendu en toute hâte,
amenant avec lui environ 5 mille Hollandais, seules troupes dont il
pût disposer, et qu'il avait établies entre Berg-op-Zoom et Anvers.
Ce prince, devenu économe pour plaire aux Hollandais, n'avait sur
pied que ces cinq mille hommes, plus quatre régiments en Allemagne,
et un ou deux bataillons en Espagne. Il avait laissé dépérir son
armée et sa flotte pour se conformer à l'esprit de ses nouveaux
sujets, et en portant ce qu'il avait au secours de l'Escaut, il
exposait la Hollande aux tentatives des Anglais. Ce pays, autrefois
amical pour la France et hostile à l'Angleterre, était complétement
changé depuis que l'alliance de la France était devenue pour lui
l'interdiction des mers. Il voyait venir les Anglais presque comme
des libérateurs. La Belgique tout entière pensait de même, par les
mêmes raisons, et de plus par esprit religieux. Un succès des Anglais
pouvait très-facilement y déterminer un soulèvement des populations.
Le clergé, si influent dans cette contrée, se montrait depuis la
rupture avec le Pape ardent contre la domination française, et
sauf l'archevêque de Malines, nommé par Napoléon, tous ses membres
dirigeaient leurs efforts dans le sens des Anglais.

[Note en marge: Le roi de Hollande prend le commandement des forces
réunies à Anvers.]

[Note en marge: Premières mesures de défense prises à Anvers sous la
direction de M. Decaux.]

Le roi Louis, arrivé à Berg-op-Zoom, porta ses troupes entre
Santvliet et Anvers, de manière à pouvoir secourir cette dernière
place. Sur la simple insinuation que contenait la lettre du
ministre Clarke, il prit le commandement général, et se livrant
à son imagination fort vive, il proposa des mesures qui auraient
prématurément bouleversé le pays, et causé beaucoup de tort à
l'établissement d'Anvers. Il voulait qu'on inondât toute la contrée,
depuis Anvers jusqu'au bas Escaut, qu'on coulât dans les passes des
carcasses de navire, qu'en un mot, pour écarter les Anglais, on fît
presque autant de mal qu'ils auraient pu en causer eux-mêmes. Le
commandant Decaux, homme d'un grand sens et ingénieur fort habile,
réussit à calmer l'effervescence d'esprit du roi de Hollande,
s'occupa de mettre en meilleur état les forts de Lillo et de
Liefkenshoek, fit tendre l'inondation autour de ces forts, de manière
à les rendre inaccessibles, la différa autour d'Anvers, s'entendit
avec l'amiral Missiessy pour l'établissement de plusieurs estacades
sur l'Escaut, fit réparer les murailles d'Anvers, et apporta enfin
quelque ordre dans les mesures de défense. Déjà quelques mille
hommes des 3e, 4e et 6e demi-brigades étant arrivés, les douaniers,
la gendarmerie, les gardes nationaux survenant les uns après les
autres, on eut vers le 10 ou le 12 août huit ou dix mille hommes
mal organisés, mais suffisants pour fournir la garnison de la
place. D'ailleurs les Anglais heureusement s'acharnaient au siége
de Flessingue. Le général Monnet avait reçu environ 2 mille hommes
avant la clôture de l'Escaut occidental, et si l'on ne devait pas se
flatter qu'il résistât jusqu'au bout, il procurait du moins le temps
nécessaire pour organiser la défense d'Anvers. Le général Rousseau de
son côté, ayant reçu la 8e demi-brigade et quelques gardes nationaux
d'élite, continuait d'occuper la rive gauche de l'Escaut, dans l'île
de Cadzand. On retardait ainsi les progrès de l'ennemi, et c'était
assez pour faire échouer l'expédition britannique. La flotte avait
échappé aux Anglais; Anvers devenait d'heure en heure d'un accès
plus difficile pour eux; Flessingue seul était exposé à devenir leur
proie, et en tout cas on pouvait espérer qu'il serait leur unique
trophée.

[Note en marge: Opinions et résolutions de Napoléon lorsqu'il apprend
l'expédition de Walcheren.]

Lorsque Napoléon apprit par courrier extraordinaire la nouvelle
de l'expédition de Walcheren, il n'en fut pas surpris, car il
s'attendait à quelque entreprise sur les côtes, et dans cette
prévision il avait laissé en France les deux demi-brigades
provisoires de Paris, les trois du Nord, ainsi qu'un certain
nombre de compagnies d'artillerie, dont il n'avait pas un besoin
indispensable. S'il n'en fut pas surpris, il en fut encore moins
troublé, car dès le premier moment il jugea la portée de cette
expédition, et fut convaincu que, sauf quelques dépenses pour lui,
tout le mal serait pour les Anglais, qui périraient inutilement de
la fièvre, sans prendre Anvers ni la flotte, à moins que celle-ci
n'eût été mal dirigée. S'il avait jugé avec plus de désintéressement
sa position, il aurait vu toutefois que cette expédition faisait
à son gouvernement un genre de tort assez grave, celui de révéler
d'une manière frappante les dangers d'une politique qui ayant 300
mille hommes en Espagne, 400 mille en Italie, 500 mille en Allemagne,
n'avait pas un soldat pour garder Anvers, Lille et Paris.

Au premier abord, chose singulière, il ne fut point de l'avis
de ceux qui avaient cru être du sien, c'est-à-dire de l'avis du
général Clarke et de l'archichancelier Cambacérès[23]. L'un et
l'autre avaient supposé qu'il n'approuverait ni la réunion des
gardes nationales, ni la nomination du maréchal Bernadotte. Ils
l'avaient mal deviné. Bien que Napoléon n'aimât point recourir à des
populations raisonneuses qui mettent des conditions à leur concours,
et qu'il pressentît tout ce qu'il y avait de haine pour lui dans le
coeur du prince de Ponte-Corvo, néanmoins il savait sacrifier ses
ombrages quand il voyait un grand intérêt à le faire. D'abord il
n'était pas exactement renseigné sur l'importance de l'expédition
de Walcheren, et quoique avec sa sagacité transcendante il entrevît
le résultat définitif, il n'était pourtant pas exempt de toute
inquiétude en entendant parler de 40 à 50 mille soldats anglais,
soldats dont l'Espagne lui avait appris la valeur. Il ne pensait pas
qu'il fallût dédaigner une telle force, et surtout il ne voulait
pas qu'on pût demeurer indifférent à son apparition. Il aurait
donc souhaité qu'au premier signal la nation se montrât indignée,
et pressée de fondre sur l'ennemi insolent qui osait violer le sol
de l'Empire. C'eût été réunir l'enthousiasme de 1792 avec l'ordre
profond de 1809; mais on n'allie pas à volonté des choses aussi
contraires. Néanmoins, à mesure qu'il prend des années, le pouvoir
devient singulièrement complaisant pour lui-même, quelque grand
qu'il soit par l'esprit. C'est une faiblesse de la durée. Napoléon,
bien qu'il commençât à fatiguer la nation, bien que l'évidence de
son ambition donnât aux guerres entreprises un sens qui ne lui était
pas favorable, Napoléon croyait qu'on lui devait tout; qu'au premier
danger suscité par sa faute tous les Français devaient être debout;
et il s'était créé d'ailleurs le préjugé d'un homme de génie, c'est
qu'un gouvernement, quand il le veut, peut faire faire à une nation
tout ce qui lui plaît. Il fut donc mécontent que ses ministres
n'eussent pas, à la première apparition des Anglais sur le sol de
l'Empire, fait appel à la France, provoqué son enthousiasme, réclamé
son dévouement. Il croyait qu'ils l'auraient dû, qu'ils l'auraient
pu, et il blâma leur extrême froideur. Il jugeait surtout utile, et
ici ce n'était plus faiblesse, mais raison supérieure, de dégoûter
les Anglais de semblables expéditions, en jetant sur eux des masses
de peuple. Il regardait comme une grande convenance du moment de
prouver aux Autrichiens avec lesquels il négociait, que la France
était prête à s'unir à lui; et enfin, si on veut connaître son
dernier motif franchement exprimé dans ses lettres, il désirait, la
matière du recrutement commençant à lui manquer, s'en procurer une
nouvelle, en tirant d'une forte commotion soixante à quatre-vingt
mille jeunes gardes nationaux, qu'une fois levés il retiendrait
sous le drapeau, attacherait au métier des armes, et convertirait
en conscrits de la plus belle espèce, car ils auraient tous de
vingt à trente ans. Il blâma donc amèrement le général Clarke,
l'archichancelier Cambacérès de leur prudence excessive, et blâma
plus encore MM. Fouché et Decrès de n'avoir pas persévéré dans l'avis
qu'ils avaient ouvert, que MM. Clarke et Cambacérès de ne s'y être
pas rangés. Il écrivit aux uns et aux autres qu'il ne comprenait
pas leurs hésitations; qu'au premier signal ils auraient dû lever
soixante mille gardes nationaux, convoquer le Sénat, s'en servir pour
parler à la France, et prouver que derrière les armées employées
au loin, il restait la nation elle-même, prête à les appuyer, à
les suppléer partout. Si on compare ces idées à celles qu'on lui
a prêtées dans tous les récits contemporains, on verra combien
l'histoire est rarement bien informée.

[Note 23: Dans cette curieuse affaire de Walcheren, pas plus que
dans les autres, je ne fais de suppositions, ou même de conjectures.
Je parle d'après les pièces authentiques, d'après la correspondance
de Napoléon, de MM. Clarke, Fouché, Cambacérès, Decrès; d'après les
mémoires inédits de l'archichancelier Cambacérès, et je puis, appuyé
sur ces documents inconnus jusqu'aujourd'hui, rectifier les erreurs
puériles répandues sur cet important événement. Ainsi on a cru que
la disgrâce de M. Fouché avait été due à ce que, contre l'ordre ou
la volonté de l'Empereur, il avait convoqué les gardes nationales et
fait nommer Bernadotte. C'est tout le contraire qui est la vérité.
Plus tard, sans doute, Napoléon commença à blâmer la conduite de M.
Fouché dans la levée des gardes nationales, et sa correspondance
permet de fixer avec précision le moment et le motif de ce changement
d'opinion. Nous le dirons en son lieu. Quant aux faits militaires
de l'expédition, la volumineuse enquête ordonnée en Angleterre, et
la correspondance du ministère de la guerre en France, fournissent
les plus amples documents, et les plus suffisants. C'est de tous
ces matériaux que j'ai fait usage, après les avoir soigneusement
compulsés, pour redresser les erreurs commises sur ce sujet,
inexactement raconté, comme tous les autres, par les historiens
contemporains.]

Loin d'en vouloir à M. Fouché d'avoir agité la nation, Napoléon
lui reprocha de ne l'avoir pas assez fortement remuée. Quant au
choix du commandant en chef, il montra ici combien son jugement
était supérieur à ses passions, quand un grand intérêt l'exigeait.
Il avait pour la vanité, l'ambition, le caractère tout entier du
maréchal Bernadotte, une aversion profonde, et devinait parfaitement
ce que son coeur contenait de trahison présente et future; et
néanmoins le jugeant le seul homme capable, entre tous ceux qui
se trouvaient à portée du théâtre de l'expédition britannique, de
prendre le commandement, il regretta vivement qu'on ne l'eût pas
nommé général en chef des troupes réunies dans le Nord. Il reprocha
donc à ses ministres de ne l'avoir pas choisi, et leur ordonna
de lui conférer le commandement s'il en était temps encore. Il
condamna tout aussi vivement l'idée qu'on avait eue d'offrir le
commandement au roi Louis. Il commençait à concevoir une extrême
impatience de voir son frère gouverner la Hollande dans un intérêt
étroit, de le voir tolérer la contrebande, favoriser les relations
clandestines avec l'Angleterre, seconder médiocrement et souvent
abandonner la cause du blocus continental, abonder enfin dans un
système d'économies agréable aux Hollandais, mais destructeur de leur
armée et de leur marine. S'exagérant même les torts de son frère
envers la politique impériale, il allait jusqu'à se défier de lui,
et il reprocha à ses ministres de n'avoir pas vu que le roi Louis
songerait en cette occasion à la Hollande plus qu'à la France, et
pour préserver Amsterdam laisserait prendre Flessingue ou brûler
Anvers. Rien n'était plus injuste qu'une telle supposition, car le
roi Louis accourait en ce moment au secours du territoire français,
et pour couvrir Anvers découvrait Amsterdam. Mais irrité par une
correspondance avec son frère qui devenait tous les jours plus aigre,
Napoléon blâma la confiance qu'on avait eue en lui, et joignant la
raillerie au blâme, il écrivit à ses ministres: Est-ce parce qu'il
porte le titre de connétable que vous avez choisi Louis? Mais Murat
porte celui de grand amiral: que diriez-vous si je lui donnais une
flotte à commander?--

Ces points réglés, la convocation des gardes nationales étant
adoptée, le maréchal Bernadotte étant désigné pour le commandement
en chef, il donna sur la conduite à tenir des instructions d'une
prudence, d'une habileté, d'une prévoyance admirables.--N'allez pas,
écrivit-il à ses ministres, essayer d'en venir aux mains avec les
Anglais. _Un homme n'est pas un soldat[24]._ Vos gardes nationaux,
vos conscrits des demi-brigades provisoires, conduits pêle-mêle à
Anvers, presque sans officiers, avec une artillerie à peine formée,
opposés aux bandes de Moore qui ont eu affaire aux troupes de la
vieille armée, se feraient battre, et fourniraient à l'expédition
anglaise un but qui ne tardera pas à lui manquer, si elle n'a pas
pris la flotte, comme je l'espère, et si elle ne prend pas Anvers,
comme j'en suis sûr. Il ne faut opposer aux Anglais que la fièvre,
qui bientôt les aura dévorés tous, et des soldats blottis derrière
des retranchements et des inondations pour s'y organiser et s'y
instruire. Dans un mois les Anglais s'en iront couverts de confusion,
décimés par la fièvre, et moi j'aurai gagné à cette expédition une
armée de 80 mille hommes, qui me rendra bien des services si la
guerre d'Autriche doit continuer.--

[Note 24: Expression textuelle de Napoléon. Ce qui suit est une
analyse fidèle d'une centaine de lettres admirables sur l'expédition
de Walcheren. J'ai cru devoir en publier quelques-unes qu'on trouvera
à la fin de ce volume. Je les cite pour montrer comment Napoléon
jugea cette célèbre expédition, et combien ses jugements diffèrent de
ceux que le public lui a prêtés.]

Conséquent avec ces pensées, Napoléon ordonna au général Monnet
de défendre Flessingue à outrance, afin de retenir les Anglais le
plus long-temps possible dans la région des fièvres, et de donner
à la défense d'Anvers le temps de se compléter. Il lui enjoignit
formellement de ne pas perdre une minute pour rompre les digues
et plonger l'île entière de Walcheren sous les eaux. Ensuite il
ordonna de faire remonter la flotte à Anvers et même au-dessus,
si on ne l'avait pas encore fait, de tendre les inondations là
seulement où elles seraient nécessaires, de bien se garder de couler
des carcasses de vaisseaux dans les passes, car il ne voulait pas
qu'on perdît l'Escaut dans l'intention de le défendre; de réunir à
Anvers sous le maréchal Bernadotte les demi-brigades provisoires,
les gardes nationaux d'élite du général Rampon, les bataillons de
dépôt disponibles, la gendarmerie du maréchal Moncey, les Hollandais
du roi Louis, le tout pouvant constituer une armée de vingt-cinq
mille hommes, qu'on établirait autour d'Anvers, derrière des digues
et des inondations, de manière à rendre la place inaccessible, sans
toutefois livrer de bataille, la fièvre devant seule, répétait-il,
lui faire raison des Anglais; de former après cette première
armée une seconde, exclusivement composée de gardes nationaux,
distribuée en cinq légions commandées par autant de sénateurs
anciens militaires, laquelle s'étendrait depuis la Tête de Flandre
(faubourg d'Anvers), jusqu'à l'île de Cadzand, pour garder la gauche
de l'Escaut, en cas que les Anglais essayassent d'y descendre;
d'organiser le mieux possible cette nouvelle armée, d'y appeler
non des officiers réformés, anciens serviteurs de la République,
mais des officiers tirés des dépôts d'infanterie, notamment les
majors, qui presque tous étaient excellents; de rassembler le
matériel et le personnel de quatre-vingts bouches à feu, ce dont il
donnait le moyen en laissant en France dix compagnies d'artillerie
sur celles qu'il avait demandées; de mettre enfin cette seconde
armée sous les ordres du maréchal Bessières, qui était guéri de
la blessure reçue à Wagram, sur le dévouement duquel il comptait,
et qu'il n'était pas fâché de placer à côté du prince Bernadotte,
pour seconder et surveiller ce dernier. À ces deux armées, Napoléon
sachant qu'on n'obtient jamais que la moitié de ce qu'on ordonne
et de ce qu'on paye, voulut à tout risque en ajouter une troisième
sur la Meuse, qui viendrait du Rhin, et qui aurait été composée
de quelques demi-brigades destinées d'abord à se rendre sur le
Danube. Il avait déjà reçu des hôpitaux, des dépôts d'Italie, des
demi-brigades venues par Strasbourg et embarquées sur le Danube, une
masse considérable de soldats, qui avaient été versés dans l'armée
d'Allemagne, et l'avaient reportée au plus bel effectif. Il pouvait
donc se passer d'une partie des ressources qu'il avait demandées,
et en conséquence il prescrivit d'arrêter à Strasbourg tout ce qui
était corps organisé, comme les demi-brigades par exemple, de les
faire descendre par le Rhin sur la Meuse, de ne continuer à diriger
sur Vienne que ce qui était simple détachement propre à recruter les
bataillons, de commencer à Maëstricht, sous le maréchal Kellermann,
un rassemblement de 10 mille hommes, complet en toutes armes, afin
de flanquer le maréchal Bernadotte sous Anvers. Estimant le corps de
Bernadotte à 30 mille hommes, celui de Bessières à 40 mille, celui de
Kellermann à 10 mille, Napoléon espérait avoir en Flandre une armée
de 80 mille hommes, dont 50 mille au moins passablement organisés,
qui allaient s'instruire d'ailleurs en peu de temps, et que plus
tard il viendrait peut-être à l'improviste commander lui-même, s'il
avait quelque bon piége à tendre aux Anglais. Retenant ceux-ci dans
un dédale d'îles, de marécages, de bras de mer, il ne désespérait pas
de joindre à la fièvre quelque combinaison soudaine, qui leur ferait
payer cher leur immense expédition, de sorte que loin d'être affligé
d'une tentative qui au fond révélait, comme nous l'avons dit, l'un
des côtés fâcheux de sa politique, il en fut charmé, parce qu'il
entrevoyait la probabilité d'une revanche éclatante, et la création
d'une armée de plus ajoutée à toutes celles qu'il avait déjà.

[Note en marge: Nouvelle ardeur de M. Fouché à convoquer les gardes
nationales après les lettres de Schoenbrunn.]

[Note en marge: Dispositions de l'esprit public qui rendent la levée
des gardes nationales difficile.]

[Note en marge: Activité du ministre de la guerre, plus profitable
que celle de M. Fouché.]

Lorsque ces instructions arrivèrent à Paris, elles remplirent
d'orgueil M. Fouché, d'embarras MM. Clarke et Cambacérès. Mais chacun
se mit à l'oeuvre pour obéir de son mieux aux intentions de Napoléon.
M. Fouché avait déjà sonné un véritable tocsin pour la levée des
gardes nationales. Il avait d'abord fait appel à dix départements:
il eut recours à vingt après les lettres de Schoenbrunn, et se
prépara même à recourir à un plus grand nombre. L'Escaut, la Lys,
la Meuse-Inférieure, Jemmapes, les Ardennes, la Marne, l'Aisne,
le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, la Seine-Inférieure, l'Oise,
Seine-et-Oise, la Seine, Seine-et-Marne, l'Aube, l'Yonne, le Loiret,
Eure-et-Loir, l'Eure, furent mis à contribution, pour fournir des
contingents de gardes nationaux. Les préfets convoquèrent les
maires, et organisèrent une espèce de conscription, qui devait être
volontaire en apparence, mais qui était forcée en réalité, et à
laquelle on échappait en payant à tant par jour les ouvriers sans
travail, ou les mauvais sujets dont on ne savait que faire. Il y
eut, en effet, très-peu de citoyens zélés qui s'offrirent à servir
eux-mêmes, car on voyait dans cette réunion de gardes nationales
une nouvelle forme de la conscription. On ne croyait pas fort au
danger de l'expédition britannique, et en tout cas on l'imputait à
la politique qui découvrait les frontières françaises pour envahir
les frontières étrangères. Dans les départements belges, parce
qu'on avait un mauvais esprit, dans les départements du Centre
et du Midi, parce qu'à distance on appréciait plus froidement le
péril, on se prêta peu à ces nouvelles levées. Mais dans les anciens
départements, qui se rapprochaient de la frontière du Nord et du
littoral, et chez lesquels la haine des Anglais a toujours été vive,
on se présenta avec un certain empressement. Ces derniers avaient
déjà fourni au général Rampon des compagnies d'élite, composées
d'anciens soldats. Ils fournirent encore des hommes pour les nouveaux
corps dont Napoléon avait ordonné la formation. M. Fouché, agissant
révolutionnairement, n'hésita pas à ordonner sur le budget du
ministère de l'intérieur des dépenses considérables pour habiller
les gardes nationaux. Moitié zèle, moitié ostentation, il déploya
une activité qui devait bientôt finir par être suspecte, car elle
sortait des bornes du simple et de l'utile. À Paris surtout il
montra une ardeur qui parut étrange. Dans cette grande capitale,
habituée à passer si rapidement de l'enthousiasme à la raillerie,
on avait changé de sentiments envers Napoléon depuis la guerre
d'Espagne. Avoir les Anglais si près de soi quand on était à Madrid
et à Vienne, tenir le Pape prisonnier à Rome quand on l'avait tant
caressé à Notre-Dame, tout cela semblait d'une inconséquence qu'on
ne prenait plus la peine de ménager. Paris, à lire les Bulletins de
la police[25], n'était pas reconnaissable depuis un an, et, chose
déplorable, qui résultait de l'abus de la guerre, Napoléon avait
tellement fatigué le patriotisme, qu'on faisait circuler secrètement
les bulletins mensongers de l'archiduc Charles, qui niaient les
succès de l'armée française, non pas qu'on fût déjà assez coupable
pour ne plus les désirer, mais parce que, sans douter du génie de
Napoléon, on commençait à douter de sa fortune, et qu'il avait fait
renaître le goût dangereux de la critique. Par ces motifs, M. Fouché
avait eu de la peine à émouvoir la jeunesse qui aime les chevaux
et les uniformes, et à organiser quelques bataillons de garde
nationale à Paris. Il lui avait fallu parler d'une garde d'honneur
qui escorterait la personne de l'Empereur sans aller bien loin à
l'étranger, et même il avait été réduit, pour en compléter les rangs
vides, à payer des hommes sans ouvrage. Il s'était livré ensuite
au plaisir de les passer en revue, plaisir dangereux qui plus tard
devait lui coûter cher. Quant au ministre de la guerre, M. Clarke,
il s'occupait lui plus sérieusement. Au reçu des lettres de Napoléon,
il avait mandé le prince de Ponte-Corvo, et l'avait fait partir
pour Anvers. Déjà les demi-brigades disponibles s'approchaient de
l'Escaut; la gendarmerie réunie par les soins du maréchal Moncey
avait fourni deux mille chevaux; l'artillerie détournée des routes
de l'Alsace était sur celles de Flandre; et bien qu'avec beaucoup de
confusion les moyens de défense commençaient à s'accumuler sur les
points d'abord dégarnis d'Anvers, de la Tête de Flandre, du Sas de
Gand, de Breskens, de l'île de Cadzand.

[Note 25: La collection de ces bulletins existe encore, bien que M.
Fouché ait fait détruire tout ce qui appartenait à la police. Elle
se trouve dans les papiers de Napoléon, et elle révèle un singulier
revirement opéré dans les esprits dès 1809, tant la guerre d'Espagne
avait changé la fortune du règne.]

[Note en marge: Retard des Anglais; leur obstination à faire le siége
de Flessingue.]

[Note en marge: Efforts du général Monnet pour défendre cette place.]

Heureusement les Anglais avaient tiré peu de profit du temps écoulé.
Ils avaient fini par réunir toutes leurs forces de terre et de mer
dans l'Escaut oriental. Leur flotte était répandue dans les divers
canaux qui séparent l'île de Walcheren des îles du nord et du sud
Beveland; leurs troupes stationnaient dans l'île de Walcheren autour
de Flessingue, et dans celle du sud Beveland autour du fort de Batz.
Ils ne croyaient pas pouvoir marcher en sûreté avant d'avoir ouvert
à leur flotte le passage de l'Escaut occidental par la prise de
Flessingue, ce qui devait leur permettre d'amener par mer leur armée
tout entière devant Batz et Santvliet. Grâce à cette détermination,
ils avaient employé les premiers jours d'août en travaux d'approche
devant Flessingue, et ils avaient consacré à ces travaux leurs
meilleures troupes. Le général Monnet, qui avait reçu comme on a
vu, 2 mille hommes de divers régiments, notamment deux bataillons
français, l'un du 48e, l'autre du 65e, en avait profité pour
disputer le terrain mieux qu'on ne l'avait fait dans les premiers
jours. Les nouvelles troupes qu'on lui avait envoyées étaient,
quoique jeunes, pleines d'honneur, et remplissaient mieux leur devoir
que le ramassis d'étrangers dont se composait d'abord la garnison de
Flessingue.

Après avoir perdu 12 ou 1500 hommes, il était vers le 10 août
entièrement resserré dans la place, et communiquait seulement par sa
droite avec le poste de Rameskens, point par lequel il avait essayé
de couper les digues, conformément aux ordres pressants de Napoléon.
Mais soit que la marée ne fût pas assez haute, soit que le terrain
ne fût pas disposé à recevoir l'inondation, il était entré peu d'eau
dans l'île, et les Anglais, logés sur le sommet des chaussées,
avaient pu rester devant Flessingue, où ils travaillaient à établir
des batteries pour soumettre la ville au moyen d'une masse de feux
accablante. C'était là le moment critique pour la défense, car le
général Monnet manquait de casemates où il pût abriter ses troupes.
Il avait dans la ville une population peu disposée en faveur de la
France, comme toutes les populations maritimes; il avait dans la
garnison un tiers de Français peu aguerris mais fidèles, et deux
tiers d'étrangers, vrais bandits qui profitaient du désordre d'un
siége pour piller et exaspérer les habitants. La condition était donc
des plus mauvaises pour résister aux affreuses extrémités qui se
préparaient.

[Note en marge: Préparatifs d'attaque faits par les Anglais.]

Les Anglais, se conformant aux bons principes de l'attaque des
places, avaient résolu de ne faire agir leurs moyens d'artillerie que
tous à la fois. D'une part ils travaillaient à élever leurs batteries
incendiaires, de l'autre à introduire dans la passe du Deurloo une
portion de la division Gardner qui consistait en vaisseaux de ligne
et en frégates, de manière à canonner la place par mer et par terre.
Déjà même ils avaient réussi à la tourner par le dedans, en suivant
le Weere-Gat, et en descendant dans le Sloë. (Voir la carte nº 51.)

[Note en marge: Entrée des vaisseaux et des frégates dans l'Escaut
pour canonner Flessingue.]

[Note en marge: Attaque formidable de terre et de mer exécutée le 13
août.]

[Note en marge: Accablé par l'artillerie de terre et de mer, le
général Monnet est obligé de se rendre et de livrer Flessingue aux
Anglais.]

Le 11 août les frégates, après avoir eu de la peine à pénétrer, vu
que les pilotes manquaient, et que toutes les balises avaient été
enlevées, commencèrent à s'introduire dans la passe du Deurloo, et
à défiler devant Flessingue en dirigeant sur ses murs une canonnade
qu'on leur rendit vigoureusement. Elles opérèrent leur jonction avec
les bâtiments de moindre échantillon, descendus par le Sloë jusque
devant Rameskens. Le 12 les vaisseaux entrèrent dans la passe à la
suite des frégates, et aussitôt le général anglais, ayant sommé
Flessingue, fit agir les batteries de terre et de mer à la fois.
Jamais sur un moindre espace ne tonnèrent plus de bouches à feu.
Les batteries de terre comptaient plus de soixante pièces de fort
calibre, soit en canons de 24, soit en gros mortiers. La division
de vaisseaux, de frégates, de bombardes, entrée par la passe du
Deurloo, en avait de mille à onze cents qui ne cessaient de vomir
des boulets, des obus et des bombes. Après vingt-quatre heures de
cette effroyable canonnade, la ville se trouvait en feu: toutes les
maisons étaient percées à jour, toutes les toitures enfoncées.
La population poussait des cris de désespoir. Les batteries qui
avaient action sur la mer ripostaient avec vigueur, et causaient à
l'escadre britannique de sérieux dommages. Mais celle-ci était assez
nombreuse pour remplacer dans la ligne les bâtiments endommagés, et
de plus, grâce à la liberté de ses mouvements, elle s'était placée
de manière à atteindre nos batteries par le travers. La lutte ne
pouvait se soutenir longtemps sans que nos canonniers fussent tous
hors de combat. Dès le 14, ils étaient pour la plupart tués ou
blessés. On avait cherché à les remplacer par des soldats de la
ligne, mais ceux-ci n'ayant aucune expérience ne pouvaient suppléer
des artilleurs, et d'ailleurs les pièces elles-mêmes étaient presque
toutes démontées. Le 14 le général anglais, voyant les feux de
la place presque éteints, lui accorda un répit pour la sommer de
nouveau. Ne recevant pas la réponse immédiatement, il recommença à
tirer. Cette nouvelle canonnade mit Flessingue dans un tel état qu'il
n'était plus possible de résister. On ne ripostait point, car nos
batteries étaient détruites jusqu'à la dernière. Les troupes, sauf
les Français, qui formaient le moindre nombre, refusaient le service,
et n'étaient occupées qu'à piller. La population désolée demandait
à se rendre, car plusieurs pans de mur abattus allaient l'exposer
à un assaut. C'est dans ces circonstances que le général Monnet
consentit à capituler, en signant la reddition de la place le 16
août. Bien qu'il ne faille jamais excuser les capitulations, on doit
reconnaître qu'ici une plus longue défense était impossible, qu'elle
n'eût retardé que d'un jour la reddition, en exposant la garnison et
les habitants à toutes les suites d'un assaut. Du reste le général
Monnet, en retenant l'ennemi dix-sept jours devant Flessingue, le
général Rousseau en empêchant le débarquement dans l'île de Cadzand,
avaient ruiné l'expédition britannique.

[Note en marge: Contestation survenue le lendemain de la prise de
Flessingue entre les deux commandants de l'expédition, sur la manière
de s'approcher d'Anvers.]

Flessingue pris, il fallait immédiatement s'avancer sur Anvers: mais
ici l'opération devenait plus délicate et plus périlleuse, puisqu'il
s'agissait de marcher en plein territoire français, à travers de
vastes inondations, pour aller mettre le siége devant une place
considérable, déjà remplie des renforts qui lui avaient été envoyés
de tous côtés. Le plus simple, si on eût été en ce moment aussi
résolu qu'au départ, c'eût été de débarquer toutes les troupes avec
leur matériel dans les îles du nord et du sud Beveland, de traverser
ces îles à pied, comme avait fait la division Hope pour aller prendre
le fort de Batz, de se porter ainsi tout droit sur Santvliet, sans
perdre le temps d'amener au fond des deux Escaut l'innombrable
quantité de vaisseaux, de frégates, de transports qu'on avait avec
soi. Une vive contestation s'éleva sur ce sujet entre les deux
commandants des armées de terre et de mer, comme il arrive toujours
dans les expéditions de ce genre, où concourent des forces de nature
si différente. L'amiral, qui voulait qu'on débarquât sur-le-champ
pour se rendre par terre à Batz, faisait valoir la difficulté de
conduire à travers les deux Escaut, sous le feu des batteries
restées aux Hollandais et aux Français, à travers des passes à fond
inconnu, une multitude de bâtiments tant de guerre que de transport,
s'élevant avec les chaloupes canonnières à douze ou quinze cents, et
de se touer pour remonter les courants, ce qui exigerait un nombre de
jours indéterminé, tandis qu'en débarquant où l'on était, on serait
rendu à Batz en quarante-huit heures. Le commandant des forces de
terre au contraire voulait avoir tout son matériel déposé à Batz ou
à Santvliet, alléguant l'impossibilité de parcourir avec ce matériel
si encombrant des terrains coupés par tant de bras de mer, de canaux,
de digues, pour parvenir au fond des deux Escaut. Il faisait valoir
surtout la nécessité d'avoir des moyens de passage pour franchir le
canal de Berg-op-Zoom, et se transporter de l'île du sud Beveland sur
le continent où est situé Anvers. Il est probable que le général sur
qui pesait la responsabilité de l'entreprise de terre n'était pas
fâché de faire traîner en longueur une expédition qui l'épouvantait,
maintenant qu'il fallait cheminer sur le sol de l'Empire.

[Note en marge: L'amiral Strachan, d'après la volonté formelle de
lord Chatham, entreprend de conduire le gros de l'expédition par eau
jusqu'au fond des deux Escaut.]

Après une forte altercation, le général comte Chatham, à qui
appartenait de décider comment il emploierait son armée, ayant exigé
qu'on transportât ses troupes et son matériel par eau jusqu'à Batz et
Santvliet, l'amiral n'avait plus qu'à se soumettre, et à entreprendre
l'introduction de cet immense armement dans les deux Escaut. C'est
ce qu'il essaya en effet, tant par l'Escaut oriental que par
l'Escaut occidental, introduisant dans le premier les bâtiments de
faible échantillon, et dans le second les grands bâtiments, tels
que frégates et vaisseaux. Mais il fallait chaque jour attendre la
marée, et quand le vent n'était pas favorable, se faire remorquer, ou
se touer le long du rivage. À partir du 16 août tous les marins de
l'escadre furent employés à ce pénible labeur.

[Note en marge: Arrivée du maréchal Bernadotte à Anvers, et ses
mesures pour la défense de la place.]

Pendant ce temps, le prince de Ponte-Corvo s'était rendu à Anvers,
où il était entré le 15, y apportant fort à propos l'autorité de
son grade. Le roi Louis, qui, au milieu de cette confusion de
gens effarés, de troupes à peine organisées, ne savait plus à
qui entendre, s'était empressé de transmettre le commandement au
prince maréchal, et s'était retiré à Berg-op-Zoom, de Berg-op-Zoom
à Amsterdam, pour veiller à la sûreté de ses propres États. Du
reste il avait laissé ses cinq mille Hollandais entre Santvliet et
Berg-op-Zoom à la disposition du maréchal Bernadotte, qui avait
pouvoir de les joindre à ses troupes.

Le maréchal avait trouvé en arrivant trois demi-brigades déjà
réunies, plusieurs quatrièmes bataillons tirés de la vingt-quatrième
division militaire, un bataillon polonais, trois à quatre mille
gardes nationaux d'élite, environ deux mille gendarmes à cheval,
un millier de cavaliers venus des dépôts, plusieurs compagnies
d'artillerie, le tout formant vingt et quelques mille hommes,
présents sous les armes, dont douze ou quinze mille étaient capables
de se montrer en ligne, avec vingt-quatre pièces de canon assez
mal attelées. Ce mélange de troupes eût mal figuré devant l'armée
anglaise, surtout si elle avait été commandée comme elle l'était en
Espagne; mais derrière les inondations de l'Escaut et les murailles
d'Anvers, sous le commandement d'un maréchal habitué à la guerre, et
inspirant confiance, il était suffisant pour déjouer l'attaque qui se
préparait. Il est vrai que la confusion dans Anvers était grande, et
que le moment eût été encore assez favorable pour un ennemi audacieux
qui, Flessingue pris, eût marché sur Anvers, où il aurait pu être
rendu le 17, alors que le maréchal à peine arrivé, ne connaissant ni
la place, ni son armée, n'avait pu encore se saisir du commandement.
Le succès, facile le 1er août si on ne se fût pas arrêté à prendre
Flessingue, devenait difficile le 16 après la prise de Flessingue,
quand il y avait déjà dans Anvers un rassemblement considérable
quoique mal organisé, des munitions et un chef; et chaque jour allait
le rendre plus difficile, sinon impossible, car les forces devaient
non-seulement augmenter sans cesse, mais s'organiser, ce qui valait
mieux encore que de s'augmenter.

Le maréchal Bernadotte, en effet, se concertant avec deux hommes de
tête, l'amiral Missiessy et le commandant du génie Decaux, compléta
les dispositions prises pour le cas d'une marche des Anglais sur
Anvers. Les forts de Lillo et de Liefkenshoek furent entièrement mis
en état de défense, et entourés d'immenses inondations. En arrière
de ces forts, deux estacades protégèrent la flotte. En deçà des
deux estacades, une nombreuse flottille parcourant les bords de
l'Escaut devait les couvrir de feux rasants; et les dix vaisseaux
de la flotte, libres de leurs mouvements, n'ayant plus à craindre
les brûlots, pouvaient seconder la défense d'Anvers avec huit à
neuf cents pièces de canon de gros calibre. Enfin la place, autour
de laquelle on était prêt à tendre les inondations, se couvrait de
retranchements, de palissades, de canons, et s'emplissait de troupes.
Le maréchal Bernadotte passait ces troupes en revue, les organisait,
les préparait à voir l'ennemi de près, leur donnait un commencement
de confiance en elles-mêmes, et achevait d'atteler leur artillerie,
tandis qu'en arrière, depuis la Tête de Flandre jusqu'à Bruges, se
formaient de nombreux rassemblements de gardes nationaux, destinés à
composer l'armée du maréchal Bessières. Le brave général Rousseau,
avec une des demi-brigades envoyées sur les lieux, gardait tous les
abords de l'île de Cadzand et la gauche de l'Escaut.

[Note en marge: Long temps que les Anglais mettent à se transporter
au fond des deux Escaut.]

[Note en marge: Invasion foudroyante de la fièvre, et pertes
extraordinaires de l'armée anglaise.]

Après avoir consacré dix-sept jours à prendre Flessingue, les Anglais
en mirent dix encore à conduire soit à la voile, soit en se faisant
remorquer, leurs douze ou quinze cents bâtiments au fond des deux
Escaut. Le 25 ils avaient, entre Batz et Santvliet, deux ou trois
cents frégates, corvettes, bricks, chaloupes canonnières, et étaient
en mesure de franchir avec leur armée le canal de Berg-op-Zoom
qui forme, avons-nous dit, la jonction de l'Escaut occidental
avec l'Escaut oriental. Ils pouvaient le traverser ou dans leurs
innombrables embarcations, ou à gué, vers l'heure de la marée basse,
en ayant de l'eau jusqu'aux épaules. Mais au delà il fallait
affronter le territoire de l'Empire, un général expérimenté, et une
armée qui, grâce à la renommée grossie par les exagérations des
Français et par la peur des Anglais, passait pour être de quarante
mille hommes. Ce n'était pas tout: le fléau, qui avait ménagé le
corps chargé d'attaquer Flessingue, parce que l'activité garantit
en général les armées de la fièvre, avait atteint non-seulement
les troupes descendues dans le sud Beveland, mais la division qui
après avoir fini le siége de Flessingue, se trouvait au repos dans
l'île de Walcheren. L'oisiveté, la mauvaise eau qu'on buvait, et qui
était une eau de marais, avaient agi avec d'autant plus de violence
que le nombre d'hommes rassemblés était plus grand. Du 16 août,
époque de la reddition de Flessingue, au 26, époque de l'arrivée des
forces navales devant Batz, douze ou quinze mille hommes avaient été
atteints par la fièvre, et chez beaucoup d'entre eux elle avait pris
un caractère pernicieux. Ils mouraient par milliers, et on ne savait
où les loger, car il y avait peu de ressources dans les îles toujours
à demi inondées de la Zélande, et Flessingue n'offrait plus une
toiture sous laquelle on pût abriter des malades. Après avoir laissé
quelques mille hommes à Flessingue, il ne restait, en défalquant les
blessés et les malades, que 24 à 28 mille soldats sur 44 mille, à
conduire sous Anvers.

[Note en marge: Conseil de guerre tenu à Batz, où l'on se décide à
renoncer à l'expédition.]

Lord Chatham, en voyant cet état de choses, intimidé de plus par
ce qu'on racontait des moyens réunis sous la main du maréchal
Bernadotte, tint un conseil de guerre, le 26 août, à Batz, pour
délibérer sur la suite à donner à l'expédition. Tous les lieutenants
généraux assistaient à ce conseil. Au point où l'on était arrivé,
il était bien évident qu'il serait impossible de traverser le canal
de Berg-op-Zoom, soit à gué, soit dans des embarcations, et de
marcher ensuite sur Anvers sans s'exposer à un désastre. On devait
en effet rencontrer sur son chemin des difficultés invincibles,
si les Français avaient la sagesse de ne pas livrer de bataille,
et d'opposer seulement l'obstacle des eaux. On ne pouvait manquer
d'être arrêté devant cet obstacle, tandis que la fièvre continuant
ses ravages, réduirait de 24 mille à 20, peut-être à 15, l'armée
agissante. Comment alors, si on avait échoué devant Anvers, ainsi
que tout le présageait, comment ferait-on pour se retirer devant les
Français, qui se hâteraient de sortir de leurs retranchements, et de
poursuivre une armée démoralisée par la fièvre et l'insuccès? C'est
tout au plus si on conserverait la chance de repasser sain et sauf le
canal de Berg-op-Zoom.

[Date en marge: Sept. 1809.]

Ces raisons étaient excellentes, et si le 1er août on avait toute
chance de réussir, si le 16 il en restait quelques-unes, le 26 il
n'y en avait plus une seule, et on ne pouvait sans folie poursuivre
plus loin le but de l'expédition. Il fallait donc se contenter
de la conquête de Flessingue, conquête, il est vrai, qu'on ne
conserverait point, qu'on aurait payée de dépenses énormes, de
quinze ou vingt mille malades, et de la honte de voir réduite au
ridicule la plus grande expédition maritime du siècle. Mais il n'y
avait point à délibérer. On envoya sur-le-champ l'avis du conseil de
guerre à Londres. En quarante-huit heures un bâtiment pouvait l'y
porter, et en rapporter la réponse. Pendant ce temps, on s'occupa
de rétrograder, et d'embarquer des malades pour les transférer en
Angleterre.

[Note en marge: Les Anglais ramènent leur armée en Angleterre, en
rembarquant leurs malades comme ils peuvent.]

Le 2 septembre le cabinet britannique approuva l'avis du conseil de
guerre, et ratifia l'abandon de cette expédition qui avait coûté tant
d'efforts, et promis de si vastes résultats. Les Anglais commencèrent
de nouveau la difficile opération de traîner le long de l'Escaut
douze ou quinze cents bâtiments de toute forme et de toute grandeur,
d'embarquer leurs hommes, leurs chevaux, leurs canons. Un grand
nombre de bâtiments mirent à la voile pour les Dunes. Mais on ne
pouvait laisser l'armée où elle se trouvait. Déjà quinze ou dix-huit
mille soldats, tombés malades, étaient hors d'état de servir. On les
embarqua comme on put, exécutant un va-et-vient continuel entre l'île
de Walcheren et les Dunes. Comme on ne voulait pas avouer l'insuccès
complet de cette expédition en évacuant immédiatement Flessingue, on
résolut d'y laisser une garnison d'une douzaine de mille hommes, et
l'eau qu'on buvait étant la principale cause de la fièvre, on décida
qu'il serait envoyé huit cents tonneaux d'eau par jour, des Dunes à
Flessingue. Les bâtiments de transport continuèrent donc ce trajet
incessant, apportant de l'eau, ramenant des malades. Quatre mille
avaient déjà péri à Walcheren. Douze mille avaient été transportés
en Angleterre où beaucoup mouraient en arrivant, et la garnison de
Flessingue diminuant chaque jour, il fut résolu qu'il n'y resterait
que le nombre de troupes strictement nécessaire pour défendre la
place. On se réserva même de l'évacuer définitivement, en faisant
sauter les ouvrages, si la paix, qui devait être bientôt signée,
ramenait les armées françaises du Danube sur l'Escaut.

[Note en marge: Le maréchal Bernadotte publie un nouvel ordre du jour
pour s'applaudir du succès obtenu.]

Quand les Français s'aperçurent du mouvement rétrograde des Anglais
(et ils ne furent pas long-temps à s'en apercevoir), la joie éclata
bientôt parmi eux; les railleries suivirent la joie, et Anvers
présenta le spectacle tumultueux de vainqueurs enivrés d'une victoire
qui leur avait peu coûté. Le succès obtenu était dû exclusivement à
la ferme attitude du général Rousseau qui avait préservé l'île de
Cadzand, à la résistance du général Monnet qui avait fait perdre aux
Anglais un temps précieux, enfin au sang-froid de l'amiral Missiessy
qui avait sauvé la flotte par d'habiles manoeuvres. Néanmoins le
maréchal Bernadotte, toujours prompt à se louer lui-même, adressa
un nouvel ordre du jour à ses troupes pour s'applaudir du triomphe
qu'elles venaient de remporter sur les Anglais, ordre du jour qui ne
devait pas mieux réussir à Schoenbrunn que celui qu'il avait adressé
aux Saxons après la bataille de Wagram.

[Note en marge: Persistance du ministre Fouché à lever des gardes
nationales quand déjà le péril s'est éloigné.]

C'était le cas maintenant d'arrêter la levée des gardes nationales,
qui remplissaient d'agitation le pays de Lille à Gand, de Gand à
Anvers, qui exhalaient en partant un mécontentement fâcheux, qui en
marchant désertaient pour la plupart, et qui arrivées se montraient
aussi bruyantes qu'indisciplinées. C'était l'avis du général Clarke,
mais le ministre Fouché, qui avait eu l'approbation de l'Empereur
pour la première levée, qui trouvait dans les revues de Paris, dans
le mouvement général imprimé aux populations, une occasion de se
faire valoir, continua ces levées, et les étendit à tout le littoral
de l'Empire, même jusqu'à Toulon et à Gênes, sous prétexte que les
Anglais, obligés de quitter la Zélande, étaient bien capables d'aller
se venger en Guyenne, en Provence, en Piémont, de leur désastre en
Flandre.

[Note en marge: Joie et orgueil de Napoléon en apprenant le résultat
de l'expédition de Walcheren.]

[Note en marge: Mesures de Napoléon pour conserver sur pied l'armée
réunie dans la Flandre.]

Tout cela fut mandé à Napoléon dès les premiers jours de septembre.
Il en conçut une grande joie mêlée de beaucoup d'orgueil, car il
attribuait ce succès à son heureuse étoile. Ayant vu cette étoile
près de pâlir deux ou trois fois depuis les affaires d'Espagne,
il crut la voir en ce moment briller d'un nouvel éclat. «C'est,
écrivait-il, une suite du bonheur attaché aux circonstances
actuelles, que cette expédition, qui réduit à rien le plus grand
effort de l'Angleterre, et nous procure une armée de 80 mille
hommes, que nous n'aurions pas pu nous procurer autrement.»--Il
voulut que l'on continuât à organiser l'armée du Nord, à réunir cinq
légions de gardes nationales, sous cinq sénateurs, en réduisant leur
effectif à tout ce qui était jeune, vigoureux, disposé à servir; que
l'on achevât d'atteler l'artillerie, afin de chasser les Anglais
de Flessingue s'ils tentaient d'y rester, ou de se reporter vers
l'Allemagne si les hostilités reprenaient avec l'Autriche. Enfin
Napoléon, mécontent de nouveau du maréchal Bernadotte, de son
goût à se vanter après les opérations les plus simples, le voyant
avec défiance à la tête d'une armée composée d'anciens officiers
républicains et de gardes nationales, le fit remercier par le
ministre Clarke de ses services, et ordonna au maréchal Bessières de
prendre le commandement général de l'armée du Nord.

Tels avaient été cette année les efforts des Anglais pour disputer la
Péninsule à Napoléon, et détruire sur les côtes ses vastes armements
maritimes. Avec peu de soldats et un bon général, ils avaient en
Espagne tenu tête à des troupes admirables, faiblement commandées;
et en Flandre, avec des troupes excellentes privées de général, ils
n'avaient essuyé qu'un désastre devant les recrues qui remplissaient
Anvers. Mais sur l'un comme sur l'autre théâtre la fortune de
Napoléon l'emportait encore: sir Arthur Wellesley, poursuivi par la
masse des armées françaises, se retirait en Andalousie, mécontent
de ses alliés espagnols, et n'espérant presque plus rien de cette
guerre; lord Chatham rentrait en Angleterre couvert de confusion.
Napoléon pouvait donc arracher à l'Autriche abandonnée une paix
brillante, et sauver sa grandeur et la nôtre, s'il profitait des
leçons de la fortune, qui cette fois encore semblait l'avoir
maltraité un moment pour l'avertir plutôt que pour le détruire.


FIN DU LIVRE TRENTE-SIXIÈME.



LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.

LE DIVORCE.

     Marche des négociations d'Altenbourg. -- Napoléon aurait désiré
     la séparation des trois couronnes de la maison d'Autriche, ou
     leur translation sur la tête du duc de Wurzbourg. -- Ne voulant
     pas faire encore une campagne pour atteindre ce but, il se
     contente de nouvelles acquisitions de territoire en Italie, en
     Bavière, en Pologne. -- Résistance de l'Autriche aux sacrifices
     qu'on lui demande. -- Lenteurs calculées de M. de Metternich
     et du général Nugent, plénipotentiaires autrichiens. -- Essai
     d'une démarche directe auprès de Napoléon, par l'envoi de M.
     de Bubna, porteur d'une lettre de l'empereur François. -- La
     négociation d'Altenbourg est transportée à Vienne. -- Derniers
     débats, et signature de la paix le 14 octobre 1809. -- Ruse
     de Napoléon pour assurer la ratification du traité. -- Ses
     ordres pour l'évacuation de l'Autriche, et pour l'envoi en
     Espagne de toutes les forces que la paix rend disponibles. --
     Tentative d'assassinat sur sa personne dans la cour du palais de
     Schoenbrunn. -- Son retour en France. -- Affaires de l'Église
     pendant les événements politiques et militaires de l'année
     1809. -- Situation intolérable du Pape à Rome en présence des
     troupes françaises. -- Napoléon pour la faire cesser rend le
     décret du 17 mai, qui réunit les États du saint-siége à l'Empire
     français. -- Bulle d'excommunication lancée en réponse à ce
     décret. -- Arrestation du Pape et sa translation à Savone. --
     État des esprits en France à la suite des événements militaires,
     politiques et religieux de l'année. -- Profonde altération de
     l'opinion publique. -- Arrivée de Napoléon à Fontainebleau. --
     Son séjour dans cette résidence et sa nouvelle manière d'être.
     -- Réunion à Paris de princes, parents ou alliés. -- Retour de
     Napoléon à Paris. -- La résolution de divorcer mûrie dans sa
     tête pendant les derniers événements. -- Confidence de cette
     résolution à l'archichancelier Cambacérès et au ministre des
     relations extérieures Champagny. -- Napoléon appelle à Paris le
     prince Eugène, pour que celui-ci prépare sa mère au divorce,
     et fait demander la main de la grande-duchesse Anne, soeur de
     l'empereur Alexandre. -- Arrivée à Paris du prince Eugène.
     -- Douleur et résignation de Joséphine. -- Formes adoptées
     pour le divorce, et consommation de cet acte le 15 décembre.
     -- Retraite de Joséphine à la Malmaison et de Napoléon à
     Trianon. -- Accueil fait à Saint-Pétersbourg à la demande
     de Napoléon. -- L'empereur Alexandre consent à accorder sa
     soeur, mais veut rattacher cette union à un traité contre le
     rétablissement éventuel de la Pologne. -- Lenteur calculée de
     la Russie et impatience de Napoléon. -- Secrètes communications
     par lesquelles on apprend le désir de l'Autriche de donner une
     archiduchesse à Napoléon. -- Conseil des grands de l'Empire,
     dans lequel est discuté le choix d'une nouvelle épouse. --
     Fatigué des lenteurs de la Russie, Napoléon rompt avec elle, et
     se décide brusquement à épouser une archiduchesse d'Autriche.
     -- Il signe le même jour, par l'intermédiaire du prince de
     Schwarzenberg, son contrat de mariage avec Marie-Louise, copié
     sur le contrat de mariage de Marie-Antoinette. -- Le prince
     Berthier envoyé à Vienne pour demander officiellement la main de
     l'archiduchesse Marie-Louise. -- Accueil empressé qu'il reçoit
     de la cour d'Autriche. -- Mariage célébré à Vienne le 11 mars.
     -- Mariage célébré à Paris le 2 avril. -- Retour momentané de
     l'opinion publique, et dernières illusions de la France sur la
     durée du règne impérial.


[Note en marge: État florissant de l'armée d'Allemagne pendant les
négociations d'Altenbourg.]

Ce qui touchait le plus Napoléon dans l'affaire de Walcheren, c'était
l'influence de cette expédition sur les négociations d'Altenbourg.
Il avait employé le temps écoulé depuis l'armistice de Znaïm à
remettre son armée d'Allemagne dans l'état le plus florissant, de
façon à pouvoir accabler les Autrichiens si les conditions de la
paix proposée ne lui convenaient pas. Son armée campée à Krems,
Znaïm, Brünn, Vienne, Presbourg, Oedenbourg, Grätz, bien nourrie,
bien reposée, largement recrutée par l'arrivée et la dissolution
des demi-brigades, remontée en chevaux de cavalerie, pourvue d'une
nombreuse et superbe artillerie, était supérieure à ce qu'elle avait
été à aucune époque de la campagne. Napoléon avait formé sous le
général Junot, avec les garnisons laissées en Prusse, avec quelques
demi-brigades confiées au général Rivaud, avec les réserves réunies à
Augsbourg, avec les régiments provisoires de dragons, avec quelques
Wurtembergeois et Bavarois, une armée de 30 mille fantassins et
de 5 mille cavaliers, pour surveiller la Souabe, la Franconie, la
Saxe, et empêcher les courses soit du duc de Brunswick-Oels, soit du
général Kienmayer. Le maréchal Lefebvre avec les Bavarois bataillait
dans le Tyrol. Enfin restait la nouvelle armée d'Anvers, dont sans
doute il s'exagérait beaucoup le nombre et la valeur, mais qui n'en
était pas moins une force de plus, ajoutée à toutes celles qu'il
possédait déjà. Il était donc en mesure de traiter avantageusement,
avec une puissance qui, tout en faisant de son côté de grands efforts
pour réorganiser ses troupes, n'était pas en état de se relever.
Néanmoins, malgré les ressources immenses dont il disposait, Napoléon
voulait la paix, et la voulait sincèrement par des motifs excellents.

[Note en marge: Motifs de Napoléon pour faire aboutir à la paix les
négociations d'Altenbourg.]

[Note en marge: Pensée de Napoléon relativement aux conditions de la
paix.]

Au début de la guerre, se flattant d'accabler l'Autriche du premier
coup, oubliant trop la grandeur des moyens qu'elle avait préparés,
Napoléon avait été surpris de la résistance qu'il avait rencontrée,
et bien qu'il n'eût jamais été ébranlé dans sa confiance en lui-même,
il avait cru un peu moins à la facilité de renverser la maison de
Habsbourg. Ne songeant plus maintenant ou presque plus à la détruire,
la guerre était sans but pour lui, car ayant ôté à cette puissance
les États vénitiens et le Tyrol en 1805, il n'avait plus rien à en
détacher pour lui-même. Arracher encore à l'empereur d'Autriche deux
ou trois millions d'habitants pour renforcer le duché de Varsovie
vers la Gallicie, la Saxe vers la Bohême, la Bavière vers la
Haute-Autriche, l'Italie vers la Carniole, n'était pas un intérêt qui
valût une nouvelle campagne, quelque brillante qu'elle pût être. Ce
qui eût tout à fait rempli ses désirs, c'eût été de séparer les trois
couronnes d'Autriche, de Bohême et de Hongrie, de les disperser sur
des têtes autrichiennes ou allemandes, d'abaisser ainsi pour jamais
l'ancienne maison d'Autriche, ou bien de faire abdiquer l'empereur
François, ennemi irréconciliable, pour le remplacer par son frère
le duc de Wurzbourg, successivement souverain de la Toscane, de
Salzbourg, de Wurzbourg, prince doux et éclairé, autrefois ami
du général de l'armée d'Italie, et aujourd'hui encore ami de
l'Empereur des Français. Dans ce cas Napoléon n'aurait pas exigé un
seul sacrifice de territoire, tant son orgueil eût été satisfait
de détrôner un empereur qui lui avait manqué de parole, tant sa
politique eût été rassurée en voyant le trône de l'Autriche occupé
par un prince sur l'attachement duquel il comptait. Mais séparer les
trois couronnes, c'était détruire la maison d'Autriche, et pour cela
il fallait encore deux ou trois batailles accablantes, que Napoléon
avait grande chance de gagner, mais qui peut-être provoqueraient
de l'Europe désespérée, de la Russie alarmée et dégoûtée de notre
alliance, un soulèvement général. Quant au changement de prince,
il n'était pas facile d'amener l'empereur François à céder sa
place au duc de Wurzbourg, quoiqu'on le dît dégoûté de régner.
Il n'était pas séant d'ailleurs de faire une telle proposition.
Il aurait fallu que l'idée en vînt aux Autrichiens eux-mêmes,
par l'espérance de s'épargner des sacrifices de territoire. Ainsi
le second plan ne présentait pas beaucoup plus de chances que le
premier. Affaiblir l'Autriche en Gallicie au profit du grand-duché
de Varsovie, en Bohême au profit de la Saxe, en haute Autriche au
profit de la Bavière, en Carinthie, en Carniole pour se faire une
large continuité de territoire de l'Italie à la Dalmatie, et s'ouvrir
une route de terre vers l'empire turc, était en ce moment le seul
projet praticable. Napoléon résolut donc de demander le plus possible
sous ces divers rapports, de demander même plus qu'il ne prétendait
obtenir, afin de se faire payer en argent la portion de ses demandes
dont il se départirait à la fin de la négociation. S'il trouvait la
cour de Vienne trop récalcitrante, trop fière, trop remplie encore
du sentiment de ses forces, alors il se déciderait à lui porter un
dernier coup, et à reprendre ses projets primitifs de destruction,
quoi que pût en penser l'Europe tout entière, la Russie comprise.

À l'égard de cette dernière puissance Napoléon entendait continuer
à se montrer amical, à tenir la conduite d'un allié, mais sans lui
laisser ignorer qu'il s'était aperçu de la tiédeur de son zèle
pendant la dernière guerre, et qu'il ne faisait plus fond sur elle
pour les cas difficiles. Certain d'ailleurs qu'elle n'était pas
disposée à recommencer la guerre avec la France, croyant qu'elle
ne s'y exposerait point pour améliorer le sort de l'Autriche, il
ne voulait la braver que jusqu'où il le faudrait pour affaiblir
suffisamment l'Autriche, et priver à jamais l'Angleterre de cette
alliée. Néanmoins, comme il était toujours prêt aux résolutions
extrêmes, il était déterminé, si les difficultés des négociations
l'amenaient à une dernière lutte avec l'Autriche, à tout risquer
avec tout le monde, afin de clore au plus tôt cette longue carrière
d'hostilités, que lui avait value l'étendue gigantesque de son
ambition. En conséquence, après avoir gardé un silence long, et même
dédaigneux avec Alexandre, il lui écrivit pour lui faire part de ses
succès, lui annoncer l'ouverture des négociations avec l'Autriche, et
l'inviter à envoyer à Altenbourg un plénipotentiaire qui fût muni de
ses instructions relativement aux conditions de la paix. N'indiquant
du reste aucune des conditions de cette paix, il demanda que ce fût
un négociateur ami de l'alliance, de cette alliance qui avait déjà
procuré la Finlande à la Russie, et qui lui promettait la Moldavie
et la Valachie. Qu'Alexandre accédât ou non à cette proposition,
qu'il envoyât ou non un négociateur à Altenbourg, Napoléon y voyait
autant d'avantages que d'inconvénients. Un négociateur russe pouvait
compliquer la négociation; mais aussi, forcé de marcher avec les
Français, il engagerait encore une fois sa cour contre l'Autriche, si
les hostilités devaient recommencer.

Telles étaient donc les dispositions de Napoléon lorsque s'ouvrirent
les conférences pour la paix: il avait, comme nous venons de le dire,
avec le désir d'en finir, l'intention de demander beaucoup plus qu'il
ne voulait, afin de se faire payer la différence en contributions de
guerre, ce qui était assez juste, les frais de cette campagne ayant
été énormes.

[Note en marge: Première réunion des plénipotentiaires à Altenbourg.]

[Note en marge: M. de Champagny chargé de proposer l'_uti-possidetis_
comme base de négociation.]

En conséquence, M. de Champagny partit pour Altenbourg, petite ville
placée entre Raab et Comorn, à quelques lieues du château de Dotis,
où l'empereur François s'était retiré après la bataille de Wagram.
M. de Champagny avait mission de poser pour base de négociation
l'_uti-possidetis_, c'est-à-dire l'abandon à la France du territoire
que nos armées occupaient, en laissant le choix à l'Autriche de
reprendre dans ce que nous occupions ce qui serait à sa convenance,
pour le remplacer par des concessions équivalentes. Ainsi nous
avions Vienne, Brünn: il était bien évident que nous ne pouvions
garder ces points; mais dans le système de l'_uti-possidetis_,
l'Autriche céderait en Bohême, en Gallicie, en Illyrie, autant de
territoire et de population qu'on lui en restituerait au centre de
la monarchie. Tout en lui offrant cette facilité dans la répartition
des sacrifices, on lui demandait près de neuf millions d'habitants,
c'est-à-dire plus du tiers de ses États, ce qui équivalait à la
détruire. Mais ce n'était là qu'un premier mot pour entamer les
pourparlers.

[Note en marge: MM. de Metternich et de Nugent chargés de représenter
l'Autriche à Altenbourg.]

Les négociations s'ouvrirent au moment où l'on commençait à savoir
en Autriche que l'expédition de Walcheren aurait peu de succès;
et naturellement elles languirent jusqu'au jour où l'on sut
définitivement que cette expédition n'aurait d'autre résultat que
de faire perdre à l'Angleterre quelques mille hommes et beaucoup de
millions, et de procurer à Napoléon une armée de plus. L'empereur
François, amené par la perte de la bataille de Wagram, par le
danger de son armée à Znaïm, par la démoralisation de tous les
chefs militaires, amené malgré lui à traiter, avait chargé M. de
Metternich, son ambassadeur à Paris, de négocier avec M. de Champagny
en profitant de relations déjà établies. M. de Metternich devait
remplacer dans la direction des affaires M. de Stadion, qui s'était
constitué le représentant de la politique de guerre, moins par sa
propre impulsion que par celle de son frère, prêtre passionné et
fougueux, et qui avait senti après la bataille de Wagram la nécessité
de donner sa démission, pour céder la place aux partisans de la
politique de paix. Toutefois M. de Metternich n'avait consenti
à devenir le successeur de M. de Stadion que lorsque les deux
puissances auraient formellement opté entre la paix et la guerre, par
la conclusion d'un traité définitif. Jusque-là, M. de Stadion avait
dû rester avec l'armée aux environs d'Olmutz, et gérer les affaires
par intérim. L'Empereur était venu en Hongrie, à la résidence de
Dotis, et M. de Metternich, dont la paix devait être le triomphe et
assurer l'entrée au cabinet, avait accepté la mission de négocier à
Altenbourg. On lui avait adjoint M. de Nugent, chef d'état-major de
l'armée autrichienne, pour tous les détails militaires, et pour la
discussion des points relatifs au tracé des frontières. Du reste,
tandis qu'on négociait, on tâchait aussi, comme le faisait Napoléon
lui-même, d'exciter le zèle des provinces demeurées à la monarchie,
de recruter l'armée, et de reconstruire son matériel.

Les premiers pourparlers eurent lieu à la fin d'août, plus d'un
mois après le combat de Znaïm et la signature de l'armistice, tant
il avait fallu de temps pour réunir les plénipotentiaires, et leur
tracer leurs instructions. On avait facilement consenti à cette
prolongation de l'armistice qui n'aurait dû avoir qu'un mois de
durée, car personne n'était pressé, Napoléon parce qu'il vivait
aux dépens de l'Autriche, et qu'il avait ses renforts à recevoir,
et l'Autriche parce que, bien qu'elle payât les frais de notre
séjour, elle voulait refaire ses forces, et connaître le résultat
de l'expédition de Walcheren. En attendant elle voulait surtout que
les négociateurs français s'expliquassent sur l'étendue véritable de
leurs prétentions.

[Note en marge: Attitude des trois négociateurs au début des
conférences.]

[Note en marge: Deux systèmes de paix suivant M. de Metternich.]

Dès l'abord M. de Champagny se montra doux et calme, comme il avait
coutume d'être, mais fier du souverain qu'il représentait; M. de
Nugent, sombre, cassant, blessé, comme il devait être dans son
orgueil de militaire; M. de Metternich, froid, fin sous des formes
dogmatiques, longuement raisonneur, cherchant, comme il convenait à
son rôle, à réparer les écarts du collègue qu'on lui avait donné[26].
Après quelque temps un commencement de confiance succéda à la gêne
des premiers jours. M. de Nugent devint moins amer, M. de Metternich
moins formaliste, et M. de Champagny, qui changeait peu, resta comme
il était, c'est-à-dire absolu, non par l'effet de son caractère,
mais par celui de ses instructions. M. de Metternich dit qu'il y
avait deux manières de concevoir la paix, l'une large, généreuse,
féconde en résultats, consistant à rendre à l'Autriche toutes les
provinces qu'on venait de lui enlever, à la laisser telle qu'elle
était avant les hostilités, qu'alors touchée d'un tel procédé, elle
ouvrirait les bras à qui les lui aurait ouverts, deviendrait pour la
France une alliée beaucoup plus sûre que la Russie, parce qu'elle
n'était pas aussi changeante, et une alliée au moins aussi puissante,
ainsi qu'on avait pu s'en apercevoir dans les dernières batailles;
qu'un pareil résultat valait mieux qu'une nouvelle dislocation de
son territoire, qui profiterait à des alliés ingrats, impuissants,
insatiables, tels que la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, poussant à
la guerre pour s'enrichir, et ne valant pas ce qu'ils coûtaient. M.
de Metternich dit qu'il y avait cette manière de concevoir la paix,
et puis une autre, étroite, difficile, peu sûre, cruelle pour celui
auquel on arracherait de nouveaux sacrifices, peu profitable à celui
qui les obtiendrait; après laquelle on serait un peu plus mécontent
les uns des autres, et résigné à la paix tant qu'on ne pourrait pas
recommencer la guerre; que cette manière de traiter, consistant en
supputations de territoires, était un vrai marché; que si c'était
celle-là qu'on préférait, comme il le craignait fort, on devait dire
ce qu'on voulait, et parler les premiers, car enfin ce n'était pas à
l'Autriche à se dépouiller elle-même.

[Note 26: Je n'ai pas besoin de répéter encore qu'aimant uniquement
la vérité, et non les peintures de fantaisie, je prends dans les
correspondances intimes de Napoléon, de MM. de Champagny, Maret, de
Caulaincourt, le récit exact de cette curieuse négociation.]

[Note en marge: Idées opposées par M. de Champagny à celles de M. de
Metternich.]

M. de Champagny répondit à cette façon d'entrer en matière, que le
premier système de paix avait été essayé, essayé après Austerlitz,
mais en vain et sans profit, qu'à cette époque Napoléon, vainqueur
des armées autrichiennes et russes, avait reçu l'empereur d'Autriche
à son bivouac, et sur la parole qu'on ne lui ferait plus la guerre,
avait restitué toute la monarchie autrichienne, sauf de légers
démembrements; qu'après avoir conservé un empire qu'il aurait pu
détruire, il avait dû compter sur une paix durable, et que cependant
à peine engagé contre les Anglais en Espagne, il avait vu toutes
les promesses oubliées, la guerre reprise sans aucun souvenir de la
parole donnée; qu'après une semblable expérience, il n'était plus
permis d'être généreux, et qu'il fallait que la guerre coûtât à ceux
qui la commençaient si facilement, et avec si peu de scrupule.

[Note en marge: Première énonciation par M. de Champagny de la
condition de l'_uti-possidetis_.]

[Note en marge: Effet produit sur les négociateurs autrichiens.]

M. de Metternich répliqua par les mille griefs qu'il était si facile
de puiser dans l'ambition de Napoléon. Il objecta, et avec raison, la
destruction de la maison d'Espagne, l'effroi causé dans toutes les
cours par cette entreprise audacieuse, et, tandis qu'on aurait dû les
rassurer, l'établissement d'une intimité profonde avec la Russie,
intimité qui faisait craindre les plus redoutables projets contre
la sûreté de tous les États, enfin le refus d'admettre l'Autriche,
sinon dans cette intimité, du moins dans la connaissance de ce que la
Russie et la France préparaient au monde. Après la longue énumération
de tous ces griefs, qui prit plus d'une conférence officielle, et
plus d'un entretien particulier, il fallut en venir à articuler une
prétention, les Autrichiens persistant à soutenir que les Français,
qui demandaient des sacrifices, devaient parler les premiers. M. de
Champagny, quoiqu'il sentît l'énormité de ce qu'il allait énoncer,
mais obéissant à son maître, présenta la base de l'_uti-possidetis_,
d'après laquelle chacun garde ce qu'il a, sauf échange de certaines
portions de territoire contre d'autres. M. de Metternich répondit
que si c'était sérieusement qu'on faisait une telle proposition, il
fallait se préparer à se battre, et à se battre avec fureur, car
c'étaient neuf millions d'habitants qu'on demandait, c'est-à-dire le
tiers au moins de la monarchie, c'est-à-dire sa destruction, et que
dès lors on n'avait plus à traiter ensemble.

Après ce premier mot, on se tut pour quelques jours. Une précaution
de Napoléon ajouta une nouvelle froideur à la négociation. De peur
qu'à l'occasion de la Gallicie et de l'agrandissement du duché de
Varsovie on ne lui prêtât ce qu'il ne dirait pas, et qu'on ne lui
attribuât le projet de rétablir la Pologne, afin de le brouiller avec
la Russie, il voulut qu'on tînt un procès-verbal des conférences.
La précaution n'était pas sans utilité, mais elle allait rendre la
négociation interminable.--Nous ne sommes plus des négociateurs, nous
sommes de pures machines, fit observer M. de Metternich. La paix est
impossible, répétait-il sans cesse, et là-dessus, se montrant triste
et découragé, il avoua à M. de Champagny qu'il considérait cette
négociation comme illusoire, car elle ressemblait à toutes celles que
la France avait entamées avec l'Angleterre, et qu'au fond il croyait
l'empereur Napoléon résolu à continuer la guerre.--M. de Champagny,
qui savait le contraire, répondit qu'il n'en était rien, que Napoléon
désirait la paix, avec les avantages qu'il avait droit d'attendre des
résultats de la guerre.--Mais alors, répliquait M. de Metternich,
pourquoi un principe de négociation inacceptable? pourquoi ces
formalités interminables et qui tuent toute confiance?--

[Note en marge: Premier abandon des prétentions absolues de Napoléon.]

Il fallait sortir de cette impasse, et Napoléon, satisfait du
résultat déjà visible pour lui de l'expédition de Walcheren, n'en
voulant pas tirer le moyen de continuer la guerre, mais au contraire
celui de conclure une paix avantageuse, autorisa M. de Champagny à
faire une première ouverture d'accommodement. Si l'Autriche, par
exemple, laissait entrevoir qu'elle consentirait à des sacrifices,
à des sacrifices tels que ceux auxquels elle avait consenti à
Presbourg, et qui avaient consisté dans l'abandon de trois millions
de sujets environ, on répondrait à cette concession par une autre, on
prendrait un terme moyen entre neuf millions et trois, c'est-à-dire
quatre ou cinq, et on verrait ensuite à s'entendre sur les détails.

Cette ouverture, faite confidentiellement à M. de Metternich, lui
révélait ce qu'il supposait déjà, c'est qu'on voulait se départir de
ses premières exigences; mais on prétendait à trop encore pour qu'il
s'expliquât au nom de sa cour. Le mot essentiel, qu'elle était prête
à faire de nouveaux sacrifices de territoire, ce mot lui coûtait à
prononcer, car jusqu'ici elle était toujours partie de cette base,
qu'elle donnerait de l'argent et point de territoire. Cependant
M. de Metternich en référa à sa cour, qui était à quelques lieues
d'Altenbourg, c'est-à-dire à Dotis. En attendant, les deux diplomates
autrichiens demandèrent qu'on s'expliquât formellement sur ce qu'on
voulait garder, et sur ce qu'on voulait rendre. Ils demandèrent
qu'on laissât de côté ces principes généraux de négociation, tels
que l'_uti-possidetis_; et ce qu'on appelait les _sacrifices de
Presbourg_, lesquels ne signifiaient rien, ou signifiaient des choses
inacceptables.

[Note en marge: Napoléon explique successivement ses diverses
prétentions.]

Napoléon, qui désirait la paix, se décida donc à faire un nouveau
pas, et rédigea lui-même une note fort courte, dans laquelle il
commençait à parler clairement, et demandait sur le Danube la
Haute-Autriche, jusqu'à la ligne de l'Ens, pour l'adjoindre à la
Bavière, se réservant d'indiquer plus tard le sacrifice qu'il
croirait devoir exiger du côté de l'Italie. C'était un premier
sacrifice de 800 mille habitants, qui privait l'Autriche de
l'importante ville de Lintz (voir la carte nº 31), des lignes de
la Traun et de l'Ens, et portait la frontière bavaroise à quelques
lieues de Vienne. Les diplomates autrichiens reçurent cette note
sans aucune observation, la prenant _ad referendum_, c'est-à-dire
sauf communication à leur cour. M. de Metternich se contenta de
dire en conversation à M. de Champagny: Il paraît que votre maître
ne veut pas que l'empereur François rentre à Vienne, puisqu'il
place les Bavarois aux portes de cette capitale.--Il est certain
qu'en concédant ce que demandait Napoléon, il ne restait plus que
la position de Saint-Polten à disputer pour couvrir Vienne, et que
l'empereur François n'avait qu'à transporter sa capitale à Presbourg,
ou à Comorn.

Après deux jours, les diplomates autrichiens répondirent le 27 août
par une déclaration au procès-verbal des conférences, que tant
qu'ils ne sauraient pas ce qu'on exigeait du côté de l'Italie,
il leur serait impossible de s'expliquer, et qu'ils priaient le
négociateur français de vouloir bien déclarer en entier les désirs
de son gouvernement. Napoléon, obligé de décliner ses prétentions
l'une après l'autre, rédigea encore une note, qu'il fit signifier
à Altenbourg par M. de Champagny. Il entendait, disait-il, du côté
de l'Italie, se réserver la Carinthie, la Carniole, et, à partir
de la Carniole, la rive droite de la Save jusqu'aux frontières de
la Bosnie. (Voir la carte nº 31.) Ainsi Napoléon se réservait:
premièrement, le revers des Alpes Carniques, la haute vallée de la
Drave, Villach et Klagenfurth; secondement, le revers des Alpes
Juliennes, la haute vallée de la Save, Laybach, Trieste, Fiume, ce
qui liait par une large et riche province l'Italie à la Dalmatie, et
le menait par une contiguïté non interrompue de territoire jusqu'aux
frontières de l'empire turc. Ce nouveau sacrifice découvrait Vienne
du côté de l'Italie, comme on l'avait découverte du côté de la
Haute-Autriche, puisque les positions de Tarvis, de Villach, de
Klagenfurth, passaient dans nos mains, et qu'il ne restait plus pour
défendre cette capitale que les positions de Léoben à Neustadt,
c'est-à-dire le prolongement des Alpes Noriques. Comme population,
c'était une perte de 14 à 1500 mille habitants.

Cette seconde note communiquée à la diplomatie autrichienne la trouva
silencieuse et triste, de même que la première. Les plénipotentiaires
la reçurent encore _ad referendum_. M. de Metternich, qui tous les
soirs voyait M. de Champagny, se borna à lui dire qu'on démembrait
ainsi la monarchie pièce à pièce, qu'on découvrait la capitale de
tous les côtés, qu'on faisait tomber sur les deux routes d'Allemagne
et d'Italie les défenses qui la protégeaient, qu'évidemment on ne
voulait point la paix; qu'au surplus on se trompait si on croyait
la puissance autrichienne détruite, que les provinces restées à
la monarchie montraient un zèle extraordinaire, et que la guerre,
si elle continuait, serait une guerre de désespoir: à quoi M. de
Champagny répondit que sur le pied des sacrifices actuellement
demandés, et en y ajoutant ce qu'on avait l'intention de réclamer
en Bohême et en Gallicie, le total des prétentions de la France ne
s'élèverait pas à la moitié de l'_uti-possidetis_. M. de Champagny
ajouta que quant à la guerre on ne la craignait pas, que Napoléon
avait employé les deux mois de l'armistice à doubler ses forces,
qu'il avait, sans retirer un seul homme des armées d'Espagne, 300
mille combattants sur le Danube, outre 100 mille sur l'Escaut,
ces derniers dus à l'heureuse expédition de Walcheren, et qu'avec
un mois de plus de guerre, la maison d'Autriche serait détruite. À
ces déclarations M. de Metternich répliquait par des expressions de
douleur, qui laissaient voir que son opinion différait peu de celle
du négociateur français.

[Note en marge: La diplomatie autrichienne exige, avant de
s'expliquer, qu'on lui fasse connaître la totalité des prétentions de
la France.]

Le 1er septembre on reçut une nouvelle signification des
plénipotentiaires autrichiens, tendant à demander que la totalité des
prétentions françaises fût produite. Cet abandon, disaient-ils, de
la Haute-Autriche, de la Carinthie, de la Carniole, d'une partie de
la Croatie, n'était pas tout certainement? la France ne voulait-elle
rien ailleurs? On avait besoin de le savoir avant de s'expliquer.--

[Note en marge: Napoléon fait enfin connaître la totalité de ses
prétentions.]

Napoléon, qui de Schoenbrunn dirigeait toute la négociation, mêlant
à ce travail diplomatique des courses à cheval à travers les
cantonnements de ses troupes, Napoléon fit répondre le 4 septembre
par une note qu'il avait encore rédigée lui-même. Dans cette note,
il disait que la ville de Dresde, capitale de son allié le roi de
Saxe, se trouvant à une marche de la frontière de Bohême, situation
dont la dernière campagne avait révélé le danger, il réclamait
trois cercles de la Bohême, pour éloigner d'autant la frontière
autrichienne. C'était un nouveau sacrifice de 400 mille habitants et
qui, naturellement, pour couvrir Dresde, découvrait Prague. Enfin
Napoléon, pour faire connaître la totalité de ses prétentions,
indiquait d'une manière générale qu'en Pologne on aurait à stipuler
une espèce d'_uti-possidetis_ à part, ce qui, sans l'exprimer,
supposait l'abandon de la moitié de la Gallicie, c'est-à-dire de
2,400,000 habitants sur 4,800,000 constituant la population des
deux Gallicies. Napoléon ne voulait entrer dans aucun développement
sur ce sujet, de crainte qu'on ne le compromît avec la Russie, en
parlant du rétablissement de la Pologne. Le total des sacrifices
exigés dans les diverses provinces de la monarchie s'élevait donc à
5 millions, au lieu des 9 millions que supposait l'_uti-possidetis_.
En Allemagne notamment, Napoléon, pour prix de la Haute-Autriche,
de quelques cercles en Bohême, de la Carinthie et de la Carniole,
rendait la Styrie, la Basse-Autriche, la Moravie, provinces superbes,
qui contenaient Vienne, Znaïm, Brünn, Grätz, et qui formaient le
centre de la monarchie. Du reste quelque spécieusement raisonnée,
quelque doucement écrite que fût la note du 4 septembre, quelque
soin qu'elle mît à faire ressortir la différence des prétentions
actuelles avec celles qu'on avait d'abord énoncées, elle n'en était
pas moins cruelle à recevoir. La légation autrichienne se tut encore,
mais M. de Metternich dans ses entretiens particuliers continua à
déplorer le système de paix adopté par Napoléon, et qu'il appelait
la paix étroite, la paix cruelle, la _paix marché_, au lieu de la
paix généreuse, qui eût procuré un long repos, et une pacification
définitive.

[Note en marge: Nécessité pour les Autrichiens de finir par
s'expliquer.]

[Note en marge: Envoi de M. de Bubna pour faire à Napoléon des
ouvertures plus sérieuses que celles qui se faisaient dans la
négociation officielle.]

Cependant les Français s'étant tout à fait expliqués, il fallait
que les Autrichiens à leur tour s'expliquassent, ou rompissent. Il
n'était plus possible de se faire illusion sur la situation. Les
forces de Napoléon s'augmentaient tous les jours; l'expédition de
Walcheren n'avait eu d'autre conséquence que celle de l'autoriser
à lever des troupes de plus (les diplomates allemands l'écrivaient
ainsi à leur cour); enfin la Russie venait de se prononcer, en
envoyant M. de Czernicheff, porteur d'une lettre pour l'empereur
Napoléon, et d'une autre lettre pour l'empereur François. Le
czar déclarait qu'il ne voulait pas avoir un plénipotentiaire à
Altenbourg, qu'il abandonnait la conduite de la négociation à la
France seule, ce qui laissait la Russie libre d'en accepter ou
d'en refuser le résultat, mais ce qui laissait aussi l'Autriche
sans appui. Il conseillait à l'empereur François les plus prompts
sacrifices, à l'empereur Napoléon la modération; et il ne demandait
formellement à ce dernier que de ne pas lui créer une Pologne, sous
le nom de grand-duché de Varsovie. Moyennant qu'il ne commît pas
cette infraction à l'alliance, Napoléon pouvait évidemment faire
tout ce qu'il voudrait. Il ressortait même du langage russe que les
prétentions de Napoléon en Allemagne et en Italie seraient vues de
meilleur oeil que ses prétentions en Gallicie. Dans un tel état de
choses les Autrichiens devaient se résigner à traiter. En ce moment
M. de Stadion avait été rappelé auprès de l'empereur pour lui donner
un dernier conseil, et avec lui avaient été mandés les principaux
personnages de l'armée autrichienne, tels que le prince Jean de
Liechtenstein, M. de Bubna, et autres, pour dire leur avis sur les
ressources qui restaient à la monarchie, et au besoin pour aller
en mission auprès de Napoléon. Tous ces personnages étaient tombés
d'accord qu'il fallait faire la paix, que la prolongation de la
guerre, bien que possible avec les ressources qu'on préparait, serait
trop périlleuse, qu'on ne devait rien attendre, ni de l'expédition
de Walcheren, ni de l'intervention de la Russie, qu'il fallait donc
se résigner à des sacrifices, moindres toutefois que ceux réclamés
par Napoléon. Parmi ces mêmes hommes, les uns rivaux de M. de
Metternich, comme M. de Stadion, les autres enclins en qualité de
militaires à railler les diplomates, à les juger lents, formalistes,
fatigants, on se montrait porté à croire que c'était la légation
autrichienne qui menait mal la négociation, qu'elle perdait un temps
précieux, qu'elle devait finir par indisposer et irriter Napoléon;
qu'un militaire allant s'ouvrir franchement à lui, avec une lettre
de l'empereur François, lui demander de se contenter de sacrifices
modérés, réussirait probablement mieux que tous les diplomates avec
leur marche pesante et tortueuse. Cet avis fut adopté, et il fut
décidé qu'on enverrait à Schoenbrunn M. de Bubna, aide de camp de
l'empereur François, militaire et homme d'esprit, pour s'adresser à
certaines qualités du caractère de Napoléon, la bienveillance, la
facilité d'humeur, qualités qu'on éveillait aisément dès qu'on s'y
prenait bien. Ainsi d'une part la légation autrichienne à Altenbourg
devait, pour répondre à un protocole par un protocole, offrir
Salzbourg, plus quelques sacrifices en Gallicie, vaguement indiqués;
d'autre part M. de Bubna devait s'ouvrir à Napoléon, le calmer sur
la modicité de l'offre qu'on lui faisait, l'amener à préférer des
territoires en Gallicie à des territoires en Allemagne ou en Italie,
chose que désirait beaucoup l'Autriche, car elle avait trouvé la
Gallicie peu fidèle, et elle aurait aimé à jeter ainsi une pomme
de discorde entre la France et la Russie. M. de Bubna devait enfin
lui insinuer qu'il était trompé sur le caractère de M. de Stadion;
qu'avec ce ministre la paix serait plus prompte, plus sûre, et
plus facilement acceptée, dans ses dures conditions, de l'empereur
François.

[Note en marge: Entretien de Napoléon avec M. de Bubna.]

C'est le 7 septembre que M. de Bubna partit pour le quartier
général de Napoléon. Celui-ci était en course pour visiter ses
camps. Il reçut M. de Bubna à son retour, l'accueillit amicalement,
gracieusement, comme il faisait quand on avait recours à ses bons
sentiments, et parla avec une franchise extrême, qui aurait même pu
être taxée d'imprudence, s'il n'avait été dans une position à rendre
presque inutiles les dissimulations diplomatiques. M. de Bubna se
plaignit des lenteurs de la négociation, des exigences de la France,
rejeta tout du reste sur M. de Metternich, qui, disait-il, conduisait
mal les conférences, invoqua ensuite la générosité du vainqueur,
et répéta le thème ordinaire des Autrichiens, que Napoléon n'avait
rien à gagner à agrandir la Saxe, la Bavière, à s'approprier un ou
deux ports sur l'Adriatique; qu'il valait mieux pour lui accroître
la nouvelle Pologne, s'entendre avec l'Autriche, se l'attacher, et
prendre en gré M. de Stadion, qui était bien revenu de ses idées
de guerre. Napoléon, excité par M. de Bubna, se laissa aller, et
lui découvrit toute sa pensée avec une sincérité d'autant plus
adroite au fond, qu'elle avait plus l'apparence d'un entraînement
involontaire[27].--Vous avez raison, lui dit-il, il ne faut pas
nous en tenir à ce que font nos diplomates. Ils se conforment à
leur métier en perdant du temps, et en demandant plus que nous ne
voulons, vous et nous. Si on se décide à agir franchement avec moi,
nous pourrons terminer en quarante-huit heures. Il est bien vrai que
je n'ai pas grand intérêt à procurer un million d'habitants de plus
à la Saxe ou à la Bavière. Mon intérêt véritable, voulez-vous le
savoir? C'est ou de détruire la monarchie autrichienne en séparant
les trois couronnes, d'Autriche, de Bohême, de Hongrie, ou de
m'attacher l'Autriche par une alliance intime. Pour séparer les trois
couronnes, il faudrait nous battre encore, et bien que nous devions
peut-être en finir par là, je vous donne ma parole que je n'en ai
pas le désir. Le second projet me conviendrait. Mais une alliance
intime, comment l'espérer de votre empereur? Il a des qualités sans
doute; mais il est faible, dominé par son entourage, et il sera mené
par M. de Stadion, qui lui-même le sera par son frère, dont tout
le monde connaît l'animosité et la violence. Il y aurait un moyen
certain d'amener l'alliance, sincère, complète, et que je payerais,
comme vous allez le voir, d'un prix bien beau, ce serait de faire
abdiquer l'empereur François, et de transporter la couronne sur la
tête de son frère, le grand-duc de Wurzbourg. Ce dernier est un
prince sage, éclairé, qui m'aime et que j'aime, qui n'a contre la
France aucun préjugé, et qui ne sera mené ni par les Stadion, ni
par les Anglais. Pour celui-là, savez-vous ce que je ferais? Je me
retirerais sur-le-champ, sans demander ni une province, ni un écu,
malgré tout ce que m'a coûté cette guerre, et peut-être ferais-je
mieux encore, peut-être rendrais-je le Tyrol, qui est si difficile
à maintenir dans les mains de la Bavière. Mais quelque belles que
fussent ces conditions, puis-je, moi, entamer une négociation de ce
genre, et exiger le détrônement d'un prince, et l'élévation d'un
autre? Je ne le puis pas.--Napoléon accompagnant ces paroles de son
regard interrogateur et perçant, M. de Bubna se hâta de lui répondre,
quoique avec l'embarras d'un fidèle sujet, que l'empereur François
était si dévoué à sa maison, que, s'il supposait une telle chose, il
abdiquerait à l'instant même, aimant mieux assurer l'intégrité de
l'empire à ses successeurs que la couronne sur sa propre tête.--Eh
bien! répondit Napoléon avec une incrédulité marquée, s'il en est
ainsi, je vous autorise à dire que je rends l'empire tout entier,
à l'instant même, avec quelque chose de plus, si votre maître, qui
souvent se prétend dégoûté du trône, veut le céder à son frère. Les
égards qu'on se doit entre souverains m'empêchent de rien proposer à
ce sujet, mais tenez-moi pour engagé, si la supposition que je fais
venait à se réaliser. Pourtant, ajouta Napoléon, je ne crois pas à
ce sacrifice. Dès lors, ne voulant pas séparer les trois royaumes
au prix d'une prolongation d'hostilités, ne pouvant pas m'assurer
l'alliance de l'Autriche par la transmission de la couronne au duc
de Wurzbourg, je suis forcé de rechercher quel est l'intérêt que
la France peut conserver dans cette négociation, et de le faire
triompher. Des territoires en Gallicie m'intéressent peu, en Bohême
pas davantage, en Autriche un peu plus, car il s'agit d'éloigner
votre frontière de la nôtre. Mais en Italie la France a un grand et
véritable intérêt, c'est de s'ouvrir une large route vers la Turquie
par le littoral de l'Adriatique. L'influence sur la Méditerranée
dépend de l'influence sur la Porte; je ne l'aurai, cette influence,
qu'en devenant le voisin de l'empire turc. En m'empêchant d'accabler
les Anglais toutes les fois que j'allais y réussir, en m'obligeant
à reporter mes ressources de l'Océan sur le continent, votre maître
m'a contraint à chercher la voie de terre au lieu de la voie de
mer, pour étendre mon influence jusqu'à Constantinople. Je ne songe
donc pas à mes alliés, mais à moi, à mon empire, quand je vous
demande des territoires en Illyrie. Cependant, poursuivit Napoléon,
rapprochons-nous les uns des autres pour en finir. Je vais consentir
à de nouveaux sacrifices en faveur de votre maître. Je n'avais
pas encore renoncé formellement à l'_uti-possidetis_, j'y renonce
pour n'en plus parler. J'avais réclamé trois cercles en Bohême, il
n'en sera plus question. J'avais exigé la Haute-Autriche jusqu'à
l'Ens, j'abandonne l'Ens et même la Traun: je restitue Lintz. Nous
chercherons une ligne qui, en vous rendant Lintz, ne vous place pas
sous les murs de Passau, comme vous y êtes aujourd'hui. En Italie je
renoncerai à une partie de la Carinthie, je conserverai Villach, je
vous restituerai Klagenfurth. Mais je garderai la Carniole, et la
droite de la Save jusqu'à la Bosnie. Je vous demandais 2,600 mille
sujets en Allemagne: je ne vous en demanderai plus que 1,600 mille.
Reste la Gallicie: là il me faut arrondir le grand-duché, faire
quelque chose pour mon allié l'empereur de Russie, et il me semble
que, vous comme nous, nous devons être faciles de ce côté, puisque
nous ne tenons guère à ces territoires. Si vous voulez revenir dans
deux jours, dit enfin Napoléon, nous en aurons terminé en quelques
heures, et je vous rendrai Vienne tout de suite, tandis que nos
diplomates, si nous les laissons faire à Altenbourg, n'en finiront
jamais, et nous amèneront encore à nous couper la gorge.--Après ce
long et amical entretien, dans lequel Napoléon poussa la familiarité
jusqu'à prendre et à tirer les moustaches de M. de Bubna[28], il fit
à celui-ci un superbe cadeau, et le renvoya séduit, reconnaissant,
et disposé à plaider à Dotis la cause de la paix, de la paix
immédiate, au prix de sacrifices plus grands que ceux auxquels on
était décidé d'abord.

[Note 27: Il existe aux archives impériales plus d'un compte rendu
de cet entretien, rapporté tant par Napoléon lui-même que par M. de
Bubna.]

[Note 28: Cette circonstance familière, qui ne serait pas digne de
l'histoire, si elle ne peignait le caractère de Napoléon et son
entretien mêlé de ruse, d'entraînement, de séduction, est rapportée
par M. de Bubna lui-même.]

[Note en marge: Retour de M. de Bubna à Dotis.]

Il fallait repasser par Altenbourg pour se rendre à Dotis. M. de
Bubna, qui par métier était du parti des militaires et non des
diplomates, raconta à Altenbourg la partie de son entretien qui
concernait les deux légations, et les railleries que Napoléon
s'était permises à l'égard de l'une et de l'autre, ce qui affligea
la légation autrichienne, et persuada davantage encore à Dotis
qu'il fallait se passer des diplomates, et continuer à se servir de
l'entremise des militaires.

[Note en marge: Rapport de M. de Bubna à l'empereur François.]

[Note en marge: Retour de M. de Bubna avec la demande d'une nouvelle
réduction des prétentions de la France.]

M. de Bubna s'attacha fort à rassurer l'empereur François sur les
intentions de Napoléon, sur son désir d'évacuer l'Autriche et Vienne
en particulier, dès que la paix serait signée. Il ne lui parla de
ce qui concernait un changement de règne qu'avec les ménagements
que comportait une telle proposition, et comme d'une offre peu
sérieuse, à laquelle il ne fallait pas attacher d'importance. Quant
aux nouvelles conditions obtenues de Napoléon, il ne lui fut pas
facile de les faire agréer, car la légation d'Altenbourg s'efforçait
de les montrer comme désastreuses, et d'ailleurs l'empereur
François, entretenu par ceux qui l'entouraient dans de continuelles
illusions, ne pouvait se figurer qu'il fallût, pour avoir la paix,
abandonner encore ses plus belles provinces, notamment les ports de
l'Adriatique, seul point par lequel le territoire autrichien touchât
à la mer. Ce prince s'était habitué à l'idée qu'avec Salzbourg, la
portion de la Gallicie détachée le plus récemment de la Pologne, il
pourrait solder les frais de la guerre, que tout au plus faudrait-il
y ajouter quelque argent: il s'était, disons-nous, tellement habitué
à l'idée que ce serait là le pire des sacrifices à subir, qu'il
ne pouvait apprécier beaucoup ce que lui apportait M. de Bubna.
Pourtant il devenait indispensable de prendre un parti, de céder ou
de combattre, et il fut résolu que M. de Bubna retournerait auprès
de Napoléon, avec une nouvelle lettre de l'empereur d'Autriche, pour
le remercier de ses dispositions pacifiques, mais lui dire que les
concessions qu'il avait faites étaient presque nulles, et lui en
demander d'autres, afin de rendre la paix possible.

[Note en marge: Irritation de Napoléon à la nouvelle arrivée de M. de
Bubna.]

C'était le 15 septembre que M. de Bubna était retourné à Dotis; il
revint le 21 à Schoenbrunn, avec la nouvelle lettre de l'empereur
François. Napoléon en la recevant ne put se défendre d'un vif
mouvement d'impatience, s'emporta contre ceux qui peignaient à
l'empereur François l'état des choses d'une manière si complétement
inexacte, et dit que les uns et les autres ne savaient pas même la
géographie de l'Autriche.--Je n'avais pas encore renoncé, dit-il,
à la base de l'_uti-possidetis_, et j'y ai renoncé sur le désir de
votre empereur! j'avais réclamé 400 mille âmes de population en
Bohême, et j'ai cessé de les exiger! je voulais 800 mille âmes dans
la Haute-Autriche, et je me contente de 400 mille! j'avais demandé
1,400,000 âmes dans la Carinthie et la Carniole, et j'abandonne
Klagenfurth, ce qui est encore un sacrifice de 200 mille âmes! Je
restitue donc une population d'un million de sujets à votre maître,
et il dit que je ne lui ai rien concédé! Je n'ai gardé que ce qui
m'est nécessaire pour écarter l'ennemi de Passau et de l'Inn, ce qui
m'est nécessaire pour établir une contiguïté de territoire entre
l'Italie et la Dalmatie, et pourtant on lui dit que je ne me suis
départi d'aucune de mes prétentions! et c'est ainsi qu'on représente
toutes choses à l'empereur François, c'est ainsi qu'on l'éclaire sur
mes intentions! En l'abusant de la sorte on l'a conduit à la guerre,
et on le mènera définitivement à sa perte!--Napoléon retint M. de
Bubna fort tard auprès de lui, et sous l'empire des sentiments qu'il
éprouvait dicta une lettre fort vive, fort amère pour l'empereur
d'Autriche. Toutefois, lorsqu'il se fut calmé, il s'abstint de
la remettre à M. de Bubna[29], en faisant la remarque qu'il ne
fallait pas s'écrire entre souverains pour s'adresser des paroles
injurieuses, et se reprocher de _ne pas savoir ce qu'on disait_.
Il fit appeler M. de Bubna, répéta devant lui tout ce qu'il avait
dit la veille, déclara de nouveau que ses dernières propositions
étaient son ultimatum, qu'en deçà il y avait la guerre, que la saison
s'avançait, qu'il voulait faire une campagne d'automne, qu'on devait
donc se hâter de lui répondre, sans quoi il dénoncerait l'armistice;
que dans un premier mouvement il avait écrit une lettre qui n'aurait
pas été agréable à l'empereur, qu'il se décidait à ne pas l'envoyer,
pour ne pas blesser ce monarque, mais qu'il chargeait M. de Bubna de
reporter à Dotis tout ce qu'il avait entendu, et de revenir le plus
tôt possible avec une réponse définitive.

[Note 29: Voici une lettre à M. Maret, qui exprime parfaitement ce
qui se passa en lui à ce sujet:

                                   «Schoenbrunn, le 23 septembre 1809.

»Vous trouverez ci-joint une réponse à l'empereur, que vous remettrez
au général Bubna. Je vous en envoie la copie, pour que vous la lui
lisiez. Vous lui direz que j'avais d'abord fait une lettre de trois
pages, mais que cette lettre pouvant contenir des choses qui auraient
pu être désagréables à l'empereur, pour me tirer de ce mauvais pas,
j'ai pris le parti de ne pas l'écrire. En effet, il n'est pas de ma
dignité de dire à un prince: Vous ne savez ce que vous dites; or,
c'est ce que je me trouvais obligé de lui dire, puisque sa lettre
était basée sur une fausseté.

                                                           NAPOLÉON.»]

[Note en marge: Napoléon adresse à l'Autriche l'expression de son vif
mécontentement, et se montre prêt à recommencer les hostilités.]

Mais ce qu'il ne voulut pas écrire directement à l'empereur, il le
fit dire aux négociateurs à Altenbourg, en leur adressant, par M. de
Champagny, une note des plus véhémentes, dans laquelle il exhalait
tous les sentiments dont il avait cru devoir épargner l'expression à
l'empereur lui-même[30].

[Note 30: Je cite cette note, qui exprime très-complétement l'état de
la négociation:

«_À M. de Champagny._

                           »Schoenbrunn, le 22 septembre 1809, à midi.

»Je reçois votre lettre du 21, avec le protocole de la séance du
même jour. Votre réponse ne me paraît pas avoir le caractère de
supériorité que doit avoir tout ce qui vient de notre part. Il faut
leur laisser le rabâchage et les bêtises. D'ailleurs, votre réponse
ne remplit pas mon but, il faut en faire une seconde dans les termes
de la note ci-jointe.

»_P. S._ Cette note étant ma première dictée, il y a beaucoup de
choses de style à arranger, je vous laisse ce soin.

                                                           »NAPOLÉON.»


NOTE.

«Le soussigné a transmis à l'Empereur, son maître, le protocole de
la séance du 21, et a reçu ordre de faire la réponse suivante aux
observations des plénipotentiaires autrichiens.

»Les bases contenues dans le protocole du..... sont l'ultimatum de
l'Empereur, duquel il ne saurait se départir. En mettant les 1,600
mille âmes sur la frontière de l'Inn et sur la frontière d'Italie,
S. M. a cru faire une chose agréable à l'Autriche en la laissant
maîtresse de faire elle-même les coupures, en consultant les
localités et ses convenances. Mais c'est un caractère particulier de
la négociation que tout ce qui est fait dans le sens de l'avantage
de l'Autriche et imaginé pour diminuer les charges qui lui sont
demandées, est considéré dans un sens inverse, soit que les
plénipotentiaires autrichiens n'y veuillent pas réfléchir, soit qu'il
soit dans leur volonté de s'attacher à tout ce qui peut contrarier la
marche de la négociation.

»Ainsi donc S. M. a fait une chose plus avantageuse à l'Autriche,
lorsqu'elle a demandé 1,600 mille âmes sur la frontière de l'Inn et
sur celle d'Italie, à classer selon le désir des plénipotentiaires
autrichiens, que si, en marquant elle-même les limites de ces 1,600
mille âmes, elle se fût exposée à froisser davantage les intérêts de
l'Autriche.

»Une autre assertion, non moins singulière, est celle par laquelle
les plénipotentiaires autrichiens prétendent que Salzbourg, la
Haute-Autriche, la Carinthie, la Carniole, le littoral, et la
partie de la Croatie au midi de la Save, ne renferment qu'à peine
1,600 mille habitants. Par cette maligne interprétation on veut
persuader à l'empereur François que l'empereur Napoléon ne lui fait
aucune concession, que la confiance qu'il a montrée en lui a été
en pure perte, et par là les ministres qui dirigent les affaires
montrent leur mauvaise volonté. Salzbourg, la Haute-Autriche, la
Carinthie, la Carniole, la Croatie depuis la Save forment une
population de 2,200,000 habitants, les cercles de Bohême 400
mille. C'est donc 2,600,000 habitants qui ont été demandés. En
demandant ces 2,600 mille habitants on n'avait pas renoncé à la
base de l'_uti-possidetis_. D'un seul coup, S. M. a fait d'immenses
concessions, a renoncé à la base de l'_uti-possidetis_, et a déclaré
qu'elle se contentait de 1,600,000 au lieu de 2,600,000, faisant
par là une concession d'un million. S. M. a déclaré de plus que
ces 1,600 mille âmes seraient réparties comme le désireraient les
plénipotentiaires autrichiens, entre les frontières de l'Inn et de
l'Italie, ce qui veut dire, puisque enfin il faut s'expliquer, et que
les plénipotentiaires autrichiens, en se plaignant que la négociation
ne marche pas, s'attachent à ne vouloir rien comprendre, que S. M.
se réduit à 400 mille âmes sur l'Inn, elle en avait demandé 800
mille; qu'elle se contente de 1,200 mille habitants sur la frontière
d'Italie, elle en avait précédemment demandé 1,400 mille; ce qui
forme donc une concession de 600 mille âmes, indépendamment de la
renonciation des 400 mille des cercles de Bohême.

»En demandant 400 mille habitants sur l'Inn au lieu de 800 mille,
l'Autriche réacquiert la frontière de l'Ens, celle de la Traun, la
ville de Lintz, et la plus grande partie de la Haute-Autriche; en ne
demandant que 1,200 mille âmes du côté de l'Italie, S. M. renonce au
cercle de Klagenfurth.

»Voilà ce que les plénipotentiaires autrichiens auraient pu
facilement comprendre, s'ils cherchaient à faciliter la négociation
et à s'entendre, au lieu de s'exciter et de s'aigrir. Les
plénipotentiaires autrichiens menacent toujours de la reprise des
hostilités; ce langage n'est rien moins que pacifique, et l'avenir
prouvera, comme l'expérience l'a prouvé plus d'une fois, à qui sera
funeste le renouvellement des hostilités. Jamais on ne vit dans
une négociation déployer moins de dextérité, d'esprit conciliant
et d'aménité. Le rôle paraît renversé. Les plénipotentiaires seuls
méritent le reproche de ne pas faire un pas, de mettre des entraves à
tout, de se permettre sans cesse le reproche que le plénipotentiaire
français n'avance pas, de faire voir toujours la férule levée, et
d'avoir sans cesse la menace à la bouche. Voilà ce que tout homme
impartial verra dans les protocoles, et les braves nations gémiront
de voir leurs affaires traitées de cette singulière manière.

»Il ne reste plus au soussigné qu'à réitérer que la proposition faite
par S. M. l'Empereur, son maître, est une cession de 1,600 mille
âmes, telle qu'elle est de nouveau expliquée dans la présente note;
que l'intention de S. M. est de maintenir toujours en faveur des
plénipotentiaires autrichiens la faculté de répartir ces 1,600 mille
âmes entre les frontières susmentionnées, comme cela leur paraîtra
le plus convenable.»]

[Note en marge: Dispositions de Napoléon à recommencer la guerre.]

Cette controverse l'avait entièrement changé, et bien qu'il ne
considérât point les quelques lieues de territoire, les quelques
milliers de sujets qu'on se disputait, comme valant une nouvelle
guerre, l'idée de tous les mauvais vouloirs qu'il apercevait dans la
cour d'Autriche lui revenait vivement à l'esprit, et la résolution
de détruire cette puissance renaissait peu à peu. Il donna en
effet des ordres formels pour une reprise d'hostilités. Son armée
s'était accrue chaque jour depuis l'ouverture des négociations.
Son infanterie était complétée, reposée, et aussi belle que
jamais. Toute sa cavalerie était remontée. Il avait 500 pièces de
canon attelées, et 300 autres bien servies sur les murs des places
autrichiennes qu'il occupait. Il avait renforcé le corps de Junot en
Saxe, et voulait le joindre à Masséna et Lefebvre en Bohême, ce qui
devait composer une masse de quatre-vingt mille hommes dans cette
province. Il se proposait, avec les corps de Davout, d'Oudinot,
largement recrutés, avec la garde actuellement forte de vingt mille
hommes, avec l'armée d'Italie, le tout formant une masse d'environ
cent cinquante mille hommes, de déboucher par Presbourg, où il avait
exécuté de grands travaux, d'entrer en Hongrie, et d'y porter les
derniers coups à la maison d'Autriche. Il avait employé les matériaux
de l'île de Lobau à créer quatre équipages de pont, pour franchir
tous les cours d'eau que les Autrichiens voudraient laisser entre eux
et lui. Il avait achevé de mettre en état de défense Passau, Lintz,
Mölck, Krems, Vienne, Brünn, Raab, Grätz et Klagenfurth, et il avait
ainsi au centre même de la monarchie une base formidable. Puis,
bien que les Anglais n'eussent plus qu'une garnison à Walcheren, il
avait ordonné d'achever l'organisation de l'armée des Flandres, en
réunissant en divisions les demi-brigades qu'on y avait rassemblées,
en complétant l'attelage de l'artillerie, et en réduisant les
gardes nationales aux hommes disposés à servir. Enfin il avait pris
un décret pour lever sur les anciennes conscriptions (ressource
récente qu'il s'était ouverte) une dernière contribution de 36 mille
hommes, qui devaient être versés dans les quatrièmes bataillons
envoyés en France. Ces 36 mille conscrits, âgés de 21 à 25 ans,
allaient lui procurer une bonne réserve si la guerre continuait, ou,
si la paix était signée, contribuer à recruter l'armée d'Espagne.
Aussi ordonna-t-il à l'archichancelier Cambacérès de présenter
immédiatement ce décret au Sénat, pour qu'il fût voté avant la fin
des négociations.

À la tête de cette force imposante, il attendit la réponse de Dotis,
aussi enclin à la guerre qu'à la paix, par suite des mauvaises
dispositions qu'il avait cru apercevoir dans la cour d'Autriche. Dans
la prévision même de la reprise des hostilités, il alla visiter, soit
du côté de la Hongrie, soit du côté de la Styrie, des positions qu'il
n'avait point encore vues, et qu'il tenait à connaître de ses yeux,
au cas où il aurait des opérations ultérieures à diriger dans ces
contrées.

[Note en marge: Translation des négociations d'Altenbourg à Vienne.]

À cette nouvelle apparition de M. de Bubna à Dotis, il fallait
prendre son parti, et se décider pour la guerre, ou pour des
sacrifices conformes aux exigences de Napoléon. L'irritation qu'on
avait remarquée en lui, et qu'il avait déversée assez injustement sur
la légation d'Altenbourg, qui, après tout, voulait la paix, bien
qu'elle eût fort décrié les concessions obtenues par M. de Bubna,
ne permettait guère de laisser dans les mains de MM. de Metternich
et de Nugent la suite des négociations. On imagina d'adjoindre à M.
de Bubna le prince Jean de Liechtenstein, brave militaire, de peu
de tête, mais de beaucoup de coeur, et ayant su plaire à Napoléon
par son humeur guerrière et franche. On les envoya donc tous deux à
Schoenbrunn par Altenbourg, avec pouvoir de consentir aux principales
bases posées par Napoléon, mais en leur recommandant de se défendre
beaucoup sur les sacrifices exigés du côté de la Haute-Autriche,
sur les contributions de guerre dont on prévoyait la demande, enfin
sur tous les détails du traité, de manière à le rendre le moins
désavantageux possible.

[Note en marge: MM. de Bubna et Jean de Liechtenstein, chargés
d'aller à Schoenbrunn s'entendre définitivement avec Napoléon sur les
conditions de la paix.]

Cette légation toute militaire réduisant à une véritable nullité
la légation laissée à Altenbourg, M. de Metternich ne voulut point
prolonger son séjour dans un lieu où les plénipotentiaires ne
serviraient qu'à dissimuler la négociation réelle qui se passerait
à Vienne, et il retourna à Dotis peu satisfait du rôle que M. de
Stadion ou l'empereur lui avaient fait jouer dans cette circonstance.
Il devait en être bientôt dédommagé en prenant, pour la garder
quarante ans, la direction des affaires de l'Autriche. Du reste il
prévoyait que les militaires, excellents pour résister sur un champ
de bataille mais très-malhabiles sur le terrain d'une négociation,
seraient bientôt vaincus par Napoléon; et en conséquence il les
avertit de bien se tenir sur leurs gardes, mais il réussit de la
sorte plutôt à les effrayer du rôle qui les attendait, qu'à les
prémunir contre l'ascendant de Napoléon. D'ailleurs, il valait
beaucoup mieux pour lui que les militaires qui avaient eu la gloire
de figurer à Essling et à Wagram (et c'en était une, qu'on eût
été vaincu ou vainqueur dans ces journées) portassent seuls la
responsabilité des cruels sacrifices qu'on allait être contraint
de faire, même après s'être vaillamment battu. Aussi voyant M. de
Liechtenstein effrayé de ses avis hésiter presque à partir, M. de
Metternich l'encouragea-t-il vivement à persister, et à se rendre à
Schoenbrunn.

[Note en marge: Accueil que reçoivent à Schoenbrunn MM. de Bubna et
Jean de Liechtenstein.]

MM. de Liechtenstein et de Bubna, arrivés le 27 septembre à
Schoenbrunn, furent parfaitement accueillis par Napoléon, et
comblés de toutes sortes de soins. Déjà M. de Liechtenstein, sans
avoir rien demandé, avait obtenu de Napoléon les témoignages les
plus flatteurs. Ordre avait été donné de ménager ses possessions
autour de Vienne, et de ne pas loger un soldat dans ses châteaux.
Les deux plénipotentiaires laissèrent apercevoir à Napoléon qu'ils
étaient autorisés à accepter ses principales conditions, sauf
certains détails sur lesquels ils avaient mission de résister.
Aussi voyant qu'il était maître d'eux, et qu'il allait en finir, au
prix de quelques milles carrés, de quelques mille habitants, et de
quelques millions, il voulut s'épargner des dépenses inutiles, et il
prescrivit au ministre de la guerre de suspendre tous les mouvements
de troupes vers l'Autriche, qui avaient recommencé depuis que
l'expédition de Walcheren ne donnait plus d'inquiétude[31].

[Note 31: Nous citons la lettre suivante, qui révèle parfaitement
les impressions qu'éprouva Napoléon après avoir vu le prince Jean de
Liechtenstein.

«_Au ministre de la guerre._

                                   »Schoenbrunn, le 27 septembre 1809.

»Je m'empresse de vous faire connaître que la cour de Dotis paraît
enfin avoir adopté mes bases.

»Le prince de Liechtenstein est arrivé ici, et la paix peut être
signée dans peu de jours. Mon intention est que ceci reste secret. Je
n'en écris qu'à vous, afin que s'il y a des troupes en marche pour
l'armée, vous puissiez les arrêter, telles que la cavalerie qui était
au nord, et que je dirigeais sur Hanovre. Vous pouvez la diriger sur
Paris, ainsi que ce qui existe dans les dépôts, car mon intention
est de faire filer tout cela du côté de l'Espagne, pour en finir
promptement de ce côté.

»S'il y avait des convois de boulets, de poudre, etc., arrêtez-les à
l'endroit où ils se trouvent.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[Note en marge: Napoléon de met d'accord avec MM. de Bubna et Jean de
Liechtenstein, sur les principales questions de territoire.]

Le 30, après avoir conduit les négociateurs au spectacle et les
avoir comblés de prévenances, il les obligea à se renfermer dans
son cabinet, et arrêta avec eux les principales bases du traité. Du
côté de l'Italie on était d'accord: c'était le cercle de Villach
sans celui de Klagenfurth, ce qui nous ouvrait toujours les Alpes
Noriques; c'était Laybach et la rive droite de la Save jusqu'à la
Bosnie. (Voir la carte nº 31.) Du côté de la Bavière, Napoléon avait
d'abord voulu l'Ens, puis la Traun pour limite: il renonça encore de
ce côté à quelques portions de territoire, et à quelques milliers de
sujets, pour faciliter la négociation. Il consentit à une ligne prise
entre Passau et Lintz, partant du Danube aux environs d'Efferding,
laissant par conséquent un territoire autour de Lintz, venant tomber
à Schwanstadt, abandonnant vers ce point le territoire de Gmünd, et
se rattachant enfin par le lac de Kammer-Sée au pays de Salzbourg,
qu'on cédait à la Bavière. Du côté de la Bohême il se contenta de
quelques enclaves que l'Autriche avait en Saxe aux portes de Dresde,
et ne comprenant pas 50 mille âmes de population. En somme, à la
place de 1,600 mille sujets en Italie et en Autriche qu'il avait
demandés en dernier lieu, Napoléon n'en exigeait plus que 14 ou 1500
mille.

[Note en marge: Difficultés à l'égard de la Gallicie.]

[Note en marge: Arrangement des difficultés relatives à la Gallicie.]

En Gallicie, la question était plus difficile, parce qu'elle était
plus nouvelle, Napoléon ayant différé de s'expliquer au sujet de
cette contrée à cause de la Russie. La Gallicie se composait de
l'ancienne Gallicie, que l'Autriche avait obtenue lors du premier
partage des provinces polonaises, laquelle bordait tout le nord de la
Hongrie, et de la nouvelle Gallicie obtenue lors du dernier partage,
laquelle descendait par les deux rives de la Vistule jusqu'aux portes
de Varsovie. Celle-ci comprenait d'un côté les pays entre le Bug
et la Vistule, de l'autre les pays entre la Vistule et la Pilica.
(Voir la carte nº 27.) Napoléon avait voulu qu'on lui cédât, d'une
part toute cette nouvelle Gallicie pour arrondir le grand-duché de
Varsovie, plus deux cercles autour de Cracovie pour composer un
territoire à cette antique métropole, et d'autre part trois cercles,
ceux de Solkiew, de Lemberg et de Zloczow, vers la partie orientale,
pour en faire à la Russie un don qui la consolât de voir agrandir le
grand-duché de Varsovie. C'était un sacrifice de 2,400,000 sujets,
sur 4,800,000 dont se composaient les deux Gallicies réunies. Sur ce
point encore Napoléon abandonna 4 à 500 mille âmes de population pour
faciliter la négociation. Il n'exigea plus que la Gallicie nouvelle
de la Vistule à la Pilica à gauche, de la Vistule au Bug à droite,
plus le cercle de Zamosc, avec un moindre arrondissement autour de
Cracovie, mais avec un territoire qui assurait aux Polonais les mines
de sel de Wieliczka. Enfin il renonça au cercle de Lemberg, et se
contenta pour la Russie des cercles de Solkiew et de Zloczow, ce qui
réduisait le total de ses prétentions en Gallicie à environ 1,900
mille âmes.

[Date en marge: Octob. 1809.]

[Note en marge: Dernière question au sujet des contributions de
guerre, et de l'effectif dans lequel Napoléon veut enfermer l'armée
autrichienne.]

Sur ces bases on fut à peu près d'accord. Mais deux points restaient
à régler, deux points d'une grande importance, l'un la réduction de
l'armée autrichienne, l'autre la contribution de guerre par laquelle
Napoléon voulait s'indemniser de ses dépenses. La Prusse par traité
secret s'était obligée à n'avoir pas plus de 40 mille hommes sous
les armes, et à payer une énorme contribution. Napoléon voulait de
même contraindre l'Autriche, non pas à réduire son effectif à 40
mille hommes, mais à diminuer beaucoup son armée, et à payer une
partie des frais de la guerre. On n'avait parlé de ces objets que
de vive voix, et on n'avait rien écrit, tant l'honneur et l'intérêt
financier de l'Autriche se trouvaient engagés dans un tel débat.
Napoléon entendait qu'à l'avenir l'Autriche se réduisît à 150
mille hommes, et qu'elle comptât 100 millions, pour solde des deux
cents millions de contributions de guerre dont il n'avait encore
perçu qu'une cinquantaine. Les deux négociateurs consentaient bien
à ramener l'armée autrichienne à 150 mille hommes, les finances de
l'Autriche ne lui permettant guère d'en entretenir davantage, mais
il leur fallait une limite de temps, sans quoi une telle contrainte
serait devenue une vassalité intolérable. Pour donner à cette
condition un sens moins humiliant, il fut convenu que l'Autriche ne
serait tenue à se renfermer dans cet effectif que pendant la durée
de la guerre maritime, afin d'ôter à l'Angleterre tout allié sur le
continent. Enfin Napoléon, en consentant à évacuer sur-le-champ les
pays conquis, et à laisser une partie des contributions inacquittées,
demandait cent millions sous un bref délai. Sur ce point les deux
négociateurs autrichiens n'avaient pas de latitude, et après une
longue soirée employée à discuter on se quitta sans avoir pu se
mettre d'accord. Il fut convenu que les jours suivants M. de Bubna se
rendrait à Dotis, pour aplanir les dernières difficultés.

[Note en marge: Napoléon s'éloigne pour quelques jours en laissant un
ultimatum absolu.]

Bien qu'on eût espéré d'abord finir en trois ou quatre jours, on
passa jusqu'au 6 octobre à disputer, la carte à la main, sur certains
contours de territoire, sur quelques milliers de sujets à prendre ou
à laisser çà et là, et principalement sur les millions demandés par
Napoléon. La contribution faisait surtout l'objet d'une difficulté
qui paraissait insoluble. Le 6 octobre, Napoléon commençant de
nouveau à perdre patience, laissa à M. de Champagny un ultimatum
formel, et qui ne permettait plus de tergiversations. La saison
était belle encore, et il y avait certaines positions de la Styrie
qu'il désirait revoir, par cet instinct qui le portait à étudier
de ses yeux les lieux où la guerre pouvait l'appeler un jour. Il
résolut d'aller les visiter, entendant bien à son retour à Vienne
trouver la paix ou la guerre décidée, mais l'une ou l'autre d'une
manière positive qui n'admît plus de doute. Cette fois néanmoins il
voulait plutôt intimider que rompre, car pour les différences qui le
séparaient des Autrichiens il n'aurait certainement pas recommencé la
guerre, quoique la contribution lui tînt fort à coeur, ses finances
ayant grand besoin d'un secours étranger et immédiat.

[Note en marge: Une déclaration formelle de la Russie à l'Autriche,
décide celle-ci à signer la paix.]

Les deux négociateurs autrichiens eurent recours à Dotis, et dans ce
dernier moment on hésita beaucoup autour de l'empereur François avant
de se résigner à de tels sacrifices. Perdre en Italie la frontière
des Alpes, en Autriche celle de l'Inn, agrandir par l'abandon de
la Gallicie le grand-duché de Varsovie, ce germe d'une nouvelle
Pologne, perdre ainsi 3,500,000 sujets, payer cent millions, outre
cinquante déjà soldés, subir enfin l'humiliation d'une limite imposée
à l'effectif de l'armée autrichienne, était une cruelle punition de
la dernière guerre. On se consulta pour savoir s'il n'y aurait pas
quelque nouvelle bataille d'Essling à espérer, et surtout quelque
secours à attendre de l'une des puissances de l'Europe. Mais d'une
part les militaires étaient tous d'accord sur l'impossibilité de
résister; de l'autre les renseignements les plus fâcheux parvenaient
de toutes les parties de l'Europe. L'Espagne, malgré les vanteries
de ses généraux, était vaincue du moins pour le moment. Il n'y avait
qu'à s'en rapporter aux lettres de sir Arthur Wellesley pour en
être persuadé. L'Angleterre venait de perdre à Walcheren la moitié
de sa meilleure armée, et cette expédition était devenue chez elle
une vraie pomme de discorde jetée à tous les partis. La Prusse
était tremblante à l'occasion de l'imprudence commise par le major
Schill. La Russie seule était debout, et visiblement peu satisfaite
du rôle assez brillant joué par les Polonais dans cette guerre,
et de l'agrandissement que leur conduite devait leur valoir. Mais
engagée dans les liens de l'alliance française, ne pouvant pas donner
encore une fois, comme à Tilsit, l'exemple d'un revirement politique
opéré en vingt-quatre heures, ayant gagné la Finlande à cette
alliance, en espérant la Moldavie et la Valachie, elle ne voulait
pas se détacher de Napoléon pour passer à l'empereur François; et
comme une continuation de la guerre ne pouvait que la placer dans
le plus extrême embarras, puisqu'il lui faudrait, à la reprise des
hostilités, ou rompre avec les Français, ou marcher avec eux, elle
venait de s'expliquer d'une manière catégorique à Dotis, et de
déclarer qu'en cas de prolongation de guerre elle agirait résolûment
avec Napoléon. Elle s'était exprimée ainsi pour faire cesser avec
plus de certitude la guerre entre la France et l'Autriche. Elle y
réussit en effet, car l'empereur François, accablé par cet ensemble
de circonstances, céda enfin, en autorisant MM. de Liechtenstein et
de Bubna à consentir aux sacrifices exigés, sauf toutefois le chiffre
de l'indemnité réclamée, sur lequel les deux négociateurs eurent
ordre d'insister encore, afin d'obtenir une nouvelle réduction. C'est
tout au plus s'ils étaient autorisés à souscrire à 50 millions, au
lieu de 400 que demandait Napoléon.

[Note en marge: Le prince Jean de Liechtenstein, entraîné par
Napoléon, dépasse ses instructions, et la paix est signée à Vienne le
14 octobre.]

[Note en marge: Conditions de la paix de Vienne.]

Le 10 octobre ils s'abouchèrent avec M. de Champagny, et se
montrèrent fort affligés des exigences de Napoléon à l'égard de la
contribution de guerre, les seules auxquelles il leur fût interdit de
satisfaire, à cause du déplorable état des finances autrichiennes.
On ne se dit rien de part ni d'autre qui pût avoir la signification
d'une rupture, et on employa les trois jours suivants à manier et
remanier les articles du traité. Le 13 au soir Napoléon usa de tout
son ascendant sur MM. de Bubna et de Liechtenstein, et les amena
à une contribution de guerre de 85 millions, sans compter ce qui
était déjà perçu sur celle de 200 millions frappée le lendemain de
la bataille de Wagram. Le prince Jean, le plus grand personnage de
la cour d'Autriche, prit sur lui de sortir de ses instructions pour
sauver à son pays le désastre d'une nouvelle campagne. Sa bravoure
héroïque l'autorisait d'ailleurs suffisamment à pencher ouvertement
pour la paix. Napoléon pour le décider lui répéta que ce traité
n'était qu'un projet soumis à la ratification de son souverain, et
qu'il restait à celui-ci la ressource de ne pas ratifier dans le
cas où les conditions ne conviendraient pas. Enfin, le 14 octobre
au matin, M. de Liechtenstein signa avec M. de Champagny le traité
de paix, qualifié traité de Vienne, le quatrième depuis 1792, et
destiné, pour notre malheur, à ne pas durer plus long-temps que
les autres. La paix était commune à tous les alliés de la France.
L'Autriche cédait tout ce que l'on a précédemment énoncé: en Italie,
le cercle de Villach, la Carniole, la rive droite de la Save jusqu'à
la frontière turque; en Bavière, l'Innviertel, avec une ligne
d'Efferding au pays de Salzbourg; en Pologne, la nouvelle Gallicie
avec le cercle de Zamosc pour le grand-duché, plus les deux cercles
de Solkiew et de Zloczow pour la Russie. Les articles secrets
contenaient l'engagement de ne pas porter l'armée autrichienne au
delà de 150 mille hommes, jusqu'à la paix maritime, et l'obligation
de verser 85 millions pour solde de ce que devaient les provinces
autrichiennes, dont 30 millions comptant le jour de l'évacuation de
Vienne. Il n'était accordé que six jours pour la ratification.

[Note en marge: La paix signée, Napoléon accélère ses dispositions de
départ.]

[Note en marge: Ordres pour l'évacuation de l'Autriche.]

Ce double traité signé, Napoléon en ressentit une véritable joie,
renvoya MM. de Bubna et de Liechtenstein comblés de ses témoignages,
et fit aussitôt annoncer la signature à coups de canon. C'était
une ruse habile, car le peuple de Vienne, qui désirait la fin de
la guerre, étant mis ainsi en possession d'une paix ardemment
souhaitée, il ne serait plus possible de l'en dessaisir par un
refus de ratification. Napoléon se proposa d'y ajouter une ruse
plus profonde encore et plus difficile à déjouer: c'était de partir
lui-même pour Paris, en laissant à Berthier les soins de détail
que devait entraîner l'évacuation des pays conquis. Il expédia
sur-le-champ, avec son activité ordinaire, les ordres que comportait
la paix qu'il venait de signer. Il prescrivit au maréchal Marmont
d'aller s'établir à Laybach en Carniole, au prince Eugène de
rentrer en Frioul avec l'armée d'Italie, au maréchal Masséna de
se porter de Znaïm à Krems, au maréchal Oudinot de quitter Vienne
pour Saint-Polten, enfin au maréchal Davout de quitter Brünn pour
Vienne. Ce dernier devait faire l'arrière-garde de l'armée avec son
magnifique corps, avec les cuirassiers, avec l'artillerie, tandis que
la garde impériale en formerait l'avant-garde. Une partie des chevaux
de l'artillerie devait aller vivre en Carniole, une autre suivre le
maréchal Davout dans les provinces du nord de l'Allemagne, une autre
passer en Espagne. Il était convenu que l'évacuation commencerait
le jour des ratifications, et se continuerait au fur et à mesure de
l'acquittement de la contribution de guerre.

[Note en marge: Napoléon fait refluer vers l'Espagne toutes les
réserves préparées dans l'intérieur de la France pour la guerre
d'Autriche.]

Napoléon, tout plein de l'idée d'en finir sur-le-champ avec les
affaires d'Espagne, en y envoyant une masse considérable de forces,
sans rien distraire toutefois des corps organisés qui venaient
d'exécuter la campagne d'Autriche, reporta vers les Pyrénées tout
ce qui était en marche vers le Danube. Le corps du général Junot,
en y ajoutant ce qui était en Souabe et les garnisons de la Prusse,
pouvait présenter environ 30 mille hommes d'infanterie, et en y
joignant les dragons provisoires, les régiments de marche de hussards
et de chasseurs, l'artillerie, à peu près 40 mille hommes de toutes
armes. L'armée du Nord, dès que le maréchal Bessières aurait repris
Walcheren, et sans y comprendre les gardes nationales, devait
compter 15 mille hommes de troupes de ligne. Les dépôts du centre,
de la Bretagne et des Pyrénées contenaient en conscrits tout formés
une trentaine de mille hommes. Huit nouveaux régiments de la garde
(quatre de conscrits, quatre de tirailleurs) représentaient près
de 10 mille jeunes soldats pleins du désir de se signaler. Enfin
la division Rouyer, composée des contingents des petits princes
allemands, que Napoléon se proposait d'envoyer en Espagne, en devait
donner 5 mille. Tous ces corps réunis ne faisaient pas moins de 100
mille hommes, à la tête desquels Napoléon, après avoir expédié à
Paris ses affaires les plus urgentes, voulait entrer en Espagne dès
que les grands froids de l'hiver tireraient à leur fin. L'idée de
tout terminer avec l'Europe, et de mettre un terme à ses continuelles
guerres, le préoccupait à tel point, qu'il enjoignit immédiatement
de diriger sur l'Espagne les forces que nous venons d'énumérer,
afin qu'à son arrivée à Paris l'exécution toujours longue d'ordres
pareils fût déjà commencée. Il pressa vivement le maréchal Bessières
de hâter la reprise de Walcheren avec les 15 ou 20 mille hommes de
troupes de ligne et les 30 mille hommes de garde nationale dont il
disposait. On avait levé 65 mille hommes de ces gardes nationales,
ce qui avait causé un trouble profond dans les provinces du Nord,
et entraîné des dépenses considérables. Sous prétexte de garder
les côtes de la Méditerranée, M. Fouché allait jusqu'à mettre en
mouvement tous les départements du Midi. En même temps on avait tiré
de leur retraite beaucoup d'officiers de la Révolution, les uns
réformés pour incapacité, les autres pour mauvais esprit. M. Fouché
n'avait pas été fâché d'en flatter ainsi un certain nombre, et le
ministre Clarke, faute de mieux, n'avait pu se dispenser d'accepter
leur concours. Napoléon, prompt à se défier, blâma fortement M.
Fouché de remuer ainsi la France pour un danger déjà fort éloigné
du moment présent, fort éloigné surtout des provinces qu'on agitait
par des appels intempestifs. Il dit qu'il comprenait qu'on levât 30
ou 40 mille hommes dans le Nord, près du point de la descente des
Anglais, le lendemain de cette descente, mais que demander jusqu'à
200 mille hommes, en Provence, en Piémont, à trois mois de date de
l'expédition, _était de la folie_. Il insinua même qu'il y voyait
autre chose qu'un défaut de prudence et de bon sens. Il ordonna le
licenciement de la garde nationale de Paris, composée de jeunes
gens qui avaient la prétention, non point de servir, mais de garder
la personne de l'Empereur; et il leur fit dire qu'il fallait, pour
avoir cet honneur, quatre quartiers de noblesse, c'est-à-dire quatre
blessures reçues dans quatre grandes batailles, et qu'il n'avait
pas besoin de gens qui ne voulaient pas de dangers, mais de beaux
uniformes. Il prescrivit de renvoyer dans leurs foyers la plupart
des officiers tirés de la retraite, en recommandant de chercher des
sujets dans les majors de régiment, qui étaient tous des officiers
de mérite. Enfin, après avoir exprimé sévèrement la défiance que lui
inspirait l'agitation qu'on avait si témérairement produite, il donna
des instructions pour qu'avant son retour chaque chose rentrât dans
l'ordre accoutumé, et qu'un reflux des forces disponibles s'opérât de
toutes parts vers l'Espagne.

[Note en marge: Tentative d'assassinat faite sur la personne de
Napoléon par un jeune Allemand nommé Staaps.]

Ses dispositions ainsi arrêtées en vingt-quatre heures, il s'apprêta
à partir sans attendre la réponse de Dotis, afin de rendre le
refus de ratification impossible, car il n'était pas probable
qu'on osât courir après lui pour dire qu'on refusait la paix. Un
incident survenu un peu avant son départ donna beaucoup à penser
tant à lui qu'à ceux qui l'entouraient. Le 12 au matin, il passait
à Schoenbrunn l'une de ces grandes revues où figuraient les plus
belles troupes de l'Europe, et où l'on accourait avec autant de
curiosité à Vienne, à Berlin, à Varsovie, à Madrid qu'à Paris. Une
foule immense de curieux, sortie de la capitale, assistait à cet
imposant spectacle, pressée de voir son vainqueur, qu'elle admirait
en le détestant. D'ailleurs la paix était annoncée comme certaine,
et une sorte de joie commençait à succéder à la juste douleur de la
nation autrichienne. Napoléon assistait tranquille et souriant au
défilé de ses troupes, lorsqu'un jeune homme revêtu d'une grande
redingote, comme aurait pu l'être un ancien militaire, se présenta,
disant qu'il voulait remettre une pétition à l'empereur des français.
On le repoussa. Il revint avec une obstination qui fut remarquée
par le prince Berthier et l'aide de camp Rapp, et attira tellement
leur attention qu'on le livra aux gendarmes d'élite chargés de la
police des quartiers généraux. Un officier de ces gendarmes ayant
senti en saisissant ce jeune homme un corps dur sous sa redingote,
le fouilla, et lui trouva un couteau fort long, fort tranchant, et
destiné visiblement à un crime. Le jeune homme, avec le calme résolu
d'un fanatique, déclara qu'en se plaçant ainsi armé sur les pas de
l'empereur Napoléon il avait en effet le projet de le frapper. On en
avertit Napoléon, qui, après la revue, voulut voir et interroger son
assassin. Il le fit amener devant lui, et le questionna en présence
de Corvisart, qu'il avait mandé à Schoenbrunn, parce qu'il aimait les
entretiens de ce médecin célèbre, et qu'il désirait le consulter sur
sa santé, quoiqu'elle fût généralement bonne.

Le jeune homme arrêté, dont la figure était douce et même assez
belle, dont l'oeil ardent décelait une âme exaltée, était fils d'un
ministre protestant d'Erfurt, et se nommait Staaps. Il s'était enfui
avec quelque argent de chez ses parents, leur laissant entrevoir
qu'il nourrissait un grand dessein, et les désolant par sa fuite et
ses projets, qu'ils redoutaient sans trop les connaître. Il allait,
disait-il, délivrer l'Europe du conquérant qui la bouleversait, et
surtout affranchir sa patrie. C'était une mission divine qu'il
prétendait avoir reçue, et à laquelle il était résolu de sacrifier sa
vie. Il n'avait pas de complice, et son âme, enivrée de cette folie
criminelle, s'était isolée au lieu de se communiquer à d'autres.
Napoléon l'ayant interrogé avec douceur sur ce qu'il était venu faire
à Schoenbrunn, il avoua qu'il était venu pour le frapper d'un coup
mortel. Napoléon lui demandant pourquoi, il répondit que c'était
pour affranchir le monde de son funeste génie, et particulièrement
l'Allemagne qu'il foulait aux pieds.--Mais cette fois au moins,
reprit Napoléon, pour être juste, vous auriez dû diriger vos coups
contre l'empereur d'Autriche et non contre moi, car c'est lui qui
m'a déclaré la guerre.--Staaps prouva par ses réponses qu'il n'en
savait pas tant, et que cédant au sentiment universel, il attribuait
à l'empereur des Français seul la cause des malheurs de l'Europe.
Napoléon considérant ce jeune homme avec une pitié bienveillante,
le fit examiner par le médecin Corvisart, qui déclara qu'il n'était
pas malade, car il avait le pouls calme, et tous les signes de la
santé. Napoléon demanda ensuite au jeune Staaps s'il renoncerait
à son projet criminel, dans le cas où on lui ferait grâce.--Oui,
dit-il, si vous donnez la paix à mon pays, non si vous ne la lui
donnez pas.--Toutefois l'assassin, conduit en prison, parut étonné
de la douceur, de la bienveillante hauteur de celui qu'il avait
voulu frapper, et eut besoin de réveiller en son coeur son féroce
patriotisme pour ne pas éprouver de regrets. Il se prépara à mourir
en priant Dieu, et en écrivant à ses parents.

Napoléon se montra peu ému de cet incident, et affecta de dire qu'il
était difficile d'assassiner un homme tel que lui. Il comptait,
outre la difficulté de l'approcher, sur le prestige de sa gloire,
et sur sa fortune, à laquelle il avait confié tant de fois sa vie
avec une insouciance héroïque. Une réflexion néanmoins le préoccupa
beaucoup: c'est que ce n'était plus la révolution française, mais
lui, lui seul, qui devenait l'objet de la haine universelle, comme
l'auteur unique des maux du siècle, comme la cause de l'agitation
incessante et terrible du monde. Déjà l'Europe ne nommait plus que
lui dans ses douleurs. Que ne tirait-il de la bouche de ce fanatique
une leçon profonde et durable, au lieu d'une impression passagère,
mêlée d'une certaine pitié pour son assassin, et de quelque tristesse
pour lui-même! Tout en effet révélait qu'un sentiment violent lent
naissait dans les âmes, car la police recueillit plus d'un propos
attestant des pensées d'assassinat; elle obtint même la révélation
d'un soldat à qui, dans l'île de Lobau, on avait fait la proposition
de tuer l'Empereur.

[Note en marge: Départ de Napoléon pour Munich avant d'avoir reçu la
ratification du traité de paix.]

Napoléon commençait à sentir son isolement moral, et se promit
d'y penser; mais il ordonna de ne faire aucun bruit de cette
aventure[32], songea même un instant à gracier le coupable, puis
réfléchissant qu'il fallait effrayer les jeunes fanatiques allemands,
il livra Staaps à une commission militaire, et partit dans la nuit
du 15 octobre, laissant l'ordre de lui faire savoir à Passau, à
l'aide de signaux, ce qu'on aurait résolu à Dotis. Ces signaux
étaient organisés de Vienne à Strasbourg, le long du Danube, au
moyen de pavillons. Un pavillon blanc lui apprendrait que la paix
était ratifiée, un pavillon rouge qu'elle ne l'était pas; et il se
proposait dans ce dernier cas de revenir sur-le-champ pour reprendre
les hostilités. L'évacuation, au contraire, devait commencer sans
délai, si la paix était ratifiée. En se retirant on devait faire
sauter les fortifications de Vienne, de Brünn, de Raab, de Grätz, de
Klagenfurth, triste adieu aux Autrichiens, mais conforme aux droits
de la guerre.

[Note 32:

«_Au ministre de la police._

                                     »Schoenbrunn, le 12 octobre 1809.

»Un jeune homme de dix-sept ans, fils d'un ministre luthérien
d'Erfurt, a cherché à la parade d'aujourd'hui à s'approcher de
moi. Il a été arrêté par les officiers, et comme on a remarqué du
trouble dans ce petit jeune homme, cela a excité des soupçons, on l'a
fouillé, et on lui a trouvé un poignard.

»Je l'ai fait venir, et ce petit misérable, qui m'a paru assez
instruit, m'a dit qu'il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche
de la présence des Français. Je n'ai démêlé en lui ni fanatisme
religieux, ni fanatisme politique. Il ne m'a pas paru bien savoir ce
que c'était que Brutus. La fièvre d'exaltation où il était a empêché
d'en savoir davantage. On l'interrogera lorsqu'il sera refroidi et à
jeun; il serait possible que ce ne fût rien. Il sera traduit devant
une commission militaire.--J'ai voulu vous informer de cet événement,
afin qu'on ne le fasse pas plus considérable qu'il ne paraît
l'être. J'espère qu'il ne pénétrera pas. S'il en était question, il
faudrait faire passer cet individu pour fou. Gardez cela pour vous
secrètement, si l'on n'en parle pas. Cela n'a fait à la parade aucun
esclandre; moi-même je ne m'en suis pas aperçu.

»_P. S._ Je vous répète de nouveau, et vous comprendrez bien qu'il
faut qu'il ne soit aucunement question de ce fait.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[Note en marge: Disgrâce de MM. de Bubna et de Liechtenstein, et
ratifications du traité de Vienne.]

Pendant que Napoléon remontait rapidement la vallée du Danube,
au milieu des colonnes de sa garde qui était déjà en marche vers
Strasbourg, et qui le saluait de ses acclamations, la cour de Dotis
avait reçu avec une sorte de désespoir le traité conclu à Vienne.
Vainement MM. de Liechtenstein et de Bubna firent-ils valoir
l'impossibilité où ils s'étaient trouvés d'obtenir mieux, et la
certitude qu'ils avaient acquise d'une reprise immédiate d'hostilités
s'ils n'avaient pas cédé, on les accabla de reproches durs et
violents. Les diplomates, si souvent raillés pour leur lenteur par
les militaires, se vengèrent de ceux-ci en les taxant de duperie. M.
de Liechtenstein, malgré la gloire dont il s'était couvert dans la
dernière campagne, M. de Bubna, malgré la faveur dont il jouissait,
furent pour ainsi dire frappés de disgrâce, et renvoyés à l'armée.
Toutefois on accepta le traité dont on disait tant de mal, pour
n'avoir pas la guerre avec Napoléon, et surtout pour ne pas arracher
à ce bon peuple autrichien une paix dont Napoléon l'avait mis en
possession par une publication anticipée. On choisit un nouveau
négociateur, M. de Urbna, grand chambellan de l'empereur, pour porter
les ratifications, avec mission de réclamer quelques changements
dans le chiffre et les échéances de la contribution de guerre. Ces
réclamations, écoutées avec politesse, mais renvoyées à l'Empereur,
furent suivies de l'échange immédiat des ratifications, qui eut
lieu le 20 octobre au matin. Sur-le-champ le prince Berthier, qui
n'attendait que ce signal pour commencer l'évacuation, ordonna au
maréchal Oudinot, qui campait sous Vienne, de se mettre en mouvement
pour suivre sur la route de Strasbourg la garde impériale; au
maréchal Davout de se rendre de Brünn à Vienne; au maréchal Masséna
de se rendre de Znaïm à Krems; au maréchal Marmont, qui campait à
Krems, de prendre par Saint-Polten et Lilienfeld la route de Laybach;
au prince Eugène de prendre par Oedenbourg et Léoben celle d'Italie.
En même temps il ordonna de mettre le feu aux mines pratiquées sous
les remparts de la capitale, et tandis que les Viennois regardaient
partir nos troupes avec des yeux où ne se peignait plus la colère,
ils entendirent les détonations répétées qui leur annonçaient la
destruction de leurs murailles. Ils en furent vivement affectés, et
peut-être aurait-on pu leur épargner cette dernière affliction, en
renonçant à un acte de prévoyance d'une utilité fort douteuse.

[Note en marge: Départ de Napoléon pour Paris.]

Napoléon s'était d'abord rendu à Passau, pour y ordonner les travaux
au moyen desquels il voulait faire de cette ville une grande place
de la confédération. Les signaux lui ayant appris qu'il n'y avait
rien de nouveau, il s'était rendu à Munich, où il avait attendu dans
la famille du prince Eugène les dépêches qui devaient le ramener à
Paris ou à Vienne. Un courrier lui ayant enfin apporté la nouvelle
des ratifications, il fit ses adieux à ses alliés, agrandis encore
une fois par sa protection, et il partit pour la France, où s'étaient
accumulées de graves affaires, trop longtemps négligées ou trop
brusquement conduites, pendant qu'il les dirigeait du milieu des
champs de bataille.

[Note en marge: Au nombre des affaires qui attendent Napoléon à son
arrivée, se trouve celle de Rome.]

[Note en marge: Longue suite de démêlés de Napoléon avec Pie VII.]

[Note en marge: Situation du Pape, enfermé dans le palais Quirinal.]

Au nombre des affaires qui allaient l'assaillir, la plus sérieuse,
la plus affligeante, était celle de Rome, dont il est temps de
faire connaître les tristes vicissitudes. On se souvient sans doute
que lorsque Napoléon, disposé à détruire le vieil ordre de choses
européen, voulut rompre avec la maison d'Espagne et avec le Pape, il
s'empara des Légations, qu'il attacha au royaume d'Italie sous le
titre de départements, et fit occuper Rome par le général Miollis.
Pour justifier cette occupation, il avait prétexté la nécessité de
lier par le centre de la Péninsule ses armées du nord et du midi de
l'Italie, et en outre le besoin de se prémunir contre les menées
hostiles dont Rome était constamment le théâtre. À partir de ce
jour la situation était devenue intolérable. Le Pape ayant quitté
le Vatican pour le Quirinal, s'était enfermé dans ce dernier palais
comme dans une forteresse, et y avait donné lieu à des scènes aussi
déplorables pour le pouvoir oppresseur que pour le pouvoir opprimé.
Le général Miollis, condamné à un rôle des plus ingrats, pour lequel
il n'était pas fait, car cet intrépide soldat était aussi cultivé
par l'esprit que ferme par le coeur, le général Miollis s'efforçait
vainement d'adoucir sa mission. Pie VII, indigné au plus haut point
comme pontife de la violence exercée envers l'Église, ulcéré comme
prince de l'ingratitude de Napoléon, qu'il était allé sacrer à
Paris, ne pouvait plus contenir les sentiments auxquels il était en
proie, et qui, sans diminuer le tendre et religieux intérêt qu'il
méritait, lui faisaient perdre une partie de sa dignité. Le général
Miollis ayant voulu le visiter au premier de l'an à la tête de son
état-major, il avait refusé de le recevoir. Les cardinaux, de leur
côté, n'avaient pas accepté les invitations que le général leur
adressait, sous prétexte qu'ils étaient malades, et celui-ci avait
affecté d'envoyer chercher de leurs nouvelles. Enfin le Pape n'ayant
plus les caisses romaines à sa disposition, et résolu à ne rien
demander, avait mis en gage la belle tiare dont Napoléon lui avait
fait présent lors du couronnement; triste commerce d'épigrammes, qui
n'aurait pas dû rabaisser les rapports déjà si difficiles qu'avaient
entre elles des puissances si différemment grandes. Il n'était
pas possible que de ces procédés offensants on ne vînt bientôt
aux violences. Comme on avait appris que le Pape adressait des
protestations aux cours étrangères, on avait arrêté ses courriers,
ce qui prouvait suffisamment la vérité autrefois si bien comprise
par le Premier Consul, que, pour être indépendant, le Pape devait
être souverain temporel du territoire dans lequel il résidait. Pie
VII se disant alors prisonnier n'avait plus voulu correspondre avec
personne, pas plus avec le gouvernement français qu'avec d'autres.

[Note en marge: Désarmement de la garde noble dans le propre palais
du Pape.]

Les troupes romaines, adroitement flattées par le général Miollis,
qui leur avait persuadé qu'en se laissant incorporer dans les
troupes françaises elles cesseraient de porter le vieux sobriquet de
_soldats du Pape_, avaient consenti à cette incorporation. Le Pape
voulant les punir en les dénationalisant, avait changé l'uniforme
et la cocarde des troupes romaines, et n'avait accordé cette
nouvelle cocarde qu'aux troupes qui lui étaient restées fidèles,
c'est-à-dire à la garde noble et à la garde suisse qui occupaient
son palais. Bientôt les jeunes gens de famille qui composaient la
garde noble, blessés de ce qu'éprouvait leur souverain, avaient
bravé les Français avec une arrogance qui, dans leur position, était
un courage méritoire. Le général français, à son tour, cédant à un
sentiment de fierté blessée, avait envahi le Quirinal, enfoncé les
portes, et désarmé la garde noble, dans le propre palais du souverain
pontife. Après un tel outrage il n'y avait plus aucune violence
qu'on ne pût se permettre. Pie VII, depuis qu'il s'était privé du
cardinal Consalvi, avait pris successivement pour secrétaires d'État
le cardinal Gabrielli et le cardinal Pacca. On avait voulu arrêter
ce dernier au milieu du Quirinal, mais le Pape, déployant en cette
occasion toute la majesté de son âge et de sa dignité suprême, était
venu en habits pontificaux couvrir son secrétaire d'État, qu'on
n'avait pas osé saisir en sa présence. Depuis il l'avait fait coucher
dans une chambre à côté de la sienne, et il vivait au milieu de
quelques domestiques fidèles, qui se succédaient pour veiller jour et
nuit à toutes les issues du palais Quirinal, dont les portes et les
fenêtres étaient constamment fermées.

Napoléon, ainsi entraîné dans une lutte acharnée contre le vieil
ordre européen, lutte dont la déplorable catastrophe de Vincennes
avait été le premier acte, dont la spoliation de Bayonne était le
second, la captivité de Pie VII le troisième, et pas le moins triste,
oubliait à l'égard du pontife tout ce qu'il devait de respect à son
rang, à son âge, à ses vertus, tout ce qu'il devait de gratitude à
sa conduite, et surtout de ménagement à une puissance qu'il avait
rétablie, et qu'il ne pouvait renverser sans la plus déplorable
inconséquence. Combien ne prêtait-il pas à rire de lui, tout grand
qu'il était, aux quelques philosophes restés à Paris autour de MM.
Sieyès, Cabanis, de Tracy, et qui avaient tant blâmé le Concordat!
Plutôt en effet que d'en arriver aux scènes du Quirinal, il est bien
certain qu'ils avaient eu raison de vouloir que les deux puissances,
au lieu d'entrer en rapports et de signer des traités, s'oubliassent
tout à fait, et vécussent comme entièrement étrangères l'une à
l'autre!

[Note en marge: Résolution prise par Napoléon d'enlever au Pape le
gouvernement temporel.]

Mais Napoléon, aveuglé par la passion, oubliant qu'après s'être fait
à Vincennes l'émule des régicides, qu'après s'être fait à Bayonne
l'égal de ceux qui déclaraient la guerre à l'Europe pour y établir
la république universelle, il se faisait au Quirinal l'égal au
moins de ceux qui avaient détrôné Pie VI pour créer la république
romaine, oubliant qu'il avait accablé les uns et les autres de
mépris, et qu'il avait obtenu la couronne en affectant de ne pas
leur ressembler, Napoléon avait bientôt mis le comble à ses procédés
inouïs, en prenant la résolution de détrôner Pie VII, et de lui
ôter le sceptre en lui laissant la tiare. Que ceux qui avaient
imaginé la constitution civile du clergé, et créé la république
romaine, en agissent ainsi, rien n'était plus simple et ne pouvait
plus honorablement se justifier, puisqu'ils étaient convaincus! Mais
l'auteur du Concordat se conduire de la sorte! C'était de sa part
un oubli de lui-même, désolant pour les admirateurs de son rare
génie, alarmant pour ceux qui songeaient à l'avenir de la France,
impossible même à expliquer si on n'en tirait pas la leçon, tant de
fois reproduite dans l'histoire, que l'homme le plus grand n'est plus
qu'un enfant, dès que les passions s'emparent de lui.

[Note en marge: Décret du 17 mai qui abolit la puissance temporelle
du Pape, et réunit à l'Empire les États du Saint-Siége.]

[Note en marge: Application aux États romains des principes de la
révolution française.]

_Il faut que cette comédie finisse_, avait dit Napoléon dans une de
ses lettres, et il est vrai qu'elle ne pouvait pas durer davantage.
Égorger le pontife, ce dont assurément le noble coeur de Napoléon
était incapable, eût mieux valu que de le laisser au Quirinal
s'agiter, se dégrader presque par l'irritation qu'il éprouvait.
Napoléon avait donc pris le parti de supprimer la puissance
temporelle du Pape, et il avait attendu pour prononcer sa sentence
qu'il n'eût plus de ménagements à garder envers l'Autriche. Le 17
mai, en effet, après les batailles de Ratisbonne et d'Ébersberg,
après l'entrée à Vienne, il avait, à Schoenbrunn, décrété la
suppression de la puissance temporelle du Pape, et déclaré les États
du Saint-Siége réunis à l'Empire. Il avait nommé, pour administrer
ces États, une consulte composée de princes et de bourgeois romains,
proclamé l'abolition des substitutions, de l'inquisition, des
couvents, des juridictions ecclésiastiques, et appliqué enfin à
l'État romain tous les principes de 1789. Il avait laissé à Pie VII
les palais de Rome, une liste civile de deux millions, et toute la
représentation pontificale, disant que les Papes n'avaient pas besoin
de la puissance temporelle pour exercer leur mission spirituelle, que
cette mission même avait souffert de leur double rôle de pontifes et
de souverains, qu'il ne changerait rien à l'Église, à ses dogmes, à
ses rites, qu'il la laisserait indépendante, riche et respectée, mais
que, successeur de Charlemagne, il retirait seulement la dotation
d'un royaume temporel que cet empereur avait faite au Saint-Siége.
Tout cela était dit en un langage impérieux, grandiose, spécieux,
mais bien étrange dans la bouche de l'ancien Premier Consul!

[Note en marge: Proclamation faite le 11 juin à Rome du décret du 17
mai.]

[Note en marge: Le Pape lance contre Napoléon la bulle
d'excommunication.]

Ce décret fut publié à Rome le 11 juin à son de trompe, au milieu
d'une population partagée, le bas peuple et le clergé indignés de la
violence faite à leur pontife, les classes moyennes, quoique fort
disposées à se passer du gouvernement ecclésiastique, se défiant
singulièrement de ce qui venait de l'homme qui avait comprimé la
révolution française. Le Pape n'attendait que ce dernier acte pour
recourir aux seules armes qui restassent dans ses mains, celles de
l'excommunication. Plus d'une fois il avait songé à s'en servir; mais
la crainte de montrer émoussées des armes autrefois si puissantes,
la crainte si elles retrouvaient quelque efficacité contre un prince
d'origine nouvelle, de le pousser aux plus redoutables extrémités,
avaient fait hésiter les conseillers du Saint-Siége. Néanmoins
on était tombé d'accord que si la suppression de la puissance
temporelle était décrétée, il fallait fulminer l'anathème. Dans
la prévoyance de cet événement les bulles étaient toutes rédigées
à l'avance, transcrites de la propre main du Pape, et signées.
Elles prononçaient l'anathème avec ses conséquences non pas contre
Napoléon nominativement, mais contre tous les auteurs et complices
des actes de violence et de spoliation exercés sur le Saint-Siége et
le patrimoine de Saint-Pierre. À peine la publication du décret du
17 mai avait-elle eu lieu, qu'au moyen des intelligences pratiquées
en dehors du Quirinal, des mains courageuses et fidèles affichèrent
dans Saint-Pierre, et dans la plupart des églises de Rome, la bulle
d'excommunication, qui osait frapper Napoléon sur son trône, et
qui n'ayant plus pour elle la force du sentiment religieux depuis
longtemps affaibli, en devait trouver une cependant dans la justice
humaine, révoltée des violences, des ingratitudes commises par le
guerrier envers le pontife qui l'avait sacré.

[Note en marge: Ordres éventuels de Napoléon relativement à
l'arrestation du Pape.]

La police française enleva ces audacieuses affiches, mais la bulle
courant de mains en mains, ne pouvait manquer de se répandre
bientôt jusqu'aux extrémités de l'Europe. Ces deux actes, dont
l'un répondait à l'autre, devaient pousser au dernier degré
d'exaspération les deux puissances personnifiées dans le général
français et le pontife romain, et il n'était plus possible qu'elles
continuassent de se trouver en face l'une de l'autre sans en
venir à la violence matérielle. Napoléon pour les affaires de Rome
correspondait avec le général Miollis, et surtout avec son beau-frère
Murat, qui, en qualité de roi de Naples, commandait en chef les
troupes d'occupation. Il lui avait écrit, dans la prévoyance de
ce qui pourrait arriver, qu'il fallait, si on rencontrait de la
résistance au décret du 17 mai, ne pas traiter le Pape autrement
que l'archevêque de Paris à Paris même, et au besoin arrêter le
cardinal Pacca et Pie VII. Cette instruction, qu'il regretta depuis
d'avoir donnée, contenue dans diverses lettres du 17 et du 19
juin[33], parvint à Rome par Murat, au moment où régnait la plus
grande inquiétude sur la situation. Un armement anglais, dont
on s'exagérait l'importance et qui n'était qu'une démonstration
des forces britanniques résidant en Sicile, se trouvait en vue de
Civita-Vecchia. Le peuple de Rome était fort agité. L'abolition
dans toutes les communes du gouvernement ecclésiastique, et son
remplacement par des autorités civiles provisoires, produisaient un
trouble général. À chaque instant on disait que le tocsin allait
sonner dans Rome, et qu'à cet appel les Transtévérins se jetteraient
sur les Français, qui n'étaient plus que trois à quatre mille, le roi
Murat ayant porté toutes ses forces sur le littoral, pour observer la
marine britannique. On s'attendait à cet événement pour le 29 juin,
qui était la fête de Saint-Pierre. On prétendait que Pie VII en
habits pontificaux devait sortir ce jour-là du Quirinal, prononcer
lui-même l'anathème, délier tous les sujets de l'Empire du serment
prêté à Napoléon, et donner le signal d'une insurrection générale en
Italie.

[Note 33: Voici ces lettres:

«_Au roi de Naples._

                                         »Schoenbrun, le 17 juin 1809.

»Je reçois la lettre de V. M. du 8 juin. Vous aurez appris dans ce
moment la mort de Lannes et de Saint-Hilaire. Durosnel et Fouler ont
été faits prisonniers dans des charges très-éloignées. Je désirerais
beaucoup que vous fussiez près de moi; mais dans ces circonstances
il est convenable que vous ne vous éloigniez point de Naples. À une
autre campagne, lorsque les choses seront tout à fait assises de
votre côté, il sera possible de vous appeler à l'armée.

»Vous aurez vu par mes décrets que j'ai fait beaucoup de bien au
Pape, mais c'est à condition qu'il se tiendra tranquille. S'il
veut faire une réunion de cabaleurs, tels que le cardinal Pacca,
etc., il n'en faut rien souffrir, et agir à Rome comme j'agirais
avec le cardinal archevêque de Paris. J'ai voulu vous donner cette
explication. On doit parler au Pape clair, et ne souffrir aucune
espèce de contraste. Les commissions militaires doivent faire justice
des moines et agents qui se porteraient à des excès.

»Une des premières mesures de la consulte doit être de supprimer
l'inquisition.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

«_Au roi de Naples._

                                        »Schoenbrunn, le 19 juin 1809.

»Je vous expédie votre aide de camp. Il vous portera la nouvelle de
la bataille que le prince Eugène vient de gagner sur l'archiduc Jean
et l'archiduc Palatin réunis, le jour anniversaire de la bataille de
Marengo.

»Je vous ai écrit par Caffarelli, qui est parti le 17 d'ici. À
son arrivée en Italie il vous aura expédié mes dépêches par un
courrier.--Je vous ai fait connaître que mon intention était que les
affaires de Rome fussent conduites vivement, et qu'on ne ménageât
aucune espèce de résistance. Aucun asile ne doit être respecté si on
ne se soumet pas à mon décret, et sous quelque prétexte que ce soit
on ne doit souffrir aucune résistance. Si le Pape, contre l'esprit
de son état et de l'Évangile, prêche la révolte, et veut se servir
de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on
doit l'arrêter. Le temps de ces scènes est passé. Philippe-le-Bel fit
arrêter Boniface, et Charles-Quint tint longtemps en prison Clément
VII, et ceux-là avaient fait encore moins. Un prêtre qui prêche aux
puissances temporelles la discorde et la guerre, au lieu de la paix,
abuse de son pouvoir.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[Note en marge: Les autorités françaises, effrayées de l'état de
Rome, et enhardies par les lettres de Napoléon, font arrêter le Pape
et le cardinal Pacca.]

Il y avait alors à Rome, où il avait été envoyé pour diriger la
police, un officier de gendarmerie, le colonel Radet, très-rusé,
très-hardi, très-propre à un coup de main, chargé d'organiser la
gendarmerie en Italie. Logé près du Quirinal, au palais Rospigliosi,
il avait rempli d'espions la demeure du Pape, et placé des mains
sûres près du clocher du Quirinal, pour s'emparer de la cloche d'où
devait partir le signal du tocsin. Quoique ces bruits ne se fussent
point réalisés, ils avaient excité l'imagination des autorités
françaises, et leur avaient persuadé qu'il n'y aurait à Rome aucune
sûreté, tant qu'on y souffrirait le Pape et surtout son ministre,
le cardinal Pacca, qui était réputé l'agent principal du parti
ecclésiastique le plus exalté. Arrêter le cardinal Pacca sans le
Pape dont il ne quittait plus la personne, paraissait impossible
et insuffisant, et arrêter les deux semblait être devenu le seul
moyen de salut. On reculait toutefois devant cet attentat, digne
conséquence de celui de Bayonne, lorsque les lettres si imprudemment
écrites par Napoléon à Murat, et communiquées par ce dernier au
général Miollis, levèrent tous les scrupules. Néanmoins le général
Miollis hésitait encore, mais le colonel Radet insistant, par la
raison que Rome n'était plus gouvernable si on ne faisait acte
de vigueur, on résolut d'arrêter le Pape avec les précautions
convenables, et de le transporter en Toscane, où l'on déciderait ce
qu'on ferait de ce personnage sacré, fort embarrassant à Rome, mais
destiné à être embarrassant partout, parce que partout il serait le
témoignage vivant d'une odieuse et inutile violence.

[Note en marge: Assaut donné le 6 juillet au Quirinal, et enlèvement
du Pape.]

[Note en marge: Translation de Pie VII à Florence.]

Les dispositions faites, la gendarmerie échelonnée sur la route de
Rome à Florence, le colonel Radet assaillit le Quirinal le 6 juillet
à 3 heures du matin, moment même où notre armée se déployait pour
livrer la bataille de Wagram. Les portes étant fermées, on franchit
les murs du jardin avec des échelles, on pénétra dans l'intérieur
du palais par les fenêtres, et on arriva à l'appartement du Pape,
qui, averti de cet assaut, s'était revêtu en toute hâte de son
costume pontifical. Le cardinal Pacca se trouvait auprès de lui,
avec quelques personnages ecclésiastiques et civils de sa maison.
Le pontife était indigné. Ses yeux, ordinairement vifs mais doux,
lançaient des flammes. À l'aspect du colonel Radet, qui était à la
tête de nos soldats, si odieusement travestis en vainqueurs d'un
vieillard sans défense, le Pape demanda ce qu'il venait faire auprès
de lui par un tel chemin. Le colonel Radet, troublé, s'excusa en
alléguant des ordres auxquels il était obligé d'obéir, et lui dit
qu'il était chargé de le conduire hors de Rome. Pie VII sentant que
toute résistance serait inutile, demanda à être suivi du cardinal
Pacca et de quelques personnes de sa maison; on y consentit, à
condition qu'il partirait sur-le-champ, et que les personnes dont
il voulait être suivi ne le joindraient que quelques heures après.
Le pontife s'étant résigné, on le plaça dans une voiture, et le
colonel Radet s'asseyant sur le siége de devant, on traversa Rome
et les premiers relais sans être reconnu. On courut la poste sans
s'arrêter jusqu'à Radicofani. Là, le Pape étant fatigué, et ne voyant
pas arriver les personnes qu'il avait demandées, refusa d'aller plus
loin. D'ailleurs une fièvre assez forte l'avait saisi, et il était
impossible de ne pas lui accorder un peu de repos. Après une journée
on le remit en route, puis on traversa Sienne, au milieu d'un peuple
à genoux, mais soumis, et on arriva le 8 au soir à la Chartreuse de
Florence.

[Note en marge: Translation de Pie VII de Florence à Grenoble.]

La grande-duchesse Élisa, soeur aînée de l'Empereur, laquelle mettait
autant de soin que d'intelligence à bien gouverner son beau duché de
Toscane, et avait quelque peine à y contenir les esprits échappant
là comme ailleurs à l'ascendant de Napoléon, fut épouvantée d'avoir
un semblable dépôt à garder, et craignit qu'un simple soupçon de
complicité dans une telle violence ne lui aliénât tout à fait
ses sujets. Elle ne voulut donc point avoir le Pape à Florence.
La promptitude de l'enlèvement ayant devancé tous les ordres qui
auraient pu émaner de Schoenbrunn en pareille circonstance, chacun
pouvait s'exonérer du fardeau en le rejetant sur son voisin. En
conséquence, la grande-duchesse ordonna de faire partir le Pape pour
Alexandrie, où il serait dans une place forte, et sur les bras du
prince Borghèse. On le mit en route le 9 pour Gênes, sous l'escorte
d'un officier de gendarmerie italien, doux et fait pour plaire à
Pie VII. La grande-duchesse avait donné sa meilleure voiture de
voyage pour y placer l'auguste voyageur, envoyé son propre médecin,
et ajouté tous les soulagements propres à rendre la route moins
fatigante. Le noble vieillard, se voyant avec regret éloigné de
l'Italie, irrité par la fatigue, affligé de rencontrer des visages
nouveaux, s'emporta un moment contre ce qu'on exigeait de lui, et
partit cependant pour Gênes. Peu à peu il se calma en voyant les
égards qu'on lui témoignait, et surtout en apercevant à genoux autour
de sa voiture les populations qu'on laissait approcher, et qu'il n'y
avait pas grand inconvénient à laisser approcher, car si dans tout
l'Empire la haine commençait à remplacer l'amour, la crainte restait
entière, et tout en plaignant le Pape personne n'eût osé braver
l'autorité impériale pour le délivrer. Néanmoins aux portes de Gênes
on sut que la population était debout pour saluer le pontife. On
l'embarqua donc à quelque distance de la ville, dans un canot de la
douane, et on le conduisit par mer à Saint-Pierre-d'Arena, d'où il
fut transféré à Alexandrie.

Le prince Borghèse, gouverneur général du Piémont, effrayé à son tour
d'avoir un tel prisonnier à garder, et n'ayant pas d'ordre, voulut
s'en décharger, et envoya le Pape à Grenoble, où il arriva le 21
juillet avec le cardinal Pacca, qu'on avait momentanément séparé de
lui, et qu'on lui rendit à Alexandrie.

À Grenoble le Pape fut logé à l'évêché, entouré de soins, de
respects, mais tenu prisonnier.

[Note en marge: Napoléon blâme l'arrestation du Pape, et le fait
transférer à Savone.]

[Note en marge: Projet de Napoléon d'établir à Paris le centre du
gouvernement spirituel.]

Lorsque l'Empereur apprit à Schoenbrunn l'usage inconsidéré qu'on
avait fait de ses lettres, il blâma l'arrestation du Pape, et
regretta fort qu'on se fût permis une telle violence[34]. Ne voulant
pas plus l'avoir en France, que le prince Borghèse n'avait voulu
l'avoir à Alexandrie, et la grande-duchesse Élisa à Florence,
ignorant d'ailleurs que le Pape fût déjà à Grenoble, il désigna
Savone, dans la rivière de Gênes, où il y avait une bonne citadelle,
et un logement convenable pour recevoir le Pape. Le ministre de
la police, sur cette lettre, fit partir Pie VII de Grenoble pour
Savone, mouvement que Napoléon blâma également lorsqu'il en fut
informé, craignant que ces déplacements répétés ne parussent une
suite de vexations indécentes à l'égard d'un vieillard auguste, qu'il
aimait encore en l'opprimant, dont il était aimé aussi malgré cette
oppression. Il ordonna qu'on envoyât de Paris un de ses chambellans,
M. de Salmatoris, avec une troupe de valets et un mobilier
considérable, afin de préparer au Pape une représentation digne
de lui. Il ordonna qu'on le laissât faire tout ce qu'il voudrait,
accomplir toutes les cérémonies du culte, et recevoir les hommages
des populations nombreuses qui se déplaceraient pour venir le voir.
En même temps il prescrivit la translation à Paris des cardinaux,
des généraux des divers ordres religieux, des personnages de la
chancellerie romaine, des membres des tribunaux de la Daterie et de
la Pénitencerie, enfin des Archives pontificales, roulant dans sa
tête le projet de placer à côté du chef du nouvel empire d'Occident,
le souverain pontife, et croyant qu'il pourrait ainsi établir à Paris
le centre de toute autorité temporelle et spirituelle, singulier
signe du vertige qui, dans cette tête puissante, avait déjà fait de
si étranges progrès[35]!

[Note 34:

«_Au ministre de la police._

                                     »Schoenbrunn, le 18 juillet 1809.

»Je reçois en même temps les deux lettres ci-jointes du général
Miollis, et une troisième de la grande-duchesse. Je suis fâché qu'on
ait arrêté le Pape: c'est une grande folie. Il fallait arrêter le
cardinal Pacca et laisser le Pape tranquille à Rome; mais enfin
il n'y a point de remède: ce qui est fait est fait. Je ne sais ce
qu'aura fait le prince Borghèse; mais mon intention est que le Pape
n'entre pas en France. S'il est encore dans la rivière de Gênes, le
meilleur endroit où l'on pourrait le placer serait Savone. Il y a là
une assez grande maison où il serait assez convenablement, jusqu'à
ce qu'on sache ce que cela doit devenir. Je ne m'oppose point, si
sa démence finit, à ce qu'il soit renvoyé à Rome. S'il était entré
en France, faites-le rétrograder sur Savone et sur San-Remo. Faites
surveiller sa correspondance.

»Quant au cardinal Pacca, faites-le enfermer à Fenestrelle, et
faites-lui connaître que s'il y a un Français assassiné par l'effet
de ses instigations, il sera le premier qui payera de sa tête.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[Note 35: Voici une lettre bien courte, comme toutes celles au moyen
desquelles Napoléon décidait de si grandes choses, et qui exprime
clairement sa pensée à ce sujet:

«_Au ministre de la police._

                                   »Schoenbrunn, le 15 septembre 1809.

»J'ai lu la lettre que le Pape écrit au cardinal Caprara. Comme ce
cardinal est un homme sûr, vous pouvez la lui faire remettre après
en avoir fait prendre copie. Le mouvement de Grenoble à Savone a été
funeste comme tous les pas rétrogrades. Vous n'avez pas saisi mes
intentions.

C'est ce pas rétrograde qui a donné des espérances à ce fanatique.
Vous voyez qu'il voudrait nous faire réformer le code Napoléon, nous
ôter nos libertés, etc. On ne peut être plus insensé.

»J'ai déjà donné l'ordre que tous les généraux d'ordre et les
cardinaux qui n'ont pas d'évêché ou qui n'y résident pas, soit
Italiens, soit Toscans, soit Piémontais, se rendissent à Paris,
et probablement je finirai tout cela en y faisant venir le Pape
lui-même, que je placerai aux environs de Paris. Il est juste qu'il
soit à la tête de la chrétienté; cela fera une nouveauté les premiers
mois, mais qui finira bien vite.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[Note en marge: État des esprits en France au moment du retour de
Napoléon à Paris.]

Tels étaient en tout genre les événements qui s'étaient accomplis
pendant cette prompte campagne d'Autriche, et chacun devine aisément
l'effet qu'ils avaient dû produire sur les esprits. Cet effet avait
été grand et rapide. L'opinion depuis un an, c'est-à-dire depuis les
affaires d'Espagne, n'avait cessé de s'altérer par la conviction
universellement répandue qu'après Tilsit tout aurait pu finir, et
la paix régner au moins sur le continent, sans l'acte imprudent
qui avait renversé les Bourbons d'Espagne pour leur substituer
les Bonaparte. La guerre d'Autriche, bien que la cour de Vienne
eût pris l'offensive, était rattachée par tout le monde à celle
d'Espagne, comme à sa cause certaine et évidente. On était effrayé
de ces guerres incessantes qui mettaient en péril la France, sa
grandeur, son repos, l'Empereur lui-même, car tout en improuvant son
insatiable ambition, on tenait encore à lui comme à un sauveur, et
on lui en voulait autant de risquer sa personne que de compromettre
la France, ainsi qu'il le faisait tous les jours. La fatigue,
devenue générale, avait presque corrompu le patriotisme, et des
malveillants, nous l'avons déjà dit, avaient colporté secrètement
la traduction des bulletins mensongers de l'archiduc Charles. La
bataille douteuse d'Essling avait imprimé à ces sentiments une
vivacité plus grande encore, et la levée de boucliers du major
Schill, l'apparition des bandes allemandes insurgées tant en
Saxe qu'en Franconie, étant venues s'y joindre, l'inquiétude des
esprits s'était presque changée en haine. Wagram avait dissipé ces
fâcheux sentiments, mais Walcheren les avait fait renaître, et
quoique le désastre essuyé par les Anglais eût à son tour effacé
l'alarme produite par leur débarquement, on avait pu remarquer la
répugnance des gardes nationales à partir, leur indiscipline une
fois parties, indiscipline poussée si loin que le général Lamarque
commandant à Anvers une division de ces gardes nationales avait
été obligé de faire fusiller quelques hommes. On avait vu à Paris
les anciens officiers tirés de la réforme, continuer quoiqu'on eût
recours à eux leur rôle de mécontents, et tenir un langage des plus
fâcheux. Autour de MM. Fouché, Bernadotte, Talleyrand, on avait
vu se réunir beaucoup d'ennemis de l'Empire devenus plus hardis
que de coutume. Les anciens royalistes s'étaient agités dans le
faubourg Saint-Germain, et avaient semblé retrouver un peu de mémoire
pour les Bourbons. Ils accouraient en foule à Saint-Sulpice aux
conférences d'un prédicateur déjà célèbre, M. de Frayssinous, avec
un empressement que leurs sentiments religieux ne suffisaient pas
à expliquer. Dans ces conférences on développait, à leur grande
satisfaction, des doctrines fort en désaccord avec celles du décret
du 17 mai, qui avait supprimé la souveraineté temporelle du Pape.
Une décision de la police, en les faisant cesser, avait donné lieu à
des propos plus fâcheux que les conférences elles-mêmes. Le clergé
surtout était consterné de la nouvelle déjà répandue, qu'après
bien des scènes scandaleuses, les choses avaient été poussées à
Rome jusqu'à l'enlèvement du Pape. On priait dans les églises pour
lui, on se riait du Concordat dans les salons où restaient encore
quelques traces de l'ancien esprit philosophique, et partout on
trouvait à se plaindre, à fronder, à déprécier dans Napoléon l'homme
politique, quoiqu'on admirât toujours en lui le grand capitaine. Le
bruit d'un assassinat commis sur sa personne s'était même propagé
plusieurs fois, comme si le sentiment qui pousse les uns à méditer
ce crime, poussait les autres à le prévoir. Enfin il était évident
qu'une révolution s'opérait déjà dans l'opinion publique, et que
le mouvement des esprits qui soulevait l'Europe contre Napoléon,
commençait à détacher la France de lui. Toutefois, la dernière
guerre, miraculeusement conduite à son terme en quatre mois, la
glorieuse paix qui s'en était suivie, le continent encore une fois
pacifié, ramenaient l'espérance, avec l'espérance la satisfaction,
l'admiration, le désir de voir ce règne se calmer, se consolider,
s'adoucir, se perpétuer dans un héritier, et bien qu'en la sachant
frivole on aimât Joséphine comme une aimable souveraine qui
représentait la bonté, la grâce, à côté de la force, on désirait, en
la regrettant, un autre mariage qui donnât des héritiers à l'Empire.
On ne se bornait pas à le souhaiter, on l'annonçait indiscrètement
comme déjà résolu, plaignant celle dont on demandait le sacrifice,
disposé peut-être à blâmer l'Empereur qui l'aurait sacrifiée, et
à voir, suivant le choix qu'il ferait pour la remplacer, dans une
nouvelle union un nouvel acte d'ambition.

Tel était l'état des esprits que Napoléon avait parfaitement
discerné, mais qu'il n'aimait pas qu'on lui présentât tel qu'il
était, se contentant de deviner les choses qui lui déplaisaient,
et ne voulant pas les retrouver dans la bouche des autres. Pendant
la guerre d'Autriche, le prince Cambacérès s'était tu pour n'avoir
pas à les dire, mais Napoléon avait lui-même provoqué son discret
archichancelier, et celui-ci, sommé de s'expliquer, avait tout dit
avec une mesure infinie, mais avec une honnête sincérité. Napoléon
pressé de lui parler de ces importants objets, de lui en parler avant
tout autre, de lui en parler avec les plus grands développements,
l'avait mandé à Fontainebleau pour le 26 octobre, jour où il espérait
y arriver.

[Note en marge: Arrivée de Napoléon à Fontainebleau le 26 octobre, et
son entretien avec l'archichancelier Cambacérès.]

Le 26, en effet, Napoléon fut rendu à Fontainebleau avant tout le
monde, avant sa maison, avant l'Impératrice, avant ses ministres.
L'archichancelier, aussi exact que discret, y était dès l'aurore.
Napoléon l'accueillit avec confiance, avec amitié, mais avec une
hauteur qui ne lui était pas ordinaire. Plus il sentait l'opinion
s'éloigner, plus il se montrait fier envers elle, même à l'égard
de ceux qui la représentaient si amicalement auprès de lui. Il se
plaignit à l'archichancelier de la faiblesse avec laquelle on avait
supporté à Paris les angoisses de cette courte campagne, des alarmes
qu'on avait si facilement conçues pour quelques courses du major
Schill et de quelques autres insurgés allemands, de l'agitation
à laquelle on s'était livré à l'occasion de cette expédition de
l'Escaut, qui était, disait-il, un effet de son heureuse étoile;
il témoigna quelque dédain pour le peu de caractère qu'on avait
montré dans ces diverses circonstances, et se plaignit surtout
qu'on eût mis tant d'hésitation à lever les gardes nationales quand
elles auraient pu être utiles, et tant d'indiscrétion à les appeler
tumultueusement quand elles ne pouvaient plus servir qu'à troubler
le pays. Il laissa voir plus de défiance que de coutume à l'égard
des anciens républicains et royalistes, sembla même étendre cette
défiance à ses proches, affecta de considérer les affaires du clergé
comme de médiocre importance, se réservant, maintenant qu'il était
de retour, de les régler de concert avec le prince Cambacérès,
parla enfin avec un singulier mépris de la mort, des dangers qu'il
avait courus, affectant de croire, et croyant en effet, que, pour
un instrument de la Providence tel que lui, il n'y avait ni boulets
ni poignards à craindre. Il arriva ensuite à l'objet essentiel, à
celui qui le préoccupait le plus, à la dissolution de son mariage
avec l'impératrice Joséphine. Il aimait cette ancienne compagne de
sa vie, bien qu'il ne lui gardât point une scrupuleuse fidélité,
et il en coûtait cruellement à son coeur de se séparer d'elle; mais
à mesure que l'opinion s'éloignait, il se plaisait à supposer que
c'était le défaut d'avenir, et non ses fautes, qui menaçait d'une
caducité précoce son trône glorieux. La pensée de consolider ce qu'il
sentait trembler sous ses pieds, était sa préoccupation dominante,
comme si une nouvelle femme, choisie, obtenue, placée aux Tuileries,
devenue mère d'un héritier mâle, les fautes qui lui avaient attiré le
monde entier sur les bras avaient dû ne plus être que des causes sans
effets. Il était utile sans doute d'avoir un héritier incontesté,
mais mieux, cent fois mieux eût valu être prudent et sage! Cependant
Napoléon, qui, malgré ce besoin d'avoir un fils, n'avait pu, après
Tilsit, au faîte même de la gloire et de la puissance, se décider au
sacrifice de Joséphine, venait enfin de s'y résoudre, parce qu'il
avait senti l'Empire ébranlé, et il allait chercher dans un mariage
nouveau la solidité qu'il eût fallu demander à une conduite habile et
modérée[36].

[Note 36: L'archichancelier Cambacérès a raconté avec discrétion dans
ses mémoires le long entretien qu'il eut ce jour-là avec l'Empereur,
et n'a énoncé que les titres des objets dont il fut question. C'est
dans les nombreuses lettres de Napoléon que j'ai pu retrouver le sens
de cette conversation, et c'est dans ces documents authentiques que
j'ai pris, en la reproduisant avec une scrupuleuse exactitude, la
pensée de Napoléon sur chaque objet.]

[Note en marge: Première ouverture de Napoléon à l'archichancelier
Cambacérès, relativement à son projet de divorce.]

[Note en marge: Opinion de l'archichancelier Cambacérès sur le
divorce.]

Il parla donc de ce grave objet à l'archichancelier Cambacérès,
déclara qu'il n'y avait aucun prince de sa famille qui pût lui
succéder, jeta sur les misères de cette famille un regard triste
et profond, dit que ses frères étaient incapables de régner,
profondément jaloux les uns des autres, et nullement disposés à
obéir à son successeur, si l'hérédité directe ne leur faisait une
loi de reconnaître dans ce successeur le continuateur de l'Empire.
Il montra toutefois pour le prince Eugène une préférence marquée,
se loua de lui, de ses services, de sa modestie, de son dévouement
sans bornes, mais déclara que l'adoption ne suffirait pas pour le
faire accepter après sa mort comme héritier de l'Empire; et il ajouta
que, certain d'avoir des enfants avec une autre femme que Joséphine,
il avait pris la résolution de divorcer, qu'il n'en avait rien dit
surtout à celle qui allait être sacrifiée, que cet aveu lui était
très-pénible, qu'il attendait le prince Eugène chargé de préparer sa
mère, et que jusque-là il voulait que le secret le plus absolu fût
gardé. Le prince Cambacérès apprit avec un vif déplaisir cette grave
détermination, car, ainsi que tout le monde, il aimait Joséphine,
et il sentait bien que Napoléon, en la répudiant, allait s'éloigner
davantage encore de son passé, passé qui était celui des saines
idées, des desseins modérés, passé dans lequel étaient compris tous
les hommes de la Révolution, et duquel Napoléon ne se séparerait pas
sans rompre aussi avec eux. La même prudence qui l'avait porté à
condamner la conversion du consulat en empire, le portait à condamner
une alliance avec quelque ancienne dynastie, sentant bien que la
plus sûre consolidation c'était la durée, et que la durée dépendait
uniquement de la sagesse dans la conduite. Il fit quelques timides
représentations fondées sur la faveur dont Joséphine jouissait en
France, sur l'affection que lui avaient vouée le peuple et surtout
les militaires, habitués à voir en elle l'épouse bienveillante de
leur général; sur les souvenirs révolutionnaires qui se rattachaient
à elle, sur le nouveau pas qu'il semblerait faire vers l'ancien
régime en éloignant la veuve Beauharnais pour épouser une fille
des Habsbourg ou des Romanoff. À toutes ces remarques, présentées
d'ailleurs avec une extrême réserve, Napoléon répondit en maître
absolu, dont la volonté planant sur le monde était en quelque sorte
devenue le destin même. Il lui fallait un héritier: cet héritier
obtenu, l'Empire, suivant lui, serait fondé définitivement. Le vieux
conseiller du Premier Consul, confondu de la hauteur de son maître,
se soumit en silence, dédommagé du reste par une bienveillance
infinie, de l'inflexibilité des volontés qu'il avait essayé de
combattre[37]. Il fut convenu qu'on se tairait jusqu'à l'arrivée du
prince Eugène.

[Note 37: Voici comment le prince Cambacérès exprime ce que lui fit
éprouver cette conversation: «Nous fûmes seuls pendant plusieurs
heures. L'Empereur l'avait voulu ainsi, afin de m'entretenir à loisir
d'une foule d'objets... Pendant cet entretien Napoléon me parut
préoccupé de sa grandeur; il avait l'air _de se promener au milieu
de sa gloire_. Ce qu'il dit avait un caractère de hauteur qui me fit
craindre de ne plus obtenir de lui aucun de ces ménagements délicats,
dont il avait lui-même reconnu la nécessité pour conduire un peuple
libre, ou qui veut paraître tel.»]

[Note en marge: Entrevue de Napoléon avec Joséphine, et inquiétudes
de celle-ci.]

[Note en marge: Spectacle de la cour à Fontainebleau.]

L'infortunée Joséphine n'arriva que dans l'après-midi à
Fontainebleau, déjà tout alarmée de n'avoir pas été reçue la
première. Napoléon l'accueillit avec affection, mais avec l'embarras
du pesant secret qu'il n'osait dire. Cette princesse, qui, sans avoir
de l'esprit, avait un tact infini et la pénétration de l'intérêt
personnel, se sentit pour ainsi dire frappée à mort. Entendant de
toutes parts la foule des adulateurs, plus empressée à flatter à
mesure que l'opinion commençait à blâmer, répéter qu'il fallait
consolider l'Empire, voyant toutes choses tendre à ce qu'on appelait
la stabilité, elle se remit à répandre les larmes qu'elle avait
versées tant de fois, lorsque son triste avenir lui avait apparu.
Sa fille, devenue reine de Hollande, malheureuse par les sombres
défiances de son époux, séparée de lui, était accourue auprès de sa
mère pour la consoler, et, en la trouvant si désolée, elle finissait
presque par désirer pour elle l'explication, quelle qu'elle fût, de
ce secret funeste. Une foule nombreuse remplissait Fontainebleau,
et plus cette foule avait été alarmée des événements d'Espagne, de
la bataille d'Essling, plus elle affectait de proclamer invincible
celui qu'elle avait cru si près d'être vaincu. À l'entendre, personne
n'avait craint, n'avait douté, n'avait été inquiet. Les Anglais
avaient été ineptes, les Autrichiens follement présomptueux. Les
Espagnols allaient être accablés. Du Pape, de l'inutile et odieuse
violence qu'il avait subie, pas un mot. Napoléon ne voulant pas
qu'on en parlât, on n'en parlait pas, afin que ce fût, comme il le
commandait, chose de peu de conséquence, affaire de prêtres, qui
n'était plus digne d'occuper la gravité du dix-neuvième siècle.
Et puis toute conversation sur les affaires publiques finissait
par une confidence à l'oreille, sur le malheur de voir le trône
occupé par une souveraine fort attachante, mais stérile. Il fallait
se garder de sonder la pensée du tout-puissant Empereur, mais il
n'était pas possible qu'il ne songeât pas à compléter l'édifice qu'il
avait élevé, en donnant un héritier à l'Empire. Tous les trônes
de l'Europe, disait-on, s'empresseraient d'offrir la mère de ce
futur maître de l'Occident, et alors cet enfant né, l'Empire serait
éternel! Enfin, tandis que Paris commençait à parler, à contredire,
tout en admirant encore, à Fontainebleau on se taisait, à moins que
ce ne fût pour dire en un langage humble, banal, insipide, ce qu'on
avait entrevu dans le regard dominateur de Napoléon.

[Date en marge: Nov. 1809.]

[Note en marge: Réunion de princes à Fontainebleau.]

Toute sa famille avait demandé à venir pour expier, ceux-ci quelques
faiblesses ou quelques résistances, ceux-là quelques propos dont ils
avaient été la cause involontaire. Jérôme, roi de Westphalie, avait
mal dirigé le peu de mouvements militaires qu'il avait eu à exécuter;
il avait trop dépensé pour ses plaisirs et pas assez pour son armée.
Louis, roi de Hollande, non pour satisfaire à ses goûts de luxe, mais
pour plaire à l'esprit parcimonieux des Hollandais, n'avait point
entretenu assez de troupes, et surtout il avait favorisé, ou du moins
nullement réprimé, le commerce interlope avec l'Angleterre. Murat,
éloigné de l'armée pour régner à Naples, où il essayait de flatter
toutes les classes de ses sujets, Murat avait, probablement sans
le savoir, donné lieu à des propos transmis par la police jusqu'à
Schoenbrunn. On disait que, dans la prévoyance d'une catastrophe sur
le Danube, qui eût emporté la personne ou la fortune de Napoléon,
MM. Fouché et de Talleyrand, tournant les yeux vers Murat, s'étaient
entendus pour préparer sur la route d'Italie les relais qui devaient
l'amener de Naples à Paris. Du reste, c'était moins à son ambition à
lui qu'à celle de sa femme que se rapportaient ces propos. Napoléon
avait accueilli Jérôme avec indulgence, bien que le sacrifice des
affaires aux plaisirs fût à ses yeux le plus grave de tous les
torts. Mais il pardonnait beaucoup au dévouement de ce frère, et il
lui avait laissé espérer un arrangement avantageux relativement au
Hanovre. Il avait été plus sévère envers Louis, qu'il estimait, mais
dont la sombre indépendance, l'extrême asservissement aux volontés
des Hollandais, devenaient pour la politique de la France une vraie
défection. Il laissa entrevoir au roi de Hollande les plus sinistres
résolutions relativement à son territoire. Quant à Murat, qu'il
n'avait pas vu depuis longtemps et dont le nom, présent à la pensée
de tous les intrigants, l'offusquait parfois, il lui avait témoigné
son déplaisir, moins cependant à lui qu'à sa femme, dont l'esprit
inquiet présageait plus d'une faute capitale. Amical d'ailleurs,
comme il était toujours envers ses proches, il affectait davantage à
leur égard l'attitude d'un maître. En avançant dans la vie, il avait
vu de plus près, chez eux comme chez tous ceux qui l'entouraient, le
fond des affections humaines; et, en approchant, sans le voir, mais
en le pressentant quelquefois, du terme de sa grandeur, il semblait
avoir contre tout le monde on ne sait quelle amertume cachée, que
l'heureuse et prompte fin de la guerre d'Autriche n'avait pas suffi
à dissiper, et qui se manifestait par une expression d'autorité plus
absolue[38].

[Note 38: Il est certain que dès cette époque le ton de sa
correspondance commençait à changer, qu'il était plus sévère, plus
défiant, plus absolu, et qu'il semblait être mécontent de tout le
monde.]

[Note en marge: Changements opérés dans la personne de Napoléon.]

La famille de Napoléon n'était pas seule venue. Les rois ses alliés,
ayant tous quelque intérêt à débattre, ou quelques remercîments à
adresser, avaient demandé à le visiter. C'étaient le roi de Saxe, le
roi et la reine de Bavière, le roi de Wurtemberg. L'Empereur avait
répondu à leurs demandes de la façon la plus courtoise, et tout
annonçait, pour la fin de l'automne, la plus brillante réunion à
Paris de têtes couronnées. En attendant on avait à Fontainebleau une
suite de fêtes magnifiques. Les spectacles, les bals, les chasses se
succédaient sans interruption. La chasse au cerf surtout semblait,
dans ce moment, le plaisir le plus agréable à Napoléon. Il passait
à cheval des heures entières, et le faisait dire dans les journaux,
parce que, pendant la dernière campagne, on avait douté de sa santé
aussi bien que de sa fortune. Ayant voulu avoir le médecin Corvisart
auprès de lui, autant pour jouir de sa conversation dans les loisirs
de Schoenbrunn, que pour le consulter sur quelques douleurs sourdes,
présage de la maladie dont il mourut douze ans plus tard, il avait
donné lieu à beaucoup de vains propos sur l'état de sa santé. Pour
démentir ces bruits il courait donc du matin au soir, se vantant de
sa force qui était grande encore, et voulant qu'on y crût. L'aspect
de sa personne avait singulièrement changé dès cette époque. De
sombre et maigre qu'il était autrefois, il était devenu ouvert,
assuré, plein d'embonpoint, sans que son visage fût moins beau. De
taciturne il était devenu parleur abondant, et toujours écouté par
l'esprit ravi des uns, par la bassesse docile des autres. De brusque
et sec il était devenu impétueux, bouillant, quelquefois dur, quoique
toujours calme dans le danger, et bon dès qu'il voyait souffrir. En
un mot, sa toute-puissante nature s'était complétement épanouie, et
elle allait décroître, comme sa fortune, car rien ne s'arrête. Enfin,
au milieu de l'affluence empressée de sa cour, il avait distingué
une ou deux femmes, et il s'était peu gêné pour montrer ses goûts,
malgré les accès de jalousie de l'impératrice Joséphine, qu'il ne
ménageait plus, qu'il désespérait même par sa manière d'être, comme
s'il eût voulu la préparer à renoncer à lui, ou puiser lui-même dans
des désagréments intérieurs le courage de rompre qu'il n'avait pas.
Telle était sa vie au retour de la guerre d'Autriche, et l'éclat n'en
était pas moins grand qu'après Tilsit, car il semblait que par des
empressements sans bornes on cherchât à lui faire oublier les doutes
conçus un moment sur sa prospérité.

[Note en marge: Napoléon à Fontainebleau mêle les affaires aux
plaisirs.]

[Note en marge: Renforts envoyés en Espagne.]

[Note en marge: Répartition des troupes revenues des provinces
autrichiennes.]

[Note en marge: Soins donnés aux finances.]

[Note en marge: Quelques arrangements territoriaux avec les princes
alliés.]

Toujours travaillant, du reste, au milieu des plaisirs, il avait, de
Fontainebleau même, donné ses ordres sur une quantité d'objets. Il
avait accéléré l'organisation, la réunion et le déplacement des corps
destinés pour l'Espagne, lesquels se composaient, ainsi qu'on l'a
vu, de celui du général Junot dispersé d'Augsbourg jusqu'à Dresde,
de celui du maréchal Bessières consacré à reprendre Walcheren,
des réserves préparées dans le centre et l'ouest de l'Empire, des
dragons provisoires, des jeunes régiments de la garde. Les Anglais
ayant fini par se retirer entièrement des bouches de l'Escaut, en
faisant sauter les bassins et les ouvrages de Flessingue, Napoléon
avait définitivement mis les troupes de ligne de ce corps en marche
vers le Midi, et dissous les gardes nationales, sauf quelques
bataillons composés du petit nombre d'hommes à qui était venu le
goût de servir. Il avait fait continuer l'évacuation de l'Autriche
au fur et à mesure des payements effectués, et dirigé le corps du
maréchal Oudinot sur Mayence, le corps du maréchal Masséna sur les
Flandres, le corps du maréchal Davout sur les parties de l'Allemagne
qui restaient encore à la France, telles que Salzbourg, Bayreuth, le
Hanovre. Il voulait dissoudre le corps du maréchal Oudinot, composé
de quatrièmes bataillons (sauf l'ancienne division Saint-Hilaire),
pour rendre les quatrièmes bataillons à chaque régiment. Il avait
renforcé et régularisé les belles divisions du corps du maréchal
Masséna, voulant leur donner le littoral du continent à garder,
depuis Brest jusqu'à Hambourg. Quant au corps du maréchal Davout,
il l'avait réuni à la cavalerie, et se proposait de le faire vivre
en Hanovre, ou aux dépens de ce pays, ou aux dépens du roi Jérôme,
s'il cédait le Hanovre à celui-ci. Il avait dirigé le corps du
maréchal Marmont sur le camp de Laybach, pour le faire vivre en
Carniole. Il cherchait ainsi les combinaisons les meilleures, pour
ne pas diminuer réellement ses forces, et pour les rendre en même
temps moins dispendieuses, car la guerre d'Autriche ne lui avait
pas rapporté ce qu'il avait espéré (elle avait produit 150 millions
à peu près), et l'expédition de Walcheren lui avait coûté beaucoup
d'argent, pour l'armement et l'habillement des gardes nationales. Les
finances étaient dans le moment le souci le plus vif de Napoléon,
et la cause de la plupart de ses déterminations. Voulant mettre un
terme aux affaires du continent, il traitait avec la Bavière pour
la pacification du Tyrol, pour la répartition des territoires de
Salzbourg, de Bayreuth, etc.; avec la Westphalie pour la cession
du Hanovre; avec la Saxe pour le don de la Gallicie. Il demandait
aux uns des dotations pour ses généraux, aux autres des moyens
d'entretien pour ses armées, à tous un arrangement définitif, qui
fît cesser les occupations extraordinaires de troupes, et procurât
enfin au continent un aspect de paix et de stabilité. Pour tous ces
arrangements on n'avait aucune difficulté à vaincre, car Napoléon
donnait des territoires, et dès lors il était maître de fixer les
conditions à volonté. Dans tous les cas on ne pouvait manquer d'être
content.

[Note en marge: Organisation du domaine extraordinaire.]

[Note en marge: Suite des affaires de l'Église.]

Napoléon n'avait de difficulté sérieuse qu'avec son frère Louis.
Il était irrité au dernier point des facilités accordées par ce
dernier à la contrebande, et exigeait en punition qu'on lui livrât
le territoire compris entre l'Escaut et le Rhin, d'Anvers à Breda,
espérant se mieux garder contre la contrebande lorsqu'il aurait cette
ligne, et menaçant même de prendre toute la Hollande, si les abus
dont il se plaignait continuaient à se reproduire. Il organisait
le domaine extraordinaire, dirigé par M. Defermon, et formé avec
le trésor de l'armée et les propriétés de tout genre qu'il s'était
réservées en divers pays, pour faire ainsi reposer sur des bases
durables la fortune de ses serviteurs. Enfin, Napoléon s'occupait
de l'Église, et songeait à un nouvel établissement qui placerait
son chef dans la situation des patriarches de Constantinople à
l'égard des empereurs d'Orient. Il avait fait traiter le Pape avec
beaucoup d'égards, et lui avait envoyé, comme nous l'avons dit,
son chambellan, M. de Salmatoris, avec une nombreuse livrée, pour
qu'il fût entouré de tout l'éclat d'un souverain. Le Pape, revenu
à sa douceur accoutumée après quelques jours d'irritation, mais
persévérant dans sa résistance, avait répondu que le nécessaire lui
suffisait, que l'éclat serait inconvenant dans sa nouvelle situation;
que souverain il ne l'était plus, que prisonnier il y aurait de la
dérision à l'entourer de magnificence; qu'un modeste entretien, celui
qu'on accordait à des prisonniers qu'on respectait, suffirait pour
sa personne et celle de ses serviteurs. On n'avait point écouté
Pie VII, et sa maison était restée princière. Quant aux affaires
de l'Église, le Pape avait refusé de se mêler d'aucune, tant qu'on
ne lui aurait pas rendu un conseil de cardinaux, et un secrétaire
d'État de son choix. Quant à l'institution des évêques, affaire
toujours urgente, il avait également fermé l'oreille. Précédemment,
et même depuis l'entrée du général Miollis à Rome, Pie VII avait
consenti à instituer les évêques nommés par le gouvernement impérial,
moyennant le retranchement d'une formalité toute de déférence, et
qui avait rapport à l'Empereur. Ainsi il avait accordé la bulle
qui institue l'évêque accepté par l'Église, celle qui s'adresse au
clergé, celle qui s'adresse aux fidèles du diocèse, mais refusé
celle qui s'adresse au souverain temporel dans les États duquel le
nouveau prélat doit exercer ses fonctions. Napoléon proposait qu'il
en fût ainsi désormais, mais le Pape avait même refusé ce terme
moyen, depuis sa captivité à Savone. Les dispenses et tous les actes
ordinaires s'accordaient à Rome par le cardinal di Pietro, laissé
dans la capitale de l'Église pour y vaquer aux soins du gouvernement
spirituel, conformément aux usages adoptés pour l'absence des
papes. Napoléon ne s'était point ému de ces difficultés, et
s'était flatté de les résoudre dès qu'il aurait Pie VII auprès de
lui. Son projet était de l'amener à Fontainebleau, d'exercer là
l'influence de la douceur, la séduction de l'esprit, puis de lui
faire accepter un magnifique établissement à Saint-Denis, où le
souverain pontificat serait entouré d'autant d'éclat qu'à Rome même.
Persuadé qu'avec la force on fait tout, Napoléon s'était imaginé
qu'après quelque résistance, le Pape, lorsqu'il verrait qu'il n'y
avait rien à obtenir, finirait par se rendre; que les cardinaux,
les grands personnages de l'Église, amenés à Paris à la suite du
pontife, richement traités, finiraient eux aussi par préférer une
situation opulente et respectée à la persécution, et que les Romains,
auxquels il destinait une cour, la plus brillante après la sienne
(nous dirons plus tard laquelle), se passeraient volontiers d'un
pontificat qui les soumettait au gouvernement des prêtres; que les
catholiques de France seraient flattés d'avoir le Pape chez eux, que
les catholiques d'Europe, réduits à de bien autres sacrifices, se
résigneraient à le voir en France, et qu'il en serait de ces vieilles
habitudes catholiques, les plus anciennes, les plus enracinées, les
plus opiniâtres chez les populations européennes, comme de l'une
de ces frontières qu'il changeait à son gré, en écrivant un nouvel
article de traité avec la pointe de son épée, le lendemain d'une
victoire. Et faisant, selon son usage, suivre la conception de ses
volontés de leur exécution immédiate, il avait renouvelé l'ordre de
transférer à Paris les cardinaux siégeant à Rome, de quelque nation
qu'ils fussent, les généraux d'ordre, Dominicains, Barnabites,
Servites, Carmes, Capucins, Théatins, etc..., les membres des
tribunaux de la Daterie et de la Pénitencerie. Il avait ordonné en
outre que les archives si précieuses de la cour romaine, chargées
sur cent voitures, fussent acheminées sur la route de Rome à Paris.
Le ministre des cultes avait été envoyé à Saint-Denis, pour en
visiter les bâtiments et combiner les moyens matériels d'un grand
établissement. Toutefois, comme les consciences ne se prêtaient pas
aussi facilement que Napoléon l'imaginait à ces nouveautés, et que
le clergé n'osant résister ouvertement, employait une voie détournée
pour exhaler son mécontentement, celle des missions extraordinaires,
dans lesquelles on avait vu les royalistes du Midi et de la Bretagne
accourir en foule, il avait interdit purement et simplement les
missions, tant au dedans qu'au dehors de l'Empire.--«Pour le service
du culte au dedans, avait-il dit, le clergé ordinaire suffit. Je
présume assez de ses lumières et de son zèle pour croire qu'il
n'a pas besoin de prédicateurs ambulants pour le suppléer. Quant
au dehors, je n'ai pas le zèle du prosélytisme. Je me contente de
protéger le culte chez moi. Je n'ai pas l'ambition de le propager
chez autrui.»--Le cardinal Fesch ayant voulu faire sentir qu'une
pareille interdiction alarmerait les fidèles beaucoup plus que tout
ce qui les avait affligés jusqu'alors, Napoléon lui avait enjoint
de s'abstenir de toute réflexion, et de donner le premier l'exemple
de l'obéissance, car une simple apparence de résistance serait plus
sévèrement réprimée chez lui que chez tout autre.

[Note en marge: Napoléon se transporte de Fontainebleau à Paris pour
y recevoir plusieurs souverains étrangers.]

Tandis que Napoléon, mêlant les affaires sérieuses aux plaisirs,
les résolutions sensées d'une grande administration aux illusions
d'une politique aveugle, se reposait dans la belle résidence de
Fontainebleau des fatigues et des périls de la guerre, l'arrivée à
Paris des souverains alliés le décida à s'y rendre pour les recevoir.
C'étaient le roi et la reine de Bavière, le roi de Saxe, le roi de
Wurtemberg, qui venaient se joindre aux princes parents, aux rois et
reines de Hollande, de Westphalie, de Naples. Napoléon fit sa rentrée
à Paris à cheval le 14 novembre. Il n'y avait point paru depuis son
départ pour l'armée, le 12 avril. Les fêtes pour la paix s'ajoutant
à tout l'éclat d'une réunion princière sans exemple, Paris jouit
d'un automne brillant et qui arrivait à propos, après un été et un
printemps qui n'avaient présenté que solitude et tristesse.

[Note en marge: Napoléon se décide enfin au divorce.]

[Note en marge: Napoléon mande le prince Eugène à Paris.]

[Note en marge: Il concerte avec M. de Cambacérès les formes du
divorce et avec M. de Champagny la négociation relative au choix
d'une nouvelle épouse.]

[Note en marge: Forme du divorce civil.]

Mais, au milieu de ces fêtes, Napoléon préparait enfin la grande
résolution qui devait tant coûter à son coeur, tant plaire à son
orgueil, et si peu servir sa puissance, nous voulons parler du
divorce et du mariage qui allait s'ensuivre. Les scènes de jalousie
devenues plus vives à mesure que l'infortunée Joséphine croyait
s'apercevoir qu'on lui cachait quelque chose de plus grave qu'une
infidélité, irritaient Napoléon sans lui donner pourtant la force
de rompre. Il s'y essayait en devenant plus froid, plus contenu,
plus dur. Mais cet état lui était insupportable, et il avait hâte
d'en finir. Il fit partir pour Milan un courrier qui portait au
prince Eugène l'ordre de venir sur-le-champ à Paris. Il y retint la
reine Hortense, afin d'entourer Joséphine de ses enfants dans le
moment difficile, et de lui préparer ainsi les consolations qu'il
pensait devoir lui être les plus douces. Il manda l'archichancelier
Cambacérès, M. de Champagny, et s'ouvrit séparément à eux, mais à
eux seuls, de la résolution qu'il avait définitivement prise, et à
laquelle ils étaient appelés à concourir chacun de son côté. Avec
l'archichancelier Cambacérès il s'occupa de la forme du divorce.
Il lui dit que Joséphine se doutait de ce qui se préparait, mais
qu'il attendait le prince Eugène pour lui tout avouer; que jusque-là
il désirait le secret le plus absolu, et qu'il voulait en finir
immédiatement après. Il lui répéta ses raisons de divorcer, tirées
de la nécessité d'assurer un héritier à l'Empire, un héritier
incontesté, devant lequel se tairaient toutes les jalousies de
famille. Il laissa voir encore toutes les illusions qu'il se faisait,
attachant la durée non à la prudence, mais à un mariage, qui, bien
qu'il eût son utilité, serait de peu d'importance contre l'Europe
conjurée. Il parla du reste pour ordonner, non pour consulter, et
montra la résolution où il était d'entourer cet acte des formes
les plus affectueuses, les plus honorables pour Joséphine. Il ne
voulait rien de ce qui pouvait ressembler à une répudiation, et
n'admettait qu'une simple dissolution du lien conjugal, fondée sur
le consentement mutuel, consentement fondé lui-même sur l'intérêt de
l'Empire. Il fut convenu qu'après un conseil de famille, dans lequel
l'archichancelier recevrait l'expression de la volonté des deux
époux, un sénatus-consulte rendu par le Sénat, en forme solennelle,
prononcerait la dissolution du lien civil, et que dans ce même acte
le sort de Joséphine serait assuré magnifiquement. Napoléon avait
décidé qu'elle aurait un palais à Paris, une résidence princière à
la campagne, trois millions de revenu, et le premier rang entre les
princesses après la future impératrice régnante. Il entendait la
conserver auprès de lui, comme la meilleure et la plus tendre amie.

[Note en marge: Difficulté attachée à la dissolution du lien
religieux.]

Dans tous ces arrangements Napoléon avait oublié le lien spirituel,
qu'il fallait dissoudre aussi pour que le divorce fût complet. Il
ne paraissait pas y attacher grande importance, comptant que le
secret avait été gardé par le cardinal Fesch et Joséphine sur la
consécration religieuse qui avait été donnée à leur mariage la
veille du couronnement. Mais le cardinal Fesch en avait parlé à
l'archichancelier Cambacérès, et celui-ci fit sentir à Napoléon que
les cours étrangères auxquelles il songeait à s'unir pourraient
bien attacher à la question religieuse une importance qu'il n'y
attachait pas lui-même, qu'il fallait donc s'occuper de dissoudre
le lien spirituel comme le lien civil. Napoléon s'irrita beaucoup
contre le cardinal Fesch, dit que la cérémonie faite sans témoins,
dans la chapelle des Tuileries, n'avait aucune valeur, qu'elle avait
uniquement eu pour but de tranquilliser la conscience du Pape, et
que vouloir en ce moment lui créer un pareil obstacle, était une
perfidie de son oncle le cardinal. Il fut néanmoins convenu que
l'archichancelier Cambacérès, dès qu'on ne serait plus obligé de
garder le secret, réunirait quelques évêques pour rechercher le moyen
de dissoudre le lien spirituel sans recourir au Pape, duquel on ne
pouvait rien attendre dans l'état des relations de l'Empire avec
l'Église romaine.

[Note en marge: Première préférence de Napoléon relativement au choix
d'une nouvelle épouse.]

Napoléon s'occupa ensuite de la princesse qu'il appellerait à
remplacer Joséphine sur le trône de France, et à cet égard il prit
pour unique confident M. de Champagny, comme il avait pris le prince
Cambacérès pour unique confident relativement aux questions de forme.
Il fallait que le nouveau mariage, en lui donnant un héritier, et
en servant ainsi sa politique de fondateur d'empire, servît aussi
sa politique extérieure, en consolidant son système d'alliances. Il
pouvait choisir une épouse ou dans les petites cours ou dans les
grandes, comme font les monarques prépondérants. En cherchant leurs
épouses dans les grandes cours, ils se renforcent de la bonne volonté
des grands États, mais pas pour longtemps, ainsi que l'expérience
le prouve, les grands États étant nécessairement jaloux les uns des
autres, et les alliances de famille n'étant que des trêves à leurs
jalousies. En s'alliant aux petites, ils s'attachent plus solidement
les seules cours qui puissent leur être fidèles, parce que n'ayant
pas de raison d'être jalouses, elles peuvent être fidèles quand
leur intérêt toutefois est pleinement satisfait. En demandant sa
nouvelle épouse à une cour secondaire, Napoléon avait un choix simple
et honorable à faire, c'était celui de la fille du roi de Saxe, le
prince allemand qui lui était le plus attaché, qui lui devait le
plus, qui méritait le plus d'estime. La princesse était d'âge mûr,
bien constituée, respectable dans ses moeurs. Tout était facile et
sûr dans cette union, quoiqu'elle présentât peu d'éclat.

[Note en marge: Raisons de Napoléon pour préférer une princesse
russe.]

En portant ses regards vers les grandes cours, Napoléon ne pouvait
choisir qu'entre l'Autriche et la Russie. Rien n'était plus noble,
plus près de ce qu'on appelle légitimité, qu'une alliance avec
l'Autriche, et cette alliance était possible, car les représentants
de la cour de Vienne avaient insinué en cent façons que cette cour
ne demanderait pas mieux que de s'unir à Napoléon. Mais les haines
étaient bien récentes! On venait de s'égorger: s'embrasser, s'épouser
sitôt après les batailles d'Essling et de Wagram, n'était-ce pas une
inconséquence choquante pour le bon sens des peuples? D'ailleurs (et
cette raison était la principale), c'était renoncer à l'alliance
russe, qui depuis Tilsit faisait le fondement de la politique de
l'Empire. Napoléon avait eu depuis six mois plus d'un sujet de
froideur avec Alexandre, notamment dans la dernière guerre, où il
en avait été si mal secondé; mais il regardait encore l'alliance
russe comme la principale, comme celle qui lui suffisait pour tenir
le continent enchaîné et l'Angleterre isolée, ne dût-elle, dans sa
froideur, produire que la neutralité. Il voulait donc la conserver,
tout en disant à l'empereur Alexandre, comme il n'avait pas manqué
de le faire dans ses dernières communications, en quoi il avait
lieu d'être content ou mécontent de lui. Un mariage avec la cour
de Russie était naturellement indiqué par tout ce qui s'était passé
auparavant. À Erfurt Napoléon avait amené l'empereur Alexandre
à lui parler de son union possible avec une princesse russe, la
grande-duchesse Anne, qui restait à marier. Le czar s'était montré,
quant à lui, tout disposé à y consentir, et n'avait paru prévoir de
difficultés que de la part de sa mère, princesse respectable, mais
orgueilleuse, et remplie des préjugés de l'aristocratie européenne.
Celle-ci s'était hâtée d'unir la grande-duchesse Catherine, princesse
remarquable par la beauté, l'esprit, le caractère, et d'âge tout à
fait propre au mariage, à un simple duc d'Oldenbourg, afin d'éviter
une demande qu'elle entrevoyait, et qu'elle redoutait. Il était donc
à craindre qu'elle ne fût guère disposée à donner sa seconde fille à
Napoléon, n'ayant pas hésité à précipiter le mariage de la première,
pour éviter une alliance contraire à ses sentiments personnels.
Alexandre néanmoins avait promis ses bons offices et presque le
succès, sans toutefois s'engager, résolu qu'il était à ne pas
violenter sa mère. Là-dessus, comme nous l'avons dit en son lieu, on
s'était quitté enchanté l'un de l'autre. Après de tels pourparlers,
il était impossible de songer à une autre union sans rompre
l'alliance, ce que Napoléon ne voulait pas. Il espérait d'ailleurs
qu'un semblable mariage rendrait à l'alliance russe toute la chaleur
qu'elle avait perdue, et toute l'influence qu'il en attendait sur
l'Europe.

[Note en marge: Dépêche à Saint-Pétersbourg, pour demander la main de
la grande-duchesse Anne.]

En conséquence, il ordonna à M. de Champagny d'écrire à
Saint-Pétersbourg une dépêche qu'il chiffrerait de sa propre main,
que M. de Caulaincourt, de son côté, déchiffrerait lui-même, qui
resterait un secret pour tout le monde, même pour M. de Romanzoff, et
qui ne serait connue que de l'empereur Alexandre en personne. Dans
cette dépêche, datée du 22 novembre[39], M. de Champagny disait:

«Des propos de divorce étaient revenus à Erfurt aux oreilles de
l'empereur Alexandre, qui en parla à l'Empereur, et lui dit que
la princesse Anne sa soeur était à sa disposition. S. M. veut que
vous abordiez la question franchement et simplement avec l'empereur
Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes:

«Sire, j'ai lieu de penser que l'Empereur, pressé par toute la
France, se dispose au divorce. Puis-je mander qu'on peut compter sur
votre soeur? Que V. M. y pense deux jours, et me donne franchement
sa réponse, non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une
personne passionnée pour les deux familles. Ce n'est point une
demande formelle que je vous fais, c'est un épanchement de vos
intentions que je sollicite. Je hasarde, Sire, cette démarche, parce
que je suis trop accoutumé à dire à V. M. ce que je pense, pour
craindre qu'elle me compromette jamais.»

«Vous n'en parlerez pas à M. de Romanzoff, sous quelque prétexte que
ce soit, et lorsque vous aurez eu cette conversation avec l'empereur
Alexandre, et celle qui doit la suivre deux jours après, vous
oublierez entièrement la communication que je vous fais. Il vous
restera à me faire connaître les qualités de la jeune princesse, et
surtout l'époque où elle peut être en état de devenir mère, car dans
les calculs actuels six mois de différence font un objet. Je n'ai
point besoin de recommander à V. E. le plus inviolable secret, elle
sait ce qu'elle doit à cet égard à l'Empereur.»

[Note 39: Je parle, comme on doit s'en douter, d'après les originaux
eux-mêmes, restés inconnus jusqu'ici. Rien n'est plus curieux, plus
défiguré dans les récits publiés, que ce qui concerne le divorce et
le mariage de Napoléon. J'écris d'après la correspondance secrète,
et d'après les mémoires inédits du prince Cambacérès et de la reine
Hortense.]

[Note en marge: Aveu imprévu de Napoléon à Joséphine, et
communication à cette princesse du projet définitif de divorce.]

[Note en marge: La reine Hortense appelée pour consoler sa mère.]

Ces dépêches étant parties, et tout étant préparé pour amener la
dissolution du mariage avec l'impératrice Joséphine, et la formation
d'une nouvelle alliance avec une princesse russe, Napoléon attendait
impatiemment l'arrivée du prince Eugène pour tout dire à Joséphine,
lorsque le redoutable secret s'échappa comme malgré lui. Chaque jour
l'infortunée étant plus triste, plus agitée, plus importune dans ses
plaintes, Napoléon, fatigué, coupa court à ses reproches, en lui
disant qu'il fallait du reste songer à d'autres noeuds que ceux qui
les unissaient, que le salut de l'Empire voulait enfin une grande
résolution de leur part, qu'il comptait sur son courage et sur son
dévouement pour consentir à un divorce, auquel il avait lui-même
la plus grande difficulté à se résoudre. À peine ces terribles
mots étaient-ils prononcés que Joséphine fondit en larmes, et tomba
presque évanouie. L'Empereur appela sur-le-champ le chambellan de
service, M. de Beausset, lui dit de l'aider à relever l'Impératrice
qui était en proie à des convulsions violentes, et tous deux la
soutenant dans leurs bras la transportèrent dans ses appartements.
On avertit la reine Hortense, qui accourut auprès de l'Empereur,
qu'elle trouva tout à la fois ému et irrité des obstacles opposés à
ses desseins. Il dit brusquement, presque durement à la jeune reine,
que son parti était pris, que les larmes, les cris ne changeraient
rien à une résolution devenue inévitable, et nécessaire au salut de
l'Empire. Il se montrait dur comme pour arrêter des pleurs devant
lesquels il se sentait prêt à défaillir. La reine Hortense, dont la
fierté souffrait en ce moment pour elle et pour sa mère, se hâta
d'assurer l'Empereur que des pleurs, des cris, il n'en entendrait
pas, que l'Impératrice ne manquerait pas de se soumettre à ses
désirs, et de descendre du trône comme elle y était montée, par sa
volonté; que ses enfants, satisfaits de renoncer à des grandeurs qui
ne les avaient pas rendus heureux, iraient volontiers consacrer leur
vie à consoler la meilleure et la plus tendre des mères. L'épouse
infortunée du roi Louis avait bien des motifs pour parler ainsi.
Mais en l'écoutant Napoléon ramené sur-le-champ d'une dureté qu'il
affectait à l'émotion vraie qu'il ressentait au fond du coeur, se mit
lui-même à répandre des larmes, à exprimer à sa fille adoptive toute
la douleur qu'il éprouvait, toute la violence qu'il était obligé de
se faire pour prendre le parti qu'il avait pris, toute la gravité
des motifs qui l'avaient décidé à agir de la sorte, et la supplia
de ne point le quitter, de rester auprès de lui, d'y rester avec le
prince Eugène, pour l'aider à consoler leur mère, à la rendre calme,
résignée, heureuse même, en devenant une amie, d'épouse qu'elle ne
pouvait plus être. Napoléon raconta alors tout ce qu'il voulait faire
pour elle, afin de lui dissimuler autant que possible le changement
de situation qui allait suivre ce pénible divorce. Des palais, des
châteaux, de magnifiques revenus, le premier rang à la cour après
celui de l'impératrice régnante, tout cela si peu que ce fût, en
descendant du trône, était quelque chose néanmoins pour l'esprit
mobile et frivole de Joséphine. La reine Hortense, qui aimait
tendrement sa mère, courut auprès d'elle pour essayer de la consoler,
ou du moins d'atténuer sa douleur. Elle eut d'abondantes larmes à
voir couler, et à verser elle-même. Pourtant Joséphine se montra
plus calme les jours suivants. Elle attendait son fils. Tant qu'il
n'était pas arrivé, tant qu'un acte solennel n'était pas intervenu
entre elle et son époux, elle espérait encore. Napoléon, du reste, la
comblait de soins maintenant que le terrible secret était révélé, et
de manière à lui faire presque illusion.

[Date en marge: Déc. 1809.]

Cependant les éclats de la douleur de Joséphine entendus par les
serviteurs du palais avaient bientôt retenti dans les Tuileries,
et des Tuileries dans Paris. D'ailleurs la joie de la famille
Bonaparte toujours jalouse de la famille Beauharnais, se manifestant
par des indiscrétions involontaires, aurait suffi pour tout révéler.
Déjà même une cour ingrate et curieuse, devançant les propos du
public, oubliait l'impératrice détrônée, pour ne s'occuper que de
l'impératrice future, et la chercher sur tous les trônes de l'Europe.
Napoléon voulait faire cesser une situation aussi pénible et aussi
fausse, et n'attendait pour cela que l'arrivée du prince Eugène.

[Note en marge: Arrivée à Paris du prince Eugène.]

[Note en marge: Longue entrevue de la famille dans laquelle le
divorce est définitivement convenu.]

Cet excellent prince arriva à Paris le 9 décembre. Sa soeur, accourue
à sa rencontre, se jeta dans ses bras en lui annonçant le triste
sort de leur mère. Il avait été jusque-là dans l'incertitude, et au
lieu de prévoir un malheur, il avait été induit un moment à espérer
le comble des grandeurs, car la princesse Auguste, son épouse, lui
avait dit qu'on le mandait peut-être pour le déclarer héritier de
l'Empire. Ses succès dans la dernière guerre avaient contribué à lui
procurer cette courte illusion. Au surplus, ce prince, modéré dans
ses désirs, en apprenant le motif qui le faisait mander à Paris,
fut principalement affligé pour sa femme, car il était évident que
si Napoléon avait pour successeur un fils, il n'amoindrirait pas
l'héritage de ce fils, et n'en détacherait pas le royaume d'Italie.
Il fallait donc non-seulement renoncer au trône de France, auquel
il n'avait après tout ni aspiré, ni cru, mais au trône d'Italie,
qu'une longue possession semblait l'avoir destiné à conserver comme
patrimoine. Il se rendit néanmoins auprès de l'Empereur, résigné à
tout, souffrant pour les siens bien plus que pour lui-même. Napoléon,
qui l'aimait, le serra dans ses bras, lui expliqua ses motifs, lui
démontra l'impossibilité de le faire régner lui Beauharnais sur les
Bonaparte si difficiles à soumettre, et lui retraça ses projets
pour conserver aux Beauharnais une existence conforme aux quelques
années de grandeur dont ils avaient joui. Il conduisit ensuite les
deux enfants de Joséphine à leur mère. L'entrevue fut longue et
douloureuse.--Il faut que notre mère s'éloigne, répétait Eugène,
comme déjà l'avait dit la reine de Hollande, il faut que nous nous
éloignions avec elle, et que tous ensemble nous allions expier
dans la retraite une grandeur éphémère, qui a troublé plus qu'embelli
notre existence.--Napoléon, ému, bouleversé, pleurant comme eux,
leur dit qu'il fallait au contraire rester auprès de lui, avec leur
mère, dans tout l'éclat de situation où il voulait les maintenir,
pour bien attester que Joséphine n'était ni répudiée ni disgraciée,
mais sacrifiée à une nécessité d'État, et récompensée de son noble
sacrifice par la grandeur de ses enfants, et par la tendre amitié de
celui qui avait été son époux.--Après beaucoup d'exagérations, car
les exagérations apaisent la douleur comme les larmes elles-mêmes,
les enfants de Joséphine, comblés des témoignages d'affection de
Napoléon, éprouvèrent un soulagement qui passa dans le coeur de leur
mère. Un peu de calme succéda à ces violentes agitations, mais elles
laissèrent sur le noble visage de Napoléon des traces profondes,
dont furent frappés ceux qui ne le croyaient capable de concevoir
dans son âme impérieuse que des volontés fortes et aucune affection
tendre. Le sacrifice étant fait, il fallait le rendre irrévocable.
Le 15 décembre fut le jour choisi pour consommer la dissolution du
lien civil, d'après les formalités arrêtées avec l'archichancelier
Cambacérès.

[Note en marge: Cérémonie du divorce le 15 décembre.]

Le 15 au soir, toute la famille impériale se réunit dans le cabinet
de l'Empereur aux Tuileries. Étaient présents l'impératrice mère, le
roi et la reine de Hollande, le roi et la reine de Naples, le roi et
la reine de Westphalie, la princesse Borghèse, le prince Eugène, le
chancelier Cambacérès et le comte Regnaud de Saint-Jean-d'Angély,
ces deux derniers remplissant les fonctions d'officiers de l'état
civil pour la famille impériale. Napoléon, debout, tenant par la main
Joséphine qui était en pleurs, et ayant lui-même les larmes aux yeux,
lut le discours suivant:

«Mon cousin le prince archichancelier, je vous ai expédié une lettre
close en date de ce jour, pour vous ordonner de vous rendre dans
mon cabinet, afin de vous faire connaître la résolution que moi et
l'Impératrice, ma très-chère épouse, nous avons prise. J'ai été
bien aise que les rois, reines et princesses, mes frères et soeurs,
beaux-frères et belles-soeurs, ma belle-fille et mon beau-fils,
devenu mon fils d'adoption, ainsi que ma mère, fussent présents à ce
que j'avais à vous faire connaître.

»La politique de ma monarchie, l'intérêt et le besoin de mes peuples,
qui ont constamment guidé toutes mes actions, veulent qu'après moi
je laisse à des enfants, héritiers de mon amour pour mes peuples, ce
trône où la Providence m'a placé. Cependant, depuis plusieurs années,
j'ai perdu l'espérance d'avoir des enfants de mon mariage avec ma
bien-aimée épouse l'impératrice Joséphine: c'est ce qui me porte à
sacrifier les plus douces affections de mon coeur, à n'écouter que le
bien de l'État, et à vouloir la dissolution de notre mariage.

»Parvenu à l'âge de quarante ans, je puis concevoir l'espérance
de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les
enfants qu'il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien
une pareille résolution a coûté à mon coeur; mais il n'est aucun
sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu'il m'est démontré
qu'il est utile au bien de la France.

»J'ai le besoin d'ajouter que loin d'avoir jamais eu à me plaindre,
je n'ai au contraire qu'à me louer de l'attachement et de la
tendresse de ma bien-aimée épouse. Elle a embelli quinze ans de ma
vie; le souvenir en restera toujours gravé dans mon coeur. Elle a
été couronnée de ma main; je veux qu'elle conserve le rang et le
titre d'impératrice, mais surtout qu'elle ne doute jamais de mes
sentiments, et qu'elle me tienne toujours pour son meilleur et son
plus cher ami.»

Napoléon ayant cessé de parler, Joséphine, tenant un papier dans ses
mains, essaya de le lire. Mais les sanglots étouffant sa voix, elle
le transmit à M. Regnaud, qui lut les paroles suivantes:

«Avec la permission de mon auguste et cher époux, je dois déclarer
que, ne conservant aucun espoir d'avoir des enfants qui puissent
satisfaire les besoins de sa politique et l'intérêt de la France,
je me plais à lui donner la plus grande preuve d'attachement et de
dévouement qui ait été donnée sur la terre. Je tiens tout de ses
bontés; c'est sa main qui m'a couronnée, et, du haut de ce trône,
je n'ai reçu que des témoignages d'affection et d'amour du peuple
français.

»Je crois reconnaître tous ces sentiments en consentant à la
dissolution d'un mariage qui désormais est un obstacle au bien de
la France, qui la prive du bonheur d'être un jour gouvernée par les
descendants d'un grand homme, si évidemment suscité par la Providence
pour effacer les maux d'une terrible révolution, et rétablir l'autel,
le trône et l'ordre social. Mais la dissolution de mon mariage ne
changera rien aux sentiments de mon coeur: l'Empereur aura toujours
en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte, commandé par la
politique et par de si grands intérêts, a froissé son coeur, mais
l'un et l'autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au
bien de la patrie.»

Après ces paroles, les plus belles qui aient été prononcées en
pareille circonstance, parce que, il faut le dire, jamais de
vulgaires passions ne présidèrent moins à un acte de ce genre; après
ces paroles, l'archichancelier dressa procès-verbal de cette double
déclaration, et Napoléon embrassant Joséphine la conduisit chez elle,
et l'y laissa presque évanouie dans les bras de ses enfants. Il se
rendit immédiatement à la salle du conseil, où, conformément aux
constitutions de l'Empire, un conseil privé était réuni pour rédiger
le sénatus-consulte qui devait prononcer la dissolution du mariage de
Napoléon et de Joséphine. Le sénatus-consulte rédigé dut être porté
le lendemain au Sénat.

[Note en marge: Consécration définitive du divorce de Napoléon avec
Joséphine par un acte du Sénat.]

Il le fut en effet, et ce grand corps, réuni par ordre de l'Empereur,
s'assembla pour recevoir la déclaration des deux augustes époux, et
statuer sur leur résolution. La séance commença par la réception du
prince Eugène comme sénateur. Nommé à l'époque de son départ pour
l'Italie, il n'avait pas encore pris possession de son siége. On
lui avait préparé quelques paroles dignes et simples qu'il prononça
à l'occasion du nouveau sénatus-consulte. «Ma mère, ma soeur et
moi, dit-il, nous devons tout à l'Empereur. Il a été pour nous un
véritable père; il trouvera en nous, dans tous les temps, des enfants
dévoués et des sujets soumis.

»Il importe au bonheur de la France que le fondateur de cette
quatrième dynastie vieillisse environné d'une descendance directe,
qui soit notre garantie à tous, comme le gage de la gloire de la
patrie.

»Lorsque ma mère fut couronnée devant toute la nation par les mains
de son auguste époux, elle contracta l'obligation de sacrifier
toutes ses affections aux intérêts de la France. Elle a rempli avec
courage, noblesse et dignité, ce premier des devoirs. Son âme a été
souvent attendrie en voyant en butte à de pénibles combats le coeur
d'un homme accoutumé à maîtriser la fortune, et à marcher toujours
d'un pas ferme à l'accomplissement de ses grands desseins. Les larmes
qu'a coûté cette résolution à l'Empereur suffisent à la gloire de
ma mère. Dans la situation où elle va se trouver, elle ne sera
pas étrangère, par ses voeux et par ses sentiments, aux nouvelles
prospérités qui nous attendent, et ce sera avec une satisfaction
mêlée d'orgueil qu'elle verra tout ce que ses sacrifices auront
produit d'heureux pour sa patrie et pour son Empereur.»

Le sénatus-consulte fût adopté séance tenante. Il prononçait la
dissolution du mariage contracté entre l'empereur Napoléon et
l'impératrice Joséphine, maintenait à celle-ci le rang d'impératrice
couronnée, lui attribuait un revenu de deux millions, et rendait
obligatoires pour les successeurs de Napoléon les dispositions
qu'il ferait en sa faveur sur la liste civile. Ces dispositions
furent le don d'une pension annuelle d'un million payée par la liste
civile, indépendamment des deux millions payés par le Trésor de
l'État, l'abandon en toute propriété des châteaux de Navarre, de la
Malmaison, et d'une foule d'objets précieux.

[Note en marge: Retraite de Joséphine à la Malmaison, et de Napoléon
à Trianon.]

[Note en marge: Nouvelles dépêches à Saint-Pétersbourg pour accélérer
la réponse de la cour de Russie.]

Le lendemain 17 décembre, toutes les pièces furent insérées au
_Moniteur_, et la dissolution du mariage connue du public. On fut
ému du sort de Joséphine, qui était aimée pour sa bonté, même
pour ses défauts, conformes au caractère de la nation. Mais après
un moment d'intérêt accordé à sa disgrâce, on ne songea plus qu'à
deviner celle qui la remplacerait. L'opinion était partagée entre une
princesse russe et une princesse autrichienne. En général, on croyait
plus à l'union avec une princesse russe, se fondant, comme Napoléon
lui-même, sur le motif de l'alliance avec la Russie. Quant à la
malheureuse Joséphine, elle s'était retirée à la Malmaison, où elle
vivait entourée de ses enfants, qui cherchaient à la consoler, sans
beaucoup y réussir. Napoléon était allé la voir dès le lendemain,
et il continua de la visiter les jours suivants. Il crut devoir
s'envelopper d'une sorte de deuil, et, quittant les hôtes illustres
qui étaient venus à sa cour, il se retira à Trianon, pour y chasser,
y travailler et y attendre la suite des négociations commencées. De
nouvelles dépêches avaient été expédiées à Saint-Pétersbourg le 17
(jour de l'insertion du sénatus-consulte au _Moniteur_), afin de
presser la cour de Russie de répondre sur-le-champ par oui ou par
non. Elles disaient que toutes les conditions seraient acceptées,
même celles qui seraient relatives à la religion; qu'un seul point
pourrait faire obstacle: c'était l'âge et la santé de la princesse,
car avant tout on voulait un héritier; mais que si on pouvait espérer
de son âge et de son état de santé qu'elle eût des enfants, et que
si sa famille consentait à l'union proposée, il fallait que la
réponse arrivât sans aucun retard, et qu'on célébrât immédiatement
l'alliance désirée, la France ne devant pas être tenue plus
long-temps dans l'incertitude.

[Note en marge: Soins de l'archichancelier Cambacérès pour amener la
dissolution du lien spirituel.]

[Note en marge: Formation d'une commission de sept prélats pour
régler la forme du divorce religieux.]

L'archichancelier Cambacérès avait été chargé de poursuivre la
dissolution du lien spirituel, afin de lever les scrupules des
cours de religion catholique, si on était ramené à une princesse
de cette religion. Pour le lien spirituel ainsi que pour le lien
civil, l'annulation du mariage fondée sur une raison de forme, ou sur
une raison de grand intérêt public, avait été préférée au divorce
ordinaire, comme plus honorable pour Joséphine, et plus conforme
aux idées religieuses qui dominaient. La résolution de se passer de
l'intervention du Pape avait également prévalu. L'archichancelier
Cambacérès, fort expert en ces matières, et en général dans toutes
celles qui exigeaient du savoir, de la prudence et une grande
fertilité d'expédients, réunit une commission de sept évêques,
auxquels il soumit le cas dont il s'agissait. C'étaient l'évêque de
Montefiascone (cardinal Maury), l'évêque de Parme, l'archevêque de
Tours, l'évêque de Verceil, l'évêque d'Évreux, l'évêque de Trêves,
l'évêque de Nantes. Ces savants hommes, après un examen approfondi,
reconnurent que, si pour dissoudre un mariage régulier dans un
grand intérêt d'État, la seule autorité compétente était le Pape,
l'autorité de l'officialité diocésaine suffisait pour un mariage
irrégulier, comme celui dont il s'agissait. Or, la cérémonie occulte
qui avait été célébrée dans une chapelle des Tuileries, sans
témoins[40], sans consentement suffisant des parties contractantes,
ne pouvait, quoi qu'en dît le cardinal Fesch, constituer un mariage
régulier. Il fallait donc en poursuivre l'annulation pour défaut
de forme, devant l'officialité diocésaine en première instance, et
devant l'autorité métropolitaine en seconde instance.

[Note 40: C'est sur une fausse indication d'un mémoire contemporain
et manuscrit que j'ai dit, tome V, page 262, que MM. de Talleyrand et
Berthier assistèrent comme témoins au mariage religieux secrètement
célébré aux Tuileries la veille du sacre. L'auteur de ce mémoire
tenait les faits de la bouche de l'impératrice Joséphine, et avait
été induit en erreur. L'examen des pièces officielles, que je n'ai pu
me procurer que plus tard, me fournit l'occasion de rectifier cette
erreur, qui n'a du reste qu'une pure importance de forme.]

[Note en marge: L'annulation du mariage poursuivie devant l'autorité
diocésaine pour cause d'irrégularité de forme.]

En conséquence de cet avis, une procédure canonique fut instruite
sans bruit, à la requête de l'archichancelier, représentant de la
famille impériale, pour parvenir à l'annulation du mariage religieux
existant entre l'empereur Napoléon et l'impératrice Joséphine.
On entendit des témoins. Ces témoins furent le cardinal Fesch,
MM. de Talleyrand, Berthier et Duroc, le premier sur les formes
observées, les trois autres sur la nature du consentement donné
par les parties. Le cardinal Fesch déclara s'être fait remettre
par le Pape des dispenses pour l'inobservance de certaines formes
dans l'accomplissement de ses fonctions de grand aumônier, ce qui
justifiait, suivant lui, l'absence de témoins et de curé. Quant au
titre, il en affirmait l'existence, et par là rendait inutile la
précaution qu'on avait prise de retirer des mains de Joséphine le
certificat de mariage qui lui avait été délivré par le cardinal
Fesch, et que ses enfants avaient obtenu d'elle avec beaucoup de
peine. MM. de Talleyrand, Berthier et Duroc affirmaient que Napoléon
leur avait dit à plusieurs reprises n'avoir voulu consentir qu'à une
pure cérémonie, pour rassurer la conscience de Joséphine et celle
du Pape, mais que son intention formelle à toutes les époques avait
été de ne point compléter son union avec l'Impératrice, ayant la
malheureuse certitude d'être obligé bientôt de renoncer à elle, dans
l'intérêt de son empire. Ces témoignages relataient des circonstances
de détails qui ne laissaient aucun doute à ce sujet.

[Note en marge: Motifs sur lesquels se fonde l'autorité diocésaine
pour prononcer la nullité du mariage religieux entre Joséphine et
Napoléon.]

L'autorité ecclésiastique, tout examen fait, reconnut qu'il n'y avait
pas consentement suffisant; mais, par respect pour les parties,
elle ne voulut point s'appuyer spécialement sur cette nullité.
Elle s'attacha à d'autres nullités tout aussi importantes, et qui
provenaient de ce qu'il n'y avait point eu de témoins, point de
_propre prêtre_, c'est-à-dire pas de curé de la paroisse (seul
ministre accrédité par le culte catholique pour donner authenticité
au mariage religieux). Elle déclara que les dispenses accordées
au cardinal Fesch comme grand aumônier, d'une manière générale,
n'avaient pu lui conférer les fonctions curiales, et que dès lors
le mariage était nul pour défaut des formes les plus essentielles.
En conséquence, le mariage fut cassé devant les deux juridictions
diocésaine et métropolitaine, c'est-à-dire en première et seconde
instances, avec la décence convenable, et la pleine observance du
droit canonique.

Napoléon était donc libre, sans avoir recouru à rien de ce qui a
déshonoré dans l'histoire les répudiations de princesses, sans avoir
recouru à la forme du divorce, peu conforme à nos moeurs, et avec
tous les égards dus à l'épouse infortunée qui avait si long-temps
partagé et embelli sa vie, comme il venait de le dire lui-même. Du
reste on ne lui demandait pas tous ces scrupules. On ne lui demandait
que son nouveau choix, pour savoir ce qu'il faudrait penser de
l'avenir. Il attendait lui-même pour le connaître les réponses de
Saint-Pétersbourg, et s'impatientait de ne pas les recevoir.

[Note en marge: Négociations à Saint-Pétersbourg pour obtenir la main
de la grande-duchesse Anne.]

[Note en marge: Dispositions politiques de la cour de Russie à la
suite de la campagne de 1809.]

La communication dont avait été chargé M. de Caulaincourt était
délicate et difficile, et quoique la grande faveur dont il jouissait
auprès de l'empereur Alexandre lui facilitât toutes choses,
cependant les circonstances n'étaient pas heureusement choisies
pour réussir. La dernière guerre avait fort altéré l'alliance des
deux cours. D'abord, si les choses s'étaient mieux passées cette
année en Finlande, si une révolution que nous ferons connaître plus
tard avait renversé du trône le roi de Suède, amené la paix et la
cession de la Finlande à la Russie, les événements en Orient étaient
moins favorables à l'ambition russe, et, depuis qu'on avait donné
à l'empereur Alexandre toute liberté à l'égard de la Turquie, il
n'avait presque fait aucun progrès sur le Danube, de manière que la
Moldavie et la Valachie, bien que concédées par Napoléon, n'étaient
pas encore conquises sur les Turcs. On était donc un peu moins
satisfait de l'alliance française à Saint-Pétersbourg, quoiqu'on
n'eût à se plaindre que de soi, et non de cette alliance, qui avait
tout accordé. Secondement, Napoléon, mécontent du peu de concours
qu'il avait reçu de son allié, l'avait traité avec quelque négligence
pendant la campagne, ne lui avait écrit qu'après qu'elle avait été
finie, et avait mis une singulière hauteur à relever, sans toutefois
s'en plaindre, l'inefficacité des secours russes. Alexandre, obligé
d'avouer ou l'insuffisance de son gouvernement, ou sa mauvaise
volonté, et préférant de beaucoup faire le premier aveu que le
second, en avait infiniment souffert dans son amour-propre.--Que
voulait-on, répétait-il sans cesse, que je fisse? Mes affaires en
Finlande, en Turquie, n'ont pas été mieux menées que celles de
Pologne pour l'empereur Napoléon. Pouvais-je faire pour lui plus que
je n'ai fait pour moi-même?...--Et il alléguait pour s'excuser du
peu de services qu'il avait rendus à Napoléon, les distances, les
saisons, l'infériorité de l'administration russe, qui ne présentait
ni en personnel ni en matériel les ressources de l'administration
française. Mais ce qui, plus que tout le reste, avait blessé
l'empereur Alexandre, c'étaient les conditions de la paix conclue
avec l'Autriche, et l'agrandissement de près de deux millions de
sujets accordé au grand-duché de Varsovie. Il avait vu là, et on
avait vu à Saint-Pétersbourg, encore plus que lui, un présage certain
du rétablissement prochain de la Pologne, et pendant quinze jours
la cour de Russie avait retenti de cris violents contre la France,
au point que M. de Caulaincourt osait à peine se montrer. Le don à
la Russie d'un lot de quatre cent mille sujets n'avait paru qu'un
leurre, destiné à couvrir le rétablissement de la Pologne, que les
opposants disaient même complétement réalisé par la réunion de la
Gallicie au grand-duché de Varsovie. Alexandre, moins touché de ses
propres ombrages que de ceux qu'on ressentait autour de lui, n'avait
cessé de se plaindre depuis le dernier traité de Vienne, et de
demander des garanties contre le fâcheux avenir qu'on lui laissait
entrevoir.

[Note en marge: Projet d'une convention par laquelle Napoléon devait
s'engager à ne jamais rétablir la Pologne.]

On lui avait remis une lettre fort rassurante de Napoléon, lettre
dont il avait fait confidence aux principaux personnages de la cour
de Russie: mais les déclarations contenues dans cette lettre n'étant,
lui disait-on, que des paroles, il avait été obligé de demander
_de l'officiel_ (expression textuelle). On avait consenti à lui en
donner; et M. de Caulaincourt, après de vives instances de sa part,
avait été autorisé d'une manière générale à signer une convention
relative à la Pologne. Il s'était laissé entraîner à en signer
une, qui devait être dans l'avenir un lien des plus embarrassants
pour Napoléon. Dans cette convention, il était dit que le royaume
de Pologne ne serait jamais rétabli; que les noms de Pologne et de
Polonais disparaîtraient dans tous les actes, et ne seraient plus
employés désormais; que le grand-duché ne pourrait s'agrandir plus
tard par l'adjonction d'aucune portion des anciennes provinces
polonaises; que les ordres de chevalerie polonais seraient abolis;
qu'enfin tous ces engagements lieraient le roi de Saxe, grand-duc
de Varsovie, comme Napoléon lui-même[41]. Cette étrange convention,
qui exposait Napoléon à un rôle si singulier aux yeux des Polonais,
n'avait pu être refusée aux ardentes prières de l'empereur Alexandre,
qui avait paru décidé à rompre l'alliance si elle n'était pas
ratifiée.

[Note 41: Ces faits si importants, et si décisifs dans la question
du mariage, n'ont jamais été connus, et nous les exposons d'après la
correspondance authentique de M. de Caulaincourt avec Napoléon.]

[Note en marge: Accueil fait par Alexandre à la demande de la main
de la grande-duchesse Anne, et promesse d'employer ses bons offices
auprès de l'impératrice mère.]

C'est dans cette situation, un peu avant la rédaction définitive
de la convention précitée, au milieu même des débats de cette
rédaction, que survint la demande que M. de Caulaincourt était chargé
de faire à la cour de Russie. Ayant reçu du 8 au 9 décembre le
premier courrier de Paris, il ne put voir immédiatement l'empereur
Alexandre, qui était absent de Saint-Pétersbourg. Il en obtint une
audience dès son retour, et lui fit directement l'ouverture dont il
était chargé[42]. L'empereur Alexandre, un peu surpris, ne nia point
l'espèce d'engagement pris à Erfurt, engagement qui, sans garantir
le succès, l'obligeait à tenter un effort auprès de sa mère, pour
obtenir la main de la grande-duchesse Anne. Il témoigna le désir et
même la forte espérance de réussir; mais il voulut avoir du temps
et la liberté de s'y prendre comme il l'entendrait, pour parvenir
à ses fins. Soit qu'il fût sincère dans les grands ménagements
qu'il affectait envers sa mère, soit que ce fût une manière de se
préparer au besoin des moyens de refus, il dit qu'il ne parlerait
point au nom de l'empereur Napoléon, mais en son nom propre; qu'il
se présenterait non comme intermédiaire d'une demande déjà faite,
mais d'une demande possible, probable même, et chercherait à obtenir
le consentement de sa mère, en alléguant l'intérêt de sa politique
plutôt que l'intention de satisfaire à un voeu exprimé par l'empereur
des Français. Après avoir comblé M. de Caulaincourt de témoignages
qui devaient être transmis à Napoléon, il ajourna sa réponse, en la
promettant aussi prompte que possible.

[Note 42: Presque toutes les lettres relatives au mariage ont été
détruites. Pourtant il reste dans les fragments subsistants, et
surtout dans la correspondance de Napoléon, des moyens suffisants
pour rétablir les faits.]

Que l'empereur Alexandre, qui aimait sa mère et en était aimé, bien
qu'une certaine jalousie d'autorité existât entre eux, lui fît un
mystère d'un événement aussi important pour la famille impériale,
c'était peu vraisemblable. Il est probable qu'il voulait, dans le
cas où l'alliance de famille avec Napoléon ne conviendrait pas,
que l'amour-propre des deux cours fût moins engagé, sa mère étant
supposée avoir fait un refus à l'empereur Alexandre, et non à
l'empereur Napoléon, qui n'aurait pas figuré dans la négociation.
Il est probable surtout qu'il voulait se réserver une liberté plus
grande, afin de faire payer son consentement d'un plus haut prix,
et ce prix est celui qui a été indiqué précédemment, la convention
relative à la Pologne.

[Date en marge: Janv. 1810.]

[Note en marge: Lenteurs d'Alexandre, qui veut évidemment faire
dépendre le mariage de sa soeur de l'acceptation de la convention
relative à la Pologne.]

M. de Caulaincourt écrivit donc à Paris le 28 décembre que ses
ouvertures avaient été parfaitement accueillies, que tout en faisait
espérer le succès, mais qu'il fallait des ménagements infinis, et un
peu de patience. Pressé par les courriers de M. de Champagny qui se
succédaient sans interruption, il usa des latitudes qui lui étaient
données, et fit savoir à la cour de Russie qu'on accepterait toutes
les conditions, même celles qui découleraient de la différence de
religion. Il vit de nouveau l'empereur, qui lui parut satisfait du
résultat de ses premières ouvertures, qui présenta comme à peu près
certain le consentement de sa mère, comme tout à fait assuré celui
de sa soeur la grande-duchesse Catherine, et comme très-prochain
le consentement général et officiel de toute la famille impériale.
Néanmoins l'empereur Alexandre réclama encore quelques jours pour
s'expliquer d'une manière définitive. Il était évident que l'empereur
Alexandre allait finir par consentir, puisqu'il donnait comme acquis
le consentement de sa mère et de sa soeur, les seuls qui fissent
difficulté; il était évident qu'il n'oserait pas faire pour son
propre compte un refus qui, en blessant l'orgueil si sensible de
Napoléon, amènerait une rupture de l'alliance, un changement total
de politique, la perte de ses plus chères espérances à l'égard
de l'Orient, et enfin une alliance alarmante de la France avec
l'Autriche. Les déplaisances tout aristocratiques qu'on pouvait
trouver dans une alliance avec une dynastie nouvelle, fort atténuées
d'ailleurs par l'incomparable gloire de Napoléon, ne valaient
certainement pas le sacrifice des plus grands intérêts de l'Empire.
Il n'y avait donc pas de doute quant au consentement définitif, mais
la convention relative à la Pologne était le motif manifeste qui
retenait encore Alexandre. On était parvenu, après des difficultés
de rédaction de tout genre, à s'entendre sur cette convention, mais
ce prince ne voulait pas s'engager, quant au mariage, avant de tenir
dans ses mains le prix essentiel de l'alliance, c'est-à-dire la
ratification de la convention qui le délivrerait du danger de voir
s'élever sur ses frontières un royaume de Pologne. Il avait demandé
dix jours d'abord, puis il demanda dix jours encore, et promit de
s'être expliqué dans la seconde moitié de janvier. La première
ouverture datait du milieu de décembre.

[Note en marge: Effet que produisent sur Napoléon les lenteurs
calculées de l'empereur Alexandre.]

Napoléon, qui avait écrit le 22 novembre, qui comptait sur une
réponse vers la fin de décembre, ou le commencement de janvier
(les courriers mettaient alors 12 et 14 jours pour aller de Paris
à Saint-Pétersbourg), était fort impatient de savoir à quoi s'en
tenir, et déjà un peu blessé des lenteurs qu'on mettait à s'expliquer
avec lui. Il se regardait comme supérieur à tous les princes de
son temps, non pas seulement par le génie (ce qui n'était pas en
question), mais par la situation que ce génie lui avait faite.
Il croyait qu'on devait accepter sa main dès qu'il consentait à
l'offrir, et ces affectations de ménagements pour une vieille
princesse, qui en réalité dépendait d'Alexandre, le disposèrent assez
peu favorablement. Une circonstance contribuait surtout à lui faire
prendre en plus mauvaise part l'hésitation vraie ou calculée de la
Russie, c'était l'empressement que manifestaient les autres cours
auxquelles il pouvait s'allier.

[Note en marge: Empressement des autres cours à s'unir à Napoléon.]

La maison de Saxe, bien entendu, ne demandait pas mieux. En
consentant à donner sa fille, princesse d'un âge déjà un peu avancé,
mais parfaitement élevée, et constituée de façon à faire espérer une
prompte et saine postérité, le vieux roi de Saxe semblait ne pas
faire un sacrifice à la politique, mais céder à un penchant de son
coeur. Il avait en effet conçu pour Napoléon un véritable attachement.

[Note en marge: Désir ardent de l'Autriche de former avec Napoléon
une alliance de famille.]

[Note en marge: Secrètes communications avec le prince de
Schwarzenberg, qui révèlent les désirs de l'Autriche.]

De la part de l'Autriche, les démonstrations n'étaient pas moins
favorables. Des communications indirectes s'étaient établies avec
cette cour, et avaient appris que son désir de s'allier à Napoléon
était des plus vifs. Le prince de Schwarzenberg, passé de l'ambassade
de Saint-Pétersbourg à l'ambassade de Paris, venait d'arriver en
France, et avait éprouvé en y arrivant le chagrin d'y représenter une
cour vaincue, et qui allait l'être bien plus encore, si l'alliance
de la France avec la Russie devenait plus étroite. C'était cette
alliance qui avait fait échouer la dernière levée de boucliers de
l'Autriche; c'était cette alliance continuée qui allait la maintenir
dans un état de nullité complète, et peut-être la livrer à un
avenir inconnu. Un mariage avec la France, quand il ne rendrait
pas à l'Autriche une situation bien forte, ferait cesser au moins
l'alliance de la France avec la Russie, assurerait d'ailleurs la
paix dont on avait grand besoin, et dissiperait les craintes plus ou
moins fondées que l'événement de Bayonne avait inspirées à toutes
les anciennes dynasties. Aussi tous les négociateurs autrichiens,
tant civils que militaires, avaient-ils fait à cet égard des
insinuations qui n'avaient pas été accueillies par Napoléon, tout
plein alors de l'idée d'un mariage russe, mais qui étaient restées
en sa mémoire. M. de Metternich, devenu premier ministre à la place
de M. de Stadion, familiarisé à Paris avec les princes et princesses
d'origine récente, n'ayant contre ceux-ci aucun des préjugés des
anciennes cours, aurait voulu naturellement inaugurer son ministère
par un mariage de si grande conséquence politique; et le prince de
Schwarzenberg, informé des dispositions de ce premier ministre,
désirait autant que lui substituer l'Autriche à la Russie, dans la
nouvelle intimité qui allait, croyait-on, dominer l'Europe. Mais
arrivé à Paris, il voyait avec chagrin le prince Kourakin caressé,
flatté, comme le représentant de la cour avec laquelle on allait
contracter mariage, et sa situation, déjà fâcheuse par suite de la
dernière guerre, devenir plus fâcheuse encore par suite de l'union
qui se préparait. On avait été informé de ces dispositions par le
secrétaire de la légation autrichienne, M. de Floret, lequel en avait
parlé à M. de Sémonville, et celui-ci se mêlant le plus qu'il pouvait
de toutes choses, avait redit à M. Maret ce qu'il avait appris de M.
de Floret. On avait de plus sous la main un Français fort lié avec M.
de Schwarzenberg, c'était M. de Laborde, fils du célèbre banquier
du dix-huitième siècle, établi en Autriche pendant la Révolution,
et récemment rentré en France. M. de Laborde était fort connu de
M. de Champagny, qui l'employa en cette circonstance pour parvenir
à pénétrer exactement les dispositions de l'Autriche. Le prince de
Schwarzenberg fit part à M. de Laborde de ses inquiétudes, de ses
déplaisirs, du chagrin qu'il avait de remplir à Paris une mission
qui devenait des plus désagréables, surtout le mariage avec une
princesse russe semblant assuré, d'après toutes les apparences. M.
de Laborde se hâta de rapporter ces détails à M. de Champagny, qui
l'autorisa à insinuer que le choix de l'empereur Napoléon n'avait
rien de définitif, que tout ce qu'on disait dans le public était
très-hasardé, et qu'il n'était pas impossible que la politique de
l'Empereur le ramenât bientôt vers une alliance autrichienne. Ces
paroles, redites, sans caractère officiel, avec beaucoup d'adresse,
comme bruits recueillis à bonne source, causèrent une grande
satisfaction au prince de Schwarzenberg, qui se hâta d'écrire à
Vienne, pour savoir comment il devrait accueillir une demande de
mariage, si le sort des négociations lui en faisait arriver une.

[Note en marge: Partage d'opinions dans la cour de Napoléon, sur le
meilleur choix à faire entre une princesse russe et une princesse
autrichienne.]

Pendant ces négociations avec la cour de Saint-Pétersbourg, et
ces secrètes communications avec la cour d'Autriche, la croyance
à un mariage russe était généralement établie à Paris, mais les
désirs fort partagés entre une princesse russe et une princesse
autrichienne. La plupart de ceux qui entouraient Napoléon se
faisaient une opinion suivant leur position, leur passé, leurs
intérêts; quelques-uns, en petit nombre, suivant leur prévoyance
désintéressée. Tous ceux qui avaient une affinité quelconque avec
l'ancien régime, comme M. de Talleyrand, par exemple, et qui voyaient
dans un mariage autrichien un pas de plus en arrière, opinaient
pour une fille de l'empereur François. M. de Talleyrand avait en
outre un penchant invariable pour l'Autriche contre les puissances
du Nord, et des liaisons avec cette cour, qui souvent avaient paru
suspectes à Napoléon. M. Maret, que M. de Talleyrand traitait avec
un extrême dédain, se trouvait cette fois d'accord avec lui, et tous
deux semblaient s'être entendus pour tenir le même langage. M. Maret
n'avait pas d'autre raison que d'avoir été l'intermédiaire par MM. de
Sémonville et de Floret des premières confidences de l'Autriche. Dans
la famille impériale, la famille Beauharnais tout entière inclinait
pour l'Autriche, et sur une question qui n'aurait jamais dû provoquer
de sa part aucun avis, elle se hâtait d'en avoir un et de l'exprimer
avec une étrange vivacité. Son motif vrai c'était le désir d'une
paix durable en Italie et en Bavière, ce qui pour le prince Eugène
et son beau-père était d'un fort grand intérêt. Bien que le prince
Eugène ne fût pas destiné à régner en Italie si Napoléon avait un
héritier direct, il était appelé à gouverner ce royaume, en qualité
de vice-roi, pendant la vie de Napoléon, c'est-à-dire pendant vingt
ou trente ans (on supposait alors cette durée à son règne et à
sa vie), et il souhaitait que ce royaume ne fût pas comme dans la
dernière guerre exposé à voir les Autrichiens à Vérone. Joséphine,
qui se dédommageait de sa chute par son ardeur à servir les intérêts
de ses enfants, avait fait à ce sujet les plus indiscrètes ouvertures
à madame de Metternich, qui n'avait pas quitté Paris.

Au contraire, tout ce qui tenait à la Révolution, tout ce qui aimait
peu l'ancien régime, tout ce qui appréhendait un trop complet retour
vers le passé, tout ce qui avait aussi quelque prévoyance militaire
et politique, souhaitait un mariage avec la Russie. La famille Murat,
gouvernée surtout par la reine de Naples, craignait que bientôt une
princesse autrichienne n'apportât au milieu de la cour impériale
une morgue dont auraient à souffrir les princes et princesses de
la famille Bonaparte, qui n'avaient pas comme Napoléon leur gloire
personnelle pour les rehausser. L'archichancelier Cambacérès, resté
par goût et par sagesse attaché à ce qu'il y avait de fondamental
dans la révolution de 1789, craignant toujours les penchants
ambitieux de Napoléon et ses faiblesses cachées sous sa grandeur,
partageait l'éloignement des Bonaparte pour un mariage autrichien,
qui était une sorte d'alliance avec l'ancien régime. De plus, son
tact particulier pour juger de l'esprit du pays ne lui faisait
pressentir aucun avantage pour Napoléon à ressembler en quelque chose
à Louis XVI, et sa sagacité politique lui faisait entrevoir que celle
des deux puissances dont l'alliance serait écartée deviendrait
bientôt une ennemie; que si c'était l'Autriche, il n'y aurait à cela
rien de nouveau ni de bien redoutable; que si c'était la Russie, la
chose serait plus grave, car quoiqu'on eût trouvé deux fois le chemin
de Vienne, on n'avait pas encore trouvé celui de Saint-Pétersbourg.
Mais, chose singulière, il fallait déjà du courage pour conseiller
à Napoléon le mariage russe, tant un secret instinct apprenait à
tous que le mariage avec une archiduchesse était celui qui devait
flatter le plus l'amour-propre d'un empereur qui n'était pas légitime
(suivant la langue de ceux auxquels il voulait ressembler), et qui
tenait à le devenir autrement encore que par la gloire.

[Note en marge: Au milieu des opinions contraires qui se manifestent
autour de lui, Napoléon est incertain, et attend avec impatience des
réponses de Russie.]

Cependant au milieu de ces opinions contraires Napoléon flottait
incertain. On devinait véritablement ses secrètes faiblesses, quand
on croyait que la fille des Césars était celle qui flatterait le plus
sa vanité, parce qu'elle le rapprocherait le plus de la situation
d'un Bourbon. Mais sa prévoyance, que ses faiblesses ne pouvaient
pas obscurcir, lui faisait sentir, bien que les armées autrichiennes
se fussent vaillamment conduites dans la dernière guerre, que se
brouiller avec la Russie était beaucoup plus grave que de rester
brouillé avec l'Autriche, et que la guerre avec l'une était une
affaire plus périlleuse que la guerre avec l'autre. Il désirait donc
l'alliance avec les Romanoff, bien que moins conforme à ses idées
aristocratiques; mais les retards qu'on mettait à lui répondre lui
inspiraient une humeur qu'il avait peine à contenir, et qui pouvait
à tout moment amener une détermination brusque et imprévue.

[Note en marge: Conseil des grands de l'Empire, assemblé pour
discuter le choix d'une épouse.]

Dans cet état d'incertitude d'esprit, il provoqua aux Tuileries
un conseil privé, pour entendre l'avis de tout le monde, désirant
presque, lui qui était en général si résolu, trouver dans l'opinion
d'autrui des raisons de se décider.

Le conseil fut subitement convoqué un dimanche, 21 janvier, au
sortir de la messe. On y appela les grands dignitaires de l'Empire,
parmi les ministres celui des affaires étrangères, et le secrétaire
d'État Maret remplissant les fonctions de secrétaire du conseil;
enfin, les présidents du Sénat et du Corps Législatif, MM. Garnier
et de Fontanes. Napoléon, grave, impassible, assis dans le
fauteuil impérial, avait à sa droite l'archichancelier Cambacérès,
le roi Murat, le prince Berthier, M. de Champagny, à sa gauche
l'architrésorier Lebrun, le prince Eugène, MM. de Talleyrand,
Garnier, de Fontanes; M. Maret, fermant le cercle, était assis à
l'extrémité de la table du conseil, vis-à-vis de l'Empereur.

--Je vous ai réunis, dit Napoléon, pour avoir votre avis sur le plus
grand intérêt de l'État, sur le choix de l'épouse qui doit donner
des héritiers à l'Empire. Écoutez le rapport de M. de Champagny,
après quoi vous voudrez bien me donner chacun votre opinion.--M.
de Champagny présenta un rapport disert et développé sur les trois
alliances entre lesquelles il s'agissait de choisir: l'alliance
russe, l'alliance saxonne, l'alliance autrichienne. Il affirma
que les trois étaient également possibles, les trois cours étant
également bien disposées (assertion un peu exagérée quant à la
Russie, mais suffisamment vraie pour qu'on pût la présenter comme
telle à ce conseil). Il compara ensuite les avantages personnels des
trois princesses. La princesse saxonne était un modèle de vertus,
un peu avancée en âge, mais parfaitement constituée. La princesse
autrichienne avait dix-huit ans, une excellente constitution, une
éducation digne de son rang, des qualités douces et attachantes. La
princesse russe était un peu jeune, âgée d'environ quinze ans, douée,
disait-on, des qualités désirables dans une souveraine, mais d'une
religion qui n'était pas celle de la France, ce qui entraînerait plus
d'un embarras, celui notamment d'une chapelle grecque aux Tuileries.
Quant aux avantages politiques, M. de Champagny n'hésita pas. Il n'en
voyait, il n'en montra que dans l'alliance avec la cour d'Autriche.
Il parla sur ce sujet en ancien ambassadeur de France à Vienne.

Après ce rapport il y eut un grand silence, personne n'osant
parler le premier, et chacun attendant, pour ouvrir la bouche, une
invitation de l'Empereur. Napoléon se mit alors à recueillir les
voix, en commençant par la gauche, c'est-à-dire par le côté où
allaient être exprimés les avis les moins sérieux, bien que M. de
Talleyrand s'y trouvât. Il se réservait les avis les plus graves
pour les derniers. L'architrésorier Lebrun, vieux royaliste, resté
tel à la cour impériale quoique très-dévoué à l'Empire, sortit
d'une sorte de somnolence, qui lui était habituelle, pour émettre
une opinion qui ne manquait pas de sens. Je suis pour la princesse
saxonne, dit-il, cette princesse ne nous engage dans la politique de
personne, ne nous brouille avec personne, et de plus est de bonne
race. L'architrésorier n'en dit pas davantage. Le prince Eugène,
parlant après le prince Lebrun, reproduisit en termes simples et
modestes les raisons que donnaient les partisans de la politique
autrichienne, et qui furent répétées avec plus de force, quoique
avec une concision sentencieuse, par M. de Talleyrand. Celui-ci
était, après l'archichancelier, le juge le plus compétent en pareille
matière. Il dit que le temps d'assurer la stabilité de l'Empire
était venu, que la politique qui rapprochait de l'Autriche avait
plus qu'une autre cet avantage de la stabilité, que les alliances
avec les cours du Nord avaient un caractère de politique ambitieuse
et changeante, que ce qu'on voulait c'était une alliance qui permît
de lutter avec l'Angleterre, que l'alliance de 1756 était là pour
apprendre qu'on n'avait trouvé que dans l'intimité avec l'Autriche
la sécurité continentale nécessaire à un grand déploiement de forces
maritimes; qu'enfin, époux d'une archiduchesse d'Autriche, chef du
nouvel Empire, on n'aurait rien à envier aux Bourbons. Le diplomate
grand seigneur, parlant avec une finesse et une brièveté dédaigneuse,
s'exprima comme aurait pu le faire la noblesse française, si elle
avait eu à émettre un avis sur le mariage de Napoléon. Le sénateur
Garnier se prononça pour cet avis moyen qui ne compromettait aucun
intérêt, l'alliance saxonne. M. de Fontanes s'éleva avec une chaleur
toute littéraire, même avec une sorte d'amertume royaliste, contre
les alliances du Nord. Il parla comme on parlait à Versailles quand
le grand Frédéric et la grande Catherine étaient sur les trônes du
Nord.

Contre l'usage, M. Maret, simple secrétaire, chargé d'écouter et de
recueillir l'opinion des autres, fut admis à donner la sienne, et
émit un avis qui n'avait pas grande importance aux yeux du conseil.
Il avait été l'intermédiaire de quelques confidences de la légation
d'Autriche, et, par le motif du hasard, il opina pour la princesse
autrichienne. En passant à sa droite, Napoléon devait rencontrer
des sentiments différents. Il entendit bien M. de Champagny répéter
ce qu'il avait dit dans son rapport, le prince Berthier qui aimait
l'Autriche se prononcer pour elle, et une forte majorité se déclarer
ainsi pour une archiduchesse. Mais il restait à consulter Murat et
l'archichancelier Cambacérès. Murat montra une vivacité extrême,
et exprima au milieu de ce conseil des grands de l'Empire tout ce
qui restait de vieux sentiments révolutionnaires dans l'armée. Il
soutint que ce mariage avec une princesse autrichienne ne pouvait
que réveiller les funestes souvenirs de Marie-Antoinette et de Louis
XVI, que ces souvenirs étaient loin d'être effacés, loin d'être
agréables à la nation; que la famille impériale devait tout à la
gloire, à la puissance de son chef; qu'elle n'avait rien à emprunter
à des alliances étrangères, qu'un rapprochement avec l'ancien
régime éloignerait une infinité de coeurs attachés à l'Empire, sans
conquérir les coeurs de la noblesse française. Il s'emporta même avec
toutes les formes du dévouement contre les partisans de l'alliance
de famille avec l'Autriche, affirmant qu'une telle alliance n'avait
pu être imaginée par les amis dévoués de l'Empereur. On croyait voir
derrière lui les Bonaparte l'inspirant contre les Beauharnais, et M.
Fouché contre M. de Talleyrand. À la chaleur du roi de Naples succéda
la froide prudence de l'archichancelier Cambacérès, s'énonçant en un
langage simple, clair, modéré, mais positif. Il dit que le premier
intérêt à consulter était celui de procurer des héritiers à l'Empire,
et qu'il fallait savoir si la princesse russe était capable d'en
donner; que, si elle était dans ce cas, il n'y avait pas à hésiter;
que, pour ce qui regardait la religion, on obtiendrait certainement,
en s'y appliquant, que la cour de Russie renonçât à des exigences
qui pourraient choquer les esprits en France; que, relativement à la
politique, il n'y avait pas un doute à concevoir; que l'Autriche,
privée à la fois dans ce siècle des Pays-Bas, de la Souabe, de
l'Italie, de l'Illyrie, et enfin de la couronne impériale, serait une
ennemie à jamais irréconciliable; que de plus ses penchants naturels
la rendaient incompatible avec une monarchie d'origine nouvelle;
que la Russie, au contraire, avait sous ce dernier rapport moins de
préjugés qu'aucune autre cour (ce qui était vrai alors); qu'elle
avait dans son territoire, dans son éloignement, des raisons de tout
genre d'être l'alliée de la France, aucune d'être son ennemie; que
repoussée elle ne pourrait pas manquer de devenir hostile, que la
guerre avec elle serait infiniment plus chanceuse qu'avec l'Autriche,
et qu'en la négligeant on abandonnerait une alliance possible et
facile pour une alliance menteuse et impossible. Il conclut donc de
la manière la plus formelle en faveur du mariage avec la princesse
russe.

Ces deux avis, le dernier surtout provenant de l'homme le plus grave
du temps, avaient fortement contre-balancé les opinions émises en
faveur de l'alliance autrichienne; mais comme c'était au surplus
une consultation plutôt qu'une délibération que Napoléon avait
provoquée, il n'y avait pas de résolution définitive à prendre. Les
opinions de chacun exprimées, tout était fini. Napoléon, resté calme
et impénétrable, sans qu'on pût à son visage deviner de quel côté il
penchait, remercia les membres de son conseil de leurs excellents
avis.--Je pèserai, leur dit-il, vos raisons dans mon esprit. Je
demeure convaincu que, quelque différence qu'il y ait entre vos
manières de voir, l'opinion de chacun de vous a été déterminée
par un zèle éclairé pour les intérêts de l'État, et par un fidèle
attachement pour ma personne.--

[Date en marge: Fév. 1810.]

Le conseil fut immédiatement congédié, et il y eut dans le palais,
malgré la discrétion que Napoléon imposait autour de lui sans se
l'imposer toujours à lui-même, un grand retentissement de toutes les
opinions émises. La famille Murat crut même un instant que la cause
de l'alliance russe était gagnée, et le dit au prince Cambacérès avec
de grands signes de joie. Mais les événements devaient décider la
question bien plus que l'opinion personnelle de Napoléon[43].

[Note 43: L'archichancelier Cambacérès, dans son récit, en confondant
en un seul deux conseils qui furent tenus sur le même sujet, raconte
que tout lui parut arrangé dans ce conseil, et que l'opinion de
Napoléon était faite quand il les appela à donner leur avis. C'est
une erreur de mémoire qui se produit souvent chez les esprits les
plus fermes et les plus exacts. Lors du premier conseil Napoléon
était loin d'être fixé. Mais il en fut tenu un second le 7 février,
qui n'eut lieu en effet que pour la forme, et c'est le souvenir de
ce dernier qui se confondant avec le premier, aura laissé dans le
véridique archichancelier l'impression d'une scène arrangée d'avance.]

[Note en marge: Dernier courrier venu de Russie, qui mécontente
Napoléon, et détermine brusquement son choix en faveur de la
princesse autrichienne.]

[Note en marge: Brusque réponse que Napoléon fait à la Russie, et par
laquelle il se dégage envers elle.]

On attendait avec impatience un courrier de Russie, lorsque le 6
février il arriva des dépêches de M. de Caulaincourt faites pour
prolonger l'incertitude où l'on était depuis plus d'un mois et demi.
Le 16 janvier avait expiré le dernier délai de dix jours demandé
par l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. Le 21 il n'avait pas
encore répondu. Évidemment il voulait gagner du temps, et obtenir
la ratification du traité relatif à la Pologne avant de s'engager
irrévocablement à accorder la main de sa soeur. Il avait répété
à M. de Caulaincourt que l'impératrice mère ne refusait plus son
consentement, que la grande-duchesse Catherine donnait également
le sien, que les choses enfin iraient comme le désirait Napoléon;
mais qu'il lui fallait encore un peu de temps avant de rendre sa
réponse définitive. Une circonstance plus grave c'était la santé de
la jeune princesse, qui ne répondait pas entièrement à l'impatience
qu'on avait de procurer un héritier à l'Empire, et l'exigence de
l'impératrice mère, qui voulait absolument une chapelle avec des
prêtres grecs aux Tuileries. Du reste, M. de Caulaincourt ajoutait
qu'il attendait prochainement une explication formelle, et qu'il
ne doutait pas qu'elle ne fût favorable. Le caractère impétueux de
Napoléon ne pouvait pas s'accommoder d'un tel état d'incertitude.
Soit qu'on hésitât parce qu'on répugnait à s'unir à lui, soit
qu'on cherchât à gagner du temps afin de lui arracher un traité
déplaisant pour le présent, imprudent pour l'avenir, il fut également
révolté de ces hésitations et de ces calculs. Il lui était en outre
souverainement désagréable de rester plus longtemps l'objet de tous
les propos, comme ces riches héritiers auxquels chacun à son gré
donne une épouse. Il se laissa donc aller à un de ces mouvements dont
il n'était pas maître, et qui ont fini par décider de sa destinée;
il résolut de rompre avec la Russie, et de prendre les lenteurs de
cette cour pour un refus qui le dégageait envers elle. Il n'avait pas
laissé d'ailleurs d'être sensible aux raisons alléguées en faveur
de l'Autriche et contre la Russie, à l'inconvénient d'avoir une
épouse qui peut-être lui ferait attendre des enfants deux ou trois
ans, qui n'assisterait pas aux cérémonies du culte national, qui
aurait ses prêtres à elle, circonstance accessoire, mais fâcheuse
chez une nation comme la nation française, qui, sans être dévote, a
toutes les susceptibilités de la dévotion la plus vive. Il éprouvait
de plus pour l'armée autrichienne un retour d'estime depuis la
dernière campagne, et considérait comme aussi grave d'avoir affaire
à elle qu'à l'armée russe. Ces raisons réunies, complétées par la
plus puissante de toutes, l'orgueil blessé, agissant sur lui, il
se décida sur-le-champ et avec l'incroyable promptitude qui était
le trait distinctif de son caractère. Après avoir lu les dépêches
de M. de Caulaincourt, il fit appeler M. de Champagny, lui ordonna
d'écrire à Saint-Pétersbourg, et de déclarer le jour même à M. de
Kourakin, que les lenteurs qu'on mettait à lui répondre le déliaient
non d'un engagement (il n'y en avait jamais eu à Erfurt), mais de la
préférence qu'il avait cru devoir à la soeur d'un prince son allié
et son ami, qu'une plus longue attente était impossible dans l'état
d'anxiété où se trouvaient les esprits en France; qu'au surplus les
nouvelles qu'on lui donnait de la santé de la jeune princesse ne
répondaient pas au motif qui lui avait fait dissoudre son ancien
mariage pour en contracter un nouveau; que par ces raisons il se
décidait pour la princesse autrichienne, dont la famille, loin
d'hésiter, s'offrait elle-même avec un empressement qui avait lieu de
le toucher.

[Note en marge: Refus de ratifier le traité secret relatif à la
Pologne.]

Quant à la convention relative à la Pologne, il s'expliqua d'une
manière plus vive encore, et qui dénotait mieux à quel point le désir
de se soustraire aux exigences qu'on voulait lui imposer influait
sur le choix qu'il venait de faire.--Prendre, dit-il, l'engagement
absolu et général que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli,
est un acte imprudent et sans dignité de ma part. Si les Polonais,
profitant d'une circonstance favorable, s'insurgeaient à eux seuls
et tenaient la Russie en échec, il faudrait donc que j'employasse
mes forces à les soumettre? S'ils trouvaient des alliés, il faudrait
que j'employasse toutes mes forces pour combattre ces alliés?
C'est me demander une chose impossible, déshonorante, indépendante
d'ailleurs de ma volonté. Je puis dire qu'aucun concours, ni direct
ni indirect, ne sera fourni par moi à une tentative pour reconstituer
la Pologne, mais je ne puis aller au delà. Quant à la suppression
des mots POLOGNE et POLONAIS, c'est une barbarie que je ne saurais
commettre. Je puis, dans les actes diplomatiques, ne pas employer
ces mots, mais il ne dépend pas de moi de les effacer de la langue
des nations. Quant à la suppression des anciens ordres de chevalerie
polonais, on ne peut y consentir qu'à la mort des titulaires actuels,
et en cessant de conférer de nouvelles décorations. Enfin, quant
aux agrandissements futurs du duché de Varsovie, on ne peut se les
interdire qu'à charge de réciprocité, et à condition que la Russie
s'engagera à ne jamais ajouter à ses États aucune portion détachée
des anciennes provinces polonaises. Sur ces bases, ajoutait Napoléon,
je puis consentir à une convention, mais je ne puis en admettre
d'autres.--En conséquence, il fit rédiger un nouveau texte conforme
aux observations que nous venons de rapporter, et ordonna à M. de
Champagny de l'expédier sur-le-champ. Tout cela évidemment devait
être plus tôt ou plus tard la fin de l'alliance, et l'origine d'une
brouille fatale.

[Note en marge: Le prince de Schwarzenberg mandé sur-le-champ
aux Tuileries pour signer un projet de contrat de mariage avec
l'archiduchesse Marie-Louise, modelé sur le contrat de mariage de
Marie-Antoinette.]

Napoléon ne s'en tint pas à rompre avec l'une des deux puissances
entre lesquelles il avait balancé, il voulut contracter le jour même
avec l'autre. On n'avait cessé d'entretenir par M. de Laborde des
communications secrètes avec M. de Schwarzenberg. On avait su que
sa cour, répondant à ses questions, l'avait non-seulement autorisé
à accepter toute offre de mariage, mais à faire ce qu'il pourrait
sans compromettre la dignité de l'empereur François, pour décider le
choix de Napoléon en faveur d'une archiduchesse. On lui fit demander
le soir même du 6 février, s'il était prêt à signer un contrat de
mariage. Sur sa réponse affirmative, les articles furent rédigés, et
rendez-vous lui fut donné pour le lendemain 7 aux Tuileries. Toujours
brusquant toutes choses, Napoléon convoqua de nouveau un conseil
des grands dignitaires aux Tuileries, leur soumit définitivement la
question, mais pour la forme seulement, puisque son parti était pris,
et disposa tout pour que le lendemain son sort fût définitivement lié
à celui de l'archiduchesse d'Autriche.

[Note en marge: Soin à reproduire tous les détails du cérémonial
employé lors du mariage de Louis XVI.]

Le lendemain, en effet, sa volonté fut exécutée sans désemparer. Il
avait fait prendre aux archives des affaires étrangères le contrat
de mariage de Marie-Antoinette, et il le fit exactement reproduire
dans la rédaction du sien, sauf quelques différences de langage,
que le temps et sa dignité lui semblaient exiger. Ainsi, il ne
voulut aucune mention d'une dot, aucune précaution pour en assurer
la remise, et voulut que tout fût marqué au cachet de sa grandeur.
Il décida que Berthier, son ami, l'interprète de ses volontés à la
guerre, irait demander la princesse à Vienne, en y déployant la
représentation la plus magnifique. Comme d'après l'usage monarchique,
lorsque le prince qui se marie ne va pas épouser en personne,
on emploie un procureur fondé, et que le procureur fondé doit
être lui-même prince du sang, Napoléon fit choix de son glorieux
adversaire, de l'archiduc Charles, pour le représenter au mariage, et
épouser à sa place l'archiduchesse Marie-Louise. On fit rechercher
comment les choses s'étaient passées aux mariages de Louis XIV, de
Louis XV, du grand Dauphin père de Louis XVI, et enfin de Louis
XVI lui-même. Ce dernier mariage surtout devint le modèle auquel
on voulut se rapporter, bien que la cruelle fin de ce prince et de
son épouse infortunée fussent de tristes présages. Mais loin de là,
plus ils étaient tristes, plus on y voyait un contraste à l'avantage
du présent. Napoléon aurait la gloire non-seulement d'avoir ramené
la royauté du martyre à la plus éclatante des grandeurs, mais
d'avoir restauré jusqu'au système de ses alliances. On mesurerait sa
gloire, ses services, par la différence qu'il y avait de l'échafaud
où avait monté Marie-Antoinette, au trône éblouissant où devait
monter Marie-Louise! On alla consulter les plus vieux seigneurs de
l'ancienne cour, notamment M. de Dreux-Brézé, autrefois maître des
cérémonies, pour savoir comment toutes choses s'étaient passées au
mariage de Marie-Antoinette, et pour les reproduire exactement,
avec une seule différence, celle de la magnificence. On laissa pour
la forme la mention mesquine d'un douaire de quelques centaines de
mille francs en faveur de la future impératrice, en cas de veuvage,
et Napoléon fit stipuler pour elle un douaire de quatre millions.
On prépara des joyaux de la plus grande richesse. Napoléon était si
impatient, qu'il fit calculer la marche des courriers, de manière que
la nouvelle du consentement étant parvenue à Paris par le télégraphe,
Berthier pût partir le jour même, demander la princesse le jour de
son arrivée à Vienne, célébrer le mariage le lendemain, et amener la
nouvelle épouse sur-le-champ à Paris, pour consommer le mariage vers
le milieu de mars. Le prince de Schwarzenberg consentit à tout ce
qu'on voulut, et expédia son courrier en sortant des Tuileries, après
avoir pris sur lui de signer pour l'archiduchesse Marie-Louise une
copie littérale du contrat de mariage de Marie-Antoinette.

[Note en marge: Accueil empressé fait à Vienne à la demande de
mariage.]

[Note en marge: Consentement de Marie-Louise demandé et reçu par M.
de Metternich.]

Le courrier expédié de Paris le 7 février arriva le 14 à Vienne, et
y causa la plus vive satisfaction. Le parti de la guerre vaincu dans
la personne des Stadion, confondu par le résultat de la dernière
campagne, avait fait place au parti de la paix, à la tête duquel se
trouvait M. de Metternich. L'idée de chercher à l'avenir le repos,
la sûreté, un rétablissement d'influence dans l'alliance avec la
France, laquelle devait amener la dissolution de l'alliance de la
France avec la Russie, cette idée dominait Vienne, dominait la cour
et la ville. On ne pouvait donc que bien accueillir un résultat qu'on
avait ardemment désiré. M. de Metternich trouva l'empereur François
parfaitement disposé au projet de mariage, comme souverain et comme
père. Comme souverain, il y voyait une combinaison heureuse pour sa
politique, car la couronne des Habsbourg était garantie, et l'union
de la Russie avec la France détruite. Comme père, il entrevoyait
pour sa fille la plus belle fortune imaginable, et il pouvait même
espérer le bonheur, car Napoléon passait pour facile et bon dans ses
relations privées, indépendamment de tout ce qui devait chez lui
exalter l'imagination d'une jeune princesse. M. de Metternich, qui
avait vécu à Paris dans le sein de la famille impériale, pouvait
d'ailleurs, sous ces derniers rapports, rassurer complétement
l'empereur François. Toutefois ce monarque, qui aimait beaucoup sa
fille, et qui ne voulait à aucun degré la contraindre, chargea M.
de Metternich d'aller lui en parler lui-même. Ce ministre se rendit
donc auprès de l'archiduchesse Marie-Louise, pour lui faire part du
sort qui l'attendait, si elle voulait bien l'agréer. Cette jeune
princesse, comme nous l'avons dit, avait dix-huit ans, une belle
taille, une excellente santé, la fraîcheur allemande, une éducation
soignée, quelque esprit, un caractère doux, les qualités désirables
enfin chez une mère. Elle fut surprise et satisfaite, loin d'être
effrayée, d'aller dans cette France où le monstre révolutionnaire
dévorait naguère les rois, et où un conquérant dominant aujourd'hui
le monstre révolutionnaire, faisait trembler les rois à son tour.
Elle accueillit avec la réserve convenable, mais avec une joie
sensible, la nouvelle du sort brillant qui lui était offert. Elle
consentit à devenir l'épouse de Napoléon, la mère de l'héritier du
plus grand empire de l'univers.

[Note en marge: Promptitude qu'on met à Vienne dans les apprêts du
mariage, pour satisfaire à l'impatience de Napoléon.]

Ce consentement donné, on se hâta de tout disposer à Vienne pour
satisfaire l'impatience de Napoléon. On accepta le contrat de
mariage signé à Paris le 7 février par le prince de Schwarzenberg,
à condition d'une rédaction plus développée, et contenant diverses
stipulations d'usage dans la maison de Habsbourg. On entra dans
l'idée de Napoléon de copier en tout les formes employées lors du
mariage de Marie-Antoinette, sauf, comme nous l'avons dit, une forte
augmentation de magnificence. La cour de Vienne, ainsi que celle de
Paris, se livra à la joie de cette nouveauté, et à la joie toujours
un peu puérile et toujours involontaire, des apprêts de fête. Dans
ces occasions, on se laisse aller, on se confie, on se réjouit, sans
être bien sûr qu'il y ait lieu de le faire, comme les enfants, par
le seul besoin physique du mouvement et du plaisir. Tout en entrant
dans les vues de Napoléon, et en se décidant, pour lui complaire, à
précipiter les choses, on ne pouvait pas aller aussi vite qu'il le
voulait, parce qu'il aurait fallu omettre une foule de cérémonies
fort imposantes, et qu'il eût été contre son dessein de négliger.
L'archiduc Charles fut accepté comme procureur fondé de Napoléon
pour épouser la princesse, et Berthier comme son ambassadeur
extraordinaire pour la demander. Le mariage fut fixé aux premiers
jours de mars.

[Date en marge: Mars 1810.]

[Note en marge: Joie de Napoléon, de sa cour, et de la France
elle-même.]

La nouvelle de l'accueil fait à ses propositions charma Napoléon et
sa cour. Avec tout ce qui l'entourait, il se livra au plaisir des
fêtes, des préparatifs, des détails d'étiquette. Bientôt le public
se mit de la partie et s'associa aux sentiments qu'il éprouvait.
Les nuages élevés par la dernière guerre semblaient se dissiper par
enchantement. On revint à l'espérance, à l'enthousiasme. La vieille
noblesse, occupée à médire dans le faubourg Saint-Germain, s'émut
elle-même, et une nouvelle portion sembla prête à s'en détacher
pour se rendre à l'époux d'une archiduchesse d'Autriche. Il y eut
des ralliements nouveaux, car on pouvait bien servir celui que la
plus grande famille régnante de l'univers consentait à adopter pour
gendre. Cet empressement était tel qu'il faisait naître un danger,
celui d'offusquer les grandeurs récentes nées de la Révolution et de
l'Empire. Napoléon fit preuve d'un tact parfait dans la composition
de la maison de la jeune Impératrice, en choisissant pour sa
première dame d'honneur la duchesse de Montebello, veuve du maréchal
Lannes, tué à Essling par un boulet autrichien! Tout le monde devait
approuver cet acte de gratitude, et la personne choisie, par sa
conduite, par sa distinction, non pas héréditaire mais personnelle,
méritait le rôle élevé qu'on lui destinait. Des apprêts magnifiques
furent ordonnés, et Berthier hâta son départ afin d'être rendu dans
les premiers jours de mars à Vienne. La reine de Naples quitta Paris
de son côté avec une cour brillante, pour aller à Braunau recevoir la
nouvelle Impératrice aux frontières de la Confédération du Rhin.

[Note en marge: Entrée de Berthier à Vienne le 5 mars 1810.]

Berthier, arrivé le 4 mars 1810, fit le lendemain, 5, son entrée
solennelle à Vienne, au milieu d'un concours inouï de grands
seigneurs et de peuple. Toute la cour était allée à sa rencontre avec
les équipages de la couronne qui devaient le transporter au palais.
Le peuple de Vienne, dans un excès de contentement, voulait dételer
sa voiture pour la traîner, et on eut beaucoup de peine à empêcher
cette manifestation tumultueuse.

[Note en marge: Demande de l'archiduchesse Marie-Louise le 8 mars.]

[Note en marge: Mariage le 11.]

Le 6 et le 7 se passèrent en fêtes. Le 8, Berthier, suivant les
usages de la cour d'Autriche, et conformément à ce qui s'était
pratiqué pour le mariage de Marie-Antoinette, fit la demande
solennelle de la main de l'archiduchesse Marie-Louise, demande qui
fut suivie du consentement donné dans les formes les plus pompeuses.
Les jours suivants furent consacrés à de nouvelles formalités et à
de nouvelles fêtes. Le 11 eut lieu le mariage, au milieu de la plus
grande affluence de monde, avec un appareil qui dépassait tout ce
qu'on avait vu jadis, avec une joie qui égalait toutes les joies
populaires. L'archiduchesse, épousée par l'archiduc Charles, fut
sur-le-champ traitée comme impératrice des Français, et eut même le
pas sur toute sa famille, par un excès de courtoisie de l'empereur
François et de l'impératrice sa seconde femme.

[Note en marge: Départ de la nouvelle Impératrice le 13.]

Le 13 était le jour désigné pour le départ de l'Impératrice des
Français. Le peuple de Vienne la suivit avec des acclamations,
avec un sentiment affectueux, inquiet même au dernier moment; car
en la quittant, le souvenir du passé, le souvenir de l'infortunée
Marie-Antoinette, se réveillait involontairement. Toute la cour
accompagna Marie-Louise.

L'empereur François, qui aimait sa fille, voulut l'embrasser encore
une fois, et il partit clandestinement pour Lintz, afin de l'y
surprendre et de lui adresser un dernier adieu.

[Note en marge: La nouvelle Impératrice livrée aux mains françaises à
Braunau.]

Elle était à Braunau le 16 mars. Tout y avait été préparé comme pour
le mariage de 1770, objet d'une constante imitation. Trois pavillons
liés l'un à l'autre, le premier réputé autrichien, le second neutre,
le troisième français, avaient été dressés pour recevoir la jeune
Impératrice. Elle fut amenée du pavillon autrichien dans le pavillon
neutre par la maison de son père, et là confiée au prince Berthier,
représentant de l'Empereur, avec la dot, les joyaux, le contrat de
mariage, puis introduite dans le pavillon français, où la reine de
Naples, soeur de Napoléon, la reçut en l'embrassant. De Braunau on
la conduisit à Munich, de Munich à Strasbourg, partout accompagnée
par les acclamations des populations allemandes et françaises, à
travers lesquelles passait ce spectacle étrange, de la fille des
Césars allant épouser le soldat heureux, vainqueur de la Révolution
française et de l'Europe. À la fièvre de la guerre avait succédé une
fièvre de joie et d'espérance.

[Date en marge: Avril 1810.]

[Note en marge: Entrée de l'Impératrice à Strasbourg le 23 mars.]

[Note en marge: Première entrevue de Napoléon avec Marie-Louise à
Compiègne, le 27 mars.]

Le 23 mars, l'impératrice Marie-Louise entra à Strasbourg,
accueillie par le même enthousiasme populaire. Elle passa par
Lunéville, Nancy, Vitry. C'est à Compiègne qu'elle devait voir
Napoléon pour la première fois entouré de toute sa cour. Mais, afin
de lui épargner l'embarras d'une entrevue officielle, Napoléon partit
de Compiègne avec Murat, et alla la surprendre en route. Il se jeta
dans ses bras, et sembla content du genre de beauté et d'esprit qu'il
crut apercevoir en elle à la première vue. Une femme bien constituée,
bonne, simple, convenablement élevée, était tout ce qu'il désirait.
Il parut parfaitement heureux en entrant avec elle dans le château de
Compiègne, le 27 mars au soir.

Ils y restèrent jusqu'au 30. Ce jour-là il partit avec la nouvelle
Impératrice pour Saint-Cloud, où devait se célébrer le mariage civil.
Les cérémonies qui avaient eu lieu à Vienne, conformément aux usages
des anciennes cours, suffisaient pour rendre le mariage complet et
irrévocable. Leur renouvellement à Paris n'était plus qu'une forme,
une solennité due à la nation chez laquelle venait régner la nouvelle
souveraine.

[Note en marge: Mariage civil à Saint-Cloud, le 1er avril.]

[Note en marge: Mariage religieux à Paris le 2 avril.]

Le 1er avril, en présence de toute la cour impériale et dans la
grande galerie de Saint-Cloud, eut lieu le renouvellement du
mariage civil entre Napoléon et Marie-Louise, par le ministère
de l'archichancelier Cambacérès. Le 2 avril devait se faire aux
Tuileries le renouvellement du mariage religieux pour le peuple de
Paris.

Le 2, en effet, Napoléon précédé de sa garde, entouré de ses
maréchaux à cheval, suivi de sa famille et de sa cour contenues
dans cent voitures magnifiques, fit son entrée dans Paris, par
l'arc de triomphe de l'Étoile. Ce monument, dont les fondements
étaient à peine posés alors, avait été figuré à peu près comme il
existe aujourd'hui. Napoléon passa sous sa voûte dans la voiture du
sacre, voiture à glaces, qui permettait de le voir assis à côté de
la nouvelle Impératrice. Il parcourut les Champs-Élysées en passant
entre une double rangée de somptueuses décorations, et à travers un
peuple immense.

[Note en marge: Le mariage de Napoléon renouvelle ses illusions et
celles de la France.]

Il entra dans le palais des Tuileries par le jardin. On avait choisi
pour y dresser l'autel nuptial le grand salon où sont rassemblés
aujourd'hui les plus beaux ouvrages de l'art, et où l'on arrive
par une galerie de tableaux, la plus longue, la plus riche qu'il
y ait au monde, et qui réunit les Tuileries au Louvre. Toute la
population opulente de Paris, resplendissante de toilette, avait
trouvé place sur deux rangs de banquettes le long de cette galerie.
Napoléon donnant la main à l'Impératrice, et suivi de sa famille, fit
le trajet à pied, et vint recevoir dans la grande salle, où était
préparée une chapelle éblouissante d'or et de lumière, la bénédiction
nuptiale. Des cris d'enthousiasme couronnèrent la fin de la
cérémonie. Le soir il y eut un banquet de noces dans le grand théâtre
des Tuileries. Les jours suivants furent employés en fêtes élégantes
et magnifiques. Toutes les classes prirent part à cette joie, qui
succédait aux sombres impressions que la dernière guerre avait fait
naître. En voyant de nouveau Napoléon tout-puissant et heureux, on
oublia qu'un moment il avait failli ne plus l'être. En le voyant si
bien marié, on crut qu'il était définitivement établi. On repoussa
loin de soi des pressentiments passagers, comme un rêve sinistre
et sans réalité. On recommença à croire à la grandeur infinie et
éternelle de l'Empire, comme si on n'en avait jamais douté. En
effet, la victoire de Wagram, quoiqu'elle n'eût pas égalé celles
d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland par la grandeur des trophées, tout
en les égalant par le génie, la victoire de Wagram complétée par le
mariage avec Marie-Louise, replaçait Napoléon à son plus haut degré
de puissance; et la prudence venant réparer peu à peu la grande faute
de la guerre d'Espagne, les dernières illusions nées de ce mariage
pouvaient se réaliser. Mais pour qu'il en fût ainsi, il eût fallu
changer quelque chose qu'on change moins que le destin, il eût fallu
changer le caractère d'un homme, et cet homme était Napoléon.


FIN DU LIVRE TRENTE-SEPTIÈME

ET DU ONZIÈME VOLUME.



DOCUMENTS SUR LA BATAILLE DE TALAVERA.

(VOIR PAGES 162 ET 173.)


_Extrait du rapport historique des opérations du 1er corps de l'armée
d'Espagne, commandé par le maréchal Victor._

1809.

«L'armée vint prendre position le 26 juillet au soir à Santa-Olalla,
la cavalerie à el Bravo-Etoten et Domingo-Perez. L'on apprit à
Santa-Olalla que Cuesta y était arrivé la veille avec son armée,
que les Anglais devaient le suivre, et qu'aussitôt que Cuesta avait
appris que son avant-garde était engagée à Alcabon, il avait fait
sa retraite sur Talavera. Le 27, l'armée se mit en mouvement à deux
heures du matin, se dirigeant sur Talavera, le 1er corps ouvrant la
marche, ayant la cavalerie du général Latour-Maubourg qui formait son
avant-garde et qui rencontra l'arrière-garde de l'ennemi à la hauteur
de Cazalegas; elle était composée de troupes anglaises du corps de
dix mille hommes qui avait passé la journée du 26 à Cazalegas; elle
se reploya vivement sur l'Alberche et passa cette rivière.

»Le 1er corps était réuni sur le plateau qui domine l'Alberche à
une heure après-midi; l'on apercevait sur la rive droite quelques
escadrons ennemis sans infanterie; l'on voyait sur les plateaux en
arrière et au nord de Talavera des mouvements de troupes, mais on ne
pouvait reconnaître l'armée ennemie, ses forces et ses dispositions,
le terrain qui conduit de l'Alberche à Talavera et au plateau
qui domine cette ville étant couvert d'oliviers et de forêts de
chênes; c'était à la faveur de ces bois que l'ennemi masquait ses
dispositions et se formait pour recevoir la bataille.

»M. le maréchal duc de Bellune, qui, pendant son séjour à Talavera,
avait parfaitement reconnu le terrain, jugea la position que l'ennemi
allait prendre: sa droite appuyée à Talavera, sa gauche à la montagne
qui forme le contre-fort du bassin du Tietar; elle est fortifiée
d'un mamelon qui s'élève à l'est par une rampe très-rapide, et qui
s'inclinant à l'ouest par un mouvement de terrain beaucoup plus doux
se lie à une continuité de petits mamelons qui se prolongent dans la
direction de Talavera. Ce mamelon laisse entre lui et la montagne une
vallée de trois cents toises de développement où prend naissance un
ravin qui se prolonge du nord au sud et qui, couvrant la gauche et le
centre de l'ennemi, vient se perdre dans la vallée de Talavera, à la
naissance des oliviers où la droite de l'ennemi était adossée; cette
droite a sur son front plusieurs accidents de terrain dont l'ennemi
profita, soit en y élevant des ouvrages, soit en y faisant des abatis
pour la rendre d'un plus difficile accès. Deux routes faciles et
praticables pour l'artillerie conduisent de l'Alberche à la position
de l'ennemi: l'une est la grande route de Talavera, et l'autre se
rencontre à la Casa del Campo de Salinas. On la suit pendant une
demi-lieue dans la forêt de chênes, et, pour y arriver, il faut
passer l'Alberche à gué.

»La poussière que l'on avait vue s'élever dans la direction de
Casa de las Salinas faisait présumer que l'ennemi y avait un corps
d'avant-garde. M. le maréchal duc de Bellune, dont le projet était
de manoeuvrer sur la gauche de l'ennemi avec tout son corps, tandis
que M. le général Sébastiani, avec le 4e, soutenu de la réserve,
opérerait une diversion sur la droite, et que la cavalerie du général
Latour-Maubourg observerait le centre, ordonna au général Lapisse
de passer l'Alberche, de se diriger à Casa de las Salinas, d'en
chasser l'ennemi; au général Ruffin de passer aussi l'Alberche avec
son infanterie seulement, et d'appuyer par la droite le mouvement
du général Lapisse. Le 16e d'infanterie légère, qui était en tête
de la division Lapisse, engagea bientôt la fusillade; elle fut
très-vive pendant une heure. L'ennemi avait sur ce point 6 mille
hommes soutenus de quatre bouches à feu; il se retirait lentement de
position en position; le général Chaudron-Rousseau, qui dirigeait le
16e régiment, profitant habilement d'un terrain moins garni d'arbres,
ordonna à ce régiment de charger l'ennemi à la baïonnette, ce qu'il
fit avec toute la bravoure qui le distingue. Bientôt l'ennemi fut en
pleine déroute et ne songea plus qu'à gagner à la course le gros de
ses troupes.

»M. le maréchal duc de Bellune, qui s'était porté sur ce point,
envoya l'ordre au général Villatte de passer l'Alberche et de suivre
la direction du général Ruffin; à la brigade de cavalerie légère
du général Beaumont de soutenir la division Lapisse qui continuait
à se porter en avant, ainsi que le général Ruffin; au général
Latour-Maubourg de passer l'Alberche avec sa cavalerie et de se
former dans la plaine située entre la grande route de Talavera et
celle de Casa de las Salinas, et à l'artillerie des divisions et à
la réserve de passer l'Alberche au gué et de suivre par le chemin de
Casa de las Salinas le mouvement de l'infanterie.

»Les divisions Lapisse et Ruffin débouchaient de la forêt de chênes;
le pays commençait à s'ouvrir; l'on aurait pu facilement distinguer
les mouvements de l'ennemi s'il n'eût pas été si tard. Cependant on
apercevait un corps de 10 à 12 mille hommes qui se pressait d'arriver
à sa position; l'artillerie, qui avait débouché sur le plateau
aussitôt que les divisions, fit un mal considérable à ces troupes et
y jeta le plus grand désordre. Ce désordre fut beaucoup plus grand
à la droite de l'armée ennemie; quoiqu'elle n'eût pas été attaquée,
elle se mit en pleine déroute, et si dans cet instant le 4e corps eût
pu former son attaque, l'action était décidée. D'après le rapport des
prisonniers, des déserteurs et des gens du pays, Cuesta fut obligé
d'envoyer cinq régiments de cavalerie pour rallier les fuyards, et
ce ne fut que fort avant dans la nuit qu'on parvint à en ramener une
partie. Cuesta fit décimer les officiers, sous-officiers et soldats
de plusieurs régiments. Cette terreur avait été imprimée dans son
armée par le mouvement rapide du 1er corps sur la gauche de l'armée
combinée.

»Les divisions Ruffin, Villatte et Lapisse n'étaient plus qu'à une
demi-portée de canon de la position de l'ennemi; il était nuit, l'on
ne pouvait plus engager l'action; mais le maréchal duc de Bellune
jugea que si, à la faveur de l'obscurité et de la confusion que son
attaque vive et rapide avait jetée dans les troupes ennemies, l'on
réussissait à enlever le mamelon que l'on pouvait regarder comme la
clef de la position, l'ennemi ne pourrait plus tenir sans s'exposer
à une défaite totale; en conséquence il ordonna au général Ruffin
d'emporter le mamelon avec ses trois régiments, au général Villatte
de soutenir cette attaque, et au général Lapisse d'opérer une
diversion sur le centre de la ligne ennemie sans cependant s'engager.
Cette attaque n'eut pas le résultat que l'on devait attendre; le
9e régiment, qui en formait la tête et qui la détermina avec cette
bravoure qu'on lui connaît, ne fut pas soutenu; l'obscurité qui
régnait avait fait prendre une fausse direction au 24e régiment, et
la marche du 96e fut retardée par le passage du ravin. L'ennemi qui
sentait toute l'importance de ce mamelon l'avait garni de plusieurs
bataillons qu'il fit soutenir par d'autres troupes aussitôt qu'il
vit qu'il était attaqué. La configuration du mamelon lui donnait la
facilité de faire arriver ses secours promptement, tandis que nous
avions un terrain difficile à pratiquer pour y envoyer les nôtres;
le 9e régiment était presque parvenu à la crête du mamelon, quelques
hommes même furent tués en le couronnant; mais obligé de s'engager de
nouveau avec des troupes fraîches, il fut contraint de se reployer,
et il le fit jusqu'à mi-côte, où il se maintint. Ce régiment s'acquit
une grande gloire dans cette affaire, où il perdit 300 hommes tués et
blessés; le colonel Meunier s'est particulièrement distingué, il a
reçu trois coups de feu; l'artillerie était placée sur un monticule
formé par un mouvement de terrain qui du grand mamelon court à l'est,
et domine le vallon de droite, le plateau et la vallée de Talavera:
elle aurait pu favoriser l'attaque du mamelon, mais on craignait de
la faire agir sur nos troupes.

»M. le maréchal duc de Bellune ne crut pas devoir faire renouveler
l'attaque; les troupes étaient harassées; depuis deux heures du matin
elles étaient en marche, et il en était dix du soir.

»La division Ruffin prit position au pied du mamelon avec ses deux
régiments, le 9e d'infanterie resta à celle qu'il occupait.

»La division Villatte en réserve derrière l'artillerie et sur le
rideau.

»La division Lapisse en colonne par régiment sur le plateau en face
du centre de l'ennemi.

»La cavalerie du général Latour-Maubourg en réserve derrière elle.

»La brigade du général Beaumont en seconde ligne derrière la division
Ruffin.

»Il y eut dans l'armée combinée, à onze heures du soir et à deux
heures du matin, une fusillade qui se prolongea de la droite à la
gauche et que l'on présuma être occasionnée par une méprise ou une
terreur panique.

»M. le maréchal duc de Bellune dépêcha dans la nuit son aide de camp,
M. le colonel Chateau, près de Sa Majesté Catholique, pour lui rendre
compte des événements de la journée, et lui demander ses intentions
pour les opérations du lendemain; il fit représenter à Sa Majesté
qu'il croyait que l'attaque devait toujours se faire par la gauche de
l'ennemi, mais que le 4e corps devait aussi agir sur la droite pour
la soutenir.

»Une centaine de prisonniers, dont quatre officiers, avaient été
faits par le 9e régiment sur le plateau; l'on apprit d'eux que
l'armée anglaise occupait la gauche depuis les oliviers jusqu'à la
montagne et que les Espagnols étaient à la droite, occupant fortement
Talavera.

»À la pointe du jour l'on vit l'ennemi couronner le mamelon, sur
lequel il avait conduit quatre bouches à feu; une ligne d'infanterie,
ayant sa gauche au mamelon, sa droite au bois d'oliviers; et derrière
une autre ligne de cavalerie; derrière le mamelon et dans le
prolongement del Casar de Talavera, l'on remarquait cinq à six lignes
d'infanterie et de cavalerie.

»Quelques escadrons observaient à gauche le vallon, où ils étaient
appuyés de deux ou trois bataillons; quant à la droite, il était
impossible de juger de quelles troupes elle se composait, à cause
des oliviers; l'on apercevait seulement sept à huit mille hommes,
infanterie et cavalerie, en avant de Talavera.

»La reconnaissance que M. le maréchal duc de Bellune fit le matin sur
tout le front de la ligne ennemie le confirma dans l'opinion où il
était la veille, que l'enlèvement du mamelon déciderait la bataille;
il dépêcha de nouveau le colonel Chateau auprès de Sa Majesté
Catholique pour la prévenir qu'il allait faire attaquer le mamelon,
et il la priait de faire agir le 4e corps, soutenu de la réserve,
sur la droite de l'ennemi, tandis que le général Lapisse, ayant en
seconde ligne la cavalerie du général Latour-Maubourg, menaçait le
centre. Les ordres furent expédiés aux généraux du premier corps.
Le général Ruffin disposa ses trois régiments pour l'attaque de la
manière suivante: le 9e d'infanterie légère à droite, le 24e au
centre, et le 96e à la gauche en colonnes serrées par divisions et
bataillons; ce fut dans cet ordre que cette division s'ébranla; la
fusillade fut bientôt engagée, et le 24e régiment ne tarda pas à
occuper le premier plateau du mamelon. Il continua, toujours soutenu
des 9e et 96e, son attaque; il était prêt à couronner le mamelon et
à enlever les pièces, lorsque l'ennemi le fit attaquer ainsi que les
9e et 96e par des troupes fraîches qu'il avait pu facilement tirer
de son centre et faire remplacer par celles de sa droite qui ne fut
pas attaquée; l'engagement fut vif et meurtrier; mais nos troupes
épuisées par les pertes qu'elles avaient faites, furent obligées
d'abandonner le mamelon et de se reployer. Ce mouvement rétrograde
se fit en ordre et lentement pour donner le temps aux blessés de
se retirer: il en resta très-peu au pouvoir de l'ennemi. Les 9e,
24e et 96e se sont montrés dignes de leur réputation; ils ont eu
plus des deux tiers de leurs officiers hors de combat et 500 hommes
par régiment tués ou blessés. MM. les généraux Ruffin et Barrois
commandaient cette attaque; ils se sont fait remarquer par la bonté
de leurs dispositions et le calme qu'ils ont mis à les exécuter:
ils ont été parfaitement secondés par le chef de bataillon Regeau,
commandant le 9e; le colonel Jamin, du 24e, et le chef de bataillon
Loyard, du 96e: ce dernier a été blessé, ainsi que l'aide de camp
Challier du général Ruffin, et Auguste Vilmorin du général Barrois.

»Jusqu'alors l'ennemi n'avait été attaqué que par la gauche; le roi,
pénétré de la nécessité de mettre de l'ensemble dans les opérations
pour obtenir le succès que l'on pouvait espérer, malgré les forces
supérieures de l'ennemi et la bonté de sa position, se rendit en
personne sur le terrain, et après avoir reconnu la ligne ennemie,
Sa Majesté détermina une attaque générale sur tout son front; les
dispositions suivantes furent transmises à MM. les généraux.

»La division Ruffin, en longeant le pied de la grande chaîne de la
montagne, devait déborder l'ennemi par sa gauche.

»Le général Villatte eut ordre de menacer le mamelon avec une
brigade, et de garder le vallon avec l'autre brigade et le bataillon
de grenadiers.

»Le général Lapisse eut pour instruction de passer le ravin,
d'aborder le centre de l'ennemi, soutenu de la division de dragons et
de la division Dessoles.

»Le général Sébastiani de négliger la grande route de Talavera, qu'on
se bornait à faire observer par la division de dragons Milhaud, et
de lier son attaque sur la droite de l'ennemi avec celle du centre
exécutée par le général Lapisse.

»L'artillerie fut disposée en conséquence; il était deux heures
de l'après-midi quand ces dispositions furent connues de MM. les
généraux; c'est aussi à cette heure que l'ennemi reçut un renfort
de toutes les troupes anglaises détachées dans les montagnes, et
qui faisaient partie du corps commandé par le général Wilson. Elles
débouchèrent par le chemin de Mejorada, et vinrent se former en 4e
ligne sur le prolongement du grand mamelon dans la direction del
Casar de Talavera. L'on avait été aussi obligé de détacher quelques
troupes pour couronner la crête de la montagne et pour arrêter
quelques bataillons portugais qui avaient été envoyés sur ce point.

»Les généraux plaçaient leurs troupes pour opérer d'après les
dispositions arrêtées par Sa Majesté Catholique. M. le maréchal duc
de Bellune attendit pour faire agir les siennes que le 4e corps fût
arrivé à sa hauteur; aussitôt qu'il fut engagé, les généraux Lapisse,
Villatte et Ruffin ébranlèrent leurs troupes.

»Le général Lapisse passa le ravin soutenu de la cavalerie du général
Latour-Maubourg et appuyé de deux batteries de huit bouches à feu
chacune.

»Le général Villatte menaça le mamelon, couvrit le vallon, et le
général Ruffin suivit la direction qui lui avait été donnée.

»L'attaque du 4e corps eut dans son principe tout le succès que
l'on pouvait espérer, mais elle fut bientôt repoussée, et le
mouvement rétrograde de ce corps qui découvrait la gauche du général
Lapisse, le força à s'arrêter malgré le succès qu'il avait remporté
sur l'ennemi; il avait enfoncé son centre, et mis le plus grand
désordre dans ses troupes. En cela, il fut puissamment secondé par
l'artillerie, qui était dirigée par le général d'Aboville. Elle
rendit dans cette occasion, comme dans toutes celles où elle se
trouva, les plus grands services. Le général Latour-Maubourg, par
les mouvements qu'il fit faire à sa cavalerie, contribua beaucoup
au succès de cette attaque. C'est dans cet instant que le général
Lapisse fut frappé du coup mortel qui le conduisit au tombeau
quelques jours après. L'armée perdit un de ses bons officiers
généraux, et sa perte fut vivement sentie par M. le duc de Bellune et
par tout le premier corps.

»Toutes les troupes se sont bien conduites, particulièrement le 16e
d'infanterie légère, les 8e et 54e de ligne; le 3e bataillon du 54e,
commandé par le chef de bataillon Martin, s'est fait remarquer par
plusieurs charges qu'il a faites à la baïonnette.

»Les colonels Philippon, du 54e; Barrié, du 45e; le chef de bataillon
Gheneser, commandant le 16e léger, les colonels Dormoncourt, du 1er
dragons, et Ismert, du 2e, ont été blessés, les généraux Laplane
et Chaudron-Rousseau se sont fait remarquer par leurs bonnes
dispositions.

»Un seul mouvement d'indécision fut remarqué par M. le maréchal
duc de Bellune dans un des régiments de la division Lapisse; Son
Excellence s'y porta de suite et prévint les inconvénients qui
pouvaient en résulter.

»Tandis que la division Lapisse obtenait ces avantages sur le centre
de l'ennemi, le général Villatte manoeuvrait au pied du mamelon et
disposait la brigade qui était destinée à couvrir le vallon. Le
bataillon des grenadiers, aux ordres de M. Bigex, était déjà formé
en colonne, le 27e régiment faisait le même mouvement, lorsque
l'ennemi détermina une charge de cavalerie sur cette infanterie; elle
fut reçue avec le plus grand calme et la plus grande valeur par le
bataillon de grenadiers et le 27e d'infanterie légère. Quantité de
chevaux et d'hommes vinrent tomber au pied des rangs de l'infanterie;
le 23e de dragons légers qui tenait la tête de cette charge, malgré
la fusillade du 27e et du bataillon de grenadiers, s'engagea dans la
vallée, passant entre la division Villatte et la division Ruffin;
la brigade Strolz, composée des 10e et 26e chasseurs, se porta à
sa rencontre; le général Strolz manoeuvra avec ses troupes pour
les laisser passer et les charger en queue; bientôt la mêlée fut
complète; M. le maréchal duc de Bellune, qui du rideau où était
placée l'artillerie avait vu la cavalerie ennemie faire cette pointe,
fît avancer les lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens
qui la prirent en tête et en flanc. Il ne s'échappa que cinq hommes
du 23e de dragons légers; tout fut tué ou pris.

»MM. les généraux Villatte et Cassagne, qui se trouvaient avec le
27e, furent quelque temps entraînés par cette charge et obligés de la
suivre.

»M. le colonel Lacoste et le chef d'escadron Bigex se sont
particulièrement distingués dans cette occasion.

»Le général Ruffin avait continué son mouvement et déjà la tête de sa
colonne débordait la gauche de l'ennemi, lorsqu'il reçut l'ordre de
s'arrêter et de se maintenir dans cette position.

»Il était cinq heures de l'après-midi; M. le maréchal duc de Bellune
insista près de Sa Majesté Catholique pour qu'elle ordonnât une
seconde attaque sur toute la ligne; il était constant que l'ennemi
ébranlé par celles successives qu'il avait essuyées, et par les
pertes qu'il avait faites, se disposait à faire sa retraite. Déjà
il montrait peu de troupes sur son centre, le feu de son artillerie
s'était ralenti, ce qui donnait à croire qu'il avait retiré de ses
pièces ou que les munitions lui manquaient.

»Le 4e corps, qui s'était rallié un peu loin du terrain où il avait
combattu, reçut l'ordre de se porter en avant, soutenu de la réserve
et de la garde du roi. L'on espérait tout de ce dernier effort,
lorsqu'on vint prévenir le roi qu'une colonne ennemie suivant la
grande route de Talavera se dirigeait sur l'Alberche; Sa Majesté
envoya un de ses aides de camp à M. le duc de Bellune pour le
prévenir de ce mouvement et lui faire connaître que son intention
était que la retraite s'opérât. M. le maréchal duc de Bellune insista
de nouveau près de Sa Majesté Catholique et lui fit dire que rien
ne déterminait le mouvement de retraite, que l'ennemi, loin de nous
attaquer, songeait plutôt à faire la sienne, et que la marche de
cette colonne sur l'Alberche serait bientôt arrêtée si le 4e corps
attaquait.

»Les choses restèrent dans cet état jusqu'à la nuit, les Anglais
montrant peu de troupes; quelques corps de cavalerie voulurent
se faire voir au centre, mais ils furent bientôt chassés par
l'artillerie du plateau.

»M. le maréchal duc de Bellune fit pousser une reconnaissance sur
Talavera par le 54e de ligne et le 5e de chasseurs, qui avait pour
objet de connaître positivement le mouvement des ennemis dans cette
direction; une partie du champ de bataille du 4e corps fut trouvée
abandonnée par nos troupes et l'ennemi. Ce ne fut qu'à un quart de
lieue de Talavera que l'on rencontra une colonne ennemie, qui de
Talavera se dirigeait par la route de Casa de Salinas; elle parut peu
considérable, et n'être qu'une simple reconnaissance que l'ennemi
envoyait aussi de son côté pour savoir ce qu'étaient devenues les
troupes qui l'avaient combattu dans cette partie.

»M. le maréchal duc de Bellune était décidé à se maintenir la nuit
dans ses positions et à faire le lendemain de nouveaux efforts
pour débusquer entièrement l'ennemi des siennes. Des ordres furent
expédiés aux généraux de conserver celles qu'ils occupaient et qu'ils
avaient prises sur l'ennemi, de faire remplacer les cartouches qui
avaient été consommées et de se tenir prêts à combattre le lendemain
29. M. le maréchal expédiait un officier au roi pour lui rendre
compte de ses dispositions, lorsqu'il eut l'avis que le 4e corps
et la réserve étaient en marche pour repasser l'Alberche, et que
le mouvement de retraite ordonné par le roi était nécessité par la
présence de l'armée de Vénégas sous les murs de Madrid, et par l'état
de fermentation dans lequel se trouvait cette ville.

»Il n'était pas possible au 1er corps de se maintenir dans les
positions desquelles il avait chassé l'ennemi. La retraite fut
ordonnée, après avoir laissé reposer les troupes sur le champ de
bataille jusqu'à trois heures du matin. Elle se fit dans le plus
grand ordre et sans laisser aucune voiture ni blessé sur le champ de
bataille.

»La cavalerie ne quitta sa position qu'au point du jour.

»À six heures du matin, tout le corps d'armée se trouva en position
sur la rive gauche de l'Alberche dans le même ordre qu'il observait
lorsqu'il marcha à l'ennemi le 27.

»La perte de l'armée anglaise est très-considérable, on peut la
porter à 10 mille hommes tués, blessés et prisonniers; cinq mille
coups de canon ont été tirés dans ses lignes, à un quart de portée,
par le 1er corps; les généraux Mackenzie et Langwerth, quatre
colonels ont été tués; 200 officiers et 3 mille hommes blessés ont
été trouvés à Talavera.

»L'on aura une idée de ce que cette armée a souffert lorsqu'on saura
que le premier corps laissé seul pour l'observer, tandis que la
réserve et le 4e corps se portaient sur Vénégas, est resté les 29,
30 et 31 à une lieue du champ de bataille, sans qu'elle osât rien
entreprendre sur lui.

»La perte du 1er corps a été aussi très-considérable: 26 officiers
et 423 soldats ont été tués, 126 officiers et 3,341 soldats ont été
blessés.

»Au quartier général de Talavera, le 10 août 1809.

                 »_Le général de brigade, chef de l'état-major général
                                                       du 1er corps._»

       *       *       *       *       *

_Le roi Joseph à l'Empereur._

                                             «Madrid, le 30 août 1809.

»SIRE,

»J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté le rapport de M. le
maréchal Jourdan sur les opérations de l'armée de Votre Majesté,
depuis le 23 juillet jusqu'au 15 août. J'ai chargé un officier de
porter le double de ce rapport à Votre Majesté, mais il est probable
que cette copie portée par l'estafette vous arrivera la première.
L'officier porte aussi à Votre Majesté le rapport du maréchal
Victor, que Votre Majesté ne lira pas sans peine: il est difficile
de concevoir l'aveugle passion qui l'a dicté; j'ai été forcé par
le sentiment de mon honneur et de celui de l'armée de lui faire la
réponse ci-jointe. Si Votre Majesté éprouve quelque plaisir des
succès qui ont couronné ses armes en Espagne et de nos efforts pour y
contribuer, je lui demande en grâce, au nom de ses intérêts les plus
chers, de donner une destination en Allemagne, en France ou en Italie
au maréchal Victor, et même au maréchal Ney. Ce dernier n'obéit ni au
maréchal Soult ni à moi.

»Je suis occupé à faire rétablir les communications. Nous avons
perdu plusieurs estafettes, deux venant de France et trois y allant,
ces dernières portaient à Votre Majesté mes dépêches après les
affaires de Talavera et d'Almonacid. L'ennemi n'y aura appris que ses
désastres. Je n'ose pas confier à l'estafette le rapport du maréchal
Victor.

»Je renouvelle à Votre Majesté la demande qu'elle daigne me permettre
de prendre pour ma garde vingt hommes par régiment, elle est fort
affaiblie.

»Le général Strolz, mon aide de camp, a eu le bonheur de commander la
brigade qui a fait prisonnier le 23e régiment de cavalerie anglais.
Je prie Votre Majesté de le nommer officier de la Légion d'honneur,
il est déjà légionnaire, c'est une récompense qu'il regarde comme
au-dessus de tout ce qu'on pourrait faire pour lui. C'est le même
officier que Votre Majesté chargea d'une reconnaissance en arrivant
à Vittoria, et qui, en ayant rendu compte à Votre Majesté à Burgos,
mérita qu'elle me dît: «Voilà un officier de la bonne roche.» Il l'a
prouvé au combat d'Alcabon, à Talavera et à Almonacid.

»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et affectionné frère,

                                                             »JOSEPH.»

       *       *       *       *       *

_À M. le maréchal duc de Bellune._

                                             «Madrid, le 27 août 1809.

»J'ai reçu, monsieur le duc, votre lettre de Daimiel du 20 avec
le rapport du chef d'état-major du 1er corps, en date de Talavera
du 10. Vous me proposez d'approuver ce rapport; rien ne pouvait
plus m'étonner, après l'avoir lu, que la proposition que vous me
faites d'approuver une diatribe astucieuse des relations que vous
avez eues avec moi depuis la bataille de Medellin jusqu'à celle
de Talavera; il faut qu'on vous ait donné une idée bien étrange
de mon caractère, ou que vous vous en soyez imposé à vous-même en
dénaturant complétement les motifs des procédés que j'ai toujours eus
avec vous dans tous les événements. Le ton de ce rapport est celui
d'un homme qui, mécontent de ne commander que le plus beau corps de
l'armée, s'efforce de prouver que s'il eût eu la pensée de toutes
les opérations, les affaires eussent été bien; qu'elles ont été mal
sous mon commandement parce qu'il n'a pas plu à l'Empereur de me
mettre sous ses ordres. Comme vous vous êtes mépris sur la nature des
rapports que j'ai eus avec vous, monsieur le maréchal, vous trouverez
tout simple que je ne vous taise plus aucune vérité.

»Je ne parle pas du passage du Tage, des ponts brûlés, etc., je viens
à Talavera. Vous dénaturez tous les faits, vous mettez en déroute
le 4e corps qui a rivalisé de gloire avec le premier; vous faites
retirer la réserve qui n'a fait dans le jour qu'un mouvement de flanc
commandé par les circonstances; vous prétendez que vous avez été
obligé de vous retirer pour suivre le mouvement du 4e corps et de la
réserve le 29 au matin; vous oubliez la lettre que je vous écrivis
dans la nuit, et vous ignorez que tout le monde était retiré de chez
moi et reposait lorsque l'arrivée du 4e corps m'apprit votre départ.
Vous ignorez que le général Milhaud était entré dans les premières
maisons de Talavera où il n'avait rencontré personne; que plusieurs
officiers étaient entrés dans la ville abandonnée et solitaire; vous
ignorez que dans le jour mon intention était toujours de repasser
l'Alberche; mais je voulais reconnaître l'ennemi dans la matinée.

»Lorsque je vous vis dans votre ancienne position de Cazalegas le
matin du 29 je savais tout cela, je ne vous le dis pas, je vous
témoignai au contraire ma satisfaction pour la conduite énergique que
vous aviez tenue dans la journée du 28. Je prétendais vous consoler
de ce que vous n'aviez pu enlever le plateau, que je m'étais décidé à
faire attaquer, vous, monsieur le maréchal, m'ayant dit à plusieurs
reprises: _Il faudrait renoncer à faire la guerre si avec le premier
corps je n'enlevais pas cette position_. Je vous savais gré des
efforts que vous fîtes pour cela, du dévouement personnel avec lequel
vous ralliâtes vous-même quelques troupes qui eurent besoin pendant
quelques secondes de votre voix et de votre présence pour se rappeler
qu'elles étaient du premier corps et de l'armée impériale, et il m'en
coûte plus que vous ne pensez, monsieur le maréchal, de ne pouvoir
plus persister dans ces nobles ménagements.

»Dans un moment heureux où mon but était rempli, où 80 mille
ennemis avaient été découragés au point de ne plus oser faire
aucun mouvement, où je sentais que votre corps, trop faible quatre
jours auparavant pour contenir l'ennemi dans cette même position,
était devenu, par suite de la bataille de Talavera, assez imposant
pour l'arrêter, tandis qu'avec le reste de l'armée j'allais sauver
Tolède, Madrid, battre Vénégas et donner le temps au duc de Dalmatie
d'arriver sur les derrières des Anglais; dans cet état de choses,
monsieur le maréchal, je ne dus vous témoigner que mon contentement.
Je ne me serais jamais souvenu, si vous ne me forciez à vous en
parler pour vous tirer d'erreur sur l'opinion que vous vous êtes
formée de moi, que le plateau de Talavera a été mal attaqué par
vous trois fois: le 27 au soir, et le 28 au matin avec trop peu de
monde. Le 28, je vous avais donné l'ordre de faire attaquer par trois
brigades à la fois, tandis que les trois autres brigades seraient
restées en réserve; il n'en fut pas ainsi.

»Plusieurs officiers, entre autres un aide de camp du général
Latour-Maubourg, envoyés près de moi par vous, monsieur le duc, dans
la nuit du 28 au 29, m'ont dit devant tout l'état-major général de
l'armée que l'ennemi tournait votre droite, qu'il cherchait aussi à
se porter sur la gauche du 4e corps; d'autres officiers me firent
en votre nom d'autres rapports contradictoires, et ce fut alors que
je me décidai à vous écrire moi-même pour vous demander un rapport
écrit, et que, en attendant, je donnai l'ordre à tout le monde de
prendre du repos, de rester dans ses positions et d'attendre de
nouveaux ordres au jour.

»Mais je m'aperçois, monsieur le maréchal, que j'entre dans des
détails inutiles, et je me hâte de finir cette lettre déjà trop
longue pour vous et pour moi, en vous déclarant franchement que je
regarde le rapport que vous m'avez adressé comme plein de faits
erronés; il paraît que mon commandement vous pèse beaucoup, je ne
dois pas vous taire que je désire aussi vivement que vous, monsieur
le maréchal, qu'il plaise à S. M. Impériale et Royale de vous donner
une autre destination.

                                                             »JOSEPH.»

       *       *       *       *       *

_Le duc de Bellune au roi Joseph._

                                        «Tolède, le 14 septembre 1809.

»SIRE,

»J'ai l'honneur d'adresser ci-joint à V. M. la justification dont ma
lettre du 4 de ce mois n'est que l'analyse. Daignez, Sire, en prendre
connaissance, et rendre à mon âme le calme dont elle a besoin. Ce
n'est pas sans éprouver la plus vive douleur que j'ai fait cet écrit.

»J'étais loin de penser il y a quinze jours que je dusse être jamais
réduit à la dure nécessité de me justifier d'une accusation contre
ma conduite en Espagne, où je crois avoir rempli tous mes devoirs
d'homme d'honneur.

»Le rang que j'occupe dans l'armée impériale et ma délicatesse ne
me permettent pas de rester plus longtemps sous le poids d'une
accusation aussi flétrissante. J'ai dû y répondre par des faits qui
pussent éclairer Votre Majesté, dont la religion a été surprise. Je
la supplie de les examiner et de me rendre la justice qui m'est due.
S'ils ne suffisent pas pour effacer l'opinion défavorable qu'elle
a prise de mon caractère et de ma conduite, je la prierai de me
permettre d'aller les soumettre à mon souverain, à qui je dois compte
de toutes mes actions.

»J'ai la confiance qu'il ne dédaignera pas d'être mon juge dans une
cause qui touche de si près mon existence et celle de ma famille.

»J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.

                                        »_Le maréchal duc de Bellune_,
                                                             »VICTOR.»

       *       *       *       *       *

_Copie de la lettre écrite par S. M. le roi d'Espagne au maréchal duc
de Bellune, le 27 août 1809._

«J'ai reçu, M. le duc, votre lettre de Daimiel, du 20, avec le
rapport du chef de l'état-major du 1er corps, en date de Talavera,
du 10. Vous me proposez d'approuver ce rapport. Rien ne pouvait
plus m'étonner, après l'avoir lu, que la proposition que vous me
faites d'approuver une diatribe astucieuse des relations que vous
avez eues avec moi depuis la bataille de Medellin jusqu'à celle
de Talavera. Il faut qu'on vous ait donné une idée bien étrange
de mon caractère, ou que vous vous en soyez imposé à vous-même en
dénaturant complétement les motifs des procédés que j'ai toujours eus
avec vous dans tous les événements. Le ton de ce rapport est celui
d'un homme qui, mécontent de ne commander que le plus beau corps de
l'armée, s'efforce de prouver que s'il eût eu la pensée de toutes
les opérations, les affaires eussent été bien; qu'elles ont été mal
sous mon commandement, parce qu'il n'a pas plu à l'Empereur de me
mettre sous ses ordres. Comme vous vous êtes mépris sur la nature des
rapports que j'ai eus avec vous, M. le maréchal, vous trouverez tout
simple que je ne vous taise plus aucune vérité.

»Je ne parle pas du passage du Tage, des ponts brûlés, etc.

»Je reviens à Talavera. Vous dénaturez tous les faits. Vous mettez en
déroute le 4e corps, qui a rivalisé de gloire avec le 1er.

»Vous faites retirer la réserve, qui n'a fait dans le jour qu'un
mouvement de flanc commandé par la circonstance.

»Vous prétendez que vous avez été obligé de vous retirer pour suivre
le mouvement du 4e corps et de la réserve le 29 au matin.

»Vous oubliez la lettre que je vous écrivis dans la nuit, et vous
ignorez que tout le monde était retiré de chez moi et reposait
lorsque l'arrivée du 4e corps m'apprit votre départ.

»Vous ignorez que le général Milhaud était entré à Talavera, où il
n'avait rencontré personne; que plusieurs officiers étaient entrés
dans la ville abandonnée et solitaire.

»Vous ignorez que dans le jour mon intention était toujours de
repasser l'Alberche, mais que je voulais reconnaître l'ennemi dans la
matinée.

»Lorsque je vous vis dans votre ancienne position de Cazalegas, le
29 au matin, je savais tout cela; je ne vous le dis pas; je vous
témoignai au contraire ma satisfaction pour la conduite énergique
que vous aviez tenue dans la journée du 28. Je prétendais vous
consoler de ce que vous n'aviez pas pu enlever le plateau que je
m'étais décidé à faire attaquer, vous, M. le maréchal, m'ayant dit à
plusieurs reprises: «Il faudrait renoncer à faire la guerre, si avec
le 1er corps je n'enlevais pas cette position.» Je vous savais gré
des efforts que vous fîtes pour cela, du dévouement personnel avec
lequel vous ralliâtes vous-même quelques troupes qui eurent besoin
de votre voix et de votre présence pour se rappeler qu'elles étaient
du 1er corps et de l'armée impériale. Il m'en coûte plus que vous
ne pensez, M. le maréchal, de ne pouvoir plus persister dans ces
nobles ménagements. Dans un moment heureux où mon but était rempli,
où 80 mille ennemis avaient été découragés au point de ne plus oser
faire aucun mouvement, où je sentais que votre corps d'armée, trop
faible quatre jours auparavant pour contenir l'ennemi dans cette
même position, était devenu, par suite de la bataille de Talavera,
assez imposant pour l'arrêter, tandis qu'avec le reste de l'armée
j'allais sauver Tolède, Madrid, battre Vénégas, et donner le temps
au duc de Dalmatie d'arriver sur les derrières des Anglais; dans cet
état de choses, M. le maréchal, je ne dus vous témoigner que mon
contentement; je ne me serais jamais souvenu, si vous ne me forciez à
vous en parler pour vous tirer d'erreur sur l'opinion que vous vous
êtes formée de moi, que le plateau de Talavera a été mal attaqué par
vous trois fois, le 27 au soir, et le 28 au matin, avec trop peu de
monde. Le 28, je vous avais donné l'ordre de faire attaquer par trois
brigades à la fois, tandis que les trois autres brigades seraient
restées en réserve; il n'en fut pas ainsi.

»Plusieurs officiers, entre autres un aide de camp du général
Latour-Maubourg, envoyés près de moi par vous, M. le duc, dans la
nuit du 28 au 29, m'ont dit devant tout l'état-major général de
l'armée que l'ennemi tournait votre droite, qu'il cherchait aussi à
se porter sur la gauche du 4e corps; d'autres officiers me firent
en votre nom d'autres rapports contradictoires, et ce fut alors que
je me décidai à vous écrire moi-même pour vous demander un rapport
par écrit, et qu'en attendant je donnai l'ordre à tout le monde de
prendre du repos, de rester jusqu'à nouvel ordre dans ses positions,
et d'attendre de nouveaux ordres au jour.

»Mais je m'aperçois, M. le maréchal, que j'entre dans des détails
inutiles, et je me hâte de finir cette lettre déjà trop longue pour
vous et pour moi, en vous déclarant franchement que je regarde le
rapport que vous m'avez adressé comme plein de faits erronés.

»Il paraît que mon commandement vous pèse beaucoup; je ne dois pas
vous taire que je désire aussi vivement que vous, M. le maréchal,
qu'il plaise à S. M. Impériale et Royale de vous donner une autre
destination.

  »Signé _votre affectionné_
                                                              »JOSEPH,

  »_Le maréchal duc de Bellune_,
                                                             »VICTOR.»

       *       *       *       *       *

_Faits que le maréchal duc de Bellune oppose à la lettre de S. M. C._

Le chef d'état-major du 1er corps de l'armée d'Espagne a rédigé
le rapport dont il s'agit d'après le journal qu'il a l'attention
de tenir de toutes les opérations du corps d'armée. Il a tâché
d'y mettre toute l'exactitude qu'un travail de ce genre exige,
afin de donner à S. M. C. une connaissance parfaite des mouvements
de ce corps, de ses diverses positions et des motifs qui les ont
déterminées: c'est dans ce seul esprit que ce rapport a été fait.
Le chef de l'état-major qui a toujours ignoré les relations que
j'avais avec S. M. C. ne pouvait pas les commenter; il ne pouvait par
conséquent en faire une diatribe, ni les mettre en comparaison dans
le sujet qu'il était chargé de traiter. Il savait d'ailleurs comme
moi qu'il écrivait pour le roi seul, et certes le respect profond
qu'il lui porte ne peut laisser aucun doute sur la pureté de ses
intentions, lorsqu'il s'occupait de ce travail dont l'objet a été de
faire connaître à S. M. C. la vérité tout entière. J'ai lu ce rapport
avant de l'adresser au roi. Si j'y avais reconnu quelques traits qui
pussent déceler mes relations avec S. M. ou qui dénaturassent les
procédés généreux dont elle m'a honoré dans toutes les circonstances,
j'aurais supprimé un écrit si contraire à la bienséance et à la
gratitude. Si j'y avais reconnu la présomption, la vanité et tous
les sentiments que S. M. C. a cru y voir, je me serais bien gardé de
le lui adresser, ou bien il faut supposer que j'avais perdu tout à
fait la raison pour me livrer ainsi à un excès d'impudence dont on
n'aurait pas d'exemple; mais je n'ai pas à me reprocher cet égarement.

Le respect que j'ai pour les vertus et la personne de S. M. C. m'en
garantira toujours, et j'ai cru lui en donner une nouvelle preuve
en lui envoyant cet écrit véridique et purement militaire. Si j'y
avais attaché des vues telles que celles qui sont énoncées dans la
lettre de S. M. C., ma démence ne se serait pas bornée à les faire
connaître seulement au roi, elle m'eût vraisemblablement engagé à
les communiquer à mon gouvernement et à toutes les personnes dont je
désire les suffrages; mais le roi est le seul qui jusqu'à présent ait
eu connaissance des détails de la campagne du 1er corps, depuis la
bataille de Medellin jusques et y compris celle de Talavera. Il n'est
donc guère croyable que j'aie voulu me vanter au roi à son détriment,
et que j'aie provoqué son ressentiment dans le dessein de perdre sa
bienveillance, à laquelle j'ai prouvé plus d'une fois que j'attachais
le plus grand prix. En effet, je ne vois encore rien dans le rapport
du chef de l'état-major qui puisse me faire soupçonner d'une pareille
extravagance, si ce n'est qu'il pèche en plusieurs endroits contre
les convenances. Je lui avais ordonné de n'y présenter que des faits
vrais avec les circonstances qui les ont amenés. Telle était mon
intention, mon seul désir, il a dû s'y conformer.

S. M. C veut que je l'aie priée d'approuver ce rapport. Si elle
se donne la peine de relire la lettre que j'ai eu l'honneur de lui
écrire à ce sujet, elle verra que ma prière n'est relative qu'aux
opérations du 1er corps et non au rapport de ces mêmes opérations, et
que je désirais qu'elle récompensât de son approbation la conduite du
1er corps et la mienne.

Je dois regretter que S. M. C. n'ait pas daigné s'expliquer sur le
passage du Tage, qu'elle met au nombre des fautes dont elle m'accuse.
Il est probable qu'elle n'improuve cette opération que parce qu'elle
ignore les causes qui l'ont déterminée. En les lui faisant connaître,
j'espère lui prouver qu'au lieu d'avoir mérité ses reproches à
ce sujet, j'ai rendu à l'armée dans cette occasion le service le
plus important. Ainsi, pour mettre S. M. C. à même d'en juger, je
vais remonter à l'époque où les Anglais, maîtres de la campagne en
Portugal, n'avaient plus rien à craindre du côté de M. le duc de
Dalmatie.

Le 12 mai, je m'étais porté avec le 1er corps d'armée à Alcantara,
pour reconnaître et pour chasser une division anglo-portugaise qui
s'était réunie sur ce point dans le dessein de faire une diversion en
faveur de l'armée espagnole de Cuesta, et de masquer en même temps
le mouvement que l'armée anglo-portugaise, sous les ordres de sir
Arthur Wellesley, se proposait de faire sur Plasencia. J'espérais
aussi, en me portant sur Alcantara, avoir des nouvelles positives de
M. le duc de Dalmatie, dont on annonçait la retraite depuis plusieurs
jours. Il était intéressant de connaître la véritable situation de
M. le duc de Dalmatie. Deux motifs me conduisaient donc à Alcantara,
celui de chasser les ennemis de cette ville et celui de connaître
l'état de nos affaires en Portugal. J'ai eu lieu de me louer d'avoir
pris ce parti. Il en est résulté des avantages que l'on n'a pas assez
appréciés.

La division anglo-portugaise, chassée d'Alcantara par nos troupes
jusqu'au delà des frontières du Portugal, ne pouvait plus s'opposer
aux courses que notre cavalerie devait faire dans ce pays pour
demander les nouvelles que je désirais avoir. Elle les fit, et
me rapporta la confirmation des bruits qui s'étaient répandus de
la retraite de M. le duc de Dalmatie, avec l'avis qu'un corps de
l'armée de sir Arthur Wellesley marchait vers l'Espagne pour agir
contre le 1er corps, de concert avec l'armée de Cuesta. Cet avis,
répété par tous les habitants du pays, ne laissant plus de doute
sur sa véracité, j'ai eu l'honneur de le transmettre à S. M. C. par
ma lettre du 21 mai à M. le maréchal Jourdan, major général. Ce
mouvement combiné des ennemis exigeait nécessairement une sérieuse
attention. Mais pour en faire connaître l'importance, il convient
que je la démontre comme je l'ai sentie alors et comme les derniers
événements l'ont prouvée.

L'armée anglo-portugaise n'ayant plus rien à craindre de l'armée aux
ordres de M. le duc de Dalmatie, pouvait se porter sur le 1er corps
par Alcantara, et l'attaquer en même temps que l'armée de Cuesta,
passant la Guadiana, marcherait également à lui dans le même dessein.
Ces deux armées pouvaient aussi combiner leurs mouvements contre
le 1er corps, de manière à lui fermer la seule communication qu'il
eût, celle d'Almaraz, et l'attaquer ensuite avec des forces trois
fois supérieures à la sienne, ce qui l'aurait mis dans la situation
la plus fâcheuse. Voyons si la résolution que j'ai prise pour l'en
garantir a été judicieuse.

Le cas où il se trouvait était déjà critique, et la pénurie des
subsistances y ajoutait beaucoup. Le pays était épuisé, on avait
des peines infinies à y faire vivre très-médiocrement le soldat;
il fallait néanmoins s'y maintenir, et attendre avant de prendre
un parti que les ennemis fissent mieux connaître leurs projets.
Je me bornai donc à établir le 1er corps à Torremocha, qui est le
point d'où je pouvais observer les armées combinées pour agir selon
les circonstances. J'envoyai en même temps, d'après les ordres du
roi, à Almaraz la division allemande aux ordres du général Leval,
qui jusque-là avait suivi le 1er corps. Cette disposition était
nécessaire; car le pont de bateaux que nous avions sur le Tage
courait les risques d'être détruit, quoiqu'il fût couvert par des
ouvrages que j'y avais fait construire, et gardé par deux cents
hommes d'infanterie que j'y avais établis. Les insurgés nombreux de
Tietar étaient en armes. De gros détachements de l'armée ennemie
de Portugal se montraient à Plasencia, et communiquaient avec
les insurgés. Deux marches pouvaient les conduire réunis au pont
de bateaux, et sa destruction, qui résultait infailliblement de
ce mouvement, menait à des conséquences infinies et extrêmement
dangereuses. La présence de la division allemande sur ce point nous
en a préservés, et la sollicitude du roi à ce sujet prouve déjà que
S. M. C. n'était pas sans inquiétude sur la situation du 1er corps.

Les dispositions dont je viens de parler ont été faites le 20 mai,
époque à laquelle je me trouvai à Torremocha de retour d'Alcantara.
Ainsi placé, j'observais l'armée anglo-portugaise sur la rive droite
du Tage par le général Leval, sur la rive gauche par les partis
que j'avais sur Alcantara, et je voyais l'armée de Cuesta par les
partis que je tenais sur la Guadiana. Je m'occupais en même temps des
subsistances nécessaires à la troupe, et ce travail n'était pas le
moins pénible.

Quinze jours s'écoulèrent ainsi sans que l'ennemi se montrât; mais
ses projets commencèrent à se développer dans les premiers jours
de juin. Le général Leval m'apprit que les Anglo-Portugais se
réunissaient à Plasencia, et que les insurgés du Tietar prenaient
chaque jour plus de consistance. Les partis que j'avais sur Alcantara
confirmaient ces nouvelles, dont je profitais pour redoubler
d'attention et de vigilance. Le général Leval instruisait S. M. C. de
tout ce qu'il apprenait. Le moment approchait où il fallait de toute
nécessité se décider à prendre l'offensive sur les ennemis, ou à se
reployer derrière le Tage pour éviter d'être compromis.

Mais l'un et l'autre de ces partis présentaient des inconvénients.
Comment en effet se porter en avant sur la Guadiana pour attaquer
l'armée de Cuesta, sans craindre l'armée anglo-portugaise prête à
marcher sur le 1er corps, et à lui fermer le seul passage qu'il eût
pour se retirer en cas de besoin? Comment aussi se reployer derrière
le Tage sans encourager les insurgés, et doubler par conséquent leurs
forces contre nous? Je restai indécis entre ces deux questions
jusqu'au 10 juin, que, pressé par la circonstance sérieuse où je
me trouvais, j'eus l'honneur d'instruire le roi de l'embarras où
j'étais, et de lui demander ses ordres.

Déjà S. M. C. était instruite du mouvement que faisaient les ennemis
derrière le Tietar; elle savait également que le 1er corps d'armée
n'existait sur la rive gauche du Tage qu'avec de très-grandes
difficultés, et avant d'avoir reçu ma lettre du 10 juin, elle m'avait
fait expédier l'ordre de me reployer sur Almaraz, et de là aller à
Plasencia, pour y faire vivre les troupes. Cet ordre est daté du...
juin, et signé de M. le maréchal Jourdan. Je me mis aussitôt à même
de l'exécuter, et le 14 juin le 1er corps se mit en marche pour sa
nouvelle destination. Quel est donc le motif qui a porté S. M. C.
à blâmer ce mouvement? Si les raisons que je viens de donner pour
le justifier ne suffisent pas, je ferai connaître bientôt combien
il était nécessaire, et que le roi doit se féliciter de l'avoir
autorisé. Mais avant d'entrer dans ces détails, il convient de rendre
compte de la conduite que j'ai tenue relativement au pont de bateaux
que je suis accusé d'avoir fait détruire mal à propos. Le 1er corps
arrivé le ... juin sur la rive gauche du Tage, et devant continuer
sa marche sur Plasencia, conformément à l'ordre du ... juin, il ne
pouvait se rendre à cette destination qu'autant qu'on lui préparerait
un passage sur le Tietar, qui, à cette époque, était considérablement
grossi par la fonte des neiges. Il a donc fallu transporter sur
ce torrent les quinze bateaux et tous les matériaux qui avaient
servi au pont du Tage pour en construire un nouveau, et cela avec
cinq voitures ou haquets, seuls moyens que l'on pût employer à ce
transport; mais on suppléa à cette pénurie par une grande activité
et un travail extrêmement pénible. Les pontonniers, aidés des
canonniers, ont montré dans cette occasion ce qu'ils sont capables de
faire. Le pont fut détendu dès que les troupes l'eurent passé. Les
bateaux et tous les matériaux qui avaient servi à sa construction
furent divisés en trois parties égales, et il fut convenu que les
cinq haquets transporteraient cet équipage au lieu où il devait être
établi, en trois voyages. Il est bon de remarquer ici que du pont du
Tage à celui qui nous occupait sur le Tietar, il y a sept grandes
lieues d'Espagne, et que les trois voyages devaient être faits et le
nouveau pont tendu dans vingt-quatre heures. Cet énorme travail n'a
pas surpris un moment les hommes courageux qui en étaient chargés.
Ils l'ont fait sans désemparer, et il était achevé et prêt à recevoir
les troupes à l'instant même qu'arriva M. le colonel Marie, aide de
camp de S. M. C, et que cet officier me remit l'ordre d'envoyer à
Tolède la division Villatte, la division allemande et une brigade
de dragons, et de me reployer avec le reste de mes troupes vers
Talavera, en manoeuvrant entre le Tietar et le Tage, de manière à
observer et à contenir l'ennemi. Me voilà donc jeté dans un nouvel
embarras relativement à ce pont qui venait de nous coûter des peines
extrêmes. Comment le transporter? où en sont les moyens? Tous les
chariots et les attelages d'artillerie étaient employés à transporter
les provisions considérables de munitions de guerre qui avaient
été réunies à Truxillo et à Mérida. Les voyages fréquents qu'il
avait fallu faire avaient singulièrement fatigué les chevaux et les
hommes chargés de les conduire. L'équipage de pont n'avait, comme
je viens de le dire, que le tiers des voitures nécessaires pour le
transporter. On ne pouvait pas espérer de trouver dans tout le pays
et très-loin aucun chariot qui fût propre à ce transport. On n'aurait
pas d'ailleurs pu les attendre; il n'y avait pas de moyens pour faire
vivre les troupes. Les blés de l'année étaient encore en herbe, et
il n'y en avait pas un grain dans les villages, qui étaient tous
abandonnés. Que faire dans cette circonstance? Fallait-il se défaire
d'une partie des canons pour transporter des bateaux? Mais les
voitures à canon ne sont pas propres à cet usage. Fallait-il laisser
intacts les bateaux qu'on ne pouvait emporter? Mais c'eût été fournir
aux ennemis un moyen de nous nuire. Le parti le plus judicieux était
donc de détruire cette portion de pont qu'il nous était impossible
d'emmener, et de sauver l'autre. C'est aussi celui que j'ai pris, et
nous nous sommes mis en marche vers Talavera, ayant à la suite de
notre artillerie cinq haquets chargés de leurs bateaux, et de tous
les agrès qui avaient servi à la construction du pont.

Ces éclaircissements me justifieront sans doute aux yeux de S. M. C.
relativement aux ponts brûlés. Les mêmes causes jointes à d'autres
aussi impérieuses ont entraîné la perte des munitions de guerre
déposées au pont de l'Arzobispo. Tous les chariots d'artillerie
surchargés de munitions étaient en marche vers Talavera. Ceux des
équipages militaires étaient occupés à transporter le grand nombre
de malades que nous avions à Truxillo. Il n'en existait aucun dans le
pays, comme nous venons de le remarquer. L'armée espagnole de Cuesta
venait de jeter un pont de bateaux sur le Tage devant Almaraz, 15
mille hommes d'infanterie et 4 mille chevaux l'avaient passé. Un même
nombre de troupes en infanterie de cette armée et 2 mille chevaux se
présentaient devant le pont de l'Arzobispo. Le Tage était guéable sur
plusieurs points. Le corps que je commandais venait d'être réduit
à 11 mille hommes d'infanterie et 2 mille chevaux; il eût fallu en
former deux corps pour arrêter l'ennemi devant le pont d'Almaraz
et celui de l'Arzobispo. Ces deux corps qui auraient été également
trop faibles eussent été compromis. La disette nous pressait
vivement; il fallait donc, ou attendre l'armée ennemie et s'engager
inconsidérément devant elle pour garder ce dépôt de munitions, ou le
détruire et se reployer. J'ai cru que quelques munitions en partie
avariées ne devaient pas m'obliger à exposer les troupes qui me
restaient, et j'ai fait jeter à l'eau ces poudres embarrassantes.

L'etc. qui suit le reproche que S. M. C. me fait à cet égard est
poignant. Il semble énoncer des fautes à l'infini. Je ne puis m'en
défendre puisque je les ignore.

Je dois maintenant chercher à rendre ma justification plus claire et
plus sensible sur le passage du Tage, et démontrer que ce mouvement,
loin d'être blâmable, doit être mis au rang de ceux qui sauvent les
armées et préparent la victoire. S. M. C. en sera bientôt convaincue,
et j'ose espérer qu'elle regrettera de m'avoir accusé à cette
occasion.

C'est le 14 juin, comme je l'ai dit plus haut, que le 1er corps
s'est mis en marche pour repasser sur la rive droite du Tage. On
a déjà vu que l'armée anglo-portugaise, dispensée à cette époque
de toute inquiétude vers le nord du Portugal, était libre de ses
mouvements, qu'elle pouvait diriger ses efforts vers l'Espagne, et
que ses premières dispositions annonçaient son arrivée prochaine à
Plasencia. Elle n'a pas laissé longtemps l'opinion indécise sur ses
projets, car on a appris de manière à ne laisser aucun doute qu'elle
était arrivée à Plasencia dans les premiers jours de juillet, et que
disposée à continuer sa marche sur Talavera, le général Wellesley
l'avait précédée de quelques jours pour conférer avec le général
Cuesta, qui alors était à Almaraz avec son armée.

Ce simple exposé de la marche combinée des ennemis sur les deux rives
du Tage fera aisément comprendre que si le 1er corps n'avait pas
repassé ce fleuve à propos comme il l'a fait, il aurait été réduit
à la fâcheuse extrémité de combattre à la fois les armées de Cuesta
et de Wellesley, fortes ensemble de près de 80 mille hommes, sans
communication pour se retirer au besoin, et exposé à une ruine totale
et presque inévitable. Toute son énergie eût été insuffisante pour le
garantir d'un pareil malheur, et la bataille de Talavera, où il s'est
distingué, n'aurait pas eu lieu. De ces événements fâcheux il serait
résulté des conséquences plus fâcheuses encore, et à l'infini. J'ai
donc rendu un très-grand service à S. M. C. en repassant le Tage.
Quel est donc le motif qui m'a valu son improbation sur ce mouvement
qu'elle a autorisé?

Pour répondre à cette inculpation, qui me suppose des sentiments et
des intentions très-éloignées de mon coeur et de mon caractère; je
commencerai par dire que je ne suis pas l'auteur de ce rapport dont
je n'ai pas dicté un seul mot, mais que je l'ai lu et que je n'ai
pu y voir cette déroute du 4e corps. Si S. M. C. daigne relire le
passage qui concerne ce corps d'armée à la bataille de Talavera,
elle verra qu'il est dit que ce corps ayant obtenu des avantages fut
repoussé, et que cet événement a dû singulièrement influer sur le
sort de cette journée.

Je rends la justice qui est due à la bravoure que ce corps d'armée a
déployée dans cette circonstance, où il n'a été que malheureux; mais
il n'en est pas moins vrai qu'ayant été obligé de se reployer et de
céder beaucoup de terrain aux ennemis, il a découvert la gauche du
1er corps, et que pour donner une suite raisonnée et conséquente des
opérations de cette journée, le chef de l'état-major devait indiquer
cette fâcheuse circonstance. S. M. C. pourrait blâmer ce passage
du rapport si son auteur l'avait marqué dans l'intention de nuire
à la réputation du 4e corps, mais il savait que ce rapport n'était
écrit que pour le roi seul et qu'il devait détailler avec vérité et
exactitude les faits de cette journée dont S. M. C. avait été témoin.
Je ne puis pas d'ailleurs avouer que le 4e corps, qui n'a pas pu se
soutenir trois quarts d'heure devant l'ennemi, ait rivalisé de gloire
avec le 1er, qui, après un engagement de 24 heures, a mis cet ennemi
hors d'état de rien entreprendre contre nous.

Ce que le chef de l'état-major a écrit à ce sujet n'est point exact,
et S. M. C. a dû le voir ainsi. J'ai eu le tort de ne l'avoir pas
lu avec assez d'attention. En le condamnant en quelques points, je
dois rétablir ici la vérité. Plusieurs officiers du roi, notamment
M. le général Lucotte et M. le colonel Guye, vinrent m'instruire
de la part de S. M. C. du mouvement rétrograde du 4e corps «et me
dirent que l'ennemi profitant des avantages que lui offrait cette
occasion se portait en force de Talavera sur l'Alberche pour déborder
notre gauche, dont le ralliement n'était pas encore opéré; que cette
circonstance rendant notre position critique, S. M. C. pensait que la
retraite de l'armée allait devenir inévitable; qu'elle m'ordonnait
de faire passer à l'instant même une partie de ma cavalerie sur
notre gauche pour aider à contenir l'ennemi.» Je répondis à l'un et
à l'autre de ces officiers que S. M. C. pouvait être tranquille,
qu'ayant observé avec beaucoup d'attention le chemin par où on
supposait que l'ennemi se montrait, je pouvais assurer qu'il n'y
avait pas paru; que du reste les ennemis, vivement pressés en face
du 1er corps, ne pouvaient plus se soutenir, qu'ils s'éloignaient de
leur ligne de bataille, que la retraite de toute leur artillerie, qui
avait cessé de jouer depuis une demi-heure, annonçait des craintes,
qu'enfin j'étais persuadé que si le 4e corps se reportait en avant,
soutenu de la réserve, la victoire ne tarderait pas à être à nous. Je
priai en conséquence MM. Lucotte et Guye de faire ce rapport à S. M.
C.; j'ignore s'ils l'ont fait; mais j'ai vu le 4e corps et la réserve
parcourir en marchant vers nous l'espace d'environ 600 toises, et
se retirer ensuite par un mouvement contraire en obliquant vers leur
gauche. C'est ainsi que le chef de l'état-major aurait dû s'exprimer
au sujet de la retraite de la réserve. J'ignore les circonstances qui
ont déterminé ce mouvement. Elles étaient pressantes et fondées sans
doute.

Le roi me charge ici d'une faute capitale que je suis incapable de
commettre. Trois heures s'étaient à peine écoulées depuis le moment
où j'avais sauvé l'armée du plus sanglant affront en conservant le
champ de bataille, lorsque M. le colonel Expert, un des officiers
de S. M. C., arriva près de moi pour me réitérer l'ordre de sa part
de me retirer derrière l'Alberche, et de prévenir M. le général
Sébastiani de l'instant où le 1er corps se mettrait en marche,
afin d'accorder le mouvement de ces deux corps. Il n'y avait plus
alors d'observation à opposer à cette résolution du roi; il était
presque nuit; je ne pouvais plus voir ce que faisaient les ennemis,
et j'ai dû penser que S. M. C., mieux instruite que moi, avait de
fortes raisons pour se retirer; j'envoyai en conséquence prévenir
M. le général Sébastiani que, suivant les intentions du roi, le
1er corps commencerait son mouvement vers l'Alberche à minuit. Je
ne désespérais pas néanmoins en faisant encore une fois connaître
l'état des choses à S. M. C. sur la partie des lignes ennemies que
j'occupais, j'espérais, dis-je, engager S. M. C. à renoncer au
mouvement rétrograde. J'envoyai à cet effet le colonel Chateau, mon
premier aide de camp, après lui avoir recommandé de dire à S. M. C.
tout ce que la circonstance et le bien de son service me suggérait
pour la déterminer en faveur de mon projet, et j'attendis son
retour pour disposer le 1er corps selon les ordres que cet officier
m'apporterait. Ce corps d'armée conserva les positions qu'il avait à
la fin de la journée.

Un instant après le départ du colonel Chateau (il était dix heures),
M. le général Latour-Maubourg me rendit compte que le général
Carrois, commandant une brigade de dragons, venait de reconnaître un
parti ennemi qui paraissait se diriger de Talavera vers l'Alberche.
Le général Villatte m'annonçait en même temps que quelques bataillons
ennemis longeaient la crête de la montagne et menaçaient notre
droite. Ces mouvements des ennemis ne me paraissaient pas assez
redoutables pour m'obliger à changer la résolution que j'avais
prise de garder le champ de bataille, mais je pensai qu'il était
de mon devoir d'en instruire le roi. Je dépêchai en conséquence un
aide de camp du général Latour-Maubourg à S. M. C. pour lui rendre
compte d'abord de ces mouvements, et surtout pour dire qu'ils ne me
paraissaient pas assez sérieux pour nous obliger à faire une retraite
que je désirais qu'on évitât. Dans cet état de choses je me couchai
au milieu des troupes, et j'attendis le retour du colonel Chateau. Il
me rejoignit vers minuit. Voici mot à mot ce qu'il me rapporta de la
part du roi. Après avoir fait connaître au roi la position qu'occupe
le 1er corps et l'espoir que vous conserviez d'entreprendre avec
succès sur l'ennemi le lendemain, S. M. C. me dit: «Je sais depuis
hier au soir que l'ennemi a montré une colonne aux portes de Madrid.
Cette colonne a débouché par Escalona et Naval-Carnero. D'un autre
côté, Vénégas a passé le Tage et se trouve sur le point d'attaquer
ma capitale. Mais les Anglais étaient devant nous, il fallait les
attaquer. J'ai cru que les résultats de la journée seraient plus
décisifs. Il paraît que malgré les avantages obtenus par le 1er
corps, ce serait à recommencer demain. Je dois penser en ce moment
que Madrid renferme nos malades, nos munitions et tous nos magasins,
et qu'en donnant le temps à Vénégas et à la colonne de Wilson de
s'en emparer, nous perdons ce que nous avons de plus précieux. Je
crains surtout que nos malades ne soient victimes d'une sédition
populaire, et un mouvement vers la capitale me paraît indispensable.
Faites connaître de ma part à M. le duc de Bellune les motifs qui me
décident à ce mouvement. La réserve passera l'Alberche à onze heures
du soir sur le pont, le 4e corps suivra immédiatement, et passera
cette rivière au gué au-dessus du pont, M. le duc de Bellune verra le
mouvement du 4e corps pour déterminer celui du premier.»

D'après ce rapport, devais-je encore persister à rester sur le
champ de bataille? J'en appelle à la justice du roi. Il n'y avait
pas à répliquer; aussi donnai-je l'ordre au 1er corps de se retirer
à deux heures du matin dans son ancienne position sur la rive
gauche de l'Alberche. Je n'ai pas revu l'aide de camp du général
Latour-Maubourg depuis le moment où je l'expédiai au roi.

Je ne puis avoir oublié cette lettre; je ne l'oublierai jamais. Je ne
crois pas avoir éprouvé de ma vie une surprise pareille à celle que
j'ai éprouvée en la lisant. Il était quatre heures du matin alors;
j'étais loin de soupçonner que S. M. C. désapprouvât la retraite
qu'elle m'avait ordonné de faire, et qu'elle eût oublié en si peu
de temps tout ce que j'avais fait et dit pour l'éviter. Je m'en
rapporte pour ma justification à ce sujet à ce que S. M. C. m'a fait
dire par le colonel Chateau. Cet officier a trop d'intelligence et
trop de fidélité pour m'avoir induit en erreur dans un cas de cette
importance.

J'ignorais en effet ces circonstances, qui venaient à l'appui de
toutes mes démarches; mais quand j'en aurais eu connaissance, l'ordre
que j'avais reçu de S. M. C. n'en était pas moins obligatoire.

Le colonel Chateau m'avait suffisamment instruit des intentions de
S. M. C.; c'est parce que je les connaissais bien que le mouvement
rétrograde a été ordonné.

Je dois regretter que S. M. C. n'ait pas eu la bonté de m'expliquer
les torts dont elle me croyait coupable, lorsque j'eus l'honneur de
la voir le 29 au matin. J'aurais eu la double satisfaction de m'en
affranchir en sa présence, et de recevoir les éloges que je pouvais
croire avoir mérités, mais que je ne puis attribuer maintenant qu'à
une froide compassion.

Si le 1er corps ne s'est pas emparé du plateau, S. M. C. en saura
dans un moment la cause, et j'espère qu'elle reconnaîtra que sa
générosité a été abusée dans les ménagements qu'elle a cru me devoir.

Le but de S. M. C. étant rempli, je croyais avoir assez contribué
au succès qu'elle venait d'obtenir et à la satisfaction dont elle
jouissait pour recevoir sans trouble les louanges dont elle m'a
honoré. J'étais content d'avoir pu donner à S. M. C. des preuves
de mon zèle et de mon dévouement. Mon coeur et ma mémoire ne me
reprochant aucune faute, j'ai reçu les marques de la reconnaissance
du roi avec le plaisir que donne la certitude d'avoir mérité un
tel bienfait. Je ne pouvais pas penser que S. M. C. ne me fît tant
d'honneur que pour me dérober son improbation sur des faits mal
entrepris à la bataille de Talavera. Je suis trop intéressé à ce que
les sentiments que S. M. C. a daigné me manifester ne perdent rien de
leur vérité pour lui laisser plus longtemps l'opinion qu'elle a des
attaques du plateau de Talavera. Je connaissais assez l'importance de
cette position pour souhaiter qu'elle nous appartînt, et j'ai fait
pour m'en emparer tout ce que les moyens qui étaient à ma disposition
m'ont permis de faire. Au moment de passer l'Alberche avec le 1er
corps, je pris la liberté de dire au roi que j'allais manoeuvrer
sur l'ennemi de manière à porter rapidement toutes mes forces sur
l'extrémité gauche de sa ligne de bataille; que je croyais obtenir
un avantage marqué et décisif sur l'ennemi par ce mouvement qui
devait rompre sa ligne et l'obliger à changer ses dispositions; mais
qu'il convenait, pour en assurer le succès, de le faire soutenir par
le 4e corps et la réserve, afin de distraire le général ennemi par la
présence de ces troupes, et ne pas lui laisser la faculté de réunir
ses forces sur sa gauche que j'allais attaquer. S. M. C. sait que
j'ai exécuté ce mouvement avec l'ensemble, l'ordre et la rapidité
que la circonstance exigeait; que le 4e corps et la réserve ont été
arrêtés à peu de distance de l'Alberche, et que dans la position
qu'on leur a fait prendre ils ne pouvaient être d'aucune utilité pour
l'attaque projetée, attendu qu'ils en étaient éloignés de près de
trois quarts de lieue. S. M. C. est également instruite que, malgré
l'éloignement de ces forces dont j'attendais l'appui, je n'ai pas
hésité à faire attaquer à dix heures du soir la position dont il
s'agit par la division Ruffin; mais ce que S. M. C. peut ignorer,
c'est la raison qui a fait manquer l'attaque des trois régiments
destinés à l'entreprendre. Un d'eux, le 24e, qui tenait la droite,
s'est égaré dans l'obscurité, et le temps qu'il a dû mettre pour
revenir à sa véritable direction était celui qu'il devait employer
pour seconder les efforts prodigieux que le 9e régiment d'infanterie
légère venait de faire pour enlever le plateau dont il s'était rendu
maître. Le 96e, qui avait l'ordre de suivre l'attaque par la gauche,
rencontra des obstacles qu'on ne pouvait pas prévoir, et que la nuit
avait empêché de reconnaître; il fut donc aussi retardé dans sa
marche, et le 9e régiment, privé des secours des deux autres, attaqué
par des forces considérables, s'est vu dans la nécessité de quitter
ce poste témoin de sa haute valeur.

Dirait-on que je devais renouveler l'attaque par la division Villatte
ou par la division Lapisse? Je répondrai: 1º Que celle-ci avait
devant elle et à portée de fusil un ennemi qui lui était quatre fois
supérieur en nombre; qu'outre cette raison de ne pas la commettre,
le mouvement par notre droite, ainsi qu'il était convenu, indiquait
assez qu'elle devait éviter tout engagement avec les ennemis, et
attendre le résultat des premières opérations; 2º que je ne pouvais
pas, sans exposer tout le corps d'armée, renouveler l'attaque du
plateau par la division Villatte, qui était la seule troupe dont je
pusse disposer pour soutenir la division Lapisse, nos batteries, et
même la division Ruffin, qui venait de se reployer, si les ennemis
les attaquaient. Cette circonspection de ma part était commandée par
l'éloignement du 4e corps, que je ne voyais pas s'approcher de nous.
Il est surprenant que dans cette occasion l'ennemi n'ait pas cherché
à déborder la gauche de la division Lapisse, qui n'avait aucun appui.

S. M. C. a vu les efforts que nous avons faits le lendemain à quatre
heures du matin pour enlever ce plateau. La division Ruffin fut
encore chargée de cette entreprise pénible et périlleuse, dont elle
s'acquitta avec une intrépidité qui lui fait beaucoup d'honneur. La
majeure partie de son monde était déjà sur le sommet du plateau,
le reste allait s'y établir; la division Villatte pouvait y
prendre place et assurer notre succès sur ce point (tel était mon
dessein); mais les ennemis, libres de nous opposer toutes leurs
forces par l'inaction constante du 4e corps, en réunirent assez
et très-promptement pour repousser la division Ruffin et menacer
les divisions Villatte et Lapisse. Il fallut donc se borner à une
défensive très-prudente, et attendre le moment où les opérations
prendraient plus d'unité sur toute notre ligne. Ce moment arriva, et
ce qu'il produisit va achever de me justifier entièrement aux yeux de
S. M. C. sur les attaques du plateau.

Je devais, d'après vos ordres, attaquer ce poste avec trois brigades,
et tenir les trois autres en réserve. Cette disposition promettait
beaucoup sans doute, mais il était encore réservé au 4e corps de s'y
opposer. Ce corps, arrivé à la hauteur de la division Lapisse, fut
engagé tout entier et à la fois contre la ligne ennemie qui lui était
opposée, sans qu'on ait pensé à la possibilité d'un échec dans l'une
ou l'autre de ses parties, et au moyen d'y remédier par une réserve.
Cet échec arriva: le 4e corps, après avoir repoussé les premiers
ennemis qu'il rencontra, fut repoussé à son tour par les forces
considérables qui lui restaient à combattre; et ce corps, sans appui
dans sa retraite, s'est vu dans la dure nécessité de la continuer et
de céder beaucoup de terrain à l'ennemi.

La division Lapisse, qui était à sa droite, et qui chassait devant
elle la portion des Anglais qu'elle avait à combattre, se trouvant
alors entièrement découverte, ne pouvait pas continuer sa marche
offensive sans préparer sa ruine. Elle reçut ordre de garder sa
position et d'observer le terrain que venait de quitter le 4e corps.
Pouvais-je dans cette situation m'en servir pour l'attaque du
plateau? Une de ses brigades devait y monter pour appuyer la division
Villatte, qui était destinée à en faire l'attaque principale; mais il
est visible que cette division Lapisse, restée ainsi seule au centre
de la ligne, ne pouvait pas diminuer ses forces sans compromettre le
sort de cette journée. L'eût-elle pu d'ailleurs sans inconvénient?
il se passait des événements sur notre droite, entre la montagne et
le plateau, qui s'y opposaient très-impérieusement. L'ennemi prenait
l'offensive sur nous de ce côté avec de grandes forces en cavalerie,
infanterie et artillerie. Il fallait l'empêcher de nous forcer sur
ce point, et en conséquence employer une brigade de la division
Villatte pour appuyer la division Ruffin, très-affaiblie par les
pertes qu'elle venait de faire. Il fallait encore nous garantir d'une
descente que les ennemis préparaient contre nous de la hauteur du
plateau. L'autre brigade de la division Villatte, trop faible pour
y monter seule, était suffisante pour contenir l'ennemi qui était
devant elle, et j'ai dû la placer de la manière la plus avantageuse
pour remplir ce projet. Voilà donc tout le 1er corps employé comme
il pouvait l'être après la retraite du 4e corps. Il n'était plus
possible d'exécuter l'attaque du plateau sans compromettre l'armée;
aussi ne pensai-je alors qu'à le menacer, tandis que les troupes de
droite marchaient à l'ennemi, que celles de gauche tâcheraient par
leur contenance et leurs efforts de conserver le terrain qu'elles
avaient gagné sur l'ennemi, et d'empêcher qu'il ne nous débordât.
Ces dispositions ont eu tout le succès désirable en pareille
occurrence. La gauche des ennemis a été vivement repoussée et avec
une grande perte. Celles de ces troupes qui étaient sur le plateau
n'ont pas osé en descendre, et la division Lapisse s'est maintenue
dans ses dispositions, aidée à la vérité par la cavalerie du général
Latour-Maubourg.

Telles sont les diverses circonstances qui ont été en opposition avec
les attaques du plateau; elles éclaireront, je l'espère, S. M. C., et
les sentiments de bienveillance qu'elle m'a fait connaître ne seront
pas désormais partagés entre le contentement et l'improbation.

J'ai l'honneur d'observer à S. M. C. que les officiers que j'ai
chargés de l'instruire de l'état des choses sont MM. le général
Lucotte, les colonels Guye et Chateau, et un aide de camp de M. le
général Latour-Maubourg; que les premiers ont dû tranquilliser S. M.
C. en lui rapportant ce que je pensais de notre situation après la
retraite du 4e corps, en lui disant que j'étais d'avis que ce corps
revînt en ligne avec la réserve pour rendre la journée complétement
avantageuse pour nous, que les ennemis, au lieu de faire des
mouvements sur nous, paraissaient plutôt s'en éloigner, qu'enfin je
désirais vivement me maintenir sur le champ de bataille. Le colonel
Chateau a dû faire les mêmes observations à S. M. C. d'après les
instructions que je lui avais données, et selon ce qu'il avait pu
remarquer lui-même.

L'aide de camp de M. le général Latour-Maubourg a dû également
répéter à S. M. C. ce que je lui ai dit plusieurs fois en ces termes:

«Allez près de S. M. C., rendez-lui compte de ma part que M. le
général Carrois a reconnu un parti ennemi à notre gauche dans la
direction de Talavera au pont de l'Alberche, que le général Villatte
m'apprend qu'à notre droite quelques bataillons se montrent sur la
montagne; mais surtout ne manquez pas de dire à S. M. C. que je ne
crois pas que ces mouvements soient assez sérieux pour nous obliger à
la retraite, et qu'il me paraît de la plus grande importance que nous
restions comme nous sommes.»

Je ne connais pas d'autres officiers qui aient été chargés de mission
de ma part près de S. M. C.

J'ai rapporté plus haut ce que S. M. C. a dit au colonel Chateau pour
décider le mouvement rétrograde, et l'ordre positif appuyé de raisons
sans réplique pour le faire. Je n'ai rien à ajouter à cet égard,
si ce n'est que je ne concevrai jamais le motif qui a pu dicter la
lettre de S. M. C. par laquelle elle condamne à une heure ou deux du
matin une retraite qu'elle avait ordonnée malgré mes instances à onze
heures du soir, et qui était achevée lorsque cette lettre m'a été
remise.

Si S. M. C. avait eu des données exactes sur ma conduite de tout
temps depuis que je suis en Espagne, et notamment de celle que j'ai
tenue avant, pendant et après la bataille de Talavera, elle ne
m'aurait pas refusé un instant son estime, elle n'aurait pas eu la
peine d'entrer dans de si grands détails pour m'apprendre qu'elle me
la refuse. Elle m'aurait épargné le chagrin de lire et la douleur
cuisante de répondre.

Quant au rapport qui a pu si fortement indisposer S. M. C. contre
moi, je puis assurer que le chef de l'état-major l'a rédigé dans
l'intention d'instruire S. M. C. dans le plus grand détail de toutes
les opérations du 1er corps d'armée, qu'il a écrit les choses telles
qu'il les a vues et qu'elles ont été faites, et que s'il y a quelques
erreurs, elles n'ont pas été marquées à dessein de manquer au respect
qu'il doit ainsi que moi à S. M. C.; j'ai lu ce rapport, dont la
vérité m'a frappé, mais je regrette de n'avoir pas remarqué assez
attentivement, pour les supprimer, quelques passages qui peuvent
manquer aux convenances.

Je ne sais comment j'ai pu donner lieu à S. M. C. de penser que
son commandement me pèse; il me semble que j'ai saisi toutes
les occasions qui se sont présentées de lui prouver que j'étais
infiniment honoré et satisfait de servir sous ses ordres, et
qu'il ne fallait pas moins que sa lettre du 27 août et le désir
qui la termine pour m'engager à penser autrement. Si S. M. C. a
daigné lire cet écrit que l'honneur m'a prescrit de faire, que
l'envie de posséder sa confiance m'a sérieusement commandé; si les
éclaircissements véridiques que je lui donne la touchent assez pour
lui faire connaître que sa religion a été surprise, j'oublierai sans
efforts les chagrins que son mécontentement peu mérité a pu me faire
éprouver, et je pourrai lui prouver encore que je suis digne de sa
bienveillance. Dans le cas contraire, je profiterai de la permission
qu'elle me donne de demander une nouvelle destination à S. M.
l'Empereur et Roi.

Au quartier général de Tolède, le 14 septembre 1809.

  _Le maréchal duc de Bellune_,
                                                               VICTOR.

       *       *       *       *       *

_Extrait des mémoires manuscrits du maréchal Jourdan_.

(1809.)

«En même temps que les Français se portaient, le 27, de Santa-Olalla
sur l'Alberche, le général Cuesta et le général Sherbrooke se
repliaient sur Talavera, et le général Wilson, qui avait poussé ses
avant-postes jusqu'à Naval-Carnero, dans l'espérance de faire éclater
une insurrection à Madrid, où il entretenait des intelligences,
revenait sur ses pas en toute hâte.

»L'armée française commença à arriver sur le plateau qui domine
l'Alberche vers deux heures après midi. De là on voyait les ennemis
en mouvement; mais le terrain, couvert de bois d'oliviers et d'une
forêt de chênes, ne permettait pas de distinguer s'ils se retiraient
ou s'ils prenaient position. On reconnut aussi une arrière-garde
restée dans la forêt, aux environs de Casa de las Salinas, composée
d'une division d'infanterie, d'une brigade de cavalerie et de
quatre bouches à feu, et commandée par le général Mackenzie.
Dans l'espérance de battre cette arrière-garde et d'arriver sur
le gros de l'armée avant que les généraux ennemis eussent achevé
leurs dispositions, soit qu'ils voulussent recevoir la bataille ou
l'éviter, le roi ordonna au maréchal Victor de passer l'Alberche
avec ses trois divisions d'infanterie et la brigade de cavalerie
légère du général Beaumont, et de se diriger sur Casa de las Salinas.
Le 16e régiment d'infanterie légère, qui marchait en tête de la
division Lapisse, ne tarda pas à engager la fusillade, et, après un
combat d'une heure, le général Mackenzie fut obligé de se retirer
précipitamment. Les 31e et 87e régiments anglais essuyèrent une perte
considérable.

»Pendant que cet engagement avait lieu, les dragons de
Latour-Maubourg et la cavalerie légère du général Merlin passaient
l'Alberche, et se formaient dans la plaine, entre la grande route de
Talavera et celle de Casa de las Salinas. Le 4e corps et la réserve
suivaient ce mouvement, ayant à leur gauche la division de dragons du
général Milhaud. Cette partie de l'armée s'avança dans cet ordre, et,
à la nuit, s'arrêta à portée de canon des Espagnols, qu'on ne pouvait
apercevoir à cause des haies et des oliviers qui les couvraient. La
cavalerie légère, chargée d'aller les reconnaître, fut accueillie par
une vigoureuse décharge qui la fit replier un peu en désordre, ce
qui donna lieu à sir Wellesley et au général Cuesta de présenter dans
leurs rapports cette simple reconnaissance comme une attaque combinée
qui avait été repoussée. Sur la droite, le duc de Bellune, continuant
à poursuivre et à canonner l'arrière-garde des Anglais, déboucha de
la forêt, et se trouva en face d'une colline où ils appuyaient leur
gauche. Cette hauteur paraissant être la clef de leur position, le
maréchal crut devoir chercher à s'en emparer de suite sans prendre
les ordres du roi. Le général Ruffin, à qui cette attaque fut
confiée, mit sa division en mouvement à neuf heures du soir. Le 9e
régiment d'infanterie légère franchit un large et profond ravin,
gravit la pente escarpée de la colline et parvint jusqu'au sommet;
mais n'ayant pas été soutenu par le 24e, qui, dans l'obscurité, prit
une fausse direction, ni par le 96e retardé au passage du ravin,
il fut repoussé avec perte de trois cents hommes tués ou blessés.
Son colonel Meunier reçut trois coups de feu. Les généraux anglais
et espagnols ont dit dans leurs rapports que cette attaque fut
renouvelée pendant la nuit: c'est une erreur. Leur ligne fit en
effet, vers les deux heures du matin, un feu de file bien nourri
pendant quelques minutes, ce qui fut sans doute occasionné par une
fausse alerte, car les Français ne bougèrent pas de leurs bivouacs.

»Le duc de Bellune, en rendant compte au roi du résultat de son
attaque, le prévint qu'il la renouvellerait au point du jour.
Peut-être aurait-on dû lui donner l'ordre d'attendre qu'on eût bien
reconnu la position des ennemis et tout disposé pour une affaire
générale; mais ce maréchal, qui, resté longtemps aux environs de
Talavera, connaissait parfaitement le terrain sur lequel on se
trouvait, paraissait si persuadé du succès que le roi crut devoir le
laisser agir comme il le désirait.

»Le 28 au matin, le général Ruffin disposa ses trois régiments de la
manière suivante: le 9e d'infanterie légère à droite, le 24e de ligne
au centre, et le 96e à gauche. Chaque bataillon formé en colonne
serrée par division. Ces braves régiments gravirent la colline avec
une rare intrépidité; le 24e, parvenu au sommet le premier, fut sur
le point de s'emparer des quatre bouches à feu qui y étaient en
batterie; mais l'ennemi n'étant pas menacé sur les autres points
de sa ligne eut la facilité de faire marcher de nouvelles troupes
qui repoussèrent les assaillants. Cependant les généraux Ruffin
et Barrois, qui se firent remarquer autant par leur calme et leur
sang-froid que par leur valeur, ramenèrent leurs troupes en bon
ordre. Cette action de courte durée fut très-meurtrière. Voici
comment s'exprimait sir Wellesley dans son rapport: _En défendant
cette position importante, nous avons perdu beaucoup de braves
officiers et de braves soldats, entre autres les majors de brigade
Forpe et Gardner; le général Hill a été blessé lui-même, mais
légèrement_. La perte des Français ne fut pas moins considérable.

»Après cette attaque infructueuse, le roi se rendit sur le terrain
qu'occupait le 1er corps, d'où l'on découvrait avec moins de
difficulté la position des ennemis. Cette position avait à peu
près une lieue d'étendue, de la colline que couronnait la gauche
des Anglais, au Tage où s'appuyait la droite des Espagnols. Cette
colline, dont la pente est très-rapide, se lie à une continuité de
petits mamelons qui se prolongent dans la direction de Talavera; elle
est séparée d'une montagne qui forme le contre-fort du Tietar, par
un vallon d'environ trois cents toises de développement, où prend
naissance un ravin qui couvrait le front des Anglais. Au centre,
entre les deux armées ennemies, était une élévation de terrain, sur
laquelle on avait construit une redoute. Sur le front des Espagnols
se trouvaient des bosquets d'oliviers, quantité de haies, de vignes
et de fossés. La grande route qui conduit de l'Alberche à Talavera
était défendue par une batterie de gros calibre placée en avant d'une
église, occupée, ainsi que la ville, par de l'infanterie espagnole.
On voit que les Français avaient de grands obstacles à franchir pour
aborder les ennemis, tandis que ceux-ci, rangés sur plusieurs lignes,
sur un terrain découvert, pouvaient manoeuvrer facilement et porter
avec rapidité des secours sur les points les plus menacés.

»Après cette reconnaissance, le roi ayant demandé au maréchal Jourdan
s'il était d'avis de livrer bataille, ce maréchal répondit qu'une
aussi forte position, défendue par une armée bien supérieure en
nombre, lui paraissait inattaquable de front; que sir Wellesley ayant
d'abord négligé d'occuper le vallon et la montagne qui se trouvaient
sur sa gauche, on aurait pu chercher à le tourner, si, au lieu
d'attirer de ce côté son attention par deux attaques, on eût fait
au contraire de sérieuses démonstrations sur sa droite; que pendant
la nuit, et dans le plus profond silence, on aurait pu réunir toute
l'armée sur la droite, la placer en colonne à l'entrée du vallon,
le franchir à la pointe du jour, et se former ensuite sur la gauche
en bataille; que vraisemblablement on se serait rendu maître de la
colline sur laquelle l'armée eût pivoté, ce qui aurait forcé les
ennemis à faire un changement de front, mouvement dont on aurait pu
profiter en poussant l'attaque vigoureusement; que toutefois on
n'aurait pu se flatter du succès d'une manoeuvre aussi audacieuse
qu'autant qu'on aurait dérobé à l'ennemi le passage du vallon, ce
qui maintenant était impossible, puisque le général anglais, averti
par les attaques précédentes des dangers que courait sa gauche, la
mettait en sûreté par un gros corps de cavalerie qui, au même moment,
prenait poste à la sortie du vallon, et par une division d'infanterie
espagnole qui gravissait la montagne; que d'ailleurs, quand il serait
encore temps de diriger l'attaque ainsi qu'il venait de l'exposer, il
hésiterait de le conseiller au roi, attendu qu'en cas de malheur on
ne pourrait se retirer que sur Avila par des chemins impraticables
aux voitures, en sacrifiant l'artillerie et les équipages de l'armée
et livrant aux ennemis Madrid et tout le matériel qui s'y trouvait
réuni.

»Le maréchal termina par dire qu'il était d'avis de rester en
observation devant les ennemis, soit dans la position qu'on occupait,
soit en retournant sur l'Alberche jusqu'au moment où les Anglais
seraient forcés par la marche du duc de Dalmatie de se séparer des
Espagnols.

»Le maréchal Victor, consulté à son tour, répondit que si le roi
voulait faire attaquer la droite et le centre des ennemis par le 4e
corps, il s'engageait, avec ses trois divisions, d'enlever la hauteur
contre laquelle il avait échoué deux fois, ajoutant que, _s'il ne
réussissait pas, il faudrait renoncer à faire la guerre_. Le roi,
placé entre deux avis si opposés, était un peu embarrassé. D'un
côté, le succès lui paraissait fort douteux; de l'autre, il sentait
que s'il adoptait l'avis du maréchal Jourdan, le duc de Bellune ne
manquerait pas d'écrire à l'Empereur qu'on lui avait fait perdre
l'occasion d'une brillante victoire sur les Anglais. Toutefois,
il est probable qu'il aurait suivi le conseil de la prudence, si
au même moment il n'eût pas reçu une lettre du duc de Dalmatie,
annonçant que son armée ne serait réunie à Plasencia que du 3 au 5
août. Cette circonstance dérangeait tous les calculs. On savait que
l'ennemi avait mené du canon devant Tolède, et que l'avant-garde de
Vénégas s'approchait d'Aranjuez. Il fallait donc, dans deux jours au
plus tard, faire un détachement pour secourir la ville attaquée et
sauver la capitale. Le roi, avant de diviser ses forces, crut devoir
hasarder une affaire générale.

»Cette détermination prise, le maréchal Victor, au lieu de se
disposer à faire attaquer la colline par ses trois divisions, comme
il s'y était engagé, ordonna au général Ruffin de disposer ses
troupes en colonne, de se porter à l'extrémité de la droite et de
pénétrer dans le vallon, en longeant le pied de la montagne, sur
laquelle il jeta le 9e régiment d'infanterie légère pour l'opposer
à la division espagnole qui venait d'y arriver. Il donna ordre au
général Villatte de former également ses troupes en colonne, et de se
placer à l'entrée du vallon, au pied de la colline; enfin le général
Lapisse fut chargé, seul, d'attaquer cette colline. La division de
cavalerie légère du général Merlin et les dragons de Latour-Maubourg
furent placés en arrière de l'infanterie du 1er corps, pour la
soutenir au besoin, et pour être à portée de traverser le vallon, en
passant entre les divisions Ruffin et Villatte, si celle de Lapisse
enlevait la colline.

»Le général Sébastiani reçut ordre d'établir la division française de
son corps d'armée sur deux lignes à la gauche de celle de Lapisse,
et la division allemande à la gauche de la division française, mais
un peu en arrière, ayant en seconde ligne la brigade polonaise.
Le général Milhaud, posté à l'extrême gauche, sur un terrain plus
ouvert, était chargé d'observer Talavera et la droite des Espagnols.
La réserve resta en 3e ligne du 4e corps.

»Il était deux heures après midi, lorsque ces premières dispositions
furent achevées. La division Lapisse devait commencer l'attaque;
mais celle du général Leval, qui, comme nous l'avons vu, devait
former sur la gauche un échelon en arrière, pour être en mesure
d'agir contre l'armée espagnole, dans le cas où elle marcherait
au secours des Anglais, ou bien qu'elle chercherait à faire une
diversion en leur faveur, en débordant la gauche des Français; la
division Leval, disons-nous, se porta beaucoup trop en avant, et
se trouva en présence de la gauche des Anglais et de la droite des
Espagnols. La difficulté du terrain, l'impossibilité d'apercevoir
la ligne au milieu des oliviers et des vignes occasionnèrent cette
erreur. À peine déployée, elle fut vivement attaquée par des forces
supérieures. Cependant, après un violent combat de trois quarts
d'heure, l'ennemi fut repoussé, et un régiment anglais était au
moment de poser les armes, lorsque le colonel de celui de Baden, qui
l'avait coupé, tomba mort. Ce régiment fit alors un mouvement en
arrière, et le régiment anglais se trouva dégagé; mais on lui prit
une centaine d'hommes, le major, le lieutenant-colonel et le colonel;
ce dernier mourut de ses blessures.

»Aussitôt que le roi s'aperçut que la division allemande était
engagée mal à propos, il envoya ordre au général Sébastiani de la
faire reployer sur le terrain qu'elle devait occuper. Il eût été,
en effet, trop dangereux de se priver de la seule infanterie qu'on
avait à opposer à l'armée espagnole en cas de besoin, et de l'exposer
à être enveloppée par cette armée, pendant qu'elle aurait été aux
prises avec la droite des Anglais. Cet ordre ayant été exécuté, la
ligne du 4e corps se trouva formée ainsi que le roi l'avait prescrit;
mais les deux partis venaient de perdre bien des hommes dans une
action sans résultat; et l'artillerie du général Leval, qu'on avait
imprudemment engagée au milieu des bois, des vignes et des fossés,
ayant eu la plupart de ses chevaux tués, ne put être retirée;
événement fâcheux dont les Anglais ont tiré parti pour s'attribuer la
victoire, et qu'on eut le tort impardonnable de cacher au roi.

»Le maréchal Victor ayant achevé ses dispositions, le général
Lapisse, marchant à la tête de sa division, franchit le ravin,
gravit la pente escarpée de la colline et commençait à s'y établir,
lorsqu'il fut atteint d'un coup mortel. Ses troupes, ébranlées par
cet accident, et n'étant pas soutenues comme elles auraient dû l'être
par les autres divisions du 1er corps, ne purent résister à l'attaque
des renforts que sir Wellesley dirigea contre elles. Obligées de
battre en retraite, elles furent ralliées par le maréchal Victor qui
les ramena jusqu'au pied de la hauteur.

»En même temps, le général anglais, craignant d'être tourné par les
deux divisions, qui, comme nous l'avons vu plus haut, se montraient
dans le vallon, lança contre elles un gros corps de cavalerie; mais
cette charge fut arrêtée par le feu de l'infanterie française;
cependant le 23e régiment de dragons légers anglais passa entre
les divisions Villatte et Ruffin, et se porta contre la brigade du
général Strolz, composée des 10e et 26e régiments de chasseurs à
cheval. Ce général, ayant manoeuvré de manière à laisser passer le
régiment ennemi, le chargea en queue, tandis que le général Merlin,
avec les lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens, le
prenait en tête. Les dragons anglais, entourés de toutes parts,
furent tous tués ou pris.

»Pendant que ces événements se passaient au 1er corps, la division
française du 4e attaquait avec succès le centre des Anglais; mais sa
droite se trouvant découverte par la retraite de la division Lapisse,
elle fut prise en flanc; cependant le général Rey, commandant la
première brigade, chargea l'ennemi à la tête du 28e régiment,
ayant le 32e en seconde ligne, l'arrêta et repoussa trois attaques
successives. En même temps, le général Belair, à la tête du 75e et du
58e, culbutait la brigade des gardes et débouchait dans la plaine,
lorsqu'il fut arrêté par une charge de cavalerie. Les trois chefs de
bataillon du premier de ces régiments et son colonel furent blessés;
ce dernier fut fait prisonnier. Le général Sébastiani s'apercevant
que l'armée espagnole ne faisait aucun mouvement, rapprocha de lui
la division allemande, et la plaça en seconde ligne de la division
française. Dans ces entrefaites, il reçut l'ordre du roi de suspendre
son attaque, et de rester sur le terrain qu'il occupait, toute
tentative de ce côté ne pouvant avoir de résultat avantageux, depuis
la retraite de la division Lapisse. Les Anglais, satisfaits d'avoir
conservé leur position, n'entreprirent rien de plus, et le combat
cessa sur toute la ligne, quoique les deux armées ne fussent qu'à
demi-portée de canon.

»Le roi, voulant tenter un dernier effort, avait donné ordre à la
réserve de se porter sur la droite, lorsqu'on lui fit remarquer
que la journée était trop avancée, et qu'en supposant qu'on obtînt
quelque avantage, on n'aurait pas le temps d'en profiter. Sur cette
représentation l'ordre fut révoqué, et le roi se retira au milieu
de sa garde, où il établit son bivouac, paraissant bien déterminé à
livrer une seconde bataille le lendemain, ou du moins à ne prendre
un parti contraire qu'après avoir reconnu au jour les dispositions
de l'ennemi. Cependant, vers les dix heures du soir, des officiers,
venus du 1er corps, annonçaient que le duc de Bellune était tourné
par sa droite et ne pouvait plus rester dans sa position; d'autres,
au contraire, rapportaient que ce maréchal était d'avis que les
ennemis ne pourraient pas résister à une nouvelle attaque. Pour
s'assurer de la vérité, le roi écrivit sur-le-champ au maréchal, mais
il n'avait point encore reçu de réponse, lorsqu'à la pointe du jour,
le général Sébastiani, suivi de son corps d'armée, arriva près de
lui, annonçant qu'il s'était mis en retraite, parce que le 1er corps
se repliait sur Cazalegas, en longeant les montagnes.

»Dès lors il n'y avait plus à délibérer; il fallait suivre
le mouvement. La division de dragons du général Milhaud fit
l'arrière-garde; les troupes marchèrent lentement et en bon ordre;
l'ennemi ne suivit pas. Le 4e corps et la réserve arrivèrent à la
position de l'Alberche par la grande route de Talavera à Madrid,
en même temps que le 1er corps y arrivait par celle de Casa de
las Salinas. Le roi, informé que quelques blessés étaient restés
en arrière, ordonna au général Latour-Maubourg de se reporter en
avant avec sa division, et de les ramener, ce qui fut exécuté sans
opposition de la part de l'ennemi.

»Cette retraite, opérée sans nécessité, sans ordre du chef de l'armée
et contre sa volonté, fut le sujet d'une vive contestation entre le
maréchal Victor et le général Sébastiani, chacun d'eux prétendant ne
s'être retiré que parce que l'autre avait abandonné sa position.»


LETTRES DE L'EMPEREUR.

_Au général Clarke, ministre de la guerre._

                                        «Schoenbrunn, le 15 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 8.--Je ne comprends pas bien l'affaire
d'Espagne et ce qui s'est passé, où est restée l'armée française le
29 et le 30, où a été pendant ces deux jours l'armée anglaise. Le
roi dit qu'il manoeuvre depuis un mois avec 40 mille hommes contre
100 mille; écrivez-lui que c'est de cela que je me plains. Le plan
de faire venir le maréchal Soult sur Plasencia est fautif et contre
toutes les règles, il a tous les inconvénients et aucun avantage.
1º L'armée anglaise peut passer le Tage, appuyer ses derrières à
Badajoz, et dès ce moment ne craint plus le maréchal Soult; 2º elle
peut battre les deux armées en détail. Si, au contraire, Soult et
Mortier étaient venus sur Madrid, ils y auraient été le 30, et
l'armée réunie le 15 août, forte de 80 mille hommes, aurait pu donner
bataille et conquérir l'Espagne et le Portugal. J'avais recommandé
que l'on ne livrât pas bataille si les cinq corps ou au moins quatre
n'étaient réunis. On n'entend rien aux grands mouvements de la guerre
à Madrid.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au général Clarke, ministre de la guerre._

                                        «Schoenbrunn, le 18 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 12. Je vois qu'il n'y a pas de lettres
d'Espagne aujourd'hui. Il me tarde d'apprendre des nouvelles de ce
pays et de la marche du duc de Dalmatie. Quelle belle occasion on
a manquée! 30 mille Anglais à 150 lieues des côtes devant 100 mille
hommes des meilleures troupes du monde. Mon Dieu! qu'est-ce qu'une
armée sans chef?

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au général Clarke, ministre de la guerre._

                                        «Schoenbrunn, le 25 août 1809.

»Vous trouverez ci-jointe une relation du général Sébastiani que le
roi d'Espagne m'envoie. Aussitôt que j'aurai reçu celle du duc de
Bellune qu'il m'annonce, je verrai s'il convient de les faire mettre
dans le _Moniteur_. Vous verrez par la relation du général anglais
Wellesley que nous avons perdu 20 canons et 3 drapeaux. Témoignez
au roi mon étonnement, et mon mécontentement au maréchal Jourdan,
de ce que l'on m'envoie des carmagnoles, et qu'au lieu de me faire
connaître la véritable situation des choses, on me présente des
amplifications d'écolier. Je désire savoir la vérité, quels sont les
canonniers qui ont abandonné leurs pièces, les divisions d'infanterie
qui les ont laissé prendre. Laissez entrevoir dans votre lettre
au roi que j'ai vu avec peine qu'il dise aux soldats qu'ils sont
vainqueurs, que c'est perdre les troupes; que le fait est que j'ai
perdu la bataille de Talavera; que cependant j'ai besoin d'avoir des
renseignements vrais, de connaître le nombre des tués, des blessés,
des canons et des drapeaux perdus; qu'en Espagne les affaires
s'entreprennent sans maturité et sans connaissance de la guerre;
que le jour d'une action elles se soutiennent sans ensemble, sans
projets, sans décision.

»Écrivez au général Sébastiani que le roi m'a envoyé son rapport
sur la bataille de Talavera; que je n'y ai point trouvé le ton d'un
militaire qui rend compte de la situation des choses; que j'aurais
désiré qu'il eût fait connaître les pertes et eût présenté un détail
précis mais vrai de ce qui s'est passé; car enfin c'est la vérité
qu'on me doit et qu'exige le bien de mon service.

»Faites sentir aux uns et aux autres combien c'est manquer au
gouvernement que de lui cacher des choses qu'il apprend par tous les
individus de l'armée qui écrivent à leurs parents, et de l'exposer à
ajouter foi à tous les récits de l'ennemi.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                     «Schoenbrunn, le 10 octobre 1809.

»Je désire que vous écriviez au roi d'Espagne pour lui faire
comprendre que rien n'est plus contraire aux règles militaires que de
faire connaître les forces de son armée, soit dans des ordres du jour
et proclamations, soit dans les gazettes; que lorsqu'on est induit
à parler de ses forces on doit les exagérer et les présenter comme
redoutables en en doublant ou triplant le nombre, et que lorsqu'on
parle de l'ennemi on doit diminuer sa force de la moitié ou du
tiers.--Que dans la guerre tout est moral; que le roi s'est éloigné
de ce principe lorsqu'il a dit qu'il n'avait que 40 mille hommes et
lorsqu'il a publié que les insurgés en avaient 120 mille; que c'est
porter le découragement dans les troupes françaises que de leur
présenter comme immense le nombre des ennemis, et donner à l'ennemi
une faible opinion des Français en les présentant comme peu nombreux;
que c'est proclamer dans toute l'Espagne sa faiblesse; en un mot,
donner de la force morale à ses ennemis et se l'ôter à soi-même;
qu'il est dans l'esprit de l'homme de croire qu'à la longue le petit
nombre doit être battu par le plus grand.

»Les militaires les plus exercés ont peine un jour de bataille à
évaluer le nombre d'hommes dont est composée l'armée ennemie, et, en
général, l'instinct naturel porte à juger l'ennemi que l'on voit plus
nombreux qu'il ne l'est réellement. Mais lorsque l'on a l'imprudence,
en général, de laisser circuler des idées, d'autoriser soi-même des
calculs exagérés sur la force de l'ennemi, cela a l'inconvénient que
chaque colonel de cavalerie qui va en reconnaissance voit une armée,
et chaque capitaine de voltigeurs des bataillons.

»Je vois donc avec peine la mauvaise direction que l'on donne à
l'esprit de mon armée d'Espagne, en répétant que nous étions 40 mille
contre 120 mille. On n'a atteint qu'un seul but par ces déclarations,
c'est de diminuer notre crédit en Europe en faisant croire que
notre crédit tenait à rien, et on a affaibli notre ressort moral
en augmentant celui de l'ennemi. Encore une fois, à la guerre, le
moral et l'opinion sont plus de la moitié de la réalité. L'art des
grands capitaines a toujours été de publier et de faire apparaître à
l'ennemi leurs troupes comme très-nombreuses, et à leur propre armée
l'ennemi comme très-inférieur. C'est la première fois qu'on voit un
chef déprimer ses moyens au-dessous de la vérité en exaltant ceux de
l'ennemi.

»Le soldat ne juge point, mais les militaires de sens, dont l'opinion
est estimable et qui jugent avec connaissance des choses, font peu
d'attention aux ordres du jour et aux proclamations, et savent
apprécier les événements.

»J'entends que de pareilles inadvertances n'arrivent plus désormais,
et que, sous aucun prétexte, on ne fasse ni ordres du jour ni
proclamations qui tendraient à faire connaître le nombre de mes
armées; j'entends même qu'on prenne des mesures directes et
indirectes pour donner la plus haute opinion de leur force. J'ai en
Espagne le double et le triple, en consistance, valeur et nombre, des
troupes françaises que je puis avoir en aucune partie du monde. Quand
j'ai vaincu à Eckmühl l'armée autrichienne, j'étais un contre cinq,
et cependant mes soldats croyaient être au moins égaux aux ennemis;
et encore aujourd'hui, malgré le long temps qui s'est écoulé depuis
que nous sommes en Allemagne, l'ennemi ne connaît pas notre véritable
force. Nous nous étudions à nous faire plus nombreux tous les jours.
Loin d'avouer que je n'avais à Wagram que 100 mille hommes, je
m'attache à persuader que j'en avais 220 mille[44].

»Constamment dans mes campagnes en Italie, où j'avais une poignée
de monde, j'ai exagéré mes forces. Cela a servi mes projets et n'a
pas diminué ma gloire. Mes généraux et les militaires instruits
savaient bien, après les événements, reconnaître tout le mérite des
opérations, même celui d'avoir exagéré le nombre de mes troupes. Avec
de vaines considérations, de petites vanités et de petites passions,
on ne fait jamais rien de grand.

»J'espère donc que ces fautes si énormes et si préjudiciables à mes
armes et à mes intérêts ne se renouvelleront plus dans mes armées
d'Espagne.

                                                           »NAPOLÉON.»

[Note 44: Il faut remarquer que Napoléon joint ici l'exemple au
précepte, car lui-même ne dit pas la vérité sur l'étendue de ses
forces à Wagram. Dans le désir de prouver à son frère et à ses
lieutenants qu'il faisait beaucoup avec peu, tandis qu'eux faisaient
peu avec beaucoup, il se donne 50 mille hommes de moins qu'il n'en
avait réellement à Wagram. Il existe en effet une lettre de lui au
major général, celle-ci fort sincère, dans laquelle discutant les
forces qu'il pourra réunir pour la dernière bataille, il les évalue
à 160 mille hommes. C'était du reste une illusion, car ses propres
livrets prouvent qu'il ne put arriver qu'à 150 mille hommes, ce qui
toutefois est bien supérieur aux 100 mille hommes qu'il se donne ici.
C'est là une nouvelle preuve de la difficulté d'arriver à la vérité,
même quand on travaille sur les matériaux les plus authentiques, et
des efforts de critique qu'il faut faire pour y atteindre, ou pour en
approcher.]


LETTRES DE SIR ARTHUR WELLESLEY.

_Au major général O'Donoju._

                                        «Talavera, le 31 juillet 1809.

»Veuillez presser S. E. le général Cuesta de détacher cette nuit vers
le Puerto de Baños une division de son infanterie avec des canons,
et un officier expérimenté et habile sur lequel il puisse se reposer
pour ce commandement.

»Si l'ennemi parvenait à s'avancer à travers le Puerto de Baños, je
ne saurais vous dissimuler que la position de nos deux armées serait
excessivement critique.

»Il n'y a qu'un moyen de l'éviter, outre celui de s'opposer à ce
passage, et ce moyen est de hâter au possible la marche du général
Vénégas sur Madrid, par une ligne aussi distincte et aussi éloignée
que faire se pourra de celle adoptée par les armées combinées. Cela
obligera l'ennemi à retirer un détachement de son corps principal
pour l'opposer à Vénégas, et le corps principal se trouvera assez
affaibli par là pour nous permettre de l'attaquer sans désavantage,
ou, si cette mesure semble meilleure, nos armées combinées pourront
détacher un corps suffisant pour battre l'armée que l'on croit en
marche à travers les montagnes de Plasencia.

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_À l'honorable J.-H. Frère._

                                        «Talavera, le 31 juillet 1809.

»J'ai reçu une lettre de don Martin de Garay, auquel je vous prie de
transmettre les observations suivantes:

»Je lui serai très-obligé de vouloir bien comprendre que je ne suis
autorisé à correspondre avec aucun des ministres espagnols, et je le
prie de me faire parvenir par votre intermédiaire les ordres qu'il
pourra avoir pour moi. J'éviterai ainsi, j'en suis convaincu, les
représentations injurieuses et sans fondement que don Martin de Garay
ne m'a point épargnées.

»Il est facile à un gentleman, dans la position de don Martin de
Garay, de s'installer dans son cabinet et d'écrire ses idées sur
la gloire qu'il y aurait à repousser les Français au delà des
Pyrénées. Il n'y a personne en Espagne, je crois, qui, pour arriver
à ce résultat, ait autant couru de risques et fait autant de
sacrifices que moi; mais je désirerais que don Martin de Garay, et
les gentils-hommes de la junte, avant de me blâmer de ne pas faire
davantage, ou de m'imputer d'avance les conséquences probables des
fautes et des indiscrétions des autres, voulussent bien venir ici ou
envoyer quelqu'un pour fournir aux besoins de notre armée mourant de
faim, laquelle, quoique s'étant battue pendant deux jours et ayant
défait un ennemi double en nombre (et cela au service de l'Espagne),
n'a pas de pain à manger. C'est un fait positif que durant les
sept derniers jours l'armée anglaise n'a pas reçu un tiers de ses
provisions; que dans ce moment il y a 4 mille soldats blessés qui
meurent dans l'hôpital de cette ville, faute des soins et des objets
nécessaires que toute autre nation aurait fournis même à ses ennemis;
et que je ne puis retirer du pays aucun genre d'assistance. Je ne
puis pas même obtenir qu'on enterre les cadavres dans le voisinage,
et leurs exhalaisons détruiront les Espagnols aussi bien que nous.

»Je suis bien décidé à ne pas bouger jusqu'à ce que je sois pourvu de
provisions et de moyens de transport suffisants.

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_À lord Castlereagh._

                                          «Talavera, le 1er août 1809.

»Notre position est assez embarrassante, néanmoins j'espère m'en
tirer sans livrer une nouvelle bataille acharnée, ce qui réellement
nous porterait un tel coup que tous nos efforts seraient perdus. Je
m'en tirerais certainement au mieux s'il y avait moyen de manier
le général Cuesta, mais son caractère et ses dispositions sont si
mauvais que la chose est impossible.

»Nous sommes misérablement pourvus de provisions, et je ne sais
comment remédier à ce mal. Les armées espagnoles sont maintenant si
nombreuses qu'elles dévorent tout le pays. Ils n'ont pas de magasins,
nous n'en avons pas non plus et nous ne pouvons en former: on
s'arrache tout ici.

»Je crois que la bataille du 28 sera très-utile aux Espagnols, mais
je ne les crois pourtant pas encore assez disciplinés pour lutter
avec les Français; et je préfère infiniment tâcher d'éloigner
l'ennemi de cette partie de l'Espagne par des manoeuvres, à hasarder
une autre bataille rangée.

»Dans la dernière les Français ont tourné toutes leurs forces contre
nous, et quoiqu'ils n'aient pas réussi, et qu'ils ne réussiront pas
non plus à l'avenir, cependant nous avons fait une perte d'hommes que
nous avons peine à supporter. Je ne puis essayer de nous soustraire
au poids de l'attaque en mettant en avant les troupes espagnoles,
à cause du misérable état de leur discipline et de leur défaut
d'officiers ayant les qualités nécessaires. Ces troupes sont tout à
fait incapables d'exécuter une manoeuvre, même la plus simple. Elles
tomberaient dans une confusion inextricable, et le résultat serait
probablement la perte de tout.

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_À l'honorable J.-H. Frère._

                                 «Pont de l'Arzobispo, le 4 août 1809.

»Depuis ma lettre d'hier, les choses ont changé au pire.

»Après vous avoir écrit, j'appris que l'ennemi était arrivé à
Navalmoral, qu'il se trouvait ainsi maître d'Alvaraz, et que le pont
de cette place avait été détruit par le marquis de la Reyna, qui s'y
était retiré de Baños.

»Peu après, je reçus une lettre du général O'Donoju, par laquelle
il m'informait que le corps français qui était entré par Baños
consistait en 30 mille hommes, et qu'il était composé de toutes les
troupes qui avaient été dans le nord de l'Espagne. Il m'informait
en outre que le général Cuesta craignant que je ne fusse pas assez
fort contre eux, ayant d'ailleurs, d'après des lettres interceptées
et les rapports de sir Robert Wilson du voisinage d'Escalona, sujet
d'appréhender que l'ennemi ne se proposât de me serrer par derrière
tandis que j'aurais déjà à me battre par devant, et qu'ainsi il ne
fût coupé de moi, s'était déterminé à abandonner Talavera hier au
soir.

»Tout ce qui faisait ma sûreté m'était ainsi enlevé, et on laissait
en arrière près de 1,500 de mes soldats blessés. J'eus à examiner
sérieusement alors ce que je devais recommander au général de faire.
Nous ne pouvions regagner le terrain du pont d'Almaraz sans une
bataille, et selon toutes les probabilités nous aurions eu à en
livrer une seconde contre 50 mille hommes avant que le pont pût être
rétabli, en supposant que nous eussions réussi dans la première. Nous
ne pouvions rester à Oropesa où nous nous trouvions, la position
étant sans valeur par elle-même et susceptible d'être coupée par
Calera de cette place-ci, son seul point de retraite.

»Je préférai et je recommandai cette retraite: d'abord, par la
considération des pertes que nous autres, Anglais, aurions éprouvées
dans ces affaires successives, sans chance de pouvoir prendre soin de
nos blessés.

»Secondement, par la considération que s'il était vrai que 30 mille
hommes fussent venus se joindre aux forces des Français dans cette
partie de l'Espagne, il nous était absolument impossible de prendre
l'offensive. Il fallait qu'il fût fait une diversion en faveur des
armées se trouvant dans ces quartiers-ci, par quelque autre corps
vers Madrid, pour obliger les Français à détacher une partie de
leurs forces vers ce point, et nous permettre ainsi de reprendre
l'offensive.

»En troisième lieu, pour que ces opérations et ces batailles pussent
réussir, il était nécessaire que les longues marches à faire fussent
exécutées avec célérité. Je suis désolé de devoir dire que, faute
de nourriture, les troupes sont tout à fait incapables maintenant de
répondre à ces besoins; et il est plus que probable que j'aurais eu
Victor sur le dos avant que la première affaire entre Soult et moi
eût pu être terminée.

»Comme d'ordinaire, le général Cuesta demandait à livrer de grandes
batailles. À présent que toutes les troupes sont retirées de la
Castille, Romana et le duc del Parque vont recevoir l'ordre de faire
quelques démonstrations vers Madrid.--J'apprends qu'outre les 50
mille hommes, il y a un corps de 12 mille hommes occupé à observer
Vénégas.

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_Au maréchal Beresford._

                                         «Mesa de Hor, le 6 août 1809.

»Des considérations bien mûrement pesées, après que je vous eus
écrit, me firent reconnaître que nous devions renoncer à exécuter le
plan dont je vous avais entretenu et qu'il fallait nous mettre sur
la défensive, si Soult et Ney avaient passé par le Puerto de Baños.
Vous croirez aisément au regret avec lequel j'abandonnai le fruit de
notre victoire, de toutes nos fatigues et de nos pertes; cependant
je n'hésitai pas, et je ne m'en repens point, à passer le Tage à
Arzobispo.

»Je me propose maintenant de prendre la position d'Almaraz, de donner
à mes troupes un peu de repos et un peu de nourriture, et de voir ce
que fera l'ennemi. Mon opinion est qu'il envahira le Portugal, et
vous ferez bien de vous mettre en position de défendre les passages.

»J'apprends avec peine la désertion de vos troupes. N'y a-t-il aucun
remède à ce mal?

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_À S. E. le marquis de Wellesley._

                                           «Deleytosa, le 8 août 1809.

»M. Frère aura instruit V. E. de la situation générale des affaires
en Espagne.

»J'attirerai particulièrement votre attention sur deux points:

»1º La nécessité de prendre toutes les mesures nécessaires pour
assurer aux deux armées tous les moyens de transport dont elles ont
besoin, et des provisions;

»2º La nécessité de donner immédiatement l'uniforme national aux
troupes espagnoles. En adoptant cette mesure, on fera cesser une
pratique qui, j'ai regret à le dire, est très-générale maintenant, à
savoir que ces troupes jetant au loin leurs armes et leur équipement
se sauvent en prétendant qu'ils ne sont que des paysans. À l'avantage
de préserver l'État de la perte de grandes quantités d'armes cette
mesure joindrait celui de procurer au général le moyen de punir les
troupes qui se conduisent mal devant l'ennemi, de la manière la
plus propre à affecter les sentiments des Espagnols, c'est-à-dire
en les disgraciant; quand un certain nombre de paysans sont réunis
en armes et vêtus comme des paysans, il est difficile de désigner
les corps ou les individus qui se sont mal comportés, par une marque
distinctive qui les présente à tous leurs camarades comme des
objets d'exécration, et cependant il est constant qu'une punition
de ce genre ferait dix fois plus d'effet que celle mise à exécution
dernièrement dans l'armée espagnole, à la suite de la mauvaise
conduite de quelques corps dans la bataille de Talavera, punition qui
a consisté à décimer les simples soldats des corps qui avaient pris
la fuite, et à mettre à mort le tiers ou le quart des officiers.--Des
corps entiers, officiers et soldats, en effet, lèvent pied maintenant
à la première apparence de danger, et je ne mets pas en doute, s'il
était possible de connaître la vérité, que l'armée de Cuesta, qui a
traversé le Tage au nombre de 38 mille hommes, ne se compose plus
aujourd'hui de 30 mille, bien qu'elle n'ait perdu que 500 hommes dans
ses engagements avec l'ennemi.

                                                       »A. WELLESLEY.»

       *       *       *       *       *

_À lord Castlereagh._

                                             «Mérida, le 25 août 1809.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»J'arrive maintenant au genre des troupes, et là j'ai le regret de
dire que nos alliés nous font défaut bien plus encore que pour le
nombre ou la composition.

»La cavalerie espagnole est, je crois, presque entièrement sans
discipline. Elle est, en général, bien habillée, bien armée,
bien équipée et remarquablement bien montée; les chevaux sont en
très-bonne condition; ceux, du moins, de l'armée d'Eguia que j'ai
vus. Mais je n'ai jamais entendu que dans une circonstance quelconque
ces troupes de cavalerie se soient comportées comme des soldats
doivent le faire en présence de l'ennemi. Elles ne se font pas le
moindre scrupule de fuir, et après une affaire on les trouve dans
tous les villages et dans tout fond couvert d'ombre à cinquante
milles à la ronde du champ de bataille.

»L'artillerie espagnole, autant que je l'ai vue, est entièrement
irréprochable, et l'artillerie portugaise excellente.

»Quant au grand corps de toutes les armées, je veux dire
l'infanterie, il est déplorable de dire combien celle des Espagnols
est mauvaise et combien elle est loin de pouvoir lutter avec celle
des Français. Elle est, je crois, bien armée; mais elle est mal
équipée, n'ayant pas les moyens de protéger ses munitions contre la
pluie; quelquefois elle n'est pas vêtue du tout, d'autres fois elle
est habillée de manière à avoir l'aspect de paysans, ce qui doit être
évité par-dessus tout; et sa discipline me semble se borner à savoir
se ranger sur trois rangs dans un ordre très-serré, et à l'exercice
manuel.

»Il est impossible de compter sur ces troupes pour aucune opération:
on dit que quelquefois elles se comportent bien; mais j'avoue
que je ne les ai jamais vues se comporter autrement que mal. Le
corps de Bassecourt, qui était réputé le meilleur dans l'armée de
Cuesta, et qui se battait sur notre gauche dans les montagnes à la
bataille de Talavera, fut tenu en échec durant toute la journée
par un bataillon français; ce corps, depuis lors, s'est enfui du
pont d'Arzobispo abandonnant ses canons et un grand nombre d'hommes
jetant sur la route leurs armes, leur équipement et leurs vêtements,
suivant l'habitude des Espagnols; une circonstance singulière dans
cette affaire d'Arzobispo (où Soult écrit que les Français ont pris
trente pièces de canon), c'est que les Espagnols se sauvèrent avec
une telle précipitation qu'ils laissèrent leurs canons chargés et
sans les enclouer, et que les Français, bien qu'ils eussent chassé
les Espagnols du pont, ne s'estimèrent pas assez forts pour les
poursuivre; et le colonel Waters, que j'envoyai en parlementaire le
10, pour nos blessés, trouva les canons, sur la route, abandonnés
par un parti, sans que l'autre en eût pris possession, sans qu'il en
eût même probablement connaissance.

»Cette pratique de s'enfuir en jetant armes, bagages et vêtements,
est fatale en tout point, sauf qu'elle permet de rassembler de
nouveau les mêmes hommes dans l'état de nature, lesquels recommencent
absolument la même manoeuvre à la première occasion qui leur en est
offerte. Près de deux mille hommes s'enfuirent, dans la soirée du
27, de la bataille de Talavera (ils n'étaient pas à 100 toises de
la place où je me tenais) sans être ni attaqués, ni menacés d'être
attaqués, et qui furent effrayés uniquement par le bruit de leurs
propres feux; ils laissèrent leurs armes et leurs équipements sur
le terrain; leurs officiers allèrent avec eux; ce furent eux et la
cavalerie fugitive qui pillèrent les bagages de l'armée anglaise qui
avaient été envoyés sur les derrières. Beaucoup d'autres s'enfuirent
que je ne vis point.

»Rien ne peut être pire que les officiers de l'armée espagnole; et
il est extraordinaire que, lorsqu'une nation s'est vouée à la guerre
comme l'a fait celle-ci par toutes les mesures qu'elle a adoptées
dans le cours de ces deux dernières années, il ait été fait aussi peu
de progrès par les individus dans quelque branche de la profession
militaire que ce soit, et que tout ce qui concerne une armée soit si
peu compris. Les Espagnols sont réellement des enfants dans l'art
de la guerre, et je ne puis pas dire qu'ils fassent rien comme cela
doit être fait, excepté de s'enfuir et de s'assembler de nouveau dans
l'état de nature.

»Je crois sincèrement que cette insuffisance dans le nombre, la
composition, la discipline et l'efficacité des troupes, doit être
en grande partie attribuée au gouvernement existant en Espagne: on
a essayé de gouverner le royaume, dans un état de révolution, en
adhérant aux anciennes règles et aux vieux systèmes, et avec l'aide
de ce qu'on appelle enthousiasme; mais cet enthousiasme, dans le
fait, n'aide à rien accomplir, et est seulement une excuse pour
l'irrégularité avec laquelle tout est fait, et pour l'absence de
discipline et de subordination dans les armées.

»Je sais que l'on croit généralement que c'est l'enthousiasme qui a
fait sortir victorieusement les Français de leur révolution, et que
c'est lui qui a engendré les hauts faits qui leur ont presque procuré
la conquête du monde; mais si l'on examine la chose de près, l'on
verra que l'enthousiasme était seulement le nom, que la force fut
vraiment l'instrument qui sut faire naître ces grandes ressources
sous le système de la terreur, qui le premier arrêta les alliés, et
que la persévérance dans le même système d'approprier chaque individu
et chaque chose au service de l'armée, par la force, a depuis fait la
conquête de l'Europe.

»Après cet exposé vous pourrez juger par vous-même si vous voudrez
employer une armée et de quelle force sera l'armée que vous
emploierez au soutien de la cause en Espagne.

»Des circonstances que vous connaissez m'ont obligé à me séparer de
l'armée espagnole; et je ne puis que vous dire que je ne me sens
point d'inclination à recommencer à opérer avec eux, sous ma propre
responsabilité; qu'il faudra que ma route soit bien clairement tracée
devant moi avant que je le fasse; et je ne vous recommande pas
d'avoir rien de commun avec eux dans leur état présent.

»Avant d'abandonner cette partie de mon sujet, il vous sera sans
doute agréable de savoir que je ne pense pas que les affaires ici
en eussent beaucoup mieux marché, si vous aviez envoyé votre forte
expédition en Espagne, au lieu de l'envoyer contre l'Escaut. Vous
n'auriez pu l'équiper dans la Galice, ou quelque part que ce soit
dans le nord de l'Espagne.

»Si nous avions eu 60 mille hommes au lieu de 20 mille, selon
toutes les probabilités, nous n'aurions pas livré la bataille de
Talavera, faute de moyens et de provisions; et si nous avions livré
la bataille, nous ne serions pas allés plus loin. Les deux armées se
seraient infailliblement séparées par suite du manque de subsistance,
probablement sans bataille, mais en tout cas bien certainement après.

»En outre, vous remarquerez que vos 40 mille hommes, en les supposant
équipés, armés et pourvus de tous les moyens de subsistance,
n'auraient pas compensé ce qui manque en nombre, en composition et
en valeur dans les armées espagnoles; et en admettant qu'ils eussent
été capables de chasser les Français de Madrid, ils n'auraient pu
les expulser de la Péninsule, même dans l'état actuel des forces
françaises.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Maintenant, supposant que l'armée portugaise parvienne à répondre
à son objet, que pourra-t-on faire avec elle et le Portugal, si les
Français se rendaient maîtres du reste de la Péninsule? Mon opinion
est que nous pourrions conserver le Portugal, l'armée portugaise et
la milice étant complètes.

»La difficulté sur cette seule question gît dans l'embarquement de
l'armée anglaise. Il y a tant d'entrées en Portugal, tout le pays
n'étant que frontières, qu'il serait bien difficile d'empêcher
l'ennemi d'y pénétrer, et il est probable que nous serions obligés
de nous restreindre à préserver ce qui est le plus important, la
capitale.

»Il est difficile, sinon impossible, de porter la lutte pour la
capitale aux extrémités, et ensuite d'embarquer l'armée anglaise.
Vous me comprendrez en jetant un coup d'oeil sur la carte. Lisbonne
est si élevé au-dessus du Tage, que quelque armée que nous
réunissions, jamais elle ne serait capable d'assurer à la fois la
navigation de la rivière par l'occupation des deux rives et la
possession de la capitale. Il faudrait, je le crains, renoncer à l'un
ou à l'autre de ces objets, et ce à quoi les Portugais renonceraient
plutôt, ce serait la navigation du Tage, et naturellement à nos
moyens d'embarquement. Cependant je n'ai pas encore suffisamment
approfondi cet intéressant sujet.

»En même temps je pense que le gouvernement devrait veiller à
renvoyer au moins les transports couverts aussitôt que la grande
expédition n'en aura plus besoin et qu'on recevra la nouvelle
positive que Napoléon renforce ses armées en Espagne; car vous pouvez
compter que lui et ses maréchaux doivent être désireux de se venger
sur nous des différents coups que nous leur avons portés, et qu'en
venant dans la Péninsule, leur premier et grand objet sera d'en
expulser les Anglais.

»Vous aurez vu par la première partie de ma lettre mon opinion
touchant la nécessité qu'il y aurait à engager les Espagnols à donner
le commandement de leurs armées au commandant en chef anglais.

»Si une pareille offre m'était faite, j'en déclinerais l'acceptation
jusqu'à ce que je connusse le bon plaisir de Sa Majesté, et je vous
recommande fortement, à moins que vous ne vouliez courir le risque
de perdre votre armée, de n'avoir absolument rien à faire avec la
guerre d'Espagne, sur quelque base que ce soit, dans l'état actuel
des choses. Quant à Cadix, le fait est que la jalousie de tous les
Espagnols, même de ceux qui nous sont le plus attachés, est si
enracinée, que lors même que le gouvernement nous céderait ce point
(et dans ses difficultés présentes, je ne serais pas surpris qu'il le
cédât) pour me décider à rester en Espagne, je ne regarderais jamais
aucune garnison comme assurée de son salut dans cette place.

»Si vous voulez prendre Cadix, il faut laisser le Portugal et vous
charger de l'Espagne; il faut occuper Cadix avec une garnison de 15
à 20 mille hommes et envoyer d'Angleterre une armée qui entrera en
campagne avec les Espagnols, Cadix devenant votre retraite au lieu de
Lisbonne.

»Avec Cadix, il faut insister pour le commandement des armées
d'Espagne; mais par les faits exposés au commencement de ma lettre,
vous voyez combien peu nous devons nous promettre de mener la lutte à
la conclusion que nous désirons tous.

                                                       »A. WELLESLEY.»



LETTRES DE NAPOLÉON RELATIVES À L'EXPÉDITION DE WALCHEREN.

(VOIR PAGE 225.)


Nous reproduisons ici, comme nous l'avions annoncé, quelques
lettres de Napoléon sur l'expédition de Walcheren. Elles feront
bien connaître ce qui se passa dans son esprit à cette occasion, la
défiance qu'il commençait à concevoir à l'égard des hommes et la
profondeur de sa prévoyance, bien que sur quelques points accessoires
l'événement eût trompé ses calculs. Ainsi il croyait Flessingue
imprenable, et Flessingue fut pris, et il le fut par un autre motif
que la lâcheté du général Monnet: il le fut par la masse d'artillerie
que la marine anglaise réunit sur un seul point. Mais, si ce n'est
sur un ou deux détails, sur tout le reste on sera frappé de la
prodigieuse prévoyance avec laquelle Napoléon jugea les suites et
la fin de l'expédition britannique, et les natures d'obstacle qu'il
fallait lui opposer. On ne devra pas s'arrêter aux chiffres, qui
sont presque tous inexacts dans ces lettres. Napoléon était loin du
théâtre des événements; il ignorait les forces de l'ennemi, et celles
même que les Français pouvaient réunir; il avait coutume d'ailleurs
en parlant à ses lieutenants d'exagérer leurs ressources et de
diminuer celles qu'ils avaient à combattre. C'était une manière de
leur imposer de plus grands efforts. Souvent aussi il aimait à se
faire illusion, et il y fut porté davantage à mesure que ses moyens
furent plus disproportionnés avec la tâche exorbitante qu'il avait
entreprise. Il faut donc lire ces lettres non pour l'exactitude des
détails, mais pour l'esprit dans lequel elles ont été écrites, esprit
qui en fait des monuments du plus grand prix. Le nombre du reste de
celles qui furent écrites sur la seule expédition de Walcheren est
trois ou quatre fois plus considérable; mais elles sont à l'égard
des individus, et quelquefois même des frères de Napoléon, d'une
telle vivacité, que nous avons cru ne pas devoir les reproduire.
On peut dès aujourd'hui dire toute la vérité historique; mais il y
a souvent dans les documents eux-mêmes une crudité qui en rendrait
la production intempestive et prématurée. L'histoire sincèrement et
honnêtement écrite n'a pas besoin du langage des passions, et c'est
ce qui fait qu'elle peut parler bien avant les documents eux-mêmes.

_Au ministre de la guerre._

                                            «Schoenbrunn, 6 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 31, par laquelle vous m'instruisez que
200 voiles de toutes grandeurs sont signalées du côté de Walcheren.
L'île de Walcheren doit avoir en troupes françaises et hollandaises 6
mille hommes. Envoyez-y de jeunes officiers d'artillerie et du génie,
hommes de zèle et attachés. Je suppose que les magasins de Flessingue
sont approvisionnés, et que vous avez un chiffre avec le général
Monnet. Je lui ai donné l'ordre, que vous lui réitérerez, de couper
les digues, si cela était nécessaire. Je suppose également que le
général Chambarlhiac se sera porté sur l'île de Cadzand avec le corps
qui est à Louvain, la demi-brigade provisoire qui est à Gand, et tout
ce qu'il aura pu tirer des 16e et 24e divisions militaires, et que
le général Rampon l'aura suivi avec son corps de gardes nationales,
ce qui formera là 9 ou 10 mille hommes; qu'il aura fait atteler 12
pièces de canon à Gand, à Douay, à Saint-Omer, pour ne pas manquer
d'artillerie de campagne; qu'il aura fait venir de Maëstricht ce qui
s'y trouvait, et que le général Sainte-Suzanne aura formé une colonne
avec du canon pour se porter partout.

»Envoyez à Anvers des officiers d'artillerie et du génie et un
commandant supérieur. La marine a, à Anvers, 12 ou 1,500 hommes qui
peuvent servir. On peut former à Anvers quelques bataillons de gardes
nationales pour faire la police de la ville et concourir à sa défense.

»Si ce débarquement s'est effectué, vous aurez mis en état de siége
Anvers, Ostende, Lille; vous aurez bien fixé l'attention du roi
de Hollande sur les places de Breda et de Berg-op-Zoom, et s'il y
a lieu, vous aurez ordonné l'armement de la première ligne de mes
places fortes de Flandre.

»Vous pouvez réunir quelques détachements de cavalerie et en former
quelques escadrons provisoires.

»Vous n'aurez pas manqué d'envoyer le maréchal Moncey porter son
quartier général à Lille, en le chargeant de requérir tout ce qu'il
pourra de gendarmerie pour réunir quelques milliers d'hommes de cette
bonne cavalerie.

»Vous aurez retenu les détachements en marche, même ceux destinés
pour l'armée, tels que les 3 mille hommes venant de la 12e division
militaire, et vous les aurez dirigés soit sur Paris, soit sur les
points où ils peuvent être utiles.

»Enfin, s'il y a lieu, demandez la réunion d'un conseil chez
l'archichancelier pour requérir 30 mille hommes de gardes nationales
dans les 1re, 2e, 14e, 15e, 16e divisions militaires et quelques
bataillons dans les 24e et 25e, et pour que chaque ministre fasse
les circulaires convenables pour exciter la nation et surtout les
départements où il est nécessaire de lever des gardes nationales.

»Après les avantages que nous avons ici, je suppose que les Français
ne se laisseront pas insulter par 15 ou 20 mille Anglais. Je ne
vois pas ce que les Anglais peuvent faire. Ils ne prendront pas
Flessingue, puisque les digues peuvent être coupées; ils ne prendront
pas l'escadre, puisqu'elle peut remonter jusqu'à Anvers, et que cette
place et son port sont à l'abri de toute attaque. J'imagine que le
ministre Dejean se sera empressé d'approvisionner ses magasins. Si la
descente était sérieuse, prenez des mesures pour avoir dans le Nord
le plus grand nombre possible de pièces de canon attelées soit par
voie de réquisition, soit autrement. Je vous autorise même, dans un
cas urgent, à retenir une partie des dix compagnies d'artillerie que
vous m'envoyez.

»Donnez ordre au duc de Valmy de se rendre à Wesel, où il sera mieux
placé pour assurer cette place importante.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_À l'archichancelier._

                                            «Schoenbrunn, 8 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 2. Vous aurez reçu mon décret pour la
levée de 30 mille gardes nationales. Je suis fâché que dans le
conseil du 1er vous n'ayez pas pris sur vous d'appeler les gardes
nationales; c'est se méfier à tort d'elles. Je suppose qu'en recevant
mon décret, vous vous serez occupé de former ces 30 mille gardes
nationales en quatre ou cinq divisions, et de désigner des généraux
au Sénat pour les commander, et que vous aurez fait au Sénat une
communication qui servira de publication. Le Sénat répondra par
une adresse où il me portera la parole et qui sera une espèce de
proclamation. Cela s'imprimera de suite. De leur côté les ministres
donneront l'impulsion. Il faut avoir sur-le-champ 80 mille hommes
en première et en seconde ligne, et donner du mouvement à la
nation pour qu'elle se montre; d'abord pour dégoûter les Anglais
de ces expéditions et leur faire voir que la nation est toujours
prête à prendre les armes, ensuite pour servir à reprendre l'île
de Walcheren, si les Anglais pouvaient la prendre, et enfin pour
favoriser les négociations entamées ici: et certes cela leur nuira si
l'on me croit embarrassé par le débarquement des Anglais. Ainsi donc
tous les moyens d'influencer l'opinion doivent être pris; les gardes
nationales de chaque département désignées; et les anciens soldats
qui voudraient faire cette campagne pour chasser les Anglais doivent
être invités à se réunir à Lille pour former une légion.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                            «Schoenbrunn, 8 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 2 août. Je suis fâché qu'au conseil des
ministres du 1er on n'ait pas arrêté un message au Sénat, une levée
de 30 à 40 mille gardes nationales, et qu'on n'ait pas imprimé un
grand mouvement à la nation. Cela était nécessaire sous le point de
vue militaire et aussi sous le point de vue politique, car, si l'on
me croit embarrassé par cette descente, les négociations deviendront
plus difficiles. Il est donc nécessaire d'appeler la nation. Il
paraît hors de doute que les Anglais en veulent à l'île de Walcheren
et à mon escadre. Celle-ci n'a rien à craindre si elle retourne à
Anvers. Flessingue ne court aucun danger d'être pris, puisqu'en
coupant les digues on inonde toute l'île et on oblige les Anglais à
l'abandonner.

»Mettez-vous en correspondance, si vous le pouvez, avec le général
Monnet, et recommandez-lui l'ordre que je lui ai donné à plusieurs
reprises de vive voix et par écrit, de couper les digues aussitôt
qu'il se verrait pressé.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                            «Schoenbrunn, 9 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 3.

»Je vous ai fait connaître hier mes intentions. J'ai peu de chose à
y ajouter aujourd'hui, seulement que vous devez exécuter toutes les
dispositions que j'ai ordonnées, quand même les Anglais n'auraient
fait aucun progrès et resteraient stationnaires dans l'île de
Walcheren. Il est nécessaire pour les négociations entamées ici,
pour l'exemple de l'avenir et pour mes vues ultérieures, d'avoir une
armée dans le Nord. Il est trop heureux que les Anglais nous donnent
le prétexte de la former. À moins que les Anglais ne se soient
rembarqués et soient retournés chez eux, il faut lever les 30 mille
hommes de gardes nationales comme je l'ai ordonné par mon décret. Le
seul inconvénient que cela aura, ce sera de coûter quelques millions.
À vous parler _confidentiellement_, il est possible que lorsque ceci
sera terminé, je fasse occuper les côtes de Hollande pour fermer
les portes de Hollande aux Anglais. Ils sentiront le résultat d'une
clôture en règle des débouchés de l'Ost-Frise, de l'Elbe et de la
Zélande. Jusqu'à cette heure, ils vont et viennent en Hollande comme
ils veulent.

»Je ne vois pas dans vos lettres que vous ayez réitéré au général
Monnet l'ordre de couper les digues si la place était serrée de près.
Je le lui ai dit de vive voix plusieurs fois; réitérez-le-lui de ma
part; je n'admets aucune excuse. Je n'ai pas besoin de vous dire
que le ministre Dejean et vous, devez prendre des mesures pour faire
passer des vivres à Flessingue; entendez-vous avec le ministre de la
marine. Envoyez également à Flessingue 8 ou 10 officiers d'artillerie
de tout grade, un officier du génie et un détachement de sapeurs. Ce
que le général Rampon a de mieux à faire, c'est de tenir ses troupes
réunies jusqu'à ce que l'on voie ce que veut faire l'ennemi. Avec
des troupes médiocres et en si petit nombre, le général Rampon ne
peut chasser les Anglais de l'île de Walcheren, il se fera battre. La
fièvre et l'inondation doivent seules faire raison des Anglais. Le
roi de Hollande qui peut disposer de 10 ou 12 mille hommes les aura
portés sur Berg-op-Zoom, et aura approvisionné et mis en état ses
places du Nord.....

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                           «Schoenbrunn, 10 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 4. Je ne conçois pas ce que vous faites à
Paris. Vous attendez sans doute que les Anglais viennent vous prendre
dans votre lit! Quand 25 mille Anglais attaquent nos chantiers et
menacent nos provinces, le ministère reste dans l'inaction! Quel
inconvénient y a-t-il à lever 60 mille gardes nationales?--Quel
inconvénient y a-t-il à envoyer le prince de Ponte-Corvo prendre le
commandement sur le point où il n'y a personne? Quel inconvénient y
a-t-il à mettre en état de siége mes places d'Anvers, d'Ostende et
de Lille? Cela ne se conçoit pas. Je ne vois que M. Fouché qui ait
fait ce qu'il a pu et qui ait senti l'inconvénient de rester dans
une inaction dangereuse et déshonorante; dangereuse, parce que les
Anglais voyant que la France n'est pas en mouvement et qu'aucune
direction n'est donnée à l'opinion publique, n'auront rien à craindre
et ne se presseront pas d'évacuer notre territoire; déshonorante,
parce qu'elle montre la peur de l'opinion et qu'elle laisse 25 mille
Anglais brûler nos chantiers sans les défendre. La couleur donnée à
la France dans ces circonstances est un déshonneur perpétuel. Les
événements changent à chaque instant. Il est impossible que je donne
des ordres qui n'arriveront que quinze jours après. Les ministres ont
le même pouvoir que moi, puisqu'ils peuvent tenir des conseils et
prendre des décisions. Employez le prince de Ponte-Corvo, employez
le maréchal Moncey. J'envoie de plus le maréchal Bessières, pour
être à Paris en réserve. J'ai ordonné la levée de 30 mille hommes de
gardes nationales. Si les Anglais font des progrès, levez-en 30 mille
autres dans les mêmes ou dans d'autres départements. Il est bien
évident que les Anglais en veulent à mon escadre et à Anvers.

»Je suppose que dès le 4 vous aurez fait partir tout ce qui était
à Boulogne pour Anvers. J'espère que le général Rampon se sera
également approché d'Anvers. Il est évident que l'ennemi sentant la
difficulté de prendre Flessingue, veut marcher droit sur Anvers et
tenter un coup de main sur l'escadre.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_À l'archichancelier._

                                           «Schoenbrunn, 12 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 6. J'admire votre tranquillité, quand vous
croyez qu'il y a 40 mille Anglais sur nos côtes et que vous savez que
le général Sainte-Suzanne, officier de mérite, sur lequel je m'étais
reposé de la défense du Nord, est malade. Vous auriez dû tenir un
conseil pour savoir s'il fallait donner le commandement au roi de
Hollande. Ce parti est le plus absurde de tous. Le roi de Hollande
pensera à couvrir Amsterdam, et vous laissera prendre dans votre
lit à Paris. Il y a vraiment du vertige. Votre conduite dans cette
circonstance met l'alarme en France. On croit d'autant plus qu'on
voit moins. Il y aura onze jours de perdus lorsque vous recevrez mes
lettres. Les Anglais auraient dû être sur le point de se rembarquer.
Vous auriez dû tenir de fréquents conseils dans cette circonstance
inopinée.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                           «Schoenbrunn, 16 août 1809.

»Voici mes ordres sur ce qu'il y a à faire contre l'expédition
anglaise. Je vous ai donné les mêmes ordres à plusieurs reprises
dans mes lettres; je veux vous les renouveler: point d'offensive,
point d'attaque, point d'audace. Rien ne peut réussir avec de
mauvaises ou de nouvelles troupes. Si l'on attaque Flessingue, on les
compromet. Le général Monnet s'est déjà trop battu, s'il est vrai
qu'il a perdu 1,400 hommes.

»Que veulent les Anglais? Prendre Flessingue, l'île de Walcheren.
C'est une opération impossible, puisque la possession de l'île de
Walcheren dépend de la prise de Flessingue. Quand ils seront à
cent toises de la place, on peut lâcher les écluses, et l'île sera
inondée. Tant que Flessingue aura un morceau de pain, elle est
imprenable. L'essentiel est donc de rafraîchir les vivres et de
jeter dans la place une trentaine de braves et 2 à 300 canonniers.
Ces braves sont des officiers du génie, de l'artillerie, des majors,
etc. Anvers, en supposant que l'ennemi vienne l'assiéger, peut être
également défendue par l'inondation. Les forts sont armés et garnis
d'artillerie, la garnison est de 6 mille hommes de gardes nationales
et 6 mille hommes de l'escadre. Il y a des magasins de vivres pour
huit mois. Anvers peut donc se défendre huit mois. Recommandez au
ministre Dejean, qui doit s'être rendu sur les lieux par mes ordres,
d'inspecter l'armement et l'approvisionnement de cette place, de
mettre des canonniers et des ingénieurs à chaque fort, avec la
quantité de vivres et d'artillerie nécessaire. Avec cela, Anvers est
imprenable. Les Anglais l'assiégeraient en vain pendant six mois.
Ils ne peuvent donc prendre ni Flessingue ni Anvers; ils ne peuvent
prendre l'escadre, elle est en sûreté à Anvers.

»Tout porte à penser que les Anglais ne débarqueront pas dans
l'île de Cadzand sans avoir Flessingue. S'ils y débarquent, ils
disséminent leurs troupes. Ils n'ont pas plus de 25 mille hommes;
ils ne pourraient pas jeter plus de 6 à 7 mille hommes dans l'île de
Cadzand, et ils y seraient compromis. Il ne s'agirait donc que de
choisir dans l'île un champ de bataille, d'y élever quelques redoutes
et batteries de campagne, et d'avoir 12 à 15 mille hommes à portée de
s'y rendre. Les batteries du fort Napoléon doivent être à l'abri d'un
coup de main. Les Anglais iront-ils à Berg-op-Zoom? Cette place est
en état, et là ils seraient disséminés. Ils ne peuvent avoir moins
de 10 à 12 mille hommes dans l'île de Walcheren, et 10 mille dans
le Sud-Beveland, pour défendre la droite de l'Escaut et le fort de
Batz, et il ne leur reste plus de monde pour rien entreprendre sur la
rive gauche. Or, Flessingue et Anvers sont imprenables. Cependant
tout ce qui rend impossible l'acheminement des Anglais sur Anvers,
je l'approuve, tel que l'inondation des environs de Berg-op-Zoom, le
rétablissement du fort Saint-Martin et des fortifications le long du
canal de Berg-op-Zoom.

»Tandis qu'on passera dans cette situation les mois d'août et de
septembre, les 30 mille gardes nationales avec de bons généraux,
majors et officiers, seront réunies. Le duc de Walmy aura réuni 10
mille hommes à Wesel, les divisions Olivier et Chambarlhiac auront
pris une nouvelle consistance, et les deux divisions de gardes
nationales des généraux Rampon et Soulès seront complétées. Alors
avec cet ensemble de forces de 70 mille hommes de gardes nationales
et de troupes de ligne français et 15 ou 16 mille Hollandais, on
pourra sur le bruit seul de cet armement décider les Anglais à se
rembarquer, marcher à eux et les détruire. Mais point d'opérations
prématurées qui ne peuvent réussir avec de mauvaises troupes; point
d'échecs; de la sagesse et de la circonspection. Le temps est contre
les Anglais. Toutes les semaines nous pouvons mettre 10 mille hommes
de plus sous les armes, et eux les avoir de moins. Mais pour cela
il faut de l'ordre, ne pas mêler la garde nationale avec la ligne;
il faut que la division Rampon reste une, que la division Soulès
reste une, que les cinq autres divisions de gardes nationales se
forment dans cinq endroits différents, comme je l'ai ordonné, une
par exemple à Anvers, une à Ostende, une à Bruxelles, une à Lille,
une à Saint-Omer ou à Boulogne, etc. Vous pouvez changer ces points
de réunion; mais en général il faut que les gardes nationales soient
réunies et aient de bons officiers, et qu'elles n'aillent pas se
mettre par 1,500 devant l'ennemi sans ordre; elles y vont, il est
vrai, mais elles reviennent bien plus vite. Ce que je vous recommande
surtout, c'est de prendre garde d'épuiser, en les éparpillant, cette
ressource des gardes nationales.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                           «Schoenbrunn, 16 août 1809.

»Faites mettre dans le _Moniteur_, en forme de lettre ou de
réflexions d'un militaire, les observations suivantes sur
l'expédition anglaise: «Quand les Anglais ont combiné leur
expédition, ils avaient pour but de prendre l'escadre, mais elle
est en sûreté à Anvers; ils avaient pour but de prendre Anvers
et de détruire nos chantiers; mais Anvers n'est plus ce qu'il
était il y a quatre ans. En y établissant des chantiers, on y a
rétabli les fortifications. Anvers peut se défendre six mois. Une
inondation le couvre en grande partie, de nouveaux ouvrages ont
été faits. Depuis trois ans des fossés pleins d'eau, une enceinte
bastionnée avec une belle escarpe mettent cette place à l'abri de
toute attaque. Il faudrait aux Anglais six mois de siége et 60 mille
hommes pour prendre Anvers. Les Anglais ne peuvent pas songer à
prendre Flessingue. Depuis trois ans les fortifications en ont été
augmentées. Des demi-lunes ont été construites; trois forts ont été
établis autour de la ville. Depuis dix jours que les Anglais ont
débarqué, ils n'ont pas encore commencé les approches, et ils sont
à 1,000 toises de la place. La garnison est assez nombreuse pour la
défendre, et les Anglais ont déjà fait des pertes sérieuses. Mais
enfin s'ils en approchent à 200 toises, on peut lever les écluses et
inonder l'île. Il y a des vivres pour un an, la place peut donc tenir
un an, et avant six semaines des 15,000 Anglais qui sont dans l'île
de Walcheren il n'en restera pas 1,500; le reste sera aux hôpitaux.

»Le moyen de les empêcher de prendre Flessingue est de leur opposer
l'inondation. L'expédition anglaise consiste en 26 à 27 mille
hommes. Ils en ont débarqué 15 à 18 mille dans l'île de Walcheren,
7 à 8 mille dans le Sud-Beveland. Ils ont obtenu un avantage qu'ils
ne devaient pas espérer: c'est l'occupation du fort de Batz. Et
cependant à quoi cela a-t-il abouti? À rien. L'expédition est mal
calculée. Ces 25 à 30 mille hommes eussent été plus utiles en
Espagne, et là ils ne peuvent rien faire; car en supposant que,
par impossible, ils prissent Flessingue, ils ne le garderaient
pas longtemps. C'est en vain qu'ils jetteraient des milliards et
prodigueraient des hommes, ils ne défendront pas l'île de Walcheren;
et si tout le monde convient qu'il faut 20 mille hommes pour défendre
cette île, il est de l'intérêt de la France de leur en faire présent.
Ils y perdront 10 mille hommes par les fièvres, et on la leur
reprendra quand on voudra.

»L'expédition a été faite sur de faux renseignements et calculée avec
ignorance. On n'a pas à Londres des notions exactes sur l'Escaut,
sur la France; car au moment où nous parlons, 80 mille hommes se
réunissent dans le Nord, et il est fort heureux qu'ayant plusieurs
points pour employer leurs forces, ils choisissent celui où tout
succès est impossible.»

»Faites mettre cette note dans le _Moniteur_, si aucun événement
inattendu ne dément ces conjectures au moment où vous recevrez cette
lettre.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                           «Schoenbrunn, 22 août 1809.

»Je reçois votre lettre du 16. Vous dites que Flessingue est bombardé
à vous faire craindre qu'il ne succombe. Vous avez tort d'avoir
cette crainte. Flessingue est imprenable tant qu'il y a du pain,
et il y en a pour six mois. Flessingue est imprenable, parce qu'il
faut exécuter un passage de fossé qui est rempli d'eau, et qu'enfin
on peut en coupant les digues inonder toute l'île. Si Flessingue
était pris avant six mois, il faudrait que les généraux, colonels
et officiers supérieurs qui commandent cette place fussent arrêtés
et mis en jugement. Je ne crois pas davantage que Rameskens soit
pris. Je ne connais pas ce fort; mais puisqu'il y a la ressource de
couper les digues, il ne doit pas être pris. Écrivez, dites partout
que Flessingue ne peut être pris, à moins de lâcheté de la part des
commandants; aussi je suis persuadé qu'il ne le sera pas, et que
les Anglais s'en iront sans l'avoir. Je n'ai donc aucune espèce de
crainte là-dessus. Les bombes ne sont rien, absolument rien; elles
écraseront quelques maisons; mais cela n'a jamais influé sur la
reddition d'une place.

»Cependant tandis que les Anglais perdent leur temps sur l'Escaut,
lord Wellesley est battu en Espagne, cerné, en déroute, il cherche
son salut dans une fuite précipitée au milieu des chaleurs. En
quittant Talavera, il a recommandé au duc de Bellune 5 mille Anglais
malades et blessés qu'il a été obligé d'y laisser. Le sang anglais
coule enfin! c'est le meilleur pronostic d'arriver enfin à la paix.
Sans doute, si les affaires d'Espagne eussent été mieux conduites,
pas un Anglais n'eût dû échapper, mais enfin ils ont été battus, 6
mille ont péri, 8 mille sont nos prisonniers. Commentez ces idées
dans des articles de journaux; démontrez l'extravagance des ministres
d'exposer 30 mille Anglais dans le coeur de l'Espagne devant 120
mille Français, les meilleures troupes du monde, en même temps
qu'ils en envoient 25 mille autres se casser le nez dans les marais
de la Hollande, où leurs efforts n'aboutissent qu'à exciter le
zèle des gardes nationales. Faites sentir l'ineptie de leurs plans
en disséminant ainsi leurs forces, et que les petits paquets ont
toujours été le cachet des sots.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                           «Schoenbrunn, 22 août 1809.

»J'ai lu dans le _Moniteur_ votre rapport au Sénat.

»Vous avez sans doute reçu mes ordres pour faire mettre dans le
_Moniteur_ les dépêches officielles des généraux, en ayant seulement
le soin d'en ôter quelques lignes et ce qui pourrait faire connaître
le nombre de mes troupes. Dans des événements de cette nature le
public doit tout savoir.

»Vous aurez reçu le décret qui nomme le général sénateur Collaud
gouverneur d'Anvers; cela annulera le décret du roi de Hollande. Vous
aurez écrit au roi que j'ai nommé un maréchal, et que c'est à ce
maréchal à prendre toutes les mesures pour la défense de nos côtes.
Vous aurez ordonné au général Collaud de se rendre à Anvers et de
faire les dispositions pour défendre la ville et y tenir pendant
trois mois de tranchée ouverte. Tenez la main à ce que mon escadre
soit placée en aval et en amont du fleuve, comme je l'ai prescrit au
ministre de la marine. Le général Saint-Laurent doit rester à Anvers
pour commander l'artillerie, le ministre Dejean doit y rester pour
commander le génie, et le vice-amiral Missiessy pour commander la
marine et l'escadre. Indépendamment de 6 mille hommes que fournit
l'escadre, on laissera dans cette place 6 mille gardes nationales et
à peu près autant de troupes de ligne. Veillez à ce qu'on y fasse
arriver des vivres en grande quantité.

»Si jamais, ce que je ne puis croire, Flessingue venait à se rendre
avant le 1er février, vous ferez arrêter à leur arrivée en France les
généraux, colonels et officiers. Flessingue est imprenable, parce
qu'il y a un fossé plein d'eau à passer et à cause de l'inondation.
Il faut écrire par le télégraphe et par tous les signaux de rompre
les digues.

»Je suis fort aise que le général Rousseau ne se soit pas rendu à
Flessingue. C'était une mesure insensée; il y a assez de monde dans
cette place. Répétez par toutes les occasions au général Rousseau,
aux officiers d'artillerie à Breskens, dans l'île de Cadzand, de
ne pas se décourager, de tirer et de tirer toujours. Il faut que
les officiers d'artillerie aient un principe inverse au protocole
ordinaire; qu'au lieu d'économiser la poudre et les munitions ils les
prodiguent. Il y a des circonstances où c'est un devoir de ménager
ses ressources; c'est lorsqu'on est loin de la France; mais ici, il
faut les prodiguer. Veillez à ce que l'artillerie prenne des mesures
pour pourvoir abondamment ces points de poudres, de bombes, afin
qu'on puisse tirer continuellement. On ne voit jamais le mal de
l'ennemi, surtout sur mer. J'ai vu des combats de six heures dans
lesquels on croyait n'avoir rien fait après avoir tiré sans relâche,
et puis tout à coup on était tout étonné de voir des bâtiments couler
et d'autres s'éloigner à pleines voiles. Mais il faut pour que cela
soit efficace, que l'on ne manque point de munitions, et qu'on prenne
toutes les mesures nécessaires pour en faire arriver une grande
quantité. Qu'est-ce que c'est qu'une distance de 1,300 toises pour
nos mortiers qui portent de 15 à 1,800 toises? 30 bombes ne font
rien, mais la 31e touche. Recommandez surtout que les bombes soient
garnies de roches à feu. Si les bâtiments de l'ennemi sont à mille
toises du bord, ils ne sont pas hors de la portée de la batterie
impériale. Pourquoi ne les coule-t-on pas? Écrivez aux généraux et
aux officiers d'artillerie de l'île de Cadzand et de la côte de
prodiguer les munitions.

»Je suppose que ces détails que donne le général Rousseau que la
garnison combat hors de Flessingue, que la première bombe vient
d'être lancée, etc., vous les mettez dans le _Moniteur_. Il faut
faire imprimer toutes les dépêches que vous m'envoyez, en ayant le
soin d'en retrancher quelques lignes et de changer quelques chiffres.

»Quant au tir des boulets, le tir de l'ennemi va loin, parce que les
marins, lorsqu'ils sont hors de portée, tirent ordinairement à toute
volée, et que le tir de l'artillerie de marine a plus de degrés que
le tir des pièces de terre.

»Ordonnez que la place d'Izendick soit armée, approvisionnée
et mise en état de siége. Envoyez-y un officier commandant, un
officier du génie, un officier d'artillerie, un commissaire des
guerres et un garde-magasin. Faites-y mettre une grande quantité
d'approvisionnements.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                           «Schoenbrunn, 22 août 1809.

»Je reçois votre lettre du...

»Je vois dans la copie de celle que vous avez écrite au prince de
Ponte-Corvo que vous lui dites qu'il faut hasarder une bataille pour
sauver Anvers. Je crains que vous ayez mal saisi mon idée. J'ai dit
que, dans aucun cas, il ne fallait hasarder une bataille, si ce n'est
pour sauver Anvers, ou à moins qu'on ne fût quatre contre un, et dans
une bonne position couverte par des redoutes et par des batteries.
Voici ma pensée tout entière: il y a deux points distincts, Anvers et
l'île de Cadzand, tous deux fort importants, parce que si l'ennemi
s'en emparait..... nos villes de France..... et inquiéterait la rive
gauche.

»Je crois que le maréchal Moncey doit porter son quartier général
à Gand et avoir le commandement de l'île de Cadzand, de Terneuse,
jusqu'aux inondations de la tête de Flandre. Le prince de Ponte-Corvo
doit porter son quartier général à Anvers et avoir sous ses
ordres toute la partie de l'armée qui est actuellement à Lille et
Berg-op-Zoom; qu'il doit choisir de bonnes positions pour empêcher
l'ennemi de passer le canal de Berg-op-Zoom, n'engager d'affaires
qu'en nombre très-supérieur à lui et dans de bonnes positions, et
passer son temps à exercer et discipliner ses troupes. Si l'ennemi
n'a que 20 ou 25 mille hommes pour se porter sur Anvers, que le
prince de Ponte-Corvo puisse l'attendre dans une position avantageuse
et l'attaquer avec 50 mille hommes Français et Hollandais, et surtout
avec beaucoup d'artillerie, il peut le faire, mais en s'assurant la
retraite sur Anvers. Dans tous les cas il devrait se retirer sur
Anvers, considérer cette place comme un grand camp retranché, s'y
renfermer, en occuper les dehors et voir ce que font les Anglais.
Alors le mouvement de ceux-ci serait bien déterminé. Le maréchal
Moncey approcherait dans ce cas son quartier général de la tête de
Flandre pour être à portée d'Anvers; le duc de Valmy se porterait sur
Maëstricht pour harceler l'ennemi, et si l'ennemi faisait la folie
d'investir Anvers, le maréchal Moncey ferait passer en une nuit tout
ce qu'il aurait de disponible par la tête de Flandre sur Anvers;
le duc de Valmy et les Hollandais qui sont dans Breda harcèleraient
l'ennemi, et le prince de Ponte-Corvo sortirait sur un des points
avec toutes ses forces et écraserait l'ennemi. Ainsi le prince de
Ponte-Corvo, cerné de la citadelle à l'autre extrémité de la place,
ne serait pas cerné par la tête de Flandre, et aurait par là sa
communication avec le maréchal Moncey. On ferait avancer la réserve,
et l'ennemi ne tarderait pas à lever le siége pour éviter une entière
destruction. Ainsi Anvers ne doit jamais être abandonné: le prince de
Ponte-Corvo doit en défendre les approches le plus possible et s'y
enfermer avec l'escadre, faire des redoutes et des forts tout autour
pour défendre le camp retranché, qui tiennent l'ennemi à 1,000 ou
1,200 toises de la place, l'empêchent de bombarder la ville; et se
mettre à même, après avoir réuni tous les moyens, les faisant passer
par la tête de Flandre, de tomber sur lui avec 70 ou 80 mille hommes,
et surtout avec une immense quantité d'artillerie de campagne.

»En résumé, le duc de Conegliano doit défendre l'île de Cadzand,
Terneuse, et étendre sa défense à la tête de Flandre. Les
communications doivent être assurées au travers de l'inondation
entre la tête de Flandre, Gand et Bruxelles. Le duc de Conegliano
doit avoir le double but d'empêcher l'île de Cadzand d'être prise,
de défendre la rive gauche et d'empêcher l'ennemi de cerner la tête
de Flandre, par laquelle il doit se mettre en communication avec
le prince de Ponte-Corvo. Le but du prince de Ponte-Corvo doit
être d'empêcher l'ennemi de passer le canal de Berg-op-Zoom, de se
placer autour d'Anvers comme dans un camp retranché, de protéger sa
communication avec la tête de Flandre et de profiter d'une occasion
favorable pour tomber sur l'ennemi.

»Si le duc d'Istrie se porte bien, envoyez-le à Lille remplacer le
duc de Conegliano.

»Nommez l'armée du prince de Ponte-Corvo, l'_armée d'Anvers_; l'armée
du duc de Conegliano, l'_armée de la tête de Flandre_, et la réserve
l'_armée de réserve_. Donnez au duc de Conegliano la division des
gardes nationales du sénateur d'Aboville, qui est à Bruxelles, et ce
qui défend l'île de Cadzand; cela fait 24 à 30 mille hommes. Vous
pouvez composer l'armée du prince de Ponte-Corvo de tout ce qui est
sous les armes d'Anvers à Berg-op-Zoom et de la division des gardes
nationales qui est aujourd'hui dans Anvers.

»Vous pouvez donner au duc d'Istrie les trois divisions de réserve
des gardes nationales.

»Ainsi donc le prince de Ponte-Corvo, mon escadre, le sénateur
Collaud, ne doivent pas quitter Anvers. Vous devez faire connaître
le plan de défense au duc de Valmy, qui doit s'approcher pour porter
son quartier général à Maëstricht. Le duc de Conegliano doit porter
son quartier général à Gand, pour être à portée de l'île de Cadzand,
de Terneuse et de la tête de Flandre. Enfin le duc d'Istrie, s'il
est en santé, doit se charger de commander la réserve et d'organiser
les trois divisions de gardes nationales. Pour avoir de vrais succès
contre les Anglais, il faut de la patience et attendre tout du temps
qui ruinera et dégoûtera leur armée, laisser venir l'équinoxe qui ne
leur laissera de ressource que de s'en aller par capitulation. En
principe, des affaires de postes, mais pas d'affaires générales.

»_P. S._ Le duc de Conegliano et le duc de Valmy devraient se
communiquer tous les jours.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la guerre._

                                      «Schoenbrunn, 11 septembre 1809.

»Vous trouverez ci-joint un décret que je viens de prendre. Mon
intention est de ne pas laisser plus longtemps le commandement dans
les mains du prince de Ponte-Corvo, qui continue de correspondre
avec les intrigants de Paris et qui est un homme auquel je ne puis
me fier. Je vous envoie directement ce décret, pour que, si l'on
était aux mains au moment où vous le recevrez, vous en différiez
l'exécution. Si, comme je le pense, on ne se bat point et que le duc
d'Istrie soit en état de marcher, vous enverrez ce dernier prendre
le commandement de l'armée du Nord, et vous écrirez au prince de
Ponte-Corvo de se rendre à Paris. Vous lui ferez connaître que j'ai
été mécontent de son ordre du jour; qu'il n'est pas vrai qu'il n'ait
que 15 mille hommes, lorsqu'avec les corps des ducs de Conegliano
et d'Istrie j'ai sur l'Escaut plus de 60 mille hommes; mais que
n'eût-il que 15 mille hommes, son devoir était de ne pas le laisser
soupçonner à l'ennemi; que c'est la première fois qu'on voit un
général trahir le secret de sa position par un excès de vanité; qu'il
a donné en même temps des éloges à mes gardes nationales, qui savent
bien elles-mêmes qu'elles n'ont eu occasion de rien faire. Vous lui
témoignerez ensuite mon mécontentement de ses correspondances de
Paris, et vous insisterez pour qu'il cesse de recevoir les mauvais
bulletins des misérables qu'il encourage par cette conduite. Le
troisième point sur lequel vous lui notifierez mes intentions est
qu'il se rende à l'armée ou aux eaux.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                      «Schoenbrunn, 13 septembre 1809.

»Je reçois votre lettre du 7. Vous me mandez que vous avez 12 mille
habits de gardes nationales de faits. Je pense qu'il ne faut pas les
donner à la garde nationale de Paris. Il faut se contenter d'habiller
le bataillon de volontaires qu'on formera, c'est-à-dire ceux qui
veulent aller se battre. Pour les autres, je désire ne pas donner
suite à cette garde nationale de Paris, et qu'aussitôt que possible
elle ne fasse plus de service.

»Quant aux gardes nationales du Nord, il faut qu'elles restent
jusqu'à nouvel ordre. Ces habits seront mieux employés à habiller
ceux qui sont sur les frontières que les badauds qui ne veulent point
sortir de Paris.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                      «Schoenbrunn, 14 septembre 1809.

»Je ne vous ai pas autorisé à lever des gardes nationales dans toute
la France. Cependant on inquiète la population en Piémont, où vous
avez écrit qu'il fallait tout préparer pour la levée. Je ne veux
pas qu'on lève des gardes nationales dans ce pays. C'est une grande
question que celle de savoir s'il faut une garde nationale en Piémont.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la marine._

                                      «Schoenbrunn, 20 septembre 1809.

»Je suppose que vous aurez réarmé mes vaisseaux d'Anvers, et que
vous aurez donné l'ordre à l'amiral Missiessy de se porter avec ma
flottille pour balayer l'Escaut, en lui donnant carte blanche, et que
ma flottille de Boulogne file sur Anvers. À présent que les Anglais
m'ont fait connaître le secret de l'Escaut, sur lequel vous aviez
tant de doutes, mon intention est de transporter ma flottille à
Anvers.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                      «Schoenbrunn, 24 septembre 1809.

»Je reçois votre lettre dans laquelle vous me rendez compte que
partout les cadres des gardes nationales sont formés. Je le sais et
n'en suis pas content. Une pareille mesure ne peut être prise sans
mon ordre. On a été trop vite. Tout ce qu'on a fait n'avancera pas
d'une heure la mise en armes de ces gardes nationales, si on en avait
besoin. Cela produit de la fermentation, tandis qu'il aurait suffi de
mettre en mouvement les gardes nationales des divisions militaires
que j'avais désignées. Mettez tous vos soins à tranquilliser les
citoyens et à ce que le peuple ne soit pas dérangé de ses occupations
habituelles.

»Je n'ai jamais voulu avoir plus de 30 mille gardes nationales: on en
a levé davantage, on a eu tort. J'ai pris, pour régler tout cela, un
décret que le ministre de la guerre doit avoir reçu. Tout ce qu'on
peut tirer de Paris volontairement, il faut l'enrégimenter; mais il
faut y laisser tout ce qui veut rester, et éteindre insensiblement
ce mouvement qu'on avait produit; faire monter la garde par la
gendarmerie, la garde de Paris et les dépôts, et faire tomber toute
cette agitation en laissant chacun tranquille. Il ne fallait faire
que ce qui était nécessaire pour me donner des soldats sur la côte;
on m'en a donné, je ne puis qu'en être satisfait; mais on a fait dans
beaucoup d'endroits un mouvement qui était inutile.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                      «Schoenbrunn, 26 septembre 1809.

»Je vois dans le bulletin de police qu'on a appelé les gardes
nationales du Jura, de la Côte-d'Or, du Doubs, de Lot-et-Garonne;
je ne veux rien de tout cela. J'ai désigné les divisions militaires
qui doivent en fournir. Je ne sais quelle rage on a de mettre en
mouvement toute la France. À quoi tout cela aboutit-il? Il y a une
excessive légèreté dans ces mesures. Tout cela fait beaucoup de mal,
et dans cette disposition d'esprit le moindre événement amènerait
une crise. Tandis que l'ennemi menaçait Anvers, le mouvement des
gardes nationales des départements du Nord était simple. On ne
s'amuse point à discuter lorsqu'on a l'ennemi devant soi et qu'on a à
défendre ses propriétés; mais les départements placés à l'autre bout
de la France n'ont pas le même intérêt. Ces mesures sont illégales.
Contremandez-les et calmez la France. De toutes les questions
politiques la moins importante n'est pas celle de savoir s'il faut
former une garde nationale en Piémont, et on se prépare à l'organiser
sans prendre aucune précaution pour nommer les officiers. Tout cela
est de la folie. La France ne sait ce qu'on lui demande. Quand vous
demandez les gardes nationales de Flandre pour accourir sur les
frontières par lesquelles l'ennemi veut entamer la Flandre, c'est une
raison; mais quand on lève le Languedoc, le Piémont, la Bourgogne,
on croit à une agitation qui n'existe pas: on ne remplit pas mes
intentions, et cela me coûte des dépenses inutiles.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                      «Schoenbrunn, 26 septembre 1809.

»Une espèce de vertige tourne les têtes en France. Tous les rapports
que je reçois m'annoncent qu'on lève des gardes nationales en
Piémont, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné. Que diable veut-on
faire de tout cela, lorsqu'il n'y a pas d'urgence et que cela ne
pouvait se faire sans mon ordre? Comme ces mesures passent le pouvoir
ministériel, elles devraient être autorisées par le conseil des
ministres. On ne m'a pas envoyé ce procès-verbal. À la nouvelle de
l'expédition j'ai levé 30 mille gardes nationales, et j'ai désigné
les divisions militaires qui devaient les fournir. Si j'en avais
voulu partout, je l'aurais dit. Que l'Artois, la Flandre, le Brabant,
la Lorraine fournissent des gardes nationales pour marcher au secours
d'Anvers, parce que l'ennemi a débarqué dans l'Escaut, on comprend
ce que cela veut dire. Mais lorsqu'on met en armes le Piémont, le
Languedoc, la Franche-Comté, le Dauphiné, ces provinces ne savent
ce qu'on leur demande. Le peuple prend de l'incertitude sur le
gouvernement, les esprits travaillent, le moindre incident peut faire
naître une crise. Je ne sais pas si l'on doit blâmer les individus
du département des Forêts qui ont demandé à voir le décret qui leur
ordonnait de marcher; il me semble qu'ils avaient ce droit. Aussi me
suis-je empressé d'envoyer le décret pour les départements que je
voulais lever. Je ne sais ce qui s'est fait aux environs de Paris.
Il était plus simple d'organiser 3 mille hommes pour remplacer la
garde municipale, et de former deux ou trois bataillons pour aller
à l'ennemi. Voilà ce qu'il y avait à faire. Au moment où je demande
la conscription, occupez-vous de tout calmer. Parlez de cela au
conseil des ministres. Comme je ne suis pas sur les lieux, je ne
puis savoir ce qu'on a fait. Prenez des mesures pour que les préfets
remettent les choses dans l'état où elles étaient. Je ne veux pas
de gardes nationales autres que celles que j'ai requises, et en y
pensant mûrement je ne veux pas d'officiers que je ne connais pas.
Les préfets, qui sont des têtes médiocres pour la plupart, sont loin
d'avoir ma confiance pour un sujet de cette importance. Si les gardes
nationales étaient comme les gardes d'honneur, on aurait donné au
peuple des chefs qui auraient un intérêt différent du sien, surtout
s'il y avait une crise.

                                                           »NAPOLÉON.»

       *       *       *       *       *

_Au ministre de la police._

                                     «Schoenbrunn, le 14 octobre 1809.

»Je reçois votre lettre du 7. Je n'ai jamais pu approuver l'appel
d'autres gardes nationales que de celles intéressées à repousser
l'agression des Anglais à Anvers. La Provence, le Languedoc, le
Dauphiné et les autres départements éloignés ne pouvaient avoir aucun
rapport avec l'expédition anglaise. Je n'ai pu que blâmer qu'on ait
levé les gardes nationales de ces provinces. D'ailleurs, depuis le 9
septembre, que l'expédition a cessé d'être effective, je n'ai cessé
de demander qu'on les contremandât, et c'est depuis ce moment que
je vois la France le plus en mouvement pour les gardes nationales.
Dans un grand État, dans une grande administration, il faut du zèle
et de l'activité, mais il faut aussi de la mesure et de l'aplomb. La
garde nationale de Paris est dans le même cas; on ne l'a point levée
quand les Anglais ont attaqué notre territoire, on l'a levée depuis
qu'ils sont partis. Quand je continue à vous écrire sur tout cela, ce
n'est pas que je méconnaisse votre zèle; mais je ne puis voir qu'avec
peine qu'on remue la France quand je me suis borné à lever 30 mille
gardes nationales, en y comprenant la division du général Rampon.
En dernière analyse, le résultat a été de prouver le bon esprit qui
anime les Français, ce dont je n'ai jamais douté.

                                                           »NAPOLÉON.»


FIN DES DOCUMENTS.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES

DANS LE TOME ONZIÈME.


LIVRE TRENTE-SIXIÈME.

TALAVERA ET WALCHEREN.

     Opérations des Français en Espagne pendant l'année 1809.
     -- Plan de campagne pour la conquête du midi de la
     Péninsule. -- Défaut d'unité dans le commandement, et
     inconvénients qui en résultent. -- La guerre d'Autriche
     réveille toutes les espérances et toutes les passions
     des Espagnols. -- Zèle de l'Angleterre à multiplier ses
     expéditions contre le littoral européen, et envoi d'une
     nouvelle armée britannique en Portugal. -- Ouverture de
     la campagne de 1809 par la marche du maréchal Soult sur
     Oporto. -- Inutile effort pour passer le Minho à Tuy. --
     Détour sur Orense, et marche à travers la province de
     Tras-los-Montès. -- Suite de combats pour entrer à Chaves
     et à Braga. -- Bataille d'Oporto. -- Difficile situation
     du maréchal Soult dans le nord du Portugal. -- Dès que
     son entrée en Portugal est connue, l'état-major de Madrid
     dirige le maréchal Victor sur l'Estrémadure, et fait
     appuyer ce dernier par un mouvement du général Sébastiani
     sur la Manche. -- Passage du Tage à Almaraz, et arrivée du
     maréchal Victor et du général Sébastiani sur la Guadiana.
     -- Victoires de Medellin et de Ciudad-Real. -- Ces deux
     victoires font d'abord présager une heureuse campagne
     dans le midi de la Péninsule, mais leur effet est bientôt
     annulé par des événements fâcheux au nord. -- Le général
     de La Romana, que le maréchal Soult avait laissé sur ses
     derrières en traversant Orense, passe entre la Galice et
     le royaume de Léon, soulève tout le nord de l'Espagne, et
     menace les communications des maréchaux Soult et Ney. --
     Vains efforts du maréchal Ney pour comprimer les insurgés
     de la Galice et des Asturies. -- À défaut du maréchal
     Mortier, que ses instructions retiennent à Burgos, on
     envoie six ou huit mille hommes sous le général Kellermann
     pour rétablir les communications avec les maréchaux Soult
     et Ney. -- Événements à Oporto. -- Projet de convertir en
     royaume le nord du Portugal. -- Divisions dans l'armée
     du maréchal Soult, et affaiblissement de la discipline
     dans cette armée. -- Secrètes communications avec les
     Anglais. -- Sir Arthur Wellesley, débarqué aux environs
     de Lisbonne, amène une nouvelle armée devant Oporto. --
     Grâce aux intelligences pratiquées dans la place, il
     surprend Oporto en plein jour. -- Le maréchal Soult obligé
     de s'enfuir en sacrifiant son artillerie. -- Retraite sur
     la Galice. -- Entrevue à Lugo des maréchaux Ney et Soult.
     -- Plan concerté entre ces deux maréchaux, lequel reste
     sans exécution par le mouvement du maréchal Soult sur
     Zamora. -- Funeste division entre ces deux maréchaux. --
     Ordre expédié de Schoenbrunn, avant la connaissance des
     événements d'Oporto, pour réunir dans la main du maréchal
     Soult les trois corps des maréchaux Ney, Mortier et Soult.
     -- Conséquences imprévues de cet ordre. -- Le maréchal
     Soult à Salamanque forme un projet de campagne basé sur
     la supposition de l'inaction des Anglais jusqu'au mois de
     septembre. -- Cette supposition est bientôt démentie par
     l'événement. -- Sir Arthur Wellesley, après avoir expulsé
     les Français du Portugal, se replie sur Abrantès. -- Il
     se concerte avec don Gregorio de la Cuesta et Vénégas
     pour agir sur le Tage. -- Sa marche en juin et juillet
     vers Plasencia, et son arrivée devant Talavera. -- Le roi
     Joseph, qui avait ramené le maréchal Victor dans la vallée
     du Tage, se joint à lui avec le corps du général Sébastiani
     et une réserve tirée de Madrid, en ordonnant au maréchal
     Soult de déboucher par Plasencia sur les derrières des
     Anglais. -- Joseph les attaque trop tôt, et sans assez
     d'ensemble. -- Bataille indécise de Talavera livrée le 28
     juillet. -- Mouvement rétrograde sur Madrid. -- Apparition
     tardive du maréchal Soult sur les derrières de sir Arthur
     Wellesley. -- Retraite précipitée de l'armée anglaise
     en Andalousie, après avoir abandonné ses malades et ses
     blessés. -- Caractère des événements d'Espagne pendant la
     campagne de 1809. -- Déplaisir de Napoléon de ce qu'on n'a
     pas tiré meilleur parti des vastes moyens réunis dans la
     Péninsule, et importance qu'il attache à ces événements, à
     cause des négociations d'Altenbourg. -- Efforts des Anglais
     pour apporter aux négociateurs autrichiens le secours
     d'une grande expédition sur le continent. -- Projet de
     détruire sur les rades les armements maritimes préparés
     par Napoléon. -- Expédition de Rochefort. -- Prodigieuse
     quantité de brûlots lancés à la fois contre l'escadre de
     l'île d'Aix. -- Quatre vaisseaux et une frégate, échoués
     sur les rochers des Palles, sont brûlés par l'ennemi. --
     Après Rochefort les Anglais tournent leurs forces navales
     contre l'établissement d'Anvers, dans l'espérance de
     le trouver dénué de tout moyen de défense. -- Quarante
     vaisseaux, trente-huit frégates, quatre cents transports,
     jettent quarante-cinq mille hommes aux bouches de l'Escaut.
     -- Descente des Anglais dans l'île de Walcheren et siége de
     Flessingue. -- L'escadre française parvient à se retirer
     sur Anvers, et à s'y mettre à l'abri de tout danger.
     -- Manière de considérer l'expédition anglaise à Paris
     et à Schoenbrunn. -- Napoléon prévoyant que la fièvre
     sera le plus redoutable adversaire des Anglais, ordonne
     de se couvrir de retranchements, d'amener derrière ces
     retranchements les troupes qu'on parviendra à réunir, et
     de ne pas risquer de bataille. -- Il prescrit la levée
     des gardes nationales, et désigne le maréchal Bernadotte
     comme général en chef des troupes réunies sous Anvers. --
     Reddition de Flessingue. -- Les Anglais ayant perdu leur
     temps à prendre Flessingue, sont informés qu'Anvers est en
     état de défense, et n'osent plus avancer. -- La fièvre les
     attaque avec une violence extraordinaire, et les oblige à
     se retirer après des pertes énormes. -- Joie de Napoléon
     en apprenant ce résultat, surtout à cause des négociations
     entamées à Altenbourg.                                    1 à 246


LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.

LE DIVORCE.

     Marche des négociations d'Altenbourg. -- Napoléon aurait
     désiré la séparation des trois couronnes de la maison
     d'Autriche, ou leur translation sur la tête du duc de
     Wurzbourg. -- Ne voulant pas faire encore une campagne pour
     atteindre ce but, il se contente de nouvelles acquisitions
     de territoire en Italie, en Bavière, en Pologne. --
     Résistance de l'Autriche aux sacrifices qu'on lui demande.
     -- Lenteurs calculées de M. de Metternich et du général
     Nugent, plénipotentiaires autrichiens. -- Essai d'une
     démarche directe auprès de Napoléon, par l'envoi de M. de
     Bubna, porteur d'une lettre de l'empereur François. --
     La négociation d'Altenbourg est transportée à Vienne. --
     Derniers débats, et signature de la paix le 14 octobre
     1809. -- Ruse de Napoléon pour assurer la ratification du
     traité. -- Ses ordres pour l'évacuation de l'Autriche, et
     pour l'envoi en Espagne de toutes les forces que la paix
     rend disponibles. -- Tentative d'assassinat sur sa personne
     dans la cour du palais de Schoenbrunn. -- Son retour en
     France. -- Affaires de l'Église pendant les événements
     politiques et militaires de l'année 1809. -- Situation
     intolérable du Pape à Rome en présence des troupes
     françaises. -- Napoléon pour la faire cesser rend le décret
     du 17 mai, qui réunit les États du Saint-Siége à l'Empire
     français. -- Bulle d'excommunication lancée en réponse
     à ce décret. -- Arrestation du Pape et sa translation
     à Savone. -- État des esprits en France à la suite des
     événements militaires, politiques et religieux de l'année.
     -- Profonde altération de l'opinion publique. -- Arrivée
     de Napoléon à Fontainebleau. -- Son séjour dans cette
     résidence et sa nouvelle manière d'être. -- Réunion à
     Paris de princes, parents ou alliés. -- Retour de Napoléon
     à Paris. -- La résolution de divorcer mûrie dans sa tête
     pendant les derniers événements. -- Confidence de cette
     résolution à l'archichancelier Cambacérès et au ministre
     des relations extérieures Champagny. -- Napoléon appelle à
     Paris le prince Eugène, pour que celui-ci prépare sa mère
     au divorce, et fait demander la main de la grande-duchesse
     Anne, soeur de l'empereur Alexandre. -- Arrivée à Paris
     du prince Eugène. -- Douleur et résignation de Joséphine.
     -- Formes adoptées pour le divorce, et consommation de
     cet acte le 15 décembre. -- Retraite de Joséphine à la
     Malmaison et de Napoléon à Trianon. -- Accueil fait à
     Saint-Pétersbourg à la demande de Napoléon. -- L'empereur
     Alexandre consent à accorder sa soeur, mais veut rattacher
     cette union à un traité contre le rétablissement éventuel
     de la Pologne. -- Lenteur calculée de la Russie et
     impatience de Napoléon. -- Secrètes communications par
     lesquelles on apprend le désir de l'Autriche de donner
     une archiduchesse à Napoléon. -- Conseil des grands de
     l'Empire, dans lequel est discuté le choix d'une nouvelle
     épouse. -- Fatigué des lenteurs de la Russie, Napoléon
     rompt avec elle, et se décide brusquement à épouser une
     archiduchesse d'Autriche. -- Il signe le même jour, par
     l'intermédiaire du prince de Schwarzenberg, son contrat de
     mariage avec Marie-Louise, copié sur le contrat de mariage
     de Marie-Antoinette. -- Le prince Berthier envoyé à Vienne
     pour demander officiellement la main de l'archiduchesse
     Marie-Louise. -- Accueil empressé qu'il reçoit de la cour
     d'Autriche. -- Mariage célébré à Vienne le 11 mars. --
     Mariage célébré à Paris le 2 avril. -- Retour momentané de
     l'opinion publique, et dernières illusions de la France sur
     la durée du règne impérial.                             247 à 388

     DOCUMENTS SUR LA BATAILLE DE TALAVERA.                        389

     LETTRES DE NAPOLÉON RELATIVES A L'EXPÉDITION DE WALCHEREN.    451


FIN DE LA TABLE DU ONZIÈME VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

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