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Title: Les Historiettes de Tallemant, tome sixième - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
Author: Réaux, Gédéon Tallemant des
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Historiettes de Tallemant, tome sixième - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.



    MÉMOIRES
    DE
    TALLEMANT DES RÉAUX.



    PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT.
    Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.



    LES HISTORIETTES
    DE
    TALLEMANT DES RÉAUX.

    MÉMOIRES
    POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,
    PUBLIÉS
    SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;

    AVEC DES ÉCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES,
    PAR MESSIEURS
    MONMERQUÉ,
    Membre de l'Institut,
    DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.

    TOME SIXIÈME

    PARIS,
    ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,
    PLACE VENDÔME, 16.

    1835



MÉMOIRES

DE

TALLEMANT.



LE PARQUET.


Le Parquet, qu'on appelle à cette heure Potel-_Romain_, à cause qu'il
parle fort de Rome, où il a été, est fils d'un M. Potel, greffier du
Conseil. Il n'avoit plus que sa mère quand il se mit dans le monde.
C'étoit un gros garçon, noir et plein de rougeurs, la bouche enfoncée et
les yeux de travers; avec cela il venoit de quitter la perruque, et
avoit trois ou quatre moustaches postiches[1] de chaque côté, où il y
avoit plus de douze aunes de ruban noir: on n'avoit pas encore trouvé
les coins de cheveux. Il n'y avoit rien de plus plaisant que de voir Des
Cures, autre louche, et lui se faire la révérence.

  [1] Des mèches de faux cheveux.

Le Parquet débuta par madame de Ribaudon, à qui il donna les violons et
la comédie; il lui donna cadeau[2] et à plusieurs autres; et un jour il
mena les vingt-quatre violons aux Tuileries. Il n'étoit bruit que de
lui; il se fourroit parmi les gens de la cour, et il pouvoit se vanter
que la cour et la ville se moquoient de lui en même temps. On en fit un
vaudeville assez plaisant:

          C'est monsieur Du Parquet,
          Cet homme si coquet;
        Hé! quoi, ne connoissez-vous pas
    Le brave Du Parquet et ses louches appas?
          Les dames dans le Cours,
          Pour lui, font mille tours;
        Et tous les princes, de bon cœur,
      Lui vont criant: Parquet, ton serviteur.
          Il est divertissant
          Lui seul plus que cinq cents:
        Sans ce garçon, le cabinet,
        Ni les ruelles n'ont rien de parfait.

Et il y en avoit encore une qui disoit:

    Il n'est pas jusqu'au perroquet,
    Qui ne dise: _Bonjour Parquet_.

  [2] Repas donné à des femmes ailleurs que chez soi. On a déjà vu
  ce mot dans ces Mémoires, et Molière l'emploie souvent.

Cette chanson, chantée par tous les laquais, le fit déserter, et il alla
à Rome, où il fut assez long-temps pour être appelé au retour
Potel-_Romain_.

On avertit sa mère que ce garçon se faisoit moquer de lui; mais cette
bonne femme dit que c'étoit une chose étrange qu'on portât une telle
envie à ce pauvre Parquet; qu'on vouloit l'empêcher de se faire valoir,
que jamais garçon n'avoit mieux débuté que lui, que tout le monde
l'aimoit à la cour, que M. de Beaufort le voyoit de bon œil (c'étoit au
commencement de la Régence); que cela venoit de ses frères; mais qu'ils
avoient beau faire, qu'elle ne les aimeroit jamais autant que lui.
Enfin cette femme mourut. Parquet, un peu revenu, s'en alla voyager;
depuis il s'est fort mis dans la crapule et dans les chansons. Il a mis
tout _Cyrus_ en couplets, sur l'air de _la Duchesse_; ils sont assez
plaisants. Il est mort jeune.



FOURBERIES.


Un nommé Audebert de Poitiers et sa femme, pour bien marier une petite
fille qui leur venoit de naître (c'étoit leur premier enfant), se
résolurent d'être quinze ans sans coucher ensemble, ou du moins sans
travailler à la propagation du genre humain. A quinze ans ils la marient
comme une fille unique, et dont la mère n'auroit plus d'enfants. Le soir
même des noces, Audebert et sa femme se remirent à provigner, et elle
conçut dès cette nuit-là. Le gendre fut bien étonné de voir sa
belle-mère grosse et les testons[3] de sa femme changés en demi-quarts
d'écus.

  [3] Le teston, sous Henri IV et sous Louis XIII, valoit quinze
  sous, sauf de légères variations; ainsi il équivaloit au quart
  d'écu. (_Voyez_ le _Traité historique des monnoies de France_,
  par Le Blanc.)


Furetière, ne sachant comment obliger sa mère à lui donner partage,
s'avisa d'une plaisante invention, mais qui n'étoit pas autrement selon
les bonnes mœurs. Il avoit une sœur assez jolie; il fait qu'un de ses
amis se trouve une ou deux fois en lieu où elle étoit; cet homme faisoit
l'homme de qualité; il s'éprend, il parle; la dame charge son fils de
s'en informer. Cet homme se disoit d'auprès de Reims. Furetière apporte
des lettres à sa mère, où l'on disoit les plus belles choses du monde de
cet homme; il envoyoit des gens de temps en temps, qui se disoient de
Reims; la mère aussitôt s'informoit à eux; ils disoient merveilles, et
lui avouoient qu'il falloit que ce gentilhomme fût bien amoureux, car,
pour le bien, il auroit trouvé tout autre chose. La mère, en se vantant,
disoit à son fils: «Tu as toujours fait le bel esprit; trouve donc un
parti comme celui-là pour toi.» La demande se fait: on vient à faire des
articles. Le fils consent à tout, pourvu que la mère l'égale; et quand
il eut touché son fait, l'accordé disparut. La fille, quoiqu'il y allât
du sien, car il avoit fallu souffrir quelques privautés, dit que le tour
lui avoit semblé si plaisant, qu'elle n'en pouvoit vouloir du mal à son
frère.


Le maître du _Gros-Chenet_, hôtellerie dans la rue Saint-Martin, avoit
le plus furieux nez qu'on ait jamais vu; c'étoit un maître nez, qui en
avoit de petits aux deux côtés. Un gentilhomme avoit accoutumé de loger
chez lui; et, comme cet homme étoit bon et facile, il en emprunta à
diverses fois de petites sommes, et enfin cela monta jusqu'à huit cents
livres, et le gentilhomme lui en fit une promesse. Cet homme ne savoit
ni lire ni écrire, et, ne se défiant point du cavalier, il se contenta
de faire écrire au dos de cette promesse par son _fillot_, le fils du
savetier son voisin, _Promesse de monsieur un tel de la somme de huit
cents livres_, et il la met parmi ses papiers. Au bout de quelque temps,
le hobereau ne revenant point, l'hôtelier appelle son fillot: «Prends
une telle promesse; lis: _Je soussigné confesse, etc._» Et, au lieu de
seing, il y avoit: «Quel chien de nez vous avez! quel grand diable de
nez vous avez!» Le petit garçon lit tout, de suite. Son parrain, croyant
qu'il se moquoit de lui, lui donne un beau soufflet: voilà l'enfant à
pleurer, qui lui soutient qu'il y avoit ainsi. Il appelle quelqu'un. On
dit que cet enfant ne mentoit pas. Il n'y avoit ni date ni nom. Le
hobereau pourtant fut condamné quelque temps après, car on trouva des
témoins, et on lui confronta son écriture.


Un prêtre, à Arcueil, où est l'aquéduc, pour attraper de l'argent,
s'associa avec un pâtissier du village, et lui fit porter au fond de
l'aquéduc une manne pleine de tourtières de cuivre. Là, toutes les
nuits, il faisoit un bruit enragé avec ses tourtières: le prêtre servit
fort à faire accroire que c'étoit le diable, et qu'il gardoit là-dedans
de grands trésors, et que, si on lui faisoit quelque offrande, on en
tireroit bien des richesses. Trois jeunes garçons, persuadés par leurs
pères avares, y vont pour lui faire offrande chacun d'une pièce de
cinquante-huit sous; ils trouvent un homme avec une grande barbe qui
leur dit: «Que voulez-vous?--Nous venons vous faire offrande.--Vos
pièces ne sont pas de poids,» leur dit-il. Ils y retournent avec des
pièces d'un écu[4], et rapportent chacun un plat d'argent d'un marc.
Voilà le monde bien étonné. La femme d'un sergent, dont le mari étoit
absent, eut le vent de cela; elle avoit deux mille cinq cents livres en
argent; elle parle au prêtre, qui voulut mille écus, à condition qu'au
bout d'un mois elle en auroit quarante mille, et ainsi tous les mois, et
que, quand elle auroit soixante et dix ans, le diable feroit d'elle ce
qu'il lui plairoit: pour cela elle vendit des meubles, et parfit la
somme de mille écus. Le sergent revient, demande ce que sont devenus ses
meubles et son argent. «Là, là, dit-elle, ne faites point de bruit pour
si peu de chose. Avant qu'il soit long-temps, vous verrez tel qui vous
méprise, vous venir faire la cour.» Elle lui conta l'histoire. Le prêtre
s'en étoit déjà enfui; mais il fut attrapé. On le condamna aux galères
et le pâtissier aussi; pour la femme du sergent, elle fut condamnée au
fouet, pour s'être, autant qu'en elle étoit, donnée au diable (1651).

  [4] C'étoit le louis d'argent que l'on fabriqua sous Louis XIII.



MONDORY,

OU L'HISTOIRE DES PRINCIPAUX COMÉDIENS FRANÇOIS.


Agnan a été le premier qui ait eu de la réputation à Paris. En ce
temps-là, les comédiens louoient des habits à la friperie; ils étoient
vêtus infâmement, et ne savoient ce qu'ils faisoient. Depuis vint
Valeran[5], qui étoit un grand homme de bonne mine; il étoit chef de la
troupe; il ne savoit que donner à chacun de ses acteurs, et il recevoit
l'argent lui-même à la porte. Il avoit avec lui un nommé Vautray, que
Mondory a vu encore, et dont il faisoit grand cas. Il y avoit deux
troupes alors à Paris; c'étoient presque tous filous, et leurs femmes
vivoient dans la plus grande licence du monde; c'étoient des femmes
communes, même aux comédiens de la troupe dont elles n'étoient pas.

  [5] L'abbé de Marolles parle de cet acteur sous l'année 1616:
  «Lorsque, dit-il, cette fameuse comédienne, appelée La Porte,
  montoit encore sur le théâtre, et qu'elle se faisoit admirer de
  tout le monde _avec Valeran_, et que Perrine et Gaultier étoient
  des originaux qu'on n'a jamais su imiter.» (_Mémoires de
  Marolles_, 1656, in-fol., p. 31.) Cette La Porte s'appeloit Marie
  Varnier; son mari, Mathurin Lefèvre, avoit pris le nom de La
  Porte. (_Histoire du Théâtre-François_ des frères Parfaict, t. 3,
  p. 579.) Il est question de ces acteurs dans _le Voyage de maître
  Guillaume en l'autre monde vers Henri le Grand_, Paris, 1612, p.
  62. On y parle de femmes qui babillent «comme personnes qui se
  «vont désennuyer à l'hôtel de Bourgogne _pour voir jouer les
  bateleurs de Valeran et de La Porte_.»

Le premier qui commença à vivre un peu plus réglement[6], ce fut
Gaultier-Garguille[7]: il étoit de Caen, et s'appeloit Fleschelles.
Scapin, célèbre acteur italien, disoit qu'on ne pouvoit trouver un
meilleur comédien. Gaultier étudioit son métier assez souvent, et il est
arrivé quelquefois que, comme un homme de qualité qui l'affectionnoit
l'envoyoit prier à dîner, il répondoit qu'il étudioit.

  [6] _Sic_, pour _régulièrement_.

  [7] Hugues Gueru, dit Fléchelles, dit _Gaultier-Garguille_,
  débuta dans la troupe du Marais, vers 1598. Sauval en fait une
  description fort plaisante. (_Antiquités de Paris_, t. 3, p. 37.)
  Voyez aussi l'_Histoire du Théâtre-François_, t. 4, p. 320.
  L'abbé de Marolles, dans le passage déjà cité, parle de _Perrine_
  et de _Gaultier_; il indique aussi _la Farce de la querelle de
  Gaultier-Garguille et de Perrine, sa femme, avec la Sentence de
  séparation entre eux rendue_ à Vaugirard, _par a, e, i, o, u, à
  l'enseigne des Trois-Raves_. Cette pièce bizarre a été réimprimée
  par Caron, dans sa Collection de facéties.

Belleville, dit Turlupin[8], vint un peu après Gaultier-Garguille, et
ils ont long-temps joué ensemble avec La Fleur, dit Gros-Guillaume[9],
qui étoit le _fariné_; Gaultier le vieillard, et Turlupin le fourbe.
Turlupin, renchérissant sur la modestie de Gaultier-Garguille, meubla
une chambre proprement; car tous les autres étoient épars çà et là, et
n'avoient ni feu ni lieu. Il ne voulut point que sa femme jouât (elle a
joué depuis sa mort, étant remariée avec d'Orgemont dont nous parlerons
ensuite), et il lui fit visiter le voisinage; enfin il vivoit en
bourgeois.

  [8] Henri Le Grand s'appeloit Belleville dans le haut comique, et
  Turlupin dans la farce. On assure qu'il a joué la comédie pendant
  cinquante-cinq ans. (_Histoire du Théâtre-François_, tome 4, p.
  240.) Sauval donne sur lui quelques détails au lieu déjà cité. On
  a imprimé, à la suite du _Recueil général des OEuvres et
  Fantaisies de Tabarin_, deux farces qui donnent une idée de la
  manière de ce comédien. C'étoient de véritables parades d'un
  cynisme excessif.

  [9] Robert-Guérin, dit La Fleur, dit Gros-Guillaume, farceur de
  l'Hôtel de Bourgogne. «Il ne portoit point de masque, mais se
  couvroit le visage de farine, et ménageoit cette farine, de sorte
  qu'en remuant seulement un peu les lèvres, il blanchissoit tout
  d'un coup ceux qui lui parloient.» (_Antiquités de Paris_, par
  Sauval, tome 3, page 38.)

La comédie pourtant n'a été en honneur que depuis que le cardinal de
Richelieu en a pris soin, et, avant cela, les honnêtes femmes n'y
alloient point. Il trouva Bellerose[10] sur le théâtre de l'Hôtel de
Bourgogne avec sa femme, bonne actrice, la Beaupré et la Violette,
personne aussi bien faite qu'on en pût trouver; elle a eu bien des
galants, et, lorsqu'elle ne valoit plus rien, l'abbé d'Armentières, qui
devint après l'aîné, par la mort de son frère, la tira du théâtre, et
en fit le fou à un point si étrange, qu'après sa mort il eut long-temps
le crâne de cette femme dans sa chambre.

  [10] Pierre Le Messier, dit Bellerose, un des meilleurs acteurs
  de ce temps-là. On croit que c'est lui qui a joué d'original le
  rôle de _Cinna_. (_Histoire du Théâtre-François_, tome 5, page
  24.) On voit dans la Gazette en vers de Robinet, du 25 janvier
  1670, que Bellerose venoit de mourir.

Mondory commença à paroître en ce temps-là. Il étoit fils d'un juge ou
d'un procureur fiscal de Thiers, en Auvergne[11], où l'on faisoit
autrefois toutes les cartes à jouer; pour lui, il se disoit fils de
juge. Son père l'envoya à Paris chez un procureur. On dit que ce
procureur, qui aimoit assez la comédie, lui conseilla d'y aller les
fêtes et les dimanches, et qu'il y dépenseroit et s'y débaucheroit moins
que partout ailleurs. Il y prit tant de plaisir qu'il se fit comédien
lui-même; et, quoiqu'il n'eût que seize ans, on lui donnoit des
principaux personnages, et insensiblement il fut le chef d'une troupe,
composée de Le Noir et de sa femme qui avoit été au prince d'Orange.
Cette Le Noir étoit aussi jolie personne qu'on pût trouver. Le Noir
mourut, et sa femme s'en tira. Le comte de Belin, qui avoit Mairet à son
commandement, faisoit faire des pièces, à condition qu'elle eût le
principal personnage; car il en étoit amoureux, et la troupe s'en
trouvoit bien. La Villiers[12] y étoit aussi. On dit que Mondory s'en
éprit, mais qu'elle le haïssoit; et que la haine qui fut entre eux fut
cause, qu'à l'envie l'un de l'autre, ils se firent deux si excellentes
personnes en leur métier. Le comte de Belin, pour mettre cette troupe en
réputation, pria madame de Rambouillet de souffrir qu'ils jouassent chez
elle la _Virginie_ de Mairet[13]. Le cardinal de La Valette y étoit,
qui fut si satisfait de Mondory, qu'il lui donna pension. Il en donnoit
comme cela aux hommes extraordinaires qui lui plaisoient.

  [11] Jusqu'à présent on le croyoit d'Orléans. (_Histoire du
  Théâtre-François_, t. 5, p. 96.)

  [12] La femme de Villiers, ou de De Villiers, auteur médiocre et
  bon acteur; il jouoit les valets.

  [13] En 1631. (T.)--Cette tragi-comédie de Mairet fut imprimée en
  1635.

Mondory eut toujours de la reconnoissance pour madame de Rambouillet;
car ce fut de ce jour-là qu'il commença à entrer en quelque crédit. Sa
femme n'a jamais pensé à monter sur le théâtre, et lui n'a jamais joué à
la farce; c'est le premier qui s'est avisé de cela: Bellerose y jouoit.
Il ne laissa voir sa femme à personne, et il disoit aux gens: «C'est une
innocente qui ne bouge des églises.» Il tiroit part et demie. Il étoit
de certaines conversations spirituelles chez Giry[14] et chez Du
Ryer[15], et faisoit des vers passablement: il ne manquoit point
d'esprit, et savoit fort bien son monde. Je me souviens qu'on fit une
certaine pièce qu'on appeloit _l'Esprit Fort_[16], où l'on avançoit, en
contant les visions de l'Esprit Fort, que Mondory faisoit mieux que
Bellerose[17]; et, Bellerose, car c'étoit à l'Hôtel de Bourgogne, et en
parlant à lui, qu'on disoit cela, faisoit la plus sotte mine du monde à
cet endroit-là, au lieu de ne faire pas semblant de l'entendre.
Cependant tout le monde fut bientôt de l'avis de _l'Esprit Fort_; mais
le Roi, peut-être pour faire dépit au cardinal de Richelieu, qui
affectionnoit Mondory, tira Le Noir et sa femme de la troupe du Marais
(c'est où jouoit Mondory), et les mit à l'Hôtel de Bourgogne[18].
Mondory prit Baron[19], et dans peu sa troupe valoit encore mieux que
l'autre; car lui seul valoit mieux que tout le reste: il n'étoit ni
grand, ni bien fait; cependant il se mettoit bien, il vouloit sortir de
tout à son honneur, et, pour faire voir jusqu'où alloit son art, il pria
des gens de bon sens, et qui s'y connoissoient, de voir quatre fois de
suite la _Marianne_[20]. Ils y remarquèrent toujours quelque chose de
nouveau; aussi, pour dire le vrai, c'étoit son chef-d'œuvre, et il
étoit plus propre à faire un héros qu'un amoureux. Ce personnage
d'Hérode lui coûta bon; car, comme il avoit l'imagination forte, dans le
moment il croyoit quasi être ce qu'il représentoit, et il lui tomba en
jouant ce rôle une apoplexie sur la langue qui l'a empêché de jouer
depuis[21]. Le cardinal de Richelieu l'y obligea une fois; mais il ne
put achever[22]. Si ce cardinal eût voulu, au moins Mondory en eût-il
pu instruire d'autres; mais, pour cela, il eût fallu lui donner de
l'autorité, car il n'y avoit si petit acteur qui ne crût en savoir
autant que lui. Ce fut lui qui fit venir Bellemore, dit le _Capitan
Matamore_[23], bon acteur. Il quitta le théâtre parce que Desmarets lui
donna, à la chaude, un coup de canne derrière le théâtre de l'Hôtel de
Richelieu. Il se fit ensuite commissaire de l'artillerie, et y fut tué.
Il n'osa se venger de Desmarets, à cause du cardinal, qui ne le lui eût
pas pardonné.

  [14] Louis Giry, avocat. Il étoit des assemblées qui se tenoient
  chez Conrart, mais il s'en étoit retiré; et le cardinal de
  Richelieu le fit proposer par Bois-Robert pour être de l'Académie
  françoise. (_Histoire de l'Académie_, par Pellisson; Paris, 1730,
  t. 1, p. 6 et 208.)

  [15] Pierre Du Ryer, de l'Académie françoise. On a de lui
  dix-neuf pièces de théâtre, aussi mauvaises les unes que les
  autres.

  [16] _L'Esprit Fort, ou l'Angélie_, comédie en cinq actes et en
  vers de Jean Claveret, avocat d'Orléans.

  [17] Le personnage du poète des _Visionnaires_ a bien fait voir
  ce que c'étoit que Mondory; personne n'en a approché. (T.)--_Les
  Visionnaires_ sont de Desmarets. Cette pièce eut un grand succès;
  elle n'est pas sans mérite.

  [18] Le Noir et sa femme quittèrent, en 1634, la troupe du Marais
  pour passer à l'Hôtel de Bourgogne. (_Histoire du
  Théâtre-François_, t. 5, p. 95.)

  [19] C'étoit le père du célèbre Baron.

  [20] _Marianne_, tragédie de Tristan l'ermite, jouée en 1636, et
  imprimée en 1637. Cette pièce s'est soutenue pendant cent ans au
  théâtre, et elle eut un succès qui sembla balancer celui du
  _Cid_. (_Histoire du Théâtre-François_, t. 5, p. 191.)

  [21] Il fut frappé d'apoplexie en jouant, et il en demeura
  paralytique, ce qui fit dire au prince de Guémené: _Homo non
  periit, sed periit artifex_. (_Histoire du Théâtre-François_, t.
  5, p. 98.)

  [22] Le cardinal de Richelieu le fit revenir à Paris, et
  l'engagea à jouer le principal rôle dans la comédie de _l'Aveugle
  de Smyrne_; mais il n'en put jouer que quelques actes. (_Mémoires
  pour servir à l'Histoire du théâtre, et spécialement à la Vie des
  plus célèbres comédiens françois_, dans le _Mercure de France_,
  mai, 1738, p. 826.)

  [23] Cet acteur n'étoit connu, jusqu'à présent, que par le nom de
  son rôle. (_Histoire du Théâtre-François_, t. 5, p. 350.)
  Bellemore est mis, par les frères Parfait, au nombre des acteurs
  sur lesquels on n'a conservé aucune notion (p. 104.)

Le cardinal, après que Mondory eut cessé de monter sur le théâtre,
faisoit jouer les deux troupes ensemble chez lui, et il avoit dessein de
n'en faire qu'une. Baron et la Villiers, avec son mari, et Jodelet[24]
même allèrent à l'Hôtel de Bourgogne. D'Orgemont et Floridor avec la
Beaupré soutinrent la troupe du Marais, à laquelle Corneille, par
politique, car c'est un grand avare, donnoit ses pièces; car il vouloit
qu'il y eût deux troupes.

  [24] Julien Geoffrin, dit _Jodelet_. Il étoit le _fariné_ du
  théâtre du Marais. (Mémoires de Tallemant, t. 3, p. 38.)
  Tallemant a consacré un petit article à cet acteur (_ibid._, p.
  42). Après avoir joué pendant vingt-cinq ans sur le théâtre du
  Marais, il eut ordre du Roi d'entrer dans la troupe de l'hôtel de
  Bourgogne. (_Histoire du Théâtre-François_, tome 5, p. 95.) Il
  mourut au mois de mars 1660. (_Ibid._, tome 6, p. 240.) Loret,
  dans sa _Muse historique_, lui fit cette naïve épitaphe:

          Ici gît qui de Jodelet
          Joua cinquante ans le rolet,
          Et qui fut de même farine,
          Que Gros-Guillaume et Jean-Farine,
          Hormis qu'il parloit mieux du nez
          Que lesdits deux enfarinés.
          Il fut un comique agréable,
          Et, pour parler selon la fable,
    Paravant que Clothon, pour nous pleine de fiel,
    Eût ravi d'entre nous cet homme de théâtre,
    Cet homme archiplaisant, cet homme archifolâtre,
    La terre avoit son Mome aussi bien que le ciel.


D'Orgemont, à mon goût, valoit mieux que Bellerose, car Bellerose étoit
un comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de
gâter ses plumes: ce n'est pas qu'il ne fît bien certains récits, et
certaines choses tendres, mais il n'entendoit point ce qu'il disoit.
Baron de même n'avoit pas le sens commun; mais si son personnage étoit
celui d'un brutal, il le faisoit admirablement bien. Il est mort d'une
étrange façon. Il se piqua au pied, en marchant trop brutalement sur son
épée, comme il faisoit le personnage de don Diègue, au _Cid_, et la
gangrène s'y mit. Floridor[25] étoit amoureux de la femme de Baron, et
une fois qu'il sembla au mari qu'elle avoit parlé trop passionnément à
Floridor, au sortir de la scène, il lui donna deux bons soufflets. Elle
est encore fort jolie; ce n'est pas une merveilleuse actrice, mais elle
est fort bien, et elle réussit admirablement pour la beauté; cependant
elle a eu seize enfans[26].

  [25] Josias de Soulas, sieur de Prinefosse, dit _Floridor_. Il
  étoit noble et prenoit le titre d'écuyer. (_Voyez_ la note de la
  p. 32 du t. 5 de ces _Mémoires_.)

  [26] Mademoiselle Baron, mère du célèbre Baron, jouoit les rôles
  tragiques et ceux du haut comique. «Sa beauté surpassoit encore
  ses talents pour le théâtre. On rapporte que, lorsqu'elle se
  présentoit pour avoir l'honneur de paroître à la toilette de la
  Reine-mère, Sa Majesté disoit à toutes ses dames: «Mesdames,
  voilà la Baron;» et elles prenoient la fuite. (_Histoire du
  Théâtre-François_, tome 9, page 155.) Elle mourut des suites d'un
  saisissement, au mois de septembre 1662. On lit dans la _Muse
  historique_ de Loret, à la date du 9 septembre:

    Cette actrice de grand renom
    Dont la Baronne étoit le nom,
    Cette merveille du théâtre,
    Dont Paris étoit idolâtre,
    Qui, par ses récits enchanteurs,
    Ravissoit tous ses auditeurs
    De sa belle et tendre manière,
    Est depuis deux jours dans la bière;
    Et la mort n'a point respecté
    Cette singulière beauté,
    Faisant périr en sa personne
    Une grâce toute mignonne,
    Un air charmant, un teint de lis,
    Mille et mille agréments jolis
    Qui des yeux étoient les délices,
    Bref, une des rares actrices,
    Qui, pour notre félicité,
    Sur la scène ait jamais monté.
    Dès que l'on voyoit son visage,
    Tous les cœurs lui rendoient hommage;
    Son discours et son action
    Inspiroient de l'attention;
    Soit qu'elle fût reine ou bergère,
    Déesse, ou nymphe bocagère,
    Elle plaisoit à tout moment.....
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Approchant ses derniers moments
    Elle reçut ses sacrements;
    Et comme durant son bel âge
    Elle joua maint personnage
    Dans des déguisements divers,
    Voyez son épitaphe en vers:
    Ici gît qui fut Indienne,
    Bohémienne, Egyptienne,
    Athénienne, Arménienne,
    Qui fut Turque, qui fut païenne,
    Le tout comme comédienne,
    Et puis mourut bonne chrétienne.

D'Orgemont mourut bientôt après[27]. Floridor, qui y est aujourd'hui,
lui succéda. Il jouoit encore au Marais avec la Beaupré[28], vieille et
laide, quand il arriva une assez plaisante chose. Sur le théâtre, elle
et une jeune comédienne se dirent leurs vérités. «Eh bien! dit la
Beaupré, je vois bien, mademoiselle, que vous voulez me voir l'épée à la
main.» Et en disant cela, c'étoit à la farce, elle va quérir deux épées
point épointées. La fille en prit une, croyant badiner. La Beaupré, en
colère, la blessa au cou, et l'eût tuée, si on n'y eût couru. Depuis, M.
de Beaufort donnant certaine comédie où cette fille étoit nécessaire, il
l'alla prier de venir. Elle y alla embéguinée, quoiqu'elle eût juré de
ne jouer jamais avec la Beaupré. Plusieurs personnes lui parlèrent
d'accommodement; elle dit qu'elle n'en vouloit rien faire, et elle s'en
alla dès qu'elle eut fini, car son rôle ne duroit pas jusqu'à la fin de
la pièce. Cette Beaupré quitta le théâtre il y a six ans, et
présentement elle joue en Hollande.

  [27] Ce passage indique l'époque de la mort de ce comédien de la
  troupe du Marais. Elle étoit plus incertaine auparavant. (Voyez
  _l'Histoire du Théâtre-François_, t. 5, p. 102.)

  [28] Segrais en parle en ces termes: «La Beaupré, excellente
  comédienne de ce temps-là, qui a joué aussi dans les
  commencements de la grande réputation de M. Corneille, disoit:
  «M. Corneille nous a fait un grand tort; nous avions ci-devant
  des pièces de théâtre pour trois écus, que l'on nous faisoit en
  une nuit; on y étoit accoutumé et nous gagnions beaucoup;
  présentement les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de
  l'argent, et nous gagnons peu de chose.» (_Mémoires anecdotes de
  Segrais_; Amsterdam, 1723, p. 213.)

Floridor, las d'être au Marais avec de méchants comédiens, acheta la
place de Bellerose[29] avec ses habits, moyennant vingt mille livres;
cela ne s'étoit jamais vu. Le chef ayant part et demie dans la pension
que le Roi donne aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, c'est ce qui fit
donner cet argent. Ce Floridor est fils d'un ministre; il s'appelle
Josias. Autrefois, quand il paroissoit, du temps de Mondory, les laquais
crioient sans cesse: «_Josias, Josias._» Ils le faisoient enrager. C'est
un médiocre comédien, quoi que le monde en veuille dire; il est toujours
pâle; cela vient d'un coup d'épée qu'il a eu autrefois dans le poumon;
ainsi point de changement de visage. Montfleury[30], s'il n'étoit point
si gros, et qu'il n'affectât point trop de montrer sa science, seroit
un tout autre homme que lui. Jodelet, pour un _fariné_ naïf, est un bon
acteur; il n'y a plus de farce qu'au Marais, où il est, et c'est à cause
de lui qu'il y en a. Il dit une plaisante chose au _Timocrate_[31] du
jeune Corneille, dont la scène est à Argos; on lui avoit dit qu'il y
avoit dans cette ville-là une fontaine où Junon, tous les ans, revenoit
prendre une nouvelle virginité. Il vint conter cela après que la pièce
fut achevée[32], et dit: «S'il y avoit une fontaine comme cela au
Marais, il faudroit que le bassin en fût bien grand.» Il fait bien un
personnage de valet, et Villiers dit: «_Philippin_[33], mari de la
Villiers, ne le fait pas mal aussi, mais n'est pas si bien.» Jodelet
parle du nez, pour avoir été mal pansé de la v....., et cela lui donne
de la grâce. Gros-Guillaume autrefois ne disoit quasi rien; mais il
disoit les choses si naïvement, et avoit une figure si plaisante, qu'on
ne pouvoit s'empêcher de rire en le voyant; peut-être s'il fût venu du
temps de Trivelin, de Scaramouche et de Briguelle[34], qu'il n'auroit
pas tant fait rire les gens.

  [29] Bellerose s'est fait dévot; mais sa femme n'a point quitté.
  (T.)

  [30] Zacharie-Jacob, dit Montfleury, père de l'auteur comique,
  étoit bien né, et après avoir été page du duc de Guise, il se
  donna au théâtre. C'est lui qui accusa Molière d'avoir épousé sa
  propre fille. Notre grand poète est maintenant bien lavé de cette
  injure. (Voyez l'_Histoire de Molière_, par J. Taschereau,
  deuxième édition, 1828, p. 89.) «On prétend que Montfleury mourut
  par les efforts violents qu'il fit en jouant Oreste, où l'on
  assure que son ventre s'ouvrit. Il étoit si prodigieusement gros,
  qu'il étoit soutenu par un cercle de fer. Il faisoit des tirades
  de vingt vers de suite, et poussoit le dernier avec tant de
  véhémence, que cela excitoit des brouhahas et des
  applaudissements qui ne se finissoient point. Il étoit plein de
  sentiments pathétiques, et quelquefois jusqu'à faire perdre la
  respiration aux spectateurs.» (_Mercure de France_, de mai 1738,
  p. 830.)

  [31] Tragédie de Thomas Corneille, représentée en 1656.

  [32] Il fit cette plaisanterie dans la farce qui terminoit le
  spectacle. (_Voyez_ plus haut la même anecdote rapportée par
  Tallemant dans l'Historiette de Jodelet, t. 3, p. 42 de ces
  _Mémoires_.)

  [33] Ce nom de _Philippin_ étoit celui du valet dans _le Festin
  de Pierre_ de de Villiers, tragi-comédie en cinq actes,
  représentée en 1659.

  [34] C'étoient trois célèbres acteurs du Théâtre Italien.

Il faut finir par la Béjard[35]. Je ne l'ai jamais vue jouer; mais on
dit que c'est la meilleure de toutes. Elle est dans une troupe de
campagne[36]; elle a joué à Paris, mais ç'a été dans une troisième
troupe qui n'y fut que quelque temps. Son chef-d'œuvre, c'étoit le
personnage d'Epicharis, à qui Néron venoit de faire donner la
question[37].

  [35] Madeleine Béjart, ou _Béjard_, fille de Joseph Béjart,
  huissier ordinaire du Roi ès eaux et forêts, et de Marie Hervé,
  sa femme, baptisée sur la paroisse Saint-Gervais, à Paris, le 8
  janvier 1618. (_Note communiquée par M. Beffara._)

  [36] Madeleine Béjart et Jacques Béjart, son frère, dès 1645,
  concoururent avec Molière à former, à Paris, une troupe de
  comédiens, sous le nom de l'_Illustre théâtre_. Louis Béjart,
  autre frère, se réunit à eux plus tard. Cette troupe, après avoir
  joué à Paris, parcourut la province, passa à Nantes en 1648;
  revint à Paris en 1650, où elle joua à l'Hôtel de Conti. En 1653,
  elle se rendit à Lyon et dans différentes villes du Languedoc et
  de Provence; elle y joua, entre autres pièces, _l'Étourdi_ et _le
  Dépit amoureux_. Enfin, au mois d'octobre 1658, la troupe de
  Molière vint se fixer à Paris. (_Note communiquée par M.
  Beffara._)

  [37] Nous ignorons de quel auteur étoit cette tragédie
  d'_Épicharis_. Elle n'est pas indiquée par les frères Parfait,
  par Beauchamp, ni par le duc de La Vallière.

Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la
suivre[38]; il en fut long-temps amoureux, donnoit des avis à la troupe,
et enfin s'en mit et l'épousa[39]. Il fait des pièces où il y a de
l'esprit; ce n'est pas un merveilleux acteur, si ce n'est pour le
ridicule. Il n'y a que sa troupe qui joue ses pièces; elles sont
comiques[40]. Il y a dans une autre troupe un nommé Filandre qui a
aussi de la réputation; mais il ne me semble pas naturel. La Bellerose
est la meilleure comédienne de Paris; mais elle est si grosse que c'est
une tour[41]. La Beauchâteau est aussi bonne comédienne; elle ne manque
jamais, et fait bien certaines choses[42].

  [38] Tallemant est le seul écrivain qui parle de cette
  circonstance. On croit que Molière, après avoir étudié en droit à
  Orléans, se fit recevoir avocat.

  [39] Erreur de Tallemant. Molière épousa, le 20 février 1662,
  Armande-Gresinde-Élisabeth Béjart, sœur de Madeleine. Ce
  passage, relatif à Molière, a été écrit par Tallemant à la marge
  de son manuscrit. Il est un peu plus récent que le texte
  principal de l'ouvrage.

  [40] Molière n'avoit donné que deux pièces, _l'Étourdi_,
  représenté à Lyon en 1653, et _le Dépit amoureux_, joué à
  Béziers, en 1654. Molière ne commença à jouer à Paris qu'en
  octobre 1658, et _les Précieuses ridicules_, où le génie de
  Molière commença à se révéler, furent représentées pour la
  première fois le 18 novembre 1659. Tallemant ne pouvoit donc pas
  encore suffisamment apprécier Molière.

  [41] On ne sait rien sur la Bellerose; on ignore même quels rôles
  elle remplissoit. (_Histoire du Théâtre-François_, t. 5, p. 28.)

  [42] Madeleine Bouget, femme de François Châtelet, dit
  Beauchâteau, et mère du petit Beauchâteau. (_Ibid._, t. 9, p.
  413.)

Le théâtre du Marais n'a pas un seul bon acteur ni une seule bonne
actrice.

Il y a à cette heure une incommodité épouvantable à la comédie, c'est
que les deux côtés du théâtre sont pleins de jeunes gens assis sur des
chaises de paille; cela vient de ce qu'ils ne veulent pas aller au
parterre[43], quoiqu'il y ait souvent des soldats à la porte, et que les
pages ni les laquais ne portent plus d'épées. Les loges sont fort
chères, et il y faut songer de bonne heure. Pour un écu ou pour un
demi-louis[44], on est sur le théâtre; mais cela gâte tout, et il ne
faut quelquefois qu'un insolent pour tout troubler. Les pièces ne sont
plus guère bonnes.

  [43] On étoit alors debout au parterre. Cet usage s'est maintenu
  jusque vers 1782, époque de la construction du Théâtre-François,
  au Palais-Royal.

  [44] Tallemant parle ici de l'écu d'or, qui étoit à peu près de
  la valeur du demi-louis. On avoit commencé, en 1640, à fabriquer
  des louis et des demi-louis d'or, ainsi que des louis d'argent.
  (Voyez le _Traité historique des monnoies de France_ de Le
  Blanc.)



CONTES DE PRÉDICATEURS

ET DE MINISTRES.


M. de Mâcon, ci-devant M. de Sarlat, a eu grande réputation pour la
prédication, quand il étoit M. de Lingendes[45]. Il prêchoit une fois un
carême à Rennes, il étoit alors à Monsieur; il avoit été avant cela au
comte de Moret. Un charlatan, qui se disoit aussi à Monsieur, le vint
trouver un jour, et lui dit qu'étant à même maître et de même
profession[46], il avoit pris la hardiesse de lui venir faire la
révérence. «Hé! qui êtes-vous, monsieur?--Je suis, dit-il, cet homme qui
monte sur le théâtre dans cette place; nous parlons tous deux en
public.» M. de Rennes arrive là-dessus. «Monsieur, lui dit M. de
Lingendes, je suis ravi d'une chose; si par hasard je tombois malade,
voilà monsieur qui achèvera: nous sommes de même _profession_.» Il eût
été plus tôt évêque s'il n'eût point été à Monsieur. Son cousin, le Père
de Lingendes[47], un des meilleurs prédicateurs de la Société, le remit
bien avec les Jésuites; il étoit brouillé avec eux; il le fit prêcher
dans leurs églises. Ce furent eux qui, par le moyen de M. de Noyers, le
firent évêque de Sarlat; depuis il permuta pour d'autres bénéfices, et
enfin il fut évêque de Mâcon à la régence. Il ne sait que médiocrement
ce que c'est qu'éloquence; il y a quelquefois beaucoup d'esprit dans ses
sermons; il fait quelquefois aussi des prédications de cordelier; il se
pique surtout de bien entendre saint Paul; cependant, quand il
l'explique, on ne l'entend pas autrement. On en a fort médit avec une
madame de Marigny, femme d'esprit, qui logeoit sur la Tournelle; il y
avoit un vaudeville:

        Éloquente de Marigny,
        Quel amoureux te baise?
    Je le connois, je l'ai vu dans la chaise.

  [45] Neveu de Lingendes le poète. (T.)--Jean de Lingendes, évêque
  de Sarlat, en 1642, fut promu au siége de Mâcon en 1650. Ce fut
  lui qui prononça, à Saint-Denis, l'oraison funèbre de Louis XIII.

  [46] La femme d'un maréchal ferrant disoit au maréchal de Biron:
  «Hé! monsieur, à cause du métier, faites-moi rendre mon âne.»

    (T.)

  [47] Claude Lingendes, né en 1591, devint provincial de France,
  et mourut à Paris, supérieur de la maison professe, le 12 avril
  1660.


Il passe pour un bon courtisan, et il est toujours prêt à flatter ceux
qui donnent les bénéfices. Une fois il dit une chose chez madame
Saintot[48], qui n'étoit guère judicieuse. Quelqu'un lui dit: «Je pense
que le sermon d'hier est le meilleur que vous ayez fait.--Le meilleur
que j'aie fait, reprit-il, c'est celui d'un tel jour; il me valut
soixante pistoles.» Une autre fois il étoit encore chez madame Saintot,
avec quatre ou cinq autres prélats ou abbés; pas un ne sut dire quelle
fête il étoit.

  [48] Cette madame Saintot, qui étoit si éprise de Voiture.
  (_Voyez_ l'Historiette de Voiture, t. 2, p. 272 et suiv.)


Un curé, au prône, dit: «Voyons quelle fête il y a cette semaine:
Saint-Simon Saint-Jude. Judas fêté! Il ne faudra la chômer que le matin
pour saint Simon, ou, plutôt, point du tout, pour apprendre à saint
Simon à hanter mauvaise compagnie.»


Un ministre disoit toujours en prêchant: _Il n'y a ni rime ni raison_,
et il répétoit cela cent fois pour un sermon. Ses brebis s'en
ennuyèrent, et en demandèrent un autre. On leur dit: «Eh bien! êtes-vous
contents?--Oui, dirent-ils naïvement, il n'y a ni rime ni raison à ses
sermons.»


Un prédicateur, ne voyant pour tout auditeurs que sept femmes, leur dit:
«Je ne laisserai pas de prêcher; notre Seigneur prêcha bien pour trois
p......, et vous voilà sept.»


Le Père Bouvard, Cordelier, avoit de l'esprit, mais il disoit
quelquefois de grandes grotesques. En prêchant sur _Flos campi_, il dit
que cette tulipe avoit été fouettée pour nous. On dit une _tulipe
fouettée_[49]; il méritoit d'être fouetté lui-même.

  [49] C'est une tulipe marquée de petites raies, particulièrement
  de lignes rouges sur fond blanc, qui ressemblent à des traces de
  coups de fouet. (_Dict. de Trévoux._)


Un prédicateur disoit qu'on appeloit la femme _mulier_, parce qu'elle
est _mule hier, mule aujourd'hui, mule in æternum_.


Un ministre gascon, en prêchant sur la parabole de _la vigne_, prêcha si
longuement, qu'un des auditeurs s'en alla en disant qu'il alloit quérir
une serpe pour faire un passage à ce pauvre homme; qu'autrement il ne
sortiroit jamais de cette vigne.


Un moine prêchoit à Cinq-Queues, près Pont-Sainte-Maxence, le jour de la
fête du village. Il crut que le patron s'appeloit saint Queux; dans son
sermon, il leur dit: «Il faut que vous imitiez en toutes choses votre
bon patron, _M. saint Queux_.» Un marguillier lui dit: «C'est saint
Martin.--Votre bon patron, reprit-il, _M. saint Martin_, et en grec _M.
saint Queux_.» C'est ainsi qu'il s'en sauva.


A Saint-Pierre-aux-Bœufs[50], les marguilliers et le curé étant en
dispute, avoient nommé deux prédicateurs pour le carême. Il fut conclu,
pour les accommoder, que l'un prêcheroit le matin, et l'autre
l'après-dînée. Le jour de Pâques fleuries, le premier, qui étoit
l'archidiacre de Bayeux, dit qu'il laissoit à celui qui prêcheroit après
lui à expliquer si c'étoit un âne ou une ânesse sur qui Notre-Seigneur
étoit monté; que c'étoit un célèbre Cordelier, un grand personnage, qui
leur expliqueroit aisément le plus grand mystère qu'il y eût dans
l'Évangile du jour. Le Cordelier monte en chaire, et dit: «Puisque M.
l'archidiacre a laissé à expliquer si c'est un âne ou une ânesse, je
vous prie, messieurs, de lui dire que c'est un âne.»

  [50] C'étoit à Paris une des paroisses du quartier de la Cité.
  Elle étoit dans la rue du même nom, qui va de la rue des
  Marmousets au parvis Notre-Dame. Il existe encore une partie de
  son ancien portail.


Un curé, parlant contre les Juifs, disoit: «Vous étiez bien enragés
d'aller faire mourir un pauvre diable qui ne vous faisoit point de mal!»


Un Italien, qui a traduit _l'Illustre Bassa_[51], pour dire que Soliman
donna deux _montres_[52] à son armée, a mis, _due horologi_.

  [51] _Ibrahim, ou l'Illustre Bassa_, roman de mademoiselle de
  Scudéry; il parut sous le nom de son frère, en 1641.

  [52] Terme de guerre: paie faite au soldat après avoir passé la
  revue.


Un Jésuite, à l'Oratoire, au lieu de dire des langues de feu, dit des
langues _de bœuf_.


Un Cordelier comparoit Notre-Seigneur à une bécasse, à cause que tout en
est bon.


Un prédicateur parlant de l'épée que Denys le tyran avoit fait suspendre
à un filet[53], ne se souvint plus de la suite, et il dit hardiment: «Le
fil est bon; il durera bien jusqu'à demain. Demain nous dirons le
reste.»

  [53] L'Histoire de Damoclès.



MADAME DE VIEILLEVIGNE.


Madame de Vieillevigne est Bretonne; elle avoit un frère nommé Guergroy,
gentilhomme fort accommodé, qui étoit un plaisant homme. A toute heure
il quittoit la compagnie, pour aller, disoit-il, à M. le cardinal de
Richelieu qui n'avoit jamais ouï parler de lui: il avoit un cheval
magnifique, et étoit logé comme un paysan; il mourut jeune et sans
enfants, et laissa sa sœur de Vieillevigne héritière. Or le mari de
cette femme est un homme riche, mais si stupide, qu'à l'Académie, M. de
Benjamin fut contraint de lui faire écrire sur ses bottes: «Jambe droite
et jambe gauche.» Une fois on lui fit accroire qu'il étoit de bois:
«Mais je me remue, disoit-il.--C'est par ressort,» lui répliqua-t-on.
Depuis cela on l'appeloit l'homme de bois. Sa femme avoit un lévrier le
plus beau du monde, et qu'elle aimoit tendrement: on mena ce lévrier à
la chasse du sanglier quasi en dépit d'elle; il y fut tué. On ne savoit
comment le lui dire: «Laissez-moi faire, dit le mari. Ma mie, lui
dit-il, votre lévrier a été tué; mais consolez-vous, Henri le Grand le
fut bien.»

Elle gouvernoit tout chez cet homme; elle avoit une procuration
générale; cependant elle disoit toujours: «M. de Vieillevigne me laisse
toute la peine.» Elle ne concluoit rien sans faire semblant de lui en
parler; elle lui faisoit troquer des chevaux avec ceux qui le venoient
voir, et, quand elle est avec lui, il n'est pas la moitié si sot que
quand elle n'y est pas. Un jour que le maréchal de La Meilleraye lui
envoya un gentilhomme, ce gentilhomme, dans la basse-cour, se mit à
faire ses nécessités; il étoit pressé. Il avoit envoyé son laquais au
château savoir si monsieur y étoit: ce laquais le trouve dans la cour.
Vieillevigne s'avance, et dit à ce garçon: «Va-t'en boire.» Et quoiqu'il
vît cet homme accroupi sur le fumier, il va toujours à lui; l'autre lui
crioit: «Monsieur, je suis au désespoir.... Voire, voire, achevez, ne
vous embarrassez point; donnez, je tiendrai votre cheval.» Il prend ce
cheval pendant que l'autre relevoit ses chausses. Il n'avoit qu'un
garçon qui est mort fou. Il fut question de marier leur fille aînée; la
mère avoit inclination pour le fils de La Roche-Giffard, qui est son
neveu à la mode de Bretagne, et qui a ses terres proche des siennes,
mais ni tous ses amis ni le maréchal de La Meilleraye ne l'ont jamais pu
persuader au père; il disoit, pour ses raisons, que le père, comme il
étoit vrai, l'avoit méprisé, et qu'il étoit mort les armes à la main
contre le Roi. Cependant, comme cette femme avoit une procuration
générale, et qu'elle s'étoit munie d'un bon avis de parents, elle fit
faire des articles et des annonces. On menoit le bon homme un peu tard
au prêche, afin qu'il ne les entendît pas. Pas un de ses gens, car tout
dépend de madame, ne lui en dit mot. On l'amusa à la porte du temple,
tandis qu'on marioit sa fille. Sa femme dit que, par ce moyen, elle ne
marie point sa fille comme principale héritière, et qu'ainsi elle peut
couper pour quatre cent mille livres de bois, et en avantager les
cadettes. Le mariage a été approuvé par le parlement de Bretagne. Il est
pourtant fâcheux d'avoir ainsi diffamé son mari.



PRONOSTICS.


Je ne m'amuserai point à mettre ici tous les contes qu'on fait de
Nostradamus; je marquerai seulement quelque chose de ses Centuries.

    Siècle nouveau, alliance nouvelle,
    Un marquisat mis dedans la nacelle.
    A qui plus fort des deux l'emportera, etc.[54].

  [54] Voyez les _Prédictions de M. Nostradamus pour les ans
  courants en ce siècle_, no 1, à la suite des _Vraies Centuries et
  prophéties de maître Michel Nostradamus_; Amsterdam, chez Jean
  Janson, etc., 1668, petit in-12, p. 148.

Voilà le second mariage de Henri IV, et la guerre du marquisat de
Saluces bien marqués.

    Quand de Robin la traîtreuse entreprise, etc.[55].

  [55] _Ibid._, no 6.

On voit clairement que _Robin_, c'est _Biron_ retourné, car _La Fin_ est
nommé dans le quatrain, et ce fut _La Fin_ qui le découvrit.

Celui de M. de Montmorency est encore plus exprès:

    Nove obturée au grand Montmorency,
    Hors lieux prouvés, livré à claire peine.

_Nove_, c'est Castelnaudary, dont on lui ferma les portes; _lieux
prouvés_, c'est-à-dire _lieux publics_. Il ne fut pas décapité en place
publique. _Livré à claire peine_, c'est la façon de prononcer de
Toulouse.

On y a trouvé:

    Sénat de Londre à mort mettra son roi.

Et quand Dom Tadée mourut auprès du Pont-Rouge, on trouva:

    A Ponte-Rosse chef Barberin mourra.

Il y a bien des choses qu'on n'entend pas. Depuis on a bien falsifié ses
Centuries; mais, dans ceux qui sont imprimés avant le commencement du
siècle, on y voit ce que je viens de marquer.


Il y a ici un maître des requêtes nommé Villayer, qui dit que son frère
étoit fort des amis de Nostradamus, et voici ce qu'il en conte. Un jour
Nostradamus lui dit: «Je vous dirai votre fortune et celle de vos
enfants; mais je veux que cela soit passé par-devant notaire, et en
présence de six témoins, afin que vous ne doutiez pas de ma science.»
Cela fut écrit chez un notaire, comme il avoit dit. Entre autres choses
il lui prédit qu'il seroit marié deux fois (Villayer n'avoit alors que
vingt ans), mais qu'il feroit couper la tête à sa première femme (cela
est arrivé, il la lui fit couper pour adultère et pour empoisonnement;
en Bretagne l'adultère suffit, et Villayer étoit de ce pays-là, et y
demeuroit). Il lui dit qu'il en auroit une fille qui seroit mariée à un
tel, dont j'ai oublié le nom; cela arriva encore. Il lui dit après que,
de sa seconde femme, il auroit trois fils, que deux seroient tués à la
guerre et l'autre à un siége fameux; ce fut à Cazal, du temps du
maréchal de Toiras. Il dit aussi que ses filles mourroient devant lui.
Or Villayer en avoit une d'environ trente-deux ans qui étoit mariée,
c'étoit une personne fort enjouée, et qui badinoit toujours avec le bon
homme. «Tu as beau faire, lui disoit-il, il faut que tu passes la
première.» En effet, il l'enterra.


Un autre maître des requêtes, nommé M. de Refuge, croyoit fort à
l'astrologie judiciaire: lui étant né un fils, il fit aussitôt son
horoscope. Le chancelier de Sillery, qui savoit comme il s'adonnoit à
cette science, lui demanda ce que les astres promettoient à cet enfant.
«J'en aurai, répondit-il, beaucoup de satisfaction, si je le puis sauver
un certain jour qu'il est menacé d'un grand accident (et il le lui
marqua); il doit être tué d'un coup de pied de cheval.» Ce jour-là étant
venu, Refuge s'enferme dans une chambre avec la nourrice et l'enfant,
car cela lui devoit arriver avant que d'être sevré. Par malheur, le
chancelier de Sillery, qui avoit oublié le jour et la prédiction, ayant
à lui recommander une affaire qu'il devoit rapporter le lendemain,
l'envoya prier de le venir trouver. Il s'excuse par trois et quatre
fois, mais il n'osa lui mander pourquoi il restoit au logis, croyant que
le chancelier se moqueroit de lui. Enfin M. de Sillery lui mande que
c'étoit pour le service du Roi. Il fallut donc sortir; et, au lieu
d'emporter sa clef, il la donne à une servante, avec défense d'ouvrir.
La nourrice, qui s'ennuyoit dans cette chambre, presse cette servante,
deux heures durant, de lui ouvrir: la servante le lui refuse. Enfin, le
mari de cette femme, qui étoit de la campagne, arrive à cheval. La
nourrice fait de nouveaux efforts, la servante lui ouvre; la nourrice
avoit son enfant à son cou. Pour aider à tirer un bissac qui étoit sur
ce cheval, elle met son enfant à terre. Ce cheval rue et donne droit
dans la tête de l'enfant qui mourut sur l'heure.


Un gentilhomme anglois, qui s'étoit attaché à Buckingham, eut plusieurs
fois des visions la nuit que le duc devoit être assassiné; il n'osoit le
lui dire, de peur qu'il se moquât de lui; enfin, pourtant, il s'y
hasarda. Quelques jours après, un Écossois, qui avoit eu querelle avec
le domestique du duc, et qui croyoit que c'étoit à cause de cela qu'il
lui avoit refusé une compagnie de gens de pied, enragé de cela, sort en
dessein de tuer ou le duc ou son domestique, le premier qu'il
rencontreroit des deux. Il trouva le duc, et le tua.


J'ai vu à Rome un Père Bagnarée, Augustin, homme vénérable. Il s'adonna
à l'astrologie judiciaire, et, ayant trouvé qu'il devoit mourir avec un
habit rouge, il conclut qu'il devoit être cardinal. Pour y parvenir, il
se mit à faire toutes les fourberies dont il se put aviser, pour amasser
de quoi acheter le chapeau. Il avoit bien vingt-cinq mille écus quand il
mourut. Voici une de ses friponneries, ou plutôt un de ses crimes, qui
lui valut trois mille livres. Un Juif de Rome avoit un ennemi qui étoit
chrétien; ce Juif fut quelques jours sans paroître, et on ne pouvoit
découvrir ce qu'il étoit devenu. Les Juifs, en général, firent publier
qu'ils donneroient trois mille livres à quiconque révéleroit le
meurtrier; car ils ne doutoient pas qu'on ne l'eût tué. Le meurtrier se
confesse au Père Bagnarée, et dit qu'il avoit coupé le Juif à morceaux,
et l'avoit jeté en tel lieu dans un privé. Le Père fait tomber entre les
mains des Juifs une lettre qui portoit: «Mettez les trois mille livres
en tel lieu, et vous trouverez le nom du meurtrier qu'on aura mis en la
place de l'argent.» Cela fut fait. Il trouva aussi dans l'horoscope
qu'il avoit fait du pape Urbain, qu'il mourroit un tel jour: persuadé de
cela, il offre à je ne sais quelles gens de l'empoisonner pour une
certaine somme. Il croyoit gagner cela sans péril, et que les autres
penseroient que le pape, qui seroit mort de mort naturelle, seroit mort
de poison. La chose se découvre: il se sauve; mais celui qui étoit avec
lui le trahit, et lui ayant donné une potion endormante, il l'enlève de
Venise, où ils étoient, jusque sur les terres du pape. Là, pour ne pas
diffamer l'habit de Saint-Augustin, on le pendit avec un habit de
pénitent rouge.


Un garçon, nommé Malual, fils d'un homme d'affaires, se fit faire son
horoscope, et parce qu'il y avoit qu'il mourroit entre six et sept, le 7
du mois d'août 1653, il prit la poste en Foretz, où il se trouvoit, au
commencement de ce mois fatal, de peur de tomber malade à la campagne;
il s'échauffa en venant à Paris, prit une bonne pleurésie dont il mourut
le 7 d'août, à trois heures du matin.


Du temps de la Reine-mère, il y avoit ici un Écossois nommé Inglis,
dont on conte assez de choses. M. de Sancy, alors homme d'épée, et
depuis évêque de Saint-Malo, pour le surprendre, lui envoya sa nativité
sans se nommer. «Ah! dit Inglis, dès qu'il se fut mis à faire sa figure,
je le connois, le petit rousseau, il fera le voyage de Constantinople.»
Il y fut en ambassade.

Il dit d'un gentilhomme, qui étoit gouverneur de Nesle: «Il me presse
par écrit de lui faire sa figure; mais il a pensé ne m'en presser plus:
il a été en danger de se noyer il n'y a que quatre jours.» Gombauld, à
qui Inglis dit cela, trouva ce gentilhomme sur le Pont-Neuf, qui lui
dit: «En venant, j'ai pensé me noyer.» Il lui manqua le temps justement.

Il demandoit toujours quelque chose, et jamais n'obtenoit rien; il
venoit toujours trop tard. Une fois il alla demander à la Reine la
charge d'un homme qui se portoit assez bien. «Cette charge ne vaque
pas.--Il est vrai, madame, mais celui qui la possède mourra dans huit
jours.» Elle la lui promit. L'homme mourut dans le terme, mais le pauvre
Inglis mourut quatre jours devant. Il mourut comme subitement. Il
n'avoit garde de le savoir; car ses parents, qui ne vouloient pas qu'il
s'adonnât à l'astrologie, lui célèrent toujours sa nativité.


Un gentilhomme, nommé Boyer, avoit inventé je ne sais quelle carte sur
laquelle il tiroit sa figure, et avec une pirouette il devinoit. Rudavel
a appris de lui, et Arnauld de Rudavel. Gombauld, qui logeoit avec lui,
lui dit: «Hier, à minuit, une femme est venue loger céans.» Il fait sa
figure, il fait aller sa pirouette; il trouve qu'il y avoit du meurtre,
et que cette femme avoit du jaune à son habit. Effectivement elle avoit
une jupe jaune, et il y avoit eu du sang répandu. Ce Boyer fut appelé en
duel, et dit avant que de partir: «Ma figure dit que je n'en reviendrai
pas.» Il y fut assassiné.



PIERRE PHILOSOPHALE.


L'empereur Rodolphe II, dernier du nom, avoit un premier médecin qu'on
disoit avoir trouvé la pierre philosophale. Son maître ne permettoit
point qu'on l'inquiétât sur cela; car il lui faisoit, dit-on, de l'or
potable[56], et le tint en santé longues années. Ce médecin avoit à son
service un François, âgé de treize ans, ou environ; c'étoit un garçon
qui s'étoit débauché; il le prit en affection, et lui montra tous ses
secrets. Le médecin vient à mourir; ce garçon, nommé Saint-Léger, eut
peur qu'on ne l'enfermât, il se sauve. On le cherche partout; point de
nouvelles. On avoit son portrait; on en fait faire plusieurs copies
qu'on envoie partout. Il vient à Paris, et, pour se cacher, il offre à
un homme, qui tenoit des pensionnaires à l'Université, de lui donner
tout ce qu'il voudroit pour un trou de chambre, à condition de guérir la
femme de cet homme, qui étoit abandonnée des médecins; l'hôte déloge
quelqu'un, lui donne un bouge[57]. Or, il y avoit là-dedans, en pension,
un petit garçon de Paris, nommé Du Pré; c'est de lui que je sais ceci.
Saint-Léger se servit de lui à bien des choses, parce qu'il le reconnut
discret. Ce M. Du Pré là est un galant homme. Saint-Léger lui envoyoit
chercher des drogues ordinaires chez l'apothicaire, dans lesquelles il
mettoit d'une certaine poudre, et il guérit l'hôtesse en fort peu de
jours. Souvent il donnoit un coffret à ce petit garçon pour porter à un
affineur qui en avoit une clef: le coffret étoit pesant; quelquefois on
donnoit un écu d'or au petit Du Pré. Ce Saint-Léger n'avoit pour tout
instrument qu'un petit fourneau portatif. Il falloit qu'il fît sa poudre
fort aisément, car Du Pré dit qu'en trois ou quatre mois, il lui en vit
user plus de trente fois plein une poire à porter de la poudre à canon
dans la poche. Il fit des cures admirables dans le temps qu'il fut à
l'Université. Voici comme il fut découvert. Le garçon de l'apothicaire
de l'hôtesse avoit vu ce portrait que Beringhen[58], père de M. le
premier, qui étoit curieux de chimie, avoit fait venir d'Allemagne, car
son maître le servoit; il en avertit donc Beringhen: voilà un exempt qui
vient demander cet homme. Du Pré dit: «Il est allé à la messe.» Il y
étoit allé en effet; mais apparemment il avoit eu le vent de quelque
chose, car on ne l'a jamais vu depuis.

  [56] L'or potable a été regardé long-temps comme un remède
  souverain. Brantôme attribue à sa vertu la conservation de la
  beauté de la duchesse de Valentinois. (_OEuvres de Brantôme_, t.
  7, p. 430, édition Foucault, 1823.) Corbinelli, un siècle après,
  croyait devoir son salut à l'or potable. (_Lettre de madame de
  Sévigné à Bussy_, du 13 octobre 1677.) Cela fait souvenir du pape
  Grégoire XIV que l'on ne soutint, dit-on, dans sa dernière
  maladie, qu'en lui faisant avaler de l'or moulu et des pierreries
  dissoutes; ce qui occasiona une dépense de quinze mille écus
  d'or. (_Art de vérifier les dates_, à l'article GRÉGOIRE XIV,
  année 1590.) Il nous est tombé sous la main un livret du Père
  Gabriel de Castaigne, intitulé: _L'Or potable qui guarit de tous
  maux_, dédié à Marie de Médicis. (Paris, 1660, deuxième édition.)
  On y voit qu'au mois de novembre 1610, ce Père, appelé près de la
  Reine qui souffrait d'un mal de dents, lui remit une fiole d'or
  potable. On ne sera pas fâché de trouver ici un échantillon du
  style du P. Castaigne, avec son mélange de latin d'école.
  «_Altissimus creavit medicinam simpliciter, et non medicinas
  secundum quid_, voire, _pro omnibus nobis_, non point _pro
  medicis tantum_: car il est écrit: _Qui potest capere capiat_;
  voilà donc qu'un chacun qui sait peut guarir toutes maladies et
  douleurs. _Ite ergò, curate omnem langorem et omnem
  infirmitatem_; avec la simple médecine de l'or potable vous
  guarirez tous maux, _nam qui totùm dicit nihil excludit_. Notre
  Seigneur a dit toutes maladies et infirmités: _Quid ergo statis
  totâ die otiosi?_ Un ignorant vous dira que les métaux ne se
  peuvent rendre en eau beuvable, ou boyvable, ou potable: il est
  faux; il est un âne, parce que par science et par expérience nous
  en avons fait présent à Sa Majesté, etc., etc.»

  [57] Petite chambre ou cabinet. (_Dict. de Trévoux._)

  [58] Pierre Beringhen, que Henri IV attacha à sa personne pour
  prendre soin de ses armes. Son fils, favori de la reine Anne
  d'Autriche, fut pourvu de la charge de premier écuyer. (Voyez les
  _Mémoires du duc de Saint-Simon_, t. 1, p. 78, édition de 1829.)



MONCONTOUR.


Moncontour est fils de Bordeaux, receveur-général de Tours, dont
Bordeaux, ambassadeur en Angleterre, qui n'est point son parent,
quoiqu'il porte même nom, a épousé la fille. Ce garçon a fait autant de
folles dépenses qu'homme de sa sorte. Il étoit ici conseiller au
Grand-Conseil. Il a eu des garnitures de point de Gênes de six mille
livres (_collet, manchettes et canons_). Pour un an, il a pris pour cent
pistoles de peignes; les parties du rôtisseur montent à dix mille écus
pour un an, en chapons de Bruges[59]. On le dupoit. Le lieutenant-civil
conte qu'une nuit, qu'il faisoit courir pour attraper des filous, on
prit trois jeunes hommes qu'on lui amena: le premier étoit fort propre;
il se dit valet-de-chambre de M. de Moncontour; le second, quasi aussi
propre que lui, se dit valet de garde-robe de M. de Moncontour, et le
troisième, qui ne leur cédoit guère, se dit chef de sommellerie de M. de
Moncontour. Ils alloient, disoient-ils, chercher leur maître qui étoit
chez une dame de qualité. «Et qui est-elle?--Monsieur, nous n'oserions
la nommer.» Or, cette dame de qualité, c'étoit madame de Gaillonnet[60].

  [59] Il nous semble qu'on n'avoit pas vanté, jusqu'à présent, les
  chapons de Bruges; ceux du Mans, déjà célébrés par Belon, se
  montrent toujours dignes de leur réputation. (_Vie privée des
  François_, par Le Grand d'Aussy; Paris, 1782, t. 1, p. 285.)

  [60] _Voyez_ plus haut, tome 4, p. 439, l'Historiette de la
  Gaillonnet; elle justifie le mépris que Tallemant déverse ici sur
  cette femme.

Il y aura trois ans cet automne, que Prunevaux, intendant des finances,
maria sa fille avec Moncontour, qu'on croyoit riche. Quelques jours
après les noces, ce galant homme de Moncontour va trouver le receveur
des consignations, Betaud, qui avoit une tapisserie de dix mille livres
à vendre, parce qu'elle étoit trop haute pour les exhaussements de sa
maison; ils tombent d'accord du prix; Betaud se contente du billet de
Moncontour, payable à volonté. Deux jours après, Betaud demanda, par
rencontre, à Prunevaux, si cette tapisserie avoit plu à sa fille; il se
trouva qu'il ne savoit ce que c'étoit. Betaud va faire des reproches à
Moncontour, qui lui avoue qu'il l'avoit mise en gage pour trois mille
livres chez un tapissier; qu'au reste, c'étoit pour une bonne action, et
pour délivrer le monde de ce voleur de l'Escluselles; qu'au lieu de dix
mille livres, il feroit à Betaud une promesse de trois mille livres,
après que la tapisserie auroit été retirée de chez le tapissier; ce
qu'il fit; car Betaud aima mieux perdre mille écus que dix mille francs.

Ce l'Escluselles étoit un illustre filou qui avoit eu bien des
familiarités avec la Gaillonnet, et même lui avoit prêté quelquefois de
l'argent. Un jour il voulut qu'elle lui donnât une obligation, elle le
maltraita; il prit son temps, et la vola, elle et Moncontour, au retour
de Forges, mais seulement jusqu'à la concurrence de sa dette. Ils le
firent prendre, et ce fut pour le faire dépêcher que Moncontour emprunta
ces trois mille livres; car le lieutenant-criminel, qui disoit qu'il
n'étoit pas trop chargé, dès qu'il vit de l'argent, dit: «C'est un
coquin, il en faut purger le monde.» Effectivement, il fut roué.

Au bout de deux ou trois mois, Prunevaux fit séparer sa fille de biens;
il ne lui avoit pas donné grand-chose. Peu de temps après, Bordeaux,
père de Moncontour, s'absenta. On accuse Bordeaux, l'intendant des
finances, beau-père de sa fille, de lui avoir fait faire une banqueroute
frauduleuse. Il en a fait autant autrefois lui-même.

Moncontour reçut assez bien cette calamité; il disoit à ses confrères du
Grand-Conseil: «Remettez un peu cette buvette sur pied; car désormais je
n'aurai plus d'ordinaire que celui-là.» Quelquefois il disoit: «Depuis
que mon père a fait _un trou à la nuit_, je me trouve plus en repos que
jamais: lui et mon beau-père ne faisoient que me gronder, ma femme étoit
jalouse, mes valets demandoient sans cesse; me voilà délivré de tout
cela.»



CONTES, NAIVETÉS, BONS MOTS, ETC.


Le père de feu M. le marquis de Rambouillet avoit une tante, abbesse de
Poissy; en ce temps-là on se divertissoit fort bien dans les religions;
le marquis y avoit une galanterie: sa maîtresse s'appeloit Le May. Un
jour qu'il y fut dîner, c'étoit vers la mi-juin, sa tante lui envoya une
vieille religieuse, nommée Rosmadec, pour l'entretenir pendant qu'il
dînoit: cela ne lui plaisoit nullement, et il eût bien voulu que c'eût
été sa maîtresse. Au dessert, on lui présenta des pommes ridées et des
cerises nouvelles; au même temps, la jeune religieuse qu'il demandoit
entra; et M. de Rambouillet dit en repoussant ses pommes: «Quand Le May
vient, qu'on m'ôte Rosmadec.»


Un vieillard de quatre-vingts ans, étant logé à Montpellier, à une
extrémité de la ville, s'avisa d'aller loger à l'autre bout, et dit pour
raison: «J'ai toujours tâché de n'être à charge à personne; je n'ai plus
guère à vivre, et, si je fusse demeuré où j'étois, on eût eu beaucoup de
peine à me porter au cimetière; au lieu qu'où je suis, il n'y aura
qu'un pas à faire.»


Un Poitevin huguenot, nommé M. Matthieu, pour être exempt de tailles,
soutint qu'il étoit de la maison de Saint-Matthieu, qui est une bonne
maison de Poitiers, et disoit pour ses raisons que ses ancêtres s'étant
faits de la religion, en haine des saints, au lieu de Saint-Mathieu,
s'étoient seulement appelés Matthieu.


Un conseiller de Paris jouoit à la paume; on lui vint dire: «Monsieur,
madame vient d'accoucher.--Eh bien! cet enfant ne lui rentrera pas dans
le corps.» A une demi-heure de là, on lui vint dire: «Madame est encore
accouchée d'un autre enfant.--Ah! pardieu! dit-il, je m'en vais. Si je
n'y allois, elle ne feroit qu'accoucher tout aujourd'hui.»


Une femme disoit: «Ce livre est assez agréable, mais il a un mauvais
accent.»


Un Allemand, en voyageant, quand le vin étoit bon, écrivoit sur la
cheminée de l'hôtellerie: _Est_, et _Est, Est_, quand il étoit
excellent. A Montefiascone, en Italie, où il y a de fort bon muscat, il
écrivit: _Est, Est, Est_, et en but tant qu'il en creva. Son valet lui
fit cette épitaphe:

    _Est, Est, Est et propter Est, Est, Est
        Dominas meus hic est[61]._

  [61] Coulanges a vu l'épitaphe dans l'église de Montefiascone. Le
  héros de l'anecdote étoit un prélat allemand de la famille des
  Fugger d'Augsbourg. (_Mémoires de Coulanges_; Paris, 1820, in-8º,
  p. 294.)


M. d'Arpajon[62], voulant faire le bel esprit, s'avisa de traiter
Sarrazin et Pellisson; et, pour cajoler Sarrazin: «Ah! monsieur, lui
dit-il, que j'aime votre _Printemps_[63]!--Je ne l'ai point fait, dit
Sarrazin, c'est une pièce de Montplaisir.--Ah! votre _Temple de la Mort_
est admirable.--C'est de Habert[64], le commissaire de l'artillerie.»
Enfin, Pellisson, par pitié, trouva moyen de le faire tomber sur le
_sonnet d'Ève_[65].

  [62] Louis, duc d'Arpajon, mourut à Severac, en 1679.

  [63] Ce sont des stances, intitulées: _Le Printemps_; elle sont
  dans les _Poésies choisies_, recueil publié par Sercy, en 1657,
  première partie, p. 142; on les retrouve dans les _Poésies du
  marquis de Montplaisir_, Amsterdam, 1759, p. 23, édition de
  Saint-Mard.

  [64] Cette pièce est de Philippe Habert, frère de l'abbé de
  Cerisy. Elle a été publiée dans le _Recueil de diverses poésies
  des plus célèbres auteurs de ce temps_; Paris, Chamhoudry, 1651,
  première partie, page 66.

  [65] C'est le sonnet de Sarrasin, qui commence par ces vers:

    Lorsqu'Adam vit cette jeune beauté,
    Faite pour lui d'une main immortelle, etc.

    (_OEuvres de Sarrasin_, édition de 1685, t. 2, p. 188.)


D'Audiguier[66], auteur de _Lisandre et Caliste_, disoit à Théophile
qu'il ne tailloit sa plume qu'avec son épée: «Je ne m'étonne donc pas,
lui dit Théophile, que vous écriviez si mal.»

  [66] Vital d'Audiguier, mauvais écrivain, auteur des _Amours de
  Lysandre et de Caliste, histoire tragique de notre temps_; Lyon
  1622.


M. de Criqueville, président au mortier de Rouen, voulut sur ses vieux
jours épouser la fille du président de Franqueville, son collègue; tout
étoit d'accord, quand quelqu'un lui dit qu'il rêvoit. Il s'en dédit,
et, pour toute raison, il dit que, quand il la fit demander, il ne
l'avoit vue _que de pourfil_, et que, depuis, l'ayant vue _de plein
front_, elle ne lui avoit pas plu.


Un bourgeois de Châlons avoit son fils au collége des Jésuites de Reims.
Ce fils, par l'avis des Jésuites, lui demanda les _Vies des Saints_: il
lui envoya les _Vies des Hommes illustres_ de Plutarque, et lui manda
que c'étoient les saints des honnêtes gens.


Ce prieur de Bourgueil, que M. de Reims fit assassiner, fut assez simple
pour se laisser persuader, par un nommé Langeys, de coller à son
bréviaire une promesse qu'il lui avoit faite, afin de s'en ressouvenir
toujours. Quand il la fallut produire, elle se rompit toute.


Dans les chapitres des Chartreux, chaque religieux peut écrire son
sentiment au général. Un religieux de Paris écrivit qu'il y avoit
beaucoup de choses à louer dans leur ordre; mais qu'il y trouvoit un
grand défaut: c'est de n'avoir point de femmes, et qu'au moins il en
faudroit une pour deux. «Pour moi, ajouta-t-il, je me contenterai de la
moitié de la meunière.» La meunière étoit jolie. Le général manda au
procureur de Paris: «Un tel religieux vit-il bien mieux que pas un?
Regardez ce qu'il m'écrit.» Le procureur fut bien surpris.


Un sot de Chinon apporta beaucoup de ruban bleu de Paris, en disant que
c'étoit la mode d'en porter en écharpe, et qu'il en avoit vu au Roi
même.


Une dame, un peu galante, pour s'accoutumer à ne point rougir, voulut se
hasarder de conter une de ses amourettes, sans nommer personne; elle dit
donc: «Une dame donne rendez-vous à son galant, et étant couchés
ensemble, on heurta; le galant se jette dans un cabinet, et, comme il
faisoit froid, il prit un drap pour se couvrir. Jamais, ajouta-t-elle,
je ne fus si déferrée que quand je me vis sans drap.»


Un Sédanois, nommé Gohard, valet du beau-frère de M. Conrart, se
retiroit fort souvent dans un petit cabinet, et il écrivoit sans qu'on
pût savoir ce que c'étoit. Enfin on trouva moyen d'y entrer, et on vit
un gros livre, où il y avoit au haut: «Aujourd'hui, sixième de mai 1645,
je commence, moyennant la grâce de Dieu, à copier, pour la septième
fois, le Nouveau-Testament, que j'achèverai, Dieu aidant, au bout de
l'an.»


Le maréchal de Gassion avoit un parent qui partagea avec un cadet qu'il
avoit, et lui donna mille écus pour sa légitime, à condition qu'il en
emploieroit cinq cents à un drapeau, en Hollande. Ce garçon mangea tout.
L'aîné, sans y être obligé, envoya encore cinq cents écus; mais il mit
l'argent en main tierce pour faire acheter ce drapeau. Le cadet fit si
bien qu'il eut l'argent, et le mangea, et haie-au-bout[67]. Ses
créanciers lui prêtent de quoi aller en son pays, où il disoit qu'il
feroit bien danser son frère, et rapporteroit de quoi tout payer. L'aîné
en eut avis, et lui écrivit que sa maison étoit bonne, qu'il avoit des
arquebuses à croc[68], et quelques fauconneaux[69]; qu'il braqueroit
tout contre lui. Ce cadet lui fait réponse, il n'y avoit que cela dans
la lettre: _Amourcez, yé pars_.

  [67] _Haie-au-bout_, expression basse et proverbiale, qui
  signifie _et le reste_. (_Dict. de Trévoux._)

  [68] Espèce d'arquebuse pesante, dont on se servoit derrière les
  murailles et en l'appuyant sur quelque chose. (_Dictionnaire de
  Trévoux._) Comme on diroit aujourd'hui un fusil de rempart.

  [69] Petits canons très-longs. (_Ibid._)


Un laquais de madame de Rambouillet, et qui plus est, _né natif_ de
Rambouillet même, comme quelqu'un lui demanda: «Qui est avec Madame?»
répondit: «C'est un _verrier_[70].» Il étoit nuit. Les verriers ne vont
pas à ces heures... «Oh! dit-il, c'est un verrier, comme M. de
Neufgermain.» C'étoit Segrais.

  [70] C'est-à-dire un gentilhomme verrier. On ne dérogeoit pas en
  exerçant l'art de la verrerie; mais aussi on n'acquéroit pas
  noblesse. Cet usage singulier remonte à l'empereur Théodose.
  (Voyez le _Traité de la noblesse_ de La Roque.)


Menous, intendant des Tuileries, étant amoureux de la femme qu'il épousa
depuis (elle s'appelle Le Coq), fit faire un cachet, où l'amour tenoit
sur le poing un coq en guise d'épervier, et il y avoit autour: _Avec lui
je prends tous les cœurs_.


François Ier, étant chez madame d'Estampes, sut que Brissac, depuis
maréchal de France, s'étoit caché sous le lit pour n'avoir pas eu le
temps de se sauver. Il demanda des confitures, et en mangeant du
cotignac, qu'il trouvoit admirable, il en jeta une boîte sous le lit, et
dit: «Tiens, Brissac, il faut que tout le monde vive[71].»

  [71] On a dit la même chose de Henri IV et du duc de Bellegarde;
  l'anecdote est cependant très-différente. Le duc, sur le point
  d'être surpris par Henri IV, se jeta dans un cabinet dont la clef
  fut retirée; le Roi demanda des confitures qui étoient dans le
  cabinet; et il alloit en enfoncer la porte, quand Bellegarde
  s'échappa en sautant par la fenêtre. (Voyez les _Anecdotes des
  reines et régentes_, de Dreux Du Radier, édition in-8º de 1808,
  t. 6, p. 21.)


Le feu comte Du Lude, pour se moquer de l'huissier de chez le Roi, qui
ne l'avoit pas voulu laisser entrer, à cause qu'il n'étoit pas trop bien
vêtu, fit habiller magnifiquement son cocher. L'huissier lui ouvre, et
refuse l'entrée au comte. «Si vous ne voulez pas que j'entre, dit le
comte, renvoyez-moi donc mon cocher; qu'il me ramène. Hé! maître
Pierre!...--Monsieur, revenez, revenez.» Tout le monde se moqua du pauvre
huissier.


Le même heurta assez fort au cabinet de M. de Schomberg, surintendant
des finances; il étoit son neveu; un nouveau suivant, qui ne le
connoissoit point, dit: «Qui heurte comme cela?--Ouvre.--Monsieur, on ne
heurte point ainsi céans.» Il entre et va pisser dans la cheminée. «Ne
pisse-t-on point ainsi céans?» M. de Schomberg n'en fit que rire.


Madame Causse, mère de madame Du Candal, le feu s'étant pris chez elle,
s'enfuit toute nue avec sa fille, qui n'étoit qu'une enfant, dans le
devant de sa chemise.

Sarrau, conseiller au Parlement, sa femme étant accouchée subitement
auprès du feu, lui qui étoit au lit se lève, met l'enfant dans le devant
de sa chemise, et va appeler des femmes. Elles, voyant cet homme en cet
état, s'enfuirent.


Un Juif, converti depuis, voyant que ses affaires alloient mal, et que
tout lui réussissoit de travers, s'adressant à des gens qui lui
représentoient que c'étoit que Dieu l'aimoit, et qu'il le visitoit,
répondit plaisamment: «Mais que ne visite-t-il le pape et les cardinaux
qui sont ses anciens amis, au lieu de moi, qui ne le connois que depuis
trois jours?»


Une fille de quelque âge, qu'on appeloit mademoiselle de Bordeaux,
disoit que c'étoit une sottise que de se marier, que les gens d'esprit
se jetoient dans l'église, ou demeuroient garçons, et étoient presque
toujours de bonne humeur; et que, pour le reste, on le mettoit au haras,
pour empêcher le monde de finir.


A Alençon, il y avoit un M. Fouteau; pour rire, on appeloit sa femme
mademoiselle Foutelle. Un homme alla le demander, et dit: «Monsieur
Fouteau y est-il?--Non, dit une fille.--Et mademoiselle Foutelle?--Non,
monsieur; elle mange son potage.»


A Rome, on dit, quand on voit un vieux cardinal courbé, qu'il cherche
les clefs; car dès qu'ils les ont trouvées, ils se portent le mieux du
monde.


On demanda une fois quelle sorte de gouvernement c'étoit que la
Rochelle: «C'est une _Jobelinocratie_,» répondit un galant homme.


La Des Urlis, comédienne au Marais, pour dire le premier personnage,
disoit: «_Le grand emploi._»


Le vieux Péna, célèbre médecin, fut appelé pour voir un malade à Paris.
«De quel pays êtes-vous? lui demanda-t-il.--De Saumur.--De Saumur, et
vous êtes malade! Quel pain mangez-vous?...--Du pain de la belle
Cave[72].--Vous êtes de Saumur, vous mangez du pain de la belle Cave, et
vous êtes malade!... Quelle viande mangez-vous?--Du mouton qui paît au
Chardonnet.--Vous êtes de Saumur, vous mangez du pain de la belle Cave,
et du mouton qui paît au Chardonnet, et vous êtes malade!... Quel vin
buvez-vous?--Des coteaux.--Vous êtes de Saumur, etc., vous buvez du vin
des coteaux, et vous êtes malade!.... Allez, vous vous moquez des gens.»
Et il le laissa là. Quand il abandonnoit un malade, il disoit:
«Faites-lui ceci et cela, et de temps en temps donnez-lui quelque
boutade de paradis.»

  [72] C'est le Gonesse de Saumur. (T.)


En voici un quasi semblable. Un rousseau alla se confesser; le prêtre
lui demanda combien il y avoit qu'il ne s'étoit confessé. «Dix ans, car
je n'ai point péché depuis.--Et de quel métier êtes-vous?--Sergent.--Et
de quel pays?--Normand.--Vous êtes sergent, Normand et rousseau, et
vous n'avez péché il y a dix ans. Allez, dit-il, il en faut avoir des
reliques;» et avec son couteau il lui coupe un petit bout de l'oreille.


Le petit de Chavigny, qui se fait à cette heure appeler M. le marquis de
Chavigny[73], à l'âge de treize ans, étoit à une assemblée où madame des
Réaux[74] et son frère Sablière étoient. Sablière, en buvant après lui,
lui dit: «N'y a-t-il rien à gagner, au moins?--Non, dit-il, tu n'en
aimeras qu'un peu mieux ta sœur.» Il l'avoit trouvée fort à son goût.

  [73] Gaston Jean-Baptiste Bouthillier, marquis de Chavigny,
  mestre-de-camp du régiment de Piémont.

  [74] Élisabeth Rambouillet, femme de l'auteur de ces Mémoires.


Un marchand de Montauban, tenté de se marier, prioit Dieu sur ce sujet
avec beaucoup de ferveur; et, parce qu'il ne pouvoit s'empêcher de
parler haut, il alloit sur le toit de sa maison. Une fois on l'épia, et
on ouït qu'il disoit: «Seigneur, qui as fait le soleil chaud et la lune
morfondante, donne-moi une bonne femme; tu en penses quelquefois donner
de bonnes, que tu en donnes de bien mauvaises.»


Mon père avoit un commis naïf, fort dévot et fort chaste: un jour il ne
trouvoit pas son compte; on ouït qu'il prioit Dieu, et disoit:
«Seigneur, tu sais que j'ai mon pucelage, et cependant je ne trouve pas
mon compte.»


Un homme disoit: «Cicéron aimoit bien son cinquième frère; car il
adresse tant de choses, _ad Quintum fratrem_.»


Feu M. d'Épernon, étant chez le feu Roi, le Roi dit à Marais, qui
contrefait tout le monde: «Fais comme fait M. d'Épernon, quand il est
malade.--Holà! aucuns, faites-moi _benir Vlaise_ (c'étoit son
bouffon).--Monseigneur, nous ne saurions.--Comment, à un homme de ma
condition...--Il est mort, il y a deux mois.--Faites-le-moi venir
nonobstant toutes choses.» M. d'Épernon rioit du bout des dents. Le Roi
sort. Marais lui voulut faire des excuses. «Non, non, dit-il, je ne vis
jamais un meilleur bouffon que vous.»


Un huguenot, nommé M. Dangeau, qui a la mine fort niaise, au sortir de
l'Académie, alla à la cour; je ne sais quel éveillé lui vint dire:
«Monsieur, pensez que vous avez étudié en philosophie.--Oui, répondit-il
naïvement, j'ai fait mon cours.--Hé bien! ajouta l'autre, vous répondrez
donc bien à cet argument: Tout homme est animal, etc.--Voyons si vous
répondrez bien à celui-ci, reprit Dangeau: Tout homme est menteur; vous
êtes homme, donc vous êtes menteur.» Et lui donna un grand soufflet.


Chavanes, un des Rambouillet, un peu avant que d'aller à Barcelone, où
il fut tué, s'amusoit fort à lire les Épîtres de Sénèque, où ce
philosophe parle de la mort, et disoit: «On ne fait cela qu'une fois en
sa vie; je veux apprendre à le faire de bonne grâce; car j'aurois
grand'honte de le faire aussi sottement que beaucoup de gens que je
vois.»


Il y avoit trois Martin à Paris: Martin _mangé_, un qui s'étoit ruiné à
tenir table; Martin _qu'on mange_, l'oncle de Villemontée, et Martin
_qui mange_, celui du cardinal de Richelieu. Ce Martin qu'on mange vit
encore, et tient encore table; il étoit je ne sais quoi à la grande
écurie. Il traita autrefois feu M. de Bellegarde, et toute la pâtisserie
et autres choses étoient en figures de mors de bride, même on en fit des
pâtés tout pleins[75].

  [75] Ceci fait souvenir d'une plaisanterie de Brusquet, le fou de
  François Ier, qui, ayant invité à dîner le maréchal Strozzi, lui
  fit servir des pâtés de la plus belle apparence qui ne
  contenoient que des vieux mors, des brides, des vieilles sangles,
  etc. (_OEuvres de Brantôme_, tome 1, page 440, édition de 1823,
  faisant suite aux _Mémoires sur l'histoire de France_.)


Le duc de Savoie, le bossu, étant amoureux de sa belle-fille, Madame
Royale, lui donna une collation, où toute la vaisselle d'argent étoit en
forme de guitare, à cause qu'elle en jouoit. Elle le contrefaisoit avec
Cesy, qu'il chassa ainsi que toutes les autres[76].

  [76] Tous les domestiques françois de Madame Royale furent
  renvoyés vers 1630, quand on eut le soupçon d'une intrigue de
  cette princesse avec Pommeuse, le fils de Puget, trésorier de
  l'Épargne. (_Voyez_ t. 5, p. 11, à l'article _Puget_. Voyez aussi
  la _Relation de la cour de Savoie, ou les Amours de Madame
  Royale_, à la Sphère; Paris, 1668, p. 5.)


Un bourgeois de Thouars, appelé au Consistoire, où le ministre Rivet
présidoit, on lui fit réprimande de ce qu'il buvoit. «Je bois, dit-il en
riant, et il n'y a personne de vous autres, messieurs, qui ne
boive.--Mais vous battez votre femme.--Et qui voulez-vous qui la batte?
Si mademoiselle Rivet fait quelque chose qui ne soit pas bien,
appellerez-vous vos voisins pour la châtier?» Et il s'en sauva ainsi en
goguenardant.


La Cuisse, chirurgien qui accouche les femmes, dit qu'un jour une
personne bien faite et bien vêtue, le vint prier chez lui de
l'accoucher, le contenta bien, et après le pria de donner l'enfant à un
homme fait de telle façon. Quelque temps après, on vint quérir La Cuisse
pour une maîtresse des requêtes; c'étoit elle-même, et elle lui dit tout
bas: «Je crierai cette fois pour celle-ci et pour l'autre.»


Le jeune Guenaut, médecin[77], venoit d'accoucher une fille de bon lieu,
et, comme il en emportoit l'enfant sous son manteau, un grand laquais de
la maison lui vint dire tout bas à l'oreille: «Monsieur, se porte-t-il
bien?--Quel coquin est-ce-là? dit le médecin.--Monsieur, répond le
laquais, j'y ai autant d'intérêt qu'un autre, pour le moins; c'est de
mon fait.»

  [77] C'étoit le médecin de l'hôtel de Condé. (Voyez les _Lettres
  de Guy-Patin_, _passim_.)


Un conseiller, dans la deuxième des enquêtes, pensant tirer un procès
d'un sac, en tira un chapon tout lardé. Voilà un éclat de rire qui prend
à tout le monde. «C'est, dit le conseiller, mon coquin de clerc qui,
étant ivre, a pris l'un pour l'autre.»


Un nommé M. Heroüard, qui étoit assez fort en gueule, sortoit de Paris
pour aller aux champs; c'étoit la semaine sainte. Il trouva à la porte
un embarras de charrettes chargées de veaux. «Il entre bien des veaux à
Paris, dit-il.--Il en sort bien aussi,» dit le charretier.


Feu M. d'Humières étoit rousseau; sa mère lui fit teindre les cheveux,
et un jour, étant chez mademoiselle de Jonquières, qui étoit de ses
voisines à la campagne, elle lui dit: «Ne trouvez-vous pas mon fils bien
mieux comme cela?--Madame, je l'ai toujours trouvé fort bien.--Mais
dites, dites en conscience.--Madame, je ne l'ai jamais vu autrement.» Et
elle fit toujours semblant de ne s'être point aperçu qu'il eût été
rousseau.


Le feu évêque de Rennes étoit homme de bien et savant; les tailleurs lui
allèrent demander un saint pour patron. «Mais nous en voulons un,
dirent-ils, qui sans doute soit en paradis.--J'y rêverai, leur dit-il,
revenez demain.» Ils reviennent. «Mes amis, leur dit-il, prenez le bon
larron; car, ou Notre Seigneur n'a pas dit vrai, ou il est en paradis.
Vous savez qu'il lui dit: _Tu seras ce soir en paradis avec moi_.» Ils
le prirent. Il s'appelle Dimas en je ne sais quelle légende.


Il y a cinq ans que, dans l'île Notre-Dame[78], on voyoit pour de
l'argent quatre pièces de tapisserie à l'antique, les plus belles du
monde; dans la première, il y avoit un jeune homme avec ces deux vers:

    De ce beau jeu d'amours
    J'en veux parler toujours;

dans la seconde, un homme de trente ans:

    Et moi pareillement
    J'en parle bien souvent;

dans la troisième, un homme de quarante-cinq ans avec une dame de
trente:

    Et moi, tel que je suis,
    J'en parle quand je puis;

dans la dernière, un vieillard tout blanc avec une vieille. Il levoit
les mains au ciel, et disoit:

    O grand Dieu que j'adore!
    En parle-t-on encore?

  [78] Aujourd'hui l'île Saint-Louis.

Un docteur s'avisa de vouloir haranguer un jour qu'on recevoit des
maîtres-ès-arts; il demeura court dès la seconde ligne. Il appelle son
cuistre[79], et lui donne la clef de sa chambre pour aller quérir sa
harangue; cependant il pria la compagnie de se donner patience. Le
cuistre mêle la serrure et revient les vides. Il fallut que le docteur
descendît.

  [79] On donnoit ce nom aux valets de collége. (_Dict. de
  Trévoux._)


Le duc d'Ossone, ayant à juger un cordonnier qui avoit tué un prêtre,
lui demanda: «Pourquoi l'as-tu tué?--Il avoit tué mon père, et pour
cela on ne fit que le suspendre _à divinis_ pour six mois.--Hé bien, dit
le duc, je te condamne aussi à ne faire de souliers de six mois.»


Un neveu de Voiture, nommé l'abbé Du Val, jeune homme qui a de l'esprit,
mais peu de cervelle, s'est jeté dans la dévotion, et, en répondant à
des vers que des dames lui avoient envoyés, il mit au haut une croix et
ces mots: _In hoc signo vincam_[80].

  [80] C'est la légende que Constantin fit mettre sur ses
  étendards.


Quelqu'un écrivoit de l'armée: «Un tel régiment est arrivé trop tard,
quoiqu'il soit venu toujours _volant_.»


Un Basque, entendant prêcher le miracle des cinq poissons, dit: «Il
falloit donc que ce fussent des _balenats_[81].»

  [81] Des baleines.


M. de Bouchu, maître des requêtes, dit que sa femme, sept ou huit jours
après leurs noces, voyant que cela diminuoit étrangement, alla trouver
sa belle-mère, et lui dit tout en pleurs «qu'elle ne savoit pas ce
qu'elle pouvoit avoir fait à M. de Bouchu; mais qu'elle voyoit un si
grand changement dans les caresses qu'il lui faisoit, qu'assurément il
étoit mal satisfait d'elle.» La belle-mère se mit à rire, et la
désabusa. C'est une grande sottise d'aller se tuer si mal à propos.


Une femme de Paris qu'on avoit menée voir quelques parents à
Vitry-le-François, disoit naïvement: «Voici une jolie ville; mais je
n'aime point ces villes qui sont en mi les champs.»


Deux cordeliers qui faisoient fort bonne chère à dîner se moquoient de
deux minimes, qui ne mangeoient que des carottes, et leur disoient:
«Notre saint François vaut bien le vôtre.» Après dîner, les minimes
montent à cheval, et les cordeliers sur la haquenée des cordeliers;
alors les minimes eurent leur revanche, et leur dirent: «Notre saint
François vaut bien le vôtre.»


D'Allancourt avoit un laquais qui lui disoit: «N'allez pas si vite avec
votre cheval, car on dira: Voilà un laquais qui est fou et son maître
aussi.»


Bertaut le Châtré[82], voulant mettre son laquais en métier, lui dit:
«Regarde de quel métier tu veux être. Veux-tu être chapelier?--Non,
monsieur; il n'y a rien au-dessous.--Hé bien! menuisier?--Il n'y a rien
au-dessous.--Potier d'étain?--Il n'y a rien au-dessous.--Hé! quoi
donc?--Tailleur ou cordonnier; car si je ne suis bon tailleur, je serai
raccommodeur; si je ne suis bon cordonnier, je serai bon savetier.»

  [82] _Voyez_ sur ce Bertaut, musicien de la chapelle du roi, les
  Mémoires de Tallemant, t. 3, p. 179.


Un gentilhomme de Languedoc ayant gagné son procès à Castres, avec
dépens, convia tout ce qu'il trouva de gens à dîner, disant que sa
partie étoit condamnée aux dépens, et il vouloit renvoyer l'hôte à sa
partie pour être payé.


Dans les Cévennes, quand il faut faire une députation, on la fait au
rabais. N'est-ce pas le moyen d'avoir de bons députés?


Un capitaine wallon, en Hollande, voyant que tout le monde mettoit des
devises à son drapeau, mit dans le sien: «Bon capitaine wallon pour le
service de Son Excellence.»


M. de Châlons (_Vialart_), voulant instruire les paysans de son diocèse,
demanda à ceux d'un village où il y a un château: «Mes amis, que faut-il
faire pour se sauver?--Monseigneur, dirent-ils, il faut se retirer dans
le château, quand les gendarmes venont.»


Une femme, en pleurant son mari, disoit: «Hélas! il me disoit toujours:
Va-t'en au diable! mais il y est bien allé le premier.»


A l'éclipse de 1652, les gens de la comtesse de Fiesque regardoient dans
un miroir, la porte de la rue ouverte; il passa une chaise: «Regardez,
dit un d'eux, on va en chaise dans le soleil.»


Un sergent, à Bordeaux, prit son père prisonnier, disant «qu'il valoit
mieux qu'il gagnât cet argent-là qu'un étranger.»


L'avocat du roi de La Rochelle s'appeloit Reveau; c'étoit un
impertinent _Jean de lettres_, s'il en fut jamais. Il épousa une veuve;
il disoit le lendemain qu'il avoit trouvé douze plus grands plaisirs en
son cabinet que celui-là. Il étoit puceau. Depuis, on appela cela le
_treizième_ de M. Reveau.


L'abbé Ruccellaï[83] et un homme de qualité du Dauphiné étoient une fois
chez madame de Rambouillet. On parla de voleurs; Ruccellaï dit: «_Subito
che si piglia un ladro, in Italia, s'impicca[84]._» Bressieu crut que
ladro vouloit dire ladre. «Mais je ne vois point de raison à cela,
dit-il. Il faut donc pendre M. de Rostaing.--_E ladro_, monsu de
Rostaing?» disoit l'abbé. Enfin, après en avoir bien ri, M. de
Rambouillet les mit d'accord.

  [83] L'abbé Ruccellaï, florentin, attaché au maréchal d'Ancre,
  demeura fidèle à Marie de Médicis. (Voyez l'_Histoire de Louis
  XIII_, de Michel Le Vassor, l. 12, t. 2, p. 34, de l'édition
  in-4º de 1757.)

  [84] _En Italie, aussitôt qu'un voleur est pris, il est pendu._


Une Espagnole, s'étant confessée, refusa de dire son nom au confesseur
en lui disant: «_Padre, mi nombre non es mis pecados_: Mon nom n'est pas
mes péchés.»


Un ivrogne en mourant demandoit des santés à ses amis, comme les autres
des messes; «car il n'y a rien, disoit-il, qui éteigne plus promptement
le feu du purgatoire.»


A Toulouse, les médecins font bien plus les entendus qu'ailleurs; ils ne
daignent pas fouetter leurs mules; leurs valets les fouettent derrière.
Un jour, le valet d'un d'eux nommé Le Coq, qui est un fameux médecin,
fouetta la mule de trop près; la mule lui donna un coup de pied. Le
garçon prend un pavé, et au lieu de donner dans les fesses à la mule, il
donna dans les reins à son maître. Le docteur se retourne: «Qu'est-ce
que cela?--C'est que la mule m'a donné un coup de pied.--Elle m'en a
donné un aussi à moi.» Ne voilà-t-il pas un grand personnage?


Le laquais de Boileau[85] fut, par l'ordre de son maître, pour voir si
le premier président de Bellièvre étoit si changé qu'on disoit, après sa
mort, en son habit de parade. «Voire, dit le laquais, il n'est changé
que par le visage.»

  [85] Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux.


Madame Chaban, femme du commis du comptant de La Bazinière, elle dont
Benserade avoit été le galant, s'avisa, long-temps après les _Uraniens_
et les _Jobelins_[86], de dire qu'on lui avoit donné les plus jolies
stances du monde, et elle dit par cœur le sonnet de Job. On la berna;
on le lui fit redire trois fois, et on lui en fit donner copie.

  [86] Les _Uraniens_, à la tête desquels étoit le prince de Conti,
  soutenoient que le sonnet de Voiture,

    Il faut finir mes jours en l'amour d'_Uranie_,

  l'emportoit sur le sonnet de Job de Benserade. Madame de
  Longueville avoit pris parti pour Benserade. (_Cours de
  littérature de La Harpe._ Paris, Agasse, an VII; t. 4, p. 143.) On
  trouve, à la fin du premier volume des _Poésies choisies_ de
  Sercy, la réunion des pièces de vers auxquelles les querelles des
  _Uraniens_ et des _Jobelins_ donnèrent lieu.


Madame de Grimault dit aussi une fois à l'hôtel de Rambouillet qu'elle
avoit vu la plus belle stance du monde. Elle en rompit tant la tête
qu'enfin on lui dit: «Si vous l'avez trouvée si belle, apparemment vous
l'aurez retenue; car, au pis aller, il n'y sauroit avoir que dix
vers?--Jésus! dit-elle, vous vous moquez; il y en avoit plus de
soixante.»


Henri IV, étant à Cîteaux, disoit: «Ah! que voici qui est beau! mon
Dieu, le bel endroit!...» Un gros moine, à toutes les louanges que le
Roi donnoit à leur maison, disoit toujours: _Transeuntibus_. Le Roi y
prit garde, et lui demanda ce qu'il vouloit dire: «Je veux dire, Sire,
que cela est beau pour les _passans_, et non pas pour ceux qui y
demeurent toujours.»


Henri IV, à Poissy, demanda à la petite de Maupeou, depuis abbesse de
Saint-Jacques-de-Vitry: «Qui est votre père, mignonne?--C'est le bon
Dieu, Sire.--Ventre-saint-gris! je voudrois bien être son gendre.» Elle
en demanda plus d'un au bon Dieu, la bonne dame, et elle juroit
familièrement _par les six enfants que j'ai portés_.


Un jour on entendit recommander aux prières un vieux M. Guretin, agent
de quelque prince d'Allemagne; cependant il étoit au prêche lui-même.
Tout le monde lui demanda ce que cela vouloit dire. «Je vous assure,
dit-il, qu'un homme de mon âge a à craindre quand il perd l'appétit.
J'avois accoutumé tous les soirs de manger une perdrix, et hier je n'en
ai mangé que la moitié.»


Une femme, qui s'étoit fait recommander aux prières, alla le jour même
en visite, disant «que les prières de l'Église étoient toujours bonnes.»


La Reine-mère demanda un jour, en riant, au passager du port de
Nully[87] si sa femme étoit belle. «Ma foi! ce dit-il, madame, l'on en
f..... de plus laides.»

  [87] Le port de Neuilly.


Un solliciteur de procès de Castres écrivit une lettre d'amour dont on
n'a pu retrouver que le commencement; le voici: «Je n'eusse jamais
pensé, belle Marion, que l'absence eût été une si cruelle passion, comme
à présent j'en fais l'office. Éloigné de l'orient de votre belle face,
toutes choses me semblent noires au prix de votre belle clarté, qui
remplissoit mon cœur de joie, et n'a mon dit cœur autre nourriture que
de soupirs et de larmes.» Or, il avoit un rival qui eut jalousie de
cette lettre, et fit écrire contre par un pédant qui la réfutoit
sérieusement. C'est encore une grande perte que d'avoir perdu cela.


La Hoguette[88] a mis sur sa porte: _Santé et badinage_; et sur son
colombier: _Ils sont pris s'ils ne s'envolent_.

  [88] Pierre Fortin de La Hoguette, auteur du livre intitulé:
  _Testament ou Conseils d'un père à ses enfants_. Il parut en 1655
  et il a eu un grand nombre d'éditions: nous avons sous les yeux
  la dixième. (Paris, Pierre Le Petit; 1661.) Livre du vieux temps,
  trop oublié; c'est la conversation d'un preux gentilhomme, nourri
  de saines doctrine, et assaisonnée d'anecdotes.


Un ministre, en priant Dieu, dit: «Seigneur, tu nous conserveras, tu
nous l'as promis, tu n'es point Normand.»


D'Ablancour disoit à sa cousine Du Fort, qui s'étoit fait farder dans
son portrait: «Voilà comme tu seras à la résurrection.»


Le laquais de Gombauld, lisant le livre des Rois, disoit: «Si j'eusse
été Dieu, je n'eusse point fait de si sots rois que cela.»


Un batelier à qui on demandoit si Jésus-Christ étoit Dieu, répondit: «Il
le sera quand le bonhomme sera mort.»


M. Desmarets étant à Nanteuil chez M. de Schomberg, il y trouva un vieux
gentilhomme qui se vantoit de faire bien des vers. Ce pauvre homme
envoya toute la nuit quérir son cercueil. Deux jours après, il envoya ce
quatrain à M. de Schomberg:

    Je vous envoie des perdreaux,
    Si j'avois meilleur, vous l'auriez;
    Je ne vous envoie point de levrauts,
    Car je n'ai pas de levriers.


Le même M. Desmarets trouva une fois à la campagne une fille qui faisoit
fort le bel esprit. Elle disoit que les _arondelles_ voloient sur
l'_orifice du chaos_. «Ouais, dit Desmarets, qu'est-ce que ceci?» Il se
met à l'entretenir en même style, et après lui écrivit une lettre de la
même force. Elle n'osa répondre; mais, tandis qu'il fut dans le pays,
elle ne vouloit parler qu'à lui. Un bon gentilhomme à qui elle montra
cette lettre, dit: «Vraiment, voilà de beaux vers.»


Une vieille madame Mousseaux, mère du grand-audiencier, avoit épousé un
jeune homme nommé Saint-André, qui, pour n'être pas avec elle, alloit le
plus souvent qu'il pouvoit à la campagne; elle en enrageoit, et écrivoit
sur son almanach: «Un tel jour _mon cœur_ est parti, un tel jour _mon
cœur_ est revenu.»


M. Montereul, de l'Académie, celui qui étoit au prince de Conti, comme
on lui demandoit s'il disoit son bréviaire dans les courses qu'il
faisoit, car il a été dépêché bien des fois, répondit:

    Dieu, en courant, ne veut être adoré[89].

  [89] Si ce vers est de Jean de Montereul, c'est le seul ouvrage
  qui soit resté de cet académicien. Il mourut à l'âge de
  trente-huit ans, le 13 février 1651. Il ne faut pas le confondre
  avec son frère Matthieu de Montereul, qui a fait des madrigaux si
  délicats.


Un Gascon avoit fait un sonnet sur la mort de M. de Montmorency, où il y
avoit à la fin:

    La parque le prit par-derrière,
    N'osant le prendre par-devant.


Un mari ayant trouvé sa femme dans un lieu obscur, la caressa sans rien
dire; elle résista, mais enfin il en vint à bout. Elle s'aperçut après
que c'étoit lui: «Hé! vraiment, dit-elle, si j'eusse su que c'eût été
vous, je n'eusse pas fait tant de façons.»


Un valet disoit à son maître: «Monsieur, si je rencontre des voleurs, je
me laisserai voler hardiment.»


Un laquais disoit: «Allons là-haut, madame nous fera rire.»


Un autre laquais ne vouloit point quitter son maître, et disoit: «Où en
trouverois-je un qui me fît autant rire que celui-là?»


Un moine prêchoit sur la mort à Fontevrault: il y avoit une fort jolie
religieuse à un coin de la grille; elle lui avoit été cruelle. Il
disoit: «On dit à la Mort: Prends cette vieille.--Je ne veux pas,
dit-elle; je veux cette jeune, je veux cette jeune.» Il trouva moyen de
dire deux fois _je veux cette jeune_.


Colomby l'académicien[90] étoit le plus vain de tous les hommes. Il
demanda un jour à M. de Vardes: «Que tirez-vous bien de la cour?--Six
mille livres, dit Vardes.--Ah! siècle ingrat, s'écria Colomby, je n'en
ai que douze, moi!»

  [90] François de Cauvigny, sieur de Colomby, parent et élève de
  Malherbe. (Voyez ces _Mémoires_, t. 1er, p. 184.) Il avoit une
  singulière charge; il se qualifioit _orateur du roi pour les
  affaires d'Etat_. (Voyez l'_Histoire de l'Académie françoise_, de
  Pélisson, éd. de 1730, t. 1er, p. 289.)


Un gentilhomme du feu comte du Lude étant à l'extrémité, comme on lui
parla de se confesser, dit: «Je n'ai jamais rien voulu faire sans le
consentement de Monsieur, il faut savoir s'il le trouve bon.» Le
consentement venu, le curé le pressa fort de restituer certain argent.
«Mon cher, disoit-il, si je ne meurs pas, je n'aurai plus rien.» Enfin,
il envoie quérir un de ses amis. «Écoute, un tel, lui dit-il, rends cet
argent qui est dans un coffre dont voilà la clef; mais garde-toi bien de
te tromper, viens bien voir si je suis mort avant que de le rendre.»


Un officier de M. de Rheims venoit de boire, disoit-il, avec ses
_intimes_. «Et comment les appelez-vous? lui dit-on.--Ma foi,
répondit-il, je ne sais pas comment ils se nomment.»


Montaigne[91] étant un jour malade, on le pressa tant qu'il souffrit
qu'on fît venir un médecin. Il demanda à ce médecin comment il se
nommoit: «Les savants, dit cet homme, me nomment _Egidius_, et les
ignorants m'appellent _Gilles_.» Montaigne le chassa, et oncques plus
n'en voulut voir.

  [91] Michel de Montaigne, l'immortel auteur des _Essais_. Nous ne
  pensons pas que cette anecdote ait été racontée par lui.


Une parente de M. le marquis de Rambouillet emprunta deux chevaux de
carrosse à madame de Rambouillet; ces chevaux ne revenant pas, on y
envoya, et on trouva qu'elle les faisoit labourer.


Un maire d'Amiens haranguant M. d'Aumale, de la Ligue, qui y faisoit son
entrée, lui dit entre autres belles choses: «J'on veu vo' mère, elle
n'est mie si grande que vous, mais on dit volontiers que petite vache
fait grand viau.»


Une fermière à qui on disoit: «Vous avez mal à la rate.--C'est mon,
dit-elle, nos pères plaquent là nos mères; ils s'amusont ben à nous
faire des rates. C'est les gentilshommes qui en ont.--Je crois,
ajoutoit-elle, que le Roi en a une belle et grosse, car on dit qu'il est
ben gentilhomme.»


Un nommé Le Sage se fit catholique, moyennant quoi M. de Montmorency lui
donna deux cents pistoles, un cheval et une place de gendarme. M. Le
Faucheur[92] lui dit: «Or ça, ne savez-vous pas que notre religion est
la meilleure?--Aussi, dit cet homme, ai-je pris du retour.»

  [92] Ministre protestant.


M. de Matignon, entendant parler du don gratuit, demanda si c'étoit un
feuillant ou un chartreux.


Montpipeau disoit à madame d'Auvray, belle femme de son voisinage, ce
vers de Corneille:

    Vous quitter et mourir m'est une même chose.

Sa femme l'épioit et l'entendit; et quand madame d'Auvray alla prendre
congé d'elle, en présence de son mari, elle lui dit: «Ah! Madame,

    Vous quitter et mourir m'est une même chose.»


Un homme de la province, dont la femme avoit eu un enfant au bout de
trois mois de mariage: quand ce vint au carnaval, de peur des
railleries, il se mit devant sa porte avec une table et des jetons.
«Que faites-vous là? lui demanda-t-on.--Je suppute combien j'aurai
d'enfants, à un tous les trois mois, si je suis quarante ans en ménage.»


Patin[93], le médecin, dit que la fièvre continue dans un corps, c'est
un Jésuite dans un État.

  [93] Guy-Patin, dont les lettres nous apprennent tant de choses
  sur son temps.


Une femme de Montpellier, qui vouloit bien parler françois, pour dire la
migraine, disoit _la grenade_, à cause que _miougrane_, en languedocien,
veut dire _grenade_.


Une couturière, nommée madame Colin, payoit par jour la nourrice de son
enfant, et comme on lui disoit: «Vous moquez-vous? vous en auriez
meilleur marché par mois.--Oh! vous vous trompez, répondit-elle, vous ne
savez pas combien les mois vont vite.»



LES AMOURS DE L'AUTEUR.


J'étois encore en logique, quand Louvigny[94], mon parent, me mena à la
campagne voir ses sœurs. Je ne les avois jamais vues chez elles; je
songeai, la nuit avant que de partir, que je devenois amoureux de
l'aînée. C'étoit une veuve qui, quoique petite et de l'âge de trente
ans, ne laissoit pas que d'être fort jolie. Plusieurs personnes avoient
soupiré pour elle; mais on n'avoit point dit qu'elle en eût aimé pas un.
Mon songe ne fut pas faux; je m'attachai à la veuve dès le premier soir.
Il falloit que nous eussions quelque sympathie l'un pour l'autre; car
elle me traita toujours avec la plus grande bonté du monde; et quand je
lui dis adieu, elle me baisa si fort au milieu de la bouche, que ce
baiser me fit une profonde plaie au cœur. Louvigny, qui avoit une belle
femme, et qui étoit marié il n'y avoit pas long-temps[95], ne voulut
pas demeurer là plus de six jours, et me fit partir par une pluie
effroyable. Nous étions à cheval; un écolier n'a pas, pour l'ordinaire,
tout ce qu'il lui faut. Je ne sais si c'étoit ma casaque qui étoit trop
courte, ou si c'étoient mes bottes, mais jamais je ne les pus faire
joindre, et l'eau entroit dans mes jambes tout à son aise. Hélas! le
cœur me saigne quand je songe à un pauvre bas de soie vert qui fut tout
déteint.

  [94] Tallemant avoit effacé le nom de Louvigny, et il avoit écrit
  _Lisis_ à la place. Henri de Louvigny, secrétaire du roi, en
  1626, mourut en 1652. (Voyez l'_Histoire de la Chancellerie de
  France_, de Tessereau.) On voit dans le cours de ce chapitre que
  ceci se passoit vers 1636. Tallemant avoit dix-sept ans; ainsi il
  a dû naître vers 1619. Nous sommes parvenus à retrouver sous les
  ratures de Tallemant plusieurs des noms qu'il avoit fait
  disparoître.

  [95] Louvigny avoit épousé la fille aînée de Nicolas Bigot, sieur
  de La Honville, secrétaire du roi et contrôleur-général des
  gabelles. (_Voyez_ plus haut l'article de madame de Gondran, t.
  4, p. 271 de ces Mémoires, et ceux de Conrart, t. 48, p. 189 de
  la deuxième série de la _Collection des Mémoires relatifs à
  l'Histoire de France_.)

A la Saint-Martin, ma veuve[96] revint à Paris; j'y allai tout aussitôt.
J'avois honte de paroître crotté devant elle; alors il n'y avoit ni
chaises ni galoches, et de la Place-Maubert, où je logeois, il y avoit
bien loin à la rue Montorgueil, où elle logeoit avec sa sœur. Je
cherche chez les loueurs; j'y trouve un cheval qui pouvoit passer pour
un cheval bourgeois; je louai une selle honnête et une bride à un
sellier; j'avois déjà un laquais. En cet équipage, mon frère aîné[97] me
trouve vers Saint-Innocent, _rue St.-Denis_. «Où vas-tu, chevalier?» me
dit-il. On m'appeloit ainsi à cause que j'étois fou de l'_Amadis_.--«Je
m'en vais, lui dis-je, chez M. d'Agamy[98], on y doit lire une
comédie.--Je ne te demande pas, me dit-il, ce que tu y vas faire?» Il
sut après que l'on n'y devoit rien lire. En ce commencement je
m'excusois toujours, sans qu'on m'accusât, et quand on me trouvoit chez
la belle et qu'on me disoit: «Ah! vous voilà, chevalier,» je disois
toujours, ou: «Je suis venu jouer aux quilles,» ou: «Je suis venu jouer
au volant.» Le monde se mettoit à rire. Insensiblement je m'enferrai si
bien que je ne songeois plus qu'à cela. Les gens en railloient; moi, je
m'en déferrois. Elle croyoit badiner et se plaisoit à être aimée; mais
cela alla plus loin qu'elle ne pensoit. L'abbé de Cérisy[99], un des
plus beaux esprits du siècle, en étoit amoureux il y avoit plus de deux
ans; elle le souffroit, et il y étoit fort familier en ce temps-là; lui
et trois autres frères qu'il avoit, dont l'un a eu une grande réputation
pour la poésie[100]. Ils étoient dans cette maison tous les jours et à
toutes les heures. Deux autres beaux-esprits, Malleville et Gombauld, y
venoient souvent l'après-dînée; Rénevilliers[101] n'en bougeoit: on s'y
divertissoit assez bien.

  [96] Cette jolie veuve, dont nous ne savons pas le nom, étoit
  sœur de Louvigny. C'étoient les enfants d'un orfèvre qui, ayant
  fait une grande fortune, étoit devenu valet de chambre du roi.
  (_Mémoires de Conrart_, audit lieu.)

  [97] Pierre Tallemant, sieur de Boisneau; il étoit banquier.

  [98] Le nom du beau-frère de la veuve (T.).--Le nom Agamy a été
  effacé par Tallemant qui l'a remplacé par _Tircis_. Agamy étoit
  beau-frère de Louvigny, ayant aussi épousé une demoiselle Bigot
  de La Honville. (_Voyez_ plus haut ces Mémoires, t. 4, p. 271.)
  Cette leçon présente au reste une assez grande difficulté; car la
  veuve ne pouvoit pas être une demoiselle Bigot de La Honville. On
  verra plus bas qu'elle n'alloit pas au château de La Honville, et
  d'Agamy, mari de sa sœur, avoit cependant épousé une fille de M.
  Bigot.

  [99] On lit encore assez distinctement ce nom que Tallemant a
  remplacé par _Cérilas_. Ainsi Tallemant avoit pour rival Germain
  Habert, abbé de _Cérisy_, membre de l'Académie françoise, auteur
  de la _Métamorphose des yeux de Philis en astres_. Cette pièce,
  imprimée en 1630, a été insérée dans les Recueils du temps, et
  notamment dans celui de _Champhoudry_; Paris, 1651.

  [100] Philippe Habert, auteur du _Temple de la Mort_; il étoit,
  ainsi que son frère, membre de l'Académie françoise.

  [101] _Voyez_ l'historiette de Rénevilliers, t. 4, p. 395.

L'abbé fut bientôt jaloux de moi; aussi, pour dire le vrai, la veuve ne
prenoit guère garde à tout ce qu'elle faisoit; elle l'appeloit d'un bout
de la chambre pour lui demander s'il ne trouvoit pas que le noir me
seïoit[102] bien. Alors les jeunes gens ne prenoient pas le noir de si
bonne heure qu'on fait maintenant. Un jour qu'elle étoit au lit, voyant
qu'il n'y avoit plus de place dans la ruelle, elle me fit mettre dessus,
et, pour cela, il fallut que le pauvre abbé se rangeât afin de me
laisser passer. Le pis de tout, ce fut quand il la trouva comme elle me
mettoit des mouches sur des égratignures que m'avoit faites un
impertinent de notre auberge, à qui j'avois donné un soufflet pour
quelque sottise qu'il avoit dite d'un de mes oncles. Un jour on me dit
que l'abbé avoit parlé de moi comme d'un écolier; je fis ce couplet sur
un air qui couroit alors:

    Mon rival, il est vrai, vous avez du mérite;
        Contre vous ma force est petite.
    Vous en faites peut-être aussi trop peu d'état:
    David étoit ainsi méprisé par Goliath.

  [102] Ce conditionnel du verbe impersonnel _il sied_ est hors
  d'usage. On le trouve néanmoins indiqué dans le Dictionnaire de
  Richelet, édition de Genève, 1690.

Et puis, je le chantai à la belle, qui le trouva fort plaisant. Elle
écrivit de sa main de méchants rondeaux que j'avois faits pour elle, car
c'est l'amour qui m'a fait faire des vers; elle pour qui l'abbé avoit
fait tant de belles choses. Elle et sa sœur n'étoient jamais d'accord;
elle lui dit une fois familièrement: «Sans moi, vous ne verriez pas une
âme.» Il est vrai que sa sœur étoit et est encore fort laide, car le
temps n'embellit pas; mais elle ne laissoit pas d'être coquette. J'ai eu
quelquefois bien du plaisir à voir toutes les façons qu'elle faisoit
quand le commissaire d'artillerie[103] étoit auprès d'elle. Ce garçon,
peut-être pour servir son frère, lui rendoit quelque complaisance; mais,
par malheur, il fut tué dès la première année de mes amours[104]. Cette
sœur a de l'esprit, mais elle vouloit toujours chercher midi à quatorze
heures, et il lui échappoit souvent des pointes; à l'autre, il lui
échappoit des naïvetés. Elle lui disoit une fois, pour la consoler de ce
que ses enfants n'étoient pas jolis: «Ma sœur, que voulez-vous? les
souris font des souris.» Pour la veuve, jamais il n'y eut une femme qui
se dorlotoit comme elle; un jour, à la campagne, d'Agamy, Rénevilliers,
et autres chasseurs, avoient dîné-déjeûné à dix heures, pour aller à la
chasse, et avant que de partir, ils avoient déchargé leurs arquebuses.
«Jésus! dit cette femme, le moyen de dormir céans! On n'a fait que tirer
toute la nuit?» Elle soutenoit qu'il venoit du vent par une croisée
qu'on avoit murée, et que, puisqu'il y avoit eu une fenêtre en cet
endroit-là, il ne pouvoit jamais être si bien joint que le reste.
Quelquefois elle disoit, car elle étoit assez gaie naturellement: «J'ai
pensé dire une bonne chose, mais je l'ai bien rengaînée;» et, après,
pour peu qu'on la pressât, elle la disoit. Il lui prenoit de temps en
temps des accès de dévotion. On conte qu'allant à Bourbon avec Madame
de....[105], elles avoient deux carrosses; elle s'amusa à la dînée à
lire un sermon avec une demoiselle de cette dame; on met les chevaux; un
carrosse part; l'autre crut qu'elle et cette demoiselle étoient dedans.
On eût été comme cela jusqu'au gîte, si par hasard, dans un chemin fort
large, les deux carrosses ne se fussent joints; quelqu'un du premier
carrosse cria: «Mademoiselle Le G....[106], parlez un peu.» On répond:
«Elle est avec vous.--Point, c'est avec vous.» On ne la trouve pas; il
fallut retourner la quérir. Elle et cette demoiselle lisoient encore de
tout leur cœur. Une fois une de leurs amies disoit: «Il n'y a pas loin
d'ici à notre maison des champs; j'y vais avec mes mules en deux
heures[107].--Jésus! dit la veuve, comment pouvez-vous faire? Je ne
saurois aller avec les miennes jusqu'au bout de ce jardin sans me rompre
le cou.» On lui faisoit accroire qu'elle avoit dit que son fils étoit
mort à cause qu'un ver lui avoit pissé contre le cœur.

  [103] Philippe Habert, le poète dont il vient d'être parlé. Il
  étoit commissaire d'artillerie.

  [104] Philippe Habert fut tué en 1637. Il avoit environ
  trente-deux ans. Une mèche allumée tombant sur un baril de poudre
  renversa une muraille qui l'écrasa. (_Histoire de l'Académie
  françoise_, par Pélisson; 1730, t. 1er, p. 233.)

  [105] Ce nom est entièrement effacé dans le manuscrit.

  [106] On aperçoit encore ces initiales sous les ratures; elles
  peuvent servir à faire retrouver le nom de la belle veuve.
  Tallemant y a substitué _Madame une telle_. On retrouve encore
  ces initiales à la fin de l'article; le nom paroît être _Le Goux_
  ou _Le Geay_.

  [107] Ces mules servoient à la charrue et au carrosse en un
  besoin. (T.)

Elle eut une fois une plaisante bizarrerie. D'Agamy avoit prié l'abbé
(_de Cérisy_) de faire une chanson qui commence:

    _La commère au cul crotté
    Veut toujours qu'on la gratte_, etc.

ou plutôt des couplets que chantoit Gauthier-Garguille autrefois, et
sur le sens de sa chanson qui commençoit aussi _la Commère au cul
crotté_[108]. Il les fit et les lui dit: la veuve ne trouva pas bon que
son _mourant_ eût fait cela pour le mari de sa sœur, et elle lui
défendit de la donner; lui qui n'osoit dire la vérité, disoit: «Cette
chanson me pourra nuire si elle est vue;» et il trouvoit toujours
quelque échappatoire. On découvrit enfin ce que c'étoit; et son
frère[109], pour l'obliger à ne plus faire le renchéri: «Laissez-le là,
dit-il, j'en ferai une plus belle.» Il en fit cinq ou six couplets; mais
ceux de l'abbé étoient plus naturels; car il réussissoit admirablement
bien en chansons à danser. L'abbé, voyant qu'on chantoit les couplets de
son frère, fut tout glorieux de donner les siens.

  [108] Cette chanson n'est pas dans le recueil imprimé de
  Gauthier-Garguille.

  [109] Philippe Habert.

Pour revenir à mon amour, j'eus bientôt des bracelets de cheveux, et la
pauvre femme en tenoit, quand tout-à-coup je lui fis un tour de jeune
homme. J'étois sur le point de sortir du collége, lorsque mon père ayant
changé de logis, un samedi que je pensois coucher chez lui, la maison où
il alloit n'étant pas encore toute meublée, on m'envoya coucher chez une
de nos cousines[110]. Le père étoit à la cour; on me mit dans le lit de
la fille, qui alla coucher avec sa mère. Cette fille étoit toute jeune
et toute belle; je n'y fis que rêver toute la nuit, et le lendemain je
trouvai que j'avois une grande disposition à l'aimer; insensiblement je
me pris, et un sot camarade que j'avois eu au collége, et qui étoit un
peu roman[111], acheva de me gâter. Nous prenions tous deux la
générosité de travers; et, quoique ce parti me fût fort désavantageux,
j'eusse fait volontiers une sottise, si on me l'eût laissé faire. Elle
aimoit un garçon[112], qui avoit aimé sa sœur aînée, qui étoit morte,
disoit-on, d'amour pour lui, mais avec une bonne fluxion sur le poumon,
et à cause de laquelle on lui fit faire un voyage en Hollande, où il
n'avoit aucune affaire. Pour dire ce que je pense brièvement, je crois
que cette fille, se trouvant un parti fort au-dessous de moi, car on
parloit de me faire conseiller, ne crut nullement que je fusse pour
elle, et qu'elle avoit plus d'espérance d'épouser l'autre. Quoi qu'il en
soit, me voilà triste à un point étrange, et plus transi que l'abbé, mon
rival. Je tombai dans une telle mélancolie, que mon oncle de La
Leu[113], je ne sais si c'est son esprit qui lui suggéra cela, s'alla
mettre dans la tête que j'avois quelque maladie de garçon. On députe mon
frère aîné pour m'en parler: «Qu'à cela ne tienne, lui dis-je, vous en
aurez le cœur éclairci;» et sur l'heure je lui fis exhibition des
pièces. Au bout de trois mois, convaincu que la demoiselle étoit un peu
férue de l'autre, je fis un effort pour me délivrer. Je passai une nuit
entière sans dormir; mais le lendemain, il n'y avoit pas un chaînon
entier à mes chaînes. Le dépit fit ce que la raison n'avoit pu faire. Je
trouvai à propos, pour plus grande sûreté, de faire un petit voyage en
Berry chez madame d'Harambure[114].

  [110] Tallemant, qui dans ce chapitre a voulu dérouter ses
  lecteurs, a rayé ces derniers mots et les a remplacés par
  ceux-ci: _chez une de nos voisines_.

  [111] Comme on diroit aujourd'hui _romanesque_.

  [112] Tallemant avoit nommé l'amant de sa cousine; mais il est
  impossible de rien lire sous la rature.

  [113] _La Leu_ se lit distinctement sous la rature. C'étoit
  l'oncle des Tallemant. (Voyez l'art. _La Leu_, plus haut, t. 5,
  p. 43.)

  [114] C'étoit la cousine-germaine des Tallemant. (_Voyez_ plus
  haut son article, t. 5, p. 39 de ces Mémoires.)

Cependant la veuve, comme j'ai su depuis, avoit pensé enrager. Il y
avoit une jeune veuve dans notre rue, qui me témoignoit la meilleure
volonté du monde; elle reçut des vers où je disois qu'elle m'aimoit;
elle me permit de lui écrire; mais en jeune homme, j'oubliai de lui
demander l'adresse; ce qu'il y avoit de bon en cette affaire, c'est
qu'elle étoit accordée, et effectivement elle fut mariée à un mois de
là. Je pars avec Tallemant, frère de madame d'Harambure[115]; il voulut
passer par cette maison, où j'étois devenu amoureux de la veuve. Là je
me renflammai quasi, car la pauvre femme me vouloit rattraper en Berry.
Il fut question de voir si je devois écrire à cette veuve qui étoit
mariée. Tallemant, qui tout le long du chemin m'avoit conté ses bonnes
fortunes de Languedoc, et que je prenois pour un héros en galanterie, me
fit écrire contre mon avis, et chargea un si habile homme de rendre ma
lettre en main propre, que le mari la reçut au lieu de la femme, et
toute ma galanterie s'en alla au diable.

  [115] C'étoit Gédéon Tallemant, le maître des requêtes, qui a été
  intendant en Guyenne, en 1653. Il étoit cousin-germain de notre
  Tallemant.

Je cajolai un peu la fille d'un gentilhomme voisin de madame
d'Harambure; après nous allâmes voir madame Bigot à Argent[116], où je
m'épris terriblement de mademoiselle de Mouriou[117]. Ils me faisoient
la guerre, qu'en un bal, quand je lui tenois la main, je mettois mon
chapeau dessus, de peur qu'on ne s'en aperçût, et qu'une fois je
m'endormis quasi sur son épaule. J'étois pourtant bien amoureux, et en
revenant je songeai tant à elle toute la nuit, que je ne fis que pleurer
et me plaindre jusqu'au jour.

  [116] Argent, gros bourg du Berry, sur la route de Gien à
  Bourges.

  [117] Cette demoiselle de Mouriou ne peut être la femme de celui
  dont on a vu l'article, t. 5, p. 377. Elle se maria à l'âge
  d'environ cinquante ans.

Me voilà revenu à Paris. Je fis des vers sur mon absence; car j'en tins
encore un mois durant pour mademoiselle de Mouriou. On me les fit lire
chez la veuve, où étoit l'abbé de Cérisy, à qui j'avois donné bien du
relâche; il les loua fort. Or, la petite fille[118] que j'avois quittée,
et cette autre, à qui Tallemant m'avoit fait écrire si à propos, s'y
rencontrèrent; elles étoient parentes de la veuve. Cette dernière et
chacune d'elles croyoient que c'étoit pour elle que j'avois fait ces
vers dans mon voyage; car toute femelle aime à être aimée. Cela me
servit auprès de ma veuve; elle s'imagina que je ne l'avois pas oubliée;
et, un jour, à propos de je ne sais quoi, elle me dit: «Cela n'est pas
si vrai, qu'il est vrai que je suis votre servante.» Nous voilà mieux
ensemble que jamais. Ce fut de ce temps-là qu'elle me conta combien
l'abbé étoit jaloux: «Il ne me demande qu'un peu d'amitié; et il lui
arrive souvent de pleurer auprès de moi; il ne parle jamais de vous.» Je
m'aperçus bien à son discours que les amants qui prétendent si peu de
chose ne sont pas les mieux reçus; d'ailleurs on avoit là-dedans une
certaine opinion qu'il avoit toujours la foire; en effet, son teint un
peu jaune et pâle étoit le teint d'un foireux. Il avoit beaucoup
d'esprit et beaucoup de vivacité; mais il disoit quelquefois des
pointes; et, quand il lui sembloit qu'il avoit dit quelque chose de
plaisant, il en rioit tout le premier, et, si quelqu'un ne l'avoit pas
entendu, il lui disoit: «Vous ne savez pas que je disois telle chose.»
Pour moi, j'étois gai, remuant, sautant, et faisant une fois plus de
bruit qu'un autre; car, quoique mon tempérament penchât vers la
mélancolie, c'était une mélancolie douce, et qui ne m'empêchoit jamais
d'être gai quand il le falloit; avec cela, la veuve me trouvoit beaucoup
de brillant dans l'esprit: je ne sais si les autres étoient de son avis.
J'étois de toutes les promenades, de tous les divertissements, et la
belle ne pouvoit rien faire sans moi; aussi n'étois-je guère sans elle;
j'étudiois le matin, et l'après-dîner, je la lui donnois tout entière.
Je n'ai jamais mieux passé mon temps, car j'étois bien aimé et bien
amoureux: on avoit toute liberté de se parler et de se baiser, car les
deux sœurs ne mangeoient point ensemble, et étoient moins unies que
jamais. D'Agamy et sa femme voyoient bien que la veuve en tenoit, et
cela commençoit à leur déplaire, aussi bien qu'à l'abbé. Dans nos
caresses nous avions quelquefois les plus violents transports du monde;
nous étions bien épris tous deux. Elle avoit de l'esprit, et faisoit
parfois des vers dans sa passion. Un jour je la trouvai pâle au Cours;
je lui envoyai le lendemain des vers que j'ai perdus, où je parlois de
la frayeur que cette pâleur me donnoit. Elle me répondit par ce
quatrain:

    Si tu n'as point trouvé les roses
    Qui sur mon teint étoient écloses,
    Daphnée, ne t'en étonne pas,
    C'est qu'elles descendoient plus bas.

  [118] Ces mots remplacent un nom raturé qu'on ne peut lire.

Moi qui aime à conclure, je voulus voir si je pourrois mettre l'aventure
à fin. Je me hasarde; on me rebute, on me gronde, on me menace; mais, en
sortant, on me dit: «Je vous aurois bien plus maltraité, si je ne
craignois de vous perdre encore une fois.» Cela me rassure fort: je
recommence; on me repousse, on me déclare que pour tout le reste on me
le permettoit, mais que, pour cela, je n'avois que faire d'y prétendre.
Désespérant d'en venir à bout, j'entendis bien plus volontiers que je
n'eusse fait, à un voyage d'Italie que deux de mes frères me
proposèrent[119]; et puis je n'avois que dix-huit ans, j'étois en âge
d'aimer à courir.

  [119] _Voyez_ l'article du cardinal de Retz, t. 4, p. 102.

Ce voyage ne fut pas plus tôt conclu, que la veuve se met en courroux,
et elle le témoignoit si visiblement que tout le monde s'en apercevoit.
En jouant aux quilles, elle ne vouloit plus prendre la boule de ma main,
et faisoit mille autres choses d'une grande prudence. Je l'apaisai
pourtant en une visite de quatre heures, où je lui représentai qu'elle
me désespéroit; et je l'attendris si bien que, moitié figue, moitié
raisin, j'en eus ce que je demandois, il y avoit si long-temps. Je
voulus rompre mon voyage, ou du moins je m'en remis entièrement à elle;
c'étoit une chose si arrêtée qu'elle eut assez de sens pour me dire
qu'il falloit le faire, et que cela feroit trop parler les gens.
Regardez quelle bizarrerie, d'attendre à la veille de mon départ. Elle
me laissa encore, en une autre visite, faire tout ce que je voulus; elle
me donna son portrait, elle voulut avoir le mien. Elle me chargea de
bagues et de bracelets; mais ni elle ni moi ne songeâmes à aucune
adresse pour nous écrire. Je fus dire adieu à mon rival, qui eut la plus
grande joie du monde de me voir partir.

A Lyon, comme si je ne pouvois voyager sans devenir amoureux, je m'épris
terriblement de la fille d'un de nos amis chez lequel nous logions.
C'étoit une fille bien faite, bien brusque, qui avoit de la voix et de
l'esprit. Pour cette fois-là, je n'ai pas tant de tort qu'à l'autre,
car, je ne sais par quelle fatalité, cette fille eut d'abord de la bonne
volonté pour moi, quoique je ne fusse pas le plus beau des trois; elle
fit, dès le premier jour, une alliance avec moi, et m'appela _sa
sympathie_. On nous mena promener aux jardins de l'Athénée, qu'on
appelle aujourd'hui Ainay[120]; nous nous détournâmes un peu, elle et
moi; j'étois le plus aise du monde, et il me sembloit que j'étois pour
le moins _Périandre_ ou _Merindon_[121]. Il fallut partir au bout de
trois jours; mais, pour me consoler, j'emportai des bracelets de
cheveux, et j'eus permission d'écrire. Tout cela ne m'empêcha pas de me
bien divertir en Italie, tant c'est belle chose que jeunesse; à la
vérité, j'avois quelquefois de mauvaises heures. La veuve m'écrivit à
Rome, par la voie du petit Guénault, son médecin[122];....... il n'y
avoit rien de particulier. Je lui répondis, et n'en reçus jamais qu'une
seule lettre.

  [120] C'est le nom d'un quartier de la ville de Lyon.

  [121] Personnages de l'_Amadis_.

  [122] Ces derniers mots étoient effacés; il en reste encore
  quelques-uns sous la rature que nous n'avons pas pu retrouver.

De retour en France, nous voilà encore logés à Lyon chez la belle. Je
voulois familièrement qu'elle me laissât monter dans sa chambre par une
échelle de corde, et je lui proposai de l'aller trouver l'été à la
campagne, où elle devoit demeurer trois mois. Elle me dit qu'il y avoit
trop de péril à tout cela. Je reçus de ses lettres à Paris pendant
quelque temps: elle écrivoit bien; puis tout-à-coup elle cessa de
m'écrire. Je n'ai jamais pu savoir pourquoi, car elle mourut bientôt
après.

Revenons à la veuve. Je croyois qu'elle me recevroit avec la plus grande
joie du monde; mais je fus bien attrapé, quand elle me rebuta plus que
jamais, et me reprocha la peine où je l'avois mise; cette peine venoit
de ce que, s'étant saisie, à mon départ ou depuis, en songeant à ce
qu'elle venoit de faire pour moi, ce que vous savez s'arrêta
aussitôt...... Elle crut être grosse, se découvrit au jeune Guénault, et
ce fut dans cette inquiétude qu'elle m'écrivit[123].

  [123] Tallemant avoit effacé ce passage, et il avoit mis à la
  place: Elle se découvrit _à son médecin_.

Je la blâmai fort de s'être effrayée si à la légère, et d'avoir tout dit
à un tiers. «Hé, pourquoi? me répondit-elle; il sait bien que c'est à
bonne intention, et je lui ai dit que vous m'aviez promis de m'épouser.»
Je crois, mais je ne l'assurerois pas, qu'en badinant...... elle
pourroit bien m'avoir dit: «N'es-tu pas mon mari?» et que lui ayant
répondu: «Oui,» elle pourroit avoir pris cela pour argent comptant. Nous
voilà brouillés. L'abbé, bien loin de profiter de mon absence, l'avait
trouvée plus chagrine que jamais. Le crucifix prit ce temps-là pour lui
donner un coup de pied, et depuis il ne fut amoureux que de la vierge
Marie. La pauvre Lyonnoise mourut durant notre divorce, et la veuve, qui
passoit déjà pour une capricieuse dans mon esprit, avoit besoin de cela
pour me retenir; car, n'ayant plus personne, je fis bien plus de choses
que je n'en eusse fait pour me remettre bien avec elle.

Un peu plus habile que je n'étois, je m'avisai de cajoler une fille qui
en avoit bonne envie: elle étoit parente et suivante d'une madame de
Mérouville[124], avec laquelle Louvigny demeuroit.

  [124] Le nom de _Mérouville_ se laisse apercevoir sous la rature;
  Tallemant, qui a biffé ce passage, y a substitué celui-ci: «Elle
  étoit parente et suivante d'une _tante de la femme de Lisis_
  (Louvigny).» Or, madame de Louvigny, fille aînée de Bigot de La
  Honville, étoit nièce de madame de Mérouville, sœur de son père.
  (_Voyez_ plus haut l'Historiette de madame de Gondran, t. 4, p.
  271 et 272.)

Tout ce monde-là, aussi bien que mon père, ne logeoit pas loin du logis
de la veuve, où, à cause du grand jardin qui y étoit, on se divertissoit
plus qu'en aucune autre maison. Je badinois avec cette fille à ses yeux;
cela la fit revenir, et je remontai sur ma bête. Cette fille m'appeloit
_mon mari_, et m'aimoit de tout son cœur.

J'ai parlé ailleurs de la maison de La Honville[125]. Quoique la veuve
ne fût pas de ces parties-là, j'y allois souvent. Tout le monde de chez
M. de La Honville m'aimoit fort; j'étois le bel-esprit de la troupe, et
on m'estimoit terriblement. Une fois, une madame Du Candal, veuve d'un
conseiller au Parlement, grande femme fort bien faite et fort
raisonnable, mais un peu coiffée de sa parente, vint à La Honville que
j'y étois. Elle étoit fille d'une sœur[126] de La Honville qui logeoit
avec son frère. De tout temps cette femme m'avoit plu; aussi a-t-elle un
agrément que j'ai vu à peu de personnes. Mon humeur, mon emportement, ma
gaîté ne lui déplurent pas non plus. En badinant, nous faisons une
alliance; nous voilà aussi mari et femme. Depuis cela, je la visitai
plus soigneusement; mais il n'y avoit aucune liberté chez son beau-père,
où elle logeoit. La première femme[127], voyant que je me trouvois
presque toujours chez La Honville quand l'autre[128] y venoit dîner,
entra en quelque jalousie et me fit la mine. Le lendemain, je la vais
trouver dans sa chambre, et, après l'avoir bien haranguée pour l'obliger
à me dire ce qu'elle avoit contre moi, elle me prend la main et me
baise. «Allez, dit-elle, vous ne le saurez jamais, mais je ne vous en
aimerai pas moins.» Voyant cela, je voulus tenter si je ne trouverois
point l'heure du berger. «Mon Dieu! me dit-elle, si j'étois capable de
faire une sottise, ce seroit pour l'amour de vous; contentez-vous de
cela, et aimez-moi à cela près, si vous en êtes capable.» Avec elle,
j'en suis toujours demeuré là; elle est encore fille, et nous nous
aimons de bonne amitié.

  [125] _Voyez_ plus haut, sur les voyages faits à la terre de La
  Honville, l'Historiette de madame de Gondran, t. 4, p. 271.

  [126] Madame de Candal s'appeloit Marie Causse; Marie Bigot, sa
  mère, avoit épousé Jacques Causse. (_Voyez_ une note plus bas
  dans le cours de cet article.)

  [127] C'est-à-dire la parente de madame de Mérouville, qui, comme
  on vient de le voir, appeloit Tallemant son mari.

  [128] Madame de Candal.

La veuve grondoit assez de ces petits voyages à La Honville, mais je lui
disois qu'il falloit donc que je rompisse avec mes frères, et ma
belle-sœur[129], et toute ma famille. Sa sœur[130] malicieusement ne
manquoit pas de lui faire remarquer que je n'étois jamais si ajusté que
quand j'allois voir madame du Candal, qui alors délogea de chez son
beau-père, et alla demeurer avec sa mère, vers le Marais. Tout ce
qu'elle et son mari disoient contre moi ne servoit qu'à les faire
regarder comme des espions. Une fois que nous étions à un divertissement
chez une des parentes de la veuve, on se mit à danser aux chansons; elle
me tenoit par la main, et sans y penser elle alla chanter:

        Guillot est mon ami,
        Quoique le monde en raille;
        Il n'est point endormi
        Quand il faut qu'il travaille.
      Ah! je ris alors qu'il me baise;
    Car il meurt de plaisir et moi d'aise.

Ma foi, le monde en railla cette fois-là, et nous fûmes un peu déferrés
tous les deux.

  [129] Pierre Tallemant, sieur de Boineau, frère aîné de notre
  Tallemant, avoit épousé Anne Bigot, fille de Nicolas Bigot, sieur
  de La Honville. (_Quittance du 29 mai 1638_, conservée à la
  bibliothèque du Roi.)

  [130] Madame d'Agamy.

La veuve, qui déjà étoit assez capricieuse, le devint encore davantage
par les soupçons que ses parens lui mirent dans l'esprit. Un jour que je
la trouvai seule auprès du feu, elle se glisse dans un cabinet au coin
de la cheminée, dont la porte avait un petit poids qui la faisoit fermer
fort aisément. Voilà visage de bois: je presse, je prie; elle ne veut
point ouvrir. Je m'en vais: à la porte de la rue, je me ravise, et me
viens cacher de l'autre côté de la cheminée, après être rentré fort
doucement; puis je laisse aller l'huis vert[131] de toute ma force, pour
lui faire accroire que je m'en allois: cela réussit. Elle sort; je la
happe, _et cætera_. Cette bizarrerie me le fit trouver trois fois
meilleur. Comme cette femme n'étoit pas naturellement dévergondée, et
que ce n'étoit que la force de la passion qui l'emportoit, elle ne se
put jamais résoudre à me donner un rendez-vous: il la falloit toujours
prendre de force. Comme c'étoit toujours à recommencer, on ne pouvoit
pas bien prendre ses mesures, et se cacher de sa femme de chambre comme
on eût fait. J'ai assez vu de femmes, mais je n'en ai jamais vu une si
désintéressée; elle ne voulut pas seulement prendre des gants quand je
revins d'Italie.

  [131] L'huis vert paroît signifier ici une porte battante, en
  drap ou en toile de couleur verte.

Elle devint insensiblement si jalouse, qu'elle l'étoit de toutes les
femmes que je voyois, mais bien plus de madame d'Harambure que de pas
une autre: elle a toujours eu plus de jalousie de celles que je n'aimois
pas que de celles que j'aimois; car elle n'en a pas le quart autant de
madame du Candal et de mademoiselle des Marais, dont nous parlerons
ailleurs[132].

  [132] M. de Launay l'épousa en secondes noces. (_Voyez_ ci-après
  l'Historiette de madame de Launay.)

Cependant je m'enflammai pour cette autre veuve, car la première me
grondoit trop. Chez sa mère, on avoit un peu plus de liberté. Un jour
que nous y faisions collation, elle nous donna des abricots, et nous
conta que, croyant en avoir fait de bien plus beaux que sa mère, elle
met sur les siens: _Abricots de ma façon_. Par malheur, ses abricots se
candirent, et ceux de sa mère se conservèrent fort bien: elle en changea
un beau matin toutes les couvertures, et dit: «Regardez comme les miens
se sont bien conservés.» Or, elle avoit une fille qui n'étoit guère
jolie. «Ma foi, ce lui dis-je, madame, votre bonne maman vous surpasse
bien autant en filles qu'en abricots: vous êtes une belle ouvrière
auprès d'elle.»

Une fois, je trouvai bien du _crachottis_ auprès du feu. «Jésus! lui
dis-je, qu'est-ce que cela?--Hélas! dit-elle, c'est M. Mestresat qui a
fait là le _lac de Genève_[133].» Je lui donnois fort souvent des vers;
mais, comme elle vit que j'en tenois, elle me fit une petite querelle
pour ne m'appeler plus son _mari_; j'entendis bien sa finesse, et fis
semblant d'en être un peu alarmé. Comme elle logeoit fort loin, je ne la
voyois pas bien à mon aise, et je fus ravi quand on parla de la faire
loger auprès de M. de La Honville. Toute la difficulté étoit que, pour
avoir la maison qu'on vouloit faire prendre à sa mère, il falloit perdre
un quartier de celle qu'elle quittoit: la bonne femme ne pouvoit s'y
résoudre. J'envoyai un de mes amis qui loua cette maison sous main pour
un quartier, disant qu'une dame de sa connoissance se trouvoit sur le
carreau. Je trouvai moyen de le faire savoir à la belle, qui prit cela
le mieux du monde, et fit pourtant en sorte qu'elle délogea sans qu'il
en coûtât un sou, ni à sa mère, ni à moi; car elle persuada au
propriétaire d'y aller loger lui-même. Mais je fus bien attrapé, car ses
tantes ou ses cousines étoient toujours avec elle, et je lui parlois dix
fois moins que je ne faisois auparavant. Enfin elle se résolut, croyant
n'avoir point d'enfants, d'épouser M. de Montlouet d'Angennes[134],
parce qu'il n'en avoit point eu avec sa première femme; elle n'en eut
que tous les ans[135]. Il étoit de mes amis, et m'appeloit son pupille;
j'étois même le confident de ses amours, et j'ai quelquefois fait des
vers pour lui. Elle lui fut long-temps cruelle jusqu'au mépris. «Hélas!
disois-je, le pauvre homme! il ne fait que blanchir contre.» Il étoit
trop vieux pour elle. Dès qu'il l'eut épousée, je résolus de ne plus
penser à elle, et un jour je lui dis: «Je gage, madame, que vous avez
brûlé tous les vers que je vous ai donnés.--Point, dit-elle; je vous les
montrerai encore tous.--Cela n'est plus bon à rien, lui dis-je; vous
êtes devenue la femme de mon ami: je vous conseille de les brûler, cela
pourroit faire du désordre.» Elle vit pourquoi je le disois, et me
répondit en rougissant: «On en fera ce que vous voudrez.» Je ne sais ce
qui en est arrivé depuis, mais nous avons toujours eu bien de l'estime
l'un pour l'autre.

  [133] Il étoit de Genève, et il crachoit beaucoup.
  (T.)--Mestresat étoit un ministre de Charenton. Le cardinal de
  Retz raconte qu'il disputa un jour avec lui, en présence d'un
  nonce, et que Mestresat le ménagea sur certains principes de
  Sorbonne qui n'obtiennent pas l'assentiment de la Cour de Rome,
  «n'étant pas juste, disoit-il, d'empêcher l'abbé de Retz d'être
  cardinal.» (_Mémoires du cardinal de Retz_, deuxième série de la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 44,
  p. 130.)

  [134] Ce nom a été soigneusement biffé par Tallemant; nous sommes
  cependant parvenus à le lire distinctement, à l'aide d'un acide.
  En effet, Jacques d'Angennes, marquis de Montlouet et de
  Lisy-sur-Ourques, se remaria en 1643 avec Marie Causse, fille de
  Jacques Causse et de Marie Bigot, et veuve de Martin Du Candal,
  conseiller au Parlement. (_Histoire généalogique de France_, t.
  2, p. 429.) Il est seulement extraordinaire que madame Du Candal
  eût espéré de ne pas avoir d'enfants en contractant ce mariage,
  car le marquis de Montlouet en avoit eu six d'Elisabeth de
  Nettancourt.

  [135] Madame Du Candal a eu trois filles de son second mariage.
  (Voyez _le Père Anselme_ audit lieu.)

Madame d'Harambure morte, je croyois que la veuve ne seroit plus si
folle que par le passé; mais ce fut encore pis que jamais. Elle étoit si
extravagante sur ce chapitre, qu'elle croyoit que je couchois avec
toutes les femmes que je voyois. «Le moyen que les autres vous
résistent, disoit-elle, si je ne vous ai pu résister!» Enfin elle vint à
un tel excès qu'elle m'accusoit de coucher avec ses sœurs; elle en
avoit deux, toutes deux laides[136], et qui me haïssoient comme la
peste; elle m'en accusoit aussi avec les miennes. «Oui, disoit-elle, et
je ne voudrois pas jurer que même vous épargnez vos tantes.--Mais
comment est-ce donc que j'y puis suffire?--Ah! répondit-elle, il n'y a
jamais rien eu de si brutal, de si animal que vous; vous avez une
sensualité infatigable.»

  [136] Il en est mort une. (T.)

Elle me faisoit beaucoup plus d'honneur qu'à moi n'appartenoit.

Voici deux des plus plaisantes visions qu'elle ait eues. Madame
Tallemant, la maîtresse des requêtes[137], se blessa; elle s'alla mettre
dans l'esprit que cette femme étoit grosse de mon fait, et qu'ayant
reconnu combien j'étois infidèle, elle avoit mieux aimé se blesser que
de mettre au jour l'enfant d'un si méchant homme. L'autre fut qu'une
fille de madame _Cramail_, aujourd'hui la marquise de La
Barre-_Chivray_[138], ayant eu la petite vérole, au retour d'un petit
voyage de La Honville, où j'avois été avec elle, la veuve raisonna
ainsi: «Il n'y a rien qui donne tant la petite vérole que l'émotion.
Cette fille lui a tout accordé, cela l'a émue.» Si la moindre des trois
personnes avec lesquelles elle disoit que je concubinois eût voulu me
laisser faire, je l'eusse bien plantée là; car elle ne me faisoit
coucher qu'avec Lolo, madame Du Candal et mademoiselle Des Marais,
aujourd'hui madame de Launay[139], sans conter madame de Louvigny et
bien d'autres.

  [137] Marie Du Puget de Montauron, femme de Gédeon Tallemant,
  cousin-germain de l'auteur.

  [138] Ces noms étoient raturés; les deux mots en lettres
  italiques sont douteux.

  [139] Voyez plus bas l'article de madame de Launay, personnage
  assez singulier.

Une fois, à La Honville, cette Lolo, car je badinois toujours, avoit les
mains embarrassées à je ne sais quoi; je me mis à la baiser: «Hé! que
faites-vous? me dit-elle.--Je prends mon temps.» Depuis, quand je la
baisois, elle crioit: «Ma sœur,[140] comme il prend son temps! venez
vite, il prend son temps.» Un jour que je lui baisois la main gauche,
finement elle la couvroit de la droite qui étoit nue. «Celle-là, lui
dis-je, m'est tout aussi bonne que l'autre.» J'ai oublié bien des folies
et bien des impromptus, et mille autres bagatelles. La vision qu'elle
eut de sa sœur, avec laquelle elle logeoit, vint de ce que cette femme
eut un mal de mère si furieux, qu'elle parla un langage articulé que
personne n'entendoit, et elle vouloit que cela vînt de ce que je lui
avois brouillé la cervelle. Je ne savois plus où j'en étois; je ne
voulois pas pourtant jeter le manche après la cognée, parce que j'avois
dessein de faire durer cela jusqu'à ce que je pusse me déclarer pour la
petite Rambouillet. Elle me fit un jour une proposition: «Mettez,
disoit-elle, ma conscience en repos.--Eh bien! voulez-vous que je vous
épouse?--Non.--Que voulez-vous donc?--Trouvez quelque invention.» Et
après, elle me disoit: «Mais n'est-ce pas assez que vous m'ayez durant
cinq ans violée?» Elle appeloit cela _violer_, parce qu'elle faisoit
d'abord quelque résistance; puis elle changeoit tout-à-coup de discours.
«Ah! si j'étois assurée que vous m'aimassiez bien, je ne m'en
soucierois; mais vous avez honte de m'aimer.» Et alors elle me vouloit
obliger à faire des extravagances pour lui témoigner que je l'aimois.
Tout ce que je pus faire, ce fut de prendre quelque prétexte, comme je
fis, pour ne plus voir sa sœur avec qui elle étoit mal; car l'autre
l'avoit obligée d'assez mauvaise grâce à déloger d'avec elle. Il lui
prit une nouvelle bizarrerie. Elle avoit je ne sais quelle espèce de
demoiselle avec elle qu'elle faisoit toujours venir dans sa chambre. Un
beau jour je l'attrapai plaisamment. Comme elle étoit allée conduire une
dame jusqu'à la porte de l'antichambre, je la suivis; sa petite
demoiselle demeura auprès du feu. Je prends la veuve et je l'emporte de
l'antichambre dans une garde-robe, où je m'enferme avec elle, et je la
tins tant que je voulus. Je la fis un peu revenir de ses folies. Elle
sortit de sa maison parce que l'horloge de l'hôtel d'Épernon[141]
sonnoit les demi-heures et les quarts, et que cela lui coupoit,
disoit-elle, sa vie en trop de morceaux.

  [140] La sœur de _Lolo_ étoit madame de Louvigny. (_Voyez_ plus
  haut l'article de madame de Gondran, t. 4, p. 273, et les
  _Mémoires de Conrart_, au lieu déjà cité.)

  [141] L'hôtel d'Épernon étoit situé Vieille rue du Temple, près
  de la rue Saint-François.

Quand l'abbé de Cérisy eut fait la _Vie du cardinal de Bérulle_[142],
qui étoit son ami, il lui en envoya un exemplaire. Elle lui manda
gracieusement, quelques jours après, qu'elle n'avoit jamais cru qu'il
pût devenir assez idiot pour écrire de si sots miracles. On n'en vendit
quasi point. M. de Grasse (_Godeau_) disoit que c'étoit une vie écrite
par épigrammes, tant il y avoit de traits. Patru disoit qu'il y avoit
cinq ou six cents têtes à cet ouvrage, car il commence à tout bout de
champ, comme s'il étoit à la première ligne. Le libraire s'y pensa
ruiner. Le bon abbé avoit plus d'esprit que de jugement.

  [142] La Vie du cardinal de Bérulle, en 1 volume in-4º parut en
  1646.

Nous nous brouillâmes encore bien des fois, et nous raccommodâmes aussi.
Enfin, las de ses bizarreries, et ayant été obligé, par des
considérations de famille, à faire demander la petite Rambouillet, me
voilà accordé sans le lui dire[143]. Mon frère l'abbé, par malice, lui
alla annoncer cette nouvelle. Elle n'a jamais été si sage que cette
fois-là; car elle reçut cela comme une chose indifférente. Je ne
laissois pas d'aller chez elle; mais je prenois garde qu'il y eût
compagnie. Une fois, par malheur, je la trouvai seule; elle sortit de sa
chambre en colère et me donna un grand coup de poing; après je ne m'y
frottai plus. La sœur et son mari eurent une joie étrange de voir que
je me mariois: nous nous étions remis bien ensemble, il y avoit quelque
temps, du consentement de la veuve; elle-même s'étoit réconciliée avec
eux. Or, quand M. Rambouillet se voulut remarier, elle y prétendit fort,
tant pour être plus magnifique que sa sœur, que peut-être pour me faire
enrager à mon tour. Le bonhomme n'y voulut point entendre. Il étoit
accordé, il y avoit deux jours, quand une fille que je ne connoissois
point me vint dire que M. Le Faucheur, le ministre, qui logeoit en même
maison que la veuve, étoit fort mal et demandoit à parler à moi. Je fais
mettre les chevaux au carrosse, et cependant je dis à tous ceux que je
rencontrai que le pauvre M. Le Faucheur étoit bien mal. J'y vais vite;
mais je trouve cette même fille au bas de l'escalier qui me dit:
«Monsieur, c'est mademoiselle Le G....[144] qui veut vous parler.» Je
monte. Elle commence par des larmes et par des reproches, et me dit
enfin qu'il falloit que je l'épousasse, ou que je lui fisse épouser mon
beau-père. «Pour moi, lui dis-je, mes articles sont signés il y a
long-temps, et ceux de mon beau-père futur le furent avant-hier.» Elle
se mit à tempêter, que je m'en repentirois, que quelque jour son fils
seroit grand, que j'avois beau faire, que la petite Rambouillet ne
seroit jamais que ma g...., et que si elle eût su cela, elle l'eût
laissée tomber en la présentant au baptême. Elle est sa marraine. Je lui
parlai doucement, la remis du mieux que je pus, et me retirai quand je
la vis un peu apaisée. Cependant je fus en transes jusque devant
l'arche[145], que j'appris qu'elle n'étoit point au prêche; car elle
étoit si outrée, que je craignois qu'elle n'allât faire quelque
opposition ridicule. Sa sœur a été assez étourdie pour me dire depuis:
«Il me semble que vous deviez marier ma sœur avec votre beau-père;
c'étoit le moins que vous fussiez obligé de faire pour elle.» Cette
pauvre femme ne me sauroit encore voir sans surprise. J'ai eû du
déplaisir de ne pouvoir l'assister en quelques affaires qu'elle a eues;
mais il n'y a jamais eu moyen d'en approcher. Elle hait le cardinal, et
dit assez plaisamment que le soleil de mars est _mazarin_, à cause qu'il
lui fait mal à la tête.

  [143] Elisabeth Rambouillet n'avoit que onze ans quand elle fut
  accordée avec son cousin. (_Voyez_ l'article de l'abbé Tallemant,
  t. 4, p. 72 de ces Mémoires.)

  [144] Nom de la veuve.

  [145] Tallemant a effacé ces trois derniers mots et les a
  remplacés par ceux-ci: _jusques au jour de mes noces_. Sa
  première leçon, qui a trait aux usages du prêche, nous a semblé
  préférable.



MUETS.


J'ai vu mille fois un homme muet et sourd, assez bien fait de sa
personne et assez propre. Il plioit le linge admirablement bien en
toutes sortes d'animaux[146], et se faisoit entendre aussi bien que
personne ait jamais fait. Il alloit à Charenton, et, quand par signes on
lui demandoit de quelle religion il étoit, il mettoit son chapeau sur sa
tête, et son manteau sur les deux épaules, puis mettoit une table devant
lui; il faisoit des mains comme un ministre en chaire. Avec tout cela,
quand il y avoit procession à Saint-Sulpice, sa paroisse, il prenoit une
hallebarde et, marchant devant, il faisoit ranger le monde. Il lui prit
envie de se marier, et pour faire entendre sa volonté il se présenta au
consistoire. Mestrezat, le ministre, fut le premier qu'on envoya pour
tâcher d'entendre ce qu'il vouloit. Le muet lui fit quelques signes, et
se touchoit, mettoit les mains l'une dans l'autre, comme ceux qui se
donnent la foi; mais le bonhomme n'y comprit rien. On y envoya ensuite
Daillé, aussi ministre, à qui, outre tous les signes précédents, il en
fit encore un autre, car faisant un rond de son pouce et du doigt index
de la main gauche, il passoit dedans le doigt index de la droite. On lui
permit de se marier, voyant qu'il savoit si bien ce qu'il demandoit, et
qu'il étoit si bien préparé. Sa femme et lui se mirent à se mêler de
maquerellage. Un jour de petits enfants lui avoient fait quelque niche;
il prit un pistolet et en suivit un. Un armurier l'arrêta; il tira à cet
homme sans le blesser; pourtant voilà de la rumeur: on pilla la maison
du muet, et je ne sais ce qu'il devint.

  [146] C'étoit alors l'usage de donner toutes sortes de formes aux
  serviettes de table; nous en citerons un exemple tiré d'un livre
  rare et singulier: «Estant venus au quartier de madame Iceosine,
  nous trouvâmes plusieurs gentilshommes qui portoient les plats à
  la table de leur maîtresse..... Nous entrasmes dans la chambre où
  l'on devoit manger, le long des fenestres de laquelle...... nous
  vismes une fort longue table, et assez large, couverte d'une
  nappe mignonnement damassée; mais d'autant qu'en de telles
  maisons les choses qui sont en leur naturel, bien que rares et
  exquises, ne sont jamais assez agréables, si elles ne sont
  déguisées, ceste nappe avoit été ployée de telle façon qu'elle
  ressembloit fort bien à quelque rivière ondoyante qu'un petit
  vent fait doucement souslever. Les assiettes estoient rangées
  tout à l'entour, et chacune avoit son pain chappelé couvert de
  serviettes desguisées en plusieurs sortes de fruits et
  d'oiseaux.» (_Le Philaret, divisé en deux parties, Erres et
  Ombre, de l'invention de Guillaume de Rebreviettes, sieur
  d'Escœuvre_; Arras, 1611; in-8º, p. 52.)


Il y avoit sur le chemin de Notre-Dame-de-Liesse[147] un gueux qui
faisoit le muet; effectivement, il savoit si bien retirer sa langue
qu'on ne la voyoit point du tout. Une dame de mes amies (madame Perreau)
se douta qu'il y avoit de la subtilité, et lui promit dix sous s'il lui
vouloit dire combien il y avoit qu'il étoit muet. Il fut long-temps à
s'y résoudre; enfin il lui dit: «Madame, il y a quatre ans que je suis
muet.» Et il eut son demi-quart d'écu.

  [147] Notre-Dame-de-Liesse, lieu célèbre par un pélerinage, est
  un bourg situé à trois lieues de Laon, dans le département de
  l'Aisne.


Tillet-Saint-Leu, conseiller à la grand'chambre, a un grand fils bien
fait, qui est d'église: ce garçon est sourd et muet naturellement.
Cependant insensiblement il a appris quelques mots; il parle comme un
enfant qui ne sait que quelques façons de parler; il écrit des lettres
comme celles que les enfants dictent: cela ne se suit point. Il n'entend
que certaines personnes, encore est-ce plutôt au mouvement de leurs
lèvres qu'autrement; il est propre, il fait bien des choses de ses
doigts; et ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il danse bien et en
cadence.



CONTES SUR LE MARIAGE.


Milord Digby, homme de qualité en Angleterre, étoit un homme qui aimoit
fort les secrets; il a cherché la pierre philosophale. La peinture étoit
une de ses passions. Or cet homme avoit une femme qui étoit une des plus
belles personnes de l'Angleterre[148], il l'aimoit tendrement; mais il
vouloit bien qu'on le sût; et comme il affectoit de passer pour le
meilleur mari du monde, et que son esprit se portoit assez de soi-même
aux choses extraordinaires, il fit peindre sa femme nue, puis en mettant
sa chemise, en habit du matin, habillée, coiffée de nuit, les cheveux
épars, se coiffant; bref, de toutes les manières dont il put s'aviser;
et, comme elle mourut jeune, il la fit peindre dès le commencement de
son mal, puis quand elle fut affoiblie, et ensuite quasi tous les jours
jusqu'à sa mort. Ces derniers portraits étoient bien faits, mais ils
faisoient peur. Ils étoient tous de la main d'un excellent enlumineur.

  [148] Le chevalier Kenelm Digby avoit épousé la fille d'Edouard
  Stanley, nommée Venetia Anastasia, et célèbre par sa beauté.
  Demeuré fidèle à Charles Ier, Digby fit en France un long séjour.
  Il aimoit les nouveautés, et il contribua à répandre l'usage de
  la _poudre à sympathie_, rêverie médicale du dix-septième siècle.
  (_Voyez_ l'édition de Sévigné, donnée par M. Monmerqué; Paris,
  1818, t. 7, note de la page 224.)


Feu M. de Noailles avoit un Suisse qui se marioit en tous les lieux où
son maître faisoit d'ordinaire du séjour. Il avoit une femme en
Rouergue, une en Limosin une en Gascogne et une à Paris.


Un homme qui fut en prison parce qu'il avoit quatre femmes, interrogé à
la Tournelle pourquoi il en avoit tant épousé, répondit naïvement qu'il
avoit voulu voir s'il en trouverait une bonne; que la première ne valoit
rien du tout, la seconde guère mieux, la troisième n'étoit pas si
méchante, la quatrième un peu meilleure que la précédente, et qu'il
espéroit enfin rencontrer ce qu'il cherchoit. On trouva qu'il disoit
cela si bonnement, qu'on se contenta de l'envoyer aux galères[149] pour
punition de la folle entreprise qu'il avoit faite.

  [149] Quoique l'on ait dit que la bigamie étoit un _cas
  pendable_, dans l'ancienne jurisprudence de même que dans notre
  nouvelle législation, on se contente de punir des galères ce
  crime social. (Voyez _les Lois criminelles_ de Muizart de
  Vouglans; Paris, 1780, p. 226.)


A propos de cela, outre la vigne qu'on dit que M. l'archevêque doit
donner à celui qui au bout de l'an n'aura point de repentir de s'être
marié, on dit qu'il y avoit un curé à Sainte-Opportune qui disoit au
prône qu'il donneroit des pois pour le carême à ceux qui n'obéissoient
point à leurs femmes. Quand il avoit questionné les maris, pas un
n'emportoit de ses pois. Un crocheteur y alla, bien résolu d'en avoir;
le curé l'interroge sur la taverne, etc., il ne le pouvoit attraper.
«Prenez donc des pois, lui dit-il.» Comme le crocheteur remplissoit son
sac: «Vous deviez, ajouta-t-il, en prendre un plus grand.--Je le
voulois, dit le crocheteur, mais notre femme n'a pas voulu.--Ah! je vous
tiens, dit le curé: vous n'avez que faire de sac; laissez mes pois.»


Un procureur disoit à une partie: «Ne vous mettez pas en peine pour vos
_contredits_; au pis aller, ma femme les fera.»



MADAME DE LAUNAY.


Feu Jean Gravé, sieur de Launay, étoit fils d'un riche marchand de
Saint-Malo. Le trafic d'Espagne a fait de bonnes maisons dans cette
ville-là, et il y a eu des marchands riches de cinq cent mille écus.
Launay fit la marchandise aussi lui-même, et tint quelques fermes du
roi. Il devint plus riche que son père, et quelques envieux l'accusèrent
de fausse monnoie, quand Montauron fit un parti de faux monnoyeurs et de
rogneurs. On n'a jamais su parfaitement la vérité de cette affaire; car,
par l'arrêt qu'il obtint ici, il ne fut pas entièrement déchargé, et
cependant quelques-uns des accusateurs furent appliqués à la question,
et d'autres bannis. Pour moi, je pense qu'il étoit innocent[150].

  [150] Tallemant, allié à la famille des Puget, son
  cousin-germain, Gédéon Tallemant, maître des requêtes, ayant
  épousé la petite-fille de Puget de Montauron, doit naturellement
  leur avoir été favorable. (_Voyez_ l'Historiette des Puget, t. 5
  de ces Mémoires, p. 5.) On lit dans un libelle dirigé contre les
  financiers, qu'un des commissaires chargés d'instruire le procès
  de Puget lui fit cette question embarrassante: «Je vous prie de
  m'enseigner _comment je pourrois, avec deux ou trois mille écus,
  en acquérir en peu de temps cinq ou six cent mille_. Paroles qui
  le rendirent muet, dit l'auteur; il devint pâle, défait et
  tremblant de crainte, et possédé des froides appréhensions de la
  mort, qui le talonnoient comme s'il eût été condamné. (_Le Trésor
  du trésor de France volé à la couronne_, par Jean de Beaufort,
  parisien; 1615, in-8º, p. 31.)

Se voyant beaucoup de bien en fonds de terre et en argent, avec une
charge de trésorier des Etats de Bretagne, Launay vint s'établir à
Paris, où il se mit dans les affaires du Roi, et il y gagna encore
beaucoup. Cet homme n'étoit bon qu'à cela: hors le _numéro_[151], il
n'avoit pas le sens commun. La Grossetière[152], mon beau-frère, disoit
que c'étoit le fils d'un dogue de Saint-Malo. Il parloit comme un
paysan. Malleville m'a conté que cet homme, en sa petite jeunesse, fut
quelques années à Paris, logé chez son père. En ce temps-là, Malleville
avoit fait imprimer certaines lettres des Amours des Déesses qu'il a
désavouées depuis: en un endroit, Vénus écrivoit à Adonis qu'elle étoit
comme prisonnière, et que jamais _la pauvre Io_ ne fut gardée si
sévèrement. Launay, qui n'avoit jamais entendu parler de la pauvre Io,
corrige hardiment, et, au lieu de _la pauvre Io_, met _le pauvre Job_,
puis il dit à Malleville: «Vous avez pris un grand impertinent
d'imprimeur; regardez quelle faute il avoit faite.» La jeunesse du
quartier, à qui je contai cela, car Launay vint loger devant chez mon
père, ne l'appeloit plus que _le pauvre Job_. Une fois, il contait une
querelle, et il disoit: «Ils se donnèrent des coups de poing et des
_coups de soufflet_.»

  [151] Tallemant a plusieurs fois employé cette expression.
  (_Voyez_ dans l'article de _La Leu_, t. 5, p. 49.)

  [152] Une sœur de Tallemant, du premier lit, avoit épousé un
  d'Angennes, seigneur de La Grossetière.

Ce _bel-esprit_ avoit une petite femme qui n'étoit pas trop mal faite;
mais c'étoit une vraie petite bourgeoise de Saint-Malo, qui pourtant
faisoit fort la dame. «Elle a raison, disions-nous, car elle est dame
_née_, et on ne l'appelle jamais _mademoiselle_.» De bourgeoise elle fut
_madame_.

Launay avoit une cousine-germaine, mariée en Normandie à un hobereau, ou
soi-disant, car je vois des gens qui en doutent. Madame de Launay
d'aujourd'hui[153], sa fille, m'a dit, mais elle a de la vanité à
revendre, qu'il étoit gouverneur de Honfleur. Peut-être étoit-ce quelque
officier. Cette parente étoit veuve et chargée d'un grand garçon et de
trois filles. La seconde étoit une fort belle personne: son frère, qui
étoit toujours chez Launay, lui proposa d'aller chercher cette fille, et
de la donner à madame de Launay. Il y va avec un des amis du _pauvre
Job_, nommé La Bouvraye. Ce La Bouvraye m'a dit qu'il n'a jamais vu un
tel _pouillier_[154] que cette maison: les filles étoient les servantes
de leur mère, et elles étoient habillées comme des gueuses. Cette belle
avoit des taches de rousseur sur la gorge, faute d'un mouchoir ou faute
de soin. Ils l'amènent chez Launay, et ce pauvre La Bouvraye en devint
amoureux en chemin. A peine fut-elle arrivée que madame de Launay
renvoie sa suivante, et cette belle fille l'a peignée bien des fois: il
est vrai qu'elle l'appeloit _ma cousine_, et Launay l'appeloit _ma
nièce_. En Bretagne, on appelle neveux et nièces ceux sur qui on a le
germain; de là vient qu'on dit _nièces_ et _neveux à la mode de
Bretagne_.

  [153] C'est-à-dire mademoiselle des Marais, seconde femme de
  Launay.

  [154] _Pouillier_, mauvaise auberge, méchant logis. (_Dict. de
  Trévoux._)

La première fois que je vis cette belle fille, ce fut chez ma mère; je
la trouvai qui se chauffoit dans l'antichambre avec la demoiselle de ma
mère; elle me parut trop bien faite pour être traitée en suivante.
«Jésus! mademoiselle; eh! que faites-vous ici? Ne voulez-vous pas venir
là dedans?» En disant cela, je la prends; elle étoit fort simple, et se
laissoit assez conduire[155], et je la fais asseoir en rang dans la
chambre de ma mère. Depuis, elle fut assise partout comme une parente.
Je donnai les violons ensuite, et je la fis danser des premières. Elle
étoit fort mal en habits, et une pauvre jupe de taffetas bleu déteint,
qui étoit sa plus belle jupe, avoit plus de cinquante taches. Tout le
monde pourtant la trouva fort belle, quoique ses yeux ne fussent pas si
doux, à beaucoup près, qu'ils le furent depuis; car la femme de chambre
de madame de Launay, croyant faire merveille, lui avoit fait les
sourcils. Je lui dis que cette coquetterie-là ne lui étoit pas
avantageuse. La pauvre fille crut avoir fait un grand crime, et souffrit
beaucoup plus patiemment une assez grande maladie qu'elle eut, parce
que, durant ce temps-là, ses sourcils eurent le loisir de revenir. Nous
lui faisions la guerre, que Guénault[156] lui tâtant le ventre, elle lui
disoit: «Pas si bas, M. Guénault, pas si bas.» C'étoit un drôle qui la
trouvoit fort à son goût. Le premier jour qu'elle se sentit indisposée,
elle mit une cornette. Hélas! il n'y a jamais eu de cornette si modeste,
il n'y avoit pas une dent de rat de dentelle, et, faute d'autre habit,
elle avoit une cornette blanche avec sa robe. Madame de Launay ne la
traitoit pas trop bien au commencement, et j'enrageois de voir cette
petite bourgeoise[157] se faire servir par une fille que tant d'honnêtes
gens eussent si volontiers servie. Enfin, comme elle vit que cette fille
jouoit bien et heureusement, elle fit un fonds, et la mit de moitié. La
belle gagna, et de son gain s'habilla passablement. Plusieurs la
cajolèrent; mais pas un n'y réussit; c'étoit une personne timide, et
persuadée que tous les hommes étoient des trompeurs. Je fus son premier
ami, elle avoit quelque confiance en moi; mais je ne m'en pus tenir à
l'amitié. Par vanité autant que par autre raison, j'eusse été ravi d'en
être aimé; car, pour dire le vrai, je voyois bien qu'il n'y avoit rien à
faire que par des voies qui n'étoient point les miennes, je veux dire
par _le légitime_. Je lui montrois l'italien à un baiser par mois; mais
elle ne voulut pas tenir long-temps ce marché-là. Elle l'a appris depuis
qu'elle fut mariée. Je fis des vers pour elle, et je fis si bien qu'elle
me permit, faute d'autre commodité, de les couler adroitement dans sa
robe, qui étoit troussée, et cela en un lieu où il y avoit assez de
gens. Elle en laissa tomber quelque chose, car il y avoit plus d'une
pièce. Comme elle les portoit sur elle pour les apprendre par cœur,
quelques jours après, comme je causois avec madame de Launay et elle, ma
belle-sœur Tallemant[158], leur amie, y vint; elle se mit à me faire la
guerre d'un certain sonnet qu'elle avoit trouvé, qui effectivement avoit
été fait pour mademoiselle Des Marais, et que je lui avois donné; mais
que je disois avoir fait pour une autre, dont elle savoit bien que je
n'étois point amoureux, et je lui en avois fait confidence. On le lut
tout haut, et notre peu fine demoiselle ne put s'empêcher de rougir et
de me faire signe. On parla ensuite d'autre chose, et, en sortant, je
lui dis qu'elle me faisoit tort de se défier de ma discrétion, et que je
n'avois garde de rien dire. «Ce n'est pas cela, répondit-elle, c'est que
je n'en ai encore rien dit à madame.--Comment, lui répliquai-je,
seriez-vous assez innocente pour lui en parler?» Il survint du monde, et
je ne lui en pus dire davantage. A quelque temps de là, je me trouvai
seul avec elle et madame de Launay; je ne sais comment on vint à
demander si une prude pourroit s'empêcher d'ouvrir une lettre qu'elle
trouveroit sur sa table, quand elle sauroit que ce seroit une lettre
d'amour, pourvu qu'elle fût seule et qu'elle fût assurée qu'on n'en
sauroit rien? Mademoiselle Des Marais dit «que, pour elle, elle ne
seroit pas assez curieuse pour l'ouvrir.--Là, là, répondit l'autre, il
n'y auroit pas plus de danger qu'à recevoir des vers d'amour de
monsieur que voilà.» Je vous laisse à penser si je fus surpris;
cependant, je tournai tout cela en raillerie, quoique la fille s'en
défendît sérieusement et assez mal. Elle me dit des choses après
lesquelles une personne raisonnable, si une personne pouvoit faire ce
qu'elle fit là, me devoit au moins défendre de mettre le pied chez elle;
cependant, avant que de sortir, nous fûmes les meilleurs amis du monde.
La première fois que je pus parler à la belle, je lui fis bien des
reproches; mais elle me dit qu'elle étoit bien fâchée d'avoir attendu si
tard à le dire à madame; elle avoit cru que madame de Launay avoit
trouvé les vers qu'elle avoit perdus, et qu'elle n'en avoit voulu rien
témoigner pour voir si la fille continueroit d'en recevoir. Et puis la
pauvre mademoiselle Des Marais craignoit plus que toutes les choses du
monde de retourner chez sa mère. Je me contentai donc, voyant à qui
j'avois affaire, de l'aimer de bonne amitié.

  [155] Quillet disoit que c'étoit ainsi que Dieu fit notre mère
  Ève. (T.)

  [156] Guénault, médecin de l'hôtel de Condé.

  [157] On lit au manuscrit _cette petite se fait servir_, etc.; le
  mot _bourgeoise_, indiqué par le sens, est resté au bout de la
  plume de l'auteur.

  [158] Anne Bigot, femme du frère aîné de Tallemant.

Je ne parle point de toutes les folies qu'on faisoit dans le quartier
avec _Lolo_ et ses sœurs[159]. Nous fûmes plusieurs fois trois et
quatre jours à la campagne ensemble, et je m'y divertissois toujours
mieux qu'un autre; car j'avois toujours quelque attachement pour la
belle, et cela m'occupoit l'esprit agréablement; je n'en étois que de
meilleure compagnie. Quand ceux qui étoient de cette société se
souviennent de toutes les folies qu'ils m'ont vu faire, ils en rient
encore, et _Lolo_ m'en a parlé plus de cent fois depuis.

  [159] Voyez les _Mémoires de Conrart_, t. 48, p. 189 de la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_,
  deuxième série.

La petite madame de Launay n'étoit pas saine, et la grosse Champré[160],
qui logeoit tout contre chez elle, lui faisoit faire des choses qui la
tuèrent au bout de trois ans. Elle passoit les nuits à courir les
sérénades, et se baignoit avec une fluxion sur les oreilles. Je prédis
un jour à mademoiselle Des Marais qu'avant qu'il fût deux ans, elle
coucheroit au grand lit, et je fus prophète. Launay étoit sensuel; il
avoit beaucoup de bien; il avoit promis dix mille écus en mariage à
cette fille, il les gagnoit en l'épousant. Il la connoissoit, et elle
avoit tout le soin de son ménage; car la petite dame se déchargea enfin
de tout sur elle. Madame de Launay morte, cette fille se conduisit assez
bien; elle étoit devenue plus habile avec le temps. La Bouvraye voulut
l'épouser; mais elle n'en voulut pas. Elle fit dire à Launay, par son
frère, qu'elle ne pouvoit demeurer avec un homme de son âge, sans faire
parler: il n'avoit pas cinquante ans; qu'elle le prioit de trouver bon
qu'elle se retirât chez sa mère. Launay répondit: «Je n'ai pas juré de
ne me pas remarier, et j'épouserai aussi bien votre sœur qu'une autre;
donnez-vous un peu de patience.» Ma belle-sœur Tallemant fut du
conseil, où il fut résolu qu'elle ne verroit pas un homme, non pas même
moi qui étois accordé alors. Cette madame Tallemant ne la conseilla pas
toujours si bien. On a su depuis que Launay ne fut pas long-temps sans
promettre à sa nièce de l'épouser, et qu'aussitôt il songea à faire
venir la dispense. La dispense venue, il l'épousa secrètement, et, pour
coucher ensemble, elle se plaignoit que la petite de Launay lui donnoit
des coups de pied et l'empêchoit de dormir. On mit donc un petit garçon
en sa place qui n'étoit pas d'âge à rien remarquer, comme l'autre eût
fait. Ce qui l'embarrassoit le plus, c'étoit que son mari ne pouvoit
s'empêcher de la caresser devant ses gens, et qu'il l'appeloit
quelquefois _ma femme_, au lieu de _ma nièce_. Enfin elle se trouva
grosse, car elle a été fort féconde, et il fallut déclarer le mariage au
bout de deux mois. «Hé bien! me dit-elle quand je la vis, voilà la
prophétie accomplie.--Oui, lui dis-je, mais je n'eusse jamais prédit
qu'une prude comme vous dût coucher deux mois avec un homme sans en rien
dire, et qu'un dévergondé comme moi se mariât en face de l'Église.» Son
mari, dans le contrat de mariage, reconnut avoir reçu vingt mille écus;
mais il lui donna d'abord trois cents louis d'or pour jouer, et, faisant
une affaire, il y avoit toujours quelque chose pour elle. Elle a pu
épargner beaucoup. Il lui déclara qu'il vouloit la trouver au logis,
quand il revenoit de ville; cependant, dès qu'il avoit dit trois mots,
il dormoit, et en plein jour. Pour cela, il lui laissa recevoir qui elle
voulut, et jouir tout son soûl. Elle eut bien de la peine à le faire
résoudre à laisser mettre de l'argent à ses meubles[161]. Jamais femme
n'a tant gâté de belles hardes que celles-là.

  [160] La Champré, l'une des _dames de Noyon_, étoit terriblement
  dévergondée. (_Voyez_ son Historiette, t. 4, p. 53.)

  [161] Le luxe étoit alors porté à un tel point qu'on avoit des
  meubles d'argent massif. Cela dura jusqu'à la guerre de 1689, à
  l'occasion de laquelle Louis XIV donna l'exemple à ses sujets en
  envoyant à la Monnoie les chefs-d'œuvre de Ballin qui
  garnissoient les appartements de Versailles. (_Voyez_ la lettre
  de madame de Sévigné à madame de Grignan, du 18 décembre 1689.)

Madame Tallemant la mit dans la magnificence des habillements, en lui
disant: «Qui fera de la dépense que ceux qui sont bien riches?» Quand je
la voyois si magnifique, je disois «que je voudrois avoir cette jupe de
taffetas bleu pour la lui montrer, comme une reine de la Chine montroit
la truelle de son père, qui étoit maçon, au roi son fils, quand il
faisoit trop le fier.» A la Chine, on cherche la plus belle fille pour
le roi, sans regarder à la naissance.

Elle n'en usa pas trop bien; car, comme si son mari en l'épousant eût eu
quelque grand avantage, elle lui fit prendre un plus grand air qu'il
n'avoit fait jusque là, et l'obligea à se faire président des comptes à
Nantes. Toute la famille étoit aux dépens de son mari. Des Marais, dans
le parti des tailles de Beauce, vola si bien en commandant les fusiliers
de Launay, qu'il se mit bientôt à son aise, et après il épousa la
bâtarde du feu marquis de Maulny, frère de M. de Bouillon La Mark. Il
avoit fait connoissance en Beauce avec cette fille, et son frère, qui se
fait appeler l'abbé de La Mark. Ils étoient tous deux fils d'une madame
de Talsy, qui ne fut pourtant jamais épousée; elle s'appeloit Salviati
en son nom: Maulny lui avoit fait ces deux enfants. La cadette de madame
de Launay vint demeurer avec elle, et enfin Launay la maria à un
gentilhomme de Normandie nommé Morinville. Elle est belle femme, mais
non pas comme sa sœur. Mademoiselle Des Marais, de tout temps, nous
avoit dit qu'elle avoit une petite sœur qui seroit admirablement belle.
Cette fille arrivée, elle la trouva fort changée, et la vouloit
renvoyer. «Ah! disoit-elle, qu'on se va moquer de moi!»

Voilà toute la cour chez madame de Launay. Un jour, elle alla jouer chez
madame de Nemours, qu'elle avoit vue à Bourbon; elle ne gagna que dix
pistoles, et les jeta pour les cartes assez dédaigneusement. Feu M. de
Nemours s'y trouva, qui les prit fort bien, et dit en riant: «Vraiment,
cette madame de Launay est la plus généreuse personne du monde; elle
sait que nous n'avons pas trop d'argent, et elle nous rend ce qu'elle
nous a gagné.» Elle étoit fort belle alors, et je disois: «Si j'étois le
Roi, je me contenterois de ma fermière.» Son mari étoit fermier des
entrées. Depuis, les enfants l'ont un peu gâtée. Elle porta son mari à
acheter Sablé. Voyez le plaisant homme pour avoir une terre de cette
importance! les gentilshommes qui en relevoient juroient de le jeter
dans la rivière. L'affaire ne s'acheva pas.

Elle réussissoit admirablement bien au bal, car elle dansoit fort bien,
est de belle taille, et ne rougit jamais. Il y avoit bien des femmes qui
en enrageoient, et le bruit couroit qu'on cabaloit pour l'empêcher
d'être conviée. Un homme lui envoya une fois un faux billet de bal; la
maîtresse de ce bal-là en avoit donné un, pour la convier, à un valet
qui le perdit; elle y alla donc sur ce faux billet. Le lendemain, cet
homme lui avoua la malice; mais elle le gronda fort, car, enviée comme
elle étoit, il ne falloit que cela pour lui faire recevoir un affront.
Ensuite elle voulut être des assemblées de la haute volée; enfin elle
fut chez madame de Chevreuse, mais on ne la mit qu'au deuxième rang, et
elle ne dansa point. Roquelaure, en sortant, l'aperçut: «Hélas! madame,
lui dit-il, je ne vous savois non plus ici qu'à mille diables.» Un an
après, comme elle étoit bien encore d'une autre façon dans le grand
monde, il lui arriva bien pis que cela au Louvre. Roquelaure, qu'elle ne
vouloit point voir au commencement, étoit devenu son bon ami; il lui mit
dans la tête qu'elle pouvoit aller danser au Louvre, à ces petites
assemblées particulières qui se faisoient dans le cabinet de la Reine,
et que, pour cela, il ne falloit qu'aller avec la comtesse de Ludre.
Elle le croit, se flattant de ce qu'elle est fille d'un hobereau; car
elle a fait tout ce qu'elle a pu pour faire croire que Launay l'avoit
épousée pour l'alliance. L'huissier voulut bien laisser entrer la
comtesse de Ludre, mais point madame de Launay. La comtesse ne la voulut
pas abandonner, et elles revinrent toutes deux. Cela se sut le
lendemain. Roquelaure, qui badine toujours avec Monsieur, lui dit: «Oh!
vraiment, il y aura grand'presse à vous envoyer des beautés, vous leur
faites fermer la porte au nez.» La Reine l'entendit, et dit quelque
petite chose qui n'étoit pas trop bon pour la belle. Il lui arriva aussi
de faire une incongruité au bal chez M. le chancelier, où étoit le Roi;
car, étant allée prendre quelqu'un qui étoit derrière lui, Sa Majesté se
leva, et elle dit bonnement que ce n'étoit pas lui qu'elle avoit pris,
mais M. de Roquelaure, qui étoit auprès du Roi. Cependant tout cela ne
lui nuisit point dans le monde; on admiroit comment elle avoit pu
recevoir toute la cour chez elle, et même le roi d'Angleterre, sans
qu'on en eût jamais médit. La vérité est qu'elle n'est point encline à
l'amour; ce n'est pas qu'elle ne soit coquette de coquetterie de vanité;
mais ses passions dominantes, qui sont le jeu et le grand monde, étant
satisfaites, elle ne songeoit pas à l'amour; d'ailleurs, elle avoit
toujours le ventre plein. Elle disoit pour ses raisons qu'en jouant,
elle faisoit des amis à son mari. Je disois: «Il y a un moyen de lui en
faire, bien plus sûr que celui-là.»

Launay mourut neuf ans après l'avoir épousée. Elle eut le courage de
prendre le soin des affaires et y gagna; d'ailleurs elle a la garde
noble de ses enfants. Voilà aussitôt sa sœur aînée chez elle; c'est une
brutale, et qui avec cela s'est éreintée en tombant de cheval à la
chasse. Elle lui voulut donner deux mille livres tous les ans, et
qu'elle se retirât à la campagne, ou bien qu'elle demeurât dans un
monastère sans être religieuse, si elle ne vouloit; mais cette
impertinente vouloit demeurer à Paris. Elle trouva à la marier à je ne
sais quel vieux _hidalgo_, et lui donna dix mille écus. Cet homme la
devoit venir voir; un certain jour elle s'exerce à aller au-devant de
lui jusqu'à la porte, et lui faire la révérence sans bâton. Elle la fit
plusieurs fois; mais, quand ce fut au fait et au prendre, elle tomba si
rudement, qu'elle se pensa rompre le cou.

Madame de Launay effectivement est bonne parente; elle a fait aussi pour
les enfants de son frère, qui fut tué au combat de Saint-Antoine, tout
ce qu'elle pouvoit faire; mais elle eut une grande mortification. Cette
petite de Launay, qu'elle accusoit autrefois de lui donner des coups de
pied, lui fit un fort vilain tour: elle se laissa cajoler par Gadagne,
beau garçon, mais peu accommodé, et s'y engagea si bien, qu'enfin il la
lui fallut donner. Le grand abord qu'il y avoit là-dedans facilita cette
affaire; la veuve ne prenoit pas garde d'assez près à sa belle-fille; on
lui en donna avis; elle n'en voulut rien croire, et après il ne fut plus
temps d'y mettre remède. Cela fit crier les parents de la première
femme. Cette petite madame de Gadagne, au bout de huit jours, disoit:
_Nous autres femmes_. Elle a un emportement pour ce mari qui est le plus
incommode du monde: elle veut sans cesse badiner avec lui, jusqu'à
l'empêcher de boire à table; enfin il s'en fâcha un jour en compagnie.
Elle ne parle que de lui.

Cette femme a des vanités bien ridicules, comme d'avoir un valet de
chambre qu'elle appelle toujours _mon valet_. Elle affecte un certain
air de personne de qualité; elle fait fort la précieuse, et vous diriez
qu'elle fait honneur aux gens. Toutes ses habitudes sont à la cour; il
n'y a que la seule madame Tallemant qui soit de la ville; mais l'autre
aussi est toujours dans l'adoration. Cela fait dire bien des choses
qu'on ne diroit pas, si elle faisoit un peu moins l'entendue. Elle
disoit une fois que la Reine d'Angleterre, faute d'une chaise honnête,
n'avoit pas le jubilé en chaise. «Je pensai, ajouta-t-elle, lui en faire
faire une[162].»

  [162] La Reine d'Angleterre manquoit du nécessaire; sa pension ne
  lui étoit pas payée; les marchands ne lui faisoient plus de
  crédit, et le cardinal de Retz fut obligé de lui envoyer du bois
  dans l'hiver de 1649. (_Mémoires du cardinal de Retz_, dans la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_,
  deuxième série; t. 44, p. 320.)

Le grand monde qu'elle a vu lui a ouvert l'esprit; elle est d'une
conversation raisonnable et aisée; mais elle ne dira jamais des choses
fort spirituelles. La plus grande faute de jugement qu'elle ait faite en
sa conduite depuis qu'elle est veuve, c'est d'avoir prétendu à M. de
Lesdiguières. L'année passée, il la vit quelque part; elle lui plut, et
comme c'est un homme fort coquet, et puis c'est tout, il se mit à lui en
conter et à la voir fort souvent. Elle, sous prétexte de jouer au mail
le matin, car sa maison a une porte qui rend dans le Palais-Royal,
souffroit qu'il vînt chez elle à huit heures du matin. Elle s'étoit mise
depuis la mort de son mari à jouer au mail et à courir à cheval avec la
comtesse du Lude. Elle avoit des bonnets de plumes et des justaucorps.
Elle fit pis, car un jour que cet homme étoit chez elle, la grosse
madame Tallemant dit: «Allons-nous promener? Qu'on mette donc les
chevaux au carrosse.» Je ne sais si l'ordre fut bien ou mal donné, mais
quand on descendit, il n'y avoit que le carrosse du duc. Voilà madame
Tallemant dedans, qui l'y fit mettre aussi. A la promenade le long de
l'eau, quelqu'un voit un laquais de madame de Launay derrière avec ceux
de M. de Lesdiguières; il l'appelle: «Hé, laquais, est-ce que M. de
Lesdiguières a épousé madame de Launay?» Le duc, apercevant cela, fait
venir ce laquais, et lui demande ce que c'étoit; le laquais le dit
naïvement. Voilà les dames à éclater, comme s'il y eût bien eu de quoi
rire. Les amies de madame de Launay, si amies se peuvent dire, madame de
Brancas et mademoiselle de Beaumont, se déchaînèrent un jour en présence
de madame de Bonnelle contre l'étourderie de madame de Launay. Elle le
sut, et sa sœur de Mérinville, qui est ici six mois de l'année chez
elle, l'alla quereller de ce qu'elle n'avoit pas querellé les autres, et
qu'elle vouloit bien qu'on sût que, quand on étoit demoiselle, on
pouvoit prétendre à tout. Par là, il est clair que madame de Launay a
donné dans le panneau. Madame de Villeroy et toutes les parentes du duc,
qui n'est pas un grand personnage, en furent un peu alarmées. Il n'y
avoit pourtant pas de quoi excuser une folie; car il s'en faut bien
qu'elle soit si belle qu'autrefois, et c'eût été une extravagance à l'un
et à l'autre; mais le tabouret est une belle chose. Madame de Villeroy
en dit par où elle en savoit, elle soutint que cette femme n'étoit point
demoiselle, et alla rechercher tout ce que nous avons écrit touchant son
_avènement_ à Paris. Le duc se mit après à en cajoler d'autres, et on se
moqua de la pauvre madame de Launay; c'est un homme qui a beaucoup de
train: on disoit que c'étoit la maison de Paris où, à proportion, il se
dépensoit le plus en vin. «Jésus! dis-je, il eût donc bien fait
d'épouser madame de Launay; il eût beaucoup épargné sur les entrées.»
Elle y étoit intéressée. Pour faire la femme de grande qualité en toutes
choses, elle va à la messe aux Quinze-Vingts[163], en justaucorps; elle
y étoit une fois avec un justaucorps de velours noir, tout couvert de
rubans couleur de feu; et, ce qu'il y a de meilleur, c'est que, pour
être plus à la cavalière, elle ne met jamais qu'un genou en terre. Je
sais que madame de Montausier s'en est fort raillée. Avec tout cela elle
est dévote, et me disoit une fois qu'elle vouloit en être quitte pour
cent mille ans de purgatoire. «Par ma foi! lui dis-je, vous seriez bien
_gresillée_ quand vous sortiriez de là.» Ce carnaval, le Roi l'ayant
trouvée chez madame la Comtesse[164], où elle joue presque tous les
jours, la mit d'une mascarade à l'improviste, et dernièrement il devoit
aller jouer au Palais-Royal avec elle; cela l'achèvera. Je voudrois
donc qu'il lui donnât après cela son pucelage[165].

  [163] Les Quinze-Vingts étoient alors près du Louvre, sur
  l'emplacement de la rue de Chartres et de la rue Saint-Nicaise.

  [164] Olympe Mancini, comtesse de Soissons.

  [165] On a prétendu que les premières affections de Louis XIV
  furent pour madame de Beauvais, première femme de chambre de la
  reine-mère, quoiqu'elle fût laide et vieille. (Voyez les
  _Mémoires du duc de Saint-Simon_. Paris, 1829; tom. 1er, pag.
  124.) C'est cette dame de Beauvais qui a fait bâtir l'hôtel de
  Beauvais, rue Saint-Antoine, avec les pierres destinées au
  Louvre, qu'à force d'importunité elle obtint d'Anne d'Autriche.



TOURS, MALICES.--TOURS DE BOHÊMES.


Un secrétaire du Roi, nommé Renouard, qui avoit grand crédit à la
Chancellerie, pour faire enrager Lugoli, grand-prévôt de l'hôtel, du
temps de Henri IV, dressa des lettres d'abolition de tous les crimes
imaginables, les fit sceller et puis les envoya à Lugoli. On conte de ce
Lugoli, qu'ayant pris un gentilhomme qui, étant du parti de la Ligue,
avoit fait bien des méchancetés, et se doutant que madame de Guise le
réclameroit, il le fit pendre brusquement. Madame de Guise n'y manqua
pas; le Roi lui accorde la grâce. Lugoli dit qu'il étoit dépêché. Voilà
madame de Guise à pester. «Ah! madame, dit-il, si vous saviez combien il
est mort bon catholique, vous ne le plaindriez pas.»


Le petit de Maincour-Gayan, voyant qu'on lui avoit défendu de manger de
certaines poires qui étoient dans un panier pour faire un présent, et
qu'on les avoit comptées en sa présence, les mordit toutes l'une après
l'autre, et les arrangea si bien qu'il n'y paroissoit pas; puis il dit:
«Le compte y est.»


Un autre enfant, auquel on avoit donné à choisir de deux pommes fort
égales, en lui disant: «Prenez celle qu'il vous plaira, et donnez
l'autre à votre cadet,» mordit dans l'une, et, la présentant à son
frère, lui dit: «Tiens, mon frère, voilà la tienne,» puis il mordit vite
dans l'autre.


Il y avoit un éveillé de cordonnier à la rue Saint-Antoine, à l'enseigne
du _Pantalon_, qui, quand il voyoit passer un arracheur de dents,
faisoit semblant d'avoir une dent gâtée, puis le mordoit bien serré, et
crioit après: «_Au renard!_» Un arracheur de dents, qui savoit cela,
cacha un petit pélican[166] dans sa main, et lui arracha la première
dent qu'il put attraper, puis il se mit à crier: «_Au renard!_»

  [166] Le _pélican_ est une pince à l'usage des dentistes.


Un garçon d'arracheur de dents en arracha deux à un homme au lieu d'une.
Cet homme vouloit faire du bruit: «Taisez-vous, lui dit-il, si mon
maître le sait, il vous fera payer pour deux.»


La Grossetière[167], qui en toutes choses est un homme tout de soufre,
eut une grande patience en pareille occasion: Dupont l'opérateur lui
arracha une bonne dent pour une mauvaise; il ne dit rien, sinon:
«Arrachez donc cette fois-là celle qui me fait mal.»

  [167] La Grossetière, beau-frère de Tallemant des Réaux, étoit un
  d'Angennes.


Le prince de Tingry, père de madame de Luxembourg, étoit un ridicule de
corps et d'esprit, et par-dessus tout cela fort glorieux. Le feu comte
de Tonnerre, qui étoit un faiseur de malices, l'attrapa bien une fois.
C'étoit à Tonnerre, où il y avoit un fort bel hôpital, contigu au
château: il fit retrancher et tapisser une salle de cet hôpital avec des
tapisseries magnifiques, mais il n'y avoit qu'un dais de natte et une
citrouille creusée pour cadenas, s'excusant sur ce que, _cadenas_ et
_dais_ n'étant pas à son usage, il n'en avoit pu trouver d'autres.
Lorsque le prince fut couché, il fit défaire la tapisserie, et le
lendemain ce beau seigneur se trouva en même salle que les pauvres. Il
s'en plaignit, mais tout le monde n'en fit que rire.


Saint-Gelais, pour se moquer de je ne sais quel grand _Halbreda_[168],
qui étoit lecteur aux Jeux Floraux de Rouen, y envoya une ballade dont
le refrain étoit:

    Un grand pendard tel que je pourrois être.

Tout le monde se crevoit de rire de voir cet homme lire cela
sérieusement.

  [168] _Halbreda_, ou plutôt _hallebreda_, comme l'écrit
  l'Académie, se dit par mépris d'une grande femme mal bâtie, d'une
  espèce de _virago_ et de harengère. Suivant le dictionnaire de
  Trévoux, Voiture a employé ce mot au masculin. Tallemant en
  fournit ici un second exemple.


Un jeune gentilhomme normand, nommé Maromme, qui avoit bien de l'esprit,
en dînant avec un autre, trouva certaines olives fort à son goût, et,
pour empêcher l'autre d'en manger: «Ami, lui dit-il, tu contes telle
chose d'une façon dont tout le monde ne tombe pas d'accord.--Ah! dit
l'autre, c'est pourtant la vérité.--Redis-la-moi donc.» Cet homme se met
à conter, et lui à manger les olives. Quand il n'y en eut plus: «Mon
cher, lui dit-il, en voilà assez; toutes les olives sont mangées.»


Le père de Clinchamp, dont, nous avons parlé[169] ailleurs, s'avisa,
pour se divertir un jour de mardi gras, de faire entre-convier à faux,
pour souper, sept ou huit familles des plus considérables de Caen, et
qui pour l'ordinaire se divertissoient le mieux au carnaval. Chacun
croyoit souper chez son voisin, et comme cela on n'apprêta à souper chez
personne, et on jeûna dès la veille du jour des Cendres. Lui, pour se
moquer d'eux, se tint en lieu où il les vit tous sortir de leurs maisons
pour aller les uns chez les autres: ce ne fut que gronderies jusqu'à ce
qu'on eût su la vérité.

  [169] Voyez l'historiette de de Clinchamp, t. 4 de ces
  _Mémoires_, p. 376. Il est parlé du père dans l'article du fils.


Camusat, le libraire de l'Académie, avoit acheté des livres de
mathématiques. Il y en avoit un de perspective fort commun, mais avec
lequel on avoit relié un petit traité fort rare, intitulé: _Alæ et scalæ
mathematicæ_. Quelques gens lui avoient voulu donner une pistole de tout
ensemble. Le Pailleur et deux autres mathématiciens se mirent en tête
d'attraper ce libraire; ils envoyèrent un d'entre eux demander là-dedans
les livres de perspective. Camusat lui montra celui-là. «Ah! le bon
livre! dit cet homme. Si je ne l'avois point, je vous en donnerois trois
pistoles; mais qu'est-ce qu'il y a au bout? _Alæ_, etc. Qu'est-ce que
cela? Je ne connois point ce traité-là!......» Il le méprisa tant que le
libraire le lui donna pour dix sols. Les autres y vont ensuite, et,
ayant vu le livre, «Que faites-vous de cela? lui dirent-ils.--Ce que
j'en fais! Vous ne l'auriez pas pour deux pistoles.--Je vous en
fournirai à vingt sous pièce, dit Le Pailleur; mais qu'y avoit-il là au
bout?--_Alæ_, etc., dit Camusat.--Et qu'avez-vous vendu cela?--Dix
sols.--Dix sols! je vous en aurois donné dix livres.» Il pensa crever,
car il étoit glorieux.


Le marquis de Resnel acheta un fief qui relevoit d'un autre fief
appartenant à un riche apothicaire de Paris. Ce sire lui fit dire qu'il
lui devoit foi et hommage, et cela assez incivilement. Le marquis,
résolu de s'en venger, vient à Paris, se met au lit, et le soir envoie
commander un lavement chez cet apothicaire, pour un grand seigneur qui
logeoit en tel lieu: le maître y voulut aller lui-même, et prit même ses
habits des dimanches. Le feint malade ne se laissa point voir au nez;
l'apothicaire lui donne le lavement, et, avant qu'il se fût retiré, le
marquis lui lâche tout au visage en lui disant: «Voilà comme je vous
fais foi et hommage, monsieur l'apothicaire.» Grand procès pour cela;
mais les juges rirent tant qu'il fallut que l'apothicaire s'accommodât.


Un jeune garçon, natif de Palestrine, en Italie, servoit à Rome madame
de Pisani, mère de madame de Rambouillet. Il étoit naturellement enclin
à la bouffonnerie; il se débauche et se met avec des comédiens, et
devient un si excellent homme en son métier, qu'il faisoit également
bien toutes sortes de personnages; on le surnomma le _docteur de
Palestrine_, parce qu'il faisoit plus souvent le rôle de docteur. Il
voyagea par toute l'Europe, et étoit caressé de tout le monde; il
revenoit de temps en temps voir sa maîtresse à Paris, et logeoit chez
elle. Elle, pour divertir Henri IV, et depuis la Reine-mère, le prioit
de jouer avec les comédiens italiens qui étoient ici. Une fois, étant à
Rome, il s'avisa de faire _una burla_ à Paul Jordan, duc de Bracciane,
chef de la maison des Ursins[170]. Ce seigneur étoit fort humain et fort
populaire; il faisoit belle dépense et avoit toujours une assez belle
cour. En allant à la messe à pied, assez proche de chez lui, il étoit
toujours accompagné de beaucoup de gens de qualité, et parloit tantôt à
l'un et tantôt à l'autre. Le docteur loue des gueux qu'il fit bien
habiller à la juiverie; il avoit choisi ceux qui ressembloient le mieux
aux courtisans du duc, et leur donna à chacun le nom de ces courtisans
qui leur convenoit le mieux. Pour représenter je ne sais quel gros
homme, il prit un gueux qui contrefaisoit l'hydropique en demandant
l'aumône. Pour lui, il s'étoit habillé le plus approchant qu'il avoit pu
du duc de Bracciane. En cet équipage, il attend que Paul Jordan sortît
de chez lui, se met à sa suite de l'autre côté de la rue, et le
contrefait en toute chose jusqu'à l'église, y entre; l'un se met à
droite, l'autre à gauche; il continue à l'imiter, et l'accompagne jusque
chez lui en le contrefaisant. Paul Jordan se tenoit les côtes de rire.

  [170] Paul Jourdain, duc de Bracciano, prince du Saint-Empire,
  mourut en 1645.


Un soldat de fortune, nommé Maffecourt, qui est présentement major de
Vitry-le-Français, sa patrie, a fait bien des tours en sa vie. Il avoit
un frère curé de Saint-Denis en France. Notre homme, qui étoit alors
chevau-léger de la garde, y alla pour tâcher de l'escroquer. En
arrivant, il dit qu'il alloit à l'armée et qu'il lui venoit dire adieu.
«Ah! dit le curé, qui craignoit le coup d'estocade, vous me voyez bien
en colère, je n'ai pas un sol.--Ah! mon frère, dit Maffecourt, j'ai
vingt pistoles à votre service.» Cela attendrit le prêtre, qui lui en
donna soixante. Après avoir servi long-temps, il obtint des lettres de
noblesse, et les faisoit enregistrer à Vitry; l'assesseur, nommé L'abbé,
qui en enrageoit, lui dit: «M. de Maffecourt, il y a bien plus de
plaisir à se faire _nobilis_[171] qu'à apprendre le métier de
chaussetier, devant le Palais[172].--Hé! répondit-il, il fait bien
meilleur être le premier noble de sa race que de voir mourir son père
dans l'hôpital[173].» Ce monsieur le major, quoique marié, aime les
fillettes, et pour cela il cache toujours son argent. Sa femme, qui est
adroite, quand elle savoit qu'il en avoit, se levoit la nuit pour
fouiller partout. Tout le jour il portoit son argent sur lui; et dès que
sa femme étoit endormie, il le mettoit dans la pochette de sa jupe de
dessus. Elle n'avoit garde de l'aller chercher là.

  [171] Cette expression étoit dérisoire, témoin ces vers de Loret:

    Certains _nobiles_ campagnards,
    Gens à giboyer des canards,
    Grands détrousseurs de marchandises,
    De paquets, hardes et valises,
    Ont volé, sans dire pourquoi,
    Des habits qu'on portoit au Roi,
    Parmi lesquels, sans menterie,
    Se trouva force pierrerie
    Appartenant au Mazarin,
    Dont ils firent un gros larcin,
    Et jurent qu'ils se lairont prendre
    Cent fois plutôt que de le rendre.

    (_Muse historique_ de Loret; 23 septembre 1650.)

    [172] Il y étoit en apprentissage. (T.)

    [173] Le père de l'assesseur y étoit mort. (T.)


Un Bohême, déguisé en maréchal, eut l'insolence de déferrer un des
chevaux d'un carrosse qui étoit avec plusieurs devant une église,
faisant semblant qu'il le ferreroit mieux à sa boutique. Le cocher n'y
étoit pas.


Jean-Charles, fameux capitaine de Bohêmes, fit une fois un plaisant tour
à un curé. Il étoit logé dans un village dont le curé étoit riche et
avare et fort haï de ses paroissiens; il ne bougeoit de chez lui, et les
Bohêmes ne lui pouvoient rien attraper. Que firent-ils? Ils feignent
qu'un d'entre eux a fait un crime, et le condamnent à être pendu à un
quart de lieue du village, où ils se rendent avec tout leur attirail.
Cet homme, à la potence, demande un confesseur; on va quérir le curé. Il
n'y vouloit point aller; ses paroissiens l'y obligent. Des Bohémiennes
cependant entrent chez lui, lui prennent cinq cents écus, et vont vite
joindre la troupe. Dès que le pendard les vit, il dit qu'il en appeloit
au Roi de la Petite-Egypte; aussitôt le capitaine crie: «Ah! le traître!
je me doutois bien qu'il en appelleroit.» Incontinent il trousse bagage.
Ils étoient bien loin avant que le curé fût chez lui. Ce
Jean-Charles-là mena quatre cents hommes à Henri IV, qui lui rendirent
de bons services.


Un Bohême vola un mouton auprès de Roye, en Picardie, il n'y a que deux
ans; il le voulut vendre cent sous à un boucher; le boucher n'en vouloit
donner que quatre livres. Le boucher s'en va; le Bohême tire le mouton
d'un sac, où il l'avoit mis, et y met au lieu un de leurs petits
garçons, puis il court après le boucher, et lui dit: «Donnez en cinq
livres et vous aurez le sac par-dessus.» Le boucher paie et s'en va.
Quand il fut chez lui, il ouvre son sac; il fut bien étonné quand il en
vit sortir un petit garçon qui, ne perdant point de temps, prend le sac
et s'enfuit avec. Jamais pauvre homme n'a été tant raillé que ce
boucher.


Jean-Charles a dit au Pailleur qu'un petit cochon ne crioit point quand
on le tenoit par la queue, et que leur plus sûre invention pour ouvrir
les portes, c'étoit d'avoir grand nombre de clefs; qu'il s'en trouvoit
toujours quelqu'une propre pour la serrure.


La Melson[174], belle-fille, femme de conscience de Camus, surnommé
_Gambade_, fils de Camus _le riche_, s'avisa un jour de faire sécher de
la plus fine pour la mettre en poudre, et après elle s'en alla en
carrosse chez des apothicaires demander de cette poudre. Quelques-uns,
après l'avoir goûtée, se contentèrent de dire qu'ils n'en connoissoient
point et qu'ils ne devinoient point ce que ce pouvoit être, qu'il n'y
avoit rien de plus mauvais goût. Un plus délicat dit que c'étoit de la
merde, et excita une si bonne garde contre eux qu'ils eurent de la peine
à se sauver.

  [174] Charlotte Melson, fille d'un secrétaire interprète des
  langues étrangères, épousa André-Girard Le Camus, conseiller
  d'état. C'étoit une femme très-spirituelle; elle étoit de
  l'académie des _Ricovrati_ de Padoue. Le Père Bouhouse a inséré sa
  pièce _à Uranie_ dans son _Recueil des vers choisis_. (Paris,
  1693; p. 151.) On trouve son portrait, composé par elle-même, dans
  la _Galerie des peintures_, ou _Recueil des portraits et éloges en
  vers et en prose, dédié à Mademoiselle_. (Paris, Charles de Sercy,
  1663; in-12, p. 433.) Titon du Tillet a donné place à madame Le
  Camus de Melson dans le _Parnasse françois_ (p. 489). Elle est
  morte le 22 juin 1702.


Il y avoit à Paris un maître des Comptes, nommé Belot, qui avoit une
jolie femme. Elle fut la première qui prit un justaucorps, avec un
bonnet de plumes, et qui alla à cheval. Elle apprit à tirer en volant,
et souvent, avec sa robe de velours, il lui est arrivé d'aller tirer aux
hirondelles, au Pré-aux-Clercs. Le mari étoit jaloux, et se tenoit fort
souvent dans la chambre de sa femme, et, selon que les gens lui
déplaisoient, il les conduisoit plus ou moins loin. Une fois, il dit à
Saucour, qui lui faisoit compliment: «Si je me croyois, je vous
accompagnerois jusques au bout de la rue.» C'étoit à dire _n'y revenez
plus_. En Brie, chez une madame de Passy, on lui fit une terrible
méchanceté à la chasse; on monta bien tout le monde, et on ne lui donna
qu'un bidet. Il demeura derrière et voyoit sa femme courir belle allure
avec des galants. Il pensa enrager. Au bout de quelque temps, par le
moyen de la _frérie_, elle le réduisit; il aimoit la tourte de
pigeonneaux. A un certain banquet, un homme apporta chez lui le dessert,
et il oublia du sucre; on mangea le fruit sans sucre; jamais Belot ne
voulut qu'on en donnât. Il lui prenoit quelquefois des visions de
vouloir retenir les gens à coucher. On dit qu'il étoit réduit quand il
mourut, et que sa femme en fut affligée, quoiqu'il fût gros comme un
tonneau.


La princesse de Savoie[175], qui épousa son oncle le cardinal, n'avoit
alors que quatorze ans et étoit assez enjouée. Un jour elle s'avisa de
faire mettre une traînée de poudre à canon sous les siéges qu'elle avoit
fait ranger dans sa chambre pour recevoir des dames, et quand la
compagnie fut assise, elle y fit mettre le feu.

  [175] Louise-Marie-Christine de Savoie, née en 1629, épousa, vers
  1642, Maurice de Savoie, son oncle, qui pour ce mariage remit au
  pape son chapeau de cardinal. Elle mourut en 1692.



LA MARQUISE DE BROSSE

ET MAUCROIX[176].


C'étoit la fille de cette madame de Joyeuse, dont nous avons parlé dans
l'historiette de M. de Guise[177]. Elle avoit de l'esprit, chantoit
joliment, étoit de la plus fine taille qu'on pût voir, avoit les yeux
admirablement beaux; avec tout cela, ce n'étoit pas une grande beauté,
mais à tout prendre, on ne pouvoit guère trouver une plus aimable
personne. Elle n'avoit que quatre _ans_ quand Maucroix, alors jeune
garçon[178], suivant ou voulant suivre le barreau, sentit qu'il avoit de
l'inclination pour elle. Le père de ce garçon avoit été intendant d'un
parent de M. de Joyeuse, homme de bonne maison, nommé M. de Cany; cela
avoit fait la connoissance. Comme ce garçon est bien fait, a beaucoup de
douceur et beaucoup d'esprit, et fait aussi bien des vers et des lettres
que personne, à quinze ans elle eut de l'inclination pour lui. Il étoit
fort familier dans la maison, et le père et la mère n'étoient pas des
gens trop réguliers. Le père avoit je ne sais quelle petite demoiselle
qu'on appeloit Toussine, avec laquelle il couchoit entre deux draps, et
disoit qu'il n'offensoit point Dieu, parce qu'il ne lui faisoit rien. Un
jour il jeta sa fille en présence de sa femme sur un lit, disant qu'il
vouloit savoir comment Charlotte étoit faite..........

  [176] M. Walkenaer a emprunté plusieurs traits de cette
  historiette, qu'il a placés dans la _Vie de Maucroix_, à la tête
  des poésies publiées avec celles de La Sablière. Paris, Nepveu,
  1825, in 8º.

  [177] Voyez cette _Historiette_, plus haut, t. 4, p. 197. Madame
  de Joyeuse s'appeloit Anne Cauchon; elle étoit fille du baron du
  Tour et d'Anne de Gondi. Elle épousa, le 2 juillet 1619, Robert
  de Joyeuse, seigneur de Saint-Lambert, lieutenant du Roi au
  gouvernement de Champagne.

  [178] Tallemant avoit d'abord écrit jeune _avocat_. En effet,
  Maucroix a commencé par suivre le barreau.

La mère étoit la meilleure femme du monde et la plus douce; à la vérité,
un peu encline à la luxure. Son propre père un jour lui dit, en présence
de l'évêque de Mende, frère de madame de Joyeuse: «Oui, ma fille, votre
mari est si impertinent que c'est offenser Dieu que de ne le pas faire
cocu.» Elle rioit comme une folle, et le Père en Dieu en sourioit. Fabry
lui vouloit donner cinquante mille écus pour coucher avec elle, et, pour
lui montrer combien il l'aimoit, il avala une fois l'urine de son pot de
chambre. Un jour Maucroix trouva sa confession par écrit, où il y avoit
«que quand elle regardoit attentivement le crucifix, elle avoit des
pensées de blasphème.»

Pour revenir à leur fille, un jour, à Reims, elle feignit de se trouver
mal, afin de laisser sortir sa mère, et de demeurer seule avec Maucroix.
Quelque temps après, elle fut accordée avec Lenoncourt, qui fut tué à
Thionville, quand M. le Prince la prit. Entre deux, le jeune homme, qui
avoit été obligé de venir à Paris, devint amoureux d'une jolie fille, et
l'aînée de cette fille devint amoureuse de lui. Il n'aimoit que la
cadette, et étoit aimé de l'une et de l'autre; mais cela n'alla qu'à
quelques baisers, et à quelques autres privautés. Cependant on maria
mademoiselle de Joyeuse au marquis de Brosses, de la maison de
Thiercelin[179]. C'est un homme fort brutal, peu brave, roux, et qui
avoit été fort débauché; en effet, il gâta sa femme, et fut enfin cause
de sa mort; car, comme elle étoit plutôt maigre que grasse, les remèdes
desséchants la rendirent enfin pulmonique.

  [179] Henriette-Charlotte de Joyeuse épousa Adrien-Pierre de
  Thiercelin, marquis de Brosse.

Notre avocat étant devenu chanoine de Rheims, la belle, qui l'aimoit
toujours, le renflamma bien aisément. Le mari ne se doutoit de rien; car
le galant avoit eu l'adresse de se mettre admirablement bien avec lui.
La première faveur qu'il en eut, ce fut de lui baiser la main; et quand
elle vit qu'il ne demandoit que cela, car il lui portoit beaucoup de
respect: «Ah! lui dit-elle, de tout mon cœur.» Une autre fois, comme
elle étoit dans le lit, il la voulut baiser; en cet instant quelqu'un
parut. «Ah! lui dit-elle, quand vous n'aurez que cela à me dire, il
n'est point nécessaire d'approcher de si près.» Elle avoit l'esprit
présent. Quand on jouoit au reversis, elle ne manquoit jamais de se
mettre auprès de lui, et tenoit toujours un des pieds du chanoine entre
les siens; puis, quand elle avoit le _talon_, qu'on appelle le _pied_ en
Champagne, elle crioit en riant: «J'ai le _pied_, j'ai le _pied_!» On
fit je ne sais quelle promenade sur la frontière, chez le comte de
Grandpré[180], son parent, qui étoit aussi un peu amoureux d'elle; il y
en avoit bien d'autres. Ce comte leur fit une malice: car, en chemin, il
leur fit donner une fausse alarme. Voilà tous les hommes à cheval; le
mari d'y aller mal envis[181]. Elle ne songea point à lui; mais elle se
mit à crier: «Monsieur de Maucroix, gardez-vous bien d'y aller.» Une des
dames de la compagnie disoit naïvement au cocher qui avoit le mot: «Hé!
mon pauvre cocher, romps-nous le cou si tu veux, pourvu que tu ailles à
toute bride.»

  [180] Vers Joyeuse. Un jour, comme c'est un homme naïf, après
  avoir monté devant elle un cheval d'Espagne fort bien dressé, il
  s'en vint lui dire: «Ah! qu'il est bon, ma cousine! vous plaît-il
  pas le monter un peu?» (T.)--Antoine-François de Joyeuse étoit
  gouverneur de Mouzon, ville forte située sur la frontière,
  démantelée en 1671. Il étoit devenu comte de Grandpré par son
  mariage avec Marguerite de Joyeuse, sa cousine.

  [181] _Mal envis_, de mauvais gré, malgré lui; du latin
  _invitus_.

Elle contoit à Maucroix toutes les folies de ses autres amans; il y en
eut qui lui présentèrent un poignard pour avoir l'honneur de mourir de
sa main, et d'autres firent d'autres extravagances. Fabry, à qui la mère
avoit tant coûté, étoit bien disposé à faire encore plus de dépense pour
la fille, si elle eût voulu; mais elle le traita toujours fièrement.
Enfin un jour qu'elle avoua à Maucroix qu'elle l'aimoit plus que sa
vie, elle se mit à chanter ces paroles qu'on chantoit alors:

        Tircis, que dois-je faire?
          Tout m'est contraire.
          Pour te guérir,
      Je voudrois bien te secourir;
        Mais, quand mon cœur le veut,
    L'honneur me dit que cela ne se peut,
        Et qu'il vaut mieux mourir.

Les confesseurs l'intimidoient et lui disoient que ce seroit un
sacrilége. Quand elle avoit été à confesse, elle disoit à son amant:
«Ils m'ont dit que c'étoit un sacrilége;» et, ce jour-là, elle ne le
baisoit qu'aux yeux. Elle lui avoit de l'obligation. Comme elle étoit
une fois à Paris, Fabry, enragé de ce qu'elle avoit été à Saint-Cloud, à
un cadeau du comte du Roule, parent de madame de Canaple, avec laquelle
et trois ou quatre autres dames elle étoit allée, écrivit, ou plutôt fit
écrire d'une main inconnue une lettre au mari, comme s'il y eût eu une
galanterie liée avec le comte, et que tout le monde en fût scandalisé.
Le mari, en colère, ordonne à sa femme de le venir trouver en Champagne,
et lui mit quelques mots de Saint-Cloud dans la lettre. La pauvrette
part, et alloit comme à la mort. De Brosses envoie aussitôt un
gentilhomme à M. de Joyeuse lui déclarer qu'il lui vouloit renvoyer sa
fille, etc. Le gentilhomme étoit à peine parti, que le chanoine, qui
étoit fort bien avec le marquis, se met à lui faire des remontrances, et
le ramène si bien, qu'il envoie un autre gentilhomme pour faire revenir
cet envoyé, dont la marquise lui rendit très-humbles grâces. Cependant
son mari la maltraita fort, sans la soupçonner pourtant d'aucune
galanterie; mais il étoit mal satisfait du père, qui ne lui donnoit
point ce qu'il lui avoit promis. Le père, s'étant aperçu de
l'attachement du chanoine, en écrit à sa fille, et il lui représentoit
qu'après avoir résisté au favori d'un roi (c'étoit M. le Grand qui en
avoit été un peu épris en un voyage de Champagne), il lui seroit
honteux, etc. Elle en avertit Maucroix, et lui dit: «Mon père enverra
tout dire à mon mari.» Le chanoine prend les devants, et déclare au
marquis que, pour ne pas les brouiller davantage, M. de Joyeuse et lui,
il se vouloit retirer, et ne plus le voir qu'en lieu tiers. «Comment,
dit le mari, M. de Joyeuse prétend me tyranniser!» Il lui écrivit en
colère, et, depuis, le bonhomme n'eut plus lieu de parler contre le
chanoine. Une fois qu'elle étoit au lit et qu'ils étoient seuls, elle se
mit à trembler, et lui dit: «Tenez, voyez comme j'ai les mains froides,
j'ai le frisson; je vous prie, allez-vous-en.--Ah! madame, répondit-il,
vous défiez-vous de mon respect?» Il se contint, et jamais il ne lui a
mis le marché au poing. «Ah! dit-elle, je l'avoue, ce respect mérite
quelque récompense.» Elle se laissa baiser, elle se laissa toucher, et
lui avoua qu'après cela elle ne pouvoit plus répondre de rien. En effet,
il n'y en avoit pour quatre jours quand la marquise de Mirepoix[182],
qui étoit amoureuse d'elle, la vint enlever. La belle, qui étoit
coquette, mais point p....., n'en fut point fâchée; car elle voyoit bien
le péril. Le chanoine dit que c'étoit une plaisante chose que de voir
ces deux femmes ensemble; celle-ci, toute jeune, toute belle qu'elle
étoit, aimoit l'autre quasi comme elle en étoit aimée, et disoit: «De
quoi est-ce que je m'avise d'aimer une personne qui n'est ni jeune ni
belle?» Il y avoit mille querelles et mille réconciliations. On conte
une bonne vision de cette madame de Mirepoix. Quand il la faut saigner,
on est trois heures à la prêcher, et quand on la va piquer, tout le
domestique qu'on fait venir exprès jette de grands cris, et cela,
dit-elle, l'empêche de si fort sentir la piqûre. Mademoiselle de
Roquelaure, sa sœur, est quasi de même, et le chevalier fit saigner, il
y a quelque temps, son valet pour lui, et juroit que jamais saignée ne
lui avoit tant fait de bien. Voici une chose plus étrange d'un maître
des comptes de Montpellier, nommé Clauzel, homme d'honneur et de bon
sens. Pour le saigner, il faut faire sonner des trompettes ou battre des
tambours, et son sang s'arrête dès qu'on cesse de sonner ou de battre;
il faut qu'il s'imagine dans ce temps-là être à la guerre. Je le sais de
gens qui l'ont vu plus d'une fois.

  [182] Aînée de Roquelaure. (T.)

Or, avant que de retourner à Rheims, la marquise de Brosses vint à
Paris, et se laissa cajoler par bien des gens. Vardes fut celui qui lui
plut davantage; il est vrai qu'elle a avoué depuis au chanoine que, dès
qu'elle l'entendoit parler, elle le méprisoit, et qu'elle n'avoit jamais
vu des sentiments moins d'honnête homme que les siens.

Au retour, notre chanoine trouva la belle bien changée; le voilà dans
une jalousie effroyable; il souffroit plus qu'une âme damnée. Je le
persuade de venir à Paris. Il n'y est pas plus tôt qu'elle y arrive; il
disoit: «Je la fuis, et elle me suit.» Mais la vérité est qu'il n'y
étoit venu qu'à cause qu'il espéroit qu'elle y viendroit. Elle y
accoucha, et cette couche la changea extrêmement; avec cela, son mal
commençoit à la presser. Il eut une petite consolation en ce qu'il lui
donna un peu de jalousie à son tour. On dit à la dame que le chanoine
logeoit chez un de ses amis, qui avoit une fort belle femme. En effet,
on ne mentoit pas, et c'est une des plus belles et des mieux dansantes
de Paris. Un jour donc, elle lui dit en sortant: «Adieu, et n'oubliez
pas les gens, encore qu'ils ne soient plus beaux.»

Le mari se mit en ce temps-là à la maltraiter; apparemment il s'étoit
aperçu des privautés que le chanoine avoit eues avec elle. La
coquetterie de Vardes et d'autres l'avoit choqué; il n'étoit pas
satisfait de son beau-père; il disoit que sa femme étoit fière; tout
cela ensemble fit qu'elle fut doublement affligée. L'état pitoyable où
elle étoit donnoit de la compassion au chanoine, et lui faisoit quasi
oublier le méchant tour qu'elle lui avoit fait. Enfin le mari la laissa
en Champagne, sans un sou et malade, et lui s'en alla en Touraine, où
est son bien. Le chanoine l'assiste, et la reçoit chez lui. Il a un
frère aîné, qui est aussi chanoine de Rheims, et qui, de plus, a un
bénéfice dont il avoit, je pense, quelque obligation à M. de Joyeuse. La
mère, étant malade, s'étoit fait porter dans leur logis à Rheims, et
elle y étoit morte; la fille en fit de même. Là, elle avoua au chanoine
que tout ce qu'elle avoit vu à la cour ne l'avoit jamais pu guérir,
qu'elle l'aimoit encore, mais qu'elle le prioit d'oublier toutes les
folies qu'ils avoient faites ensemble. Elle souffrit long-temps; il
souffroit assurément plus qu'elle. Je n'ai jamais vu un homme si
affligé, et, à cause de lui, je me suis réjoui de la mort de cette
belle, parce qu'il étoit en un tel état que je ne savois ce qui en
seroit arrivé. Il a été plus de quatre ans à s'en consoler, et il n'y a
eu qu'une nouvelle amour qui l'ait pu guérir; aussi est-ce une chose
bien cruelle que la fortune lui amène, s'il faut ainsi dire, dans son
propre lit, la personne qu'il aime en un état languissant, afin qu'il
ait le déplaisir de la voir mourir.

Vandy, aujourd'hui gouverneur de Montmédy, étoit un des amoureux de la
marquise; il m'a dit qu'avec un billet que M. de Joyeuse lui avoit
donné, il alla, bien accompagné, attendre à sept lieues d'ici le marquis
de Brosses, qui menoit sa femme à la campagne, et la lui ôta, après lui
avoir lu le billet qui contenoit que le père l'avoit prié de ramener sa
fille à Paris, où il l'attendoit. Le mari, enragé de cet écorne[183],
disoit qu'il se vouloit battre contre Vandy. Vandy lui dit que, pour le
lendemain, tant qu'il voudroit. La colère du marquis se passa sans qu'il
y eût de sang répandu. Vandy eut bien de la jalousie à son tour. Vardes
est parent du mari; cela lui donna un grand accès auprès de la belle; il
en eut une bague qui venoit de Vandy. La marquise, lorsque Vandy se
plaignit à elle de cette faveur faite à son rival (c'étoit en présence
de la marquise de Mirepoix), lui dit: «Ne vous jouez pas à penser la lui
ôter; car, outre qu'il ne le souffriroit pas autrement, vous
m'obligeriez à lui faire telle faveur que personne ne la lui pourroit
ôter.--Ah! ma cousine, ajouta-t-elle en jetant ses bras au cou de la
marquise de Mirepoix, que je viens de dire une grande sottise! Mais
aussi pourquoi me met-on en colère?» L'amant jaloux proposa à Vardes de
porter cette bague au Marché-aux-Chevaux, à sept heures du matin, pour
voir qui méritoit le mieux de l'avoir. Il jure que Vardes ne fit pas
semblant d'entendre. Il n'en demeura pas là; il envoya un brave, son
domestique, pour parler à la marquise. Saint-Thomas, sa suivante, lui
dit qu'on ne la voyoit point. «Par la sang Dieu!...--Tu es donc venu
pour faire un appel à madame?--Je suis venu pour lui déclarer que M. de
Vandy est guéri, qu'il ne sera jamais son serviteur, et qu'il lui fera
du déplaisir partout où il pourra.»

  [183] _Escorne_, _affront_, _échec_, _ignominie_. (_Dict. de
  Trévoux._) Quoique cette expression soit depuis long-temps
  vieillie, on la trouve encore dans la première édition de 1694,
  du _Dictionnaire de l'Académie françoise_.

Quant au comte de Grand-Pré, il est toujours fait comme un Cravate[184].
Il avoit épousé, n'ayant pu avoir la marquise, une madame Couci, belle
personne, qu'il avoit faite à sa mode; elle chassoit avec lui, et même
elle alloit presque en parti; elle étoit demi-guerrière. Quatre fois le
jour il se couchoit avec elle, et quelquefois au milieu d'un bois; il
est de grand'vie: cependant Givry, son lieutenant de roi à Mouzon,
méchant arbalétrier, le faisoit cocu. On croit même qu'il le savoit;
cela n'empêchoit pas que le galant ne fût son meilleur ami.

  [184] On disoit _Cravate_ pour _Croate_.--Charles-François de
  Joyeuse, comte de Grandpré, mourut en 1680; il épousa en
  premières noces Charlotte de Couci.



CONTES DE BÊTES.


Il y avoit chez M. de Morangis une biche et un singe; le singe
tourmentoit fort la biche, et étoit toujours sur son dos. Cette bête un
jour s'en va sur le Pont-Neuf, ayant ce singe sur la croupe (M. de
Morangis logeoit à la rue Dauphine); et de là elle se jette dans la
rivière. Elle se sauva et le singe fut noyé.


Un petit chien de M. de Vence (_Godeau_), dès qu'on prononçoit le nom
d'un gros chien dont il avoit été mordu, aboyoit et tiroit la soutane de
son maître comme pour lui demander vengeance; à Paris, deux ans après,
il faisoit la même chose, quoiqu'il eût été mordu en Provence.


Le comte de Saint-Paul, père du duc de Fronsac, qui fut tué à
Montpellier, avoit un dogue, du temps qu'il étoit gouverneur d'Orléans,
qui alloit et venoit chargé de lettres à son cou. On le connoissoit dans
les hôtelleries, où son maître logeoit avec lui, on lui faisoit bonne
chère, et personne n'eût osé lui ôter son paquet.


A un voyage de la cour, un chariot embourbé arrêtoit tous les équipages;
un cocher, las d'attendre, alla pour voir à quoi il tenoit; il reconnut
à ce chariot un cheval qu'il avoit mené autrefois, et avec lequel il
avoit fait une fort tendre amitié: le cheval le reconnut aussi, et se
mit à hennir. «Hé quoi! _Gros-Jean_ (c'était le nom de l'animal), nous
veux-tu faire coucher ici?» Ce cheval, à ces mots, fit un tel effort,
qu'il tira le chariot du bourbier.


Feu M. de Guise, étant à Florence, avoit un grand coursier fort vite; on
le voulut faire courir pour le prix à la Saint-Jean, car à Florence on a
gardé cela des anciens, et même de faire aller des chariots autour des
deux pyramides, comme dans le cirque; or, c'est dans une rue qui n'est
pas droite que les chevaux courent. Ce coursier fit un effort pour
gagner un tournant qu'il y avoit, au tiers ou au milieu de la carrière,
et, quand il l'eut gagné, la rue étant plus étroite, à coups de pied il
faisoit tenir derrière tous les autres chevaux qui étoient beaucoup plus
petits que lui, et il s'en alla gravement au petit pas jusqu'au bout de
la carrière.


A propos de chevaux, je ne saurois que je ne mette ici la pitoyable
aventure de chevaux de Chambonnière[185], cet excellent joueur de
clavecin. Il avoit un carrosse, mais, faute de nourriture, il envoyoit
paître ses chevaux sur le rempart du Marais. Je vous laisse à penser en
quel état ils étoient. Des écorcheurs les prirent pour des chevaux
condamnés, et un beau matin ils les écorchèrent tous les deux.

  [185] Chambonnière, célèbre compositeur, avoit la charge de
  clavecin de la chambre du Roi. Il mourut vers l'an 1670. (_Titon
  du Tillet, Parnasse françois_, p. 402.)


Une femme de ma connoissance (mademoiselle Guedon) avoit une petite
épagneule qu'elle laissa en Poitou, en venant s'établir à Paris; à dix
ans de là, elle envoya des hardes à celle qui avoit la chienne; elle les
avoit arrangées elle-même dans le coffre. Cette petite chienne se mit à
baiser ces hardes, à les lécher, et à faire cent sauts à l'entour.


Il y peut avoir quatorze ans, qu'un capitaine françois mourut à Nancy,
et fut enterré aux Pères Picpus; cet homme avoit un chien qui ne l'avoit
jamais quitté; ce pauvre animal se met sur la tombe de son maître, et
n'en sortoit que pour aller chercher à manger. Il mena cette vie pendant
quatre ou cinq ans, et il y est mort. Tout le monde le connoissoit, et
on l'appeloit _le chien du capitaine_.


Un pâtissier de Vitry, nommé Jacquemard, a un barbet qui, sans qu'on y
prît garde, se mit dans un bateau de blé, que son maître conduisoit à
Paris. Le pâtissier s'en aperçoit à Châlons; il le donne à garder à une
femme chez qui il logeoit, car il avoit peur de le perdre à Paris; le
chien s'échappe, et ne sentant plus son maître, il se mit à suivre le
chemin qu'avoit fait le bateau de Vitry à Châlons, remonte la rivière
vingt lieues durant; elle étoit en bien des lieux débordée; il la passa
et repassa cent fois. Il arriva à Vitry au bout de trois jours et demi;
mais il n'en pouvoit plus.


Une dame, à qui je me fie, a vu une ânesse, à Surênes, tourner avec sa
bouche une grosse clef d'écurie, et ouvrir la porte pour aller trouver
son petit.


Cette femme-là a un chat qui a autant d'esprit que le fameux chat de
Mondory[186], dont parle La Chambre[187], car ayant remarqué que la
chatte descend quand on sonne une clochette pour dîner, il la sonne
quand il a envie qu'elle vienne, et elle vient. Il l'a vue cent fois
nettoyer ses pattes avant que de sauter sur le lit de sa maîtresse.

  [186] Le célèbre acteur. (_Voyez_ son Historiette, au
  commencement de ce volume.)

  [187] Marin Cureau de La Chambre, médecin, membre de l'Académie
  françoise, mourut en 1669. Les _Caractères des passions_ sont
  l'ouvrage le plus remarquable de ceux qu'il a laissés.


Un nommé Néron avoit attelé des cerfs à un chariot; après il enchaîna
des puces à un chariot aussi. Il avoit appris à une chèvre à marcher sur
la corde, ou plutôt sur deux cordes; il avoit un petit chat-huant qu'il
tenoit dans une cage; il lui avoit plumé les moignons des ailes, avoit
attaché à l'une une rondache, et à l'autre une épée; il l'avoit habillé
en cavalier. Il disoit qu'il n'y avoit point d'animal, hors une poule, à
qui il n'eût appris quelque chose. Il est parlé dans les lettres de
Voiture[188] du singe de mademoiselle Coinet; c'étoit une chanteuse qui
avoit appris à un singe à jouer de la guitare; il y jouoit effectivement
une sarabande, mais il manquoit toujours en un endroit.

  [188] _Voyez_ la lettre soixante-unième de Voiture, adressée à
  mademoiselle de Rambouillet. Mademoiselle Coinet n'y est pas
  nommée.



CONTES DE MOURANTS.


Un soldat espagnol, comme on étoit prêt de faire naufrage, se mit à
manger un petit morceau de pain, en disant: _Menester comer un poquito
para bever tanto_[189].

  [189] Pour boire tant, il faut manger un peu.


A Toulouse, un jeune homme de dix-huit ans dit, en riant, au bourreau
qu'il connoissoit: «Compère, tu devois mettre un peu de coton, à cause
de la connoissance.»


Quand M. de Bouillon commandoit en Italie, un peu avant la prise de M.
le Grand, deux soldats furent condamnés à être passés par les armes;
après, on s'avisa, à cause que l'armée diminuoit, de se contenter d'un,
et, à faute de bulletins, on les fit jouer aux dés: l'un vouloit jouer à
la chance. «Je ne la sais pas, dit l'autre.--Bien donc, à la rafle.» Il
jette le dé et amène dix-sept; l'autre joue, mais sans espérance, et
amène trois as. Le premier dit sans s'étonner: «Voilà mourir à beau
jeu.» Les officiers, surpris de cette résolution, firent dessein de le
sauver; mais ils voulurent voir auparavant jusqu'où iroit sa constance.
On lui demande s'il vouloit être bandé. «Non,» dit-il. Il choisit ses
parrains, et tirant dix écus qu'il avoit, il dit à l'un d'eux: «Tiens,
prends cinq écus pour boire, et des cinq autres fais en prier Dieu pour
moi.» On l'attache, il ferme les yeux. On tire, mais les officiers
avoient fait ôter les balles; aussitôt on le délie. «Allez vous faire
saigner, lui dit-on.--Je n'en ai pas besoin, répondit-il. Camarade,
rends-moi mes dix écus, et allons les boire.»


Un vieux conseiller de Bordeaux, nommé d'Andrault, avoit eu toute sa vie
une telle passion pour les nouvelles, qu'à l'article de la mort il
envoya chercher un Portugais, grand nouvelliste, pour savoir de lui ce
qu'il avoit appris par le dernier ordinaire, et il ajouta: «Je suis bien
fâché de ne pouvoir attendre l'autre courrier; mais il faut que je
parte.» Et il mourut un moment après.


Un vieux reître de Gascon, nommé Calverac, qui avoit bien des iniquités
sur le corps, étant à l'extrémité, avoit grand'peur du diable. Les
ministres de Bordeaux lui promettoient assez le paradis; il n'en étoit
pas bien persuadé. «Mais me le promettez-vous? leur
disoit-il.--Oui.--Touchez donc là.» Il leur touche dans la main, et aux
anciens aussi; après il leur dit encore: «Mais le promettez-vous
bien?--Oui.--Touchez donc là encore une fois.»


On disoit à une vieille paysanne fort incommodée: «Vous seriez bien
heureuse d'être délivrée de tous vos maux.--Je vous entends, dit-elle,
mais on est si long-temps mort.»


Un vieux libertin, nommé Bourleroy, étant à l'article de la mort,
madame de Nogent-Bautru, car il étoit des amis de son mari, lui envoya
un confesseur. «Voilà, lui dit-on, un confesseur que madame de Nogent
vous envoie.--Hé, la bonne dame, dit-il, tout est bien venu de sa part.
Si elle m'envoyoit le turban, je le prendrois.» Le confesseur vit bien
qu'il n'y avoit rien à faire.


Au siége de La Rochelle, le comte de Jonzac, de la maison de
Sainte-Maure, avoit un régiment d'infanterie. En une sortie, les
Rochellois le mirent en fuite avec son régiment. Le lendemain ils
sortirent encore; mais on les repoussa en leur criant: «Tu n'as pas
trouvé ton _Jonzac_.» Lui-même, un jour ou deux après, voyant deux
soldats qui se battoient, courut pour les séparer: «Qu'y a-t-il? leur
cria-t-il. Contez-moi votre différend?--Monsieur, dit l'un, il dit que
je suis du régiment de Jonzac.» Je vous laisse à penser si M. le comte
se vanta d'en être le mestre-de-camp.


Quand Urbain VIII fit ôter les portes de bronze du Panthéon pour en
faire un autel à Saint-Pierre, on fit ce pasquin:

    _Quod non fecêre barbari, fecêre Barbarini._

Le pape Sixte-Quint, ayant fait sa sœur, qui avoit été lavandière,
duchesse de Camerino, on mit à Pasquin une chemise fort sale avec ce
mot: «_Depuis qu'on fait les lavandières duchesses, il n'y a pas moyen
de se faire blanchir._»


Petitpuis-Lebœuf, à Saumur, étoit un débauché qui dansant un jour au
bal, avec la sénéchale de Saumur, Du Rosay, un emplâtre tomba de ses
chausses; elle qui croyoit le déferrer, lui dit: «Monsieur, ramassez
votre emplâtre.» Il ne se déferre point, met la main dans ses chausses,
et, en ayant tiré un autre emplâtre: «Madame, lui répondit-il, voilà le
mien; il faut que ce soit le vôtre.» Il se trouva qu'il avoit deux
p....... à la fois.



CHARPY, SIEUR DE SAINTE-CROIX.


Charpy est de Brest; il étoit avocat à Lyon quand M. le Grand (_de
Cinq-Mars_) le prit. Ce n'a jamais été un homme fort judicieux: il
s'amusoit à s'habiller comme son maître, il est vrai qu'alors on ne
portoit ni dentelles ni argent; et, dès que M. le Grand avoit un habit,
le lendemain son secrétaire en faisoit faire un de même. Le feu Roi,
pour rire, en frappant un jour sur l'épaule à M. le Grand, qui étoit
tourné, dit: «Charpy, écoutez.» M. le Grand fut surpris de cela. «Je
pensois, dit le Roi, que ce fût Charpy; car il est toujours habillé
comme vous.» Ce galant homme faisoit d'assez méchants vers. Il en fit
une fois quatorze cents sur le mariage de madame de Montausier. On
disoit en badinant que ce n'étoit que de la _charpie_. Ce fut lui qui
fit ce sonnet pour mademoiselle de Bouteville, aujourd'hui madame de
Châtillon, où il lui dit qu'elle ne ressemble guère à son père.

    Car il donnoit la vie et vous donnez la mort.

Charpy fut ici quelques années, au commencement de la Régence, à donner
des violons, à donner cadeau à quelques femmes de son quartier. Il avoit
des tableaux; il avoit un carrosse. Cela venoit des arrêts du Conseil
qu'il contrefaisoit avec un homme d'Eglise. Il fallut s'enfuir. Il fut
pendu en effigie. Depuis quelque temps il est revenu, et s'est fait
appeler Sainte-Croix. Il s'est mis la dévotion dans la tête, et a fait
un livre où il prétend prouver, par quelques passages de la sainte
Écriture, qu'il viendra un véritable vicaire de Jésus-Christ en terre,
qui remettra le monde comme autrefois en état d'innocence, sous la loi
du christianisme; pourtant il trouve des choses dans l'Apocalypse que
personne n'a jamais vues que lui. Il s'est fait peindre nu en chemise
avec ce livre à la main: vous diriez qu'il va faire l'amende honorable
ainsi en chemise. Or, un jour qu'il étoit dans l'église des
Quinze-Vingts, madame Hansse, veuve de l'apothicaire de la Reine, y
vint; elle loge dans les Quinze-Vingts mêmes. Il l'accosta et lui parla
de dévotion avec tant d'emportement, qu'il charma cette femme qui est
dévote. Elle le loge chez elle. Lui, qui est si charitable qu'il aime
son prochain comme lui-même, s'est mis à aimer la petite madame
Patrocle, la fille de madame Hansse: elle est femme de chambre de la
Reine, et son mari est aussi à elle. Charpy se met si bien dans l'esprit
du mari et s'impatronise tellement de lui et de sa femme, qu'il en a
chassé tout le monde, et elle ne va en aucun lieu qu'il n'y soit, ou
bien le mari. Madame Hansse, qui a enfin ouvert les yeux, en a averti
son gendre; il à répondu que c'étoient des railleries, et prend Charpy
pour le meilleur ami qu'il ait au monde. Souvent les maris font leur
héros de ceux qui les font cocus. Cependant la Sorbonne a refusé de
donner l'approbation à son livre. Il les traite tous d'ignorants. Madame
Hansse, enfin, n'a plus voulu qu'ils logeassent avec elle. Charpy n'est
plus en même logis que la dame; mais il la voit toujours de même. Quand
il prie Dieu, il dit: «Seigneur, je me résigne à ta volonté: si tu
m'envoies des bénéfices, je serai ecclésiastique; si tu ne m'en envoies
point, je me résoudrai à la retraite.» Par ces façons de faire, il a
attrapé le prieuré de.....[190], sans le demander; même le cardinal l'a
prié de le prendre en attendant mieux. Il prétend avoir donné de bons
avis à Son Eminence.

  [190] Le nom est resté en blanc dans le manuscrit.



NAIVETÉS, BONS MOTS, RÉPARTIES,

CONTES DIVERS.


M. de Saintes, fils naturel du maréchal de Bassompierre, dit qu'une nuit
il fut réveillé par un coup de pistolet qu'on tira dans sa chambre.
«Qu'est-ce que cela?--C'est, monsieur, que j'avois peur qu'une souris ne
vous réveillât, et je l'ai tuée.»


Saint-Luc, père du maréchal, se trouva à la porte du cabinet, avec M. de
Luxembourg, qui, croyant que l'autre lui vouloit mettre le pied devant,
lui dit: «Me le disputerez-vous, à moi qui ai eu quatre empereurs de ma
maison?--Ma foi, lui dit Saint-Luc, je me trompe fort, si vous êtes
jamais le cinquième.»


Un ministre, à qui le marquis de La Case avoit donné charge de lui
chercher un précepteur pour ses enfants, lui fit ainsi réponse: «Je ne
manquerai pas de m'informer de quelque cuistre[191] pour vos petits
Alexandres.»

  [191] On appeloit ainsi les valets de collége.


Un gentilhomme de Poitou, pour avoir des œufs de pigeon qui étoient
dans un trou à une muraille d'une ferme, prit une grande échelle, à
laquelle il attacha son cheval; il chassa de ce trou la femelle qui
couvoit: le cheval eut peur et entraîne l'échelle. Le bon _nobilis_ se
rompit la tête; mais, en montrant son chapeau plein d'œufs: «Bon,
dit-il, ils ne sont pas cassés.»


Madame Des Hagens[192], du temps du maréchal d'Ancre, oyant dire que la
seigneurie de Venise étoit bien riche, dit: «Qu'il la falloit marier
avec Monsieur, quand il seroit grand.» Elle prit _seigneurie_ pour
_signora_.

  [192] Madame _Des Hagens_. Tallemant a déjà parlé, dans
  l'historiette de _Lisette_, t. 1er, p. 120, du mari de cette
  femme. Sous le déguisement de ce nom étranger, nous n'avions pas
  reconnu Deageant, auteur de _Mémoires_ publiés à Grenoble en
  1668.


Un jour qu'on parloit de successions, un gentilhomme, qui pourtant étoit
à son aise, dit: «Pour moi, je crois que si le diable mouroit, je
n'hériterois pas de ses cornes.--Là, là, mon ami, dit naïvement sa
femme, de quoi vous fâchez-vous, n'en avez-vous pas assez?»


On avoit à faire pendre un pauvre diable à Autun; le bourreau étoit
malade; on en fit venir un du lieu le plus proche. Quand il fut arrivé,
on le fit venir à l'hôtel-de-ville, car le crime regardoit la
communauté; il demanda combien il y avoit à gagner. «Dix livres, lui
dit-on.--Messieurs, répondit-il, il n'y a pas moyen de s'y sauver. Si
c'étoit quelqu'un de vous autres messieurs qui avez de bons habits,
très-volontiers; mais ce misérable en a un qui ne vaut pas trois sols.»


Un vieux gentilhomme d'auprès de Reims, nommé Louversy, comme le feu Roi
passoit par là, lui demanda son chauffage dans une forêt. Le Roi le lui
accorda: «Mais, Sire, lui dit-il, je serai cent ans à faire faire ce
qu'il faut pour cela; je vous prie, donnez-le-moi de votre main.--Mais,
répondit le Roi, cela ne se fait point, et vous n'avez ni papier ni
encre.--J'en ai, Sire, et une table aussi.» Il tend son dos, et son
affaire fut faite.


Une femme fort innocente, étant grosse pour la première fois, comme son
mari parla de faire un voyage, se mit à pleurer. «Hé! dit-elle, de quoi
vivra l'enfant en votre absence?»


Un jeune garçon d'Auvergne voulut être reçu avocat à Paris; il part, et
prend si bien ses mesures que, quand il pria Bataille de le présenter,
il n'y avoit plus qu'un jeudi d'audience jusqu'à la fin du parlement.
Bataille lui dit: «Trouvez-vous à sept heures demain matin au Palais,
et apportez vos licences[193].» Bataille y va, mais il ne trouve pas son
provincial; en attendant, il va dire au parquet qu'il avoit des licences
pour présenter un avocat, mais que, par hasard, il les avoit oubliées
chez lui. On prend cela pour argent comptant; on ouvre. Son homme ne
vint qu'à neuf heures. «Et où vous êtes-vous amusé?--Monsieur, dit-il,
excusez-moi; en venant, j'ai rencontré un gros moineau vert qui parle;
je m'y suis arrêté jusqu'à cette heure.» Pensez qu'il faisoit beau voir
un animal en robe de Palais, entendre jaser si long-temps un perroquet!
Il fallut qu'il s'en retournât en son pays sans rien faire.

  [193] Ses lettres ou diplôme de licencié en droit.


Un homme fut prié de faire un _rebus_ pour la ville de Poitiers: il mit
trois _poys_: _poy-un_, _poy-deux_, _poy-tiers_.


Un bûcheron, qui se vouloit marier, vint pour se faire faire la barbe;
on ne la lui avoit jamais faite. «Comment voulez-vous qu'on vous la
fasse? dit le barbier.--Laissez-moi, dit-il, deux _baliveaux_ le long
des lèvres de dessus, et coupez-moi tout le reste _à blanc étau_.»


François Ier étoit à table, quand on lui présenta une épigramme qui lui
plut fort, et en mangeant il disoit sans cesse: «Ah! la bonne
épigramme!........» Un bon gentilhomme qui ouït cela, dit après au
maître-d'hôtel: «Que vouloit dire le Roi? Oh! la bonne épigramme! oh!
la bonne épigramme! disoit-il à tout bout de champ. Est-ce quelque
viande nouvelle? Hé! je vous prie, faites-nous-en goûter.»


Un homme de Reims fit une comédie pour le collége: c'étoit l'Élection de
Nicolas, patriarche d'Antioche. Or les douze qui la devoient donner
étoient tombés d'accord que le premier qui entreroit dans l'église
seroit élu. Un héraut de Sainte-Vie fut le premier; il dit son nom:
c'étoit Nicolas. Les douze répétoient ce mot de _Nicolas_ l'un après
l'autre, et cela en trois beaux vers alexandrins. Ce même homme dédia
cette belle pièce à trois frères de la ville de Reims, qu'il appeloit le
_Geryon rhémois_.


Un curé de Picardie, appelé en témoignage, dit: «C'étoit la nuit, je mis
la tête à la fenêtre, et quand je vis que je ne voyois rien, je
retournai coucher avec Jeanne.»


Un homme de Créon, auprès de Bordeaux, demandoit au Palais des
_estaquettes_: ce sont des aiguillettes de cuir. On ne l'entendoit
point; son valet lui dit: «_Anen-nous-en, non y a pas estaquettes; pensa
bous esta à Créon?_--Allons-nous-en, il n'y a point d'estaquettes;
pensez-vous être à Créon?»


M. d'Elbœuf, père du dernier mort, aimoit le bon vin. Un jour, à la
campagne, après avoir communié, le curé lui donna du vin dans un verre.
Il le goûta et le trouva bon. «Monsieur le curé, lui dit-il tout bas, où
l'avez-vous pris?--A la corne, monsieur.--Venez-vous-en dîner avec moi,
et en apportez trois bouteilles.»


Bertault l'incommodé dit à une dame: «Cherchez-vous la rue du
Bout-du-Monde? la voici.--Non, dit-elle, je cherche la rue des
Deux-Boules.--Vous n'avez pas trouvé ce que vous cherchez?» répondit-il.


Un Espagnol du royaume de Murcie, pays fort chaud, venu en France
l'hiver, comme il passoit par un village, les chiens aboyèrent après
lui; il voulut prendre une pierre, il trouva qu'elle tenoit, à cause de
la gelée. «Peste du pays! dit-il, on y attache les pierres, et on y
lâche les chiens.»


Le feu Roi trouva un paysan naïf dans je ne sais quel village, vers
Saint-Germain; il s'en voulut divertir et le fit approcher. «Hé bien,
Monsieur, lui dit cet homme, les blés sont-ils aussi beaux vers chez
vous qu'ils sont vers chez nous?» Il se nommoit Jean Doucet. Le Roi le
prit en affection, et le mena à Saint-Germain. Là, il se mit à jouer _à
la pierrette_ avec lui, et lui gagna dix sols, ce dont l'autre pensa
enrager. Le Roi en étoit si aise qu'il porta ces dix sols à Ruel, pour
les montrer au cardinal. Un jour le Roi lui donna vingt écus d'or; il
les prit, et, frappant sur son gousset, il disoit: «I vous revanront,
Sire, i vous revanront; vous mettez tant de ces tailles, de ces
diebleries sur les pauvres gens.» On lui fit faire une _innocente_
d'écarlate avec de l'or, et on le renvoya à son village, d'où il venoit
voir le Roi deux fois la semaine. Une fois il vint sans _innocente_, et
dit pour raison qu'il étoit fête, et que quand il alloit à la messe, on
ne faisoit que regarder son clinquant, et on ne prioit point Dieu. La
famille de cet homme eut quelque petite gratification du Roi; je pense
qu'il mourut en même temps que son maître. Ses neveux, qu'on appelle les
_Jean Doucet_, ont voulu prendre sa place; mais ce sont de méchants
bouffons[194].

  [194] On a fait sur les _Jean Doucet_ des pièces en patois qui
  sont très-naïves. (Voyez _la Conférence de Janot et Piarot Doucet
  de Villenoce, et de Jaco Paquet de Pantin, sur les merveilles
  qu'il a veu dans l'entrée de la Reyne, ensemble comme Janot luy
  raconte ce qu'il a veu au_ Te Deum _et au feu d'artifice_. Paris,
  1660, in-4º.) Madame de Sévigné leur comparoit Racine et Boileau,
  lorsque ces deux poètes suivoient le Roi à l'armée, en qualité
  d'historiographes. «Ils font leur cour par l'étonnement qu'ils
  témoignent de ces légions si nombreuses, et des fatigues qui ne
  sont que trop vraies; il me semble qu'ils ont assez l'air des
  deux _Jean Doucet_.» (_Lettre à Bussy-Rabutin_, du 18 mars 1678.)


Le maître-d'hôtel d'un seigneur napolitain eut prise au marché avec le
maître-d'hôtel d'un autre seigneur, à qui emporteroit un poisson qu'ils
marchandoient. Le premier fut gourmé, et on lui cassa les dents; il s'en
plaignit à son maître, et lui dit plusieurs fois: «Monsieur, c'est votre
affaire.» Le maître, ennuyé de cela, lui dit d'un fort grand sang-froid:
«Tu verras, quand tu mangeras des croûtes, si c'est ton affaire ou la
mienne.»


A une procession, un drôle qui étoit Jésus fut fouetté un peu trop fort
par celui qui faisoit le bourreau: «Ah! lui dit-il, si jamais tu es
Dieu, je t'étrillerai en diable.»


Une bonne femme dit à une Reine de France qui alloit en pélerinage à
Chartres, pour avoir des enfants: «Vous n'avez qu'à vous en retourner,
celui qui les faisoit est mort.»


Il y a à Montmartre un tableau de Notre-Seigneur et de la Madeleine, de
la bouche de laquelle sort un écriteau où il y a _Raboni_. Les bonnes
femmes en ont fait un saint Rabonny qui _rabonnit_ les maris, et on y
fait des neuvaines pour cela.


Une pauvre femme faisoit reproche à une autre d'avoir épousé un gueux de
ces rues. «Dites un gueux, dit l'autre, qui ne demande qu'aux carrosses,
et qui gagne quarante sols par jour.»


Un laquais de Champagne, qui étoit filleul de son maître, demandoit à
tout le monde au palais si on n'avoit pas vu son _parrain_.


Un bourgeois de La Rochelle demandoit à Paris le logement de
mademoiselle _la secrétaire_: c'étoit une femme de Paris qui, ayant
épousé un homme de cette ville-là, y alla pour quelque temps avec lui
pour voir ses parents; et, pour la distinguer, on l'appeloit
mademoiselle _la secrétaire_, à cause que son mari, étoit secrétaire du
Roi.


Un nommé Du Mousset, trésorier de France à Châlons, reçut un soufflet
sur l'œil, en jouant; sa femme s'écria: «Ah! mon Dieu, _mon cœur_ est
borgne.» Une autre, racontant la maladie de son mari, disoit: «Je lui
disois quelquefois: _Mon cœur_, tirez la langue.»


Maillet[195] signa ainsi une lettre d'amour: «_Celui qui ne peut
commencer de vous espérer, ni finir de vous écrire._» Ce pauvre poète
alla trouver une femme qui chantoit sur le Pont-Neuf; il lui demanda
combien elle donnoit de la plus belle chanson. «Un écu; mais si elle
étoit si belle, si belle, on iroit jusqu'à quatre livres.» Il lui promit
qu'elle seroit admirable. La voilà imprimée. Ce n'étoit qu'_astres_, que
_soleils_, etc. On n'en vendit pas une. La chanteuse le mit en procès.
Il va trouver Gombauld, lui conte l'affaire; Gombauld rendit l'écu qu'il
avoit reçu, et le procès fut terminé.

  [195] Maillet, ou plutôt Mailliet, poète satirique et licencieux.
  On a de lui des épigrammes, dédiées an duc de Luynes; Paris,
  1620, in-8º. Ce poète, à la lettre, mouroit de faim. Saint-Amant
  l'a berné dans _le Poète crotté_. (_Mémoires de Tallemant_, t. 2,
  p. 126.) Il étoit devenu le plastron de toutes les plaisanteries;
  on peut en juger par cette épigramme de Maynard:

    Muses, quand Maillet vous demande
    Que vous luy fournissiez de quoy
    Mettre un chétif pourpoint sur soy,
    Vous le payez d'une guirlande.

    Cependant l'incommodité
    Qu'il souffre de sa nudité
    Ebranleroit un philosophe.

    Traitez-le plus utilement;
    Le laurier n'est pas une étoffe
    Dont il veuille un habillement.

    (_OEuvres de Maynard._ Paris, Courbé, 1646; in-4º, p. 122.)


Ceux de Rhetel, à l'entrée de M. de Nevers, avoient fait peindre, sur la
porte de leur ville, des cerfs qui avoient le nez vert, et lui dirent:
Nous sommes _cerfs au né vert_.»


Un homme avoit gagné six quarts d'écus au curé de Brie-sur-Marne; le
curé ne le paya point. Le lendemain à l'offrande, au lieu de cracher au
bassin, il dit: «Reste à cinq, monsieur le curé.»


Le grand-prieur de La Porte disoit: «Je ne suis pas plus à mon aise que
quand je n'avois que vingt-cinq mille livres de rentes; cela ne me sert
qu'à avoir plus de voleurs autour de moi. Mon sommelier dit que le vin
lui appartient dès qu'il est à la barre, et n'a point d'autre raison à
m'alléguer, sinon qu'on en use ainsi chez M. le cardinal; le piqueur
prétend que le lard est à lui dès qu'il en a levé deux tranches; le
cuisinier n'est pas plus homme de bien qu'eux, ni l'écuyer ni le cocher;
sans parler du maître-d'hôtel, qui est le voleur _major_; mais ce qui me
chicane le plus, c'est que mes valets de chambre me disent: «Monsieur,
vous portez trop long-temps cet habit; il nous appartient.»


Autrefois on portoit un chaperon à l'enterrement de ses plus proches
parents. Un gentilhomme des voisins de M. de Racan, ayant perdu sa
femme, lui demanda comment il falloit qu'il fût pour l'enterrement. «Il
y en a encore, dit Racan, qui prennent une robe et un chaperon.» Le bon
_nobilis_ prit une robe d'avocat et un chaperon de vieille, qui étoit
large d'un demi-pied, et se le mit sur la tête.


Un Gascon, qui se mêloit de faire des vers, fit un poème des guerres de
la religion, et en un endroit il disoit:

    Il y eut grand' mêlée,
    La rivière entre deux.


Un homme de La Rochelle disoit du feu Roi: «Il prit Arras en
cinquante-quatre journées.»


Housset l'intendant, une nuit, fit semblant d'avoir la colique; sa femme
le suit. Au lieu d'aller au privé, il alla coucher avec la suivante;
elle les surprit. Depuis, on appela cela _la colique-Housset_.


Feu M. de Guise disoit à un honnête homme de Paris, qui avoit une maison
proche de Meudon, sur le même coteau: «J'ai plus belle vue que
vous.--Vous me pardonnerez, monsieur, car de ma maison je vois votre
château, et de votre château vous voyez ma maison, qui n'est qu'une
petite chaumière.»


Un Normand disoit naïvement: «M. de Longueville est un bon prince, il
prend bien la peine de prier Dieu.»


Une grosse madame disoit à une simple femme: «Pour moi, j'aimerois mieux
n'aller point en paradis que de n'y être au-dessus de vous.--Hé! madame,
dit l'autre, quand vous serez au-dessus de nous, ne nous pissez pas au
moins sur la tête.»


Le prince d'Orange, Maurice, aimoit fort les cochons de lait; ayant à
traiter un ambassadeur, il dit à son maître-d'hôtel: «Qu'on nous fasse
bonne chère, qu'on nous serve un cochon de lait sur l'assiette.»


Un gentilhomme fit appeler un autre en duel, parce qu'il l'avoit loué de
grande mémoire: il avoit ouï dire que c'étoit marque de peu de jugement;
et, après, quoiqu'il fût fort brave, il ne se trouva pas au rendez-vous,
de peur de passer pour avoir de la mémoire s'il s'en étoit ressouvenu.


Pitard disoit à Théophile: «C'est dommage qu'ayant tant d'esprit, vous
sachiez si peu de choses.» «--C'est dommage, répondit Théophile, que,
sachant tant de choses, vous ayez si peu d'esprit.»


L'hôtesse du Lion-d'Or, à Saumur, étoit fort jolie, et avoit un gros
brutal de mari. Un Gascon, voyant cela, lui dit: «Madame, je ne
comprends point comment on vous a donnée à cet homme; il falloit que
vous eussiez fait quelque gaillardise de fille.»


Un Gascon disoit que pour entrer chez le cardinal de Richelieu, il avoit
dit: «Je suis à monsu de Biscarrat.» Et après, il ajouta: «Je ne lui
faisois pas tort.»


Un Provençal vouloit avoir le bénéfice d'un homme, et, ne l'ayant pu
persuader de le lui résigner, il l'enlève et le met en prison dans une
cave; là, le poignard sur la gorge, il le presse de lui résigner son
bénéfice; l'autre, qui n'avoit que cela pour tout bien, dit qu'il aimoit
autant mourir. Le galant homme, le voyant si résolu, s'en va à Avignon
trouver le vice-légat, lui expose qu'un tel étoit mort, et qu'il lui
venoit demander son bénéfice. «Vous êtes venu trop tard, répond le
vice-légat, je l'ai donné ce matin.--Mais, monsieur, répond froidement
cet homme, quel fondement a eu celui qui vous l'a demandé?--Il m'a dit
que cet homme ne paroissoit plus, et qu'on le tenoit pour mort.--Il
n'est point mort, répliqua-t-il, et il n'en mourra pas.» Il avoit
dessein de le tuer, s'il obtenoit le bénéfice.


Un de mes oncles avoit un cocher nommé Nicolas Volant; un de ses
camarades lui emprunta vingt écus. «J'en veux avoir une promesse.»
C'étoit dans l'écurie; il n'y avoit ni papier, ni encre: «Écris-la sur
la muraille avec ton couteau.» Il écrit: «Je soussigné, reconnois devoir
la somme de soixante livres, que je promets payer au porteur de la
présente.


Un homme, qui avoit un valet fort sot, lui mit par écrit tout ce qu'il
avoit à faire avec lui. Allant à la campagne, le maître tombe dans un
fossé; il appelle ce garçon qui, au lieu de courir, lui crie: «Attendez,
que je voie si cela est sur mon mémoire.»


Un de mes frères a un cocher qui prioit Dieu pour tout ce qu'il aimoit
en la manière suivante: «Je prie Dieu pour moi, pour ma femme, pour
monsieur et pour madame, pour mes chevaux et pour les enfans du logis.»


Deux cochers se disputoient une fois, et l'un disoit: «Je ne sais
pourquoi vous niez cela; vous me l'avez dit en présence de vos chevaux.»


Le feu gazetier[196], à la révolte de Portugal, mettoit entre les
titres du Roi de Portugal: Roi d'Aquen et d'Alen, et de delà la mer; au
lieu qu'il falloit mettre: _Roi de deçà et de delà la mer_, à cause
qu'il a quelques places en Afrique.

  [196] Théophraste Renaudot, mort en 1653, avoit commencé en 1631
  à faire imprimer périodiquement des nouvelles publiques sur des
  feuilles volantes appelées _gazettes_. Ce mot vient de l'italien
  _gazetta_; c'étoit le nom d'une petite monnoie, avec laquelle on
  payoit une feuille d'avis écrite à la main. (_Dictionnaire
  italien d'Alberti._)


Son fils, qui est un sot au prix de lui, disoit l'autre jour, parlant de
je ne sais quelle entrée: «Quand le magistrat eut achevé sa harangue, le
canon commença la sienne.» Quand les ennemis étoient à Fismes (en 1650),
il disoit, en parlant de Château-Thierry: «Notre bourgeoisie se rassure
plus que jamais, surtout depuis l'arrivée du vicomte d'Espaux, qui s'est
jeté dedans cette ville avec une bonne partie de la noblesse du pays.»
Apparemment quelqu'un lui avoit écrit cela pour se moquer de lui; car le
vicomte n'y mena que des vaches, des moutons et des cochons, pour les
mettre en lieu sûr. Celui qui commandoit dans le château s'appelle
Després; c'est un fort gros homme; son cocher disoit: «Mon maître a juré
de _crever_ sur le rempart.»


Castille, frère de Jeannin, ayant marchandé long-temps un petit chien à
Bologne, s'en alla sans l'acheter; et quand il fut à quatre lieues de
là, il renvoya un homme pour demander le nom de ce chien. Un autre de
ses frères se piquoit tellement de belles mains, qu'il ne les montroit
que sur de la panne noire pour les faire paroître encore plus blanches;
la nuit, il les tenoit passées dans des rubans qui étoient attachées au
dossier; il y mettoit toutes les drogues imaginables. Il en vouloit
faire autant à son estomac; le camphre le tua.


Une paysanne, comme on portoit en procession le chef de saint Marc, le
jour de sa fête, par les vignes, qui avoient été gelées pendant la nuit,
dit naïvement: «Haussez, haussez-le bien haut, qu'il voie le beau ménage
qu'il a fait.»


Une vieille femme n'alloit jamais à l'enterrement, et disoit: «Pourquoi
irois-je? ils ne viendront pas au mien.»


Les capucins de Grasse prirent un garçon qui voloit leurs fruits; ils
firent venir le père, qui lui dit: «Hé bien, si tu ne veux rien valoir,
fais-toi au moins capucin.»


M. de Nevers, gouverneur de Champagne, étant logé dans l'hôtel-de-ville,
à Vitry, vit je ne sais quel gaillard de bourgeois, dans la place, qui
alla donner un coup de genou dans le derrière à un autre; il demanda à
un officier qui l'entretenoit: «Qui est cet homme?--Monseigneur, lui
dit-il gravement, c'est _M. le Prince_;» car nous appelons _Rois_ et
_Princes_ ceux qui sont un peu fous.


Un Italien appela un homme, _cavallo di Christo_, pour dire un âne.


Un cocher d'un de mes amis, à qui son maître avoit dit de le venir
éveiller à quatre heures pour partir à la fraîcheur, l'alla éveiller à
deux, en lui disant naïvement: «Monsieur, dépêchez-vous de dormir; car
vous n'avez plus que deux heures.» Quelquefois on a fait la même chose
aux gens par malice.


Le vieux Pena, célèbre médecin, étoit tout de travers sur son mulet, et
ne prenoit pas trop garde où il se mettoit. Un jour, il se fourra dans
un bourbier; il ne savoit comment s'en tirer, et il disoit à son mulet:
«Courage, mon ami, sors-moi d'ici; montre-toi le plus sage.»


Le maître d'hôtel de l'évêque de Mende mit sur les parties: _Item, pour
un pâté de six blancs, trois sols_[197].

  [197] Six blancs équivaloient à deux sols six deniers.


Furetière demanda de l'argent à son père pour acheter un livre: «Et
sais-tu, lui dit-il, tout ce qui est dans celui que tu achetas l'autre
jour?» C'étoit un dictionnaire. Quillet dit qu'il a vu un garçon qui
vouloit traduire _Calepin_ en françois[198].

  [198] Le grand Dictionnaire latin de Calepin. Ambroise Calepin
  mourut en 1511; son Dictionnaire a été augmenté par Passerat et
  par d'autres savans du seizième siècle.


Ma mère me dit un jour: «Pourquoi acheter des livres, n'avez-vous pas
fait toutes vos études?»


Un François nommé La Fosse, qui est au service du grand-duc, traduit
Tacite en _Octaves_.


Du Moulin, le ministre, dit à un homme de soixante-dix ans, qui se
marioit, et qui étoit venu trop tard: «Une autre fois, venez un peu de
meilleure heure.»


Le Pailleur avoit un frère curé vers Dreux en Normandie. Quand il
prenoit quelque vicaire, il lui demandoit: «D'où êtes-vous?--D'un tel
lieu.--Auprès de quelle ville, de quel diocèse?--De Séez, par
exemple.--Vous êtes donc Normand?--Et voire; mais je n'y ai pas été
nourri.»


Il y a un secrétaire du Roi, huguenot, nommé Courtaut, qui demeure
exprès dans l'île Notre-Dame, «pour ramasser, dit-il, les pierres sur le
quai, de peur qu'on ne les jette aux bateaux qui reviennent de
Charenton,» et il croit rendre un grand service à l'Église[199].

  [199] C'étoit une folie comme une autre.


Madame de Ville-Savin, qu'on appelle la très-humble servante du genre
humain, ayant trouvé mademoiselle Véron qui sortoit d'une maison où elle
entroit, se mit à l'embrasser. «Ah! ma chère, remontez; quoi, je vous
verrois si peu!» Elle la fit remonter, et après elle demanda qui elle
étoit; «car; ajouta-t-elle, j'ai si mauvaise mémoire!...--C'est
mademoiselle Véron, lui dit quelqu'un.--Jésus! reprit-elle, avoir oublié
le nom de la meilleure de mes amies!...» Elle ne l'avoit jamais vue.


Le jardinier de madame de L'Estang, ma belle-sœur, en lui écrivant de
Beauce, mettoit pour adresse, _devant la maison fondue_, parce qu'il y
avoit trois ans qu'une maison fondit devant notre porte.


Un Gascon, m'entendant appeler Gédéon chez mon père (c'est mon nom de
baptême), m'appeloit M. de Gédéon[200].

  [200] L'auteur fait ici connoître son nom patronimique; des
  quittances signées de lui, conservées à la bibliothèque du Roi,
  nous l'avoient au reste appris.


M. de Vendôme, bâtard de Henri IV, passant à Noyon, logea aux
_Trois-Rois_. Le fils du maître de la maison, nouvellement reçu avocat,
crut que sa nouvelle dignité l'autorisoit à aller faire la révérence à
M. de Vendôme; il y va. M. de Vendôme lui demande qui il étoit. «
Monsieur, je suis le fils des _Trois-Rois_.--Le fils de trois Rois.....
Monsieur, je ne suis le fils que d'un; vous prendrez le fauteuil: je
vous dois tout honneur et tout respect.»


Un ivrogne pissoit dans sa cour; il pleuvoit et une gouttière alloit. Il
demeuroit trop long-temps; sa femme l'appelle. Il croyoit que c'était en
pissant qu'il faisoit le bruit que faisoit l'eau de la gouttière, et il
lui répondit: «Va, va, je pisserai tant qu'il plaira à Dieu.»


Une fille (mademoiselle Armenauld) disoit que quand elle trouvoit des
ordures dans un livre, elle les marquoit pour ne les pas lire.


Un gentilhomme, qui nourrissoit assez mal sa meute, ayant trouvé une
charogne, se mit à crier: «Au plus nécessaire, chiens, au plus
nécessaire!»


Un Ecossois qui n'avoit pu vendre son hareng à propos, s'alla promener,
aux fêtes de Pâques, à Bordeaux, dans les allées du cardinal de Sourdis;
le rossignol chantoit déjà. «Ah! petit l'oiseau, dit-il, toi n'avoir
point d'hareng à vendre.»


Une madame Goile, femme d'un vendeur de marée, en titre d'office[201],
personne bien faite, comme on lui demanda chez madame d'Agamy si elle
n'avoit jamais eu la vérole: «Je n'ai eu, dit-elle, ni la grosse ni la
petite.»

  [201] Ces offices valent cinquante mille livres. (T.)


Un avocat au conseil, nommé Chapuiseau, fit un cachet où un chat puisoit
de l'eau. Il composa un livre qu'il appeloit _le Devoir de l'homme_. Il
promit à un conseiller, nommé Champdent, de le lui montrer manuscrit; il
fut chez ce conseiller, et, n'ayant trouvé que madame, il lui voulut
laisser son livre (c'était un gros rouleau qu'il avoit fourré dans ses
chausses, et qui paroissoit). Il y met la main pour le tirer. «Jésus!
monsieur Chapuiseau, que faites-vous?--Madame, dit-il naïvement, c'est
_le Devoir de l'homme_.»


Sa belle _armoirie_ m'a fait souvenir d'un idiot de La Rochelle, qui
montroit la porte de Cogne à un autre, et lui disoit: «Ces
fleurs-de-lys, c'est le Roi; ce navire, la ville, et ce cheval, c'est
mon père.» Son père étoit maire quand cette porte fut bâtie, et il y
avoit mis ses armes.


Un chancelier voulant expliquer au Roi une lettre du Roi Jacques, où il
y avoit: _Mitto tibi quinque molossos_[202], dit: _Cinq mulets_. «Voire,
dit le Roi, des _mulets_.» Quelqu'un dit: «Ce sont des _dogues_.--Je
croyois, dit le chancelier, qu'il y eût _muletos_.»

  [202] Je vous envoie cinq dogues.


Un pédant d'environ quarante-cinq ans prit un jeune corbeau, et dit: «Je
veux voir s'il vit cent ans, comme le disent les naturalistes.»


Une dame huguenotte, à qui on demandoit de quel canton étoit son suisse,
dit: «Il est du canton de Villiers-le-Bel[203]; il y a beaucoup de
huguenots dans ce pays-là». Elle croyoit que l'habit faisoit le suisse.
Une autre disoit «_du point de Gênes de Villiers-le-Bel_.» On y fait de
la dentelle; mais elle n'est point belle.

  [203] Bourg à peu de distance de Saint-Denis. (T.)--A deux lieues
  au-delà, près d'Ecouen.


Un évêque de la maison d'Ambres étoit un petit tyranneau; il ne vouloit
point payer de la paille qu'on lui avoit fournie, et disoit en riant:
«Ne savez-vous pas bien que _l'ambre_ attire la paille?»


Une blanchisseuse, pour bien louer ma mère, après avoir dit cent fois:
«Oh! la brave femme que c'est!» ajouta: «Et qui a bien soin du linge!»


Le Nostre[204], jardinier des Tuileries, mais qui est très-habile en
son métier, et qui gagne bien plus avec les gens qui ont de belles
maisons qu'avec le Roi, a fait des armes sur lesquelles, au lieu de
casque, il a mis un gros chou-cabus dont les premières feuilles pendent
des deux côtés, comme des plumes. Le Nostre est curieux et a de fort
beaux tableaux. Il laisse la clef de son cabinet en un certain endroit
que tous les honnêtes gens savent; et, quoiqu'il y ait de fort petites
pièces et même des livres, il n'a jamais rien perdu.

  [204] André Le Nostre remplaça son père dans les fonctions de
  jardinier, ou plutôt d'intendant des Tuileries. Le roi le fit
  contrôleur-général de ses bâtiments et dessinateur de ses
  jardins. C'est lui qui avoit planté le parc de Versailles, les
  Tuileries et le Luxembourg tels que nous les voyons encore; il a
  fait la terrasse de Saint-Germain-en-Laye, qu'on admire malgré sa
  monotonie, et avant que le mesquin eût envahi nos jardins, on
  rencontroit encore quelques-uns de ces parcs françois, marqués au
  coin de la grandeur, tels que les avoit conçus le génie de Le
  Nostre.


Madame de La Brène, femme d'un Luxembourg, alla pour voir la mer; là,
elle demanda où étoit donc ce flux et reflux dont elle avoit tant ouï
parler. On le lui montra du mieux qu'on put. «Voire, dit-elle, cela, le
flux et reflux! Eh! ce n'est que de l'eau verte!»


Une fille qui avoit été élevée comme orpheline par l'église de
Charenton, s'en alla un jour au consistoire et leur dit: «Messieurs,
j'ai lu dans saint Paul qu'il vaut mieux se marier que de brûler; s'il
vous plaît de me donner un mari, car je sens que j'en ai besoin?» Elle
dit cela avec la plus grande naïveté du monde: les voilà tout déferrés;
ils lui dirent qu'elle sortît. Ils ne se purent regarder sans rire. Ils
la marièrent du mieux qu'ils purent.


Menour, intendant des jardins du Roi, étoit logé aux Tuileries; il avoit
un valet qui, quand il venoit des gens demander si ce n'étoit pas là
qu'on voyoit les bêtes, leur disoit que oui; puis les menoit dans une
salle, et les faisoit passer devant un grand miroir; après il leur
disoit: «Vous les avez vues.» Et, s'ils étoient assez bons pour payer
par avance, il se moquoit d'eux.


Un paysan de Colombe portoit la croix à une procession qu'on faisoit de
nuit dans les vignes, de peur qu'elles ne gelassent; en passant dans la
sienne, il tâta le bourgeon, et l'ayant trouvé gelé, il jeta la croix en
disant: «La portera qui voudra! je n'ai plus que faire à la procession.»


Feu Melson, grand goguenard, étoit secrétaire interprète des langues
étrangères, et n'en savoit pas une. Des ambassadeurs suisses regardoient
dîner la Reine, et parloient entre eux tout haut. Elle fait appeler
Melson et lui dit: «Faites votre charge, que disent ces messieurs?--Ils
disent que vous êtes belle, madame, ou s'ils ne le disent pas, ils le
devroient dire.»


La fille aînée de Melson, qui est une personne assez plaisante, dit que
son père ne faisoit point carême, et qu'une fois qu'on lui avoit servi
une longe de veau, il n'y toucha pas, et se contenta de son potage.
Charlotte[205], c'est le nom de cette fille, suivit cette longe de veau
en bas, et ne put s'empêcher d'en prendre un lardon; une de ses sœurs
arrive, qui la défie en riant d'en manger: elle en mange; sa sœur se
laisse tenter. Les deux autres, car elles étoient quatre, surviennent:
la longe de veau fut expédiée. Le lendemain, le père demande sa longe de
veau. On lui dit l'histoire; il ne gronda point autrement, mais il dit
qu'il vouloit qu'elles s'en confessassent. Pâques venu, les trois
cadettes dirent à leur sœur: «Au moins nous n'avons rien de la longe de
veau, et c'est à vous à vous en confesser pour toutes; c'est vous qui
nous avez induites en tentation.--Ma foi, leur dit-elle, je n'en ai pas
dit un mot.» Elle retourne au confesseur qui étoit bien empêché, et lui
dit: «Mon père, telle et telle chose est.--Allez, dit-il, dites deux
_Ave_ davantage.» Elle retourne. «Hé bien, ma sœur?--Dame! dit-elle, je
n'ai pas parlé de vous.» La seconde va donc. Elle eut assez de peine à
aborder le père. «Qu'y a-t-il encore? lui dit-il.--C'est que....--Voilà
bien de quoi me rompre la tête; dites deux _Ave_ de plus comme votre
sœur.» La troisième fend la presse, et lui voulut parler encore de
cela. Il se fâcha, et se levant de son confessionnaire: «Que tous ceux,
dit-il, qui ont mangé de la longe de veau disent huit _Ave_, et qu'on ne
m'en parle plus.»

  [205] C'est celle qui, ayant épousé André Girard Le Camus, acquit
  quelque célébrité. (_Voyez_ la note de la page 124 de ce volume.)


Un paysan se sentant un peu ivre, au lieu de passer sur une poutre qui
étoit sur un ruisseau, se mettoit dans l'eau, et tenoit la poutre: «Je
ne saurois que me mouiller, disoit-il, au lieu que si je tombois, je me
blesserois peut-être bien fort.»


Un procureur du Châtelet disoit que pour dix ans, il avoit tourné le
dos à Dieu, afin de faire sa fortune.


Un cordonnier dit à un médecin: «Monsieur, je vous trouve toujours
étudiant; n'êtes-vous pas passé maître? Pour moi, je faisois tout aussi
bien des souliers le jour que je fus reçu, que j'en saurois faire à
cette heure.»


On alloit pendre un Picard; une femme de sa connoissance le rencontra.
«Hé, un tel, comment te portes-tu?--Je me porte assez bien, répondit-il;
mais cette _penderie_ me déplaît.»


Une voleuse cacha une montre sonnante où vous savez. On la dépouille; on
ne trouve rien; mais, par malheur, la montre sonna.


Un Languedocien, amoureux d'une fille nommée _Catine_, fit une espèce
d'histoire contenant neuf livres, qu'il appeloit _la Catinerie_.


Un homme, en racontant ses voyages, mettoit des pays où ils ne sont
point. Quelqu'un lui dit: «Vous n'observez pas la géographie.--Pour la
géographie, répondit-il, nous la laissâmes à main gauche.»


La femme d'un commis de M. Rambouillet[206], nommé Paris, craignoit
extrêmement le tonnerre. Il tonne un coup; elle prend de l'eau bénite,
et fait le signe de la croix; il tonne encore, elle en fait apporter
davantage et s'en frotte les deux paumes des mains; le tonnerre se
renforce, elle en fait venir un plein bassin. Voici un assez grand coup,
elle s'en frotte tout le visage; il fait un coup furieux, elle se jette
tout le bassin sur la tête.

  [206] Le beau-père de l'auteur.


Pour faire entendre à un homme quel étoit le père des quatre fils Aymon,
on lui dit: «Par exemple, si maître Jean, le maréchal, avoit quatre
fils, on diroit _les quatre fils maître Jean le maréchal_, comme on dit
_les quatre fils Aymon_; c'est qu'Aymon avoit quatre fils. Eh bien! qui
est donc le père des quatre fils Aymon?--C'est, dit-il, maître Jean le
maréchal[207].»

  [207] C'est à peu près comme madame de Sévigné, quand elle
  adressoit une question à _la petite personne sur le lendemain de
  la veille de Pâques_.


Un paysan ne manquoit jamais à s'enivrer après avoir fait ses pâques;
et, comme on lui en faisoit réprimande: «Quoi! disoit-il, mon Dieu ne me
vient voir qu'une fois l'an, et je ne lui ferois pas bonne chère?»


Un curé passoit l'eau pour porter le _Corpus Domini_ à un malade; un
pâtre de sa paroisse étoit delà la rivière; il faisoit assez mauvais
temps, il vouloit qu'on le remît à bord; et, comme le batelier lui
disoit: «Quoi, vous portez Notre-Seigneur, et vous avez peur!....--Ne
laisse pas de me mettre à bord, dit le prêtre, le diable emporte qui s'y
fie!»


Un bourgeois de Reims, ennuyé d'attendre qu'une compagnie d'infanterie
qui étoit à la porte eût permission d'entrer dans la ville, vouloit
passer tout à cheval par un tourniquet, et il s'y obstina quelque temps.
Un soldat se mit à crier à un autre: «Eh! La Verdure, Hérode, à ce que
je vois, n'a pas tué tous les _Innocents_.»


Un père Crochard eut ordre de la Reine-mère d'instruire une huguenotte;
il y eut pour cela un souper où on y servit un grand pâté. Le père, qui
étoit fort ignorant, s'y prit ainsi: «Vous voyez bien, dit-il, ce pâté;
tout en est bon, hors ce petit endroit brûlé. Tout ce bon, ce sont les
catholiques; ce petit endroit brûlé, ce sont les huguenots. Vous ne
voudriez pas manger de cet endroit?» Cela la persuada.


Un capucin croyoit avoir fait une belle stance du _Benedicite_, et avoit
fait ceci sur la lune:

        Reine de la moitié de l'an,
        Vous, de qui le vaste océan
        Suit le carrosse comme un page,
        Louez le seigneur obligeant
        Qui, pour avoir cet équipage,
    Par les mains du soleil, vous prête de l'argent.


Un bourgeois de Troyes, nommé Chaumont, n'avoit qu'un fils et une fille;
la fille étoit mariée, le fils étoit bachelier de Sorbonne. Ce garçon
étoit logé dans la Sorbonne même; cela se fait sous le nom d'un docteur.
Il mourut; le père vint à Paris durant sa maladie: le voilà au
désespoir. Son gendre lui dit: «Monsieur, je m'en vais en Sorbonne pour
mettre ordre à tout pour l'enterrement, etc.--Oui, dit le bonhomme, et
prenez garde à ses flageolets.» Il en avoit les meilleurs du monde.


Comme le premier président de Bellièvre[208] n'étoit encore que
conseiller-d'Etat et ambassadeur à Londres, un Anglois, qu'on avoit
fâché dans la cuisine, vint dire à madame l'ambassadrice qu'on l'avoit
menacé de lui couper les c........ Cette femme dit: «Fi le vilain!» Il
s'excusa, en disant qu'au vilain mot il y avoit deux points sur l'U, et
que ce n'étoit pas la même chose.

  [208] Pompone de Bellièvre, deuxième du nom, premier président du
  parlement de Paris, mourut en 1657. Il avoit épousé Marie de
  Bullion, dont il n'eut pas d'enfant.


Un comédien, ne se souvenant pas d'un vers qui rimoit en _ame_, dit:

    Hélas! madame, hélas! madame, hélas! madame.


Madame Nolet avoit un laquais qui portoit _Amadis_ à l'église: à cause
que ce livre commence par ces mots: _Un peu après la mort et passion de
Notre Seigneur_, il le prenoit pour un livre de dévotion[209].

  [209] L'_Amadis_ en effet commence ainsi:

  «Peu de temps après la passion de Nostre Sauveur Jésus-Christ, il
  fut un roy de la petite Bretaigne, nommé Garintec, etc., etc.»
  (_Le premier livre d'Amadis de Gaule, traduit d'espagnol en
  françois_ par le seigneur des Essars, Nicolas de Herberay. Paris,
  Vincent Sertenas; in-8º, 1560.)


Le laquais de l'abbé Favre dit à une dame qui vouloit qu'il allât dire à
son maître qu'il se dépêchât de s'habiller, et qu'elle paieroit sa
messe: «Pour qui le prenez-vous, madame? Je veux bien que vous sachiez
que mon maître ne dit point la messe pour de l'argent; il la dit pour
son plaisir.»


Un maquignon, à Rouen, voulant bien louer son cheval, dit: «Il a la
bouche admirable, et a, pour tout dire, une bouche de _Coquerel_;»
c'étoit un avocat célèbre en Normandie. En faisant aller son cheval, il
disoit: «Ah! _bouche de Coquerel!_»


Borbonius, père de l'Oratoire[210], qui ne savoit que du latin, et qu'on
fit de l'Académie françoise, à cause de ses vers latins, quand ce vint à
opiner sur _abominer_, dit: «Je l'aimerois mieux qu'_exécrer_.»

  [210] Nicolas Bourbon, né en 1574, professeur de grec au Collége
  royal, Père de l'Oratoire, membre de l'Académie françoise en
  1637, mourut à Paris en 1644. Il étoit petit-neveu d'un autre
  Nicolas Bourbon, poète latin dont on estime le poème de _la
  Forge_ (_Ferraria_).


Des fous d'amoureux, en buvant à la santé de leurs maîtresses, se
passèrent dans la _forcele_ de l'estomac des rubans qu'ils en avoient
eus. Un d'eux en mourut, la gangrène s'y étant mise; un autre en fut
fort malade, car il eut un apostume épouvantable; et si le chirurgien,
en le soignant, n'eût aperçu un bout de ruban, on n'eût point su d'où
venoit sa fièvre; car il vouloit que ce ruban y demeurât, et cachoit son
apostume. Le chirurgien tira le ruban sans en rien dire: le pus vint, et
ce maître-fou fut guéri.


Un libraire de Saumur, nommé Lerpinière, tenoit des étrangers en
pension. Un jour qu'il y avoit un lièvre à dîner, il voulut faire le
goguenard; et, sur ce qu'un d'eux lui avoit demandé comment on prenoit
les lièvres en France, il lui dit qu'on semoit des fèves dures en
certains endroits, et que, comme le lièvre vouloit les casser, il
fermoit les yeux, et qu'en cet instant on le happoit. En disant cela, il
les ferma; l'étranger, qui vit qu'il se moquoit de lui, lui donna un bon
soufflet qui fit bien ouvrir les yeux au libraire.


Un pauvre diable, avocat huguenot de Castres, nommé Merle, devint ici
amoureux d'une gourgandine, qu'il épousa, disoit-il, pour la retirer du
vice. Pour lui témoigner son amour, il mit les dix catégories en vers.

    La substance, la quantité,
    La relation, la qualité,
    Agir, patir (_languir sans cesse_),
    Où, quand (_finiront mes ennuis_)?
    Situation, avoir (_sont dix
    Justes témoins de ma détresse_).


Il disoit que ce qui étoit enclos de parenthèse étoit superflu. Il fit
tenir un de ses enfants à M......[211], en lui disant: «Monsieur, on m'a
dit que vous nourrissiez un merle[212], vous en nourrirez bien deux.» Il
en fit tenir encore un au fils aîné, et un jour il leur mena ses enfants
en leur disant: «Voilà les _fillaux_ de votre maison.» Une fois, il fit
je ne sais quels vers, où le merle se mettoit sous la protection de
l'aigle, son roi, son seigneur et son maître, à cause qu'il y avoit,
disoit-il, un aigle dans leurs armes; mais il se trompoit encore comme
au rossignol, car ce sont des pigeons. Il laissoit toujours l'enseigne
de son logis en grosses lettres: _Demeure de Merle, sieur de la Salle_.
Il disoit: «Je suis un pauvre gentilhomme, fils d'un procureur à la
Chambre de l'édit de Castres.» Il se mit en tête qu'il étoit de la
maison de Marle, la meilleure de la robe, mais qui est faillie[213].
«Mais pourquoi vous appelez-vous _Merle_?--C'est, disoit-il, qu'en
Champagne, d'où vient cette maison, on met un _a_ pour un _e_, et on dit
_Marle_ au lieu de _Merle_.»

  [211] Le nom biffé est entièrement illisible.

  [212] C'étoit un rossignol. (T.)

  [213] La maison de Marle étoit une des plus anciennes de la robe.
  Henri de Marle, quatrième président du parlement en 1393, fut
  fait chancelier de France en 1413. Cette famille est depuis
  long-temps éteinte. (Voyez _les Présidents au mortir du Parlement
  de Paris_, par Blanchard; Paris, 1647; in-folio, p. 89.)


Un autre impertinent de Castres avoit fait des vers à la Reine-mère, et
il y avoit en un endroit:

    Madame, vous avez trois uniques enfants,
    Dont les uns sont petits et les autres sont grands.

En ce pays-là, un _enfant_, c'est un garçon.


Un conseiller-d'État, en mourant, défendit qu'on mît la qualité de
conseiller du Roi dans son billet d'enterrement. «Il est si mal
conseillé, dit-il, que j'aurois peur qu'on ne m'en demandât compte en
l'autre monde.»


Les gueux qui demandoient sur le chemin de Charenton, ne demandoient
jamais qu'au nom de Dieu et de Notre Seigneur; jamais au nom de la
Vierge ni des Saints.


M. Lumagne, banquier, disoit à sa femme, comme elle alloit à confesse:
«Ma mie, ne manquez pas de vous confesser que vous en avez refusé à
votre mari.--Hé! répondit-elle, monsieur Lumagne, vous en ai-je jamais
refusé?»


M. de Gordes, capitaine des gardes, disoit à un garde dont il avoit
donné la charge, croyant qu'il avoit été tué: «Ce n'est pas vous, vous
êtes mort.»


Un paysan me disoit, parlant d'un de ses voisins qui étoit mort: «Il y
faudra bien tous venir. Mais ardez, monsieur, il y fera aussi bon dans
cent ans qu'à cette heure.»


Carlincas, languedocien, qui a fait de si jolies épigrammes, et qui est
mort capitaine en Hollande, vint à Paris sans un sou, trouver son aîné
qui étoit soldat aux gardes. «Hé! lui dit l'aîné, que viens-tu faire
ici? j'ai bien de la peine à vivre, je tire le diable par la queue, et
tu me viens encore tomber sur les bras.--Est-il possible, dit Carlincas
en pleurant, qu'un garçon qui n'a que dix-huit ans, et qui a de quoi
plaire aux dames, ne trouve pas à gagner sa vie dans une ville comme
Paris?....»


Bauyn, conseiller au parlement, voyant que lui et Perrot de la
Malemaison étoient entrés en même jour à la grand'chambre, se mit à lui
en faire compliment. «Je me réjouis, dit-il, qu'après avoir fait nos
classes ensemble, soutenu ensemble un acte, étudié en droit, été reçus
conseillers[214], et mariés en même temps, nous soyons encore montés
ensemble à la grand'chambre, on peut dire de nous: _Arcades ambo_.--Bon
pour vous et pour votre mulet», répondit l'autre. Ce Perrot n'étoit
pourtant pas un grand personnage, mais il rencontra bien cette fois-là.
Il avoit un clerc à qui il demandoit: «Un tel, suis-je prêt pour ce
procès?» Ce clerc s'appelle Bessin. On disoit: «Ce n'est pas un
conseiller-clerc, mais c'est un clerc-conseiller que Bessin.»

  [214] Jean Bauyn avoit été reçu conseiller au Parlement le 13
  décembre 1597 et Christophe Perrot l'étoit depuis le mois d'août
  de la même année. (Voyez le _Catalogue de tous les conseillers du
  Parlement de Paris_, par François Blanchard, à la suite des
  _Présidents au mortier_; Paris, 1647; in-folio, p. 111.)


Le curé de Pantin, à une lieue de Paris, pria les marguilliers de sa
paroisse de lui laisser faire l'inscription d'une verrière qu'ils
avoient fait mettre à l'église, et, après y avoir rêvé long-temps, il
fit ces deux vers:

    Les marguilliers de Sainte-Marguerite[215]
    Ont fait bouter cette verrière icyte.

  [215] L'église est dédiée à cette sainte. (T.)


Un sergent qui jouoit fort mal au piquet, disoit à ceux qui rioient de
ses bévues: «C'est vous qui me faites faillir; je ne fais pas une faute
quand personne ne me regarde.» Il n'avoit garde de les voir.


Une fois qu'il y avoit des comédiens espagnols à la cour, une dame pria
sérieusement mademoiselle de Neufvic de l'avertir quand il faudroit
rire.


Le cardinal Baronius empêcha qu'on ne fît pape le cardinal Tosco, en
disant: «A Dieu ne plaise que je donne ma voix à un homme qui a toujours
à la bouche le mot de _cazzo!_» Ce Tosco disoit après: «_Questi furfanti
non han voluto far mi papa Cazzo, ed han fatto un papa coglione._» Son
cocher, au sortir de là, lui ayant demandé où il vouloit aller: «_Al
Fiume_,» répondit-il. On l'eût appelé _Cazzo primo_. Il dit à Paul V,
qui le vouloit faire son vicaire: «_Santissimo Padre, non ho potuto
esser vicario di Pietro, non voglio esser vicario di Paolo._»


Un ministre gascon, nommé Tournon, prêchant ici contre le purgatoire,
dit «que c'étoit une _rôtisserie d'âmes_.» Un autre, nommé d'Huisseau,
disoit: «Or, comme le cerveau est la partie la plus éloignée des
_feces_.» Il vouloit dire _fæces_[216], en latin. Le peuple entendoit
_fesses_, et des femmes me disoient: «Voilà un vilain homme, de parler
de c.l en chaire.»

  [216] Ordures, souillures.


On appeloit Méreau et Briquet, l'un beau-frère, l'autre gendre de M.
Bignon: _les martyrs de M. Bignon_; car il leur fit prendre des charges
d'avocat-général au grand conseil et au parlement, dont ils n'étoient
point capables, et ils crevèrent tous deux à force de se tourmenter à
étudier et à travailler.


Les jésuites, quand le prince de Conti fut mis dans leur collége, firent
peindre feu M. le Prince couché, qui montroit du doigt une montagne
éclairée, sur laquelle un ange tenoit le portrait du prince de Conti
avec ces mots: _Claro lux addita monti_. Leur collége s'appelle le
collége _de Clermont_. Ne voilà-t-il pas qui est beau!....


Un valet maltois, qui étoit à un chevalier de la suite de l'abbé de
Retz, comme nous étions au palais Farnèse[217], à Rome, voyant qu'on
nous disoit qu'un certain marmouset avoit été adoré par les païens, y
alla dévotement faire toucher son chapelet.

  [217] Tallemant fit avec son frère aîné et l'abbé de Retz un
  voyage en Italie, vers 1637. (Voyez le chapitre intitulé _les
  Amours de l'auteur_, précédemment, p. 81, et l'Historiette du
  _Cardinal de Retz_, tom. 4, p. 109 et suivantes.)


Madame Sanquin, femme du maître-d'hôtel ordinaire de Henri IV le feu
s'étant pris à sa chambre, jeta un grand miroir par la fenêtre, de peur
qu'il ne fût brûlé.


On alloit pendre un Gascon et un Picard; le Picard pleuroit, le Gascon
lui en faisoit honte. «Cela est bon, dit le Picard, pour vous autres
Gascons qui avez accoutumé d'être pendus.»


Un Allemand, à la paume, demanda à boire; on lui donna de la bière: il
en souffla l'écume, en disant que cela faisoit venir la gravelle.


Le fermier de madame de L'Estang[218] (en 1652) lui écrivoit: «Je n'ai
pu tenir contre l'armée des Princes; car il y a une brèche à votre cour,
comme vous savez.» Notez que c'est une maison plate.

  [218] Belle-sœur de Tallemant des Réaux.


Madame d'Usez, seconde femme de feu M. d'Usez[219], alla voir la Reine
un peu après ses noces; la Reine lui dit: «Eh bien, madame d'Usez, M.
d'Usez vous a-t-il donné de beaux habits?--Non, dit-elle, madame, il ne
m'a pas encore accoutrée.»

  [219] Marguerite d'Apchier, fille unique et héritière de
  Christophe, comte d'Apchier, et de Marguerite de Flageac, seconde
  femme du duc d'Uzès, épousa François de Crussol, duc d'Uzès,
  après son père, par contrat du 28 septembre 1636.


En un village d'Espagne, on condamna un tailleur à être pendu; les
habitants allèrent trouver le juge, et lui dirent: «Cela nous
incommodera bien, car il n'y a que ce tailleur. Laissez-le-nous, et, si
c'est que vous vouliez pendre quelqu'un, nous avons deux charrons,
prenez lequel il vous plaira: ce sera assez d'un de reste.»


Un Allemand disoit à un Italien: «_Non sum fœmina, sed masculus.--Tanto
melius_,» répondoit l'autre.


La veuve d'un chandelier avoit un garçon qui lui demanda en grâce
qu'elle le laissât coucher au coin de son feu; après il lui demanda
permission de se mettre au pied du lit; enfin, il se met dedans, et là,
vous m'entendez bien. Elle faisoit semblant de dormir, puis quand elle
sentit que c'étoit fait, elle dit: «Ah! méchant garçon.--Maîtresse, lui
dit-il, ne vous hobez; ceu qui y est, y est; Dieu y boute l'âme!»


Le maréchal de Cossé, pour ne pas faire la guerre contre les huguenots,
disoit: «Si Dieu est dans l'hostie, ils ne l'en ôteront pas; s'il n'y
est point, nous ne l'y mettrons pas.»


Un bourreau vouloit quitter la ville d'Angers parce qu'on n'y faisoit
point _d'œuvre délicate_, qu'on n'y faisoit que pendre.


Loyauté, avocat, disoit aux conseillers qu'il faisoit une compilation
d'arrêts impertinents; mais qu'il étoit accablé, qu'il en avoit déjà six
volumes in-folio.


Deux avocats bègues plaidèrent à Angers devant le lieutenant
particulier, qui étoit un rieur; il les avertit l'un et l'autre de mieux
prononcer; ils n'en firent rien. Lui, pour se moquer d'eux, au lieu
d'une sentence, dit: «Après qu'un tel a dit: _Babe, babe, babe_, et
qu'un tel a dit _babe, babe_, etc., nous avons ordonné et ordonnons:
_Babe, babe, babe_.» Il y eut procès pour cela: à Paris on n'en fit que
rire.


Un autre lieutenant particulier du Châtelet avoit promis à un homme de
lui donner surséance, sans intérêts, quoiqu'il eût passé une obligation;
il prononça donc comme il avoit promis. Le procureur lui cria:
«Monsieur, je suis fondé en obligation.--Et moi, dit-il, en _promesse_.»


Une femme, ayant été mise à la Bastille, crut que les prisonniers
pouvoient épargner sur ce que le Roi payoit pour eux à M. Du
Tremblay[220], et qu'ils ne payoient que selon qu'ils mangeoient; elle
ne demandoit quasi que des œufs, et en sortant elle dit qu'elle vouloit
parler à madame la geôlière pour compter avec elle.

  [220] Le Clerc du Tremblay, gouverneur de la Bastille sous Louis
  XIII. (Voyez _la Bastille dévoilée_; Paris, 1789; 3e livraison,
  p. 148.)


Une huguenotte ayant à passer une grande cour au grand soleil, dit: «Il
faut passer ce torrent de Cédron.» Une autre disoit: «Cette _zautaride_
du Pont-Neuf,» pour cette _zone torride_.


On demandoit à un Saintongeois: «Est-ce toi ou ton frère qui est
mort?--Ce n'est pas moi, dit-il; mais j'ai été bien plus malade que
lui.»


Il y avoit un impertinent à Chinon, qui avoit fait des harangues pour
tous les accidents de la vie, et même pour la potence.


Bautru sauva je ne sais quel homme de la corde. «Monsieur, lui dit-il,
je vous remercie. Ce n'est pas que le monde ne soit composé de gens qui
sont pendus et de gens qui ne le sont pas.»


Du Haillan demanda un jour un bénéfice à Henri IV, et lui dit: «Sire,
vous faites du bien à des traîtres, et n'en faites pas à vos véritables
serviteurs.--Pardieu! dit le Roi en colère, je fais du bien à qui il me
plaît.--Il est vrai, Sire, répliqua Du Haillan; mais il vous doit plaire
d'en faire à des gens comme moi.»


Philippe III dit au marquis de Sainte-Croix, à une promenade:
«_Cobrios, marquez di Santa-Cruz._» Le marquis lui fait une grande
révérence comme pour le remercier, quand le Roi ajouta: «_Porque il sol
no le haga mal[221]._»

  [221] Les grands d'Espagne se couvrent devant le Roi. Le marquis
  de Santa-Cruz avoit pensé qu'en lui disant de se couvrir,
  Philippe III le faisoit grand d'Espagne.


Son fils, Philippe IV, avoit gagné je ne sais quelle Espagnole sans se
faire connoître, en lui promettant une bague de cinq cents écus; mais
quand il fut près de conclure, il se découvrit. Elle, à l'instant, tire
la bague de son doigt et la lui rend en disant: «_Assez vuestra
maestad._» Lui, pensant qu'elle croyoit être assez payée de l'honneur
qu'il lui faisoit, la lui voulut remettre au doigt. «Non, non, dit-elle,
puisque vous êtes roi, vous paierez en roi; il me faut dix mille écus.»
Et il n'en put rien avoir.


Un procureur, las de tous les interrogatoires que sa femme faisoit à une
servante qu'elle vouloit prendre, en lui demandant: «Savez-vous faire
ceci? savez-vous faire cela?» dit: «Savez-vous f......?» La fille, qui
ne savoit ce que cela vouloit dire, répondit: «Monsieur, pour peu qu'on
me le montre, je l'aurai bientôt appris.»


Les Hollandois ayant pris Wesel, le curé pria le prince d'Orange qu'on
le fît ministre du lieu. «Je suis accoutumé, lui dit-il, à gouverner ce
peuple ici, et eux sont accoutumés à moi; je les rendrai bons sujets des
États.»


Ceux de Saint-Maixent, en Poitou, quand le feu Roi y passa, mirent une
belle chemise blanche à un pendu qui étoit à leurs justices[222], à
cause que c'étoit sur le chemin.

  [222] Aux fourches patibulaires.


La femme du ministre Aubertin disoit de son mari, chez qui il y avoit
souvent concert de musique, que de tous les instruments, il n'y en avoit
point qu'elle aimât tant que la flûte de M. Aubertin. Il jouoit de la
flûte douce.


Un apothicaire gascon écrivoit: «Je couche toutes les nuits avec madame
de Pranzac.» C'étoit une belle personne. Il vouloit dire qu'il couchoit
dans la même chambre qu'elle.


Un maire de La Rochelle, nommé Fiefmignon, pour voir si une cuirasse
étoit à l'épreuve, fut si sot que de se la mettre sur le corps, et de se
faire tirer par son valet un grand coup de mousquet. Par bonheur, la
cuirasse se trouva bonne; mais le coup le porta par terre tout hors de
lui.


Une mademoiselle Massane, fort jolie fille, un jour qu'on lui avoit dit
qu'elle ordonnât à dîner, fit mettre un lapin au pot, et ma femme[223],
à l'âge de treize ans, ordonna qu'on apportât un demi-bœuf de la
boucherie.

  [223] Elisabeth Rambouillet n'avoit que treize ans quand elle
  épousa Tallemant des Réaux, son cousin.


Le baron de Ville enlevoit avec quarante chevaux mademoiselle de
Longueval[224], qui avoit pour toute défense sa tante, une suivante et
un petit laquais: elle étoit en carrosse. Un des braves qui assistoient
le baron lui vint demander avec grand empressement: «Monsieur,
tuerons-nous d'abord?» Depuis on a pensé en faire enrager ce pauvre
_nobilis_.

  [224] La _Revue rétrospective_ (t. 5, p. 321, première série) a
  donné le récit, par mademoiselle Angélique de Longueval, fille de
  M. d'Harancourt, d'un enlèvement dont elle fut l'héroïne en 1632.
  Le ravisseur se nommoit La Corbinière. Est-ce cette même
  demoiselle de Longueval que le baron de Ville enleva plus tard?
  C'est ce qu'il nous est impossible de vérifier.


Un sot de Paris, nommé Mortfontaine-Hotteman, jouoit à un petit jeu où
il faut dire la pensée de toute la compagnie, et n'ayant pas bien dit à
sa fantaisie, s'écria: «Ah! je suis un sot!...--Vous l'avez trouvé cette
fois-là; vous avez dit la pensée de toute la compagnie.»


Un homme que je n'avois jamais vu, en voyant marier des gens à
Charenton, me dit: «Je serois bien fâché d'être en leur
place.--Haïssez-vous tant le mariage? lui dis-je.--C'est, répliqua-t-il,
que ma femme seroit morte.»


Une bourgeoise, qui avoit un fils au collége des jésuites, lui disoit:
«Seras-tu toujours dans ces _écuries_?» Elle vouloit dire _décuries_.


Le feu Roi d'Angleterre[225] aimoit fort M. de Bellièvre, depuis
premier président. Un jour il le mena promener, et voulut que tous ceux
qui l'avoient accompagné en fussent, jusqu'à un valet de chambre. M. de
Bellièvre, voyant que le Roi le vouloit absolument, ne lui dit point qui
étoit cet homme. On alla quasi au galop, car les carrosses vont vite en
ce pays-là. «Or çà, monsieur l'ambassadeur, dit le Roi, combien
croyez-vous que nous ayons fait de chemin?--Trois milles, Sire.» Après,
le Roi demanda à tout le monde, jusqu'à ce valet de chambre qui dit:
«Ah! Sire, nous sommes bien à dix milles d'_ici_.»

  [225] Charles Ier.


Mario Frangipani, cadet et héritier de Pompeo, son frère, haïssoit
toujours le pape et les cardinaux. Quelqu'un lui disoit: «Mais pourquoi
haïssez-vous les cardinaux?--Je les hais si peu, dit-il, que je voudrois
qu'ils fussent tous papes.»


Madame Cormel faisoit un jour des réprimandes à une gueuse qui traînoit
deux ou trois petits enfants, de ce qu'elle ne se contenoit point,
n'ayant pas de quoi se nourrir elle seule. «Que voulez-vous? lui
répondit la pauvre femme, quand le pain nous manque, nous nous ruons sur
la chair.»


Rotrou[226], le poète comique, ou tragique, ou tragi-comique, comme il
vous plaira, cajoloit une fille à Dreux, sa patrie. Elle le recevoit
assez mal. On lui dit: «Vous maltraitez bien cet homme: savez-vous bien
qu'il vous immortalisera.--Lui? dit-elle. Ah! qu'il y vienne pour voir.»

  [226] Jean de Rotrou, né à Dreux en 1609, y mourut en 1650. Il a
  eu la gloire d'approcher de P. Corneille dans sa tragédie de
  _Venceslas_.


Un laquais qu'on envoyoit dans la rue Dauphine, comme on lui demandoit
s'il reviendroit bientôt: «C'est, répondit-il, selon les chansons qu'on
chantera sur le Pont-Neuf.»


Un laquais qu'on avoit envoyé d'une campagne à trois lieues de Paris,
pour savoir à la ville des nouvelles de quelqu'un, fut deux ou trois
jours en son voyage, et, arrivant comme on se réjouissoit à table, dès
la porte, il se mit à crier: «_All' a dit comme cela: Il se porte un peu
mieux._» Il entendoit parler de la femme du malade.


Des porteurs de chaises disoient: «Regardez quel embarras depuis qu'on
joue _le Camard_.» Ils vouloient dire _Camma_[227] qu'on jouoit à
l'Hôtel de Bourgogne.

  [227] _Camma, reine de Galatie_, tragédie de Thomas Corneille,
  représentée en 1661. Cette pièce eut un grand succès. Ecoutons
  Loret:

    Un curieux assuré m'a
    Qu'hier la pièce de _Camma_,
    Sujet tiré des opuscules
    De Plutarque, auteur sans macules,
    Fut représenté à l'Hôtel,
    Avec un ravissement tel,
    Des judicieux qui la virent,
    Qui mille et mille biens en dirent,
    Qu'on n'avoit vu depuis long-temps
    Tant de rares esprits contents.....
    Tout de bon le cadet Corneille,
    Quoiqu'il ait fait mainte merveille
    Et maint ouvrage bien sensé,
    En celuy-cy s'est surpassé, etc.

    (_Muse historique_, 29 janvier 1661.)


Un intendant de Languedoc, dont la femme étoit morte dans Béziers,
vouloit que la province la fît enterrer à ses dépens. Un député qu'on
lui envoya lui dit que cela tireroit à conséquence. «Si c'étoit vous,
Monsieur, on le feroit volontiers.»


Un Languedocien, qui croyoit qu'on voloit à toutes heures sur le
Pont-Neuf, y passant, se mit à courir de toute sa force, en tenant son
chapeau à deux mains. Il trouva un homme du pays qui lui dit: «Qu'y
a-t-il?--J'ai passé, dit-il, et j'ai encore mon chapeau.» Un autre
laissa sa montre à un de ses amis à Orléans, de peur qu'on ne la lui
volât ici.


Boisset, le musicien, fut prié par Gombauld d'assister à la lecture
d'une pièce de théâtre; il s'y ennuyoit terriblement, et quand un acte
fut lu, il demanda à L'Estoile[228]: «Monsieur, y a-t-il bien des actes
à une pièce?--Selon, dit L'Estoile, quelquefois onze, quelquefois
vingt-quatre.» Cela l'épouvanta. Il donna un tour de pilier[229] sans
attendre davantage.

  [228] Claude de L'Estoile, poète dramatique, membre de l'Académie
  françoise, mourut en 1652.

  [229] Expression empruntée du manége; il fit une _volte_ pour se
  retirer.


Un cocher, après avoir donné l'avoine à ses chevaux, ôtoit son chapeau,
et disoit _Benedicite_ tout du long.


En Hollande, on fait payer la qualité et le bruit; ils demandent assez
plaisamment quand il y a deux ou trois François: «Quel régiment est logé
céans?» Une fois, M. de Vendôme, étant à cheval, s'arrêta sous la porte
de l'hôtellerie, pour laisser passer une ondée. Il fallut payer le
couvert et l'ordure que ses chevaux avoient faite sous la porte.


Morin, le fleuriste (c'est le jeune), est une espèce de philosophe; une
fois qu'il étoit bien malade, son curé lui disoit: «Ramassez toutes vos
peines et les offrez à Dieu.--Je lui ferois là, dit-il, un beau
présent!»


Furetière soupoit dans une compagnie où il y avoit un chirurgien qui,
voulant faire réchauffer un plat, le fit fondre, de façon qu'on eût dit
d'un bassin de barbier. «Je me doutois bien, dit Furetière, que vous
nous voudriez donner un plat de votre métier.»


On disoit de madame d'Herbelay, femme d'un maître des requêtes, qu'elle
faisoit bien d'être grande et forte, car elle portoit trente procureurs
à son cou. Le premier président Le Jay lui avoit donné un collier dont
les perles coûtoient mille livres pièce; c'étoit la finance des offices
de procureur qu'il avoit eue.


Il y a au carrosse du premier président Pontac, à Bordeaux, quatre P
entrelacés. On disoit que cela vouloit dire: «_Pauvres plaideurs, prenez
patience._»


Un fou nommé Cyrano[230] fit une pièce de théâtre, intitulée: _la Mort
d'Agrippine_, où Séjanus disoit des choses horribles contre les dieux.
La pièce étoit un pur galimatias. Sercy, qui l'imprima, dit à Boisrobert
qu'il avoit vendu l'impression en moins de rien. «Je m'en étonne, dit
Boisrobert.--Ah! Monsieur, reprit le libraire, il y a de belles
impiétés.»

  [230] Nicolas-Savinien Cyrano de Bergerac, né vers 1620, mourut
  en 1655. Il a composé divers ouvrages singuliers, où la hardiesse
  des pensées est voilée sous une forme facétieuse. Son _Histoire
  comique des états et empires de la lune_, l'_Histoire comique des
  états et empires du soleil_, son _Pédant joué_, ses Lettres,
  etc., etc., n'ont été imprimés qu'avec des retranchements
  considérables. Un manuscrit des _Etats de la lune_ et du _Pédant
  joué_ existe dans la bibliothèque de M. Monmerqué. Il contient
  des passages inédits qui ne sont pas sans quelque curiosité.



MADAME DE LANGEY.


Le marquis de Courtomer[231], qui fut tué à l'expédition du colonel
Gassion, depuis maréchal de France, contre les Pieds-nuds[232], à
Avranches, ne laissa qu'une fille, qui fut mariée fort jeune au fils
unique d'un M. de Maimbray, homme de qualité du pays du Maine. Ce garçon
s'appeloit Langey[233], du nom d'une terre. Il y avoit de grands procès
dans la maison de cette héritière, à cause qu'elle avoit un oncle, cadet
de feu son père, à qui la mère avoit fait tout l'avantage qu'elle avoit
pu. Langey et l'oncle eurent donc bien des choses à démêler. Au bout de
trois ans, comme ils étoient à Rouen, sur le point de s'accommoder, il
arriva du désordre entre le mari et la femme. Il l'accusoit d'être pour
son oncle; cela venoit de ce qu'il ne vouloit point qu'elle eût trop de
communication avec ses parents, pour les raisons qu'on verra ensuite.
Cela fit du bruit. Elle en écrivit à madame Le Cocq, veuve du conseiller
huguenot, sœur aînée de feue sa mère, et à M. Magdelaine, son
grand-père maternel, afin qu'ils fissent tous leurs efforts pour les
délivrer de la misère où elle étoit. Déjà le bonhomme et la tante
s'étoient aperçus de la mauvaise humeur du cavalier.

  [231] Leur nom est Saint-Simon; ils sont de Normandie. (T.)

  [232] _Voyez_ la note de la page 204 du tome 5.

  [233] René de Courdouan, marquis de Langey, ou _Langeais_.

Durant deux misérables campagnes qu'il fit, il n'avoit jamais voulu
permettre à sa femme d'aller chez madame la marquise de La Caze, sa
mère[234]; au contraire, il l'avoit donnée en garde à madame de
Maimbray. On avoit reconnu qu'il avoit mille bizarreries, et en une
occasion, la jeune femme avoit lâché quelques paroles qui donnoient lieu
de soupçonner qu'il étoit impuissant. Avec cela, il étoit horriblement
jaloux; car ces sortes de gens-là savent bien que leurs femmes ne
sauroient pires qu'eux. Il la vouloit jeter dans la dévotion; il lui
lisoit et lui faisoit lire sans cesse la Sainte-Ecriture. On a vu de ses
lettres; je ne crois pas qu'il y ait rien de si impertinent. Il ne fait
que coudre des passages de la Bible, qu'il prend de travers, et il y en
a une où il compare Courtomer, l'oncle de sa femme, à Julien l'Apostat.
Ecrivant à son homme d'affaires, il mettoit au bas de la lettre:
«Retenez bien toutes les questions que je vous fais sur ces passages,
et ayez bien soin de mes affaires.» Il vouloit persuader à sa femme
qu'une honnête femme devoit avoir les mêmes goûts que son mari, et ne
devoit manger que de ce qu'il mangeoit. Un jour il lui proposa de se
renfermer dans un appartement de Courtomer, et d'y faire faire un trou
par lequel on leur donneroit les choses nécessaires, afin de ne se plus
quitter du tout.

  [234] Remariée au marquis de La Caze, de la maison de Pons. (T.)

Cela me fait souvenir d'un receveur des tailles du Mans, nommé
Saint-Fucien, qui rendoit des lavemens dans son lit, étant couché avec
sa femme, et disoit que si elle l'aimoit bien, elle ne trouveroit point
que cela sentît mauvais. Il étoit aussi impuissant, et quand un de ses
juges lui demanda pourquoi il s'étoit marié, étant en cet état-là:
«Monsieur, répondit-il naïvement, le jubilé étoit proche et je croyois
qu'à force de prier Dieu, cela reviendroit.» Il fut pourtant démarié.

En un voyage que Langey fit ensuite à la campagne chez le bonhomme
Magdelaine, ancien conseiller huguenot[235], on fit avouer à sa femme
qu'il n'avoit point consommé, et on prit ses mesures pour la faire venir
à Paris sans lui.

  [235] Jacques Magdelaine, reçu conseiller au Parlement, le 23
  janvier 1615. (Voyez _Blanchard_, au lieu déjà cité, page 118.)

Pour cela, sous prétexte qu'il n'étoit pas trop bien avec le bonhomme,
et que pourtant ses affaires requéroient qu'il vînt à Paris, madame Le
Cocq lui proposa d'y envoyer sa femme; il y consentit. Elle parut bien
dissimulée en cette rencontre; car, après avoir bien fait des façons
pour le quitter, comme elle étoit déjà montée en carrosse, elle remonte,
va encore l'embrasser, et lui dire qu'elle ne pouvoit se résoudre à le
laisser, etc. Depuis, jusqu'au jour où il reçut l'exploit, elle lui
écrivit les lettres les plus tendres du monde, et ici sa tante la mena
au Cours et aux noces. Peut-être eût-il été mieux de ne point faire tout
cela. L'exploit le surprit, comme vous pouvez le penser; il vient à
Paris, demande à la voir; on le lui refuse. Il y envoie M. du Mans
(_Lavardin_), son parent, qui dit tout ce qu'il y avoit à dire
là-dessus, et offrit le congrès[236] en particulier, mais en vain; le
ministre Gasches offre la même chose, on passe outre.

  [236] C'est peut-être la première fois que l'on trouve la mention
  d'un _congrès_ extrajudiciaire.

M. Magdelaine, qui n'est habile homme que par routine, ne daigne pas
s'informer comment il y falloit agir; il se fie à ce que sa petite-fille
lui dit que Langey n'étoit point son mari, et il oublie d'exposer dans
la requête qu'en quatre ans que cet homme a été avec elle, il n'a eu que
trop de temps pour la mettre en état, d'une manière ou d'une autre, de
ne passer plus pour fille. Après elle offre de se laisser visiter, et on
fit pour elle un _factum_ si sale, que depuis on a trouvé à propos de le
désavouer.

Après bien des procédures, on en vint à la visite chez le lieutenant
civil, à cause que les parties étoient de la religion. Madame Le Cocq,
pour s'excuser, dit qu'elle avoit vu le procès-verbal de la visite de
mademoiselle de Soubise[237], aussi huguenotte, et qu'il y avoit douze
experts, au lieu qu'à l'ordinaire il n'y en a que quatre tout au plus;
«mais n'en nommer que deux de chaque côté, disoit-elle, ce petit nombre
se peut corrompre aisément; il en faut quatre, puis la cour en nomme
d'office.» Il y en eut donc douze entre lesquels il y avoit deux
matrones.

  [237] Catherine de Parthenay, demoiselle de Soubise, âgée de
  douze ou treize ans, épousa, le 20 juin 1568, Charles de
  Quellence, baron du Pont. (Voyez la _Relation de ce qui s'est
  passé au sujet de la dissolution du mariage de Charles de
  Quellence_, etc., à la suite du _Traité de la dissolution du
  mariage pour cause d'impuissance_; Luxembourg, 1735, in-8º;
  ouvrage anonyme du président Bouhier.) Le procès-verbal dont
  arguoit madame Le Cocq ne s'y trouve pas. La nullité du mariage
  fut prononcée, et le procès étoit pendant sur l'appel, quand le
  baron du Pont fut assassiné à la Saint-Barthélemy.

Langey est bien fait et de bonne mine. Madame de Franquetot-Carcabu, en
le voyant au Cours, dit: «Hélas! à qui se fiera-t-on désormais?» Cela
donnoit de mauvaises impressions contre la demoiselle. Je ne sais
combien de harengères et autres femmes étoient à la porte du lieutenant
civil, et dirent en voyant Langey: «Hélas! plût à Dieu que j'eusse un
mari fait comme cela!» Pour elles, elles lui chantèrent pouille. La
visite lui fut fort désavantageuse, car on ne la trouva point
entière[238], et, après avoir été tâtée, regardée de tous les côtés, par
tant de gens et si long-temps, car cela dura deux heures, donna une si
grande indignation à tout le sexe, que, depuis ce temps jusqu'au
congrès, toutes les femmes furent pour Langey; d'ailleurs, il ne disoit
rien contre elle. Il se mit en ce temps-là beaucoup plus dans le monde
qu'il n'avoit jamais fait, et on disoit que cette affaire lui avoit
donné de l'esprit. S'il en eût eu, il lui étoit bien aisé de garder sa
femme toute sa vie; il n'avoit qu'à avouer, voyant la visite si
désavantageuse pour elle, qu'il s'étoit fatigué par les excès qu'il
avoit faits avec elle. Au lieu de cela, il demanda le congrès. Tout le
monde pourtant s'étonnoit de son audace, car il n'y avoit qui que ce fût
qui pût dire: «Je l'ai vu en état.» On doutoit fort de sa vigueur. Le
seul ministre Gache et le médecin L'Aimenon, qui est à M. de
Longueville, soutenoient qu'il étoit comme il falloit; l'un se fioit à
ce qu'il étoit trop craignant Dieu pour mentir, et l'autre disoit qu'il
étoit de trop bonne race du côté de père et de mère. Menjot, le médecin,
disoit plaisamment qu'ils étoient les deux c........ de Langey: M.
L'Aimenon le droit, et M. Gache le gauche.

  [238] Renevilliers-Galand, alors conseiller au Châtelet, disoit:
  «On ne peut pas dire que Langey, durant ces quatre ans, n'a pas
  fait œuvre de ses dix doigts.» (T.)

Madame de Lavardin et madame de Sévigny[239], amies du lieutenant
civil[240], étoient en carrosse à deux portes de là, où il les alla
trouver; après, on les entendoit rire du bout de la rue. On prétendit
que le lieutenant civil avoit été favorable à Langey, à cause de madame
de Lavardin.

  [239] Marie de Rabutin de Chantal, marquise de Sévigny ou
  _Sévigné_; l'usage de ce dernier nom avoit prévalu.

  [240] M. Le Camus.

Il y eut bien des procédures pour cela, qui firent durer la chose près
de deux ans; on ne parloit que de cela par tout Paris. Je me souviens
que, sur le rapport, des femmes disoient: «Jésus! on disoit qu'elle
étoit si bien faite! Regardez ce qu'en disent ces gens-là.» Elle est
bien faite pourtant. Les femmes s'accoutumèrent insensiblement à ce mot
de _congrès_, et on disoit des ordures dans toutes les ruelles. Une
parente de la dame dit un jour en visite, parlant de Langey: «On a
trouvé la partie bien formée, mais point _animée_.» Madame Le Cocq, au
lieu d'ôter sa fille, la laissa coucher avec madame de Langey. Je pense
qu'elle y aura appris de belles choses. Il est vrai qu'elle l'ôta quand
on en vint au congrès; mais il étoit bien temps. On en fit des vers,
méchants à la vérité, mais qui disoient bien des saletés. Les
vaudevilles ne chantoient autre chose, et madame Le Cocq alloit débitant
tout ce qu'elle savoit là-dessus, car c'est la plus grande parleuse de
France; les paroles sortent de sa bouche comme les gens sortent du
sermon[241]. On l'appeloit, lui, _le marquis du Congrès_. Il avoit le
portrait de sa femme, et montroit partout de ses lettres. Un jour qu'il
disoit à madame de Gondran: «Madame, j'ai la plus grande ardeur du monde
pour elle.--Hé! monsieur, gardez-la pour un certain jour, cette grande
ardeur.» Madame de Sévigny lui dit un peu gaillardement: «Pour vous,
votre procès est dans vos chausses.» Madame d'Olonne un jour disoit:
«J'aimerois autant être condamnée au congrès.»

  [241] Cela paroît signifier que les paroles sortent de sa bouche
  sans choix et sans discernement, ou bien toutes à la fois.

C'étoit une plaisante rencontre que madame de Langey logeât dans la rue
de Seine, du même côté de l'hôtel de Liancourt[242] et du logis de
madame de Guébriant, et en égale distance de l'un et de l'autre; elles
étoient toutes trois sur une ligne. Madame la marquise de Rambouillet
disoit à propos de cela: «Je ne désespère pas que cette madame de
Langey ne soit un jour dame d'honneur de quelque reine, puisque madame
de Guébriant la doit être de la Reine à venir[243].»

  [242] L'hôtel de La Rochefoucauld-Liancourt a été abattu il y a
  quelques années; la rue des Beaux-Arts a été construite sur son
  emplacement.

  [243] Madame de Liancourt avoit contracté avec le comte de
  Brissac un premier mariage, qu'elle parvint à faire déclarer nul,
  sous prétexte d'impuissance. (Voyez les _Mémoires de Tallemant_,
  t. 3, p. 304.) Quant à madame de Guébriant, elle avoit aussi été
  _démariée_ d'avec un homme de qualité, nommé Des Spy ou Chepy.
  (_Ibid._, p. 181.)

Cette madame de Langey ne témoigna pas beaucoup de cœur, car, dans une
rencontre qui eût mis une autre personne au désespoir, elle jouoit aux
épingles avec sa cousine Le Cocq, et n'a pas paru extrêmement touchée de
toutes les indignités qu'on lui a fait souffrir. Les juges de l'édit
étoient assez mal satisfaits d'elle, et si Langey n'eut point été si sot
que de demander le congrès, elle eût été bien empêchée. Il ne tint qu'à
lui de s'accommoder assez avantageusement. Pour peu qu'il y eût eu de
galanterie du côté de madame de Langey, elle étoit perdue, car même on
ne trouva pas bon qu'elle fût allée en cachette, chez un des parents de
sa tante, voir un feu d'artifice sur l'eau; il est vrai que c'étoit au
sortir de chez le rapporteur, où Langey avoit permission de lui parler
durant trois jours. Le père et la mère de Langey vinrent ici exprès pour
le faire résoudre à s'accommoder; ils n'en purent jamais venir à bout.
On n'a jamais vu un tel esprit d'étourdissement.

Cependant sa maison est ruinée de cette belle affaire, car il n'est pas
la moitié si riche qu'on le faisoit, et le bonhomme Magdelaine et madame
Le Cocq se fièrent sottement à un Normand, leur voisin, qui les trompa,
ou du moins fut trompé lui-même en les trompant.

Le jour qu'on ordonna le congrès, Langey crioit victoire; vous eussiez
dit qu'il étoit déjà dedans: on n'a jamais vu tant de fanfaronnades.
Mais il y eut bien des mystères avant que d'en venir là. Il fit ordonner
qu'on la baigneroit auparavant; c'étoit pour rendre inutiles les
restringents, et qu'elle auroit les cheveux épars, de peur de quelque
caractère[244] dans sa coiffure. Faute d'autre lieu, on prit la maison
d'un baigneur au faubourg Saint-Antoine.

  [244] Quelques caractères magiques, quelques prétendus talismans.

La veille, lui et elle furent encore visités par quinze personnes, et,
le jour, je pense qu'il avoit aposté de la canaille, la plupart des
femmes, au coin de la rue de Seine, qui dirent quelques injures à la
patiente. Plusieurs fois, il en a fait dire à madame Le Cocq, au Palais.
Elle y alla bien accompagnée, et les laquais disoient à ceux qui
demandoient qui c'étoit: «C'est _M. le duc de Congrès_.» Elle étoit fort
résolue en y allant, et dit à sa tante, qui demeura: «Soyez assurée que
je reviendrai victorieuse; je sais bien à qui j'ai affaire.» Là, il lui
tint toute la rigueur, jusqu'à ne vouloir pas souffrir, quand on la
coucha, qu'on la coiffât d'une cornette que deux femmes des parentes de
son grand-père avoient apportées; il en fallut prendre une de celles de
la femme du baigneur. En s'allant mettre au lit, il dit: «Apportez-moi
deux œufs frais, que je lui fasse un garçon tout du premier coup.» Mais
il n'eut pas la moindre émotion où il falloit; il sua pourtant à changer
deux fois de chemise: les drogues qu'il avoit prises l'échauffoient. De
rage, il se mit à prier. «Vous n'êtes pas ici pour cela,» lui dit-elle;
et elle lui fit reproche de la dureté qu'il avoit eue pour elle, lui qui
savoit bien qu'il n'étoit point capable du mariage. Or, il y avoit là
entre les matrones une vieille madame Pezé, âgée de quatre-vingts ans,
nommée d'office, qui fit cent folies; elle alloit de temps en temps voir
en quel état il étoit, et revenoit dire aux experts: «C'est grand'pitié;
il ne _nature_ point.» Le temps expiré, on le fit sortir du lit: «Je
suis ruiné,» s'écria-t-il en se levant. Ses gens n'osoient lever les
yeux, et la plupart s'en allèrent. Au retour de là, un laquais contoit
naïvement à un autre: «Il n'a jamais pu se mettre _en humeur_. Pour ce
mademoiselle de Courtomer, elle étoit en chaleur; il n'a pas tenu à
elle.»

L'hiver suivant, il arriva une chose quasi semblable à Reims: la femme,
par grâce, accorda au mari toute une nuit. Les experts étoient auprès du
feu; ce pauvre homme se crevoit de noix confites. A tout bout de champ,
il disoit: «Venez, venez;» mais on trouvoit toujours blanque[245]. La
femelle rioit et disoit: «Ne vous hâtez pas tant, je le connois bien.»
Ces experts disent qu'ils n'ont jamais tant ri, ni moins dormi que cette
nuit-là.

  [245] _Trouver blanque_, c'est ne pas trouver ce qu'on cherche.
  Cette expression est empruntée de la loterie, où tirer un billet
  blanc, c'est avoir perdu son argent. (_Dict. de Trévoux._)

Le lendemain qui étoit la cène de septembre à Charenton, on ne fit que
parler de l'aventure de Langey. Jamais on n'a dit tant d'ordures le jour
de mardi gras. Le ministre Gache étoit si confus que vous eussiez dit
que c'étoit à lui que cela étoit arrivé. Jusque là, quand il marioit
quelqu'un, il se tournoit vers le bonhomme Magdelaine, à l'endroit où il
y a: _Donc, ce que Dieu a joint, que l'homme ne le sépare point_, et
crioit à haute voix. Depuis, il a lu cela comme le reste. Les femmes qui
avoient été pour Langey étoient déferrées: «C'est un vilain,
disoient-elles, n'en parlons plus.»

Dès le lundi, une infinité de gens allèrent se réjouir chez madame Le
Coq; elle leur dit une bonne chose: «Excusez ma nièce, leur disoit-elle;
elle est si fatiguée qu'elle n'a pu descendre.» Langey ne laissa pas de
présenter encore requête, disant qu'il avoit été ensorcelé, qu'on
l'avoit bassiné d'une autre eau qu'elle. Cela fut cause qu'on ne put
avoir arrêt à ce parlement-là. On fit un couplet de chanson à
l'imitation de celle du maréchal _Lampon_, où il y avoit:

    Monsieur Daillé[246], ouvrez-moi votre porte;
    Je n'en puis plus, la douleur me transporte;
    Je suis Langey, qui viens faire retraite,
              Je suis Langey,
          Qui reviens du Congrès.

  [246] Un ministre. (T.)

Depuis la Saint-Martin jusqu'à ce qu'il y eût eu arrêt, il alla partout
à son ordinaire, et tout le monde en étoit embarrassé. Il y eut arrêt au
commencement de février[247], par lequel il fut condamné à restituer
tous les fruits, et, pour dépens, dommages et intérêts, à ne rien
demander pour la pension de la demoiselle qui avoit été quatre ans avec
lui. Il s'avisa de dire qu'il avoit gagné, et qu'il étoit délivré d'une
vilaine. Il n'eut pourtant plus de carrosse; car je crois qu'il ne
trouve plus d'argent. Ce procès lui coûte étrangement. Après cela, il
eut l'effronterie d'aller au bal; on le pria par malice à danser; ce fut
une huée étrange. Il ne sentit point tout cela, et il dansa encore une
autre fois qu'on le reprit[248]. Il vouloit même donner les violons à la
Motte-Argencourt[249], si la mère l'eût voulu souffrir. On dit qu'il en
est amoureux. Durant son procès, il le fut un peu de mademoiselle de
Marivaux, et Cauvisson[250], qui veut épouser cette fille, en eut de la
jalousie. Il n'y a pas long-temps que le bruit courut qu'il épousoit
mademoiselle d'Aumale[251], puis on le dit bien davantage de
mademoiselle d'Haucourt[252], sa sœur, et on faisoit dire à ce fat:
«Au moins, sage et dévote comme elle est, quand elle aura des enfants,
on ne dira pas que ce sera d'un autre que de moi.» Voici d'où est venu
ce bruit-là: quand M. de Lillebonne épousa feu mademoiselle
d'Estrées[253], qui étoit précieuse, on dit de lui comme de Grignan,
quand il épousa mademoiselle de Rambouillet, un des originaux des
Précieuses[254], qu'il avoit fait de grands exploits la nuit de leurs
noces. Madame de Montausier écrivit à sa sœur, en Provence: «On fait
des médisances de madame de Lillebonne comme de vous.» Madame de Grignan
répondit que, pour remettre les _précieuses_ en réputation, elle ne
savoit plus qu'un moyen, c'étoit que mademoiselle d'Aumale épousât
Langey. Cela se répandit par la ville, et à tel point, qu'un conseiller
des amis de l'aînée (car comme on trouva cela plus sortable, on le dit
bien plus affirmativement), alla trouver cette dernière, et lui dit que
pour l'amour d'elle, si elle le vouloit, il feroit ôter de l'arrêt la
défense de se marier. Madame de Courcelles-Marguenat, comme on disoit
qu'il devoit épouser une veuve, dit: «Hé! il y a tant de filles qui
naissent veuves.» Deux ou trois mois après son arrêt, madame de Langey
s'en alla en Normandie.

  [247] L'arrêt est du 8 février 1659.

  [248] La danseuse choisissoit alors son cavalier.

  [249] Louis XIV adressa quelques hommages à mademoiselle de La
  Motte-Argencourt. Mais il ne peut être ici question d'elle, car,
  n'ayant pu conserver son royal amant, elle se retira aux Filles
  de Sainte-Marie de Chaillot, où elle est morte. (Voyez les
  _Mémoires de madame de Motteville_, deuxième série de la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France_, t. 39,
  p. 401.) Peut-être Tallemant a-t-il voulu parler de mademoiselle
  de La Motte-Houdancourt, qui a souvent été confondue avec
  mademoiselle de La Motte-Argencourt.

  [250] Jean-Louis de Louet, marquis de Calvisson, lieutenant de
  roi au gouvernement de Languedoc, épousa, le 17 février 1661,
  Anne-Madeleine de Lisle, fille du marquis de Marivaux.

  [251] Suzanne d'Aumale, dame d'Haucourt, fille de Daniel
  d'Aumale, seigneur d'Haucourt, épousa depuis le maréchal de
  Schomberg. Son nom de _précieuse_ étoit _Dorinice_. Voici son
  article tiré de leur _Dictionnaire_: «Dorinice est une précieuse
  de grand esprit et de grande naissance; cette fille voit le grand
  monde et écrit fort bien en vers et en prose.» (Voyez le _Grand
  Dictionnaire des précieuses_ et sa _Clef_, par le sieur de
  Saumaize; Paris, 1661, t. 1er, p. 140.)

  [252] Sœur aînée de mademoiselle d'Aumale.

  [253] Christine d'Estrées, fille du maréchal, avoit épousé, le 3
  septembre 1658, François-Marie de Lorraine, comte de Lillebonne.
  Elle mourut le 18 décembre suivant.

  [254] Le comte de Grignan, qui fut depuis le gendre de madame de
  Sévigné, avoit épousé, le 27 avril 1658, mademoiselle de
  Rambouillet. (_Voyez_ plus haut, t. 2, p. 362 de ces _Mémoires_.)

Or, depuis cela, quelque folâtre s'avisa de faire un almanach, où il y
avoit une espèce de forgeron grotesquement habillé, qui tenoit avec des
tenailles une tête de femme, et la redressoit avec son marteau. Son nom
étoit _L'eusses-tu-cru_, et sa qualité, _médecin céphalique_, voulant
dire que c'est une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que
de redresser la tête d'une femme. Pour ornement, il y a un âne mené par
un singe, chargé de têtes de femmes; il en arrive par eau et par terre,
de tous côtés. Cela a fait faire des farces, des ballets et mille
folies. On dit qu'il falloit faire un autre almanach, où seroient
Vardes, Riberpré et Langey, et au bas _L'eusses-tu-cru_. Ce sont deux
hommes mariés, aussi bien faits qu'il y en ait à la cour, mais qui ne
passoient pas pour trop bons compagnons; quant au deuxième, on dit que
c'est d'un coup de pique en une de ses parties nobles d'en bas. Pour le
premier, nous en parlerons ailleurs, et de sa femme aussi[255].

  [255] On fit alors une multitude de caricatures sur _Lustucru_.
  Celle que Tallemant a décrite est au cabinet des estampes de la
  Bibliothèque du Roi, au volume 2133, p. 58. Elle est répétée dans
  le _Recueil des plus illustres proverbes_, no 2239 du même
  cabinet. On lit au bas: «_Céans M. Lustucru a un secret admirable
  qu'il a apporté de Madagascar, pour reforger et repolir, sans
  faire mal ni douleur, les testes des femmes acariastres,
  bigeardes, criardes, diablesses, enragées, fantasques,
  glorieuses, hargneuses, insupportables, lunatiques, meschantes,
  noiseuses, obstinées, pie-grièches, revesches, sottes, testues,
  volontaires et qui ont d'autres incommodités, le tout à prix
  raisonnable, aux riches pour de l'argent, et aux pauvres
  gratis._» On voit à la page 24 du volume 2133, _l'Illustre
  Lustucru en son tribunal_; des maris viennent de toutes les
  parties du monde le remercier et lui offrir des présents en
  reconnoissance des services qu'il leur a rendus. Au _Recueil des
  plus illustres proverbes_, no 69, on voit _le massacre de
  Lustucru par les femmes_. Ces dernières ne se contentèrent pas de
  cette vengeance. On trouve au volume 2133, page 83, _l'Invention
  des femmes qui font ôter la méchanceté de la tête de leurs
  maris_.


Au bout d'un an et demi, Langey prit des lettres en forme de requête
civile, pour faire ôter de l'arrêt la défense de se marier; mais M. le
chancelier le rebuta, en disant: «A-t-il _recouvré de nouvelles
pièces_?»

Depuis la mort de sa grand'mère de Teligny, il se fait appeler _le
marquis de Teligny_, mais il ne laisse pas d'être _Langey_ pour cela.

Au bout de quelques mois pourtant, Langey ne laissa pas de trouver qui
le voulut; il épousa une fille de trente ans, huguenotte, nommée
mademoiselle de Saint-Geniez, sœur de M. le duc de Navailles. Il prit
là une étrange poulette. Voici ce que j'en ai ouï dire à Tallemant,
maître des requêtes. Comme il étoit intendant en Guienne, la goutte et
la fièvre le prirent à Saint-Sever en Limosin. On n'entroit point dans
sa chambre, lorsqu'un prêtre essoufflé vint prier madame Tallemant de le
faire parler à M. l'intendant, et qu'il y alloit de la vie de deux
hommes; elle le fait entrer. C'étoit qu'une vieille tante du duc, ne
pouvant avoir sa légitime, s'étoit emparée du château où, mademoiselle
de Saint-Geniez, l'ayant forcée, l'avoit mise en prison dans une chambre
où il n'y avoit que les quatre murs, sans pain ni eau, et avoit enfermé
deux gentilshommes de son parti, dans une armoire qui étoit dans le mur,
où l'on a accoutumé en ce pays de mettre du salé; et ces trois
personnes, depuis deux fois vingt-quatre-heures, n'avoient ni bu ni
mangé. L'intendant les envoya délivrer. Il y a apparence qu'elle salera
Langey.

Pour mademoiselle de Courtomer, voici comme la chose s'est passée.
Courtomer, son oncle, comme très-proche parent de Boesse,
arrière-petit-fils du feu duc de La Force, et que la duché regarde, jeta
les yeux sur ce jeune homme ou plutôt sur ce jeune sot, et en dit
quelque chose à sa nièce. En passant, elle s'étoit retirée chez lui en
Normandie. Elle, sans lui répondre, trouve moyen d'écrire à Boesse, et
l'engage à la venir voir chez son oncle. Il y alla avec vingt-deux, tant
chevaux que mulets, et y fut un mois, de quoi le Normand enrageoit. Il
se déclara à l'oncle qui en parla à la fille. Elle l'accepta. Il s'en
retourna et revint avec des instructions que son grand-père Castelnau et
ceux de sa cabale lui avoient données; pour M. de La Force, M. et madame
de....[256], ils n'y ont point consenti. Dans ces instructions il y
avoit un article fort désavantageux pour l'oncle et pour la nièce;
Courtomer ne le voulut point passer. Elle, voyant cela, sort de chez lui
de fort mauvaise grâce, et, sans lui rien reconnoître pour sa
nourriture, elle alla se marier chez madame de Beuseville, dont la fille
étoit sa confidente. Elle se ruinera.

  [256] Nom illisible au manuscrit.

Madame de Langey a déjà eu un enfant, le mari en a triomphé à la
province et ici; beaucoup de gens doutent qu'il lui appartienne. Il faut
donc qu'il soit supposé, ou qu'un je ne sais qui en soit le père, car la
dame est maigre, vieille et noire. Présentement, elle et son mari sont à
Paris; elle est encore grosse, et dit que, pour la première fois, elle
en a été bien aise, mais que, pour celle-ci, elle s'en seroit bien
passée, et madame de Boesse ne devient point grosse.

J'ai vu Langey à Charenton faire baptiser son second enfant, car il a
fils et fille; jamais homme ne fut si aise, il triomphoit. D'autre côté,
on dit que sa première femme a aussi fait un enfant; on ne médit point
de sa seconde, et elle n'est brin jolie. Le temps découvrira peut-être
tous ces mystères; j'espère qu'un de ces matins le cavalier présentera
requête pour faire défense à l'avenir d'appeler les impuissants
_Langeys_. On dit que mademoiselle Des Jardins[257], pour s'éclaircir de
la vérité, lui offrit le _congrès_. Elle est fille à cela; elle en a
bien fait pis ensuite.

  [257] Marie-Hortense Des Jardins, dame de Villedieu. (_Voyez_
  ci-après son Historiette qui est la dernière de ces _Mémoires_.)

Madame de Boesse est morte fort jeune, elle n'avoit que trente ans; elle
a laissé trois filles. Son mari l'estimoit; ce n'étoit nullement une
coquette.

Quand Langey eut des enfants, il s'en vantoit sans cesse. Un jour qu'il
les montroit, Bensserade lui dit: «Moi, monsieur, je n'ai jamais douté
que mademoiselle de Navailles ne fût capable d'engendrer.»



MARIGNY MALENÖE.


C'est un gentilhomme de Bretagne, qui épousa la sœur de M. de La
Feuillée du Belay, belle fille, dont il devint amoureux. Au bout de
quelque temps, la jalousie le prit, à ce qu'on dit, avec quelque
fondement. Un beau matin, il dit à sa femme: «Vous n'êtes point bonne
cavalière; il faudroit que vous vous accoutumassiez à aller à cheval.
Venez-vous-en avec moi visiter de nos amis et de nos parents.» Ils
montent tous deux à cheval; alors les carrosses n'étoient pas si communs
qu'à cette heure. Il la mène assez loin, puis lui dit: «Écoutez, mon
dessein est d'aller jusqu'à Rome, et de vous y mener.--J'irai partout où
vous voudrez,» répondit-elle. Quand ils furent en Italie, Marigny lui
déclare froidement que son intention étoit de la faire mourir. Cette
femme, quoiqu'elle n'eût que vingt-deux ans, lui répondit froidement:
«J'aime autant mourir ici qu'en France, et autant dans huit jours que
dans cinquante ans» (car on n'a jamais vu un couple de gens si
extraordinaires). «--Bien, lui dit-il; venez. De quel genre de mort
voulez-vous mourir?» Ils furent quelques jours à en parler aussi
froidement que si c'eût été simplement pour s'entretenir. Enfin elle
choisit le poison. Il lui en apprête, et le lui présente dans une coupe.
Elle le prend délibérément; et, comme elle l'alloit avaler, il lui
retint le bras. «Allez, lui dit-il, je vous donne la vie; vous méritez
de vivre, puisque vous aviez le courage de mourir si constamment.
Désormais, je vous veux donner liberté tout entière; vous ferez tout ce
que vous voudrez de votre côté, et moi du mien.» Ils se le promirent
réciproquement, et revinrent les meilleurs amis du monde ensemble.
Depuis, il ne s'est point tourmenté de ce qu'elle faisoit, et elle,
quand elle savoit qu'il avoit quelque amourette, elle l'y servoit. Ils
n'ont eu qu'une fille qui, voyant qu'ils ne songeoient point à la
marier, et qu'on la vouloit tenir toute sa vie en religion, en sortit,
et se maria à l'âge de trente-quatre ans sans leur consentement. Le
gendre, car la coutume de Bretagne rend le mariage d'une fille
responsable des dettes de la famille, même contractées depuis, voulut
les faire interdire. Ils firent évoquer à Paris sur parentés, et ici ils
gagnèrent leur procès; et, de peur d'accident, ils vendirent Marigny et
Malenoe, dont ils firent cinquante mille écus, toutes dettes payées. Il
en donna la moitié à sa femme, et garda l'autre pour lui. Il est souvent
en Bretagne, où il a le gouvernement du Port-Louis. Elle ne fait que
jouer à Paris, où elle demeure toujours. Depuis quelques années, elle a
eu une grande maladie. L'hiver passé, elle fut abandonnée des médecins;
cependant sa chambre étoit pleine de monde à l'ordinaire: elle étoit
aussi tranquille que si elle eût été en parfaite santé; seulement, de
temps en temps, elle disoit: «Faites-moi venir M. de La Milletière; il
parle de Dieu si gentiment!» Elle en est revenue.

Son mari avoit, il y a quelque temps, une petite fillette assez jolie;
il la laissa ici, et alla faire un tour en Bretagne. Girardin fit
connoissance avec elle, et la mit en chambre. Il en eut avis; il le fut
trouver, et lui dit: «Si dans quatre jours vous ne me la rendez, je vous
irai poignarder.» L'autre nia. «Prenez-y garde!» Deux jours après, il
lui dit: «Monsieur, je vous viens avertir que, des quatre jours, il n'en
reste plus que trois. Prenez garde à vous; informez-vous quel homme je
suis.» Ma foi, Girardin eut peur, car déjà il avoit des gens à ses
trousses; il lui alla dire un matin qu'il la lui rendoit de bon cœur.
«Ah! lui dit-il, vous voilà réduit; je ne voulois que cela. Je vous la
rends: une autre fois, usez-en plus civilement.» Après, ils firent
amitié ensemble. C'est une espèce de philosophe cynique; il ne joue
point.



PETIT-PUIS.


Petit-Puis est fils d'un boulanger de Chinon; il épousa une fille de la
ville qui avoit un peu plus de bien que lui, et, avec treize mille écus
que fit toute leur chevance, il acheta la charge de prévôt de
l'Ile-de-France, de la moitié de laquelle il n'y a que deux ans que
Gourville lui donnoit cent mille livres. Aujourd'hui (1660), comme
toutes les charges sont enchéries, il en auroit davantage. C'est un
original que cet homme. Après quelques années de son mariage, il devint
amoureux de la fille d'un éperonnier de Chinon; il la prit chez lui,
chassa sa femme, dont il n'avoit point d'enfants, et éleva ceux de
celle-ci comme s'ils eussent été légitimes. Ils sont grands à cette
heure; il y a une fille mariée à un homme de condition en Saintonge. Sa
véritable femme de temps en temps le poursuit; mais quand on lui
représente qu'elle fera pendre son mari, elle se retient. L'autre a tant
d'empire sur son esprit qu'il ne fait que ce qu'elle veut; or, il va
quelquefois à Chinon. La dernière fois qu'il y a été, il faisoit fort
l'entendu; il avoit amené de certains pêcheurs qui prenoient tout le
poisson. Un jour qu'il vouloit les faire plonger dans certaines fosses
où le poisson se retire, quelques gens de la ville y furent plonger
auparavant, et y firent mettre de grands éperons au lieu de poisson.
Voilà ses pêcheurs qui plongent, et qui, au lieu de poisson, reviennent
avec de grands éperons à leurs mains; car en plongeant, quand on voit
quelque chose de noir, on met la main dessus, et on n'a pas le loisir de
discerner ce que c'est. Il en fut si déferré qu'il partit le jour même.


_Ici se termine le manuscrit autographe des_ HISTORIETTES OU MÉMOIRES DE
TALLEMANT DES RÉAUX, _acquis par M. le marquis de Châteaugiron à la
vente de M. Trudaine, en 1803_.



MADEMOISELLE DES JARDINS,

L'ABBÉ D'AUBIGNAC ET PIERRE CORNEILLE[258].


Mademoiselle Des Jardins[259] est fille d'une femme qui a été à feue
madame de Montbazon et d'un homme d'Alençon, qui, je pense, est
officier: c'est une personne qui, toute petite, a eu beaucoup de feu;
elle parloit sans cesse. Voiture, qui logeoit en même logis que la mère,
prédit que cette petite fille auroit beaucoup d'esprit, mais qu'elle
seroit folle. La petite vérole n'a pas contribué à la faire belle; hors
la taille, elle n'a rien d'agréable, et à tout prendre, elle est laide;
d'ailleurs, à sa mine, vous ne jugeriez jamais qu'elle fût bien sage.

  [258] Cette historiette est publiée sur un manuscrit autographe
  de Tallemant des Réaux. Il fait partie du recueil de chansons et
  de pièces du temps, appartenant à M. Monmerqué, et décrit dans la
  notice.

  [259] Marie-Hortense Des Jardins, dame de Villedieu, née en 1632,
  mourut en 1683.

Il y a trois ans (1660), ou environ, qu'elle est à Paris, car elle a
fait un long séjour à la province; mais, quoiqu'elle y soit sous sa
bonne foi, elle ne laisse pas de voir toute sorte de gens, et de les
recevoir dans une chambre garnie.

Madame de Chevreuse et mademoiselle de Montbazon s'en divertissent. Elle
a une facilité étrange à produire; les choses ne lui coûtent rien, et
quelquefois elle rencontre heureusement. Tous les gens emportés y ont
donné tête baissée, et d'abord ils l'ont mise au-dessus de mademoiselle
de Scudéry et de tout le reste des femelles.

Une des premières choses qu'on ait vues d'elle, au moins des choses
imprimées, ç'a été un _Récit_ de la farce des _Précieuses_, qu'elle dit
avoir fait sur le rapport d'un autre. Il en courut des copies, cela fut
imprimé avec bien des fautes, et elle fut obligée de le donner au
libraire, afin qu'on le vît au moins correct. C'est pour madame de
Morangis, à ce qu'elle a dit; j'use de ce terme, parce que le sonnet de
jouissance[260] qui est ensuite fut fait aussi, à ce qu'elle a dit, à la
prière de madame de Morangis. Cela ne convenoit guère à une dévote;
aussi s'en fâcha-t-elle terriblement. Depuis, la demoiselle s'est avisée
de dire que ç'avoit été par gageure, et que des gens le lui avoient
escroqué. Pour moi, quand je vois tous les autres vers qu'elle a faits,
et qui sont même imprimés avec ce gaillard sonnet dans un recueil du
Palais, je ne sais que penser de tout cela; d'ailleurs elle fait tant de
contorsions quand elle récite ses vers, ce qu'elle fait devant cent
personnes toutes les fois qu'on l'en prie, d'un ton si languissant et
avec des yeux si mourants, que s'il y a encore quelque chose à lui
apprendre en cette matière-là, ma foi! il n'y en a guère. Je n'ai jamais
rien vu de moins modeste; elle m'a fait baisser les yeux plus de cent
fois.

  [260] Ce sonnet, qui commence par ce vers:

    Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeuré pâmée, etc.

  fut fait à Dampierre, où madame de Chevreuse et mademoiselle de
  Montbazon lui reprochoient qu'on ne savoit plus ce que son
  _Tendre_ étoit devenu depuis deux mois qu'elle étoit à la
  campagne. (T.)--Ce sonnet n'est pas dans les _OEuvres_ de madame
  de Villedieu. Quant au _Récit en prose et en vers des Précieuses_,
  le duc de La Vallière (_Bibliothèque du Théâtre-François_, t. 3,
  p. 59) l'attribue à tort à Somaize; on voit ici qu'il est de
  mademoiselle Des Jardins.

Conviée à un bal, elle emprunta un collet; il lui étoit trop court:
«Voilà bien de quoi s'embarrasser, dit-elle, ne sais-je pas alonger des
vers? j'alongerai bien ce collet.» Elle y mit du ruban noir tout autour.
Cela étoit épouvantable. Ma sœur de Ruvigny dit: «Voilà un ajustement
bien poétique!»

Pour faire voir sa cervelle, il ne faut que ce madrigal. J'en dirai
auparavant le sujet. L'abbé Parfait, conseiller au Parlement, étoit allé
chez elle pour la première fois; elle avoit été saignée. Justement,
comme il entroit, elle eut une foiblesse, et pensa tomber; il la
soutint. Le lendemain, elle lui envoya ce madrigal au Palais, dans sa
chambre, afin que plus de monde le vît.

MADRIGAL.

          Quoi! Tircis, bien loin de m'abattre,
          Vous m'empêchez de succomber!
    Quoi! vous me relevez lorsque je veux tomber,
      Et vous prêtez des bras pour vous combattre!
          Après cette belle action,
    On verra votre nom au Temple de Mémoire,
    Et l'on vous nommera le héros de ma gloire,
      Mais aussi le bourreau de votre passion.

Il n'y a pas une plus grande menteuse au monde, ni une plus grande
étourdie: elle a fait, dit-elle un roman, même elle en a traité avec je
ne sais quel libraire. On lui demande: «Où est le plan de votre
roman?--Je ne sais s'il y en a, répondit-elle; mais, s'il y en a un, il
faut qu'il soit dans ma tête.»

Ce roman commence par l'histoire de madame de Rohan, de Ruvigny et de
Chabot[261]. Madame de Rohan, sachant cela, pria Langey, qui connoît la
demoiselle, de lui faire voir ce livre avant qu'on l'imprimât. Elle lut
son histoire et pria de changer quelque chose. La fille, au lieu de lui
faire voir le manuscrit corrigé, le donne au libraire, en disant qu'elle
avoit fait ce qu'on avoit souhaité. Langey alla ensuite chez elle, et il
fit tant qu'elle envoya sa sœur dire à l'imprimeur qu'on sursît jusqu'à
nouvel ordre. Cette sœur en arrivant trouve un huissier, mené par un
laquais de Langey, qui vient saisir les exemplaires. Cela fâcha fort la
faiseuse de roman, et elle veut y mettre toute l'histoire du congrès.
Cependant elle fut à M. le chancelier, qui dit: «Je veux voir
l'histoire; qu'on m'apporte les exemplaires.» Il l'a lue, et, n'y
trouvant rien d'offensant pour madame de Rohan, il donna la main-levée.
J'ai lu l'ouvrage; il n'y a pas grand'chose, et madame de Rohan est bien
au-dessous en toute chose de celle sous le nom de laquelle on a mis
quelques endroits de son histoire. Ce livre est meilleur qu'on n'avoit
lieu de l'espérer d'une telle cervelle; il n'y a encore qu'un volume.

  [261] Tallemant a raconté fort en détail les aventures de la
  duchesse de Rohan. (_Voyez_ l'Historiette de cette dame au t. 3,
  p. 56 et suiv.)

Mais voici une belle histoire de la demoiselle! L'hiver de 1660, à un
bal où elle étoit, il y avoit un garçon appelé La Villedieu; il porte
l'épée. Ce garçon sortit du bal, et puis revint en disant qu'on n'avoit
jamais voulu lui ouvrir la porte chez lui, et qu'il ne savoit où aller
coucher. Notre rimeuse lui offrit son lit, et tout en riant, il va avec
elle et demeure à coucher. La mère, je pense, ou le père étoit ici; elle
alla coucher avec sa sœur. Ce garçon tombe malade cette nuit-là, et si
malade, qu'il fut six semaines avant que de pouvoir être transporté.
Elle eut tant de soin de lui durant son grand mal, que, ne croyant pas
en réchapper, il pensa être obligé à lui dire qu'il l'épouseroit s'il en
revenoit. Il en revint, il coucha avec elle trois mois durant assez
publiquement; en voici une preuve: Un jour, entre une et deux, l'été
dernier qu'il faisoit assez chaud, elle et lui étoient encore au lit, et
sans chemise: une demoiselle de qui je le tiens y alla pour la voir. La
Villedieu ne vouloit point qu'on la laissât entrer; elle le voulut, et
tout ce que La Villedieu put faire, ce fut de reprendre une chemise. Il
prit celle de la demoiselle au lieu de la sienne, et comme il la
mettoit, cette femme entre qui remarque quelque chose au-devant, marque
infaillible que ce n'étoit point la chemise du cavalier, et elle prit
celle de son galant.

Or, La Villedieu s'en est lassé; elle dit que c'est son mari; lui dit
que non; elle ne s'en tourmente que médiocrement, et dit: «Pourquoi le
contraindre? s'il ne le veut pas être, qu'il ne le soit pas?» C'est sur
cela qu'elle a fait l'élégie qui suit:

    Enfin, cher Clidamis, l'amour vous importune;
    Vous suivez le parti de l'aveugle Fortune.......[262]

  [262] _Voyez_ les _OEuvres de madame Villedieu_, t. 2, p. 116;
  Paris, 1720. Cette pièce est la première de ses églogues; nous
  croyons devoir y renvoyer les lecteurs.

Cette fille fit imprimer tout ce qu'elle avoit fait, où il y a un
carrousel de M. le Dauphin qui est joli. Cette fantaisie lui vint à
cause d'un petit carrousel que fit le Roi en 1662[263]. Après, elle fit
une pièce de théâtre qu'on appela _Manlius_, où Manlius Torquatus ne
fait point couper la tête à son fils. Quoi qu'en dise l'abbé
d'Aubignac[264], son précepteur, je ne crois pas que cela se puisse
soutenir. Cette pièce réussit médiocrement. Une autre, appelée
_Nithétis_, réussit encore moins. Or, Corneille dit quelque chose contre
_Manlius_, qui choqua cet abbé qui prit feu aussitôt, car il est tout de
soufre. Il critique aussitôt les ouvrages de Corneille; on imprime de
part et d'autre; pour sa critique, patience, car il en sait plus que
personne, mais le diable le poussa de mettre au jour son roman
allégorique de la philosophie des Stoïciens. Il est intitulé: _Macarise,
reine des îles Fortunées_[265].

  [263] C'est une petite pièce en prose et en vers, imprimée à part
  en 1662. L'auteur de l'article de mademoiselle Des Jardins, dans
  la _Biographie universelle_, a dit par erreur que ce _Carrousel_
  étoit une pièce de théâtre.

  [264] François Hedelin, abbé d'Aubignac, né en 1592, mourut en
  1673. Il a composé un assez grand nombre d'ouvrages, dont le plus
  connu est la _Pratique du théâtre_, qu'on ne lit plus depuis
  long-temps.

  [265] Cet ouvrage parut en 1666, en 2 vol. in-8º.

Patru lui conseilla de mettre son allégorie à la fin du livre, ou tout
au plus succinctement à la marge. L'abbé ne le voulut pas croire, et,
persuadé qu'un libraire deviendroit trop riche s'il imprimoit un si
précieux ouvrage, il le fit imprimer à ses dépens, c'est-à-dire le
premier tome. Or, comme il a en tête de faire une académie, qu'en riant
on appelle l'_académie des allégories_[266], il obligea tous les
jouvenceaux qui lui faisoient la cour à lui donner des vers pour mettre
au-devant de son livre. Il passa plus outre; Ogier, le prédicateur, ne
se put dispenser de lui faire des vers latins; le bonhomme Giry se vit
forcé de lui faire un éloge en prose, et Patru aussi, quoi qu'il pût
faire pour s'en exempter. La moitié du premier volume est donc employée
à ces éloges, et à cette allégorie, qui rebute tout le monde; et, ce qui
est de pire, le roman est mal écrit, et la galanterie en est pitoyable.
Je sais que, sans les avis de Patru, ce seroit bien peu de chose.

  [266] On l'appeloit plutôt l'_Académie des allégoriques_. (Voyez
  les _Mémoires de Sallengre_; Paris, 1715, t. 1er, p. 315.) On y
  trouve une lettre curieuse d'un sieur Boscheron, sur l'abbé
  d'Aubignac.

L'abbé d'Aubignac a fait mettre son portrait au-devant du livre avec ces
quatre vers, qui apparemment sont de son frère. Il a l'honneur d'en
faire aussi mal qu'un autre pour le moins.

    Il a mille vertus, il connoît les beaux-arts,
    Il étouffe l'Envie à ses pieds abattue,
    Et Rome à son mérite, au siècle des Césars,
    Au lieu de cette image eût dressé sa statue[267].

  [267] Il y a au bas du quatrain _Acheman_; c'est quelque nom
  retourné.

    (T.)

Corneille, ou quelque _Corneillien_, a fait cet autre quatrain pour
mettre à la place du premier:

    Il a mille vertus, ce pitoyable auteur,
    Et deux mille secrets pour apprendre à déplaire;
    Quiconque veut s'instruire au grand art de mal faire
    N'a qu'à prendre leçon d'un si rare docteur.

Corneille fit encore le madrigal qui suit:

ÉPIGRAMME.

          Cette foule d'approbateurs,
    Qui met à si haut prix ta docte allégorie,
          Comme elle a ton œuvre enchérie,
          Epouvante les acheteurs.
    Tu crois que le papier et l'encre qu'il t'en coûte
    De l'immortalité t'ouvrent la grande route,
    Et que tant de grands noms[268] feront vivre ton nom;
          Mais, n'en déplaise à ta doctrine,
          Plus on étaie une maison,
          Plus elle est près de sa ruine.

Celle-ci est de Cottin:

    Ce roman sans exemple en nos mains est tombé,
    Mais j'en trouve l'auteur difficile à connoître;
    Si j'en crois ses amis, c'est un savant abbé,
    Si j'en crois ses écrits, ce n'est qu'un pauvre prêtre.

  [268] Ogier, Giry et Patru. On ne connoît pas les autres.
  (T.)--Despréaux avoit aussi fait des vers sur la _Macarise_; dans
  sa lettre à Brossette, du 9 avril 1702, il dit qu'il les porta
  trop tard à l'abbé d'Aubignac. Il les a insérés dans l'édition de
  1701, et depuis, elle a toujours été comprise dans ses œuvres.
  (_Voyez_ le Boileau de M. de Saint-Surin, t. II, p. 496.)

Cependant son livre ne se vend point; quand il seroit moins désagréable,
il auroit de la peine à en avoir le débit, car les libraires ne sont pas
pour lui. Ils disent une plaisante chose: Corneille, dans un in-folio
qu'il a fait imprimer depuis cette querelle, s'est fait mettre en taille
douce, foulant l'Envie sous ses pieds. Ils disent que cette Envie a le
visage de l'abbé d'Aubignac[269]. Cependant Corneille, d'assez bonne
foi, reconnoît dans de certains discours au-devant de ses pièces les
fautes qu'il a faites; mais j'aimerois mieux qu'il eût tâché de faire
disparoître celles qui étoient les plus aisées à corriger. En vérité, il
a plus d'avarice que d'ambition, et pourvu qu'il en tire bien de
l'argent, il ne se tourmente guère du reste. L'abbé s'opiniâtre, et est
si fou que de faire imprimer les autres volumes, à ses dépens s'entend,
car quand il le voudroit, je ne crois pas que personne les imprimât pour
rien. On dit qu'il pourroit bien apprendre aux fous un nouveau moyen de
se ruiner; car il y a plusieurs volumes, et cela coûtera bon. Il fit et
fit faire quantité d'épigrammes contre Corneille, qui toutes ne valoient
rien; on n'a pas daigné en prendre copie.

  [269] _Voyez_ le Théâtre de Corneille, en deux parties in-folio;
  Paris, chez Louis Billaine, au Palais, 1664. On voit au
  frontispice le buste de Corneille couronné de lauriers par
  Melpomène et Thalie. La muse de la tragédie foule à ses pieds
  l'Envie, à laquelle le graveur a donné des traits masculins. Une
  renommée, qui sonne à la fois de deux trompettes, est placée
  au-dessus du buste du poète dont elle proclame la gloire.

Corneille a lu par tout Paris une pièce qu'il n'a pas encore fait jouer.
C'est le couronnement d'Othon. Il n'a pris ce sujet que pour faire
continuer les gratifications du Roi en son endroit. Car il ne fait
préférer Othon par les conjurés à Pison qu'à cause, disent-ils, que
Othon gouvernera lui-même, et qu'il y a plaisir à travailler sous un
prince qui tienne lui-même le timon[270]; d'ailleurs ce dévot y coule
quelques vers pour excuser l'amour du Roi. Il vous va mettre sur le
théâtre toute la politique de Tacite, comme il y a mis toutes les
déclamations de Lucain. Corneille a trouvé moyen d'avoir une chambre à
l'hôtel de Guise. C'est dommage que cet homme n'est moins avare. Il
auroit étudié la langue et les autres choses où il pèche. Je lui trouve
plus de génie que de jugement.

  [270] _Othon_ a été représenté en 1665. Louis XIV avoit pris la
  direction des affaires en 1661, à la mort du cardinal Mazarin, et
  il put considérer comme allusion au commencement de son règne ces
  vers placés dans la bouche d'un courtisan ambitieux du pouvoir:

    Sous un tel souverain nous sommes peu de chose:
    Son soin jamais sur nous tout-à-fait ne repose:
    Sa main seule départ ses libéralités;
    Son choix seul distribue états et dignités.
    Au timon qu'il embrasse il se fait le seul guide,
    Consulte et résout seul, écoute et seul décide;
    Et quoique nos emplois puissent faire de bruit,
    Sitôt qu'il nous veut perdre, un coup-d'œil nous détruit.

    (OTHON, _acte 2e, scène 4e_.)

Voici la seule supportable d'entre ces volumes d'épigrammes que l'abbé
d'Aubignac et son _Académie des allégories_ ont composées contre
Corneille:

    Pauvre ignorant, que tu t'abuses,
    Quand tu nous dis si hardiment
    Que toujours le poète normand
    Avecque lui mène les Muses!
    Il en seroit un foible appui
    S'il falloit qu'il les eût portées,
    Et s'il les traînoit après lui,
    Hélas! qu'elles seroient crottées!

Quelqu'un des _Corneilliens_ a fait celle-ci:

    Qu'ils étoient fous ces vieux stoïques,
    De se piquer d'être apathiques!
    Ils manquoient bien de sens commun.
    Ceux-ci sont d'une autre nature,
    Et comme pourceaux d'Epicure,
    Tous grondent quand on en touche un[271].

  [271] Le Roman de l'abbé d'Aubignac et de la philosophie des
  stoïciens.

    (T.)


Les épigrammes qui suivent sont de Richelet:

    Hédelin, c'est à tort que tu te plains de moi;
          N'ai-je pas loué ton ouvrage?
          Pouvois-je plus faire pour toi,
          Que de rendre un faux témoignage[272]?


    Je me voulois venger de l'aveugle cynique[273]
          Qui toujours égratigne et pique,
          Et mord comme un chien enragé;
    Mais il n'est pas besoin que je le satyrise,
          Il fait imprimer _Macarise_,
          Ne suis-je pas assez vengé?


    Du critique Hédelin le savoir est extrême;
    C'est un rare génie, un merveilleux esprit!
    Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme,
    Et le grand Pelletier[274] l'a mille fois escrit.


       _D'une autre façon._

    Le célèbre Hédelin est un homme d'esprit;
    Il fait de beaux romans, on les lit, on les aime;
    Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme,
    Et le grand Pelletier l'a mille fois escrit.

  [272] Richelet est un des approbateurs de l'ouvrage de l'abbé.
  (T.) Ces quatre vers de Richelet se trouvent partout.

  [273] Il ne voit quasi-goutte. (T.)

  [274] Pierre du Pelletier, éternel faiseur de mauvais sonnets; il
  en portoit à tous ceux qui faisoient imprimer quelque chose. Il
  est l'un des mauvais poètes dont le nom s'est le plus souvent
  rencontré sous la plume de Despréaux.


Pour revenir à mademoiselle Des Jardins, au temps de l'entreprise de
Gigery (en 1664), sachant que Villedieu devoit passer à Avignon pour y
aller, elle se fit donner trente pistoles par avance sur une troisième
pièce de théâtre appelée _le Favori, ou la Coquette_, qu'elle avoit
donnée à la troupe de Molière. Avec cette somme elle s'en va en poste à
Avignon. Je crois qu'elle y a fait bien des gaillardises dont je n'ai
aucune connoissance.

Elle revint ici vers Pâques; il fut question de faire jouer sa pièce:
une comédienne et elle se pensèrent décoiffer; elle querella Molière de
ce qu'il mettoit dans ses affiches: _Le Favori, de mademoiselle Des
Jardins_, et qu'elle étoit bien _madame_ pour lui, qu'elle s'appeloit
_madame de Villedieu_, car elle a bien changé d'avis sur cela; Molière
lui répondit doucement qu'il avoit annoncé sa pièce sous le nom de
mademoiselle Des Jardins; que de l'annoncer sous le nom de madame de
Villedieu, cela feroit du galimatias, qu'il la prioit pour cette fois de
trouver bon qu'il l'appelât madame de Villedieu partout, hormis sur le
théâtre et dans ses affiches[275].

  [275] _Le Favori_, tragi-comédie de mademoiselle Des Jardins, fut
  représenté sur le théâtre du Palais-Royal, au commencement du
  mois de juin 1665, et le 13 du même mois cette pièce fut jouée à
  Versailles. C'est ce qu'on voit dans une lettre de Robinet,
  continuateur de Loret:

    Dessus la scène du milieu,
    La troupe plaisante et comique,
    Qu'on peut nommer _Moliérique_,
    Dont le théâtre est si chéri,
    Représente _le Favori_,
    Pièce divertissante et belle,
    D'une fameuse demoiselle
    Que l'on met au rang des neuf sœurs,
    Pour ses poétiques douceurs, etc.

    (_Histoire du Théâtre-François_, t. 9, p. 358.)

  Madame de Villedieu adressa au duc de Saint-Aignan une description
  en vers de la fête de Versailles; elle y rend justice à Molière:

    Ce Térence du temps que l'univers admire,
    Dont la fine morale instruit en faisant rire, etc.

    (_OEuvres de madame de Villedieu_, t. 1er, p. 409.)

Un jour qu'il la fut voir dans sa chambre garnie, une femme qui étoit
encore au lit dit d'un ton assez haut: «Est-il possible que M. de
Molière ne me reconnoisse point?» Il s'approche entre les rideaux: «Il
seroit difficile, madame, que je vous reconnusse,» répondit-il. Elle les
fait tous lever et ouvrir toutes les fenêtres; il la reconnoissoit
encore moins: «Sans doute, ajouta-t-il, c'est la coiffure de nuit qui en
est cause.--Allez, lui dit-elle, vous êtes un ingrat; quand vous jouiez
à Narbonne, on n'alloit à votre théâtre que pour me voir[276].»

  [276] Nous laissons à d'autres le soin d'expliquer ce passage; le
  temps amènera peut-être d'autres renseignements sur madame de
  Villedieu et sur son existence romanesque. Il résulteroit de ces
  lignes de Tallemant qu'elle auroit joué la comédie à Narbonne,
  dans la troupe de Molière.


FIN DES MÉMOIRES DE TALLEMANT.



VIES

DE M. COSTAR

ET

DE LOUIS PAUQUET.



OBSERVATIONS

PRÉLIMINAIRES.


L'auteur de la _Vie de Costar_ n'est pas connu. On sait seulement qu'il
étoit ecclésiastique, et qu'en cette qualité il a été attaché à la
cathédrale du Mans. Il écrivoit très-négligemment, mais à une époque où
notre langue n'étoit point fixée. Arrivé au Mans, en 1652, il se mit en
pension chez Costar, et il continua ce genre de vie jusqu'à la mort de
ce dernier, arrivée le 13 mai 1660. Ainsi, ce qu'il raconte, il l'a
recueilli dans les entretiens de Costar, ou il en a été le témoin. Il
s'étoit même si bien concilié son estime, que Costar lui en a donné une
grande marque en lui confiant l'exécution de ses dernières volontés.

Cet ecclésiastique a aussi connu l'abbé Pauquet, secrétaire de Costar.
Il a souvent gémi de ses désordres, mais ses efforts n'ont pu retirer de
la crapule cet homme incorrigible.

Les deux relations que nous publions ont été écrites à la prière de
Ménage. Né à Angers en 1613, Ménage avoit environ vingt ans quand Costar
arriva dans cette ville, à la suite de M. de Rueil, qui venoit d'en être
nommé évêque. Ménage dut alors connoître Costar, mais il ne se lia
particulièrement avec lui qu'assez long-temps après[277].

  [277] Voyez le _Menagiana_; édition de 1715, t. 1er, p. 287. Le
  _Menagiana_ n'est pas ici entièrement d'accord avec l'auteur de
  la Vie de Costar. (_Voyez_ plus bas, p. 249 de ce volume.)

Tallemant des Réaux a consacré à Costar un chapitre de ses
_Historiettes_. Habile à saisir les ridicules, il en fait un portrait
qui doit être ressemblant; mais il le peint en homme qui vit au centre
de l'agitation et voit les choses d'un point élevé, tandis que notre
biographe, retiré au fond de sa province, n'ayant sous les yeux que peu
d'objets de comparaison, voit dans Costar un homme d'un mérite
singulier; à cet égard il le croit sur parole et devient son écho; mais
si sous ce rapport il s'est montré trop favorable, il le juge avec
sévérité sous d'autres qui sont plus importants. Il nous semble avoir
bien démêlé le fonds de son caractère, et il le présente avec raison
comme un homme gonflé d'orgueil, ne respirant que vanité, bas et rampant
près de ceux qui peuvent le servir; faux et presque sans foi, rapportant
tout à sa personne, n'aimant que lui, enfin égoïste au-delà de ce que
les hommes sont convenus de tolérer.

Que Costar seroit surpris, de quelle indignation ne seroit-il pas
transporté, s'il voyoit à quel point s'est évanouie cette réputation
qu'il croyait avoir si bien conquise[278]! On seroit tenté de le
comparer à ces plantes parasites qui s'attachent à certains arbres et
se nourrissent de leur substance. Ne pouvant atteindre ni Balzac ni
Voiture, il se déclare l'admirateur du dernier; il lui fait platement sa
cour, et de son flatteur il devient son champion. C'est en rompant des
lances pour _le père de l'ingénieuse badinerie_[279] que Costar est
parvenu à se glisser à sa suite jusqu'au Temple de Mémoire. Il est ainsi
arrivé à la postérité comme par-dessus le marché, et sans les célébrités
du temps auxquelles il s'est pour ainsi dire _cramponné_, à peine se
souviendroit-on aujourd'hui qu'un certain Costar a laissé quelques
volumes qu'on ne lit plus.

  [278] Corbinelli n'a pas dédaigné de faire un long extrait des
  _lettres de Costar_. (_Extraits de tous les beaux endroits des
  ouvrages des plus célèbres auteurs de ce temps, tirés de Balzac,
  Voiture_, COSTAR, _Urfé, Gomberville, Molière, Scudéry,
  Bergerac_, etc., par le sieur Corbinelli; Amsterdam, 1681, t.
  1er, p. 441.)

  [279] Expression de Tallemant. (_Mémoires_, t. 2, p. 278.)

Comment, au reste, la tête n'eût-elle pas tourné à un homme aussi
prévenu en sa faveur, quand un écrivain de la réputation de Balzac, qui
a exercé une si grande influence sur son siècle, lui adressoit des
louanges qui n'auroient pu convenir qu'à des auteurs du premier ordre
comme Virgile et Horace? On en jugera par ce billet écrit à l'abbé
Pauquet, par le solitaire des bords de la Charente:

   «Monsieur, vous m'avez donné la vie, tant par les grands soins
   que vous avez rendus à M. Costar, que par la bonne nouvelle que
   vous m'avez fait savoir de sa guérison. Dieu veuille qu'elle ait
   une longue et belle suite, et que la perte que nous avons
   appréhendée n'arrive qu'à nos neveux!

    Que je ne sache point que Tircis ait été!
    Cieux, réservez ce jour à la postérité!

   «Mais il faut contribuer de votre part à la faveur des étoiles:
   gardez-nous bien, je vous prie, notre trésor, et ne vous lassez
   point d'une sujétion que je vous envie. Elle est si noble et si
   glorieuse, que les Muses même et les Grâces voudroient faire ce
   que vous faites. Sans doute elles voudroient toujours écrire, si
   M. Costar leur vouloit toujours dicter, etc., etc.[280]»

  [280] _OEuvres de Balzac_, aux _Lettres_, liv. 16. Ce billet est
  du 1er février 1642.

Le _défenseur_ de Voiture n'étoit cependant pas de ce petit nombre
d'écrivains d'élite, qui, riches de leur propre fonds, puisent dans les
richesses d'une imagination féconde, et paient de leur personne. Costar
n'avoit rien de commun avec ces esprits vifs, si bien qualifiés de
_prime-sautiers_ par Montaigne, de la plume desquels les expressions
neuves et brillantes jaillissent comme l'étincelle sort du caillou.
C'est un homme qui n'a peut-être jamais eu un éclair de naturel, qui
dans son esprit, dans son style et dans sa personne, est toujours guindé
et compassé; c'est un savant doué d'une vaste mémoire, et sans cesse
courbé sur les livres. Il a lu les anciens et les modernes, il a
recueilli dans leurs ouvrages une ample moisson de _lieux communs_; il
les a soigneusement entassés, et c'est dans ce trésor qu'il va
incessamment puiser[281]. Occupé sans relâche de lire, de rapprocher,
d'analyser les pensées des autres, tous ses efforts tendent à se les
rendre propres, et il finit par se persuader qu'elles sont devenues les
siennes. Ses lettres, dont personne n'a vu les premiers jets, car il lui
est quelquefois arrivé de les refaire vingt ans après les avoir écrites
pour la première fois, sont aussi péniblement travaillées que pourroient
l'être de graves discours d'apparat, et pour peu qu'on les lise avec
attention, on ne tarde pas à reconnoître qu'elles ne sont composées que
de pièces de marqueterie habilement réunies. Otez-en ce que chaque
auteur auroit le droit de réclamer, et vous serez étonné de l'indigence
de l'érudit.

  [281] On peut juger de sa manière d'écrire par ce passage d'une
  de ses lettres: «Je m'en vois vous entretenir de la même sorte
  que je fais M. de Voiture, et vous faire part de ce que je
  trouverai de beau dans mes livres, aux heures que je dérobe à
  Aristote et à Saint-Thomas.» (_Lettre à M. de Seurhomme, chanoine
  d'Angers_, dans les _Entretiens de Voiture_; Paris, 1654, in-4º,
  p. 405.)

Aussi, n'est-ce pas comme écrivain qu'il le faut ici considérer, mais
comme l'un des personnages d'un siècle où notre langue se formoit, où
notre littérature se perfectionnoit. Etroitement lié avec Voiture,
Balzac, Ménage et autres célébrités du temps, Costar tient sa place dans
l'histoire littéraire du dix-septième siècle, et le récit du biographe
anonyme vient servir de complément aux _causeries_ rapides et
spirituelles de Tallemant. La publication des mémoires de ce dernier
fera sortir de l'obscurité bien d'autres monuments inconnus; chaque jour
des pièces éparses dans les bibliothèques viennent éclaircir ou
développer les récits de l'auteur des _Historiettes_.

Quant à l'abbé Pauquet, on l'appeloit _Monsieur le Prieur_, à cause d'un
petit prieuré de cinquante écus de rente qu'il tenoit de la munificence
de l'abbé de Lavardin. Il n'en étoit pas moins le secrétaire,
l'intendant et le _factotum_ de Costar.

Né avec les inclinations les plus viles, une éducation tardive éclaira
son esprit sans réformer son cœur, et il conserva toute sa vie
l'habitude de la bassesse, du mensonge et de l'ivrognerie.

Costar, que la goutte mettoit presque dans l'impossibilité d'écrire,
voulut s'attacher Pauquet comme secrétaire, et, toujours dirigé par son
triste égoïsme, il ne craignit pas de frustrer ses parents de ce qu'ils
avoient droit d'attendre de lui, pour combler de ses bienfaits un homme
qui s'en montroit si peu digne. Costar eut un tort plus grave à se
reprocher: il donna à l'abbé Pauquet les moyens de franchir les degrés
du sacerdoce, et quoiqu'il connût bien sa bassesse, il lui résigna ses
bénéfices, de sorte qu'après la mort de Costar, Pauquet, à la honte du
Chapitre, devint chanoine et archidiacre du Mans.

Pauquet mourut le 14 novembre 1673.

La vie du secrétaire trouvoit naturellement sa place à la suite de
celle de Costar; elle fait partie du même ouvrage; nous l'avons donc
conservée, mais ce n'a pas été sans regrets de faire passer à la
postérité un homme qui auroit tant mérité d'en être oublié.

Le manuscrit qui renferme la Vie de Costar et celle de l'abbé Pauquet a
appartenu à M. Monteil, auteur de l'_Histoire des François des divers
états aux cinq derniers siècles_. Il est porté dans son catalogue sous
le numéro 440. M. Aimé-Martin, qui en a fait l'acquisition, a eu
l'obligeance de le mettre à notre disposition. Nous le prions d'en
recevoir ici nos remercîmens.

Ce manuscrit est d'une écriture du dix-septième siècle, fort lisible.

    MONMERQUÉ.



VIE

DE M. COSTAR.


A M. L'ABBÉ MÉNAGE.

Voici, monsieur, ce que je puis vous dire touchant ce que vous désirez
savoir de la naissance et de la vie de M. Costar.

Il reçut l'une et l'autre à Paris, en l'année 1603. Je ne sais pas
précisément en quel mois; mais il me semble qu'il m'a dit quelquefois
que ce fut en février. Ce que j'ai toujours su plus assurément, sur ce
que m'en a dit M. Pauquet, qui avoit vu et connu son père, c'est qu'il
étoit fils d'un marchand chapelier qui demeuroit sur le Pont Notre-Dame.
J'ai appris de lui-même qu'il avoit eu des sœurs. Je ne sais si elles
furent mariées; mais comme il ne m'a jamais parlé d'autre neveu, ni de
parents proches, que du fils d'un frère, qui étoit son aîné, il est
vraisemblable qu'elles ne le furent point. Ce frère eut une charge de
notaire au Châtelet de Paris[282], et il épousa la fille d'un marchand,
qui avoit peu de bien, et encore moins de beauté; il n'en eut qu'un
fils, qui fut aussi peu favorisé de la nature que de la fortune; en
sorte que son oncle, qui l'avoit fait venir au Mans, auprès de lui, en
l'année 1654, nous disoit souvent, en s'en moquant, qu'il avoit beaucoup
_attiré_ de sa mère. C'étoit un mot dont il se servoit, en faisant
allusion à quelque conte naïf de paysan, qui, pour faire entendre qu'il
avoit les inclinations de sa mère, et qu'il étoit fait comme elle, avoit
accoutumé d'user de cette expression. Il ajoutoit à cela qu'il ne tenoit
rien de son père, qui étoit fort beau de visage, et bien fait en sa
taille, jusqu'à ce que, s'étant adonné à l'ivrognerie, il devint si gros
et si gras, qu'il perdit toute la grâce qui étoit en sa personne, et
qu'il mourut étouffé par le vin. Ce fils ressembla du moins à son père
en la passion qu'il eut pour la bonne chère et la crapule; et son oncle,
voyant que c'étoit un petit homme joufflu, qui, à force de boire et de
manger, et de ne faire nul exercice, se rendoit de jour en jour plus
court et plus rond, que toute son ambition se bornoit à trouver le moyen
de satisfaire sa gourmandise, et que son esprit étoit bas et peu
éclairé, quoiqu'il sût assez bien la langue latine, et qu'il eût assez
bien appris quelques éléments de la théologie, se contenta de le faire
pourvoir de la cure de la paroisse de Gesvres, au diocèse du Maine, où
il est mort deux ou trois ans après son oncle, de la même sorte que son
père étoit mort à Paris.

  [282] Jean Coustart, reçu notaire à Paris le 30 avril 1625, en
  exerça les fonctions jusqu'au 6 novembre 1637. Son étude est
  maintenant possédée par M. Tourin, notaire, rue de
  Grenelle-Saint-Germain. (_Registre des mutations des notaires de
  Paris._)

M. Costar avoit un cousin assez éloigné, encore qu'il s'appelât
Coustart, comme lui; car vous savez, Monsieur, qu'il quitta le nom de
_Coustart_, pour celui de _Costar_[283], qu'il trouva d'une
prononciation plus agréable; et il me semble qu'il m'a dit quelquefois
que vous lui fîtes faire ce changement, croyant que le son de ce mot
avoit quelque chose de plus doux, qui convenoit mieux à l'élégance et à
la politesse qui vous paroissoient en lui. Ce cousin avoit une place
dans les gendarmes que commandoit alors M. le maréchal d'Albret, dont il
trouva le moyen de se faire particulièrement connoître et estimer, et le
maréchal, lui voyant de l'intelligence, l'attacha à son service. Il
avoit des enfants, et ayant su que son cousin étoit devenu un gros
bénéficier, et qu'il étoit dans le monde en estime de bel-esprit, il
s'avisa de lui écrire, et de le faire ressouvenir de leur parenté. Et
parce qu'il lui apprit qu'il étoit bien auprès du maréchal d'Albret, M.
Costar fut bien aise de lier quelque commerce avec lui, pour avoir, par
son moyen, accès auprès d'une personne de cette qualité et de cette
considération, ne le jugeant pas inutile à sa réputation, qu'il prenoit
un extrême soin d'étendre, voyant qu'elle lui produisoit beaucoup de
bien[284]. Il écrivit donc plusieurs lettres à ce cousin, entre
lesquelles est celle que vous avez lue dans son second volume. Il l'y
honore de la qualité de _capitaine appointé_[285], qu'il ne reçut
cependant jamais du Roi, ni du maréchal d'Albret, et il lui parle du
changement de son nom, qu'il lui veut persuader que les imprimeurs ont
fait, quoiqu'il y eût plus de vingt ans qu'il l'avoit ainsi ajusté à une
plus douce prononciation[286]. Il en voulut faire une autre en celui de
son cousin qui fût honorable à celui-ci et qui lui ôtât la peine que lui
pouvoit faire une altération de nom, qui, à le bien prendre, démarquoit
leur consanguinité; il y ajouta un _de_ au-devant, comme si _Coustart_
eût été une seigneurie en ce gendarme. Il en usa en cela plus
sérieusement, sans doute, que ne fit le maréchal d'Effiat à l'égard de
M. Mulot, docteur de Sorbonne, que M. le cardinal de Richelieu avoit eu
autrefois auprès de lui, pour s'en servir dans la répétition de ses
leçons de théologie, et qu'il tenoit encore au nombre de ses
domestiques, mais qui, étant d'une humeur prompte et bourrue, où se
mêloit beaucoup d'esprit vif et d'imagination plaisante, lui servoit
plus alors à le faire rire qu'à toute autre chose. Ce maréchal, qui en
prenoit aussi son divertissement, l'ayant un matin trouvé chez son
Eminence, lui dit: «Bonjour, monsieur _de_ Mulot;» et M. Mulot, qui vit
aussitôt qu'il lui faisoit une plaisanterie, et qu'il se railloit de lui
par ce _de_ placé devant son nom, lui repartit brusquement: «Bonjour,
monsieur Fiat.--Je ne m'appelle pas _Fiat_, lui dit le maréchal.--Ni
moi _de_ Mulot, lui répliqua le docteur; et sachez, continua-t-il en
colère, que quiconque ajoutera une syllabe à mon nom, j'en retrancherai
une du sien;» et sans autre discours il passa son chemin[287]. M.
Coustart fut plus modéré que M. Mulot, et ne sut nul mauvais gré à son
cousin du don de cette syllabe. Ce présent d'une syllabe et celui de la
qualité de _capitaine appointé_ sont assurément les deux seuls qu'il en
ait jamais reçus.

  [283] Voyez le _Menagiana_, édition de 1715, t. 1er, p. 288.

  [284] Trait de caractère de Costar. Il ne reconnoît son cousin
  que dans l'espérance qu'il pourra l'aider à augmenter son crédit
  et sa fortune.

  [285] L'officier _appointé_ étoit celui qui recevoit du Roi une
  pension ou une gratification annuelle au-delà de sa solde.

  [286] Dans cette lettre, adressée à _M. Coustart, capitaine
  appointé de cavalerie dans la compagnie des gendarmes du Roi_,
  Costar, après avoir fait faire _un compliment respectueux et
  passionné_ au maréchal d'Albret, ajoute: «Mais je suis un obscur
  et inutile provincial que l'on ne connoît que par un nom qui fait
  quelque bruit depuis quelque temps dans la Galerie du Palais;
  encore l'a-t-on changé, comme vous voyez, et les imprimeurs, sans
  que je le susse, en ont retranché un _u_. Je ne me suis aperçu de
  cette faute que lorsqu'elle étoit sans remède, et j'ai pensé
  qu'il falloit souffrir ce changement avec patience. Au pis aller,
  mon cher cousin, dites si vous voulez que je m'appelois
  _Coustar_, quand on disoit _chouse_, et qu'on m'a appelé
  _Costar_, quand _chose_ est revenu à la mode, etc.» (_Lettres de
  M. Costar_, 2e partie; Paris, 1659, in-4º, p. 62.)

  [287] Tallemant raconte la même anecdote avec quelques
  différences, dans l'article de Bois-Robert. (Voyez ses
  _Mémoires_, t. 2, p. 148.)

Un gentilhomme de Picardie, nommé Du Moulin, qui avoit une charge de
gentilhomme ordinaire chez la Reine-mère, devint son cousin, en épousant
la fille d'un marchand de drap de soie, ou de laine. Ce gentilhomme ne
se mit point en peine de connoître son allié, M. Costar. Il y avoit même
quelques années qu'il étoit mort, quand son fils aîné, qui vit que les
affaires de sa maison étoient dans un état fort médiocre, en sorte que
le bien le plus considérable qu'il eût reçu de la succession de son père
étoit sa charge d'ordinaire que la Reine-mère avoit eu la bonté de lui
conserver, et que sa mère, qui possédoit la principale portion du bien,
ne s'en vouloit pas dessaisir, et étoit en âge d'en jouir long-temps,
s'avisa, sur le bruit que faisoit dans le monde la réputation de M.
Costar, dont il savoit que sa mère étoit cousine, de venir au Mans, en
1654, afin de voir s'il pourroit tirer quelque avantage de la visite
qu'il feroit à son cousin, et de l'honneur qu'il auroit de s'en faire
reconnoître pour parent. Comme il se présenta à lui en bon équipage et
avec la qualité de gentilhomme, et que d'ailleurs il avoit un honorable
emploi dans la maison de la Reine, M. Costar le reçut très-bien, et il
le retint un mois entier avec lui, et d'autant que ce jeune homme étoit
bien fait, qu'il ne manquoit pas d'esprit, qu'il avoit une forte passion
de s'élever, et, ce qui lui fut encore de plus grand relief, qu'il ne
lui demanda rien; il l'aima fort, voulut l'appeler son neveu, et ne
songea plus à son cousin Coustart, qui ne le vint point voir, et en qui
il ne trouvoit pas les mêmes avantages d'honneur et d'établissement.

Ainsi, lorsque M. Du Moulin, qu'il commença d'appeler Du Moslin,
changeant en _s_ l'_u_ qui donnoit une image moins noble, et qui faisoit
à son oreille un son plus rude, fut retourné à la cour, pour y servir
pendant son quartier, ils établirent ensemble un grand commerce de
lettres, qui fut d'autant plus échauffé, que ce jeune gentilhomme,
naturellement officieux et appliqué à faire tout ce qui pouvoit lui être
utile, se chargeoit des lettres que M. Costar écrivoit à des personnes
qui avoient un rang considérable auprès du Roi, dans le parlement ou
dans les affaires, qu'il les leur rendoit soigneusement, et qu'après les
leur avoir rendues, il lui faisoit tenir leurs réponses, et lui mandoit
force choses qui flattoient ses intérêts ou sa vanité. De manière que ce
gentilhomme, qui étoit plein de bon sens, croyant en avoir désormais
assez fait, en rentrant dans les bonnes grâces de son cousin qui étoit
devenu son oncle, pour se croire en état de l'obliger honnêtement à se
charger de son frère cadet, il le témoigna en lui écrivant qu'il avoit
envie de l'envoyer étudier au Mans, et parce qu'il lui en coûteroit
moins, et parce que cet enfant auroit l'avantage d'être élevé auprès de
lui, où il se rendroit savant et habile, si M. Costar vouloit bien
seulement le regarder de bon œil, et donner quelque ordre à son
éducation, dans le dessein qu'il avoit de le faire d'église.

M. Costar lui répondit qu'il louoit et approuvoit son dessein, et qu'il
pouvoit envoyer son jeune frère quand bon lui sembleroit. L'enfant vint
et fut bien reçu; mais M. Costar ne s'en chargea point, et il fit
entendre à son neveu Du Moslin, qu'étant logé dans l'évêché avec M. du
Mans, durant une grande partie de l'année, il ne pouvoit avoir son jeune
frère auprès de lui. Il le mit néanmoins en pension aux Pères de
l'Oratoire, sans entrer que pour une année dans le paiement de la
pension; et cela beaucoup moins par sa propre inclination que par celle
de M. Pauquet, son domestique, qui le gouvernoit entièrement, et qui,
n'ayant nulle noblesse d'âme, ni rien de réglé dans l'esprit, le faisoit
entrer dans l'appréhension de s'incommoder, et le rendoit, selon ses
caprices, prodigue, libéral ou avare. Il est certain qu'il ne lui
laissoit faire que rarement quelque dépense honnête, si ce n'étoit pour
donner des dîners, auxquels M. Pauquet consentoit volontiers, parce
qu'il y buvoit long-temps et à son gré.

Ce fut quatre ou cinq ans avant sa mort. M. Du Moslin, cependant, comme
un homme de bon entendement, ne se rebuta point pour n'avoir pas eu tout
le succès qu'il avoit espéré de cette première tentative; il dissimula
sagement le ressentiment qu'il en eut, et continua toujours à rendre ses
offices à cet oncle-cousin, à le louer et à lui faire même quelques
petits présents d'oranges de Portugal, de bigarrades, dans la saison,
et d'autres menues denrées propres à la bonne chère, et qu'il savoit lui
être agréables. M. Du Moslin forma le dessein de vendre sa charge
d'ordinaire chez la Reine-mère, et d'en acheter une d'écuyer de la
nouvelle Reine, lorsqu'on commença à vendre les charges de sa maison,
long-temps avant le mariage du Roi. Mais, pour pouvoir faire ce
changement de charge avec plus de facilité et d'avantage, il communiqua
auparavant sa pensée à M. Costar, qui l'approuva et en écrivit à M. le
cardinal Mazarin, qui estimoit ses lettres, et lui avoit donné des
marques du désir qu'il avoit de l'obliger. En effet, en faveur de cette
recommandation, M. Du Moslin eut non-seulement l'agrément, mais encore
une remise de deux ou trois mille livres sur le prix de la charge.

Avec cela, M. Costar se donna un très-grand soin de le faire connoître
et de le faire valoir à tous ses amis, tant de la cour que de la ville;
c'est tout le fruit que M. Du Moslin tira de l'amitié de cet oncle, et
des soins qu'il prit de lui plaire en toutes choses.

Depuis la mort de M. Costar, M. Du Moslin, qui étoit plein de courage,
et, comme je viens de vous le dire, plein d'ambition de s'élever par les
voies de l'honneur, passa en Candie, dans la troupe de plusieurs autres
braves aventuriers qui s'engagèrent à ce voyage, sous la conduite de M.
le duc de Beaufort, pour y aller défendre les Vénitiens contre les
Turcs, leurs ennemis, et pour satisfaire à la passion généreuse qu'ils
avoient de se couvrir de gloire, et d'augmenter celle de leur patrie;
mais il n'y fut pas plus heureux que le capitaine qu'il avoit suivi; il
y fut tué comme lui en combattant avec toute sorte de résolution et de
valeur.

C'est là, monsieur, ce que je sais de la naissance de M. Costar; voici
ce que j'ai vu et ce que j'ai appris de plus particulier de sa vie.

Il étoit, comme vous savez, monsieur, d'une taille assez haute, fort
agréable et fort dégagée. Il avoit le visage rond, et de vives et belles
couleurs y paroissoient toujours, dans sa santé; mais il avoit la vue
fort courte, et ce défaut ayant commencé à sa naissance, il ne fit que
s'augmenter, et devenir presque extrême par l'âge; ses dents étoient mal
arrangées, et plus jaunes que blanches; ses cheveux étoient d'un châtain
fort brun, et se frisoient naturellement, et tout son air avoit quelque
chose de propre et d'élégant qui auroit extrêmement plu, et qui l'auroit
rendu très-aimable, s'il n'y eût point eu aussi en tout cela de
l'affectation et de la contrainte; l'une et l'autre se trouvoient même
en son entretien, où, quoiqu'il parlât très-éloquemment, et que ce qu'il
disoit ne fût pas vide de pensées subtiles, raisonnables et
surprenantes, par tout ce qu'elles avoient de nouveauté et de justesse,
d'ingénieux et de savant, il y avoit néanmoins toujours je ne sais quoi
de trop peiné, qui en ôtoit la grâce, en faisant voir qu'il avoit trop
d'application à mettre en ordre ce qu'il disoit, et trop de soin de
l'embellir et de l'orner. Ce fut cela même qui obligea un jour M.
Scarron, dont l'esprit étoit vif et tout rempli de naïves grâces, qui ne
connoissoient aucune étude et qui agissoient partout librement, de dire
de lui à l'oreille de quelqu'un de ses amis, dans une conversation où
ils étoient ensemble: «Bon Dieu! que j'aimerois bien mieux qu'il dît
sans y prendre garde, _mangy_ pour _mangea_, et qu'il donnât des
soufflets à Ronsard, que de parler toujours si bien et si juste[288]!»
Et il vouloit qu'on lui donnât le même avis que Martial avoit autrefois
donné à Mathon.

    _Omnia vis bellè, Matho, dicere: dic aliquando
      Et benè: dic neutrum: dic aliquando malè[289]._

  [288] Ce passage a été cité à l'article de _Costar_. (Tom. 4, p.
  90.)

  [289] Costar adressoit aux autres le reproche qu'il méritoit tout
  le premier, et il citoit ce même texte de Martial: «Ces
  Messieurs, dit-il, s'accoutument à rêver profondément, et à ne
  souffrir pas qu'il leur échappe un seul mot dans les discours les
  plus familiers et les plus communs, qu'ils n'aient pesé au
  trébuchet, qu'ils n'aient limé, qu'ils n'aient ajusté, qu'ils
  n'aient fait au tour, et c'est ce défaut importun et odieux que
  Martial reproche à un beau parleur de son siècle, dont il se
  moque en ces termes: _Si tu veux dire toutes choses avec
  élégance, crois-moi, prends soin de dire quelquefois bien,
  n'évite pas de dire quelquefois mal, et ne dis quelquefois ni
  bien ni mal_.» (_Lettre de Costar_, adressée à Bautru, p. 123 du
  premier volume des Lettres.)

Ce M. Scarron que je vous allègue ici, monsieur, est celui-là même qui a
été si particulièrement de votre connoissance, et que tant de sortes
d'écrits, donnés continuellement au public durant sa vie, ont rendu si
fameux et si admirable, surtout à ceux qui considèrent que l'enjouement
incomparable dont ils sont remplis, que l'esprit vif et brillant qu'on y
voit éclater de tous côtés, et l'imagination féconde et inépuisable qui
le met au-dessus de tous les poètes à qui l'on a donné le nom de
_burlesques_, sont d'un homme dont le corps étoit tout perclus. Une
étrange paralysie l'avoit réduit en cet état, où il n'avoit rien de
libre que la bouche et les mains; cette maladie lui étoit si cruelle,
qu'elle lui faisoit chaque jour et chaque nuit presque continuellement
ressentir de grandes douleurs, qui le privoient tellement du sommeil,
qu'afin d'en avoir autant qu'il lui étoit absolument nécessaire pour ne
pas mourir, il falloit qu'il eût recours à l'opium.

Vous avez su, monsieur, que plusieurs personnes, qui, selon la mauvaise
et l'ordinaire coutume du monde, aiment mieux croire le mal que penser
le bien, et qui se plaisent toujours à juger désavantageusement de leur
prochain, disoient que cet étrange accident étoit la malheureuse suite
de quelque débauche, et qu'une maladie si incurable ne pouvoit avoir
d'autre cause.

Cela me donne occasion, monsieur, de vous faire ici en passant le récit
d'une chose remarquable, et qu'il m'a dite plusieurs fois dans toute
l'ingénuité et la franchise dont son esprit et son cœur étoient
capables. Vous pouvez l'avoir ignorée, ou elle peut être sortie de votre
mémoire, quelque admirable qu'elle soit, puisqu'il est constant qu'il
n'y en a point qui ne laisse rien échapper, et qui ne soit sujette à
éprouver quelque perte.

C'est, monsieur, qu'il tomba dans une fièvre continue, qui fut suivie
d'un violent rhumatisme. Il commençoit à se guérir de ces deux grandes
maladies, et fatigué du chagrin et de l'ennui d'avoir été long-temps
retenu dans sa chambre, il crut sans peine ceux qui étoient auprès de
lui, qui lui disoient qu'un peu d'exercice dissiperoit le reste de
l'humeur qui l'incommodoit encore, et serviroit à lui faire recouvrer
ses forces. Il s'en alla, s'appuyant sur un bâton, entendre la messe à
Saint-Jean-en-Grève; il n'étoit pas logé loin de cette église, et
passant par le marché qui en est proche, il y rencontra un jeune médecin
qu'il connoissoit et qui étoit domestique de l'illustre madame la
marquise de Sablé[290]; elle en avoit toujours quelqu'un à ses gages, et
elle s'imaginoit, comme quantité d'autres personnes de qualité, qui ont
trop d'attache à la vie, que c'étoit une garde assurée contre toutes les
attaques de la mort.

  [290] Voyez dans les _Mémoires de Tallemant_ l'article de madame
  de Sablé, tom. 2, pag. 320.

Après qu'ils se furent salués, et que cet empoisonneur, de volonté, ou
plus vraisemblablement par ignorance, eût appris du pauvre convalescent
ce qui l'avoit mis dans l'état de foiblesse où il le voyoit, il lui
promit qu'il lui enverroit, le lendemain matin, une médecine toute prête
à prendre, et il l'assura qu'elle achèveroit de le guérir si promptement
et si entièrement, que deux jours après il se trouveroit dans une
parfaite santé. Il fut véritable en ce qui étoit de l'envoi du breuvage
qu'il appeloit _médecine_, mais il fut très-faux en ce qui étoit de
l'effet heureux dont il l'avoit assuré, car, dans le temps qu'il lui
avoit marqué pour la guérison qu'elle devoit opérer, elle lui brûla les
nerfs, et il sentit une si terrible contraction, que jamais homme n'a
été plus estropié ni plus contrefait que M. Scarron, non pas même le
malheureux Thésée, dont un poète a dit:

                _Sedet, æternumque sedebit
    Infelix Theseus._[291]

Car il passa le reste de ses jours, qui fut encore long, dans une
chaise, où il étoit sans mouvement, et d'où il lui étoit impossible de
sortir, que sur les bras d'un valet qui l'y mettoit le matin et l'en
ôtoit le soir, pour le porter dans son lit. Ce cruel et fâcheux état
n'empêchoit pas qu'il ne fût tous les jours dans la compagnie d'une
infinité de gens de qualité et de mérite, qui le venoient visiter, et
qu'il entretenoit avec une gaîté qui surprenoit par tout ce qu'elle
avoit d'enjoué, de délicat, de subtil, de fin et de nouveau en chaque
chose dont on pouvoit lui parler, et qui étoit néanmoins souvent
interrompue par quelque cri que lui faisoient jeter ses douleurs vives
et piquantes, mais qui recommençoit au moment que les douleurs
finissoient, ou perdoient de leur violence.

  [291] Virg., _Æneid._, liv. 6, v. 616.

Il n'est pas question, monsieur, en ce que vous désirez de moi, que je
vous fasse l'histoire de M. Scarron, vous ne voulez apprendre que ce que
je sais de celle de M. Costar; ainsi, pour continuer après cette
digression, je vous dirai qu'en quelque compagnie qu'il se trouvât, il
faisoit paroître une grande douceur qui lui étoit naturelle, mais qui,
le portant à une complaisance qui tomboit souvent dans l'excès, n'étoit
pas estimée des personnes de bon goût, et qui veulent avec justice que
les hommes d'entendement conservent toujours leur honneur, en soutenant,
sans blesser en rien l'honnêteté, leurs sentiments avec plus de vigueur
et de courage. Comme il n'est néanmoins colère que de gens doux, quand
il se voyoit contredit par ceux qu'il ne craignoit point, et qui avoient
quelque dépendance de lui, et particulièrement par ses domestiques, il
s'irritoit extrêmement, et il ne leur cédoit point, du moins
sur-le-champ. Il passoit même à quelque espèce de fureur, qui auroit été
cruelle et sans pitié dans le temps de sa durée, si elle eût été
soutenue d'autorité et de puissance. Il est vrai que cette durée
n'étoit pas longue; mais quelque courte qu'elle fût, elle agissoit si
violemment, que sa santé en demeuroit presque toujours altérée.

Il étoit né avec beaucoup d'esprit, et il avoit la mémoire excellente,
on peut même dire très-extraordinaire, car dès sa première jeunesse il
apprit par cœur, comme en se jouant, une grande partie des meilleurs
poètes grecs et latins, qu'il entendoit avec une égale facilité; et,
parce que cette mémoire étoit forte, il n'en oublia rien durant toute sa
vie, ou du moins il les rapprenoit parfaitement, en les relisant une ou
deux fois. Il posséda de la même façon ce qu'il y avoit de plus fin et
de plus remarquable dans les orateurs de l'une et de l'autre langue; de
sorte qu'il se trouvoit le maître de toutes leurs richesses, et qu'il en
disposait à son plaisir, et selon le mouvement d'une imagination
agissante, prompte et éclairée des plus nettes lumières de l'art.

Cet avantage d'une singulière mémoire lui avoit donné dans la suite une
entière connaissance de la langue italienne, quoique M. de Voiture, dans
une de ses lettres, qui est la trentième de leurs _Entretiens_, lui ait
dit: «Je ne fus pas plus étonné quand j'entendis les religieuses de
Loudun parler latin que je l'ai été de vous voir dire tant d'italien. En
vérité, vous l'alléguez comme si vous l'entendiez; mais j'espère que je
serai vengé à vous l'entendre prononcer; car, pour l'ordinaire,
l'italien appris en Poitou n'a pas l'accent extrêmement romain, et
quelque chose que vous y puissiez faire, _sapies Poitanitatem_[292].» Il
avoit également pénétré assez avant dans ce que les auteurs espagnols
ont de meilleur. Ce fut sans doute cette rare mémoire qui, secondant la
passion dont il se trouvoit épris pour les belles-lettres, l'obligea de
s'y attacher particulièrement, et lui donna lieu d'y faire des progrès
surprenants. De sorte que dans le collége il surpassa tous ceux de son
âge, et étudiant en Sorbonne, où il acquit le degré de bachelier, il fit
ses _paranymphes_[293] avec tant d'éloquence et de grâce, et d'une
manière si nouvelle et si peu connue jusqu'alors parmi des gens qui
n'avoient fait profession que d'une doctrine simple et dépouillée de
tous ornements, que ceux qui s'y trouvèrent en furent étonnés, et
conçurent une si haute estime de la beauté de son esprit, que la plupart
la lui conservèrent toute leur vie, et parlèrent souvent de l'éclat de
cette action; car il est vrai que j'en ai vu quelques-uns, qui, passant
par cette ville[294], plus de trente ans après, lui sont venus faire
visite, et lui ont témoigné qu'ils avoient gardé dans leur souvenir
l'idée qu'ils avoient prise de son mérite en cette occasion. Il y eut
quantité d'évêques qui y assistèrent, et entre autres messire Claude de
Rueil, qui étoit déjà nommé à l'évêché de Bayonne, et qui connoissoit M.
Costar, parce que son père, qui étoit son marchand, le lui avoit déjà
présenté, que M. Costar lui avoit même dédié des thèses, et qu'il
l'avoit encore prié de venir entendre ses _paranymphes_ et de les
honorer de sa présence. Il fut épris des rares qualités qui
paroissoient en ce jeune homme, qu'il voyoit universellement loué d'un
génie qui passoit le commun, et d'une éloquence qui étoit non-seulement
au-dessus de son âge, mais qui n'avoit point encore paru en Sorbonne
avec tant d'agrément, de délicatesse et de force. Cela fit que ce prélat
le demanda à son père. M. Costar m'a conté que M. de Rueil ne fut pas la
seule des personnes de qualité qui l'entendirent, qui voulut l'attacher
à son service, et que M. le premier président de Verdun[295], qui avoit
été présent à l'action, eut le même désir, tant il fut touché de ce
qu'il y fit paroître d'esprit, et de l'applaudissement qu'il lui vit
recevoir; mais que son père, connoissant M. de Rueil plus
particulièrement que les autres, lui donna la préférence.

  [292] Allusion au reproche que faisoit Pollion à Tite-Live, de
  sentir _sa Patavinité_ (_Padoue, sa ville natale_).

  [293] _Paranymphes_; c'étoient des discours qui se prononçoient
  en théologie à la fin de chaque licence. (_Dict. de Trévoux._)

  [294] Le Mans.

  [295] Nicolas de Verdun, premier président du Parlement de Paris,
  avoit succédé à Achille de Harlay. Il mourut le 16 mars 1627.

M. Costar faisoit alors le cours de philosophie, ayant le désir d'être
de la maison de Sorbonne; mais il quitta volontiers les leçons qu'il
faisoit, et même le dessein de se faire docteur, pour aller auprès de ce
nouveau patron. La vie de la cour lui plut beaucoup davantage que celle
du collége, M. de Bayonne le traitant avec toute sorte de douceur et de
considération. Peu de temps après, ce prélat alla prendre possession de
son évêché, et il le mena avec lui. Ils y demeurèrent jusqu'à ce que
l'évêché d'Angers venant à vaquer, le Roi voulut bien en gratifier M. de
Rueil, à la prière du maréchal d'Effiat, son cousin germain, qui
désiroit qu'il fût moins éloigné de la cour.

Aussitôt que M. de Rueil fut nommé à l'évêché d'Angers, il s'en revint
à Paris, où M. Costar, qui étoit entièrement attaché à son service en la
seule qualité d'homme de lettres, le suivit. Ils y passèrent quelque
temps en attendant les bulles de l'évêché d'Angers; et lorsque le prélat
les eut reçues, il s'en alla à Angers prendre possession de son nouveau
bénéfice. Il y mena M. Costar, car ils étoient devenus inséparables, et
l'étroite liaison qui s'étoit faite entre eux étoit encore en toute sa
force et toute remplie du zèle qu'une mutuelle estime avoit fait
naître[296].

  [296] L'abbé de Marolles fit, en 1633, un voyage à Angers. «Je
  fus, dit-il, visiter M. de Rueil, évêque d'Angers, prélat civil,
  obligeant et de bonne mine, qui avoit près de lui M. Costar,
  homme de belles-lettres et d'un esprit agréable, que j'avois
  connu à Paris, avec estime, dès le temps que nous demeurions dans
  l'Université.» (_Mémoires de Marolles_; Paris, 1656, in-fol., p.
  95.)

Il y avoit peu de mois qu'ils étoient à Angers, lorsqu'il vaqua une
prébende dans l'église Saint-Martin, qui est une des églises collégiales
de la ville, et ce fut la première occasion qui se présenta à M.
l'évêque d'Angers de faire du bien à un domestique qu'il aimoit
beaucoup. Il le pourvut de cette prébende, en l'assurant que ce n'étoit
qu'en attendant qu'il eût des moyens de lui donner des témoignages plus
avantageux de son estime et de son amitié.

Ce fut sans doute, monsieur, fort proche de ce temps-là que vous
commençâtes à le connoître, et à faire beaucoup de liaison avec lui,
étant tous deux également touchés du désir de vous rendre savants, et de
devenir, par cette noble voie, aussi illustres que vous avez fait, en
suivant constamment les généreux mouvements de votre louable ambition;
ainsi je n'ai rien à vous dire d'un temps que vous avez en quelque
sorte entièrement passé avec lui. Vous avez pu parfaitement savoir
l'inclination qu'il eut en ce même temps-là pour quelques dames, et je
m'assure que vous n'avez pas ignoré que son patron ne fut pas bien aise
du favorable traitement qu'on lui fit penser qu'il pouvoit recevoir dans
sa maison, et chez madame la comtesse de V.....[297]. En sorte que, soit
par ce motif, ou pour toute autre chose, il trouva à redire dans la
conduite d'un jeune homme qui se laissoit prendre aux appâts du plaisir,
et qui prenoit peut-être imprudemment trop de confiance dans la
bienveillance qu'il lui avoit fait paroître, et il eut moins d'affection
pour M. Costar qu'il en avoit auparavant. Cette disgrâce fut visible en
ce que le prélat laissa passer plusieurs occasions sans lui donner
aucune marque de sa bonne volonté, et qu'il obligea cependant des
personnes qui lui devoient être moins chères.

  [297] Ce nom n'est indiqué dans le manuscrit que par cette lettre
  initiale.

Ce procédé déplut fort à M. Costar, qui n'avoit alors que le petit
revenu de sa prébende de Saint-Martin, avec de légers appointements
qu'il tiroit de l'évêque, son patron. Néanmoins, comme c'étoit un esprit
timide, il jugea, conformément à son naturel, que le plus sage et le
meilleur pour lui étoit de prendre patience. Il tâcha de conjurer, par
une application plus particulière aux choses de son devoir, ce qu'il y
avoit de rigueur et de sévérité dans la façon d'agir de celui à qui il
s'étoit donné, et auprès duquel il avoit déjà passé un temps
considérable, qui se seroit trouvé perdu s'il s'en étoit plaint et s'il
l'eût quitté. Mais ces soins, qui n'avoient pas été pris dans les temps
ni selon les règles de la prudence, qui prévoit le mal pour l'éviter,
étoient inutiles. Il avoit affaire à un maître qui, à la manière de ceux
qui se trouvent élevés au-dessus des autres par leur bonne fortune,
aiment le plus souvent mieux suivre les mouvements ingrats et intéressés
de leur colère, que d'écouter les généreux conseils d'une reconnoissance
bienfaisante, qui est ce que Martial a si bien exprimé dans ces deux
vers:

    _Irasci tantùm felices nostis amici,
        Non bellè facitis, sed juvat hoc facere._

De sorte que M. Costar auroit désespéré de tout et enfin tout quitté, et
il ne se servoit plus que d'une profonde dissimulation pour couvrir
l'état fâcheux auquel il se trouvoit réduit, lorsqu'un vieux chanoine de
l'église cathédrale d'Angers, appelé Pommier, qui se sentit arriver à la
fin de sa vie par une maladie lente, s'avisa d'envoyer quérir un
banquier, auquel il fit passer l'acte d'une démission pure et simple de
son canonicat en faveur de M. Costar, entre les mains du pape ou en
celles de l'ordinaire. Ce vieux chanoine fut porté à lui faire ce bien
en ce que, n'ayant point de parents capables de lui succéder, il voyoit
ce jeune homme tout rempli d'amour et de passion pour l'étude, et que
d'ailleurs, par des mouvements d'un esprit sage et honnête, il
s'approchoit de lui, et prenoit le soin de lui plaire et de le divertir.

La démission fut présentée à M. d'Angers, et il ne put s'empêcher de
l'admettre, d'autant plus que le résignant, qui avoit connu ce prélat
dès le collége, et qui avoit toujours eu pour lui toute sorte de
respect et de zèle, lui avoit dit plusieurs fois, en lui parlant de M.
Costar, qu'il avoit un jeune homme auprès de lui qu'il désiroit faire
son successeur, et qu'il lui destinoit sa prébende; qu'il le prioit pour
cela de lui envoyer un notaire quand il seroit bien malade; mais que ce
ne fût tout juste que quand il seroit bien malade, afin que, sans la
laisser vaquer, il eût la satisfaction d'en disposer lui-même pour une
personne qu'il savoit lui être fort agréable. M. d'Angers avoit
seulement répondu en souriant, et disant qu'il lui étoit obligé de
vouloir disposer de son bien en sa considération. Ce prélat eut une
seconde raison de recevoir cette démission, c'est qu'en faisant à son
domestique un bien qu'il ne pouvoit lui refuser, il se réserva la
disposition de la prébende de Saint-Martin, dont il le fit démettre, et
qu'il eut par ce moyen lieu d'en obliger un de ses amis.

C'étoit la coutume de cet évêque de ne combler jamais ses amis ni ses
serviteurs de bienfaits, mais de les répandre seulement sur eux comme
goutte à goutte. Je m'assure qu'il n'a pas été l'auteur de cette
conduite, et qu'elle a été inventée et suivie long-temps avant lui par
ceux qui donnent plus à un faux ménagement de leurs intérêts mal
entendus qu'à une libéralité sage et bien avisée, et qui cherchent, pour
ainsi dire, à s'acheter des amis à bon marché, par de légers et
d'uniques présents. Cependant il est vrai que la plupart des hommes ne
croient pas qu'on les ait considérés selon leur valeur, quand on ne leur
donne que des marques d'une affection trop ménagère ou trop avare. Ainsi
ceux qui se font un grand nombre de médiocres amis, attachés par de
faibles liens, ne doivent pas s'étonner si à peine s'en trouve-t-il un
seul, dans cette foule de gens à qui ils ont fait quelque bien, qui se
sente redevable jusqu'à se croire engagé à les servir avec quelque sorte
de zèle et d'ardeur, ce qui est un devoir auquel ceux qui ont reçu de
grandes et signalées faveurs ne peuvent manquer sans honte et sans se
déclarer ingrats, c'est-à-dire sans se précipiter dans la plus insigne
de toutes les infamies.

M. Costar, étant ainsi pourvu d'un canonicat dans l'église d'Angers, en
prit possession le lendemain, septième juin 1630, du consentement de son
résignant, qui en fut si content qu'il donna lui-même dans sa chambre un
régal, selon la coutume de ce temps-là. C'étoit une collation qu'on
appeloit _la recherche_[298], où étoient invités les confrères qu'on
avoit visités et priés de se trouver à la prise de possession. Le
bonhomme mourut deux jours après.

  [298] C'étoit apparemment à l'imitation de ce qui se pratique
  dans les établissements par mariage.

Ce bénéfice, que M. Costar ne tint point de la libéralité ni de la
bienveillance de M. d'Angers, ne laissa pas de les mieux remettre
ensemble, en ce qu'il guérit l'impatience où étoit M. Costar d'avoir de
quoi subsister, que son honneur s'y trouva à couvert sous une apparence
de bienfait, et qu'il regarda ce qu'il recevoit, quelque peu qu'il y eût
de la part de son patron, comme un sceau de leur réconciliation, et
comme un engagement à lui faire de plus grands biens, parce qu'étant
naturel de haïr ceux qu'on a offensés[299], il l'est de même d'aimer et
d'obliger par de nouvelles grâces ceux qu'on a commencé de favoriser en
quelque chose.

  [299] Application du proverbe italien: _Chi offende non perdona_.

Ce lui fut donc une bonne fortune, et comme les bonnes fortunes, ainsi
que les mauvaises, sont souvent jointes, et comme enchaînées les unes
avec les autres, il s'en présenta bientôt une seconde encore plus
favorable, en ce qu'elle donna quelque augmentation à ce moyen de
subsister.

On lui vint faire une proposition avantageuse de permuter sa prébende de
Saint-Maurice d'Angers avec la prévôté d'Anjou, qui est une dignité
considérable de l'église de Saint-Martin de Tours. Elle a la
présentation de plusieurs cures dans le diocèse d'Angers, et une
juridiction à La Flèche, dont la charge de sénéchal a été vendue
autrefois jusqu'à trois et quatre mille livres. Le revenu ordinaire de
ce bénéfice, qui a beaucoup augmenté depuis, étoit alors de douze à
treize cents livres. M. Costar accepta très-volontiers cette
proposition, parce que non-seulement cette dignité le rendoit un peu
plus riche, mais elle l'obligeoit à moins de résidence, et lui donnoit
ainsi plus de temps pour agir à son gré. Il ne crut néanmoins pas en
avoir assez, tandis qu'il auroit un bénéfice qui requerroit quelque
résidence que ce fût, et il fut si heureux en cela, qu'à peine fut-il en
possession de la prévôté d'Anjou, qu'il trouva l'occasion de s'en
défaire pour les prieurés de Chambellay et du Genetay, dans le diocèse
d'Angers. De ces deux prieurés, il eut, peu de mois après, celui du
Mesnil, proche Château-Gontier, et il eut tant de bonheur en toutes ces
permutations qu'il y gagna toujours.

Néanmoins en cette dernière il s'engagea, outre les deux prieurés qu'il
donnoit, à fournir un bénéfice de cent livres, dans six mois, à son
co-permutant, ou à celui qu'il lui nommeroit dans ce même temps de six
mois, demeurant obligé, jusqu'à l'entière exécution de son traité, de
payer une pension de pareille somme de cent livres. Ces sortes de
traités, en matière de bénéfices, étoient ce que l'on appeloit _les
traités et concordats triangulaires d'Anjou_.

Celui avec lequel il permuta mourut avant les six mois expirés, mais ce
ne fut pas au profit de M. Costar; car il résigna en mourant son droit
pour la chapelle qu'il lui devoit fournir, à un neveu qui, après avoir
laissé passer plusieurs années sans rien demander à M. Costar, s'avisa,
en 1648 ou 1649, de lui faire sa demande, et de le poursuivre pour le
paiement des arrérages de la pension, et pour l'obliger à lui fournir le
bénéfice qu'il avoit promis dans le traité fait avec l'oncle.

M. Costar crut avoir prescrit contre la demande de sa partie, et M.
Pauquet, qui étoit aussi bien son consultant et l'intendant de ses
affaires que son gentilhomme de belles-lettres et que son secrétaire,
l'engagea à s'en défendre. Prenant la conduite de ce procès, M. Pauquet
employa tous les moyens que lui purent fournir les procureurs et les
avocats, faux suppôts de la justice et véritables amis de la chicane,
qui veulent toujours que le palais soit rempli de plaideurs. Mais
quelques-uns de ses juges, gens d'intégrité et de bon sens, voulurent
bien, dans l'estime et l'affection qu'ils avoient pour M. Costar, ne lui
rien dissimuler de leurs pensées, et lui faire connoître que c'étoit
plaider contre sa propre cédule, et qu'il se feroit condamner aux
dépens, s'il s'opiniâtroit à soutenir cette mauvaise cause. Cet avis,
donné sincèrement, obligea M. Costar à proposer, par l'entremise d'un
ami commun, un accommodement qui fut accepté; de sorte qu'il se tira à
bon marché de ce mauvais pas, et il en fut quitte pour la moitié de dix
années de pension qui étoient échues, et pour le bénéfice de cent
livres, qu'il étoit obligé de donner pour la faire cesser. Il n'avoit
pas ce bénéfice, il l'emprunta d'un fort honnête homme de ses amis,
nommé Des Charmes, chanoine de Saint-Julien d'Angers, qui voulut bien le
secourir en ce besoin pressant. Cet ami eut cependant bien de la peine à
se faire rendre par M. Pauquet, après la mort de M. Costar, ce qu'il
avoit prêté, quoique ce fût particulièrement M. Pauquet qui l'eût porté
à lui faire ce plaisir, afin de se tirer de la honte d'avoir donné le
conseil d'une injuste défense, et quoiqu'il se vît en état d'acquitter
facilement cette dette; car il se trouvoit revêtu de plusieurs chapelles
qu'il avoit retirées des cures dont il s'étoit défait, pour se mettre en
droit de posséder sa prébende et son archidiaconé, conformément à un
arrêt du parlement qui déclaroit ces bénéfices incompatibles avec une
cure.

Il est constant qu'on ne peut avoir une plus forte attache à l'étude que
celle qu'avoit M. Costar; mais, comme il ne laissoit pas de mêler
quelques autres plaisirs à celui qu'il y prenoit, il n'auroit pu trouver
assez de loisir pour y faire tous les progrès qu'il désiroit, s'il ne
s'y fût fait aider de la main d'un autre. C'est ce qui fit qu'il eut
toujours auprès de lui un homme qui entendoit la langue latine, et qui,
sachant bien écrire, copioit ce qu'il composoit, ou qui travailloit à
extraire des livres ce qu'il y marquoit pour s'en faire des lieux
communs. Ce fut pour cela que M. Pauquet entra à son service, à la place
d'un autre, qui le quitta pour se marier, en l'année 1630.

Vous vous souvenez bien, monsieur, que les lieux communs de M. Costar
étoient un extrait de divers passages d'auteurs latins, grecs, italiens
ou espagnols; il les traduisoit d'ordinaire avec toute la justesse et
l'élégance dont il étoit capable. Il pénétroit fort avant dans leur
sens, et le développoit avec toute la grâce qu'il y pouvoit donner. Vous
savez aussi qu'il rapportoit sur chaque lieu ce qui y étoit conforme, ou
ce qui y étoit contraire dans les autres auteurs, et qu'il mettoit
ensemble beaucoup de matières propres à lui fournir ce qui lui étoit
nécessaire pour discourir agréablement sur chaque sujet. Il y trouvoit
de quoi ouvrir son esprit, échauffer son imagination, et faire voir
qu'il étoit rempli de plusieurs connoissances.

C'est ainsi qu'il travailla sur Horace, sur Tacite et sur quantité
d'autres auteurs, qui tiennent le premier rang dans la république des
belles-lettres. Il s'attacha de la même sorte à lire la plupart des
Pères de l'Église, et à faire une ample moisson dans les fertiles champs
de l'Écriture. Cet exercice, qui n'eut presque point de relâche, auquel
il joignoit la composition de quelques sermons qu'il prêcha avec
beaucoup de succès à Angers, lui donna, dès le commencement de sa vie,
beaucoup de savoir et une grande éloquence, et il n'avoit pas moins de
facilité pour produire en peu de temps, que d'agrément et de force pour
plaire et pour charmer.

Parmi les auteurs de notre langue, qu'il lut tous avec application,
celui qu'il estima le plus fut M. de Balzac. Il m'a souvent dit que
c'étoit un homme éloquent qui lui avoit fait naître l'envie de bien
écrire; mais que, l'ayant trouvé d'un génie plus fort, plus élevé et
plus rempli de feu que le sien, il avoit prudemment considéré qu'il ne
devoit pas s'efforcer de l'imiter, ni dans ses pensées, ni dans son
style; qu'il n'avoit cependant pas laissé d'y prendre un caractère
conforme à son esprit, moins élevé, mais plus doux que celui de M. de
Balzac, et qui, n'étant pas moins orné, paroissoit plus naturel et plus
facile. Je suis persuadé, monsieur, qu'il eut en cela beaucoup de
raison, et que cette sage conduite obtint tout le succès qu'elle
méritoit.

Cette éloquence que M. Costar prit le soin d'acquérir lui mérita aussi
l'estime de plusieurs honnêtes gens de grande réputation dans les
sciences et dans les belles-lettres, qui l'aimèrent et voulurent bien le
faire valoir. Car vous savez, monsieur, qu'il n'y a point d'esprit qui
ait tant de lumières, et dont l'éclat soit si brillant et si vif, qu'il
puisse se faire voir d'abord également à toutes sortes de personnes, et
qui n'ait besoin, pour faire connoître ses beautés et leur donner du
prix, d'heureuses matières, de favorables occasions, et surtout des
bonnes grâces et de la recommandation de quelque homme de crédit qui le
soutienne et qui l'appuie[300]. Vous fûtes, monsieur, un des premiers
qui lui rendîtes ces bons offices, et ce fut d'autant plus heureusement
pour lui que, vous étant déjà donné de grandes entrées dans le monde par
les agréments et les charmes de votre rare savoir, vous vous trouvâtes
en état de parler du mérite de M. Costar en toutes sortes de lieux, et
de faire facilement croire tout ce qu'il vous plut de dire en sa faveur.

  [300] _Neque enim cuiquam tam clarum statim ingenium est, ut
  possit emergere, nisi illi materia, occasio, fautor etiam
  commendatorque contingat._ (_Pline le Jeune_, liv. 6, épître 23,
  à _Triarius_.)

    (_Note de l'auteur._)

M. de Voiture contribua aussi beaucoup à le faire connoître. Sans
m'arrêter à parler d'un mérite aussi éclatant que celui de ce père des
grâces, des gentillesses et de toute sorte d'élégances[301], je vous
dirai seulement, monsieur, que, passant par Angers, où il rendit une
visite à M. l'évêque, il trouva M. Costar auprès de ce prélat, et que ce
qu'il remarqua en lui d'esprit et de savoir fit non-seulement leur
connoissance, mais encore entre eux une étroite liaison d'amitié et de
commerce de lettres.

  [301] «Voiture, dit Tallemant, est le père de l'ingénieuse
  badinerie, mais il n'y faut chercher que cela.» (_Mémoires de
  Tallemant_, t. 2, p. 278.)

Il entra de la même sorte dans la familiarité de M. de Cospean,
excellent prédicateur, qui fut évêque de Nantes, et ensuite de
Lisieux[302], et qui, par son rare mérite, se fit fort considérer de M.
le cardinal de Richelieu. Comme il avoit un bel esprit, une humeur
bienfaisante et pleine de zèle pour ce qu'il aimoit, il ne manqua pas de
dire à Son Eminence tout le bien possible de son ami M. Costar, et de le
louer comme une personne qui n'étoit pas du commun, qui pouvoit être
utile à son service, et qu'il ne jugeoit pas indigne d'avoir quelque
part en ses bonnes grâces. Il sut enfin si bien le faire valoir à cette
Eminence que, dans un voyage que fit M. d'Angers à Paris, où il amena M.
Costar, M. de Cospean obtint de M. le cardinal qu'il prêchât à Ruel en
sa présence. Son sermon plut fort à ce grand ministre, qui se piquoit
d'un goût fin et délicat en ces sortes d'ouvrages, avec plus de raison
sans doute qu'en ceux de la poésie, où il se croyoit injustement un
souverain juge, s'il en faut croire ceux qui l'ont approché, et qui
avoient les lumières nécessaires pour s'apercevoir qu'il s'y connoissoit
peu. D'après les louanges que Son Eminence donna en cette occasion à M.
Costar, et sur ce qu'Elle entra même dans le détail du discours, et
voulut bien dire ce qu'Elle y avoit remarqué de moins fort, et ce
qu'Elle y eût désiré pour plus grande perfection, M. de Nantes se
persuada qu'Elle n'auroit pas désagréable qu'il lui demandât pour ce
prédicateur une abbaye qu'on disoit vacante. M. de Nantes ne se trompa
pas; Son Eminence lui promit en effet de la demander au Roi pour M.
Costar, ce qui étoit la lui donner Elle-même, ce ministre disposant
entièrement de ces sortes de biens; mais il se trouva, malheureusement
pour M. Costar, que cette abbaye étoit régulière, et ainsi cette bonne
volonté lui fut inutile.

  [302] Philippe de Cospean, évêque de Lisieux. (Voyez son article
  dans _Tallemant_, t. 2, p. 338.)

M. l'évêque d'Angers, qui reconnut dans ce voyage que M. le maréchal
d'Effiat étoit occupé d'une infinité d'autres soins que de celui de
penser à lui faire une plus grande et plus riche fortune, prit la
résolution de se retirer tout-à-fait dans son évêché, et de ne revenir
plus à Paris que quand des occasions importantes l'y appelleroient.
Exécutant cette résolution, il ramena M. Costar à Angers avec lui, lui
disant de M. le maréchal d'Effiat: «Mon ami, il _m'eutrapelise_,
sauvons-nous des artifices de la cour, et allons nous mettre en repos.»
Ce bon évêque se jouoit sur l'histoire de l'_Eutrapel_ d'Horace, qui
faisoit son plaisir de remplir de fausses espérances ceux qui
l'approchoient, et qui ajoutoient foi à ses trompeuses promesses[303].

  [303] Voici le passage d'Horace:

    ....... Eutrapelus, cuicumque nocere volebat
    Vestimenta dabat pretiosa. Beatus enim jam
    Cum pulchris tunicis sumet nova consilia et spes;
    Dormiet in lucem; scorto postponet honestum
    Officium; nummos alienos pascet; ad imum
    Thrax erit, aut olitoris aget mercede caballum.

    (_Horat. Epist._, _lib._ 1, 18.)

  «Quand Eutrapelus vouloit rendre un mauvais service à quelqu'un,
  il lui donnoit de beaux habits.--Quand cet homme, disoit-il, se
  verra brillant, dans l'abondance, il changera d'idées, prendra un
  autre train; il dormira la grasse matinée, oubliera ses devoirs,
  se livrera au plaisir; il empruntera à usure, et finira par être
  gladiateur, ou valet de jardinier.» (_Traduction de Le Batteux._)

M. Costar le suivit à Angers, et, toujours rempli de sa forte passion
pour l'étude, il s'y attacha entièrement. Il sut quelque temps après,
que M. de Cospean, qui étoit devenu évêque de Lizieux, étoit mort[304],
et cette nouvelle lui fit renoncer à l'ambition qu'avoit fait naître
dans son cœur l'appui qu'il s'étoit promis de trouver en ce prélat pour
sa fortune. Il ne songeoit donc plus qu'à vivre doucement et
tranquillement parmi ses livres, lorsque M. Godeau et M. Chapelain
donnèrent au public chacun une ode à la louange de M. le cardinal de
Richelieu, de qui ils avoient reçu des bienfaits. Le premier avoit été
pourvu par sa faveur de l'évêché de Grasse, et le second avoit été mis
au nombre de ses pensionnaires pour six cents livres, et il se
promettoit beaucoup d'avantage de la bienveillance que lui témoignoit ce
puissant ministre, qui cependant croyoit que cette maxime étoit sage et
vraie: _Alendos non saginandos esse poëtas_[305].

  [304] M. de Cospean mourut le 8 mai 1646.

  [305] _Nourrissez les poètes, ne les engraissez pas._

On lui envoya à Angers des exemplaires de ces deux poèmes, et il s'avisa
de faire des _Observations_ sur ce qu'il y trouva à redire[306]. Il eut
bonne opinion de son ouvrage, et touché de l'amour des grâces qu'il crut
y avoir répandues par tout ce que l'ironie, qui étoit, aussi bien qu'à
Socrate, sa figure favorite, a de plus piquant et de plus délicat, et la
critique savante et ingénieuse de plus subtil et de plus judicieux, il
ne put s'empêcher de communiquer son travail à un ancien ami qu'il avoit
à Paris. Cet ami, qui s'appeloit de Lessau[307], et qui se fit depuis
Jésuite, lui fut peu fidèle; car encore qu'il lui eût fort recommandé de
ne le point faire voir, il fut si épris de ses beautés, qu'il ne put se
contenir dans la joie qu'elles lui causèrent, et qu'il se crut obligé
d'en faire part à quelques personnes qui lui étoient chères. De cette
sorte, avant que d'en renvoyer l'original à l'auteur, il en fut fait des
copies, dont quelqu'une fut lue de M. de Grasse et de M. Chapelain. Ils
furent extrêmement fâchés de voir leurs odes, qui avoient auparavant
été admirées, perdre leur réputation par quantité de fautes que M.
Costar y faisoit judicieusement remarquer. Dans le ressentiment qu'ils
en conçurent, ils employèrent divers moyens pour intéresser plusieurs de
leurs amis dans l'outrage qu'ils prétendirent avoir reçu, et entre
autres M. Arnauld d'Andilly, qui étoit le protecteur particulier de M.
Chapelain, et qui aimoit M. de Grasse[308].

  [306] Costar avoit trente-huit ans quand il fit cette _jeunesse_.
  (_Mémoires de Tallemant_, t. 4, p. 87.)

  [307] Cet ami n'est pas nommé dans les lettres de Costar. Les
  lettres de Voiture, de Balzac, de Maynard seroient aujourd'hui
  des Mémoires littéraires importants si on n'en avoit pas effacé
  presque tous les noms propres. On doit moins le regretter pour
  les lettres de Costar, qui méritent peu de confiance, ayant pour
  la plupart été écrites après coup.

  [308] Les _Observations_ de Costar sur les deux odes n'ont pas
  été imprimées. Il paroît qu'elles étoient ridicules et
  malveillantes. (Voyez les _Mémoires de Tallemant_, t. 4, p. 85.)

Je puis vous dire en passant, monsieur, que M. Chapelain étoit un poète
purement de la façon de M. d'Andilly, qui l'avoit engendré, pour ainsi
dire, et qui lui avoit donné la hardiesse de faire des vers, malgré le
Parnasse, et contre la volonté du Dieu que la fable en a fait le maître.
Cela signifie, à quitter la figure pour la simple expression, que
personne ne s'engagea dans la poésie avec moins de génie et de naturel
que celui-là. Il ne fut guère plus propre à écrire en quelque genre que
ce fût, comme il est aisé de le montrer par quelques misérables
traductions qu'il avoit données au public, avant d'être connu de cet
excellent homme, et par quelques vers, où il n'avoit fait paroître ni
rime ni raison, ni agréables mesures, ni façons de parler élégantes;
mais la bonne fortune, qui lui fit plus de faveur que de justice, voulut
enfin qu'il fût connu de M. d'Andilly, qui le prit, je ne sais comment
ni pourquoi, en affection, se chargea du soin d'éclairer son
entendement, ne dédaigna pas de l'instruire dans l'art de la poésie, et
voulut bien le produire à l'hôtel de Longueville. Non content de lui
avoir fait tout ce bien, il lui inspira l'ambition, et lui fit naître le
courage d'entreprendre un poème héroïque, à la gloire du comte de
Dunois, le plus fameux héros de cette grande et illustre maison[309]. Je
ne vous dirai rien du succès de cette entreprise, et combien elle passa
ses forces. Il est assez marqué par cette épigramme que fit un nommé de
Linières[310] dans le temps qu'on annonça que ce poème étoit sous la
presse:

    On nous promet de Chapelain,
    Ce rare et fameux écrivain,
    Une merveilleuse _Pucelle_;
    Sa cabale en dit force bien;
    Depuis vingt ans on parle d'elle;
    Dans six mois on n'en dira rien.

  [309] C'est en effet ce qui fit la fortune de Chapelain. (Voyez
  les _Mémoires de Tallemant_, t. 2, p. 402.) Arnauld d'Andilly
  avoit trop de goût pour avoir jamais admiré _la Pucelle_. Dans
  une lettre du 31 août 1654, en renvoyant à Chapelain les cinq
  derniers livres de ce poème, il lui donne de sages conseils,
  qu'il termine par cette observation: «Si vous jugez les choses
  que je vous mande raisonnables, je vous conjure de les suivre, et
  surtout de vous défaire de cette mauvaise honte qui, de peur de
  déplaire à M. de Longueville, vous feroit négliger votre propre
  réputation, et vous précipiteroit à publier un ouvrage qui
  assurément ne réussiroit pas, et, courageux comme vous êtes, vous
  feroit mourir de regret de n'avoir pas cru des amis aussi
  désintéressés, aussi fidèles et aussi passionnés pour votre
  réputation que nous le sommes, dont il ne faut pas de meilleure
  preuve que cette incroyable liberté avec laquelle je vous parle,
  et qui ne pourroit être telle si elle ne procédoit d'un cœur qui
  est tout à vous.» Le 2 septembre 1654, Chapelain répondit à M.
  d'Andilly; il le remercioit du soin avec lequel il avoit examiné
  son ouvrage avec M. Lemaistre. «Ce bienfait, dit-il, ne sauroit
  produire que de bons effets, et le principal est qu'il a déjà
  mortifié et rabattu la vanité que les injustes louanges de mes
  amis avoient jetée en mon âme, comme si j'eusse été en matière de
  poésie quelque personne considérable, et qu'en me découvrant ce
  grand nombre de fautes il m'a découvert ma petitesse ou plutôt
  mon néant. Sur quoi je ne vous nierai pas que l'effroi dont votre
  lettre m'a rempli, en me menaçant de la perte de ma réputation,
  si je ne suivois de point en point ce qu'elle m'ordonne, a
  ébranlé mon âme de telle sorte qu'au lieu de m'exciter il m'a
  découragé et a mis mon esprit en état que si j'étois maître de
  l'ouvrage, il ne verroit jamais le jour..... Mais comme il est
  d'une nécessité absolue que l'ouvrage paroisse bientôt, et qu'il
  n'en paroisse pas moins que douze livres, ce que je ferai sera
  d'avoir une application aussi forte que je l'ai eue jusqu'ici
  pour suivre le plus près qu'il me sera possible vos bons et
  charitables avis....... ne laissant de ce qui est condamné que ce
  qu'on ne pourra ôter sans renverser l'édifice, ou que ce dont je
  serai fortement persuadé par les principes de l'art, qui est bon
  et soutenable près des intelligences. Il me semble que je me puis
  conserver ce droit en une chose qui est mienne, que je n'ai pas
  conçue, disposée et exécutée au hasard, et dont aussi bien je ne
  mériterois aucun gré du public, ni n'aurois aucune satisfaction
  en moi-même, si aux points essentiels elle avoit réussi par
  l'industrie d'autrui, et que je n'y eusse contribué que mon nom
  et ma plume..... Quant à vous envoyer les douze livres lorsque
  que les aurai corrigés, je doute si je le devrai, ou si je le
  pourrai faire; ce seroit abuser trop de votre bonté et de votre
  temps que de vous souffrir rengager à une si longue et si
  ennuyeuse tâche, et remanier tant d'ulcères, si je ne les avois
  pas guéris. D'un autre côté, ayant joui de mon reste à cette
  correction, et n'y pouvant rien faire davantage, il seroit
  inutile de se tourmenter à la vouloir rendre plus exacte,
  et........ étant pressé comme je le suis....... bien qu'il s'y
  pût faire encore quelque chose après ce que j'y ferai entre ci et
  la publication de l'ouvrage, il seroit impossible d'en prendre le
  loisir, et il faudroit le remettre à une seconde impression.....
  Si vous l'ordonnez néanmoins absolument, il s'y faudra résoudre,
  et cependant demander à Dieu, ou la force pour le mettre en état
  que vous n'y trouviez guère à redire, ou la patience et
  l'humilité nécessaire pour endurer sans murmure ce qu'il
  permettra qui en arrive, dans la vue que je suis homme comme les
  autres, et que l'infirmité humaine paroît tant en tout ce que
  font même les plus excellents, qu'il ne sera pas étrange que l'on
  rencontre des défauts aux choses qui seront parties de moi, qui
  suis des plus imparfaits et du plus bas étage, etc.» (_Lettres
  autographes d'Arnauld d'Andilly et de Chapelain_, cabinet de M.
  Monmerqué.)

  [310] François Payot de Linières (ou _Lignières_), poète
  satirique, mort en 1704.


Cette prophétie fut accomplie, et chacun sait que ce succès ne pouvoit
être plus mauvais pour son honneur; mais il fut plus heureux pour sa
fortune, parce que M. le duc de Longueville, qui étoit bienfaisant et
libéral, lui donna, dès le commencement de son haut et téméraire
dessein, une pension de deux mille livres, qui fut encore augmentée,
après qu'il eut mis au jour son ouvrage, et qui lui fut payée jusqu'à sa
mort. Tant il est vrai que les plus mauvais auteurs ne sont pas toujours
les plus malheureux, et qu'il y a un art d'aveugler les jugements, et de
les surprendre par des préoccupations dont ils ne se peuvent défaire
dans la suite, sans compter qu'il faut demeurer d'accord que Martial a
été éclairé des plus pures lumières de la raison, quand il a dit que les
livres, aussi bien que toutes les autres choses du monde, avoient leur
bonne et mauvaise fortune:

    ..... _Et habent sua fata libelli._

Mais revenons aux _Observations_ de M. Costar sur les deux odes. C'est à
leur sujet qu'il écrivit à M. Du Châtelet, maître des requêtes, sa 219e
lettre, pour lui témoigner la joie qu'il avoit reçue des assurances
qu'il lui donnoit qu'il n'avoit pas perdu les bonnes grâces de M.
d'Andilly, et par laquelle il s'excuse, comme il peut, d'avoir fait ces
remarques, qu'il appelle: _de misérables papiers qui n'avoient été faits
que pour un seul, et qui ayant passé par tant de mains, et après avoir
bien couru le monde, étoient venus tomber dans les siennes_[311].

  [311] Quelques passages de cette lettre ne seront pas déplacés
  ici. «Vous me mandez que je n'ai pas perdu les bonnes grâces de
  M. d'Andilly; vous pouvez juger, après tout ce que je vous ai
  toujours dit de lui, que ce n'a été sans émotion que j'ai reçu
  cette bonne nouvelle.... C'est un homme extraordinaire, et qui
  est adoré partout où il est connu.... Ayez la bonté, Monsieur, de
  l'assurer de mon obéissance.... et de lui témoigner le regret
  extrême que j'ai que ces misérables papiers qui n'avoient été
  faits que pour un seul, aient passé par tant de mains, et
  qu'après avoir bien couru ils soient venus tomber dans les
  siennes. Vous savez les précautions dont je me servis pour
  empêcher cette disgrâce que je n'ai pu éviter; vous savez les
  serments que je tirai de M. (_de Lessau_) de ne les montrer à
  personne, et la résistance que j'apportai aux supplications qu'il
  me faisoit d'y consentir..... Il n'y a personne qui souffre avec
  moins de répugnance les réputations injustes. Quand il est
  question de blâmer et de reprendre, c'est un personnage que je
  laisse faire aux autres..... J'ai horreur de m'enrichir des
  dépouilles et de m'élever sur des ruines.... Et cependant.... je
  cours fortune de voir mes intentions mal interprétées, et d'être
  convaincu de malignité et d'envie...... Pour le moins, Monsieur,
  tâchez d'obtenir de M. d'Andilly qu'il désabuse M. l'abbé de
  Saint-Nicolas (_Henri Arnauld, depuis évêque d'Angers_), et qu'il
  le prie de ne commencer point à juger de mon esprit ni de mon
  humeur, par le discours qu'on lui a montré. C'est une marque de
  réprobation de n'être pas au goût d'une personne qui l'a
  excellent comme lui, et d'être haï d'un homme qui aime tant les
  bonnes choses, etc.» (_Lettres de M. Costar_; Paris, 1658, in-4º,
  p. 583.)

Ce ne fut pas assez à M. l'évêque de Grasse, et à M. Chapelain d'avoir
excité contre lui la colère de toutes les personnes de considération qui
avoient de l'estime pour eux. Ils firent encore en sorte qu'ils
approchèrent M. le cardinal de Richelieu, et comme ils n'ignoroient pas
que ce ministre étoit fort jaloux de sa gloire et de sa renommée, qu'on
peut dire qu'il aimoit éperduement, ils lui firent entendre que ces
_Observations_ n'en vouloient pas seulement à leurs poésies, mais
qu'elles attaquoient sa conduite et tendoient à la décrier, et que
c'étoit dans cette injuste et insolente témérité de jeune homme étourdi
ou méchant, qu'il avoit particulièrement osé alléguer contre Son
Eminence ce vers de Catulle:

    _O sæclum insipiens et inficetum!_

M. le cardinal ne les eut pas plus tôt entendus parler de cette sorte
qu'il prit feu, et commanda à quelqu'un des siens, qui étoit propre à
cet office, d'envoyer arrêter M. Costar, et de le faire conduire à la
Bastille.

M. Du Châtelet, qui sut que cet ordre avoit été donné, avoit,
heureusement pour M. Costar, lu les Observations sur les deux odes, et
il en connoissoit toute l'innocence, en ce qu'on avoit prétendu qui
regardoit Son Eminence. Il vit l'artificieuse malice avec laquelle les
deux poètes l'avoient voulu rendre criminel, et faire de leur querelle
particulière celle d'un premier ministre, en qui l'intérêt public se
trouvoit joint, pour ne point souffrir qu'on l'attaquât par des libelles
qui le pussent offenser, et blesser le moins du monde la gloire qu'il
s'étoit acquise en servant utilement l'Etat. Ainsi, il se crut obligé
d'aller trouver Son Eminence pour la retirer de l'erreur où on l'avoit
jetée. Et comme il étoit plein de feu et de courage, qu'il étoit aimé de
cette Éminence, et qu'il avoit toute sorte d'accès auprès d'Elle, il lui
eut bientôt fait reconnoître, en lui montrant l'endroit de ces
Observations où le vers de Catulle étoit allégué, qu'il n'étoit point
vrai que l'auteur eût voulu rien faire concevoir, ni contre son jugement
pour les ouvrages d'esprit, ni contre son ministère dans la conduite de
l'Etat. Ce maître des requêtes étant extrêmement enjoué, et une
imagination vive lui fournissant quantité de pensées plaisantes et
ingénieuses, il mit M. le cardinal en bonne humeur, et le fit rire de
plusieurs fautes qui étoient reprises avec esprit et d'une manière
plaisante; il lui dit que M. Costar étoit, à son sens, l'homme du
royaume sur lequel il devoit plutôt jeter les yeux pour faire répondre
aux satires que le sieur abbé de Saint-Germain[312], aumônier de la
Reine-mère, Marie de Médicis, avoit osé écrire et faire imprimer contre
Son Eminence.

  [312] Matthieu de Morgues, sieur de Saint-Germain, aumônier de la
  reine Marie de Médicis, avoit d'abord été écrivain aux gages du
  cardinal de Richelieu; il demeura fidèle à sa maîtresse, et
  publia beaucoup de pièces réunies dans le _Recueil de diverses
  pièces pour la défense de la Reine-mère et de Louis XIII_;
  Anvers, 1637 et 1643, 2 vol. in-fol.

M. le cardinal fut touché de l'ouverture que M. Du Châtelet lui donnoit
pour repousser à son avantage les railleries et les injures de cet abbé
de Saint-Germain, qu'il supportoit avec une extrême peine; car il n'y a
jamais eu de grand homme qui ait été plus sensible que ce cardinal aux
traits de la satire, et qui ait souffert plus impatiemment, et l'on peut
dire même avec plus de foiblesse, qu'on blâmât ses actions. Ce fut dans
cet esprit qu'il témoigna à ce maître des requêtes qu'il lui savoit bon
gré de l'avis qu'il lui donnoit, qui avoit en un moment éteint sa colère
et rempli son imagination d'une extrême joie. Afin que cette proposition
eût tout l'effet qu'il désiroit, il lui commanda de passer par Angers,
dans un voyage qu'il devoit faire en Bretagne, et de porter à M. Costar
tous les livres de Saint-Germain, avec quelques Mémoires qu'il fit
dresser. Il voulut aussi qu'il lui recommandât d'employer tout ce qu'il
avoit d'esprit à renverser généralement tout ce qui étoit dans ces
livres, et à les bien tourner en ridicule, et que, du reste, il
s'assurât qu'il ne manqueroit pas de récompense.

M. Du Châtelet s'acquitta fort bien de cette commission, et M. Costar
commença dès-lors à étudier les matières, et à mettre ensemble tout ce
qu'il jugea nécessaire pour ce grand dessein. C'est de cet amas même
qu'il avoit fait, pour se mettre en état d'obéir aux ordres précis du
cardinal, qu'il parle à M. Du Châtelet, dans sa lettre deux cent
treizième du premier volume[313], le lui ayant voulu faire voir avant
que de lui donner aucune forme. Ce travail parut fort beau, fort riche,
et chaque pièce judicieusement choisie, à Son Eminence et à M. du
Châtelet, qui le lui présenta et qui étoit lui-même un bel esprit fort
entendu en ce genre d'écrire, comme il l'avoit fait paroître par la
prose rimée qu'il fit en faveur de Son Eminence, sur la _Journée des
Dupes_[314], par une fort plaisante satire en vers françois contre M.
de Laffemas, lieutenant civil à Paris, et par plusieurs autres pièces de
cette sorte.

  [313] C'est dans la lettre deux cent dix-huitième. «Je vous
  envoie, écrit-il à M. Du Châtelet, ce petit travail que j'ai
  entrepris par votre ordre. Je l'ai fait avec grand soin, mais je
  n'ai point donné de temps à le polir, et vous n'y trouverez
  aucune sorte d'ornement, etc.» (_Lettres de Costar_, première
  partie, p. 581.)

  [314] Cette prose satirique, dirigée contre MM. de Marillac, a
  été jointe au _Journal du cardinal de Richelieu_. On l'attribuoit
  à Du Châtelet, et c'est sur ce motif que le maréchal se fonda
  pour récuser ce maître des requêtes. «Quant à Chastelet,
  disoit-il, j'ai horreur de le voir assis parmi une si honorable
  compagnie, sur ces fleurs de lys, et qu'il ait pouvoir et
  main-levée sur ma vie et sur mon honneur, quand bien je n'aurois
  autre chose à lui reprocher que cette infâme prose, dont il est
  l'auteur, où s'étant moqué de Dieu et de l'Eglise, ayant injurié
  les cendres d'un personnage d'éminente qualité et sainteté de vie
  (_le cardinal de Bérulle_), de qui la mémoire est en l'éternité,
  offensé les vivants..... il ne faut pas s'étonner s'il a calomnié
  impudemment M. de Marillac, mon frère, et m'a rangé au nombre des
  _pendarts_:

    _Frater plus fur quàm Barrabas,
    Cujus manu rapiebas,
    Suspendetur antè turbas._

  dignes paroles de sa rage et de sa passion, etc.» On n'eut pas
  égard à cette récusation, et Du Châtelet seroit resté juge du
  maréchal si, sur une requête présentée par la famille, Du Châtelet
  n'avoit pas été mandé _pour être ouï_, et conduit prisonnier au
  château de Tours. Ainsi Tallemant s'est trompé quand il a dit (t.
  2, p. 3) que Châtelet avoit opiné dans le procès, et qu'il étoit
  disposé à revenir sur son avis. (_Relation du procès du maréchal
  de Marillac_, dans le _Journal du cardinal de Richelieu_.)

Mais il n'est pas ici question de parler de ces choses, il nous suffit
de dire que, sur la réponse qu'il fit à M. Costar, pour l'encourager à
mettre en œuvre tous les matériaux, si bien triés et mis à part avec
tant de choix, M. Costar y travailla soigneusement et avec toute
l'ardeur que demandoit une chose qui lui paroissoit de si grande
conséquence pour sa fortune et pour son honneur.

Mais comme la construction de cet édifice étoit de longue haleine, elle
étoit encore peu avancée, lorsque la nouvelle qui lui vint de la mort de
M. le cardinal fut un vent impétueux qui renversa ce qui étoit déjà
élevé, et qui anéantit, pour ainsi dire, toute l'entreprise.

Il connut fort bien quelle perte lui étoit cette mort d'un homme aussi
puissant, qui auroit pu l'élever à une heureuse et éclatante fortune;
mais parce qu'il n'aimoit pas le travail dans le temps de sa jeunesse,
et surtout celui qui étoit de commande et qui le pressoit d'agir de
suite et de le préférer à ses plaisirs, il s'en consola fort vite, à ce
qu'il m'a dit souvent, sur ce que ce changement lui donnoit une liberté
plus grande de faire ce qu'il vouloit, et de suivre sans contrainte son
inclination.

Il revint bientôt après à Paris avec M. d'Angers, son patron, dont il
étoit très-mal satisfait, en ce qu'il n'en recevoit aucune marque utile
d'amitié, pas même la moindre démonstration de bienveillance; en sorte
qu'il fit dessein de le quitter dans ce voyage. Cependant il ne savoit
par où se prendre à lui demander son congé, parce qu'il craignoit de ne
trouver pas un autre patron qui lui fût plus commode, et qu'il voyoit
bien qu'il n'avoit pas assez de revenu pour en vivre facilement sans
l'aide d'autrui. Se trouvant dans cet embarras, M. l'abbé de
Lavardin[315] l'en tira.

  [315] Philibert Emmanuel de Beaumanoir, abbé de Lavardin, depuis
  évêque du Mans et commandeur des ordres du Roi. Il mourut en
  1671.

Cet abbé qu'il connoissoit étoit un jeune homme plein d'honneur et de la
vertueuse ambition qui porte les gens de sa haute naissance à se vouloir
élever aux évêchés, quand ils ont embrassé la profession ecclésiastique.
Il avoit pris la résolution, pour s'en rendre digne et capable d'en bien
soutenir le faix, de se retirer durant quelques années dans son abbaye
de Saint-Liguières, proche de Niort, en Poitou, avec une personne
savante, propre à l'appliquer à l'étude et à lui donner ce qui lui
manquoit de connoissances dans la théologie. Il cherchoit avec soin
cette personne, et il la demanda à M. Costar, qu'il crut fort capable de
la lui bien choisir.

M. Costar, qui n'étoit pas encore assez fortifié dans l'envie de quitter
son patron, se trouva embarrassé de cette commission. Il la reçut
néanmoins, et il donna à M. l'abbé de Lavardin un nommé Guérin de La
Pinelière, qui, comme vous savez, monsieur, étoit d'Angers, et, sans
être fort savant, aimoit les livres, et pouvoit enseigner les autres en
étudiant. C'étoit un jeune homme qui avoit quelque talent pour la
poésie, et il avoit fait imprimer la _Médée_ de Sénèque, traduite en
vers françois[316]. Il entra au service de M. l'abbé de Lavardin; mais
il tomba malade dès qu'il y fut entré, et il mourut à Paris, trois
semaines après, pendant un voyage que cet abbé étoit allé faire dans le
pays du Maine. Cet accident donna sujet à M. Costar d'écrire à M. l'abbé
de Lavardin; mais ce qui est à savoir, pour la pure vérité de
l'histoire, c'est que la lettre soixante-douzième de son premier volume,
qu'il lui adresse au sujet de la mort de ce domestique, n'est point
celle qu'il lui écrivit en ce temps-là, et qu'elle a été faite dans la
maison épiscopale du Mans, tout de nouveau, vingt ans après, sur la
première que j'ai vue, et qui n'étoit qu'un fort petit billet. Cette
dernière lettre fut ajustée _au théâtre_[317], seulement pour faire
valoir son éloquence et y employer les passages de M. de Malherbe, de
Salluste et de Pline, qu'il tiroit de ses lieux communs, pour se faire
plus d'honneur et surprendre davantage ses lecteurs par la multitude des
choses qu'il leur exposoit, et qui montroient beaucoup de mémoire, de
lecture et d'imagination, ainsi que beaucoup d'esprit et de justesse
pour s'en servir à propos[318].

  [316] L'abbé Goujet n'a pas connu cette traduction. (Voyez la
  _Bibliothèque françoise_; Paris, 1742, t. 6, p. 183.)

  [317] Expression singulière. Elle paroît signifier que cette
  lettre fut ainsi refaite pour paroître plus convenablement sur le
  _théâtre_ de la publicité.

  [318] Costar est bien peint ici. Refaire une lettre vingt ans
  après l'avoir écrite, convertir un simple billet en une épître
  hérissée de citations, c'est bien là le caractère de ce lourd
  pédantisme dont Costar ne cessoit pas de s'envelopper. On lit
  cette lettre ridicule à la page 185 de la première partie des
  Lettres de Costar.

M. l'abbé de Lavardin revint à Paris presque dans le même temps, et M.
Costar, pour remplir la place de ce M. de La Pinelière, lui proposa M.
Vaillant, docteur en théologie de la maison de Navarre, qui étoit un
prédicateur de réputation et un fort honnête homme. Il avoit pris les
mesures nécessaires auprès de ce docteur, qui lui témoignoit regarder
cet emploi comme la plus grande faveur qu'il pût attendre de sa bonne
fortune; et M. l'abbé de Lavardin l'ayant reçu de la main de M. Costar,
et l'assurant qu'il auroit pour lui toute sorte de considération, il
sembloit se disposer à exécuter ce dont ils étoient convenus. Il arriva
néanmoins que M. l'abbé de Lavardin, étant sur le point de partir pour
sa retraite, s'aperçut que M. Vaillant ne s'approchoit plus de lui comme
il avoit fait d'abord, et qu'il ne lui faisoit plus paroître sa première
ardeur à vouloir le suivre. Il en parla à M. Costar, qui chercha ce
docteur, et, l'ayant rencontré avec peine, l'obligea de lui répondre
sincèrement et de lui avouer, en toute ingénuité, qu'il ne pouvoit se
résoudre à quitter Paris; et parce que M. Costar lui demanda quels
plaisirs et quels charmes pouvoient y attacher un homme de sa condition
et de son peu de biens, il lui répondit: «Hé! pour combien comptez-vous
la Samaritaine?» M. Costar changea depuis ces mots, croyant les rendre
plus intelligibles en ceux qui sont dans sa lettre: «Hé! pour combien
comptez-vous la promenade du Pont-Neuf[319]?» M. Vaillant vouloit faire
entendre que la vue de la Samaritaine et la promenade sur le Pont-Neuf
étoient capables de lui donner plus de satisfaction qu'il n'en pouvoit
retirer du séjour qu'il feroit en province. Ce fut à cette occasion que
M. Costar écrivit à M. l'abbé de Lavardin le billet dont il a fait
depuis la lettre soixante-treizième de son premier volume, et qui est à
peu près ce qu'il écrivit alors[320]. Il s'étoit enfin déterminé à se
servir de cette occasion pour ne retourner plus en Anjou avec M.
d'Angers, qui ne se radoucissoit point pour lui, et pour se donner un
nouveau patron qui fût plus touché de son mérite, et plus porté à lui
faire du bien.

  [319] Costar étoit trop étranger au naturel pour pardonner à
  cette saillie ce qu'elle avoit de familier; il en a fait
  disparaître toute la vivacité en la traduisant. (Voyez ses
  _Lettres_, p. 193.)

  [320] Costar s'offrit à M. de Lavardin par la même lettre dans
  laquelle il lui annonçoit que M. Vaillant ne pouvoit consentir à
  s'éloigner de la _Samaritaine_. Cette partie de sa lettre est
  trop singulière pour n'être pas rapportée ici. «Je suis tellement
  épris de la beauté de votre ame, lui dit-il, que je sens bien que
  c'est pour toujours, et quoique la solitude où vous allez vous
  confiner me paroisse très-fâcheuse, votre absence me seroit
  encore plus insupportable.

    «_Si tibi mens eadem, si nostri mutua cura est,_
    «_In quocumque loco Roma duobus erit._

  «_Roma_, Monsieur, c'est-à-dire le Cours, Les Tuileries et les
  belles ruelles du quartier Saint-Paul et du faubourg
  Saint-Germain.» (_Lettres de Costar_, p. 195 de la première
  partie.)

Il s'offrit donc lui-même à M. l'abbé de Lavardin, qui reçut son offre
avec une extrême joie, et vint la lui témoigner lui-même au logis de M.
l'évêque d'Angers; et, comme il n'ignoroit pas qu'il avoit une grande
passion de quitter cet évêque, qui, de son côté, n'étoit pas fâché de se
séparer de ce domestique, pour qui il n'avoit plus qu'une fort médiocre
affection, il le pria de se résoudre à prendre bientôt son congé, afin
que les délais ne lui fissent rien perdre du temps destiné à la retraite
où il se vouloit confiner avec lui, pour satisfaire à l'ardeur qu'il
avoit de se rendre savant.

M. Costar, qui avoit pris résolument son parti dès le moment qu'il avoit
témoigné à M. l'abbé de Lavardin le désir de s'engager à son service,
fit diligemment ce que ce nouveau patron lui demandoit, et dans la
conjoncture l'affaire fut aisée. M. d'Angers et lui se quittèrent comme
ils le désiroient; ils accompagnèrent leur commune satisfaction de
beaucoup de paroles d'honnêteté réciproque, et tout cela se fit si bien
qu'ils furent mieux en se séparant que lorsqu'ils demeuroient ensemble,
et qu'ils s'aimèrent depuis plus tendrement qu'ils n'avoient jamais
fait.

M. l'abbé de Lavardin partit de Paris avec M. Costar pour se rendre en
son abbaye de Saint-Liguières; et, y étant arrivés, M. Costar lui fit
lire d'abord les meilleurs auteurs de la langue latine, afin que cette
lecture lui servît d'un solide fondement pour l'intelligence des Pères
de l'Église, non-seulement en ce qui étoit de leurs expressions, mais
en ce qui regardoit leur esprit et la force de leurs raisonnements.
Cette méthode judicieuse eut l'heureux succès qu'il s'en étoit promis,
car elle rendit ce jeune abbé capable de pénétrer fort avant dans le
sens des docteurs de l'Église, et d'y puiser le savoir qui lui étoit
nécessaire pour instruire les autres.

Leur exercice ne fut pas seulement de lire avec une grande et
continuelle assiduité l'Écriture et les saints auteurs qui ont développé
ce qu'elle a d'obscur et de difficile; M. l'abbé de Lavardin s'occupa
encore, sous les avis et la conduite de son guide, à composer plusieurs
sermons[321]. Il s'acquit par là l'habitude d'écrire avec facilité,
justesse et élégance; et ce qui est considérable dans un jeune homme, et
fait voir la passion ardente qu'il avoit pour le bien, c'est que cet
exercice, si vertueux et si louable, dura cinq années, sans être
interrompu qu'un mois ou deux tout au plus, sur la fin, que cet abbé fut
obligé de faire un voyage dans la province du Maine, pendant lequel M.
Costar en fit un autre à Balzac, pour y voir le _Divin Parleur_[322],
qui avoit rendu le nom de ce lieu si célèbre, qu'il pouvoit le disputer
aux plus renommés de l'ancienne Grèce et de la Rome d'Auguste. Il y
passa quelque temps avec cet homme illustre, qui, au jugement de tous
les beaux-esprits, avoit mérité dans son siècle le rare et glorieux
titre d'_unico eloquente_. Il y a plusieurs lettres, dans les deux
volumes de M. Costar et dans ses _Entretiens_[323], qui font assez
connoître ce qui se passa en cet agréable lieu, entre deux personnes
d'esprit, comme ils étoient, et qui avoient une très-grande satisfaction
de se voir ensemble, et de se pouvoir entretenir à leur aise de mille
choses qui regardoient leurs études et leurs propres ouvrages, aussi
bien que les livres de différents auteurs en diverses langues. Ainsi,
monsieur, il n'est point de besoin que je m'arrête à vous en faire le
récit, ni que je vous raconte quels furent les autres plaisirs dont ils
jouirent ensemble, et surtout ceux de la bonne chère; car vous savez que
M. de Balzac n'étoit pas moins estimé, _magister cœnandi quàm
dicendi_, et que les potages qu'il avoit pris le soin de faire faire à
son cuisinier avoient aussi bien leur réputation que ses lettres et ses
autres écrits.

  [321] Costar ne parvint pas à faire de l'abbé de Lavardin un
  sujet bien distingué. Pour une pauvre fois qu'il voulut prêcher,
  il demeura court, ce qui fit dire à madame de Sablé, à la vue de
  son portrait: «Mon Dieu, qu'il lui ressemble! on dirait qu'il
  prêche.» (_Menagiana._ Voyez aussi les _Mémoires de Tallemant_,
  t. 4, p. 86.)

  [322] Expression employée par Maynard dans ces vers sur le
  portrait de Balzac:

    C'est ce _divin parleur_ dont le fameux mérite
    A treuvé chez les roys plus d'honneur que d'appuy,
    Bien que depuis vingt ans tout le monde l'imite,
    Il n'est point de mortel qui parle comme luy.

    (_OEuvres de Maynard_; Paris, 1646, in-4º, p. 206.)


  [323] On lit le récit du voyage de Costar à Balzac, dans les
  _Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar_. (Paris, 1654,
  in-4º, p. 245 et suiv.) Il est contenu dans une lettre marquée au
  coin de l'affectation, comme presque tout ce qu'a écrit Costar.
  «Ce fut là, dit-il, que je dis un soir à M. Balzac que, comme les
  financiers avoient bâti tout à l'entour de Chilly, du temps de M.
  le mareschal d'Effiat, il falloit que les beaux-esprits bâtissent
  à l'entour de Balzac, et particulièrement vous, M. Chapelain et
  moi, etc.» (Pag. 247.)

  Voiture lui répondit: «Ce que vous dites de bâtir autour de
  Balzac, comme autour de Chilly, m'a semblé fort bon, et seroit en
  vérité bien à propos; mais nous autres beaux-esprits, nous ne
  sommes pas grands édificateurs.... Au moins M. de Gombauld, M. de
  L'Estoile et moi, avons résolu de ne point bâtir que quand le
  temps reviendra que les pierres se mettent d'elles-mêmes les unes
  sur les autres au son de la lyre. Je ne sais si c'est qu'Apollon
  se soit dégoûté de ce métier-là, depuis qu'il fut mal payé des
  murailles de Troie, mais il me semble que ses favoris ne s'y
  adonnent point, etc.» (_Ibid._, p. 288.)

Au bout de cinq ans, M. l'abbé de Lavardin revint à Paris pour y faire
sa cour à la Reine et à M. le cardinal Mazarin, à qui cette princesse
avoit confié toute la conduite de sa régence, pour tâcher de s'y faire
paroître digne de l'épiscopat, où il aspiroit comme à une chose
très-digne de la noble et sainte ambition que Dieu lui avoit inspirée
pour son service.

M. Costar y suivit son nouveau patron, qui lui continua toujours la
considération qu'il avoit eue pour lui dans la solitude de leur
retraite. Ils vécurent ensemble à leur ordinaire, ce domestique en ayant
deux autres à ses gages pour le servir, M. Pauquet et le petit Nau, qui
étoit le laquais de M. Costar, et dont il a parlé en plusieurs lettres
de ses _Entretiens_. En cet état, M. Costar n'avoit autre chose à faire
que de voir ce qu'il y avoit dans la ville de gens recommandables pour
la beauté de leur esprit, et pour leurs rares connoissances dans les
belles-lettres ou dans les sciences. Il s'acquit aussi l'entrée chez
plusieurs personnes de grande qualité, qu'il vit de temps en temps, et
dont il se fit estimer.

Il passa trois ou quatre ans de cette sorte; mais M. l'abbé de Lavardin,
qui voyoit que la bonne fortune ne se pressoit pas de l'honorer de ses
faveurs, que les espérances avantageuses qu'il en avoit conçues ne
paroissoient pas prêtes d'arriver à une heureuse fin, et que cependant
elles l'avoient engagé dans une dépense qui pourroit l'incommoder, s'il
s'opiniâtroit à la soutenir plus long-temps, résolut avec prudence de
quitter Paris, et de se retirer dans le Maine, chez madame la marquise
de Lavardin, sa belle-sœur, pour ne revenir que de temps en temps à la
cour, avec peu de train. Ainsi il s'en alla à Malicorne, où il mena M.
Costar.

Il n'y avoit que peu de mois qu'ils étoient en cet agréable lieu, qui
est une demeure pleine d'enchantements, par sa situation et par tous les
embellissements que madame de Lavardin y a ajoutés; ils s'y occupoient
presque toujours à étudier, et ils y prenoient peu d'autres
divertissements, quand M. de La Ferté, évêque du Mans, qui avoit succédé
à Charles de Beaumanoir, quatrième fils du maréchal de Lavardin, vint à
mourir dans la ville du Mans, après avoir possédé cet évêché, seulement
pendant dix ans.

M. l'abbé de Lavardin en sut aussitôt la nouvelle, et il se rendit
promptement à la cour, pour y demander cet évêché. Vous savez, monsieur,
les difficultés qu'il rencontra dans cette affaire, et que la tempête et
l'orage dont il fut battu tombèrent en partie sur M. Costar[324]. Il se
les étoit attirés par un air et des manières d'agir qui paroissoient
plus d'un homme du monde que d'un ecclésiastique, et même par quelques
paroles, où, quoiqu'il n'y eût rien qui pût blesser la religion, il
paroissoit néanmoins plus de liberté qu'il n'étoit bienséant à sa
profession. En un mot, de quelque façon que ce soit, il donna lieu à ses
ennemis de lui nuire, et aux envieux de son patron, d'en tirer des
conséquences désavantageuses au dessein qu'il avoit de s'élever à
l'épiscopat; en sorte que M. Costar fut obligé de sortir de Malicorne,
et de se retirer à La Flèche, pour paroître en quelque façon avoir
quitté M. l'abbé de Lavardin, qu'on pressoit de l'éloigner de sa
personne, et conjurer ainsi la malice de ceux qui, pour le persécuter
avec plus de force, faisoient armes de tout, et blâmoient la conduite de
ce domestique[325].

  [324] M. Vincent avoit fort mauvaise opinion de Costar; il
  l'accusoit de faire profession d'impiété et d'athéisme.
  (_Mémoires de Tallemant_, t. 4, p. 92.)

  [325] L'évêque du Mans laissa la plus mauvaise réputation. M.
  Desmaizeaux, dans la _Vie de Saint-Evremont_, dit que M. de
  Gondrin, archevêque de Sens, et quelques autres personnes qui
  avoient eu des liaisons particulières avec M. de Lavardin, le
  dénoncèrent après sa mort, et que, sur leur témoignage, on
  réordonna sous condition quelques prêtres qui avoient reçu de lui
  les ordres, et entre autres le célèbre Mascaron. M. Desmaizeaux
  dit qu'il tenoit ces particularités de Le Vassor, dont le
  témoignage sur ces matières est fort suspect. Il vaut mieux
  suivre l'opinion de M. de La Croze, cité par l'annotateur de
  Saint-Evremont. «Philibert-Emmanuel de Lavardin, dit-il, se
  reconnut à la mort, et détesta sa vie et ses impiétés passées. Ce
  fut même sur la déposition qu'il fit alors qu'il n'avoit jamais
  eu l'intention, en administrant les sacrements de son Eglise, que
  plusieurs prêtres qui avoient reçu les ordres de lui se firent
  réordonner.» (_OEuvres de Saint-Evremont_; 1753, t. 1er, p. 31 et
  32.)

Lorsque M. l'abbé de Lavardin eut triomphé de la calomnie de ses ennemis
cachés et découverts, M. Costar revint à Malicorne, son innocence
n'ayant pas été moins reconnue que celle de son patron. Il est vrai
qu'elle n'avoit pas été si fortement attaquée, et qu'elle ne l'avoit
même été que pour détruire avec plus de facilité et d'artifice celle de
ce patron, à qui on en vouloit particulièrement, pour venger une injure
ridicule et imaginaire. Celui qui prétendoit qu'il la lui avoit faite,
auroit eu honte de se plaindre, comme il en avoit eu de l'accuser,
puisqu'il ne le faisoit qu'en cachette, et en abusant d'une confiance
injuste et mal ordonnée, que des gens aveuglés par ses adroites
persuasions prenoient inconsidérément en ce qu'il leur disoit; car il
est vrai qu'il les supplioit de ne le point nommer, et de se donner même
bien garde que l'on pût découvrir qu'il les faisoit agir.

M. Costar se réunit ainsi à M. l'abbé de Lavardin, pourvu de l'évêché du
Mans, qui n'en eut pas plus tôt pris possession, qu'il lui donna dans la
maison épiscopale un appartement commode, loin de tout bruit et dans une
vue pure et agréable qui étoit seule capable de le délasser de la
fatigue qu'il trouvoit dans le travail d'une étude presque continuelle.
Ayant reçu cet appartement comme un lieu où il jugeoit bien qu'il
passerait le reste de ses jours, il le fit ajuster et embellir de
lambris et de peintures, qui l'ont rendu jusqu'à présent le plus
agréable logement qui soit dans le grand et irrégulier bâtiment dont se
compose cette maison épiscopale.

Cette même année en laquelle M. de Lavardin prit possession de son
évêché du Mans, l'air se trouva si corrompu dans la ville, qu'il y causa
une espèce de maladie contagieuse. Elle avoit commencé par donner la
mort à l'évêque, elle n'épargna pas les chanoines dont elle emporta un
grand nombre, entre lesquels celui qui étoit pourvu de la dignité
d'archidiacre de Sablé, se rencontra des premiers. M. de Lavardin, qui
ne faisoit que d'entrer dans son épiscopat, et qui néanmoins avoit déjà
eu le moyen de remplir le serment de fidélité et de satisfaire à
l'indult, pourvut M. Costar de la prébende et de l'archidiaconé; mais il
l'obligea en même temps, quoique avec assez de peine, de résigner son
prieuré du Mesnil au frère de M. le marquis de Jarzay[326], suivant en
cela l'exemple du premier ministre, M. le cardinal Mazarin. Il s'y crut
en ce rencontre d'autant mieux fondé, que Son Eminence venoit de
l'obliger de donner l'abbaye de Saint-Liguières, dans les portes de
Niort, à M. Cohon, évêque de Nîmes, au même temps qu'il lui fit expédier
le brevet du Roi pour l'évêché du Mans. Il savoit d'ailleurs, de M.
Costar lui-même, que M. de Rueil, évêque d'Angers, en avoit toujours usé
de cette sorte dans la distribution de ses grâces. Ce qui fit résoudre
plus volontiers M. Costar à subir cette loi, ce furent les assurances
que M. du Mans lui donna, que les bénéfices qu'il lui venoit de conférer
n'étoient pas le seul bien qu'il lui vouloit faire, et que son dessein
n'étoit pas de suivre en d'autres occasions cette conduite qui ne
pouvoit donner que des marques de peu d'affection; mais que la
reconnoissance, où l'engageoit l'amitié que M. le marquis de Jarzay lui
avoit fait paroître, dans la plus importante affaire de sa vie, dont il
venoit de sortir glorieusement, malgré la calomnie de ses injustes et
furieux ennemis, vouloit absolument qu'il fît ce qu'il désiroit de lui.
En effet, comme cet évêque, en vrai gentilhomme, qui avoit un cœur
formé du très-noble sang d'une infinité de héros, et rempli de vertus,
étoit toujours véritable en ses promesses, et que les chanoines du Mans,
aussi bien que presque tous les autres du royaume, avoient en ce
temps-là le privilége de posséder des cures, il lui donna celle de
Niort, en cette province du Maine, qui lui valut, toutes charges faites,
un bon vicaire entretenu libéralement et les décimes payés, cinq cents
écus portés jusque dans sa chambre.

  [326] René du Plessis de la Roche-Pichemer, comte de _Jarzé_ ou
  Jarzay. C'est celui qui fit semblant d'être amoureux de la reine
  Anne d'Autriche, et qui passa de longues années dans l'exil.

De cette sorte, il se trouva fort accommodé, parce que, outre le revenu
de ces bénéfices, il étoit non-seulement logé, mais encore nourri aux
dépens de M. du Mans, avec deux personnes à son service, sans compter un
cheval que son évêque lui avoit donné, et qu'il lui entretenoit.

Se voyant au milieu de tout ce bien, il crut qu'il devoit travailler à
se l'assurer et même à l'accroître; il jugea que le plus sûr moyen étoit
de se rendre utile et nécessaire à son patron. Il lui offrit de se
charger de l'instruction du seul fils qu'eût laissé M. le marquis de
Lavardin, qui avoit été tué au siège de Gravelines[327]. C'étoit alors
un enfant de sept à huit ans, qui faisoit déjà paroître qu'il étoit né
avec beaucoup d'esprit. Cette offre fut acceptée avec une grande joie
par l'oncle, qui avoit une extrême passion de bien faire élever celui
qui devoit être l'appui, le soutien et l'honneur de sa maison, et madame
la marquise de Lavardin n'en eut pas moins de joie, étant toute remplie
de zèle pour les avantages de son fils, et pour la gloire de cette
maison, dont elle avoit déjà commencé efficacement à remettre en bon
état les affaires, auparavant en mauvais ordre, et presque entièrement
ruinées.

  [327] Henri de Beaumanoir, marquis de Lavardin, maréchal-de-camp,
  fut tué d'un coup de mousquet au siége de Gravelines, au mois de
  juin 1644. Il laissa de Marguerite-Renée de Rostaing, qu'il avoit
  épousée le 10 mars 1642, un fils qui a été ambassadeur à Rome en
  1687.

Il commença donc ainsi à donner une grande partie de ses soins à ce
jeune enfant. Aidé en cela du travail de M. Pauquet, et comme il savoit
parfaitement choisir les choses propres à lui ouvrir l'entendement, en
lui exerçant la mémoire, il lui fit faire en peu de temps des progrès
étonnants; il le fit admirer de tous ceux qui l'entendirent, et M. du
Mans et madame la marquise de Lavardin furent si contents des succès du
disciple, que le prélat ayant dessein de passer quelques mois chaque
année à Paris, donna une seconde cure à M. Costar, dont il tira cinq
cents livres de pension. M. Pauquet fut pourvu d'une autre en proximité
de la ville, qui lui valoit huit cents livres: le tout pour suppléer à
ses absences pendant lesquelles il ne nourrissoit plus M. Costar; ce qui
n'empêcha pas que madame la marquise de Lavardin ne lui payât, durant ce
temps, une pension considérable pour la nourriture de son fils et d'un
valet de chambre.

Les soins qu'il prenoit de cet enfant étoient fort exacts et
très-assidus, mais ils n'empêchoient point ses études particulières,
d'autant qu'ils avoient leurs heures réglées, et que n'allant guère que
les fêtes et les dimanches à l'église, à cause de la difficulté de
marcher que lui causoient ses gouttes, il avoit encore assez de temps,
surtout ayant pris auprès de lui un lecteur, qui ne le quittoit point,
et qui, pour suppléer à l'extrême défaut de sa vue, qui étoit devenue
tout-à-fait basse, lui lisoit les livres où il cherchoit ce qu'il
pensoit lui pouvoir être de quelque service. Il les lui faisoit marquer
d'un crayon, afin que M. Pauquet n'eût plus qu'à lui en faire
l'extrait, en le distribuant dans les lieux que chaque chose concernoit;
j'entends selon son génie, car vous savez, monsieur, qu'en ce qui est de
ces lieux communs[328], chacun a son ordre qui lui est propre et qui
répond à son imagination, en sorte que ce qui est excellent pour l'un,
et ce qui lui sert d'une mémoire artificielle, et comme l'a dit
Montagne, _d'une mémoire de papier_, ne fait qu'embarrasser un autre, et
lui est un champ stérile, où son esprit ne fait que languir, sans y rien
trouver qui puisse lui donner une bonne et agréable nourriture et le
mettre en état de produire.

  [328] Cet usage de rassembler des lieux communs, qui nous semble
  aujourd'hui avec raison, si ridicule, étoit pratiqué par les
  savants du dix-septième siècle, qui l'avoient emprunté du siècle
  de l'érudition. On lit dans Balzac: «Je ne commence qu'à entrer
  en belle humeur, et entamer mes _lieux communs_; mais le mal est
  que je ne suis pas maître de mes heures, etc.» _(OEuvres de
  Balzac_, neuvième dissertation, ch. 3, t. 2, p. 626.)

Il faut, monsieur, que je vous dise de quelle manière cet éloquent homme
travailloit à la composition de quelque ouvrage que ce fût. Il se
mettoit dans un coin de sa chambre, après avoir donné ordre à ses gens
de n'y laisser entrer personne et de ne le point venir interrompre. Il y
demeuroit assis dans une profonde méditation, comme immobile, plus ou
moins long-temps, selon que ce qu'il faisoit étoit plus ou moins long et
pénible; lorsqu'il avoit, en se recueillant ainsi, fini ce qu'il s'étoit
proposé, il le dictoit à l'instant à M. Pauquet. S'il se rencontroit que
M. Pauquet fût occupé à des choses plus pressées, ou qu'il ne fût pas au
logis, ce qui arrivoit rarement, par le soin qu'il avoit de le retenir
auprès de lui, il différoit tant qu'il vouloit à dicter ce qu'il avoit
donné en garde à sa mémoire, en le composant sans l'écrire, et elle le
lui conservoit en entier pendant un ou deux jours, et même jusqu'à
quatre ou cinq, sans qu'il s'y perdît, ou qu'il s'y dérangeât le moindre
mot.

De sorte, monsieur, qu'on peut dire qu'il étoit véritablement en cela et
en toute autre chose, comme Hortensius, de qui Sénèque a dit:
_Hortensius ea quæe secum commentatus est sine scripto, verbis iisdem
reddebat_; et ce que je vous dirai encore, monsieur, en cet endroit,
pour vous faire mieux connoître ce que j'ai remarqué de lui, c'est qu'il
avoit autant d'esprit que de mémoire; ce qui paroissoit évidemment en ce
qu'il faisoit tout ce qu'il vouloit des choses qu'il avoit mises dans sa
mémoire, et qu'elles étoient là, comme dans une terre fertile, qui
faisoit produire le centuple à chaque grain de la semence qu'elle avoit
reçue; ainsi l'on peut assurer qu'il étoit savant, suivant cette règle
du même Senèque: _Meminisse est rem commissam memoriæ custodire, at
contra scire est sua facere quæque, nec ab exemplari pendere et toties
ad magistrum respicere_. Cela est aisé à remarquer et à reconnoître dans
ses livres, où il a employé plusieurs passages d'auteurs différents, si
ingénieusement et avec tant de justesse et de nouveauté dans ses
pensées, qu'on peut assurer que tous ces biens lui sont propres, et
qu'il les a plutôt reçus de la nature que de l'étude et de l'art.

Toutes les fois qu'il avoit à travailler sur des sujets auxquels il
devoit donner beaucoup du sien, et qu'il vouloit appuyer de l'autorité
des auteurs célèbres, pour leur donner plus de force, il se faisoit
écrire sur une espèce de liste, dont la feuille pliée faisoit deux
colonnes, tous les passages qu'il avoit dessein d'employer dans sa
composition. Il se les faisoit ensuite lire une ou deux fois, et il les
savoit après si bien, qu'en composant il n'avoit besoin que d'en
entrevoir seulement les premiers mots, quelque longs que fussent les
passages pour s'en servir et en faire la plus juste application. Il
mettoit ensemble de cette manière, tantôt une page, tantôt deux ou
trois, et quelquefois jusqu'à cinq ou six, qu'il dictoit après à son
loisir, sans être obligé d'en charger sa mémoire, qui les lui gardoit
tant qu'il vouloit, sans en rien perdre.

Cette merveilleuse facilité de mémoire faisoit qu'il ne souffroit que
bien peu, dans ses études, du défaut de sa vue qui n'avoit jamais été
forte, mais qui se trouva notablement affoiblie, à l'âge de quarante
ans, par sa très-grande application à la lecture.

Ce qui l'incommodoit bien davantage, c'étoit la goutte qu'il avoit, pour
ainsi dire, trouvée dans la succession de son père, et qui l'avoit
attaqué dès l'âge de dix-neuf à vingt ans. Mais comme cette maladie est
une déesse qui hait les pauvres, ainsi que le dit un poète grec dans
l'Anthologie, lorsque sa fortune devint meilleure, et qu'avec plus d'âge
il eut aussi plus de bien, elle le visita plus souvent, ne se passant
point d'année qu'il ne l'eût au moins trois fois. Elle lui causoit
toujours la fièvre, mais elle n'étoit que médiocrement douloureuse. Elle
commençoit d'ordinaire par les mains, qu'elle lui avoit remplies de
_nodus_ et presque entièrement estropiées; de là elle tomboit sur les
pieds, et elle se répandoit ensuite presque généralement sur toutes les
parties de son corps, ou à la fois, ou successivement, sans qu'elle
épargnât même le nez, les lèvres et les paupières. En cet état il
falloit que M. Pauquet, et les dernières années de sa vie, un valet de
chambre assez fort pour cela, le levât, le couchât et le tournât dans
son lit, sur ses bras, comme il auroit fait un enfant, parce qu'il se
trouvoit sans force, et qu'il ne pouvoit s'aider en aucune manière.

Si cette maladie étoit fâcheuse et importune, elle étoit aussi la seule
qui osât l'attaquer. Elle ne laissa pas de lui faire un jour courir
grand risque de mourir soudainement, ce qui arriva de cette sorte: elle
le prit à Angers, et le médecin lui ayant ordonné de se faire saigner à
cause de la fièvre qu'elle lui donnoit, il fit appeler pour cela le plus
habile et le plus fameux chirurgien de la ville et de toute la province,
nommé Maussion. Ce chirurgien prit si peu garde à ce qu'il faisoit, par
une négligence qui est assez ordinaire aux plus excellens ouvriers,
qu'il lui piqua l'artère; mais il fut si heureux que son sang, qui
sortoit impétueusement, fut arrêté dans le moment par l'habileté du
chirurgien qui, sans s'étonner, ni effrayer le malade, mit promptement
un double sur l'ouverture avec une compresse, et fit la ligature bien
ferme, défendant qu'on la défît jusqu'à ce qu'il fût revenu. Le
lendemain, il revint comme il l'avoit dit; mais ayant encore jugé à
propos de le laisser en cet état autres vingt-quatre heures, la
cicatrice se trouva faite au bout de ce temps, et il en fut quitte pour
un anévrisme qui se forma, et qu'il porta le reste de ses jours, sans
incommodité notable.

Je lui ai souvent ouï dire qu'au sortir de cette goutte, et lorsque la
fluxion s'étoit entièrement écoulée, il sentoit que son cerveau étoit
parfaitement dégagé, que son imagination étoit plus nette, plus pure,
plus libre et plus vive qu'auparavant, et qu'elle faisoit agir plus
aisément et plus fortement ce qu'il avoit d'esprit. De sorte qu'en ce
temps-là il se trouvoit plus épris qu'à son ordinaire du désir
d'étudier, et de mettre en œuvre les matières qu'il avoit amassées. En
effet, ce fut au sortir d'un violent accès de sa goutte, qui lui avoit
duré près d'un mois, qu'il entreprit cet ouvrage, qui, de tous ceux
qu'il avoit faits jusqu'alors, eut l'avantage d'être mis le premier sous
la presse, qui s'est trouvé son chef-d'œuvre, et a eu une éclatante
réputation: la _Défense des OEuvres de M. de Voiture_[329].

  [329] Cet ouvrage parut en 1653.

Vous vous souvenez, monsieur, que ce fut vous qui, passant par Le Mans
pour retourner à Paris, d'un voyage que vous aviez fait à Angers,
voulûtes bien vous charger de cet ouvrage, pour le mettre entre les
mains de M. Conrart, et que ce dernier convint avec M. de Pinchesne,
neveu de M. de Voiture, qu'il le donneroit à l'imprimeur, qu'il auroit
le soin de l'impression, et qu'il feroit paroître par une épître
liminaire que c'étoit lui-même qui, pour assurer davantage la gloire des
écrits de son oncle, mettoit au jour cette _Défense_[330]. Ils se
servirent de ce détour, afin d'empêcher que M. de Balzac ne se plaignît
de M. Costar, et ne lui reprochât d'avoir rendu public, pour lui
déplaire, un ouvrage qu'il lui assuroit n'avoir fait que pour lui être
envoyé en particulier[331]; car la vérité est que M. de Balzac, qui,
sans doute, avoit été touché de quelque jalousie en voyant
l'applaudissement universel qu'avoient reçu les ouvrages de M. de
Voiture, qui sembloient en quelque sorte avoir obscurci l'éclat des
siens, ne pensoit pas que M. Costar prît la chose avec tant de chaleur
et qu'il la poussât si loin; d'autant plus qu'étant amis, et lui
envoyant quelques observations que M. de Girac avoit faites en latin,
sur les OEuvres de M. de Voiture, il lui avoit simplement demandé ce
qu'il jugeoit de ce petit travail d'un homme qui étoit de ses amis et
qu'il croyoit de bon sens. Quoiqu'il le priât depuis, par une seconde
lettre, de lui faire réponse là-dessus, ce fut toutefois sans l'en
presser et sans lui faire aucune instance, qu'il lui demanda son
sentiment. Ainsi, tout ce qu'a dit M. Costar au commencement de cette
_Défense_ de l'ardeur que M. de Balzac avoit apportée à l'obliger de
répondre à l'écrit de M. de Girac, n'est qu'un jeu qu'il s'est donné,
une fiction sans fondement solide, une raillerie cachée sous les
apparences d'une entière obéissance, qui ne songeoit qu'à satisfaire à
l'estime qu'elle avoit pour un homme aussi illustre que l'étoit M. de
Balzac, et avec lequel il avoit depuis long-temps contracté une entière
amitié. Il la fit cependant céder, en cette occasion, au plaisir de se
servir d'une ironie agréable, qui pût rendre son éloquence plus vive et
plus piquante, et lui acquérir plus d'approbateurs et de réputation.

  [330] Ménage s'accorde entièrement avec le biographe de Costar.
  Voici ce qu'on lit dans le _Menagiana_: «Après avoir obligé M. de
  Girac à écrire en latin contre les lettres de Voiture, M. de
  Balzac engagea aussi M. Costar à prendre la défense de Voiture et
  à écrire contre M. de Girac; c'étoit pour s'attirer des louanges
  de l'un et de l'autre côté. Je passois par Le Mans pour revenir à
  Paris, dans le temps que la Défense fut achevée. M. Costar m'en
  donna deux exemplaires, l'un pour être envoyé à M. de Pinchesne,
  neveu de M. de Voiture, et l'autre à M. Conrart. Il me dit qu'il
  se soumettroit volontiers à tous les changements qu'on y voudroit
  faire, soit qu'on voulût y ajouter ou retrancher. Une des copies
  fut communiquée à M. de Balzac, qui envoya des corrections.
  Cependant l'ouvrage s'imprima, et parce que ses corrections
  arrivèrent dans le temps que l'impression fut achevée, on lui
  manda qu'elles étoient venues trop tard, et le livre parut tel
  qu'il étoit, dont il eut quelque chagrin.» (_Menagiana_, éd. de
  1715, t. 1er, p. 309.)

  [331] Balzac prit fort mal cette publication. Il écrivit à
  Conrart: «Je ne comprends point ce qu'a fait le neveu de M. de
  Voiture, sans en parler à personne, sans vous en donner avis,
  sans savoir si Le Mans et Angoulesme le trouveroient bon......
  Quel droit a-t-il de publier un ouvrage composé par Costar et
  adressé à Balzac? Et qui lui a dit que Balzac n'usera point du
  pouvoir que Costar lui donne de changer, de rayer ce qu'il lui
  plaira de cet ouvrage, et de supprimer mesme l'ouvrage, si bon
  lui semble?.... Vous pouvez penser que je ne suis envieux ni de
  la gloire de M. de Voiture, ni de celle de M. Costar, ni de celle
  de votre très-humble serviteur, qui trouve, comme vous dites, son
  panégyrique dans la _Défense_ de son ami.... L'impression d'un
  excellent livre ne doit pas être un larcin, ne doit pas être une
  action de surprise, une action de ténèbres et de nuit. Il faut
  donc avant toutes choses avoir des nouvelles de M. Costar.....,
  etc.» (_Lettre_ du 16 juin 1653; _OEuvres de Balzac_, t. 1er, p.
  976.)

Vous avez mieux su que moi, monsieur, vous qui êtes dans le grand monde,
le bruit qu'y fit ce petit livre, et combien il fut généralement admiré;
mais est-il venu à votre connoissance que M. Rose[332], qui étoit le
premier secrétaire de M. le cardinal Mazarin, fut un de ceux qui furent
le plus épris de ses beautés, et que l'ayant fait lire à Son Eminence,
Elle en fut aussi touchée si vivement, et de celles de l'esprit qui les
avoit produites, qu'Elle commanda à M. Colbert, qui étoit alors son
intendant et le principal ministre de sa maison, de le mettre au nombre
des hommes extraordinaires dans les sciences et dans les belles-lettres,
à qui Elle donnoit pension. Cet intendant de la maison de Son Eminence
exécuta promptement cet ordre, et envoya à M. Costar une lettre de
change de cinq cents écus, qui fut acquittée par le receveur des tailles
de l'élection du Mans, pour le premier paiement de cette pension.

  [332] Toussaint Rose, secrétaire de Mazarin, ensuite secrétaire
  particulier de Louis XIV, dont il avoit _la main_, président à la
  Chambre des comptes de Paris, et membre de l'Académie françoise,
  parce que cette compagnie lui dut l'honneur de haranguer le Roi,
  mourut en 1701.

Le billet d'avis que lui écrivit M. Colbert ne contenoit que peu de
mots, et ne lui faisoit point entendre d'où ni comment lui venoient ce
bien et la lettre de change qui y étoit jointe. M. Costar n'en eut pas
moins de joie que d'étonnement. Il ne se contenta pas d'en faire son
remercîment à M. le cardinal Mazarin, par la lettre qui commence son
premier volume; il fit aussi une lettre à M. Colbert, par laquelle il
lui témoigna qu'il ne lui étoit pas seulement obligé de l'avis qu'il lui
avoit donné, et du soin qu'il avoit pris de lui envoyer la lettre de
change; mais il lui rendit encore mille très-humbles grâces de ses bons
offices auprès de Son Eminence, croyant lui devoir le bienfait dont Elle
venoit de l'honorer. M. Costar agit en cela, dans l'opinion qu'il eut
qu'encore que M. Colbert et lui ne se fussent point connus auparavant,
il étoit arrivé heureusement pour sa bonne fortune, que ce premier
ministre de celui qui l'étoit de tout le royaume avoit été touché du
mérite de son livre, et que c'était ce qui l'avoit porté à le faire
valoir auprès de son patron, qu'il savoit avoir de l'affection pour les
gens habiles et savants, et aimer à les favoriser en répandant sur eux
ses libéralités[333].

  [333] On lit dans le _Menagiana_: «La _Défense de M. de Voiture_
  lui acquit (_à Costar_) une grande réputation, parce qu'on la
  trouvoit mieux écrite que les lettres de M. de Balzac et que
  celles de Voiture, de qui il prenoit le parti. Cela fut cause que
  M. le cardinal Mazarin lui fit écrire par M. Colbert qu'il lui
  donnoit une pension de cinq cents écus, et le chargeoit de lui
  dresser un rôle des personnes de lettres. J'y travaillai pendant
  trois mois, parce qu'il s'en rapporta à moi, qui avois plus
  d'habitude que lui à Paris, et plus de connoissance de ceux qui
  étoient dans les provinces. Cela ne produisit rien pour lors;
  mais M. Colbert, quelques années après, fit des libéralités
  non-seulement aux personnes de lettres de France, mais encore aux
  étrangers.» (_Menagiana_, éd. de 1715, t. 1er, p. 290.) Il est
  singulier que l'auteur de la Vie de Costar ne parle pas de cette
  circonstance. On a imprimé dans la _Continuation des Mémoires de
  littérature et d'histoire_ (par le père Desmoletz, Paris, 1726;
  t. 2, 2e partie, p. 317) un _Mémoire des gens de lettres célèbres
  de France, par M. Costar_. Cet ouvrage paroît avoir été fait avec
  Ménage. Si ce dernier y a eu part, il n'y a pas fait preuve de
  modestie, car voici comment il y est placé: «Les plus savants en
  beaucoup de choses et les plus universels sont: _Bignon_, avocat
  général.... etc. _Ménage. On lui feroit injustice si on ne le
  mettoit pas immédiatement après cet excellent homme, car il est
  un second prodige de science._» (Page 332.) Costar n'est pas même
  nommé dans cette nomenclature. On a de Chapelain un _Mémoire de
  quelques gens de lettres vivants en 1662_, imprimé en 1726 dans
  les _Mémoires du P. Desmoletz_, t. 2, première partie, p. 21, et
  dans les _Mélanges de littérature tirés des lettres de
  Chapelain_, p. 181. La Société des Bibliophiles françois a publié
  en 1826 les _Gratifications faites par Louis XIV aux savants et
  hommes de lettres depuis 1664 jusqu'en 1679_. Ces dons ont été
  faits par les mains de Colbert, d'après les renseignements qui se
  trouvoient dans les deux Mémoires que l'on vient de citer.

Cependant M. Colbert ne voulut point s'acquérir à faux titre ce mérite
auprès de M. Costar, et pour le tirer de son erreur, il l'assura qu'il
n'avoit nulle part au bien que M. le cardinal avoit voulu lui faire; et,
soit qu'il ne sût pas en effet qui avoit porté Son Eminence à cette
libéralité, ou qu'il ne voulût pas se donner la peine de lui en conter
l'histoire, il se passa beaucoup de temps avant que M. Costar découvrît
celui qui étoit la première cause de cette bonne fortune; mais enfin, M.
de Pinchesne, qui étoit connu de M. Rose, et qui le voyoit quelquefois,
ayant su de lui-même qu'il avoit mis la _Défense_ des ouvrages de son
oncle entre les mains de Son Eminence, après lui avoir fait naître
l'envie de la lire, par les louanges qu'il lui avoit données, lui manda
comment la chose s'étoit passée, et le bonheur qu'il avoit eu de plaire
à cet honnête homme. Il ajouta à ce récit que M. Rose étoit un très-bel
esprit, qui avoit un goût fin et délicat, pour connoître, en ces sortes
de productions, ce qu'il y avoit de bon et de mauvais, d'extraordinaire
et de commun, d'exquis et de médiocre, et que, sans être touché de cette
basse et maligne envie, qui est le vice auquel la plupart des gens
d'esprit sont le plus sujets, il avoit bien voulu lui rendre toutes
sortes de justice, et faire valoir le plus obligeamment du monde son
travail. M. Costar apprit toutes ces choses avec bien de la joie: dès ce
temps-là il commença d'écrire à M. Rose[334]; et comme celui-ci étoit
fort sensible au mérite des beaux esprits, fort honnête et fort
obligeant, ils lièrent ensemble une correspondance assez étroite.

  [334] _Voyez_ la lettre 68e de Costar, p. 172 de la 1re partie de
  ses _Lettres_.

Mais M. Costar, qui fut bientôt informé de ce que pouvoit M. Colbert
auprès de M. le cardinal Mazarin, et combien ses rares qualités l'en
faisoient considérer, s'attacha à lui faire sa cour plus
particulièrement qu'à tout autre, n'ignorant pas qu'en matière de bien
conduire ses intérêts et de les avancer, celui qui est le plus capable
de les soutenir et d'en procurer le succès doit recevoir les premiers
hommages[335].

  [335] L'aveu est naïf. Les fades éloges dont regorgent les
  lettres de Costar étoient en raison des services qu'il pouvoit
  attendre de ceux auxquels il les adressoit.

Dans cette même conjoncture, M. le cardinal voulut que l'on fît des
réponses à quelques écrits qui avoient été publiés en faveur de M. le
cardinal de Retz, détenu prisonnier au bois de Vincennes; il jugea que
M. Costar étoit l'écrivain le plus habile qu'il pût employer pour
travailler sur ce sujet, et il chargea M. Colbert de lui en écrire et de
lui envoyer les mémoires qui lui étoient nécessaires. Aussitôt qu'il les
eut reçus, il s'acquitta de cette commission fort vite et parfaitement
bien; en sorte qu'on lui témoigna qu'on étoit tout-à-fait content de son
ouvrage. Cela lui donna moyen de lier plus de commerce avec M. Colbert,
qui lui fit toujours paroître tant d'estime et d'affection, en
l'assurant de la bienveillance de Son Eminence, qu'il ne douta plus
qu'il n'eût toute la faveur qu'il pouvoit désirer dans les bonnes grâces
du premier ministre de l'Etat; et comme il est naturel à l'homme, et
surtout aux poètes et aux orateurs, de prendre aisément de l'orgueil, il
en conçut une telle opinion de lui-même qu'il ne crut plus pouvoir
retenir avec justice, à l'ombre de son cabinet, aucune ligne de tout ce
qu'il avoit jamais écrit et de ce qu'il écriroit à l'avenir. Cette
pensée, dont il remplit son imagination, fit naître dans son cœur un si
violent amour pour l'impression, que rien ne fut capable de l'éteindre
que la mort. Il me disoit à ce sujet ces deux vers d'une épigramme de
Martial qu'il s'appliquoit à lui-même:

    _Post me victuræ, per me quoque vivere cartæ
      Incipiant; cineri gloria sera venit._

Ce fut ce qui l'obligea à faire paroître par la voie de l'impression ses
_Entretiens_ avec M. de Voiture, avec M. de Balzac, et avec un chanoine
d'Angers nommé Seurhomme[336], qui n'eurent pas le même succès que la
_Défense_, parce qu'ils ne parurent pas aux savants assez remplis de
doctrine, et que ceux qui n'avoient qu'un médiocre savoir ne les prirent
que pour des lieux communs qui ne pouvoient pas être d'une grande
utilité, quoiqu'ils fussent élégamment écrits et mis ensemble avec
beaucoup d'esprit; ils les jugèrent plus propres à des écoliers qui
sortoient de leurs classes, et qui commençoient à entrer dans le monde,
pour leur faire naître ou pour leur conserver quelque amour pour les
lettres, qu'aux personnes qui y étoient déjà entrées, et s'étoient
acquis de plus solides connoissances. M. de Balzac même, qui étoit entré
dans cette sorte d'Entretiens avec lui, et qui les avoit regardés dans
le temps seulement comme un jeu de la mémoire et de la facilité de se
servir des choses qu'on y avoit mises, n'approuvoit pas non plus ce
genre d'écrire, surtout pour le tirer du commerce particulier d'un petit
nombre de gens à qui il plaît, pour le donner au public, qui n'en a que
faire, et à qui il ne peut être que d'un médiocre divertissement. Cet
illustre s'en est expliqué en ces termes, dans une de ses lettres, en
parlant à M. Conrart: «Vous connoissez M. Sarazin, c'est pourquoi je ne
vous fais point son éloge; mais, puisque vous voulez savoir ce que c'est
que notre commerce, je vous envoie les lettres que j'ai reçues de lui,
la dernière desquelles est un grand discours à la façon de M. Voiture et
de M. Costar, quand ils traitoient ensemble de leurs communes études. Je
ne désapprouve pas le bon ménage du latin dans certaines compositions
françoises; mais, à vous dire le vrai, cette profusion ne me plaît pas,
et si ce n'est pédanterie, c'est quelque chose qui lui ressemble[337].»

  [336] Il étoit chanoine de l'église d'Angers et chancelier de
  l'Université de cette ville. (_Lettres de Costar_, p. 637.)

  [337] Lettre à Conrart, du 3 mars 1653. (_OEuvres de Balzac_, t.
  1er, p. 967.)

Cependant M. Costar, préoccupé du mérite de ces sortes de lettres,
toutes farcies de passages d'auteurs de différentes langues, s'étoit mis
en tête qu'elles charmeroient les lecteurs, et qu'elles leur donneroient
une merveilleuse opinion de son esprit, de sa mémoire et de sa grande
lecture, aussi bien que de l'adresse et du choix judicieux avec lesquels
il avoit mis ensemble tant de choses diverses, qu'il appeloit curieuses
et rares; et parce qu'il ne crut pas qu'il y en eût suffisamment pour
fournir un juste volume, il s'avisa d'y joindre des billets qu'il fit
exprès sous son nom et sous celui de M. de Voiture, qui n'étoit plus
vivant[338], comme s'ils eussent servi auparavant à leur commerce, et
qu'ils se fussent trouvés parmi ses autres papiers, dans une recherche
particulière qu'il en avoit faite pour le bien du public.

  [338] Ainsi voilà Costar déclaré faussaire par son apologiste!


Aussitôt qu'il eut fait distribuer ce livre à ceux à qui il crut devoir
le donner, il s'appliqua à composer la _Suite de la Défense de M. de
Voiture_; et comme ce qu'il avoit d'esprit étoit vif et facile, et que
sa mémoire et les magasins qu'il avoit faits dans ses extraits tenoient
à sa disposition toutes sortes de matériaux, il y employa fort peu de
temps.

Cet ouvrage, monsieur, vous fut adressé, et si je ne me trompe, il vous
en envoya la copie pour la revoir et pour la mettre entre les mains de
l'imprimeur.

L'_Apologie_, qui fut faite avec une pareille promptitude, fut, de même
que les autres livres qui l'avoient précédée, présentée à Paris, par
quelques-uns de ses intimes amis, à toutes les personnes qu'il pensoit
ne lui être pas inutiles pour sa réputation et pour sa fortune,
particulièrement par M. son neveu Du Moslin à M. Fouquet, qui lui
témoigna par beaucoup d'accueil qu'il estimoit parfaitement son oncle.
Le neveu ne manqua pas de rendre bon compte à M. Costar de la charge
qu'il lui avoit donnée de voir ce ministre bienfaisant et généreux, et
il lui manda qu'il avoit lieu d'espérer considérablement des bonnes
grâces d'un homme qui étoit aussi libéral, et qui prenoit autant de
plaisir à obliger les gens d'esprit.

Ces bonnes nouvelles, et les avis que des amis lui donnèrent que, s'il
pouvoit obtenir des lettres d'historiographe du Roi, il seroit sans
doute assez heureux pour se faire payer des gages attachés à cette
charge, firent qu'il ne s'endormit pas dans une affaire si importante,
et, par la vertu de ses lettres, il obtint de M. le garde-des-sceaux
Molé qu'il lui scellât celles d'historiographe.

Ayant mis la chose en ce point, et ne restant, pour la conduire à
l'heureuse fin qu'il souhaitoit que d'avoir la faveur de M. le
surintendant, pour se faire coucher sur l'état, il s'adressa en cette
occasion à M. le duc de Bournonville, qu'il savoit avoir pris beaucoup
d'affection pour lui, et il le pria d'employer en sa considération le
crédit qu'il avoit auprès de M. le surintendant. Ne se contentant pas
encore des bons offices qu'il s'assuroit que M. le duc de Bournonville
lui rendroit, il écrivit directement à M. Fouquet[339] avec le plus
d'éloquence, de charmes et d'adresse qu'il put; et afin de ne rien
négliger dans une affaire qu'il avoit à cœur, il eut aussi recours à M.
de Pellisson, qui a toujours été un des hommes qui aiment le plus à
obliger toutes sortes de personnes, et qui d'ailleurs, ayant conçu pour
lui une estime non commune, se portait à le servir avec beaucoup de
zèle.

  [339] En envoyant l'_Apologie_ au surintendant Fouquet, Costar ne
  manqua pas de dire qu'_on avoit fait imprimer ce petit travail
  sans attendre son consentement_. Il n'y a pas de ruses de
  charlatan que Costar n'ait mises en usage. (Voyez ses _Lettres_,
  p. 71.)

Il parvint ainsi par ses journées, et par la peine et le soin qu'il en
prit, à se faire mettre sur l'état pour être payé des gages de douze
cents écus attribués à sa charge, et il les toucha non-seulement tandis
qu'il vécut, mais même jusqu'après sa mort; car lorsqu'elle arriva, le
terme de ces gages étant échu, M. de Pellisson voulut bien prendre le
soin de le faire toucher à M. Pauquet.

M. Costar avoit les lettres adressées à quantité de personnes de
qualités, en leur faisant présenter ce qu'il avoit fait imprimer de ses
ouvrages. Il avoit sa lettre de remercîment à M. le cardinal Mazarin,
sur la pension qu'il lui avoit donnée de cinq cents écus, ainsi que
d'autres écrites long-temps auparavant; il se mit à les revoir, à les
rajuster et à les embellir. Il en fit encore d'autres exprès, et en
assez grand nombre, comme sont particulièrement celles où il a employé
force passages d'auteurs, dont il avoit fait l'amas dès le moment que,
par l'ordre de M. le cardinal de Richelieu, il avoit voulu se mettre en
état d'écrire contre Saint-Germain. Il en fit diverses adressées à des
personnes de considération, à qui il crut faire de l'honneur et rendre
leur mémoire immortelle, se persuadant que ce leur seroit des lettres de
recommandation pour tous les siècles à venir. Entre celles-là sont
particulièrement celles qu'il a adressées à M. l'abbé de Lavardin, à
madame la marquise de Lavardin, belle-sœur, et à madame la comtesse de
Tessé, sœur de ce prélat; en un mot, il fit son premier volume[340] de
toutes ces lettres adressées aux personnes les plus qualifiées.

  [340] Imprimé à Paris, chez Augustin Courbé, 1657, in-4º. Il ne
  porte pas d'indication de _premier_ volume, ni de _première_
  partie. Les deux volumes des Lettres de Costar sont devenus fort
  rares. Nous ne les avons trouvés qu'à la Bibliothèque du Roi.

Vous ignorez moins que moi, monsieur, qu'on jugea diversement de ce
volume de lettres, et qu'elles n'eurent pas le bonheur de plaire
également à toutes sortes d'esprits; mais avez-vous su que, se disposant
l'année d'après à en donner un second volume, quelques-uns de ses amis
de Paris lui voulurent faire entendre, aussi bien que vous, que le
premier volume suffisoit? Ils lui insinuoient avec délicatesse qu'il ne
devoit point faire paroître ce second volume; qu'il y avoit une satiété
des meilleures et des plus excellentes choses pour le public, qui étoit
fort sujet au dégoût de ce qui ne lui étoit plus rare, et qu'il venoit à
posséder avec trop d'abondance; enfin, que ce public avoit eu
l'injustice de ne pas donner au premier volume toute l'approbation qu'il
auroit méritée. M. Costar se moqua de leur avis, comme s'ils eussent été
envieux et jaloux de sa gloire. M. du Mans même et madame de Lavardin
lui voulurent faire considérer que les livres comme les hommes avoient
leur Fortune; que lorsqu'ils sortoient en trop grand nombre des mains
d'un auteur, elle s'en trouvoit importunée et leur tournoit souvent le
dos, pour les laisser impitoyablement périr dans la poussière de la
boutique du libraire. Et ce prélat et cette dame, remplis de bon sens,
connoissant très-bien que les premières lettres n'avoient été que
très-médiocrement reçues, voyoient clairement que les secondes ne
pourroient avoir qu'un mauvais succès, ce qui les obligea de lui
alléguer là-dessus les sentiments particuliers de quelques personnes
qu'il connoissoit lui-même pour être de bon goût et de beaucoup de
jugement. Tout cela ne fit que blanchir contre la résolution qu'il avoit
prise; il les repoussa même rudement, et il me dit, après qu'ils furent
sortis de la chambre, qu'ils ne s'y connoissoient point, ou qu'ils
s'arrêtoient au mauvais jugement de quelques gens véritablement du
monde, mais sans capacité, et qui n'avoient rien du goût fin et délicat
de la meilleure et de la plus exquise cour, à laquelle il était assuré
que ce qu'il faisoit avoit le bonheur de plaire. J'avois dessein de lui
faire connoître que j'étois de l'opinion du prélat et de la dame; mais
je vis évidemment par ce discours, plein de dépit et d'aigreur, que ce
que je pourrois lui dire à ce sujet ne seroit pas capable de le faire
revenir de son entêtement, et ne feroit que redoubler sa colère. En
effet, comme l'estime qu'on a de soi-même, quand l'orgueil l'a produite,
s'oppose avec force et opiniâtreté à ce qui la combat, tout ce qu'on lui
put dire ne fit que le presser davantage de publier son second volume de
lettres; et, s'il eût vécu plus long-temps, il n'y a point de doute
qu'il n'eût toujours fait de ces sortes de présents au public. Il
pouvoit lui en être d'autant plus libéral, qu'outre la merveilleuse
facilité avec laquelle il composoit, il étoit encore extrêmement aidé
dans ses études par un jeune homme natif de Saint-Calais, en cette
province du Maine, qui s'appelle Depoix, qui est plein d'esprit, et qui
lui lisoit tout ce qu'il vouloit, sans prendre jamais un mot pour
l'autre, d'une voix nette et claire, et qui faisoit paroître qu'il
entendoit fort bien ce qu'il lisoit avec tant de grâce; mais, quoique ce
jeune homme le servît très-utilement dans cet emploi, M. Pauquet étoit
toujours celui sur lequel il s'appuyoit particulièrement, et qui lui
rendoit les plus grands et les plus importants secours dans toutes ses
écritures, dont il avoit besoin de conserver jusqu'aux moindres lignes
et aux moindres syllabes. Elles méritoient aussi sans doute qu'on en eût
ce soin; car elles lui avoient été si utiles, qu'elles lui avoient
produit dix mille livres de rente; elles lui avoient donné pour près de
douze mille francs de vaisselle d'argent, et pour une somme considérable
d'autres meubles, qui lui pouvoient servir et pour le nécessaire et
pour le plaisant[341].

  [341] Ceci fait souvenir de Philippe Desportes, dont un seul
  sonnet fut payé par Henri III d'une riche abbaye. Ce passage de
  la _Vie de Costar_ a déjà été cité, t. 4, p. 91.

C'est ce qui l'obligea de songer à trouver les moyens de faire voir à ce
domestique qu'il étoit sensible aux marques qu'il lui donnoit de son
zèle infatigable. En effet, il ne laissa pas de le faire son légataire
universel, quoiqu'il reconnût en lui un notable défaut, qui étoit une
passion invincible et ardente pour le vin. Il le retenoit néanmoins en
quelque sorte, et apportoit quelque modération à cette passion, en ne
lui permettant que le moins qu'il se pouvoit de se dérober à sa vue,
pour lui ôter l'occasion de s'enivrer, qu'il ne manquoit jamais de
saisir de quelque façon qu'elle se pût présenter. M. Costar, cependant,
n'avoit point de propres, et il n'auroit pu lui donner que la moitié de
ses meubles, l'autre moitié demeurant nécessairement, selon la coutume
du Maine, pour tenir lieu de propres à l'héritier; mais, pour y obvier,
il chargea M. Pauquet de lui acheter quelque petit fonds pour son neveu
Coustart, le curé de Gesvres, afin de se mettre en liberté de disposer
de toute autre chose à sa fantaisie. Cette commission étoit trop
avantageuse à M. Pauquet pour qu'il ne s'en acquittât pas avec
diligence, et, en peu de temps, il trouva ce petit fonds dans la
paroisse de Saussay, dont il étoit curé. Il coûta quatorze ou quinze
cents livres, ce qui fut sans doute la somme à laquelle il eut de sa vie
le moins de regret, par le grand profit qui lui en revenoit. Il pensa
d'ailleurs qu'il rachèteroit un jour ce bien pour moins de moitié du
juste prix, du neveu qui étoit homme à se contenter de peu d'argent
comptant, et incapable de savoir la valeur de la chose, et d'oser la lui
refuser pour ce qu'il lui en offriroit.

De sorte que M. Costar se voyant ainsi libre de disposer de tous ses
meubles, il donna généralement à M. Pauquet tout ce qui lui en pourroit
appartenir lors de son décès, ce qu'il fit par un testament passé devant
un notaire, le neuvième jour du mois de juin 1659, à la charge
d'acquitter certains services qu'il ordonna être faits en plusieurs
églises de la ville, outre ceux qu'on fait d'ordinaire dans l'église
cathédrale, pour les chanoines et dignités qu'on y enterre, aux dépens
de leur succession, et de donner à ses autres domestiques certaines
récompenses de leurs services, qui étoient spécifiées par ce même
testament dont il me fit l'exécuteur.

Pour ne point entrer dans le détail de toute cette disposition
testamentaire, qui ne pourroit que vous être ennuyeuse, je vous dirai
seulement qu'elle montoit à une somme assez considérable. Celle de
toutes les églises qui y eut plus de part fut l'église paroissiale de
Niort, dont il étoit curé. Comme il en avoit reçu beaucoup de bien, il
se crut obligé de lui donner plus de marques de sa reconnoissance.

Ce fut M. Pauquet qui lui fit faire toutes ces choses et qui en ordonna
comme il voulut. Il ne disposa pas néanmoins si absolument de ce qui
regardoit le valet de chambre, qui s'appeloit Dugué, et qui s'étoit
attaché avec beaucoup d'assiduité et de zèle au service de son maître,
après l'avoir servi dès son bas âge comme laquais. Il s'étoit encore
depuis beaucoup fait aimer de son maître, par les secours importans
qu'il lui avoit continuellement donnés dans sa goutte et dans toutes
ses autres incommodités. M. Costar lui donna tous ses habits et le linge
de sa garde-robe, sans y comprendre les surplis, rochets, aumusses et
autres habits d'église; cette réserve d'habits d'église fait voir que
dès ce temps-là M. Pauquet lui avoit donné la pensée de le faire son
successeur. Il voulut de même que ce valet de chambre eût cinq cents
livres, outre ce qui lui pourroit être dû de gages lors de son décès.

En ce qui étoit de son neveu Coustart, qu'on appeloit d'ordinaire M. Du
Coudray, quoique M. Costar n'eût pas beaucoup d'estime pour lui, il ne
laissoit pas d'avoir quelque inclination naturelle qui le portoit à ne
le pas abandonner entièrement, et à lui faire quelque bien. Ainsi il
obligea M. Pauquet, son donataire universel, à lui faire part de la
somme de deux mille livres payables six mois après son décès; et il
laissa trois cents livres à son lecteur, avec un habit de deuil.

Lorsqu'il disposa ainsi de ce qu'il possédoit de meubles, pour sa
dernière volonté, il se portoit si bien que, dans l'amour tendre qu'il
avoit pour la vie, il auroit aisément pensé comme le pape Paul III,
qu'il se pourroit faire que Dieu commenceroit par lui à donner
l'immortalité aux hommes, ou du moins qu'il le réserveroit après la fin
de tous les siècles, pour faire l'épitaphe du monde, malgré ses gouttes
qui l'attaquoient souvent, et qui l'obligeoient de dire en riant que la
plus ordinaire de ses occupations étoit de se défaire et de se refaire;
car quand elles l'avoient quitté il reprenoit l'embonpoint que la fièvre
lui avoit ôté. Comme il étoit sanguin et qu'il avoit la peau délicate,
son teint, d'ordinaire assez vif, revenoit facilement, et il sentoit du
plaisir de se voir ainsi remis, ayant toute sa vie été fort aise de
paroître beau, et mis quelque soin à joindre l'art de l'ajustement aux
grâces de la nature. Cependant, son principal artifice étoit la bonne
chère qu'il entretenoit par un excellent cuisinier à ses gages, depuis
que M. du Mans étoit retourné à Paris, et qu'il faisoit sa dépense.

Il étoit grand mangeur comme presque tous les goutteux, mais il buvoit
peu de vin. Il régaloit volontiers, par des repas aussi délicats
qu'opulens, les personnes de qualité et de mérite qui, passant par le
Mans, lui faisoient l'honneur de le visiter. Vous savez, monsieur,
comment il vous reçut un jour, qu'après vous être entretenus, en gens
pleins de savoir et de grandes connoissances dans les belles-lettres, ce
que vous aviez fait l'un et l'autre sur les vers de Malherbe, vous en
ayant donné l'occasion. Un de nos archidiacres[342] qu'il avoit invité
pour vous faire compagnie, et qui avoit été présent à votre
conversation, sans avoir pu y prendre part, nous dit agréablement, quand
on fut près de se mettre à table, qu'afin de pouvoir se vanter d'avoir
parlé latin avec les doctes, il alloit dire le _Benedicite_, et que
l'ayant commencé et récité jusqu'à la moitié, il ne put achever, et il
se trouva qu'il l'avoit oublié. Cet événement ne fut pas moins plaisant
qu'il nous parut singulier dans une personne de beaucoup d'esprit, qui
ne manquoit pas de mémoire, et qui savoit fort bien la langue latine,
dans laquelle il faisoit avec facilité des vers médiocres, et dont le
talent étoit d'être bon goguenard de province; mais enfin, sa mémoire,
qu'il n'avoit pas exercée sur le _Benedicite_, s'en vengea et lui joua
ce mauvais tour en bonne compagnie[343].

  [342] M. Lair. (Note écrite anciennement sur le manuscrit.)
  Ménage appelle cet ecclésiastique M. Du Loir.

  [343] Ménage raconte ainsi cette anecdote:

  «M. Du Loir, official du Mans, n'étoit pas grand latin, mais il
  étoit facétieux. Un jour que j'étois au Mans, chez M. Costar, qui
  tenoit table ouverte, et qui l'avoit fort bonne et délicate, M. Du
  Loir s'y trouva pour dîner. Nous nous entretînmes fort long-temps
  de grec et de latin, M. Costar et moi, jusqu'à ce qu'on eût servi.
  M. Du Loir, qui n'avoit point eu de part à notre conversation,
  dit: Messieurs, afin qu'on ne dise pas que j'aie été si long-temps
  sans parler latin, permettez-moi de dire le _Benedicite_. Sa
  demande étoit si juste qu'il eut toute permission de faire ce
  qu'il vouloit. Il dit _Benedicite_; nous répondîmes _Dominus_; il
  continua _nos et ea_......; mais la mémoire lui ayant manqué, il
  en demeura là et n'en dit pas davantage. Nous en rîmes et nous
  nous mîmes à table.» (_Menagiana_, Paris, 1715, t. 1er, p. 283.)

Ces repas, monsieur, outre l'abondance et la délicatesse que sa bourse
et l'habileté de son cuisinier y pouvoient fournir, avoient tout
l'ornement que le beau linge et un riche buffet garni de toutes sortes
de vaisselles d'argent y pouvoient donner. Comme il étoit homme
d'affectation et tout composé, tout y étoit dans un arrangement qu'on ne
pouvoit troubler sans lui faire beaucoup de peine; et afin de faire voir
que rien ne lui manquoit, il se plaisoit à faire entrer dans les
services du vin d'Espagne, du rossolis et autres liqueurs, des jambons
de Mayence ou de Bayonne, et d'autres choses rares pour le pays du
Maine, que ses amis de Paris lui envoyoient en échange de plusieurs
gelinotes de Mezeray, que vous avez dit être beaucoup meilleures que
l'histoire de ce nom.

S'il contentoit en cela sa vanité qui lui persuadoit que c'étoit faire
voir son mérite et la beauté de son esprit, que de montrer les fruits
qu'ils lui avoient produits, il y trouvoit aussi quelque chose
d'agréable en restant long-temps à table au milieu de la liberté et de
la joie qui accompagnent un grand repas.

Quand il mangeoit à son ordinaire, sans autre compagnie que celle de son
disciple, M. le marquis de Lavardin, de son neveu, de M. Pauquet et de
moi, qui étois son pensionnaire, il ne demeuroit qu'une heure à table.
Aussitôt qu'il en étoit sorti, s'il avoit quelque visite à faire dans la
ville, il montoit à cheval pour y aller, et les dernières années il se
faisoit porter dans une chaise propre et élégante qu'il avoit fait venir
de Paris. Quand il ne sortoit point, après s'être tenu une heure ou une
heure et demie assis, il se promenoit dans la chambre, appuyé sur un
bâton, et le plus souvent sur les bras d'un laquais, ou sur ceux de son
lecteur ou de M. Pauquet. Après cet exercice, qui étoit grand pour lui,
parce qu'il avoit de la peine à marcher, il se mettoit à l'étude, ce qui
étoit le plus ordinairement à cinq heures du soir, et il continuoit
jusqu'à huit, soit qu'il se fît lire, ou qu'il composât quelque lettre
ou tout autre ouvrage qu'il eût entrepris. Il ne travailloit que bien
rarement après le souper, et il employoit ce temps-là à entretenir M. de
Lavardin sur ses leçons, ou à quelque conversation qu'il lioit avec nous
agréablement et avec gaîté jusqu'à dix heures qu'il s'alloit coucher;
mais c'étoit particulièrement les matinées qu'il donnoit depuis sept
heures jusqu'à onze à la lecture et à la composition de ses ouvrages, ne
souffrant que rarement qu'on le vînt interrompre, et refusant pour cela
sa porte presque indifféremment à tout le monde. Il nous disoit
là-dessus qu'il étoit fâché de ne se pas laisser voir aux personnes qui
lui faisoient l'honneur de le venir chercher; mais qu'il l'auroit été
encore davantage de quitter son travail dans le temps que son esprit et
son imagination le lui rendoient facile, et le mettoient en état de lui
donner la beauté et les grâces dont il étoit susceptible.

Depuis onze heures jusqu'à midi, il faisoit répéter à M. le marquis de
Lavardin les leçons qu'il lui avoit données à apprendre, et le soir,
vers cinq heures, il reprenoit avec lui les mêmes exercices. Voilà ce
qui étoit réglé à l'égard de l'instruction qu'il donnoit à cet enfant.
Il prenoit outre cela beaucoup d'autres heures pour l'entretenir, comme
au sortir du dîner et du souper et en quelques promenades qu'il faisoit
avec lui, dans le jardin ou dans la chambre.

Le dernier des ouvrages auquel il s'appliqua fut ce qu'il appeloit son
_Tacite_. Il estimoit singulièrement cet auteur, comme plein de force et
de vigueur, c'est-à-dire d'esprit, de pénétration, de sens, de jugement
et d'une connoissance pure et nette des différentes inclinations des
hommes, de l'inégalité qui se trouve dans leurs divers tempéramens, des
mouvemens infinis que leur causent leurs intérêts, et enfin du bien et
du mal où ils se portent par toutes les passions qui les dominent. Il
avoit travaillé pendant presque toute sa vie à bien entendre cet auteur,
à pénétrer dans la profondeur du sens qui y est contenu, et à éclairer
son entendement des vives et rares lumières qui y brillent. Il s'étoit
appliqué avec soin à en traduire les plus beaux endroits, et à faire
différentes réflexions sur les matières qui s'y rencontrent.

Il n'eut pas plus tôt donné son second volume de lettres[344], qu'il
forma le dessein de revoir tout ce qu'il avoit déjà fait sur les
ouvrages de ce grand maître dans l'art de la politique et dans la
science de juger des divers esprits des hommes pour les gouverner et les
conduire. Il se mit à y travailler tout de nouveau, et à faire des
discours savans pour montrer l'importance des sujets qui y sont traités,
tant en ce qui regarde la morale que le gouvernement des Etats, et
généralement tout ce qui appartient à la vie civile. Il ne se proposoit
pas de traduire de suite cet auteur; il vouloit n'en donner que des
extraits qu'il auroit joints ensemble par des liaisons agréables, qui en
auroient fait un corps entier, et qui l'auroient fait paroître de toute
autre manière qu'une simple traduction ou qu'un commentaire; car il
n'avoit garde de vouloir marcher sur les traces de quantité d'excellens
hommes, qui ont traduit Tacite de tant de manières qu'on ne sait plus
lesquels choisir. En effet, quand il est question d'éclairer quelqu'un
qui s'attache à lire ces histoires, il se trouve si ébloui des diverses
et inégales lumières de leurs traductions et de leurs commentaires,
qu'il n'y voit plus goutte. Sa vue naturelle lui auroit plus
distinctement fait remarquer chaque chose, s'il avoit voulu s'en servir,
sans avoir recours à celle de ces guides ambitieux de montrer leur
savoir et leur étonnante lecture.

  [344] Ce volume fut publié en 1659, in-4º. Il porte l'indication
  de _seconde partie_.

Il commença ce travail qu'il avoit résolu de dédier à M. le cardinal
Mazarin, et dont il prétendoit faire son chef-d'œuvre, dès les premiers
jours de l'année 1659, par la traduction de la Vie d'Agricola. Il
occupa M. Pauquet à mettre en ordre ce qu'il lui avoit dicté, ou fait
copier, et à chercher, dans le grand nombre de ses lieux communs et de
ses extraits, ce qui pouvoit servir à son projet. Il se fit lire
cependant par son lecteur quantité de nos historiens françois, tant de
ceux qui n'ont donné que des Mémoires, que de ceux qui ont écrit des
corps d'histoire. Il ajouta à la lecture de ces historiens celle de
beaucoup de traités de politique en latin ou en françois, en italien ou
en espagnol.

Continuant ce travail interrompu par deux ou trois longs accès de sa
goutte, il s'aperçut vers la fin de l'année, que ses jambes s'enfloient
le soir, qu'elles ne revenoient plus le matin dans leur premier état,
comme elles avoient fait autrefois. Il remarqua que l'impression faite
avec le doigt y demeuroit des journées et des nuits entières, et qu'elle
ne s'effaçoit qu'avec un si long temps, qu'il étoit aisé de juger que la
chaleur naturelle y étoit presque éteinte sous le froid de l'humeur
hydropique qui s'en emparoit. Il sentit même quelque difficulté de
respirer, qu'on ne nomma _asthme_, non plus que l'enflure des jambes
_hydropisie_, que lorsque l'une et l'autre de ces maladies commencèrent
à se trouver si bien établies, que tous les remèdes de la médecine
n'avoient plus assez de vertu pour les vaincre: ce fut vers la fin du
mois de janvier 1660.

Sa goutte le reprit, et il espéra d'abord, suivant l'opinion des
médecins et la sienne propre, que ce mal lui serviroit de remède, et que
les eaux qui s'étoient amassées dans ses jambes s'évacueroient avec la
fluxion de la goutte; mais cette goutte fut moins forte et moins longue
que d'ordinaire, et elle le laissa en plus mauvais état qu'auparavant.
Ainsi il se vit obligé de tourner ses espérances du côté du printemps,
espérant que cette belle saison ranimeroit sa chaleur naturelle, et que
la jeunesse de l'année renouvelleroit en lui les forces que l'âge avoit
moins affoiblies que la maladie, et sans se dire à soi-même comme Marot,
dans une occasion pareille, avoit dit à François Ier:

    Si je ne puis au printemps arriver,
    Je suis taillé de mourir en yver,
    Et en danger, si en yver je meurs,
    De ne veoir pas les premiers raisins meurs[345].

  [345] _Marot_, _Epître au Roy pour avoir été desrobé_.

Il se persuadoit qu'il seconderoit puissamment l'influence d'un air plus
doux, en se faisant porter exactement tous les jours dans sa chaise, au
défaut de ses jambes, que quelques nodus aux doigts des pieds lui
avoient depuis long-temps rendues de peu d'usage. Il prétendoit que le
secouement de sa chaise lui seroit un exercice qui, joint aux autres
remèdes, pourroit guérir son hydropisie. Quant à son asthme, il le
comptoit pour rien, et n'y vouloit seulement pas songer, alléguant
plusieurs exemples de gens qui avoient vécu très-vieux avec cette
maladie.

Il employoit ces faux raisonnemens à se tromper lui-même: il se laissoit
remplir de toutes les vaines espérances de guérison que lui donnoient
ceux qui l'approchoient, soit qu'ils lui parlassent de bonne foi, ou
pour satisfaire à la complaisance qu'on est particulièrement obligé
d'avoir pour les malades.

Tant que le froid de l'hiver dura, il ne sortit point de sa chambre, où
il se tenoit toujours près d'un bon feu. Il y continua de se faire lire
tout ce qui pouvoit servir au dessein de son Tacite. Il en composoit
même souvent certains endroits pour lesquels il se voyoit suffisamment
de matières amassées.

Aussitôt que les premiers beaux jours parurent, au mois de mars, il
sortit de l'évêché dans sa chaise, et alla jouir de leur douceur dans
les allées du jardin de M. le marquis de Lavardin, qui est dans un des
faubourgs de cette ville, fort peu éloigné de l'évêché. Il ne sortoit
point toutefois de sa chaise; il s'y faisoit porter et même secouer à
dessein par ses porteurs, que, moyennant une récompense, il obligeoit
d'aller une espèce de trot. Il appeloit cette dépense _le prix de sa
vie_. Comme nous nous trouvions dans le jardin, M. Pauquet et moi avec
le jeune marquis de Lavardin, lorsque les porteurs, pour se reposer,
l'avoient mis près du lieu où nous étions, nous nous entretenions avec
lui, tantôt sérieusement, tantôt avec enjouement, et cela lui faisoit
passer avec grand plaisir tout le temps qu'il y étoit.

Les premiers jours du mois d'avril, il fit fort beau; l'air se radoucit
extraordinairement, et cela fit penser à M. Costar qu'il devoit
désormais quitter la demeure de la maison épiscopale qui est sombre,
principalement dans les appartemens bas où il s'étoit logé pendant
l'absence de M. l'évêque, comme étant plus commodes que le sien, situé
tout au haut de la maison. Ainsi il se fit meubler le principal
appartement de la maison du jardin dont je viens de vous parler.

Il n'y avoit encore demeuré que pendant trois ou quatre jours, lorsque
le dixième de ce même mois d'avril, sur les quatre à cinq heures du
matin, il fut violemment attaqué d'un transport au cerveau, qui lui dura
une grande heure, et lui fit perdre tellement toute connoissance, qu'il
ne se souvint point, quand il en fut revenu, de ce qui s'étoit passé
durant tout l'accès, et qu'il ne sut le secours qu'on lui avoit donné,
que par le récit qu'on lui en fit. Il reçut ce secours fort à propos,
par le hasard qui voulut que son valet de chambre, qui s'étoit levé,
l'entendît faire quelque bruit; la garde-robe étant fort proche de sa
chambre, cela l'obligea d'y entrer et de s'approcher de son lit; et l'y
voyant tombé dans un évanouissement entier, il appela ceux de ses gens
qui se trouvèrent les plus proches, et ils s'employèrent tous à faire ce
qu'ils crurent le plus propre à le retirer de ce périlleux état.

M. Pauquet n'eut point de part à l'alarme des autres domestiques, ni au
secours qu'ils lui donnèrent. Il ne fut éveillé que lorsque son maître,
étant dégagé de ce transport au cerveau, l'envoya quérir, par un
laquais, à l'extrémité du jardin, où il logeoit dans un petit corps de
logis que M. Costar s'étoit fait ajuster sur des écuries, pour son
appartement, toutes les fois que M. du Mans venoit demeurer en ce
jardin; ce qui avoit donné occasion à celui-là même qui se trouva court
de mémoire en son _Benedicite_,[346] de faire sur-le-champ ces deux
vers:

    Ce Costar si fameux, cet homme sans égal,
    N'est donc que d'un étage au-dessus d'un cheval.

  [346] M. Lair. (_Voyez_ plus haut page 307).

M. Pauquet, à qui le laquais dit tout ce qui venoit d'arriver à leur
maître, le vint promptement trouver; et comme M. Costar, qui l'aimoit
fort, venoit d'apprendre le danger où on l'avoit vu, et qu'il en étoit
étonné, il s'attendrit extrêmement dès qu'il aperçut ce domestique. Il
versa même quelques larmes qui firent aussi pleurer M. Pauquet, et dans
ce mutuel sentiment dont ils se trouvèrent fort émus, le malade dit à M.
Pauquet que, s'il vouloit, il lui résigneroit tous ses bénéfices, comme
il lui avoit déjà assuré son autre bien par le testament fait en sa
faveur.

M. Pauquet, bien aise de cette proposition, mais en étant néanmoins
surpris, lui répondit, en pleurant autant de joie que de douleur, qu'il
ne devoit pas y songer, que son mal ne seroit rien, et qu'il ne le
croyoit pas en danger de mourir.

On me vint dire à l'évêché, où j'étois logé, la nouvelle de ce qui étoit
arrivé à M. Costar. Il étoit alors sept heures du matin. Je fus le voir
le plus tôt que je pus, et en entrant dans la cour du logis du jardin,
je rencontrai M. Du Chesné, médecin de grande réputation, qu'il s'est
acquise par une très-grande étude, et par une très-longue expérience
dans les choses de son art. Il en a fait paroître de considérables
effets en toutes sortes d'occasions, non-seulement sur des _âmes
viles_[347], à parler selon le monde, mais encore sur celles qui sont de
la plus précieuse matière et de la plus grande importance. Comme je vis
qu'il sortoit d'auprès du malade, je lui demandai ce qu'il en pensoit:
il me répondit, qu'à ne me rien dissimuler, il croyoit qu'il étoit
impossible de le guérir, y ayant dans l'asthme et dans l'hydropisie une
complication de maux qu'il avoit toujours reconnue plus puissante que
les remèdes; que tout ce qu'il pouvoit faire étoit de lui prolonger de
quelque peu sa vie. Il m'ajouta qu'il avoit dit la même chose à M.
Pauquet.

  [347] C'est le _faciamus experimentum in animâ vili_, dont
  Molière a fait justice.

Je quittai ce médecin, et je m'en allai dans la chambre du malade, où je
trouvai M. Pauquet. Il en sortit aussitôt que j'y fus entré, me laissant
seul avec son patron. Et comme je l'ai su depuis, M. Pauquet courut chez
un notaire de ses amis, logé dans le voisinage, pour lui faire dresser
une procuration _à résigner_, de tous les bénéfices de son maître, qui
étoient son archidiaconé, que nous appelons de Sablé, sa chanoinie et sa
cure de Niort.

Ce patron me conta cependant l'état auquel il s'étoit trouvé avant qu'il
se fît un transport au cerveau. Il me dit qu'il s'étoit éveillé après
avoir bien dormi, et que, se sentant extrêmement ému, il avoit tâché
d'appeler son valet de chambre; mais que, dans l'instant même, il
s'étoit trouvé saisi d'une foiblesse, et avoit perdu toute connoissance,
sans avoir souffert le moindre mal. Il continua de me dire que, revenant
de cet état auquel il avoit été insensible, il se trouvoit extrêmement
foible et fatigué, et qu'on lui venoit d'assurer qu'il avoit été
long-temps sans pouls, et presque sans haleine; qu'on l'avoit fort
tourmenté pour le faire revenir; que la vapeur qui lui étoit montée au
cerveau s'étant enfin dissipée, il avoit envoyé quérir M. Pauquet; qu'il
ne l'avoit pu voir sans être fort touché, et qu'il lui avoit même
proposé de lui résigner tous ses bénéfices; mais que ce pauvre garçon
(c'est ainsi qu'il me parla), avoit rejeté cette proposition qui lui
donnoit une trop terrible image[348].

  [348] Ce bon Pauquet n'en avoit pas moins été chercher le
  notaire.

Je louai sa bonté et sa reconnoissance pour les anciens et constants
services que lui avoit rendus M. Pauquet, et cela ne lui déplut pas; car
c'étoit l'homme du monde qui aimoit le plus passionnément les louanges,
et qui en donnoit aux autres le plus volontiers. Il en avoit fait une
habitude si grande, qu'il louoit le plus souvent sans sujet, et sans
apparence de sujet, parce qu'il tenoit pour maxime que le plus puissant
et le plus indubitable moyen de gagner les bonnes grâces des hommes, et
de s'en attirer l'approbation et les louanges, étoit de leur applaudir
en toutes manières, et sans craindre de les trop flatter; d'autant que
s'ils refusoient d'abord ces sortes de parfums, par le mouvement d'une
véritable et sincère modestie, ce qui étoit rare, ils ne laissoient pas
de s'y plaire à la fin, de s'en laisser toucher et de s'en entêter[349].

  [349] Les hommes sont assez sots pour que Costar ait souvent
  trouvé l'occasion d'appliquer son système, mais le donneur
  d'encens n'en demeure pas moins l'être le plus méprisé.

Cependant cette conduite, dont il avoit fait une si longue habitude
qu'elle lui étoit passée en nature, et que j'avois plusieurs fois
combattue inutilement, lui étoit fort désavantageuse, en ce que les
personnes de bon sens l'en estimoient moins, et le regardoient comme un
homme sans jugement, ou prostitué à toutes sortes de flatteries basses
et inconsidérées; outre qu'il étoit si doucereux, si ajusté, et si
également complaisant, qu'il y en avoit peu qui ne trouvassent sa
conversation, où le _non_ ne pouvoit trouver place, sans sel et trop
languissante, quelque chose qu'il y fît entrer, par sa mémoire ou par
son imagination, en sorte qu'on lui pouvoit dire, comme fit un ancien à
quelqu'un qui étoit toujours d'accord avec lui: «Répondez-moi une fois
_non_, afin que l'on puisse reconnoître que nous sommes deux.»

Revenons à ce qu'il me fit voir de bonne volonté pour M. Pauquet: comme
je ne le croyois pas si malade qu'il l'étoit, quelques réflexions que
j'eusse faites sur ce que m'avoit dit le médecin, et que je présumois
que M. Pauquet lui avoit parlé de bonne foi, je l'exhortai à prendre
courage et à ne se pas trop alarmer, afin que la gaîté de son esprit et
les agréables images qu'il lui fourniroit lui servissent de premier
remède. Nous étions sur ce discours, lorsque M. Pauquet m'envoya dire
qu'il y avoit quelqu'un dans la cour, qui désiroit me parler. Je sortis,
et j'y trouvai M. Pauquet lui-même. Il me demanda d'abord de quoi nous
nous entretenions, et lui en ayant fait le récit, je lui dis que je
croyois, sur ce que je savois que lui avoit déclaré M. Du Chesné, qu'il
avoit tort de ne pas accepter l'offre que lui faisoit son patron de le
faire aussi bien son successeur qu'il l'avoit déjà fait son héritier.

Il me répliqua qu'il avoit été surpris de cette proposition; que, dans
ce moment-là, il n'avoit pas eu le loisir de penser à ce qu'il devoit
faire, et qu'il avoit répondu sans songer à ce qu'il disoit, mais qu'il
me prioit de rentrer et de faire mon possible pour entretenir son maître
dans la bonne volonté qu'il avoit pour lui; qu'il venoit de donner ordre
à son notaire de dresser la procuration _à résigner_, et de la tenir
toute prête à signer; que ce notaire la lui apporteroit dans peu de
temps, et que je l'obligerois infiniment si je pouvois déterminer M.
Costar à la lui passer. Ce fut assez pour me donner dans cette affaire
toute l'ardeur nécessaire à la faire réussir, car j'avois pour M.
Pauquet une sincère affection. Je ne réfléchis pas alors sur ce procédé
où il y avoit plus d'intérêt que de véritable amitié, puisque M. Pauquet
n'étoit susceptible que d'une médiocre douleur, qui ne l'empêchoit point
de songer tranquillement à ses affaires, dans un temps où il auroit dû
avoir devant les yeux la perte d'un homme avec lequel il avoit passé
trente années, qui l'avoit sans cesse caressé, et lui avoit déjà fait de
grands biens.

Je rentrai dans la chambre du malade, et m'étant assis auprès de son
lit, il me dit qu'il se trouvoit de mieux en mieux, et qu'il s'assuroit
qu'en la belle saison où l'on entroit, les remèdes de son médecin, et
l'exercice qu'il feroit le tireroient entièrement de son hydropisie, qui
étoit ce qu'il y avoit de plus périlleux dans sa maladie. Je lui
répondis que l'hydropisie seule n'étoit pas extrêmement à craindre, que
de même l'asthme sans se guérir, en plusieurs personnes se portoit
longues années; mais que ce qui me faisoit de la peine étoit la
complication de ces deux maladies, et que bien que je ne le crusse pas
dans un extrême et pressant danger, je ne laissois pas de croire qu'il y
avoit à craindre; qu'au reste, ayant déjà commencé, par son testament, à
disposer de ses meubles en faveur de M. Pauquet, il feroit bien de
couronner cette bonne œuvre par la résignation de ses bénéfices, ainsi
qu'il en avoit eu la pensée. Il me répliqua que rien ne pressoit, et que
M. Pauquet ne le vouloit pas. Je lui repartis qu'on devoit toujours
être pressé de faire le bien, quand on le pouvoit faire avec autant de
justice; qu'il y auroit d'autant plus de grâce, qu'on ne l'en avoit
point sollicité. Au surplus, qu'en cette résignation, par laquelle il
donneroit à M. Pauquet une insigne preuve de sa bienveillance, et du
soin qu'il prenoit que ses longs services ne demeurassent pas sans
récompense, il ne couroit aucun risque de se voir dépouillé, parce que,
résignant ses bénéfices à un domestique, dans la maladie où il se
trouvoit, s'il en guérissoit, ce résignataire ne prendroit point
possession, et qu'ainsi il arriveroit heureusement qu'il auroit donné
tout ce qu'il pouvoit donner, sans se dessaisir, et sans qu'il lui en
coûtât rien; que, dans le cas que l'on ne devoit pas seulement
s'imaginer, où M. Pauquet seroit assez ingrat pour le vouloir
déposséder, le _regret_, qui avoit été en cas pareil jugé juste et
légitime, lui seroit assuré.

Ces raisons le touchèrent, et, par plusieurs autres que je lui dis
encore en faveur de M. Pauquet, que je croyois alors plus honnête homme
qu'il ne l'étoit en effet, j'obligeai M. Costar à me répondre qu'il
songeroit à ce que je venois de lui dire; qu'il verroit à l'après-dîner
ce qu'il auroit à faire, puisqu'il n'y avoit rien d'extrêmement pressé,
le départ du courrier pour Paris n'étant qu'au lendemain au soir; qu'il
voyoit bien cependant que j'étois un bon homme, plein d'une véritable
amitié pour M. Pauquet et pour lui, qu'il m'en étoit obligé, et qu'il
m'en remercioit.

Comme nous en étions là, M. Pauquet rentra dans la chambre pour dire à
son maître que quelqu'un de ses amis de la ville, qui avoit su ce qui
lui étoit arrivé, étoit venu pour en apprendre des nouvelles, et
désiroit de le voir, si cela ne l'incommodoit point. Le malade fut bien
aise de cette visite. On fit entrer son ami, et je le quittai pour m'en
aller à l'église. Il étoit alors neuf heures. Je revins vers les onze
heures, et je commençois à m'entretenir avec M. Costar qui s'étoit senti
assez fort pour se lever et s'habiller, quand le notaire vint apporter à
M. Pauquet la procuration _à résigner_.

M. Pauquet envoya à l'instant même un laquais, me dire à l'oreille qu'il
me prioit de passer dans la salle, ce que je fis fort vite; et là il me
mit entre les mains cette procuration, me priant de ne point perdre de
temps et de la faire signer le plus tôt possible. Étant rentré, je
ménageai les choses, de sorte, que je fis signer l'acte à M. Costar, et
je le signai moi-même comme témoin; mais je ne pris pas garde qu'il y
avoit deux clauses rapportées dans les marges, que je ne fis ni signer
ni parapher. M. Pauquet, à qui j'allai remettre la procuration dans
cette salle, où il m'attendoit avec impatience, ne prit pas garde, non
plus que moi, à ce qui y manquoit; mais le notaire, à qui il rendit
l'acte pour le parfaire en le signant, vit qu'il n'étoit pas revêtu de
toute la forme nécessaire, il le lui redonna, afin qu'il y fît ajouter
ce qui y manquoit. M. Pauquet s'adressa encore à moi pour cela, me
priant d'achever ce que j'avois commencé. Ce fut ce qui me donna le plus
de peine, car, outre que les nodus de la goutte ôtoient à M. Costar la
liberté d'écrire, et qu'il y avoit une peine très-grande, il lui étoit
sans doute passé dans l'imagination des choses contraires à ce qui
l'avoit porté à signer; de sorte que lui présentant une seconde fois la
procuration pour signer ce qui étoit rapporté dans les marges, il me dit
assez brusquement qu'il le feroit à son loisir, que rien ne pressoit, et
qu'aussi bien nous étions demeurés d'accord, lui et moi, qu'il falloit
écrire à M. du Mans avant toutes choses, par la reconnoissance qui
oblige indispensablement de rendre à son patron ce qui lui est dû, quand
il est question de disposer du bien qu'on en a reçu, et par la civilité
ordinaire, qui ne peut souffrir qu'on n'avertisse pas ce patron d'une
chose qui doit ensuite paroître à la vue de tout le monde, surtout quand
on est encore dans sa propre maison, et qu'on en reçoit tous les jours
de bons traitemens et des marques d'amitié.

Je répondis qu'en ce qui regardoit M. du Mans, son bienfaiteur et son
patron, je demeurois toujours dans la résolution que nous avions prise;
qu'il se devoit souvenir qu'il m'avoit dit qu'il lui écriroit, et qu'il
lui enverroit même sa procuration, en le priant de l'agréer et de la
faire mettre entre les mains du banquier pour l'envoyer en cour de Rome,
s'il trouvoit bon qu'il eût ainsi disposé du bien qu'il avoit reçu de
lui; que je croyois comme lui que la bonne volonté de ce prélat pour M.
Pauquet lui feroit approuver cette disposition, et qu'il le loueroit
d'avoir choisi pour son successeur un homme qui avoit toujours eu part
aux services qu'il lui avoit rendus, et qui, en beaucoup de rencontres,
avoit fait paroître toute sorte de zèle pour ses intérêts; qu'au reste,
s'il étoit d'un autre sentiment, il lui offroit de s'y soumettre
entièrement, et le prioit de lui prescrire ce qu'il désiroit; que pour
cela même il étoit besoin qu'il mît la procuration en état d'être
envoyée à M. du Mans.

Je parlai ensuite d'autre chose, et sortant peu après, je laissai l'acte
tout déplié sur une table auprès de laquelle il se mettoit dans une
chaise de brocatel de Venise[350] qu'il avoit fait faire pour lui servir
dans ses maladies; car il étoit bien aise de se montrer en toutes choses
propre, ajusté et opulent.

  [350] C'étoit une étoffe de coton ou de bourre de soie qui
  imitoit le brocard. (_Dict. de Trévoux._)

Le voyant l'après-dîner de meilleure humeur, je m'approchai de la table
et j'y maniai la procuration que j'y avois laissée. Je voulus par là
m'attirer sa demande de ce que je faisois, ne doutant pas que, de la
distance où j'étois, il ne faisoit qu'entrevoir les objets, sa vue étant
extrêmement courte, et qu'il seroit curieux de savoir quel papier
j'avois à la main. La chose réussit; et répondant à ce qu'il me
demandoit, je lui dis que c'étoit la procuration _à résigner_ ses
bénéfices; que je lui avois déjà fait entendre qu'elle étoit imparfaite,
en ce que son seing manquoit en deux endroits. Il me répliqua que je la
laissasse sur la table, et qu'il l'achèveroit.

Dans ce même temps-là, M. Pauquet entra dans la chambre, et je demandai
au malade s'il vouloit lui dicter la lettre qu'il avoit résolu d'écrire
à M. du Mans, me semblant qu'il étoit en état de le faire aisément, la
chose ne demandant pas de méditation pour un homme qui s'exprimoit aussi
facilement que lui. Il me repartit qu'encore que ce que je lui disois
fût vrai, néanmoins il ne se trouvoit pas à cette heure-là disposé comme
il eût voulu pour faire cette lettre, et qu'il espéroit être le
lendemain plus en humeur de la faire.

M. Pauquet prit la parole, et dit qu'il n'étoit point de besoin qu'il la
lui dictât; qu'il l'alloit faire lui-même; qu'il la lui feroit voir
ensuite, et qu'il l'adresseroit à madame la marquise de Lavardin, qui
étoit leur bonne amie, et qui avoit accoutumé de vouloir bien se charger
de toutes leurs requêtes, et d'en solliciter l'effet auprès de M. du
Mans. M. Costar approuva cette proposition, et M. Pauquet passa dans un
cabinet proche, où ils se retiroient d'ordinaire pour étudier et pour
écrire.

En ce temps-là M. Costar me demanda si j'avois une plume, et si je
voulois donc qu'il achevât ce qu'il avoit commencé. Ce mouvement lui
vint de ce que M. Pauquet s'offrit de le décharger de la peine de faire
une lettre, qui lui donnoit sans doute des images qui lui faisoient
peur; car si son esprit étoit beau, il étoit aussi fort petit et
très-foible; et d'ailleurs il est vrai que les moindres choses font
souvent des impressions dans notre imagination que les plus claires et
les plus fortes raisons n'y sauroient faire. Je lui répondis que j'en
allois quérir une. J'entrai pour cela dans le cabinet où étoit M.
Pauquet, à qui l'ayant demandée, il me la donna le plus vite et la
meilleure qu'il put, me témoignant une grande joie et un grand
ressentiment du soin que je prenois de ses affaires.

Quand j'eus donné cette plume au malade, il griffonna comme il put son
nom aux marges de cet acte, ainsi qu'il avoit déjà fait en le signant la
première fois; car il avoit les mains tellement nouées de gouttes, et si
tremblantes, que ce qu'il formoit de caractères étoit plutôt un
griffonnage que de l'écriture[351]. Il y avoit près de quinze ou seize
ans qu'il n'écrivoit plus du tout, si ce n'étoit seulement son nom, dans
les occasions où il ne pouvoit pas s'en dispenser.

  [351] Il est singulier que le notaire ait manqué à son devoir en
  ne recevant pas lui-même la signature de Costar. Une procuration
  _ad resignandum_ étoit, relativement aux bénéfices, une véritable
  donation entre-vifs, et par conséquent un acte très-important.

Cette affaire étant ainsi achevée, M. Costar avec M. Pauquet trouvèrent
à propos que j'écrivisse à madame la marquise de Lavardin le récit de
l'_accident_ qui étoit arrivé à M. Costar; il appeloit ainsi le violent
transport au cerveau que lui avoit causé son mal, et ils m'en prièrent,
M. Pauquet nous faisant croire qu'il manderoit seulement au nom de M.
Costar à M. du Mans la résolution qu'il avoit prise de le faire le
_résignataire_ de ses bénéfices, sous son bon plaisir. Nous crûmes qu'il
ne manqueroit pas à faire ce qu'il nous disoit. Il n'en fit cependant
rien, dans la crainte que ce prélat n'apportât quelque changement dans
cette affaire qui lui donnoit une extrême joie. Il s'efforçoit néanmoins
de la cacher sous une tristesse apparente et affectée; mais il savoit si
peu jouer son personnage, que souvent il y demeuroit court, permettant à
cette joie de se laisser entrevoir. Cela me fit d'autant plus de peine,
que j'avois occasion d'en juger que cet homme n'étoit pas aussi rempli
d'honneur et de probité que je l'avois cru; qu'il s'échapperoit fort, et
qu'il seroit mal conduit, quand il seroit son propre maître et suivroit
ses inclinations.

Je pourrois, monsieur, faire ici quelques réflexions sur les divers
changements de volonté des hommes, je me contenterai de vous dire que,
peu de temps après mon arrivée au Mans, en 1652, m'entretenant une fois
avec M. Costar des services qu'il recevoit de M. Pauquet, je lui dis,
pour rendre plus d'offices à ce dernier, que j'aimois parfaitement, à
cause de beaucoup d'amitié qu'il m'avoit alors témoignée, plus toutefois
en apparence qu'en effet, que je ne doutois pas qu'il ne le fît son
successeur, pourvu qu'il eût le loisir de disposer de ses bénéfices en
mourant. Il me répondit à cela que je ne connoissois guère Pauquet, que
c'étoit un franc ivrogne et un fou, auquel il n'auroit garde de se fier,
et que si ce n'étoit qu'il le retenoit sans cesse, il lui feroit mille
affronts. Cependant, lorsque le temps de sa fin fut venu, il ne se
souvint plus de l'humeur de cet homme. Il ne fut pas capable de penser,
par la longue connoissance qu'il en avoit, au peu d'honneur que lui
feroit une telle disposition de ses bénéfices.

Les jours qui suivirent furent assez calmes pour le malade, qui se remit
même à travailler à la traduction de la Vie d'Agricola qu'il avoit
commencée, et il l'acheva.

Il lui reprit peu de temps après un accès de sa goutte; mais très-léger,
et la fluxion, qui avoit changé son cours ordinaire, se jeta sur la
poitrine, et augmenta beaucoup son asthme. Voyant qu'il ne se guérissoit
point, et qu'il sentoit même ses forces diminuer, il s'en prit à son
médecin, et il fit venir un homme qu'on lui dit être très-habile et
très-expert à guérir de pareilles maladies. Il se persuada même que ce
nouveau médecin, demeurant dans le bourg de Conlie, qui est le plus
considérable et le principal du marquisat de Lavardin, auroit un soin
plus particulier de lui, et qu'il ne manqueroit pas, pour lui rendre la
santé, d'employer tous les secrets de son art. Ce nouveau médecin, qui
n'étoit qu'un apothicaire de village, et qui s'étoit mis dans une si
grande réputation parmi les paysans, qu'elle étoit venue jusque dans la
ville, fut reçu comme un souverain Esculape, sans aucun examen, et sans
que le malade se mît en peine de lui faire connoître sa maladie; sans
que lui-même, qui devoit savoir ce qu'il entreprenoit, voulût seulement
écouter ce que je tâchois de lui en apprendre. Il se contenta de parler
aussi magnifiquement qu'il put de son remède, qu'il prétendoit
spécifique, de raconter quantité de cures singulières et merveilleuses
qu'il assuroit avoir opérées, et de nous promettre dans fort peu de
temps le plus heureux succès, sans vouloir qu'on lui répliquât, et
exigeant de nous une entière confiance en ses promesses. Car si on lui
disoit que l'hydropisie, non-seulement étoit toute formée, mais qu'elle
lui gagnoit déjà le ventre, il répondoit: «J'en ai bien vu d'autres;»
que l'asthme étoit fort enflammé et fort puissant: «J'en ai bien vu
d'autres;» que la fièvre, quoiqu'elle ne fût pas violente, étoit presque
continue; qu'il prît garde que son remède ne donnât plus d'inflammation
à l'asthme qui la causoit: «J'en ai bien vu d'autres;» et point d'autre
réponse à ce qu'on lui pouvoit dire. Ce qui est le style ordinaire de
tous les charlatans et de tous les ignorants qui débitent un remède,
dont ils ne connoissent ni les qualités, ni le temps et la manière de
s'en servir à propos.

Il parut cependant si ferme en ses promesses et il sut si bien nous
faire valoir son mérite et celui de son secret, qu'il me fit espérer,
comme aux autres, qu'il guériroit M. Costar. Ce qui m'y porta
particulièrement fut que ses drogues eurent d'abord quelque force, en ce
qu'elles diminuèrent l'extrême inquiétude que causoit au malade une
véhémente chaleur qu'il sentoit par tout son corps, surtout dans le
creux des mains et à la plante des pieds. M. Costar eut tant de joie de
ce soulagement, et il en conçut une si ferme espérance d'une entière et
parfaite guérison, qu'il ne songea plus qu'à se bien divertir. Il fit
même inviter à dîner avec lui quelques-uns de ses amis les plus
familiers. Il fit souvent lui-même répéter M. de Lavardin, qui étoit
encore son disciple. Il fit venir des violons dans sa chambre, et
quelques chantres à qui il fit chanter des airs qu'ils lui disoient être
nouveaux. Il s'imaginoit que cette gaîté exciteroit la chaleur
naturelle, la rendroit victorieuse de celle qui n'étoit qu'étrangère,
et, secondant les remèdes, les feroit plus promptement agir. Pour
augmenter encore les mouvements de cette joie, quoiqu'il n'eût qu'une
fort mauvaise voix, il chantoit lui-même, et il fit quelques petits
couplets de chanson assez mal rimés.

Cela me fait souvenir, monsieur, de parler d'une chose assez singulière
dans un homme de lettres qui aimoit passionnément la poésie: c'est qu'il
n'a fait en sa vie que si peu de vers, qu'on peut dire qu'il n'en a
point fait. Et je ne connois de sa façon que cette épithalame:

    Dieu veuille que le blond hymen
    Vous soit bien favorable! _Amen!_

qu'il donnoit au petit Nau, alors son laquais, qu'il vouloit faire
passer pour avoir beaucoup de penchant à la poésie, et rimer
naturellement.

Il fit outre cela une épigramme dont il feignit aussi que ce petit
laquais étoit l'auteur. Ce fut à la louange d'une femme de chambre de
madame la marquise de Lavardin, qui étoit une grande fille brune, qui,
dans une grande jeunesse, avoit les dents très-blanches et fort belles.
Je ne me souviens pas des premiers vers, où il se disoit à lui-même
qu'elle se moqueroit de l'offre de ses services, et de la déclaration
qu'il lui alloit faire de son amour; mais je sais que cette épigramme
finissoit ainsi:

    Elle va rire à tes dépens;
    Mais, petit Nau, tu t'en consoles:
    Si tu n'as de belles paroles,
    Tu verras de fort belles dents.

Il fit aussi quelques couplets de chansons sur des airs du temps,
c'est-à-dire quelques vaudevilles; et comme il savoit qu'il n'avoit
point de génie pour la poésie, il n'avoit pas voulu s'y appliquer. M. de
Voiture, qui étoit un excellent juge de ces sortes de talents, lui dit
par raillerie dans la lettre huitième de leurs _Entretiens_, en lui
répondant touchant quelques vers de sa façon qu'il lui avoit envoyés:
«Mais je crois que vous aimez mieux que je vous loue de votre poésie que
de votre prose, car Aristote dit que _sur tous les ouvriers, le poète
est amoureux de son ouvrage_. En vérité, vos œuvres poétiques sont
admirables! et je veux mourir si vous ne faites des vers comme
Cicéron[352]!»

  [352] _Entretiens_, p. 87.

Il lui avoit dit de même dans la précédente, qui est la seconde de leurs
_Entretiens_, par une pareille raillerie, qu'il faisoit sur quelques
vers françois qu'il avoit composés en traduisant une épigramme grecque:
«Je trouve au reste votre version du grec en vers françois fort
heureuse; mais dites le vrai, combien de fois avez-vous invoqué Apollon
pour cela[353]?» Ce que M. de Voiture lui disoit pour lui faire entendre
qu'il paroissoit en ses vers qu'il avoit eu bien de la peine à les
faire, qu'ils ne couloient pas de source, qu'ils avoient été mis
ensemble à force de machines et d'engins, et enfin qu'Apollon n'avoit
cédé qu'à son importunité pour lui aider à se tirer de l'embarras où il
s'étoit jeté de gaîté de cœur, et dont il ne pouvoit se dégager sans
son secours.

  [353] _Entretiens_, p. 38. Dans la lettre citée, Voiture s'est
  continuellement moqué de Costar. On voit qu'il en est ennuyé,
  fatigué. Mais Costar étoit trop prévenu de son mérite pour s'en
  apercevoir, et il lui arrive même de citer comme des éloges de
  mordantes critiques, dont la pointe rebroussoit sur
  l'amour-propre dont il étoit cuirassé. On en pourra juger par le
  passage suivant d'une lettre adressée à Voiture: «On montroit
  l'autre jour à un gentilhomme de cette province une de mes
  lettres qui étoit assez longue.--_Vraiment_, dit-il, _cet
  homme-là sait bien faire de longues lettres, mais en sauroit-il
  bien faire de succinctes?_ (_Entretiens_, p. 59.)

Cependant il disoit avec Montaigne: «L'histoire, c'est plus mon gibier,
ou la poésie que j'ayme d'une particulière inclination; car, comme
disoit Cléanthes, tout ainsi que la voix contraincte dans l'estroict
canal d'une trompette sort plus aigüe et plus forte; ainsi me semble-il
que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie s'eslance bien
plus brusquement, et me fiert d'une plus vifve secousse[354].» Il est
vrai qu'il étoit persuadé que c'étoit chez les excellents poètes que se
rencontroit la sublime, douce et vive éloquence, selon les genres
différents de poésie; que les lumières étoient plus pures et plus
brillantes chez eux que chez les orateurs; que les expressions y étoient
plus nobles, plus fines et plus surprenantes; que les inventions
ingénieuses, touchantes, merveilleuses et adroites couloient toutes des
sources qu'ils avoient ouvertes; que les poètes avoient les premiers
trouvé les diverses figures, et qu'ils avoient enseigné l'art de s'en
bien servir, pour exciter dans les esprits d'infinis mouvements, comme
Plutarque l'a dit de Sapho, en la comparant à Cacus, fils de Vulcain,
qui jetoit feu et flammes par la bouche; qu'ils avoient en un mot fait
voir les grâces du discours avec tous leurs appas, leurs attraits et
leurs charmes, aussi bien que cette puissance avec laquelle le poète
tonne, éclaire, foudroie, et emporte à son gré les volontés les plus
mutines et les plus rebelles; il disoit enfin que les beaux vers, la
noble et la grande poésie lui sembloient autant au-dessus de la bonne et
de la belle prose, que le langage des Dieux est au-dessus de celui des
hommes, et que c'est une _monnoie d'or, qui a beaucoup de prix,
quoiqu'elle ait peu de masse et peu d'étendue_.

  [354] _Essais de Montaigne_, liv. 1er, chap. 25.

C'est ce qui l'avoit obligé d'apprendre tout Horace par cœur, et les
plus beaux endroits des autres poètes, tant grecs que latins. Il les
avoit traduits en prose, avec toute la délicatesse, toute la force et
l'éloquence qu'il avoit cru pouvoir répondre à leur beauté.

Il savoit de même tous les vers de Malherbe, et il avoit pris un soin
particulier d'étudier ses merveilleux ouvrages, sur lesquels il avoit
travaillé. Il avoit voulu en faire voir, par une espèce de commentaire,
l'excellence et les rares avantages, soit en y faisant remarquer ce que
cet auteur a de pensées sublimes, nouvelles et finies[355], et
d'expressions admirables, soit en défendant quelques endroits contre les
injustes attaques de critiques qui en jugeoient avec moins de savoir que
d'envie et de jalousie. Enfin il n'y avoit point de beaux vers en notre
langue qu'il n'eût lus, et dont il n'eût rempli sa fidèle et vaste
mémoire, aussi bien que de ceux des poètes italiens, entre lesquels le
Tasse, comme de raison, avoit le premier rang dans son esprit.

  [355] _Finies_ pour _achevées_.

Voyons maintenant, monsieur, l'effet des remèdes de l'apothicaire de
Conlie, qui eurent d'abord assez de succès. Il m'a semblé que je
prolongeois la vie du malade, en différant de vous dire qu'au bout de
quatre à cinq jours, il sentit les inquiétudes qu'une chaleur interne
lui causoit, non-seulement revenues comme auparavant, mais de beaucoup
augmentées, malgré toute la puissance des drogues de celui qui lui avoit
promis de le guérir, et qui commençoit lui-même à reconnoître qu'il
travailloit en vain, et qu'au lieu d'une paix solide et entière, il ne
lui avoit obtenu qu'une trêve de courte durée.

Ce qui fut encore plus fâcheux, c'est qu'il se fit un second transport
au cerveau, qui lui fit, comme le premier, perdre toute connoissance; et
quoiqu'il eût moins duré, comme il fut violent, il l'affoiblit beaucoup.

On se servit de l'occasion qu'en donna ce second accident, pour le
porter, plus particulièrement qu'on n'avoit fait jusqu'alors, à songer à
la mort, et le disposer à se mettre en état de bien mourir. Il témoigna
à tout ce qu'on lui dit là-dessus, qu'on lui faisoit grand plaisir, et,
élevant son esprit à Dieu, il dit forces choses dévotes et touchantes.
Il allégua même quelques beaux passages de l'Ecriture et des Pères; car
en l'état où il se trouvoit, et durant tout le cours de sa maladie, sa
mémoire demeura dans toute sa force. Il parut extrêmement persuadé de ce
qu'il disoit, et il édifia tous ceux qui l'entendirent. Après qu'il eut
parlé, comme il fit, près de demi-heure, se reposant quelquefois et
écoutant ce qu'on prenoit le temps de lui dire, dans les mêmes pensées,
il souhaita qu'on lui fît venir le Père Hameau, alors supérieur de
l'Oratoire de cette ville. Il lui fit sa confession, et ce Père étant
homme de piété et de beaucoup de lumières, ils eurent ensemble plusieurs
entretiens, dans lesquels il parut que le malade jouissoit aussi
entièrement de son esprit, que si son corps eût été en santé; car, à ce
que m'a dit plusieurs fois ce Père, il n'étoit pas concevable combien,
sur les différents sujets de dévotion dont ils parlèrent, sa mémoire et
son entendement lui fournirent de belles et d'excellentes choses qu'il
avoit puisées dans la lecture des Pères, et combien il en produisoit de
lui-même sur-le-champ, par les judicieuses réflexions qu'il y faisoit.

Son mal, qui s'augmentoit toujours, ne laissoit pas néanmoins de lui
donner quelques heures de relâche, et il en concevoit aussitôt quelque
espérance de guérison, tant l'amour de la vie est attaché à l'homme par
sa propre nature, et tant cet amour l'aveugle aisément sur ce qu'il lui
est le plus important de connoître, puisqu'il n'y en a point d'où
dépende plus souverainement son mal ou son bien. Comme on s'apercevoit
de l'inclination qu'il avoit à prendre ces espérances, qu'on étoit
assuré qu'elles étoient fausses, et qu'on ne vouloit pas qu'il s'y
trompât, on lui disoit toujours qu'il devoit se détacher de l'amour de
la vie de ce monde, pour ne penser qu'à la vie éternelle.

Il lui survint une troisième attaque d'un transport au cerveau; elle fut
plus légère et de plus courte durée que les deux précédentes. Elle
obligea, quand il fut revenu, à lui faire voir que la fin de sa vie
s'approchoit. Il avoit communié deux fois, et il avoit reçu le saint
viatique. On lui proposa de recevoir l'extrême-onction. Il la reçut fort
chrétiennement, je veux dire avec une entière connoissance de l'action
sainte qui se faisoit sur lui, pour son salut, par ce sacrement, en
témoignant qu'il prenoit une parfaite confiance en la bonté de
Jésus-Christ, qui l'a institué, et en se résignant tout-à-fait à la
miséricorde de Dieu, à qui il demandoit pardon de ses péchés avec
beaucoup de marques de douleur de l'avoir offensé. Il répondit avec
beaucoup de présence d'esprit à M. son curé qui le lui administra, et il
dit sur ce sujet plusieurs choses qui témoignoient sa foi, et qui
étoient d'édification et de piété.

Le lendemain il se trouva un peu mieux, et il se fit lever dans sa
chaise, où il étoit quand deux Pères Minimes le vinrent voir. Ils lui
firent un compliment sur la part qu'ils prenoient à son mal, et ils lui
dirent qu'ils avoient prié Dieu pour lui dans leur communauté, et qu'ils
continueroient de le faire. Il les remercia avec des paroles fort
élégantes et fort affectueuses, parlant toujours bien en toutes
occasions, par la très-longue habitude qu'il s'en étoit faite. Il les
pria de le secourir par leurs prières, et il les assura que la première
visite qu'il feroit, dès qu'il seroit guéri, seroit dans leur maison,
pour leur rendre grâces de l'amitié qu'ils lui faisoient paroître. Ces
bons Pères, ayant passé une demi-heure dans cette conversation, se
retirèrent. Nous vîmes, par la promesse qu'il leur avoit faite, qu'il
reprenoit toujours des espérances trompeuses, qui pouvoient le détourner
des vues qu'il devoit avoir pour celles du ciel. Nous fîmes revenir le
Père Hameau et M. le curé de la paroisse, qui lui firent entendre
doucement qu'il ne devoit se remplir que des pensées qui regardoient les
choses de son salut, afin de mourir dans la douleur d'avoir offensé
Dieu, et d'obtenir sa grâce pour vivre éternellement avec lui, puisqu'il
pouvoit assez reconnoître, par l'opiniâtreté invincible de son mal, que
la volonté de Dieu étoit qu'il quittât la terre pour le ciel. Il se
soumit tout aussitôt à ces sages et saints avis, et il remercia beaucoup
ceux qui les lui donnoient, leur disant qu'il alloit tâcher d'en tirer
tout le profit qui lui seroit possible.

Deux jours avant qu'il mourût, il fut tourmenté d'une chaleur interne
qui l'inquiéta, et comme il se trouva très-foible, au lieu que lorsqu'il
avoit plus de force on le portoit de son lit dans une chaise, on ne fit
plus que le tirer doucement d'un côté à l'autre de ce lit. Enfin, le
treize du mois de mai, ne paroissant point être proche du dernier
moment, il voulut qu'on le levât dans une chaise qui étoit au chevet de
son lit. Il s'y ennuya bientôt, et il s'y trouva même fort incommodé.
Il demanda avec empressement qu'on le remît dans son lit; ce qu'on fit à
l'instant même; mais dès qu'il y fut recouché, il dit que sa camisole
étoit pliée sous son côté et qu'elle le blessoit. Il pressoit fort qu'on
lui ôtât ce pli, et quoiqu'on fît tout ce que l'on pouvoit pour le
satisfaire, et qu'après y avoir bien regardé, on l'assurât qu'il n'y
avoit plus rien qui lui pût nuire, et qu'on avoit ôté le pli, cela ne
servit qu'à augmenter l'émotion où il étoit, et que lui causoit, sans
doute, une douleur qui venoit de ses maladies. Il commanda même avec des
paroles aigres et injurieuses à son lecteur, qu'il voyoit occupé à le
secourir, de lui ôter donc ce pli qui lui faisoit une si sensible
douleur. Dans ce même temps et tout d'un coup, il vint dire: «Ah! voici
bien autre chose!» J'ouis cette parole aisément, parce que j'étois tout
proche de son chevet, tandis que M. Depoix, son lecteur, et M. Pauquet,
qui étoient dans la ruelle, tâchoient de faire disparoître le pli de sa
camisole.

J'aperçus dans ce moment, en le voyant s'agiter, et remarquant quelque
changement en son visage par le mouvement de ses yeux, par les
différentes couleurs que prenoit son teint, et plus encore par sa bouche
qu'il ouvroit extraordinairement, qu'il se faisoit un grand débord de
son cerveau. Je me jetai brusquement sur son lit, et par un grand et
prompt effort, je mis le malade en son séant, lui criant qu'il songeât à
Dieu, qu'il lui offrît son âme et qu'il lui demandât pardon de ses
fautes, et dans ce moment je le vis expirer, un flegme qui lui remplit
toute la bouche l'ayant étouffé.

M. Pauquet, après quelques légères lamentations, donna ordre à
l'enterrement, qui, le lendemain, se fit solennellement dans l'église
cathédrale.

Environ deux mois après sa mort, M. Pauquet, par la faveur de M. de
Pellisson, reçut les douze cents écus dus à son défunt patron pour la
dernière année de ses gages d'historiographe du roi. Il employa cette
somme à fonder un service dans l'église cathédrale, pour y être célébré
à perpétuité pour le repos de l'âme de son défunt maître et de son
très-libéral bienfaiteur, et il fit mettre une tombe de pierre sur la
fosse, où on lit cette épitaphe:

       _Hic jacet venerabilis ac circumspectus vir
    Dominus Petrus Costar, presbiter, Parisijs oriundus,
          In sacrâ theologiæ Facultate Parisiensi
       Baccalaureus formatus, nec non archidiaconus
                       De Sabolio.
     Obijt decimâ tertiâ maij, anno salutis 1660.
                  Requiescat in pace.
                    Omnia omnibus._



VIE

DE LOUIS PAUQUET,

CHANOINE ET ARCHIDIACRE DU MANS.


A M. L'ABBÉ MÉNAGE.

Louis Pauquet, monsieur, naquit à Bresles, bourg de Picardie, près de
Beauvais. Son père étoit un pauvre paysan, qui travailloit au labourage
dans une terre qu'avoit en ce lieu-là M. Chastelain, parent de M. de
Rueil, évêque d'Angers, et dont vous avez vu autrefois le fils être l'un
des adjudicataires des gabelles. Comme ce pauvre homme avoit plusieurs
enfants, il fit en sorte de se décharger de celui-là, en le donnant à
madame Chastelain, pour lui servir de laquais. Louis Pauquet demeura
chez cette dame pendant quelques années, quoiqu'elle s'aperçût qu'il
avoit une furieuse inclination pour le vin; mais comme il avoit beaucoup
de mémoire, et qu'il retenoit facilement ce qu'elle lui ordonnoit de
dire, dans les différents messages dont elle le chargeoit, et les
réponses qu'on lui faisoit, elle en souffrit pendant quelques années;
mais cette passion pour l'ivrognerie s'accrut tellement, que Pauquet lui
devint insupportable. Comme madame Chastelain avoit de la charité pour
le père de ce jeune garçon, elle ne voulut pas que le fils eût perdu le
temps qu'il avoit passé à son service, et elle se résolut à lui faire
apprendre un métier; lui en ayant donné le choix, il prit celui de
tourneur. Le soin qu'eut son maître de le tenir assidu à son travail, et
le peu de moyens qu'il avoit d'acheter du vin, dans un lieu comme Paris,
où il est cher, firent qu'il passa une grande partie du temps de cet
apprentissage sans qu'on le vît ivre; cela fit croire qu'il s'étoit
corrigé de ce défaut. Il apprit cependant qu'on vouloit donner à MM. de
Ruzé, neveux de M. l'évêque d'Angers, et fort proches parents de M.
Chastelain, un valet de chambre pour les servir au collége de La Flèche,
où on les envoyoit, afin de les tenir près de leur oncle. Pauquet,
ennuyé de son métier, s'offrit, et il fut reçu. On pensa que son âge de
dix-huit à dix-neuf ans l'avoit rendu plus sage.

Lorsque ces jeunes enfants furent à La Flèche, les Jésuites, qui en
avoient un soin particulier, et qui surveilloient la conduite de leur
valet, ne laissoient sortir ce dernier que les jeudis; mais il ne
revenoit jamais, le soir, sans être complètement ivre; ce qui obligea
ces Pères de l'empêcher entièrement de sortir, ayant reconnu qu'il n'y
avoit que ce moyen de le retenir. En cet état de contrainte, il
s'ennuyoit beaucoup dans le collége, parce qu'il étoit privé de la douce
liqueur du vin. Les Jésuites lui en donnoient si peu à chaque repas, et
de si bien trempé, qu'il le comptoit pour rien.

Il fit alors de nécessité vertu; il considéra qu'il n'avoit que très-peu
d'occupation auprès de ses jeunes maîtres, qui alloient deux fois le
jour en classe, et il se mit en tête d'apprendre la langue latine: il y
fut d'ailleurs porté par le Préfet de la chambre où étoient les jeunes
enfants qu'il servoit. Ce Père avoit reconnu qu'il avoit beaucoup de
mémoire, et qu'il ne manquoit pas d'esprit; et d'autant qu'il en tiroit,
en son particulier, quelque service, il avoit pris de l'affection pour
lui, jusqu'à vouloir bien se donner la peine de lui enseigner les
premiers éléments de la langue latine.

Il y fit tant de progrès, qu'ayant commencé, vers le milieu de l'année,
à s'y appliquer, il fut capable d'entrer, à l'ouverture des classes de
l'année suivante, dans la cinquième; et, sa mémoire secondant toujours
son application, il se trouva qu'à Pâques il savoit tellement tout ce
qu'il pouvoit apprendre dans cette classe, qu'on le fit monter en
quatrième. Il s'y rendit si savant à la fin de l'année, qu'on lui donna
la troisième, où il passa toute l'année; mais son Régent et le Préfet
des classes qui examinèrent sa composition, et qui l'interrogèrent,
jugèrent à propos de ne le point arrêter dans la seconde; ils le mirent
en rhétorique, où en peu de temps il surpassa tellement tous les autres
écoliers, qu'on fut obligé de lui donner une place fixe pour leur
laisser le moyen d'exercer leur émulation, et de se disputer la
première, qu'il auroit toujours occupée.

Ces Pères, étonnés de cette merveilleuse facilité, ne pouvoient
s'empêcher d'avoir de l'estime pour lui; ils avoient même l'indulgence
de le laisser aller dans la ville quelques jeudis, persuadés que les
belles connoissances dont ils lui avoient rempli l'esprit l'auroient
éclairé et lui auroient mieux fait comprendre la honte qu'il y a de
noyer sans cesse sa raison dans le vin; mais cela ne servit qu'à leur
faire reconnoître que les fortes inclinations que la nature donne au mal
ne se changent point, et qu'elles aveuglent toujours l'entendement; car
il rentroit toujours ivre dans leur collége, et le Père Jésuite, qui
étoit chargé du soin de MM. de Ruzé, crut devoir en donner avis à M.
l'évêque d'Angers, leur oncle, qui avoit accoutumé de dire, _les jeudis
de Pauquet_, pour faire entendre des jours de débauche et d'ivrognerie.

Il reconnut, par ce nouvel avis, que l'ivrognerie étoit un mal sans
remède dans ce jeune homme, et il se résolut de lui donner son congé,
lorsqu'il seroit revenu à Angers, avec ses maîtres, pour y passer le
temps des vacations, comme il faisoit chaque année. Il s'affermit
surtout en cette résolution par la pensée qu'un défaut de cette sorte ne
le rendoit pas seulement incapable de bien servir ses neveux, mais
pouvoit encore être à ceux-ci d'un mauvais exemple.

Les neveux du prélat étant venus à l'ordinaire à Angers, il se
rencontra, heureusement pour M. Pauquet, que M. Costar, qui étoit auprès
de M. d'Angers, en qualité de bel-esprit, eut besoin d'un homme qui le
servît dans ses études, à la place d'un autre qui le quittoit pour se
marier. Comme M. Costar savoit que M. Pauquet écrivoit bien, et qu'il
entendoit la langue latine, il le crut propre à lui rendre les services
qu'il désiroit, et il le prit avec lui.

M. Costar fit tout ce qu'il put pour lui ôter l'amour du vin; mais il y
perdit ses peines, et le seul remède qu'il y trouva, fut de l'occuper
extrêmement, et de ne lui permettre de sortir de son cabinet que le
moins qu'il se pourroit; car lorsqu'il étoit obligé de l'envoyer en
quelque lieu que ce fût où il y avoit du vin, il n'en revenoit jamais
sans en avoir pris au-delà de la mesure; et pour se procurer ce plaisir,
il s'accostoit toujours de petites gens, surtout des sommeliers des
grandes maisons, et de tous ceux généralement qui pouvoient le faire
boire sans cérémonie, à toute heure et en toutes sortes de lieux.

Mais ce qui étoit plus fâcheux, c'est que le vin, qui, comme les lions
et les tigres, a quelque chose de féroce que rien ne peut apprivoiser,
lui montoit d'abord à la tête, et commençoit dès le second verre à le
faire parler, l'obligeoit de contredire, mais assez légèrement, à tout
ce que l'on disoit; au troisième, il haussoit tout-à-fait sa voix, et il
devenoit véhément orateur, plus véhément encore au quatrième. Il
poussoit ensuite sa contradiction à tort et à travers, et il se
répandoit en paroles injurieuses; en sorte qu'il avoit besoin souvent de
gens sages pour engager ceux qu'il offensoit à ne pas prendre garde à ce
qu'il disoit, et pour les empêcher de le maltraiter. Il lui est arrivé
plusieurs fois d'être battu, quand il se rencontroit avec d'autres
ivrognes qui ne le connoissoient pas, ou qui étoient aussi emportés que
lui. En cet état, ne pouvant proférer aucune parole intelligible, il
contredisoit encore injurieusement d'une voix rauque et balbutiante, et,
ne pouvant plus parler, il se portoit à battre les laquais. Il s'en
rencontroit assez souvent qui, en repoussant sa brutalité, le
déchiroient de coups; je l'ai vu plus d'une fois le visage emporté de
leurs griffes; car, en revenant ivre de la ville, il les cherchoit pour
les battre, ou, à leur défaut, le premier qu'il trouvoit dans la
cuisine. Il arriva une fois qu'ayant bu avec excès, il eut encore le
dessein d'entrer à une comédie des machines, au Palais-Royal, où le Roi
logeoit alors, et il prétendit passer au travers des gardes qui le
repoussèrent, sa mine ne lui attirant aucune considération. Il
s'opiniâtra, mais il reçut tant de coups de hampe de hallebarde, que
vraisemblablement ils l'eussent estropié, s'il n'eût été reconnu par une
femme de qualité, des amies de M. Costar, qui se trouva heureusement à
la porte du palais. Elle arrêta les gardes, qui eurent du respect pour
elle, et elle fit retirer M. Pauquet.

Hors de l'ivresse et de sang-froid, il avoit beaucoup d'imagination, et
quand elle s'échauffoit par quelque chose qui le choquoit, ou qui lui
plaisoit, elle lui fournissoit des pensées nouvelles subtiles et fines;
elle lui produisoit mille inventions pour se tirer d'affaire, ou pour en
faire à ceux qu'il n'aimoit pas. Il avoit peu de sincérité dans ses
paroles, parce que le sang-froid et la raison qui lui faisoient
promettre, et qui le portoient à suivre le bien, étoient bientôt
renversés par le vin, qui le rendoit toujours félon et extravagant, et
il auroit même été dangereux, si M. Costar, son maître, ne l'eût souvent
retenu, et s'il n'eût été plus touché que lui de la crainte du blâme qui
suit les friponneries, et de l'honneur du monde qui donne la bonne
réputation. Il agissoit néanmoins souvent si impétueusement que rien
n'étoit capable de le retenir. Il étoit artificieux, et il avoit acquis
à l'école de M. Costar une belle facilité de parler qui lui donnoit le
moyen de couvrir si bien ses artifices, sous les apparences d'une
franchise naïve et picarde, qu'il étoit difficile de ne s'y pas laisser
prendre.

Il écrivoit purement, et son style, qui étoit moins orné que celui de M.
Costar, paroissoit plus naturel, plus aisé et plus libre[356], et il
avoit presque partout une certaine gaîté et un agréable enjouement qui
ne lui donnoient pas de médiocres beautés. Il y mêloit toujours, à la
façon de son patron, quelques passages d'auteurs latins, grecs, italiens
ou espagnols, quoiqu'il ne sût que très-peu ces trois dernières langues.
Il trouvoit ces passages dans sa mémoire, ou dans les lieux communs de
M. Costar, dont il disposoit comme son maître, et il les savoit si bien
employer, qu'ils lui devenoient propres et donnoient beaucoup de plaisir
par tout ce qu'ils avoient d'ingénieux et de naturel dans leur
application. Il paroissoit, dans ses lettres, tout rempli d'un zèle
ardent et sincère pour ceux à qui il écrivoit, et en cela il avoit plus
d'art que de vérité, tant les paroles sont de lâches esclaves toujours
prêtes à servir ceux qui s'en sont rendus maîtres par l'étude, ou à qui
la nature les a données.

  [356] Il n'étoit pas difficile de paroître naturel auprès de
  Costar, toujours guindé et monté sur des échasses.

Il étoit d'autant plus capable de tromper ceux à qui il parloit, que
rien en lui ne préoccupant par la beauté ou la bonne mine, il sembloit
dire toutes choses bonnement, et comme ayant ce que l'on appelle _le
cœur sur les lèvres_; il étoit aisé à mettre en colère, même à jeun, et
cette colère lui donnoit de la hardiesse, comme le vin lui donnoit de
l'impudence. Mais quand il n'étoit excité ni par l'un ni par l'autre, il
ne parloit que fort peu, et il se montroit doux et humain; il étoit
sujet à prendre des aversions dont il revenoit difficilement, et qu'il
poussoit très-loin quand il étoit contredit. Il étoit d'un travail
infini dans la lecture et dans l'écriture; il y passoit tout le temps
que M. Costar le retenoit auprès de lui, sans lui permettre de sortir de
son cabinet; et parce que, dans les repas ordinaires du dîner ou du
souper, il se seroit laissé emporter à trop boire, M. Costar lui disoit,
quand il le faisoit manger avec lui, et qu'il n'étoit pas obligé de le
laisser aller dîner à la table du commun: «Mon fils Pauquet, garde-moi
ta tête;» et il empêchoit souvent qu'on ne lui apportât du vin toutes
les fois qu'il en demandoit, et lorsqu'il s'apercevoit qu'un laquais,
lui versant de l'eau dans son verre, ne lui en laissoit tomber qu'une
seule goutte qui se fendoit en deux sur le bord pour n'y entrer qu'à
demi, il lui disoit: «Tu ne fais faire, mon fils Pauquet, que la
cérémonie, fais-y-en mettre davantage;» alors il présentoit une seconde
fois son verre au laquais, qui recommençoit à verser un peu mieux, en
sorte qu'il y entroit cinq ou six gouttes; mais, pour se récompenser de
la perte qu'il croyoit avoir faite, quand il voyoit M. Costar occupé à
parler ou à manger, il faisoit signe au laquais de lui apporter à boire,
et le laquais lui apportoit un verre plein de vin. M. Pauquet le
recevoit et se détournoit pour le boire sans être aperçu. M. Costar l'y
surprenoit quelquefois, et alors, en se réjouissant, il se mettoit à
crier: «_Le roi boit_,» ou à faire quelque autre plaisant cri, pour lui
faire connoître qu'il s'apercevoit bien qu'il buvoit à la sourdine; mais
M. Pauquet ne s'étonnoit pas pour ce bruit, et il ne laissoit pas
d'avaler au plus vite. Il ne prenoit néanmoins en ces repas que du vin
_de contradiction_, ainsi que l'appeloit M. Costar, et il ne s'en
donnoit pas jusqu'à l'ivresse; une demi-heure ou une heure de sommeil
lui faisoit évaporer ce qui lui étoit monté de fumées au cerveau, et
cela n'empêchoit plus ensuite qu'il ne lût ou n'écrivit.

Il étoit d'une santé robuste et sujet à peu de maladies. Il en eut une à
Angers, qu'une fièvre continue et violente de quinze ou seize jours
rendit très-grave, et durant laquelle il disoit sans cesse, en délire,
_qu'il n'avoit point de tête_. Il se trouva dans la maison un jeune
homme et une jeune fille assez simples, ou assez aveugles eux mêmes,
pour faire dans sa chambre, devant lui, ce qu'ils pensoient que ne
verroit pas un homme qui ne devoit point avoir d'yeux, puisqu'il disoit
qu'il n'avoit point de tête; mais il ne laissa pas néanmoins de les voir
fort bien, et, étant guéri, de se souvenir de leur action. Il eut, à
l'âge de cinquante ans, la fièvre-quarte pendant près de dix mois; il
étoit sujet à de grands rhumes qui lui donnoient quelques accès de
fièvre dont il se guérissoit en se faisant saigner et en s'abstenant
entièrement de vin. Il ne fut presque jamais touché de l'amour des
femmes, auxquelles il lui eût été bien difficile de plaire, étant aussi
désagréable et dégoûtant par sa bouche de travers et presque toujours
écumante, par ses yeux louches, son nez assez mal fait, ses lèvres
grosses et d'une couleur livide, à moins qu'il n'en eût rencontré qui
fussent du naturel des louves, qui préfèrent toujours le plus laid.

Il avoit quarante-sept ou quarante-huit ans, quand il prit les premiers
ordres et qu'il se fit prêtre, sans garder les interstices, par la
dispense qu'il en obtint en cour de Rome. Ce fut pour se mettre en état
de posséder la cure de Saussay, à quatre lieues du Mans, que M. de
Lavardin lui donna, en l'obligeant de se défaire, en faveur d'un de ses
domestiques, d'un petit prieuré de Poitou, de cinquante écus ou deux
cents livres de rente dont il l'avoit pourvu, dès le temps qu'il étoit
dans la retraite en son abbaye de Saint-Liguières. La raison qu'eut ce
prélat d'en user ainsi, fut que ce bénéfice étoit à la bienséance de cet
autre domestique poitevin, qui venoit d'embrasser la profession
ecclésiastique. Ce même prélat avoit aussi pourvu M. Pauquet, long-temps
auparavant, d'une des prébendes de Saint-Calais, qui lui demeura avec
cette cure de Saussay.

Comme dans les Mémoires que je vous ai envoyés, Monsieur, de la vie de
M. Costar, je vous ai fait connoître plusieurs choses de celle de M.
Pauquet, qui en faisoient partie, et que je vous ai appris de quelle
sorte M. Costar l'institua son héritier et le fit son successeur en ses
bénéfices, je ne vous en parlerai point ici; je vous dirai seulement
que, M. Costar étant mort, M. Pauquet eut affaire à un mauvais maître,
en ce qu'il se trouva abandonné à sa propre conduite. Il retint le
cuisinier de son patron, et se mit à faire grand'chère et à boire
incessamment, et cela avec le plus de canailles qu'il put, d'autant
qu'il étoit embarrassé et contraint avec les honnêtes gens. C'est chose
étrange que la veille du service de son maître et de son bienfaiteur,
étant venu dans l'église cathédrale pour assister aux vigiles qui se
chantoient pour l'office du lendemain, au sortir de l'église, il s'en
alla dans une salle, sous les bâtiments de l'évêché, qui servent de
logement au concierge, et, ayant trouvé des cochers, des palefreniers et
d'autres gens de cette sorte, il se mit à boire avec eux jusqu'à un
excès si grand, qu'à peine put-il revenir au jardin de M. de Lavardin,
où il étoit logé. Cela me donna occasion de lui dire ce que je pensois
de cette conduite qui le couvriroit de honte, s'il ne la quittoit
entièrement, et surtout étant sur le point d'entrer dans une compagnie
qui ne la pourroit voir sans la blâmer et donner tout l'ordre nécessaire
à l'empêcher. Enfin je lui remontrai, avec toute la force et toute la
douceur que je pus, qu'en se déshonorant, il déshonoroit encore
davantage la mémoire de son patron, qui se trouveroit ne lui avoir
laissé du bien que pour assouvir une passion brutale, indigne d'un homme
qui, ayant de l'esprit et de l'entendement, devoit avoir de la sagesse
et de l'honnêteté. Tous mes conseils ne servirent qu'à m'en faire haïr
et à l'éloigner de moi. Ils ne laissèrent pas néanmoins de le toucher en
quelque façon; car ils le portèrent à délibérer en lui-même assez
long-temps s'il ne lui seroit point meilleur de permuter les bénéfices
dont il étoit revêtu, pour des bénéfices simples qui lui laissassent
plus de liberté de vivre à sa fantaisie, que d'entrer dans une compagnie
où il se trouveroit sujet à plus de régularité et contraint de garder
plus de mesures de bienséance. Cela fit qu'il reçut, durant un mois ou
six semaines, quelques propositions de permutation. Mais n'y trouvant
pas son compte, et ayant commencé à goûter le plaisir de bien boire avec
quelques-uns des chantres de l'église cathédrale dont le gosier étoit le
plus altéré, il se résolut d'y prendre possession de sa prébende et de
son archidiaconé: ce qu'il fit, après avoir renvoyé avec assez de peine,
et moyennant quelque argent, dans leur pays, une sœur qui étoit venue
de Bresles, avec son mari et trois ou quatre enfants, qu'ils avoient
apportés à leurs cols, et menés par la main. Ces pauvres gens
s'imaginèrent mal à propos, sur la nouvelle qu'ils avoient reçue, par
un de ses neveux, de la bonne fortune qui lui étoit arrivée, qu'il les
alloit faire vivre heureusement dans sa maison, ou les établir richement
dans la ville.

Au commencement de son installation dans l'église cathédrale, il hanta
quelques-uns des plus sobres du chapitre, et même les plus honnêtes gens
de ceux qui étoient susceptibles de boire avec lui, et il leur fit
toujours bonne et grande chère; mais il fut bientôt lassé de la
compagnie de personnes pour qui il étoit obligé d'avoir quelque
considération, et qui lui causoient de la contrainte. Il lui fallut de
vrais et de purs ivrognes; il les appeloit toujours à son dîner et à son
souper. Il ne déjeûnoit jamais: et c'étoit un grand avantage pour lui,
car il n'étoit point ivre le matin, et en ce temps, il venoit à l'église
comme un autre chanoine; mais ce n'étoit pas la même chose après le
dîner, quand il lui prenoit fantaisie d'y venir. Il continua sa dépense
avec ces sortes de gens, car il ne pouvoit souffrir une table peu ou mal
couverte: il la vouloit toujours abondante en plusieurs mets, quoiqu'il
n'y mangeât que quelques croûtes de pain, son objet principal étant
d'avaler beaucoup de vin, dont il avoit grand soin de tenir sa cave
pleine, et qu'il choisissait dans les meilleurs crûs. Comme il faisoit
tout sans économie et sans prendre garde s'il pourroit soutenir cette
dépense, il se jeta inconsidérément dans une vie désordonnée qu'il ne
put soutenir avec le revenu de ses bénéfices qui montoient à plus de
deux mille cinq cents livres. Il y consomma avec honte, en peu de temps,
tout l'argent comptant qu'il avoit trouvé dans la cassette du défunt,
qui montoit à la somme de quatre à cinq cents louis d'or. Il y suppléa
ensuite par la vaisselle d'argent qu'il vendit, ou qu'il donna en
paiement à des marchands qui le pressoient de les payer. Car il ne
payoit jamais rien autrement, et la plus grande aversion qu'il eut après
celle de boire de l'eau, quand il n'étoit point enrhumé, étoit de payer
où il devoit. Cette manie étoit telle que, du vivant de M. Costar, dont
il avoit l'argent entre les mains, et dont il faisoit toute la dépense,
quand il venoit un ouvrier ou un marchand pour se faire payer, il le
renvoyoit toujours le plus long-temps qu'il pouvoit sans lui rien
donner; nul n'étoit payé, à moins qu'après avoir rencontré M. Costar, et
s'être plaint à lui de ce qu'on lui faisoit faire tant de voyages
inutiles, M. Costar ne se fût mis à gronder et à quereller ce
domestique. Alors, dans la colère que lui causoient les réprimandes de
son maître, M. Pauquet alléguoit, pour s'excuser, mille fausses raisons;
et ne pouvant encore se résoudre à compter et à payer entièrement, il
donnoit presque toujours brusquement et avec dépit plus qu'on ne lui
demandoit, et sa folle colère le livroit à la merci de ceux avec qui il
agissoit de cette sorte, et dont il prenoit même les parties sans les
lire et sans songer jamais à les revoir.

Cependant il avoit toujours été l'intendant et l'unique maître des
affaires de son patron, qui y entendoit encore moins que lui, tant les
beaux-esprits en sont incapables, et tant ils croiroient se faire tort
s'ils employoient quelque peu de leur temps à songer au détail de leur
subsistance, et à ce qui doit assurer le repos et le loisir dont ils ont
besoin. Ils aiment mieux suivre les lumières pures et vives qu'ils
reçoivent de l'étude des belles choses auxquelles ils s'appliquent, et
qui peuvent seules les contenter, _præter laudem, nullius avaris_.

Dans un temps peu éloigné du décès de M. Costar, M. de Pellisson, qui en
chérissoit la mémoire, et qui avoit pris quelque affection pour M.
Pauquet, dont il ne connoissoit que les qualités de l'esprit, lui fit
toucher les douze cents écus de la pension du défunt, dont le terme se
trouvoit échu peu de jours avant sa mort. Quelques-uns des chanoines,
ses confrères, qui le hantoient, l'excitant à faire pour le repos de
l'âme de feu son maître, et pour son propre honneur, la fondation dont
il leur avoit quelquefois parlé, ils surent le prendre en si bonne
humeur qu'il donna, pour cet objet, toute la somme à l'église de
Saint-Julien: ç'a été le seul louable et légitime emploi qu'il ait fait
du bien dont sa bonne fortune l'avoit comblé.

Il mangea presque tout en sept ou huit années, et comme il n'avoit nul
ordre dans l'esprit, il n'en avoit point aussi dans ses affaires, et le
goût de la crapule ne lui auroit pas laissé le temps d'y en apporter,
quand il en auroit eu quelque désir.

Cependant il aimoit les procès, et dans l'impétuosité ardente que lui
donnoit son _vin de contradiction_, il en entreprit deux ou trois si mal
à propos, qu'il se fit condamner, envers ses parties adverses, aux
dépens, qui se trouvèrent fort considérables, parce qu'il avoit entassé
chicane sur chicane. Ce qui étoit singulier, c'est que, nonobstant la
fureur avec laquelle il se portoit à entreprendre ces procès, quand il
étoit temps de les faire juger il les négligeoit, et ne vouloit pas
prendre la peine de voir un juge pour l'instruire plus particulièrement
de ses prétentions, soit qu'il désespérât du succès, ou que sa passion
pour la crapule se trouvât plus forte que son goût pour la dispute. En
cet état il se vit forcé d'acquitter ses dettes, ce qui étoit pour lui
la plus fâcheuse chose du monde; mais s'il n'aimoit point à payer, il
n'avoit point aussi d'avidité à se faire payer, et il étoit aussi doux
créancier que cruel débiteur. Pour se tirer de ce fâcheux embarras, sans
délibérer beaucoup, et suivant son naturel impétueux, il se résolut de
se jeter entre les bras de messieurs Hardy, pour se décharger de toutes
sortes d'inquiétudes et de soins, et pour vivre dans l'aisance, et dans
une entière liberté, c'est-à-dire dans une profonde oisiveté. Ce qui
peut causer quelque étonnement, c'est qu'encore qu'il eût passé trente
ans auprès de M. Costar, à lire et à écrire sans cesse, et que cette
longue habitude dût lui être passée en nature, cependant depuis la mort
de son maître, si on en excepte quelques lettres qu'il écrivit de temps
en temps à Paris, il ne mit pas une seule fois la main à la plume, ni le
nez dans un livre; quoiqu'à l'entendre parler, il eût le dessein
d'entreprendre de grands ouvrages, et de mettre en bon ordre les papiers
de son maître, pour les donner au public.

Mais comme vous serez bien aise, monsieur, de savoir ce qui lui donna
particulièrement la pensée de se confier entièrement à messieurs Hardy,
je vous dirai que ce fut l'amitié que lui témoignoit l'aîné de ces
messieurs, qui a la charge de receveur des tailles de l'élection du
Mans, et qui étant un homme agréable, de bonne chère et enjoué, lui
plaisoit fort, et avoit acquis son estime, en l'admettant à sa table, et
lui ouvrant sa bourse. Il n'eût pas plus tôt fait connoître son projet
à M. Hardy l'aîné, que celui-ci l'assura qu'il auroit dans sa maison
toute la satisfaction qu'il pouvoit désirer; et il fit si bien, qu'il
porta M. Pauquet à exécuter ce dessein, en commençant par résigner ses
bénéfices à son jeune frère, qui étudioit en Sorbonne. Et, parce qu'il
connoissoit le résignant d'humeur légère et bizarre, afin qu'il ne
s'avisât pas de révoquer, il lui proposa de passer quelque temps avec
lui au bourg d'Yvré-l'Evêque, où il n'ignoroit pas que M. Pauquet aimoit
fort à s'aller réjouir; ainsi ils s'en allèrent, et y demeurèrent autant
qu'il fut nécessaire pour donner le temps à la résignation d'arriver à
Rome, et d'y être admise. Ce temps qu'ils passèrent à bien boire
n'ennuya pas M. Pauquet, qui fit bientôt suivre cette résignation du don
de tout ce qui lui restoit de meubles; et afin d'en saisir ces
messieurs, et de les en faire entrer en toute jouissance, lorsque son
résignataire eut pris possession, il se démit de sa maison, et la lui
fit prendre en chapitre, et par là il se trouva entièrement dans la
maison de messieurs Hardy, et il les rendit les maîtres absolus de tout
ce qu'il avoit. Il s'étoit seulement retenu quelques pensions sur ses
bénéfices, dont il ne se faisoit point payer, car il n'avoit que faire
d'argent, vivant chez ces messieurs, qui prenoient d'ailleurs le soin de
lui fournir toutes les choses dont il avoit besoin, et qui acquittèrent
toutes ses dettes. Ils avoient même la complaisance de souffrir qu'il
amenât manger à leur table des chantres, et autres gens de cette sorte,
avec lesquels il aimoit à boire. L'après-dîner il faisoit porter dans
son logement, qui joignoit celui de ces messieurs, autant de vin et de
choses propres à faire boire qu'il le vouloit. C'étoit particulièrement
dans ce moment que des artisans et gens de néant le venoient trouver,
et lui tenoient bonne compagnie tout le reste du jour. Comme il avoit
avec eux une entière liberté, et qu'ils avoient pour lui une grande
déférence, lui faisant toujours raison, et l'excitant à boire, il
n'étoit jamais plus content que quand il les avoit avec lui. On peut
dire que messieurs Hardy en ont usé très-honnêtement et avec la
reconnoissance et la bonne foi qu'il s'en étoit promis. Je suis obligé
de vous dire encore, monsieur, pour leur honneur, que non-seulement ils
l'ont bien traité durant sa vie, mais qu'ils ont même donné après sa
mort toutes sortes de marques qu'ils le reconnoissoient pour leur
bienfaiteur. Cette mort arriva la soixante-troisième ou
soixante-quatrième année de sa vie, par un rhume qui lui prit dans le
bourg d'Yvré-l'Evêque, où il y avoit un mois qu'il s'étoit rendu pour y
voir faire les vendanges, et pour y prendre de l'air et du vin, l'un et
l'autre étant fort bons en ce lieu-là; ce rhume l'obligea de revenir à
la ville, et lui tombant sur la poitrine, malgré toute la ptisane qu'il
prenoit toute pure, comme il avoit accoutumé de faire en pareilles
maladies, lui causa une fièvre continue qui l'emporta en huit jours.

Son successeur eut toutes sortes de soin de lui en cette extrémité, et
surtout des choses qui regardoient le salut de son âme, et après qu'il
l'eut fait inhumer dans l'église cathédrale, il y fonda une messe pour
être célébrée à perpétuité au jour de son décès, afin d'implorer pour
lui la miséricorde de Dieu, et outre les frais de son enterrement, il
fit encore la dépense d'une tombe qui fut placée sur sa fosse, et où on
lit cette inscription:

   _Hîc jacet venerabilis et circumspectus vir Ludovicus Pauquet,
   presbiter hujus ecclesiæ, canonicus præbendatus, atque
   archidiaconus de Sabolio, qui obijt die decimâ quartâ mensis
   novembris, M. D. C. LXXIII._

On auroit pu ajouter à cette inscription:

    _Amphora non meruit tam pretiosa mori._



LETTRES

DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY

A M. GODEAU, ÉVÊQUE DE VENCE.



SUR

MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.


Nous ne donnons point ici une notice biographique sur cette femme
célèbre. Tallemant lui a consacré, ainsi qu'à son frère, un chapitre
dans ses Mémoires[357]; Conrart a aussi laissé sur eux quelques
détails[358]; nous avons inséré, dans la Biographie universelle de
Michaud, des articles étendus sur le frère et sur la sœur[359]; les
lecteurs pourront recourir à ces divers ouvrages; nous nous bornerons à
de courtes observations qui ne seront pas déplacées à la tête du petit
nombre de lettres de mademoiselle de Scudéry que nous publions pour la
première fois.

  [357] _Mémoires de Tallemant_, t. 5, p. 265.

  [358] _Mémoires de Conrart_, t. 48, p. 253 de la deuxième série
  de la collection des Mémoires.

  [359] _Biographie universelle_, t. 41, p. 382; 1825.

Mademoiselle de Scudéry se présente à nos souvenirs comme un esprit
prétentieux, guindé et plein d'affectation. On la juge d'après des
ouvrages où, entraînée par le goût de son temps, elle a suivi une
impulsion que vraisemblablement elle partageoit elle-même. Les
interminables romans d'Urfé et de la Calprenède obtenoient les plus
grands succès; obligée d'écrire pour réparer les torts de la fortune,
mademoiselle de Scudéry, sous le nom de son frère, se mit à composer
aussi des romans immenses, dans lesquels elle a reproduit les
conversations subtiles et précieuses des illustres personnages qui,
réunis à l'hôtel de Rambouillet, étoient alors le type de la politesse
et des belles manières, et donnoient le ton à la ville et aux provinces.
On ne lit plus _Cyrus_, où sont retracées les mœurs langoureuses que
d'Urfé a peintes dans l'_Astrée_; on lit aussi peu la _Clélie_, où les
héros de l'ancienne Rome composent de fades madrigaux, discutent sur des
cartes allégoriques, et recherchent sérieusement la distance qui sépare
_Particulier_ de _Tendre_.

Il n'en est pas de même de ses _Conversations_; on peut encore les lire
avec fruit, et même avec plaisir.

Il falloit bien que Madeleine de Scudéry fût une personne remarquable
pour que toutes les célébrités de son temps en aient fait l'objet
d'aussi grands éloges. Nous citerons ici les passages de plusieurs
lettres qui lui ont été adressées; c'est une curiosité littéraire qu'il
est bon de faire connoître: «L'occupation de mon automne, lui écrivoit
Mascaron, est la lecture de _Cyrus_, de _Clélie_ et d'_Ibrahim_... j'y
trouve tant de choses propres pour réformer le monde, que je ne fais
point de difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je prépare
pour la cour, vous serez très-souvent à côté de saint Augustin et de
saint Bernard[360].»

  [360] Lettre du 12 octobre 1672, citée dans la _Biographie
  universelle_.

Il venoit d'arriver dans son diocèse; il mande à mademoiselle de Scudéry
qu'on lui a fait une sorte de triomphe: «L'amitié des peuples, toute
grossière qu'elle est, ajoute-t-il, a par sa sincérité un charme qui se
fait sentir et qui console de la perte des choses qui ont plus d'éclat
à la vérité, mais moins de solidité. Je ne mets point dans ce rang,
mademoiselle, cette bonne et généreuse amitié dont vous m'honorez depuis
si long-temps; rien ne peut consoler d'être éloigné de vous, que la
persuasion d'être toujours dans votre souvenir, et d'avoir une petite
place dans le cœur du monde le plus grand et le plus généreux. Je ne
manquerai pas de faire copier les sermons que vous désirez. Je souhaite
qu'ils puissent vous plaire; votre approbation me donnera une joie moins
tumultueuse à la vérité, mais plus solide que celle de toute la cour, et
votre sentiment réglera celui que j'en dois avoir[361].»

  [361] Lettre autographe et inédite du 23 mai 1673. (_Cabinet de
  l'éditeur._)

Le cardinal de Bouillon venoit de prier Mascaron de prononcer l'oraison
funèbre de Turenne; l'orateur avoit peu de temps pour se préparer à
cette grande action, et dans l'espèce d'embarras où il se trouvoit, il
écrivoit à mademoiselle de Scudéry: «Vous pouvez m'aider à éviter ces
inconvénients, si vous avez la bonté de penser un peu à ce que vous
diriez si vous étiez chargée du même emploi[362].» Fléchier, nommé
évêque de Lavaur, ayant reçu un exemplaire de ses _Conversations_, lui
adressoit les remercîments les plus délicats. «Il me falloit une lecture
aussi délicieuse que celle-là, lui écrivent-il, pour me délasser des
fatigues d'un voyage, pour me guérir de l'ennui des mauvaises compagnies
de ce pays-ci, et pour me faire goûter le repos, où la rigueur de la
saison et la docilité de mes nouveaux convertis me retiennent dans ma
ville épiscopale; en vérité, mademoiselle, il me semble que vous
croissez toujours en esprit; tout est si raisonnable, si poli, si moral
et si instructif dans ces deux volumes que vous m'avez fait la grâce de
m'envoyer, qu'il me prend quelquefois envie d'en distribuer dans mon
diocèse, pour édifier les gens de bien, et pour donner un bon modèle de
morale à ceux qui la prêchent. Les louanges du Roi sont partout si
finement insérées qu'il s'en feroit, en les recueillant, un excellent
panégyrique. Recevez donc, mademoiselle, avec mon remercîment, les
louanges que vous donne un homme relégué dans une province, qui n'a pas
encore perdu le goût de Paris, qui vous conserve toujours la même estime
qu'il a eue toute sa vie pour vous, etc.[363].»

  [362] Lettre du 5 septembre 1675, citée dans la _Biographie
  universelle_.

  [363] Lettre autographe du 26 décembre 1685. (_Cabinet de
  l'éditeur._) Une partie de cette lettre a été publiée dans la
  _Biogr. univ._

Les _Conversations_ de mademoiselle de Scudéry, dans lesquelles la
morale est revêtue de formes agréables, eurent le plus grand succès;
elles paroissent avoir donné à madame de Maintenon l'idée d'en composer
de plus simples, destinées à être récitées par les demoiselles de
Saint-Cyr. Les jeunes élèves trouvoient dans ces petits ouvrages des
enseignements de morale, et des notions sur les bienséances et sur ces
nuances délicates qui étoient alors le partage exclusif de la haute
société. Ce point nous a échappé quand, il y a quelques années, nous
avons publié les _Conversations inédites de madame de Maintenon_[364].
On nous excusera de saisir l'occasion de réparer un oubli.

  [364] _Conversations inédites de madame de Maintenon._ Paris,
  Blaise, 1828, in-18. Quelques exemplaires ont été tirés in-8º.

Madame de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, écrivoit à
mademoiselle de Scudéry, le 3 août 1688: elle étoit de l'école des
_Précieuses_, on lui pardonnera quelques expressions ridicules qui
feroient rire aujourd'hui: «Je ne saurois différer davantage à vous
témoigner le plaisir que vous avez fait à toute notre communauté de lui
avoir donné une morale qui convient si fort à celle qu'elle enseigne
tous les jours: vous avez trouvé le moyen, mademoiselle, de beaucoup
plaire en instruisant solidement..... Votre génie est sans deschet, et
votre esprit, qui a toujours fait l'admiration des sages, croît au lieu
de diminuer. Madame de Maintenon, qui prend un singulier plaisir de nous
enrichir des bons livres, et qui ne savoit pas que vous m'aviez fait
part des trésors de votre _sapience_, après avoir vu votre morale, me
l'envoya fort obligeamment pour vous et pour moi, me mandant qu'elle
croyoit qu'en son absence, ces livres me tiendroient lieu d'une bonne
compagnie. Elle ne se trompoit pas, mademoiselle, car voulant régaler
les dames de Saint-Louis de quelque _mets d'esprit_ convenable à leur
état, je leur ai lu moi-même dans nos promenades du soir l'_Histoire de
la Morale_, qui leur a toujours fait dire, quand on a sonné la retraite,
que l'heure avançoit. Ces Conversations sont ici d'autant plus aimables
qu'on en fait chez les demoiselles qu'on a extraites de vos premières,
qui ont donné lieu à un grand nombre d'autres, dont ces jeunes
demoiselles font tout leur plaisir et celui des autres. Quand vous nous
ferez l'honneur de venir à Saint-Cyr, vous vous retrouverez en plus d'un
endroit, car nous sommes fort aises qu'on copie ce qui est bon[365].»

  [365] Lettre autographe de madame de Brinon à mademoiselle de
  Scudéry, du cabinet de l'éditeur, publiée en partie dans une note
  du t. 8, p. 139 de notre édition des _Lettres de madame de
  Sévigné_; Paris, Blaise, 1818 ou 1820, in-8º.

La savante madame Dacier, à laquelle mademoiselle de Scudéry avoit aussi
envoyé ses _Conversations_, ne s'exprimoit pas avec moins de chaleur;
elle lui répondoit de Castres, le 17 juillet 1685..... «En vérité,
mademoiselle, quoique l'on doive tout attendre de vous, je n'ai pas
laissé d'être ébloui de toutes les beautés qui éclatent en foule dans
vos _Conversations_. On peut dire que tout en est bon; mais j'y ai
trouvé surtout de certains endroits qui m'ont enchantée, et qui m'ont
retenue plus que les autres par le plaisir extraordinaire qu'ils m'ont
donné. Mon exemplaire est plein des marques que j'ai faites sur tous ces
endroits, etc.[366]....

  [366] Lettre autographe de madame Dacier. (_Cabinet de
  l'éditeur._)

Ce n'étoit pas à une femme ordinaire que madame de Sévigné écrivoit dans
ces termes: «En cent mille paroles, je ne pourrois vous dire qu'une
vérité qui se réduit à vous assurer, mademoiselle, que je vous aimerai
et vous adorerai toute ma vie; il n'y a que ce mot qui puisse remplir
l'idée que j'ai de votre extraordinaire mérite. J'en fais souvent le
sujet de mes admirations, et du bonheur que j'ai d'avoir quelque part à
l'amitié et à l'estime d'une telle personne[367].»

  [367] Billet de madame de Sévigné à mademoiselle de Scudéry, du
  11 septembre 1684, t. 7, p. 156 de notre édition.

On pourroit joindre à ces témoignages, ceux de Godeau, de Rapin, de
Bouhours, de l'abbé Genest, du savant Huet et d'une foule d'autres. Nous
ne citerons plus qu'une lettre de Charpentier, de l'Académie françoise:
elle est écrite dans le style de la galanterie; le traducteur de
Xénophon ne balance pas à se mettre lui, son héros et son modèle, aux
pieds de mademoiselle de Scudéry.

Celle-ci lui avoit écrit pour le remercier de l'envoi d'un exemplaire de
sa traduction de la Cyropédie, Charpentier répond en ces termes:

«Mademoiselle, je reçus hier au soir fort tard, le billet que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire..... Si le temps l'eût permis, je vous
en aurois remercié sur l'heure même, car il est impossible de retenir un
ressentiment si juste. Vous avez trop payé l'ouvrage que j'ai pris la
hardiesse de vous offrir; l'estime que vous en faites est assurément
au-delà de son mérite, et je ne puis attribuer les louanges que vous lui
avez données, qu'à la cause même que vous m'en découvrez, en
reconnoissant qu'il parle d'un de vos plus anciens amis. Je le sais,
mademoiselle, que Cyrus est un de vos amis, et que votre amitié est une
de ses plus glorieuses aventures; c'est en cette considération que son
nom est dans les plus belles bouches de France, et qu'il sert maintenant
d'entretien au monde poli, qui autrement ne le connoîtroit guère:

    «Et moi qui le connois assez parfaitement,
          "Si vous en croyez mon serment,
    "J'aurois eu peu de soin de relever sa gloire,
    "Quoiqu'il ait autrefois mille peuples soumis,
    "Si je n'avois appris ailleurs que dans l'histoire
    "Qu'il possède l'honneur d'être de vos amis[368].»

  [368] Lettre autographe et inédite de Charpentier à mademoiselle
  de Scudéry. (_Cabinet de l'éditeur._) Cette lettre n'a pas
  d'autre date que _mercredi à onze heures du matin_. Elle doit
  être de 1659, époque à laquelle fut publiée la traduction de la
  Cyropédie de Xénophon, par Charpentier.

Il ne falloit rien moins que l'imposant cortége dont mademoiselle de
Scudéry marche environnée, pour nous donner le courage d'imprimer pour
la première fois, en 1835, les lettres que nous présentons au public.

Ces lettres sont malheureusement en trop petit nombre; elles roulent
presque entièrement sur les événements de la Fronde, pendant les années
1650 et 1651. Mademoiselle de Scudéry s'y montre fidèle au parti de la
cour, pleine de mépris pour les hommes qui ne cherchoient, dans le
trouble et l'agitation, que les moyens de satisfaire leurs intérêts aux
dépens du trône, qu'ils ne craignoient pas d'ébranler. «Dieu veuille,
s'écrie-t-elle, que ceux qui ont eu le dessein de faire de la France ce
que Cromwell et Fairfax ont fait de l'Angleterre, ne puissent jamais
avoir de crédit[369]!» Dans une autre lettre, mademoiselle de Scudéry
porte sur l'avenir un regard prophétique; elle semble deviner ce que
sera un jour Louis XIV, qui n'avoit encore que treize ans: «Le Roi,
dit-elle, semble haïr tous ceux qui veulent abaisser son autorité, et,
selon toutes les apparences, il se souviendra long-temps de tout ce
qu'on lui fait aujourd'hui[370].»

  [369] Lettre troisième, du mois d'octobre 1650.

  [370] Lettre septième, du 2 mars 1651.

Ce n'est plus cette femme aux sentiments exagérés, aux froides analyses
métaphysiques, c'est une femme éloquente, inspirée par les événements;
son style est rapide, simple, clair et énergique. Elle adresse ses
lettres à Godeau, l'évêque de Vence, l'ami et le parent de Conrart.
Pendant une maladie de celui-ci, mademoiselle de Scudéry le remplaçoit
auprès de Godeau, à qui elle mandoit ce qui se passoit dans Paris.

C'est peut-être à des soins de ce genre que sont dus les Mémoires de
Conrart. Ce que nous en avons publié, il y a dix ans, étoit
vraisemblablement les minutes de la correspondance qu'il entretenoit
avec Godeau. Quel que soit le motif qui ait déterminé Conrart à écrire
ses Mémoires, son travail est utile; nous n'avons eu pendant long-temps
que les Mémoires des Frondeurs; tels que ceux du cardinal de Retz, le
roi des brouillons; ceux de Guy-Joly, de La Rochefoucauld, voire même
quelques lettres de madame de Sévigné, que ses relations de parenté avec
le coadjuteur entraînoient dans l'opposition: il est bon que d'autres
Mémoires, écrits par des amis de l'ordre, viennent rectifier des idées
que les partisans de la Fronde n'ont pas manqué d'altérer à leur profit.
Les Mémoires de Conrart et de madame de Motteville, ceux du Père
Berthod, et ce peu de lettres de mademoiselle de Scudéry, produisent cet
effet. C'est ce qui nous détermine à joindre aux Mémoires de Tallemant
ces lettres tout-à-fait historiques, pour qu'elles viennent s'incorporer
à la suite des Mémoires relatifs à l'histoire de France.

Les originaux n'en existent malheureusement plus. Nous en avons trouvé
les copies dans un volume manuscrit intitulé: _Anecdotes sous le règne
de Louis XIV, ou Recueil de lettres et pièces diverses touchant
l'histoire de Louis XIV_. Ce volume est de format in-4º. Il est rempli
pour la plus grande partie de lettres extraites des manuscrits de Bussy,
dans lesquelles nous n'avons rien vu que nous n'eussions nous-même
rencontré dans les manuscrits ou dans le _Supplément_ de Bussy Rabutin.

On y lit aussi trois lettres de Fléchier à mademoiselle de La Vigne;
elles sont spirituelles, entremêlées de vers, et tout-à-fait dans le
genre d'une correspondance inédite de Fléchier avec mademoiselle
Deshoulières, dont M. de La Place, premier président honoraire de la
cour royale d'Orléans, est possesseur, et qu'il a eu la complaisance de
nous montrer quelquefois.

Les trois lettres de Fléchier ont été imprimées dans un recueil donné
chez Tardieu, en 1802, par M. Serieys, qui, en les publiant, a eu tort
de dire dans l'avertissement, que ces lettres étoient adressées à une
jeune _actrice_. Mademoiselle de La Vigne étoit une fille de beaucoup
d'esprit, dont on a quelques poésies fines et spirituelles, qui n'a
jamais travaillé pour le théâtre, ni joué la comédie.

Enfin on trouve dans ce manuscrit la copie des sept lettres de
mademoiselle de Scudéry à Godeau.

Le manuscrit qui contient ces diverses pièces nous a été communiqué, il
y a environ dix ans, par feu M. Peuchet, alors archiviste de la
Préfecture de police. Nous ignorons en quelles mains le volume a passé
depuis la mort de ce laborieux littérateur.

Ce recueil est de la fin du règne de Louis XIV; il a fait partie de la
riche collection du président de Meinières. On sait que ce magistrat
avoit acquis une grande quantité de manuscrits relatifs à l'histoire de
France, qui provenoient de l'abbé de Rothelin, de M. Talon, de l'abbé
de Bourzéis, de messieurs Secousse et de Sainte-Palaye. Sa collection
survécut à la révolution; elle fut placée dans un local loué exprès pour
la contenir. Celui qui la possédoit se lassa malheureusement de payer le
loyer, et en 1806, tous ces manuscrits furent vendus à vil prix et
dispersés. M. Éloy Johanneau, le savant éditeur de Rabelais, avoit eu
souvent l'occasion de faire des recherches dans cette précieuse
bibliothèque, et il a plus d'une fois exprimé au rédacteur de cette note
les regrets que lui causa la disparition de ces richesses; il avoit été
témoin de cette calamité littéraire.

Le catalogue de ces manuscrits est tombé dans nos mains; le volume qui
contient les lettres de mademoiselle de Scudéry y est mentionné. Nous
nous proposons de déposer ce catalogue à la bibliothèque du Roi, qui
possède une foible partie de la collection de Meinières.

Nous aurions sans doute beaucoup mieux aimé pouvoir publier ces
curieuses lettres d'après les originaux; mais nous n'entretenons pas le
moindre doute sur leur vérité, quand nous les trouvons placées à côté
d'une multitude de copies d'autres pièces originales sur l'existence
desquelles aucune incertitude ne peut s'élever. Nos lettres contiennent
beaucoup de faits et d'anecdotes, et à cet égard elles s'accordent et
correspondent avec tous les ouvrages contemporains. Cette coïncidence
est ce qui rend si difficile une contrefaçon de mémoires anciens, qui
soit susceptible de faire quelque illusion; nos lettres résistent à
cette épreuve parce qu'elles sont vraies. D'ailleurs dans quel intérêt
les auroit-on fabriquées, il y a plus d'un siècle, pour les ensevelir
ensuite dans un volume oublié? Les lettres de mademoiselle de Scudéry
portent avec elles le cachet du temps et de la vérité; nous en appelons
à toute personne versée dans la connoissance de nos monuments
historiques.

Ces lettres ne sont point datées dans le manuscrit. Il ne nous a pas été
difficile de suppléer à cette omission, en nous attachant aux événements
qui y sont rapportés. Ces dates ainsi rétablies sont placées entre
parenthèses.

    MONMERQUÉ.



LETTRES

DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.


LETTRE PREMIÈRE.

DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. GODEAU, ÉVÊQUE DE VENCE.

    (Paris, 22 février 1650.)

Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de
souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma
connoissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne
me trompoient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en
mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas
une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en
matière de nouvelles. Je ne suis pas fort exposée au monde; les gens que
je vois ne sont pas de la nouvelle faveur; et quand je saurois même une
partie de ce qui se passe, je ne saurois pas assez bien écrire pour vous
divertir. Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse
ne sauroit jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me
servir de toutes celles que je pourrois employer pour me dispenser de
faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne
d'être su de vous.

C'est pourquoi, pour commencer dès aujourd'hui, je vous dirai que l'on
ne sait point encore avec certitude en quel lieu est madame de
Longueville, et que, depuis le jour qu'elle se sauva du château de
Dieppe[371], avec deux de ses filles seulement et quatre gentilshommes,
l'un desquels est le sieur Thibault, et l'autre Trery, l'on n'a pas pu
encore découvrir précisément quelle a été sa route, ni quel est son
asile. Il y a du moins apparence que Dieu sera son protecteur; car on
m'écrit de Normandie, qu'après qu'elle eut pensé tomber dans la mer, et
qu'une de ses filles eut aussi failli être noyée, elle se confessa et
monta à cheval un moment après, se préparant à ce funeste voyage comme
si elle eût dû mourir.

  [371] La duchesse de Longueville, après l'arrestation des
  princes, qui eut lieu le 18 janvier 1650, s'enfuit en Normandie.
  La cour se rendit à Rouen le 1er février; la duchesse, qui
  s'étoit réfugiée à Dieppe, s'échappa du château. «Elle sortit la
  nuit à cheval, jambe de çà et jambe de là, avec ses femmes, en
  courant jour et nuit; elle s'embarqua sur la côte et fut en
  Hollande.... Elle gagna Stenay, où étoit le maréchal de Turenne.»
  (_Mémoires de Montglat._ _Collection des Mémoires relatifs à
  l'histoire de France_, deuxième série, t. 50, p. 219.) Le récit
  de madame de Motteville est plus circonstancié; elle dit que la
  duchesse sortit par une petite porte qui n'étoit pas gardée;
  qu'elle fit deux lieues à pied pour gagner un petit port, où elle
  ne trouva que deux barques de pêcheurs; elle voulut s'embarquer
  contre l'avis des mariniers, afin de gagner un vaisseau qu'elle
  faisoit tenir à la rade. Le vent étoit si grand et la marée si
  forte, que le marinier, qui l'avoit prise entre ses bras pour la
  porter dans la chaloupe, la laissa tomber dans la mer; elle se
  décida à prendre des chevaux et à se mettre en croupe, ainsi que
  les femmes de sa suite, se réfugia chez un gentilhomme, demeura
  cachée dans le pays pendant environ quinze jours, et fit enfin
  gagner le capitaine d'un vaisseau anglois, qui la reçut sous le
  nom d'un gentilhomme qui s'étoit battu en duel. (_Mémoires de
  Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 19.)

Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et
de celle de M. de Longueville est une étrange chose, car on voit tant
d'innocence et de persécution ensemble qu'il n'est pas possible de
n'être pas touché de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouvé
l'âme plus grande que son infortune, car, depuis qu'il est prisonnier,
il n'a pas dit une parole indigne de ce même cœur qui lui a fait gagner
quatre batailles et acquérir tant de gloire. Après avoir entendu la
messe, il s'occupe la moitié du jour à lire, et il partage l'autre à
converser avec monsieur son frère, à jouer aux échecs avec lui, à
railler avec ses gardes, et même, pour faire exercice, il joue au volant
avec eux. Il s'est confessé une fois depuis qu'il est prisonnier, mais
on ne veut plus lui donner le même confesseur: enfin on le garde mieux
que le roi.

Il y a trois jours que M. de Beaufort, accompagné de madame de Chevreuse
et de madame de Montbazon, fut au bois de Vincennes, dans un carrosse de
louage, afin de n'être point connu, pour voir de ses propres yeux si une
muraille que l'on a bâtie sur la contrescarpe des fossés du donjon étoit
assez haute pour qu'il fût impossible que M. le Prince se pût sauver. Je
vous avoue que cette action ne me semble pas trop belle, ni pour les
dames ni pour Beaufort, qui, tant que le prisonnier a été libre, ne
l'approchoit qu'en lui faisant des soumissions d'esclave. Il est vrai
qu'un héros de la place Maubert ne doit pas être de même manière
qu'étoient autrefois ceux qui triomphoient au champ de Mars ou au
Capitole.

Au reste, pendant que toutes choses changent en France, toutes choses
changent aussi dans le cœur de M. de Guise; car, pour recouvrer sa
liberté, il rompt les chaînes de mademoiselle de Pons, et reprend
madame la comtesse de Bossu, qui va être reconnue pour madame de
Guise[372].

  [372] Cette reconnoissance n'eut point lieu; tout ceci étoit un
  jeu joué par le duc de Guise, prisonnier à Madrid, dans l'espoir
  d'obtenir sa liberté. (_Voyez_ au surplus l'historiette du duc de
  Guise dans les _Mémoires de Tallemant_, t. 4, p. 200.)

Vous savez sans doute que la garnison de Clermont s'est soulevée en
l'absence de M. de La Moussaye, et qu'ainsi le parti du maréchal de
Turenne en est plus foible; mais on assure, dès ce matin, que le duc de
Wirtemberg assiége Mouson. Les ennemis font de grands préparatifs en
Flandre, et le mal est que l'on n'est pas en état de s'y opposer.

La cour est à Rouen, d'où elle doit partir pour revenir ici. On dit
aussi que le duc de Richelieu est enfin venu assurer le Roi de sa
fidélité, et qu'en considération de cette obéissance son mariage est
confirmé par la Reine, à condition qu'il aura un lieutenant de roi dans
son gouvernement, et que la garnison en sera changée. Je ne sais pas
encore ce que madame d'Aiguillon dit de cela; mais je sais bien que
l'amour du duc de Richelieu lui coûte déjà trop, et qu'il lui auroit été
toujours plus avantageux d'être maître du Havre absolument, que de
régner dans le cœur d'une femme comme madame du ......[373].

  [373] Armand-Jean Du Plessis, duc de Richelieu, père du maréchal,
  avoit épousé, le 26 décembre 1649, Anne Poussard de Fors du
  Vigean, veuve, en premières noces, de François-Alexandre
  d'Albret, sire de Pons. Ce mariage, fait sans le consentement de
  la duchesse d'Aiguillon, surprit tout le monde. «Madame de
  Richelieu, dit madame de Caylus, sans biens, sans beauté, sans
  jeunesse, et même sans beaucoup d'esprit, avoit épousé, par son
  savoir-faire, au grand étonnement de toute la cour et de la
  Reine-mère, qui s'y opposa, l'héritier du cardinal de Richelieu,
  un homme revêtu des plus grandes dignités de l'État, parfaitement
  bien fait, et qui, par son âge, aurait pu être son fils.»
  (_Souvenirs de madame de Caylus_, deuxième série de la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 66,
  p. 413.)

Je viens de recevoir une lettre de Rouen, qui m'apprend que cette
nouvelle duchesse y est aussi, et que M. le cardinal la devoit présenter
hier à la Reine, chez laquelle elle devoit avoir le tabouret. L'on me
mande que cela hâte le départ de la cour, qui quitte Rouen
aujourd'hui[374]. M. de Matignon est aussi venu remettre le gouvernement
de Grandville et celui de Cherbourg entre les mains de Sa Majesté,
ensuite de quoi on a commandé à ce lieutenant de roi et à M. de Beuvron
de suivre la cour.

  [374] «La Reine partit de Rouen le 22 février, après avoir vu
  madame de Richelieu et lui avoir donné le tabouret.» (_Mémoires
  de madame de Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 21.) Cette
  circonstance donne la date positive de cette lettre.

On m'écrit encore que madame de Longueville fut droit de Dieppe au
château de Tancarville, qui est à monsieur son mari. On m'assure qu'il y
a quatre jours qu'elle s'est embarquée pour la Hollande.

Voilà, Monsieur, tout ce que je sais pour aujourd'hui; cependant je ne
puis me résoudre de ne vous point parler de mademoiselle Paulet[375], de
qui les maux me touchent encore plus que les affaires publiques, quoique
l'amour de la patrie soit bien avant dans mon cœur. Je veux pourtant
espérer que vos prières lui feront obtenir la santé de celui seul pour
qui il n'y a point de maux incurables; mais je ne songe pas qu'en ne
finissant une si longue lettre je vous donnerois lieu de croire que je
veux vous en lasser pour la première fois: c'est pourquoi je m'en vais
finir aussitôt que je vous aurai assuré, avec tout le respect que je
vous dois, que je suis autant que je puis, etc.

  [375] Tallemant lui a consacré un article dans ses Mémoires.


LETTRE DEUXIÈME.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, 8 septembre 1650.)

Vous me reprochez si flatteusement mon mauvais caractère, que ce n'est
pas un trop bon moyen de m'en corriger; car, puisqu'en écrivant mal je
vous oblige enfin de m'en reprendre plus doucement qu'à me dire que
j'écris bien, je ne sais si je ne ferois pas mieux de continuer de
faillir que de m'amender....

Souffrez, s'il vous plaît, que je prenne toute la part que je dois aux
maux de votre esprit et de votre corps. Pour les premiers, je ne pense
pas que vous ayez besoin d'autre médecin que de vous-même; mais, pour
les autres, je pense que vous auriez besoin de venir trouver à Paris
quelque remède à vos maux; car, de la façon dont je connois ceux de la
province où vous êtes, je ne pense pas qu'ils vous puissent guérir d'un
grand mal: c'est pourquoi il me semble que vous y devez songer
sérieusement. Je vous demande pardon de la liberté que je prends de
donner des conseils à un homme que tous les rois et les sages devraient
consulter; mais, s'agissant de la conservation d'une vie aussi précieuse
que la vôtre, je pense qu'il vaut mieux dire une chose inutile que de
se mettre au hasard de manquer à en dire une nécessaire. Je vis même
encore hier un ouvrage de vous, qui me fortifie dans le dessein de vous
conjurer de prendre soin de votre santé; car, Monsieur, ne seroit-ce pas
un crime si vous vous mettiez par votre négligence à la détruire, de
façon que vous ne puissiez plus enrichir votre siècle comme vous l'avez
fait jusqu'ici?

Vous jugez bien, je m'assure, que cette nouvelle richesse que j'ai vue
de vous est l'admirable poème que vous avez fait à la gloire de _la
Grande Chartreuse_[376], que M. Conrart eut la bonté d'envoyer hier à
mon frère et à moi. Après vous en avoir rendu mille grâces, je vous
dirai que ce beau désert m'a sensiblement touchée, et que la sainte
horreur de cette solitude a passé si doucement de vos vers dans mon
esprit, que la compagnie que j'ai vue aujourd'hui m'a plutôt ennuyée
qu'elle ne m'a divertie, parce qu'elle m'a empêchée de relire une
seconde fois ce qui m'a donné tant de satisfaction la première. Mais,
Monsieur, puisque vous faites si bien toutes choses, et que vous
représentez également bien les cours les plus superbes et les déserts
les plus sauvages, je voudrois que vous pussiez voir ce que je vis hier;
je veux dire la prison de M. le Prince, afin que vous pussiez laisser à
la postérité une parfaite image de la constance de ce héros; car je ne
pense pas qu'il y ait un endroit dans le monde où il y ait une tour plus
agréable par dehors, ni si affreuse par dedans. Cependant, comme on dit
que la nécessité fait des armes de toutes choses, je pense qu'on peut
dire que M. le Prince tire de la gloire de tout ce qui lui arrive; car
vous saurez que, depuis qu'on l'a mené à Marcoussis[377], le donjon de
Vincennes est devenu l'objet de la curiosité universelle. En mon
particulier, j'y vis hier plus de deux cents personnes de qualité, à qui
on montre le lieu où il dormoit, celui où il mangeoit, l'endroit où il
avoit planté des œillets qu'il arrosoit tous les jours, et un cabinet
où il rêvoit quelquefois et où il lisoit souvent. Enfin, Monsieur, on va
voir cela comme on va voir à Rome les endroits où César passa autrefois
en triomphe. Je vis même dans un cabinet plusieurs épigrammes écrites
avec du charbon, ou gravées sur la muraille, qui ne parlent que de ses
victoires ou de ses louanges; mais ce que j'y vis de plus surprenant,
c'est que, durant que j'y étois, M. de Beaufort y vint avec madame de
Montbazon, à qui il faisoit voir toutes les incommodités de ce logement,
triomphant lâchement du malheur d'un prince qu'il n'oseroit regarder
qu'en tremblant, s'il étoit en liberté. Pour moi, j'eus tant d'horreur
de voir de quel air il fit la chose, que je n'y pus durer davantage. En
vérité, je pense qu'on peut dire que nous sommes au temps des prodiges
et des miracles tout ensemble, tant on voit de choses extraordinaires.

  [376] _Voyez_ les _Poésies chrétiennes et morales_ de Godeau.
  Paris, 1663, t. 2, p. 81. _La Grande Chartreuse_ avoit paru
  isolément, comme la plupart des autres poésies de Godeau.

  [377] Les princes avoient été transférés du donjon de Vincennes
  au château de Marcoussis, près de Montlhéri, le 29 août
  précédent; c'est ce que nous apprenons de Loret:

    Ce jour (_lundi_) on prit occasion
    De faire la translation,
    Mais très-cachée et très-soudaine,
    Des trois prisonniers de Vincenne.

    Plaise à la divine Bonté
    Que la dure captivité
    Par eux constamment endurée
    Ne soit pas de longue durée!

    (_Muse historique_, lettre du 2 septembre 1650.)

Je pense que vous avez bien su l'épouvante que les ennemis ont donnée à
Paris, lorsqu'ils sont venus à La Ferté-Milon[378], et que nous avons vu
la capitale du royaume aussi alarmée qu'ont accoutumé de l'être les
petites bicoques des frontières. Cependant j'espère que la même
puissance qui retient la mer dans ses bornes, quoique ses rivages ne la
doivent pas vraisemblablement empêcher d'inonder la terre, empêchera les
ennemis de venir ici, encore qu'il n'y ait point de rivière entre eux et
nous, et qu'il n'y ait pas même d'armée qui pût s'opposer à leur marche,
s'ils le vouloient. Ce qui me fait espérer ce bien, est que l'on assure
qu'il y a déjà une partie de leur cavalerie qui a repassé la rivière
d'Aisne. Nous verrons, par le retour de M. de Verderonne[379], qui est
allé porté la réponse de M. le duc d'Orléans à l'archiduc, ce que l'on
doit craindre ou espérer.

  [378] On voit dans les _Mémoires d'Omer Talon_ que l'on avoit eu
  connoissance, par des lettres interceptées, que de Madrid, sur la
  demande du marquis de Sillery, qui négocioit pour les rebelles,
  des ordres avoient été donnés pour que le maréchal de Turenne
  entrât dans le royaume et donnât de l'effroi à Paris. «Ce qui
  étoit déjà fait, dit Talon, car lors l'armée des ennemis étoit
  proche de La Ferté-Milon.» (_Mémoires relatifs à l'histoire de
  France_, deuxième série, t. 62, p. 97.) Cette alarme donna lieu
  au transfèrement des princes. Loret peint très-plaisamment
  l'effet que l'approche de l'ennemi produisit dans Paris:

    Lundi, vindrent dedans Paris,
    Avec plaintes, clameurs et cris,
    Gens conduisant, toutes complettes,
    Sept mille sept cent trente charrettes
    Pleines de coffres et paquets,
    Dont l'on fit lors de grands caquets;
    Mais ces caquets sont choses vaines.

    (_Muse historique_, lettre du 2 septembre 1650.)

  [379] Charles de L'Aubespine, seigneur de Verderonne, maître des
  requêtes, chancelier de Gaston, duc d'Orléans.

Mais, pendant que les ennemis ravagent la Champagne et la Picardie, sans
qu'on puisse seulement penser à les en empêcher, les frondeurs emploient
tout ce qu'ils ont d'adresse et de crédit pour obliger M. le duc
d'Orléans à mettre les princes sous sa puissance, afin de les avoir en
la leur. On assure même qu'il leur avoit promis de le faire; mais M. le
garde-des-sceaux[380], M. Le Tellier et madame de Chevreuse l'ont
empêché jusqu'à cette heure, car encore que cette dernière soit grande
Frondeuse, elle est pourtant présentement divisée de M. de Beaufort, et
même de M. le coadjuteur, pour ce qui regarde M. le Prince, de sorte
que, par ce moyen, les amis de cet illustre captif sont en quelque
espérance de voir bientôt la cour dans la nécessité de faire une
négociation secrète avec lui, afin de délivrer le royaume de tant de
tyrans qui l'oppriment.

  [380] Le chancelier Séguier n'avoit pas alors les sceaux, ils lui
  avoient été redemandés le 1er mars précédent, et confiés à
  Charles de l'Aubespine, marquis de Châteauneuf-sur-Cher, qui les
  garda jusqu'au mois d'avril 1651, et les remit alors à Mathieu
  Molé.

Les affaires de Bordeaux sont toujours douteuses; peut-être que les
députés du parlement, qui y vont, trouveront quelque expédient aux
choses[381]. M. de Rohan est à la cour, et M. le maréchal de Gramont
aussi; l'accommodement de M. le comte du d'Ognon est fait.

  [381] Le parlement de Paris députa, le 5 septembre, deux de ses
  membres à la Reine-régente, pour la supplier de continuer _sa
  bonne volonté envers la ville de Bordeaux_. Ces députés furent
  Meusnier, de la Grand'chambre, et Bitaut, des Enquêtes, lequel
  choix, dit Talon, «fut fait _multis et melioribus reclamantibus_,
  parce que ces deux messieurs étoient infiniment chauds, prompts
  et se peut dire étourdis.» (_Mémoires de Talon_, audit lieu, p.
  102.)

Le Roi a obligé la Reine à chasser une de ses femmes de chambre parce
qu'elle lui avoit révélé une chose qu'il lui avoit confiée, quoique ce
fût celle qu'il aimoit le plus; et ce qu'il y a de plus considérable,
est que ce qu'il avoit dit à cette fille, étoit qu'il lui avoit témoigné
avoir beaucoup de douleur de voir les affaires de son royaume en si
mauvais état. Jugez, s'il vous plaît, de ce qu'il fera, quand il sera
marié, puisqu'il agit présentement ainsi[382].

  [382] Loret nous apprendra le nom de cette femme de chambre et le
  motif de son renvoi; mais, par une précaution qu'explique
  suffisamment la gêne imposée à la presse, le chroniqueur
  burlesque a eu soin de mettre en apostille: _Nouvelle apocryphe_.
  Nous citerons son naïf récit:

    Noiron, du Roi la confidente,
    N'ayant pas été bien prudente,
    Ni bien gardé fidélité
    Au secret de Sa Majesté,
    Fut assez promptement chassée,
    Et la chose ainsi s'est passée:
    «Voyez-vous, lui disoit le Roi,
    «Il semble qu'on se rit de moi;
    «Je crois tout de bon qu'on me trompe.
    «On m'avoit dit qu'en grande pompe
    «Et dans des triomphes nouveaux
    «Je serois reçu dans Bordeaux;
    «Mais hélas! je ne puis me taire,
    «Que j'aperçois bien le contraire!
    «Ou Maman, ou le cardinal
    «Seroient-ils la cause du mal?
    «Certes, j'en suis très-fort en peine;
    «Mais ne dites pas à la Reine
    «Que d'un cœur dolent et transi
    «Je vous ai dit tout ceci;
    «Ne me mettez pas mal près d'elle
    «Et me soyez toujours fidèle.»
    Ce que Noiron mal observa;
    Car au même temps elle va
    A la Régente, sa maîtresse,
    Faire narration expresse
    De tout ce qu'avoit dit le Roi,
    Sans lui garder secret ni foi.
      Il ne faut pas que l'on demande
    Si l'on fit grande réprimande
    A notre jeune potentat,
    Qui, remarquant le peu d'état
    Qu'on avoit fait de sa défense,
    Faillit à perdre patience;
    Et voilà d'où vient, ce dit-on,
    L'exil de la belle Noiron,
    Qu'aucuns tiennent pour véritable,
    Mais je crois que c'est une fable.

    (_Muse historique_, lettre du 10 septembre 1650.)

  La Reine ne tarda pas à marier la belle Noiron; ainsi, sa disgrâce
  fut peut-être la cause de son établissement. C'est encore notre
  chroniqueur qui nous en instruit:

    La Noiron, dont la populace
    Avoit publié la disgrâce
    Par un rapport faux et malin,
    Se marie au sieur Ivelin,
    Jeune médecin chez la Reine;
    Et comme elle est toujours mal saine,
    Il sera, lui tâtant le pouls,
    Son médecin et son époux.

    (_Ibid._, lettre du 1er octobre 1650.)


Voilà, Monsieur, tout ce que je vous dirai présentement, car je
m'aperçois bien que si je vous en disois davantage, vous ne le pourriez
plus lire, tant j'ai pris une forte habitude de mal faire. Je vous dirai
pourtant encore que mon frère est votre très-humble serviteur, et que je
suis de toute mon âme, etc.


LETTRE TROISIÈME.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, .. octobre 1650.)

....Je ne crois nullement mériter toutes les louanges que vous me
donnez, et je crois seulement que me faisant l'honneur de m'aimer, parce
que votre illustre et chère Angélique[383] m'aimoit tendrement, vous
n'êtes pas marri que je me donne l'honneur de vous entretenir; au reste,
avant que de vous dire des nouvelles, il faut que je vous dise que les
vers que vous avez envoyés à madame de Clermont m'ont fait verser plus
de larmes qu'ils n'ont de syllabes[384]. Il me semble, Monsieur, qu'en
vous dépeignant la douleur qu'ils ont excitée dans mon cœur, c'est en
faire l'éloge. En effet, vous représentez si agréablement cette
merveilleuse fille, que l'on peut assurer que jamais portrait n'a si
bien ressemblé que celui que vous avez fait d'elle. De plus, vous
touchez avec tant de délicatesse l'endroit où vous parlez de l'amitié
que vous aviez pour elle, et de celle qu'elle avoit pour vous, qu'il ne
faut pas s'étonner si, ayant l'âme aussi tendre que je l'ai, j'en ai été
extraordinairement satisfaite, et si mon cœur s'en est attendri; car
enfin vous dites cent choses que j'ai senties pour elle, mais que je
n'eusse jamais pu si bien dire; je vous rends donc mille grâces d'être
cause que j'aurai la consolation de voir une peinture de la divine
Angélique, plus durable et plus belle que ne le sont celles de Raphaël.
En vérité, Monsieur, je ne me console point de la perte de cette
généreuse amie, et je trouve une si notable différence de l'amitié
qu'elle avoit pour moi à celle qu'ont quelques autres personnes qui
m'aiment pourtant autant qu'elles peuvent aimer, que, quand elle
n'auroit eu qu'un médiocre mérite, je la regretterois toute ma vie.
Jugez donc ce que je dois faire, vous qui savez mieux ce qu'elle valoit
que qui que ce soit. Si je suivois mon inclination, je ne vous parlerois
d'autre chose; mais puisque je me suis imposé la nécessité de vous dire
ce que je sais des nouvelles du monde, il faut que je m'en acquitte.

  [383] Cette _Angélique_ est mademoiselle Paulet, dont il a été
  question dans la première lettre de mademoiselle de Scudéry. Elle
  demeuroit avec madame de Clermont d'Antragues, et elle mourut
  chez cette dame, en Gascogne, vers le milieu de l'année 1650.
  Tallemant a dit par erreur qu'elle étoit morte en 1651.

  [384] _Voyez_ l'épître de Godeau à la marquise de Clermont
  d'Antragues, dans ses _Poésies_. Paris, P. Le Petit, 1663, t. 3,
  p. 75.

Vous saurez donc que l'entrevue de la Reine et de madame la
Princesse[385] a tellement épouvanté toute la _fronderie_, qu'il est
aisé de juger que vous aviez raison de dire que _si le lion rugissoit en
liberté, il feroit fuir tous ses ennemis_. Il est vrai que cette
entrevue, aussi bien que celle de MM. de Bouillon et de La Rochefoucauld
avec M. le cardinal[386], a des circonstances qui font croire que leur
peur n'est pas tout-à-fait sans fondement; car, non-seulement la Reine
reçut admirablement bien madame la Princesse, mais elle l'entretint
très-long-temps en particulier: on ajoute même qu'il paroissoit, par
l'air du visage de cette jeune princesse, que ce que la Reine lui disoit
lui donnoit de la joie[387]. De plus, M. de Bouillon coucha chez M. le
cardinal, et il court un bruit que le neveu de Son Éminence épousera la
fille aînée de ce duc. Enfin, personne ne doute que la paix de Bordeaux
n'ait plusieurs articles secrets que la gazette ne dit pas, et les
politiques les plus fins disent que M. de Bouillon est trop habile pour
s'attirer la haine de M. le Prince, comme il feroit sans doute s'il
avoit fait un traité secret où il n'eût point de part. Ce qui étonne
encore les Frondeurs, est que M. l'abbé de La Rivière a eu permission,
avec le consentement de Son Altesse Royale, de partir d'Aurillac, et de
venir à son abbaye de Saint-Benoît, auprès d'Orléans. Outre cela, ils
savent encore que cette même Altesse a écrit plusieurs fois de sa main à
la Reine et à M. le cardinal, sans leur en rien dire. Ils n'ignorent pas
non plus que M. Le Tellier a été ces jours passés à Marcoussis. Ils
savent encore que M. l'intendant a reçu ordre de faire un dernier effort
pour contenter les rentiers, de peur qu'ils ne se servent d'eux pour
faire quelque nouveau remuement à Paris. M. le coadjuteur, en son
particulier, sait bien que Son Altesse Royale ne peut plus souffrir sa
domination, et il ne peut pas ignorer que la cour n'ait su qu'il a fait
tout ce qu'il a pu pour obliger M. le duc d'Orléans à se rendre maître
des princes prisonniers, à quelque prix que ce fût. Il a même tenu des
discours sur cela qui font horreur.

  [385] Cette entrevue fut due à une sorte de hasard. La paix de
  Bordeaux ayant été signée le 1er octobre 1650, la princesse de
  Condé sortit de cette ville le 3, accompagnée des ducs de
  Bouillon et de La Rochefoucauld, et d'un grand nombre de
  gentilshommes. Comme elle alloit à Lormon, pour de là se retirer
  en Anjou, elle rencontra le maréchal de La Meilleraie, qui venoit
  à Bordeaux pour lui rendre ses devoirs. Le maréchal lui donna le
  conseil d'aller à Bourg saluer Leurs Majestés, et il parvint à
  l'y résoudre. La princesse se jeta aux pieds du jeune Roi et
  d'Anne d'Autriche, qui l'accueillit froidement, mais cependant
  avec bonté. Lenet et madame de Motteville parlent de cette
  entrevue dans leurs Mémoires, mais c'est mademoiselle de
  Montpensier qui donne le plus de détails. Elle insiste en jeune
  femme sur la forme d'une écharpe et sur la mauvaise grâce qu'on
  trouvoit à une princesse qu'on n'aimoit pas. On ne lui pardonnoit
  pas la mésalliance de son illustre époux. (_Mémoires de
  Montpensier_, deuxième série de la _Collection des Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, t. 41, p. 101.) «Le mépris, dit
  madame de Motteville, que madame la Princesse, sa belle-mère,
  avoit pour sa race et pour elle, joint à toutes ces choses,
  n'avoit pas peu contribué à son anéantissement. Elle avoit
  néanmoins des qualités assez louables; elle parloit
  spirituellement quand il lui plaisoit de parler, et dans cette
  guerre elle avoit paru fort zélée à s'acquitter de ses devoirs.»
  (_Mémoires de Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 80.)

  [386] _Mémoires de Motteville_, audit lieu, p. 81.

  [387] Loret peint assez plaisamment les craintes que cette
  entrevue inspiroit aux Frondeurs:

    La Reine ayant avec carresse
    Reçu madame la Princesse,
    Et ses associés aussi,
    Cela donne bien du souci
    A ces deux têtes noire et blonde,
    Qui sont les suppôts de la Fronde;
    On dit qu'ils font les yeux mourants,
    Et même aussi leurs adhérents,
    Et n'est pas jusqu'à La Boulaye
    Dont le grand cœur ne s'en effraye.

    (_Muse historique_, lettre du 15 octobre 1650.)

Outre toutes ces choses, les Frondeurs voient encore que l'ardeur du
peuple pour l'_amiral du Port au foin_[388] est fort ralentie, de telle
sorte qu'il n'y a plus guère que le quartier des halles où on le salue,
si bien que présentement la _fronderie_ est un peu chancelante. Dieu
veuille qu'elle ne se raffermisse pas, et que ceux qui ont eu le dessein
de faire de la France ce que Cromwel et Fairfax ont fait de l'Angleterre
ne puissent jamais avoir de crédit.

  [388] On appeloit ainsi par dérision le duc de Beaufort, qui
  avoit la charge de grand-amiral de France.

On dit que la cour avoit dessein d'aller en Languedoc et en Provence;
mais Son Altesse Royale la presse si fort de revenir, qu'on croit en
effet qu'elle reviendra[389].

  [389] La cour revint à Paris au commencement du mois de novembre
  1650.

Ceux de Melun ont refusé deux fois, depuis quinze jours, d'obéir aux
ordres de M. le duc d'Orléans, qui vouloit que ses gendarmes y
logeassent; et quand on leur a dit qu'ils s'exposoient beaucoup, ils ont
répondu que M. de Beaufort les avoit assurés de sa protection, et qu'ils
ne craignoient rien. Le retour du Roi fera voir s'ils ont raison.

Madame de Chevreuse[390] et madame de Montbazon[391] sont toujours plus
mal, et elles vont même plaider. Le sujet du procès est digne du temps
et des personnes; car madame de Chevreuse demande cent mille écus qu'on
lui a promis en mariage; à cela madame de Montbazon dit qu'elle a une
quittance de M. de Chevreuse, et madame de Chevreuse répond que,
monsieur son mari l'ayant donnée du temps qu'il étoit amoureux de madame
de Montbazon, elle ne prétend pas qu'elle soit bonne.

  [390] Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse.

  [391] Anne de Rohan, princesse de Guemené, duchesse de Montbazon.
  Louis de Rohan, son mari, étoit, comme aîné, débiteur de la dot
  constituée à sa sœur.

Voilà à peu près tout ce que je sais; mais puisqu'il semble que vous
avez envie que je vous dise exactement tout ce qui regarde M. le Prince,
pour vous témoigner mon exactitude, je vous dirai que, lorsque je fus au
donjon, j'eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une
pierre où M. le Prince avoit fait planter des œillets qu'il arrosoit
quand il y étoit. Mais pour porter encore ma hardiesse plus loin, et
vous faire voir que j'ai plus de zèle que d'esprit, je m'en vais vous
les écrire:

    En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier
    Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
    Souviens-toi qu'Apollon bâtissoit des murailles,
    Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier[392].

  [392] Cette anecdote et les vers inspirés à mademoiselle de
  Scudéry par la prison du prince de Condé, étoient déjà connus par
  le récit de madame de Motteville. (Voyez ses _Mémoires_, dans la
  collection déjà citée, t. 39, p. 9.)

Je m'assure, Monsieur, que vous ne me disputerez pas la dernière chose
que je vous ai dite; aussi ne vous envoyé-je pas ces quatre vers comme
jolis, mais comme une marque de la confiance que j'ai en votre bonté.

Je vous dirai encore que mon frère envoya hier à M. le Prince la
cinquième partie de _Cyrus_; mais comme on ne parle qu'à M. de Bar qui
lui avoit déjà donné la quatrième, lorsqu'il étoit à Vincennes, il
écrivit à mon frère qu'il ne manqueroit pas de donner son livre à M. le
Prince, aussitôt qu'il l'auroit lu[393]. Ce qu'il y a de plus rare,
c'est qu'il écrit si mal, qu'il s'en faut peu que je ne croie qu'il ne
sait pas lire, et pour juger de sa suffisance en matière d'écriture, il
écrit _doute_ avec une _h_, encore est-ce le mot le mieux orthographié.

  [393] M. de Bar étoit chargé de la garde des trois princes. Il
  étoit fort ignorant; on a prétendu que, comme il ne savoit pas le
  latin, il vouloit qu'on leur dît la messe en françois, de peur
  que le prêtre en officiant ne leur donnât dans cette langue des
  avis qu'il ne pourroit pas comprendre.

Au reste, Monsieur, si l'on ne nous avoit pas donné quelque espoir que
vous viendriez bientôt ici, mon frère vous auroit déjà envoyé le livre
dont je viens de parler, et vous auroit aussi renvoyé une seconde fois
celui qui a été perdu; mais sachant cette agréable nouvelle, il se
prépare à vous les offrir lui-même, et moi à vous protester que je suis
de toute mon âme, etc.


LETTRE QUATRIÈME.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, 4 novembre 1650.)

Tant que M. Conrart est en santé, je vous écris plus pour mon intérêt
que pour le vôtre, sachant bien qu'il vous apprend toutes les nouvelles
avec beaucoup d'exactitude et beaucoup d'éloquence tout ensemble; mais
aujourd'hui que cet illustre ami est malade, il me semble que c'est à
moi à vous apprendre les choses remarquables que la bizarrerie du siècle
produit tous les jours.

Je vous dirai donc que, depuis un mois ou six semaines, on vole si
insolemment dans les rues de Paris, qu'il y a eu plus de quarante
carrosses de gens de qualité arrêtés par ces _messieurs les voleurs_,
qui vont à cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble. Mais,
comme nous sommes dans un temps de confusion, ceux qui devroient donner
ordre à de telles violences ne s'en sont point mis en peine, de sorte
que, voyant que l'on pouvoit voler impunément, tous ceux qui se sont
trouvés pauvres et méchants se sont mis à dérober: je vous laisse à
juger après cela quelle multitude de voleurs il doit y avoir. On les
auroit pourtant laissés maîtres des rues de Paris, sans une chose qui
arriva samedi au soir, et qu'il faut que vous sachiez.

Je pense que, quelque éloigné que vous soyez de Paris, vous avez bien su
que les yeux de madame de Montbazon ont assujetti le cœur du _roi des
halles_, autrement appelé M. de Beaufort; mais vous ne savez peut-être
pas que cet amant va tous les soirs chez la duchesse, et qu'il n'en sort
qu'à deux ou trois heures après minuit. Il arriva donc, qu'étant allé
samedi dernier, au soir[394], chez elle, il ne la trouva point; mais
comme il ne se pouvoit passer de la voir, et que pourtant il vouloit
souper, il dit tout haut au portier qu'il s'en alloit à l'hôtel de
Vendôme, et qu'il reviendroit à onze heures. L'histoire porte que, quand
il dit cela au portier de l'hôtel de Montbazon, deux hommes inconnus,
qui s'étoient avancés auprès du carrosse, l'entendirent et se
retirèrent; mais la chose est un peu douteuse. Cependant, comme M. de
Beaufort fut auprès de la croix du Tiroir, il changea d'avis, et résolut
de souper à l'hôtel de Nemours et de renvoyer son carrosse à l'hôtel de
Vendôme, ordonnant à son écuyer de le lui ramener à onze heures, chez
madame de Montbazon, où un carrosse de l'hôtel de Nemours le mena
aussitôt qu'il eut soupé.

  [394] Cet événement arriva, le samedi 29 octobre 1650, entre onze
  heures et minuit. (Voyez le _Récit véritable de tout ce qui s'est
  fait et passé à l'assassinat commis proche l'hôtel de Schomberg,
  au sujet de monseigneur le duc de Beaufort_; Paris, 1650, in-4º
  de sept pages.) Loret a raconté cette tragique aventure d'une
  manière tout à la fois badine et judicieuse:

    Samedi, par grande disgrâce,
    Gens inconnus et pleins d'audace,
    Le soir, tout tard, mirent à mort
    Un suivant du duc de Beaufort,
    Comme il alloit quérir son maître,
    Qui, ce soir même, alla repaître
    Chez la duchesse de Nemours,
    N'ayant pas trouvé ses amours.
    Cela fit bien crier du monde,
    Et surtout messieurs de la Fronde,
    Jusque-là qu'un maître mutin,
    Qui ne s'appelle pas Martin,
    Fut dire à l'Altesse Royale
    Que cette action déloyale,
    Qui rendoit tout Paris chagrin,
    Ne venoit que du Mazarin;
    Et redoublant la hardiesse
    Dont il parloit à Son Altesse,
    S'écria que sans doute un jour
    On lui feroit semblable tour.
    Plusieurs disent que ce langage
    Est plein d'insolence et d'outrage;
    Toutefois le Frondeur susdit,
    Ayant ainsi dit et prédit,
    Et fait une telle incartade,
    Ne reçut point de bastonnade.

    Multitude de lanterniers,
    De vrais nigauds, de safraniers,
    Et des crieurs d'huîtres à l'écaille,
    Oh! la ridicule canaille!
    Ont envoyé des députez,
    Le peste soit des effrontez!
    Au duc de Beaufort, pour lui dire,
    Sans même excepter notre Sire,
    Qu'ils le serviroient contre tous:
    Mais ces gens-là sont-ils pas fous?
    Conseil, minorité, régence,
    Que direz-vous de cette engeance?
    Sainte majesté de nos Rois,
    Justice, obéissance, lois,
    Aujourd'hui si peu maintenues,
    Hélas! qu'êtes-vous devenues?

    (_Muse historique_, lettre du 5 novembre 1650.)

Comme ce bon prince ne va jamais sans être bien accompagné, ni sans
armes, deux gentilshommes[395] et deux valets de chambre, qui revinrent
dans son carrosse, avoient des pistolets et des mousquetons, qui ne leur
servirent cependant qu'à causer le malheur qui est arrivé. Car, comme
ils furent auprès de la Croix du Tiroir[396], vingt hommes à cheval
ayant environné le carrosse et commandé au cocher d'arrêter, un des
deux gentilshommes, qui étoit au fond du carrosse, tira un mousqueton
qu'il avoit, et blessa un des voleurs[397], de sorte qu'au même instant
un de ceux qui attaquoient s'élança dans le carrosse, et donna un coup
de poignard à celui qui touchoit le gentilhomme qui avoit tiré ce
mousqueton. Un moment après, plusieurs coups de pistolet suivirent ce
coup de poignard, un desquels acheva de tuer ce pauvre malheureux qui
étoit déjà blessé, et un autre brûla l'oreille de celui qui étoit au
fond du carrosse et qui avoit tiré le premier. Cela fait, les voleurs,
qui virent un des leurs blessé, tellement qu'il ne pouvoit se soutenir,
s'en allèrent sans rien prendre à ceux qui étoient dans le carrosse, et
emportèrent leur compagnon blessé.

  [395] Les sieurs de Saint-Eglan et de Brinville. (_Récit
  véritable._)

  [396] Cette croix étoit au coin de la rue Saint-Honoré et de
  l'Arbre-Sec. On disoit tantôt _Tiroir_, tantôt _Trahoir_.
  Personne n'est d'accord ni sur ce nom, ni sur son origine.
  (_Voyez_ Jaillot, _Recherches sur Paris, quartier du Louvre_, p.
  7.)

Cependant le carrosse de M. de Beaufort fut à l'hôtel de Montbazon, où
il y eut un bruit tel que vous pouvez l'imaginer. Ce pauvre malheureux,
qui avoit été tué à la place où M. de Beaufort se met d'ordinaire, fut
tiré de ce carrosse et exposé aux yeux du peuple jusqu'au lendemain
après-midi. M. de Beaufort envoya à l'heure même chez tous ses amis. La
chose passa dans son esprit pour un assassinat, et il ne s'en retourna
chez lui qu'en état de donner bataille.

  [397] Comme l'écrit déjà cité est l'ouvrage d'un Frondeur, et que
  ce parti ne mettoit pas en doute l'intention des assassins de
  tuer le duc de Beaufort, le pamphlet diffère essentiellement de
  la narration de mademoiselle de Scudéry. Il y est dit que les
  assaillans, «croyant que ledit seigneur-duc étoit dans ledit
  carrosse, à cause que le sieur de Saint-Eglan avoit la chevelure
  blonde, ainsi que la porte ledit seigneur-duc, tirèrent quinze à
  vingt coups, sans blesser personne, sinon le sieur de Brinville,
  lequel fut blessé légèrement à la joue..... et tout aussitôt tira
  un autre coup de mousqueton, duquel fut tué ou blessé à mort un
  desdits assassineurs, et en même temps ledit sieur de Brinville
  sauta légèrement hors du carrosse, et à la faveur de la nuit se
  mêla parmi eux sans être reconnu, ce que ne put faire le sieur de
  Saint-Eglan, lequel fut misérablement blessé d'un coup de
  poignard ou de baïonnette au cœur, dont il mourut une demi-heure
  après.» (_Récit véritable._)

Cependant le peuple n'a point fait de bruit de cet accident durant les
premiers jours, et M. de Beaufort a vu que son règne est changé. Mais
comme les Frondeurs sont toujours tout prêts à renouveler les désordres
passés, ils ont fait dire parmi le peuple que c'étoit M. le cardinal qui
avoit fait faire cet assassinat. Dans le même temps, ils ont aussi fait
publier que c'étoient les amis de M. le Prince, et ils n'ont rien oublié
pour tâcher de faire quelque soulèvement. Mais, par bonheur, celui de
ces voleurs qui a été blessé, s'étant fait panser à trois chirurgiens
différents, a été reconnu et pris; de sorte que présentement il est en
prison, et il y a apparence qu'on lui fera dire la vérité. Il a déjà
assuré qu'il n'avoit dessein que de voler, et que, si ceux du carrosse
n'eussent point tiré, il n'y eût eu personne de tué. Il a nommé tous ses
complices, et on en a déjà pris deux; de sorte que, devant qu'il soit
trois jours, on saura la vérité de cette funeste aventure, qui fait tant
de bruit dans le monde, et dont les Frondeurs prétendent tirer tant de
fruit.

Je n'oserois vous dire qui l'on a soupçonné de cette affaire, car cela
seroit abominable, et il vaut mieux remettre à l'ordinaire prochain que
la chose sera éclaircie.

Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destiné à porter la division
partout, car il n'a pas plus tôt eu loué une maison dans la rue
Quinquenpoix, où jamais prince n'a logé, qu'il y a eu division entre
deux paroisses, qui prétendent l'avoir toutes deux pour paroissien,
l'une parce que de tout temps la maison où il va demeurer a été de
Saint-Nicolas, et l'autre, qui est Saint-Leu, parce que M. de Beaufort,
voulant être voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire
une porte qui y donne, de sorte que comme cet endroit de la rue
Saint-Denis est de la paroisse Saint-Leu, le curé de cette église
prétend que, faisant une porte plus grande dans cette rue que n'est
l'ancienne porte dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de
paroisse et être de la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront
s'ils plaident; on dit qu'ils en ont le dessein.

On vient de me dire que des gens conduits par des Frondeurs ont été la
nuit dernière[398], avec tambour battant, pendre un portrait de M. le
cardinal à un poteau qui est auprès du Pont-Neuf, avec un arrêt écrit
au-dessus, qui porte que, pour l'assassinat commis en la personne de M.
de Beaufort, il est condamné à être pendu; mais le jour n'eut pas plus
tôt fait voir la chose, que le lieutenant criminel a été faire dépendre
ce tableau, et informer comment cela s'étoit passé. Je ne pense pourtant
pas que la _fronderie_ puisse venir à bout de soulever le peuple;
toutefois les affaires de Bordeaux se rebrouillent; madame la Princesse
douairière a été bien malade, mais elle est hors de danger[399]. La
Reine a aussi été saignée trois fois pour un grand rhume dont elle est
guérie[400]. Il n'est pas de même de M. de Guise, qui est très-mal.

  [398] C'étoit dans la nuit du jeudi 3 novembre 1650. Nous
  trouvons cette date dans Loret:

    A Paris, durant qu'il fait sombre,
    Arrive toujours quelque encombre.
    Jeudi, la nuit, plusieurs badauds
    Attachèrent à six poteaux,
    En assez indigne posture,
    Du cardinal la pourtraiture.
    Cet acte et son impunité
    Témoignent bien en vérité
    Un règne impuissant et débile.
    Je ne suis pas assez habile
    Pour leur représenter leur tort,
    Mais je hais l'insolence à mort.

    (_Muse historique_, lettre du (_samedi_) 5 novembre 1650.)

  [399] Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse douairière
  de Condé.

  [400] Loret rend compte de la maladie de la Reine-mère dans les
  termes suivants:

    Un peu d'indisposition,
    De langueur et d'émotion
    Attaquèrent, l'autre semaine,
    L'individu de notre Reine;
    Son corps, pour être exempt de mal,
    N'est pas aussi fait de métal,
    Mais de chair délicate et belle
    Qui pourtant n'est point immortelle.
    Pourroit-elle se bien porter
    Après qu'on l'a tant fait trotter?
    Et comment n'être point malade
    D'une si longue cavalcade,
    Et de tant d'ennuis et de soins?
    Certes, on l'est souvent à moins.
    Dieu veuille garder sa personne,
    Et des conseils que l'on lui donne
    Ne lui faire user que des bons
    Pour le plus grand bien des Bourbons!

    (_Muse historique_, lettre du 5 novembre 1650.)

Cependant les pauvres prisonniers sont toujours entre l'espérance et la
crainte, et les choses sont présentement en tel état, qu'on ne sait ce
que l'on doit penser; car enfin, on voit que tout le monde fait le
contraire de ce qu'il devroit faire. Il faut du moins que ceux qui ne
sont pas exposés au tumulte du monde se fassent sages aux dépens
d'autrui. C'est pour cela que je m'examine moi-même, afin de régler mes
sentiments, que je suis assurée que l'on ne peut condamner, du moins
pour ce qui vous regarde, puisque je ne pense pas que le déréglement
puisse être assez grand dans l'esprit des hommes, pour trouver que je
n'ai pas raison de vous honorer autant que je vous honore, et d'être
autant que je suis, etc.


LETTRE CINQUIÈME.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, 18 novembre 1650.)

Je ne vous écrirai pas long-temps aujourd'hui, car je suis attendue en
un lieu où je me suis engagée d'aller il y a plus de huit jours. Je me
hâte de vous dire que la cour est enfin revenue à Paris[401]. M. de
Beaufort fut chez la Reine le lendemain; mais il n'en fut pas bien
reçu; car à peine fut-il entré, qu'elle dit que l'on se retirât, et en
effet le _roi des halles_ sortit sans avoir dit une parole. En sortant,
il rencontra sur l'escalier le cardinal qui montoit. Ils se saluèrent
comme des gens qui craindroient de s'enrhumer, car on assure qu'ils
enfoncèrent plutôt leurs chapeaux qu'ils ne les levèrent: il est vrai
qu'ils passèrent si vite qu'ils n'eurent pas le loisir de s'observer
long-temps.

  [401] La cour étoit revenue à Paris le 12 novembre 1650, et le
  lendemain, le duc de Beaufort étant venu saluer la Reine, en fut
  mal reçu. C'est Loret qui donne ces dates et ces petits faits:

    La cour............
    A Paris mardi retourna....
    ..... on me dit avant-hier....
    Que la Reine............
    Avoit montré grande froideur
    Contre monsieur un Tel, Frondeur,
    Qui, croyant tirer avantage
    Du funeste et cruel carnage
    Qu'on avoit fait de son suivant,
    Est moins aimé qu'auparavant.
    Les voleurs mis à la torture
    Ayant avoué l'aventure
    Et dit tout haut, en plein sénat,
    Qu'ils avoient fait l'assassinat,
    Mais de cette action félonne
    N'ayant chargé nulle personne.

    (_Muse historique_, lettre du 19 novembre 1650.)

J'oubliois de vous dire que le jour qui précéda le retour du Roi, on
avoit rompu sur la roue trois des voleurs qui ont tué ce gentilhomme de
M. de Beaufort, qui dirent toujours qu'ils n'avoient dessein que de
voler, de sorte que voilà le prétendu assassinat mal prouvé.

Mais, Monsieur, j'ai bien une plus pitoyable chose à vous dire; c'est
que mercredi on fit partir messieurs les princes pour aller au Havre. Je
vous avoue que quand je vois ce gagneur de batailles et ce preneur de
villes, qui a sauvé trois fois l'Etat, aller de prison en prison, j'en
ai une compassion étrange. Il a reçu cette nouvelle avec sa constance
ordinaire; il fit même une raillerie délicate sur ce que c'est M. le
comte d'Harcourt[402] qui les escorte avec mille hommes de pied et
cinquante chevaux[403]. A dire vrai, cet emploi est bien étrange; car
enfin, il a présentement le gouvernement d'un des princes qu'il mène. Je
n'aurois pas aimé d'avoir telle conformité avec les bourreaux qui ont la
dépouille de ceux qu'ils font mourir; car de Cazal, capitaine aux
gardes, a refusé d'y aller; on dit même que Miossens[404] a feint d'être
malade pour ne s'y trouver pas. On mena ces pauvres princes, mercredi,
coucher à Versailles; ils versèrent en y allant, et le prince de Conti,
qui se trouva dessous, fut une heure évanoui sur un fossé. Ils devoient
hier coucher à Houdan, aujourd'hui à Anet, et demain à un lieu que j'ai
oublié; après quoi ils iront au Pont-de-l'Arche, de là à Jumiéges, puis
à Bolbec, et de là au Havre. Jugez quelle douleur à M. de Longueville,
de passer en cette posture dans son gouvernement.

  [402] Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, mort en 1666.

  [403] Le prince de Condé fit à cette occasion un couplet
  très-connu; il est imprimé dans le _Nouveau siècle de Louis XIV_,
  ou _Poésies anecdotes du règne et de la cour de ce prince_;
  Paris, Buisson, 1793, t. 1er, p. 273. Soulavie est l'éditeur de
  ce recueil. Voici ce couplet, rétabli d'après un manuscrit de
  chansons historiques que feu M. le marquis Garnier nous avoit
  communiqué:

        Cet homme gros et court,
        Si fameux dans l'histoire,
        Ce grand comte d'Harcourt
        Tout couronné de gloire,
    Qui secourut Cazal et recouvra Turin,
    Est maintenant recors de Jules Mazarin.

  [404] César Phébus d'Albret, comte de Miossens, étoit alors
  maréchal de camp; élevé à la dignité de maréchal de France, au
  mois de février 1653, il ne s'appela plus que le maréchal
  d'Albret.

M. le cardinal a envoyé faire compliment à madame la Princesse sur sa
maladie, et la prier de ne pas s'alarmer sur le changement de prison de
messieurs les princes; qu'il l'assuroit que ce ne seroit pas pour
long-temps, et qu'il alloit faire tout ce qu'il pourroit pour mettre les
choses en tel état que la Reine les pût délivrer sans danger. Dieu
veuille que cela soit bientôt! car j'avoue que c'est une chose honteuse
à la Reine et à notre nation de voir les injustices que l'on voit.

Je ne pensois pas vous en pouvoir tant dire. Je ne vous dis pourtant pas
la moitié de ce que je pense, ni la centième partie de ce que l'on dit;
mais on m'attend, je n'ai plus que le temps de vous assurer que je suis
autant que je le dois, etc.


LETTRE SIXIÈME.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, 30 décembre 1650.)

Il y a quinze jours que j'étois si enrhumée, que je ne pus pas vous
écrire, et il y en a huit que la curiosité de voir le service qu'on
faisoit, aux Cordeliers, à feue madame la Princesse[405], et d'entendre
la seconde oraison funèbre que devoit prononcer M. l'évêque de
Vabres[406], l'emporta sur l'envie que j'avois de me donner l'honneur de
vous entretenir, joint que je crus que si j'allois en ce lieu-là,
j'aurois plus de matière de vous divertir aujourd'hui. Je ne m'amuserai
pourtant pas à vous dire qu'il y avoit plus de deux mille cierges à
cette cérémonie, que le clergé et toutes les compagnies souveraines y
étoient en corps, et que les ordres que M. le Prince a donnés, de rendre
tous les honneurs imaginables à madame sa mère, ont été exécutés, car la
gazette vous l'aura appris; mais je vous dirai que M. l'évêque de
Vabres a acquis grand honneur, et par l'action qu'il fit aux Augustins,
lorsque le clergé honora feue madame la Princesse d'un service, et par
celle qu'il fit depuis aux Cordeliers: car enfin, sans rien dire contre
le respect qu'il doit à la cour, il loua fort hardiment et les morts, et
les exilés et les prisonniers. A sa première oraison funèbre, il prit
pour sujet de son discours la dernière prière qu'a faite madame la
Princesse, qui fut, si je ne me trompe: _In te, Domine, speravi, non
confundar in æternum_; et, comme ce psaume a été appelé par quelques-uns
le psaume des captifs, cet évêque se servit fort heureusement de cette
favorable rencontre. Après cela, il ne s'amusa point à louer madame la
Princesse, ni de sa beauté, ni de sa grande naissance; ou, s'il le fit,
ce fut sans s'y arrêter, et en disant qu'il laissoit toutes ces choses
aux poètes et aux orateurs. C'est pourquoi il ne s'attacha qu'aux
vertus, et entre les vertus il ne choisit que la patience et la charité,
qui furent les deux parties de son discours. Vous pouvez juger,
Monsieur, qu'il ne put parler de la patience de madame la Princesse sans
parler de la prison de messieurs les princes, et de l'exil de M. de
Longueville; aussi le fit-il si généreusement et si sagement tout
ensemble, qu'il toucha le cœur de tous ceux qui l'entendirent[407].

  [405] La princesse de Condé, douairière, mourut à
  Châtillon-sur-Loing le 2 décembre 1650. Ses restes, déposés à
  Paris dans l'église des Jésuites, furent transportés, le jeudi,
  22 décembre suivant, au couvent des Carmélites de la rue
  Saint-Jacques; nous joindrons ici le récit semi-burlesque de
  Loret; il contient des circonstances curieuses:

    En ce convoi sombre et fatal,
    Plus de cent flambeaux à cheval
    Eclairoient la pompe funèbre
    De cette princesse célèbre,
    Qui tous les cœurs attendrissoit
    Par où le triste char passoit.
    Les grands et grandes de la ville,
    Au nombre de deux ou trois mille,
    Avoient été, vêtus en deuil,
    Rendre visite à son cercueil.
    Le peuple avec un zèle extrême
    En avoit aussi fait de même,
    Et moi, qui ne suis presque rien,
    Mais toutefois un peu chrétien,
    J'allai dire comme les autres
    En ce saint lieu mes patenostres, etc.

    (Loret, _Muse historique_, lettre du 25 décembre 1650.)

  [406] Isaac Habert, nommé évêque de Vabres en 1645, mourut en
  1668. Il a eu grande part aux disputes du jansénisme, ayant
  attaqué le premier l'_Augustinus_ de l'évêque d'Ypres.

  [407] Loret a fait mention, dans sa _Muse historique_, de cette
  action oratoire.

    De Vabres, orateur célèbre,
    Fit lundi l'oraison funèbre
    De celle qu'on nommoit icy
    Charlotte de Montmorency,
    De Condé princesse douairière,
    Qui fit voir en sa fin dernière
    Tant d'amour et de charité,
    Que l'on peut dire en vérité
    Que son âme ardente et zélée
    Dans les cieux est tout droit volée,
    Avec mille fois plus d'appas
    Qu'elle n'en avoit ici-bas,
    Quoiqu'elle ait passé les plus belles
    De toutes les beautés mortelles.
    L'oraison se fit le matin
    Au grand couvent Saint-Augustin.
    C'étoit un beau panégyrique,
    Et d'un accent si pathétique
    Cet évêque le proféra,
    Que l'assemblée en soupira,
    Et plusieurs, émus par ses charmes,
    En versèrent même des larmes.

    (Loret, _Muse historique_, lettre du 18 décembre 1650.)

La seconde oraison ne fut pas tout-à-fait si hardie, parce qu'il parloit
par le commandement du Roi; il ne se démentit pas pourtant. Il y eut de
fort belles choses dans son discours; il prit le deuxième verset du même
psaume dont il s'étoit servi la première fois, et joignit la
persévérance aux deux autres vertus qu'il avoit attribuées à madame la
Princesse. Il dit pourtant encore qu'il falloit demander la liberté de
cet illustre captif, dont les mains victorieuses étoient chargées de
fers; mais qu'il ne la falloit demander qu'à Dieu et au Roi. Voilà,
Monsieur, à peu près l'ordre des deux discours, qui furent tous deux
fort beaux[408]. M. l'abbé Roquette en doit faire un aux Carmélites,
mais j'espère que ce ne sera qu'à la fin des quarante jours.

  [408] Ces deux discours de l'évêque de Vabres ne paroissent pas
  avoir été imprimés; au moins ils ne sont pas indiqués dans
  l'ouvrage du Père Lelong, quoiqu'il cite deux autres oraisons
  funèbres de la princesse de Condé, dont une est de l'abbé
  d'Aubignac. (_Bibliothèque historique de la France_, no 25820.)
  Moreri, quoiqu'il ait donné la liste des ouvrages d'Isaac Habert,
  ne fait non plus aucune mention de ces discours.

Je ne vous parle point des assemblées du parlement, car vous les savez
sans doute, et vous n'ignorez pas que présentement les Frondeurs font
semblant de demander la liberté des princes, car comme ils savent bien
que mille arrêts du parlement ne feroient pas tomber une pierre du
Havre, ils ne craignent pas d'obtenir ce qu'ils font semblant de
souhaiter. Si la cour étoit bien conseillée, elle déchaîneroit ce _lion_
contre ceux qui la persécutent.

M. le duc d'Orléans n'est pas trop bien avec la Reine, et certes je
pense qu'elle a raison de s'en plaindre, car enfin il voit tous les
jours chez lui M. le coadjuteur et M. de Beaufort, qui ne voient point
le Roi, et qui font tous les jours ce qu'ils peuvent pour soulever le
peuple et pour renverser l'Etat. La victoire de M. le maréchal Du
Plessis[409] les a pourtant un peu mortifiés, car elle est venue
justement au plus fort de leurs assemblées. On apporta hier
soixante-cinq drapeaux à Notre-Dame, qui passèrent durant que messieurs
du parlement délibéroient. Ils n'achevèrent point hier, je ne sais s'ils
acheveront aujourd'hui; si je l'apprends avant que de fermer ma lettre,
je vous le dirai. La pluralité des voix alloit hier à remontrance.

  [409] La bataille de Rethel, gagnée le 15 décembre 1650, par le
  maréchal Du Plessis sur les Espagnols, dans les rangs desquels
  étoit le maréchal de Turenne.

Il y avoit un homme dans leurs dernières assemblées qui ne sera pas des
dernières, car il mourut hier au soir, fort regretté, aussi bien que M.
d'Avaux, son frère[410]. Vous pouvez juger après cela que celui dont je
parle est M. le président de Mesmes[411]; il est mort du pourpre qui n'a
pu sortir et qui l'a étouffé. La cour y perd entièrement, et les
Frondeurs y gagnent. On dit qu'il a disposé de sa charge, sous le bon
plaisir du Roi, en faveur de M. d'Irval, son frère; mais il y en a qui
croient que M. Le Tellier y prétend.

  [410] Claude de Mesmes, comte d'Avaux, l'un de nos diplomates les
  plus célèbres, et frère du président, étoit mort le 19 novembre
  précédent.

  [411] Henri de Mesmes, président à mortier au parlement de Paris,
  mourut le 29 décembre 1650. (_Voyez_ la _Muse historique_ de
  Loret, lettre du 1er janvier 1651.) Ce passage donne la date
  précise de cette lettre.

On dit toujours que M. le cardinal revient, mais on ne le sait pourtant
pas avec certitude.

Les habitants de Rethel, en reconnaissance de ce que ç'a été le conseil
et la valeur de M. de Manicamp qui les a délivrés de la domination
espagnole, lui ont donné une fort belle épée. Ils se sont engagés à
perpétuité d'en donner une à tous les aînés de sa maison. Il me semble
que cette marque d'honneur est plus belle qu'un bâton de maréchal de
France[412].

  [412] Montglat rapporte aussi ce fait. (_Mémoires de Montglat_,
  deuxième série de la _Collection des Mémoires_, t. 50, p. 256).

On vient de m'assurer qu'enfin ces messieurs les sénateurs ont achevé
d'opiner. Voici comme on dit que la chose se passa: que messieurs les
gens du Roi iront aujourd'hui trouver la Reine, pour prendre jour et
heure, afin que le parlement lui fasse très-humbles remontrances pour la
liberté des princes; qu'ils enverront des députés à M. le duc d'Orléans,
pour le supplier d'assister à toutes les assemblées qu'ils ont résolu
de faire, jusqu'à ce que la Reine les ait satisfaits; que pour cet
effet ils s'assembleront dès demain pour apprendre des gens du Roi la
réponse de la Reine et pour délibérer dessus. On me vient aussi
d'apprendre que le président de Blancmesnil, grand Frondeur, est à
l'extrémité; ainsi le bon et le mauvais parti auront chacun un
protecteur[413].

  [413] René Potier, seigneur de Blancmesnil et du Bourget,
  président des enquêtes, ne termina sa carrière que le 17 novembre
  1680.

Je trouverois peut-être bien encore quelque chose à vous dire, mais ma
lettre est si longue que ce seroit abuser de votre patience. Il faut
pourtant encore que vous ayez la peine de lire que mon frère est votre
très-humble et très-obéissant serviteur, et que je le suis autant que je
le dois et que je le puis.


LETTRE SEPTIÈME ET DERNIÈRE.

DE LA MÊME AU MÊME.

    (Paris, 2 mars 1651.)

Je vous écrivis une lettre si longue, il y a quinze jours, que je jugeai
à propos, l'ordinaire passé, de ne vous pas accabler par un nouveau
griffonnage..... Je pense que ceux qui voudroient chercher quelque
liaison en écrivant les nouvelles, et passer insensiblement d'une chose
à une autre, s'y trouveroient bien embarrassés, car tout ce qu'on sait
au temps où nous sommes à si peu de rapport, qu'il faut de nécessité
l'écrire fort irrégulièrement, principalement quand on n'a pas plus
d'art que j'en ai.

Quoi qu'il en soit, je vous dirai que M. le Prince fut, il y a trois
jours, demander permission à la Reine de marier son fils et monsieur son
frère: le premier, à une des filles de M. le duc d'Orléans, et l'autre,
à mademoiselle de Chevreuse; et comme cette princesse n'est pas en état
de rien refuser, elle accorda ce qu'on lui demandoit[414]. Je ne vous
dis point après cela que M. le duc d'Orléans et M. de Chevreuse ne
refusèrent point M. le Prince, lorsqu'il fut faire la demande de ces
deux princesses, car vous pouvez bien juger que cela est ainsi. Le
pauvre prince de Conti a une telle envie de se marier, qu'il en est
malade. Pour moi, j'avoue que je ne sais pas comment il a la hardiesse
d'épouser une fille de madame de Chevreuse; je vis hier un homme qui me
dit qu'il aimeroit mieux épouser quelque jeune sultane au sortir du
sérail, que la fille d'une telle mère. Cependant, quelque avancé que
soit ce mariage, quoiqu'on ait envoyé à Rome pour avoir la dispense de
tenir les bénéfices, que M. le prince de Conti ait nommé M. de
Montreuil[415] pour titulaire, il y en a qui doutent encore qu'il
s'achève, parce qu'on sait que madame de Longueville y a une aversion
étrange. Le temps nous fera voir ce qui en sera.

  [414] Les princes étoient sortis du Havre le 13 février
  précédent. Leur liberté avoit été le résultat d'un traité fait
  entre le coadjuteur et la princesse palatine, au nom du prince de
  Condé, dont elle avoit reçu les pouvoirs tracés sur une ardoise.
  Ce double mariage en avoit été l'une des conditions. Le but étoit
  de réunir les princes et le duc d'Orléans dans un même intérêt.
  Mademoiselle de Chevreuse, en épousant le prince de Conti, auroit
  empêché le cardinal Mazarin d'attirer à lui le frère du prince de
  Condé. (_Voyez_ les _Mémoires de Guy Joly_ dans la _Collection
  des Mémoires relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t.
  47, p. 117.) Ces mariages ne s'accomplirent pas.

  [415] Jean de Montreuil, secrétaire du prince de Conti, membre de
  l'Académie françoise. Il n'auroit pu être long-temps le
  _custodi-nos_ du prince, car il mourut le 27 avril suivant.

Pour M. le cardinal, il est à Sedan, d'où il doit bientôt partir pour
aller en Suisse, ou à Madrid; la Reine demanda encore huit jours, par la
bouche de M. le duc d'Orléans, pour lui donner le loisir de sortir du
royaume. Le parlement les accorda, mais en même temps ces messieurs
donnèrent un arrêt qui porte qu'on informera de ce qui s'est passé aux
lieux où M. le cardinal a couché depuis son départ de Dourlens. Le
parlement refusa aussi, pour la seconde fois, la déclaration du Roi,
touchant l'exclusion des étrangers et des cardinaux pour le
ministère[416]; mais, comme je crois que cette seconde affaire, qui va
mettre une grande division entre le clergé et le parlement, vous est
mandée par diverses personnes, je ne vous la dirai point, et je
continuerai ma gazette en vous parlant de l'arrivée de M.
d'Angoulême[417], qui a été fort bien reçu de M. le Prince. Aussi vous
puis-je assurer que tout ce qu'il y a de Provençaux ici commencent déjà
de s'empresser fort auprès de lui, et sa cour est si grosse, qu'on ne le
sauroit croire à moins de l'avoir vue. Je voudrois de tout mon cœur que
tous les ennemis qu'il a dans votre province vissent ce qui se passe
ici, afin que, se repentant, ils tâchassent de se raccommoder, et qu'ils
se tinssent en repos; car, enfin, il est constamment vrai que M. le
Prince va être maître absolu des affaires. Je vous assure qu'il n'est
pas sans occupation. Il dîna hier chez M. le premier président[418], qui
le traita avec une magnificence étrange. Il y avoit quatorze potages,
quatorze plats de poisson, entre lesquels on compte un saumon de douze
pistoles et une carpe de huit. Jugez du reste.

  [416] Ce second refus du parlement eut lieu le 1er mars 1651.
  (_Mémoires d'Omer Talon_, deuxième série de la _Collection des
  Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 62, p. 172.) Ce
  fait donne la date précise de cette lettre.

  [417] Louis de Valois, duc d'Angoulême, gouverneur de Provence,
  mourut à Paris, le 13 novembre 1653. Il avoit eu avec le
  parlement d'Aix les démêlés les plus sérieux, à l'occasion des
  charges qu'il avoit fait créer pour rendre ce parlement
  semestriel. Le duc d'Angoulême, alors comte d'Alais, voulut
  employer la force à l'exécution de ses desseins; le peuple prit
  le parti de son parlement; les avenues du palais furent
  barricadées, et le comte d'Alais, obligé de capituler, sortit de
  la ville après avoir traité avec ses magistrats. Le parlement
  cassa le semestre, ainsi que les consuls nommés au nom du Roi,
  tandis qu'ils auroient dû être élus, et tout rentra dans l'ordre;
  mais les esprits demeurèrent long-temps envenimés. (_Relation
  véritable de ce qui s'est fait et passé en la ville d'Aix, en
  Provence, depuis l'enlèvement du roi Louis XIV, fait à Paris le 6
  janvier 1649, et en l'affaire du parlement, où le comte d'Alais,
  madame sa femme et mademoiselle sa fille, le duc de Richelieu, M.
  de Sceve, intendant, et plus de cent cinquante gentilshommes ont
  été arrêtés prisonniers_; apportée _par le sieur T., envoyé par
  messieurs du parlement de Provence_. A Paris, chez Jean Henaut,
  au Palais, 1649. In-4º de 8 pages.) (_Cabinet de l'éditeur._)

  [418] Mathieu Molé, premier président du parlement de Paris,
  reçut les sceaux le 3 avril 1651, et mourut dans ses fonctions le
  3 janvier 1656.

Le Roi a dansé un méchant ballet ces jours passés, quoique ç'ait été de
fort bonne grâce. Il le redansa hier pour la troisième fois[419]. Cela
me fait ressouvenir de ces petits oiseaux qui chantent si bien et qui
se réjouissent, quoiqu'ils soient prisonniers dans leurs cages; car
enfin ce pauvre jeune Roi est présentement plus prisonnier qu'eux. On
fit même encore hier deux barricades assez près du Palais-Royal. Je vous
assure que ceux qui ont commencé de faire faire la garde aux portes ont
donné une étrange atteinte à la royauté[420]. Dieu veuille que M. le
Prince la puisse un jour rétablir; car présentement il faut qu'il
dissimule beaucoup de choses, et il le sait fort bien. Il paroît même
plus dévot qu'il n'étoit; car, outre qu'il entend la messe tous les
jours, il fait encore le carême, quoiqu'il ne l'ait jamais fait que
depuis qu'il a été en prison.

  [419] C'étoit le ballet de Cassandre dont les paroles sont de
  Bensserade. (_Voyez_ les _OEuvres de Bensserade_, édition à la
  sphère, 1698, t. 2, p. 3.) Il fut dansé au Palais Cardinal le 26
  février 1651. La Reine n'y assista point; elle venoit d'être
  obligée d'ordonner au cardinal Mazarin de quitter la France. Les
  petits détails échappent à la grave histoire, bien qu'ils ne
  soient pas toujours indignes d'être recueillis; c'est ce qui nous
  détermine à donner ici le récit burlesque de Loret:

    Le soir un désir me vint prendre
    D'aller visiter la Cassandre
    Qu'on dansoit au Palais-Royal,
    Où plusieurs dames, comme au bal,
    Avoient mis leurs plus riches jupes
    Pour donner dans les yeux des dupes.
    MADEMOISELLE s'y rendit,
    Qu'assez long-temps on attendit,
    Avec les deux jeunes _Loupines_
    Très-charmantes et très-poupines;
    On y voyoit de tous côtés
    Luire tout plein d'autres beautés,
    Et la Guerchy plus que pas une
    Brilloit en haut sur la tribune
    Très-fort œilladée, et par qui?
    Par Nemours, Joyeuse et Créqui,
    Qui, bien souvent lorgnant la belle,
    Etoient aussi lorgnés par elle.
    Pour la REINE, en ce lien d'appas,
    Sa Majesté ne parut pas,
    Car elle étoit triste et malade.
    Pour le ballet et mascarade,
    Il étoit assez jovial;
    Toutefois, pour ballet royal,
    En dessein, dépense et musique,
    Il n'étoit pas trop magnifique.
    Quoi que c'en soit, cette action
    Causa de l'exaltation.
    Le ROY, qui fait bien quoi qu'il fasse,
    Y dansa de fort bonne grâce;
    Trois ou quatre admirablement,
    Et les autres passablement.

    (_Muse historique_, lettre du 5 mars 1651.)

  [420] Les bourgeois de Paris gardoient nuit et jour le
  Palais-Royal; cela dura jusqu'au mois d'avril, comme on le voit
  encore dans Loret:

    Les Parisiens remerciez,
    Et tout-à-fait licenciez,
    N'auront plus le soin ni la peine
    De garder le Roy ni la Reine,
    Et ne feront plus les Argus,
    Sinon de peur d'être c.....
    Outre qu'ils étoient inutiles,
    C'étoient guerriers très-mal habiles,
    Et des gens qui savoient si peu
    Gouverner des armes à feu,
    Que trente en ont perdu la vie
    Qui n'en avoient aucune envie.

    (_Muse historique_, lettre du 3 avril 1651.)

Madame de Longueville reviendra dans quinze jours; on dit qu'elle tâche
de moyenner une trève générale ou particulière[421]. On dit qu'on fera
la garde jusqu'à ce qu'on ait établi un conseil à la Reine, et qu'on
ait éloigné des affaires toutes les créatures de M. le cardinal.

  [421] Nous citerons encore ici l'autorité de Loret:

    La duchesse de Longueville,
    Belle, spirituelle, habile,
    A dans son cœur déterminé
    De ne point sortir de Stené (_Stenay_)
    Que la paix ne soit commencée
    Et même un peu bien avancée.
    Elle emploie, à ce que l'on dit,
    Son éloquence et son crédit
    Et tous les charmes nécessaires
    Pour disposer nos adversaires
    A ce grand accommodement,
    Désiré généralement,
    Et qui couronnera la belle
    D'honneur et de gloire immortelle.

    (_Muse historique_, lettre du 26 février 1651.)

  La duchesse de Longueville revint à Paris vers le 15 du mois de
  mars, comme on le voit au même ouvrage dans la lettre du 19 mars
  1651.

Le Roi semble haïr tous ceux qui veulent abaisser son autorité, et,
selon toutes les apparences, il se souviendra long-temps de tout ce
qu'on lui fait aujourd'hui. Au reste, M. Bonneau[422] est tellement en
faveur, que je commence, pour l'amour de lui, à me réconcilier avec la
Fortune, quoiqu'en mon particulier elle me traite rigoureusement. Tout
de bon, je suis bien aise qu'un aussi honnête homme que lui ait du
crédit.

  [422] Ce M. Bonneau étoit vraisemblablement l'oncle de madame de
  Miramion; sa fille épousa M. de Chauvelin.(_Voyez_ une Vie
  manuscrite et inédite de madame de Miramion, par madame de
  Nesmond, sa fille.) (_Cabinet de l'éditeur._)

Après cela, je ne vous dirai plus rien, car il faut que j'aille au
sermon. Plût à Dieu qu'au lieu de vous écrire, je vous pusse entendre!
Tous vos amis disent qu'il est à propos que vous veniez bientôt ici; je
le souhaite, et pour l'amour de vous, et pour avoir l'honneur de vous
assurer que je suis avec toute sorte de respect et d'affection, etc.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE SIXIÈME VOLUME.


                                                                 Pages.

    Le Parquet.                                                       5

    Fourberies.                                                       7

    Mondory, ou l'Histoire des principaux comédiens françois.        10

    Contes de prédicateurs et de ministres.                          24

    Madame de Vieillevigne.                                          28

    Pronostics.	                                                     31

    Pierre philosophale.                                             37

    Moncontour.	                                                     39

    Contes, naïvetés, bons mots, etc.                                42

    Les Amours de l'auteur.                                          70

    Muets.                                                           96

    Contes sur le mariage.                                           98

    Madame de Launay.                                               100

    Tours, malices.--Tours de Bohêmes.                              116

    La marquise de Brosse et Maucroix.                              126

    Contes de bêtes.                                                136

    Contes de mourants.                                             140

    Charpy, sieur de Sainte-Croix.                                  143

    Naïvetés, bons mots, reparties, contes divers.                  145

    Madame de Langey.                                               189

    Marigny Malenoe.	                                            206

    Petit-Puis.                                                     208

    Mademoiselle Des Jardins, l'abbé d'Aubignac et
      Pierre Corneille.                                             210

    Observations préliminaires sur la Vie de M. Costar.             225

    Vie de M. Costar.                                               233

    Vie de Louis Pauquet, chanoine et archidiacre du Mans.          339

    Sur mademoiselle de Scudéry.                                    359

    Lettres de mademoiselle de Scudéry.                             371


FIN DE LA TABLE.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les Historiettes de Tallemant, tome sixième - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle" ***

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