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Title: L'Illustration, No. 0071, 4 Juillet 1844
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0071, 4 Juillet 1844" ***


L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.


Nº 71. Vol. III.--JEUDI 4 JUILLET 1844.
Bureaux, rue Richelieu 60.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 f.--6 mois, 16 f.--Un an, 30 f.
Prix de chaque N°, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 f. 75 c.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 f.--6 mois, 17 f.--Un an, 32 f.
pour l'Étranger,          --    10           --    20           --   40



SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. _Portrait de M. Séguier._--Courrier de
Paris.--La Grande-Chaumière. _Trois gravures.--La reine d'Angleterre et
ses Ministres._--Un nouvel art. L'Osphrétique. _Une séance
d'osphrétique, caricature par Cham._--Météorologie de Juin.--Exposition
des Produits de l'Industrie. (Dixième article). _Piano de M. Érard;
Instruments de Sax; Sculptures exécutées par les détenus; Pendule par M.
Paul Garnier; Pendule et Bénitier par M. Victor Paillard._--Le sacrifice
d'Alceste. Nouvelle. Par M. Fabre d'Olivet (première partie).--Les
forçats. _Neuf Gravures, d'après les dessins de M. Letuaire, de
Toulon._--Bulletin bibliographique.--Allégorie de Juillet _Le
Lion._--Caricature par Cham. _Sophocle réclamant ses droits d'auteur à
l'Odéon_.--Amusements des sciences.--Correspondance.--Rébus.



[Illustration: HISTOIRE DE LA SEMAINE]

La foule et l'attention se sont, toute la semaine, portées vers le
Palais de Justice.

La foule s'est écoulée, car, au moment où nous mettons sous presse,
l'arrêt, si impatiemment attendu, vient d'être prononcé. Rousselet a été
condamné aux travaux forcés à perpétuité, Édouard Donon-Cadot a été
acquitté. On ne peut pas dire que cet arrêt répond en tous points aux
prévisions du public, à moins que le jury n'ait voulu, par les
circonstances atténuantes, protester contre la peine de mort.
L'attention, elle, y demeure encore fixée, car la lutte de M. le premier
président et du conseil de l'ordre des avocats est toujours sans
solution. L'assassinat de Pontoise, dont les débats avaient fait
ajourner la comparution du bâtonnier et de ses collègues devant la cour
au 1er juillet, puis au 3, a nécessité encore une remise nouvelle, et ce
n'est que la semaine prochaine que se videra ce débat, que ce conflit
sera réglé.

L'_Illustration_ pénétrera dans cette audience tout exceptionnelle et ne
manquera pas d'en reproduire la physionomie, aujourd'hui, et à titre
d'arrhes, elle offre celle de M. Séguier.

[Illustration: M. Séguier, premier président de la cour royale de
Paris.]

La chambre des députés a eu aussi cette semaine des séances animées et
des débats à retentissement. Le cabinet se croyait, il y a huit jours, à
l'abri de Secousses nouvelles, lancé sans accident possible sur ce qu'il
lui restait à parcourir de chemins de fer, et près d'arriver à cette
discussion du budget, station finale que la canicule et le bonheur des
champs donnent aux hôtes du palais Bourbon et du palais du Luxembourg un
impatient désir d'atteindre. L'opposition a encore obstrué les rails, et
il en est advenu beaucoup de désordre et de culbutes dans le wagon du
ministère. Nous avions laissé la discussion engagée sur la ligne du
Nord. Par prudence, le gouvernement, contrairement à sa proportion
première, avait, pour conjurer un échec, proposé l'ajournement de la
question d'exploitation définitive, et demandé, à titre provisoire,
d'être autorisé à poser les rails et à exploiter les tronçons terminés.
Ceci ne devait pas rencontrer d'obstacle: il y a eu, en effet,
unanimité. Mais il s'est agi de déterminer où s'embrancheraient les
chemins qui devaient partir du tronc commun pour aller joindre la
frontière belge et nos ports de la Manche, et là s'est engagée une lutte
dont l'issue n'a pas été la phase la moins bizarre. Le gouvernement
pressait, pour point de bifurcation, une localité fort inconnue
jusqu'ici, mais qui se trouve avoir conquis tout à coup un grand renom,
non pas géographique, non pas historique, mais parlementaire,
Ostricourt. La commission avait adopté ce projet; mais, par distraction
sans doute, elle avait choisi pour le défendre un rapporteur qui le
trouvait détestable. Ce rapporteur donc ne faisait valoir aucun argument
en faveur d'Ostricourt, et ne disait pas ce qui pouvait militer pour un
tracé qui faisait sacrifier les relations les plus importantes, celles
de Dunkerque avec Lille, par exemple, et dans le système duquel Calais
se trouvait compromis aussi bien que Dunkerque. Les révélations, ou,
pour être moins affirmatif, les indiscrétions de la salle des
conférences, se sont fait jour à la tribune. On a donné à entendre qu'en
bifurquant à Ostricourt, une voie de fer passait à Douai, et que si le
chemin se trouvait de beaucoup allongé pour les points qu'il s'agissait
de relier, il rendait par contre les communications très-faciles entre
M. Martin (du Nord) et ses commettants. Ces bruits ont cheminé à grande
vitesse, et, quand on est allé au vote, Ostricourt a succombé aux rires
de l'Assemblée entière. Le banc des ministres, voyant la défaite de son
protégé, s'est levé lui-même pour l'achever. Des embranchements se
détacheront de Lille sur Calais et Dunkerque, et comme ce détour
allongerait les communications de Londres avec Paris, le chemin de
Boulogne, qui n'était qu'une éventualité fort incertaine, a été
immédiatement classé et arrêté. Il viendra s'embrancher à Amiens; mais
ici on n'a reconnu ni au mode de concours de l'État et des compagnies
prévu par la loi de 1812, ni à l'exécution et à l'exploitation par
l'État, ni à l'exécution par une compagnie avec subvention de la part de
l'État et bail d'une durée moyenne, comme pour le chemin d'Avignon à
Marseille, mais à son complet achèvement par les ressources uniques
d'une compagnie à laquelle, en dédommagement, sera concédée une
jouissance de 99 ans, comme pour les chemins d'Orléans, de Rouen, du
Havre et de Strasbourg à Bâle. C'est, on le voit, un nouveau coup de
canif donné à cette fameuse loi de M. Teste, à laquelle nous devons du
moins la gravure et la frappe d'une fort belle médaille, c'est un retour
aux principes posés par la commission de 1838.--Le lendemain, du reste,
la Chambre, à l'occasion du chemin de Vierzon et de ses embranchements,
qui aboutiront plus tard à Limoges et à Clermont, a, pour tenir tous les
systèmes en équilibre, admis les compagnies financières. Dans les votes
de l'honorable assemblée il y en a donc eu pour tous les modes et pour
tous les goûts.--Restait la ligne de Strasbourg. Elle a été classée; les
travaux ont été ordonnés et les crédits ouverts. Mais, quant à son mode
d'exploitation, on a remis à l'an prochain à le déterminer, par suite de
la dislocation du conseil d'administration de la compagnie. Une
susceptibilité honorable a amené M. Ganneron et ses collègues, que
l'amendement tout général de M. Crémieux n'avait pas eu, à coup sur,
l'intention de mettre ni en cause ni en suspicion, à se soumettre par
avance à une opinion de la Chambre qui n'a pas encore, qui n'aura
peut-être pas force de loi, mais qui, ayant réuni une majorité dans son
sein, leur a paru digne de déférence. Pendant que communication était
donnée à la Chambre des députés de cette détermination de leur part, M.
le comte Molé, que ce même conseil d'administration avait prié de le
présider, faisait connaître à la tribune de la chambre des pairs sa
résolution toute conforme. L'ancien président du cabinet du 15 avril n'a
pas, dans son langage, du reste plein de dignité, cherché à dissimuler
son aigreur contre le vote de la chambre des députés, dont l'amendement,
comme il l'a rappelé, n'a été ni motivé par son auteur, ni le moins du
monde combattu par le ministère, qui est allé depuis le dénoncer à la
chambre des pairs. M. le comte Molé, en se soumettant, pour sa part, à
cette décision, dont il déplore la portée, a dit quelle avait introduit
dans le sein de la chambre des députés le germe d'une dissolution
prochaine, et qu'elle avait rendu inévitable, au moins pour quelques-uns
de ses plus honorables membres, l'appel aux électeurs. Le ministère n'a
pas plus répondu à M Molé qu'il n'avait répondu à M. Crémieux.--Du
reste, il semble que partout on reconnaisse que des mesures sont à
prendre pour que des abus sans nombre ne sortent pas de la mauvaise
organisation des compagnies. Dans le royaume de Wurtemberg on va plus
loin. La chambre de commerce de Stuttgart et la réunion des libraires de
la même ville viennent d'adresser une pétition au roi, pour le prier de
ne pas livrer les chemins de fer à des compagnies privées, mais de les
exécuter aux frais de l'État. Quant au roi de Prusse, il a rendu, le 3
juin, une ordonnance nécessitée par l'agiotage effréné qui s'était
établi sur les actions de chemin de fer sérieux ou fantastiques. Cette
ordonnance a causé beaucoup de sensation à la bourse de Berlin; elle
défend d'ouvrir aucune souscription d'actions sans l'autorisation du
ministre des finances. Elle prononce une amende de 500 à 800 thalers
(1,875 à 3,000 fr.) contre les contrevenants. En même temps elle prohibe
tout marché à terme, et le déclare nul par avance.

Dimanche matin _le Moniteur_, qui ne se permet envers ses lecteurs que
de rares surprises, leur en a causé une dont la Chambre a cherché à les
remettre. Un long article, pas trop embarrassé vraiment, affirmait que
par suite de toutes les dettes de famille qu'elle avait acquittées, de
toutes les charges qu'elle avait eues à supporter, de toutes les
dépenses auxquelles il lui fallait faire face, la royauté se trouvait
chez nous dans une situation d'argent qui n'était digne ni d'elle ni de
la France, et que les clameurs des factions, des faux calculs qu'elles
mettent en avant avaient seuls pu abuser jusqu'ici la partie saine de la
nation et la majorité de la Chambre et détourner les pouvoirs
législatifs d'accorder aux princes et princesses de la famille royale
des dotations qui leur sont aussi indispensables que légitimement dues.
Cet appel à l'opinion publique dans un journal, de la part d'un cabinet
auquel précisément en ce moment deux tribunes sont ouvertes pour les
propositions financières de l'exercice 1845, a paru inexplicable aux
commentateurs du _Moniteur_, n'a pas, le lendemain matin, été mieux
compris dans les couloirs du palais Bourbon, et a été fort rudement
repoussé à la tribune.

La commission pour l'examen du projet de loi sur l'enseignement
secondaire poursuit activement ses travaux; son rapport sera
prochainement déposé, et, pour forcer le cabinet à entrer immédiatement
dans une des réformes qu'on recule successivement en présentant de
quatre en quatre ans un projet de loi qu'on ne mène pas à fin, elle
proposera, par un amendement au budget des recettes de 1845, la
suppression de l'impôt universitaire, lequel justifie fort bien son nom,
car il ne pèse que sur les établissements de l'université et rend à la
plupart d'entre eux, aux collèges communaux principalement, la lutte
avec les écoles ecclésiastiques impossible.

On est impatient d'apprendre des nouvelles du Maroc. Le maréchal Bugeaud
est venu avec sa réserve venger vigoureusement la trahison dont ses
généraux avaient pensé être victimes. Quatre bataillons qui avaient mis
le sac bas, et un escadron de spahis conduits par le colonel Youssouf se
sont précipités sur les Marocains, et leur ont tué trois cents hommes.
Chaque spahis est revenu avec une tête à la pointe de son sabre. Ce sont
de cruels trophées! Le fils d'un ancien gouverneur de l'Algérie, le
capitaine de spahis Tristan de Rovigo, et un antre officier du même
grade, M. de la Chèvre, ont perdu la vie avec cinq autres des nôtres.
Est-ce le guet-apens tendu aux généraux Bedeau et Lamoricière qui a
donné lieu au massacre furieux de nos soldats dans les colonnes du
_Times_ et surtout de _l'Eco del Comercio_ de Madrid? ou bien serait-ce
excès de sollicitude et de sympathie pour nous? Le journal espagnol nous
fait perdre, en une seule affaire, 18,000 hommes d'infanterie, 2,000
chevaux, une artillerie et un matériel considérable, et 5,000 mulets.
Nos généraux sont tués. «Dans tous les cas, ajoute-t-il, l'échec sera
difficile à réparer.» Il est bien probable qu'il n'y aura d'échec que
pour la véracité de cette feuille sentimentale. En attendant, tout
commande à notre gouvernement, dans cette affaire, une grande énergie et
une dignité qui ne se démente pas. On avait annoncé que l'Espagne venait
de s'en remettre à l'Angleterre pour terminer son différend avec le
Maroc; mais on assure aujourd'hui que le Maroc a repoussé cette
médiation. Quoi qu'il en soit, sir Robert Peel a déclaré à la chambre
des communes qu'il avait reçu de M. Guizot communication des
instructions données par le cabinet français. Nous préférerions que le
cabinet, qui n'a point à se faire pardonner un passé ambitieux, cherchât
moins à se prémunir, en cette occasion, contre un reproche de ce genre,
qu'il ne se crût pas forcé à des communications qui, à coup sûr, ne sont
pas sans danger, et dont le moindre inconvénient est d'autoriser le
_Times_ à dire que «nous avons pris l'engagement, _quel que soit le
cours des événements_, de ne pas ajouter un pouce de terrain à nos
possessions d'Afrique, et qu'à l'accomplissement de cette obligation
tiendront indissolublement la paix du monde, la bonne intelligence des
deux pays, et même le maintien des possessions françaises dans
l'Algérie.» En vérité, M. le ministre des affaires étrangères aurait
bien le droit de se plaindre des mauvais services qu'on cherche
personnellement à lui rendre, des embarras qu'on lui fait naître de
l'autre côté de la Manche. Le ministère vient de donner l'ordre de faire
embarquer à Port-Vendres pour Oran deux régiments de cavalerie, un de
hussards et un autre de chasseurs.

Nous avons parlé, dans notre avant-dernier numéro, des interpellations
de M. Duncombe sur la violation du secret des lettres. Ajournées, elles
ont été reproduites. A la plainte de M. Mazzini, l'honorable membre de
la chambre des communes est venu ajouter celle d'un officier polonais, M
Stalzberg. «Ce ne sont pas, dit M. Duncombe, les seules personnes dont
la correspondance ait été visitée. Qui sait si, lorsque le duc de
Bordeaux était en Angleterre, ses lettres n'ont pas été ouvertes?
Assurément, Louis-Philippe eut été charmé de les lire. (On rit.)
Peut-être les a-t-il lues. Avez-vous lu les lettres de M. Mazzini, pour
faire plaisir au cabinet de Vienne? Décachetez-vous d'autres lettres,
pour le bon plaisir du pape ou d'autres souverains? Je ne pense pas que
le gouvernement soit assez perfide pour user en un procès politique des
éléments que pourrait lui offrir cette indiscrétion officielle. Ce
serait révoltant dans l'hypothèse d'une accusation de conspiration.
J'aime à croire que le magistrat à qui le très-honorable baronnet (M. J.
Graham, ministre de l'intérieur) présenterait de telles pièces, le
prendrait par les épaules et le mettrait hors de cour. (On rit.) Et
croyez bien que je ne demande pas à connaître les secrets de l'État. Ils
n'en valent pas la peine. (On rit.) Ce que je veux, c'est savoir si le
gouvernement a abusé de ses pouvoirs discrétionnaires. Je demande que la
pétition du capitaine Stalzberg soit renvoyée à une commission spéciale,
pour savoir en vertu de quels ordres a agi la direction des postes. La
commission devra faire son rapport à la Chambre, et exprimer son opinion
sur l'opportunité de la modification de la loi qui régit la matière.» Le
ministre a répondu que c'était son droit, et qu'il en usait comme
l'avaient fait ses prédécesseurs depuis le gouvernement de Cromwell. Un
orateur, faisant assez bon marché de l'honneur de notre cabinet, a
répondu qu'il fallait laisser ces expédients honteux aux gouvernements
de Franco, d'Autriche et de Russie; mais qu'en un pays de liberté, un
espionnage honteux ne saurait être maintenu, sous prétexte que
l'espionnage peut prévenir des crimes. La torture pouvait avoir aussi
quelques avantages, cependant elle a été abolie. La demande d'enquête de
M. Duncombe a été repoussée par 206 voix contre 162. La même question a
été soulevée, sans plus de succès, à la chambre des lords par lord
Radnor. Le duc de Wellington, lord Brougham et plusieurs autres pairs
ont établi que cet état de choses était irréprochable.--C'est très-bien.
Mais nous devons alors avouer à leurs seigneuries que le gouvernement
actuel a supprimé le cabinet noir à son avènement, et que ce scrupule,
qui doit leur paraître bien ridicule, nous met dans l'impossibilité de
reproduire aujourd'hui, comme le font les journaux illustrés anglais,
notre _Secret-Office_. Du reste, pour rendre justice à chacun, nous
devons dire que le noble exemple qu'a suivi le gouvernement de juillet
avait déjà été donné par l'assemblée nationale. Des lettres, adressées
au comte d'Artois, qui venait d'émigrer en Suisse, avaient été saisies
sur M. de Castelnau, arrêté sur le pont Royal; elles furent envoyées à
l'assemblée nationale par la municipalité de Paris. L'Assemblée ne
voulut pas même les lire, et passa à l'ordre du jour.

Les dernières nouvelles de l'Inde sont à la date du 20 mai. A cette
époque, lord Ellenborough ne connaissait pas encore son rappel. Une
colonne anglaise de 800 hommes, commandée par le capitaine Taitel et le
lieutenant Fitz-Gérald, s'était laissé surprendre par les Beloochees,
qui l'ont poursuivie jusqu'à Poolagee, en la faisant cruellement
souffrir. Sher-Mahomed, à la tête de 20,000 Indiens, avait recommencé
les hostilités. Le 64e régiment avait encore donné des marques
inquiétantes d'insubordination. Aucune nouvelle de Chine ne figurait
dans ces dépêches.

Les reines avaient appelé à Barcelone ceux des ministres qu'elles
avaient laissés à Madrid en le quittant. Ces conférences ont donné lieu
à beaucoup de suppositions contradictoires, parmi lesquelles il ne s'en
est pas trouvé cependant une seule qui tendît à accréditer la pensée que
le gouvernement espagnol pût songer à rentrer enfin dans la voie
constitutionnelle. Ce qui a été arrêté à Barcelone ne sera, dit-on,
publié qu'après le retour des ministres, dans la capitale où ils
reviennent. Les reines prolongent leur séjour à Barcelone, ce qui a
donné lieu au bruit qu'on y attendait le comte de Tripani pour le marier
avec Isabelle, un peu précipitamment, et de façon à ne pas laisser le
temps d'arriver à des représentations nouvelles de la part de
l'Angleterre. Nous donnons cette version pour ce quelle vaut.

La Calabre vient d'être le théâtre de troubles nouveaux. Les deux fils
de l'amiral Bandiera, qui étaient partis de Corfou avec un certain
nombre de réfugiés italiens, sont débarqués dans le royaume de Naples,
le 16 juin, et ont tenté de soulever la province où la guerre civile
s'était déjà engagée il y a peu de mois. Un supplément du _Journal des
Deux Siciles_, du 23, affiche la plus grande quiétude, et cette feuille
du gouvernement traite d'échauffourée déjà réprimée la nouvelle
tentative.

La diète extraordinaire de Suisse s'est convertie en diète ordinaire,
sans avoir pris aucun parti décisif sur la question du Valais.

La sentence de mort prononcée par le tribunal du bey, le 12 avril
dernier, contre un sujet anglais, a reçu son exécution à Tunis le 5
juin. Le condamné a été étranglé dans son cachot, à la Goulette. Aucun
de ses compatriotes n'ayant voulu servir de témoin, le consul anglais,
sir Thomas Bead, a dû se contenter de la présence du frère de son valet
de chambre, pour faire constater légalement la réalité du supplice.
Notre pavillon n'a point reçu la flétrissure d'un événement aussi
fâcheux pour la chrétienté. M. de Lagau avait pris des mesures pour
qu'il ne fût arboré, ce jour-là, ni sur la rade, d'où le bateau à vapeur
le _Caméléon_ s'absenta pendant vingt-quatre heures, ni sur le consulat
général à Tunis. Grâce à l'énergie de notre consul général, cette triste
affaire n'aura pour nous aucune des suites fâcheuses que l'on en devait
redouter; elle a même donné lieu à une déclaration de principes au
profit des Français établis à Tunis; M. de Lagau a protesté, en vertu de
ses instructions, contre toute induction qu'on voudrait tirer de ce
procès au préjudice de ses nationaux, et a signifié au bey que la France
entend maintenir son droit de juridiction sur nos compatriotes résidant
à Tunis. Le bénéfice de cette manifestation s'étend à tous les sujets
des puissances européennes dont les agents se sont associés, en cette
circonstance, aux sentiments et aux démarches du représentant de notre
pays.

Des intrigues, auxquelles une grande puissance passe pour n'être pas
étrangère, ont replacé la Grèce dans une situation fâcheuse. Des
soulèvements se sont manifestés sur différents points; des bandes
hostiles sont sous les armes. Le 16 juin, le roi a assemblé le conseil
des ministres qu'il a présidé. Les ambassadeurs de France et
d'Angleterre étaient présents. On a agité la question de savoir si, dans
le cas où les troubles continueraient, on solliciterait l'intervention
des puissances. Les ambassadeurs ont répondu que leurs instructions ne
disaient rien sur ce point, mais que dans le cas où la personne du roi
se trouverait en danger, ils mettraient des troupes à la disposition de
Sa Majesté. Les puissances européennes regardent comme un devoir pour
elles de rétablir l'ordre dans les provinces limitrophes de la Turquie.
Quant aux ambassadeurs, leur rôle se bornera à demander des instructions
pour agir suivant les circonstances. Deux vaisseaux de guerre, anglais
et français, sont attendus dans le port du Pirée.

Nous avons cité les journaux d'Orient, qui présentaient l'insurrection
des provinces albanaises comme entièrement terminée. Les journaux de
Malte et les feuilles allemandes ne partagent pas cette opinion. Voici
ce que dit la _Gazette, universelle allemande_: «On écrit de Nissa, à la
date du 10 juin, que l'insurrection a gagné du terrain. Toute l'Albanie
et la Bosnie partagent les vues des insurgés. Ils repoussent toutes les
réformes, et leurs forces militaires ne le cèdent pas à celles de Rumeli
Valeri, qui opère de Monastir avec six pachas. Ils occupent les défilés
des montagnes et déploient leur cruauté contre les raïas; ils semblent
avoir pour but d'anéantir les chrétiens. Les vice-consuls européens,
dans les provinces occupées par les insurgés, sont en même temps des
raïas, et, pour sauver leur vie, ils n'osent pas faire de
représentations.»

Les nouvelles de Syrie sont toutes d'accord à signaler l'activité
déployée par les agents anglais dans ce pays. L'évêque protestant
installé à Jérusalem pourra désormais justifier sa résidence par les
nécessités religieuses qu'il a su faire naître. L'évêque met utilement à
profit le zèle des missionnaires américains, et ceux-ci ont l'avantage
de ne pas éveiller les susceptibilités politiques. Indépendamment des
cent familles grecques récemment converties au protestantisme, et qui
forment le noyau d'une société nouvelle dans ce pays morcelé à l'extrême
par les divisions religieuses, le prosélytisme fait des conquêtes parmi
les Arméniens. Le chiffre des conversions est tel déjà, que la Porte,
assure-t-on, ne tardera pas à avoir des explications à demander à
l'ambassadeur anglais. Ainsi la propagande religieuse sert toujours
puissamment les intérêts politiques de l'Angleterre.

Depuis les troubles de Silésie, presque tous les journaux allemands
s'occupent des questions sociales et de l'organisation du travail. La
_Gazette de Trèves_ contient plusieurs articles à ce sujet. Après avoir
attaqué vigoureusement la libre concurrence, ce journal prouve que les
causes immédiates de ces troubles étaient d'abord dans la concurrence
que l'Angleterre fait à l'Allemagne avec ses fils et ses _twits_, que le
congrès du Zollverein n'a pas voulu frapper d'une aggravation de tarif,
et en dernier lieu par la concurrence que les fabricants de la Silésie
se font entre eux en abaissant le salaire. La _Gazette de Trèves_
démontre que les travailleurs de la Wupperthal, d'Aberfeld et de Barmen
ne sont pas moins malheureux que ceux de la Silésie, et qu'ils ne sont
contenus que par le grand nombre des sociétés de bienfaisance, qui
malheureusement ne suffisent plus aux besoins de plus en plus grands des
ouvriers les plus honnêtes et les mieux intentionnés. Ce journal aborde
ensuite la question de l'accord du capital et du travail, et finit par
annoncer qu'il vient de se former à Berlin une société composée de
quelques professeurs distingués de l'Université, et quelques directeurs
des instituts de commerce, dans le but de subvenir d'abord aux besoins
des malheureux prolétaires et de publier un journal qui sera uniquement
consacré aux dissertations et aux moyens à proposer afin d'extirper le
paupérisme et de réconcilier le travail avec le capital et le talent. La
société des ouvriers, qui existait déjà, s'est réunie à celle-ci afin de
contribuer à son tour à l'accomplissement du but projeté.

Le traité d'annexation du Texas a été rejeté le 8 juin par le sénat
américain, à 35 voix contre 16. Le président Tyle cherche les moyens de
faire revenir cette question en discussion par une autre, voie. La
mesure compte plus de partisans secrets que de défenseurs avoués, parce
que beaucoup reculent devant la responsabilité des événements qu'elle
pourrait entraîner.

Décidément la déposition du président Rivière Hérard est consommée en
Haïti. Il a été embarqué le Ier juin avec l'ex-ministre Hérard Dumesle
pour la Jamaïque. Leur bannissement avait été prononcé par le général
Guerrier, proclamé président, au pouvoir duquel on paraissait s'être
généralement soumis, et qui jouissait d'une certaine popularité, du
moins jusqu'au départ du dernier navire. L'ancienne part espagnole
persistait toujours dans sa détermination de se séparer de la
république.

Les visites domiciliaires opérées à Paris ne paraissent avoir fourni
aucun indice de culpabilité contre MM. d'Escars et de Montmorency; mais
une accusation de tentatives légitimiste qui auraient été faites auprès
des sapeurs du génie de chefferie d'Issy a donné lieu à plusieurs
arrestations. On cite comme placés sous la main de la justice, le sieur
Jean Louis Toulain, âgé de 58 ans, ex-domestique du roi Charles X,
demeurant rue de Sèvres, 180, à Vaugirard. (Cet inculpé, condamné
politique de 1832, a été amnistié.)--Le sieur Cauchard-Desmares, âgé de
63 ans, employé dans un journal de sciences économiques, demeurant à
Paris, rue de la Visitation-des-Dames-Sainte-Marie, 4. (Compromis dans
une conspiration politique de 1832, il a été acquitté.)--Le sieur de
Buchère de Lespinois, âgé de 46 ans, ancien sous-préfet sous la
restauration, demeurant à Paris, rue de la Visitation
des-Dames-Sainte-Marie, 4.--Le sieur Jean-Jacques Wattelier, âgé de 60
ans, charron, demeurant à Vaugirard, rue de Sèvres. 180.--Le sieur
Charbonnier de la Guesnerie âgé de 60 ans, ex-capitaine au 4e régiment
de la garde royale demeurant à Paris, rue Notre-Dame-de-Lorette, 15,
condamné politique de 1832.

[Illustration: Courrier de Paris.]

Le terrible drame qui s'est déroulé en cour d'assises, et dont vous
savez maintenant le dénouement, l'affaire Donon-Cadot, a été pendant
huit jours le sujet de toutes les conjectures et de toutes les
conversations.

Dans les cafés, dans les promenades, sur les places publiques, il
n'était question que de Rousselet et d'Édouard. Paris s'est trouvé, en
quelque sorte, pendant toute la durée de ce procès sanglant, transformé
en un immense tribunal où chacun posait les questions et faisait les
interrogatoires selon qu'il doutait du crime, ou qu'il en était
convaincu: pour Rousselet, il n'y avait pas lieu à discussion, puisqu'il
s'avouait coupable, et à chaque audience renouvelait, avec un effroyable
exactitude, les détails hideux de l'assassinat commis par lui dans la
fatale matinée du 15 janvier; mais pour Édouard Donon, le procès
s'agitait dans le public comme la cour d'assises: a-t-il pu voir les
traces de sang empreinte sur les dalles du corridor par le soulier de
l'assassin? est-ce lui qui a retiré de la serrure du cabinet où gisait
son père, le malheureux Donon-Cadot, cette clef mystérieuse qui joue un
rôle si important dans les débats? comment n'a-t-il pas entendu le cri
terrible qu'a poussé la victime en tombant? Est-il vrai cependant que la
victime ait pu crier? n'a-t-elle pas été tuée du premier coup? Ainsi se
reproduisaient de tous côtés, hors de l'enceinte des assises, ces
discussions si pleines le terreur et de sang.

Il faut dire cependant, à l'honneur de l'honnêteté humaine et de la
pudeur publique, que beaucoup se refusaient de croire à la complicité
d'Édouard Donon, par cette raison, puisée tout entière à la source
sainte des sentiments naturels, à savoir qu'un fils, quel qu'il soit,
qui entend son père pousser un cri de détresse, doit être entraîné, pour
ainsi dire malgré lui, malgré ses mauvais penchants, par la voix
supérieure de la conscience et de la nature, à voler à la défense le
celui de qui il tient la vie. Et puis, beaucoup aussi se refusaient à
penser qu'une telle insensibilité pût se rencontrer dans un si jeune
homme presque voisin de l'adolescence, et qui, tout à l'heure encore,
était assis sur les bancs du collège; et de quel crime était-il accusé,
grand Dieu! du plus invraisemblable, du plus affreux de tous de
parricide!... La main tremble et s'arrête rien qu'à écrire cet horrible
mot.

Vous pensez bien que si ce procès occupait ainsi le dehors, les curieux
et les insatiables ne lui manquaient pas au dedans: à chacune des
audiences la salle de la cour d'assises s'est trouvée envahie et
encombrée; dès sept heures on se pressait aux portes, tandis que les
privilégiés, c'est-à-dire les amis, les parents, les protégés de MM. les
juges et de MM. les avocats, attendaient paisiblement dans leur lit
l'heure de se glisser par les portes complaisantes et de s'emparer des
places réservées. Si jamais cette phrase de la _Gazette des tribunaux_:
«L'enceinte de la cour est peuplée de femmes élégamment parées,» a été
appliquée avec vérité, c'est incontestablement à cette occasion: oui,
les femmes ont assisté en grand nombre à tous les actes de ce drame
douloureux, et la plupart se distinguaient par une grande recherche
d'élégance et de coquetterie. Les journaux judiciaires ont dit avec
quelle grâce charmante, avec quels doux sourires, avec quels regards
pleins de séduction, elles imploraient la bienveillance du président ou
cherchaient à désarmer la sévérité du gendarme et à séduire sa consigne.
Et pourquoi tous ces frais de coquetterie? pourquoi toute cette grâce et
tous ces sourires? Pour assister aux détails monstrueux d'un crime ou
succombe un vieillard, assommé à quatre reprises par une main sans
pitié! pour entendre minutieusement la description de ces plaies
affreuses, de ce cadavre livide et baigné dans une mare de sang! pour
voir un jeune homme pâle et blond, de dix-neuf ans à peine, le fils de
la victime, assis à côté de l'assassin, et poursuivi par la voix de la
justice qui lui demande: «N'es-tu pas le complice du meurtrier de ton
père? «Oui, assurément, mesdames, c'est là un beau spectacle, un
spectacle charmant, un spectacle récréatif, pour lequel vous n'avez pas
assez de toute votre élégance, de tous vos sourires et de tous vos
attraits! Oui, parez-vous comme si vous alliez au bal ou dans votre loge
d'opéra! parez-vous! n'est ce pas un jour de plaisir et de fête?... un
assassinat, un vol et un parricide!... «Lisette, apportez-moi ma robe la
plus fraîche et mon plus élégant chapeau, et ce joli bouquet de camélias
et de roses.»

Ce n'est pas la seule et triste singularité que les honnêtes gens ont
signalée dans ce procès mémorable, ni le seul trait en opposition avec
la sombre destination du lieu, la gravité de l'accusation et la grandeur
du crime; il y a eu des entractes, si on peut parler ainsi, qui n'ont
été que le complément nécessaire de cette curiosité sans mesure et sans
pudeur; pendant les suspensions de l'audience,--la _Gazette des
tribunaux_ l'a raconté,--tandis que les accusés, le jury et la cour se
retiraient pour reprendre haleine, tout à coup la partie de l'auditoire
réservée aux femmes se transformait en réfectoire, en salle de
collation. Les pâtés, les babas, les fruits parfumés, les vins exquis
circulaient ça et là, les uns sortant d'élégants petits paniers et de
charmants petits sachets, les autres apportés par la complaisance de
quelque fournisseur galant, on n'entendait plus, là où tout à l'heure le
crime se confessait de sa voix haletante, que le bruit d'un beau repas
et le choc des verres; je vous laisse à penser si la bonne causerie et
même le rire manquaient à l'agrément de cet aimable festin mêlé d'une
odeur de conciergerie et d'échafaud.

_Le National_, en partageant le peu de goût que nous montrons ici pour
cet incroyable sans-gêne introduit en pleine Cour d'assises et pour
cette licence indécente, _le National_ a rappelé, avec beaucoup
d'à-propos, ces lignes de Timon, d'une raillerie et d'une amertume
éloquentes: «Que font ces agrafes d'or, ces mantilles de dentelles, ces
fleurs, ces gazes, ces plumes légères parmi le lugubre appareil des
cours d'assises? Est-ce en spectacle que l'accusé vient se donner, et le
prétoire n'est-il donc plus qu'un théâtre? Si j'avais l'honneur d'être
président de la cour d'assises, je n'admettrais dans son enceinte que
les parents de l'accusé, et je dirais aux autres: «Mesdames, tant
assises que debout, écoulez ce que je vais vous dire: Vous, allez
tricoter les chausses de monsieur votre fils, ou mettre au lieu les
collerettes de mesdemoiselles vos filles; vous, ayez soin que le rôti ne
brûùle pas; vous, que vos parquets soient cirés proprement, vous, que
l'huile ne manque pas dans vos lampes ni le sel dans votre soupe; vous,
nuancez de fleurs vives les paysages du vos tapis à la main; vous,
déployez sur le théâtre l'éventail des grandes coquettes; vous, faites
des gammes, et vous, des entrechats; allez! mesdames, allez! la jugerie
n'a rien à voir avec les grâces, et la cour d'assises n'est pas la place
de la plus belle moitié du genre humain.--Huissiers, exécutez les ordres
du la cour!»

«Voilà les ordres que je donnerais, et je serais, je le crois, approuvé
de tous les honnêtes gens.»

Ainsi parle Timon dans son _Livre des Orateurs_, et c'est ce qui
s'appelle bien parler.

Mademoiselle Rachel, dont le départ pour la Belgique était en effet fixé
à l'époque que nous avions d'abord désignée, il y a huit jours, a
retardé tout à coup ce départ de trois ou quatre jours, pour les deux
causes que voici: 1° mademoiselle Rachel a cédé à l'empressement public
qui lui demandait une dernière représentation de la _Catherine II_ de M.
Hippolyte Romand; 2º mademoiselle Rachel a obéi à un sentiment de
famille, en ajournant son voyage de quelque vingt-quatre heures: il
s'agissait pour elle de jouer _Phèdre_ au bénéfice de son jeune frère
Félix et de sa jeune soeur Rébecca. Cette représentation fraternelle a
eu lieu lundi dernier, et non-seulement mademoiselle Rachel a paru dans
le rôle de la fille de Minos et de Pasiphaé, mais, qui le croirait? dans
celui de Marinette du _Dépit amoureux_! Molière et Racine dans la même
soirée. On sait comment la tragédie et mademoiselle Rachel s'entendent
toutes deux; depuis cinq ans, la muse au sévère cothurne a reçu de la
jeune tragédienne les gages les plus glorieux de sa tendresse, et les
lui a rendus en couronnes et en bravos. Mais pour la comédie, c'est
autre chose! La comédie et mademoiselle Rachel semblaient se tenir à
mille lieues de distance l'une du l'autre; du moins le public le pensait
ainsi, le public accoutumé à voir mademoiselle Rachel vêtue de la
tunique antique, le front sévère, l'oeil sombre, le coeur agité par les
passions et ouvert de tous côtés à l'ambition, à la jalousie, à la
haine; eh bien! le public se trompait dans sa routine; mademoiselle
Rachel ne serait pas une remarquable tragédienne, qu'elle eût pu être
une comédienne excellente; elle a du trait, de la verve, du mordant; et
si Hermione n'a pas tout à fait, faute d'habitude, donné à Marinette le
ton de grosse gaieté et l'aplomb comique qui lui conviennent, elle l'a
gratifiée d'une diction très-pure, très-nette, très-piquante, dont
Molière se serait fort rejoui, s'il s'était trouvé parmi les
spectateurs.

Après tout, cet essai comique n'est pas le premier qu'ait hasardé
mademoiselle Rachel; nous nous rappelons très-bien l'avoir vue jouer à
l'Odéon le rôle de Dorine du _Tartufe_, pour une représentation à son
propre bénéfice, et déjà, à cette occasion, on avait applaudi son esprit
et sa finesse.

Informez-vous d'ailleurs auprès de MM. les professeurs du Conservatoire
qui ont eu entre leurs mains mademoiselle Rachel toute petite fille,
alors que ses hautes destinées ne se pouvaient soupçonner encore, ils
vous diront que dans les exercices qu'elle commençait à balbutier,
c'était plutôt le génie comique que le génie tragique qui semblait se
révéler en elle; il est clair maintenant que la muse voulant doter
mademoiselle Rachel de son double attribut, avait déposé dans ses langes
le poignard et la marotte; Melpomène et Thalie ont été ses marraines.

Il semble que les entreprises aérostatiques de M. Kirsch ont remis les
ascensions à la mode. Voici M. Margat qui s'en mêle, et annonce une
prochaine ascension. M. Margat porte un nom célèbre dans ce genre; les
nuages ont fait plus d'une fois connaissance avec lui, avec lui ou avec
son père; il ne serait donc nullement original que M. Margat montât en
ballon, et fit ce qu'on a l'habitude de faire dans sa famille, de père
en fils; et vraiment nous ne parlerions pas de ce projet de voyage
aérien annoncé par M. Margat, si un fait singulier ne lui donnait un
intérêt inusité. M. Margat ne se mettra pas seul en route, il aura un
compagnon, ou plutôt une compagne de voyage. Quoi! une compagne? Quelque
luronne, quelque gaillarde, sans doute, habituée des longtemps à de
telles entreprises? Pas le moins du monde. L'intrépide voyageuse qui
prétend s'associer à M. Margat n'a jamais été dans les nuages: c'est une
fille jeune, blanche, timide, jolie, jusqu'ici élevée dans le velours et
dans la soie. Elle appartient à une riche famille, et s'appelle
mademoiselle Augustine Dupast. On a eu beau faire, rien n'a pu arrêter
la passion subite que mademoiselle Augustine Dupast a tout à coup
manifestée pour les voyages en l'air. Elle a poussé cette passion
jusqu'à donner 6,000 francs à M. Margat pour l'indemniser de ses frais
de ballon et d'auberge. C'est dimanche, je crois, que ma demoiselle
Augustine Dupast se lance dans l'espace:

        Eh! vogue la nacelle!
        Doux zéphyr, sois-lui fidèle!

Si les romans se cotent à cent mille francs, les écuyères et les chevaux
sont également hors de prix. On annonce que M. Dejean, directeur du
Cirque-Olympique, est sur le point de céder son établissement,
c'est-à-dire ses cavaliers, ses sauteurs et ses quadrupèdes au prix de
deux millions. Le marché n'est pas encore fait, mais il va se faire. Il
faut que dans ce siècle-ci le saut du tremplin et les gambades soient
d'un fier revenu!

Le goût de la comédie bourgeoise renaît de tous côtés; il n'y a pas une
maison de campagne un peu bien habitée, il n'y a pas un château qui
n'ait en ce moment son théâtre et sa troupe de société, ou qui ne se
prépare à l'avoir. Les proverbes, abandonnés depuis longtemps, sont en
résurrection. Nous revenons, non pas tout à fait à Colle et à Panard,
mais tout au moins à M. Théodore Leclercq Que dis-je! On ne se contente
pas de ces esquisses légères; il faut à ces messieurs de plus
magnifiques loisirs; les chefs-d'oeuvre de nos grands maîtres ne sont
pas trop pour eux, et il paraît que déjà plus d'un Molé, plus d'un
Fleury, plus d'une Contat, plus d'une Mars, plus d'une Talma, s'est
révélé dans ces passe-temps de salon. On cite surtout un ancien
ministre, homme de coeur et d'esprit s'il en fut, qui vient de jouer, au
château de M. le comte de ***, le rôle d'Alceste avec une verve, une
chaleur et un art qui feraient pâlir les plus habiles du métier. Allons!
soit. Puisque les bons comédiens ne sont plus au théâtre, qu'on les
retrouve au moins chez les nouveaux ou chez les anciens ministres!

A la dernière représentation de mademoiselle Taglioni, au moment ou le
parterre et les loges inondaient la sylphide de bravos et de fleurs,
mademoiselle Louise Fitzjames, une de nos excellentes artistes, s'est
dégagée du groupe des danseuses qui entouraient mademoiselle Taglioni,
et a offert à celle-ci une pomme d'or qu'elle a détachée d'une palme.
Cet hommage plein de grâce, rendu au talent par le talent, n'a pas du
être le moins précieux pour mademoiselle Taglioni.



La Grande-Chaumière.

Ce qu'on appelle la Grande-Chaumière est un petit jardin situé sur le
boulevard Mont-Parnasse, et spécialement dédié à l'une des neuf soeurs
qui trônent sur ce mont classique. Cette muse, il n'est pas besoin de la
nommer; chacun a déjà reconnu l'aimable déité qui préside aux évolutions
et guide les pas cadencés des nymphes unies aux grâces décentes... Mais
je m'aperçois que je commets là un impardonnable anachronisme.
J'emprunte a Horace sa définition pour vous peindre Terpsichore. Il
s'agit bien de cela, vraiment! Le monde, tout en dansant, a marché
depuis Auguste, et les temps, ainsi que les pirouettes, sont bien
changés. Je me rétracte donc: au lieu de nymphes, lisez, étudiants;--au
lieu de grâces, lisez grisettes;--au lieu de décentes, lisez... ma foi,
hormis cette vertueuse épithète, tout ce que bon vous semblera.

La Chaumière est à la fois bal, concert, estaminet, café, restaurant,
promenade; on y fume, on y danse, on y boit, on y mange, on y jase, on y
rit, on y chante surtout, et avec des éclats de voix à faire tomber les
murailles de n'importe quelle ville assiégée, là est la buvette; auprès,
la salle de danse, qui a pour dôme le firmament, et pour lambris les
verts panaches des acacias et des tilleuls. Autour de la balustrade, qui
forme l'enceinte continue du terre-plein chorégraphique, circulait
gravement, la pipe ou le deux tiers havane à la bouche, deux ou trois
cents jeunes Abeilards avec bon nombre d'Héloïses qu'ils promènent
triomphalement. Les costumes les plus excentriques, les cravates les
plus hasardées, les gilets les plus impossibles brillent dans cette
façon de tout qui serait à la fois allemand et britannique, s'il n'était
avant tout français. Toutes les variétés de casquettes et d'accents sont
représentées dans ce tourbillon, dans cette mêlée confuse de créatures
et de voix humaines. Les chapeaux, en minorité, ne s'y maintiennent sur
l'oreille de leurs propriétaires respectifs que par un miracle
d'équilibre; les moustaches naissantes ou la barbe à l'état de forêt
vierge y décorent toutes les physionomies. C'est à qui se donnera l'air
le plus formidable, le plus solennellement rébarbatif. Une crinière
digne des rois de la première race, _decus frontis_, complète l'ornement
naturel de ces majestueux visages. Quant aux jeunes Héloïses, dont la
tenue de bal se compose d'une capote de crêpe ou d'un chapeau de paille
cousue savamment incliné sur le front, d'une robe aux long plis
flottants comme la draperie antique et du crispin de rigueur, sinon d'un
immense châle qui retombe jusqu'à la cheville, elles sont généralement,
et ce n'est pas peu dire, aussi échevelées que MM. les Abeilards sont
chevelus.

D'autres promeneurs s'engagent dans les étroits sentiers qui serpentent
entre les berceaux de feuillage et conduisent par ici à la salle du
billard, par là aux jeux de bagues, ou mieux encore au _jeu de la rose
des dames_, et plus loin aux _montagnes russes_, d'où l'on descend si
prestement le coteau de la vie dans une rapide dégringolade. Dix-sept
secondes de bonheur, pas davantage; c'est bien court; mais M. Scribe l'a
dit, «le bonheur a des ailes!» Et puis on peut recommencer.

Les montagnes russes de la Chaumière sont, je crois, le seul sommet qui
reste encore debout de toute cette chaîne artificielle de montagnes
cosmopolites dont le soulèvement, non constaté par M. Élie de Beaumont,
remonte à la fin de l'Empire, et fit les délices de la première moitié
de la Restauration. Un instant Paris fut le rendez-vous de toutes les
sommités du globe; il eut le vertige, et la suprême félicité d'imiter le
torrent et l'avalanche dans leur course impétueuse, en se laissant
rouler du haut d'un pic de cent trente pieds au-dessus du niveau de la
terre, tourna pendant quelques années toutes les têtes féminines.
Aujourd'hui Paris, redevenu plaine, se contente de jouissances
infiniment plus terre à terre, et se voit réduit, comme ci-devant, à
l'unique butte Montmartre, les montagnes russes exceptées, qui sont et
seront toujours de mode pour la légère et aventureuse population du
Latium. Les grisettes surtout raffolent de cet exercice. Il en est qui
ne craignent pas de gravir vingt fois de suite les six étages qui
conduisent au haut de la montagne par un charmant escalier de bois, soit
cent vingt étages, pour se lancer autant de foi» dans l'infini entre les
bras d'un fauteuil en velours d'Utrecht. Les plus intrépides, les
lionnes, cumulent les délices de l'équitation avec celles d'un si
délirant pèlerinage: elles s'élancent à corps perdu sur les alezans de
bois que l'administration fournit à son aimable clientèle, moyennant la
faible bagatelle de cinquante centimes par coursier et par course, le
double du prix exigé pour la simple descente en char; mais les chevaux
coûtent si cher à nourrir! Chevaux et chars fonctionnent du reste
incessamment avec un grand bruit de tonnerre de l'Ambigu-Comique, qui
accompagne d'un faux-bourdon très-agréable le cornet à pistons et le
flageolet de l'orchestre. Avec ce que coûte par soirée à MM. les
étudiants le parcours des montagnes hospitalières que nous venons de
décrire, il y aurait de quoi faire l'ascension du mont Blanc et celle du
pic de Ténériffe. Il y aurait surtout de quoi passer nombre d'examens et
de thèses, sans parler des inscriptions dont la montagne en question
devrait être littéralement couverte, pour peu qu'on y vit figurer toutes
celles dont elle a fait tort aux Facultés du droit et de médecine.

Laissons là la colline moscovite, et regagnons la salle de danse par un
sentier sinueux, coquet, peigné, sablé, qui tournoie entre deux
plates-bandes, ou plutôt deux éblouissants tapis de Perse naturels. Le
jardinier de la Chaumière est certainement un horticulteur de premier
mérite; rien de plus judicieux et de plus savamment nuancé que le choix
et l'assortiment de ces belles fleurs auxquelles l'illumination du
jardin prête un éclat et un coloris véritablement fantastiques, et que
les experts en l'art des Tripet et de-Newmann ne peuvent se lasser
d'admirer.--Mais nous voici à la buvette: entrons-y un instant, non
certes pour nous y attabler, mais pour jeter le coup d'oeil lacédémonien
sur les scènes orgiaques dont cette façon de cabaret est continuellement
le théâtre.

[Illustration: Entrée de la Grande-Chaumière.]

Il est bon de dire ici que les cinquante centimes, prix de l'entrée à la
Chaumière, sont échangés au bureau contre un billet au porteur payable
en consommation.--Quelle consommation! Mais à vingt ans on n'est pas
plus difficile sur la cave que sur le grenier. Les modérés (hélas! ils
sont en petit nombre) se contentent de troquer ce morceau de carton
délivré par l'administration contre la classique bouteille de bière;
mais, pour un de ces honnêtes buveurs, que de jeunes Silènes plongés
dans une précoce et déplorable ivrognerie!

Il existe dans chaque Faculté un certain noyau de _flambards_, de
_vieilles maisons_, d'étudiants de quinzième année qui donnent le ton;
sous ce rapport, les vénérables doyens d'âge sont entourés du respect et
de l'admiration des novices qu'ils forment aux belles manières, en leur
apprenant par principes une foule de jolies choses, entre autres à
sonner de la trompe, à culotter les pipes, à distiller le domino, le
carambolage par effet et la nouvelle danse française, à ne point payer
son tailleur, à fasciner le beau sexe, mais, avant tout, à boire sec. La
grisette, d'ailleurs, est de sa nature essentiellement amie des
rafraîchissements; elle les affectionne principalement sous la forme de
grands verres de punch et de petits verres d'anisette; tandis que
l'étudiant, dédaignant ces fadeurs, s'abreuve héroïquement de _dur_ et
s'empoisonne d'un horrible trois-six déguisé sous la fallacieuse
étiquette de vieux cognac.

Il résulte de ce système général de rafraîchissement, en grand honneur à
la Chaumière, un tumulte, un délire, un vacarme dont rien ne saurait
donner une idée. C'est un concert de huées, de clameurs furibondes, de
chants bachiques et autres, de bouteilles brisées, de verres choquant
les tables, à se croire transporté dans quelque corps de garde de
soudards ivres, ou au milieu d'une horde de frénétiques.

Pour compléter la ressemblance, plus d'une discussion se transforme en
querelle, qui, à son tour, dégénère en rixe ou en batterie, pour
employer l'élégante expression du lieu. Il y a heureusement moins de
sang que d'alcool versé dans ces luttes dont une Hélène modiste est trop
souvent l'indigne prix. Après quelques gourmes échangées, les Grecs et
les Troyens sont séparés de vive force par les garçons aidés de la
garde, qui met les plus furieux à la porte; puis tout rentre dans
l'ordre, c'est-à-dire dans le désordre accoutumé.

Mais l'orchestre vient de préluder, et un formidable _tutti_, ou domine
le cornet à pistons, annonce que le quadrille va commencer. Nombres de
couples interrompent momentanément leurs libations pour se précipiter
dans l'enceinte réservée aux jeux de la muse que nous avons nommée plus
haut. Ici la scène change, mais elle n'offre pas un tableau plus
édifiant. Certaine danse que nous ne nommerons pas met en mouvement tout
ce peuple de jeunes fous; qu'ils se gardent toutefois de dépasser une
certaine limite dans leurs emportements chorégraphiques. Un Argus veille
sur eux, tout prêt à réprimer leur essor par trop impétueux; ce vigilant
gardien, au poignet formidable, n'est autre que le propriétaire de
l'établissement, l'athlétique M. Labire, plus généralement désigné sous
le nom de _père Lahire._

Ancien grenadier de la garde, le père Labire cumule aujourd'hui, avec la
profession de marchand de vin, la direction de la Chaumière. C'est la
plus grande célébrité du quartier latin; vingt générations d'étudiants
le portent dans leur coeur, après l'avoir passablement porté sur leurs
épaules. C'est que le père Lahire, dont certes le rigorisme n'a rien
d'outre, ne badine pas avec les danseurs trop fougueux qui ne savent pas
se maintenir dans les bornes de la gaieté plus que suffisante tolérée
par les statuts de l'établissement. Il est certains pas que
l'ex-grognard réprouve de toute la vigueur de ses sonores poumons, et
réprime de tout le nerf de ses robustes bras, véritables colonnes
d'Hercule opposées aux écarts de sa jeune et pétulante clientèle. Les
relaps et les incorrigibles sont _consignés_ par lui, c'est-à-dire que
l'entrée du jardin leur est interdite. Quant aux simples suspects,
embusqué derrière eux, il suit de l'oeil tous leurs mouvements et les
interpelle par leur nom à haute et intelligible voix, si par hasard
ceux-ci se permettent des poses un peu trop risquées. «Gobillard,
dit-il, voilà un avant-deux qui ne me convient pas!--Grenouillet, c'est
joli, ce que vous faites-là! Patureau, si vous recommencez cette
pastourelle, je vous insinue à la porte!--Berlinguet, si ça ne va pas
mieux, je vous envoie incessamment voir sur le boulevard si j'y suis!»
et autres avis du même genre. Les coryphées susdénommés murmurent,
haussent les épaules en signe d'impatience; mais, comme ils savent que
l'effet suivrait de très-près la menace, ils s'empressent de déférer à
l'impérative exhortation du vénérable débris de notre grande armée.

Il en est cependant qui parfois se montrent plus récalcitrants; leur
rébellion amène ordinairement des scènes du genre de celle que nous
allons décrire comme tableau final.--Les danses, animées par l'absence
momentanée du père Lahire, brillent par un laisser-aller et un entrain
extraordinaires. Le vieux guerrier est un moment occupé à démontrer dans
un groupe comme quoi la puissance des gardes municipaux lui est
parfaitement inutile pour maintenir le bon ordre dans son établissement.
«Est-ce que je ne suis pas là, dit-il en effaçant les épaules, pour
faire filer doux ceux qui se permettraient des danses incohérentes? Ah
mais! ah mais! c'est qu'on me connaît; on sait que, Dieu merci, j'ai la
poigne solide. Aussi, faut voir comme tous ces petits bonshommes se
mettent au pas... des agneaux, des pensionnaires, quoi (s'interrompant
tout à coup pour courir à la salle de danse, et s'écriant d'une voix de
tonnerre)! Carrichon!!!

--Carrichon, _interpellé_.--De quoi?

--Le père Lahire.--Carrichon! voulez-vous bien finir!... Et dire que c'est
un avocat qui danse comme ça!

--Carrichon, _jeune méridional se livrant à un balancé des plus
aventureux_.--Eh! vous êtes toujours après moi! Pourquoi ne dites-vous
rien o-z-otres?

--Le père Lahire.--Je vous réitère l'invitation de vous modérer, ou
sinon...

--Carrichon, _ne tenant aucun compte de l'avis_.--Eh! laissez moi la paix;
vous m'ennuyez à la fin!

[Illustration: Bal de la Grande-Chaumière, boulevard Montparnasse.]

--Le père Lahire.--Ah! je vous ennuie!

[Illustration: Montagnes russes de la Grande-Chaumière]

Il enjambe la balustrade, et court sus à Carrichon, qui l'attend de pied
ferme. Il le saisit par le milieu du corps, et se dispose à l'emporter
hors de la salle de danse.--A cette vue, un groupe de jeunes
Languedociens s'ébranle et vole au secours de Carrichon. Le père Lahire
appelle à son aide les garçons de café, les jardiniers et les lampistes
de l'établissement. L'orchestre s'interrompt, et les danses sont
suspendues.--La mêlée devient générale.--Les étudiants veulent dégager
leur camarade compromis, et se précipitent en foule sur le théâtre de
l'action. Les Latines éplorées s'élancent à leur suite, et veulent se
jeter entre les combattants.--Tableau.--Il pleut des coups. Carrichon
fait des prodiges de valeur.--Accablé par le nombre, le père Lahire
ordonne d'aller chercher la garde.--La garde meurt sans doute, car elle
ne se rend pas.--A la fin, elle paraît sous les dehors d'un caporal et
de cinq fusiliers.--Cette intervention est le _deus ex machina_ qui met
fin à la tragédie.--Le champ de bataille est déserté.--Trois sergents de
ville viennent renforcer l'autorité militaire et administrative.--Ils
font évacuer l'établissement.--On ferme les grilles du jardin.--Les
habitants du Latium, habitués à pareilles bagarres, offrent paisiblement
le bras aux Latines de tout à l'heure, et regagnent leurs pénates en
chantant à tue-tête tout le long du boulevard.

Et voilà comment ce que l'on appelle la plus intelligente partie de la
belle jeunesse française emploie, trois fois dans la semaine, ses
loisirs et son superflu, pour ne pas dire (ce qui serait infiniment plus
exact) son nécessaire. Voilà comment l'avenir de la France gouverne son
propre présent. On répond par ce vieil adage: «Il faut que jeunesse se
passe.» Soit; mais elle se passerait à toute autre chose que ce ne
serait pas un mal. Il y a loin de ces extravagances, grossières aux
passions que l'on peut comprendre, plaindre, ou quelquefois excuser. On
assure que tout ce bouillonnement superficiel se calme d'ordinaire, et
qu'après deux on trois années de cette orageuse existence, la plupart
des anciens danseurs de la Chaumière fournissent à leurs localités
respectives d'excellents avoués et de doctes médecins. Nous voulons le
croire. Heureux ceux qui regagnent ainsi le port! Plus heureux s'ils n'y
arrivent pas appauvris, épuisés, flétris!--Il est un fait
malheureusement trop certain, c'est qu'à un tel régime, tous perdent de
leur propre estime, beaucoup se corrompent, quelques-uns se déshonorent
sans retour.



[Illustration: La Reine d'Angleterre et ses Ministres.]



Un nouvel Art.--l'Osphrétique.

Les beaux-arts ont pour objet d'intéresser l'âme par l'intermédiaire des
sens. La musique, par exemple, commence par flatter agréablement
l'oreille, comme la peinture et la statuaire s'appliquent d'abord à
charmer les yeux. Aussitôt leurs perceptions se communiquent à
l'intelligence, pénètrent jusqu'à l'âme, éveillent des souvenirs,
excitent des sentiments, et font naître des sensations aussi variées que
vives et profondes.

Comment n'a-t-on pas cherché à agir de la même manière par
l'intermédiaire de tous les autres sens? A la vérité, l'art culinaire a
bien réussi parfois à inspirer quelques imaginations d'élite, sous
l'influence de l'organe du goût; on connaît l'action plus ou moins
poétique de certains produits de l'art qui intéressent directement le
sens du toucher; mais comment se fait-il que le nez, organe si subtil,
si impressionnable, qu'il saisit jusqu'aux moindres nuances des odeurs
les plus délicates, n'ait jamais été l'objet de recherches analogues et
le sujet d'un art approfondi? Comme si l'appareil nasal n'était pas
susceptible d'éprouver aussi des sensations agréables ou pénibles,
d'être une source d'affections, de jouissances, et capable de
transmettre à l'âme des sentiments, des émotions de toute nature!

Je ne parle point de l'art ou plutôt du métier de parfumeur, que l'on ne
peut guère comparer qu'à ceux du fabricant de couleurs ou du luthier,
chargés de préparer les instruments, les moyens matériels de la peinture
ou de la musique; je veux parler d'un art véritable, élevé à la hauteur
de tous les autres, digne de tenir une place éminente parmi les
ingénieuses conceptions de l'esprit humain, et ayant pour objet spécial
les plaisirs, les jouissances du nez. Voilà, je l'espère, une idée
neuve, féconde; et comme je tiens à honneur de l'avoir émise le premier,
il est juste que j'entre dans quelques détails sur la marche que je
voudrais imprimer aux développements de l'art nouveau que j'imagine.

[Illustration: Une scène d'Osphrétique.--Caricature par Cham.]

Je voudrais donc qu'afin de l'appuyer avant tout sur les données
positives de la science, des savants se missent à étudier les odeurs,
comme on a étudié les sons du monocorde ou les nuances de l'iris, et
qu'après avoir expérimenté l'action de toutes les odeurs sur l'organe
olfactif, on en fit une classification raisonnée, méthodique, fondement
d'une nouvelle science, qui serait à l'odorat ce que l'acoustique est à
l'ouïe; ce que l'optique est à la vue, et qui prendrait naturellement le
nom de rhénique (1).

Je voudrais ensuite que des artistes habiles soumissent les odeurs à
toutes les combinaisons qui leur seraient inspirées par leur génie, leur
caprice ou leur goût, afin d'arriver à découvrir les mille sensations
que l'on pourrait en éprouver. Il ne serait pas plus difficile, sans
doute, d'imaginer des procédés, d'inventer des instruments propres à
agir sur le nez, qu'il ne l'a été de trouver les moyens d'impressionner
les yeux ou les oreilles. On s'appliquerait à varier, à multiplier les
sensations qui en dépendent, à étudier les oppositions et les
contrastes, à presser ou à ralentir les moyens d'action, à éveiller, à
exciter l'activité de l'organe, à porter son énergie jusqu'à
l'exaltation, ou bien à le plonger dans une molle et langoureuse extase.
De tout cela se composerait une sorte de poétique de l'art, dont les
règles, les moyens, les artifices, s'appuieraient sur les meilleurs
exemples, et l'on ajouterait ainsi, par l'intermédiaire du nez, une
nouvelle série de jouissances à celles dont l'homme est déjà redevable à
la création et aux perfectionnements des beaux arts.

On me permettra de donner également à cet art nouveau un nom grec, le
plus euphonique possible: l'_osmétique_ (2), ou l'_osphrétique_ (3), par
exemple.

Note 1: De rin, rinos, nez.

Note 2: De osmê, odeur.

Note 3: De osfrêsis, odorat.

L'un des premiers, des plus heureux résultats de cette découverte,
serait de rendre à l'organe nasal une faculté dont il a été déshérité en
quelque sorte par le hideux, le détestable usage du tabac. Car,
remarquez bien que le tabac ne remplit pas uniquement, relativement aux
narines, l'office d'un morceau de coton introduit dans les oreilles, ou
d'un bandeau appliqué sur les yeux; mais, en même temps qu'il obstrue le
nez, il démoralise l'odorat, le ruine, et finit par l'anéantir, sans
compter tous les autres inconvénients qui se rattachent à son usage,
pour soi comme pour les autres. L'attention des gens bien élevés une
fois dirigée sur le nouvel art, donnera lieu à des habitudes plus
convenables, plus décentes, fera rechercher tout ce qui peut contribuer
aux plaisirs du nez, et éloigner avec plus de soin tout ce qui lui
ferait éprouver des sensations désagréables. La découverte de toute
odeur suave, vive ou fragrante, sera regardée comme un bienfait public;
toute émanation suspecte sera repoussée avec l'horreur qu'inspire à nos
oreilles une cacophonie, ou à nos yeux l'aspect d'un méchant tableau.
Enfin le nez, rendu à ses destinées naturelles, viendra prendre parmi
nos sens la place distinguée qu'il occupe déjà au milieu de la face
humaine, son orgueil sera rehaussé par le sentiment de sa nouvelle
importation et de la conquête qu'il aura faite d'une faculté trop
longtemps ignorée ou méconnue.

Mais le plus solennel avantage qui en résultera pour la société tout
entière, sera d'ajouter un lien de plus à ceux qui unissent déjà tous
les hommes distingués, sous l'empire des talents et par la culture des
beaux-arts. La mode une fois tournée vers cette nouvelle source de
sensations et de jouissances, tous les esprits ingénieux, toutes les
narines d'élite travailleront à l'envi à en accroître, à en propager les
heureux résultats. Déjà j'entrevois, à une époque peu éloignée, le
moment où les plaisirs du nez viendront se joindre à ceux des yeux et
des oreilles pour ajouter aux douceurs de la vie sociale, au charme de
nos réunions, à l'éclat, à la splendeur de nos fêtes. Des musées, des
collections, des institutions publiques seront: consacrés au
développement, à l'illustration de cette nouvelle conquête de
l'intelligence humaine. Des concours seront ouverts, des prix seront
décernés à ses perfectionnements: et en même temps que la faculté des
Sciences fera de la _rhénique_ l'une des branches de la physique
générale, l'Institut verra s'élever une section d'_osphrétique_ au sein
de l'Académie royale des Beaux-Arts.

Et voyez-vous d'ici une séance du nouvel art s'annoncer à côté d'un
concert, d'une représentation théâtrale, d'une exposition de tableaux ou
d'objets d'industrie, nos salons se remplir de meubles et d'instruments
destinés à flatter, à exalter notre organe nasal, à émouvoir, à exalter
notre âme par l'intermédiaire de l'appareil olfactif? Le soir, entre
l'audition d'une sonate, la lecture d'un drame, l'exhibition d'un album
ou l'exécution d'une polka, nous aurons le morceau d'osphrétique,
ravissant intermède qui délassera un moment nos yeux, notre esprit, nos
jambes, nos oreilles, tandis que l'organe du goût, se reposant aussi de
ses efforts gastronomiques, méditera sur les progrès de l'art culinaire
le premier et probablement le dernier de tous les arts qui enchantent la
vie.



Exposition de Produits de l'Industrie.

(10e article.--Voir t. III. p. 49, 153, 164, 180, 211, 228, 230, 264 et
283.)


HORLOGERIE.

Les produits devant lesquels s'arrêtent le plus volontiers les visiteurs
de l'exposition, sont, en général, ceux qu'ils comprennent le moins.
Est-ce envie de s'instruire? Nous pourrions en douter, car, pour
comprendre, il faut des explications, et rarement on a à sa portée
quelqu'un qui veuille ou qui puisse descendre dans les détails et donner
les premiers rudiments d'une branche d'industrie qui a devant les yeux
son expression la plus accomplie. N'est-ce pas plutôt cet amour du
mystère, disons mieux, ce besoin incompréhensible de trouver autour du
nous quelque chose d'inexpliqué, quelque chose qui nous fasse rêver et
méditer? n'est-ce pas ce besoin qui nous arrête des heures entières
devant les longs bras d'un télégraphe, dont nous ne connaissons pas la
langue, mais dont nous voyons les allures et qui, à l'exposition, a
amené tant de personnes devant les grands appareils, devant le métier à
la Jacquart et devant l'horlogerie?

Quant à cette dernière, peut-être la plus incomprise de toutes, tout le
monde cependant se croit apte à en juger; chacun, en effet, porte une
montre, a chez lui, depuis la chaumière jusqu'au château, sous ses yeux,
depuis le clocher de village jusqu'à l'orgueilleuse tour de l'église
métropolitaine, une horloge, une pendule; et comment ne pas porter un
jugement sur ce qu'on a sans cesse à sa portée? Mais ces jugements ne
portent que sur des faits; la montre va mal, l'horloge retarde ou
avance, et pourquoi? Là s'arrête la science de fait; beaucoup seraient
encore tentés de chercher, comme les petits enfants ou comme les
sauvages, ces enfants de la civilisation, dans l'intérieur de la montre,
le petit animal qu'on entend vivre, respirer, se remuer, aller et venir.
Nous ne disons pas cela, croyez-le bien, pour les lecteurs de
l'_Illustration_, qui savent tous ce que c'est qu'un mouvement de montre
et qui n'ont pas besoin des détails que nous pourrions leur donner sur
son admirable mécanisme.

La plupart des montres produites à l'exposition, sinon toutes, ne sont
pas de fabrique française et viennent de Genève, de la Chaux-de-Fonds et
du Locle, en Suisse. Mais, comme toujours, le repassage s'exécute à
Paris, et ce n'est même qu'à Paris que se fait bien cette opération, qui
consiste à remanier chaque pièce, à repasser chaque pignon, chaque
engrenage, à finir, en un mot, ce que les premiers fabricants n'ont fait
qu'ébaucher. Nous n'avons pas remarqué d'innovations dans l'horlogerie;
c'est que, au dire des praticiens les plus éclairés, il n'y a plus rien
à inventer dans cette branche, mais beaucoup à améliorer, à
perfectionner. Ainsi la division du travail et l'introduction des
machines dans la confection de toutes les pièces d'un mouvement, ont
bien pu amener une baisse de prix et mettre à la portée de toutes les
bourses ces indispensables moyens de mesurer le temps; mais le progrès,
appelé par tous maintenant, portera sur la perfection de ces objets;
car, véritablement, il y a trop de disproportion aujourd'hui entre un
mouvement de 10 francs pour le commerce et un chronomètre de 2,000
francs.

Les horloges, pendules, montres et chronomètres sont composés de métaux
sur lesquels la température influe d'une manière sensible. Aussi
l'imagination des horlogers s'est-elle évertuée à tromper le meilleur
système de compensation. On conçoit en effet quelle incertitude doit
régner dans les indications d'une horloge dont le pendule peut, suivant
la température, s'allonger ou se raccourcir. Il faut que, le plus
possible, les oscillations du pendule soient _isochrones_, c'est-à-dire
durent rigoureusement le même temps; car si le pendule se raccourcit, le
mouvement est précipité; s'il s'allonge, le mouvement est plus lent. De
là la nécessité de recourir à l'alliance de deux métaux dont les
dilatations soient inégales, ou disposées de telle façon que quand la
chaleur en dilatant l'un tait descendre le centre d'oscillation,
l'autre, par le même effet de dilatation, remonte ce centre
d'oscillation et par cette combinaison le remet dans la même position et
procure ainsi des oscillations isochrones.

Parmi les meilleurs régulateurs, nous avons à signaler celui de M.
Houdin. Au lieu d'employer des tiges volumineuses, ce qui est contraire
à la théorie, puisque pour obtenir des oscillations parfaitement
isochrones, il faudrait que toute la masse du pendule fût réduite à un
point, cet habile mécanicien a relié la lentille de son pendule au point
de suspension par une simple lige en acier recouverte d'un manchon de
cuivre. Par un mécanisme ingénieux et d'une grande simplicité, la tige
d'acier vient presser par un support en croix sur deux tablettes fixées
au bas du manchon de cuivre, et qui sont elles-mêmes pressées en sens
contraire par la vis qui supporte la lentille. Ainsi quand le manchon de
cuivre se dilate, il presse sur les tablettes, et la lentille se relève
d'une quantité déterminée par la distance à laquelle se trouvent l'un de
l'autre le pied du manchon et la vis qui supporte la lentille.
L'exposition de M. Houdin se compose en outre de pièces détachées, roues
d'échappement, engrenages, etc., d'une remarquable exécution.

Nous ne parlerons pas ici des Wagner, des Lepaute, des Berthoud, des
Bréguet, dont les noms sont attachés depuis longtemps à tous les progrès
qu'a faits l'art de l'horlogerie et principalement ce qu'on appelle
l'horlogerie de précision. La plupart des horloges publiques de Paris,
et presque tous les chronomètres, sortent des ateliers de ces grands
industriels.

Faisons mention des grands établissements de M Japy, à Beaucourt près de
Montbéliard, auxquels l'industrie dont nous nous occupons doit tant de
progrès, et qui sont arrivés par un travail persévérant et le génie de
l'invention à livrer au commerce à raison de 2 fr. et même de 1 fr.
25 c. des mouvements de montre qui, avant la mise en pratique de leurs
moyens simplifiés, coûtaient 7 et 8 fr. Ils se représentent encore cette
année, et, comme aux exportions précédentes, ils soutiennent dignement
leur vieille réputation.

Il est un fait que nous signalons avec regret: c'est qu'à part quelques
hommes qui ont l'amour de leur art, et qui font tous leurs efforts pour
aller en avant, l'horlogerie est devenue une affaire essentiellement
commerciale, et que sur dix hommes qui s'intitulent fabricants
d'horlogerie, il n'y en a souvent pas un qui soit un véritable horloger.
Ce fait, on doit l'attribuer surtout à ce que les pièces sortent toutes
fabriquées des ateliers de Suisse et de Beaucourt, et qu'on n'a plus
qu'à les assembler. Nous déplorerons également l'absence de goût qui se
fait généralement remarquer dans les pendules exposées; les modèles sont
d'un dessin grossier et mauvais, les figures ne sortent pas de
l'allégorie, les formes de l'empire dominent encore; trop heureux quand,
au milieu de ce chaos, on parvient à reposer sa vue sur un modèle
élégant ou sur une ornementation dans laquelle on peut chercher et
découvrir une pensée d'artiste. C'est ce qui nous a déterminé à choisir
les deux pendules que nous offrons à nos lecteurs; l'une exécutée par M.
Paillard, sur le dessins de M. Feuchère; l'autre de M. Paul Garnier, sur
les dessins de M. Vieil-Castel.

Le dessin de la pendule de M. Paillard est simple et distingué; la base
est large et le couronnement gracieux; l'exécution d'ailleurs ne laisse
rien à désirer, et nous reconnaissons avec plaisir l'artiste que le jury
de 1839 a déjà honoré d'une médaille d'argent. Nous donnons également le
croquis d'un bénitier en bronze pour oratoire, exécuté sur les dessins
de M. Châtillon. Deux anges, les anges de la prière, appuyés l'un sur
l'autre, s'ombrageant de leurs ailes, tiennent entre eux la coquille du
bénitier. Ce groupe est calme et recueilli; les vêtements ont l'ampleur
suffisante, et sont bien drapés. Nous sommes heureux de donner ici à M.
Paillard la preuve que ses produits n'avaient pas échappé à notre
attention, et que nous n'attendions que l'occasion de leur donner une
mention convenable et méritée.

Quant à M. Paul Garnier, sa case est une de celles devant lesquelles
nous nous sommes arrêté avec le plus d'intérêt. C'est que cet habile
mécanicien ne s'est pas contenté d'exposer des pièces d'horlogerie; nous
lui devons encore une mention particulière pour différentes inventions
qui commencent à se répandre dans l'industrie, et, par leur précision,
ne peuvent manquer de conduire à des résultats d'observations
remarquables. M. Paul Garnier a résumé dans sa pendule, commandée par
lord Seymour, tous les progrès qu'a faits l'horlogerie; il y a appliqué
un mouvement à secondes fixes, obtenues par l'emploi d'un nouvel
échappement libre à coups perdus. La pièce d'échappement porte une
détente qui dégage à chaque oscillation le valet de repos, pour laisser
passer la dent suivante et donner une nouvelle impulsion. L'aiguille des
secondes est concentrique au grand cadran. Les heures et minutes sont
indiquées sur un cadran excentrique au précédent, au centre duquel se
trouve un fond en émail bleu parsemé d'étoiles, percé d'un orifice par
où apparaissent les configurations de la lune, dont l'âge est indiqué
par un troisième cadran concentrique. Les jours de la semaine, les dates
et noms des mois sont indiqués sur une ligne formée par les sections
apparentes de trois rouleaux en émail. La compensation du pendule est à
masses mobiles, et la sonnerie a heures et quarts en passant.

L'ensemble de cette pendule présente un portique de style renaissance en
marbre statuaire. Au-dessous du cadran est un bas-relief représentant
des attributs de sciences et d'arts. De chaque côté du cadran sont deux
pilastres à enroulements sculptés, sur lesquels sont posés deux
statuettes, personnifiant l'astronomie et l'imprimerie, sous les traits
de Galilée et de Gutenberg. Les extrémités sont terminées par des
consoles ornées de fruits sculptés dans le marbre. Le fronton est
surmonté de trois figures représentant Shakspeare, Raphaël et le
Palestrina, la base porte des panneaux incrustés en lapis-lazuli et en
malachite. Enfin, le bas-socle de style roman, en cuivre ciselé et doré,
est découpé de manière à laisser entendre une musique placée dans la
base de la pendule.

Le plus beau titre de M. Paul Garnier à la reconnaissance des industries
à vapeur, est son compteur simple et à horloge simultanée. Par son
emploi, un chef d'établissement tient se rendre compte de la manière la
plus précise du nombre de coups de piston qu'a produits une machine dans
un temps donné, ou, plus généralement, du nombre de périodes de
mouvement d'un moteur quelconque, et de la durée totale de la fonction
de la machine. Ainsi, par exemple, on a appliqué ce compteur à une
locomotive en service sur le chemin de Versailles. Le compteur a donné
le nombre exact de tours de roues; mais ce nombre était supérieur à
celui de l'espace réellement parcouru par la locomotive. Cette
différence tenait au temps où les roues avaient tourné sur elles-mêmes
sans avancer, par défaut d'adhérence occasionnée par une cause
quelconque, telle que l'humidité. On a donc pu déduire de là le
glissement des roues qu'on n'avait pas encore pu constater directement
et d'une manière rigoureuse. Le compteur avec l'horloge indique d'une
part, au moyen de l'horloge, le temps pendant lequel la machine a
fonctionné, et d'autre part, au moyen du compteur, l'espace parcouru par
les roues. Le compteur s'adapte avec avantage aux bateaux à vapeur, aux
machines fixes, aux machines d'épuisement, aux moulins, aux laminoirs.
Les ministres des finances et de la marine en ont déjà ordonné
l'application aux bateaux à vapeur de l'État et aux paquebots
transatlantiques. De grands propriétaires d'usines, et, entre autres,
MM. Schneider, en ont adopté l'usage pour leurs usines, et peuvent ainsi
se rendre un compte exact du travail et du produit de leurs différentes
machines. Ajoutons que le compteur peut compter jusqu'à un million, et
que l'horloge peut à volonté être mise en rapport avec lui, et marcher
et s'arrêter en même temps que le compteur.

M. Paul Garnier a exposé en outre des régulateurs, des chronomètres, un
indicateur dynamomètre, des pendules de voyage d'une solidité et d'une
simplicité admirables, et d'autres pièces détachées pour l'horlogerie du
commerce, qui prouvent que cet artiste n'est étranger à aucune des
branches de son art, et qu'il poursuit le progrès dans toutes.


MARBRERIE.

Peu de contrées sont plus riches que la France en substances minérales
propres aux grands travaux de sculpture et d'architecture, et,
cependant, ces richesses enfouies dans le sol y sont restées longtemps,
sinon inconnues, au moins abandonnées. L'Italie nous fournissait les
marbres blancs pour la statuaire; l'Espagne et l'Orient, les marbres
riches en couleurs pour l'ornement des édifices. Ce n'est que sous
François 1er et sous Henri IV qu'on se mit à rechercher les marbres
indigènes. Louis XIV les adopta pour les décorations du Louvre et des
Tuileries. Puis on les abandonna de nouveau, et ce n'est qu'au
commencement de ce siècle que des recherches heureuses permirent à la
France de s'affranchir du tribut qu'elle payait aux marbres étrangers.
Plus de soixante départements peuvent fournir des marbres variés de
couleurs et de beauté, et propres aux usages les plus précieux. Le
marbre blanc des Pyrénées soutient avec avantage la comparaison avec les
plus beaux marbres de Carrare. Du reste, la preuve que, maintenant, la
France trouve en elle-même ses propres ressources, et depuis longtemps
déjà, c'est que la valeur des marbres importés, qui était de 1,726, 114
fr. en 1823, n'était plus en 1833 que de 368,701 fr.

L'exposition des marbres, cette année, est aussi brillante qu'en 1834 et
en 1839, quant à la qualité et à l'aspect, et peut-être supérieure quant
au goût des ornements et de la sculpture, et surtout quant au bon
marché. Nous avons surtout remarqué les marbres des Pyrénées et ceux des
Vosges. Les derniers sont un marbre brèche à fond gris, avec nuances
variées, du marbre noir, blanc, bleu turquin, brèche violet; la
serpentine des Vosges y occupe aussi un rang remarquable.

Dans les Hautes-Pyrénées, M. Géruzet continue à soutenir sa réputation
bien méritée. Il expose une cheminée en stalactite d'une belle
exécution, et un échantillon de stalactite remarquable par ses nuances
et sa grandeur; un verre d'eau en marbre amarante d'une grande légèreté;
une colonne creuse, qu'il est parvenu à confectionner au prix de 30 fr.
le mètre courant. Cet industriel occupe constamment 82 ouvriers, 212
scies, tant droites que circulaires, 6 roues hydrauliques d'une force
ensemble de 75 chevaux. Il est monté de manière à pouvoir tourner des
colonnes d'un seul bloc et de 10 à 12 mètres de longueur.

Mais voici un résultat plus étonnant obtenu par M. Amant dans la maison
centrale d'Eysses. Les détenus de cette maison, appliqués à la marbrerie
au nombre de deux cents, ont taillé avec la plus grande perfection des
cheminées, des consoles, des tables, des guéridons, et la plupart après
un an ou deux d'apprentissage. Les cheminées principalement ont attiré
notre attention, tant par leurs belles couleurs que par l'exécution.
Ainsi, une cheminée à petites consoles en marbre rouge-vert rubanné a
été faite par un détenu âgé de vingt-six ans, qui était cordier, et qui
n'est dans l'atelier que depuis un an. Un bénitier orné de feuilles
d'eau, en marbre blanc veiné de Carrare, a été exécuté par un maçon,
après trois ans d'atelier. La pièce la plus remarquable, une table ornée
d'auves avec balustres à facettes et pied à griffes, volutes et feuilles
d'acanthe, est due à un peintre en bâtiments détenu depuis cinq ans.
Nous ne ferons aucune réflexion sur ces beaux résultats, nous dirons
seulement que M. Amant est parvenu, par le bon marché de ses produits, à
en répandre le goût et l'usage dans un pays où une cheminée de marbre
est un objet de luxe.

Nous avons parlé à nos lecteurs, dans un précédent article, de la
sculpture mécanique de M. Contzen. Voici venir un compétiteur qui lui
aussi expose de la sculpture mécanique, mais obtenue par d'autres
procédés. Il travaille la pierre tendre ou dure, le marbre, l'albâtre,
le bois et toutes les matières dures. Cet artiste est M. Séguin, qui va,
à votre désir, vous offrir des ornements renaissance, rocaille,
gothique, etc., sur des parties droites, courbes, concaves et convexes
de toute grandeur, des bas-reliefs, médaillons, portraits, des bustes,
des cariatides pour consoles et cheminées, des moulures, des chapiteaux,
etc. Que lui faut-il pour cela? un moule, une certaine poudre, de l'eau
et un mouvement rapide, et en peu d'heures vous avez le résultat le plus
fini, le plus délicat que l'on puisse désirer.


LUTHERIE--PIANOS.

Il y a à l'exposition une galerie qui jouit du privilège d'attirer
incessamment la foule et de la retenir des heures entières, pressée,
agglomérée et silencieuse: c'est la galerie des instruments de musique,
pianos, orgues, etc. O vous qui aimez à voir de beaux instruments,
allez-y bien vite; mais si vous aimez la bonne musique, prenez la
précaution que prit Ulysse pour ses compagnons, mais non par le même
motif, bouchez-vous les oreilles et partez bien vite, car jamais
charivari organisé n'a trouvé un plus bel emplacement et de plus nobles
encouragements. De tous côtés des sons se heurtent dans l'air et
éclatent sur vous en dissonances monstrueuses, en cascades de notes qui
n'ont rien à faire avec l'harmonie, en accords les plus contre nature:
ici c'est l'orgue, là un instrument de Sax, plus loin, en avant, en
arriére, de tous côtés, un piano, deux pianos, dix pianos, cent pianos,
et tout cela marche en même temps. Serait-ce, par hasard, les profondes
méditations qu'a dû faire un de nos musiciens feuilletonistes les plus
excentriques sur les effets d'harmonie étrange qui ont fait élection de
domicile dans cette galerie de neuf à cinq heures, qui lui ont inspiré
l'idée de ce festival monstre avec 843 musiciens, dont 10 fifres, dont
on doit régaler les malheureux exposants et ceux qui voudront bien
donner 10 francs!

Le bilan de l'exposition musicale, cette année, peut se chiffrer ainsi:

Sept exposants d'orgues d'église, dix d'orgues expressives,
quatre-vingt-neuf de pianos, dix-huit d'instruments à cordes, et
vingt-neuf d'instruments à vent. C'est déjà un bon commencement pour le
concert-monstre.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur les instruments à corde. Notre
lutherie commence à prendre un nom, et les amateurs, en continuant à
apprécier comme il convient les Amati et les Stradivari, ne dédaignent
pas les produits des Gand, des Vuillaume, des Bernardel, qui sont
obligés de copier servilement la forme, les couleurs, et même les
défauts des instruments des grands maîtres. Tous ces habiles artistes
excellent trop dans l'imitation pour qu'on doute que, livrés à
eux-mêmes, ils ne puissent acquérir un nom pour eux et leurs produits.
La grande difficulté pour ces instruments c'est d'avoir du bois
convenable, du bois dont toutes les molécules vibrent de même. Aussi la
perfection serait-elle de trouver une table d'harmonie sur laquelle il
ne se forme pas de _nodosités_ qui interceptent les vibrations et
dénaturent le son. L'habile physicien, M. Savart, était parvenu à
composer la table supérieure d'un violon de petits morceaux de bois
qu'il avait éprouvés isolément. Ce violon avait un beau son, mais sa
forme était disgracieuse; et d'ailleurs aucun luthier, que nous
sachions, ne s'astreindrait à ces recherches minutieuses et patientes,
qui augmenteraient énormément le prix de l'instrument. Ce qui rend les
instruments anciens préférables aux nouveaux, c'est qu'à la longue, et
sous les vibrations répétées des cordes, les molécules des tables se
sont disposées, habituées, pour ainsi dire, à vibrer ensemble, à prendre
la même sonorité, et à devenir, par l'effet du temps, ce que la physique
indique qu'elles doivent être pour donner le son le plus plein et le
plus beau.

[Illustration: Exposition.--Piano de M. Érard.]

[Illustration: Instruments de Sax: Sax Tromba et cornet à cylindre.]

Quant aux pianos et orgues, quatre-vingt-neuf d'une part et sept de
l'autre. Mais à tout seigneur tout honneur! Commençons par les orgues.
Deux des exposants se distinguent tout d'abord et par leur ancienne
renommée, et par la perfection soutenue de leurs produits. Ce sont MM.
Cavaillé-Coll, et Daublaine-Collinet. Ces facteurs ont résumé dans leur
art tous les progrès, et ont appliqué avec bonheur à leurs instruments
les perfectionnements les plus récents.

L'orgue de MM. Cavaillé-Coll est le modèle de l'orgue destiné à la
Madeleine. Le plus beau titre de ces habiles facteurs est d'ailleurs le
magnifique orgue de Saint-Denis.

La maison Daublaine-Collinet soutient dignement sa réputation. On sait
que M. Barker, un des chefs de cette maison, est parvenu à rendre les
claviers réunis aussi doux au toucher que le clavier d'un piano, au
moyen d'un appareil pneumatique très-ingénieux. Le perfectionnement que
présente l'orgue exposé cette année, qui est destiné à l'église
Saint-Nicolas de Toulouse, consiste à produire l'expression par une
seule pédale et avec des nuances très-variées, au lieu de l'obtenir,
comme on le fait sur les autres orgues, au moyen du mouvement alternatif
de deux pédales agissant sur la soufflerie.

Du reste, une tendance bien manifeste aujourd'hui, et qui a donné
naissance à l'harmonium, au mélophone, etc., est de pouvoir se procurer
sur les instruments à touches l'expression qu'on obtient sur les
instruments à cordes ou à vent. C'est dans cette direction que le
progrès se fait, et il y a déjà bien loin de l'épinette et du clavecin
d'autrefois au piano à queue, et surtout au piano à sons soutenus de nos
jours.

Comme toujours, à la tête de nos facteurs se placent Érard, Pape,
Pleyel, Herz, puis M. Boisselet, de Marseille, et quelques autres fort
remarquables, parmi lesquels nous citerons MM. Faure et Roger.

C'est à la maison Érard que revient l'immortel honneur d'avoir fait les
premiers pianos complets, et d'avoir, par une série de travaux non
interrompus depuis près de soixante-dix ans, perfectionné, amélioré,
complété cet admirable instrument. C'est ici que nous regrettons que
l'espace nous soit mesuré, et que nous ne puissions entrer dans les
développements que comporte la science du facteur. Il en est en effet du
mécanisme du piano comme de celui d'une montre; tout le monde en a, mais
bien peu en connaissent les éléments. Nous ne pourrions donc pas être
entendu à demi-mot, et nous devons nous borner à signaler, en les
récapitulant, les nombreux perfectionnements dus à Érard:

1° Un nouvel échappement qui, de 1809 à 1844, a été constamment
amélioré, et qui rend le toucher plus facile et fait mieux résonner la
corde;

2º Un système d'agrafes pour tenir les cordes et qui procure un tirage
plus égal et plus rationnel;

3° Le barrage métallique inventé en 1822, et qui a été perfectionné par
des essais successifs jusqu'à cette année. Pour se rendre compte de
l'importance de ce procédé, il faut songer que le tirage des cordes du
piano équivaut à environ 12,000 kilogrammes. De là la nécessité de
pièces d'une grande force et d'une grande rigidité pour résister à ce
tirage énorme;

[Illustration: Sculptures exécutées par les détenus de la maison
centrale d'Eysses (Lot-et-Garonne), sous la direction de M de
Saint-Amant.]

[Illustration: Instruments de Sax.]

4° L'application depuis 1834 d'un nouveau système de monture et de
proportion des cordes de basse qui leur permet de résister à des
variations de température de quinze à vingt degrés;

5° L'introduction de la basse harmonique qui a permis de mettre en
rapport les dessus des grands pianos avec le médium et les basses.

M. Érard ne s'est pas borné à la partie la plus importante de son art,
il a également apporté tous ses soins à l'ébénisterie et à
l'ornementation de ses instruments, comme nos lecteurs peuvent s'en
convaincre par le dessin d'un piano en chêne sculpté, peint et doré, que
nous mettons sous leurs yeux.

M. Pleyel a conservé la vieille réputation de ses pianos si bien
appropriés à nos petits appartements; il les a améliorés en leur donnant
plus de son et plus de tenue.

M. Pape a exposé un piano qui compte huit octaves et qui se distingue en
outre par la réduction du format, l'augmentation de sonorité et la
simplicité de son mécanisme, qui se trouve réduit à quelques
frottements, les marteaux fonctionnant directement sous les touches,
sans l'intermédiaire d'aucun levier.

L'exposition de M. Boisselet se distingue par deux utiles innovations:
l'une est le _piano-octavié_. Ce piano a la propriété de produire les
octaves avec un seul doigt et par un seul mouvement. Les pianistes
apprécieront cet immense avantage. L'autre est un piano à sons soutenus
à volonté, qui rend possible l'exécution d'un chant en notes liées et de
longue valeur, sans qu'on soit obligé de laisser le doigt sur la touche,
tandis qu'en même temps on peut faire entendre des passages en notes
brèves et piquées.

Mais voici un de nos plus habiles facteurs avec deux perfectionnements
notables; M Henri Herz, avec son piano à queue, du format des pianos
carrés, donnant autant de son que les grands pianos à queue, et surtout
avec son piano droit dont les sons se prolongent et se nuancent à
volonté. Nous passerons rapidement sur le premier, dont nous avons
admiré les sons larges et pleins, et dont nous approuvons tout à fait
l'ensemble et les détails. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est le
piano à sons continus et nuancés. Ici rien n'est ajouté au piano, pas de
lame métallique, pas de tuyaux, un simple soufflet disposé de façon à ce
que la note une fois frappée, la corde mise en vibration conserve cette
vibration sous un courant d'air qui en augmente ou en diminue
l'intensité à volonté. Cette invention est due à M. Isoard, qui en
s'associant à M. Herz, a donné à son idée et à ses essais la vie et la
direction qui leur manquaient. C'est, à notre avis, pour nos habiles
pianistes une mine inépuisable de richesses encore inconnues. Donner aux
sons du piano l'expression, c'est galvaniser un cadavre, et nous pensons
que cette heureuse innovation doit changer bientôt le genre de musique
de cet instrument.

[Illustration: Exposition.--Pendule exécutée par Paul Garnier, horloger,
pour lord Seymour.]

MM. Faure et Roger, au milieu de bons pianos dus à leur fabrication
courante, ont exposé un piano droit (style Louis XV) en bois de rose
avec dorures et porcelaines qui en font un magnifique meuble de salon.
L'espace nous empêche de nous appesantir sur les diverses innovations
dues à ces habiles facteurs.

Enregistrons en passant trois inventions dues à M. Guérin: c'est le
pianographe, espèce de daguerréotype musical qui permet de fixer
instantanément les improvisations, les pensées les plus fugitives; le
sténoclure destiné à plier les doigts aux exercices du piano, et une
nouvelle clef de piano à engrenage, dont l'effet est d'augmenter la
facilité à accorder, en amenant peu à peu, par un mouvement doux et sans
saccade, la corde au point désiré.

Signalons aussi les inventions de M. Sax dans les instruments à vent. M.
Sax a perfectionné tous les instruments en cuivre et en bois; il a
appliqué de nouveaux systèmes de cylindres aux instruments en cuivre
sans rien changer à leur sonorité. Son exposition forme une musique
militaire complète: bugles à cylindres, trompettes grandes et petites,
nouveau basson, flûte, clarinette basse et contre-basse, et
principalement le saxophone, véritable création, puis le saxotromba, que
sais-je, des cornets, des trombones, tout s'y trouve et dans des
conditions d'exécution telles qu'on peut dire que ce sont des
instruments nouveaux. Quant à nous, nous ne doutons pas que l'auteur, le
promoteur et le conducteur du festival monstre ne leur donne une large
place dans son orchestre; et en attendant ce grand jour, nous félicitons
sincèrement M. Sax des habiles modifications et des utiles
perfectionnements de sa fabrication.

[Illustration: Bénitier modelé par M Châtillon, exécuté en bronze par M.
Victor Paillard.]



Le Sacrifice d'Alceste.

(PREMIÈRE PARTIE)

«En vérité! m'écriai-je», du ton irrésistible d'un homme qui a trouvé un
argument péremptoire, on dirait que vous n'avez pas lu Euripide!

Cette autorité imposante (je dois prévenir le lecteur qu'il y a de cela
quelques années, et qu'on avait encore la faiblesse d'estimer les
anciens), cette autorité produisit l'effet attendu. Il y eut un moment
de silence.

«Pourquoi? répondit enfin le plus intrépide des adversaires; je l'ai
même traduit. Ensuite?

--Pourquoi? parce que vous comprendriez alors le sacrifice d'Alceste.
Vous auriez vu que les anciens admettaient, comme moi, le dévouement de
l'amour dans toute sa puissance, et qu'Alceste se dévouant pour son
mari, donnant sa vie pour racheter la sienne, est l'emblème le plus
touchant de ce sacrifice...

--Renouvelé des Grecs!» interrompit un autre, qui prit sa revanche par
une plaisanterie, et mit pour un moment les rieurs de son côté.

Pendant tout ce vacarme, mon oncle Antoine, appuyé sur son fauteuil, les
pieds sur les chenets et les bras croisés, sifflotait sans mot dire son
thème favori de la bataille de Marengo.

«Voyons donc, papa: lui dis-je en lui mettant la main sur l'épaule; on
dirait que vous n'êtes pas de mon avis.

--Si fait! dit l'oncle Antoine. Seulement, raie Alceste de tes
arguments. C'est une invraisemblance hellénique.»

A ce mot irrévérencieux, il y eut un nouveau tumulte. L'oncle Antoine
l'apaisa bien vite.

«J'ai une histoire là-dessus,» dit-il.

Alors, il se fit silence; on se resserra autour de son fauteuil; il
frappa deux ou trois fois la pincette sur les tisons, et commença:

Tu as entendu ton père, me dit-il, parler souvent du comte de Keraudran?
C'était un aimable homme, et j'étais fort lié avec lui... avant la
révolution. Nathaniel de Keraudran était bien fait de sa personne, d'un
esprit peu commun et d'une instruction rare; seulement, sa tête bretonne
avait été douée d'une imagination tellement vive, que parfois on pouvait
craindre qu'elle ne dominât sa raison. Les croyances superstitieuses
dont il avait été bercé, les vieilles légendes galliques qui avaient
entouré son enfance, avaient laissé dans son âme des traces
ineffaçables. Un penchant secret l'entraînait sans cesse vers ces idées
vagues et mystiques de rapports magnétiques, de puissances cachées et
surnaturelles, de pressentiments, de divinations spontanées, enfin, vers
toutes ces faiblesses du coeur et de l'âme qui prennent leur source dans
les passions exaltées d'une imagination poétique et rêveuse. Malgré
cela, et peut-être même à cause de cela, Keraudran était un homme
remarquable. Sa conversation était spirituelle et vive, son caractère
égal, son coeur sensible, son amitié dévouée. Nous fûmes presque
inséparables!

Nathaniel de Keraudran était fiancé avec Mathilde de Larcy, charmante
enfant gâtée de dix-huit ans. Il l'aimait comme un fou, et franchement
Mathilde était faite pour tourner la tête la mieux organisée. Vous me
dispenserez de vous décrire ses superbes cheveux noirs, ses grands yeux
bleus, son teint blanc et rose, et surtout l'inexprimable vivacité de sa
physionomie, qui semblait si bien d'accord avec les mille petits
caprices charmants qui faisaient à la fois le bonheur et le tourment de
mon pauvre ami. Ils s'aimaient comme deux enfants, et devaient se marier
dans quelques mois.

Cependant, en approchant de ce moment si désiré, il semblait que
Mathilde perdit quelque chose de sa gaieté, de sa vivacité habituelles.
Elle devenait rêveuse, et fixait par intervalles sur Keraudran des
regards pénétrants, dont l'expression à la fois mélancolique et
passionnée excitait ma surprise. Au reste, je l'expliquai facilement par
le prochain départ du fiancé, qui devait aller à Rennes dans quelques
jours pour préparer leur union.

Je ne pus m'empêcher de lui en dire quelques mots un soir que pendant la
promenade, plus rêveuse encore que de coutume, elle avait pris mon bras.

«Vous croyez donc que Nathaniel m'aime! me répondit-elle avec expression
Oh! oui, il m'aime comme les hommes savent aimer!... Il m'aime parce que
je suis riche et jolie; il m'aime pour le plaisir que je puis lui
donner. Le coeur d'une femme vaut mieux que cela, monsieur le marquis!
L'amour d'une femme, c'est le dévouement; l'amour d'un homme, c'est
l'égoïsme.

--Si vous avez une exception à faire dans cette condamnation générale,
répondis-je, vous pouvez la faire pour Keraudran... Je le connais assez
pour en répondre.

--Bonne caution! dit-elle en riant. Répondez-vous toujours ainsi l'un
pour l'autre? Ce serait comique. Je serais curieuse de savoir si vous
feriez honneur à la lettre de change tirée sur vous au nom de Keraudran?

--Essayez!» répliquai-je.

Elle rit encore un moment, puis retomba dans sa rêverie. Quelques jours
après, Keraudran partit pour Rennes, et je l'y accompagnai.

Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que Keraudran avait contracté une
singulière habitude. Tous les soirs, à dix heures, il envoyait un
baiser... à la lune. Je me moquai passablement de lui, et il convint,
non sans quelque confusion, qu'il avait promis à Mathilde de remplir
scrupuleusement ce devoir.

«A la même heure, me dit-il, Mathilde regarde également le ciel, et nos
pensées s'unissent par un lien sympathique, malgré la distance qui nous
sépare...»

Je ne pus m'empêcher de rire.

«Vous êtes bien heureux de vous aimer ainsi... Seulement cet astre
inconstant et de forme bizarre me paraît assez mal choisi.»

A cette plaisanterie, Keraudran faillit se fâcher pour tout de bon, et
nous en restâmes lâ.

Malgré l'impatience de Keraudran, notre séjour à Rennes se prolongeait.
Un soir, nous entrâmes dans un café pour passer le temps, et nous nous
mîmes à regarder plusieurs individus qui jouaient aux échecs. Keraudran
se croyait fort à ce jeu, et il suivit avec intérêt la partie qui se
trouvait engagée. Moi, je regardai surtout l'un des joueurs. C'était un
homme déjà sur le retour, mais grand et robuste. Sa tête, fortement
caractérisée, avait une expression remarquable, et ses grands yeux,
abrités sous d'épais sourcils noirs, brillaient d'un tel éclat, qu'il
était difficile d'en soutenir le regard. Au reste, il semblait distrait
et préoccupé; Keraudran semblait surtout attirer son attention, et il
négligeait évidemment son jeu, qui s'embrouillait de plus en plus.

«Enfin, s'écria l'adversaire, je le tiens!»

Et il fil un coup qu'il méditait depuis longtemps.

«La partie est gagnée,» dit Keraudran.

L'inconnu sourit, et lui jetant un regard expressif:

«Croyez-vous?» répondit-il.

En même temps il déplaça une pièce, et en trois coups son adversaire fut
mat. Keraudran resta stupéfait. L'inconnu lui fit un geste amical et
s'éloigna. Nous sortîmes du café presque aussitôt.

«Voici un homme extraordinaire! me dit Keraudran avec enthousiasme.

--C'est un homme qui joue bien aux échecs,» répondis-je froidement.

Nous continuâmes à nous promener en silence sur la place. L'heure du
rendez-vous était arrivée, et la lune brillait de tout son éclat dans un
ciel d'azur. Keraudran s'arrêta, la regarda un moment, et lui envoya le
baiser d'usage. Au bruit qu'il entendit derrière lui, il se retourna
brusquement et vit l'inconnu. Il fit un pas pour se retirer; mais
celui-ci s'avança et le retint par le bras. Il y avait dans ce mouvement
et dans l'expression de sa remarquable figure quelque chose d'imposant
et de noble qui fascina Keraudran.

«Pourquoi n'attendez-vous pas la réponse? lui demanda-t-il.

--La réponse? repartit Keraudran avec surprise. Quelle réponse puis-je
attendre?

--Un moment! répliqua l'étranger avec une certaine autorité; et il serra
fortement la main du jeune homme, tandis qu'il lui posait son autre main
ouverte sur le coeur, en regardant fixement l'astre qui brillait au
ciel.--La voici! continua t-il: «Les sympathies de deux âmes qui
s'aiment franchissent la distance, de même que l'amour doit franchir le
temps.» Souvenez-vous de ces paroles, et vous verrez que je ne me suis
pas trompé. Vous êtes heureux, jeune homme, d'être aimé ainsi.»

En achevant ces mots, il s'éloigna. Keraudran resta immobile.

«C'est étrange! murmura-t-il.

--Il s'amuse à tes dépens,» lui dis-je. Mais il m'entendit à peine;
évidemment son imagination était frappée.

Deux jours après, lorsque j'entrai dans sa chambre le matin, je le
trouvai à demi vêtu, assis sur son lit, la tête dans sa main et
profondément absorbé dans ses méditations, il tenait une lettre qu'il
relisait par intervalles.

«Qu'y a-t il?» lui demandai-je. Il tressaillit.

«Te souviens-tu des paroles que m'a dites l'inconnu avant-hier soir?

--Ma foi... à peu près. Il était question de sympathies, de distance,
d'amour, de temps; toutes choses assez banales et qui prêtent fort bien
à l'improvisation.

--Tiens!» me dit-il, et il me tendit la lettre qu'il tenait à la main.
Elle lui arrivait par la poste, et lui était écrite par Mathilde. Elle
lui parlait de leurs conversations nocturnes, et je lus en effet cette
phrase singulière: «Ce soir, lui disait-elle, en regardant à l'heure
fixée la discrète et pâle intermédiaire de nos pensées, je n'ai pu
m'empêcher de croire que les sympathies de deux âmes qui s'aiment
franchissent la distance, de même que l'amour doit franchir le temps.»

«Eh bien! reprit Keraudran, voyant que je restais muet, qu'en dis-tu
maintenant?

--Je ne dis rien, de peur de me tromper, répondis-je. C'est, en effet,
assez singulier. Il a deviné juste, s'il n'a fait que deviner.»

Mais j'eus beau examiner le cachet, il était intact. D'ailleurs la
lettre avait été évidemment écrite à peu près au moment même de la
rencontre, et l'étranger ne pouvait en avoir en connaissance. Ce ne
pouvait être qu'un de ces hasards fabuleux qui arrivent aux joueurs
audacieux et aux équilibristes. Je ne pouvais donner d'autre
explication. Mais Keraudran secoua la tête et haussa les épaules.

«Quand on veut tout expliquer, on n'explique rien.»

Je n'avais rien à répondre, et je le laissai. Je ne sais trop quand et
comment il revit l'individu en question, mais il paraît qu'ils eurent
plusieurs conversations en mon absence. Mon scepticisme choquait
Nathaniel, et loin de moi il s'abandonnait bien plus facilement à son
imagination rêveuse. Un soir, cependant, il me dit:

«Il faut que lu viennes avec moi.

--Où? répondis-je.

--Dans l'église des Cordeliers. J'y ai rendez-vous, et j'ai besoin que
tu voies comme moi ce qui s'y passera.

--Ah! ah! répliquai-je, le sorcier est de la partie! Eh bien, partons je
ne demande pas mieux.»

Nous nous rendîmes aux Cordeliers. La soirée était superbe. La chaleur
du jour avait été, tempérée par une brise rafraîchissante, et le ciel
scintillait d'étoiles. Lorsque nous entrâmes dans l'église, elle nous
parut déserte; mais à peine avions-nous fait quelques pas dans la nef
que nous aperçûmes le grand inconnu devant nous. Dans cette obscurité
croissante, sa haute taille et sa figure majestueuse prenaient un
caractère imposant qui commandait en quelque sorte le respect. On eût
dit qu'on voyait jaillir de ses paupières le feu de ses regards. Il
s'approcha de nous lentement.

«Je suis satisfait de vous voir, dit-il d'une voix grave; je suis
disposé, et je tiendrai tout ce que je vous ai promis.--Et vous?

--Que faut-il faire?» dit Keraudran.

Et je m'aperçus au son de sa voix de l'émotion qui le dominait.

«Priez, espérez... et ne parlez pas.»

Il parut ensuite se recueillir un moment; puis il leva la tête et
regarda la lune qui commençait à traverser les vitraux.

«L'heure est venue! ajouta-t-il à voix basse; suivez-moi.»

Nous le suivîmes dans une chapelle latérale qu'inondait un rayon de
lumière argentée. Là, une jeune fille d'une douzaine d'années était
étendue, profondément endormie, dans une stalle garnie de velours rouge;
ses cheveux blonds flottant sur ses épaules étaient couverts d'une
légère guirlande de bluets; sa figure délicate et pâle, sa longue robe
blanche, vivement éclairées par la lune au milieu de cette obscurité,
sous les noirs arceaux de la chapelle, semblaient en faire une forme
aérienne, transparente et légère. Je m'arrêtai à la considérer; il y
avait un charme indicible dans cette poétique et frêle vision.

«Voici l'enfant, dit notre guide; le sommeil magnétique l'enchaîne, et
son regard, quoique voilé, va percer le temps et l'espace. Je suis
maître de lui, et je n'ai qu'à commander pour être obéi.»

En même temps il leva le bras... et comme du même mouvement, par une
attraction irrésistible, le bras de l'enfant se souleva, et se dirigea
vers le sien, restant immobile et tendu; il baissa sa main, et par la
même action mécanique, le bras de la jeune fille se reposa sur
l'accoudoir; il fit un signe, et la tête angélique de l'enfant, comme si
elle eût suivi la voir l'indication muette du doigt fascinateur, se
tourna lentement et regarda les vitraux.--C'était étrange.

«Avez-vous apporté le gage? dit l'inconnu à voix baisse à Keraudran.

--Le voici! répondit-il; et il lui remit une tresse de cheveux, don que
sa fiancée lui avait remis avant son départ.

--C'est bien, répondit-il; et il alla le placer sur le coeur de
l'enfant, puis il revint auprès de nous.--Regarde!» dit-il d'une voix
basse mais vibrante.

L'enfant se souleva avec roideur, comme sous l'impulsion d'une volonté
étrangère, se retourna et regarda à travers l'ogive le disque brillant
de la lune.

«Je la vois! murmura-t-elle; elle regarde aussi.»

Sa voix semblait une modulation lointaine, indépendante de ses lèvres.

«Qui vois-tu?

--Celle que j'ai sur le coeur.

--Comment est-elle? que fait-elle? où est-elle?

--Elle est appuyée sur le balcon d'une terrasse sculptée--les boucles de
ses cheveux noirs flottent sur son cou et sa poitrine... ses grands yeux
bleus me regardent... son regard est si doux!... Elle envoie un
baiser... là!...»

Et par un mouvement elle indiqua Keraudran, qui l'écoutait avec avidité;
mais l'enfant se tut, retomba sur le fauteuil avec un soupir, et parut
reprendre son sommeil immobile.

«Que voulez-vous apprendre encore? demanda l'inconnu.

--Peut-on voir dans l'avenir, comme dans le présent? répondit Keraudran.

--Sans doute! répliqua l'inconnu. Et reprenant son geste impérieux.

--Regarde! dit-il à l'enfant.

--Non, non, assez! répondit la jeune fille d'une voix suppliante en
s'agitant avec effort; je souffre! grâce... je n'en puis plus...»

Et sa tête se renversant convulsivement allait frapper les stalles de
chêne.

«Lève-toi, et regarde! continua l'inconnu. Comment la vois-tu dans trois
jours?

--Elle rit, et tresse une guirlande de jasmin.

--Dans huit jours?

--Je la vois encore... oui... c'est elle... mais... elle est changée...
elle est pâle... ah! je souffre... car... elle souffre aussi.. ah!
j'étouffe... elle est bien pâle... ah!... ah!... ah! le coeur me fait
mal!»

Et elle s'agitait péniblement. Son gracieux visage se contractait et
s'agitait convulsivement; ses mains semblaient vouloir éloigner d'elle
quelque chose qui eût pesé sur sa poitrine; sa voix devenait de plus en
plus faible et sourde, entremêlée de soupirs et de gémissements
étouffés. Il y avait, je l'avoue, dans ces paroles sinistres, dans cet
enfant se débattant ainsi, comme sous la pression d'un démon invisible,
quelque chose de saisissant qui remplissait l'âme d'une émotion
involontaire et d'une sorte d'effroi.

«Ah! oui! continuait l'enfant... je la vois... ses joues sont creuses et
ses yeux brillants.. ils me font mal... ah! ah!... au secours... au
secours... je n'en puis plus... j'étouffe... qu'on m'ôte ce cadavre...
je l'ai sur le coeur... ah! ah!»

L'inconnu se précipita, et enleva à l'enfant la fatale mèche de cheveux.
Elle retomba immobile sur la stalle.

«Êtes-vous satisfait? dit-il à Keraudran d'une voix émue... Sortez!»

Keraudran restait devant lui en proie à une agitation fébrile, ne
pouvant ni parler ni partir. Je l'entraînai hors de l'église, et le
ramenai chez lui. Son émotion était si violente, que je craignais
presque pour sa raison. Je n'essayai de le calmer que le lendemain
matin; mais mes raisons eurent peu d'influence. Keraudran était fasciné,
et moi-même j'avais peu de chose à lui dire. Je ne voyais pas le but de
cette comédie, et il réfutait sans peine mes arguments, qui n'étaient au
reste que des présomptions.

«Je ne puis rester ici, me dit-il; je n'aurai de repos qu'auprès de
Mathilde. Je verrai alors s'ils m'ont trompé.»

Deux jours après nous étions au château de Lurcy; Mathilde, rayonnante
et plus gaie que je ne l'avais vue depuis longtemps, accueillit avec
tendresse son fiancé. Cette courte absence semblait avoir dissipé les
nuages qui avaient obscurci un moment leur intimité.

«Tu es bien heureux! dis-je à Keraudran en revenant avec lui d'une
promenade que nous avions faite dans le parterre.

--Attendons encore, répondit-il avec un soupir en me serrant la main; le
délai fatal n'est pas expiré.

--Tu es fou!» répliquai-je.

En ce moment nous entrions au salon, dont les larges fenêtres
s'ouvraient sur la terrasse, ornée de fleurs odoriférantes. Mathilde
était appuyée sur le balcon; elle s'avança en riant au devant de nous.

«Tenez, beau chevalier! dit-elle avec gaieté, je vous ai tressé de mes
mains une guirlande.»

Et elle tendit à Keraudran une guirlande de jasmin qu'elle achevait de
nouer. Keraudran me tenait encore le bras. Je le sentis tressaillir et
chanceler; et j'avoue que cette singulière coïncidence, que ce
rapprochement inconcevable avec la vision de l'enfant me frappa au
coeur.

«Eh bien! dit Mathilde en continuant de rire, est-ce ainsi le vous
recevez mes présents, Nathaniel? me laisserez-vous encore longtemps le
bras tendu?»

Nathaniel se précipita vers elle, prit la guirlande, et par et mouvement
involontaire, tombant en même temps à ses pieds, couvrit ses mains de
baisers éperdus.

«Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle en essayant de se dégager, en voilà trop
maintenant, Nathaniel!... Assez, assez!»

Et son émotion était visible, «Quoi! vous pleurez! mon Dieu!
qu'avez-vous donc?»

Nathaniel balbutia quelques mots entrecoupés, sans suite, j'essayai
moi-même d'intervenir pour terminer cette scène dont je redoutais
l'issue. Keraudran sortit et me laissa seul avec Mathilde.

«C'est étrange! dit-elle après un moment de silence; comprenez-vous
cela?

--Mais, sans doute! répondis-je avec, quelque embarras, Keraudran a été
touché de votre attention... Il vous aime tant!

--Je le crois... je crois même en être sûre... mais... c'est égal, c'est
trop; et je ne puis m'expliquer cela.»

Je n'essayai pas de l'aider dans cette recherche, car j'étais un peu
troublé moi-même. Au reste, elle l'oublia bien vite, prenant l'émotion
de Keraudran comme une nouvelle preuve de sa tendresse, elle fut
d'autant plus gaie, d'autant plus affectueuse. Deux ou trois jours
passèrent ainsi rapidement.

Le troisième jour après notre arrivée, nous étions réunis soir dans le
parterre. Elle était silencieuse. Je m'en aperçut et je m'en plaignis.

«Ce n'est pas ma faute, me répondit-elle; j'ai un mal de tête affreux.
Je crois même que j'ai un peu de fièvre.» Keraudran se rapprocha
vivement de nous.

«Quoi! vous souffrez! dit-il d'une voix altérée.

--Ce n'est rien, reprit-elle en souriant, une migraine! nous avons trop
ri ce matin.»

Elle se retira de bonne heure.--Le lendemain elle ne parut pas au
déjeuner, et fit dire qu'elle était indisposée. Elle ne parut que fort
tard, en peignoir. Je la trouvai réellement changée. Elle était pâle et
silencieuse, et se plaignait de douleurs dans la poitrine.--Keraudran
paraissait presque fou. J'avoue que je devenais inquiet.--Le lendemain,
elle fut obligée de garder le lit. Je ne savais plus que penser,
Keraudran avait disparu dès qu'il avait appris quelle avait passé une
mauvaise nuit, et je ne savais ce qu'il était devenu.--C'était en effet
le huitième jour.

Le neuvième jour, je vis entrer chez moi Keraudran méconnaissable. Je ne
pus m'empêcher de tressaillir en apercevant ses traits décomposés, sa
physionomie bouleversée, ses yeux hagards.

«L'as-tu vue aujourd'hui? me dit-il d'une voix étouffée.

--Non! répondis-je.

--Est-ce quelle ne va pas mieux?»

Il fit un geste de désespoir et tomba dans un fauteuil.--Je me rendis à
son appartement, et demandai si je pouvais être introduit. La vieille
gouvernante y consentit avec quelque difficulté, et je fus admis. Je fus
frappé du changement qui était opéré en si peu de temps. Elle était
excessivement pâle, et paraissait déjà maigrie. Dans ce demi-jour, qui
régnait dans sa chambre, je pouvais distinguer cependant ses yeux
mobiles, qui semblaient animés de cet éclat extraordinaire que donne une
fièvre ardente, et que faisait encore ressortir le cercle bleuâtre dont
ils étaient entourés. Je fus terrifié en reconnaissant ces symptômes qui
nous avaient été décrits si bien, et en voyant se réaliser l'effrayante
vision de la jeune fille. Je crus encore entendre les gémissements
terrifié de l'enfant, et ce en sinistre: «Otez-moi cadavre!»--Je sentais
malgré moi mes genoux fléchir et une sueur froide m'inonder le visage Je
dis quelques mots, auxquels elle répondit d'une voix faible et
entrecoupée,--puis je sortis.

«Mon Dieu! quelle est donc cette maladie? que dit le médecin?»
demandai-je à la gouvernante.

Elle haussa légèrement les épaules.

«Imprudence de jeune fille! répondit-elle avec un sourire. Que
voulez-vous? elles ne comprennent jamais le danger de cela.»

Je sentis que je ne pouvais insister davantage, et je me retirai hors de
moi. Je ne revis Keraudran que le soir. Quand il entra dans ma chambre,
je crus voir s'avancer un spectre, à l'abattement de sa physionomie, et
en même temps l'égarèrent de ses regards m'effrayèrent; je craignis
sérieusement pour sa raison, et j'essayai, par quelques mots, de lui
donner une confiance que, réellement, j'avais peu moi-même Il m'écoutait
à peine; son regard, mobile et vague, était invariablement fixé devant
lui, et, par intervalles, un frissonnement convulsif passait sur tous
ses membres. Il n'interrompit tout à coup.

«Maintenant je suis sans inquiétude!» me dit-il d'une voix caverneuse,
avec un indéfinissable sourire.

Je le regardai avec étonnement.

«Je suis sans inquiétude! reprit-il d'un ton plus sombre encore.

--Comment cela?

--Oui... j'ai entre mes mains le remède qui doit la sauver!»

Et comme il remarqua mon air incrédule, il ajouta:

«Je l'ai retrouvé... et je viens de lui parler.

--Qui? interrompis-je vivement, le jongleur des Cordeliers? Que t'a-t-il
dit encore, cet homme que Dieu confonde?

--Il m'a donné le remède qui doit la sauver» répéta-t-il l'un air égaré.
Je l'ai... le voici' et il tira de son sein une petite fiole, qui me
parut pleine d'une liqueur épaisse et noirâtre.

--Ah! malheureux! m'écriai-je en essayant de la lui prendre des mains;
garde-toi bien de l'essayer! Qui sait ce que ce détestable charlatan a
mis dans cette fiole?...

--Je le sais, moi!... c'est du poison!

--Du poison?...»

Je restai stupéfait.

«Voyons, Nathaniel, es-tu fou?

--Oui, c'est du poison!... et ce poison, continua-t-il d'une voix sourde
et vibrante, ce poison est pour moi!»

Je gardai un moment le silence, ne sachant trop si mon malheureux ami
jouissait encore, en effet, de toute sa raison, et cherchant à lire sur
son visage, où se peignait toute l'agonie du désespoir.

«Oui, continua-t-il d'une voix entrecoupée, je l'ai vu, je lui ai
parlé... nous avons interrogé le présent et l'avenir... L'enfant a lu
dans son sein... elle y a vu la cause du mal et le remède... Le
remède..., le voici... je dois le prendre, c'est du poison. Je mourrai,
mais elle vivra. Mon seul attouchement l'aura sauvée.

--Quelle atroce folie! quel ridicule délire! m'écrai-je Comment peux-tu
croire, Nathaniel, à de semblables rêveries? Reviens à toi, mon ami.

--Écoute! dit Keraudran d'une voix saccadée, et en me saisissant
fortement le bras. Tu doutes toujours, n'est-ce pas? c'est ton esprit,
ta nature! Eh bien, homme sensé, homme raisonnable, explique-moi comment
cet homme a lu, vingt-quatre heures à l'avance, la lettre que j'ai reçue
le lendemain; explique-moi cette guirlande de jasmin qui m'a été offerte
à l'heure même qu'il me l'avait prédite; explique-moi... comment
Mathilde se meurt!... et tu me diras ensuite pourquoi je ne puis la
sauver.»

J'avoue, mes amis, que je restai muet. Mon bon sens, qui se révoltait
contre cette succession de faits incompréhensibles, surnaturels, ne me
fournissait pas un seul argument solide pour les réfuter. Au reste,
Keraudran ne m'en laissa même pas le temps.

«L'arrêt est prononcé! continua-t-il d'un ton sombre avec une sorte
d'égarement; le poison est là. Si demain, au point du jour, je n'ai pas
fait passer dans mes veines ce venin mortel... qui lui donnera la vie...
elle est morte!... et moi je vivrai!... Mais non, elle vivra... et
alors, moi... je ne serai plus!...»

Il tomba dans le fauteuil, et se cacha la figure entre ses mains.

«Pour l'amour du ciel, Keraudran, m'écriai-je, garde-toi bien!....

--Laisse-moi! répliqua-t-il en m'échappant; la nuit porte conseil!
Adieu!» Et il sortit précipitamment. Je voulus le suivre et le
rejoindre, mais il se barricada dans son appartement, et je ne pus
pénétrer jusqu'à lui.

Vous concevez que ma nuit fut triste et sans sommeil. Je vous laisse à
juger aussi quelle fut celle de Keraudran. Le lendemain matin j'allai
frapper à son appartement: je n'obtins pas de réponse. Fort effrayé,
j'allai me procurer la seconde clef pour ouvrir la porte, et en revenant
en toute hâte, je rencontrai la vieille gouvernante qui montait aussi
l'escalier avec précipitation.

«Pour Dieu! madame Gervais, comment va mademoiselle Mathilde?
demandai-je.

--Beaucoup mieux, Dieu merci! me répondit-elle. Je l'ai veillée toute la
nuit. Elle a eu, au petit jour, une crise terrible; mais elle est toute
soulagée; la lièvre l'a quittée, et elle repose J'allais le dire à M.
Nathaniel.

--Au petit jour!» répétai-je avec un saisissement dont je ne pus me
défendre; et je hâtai le pas vers l'appartement de Keraudran. J'ouvris
la porte et j'entrai. Les volets étaient fermés; la bougie placée sur la
table, entièrement consumée, fumait en s'éteignant, et ne jetait plus
que par intervalles une rouge et vacillante lueur, trop faible pour
distinguer les objets. La chambre était silencieuse, et paraissait
déserte. Je courus au lit; il était vide. Je courus à la fenêtre et
j'ouvris les volets pour donner de la lumière... Keraudran, à demi vêtu,
était étendu sur le sol, auprès de la table.--Je le relevai... Il était
sans connaissance. Je regardai avec effroi, et je vis la fiole fatale
renversée et vide; mais la liqueur était encore tout entière dans la
coupe où mon pauvre ami l'avait versée... Il n'avait pas eu la force de
la boire et de consommer le sacrifice... Il était tombe évanoui.

«Dieu soit loué! m'écriai-je à haute voix; il n'a pas bu... Et je le
portai sur son lit.

«Il n'a pas bu? répéta madame Gervais en regardant la liqueur; c'est
vrai! tout y est.» Et elle sortit aussitôt, me laissant seul avec
Keraudran, que je fis revenir à lui avec beaucoup de peine.

«Mathilde' dit-il avec effort.

--Elle est sauvée, répondis-je.

--Sauvée!.. répéta-t-il en se levant sur son séant malgré sa faiblesse;
et je n'ai pus bu!

--Eh! non, parbleu! mais elle va beaucoup mieux malgré cela; il n'y a
plus de danger.

--Dieu soit béni! dit-il en retombant sur le lit. Ah! j'ai cru en
mourir.»

En effet, la unit terrible qu'il avait passée, et toutes les émotions
qui avaient précédé ce fatal moment, l'avaient épuisé. Il était en proie
à une lièvre ardente. Il voulut se lever pour aller s'assurer lui-même
de la guérison de Mathilde; mais il ne pouvait se soutenir, et je le mis
au lit malgré lui. Quelques minutes après il avait le délire, et ne
parlait que visions, mort et poison. J'envoyai vite chercher le médecin.

Je redescendais pour apprendre des nouvelles de Mathilde que je croyais
encore très-souffrante, quand je rencontrai madame Gervais à la porte de
l'appartement.

«Mademoiselle m'envoie savoir comment M. Nathaniel a passé la nuit.» me
dit-elle aussitôt qu'elle me vit.

Je restai un peu surpris de cette phrase et du ton qui l'accompagnait.

«Mais... fort mal! répondis-je. J'ai envoyé chercher le médecin. Je suis
fort inquiet.--Et mademoiselle Mathilde?

--Oh!... elle va bien. Elle se lèvera aujourd'hui.»

Puis elle se mit à rire et rentre.

J'étais stupéfait. Je descendis au jardin pour rencontrer quelqu'un qui
pût me donner quelques éclaircissements, lorsqu'on traversant le
parterre, et levant les yeux sur la façade du château, je vis, à ma
grande surprise, Mathilde debout, habillée, et appuyée sur son balcon Je
croyais rêver. Elle me vit aussi, me fit un geste aimable de la main et
de la tête, et disparut. Je restai cloué à la même place, lorsqu'un vint
m'avertir que le docteur était chez Keraudran. J'y courus. Il me rassura
et prescrivit une ordonnance que je me chargeai d'exécuter. Lorsqu'il
sortit, j'entendis du bruit dans le château, et j'appris que Mathilde
avait fait mettre les chevaux à la voiture et qu'elle partait. Presque
aussitôt après on vint remettre de sa part à Keraudran une lettre, qu'il
ne lut que quelques jours plus tard, mais dont voici à peu près le
contenu:

«Vous m'aviez dit souvent que vous m'aimiez plus que vous-même, plus que
votre existence, que vous donneriez mille fois votre vie pour la mienne.
J'ai voulu savoir si vous me la donneriez une seule; j'ai fait l'épreuve
de ce dévouement que vous m'aviez promis, et j'ai vu que, pour vous
aussi, promettre et tenir sont deux.

«J'ai perdu une illusion; mais je ne risque plus d'être trompée. Comme
vous vous étiez déjà résigné à ma perte, je pense que vous accepterez
sans beaucoup de regret une séparation qui, bien qu'elle ne soit pas
éternelle, Dieu merci! n'en sera pas moins sans retour. Adieu.»

Mathilde.»

Dès ce moment, tout devint clair comme le jour, les prédictions du
sorcier et la maladie de la fiancée n'étaient qu'une comédie arrangée à
l'avance. Il faut avouer qu'elle avait été bien jouée.

Ici mon oncle Antoine s'arrêta.

«Mais, qu'est-ce que cela prouve, papa? repartis-je. Sans doute ton
Keraudran n'eut pas la force d'accomplir le sacrifice d'Alceste? Eh
bien! c'est qu'il n'aimait pas assez pour cela.

--Erreur! répliqua mon oncle Antoine, double erreur! 1° Parce qu'il
aimait assez pour sacrifier sa vie, et que c'est la forme seule du
sacrifiée, présent, inévitable, raisonné, à heure fixe, qui répugne à la
nature humaine, et qu'il ne put accomplir; 2º parce qu'il n'est pas
nécessaire d'aimer bien vivement pour sacrifier sa vie... et la suite le
prouvera bien.

--Il y eut donc une suite? s'écria-t-on.

--Sans doute!» répondit l'oncle Antoine.

D. Fabre d'Olivet.

(_La suite à un prochain numéro._)



Les Forçats.

Le 18 mai dernier, 231 voix contre 128 ont adopté, à la Chambre des
députés, un projet de loi sur les prisons dont la discussion avait
occupé vingt séances.

Dans la Chambre des députés comme dans la presse et dans le public, ce
projet de loi a soulevé de vives et éloquentes protestations. Mais ce
n'est pas ici le lieu de les reproduire et d'en discuter la valeur.

D'après le titre III, qui règle le sort des condamnés, le projet de loi
voté par la Chambre des députés décrète la suppression des bagnes et
l'adoption de l'isolement cellulaire perpétuel pour tous les condamnés;
non pas, il est vrai, tel que l'ont inventé les quakers de Philadelphie,
mais tempéré par le travail et les fréquentes visites du médecin, de
l'aumônier, de l'instituteur, des membres des associations charitables,
des comités de surveillance, des entrepreneurs des travaux, des parents,
etc.

Dans notre numéro 60 (20 avril) nous avons montré le système nouveau
appliqué dans la prison modèle de Pettonville, en Angleterre.
Aujourd'hui nous allons mettre sous les yeux de nos abonnés le système
ancien tel qu'il fonctionne actuellement dans le bagne de Toulon.

Alors même qu'ils ne seraient pas remplacés par des pénitenciers
cellulaires, les bagnes seront tôt ou tard détruits. Trop de causes
graves nécessitent leur suppression, pour qu'ils puissent subsister
encore longtemps. Nous le répétons, nous ne voulons discuter ici aucune
des graves questions que soulève la réforme des prisons. Montrer
simplement et que sont les bagnes en 1844, faire connaître ou plutôt
faire voir ces prisons fameuses, ici est notre seul but. Aussi nous
bornerons-nous à donner à nos lecteurs une courte explication sommaire
des curieux dessins qui accompagnent notre texte, et dans lesquels M.
Letuaire, artiste éminent de Toulon, représente les scènes principales
de la vie d'un forçat.

La création des bagnes n'est pas nouvelle.

Les galères, qui remontent à une grande antiquité, furent supprimées
lorsque, par suite des changements notables introduits par le temps dans
les diverses institutions maritimes de l'Europe, l'on conçut la pensée
d'employer aux travaux des ports les criminels condamnés aux fers.

Des lors il ne fut plus question pour ces hommes de ramer comme
autrefois, on les affecta aux armements et désarmements, ainsi qu'aux
constructions neuves, aux travaux hydrauliques, aux excavations, au
creusement des bassins, aux fondations des quais et des cales, enfin à
tous les ouvrages de force, à toutes les manoeuvres et opérations des
ateliers, chantiers et magasins des ports.

Pour cela, il fallut nécessairement construire de grands établissements
destinés à recevoir, loger et garder ces condamnés avec toutes les
précautions convenables.

C'est ainsi qu'en exécution d'une ordonnance de Louis XV, les bagnes
furent crées en 1748, il y a près de cent ans.

[Illustration: Arrivée des Forçats au Bagne]

Aussitôt les mesures les plus sévères et les plus minutieuses furent
prises pour l'installation de ces prisons nouvelles et exceptionnelles;
et, depuis, les administrateurs distingués qui, sans interruption, se
sont succédé à la tête de nos ports, ont constamment apporté leur
sollicitude et leur attention à l'amélioration du bagne.

Aujourd'hui on compte quatre bagnes en France: trois civils, ceux de
Toulon, Brest et Rochefort, et un militaire, celui de Lorient. Les trois
bagnes civils contiennent environ sept à huit mille forçats condamnés
aux travaux forcés à temps ou à perpétuité.

Sur ce nombre, Toulon et Brest en comptent chacun plus de trois mille.

Une administration fort peu nombreuse est chargée du soin difficile,
mais important, de contenir les condamnés, de les diriger et de les
garder, de pourvoir à leur nourriture, à leur habillement, et de régler
les faibles salaires qui leur sont accordés pour les travaux les plus
pénibles, de punir les fautes et de récompenser la bonne conduite, de
recevoir leurs réclamations et d'y faire droit, de correspondre avec
leurs familles, de rendre les comptes d'un service aussi minutieux que
compliqué, d'entretenir sans cesse des relations avec toutes les
autorités maritimes, civiles, militaires et judiciaires du royaume;
enfin, des innombrables détails que l'on peut imaginer, puisqu'il s'agit
de l'agglomération de trois à quatre mille condamnés dans la même maison
de force.

Cette administration est confiée à un commissaire de la marine, qui
porte le titre de chef du service _des chiourmes._

Un commis principal, avec le titre d'agent comptable, est chargé de
l'immense comptabilité de ce grand détail, et n'a pour le seconder que
deux ou trois commis de marine.

[Illustration: Bain des Forçats.]

Les auxiliaires de ces agents supérieurs sont nommés adjudants ou
sous-adjudants des chiourmes. Ils se divisent en trois classes; et,
malgré les difficultés et les dangers de leurs fonctions, ils n'ont que
les faibles appointements de 1,500, 1,200 et l,000 fr. par an.

Enfin, chaque bagne a une garde militaire plus ou moins considérable,
composée de gardes chiourmes, divisée en escouades, et commandée par des
sergents-majors, des sergents et des caporaux.

Ces renseignements préliminaires terminés, arrivons au bagne avec un
condamné.

[Illustration: Enregistrement des Forçats.]

Jugé par une cour d'assises éloignée; le malheureux qui descend de la
voiture cellulaire est resté plusieurs jours et plusieurs nuits enfermé
dans un étroit espace où il ne pouvait faire aucun mouvement, où il
respirait à peine la quantité d'air nécessaire à sa poitrine. Ses yeux
se ferment malgré lui, éblouis par la lumière du jour; ses pieds sont
enflés, et tous ses membres tellement endoloris, qu'il faut le porter ou
le soutenir jusqu'à la chaloupe qui l'attend sur le port. Des forçats
lui rendent ce service. Le chef des chiourmes assiste presque toujours
en personne à l'arrivée de la voiture cellulaire et à la réception des
condamnés.

Les places réservées aux nouveaux arrivés occupées, la chaloupe se
dirige vers le bagne. Ce sont des forçats qui rament, mais le gouvernail
reste confié à un pilote libre. Des gardes chiourmes se tiennent debout
entre les condamnés. La chaloupe court rapidement sur les vagues, et
bientôt les condamnés pénètrent dans cette prison redoutable, dont la
plupart d'entre eux ne doivent plus jamais franchir les limites: Quel
moment terrible! frappés dans leur honneur, dans leur fortune, dans leur
liberté, dans leur état civil, ils disent un adieu éternel à cette vie
du monde maintenant finie pour eux... Est-ce un remords ou le désespoir
qui leur cause cette émotion que la plupart d'entre eux essaient
vainement de dissimuler?

A peine débarqués au bagne, on les conduit tous dans le bureau de M. le
commissaire de la marine; on les fait asseoir sur un banc, et cet
employé supérieur, assisté d'adjudants et de sous-adjudants, procède
immédiatement à la vérification de leurs papiers, s'assure de leur
identité, et les enregistre sur les livres du bagne. Désormais ils
n'auront même plus de nom; le numéro de leur inscription servira seul à
constater leur individualité.

[Illustration: Coupe des Cheveux.]

Au sortir du bureau des commissaires, ils sont conduits à la salle de
bain. Là, ou les lave dans une cuve en bois; des forçats les frottent
avec une grosse éponge, tandis que d'autres vident et remplissent
incessamment la cuve d'eau de mer. Des adjudants et des gardes chiourmes
président toujours à cette opération, qui ne dure que quelques minutes.

A peine nettoyé, chaque homme passe de la cuve dans une salle voisine,
où le médecin attaché spécialement au bagne,--un chirurgien de première
classe de la marine,--l'examine avec soin de la tête aux pieds. A côté
du docteur, vous remarquez un forçat debout; il tient d'une main une
planchette recouverte d'une feuille de papier, et de l'autre un crayon.
C'est le secrétaire du docteur, chargé d'écrire toutes ses observations.
Les malades sont immédiatement envoyés à l'hôpital pour y recevoir tous
les soins que réclame leur état.

La visite du docteur terminée, les forçats reconnus valides et bien
portants reçoivent leurs effets d'habillement, qui se composent des
objets suivants:

1º Une seule casaque, ou robe de moui rouge;

2° Un seul pantalon de moui jaune en hiver et de toile en été;

3° Deux chemises de grosse toile écrue;

4° Une paire de gros souliers ferrés;

5° Un bonnet de laine rouge ou vert; vert pour les condamnés à vie,
rouge pour les condamnés à temps. Chaque bonnet porte une plaque sur
laquelle est gravé le numéro d'enregistrement de son possesseur.

[Illustration: Visite des Forçats.]

Depuis quelques années on leur donne, en cas de pluie, comme ils n'ont
pas de casaque de rechange, une espèce de manteau en toile sur lequel le
mot _bagne_ est écrit en grosses lettres rouges:

Dès qu'ils ont revêtu ce costume, ils se rendent, toujours accompagnés
d'adjudants et de gardes chiourmes, dans une des salles des condamnés à
vie. Là on leur coupe les cheveux presque ras, et le coiffeur a soin de
tracer sur leur tête un nombre considérable de raies, afin qu'ils soient
plus faciles à reconnaître, s'ils parvenaient à s'évader.

Les trois quarts de la vie des forçats se passent dans une salle
semblable à celle où se fait cette opération, et que représente notre
dessin. Pendant une partie de la journée, ils travaillent au grand jour,
en plein air, avec des hommes libres. Si pénible qu'elle soit, cette
fatigue leur est salutaire; mais, le soir, on les renferme dans ces
tristes salles. La nuit venue, ils y sont enchaînas sur un lit de bois,
les uns contre les autres, par une tringle de fer, sans pouvoir faire un
seul mouvement...

[Illustration: Ferrement des Forçats.]

Mais il reste une dernière précaution à prendre pour rendre les évasions
plus difficiles: les forçats ont tous des fers aux pieds, et ils sont
accouplés deux à deux par une chaîne d'un mètre environ de longueur.
Notre dessin représentant la ferrure ne nécessite aucune explication. Ce
sont des forçats qui remplissent les fonctions de ferreur.

Le jour de leur arrivée, les forçats ne sont pas encore accouplés. On se
contente de leur river un anneau à un pied, et on les conduit dans la
salle qu'ils doivent désormais habiter jusqu'à l'expiration de leur
peine. Ils y restent en général trois jours. Non-seulement ils ne
travaillent pas, mais on leur donne une nourriture plus abondante et
plus succulente. Ce n'est que lorsqu'on les suppose remis des fatigues
du voyage qu'on les accouple et qu'on les contraint à travailler.

[Illustration: Les nouveaux arrivés au repos.]

Comme cet anneau auquel ils ne sont pas habitués les blesse, ils tâchent
de se procurer un morceau de toile et de drap pour le garnir et garantir
ainsi leurs jambes d'un frottement douloureux.

Parmi les trois mille forçats du bagne de Brest ou de Toulon, toutes les
classes de la société ont leurs représentants.

On y trouve des propriétaires, des négociants, des médecins, des
notaires, des avocats, des fabricants, des artisans, des paysans, des
militaires, etc. Tous ces condamnés sont confondus et accouplés dans les
mêmes salles, soumis au même régime, aux mêmes règlements, aux mêmes
récompenses, aux mêmes travaux, à la même surveillance; tous, ils sont
condamnés aux travaux forcés. L'égalité la plus inflexible règne au
bagne.

Quels que soient leur ancienne position sociale, leurs habitudes, leur
fortune, leur famille, leurs talents, leur constitution physique, tant
qu'ils sont bien portants, ils vont, sans distinction, travailler dans
les ateliers, dans les magasins et sur les chantiers de l'arsenal, ou
aux excavations ou à bord des bâtiments en armement ou en désarmement;
ils y sont occupés selon leur aptitude et leurs forces.

Dans l'hiver, les travaux finissent à quatre heures et demie. Au coup de
canon, tous les forçats sont ramenés au bagne, et ils ne sortent plus de
leurs salles respectives jusqu'au lendemain matin.

La nécessité de maintenir l'ordre le plus parfait, l'avantage de
détourner les condamnés des mauvaises pensées ou des projets funestes
qu'ils pourraient former pendant les heures d'inaction qui précèdent
celle du silence et du repos; ces motifs et d'autres encore, qu'il
serait inutile d'énumérer ici, ont, de tout temps, fait accorder aux
forçats la faculté de se livrer à de petits travaux d'industrie, qu'ils
font dans leurs soirées.

Dès leur rentrée en salle, et aussitôt qu'ils se sont replacés sur leurs
bancs, ils se mettent à l'ouvrage; les uns gravent des cocos et des
tabatières; d'autres tournent, lisent, écrivent, copient de la musique;
d'autres rédigent des lettres ou des mémoires pour leurs camarades
illettrés ou pour eux-mêmes, et «ces occupations nombreuses et variées
produisent les résultats les plus heureux, dit M. Venuste-Gleizes,
directeur du bagne de Brest, dans son intéressant mémoire sur l'état
actuel des bagnes en France. D'abord les condamnés y trouvent le moyen
de se procurer de petits profits qui améliorent leur triste position;
ensuite (et ceci est d'une extrême importance) le bagne est tranquille.
Les forçats travailleurs sont infiniment soumis parce qu'ils savent bien
que la privation de cette permission serait la peine de la plus légère
désobéissance, de la simple contravention à l'ordre et à la police qui
doivent régner dans les salles.»

[Illustration: Travaux des Forçats.]

Au coup de sifflet, tous les forçats d'une salle cessent leurs travaux,
puis on dit la prière du soir et ils s'étendent sur l'étroite portion de
planche qui leur sert de lit. Pour se garantir du froid ils n'ont qu'une
couverture. Quand ils se sont allongés à leurs places respectives, on
les enchaîne tous ensemble par une tringle de fer passée dans les
anneaux de leurs fers; pendant la nuit des gardes chiourmes se promènent
dans le couloir pour contraindre ceux qui ne dorment pas à rester
parfaitement immobiles et silencieux, et pour réprimer à l'instant même
toute tentative de désordre.

Le matin, au coup de canon, les bagnes s'ouvrent, les gardes enlèvent
les tringles de fer, et les forçats, se levant, roulent leur couverture
jusqu'au haut de leur lit, puis ils vont travailler. Toutes tes fois
qu'ils sortent de leur salle, un garde chiourme procède à la visite des
fers, en présence d'un adjudant, pour s'assurer qu'ils n'ont pas été
limés. A cet effet, chaque forçat déboutonne le bas de son pantalon,
tend sa jambe sur un petit banc, et le garde chiourme frappe les fers
avec un marteau. La planche que l'on aperçoit contre le mur s'appelle
planche de sûreté; tous les noms des forçats enfermés dans la salle y
sont inscrits, et à mesure qu'ils sortent, un garde place une cheville
de bois à côté de leur nom. On s'assure ainsi par un coup d'oeil qu'ils
ont tous passé à la visite et qu'il n'en manque aucun.

[Illustration: Visite des fers.]

Les forçats sortis, d'autres forçats, qui ne sont plus accouplés, lavent
et balaient la salle, vident les baquets, etc. En récompense de ces
services pénibles, on accorde à ces derniers un petit matelas pour la
nuit...

Le dernier dessin que nous publions aujourd'hui représente les forçats
employés dans le bagne aux travaux les plus rudes, à retourner des
pièces de bois, à les transporter, à les hisser sur les chantiers, etc.
Leur zèle a souvent besoin d'être stimulé par des avertissements,
quelquefois même par des coups de canne. Leurs travaux sont presque
toujours forcés. Aux heures de repas, et quand l'ouvrage manque, les uns
s'étendent et dorment à terre, les autres confectionnent ces divers
petits ouvrages qu'ils vendent aux visiteurs des bagnes.

(_La suite à un prochain numéro._)



Bulletin bibliographique.

_Cours de littérature_, par Amédée Duquesnel: _Histoire des Lettres au
moyen âge_, t. IV; _Histoire des lettres aux seizième, dix-septième et
dix-huitième siècles_; t. V et VI. In-8. _W. Coquebert_, éditeur.


M. Duquesnel, qui avait débuté par résumer l'histoire des lettres chez
les anciens, a entrepris l'histoire de la littérature en Europe depuis
l'ère chrétienne jusqu'à nos jours. Son travail, fort avancé, entame
déjà le dix-huitième siècle. Ce jeune et laborieux écrivain a même saisi
par anticipation l'époque contemporaine dans un livre en deux volumes
qui a pour titre: _Du travail intellectuel en France, résumé de la
littérature française de 1815 à 1837_; il ne reste donc plus qu'une
lacune de cent et quelques années. Lorsqu'elle sera remplie, nous
pourrons suivre, grâce à l'auteur, dans un tableau continu, le
développement des lettres pendant plus de trois mille ans. Nous n'avons
pas à nous occuper des trois premiers volumes, qui exposent, outre
l'antiquité, les origines des littératures modernes. Ceux que nous avons
sous les yeux embrassent le moyen âge à dater du sixième siècle et les
temps modernes depuis la renaissance jusqu'au dix-huitième siècle. Ce
serait encore une tâche considérable si nous voulions contrôler sur tous
les points cette partie de l'ouvrage de M. Duquesnel. Nous nous
bornerons donc à juger l'ensemble et quelques détails. Aussi bien ne
crois-je pas que sur une masse aussi imposante de faits et de jugements,
personne au monde puisse avoir une compétence universelle.

Il est évident qu'un travail de ce genre doit être, avant tout, un
résumé des histoires antérieures; car aucun écrivain, si érudit et si
laborieux qu'on le suppose, ne peut avoir dévoré moins encore digéré les
oeuvres de tant de siècles et de tant de peuples. L'Allemagne, l'Italie,
l'Angleterre, la France, ont produit en oeuvres littéraires dignes
d'attention, assez de livres pour que la vie d'un homme ne suffise pas à
les feuilleter. Donc, par force majeure, l'auteur parlera souvent sur la
foi d'autrui, et lorsqu'il ne transcrira pas ses devanciers, il les
abrégera, heureux si sur quelques points il apporte des études et des
sentiments personnels! Qui veut la fin veut les moyens; Or, les moyens
de l'entreprise de M. Duquesnel sont la connaissance et l'exploitation
des historiens littéraires, à défaut des oeuvres originales. Qu'on ne
croie pas que cette tâche secondaire puisse être remplie avec succès par
un esprit vulgaire; il faut beaucoup de discernement pour choisir les
traits caractéristiques dans le tableau d'une époque, pour classer les
faits avec méthode, pour concilier des jugements contradictoires, pour
éviter la sécheresse et l'obscurité, enfin pour arriver à la proportion
des parties et à l'intérêt de l'ensemble. Celui qui résume doit apporter
de son fonds des idées générales d'histoire et de critique et un langage
qui mette en relief tout ce qu'il exprime.

Nous sommes loin d'affirmer que M. Duquesnel réunisse sans exception
toutes les qualités nécessaires pour atteindre à la perfection dans un
résumé, mais nous pouvons le louer hautement d'une vertu fort rare chez
les écrivains qui tirent d'autrui la substance de leurs oeuvres, je veux
dire la probité. M. Duquesnel ne donne sous son nom et sous sa garantie
que ce qui lui appartient réellement, et il avoue hautement ses
emprunts. J'en sais d'autres qui sont moins scrupuleux et qu'on mettrait
à nu si on les dépouillait de leurs larcins anonymes. Notre jeune auteur
a respecté les principes du droit des gens en matière littéraire; nous
le croyons irréprochable sur ce point. Nous nous plaindrons seulement
qu'il ait négligé plusieurs des sources où il pouvait puiser. Ainsi, par
exemple, pour la littérature italienne, il nous semble qu'il aurait pu,
sans dédaigner M. de Sismondi, consulter plus souvent Ginguené. Je le
louerai sans doute d'avoir suivi pour le tableau du moyen âge les lignes
tracées par M. Villemain, et d'avoir paré son livre de quelques
fragments tirés de notre illustre historien littéraire; mais je lui
reprocherai de n'avoir tiré aucun parti de travaux plus récents qui ont
pour objet spécial les essais de poésie héroïque et dramatique pendant
la même période. Il serait facile de multiplier les reproches de ce
genre.

M. Duquesnel mêle dans sa composition l'histoire, la biographie et la
critique. Il ne nous paraît pas qu'il ait toujours employé ces trois
éléments dans une proportion convenable, ni surtout qu'il les ait fondus
de manière à les éclairer mutuellement. Les détails biographiques dans
une histoire générale ne doivent venir que s'ils jettent quelque lumière
sur le génie de l'écrivain. Or, il est rare que M. Duquesnel fasse ce
rapprochement: il raconte et il juge successivement sans chercher le
lien des faits et des oeuvres. Même ces esquisses biographiques ne sont
pas toujours d'une parfaite exactitude. Voici comme échantillon les
traits par lesquels l'auteur pense faire connaître Paul de Gondi: «Il
eut pour précepteur l'illustre Vincent de Paul, et se fit remarquer dans
ses études. En 1643, il prit le bonnet de docteur en Sorbonne et fut
nommé la même année coadjuteur de l'archevêque de Paris; mais ces
honneurs furent vains. L'abbé de Gondi, entraîné par son humeur ardente,
s'éloignait de plus en plus de l'esprit de son état: il sollicitait les
plus hautes dignités de l'Église, et se battait en duel comme un
mousquetaire. Abandonné à sa passion pour les femmes, dévoré du besoin
de l'intrigue et d'une ambition très inquiète, on le vit préparer la
guerre civile dès que Mazarin eut été mis à la tête du gouvernement,
lever à ses frais un régiment que l'on nomma le régiment de Corinthe,
prendre séance au Parlement en laissant sortir de sa poche la poignée de
son poignard, etc.» Tout ce morceau, qui veut être méchant, n'est ni
exact ni piquant. L'abbé de Gondi prit longtemps avant 1643, en
Sorbonne, ses degrés, qui ne l'élevèrent pas jusqu'au doctorat: je ne
crois pas que les mousquetaires fussent plus ferrailleurs que les autres
porteurs d'épée, et de plus il y a un étrange anachronisme à faire du
coadjuteur un duelliste, car c'est dans son extrême jeunesse que Paul de
Gondi fit bruit de ses duels et de ses galanteries pour éviter de
prendre les ordres et rejeter la soutane dont on avait chargé ses
épaules d'adolescent. Peut-on dire que le coadjuteur ait préparé la
guerre civile, qu'il ait levé un régiment dès que Mazarin fut premier
ministre, puisque la Fronde ne se forma que cinq ans après, que Retz n'y
fut précipité que par les dédains de la cour, et qu'il n'organisa son
célèbre régiment que pendant le blocus de Paris? Ne semble-t-il pas
aussi que le poignard inoffensif dont le coadjuteur arma sa poche une
seule fois pendant la seconde Fronde fit partie intégrante de ses
insignes archiépiscopaux? Ceci ne nous apprend pertinemment qu'une seule
chose, c'est que si M. Duquesnel a lu les mémoires du cardinal de Retz,
il n'en a gardé qu'un souvenir bien confus.--Puisque j'en suis aux
chicanes biographiques, je demanderai à M. Duquesnel où il a vu que
madame de Lafayette, née en 1632 et morte en 1693, n'ait vécu que
trente-huit ans.

Malgré beaucoup d'imperfections qu'il nous serait facile de signaler, M.
Duquesnel a fait un ouvrage qui ne manque ni d'utilité ni d'intérêt.
Nous souhaitons d'autant plus vivement qu'il réussisse, qu'une
réimpression lui permettrait de remplir bien des lacunes, de réparer
bien des erreurs et de mettre à profit des ouvrages récents ou anciens
qu'il n'a pas consultés et qui valent mieux que ceux dont il s'est aidé.
Nous pensons qu'il pouvait se dispenser d'invoquer l'autorité littéraire
de M. Mély-Janin, dont il cite une page, et n'emprunter des idées
littéraires à une histoire qui n'est pas toujours judicieuse. Prions le,
crainte d'oubli, de rectifier dans l'occasion une fausse leçon de
quelques vers de Charles d'Orléans. On lit dans l'édition de Chalvet
(Grenoble, 1803):

        En regardant vers le pays de France,
        Un jour m'advint _adoure_ sur la mer;
        Qu'il me souvint de la doulce plaisance
        Que je soulois audit pays trouver.

Ces vers harmonieux sans doute, gracieux par l'image qu'on entrevoit,
touchants par le sentiment qu'on devine, ont l'inconvénient d'être
inintelligibles. Tels qu'ils sont, M. Duquesnel les goûte fort. Eh bien!
qu'il consulte l'édition donnée par M. Guichard, et il verra qu'il
fallait dire _à Dovre_ (Douvre) _sur la mer_, et ne mettre qu'une
virgule à la fin du vers, ce qui rend l'admiration plus légitime, parce
qu'alors on comprend.

Nous ne pousserons pas plus loin les remarques de ce genre; mais nous
voulons attirer l'attention de M. Duquesnel sur la langue qu'il parle.
Nous ne croyons pas que pour bien écrire, il suffise de vivre en paix
avec la syntaxe. On renonce au titre d'écrivain, si on se contente
d'expressions vagues, si on adopte toutes celles que l'improvisation
introduit à la tribune et dans les journaux, et qui n'en seront pas
moins longtemps encore des barbarismes pour les gens de goût; si enfin
on accepte ces phrases toutes faites qui cessent si vite d'avoir un
sens, ou du moins de l'exprimer, si elles le conservent. M. Duquesnel
croit-il avoir dit quelque chose lorsqu'il écrit que _les Provinciales_
excitèrent un enthousiasme _impossible à décrire?_ pense-t-il parler
élégamment et même purement, lorsqu'il dit que l'act _progresse_, que
des principes sont _basés_ sur, etc., qu'un livre n'est pas
_analysable_, et qu'il déclare ne pas savoir par quelle _ramification_
Boursault fut _attiré_ à la cour? Au risque de passer pour pédant,
continuons cette leçon, et ouvrons au hasard un des volumes de M.
Duquesnel.

Je tombe sur la page 230, vol. VI. J'y lis un morceau sur _Régnard
(sic)_. Lisons d'abord Regnard et prononçons Renard. Continuons et «Une
intrigue d'amour _le fit s'embarquer_....» Voilà du patois si je ne me
trompe. Deux lignes plus loin, je vois:

«Regnard, gourmand et _cuisinier_, art qu'il avait appris...» J'apprends
ici pour la première fois que cuisinier est un art: possible, dans le
français de cuisine, non dans celui des maîtres. Que dire de la phrase
suivante: «On dit qu'après avoir vécu au milieu _d'une voluptueuse
gaieté_, il mourut du _spleen_ en 1709.» A cette époque, le spleen
n'avait pas encore été importé d'Angleterre en France; c'est au moins un
anachronisme de langage; de plus, c'est une erreur, car la tradition
fait mourir Regnard d'une médecine de cheval qu'il s'administra de sa
propre autorité, avec la complicité d'un vétérinaire. Et ceci: «Ses
épîtres et ses autres poésies n'ont guère de caractère et _manquent
souvent de conviction._» Ainsi les épîtres de Regnard ne sont pas
toujours convaincues. Nous voilà bien instruits!» «Le _Bat_ et la
_Sérénade_ sont des ébauches sans valeur par lesquelles le poète
_préludait à sa carrière_.» Préluder à une carrière! qu'en pensez-vous?
«Regnard ne peut être classé qu'à une distance _incommensurable_ de
Molière.» Faut-il apprendre à M. Duquesnel qu'incommensurable se dit de
deux étendues qui n'ont point de mesure commune, et que par conséquent
une distance, considérée absolument, n'est jamais incommensurable?
Encore une petite citation prise dans le voisinage et à distance
très-mesurable: c'est trois lignes plus bas: «On n'y trouve presque
jamais ces vues morales si élevées que Molière jette à pleines mains
dans son oeuvre immortelle.» Pour jeter des vues à pleines mains, il
faudrait avoir des vues dans les mains; or, est-ce là leur place? et
pourquoi M. Duquesnel met-il de si étranges figures dans sa prose?

Nous faisons ces remarques, parce que M. Duquesnel ne passe pas pour
écrire plus négligemment qu'un autre, et qu'effectivement il y a bon
nombre de nos auteurs, parmi ceux dont on loue le style, qui ne
supporteraient pas mieux les regards de la critique... si on critiquait
encore.

Z.


_Le Droit commercial dans ses rapports avec le Droit des gens et le
Droit civil_; par M. G. Massé, avocat à la cour royale de Paris, 2 vol.
in-8. 15 fr.--Paris, 1844. _Guillaumin._

Depuis le rétablissement de la paix, l'industrie et le commerce ont pris
des développements inattendus. L'esprit militaire, si puissant
autrefois, est en pleine décadence. La pensée de l'abbé de Saint-Pierre,
trop longtemps regardée comme un rêve d'honnête homme, marche à grands
pas vers sa réalisation. «S'il est un fait évident, dit le capitaine
Ferdinand Durand, dans la préface de son livre sur les tendances
pacifiques de la société européenne, c'est que de toutes les théories
sociales ravivées par la révolution de 1830, celle qui tend à prendre la
première place dans les coeurs généreux, celle qui remue le plus les
intelligences larges et nobles, c'est la théorie du progrès pacifique.
Ne devons-nous pas nous en féliciter tous? Est-il une pensée plus
consolante pour l'homme que celle qui lui montre la vie terrestre comme
une marche incessante vers un état meilleur, vers un état de paix et
d'association?»

Que l'on partage ou non l'opinion de M. F. Durand, on ne peut nier
l'existence de la paix et les progrès toujours croissants de l'industrie
et du commerce. Or, ces relations nouvelles toutes pacifiques et
commerciales qui se forment et se consolident chaque jour entre des
nations étrangères ou entre les diverses populations d'un même peuple,
ont naturellement établi des rapports, imposé des devoirs, fait naître
des intérêts, en un mot, créé des droits nouveaux. De là, l'utilité, la
nécessité même d'étudier le Droit commercial dans ses rapports actuels
ou futurs avec le Droit des gens et le Droit civil.

Cette étude est d'autant plus utile et nécessaire en ce qui touche le
Droit des gens, que les grands travaux des maîtres de la science
remontent à une époque où l'Europe était encore dominée par les systèmes
politiques ou religieux qui, depuis la chute de l'empire romain, avaient
produit une succession non interrompue de guerres et de désastres
publics; et que, si d'heureuses modifications dans la conduite des
peuples les uns envers les autres se sont manifestées plus tard, les
vingt-cinq ans de guerre qui ont marqué la fin du dix-huitième siècle et
le commencement du dix-neuvième, ont fait perdre en peu d'années, à
certains principes, tout le terrain qu'ils avaient mis des siècles à
conquérir. «Ce terrain est regagné aujourd'hui, dit M. Massé; mais, pour
n'être plus exposés à le perdre encore, il faut constater les conquêtes
que nous avons faites et en tenter de nouvelles, déterminer les droits,
trop longtemps incertains, que la paix donne aux nations; montrer
comment le commerce et la paix s'entretiennent l'un par l'autre, parce
que le commerce a besoin de paix, de même que la paix a besoin de
commerce; rechercher comment la guerre ne doit être faite qu'en vue de
la paix; expliquer les droits respectifs des belligérants; indiquer la
limite de ces droits, quand ils se trouvent en contact avec ceux des
neutres; enfin, établir l'édifice social sur l'intérêt de tous, qui
n'est autre chose que l'observation réciproque des droits et des
devoirs, également répartis entre tous les hommes.» Il y a une relation
nécessaire entre le mouvement des affaires internationales et celui des
affaires intérieures. Le commerce intérieur et le commerce extérieur se
prêtent un mutuel appui. Les principes de droit qui régissent l'un sont
donc le complément nécessaire de ceux qui régissent l'autre. Le Droit
privé se présente à la suite du Droit des gens, comme les transactions
privées reçoivent leur impulsion des transactions publiques.

Le Droit privé, lorsqu'il a pour objet les transactions commerciales,
devient le Droit commercial, et se distingue alors du Droit civil
proprement dit. Mais les différences qui existent entre l'un et l'autre
droit, profondément marquées lorsque le commerce n'avait pas pris tous
les développements auxquels il est parvenu de nos jours, s'effacent peu
à peu, depuis que la plupart des transactions privées tendent à revêtir
une forme commerciale et industrielle. Le droit commercial a fait et
fait encore d'importantes conquêtes sur le Droit civil. Dans l'opinion
de M. Massée, l'avenir de la jurisprudence lui appartient. Montrer les
rapports du Droit civil et du Droit commercial, expliquer et compléter
ces deux droits l'un par l'autre, telle est donc la tâche que M. Massé
s'est imposée, avec la conviction que cet ensemble de recherches qui
résumera les conquêtes du Droit commercial sur le Droit des gens et sur
le Droit civil, intéressera également le jurisconsulte, l'homme d'État,
l'économiste et le philosophe. C'est parce que nous partagions cette
conviction, c'est parce que nous avons reconnu combien elle était
légitime et fondée, que nous annonçons aujourd'hui dans notre bulletin
le consciencieux et intéressant travail de M. Massé. Quand il sera
terminé, nous essaierons de l'apprécier.

_Le Droit commercial dans ses rapports avec le Droit des gens et le
Droit civil_, formera six forts volumes in-8°, qui paraîtront en trois
livraisons de chacune deux volumes.

La première livraison est en vente. Elle renferme l'exposition des
caractères du Droit civil proprement dit, et du Droit commercial, et le
Droit des gens public et privé dans ses rapports avec le commerce.

La deuxième livraison est sous presse et paraîtra en septembre 1844.
Elle sera consacrée à l'examen des règles du Droit civil sur l'état des
personnes et leur capacité, au point de vue commercial; sur les biens
considérés comme objet de commerce; aux contrats et obligations en
général; aux contrats de société, et à la vente.

La troisième livraison paraîtra en décembre 1844. Elle contiendra le
contrat de change, le prêt, le dépôt, le mandat et la commission, le
louage des choses, d'ouvrage et d'industrie, ainsi que le louage
maritime; les contrats aléatoires, les assurances maritimes et
terrestres; enfin, le cautionnement, le gage, les privilèges et
hypothèques, la contrainte par corps, et les règles particulières aux
faillites.

_L'Univers pittoresque, histoire et description de tous les peuples, de
leurs religions, moeurs, coutumes, industries, etc.,--Europe_, t. XXIX,
_Belgique et Hollande_, par M. Van Hasselt, membre de l'Académie royale
de Bruxelles. 1 vol. in-8. 6 fr.--Paris, 1844, _Firmin Didot._

Cette grande collection, entreprise il y a plusieurs années par MM.
Didot, touche à sa fin. Le volume que nous annonçons aujourd'hui est le
tome vingt neuvième de l'_Europe_. Il comprend la Belgique et la
Hollande. L'auteur, M. Van Hasselt, a su profiter de toutes les
recherches historiques qui, depuis quelques années, ont été poursuivies
avec tant d'ardeur et de succès, en Belgique et en Hollande, par MM.
Raepsaet, Dewes, Ernst, Nothomb, les barons de Gerlache, de Reiffenberg
et de Saint-Genois, les chanoines de Smet et de Ram, Willems, Gachard,
Moke, Marchal, Piolain, Schayes, Borguet, etc. En parcourant son livre,
on s'aperçoit qu'il leur a fait de nombreux emprunts. Malheureusement
pour ses lecteurs, M. Van Hasselt s'est trop occupé des faits proprement
dits. Sur les 532 pages dont se compose ce volume, l'histoire des
révolutions politiques, des batailles, traités de paix, révoltes, etc.,
en remplit 506; 32 pages seulement sont consacrées aux beaux-arts, aux
lettres, au commerce et à l'industrie de ces deux contrées, où les
beaux-arts ont brillé d'un si vif éclat, et où le commerce et
l'industrie ont, à diverses époques, atteint à un tel degré de
prospérité. Bien qu'il ait avoué sa faute et qu'il s'en montre
repentant, M. Van Hasselt n'en mérite pas moins nos reproches pour
s'être ainsi laissé entraîner dans sa première partie au delà des
limites que lui imposaient le titre et l'idée mère de l'utile collection
qui s'honorait de le compter parmi ses collaborateurs.


_OEuvres morales de Plutarque_, traduits par Ricard, 5 vol.
in-18.--Paris, 1844. _Didier_. 3 fr. 50 c. le volume.

«J'avoue mon goût pour les anciens, écrivait Montesquieu dans ses
_Pensées diverses_; cette antiquité m'enchante, et je suis toujours prêt
à dire avec plaisir: «C'est à Athènes que vous allez, respectez les
dieux.»

«J'ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages des anciens, j'ai
admiré plusieurs critiques faites contre eux, mais j'ai toujours admiré
les anciens. J'ai étudié mon goût, et j'ai examiné; ce n'était point un
de ces goûts malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond; mais,
plus j'ai examiné, plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir senti
comme j'ai senti.

«Les livres anciens sont pour les auteurs, les nouveaux pour les
lecteurs.»

Qui ne partagerait cette opinion, ces sentiments de l'auteur de
l'_Esprit des Lois?_ Protestons seulement contre ce dernier jugement,
surtout lorsqu'il s'agit de Plutarque; et remercions M. Didier d'avoir
réimprimé en cinq volumes d'un format commode et d'un prix accessible à
toutes les bourses, les oeuvres morales de l'immortel biographe des
grands hommes de l'antiquité grecque et romaine. C'est un véritable
service qu'il a rendu aux lecteurs comme aux auteurs. La plupart des
traités compris dans cette collection sont des modèles de bon sens et de
goût, dont l'étude est aussi profitable qu'intéressante. Quelques-uns
ont un peu vieilli, il est vrai, mais d'autres semblent avoir été écrits
hier pour l'instruction et la moralisation des hommes d'aujourd'hui.
Lisez-les donc si vous avez le malheur de ne pas les connaître;
relisez-les si vous êtes assez heureux pour les avoir déjà médités.



[Illustration: Allégorie du mois de Juillet.--Le Lion.]



[Illustration: Sophocle venant réclamer ses droits d'auteur à
l'Odéon.--Caricature par Cham.]



Amusements des Sciences.


SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE SOIXANTE-SIXIÈME NUMÉRO.

I. Toutes nos monnaies, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le
dire, ont des poids qui peuvent s'exprimer en multiples ou
sous-multiples exacts du gramme. La pièce de 5 francs, entre autres,
pèse 25 grammes (cinq fois le poids de la pièce de 1 franc); de sorte
que 20 pièces de 5 francs, ou 100 francs, pèsent 500 grammes.

Le moyen le plus simple pour compter une grande somme d'argent en pièces
de 5 francs consistera donc à la peser par parties.

Ainsi, supposons que les pesées se fassent par tas de 560 kilog; chaque
tas vaudra 100,000 francs. Un million de francs exigera dix pesées de ce
genre, c'est-à-dire au moins une heure, à six minutes pour chaque tas.

S'il s'agissait, non plus d'un million, mais d'un milliard, somme que
notre budget dépasse actuellement de beaucoup, il faudrait mille heures
pour le compter, d'après cette base. Or mille heures, à douze heures de
travail par jour, c'est quatre-vingt-trois jours quatre heures.

M. Souquet, auteur d'une excellente Métrologie française, à laquelle
nous empruntons ces détails, fait observer que le mode ordinaire de
comptage à la main par piles de 100 francs exigerait un temps beaucoup
plus long. Ainsi, à 240,100 francs par jour de douze heures, il faudrait
quatre mille cent soixante-six jours, ou onze ans et cinq mois.

--Le poids d'un milliard en argent étant de 5,000,000 de kilog.,
exigerait, pour être transporté sur mer, dix navires de 500 tonneaux
chacun. (Le tonneau est de 1,000 kilog.)

Pour déplacer ce poids sur une route ordinaire, en supposant que chaque
cheval pût traîner 1,500 kilog., dont un tiers seulement appartenant au
véhicule, il faudrait cinq mille chevaux.

Le volume occupé par cette masse d'argent fondue serait de 475 mètres
cubes; le rayon de la sphère qu'occuperait ce volume serait de 4 m. 85
environ.

Les deux cents millions de pièces de 5 francs, qui font un milliard,
étant mises bout à bout, à raison de vingt-sept par mètre, occuperaient
une longueur de 7,407 kilomètres, à peu près la sixième partie de la
circonférence de la terre.


II. Tout mouvement sur une ligne courbe donne lieu à un développement de
la force que l'on appelle centrifuge; force dont on a l'idée en faisant
mouvoir circulairement avec une grande vitesse un morceau de plomb
attaché à un fil dont on tient l'autre extrémité à la main. La tension
du fil augmente ou diminue avec la vitesse de rotation. Mais dans le cas
particulier où un corps tourne sur lui même autour d'un arc par rapport
auquel la figure de ce corps est symétriquement disposée, la pression
exercée par la force centrifuge sur l'axe devient nulle, et la propriété
caractéristique d'un axe de ce genre, c'est que le mouvement
continuerait indéfiniment à s'y opérer, sans la résistance des
frottements.

Or une toupie, un toton ont une figure symétrique autour de leur axe. Si
donc on a placé cet axe verticalement, et qu'on leur ait ensuite imprimé
un mouvement de rotation rapide, l'axe restera dans la position, sans
que le joujou tombe, tant que le frottement de la pointe et la
résistance de l'air n'auront pas anéanti l'impulsion primitive.

Si l'axe n'a pas été placé verticalement à l'origine du mouvement, mais
que le centre de gravité soit placé suffisamment bas, l'axe oscillera en
tournoyant lui-même autour de la verticale, et y arrivera bientôt.


III. La tendance d'un corps à s'éloigner de la verticale est d'autant
plus prononcée, que le centre de gravité de ce corps s'en éloigne
lui-même d'une quantité angulaire plus considérable. Or, supposons deux
bâtons d'un mètre, ayant leur centre de gravité, l'un à dix centimètres
de l'extrémité inférieure, l'autre à la même distance de l'extrémité
supérieure.--Il est clair que pour une déviation d'un centimètre de la
verticale, le premier point aura décrit un angle beaucoup plus grand que
le second, aura tourné d'une quantité angulaire plus considérable autour
de l'extrémité inférieure prise pour point d'appui.--Telle est la raison
du fait signalé.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Imaginer une voiture qui transporte les fardeaux avec une seule roue,
sans châssis de support, ni ressorts, ni trains séparés.

II. Pourquoi la lune et le soleil, à l'horizon, nous paraissent-ils plus
grands qu'au point le plus élevé de leur cours?



Correspondance.

_A M. A., à Paris._--Puisque vous dites vous-même que le début de votre
lettre est impertinent, nous n'y changerons rien. Va pour impertinent.
Nous ajouterons seulement qu'il ne suffit pas d'être un homme sensible;
un peu d'orthographe ne gâte rien. On écrit: _assez_ et non _assès_;
vous _avez_ et non vous _avès._

_A M. C., à Turin._--Nous avons reçu votre récit et le dessin de la
salle du concert. Le dessin est à la gravure. Continuez à nous tenir
informés de tout ce qui arrive d'intéressant dans votre pays; nous
profiterons de vos communications, et vous contribuerez à justifier
notre titre de _Journal universel._

_A M. P., à Venise._--Nous donnerons la place Saint-Marc, avec la scène
de la grande tombola par laquelle on a inauguré l'éclairage au gaz de
cette place. Mille remerciements.

_A M..., à Saint-Pétersbourg._--Nous faisons graver la statue et
imprimer votre lettre.

_A M. A. B., à Paris._--Nous recueillons des renseignements sur le
Maroc; vous serez satisfait.

_A M. F. G., à Lausanne._--Nous venons de recevoir d'un de vos
compatriotes une belle suite de dessins sur le tir fédéral. Nous ne
négligeons pas la Suisse, comme vous semblez nous le reprocher. Vous le
verrez encore bientôt à un autre signe: nous faisons graver avec soin
les plus beaux paysages de l'école de Genève.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Le gendarme emprisonnera maintenant le chasseur chassant ses lièvres en
temps prohibé.


[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0071, 4 Juillet 1844" ***

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