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Title: Le Démon de l'Absurde
Author: Vallette-Eymery, Marguerite
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Démon de l'Absurde" ***


D'Hooghe at http://www.freeliterature.org (Images generously
made available by the Hathi Trust.)



LE DÉMON DE L'ABSURDE

PAR

RACHILDE

(Marguerite Vallette-Eymery)


AVEC REPRODUCTION AUTOGRAPHIQUE DE 12 PAGES DU MANUSCRIT

PRÉFACE DE MARCEL SCHWOB

PORTRAIT DE L'AUTEUR PAR FRANÇOIS GUIGUET


PARIS

ÉDITION DU «MERCURE DE FRANCE»

15, RUE DE L'ÉCHAUDÉ-SAINT-GERMAIN


M DCCC XCIV



                                 Credibile est quia ineptum
                            est... certum est quia impossibile.
                                     TERTULLIANUS.
                                         _De carne Christi, 5._



_PRÉFACE_


«_Il y a à parier, dit Chamfort cité par Edgar Poe, que toute idée
publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu
au plus grand nombre._»

_Je ne voudrais pas définir autrement l'absurde. Entre l'avis d'un
homme seul et l'opinion de la multitude, on ne saurait hésiter. On
lit dans l'évangile de saint Luc[1] que les démons qui s'appelaient
«Légion» prièrent Jésus de leur permettre d'entrer dans le corps
des pourceaux errants sur la montagne. Jésus le leur permit, et les
pourceaux possédés se ruèrent au précipice. Ainsi le démon de l'absurde
est entré dans le corps de la légion; et la multitude se rue vers son
précipice en confectionnant ses lois et en obéissant à ses conventions:
car tels sont les commandements du sot démon._

_Ce n'est donc pas dans ce livre que vous trouverez le démon de
l'absurde; mais exerçant sa puissance de terreur, il erre tout autour,
comme le rôdeur de la nouvelle que vous allez lire rôde autour de
la maison. Gardez-vous de fuir dans la campagne noire: car le démon
rôdeur vous saisira. Mais laissez dans la cuisine de la maison la
chandelle qui continue à brûler, ressemblant à un cierge funéraire; et
asseyez-vous là, dans l'enclos. Ne sortez pas des pages de ce livre,
car vous serez harcelés par les pourceaux possédés de sottise, et au
dehors rôde le démon dans son royaume d'obscure absurdité._

_Il n'y a d'autre réalité que les choses inventées par une imagination
inimitable. Tout le reste est sottise ou erreur. «L'homme vraiment
fort est l'homme qui est seul.» Si Rachilde est seule à s'effrayer des
miroirs, à contempler dans la gloire du couchant le château hermétique
où jamais elle n'entrera, à éprouver les affres de la mort pour une
dent arrachée, c'est qu'elle voit plus loin que nous. Le maître de
l'absurde est entré dans nos corps, selon la permission de Jésus,
et notre vue s'est obscurcie. Si les contes de Rachilde paraissent
absurdes au démon nommé «Légion», nous serons certains qu'ils
contiennent une part d'inappréciable vérité._

_Toutes choses ont entre elles des rapports. Quand nous saisissons
leurs rapports de position, nous les classons suivant la cause et
l'effet. Quand nous les concevons selon leurs relations de ressemblance
et de grandeur, nous les classons suivant les idées logiques de notre
esprit. Ces notions étant communes à tous les philosophes, il y a
fort à parier qu'elles ne suffisent pas à la vérité. On peut imaginer
que les choses ont entre elles d'autres rapports que le rapport
scientifique et le rapport logique. Elles peuvent se rapporter l'une à
l'autre en tant qu'elles sont des signes. Car les signes n'ont quantité
ni qualité absolue. Et il est possible que les signes étant très
différents, les choses signifiées soient très voisines. De ces choses
signifiées les sens ni l'intelligence ne peuvent rien savoir. Mais
les chiens qui hurlent à la mort ne savent pas qu'elle viendra. Ainsi
Rachilde quand elle crie d'épouvante ressemble à Kassandra hurlant à la
mort devant le porche noir des Atrides. Kassandra ne sait pas ce qui
va la terrifier. Rachilde ignore le rapport tragique des choses qui la
hantent. Mais elle le pressent et une trépidation sacrée la saisit._

_Voyez la petite femme qui a perdu une dent. «Oh, elle a bien senti,
quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit
cœur froid qui s'échappait d'elle. Elle vient d'expirer tout entière
dans un minuscule détail de sa personne.»_

_Et les deux vieilles femmes que Rachilde a connues, et qui sont mortes
en disant: «Nous ne sommes pas «chez nous ici!» Ce n'est pas ici que
nous devrions mourir.»_

_Sauriez-vous déduire l'effet de la cause, formuler la majeure du
raisonnement qui donne cette conclusion? Pourtant il y a une liaison
profonde entre la dent perdue et la corruption totale; et les vieilles
moribondes pressentent plus que le langage ne pourrait exprimer. C'est
la même puissance obscure d'union qui amène la mort au bout de la
volupté, qui évoque l'obscénité des petites mains grasses, qui estompe
de tristesse le paysage de printemps avec ses branches d'amandier
en fleurs. Partout Kassandra frémit et pressent l'inexplicable. Car
il lui a été donné d'éprouver les rapports mystérieux des signes.
On a dit que les femmes ont des antennes au cœur. Rachilde a des
antennes au cerveau. Pour avoir deviné à vingt ans, en écrivant
la «Scie», l'irrémédiable médiocrité de la vie et son inutilité,
il faut une hyperesthésie intellectuelle que la seule sensibilité
féminine n'explique pas. Avec ces délicats filaments qui prolongent
son intelligence, elle flaire la mort à travers l'amour, l'obscène à
travers la santé, la terreur à travers le calme et le silence. Comme
une chatte aux écoutes, elle dresse l'oreille, et elle entend la petite
souris de mort qui ronge, ronge les murailles, les idées, la chair. Et
elle allonge voluptueusement la patte pour jouer avec la petite souris
mortelle._

                                                     MARCEL SCHWOB.


[1] F. Dostoïevsky: _Les Possédés_.


       *       *       *       *       *


[Illustration: Rachilde.]

A PIERRE GUILLARD


LES FUMÉES (transcription des pages manuscrites.)


Les fumées montent comme des folles vers la clarté du pays bleu;
elles partent en guerre, les fumées contre l'implacable azur.

Oh! les fumées furieuses, les fumées désespérés, les fumées
mauvaises, les fumées inutiles, les fumées malades, les fumées
humbles.

       *       *       *       *       *

Les longs mufles tendus des usines lancent des tourbillons
noirs striés d'étincelles rouges, crèpe lourd d'un deuil larmé
de sang, et les spirales effroyables montent, montent à l'assaut
du jeune éther, de l'éther divin, éternellement radieux. Elles
se ruent dans le vide, les fumées furieuses, s'étalent pour
salir, se replient pour souiller plus profondément, se condensent
pour engendrer les foudres. Elles déploient l'étendard
sombre des cités écrasées par le travail, elles hurlent, elles
se tordent, elles cherchent les étoiles pour les voler comme
les pauvres, farouches, volent les pièces d'or.... Et le soleil,
au matin, les dévore peu à peu, les dissout, les déchire de ses
rayons railleurs; elles deviennent brumes tristes; ce nuage léger
qui fuit l'aurore s'en va loin, n'importe où, pleurer sur des
montagnes inconnues toutes les misères dont il est plein....

        *       *       *       *       *

Les voilà sortant du champ de bataille, les fumées désespérées,
faites d'âcres senteurs de poudre, blanches, à reflets écarlates,
puis d'un violet sinistre, balançant leurs aigrettes chaudes aux
sommets des arbres tremblants. Les voilà, les rapides, les
coléreuses, elles montent, montent, portant des clameurs de
victoire ou de terreur. Quelquefois, elles sont toutes jaunes
en passant sous le soleil, elles ressemblent à de la chair étendue,
à un épais drapeau taillé dans une viande livide éclaboussée
d'éclats de bronze....

Et le soleil, le soir, prend les fumées désespérées, les fumées
rousses, pour s'en nimber à son couchant!...

       *       *       *       *       *

Elles se lèvent lentement des marécages malsains, les fumées
mauvaises et sournoises; à leur tour, par les temps du renouveau,
les crépuscules tièdes, elles montent en vapeurs suffocantes,
portant la fièvre de la terre, tous les miasmes pestilentiels,
se dégageant des pourritures secrètes ou des tas de fleurs
expirées. Elles sont douces, enveloppantes, comme la fantaisie
d'une femme.

Elles se réunissent mollement, elles partent pour aller étouffer
dans une étreinte caressante l'azur qui rit, le soleil qui se
moque.... Et le soleil les arrète à mi-chemin, les pulvérise
pour les jeter, au printemps, en poignées de pollen sur les
grandes prairies vierges....

       *       *       *       *       *

Elles montent les fumées inutiles; toutes, aussi, elles montent,
courageuses, indépendantes, les unes ballottées sur le caprice
des vents du Nord, les autres frèles, ténue mais féroces comme
des blasphêmes d'enfant. Il y a les soupirs d'agonie durant
les nuits d'hiver. Deci, delà, un flocon blanc pur: l'haleine
d'un poète qui se réchauffe en soufflant dans ses doigts transis.
Un flocon bleuâtre: la fumée du cigare que savoure l'athée. Un
flocon pourpre: l'asphyxie de la fille abandonnée, buée fusant
meurtrière par la vitre cassée trop tard!... Oh! les fumées
inutiles!... Surtout, par-dessus tout, les inutiles fumées d'encens!
Elles montent, elles montent.... Et le soleil hautain fait suinter
sur les cités maudites les pleurs des révoltés, les sanglots des
prières, les larmes d'amour, en un brouillard froid....

       *       *       *       *       *

Comme une nuée diaphane, elles montent par les larges cheminées
des hospices, les pâles fumées malades, et les quintes de toux
des poitrinaires, les tisanes bouillantes, les respirations
courtes des opérés, montent, montent péniblement, se traînant,
narrantes, témoignant des tortures inouies qu'endurent les
malheureux punis d'avoir voulu vivre.

Oh! les fumées désolées!... Et, indifférent, le soleil en
arrose, l'automne, l'asphalte de nos boulevards: c'est la
pluie lugubre de novembre, qui abat les feuilles, une pluie
valétudinaire....

        *       *       *       *       *

Elles ne sont point montées jusqu'au jeune éther, les humbles
fumées!... Elles sont retombées sur les roses fraiches en
rosée les exhalaisons des roses flétries. Et les derniers
petits souffles des vieux petits oiseaux ont semé, sur les
mousses, des gouttelettes amères que le soleil a bues sans
les voir!

       *       *       *       *       *

... Les fumées remontent comme des folles vers la clarté
du pays bleu; elles repartent en guerre, les fumées, en
guerre contre un implacable azur!...

                                               Rachilde.



A JULES RENARD


_L'ARAIGNÉE DE CRISTAL_


      Un grand salon dont une des trois fenêtres ouvre sur
      une terrasse remplie de chèvrefeuille. Nuit d'été très
      claire. La lune illumine toute la partie où se trouvent
      les personnages. Le fond reste sombre. On entrevoit des
      meubles de formes lourdes et anciennes. Au centre de cette
      demi-obscurité, une haute glace psyché de style empire,
      maintenue de chaque côté par de longs cols de cygnes à
      becs de cuivre. Un vague reflet de lumière sur la glace,
      mais, vu de la terrasse éclairée, ce reflet ne semble pas
      venir de la lune, il paraît sortir de la psyché même comme
      une lumière qui lui serait propre.

      LA MÈRE: 45 ans, des yeux vifs, une bouche tendre; c'est
      une figure jeune sous des cheveux gris. Elle porte une
      élégante robe d'intérieur noire et une mantille de
      dentelles blanches. Voix sensuelle.

      L'ÉPOUVANTÉ: 20 ans. Il est maigre, comme flottant dans
      son négligé de coutil blanc pur. Sa face est terreuse,
      ses yeux sont fixes. Ses cheveux noirs plats luisent sur
      son front. Il a les traits réguliers rappelant la beauté
      de sa mère, à peu près comme un homme mort peut ressembler
      à son portrait. Voix sourde et lente.

      Les deux personnages sont assis devant la porte ouverte.


LA MÈRE: Voyons, petit fils, à quoi penses-tu?

L'ÉPOUVANTÉ: Mais... à rien, mère.

LA MÈRE (_s'allongeant dans son fauteuil_): Quel parfum, ce
chèvrefeuille! Sens-tu? Ça vous grise. On dirait une de ces fines
liqueurs de dame... (_Elle fait claquer sa langue_).

L'ÉPOUVANTÉ: Une liqueur, ce chèvrefeuille? Ah?... oui, mère.

LA MÈRE: Tu n'as pas froid, j'espère, de ce temps-là? Et tu n'as pas la
migraine?

L'ÉPOUVANTÉ: Non, merci, mère.

LA MÈRE: Merci quoi? (_Elle se penche et le regarde attentivement._)
Mon pauvre petit Sylvius! Avoue-le donc, ce n'est pas gai de tenir
compagnie à une vieille femme. (_Humant la brise._) Quelle douce nuit!
C'est inutile de demander les lampes, n'est-ce pas? J'ai dit à François
d'aller se promener, et je parie qu'il court le guilledou avec les
bonnes. Nous resterons ici jusqu'au moment où la lune tournera...
(_Moment de silence. Elle reprend gravement._) Sylvius, tu as beau t'en
défendre, tu as un chagrin d'amour. Plus tu vas, plus tu maigris...

L'ÉPOUVANTÉ: Je vous ai déjà déclaré, mère, que je n'aimais personne
que vous.

LA MÈRE (_attendrie_): Cette bêtise! Voyons, si c'est une fille de
princesse, nous pourrions nous l'offrir tout de même. Et si c'est une
maritorne, pourvu que tu ne l'épouses pas...

L'ÉPOUVANTÉ: Mère, vos taquineries m'enfoncent des aiguilles dans le
tympan.

LA MÈRE: Et si c'est la dette, la grosse dette, hein? Tu sais que je
puis la payer.

L'ÉPOUVANTÉ: Encore la dette! Mais j'ai plus d'argent que je ne peux en
dépenser.

LA MÈRE (_baissant le ton et rapprochant son fauteuil_): Alors... tu
ne vas pas te fâcher, Sylvius? Dame! Vous autres hommes, vous avez des
secrets plus honteux que des mauvaises passions et des dettes... J'ai
résolu de me mêler de tout... tu m'entends? Si celui qui est ma propre
chair était malade... eh bien (_finement_), nous nous soignerions...

L'ÉPOUVANTÉ (_avec un geste de dégoût_): Vous êtes folle, ma mère.

LA MÈRE (_avec emportement_): Oui, je commence en effet à croire que je
perds la tête rien qu'à te regarder! (_Elle se lève._) Est-ce que tu ne
t'aperçois pas que tu me fais peur?

L'ÉPOUVANTÉ (_tressaillant_): Peur!

LA MÈRE (_revenant et se penchant sur lui, câline_): Je n'ai pas voulu
te peiner, mon Sylvius! (_Un temps, puis elle se relève, et parle avec
véhémence_) Oh! quelle est la gueuse qui m'a pris mon Sylvius? Car il
y a une gueuse, c'est certain...

L'ÉPOUVANTÉ (_haussant les épaules_): Mettons en plusieurs, si cela
vous convient, ma mère.

LA MÈRE (_demeurant debout et semblant se parler à elle-même_): Ou bien
un vice effroyable, un de ces vices dont nous ne nous doutons même pas,
nous, les femmes honnêtes. (_Elle s'adresse à lui._) Depuis que tu es
ainsi, je lis des romans pour essayer de te deviner, et je n'ai rien
découvert encore que je ne sache déjà.

L'ÉPOUVANTÉ: Oh! je m'en doute.

LA MÈRE: C'est décidé! Demain, nous inviterons des femmes, des jeunes
filles. Tu reverras Sylvia, ta cousine. Tu la suivais jadis comme un
toutou, et elle est devenue charmante; un brin coquette, par exemple,
mais si curieuse avec ses imitations de toutes les cantatrices en
vogue!... Oh! mon chéri, la femme, ce doit être la seule préoccupation
de l'homme. Puis l'amour vous fait beau! (_Elle lui caresse le
menton._) Tu pourras redemander la glace de ton cabinet de toilette!...

L'ÉPOUVANTÉ (_se dressant avec un geste d'effroi_): La glace de mon
cabinet de toilette!... Mon Dieu! des femmes, des jeunes filles, des
créatures qui ont toutes au fond des yeux des reflets de miroirs... Ma
mère! Vous voulez me tuer...

LA MÈRE (_étonnée_): Quoi! Encore des idées à propos des miroirs! C'est
donc sérieux, cette manie? Ma parole, il a fini par s'imaginer qu'il
était laid. (_Elle rit._)

L'ÉPOUVANTÉ (_jetant un regard furtif derrière lui, du côté de la
psyché que la lune éclaire lointainement_): Maman, je vous en prie,
abandonnons cette discussion. Non, mon physique n'est pas en jeu... Il
y a des causes morales... Mon Dieu! Vous voyez bien que j'étouffe!...
Est-ce que vous comprendriez!... Oh! depuis huit jours, c'est une
persécution incessante! Vous m'accablez! Non, je ne suis pas
souffrant!... J'ai besoin de solitude, voilà tout. Invitez tous les
miroirs qu'il vous plaira, et accrochez au mur toutes les femmes de la
terre, mais ne me chatouillez pas pour me faire rire... Ah! c'est trop,
c'est trop!... (_Il retombe sur son fauteuil._)

LA MÈRE (_l'entourant de ses bras_): Tu étouffes, Sylvius, à qui le
dis-tu? Moi, je meurs de chagrin de te voir cette mine taciturne. Un
bon mouvement, je suis capable de te comprendre, va... puisque je
t'adore!... (_Elle l'embrasse._)

L'ÉPOUVANTÉ (_avec explosion_): Eh bien! oui, là, j'ai peur des
miroirs, faites-moi enfermer si vous voulez!

(_Moment de silence._)

LA MÈRE (_avec douceur_): Nous enfermerons les miroirs, Sylvius.

L'ÉPOUVANTÉ (_lui tendant les mains_): Pardonnez-moi, mère, je suis
brutal. Sans doute, j'aurais dû parler plus tôt, mais c'est un supplice
que de songer qu'on va se moquer de vous. Et cela ne peut guère se
dire en deux mots... (_Il passe les mains sur son front_) Mère, que
voyez-vous quand vous vous regardez? (_Il respire avec effort._)

LA MÈRE: Je me vois, mon Sylvius (_Elle se rassied tristement et hoche
la tête_), je vois une vieille femme! Hélas!...

L'ÉPOUVANTÉ (_lui jetant un regard de commisération_): Ah! Vous n'avez
jamais vu _là-dedans_ que vous-même? Je vous plains! (_S'animant_)
Et moi, il me semble que l'inventeur du premier miroir dut devenir
fou d'épouvante en présence de son œuvre! Donc, pour vous, femme
intelligente, il n'y a dans un miroir que des choses simples? Dans
cette atmosphère d'inconnu, vous n'avez pas vu se lever soudainement
l'armée des fantômes? Sur le seuil de ces portes du rêve, vous n'avez
pas démêlé le sortilège de l'infini qui vous guettait? Mais c'est
tellement effrayant, un miroir, que je suis ahuri, chaque matin, de
vous savoir vivantes, vous, les femmes et les jeunes filles qui vous
mirez sans cesse!... Mère, écoutez-moi, c'est toute une histoire, et
il faut remonter loin pour découvrir la cause de ma haine contre les
glaces, car je suis un prédestiné, j'ai été _averti_ dès mon enfance...
J'avais dix ans, j'étais là-bas, dans le pavillon de notre parc, tout
seul, et, en présence d'un grand grand miroir qui n'y est plus depuis
longtemps, je feuilletais mes cahiers d'écolier, j'avais un pensum à
écrire. La chambre close, aux rideaux tirés, me faisait l'effet d'une
demeure de pauvres; elle se meublait de chaises de jardin toutes
rongées d'humidité, d'une table couverte d'un tapis sale et troué. Le
plafond suintait, on entendait la pluie qui claquait sur un toit de
zinc à moitié démoli. La seule idée de luxe était éveillée par cette
grande glace, oh! si grande, haute comme une personne! Machinalement,
je me regardais. Sous la limpidité de son verre, elle avait des taches
lugubres. On eût dit, s'arrondissant à fleur d'une eau immobile, des
nénuphars, et plus loin, dans un recul de ténèbres, se dressaient des
formes indécises qui ressemblaient à des spectres se mouvant à travers
le ruissellement de leur chevelure vaseuse. Je me rappelle que j'eus,
en me mirant, la sensation bizarre d'entrer jusqu'au cou dans cette
glace comme dans un lac limoneux. On m'avait enfermé à clé, j'étais
en pénitence, et il me fallait ainsi, bon gré mal gré, rester dans
cette eau morte. A force de fixer mes yeux sur les yeux de mon image,
je distinguai un point brillant au milieu de ces brumes, et en même
temps je perçus un léger bruit d'insecte venant de l'endroit où je
voyais le point. Très insensiblement ce point s'irradia en étoile. Il
pétillait comme une fulguration vivante au sein de cette atmosphère de
sommeil, il bruissait pareil à une mouche contre une vitre. Mère! je
voyais et j'entendais cela! Je ne rêvais pas le moins du monde. Pas
d'explication possible pour un gamin de dix ans, pas plus que pour un
homme, je vous assure! Je savais qu'au pavillon attenait un hangar où
l'on serrait les outils de jardinage; mais il n'était pas habité. Je
me disais que, probablement, quelque araignée d'une espèce inconnue
allait me sauter à la face, et, stupide, je demeurais là, les bras
figés le long du corps. L'araignée blanche avançait toujours, elle
devenait un jeune crabe à carapace d'argent, sa tête se constellait
d'arêtes éblouissantes, toujours ses pattes s'allongeaient sur ma
tête réfléchie, elle envahissait mon front, me fendait les tempes, me
dévorait les prunelles, effaçait peu à peu mon image, me décapitait.
Un moment je me vis debout, les bras tordus d'horreur, portant sur mes
épaules une bête monstrueuse qui avait l'aspect sinistre d'une pieuvre!
Je voulais crier; seulement, comme il arrive dans tous les cauchemars,
je ne le pouvais pas. Je me sentais désormais à la merci de l'araignée
de cristal, qui me suçait la cervelle! Et elle continuait à bruire,
d'un bourdonnement de bête qui a l'idée d'en finir une bonne fois
avec un ennemi... Tout à coup, la grande glace éclata sous la pression
formidable des tentacules du monstre, et toute cette fiction s'écroula
en miettes étincelantes dont l'une me blessa légèrement à la main.
Je poussai des cris déchirants et je m'évanouis.... Quand je fus en
état de comprendre, notre jardinier, qui avait pénétré dans ma prison
pour me rassurer, me montra le vilebrequin dont il se servait, _de
l'autre côté de la muraille_, à seule fin de planter un énorme clou! Le
mur percé, il avait également percé la glace, ne se doutant de rien,
poursuivant son travail qu'accompagnait le grincement de l'outil. Ma
blessure n'était pas grave... Le brave homme craignait des scènes...
et je promis de me taire... A partir de ce jour, les miroirs m'ont
singulièrement préoccupé, malgré l'aversion nerveuse que j'éprouvais
pour eux. Ma courte existence est toute moirée de leurs sataniques
reflets. Et après le premier heurt physique, j'ai reçu bien d'autres
chocs spirituels... Ici, c'est le souvenir grotesque de la tête que
j'avais sous les lauriers du collège. Là, c'est la transparente
photographie de mes péchés de libertin... Il y a un mystère dans cette
poursuite du miroir, dans cette chasse à l'homme coupable dirigée
contre moi seul!--(_Il rêve un moment, puis reprend, s'animant de plus
en plus._) Contre moi seul?... Mais non! Croyez-le, mère, ceux qui
voient _bien_ sont aussi épouvantés que moi. En somme, sait-on pourquoi
ce morceau de verre qu'on étame prend subitement des profondeurs de
gouffre... et double le monde? Le miroir, c'est le problème de la vie
perpétuellement opposé à l'homme! Sait-on au juste ce que Narcisse a vu
dans la fontaine et de quoi il est mort?...

LA MÈRE (_frissonnant_): Oh! Sylvius! Tu m'effrayes, maintenant. Ce ne
sont donc pas des contes à dormir debout que tu me fais? Est-ce que...
sincèrement, tu penses à ces choses?

L'ÉPOUVANTÉ: Mère, oseriez-vous, à cette heure, vous aller regarder
dans une glace?

LA MÈRE (_se retournant vers le fond du salon et très troublée_): Non!
Non! Je n'oserais pas... Si nous allumions une lampe...

L'ÉPOUVANTÉ (_la forçant à se rasseoir et ricanant_): Là... je savais
bien que, vous aussi, vous auriez peur! Tout à l'heure, vous y
verrez très clair! Pourquoi vous obstinez-vous, femme, à peupler nos
appartements de ces cyniques erreurs qui font que je ne puis jamais,
_jamais_ être seul? Pourquoi me lancez-vous à la tête cet homme-espion
qui a l'habileté de pleurer mes larmes? J'ai vu, un soir que je vous
mettais une pelisse de fourrure sur les épaules en sortant d'un bal,
j'ai vu dans un miroir sourire voluptueusement une dame qui vous
ressemblait, ma mère!... Un matin que j'attendais ma cousine Sylvia, me
morfondant derrière sa porte, un bouquet d'orchidées à la main, j'ai vu
cette porte s'entrebâiller sur une glace immense où se reflétait une
belle fille nue à la pose provocante!... Les glaces, ma mère, sont des
abîmes où sombrent à la fois et la vertu des femmes et la tranquillité
des hommes.

LA MÈRE: Tais-toi! je ne veux plus t'écouter.

L'ÉPOUVANTÉ (_lui saisissant le bras et se levant_): Mère, avez-vous
rencontré les glaces raccrocheuses qui vous happent au passage dans les
rues des grandes villes? Celles qui vous tombent dessus brusquement
comme des douches? Les glaces des devantures entourées de cadres
odieusement faux, comme le sont de fards et de stras les créatures
à vendre? Les avez-vous vues vous offrir leurs flancs rayonnants
où tous les passants se sont successivement couchés? Les infernaux
miroirs! Mais ils nous harcèlent de tous les côtés! Ils surgissent
des océans, des fleuves, des ruisseaux! En buvant dans mon verre, je
constate mes hideurs. Le voisin qui croit n'avoir qu'un ulcère en a
toujours deux!... Les miroirs, c'est la délation personnifiée, et ils
transforment un simple désagrément en un désespoir infini. Ils sont
dans la goutte de rosée pour faire d'un cœur de fleur un cœur gonflé de
sanglots. Tour à tour pleins de menteuses promesses de joie ou remplis
de secrets honteux (et stériles comme des prostituées), ils ne gardent
ni une empreinte, ni une couleur. Si devant le miroir que je contemple,
_elle_ a glissé aux bras d'un _autre_, c'est toujours moi que je vois à
la place de _l'autre_! (_Furieux._) Ils sont les tortureurs scandaleux
qui demeurent impassibles, et cependant, doués de la puissance de
Satan, s'ils voyaient Dieu, ma mère, ils seraient semblables à lui!...

LA MÈRE (_d'un ton suppliant_): Sylvius! la lune est à l'angle du mur.
Va chercher une lampe, je veux y voir...

L'ÉPOUVANTÉ (_d'une voix redevenue sourde_): Oh! je vous dis ces
choses parce que vous m'y forcez! Je n'ai vraiment aucune qualité
pour devenir le révélateur funeste, mais il est bon que les femmes
aveugles apprécient, par hasard, l'épouvantable situation qu'elles
font aux hommes qui voient, même dans les ténèbres. Vous installez
somptueusement chez nous ces geôliers impitoyables, il nous faut
les supporter pour l'amour de vous. Et en échange de notre patience
ils nous soufflètent de notre image, de nos vilenies, de nos gestes
absurdes. Ah! qu'ils soient maudits au moins une fois, vos doubles!
Qu'ils soient maudits, nos rivaux! Il y a entre eux et vous un pacte
diabolique. (_D'un accent désolé._) As-tu remarqué, par quelque matin
d'hiver neigeux, ces oiseaux tournoyants au-dessus du piège qui
scintille et leur fait croire à un miraculeux monceau d'avoine d'argent
ou de blé d'or? Les as-tu vus, comme ils tombent, tombent, un à un, du
haut des cieux, les ailes meurtries, le bec sanglant, les yeux pourtant
encore éblouis par les splendeurs de leur chimère! Il y a le miroir aux
alouettes et il y a le miroir aux hommes, celui qui est à l'affût au
détour dangereux de leur existence obscure, celui qui les verra mourir
le front collé au cristal glacé de son énigme.....

LA MÈRE (_se cramponnant à lui_): Non! Assez! je souffre trop! Ta voix
me tue! L'angoisse me serre la gorge. Tu n'as donc pas pitié de ta
mère, Sylvius? J'ai voulu savoir, j'ai eu tort. Pardon! Va chercher les
lampes, je t'en supplie! (_Elle se met à genoux, joint les mains._) Je
suis comme paralysée...

L'ÉPOUVANTÉ (_chancelant_): Je crains, moi, le miroir caché dans
l'ombre, votre grande psyché, ma mère...

LA MÈRE (_exaspérée_): Lâche! Est-ce que je n'ai pas encore plus peur
que toi! M'obéiras-tu, à la fin!

L'ÉPOUVANTÉ (_se redressant, hors de lui_): Eh bien, soit! je vais vous
chercher la lumière!

(_Il s'élance avec rage dans la direction de la psyché, derrière
laquelle se trouve la porte du salon. Un instant, il court au milieu
d'une nuit profonde... Tout à coup, la bousculade terrible d'un meuble
énorme, le bruit sonore d'un cristal qui se brise et le hurlement
lamentable d'un homme égorgé..._)



A MARCEL SCHWOB.


_LE CHATEAU HERMÉTIQUE_


J'ai connu deux vieilles femmes qui sont mortes en disant: «Nous ne
sommes pas _chez nous ici!_ Ce n'est pas _ici_ que nous devrions
mourir.» L'une était une paysanne du Limousin, fort pauvre, un peu
folle, dont la principale monomanie consistait en un éternel besoin de
locomotion. Elle rêvait d'un endroit où elle aurait été _mieux_, où
elle aurait dû vivre _toujours_, et comme elle ne connaissait pas cet
endroit, que, du reste, elle ignorait même s'il existait autre part
que sous son crâne, elle répétait jaculatoirement: «Ah! ils sont bien
malheureux, ceux qui n'ont pas de pays!...» Elle expira en faisant un
geste d'entêtée, signifiant: «_Là-bas!_»

L'autre, une comtesse de Beaumont-Landry, avait toute sa raison, mais
elle songeait des journées entières à la _maison de ses rêves_, et
cette maison ne représentait pas, pour elle, une phrase sentimentale
de son jeune temps: c'était _réellement, sincèrement_, une demeure
bâtie quelque part, peut-être dans la Suède ou dans l'Irlande, dans une
contrée _couleur de dentelle grise_, disait-elle, et _où les colombes
doivent être en deuil._ Elle ne définissait rien, ne souhaitait rien.
Ni tableaux, ni gravures, ne lui donnaient d'indications plus précises,
mais elle savait que cette maison était _là-bas_, et que sa place, à
elle, une choyée mondaine, était marquée dans ce modeste endroit de
repos. Quand elle entra en agonie, elle prit les mains de sa fille, lui
murmura d'une voix très inquiète: «Je ne suis pas _ici_ chez moi! Non,
ce n'est pas _ici_ que je devrais être».

S'il y a _l'âme sœur_ que l'on cherche à travers toutes les déceptions
et tous les crimes d'amour, n'y aurait-il pas aussi le _pays frère_,
sans lequel on ne vit pas heureux, on ne peut obtenir une fin paisible?

Combien de touristes mélancoliques ont dit avec des regrets plein les
yeux: «J'ai vu en passant le lieu que je voudrais habiter, et je ne me
rappelle déjà plus dans quel coin de la terre il se trouve! Je ne sais
plus le nom du village... je ne vois plus la nuance du ciel....»

Combien d'explorateurs fameux se sont sentis soudainement attirés, par
delà les mers et les déserts, vers un site mystérieux, une patrie faite
pour eux seuls, dont ils possèdent en eux une image si effacée qu'elle
leur paraît être le souvenir d'une ancienne estampe admirée trop
longuement durant leur enfance!

Et il y a les lieux maudits où l'on va parce qu'il faut qu'on y
aille, où l'on rencontre la blessure qui vous est destinée depuis des
siècles. Il y a la forêt qui vous hante, de loin, et où l'on se pend à
l'arbre qu'on croit avoir déjà vu ailleurs, un arbre qui vous tendait
ses branches derrière toutes les fenêtres crépusculaires. Il y a le
lac perdu au fond du petit val sauvage, la mare verdâtre hérissée de
broussailles noires, où l'on se jette avec la presque joie d'avoir
enfin trouvé sa tombe _à soi_, et non pas la tombe pareille à celle
du voisin. De toute éternité la place de nos pieds est probablement
désignée, mais nous ne venons pas au jour selon notre gré: nos parents
s'agitent, s'éloignent, vont, viennent inutilement, cherchent eux-mêmes
leur définitive résidence, si bien qu'il faut des hasards multiples
pour nous renseigner, nous fournir l'intuition solennelle et nous
enlever, comme sur des ailes, jusqu'au pays qui garde, en un champ de
blé ou en une rue déserte, les racines mystiques de notre personne.

Souvent, aussi, extasiés devant ce pays, nous le voyons tout à coup
reculer, se fondre, s'évanouir. Il nous fuit, nous abandonne, et pour
une raison qui ne nous sera jamais donnée, car, sans doute, _elle est
trop effrayante_, nous devinons que nous ne l'atteindrons pas, que
cette terre promise nous sera éternellement dérobée.

Et voici ce que je veux raconter _bien sincèrement_, au sujet d'un de
ces pays de chimères, que j'ai _bien réellement_ trouvé sur ma route:


C'était en Franche-Comté, en visitant par une belle journée de soleil
une grande propriété triste située vers le village de Roquemont, dans
le petit hameau de Suse. Nous avions gravi le sommet d'une colline
qu'on dénommait aux environs la _Dent de l'Ours_, à cause de sa bizarre
échancrure, et nous demeurions tous les trois étendus sur une herbe
rousse qui sentait la chevelure brûlée. La mère, madame Téard, le
fils, Albert Téard, et moi, nous avions très chaud; nous ne causions
plus, ayant épuisé toutes les banales histoires parisiennes. A cette
hauteur, sur ce plateau que balayaient les brises sèches, la source des
conversations vulgaires s'était tarie subitement en nous, et nous ne
désirions plus qu'étouffer les échos des villes toujours si détonnants
dans le religieux silence d'une montée de calvaire. Mes amis avaient
d'abord tenu, gracieusement, à me faire juger la maison, le jardin,
le vignoble; de différents côtés, ils m'indiquaient les célébrités
du pays: l'endroit où l'année dernière Albert Téard avait tué un
lièvre énorme, le carrefour où se voyaient encore les vestiges des
Prussiens, le sentier par où descendaient du bois, certains hivers, les
loups voleurs; puis, peu à peu, saisis d'un respect pour la grandeur
enveloppante du panorama, nous nous étions tus sans nous consulter, et
nous regardions presque sans voir.

A l'horizon, pas trop loin pourtant, se dressait une énorme roche sur
une autre colline, sœur de celle qui nous portait, et l'on apercevait
très distinctement les ruines d'un château féodal faisant corps avec
la roche sombre. Cela formait un arrière-plan de drame au tableau
relativement gai que représentaient le village de Suse, tassé contre un
clocher naïf arrondi en goupillon, et le vignoble, où s'éparpillaient
des paysans en blouse et des femmes en jupes claires. Cela dominait
d'un air malfaisant, impérieux, et il n'était pas possible de ne pas
déclarer tout de suite que là se trouvait le seul endroit _curieux_, le
point d'histoire ou le point de légende. Mais on n'en avait pas parlé
encore. Albert Téard, d'un ton dolent, murmura:

«... Il y a aussi des cavernes pleines d'ossements fossiles, de silex
taillé; nous vous y mènerons; ensuite, vous aurez tout vu.»

«Comment, tout vu? dis-je, me redressant sur un coude; et les ruines,
là-bas?»

«Hein? Quelles ruines?» demanda madame Téard étonnée.

J'avais les yeux fixes. J'étendis le bras, et Albert Téard se mit à
rire.

«Ça, des ruines! Peut-être que si, et plus sûr que non! De chez nous,
par un jour de pluie, on dirait tout simplement une roche à pic, mais,
par le soleil, avec des jeux de lumière tombant des nuages, on croit
quelquefois qu'il s'agit d'un vieux château sans porte. Oh! ne vous y
fiez pas!...»

«Vous plaisantez?»

Je regardais, fasciné, à m'en faire mal au cerveau.

«Non, c'est la roche qui plaisante, reprit Albert Téard. Il n'y a
aucune description de ces ruines dans les annales franc-comtoises, et
nos paysans, qui n'ont pas le temps de s'amuser, prétendent ne les
avoir jamais distinguées, ni au soleil, ni à la pluie. Pour moi, je ne
les aperçois plus que vaguement... _parce que je sais depuis longtemps
à quoi m'en tenir._»

«Moi, fit doucement madame Téard, une exquise vieille femme
raisonnable, j'ai souvent essayé de me figurer le château, et je n'ai
pas pu découvrir la moindre tourelle!...»

J'étais abasourdi. D'instant en instant le mirage s'accentuait,
devenait formidable; je voyais des croisillons, des ogives, des
créneaux, et tous ces détails bleuâtres se fonçaient comme sous les
coups d'un pinceau fantastique.

«Enfin, murmurai-je, on peut bien visiter cette roche?»

La mère de Téard souriait en inclinant son bon visage sur l'épaule
gauche.

«Vous voulez donc risquer le saut du mauvais garnement?»

«Qu'est-ce que le mauvais garnement? Une légende?»

«Non, une aventure très naturelle. C'est un conscrit qui avait parié
de dénicher des œufs de buse, là-haut, avant d'aller au régiment,
et, comme il était gris le matin où il tenta son ascension, il a
dégringolé de votre fameux château jusqu'à sa chaumière. S'il n'a pas
trouvé des œufs de buse, il a toujours trouvé de la salle de police en
arrivant chez son capitaine, car il a fallu le soigner et il a manqué
le premier appel, ce nigaud.»

Je restai en contemplation devant le château magique. Une brume
entourait cette colline revêtue de grands genévriers et de taillis de
hêtres. On y rêvait la fraîcheur d'une eau cachée dans les profondeurs
_des donjons_, et la roche, à distance, paraissait luire comme une
peau de reptile. A un pied du premier corps de bâtiment, une sorte
de renflement taillé en chemin de ronde faisait exactement l'effet
d'un travail humain, et il semblait tellement facile de se promener
là-dessus que je ne comprenais pas le dédain de mes amis.

«Nous irons! c'est entendu», décida Téard avec une grimace narquoise.

Nous y allâmes le lendemain. Madame Téard nous suivait, portant un
panier copieusement garni, parce que, disait-elle, _c'était toujours
plus loin qu'on ne le pensait._

Au bout d'une heure de marche dans les blés et dans les vignes, nous
arrivions sur la pente caillouteuse d'une colline creusée à son
centre, endeuillant d'une ombre épaisse et froide un hameau de cinq
ou six pauvres masures. De ci, de là, des gens taciturnes. Les hommes
arrangeaient des tonneaux sans crier ni jurer. Les femmes, berçant des
nourrissons, ne chantaient pas. Peut-être avais-je, moi tout seul,
cette spéciale vision d'un village endormi, puisque mes compagnons ne
remarquèrent vraiment rien d'anormal en traversant ce coin de pays
d'ombre. Cependant, madame Téard, ayant voulu acheter un peu de lait,
s'aperçut qu'on ne lui répondait même pas, et elle me dit d'une voix
ennuyée:

«Ils sont comme ça, ici!»

La vieille dame s'installa au bord d'un lavoir primitif où gargouillait
une fontaine par des conduits de bois; elle nous souhaita une
heureuse escalade et se mit à plonger des bouteilles dans l'eau pour
le coup du retour. J'avais beau me dire qu'il s'agissait maintenant
d'une excursion agréable, non d'une conquête, j'étais tout désespéré
d'avance. Je ne distinguais plus la roche féodale derrière les rochers
ordinaires, qui me la masquaient, le silence du hameau me poignait,
j'étais nerveux. Ce mirage romantique de la veille se transformait
en un guet-apens ridicule, et je vibrais comme déjà victime d'une
redoutable injustice. Téard, philosophiquement, me fit observer que nos
guêtres étaient solides, me pria de m'armer de patience à cause des
ronciers inextricables qu'il nous faudrait franchir:

«Vous l'aurez voulu!» appuya-t-il.

Se diriger en droite ligne vers le _château_ me paraissait un assaut
enfantin; mais, de minute en minute, cela devint tout un plan de
bataille sérieuse. On déviait, malgré soi. On reculait devant les
fossés remplis de fange, d'épines, de pierrailles aiguës. On était
bien obligé de tourner les difficultés s'enchevêtrant les unes dans
les autres, et on finissait par tourner le dos à son but. Des rideaux
d'églantiers et de ronces, des broussailles hautes à vous asseoir par
terre, nous dissimulaient de plus les ruines, et quand une éclaircie,
sous les branches, nous laissait les apercevoir, l'œil se heurtait à
un mur énorme, un mur tout uni. Les donjons, les créneaux, le chemin
de ronde, s'étaient engloutis absolument dans cette muraille suintante
d'humidité, et il ne demeurait debout qu'une façade muette, aveugle,
la menaçante façade par excellence, la façade hermétique... Nous nous
assîmes, à mi-côte, tout essoufflés, sur un tronc d'arbre.

«Hein? me dit Téard, s'épongeant le front, c'est agaçant!...»

«Il faut couper au plus court, je veux toucher cette roche de mes deux
mains.»

Nous voilà repartis, le nez levé, les yeux inquiets. Téard était
repris d'une fièvre, et il m'avoua qu'on ne savait pas bien le fin mot
de cette satanée roche. Jadis, on aurait bien pu creuser des carrières
dans la colline, peut-être avait-on essayé de bâtir quelque chose
dans le roc même, et, sans doute, y avait-on renoncé en présence de
la dureté du granit. Seulement, s'il y avait _quelque chose_, comment
était-on parvenu au sommet de l'édifice? comment avait-on franchi ce
début de muraille, si lisse qu'elle en luisait?...

«Avec des échelles?»

«Allons donc! C'est l'aventure du conscrit! Ce garçon avait traîné
des cordes à nœuds et des crampons. Il a dressé des échelles, tantôt
à l'est, tantôt à l'ouest; on le voyait d'en bas se démener comme un
diable, et il n'était pas plus ivre que moi. N'empêche que ça s'est
terminé par une dégringolade folle. Un plongeon dans la fontaine, tête
la première!... Non!... Faudrait un ballon!...»

Lorsque nous fûmes sur les assises du _château_, les narines humant
l'âcre parfum de la mousse verte qui les veloutait, nous étions
beaucoup moins avancés qu'à mi-côte; nous ne saisissions plus rien de
l'ensemble, et les détails égaraient notre imagination au milieu des
conjectures les plus stupides.

«Tournons!» m'écriai-je.

L'un vira vers l'ouest, l'autre vers l'est. Nous devions nous
réunir sous ce que j'appelais le chemin de ronde. Pour marcher, je
me suspendais aux arbustes, aux touffes d'herbe, le terrain était
extrêmement glissant, des pierres s'éboulaient entre mes jambes,
allaient rouler jusqu'à la fontaine où rafraîchissait le vin de la
collation: on les entendait bondir de fossés en fossés, frapper des
rocs et choir ensuite dans le feuillage comme des oiseaux morts. La
terre s'effondrait sous mes pas, bizarrement friable, ruisselait
en ruisseaux lourds, pleins d'une quantité de paillettes brunes et
brillantes ressemblant peut-être aux écailles d'un gigantesque poisson
antédiluvien. Les verdures grasses vous laissaient à la main une
sève gluante, et on respirait, tout près de la mousse, une odeur de
pourri. Quand je relevais la tête, je retrouvais la ligne imposante
de ce monument sans porte ni fenêtre, et mon regard, montant à pic
désespérément, ne pouvait s'accrocher ni à une aspérité de la pierre,
ni à une fleurette. La roche, toujours la roche, luisante, suintante,
sans une fissure, sans un trou. Et là-haut, très haut, dans la lumière,
planaient les buses aux ailes argentées, lentement, avec des allures de
nageuses tranquilles qui s'abandonnent à l'onde calme d'un océan bleu.
Il y a des heures où l'air pur vous grise, vous fait oublier le _terre
à terre_ des choses. Une seconde, il me parut presque simple d'avoir un
ballon!...

Oh! entrer dans le château que j'avais vu, et qui _existait_ puisque
_je l'avais vu!_ Pénétrer à l'intérieur de la citadelle mystérieuse,
où il me semblait _décidément_ que quelqu'un m'attendait!... Oui, je
devais y venir un jour! Je devais toucher la colossale muraille de mes
pauvres mains impuissantes, cogner du front le granit pour appeler des
gens que j'avais besoin de délivrer!... Et je prêtais l'oreille, je
scrutais l'inexorable dureté de cette pyramide naturelle pour tâcher de
surprendre quelque signal de reconnaissance!

Tous les sites sauvages vous donnent des hallucinations et
d'instantanées monomanies de grandeurs. Quand on est seul sur une
montagne, rien ne vous empêche de croire que vous êtes roi! J'aurais
pu effleurer, de ma guêtre, la cime d'un peuplier, et tout en bas
j'apercevais madame Téard dormant sous son ombrelle blanche doublée
de rouge, madame Téard grosse comme une coccinelle à tête rose!... Eh
bien, alors? Pourquoi n'abaissait-on pas le pont-levis?... Enfin, le
vertige me gagna, et, les yeux furieusement clos, je me remis à tourner.

Sous le chemin de ronde, Téard examinait une trace dans la pierre.
Cela nous excita un moment. On eût dit la marque d'un anneau de
fer, de ces anneaux que l'on plante sur les quais pour amarrer les
navires. Durant un bon quart d'heure nous nous entêtâmes là, pendus
à la force de nos ongles au-dessus du gouffre, étudiant ce faible
vestige d'humanité, et nous dûmes conclure qu'un caillou, en sortant
de son alvéole de grès comme un noyau sort d'un fruit mûr, avait
probablement formé cette marque d'anneau. Il fallut redescendre. Nous
nous éloignâmes, chacun très absorbé, avec la physionomie malheureuse
d'individus qu'on n'a pas voulu recevoir parce qu'ils n'étaient pas
assez bien mis. Tout le long de la descente nous eûmes des accidents
terribles, je tombai dans un fossé bourré d'épines, et Téard posa le
pied sur une vipère. En bas, madame Téard, réveillée, nous guettait,
la figure bouleversée, les bras en l'air: un chien errant avait
dévalisé le panier aux provisions; le vin, trop secoué par les remous
de la fontaine, était perdu. Il nous restait du pain, mais du pain
déjà rongé, couvert de bave... Téard, désappointé, riait rageusement.
Sa mère se lamentait, moi je n'osais plus rien dire. Le soleil se
couchait; on rentra vite pour dîner.

Pendant le repas, comme la croisée était ouverte sur un merveilleux
horizon de flammes et d'or, je poussai un véritable cri de colère en
leur désignant de l'index la lointaine colline. Là-bas... là-bas,
un jeu diabolique de lumières pourpres, d'ombres violettes, faisait
réapparaître les ruines du castel féodal. Je distinguais plus nettement
que jamais les donjons, le chemin de ronde, les créneaux; et, plus
formidablement que jamais, se dressait, dans le sang du jour agonisant,
le _Château hermétique_, la patrie inconnue qui attirait mon cœur!...



A REMY DE GOURMONT.


_PARADE IMPIE_


      Décor: La nuit, dans une église.

      Personnages: Rimes des choses et Raisons des gens.

LA LUNE (_entrant par un vitrail_): Comme il fait noir dans ce puits!

LE CLOCHER (_avec résignation_): Elle me prend pour un puits! Si c'est
ainsi qu'on écrit l'histoire, là-haut...

LA LUNE (_ressortant indifférente_): Et il y a d'énormes toiles
d'araignées.

LE SAINT DU VITRAIL (_se réveillant sans son linceul de poussière_):
Oh! qui va là! j'ai vu passer une blonde. Elle a mêlé sa chevelure à
mon nimbe. Ces créatures ne respectent rien. Heureusement que je suis
en verre, aujourd'hui, et moins fragile qu'autrefois. (_Il bâille._)

LA DERNIÈRE VIBRATION DE LA CLOCHE DU BAPTÊME: Plus tard, _ils_
comprendront la mélancolie des airs joyeux.

LA DERNIÈRE VIBRATION DE LA CLOCHE DE L'ENTERREMENT: La bonne fête, et
comme le sonneur a bu!

PREMIÈRE CHAUVE-SOURIS (_tournoyant_): Ciel et terre! je ne suis qu'un
pauvre oiseau, mais tout cela me paraît bien ridicule.

SECONDE CHAUVE-SOURIS (_tournoyant_): Terre et ciel! je ne suis qu'une
pauvre souris, mais tout cela me dérange.

LE GRAND CIERGE DE DROITE: Ma cire a la blancheur des belles épousées.

LE GRAND CIERGE DE GAUCHE: Ma cire a la blancheur des jolis enfants
morts.

UNE BOUGIE DANS UN COIN: Pureté des stéarines, vertu chimique.

PREMIÈRE LAMPE-VEILLEUSE: Je suis un cœur de femme rempli de rubis
roses.

SECONDE LAMPE-VEILLEUSE: Je suis l'œil d'un amant qui a beaucoup pleuré.

UN MORT SOUS UNE DALLE: Au secours! Tirez-moi d'ici! j'étouffe! Otez la
pierre, car mes ongles poussent en racines et s'allongent sans trouver
aucune fente... Otez la pierre!

UNE MORTE SOUS UNE AUTRE DALLE: Que ne m'ont-ils plantée au bord d'un
ruisseau? Je porte dans mes yeux deux graines de myosotis.

UN CONFESSIONNAL: Je suis une provision d'obscurité enfermée dans un
placard.

LE TRONC POUR LES PAUVRES: Ils m'ont rempli de rondelles de bronze,
de rondelles d'argent, de rondelles d'or; mais, au milieu de ces
monnaies vulgaires, brille une pièce merveilleuse, unique sans doute.
Elle est percée de quatre petits trous et s'orne, en exergue, de
mots mystérieux. Ah! celui qui l'a donnée était un homme vraiment
charitable. Je voudrais le connaître.

UN PRIE-DIEU: Ses genoux sont bien légers. Sa robe sentait bon, et je
conserve des brins de soie parmi mes brins de paille.

UNE CHAISE: Oh! les rotondités des vieilles femmes!

UN TAPIS: Tout frais encore, un pétale de lis était collé à son talon,
et j'ai su qu'elle venait du jardin de son père.

LES MARCHES DE L'AUTEL: C'est indigne! le prêtre ne regarde jamais où
il a posé les pieds avant d'entrer à l'église.

CHŒUR DES TUYAUX D'ORGUE: _Dies iræ! Te Deum! Alleluia! De profundis!_

UNE HIRONDELLE (_se penchant du haut de la rosace_): Je crois qu'il
fera beau demain!

UN ÉCHO: Amen!

(_Silence._)

(_Une porte matelassée s'ouvre lentement et retombe avec un bruit
sourd. Entrent le_ MAUDIT, _la_ PROSTITUÉE _et le_ JUIF, _qui se
meuvent à tâtons._)

LE MAUDIT (_titubant un peu et se baissant pour allumer une lanterne_):
Hein! quand je vous le disais! Personne! Ces endroits-là sont toujours
vides, la nuit... l'humanité ne s'occupant de Dieu que lorsqu'elle ne
peut pas faire l'amour. (_Il secoue ses guenilles en riant d'un rire
triste._)

LA PROSTITUÉE (_d'un ton énervé, serrant son châle de deuil sur sa robe
de satin rouge_): Tais-toi! Ce n'est pas le moment de plaisanter. Moi,
je déteste les maisons dont les plafonds sont... au diable!

LE JUIF (_ôtant son bonnet de peau de lièvre_): On doit toujours le
respect, ça n'engage à rien.

LE MAUDIT (_d'une voix navrée_): Vous êtes des animaux immondes, et
pourtant vous êtes plus en sûreté que moi, ici: vous ne croyez pas.

(_Tous les trois se dirigent vers l'autel et le_ MAUDIT _place la
lanterne sur la balustrade du chœur._)

LA PROSTITUÉE (_soutenant le_ MAUDIT _qui chancelle_): Parlons peu,
parlons bien; tu nous as promis des bijoux extraordinaires: où sont-ils?

LE MAUDIT (_étendant le bras d'un geste raide, et désignant le
tabernacle_): Ils sont là.

LE JUIF (_hochant le front_): Il est entendu que vous irez les chercher
tout seul...

LA PROSTITUÉE: Tout seul, puisque l'idée vient de lui. Moi, je n'aurais
jamais songé à une pareille farce.

LE JUIF (_railleur_): Moi non plus, c'est une idée géniale, et si
simple!

LE MAUDIT (_torturé_): Alors, si c'est si simple, allez-y.

LE JUIF (_sortant de dessous son manteau une balance, des poids, une
pince de fer_): Prêteur, acheteur, soit. Voleur, non! je viens surtout
pour complaire à Madame.

UN ÉCHO: Dame!

LA PROSTITUÉE (_furieuse_): Mon amant serait-il un capon!

LE MAUDIT (_relevant la tête fièrement_): Quel capon oserait se
mesurer avec Dieu?... Oui, je veux le voler; seulement, je tiens à le
combattre. C'est ici la forêt où je détrousserai loyalement, après
avoir exposé mes raisons. Je parlerai très haut, dussiez-vous ne pas
m'écouter, vous, les brutes. (_Il fait un bond et saute dans le chœur
en passant par dessus la balustrade. Machinalement la_ PROSTITUÉE
_s'agenouille, pendant que le_ JUIF _examine le fléau de ses balances.
Le_ MAUDIT _reprend d'un ton grave en s'adressant au tabernacle._)
Mon Dieu, je suis la proie que vous amènent les bêtes de proie; mais,
en galant homme qui désire égaliser les chances de ce duel fabuleux,
je vais compter mes griefs; de votre côté, préparez vos foudres, je
ne vous violenterai pas en plein sommeil. Oh! ma vie est bien nue,
Roi des rois! Si vous n'avez pas souvenir de mes misères, je vous les
apporte. Jugez! Maudit par mon père charnel, abandonné par ma mère,
j'ai roulé d'abîme en abîme. J'ai tué, j'ai triché au jeu et j'ai
menti. Vous m'avez laissé marcher jusqu'à vous pour mieux m'anéantir,
je pense, et voici venue l'heure de la suprême chute, du péché sans
rémission, du sacrilège; je n'hésite pas, j'essaie de me justifier.
N'êtes-vous pas plus coupable que moi, dites, Dieu dont la droite est
trop immobile, et ne pouvez-vous pas m'épargner comme complice ou me
détruire soudainement?... Je vous rends mon paradis, sinon arrachez-moi
le cœur de la poitrine. Il est temps de vous décider. Je suis peut-être
le dernier des croyants. Et regardez derrière moi cette femme avec sa
robe rouge, ses épaules pâles comme des flocons de neige fondant sur
un feu vif. Il lui faut des bijoux, je n'en possède point. Quand elle
agite sa petite main, Seigneur, vous qui voyez tout, vous avez bien dû
vous en apercevoir, il semble que tout à coup le bout d'une aile d'ange
vous pousse, et l'on va éperdûment jusqu'au grand crime. Dieu, ayez
compassion! Quel supplice inventerez-vous plus fort que son mépris!
J'ai parcouru des routes, j'ai eu faim et j'ai eu l'envie pressante
de brouter l'herbe fleurie entre les jambes des bœufs. A l'extrémité
du chemin, j'ai bu, comme les autres; on m'a demandé de l'argent et
j'ai mendié. J'ai même appris à faire le chien, à ramper, à tirer
des sons rauques de ma gorge séchée par la soif. J'ai mordu... puis
j'ai rencontré cette fille qui m'a caressé; ma seule minute de joie,
elle la détient dans les plis secrets de sa jupe de flamme, et mon
pire tourment est encore de l'avoir connue! Vous saisissez, Dieu très
intelligent, j'ai besoin de vos diamants... C'est chez vous qu'on en
voit le plus... (_Il lève les bras._)

UN ÉCHO: Plus!

LE MAUDIT: Seigneur! Il faut me les donner de bonne volonté. Vous n'en
faites rien. (_S'attendrissant._) Et elle, c'est un enfant qui ne peut
rire sans un jouet. (_Il s'impatiente._) Ma croyance en vous est toute
ma fortune. Répondez-moi! La bourse ou la mort! Tuez le criminel avant
le crime ou enrichissez-le, au nom de la foi. (_Avec explosion._) Ah!
si j'avais le tonnerre à mes ordres...

LA PROSTITUÉE (_bas au Juif_): Je lui ai versé des liqueurs chaudes
pour qu'il soit gentil. Un homme bavard finit toujours par retrouver
son courage.

LE JUIF (_agacé_): Je crois que nous perdons un temps précieux et
je n'aime guère les discours. (_En réfléchissant_:) Après tout, les
églises sont remplies d'ossements.

LE MAUDIT (_désespéré_): M'entends-tu, Dieu mort et immortel, Dieu
aveugle et clairvoyant, Dieu le maître et Dieu enchaîné?... Je suis
prêt, je m'approche; constate que mes doigts se hérissent comme des
pieuvres. Il me faut le soleil, de l'or, des étoiles, des perles,
l'océan, des émeraudes, car mon univers à moi c'est cette femme, et je
n'aurai pas trop du tien pour parer l'étendue sombre de ses cheveux...
(_Silence._) Rien! c'est à se briser le crâne contre la porte de ta
prison, prisonnier impuissant qui te laisses insulter, toi qui demeures
enfermé dans une coupe moins large que le sein de ma maîtresse. Et tu
peux te délivrer, me délivrer! (_Il sanglote._) Seigneur, soyez bon!
je suis chétif, je ne vous brave que parce que j'ai peur! Seigneur, ma
mère m'a enseigné qu'il fallait vous demander le pain quotidien; or,
j'ai besoin de me nourrir de cette femme, et cette femme se nourrit de
joyaux! Vous qui destinez les brebis au loup, donnez-moi vos parures
pour que j'en achète mon pain quotidien... (_Silence._)

LE JUIF (_ricanant_): Jamais ivrogne ne s'est vu en face d'un pareil
mur.

LA PROSTITUÉE (_avec un geste d'ennui_): Il ne songe même pas que je
suis décolletée. Il ne fait pas chaud ici...

LE MAUDIT (_se rapprochant du tabernacle et délirant_): Toutes mes
larmes pour vos pierreries, des siècles d'enfer pour un morceau de ce
métal jaune qui vous est inutile. Seigneur, l'aumône au gueux, votre
serviteur en sacrilège, c'est-à-dire à celui qui croit encore en vous
puisqu'il se donne la peine de vous outrager!

LE JUIF (_bas à la Prostituée_): Vous avez bien remarqué ce ciboire?
Les curés font courir des légendes souvent...

LA PROSTITUÉE (_vivement_): Je suis venue ce matin à la messe pour le
contempler. Oh! superbe! Des cabochons tout autour, et au centre un
diamant gros comme un œuf de colombe.

LE JUIF: Je me défie des gros diamants. Ils ne sont généralement pas
d'une belle eau.

LA PROSTITUÉE: D'une belle eau! Vous riez! La seule chose pure de la
terre c'est un diamant, mais vos sales imaginations troublent tout à
l'avance!

LE JUIF (_s'inclinant, moqueur_): La seule chose pure de la terre,
c'est le regard d'une vierge, Madame.

LE MAUDIT (_criant_): Malheur! Trois fois malheur! Dieu veut ma
damnation! (_Il va prendre la pince de fer sur la balustrade._) Je vais
forcer la porte du ciel avec cela! (_Il brandit la pince et se met à
rire d'un rire douloureux._) Et demain l'église banqueroutière n'aura
plus d'hostie à tendre par le guichet de son bureau. Je vais ravir le
trésor des élus. (_Il frappe sur le tabernacle._) Quelle ironie! Cette
porte ressemble en effet au guichet d'une banque. (_Il introduit la
pince et fait sauter des lames de bois._) Tu l'as voulu, Madelon... Et
maintenant, tombe la foudre!...

LA PROSTITUÉE (_poussant un cri de joie_): Donne!

LE JUIF (_reculant_): Qu'allez-vous faire des hosties? Moi, je refuse
de m'en occuper.

LE MAUDIT (_dressant le ciboire avec un mouvement d'horreur_): Vide! Il
est vide!

LA PROSTITUÉE: Tant mieux! Ça leur arrive quelquefois d'oublier de le
remplir... et comme il n'y a pas de contrôle...

LE MAUDIT (_roulant des yeux fous_): Personne, pas de Dieu, pas même un
simulacre de Dieu!

LE JUIF: C'était à deviner, puisqu'il ne vous répondait rien, mon cher
garçon... Voyons toujours l'objet.

LE MAUDIT (_le laissant s'emparer du ciboire_): Et la foudre ne tombera
pas.

LA PROSTITUÉE (_haussant les épaules_): Tu nous ennuies avec tes
perpétuelles exagérations.

LE JUIF (_retournant le ciboire aux lueurs louches de la lanterne_):
Tiens! Tiens! je n'imaginais point si mal! Oh! les fameuses légendes.
(_Il se penche, prenant des airs apitoyés._)

LE MAUDIT (_se tordant les mains_): Madelon! Madelon! Ni Dieu ni
foudre! Mon crime n'était donc pas encore assez grand... Moi qui
espérais des preuves dans le châtiment! Je me noie, Madelon! Une
eau glacée monte à ma bouche! Madelon! Tu auras les bijoux, et en
échange, moi, j'aurai le doute. En présence du doute effroyable toutes
les misères ne sont que délices. Madelon, couvre-moi de ta robe, j'ai
froid. (_Il se jette aux pieds de la Prostituée._)

LA PROSTITUÉE (_radieuse, s'appuyant sur lui pour mieux regarder le
ciboire_): De l'or, des émeraudes, le gros diamant...

LE JUIF (_lâchant le ciboire qui tombe à terre, et remettant son
bonnet_): De la fumée, Madame, de la fumée!... Il a voulu voler Dieu,
et c'est Dieu qui le vole... _Tout est faux._

UN ÉCHO (_très loin_): Faux!

(_Évanouissement du décor et des personnages._)



A MAURICE MAETERLINCK


_LES VENDANGES DE SODOME_


A cette aurore, la terre fumait comme une cuve emplie d'un moût
infernal, et la vigne, située au centre de l'immense plaine, rutilait
sous un soleil levant déjà féroce, un soleil pourpre à chevelure de
braise qui faisait fermenter d'avance les grappes énormes, dont les
grains, d'une grosseur surnaturelle, prenaient des reflets d'yeux
roulants, tout noirs jaillis de leurs orbites. Poussée du fond d'un
abîme bouillant de bitume, cette vigne étalait ses feuillages d'or et
de sang avec une abondance de monstrueuse richesse, et ses pampres
fous couraient, se tordaient comme de précieux métaux en fusion autour
de ses raisins qui s'entassaient à même la molle argile, l'argile
blonde, terre charnelle extraordinairement rousse dégageant des
parfums de sève fraîche mêlés à de pestilentielles buées chaudes.
Pareille à la bête trop féconde, qu'aucun lien ne doit entraver aux
heures douloureuses des parturitions multiples, elle se roulait sur
le sol avec d'effrayantes convulsions, lançant des jets furieux de
guirlandes, bras implorants qui se tendaient vers le soleil, semblant
à la fois souffrir et délirer d'une joie coupable mais paradisiaque,
tandis que ses moelles surchauffées débordaient d'elle en l'inondant
d'une rosée de larmes épaisses. Elle mettait bas n'importe où ces
prodigieux fruits d'un brun lustré, velouté, mystérieuse éclosion du
mortel bitume, le rappelant par leur nuance charbonneuse, leur nuance
de sucre satanique distillé à travers des violences de volcan. Et de
certaines grappes à demi pourries, aux grains crevant en d'écarlates
fentes de lèvres, coulait une liqueur abominablement douce qui grisait
les abeilles jusqu'à les tuer. Entre les nues, si rouges qu'on les eût
dites incendiées, et la plaine, si jaune qu'on l'eût crue poudrée de
safran, rien ne chantait, rien ne remuait; seul un bourdonnement sourd
d'insectes avides faisait trépider la vigne ainsi qu'une chaudière
en ébullition. Au milieu de cette forêt de rameaux d'or, dans le
primitif pressoir (une auge colossale de granit brut percée d'un trou
rond, comme l'autel des sacrifices humains), un lézard fabuleux,
revêtu d'écailles d'un vert étincelant et dardant un singulier regard
d'hyacinthe, s'allongeait énigmatique, son ventre argenté soulevé de
temps en temps par une respiration haletante, ivre, lui aussi, jusqu'à
mourir.

Peu à peu les nuées s'opalisèrent, blanchirent, se dépouillèrent de
leurs allures de vapeurs d'incendie, se déchirèrent, s'évanouirent en
blêmissant; puis le ciel se condensa en un unique soleil, l'azur prit
un éclat de fer bleui brûlant silencieusement et versa des torrents
de chaleur limpide. A perte de vue s'étendit ce pays de Judée où les
grêles figuiers n'arrivaient pas à faire flotter de légers voiles
d'ombre. Quelques-uns de ces arbres chétifs, aux feuilles digitées et
velues, se déformaient en des caprices de plantes mécontentes de leur
sort, enlaçaient inextricablement leurs branches luisantes recouvertes
de transparentes excroissances de gomme se cerclant de bracelets
d'ambre; et des tiges penchées par le feu d'en haut sur le feu d'en
bas avaient des contours souples d'innocents accablés. Loin, tout à
l'horizon, derrière le dernier bouquet d'arbustes, dominant la ligne
vague d'un mur protégeant une ville, se dressait une tour de pierres
ivoirines, d'une blancheur d'ossements, une tour géante qui fuyait en
spirale vers les cieux profonds, vers les cieux violets, chemin menant
à l'infini et que faisait fuir davantage la spire d'un vol de grands
oiseaux blancs cherchant à se poser à son sommet.

De la tour lointaine sortirent ceux de Sodome venant vers la vigne.

Ils étaient conduits par un vieillard deux fois centenaire, colosse
funèbre les dépassant tous de sa tête osseuse éperdument branlante,
sans cheveux, sans dents, sur laquelle retombait le bout d'une draperie
de lin. Aux angles de ses membres roides s'accrochait cette draperie
comme un linceul. Père, chef et patriarche, au-dessus de la troupe
de sa postérité, sa tête avait l'aspect d'un astre oblong, brillant
d'une clarté lunaire. Il faisait des signes à l'aide d'un bâton, ne
parlant plus depuis bien longtemps. A ses côtés se pressaient ses
fils aînés, hommes robustes aux larges barbes noires. L'un d'eux, qui
se nommait Horeb, portait, suspendu à sa ceinture de cuir fauve, des
coupes scintillantes qui s'entrechoquaient mélodieusement. Ensuite
venait un groupe plus jeune composé de ceux que dirigeait Phaleg, un
géant presque nu, sans poil, d'une chair unie comme un marbre veiné de
rose, avec une barbe d'un roux brutal: celui-là portait sur sa tête
une pyramide de corbeilles d'osier où l'on avait mis des gâteaux de
froment. A une distance respectueuse, les adolescents se jouaient,
vêtus de robes courtes, de ceintures ornées de broderies bizarres, et
ils rejetaient leurs abondantes chevelures en arrière, leurs chevelures
blondes comme des toisons de femmes. Le plus beau d'entre eux, un
enfant à la bouche pourprée, aux prunelles violettes, d'une couleur
dérobée au mystère des horizons, s'appelait Sinéus, et naïvement il
avait festonné de fleurs son étroite jupe de peau d'agneau. Quand il
entra dans la vigne, des abeilles, se détachant des grappes, butinèrent
sur son épaule, des abeilles qui, le prenant pour un rayon de miel,
tant il était blond, essayèrent de puiser en sa chair vierge, sans lui
faire de mal.

Après avoir chanté un hymne d'allégresse, les vendangeurs commencèrent
à emplir les corbeilles. Les aînés, d'un mouvement lent, toujours le
même, cueillaient les raisins lourds; les plus jeunes se précipitaient,
voraces, avec des cris. Un moment, le vieillard, assis au rebord de
l'auge de granit, se levait, étendait son bâton, et tous arrivaient
en foule pour vider les corbeilles pleines; puis le vieillard se
rasseyait, hochant le front, et la troupe repartait, emportant les
corbeilles vides. Les uns s'éclaboussaient malgré eux les jambes de
jus vermeil, les autres volontairement se barbouillaient la poitrine.
Sinéus piétinait rageusement la vendange, y mêlant des poignées de
roses sauvages. Vers midi, tous étant fatigués, ils s'endormirent côte
à côte, aux genoux du père, et le vieux patriarche, demeuré sur le bord
de la cuve, en sa pose immobile de statue, paraissait, devant ces
plantureux mâles ruisselants de vin, l'image souveraine de l'éternelle
mort.

Alors, du plus prochain bouquet de figuiers surgit, à pas furtifs,
une créature étrange: une femme. Elle était mince, pâle, nue, et si
rousse, tellement duvetée, qu'elle semblait revêtue d'un lin immaculé
brodé de fils d'or; son front se détachait de l'azur du ciel, net et
poli comme une lame de glaive éblouissant; ses cheveux balayaient la
terre en ramenant autour des feuilles jaunies qui cliquetaient; ses
talons ronds, d'une rondeur de pêche, posaient à peine sur le sol,
et elle marchait en sautant avec des allures d'animal gai; mais les
deux boutons de ses seins étaient noirs, d'un noir brûlé qui faisait
peur. Elle s'approcha de Sinéus endormi, mangea d'abord tous les
raisins de sa corbeille, qu'il avait oublié de vider; et, les grappes
dévorées bestialement, elle se coucha près de lui, rampant comme une
couleuvre. Bientôt l'enfant se réveilla, ayant senti que des doigts
impurs s'appropriaient ses chairs; il eut un gémissement lamentable,
se leva, repoussa la femme, et à ses cris éplorés répondirent les
rugissements de fureur de tous ses frères. Le vieillard se dressa,
étendit son bâton contre l'intruse comme s'il avait pu voir de ses
yeux de mort. Tous entourèrent la femme. C'était une de ces rôdeuses
d'amour que les sages de Sodome venaient de chasser de leur ville.
Dans une juste et formidable colère, des hommes de Dieu s'étaient
réunis pour se débarrasser de ces démentes, qu'une fringale de passions
mauvaises hantait du crépuscule à l'aurore. Se condamnant virilement
à une chasteté de plusieurs années pour ne pas donner le meilleur de
leurs forces, durant le temps des récoltes, à ces gouffres de voluptés
qu'étaient les filles de Sodome, ne gardant que les mères en gésine
et les vieilles, ils avaient répudié jusqu'à leurs épouses, jusqu'à
leurs sœurs. Et elles étaient sorties des carrefours, avaient fui des
rues, meurtries de coups, les seins déchirés, sans vêtement. On les
avait poursuivies comme des chiennes. Lancées à travers le désert,
elles s'étaient ruées vers Gomorrhe à travers les sables brûlants.
Beaucoup étaient mortes dans la fournaise de la plaine. Quelques-unes
vivaient en pillant les vignobles. Pourtant aucune de ces maudites ne
se repentait, car leur corps, fouetté de désirs insensés, jouissait des
flammes du soleil et possédait un sexe aussi ardent que les secrets
dessous de la terre.

Or, voici qu'une de ces chiennes affirmait de nouveau ses appétits
d'homme en s'attaquant à un enfant qui lui ressemblait.

«Qui es-tu?» lui demanda Horeb.

«Je suis Saraï!»

Sinéus se voilait la face dans son coude replié.

«Que veux-tu?» dit Phaleg.

«J'ai soif!»

Ah! Elle avait soif! Ils se consultèrent du regard, mais leur père,
farouche, leva son bâton, et chacun se baissa pour se saisir d'une
pierre.

La femme, ce soleil de peau blonde, étendit les bras comme deux
rayonnements.

Elle cria, d'un accent si aigu qu'ils reculèrent:

«Malheur à vous!»

«Oui, je te reconnais, dit Horeb, tu m'as dépouillé, une nuit, de mes
plus belles coupes de métal.»

«Et moi, dit Phaleg, tu m'as convié au péché le jour du Seigneur!»

«Moi, cria Sinéus, des larmes au bord des paupières, je ne te connais
point, n'ayant pas voulu te connaître!»

Le vieillard laissa tomber son bâton.

«Qu'elle soit lapidée!» rugirent-ils tous.

La femme n'eut pas le temps de fuir. Trente pierres volèrent sur elle.

Ses seins éclatèrent en gerbes rouges, et son front se couronna de
bandelettes de pourpre. Bondissant, se tordant, elle brouillait ses
cheveux avec les pampres qui la tenaient prisonnière; puis elle se fit
petite, toute petite, rampa, humblement serpentine, se glissa dans
la cuve où fermentait le moût, et, ramenant sur elle des monceaux de
grappes écrasées, elle demeura inerte, augmentant le sang du raisin
de tout le vin exquis de ses veines. Comme elle agonisait encore,
ils descendirent dans l'auge et la foulèrent aux pieds, tandis que
jaillissaient, des prodigieuses graines noires à reflets d'yeux
roulants, un regard de suprême malédiction.

Au soir, ayant terminé saintement leur tâche, les vendangeurs
se partagèrent les gâteaux de froment, remplirent leur coupe.
Dédaigneux de retirer le cadavre, tous ivres déjà, plus grisés par
la tuerie que par la vendange, ils burent, en blasphémant la femme,
l'horrible liqueur empoisonnée d'amour; et cette nuit même, pendant
que retentissaient au loin des hurlements de bêtes inconnues, que
l'atmosphère se saturait d'une odeur de soufre, que la tour géante
prenait des pâleurs de squelette sous la morne clarté de la lune, ceux
de Sodome commirent, pour la première fois, le péché contre nature
en les bras de leur jeune frère Sinéus, dont l'épaule douce avait la
saveur du miel.



A CAMILLE LEMONNIER


_LE RODEUR_


      Une maison isolée, à la campagne. Nuit tombante. Dans une
      grande cuisine sombre, trois servantes, LA VIEILLE ANGÈLE,
      LA GROSSE MARTHE, et LA PETITE CÉLESTINE épluchent des
      fèves. Leur maîtresse, MADAME, entre et s'approche d'elles
      avec des gestes indécis.

LA VIEILLE ANGÈLE (_plaisantant_): Est-ce que vous voulez nous aider,
Madame?... Oh! y a de l'ouvrage!

LA GROSSE MARTHE (_bousculant le tas de fèves et l'étalant sur la
table_): Voilà! Nous en avons bien pour jusqu'à minuit, et une bonne
ouvrière ne serait pas de trop.

LA PETITE CÉLESTINE (_flairant la poignée de fèves qu'elle tient_):
Si encore que les cosses ne sentaient point le pipi de rat... mais ça
vient du grenier, et, là-haut, ces sales bêtes ne se gênent guère!
(_Elle rit._)

MADAME (_dolente_): Allumez donc la chandelle, mes pauvres filles; vous
vous creverez les yeux, là-dessus!

LA PETITE CÉLESTINE (_se précipitant_): Oui, je le disais bien. Les
jours ont accourci. Le serein tombe joliment plus tôt. (_Elle allume
une haute chandelle qu'elle place sur la table._)

MADAME (_s'asseyant sous l'auvent de la cheminée, derrière les
servantes_): Si vous alliez fermer la porte-fenêtre de la salle à
manger, Célestine.

LA PETITE CÉLESTINE (_étonnée_): Pourquoi donc çà, Madame? Il n'est pas
encore neuf heures.

MADAME (_se parlant à elle-même_): Nous sommes des femmes seules, après
tout!

LA GROSSE MARTHE (_cessant d'éplucher_): Est-ce que vous avez quelque
chose, Madame? Vous êtes toute drôle.....

LA VIEILLE ANGÈLE (_levant la tête et l'examinant_): Est-ce que votre
dîner ne passerait pas?

MADAME (_s'agitant sur sa chaise_): Ah! vous me trouvez pâle? Non!
Non! je n'ai rien... C'est probablement la route, elle est si blanche,
au milieu de ces terres noires, elle est si longue... je l'aurai trop
regardée... je voudrais bien que notre maison ne fût pas au bord d'une
route.

LA PETITE CÉLESTINE: Pour ce qui est de la route, elle a un joli ruban
de queue, çà, c'est la pure vérité. (_Elle s'assied._)

LA VIEILLE ANGÈLE (_hochant la tête_): Et si les voleurs venaient un
soir, on aurait le temps de les voir arriver, da!

LA GROSSE MARTHE (_sentencieuse_): Les voleurs, au jour d'aujourd'hui,
ne viennent plus par les grandes routes; i' prennent les petits chemins
de traverse.

LA PETITE CÉLESTINE (_riant, mais moins fort_): C'est-i' que Madame
s'inquiète des rôdeurs, qu'elle a la figure toute retournée?

MADAME (_sèchement_): Vous êtes une sotte! Une femme de quarante ans
n'a peur de rien. Non! J'ai eu froid, là, tout d'un coup, entre les
deux épaules...

LA VIEILLE ANGÈLE: Faut mettre de la sauge à bouillir et en boire une
bonne tasse avec du miel.

MADAME (_se levant_): Ça m'a pris tout subitement, pendant que je
regardais la route, là-bas, du côté du gros noyer, et il m'a semblé.....

LA PETITE CÉLESTINE (_curieusement_): Quoi donc qu'i' vous a semblé,
Madame?...

MADAME (_lentement_): C'est pourtant quelquefois nécessaire d'avoir un
homme chez soi.

LA GROSSE MARTHE (_avec vivacité_): Là! Je l'ai toujours dit que Madame
devrait se remarier..... On ne peut pas vivre sans un homme, à la fin
des fins!

LA VIEILLE ANGÈLE (_larmoyant_): Oh! si nos défunts n'étaient pas
morts... ça irait mieux.

LA PETITE CÉLESTINE (_aigrement_): Pour sûr! Nous serions plus à notre
aise ici, et Madame devrait bien se forcer un peu, quand ce serait que
pour nous autres!

MADAME (_rêvant_): Ou un chien... Un chien qui aboierait la nuit...

LA GROSSE MARTHE (_bougonnant_).--Puisque Madame dit que ça mange plus
que ça ne vaut!

MADAME (_tressaillant_): Non, non, pas de chien, il n'aurait qu'à
aboyer la nuit... ce serait horrible! (_Elle arpente la cuisine._)
Enfin, là, toutes quatre, que ferions-nous contre un rôdeur?

LA PETITE CÉLESTINE: I' paraît que chez les Claudin y a un mauvais
garçon qui est entré par le grenier, il est descendu la nuit quand un
chacun dormait, il a trouvé une porte ouverte et s'a ensauvé.....

MADAME: Sans faire de mal?

LA PETITE CÉLESTINE: Non!

MADAME: Sans faire de bruit?

LA PETITE CÉLESTINE: Non plus! Il avait pris ses souliers à ses mains.

MADAME (_très nerveuse_): Alors! personne ne l'a vu ni entendu?

LA PETITE CÉLESTINE (_avec conviction_): Personne.

(_Moment de silence._)

LA VIEILLE ANGÈLE (_d'un ton sourd_): Dans mon temps, j'ai rencontré
aussi un mauvais garçon. J'allais tirer de l'eau à un puits, tout
au bout du village. Voilà qu'en tirant, je sens que c'était lourd,
lourd... y avait un homme dans le seau. I' s'était caché là pour me
faire peur... et quand je l'ai eu monté, i' m'a dit...

MADAME (_l'interrompant_): Écoutez! Tout ça, c'est des bêtises. Vous
êtes trois et il y a trois portes à fermer chez nous. Courez chacune
en fermer une. Tant pis s'il n'est pas neuf heures... Nous n'attendons
rien ce soir... (_Elle se promène fébrilement._)--La porte-fenêtre
de la salle à manger est remise en état... La porte du corridor a une
grosse barre à cadenas... Et puis, en haut, celle de la galerie est
pleine de verrous... Un rôdeur ne pourrait démolir toutes ces portes.
(_Elle se tourne vers les servantes._) Voyons, allez vite...

LA GROSSE MARTHE (_de mauvaise humeur_): Merci bien, je vas pas seule.
Faut qu'on me tienne le battant pendant que je mets les barres.

(_Toutes les trois jettent leurs fèves sur la table._)

LA PETITE CÉLESTINE (_frissonnant_): C'est tout de même vrai qu'i'
commence à faire froid.

MADAME: Vous êtes joliment poltronnes! allez-y donc ensemble, mais
faites vite et n'oubliez pas de regarder du côté du gros noyer. Je vous
attends ici.

(_Elles sortent après avoir allumé une lanterne._)

LA GROSSE MARTHE (_haussant le ton pour entrer dans la salle à
manger_): Non! ce qu'il fait noir dans cette sale baraque de maison!

LA VIEILLE ANGÈLE (_élevant la lanterne d'une main tremblante_): Faut
bien regarder. Mais, moi, je sors pas.

LA PETITE CÉLESTINE (_se penchant en dehors de la porte-fenêtre_): Eh
ben, quoi? Le gros noyer, il est toujours à sa place.

LA GROSSE MARTHE (_fermant vivement les volets_): C'est bon! Cause pas
si fort. Les arbres sont des sournois.

(_Elles reviennent en hâte dans la cuisine et se bousculent pour
rentrer toutes trois de front._)

LA PETITE CÉLESTINE (_fiévreuse_): J'ai regardé, Madame, je suis
sortie, j'ai rien vu... I' peut venir, c'est bouclé.

MADAME (_agacée_): Qui donc ça, _Il_?

LA VIEILLE ANGÈLE: Mais le rôdeur que Madame disait!

MADAME (_s'exaspérant_): Et la porte du corridor? et la porte de la
galerie?

LA GROSSE MARTHE: On y va! On y va! Laissez-nous souffler. (_Elle
s'essuie le front avec son tablier._)

MADAME:(_s'adressant à Célestine_): Enfin, tu n'as rien vu, toi?

LA PETITE CÉLESTINE (_haletante_): Non... c'est-à-dire si, j'ai vu le
gros noyer...

MADAME (_anxieuse_): Et puis?

LA PETITE CÉLESTINE: Et puis... Je crois tout de même que j'ai vu comme
quelque chose qui se cachait.

MADAME (_triomphante_): Là, entendez-vous! Comme quelque chose qui se
cacherait!... Moi aussi, j'ai cru voir ça. Sûrement, le rôdeur qui
voudrait entrer chez nous ne commencerait pas par se montrer...

LES TROIS SERVANTES (_ensemble_): Sûrement!

MADAME (_avec autorité_): Allons, dépêchez-vous! Les deux autres! Il
ne faut pas lui laisser le temps de pénétrer, pour qu'après ça nous
l'enfermions ici.

(_Les trois servantes se précipitent du côté opposé à la salle à manger
dans un immense corridor, et tout d'un coup_ LA PETITE CÉLESTINE
_pousse un cri aigu._)

LA VIEILLE ANGÈLE: Eh ben, quoi donc? Sainte Vierge! C'est-i' notre
dernier jour?

LA GROSSE MARTHE (_relevant Célestine qui est tombée_): T'as pas fini
de faire ta dinde, toi? (_Elle la bourre._)

LA PETITE CÉLESTINE (_affolée_): J'ai marché sur un crapaud... oui...
j'ai bien senti... c'était mou!... (_Elle pleure._)

LA VIEILLE ANGÈLE (_cherchant avec la lanterne_): C'est pas un crapaud,
c'est une cosse de fève... En voilà des histoires pas naturelles, tout
de même!... (_Elle bougonne._)

(_Toutes trois se lancent sur la porte._ LA PETITE CÉLESTINE _attrape
la barre à tâtons;_ LA GROSSE MARTHE _pousse le battant;_ LA VIEILLE
ANGÈLE, _très troublée, élève la lanterne du mauvais côté. On n'y voit
plus._)

LA GROSSE MARTHE: Qu'est-ce qui pousse par dehors?

LA PETITE CÉLESTINE: Ah! mon Dieu, moi, je sens un bras qui me relève
mes jupons en-dessous.

LA GROSSE MARTHE (_hurlant_): Madame! Madame! on pousse la porte! (_A
la vieille Angèle._) Mais éclairez-nous donc, vieille chouette!

(LA VIEILLE ANGÈLE _retourne sa lanterne, et alors_ LA PETITE CÉLESTINE
_s'aperçoit qu'elle a mis la barre entre les deux battants, ce qui les
empêche de se rejoindre. Elle la retire sans oser rien expliquer._)

LA GROSSE MARTHE (_d'un élan vigoureux_): Voilà, ça y est!... il s'a
ensauvé!... (_Elle cadenasse_) Pour sûr, y avait quelqu'un...

(_Toutes trois reviennent et s'engouffrent dans la cuisine, puis
retombent sur leur chaise en blêmissant._)

MADAME (_défaillante_): Pourquoi criez-vous? C'est épouvantable de vous
entendre crier comme ça dans ce corridor! J'irai avec vous jusqu'à la
porte de la galerie. Je ne veux plus vous laisser seules, maintenant.

LA PETITE CÉLESTINE (_songeuse_): C'est peut-être vrai qu'on poussait
la porte.....

LA GROSSE MARTHE: Si c'est vrai... bon sang... J'en suis fourbue!...

LA VIEILLE ANGÈLE (_grelottant_): En voilà une soirée de malheur!... Et
n'y a plus d'huile dans notre lanterne...

MADAME (_résolument s'empare de la chandelle_): Suivez-moi! Ne perdons
pas de temps. Il doit chercher une autre porte, s'il n'est pas déjà
entré!

(_Les quatre femmes se dirigent de nouveau vers le corridor, qu'elles
traversent pour prendre à gauche un escalier vermoulu._ LA VIEILLE
ANGÈLE _a tiré son chapelet._ CÉLESTINE _pleure, se frottant le genou.
En haut,_ MADAME _se penche sur la rampe, elle tend l'oreille._)

LA PETITE CÉLESTINE (_d'une voix hoquetante_): On dirait qu'on monte...

LA GROSSE MARTHE: C'est l'écho de la voûte. C'est rien!

LA VIEILLE ANGÈLE (_chevrotant_): Oui, on monte; moi qui suis un peu
sourde, je l'entends, sûr comme parole d'évangile! Sainte Vierge!...
On monte à pas de loup!... Faudrait s'en aller d'ici tout à fait.
Voyez-vous, Madame, on ne peut être en assurance que sous le ciel.

MADAME (_levant le flambeau_): Nous n'avons pas besoin de redescendre,
d'ailleurs. Allons sur la galerie, et, puisqu'elle a ses deux escaliers
à ses deux bouts, nous verrons bien...

(_Elles traversent encore un corridor, puis se trouvent devant une
porte grande ouverte sur une large galerie de bois. Il fait frais, la
campagne est paisible, mais il n'y a pas de lune._)

MADAME: En fermant cette porte, nous ne pourrons plus lui échapper,
s'il est _dedans!_ (_Elle écoute et regarde encore derrière elle._)
Voyons, mes pauvres, du courage! Tâchez d'entendre quelque chose,
celles qui ont l'oreille fine!

LA GROSSE MARTHE (_à voix basse_): J'ai entendu quelqu'un respirer!

LA VIEILLE ANGÈLE: Moi aussi!

LA PETITE CÉLESTINE: Moi aussi!

(_Brusquement, les trois servantes s'élancent sur la galerie,_ LA
GROSSE MARTHE _et_ LA PETITE CÉLESTINE _dévalent en tourbillon par un
escalier pendant que_ LA VIEILLE ANGÈLE_, par l'autre bout, descend
aussi vite que le lui permettent ses jambes cagneuses._ MADAME _demeure
un instant consternée, une sueur froide lui coule des tempes. Enfin,
n'y tenant plus, elle plante sa chandelle sur le seuil, se précipite
à la suite de_ LA VIEILLE ANGÈLE. _Et toutes ces femmes, les bras en
l'air, les jupes bouffantes, se sauvent au hasard dans la campagne
obscure, tandis que, ressemblant à un cierge funéraire, la chandelle
continue à brûler sur le seuil béant de cette maison abandonnée._)



A ALBERT SAMAIN


_LA DENT_


En passant par hasard dans la salle à manger, elle a vu, sur un
dressoir, une douzaine de croquets aux pistaches, et, levant
machinalement la main jusqu'au plat d'argent qui supporte
l'appétissante pyramide, elle a choisi le plus sec, le plus glacé,
avec une inexplicable gourmandise... puisqu'elle n'est pas gourmande.
Tout à coup, en broyant ce gâteau, elle a senti un objet dur, un petit
objet bien autrement dur que les pistaches, et à la même seconde une
vibration a parcouru tout son corps, une étrange vibration qui s'en
allait en spirale de ses gencives à ses talons. Quoi? qu'est-ce c'est?
Elle retire cela, du bout de ses deux ongles. Comment! un caillou
dans un croquet du bon faiseur! Elle s'approche du vitrail vert pâle,
derrière lequel s'étend une campagne de rêve, toute verte et toute
pâle, puis elle examine le caillou de très près, avec un léger souffle
froid sur les cheveux. Cela, c'est une dent!

L'horreur lui fauche les jambes; elle tombe assise, les prunelles
dilatées. Une dent! La sienne. Non, non, c'est impossible! Voyons, elle
aurait déjà souffert, et elle n'a jamais eu mal aux dents. Elle est
encore jeune, elle a un soin scrupuleux de sa bouche, tout en ayant, il
faut bien l'avouer, le dégoût profond du dentiste. Elle tâte, là, sur
le côté, un peu en arrière du sourire, et constate qu'il y a un trou.
Elle bondit, frappe du front le vitrail, regarde à s'irriter les yeux
ce petit objet qui luit d'une blancheur un peu jaunâtre. Oui, en effet,
c'est sa dent; elle est couronnée d'un liseré sombre à l'endroit de la
cassure. Minée, mais depuis combien de temps? Attaquée par quoi? Cela
ne lui a causé d'abord aucune souffrance, et maintenant elle se trouve
plongée dans un de ces désespoirs qui, pour ne durer qu'un jour, n'en
sont que plus terribles: elle a désormais une tare! Une porte vient
de s'ouvrir sur ses pensées, et elle ne saura plus garder certains
mots qui jailliront, sans qu'elle le veuille, de sa bouche. Elle n'est
pas vieille; pourtant la Mort vient de lui administrer sa première
chiquenaude.

Jetant les restes du croquet maudit sur le damier blanc et noir, le
carrelage funéraire de la salle à manger, elle se sauve comme si elle
se savait à jamais poursuivie. Chez elle, tirant soigneusement sa
portière, elle s'enferme et se penche sur le miroir. Pour une dent!...
Du calme! Ce n'est pas si grave. Elle essaie de rire aux éclats, et
elle se retourne épouvantée. Hein? qui donc rit ainsi? Qui donc rit
avec une ombre entre les lèvres? C'est elle! Oh! cette étoile noire au
milieu de ce double éclair blanc! Rien ne peut faire que cela ne soit
point. Et c'est déjà tellement loin l'heure où elle riait de toutes
ses dents. Une ride, ce serait une chose de _plus_; un cheveu blanc,
ce serait une chose _nouvelle_. La dent de moins, c'est l'irrémédiable
catastrophe; et si elle priait le dentiste de lui reposer sa propre
dent, ce serait, malgré tout, la dent fausse! Oh! elle a bien senti,
quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit
cœur froid qui s'échappait d'elle. Elle vient d'expirer tout entière
dans un minuscule détail de sa personne. Oh! l'atroce réalité! Allons!
allons! du courage! Elle est une femme raisonnable, elle ne pleurera
pas, elle ne racontera rien, elle aura seulement cette exclamation
intérieure, effroyablement désolée: «Seigneur! Seigneur!» car elle est
pieuse et s'est fait un second époux de Dieu aux minutes suprêmes
de l'accablement. Quand sa mère est morte, elle a crié: «Seigneur!»
intérieurement aussi, de la même façon. Demain, elle doit s'approcher
des sacrements, elle aura une plus grande ferveur, voilà tout, et n'y
pensera plus.

Malheureusement, sa langue y pense encore! Du bout de cette langue
s'effilant, elle exécute des furetages insensés dans ce coin obscur de
mâchoire. Elle y constate une brèche formidable, et elle a brusquement,
la pauvre femme, la vision très absurde d'un château en ruines
contemplé, autrefois, durant son voyage de noces. Oui... elle aperçoit
la tour, là-bas, une tour qui porte à son sommet une couronne crénelée
et qui met, dans des nuées d'orage, comme la mâchoire inégale d'une
colossale vieille...

Ses tempes bourdonnent. Si son mari arrivait, elle lui dirait tout.
D'ailleurs, il est si discret, si bon, qu'elle espère bien... tout
lui cacher. Elle se promène, cherche à se calmer en fermant les
yeux devant les glaces. Alors, c'est fini, elle ne rira plus. Elle
n'ouvrira plus la bouche toute grande pour gober une huître. Soudain,
elle s'arrête... Et l'amour?... Oh! quelle joie diabolique la saisit à
songer qu'elle n'en est plus aux baisers éperdus de la lune de miel! Et
dire qu'il y a des femmes qui peuvent prendre des amants pour essayer
de se souvenir de ces caresses-là!... Combien aujourd'hui la vertu lui
semble préférable. Elle se précipite vers un tiroir, cherche un petit
écrin rond, en ôte la bague, puis, avec des soins presque maternels,
toute remplie d'une frayeur superstitieuse, elle place sa dent sur le
velours noir. Comme elle est blanche, la petite morte! Qui l'a tuée?
Elle est encore si saine en dépit du liseré brun. Mon Dieu! C'est donc
vrai? Il faut s'en aller tous les jours un peu, et l'horrible, c'est
qu'il n'y a d'autre cause à cet inexorable départ miette à miette que
celle-ci: les gens bien portants doivent cependant mourir un jour.
Oh! tout de suite! Un revolver! Du poison!... Je veux m'en aller tout
entière. Et une sorte d'écho intérieur lui répond: «Tu n'es plus
entière!»

La portière se relève, son mari entre gaîment: «Vous faites vos
méditations, Bichette?» Quand elle doit communier le lendemain, il ne
la tutoie plus, par délicatese. C'est un mari sérieux, affectueux,
plein de jolies attentions sans être amoureux le moins du monde. Elle a
un demi-sourire. «Oui, je méditais... Voyons, ne me taquine pas, dis!»
Il s'assied en face d'elle, se tapote la cuisse un moment; il a envie
de causer, de conter une histoire, ses yeux brillent. Il a rencontré
le garde de monsieur de la Silve, de cet imbécile de la Silve... Et il
parle vite, pour avoir le temps de tout dire avant le congé poli. Il
est en bisbille avec de la Silve, le propriétaire du domaine contigu,
et il n'oublie jamais de dénigrer ses chiens, ses voitures, sa livrée.
Rentrés à Paris, ce seront, de nouveau, d'excellents camarades à leur
cercle, mais en villégiature il ne peuvent pas se supporter, parce que
l'un, le voisin, possède la plus belle faisanderie.

Debout, devant lui, elle se demande si, par humilité chrétienne,
elle doit tout lui révéler. Mais pourquoi se détériorer à ses yeux?
Son confesseur ne l'y forcera pas. Et en l'écoutant elle se sent
envelopper d'une atmosphère glaciale. Elle est deux et elle est seule.
Il n'y a donc rien qui puisse vous emporter, mariés d'âme, au-delà
des corps? Et soudain une phrase retentit comme un coup de feu à ses
oreilles distraites. Son mari vient de lui dire, fort doucement du
reste: «Vois-tu, Bichette, je lui garde une dent à cet idiot de la
Silve!» Elle se renverse de toute sa hauteur sur sa chaise longue.
Une crise de nerf la tord. «Bichette! Qu'as-tu? Sacrebleu!...» Elle
ne répond rien. Il court au timbre, lequel ne vibre pas, pour une
raison inconnue, mais, en courant, il a brisé un cornet de cristal
et la femme de chambre surgit, effarée. A présent, on la délace, elle
est seule; il s'est retiré, ne demandant pas d'explications, sachant
qu'elle est toujours nerveuse à la veille de faire ses dévotions.
Elle demeure seule, elle couchera seule. Oh! si seule avec ce secret
ridicule!... Et le lendemain elle se réveille baignée de sueurs, elle a
eu des cauchemars étranges: il lui semblait qu'elle mâchait sa propre
chair. Elle prie, elle s'habille, défend qu'on attelle, choisit une
voilette épaisse, met l'écrin rond dans sa poche. Elle ne veut pas
s'en séparer. Si on fouillait ses meubles?... Elle sort du parc touffu
par une issue dérobée, gagne l'église à pas furtifs. Le vieux curé,
un prêtre de campagne, un homme lourd, croit devoir la saluer avant
d'entamer sa messe. Enfin, il l'attend, l'hostie entre ses gros doigts
levés; elle murmure: «Mon Dieu, donnez-moi l'oubli de ces vanités!» Et
elle s'avance, paupières mi-closes, s'agenouille. Oh! l'Oubli et la
Consolation! Tout son être se tend vers le pays de l'union mystique,
où les baisers se rendent sans qu'il soit question du nombre des dents.
Elle reçoit l'hostie, referme la bouche; mais durant que sa langue,
d'un mouvement onctueux et plein de respect, retourne doucement la
tranche de pain divin, la plie en deux pour l'avaler plus vite, elle
devine, elle _voit_ que Dieu s'arrête... Il n'a pas encore l'habitude
de ça, et se laisse retenir par un coin, du côté de la petite brèche!
La pauvre femme appelle à son aide tout ce quelle possède de salive.
Elle quitte affolée la Sainte Table, ayant l'envie sacrilège de
cracher en dépit de sa ferveur. Quoi! c'est ce Dieu de charité qui
lui inflige une pareille humiliation? Si c'était du pain _ordinaire_,
elle comprendrait, mais _Lui!_ Alors, elle le détache d'un coup brutal
de la langue, et la déglutition s'opère subitement; Dieu disparaît,
s'engouffre comme s'il avait eu peur, après avoir constaté. La face
dans ses mains crispées, elle pleure. Cela finit par la soulager. En
repassant par le sentier ombreux du parc, elle pleure encore, quoique
moins désespérée. Une sorte d'étonnante sécheresse monte de son cœur
à ses yeux. Il faut bien que la mort s'annonce de temps en temps,
sinon les gens heureux n'y songeraient pas; et elle contemple un lis
qui se dresse là, sous un sapin aux branches traînantes, un lis dont
la blancheur maladive lui rappelle celle de sa dent défunte. Avec un
profond soupir, elle retire le petit écrin rond de sa poche, elle le
baise, creuse le sol, enfonce le minuscule cercueil qui contient ce
premier morceau d'elle. Dégantée, elle pèse de toutes les forces de ses
mains nerveuses, ramène la mousse autour du lis, efface les traces de
l'ensevelissement; puis, les lèvres tremblantes, elle s'éloigne, un peu
de terre au bout des ongles...



A CAMILLE MAUCLAIR.


_VOLUPTÉ_


      Matinée de printemps. Une clairière dans un bois. Au
      milieu d'un épais tapis de mousse, une grande fontaine
      ronde, comme une énorme lune d'eau. Des nuages passent de
      temps en temps, moirant de reflets singuliers la paisible
      nappe unie, et alors le jour semble sortir de terre tandis
      que l'ombre des arbres obscurcit le ciel. Autour de la
      fontaine bruissent des insectes diaprés, des mouches d'un
      vert étincelant, de très petits papillons bleus tigrés de
      noir. Exquises senteurs des violettes sauvages. Les deux
      amoureux, ELLE quatorze ans, LUI quinze ans, sont assis
      près de l'eau; ils regardent fixement la mousse, n'osant
      plus trop se regarder eux-mêmes. Ils sont inquiets.


ELLE: Ce sont des choses que nous ne comprendrons jamais, puisque nous
ne pouvons pas interroger nos parents.

LUI: Est-ce bien utile de comprendre?

ELLE: Tu es bête! Toi, un homme, tu devrais savoir.

LUI: Je ne suis encore qu'un... garçon.

ELLE: Tiens, je ne peux pas souffrir l'air que tu as! (_Elle fait un
geste d'impatience._)

LUI (_subitement en colère_): Et moi, j'ai horreur de ta manière de
parler!

(_Silence._)

ELLE (_rêvant_): Non! ce n'est pas naturel tout ce qui nous arrive.
Dernièrement, en lisant dans mon livre de messe: «_Et Jésus, penchant
la tête, rendit l'âme_», j'ai frissonné de tout mon corps. Pourquoi
ai-je tremblé ainsi? je n'en sais rien, mais cela me faisait presque
plaisir d'avoir mal et de plaindre le Bon Dieu. (_Elle se tourne vers
l'amoureux._) Veux-tu que je te dise tout ce qui me fait de la peine,
depuis que nous nous connaissons? Toi, tu me diras ce qui t'amuse? Ce
sera notre jeu d'aujourd'hui.

LUI (_boudeur_): Je veux bien.

ELLE: J'ai commencé, à ton tour.

LUI (_soupirant_): Moi, je reste souvent planté devant une vitre de ma
fenêtre en pensant à toi, qui ne le mérites guère, puis j'ai envie de
passer mon ongle le long du verre pour le faire grincer, et rien que
de songer à ça ma bouche se remplit de salive. Il faut que je fasse
grincer mon ongle, c'est plus fort que moi, il le faut! Les vitres
attirent mes ongles. (_Il crache._)

ELLE: Tu me dis là ce qui te fait de la peine. Je t'ai demandé ce qui
te faisait plaisir.

LUI: Mais non, c'est un plaisir! Je t'assure. Toi, tu me racontes bien
que pleurer sur le Bon Dieu, ça t'amuse!

ELLE: Oh! j'ai des peines encore plus jolies, va! Quand je me lave,
je presse mon éponge au-dessus de ma nuque et je laisse couler tout
doucement des gouttes. Elles roulent lentement, avec de petits froids
détestables, puis elles finissent par me brûler, et je tombe en arrière
dans un fauteuil, prise d'un fou rire! Oh! c'est une peine terrible,
celle-là! je n'ai jamais pu m'empêcher de me la donner...

LUI: Ce n'est pas drôle, en effet! J'ai un autre plaisir encore plus
beau. Je mets mon index sous un rasoir, et je me dis: «Une! Deux!
Trois!... Attention!» Puis j'enlève tout de suite le rasoir quand je
sens qu'il va couper. Je crois que je vois ruisseler mon sang par
terre, et que mon doigt est tombé en gigottant comme un morceau de
serpent rouge. Ah! si on me voyait, on saurait que j'ai du courage.
Chaque fois, du reste, je me fend l'épiderme un peu, un très petit peu.

ELLE: L'autre matin, j'ai cueilli un lis dans le jardin, un lis plein
de rosée. J'ai d'abord jeté la rosée... à cause des oiseaux; et je
l'ai rempli de lait frais. Ça moussait! ça moussait! On aurait dit du
champagne blanc, et ça sentait la fleur chaude. Malheureusement, mon
lis s'est crevé au fond, et le lait s'est répandu sur ma robe. J'ai
failli sangloter aussitôt en pensant que certains petits enfants n'ont
pas toujours de bon lait à boire.

LUI (_affectueusement_): Oui, cela, c'est bien de ta part, c'est une
pensée charitable. (_Avec curiosité._) Pourquoi as-tu jeté la rosée? ce
n'est pas sale, la rosée.

ELLE (_très digne_): Veux-tu donc que je boive après toutes les
fauvettes du pays?

LUI: (_naïvement_): Mais le lait? Tu l'as bu après le veau, puisque les
vaches ont des veaux avant d'avoir du lait?

ELLE (_dédaigneusement_): Non! ce que tu es bête! Comme si on avait
besoin de parler de veau en ce moment.

LUI (_confus_): Je ne trouve plus d'autre plaisir. Tant pis pour le jeu.

ELLE (_péremptoirement_): Cherche.

LUI (_faisant un effort_): J'aime bien le vin pur. Il me fait mal à la
tête, mais j'en bois tout de même à plein verre.

ELLE: Quel plaisir stupide! D'ailleurs, personne ne te le défend. Pour
moi, quand je mange trop, je pense que je ne ressemble plus aux anges,
et si j'étais libre je ne dînerais qu'avec des babas!

LUI (_cherchant_): Attends un peu. Tu vas si vite, toi! (_Il bâille._)
Ah! j'en tiens un! J'ai découvert l'autre jour une souris dans mon
armoire, je l'ai saisie par la queue pour la tuer et elle s'est
retournée pour me mordre, alors je l'ai lâchée, j'étais très content de
la lâcher.

ELLE (_riant_): Vilain sot! se laisser mordre par une souris! Il
fallait venir trouver ma chatte aux yeux verts. Elle qui les aime tant!
D'un seul coup de patte elle leur enlève la peau de la tête, et on les
voit courir dans tous les coins avec un petit bonnet de rubis!

LUI (_très vite_): Et puis! Et puis! oh! j'ai toutes sortes de beaux
plaisirs encore... Quand je me couche, je mets ton portrait sous mon
traversin, et je m'endors en t'appelant _ma petite femme._ Et puis!...
(_Il s'arrête embarrassé._) Décidément, non, ce ne sont pas de jolis
plaisirs, et j'aime mieux ne pas te les raconter... Il y a des choses
rien que pour moi.

ELLE: Des fois, je joue sur mon piano ma valse la plus facile très
rapidement, comme si je tournais et que le clavier fût en cercle autour
de moi; et un passage où il y a une note aiguë, je le répète durant des
heures, j'arrive à ne frapper qu'un seul accord, que cette seule note
aiguë, toujours, toujours, le poignet m'en cuit. Ça devient comme un
bruit de cristal qu'on brise perpétuellement, c'est fin, fin, et cela
me dit des choses extraordinaires. Ça entre dans mon oreille comme
une plume frisée, une aigrette de diamant, un pinceau de velours.
L'autre soir, si maman n'était pas venue au salon, j'allais tomber
raide et je me serais cassée en deux morceaux... Ah! Il y a la peine
du satin. Je passe mes mains sur mon couvre-pied de satin pompadour,
et.... tu sais, on a des petites _envies_, des petites excoriations
au bout des doigts, alors toute ma chair se hérisse tant ça me fait
mal de les accrocher dans cette étoffe trop douce. C'est comme le
long des vitres, pour toi! Je ne peux pas m'en empêcher!... Il y a la
peine des groseilles pas mûres que je mange en cachette, ça pique la
langue et c'est très mauvais... La peine de désirer avoir une chemise
en tulle de voilette, brodée de gros pois dont deux s'arrêteraient
sur chacun de mes seins... La peine de respirer des jacinthes! Oh!
celle-là, mon chéri, tu ne saurais croire combien elle me fait plaisir!
Je vais m'étendre par terre tout contre une grosse jacinthe rose qui
a poussé au bas du jardin, près d'une charmille. On est dans l'ombre
comme ici. Je jette ma robe par-dessus ma tête et j'entoure la fleur
de mes bras pour que le parfum me monte tout entier dans le nez, et je
respire... je respire... Il me semble que je mange du miel pendant que
des abeilles en s'envolant me frôlent les paupières de leurs ailes de
sucre! (_Elle se pâme._) Tu ne peux rien y comprendre! Mais c'est si
délicieux que je t'en oublie!...

LUI (_suçant une branchette qu'il vient d'arracher, au hasard_): Merci
bien! Voilà une invention assez ridicule!

ELLE: Sais-tu ce que ça sent, la jacinthe?

LUI (_ironique_): Ça sent la jacinthe, probablement.

ELLE: Non, ça sent mon cœur!

LUI (_agacé_): Tu as donc respiré déjà ton cœur!

ELLE: Oui! je suis sûre que c'est un sachet rempli de fleurs en
clochettes.

LUI (_riant_): Ce n'est pas possible! Montre voir?

ELLE (_soupirant_): Oh! non, tu ne le verras jamais.

(_Silence._)

LUI (_jetant sa branchette dans l'eau d'un mouvement rageur_): Tu es
bien mauvaise pour moi, aujourd'hui. Nous n'avons que ces quelques
heures de promenade à passer ensemble, et tu en profites pour
m'accabler!...

(_Les mouches étincelantes s'élèvent tumultueusement de la nappe d'eau
tranquille et bourdonnent autour des deux adolescents._)

ELLE (_vivement intéressée_): Regarde les belles mouches. On dirait des
émeraudes vivantes et en feu.

LUI (_désirant la flatter_): Ou les yeux de ta chatte!

ELLE: Elles viennent de se baigner, car elles luisent comme des gouttes
d'eau verte! Attrapes-en une, dis?

LUI: Et si elle me pique!

ELLE: C'est vrai! Ne les effarouche pas.

(_Ils se rapprochent l'un de l'autre comme pour se défendre contre une
attaque possible_).

LUI: Je crois qu'elles ne sont pas méchantes. (_Une mouche se pose sur
la joue de l'amoureuse_). Tiens! Celle-ci qui te prend pour une plante.
(_Gracieusement._) Elle a senti ton cœur sans doute. Frrrrrrr... la
voilà partie! Et elle n'a pas osé te faire de mal! (_Ils se regardent,
attendris, et s'embrassent furtivement._) Faisons la paix! Moi, je n'ai
plus de plaisir à te dire.

ELLE: Et moi, plus de peine à te conter (_A ce moment, la clarté de la
fontaine s'éteint, le ciel s'assombrit._) Jouons à autre chose!

LUI (_lui prenant les mains_): Laisse-moi dégrafer ton corsage pour
aller respirer ton cœur, j'en ai la tentation!

ELLE (_pudique_): Ce ne serait pas convenable.

(_Elle se recule un peu et joue avec l'eau. On entend comme un bruit de
perles remuées._)

LUI (_à genoux_): Je t'en supplie!... (_Elle lui jette de l'eau à la
figure._) Je le veux!

(_Elle éclate de rire et se renverse en arrière, ses cheveux se
déroulent sur l'eau._)

ELLE: Non! Non! Pas cela, mais je te permets de caresser mes nattes.

LUI (_se précipitant sur sa chevelure déjà mouillée_): Est-ce qu'ils
sentent la jacinthe aussi? Donne-les moi! Donne-moi tes mains, tes
petites coquilles de mains! Donne-moi ta figure, donne-moi ta taille...
Eh! Donne-moi tout, puisque je n'aurai jamais ton cœur. (_Il sèche les
cheveux sous ses baisers._)

ELLE: Tu es insupportable!

LUI (_la regardant avec passion_): J'ai soif! Donne-moi de cette eau
dans tes deux mains réunies en bénitier. C'est étrange, j'ai les lèvres
qui brûlent. (_Elle puise de l'eau et lui tend ses deux mains pleines;
il boit, éperdu_). On dirait du miel, on dirait du lait, on dirait du
sang, on dirait du vin, on dirait de l'eau-de-vie. Ça embaume et ça
grise. Oui, tes mains sentent la jacinthe! Oh! que je suis heureux!
(_Il la contemple._) Écoute! j'ai un moyen de te prendre malgré toi
tout entière. Tu vas te pencher sur la fontaine et te mirer, puis tu me
redonneras à boire de l'eau que tu prendras à la place où tu te seras
vue. Ainsi je boirai ton portrait et tu seras en moi pour l'éternité!
(_Anxieusement._) Cela te paraît-il assez convenable?

ELLE (_souriant_): Oui, à la condition que je n'y mirerai que le haut
de mon visage. (_Elle se penche sur l'eau._) Je ne me vois pas bien!
Oh! comme cette eau est profonde! Je parie que cette fontaine traverse
toute la terre, tant elle est noire! Ah! je me vois... je me vois...
Tiens! j'y retrempe mes nattes, tu auras le goût de mes cheveux, et
puisque je suis très blonde ce sera du miel tout à fait!

LUI (_timide_): Tu me boiras à ton tour, dis?

ELLE (_avec dédain_): Je ne boirai pas dans les mains d'un garçon.

LUI (_s'inclinant dévotement sur ses mains qu'elle a de nouveau
remplies d'eau_): Oh! je te remercie tout de même. Tu es si douce
pour moi quand tu veux! (_Il hume l'eau et se redresse fièrement._) A
présent, je t'emporterai partout.

(_La fontaine s'éclaire peu à peu, les nuages passent, les mouches
recommencent à bourdonner au soleil._)

ELLE: C'était bon?

LUI (_enivré_): Comme le vin de la messe!

(_Il se roule à ses pieds avec une joie de jeune chien._)

ELLE (_sentencieusement_): Quand nos parents nous marieront, nous
ferons bâtir ici notre maison de campagne. Ce n'est pas trop loin de
la ville, et le boulanger pourra nous apporter du pain tendre tous les
jours. Moi, vois-tu, je ne vivrais pas sans pain tendre.

LUI (_la contemplant de par terre avec ravissement_): Est-ce vrai que
tu me trouves bête?

ELLE (_qui regarde dans l'eau distraitement_): Oui! Oui!... Nous aurons
une belle basse-cour, et nous mangerons des poulets rôtis tous les
jours, excepté le dimanche. Seulement, tu tueras les poulets, car j'ai
peur du sang.

LUI: Est-ce vrai que tu m'aimes?

ELLE (_de plus en plus distraite et se penchant de différents côtés_):
Nous monterons à cheval tous les matins, j'aurai une amazone de drap
gris... Tiens! Qu'est-ce que j'aperçois là, au milieu de cette
mare?... Nous aurons une bonne qui saura me changer la forme de mes
robes toutes les semaines, je suivrai les modes... Enfin! qu'est-ce
que je vois là-dedans? C'est sombre, sombre! Ça monte à la surface en
faisant des bulles... (_Elle se lève._)

LUI (_toujours étendu sur le dos_): Moi, je t'adore!

ELLE: Voyons! Lève-toi! Il faut que nous rentrions... Mon Dieu, que
cette eau est limpide! Elle est tellement bleue en ce moment qu'on
croirait se pencher sur un ciel tombé dans la mousse...

(_Elle s'approche encore et pousse un cri terrible qui éveille des
échos lointains._)

LUI (_se relevant d'un bond_): Qu'as-tu donc, ma bien-aimée?

ELLE (_se retournant affolée_): N'avance pas, je te le défends!

(_Elle fait quelques pas en chancelant, puis va tomber dans ses bras._)

LUI (_désespéré_): Elle se trouve mal! Mon Dieu! Elle va mourir! Au
secours!

ELLE (_d'une voix entrecoupée_): Ce n'est rien, chéri! Allons-nous-en!
(_Sa voix baisse de plus en plus._) Emporte-moi sans regarder l'eau,
sans regarder l'eau... (_Elle s'évanouit._)

(L'AMOUREUX,_ obéissant, l'emporte comme une morte dont les bras pendent
inertes, tandis qu'un reflet de soleil éclaire l'autre morte, dont
la bouche ouverte toute grande laisse voir les dents très blanches à
travers l'eau pure._)



A KARL ROSENVAL


_LE PIÈGE A REVENANT_


On arriva devant cette maison par un jour très orageux. Le cheval qui
nous y menait s'arrêtait à chaque instant, et mettait sa tête entre ses
jambes pour secouer des mouches en ayant l'air de nous dire: «Non! Non!
Réfléchissez. N'avançons pas davantage...»

Notre bonne, les mains croisées sur un gros panier plein, roulait des
yeux inquiets. Ma mère questionnait le conducteur de la carriole d'une
voix tremblante, et ce paysan répondait par des demi-mots durs. Mon
père, tenant le paquet des cannes, des parapluies, ne disait rien,
selon son habitude, mais il semblait fort préoccupé.

Quand on descendit, je courus vers la grille avec enthousiasme pour
tirer la corde d'une cloche que je voyais serpenter le long de la
muraille, et prendre ainsi possession de ce que j'appelais déjà la
_maison des vacances_. Je savais qu'il n'y avait personne, puisque
le vieux jardinier, son propriétaire, habitait la ville; seulement,
à douze ans, l'envie de tirer une corde est toujours irrésistible,
n'est-ce pas? et je sonnai furieusement. Alors sortit de derrière
cette muraille, ornée de feuillage épais, un son grêle de clochette
d'église, comme le rire aigu de quelqu'un tapi dans un arbre pour nous
épouvanter. C'était à la fois si mesquin et si désagréable que j'en
demeurai tout bête, les doigts crispés sur la baguette de mon cerceau,
laquelle baguette j'avais la guerrière coutume de passer, en dague, à
travers ma ceinture.

«Qui donc s'est mis à rire?» demanda ma mère.

«Qui donc a remué des chaînes?» s'écria la bonne.

Le paysan déchargea brutalement nos quatre malles, pêle-mêle, dans le
chemin, puis il tourna bride sans vouloir nous écouter.

«Voilà une belle façon de nous introduire ici!» grommela mon père en
examinant des clés rouillées.

Il essaya d'ouvrir, mais la grille ne céda pas tout de suite. Il fallut
pousser ferme. Papa se fit aider d'abord par moi, et je me fis aider
par notre bonne. Maman pâlissait sous sa voilette, moi je n'osais
plus rire. Je sentais bien, maintenant, qu'il y avait quelque chose
dans l'air. Brusquement, la grille se détendit comme un ressort, et
nous fûmes tous trois jetés à terre en entrant. Ma mère eut une peur
nerveuse, elle déclara qu'il valait mieux ne pas aller plus loin. La
bonne regardait autour d'elle avec des mines ahuries; elle se frottait
les genoux et répétait:

«Ça sent la mort ici, Madame, je vous jure que ça sent la mort!»

«Vous êtes des folles!» dit mon père agacé, en traînant des malles.

«Non, Marie a raison, reprit ma mère, ce jardin ressemble à un
cimetière.»

«Enfin, c'est toi qui as voulu venir! dit mon père un peu rouge.
Tâchons de ne pas être ridicules. Ce qui est fait est fait.»

Du reste, la maison avait un aspect bien ordinaire de maison mal
entretenue. Elle présentait six grandes fenêtres à volets branlants et
une porte à perron dont la marquise en zinc s'affaissait sur un côté,
et ne possédait qu'un rez-de-chaussée. Au-dessus, le toit avançait
comme les bords d'un chapeau sombre. Son jardin s'enguirlandait de
liserons blancs qui festonnaient tous les arbustes et sautaient d'une
allée à l'autre. Tant que le soleil brillait, cela ne manquait pas de
charme. Moi, je ne découvrais là qu'un espace en désordre très commode
pour jouer. Je n'abîmerais ni les corbeilles ni les plantes rares,
puisqu'il n'y avait que de l'herbe et des fleurs sauvages. Si cela
ressemblait à un cimetière, c'était toujours un cimetière gai. Mais
le soleil se voila d'un nuage couleur de cuivre, la verdure prit une
vilaine teinte, et au bout de deux ou trois courses dans les liserons
je fus de mauvaise humeur.

On rangea nos caisses à l'intérieur du vestibule. Marie ouvrit toutes
les fenêtres, épousseta les meubles des chambres, et maman retrouva
le calme. Pendant qu'on procédait à notre définitive installation,
j'eus l'idée de me glisser derrière la maison en faisant le tour par
le jardin, car il n'y avait pas de porte donnant sur l'autre moitié du
_cimetière_. A mon grand étonnement, je me trouvai dans une obscurité
presque complète. L'orage menaçant avait mangé le soleil, et il ne
restait plus qu'un petit rayon livide éclairant la vitre ronde d'une
lucarne de grenier. Ce reflet de gros œil malade dans ce mur tout
gris, tout lézardé, me produisit un effet très singulier. Le jardin,
la maison prenaient, de ce côté, une allure étrange et des couleurs de
crapaud vert. Les liserons ne fleurissaient même plus sur les arbustes.
L'herbe était d'une grandeur et d'une sauvagerie troublantes. Trois
buis, taillés jadis en silhouettes de capucins, se dressaient de
distance en distance, et le dernier, au fond, près de la haute muraille
de clôture, avait un aspect d'homme sinistre planté le dos tourné.
Puis cet œil de vitre, dardé sur ce coin de forêt vierge, pleurait on
ne savait quelle désolation. Je me mis à courir, à crier férocement,
tapant des pieds, pour essayer de réagir contre la secrète terreur
qui m'envahissait, et tous les bruits expirèrent en échos plaintifs
que les arbres se renvoyaient l'un à l'autre comme des mots d'ordre.
Ma mère écarta un volet en m'entendant crier et m'adressa des signes
impérieux. Je revins, bondissant, très heureux de me savoir surveillé,
me donnant des airs vainqueurs, brandissant la baguette de mon cerceau:

«Il ne faut pas crier ici!» me dit ma mère, la figure très effarée.

«Pourquoi, maman? Tu as promis de me laisser m'amuser à tous les jeux
dans la maison des vacances!»

Elle ajouta, sans me répondre directement et comme se parlant à
elle-même:

«Tu sais que nous n'avons loué cette maison rien que pour toi, mon
enfant, c'est un sacrifice dont tu devras nous tenir compte plus tard.
Tu es trop jeune pour bien me comprendre; mais si je t'entends crier,
cela me portera sur les nerfs!»

Un roulement de tonnerre gronda, et elle m'aida vite à escalader la
fenêtre en murmurant:

«Hein? Tu vois! Il ne fallait pas crier ici!»

Pas crier, pas courir, pas sonner, pas ouvrir la grille... et jusqu'à
l'imbécile de cheval qui ne voulait pas avancer sur la route. Non!
Elle commençait à être moins drôle, la _maison des vacances!..._ Toute
la nuit l'orage secoua la toiture, et ce fut un vrai miracle si la
marquise de zinc n'acheva pas de s'écrouler.

Au bout de huit jours, on n'était pas encore habitué à cette sale
maison. Marie, la bonne, qui était vieille et impressionnable, se
lamentait parce qu'elle trouvait des rats dans le panier au pain. Elle
me priait de l'accompagner à la cave et au grenier, en me fourrant une
bougie entre les doigts, bougie qui coulait le long de ma blouse. Un
jour que je refusais d'aller au grenier avec elle, maman l'y suivit,
et, le vent claquant la porte derrière leur dos, elles restèrent
une heure enfermées au milieu des ténèbres, appelant au secours. Il
devenait évident qu'elles avaient peur de quelque chose qu'elles
connaissaient et que je ne connaissais pas.

Les meubles de cette habitation tombaient en poussière, datant pour le
moins de l'époque mérovingienne. Quand on les frottait, ils rendaient
des sons lugubres, se disloquaient tout seuls ou partaient en éclats.

Puis, petites aventures vraiment inexplicables, et que maintenant
encore je n'arrive point à m'expliquer, les menus objets, dans cette
bizarre demeure, disparaissaient, escamotés tout d'un coup comme par
enchantement. Ma mère s'absentait-elle une minute du salon pour aller
donner un ordre à la cuisine? quand elle revenait elle ne retrouvait
plus son dé. J'avais beau m'accroupir dans tous les angles et chercher
pendant l'après-midi avec une lumière: c'était une affaire finie, le
dé était perdu. Ainsi des ciseaux à broder, ainsi des pelotons de
laine. Papa, espérant se délasser de ses grands travaux d'écriture,
voulut jardiner, et, dès qu'il mania des bêches, des râteaux, des
sécateurs, il les égara. Tantôt c'était une pioche qui se retrouvait,
une heure après de patientes recherches, à une place où jamais personne
ne l'avait mise, tantôt c'était une pelle qui se fondait dans les
arbrisseaux et s'évaporait totalement. Mon père m'accusait de faire de
mauvaises farces. Ma mère me défendait et répétait:

«Oh! ici, rien ne m'étonne!» d'une voix basse, irritée contre cette
chose que j'ignorais.

Non, ces aventures ne s'expliquaient pas du tout.

Un matin, à déjeuner, au sujet de la salière qui venait de se répandre,
maman eut une crise de nerfs; Marie poussa des exclamations désolées.

«Voyons, dit papa impatienté, c'est bien simple: fichons le camp.
D'ailleurs, moi, je ne voulais pas louer à cause de vos sacrés
caractères. Vous n'êtes pas raisonnables!»

Marie ramassa le sel silencieusement, devinant que cela se gâtait. Moi,
je me mis à dessiner sur le beurre, avec une pointe de couteau.

«Une maison tout entière presque pour rien!» murmura maman.

«Pour rien, c'est généralement cher», déclara papa d'un ton sec.

La fenêtre était grande ouverte, les trois buis taillés en capucins
montaient la garde. Maman étendit le bras.

«C'est comme ces fantômes-là. Crois-tu qu'ils sont rassurants?»

Papa essaya de la conciliation.

«Tiens! Je vais les tailler aujourd'hui. Maurice m'aidera! Nous
leur donnerons la forme de trois polichinelles. Des fantômes de
polichinelles, ce sera une véritable récréation pour l'œil. Pas,
Maurice?...»

Je m'écriai avec chaleur:

«Je crois bien, petit père!»

Maman haussa les épaules.

«Allons donc! Est-ce que ces arbres-là se laisseront tailler... Toi,
un paperassier, tu voudrais tailler des arbres, et avec un enfant,
encore?...»

Il y eut une longue pause embarrassée.

Moi, je continuais à voir disparaître mes canifs, mes billes, mes
ficelles, mes ficelles surtout. Dès que je fabriquais un fouet, le
bâton que je tenais entre mes jambes pour l'attacher solidement
finissait par s'évanouir à travers l'herbe drue, et la ficelle, si je
tournais la tête, se sauvait n'importe où. Ça m'exaspérait. Je sentais
que ce ne devait pas être _un voleur qui volait..._ Et, à moins que
nous ne fussions tous très étourdis... _quelque chose_ nous harcelait
dans cette maison des vacances, positivement. Une fois, Marie perdit
du linge qu'elle avait mis à sécher sur une corde, et quand je lui en
demandai la raison elle me répondit, la physionomie grave:

«Vous êtes trop jeune. Madame a défendu qu'on vous parle de l'histoire.»

Donc, il y avait une histoire. Oh! oh! je passai les journées à me
creuser l'esprit et à égarer mes ficelles. Mon cerveau se frappait peu
à peu. Je ne croyais pas beaucoup aux contes de nourrice, car j'allais
au collège, où l'on apprend à ne plus craindre les coins noirs; mais
je voyais maman trembler dès que le crépuscule envahissait la chambre,
papa était soucieux, Marie gémissait. Il fallait tirer tout cela au
clair le plus tôt possible, et, s'il y avait un ennemi, en délivrer
rapidement la famille. Je résolus de m'adresser à notre bonne pour
obtenir une confession complète. Marie était naïve, moi j'étais rusé
comme un Peau-Rouge; nous verrions bien lequel de nous deux serait
_trop jeune!..._ Un soir, j'arrivai dans la cuisine en marchant sur la
pointe du pied, ayant des allures très mystérieuses.

«Marie, dis-je, regardez par la fenêtre du côté du dernier buis!»

La bonne lâcha une cafetière qu'elle remplissait d'eau et tourna les
yeux vers la fenêtre sombre.

«Quoi, monsieur Maurice, qu'y a-t-il encore, Seigneur Dieu!»

«J'ai vu quelque chose au fond du jardin, Marie.»

«Ah! vous avez vu... (Ses dents claquèrent). C'était tout blanc,
n'est-ce pas?...»

«Oui, Marie. Tout blanc!»

«Et long? Et ça traînait? Et ça s'étendait? (elle se rapprocha, très
émue, colla son nez contre la vitre, me tenant par l'épaule, si bien
que son frisson se communiquait à tout mon corps). Et ça se tordait en
l'air comme un linge qui s'envole?»

«Justement, Marie, c'était comme votre linge quand il s'est envolé. Oh!
ce que j'ai eu peur!...»

«Ça vous avait des jupes de grande femme, pour sûr?»

«Oui, Marie, je crois que ça portait des jupes.»

«Eh bien! monsieur Maurice, vous avez vu le _revenant_, car c'est tout
son portrait que vous me faites là!»

«Le revenant, Marie?...»

J'étais un peu désappointé. J'aurais préféré une histoire de voleurs.
J'avais, d'ailleurs, _fait son portrait_ bien malgré moi!...

«Le revenant, monsieur Maurice, continua solennellement la bonne, c'est
la dame qui est morte ici voilà une dizaine d'années. Elle vivait en
compagnie d'un monsieur, sans le sacrement, et quand le monsieur l'a
quittée, elle s'est pendue. Tout le pays connaît l'histoire, même que
jamais encore on n'a osé relouer la maison avant votre mère.»

Je restai abasourdi. La femme pendue revenant de l'autre monde pour
me voler mes ficelles et dévorer des manches de pioche! Certes, cela
dépassait mon imagination! Je savais ce que je voulais savoir, mais
je n'étais guère avancé! Dans mon lit, j'eus des cauchemars, et je me
pelotonnais contre le mur, essayant de me rendormir en me bouchant
les oreilles. Des grandes personnes comme ma mère et ma bonne ayant
peur du _revenant!_ Que fallait-il conclure? A l'aurore, mes idées
prirent un autre cours, je ne voulais plus admettre qu'une ancienne
pendue, très moisie, sortît de sa tombe pour taquiner une cuisinière
en lui dérobant des torchons. Non! Le _revenant_ devait être un animal
d'espèce particulière, hantant les lieux mal clos, surtout les maisons
désordonnées, et j'en vins à croire qu'on me parlait _d'une morte_ pour
ne pas m'épouvanter trop au sujet d'un danger réel! Elle avait tout
avoué si facilement, cette vieille folle de Marie. Bientôt l'héroïque
pensée de capturer _la bête_ remplit ma cervelle, m'éblouit. J'étais
fort, j'étais adroit, j'avais des données sur les mœurs des Indiens,
et, une fois dans le sentier de la guerre, je ne reculerais pas. Quelle
prouesse et quel honneur! Ma mère pleurerait de joie comme le jour
des prix, mon père m'appellerait: _fier lapin!_ et Marie pourrait se
risquer à cueillir du persil au crépuscule. Décidément, je lutterais
contre l'ennemi commun. Le plan était déjà tout tracé. Je creuserais
une fosse que je recouvrirais de divers branchages, selon le système
des trappeurs américains, et lorsque la bête rôderait, durant ses
_retours_ diurnes ou nocturnes, elle ne manquerait pas de se laisser
choir en plein trou. Ensuite, nous verrions à lui faire vomir les dés
d'argent, les râteaux, les canifs et autre nourriture indigeste dont
elle avait la déplorable coutume de s'engraisser. Je creusai donc
une fosse assez profonde, du côté du dernier buis; je la couvris de
mottes de gazon et de brindilles vertes. La terre enlevée fut dispersée
aux quatre coins du jardin. A la nuit close, j'achevai mon ténébreux
travail, en faisant semblant de guetter des oiseaux pour donner le
change à mes parents, car je redoutais leurs plaisanteries ou leurs
défenses. Tant que le soleil avait lui, j'avais chanté à tue-tête,
très heureux de ma chevaleresque idée, formant les projets les plus
téméraires, plein de mépris vis-à-vis du _revenant_, qui, après
tout, n'était qu'une bête quelconque, _ce qu'il fallait démontrer;_
mais, au soir, ce sacré jardin s'assombrit effroyablement, les buis
capucins se vêtirent de teintes crapaud, et l'œil malade, la lucarne
du grenier, me regarda, du haut de cette maison triste, avec une
horrible expression de désespoir. Je lâchai mes outils, pioche, pelle
et râteau, je m'enfuis brusquement sans pouvoir m'arrêter, comme
talonné par le dernier buis, qui, maintenant, semblait relever son
capuchon vert. Devant la maison, je soufflai un moment, très honteux
de ma terreur. Voyons! Est-ce que j'allais perdre mon beau courage?
«Es-tu un capon?» me demandait ma conscience. Si je laissais là-bas
les outils de jardinage, on dirait encore que je m'amusais à faire des
farces. Un piège si bien conçu et si bien exécuté! Je me retournai pour
m'orienter. La fosse était là-bas, quelque part, entre le second et
le troisième capucin... Chose étrange! Dans ce crépuscule, je perdais
aussi la notion des distances... La fosse était-elle plus à gauche
ou plus à droite? Hein? Qu'est-ce que cela signifiait?... Moi, un
garçon rusé, je ne m'y reconnaissais plus! Les allées s'enfonçaient,
toutes noires, les arbustes entortillés de liserons ondulaient comme
des panaches de fumée, les grands arbres se mêlaient aux nuages, et la
lune, se levant, prenait dans les feuilles des aspects d'œil jaune,
tout à l'imitation de la lucarne du grenier. Soudainement, la pensée
que _là-bas_, entre le second et le dernier buis, il se trouvait une
_fosse creusée_, me fit dresser les cheveux sur le front. J'avais
creusé une fosse, moi, une tombe, comme pour y enterrer un mort... Une
tombe qui attendait la femme pendue, _le revenant!_ Est-ce qu'une bête
a jamais eu la dimension d'une femme portant des jupes traînantes! Et
puisque Marie l'avait vue!... Mon sang se glaçait dans mes veines,
mes jambes flageolaient. «Iras-tu! N'iras-tu pas! Capon!» me criait
toujours ma conscience. Enfin, saisi de je ne sais quel vertige
furieux, je hurlai: «Allons-y!» Et je m'élançai en droite ligne.
Je crois même que je galopais, les paupières closes, sans chercher
davantage mon chemin, persuadé que si j'ouvrais les yeux je verrais
sûrement la pendue au détour d'un massif. Ah! il ne s'agissait plus
d'une bête voleuse, je sentais bien que j'étais en puissance d'un
personnage mystérieux, _d'un inconnu_ qui m'attirait, m'attirait, me
humait, me dévorait du fond de ce jardin-cimetière! Et mon cœur battait
à crever. Machinalement, je murmurais: «Je me baisserai, je saisirai la
pioche, la pelle, une de chaque main, je serai bien armé s'il arrivait
quelque chose... Oui! La pioche est à côté d'un pied de cassis, et la
pelle est restée sur une motte de gazon. Pourvu, mon Dieu, que ces
outils ne soient pas déjà partis chez _elle!_ Voyons, tâchons de ne pas
nous tromper... Une... deux... trois... je vais ouvrir les yeux, tant
pis, je dois être à l'endroit juste!» J'ouvris les yeux, et, avec un
cri de détresse qui dut retentir cruellement dans la poitrine de ma
mère, j'ouvris aussi les bras, mes jambes fléchirent, je m'écroulai au
fond de la fosse. La violence de ma chute fut telle que je m'évanouis...

Et l'on me trouva là-dedans, étendu comme un mort, pris à mon propre
piège!

J'eus la fièvre durant un mois. Ma mère, dès que je pus quitter mon
lit, ordonna d'emballer promptement nos affaires. Elle en avait assez
de la _maison des vacances_, où les tombes se creusaient toutes seules
pour engloutir les petits enfants, et elle ne voulut jamais croire à
l'histoire de mon piège, car je ne pus jamais bien lui prouver que
j'avais voulu attraper un _revenant_ comme on attrape une vulgaire
belette!... D'ailleurs, en y réfléchissant un peu... n'est-ce pas le
_revenant_ qui aurait voulu m'attraper?...



A LOUIS DUMUR


SCIE


      Un homme va naître. L'ange gardien, dépêché auprès de son
      âme, lui permet d'hésiter avant d'éclore. Il hésite... Les
      couches de sa mère deviennent laborieuses, et pendant ce
      temps l'âme de l'homme peut étudier les conditions de sa
      vie future.

L'ANGE.--Si tu nais, tu mourras. La vie est une maladie mortelle. Si tu
vis beaucoup, tu souffriras beaucoup. Si tu meurs jeune, tu regretteras
l'existence. Choisis!

L'HOMME.--Fichtre! Comment faire? Donnez-moi un corps solide, en
attendant.

L'ANGE.--Si ton corps est vigoureux, sa propre force le portera à
s'user. S'il s'use, il contractera des infirmités effrayantes. S'il
ne s'use pas, il aura confiance en sa solidité, et sa confiance le
fera se jeter, tête baissée, dans le premier péril venu. S'il se fait
soldat, il sera tué en guerre. S'il se fait assassin, il sera tué sur
l'échafaud. S'il se fait manœuvre, il aura des querelles avec ses
compagnons. S'il a des querelles, il voudra les vider... et s'il les
vide, il y trouvera un coup mortel.

L'HOMME.--Alors, je demande un corps très délicat.

L'ANGE.--Si tu es délicat, étant enfant, tu auras tous les malheurs. Tu
tomberas et tu te feras des bosses. Si tu as des bosses, ça marquera.
Si tu as une mauvaise nourrice, tu deviendras poitrinaire. Plus tard,
si tu n'as pas de gymnastique, tes camarades te rouleront à tous
propos. Si tu ne ripostes pas, tu passeras pour lâche... et si tu
ripostes tu seras roulé.

L'HOMME.--Assez! Donnez-moi des rentes, c'est le point capital.

L'ANGE.--Non! c'est seulement l'intérêt. Si tu as des rentes, tu auras
envie de les dépenser. Si tu les dépenses mal, tu auras des remords. Si
tu es avare, ce ne sera pas la peine d'en avoir. Si tu gères toi-même
ta fortune, tu la risqueras sur un coup de bourse. Si tu la fais gérer,
tes banquiers lèveront le pied. Si tu la confies à tes parents, ils
voudront te faire épouser une héritière impossible et tu te brouilleras
avec eux.

L'HOMME.--Faites-moi pauvre.

L'ANGE.--Si tu es pauvre, tu envieras les riches. Si tu les envies,
tu travailleras pour les égaler. Si tu travailles, tu voudras te
reposer le dimanche. Si tu te reposes le dimanche, tu te griseras et tu
deviendras fainéant. Si tu deviens fainéant, tu deviendras _communard_,
et si tu es _communard..._

L'HOMME.--Je serai _socialiste_, je ferai de la politique honnête.

L'ANGE.--Si tu fais de la politique honnête, tu seras dupé... puis tu
passeras pour un imbécile.

L'HOMME.--J'aime mieux passer pour un imbécile.

L'ANGE.--Si tu es un imbécile, ta femme te trompera, et tu auras...

L'HOMME.--Je n'aurai pas de femme!

L'ANGE.--Si tu n'as pas de femme, tu prendras des maîtresses. Si tu as
des maîtresses, elles te ruineront la santé ou la bourse. Si tu ne les
laisses pas te ruiner, elles te feront une réputation de _pingre_, tu
seras mal reçu par la société; et tes domestiques sortiront de chez toi
en disant qu'ils y meurent de faim.

L'HOMME.--Je n'aurai pas de domestiques.

L'ANGE.--Si tu n'as pas de domestiques, il faudra tremper ta soupe et
celle de tes enfants toi-même: tu seras ridicule.

L'HOMME.--Je n'aurai pas d'enfants.

L'ANGE.--Si tu n'as pas d'enfants, ta vieillesse sera très malheureuse,
et tu mourras isolé.

L'HOMME.--Sacrebleu! j'en aurai...

L'ANGE.--Si tu en as, ta vieillesse sera malheureuse à cause de leurs
folies, et tu auras la douleur de les déshériter.

L'HOMME.--C'est trop fort! Ne peut-on pas épouser une femme stérile?

L'ANGE.--Si tu épouses une femme stérile, elle se plaindra de toi
devant les tribunaux en donnant des détails...

L'HOMME.--Je ne serai jamais amoureux.

L'ANGE.--Si tu n'es pas amoureux, tu perdras la moitié des jouissances
terrestres, et, je te préviens, il n'y en a pas beaucoup.

L'HOMME.--Bon! Je serai donc amoureux... le plus possible.

L'ANGE.--Si tu l'es trop, tu commenceras de bonne heure. Si tu
commences de bonne heure, tu t'adresseras mal. Si tu manques ton
premier cœur, le tien portera un crèpe éternel (vieux style). Si tu
aimes une ingénue, elle aura un cousin au collège. Si elle a un cousin
au collège, il en sortira... S'il en sort, il prendra le dessus, et
s'il prend le dessus...

L'HOMME.--J'aimerai une ingénue mûre ou une jeune veuve.

L ANGE.--Si elle est ingénue, elle sera bête; si elle est mûre, elle
sera laide. Si tu aimes une jeune veuve, elle aura de l'expérience.
Si elle en a trop, tu n'en auras pas assez... elle te trouvera
insuffisant, et si...

L'HOMME.--En tous les cas, je chercherai une jolie femme.

L'ANGE.--Si elle est jolie... tu ne seras pas le premier à le lui
prouver.

L'HOMME.--Une jolie fille dévote, par exemple.

L'ANGE.--Si elle est dévote, elle ira à l'église. Si elle va à
l'église, tu seras jaloux et tu ne dîneras jamais à la même heure. Si
tu es jaloux et que tu ne manges pas régulièrement, tu lui feras des
scènes, alors elle rentrera dans sa famille. Si elle rentre dans sa
famille, elle emportera sa dot...

L'HOMME.--Je réclamerai la dot...

L'ANGE.--Ta belle-mère, au contraire, te forcera à lui fournir une
pension, et, de plus, elle t'appellera: _bourreau de sa fille!..._

L'HOMME.--Oh!... laissons ce sujet. J'aimerai donc le moins possible...
j'épouserai une grosse campagnarde tranquille, et pour fuir les
tentations je vivrai près d'un village.

L'ANGE.--Si tu habites à la campagne, tu feras de l'agriculture, tu
planteras des vignes; elles gèleront ou auront le phylloxera. Si tu
as des fermiers, ils ne paieront pas leurs fermages, parce que leurs
moutons auront le _piétain._ S'ils ont des bœufs, ils se vendront
mal. Tu auras des métayers la seconde année, quand tu verras que le
fermage ne réussit pas: les métayers sont tous voleurs ou paresseux.
Si tu trouves de braves gens, ils tomberont malades. Si tu n'as ni
fermiers ni métayers, tes propriétés resteront en _friches._ Si
elles restent en _friches_, tu seras accusé d'ineptie, on ne te
nommera pas conseiller municipal. Si tu es bon propriétaire et qu'on
te nomme conseiller municipal, tu voudras être maire. Si tu n'es pas
maire, tu cabaleras. Si tu l'es, on cabalera. Si tu t'annonces comme
bonapartiste, les ouvriers te demanderont une augmentation de salaire.
Si tu es républicain, le curé prêchera contre tes menées et les aristos
te fermeront leurs portes. Si tu es tantôt l'un, tantôt l'autre, tu
seras naturellement assis par terre le jour où chacun prendra une
chaise!...

L'HOMME.--On peut avoir une demeure modeste, à côté d'une ville, et ne
pas mettre les pieds dans cette ville; je ne tiens guère à la grande
propriété.

L'ANGE.--Si tu es près d'une ville, des amis importuns viendront te
voir, il faudra bien les inviter à dîner... S'ils dînent souvent, çà te
coûtera cher!...

L'HOMME.--Eh! mon Dieu! je ne verrai personne, j'aurai un jardin clos
de murs, un jardinier sourd, une cuisinière muette, et... je lirai les
journaux pour me désennuyer.

L'ANGE.--Si tu ne vois personne, on pensera que tu as des raisons pour
te cacher. Si ton jardin a des murailles, on y grimpera la nuit pour
découvrir tes crimes... et prendre tes poires; si ton jardinier est
sourd, il n'entendra pas; si ta cuisinière est muette, elle ne le dira
pas. Si tu lis les journaux dans une pareille solitude, tu deviendras
fou au bout de six semaines. Tu apprendras que les maisons fermées
et les jardins clos sont suspects, qu'on y réunit généralement des
_boulangistes...._ ou des femmes. La fatalité voudra qu'un nouveau-né
strangulé soit déposé dans le chemin creux longeant tes murailles: si
on le trouve, on fera une descente de police chez toi. Le sourd et la
muette t'accuseront, l'un par son incohérence, l'autre par des signes
désespérés. Si tu te défends sérieusement, tu es très coupable. Si
tu ne te défends pas, tu es abject. Ceux qui auront volé tes poires
donneront des preuves certaines. Il arrivera tout à point une petite
laitière farceuse dont tu auras oublié de prendre le menton, un matin
qu'elle était disposée à t'accorder les dernières faveurs: pour se
venger, elle déclarera une de ses 26 grossesses, et te fera fourrer
dedans. Si tu t'es permis de suivre la _Gazette des Tribunaux_ plus
attentivement que la _Revue des Deux-Mondes_, on pensera que tu
cherchais déjà ton système de défense. Il ne te restera plus qu'à te
munir d'un bon avocat, qui te fera envoyer au bagne en plaidant les
circonstances atténuantes; et si tu vas au bagne, tu finiras par te
croire criminel... tu y mourras en avouant des histoires fabuleuses.

L'HOMME.--Pourquoi ne cultiverais-je point les beaux-arts, l'état de
bourgeois n'ayant rien d'attrayant, à ce qu'il me semble?

L'ANGE.--Si tu as du génie, tu seras méconnu. Mais si tu n'en n'as pas,
tu seras inconnu. Si tu es pianiste, tu seras la désolation de tes
voisins, et ils attacheront du lard à ton cordon de sonnette. Peintre,
tu mettras vingt-cinq ans à te choisir une école, et, sur tes vieux
jours, te décidant pour la _tienne_, tu feras pouffer tes camarades,
qui t'appelleront: _vieux bonze!_ Acteur, tu seras sifflé; si tu
n'es pas sifflé, tu auras toutes les grandes dames sur les bras, et
tous leurs maris ou leurs amants sur le dos. Écrivain, tu chercheras
des éditeurs; si tu n'en trouves pas, tu crèveras de faim; si tu en
trouves, ils te demanderont de _corser_ la situation; si tu la corses,
on t'accusera de pornographie; si tu tiens à tes idées et que tu
refuses ce léger sacrifice à ton éditeur, il te traitera de _monsieur
embêtant_. Tu ne seras jamais édité si tu écris en vers; si tu écris
en prose, les _journalistes_ influents auront soin de _critiquer_ tes
livres pour les empêcher de plaire au public, à qui, certainement, ils
auraient plu sans leurs bienveillantes critiques... J'ajoute que si
tu es immoral, tu iras en prison, et que si tu es moral, tu assommeras
tout le monde!...

L'HOMME, _avec explosion_.--Décidément, je rentre dans le néant,
mais... un mot encore: si j'étais savant et philosophe?...

L'ANGE, _gravement_.--Si tu veux être savant et philosophe, près
d'un siècle durant il te faudra t'abreuver de déceptions, t'armer de
patience, aller de désagrément en désagrément, renier l'amour, renier
l'amitié, renier la richesse, renier les plaisirs, renier jusqu'à
Dieu, tout cela pour finir par conclure que: si tu n'étais pas né, tu
n'aurais pas été malheureux!...

L'HOMME.--Serviteur!

      Les couches de la jeune femme sont de plus en plus
      laborieuses. Bientôt, le médecin roule un petit cadavre
      dans un linge, puis la pauvre mère exténuée s'endort,
      tandis que son médecin murmure: «Si on m'avait appelé
      hier!...»



A LAURENT TAILHADE


_LA PANTHÈRE_


Des souterrains du cirque monta lentement la cage, entraînant avec elle
comme un épais morceau de nuit, et, quand s'en ouvrirent les grilles
aux resplendissantes clartés des cieux, la bête, trouvant subitement
sous ses pas le manteau d'or, taché de pourpre, du sable des arènes,
s'exalta dans la lumière et se crut déesse. Jeune, vêtue du deuil royal
des panthères noires, portant, le long de ses membres engaînés si
exactement, quelques énormes topazes disséminées, elle dardait l'œil
pur et fixe de celles qui n'ont encore contemplé, au bord des grands
fleuves déserts, que leur image de sinistre vierge. Ses pattes de
chatte, puissantes et d'apparence puérile, semblaient se mouvoir sur
des flocons de duvet. En trois bonds légers elle atteignit le milieu du
cirque. Là, s'asseyant, d'un mouvement grave et onduleux, toute autre
affaire lui paraissant de moindre importance, y compris l'examen de la
loge impériale, elle se lécha le sexe.

Près d'elle, des chrétiens écartelés pendaient à de hautes croix
rouges de sang. Un éléphant mort barrait de sa masse grise, colossale
muraille écroulée, tout un coin du ciel extraordinairement bleu. Aux
lointains s'agitaient, en des cercles de gradins s'étageant, une buée
de formes pâles d'où venaient des clameurs étranges, et la bête, ayant
terminé son intime toilette, chercha un moment, le mufle à terre,
la raison de ces cris de fureur, inexplicables pour elle dont les
mœurs froides et méthodiques n'admettaient que l'utilité du meurtre
sans en comprendre encore les différentes hystéries. De là-bas lui
arrivaient le grondement sourd d'un flot battu par le vent, des
plaintes de branches craquant sous la foudre. Elle eut un miaulement
railleur qui défiait les orages, et, sans trop se presser, prise du
caprice inconcevable de leur montrer la douceur des véritables bêtes
féroces, elle fut s'attabler devant la savoureuse masse de l'éléphant,
dédaignant les proies humaines. Elle but à loisir la liqueur fumante
ruisselant du monstrueux cadavre, se tailla un ample lambeau de chair,
puis, le festin achevé, campée sur les restes de son repas, elle lustra
sa patte gauche avec sollicitude. Deux jours avant sa délivrance,
on avait semé, en l'obscurité de sa prison, des viandes indignes
assaisonnées de cumin, saupoudrées de safran, pour surexciter le feu
dévorant de ses entrailles; mais l'habile flaireuse s'était abstenue,
ayant connu de plus longs jeûnes et de plus dangereuses tentations.
Point ignorante, quoique vierge, elle savait déjà les soifs des midis
brûlants de son pays, où les oiseaux pleurent de tristes mélopées
en soupirant après la pluie; elle savait les plantes vénéneuses des
grandes forêts inextricables où essayaient de la fasciner des reptiles
à langue fourchue distillant le poison; elle savait la grosseur
extrême de certains soleils, et la maigreur très ridicule de certaines
victimes, les attentes anxieuses sous l'œil mauvais de la lune qui vous
lance perfidement à la poursuite d'une ombre de gibier toujours de
plus en plus fuyante! De ces chasses malheureuses, elle avait gardé un
instinct de guerrier pauvre, et ne demandait qu'une part modeste pour
ne pas éprouver de vertiges en cet autre monde béni où les carnassiers,
devenus les frères de l'homme, semblaient conviés à des festins
solennels. Elle choisissait son morceau sans forfanterie, désireuse de
se révéler bien élevée en présence d'appétits moins naturels que les
siens.

Un chrétien nu et dérisoirement armé d'un fouet à boule de fer surgit
au-dessus de la croupe de l'éléphant, poussé par des bourreaux qu'on
ne voyait pas. Il glissa dans le sang caillé, roula le front en avant.
Des huées le relevèrent. Il reprit son fouet, et un sourire crispa
ses lèvres blêmes. Il ne voulait pas s'en servir, même contre la
bête qui l'allait égorger. Il s'assit, ses prunelles claires fixées
sur l'ennemie. Celle-ci eut le geste de jouer de la patte, un geste
signifiant: «Je suis satisfaite!...» Et elle s'allongea, les yeux
mi-clos, agitant la queue avec perplexité. Tranquille duel de regards
curieux, le chrétien cherchant, malgré l'abandon voulu de son être, le
secret des dompteurs de fauves, le pouvoir suprême de la seule volonté
sur la brute, et la bête libre s'efforçant de démêler le genre de
puissance de cette espèce quand elle est nue.

Une clameur formidable les éveilla de leur singulière songerie. Ils
étaient maintenant le centre de la fête sanglante, et personne,
vraiment, ne comprenait cette manière de s'amuser. Une soudaine colère
envahissait tous les spectateurs. On appela des belluaires, des chevaux
galopèrent vers l'éléphant dont on entraîna la lourde masse, et mis
debout, face à face, les deux adversaires continuèrent à se surveiller.
Le chrétien refusait la lutte, la panthère ne se sentait pas le courage
d'écharper, n'ayant plus faim. L'un des belluaires se précipita, les
menaçant de son épée. D'un bond gracieux l'animal évita le choc, et
le chrétien conserva son sourire mélancolique. Alors des hurlements
retentirent de tous les côtés. L'orage éclata, épouvantable. Les
belluaires se ruèrent contre la bête, qui se déclarait capricieusement
pour le plus faible. On alla poser les lances sur les brasiers, on
apporta les dards enduits de poix et de plumes enflammées, on appela
les chiens dressés à couper les jarrets des taureaux, on emplit des
vases d'huile bouillante. Toutes les haines se tournèrent en un
moment du côté où la jeune folle, se battant les flancs de sa queue
indécise, se demandait ce que signifiaient ces préparatifs de guerre.
Les belluaires ne lui laissèrent pas le temps de revenir à la raison.
Ils fondirent sur elle, et ce furent des courses désordonnées dans la
piste encombrée de mourants. La panthère fuyait, prise d'une terreur
superstitieuse. Cela, c'était la fin du monde! Pêle-mêle, poursuivie
et poursuivants culbutaient les corps d'hommes et d'animaux sous
l'immense risée du peuple, que cette bouffonnerie nouvelle finissait
par détendre. De toutes les places, on jetait à la bête éperdue des
pierres, des fruits, des armes. Des patriciennes lancèrent des bijoux
qui sifflèrent terriblement en traversant l'espace, et l'empereur,
debout, la lapida lui-même avec des monnaies d'argent. D'un dernier
bond désespéré, la panthère, ivre de rage, hérissée de flèches,
entourée de flammes, se réfugia dans sa cage demeurée ouverte. On
referma la grille, et le piège obscur redescendit aux souterrains.

Des jours, des nuits coulèrent, atroces. Elle avait de temps en
temps un miaulement lugubre, un appel au soleil qu'elle ne devait
plus revoir. Devenue la légende du cirque, on lui faisait subir tous
les supplices. Lâche, disait-on, elle avait refusé le combat, et ne
pouvait plus prétendre au rang d'animal noble. Le gardien des fauves
prisonniers, un esclave très vieux, sans pitié pour sa gueule élargie
par la lame d'une épée qu'elle avait mordue, ne lui donnait que les
rebuts des cages voisines, des os déjà rongés, des choses pourries,
infectes, qu'on entassait chez elle comme en un cloaque. Sa fourrure,
souillée d'immondices, se couvrait de plaies; des jeunes garçons, pour
se moquer, lui avaient cloué la queue au sol jusqu'à ce qu'elle l'eût,
d'un effort douloureux, arrachée du clou en y laissant de sa peau. Le
vieil esclave s'amusait à la braver, lui offrant une main pendant
que de l'autre il l'aveuglait d'une poignée de soufre. Il lui brûla
complètement une oreille au feu crépitant d'une torche. Privée d'air,
de lumière, la gueule toujours emplie d'une bave sanguinolente, elle
hurlait lamentablement, cherchant une issue, battant ses barreaux de
son crâne, déchirant le sol de ses ongles, et au fond de ses entrailles
naissait un mal mystérieux. Parce qu'elle grondait d'une façon trop
sinistre, l'ordre vint de la laisser crever de faim tout à fait. Les
morts dignes: l'étranglement ou le coup de pique au cœur, n'étaient
plus pour elle. On l'oublia et, simplement, le vieux gardien cessa de
passer devant elle avec sa torche. La bête comprit. Elle se tut, se
coucha dans une dernière attitude orgueilleuse, et, ramenant autour
d'elle sa queue meurtrie, croisant ses pattes gangrenées, fermant ses
yeux de feu, elle rêva en attendant son agonie. Oh! les forêts qui
craquent sous l'orage! les soleils énormes, les lunes couleur de roses,
les oiseaux pleurant la pluie, les verdures, les sources fraîches, les
jeunes proies faciles dont on peut boire la vie d'une seule aspiration,
les grands fleuves étalant leur miroir où les fauves penchés ont des
auréoles d'étoiles... Peu à peu, le cerveau de la panthère expirante
s'éblouissait des visions anciennes. Oh! le bonheur, très loin, la
liberté! Un mouvement de désespoir fou lui rappela son sort: elle revit
aussi le champ d'or, taché de pourpre, du sable des arènes, la masse
grise de l'éléphant éventré, le sourire dur du chrétien, et enfin
les cris furieux des belluaires, les supplices, tous les supplices!
Le mufle posé sur ses deux pattes fatalement croisées, elle semblait
dormir... peut-être était-elle déjà morte. Tout à coup, l'obscurité
de sa prison se dissipa. Une trappe venait de glisser là-haut, et,
descendant du ciel dans cet enfer où croupissait la bête damnée, une
forme blanche, svelte, une femme apparut. Elle portait en un pan relevé
de sa tunique un quartier de chevreau, et sur son épaule son bras
droit soutenait un vase plein. La panthère se dressa. C'était, cette
créature toute blanche, la fille du vieux gardien des fauves:

«Bête, dit-elle, tandis que derrière elle tourbillonnaient des clartés
blondes comme sa chevelure, j'ai compassion de toi. Tu ne mourras
point.»

Détachant une chaîne, elle poussa la grille, fit tomber le quartier de
chevreau sur le seuil de la cage, déposa doucement le vase plein avec
des gestes calmes.

Alors, la panthère se ramassa sur ses reins, heureusement demeurés
souples, se fit toute petite pour ne pas effrayer l'enfant, la guetta
un instant de ses deux yeux phosphorescents, devenus profonds comme des
gouffres, d'un bond lui sauta à la gorge et l'étrangla...



A ÉDOUARD DUBUS


_GAITÉ UNIVERSELLE_


Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie?

De quel troupeau de Panurge sont-ils ensuite venus ceux qui ont
réédité, au moins un milliard de fois par an, ces puérils clichés: «_la
gaîté du soleil_»--«_l'allégresse du printemps_»--«_le joyeux babil
des oiseaux_»--«_l'immense fête de la nature_», etc., etc?... Et parce
qu'un monsieur a eu l'idée d'offrir des fleurs à sa maîtresse pour la
féliciter d'être jolie, parce que le chant d'un serin en cage divertit
le savetier du coin, parce qu'au printemps les jeunes hommes ont envie
de caresser des filles, parce que la couleur du soleil est aussi celle
de l'or, et que l'or représente toutes les joies, les habitants de
cette terre croient tous à l'universelle gaîté!...

Un jour, nous gravissions lentement une colline. Il faisait une journée
superbe, pas de nuages, pas de vent, ni trop de chaleur, ni trop de
froid, et le silence d'un plein midi régnait.

Mon Dieu, l'épouvantable tristesse qui se dégageait du paysage, _en y
songeant un peu plus que d'habitude_. Comme ils fuyaient mélancoliques,
les lointains noyés d'un bleu tendre d'abord, et devenant presque noirs
sur les déclins!

Il n'y avait personne. Il n'y avait jamais personne! Les bois ténébreux
semblaient des choses secrètes ne voulant pas, décidées à ne pas livrer
leur mystère. Sur notre épaule se penchait une branche d'amandier en
boutons, des boutons roses gonflés comme des bouches froides. Nous
pensions que ces lointains, d'abord bleu tendre, puis noirs sur leurs
déclins, étaient encore bleus là-bas, seraient toujours bleus si nous
nous transportions dans les indéfinis _là-bas_... toujours bleus puis
noirs successivement. Et les bois sombres n'ont point d'autre mystère
à nous livrer que celui de leur existence même, secret qu'ils gardent
malgré les lourds volumes entassés. Cette branche d'amandier fleuri,
quand elle ouvrira toutes ses bouches roses à la fois, elle ne dira
rien... rien sinon ce que lui fera dire le passant poète.

La nature est-elle donc en dehors de nous, quand elle n'est pas
spiritualisée par nous?... J'ose la trouver impassible et scellée.

Ce jour-là, nous redescendîmes tristement la colline.


Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie?



A A.-FERDINAND HEROLD


_LES MAINS_


Oh! les petites mains obscènes, combien je les regarde avec effroi
quand je vais dans le monde!...

Elles vont, elles viennent, dégantées pour prendre la tasse de Chine,
et, très délicatement, les petites folles placent leur petit doigt en
l'air comme une aigrette, comme une fleurette de chèvrefeuille rosé...

Elles vont, elles viennent, n'ayant point souvenir de la chose qu'elles
ont faite ou qu'elles feront sûrement, irrévocablement.

Elles sautillent à travers les morceaux de sucre, elles froissent
l'éventail, elles ont des moues, elles ont des colères, des éclats
de rire, et, imperturbables, elles se regantent pour toucher la main
étrangère du valseur, la main de l'inconnu qui pourrait ne pas être
pure...

Oh! les petites mains obscènes, sur lesquelles nous nous penchons
humblement, gros naïfs que nous sommes, pour déposer le respectueux
baiser de notre admiration!...


Non, quand je les regarde aller, venir, dans le monde, passer et
repasser comme de petits oiseaux gras plumés à vif, j'étouffe
d'une envie de pleurer tant elles me font peur, les petites mains
obscènes!...



_TABLE_

Préface
Portrait de l'auteur (_hors texte_)
Les Fumées (_fac-similé autographique du manuscrit de l'auteur_)
L'Araignée de Cristal
Le Château hermétique
Parade impie
Les Vendanges de Sodome
Le Rôdeur
La Dent
Volupté
Le Piège à Revenant
Scie
La Panthère
Gaîté universelle
Les Mains





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Démon de l'Absurde" ***

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