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Title: Variétés Historiques et Littéraires (8 / 10) - Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Variétés Historiques et Littéraires (8 / 10) - Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  VARIÉTÉS
  HISTORIQUES
  ET LITTÉRAIRES

  Recueil de pièces volantes rares et curieuses
  en prose et en vers

  _Revues et annotées_
  PAR
  M. ÉDOUARD FOURNIER

  TOME VIII



  A PARIS
  Chez P. JANNET, Libraire

  M.DCCCLVII



_L'interrogatoire et deposition faicte à un nommé Jehan de Poltrot,
soy disant seigneur de Merey, sur la mort de feu monsieur le duc de
Guyse._

_Nouvellement imprimé à Paris._

_Avec privilége._

_1563[1]._

          [Note 1: Cet interrogatoire, où, comme on le verra, Coligny
          fut très énergiquement chargé par le coupable, qui l'accusa
          d'avoir été son principal instigateur, donna lieu à une
          réplique de la part de l'amiral; en voici le titre:
          _Response à l'interrogatoire qu'on dit avoir esté fait à un
          nommé Jean de Poltrot, soy-disant seigneur de Merey, sur la
          mort du feu duc de Guyse, par M. de Chastillon, admiral de
          France, et autres nommez audict interrogatoire, avec autre
          plus ample declaration dudit seigneur admiral, quant à son
          faict particulier, sur certains poincts desquels aucuns ont
          voulu tirer des conjectures mal fondées._ Brantôme connut
          cette _Response_; il en parle ainsi dans sa _Vie du duc de
          Guise_, lorsqu'il arrive au crime de Poltrot: «M. l'admiral,
          dit-il, s'en excusa fort, et pour ce en fit une apologie
          repondant à toutes les depositions dudit Poltrot, que j'ai
          vue imprimée en petites lettres communes... là où plusieurs
          trouvoient de grandes apparences en ses excuses, qu'ils
          disoient être bonnes; d'autres les trouvoient fort
          palliées...» (Edit. du _Panthéon littéraire_, t. 1, p.
          435.)]


_Du 21e jour de février mil cinq cens soixante deux, Au camp de
Sainct-Hilaire, près de Sainct-Mesmin._

Pardevant la royne mère du roy, MM. le cardinal de Bourbon, duc
d'Estampes, prince de Mantoue, comte de Gruyères, seigneurs de
Martigues, de Sansac, de Cipierre, de Losse, et l'evesque de Lymoges,
respectivement tous conseillers du roy et chevaliers de son ordre,
presens, a esté amené Jehan de Poltrot, soy disant sieur de Merey,
natif du pays d'Angoumois, en la seigneurie d'Aubeterre[2], aagé de
vingt-six ans ou environ; lequel, admonnesté qui l'a suscité de donner
le coup de pistole dont M. le duc de Guyse fut attaint et frappé jeudy
dernier, quel estoit son but et intention, ou de ceux qui l'avoient
induit à ce faire, et quels deniers il en a pour ce faire receuz et
espère en recevoir, a dit et confessé, se mettant à genoux devant la
dite dame et luy demandant pardon, ce que s'ensuyt:

          [Note 2: «Ce maraud, dit Brantôme, estoit de la terre
          d'Aubeterre, nourri et eslevé par le vicomte d'Aubeterre,
          lorsqu'il estoit fugitif à Genève, faiseur de boutons de son
          metier.»]

C'est assavoir, qu'environ le mois de juing ou de juillet dernier, le
prince de Condé estant à Orleans et le seigneur de Soubize en sa
compagnie, duquel il est serviteur, il s'en alla audit Orléans[3].

          [Note 3: Ici commencent les répliques de l'amiral. Il répond
          «en verité et comme devant Dieu, qu'il ne sçait quand le dit
          Poltrot arriva au dit Orleans, ni quand il partit, et n'a
          souvenance de jamais l'avoir veu, ne en avoir ouy parler en
          sorte quelconque, jusques au moys de janvier dernier, par
          l'occasion qui sera dite cy-après.» Selon Brantôme, c'est M.
          d'Aubeterre qui, reconnoissant par la plus noire ingratitude
          le service que lui avoit rendu M. de Guise, lorsqu'il
          l'ayoit sauvé du supplice des conjurés d'Amboise, avoit
          _suscité_, _prêché_ et _animé_ Poltrot. C'est lui encore qui
          l'avoit présenté à M. de Soubise, son beau-frère, «qui étoit
          gouverneur de Lyon pour les huguenots».]

Auquel lieu le seigneur de Feuquères, le jeune gouverneur de Roye et
le capitaine de Brion[4] s'adressèrent à luy, et luy dirent
qu'autrefois ils l'avoyent cogneu homme d'execution et entreprinse, et
que, s'il vouloit entendre à faire une bonne entreprinse qui
tourneroit au service de Dieu, à l'honneur du roy et soulagement de
son peuple, il en seroit grandement loué et estimé. Et les ayant
iceluy confessant requis de se descouvrir davantage et luy faire
ouverture de quelle entreprinse ils entendoyent parler, les asseurant
que de sa part il seroit tousjours prest de faire une bon service au
roy, cognoissans sa bonne volonté, ils le remirent à M. l'admiral et
luy dirent qu'il luy feroit plus amplement entendre le propos qu'ils
luy avoyent touché.

          [Note 4: L'amiral, dans sa réponse, nie que Brion, mort
          depuis au service de Guise, lui eût jamais parlé de Poltrot;
          mais, quant à M. de Feuquères, il avoue avoir bien
          souvenance «qu'environ la fin de janvier dernier, et non
          jamais auparavant, il luy dit, en parlant dudit Poltrot
          fraischement arrivé de Lyon, qu'autrefoys il l'avoit cognu
          homme de service durant la guere de Picardie», ce qui fut
          cause qu'il consentit à l'employer.]

Et de fait, deux ou trois jours après, les dits Feuquères et Brion le
presentèrent au dit seigneur de Chastillon, admiral, estant logé au
dit Orleans, près la maison du prince de Condé, et estoit pour lors le
dit seigneur de Chastillon en une salle basse dessous le dit logis; et
après que les dits Feuquères et Brion l'eurent presenté au dit
seigneur de Chastillon, il commanda à tous ceux qui estoyent en sa
salle de se retirer, ce qu'ils feirent. Et mesmes les dits Feuquères
et Brion s'en allèrent, et demeura seul avec le dit seigneur de
Chastillon, qui luy demanda, en telles paroles ou semblables, s'il
vouloit prendre la hardiesse d'aller au camp de M. de Guyse (estant
lors le camp du roy, que le dit sieur de Chastillon appelloit le camp
de M. de Guyse, près de Bogency), et que, s'il entreprenoit d'aller au
dit camp pour l'effet qu'il luy declareroit, il feroit un grand
service à Dieu, au roy et à la republique; et luy ayant iceluy
confessant demandé de quelle entreprinse il entendoit parler, il luy
dist que, s'il vouloit entreprendre d'aller au dit camp pour tuer le
sieur de Guyse, qui persecutoit les fidèles, il feroit un oeuvre
meritoire envers Dieu et envers les hommes; oyant lesquels propos, qui
luy sembloyent passer outre ses force et puissance, il dist au
seigneur de Chastillon qu'il n'eust osé entreprendre si grande
charge. Ouye laquelle responce, le dit seigneur de Chastillon ne l'en
pressa davantage, mais le pria de tenir ce propos secret et n'en
parler à personne[5].

          [Note 5: A tout ce long paragraphe l'amiral répond: «Le
          contenu de cest article est entierement faux et controuvé.»
          Il s'élève ensuite contre ceux qui ont dicté «ceste
          deposition à ce povre confessant», et la meilleure preuve
          qu'il trouve des instigations auxquelles Poltrot a été en
          butte et qui l'ont poussé à «ne rien obmettre qui pût le
          charger», c'est, dit-il, «qu'en toute cette confession, luy
          amiral de Coligny n'est appelé que le seigneur de
          Chastillon, qui est un nom qu'il ne desdaigne point; mais
          tant il y a que cela monstre clairement de quelle boutique
          est sortie cette confession, attendu qu'il n'est ainsi
          appelé en pas un lieu de ce royaume ni ailleurs, sinon par
          ceux qui pretendent par tels artifices le despouiller de
          l'estat et degré qui luy appartient.» L'amiral trouve aussi
          un étrange mauvais vouloir dans ces mots: «estant lors le
          camp du roy, que le dit seigneur de Chastillon appelle le
          camp de M. de Guyse, près Baugency». Coligny avoit la
          prétention de croire que c'étoit son armée qui étoit l'armée
          royale; aussi, dans l'_Epistre_ placée en tête de cette
          _Response_, s'étoit-il qualifié _lieutenant en l'armée du
          Roy sous la charge de M. le prince de Condé_. Les paroles
          dites par Poltrot tendoient à changer les rôles, puisqu'en
          faisant de M. de Guise le seul chef des troupes du roi,
          elles le posoient, lui, en rebelle. C'est pourquoi cette
          partie de la déposition lui tenoit tant au coeur.]

Et depuis, le dit seigneur de Soubize partant de la dite ville
d'Orleans pour s'en aller à Lyon, et iceluy confessant l'accompagna,
et y demeura continuellement avec luy, jusques environ quinze jours
après que la bataille fut donnée, près Dreux[6].

          [Note 6: «Le dit seigneur admiral ne sait rien de tout
          cela», dit la _Response_.]

Que le dit seigneur de Chastillon escrivit au dit seigneur de Soubize
estant au dit lieu de Lion qu'il eust à luy envoyer iceluy
confessant[7]. Et de fait iceluy seigneur de Soubize le depescha pour
aller par devers le dit seigneur de Chastillon, et luy bailla un
paquet à porter, sans luy communiquer ce qu'il escrivoit au dit
seigneur de Chastillon; et estant arrivé près la ville de Celles, en
Berry, en un lieu nommé Villefranche, il y trouva le dit seigneur de
Chastillon, auquel il presenta le dit paquet[8], et, après l'avoir
veu, il luy commanda de l'aller attendre au dit Orleans, ce qu'il
feit[9].

          [Note 7: Nouvelle dénégation de Coligny. Plusieurs fois, il
          est vrai, il a écrit à Lyon, à M. de Soubise; «mais, sur sa
          vie et sur son honneur, il ne se trouvera que jamais il ait
          escrit qu'on luy envoyast le dit Poltrot, lequel il ne sache
          avoir jamais veu ni cogneu auparavant, et ne pensoit
          aucunement à luy.»]

          [Note 8: «Le seigneur admiral est memoratif qu'il est ainsi;
          mais tant s'en faut que ce fust pour employer le dit Poltrot
          au fait dont il est question; au contraire, le dit seigneur
          de Soubize mandoit qu'on le luy renvoyast pour ce qu'il
          estoit homme de service, comme les lettres en feront foy.»]

          [Note 9: «Le dit admiral, dit la _Response_, ne le renvoya
          point à Orleans, mais luy donna congé d'y aller, pour ce
          qu'il disoit y avoir affaire.»]

Et quelque temps après le retour du dit seigneur de Chastillon au dit
Orleans, s'estant presenté au dit seigneur de Chastillon pour entendre
sa volonté, il demanda s'il luy souvenoit du propos qu'il luy avoit
tenu l'esté precedent; et luy ayant fait response qu'il s'en
souvenoit très bien, mais que c'estoit une chose trop hasardeuse, le
dit seigneur de Chastillon luy dist que, s'il vouloit executer la dite
entreprinse, il feroit la chose la plus belle et la plus honorable
pour le service de Dieu et le bien de la republique qui fut onques
faite, et s'efforça de luy donner courage et hardiesse pour executer
la dite entreprinse, dont de rechef il se voulut excuser. Mais à
l'instant survint Theodore de Besze et un autre ministre de petite
stature, assez puissant, portant barbe noire; lesquels luy firent
plusieurs remonstrances, luy demandans s'il seroit pas bien heureux de
porter sa croix en ce monde, comme le Seigneur l'avoit portée pour
nous; et, après plusieurs autres discours et paroles, luy dirent qu'il
seroit le plus heureux homme de ce monde s'il vouloit executer
l'entreprinse dont M. l'admiral luy avoit tenu propos, parce qu'il
osteroit un tyran de ce monde, pour lequel acte il gaigneroit paradis
et s'en iroit avec les bien heureux, s'il mouroit pour une si juste
querelle. Desquelles remonstrances iceluy confessant se laisse
persuader, et dit au dit seigneur de Chastillon, qui estoit present et
assistant à tous les dits propos des dits ministres, qu'il feroit donc
la volonté de Dieu, et s'en iroit au camp du dit seigneur de Guyse
pour s'efforcer de mettre la dite entreprise à execution, dont il fut
fort loué et estimé, tant par le dit seigneur de Chastillon que les
dits ministres; et luy dirent qu'il n'estoit pas seul qui avoit fait
de telles entreprises, parce qu'il y en avoit plusieurs autres qui
avoyent entrepris semblables charges; et mesme le dit seigneur de
Chastillon luy dist qu'il y avoit plus de cinquante autres
gentils-hommes de bon lieu qui luy avoyent promis de mettre à effect
autres semblables entreprises; et luy feit à l'instant bailler vingt
ecus par son argentier pour venir au camp de Messas[10], où lors
estoit le dit seigneur de Guyse, afin de penser et adviser les moyens
comme il pouvoit venir à bout de la dite entreprinse[11].

          [Note 10: Messas est une commune de l'arrondissement
          d'Orléans, canton de Beaugency.]

          [Note 11: A tout cela l'amiral replique avec beaucoup
          d'indignation. Maintes fois, pendant ces «derniers
          tumultes», il a su des gens qui vouloient tuer M. de Guise,
          et toujours «il les en a desmeus et destournez», comme peut
          même savoir Mme de Guise, «laquelle il en a suffisamment
          advertie en temps et lieu».--Remarquons, en passant, que ce
          dernier fait est attesté par Brantôme.--Quand il a su
          pourtant que M. de Guise et le maréchal de Saint-André
          «avoient attitré certaines personnes» pour tuer le prince de
          Condé et M. d'Andelot, son propre frère, il avoue qu'il n'a
          cherché à détourner ceux qui disoient «qu'ils iroient tuer
          M. de Guyse jusques en son camp». Il s'est contenté de ne
          pas les y induire et solliciter par paroles, argent ou
          promesses. Pour ce qui est des vingt écus donnés à Poltrot,
          il reconnoît qu'à son dernier retour à Orléans, délibérant
          de l'employer «à savoir des nouvelles du camp des ennemys»,
          il lui fit délivrer cette somme, mais «sans luy tenir autre
          langage ny propos». Tavannes confirme ce fait: «L'admiral
          avoüe, dit-il, luy avoir donné argent pour espion, non pour
          assassin». (_Mémoires_, coll. Petitot, 1re série, t. 24, p.
          293.) Poltrot d'ailleurs n'inspiroit pas grande confiance à
          l'amiral. Il lui sembloit qu'il avoit des moyens trop
          faciles pour entrer au camp ennemi; il l'avoit même fait
          remarquer à M. de Grammont. Quant à Bèze, Coligny le défend
          comme lui-même. Le meurtre de Vassy ne l'a pas poussé aux
          représailles sanglantes. «Il n'a jamais été d'advis de
          proceder contre le dit sieur de Guyse que par voye de
          justice ordinaire.» Il a sans doute demandé à Dieu qu'il lui
          changeât le coeur ou qu'il en délivrât le royaume; mais, ses
          lettres à Mme de Ferrare sont là pour en faire foi, jamais
          ses désirs ne sont allés plus loin.]

Lesquels vingt escus il receut et s'en vint au dit camp de Messas, où
il se presenta au dit sieur duc de Guyse, et luy dist qu'il se
repentoit d'avoir porté les armes contre le roy et qu'il se vouloit
doresnavant rendre à luy. Ce que le dit seigneur duc de Guyse print en
bonne part et luy dist qu'il estoit le bien venu; et quand le dit
seigneur duc de Guyse se partit du dit Messas pour s'en aller à Blois,
iceluy confessant y alla et retourna avec luy[12].

          [Note 12: «Ledit seigneur admiral croit qu'il est ainsy,
          d'autant que le dit Poltrot luy fit ce mesme rapport, non
          pas à Orléans, là où il ne le vit oncques..., mais dans un
          lieu appelé Neufville.»]

Et quelques jours après il retourna au dit Orleans par devers le dit
seigneur de Chastillon, et s'efforça de s'excuser envers luy
d'entreprendre une si grande charge, parce que le dit seigneur duc de
Guyse n'avoit accoustumé de sortir de sa maison sans estre bien
accompagné. Mais le dit seigneur de Chastillon luy renforça le courage
plus que devant et luy dist qu'il sçavoit bien ce qu'il luy avoit
promis, et qu'il ne falloit point qu'il usast d'aucune excuse. Et
d'abondant luy fist faire plusieurs remonstrances par le dit de Besze
et l'autre ministre qui luy en avoit premierement parlé, qui luy
troublèrent tellement l'esprit et l'entendement qu'il s'accorda à
faire ce qu'ils voudroyent. Et pour le confermer en ceste mauvaise
opinion, le dit seigneur de Chastillon luy bailla luy-mesme cent escus
sol dedans un papier pour acheter un cheval si le sien n'estoit assez
bon pour se sauver après avoir fait le coup[13]; lesquels cent escus
iceluy confessant receut, et s'en vint au dit camp de Massas pour
adviser les moyens de mettre à fin la dite entreprise[14].

          [Note 13: L'amiral ne nie pas cette nouvelle somme de cent
          écus donnée à Poltrot, mais, comme il l'a déjà dit tout à
          l'heure, et comme l'a répété Tavannes, c'est pour son
          service d'espion, et non pour autre chose, qu'il le paya
          ainsi: «L'ayant ouy, dit la _Response_, le seigneur admiral
          jugea qu'on s'en pouvoit servir pour entendre certaines
          nouvelles du dit camp; et, pour cest effect, luy delivra les
          cent escus dont il est question, tant pour se mieux monter
          que pour faire les diligences requises en tels
          advertissements.» L'amiral ne s'en tient pas à cet aveu, la
          mémoire lui est completement revenue, et il ajoute:
          «Davantage, le dit seigneur admiral est bien recors
          maintenant que le dit Poltrot s'avança, luy faisant son
          rapport, jusques à luy dire qu'il seroit aise de tuer le dit
          seigneur de Guyse. Mais le dit seigneur admiral n'insista
          jamais sur ce propos, d'autant qu'il l'estimoit pour chose
          du tout frivole, et sur sa vie et sur son honneur n'ouvrit
          jamais la bouche pour l'inciter à l'entreprendre.» S'il
          falloit en croire Brantôme, l'entretien de l'amiral avec
          Poltrot ne se seroit pas tout à fait passé ainsi. L'amiral
          auroit chargé Chastelier, «grand confident de M. de Soubize
          et habil homme», de lui faire envoyer _le gallant_ par son
          patron, mais sans dire qu'il le mandoit lui-même, et surtout
          sans laisser penser qu'il le désiroit voir pour lui
          commander de faire le coup. Tout ce que vouloit l'amiral,
          c'est que Poltrot lui donnât à lui-même assurance de son
          zèle, afin qu'il sût, sans autre explication, ce qu'il
          devoit en attendre. Tout se fit ainsi qu'il l'espéroit,
          «car, dit Brantôme, après qu'il (Poltrot) luy eust
          representé ses lettres et que mon dict sieur l'admiral les
          eust lues devant luy, il luy dist: «C'est M. de Soubize qui
          m'escrit, et me mande comme vous avez grande envye de bien
          servir la religion. Vous soyez bien venu. Servez la donc
          bien.» Brantôme ajoute: M. l'admiral n'avoit garde,
          disoit-on, de se confier en ce maraud, malostru et
          trahistre, car il sçavoit bien que mal luy en prendroit s'il
          estoit pris et descouvert, et que tels marauds et
          trahistres, en leur desposition, gastent tout et se
          desbagoullent, et disent plus qu'il n'y en a quand ils sont
          pris. Voilà pourquoy M. l'admiral fut fin et astuce d'user
          de telle sobres paroles à l'endroit de ce maraud; mais usant
          de ceste-là, il faisoit comme le pasteur auquel les veneurs
          ayant demandé s'il avoit veu le cerf qu'ils chassoyent, luy,
          qui l'avoit garanty dans sa grange, soubs bonne foy, il leur
          dist et cria tout haut, afin que le cerf qui estoit caché
          l'entendist, qu'il ne l'avoit point veu, en le jurant et
          l'affirmant; mais il leur monstroit avec le doibt et autres
          signes là où il estoit caché, et par ainsi il fut pris.»]

          [Note 14: Dans _l'autre plus ample déclaration_, mise à la
          suite de la _Response_, l'amiral revient encore sur les cent
          écus donnés à Poltrot et rapporte l'entretien qu'il y auroit
          eu entre eux: «Il dit au dit Poltrot qu'il faloit qu'il s'en
          retournast en toute diligence pour le tenir adverty de ce
          que feroit ledit seigneur de Guyse, lequel luy fist response
          qu'il le feroit volontiers, mais qu'il n'estoit pas bien
          monté. Lors luy fut dit par M. l'admiral: «Je voudroye avoir
          quelque bon cheval, je le vous bailleroye; mais il ne m'est
          pas demeuré un seul bon courtaut, je les ai tous donnez à
          ceux que j'ay envoyés en Allemagne, devers M. Dandelot, mon
          frère.» Il luy fit response que s'il avoit de l'argent il en
          trouveroit bien. Lors le dit seigneur admiral luy dit:
          «Qu'il ne tienne point à l'argent, je vous en bailleray,
          mais advertissez-moy soigneusement et diligemment de ce que
          fera M. de Guyse, et si d'adventure vous tuez vostre cheval,
          je vous donneray de l'argent pour en avoir un autre.»]

Et depuis le dit sieur de Guyse estant venu avec l'armée en ce lieu de
Sainct-Hilaire après Sainct-Mesmin, il le suivit, ayant acheté du
seigneur de la Mauvoysinière[15] un cheval d'Espaigne au dit lieu de
Messas, moiennant la somme de cent escus qu'il lui bailla avec le
courtaut sur lequel il estoit monté auparavant. Et fut pour quelques
jours logé au chasteau de Corneil[16], distant de deux ou trois lieues
du dit camp de Sainct-Hilaire, differant d'executer la dite entreprise
jusques à ce qu'il vid qu'on pressoit fort la dite ville d'Orléans et
qu'on faisoit tous efforts de la prendre[17]; et craignant lors que
plusieurs des gens de bien qui y estoient fussent tuez et saccagez, il
resolud en son esprit de tenir la promesse; et pour ce faire, jeudy
dernier, dix-huitiesme de ce present mois, après avoir disné en une
métairie distant de demie lieue de la maison où est logé le dit
seigneur duc de Guyse[18], il luy vint en intention d'executer le dit
jour la dite entreprise; et de fait le dit sieur de Guise passant la
rivière de Leret[19] pour s'en aller au Portereau, il l'accompagna et
suivit jusques au dit Portereau; puis s'en retourna par le pont et
vilage d'Olivet, où sont logez les Suisses, et vint attendre le dit
sieur de Guyse au passage de la dite rivière de Leret, en intention,
soit qu'il fust bien ou mal accompagné, d'executer son entreprise,
comme il feit; et oyant une trompette qui sonnoit au retour du dit
sieur de Guyse, quand il voulut entrer dedans le basteau pour passer
l'eau, il s'approcha de la rivière, et après que le dit sieur duc de
Guise se fut descendu en terre, estant seulement accompagné d'un
gentilhomme qui marchoit devant luy, et d'un autre qui parloit à luy
monté sur un petit mulet, il le suivit par derrière, et approchant de
son dit logis en un carrefour[20] où il y a plusieurs chemins tournans
de costé et d'autre, il tira contre luy sa pistole chargée de trois
balles, de la longueur de six à sept pas, s'efforçant de le frapper à
l'espaulle, parce qu'il pensoit qu'il fut armé par le corps[21]; et à
l'instant picqua le dit cheval d'Espaigne sur lequel il estoit monté,
et se sauva de vitesse, passant par plusieurs bois tailliz, et feit
ceste nuit environ dix lieues de pais, pensant s'eslongner de la
ville d'Orléans. Mais Dieu voulut qu'à l'obscurité de la nuit il se
destourna de son chemin, et se vint rendre jusques au village d'Olivet
dedans le corps de garde des Suisses, où il luy fut dit par l'un des
dits Suisses ces mots: «Ho! wer do?» Entendant lesquels mots, il
cogneut que c'estoit la garde des Suisses, et se retira en arrière
picquant jusques au lendemain huit à neuf heures du matin, et
cognoissant que son cheval estoit las et travaillé, il se logea en une
cense, où il se reposa jusques au lendemain, qu'il y fut trouvé et
amené prisonnier[22].

          [Note 15: C'est de La Mauvissière qu'il faut lire, comme
          l'écrit Brantôme. Michel de Castelnau de La Mauvissière,
          tout récemment de retour de Normandie, se trouvoit en effet
          alors au siége d'Orléans, où il étoit venu de la part de M.
          de Brissac prier le duc de Guise d'abandonner cette
          entreprise pour porter tout son effort vers Rouen, qui
          manquoit de secours. Il avoit assisté à la prise du
          Portereau par l'armée du duc. V. ses _Mémoires_, liv. 4, ch.
          9, et l'excellente étude de M. G. Hubault (_Ambassade de
          Michel de Castelnau en Angleterre_, 1856, in-8, p. 11-12).]

          [Note 16: C'est le château de Cornay, aujourd'hui détruit.
          Il se trouvoit en Sologne, à quatre lieues d'Orléans, près
          de l'immense plaine de Cornay ou des _Quatre-Vents_, qui
          servit, en 1815, aux campements de l'armée de la Loire. On
          la trouve au midi du chemin de La Ferté, l'un des six
          quartiers qui formoient autrefois la paroisse d'Olivet.]

          [Note 17: Le Portereau étoit pris, ainsi que les tourelles
          qui étoient la tête du pont. Restoit à s'emparer des îles ou
          _mottes_ fortifiées sur lesquelles le pont étoit comme à
          cheval. Cette défense emportée, la ville demeuroit presqu'à
          merci et n'eût pas tenu longtemps. L'attaque des îles étoit
          donc résolue. «M. de Guyse, dit La Noue, avoit deliberé de
          les battre deux jours avecques vingt canons, puis y donner
          un furieux assaut. Et, comme elles n'estoient guère fortes,
          à mon avis, il les eust emportées.» Mais Poltrot fit son
          coup, «ce qui, dit encore La Noue, troubla toute la feste...
          Cela, continue-t-il, rabattit toute la gaillardise et
          l'espoir des gens de guerre de l'armée, se voyant privés
          d'un si grand chef; ensorte que la reyne, lassée de tant de
          misères et de morts signalées, embrassa la négociation de la
          paix.»]

          [Note 18: Cette maison est celle des Vallins, dans le
          quartier de Caubray, à peu de distance du Rondon, l'une des
          plus charmantes villas qui soient assises sur les bords du
          Loiret. Le duc de Guise se trouvoit là tout près de son camp
          de Saint-Hilaire. L'église de ce nom, celle de Saint-Mesmin,
          et la maison des Vallins, forment en effet une sorte de
          triangle dont celle-ci est la pointe; les chemins, qui se
          réunissent près de là et forment un carrefour dont il va
          être parlé, rendoient d'ailleurs au duc de Guise les
          communications faciles pour toutes les parties de ce
          quartier. C'est dans la maison de Caubray, voisine de celle
          que le duc habitoit et où il mourut, que Catherine de
          Médicis logeoit, avec le jeune roi et un autre de ses fils.
          C'est là qu'elle et les chefs du parti protestant réglèrent
          les préliminaires de la paix, qui fut, peu de temps après,
          ratifiée à Amboise. Le propriétaire du château fit mettre,
          en souvenir de ces événements, une inscription au-dessus de
          la porte de sa salle. Elle fut effacée, puis rétablie. La
          voici, telle que nous la trouvons dans la _Description de la
          ville et des environs d'Orléans_, par Polluche et Beauvais
          de Préaux, p. 78:

               Marmore barbarico licet haud sit structa, viator,
                   Hæc domus, idcirco non tibi vilis erit.
               Hic prope Guisæus dux vitæ fata peregit;
                   Hospes huic mater Regia facta casa est.
               Rex comitatus eâ cum fratre hæc tecta subivit,
                   Quæ coluit menses plus minus illa duos.
               Aurea de coelo sed et hanc pax venit in ædem,
                   Præconum decies hic celebrata tubis.
               Villa prius Caubræa fuit, nunc foederis ara est:
                   Pacem quisquis amas, hunc venerare locum.]

          [Note 19: C'est la petite rivière du Loiret, qu'on trouve
          appelée en 1409 _Leiret_, et en 1500 _Lerret_.]

          [Note 20: «Au droict d'un chemin croisé, entre deux grands
          noyers sur le destour de main gauche, qui conduit à son
          logis, estant jà my-heure de nuict.» (_Lettre de l'évêque de
          Riez sur la mort du duc de Guise_, Archiv. cur., 1re série,
          t. 5, p. 176.)]

          [Note 21: On ne pourra plus maintenant se méprendre sur le
          lieu où le duc fut blessé par Poltrot. Ainsi, il n'est pas
          vrai, comme l'a dit Lottin dans ses _Recherches historiques
          sur Orléans_, t. 1, p. 448, et comme nous le lisons dans un
          petit livre d'ailleurs fort curieux, _Quatre jours dans
          Orléans_, etc., p. 120, que la rencontre se fit entre
          l'église Saint-Marceau et le pont Lazin, près d'Olivet,
          c'est-à-dire en deçà du Loiret; au contraire, c'est bien au
          delà, vers Sainc-Mesmin, à peu de distance du logis habité
          par le duc de Guise, «en un carrefour» très distinct sur la
          carte de Cassini, feuille 9 H. On ne s'y est pas trompé sur
          une gravure allemande qui parut peu de temps après le crime.
          Le duc y est représenté tout près de sa maison. Les hommes
          du corps de garde sont sous les armes, à la porte; la
          duchesse est à la fenêtre, qui salue son mari; et Poltrot,
          arrivant derrière le duc, tout près du chemin qu'il va
          prendre après pour s'enfuir, lâche le rouet de son
          pistolet.--Sauf quelques détails topographiques qu'on
          voudroit plus complets, le tout est très clairement raconté
          par Brantôme: «Il (Poltrot) accompagna souvent M. de Guise
          avec tous nous autres de son logis jusques au Portereau, où
          tous les jours mon dit seigneur y alloit, et pour ce
          cherchoit toujours l'occasion opportune, jusques à celle
          qu'il trouva, où il fit le coup, car elle étoit fort aisée,
          d'autant que le soir que mon dit seigneur tournoit, il s'en
          venoit seul avec son ecuyer ou un autre, et cette fois avoit
          avec luy M. de Rostaing et venoit passer l'eau du pont de
          Saint-Mesmin, dans un petit bateau qui l'attendoit tous les
          soirs, et ainsy passoit avec deux chevaux et s'en alloit à
          cheval à son logis, qui estoit assez loin. Estant sur un
          carrefour qui est assez connu, et trop pour la perte d'un si
          grand homme, l'autre, qui l'attendoit de guet à pens, luy
          donna le coup, et puis se mit à courir et crier: «Prenez-le!
          prenez-le!» M. de Guise, se sentant fort blessé et atteint,
          pencha un peu, et dit seulement: «L'on me devoit celle-là,
          mais je crois que ce ne sera rien.» Et avec un grand coeur
          il se retira en son logis, où aussitôt il fut pansé et
          secouru des chirurgiens, des meilleurs qui fussent en
          France.»--Le Maire, dans ses _Antiquitez de la ville
          d'Orléans_, p. 335, dit que le duc fut tué dans son logis
          même, «en la maison des Vaslins, sur le cousteau d'Olivet,
          se promenant avec la noblesse.» C'est une erreur compliquée
          d'une autre. Brantôme vient de nous dire que le duc étoit
          presque seul, et, plus loin, nous donnant la raison de cet
          isolement, il nous prouve que ce fut une des causes de la
          facilité avec laquelle le crime fut commis: «Ce qui est fort
          à noter, dit-il, ce bon et brave prince, pour espargner
          douze cents francs à son roy, cela fut cause de sa mort; car
          il me souvient que le bon homme M. de Serré, qui estoit
          alors financier en ceste armée et grand commissaire des
          vivres, secretaire du roy et surintendant des fortifications
          et magasins de France, un très habile homme de son
          metier..., que M. de Guyse aimoit fort..., lui remontra
          qu'il devoit faire rhabiller le pont de Saint-Mesmin, qui
          seroit un grand soulagement pour luy, en allant et venant de
          Portereau à son logis, et pour toute sa noblesse qui l'y
          accompagnoit, au lieu de la grande peine, fatigue, et grand
          tour que nous faisions d'aller passer au pont d'Olivet, et
          que ce ne seroit qu'à l'appetit de quatre à cinq cent escus.
          M. de Guyse luy dit: «Espargnons l'argent de nostre roy, il
          en a assez à faire ailleurs; tout luy est bien de besoin,
          car un chascun le mange et le pille de tous costez. Nous
          nous passerons bien de ce pont; mais que j'aie mon petit
          bateau, c'est assez...» De sorte que si ce pont eust esté
          faict à l'appetit de peu, nous eussions toujours accompagné
          nostre general par le pont jusques à son logis, et ne
          fussions allé faire ce tour et passer à la débandade à
          Olivet, et par ainsy luy très bien accompaigné, ce maraud
          n'eust jamais faict le coup, lequel seut très bien dire
          qu'autrement il ne l'eust osé attaquer, que par ceste
          occasion qui certes estoit fort aisée.»--L'évêque de Riez,
          dans sa _lettre_, dit que le pont de Saint-Mesmin avoit été
          ainsi _rompu_ par les protestants.]

          [Note 22: Tout ce long paragraphe ne concernant en rien
          l'amiral, on lit seulement dans sa réponse: «Cest article
          appartient particulierement au dit Poltrot, et pourtant on
          s'en rapporte à luy, louant Dieu cependant, de tous juste
          jugement.»--Les _Mémoires de Tavannes_ (coll. Petitot, 1re
          série, t. 24, p. 293) confirment ce que Poltrot raconte ici:
          «Luy, pensant se sauver et croyant avoir faict vingt lieues,
          n'avoit fait que tourner, fut pris proche le quartier des
          Suisses, caché dans une grange.» Lottin (_Recherches_, t. 1,
          p. 448) se guidant sur une relation manuscrite, dont, selon
          son habitude, il ne donne pas l'indication précise, dit
          aussi en parlant de Polirot: «Après avoir erré toute la
          nuit, il se seroit refugié dans une petite maison voisine,
          où il aurait été pris par un secretaire du duc de Guise, qui
          estoit à sa recherche.»]

Et sur ce que la dite dame l'a enquis si autres estoient consentans à
la dite entreprise que le dit seigneur de Chastillon et le dit
ministre, a dit qu'il ne luy avoit esté parlé par autres personnes que
par le dit seigneur de Chastillon et le dit Besze et son compagnon,
mais qu'il estime bien que le seigneur de La Rochefoucault en sçavoit
quelque chose, d'autant que quand il arriva au dit lieu de
Villefranche, près de la ville de Celle, le dit seigneur de La
Rochefoucault luy faisoit bon visage et luy dit qu'il estoit le bien
venu[23].

          [Note 23: L'amiral nie de nouveau, tant pour lui que pour M.
          de La Rochefoucauld.]

Et quand au prince de Condé, estant sur ce enquis, a dit qu'il n'a
jamais cogneu qu'il fust participant de la dite entreprise, ne qu'il
en sceust aucune chose, et pense en sa conscience qu'il n'en sceut
jamais rien, mais au contraire, la première fois que le dit seigneur
de Chastillon luy parla de la dite entreprise, luy demandant si
c'estoit M. le Prince qui la faisoit faire, le dit seigneur de
Chastillon luy feit response qu'il n'avoit que faire de s'enquerir du
dit seigneur prince de Condé[24]. Pareillement a declaré qu'il ne luy
en fut jamais parlé par le seigneur d'Andelot ny le seigneur de
Soubize; ains, au contraire, ayant iceluy confessant fait entendre au
dit seigneur de Soubize les premiers propos qui luy furent tenus par
le dit seigneur de Chastillon, desquels il a cy dessus parlé, il luy
dist qu'il n'y falloit aller par tel moyen, et que, si Dieu vouloit
punir le dit seigneur de Guise, il le puniroit bien par autre voie
sans user de telle manière de faire[25].

          [Note 24: L'amiral trouve en ceci une insinuation perfide;
          il y reconnoît «l'artifice de ses ennemis, taschant par tous
          moyens à le separer, et toute ceste armée, d'avec M. le
          prince de Condé, lieutenant general pour le roy en icelle.»]

          [Note 25: Ici, nouvelles dénégations de l'amiral, au nom de
          MM. de Soubize et Dandelot.]

Et a le dit confessant adverti la dite dame de se tenir sur ses
gardes, par ce que depuis que la bataille a esté donnée près la ville
de Dreux, le dit seigneur de Chastillon, ensemble tous les capitaines
et soldats estant avec luy, luy portent mauvaise volonté, disans
qu'elle les a trahis, parce qu'elle leur avoit promis devant Paris
beaucoup de choses qu'elle ne leur avoit pas tenus[26].

          [Note 26: Pour répondre à cette allégation mauvaise,
          l'amiral proteste de sa fidélité à la reine et la prend
          elle-même à témoin, «avec les services qu'il a faits par
          ci-devant».]

Adjoustant qu'il y avoit plusieurs personnages tant à la suitte de la
cour qu'à la suitte de ce camp qui estoient envoiez par le dit
seigneur de Chastillon pour executer pareilles et semblables
entreprises; toutesfois n'a oui nommer les personnages que le dit
seigneur de Chastillon vouloit faire tuer, mais seulement en general
luy a oui dire qu'après que le dit seigneur duc de Guise seroit tué,
il feroit faire le semblable à tous ceux qui voudroient successivement
commander à l'armée, et aussi qu'il falloit faire mourir six ou sept
chevaliers de l'ordre, sans autrement les nommer, sinon qu'il a
entendu tout communément des capitaines et soldats estans au dit
Orléans qu'ils haioient fort monseigneur le duc de Montpensier et le
sieur de Sansac, et que si le dit sieur de Guise estoit tué, ensemble
les dits chevalliers ausquels ils portoient mauvaise volonté, ils
viendroient puis après se soubmettre sous la bonne grâce du roy, et
feroient ce qu'il leur commanderoit[27].

          [Note 27: «Le dit seigneur admiral respond à cest article
          comme du precedent.»]

A dit davantage qu'estant en la dite ville de Blois avec le dit
seigneur de Guise, pendant que le camp estoit au dit Messas, il trouva
dedans les jardins du dit Blois, près le roy, qui lors jouoit au
palemaille, un homme de moienne taille, aiant barbe rousse, portant
chausses rouges, et un colet de cuir dechiqueté, qui avoit la pistole
bandée en la main, lequel autresfois il avoit veu au dit Orléans en la
salle du dit seigneur de Chastillon[28].

          [Note 28: «Le dit seigneur admiral ne sait ce que le dit
          Poltrot a peu voir à Blois, et n'en doit aussi respondre.»]

Et outre qu'il a veu en ce camp quatre personnages bien montez qu'il
n'a peu autrement nommer; mais en les voiant il les recognoistra,
lesquels estoient en la salle du dit seigneur de Chastillon quand il
parla à lui la dernière fois, et lui demanda icelui seigneur de
Chastillon s'il vouloit se faire cognoistre aus dits personnages,
lesquels luy avoyent promis d'executer d'autres entreprises; mais
icelui confessant, craignant d'estre descouvert, pria icelui seigneur
de Chastillon de ne le descouvrir envers eux, et a dit qu'en luy
donnant liberté de se pourmener par ce camp il espère les montrer et
enseigner[29].

          [Note 29: L'amiral ne s'oppose point à ce que demande ici
          Poltrot. «Il veut bien qu'on le laisse pourmener par le
          camp, avec bonne et seure garde.»]

Enquis ce que le dit seigneur de Chastillon, partant d'Orléans pour
aller au pais de Normandie, avoit entrepris de faire et executer, a
dit qu'il avoit entrepris de s'aller joindre avec les Anglois et les
amener au dit lieu d'Orléans, et qu'il promit, à son partement, au dit
seigneur d'Andelot, son frère, que si le dit seigneur duc de Guyse
s'efforçoit de venir assiéger la dite ville d'Orléans, il viendroit à
son secours et s'efforceroit de luy donner une bataille[30].

          [Note 30: Coligny retrouve là encore la mauvaise pensée des
          gens qui veulent le perdre; «mais, dit-il, ils devoyent
          plutôt enquerir de ces choses par quelques autres de son
          conseil que par ledit Poltrot.» Ils auroient su alors «qu'il
          aimeroit mieux mourir que de vouloir penser à faire
          entreprise contraire au devoir d'un vray et loyal sujet et
          serviteur de Sa Majesté.»]

Davantage, enquis de la forme de la mort du feu mareschal de
Saint-André, et en quelle manière il avoit esté tué, a dit qu'il ouyt
dire, au dit Orléans, à plusieurs gentils-hommes, que d'autant que le
dit seigneur maréchal de Saint-André avoit premièrement donné sa foy
à un jeune gentil-homme qui est de haute stature, portant une petite
barbe blonde ou rousse, et depuis pour la seconde fois il avoit donné
sa dite foy au prince de Portian, le dit gentil-homme auquel il avoit
premièrement donné sa foy le tua et luy donna un coup de pistole.

Et plus n'a dit, et a signé à la minutte[31].

          [Note 31: «Si, dit la _Response_, le dit Poltrot, ou pour
          crainte de la mort, ou par autre subornation, a persisté en
          ses confessions fausses et controuvées, à plus forte raison
          le dit seigneur admiral et ceux qui par icelles sont chargez
          avec luy persistent en leurs responses, qui contiennent la
          pure et simple vérité.» L'amiral demande ensuite qu'on le
          confronte avec Poltrot. Il a récusé le Parlement et autres
          juges qui se sont manifestement déclarés ses ennemis «en ces
          presents tumultes»; mais qu'on attende la paix, que Poltrot,
          jusque là sûrement gardé «en lieu où il ne puisse être
          intimidé ni suborné», soit mis alors en présence de
          l'amiral, par ce moyen le tout pourra être «verifié et vuidé
          par des juges non suspects». Si, au contraire, on procède
          aussitôt au jugement et à l'exécution de Poltrot, enlevant
          ainsi à l'amiral «et à tous autres le vray moyen de se
          justifier des susdites fausses accusations, ils protestent
          de leur integrité, innocence et bonne reputation contre les
          dessusdits juges et contre tous ceux qu'il appartiendra.»
          Ainsi se termine cette _Response_. Puis on lit: «Faict à
          Caen, en Normandie, ce douziesme de mars, l'an mil cinq cent
          soixante et deux. Ainsi signé: Chastillon, La Rochefoucaut,
          Th. de Bèze.» On ne tint pas compte de la demande faite ici
          par l'amiral, et dont Brantôme a aussi parlé; l'on passa
          outre au jugement et à l'exécution de Poltrot. Coligny se
          plaignit de cette hâte, d'autant plus qu'il avoit appris
          que, dans un second interrogatoire qu'on n'avoit pas rendu
          public, l'accusé avoit démenti ce qu'il avoit dit dans le
          premier. «Il se vérifiera, écrit l'amiral dans sa _Plus
          ample declaration_, par le tesmoignage de plusieurs gens de
          bien et dignes de foy, qu'estant le dit Poltrot en la
          conciergerie de Paris, il leur a dit qu'il avoit entièrement
          deschargé le dit seigneur admiral devant les juges, et a
          faict le semblable à l'ouye d'une infinité de personnes,
          lorsqu'on le menoit au supplice.» Brantôme atteste aussi
          que, pour le fait de l'amiral, Poltrot varioit et
          tergiversoit fort. D'ailleurs, comme le remarque Coligny,
          qu'étoit-il nécessaire qu'on le poussât au crime? N'y
          étoit-il pas assez porté de lui-même? Ne lui avoit-on pas
          entendu dire maintes fois ouvertement que M. de Guise «ne
          mourroit jamais que de sa main», et ne savoit-on pas qu'une
          fois le coup fait, et le bruit en étant parvenu en Poitou,
          deux parentes qu'il y avoit «dirent incontinent et
          d'elles-mêmes qu'elles craignoyent que ce fut le dit
          Poltrot, veu la resolution qu'elles sçavoient qu'il avoit de
          longtemps prise de ce faire?» On trouve encore, dans cette
          dernière _declaration_ de l'amiral, cette particularité
          curieuse: «Le dit Poltrot estant parent proche de La
          Regnauldie, comme l'on dit, il pouvoit bien estre assez
          incité de sa propre devotion à faire ce qu'il a faict.» Nous
          savions par Brantôme (édit. du _Panthéon littéraire_, t. 1,
          p. 435) que Poltrot avoit eu pour conseiller M. d'Aubeterre,
          l'un des conjurés d'Amboise, mais nous ignorions qu'il fût
          parent du chef de ce grand complot.]

Le XXIIiesme des dits mois et an, ces presentes confessions le jour
d'hier faites par le dit Jehan de Poltrot, par devant la royne et les
seigneurs du conseil et chevaliers de l'ordre du roy, ont esté
relevées et repetées au dit Poltrot, ausquelles ses confessions, après
serment par luy fait, il a persisté, disant qu'elles contiennent
verité, et en tesmoing de ce a signé en chacun fueillet à la minutte.

                                          Ainsi signé: P. MALVAUT[32].

          [Note 32: Par l'interrogatoire du coupable, par les réponses
          de l'amiral, on a pu s'édifier sur les faits du procès et se
          bien mettre à même de peser la part d'innocence ou de
          culpabilité qui y revient à celui-ci. Aux yeux de la veuve
          et des enfants du duc de Guise, malgré toutes ces
          explications, la complicité de Coligny ne fut pas douteuse,
          et ils n'eurent cesse ni répit qu'ils n'en eussent pris
          vengeance. Ils dirigèrent contre l'amiral des poursuites
          dont on trouve le détail, avec les pièces à l'appui, dans la
          curieuse publication de M. Louis Pâris, _le Cabinet
          historique_, mars 1857, p. 59-69. Des juges auroient pu
          terminer ce débat envenimé, mais où les prendre? «Le sieur
          amiral, écrivoit M. de Morvilliers à l'évêque de Rennes, le
          23 décembre 1563, recuse tous les Parlemens», les autres le
          Grand-Conseil. Pour en terminer, le roi fut obligé de
          retenir à soi la connoissance du fait, «la poursuite duquel,
          lit-on dans l'arrest du 5 janvier 1563 qui fixe ce renvoi,
          il mit en surcéance pour le temps et terme de trois ans», à
          la condition que, durant ce délai, «les partis
          n'attenteroient reciproquement les ungs contres les autres»,
          ce qui fut promis. Les trois années passées, le 29 janvier
          1566, «on besogna, dit Bruslard, dont M. L. Pâris cite _le
          Journal_, p. 65, au jugement de M. l'admiral, sur ce que
          Poltrot l'avoit chargé du mandement de la mort de feu
          monseigneur le duc de Guise. Auparavant que d'opiner, M.
          l'admiral, mandé par le roy, fut interrogé par luy mesme sur
          la charge du dit Poltrot, lequel dit, en présence de toute
          la compagnie, qu'il n'avoit faict ni faict faire l'homicide,
          et qu'il ne l'avoit approuvé ni approuvoit; et qui voudroit
          dire et soustenir le contraire, il auroit menty, et luy
          offroit le combat.» Sur cette déclaration énergique, le roi
          renvoya l'amiral «innocent... et purgé du cas dont Poltrot
          l'avoit chargé.» Le cardinal de Lorraine l'embrassa au
          sortir de la salle du conseil; mais Henri, duc de Guise, et
          Claude, duc d'Aumale, refusèrent de lui presser la main et
          grondèrent de nouvelles menaces. Ils se souvenoient des
          propos que l'amiral avoit tenus après l'assassinat, et qui,
          bien loin d'en être comme en ce moment une désapprobation,
          témoignoient au contraire de la satisfaction qu'il en
          éprouvoit: «Je n'en suis l'auteur nullement, disoit-il
          souvent, selon Brantôme, et je ne l'ay point faict faire, et
          pour beaucoup ne le voudrois avoir faict faire, mais,
          ajoutoit-il, je suis pourtant bien ayse de sa mort, car nous
          y avons perdu un très dangereux ennemi de notre religion.»
          _Ce mot_, qui étonna d'un homme aussi froid et modeste en
          paroles, lui nuisit fort, dit encore Brantôme; c'est même ce
          qui l'ayant fait le plus soupçonner, «luy cousta la vie par
          amprès». M. L. Pâris est aussi de cette opinion. En 1569,
          les enfants du duc de Guise parvinrent à faire condamner
          Coligny par le Parlement; puis, en attendant la sanglante
          réalité du mois d'août 1572, ils le firent pendre en effigie
          à Montfaucon. La première pensée de cette vengeance ainsi
          satisfaite datoit de l'instant où Poltrot avoit commis son
          crime: «Dans notre opinion, dit M. Pâris, c'est là qu'est
          tout entière la question de la Saint-Barthelemy.»]



_Le Faict du procez de Baif contre Frontenay et Montguibert_[33].

          [Note 33: Ce _Factum_ en vers, écrit par le fils du poète
          Antoine de Baïf, et rempli de curieux détails sur l'un et
          l'autre, est on ne peut plus rare. L'exemplaire d'après
          lequel nous le publions est le seul que nous ayons jamais
          vu. Nous ne savons au juste quel est le procès dont il
          traite, et nous ne chercherons pas trop à le savoir:
          l'intérêt n'est pas là; ce qui nous importe, c'est que nous
          trouvons ici des renseignements sur l'un des plus charmants
          poètes de la _Pléiade_, et que ces renseignements nous y
          sont donnés par son fils. Ce fils jusqu'alors nous étoit à
          peu près inconnu; nous n'avions trouvé trace de son
          existence que dans le manuscrit de G. Colletet (_Vies des
          poètes françois_, article _Baïf_); nous savions qu'il
          s'appeloit Guillaume et qu'il étoit curieux de tout ce qui
          intéressoit la gloire de son père, car après la dissolution
          de l'Académie tout à la fois littéraire et lyrique dont
          Baïf, Desportes et quelques autres avoient été les
          fondateurs, le livre d'_institution_ de cette compagnie
          ayant disparu par la négligence du fils naturel de
          Desportes, il le chercha avec le plus grand soin, mais ne
          parvint malheureusement qu'à en trouver quelques feuilles
          entre les mains d'un pâtissier à qui il avoit été vendu:
          «Perte irréparable, dit Colletet, et qui me fut sensible au
          dernier point, et ce d'autant plus que, dans le livre de
          cette institution, qui estoit un beau vélin, on voyoit ce
          que le roi Henri III, ce que le duc de Joyeuse, ce que le
          duc de Retz, et la plupart des seigneurs et des dames de la
          cour, avoient promis de donner pour l'établissement et pour
          l'entretien de l'académie, qui prit fin avec le roi Henri
          III et dans les troubles et confusions des guerres civiles
          du royaume.» Cet établissement avoit été une sorte de
          précurseur de l'illustre compagnie constituée par Richelieu.
          C'étoit mieux même: l'Académie françoise s'y compliquoit de
          l'opéra! Celui-ci, pour lequel Antoine de Baïf s'étoit
          associé Joachim de Thibault de Courville, _maistre de l'art
          de bien chanter_, comme il l'appelle en une pièce du 9e
          _livre_ de ses _Poëmes_, étoit la partie importante, à en
          juger d'après ce qu'il est dit dans les Lettres patentes
          données par Charles IX, en novembre 1570, et que la _Revue
          rétrospective_ a publiées pour la première fois (t. 1, p.
          102-111). Après la mort de Henri III, comme nous l'a dit
          Colletet, rien ne survécut de ce qui représentoit la
          littérature dans cette première Académie. La partie lyrique
          fut plus vivace; même après Baïf nous la trouvons encore
          debout: elle a émigré rue de la Juiverie, dans la maison
          d'un certain Mauduit, qui en est le directeur. Sauval, de
          qui nous tenons ces derniers faits (liv. IX, chap.
          _Académie_), nous avoit donné à penser, d'après un autre
          passage des _Antiquités de Paris_ (t. 1, p. 112), que le
          fils de Baïf avoit été pour quelque chose dans cette
          continuation de l'entreprise lyrique. Il nous parle, en
          effet, d'un Claude Baliffre, surintendant de la musique du
          roi Henri IV, qui, sauf une légère altération de nom,
          pouvoit bien être pris pour le fils du fondateur de la
          première académie musicale; malheureusement Jaillot a prouvé
          que Sauval s'étoit trompé (_Recherches sur Paris, quartier
          Saint-Eustache_, p. 4-5), et nous, par surcroît, nous venons
          de faire voir que le fils du poète s'appeloit, non pas
          Claude, mais Guillaume. Il ne faudra donc plus dire, comme
          l'ont fait MM. Lazarre dans leur livre d'ailleurs si
          estimable, _Dictionnaire des rues de Paris_, 2e édit., p.
          184, que ce Claude Baillifre, qui a donné son nom à une rue
          bâtie sur des terrains que lui avoit concédés le roi, étoit
          le fils du poète.]


    Desportes, je suis revenu,
  Un pied chaussé et l'autre nu,
  Pour vous dire que la fortune
  En me sous-riant m'importune;
  Qu'ainsi ne soit, j'avois arrest;
  Arrest d'estre arresté tout prest,
  Sans cet homme plein d'artifice
  Oui vint destourner la justice,
  Mais pourtant ne l'evita pas;
  Car Nemesis sçait bien son cas,
  Et n'en faut point d'autre asseurance
  Que ce grand chancelier de France,
  Qui, poussé de juste equité,
  Verra son infidelité.
  Nostre homme, à trois pieds barbe grise,
  Pour mettre à chef son entreprise
  Et tenir le monde en erreur,
  Aux passages fait le pleureur,
  Comme un cocodril plein de feintes,
  Effrontement jette ses plaintes,
  Prescrit son terme à vendredy.
  Mais après tout cela je dy,
  Pour mieux jouer son personnage,
  Qu'il devoit dire davantage
  Et demander courtoisement
  Jusques au jour du jugement:
  Car, quoy qu'il allonge et qu'il cause,
  Il ne sçauroit gaigner sa cause,
  Si ce n'est par un droict nouveau
  Qu'il s'est forgé dans le cerveau.
  En ce faict, que je veux descrire,
  Il n'y a pas pour tous à rire;
  Toutefois le ris est commun,
  Alors qu'on voit choper quelqu'un.
  Or feu mon père fit des rimes,
  Dont un livre s'appelle Mimes[34],
  Où, s'adressant, comme je croy,
  A monseigneur de Villeroy[35],
  Il dit qu'il ne veut plus se taire,
  Estant malheureux secretaire;
  Qu'il a bien du renom assez,
  Et non des thresors amassez;
  N'ayant en toute sa puissance
  Qu'à Castres, bien loing de la France,
  Deux offices de receveur,
  Qu'il a receus par la faveur
  Du feu Roy d'heureuse memoire[36].
  Par là vous en sçaurez l'histoire;
  Et, pour vous faire voir l'excez
  Du train de ce maudit procez,
  Il faut qu'en mon chant je desgoise
  Le vray subject de ceste noise.

    Environ l'an quatre vingts neuf,
  Que j'etois barbu comme un oeuf,
  Ce brave Patelin m'emmeine
  Tout droit au païs d'Aquitaine,
  Partant du faux-bourg Sainct-Victor.
  Ainsi que Pollux et Castor
  Il jura qu'il nous falloit vivre,
  Et moy promptement de le suivre,
  L'estimant franc et non menteur,
  Mais surtout loyal serviteur.
  Par son dire et sa douce mine
  En Languedoc il m'achemine;
  Droit à Toloze il m'adressa,
  Où dans peu de jours me laissa.
  Après survint le coup du moine,
  Et la mort du bon Jan Antoine[37],
  Si bien que, de malheurs troublé,
  Tout à coup je fus accablé,
  Et, pour soulager mon dommage,
  Je me resous, prenant courage:
  Sans le cheval de Pacolet[38],
  A Paris j'envoye un valet,
  Nonobstant les mois des roupies,
  Qui m'apporta bonnes copies
  D'un contract fait devant Lusson.
  Aussitost il esmeut le son,
  On luy rescrit un mot de lettre,
  Comme en procez je le veux mettre,
  Et que, pour ne s'incommoder
  Il faut tascher de s'accorder.
  De faict le compère s'explique,
  Me sonde, recherche et pratique,
  M'offre, afin qu'on n'en parle plus,
  Pour un estat six cens escus,
  Sçachant le fonds de ma finance,
  Assavoir cinquante d'avance,
  Le reste en trois ans peu à peu
  Pour me brusler à petit feu.
  Remarquez ce mot à la marge:
  Ce contract fut fait à la charge
  D'un bon _Requiescat in pace_
  Pour tous les gages du passé.

    Depuis trois fois la lune egale
  Vint madame la mareschale,
  Avec qui ma mère arriva,
  Qui de cest accord me priva,
  Et fit tant, sans aucune tresve,
  Que par lettres on m'en relève,
  Où, nostre bon droict poursuyvant,
  L'on nous mit comme auparavant.
  Par un arrest luy qui m'affronte
  Est condamné de rendre compte,
  Et de resigner un estat.
  Voilà donc le poinct du debat.
  L'autre, il est dit sans prejudice
  Qu'il en doit faire l'exercice
  Pendant le compte pretendu
  Jusques à tant qu'il l'ait rendu,
  Afin de voir qui pourroit estre
  Debiteur, le clerc ou le maistre.

    Je trouve d'un autre costé,
  Que la puissante Majesté
  D'un Roy le plus grand qui se treuve
  Arriva par la porte neufve[39]
  Dans Paris, sa bonne cité,
  Où je l'avois bien souhaitté:
  Car ceste negrite canaille[40]
  S'attaquoit mesme à la muraille,
  Abattant, sans droict ne raison,
  Jusques au grec de ma maison[41].
  J'en parle; mais, peur de l'amende,
  Je ne dis pas que je l'entende.
    Or, revenant à nos moutons,
  A moins de cinq cens ducatons,
  Sur les desbris de ce naufrage
  J'entreprins le petit voyage.
  A Paris estant arrivé,
  Je n'ay ne chien ne chat trouvé;
  Au palais je ne voy paroistre
  Pas un que je puisse cognoistre.
  Lors je m'enqueste à l'environ
  Ce que fait monsieur de Tiron[42].
  J'apprens qu'à Rouen il commande
  A la bonne race normande[43].
  Là je pique droict, sçachant bien
  Qu'à mon nom il vouloit du bien.
  Si tost que j'arrive il m'embrasse,
  A sa table il me donne place,
  M'engage à luy, je vous promets.
  Si fort que j'y suis pour jamais,
  Tenant pour souveraine gloire
  De rendre honneur à sa memoire,
  Et de servir qui l'aymera
  Tant que possible me sera.
  Avec luy je fus une année.
  Cependant ma cause est menée
  Sur la ligue recommençant;
  Autre accord l'on vient pourchassant;
  Sur quoy ma mère, craignant pire,
  De moy procuration tire,
  Pensant pour du temps se garder
  Venir ailleurs s'accommoder.
  Pour quelque mois elle sejourne,
  Et puis à Paris s'en retourne,
  Ayant le mesme accord passé,
  Qui par justice fut cassé,
  Coloré d'une autre manière;
  Mais s'il vaut mieux, ce n'est de guère:
  Car, de mil escus qu'il donnoit,
  En ceste somme il comprenoit,
  Par un trop grossier artifice,
  Les quatre cens de mon office,
  Qu'il devoit exercer pour moy,
  Et m'en descharger vers le roy.

    Icy pis encores m'arrive,
  De tous biens fortune me prive:
  L'un me demande cent escus,
  Les autres moins, les autres plus;
  Vingt et deux procez je me compte,
  Tout pour rente ou reste de compte;
  Boulanger, patissier, boucher,
  Estoient sans fin à mon coucher;
  Le matin nouvelles aubades,
  Le plus souvent faire à gourmades
  Avec quelque triste sergent,
  Et le tout à faute d'argent.
  Voilà comment le temps je passe,
  Tandis que mon homme en amasse;
  Et, m'ayant ainsi attrapé,
  De mon traict mesme il m'a frapé.
  En tel estat, sans que je meure,
  Environ sept ans je demeure;
  Desbrouillé non pas trop encor,
  Un beau matin je prens l'essor:
  Droict à Toloze je m'advance,
  Bourse vuide à beau pied sans lance,
  Comme Tomassi me perdit;
  Mais partout je trouvay credit.
  Là je me prepare à combattre
  Au mois de Bacchus six cens quatre,
  Quand il fournit le vin nouveau
  Pour nous reschauffer le cerveau:
  Aussitost, et sans rien attendre
  A bon conseil je me vais rendre;
  Coneillan, Ferrier, Pumisson,
  M'ont fait la petite leçon;
  Et le tout vray comme la Bible
  Ils trouvent ma cause infaillible.
  Dès lors je m'adresse à la Cour
  Par lettres, et, pour faire cour,
  En droict la cause est appointée,
  Non sans estre bien pelotée.
  Chasque advocat met son esprit
  A bien rediger par escrit;
  Tout est prest, mais un grand mystère
  Ils ont fait de mon baptistère:
  Car sur les actes principaux
  Frontenay s'est inscrit en faux.
  La Cour voit sa chicanerie,
  Et n'est le moindre qui n'en rie;
  Mais luy ne s'est point estonné,
  Encores qu'il soit condamné.

    Depuis, comme une vieille mule
  Hargneux et quinteux, il recule,
  Et par contrainte estant pressé,
  Enfin son compte il a dressé
  Pardevant le feu sieur Filère,
  Qu'on nous donna pour commissaire,
  Nomme pour luy monsieur Puget,
  Moy Blandinières, sans objet;
  Et pour le tiers, en mon absence,
  Comme entendu sur la finance,
  Monsieur Austric ils ont nommé.
  A tout je me suis conformé.
  Ses comptes près de la closture,
  Il s'est mis en autre posture,
  Nouvellement fait le plaintif,
  Et, pour l'estat alternatif,
  Soustient effrontement, sans honte,
  Qu'il n'est tenu d'en rendre compte.
  Sur quoy n'ayant un an tenu,
  Un autre arrest est survenu,
  Suivant sa bonne renommée,
  Condamné à l'accoustumée.

    Ne pouvant plus de ce costé,
  Il en a quelque autre inventé.
  Un Monguibert il me suscite,
  Qui me trame nouvelle fruite.
  Ce qu'il est je n'en diray rien;
  Le connestable[44] le sçait bien;
  Tant y a, cest homme vient joindre,
  Et par lettres royaux se plaindre,
  Exposant, pour donner couleur,
  Qu'il est des tailles controlleur,
  Que Frontenay retient ses gages,
  Et sous ce pretexte fait rages
  Pour nous tirer à Mont-pelier.
  Lors de monsieur le chancelier,
  Pour le dernier de mes refuges,
  J'ay lettre en reglement de juges,
  Et, sur nos faicts bien employez,
  Sommes à Toloze envoyez,
  Où ce Monguibert se resveille;
  Nouvelle sauce il m'appareille,
  Pour m'achever d'assassiner.
  A Castres l'on vient m'assigner;
  Un procureur pour moy compare;
  Mais cependant je me prepare;
  Avec des lettres du grand seau
  J'ay mis leur dessein à vau l'eau.
  Ces compagnons je vous assigne,
  L'un et l'autre fait bonne mine;
  Ils ont comparus au conseil,
  Pensant avoir le nom pareil
  Que d'avoir rencontré Servoles,
  Qui fit si bien par ses bricoles,
  Et sur quelque formalité,
  Qu'en ce lieu tout fut arresté,
  Où deux bons arrests l'on me casse.
  Pour cela point je ne me lasse.
  On leur donne deux mois de temps,
  Dequoy les voilà fort contens.
  Cependant la bonne justice
  Deffend, pour conserver l'office,
  A Frontenay d'en disposer,
  Afin qu'il n'en puisse abuser,
  A peine d'amande arbitraire,
  Nullité, s'il vient au contraire.
  C'est arrest ainsi fut deduit
  En decembre mil six cens huict.
  Le terme est long à qui desire;
  Mais à la par-fin il expire,
  Et, bien que l'on n'y pense point,
  Le temps meine tout à son poinct.
  Voicy donc la seconde charge,
  Et ne se trouve escu ne targe[45]
  Qui puisse en ceste occasion
  Les parer de forclusion;
  Mais, par une longue requeste,
  Que leur advocat tenoit preste,
  Donna charge ce vieux resveur
  De remonstrer que la faveur
  Qu'à Toloze chacun me porte
  Les empeschoit de telle sorte
  Qu'il n'estoit pas en leur pouvoir,
  Bien qu'ils y fissent tout devoir
  Par bemol, becare ou nature,
  D'en tirer nulle procedure;
  Chose aussi fausse en verité,
  Comme il gèle au fort de l'esté,
  Ou qu'ils ont veu blanchir un More
  Avecques les pleurs de l'Aurore.
  Au rapport du sieur de Chaalay
  Pourtant ils ont nouveau delay,
  Le conseil, par misericorde,
  Deux mois bien entiers leur accorde,
  Et pour toutes perfections,
  Ou bien sur les productions
  Qui seront au greffe produites,
  Sans esperance d'autres fuites,
  Tout le procèz se jugeroit
  En l'estat qu'il se trouveroit.
  Le temps se coule en telle sorte
  Que pour eux l'esperance est morte.
  Les derniers deux mois sont passez,
  Et pensois que ce fust assez;
  Ma forclusion est acquise,
  Aux mains du greffier je l'ay mise,
  L'on peut voir si je suis menteur,
  Le sieur d'Amboise est rapporteur,
  Ma cause en bonne forme instruite
  Devant le conseil est deduite;
  Plusieurs des seigneurs font l'arrest.
  Comme, au resultat, il est prest,
  Je ne sçay quel malheur m'arrive
  Qui me le retient et m'en prive;
  Mais je sçay, quoy qu'il en sera,
  Qu'un chancelier le signera,
  Et d'un oeil flambant et sevère,
  Cognoissant la façon de faire
  De tous ces hydres assemblez
  Ils seront du tout accablez,
  Et les Muses eschevelées,
  Qui souloient courir desolées,
  Et solliciter pour Baïf,
  D'un visage ouvert et naïf
  Diront jusqu'aux terres estranges
  De ce chancelier les louanges,
  Si l'on peut chanter dignement
  De nostre siècle l'ornement,
  Le vray soleil de la justice,
  L'effroy de l'humaine malice,
  L'honneur de la pure vertu,
  Sous qui tout vice est abattu.

    Des-Portes, que sur tous j'estime,
  J'ay reduit ce factum en rime:
  Vous en serez le protecteur,
  Venant de vostre serviteur.
  Assez bien vous savez l'affaire,
  Voilà pourquoy je me veux taire;
  Car pour les faicts non advenus,
  Je les quitte à Nostradamus.

A Fontainebleau, le 14 juin 1609.

          [Note 34: Une première édition des _Mimes_ avoit paru en
          1576, ce fut la seule, que Baïf donna lui-même; mais en
          1608, c'est-à-dire un an avant l'époque où fut écrit ce
          _factum_ rimé, son fils, ayant fait à Toulouse le voyage
          dont il parle ici, en profita pour publier chez Jean Jagoust
          une partie des oeuvres de son père: _Les mimes,
          enseignements et proverbes de J. A. Baïf_; Tolose, _Jean
          Jagoust_, 1608, in-16. Cette édition ne fut pas la dernière.
          Il en parut encore une à Tournon en 1619, imprimée chez G.
          Linocier. C'est un in-12 de 327 pages. Dans l'_Epistre
          dedicatoire_ à Estienne Empereur, sieur de La Croix,
          auditeur des comptes à Grenoble, il est dit que Linocier a
          ajouté à cette édition «quelque pièce qui n'a encore cy
          devant esté veue, l'ayant recouvré n'aguères, après l'avoir
          laissé eschapper, lorsque son ouvrier du Baïf la luy donna
          pour l'imprimer, environ trente ans auparavant». Le
          bibliophile Jamet en possédoit un exemplaire. Nous tirons
          ces détails d'une note manuscrite de l'abbé Mercier de
          Saint-Léger sur l'article _Baïf_, dans la _Biblioth._ de du
          Verdier, édit. Rigoley de Juvigny, t. 1, p. 324.]

          [Note 35: G. Baïf ne se trompe pas; son père, au livre 1er
          des _Mimes, enseignements et proverbes_ (Tolose, 1619,
          in-16, p. 26), s'adresse à M. de Villeroy, _secrétaire du
          roi_, et lui fait le récit de ses vains efforts, qui, après
          l'avoir mené à une sorte de renommée, n'ont pu le conduire à
          la fortune:

               Quand je pense au divers ouvrage
               Où j'ay badiné tout mon âge,
               Tantost epigrammatisant,
               Tantost sonnant la tragedie,
               Puis me gaussant en comedie,
               Puis des amours petrarquisant,
               Ou chantant des roys les louanges,
               Ou du grand Dieu, le roy des anges...
               Je ry de ma longue folie
               (O Villeroy, de qui me lie
               L'amiable et nette vertu),
               Et je di, voyant ma fortune
               Maigre, s'il en fust jamais une:
               «Je suis un grand cogne-festu,
               Qui cogne, cogne et rien n'avance.
               J'ay travaillé sous esperance.
               Les rois mon travail ont loué,
               Plus que n'a valu mon mérite;
               Mais la récompense est petite
               Pour un labeur tant avoué,
               Puisque je n'ay crosse ni mitre;
               Puisque je n'ay plus que le tiltre
               D'une frivole pension,
               Bonne jadis, aujourd'huy vaine,
               Qui m'emmuselle et qui me meine
               Pour m'accabler de passion,
               Doncques le mieux que je puisse faire,
               C'est me tromper en ma misère,
               Maladif pauvre que je suis.
               Voire, au milieu de mon martyre,
               Me faut essayer la satire:
               Souffrir et taire ne me puis.

          En plus d'un autre endroit de ses oeuvres Baïf avoit fait
          les mêmes plaintes: ainsi au livre IX de ses _Poëmes_, dans
          ses vers à Belot; et dans son _Epistre_ à M. de la Molle,
          où, entre autres choses, il avoit dit:

               Quand, malcontent, resveur, je panse
               Que vingt et cinq ans par la France
               J'ay faict ce malheureux mestier
               Sans recevoir aucun salaire
               De tant d'ouvrages qu'ay sceu faire,
               Oh! que j'eusse été coquetier!]

          [Note 36: Charles IX, suivant Colletet, dans sa Vie
          manuscrite de Baïf, l'avoit fait _secrétaire ordinaire de sa
          chambre_; «et, ajoute-t-il, comme ce prince liberal et
          magnifique luy donnoit de bons gages, il luy octroya encore
          de temps en temps quelques offices de nouvelle creation, et
          de certaines confiscations qui procuroient à Baïf le moyen
          d'entretenir aux études quelques gens de lettres, de regaler
          chez lui tous les savans de son siècle et de tenir bonne
          table.» Baïf fit trop en conscience ces bombances
          littéraires dont on lui confioit les fonds. Quand, après
          Henri III, qui avoit repris de son frère le rôle de
          protecteur de cette compagnie, l'argent cessa d'être fourni,
          notre poète, qui n'avoit rien gardé, se trouva sans un écu.]

          [Note 37: Ce n'est pas le 19 septembre 1589, comme le disent
          les _Biographies_, que Baïf seroit mort; s'il falloit en
          croire Scévole de Sainte-Marthe, cité par La Monnoie dans
          ses notes sur la _Biblioth. franc._ de du Verdier (édit.
          Rigoley, t. 1, p. 440), il auroit vécu un an encore après
          cette date, et il faudroit fixer l'époque de sa mort au mois
          de juillet 1590. Scévole de Sainte-Marthe dit en effet
          qu'elle précéda de peu de jours l'attaque que Henri IV tenta
          contre les faubourgs de Paris, et qui l'en rendit maître.
          Selon La Croix du Maine, il auroit eu cinquante-huit ans;
          Sainte-Marthe dit soixante, et c'est lui que je crois, car
          il avoit connu Baïf. Il faudroit dans ce cas faire naître
          celui-ci en 1530, et non plus en 1532, ainsi que l'ont
          répété les uns après les autres les biographes, ces moutons
          de Panurge.]

          [Note 38: C'est le fameux cheval de bois qu'on faisoit
          galoper dans les airs à l'aide d'une cheville qu'il
          suffisoit de pousser. Il en est parlé dans plusieurs anciens
          romans, notamment dans _Valentin et Orson_, et dans
          l'_Histoire de Maguelone et de Pierre de Provence_. Le
          coursier de bois Clavilègne le Véloce, que Cervantes (Don
          Quichotte, ch. 40) fait bravement enfourcher par son héros
          ayant Sancho en croupe, n'est qu'une imitation ou plutôt une
          parodie du _cheval de Pacolet_. Celui-ci descendoit lui-même
          en ligne directe du cheval de bronze des _Contes orientaux_,
          qui, après avoir passé par l'une des charmantes inventions
          du vieux Chaucer, l'_Histoire de Cambuscan, roi de
          Tartarie_, est arrivé, toujours volant, jusqu'à notre
          Opéra-Comique. La pièce de M. Scribe, qui, opéra-comique
          hier, sera grand-opéra demain, sans changer son titre, _Le
          Cheval de bronze_, et sans rien perdre, Dieu merci, de la
          musique d'Auber, est une ingénieuse imitation du conte de
          _la Corbeille_, qui se trouve parmi les _Contes orientaux_
          qu'a publiés M. de Caylus (_La Haye_, 1743, 3 vol. in-12).
          M. Loiseleur-Deslongchamps a lui-même constaté l'emprunt.
          (_Essai historique sur les contes orientaux et sur les Mille
          et une nuits_, 1838, in-12, p. 97, note.)]

          [Note 39: L'entrée de Henri IV dans Paris, par la
          Porte-Neuve, eut lieu le mardi 22 mars 1594.]

          [Note 40: Par _negrite_ canaille Guillaume de Baïf entend
          parler de la garnison, en grande partie africaine, qui, au
          nom de Philippe II, occupoit Paris, et principalement les
          quartiers des faubourgs avoisinant les portes. Il est parlé
          de ces _Môres_ et _Africains_ des troupes du roi d'Espagne
          dans la _Satyre Menippée_, édit. Ch. Labitte, p. 77.]

          [Note 41: Cette maison, dont il nous faut enfin parler, et
          qui étoit pour Guillaume Baïf la plus belle partie de
          l'héritage de son père, se trouvoit, comme il est dit dans
          les _Lettres patentes_ citées tout-à-l'heure, «_sur les
          fossez Saint-Victor, aux fauxbourgs_», c'est-à-dire dans la
          rue actuelle des Fossés-Saint-Victor. Suivant Jaillot, dont
          Hurtaut et Magny, dans leur _Dictionnaire historique de
          Paris_, t. 1, p. 272, 324, confirment le témoignage, ce
          vaste logis fut ensuite occupé par la communauté des
          Augustines angloises. Elles le firent rebâtir dès les
          premiers temps de leur occupation, c'est-à-dire en 1639.
          Après avoir été forcées de le quitter à l'époque de la
          Révolution, elle y revinrent en 1806, et l'habitent encore.
          Leur couvent forme les n{os} 23 et 25 de la rue. La maison
          du poète se trouve ainsi singulièrement agrandie. Elle avoit
          d'ailleurs été reconstruite, comme je viens de le dire;
          depuis longtemps on n'y trouve rien qui rappelle son passé.
          La physionomie que lui avoit donnée le poète étoit toute
          profane, et les religieuses angloises n'avoient par
          conséquent pu s'en accommoder. Guillaume nous parle du grec
          que la _negrite canaille_ dégradoit sur la poétique façade:
          il entend par-là les devises un peu pédantes, et réellement
          écrites en grec, qui se lisoient sur les murs de ce cénacle
          de la _Pléiade_. Sauval (liv. IX, ch. _Académie_) nous en
          avoit déjà dit un mot, et nous le connoissions aussi par de
          curieuses lignes que Colletet le fils avoit mises en note
          auprès d'un passage du manuscrit de son père où il est
          question de ce logis à la grecque. C'est étant tout enfant,
          je veux dire un peu avant la reconstruction, faite en 1639,
          que Fr. Colletet l'avoit pu voir: «Il me souvient, dit-il,
          estant jeune enfant, d'avoir vu la maison de cet excellent
          homme, que l'on montroit comme une marque precieuse de
          l'antiquité; elle estoit située (sur la paroisse de
          Saint-Nicolas-du-Chardonnet) à l'endroit même où l'on a
          depuis bâti la maison des religieuses angloises de l'ordre
          de Saint-Augustin, et sous chaque fenêtre de chambre on
          lisoit de belles inscriptions grecques, en gros caractères,
          tirées du poète Anacréon, de Pindare, d'Homère, et de
          plusieurs autres, qui attiroient agreablement les yeux des
          doctes passants.» Ces inscriptions étoient assez d'usage en
          ce temps-là; c'étoit comme une sorte d'enseigne que
          prenoient volontiers les logis de savants. G. Colletet nous
          dit, par exemple, qu'Estienne Pasquier s'étoit donné ce luxe
          classique: «Sur le quai de la Tournelle, vis-à-vis du pont
          de pierre, écrit-il dans la notice qu'il lui consacre, il
          possédoit une maison fort agreable, sur la porte de laquelle
          il avoit fait graver des devises grecques et latines, qui
          furent, vingt ans après sa mort, effacées par un nouveau
          maître.» Charles IX et Henri III vinrent souvent dans la
          maison de la rue des Fossés-Saint-Victor pour assister aux
          «épreuves de poésie et de musique» qui y avoient lieu, et
          pour faire ainsi acte de protecteurs de cette primitive
          académie. Elle étoit, avec celle qui se tenoit tout près, à
          l'abbaye de Saint-Victor, sous les auspices de Fr. du
          Harlay, et que Charles IX et Henri III visitoient souvent
          aussi, la véritable devancière de l'Académie françoise.
          (_Mém. de l'abbé d'Artigny_, t. 6, p. 200-201.) Celle-ci ne
          les récusoit pas; elle se faisoit même volontiers une loi
          des traditions qui pouvoient venir d'elles. Lorsque, par
          exemple, la reine Christine dut lui rendre visite, comme on
          étoit à se demander quel cérémonial il faudroit observer
          pour cette réception, on en appela prudemment à la mémoire
          de ceux qui pouvoient savoir ce qui se passoit en pareil cas
          chez Baïf, aussi bien qu'aux assemblées de Saint-Victor, et
          l'on s'en fit une règle. «M. le chancelier, écrit Patru à
          d'Ablancourt, appela M. de La Mesnardière, qui, sur cette
          proposition, dit que du temps de Ronsard il se tint une
          assemblée de gens de lettres et de beaux esprits de ce
          temps-là à Saint-Victor, où Charles IX alla plusieurs fois,
          et que tout le monde étoit assis devant lui. Il ajouta qu'on
          étoit couvert, si ce n'est lorsqu'on parloit directement au
          roi.» M. Sainte-Beuve, à qui nous devons de connoître une
          partie de ce qui précède, relève avec raison l'impudence de
          Moncrif, qui, dans son _Choix d'anciennes chansons_, p. 33,
          s'imagine de dire, à propos de Baïf: «Peut-être le premier
          poète qui a imaginé d'avoir une petite maison dans un
          faubourg de Paris. Une académie qu'il y établit, dans de
          certains jours, n'etoit peut-être qu'un pretexte.»--«Il faut
          bien être de son XVIIIe siècle pour avoir de ces idées-là»,
          dit M. Sainte-Beuve. Un peu plus loin, il fait encore cette
          remarque, par laquelle nous clorons l'histoire toute
          littéraire de ce vieux logis; «C'est dans ce couvent des
          Angloises, bâti sur l'emplacement de la maison de Baïf, que
          par la suite (_volventibus annis_) a été élevée Mme Sand.
          (_Tableau histor. et crit. de la poésie françoise et du
          théâtre françois au XVIe siècle_, édit. Charpentier, p.
          422-423.) Mme Sand a longuement parlé elle-même de cette
          maison, qui la vit enfant. (_Hist. de ma vie_, in-12, t. 6,
          p 105.)]

          [Note 42: C'est Philippe Desportes, abbé de Tiron, comme on
          sait.]

          [Note 43: Desportes, après avoir, en 1587, passé quelque
          temps triste et découragé chez Baïf, où de Thou le vint voir
          (_Mém. de la vie de Jacq.-Aug. de Thou_, 1714, in-12, p.
          168), s'étoit décidé pour le parti de la Ligue, pensant
          peut-être que mieux valoit être rebelle que ne rien faire.
          C'est à Rouen, près de l'amiral de Villars, qui y _régnoit_
          pour la sainte Union, qu'il s'étoit retiré. Dans le parti
          contraire, sa défection étoit honnie. Les auteurs de la
          _Ménippée_ le placent parmi les traîtres, et disent, parlant
          de lui: «Athéiste et ingrat comme le poète de l'amirauté.»
          (_Edit. Ch. Labitte_, p. 9.) Il s'en moquoit. Conseiller
          intime de M. de Villars, principal ministre «de ce moderne
          roi d'Yvetot», comme la _Ménippée_ appelle l'amiral (p.
          231), il menoit tout à sa guise en Normandie, gouvernoit le
          gouverneur, faisoit secrètement des traités avec le roi,
          ainsi que nous l'apprend Palma-Cayet (_Coll. Petitot_, 1re
          série, t. 45, p. 352), et de cette façon se consoloit
          d'autant mieux de la perte de ses bénéfices qu'il se
          ménageoit les moyens de les recouvrer plus tard, ce qui fut
          en effet.]

          [Note 44: C'est-à-dire chef de la _connétablie_ qui jugeoit
          de tous les crimes commis par les gens de guerre, sur les
          routes ou ailleurs. G. Baïf, en disant que Monguibert étoit
          un justiciable de ce tribunal, donne à entendre qu'il ne
          valoit pas mieux qu'un voleur de grands chemins.]

          [Note 45: Sorte de bouclier.]

FIN.



_Fragmens de mémoires sur la vie de Madame la Marquise de Maintenon,
par le Père Laguille, jésuite_[46].

          [Note 46: Ces _fragments de mémoires_, perdus dans une
          publication du temps de l'empire, _Archives littéraires de
          l'Europe_, nº XXXVI (31 décembre 1806), p. 363-377, n'ont
          été connus que de M. Walckenaer, qui s'est contenté de les
          mentionner dans la 5e partie de ses _Mémoires sur la vie de
          Mme de Sévigné_, p. 437, et de nous, qui en avons fait
          largement usage pour notre notice sur les maisons de Scarron
          à Paris (_Paris démoli_, 2e édit., p. 313-354). M.
          Walckenaer nous les donne, avec raison, pour fort curieux,
          «en ce que, dit-il, l'auteur cite des témoins
          contemporains.» C'est ce que dit aussi, dans sa note
          préliminaire, Chardon de La Rochette, qui s'en fit le
          premier éditeur pour le recueil nommé tout à l'heure. Il les
          publioit «d'après une copie prise sur l'original de la main
          de l'auteur en 1737.» Cet auteur n'est pas inconnu,
          seulement c'est par des travaux d'un tout autre genre qu'il
          avoit recommandé son nom. Chardon de La Rochette lui
          consacre une partie de sa note, et fait en quelques lignes
          sa biographie à peu près complète. Nous y ajouterons
          quelques détails: Louis Laguille étoit né à Autun, le 1er
          octobre 1658; il entra chez les jésuites le 1er septembre
          1675, fit profession le 2 février 1692, et enseigna d'une
          façon fort distinguée la philosophie et les mathématiques.
          Il ne tarda pas à être l'un des principaux de la compagnie;
          il fut deux fois _provincial_ dans la province de Champagne
          et une fois dans celle de France ou de Paris. C'est là sans
          doute qu'il fut à même de s'initier à tous les faits intimes
          qu'il raconte ici. En 1714, il fut un des membres du congrès
          de Bade, et, par son zèle, par son éloquence,--il étoit en
          effet fort bon prédicateur,--il aida beaucoup au
          rétablissement de la paix. Il n'étoit pas toujours d'un zèle
          aussi conciliant. L'abbé d'Olivet nous donne même à penser
          qu'il poussoit fort loin l'intolérance contre ceux qui
          étoient assez téméraires pour ne pas soumettre leurs
          opinions aux siennes. Dans une lettre inédite que l'abbé
          écrit au président Bouhier, et qui doit être du mois de
          juillet 1719, il lui parle «d'un certain P. Laguille, qui
          est à Dijon, moine orgueilleux, dit-il, qui, pour faire sa
          cour aux sots du collége de Paris, a horriblement persécuté
          le bon père Hardouin...» Il mourut en 1742, à
          Pont-à-Mousson, n'ayant pas moins de 84 ans. Les ouvrages
          qu'il a laissés sont assez nombreux; on en peut voir la
          liste dans la _Bibliothèque de Bourgogne_, par Papillon,
          in-fol., t. 1, p. 365. Les principaux sont une _Histoire
          d'Alsace ancienne et moderne, depuis César jusqu'en 1725_,
          Strasb., 1727, 2 vol. in-fol.; _Exposition des sentiments
          catholiques sur la soumission due à la bulle Unigenitus_,
          1735, in-4; _Préservatif, pour un jeune homme de qualité,
          contre l'irréligion et le libertinage_, Nancy, 1739, in-12.]


Agrippa d'Aubigné est tenu communement, dans le Béarn et dans le
Poitou, pour fils bâtard de la reine Jeanne d'Albret, étant veuve, et
de son secretaire. Le Dictionnaire de Moreri le dit bâtard d'une
maison de qualité, et lui-même, dans ses memoires, declare que la
manière avec laquelle il étoit traité et elevé par le gentil homme au
quel il avoit été confié lui avoit toujours fait croire qu'il étoit
d'une naissance plus distinguée qu'il ne paroissoit. Il est certain
qu'Henri IV l'aimoit et lui en donnoit des preuves. Dans le Poitou on
tient par tradition qu'il se mêloit d'astrologie judiciaire[47]; on en
raconte plusieurs faits singuliers, entre autres de s'être vanté en
Béarn d'avoir annoncé la mort d'Henri IV le jour même qu'elle
arriva[48].

          [Note 47: Lui-même avoue qu'il s'étoit, fort jeune encore,
          occupé des sciences occultes, mais avec dessein de ne s'en
          jamais servir, «et, dit-il, s'amuser aux théoriques de la
          magie, protestant pourtant de n'essayer aucun experiment».
          (_Mémoires de Théod. Agrippa d'Aubigné_, édit. Ludov.
          Lalanne, p. 13.)]

          [Note 48: D'Aubigné se trouvoit à Paris lorsque Jean Chastel
          fit son attentat contre Henri IV. Un jour que celui-ci lui
          montroit sa lèvre entamée par le couteau de l'assassin:
          «Sire, lui dit-il, vous n'avez encore renoncé Dieu que des
          lèvres, il s'est contenté de les percer; mais quand vous
          renoncerez du coeur, il percera le coeur.» Tout le monde
          admira le mot, et d'Aubigné plus qu'aucun; il crut
          franchement avoir fait une prédiction. Quand la nouvelle de
          la mort du roi lui arriva, comme on assuroit que le «coup
          estoit à la gorge, il dit devant plusieurs, qui estoient
          accourus en sa chambre avec le messager, que ce n'estoit
          point à la gorge, mais au coeur, estant assuré de n'avoir
          menty.» (_Id._, p. 94, 114.) Je ne sache pas qu'il ait fait
          d'autre prédiction de cet événement.]

Ce seigneur Agrippa d'Aubigné fut marié à Niort. Là il vecut fort
petitement et presque dans l'obscurité. Il eut un fils; ce fils fut
père de Mme de Maintenon et du marquis d'Aubigné, père de Mme de
Noïailles[49]. Ce fils[50] fut assez bien elevé; il reçut de son père,
dit-on, quelques teintures de son art d'astrologie. Il fut marié à une
demoiselle de Niort qui lui apporta assez peu de biens. Quelque temps
après son mariage, il prit ombrage de la familiarité trop grande qu'il
remarqua entre sa femme et un jeune homme de ses parens. Sa jalousie
augmenta, de sorte qu'après avoir averti sa femme de cesser le
commerce qu'elle avoit avec cet homme, il fit semblant d'aller à la
campagne pour quelques jours. Il partit en effet, mais dès le soir
même, étant rentré à l'imprévu, il les trouva seuls. Emporté à cette
vue, il les tua et se retira[51].

          [Note 49: Ce nom est écrit ainsi dans tout le cours du
          fragment. (_Note de Chardon de la Rochette._)]

          [Note 50: Constant d'Aubigné, baron de Surimeau, né vers
          1584, «fut nourry par son père avec tout le soin et despence
          qu'on eust pu employer au fils d'un prince». (_Mém. de
          d'Aubigné_, p. 151.)]

          [Note 51: Nous connoissions ce premier mariage de Constant
          d'Aubigné, mais nous ne savions pas qu'il avoit eu cette fin
          tragique. Lui-même, dans une lettre écrite à son frère,
          Nathan d'Aubigné, le 6 mars 1637, parle de ce mariage, mais
          pour dire seulement qu'il n'en naquit aucun enfant.
          (_Mémoires_ de La Beaumelle sur Mme de Maintenon, t. 6, p.
          32.)]

Comme en ces temps de troubles et de guerres civiles il n'etoit pas
difficile d'obtenir grâce, surtout pour un fait pareil, il retourna à
Niort, où il menoit une vie fort commune, ayant peu de bien. Il
chercha quelque emploi dans les troupes; il n'eut pas satisfaction
sur cela de M. d'Epernon, auprès duquel il avoit agi et fait agir.
Mecontent du refus qu'il en avoit reçu, il se plaignit, et fit plus:
car, se mêlant de poésie, il composa une satire contre ce seigneur. La
pièce ou la nouvelle en ayant été portée au duc, celui-ci, qui étoit
haut, fier et puissant, fit enlever d'Aubigné, et ordonna qu'on le
conduisît dans son château de Cadillac et qu'on le mît dans un fond de
fosse. Il y avoit dejà plus d'un an que d'Aubigné étoit arrêté et
renfermé, sans que qui que ce soit s'interessât pour le faire elargir,
et sans pouvoir l'obtenir lui-même, ayant affaire à un homme trop
puissant. Il en étoit chagrin; son chagrin cependant n'empêchoit pas
que pour se divertir il ne composât de temps en temps quelques
chansons. Ces chansons, jointes à un air agreable et engageant, firent
que la fille du geôlier, qui le voyoit assez souvent depuis qu'à sa
prière son père lui avoit donné plus de liberté, le prit en affection.
Voyant que d'Aubigné y repondoit assez sincerement de son côté, elle
crut sa fortune faite si elle pouvoit l'engager à l'epouser. Elle lui
en fit la proposition, sous promesse de faciliter son evasion et de
suivre partout sa fortune. D'Aubigné, qui souffroit depuis long-temps,
qui ne voyoit pas d'esperance d'une delivrance prochaine, qui n'avoit
pas de bien, et qui d'ailleurs trouvoit cette fille à son gré, accepta
la proposition, conclut le mariage, et, du consentement tacite du père
et de la fille, ils partirent tous deux et se retirèrent à Niort, où
ils se marièrent dans les formes[52]. Il rentra ensuite dans le peu
de bien qu'il avoit, qui consistoit en partie dans une maison qui
étoit proche des halles; là il vecut assez doucement.

          [Note 52: Tous ces faits ont besoin d'être un peu redressés
          pour redevenir complétement vrais. C. d'Aubigné se remaria
          en 1627, c'est-à-dire bien avant d'être mis en prison, non
          pas à Cadillac, mais au _Château-Trompette_; seulement,
          comme il épousa la fille de M. de Cadillac, gouverneur de la
          forteresse où il fut enfermé deux ans après, l'on comprend
          la double erreur commise ici par le jésuite biographe, et
          que plusieurs autres historiens ont partagée. La Beaumelle
          (t. 6, p. 32) l'a réfutée, mais sans dire ce qui l'avoit
          tout naturellement fait naître. Quant à la cause donnée ici
          de l'incarcération de d'Aubigné, elle est différente de
          celle que nous connoissions, mais elle est au moins aussi
          vraisemblable. C. d'Aubigné semble, sauf l'honnêteté, qui
          étoit bien moindre en lui, avoir beaucoup tenu de son père;
          il devoit donc être d'humeur satirique, et il n'est pas
          étonnant que M. d'Epernon, qui d'ailleurs y prêtoit fort, se
          trouvât le premier point de mire de ses chansons.]

Chaque année il y a à Niort trois foires considerables, où se rendent
nombre de marchands, même de Hollande; comme ces foires se tiennent
dans des saisons fort proches les unes des autres, plusieurs marchands
laissent d'une foire à l'autre les marchandises qu'ils n'ont pu
vendre, et les deposent dans quelque maison sûre et commode jusqu'à
leur retour. Un marchand de Lyon confia de cette manière quelques
ballots de marchandises au sieur d'Aubigné. A son retour, ayant trouvé
de la diminution dans ses effets, il en fit du bruit et cita le sieur
d'Aubigné en justice. Dans ce même temps il eut une autre mauvaise
affaire, ayant été trouvé coupable ou fortement soupçonné de fausse
monnoie, et pour ces deux accusations il fut arrêté et enfermé dans
une tour du château de Niort[53]. Ce fut dans cette prison où sa
femme, qui ne l'abandonna jamais, accoucha de son second enfant, qui
est Mme de Maintenon: car on a appris sûrement que ce fut là, et non
sur mer, comme le croyoient quelques uns, où elle vint au monde, le 20
mars de l'année 1636[54], M. l'evêque d'Angoulême en ayant montré
l'extrait baptistaire à M. l'abbé de Roquette[55], de qui je l'ai
appris. Mme de Maintenon parlant, il y a vingt ans, à la superieure de
la maison de la Providence, qu'elle a fondée à Niort, et lui demandant
en quel quartier de la ville étoit leur maison, celle-ci le lui ayant
marqué: «C'est justement, reprit-elle, devant le château dont je dois
me souvenir.»

          [Note 53: La Beaumelle et les autres disent que la captivité
          de Constant d'Aubigné à Niort n'étoit qu'une continuation de
          celle qu'il avoit faite au Château-Trompette. Je préfère la
          version du P. Laguille. La cause qu'il donne, avec détails,
          de cette nouvelle incarcération, me paroît aussi fort
          admissible. Personne n'en avoit parlé; l'on pensoit que
          Constant portoit encore dans cette prison la peine de je ne
          sais quelles intelligences entretenues par lui avec le
          gouvernement anglois au sujet d'un établissement qu'il
          projetoit à La Caroline. Ce qu'on lit ici est bien plus net,
          et surtout on ne peut mieux d'accord avec ce qu'on sait des
          habitudes des petits nobles de province à cette époque.
          Combien, comme d'Aubigné, étoient pillards, contrebandiers
          et faux monnoyeurs!]

          [Note 54: Jusque alors on avoit pensé que Mme de Maintenon
          étoit née le 27 septembre 1635; la voilà donc rajeunie de
          cinq mois. Ce qui est certain, c'est qu'il est déjà question
          d'elle dans la lettre citée tout-à-l'heure, et que son père
          écrivoit à Nathan d'Aubigné le 6 mars 1637; il dit à son
          frère qu'il a trois enfants de son second mariage: deux
          fils, dont l'aîné a sept ans et demi, et une fille.]

          [Note 55: C'est le _pauvre homme_ de Louis XIV, celui qui
          servit en quelques points pour le _Tartufe_ de Molière. Il
          fut évêque d'Autun, et le P. Laguille, né dans cette ville,
          avoit en effet dû le connoître.]

Après que le sieur d'Aubigné eut été retenu quelque temps ainsi dans
le château, ses affaires étant accomodées, il en sortit[56]; mais, se
trouvant à bout et ne pouvant presque plus subsister, lui ayant été
proposé d'aller dans les îles de l'Amérique, que l'on commençoit en ce
temps là d'habiter, il accepta l'offre qu'on lui fit de la part de M.
de Cerignac, seigneur en chef de l'île de La Grenade, d'aller
commander dans cette île, grande, à la verité, et fort belle, mais
couverte de bois et habitée de peu de François, et tous pauvres. Ayant
vendu le peu de bien qui lui restoit, il partit avec sa famille et se
mit en mer. M. d'Aubigné ne put resister au mauvais air du pays; il
mourut au bout de trois ans ou environ[57]. On dit dans le pays
qu'avant de mourir, affligé de laisser des enfans sans bien et sans
secours, il les fit venir pour leur donner sa benediction. Il dit à
son fils: _Pour toi, tu es un garçon, tu te tireras bien d'affaire_.
Regardant ensuite sa fille, après quelques reflexions: _Vas_, lui
dit-il, _je ne suis plus en peine de toi, tu seras un jour puissamment
pourvue_[58].

          [Note 56: En 1639.]

          [Note 57: On pense qu'il mourut en 1645, mais il est
          probable que ce fut au moins un an plus lard. On s'accorde à
          croire en effet que sa mort suivit de près un voyage que sa
          femme fit en France avec ses enfants pour régler quelques
          affaires; or, le 18 juillet 1646, elle y étoit encore: on le
          sait par une lettre d'elle portant cette date, et dans
          laquelle elle remercie Mme de Villette d'avoir bien voulu se
          charger de sa fille, «cette pauvre galeuse!» (La Beaumelle,
          t. 6, p. 34.) Pour que Constant d'Aubigné pût adresser à ses
          enfants les dernières paroles qu'on lui prête ici, il
          falloit donc qu'ils fussent de retour près de lui; et par
          conséquent aussi tout me fait croire, comme je l'ai dit,
          qu'il ne mourut pas avant la fin de 1646.]

          [Note 58: Toute petite, Françoise d'Aubigné avoit donné à
          son père une excellente opinion de son esprit. Enragé
          huguenot, il la croyoit trop spirituelle et trop raisonnable
          pour être de la religion que sa mère, bonne catholique au
          contraire, lui avoit donnée. «J'ai ouï dire à Mme de
          Maintenon, écrit Mme de Caylus, que, la tenant entre ses
          bras, il lui disoit: Est-il possible que vous, qui avez tant
          d'esprit, puissiez croire tout ce qu'on vous apprend dans
          votre catéchisme?» (_Les souvenirs de Mme de Caylus_, 1805,
          in-12, p. 11.)]

Après la mort du sieur d'Aubigné, son epouse, avec ses deux enfans,
repassa à La Martinique[59], et de là à La Guadeloupe, où elle se
retira chez un assez bon habitant, qui étoit de Niort, appelé Delarue;
elle y demeura près de deux ans, menant une vie fort petite. C'est de
cet habitant qu'on a su ce fait. De là elle passa à l'île de
Saint-Christophe pour prendre un bâtiment qui pût la transporter en
France avec ses enfans. En attendant ce passage, elle mourut.[60] Ses
enfans furent retirés durant quelque temps par une demoiselle nommée
Rossignol, qui eut soin de les faire passer en France.[61] On a appris
cette circonstance de cette demoiselle.

          [Note 59: Ce n'est donc pas là, comme on le voit, mais sans
          doute à La Grenade, que d'Aubigné seroit mort.]

          [Note 60: On avoit cru jusqu'ici que Mme d'Aubigné étoit
          morte après avoir ramené en France sa petite famille. Mme de
          Caylus dit positivement: «Mme d'Aubigné revint veuve en
          France avec ses enfants.» Puis elle n'en parle plus; elle
          oublie même de donner la date de sa mort, et pour cause sans
          doute: elle ne la savoit pas. Elle tenoit de Mme de
          Maintenon tout ce qui se trouve dans ses _Souvenirs_, et
          celle-ci ne devoit pas certainement lui avoir raconté avec
          de longs détails cette période si misérable de son enfance.
          J'aime donc mieux en croire le Père Laguille, qui,
          d'ailleurs, cite ses témoins.]

          [Note 61: On lit en marge: «On ajoute ici que la dite
          demoiselle Rossignol, qui a vecu jusques à la grande faveur
          et fortune de la dame, s'étant aventurée à luy demander une
          grâce en luy rappelant le temps passé, ne reçut ni grâce ni
          reponse» (_Note de Chardon de la Rochelle._)]

Étant arrivés à La Rochelle,[62] ils y demeurèrent pendant quelques
mois, logés par charité, obligés de vivre d'aumône, jusque-là qu'ils
obtinrent, par grâce, que de deux jours l'un on voulût bien leur
donner au collége des Jesuites de cette ville du potage et de la
viande, que tantôt le frère, tantôt la soeur, venoient chercher à la
porte. C'est ainsi que l'a raconté plusieurs fois le R. P. Duverger,
jesuite, doyen à Xaintes, mort en 1703, ce père ayant été non
seulement témoin de ce fait, mais leur ayant donné lui-même leur
petite pitance, étant regent de troisième[63].

          [Note 62: Saint-Simon dit aussi que, «revenue seule et au
          hasard en France», sa première _abordée_ fut à La Rochelle.]

          [Note 63: Tous ces faits, très curieux, étoient restés
          inconnus, ainsi que ceux qui sont relatés dans le paragraphe
          suivant.]

Personne, durant quelques mois, ne reclama ces enfans; cependant, à la
fin, quelques gens de connoissance les firent conduire à Angoulême,
chez M. de Montabert. Après quelque temps, ils passèrent chez M. de
Mioslan[64]; la fille fut demandée ensuite par M. d'Alens, gentilhomme
huguenot. C'est chez lui que lui arriva une petite aventure que l'on a
apprise de Mme de Gabaret, qui la sut immediatement d'une vieille
demoiselle qui étoit presente à l'aventure. M. d'Alens demeuroit à la
campagne et recevoit souvent compagnie des gentils hommes ses voisins.
Entre ceux-ci il en venoit un de temps en temps qui se mêloit de dire
la bonne fortune. Y étant un jour, il dit à quelques demoiselles ce
qu'il jugea à propos. La petite Francine, curieuse comme les autres,
se presenta pour apprendre son aventure. Le gentilhomme, voyant sa
main, fit l'étonné; il la considère encore une fois, et plus il la
considère, plus il admire ce qu'il pretend voir. On le presse de
parler. _Voilà_, dit-il, _des signes d'une grande fortune, je n'ose
dire qu'elle approchera de la couronne_. On en rit, et ce fut
tout[65].

          [Note 64: C'est _de Miossens_ qu'il faut lire sans doute. Le
          comte de Miossens, tué en duel en 1672 par
          Saint-Léger-Corbon, étoit frère du maréchal d'Albret. Cette
          famille, on le voit, commença de bonne heure à protéger
          Françoise d'Aubigné.]

          [Note 65: On lit dans le _Segraisiana_, p. 12, le détail
          d'une prédiction du même genre qu'un maçon nommé Barbé lui
          fit un jour dans la chambre de Scarron, où il venoit
          souvent, le vieux malade s'amusant beaucoup de ses
          divagations de prophète. Quoique l'esprit de Françoise
          d'Aubigné fût assez solide pour ne pas céder à l'illusion de
          pareilles chimères, elle ne laissa pas que d'en être
          frappée. Elle y songea dans ses jours de peine. «Me voilà
          très loin de la grandeur predite», écrit-elle, par exemple,
          au commencement d'une lettre à Mme de Chantelou, le 28
          avril 1666.]

M. de Villette, mort chef d'escadre, petit gentilhomme de Poitou, la
prit à son tour chez lui, la regardant comme sa parente[66]. Lui ayant
trouvé de l'esprit, il en eut soin durant quelque temps, et, ayant eu
occasion d'en parler à madame de Noïailles[67], il lui donna quelque
envie de la voir. Elle plut à la dame, qui la retint avec elle, et la
mit avec mademoiselle de Neuillans, sa fille, aujourd'hui abbesse de
Notre-Dame à Poitiers.[68] Elle demeura durant quelque temps en
Poitou, chez cette dame.[69] Madame de Noïailles ayant fait un petit
voyage à Paris, elle y mena avec elle la jeune Francine. Cette dame
logeoit à la rue des Petits-Pères, dans le même quartier où logeoit
le fameux Scarron.[70] Sa maison etoit le rendez-vous de quantité de
personnes d'esprit et de qualité. Madame de Noïailles s'y trouvoit
quelquefois, se divertissant avec lui; une fois: _Monsieur Scarron_,
lui dit-elle, _il faut que je vous marie_. Après quelques
plaisanteries sur cette proposition, Scarron, après quelques
reflexions, ne paroissant pas fort eloigné du dessein qu'on avoit,
s'informa de qui on vouloit parler; on la lui nomma, on lui en fit le
caractère, et on l'assura que la demoiselle paroissoit avoir de
l'esprit et l'esprit bien fait.

          [Note 66: Sa femme, Mme de Villette, n'étoit pas moins que
          la soeur de Constant d'Aubigné, et par conséquent tante de
          Françoise. C'est elle qui l'avoit gardée pendant le voyage
          de 1646, ainsi que je l'ai dit dans une note précédente. Il
          est donc étonnant qu'elle eût mis cette fois si longtemps à
          la reprendre. Les autres historiens, notamment M. de
          Monmerqué dans la _Biographie universelle_, disent
          qu'aussitôt après son retour d'Amérique, elle la recueillit
          dans son château de Murçay; cet empressement me semble plus
          probable que l'espèce d'indifférence dont ce qu'on lit ici
          tendroit à la faire accuser. Mme de Villette étoit une
          fervente calviniste; elle abusa de l'hospitalité qu'elle
          donnoit à sa nièce pour lui faire embrasser sa croyance.]

          [Note 67: Lisez _de Neuillant_. Il est singulier que le P.
          Laguille se soit aussi étrangement trompé. Il aura confondu
          le nom de la mère avec celui d'une des filles, qui fut la
          maréchale de Navailles; encore étoit-ce pour mal écrire
          aussi le nom qu'il prenoit pour l'autre. Françoise
          Tiraqueau, comtesse de Neuillant, femme du gouverneur de
          Niort, avoit tenu sur les fonts de baptême Françoise
          d'Aubigné, avec Françoise d'Aubigné, avec François de La
          Rochefoucauld, père de l'auteur des _Maximes_. Elle pensoit
          avoir ainsi répondu de son âme devant Dieu, etc.; catholique
          aussi fervente que Mme de Villette étoit obstinée huguenote,
          c'est ce qui lui fit tout tenter pour retirer chez elle sa
          jeune filleule, et pour la remettre dans la religion où elle
          l'avoit introduite, et d'où elle la trouvoit violemment
          sortie. Elle fut d'autant plus ardente à cette conversion
          qu'elle faisoit ainsi sa cour à la reine mère. Après
          beaucoup d'efforts elle réussit; Françoise d'Aubigné
          n'abjura, toutefois, complétement, que lorsqu'elle fut à
          Paris, au couvent des Ursulines.]

          [Note 68: Scarron lui adressa son _Epistre burlesque_.]

          [Note 69: «Je commandois dans la basse-cour, disoit depuis
          Mme de Maintenon, et c'est par ce gouvernement que mon règne
          a commencé.» Saint-Simon parle aussi de sa misère chez Mme
          de Neuillant.]

          [Note 70: Nous venons de voir qu'il connoissoit Mlle de
          Neuillant; il devoit donc connoître aussi la mère. Segrais
          dit comme le P. Laguille, que l'intimité s'établit par le
          voisinage. «Mlle d'Aubigné, nouvellement revenue d'Amérique,
          dit-il, demeuroit vis-à-vis de la maison de Scarron.»
          (_Segraisiana_, p. 126.) Scarron, rue des Saints-Pères,
          habitoit l'_hôtel de Troie_. Il étoit venu dans ce quartier
          pour être tout proche de la Charité, où il alloit tremper
          son _très sec parchemin_ en des bains de tripes, qu'on
          disoit d'une efficacité souveraine.]

On dit à cette occasion que, madame de Noïailles ayant assuré que la
demoiselle avoit fort bonne grâce, M. Scarron avoit désiré la voir, et
que, lui ayant été menée par la dame, comme ledit sieur étoit fort
incommodé et avoit le dos si fort vouté et la tête tellement baissée
qu'il ne pouvoit se tenir assez droit pour la considerer, elle fut
obligée de se mettre à genoux pour se faire voir[71]. On traita après
cela serieusement, mais cependant secretement, du mariage, à cause des
parens dudit Scarron, pendant quoi on la mit en pension aux
religieuses ursulines de la rue Saint-Jacques. Elle pouvoit avoir
alors quinze ou seize ans, m'on dit quelques-unes de celles qui l'ont
vue dans ce monastère, entre autres la mère Le Pilleur, de laquelle
j'ai appris ce que dessus, et en particulier ce qui suit: c'est que,
ladite demoiselle ayant obtenu permission de sortir de temps en temps,
elle ne put si bien cacher les visites qu'elle rendoit au sieur
Scarron qu'on n'en eût connoissance dans le monastère, et du mariage
qui se pratiquoit. Sur tout cela, les religieuses resolurent de la
mettre hors de leur maison, ne leur convenant point de garder une
fille dans ces circonstances[72]. On l'auroit en effet chassée, si un
père jesuite, fort connu dans la maison, auquel on donna connoissance
de ce qui se passoit de la part de la demoiselle, n'eût empêché
l'affront qu'on etoit sur le point de lui faire, assurant que la
demoiselle etoit sage et qu'il n'y avoit rien à craindre.

          [Note 71: «Pour le voir, dit aussi Tallemant, il fallut
          qu'elle se baissât jusqu'à se mettre à genoux.» (Edit in-12,
          t. 9, p. 124.)]

          [Note 72: Si l'on défendoit aux religieuses de faire des
          visites, on leur permettoit au moins d'en recevoir, et de
          fréquentes. V. notre édit. du _Roman bourgeois_, p. 209.]

Le mariage fut conclu et déclaré environ l'an 1649 ou 1650[73]. Madame
Scarron vivant parfaitement bien et en parfaite union avec son mari,
tout infirme qu'il étoit, elle avoit pour lui de si grands soins et
tant de complaisances que ledit sieur Scarron, pénetré de la bonne et
aimable conduite de son epouse, ecrivit à un de ses amis une lettre
fort touchante sur le compte de sa femme, dans laquelle il lui marque
son inquietude et l'apprehension qu'il a de la laisser sans bien et
sans ressource. La lettre est du mois de mars 1652[74]. M. Scarron
vecut encore huit ans après cette lettre ecrite, n'étant mort, selon
Moreri, que l'année 1660[75].

          [Note 73: Cette dernière date est donnée comme certaine par
          le _Segraisiana_, p. 150.]

          [Note 74: Nous n'avons pu retrouver cette lettre de Scarron,
          qui, sans doute, n'a jamais été publiée. Nous en connoissons
          une, toutefois, où le pauvre cul-de-jatte écrit à M. de
          Villette: «Mme Scarron est bien malheureuse de n'avoir pas
          assez de bien et d'equipage pour aller où elle voudroit.»]

          [Note 75: Loret annonce cette mort dans son numéro du 16
          octobre 1660. Elle avoit eu lieu neuf jours auparavant. Nous
          devons à l'obligeance de M. J. Ravenel de connoître
          l'extrait mortuaire du pauvre poète; le voici, tel qu'il se
          trouve sur le registre de la paroisse Saint-Gervais: «7
          octobre 1660. _Ledit jour a esté inhumé dans l'eglise
          desfunct messire Paul Scarron, chevalier, decedé en sa
          maison, rue Neuve-Saint-Louis, marais du Temple._» Cette
          curieuse mention, que nous avons déjà transcrite dans _Paris
          démoli_, 2e édit., p. 372, prouve que Scarron ne mourut pas
          rue de la Tixeranderie, comme on le croyoit d'après
          Saint-Foix, et comme nous l'avions longtemps pensé
          nous-même.]

Après cette mort, madame Scarron se trouva fort embarrassée, parce que
le défunt, quoiqu'issu d'une famille fort honorable, n'avoit pour tout
bien que ses meubles et sa pension de deux mille francs qu'il
touchoit en qualité de _malade de la reine_[76]. Par sa mort, la
pension demeuroit éteinte, et, n'ayant pu subsister sans contracter
quelques dettes, les meubles furent incontinent saisis par les
créanciers. M. et madame Scarron etant connus et estimés de nombre de
gens de qualité, ceux qui apprirent l'etat où elle etoit furent
touchés et cherchèrent à lui rendre service. Entre les autres, le
marquis de Pequilin[77], qui commençoit alors de paroître à la cour,
en parla à la reine, lui dit qu'il avoit vu executer les meubles d'une
jeune dame qui lui avoit fait pitié[78]. La reine, ayant voulu savoir
cette aventure, et ayant appris le nom de la dame, en eut compassion
elle-même, et ordonna que la pension lui fût continuée[79]. La bonne
volonté de la princesse dura peu; la pension ne fut payée que pendant
peu de temps, et la dame Scarron, se voyant denuée de toute commodité
et ayant peine à subsister[80], se vit souvent obligée de changer de
logement. M. de Montchevreuil[81], qui la regardoit comme sa parente,
la retira chez lui, ayant peine à souffrir qu'une femme de son âge
menât ce train de vie à Paris.

          [Note 76: Cette pension n'étoit que de 1500 livres. Scarron
          la touchoit sur l'ordonnance de M. de Lionne et sur la
          signature de M. de Tuboeuf, au bureau de M. de Berthillat.
          On connoît l'_épître_ où Scarron remercie la reine, et se
          vante de sa conscience à bien remplir la charge accordée:

               ... Votre malade exerce
               Sa charge avec integrité;
               Pour servir Votre Majesté
               Depuis peu l'os la peau lui perce.
               . . . . . . . . . . . . . .
               Et l'on peut jurer surement
               Qu'aucun officier de la reine
               Ne la sert si fidelement.]

          [Note 77: C'est Lauzun, qui fut d'abord, comme on sait,
          marquis de Puyguilhem. Il touchoit de près à Mme de
          Sainte-Hermine, que nous trouverons tout à l'heure parmi les
          personnes qui s'intéressèrent le plus efficacement à Mme
          Scarron. Celle-ci d'ailleurs étoit un peu leur parente:
          Lauzun étoit un Caumont, les Sainte-Hermine tenoient aussi à
          cette famille, et l'on sait enfin que la fille aînée de
          Théodore Agrippa, tante de Françoise d'Aubigné, avoit épousé
          un Caumont d'Adde.]

          [Note 78: Ségrais, qui étoit absent de Paris quand Scarron
          mourut, ne revint dans la maison du pauvre défunt que pour
          voir aussi ce qui apitoyoit si vivement Lauzun. «Quand
          j'arrivai devant sa porte, dit-il, je vis qu'on emportoit de
          chez lui la chaise sur laquelle il étoit toujours assis, et
          qu'on venoit de vendre à son inventaire.» (_Segraisiana_, p.
          150.)]

          [Note 79: La reine la porta même à 2,000 fr. (_Id._, p.
          148.) Mme de Caylus dit que c'est à la prière de M. de la
          Garde que la reine rendit la pension.]

          [Note 80: Une lettre de la soeur de Scarron, recueillie par
          M. Matter (_Lettres, pièces rares ou inédites_, 1846, in-8,
          p. 333.), fait aussi mention de cette misère de la veuve.
          «Ma belle-soeur, dit-elle, s'est mise à la petite Charité,
          fort affligée de la mort de son mari.» Tallemant dit: «à la
          Charité des femmes». C'étoient les _hospitalières_ de la
          chaussée des Minimes, ou les _filles bleues_, comme
          elle-même les appelle dans une lettre à l'abbé Gobelin.
          Saint-Simon parle aussi de cette misère réduite presqu'à
          l'aumône. (Edit. Hachette, in-8, t. 15, p. 49.) Selon lui,
          c'est à la Charité de Saint-Eustache que s'étoit mise la
          veuve Scarron, «logée dans cette montée» où Manon, qui la
          suivit en tous ses divers états, et qui devint Mlle Balbien
          quand sa maîtresse fut devenue Mme la marquise de Maintenon,
          «faisoit sa chambre et son petit pot-au-feu dans la même
          chambre».]

          [Note 81: Il étoit cousin de Villarceaux. La Beaumelle (t.
          1, p. 205) nous dit que Mme Scarron fit de fréquents séjours
          à Montchevreuil; il convient que Villarceaux dut souvent l'y
          rencontrer, et il s'en tient là. Saint-Simon n'est pas si
          contenu; il en dit de belles à ce sujet, lorsque, le roi
          ayant épousé la marquise, il revient tout indigné sur M. de
          Montchevreuil, qui fut l'un des témoins du mariage
          clandestin, lui, s'écrie-il, qui prêtoit jadis la maison «où
          Villarceaux entretenoit cette reine comme à Paris, et où il
          payoit toute la dépense». (T. 13, p. 16.) En tout cas, cette
          dépense n'étoit pas grosse, puisque la dame restoit à la
          _Charité_, et qu'il falloit partout lui chercher un sort.]

Dans ce temps-là commença le commerce du roi avec madame de Montespan.
En 1664[82] environ, celle-ci devint enceinte, et, M. de Montchevreuil
ayant appris de madame de Sainte-Hermine que la dame cherchoit
quelqu'un de confiance à qui elle pût en sûreté remettre le soin de
son enfant, il lui parla de madame Scarron. Madame de Sainte-Hermine
la presenta à madame de Montespan, qui l'agréa, l'admit dans sa maison
et commença à lui donner sa confiance[83]. Ce fut elle, en effet, qui
assista presque seule aux premières couches de cette dame, qu'on
voulut rendre secrètes à cause du trop grand eclat que le roi
apprehenda d'abord que fît cette sorte de galanterie. Le premier
enfant disparut, n'ayant pas jugé à propos de le produire en public,
afin de n'être pas obligé de le reconnoître[84]. Ce fut madame Scarron
qui en prit soin, conjointement avec un nommé Dandin[85], de qui on a
appris cette circonstance. L'enfant fut elevé jusqu'à l'âge de deux
ans, au bout desquels il mourut[86]. Il étoit si beau que tous ceux
qui le voyoient, ne pouvant s'empêcher de l'admirer, disoient que ce
n'etoit pas là un enfant du commun. Après la mort de cet enfant,
madame de Montespan en ayant eu d'autres, qu'elle engagea le roi à ne
pas laisser, comme le premier, dans l'obscurité, et qui furent en
effet reconnus, madame Scarron fut chargée du soin de les elever, et
les a en effet elevés tous[87].

          [Note 82: Lisez 1666.]

          [Note 83: Les lettres de Mme de Maintenon relatives à son
          installation près de Mme de Montespan nous présentent le
          maréchal d'Albret comme ayant été son seul introducteur. V.
          _Lettres_ du 26 avril 1666 à Mlle d'Artigny, et du 11
          juillet 1666 à Mme de Chantelou. Il n'y auroit toutefois
          rien d'impossible à ce que M. de Montchevreuil se fût
          entremis pour obtenir cette position à Mme Scarron. J'y
          trouverois même la raison de la reconnoissance qu'elle lui
          témoigna toujours, à lui et à sa femme, et qui fait dire par
          Saint-Simon: «Il se sentit grandement de ces premiers
          temps.» J'aime mieux voir dans cette gratitude survivant à
          la misère une façon de lui tenir compte de l'honorable
          service qu'il lui rend ici, selon le P. Laguille, qu'un
          remercîment forcé des sales complaisances auxquelles il se
          seroit prêté, selon Saint-Simon. Quant à Mme de
          Sainte-Hermine, il est encore plus vraisemblable qu'elle dut
          être utile à Mme Scarron: elle étoit d'une très noble
          famille du Poitou, et avoit de l'influence à la cour. Sa
          famille, qui, je l'ai dit, tenoit à celle de d'Aubigné,
          avoit toujours voulu du bien à Françoise; elle ne l'oublia
          pas. Il est souvent parlé des Sainte-Hermine dans les
          _Lettres_ de la marquise et dans les _Souvenirs_ de Mme de
          Caylus.]

          [Note 84: Saint-Simon ne parle pas de ce premier-né des
          amours de Louis XIV et de Mme de Montespan. Suivant lui, ce
          furent M. le duc et Mme la duchesse qui en naquirent
          d'abord. (Edit. Hachette, in-8, t. 13, p. 12.) Mme de
          Caylus, au contraire, n'oublie pas cet aîné des bâtards;
          elle entre aussi dans de curieux détails sur les
          accouchements clandestins auxquels Mme Scarron assistoit
          seule: «On l'envoyoit chercher quand les premières douleurs
          pour accoucher prenoient à Mme de Montespan. Elle emportoit
          l'enfant, le cachoit sous son echarpe, se cachoit elle-même
          sous un masque, et, prenant un fiacre, revenoit ainsi à
          Paris. Combien de frayeur n'avoit-elle pas que cet enfant ne
          criât! Ses craintes se sont souvent renouvelées, puisque Mme
          de Montespan a eu sept enfants du roi!» (_Souvenirs_, 1805,
          in-12, p. 57.)]

          [Note 85: Étoit-il de la famille de ce Georges Dandin,
          _sellier_, qui, ayant prêté, sans le vouloir, son nom à
          Molière, se trouva immortel sans le savoir? Monteil l'a
          trouvé cité pour un carrosse de six cents livres sur les
          _comptes_ du trésorier de M. le duc de Mazarin. (_Traité des
          matériaux manuscrits_, t. 2, p. 128.) Il est probable
          toutefois que le Dandin dont il est parlé ici étoit, comme
          l'autre, un artisan; c'est en effet dans quelque famille du
          commun que Louis XIV avoit jusqu'alors eu l'habitude de
          faire élever ses enfants naturels. Le fils qu'il avoit eu de
          Mlle de La Vallière, au mois de décembre 1663, avoit été
          caché dans le ménage d'un ancien valet nommé Beauchamp, qui
          demeuroit «rue aux Ours, sur le coin de la rue qui tourne
          derrière Saint-Leu Saint-Gilles». V., dans la _Revue
          rétrospective_ (1re série, t. 4, p. 251-254), un fragment de
          Colbert relatif à cette naissance. Il est extrait d'un
          manuscrit ayant pour titre: _Journal fait par chacune
          semaine de ce qui s'est passé, gui peut servir à l'histoire
          du Roi, du 14 avril 1663 au 7 janvier 1665_.]

          [Note 86: Mme de Caylus dit qu'il mourut à l'âge de trois
          ans. Où Mme Scarron avoit-elle caché ce premier enfant?
          Saint-Simon dit que tout d'abord on lui donna une maison au
          Marais; et il a, je crois, raison. En 1667, en effet,
          c'est-à-dire lorsqu'elle étoit en plein dans ses premières
          fonctions de gouvernante, nous la retrouvons _rue
          Neuve-Saint-Louis_, et, tout nous le fait croire, dans le
          logis où Scarron étoit mort. Pourquoi, ayant tant besoin de
          mystère, étoit-elle revenue dans un quartier de Paris où on
          la connoissoit si bien? C'est ce que je ne puis m'expliquer.
          Il n'en est pas moins certain qu'un acte dont M. P. Lacroix
          possédoit la minute, et qui est daté due juillet 1667, lui
          donne l'adresse que je viens d'indiquer. (_Catalogue
          analytique des autographes... provenant du cabinet du
          bibliophile Jacob_, 1840, in-8, p. 44.)]

          [Note 87: Pour ceux-là elle s'étoit mieux cachée que pour le
          premier. «C'est une chose étonnante que sa vie, écrit Mme de
          Sévigné; aucun mortel, sans exception, n'a commerce avec
          elle.» (_Lettre du_ 26 décembre 1672.) Un an après,
          pourtant, le mystère s'est un peu relâché; elle peut aller
          voir Mme de Sévigné, et celle-ci peut se permettre de la
          ramener dans sa cachette. «Nous trouvâmes plaisant d'aller
          ramener Mme Scarron à minuit au fin fond du faubourg
          Saint-Germain, fort au delà de Mme de La Fayette, quasi
          auprès de Vaugirard, dans la campagne; une grande et belle
          maison où l'on n'entre point; il y a un grand jardin, de
          beaux et grands appartements, etc.» (_Lettre_ du 4 décembre
          1673.) M. d'Argenson parle aussi de cette grande demeure,
          située, dit-il, «quelques maisons après la barrière de la
          rue de Vaugirard.» Il y étoit souvent allé voir M. et Mme de
          Plélo, et en 1740 il y étoit retourné faire visite au
          marquis de V...; elle tomboit alors en ruines. (_Mémoires du
          marquis d'Argenson_, édit. elzevir., t. 2, p. 167.) Mme de
          Caylus, qui ne met pas toujours dans ses récits autant
          d'exactitude que de charme, dit par erreur que la maison de
          la rue de Vaugirard ne fut achetée, par ordre de Louvois,
          que pour les derniers bâtards du roi, dont Mme de Maintenon
          ne fit pas l'éducation. (_Souvenirs_, p. 73.)]

Dans le temps qu'elle étoit ainsi attachée au service de madame de
Montespan, et occupée dans sa maison, elle eut par occasion rapport au
roi; on dit que ce fut au sujet de quelques lettres qu'elle écrivit à
ce prince, au nom et par ordre de la dame[88]. Ces lettres ayant paru
fort spirituelles et d'un style tout different de celles de la dame de
Montespan, ce prince voulut savoir de quelle main elles venoient; il
l'apprit, et dès lors il sentit, dit-on, de l'inclination pour madame
Scarron[89]. Il la vit, elle lui agréa, et ce fut après la mort de la
reine, arrivée en 1683[90], qu'il s'attacha à elle, et, quelque temps
après, madame de Montespan s'etant retirée et même eloignée de la
cour, le roi lui donna l'appartement de la reine[91]. A l'occasion de
ce grand changement, qui fit tant de bruit à la cour et par tout le
royaume, M. le maréchal de La Feuillade lui dit avec son air plaisant:
_Vous êtes delogée, Madame, mais ce n'est pas sans trompette_. Ce qui
augmenta le bruit, et même le murmure, parmi les courtisans et les
princes, c'est qu'un jour, dans une ceremonie publique, après que les
princesses eurent passé dans leur rang, le roi ordonna à madame de
Maintenon, qui avoit changé de nom, de marcher avant toutes les
duchesses[92]. La conduite du roi, sage et juste en tout ce qu'il
fait, donna dès lors à juger quelle étoit la dignité de la dame, et
toute la France et l'Europe ont su depuis ce temps ce qu'elle a remué
et entrepris pour engager Sa Majesté à déclarer le rang qu'elle tenoit
auprès de lui, et à la faire reconnoître pour ce qu'elle étoit; à quoi
cependant elle n'a jamais pu parvenir[93].

          [Note 88: Mme Scarron rendoit ainsi à Mme de Montespan le
          service que Mme Paradis, mère de l'académicien Moncrif,
          avoit rendu à plus d'une grande dame de son temps. «Elle
          écrivoit avec la même facilité dont son fils a fait preuve,
          dit M. d'Argenson (_Mém._, t. 1, p. 120), et se rendit
          utile, dans quelques sociétés de femmes, en écrivant pour
          elles leurs lettres.»]

          [Note 89: Une des lettres que Mme Scarron auroit ainsi
          écrite pour Mme de Montespan court les Recueils; elle est
          visiblement fausse. La Baumelle l'a donnée, mais seulement,
          dit-il, pour ne rien omettre. Selon lui, c'est Gayot de
          Pitaval qui l'a forgée. (_Lettres de Mme de Maintenon_,
          1757, in-12, t. 1, p. 58.)]

          [Note 90: «Le roi l'epousa, dit Saint-Simon, au milieu de
          l'hiver qui suivit la mort de la reine.» (Edit. Hachette,
          in-8, t. 13, p. 15.)]

          [Note 91: «La satieté des noces, ordinairement si fatale, et
          des noces de cette espèce, dit Saint-Simon, ne fit que
          consolider la faveur de Mme de Maintenon. Bientôt après,
          elle éclata par l'appartement qui lui fut donné à Versailles
          au haut du grand escalier, vis-à-vis de celui du roi, et de
          plain-pied.» (_Id._, p. 16.)]

          [Note 92: Ce n'est pas tout: le roi présent, elle restoit
          assise; et quand le dauphin ou Monsieur venoient lui rendre
          visite, à peine se levoit-elle un instant.]

          [Note 93: C'est dans Saint-Simon qu'il faut lire comment, à
          deux reprises, elle fit les plus grands efforts pour arriver
          à cette déclaration, et comment, ayant échoué deux fois,
          elle dut se résigner à rester reine anonyme.]

Il y a peu d'années que madame de Maintenon envoya à madame de
Noïailles, abbesse de Notre-Dame de Poitiers, une fille de Saint-Cyr.
«_Cette demoiselle_, lui ecrivit la dame, _a bonne vocation pour la
religion, et pour votre maison en particulier; mais je n'ai que deux
mille francs à vous donner pour sa dot, etant obligée d'en fournir
beaucoup d'autres_.» A la fin de la lettre elle ajoutoit ces mots:
«_Vous pouvez bien, Madame, avoir quelque souvenance de moi: je n'ai
pas oublié que j'ai mangé de votre pain._»

Le marquis d'Aubigné[94], frère de madame de Maintenon, fut placé page
chez le marquis de Pardaillan, gouverneur de Poitou; il en sortit
quand sa soeur commença de paraître à la cour[95]; et, quand elle fut
avancée chez madame de Montespan, on lui fit epouser la fille d'un
riche procureur d'Angoulême ou du pays voisin[96]. Il en eut pour dot
cinquante mille ecus[97]; il obtint ensuite, pour une somme fort
modique, le gouvernement de Cognac. Madame d'Aubigné, peu après son
mariage, reçut un present de sa belle-soeur: c'etoit un collier
d'environ deux mille écus. Elle n'eut qu'une fille, qui est
aujourd'hui madame la duchesse d'Ayen de Noïailles[98]. Madame de
Maintenon la prit auprès d'elle dès l'âge de cinq ans, et a pris soin
depuis ce temps-là de son education et de son etablissement. Madame
d'Aubigné, peu considerée et encore moins aimée de son mari, n'a
jamais paru qu'une fois à la cour. Elle y fut reçue fort froidement de
sa belle-soeur, et on lui fit entendre qu'il lui convenoit de
retourner en province. Elle partit aussitôt, et même sans qu'elle pût
prendre congé de la dame. Rentrée chez elle, elle y vecut tout à fait
retirée, mais au reste fort contente, et peu touchée du désir de la
cour. Son epoux, qui etoit resté à Paris[99], où il vivoit comme tout
le monde sait, obtint le gouvernement de Berry; ni lui ni elle n'y
entrèrent jamais[100]. Il reçut ensuite le cordon bleu[101], et ce fut
preferablement à M. de Pardaillan, qui s'y attendoit. On dit que ce
seigneur parut bientôt consolé de cette préférence, sur ce qu'il
n'estimoit pas en cette occasion une marque d'honneur, estimable
d'ailleurs, qu'il auroit eue commune avec son domestique. Le marquis
d'Aubigné, après avoir mené une conduite peu réglée et peu sensée, se
retira enfin, dans ses derniers jours, à Paris. Madame de Maintenon
l'engagea d'entrer dans une communauté de séculiers, gens d'honneur et
de naissance, où l'on vivoit d'une manière assez regulière[102]. Le
sieur Madot, prêtre alors de Saint-Sulpice, trouva moyen d'entrer dans
sa confiance et de le mettre un peu en règle; il en eut soin jusqu'à
sa mort, qui fut assez chretienne[103], et qui merita au sieur Madot,
qui l'avoit occasionnée, l'evêché de Belley, et ensuite celui de
Chalons-sur-Saône, pour recompense.

          [Note 94: Charles d'Aubigné, né en 1634.]

          [Note 95: En 1666, il étoit déjà capitaine d'infanterie et
          cavalerie dans le régiment du roi; en 1672, on le fit
          gouverneur d'Amersford, avec 10,000 francs d'appointements;
          «mais, comme sa soeur le lui écrivoit le 19 septembre, ce
          n'étoit qu'un chemin à autre chose». L'année d'après, les
          ennemis ont pris son gouvernement; on lui en donne vite un
          autre, celui d'Elbourg. L'année suivante, autre changement:
          il est gouverneur de Bedfort. Il reste trois ans dans ce
          poste, et, en 1677, il obtient celui de gouverneur de
          Cognac. Le P. Laguille dit qu'il l'acheta; Mme de Maintenon
          ne parle pas de ce détail.]

          [Note 96: C'est de Mlle de Floigny sans doute qu'on veut
          parler ici. Il fut en effet question de la marier au marquis
          d'Aubigné. Elle apportoit cent mille francs de dot; le
          marquis vouloit davantage: l'affaire, quoique très avancée,
          manqua. L'année suivante, d'Aubigné trouva enfin à se
          pourvoir. Il épousa, le 23 février 1678, Geneviève Piètre,
          fille de Siméon Piètre, conseiller du roi en ses conseils,
          procureur de Sa Majesté et de la ville de Paris. Le P.
          Laguille ignoroit la rupture du premier mariage et la
          conclusion du second; des deux, il n'en a fait qu'un.]

          [Note 97: S'il falloit en croire les plaintes du marquis, la
          dot n'avoit pas été aussi forte; mais il étoit si
          insatiable! Peut-être seulement la dot se fit elle attendre.
          «Mais vous la toucherez tôt ou tard», lui écrit sa soeur, le
          12 juillet 1678; puis elle ajoute, pour lui faire prendre
          patience: «Vous avez une femme devote, jeune, douce, et qui
          vous aime. Une plus riche vous auroit eté moins soumise.»]

          [Note 98: Elle naquit à la fin d'avril 1684. Mme de
          Maintenon s'en occupa beaucoup tout d'abord. «Dites à la
          nourrice qu'elle nourrit mon heritière», écrit-elle à son
          frère, peu de jours après sa naissance: c'étoit vrai. Un
          mois après elle écrit encore au sujet de la petite; elle
          s'inquiète de son baptême, du nom qu'on lui a donné: «elle
          le voudroit joli.» C'est celui d'Amable qu'on lui donna.
          Enfin, déjà préoccupée d'une avenir dont elle eut le temps
          de prendre soin, et qu'elle fit fort beau: «Si, dit-elle, je
          vis assez pour marier ma nièce, elle le sera bien!» En
          1698,--vous voyez qu'elle avoit hâte, car la petite ne
          faisoit qu'atteindre ses quatorze ans,--elle la maria au
          comte d'Ayen, depuis maréchal et duc de Noailles. La
          magnifique terre de Maintenon fut sa dot.]

          [Note 99: Un mois après la naissance de sa fille, il y
          vivoit déjà, malgré sa soeur. «Je vous ai conseillé de ne
          pas vous établir à Paris, lui écrit-elle le 18 juin
          1684...»; puis sachant bien qu'avec un pareil homme ou
          insistoit toujours en pure perte, elle ajoute: «Mais un
          conseil n'est pas une defense.» Il se le tint pour dit, et
          ne retourna plus en province. Sa femme y resta. Lui menoit
          grande vie dans son hôtel de la rue des Saints-Pères; il
          alloit jusqu'à l'insolence: ne disoit-il pas _le beau-frère_
          quand il parloit du roi? Du moins c'est Saint-Simon qui
          l'assure.]

          [Note 100: C'est très vrai.]

          [Note 101: Mme de Maintenon lui obtint le cordon du
          Saint-Esprit à la promotion de 1688.]

          [Note 102: Combien de temps ne l'en pria-t-elle pas? «Vous
          n'êtes pas à Paris pour aller à l'Opera, mais pour faire
          votre salut», lui écrit-elle dès le mois d'octobre 1685. Il
          fut au moins dix ans à faire la sourde oreille; enfin il
          céda, comme il est dit ici.]

          [Note 103: Il mourut à Vichy le 22 mai 1703. Depuis plus de
          vingt ans Fagon l'y envoyoit prendre les eaux. Sa soeur, à
          en croire Mme de Sévigné, fut on ne peut pas plus affligée.
          (_Lettre du 17 juin 1703._)]



_La surprise et fustigation d'Angoulvent[104], poëme heroïque addressé
au Comte de Permission[105] par l'Archipoëte des pois pilez._

          [Note 104: V., sur ce farceur, notre t. 7, p. 37, note.]

          [Note 105: Bluet d'Arbères, c'est-à-dire natif d'Arbères,
          dans le pays de Gex, se disant comte de Permission, est l'un
          des plus étranges fous de ce temps-là, mais fou aussi peu
          désintéressé que maître Guillaume, par exemple, et se
          faisant, comme lui, un gagne-pain de sa folie. Il avoit
          d'abord été charron, et, dit l'Estoille, «montoit en Savoie
          l'artillerie du duc, où on disoit qu'il se connoissoit fort
          bien». Lassé de ce métier, il vint à Paris, peut-être avec
          mission secrète d'espion, car on étoit en guerre avec M. de
          Savoie, et de ce fol rien ne m'étonneroit. Le fait est qu'il
          s'installa au centre des nouvelles, sur le Pont-Neuf, et se
          fit à sa manière le courtisan de tous ceux de qui l'on
          pouvoit recevoir ou apprendre quelque chose. Pour se donner
          une contenance ou un prétexte de gueuserie, il fit de petits
          livres, «quoiqu'il ne sçût ny lire ny escrire, et n'y eût
          jamais apprins», comme il le dit dans l'_Institution et
          recueil de toutes ses oeuvres_. Je n'entrerai point dans le
          détail de ces livrets extravagants, illustrés de figures
          plus bizarres que le texte même. Ils n'intéressent que les
          bibliophiles; et tous, soit qu'ils les aient achetés à prix
          d'or, soit qu'ils aient dû se contenter de les envier,
          savent à quoi s'en tenir sur leur compte. Ce sont des
          _oraisons_, des _sentences_, des _prophéties_, le tout on ne
          peut plus amphigourique. Il en publia un recueil in-12 en
          1600, avec dédicace à Henri IV. Il ne s'y contente pas du
          titre de comte de Permission, il y prend celui de _chevalier
          des Ligues des XIII cantons suisses_. Ses folies imprimées
          n'alloient pas à moins de 180 livrets ou morceaux numérotés.
          On n'en connoît guère que 107, y compris les livres 104,
          113, 141 et 173, retrouvés depuis vingt ans à peu près, et
          la dernière pièce: _Le Tombeau et Testament de feu Bern. de
          Bluet d'Arbères, dedié à l'ombre du prince de Mandoy, par
          ceux de la vieille Academie_, 1606, in-8. La bibliothèque
          Sainte-Geneviève possède l'un des exemplaires les plus
          complets. Le recueil des 107 livrets connus n'est entre les
          mains d'aucun des plus riches bibliophiles, et c'est un de
          leurs grands chagrins. J'ai vu l'une des plus rares et des
          plus curieuses pièces dans le cabinet de M. Le Roux de
          Lincy. Elle sert de supplément à la 61e, et commence par:
          _Libéralités que j'ai reçues_. On y voit comment M. de
          Créqui a donné au comte de Permission «quatre écus et demi
          en cinq fois»; comment il reçut de Jacques Le Roy «deux
          escus et une rame de papier»; de Mme d'Entragues, une bague
          de grande valeur; de M. de Beauvais-Nangy, un bas de chausse
          de soie; de Mme de Payenne (de Poyane?), une aune de toile
          blanche pour faire des rabats; du duc de Nemours, «la fleur
          de ses amis», douze ducats, dont il se fit faire un superbe
          habit de frise noire. Le roi n'est pas oublié parmi ces
          bienfaiteurs: il donne cent livres de gages à Bluet
          d'Arbères, puis une chaîne d'or de cent écus, et, de plus,
          trois cent quarante écus en diverses fois. Qu'il seroit
          curieux, après cela, que le comte de Permission eût été un
          espion du duc de Savoie! Ce qui est à peu près assuré, ce
          dont tout le monde convient, même l'Estoille (_Journal de
          Henri IV_, 25 août 1603), c'est qu'il étoit beaucoup moins
          fou qu'il ne vouloit le paroître. Il eut tout au moins le
          bon sens d'économiser les profits de son extravagance. Un
          beau jour, tout compte fait, en additionnant jusqu'aux plus
          menus objets, «la bouteille d'huile que M. Cenamy lui avoit
          donnée pour sa salade», les mille chateries que lui
          prodiguoit Mme de Conti, etc., il se trouva qu'il n'avoit
          pas récolté moins de quatre mille écus. A trente ans de là,
          comme le remarque Nodier dans son curieux article sur Bluet
          d'Aubères (_Bulletin du bibliophile_, nov. 1835, p. 32,
          etc.), Corneille ne gagna pas tant avec le _Cid_, _Horace_
          et _Cinna_!]

_A Paris._--M.DC.III.

_Avec permission._


    Tel arbre on doit bien estimer
  Qui touche au sercle de la lune,
  Car vous voyez sans peine aucune
  Qu'il produit ses fous sans semer.
  Divin Bacchus, de ta fureur saisi,
  J'oze chanter un prince cramoisi[106],
  Prince superbe alors que la fortune
  L'eslevoit haut au cercle de la lune,
  Et que, suivy de ses joyeux suppos,
  Entre les plats, les pintes et les pos,
  Bourru d'esprit, il contoit les merveilles
  De ses hauts faits, decoiffant les bouteilles.
  Infortuné, qui ne prevoyoit pas
  De quel malheur estoyent suivis ses pas;
  Que des destins les faveurs sont volages,
  Et que les fous ne sont pas tousjours sages.
  L'ouvrage est grand, mais rien n'est malaisé
  Quand de ton feu l'esprit est embrasé.
  Ayde-moy donc, renforce ma memoire,
  Qu'aux Pois pilez[107] j'emporte la victoire.
  Voylà le but de mon ambition,
  D'Angoulevent chantant la passion,
  Qui, forcené des ardeurs de nature,
  Courut luy-mesme à sa male advanture,
  Estant poussé par sa fragilité
  Aux doux attraits d'une tendre beauté,
  Quand par desastre une laide bossue
  Sous beau-semblant luy dresse maigre issue.

    Cet avorton, semence d'escargot,
  Trouve en chemin ce magnifique sot,
  Et doucement par sa cape l'arreste,
  Puis d'un clin d'oeil, d'un branlement de teste,
  Luy fait le signe, en luy disant tout bas:
  «Venez, Monsieur, le maistre n'y est pas,
  Et ma maistresse est seule retirée,
  Qui vous attent pronte et deliberée;
  Portez sans plus de l'argent à foison,
  On guarira vostre demangeaison.»

    Or sur ce point la gloze nous remarque
  Que la grandeur de ce brave monarque
  Est de donner tout ce qu'il peut avoir,
  Si quelque femme est pronte à son vouloir;
  Et ce vouloir est qu'en bizarre sorte
  Il soit foitté tant que le sang en sorte[108],
  Tout en cadance, et d'un bras reposé.
  De telle humeur ce prince est composé.
  Ainsi faisant, sa faveur il octroye,
  Et, bien qu'il soit fort humble de monnoye,
  Si donne-t-il ce qu'il peut amasser,
  Passionné de se faire fesser,
  Voire il promet plus qu'il ne sçauroit faire:
  C'est à quoy tend le noeud de cet affaire.
  Son excellence est de pouvoir choisir,
  Un coeur contant, qui n'ait autre desir
  Qu'à bassiner d'amoureuse manière,
  Comme a bien faict ceste bonne barbière;
  Mais il faudroit qu'il touchast le teton
  Et qu'elle prinst à plein poing son mouton.

    De ces faveurs ce prince est idolâtre.
  Quand il rencontre une cuisse folastre,
  Dont la vertu ne suit point le guidon
  Des bons soldats du gentil Cupidon,
  Sobre du cul, difficile à la couche,
  Et qui ne veut que personne la touche,
  Tout son desir en elle est arresté.

    Or, pour le jeu qui luy fut appresté,
  Vous en sçaurez la plantureuse histoire
  De point en point; mais premier il faut boire.

    Ce docte prince, en humeur triomphant,
  Est un magot, sous le masque d'enfant,
  Qui tout son corps et son esprit adonne
  Pour engeoller quelque nisse[109] personne.
  Mais en ce fait il fut un aprenty
  Et ne sceut point son _cave signati_,
  Car la bossue et la belle barbière
  Au goguelu[110] firent passer carrière.
  Or il vouloit, pour se faire estriller,
  Au paravant que se deshabiller,
  Voir tout par tout, redoutant la surprise;
  Mais la maistresse, en ce jeu bien aprise,
  Estant encore en coiffure de nuit,
  Monstre un desir de l'amoureux deduit,
  A luy s'adresse, à qui la chair fretille:
  «Venez, galand, çà, que je vous estrille;
  Vous mentez donc? est-ce là ce velours?
  Là ce balet, qu'il ait sur ses atours.»
  Il luy respond d'une basse parole:
  «Ferez-vous bien la maistresse d'escole?
  Je suis mauvais, j'ay failly mechamment;
  Si j'ay menty, corrigez hardiment.»
  Et, tout gaillard, esperant chère entière,
  Pront, obeït aux mots de la barbière.
  Mais il n'eut pas si tost les chausses bas,
  Ah! mes amis, oyez le piteux cas,
  La sentinelle, en amours bien experte,
  A conjuré de ce prince la perte:
  S'estant posée en lieu trop descouvert,
  Elle a faict prendre Angoulevent sans vert,
  Et, pour mieux faire encore la pipée,
  Feint d'emporter le manteau et l'espée.
  Il s'en courrousse, et la barbière exprès
  En se faschant soudain courut après.
  Luy, chausses bas, que la fureur transporte,
  Les poursuivit jusqu'au pas de la porte,
  Où, rencontrant un momon[111] gracieux
  De gens masquez, qui faisoient les doux yeux,
  Et le mary, qui vient en taille douce,
  De gros osiers donne mainte secouce
  Dessus les bras, sur le cul, sur le dos,
  L'initiant comme prince des sots.
  Vous eussiez dit, en les voyant combatre,
  De mareschaulx qui se plaisent à batre,
  L'un après l'autre, en cadance suivant,
  Et que l'enclume estoit Angoulevent.
  Il crie, il bruit, d'eschaper il se paine;
  Mais c'est en vain: ils reprennent halaine,
  Et, de plus beau fustigant rudement,
  Font de son corps des chausses d'Allemant;[112]
  Et le barbier, qui voit besongne faitte,
  Droit sur la rue aux fenestres se jette,
  A haute voix s'escriant bien et beau:
  «Ah! mes amis, voyez ce maquereau!
  Venez le voir, ce malheureux infâme!
  Il est venu pour desbaucher ma femme.»

    A ce grand bruit les voisins sont venus;
  En longue extase après s'estre tenus,
  Ils ne pouvoyent lequel des deux eslire,
  Ou de pleurer, ou bien s'ils devoyent rire,
  Voyant sa peau grenue en maruquin,[113]
  Du tout semblable à l'habit d'Harlequin;
  Ses yeux roüillez en face rubiconde,
  Tant effarez qu'ils faisoient peur au monde.
  Enfin l'un d'eux, qui veit son action
  Trop desplorable, en eut compassion,
  Prend son pourpoint, dessus le dos luy jette;
  Le patient ratache l'esguillette,
  Trousse bagage, et se sauve hardiment.
  Et sçavez-vous quel fut son pensement?
  Tout aussi tost, ce n'est point baliverne,
  Il eut recours tout droit à la taverne,
  Où prenant coeur, s'estant un peu remis,
  Il s'en va droit à l'un de ses amis,
  Qui, de pitié, le voyant de la sorte,
  Cinq ou six jours chez luy le reconforte;
  Fait informer de tant d'extorsion
  Qui luy fut faite. Après la passion
  Que tout au long il avoit entendue,
  Quand on luy feit la trousse pretendue,
  Assez matin, sortant de Saint-Medard,
  Le vendredy que luy vint ce hazard,
  Vous en rirez, si je vous dis en somme
  Sa bonne grace envers le galant homme,
  Qui fut courtois, eut soin d'Angoulevent:
  Pour tout loyer il luy fendit le vent.[114]

    Ayant descript la cabale secrette
  De ce monarque, il est temps que je traicte
  Ce que deveint le cours de son procès,
  Et comme il feit reparer cest excès.
  Or, pour avoir justice bonne et briefve,
  Droict au baillif de Sainte-Geneviefve
  Et l'un et l'autre ils se sont adressez,
  Et par decrets vivement traversez;
  Tant qu'à la fin, ce prince magnifique,
  Qui ne sceut oncq' la forme de pratique,
  Sur un defaut, comme il n'y pensoit pas,
  Par un huissier est mené pas à pas.
  Interrogé, le juge le relasche;
  Mais sa grandeur d'un tel affront se fasche,
  Bouffe en colère, et dit qu'il appellet:
  Par ce moyen tout vient au Chastellet.

    Le Chastellet dignement se prepare
  Pour opiner dessus un fait si rare.
  Mesme l'on tient qu'ils devoyent arrester
  Qu'Angoulevent se feroit defoiter,
  Satisfaisant à ceste humeur estrange
  Qui fait par fois que tant il se demange.
  Mais le barbier et compagnons loyaulx,
  Et la barbière, eurent lettres royaux
  Pour evoquer, dont la Cour est saisie,
  Ce gros procès farcy de fantaisie,
  Qui, sur le champ, dos à dos les a mis.
  Et plus y perd qui plus y aura mis.
  Voilà comment se passa tout l'affaire
  Jusqu'où j'en sçay; pour ce je me veux taire,
  Laissant là bas ce prince reculé,
  Entre les sots bien immatriculé.

          [Note 106: C'est-à-dire magnifique. Au 16e siècle, et même,
          comme on le voit ici, au commencement du 17e, tout ce qui
          étoit beau se disoit en cramoisi. V. Henri Estienne,
          _Dialogue du nouveau langage françoys italianisé_. Pour
          _fier_, _superbe_, on disoit _rouge_. Dans _L'Amant rendu
          cordelier à l'observance d'amour_, on lit _les plus rouges_
          (pour _les plus fiers_) _y sont pris_. Brantôme se sert du
          même mot à propos de l'insolence des Suisses contre M. de la
          Trémouille à Novare. Du mot _rouge_ ainsi employé on fit le
          mot _rogue_, par une simple transposition de lettres.]

          [Note 107: C'est-à-dire «à la comédie aux Pois pilez», comme
          on lit dans le _Baron de Fæneste_, édit. Mérimée, p. 155.
          Ménage a rencontré juste pour l'étymologie du nom de ces
          farces. On appeloit _pois pilés_, dit-il, le marc des pois
          dont on avoit fait de la purée, et il n'étoit pas étonnant
          qu'on désignât par le même nom ces farces, qui n'étoient que
          salmigondis. Une phrase des _Lettres de Malherbe à Peiresc_
          (p. 24) lui donne raison, en prouvant qu'en effet _pois
          pilés_ s'employoit dans le sens qu'on lui attribue ici:
          «C'est assez, Monsieur, écrit Malherbe; il faut finir nos
          fâcheux discours, qui sont plutôt _pois pilés_, c'est-à-dire
          une purée, un salmigondis, qu'une lettre.»]

          [Note 108: Notre maître farceur, on le voit, étoit initié
          aux raffinements de libertinage que la main pudique de Mlle
          Lambercier révéla à Jean-Jacques Rousseau enfant, et qu'il
          ne voulut plus désapprendre. Engoulevent mettoit en pratique
          ce que d'autres mirent en traité, notamment Meibomius et
          Doppet. Voici le titre de leurs petits livres si étrangement
          érotiques: _J. H. Meibomii De flagrorum usu in re venerea_,
          Londini, 1665, in-24; _Traité du fouet et de ses effets sur
          le physique de l'amour_, par D..., s. l., 1788, in-18.
          Pendant la Régence, le rôle du fouet s'étoit déplacé: on ne
          se faisoit plus fouetter, on fouettoit. «Fouetter ses
          maîtresses et les battre à coups de verges, écrit la mère du
          régent, est un raffinement de débauche dont il y a de
          nombreux exemples.» (_Nouvelles lettres de madame la
          duchesse d'Orléans_, édit. G. Brunet, 1853, in-18, p. 282.)]

          [Note 109: _Nescia_, ignorante, niaise:

               Tant ne fut _nice_, encor que _nice_ fût
               Madame Alix, que le jeu ne lui plût.

                              (La Fontaine, _Le faiseur d'oreilles_.)]

          [Note 110: Galant, muguet, joyeux drôle, toujours en _ses
          gogues_ ou en goguette. On le prenoit souvent, comme ici, en
          ironie. V. Rabelais, liv. IV, ch. 65, et liv. V, ch. 13.]

          [Note 111: On se servoit du mot _momon_, comme ici, pour
          désigner une bande de masques, ou, comme dans _le Bourgeois
          gentilhomme_, acte V, sc. 1, pour désigner le mannequin,
          sorte d'idole carnavalesque, que les masques traînoient avec
          eux. On connoît la fameuse farce attribuée à Sigongne: _Le
          Balet des Andouilles portées en guise de momon_, 1628,
          in-8.]

          [Note 112: Les chausses à l'allemande étoient toutes
          couvertes de ces crevés, _descoupures_ et _esgratignures_
          dont la mode avoit fait si grande fureur au 16e siècle, et
          que Marie de Romieu recommandoit comme le suprême de
          l'élégance dans les accoustrements. V. son _Instruction pour
          les jeunes dames_, 1573.]

          [Note 113: _Maroquin._]

          [Note 114: _S'enfuir._ Cette expression, selon Cotgrave,
          correspondoit à cette autre: _fendre l'ergot_, et celle-ci,
          selon M. Francisque Michel, semble répondre à la métaphore
          populaire _je me la casse, je me la brise_, pour dire _je me
          sauve_. (_Etudes de philologie comparée sur l'argot_, p.
          147.)]

FIN.



_Le Musicien renversé[115]._

          [Note 115: Cette pièce, très rare, à ce point que nous
          n'avons jamais vu que l'exemplaire qui nous a servi pour la
          copie, est relative à la disgrâce de l'un des favoris de
          Louis XIII, qui, nous le ferons voir, doit être Barradas.
          Nous avons suivi le texte avec la plus grande exactitude, en
          regrettant de n'y pas mettre partout la clarté.]


    Je sçay maintenant par usage
  Que la fortune en ses revers,
  Et par ces roulements divers,
  Abaisse les plus grands courages.

    J'estois demy soleil en F...[116],
  Demy principe de clarté;
  Ores on m'en void escarté
  Pour un peu trop d'outre-cuidance[117].

    Toute la cour à ma parole
  Changeoit d'avis et de dessein;
  Plus triste qu'un poignard au sein,
  Le Roy me donne une bricolle,

    Bricolle qui me met en passe
  Pour jamais plus ne revenir,
  Au bien duquel le souvenir
  Tous malheurs mille fois surpasse.

    J'etois dispensateur des vies,
  Des valeureux soulagement;
  On me punit pour seulement
  L'avoir de volonté ravie!

    Que la fortune est inconstante!
  Que ses mouvements sont puissants!
  Que ses changements sont cuisans,
  Quand ils arrivent outre attente!

    Arre abas[118] aujourd'hui, dit-elle,
  Arre abas de cette amitié,
  Qui, l'appellant chere moitié,
  Ne verra jamais sa pareille.

    Mille carresses et complaisances
  Les P.[119] mesmes te faisoient:
  Car ceux-là qui le desplaisoient
  Sortoient bien-tost hors de cadence.

    De peur qu'elle ne se relie,
  Ores te faut deposseder
  De ce que tu peux posseder,
  Parquoy elle estoit plus unie.

    En rage, remply de cholere,
  Voy maintenant S...[120],
  Cete infortune tu soufrays
  Par son envie traversière.

    Que si, luy dy-je alors, la Parque
  Qui trame le fil de tes jours
  N'en arreste bien-tost le cours;
  Je te feray passer la barque.

    Le R.[121] est une epinette
  Dont je gouvernois les accors;
  J'avois eu la clef par le cors[122]
  Qui me fait maintenant faillette.

    Si j'eusse bien sceu la musique,
  Pour accorder cet instrument
  Et ne chanter si hautement,
  Chacun ne me feroit la nique.

    C'est des tons divers l'ignorance,
  Et du moyen de s'en servir,
  Qui fait maintenant asservir
  Mon coeur, mon bras et ma vaillance.

    Celuy qui donne la mesure
  Cogneut mon ton trop elevé:
  Tu n'a pas, dit-il, espreuvé
  Que vaut en musique cesure.

    Que si quelqu'un par aventure
  Entre en ma place en ce concert,
  Qu'il sache que le tenor sert,
  Et seul est exempt de cesure.

    Que s'il veut toucher l'espinette,
  Il faut cognoistre les ressorts,
  Et n'imiter pas les efforts
  De quelque eclatante trompette.

    Car c'est irriter la fortune,
  Ceste implacable deité,
  Tousjours diverse à l'unité,
  En diversité tousjours une.

          [Note 116: France.]

          [Note 117: C'est, en effet, ce qui avoit perdu Barradas.
          «J'ai, écrit Malherbe, ouï dire à Mme la princesse de Conti
          qu'elle avoit vu qu'un jour le roi, par caresse, lui jeta
          quelques gouttes d'eau de naffe au visage dans la chambre de
          la reine. Il se mit dans une telle colère qu'il sauta sur
          les mains du roi, lui arracha le petit pot où etoit
          l'eau..., et le lui cassa à ses pieds.» Malherbe ajoute: «Ce
          n'est pas là l'action d'un homme qui vouloit mourir dans la
          faveur.» (_Lettre à Peiresc_, 19 décembre 1626.) Sa
          disgrâce, encore une fois, et ce qu'on lit ici le confirme,
          ne dut pas avoir une autre raison. Ce qu'on trouve raconté
          dans le _Menagiana_, l'histoire du chapeau de Louis XIII
          tombé par terre, et sur lequel pisse le cheval de Barradas,
          ce qui met le roi dans une furieuse colère et cause par
          suite le renvoi du favori, me paroît être une invention.
          (_Menagiana_, 1715, in-8, t. 1, p. 254.) On trouve dans
          Tallemant, édit. in-12, t. 3, p. 66, d'autres preuves de
          l'orgueil impudent de Barradas. Sa faveur n'avoit pas duré
          plus de six mois; on en fit le proverbe _fortune de
          Barradas_, pour dire une courte fortune. (Amelot de la
          Houssaye, _Mémoires histor._, t. 2, p. 12; voy. aussi _Coll.
          Petitot_, 2e série, t. 49, p. 42, 43.)]

          [Note 118: Il y a certainement un jeu de mots ici sur le nom
          de Barradas.]

          [Note 119: Les princes.]

          [Note 120: Quel est le nom qui correspond à cette initiale?
          Je ne sais. Peut-être est-ce _Simon_, mais il ne suffit pas
          à la mesure. En y ajoutant _Rouvray_ ou _Rouvroy_, on a le
          vers complet, et la rime est à peu près suffisante. On se
          trouve aussi d'accord avec l'histoire. C'est en effet Simon
          de Rouvroy, ou, comme l'appelle Malherbe, le _sieur Simon_,
          qui fut le successeur de Barradas dans les bonnes grâces de
          Louis XIII. V. la _Lettre à Peiresc_ citée tout-à-l'heure.
          Il y gagna de pouvoir _canoniser_ son nom, comme on disoit,
          et de s'appeler Saint-Simon, puis de devenir duc et pair,
          titre dont fut si fier son fils, l'auteur des fameux
          _Mémoires_. V. Tallemant, édit. in-12, t. 3, p. 65; Amelot
          de La Houssaye, _Mémoires_, t. 2, p. 12. Le père et le fils,
          celui-ci surtout, eurent beau faire sonner haut leur
          naissance, on n'y croyoit pas. «Cette famille, dit Mathieu
          Marais, qui n'est pas bien ancienne, et qui se pique d'une
          noblesse fausse, a bien besoin d'honneurs.» (_Journal de
          Marais_, Revue rétrosp., 30 nov. 1836, p. 194.)]

          [Note 121: Royaume.]

          [Note 122: N'y a-t-il pas là une allusion, sinon à la
          manière dont Barradas s'étoit mis en crédit, du moins à la
          cause si bizarre de la fortune de Saint-Simon. «Le roi,
          selon Tallemant (_ibid._), prit amitié pour lui parce qu'il
          rapportoit toujours des nouvelles certaines de la chasse, ne
          tourmentoit pas trop les chevaux, et parce que, lorsqu'il
          portoit en un _cor_, il ne bavoit pas trop dedans.»]

FIN.



_Histoire admirable d'un faux et supposé mari, advenue en Languedoc
l'an 1560[123]._

_A Paris, pour Vincent Sertenas, tenant sa boutique au Palais, en la
gallerie par où on va à la chancellerie._

          [Note 123: Ce supposé mari n'est pas autre que le faux
          Martin-Guerre, le fameux Arnauld du Thil. Son histoire,
          restée connue de tout le monde, ne passe pas généralement
          pour être aussi ancienne. Sa popularité soutenue l'a pour
          ainsi dire rajeunie, si bien que ceux qui la racontent la
          croient volontiers d'hier. Il étoit bon de la remettre à sa
          vraie date, par la publication d'un récit contemporain:
          c'est ce qui nous a déterminé à donner cette pièce,
          d'ailleurs fort rare. Cette aventure fit grande émotion à
          l'époque où elle se passa; Henri Estienne en parle dans la
          préface de son _Apologie pour Hérodote_ (édit. 1735, t. 1,
          p. 29), et la donne pour une excellente preuve du système
          qu'il soutient, à savoir qu'il n'est fable du vieil
          historien grec dont la vraisemblance ne puisse être prouvée
          par quelque fait moderne. Montaigne fait aussi mention de
          cette bizarre histoire, et dit même avoir assisté aux débats
          auxquels elle donna lieu. Toujours sceptique, il va jusqu'à
          douter de la justice de l'arrêt qui en amena le dénouement.
          Devant cette sentence, comme en toutes choses, il dit son
          fameux _Que sais-je?_ (_Essais_, liv 3, ch. 11.) «Je veis en
          mon enfance, écrit-il, un procez que Corras, conseiller de
          Toulouze, feit imprimer, d'un accident estrange: de deux
          hommes qui se presentoient l'un pour l'aultre. Il me
          soubvient (et ne me soubvient aussy d'aultre chose) qu'il me
          sembla avoir rendu l'imposture de celui qu'il jugea
          coulpable, si merveilleuse et excedant de si loing nostre
          cognoissance et la sienne, qui estoit juge, que je trouvay
          beaucoup de hardiesse en l'arrest qui l'avoit condamné à
          estre pendu. Recevons quelque forme d'arrest qui die: «La
          Cour n'y entend rien», plus librement et plus ingenuement
          que ne feirent les Aeropagistes, lesquels, se trouvant
          pressez d'une cause qu'ils ne pouvoient developper,
          ordonnèrent que les parties en viendroient à cent ans.» Jean
          de Coras, dont vient de parler Montaigne, est le même qui,
          malgré la protection du chancelier de L'Hôpital, fut
          vivement poursuivi comme calviniste, et, peu de temps après
          la Saint-Barthélemy, finit par être pendu à Toulouse, aux
          branches de l'orme du Palais. Il avoit, comme nous l'a dit
          Montaigne, écrit longuement sur le procès qui nous occupe.
          Son ouvrage à ce sujet, ou plutôt ses commentaires, que Du
          Verdier qualifie de _très doctes_, furent imprimés à Paris
          et à Toulouse _par diverses fois_ (_Bibl. franc._, édit. R.
          de Juvigny, t. 1, p. 482). En voici le titre, d'après l'une
          des meilleures éditions: _Arrest memorable du parlement de
          Tholoze, contenant une histoire prodigieuse d'un supposé
          mary, enrichi de cent et onze annotations par M. Jean de
          Coras_; Paris, Galiot du Pré, 1572, in-8. Hugues Sureau
          (_Suræus_) en fit une version latine, imprimée à Francfort,
          chez Wechel, 1588, in-8. On peut lire, sur cet ouvrage, ce
          qu'en a dit Jean Coras, le poète, dans la notice latine
          qu'en sa qualité de membre de la même famille, il a
          consacrée au jurisconsulte toulousain, et consulter aussi
          les _Mémoires de littérature_ de Sallengre, t. 2, 1re
          partie, p. 224.--L'histoire de Martin-Guerre eut du
          retentissement jusqu'à l'étranger, surtout dans les
          Pays-Bas. Hubert Goltz donna à Bruges, en 1565, une édition
          du commentaire de Coras; et Jean Cats fit de cette aventure
          le sujet d'un poème en hollandois que Caspar Barlæus
          traduisit en vers héroïques latins. Je n'ai pas besoin de
          dire que tous les recueils de _causes célèbres_ en ont
          répété le récit avec plus ou moins d'exactitude. La relation
          la plus circonstanciée est celle qui se trouve dans les
          _Imposteurs insignes_ de J. B. de Rocols, 1728, in-8, t. 1,
          p. 318. Nous y recourrons pour l'éclaircissement de
          plusieurs faits.]

1560.

_Avec privilége royal._


AU LECTEUR.

SONNET.

    Les histoires qu'on lit les plus prodigieuses,
  Ou du tems des chrestiens ou celui des ethniques,
  Les esprits fabuleux des poètes antiques,
  Les peintures qu'on void par tout si monstrueuses,

    Les finesses qu'on dit les plus ingenieuses,
  Ou en Plaute, ou Terence, ou en nouveaux comiques,
  Les plus estranges cas des argumens tragiques,
  Les transformations d'Ovide merveilleuses,

    Tous les enchantemens et la sorcellerie,
  Toutes illusions, toute la tromperie,
  Bref tout ce qui fut onc' des plus grands imposteurs,

    Si tu lis cest escrit, ne te sembleront riens
  Après le faux mary par cauteleux moyens
  Trompant femme, oncle, tante, et seurs et senateurs.

       *       *       *       *       *

Au diocèse de Rieux, sous le ressort du parlement de Toulouse, y a une
petite ville nommée Artigue[124], assez près du comté de Foix, en
laquelle vindrent par cy devant demourer deux frères, l'un nommé
Sance[125] et l'autre Pierre Guerre, qui estoient des environs de
Bayonne; et après avoir longtemps audict Artigue travaillé à faire de
la tuille et de la brique, ils devindrent assez aisez pour gens de
petit estat. Le dict Sance fut là marié, et de ce mariage eut quatre
filles et un fils nommé Martin, lequel estant encore bien jeune fut
marié à Bertrande Rolse, laquelle aussi estoit âgée à peine de dix
ans, tant est le desir non pas seulement aux grands seigneurs, mais
aussy aux mécaniques, de marier leurs enfans de bonne heure pour voir
en eux revivre leur nom et regenerer leur posterité. En ce mariage
demeurèrent huict ans entiers sans avoir d'enfans, tellement qu'on
estimoit que la dite Bertrande fust liez (comme ils appellent) par
quelque sorcière[126]. Mais enfin il advint qu'ils eurent un fils,
qu'ils nommèrent Sance, ainsi que le père grand. Et desjà avoient esté
dix ans ensemble fort amiablement et sans avoir jamais eu aucune
riote et debat, jusqu'à ce qu'une petite flammèche de malheur s'esleva
quy alluma un si grand feu que toute la famille en fut embrasée: quy
fut que le dit Martin desroba à Sance, son père, un boisseau de
froment. Cela de soy estoit bien peu de chose, mais ce fut une
occasion et comme signe d'exciter une terrible tragedie: car ledit
Martin, pour crainte de la severité de son père, dès lors s'absenta du
pays et se retira en Espagne, où il fut soldat soubs l'empereur
Charles V. et depuis le roy Philippe son fils, par l'espace de douze
ans[127], tant que naguères estant à la prinse de la ville de Sainct
Quentin[128], ledict Martin eust une jambe emportée d'un coup de
canon, quy fut cause que le dict roy Philippe luy donna une place de
religieux-lay en une commanderie de Rhodes, pour y avoir son vivre et
vestements en sa vie durant[129]. Sur ces entrefaites, et s'estant
desjà passé huit ans qu'il n'avoit escrit de ses nouvelles ny à sa
femme ny à aucun des siens, tant qu'on ne savoit où il estoit ny ce
qu'il faisoit, un nommé Arnauld Tily[130], natif du village de Pin de
Sagias, en comté de Foix, prit faussement le nom de Martin Guerre,
pensant (comme il advint après) que par là il pourroit jouyr de la
femme et des biens dudict Guerre, dont il avoit fort grande envie.
Arnauld estoit de mesme corsage que Martin, et avoit au visage, aux
yeux, aux mains, des signes tous pareils; à quoy on doit aussi
beauquoup que quand le dict Martin s'absenta il n'avoit point encore
que bien peu de barbe; tellement qu'avec le temps, au retour, estant
creüe, elle pouvoit couvrir et deguiser la dissemilitude quy y pouvoit
estre. Estant ledict Arnaud faux Martin en ce point asseuré et d'un
esprit vif et composé à tromperie, il n'entra pas en la maison de la
femme qu'il pretendoit abuser, que premièrement quel il s'y faisoit il
n'eust senty. Il arriva en un village assez près, où il s'arresta,
tant pour se reposer, estant travaillé du chemin, que pour se remettre
en bon-poinct, se sentant attenué et fort maigre d'une griève maladie.
Là il faisoit entendre à l'hoste qu'il estoit Martin dessus mentionné,
luy racontant durant son absence supposée toute la vie qu'il avoit
censé mesnée loin de sa femme; et luy demandant (en faisant le
pleureur) comme sa dite femme et toute sa famille et ses parents se
portoient. Le bruit fut incontinent par tout le village que Martin
Guerre estoit revenu, et ne tarda guères que cela vint jusques à ses
soeurs, qui coururent soudain pour le recevoir en l'hostellerie. Le
bruit que les femmes avoient ainsy entendu et le plaisir qu'elles en
recevoient gardoit les peu advisées que elles ne cogneussent la
verité; et de faict elles le saluèrent et caressèrent comme le frère
Martin; et après retournèrent incontinent vers la femme Bertrande pour
luy annoncer le retour de son mary, qui estoit au village prochein; de
quoy fut fort joyeuse et se hasta d'y aller: car je vous laisse à
penser quel plaisir elle avoit du retour de son mary, après luy avoir,
en son absence, gardé si longuement fidélité et s'estre gouvernée fort
vertueusement. Quand elle fut arrivée devers luy, de prime abordée
elle se retint comme esbahie et ne vouloit aprocher; mais, comme
doubteuse, se retiroit en arrière. Il l'apella en paroles amiables et
par son nom, et commença par luy remettre en mesmoire ce qu'ils
avoient fait durant leurs amourettes avant d'estre mariez, voire les
petits propos qu'ils avoient tenu la première nuict de leur mariage,
et specialement en quel coffre il avoit laissé ces chausses blanches
le jour qu'il la quitta. Il poursuivoit pour en dire plus, quand
Bertrande se laissa tout à coup tomber à son col en le baisant, le
serrant fort etroitement et luy disant: «Ah! mon mary, vous me revenez
doncq' voir après m'avoir delaissée si longuement!» Bertrande alors
s'excusa fort de ce qu'elle ne l'avoit recogneu tout d'abord, le
priant de luy pardonner, et que la barbe qui luy estoit venu si forte
estoit seule cause de son hesitation. Un oncle de Martin Guerre, ayant
aussy ouy ce bruict, y arriva, et, l'ayant fort regardé entre deux
yeux, ne pouvoit croire que ce fust luy, jusqu'à ce que ce faux Martin
luy vint à rememorer tout ce qui s'estoit passé entre eux quand ledit
oncle avoit eu charge de ses affaires. Ce qu'ayant entendu, il le vint
embrasser, louant Dieu de ce que son nepveu estoit de retour en santé
vers ses parens. Par ces moyens, le fin affronteur fist accroire à la
femme qu'il estoit son mary, à l'oncle qu'il estoit son nepveu, aux
soeurs qu'il estoit leur frère, et aux voisins qu'il estoit Martin
Guerre. Il demeura toutes fois encores quelques jours en ladicte
hostellerie pour achever de se guerir de sa maladie, qui estoit la
verolle[131]. Et pourtant ne faisoit-il cependant aucune instance de
vouloir cohabiter avec sa femme. C'est à savoir qu'un tel homme de
bien faisoit conscience de donner la maladie à une femme de laquelle
il vouloit bien neantmoing faire perdre l'âme en contaminant le chaste
lict par execrables actes de paillardise dont la semblable ne fut
onques ouye. Cependant toutefois la femme ne laissoit de le
solliciter, traicter et penser comme appartient à une femme de bien,
de tout ce quy estoit necessaire pour recouvrer sa santé. Incontinent
qu'il commença à se bien porter, il fut conduict par Bertrande en sa
maison, et receu et traicté comme son mary bien veneu. Et demeura par
l'espace de quatre ans avec elle si paisiblement, et se conduisant si
bien en toutes affaires, qu'on n'eust pu avoir de luy aucun soupçon de
mal. En ce temps là ledict faux Martin eust deux filles de Bertrande,
dont l'une mourut et l'autre pour le jourd'hui est encore vivante. Or
est il que Sance, le père du vray mary cy devant, avant ce cas advenu,
alla de vie à trepas, laissant à son filz, lors absent, quelque peu de
bien qu'il avoit aux environs de Bayonne, d'où il estoit veneu. Ce
faux Martin y voulut aller et bailla ce bien à ferme[132]. Mais Dieu,
quy ne laisse rien impuny, se monstra bientost vengeur d'une telle
mechanceté, et mesme alors que ce faux Martin pensoit avoir le mieux
composé et asseuré toutes ses affaires: car en ces environs il y eut
une métairie bruslée appartenante à un gentilhomme, quy en accusa
ledict faux Martin, lequel, pour raison de ce, fut mené en prison à
Thoulouze. Et là estant, sa partie, pour mieux faire valoir sa cause
(on ne sçait par quelle fantaisie), vint à mestre en avant une chose
quy sembloit bien peu appartenir à son affaire: c'est à savoir, que
ledict Martin entretenoit une femme quy estoit à un autre[133].
Bertrande, nonobstant, ne laissoit de solliciter soigneusement pour
retirer ce faux Martin de la captivité où il estoit, et pour autant
que la partie n'avoit pas grandes preuves sur ce qu'elle avoit avancé
et argué, ledict faux Martin fut eslargy. Mais, estant revenu en la
maison, Bertrande ne luy faisoit plus si bon visage qu'auparavant,
ayant conceu quelque soupçon de luy, laquelle toutefois le cachoit et
renfermoit en elle et ne le faisoit voir ny divulguer. Ceste soupçon
s'ogmenta d'autant, qu'un soldat[134] en passant avoit dit qu'il
connoissoit bien Martin Guerre, mary de Bertrande, et qu'il l'avoit
veu au siége de Sainct Quentin, où il avoit eu une jambe emportée, et
qu'il estoit encore vivant. Ce qu'ayant dit et affirmé, ledit soldat
laissa par escript en presence de gens pour tesmoignage, et qu'ils ne
s'estoient veus depuis. L'oncle de Martin ce pendant, au nom de sa
nièce, qui n'en savoit rien, faisoit informer contre ce faux Martin;
ce qu'ayant sceu, elle l'approuva. On ne sçait si l'oncle faisoit cela
pour le bien de Martin, que son frère lui avoit recommandé à sa mort,
ou pour la haine qu'il portoit à ce faux Martin. La cause de la haine
pouvoit estre que ce faux Martin demandoit au dict oncle le compte de
l'administration qu'il avoit eue de ses biens pendant son
absence[135]. Quoy que ce fust, ou plus tost la main de Dieu qui y
besongnoit, le dict faux mary fut mené prisonnier ès prisons de
Rieux[136], et là y eut plus de cinquante tesmoings produits contre
luy, avec lesquels Bertrande confessa publiquement la vie infame et
impudique qu'à son desceu elle avoit menée avec luy, dont elle se
repentoit amèrement. Plus urgent tesmoignage dict un hostellier d'une
ville prochaine[137], qui l'ayant veu passer par là, et l'appelant
Arnauld, par son nom, il luy vint soudain dire en l'oreille et le
prier qu'il ne le decelast point, et que cy après il l'appelast Martin
Guerre, duquel il avoit pris la femme. Là dessus vint encore plus
ferme affirmation d'un oncle du dict Arnauld, quy, voyant que son
nepveu estoit en voie de perdition (comme il sçavoit), ne cessoit de
pleurer autour de luy en luy remontrant sa faute[138]. Ce faux Martin
toutefois ne s'estonnant de rien, monstrant toujours un mesme visage,
et racontant plusieurs particularitez, tâchant de persuader qu'il
estoit veritablement le vrai mari, protestant devant Dieu, lequel il
supplioit de faire veoir à des juges non suspects son innocence en ce
qu'on luy mestoit à sus. Et faisoit à cela beaucoup pour luy qu'il
avoit de tesmoings de son costé bien en pareil nombre que les autres
et de meilleure qualité[139], mesmes les soeurs de Martin, lesquelles
estoient si obstinement abusées, qu'il n'estoit pas aisé de leur faire
si tost croire le contraire[140]; y aidoit aussy l'estime de tout le
voisinage[141], et le consentement de la femme avec laquelle il avoit
cohabité quatre ans, n'estant pas croyable qu'elle eust peu si
longuement estre trompée; et, ce quy estoit chose fort estrange, il
cognoissoit toutes les affaires de la maison[142]; aussy que l'oncle
du vray Martin, estant entré en pique (comme est dit dessus) avec
ledict faux Martin, rendoit pire la cause de ses adverses parties.
Finalement, ce quy a accoustumé d'estre sainctement gardé pour finir
toute querelle et debat, quy est de s'en rapporter au serment, fut
proposé par ledict faux Martin, disant que, si Bertrande vouloit jurer
quy ne fust son mary Martin, il se soumettroit à la mort telle qu'elle
luy seroit appliquée et infligée. A quoy on ne peut oncques
contraindre ladicte Bertrande. Pas ne sçait si elle avoit honte et
faisoit conscience de jurer (elle qui toutefois procuroit bien la mort
d'autruy); ou qu'elle eust encore l'opinion que c'estoit le mary
veritable quy l'avoit si longtemps cherie et apreciée. Toutefois elle
ne voulut effectuer le serment à la requête quy luy fust baillée. Mais
à la fin, le juge de Rieux, ayant examiné diligemment ce faict,
condamna ce faux Martin, et comme adultère et affronteur insigne, à
avoir la teste trenchée et les quatre membres separés du corps. Pour
cela ne s'esmeut il de rien, ny changea de couleur; ains, comme celuy
quy se confioit à son innocence, à laquelle il se vantoit estre faict
grande violence, en appela au parlement de Thoulouze. Les juges, assez
sevères en pareilles matières, furent esbahis d'un si estrange cas;
toutes fois, pour bonnes raisons feirent recommencer le procez de
nouveau. Bertrande fut appelée devant messieurs dudict parlement, et
là l'accompaigna l'oncle de Martin sans y avoir esté appelé. Ce quy
fit penser aux juges qu'il y estoit veneu pour mieux emboucher
Bertrande et la garder de tout deceler, et qu'on ne disoit pas sans
cause que toute ceste menée estoit dirigée par luy[143]: parquoy il
fut ordonné que Bertrande seroit mise en seure garde et que ledict
entreroit en la prison. Leurs tesmoings furent produits d'une part et
d'autre, tant qu'on ne savoit quy avoit les plus veraces et
equitables[144]. Le faux Martin fut amené devant ses juges, où
Bertrande luy fut pareillement confrontée, laquelle commança à dire
qu'elle cognoissoit bien que son honneur luy avoit esté ravy par les
finesses d'autruy, et qu'elle en avoit une telle infamie, qu'en toute
sa vie elle ne sçauroit l'effacer, et qu'elle prioit Dieu et la
justice de luy vouloir pardonner et d'avoir pitié de sa miserable
fortune, affirmant que, si tost qu'elle avoit peu s'apercevoir de la
meschanceté de son pretendu et faux mary, elle s'estoit estrangée de
luy, dont sa conscience luy en portoit tesmoignage; que depuis ne luy
avoit donné repos ne jour ne nuict; ce qu'elle disoit humblement en
baissant la vue assez honteusement et avec une grande craincte. Le
faux Martin, au contraire, avec un visage asseuré et joyeux, appeloit
doucement sa femme, disant qu'il ne luy vouloit aucun mal, sachant
bien qu'elle l'accusoit y estant portée et incitée par autruy; et se
tournant à mesdire de l'oncle du vray mary, disant qu'il estoit
autheur de tout ceste tragédie. Tout ce que Bertrande avoit auparavant
desclaré separement au juge des premières choses quy estoient
entervenues entr'elle et son mary, ce faux Martin le racompta aussi de
mot à mot, sans y rien obvier, mesmement comme, par l'insinuation de
quelqu'invisible sorcière[145], ils avoient esté liez huit ans ne
faisans que languir, sans pouvoir faire renaistre leur generation par
le devoir de mariage, et qu'estant en desespoir, une bonne vieille
leur avoit donné le moyen de deslier l'ensorcellerie, tant enfin
qu'ils peurent voir en naistre un fils, et disoit les moyens, le
temps, le lieu, les personnes quy avoient esté employez à ceste
affaire quand leur fils fut né, en quelle maison, le prestre quy le
baptisa et en quelle eglise; et disoit tout cela avec une telle
asseurance, et par si bon ordre, qu'il ne sembloit pas seulement le
raconter aux juges, mais le leur representer et faire voir à l'oeil.
Passant plus oultre à ce qui ne pouvoit estre cogneu que du mary, dict
ce qu'ils avoient faict auparavant leur union matrimonialle le jour
des nopces, quel prestre les avoit espousez et mariez, quy avoit
assisté au banquet, quelle robbe avoient porté les convives, les
propos qui avoient esté tenuz au soir, que fut le don qu'on leur porta
pour le chaudeau, quelles gens estoient entrez en la chambre, et ce
qu'ils avoient fait avant son partement, y adjoustant (ce quy est
estrange et diaboliquement incomprehensible) qu'un jour estans allez
aux nopces de leurs parens, pour autant que le lieu estoit trop
etroict pour les conviez, il fallut que Bertrande se coucheast avec
une sienne cousine, et qu'ils avoient ensemble accordé que, quand
chacun seroit endormy, il s'en iroit auprès d'elles[146].

          [Note 124: C'est Ardigat, dans le département de l'Arriége,
          arrondissement de Pamiers.]

          [Note 125: Sanche ou Sanchez.]

          [Note 126: Je savois bien qu'en pareil cas, parlant des
          hommes, on disoit _lier l'aiguillette_, mais j'ignorois que
          la même métaphore fût employée pour les femmes. Elle perd de
          sa justesse en changeant de sexe, et finit même par ne plus
          être compréhensible.]

          [Note 127: D'après la relation donnée par Rocoles, il auroit
          d'abord été laquais du cardinal de Burgos et de son frère,
          qui l'emmenèrent en Flandre. Là il se fit soldat, combattit
          et fut blessé, comme il est dit ici.]

          [Note 128: On sait que ce siége se termina par la défaite
          des François, le 10 août 1557, et par la prise de la ville.]

          [Note 129: Ce n'est pas seulement en Espagne qu'existoient
          ces places de _moine-lai_ ou _oblat_, données, dans les
          cloîtres, aux soldats invalides. Nous en trouvons aussi
          l'institution en France. C'est le roi qui en disposoit, mais
          son droit étoit restreint aux bénéfices électifs de
          fondation royale, ducale ou comtale, qui avoient plus de
          1,200 livres de revenus. Les couvents trouvèrent avantageux
          de convertir en argent cette prestation onéreuse. Au lieu
          d'avoir à héberger des invalides, ils se soumirent à une
          taxe de vingt écus, qui fut ensuite portée à cent, et même à
          cent cinquante livres. La fondation de l'Hôtel des Invalides
          ne les affranchit pas de cette contribution de bienfaisance;
          elle la fit régulariser, au contraire: en vertu d'un édit de
          1704, toutes les pensions faites aux _oblats_ furent
          comprises parmi les fonds affectés à l'entretien de l'Hôtel;
          elles furent toutes portées à cent cinquante livres, et il
          n'y eut plus un seul bénéfice royal qui en fût exempt. Henri
          III, plus qu'aucun autre de nos rois, avant Louis XIV,
          s'étoit occupé de ces pensions et de l'asile à donner aux
          invalides dans les couvents. V. Isambert, _Anciennes lois
          françoises_, t. 14, p. 599.]

          [Note 130: Arnauld du Thil, dit Pansette, lit-on dans la
          relation donnée par Rocoles, p. 20.]

          [Note 131: Ce détail manque dans les autres relations.]

          [Note 132: La relation donnée par Rocoles (p. 321) dit que
          le bien de Martin se trouvoit près d'Andaye, dans le pays
          des Basques, «lequel bien du Thil dissipa, l'ayant vendu à
          diverses personnes».]

          [Note 133: Il n'est point parlé dans le récit de Rocoles, ni
          dans aucun autre que je sache, de cette première arrestation
          et de ces premiers soupçons.]

          [Note 134: Ce soldat étoit de Rochefort, selon l'autre
          relation.]

          [Note 135: C'est du moins ce qu'alléguoit le faux
          Martin-Guerre. «Il allègue, lisons-nous dans le récit de
          Rocoles (p. 324), qu'on lui fait ces misères pour se
          dispenser de lui donner 7 à 8,000 livres de bien que retient
          P. Guerre, l'oncle, et dont il ne veut se dessaisir. D'abord
          on a commencé par les menaces, même par les coups, à ce
          point qu'un jour, si sa femme n'eût été là et ne l'eût
          couvert de son corps, P. Guerre et ses beaux-fils l'eussent
          tué à coups de barre.»]

          [Note 136: Chef-lieu de canton du département de la
          Haute-Garonne, arrondissement de Muret.]

          [Note 137: Cet hôtelier, dans la relation de Rocoles, est
          appelé Jean Espagnol, hôte de Touges.]

          [Note 138: Les autres récits ne parlent pas de ce témoignage
          de l'oncle, mais on y apprend qu'Arnauld du Thil avoit été
          reconnu par plusieurs personnes, qui ne sont pas désignées
          ici. «Il avoit fait signe, lit-on dans la relation de
          Rocoles (p. 331), à Valentin Rongié, qui le reconnoissoit
          pour ce qu'il estoit.» Pelegrin de Libéral l'avoit aussi
          reconnu, et lui avoit donné deux mouchoirs, dont un pour son
          frère Jean du Thil.]

          [Note 139: Sur cent cinquante témoins convoqués, trente
          étoient tout-à-fait pour le faux Martin, soixante
          déclaroient qu'ils n'osoient se décider, mais qu'en tout cas
          la ressemblance étoit miraculeuse. Les autres étoient contre
          lui, et soutenoient qu'il n'étoit pas Martin Guerre, mais
          bien M. Arnauld, dit Pansette.]

          [Note 140: On lit la même chose dans la relation donnée par
          Rocolles. Il paroît même que deux des maris de ces soeurs
          disoient comme elles.]

          [Note 141: Ceci ne se trouve point d'accord avec le récit de
          Rocolles. Arnauld avoit, au contraire, à ce qu'il paroît,
          une très mauvaise réputation, ce qui lui nuisit fort, car,
          selon l'axiome latin, _Malus semper presumitur malus_.]

          [Note 142: Et il ne s'en tenoit pas là. Il entroit avec tous
          en de pareils détails sur leurs affaires. «A ceux qui
          faisoient quelques difficultés à le reconnoître, il leur
          récitoit les choses passées, et disoit à chacun quelque
          particularité de leurs connoissances et aventures.»]

          [Note 143: Cet oncle continuoit de poursuivre le faux Martin
          avec acharnement. On avoit même découvert qu'il conspiroit
          contre lui, jusque-là qu'il avoit marchandé avec P. Loze,
          consul de Pable, «s'il vouloit fournir une partie de la
          somme, dont il donneroit le reste, pour faire mourir le
          prisonnier.»]

          [Note 144: Le plus grand nombre se déclara pour Martin, ou
          plutôt n'osa se prononcer. Ceux qui lui étoient contraires
          disoient, et les autres en convenoient presque, que le vrai
          Martin étoit plus noir, homme grêle de corps et de jambes,
          un peu voûté, ayant grosse la lèvre inférieure, petites
          dents, nez large et camus, un ulcère au visage et une
          cicatrice sur le sourcil droit; tandis que le faux Martin
          étoit petit, trapu, fourni de corps, avec la jambe grosse,
          ni voûté, ni camus, et n'ayant pas de cicatrice. On fit
          venir le cordonnier qui les avoit tous deux fournis de
          souliers, et il déclara que Martin chaussoit à douze points,
          et Arnauld à neuf seulement. On disoit encore que Martin
          tiroit fort bien des armes et de la fleurette, ce qu'Arnauld
          ne savoit pas faire. D'ailleurs, le petit Sanche, fils de
          Martin, n'avoit aucune ressemblance avec Arnauld. Le juge
          tiroit de là une conclusion dite sommaire apprise.]

          [Note 145: Il est dit aussi dans la relation de Rocolles que
          la confrontation d'Arnauld avec Bertrande fut à son
          avantage, en ce que leurs réponses concordèrent en tout
          point.]

          [Note 146: Ces détails ne se trouvent pas dans les autres
          relations.]

Il dit aussi la cause de son departement et les maux qu'il avoit
endurez pendant son voyage, les villes où il avoit git et demeuré,
tant en Espaigne qu'en France, ce que cy après par le rapport du vray
mary fut entierement attesté comme veritable; et de faict Bertrande
n'y pouvoit rien contredire. Seulement elle adjousta qu'il pouvoit
avoir appris toutes ces choses de son mary avecque lequel peut estre
avoit il esté camarade en la guerre. Il s'est sceu toutesfois depuis
que jamais il n'avoit hanté ledict mary[147]. Lorsque ces choses et
aultres adviennent par l'arrivée du vrai Guerre[148], le faux Martin
cesse ses menteries et fait amende envers chacun. Il s'adresse à
l'oncle, auquel il dict des choses appoinctant et remettant ensemble
pour vivre paisiblement en gens de bien, et disant audict mary qu'il
avoit merité un grief chastiment d'avoir laissé sa femme si jeune et
ne luy avoir escrit de si longtemps, par quoy elle n'avoit peu savoir
s'il estoit vif ou mort; à Bertrande, qu'elle ne pouvoit être sans
grande faulte de s'estre laissé si aisément tromper et d'y avoir
perseveré si longuement, et que pour cela elle debvoit demander pardon
à son mary[149]. Par ce moyen ils furent reconciliez, oubliant toutes
choses passées, promettant de faire toute leur vie bon mesnage. Et
pour ce qu'il a esté dict cy devant que le dit Martin avoit esté au
service du roy d'Espagne et par ainsy digne de mort pour avoir porté
les armes contre son prince[150], cela luy fut neantmoings pardonné en
consideration de la paix desirée entervenue entre les princes[151] par
alliances et mariages quy s'en sont ensuivis pour la confirmation
d'icelle. Le lendemain, quy fut le.... jour de septembre mil cinq cent
soixante, en la mesme assemblée de juges et en grande affluence de
peuple, la sentence fut prononcée publiquement contre le faux Martin.
C'estoit qu'Arnauld Tylie, nud, en chemise, la torche au poing, au
portail de l'eglise, en la ville où il avoit faict le delict,
demanderoit pardon à Dieu, au roy, à justice et à ceux à quy il avoit
ravy l'honneur et les biens, et après au devant de la maison de Martin
Guerre, ou tel lieu que le juge de Rieux adviseroit, seroit pendu et
estranglé et son corps bruslé et reduict en cendres, pour effacer de
la mesmoire et oster de devant les yeux des hommes l'auteur si
execrable d'un si abominable faict. Et quant à la fille qui estoit née
de ce lict si impudicque (combien que ce point avoit aucunement tenu
les juges en perplexité), qu'elle estoit declarée legitime; et afin
que Martin ne fut chargé de la douer, les biens dudict Tylie luy
furent adjugez pour la dot de son mariage. A tant le dict faulx
Martin, quy avoit auparavant esté si asseuré, perdit toute contenance,
et estant conduict au supplice, haultement commença à crier et
confesser au peuple quy s'estoit assemblé à Artigne pour le voir comme
il estoit Arnault Tylie, quy avoit ravi les biens d'autruy, abusé de
la femme par adultère et mis en danger de faire mourir tous ceulx quy
l'avoient accusé. Dont et de toutes les mechancetez qu'il avoit
commises en sa vie il requeroit à Dieu pardon et misericorde, lequel
il esperoit obtenir de luy mercy et pitié, car il entend tous les
pescheurs contrits quy ont amère repentance; et qu'il prioit Martin ne
vouloir faire aucun mauvais traitement à Bertrande, pour ce qu'elle
n'avoit aucun coulpe pour ce qui s'estoit passé, mais qu'elle estoit
une fort honneste et prude femme, comme il l'avoit esprouvée en
plusieurs choses. Il loua grandement la sagesse des juges à rechercher
le fondement de la vérité, et l'integrité et equité qu'ils avoient usé
en leur jugement, disant que pour la fin de ses malheurs ce lui
seroit un grand allegement si les deux juges desleguez quy avoient eu
tant de peyne à savoir de luy son secret estoient presents. Et
finalement, après avoir decelé deux personnages quy l'avoient aydé en
sa perfidie, il fut executé.

          [Note 147: La relation de Rocolles dit le contraire, et
          c'est à la version qu'elle donne qu'il faut, je crois, se
          ranger: «Arnauld, y lisons-nous (p. 320), avoit été camarade
          de Martin dans les troupes de l'empereur Charles V,
          commandées par Charles de Lamoral, comte d'Egmond..., et,
          sous prétexte d'amitié, il avoit appris de lui plusieurs
          choses privées, particulièrement de luy et de sa femme.»]

          [Note 148: «Sur le conflit de tant de diverses raisons,
          répugnances des conjectures et des preuves..., Dieu... fit
          comme par miracle paroistre le vrai Martin Guerre.» On le
          confronta avec du Thil, et celui-ci n'y mit pas d'abord
          autant de douceur et de sincérité qu'on le dit ici. Il fut
          au contraire plus obstiné que jamais, s'emporta contre ce
          mal venu, l'appelant affronteur, méchant, bélître, «se
          soumetant lui-même, ajoute la relation de Rocolles, à estre
          pendu s'il ne justifioit que le survenant avoit esté acheté
          à deniers comptant et instruit par P. Guerre...» Il lui
          fallut pourtant céder devant les preuves, qui toutes
          tournèrent à l'avantage du vrai Martin. C'est alors qu'il
          fit les plus complets aveux. L'idée de ce qu'il avoit fait
          lui étoit venu, dit-il, de ce que des amis de Martin
          l'avoient pris pour lui. Il avoit appris d'eux tout ce qu'il
          vouloit savoir. Bertrande, dans leurs entretiens, lui avoit
          dit le reste.]

          [Note 149: Le vrai Martin eut beaucoup de peine à pardonner
          à Bertrande. Il fut touché de l'accueil de ses soeurs, mais
          de sa femme, qui pleuroit, rien ne l'émut; «il garda avec
          elle une austère et farouche contenance.»]

          [Note 150: Ce détail très intéressant manque dans les autres
          relations.]

          [Note 151: La paix de Cateau-Cambrésis avoit été signée en
          1559.]

Voilà comme Dieu, par ses jugements quy nous sont incogneus, descouvre
toute iniquité, quoyque nous l'ayons couverte longuement, et le plus
souvent cela se manifeste par occasion quy ne concerne en rien le
faict dont est question et que nous voulons être le plus caché.

FIN.



_Lettres[152] de Vineuil[153] à M. d'Humières, sur la conspiration de
Cinq-Mars[154]._

          [Note 152: Nous puisons ces lettres fort curieuses, et qui
          semblent n'être qu'un débris d'une correspondance plus
          considérable, à une source où nous avons déjà puisé
          plusieurs fois, notamment pour une pièce de la même époque.
          (V. notre t. 7, p. 339.) Nous les empruntons à la _Revue
          trimestrielle_, nº 5, p. 199-203. Elles y étoient perdues,
          sans notes et sans éclaircissements. On verra qu'il étoit
          bon de les en tirer et de les élucider un peu. Buchon, qui
          les y publia, n'avoit pas même pris la peine de les ranger.
          Celle qui est la première ici, et avec toute raison, je
          crois, est justement celle qu'il donne la dernière.]

          [Note 153: Ardier, sieur de Vineuil, gentilhomme de M. le
          Prince. M. P. Boiteau lui a consacré, dans sa curieuse et
          luxuriante édition de l'_Histoire amoureuse des Gaules_ (t.
          1, p. 78), une longue note, à laquelle nous ne pouvons que
          renvoyer.]

          [Note 154: Fils de celui qui mourut glorieusement devant
          Ham, en 1595, et père du maréchal, mort en 1694. Il fut,
          lui, le moins célèbre de la famille.]


I.

                                                       Sans date[155].

          [Note 155: Cette lettre doit être de 1639 ou de 1640.]

Je suis ravy que vous preniés goust à mes nouvelles, et qu'une haute
sagesse comme la vostre, qui regarde d'un oeil de mépris les
bagatelles, se plaise à les recevoir de ma part... On ne parle ici que
du ballet de monsieur le cardinal, qui fait grand bruit à cause de la
grande dépense qu'il fera dans les machines; l'on ne sçait pas bien
tous ceux qui en seront[156].... Le roy et M. Le Grand sont plus mal
que jamais sur le sujet de Marion[157], et leur rupture s'est faite
avec plus d'éclat que les autres fois, donnant mesme à craindre
qu'elle ne se puisse pas si tost raccommoder[158]. La reine doit
venir demeurer au Luxembourg pour trois semaines, qu'elle a obtenues
par le moyen de monsieur le cardinal, avec qui elle est mieux que par
le passé[159]... La maladie du temps est une madame de Saint-Thomas[160],
dont l'histoire est pleine d'aventures honnestes et non honnestes, qui
chante si bien les airs italiens qu'elle en fait pleurer Son Eminence,
qui lui a fait avoir une pension de huit cents escus, et l'a mise en
tel crédit, que c'est à l'envi qui lui fera caresse et honneur.

          [Note 156: Le cardinal se mettoit alors en dépense de
          spectacles. Sa _Mirame_, pour laquelle il fit construire la
          magnifique salle du Palais-Royal, où Molière joua plus tard,
          fut représentée en 1639. Le ballet dont on parle ici doit
          être du même temps.]

          [Note 157: Les amours de Cinq-Mars et de Marion Delorme, qui
          donnaient tant de jalousie à Louis XIII, à cause du favori,
          qu'il vouloit sans partage, étoient, en 1639, plus forts que
          jamais. On alloit jusqu'à craindre que le grand-écuyer
          n'épousât secrètement la courtisane. Tallemant assure que
          Mme d'Effiat, sa mère, obtint pour cela des défenses du
          Parlement, et comme Louis XIII avoit aussi ses raisons de
          s'opposer à cette union, il paroît que la déclaration du 26
          novembre 1639, contre les mariages clandestins, ne fut
          rendue que pour empêcher celui-là. (Dreux du Radier,
          _Tablettes historiques des rois de France_, t. 2, p. 195,
          note.)]

          [Note 158: Quand il survenoit de ces brouilles entre
          Cinq-Mars et Louis XIII, celui-ci s'en confioit à Richelieu
          et lui contoit amèrement ses peines. Parmi les lettres de
          Louis XIII qui sont à la Bibliothèque impériale dans les
          _Mss. de Béthune_, n{os} 9333 et 9334, il s'en trouve une
          adressée au cardinal, où le roi se plaint aussi de
          Cinq-Mars. Il reproduit jusqu'aux termes d'une conversation
          qu'ils ont eue ensemble, et dans laquelle il lui a reproché
          sa paresse, «vice, dit-il, qui n'étoit bon que pour ceux du
          Marais». Il y a là encore une allusion à Marion Delorme, la
          reine de ce quartier galant.]

          [Note 159: Vineuil pense, en disant cela, aux grandes
          brouilles qui, les années précédentes, avoient eu lieu entre
          la reine et le cardinal, au sujet d'une correspondance, dont
          celui ci soupçonnoit l'existence, entre Anne d'Autriche et
          le roi d'Espagne. Il avait raison: les preuves de ces
          intelligences ont été retrouvées dans des papiers longtemps
          en la possession de M. le marquis de Bruyère-Chalabre,
          achetés par la _Société des bibliophiles_, et revendus le 29
          avril 1847. On peut lire les notes qui accompagnent le
          _Catalogue_ de ces documents et la préface dont M. L. de
          Lincy l'a fait précéder.]

          [Note 160: Nous ne savons qu'elle est cette Mme de
          Saint-Thomas. C'étoit sans doute quelque virtuose
          intrigante, comme cette Mlle Saint-Christophe, aussi grande
          chanteuse et fort galante, dont Pavillon parle dans ses
          Lettres (_Oeuvres_, t. 1, p. 80).]


II.

                                                    14 juin 1642[161].

          [Note 161: Vineuil étoit loin de savoir ce qui se passoit à
          Narbonne pendant qu'il écrivoit à Paris. A cette date même
          du 14 juin 1642, Cinq-Mars, qu'il croyoit triomphant, étoit
          arrêté, et Richelieu, qu'il croyoit perdu, triomphoit à son
          tour, et plus sûrement. Cette lettre n'est pas curieuse à ce
          point de vue seulement; elle contient des faits qui, bien
          examinés, font prévoir des volte-face de fortune, et qui
          éclairent, comme on le verra, sur la personne longtemps
          cherchée de qui vint ce dénouement inattendu: la découverte
          du complot du favori et le salut du ministre.]

Depuis le départ de M. de Miniers, il est arrivé un courrier à la
reine qui porte ordre à Sa Majesté, de la part du roi, de demeurer à
Saint-Germain et de veiller à la conservation d'elle et de
messeigneurs ses enfans. Aussy il y a une lettre à madame Lansac, par
laquelle il lui ordonne de porter plus de respect à la reine qu'elle
n'a coutume[162], et une autre à M. de Montigny, qui lui commande de
ne recevoir ordre de personne que de la reine[163]. Ces lettres ont
été présentées à Sa Majesté par messieurs le surintendant Bressac et
Le Gras, ce qui met en doute l'opinion que chacun a que ce dernier
ordre part du conseil de M. Le Gras, qui a voulu détruire le
commandement qui avoit été fait à la reine d'aller à Fontainebleau,
comme venant de M. le cardinal; en même temps, le maréchal de
Saint-Luc[164] a eu exprès commandement de partir en diligence pour
s'en aller en Guienne exercer sa charge de lieutenant du roi en cette
province, et d'obéir aux ordres qu'il recevra de la cour. Il semble
que ces dépêches nous donnent plus de lumières qu'auparavant aux
brouilleries de la cour, et que M. Le Grand ait mis l'esprit du roi en
deffiance de la conduite de Son Eminence, que l'on pense devoir se
retirer à Brouage[165], et nullement attendre la présence du roi en
Avignon ou Lyon, et que, pour y remédier, on y envoie ce maréchal, qui
a créance en ce pays.

          [Note 162: Mme de Lansac étoit gouvernante du dauphin et
          hostile à la reine jusqu'à la grossièreté. Tallemant en
          donne des preuves (édit. in-12, t. 2, p. 223). Après la mort
          du roi, ses manières n'ayant pas changé, elle fut renvoyée
          (_Mémoires_ de Motteville, coll. Petitot, 2e série, t. 37,
          p. 27.)]

          [Note 163: Le maréchal de Montigny étoit, au contraire, tout
          dévoué à Anne d'Autriche. C'est lui qui avoit obtenu qu'on
          lui laissât toujours la garde de ses enfants. (_Mémoires_ de
          Brienne, coll. Petitot, 2e série, t. 36, p. 72.) L'ordre
          qu'on donnoit ici étoit donc de ceux auxquels le maréchal
          devoit obéir avec le plus d'empressement. Mais pourquoi ce
          retour de bienveillance pour la reine, après la rigueur dont
          elle avoit été l'objet depuis longtemps? Ne seroit-ce pas
          qu'elle avoit fait des révélations touchant le complot dont
          on lui avoit fait confidence? Tallemant est d'avis que c'est
          par elle que tout fut connu, et, comme nous, il pense
          qu'elle dut à ces révélations le relâchement de rigueurs
          constaté ici: «Et pour preuve de cela, dit-il, on remarquoit
          qu'après avoir longtemps parlé de lui enlever ses enfants,
          on cessa tout à coup d'en parler.» (Edit. in-12, t. 2, p.
          223.)]

          [Note 164: François d'Epinay Saint Luc.]

          [Note 165: Le cardinal, en effet, se cherchant un asile
          contre les dangers dont il se sentoit environné, songeoit à
          gagner Brouage, qui lui appartenoit, ou bien à se réfugier
          en Provence, près de son ami le comte d'Alais, qui y
          commandoit. Il n'eut pas besoin d'aller jusque là; les
          preuves du complot, sut lesquelles il comptoit toujours un
          peu, lui parvinrent auparavant et le sauvèrent.]


III.

Les nouvelles de la ville sont de peu de conséquence: elles consistent
aux magnificences de M. de Valence (l'évêque de Valence) envers sa
maîtresse, entr'autres un collier de perles de 28,000 fr. et une
caisse de 5,000. Paris se rend fort désert, et nous sommes réduits à
huit ou dix personnes, qui nous assemblons tous les jours pour manger
ensemble, rire et jouer grand jeu.


IV.

Depuis une lettre écrite[166], un courrier est arrivé ce matin au
conseil, qui a porté une lettre du roy à M. le Prince, qui l'advertit
que M. Le Grand s'est mis en fuite[167], sans sçavoir le lieu où il
est allé, ni le sujet qui l'y a obligé. Freville est avec luy, et, ce
qui est le plus déplorable, c'est que nostre cher amy le pauvre M. de
Thou[168] a été emmené prisonnier avec quatre ou cinq domestiques de
mondit sieur Le Grand. Le chancelier a dit tout haut qu'il
justifieroit que c'est des brouilleries d'Estat, et non pas une
querelle particulière, et M. le Prince a eu ordre de passer en dedans
du royaume.

          [Note 166: «Dans laquelle il lui annonçoit le bruit d'une
          réconciliation entre Cinq-Mars et le cardinal.» (_Note de
          Buchon._)]

          [Note 167: Fontrailles, qui n'étoit pas moins dans le
          complot, s'étoit sauvé huit jours auparavant, «voyant, dit
          Tallemant, que leurs affaires n'alloient pas assez vite pour
          bien aller.» (Edit. in-12, t. 2, p. 222.) Cinq-Mars n'étoit
          que caché, comme on le verra, mais tout le monde le croyoit
          en fuite. (_Mémoires_ de Monglat, coll. Petitot, 2e série,
          t. 49, p. 385.)]

          [Note 168: Sur la part de de Thou dans le complot, V. notre
          t. 7, p. 341. Entre autres choses qui l'impliquoient de la
          façon la plus grave dans la conspiration, on apprit qu'il
          avoit ménagé une entrevue entre Cinq-Mars et M. de Bouillon.
          (_Mémoires_ d'Arnault d'Andilly, coll. Petitot, 2e série, t.
          34, p. 67.)]


V.

                                                        Jeudi au soir.

Je m'assure que vous n'aurés appris que confusément ce qui s'est passé
le 14 de ce mois à Narbonne; et quoy qu'une histoire qui provoque des
soupirs mérite plus tost d'estre passée sous silence que déduite avec
toutes ses circonstances, n'est-ce que je m'imagine que le plus
agréable aliment que vous puissiés donner à vostre déplaisir est un
récit particulier de cette discussion. Je vous rendray donc compte de
ce peu qui est venu en ma cognoissance, qui est que le roy tint
conseil secret le 12, qui estoit le jeudy, entre MM. de Chavigny[169]
et de Noyers, à deux différentes reprises, qui durèrent depuis une
heure jusqu'à quatre, et que depuis ce temps-là jusqu'à son souper il
parut fort inquiet, se promenant dans son appartement sans parler à
personne. Après son souper, M. Le Grand, qui avoit passé toute
l'après-dînée à jouer au mail et à voir monter un cheval dont M. de
Charrault[170] lui avoit fait présent, vint voir Sa Majesté, qui
redoubla ses caresses, lesquelles estoient refroidies depuis cinq ou
six jours, et l'appela son cher amy, ce qu'elle n'avoit point fait depuis
ce temps-là, et s'entretinrent avec une familiarité extraordinaire et
des démonstrations de bienveillance très-particulières de la part du
roy, jusqu'à tant qu'il fut couché et que M. Le Grand lui eut tiré le
rideau, Sa Majesté lui disant de s'aller reposer, puisqu'il estoit
harassé du mail.

          [Note 169: C'est surtout lui qui parvint à décider le roi.]

          [Note 170: Le comte de Charost, capitaine des gardes,
          celui-là même qui, vous l'allez voir, fut chargé d'arrêter
          Cinq-Mars.]

Il ne fut pas si tost sorty que le roy envoie quérir M. de Charraut,
et lui ordonne de se saisir des clefs des portes du château et de
venir le lendemain l'éveiller à trois heures; ce qu'ayant fait, il luy
ordonna d'aller arrester la personne de M. Le Grand; lequel,
cependant, ayant esté informé des secrettes conférences de
l'après-dînée, du refroidissement de Sa Majesté envers luy, de ses
caresses augmentées, joint à quelques advis que lui donna son écuyer,
estoit sorty secrettement du chasteau, monté à cheval, pour tenter de
sortir aussy de la ville; mais, trouvant les portes fermées, il va au
logis de son escuyer[171], à la ville, qui le recommande à son
hostesse, et la prie d'avoir soin de ce gentilhomme, son amy, qui
revient malade de l'armée, et de mettre des draps blancs dans son lit.
Cependant l'escuyer, qui va au chasteau pour prendre la cassette aux
papiers et advenir MM. de Thou et de Chavagnac, est arrêté prisonnier.
M. de Charraut, qui n'avoit pas trouvé M. Le Grand dans son
appartement, met l'alarme dans le chasteau, où il fait les
perquisitions en vain jusqu'à tant que le roy partit, qui fut à six
heures le vendredy au matin, que Sa Majesté alla à Besiers avec
créance que mondit sieur Le Grand s'en étoit fuy de la ville. S'en
allant, elle commanda aux capitouls et consuls de Narbonne de faire
recherches exactes de sa personne et de la garder jusqu'à tant qu'elle
envoye ses ordres. Ceux-ci menacent de la corde le premier hoste qui
le recèle, et en font publier le ban. Celui de M. Le Grand, revenant
des champs, s'informe de sa femme qui est dans son logis. Elle lui dit
qu'il y a un gentilhomme malade au grenier[172]; il y monte et
recognoit que c'estoit M. Le Grand. Aussi tost il va advenir les gens
de la ville, qui se vinrent saisir de luy, et incontinent dépeschèrent
pour en donner advis au roy, qui envoya un capitaine aux gardes avec
sa compagnie pour le mener comme il faut à la citadelle de
Montpellier. Ce capitaine lui exposant son commandement, il lui
demanda si c'estoit le roy luy-mesme qui luy avoit commandé. Il
l'assura que c'estoit luy; et puis il demanda s'il trouveroit bon
qu'il prist son espée, à quoy il respondit que ouy. Là-dessus M. Le
Grand se lève dessus cette paillasse où il estoit couché habillé, et
fut quelque moment dans la ruelle, où la réflexion qu'il fit de
l'inconstance de la fortune et du pitoyable estat auquel il estoit lui
tira les larmes des yeux; et puis il dit au capitaine que, puisque le
roy le commandoit, il obéissoit.

          [Note 171: Belet, son valet de chambre, dit Tallemant, le
          mena chez un bourgeois dont la fille étoit bien avec lui.
          Levassor dit au contraire que Cinq-Mars reçut asile d'une
          femme qui lui avoit vendu la fille qu'elle avoit eue d'un
          nommé Burgos, faiseur de poudre à canon de la ville.
          (_Histoire de Louis XIII_, t. 10, p. 648.)]

          [Note 172: Monglat dit aussi qu'on le trouva dans un
          grenier, et qu'une fois pris, on le conduisit dans la
          citadelle de Montpellier, ainsi que de Thou et Chavagnac.
          (_Coll. des Mémoires_, 2e série, t. 49, p. 385.)]

Il n'y a rien de changé pour le commandement de l'armée, de laquelle
MM. de Schomberg et La Mallerie[173] ont soin. Le premier est fort
décrié dans cette intrigue, estant accusé d'avoir joué les deux.
Freville[174] n'est ni en fuite, ni en disgrâce. M. de La Vrillière,
dans l'opinion du monde, n'est pas hors de danger d'être disgracié,
et, quoy qu'il ne soit pas accusé d'avoir esté meslé bien avant dans
les intérêts de M. Le Grand, il l'est de n'avoir pas fait les
démonstrations nécessaires de chaleur et d'affection pour le party de
Son Eminence. On accuse force gens de toute qualité d'estre complices,
Monsieur des premiers, qui n'est point sans effroy; la reine aussy; M.
de Bouillon et beaucoup d'autres, comme les comtes de Brun,
Montrésor[175], Aubijon[176] et Fontraille. La cassette de M. Le
Grand, pleine de lettres, est entre les mains de M. de Noyers. L'on a
mauvaise opinion de sa vie, et même de celle de nostre cher amy, dont
je voudrois soulager l'infortune de mon propre sang.

          [Note 173: M. de La Meilleraie.]

          [Note 174: C'est Treville qu'il faut lire. On appeloit
          ainsi, par altération, Henri-Joseph de Peyre, comte de
          Troisville. C'étoit l'homme le plus dévoué au roi, et le
          cardinal eut mille peines à le faire tomber en disgrâce.
          (Tallemant, in-12, t. 2, p. 230-231.)]

          [Note 175: Claude de Bourdeille, comte de Montrésor. Il
          parvint à se sauver en Angleterre, d'où il ne revint
          qu'après la mort du cardinal. On a de lui de très
          intéressants mémoires.]

          [Note 176: Lisez d'_Aubijoux_. Il s'étoit sauvé avec
          Fontrailles.]



_L'Eventail satyrique[177], fait par le nouveau Theophile[178], avec
une apologie pour la satyre._

          [Note 177: Cette pièce, devenue assez rare aujourd'hui, eut
          pourtant plusieurs éditions. C'est d'après la dernière que
          nous la reproduisons. Elle fut publiée une première fois en
          1622, sous ce titre: _Le Tableau à deux faces de la foire
          Saint-Germain, ou Les souvenirs satyriques du carnaval, avec
          une Apologie pour la satire_, in-8. En 1625, il en parut une
          autre édition, sous le titre conservé ici: _L'Eventail
          satyrique_, mais sans la pièce qu'on y a jointe, et qui se
          trouvoit aussi à la fin du _Tableau à deux faces_. Ce
          dernier titre a plus de rapport qu'on ne pourroit croire
          avec celui d'_Eventail satyrique_. _Le Tableau à deux
          faces_, en effet, n'étoit autre chose qu'une de ces images
          pliées en _éventail_, qui, grâce à cette disposition, font
          voir une figure à droite et une figure ordinairement toute
          différente à gauche. Cette curiosité, déjà fort ancienne au
          17e siècle, et sur laquelle nous avons fait une assez longue
          note, t. 2, p. 337-328, est encore aujourd'hui une
          marchandise de foire.]

          [Note 178: Ce nom ne se trouve ni sur l'édition de 1622, ni
          sur celle de 1625. Pour prendre le nom de Théophile, il
          semble qu'on eût attendu que le poète du _Parnasse
          satyrique_ n'existât plus. Or, il étoit mort le 25 septembre
          1626. V. la notice de M. Alleaume, en tête de ses oeuvres,
          édit. elzev., t. 1, p. xcj.]

M.DC.XXVIII.


    Si le grave censeur de Rome
  Vivoit en ce temps où nous sommes,
  On ne verroit tant d'hospitaux,
  Tant de gueux, tant de courtisanes,
  Tant d'abus, tant de moeurs profanes,
  Tant de cocus et maquereaux.

    Je veux qu'on m'appelle un critique,
  Un charlatan, un empirique,
  En ce temps un donneur d'advis;
  Il faut pourtant en ma police
  Dresser la chambre de justice
  Contre le luxe des habits[179].

    Bonnes estoient les lois d'Athènes[180]
  Qui deffendoient l'or et les chaisnes[181]
  A leurs filles, et les presens;
  Que s'il estoit ainsi d'entr'elles,
  Las! on trouveroit des pucelles
  Encor à l'âge de quinze ans.

    Mais les filles sont si volages,
  Qu'elles donnent leurs pucelages
  Pour du satin et du velours,
  Et tiennent que c'est resverie
  De syndiquer[182] la braverie,
  Estant si commune entre tous.

    Ah! que les Indes sont barbares
  De remplir ces humeurs avares,
  Nos vaisseaux et nos hameçons!
  Que la rame est infortunée
  Qui a dans Paris amenée
  La mode de tant de façons[183].

    Encor, si de ces braveries
  On en voyoit des rencheries,
  Il n'y auroit un seul cocu;
  Mais elles gaignent ces richesses
  Aysément pour un tour de fesses
  Où pour un simple coup de cu.

    A voir leurs habits sont des garces,
  Ou bien des joueuses de farces
  Les plus honnestes au maintien;
  Leur simarre à l'italienne[184]
  Sent mieux la licence payenne
  Que l'honneur d'un grave chrestien.

    Depuis les pieds jusqu'à la teste,
  La dame qui fait plus l'honneste
  Veut sembler garce en son atour[185],
  Où la putain, tout au contraire,
  Tasche l'honneste contrefaire,
  Et non pas la fille d'amour.

    Je ne puis donner de louanges,
  Mesdames, à ces manches d'anges[186],
  A ces jupes et ces rabas;
  Car, soit au cours ou dans les tables,
  Vrayment! il faudroit estre diables
  Pour se garder de vos appas.

    O! que vous avez bonne mine
  Sous un taffetas de la Chine[187]
  En mettant les ventres au vent!
  Est-ce ainsi que l'ont fait vos mères,
  Femmes qui estoient si sevères
  A faire couvrir leur devant[188]?

    Dieux, quel prodige! Sans le linge,
  On verroit vostre petit singe
  Qui enrage sous ce quaintin
  Et de la pasture demande,
  Sçachant que vous estes friandes
  Des postures de l'Aretin.

    Bien tost sans doute une furie
  Qui preside à la braverie
  Inventera quelque metal,
  Quelque crespe, ou plus fine soye,
  Afin que nues on vous voye
  Ainsi qu'au travers d'un cristal.

    A voir tous vos gestes lubriques
  Et vos postures impudiques,
  Vos devants et vos paradis,
  Dieu sçait si vous faites gambades,
  Ne portant plus de vertugades,
  Ainsi que vous souliez jadis.

    Les bourgeoises, qui font les belles,
  Sont braves comme damoiselles[189]
  Qui se vont promener à tas;
  Ont elles pas un petit chose
  (Que l'on appelle un c.. en prose)
  Pour achepter du taffetas?

    Tout leur vaillant est sous le busque[190],
  Qu'elles frottent d'ambre et de musque
  Pour faire le galimatias;
  Bref, employant tout aux etoffes,
  Elles sont de vrays philosophes
  Qui portent tout comme Bias.

    C'est entr'elles une maxime,
  Qu'il faut bien faire plus d'estime
  D'un vieil penard ou païsan
  Avecques beaucoup de pistoles,
  Que des caresses et paroles
  Du plus accomply courtisan.

    Pour oster cet abus du monde,
  Faut chasser la mode feconde,
  Qui f..timasse tant d'habits;
  Jamais Mathieu, dans son histoire,
  Ne vit un luxe si notoire
  En perles, satins et rubis.

    Les beaux habits font qu'on chevauche
  Et que les femmes on desbauche,
  Que tant d'abus sont dans Paris.
  Ce n'est donc pas contre les femmes,
  Mais contre leurs habits infames,
  Que s'entend ce charivaris.

    O que de f..tus hymenées,
  De ramonneurs de cheminées;
  Que de cocus, que de cornards,
  Que de putains, que de nourrices,
  Que de mangeuses de saucisses,
  Que de furets, que de renards!

    O satin, mort des pucelages!
  Velours, père des cocuages!
  Habits, juppes, robes, rabas!
  Contre vous crie ma satyre.
  Que si on ne s'en fait que rire,
  Pour moy, je n'en pleureray pas.

          [Note 179: Henri IV et Louis XIII avoient, comme avant eux
          Charles IX et Henri III, sévi par des ordonnances contre le
          luxe toujours renaissant des habillements. C'est à quoi l'on
          fait allusion ici, surtout dans la pièce mise à la suite. Au
          mois de novembre 1606 avoit paru un _Edict du roy portant
          deffenses de porter sur les habits aucuns draps de toille
          d'or ou d'argent_. Mais, quoique cet édit somptuaire soit
          resté l'un des plus célèbres (_Lettres_ de Mme Denoyer,
          in-12, t. 4, p. 197), il ne paroît pas qu'on lui obéit mieux
          qu'aux précédents. A la fin de 1609 on n'y pensoit déjà
          plus. V. _Lettres_ de Malherbe à Peiresc, p. 100-101. C'est
          ce qui rendit nécessaire la promulgation d'une nouvelle
          ordonnance, parue le 8 février 1620, _pour reprimer_, dit le
          titre, _le luxe et superfluité qui se void ès habits et
          ornements d'iceux_.]

          [Note 180: Nous avons cherché, mais n'avons pu trouver, de
          quelle loi des Athéniens on veut parler ici.]

          [Note 181: Les _chaînes_ au col ou _sur la robe_ comptaient
          parmi les _niveleries_ les plus à la mode. V. notre t. 3, p.
          262.]

          [Note 182: Soumettre au contrôle des syndics.]

          [Note 183: Ce mot s'employoit surtout pour les modes. Les
          Anglois nous le prirent et le modifièrent suivant leur
          prononciation; ils en firent leur mot _fashion_, que nous
          croyons leur avoir emprunté, tandis qu'en le reprenant nous
          n'avons fait que rentrer dans notre bien. Cette singularité
          n'a pas échappé à Noël et Carpentier, dans leur
          _Dictionnaire étymologique_, t. 1, p. 566. Elle est une
          nouvelle preuve de la vérité de ce mot: l'anglois n'est que
          du françois mal prononcé.]

          [Note 184: Les modes et les étoffes italiennes, _bandes_ et
          _passements_ de Milan, etc., étoient surtout proscrits par
          l'ordonnance de Louis XIII.]

          [Note 185: Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien
          cela est resté vrai de nos jours.]

          [Note 186: Ces manches sont justement à la mode aujourd'hui.
          «Elles étoient fort larges, dit Furetière, au mot _Ange_,
          dans son Dictionnaire, et n'alloient qu'à la moitié du
          bras.» On les appeloit ainsi parce que les anges peints sur
          les tableaux en ont ordinairement de semblables. Sorel, au
          livre V de _Francion_, parle de ces _robes à l'ange_ (édit.
          de 1663, p. 248).--Ces manches n'étoient pas alors les
          seules qui fussent à la mode. Courval-Sonnet, dans sa satire
          IV contre _la vanité, inconstance et superfluité des
          habits_, cite encore

             Les manches de la robe à bouillons, en arcades.]

          [Note 187: Les _taffetas de la Chine_, alors fort en faveur,
          étoient rayés de bleu, d'incarnat, de jaune d'or et
          d'argent. (_Cérémonial françois_, t. 2, p. 68.) Brebeuf,
          dans son _Lucain travesti_ (Rouen, 1656, in-8, p. 16), parle
          aussi du _taffetas ondoyé de la Chine_. Le mot _chiné_
          appliqué aux étoffes bariolées vient de là.]

          [Note 188: Le _devanteau_, sorte de petit tablier qu'on
          portoit en déshabillé, étoit pourtant encore à la mode.
          Courval-Sonnet n'oublie pas, dans sa satire citée tout à
          l'heure:

             Un _devanteau_ de toile à créneaux rayonnés.]

          [Note 189: Sur cette prétention des bourgeoises à se faire
          appeler _dames_ et _damoiselles_, V. notre t. 1, p. 309.]

          [Note 190: Le busque étoit de bois, d'ivoire ou de baleine;
          on le mettoit dans le corps de jupe et on l'en ôtoit à
          volonté. De Cailly s'adresse, dans l'une de ses plus jolies
          pièces, à un busque dont il avoit fait don à l'_incomparable
          Orante_:

               Busque, si proprement tourné
               Et de petites fleurs orné, etc.]

       *       *       *       *       *

_Apologie pour la satyre._

On peut remarquer aisément que ceste satyre a esté comme le symptome
de la reformation qui commence à operer, et dont nous esperons quelque
bonne crise; pour moy, j'estime que poëte satyrique et sevère censeur
ne sont qu'une mesme chose, puisque la satyre est une sorte de poësie
où l'on trouve des pointes aiguës contre la volupté, le luxe et la
vanité, meslée pourtant de traicts piquants et moqueurs; si dans les
termes de leur reprimende ils sont differends, l'intention les rend
semblables, qui est de donner la chasse aux vices. Ne sçait-on lequel
des deux a des forces ou amorces plus puissantes pour se faire obeyr.
Aussi n'y a il drogue au monde capable, à mon advis, de purger les
vicieuses humeurs d'un siècle corrompu et les opinions bigearres des
esprits malades qu'une satyre, pourveu qu'on la prepare et assaisonne
si à point qu'on ne la sente en l'avallant. Que si, par hazard, dans
ceste liberté qui est permise il se rencontre quelque chose de
licentieux, il faut en excuser ou la rime, ou la naïfveté qu'on y doit
observer tousjours, ou le zèle d'un esprit passionné; au plus, si
nous sommes si foibles que de nous scandaliser pour des simples
paroles, nous devons nous souvenir de celles de la femme d'Auguste,
qui disoit que la veuë de plusieurs hommes tous nuds qu'elle avoit
rencontrez en son chemin ne l'avoit non plus esmeuë que s'ils eussent
esté des statuës de marbre. Au reste, ceux là se trompent lourdement
qui, sous le nom de satyre, taschent à couvrir leurs medisances ou
leurs lubricitez. Le sang de Licambe[191] ne coule point dans la
fontaine d'Hypocrène, et les Muses sont entièrement vierges, aussi peu
capables d'invectives que de saletez, n'y ayant pas moins de crime à
prophaner la poësie qu'à débaucher une vestale. La satyre s'esloigne
esgallement de ces deux extremetez, et, en quelque façon que ce soit,
son intention se doit conserver toute pure. C'est en ceste sorte de
vers piquants qu'Horace a excellé. Juvenal est trop aigre, Perse trop
sevère et sententieux. De nostre temps, à peine en avons nous un pour
admirer. Tous les siècles ont produit des vices, mais non pas
tousjours des esprits veritablement satyriques, et maintenant la
mesdisance et la flatterie sont si familières, que personne ne
s'attache qu'à l'une où à l'autre. Pour ceste satyre, je la laisse au
jugement de ceux qui s'y cognoissent. On n'ignore point l'occasion qui
l'a faict naîstre, et je sçay que la reformation dont elle a esté le
prognostic[192] aura peut estre blecé quelques esprits: c'est pourquoy
j'en prepare icy la drogue et le remède.

          [Note 191: Il se tua du désespoir que lui causèrent les
          iambes dirigés contre lui par Archiloque, à qui, malgré sa
          promesse, il avoit refusé de marier sa fille Néobule.
          (Horace, lib. 5, ode 6.)]

          [Note 192: Ceci donneroit à penser que cette pièce fut
          écrite avant l'ordonnance de 1620, puisque l'auteur se vante
          de l'avoir provoquée et pronostiquée.]

       *       *       *       *       *

_Consolation aux dames sur la reformation des passemens et habits._

    Ces points couppez[193], passements et dentelles,
  Las! qui venoient de l'Isle et de Bruxelles[194],
  Sont maintenant descriez, avilis,
  Et sans faveur gisent ensevelis;
  Ces beaux quaintins[195], où l'oeil ravy descouvre
  Plus de beautez qu'il n'en paroist au Louvre,
  Sont despouillez de leurs chers ornemens;
  On n'y voit plus ces petits regimens,
  Ces bataillons, ces mousquets et ces mines
  Qui faisoient voir que vous estiez bien fines;
  Tous ces oyseaux, ces amours et ces fleurs,
  Où ne restoit que l'ame et les couleurs,
  Sont sans pouvoir, sans grace et sans merite,
  Depuis que l'ordre à ce luxe est prescrite;
  Ces beaux collets, ces manches, ces rabas,
  Où un Tartare eust trouvé des appas;
  Tous ces pourtraicts et ces vaines figures
  Qui vous gagnoient beaucoup de creatures,
  Comme trompeurs, et du tout superflus,
  Dames, enfin, ne nous paroissent plus.

    Si ces atours avoient une parole
  Qu'ils vous diroient en un langage drolle:
  Cessez, beaux yeux, en vos pleurs vous noyer!
  C'est à nous seuls qu'il convient larmoyer
  De n'estre plus maintenant en usage,
  D'avoir quitté l'air de vostre visage,
  De ne voir plus l'or de vos blonds cheveux,
  Cordages saincts, l'object de tant de voeux;
  De ne toucher à vostre belle gorge,
  Dont l'amour faict les soufflets de sa forge,
  Et non à vous, qui estes l'ornement
  Du plus superbe et riche accoustrement,
  Car sans habits, passements et dentelles,
  Vous ne laissez de paroistre assez belles.

    Mais, dites-moy, ce mal que vous plaignez,
  Et pour lequel vos yeux sont tous baignez,
  Vous l'eussiez bien inventé par la mode
  Qu'auriez jugé peut-estre plus commode,
  Mode feconde en mille inventions!
  Le seul effroy de tant de nations,
  Monstre, prodige, estrange et bien difforme,
  Demain pompeuse, aujourd'huy en reforme.
  Voulez-vous point que vos desseins maudits
  Soient observez plustost que les edicts?

    Or je sçay bien que chante vostre plainte:
  C'est que jamais vous n'aymez la contrainte,
  Et en ce point vostre sexe est si doux,
  Qu'il ne se voit qu'aucune d'entre vous
  Ait ceste reigle enfrainte d'adventure;
  Vous vous plaisez à gloser la nature,
  Faire des loix, corriger l'univers,
  Ne vouloir rien, s'il n'est tout de travers;
  Contre le droit vostre desir s'obstine,
  Pour l'equité vostre ame se mutine,
  Rien ne vous plaist que ce qui vient de loing;
  Ce qui est cher resveille vostre soin;
  Vous vous portez tousjours à la deffense,
  Le bien permis plus souvent vous offense!
  Bref, vostre esprit de contradiction
  Pour le desordre a de la passion.

    Ne pleurez plus, changez de contenance,
  Et, sans gronder, reverez l'ordonnance
  Qui met la drogue à un malheur fatal,
  Et pour le bien ne faites point le mal.
  Que si quelqu'un s'apprestoit pour vous rendre
  Ce que le roi vous a voulu deffendre,
  Devroit-on pas plustost vous consoler?
  D'aise au rebours vous devez bien voler,
  Puisque l'edict maintenant vous delivre
  Par chacun an de huict ou neuf cent livres.
  Vous ne perdrez vos amples revenus,
  D'oresnavant point de maris cornus,
  Et, dans Paris, vos filles trop volages
  Ne donneront leurs jolis pucelages;
  Vous n'employ'rez les soirs et les matins
  A façonner vos grotesques quaintins.
  O folle erreur! ô despence excessive!

    Mais, dites-vous, nostre beauté si vive,
  Sans la faveur de ces riches rabas
  Pour captiver n'aura plus tant d'appas,
  Et, desormais, n'estant veuës si braves,
  Il ne faut plus esperer tant d'esclaves,
  Sous nos drapeaux de jeunes combattans.
  Or, en ce poinct, dames, je vous attens:
  C'est bien trahir la raison et vous-mesme,
  Et faire un crime egal à un blasphème,
  De croire ainsi que soyez sans beauté
  Hors la faveur de ce bien emprunté.

    Le naturel jamais l'art ne surmonte.
  Vous devriez toutes mourir de honte
  De profaner ces aymables thresors
  Que vous avez et de l'ame et du corps!
  Comment veut-on qu'une laide se pare,
  Si des atours une belle s'empare?
  Les ornemens sont pour les seuls deffauts.
  C'est attirer de soy-mesme ses maux,
  C'est offenser le ciel et la nature
  De rechercher l'estrangère parure;
  Si ces atours estoient plus precieux
  Ny que la main, ou la bouche, ou les yeux,
  Avecques vous elle les eust fait naistre
  En tous les lieux où ils souloient parétre.
  Trouvez-vous donc un teton plus mignard
  Pour estre plein de parure et de fard?
  Un oeil plus doux, une plus belle bouche
  Pour les atours qu'auprès d'elle l'on couche?
  Si vous gardez encor le souvenir
  Du temps auquel on vous pouvoit tenir,
  En ce temps-là vous estiez sans dentelles:
  Donc autresfois vous n'avez esté belles.
  Tout cet abus gist en l'opinion
  Et n'est au vray que pure illusion:
  Car dans six mois seroit une folie
  De ramener ceste mode abolie.
  Telle aujourd'huy qui la raison combat,
  Qui semble belle en un simple rabat,
  Douce, agreable et humble comme un ange,
  Avec un autre elle seroit estrange.
  Je jure, moy, par le flambeau du jour,
  Que jamais tant vous ne donnez d'amour
  Qu'en simple habit, ou estant toute nuës:
  Deux veritez qui sont par trop cogneuës.

    J'advoue bien qu'un subit changement
  Peut esbranler un ferme jugement;
  Le mal vous cuit et vous fait de la peine.
  Mais qui croiroit guerir une gangrène
  Ou un ulcère avecque peu de mal,
  Le medecin seroit un animal.
  Les vanitez, le luxe et les delices,
  Qui, en un mot, sont l'amorce des vices,
  Chancres malins corrompent les citez,
  Et sans douleur ne sont point emportez.
  Je veux du mal à celles qui, peu sages,
  Vont ramenant ces funestes usages
  En violant les edicts et les loix,
  Ouvrage sainct de tant de braves rois;
  C'est à chercher tousjours mille artifices
  Pour contenter les yeux et les délices,
  Par des couleurs taschant à deguiser
  Et des façons qu'on leur laisse adviser,
  Qui coustent plus et qui sont moins utiles,
  Par où l'abus se glisse dans les villes.

    Cecy n'est dit qu'aux vulgaires esprits,
  Car je ne croy qu'il y ait du mespris
  Dedans vostre ame, ô belle Callirée!
  En tous mes voeux sainctement adorée,
  Vous ne donnez au change vos regrets.
  Voudriez-vous enfraindre les arrests,
  Vous qui si bien maintenez vostre empire?
  C'est faire un crime alors que je souspire;
  Vous gouvernez, par vos commandemens,
  Mon coeur, mon ame et tous mes mouvemens;
  Bref, vous avez la plus grande puissance
  Qu'on puisse avoir sur une obeyssance,
  Et ce bel oeil qui me donne la loy
  Est mon seigneur, mon monarque et mon roy.
  Puis vous sçavez que la vertu est belle
  Sans le secours d'une mode nouvelle;
  Que la beauté a trop d'allechemens
  Sans l'atirail de ces vains ornemens;
  Que le poison des vertus plus antiques
  Gist en l'abus de ces molles pratiques.

    Reservez donc vos soupirs et vos pleurs
  Pour l'advenir et les autres douleurs:
  Ce reglement et ces nouvelles choses
  Ne sont au prix, mesdames, que des roses;
  Et, cependant, observez les edicts,
  Si vous voulez aller en paradis;
  N'endurez point qu'on vous mette à l'amende,
  Je suis logé chez la belle Flamande.

          [Note 193: V., sur les _point-coupés_, notre t. 3, p. 246,
          note.]

          [Note 194: La mode des dentelles de Flandre commençoit alors
          et s'est toujours maintenue. V., comme preuve de leur vogue
          sous Louis XIV, notre t. 1, p. 239-240.]

          [Note 195: Le quaintin étoit une toile très fine, sur
          laquelle on brodoit ou dans laquelle on découpoit des
          figures du genre de celles dont on parle ici.]

FIN.



_La Vie genereuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens, contenant leur
façon de vivre, subtilitez et gergon, mis en lumière par M. Pechon de
Ruby, gentilhomme breton, ayant esté avec eux en ses jeunes ans, où il
a exercé ce beau mestier._

_Plus a esté adjousté un dictionnaire en langage blesquin, avec
l'explication en vulgaire._

_A Lyon, par Jean Jullieron.--1596._

_Avec permission_[196].

          [Note 196: Ce livret, très rare dans l'édition dont nous
          suivons le texte, a été plusieurs fois réimprimé, mais n'est
          pas devenu plus commun pour cela. Il en parut en 1622 une
          édition petit in-4, de 31 pages, chez P. Ménier, portier de
          la porte Saint-Victor. Un exemplaire fut vendu 34 livres
          chez le duc de La Vallière (_Catalogue_, t. 2, p. 363, nº
          3891). Un imprimeur de Troyes la reproduisit avec quelques
          différences dans le titre: V. _Catalogue des livres du
          cabinet de M***_ (Imbert de Cangé), 1733, in-8, p. 120.
          Depuis lors, une copie exacte, mais sans notes, en a été
          donnée, d'après le texte de 1596, au t. 8 des _Joyeusetez,
          faceties et folastres imaginations_, publiées par
          Techener.--Le nom de Peschon de Ruby, que prend l'auteur,
          est un pseudonyme argotique. _Peschon_ vouloit dire
          _enfant_, comme on le verra plus loin dans le _Dictionnaire
          blesquin_; il se prenoit aussi pour apprenti, novice, et
          pouvoit par conséquent venir de l'italien _piccione_ et de
          son correspondant en françois _pigeon_, qui se disoit déjà
          pour _dupe_, sens qu'il a gardé. On lit dans la _Cabale des
          matois_, pièce joints à la _Gazette_, Paris, 1609, in-12, p.
          49:

               Après tant de mignardise,
               Notre malice déguise
               Que le _pigeon_ ne peut pas
               Libre eschapper de nos laqs.

          Quant au nom de Ruby, je n'en connois pas d'explication
          satisfaisante. M. Fr. Michel en donne une, mais il se garde
          bien d'en répondre, et il a raison (_Etudes de philologie
          comparée sur l'argot_, xlvij, note 48, et p. 309). Il faut
          s'en tenir à ce que dit l'auteur lui-même, dans son
          _Dictionnaire blesquin_; suivant lui, _Pechon de Ruby_
          signifie _enfant éveillé_.]


EPISTRE AU SIEUR DES ARTIMES GOURNÉES.

Amy et frère, pource que, depuis trois ans et plus que j'ay l'honneur
de te cognoistre, je t'ay tousjours ouy plaindre de ta fortune, et que
tu te trouvois à malaise, encor que je te veisse à une très bonne
table; te plaindre d'argent, et t'ay veu tousjours jouer; et te
plaindre de n'estre assez brave, je t'ay veu très bien paré: on ne
sçauroit peindre un roy Herode plus brave que je t'ay veu. Tu te
plains de n'estre bien monté, je t'ay veu des poulains et d'assez bons
chevaux et bonnes armes. Pour ce que l'honneur t'a mis plus bas que
de coustume, je te donne ce mien oeuvre, afin que tu y puisse trouver
quelque cautelle[197] pour recouvrer argent. Et comprens bien ces
trois estats, et comment ils sont très lucratifs et plains de finesses
et cautelles; et, si se trouvoit quelqu'un qui, par mespris, voudroit
blasmer les discours de ce livre, je luy responds que je ne les ay pas
faicts par envye contre aucun de ceste sorte de gens, ains pour
laisser couller le temps et pour mon plaisir. A Dieu.

          [Note 197: Ruse, fourberie. On connoît les _cautèles_ de
          Cepola, que Rabelais appelle _diabolicques_ (liv. II, ch.
          10), et qui sont pour les gens de justice ce que sont pour
          les voleurs celles qui se trouvent ici, car elles enseignent
          à éluder les lois et à perpétuer les procès. L'édition la
          plus rare fut donnée à Paris, en 1508, chez Jean Petit, in-8
          gothique.]

       *       *       *       *       *

_Comme l'autheur se meist au metier._

Ayant l'aage de neuf à dix ans, craignant que mon père me donnast le
fouët pour quelque faute commise, comme advient à gens de cest aage,
je prins résolution d'aller trouver un petit mercier qui venoit
souvent à la maison de mon père, et desirant faire quelque beau
voyage, je résolu m'en aller avec luy. Il n'estoit coesme[198],
n'ayant parvenu à ce degré, ains estoit simple blesche[199], et
sortoit de pechonnerie[200], toutefois _entervoit le gourd_[201], et
delisberasme d'aller en Poictou, faisant estat d'y estre jusqu'après
vendanges. Mon compagnon me disoit que j'eusse beaucoup gaigné à
l'entrée des vignes pour mettre en escrit les charges dez raisins. On
appelle ce mestier _escarter_.

          [Note 198: C'est-à-dire n'étoit pas encore reçu bon mercier,
          bon _coesmelotier_, nom qu'on donnoit, dans l'argot de ce
          temps-là, aux merciers et colporteurs dûment affiliés à la
          confrérie des voleurs de grands chemins. Le mot
          _contreporteur_ est resté comme synonyme de _filou_ dans
          l'argot d'aujourd'hui. _Cameloter_ s'y prend aussi toujours
          dans le sens de _gueuser_, _marchander_. Le mot tout
          populaire de _camelote_, pour mauvaise marchandise, en est
          venu. Plus loin, une note de l'auteur achèvera l'explication
          des mots _coesme_, _mercelot_, _blesche_, _pechon_.]

          [Note 199: C'étoit le grade inférieur dans la confrérie. Il
          est parlé des _blesches_ et _coësmelotiers_, ainsi que du
          langage auquel on s'initioit avec eux et des cérémonies
          qu'ils pratiquoient, dans le 3e _Discours_, qui se trouve à
          la suite du curieux livret _Le jargon ou Langage de l'argot
          réformé_, etc., Lyon, Nicolas Gye, 1634, in-12. Nous avons
          déjà trouvé le mot _blesche_ employé pour bohémien, t. 5, p.
          271. Huet le fait venir de l'espagnol _bellaco_, _veilaco_,
          altération du nom des Valaques, qui passoient alors pour
          d'assez mauvaises gens. Nous avions aussi dans le même sens
          le mot _veillac_: V. le baron de Fæneste, édit. elzev., p.
          268. On dit encore à Orléans _vaillaq_, pour mauvais
          garnement.]

          [Note 200: Apprentissage.]

          [Note 201: Entendoit la fourberie. _Gourd_ et _enterver_ se
          trouvent dans Coquillard, édit. elzev., t. 2, p. 246, 274.]

       *       *       *       *       *

_Comme l'autheur fit paction avec ce blesche._

J'avois desrobé cinquante cinq sols à ma mère; je dis à mon compagnon
que nous serions à moitié. Il me respond que sa balle valoit quatre
livres tournois, et que j'avois part à la concurrence de mes deniers,
et qu'eussions[202] _affuré les ripaux, rippes et milles, et pechons,
qui attrimoyent nostre coesmeloterie pour de l'aubert huré_. Quand
nous eusmes esté trois ou quatre mois à la compagnie j'avois de butin
deux _rusquins, et demie menée de rons, deux herpes, un froc et un
pied_[203].

          [Note 202: «C'est-à-dire que eussions trompé les
          gentilshommes, damoiselles et garçons, femmes de village et
          paysans, leur donnant nostre marchandise.» (_Note de
          l'auteur._)]

          [Note 203: «_Rusquins_ sont escus, _ouendes_ sont livres,
          _rons_ sont douzains, _herpes_ liards, _pieds_ deniers,
          _froc_ ung double.» (_Note de l'auteur._)]

       *       *       *       *       *

_Les façons de coucher._

Nostre vie estoit plaisante, car quand il faisoit froid, nous
_peausions_[204] dans l'abbaye _ruffante_, c'est dans le four
chauld[205], où l'on a tiré le pain naguères, ou sur le _pelard_,
c'est sur le foing, _sur fretille_, sur la paille, _sur la dure_, la
terre. Ces quatres sortes de coucher ne nous manquoient, selon le
temps; car si nos hostes faisoient difficulté de nous loger où la
nuict nous prenoit, s'il pleuvoit, nous logions dans l'abbaye
_rufante_, et au beau temps sur le _pelardier_, c'est-à-dire le pré,
et là espionnions les _ornies_, sont les poules, et _etornions_, ce
sont poulets et chapons, qui perchent au village dans les arbres, près
des maisons, aux pruniers fort souvent, et _là attrimions l'ornie[206]
sans zerver, et la goussions ou fouquions pour de l'aubert_,
c'est-à-dire manger ou vendre; et en _affurant_[207], selon nostre
vouloir et commodité, nous trouvions souvent à des festins où les
_pechons_ passoient _blesches_ et _coesmes_, selon leur capacité.
Ainsi faisans bonne chère, chacun apportoit son gain ou larcin, que je
ne mente; j'use de ce mot de gain, parce que tous les larrons en
usent. Ceste vie me plaisoit, fors que mon compagnon me faisoit porter
la balle en mon rang; mais les _courbes m'acquigeoient fermis_,
c'est-à-dire que les espaules me faisoient mal. Toutes fois, je ne
plaignois pas mon mal, car j'avois déjà veu beaucoup de païs: nous
avions esté jusques à Clisson de la Loire, et au Loroux à Bressuire,
et en plusieurs fours chauds et froids, de pailliers et prez.

          [Note 204: Nous _couchions_, nous _dormions_. Aujourd'hui
          les gens du peuple disent _pioncer_ pour dormir.]

          [Note 205: C'étoit assez volontiers l'usage des gueux de
          coucher ainsi dans les fours. On lit dans la _Farce d'un
          ramonneur de cheminées_, etc. (_Anc. Théâtre_, édit. elzev.,
          t. II, p. 202):

               Je prins ce paillart totilleur
               A Paris, chez un rotisseur,
               Et n'avoit pas vaillant deux blans
               Et couchoit, dont il est si blans,
               Au _four_ à quoy la paille on ard.

          Il y a trente ans, une pauvre femme du quartier
          Saint-Victor, à Orléans, couchoit encore ainsi dans un grand
          _four_ les pauvres diables qui prenoient gîte chez elle. Ne
          seroit-ce pas de cet usage que seroit venu le nom de _four_
          donné aux mauvaises tavernes du quai de la Ferraille
          (l'ancienne vallée de Misère), où les raccoleurs
          embauchoient les recrues?]

          [Note 206: _Attrimer_, prendre _ornie_ la poule, de [Grec:
          ornis], oiseau, étoit le tour le plus ordinaire du métier de
          ces maraudeurs. V. _Le Jargon ou Langage de l'argot
          réformé_, etc., au t. VIII des _Joyeusetez_, p. 74. C'est de
          là sans doute qu'est venue la locution populaire _plumer la
          poule_, qui étoit si bien en usage alors, et que nous avons
          déjà tant de fois rencontrée. V. aussi _Fæneste_, édit.
          elzev., p. 128.]

          [Note 207: _Volant_, de _furari_, qui a le même sens en
          latin.]

       *       *       *       *       *

_Comme je fus contrainct de prendre la balle à bon escient._

Advint qu'en nostre voyage mon compagnon demeura malade à Mouchans en
Poitou[208]. Je me résolu d'estre habile homme, et aussi que j'avois
bon commencement. Laissant là mon compagnon, je prends la balle et la
mets sur mon tendre dos, qui peu à peu s'adurcissoit à ce beau
mestier, et allay avec d'autres à la foire de la Chastaigneraye, près
Fontenay, où je fus accosté de tous les _pechons[209], blesches et
coesmelotiers hurez_, pour sçavoir si _j'entervois le gourd et
toutime_, me demandans le mot et les façons de la ceremonie. Ce fut à
moy à entrer en carrière et payer le soupper après la foire passée,
car ils congneurent que je n'_entervois que de beaux_, c'est-à-dire
que je n'entendois le langage ny les ceremonies. Lors je paye le
festin à mes superieurs, et sur la fin du soupper le plus ancien feist
une harangue.

          [Note 208: En ce temps les compagnies de gueux du Poitou
          étoient nombreuses et célèbres. «Il y avoit alors, dit
          d'Aubigné, une gaillarde academie de larrons en Poictou,
          n'en déplaise à la Gascogne ni à la Bretagne.» (_Le baron de
          Fæneste_, édit. P. Mérimée, p. 137.) Un passage très curieux
          du _Jargon_ (édit. des _Joyeusetez_, t. VIII, p. 3-4), au
          chapitre _Ordre ou Hiérarchie de l'argot réformé_, donne
          d'intéressants détails sur l'origine de cette truandaille
          poitevine et sur la manière dont elle s'étoit alliée avec
          les mercelots des foires, qui avoient fini par être
          confondus avec elle: «L'antiquité nous apprend et les
          docteurs de l'argot nous enseignent qu'un roi de France
          ayant établi des foires à Niort, Fontenay et autres lieux du
          Poictou, plusieurs personnes se voulurent mesler de la
          mercerie; pour remedier à cela, les vieux merciers
          s'assemblèrent et ordonnèrent que ceux qui voudroient à
          l'avenir estre merciers se feroient recevoir par les
          anciens..., puis ordonnèrent un certain langage entr'eux
          avec quelques ceremonies pour estre tenues par les
          professeurs de la mercerie. Il arriva que plusieurs merciers
          mangèrent leurs balles, neantmoins ne laissèrent pas d'aller
          aux susdites foires, où ils trouvèrent grande quantité de
          pauvres gueux, desquels ils s'accostèrent, et leur apprirent
          leur langage et ceremonies. Les gueux, reciproquement, leur
          enseignèrent charitablement à mendier. Voilà d'où sont
          sortis tant de braves et fameux argotiers.»]

          [Note 209: «_Pechon_, c'est quand on a la première balle et
          du premier voyage; et après _blesche_, _mercelot_ et puis
          _coesme_; c'est mercier, et puis le _coesmeletier huré_,
          c'est bon marchand, qui porte à col seulement.» (_Note de
          l'auteur._)]

       *       *       *       *       *

_La harangue qui fut faicte au nouveau blesche_[210].

          [Note 210: Sur ces cérémonies de réception dans les
          compagnies de voleurs, V. t. 5, p. 349, et t. 6, p.
          65.--Cartouche faisoit aussi subir un interrogatoire et des
          épreuves à tous ceux qui vouloient entrer dans sa bande. Le
          Grand a tiré parti de cette curieuse particularité dans sa
          comédie des _Fourberies de Cartouche_. Un jeune homme se
          présente pour être enrôlé: «Où avez-vous servi? lui dit le
          voleur.--Deux mois chez un procureur, six mois chez un
          inspecteur de police.--Tout ce temps vous comptera comme si
          vous aviez servi dans ma troupe.»]

_Coesmes, blesches, coesmelotiers et pechons, le pechon qui
ambieonosis qui sesis ont fouqué la morfe, il a limé en ternatique et
gournitique, et son an ja passé d'enterver_. Lors ils me appellent et
me font descouvrir, et devant tous me font lever la main, et sur la
foy que j'avois pour l'heure, jurer que je ne déclarerois point le
secret aux petits mercelots, qu'ils ne payassent comme moy[211], et me
presentent un baston à deux bouts et une balle, voir si je mettrois
bien ma balle sur le dos, me deffendre des chiens d'une main, et de
l'autre mettre ma balle sur le dos en mesme temps, et aussi si je
savois jouer du baston à deux bouts selon l'antique coustume, en
disant: _J'atrime au passeligourd du tout_, c'est-à-dire je desroberay
bien. Je ne sçavois rien alors; mais ils me monstrèrent fidellement,
et avec beaucoup d'affection, ce que dessus, et outre m'apprindrent à
faire de mon baston le _faux montant_[212], le _rateau_, la _quige
habin_, le _bracelet_, l'_endosse_[213], le _courbier_[214], et
plusieurs autres bons tours. Mon compagnon me trouva passé maistre,
dont il fut bien resjouy.

          [Note 211: Les chefs faisoient bonne justice de ceux qui
          manquoient à leur serment. Montaigne a dit (liv. XIII, ch.
          13) que les gueux, de son temps, «avoient leurs dignitez et
          ordres politiques». Il eût pu ajouter qu'ils avoient leur
          police, et fort bien faite même. «Le jeudy 3 septembre 1609,
          dit l'Estoille, un des principaux officiers de la justice de
          MM. les voleurs et couppes-bourse de Paris, qu'ils avoient
          établie et exerçoient vers le Porte au Foin, condamnans les
          uns à l'amende, les autres au fouet et les autres à la mort
          (qui estoit de les poignarder et jetter à la rivière), ayant
          esté descouvert et attrapé par le prevost Defundis..., fust
          pendu et estranglé en la ditte place du Porte au Foin...»
          Huit jours après il dit encore: «Le jeudy 10 furent pendus
          et estranglez, en la place du Porte au Foin, à Paris, le
          procureur et l'avocat du roy en la Cour des couppe-bourses
          et voleurs. Ils avoient un grand et petit basteau pour
          l'exercice de leur brigande justice. Là se tenoient les
          plaids et audiances en l'ung; et en l'aultre estoient
          prononcés et exécutés leurs arrests, sentences et
          condamnations. Chose estrange et inaudite, et toutesfois
          bien veritable et tesmoing irrefragable de la meschanceté de
          ce siècle. «(Edit. Champollion, t. 2, p. 533.)]

          [Note 212: «C'est un tour de baston subtil et le _rateau_
          une autre façon très adroite; la _quige habin_, le
          trompe-chien, le _bracelet_, un sublime tour de baston, qui
          se peuvent comprendre par l'expérience.» (_Note de
          l'auteur._)]

          [Note 213: V., sur ce mot, Fr. Michel, _Etudes de philologie
          comparée sur l'argot_, p. 7, et notre t. 3, p. 221-222.]

          [Note 214: Tout ce qui est dit ici ne devra plus laisser de
          doute sur l'étymologie de la locution _entendre le tour de
          bâton_, déjà en usage au 16e siècle. V. Des Periers, édit.
          L. Lacour, coll. elzev., t. 2, p. 78.]

       *       *       *       *       *

_Belle subtilité pour faire taire les chiens._

Nous assemblasmes nombre de blesches et coesmes, et deliberasmes de
_peausser_ en un bon village où y avoit force volaille; mais il y
avoit des plus meschans chiens du monde, qui nous vouloient devorer.
L'un de noz compagnons, fort experimenté, nous dict: «Laissez-moy
faire. Vous voyez ces chiens bien enragez, mais je les feray bien
taire, et vous monstreray que nous aurons le corporal et toute la
volaille du village si nous voulons, car j'ay l'herbe qui en guerist.
Il tire de sa balle quatre cornes de vache, deux de boeuf et deux de
bellier, et une potée de graisse de porc, meslée de poudre de corne de
pied de cheval, meslé ensemble, et les emplit de cest unguent, nous en
donnant à chacun la sienne, et arrivons dans ce village par divers
endroicts. Comme les chiens voulurent s'esmouvoir, nous leur jettons
ces cornes. Chasque chien prend la sienne, et de faire chère,
n'abayans nullement, et prismes ce que bon nous sembla autour du
village, et _ambiasmes le pelé juste la targue_, c'est-à-dire nous
enfilasmes promptement le chemin de la prochaine ville.

Mon compagnon aymoit une _limougère_[215] d'une taverne borgne, où
logions souvent venant de Clisson au Loroux Botereau, où il nous
coustoit pour le _peaux huré deux herpes_, c'est-à-dire deux liards
pour coucher. La _limougère_, c'est-à-dire la chambrière, venoit au
soir coucher avec mon compagnon, et se vient mettre contre moy. Je fuz
tout estonné, comme n'ayant jamais _rivé le bis_[216]. Toutes fois
mon compagnon dormoit; je m'aventure à _river_ selon mon pouvoir, et
si mon _chouard_ eust esté comme il est, elle se fust mieux trouvée,
encores qu'elle me trouvast assez bon petit gars. Mon compagnon
s'éveille, et dessus! et moy de dormir en mon rang. Je vous jure que
j'avois bien veu _river_, mais jamais je n'avois point _rivé_; mais je
ne sçay si je perdy ce qu'on appelle pucelage, car je pensay esvanouir
d'aise. Mon compagnon _riva fermis_, et au matin nous en allasmes à
Clisson, et là trouvasmes une trouppe qui nous surpassoit en félicité,
en pompe, subtilité et police, plus qu'il n'y a en l'Estat venicien,
comme verrez ci-après.

          [Note 215: C'est _millogère_ qu'il faut lire, comme on le
          verra plus loin, dans le _Dictionnaire blesquin_. Servante
          se disoit aussi _andrumelle_: V t. 3, p. 231, ou bien encore
          _andrimelle_: V. _Les premières oeuvres poétiques du
          capitaine Lasphrise_, Paris, 1599, in-12. p. 499.]

          [Note 216: _Far l'atto venereo._ Le verbe _river_ se disoit
          aussi avec le même sens dans l'ancienne langue populaire. On
          lit dans le _Monologue des perruques_:

               ...Chevaucher sans selle,
               River et habiter dehait.

                      (_Oeuvres de Coquillart_, édit. Ch. d'Héricault,
                                                       t. 2, p. 271.)]

Mon compagnon et très bon amy, sçachant que nous approchions de la
rivière de Loire pour tourner vers noz parents, s'advisa de
m'_affurer_, c'est-à-dire tromper, car il s'en alla avec mon argent,
et ne me resta que huict sols. Mon autre compagnon s'en alla chez mon
père, près du lieu où nous estions, tellement que je demeure _affuré_
et seulet. Toutesfois j'avois fait amitié avec les plus signalez gueuz
de ceste grande trouppe, ne sçachant qui me pouvoit arriver; car de
retourner vers mon pays, je n'en voulois ouyr parler, craignant le
fouet, ce que je meritois bien, et m'accommode avec lesdits gueuz.

C'estoit lors d'une assemblée generale où tous les plus signalez gueuz
de France estoient assemblez, comme grands coesres, premiers cagouz,
avec autres de respect envers leurs supérieurs, comme une court de
parlement à petit ressort. Je vous deduiray ci-après ce que j'en
appris en neuf mois.

Vous croirez qu'en toutes les provinces il y a un chef de ces
docteurs, chose certaine; et selon qu'il a esté créé vient
recognoistre le chef appelé le grand coesre[217], et payer le devoir,
et faut notter que tous les chassegueux qui sont aujourd'huy aux
villes sont grands coerses et tirent de l'argent.

          [Note 217: «Premièrement, lit-on dans _le Jargon ou Langage
          de l'argot réformé..._, édit. des _Joyeusetez_, p. 5,
          ordonnèrent et establirent un chef..., qu'ils nommèrent un
          grand _coêre_; quelques-uns le nommèrent roi de Tunes, qui
          est une erreur.»]

       *       *       *       *       *

_L'assemblée et ordre qu'ils tiennent à leurs estats généraux._

Ils s'assemblèrent tous à l'issuë d'un grand village près Fontenay le
Conte et là, le grand coesre, qui estoit un très bel homme, ayant la
majesté d'un grand monarque et la façon brave, avec une grande barbe,
un manteau à dix mille pièces, très bien cousues, une hoquette[218]
bien pleine sur le dos, la bezasse bien garnie à costé, le manteau
attaché souz la gorge avec une teste de matraz en guise de bouton,
appellé _bouzon_ en nostre paroisse; une jambe très pourrie, qu'il
eust bien guerie s'il eust voulu[219]; une calotte à cinq cens
emplastres, et la teste assez fort bien teigneuse! Le baston de M. le
coesre estoit de pommier, et à deux pieds près du bas estoit rapporté,
et là dessouz une bonne lame, comme d'un fort grand poignard[220], et
deux pistolets dans sa bezasse. Il fait mettre à quatre pieds tous les
nouveaux venuz, qui estoient douze. Outre se sied le premier dessus le
dos de ces nouveaux venuz. Les cagouz, lieutenants du grand coerse par
les provinces, s'assirent aussi sur le dos des nouveaux, et sur moy
aussi; et au milieu une escuelle de bois que nous appelions _crosle_.
Je fuz le premier appellé, et avant estre interrogé, falloit mettre
trois ronds en la _crosle_; les anciens receuz baillent demy escu, un
escu ou un quart d'escu. Selon la province que dictes estre, l'on
baille le cagou qui meine pour _attrimer_, et apprend les tours et
comme on se doit gouverner pour acquerir de l'honneur et de la
reputation pour parvenir à lieutenant de cagou, ou coesre, qui est le
plus haut degré.

          [Note 218: Petit paquet où l'on mettoit son linge et qu'on
          portoit d'ordinaire au bout du bâton appelé _hoquet_.
          Quelquefois ce dernier mot se prenoit dans l'un et l'autre
          sens. Il prêtoit fort aux équivoques; aussi l'on ne manqua
          pas d'en faire. D'abord, par exemple, on dit, dans le sens
          de vomir, _compter ses hoquets_; puis, par une évolution
          toute naturelle, le calembour venant en aide, on passa du
          contenant au contenu, et l'on dit _compter ses chemises_.
          Cette locution ne doit pas avoir d'autre étymologie.]

          [Note 219: Sur ces fausses plaies des _argotiers_, qui
          firent si spirituellement appeler _cour des Miracles_ le
          lieu où, la nuit venue, ils alloient se débarrasser de leurs
          maux, Ambroise Paré a donné de très intéressants détails;
          c'est ce qu'il appelle l'_artifice des méchants gueux de
          l'hostière_ (édit. Malgaigne, t. 3. p. 46-53).]

          [Note 220: Ces _cannes à épée_ étoient d'un usage très
          commun et fort nécessaires alors. Les plus paisibles ne s'en
          passoient pas. Ecoutez Enay, le doux et l'inoffensif: «Je
          n'ai ni querelle ni procez, et suis bien aimé de mes voisins
          et tenanciers; d'ailleurs, j'ai une petite lame dans ce
          bourdon.» (_Le baron de Fæneste_, édit. P. Mérimée, p. 10.)
          Un édit de 1666 défendit ces _espées en baston_. Elles
          avoient été déjà comprises, en 1661, dans la défense qui
          donna lieu à la comédie de Chevalier: _La désolation des
          filoux, sur la deffense des armes_.]

       *       *       *       *       *

_Interrogats du grand coesre, avec l'opinion de ses lieutenans les
cagouz, aux nouveaux venuz._

Ce grand prince me demanda qui j'estois et comme j'avois nom, et du
lieu de la province. Je luy respons avec respect, mon bonnet en la
main, que j'estois Breton, d'auprès de Redon. Lors le cagou[221] de
Bretagne jette l'oeil sur moy, comme pensant que j'estois de son
gouvernement et des siens. Le grand coesre me remonstre comme ensuit:
«_Vozis atriment au tripeligourt?_» Je respons: «_Gis_; c'est parce
que, quand on passe mercier, le mot c'est: _J'atrime le passe
ligourt_.--Ouy, fils. Ne pensez que nostre vacation ne soit meilleure
que celle des merciers, et nous estimons autant que les plus grands du
monde: à sçavoir si vous pouvez esgaler à eux; au reste, nous sçavons
vos suptibilitez, comme à faire taire les chiens, et sçavons les
quatre sortes de _peausser_, l'abbaye ruffante, _la fretille_, _le
pelard_, _la dure_. Vostre langue est semblable à la nostre; nous
sçavons attrimer ornies, sans _zerver l'artois en l'abbaye ruffante_.
Vostre cagou, qui est l'un des plus anciens, vous apprendra comme
devez vivre, car c'est le plus capable qui soit venu devant moy. Pour
abreger, vous promettez de ne dire le secret. Sur vostre foy,
avez-vous mis les trois ronds en la _crosle_? Prenez vostre baston,
mettez le gros bout à terre, et le poussez le plus bas que pourrez, et
dictes: _J'atrime au tripeligourd_, et allez baizer les mains de
vostre cagou, et luy promettez la foy; embrassez-moy la cuisse (ce que
je feis promptement); sur la vie de ne declarer le secret à homme
vivant, c'est-à-dire _J'atrime au tripeligourd_, je desroberay trois
fois très bien. Il y a une chose requise de sçavoir, premier de
demettre tous les interrogats; c'est que tous les gueuz que la
necessité convie de prendre les armes, comme le _pechon_, l'escuelle,
et la _quige habin_, et aussi ceux qui ne veulent recognoistre le
grand coesre, ou son cagou, on les devalize, et les tient on pour
rebelles à l'Estat, et en rend-on compte au grand coerse; et là il
faict de bons butins, et faict-on la fortune. Le receveur de ces
deniers s'appelle _Brissart_.»

          [Note 221: Il est parlé des cagoux dans le _Jargon_, mais
          comme d'une catégorie de _gueux_, et non comme dignitaires
          de l'ordre, ainsi qu'on les représente ici. On verra plus
          loin, dans le _Dictionnaire blesquin_, que _cagou_ se
          prenoit pour _lieutenant_.]

       *       *       *       *       *

_Le reste de l'interrogation._

«Pechon de rubi, sur quoy voulez-vous marcher?--_Sur la dure._--Vous
estes bien nouveau et bien sot, dit le coerse. Pour te faire
entendre, et afin que d'icy à quelque temps que tu ayes plus d'esprit,
et que tu respondes plus pertinemment, nous marchons sur la terre de
vray, mais nous marchons avec beaucoup d'intelligence. Ne
m'advouez-vous pas qu'il y a plusieurs chemins pour aller à Rome?
aussi y a-il plusieurs chemins pour suyvre la vertu. Et, pour
conclure, c'est que _nozis bient en menues dymes_: c'est que nous
marchons à plusieurs intentions.»

       *       *       *       *       *

_Diverses façons de suyvre la vertu._

1. _Biez sur le rufe_, c'est marcher en homme qui a bruslé sa maison,
et feindre y avoir perdu beaucoup de bien, et avoir une fausse
attestation du curé de la pretendue paroisse où la maison doit estre
bruslée; et celuy donne au grand coestre ou son cagou un _rusquin_,
c'est un escu.

2. _Biez sur le minsu_, c'est aller sans artifice; et tu payeras un
_testouin_ et iras simple, et l'on t'apprendra les excellents tours.

3. _Biez sur l'anticle_, c'est feindre avoir voüé une messe devant
quelque sainct pour quelque mal, ou pour quelque hazard où l'on se
seroit trouvé, et demanderez en ceste sorte: «Donnez-moy, nobles
gentils hommes, et nobles dames et damoiselles, pour achever de quoy
payer une messe; il y a quinze jours que je la cherche, et ne l'ay
encore amassée.» Pour ceste façon, vous payerez deux _menées de
ronds_, qui sont quatre sols.

4. _Biez sur la foigne_, c'est feindre avoir perdu son bien par la
guerre, et feindre avoir esté fort riche marchant, et avoir les
habits convenables à voz discours, et tu payeras un _rusquin_; je te
les diray toutes et tu choisiras.

5. _Biez sur le franc mitou_, c'est d'estre malade à bon escient: tu
es sain, tu ne sçaurais y _bier_; ceux-là sont privilegiez, ils
recognoissent seulement le grand coesre et prennent passeport, dont
ils payent cinq _ronds_; cela vault beaucoup au chef.

6. _Biez sur le toutime_, c'est aller à toutes intentions et avoir
tant de jugement et dextérité, se contrefaire du _franc mitou_, _du
rufle_, _de l'anticle_, _et de la foigne_; bref, s'aider de tout.
Mais, en bonne foy, il n'y en a guères, et aussi les places sont
prinses, et aussi tu es trop sot. Va, tu marcheras sur l'_anticle_; au
reste, si tu es si osé d'aller sur autre intention sans le faire
savoir à ton cagou, je t'en feray punir, comme verrez tantost ce
compagnon là que voyez lié, et advoueray la prise bonne de vostre
equippage, tant argent qu'autres choses. Vous promettez sur vostre
foy; levez vostre main gauche (c'est une erreur que les cours de
parlement font lever la droicte, c'est celle de quoy nous torchons le
cul, et tuons les hommes, et faisons tous les maux; la main gauche est
la prochaine du coeur, c'est la main honneste), et, sur la vie, ne
declarez le secret.

Faictes comme avez veu ces autres, et de main en main tous les
nouveaux passèrent. Les anciens, d'un autre costé, rendoient compte au
receveur Brissart, et à la _mille_ du coesre, tant des devalizez que
des deniers ordinaires. Je diray, avec verité, que de cinquante ou
soixante gueuz qu'il y avoit en la troupe, fut receut trois cens
escuz.

Ils font un roolle avec des coches sur le baston du cagou; chacun a
son roolle, et marquent ainsi leurs affaires[222].

          [Note 222: Autrefois les marchands en détail n'avoient pas
          non plus d'autre livre de compte. La _taille_, morceau de
          bois fendu en deux, dont les parties pouvoient s'ajuster
          ensemble, et dont l'une, la souche, demeuroit chez le
          marchand, tandis que l'autre restoit chez la pratique,
          permettoit, au moyen de _coches_ ou _entailles_ faites sur
          celle-ci et reproduites sur celle-là, de calculer la
          quantité de choses vendues. C'étoit fort commode, surtout
          pour les boulangers, qui n'y ont pas encore tous renoncé.]

Le grand coesre se lève de dessus ce nouveau, et les cagouz, il nous
prie tous de soupper, et qu'eussions à assembler noz bribes[223], veu
que chacun n'avoit eu le moyen d'aller chercher à soupper, et mesmes
que le jour s'estoit passé en affaires et estoit tard.

          [Note 223: Ce mot, même en dehors du _Jargon_, s'employoit
          pour hardes, effets: «En ceste occasion de trousser mes
          _bribes_ et de plier bagage, dit Montaigne (liv. 3, ch. 9),
          je prends plus particulièrement plaisir à n'apporter aux
          miens ni plaisir ni deplaisir en mourant.» Ce mot,
          toutefois, étoit plus particulier aux gueux. Il paroît venir
          de l'espagnol _bribar_, mendier.]

       *       *       *       *       *

_Forme du soupper._

Le grand coesre et brave prince, luy et sa femme, tirent de la bezasse
et de leurs bissacs et _courbières_ un beau petit trepied, un pot de
fer avec sa cueillère, un chaudron joly, une poisle à frire, et en
mesme endroict faisons de grands feuz, où chascun cagou avoit son
feu, et pots d'aller. Nostre chef tira trois neuds d'eschine, deux
pièces de boeuf, une volaille qu'il meist au pot, et un bon morceau de
mouton et de lard, et du saffran; les cagouz à qui mieux mieux et à
belles _couhourdes_ pleines de bon vin et du meilleur, où il s'en
trouve pour leur argent. Je puis dire n'avoir veu faire meilleure
chère depuis sans pastisserie. Nous rotismes deux bons chapons et une
oye.

       *       *       *       *       *

_Comme fut puny ce rebelle et criminel de lèze-majesté._

Le plus ancien cagou le prend et le despouille tout nud; l'on pisse
tous en une _crosle_, avec deux poignées de sel et un peu de vinaigre;
avec un bouchon de paille on luy frotte le bas du ventre et le trou du
cul, si bien que le sang en vient, et m'assure que cela luy a demangé
à plus d'un mois de là; et de ceste eau faut qu'il en boive un peu, ou
estre bien frotté. Nous partismes; chacun s'en va avec son gouverneur
de province, et moy avec le mien.

En partant, il nous assembla tous et nous remonstre comme nous
eussions couru très-heureuse fortune, mais que l'obeissance estoit
bien necessaire à ceste vacation: «Car, mes amis, je vous diray, il
faut aller tous par un tel endroit tantost demeurer, car je cognoy
tous les bons villages et sçay les lieux où se font les bons butins.»
Et ainsi il nous entretenoit.

       *       *       *       *       *

_Les maximes que nostre general nous faisoit entretenir._

Il ne faut jamais estre ensemble à l'entrée des villes ny villages, et
faut importuner de demander jusques à neuf fois; et, passans sur les
chaussées des estangs où il y a moulins, il ne faut passer qu'une
partie sur la chaussée, et les autres derrière le moulin, parce qu'il
se presente une infinité de beaux effets, tant aux maisons escartées
qu'ailleurs: car, s'il n'y a qu'un chien, il ne pourra mordre ceux de
l'autre costé de la maison. S'il y a quelques hardes quand on donnera
l'aumosne, de l'autre costé _l'on subre_, c'est-à-dire attrape.

Il est de besoin d'avoir la bezasse pleine de cornes emplies de
graisse, accommodées ainsi qu'il faut pour faire taire les chiens la
nuict.

Nostre general avoit un nepveu qu'il desiroit avancer, et de vray luy
avoit bien augmenté la creance entre nous, et le faisoit changer de
condition sans rien payer, pour l'auctorité qu'il avoit; et, passant
un soir auprès d'un gibet, la vigile d'une foire de Nyort en Poictou,
où y avoit trois penduz nouveaux, nostre chef faict ferme auprès, et
fismes du feu, faisans feinte de camper, et repeumes environ deux
heures de nuict. J'avise mon cagou, qui tire de sa bezasse quatre
tirefons et une grande boëste, et nous meine au pied du gibet; et moy,
estonné, les cheveux me levoient en la teste de frayeur. Il pose l'un
de ces tirefons contre un des pilliers, qui estoit de bois, appelle
ce nepveu et luy dist: «Tien, monte jusques là hault.» Ce qu'il fit
promptement. Ce docteur fit coupper un bras de l'un de ces penduz et
le met en son bissac, et _ambiasmes le pelé_ à deux lieues de là, et
arrivasmes à Nyort, où trouvasmes grand nombre de noz frères, qui ne
manquèrent de recognoistre ce lieutenant de roy[224], comme la raison
leur commandoit. Avant que le jour fust bien esclaircy, il attache le
bras de son nepveu derrière, fort serré, et, ayant sur son dos un
pacquet pour couvrir le jeu, et un mantelet à mille pièces attaché par
soubs la gorge, attache ce bras de pendu au mouvement de l'espaule du
nepveu, et en escharpe en un grand linge tacheté de matière de playe
et avec proportion, tellement que l'on jugeoit estre le bras naturel.
Monsieur le lieutenant du roy prend un cousteau et faict une playe
jusques à l'os, le descouvre et verse du sang sur icelle playe et un
peu de fleur de froment; et le bras, qui est prest de corrompu, on
jugeoit une parfaicte gangrène, tellement qu'il y avoit presse à
donner à ce bras pourry.

          [Note 224: C'est-à-dire ce _franc-cagou_. Voy., plus loin,
          le _Dictionnaire blesquin_.]

Et si quelqu'un n'estoit assez esmeu de pitié, l'oncle luy donnoit
invention de se mettre un poinçon à travers le gras, et recevoir plus
d'argent que nous tous.

Ce signalé cagou, nous acheminant sur noz subjects, nous advertit
qu'il estoit besoin de prendre garde à nous, et estions près d'un
moulin à eau, près de Mortaigne. Le meusnier avoit cela de bon de ne
donner jamais rien à gens de nostre robbe. «Ne sera il pas bon de
l'_atrimer au tripeligourd_?» dict le cagou. Chacun respond: «_Gis,
gis, gis_.--Mes enfans, il faut aller trois par trois au dessouz du
moulin et nous autres par dessus la chaussée: les premiers importuner
fort sur la bille, c'est sur l'argent, sur la _crie_, sur le pain, ou
sur la _moulue_, c'est la farine; et au cas qu'on ne nous donne rien,
je crieray à la force du roy: ils sortiront du moulin, vous entrerez
par la grande porte, et trouverez sur la cheminée le pain du meusnier,
et un coffre au pied du lict, dans lequel y a un pot de beurre;
l'autre prendra en la met[225] une sachetée de farine, et chacun avec
son butin se retirera; et sans doute je feray sortir le meusnier et
les _moutaux_[226].»

          [Note 225: _Huche._ Ce mot est encore employé dans nos
          campagnes. Au 17e siècle on ne le comprenoit déjà plus à
          Paris, et Tallemant des Réaux, l'ayant employé, se croyoit
          obligé de l'expliquer en note et de dire: «C'est un mot de
          province.» (Edit. in-12, t. 1, p. 247.)]

          [Note 226: Les garçons chargés de la _mouture_.]

Nous acheminons trois et le chef, la troupe à la file, et importunans
de demander, eurent un peu de fleur de farine, et la meirent en une
escuelle. Pour mieux jouer le roolle, le grand cagou la prend; cestuy
feit semblant de luy donner un coup de baston, et quereller jusques à
en venir aux armes, et crier la force. Le meunier et les _mouteaux_
sortent pour voir le combat. Cependant nous ne perdions le temps, car
nous executasmes ce que dessus fort heureusement, et non sans hazard.
Après ce bel effect nous _ambiasmes_ le pelé à une lieue de là, afin
d'_accoustre_ à soupper, nous mocquans du meunier. Nostre capitaine
nous dist qu'il en gardoit une autre bien verte au meunier, et qu'il
luy apprendroit avec le temps à donner l'aumosne pour l'amour de Dieu;
et faut croire que ce cagou estoit fort digne de sa charge, et digne
de mener les gens à la guerre de l'_artie_ et de la _crie_.

       *       *       *       *       *

_Autre bon tour._

Peu de temps après, nostre regiment estant près de Beaufort en Vallée,
nostre cagou veid un pendu à une potence, qui n'y estoit que du jour;
commande à son nepveu de demeurer derrière, et que la trouppe s'en
alloit _peausser_ en un _pelardier_ assez près de là, et luy commanda
que quand la nuict seroit venue il coupast la couille du pendart,
ostast les couillons de dedans et l'emplist de gros sable de rivière;
et ce faict, qu'il s'en vinst promptement et qu'il trouveroit la
sentinelle sur le grand chemin qui le r'adresseroit dans le camp.
Estant venu, son oncle luy demande s'il avoit le sac. Le nepveu luy
respond qu'il avoit jetté les _quilles_, et que pour le sac il estoit
en seureté. Nous avions de bon feu, car le compagnon estoit garny de
bon fuzil et allumettes, avec le bon pistolet, et dans son bourdon la
bonne lame d'espée, et son nepveu assez bien armé. Pour revenir à nos
moutons, il prend les besongnes de nuict[227] du pendu, et remplit le
sac de paste espicée, et l'enfle fort grosse, presque comme la teste,
et la perce tout outre dès le hault venant en bas, et resta là dedans
un trou vide; lors prend du laict de sa femme, et du sang de chapon,
demeslant le tout (cela ressembloit à de la matière sortant d'une
apostume), et la met en ce trou vuide, et le bousche jusqu'au
lendemain. Nous acheminans vers une maison de gentilhomme appellée
Montgeffroy, il nous disoit en cheminant qu'il s'en trouvoit tant qui
sçavoient la finesse du mal de jambes, mais que cela ne valloit plus
rien; il commanda de passer outre la maison, tous deux avec luy, de
quoy j'estois l'un, luy aydant à marcher. Au mesme temps il s'attache
ce contre pois aux couilles naturelles, et les enveloppe dans ce sac
artificieusement (comme il sçavoit). Allant à ceste porte de
Montgeffroy, où y avoit grande compagnie, nostre maistre monstroit ce
beau present, faisant le demy mort, et la couleur blesme, avec des
feintes douleurs; et touchant à l'endroit du trou, la matière sortoit
de là dedans. La dame de la maison, se promenant en la salle de la
dicte maison, jette l'oeil sur la douleur de mon maistre, et quelques
autres damoiselles, partie desquelles se mirent à rire; la dame,
entr'autres, dit: «Il n'y a pas de quoy rire; mon mary se blessa un
jour en cest endroit, et en est encore mal.» (Ce faict luy touchoit.)
Et s'approchant dit: «Couvrez ceste saleté là, l'on vous donnera
l'aumosne.» Lors tirant à sa bourse, luy donne un teston, et demande
si le cagou avoit jamais essayé à se faire guerir. Luy, qui avoit du
jugement et de la cautelle, respond qu'il y avoit un jeune chirurgien
d'auprès du lieu où il estoit, qui devoit passer à Saumur dedans deux
ou trois jours, qui luy avoit promis de le rendre libre.

          [Note 227: Cette expression ne s'employoit ordinairement que
          pour hardes de nuit. V. notre édition des _Caquets de
          l'accouchée_, p. 19.]

Ayant ce ouï la damoiselle et sçachant que son mary en avoit près
d'autant que le pauvre patient, luy dit: «Mon amy, j'ay un serviteur
qui est malade comme toy, que je voudrois faire guerir; si tu
rencontres ton chirurgien, ameine le moy, et je te nourriray et
payeray le chirurgien, et venez ceans vous restaurer.» Il pensa que
son nepveu eust esté bon chirurgien, et incontinent allasmes à Saumur,
et fit achetter à son nepveu un vieil pourpoint noir et des
chaussettes noires, un chapeau, un estuy et un boestier plein
d'unguents, et reprismes chemin, le chirurgien à cheval. La dame, très
joyeuse, nous loge en une boulangerie, et le barbier en une bonne
chambre. On luy demande s'il y avoit esperance de guerir ce pauvre
homme; il dit qu'il le gueriroit dans quinze jours, sur sa vie,
encores que le patient ne pourroit endurer la force des unguents,
parce que le mal est en lieu fort sensible. Enfin il le traicta si
bien que dans dix jours il fut guery. Ce qu'entendant la dame du
logis, pour luy mettre son mary en main, le seigneur, ne faisant
semblant que fust pour luy, alla voir le gueu, qu'il trouva guery, et
ne restoit que quelques plumaceaux pour faire bonne mine. Retournant à
sa femme, luy dist: «M'amie, voilà un très excellent chirurgien et
heureux en ses cures.» Le seigneur luy demande où il avoit appris, il
respondit: «Avec un mien oncle, qui estoit assez suffisant.» La dame,
faisant la meilleure chère qu'elle pouvoit au chirurgien, commença à
le haranguer comme ensuit:

«Mon cher amy, vous estes fort expert en vostre art, d'avoir si tost
guery ce pauvre homme. Estes vous passé maistre? Non pour tout cela ne
laisserez de garder un secret: je vous tiens pour un si honneste
homme, que ne voudriez faire une telle faulte de déclarer un homme
d'honneur.--Jesus, dict il, Madame, j'aymerois mieux mourir.--Pour
vous dire, vous sçavez à combien de misères les gents d'honneur sont
subjects: mon mary, que voicy, se blessa un jour, maniant un cheval,
les vous m'entendez bien, et sont fort enflez; mais je croy que
pourrez bien le guerir, puisque avez faict la cure de ce pauvre homme;
je vous prie d'y mettre tout vostre pouvoir, et vous asseure que je ne
manqueray à vous contenter, et outre vous feray un present honneste.»

La dame va querir son mary et l'amène en une chambre, appelle le
chirurgien, et là font exhibition du sac et besongnes de nuict. La
dame, soigneuse, comme à la verité le faict luy touchoit: «N'est-il
pas vray (disoit elle) que le gueu estoit plus malade que mon
mary?--Ouy, respond le chirurgien; mais, madame, il ne faut perdre de
temps, il faut avoir des drogues et unguents. Où vous plaist il que
j'aille, à Tours ou à Saumur?--Il me semble que l'on trouve de tout à
Saumur. Tenez, voilà vingt escus, prenez ma haquenée, et vous en allez
promptement querir tout ce qu'il vous faut.»

Ayant l'instruction du cagou, il s'en va, et est encor à retourner
voir le patient. Au mesme temps que nostre chirurgien fut party, et
nous de nous en aller, et nous trouvasmes à la Maison-Neufve, trois
lieues près d'Angers. Il avoit desjà osté ses accoustremens de
chirurgien, et nous cheminasmes vers Ancenis, esperans faire
quelqu'autre tour signalé. Croyez que mon maistre _entervoit toutime_.
Ils ont d'autres tours, comme faire venir le mal S. Main[228], mal de
jambes, comme si on avoit les loups ou ulcères; ils prennent une
vessie de pourceau et la fendent en long dessus l'os de la jambe, et
de la paste demeslée avec du sang, et couvrent le reste de la jambe,
fors l'endroit blessé, qu'ils cavent, et y paroist de nerfs pourriz,
de la chair morte, et une si grande putrefaction qu'il n'est possible
de plus.

          [Note 228: V. notre t. 5, p. 267.]

Ils ont bien d'autres inventions, comme de porter deux enfans,
feindre, si c'est un homme qui les porte, que la mère est morte, qui
bien souvent se porte bien, et sont le plus souvent de deux mères; si
c'est une femme qui les porte, elle dira que le père est mort. Et tant
d'autres beaux artifices! Ces tigneux, galleux, estropiez, triomphent
d'aller droict quand ils sont dehors de devant le peuple, et outre
parfaits voleurs quand ils sont les plus forts.

Mon cagou se courrouça contre moy, ayant trouvé près des ponts de
Piremil, près de Nantes, une bourse où y avoit huiet livres dedans. Je
la garday longtemps sans l'en advertir, qui fust cause qu'il me
devaliza. Lors je quittay mes gueux, et allay trouver un capitaine
d'egyptiens qui estoit dans le faux bourg de Nantes, qui avoit une
belle trouppe d'egyptiens ou boësmiens[229], et me donnay à luy. Il me
receut à bras ouverts, promettant m'apprendre du bien, dont je fuz
très joyeux. Il me nomma Afourète.

          [Note 229: Ces bohémiens étoient sans doute de la race des
          _Romanitchels_, dont quelques bandes campent encore dans
          quelques cantons du centre de la France.]

       *       *       *       *       *

_Maximes des boësmiens_[230].

          [Note 230: «Ces gens-là, dit la P. Garasse, à propos des
          bohémiens, ont des maximes secrettes, des caballes
          mystérieuses et des termes qui ne sont intelligibles qu'à
          ceux de la manicle.» (_La Doctrine curieuse des beaux
          esprits de ce temps_, etc., Paris, 1623, in-4, p. 75.)]

Quand ils veulent partir du lieu où ils ont logé, ils s'acheminent
tout à l'opposite, et font demie lieue au contraire, puis se jettent
en leur chemin[231]. Ils ont les meilleures chartes et les plus
seures, dans lesquelles sont representées toutes les villes et
villages, rivières, maisons de gentils hommes et autres, et
s'entre-donnent un rendez-vous de dix jours en dix jours, à vingt
lieues du lieu où ils sont partiz.

          [Note 231: Vagabonder toujours, voilà leur loi. Ils se sont
          fait cette maxime: «_Chukel sos piréla cocal téréla_, chien
          qui court trouve un os.»]

Le capitaine baille aux plus vieux chacun trois ou quatre mesnagères à
conduire, prennent leur traverse et se trouvent au rendez-vous; et ce
qui reste de bien montez et armez, il les envoye avec un bon almanach
où sont toutes les foires du monde, changeans d'accoustremens et de
chevaux.

       *       *       *       *       *

_Forme de logement._

Quand ils logent en quelque bourgade, c'est tousjours avec la
permission des seigneurs du pays ou des plus apparens des lieux[232].
Leur departement est en quelque grange ou logis inhabité[233].

          [Note 232: Il en est encore ainsi pour ceux du Pays-Basque.
          «Leurs demeures, dit M. Francisque-Michel, sont, pendant les
          plus rigoureuses saisons, les troncs d'arbres creusés, les
          cabanes des pasteurs abandonnées, les granges isolées.»
          (_Id._, p. 139.)]

          [Note 233: «Ils sont restés platement flatteurs pour les
          riches habitants des pays où ils viennent camper; ils
          caressent pour détourner les soupçons et voler plus à
          l'aise. Quand une bohémienne est enceinte dans le
          Pays-Basque, le couple se hâte de s'installer auprès de
          quelque riche maison, espérant que le maître les prendra en
          amitié et voudra bien être le parrain de l'enfant, ce qui,
          en effet, a lieu quelquefois.» (Francisque-Michel, _Le
          Pays-Basque_, 1867, in-8 p. 141.)]

Là, le capitaine, leur donne quartier et à chacun mesnage en son coing
à part.

Ils prennent fort peu auprès du lieu où ils sont logez; mais aux
prochaines parroisses ils font rage de desrober et crochetter les
fermetures[234], et, s'ils y trouvent quelque somme d'argent, ils
donnent l'advertissement au capitaine, et s'esloignent promptement à
dix lieues de là. Ils font la fausse monnoye[235] et la mettent avec
industrie; ils jouent à toutes sortes de jeux; ils achètent toutes
sortes de chevaux, quelque vice qu'ils ayent[236], pourveu qu'ils
passent leur monnoye.

          [Note 234: Ils étoient fort experts pour ce crochetage des
          _buffets_ et autres coffres. V. _Le baron de Fæneste_, édit.
          P. Mérimée, p. 133. L'un des outils dont ils se servoient
          s'appeloit déjà un _rossignol_. (_Id._, p. 135.)]

          [Note 235: Grellmann remarque que le métier que les
          bohémiens exercent le plus volontiers est celui de forgeron.
          (_Hist. des Bohémiens_, trad. franç., 1810, in-8, p. 92-95.)
          De là à l'industrie du faux-monnoyeur il n'y avoit qu'un pas
          pour de telles gens.]

          [Note 236: Ils s'accommodent même des chevaux morts. «Quelle
          que soit la maladie qui les ait tués, ils les désinfectent
          avec des plantes à eux seuls connues et s'en repaissent
          impunément.» (Fr.-Michel, _Le Pays-Basque_, p. 138.)]

Quand ils prennent des vivres, ils baillent gages de bon argent pour
la première fois, sur la deffiance que l'on a d'eux; mais, quand ils
sont prests à desloger, ils prennent encor quelque chose, dont ils
baillent pour gage quelque fausse pièce et retirent de bon argent, et
à Dieu.

Au temps de la moisson, s'ils trouvent les portes fermées, avec leurs
crochets ils ouvrent tout, et desrobent linges, manteaux, poisles,
argent et tous autres meubles[237], et de tout rendent compte à leur
capitaine, qui y prend son droict. De tout ce qu'ils gaignent au jeu
ils rendent aussi compte, fors ce qu'ils gaignent à dire la bonne
aventure[238].

          [Note 237: L'argenterie surtout, et principalement les
          gobelets d'argent, pour lesquels, selon Grellmann, ils ont
          une véritable passion. (P. 91.)]

          [Note 238: «Voler la volaille et dire la bonne aventure,
          voilà le métier des femmes.» (Grellmann, p. 106, 125.)]

          Ils hardent fort heureusement, et couvrent fort bien le vice
          d'un cheval[239].

          [Note 239: «Une autre branche d'industrie à laquelle les
          bohémiens s'adonnent volontiers est le maquignonnage, qui
          semble leur avoir été particulier depuis les plus anciens
          temps de leur histoire.» (Grellmann, p. 97.)]

Quand ils sçavent quelque bon marchant qui passe pays, ils se
deguisent et les attrapent, et font ordinairement cela près de quelque
noblesse, faignant d'y faire leur retraicte; puis changent
d'accoustremens et font ferrer leurs chevaux à rebours, et couvrent
les fers de fustres, craignans qu'on les entende marcher.

       *       *       *       *       *

_Un trait du capitaine Charles[240] à Moulins en Bourbonnois._

          [Note 240: C'est peut-être le même dont parle Tallemant: «Le
          capitaine Jean Charles, écrit-il, a dit au Pailleur qu'un
          petit cochon ne crioit point quand on le tenoit par la
          queue, et que leur plus sûre invention pour ouvrir les
          portes, c'étoit d'avoir grand nombre de clefs; qu'il s'en
          trouvoit toujours quelqu'une propre pour la serrure.» (Edit.
          in-12, t. 10, p. 141.)]

Un jour de feste, à un petit village près de Moulins, y avoit des
nopces d'un paysan fort riche. Aucuns se mettent à jouer avec de noz
compagnons, et perdent quelque argent. Comme les uns jouent, leurs
femmes desrobent; et, de vray, y avoit butin de cinq cens escus, tant
aux conviez qu'à plusieurs autres. Nous fusmes descouverts pour quatre
francs qu'un jeune marchand perdit qui dançoit aux nopces, lequel
avoit fermé sa maison et ses coffres. Cela empescha que feit
ouverture. Les paysans se jettent sur noz malles, et nous sur leurs
vallizes et sur leurs testes, et eux sur nostre dos, à coups d'espée
et de poictrinal[241], et noz dames à coups de cousteau: de façon que
nous les estrillasmes bien. Ces paysans se vont plaindre au gouverneur
de Moulins. Ce qu'ayant ouï, envoye vingt-cinq cuirasses et cinquante
harquebuziers pour nous charger. L'une de noz femmes, qui estoit à
Moulins, nous en donna l'advertissement, et nous falloit passer une
rivière qui nous incommodoit. Nostre capitaine s'avance au grand trot
et laisse un poitrinalier demie lieue derrière, luy enchargeant
qu'aussitost qu'il descouvriroit quelque chose, il nous advertist de
leur nombre, ce qu'il fist. Le capitaine ordonne ce qui en suit:

          [Note 241: Ou _pétrinal_, sorte de long pistolet ou de
          petite carabine qu'on tiroit en appuyant la crosse sur la
          poitrine, d'où son nom.]

       *       *       *       *       *

_L'ordre de pitié._

Tout le monde fut commandé de mettre pied à terre, et feindre les
hommes d'estre estropiez et blessez, et commande à deux femmes de se
laisser tomber de cheval et faire les demies mortes. L'une, qui avoit
eu enfant depuis deux jours[242], ensanglante elle et son enfant, et
ainsi le met entre ses jambes.

          [Note 242: Il étoit rare qu'il n'y eût une femme en couches
          dans un camp de bohémiens, quelque peu nombreux qu'il fût,
          tant il est vrai, comme le dit Grellmann, que cette race est
          des plus prolifiques. (P. 128.)]

Le capitaine Charles saigne la bouche de ses chevaux et ensanglante
ses enfans et ses gents pour faire bonne pippée.

Charles va au devant de ceste noblesse tout sanglant, lesquels, esmeuz
de pitié, tournent vers les paysans, ayans plus d'envie de les charger
que nous. Les uns avoient les bras au col, les jambes à l'arçon de la
selle, et nostre colonnel, qui ne manquoit de remonstrer son bon
droit: tellement qu'ils se retirent, et nous de picquer. Après leur
retraicte, croyez que tout se portoit bien, et allasmes repaistre à
quinze lieues de là. J'ay passé depuis par ce lieu, où je vous jure
qu'encores aujourd'huy ce traict est en memoire à ceux du pays. Si
j'avois eu temps d'escrire les bons tours que j'ay veu faire à ces
trois sortes de gents, il n'y auroit volume plus gros. Ces folies
meslées de cautelles, c'est afin que chacun s'en prenne garde.

Le daulvage biant à l'antigle, au rivage huré et violente la hurette,
et pelant la mille au coesre: c'est le mariage des gueuz et gueuzes
quand ils vont epouzer à la messe, et comme ils disent ceste chanson
en ceremonie.

    Hau rivage trutage,
  Gourt à biart à nozis;
  Lime gourne rivage,
  Son yme foncera le bis.

    Ne le fougue aux coesmes,
  Ny hurez cagouz à viis;
  Fougue aux gours coesres
  Qui le riveront fermis.

S'en suivent les plus signalez mots de blesche.


_Premièrement._

  Le franc mitou,                       Dieu[243].
  Les franches volantes,                Les anges.
  Franc razis,                          Pape.
  Franc ripault[244],                   Roy.
  Ripois,                               Prince.
  Francs ripois,                        Princes.
  Ripaudier de la vironne,              Gouverneur de la province.
  Franche ripe,                         Royne.
  Franc cagou,                          Lieutenant du roy.
  Gueliel,                              Le diable.
  Ripaudier de la vergne,               Gouverneur d'une ville.
  Ripault,                              Gentil homme.
  Ripe,                                 Dame.
  Rupiole,                              Damoiselle.
  Comblette ou tronche[245],            La teste.
  Louschant,                            Yeux.
  Pantière à miettes[246],              La bouche.
  Piloches,                             Dents.
  Platuë[247],                          Langue.
  Anses,                                Oreilles.
  Lians,                                Bras.
  Courbes[248],                         Espaules.
  Gratantes,                            Mains.
  Soeurs[249],                          Cuisses.
  Proais,                               Cul.
  Chouart[250],                         Vit.
  Quilles,                              Jambes.
  Les portans ou trotins,               Pieds.
  Minois[251],                          Nez.
  Filée,                                Barbe.
  Filots,                               Cheveux.
  Batoches,                             Couillons.
  Bis,                                  Con.
  La quige proys,                       La couille.
  Rivard,                               Paillard.
  Artois[252],                          Pain.
  Pihouais[253],                        Vin.
  Ance[254],                            De l'eau.
  Lignante[255],                        La vie.
  Franc foignard,                       Capitaine.
  Foignart,                             Soldat.
  Aquige ornie,                         Goujat.
  Foigne,                               Guerre.
  L'orloge,                             Le coq.
  Ornie,                                Poule.
  Ornions,                              Poulets.
  Ornioys ou catrots,                   Chapons.
  Crie,                                 Chair.
  Hanois,                               Cheval.
  Hanoche,                              Jument.
  Huré ou gourdi,                       Bon vin ou mauvais.
  Mille,                                Femme.
  Millogère,                            Chambrière.
  Milloget,                             Valet.
  Pelardier,                            Pré.
  Coesmelotrie,                         Mercerie.
  Coesmelotier,                         Mercier.
  Coesme,                               Bon mercier.
  Coesmelotier huré,                    Marchant grossier.
  Gourt razis[256],                     Archevesque.
  Trimé razis,                          Cordelier.
  Huré razis,                           Evesque.
  Goussé razis,                         Abbé.
  Razis,                                Prestre simple.
  L'anticle,                            La messe.
  Possante,                             Harquebuze.
  Flambe,                               Espées.
  Flambart,                             Poignard.
  Volant,                               Manteau[257].
  Estregnante,                          Ceinture.
  Liettes,                              Esguillettes.
  La forest du prois,                   Hault de chausses.
  Tirnoles,                             Les triquehouzes.
  Passans,                              Souliers.
  Ligots,                               Jartières.
  Comble,                               Chapeau[258].
  Mitouflets,                           Gans[259].
  Aubion,                               Bonnet.
  Georget,                              Pourpoint[260].
  River,                                Foutre.
  Filler du prois,                      Chier.
  Gousser[261],                         Manger.
  Ambier,                               Fuir.
  Vergne,                               Ville[262].
  Habin,                                Chien.
  Aquiger,                              Tromper[263].
  Le pelé,                              Le chemin[264].
  Fretille,                             Paille.
  Pelard,                               Foing[265].
  Fouquer,                              Bailler.
  Coues,                                Maison[266].
  Moulue,                               Merde.
  Grohant,                              Pourceau.
  Soustard, coquard ou brusslon,        Mareschal.
  Cornans,                              Boeuf.
  Cornantes,                            Vaches.
  Zervart[267],                         Predicateur.
  Franc pilois,                         President.
  Minsus pilois,                        Conseillers.
  Pilois vain,                          Juge de village.
  Zervinois,                            Procureurs.
  Zervinois gourd,                      Advocat.
  Coesre,                               Le premier des gueuz.
  Cagou,                                Lieutenant des gueuz.
  Serard,                               Notaire.
  Affurard,                             Sergent[268].
  Brimard,                              Bourreau[269].
  Sourdu,                               Pendu.
  Sourdante santoche,                   Grande justice.
  Sourdolle,                            Potence.
  Rivarde,                              Putain.
  Ingre,                                Couteau[270].
  Rufe,                                 Le feu[271].
  Boes,                                 Le bois.
  L'abbaye rufante,                     Un four.
  Crosle,                               Escuelle.
  Rusquin,                              Escu[272].
  Testouin,                             Teston.
  Rond,                                 Sold.
  Herpe,                                Liard[273].
  Froc,                                 Double.
  Pied,                                 Denier.
  Baucher,                              Mocquer[274].
  Mezis,                                Moy-mesme.
  Tezis,                                Toy-mesme.
  Sezis,                                Luy-mesme.
  Auzard,                               Asne[275].
  Fouille ou fouillouze,                Bource[276].
  Lime,                                 Chemise.
  Pie santoche,                         Cidre.
  Vain guelier,                         Garou.
  Ambie anticle,                        Excommunié.
  Peaux huré,                           Lict.
  Limans,                               Linceux.
  Huré couchant,                        Le soleil.
  La vaine louchante,                   La lune.
  Louchettes,                           Estoilles.
  Bruant,                               Le tonnerre.
  La hoquette,                          C'est le paquet que les
                                        gueuz portent sur le dos.
  Atrimeur,                             Larron.
  Atrimois ambiant,                     Voleur brigand.
  Pechon,                               Enfant.
  Pechon de ruby,                       Enfant esveillé.
  Daulvé,                               Marié.
  Daulvage,                             Mariage.
  Cosny,                                Mort.

  _Le franc mitou biart nozis à son an, et tezis et mezis, la
  souspirante gournée et lignante.
               Ainsi soit-il. Zif, signé. Amen._

          [Note 243: Dans l'argot d'aujourd'hui, Dieu se dit _mec des
          mecs_, maître des maîtres.]

          [Note 244: Les argotiers disent aujourd'hui _rupin_ pour
          riche. C'étoit déjà un mot de l'argot de Cartouche: V. le
          _Dictionnaire_ donné par Grandval à la suite du _Vice puni_.
          Ce mot a dû passer du bohémien dans l'argot, car il sembla
          venir de l'indoustani _rupa_, qui signifie argent, et dont
          un autre dérivé, plus noble, est le mot _roupie_, nom d'une
          monnoie de l'Inde.]

          [Note 245: _Tronche_, qui se trouve aussi dans la XVe des
          Sérées de G. Bouchet (_Des larrons, des voleurs, des
          picoreurs et matois_), fait encore partie de l'argot moderne
          avec le même sens.]

          [Note 246: Pannetière à miettes.]

          [Note 247: Aujourd'hui _platue_ signifie une galette.]

          [Note 248: Bouchet (_ibid._) donne à ce mot le sens de
          _jambes_. Cela dépend des gens.]

          [Note 249: _Les Précieuses_, en leur langage, appeloient les
          _deux soeurs_ ce que les argotiers nomment aujourd'hui
          _jumelles_, et qui sont ces parties dont souffrent les
          enfants quand on les frappe, comme dit Gavarni, dans ce
          qu'ils ont de plus _chair_. La singularité de cette
          coïncidence, qui prouve que toutes les langues factices,
          quel que soit l'éloignement de leur point de départ, peuvent
          arriver à se rencontrer, n'a point échappé à M. Marty
          Laveaux dans un excellent, article de la _Revue
          contemporaine_ (15 mai 1857). Il y fait voir que cette
          rencontre du langage des _Précieuses_ avec celui des bandits
          n'est pas la seule du même genre qui soit à constater. «Les
          dents, dit-il, sont appelées _mobilier_ par les malfaiteurs,
          et par les précieuses _ameublement de la bouche_...; en
          argot, le _tranche-ardent_ ce sont les mouchettes, et, dans
          le style des ruelles, «inutile, ôtez le superflu de cet
          _ardent_», signifie: laquais, mouchez la chandelle.» V.,
          pour ce dernier exemple, notre t. 6, p. 258.]

          [Note 250: _Parola di zergo_, _cazzo_, lit-on dans le
          _Dictionnaire_ françois-italien d'Oudin. On trouve
          _brichouart_ avec le même sens dans la 65e des _Cent
          Nouvelles nouvelles_. Quand on sait la signification du mot,
          l'application que Rabelais en a faite, lorsqu'il l'a donné
          pour nom au prêtre paillard du ch. 22 de son 2e livre, ne
          paroît que plus vive. La Fontaine, lorsqu'il l'a repris pour
          sa fable _le Curé et le Mort_, savoit-il bien ce que ce nom
          vouloit dire?]

          [Note 251: Ce mot, comme tant d'autres, a passé de l'argot
          dans le langage ordinaire, et même dans la langue
          littéraire.]

          [Note 252: Du grec [Grec: artos]. Sauf quelques variations
          dans la désinence, il est le même pour toutes les langues
          argotiques.]

          [Note 253: _Pivois_ dans l'argot.]

          [Note 254: Ou _lance_. En fourbesque, c'est _lenza_.]

          [Note 255: Ce mot vient de la _ligne de vie_, d'après
          laquelle, à la seule inspection de la main, en prédisoit à
          quelqu'un une existence plus ou moins longue. Montaigne
          parle de cette _ligne vitale_ (_Essais_, liv. 22, ch. 12),
          et la Frosine de _l'Avare_ la suit avec complaisance dans la
          main d'Harpagon. Tous les argotiers et bohémiens étant
          diseurs de bonne aventure, ce mot-là devoit leur venir.]

          [Note 256: Ce mot trouve sa raison, ainsi que les
          précédents, dans la discipline ecclésiastique, qui ordonnoit
          aux prêtres de se raser. Au chapitre 1er des _Baliverneries_
          d'Eutrapel, nous voyons un paysan qui appelle un curé
          «vilain rasé.» On lit dans le _Blason des barbes de
          maintenant_, édit. des _Joyeusetez_, p. 8:

               Mais cil qui a le manton nud
               Et rasé ainsi comme un prestre
               Est bien plus facile à cognoistre.

          Dans le vocabulaire de _Germania_, de Juan Hidalgo, _raso_
          est mis pour abbé.]

          [Note 257: Le _coestre_ emploie le même mot dans la _Comédie
          des proverbes_ (acte 2, sc. 4, édit. d'Adrien Vlacq, p. 55).
          A la fin du 17e siècle il passa dans la langue ordinaire
          avec le même sens, grâce à certaine mode qui alors faisoit
          fureur. On lit dans la _Satyre sur les panniers, criards,
          manteaux volants des femmes_, etc., par le chevalier de
          Nisart, 1712, in-12:

               Ce sont tantot manteaux _volants_
               Ou des troussures équivoques,
               Qui font, chez les sages du temps,
               Estimer leurs vertus baroques.]

          [Note 258: Ce mot, fort bien fait pour ce qu'il exprime,
          puisque le chapeau est pour l'homme ce que le toit, le
          _comble_, est pour une maison, existe encore dans l'argot.
          Les cartouchiens disoient _combre_. Brandimas dit, dans la
          première Journée du _Mystère de saint Christophe_..., par
          maistre Chevalet:

               Mon _comble_ est à la tatière;
               Or, ay que ne suis le pendu.
               Mon _jeorget_ n'a pièce entière.]

          [Note 259: Ce mot étoit de la langue usuelle; Oudin le donne
          dans ses _Curiositez françoises_ et dans la seconde partie
          des _Recherches italiennes et françoises_, p. 372.]

          [Note 260: «Ce _georget_, dit le cagou de la _Comédie des
          proverbes_ (acte 2, sc. 4), tout glorieux du vol d'habits
          qu'il vient de faire, est tout comme si je l'avois
          commandé.» C'est du très ancien argot. Il se trouve
          plusieurs fois dans le _Mistère du viel Testament_, scène
          des Belistres. V. aussi plus haut la note 1.]

          [Note 261: C'est de là qu'est venu le mot _gousse-pain_
          (mange-pain), qui se prend pour un misérable de la dernière
          espèce, dans le langage du petit peuple.]

          [Note 262: Est resté dans l'argot d'aujourd'hui.]

          [Note 263: Dans l'argot de la troupe de Cartouche, dont le
          vocabulaire se trouve, comme je l'ai dit, à la suite du
          _Vice puni_, poème de Grandval, _aquiger_ signifie faire. En
          effet, _tromper_ et _agir_ sont tout un pour les argotiers.]

          [Note 264: «Il faut entier _le pelé_, dit le coestre, dans
          la _Comédie des Proverbes_ (acte 2, sc. 4), gaigner le haut
          et mettre les quilles à son col.» On disoit aussi le
          _pelat_. «Il y a, dit le P. Garasse, des termes mystérieux
          et des locutions de maraudaille qui sont de vraies énigmes à
          qui n'a pas fait son apprentissage de gueuserie; et qui
          entendroit ces locutions sans commentaires: _ringer sur le
          pelat_ et _cabler à la bistorte_?» (_La Doctrine curieuse
          des beaux esprits de ce temps_, Paris, 1623, in-4, p. 68.)]

          [Note 265: Ce mot et le précédent se trouvent, avec le même
          sens, dans l'argot de Cartouche.]

          [Note 266: Les voleurs de la bande de Cartouche disoient
          _creux_ pour maison. Les argotiers d'aujourd'hui ont gardé
          ce mot, qui est très logique dans leur bouche. Pour les
          voleurs, la maison est une caverne, un _creux_.]

          [Note 267: Sans doute pour _zergart_. Ce mot doit venir du
          fourbesque ou argot italien _zergo_, _gergo_, d'où _jargon_
          ou _gergon_, qui a le même sens, a été tiré.]

          [Note 268: Nous avons vu ce que _affurer_ vouloit dire. Les
          voleurs composoient ainsi pour les sergents un nom qu'ils
          auroient bien dû garder pour eux. D'un côté comme de l'autre
          il étoit mérité.]

          [Note 269: «Par manenda, dit la vieille dans la _Comédie des
          Proverbes_ (acte 2, sc. 4), il faut promptement vous oster
          de dessous les pattes des chiens courants du bourreau, de
          peur que le _brimart_ ne nous chasse les mouches de sur les
          espaules au cul d'une charrette.» (Edit. Adrien Vlacq, p.
          54.)]

          [Note 270: C'est _Lingre_ qu'il faut dire. Dans ses
          curieuses _Etudes de philologie comparée sur l'argot_, p.
          249, après lesquelles il nous a été si difficile de dire
          quelque chose de nouveau dans ces notes, M.
          Francisque-Michel pense avec beaucoup de raison que ce mot
          _lingre_ est une alération du nom de la ville de _Langres_,
          si fameuse depuis longtemps par sa coutellerie.]

          [Note 271: On dit aujourd'hui _rif_ ou _rifle_, comme du
          temps de Cartouche. V. notre t. 3, p. 222. _Le Jargon ou
          Langage de l'argot réformé_, etc., contient un article sur
          la classe de gueux appelés _ruffez_ ou _riffodez_, dont le
          métier étoit de feindre qu'ils avoient eu grand'peine «à
          sauver leurs _mions_ (enfants, mioches) du _riffe_ qui
          riffoit leur creux.»]

          [Note 272: Mot de la même famille que _frusquin_, _saint
          frusquin_, resté dans la langue populaire. _Rusquin_ se
          trouve aussi dans le _Jargon_.]

          [Note 273: Le mot _herpaille_, qu'on lit dans les _Vigilles
          de Charles VII_ (édit. Coustellier, p. 30) comme synonyme de
          _truandaille_, pourroit bien venir de celui de _herpe_. Il
          étoit naturel qu'on tirât du mot qui vouloit dire _liard_ un
          nom pour les gens qui passent leur vie à mendier.]

          [Note 274: Se trouve encore dans l'argot moderne.]

          [Note 275: On sait que pour _âne_ on disoit _aze_ au
          moyen-âge; de là à _auzard_ il n'y a pas loin.]

          [Note 276: Ce mot est du plus ancien argot. Rabelais s'en
          est servi (liv. 1, ch. 38, et liv. 3, ch. 41), et on lit
          dans la 1re Journée de la _Vie de saint Christofle_ (1530):

               Venez-vous en donc avec moy.
               Et vous aurez, sçavez-vous quoy?
               Force d'aubert en la _follouce_.]

       *       *       *       *       *

AUX LECTEURS.

Amis Lecteurs, vous prendrez ceste table comme si elle estoit toute
parfaicte. Vous jugerez, s'il vous plaît, que le volume seroit trop
gros pour si petit livret. Je ne faisois pas mon compte d'adjouster
ceste table, parce que ce n'estoit mon intention de faire cognoistre
la langue, ains leur façon de faire, et aussi que le général de ceste
race m'avoit faict prier de ne la mettre en lumière; toutesfois, je
n'ay laissé, ne desirant gratifier ceste vermine. J'espère (messieurs
et amis), Dieu aydant, vous faire voir, dans peu de temps, une oeuvre
plus utile, qui sera un recueil de la chiromantie, avec plusieurs
belles practiques et pourtraicts du baston des boësmiens, par lesquels
on pourra se rendre capable soy-mesme de se rendre expert ingenieur.
J'ay envoyé à Paris pour faire les figures; cependant je suis vostre
serviteur perpetuel.

FIN.



_Le Salve Regina des Prisonniers, adressé à la Royne, mère du
Roy[277]._

          [Note 277: Cette pièce, in-8 de huit pages, est cataloguée
          par le P. Lelong, sous le nº 17,761, comme se rapportant au
          règne de François II, et le titre d'un recueil factice de la
          Bibliothèque de l'Arsenal, contenant cette pièce, les deux
          suivantes et une requeste des prisonniers, en prose, a suivi
          le P. Lelong. L'éclat de la conjuration d'Amboise, le titre
          de reine-mère, conservé par l'histoire à Catherine de
          Médicis, alors qu'on a perdu l'habitude de l'appliquer à la
          veuve de Henri IV, désignée plus habituellement sous son nom
          de Marie de Médicis, sont les causes de l'erreur du P.
          Lelong, dont l'attribution est tout à fait fausse. Et
          d'abord, bien que le journal de Brulart (_Mémoires de
          Condé_, édit. de 1743, t. 1, p. 8) dise que dans la
          conjuration d'Amboise «il y avoit plus de malcontentement
          que de huguenoterie», il seroit étonnant que trois pièces
          sur ce sujet fussent toutes trois catholiques, et elles je
          sont certainement. Dans la première, l'emploi du _Salve
          Regina_ et l'allusion aux bons Pères; dans les deux autres,
          la présence du purgatoire, qui figure sur le titre de la
          seconde et dans un vers de la troisième, et dont l'existence
          étoit contestée par les protestants, ne permettent pas sur
          ce point le moindre doute. Mais surtout il est, dans la
          Requeste en prose, écrite dans un goût de mythologie trop
          inutilement amphigourique pour valoir la peine d'être
          donnée, fait allusion aux fêtes du mariage du frère du roi,
          et on le dit de la maison de Bourbon; or celle-ci ne
          commence qu'à Henri IV. Les fleurons, lourds, pâteux,
          taillés et imprimés d'une façon par trop indigne du 16e
          siècle, auroient, au reste, déjà suffi à témoigner que
          l'impression ne remonte pas au delà du 17e. Cette quatrième
          pièce étoit donc en dehors; mais les trois pièces en vers
          restoient encore en question. Il n'y avoit ni fleurons, ni
          têtes de pages, et les caractères d'imprimerie ne décidoient
          rien. Heureusement, à la fin d'une des strophes du _Salve
          Regina_, se trouve:

               Et Ludovicum benedictum.

          La preuve étoit complète; le tout se rapportoit au règne de
          Louis XIII, et, après les avoir, sur la foi du P. Lelong,
          destinées à mon Recueil de pièces des 15e et 16e siècles, je
          n'avois plus qu'à les faire passer dans le Recueil des
          Variétés, auquel elles reviennent de droit. Il n'y a pas eu
          de conjuration à Amboise sous Louis XIII; mais, en 1626,
          dans un de ces complots de cour qu'excitoit et que
          trahissoit toujours Gaston, il y a eu des prisonniers à
          Amboise. On lit dans une lettre sur l'exécution de Chalais
          (Aubery, _Mémoires pour servir à l'histoire du cardinal duc
          de Richelieu_, Cologne, 1667, t. 1, p. 579): «Il fera encore
          parler de lui, ayant chargé plus de quatre-vingts personnes,
          et particulièrement ceux du bois de Vincennes, et le cadet,
          qui est à Amboise, dont on dit qu'il a fort déchargé
          l'aîné.» Ceux du bois de Vincennes, ce sont le maréchal
          d'Ornano et Chaudebonne, arrêtés en même temps que Modène,
          Deageant et les frères du maréchal d'Ornano, conduits à la
          Bastille; cela se passoit le 4 mai (_Mémoires de Richelieu_,
          coll. Mich. et Pouj., 2e série, t. 7, p. 382). Bassompierre
          (_Mémoires_, t. 6, p. 250) nous dira ce qu'étoient ceux
          d'Amboise: «Cependant les dames et ses partisans pressèrent
          Monsieur de se retirer de la cour; à quoi il fut encore
          convié quand il vit que MM. de Vendôme et grand prieur,
          frères, étant arrivés à Blois le 2 juin, avoient, le
          lendemain matin, été faits prisonniers et conduits en sûre
          garde dans le château d'Amboise.» Les _Mémoires de
          Richelieu_ (p. 387) mettent cette arrestation au 12 mai.
          Chalais ne fut arrêté que plus tard, au commencement de
          juillet, et il fut exécuté le 19 août, à Nantes, sur la
          place du Bouffay,--et non Bouffe, comme l'ont imprimé à tort
          les éditeurs des _Mémoires de Richelieu_. Je mettrois toutes
          les pièces en vers non-seulement avant l'exécution de
          Chalais, mais peut-être même avant son arrestation, moment
          où tout l'intérêt et toute l'attention ne portoient encore
          que sur les prisonniers de Vincennes et d'Amboise. Pour la
          requête en prose, elle est au moins antérieure à
          l'exécution, puisqu'il y est question des fêtes du mariage
          du frère du roi, et Gaston fut marié à Nantes le 5 août,
          neuf jours avant la mort de Chalais.--J'ajouterai qu'un
          _Salve Regina des financiers_ imprimé en 1624 est l'original
          de celui-ci; l'on a mis prisonniers pour financiers, et dans
          le reste changé le moins de mots possible; on ne peut
          vraiment copier d'une manière plus éhontée.

                                               ANATOLE DE MONTAIGLON.]


  La frayeur qui nous espouvante,
  Poussée d'un injuste courroux,
  Nous a faict d'une voix tremblante
  Vous dire humblement à genoux:
          _Salve, Regina_.

  Nous voyons qu'une grand' misère
  Nous viendra saisir pour jamais,
  Si vous, ô reyne debonnaire,
  Vous ne vous montrez desormais
          _Mater misericordiæ_.

  C'est à vous que nos voeux s'adressent
  Pour obtenir nostre pardon;
  Desjà les poursuites nous pressent;
  Ne nous laissez à l'abandon,
            _Vita, dulcedo_.

  En vous seule est nostre asseurance,
  Delivrez nous d'un tel méchef;
  Car sous cette seule esperance
  Nous venons dire de rechef:
          _Et spes nostra, salve_.

  Helas! ne soyez courroucée
  Des outrages par nous commis,
  Puisque, craignant ceste menée
  Que nous trassent nos ennemis,
            _Ad te clamamus_.

  Ouy, nous crions d'une voix haute:
  Reine mère, priez pour nous;
  Faites pardonner nostre faute,
  Ou bien nous sommes presque tous
            _Exules filii Evæ_.

  Et ceux qui sont sous garde seure
  Et qui sont venus des derniers,
  Madame, vous disent à cet heure
  Qu'ils sont detenus prisonniers:
  _Ad te suspiramus, gementes et flentes_.

  Quand nous voyons un camarade
  Qu'on emmène dans les prisons,
  Nous aymerions mieux battre l'estrade
  Qu'estre, nous et nos compagnons,
        _In hac lacrymarum valle_.

  Après avoir préveu l'orage,
  Nous nous sommes mis à prier,
  Ayant jugé qu'estant en cage
  On nous contraindra de crier
                  _Eya_!

  Et, voyant que personne n'ose
  Venir deferer des premiers,
  Qu'est-ce qu'on demande autre chose,
  Sinon nous tenir prisonniers?
                  _Ergo_,

  On veut remettre cette faute
  Sur nous, et, ce qui est le pis,
  C'est que l'on le dit à voix haute;
  Soyez vers le Roy vostre fils
            _Advocata nostra_.

  Vous le pouvez, ô grande Reyne!
  Un chacun de nous le prevoid.
  Changez en douceur ceste haine;
  Chacun l'espère, car on void
      _Illos tuos misericordes oculos_.

  Le bruit de nos malheurs s'embarque
  Sur le ponant et au levant;
  L'amitié d'un si grand monarque
  Est comm' elle estoit auparavant
          _Ad nos convertere_.

  Rendez la liberté perdue
  Par tous ces accidens divers;
  Vostre clemence assez congnue
  L'on chantera par l'univers
      _Et Ludovicum benedictum_.

  Au lieu d'un superbe carosse,
  D'une lictière ou de mulets,
  On nous menasse d'une fosse;
  Intercedez donc, s'il vous plaist,
          _Fructum ventris tui_.

  Ostez nous la peur des supplices
  Puis qu'en prison nous sommes mis
  Et nos estats et nos offices
  Que desjà l'on declare unis,
    _Nobis post hoc exilium ostende_.

  Nous avons merité la haine
  Ou un semblable traictement;
  [Mais] c'est une chose incertaine
  Que vous usiez de chastiment,
              _O clemens_!

  Nostre confession de bouche,
  La satisfaction du pecheur,
  Et la contricion nous touche
  Jusqu'au centre de nostre coeur,
                _O pia_!

  Ces bons Pères, qui sont si sages,
  Nous ont promis dans peu de jours
  La meilleur par[t] de leurs suffrages
  Et nous à eux de nos secours.
            _O mater Maria_!

  Quand vous direz au Roy, Madame:
  «Pardonnez à vos prisonniers»,
  Vous verrez que de coeur et d'âme
  Ils crieront tous les premiers:
                  _Amen_.



_Le Purgatoire des Prisonniers, envoyé au Roy[278]._

          [Note 278: Cette pièce et la suivante, qui continuent le
          _Salve Regina_, sont imprimées ensemble et forment deux
          cahiers in-8 sous les signatures A-B. Le premier feuillet
          offre le titre du _Purgatoire_; les pages 3 à 10 cette
          pièce, imprimée en romain, à 32 lignes à la page, et sans
          que les strophes soient distinguées l'une de l'autre, même
          par un alinéa; le 6e feuillet offre le titre:
          _L'emprisonnement D. C. D. presenté au Roy_, qui est imprimé
          en italique et occupe les pages 13 à 16; elles ont le même
          nombre de lignes que celles du commencement. Le tout est
          imprimé d'une façon très incorrecte, et la ponctuation en
          particulier dépasse comme absurdité toutes les bévues
          permises; je la restitue comme toujours.]


LE PURGATOIRE DES PRISONNIERS.

    Non le flambeau qui s'allume en nos âmes
  Par le regard de la beauté des dames,
  Non les combats de Mars le foudroyant,
  Ny la pitié de la ville enflammée,
  Mais les travaux d'une prison fermée
  Je chante icy, riant et larmoyant.

    Peuple futur qui gis en la matrice,
  Qui n'as tiré le laict de la nourrice,
  Et qui mille ans dois venir après moy,
  Dans ce tableau tu verras les misères
  Peintes au vif d'un, prisonnier n'a guière,
  Que ses souspirs chantèrent à son Roy.

    L'enfer des morts, plain de rage eternelle,
  Fut des prisons l'idée et le modelle
  A qui premier la prison inventa;
  Un subtil moine imita le haut foudre
  En inventant[279] le canon et la poudre,
  Et cestuy-cy les enfers imita.

    Si la prison n'avoit telle sortie,
  Si la prière y estoit amortie,
  Le bruict des huis et des portes de fer,
  Les airs piteux des personnes captives
  Et les regrets des ames mortes vives,
  La me feroient appeller un enfer.

    Mais, pour autant que Dieu on y revère,
  Que dans ces fers quelque chose on espère,
  Qu'on y entend l'Evangile prescher,
  Un Purgatoire à bon droit je le nomme,
  Le Purgatoire où l'on nettoye l'homme
  De tous ses biens jusques à l'escorcher.

    Non, le forçat n'a point si rude guerre
  Que celuy là que la prison enserre;
  Car le captif est tout rongé de soing,
  Hoste forcé de quatre grands murailles,
  Et le forçat fréquente les batailles,
  Sans le plaisir qu'il a d'aller au loing.

    Ceux là qui sont condamnez par justice
  Sont secourus par la mort du supplice;
  Car par la mort vont cessant les douleurs
  Où le captif cent mille morts espreuve;
  Car, en lieu d'homme, en prison il se treuve
  Hidre fecond d'angoisses et malheurs.

    Ceux là qui sont aux feux insatiables,
  Ne peuvent estre encor' si miserables:
  Ils n'ont que l'ame en peine et en tourment,
  Où le captif souffre de corps et d'ame;
  Car la prison sert à son corps de lame,
  Et à l'esprit son corps de monument.

    Les passions de cent douleurs cruelles,
  Que cent mille ont par menues parcelles,
  Le prisonnier les endure tout seul;
  Car la prison, sa mortelle ennemie,
  Le couvre tout de playe et d'infamie,
  Et aux vivans elle sert de cercueil.

    Il est encor en plus extresme peine
  Que celuy là que la pauvreté meine
  Dans l'hospital, saisi d'infirmité;
  Car là dedans mainte et mainte personne
  Par charité de nouveau bien luy donne,
  Et au captif tout le sien est osté.

    L'aigle vengeur bequette Promethée;
  Sisiphe monte et dessend sa montée;
  Tantalle a soif tout au milieu de l'eau;
  Sur une roue Ixion porte angoisse;
  D'un crible en vain les Belides sans cesse
  Vont espuisant un infernal ruisseau.

    Le prisonnier a tout seul en partaige
  De ces damnez la souffrance et la rage;
  Il a pour aigle un coeur au dur soucy,
  Et pour montaigne un desir de franchise;
  Prier son juge est le lac qu'il espuise;
  La pauvreté le rend sec et transi.

    Thezée fut tiré hors du dedalle
  Par le fillet d'une vierge royalle.
  Mais quel fillet le peut tirer d'icy,
  Et quel amy luy tendra la fisselle
  Pour le tirer de maison si cruelle,
  Maison cruelle et maison sans soucy?

    Maison cruelle, où loge la misère,
  Où l'ennemy se monstre et se declaire,
  Et où l'amy se cognoist par effect,
  Où les humains sont enterrez en vie,
  Où la pitié est estainte et perie,
  Et où le corps par martyre est deffaict.

    Un seul fillet dans la prison les meine;
  Mais pour sortir il luy faut une chesne
  D'or ou d'argent; encore bien souvent
  La chesne rompt et au besoin se brize,
  Et le captif est loing de sa franchise
  Comme un vaisseau agité par le vent.

    Vous qui portez sur vostre conscience
  Un faix plombé[280] d'offence sur offence,
  Qui desirez de vous en alleger,
  Venez sans plus au lien qui nous presse:
  Le jeusne y est, pour oster vostre gresse,
  Et les tourmens pour vous en bien purger.

    J'ay beau crier; quoy que je sçache dire,
  Nul n'y viendra si l'on ne luy attire;
  Ceux qui de gré y vont sont incensez;
  La franchise est plus chère que la vie,
  Plus que la mort la prison est haye,
  Car les captifs sont plus que trespassez.

    Et celuy-là est indigne de vivre
  Qui s'ayme autant prisonnier que delivre,
  Ou qui se plaist en sa captivité;
  C'est un pourceau qui s'ayme dans la fange,
  Car un esprit desireux de louange
  Dira tousjours: Vive la liberté!

    Tout[281] dès le point que l'homme est dans ce gouffre,
  Mille travaux et mille ennuys il souffre;
  Tous ses plaisirs le laissent au pourtail,
  Et, aussi tost qu'il a passé la porte,
  Un camp d'ennuis luy faict nouvelle scorte
  Accompagnez d'angoisse et de travail.

    Tous ses amis, amis, dis-je, de table,
  En le voyant chetif et miserable
  Tournent le dos, riant de son ennuy,
  Et ceux qui ont despendu sa richesse,
  Au lieu d'avoir l'espée vengeresse
  Pour le venger, se bandent contre luy.

    Le prisonnier, dès l'heure donc qu'il entre
  Dans la prison, il est clos dans le ventre
  D'un vil cachot d'espouvantable horreur,
  Où il se paist seullement de ses larmes,
  Où il se void en estranges allarmes,
  Où l'air infaict luy faict vomir le coeur.

    Le doux sommeil s'enfuit loing de sa couche,
  La puanteur empuantit sa bouche;
  Il n'a repos non plus que de clarté;
  Son oeil ne void que l'horreur des tenèbres,
  L'oreille n'oit que mille chants funèbres,
  Son sang ne sent que sa captivité.

    Là, desolé, il sent en son courage
  Et en l'esprit mille poinctes de rage;
  Il nomme heureux les ostes des tombeaux;
  Il hait si fort sa miserable vie
  Qu'il voudroit voir sa chair toute pourrie
  Dans l'estomach des chiens et des corbeaux.

    Jà le croissant qui tournoye le monde
  S'est fait paroistre en face toute ronde,
  Puis, amoindry, il s'est esvanouy,
  Que le captif n'a eu le[282] bien encore,
  Soit au midy, soit au soir, à l'aurore,
  D'avoir son oeil au soleil resjouy.

    Puis, s'il advient que dehors on le tire,
  Il vient de là en un plus grand martyre
  Devant le juge, où il est tout tremblant;
  Son coeur est froid, son ame est fremissante,
  Le pied luy faut, sa face est blemissante,
  A qui se meurt de tout poinct ressemblant.

    Il tombe encor' en une plus grand peine,
  Offrir son corps à la cruelle gheine
  Où ses tendrons et ses nerfz sont froissez;
  En cest estat en fosse on le devalle.
  Las! qu'est-il donc qui en misère egalle
  Ceux qui du monde en cestuy sont passez?

    Quel corbeau noir de ses griffes poinctues
  Va dechirant les charongnes pendues
  A Montfaucon[283] si fort que le captif
  Est dechiré pièce à pièce en martire,
  Dans la prison, plus que quatre morts pire,
  Où miserable il est damné tout vif?

    Il y en a qui ont les fers aux jambes;
  Les autres sont dans les mortelles flambes
  De maladie et de maints accidents;
  Les autres sont en disette si grande
  Que maintes fois, par faute de viande,
  Le froid les prend et les saisit aux dents.

    Cestuy-cy crie, et l'autre se lamente;
  Qui gemit fort, qui se deult, se tourmente,
  Ou qui se meurt, ou qui plainct son malheur,
  Cestui-là sçait[284] qu'au tombeau il va rendre,
  Et l'autre y vient, qui de nouvel esclandre
  Nous glace l'ame et penètre le coeur.

    L'estrange bruict et les grands tintamarres
  Des fers, des clefs, des portes et des barres,
  Et des verroux, la rhumeur et les cris,
  Et des geolliers la tempeste et la rage,
  Font au captif maudire son lignage,
  Tant de fureur il a le coeur epris.

    Les pleurs amers, les complaintes de bouche,
  Les durs sanglots, le desespoir farouche,
  Infections, querelles et debats,
  Suivent partout le captif miserable;
  C'est son odeur et son mets delectable,
  Son aliment, ses jeux et ses ebats.

    D'autre costé on oyt autre murmure
  De maints captifs qui se disent injure;
  Les uns du poing blessent leurs compaignons,
  Outre le bruict de cent mille algarades,
  L'on void languir d'autres qui sont malades;
  L'on oyt encor des autres les chansons.

    Tout le desir qui maintenant m'allume
  N'est que de voir une prison de plume
  Et qu'un grand vent soufflant horriblement
  Pour la razer et l'abattre par terre,
  Et qu'à l'instant les hommes qu'elle enserre
  Fussent sans elle, elle sans fondement.

    Or, quelques fois qu'on s'esjouit ensemble,
  Un bruit s'entend, dont le plus hardy tremble:
  C'est le bourreau, qui entre dans le parc
  Ainsi qu'un loup qui emporte sa proye;
  Chacun adonc pert le rire et la joye,
  Pleurant celuy qui porte au col la hart.

    De la rhumeur la prison en resonne;
  Puis, s'il advient qu'autres on emprisonne,
  Tous sont autour pour sçavoir qu'ils ont fait.
  Une grand' tourbe à l'environ s'amuse,
  Et, ayans sçeu ce dont on les accuse,
  Un chacun dict qu'ils n'ont en rien mefaict.

    Que le proverbe est icy veritable!
  Il ne fut onc de prisonnier coupable;
  Il est tousjours captif injustement;
  Si sa prison luy est à tort cruelle,
  Il ne fut onc de prison à luy belle,
  Ny d'amitié qui fut laide à l'amant.

    N'est-ce donc pas la mort de la mort mesme
  D'estre plongé en douleur si extresme
  Que la fortune assemble en un corps seul
  Tout ce qu'elle a de peine et de misère?
  Je l'en depite, elle ne sçauroit faire
  Au prisonnier un compagnon en deul.

    O vous, heureux, à[285] qui ceste franchise
  Par le collet n'a jamais esté prise,
  O vous, heureux qui l'avez peu r'avoir,
  Avant que perdre une si rare chose,
  Et qu'on vous cueille une si belle rose,
  Perdrez plustost la vie et le pouvoir.

    Et vous, mon roy, astre clair de victoire,
  Pour me tirer du feu de Purgatoire,
  Faictes ainsi que les bonnes gens font:
  Sur mon tombeau repandez vostre offrande
  D'un doux pardon, qu'humblement vous demande,
  Qui, pour sortir, luy servira de pont.

    [Car], avec plus d'ennuy que de monnoye,
  Et de regrets deux fois plus que de joye,
  Durant deux mois que dura ma prison,
  [J'aurai vescu, au meilleur de mon age][286]
  La plume en main et le dueil au courage,
  Captif de corps, d'esprit et de raison.

          [Note 279: Imp.: imitant. Il s'agit du moine allemand
          Schwarz.]

          [Note 280: Lourd comme du plomb, _plumbeus_.]

          [Note 281: Imp.: Tous.]

          [Note 282: Imp.: de.]

          [Note 283: Imp.: A Montfault çon.]

          [Note 284: Imp.: sert.]

          [Note 285: Imp.: là.]

          [Note 286: Je remplis tellement quellement ce vers sauté par
          la négligence de l'imprimeur, et qui étoit certainement
          tout autre.]

FIN.



_L'Emprisonnement D. C. D., présenté au Roy[287]._

          [Note 287: J'ai donné dans une note antérieure (p. 201) la
          description bibliographique de cette pièce. Je remarquerai
          seulement les différences offertes dans les initiales par le
          premier titre et par celui placé au commencement de la
          pièce. Faut-il supposer le même nom sous une forme
          différente en voyant dans le premier: _L'emprisonnement du
          comte_ (_ou du capitaine, ou du chevalier_) _de_...., et
          dans le second: _L'emprisonnement de M. le comte C..._? Cela
          est possible. En tout cas, il ne faut pas penser à Chalais,
          qui étoit prince, et le peu de bonne foi du _Salve Regina_
          ne permet pas de croire celle-ci beaucoup plus historique.]


L'EMPRISONNEMENT DE M. LE C. C., ENVOYÉ AU ROY.

  Je vous supplie d'escouter le ramage
  D'un jeune oiseau que l'on a mis en cage
  Bien plus estroit qu'il n'estoit paravant
  Quand il voloit par l'air au gré du vent.
  Sur l'aubespin, tout herissé de poinctes
  Durant la nuict souspiroit ces complainctes;
  Puis sur un sault[288], embrazé de l'amour,
  Il saluoit la belle aube du jour;
  Là il baignoit le tendre bout de l'aisle
  Pour rafraischir sa chaleur naturelle;
  Puis sur le soir, en tranquille repos,
  Prenoit congé du soleil jà renclos;
  Tout luy estoit agreable à delivre,
  Et maintenant il se fasche de vivre.
  Quand il se void d'autruy et non plus sien,
  La seule mort seroit son plus grand bien;
  Ayant perdu une si douce vie,
  De plus chanter il a perdu l'envie.
  Un rossignol perd volontiers ses chants,
  Ayant perdu la liberté des champs;
  Il ne fait plus que languir en servage,
  Se tourmentant dans l'enclos de sa cage.
  Mais tout ce dont[289] il est plus estonné,
  C'est que je suis l'oiseau emprisonné.
  Or, je vous prie, oyez un peu ma prise;
  Amoindrissez le soing qui vous maistrise
  Pour escouter comment je fus choisi
  Entre un milier et hardiment saisi[290].
  Cinq gros sergens, aux vineuses roupies,
  Enluminez à force de rosties[291],
  Ouvrant les yeux comme de gros hibous,
  Sur le collet il me sautèrent tous.
  L'un me saisit durement par la manche,
  L'autre à la main et l'autre par la hanche,
  L'autre au manteau, et l'autre, enbesongné[292],
  Disoit m'avoir le premier empoigné.
  J'en avois deux me menant sous l'aisselle,
  Comme un amant mène une demoiselle,
  Cinq au derrière et quatre à mon devant,
  Pour m'empescher de trop fendre le vent.
  Les uns devant me faisoient faire place,
  Aux deux costez serrant la populace.
  Un gros ribault mon espée m'osta
  Et la bailla à un, qui l'emporta;
  Autour de moy ses gens estoient en cerne.
  Mes yeux luisoient ainsi qu'une lanterne
  Non point du vin que j'avois entonné,
  Car je n'avois encore desjeuné.
  De tous costez tirassé par ces piffres,
  Un affecté me monstroit quelques chiffres
  Et un papier qui parloit de prison,
  Contre lequel je disois ma raison:
  «Hé! menez moy, pour mon dernier refuge,
  Disois je à eux, un peu devant le juge.»
  Mais, quelque droit que je leur sçeus prescher,
  Jamais aucun ne me voulut lascher;
  Chacun taschoit d'en emporter sa pièce;
  Le plus petit me tenoit à la fesse,
  Et le plus grand, faisant du bon valet,
  Tout furieux me tenoit au colet.
  De çà de là tiré par leur main croche,
  J'allois branslant comme une grosse cloche;
  Comme un corps sainct ils m'eslevoient en l'air,
  Ne me donnant le loisir de parler;
  De la façon ma personne conduite
  Tiroit après des gens une grand suitte;
  De la rhumeur je fus si estourdy
  Que je n'ouy carillonner midy.
  Je fus posé par ses fauces canailles
  En sentinelle entre quatre murailles,
  Où pour certain vous me pourrez trouver,
  Faute qu'aucun ne m'en veut relever.
  Le seul regret qui le plus m'accompagne,
  C'est de n'avoir plus large la campagne.
  Je crie assez pour sortir de ce four,
  Mais à ma voix tout est là dedans sourd.
  Si tout ainsi sourde m'est vostre oreille,
  Si vostre veue à me garder ne veille
  Et si non plus vous n'avez de moy soing,
  Je n'iray pas à dix mille lieues loing.
  Ma garde là jamais ne m'abandonne,
  Tant elle a crainte et peur de ma personne;
  Tous mes valets, mes huissiers, mes portiers,
  L'ont plus de moy que moy d'eux volontiers.
  Pour y aller il ne faut qu'un quart d'heure,
  Mais à venir, Sire, je vous asseure
  Que si fascheux et long est le chemin
  Qu'on est plus tost à la mort qu'à la fin;
  Il en est peu qui ait de la contrée
  Si tost trouvé l'issue comme l'entrée,
  Et seroit on cent fois plus tost sorty
  Du labyrinthe que Dedalle a basty.
  Je n'en tien pas une meilleure mine;
  En vain je pense et en vain je rhumine
  Tous les moyens de changer de logis,
  Je ne le puis, si je n'ay des amis.
  Où estes vous, ô vertueuse bande?
  Sur mon tombeau respandez vostre offrande;
  Vostre bienfaict me peut rendre allegé
  Du purgatoire où je me voy plongé;
  Venez à moy comme vertueux anges
  Me retirer des cavernes estranges
  Pour me remettre où je vivois jadis
  Dans les cartiers du mondain paradis.
  Si à ma voix vostre oreille est muette,
  Trop arrosez de la liqueur de Léthe[293],
  Vostre sourdesse et vostre long habit[294]
  Me feront, las! jouer à l'esbahy;
  J'ay trop longtemps joué ce personnage.
  Je m'en rapporte à mon pasle visage;
  Vostre pinceau, liberal et doré,
  Le rende tost vermeil et colloré.
  Lors moy, oyseau qui eut l'aisle couppée,
  Et qui fut prins si bien à la pipée,
  Estant sorty par vous de mon enclos,
  Parmy les bois chantera vostre los.

          [Note 288: C'est évidemment un saule que l'auteur a voulu
          dire.]

          [Note 289: Imp.: donc.]

          [Note 290: Le prologue, dans sa rhétorique convenue, n'avoit
          rien que d'ordinaire. L'allure devient ici plus vive et
          tourne à un tableau qui ne manque ni d'esprit ni de
          vivacité. Il y a là comme un souvenir de l'épître de Marot à
          François Ier sur un sujet analogue; on y trouvera même
          l'imitation du passage:

               Pour faire court, je ne sçeus tant prescher
               Que ces paillars me vousissent lascher.
               Sur mes deux bras ils ont la main posée
               Et m'ont mené ainsi qu'une espousée,
               Non pas ainsi, mais plus roide un petit.

                           (_Epître XXVI_, édit. Lenglet Dufresnoy, La
                                     Haye, 1741, in-4, t. 1, p. 444.)]

          [Note 291: Est-il besoin de dire que c'étoient des rôties au
          vin?]

          [Note 292: Affairé, faisant l'important, la mouche du coche,
          en un mot.]

          [Note 293: De l'eau du Léthé.]

          [Note 294: Faut-il lire _oubli_?]

FIN.



_Sur les Dragonnages_[295]

_Extrait d'un registre de la famille de Jean R., de Crest, en
Dauphiné_[296].

          [Note 295: Nous empruntons encore cette pièce au nº 5 de la
          _Revue trimestrielle_ de Buchon. Nous conservons, comme il
          l'avoit fait, l'orthographe du manuscrit.]

          [Note 296: Crest est un chef-lieu de canton du département
          de la Drôme, arrondissement de Die.]


Le 26e décembre 1683. Les draguons sont arrivés à Crest; M. le conte
de Tessay[297] commandant on régiment logis chez moy; le jour de
dimanche ont parti pour aler à Soul et à Bordiau[298], où il y eut
rencontre aprochant Bordiau, où il s'en tua biaucoupt de part et
d'autre.

          [Note 297: René de Froullay, comte de Tessé, plus tard
          maréchal de France. Les _Biographies_ ne parlent pas de son
          commandement dans le Dauphiné, mais nous en avons eu
          connoissance par les _Mémoires_ de Choisy. C'est là, selon
          l'abbé, qu'il commence de se mettre en évidence. «Le comte
          de Tessé, dit-il, quoiqu'il ne fût encore que brigadier,
          alla commander en Dauphiné à la place de Saint-Ruth. Il
          étoit jeune et promettoit beaucoup: une prestance agréable,
          du courage, beaucoup d'esprit, de l'ambition et une
          diligence à la Boufflers, lui tenoient lieu d'expérience, et
          l'on jugeoit aisément qu'il pourroit aller loin.» (Coll.
          Petitot, 2e série, t. 63, p. 313.)]

          [Note 298: Bourdeaux, chef-lieu de canton du département de
          la Drôme.]

Dieu soit loué!

Le 27e décembre 1683. Jeudi à midi les dragons sont arrivés à Crest
contre ceux de la R. P. R.[299]. On les a logés sur toutes les
familles de ladite R.

          [Note 299: De la religion prétendue réformée.]

J'ey ut de logé chez moy, dans ma maison, M. le conte de Tessay,
mestre de camp de son regiment de draguons. Il a parti de la maison le
dimanche matin 30e décembre, pour aler à Soult et à Bordiau, là où il
a fait une rancontre des gens de Bordiau et de Besodun. Ce sont batus
contre les draguons, où il en a demeuré sur la place de part et
d'autre une centaine ou environ.

Le lundi 8e novembre 1683 est arrivé la compagnie des draguons de M.
Sauvel, du régiment du chevalier de Tessay et Hiure, où ils ont
demeuré logés sur les habitans de la dite R. jusques au 1er de mars
1681, qui est 112 jours.

Pour mémoire. Le 1er d'octobre 1685, judi a l'eure de midi, deux
archers ont mis en prison Isabeau Gounon, ma fame, pour l'obliger à
changer de religion, où el a dimuré jusques à huit eures du soir.

Le même jour j'ey fait l'ajuration de l'eresie de Calvin par devant M.
l'intendant et j'ay signé avec M. le conte de Vacheres et mon cousin à
Crest le dit jour chez M. de Pluvinel.

Le 4e d'octobre 1685, jey condui ma fame au couvent de Sainte-Ursule,
à Crest, où el a dimuré 14 jours, pour l'obliger à changer de
religion, ce qu'el a fait dans le dit couvent le 18e d'octobre 1685,
avec ma fille Isabiau R., devant M. le chanoine Dupuy de Crest.

S. Biguist et son fils sont presants et signés[300].

          [Note 300: On verra un peu plus bas ce qu'étoient ces
          abjurations et conversions. On présentoit à Louis XIV ces
          actes, fruit de la terreur, et le roi croyoit avoir converti
          son peuple.

                                                  (_Note de Buchon._)]

Le 6e d'octobre, Michel R., mon fils, on l'a conduit en prison par
quatre sergents du regiment de Vivone, pour l'obliger à changer de
religion; ce qu'il a fait le même jour, par devant Monseigneur
l'eveque de Valence, chez M. de Pluvinel, le gouverneur.

Le 16e d'octobre 1685, Pierre Giraud, d'Eure, mon valet, et Jean
Miquaut, d'Eure, aussi mon valet, ont changé de religion, resues par
M. le chanoine Dupuy de Crest, le dit jour.

Le 8e d'octobre 1687, Vendredi, on a donné la question dans la tour de
Crest à deux jeunes garsons de Gigors[301], à un de Monclar, par estre
acusés d'avoir été au presche dans les montagnes de Gigors.

          [Note 301: Commune du canton de Crest.]

Le 9e d'octobre 1687, Samedi, on a pandu une fame de Belfort, qu'on
tenoit en prison à Crest, acusée d'avoir esté à l'asamblée du prêche.

Le 11 d'octobre 1687, Lundy, on sorty de la prison un jeune garson,
fils d'une pouvre veuve du lieu de Crupie[302], qu'on a pandu le sus
dit jour, acusé d'avoir esté à l'asamblée pour precher.

          [Note 302: Cruspies, canton de Bourdeaux, département de la
          Drôme.]

Le 7e d'avril 1686, Michel R., mon fils, m'a quité pour s'analer à
Lion, et de là à Genève, pour fait de religion.

Le 12 mai 1686, Isabiau Gounon, ma fame, m'a quité pour aler à Lion,
et de là s'en est alée à Genève[303].

          [Note 303: Il est bon d'observer que ces assemblées
          n'avoient rien de séditieux. Les religionnaires lisoient les
          saintes Ecritures, les pasteurs y prêchoient la plus pure
          morale, et l'on terminoit ces exercices religieux en priant
          pour le roi et la famille royale.

                                                  (_Note de Buchon._)]

Le 29 novembre 1688, jour de saint André, l'on a fait le feu de joy
pour la prise de Felisbourg par Monseigneur le Dauphin, avec grant
réjouissance.

Le 6e faivrier 1689, le lieutenant de la compagnie de Monsieur de
Mariane, cavaliers logés en Alès, a été dans ma grange de Lille à
l'eure de dix après midy, accompagné de six cavaliers et du sieur
Lambert, chatelain dudit Alès, et de M. de Fages, disant avoir été
averti d'avoir asamblé de monde en ma dite grange pour fait de
religion, ce qui etoit faux.

Dieu me garde de faux temoins et de la main de la justice!

S. Monier, de Dieulefit, avec un homme qui est aveugle, de Bordiaux,
ont été pandus à Valence, pour acusé du crime d'asamblée.

On a pandu deux hommes de Tiaron à Valance, dans le mois de faivrier
1689, pour être acusé du même crime.

Dieu soit béni et loué à tout!

Le 9e octobre 1689. On a pandu deux hommes à Suse[304], un nommé
Moralés et un garson de Barset, acusé de precher et de s'être asamblé.

          [Note 304: Suse-en-Droist, canton de Crest.]

Dieu soit loué!

Il a été six hommes de Suse condamnés aux galères pour le crime
d'avoir été asamblé.

Le 6e octobre. On assiege Ambrun.

Le 19e avril 1694. M. l'intendant a condamné vingt personnes à la
mort, acusé d'asamblée, et deux à vie, qui est Mademoiselle Loutaud,
de Sallient, et Legrangié, de Sallient, où il s'étoit asamblé; les
vingt sont été pandus à Valance.

       *       *       *       *       *

Nous ajouterons à ces notes l'extrait du registre du sieur R., qui
rapporte les contributions qu'il avoit payées malgré sa conversion:

J'ay payé pour ma grange, au territoire d'Eure, pour contributions des
draguons, qu'il ont demeuré à Eure 112 jours, 305 l. et 3 sols[305].

          [Note 305: 305 livres 3 sols pour 112 jours, la dépense des
          dragons n'avoit pas été forte, du moins quand on la compare
          à celle qu'ils faisoient ailleurs, notamment en Normandie.
          V., à ce sujet, la curieuse brochure de M. Lacour: _La
          Carte à payer d'une dragonnade normande._ Paris, 1857,
          in-18.]

J'ay payé pour la contribution que Eure etoit en ayde à Chateuil, et a
été pour les draguons, 200 l. et 7 sols.

J'ay payé pour la contribution que ceux de la R., dite R., étoient
aydés pour les draguons, pour ma grange de Lisle, pour 3 mois 23
jours, finis au 1er mars 1624, 91 l. et 4 sols.

Plus, j'ay payé pour la contribution des draguons en ayde que le comte
de Saval, pour ma grange de Mansouet, 104 l.



_Brevet d'apprentissage d'une fille de modes à Amatonte._

1769.


    Fut presente Anne la Babille,
  Veuve de Nicaise Couvreur,
  Dans son vivant juré-porteur,
  Demeurante dans cette ville,
  Près la rue du Grand-Hurleur[306],
  La quelle dame comparente
  Pour l'avantage et le profit
  D'Agnès Pompon, dont elle est tante,
  Fille agée, ainsi qu'elle a dit,
  De quatorze ans moins trois semaines
  Et dont les moeurs toutes chrestiennes
  Assurent la fidelité,
  La place par pure bonté,
  Pour l'espace de six années
  Complètes et bien employées,
  A commencer dès aujourd'huy,
  Chez la bonne mère Tapi,
  Maitresse et marchande de mode
  De cette ville de Paris,
  Demeurante rue Commode[307]
  A l'enseigne de la Souris.

    D'autre part, la dame Tapi,
  Etant aussi presente ici,
  Prent et garde pour apprentisse,
  Et promet du mieux qu'elle puisse
  A la susdite Agnès Pompon
  Montrer son metier de lingère
  Et tout ce dont elle s'ingère
  Dans sa noble profession,
  Sans user jamais de mystère;
  De plus, elle promet aussi,
  En faveur de cet acte-ci,
  Lui donner tout le necessaire,
  Le lit, le feu et la lumière;
  S'oblige de l'entretenir
  De jupe et de robe galante,
  Le tout fait d'etoffe avenante
  A l'état qu'elle va tenir;
  S'engage de plus à fournir
  A la susdite demoiselle
  Bonnets montés, fine dentelle,
  Enfin tout ce qui peut servir
  A toute fille de boutique
  Qui veut avoir de la pratique;
  Il est même au long arrêté
  Que la dite mère maitresse,
  En bonne et complaisante hotesse,
  Dans tout temps, hiver comme été,
  Se chargera du blanchissage
  De tout menu linge d'usage
  Tant apparent que plus caché,
  Même du bandeau de Cythère,
  Chaque fois qu'il pourroit echoir
  Que ladite en auroit affaire
  Pour besoin qu'on doit icy taire,
  Mais qu'il étoit bon de prevoir.

  A ceci fut enfin presente
  La demoiselle Agnès Pompon,
  Demeurante même maison
  Chez ladite dame sa tante,
  Laquelle tient le tout pour bon,
  Consent à l'exécution
  Et promet de son mieux apprendre
  Ce que sa maitresse Tapi
  Voudra lui donner à comprendre,
  Ne se faisant aucun souci,
  Pour achalander la boutique
  Et faire venir la pratique,
  D'assurer le premier venu
  Que c'est parce qu'il est connu
  Qu'on lui vent pour somme modique
  Ce qu'il paie trois fois trop cher;
  De faire semblant d'ajouter
  Un pouce en sus de la mesure,
  Tandis que par secrette allure
  Elle en aura su retrancher
  Cinq bons doigts à son avantage;
  Même, de plus, elle s'engage,
  Sans cependant blesser l'honneur,
  De se conformer à l'usage,
  Ce qui lui tient jà fort au coeur,
  Qu'en livrant toile de Guiber[308]
  Pour un prix de beaucoup trop cher,
  En habile et fine marchande
  Elle la vendra pour Hollande;
  Bien entendu que tout ceci
  Se fera selon l'ordonnance,
  La main dessus la conscience.

  En outre, elle promet aussi
  D'executer avec souplesse
  Ce que lui dira sa maitresse,
  Pourvu que la religion
  Ne contredise sa leçon,
  Et que la probité l'ordonne,
  Non cette austère probité
  Dont se pare l'antiquité,
  Car celle-là n'est plus la bonne;
  Mais la probité du comptoir,
  Celle que l'interêt façonne,
  Que le marchand fait tant valoir
  Pour tromper avec plus d'adresse
  Les dupes de sa politesse.

  Enfin, la docile Pompon,
  Pour faire en toute occasion
  L'avantage de sa maitresse,
  Se propose de consentir
  A satisfaire le desir
  Des voluptueuses pratiques
  Qui soutiennent tant de boutiques
  Qui brillent de cette façon[309].

  Au surplus, si, par aventure,
  La jeune apprentisse Pompon,
  Pour suivre une fringante allure,
  Ou chose de cette nature,
  Fait son paquet dans son chausson
  Et se retire à la sourdine
  Avant que les six ans prescrits
  Fussent tout à fait accomplis,
  Dans ce cas que l'on imagine,
  La susdite veuve Couvreur
  Donne sa parole d'honneur
  De faire chercher la coquine
  Depuis Paris jusqu'à la Chine,
  Enfin de fureter partout
  Jusqu'à ce qu'elle vienne à bout
  De retrouver la libertine,
  Afin de la rendre aussitôt
  A sa bonne et chère maitresse,
  Non sans la punir comme il faut
  De ce petit tour de jeunesse,
  Pour ensuite plus sagement
  Achever son apprentissage.

  Tel est l'acte auquel bonnement
  Chaque comparente s'engage,
  Même sur la foi du serment,
  Quoi qu'en ce cas très peu d'usage.
  Vous noterez que le present
  S'est fait sans debourser d'argent,
  Car, chose rare, les parties,
  Sur les choses s'etant unies,
  Ont promis les executer
  Sans y mettre et sans en ôter,
  Voulant les remplir telles quelles,
  S'obligeant chacune à veiller
  A l'execution d'icelles
  Sans y jamais rien deroger.

    Fait et passé dans une chambre
  De la venerable Tapi,
  Le dimanche avant midi,
  Le dernier du mois de decembre
  De l'an mil sept cent soixante huit.
  En bas, lesdites comparentes
  Ont toutes signé les presentes
  Avec le notaire Expedit,
  Excepté la dame Babille,
  Laquelle, quant on la requit
  De mettre son nom par escrit,
  A dit que sa main inhabile
  N'en fit jamais la fonction,
  Mais que sa langue, plus docile,
  En pareille occasion
  Etoit un supplément utile
  Et lui servoit de caution,
  Prononçant mille fois son nom,
  Babille, Babille, Babille, etc.

          [Note 306: Ou plutôt du _Grand-Huleu_. Les lingères et les
          filles de modes étoient depuis longtemps nombreuses dans ce
          quartier. Leur industrie y servoit de couvert à un autre
          métier que leurs voisines du _Huleu_ faisoient aussi, mais
          sans prendre la peine de le cacher. La belle lingère des
          _Deux-Anges_ dont Bassompierre nous a conté l'étrange
          aventure avoit sa boutique sur le _Petit-Pont_, mais la
          maison où elle logeoit, chez sa tante, et où elle donnoit
          ses rendez-vous, étoit par ici, au coin de la rue
          Bourg-l'Abbé. (_Mém. de Bassompierre_, coll. Petitot, 2e
          _série_, t. 16, p. 364.)]

          [Note 307: Il n'a jamais existé à Paris de rue de ce nom.]

          [Note 308: Toile blanche de lin assez commune qui se
          fabrique à Louviers. On l'appelle ainsi à cause d'un nommé
          Guibert, qui en fabriqua le premier.]

          [Note 309: Les demoiselles patentées se plaignoient du tort
          qui leur étoit fait par cette concurrence déloyale. Il parut
          à ce sujet, la première année de la Révolution, une brochure
          formulant les plaintes de l'une des plus fameuses matrones,
          «Florentine de Launay, cessionnaire de Rose Gourdan,
          propriétaire du Grand-Balcon, sis rue
          Croix-des-Petits-Champs-Saint-Honoré.» Voici quel en est le
          titre: _Requête présentée à M. Silvain Bailly, maire de
          Paris, par Florentine de Launay, contre les marchandes de
          modes, couturières et lingères, et autres grisettes
          commerçantes sur le pavé de Paris._ A la suite se trouvent
          _les noms et demeures des grisettes_.]

FIN.



_Requête[310] d'un poëte, à M. de Vattan[311], prévost des marchands
de Paris, pour être exempté de la capitation[312]._

          [Note 310: Nous n'avons trouvé cette pièce que dans un
          recueil françois qui se publioit à Londres au dernier
          siècle, _Le nouveau Magazin françois, ou Bibliothèque
          instructive et amusante pour le mois de janvier_ 1750; in-8,
          p. 206-208.]

          [Note 311: Félix Aubery, marquis de Vattan. Il ne fut prévôt
          des marchands que de 1740 à 1741. La date de la requête
          qu'on lui adresse ici n'est donc pas bien difficile à
          préciser.]

          [Note 312: C'étoit une taxe _par tête_, comme son nom
          l'indique. On ne l'imposoit que dans les grands besoins de
          l'Etat. Un édit du 18 janvier 1695 l'avoit établie, à
          condition qu'elle cesseroit à la fin de la guerre, ce qui
          eut lieu en effet; mais elle ne tarda pas à revivre, et
          cette fois pour ne plus cesser. Elle est remplacée
          aujourd'hui par ce que nous appelons la contribution
          mobilière et personnelle. La connoissance de toutes les
          affaires concernant la capitation étoit attribuée au prévôt
          des marchands; de là la requête du poëte à M. de Vattan.]


  Voyez, Seigneur, ce que c'est que le monde!
  Que je le hais! qu'en malice il abonde!
  Mais ce qui plus excite mon courroux,
  De l'heur d'autrui c'est qu'il est très jaloux:
  Jaloux (hélas! je frémis quand j'y pense!)
  Jusqu'à vouloir rogner sur ma pitance,
  A moi, chétif, qui n'ai pour revenus,
  Tout bien compté, que cent moins quatre écus.
  Pour un rimeur la somme n'est pas mince;
  Las! je le sçais, et vivrois comme un prince
  Si l'on vouloit ne rien prendre dessus;
  Mais il me faut mes cent moins quatre écus.
  Ces écus-là je les divise en douze,
  C'est huit par mois, dont, si je ne me blouze,
  Après avoir aquité mon loyer,
  Le blanchisseur, l'auberge et le barbier,
  Sans faire un sol de depense frivole,
  Il ne sçauroit me rester une obole;
  Ou, si l'on croit qu'il en puisse rester
  (Je ne suis point un homme à contester),
  Que l'on me trouve une honnête personne
  Qui me défraye, et pour lors j'abandonne,
  Sans rien ôter, ni donner rien de plus,
  A qui voudra mes cent moins quatre écus:
  Du revenant je consens qu'il profite.
  Mais quel mortel, fût-ce un autre Stylite,
  Mangeant pour vivre et vivant de fruits cruds,
  Vivroit à moins de cent moins quatre écus?
  Et cependant, certain monsieur Cozette,
  Homme zélé, sur tout pour sa recette,
  Veut qu'aujourd'hui, plus sobre qu'un réclus,
  Je vive à moins de cent moins quatre écus;
  Ce beau Monsieur (dont le ciel me delivre!)
  Veut que je paye onze fois une livre,
  C'est onze francs, ou Baresme est un sot[313].
  Or, avec quoi? car, enfin, de mon lot,
  Tout calcul fait, il est clair qu'il ne reste
  A mon rimeur pas la valeur d'un zeste,
  Et pour quiconque entend le numéro[314]
  Un zeste vaut à peu près un zéro.
  Pourquoi me faire une taxe si forte?
  Mais après tout, dans le fonds, que m'importe?
  La taxe n'est que pour qui peut payer.
  Et, par bonheur, n'ayant sol ni denier,
  Point de contrats, de maison, ni de rente,
  Point d'autre effet qu'une table pliante,
  Une escabelle, avec un vieux chalit,
  Quelque bouquin déchiré qui moisit,
  Je ne crains point qu'un suisse à large échine
  Vienne en jurant camper dans ma cuisine,
  Boire mon vin, dépenser mon argent,
  Ni démeubler mon riche appartement[315],
  Grace à Phébus, je suis logé sans faste
  Dans un recoin qui n'est ni beau ni vaste;
  Force papier, pour moi seul précieux,
  Dont les sergens ne sont point curieux,
  Voilà de quoi notre tenture est faite.
  Avec cela, sans ce monsieur Cozette,
  J'aurois vécu plus content qu'un Crésus
  Et dépensant mes cent moins quatre écus.
  Peut-être aussi qu'à cause de l'étage
  Ce receveur a cru qu'il étoit sage
  De me taxer suivant mon escalier;
  Mais ce troisième est chez moi le dernier.
  Et puis, seigneur, ce n'est point par ma faute
  Si la maison n'est pas un peu plus haute.
  En pareil cas, si pour ne rien payer
  Il ne falloit que loger au grenier,
  J'y logerois; mais, hélas! mons Cozette
  Dans son grenier taxeroit un poëte.
  Delivrez-moi, seigneur, par charité,
  De ce monsieur qui m'a tant maltraité.
  Onze francs! Moi! J'en suis tout immobile;
  Autant vaudroit qu'on eût mis onze mille.
  Pour abréger, sans façon rayez-moi
  De son registre; ou si je dois au roi
  Quelque tribut, seigneur, taxez ma veine
  A tant de vers qu'il vous plaira... Sans peine
  Je rimerai pour chanter ses vertus;
  Mais laissez-moi mes cent moins quatre écus.

          [Note 313: J. J. Rousseau, lorsqu'il logeoit, en 1772, au
          cinquième étage de l'_hôtel Plâtrière_, dans la rue du même
          nom, fut aussi poursuivi pour sa capitation, qu'il
          s'obstinoit à ne pas vouloir payer. Elle ne se montoit qu'à
          3 livres 12 sols; mais il soutenoit que la ville lui devoit
          60 mille livres pour son _Devin de village_, et qu'elle
          avoit par conséquent de quoi se payer des 3 livres 12 sols
          réclamés. On n'y voulut point entendre, et peu s'en fallut
          qu'on n'envoyât garnison chez l'auteur d'_Emile_. Enfin,
          l'affaire étant venue devant le prévôt des marchands, il
          décida qu'on lui feroit remise de la taxe.]

          [Note 314: «De l'Italien introducteur de ce jeu (_la
          blanque_), dit Pasquier, nous usâmes du mot _numero_ au lieu
          de nombre qui nous est naturel en françois; et dismes celuy
          _entendre le numero_, qui n'avoit oublié le nombre sous
          lequel sa devise estoit enregistrée. Et depuis accommodasmes
          cette manière de parler en toute autre chose, disant qu'un
          homme _entendoit le numero_ quand il avoit certaine
          information et cognoissance d'une chose.» (_Recherches de la
          France_, liv. 8, ch. 49.) Plus tard, _entendre le numéro_
          vouloit dire être rusé, adroit. _Il n'etoit lors_, dit La
          Fontaine, conte de _Richard Minutolo_,

               Il n'étoit lors, de Paris jusqu'à Rome,
               Galant qui _sût_ si bien le _numéro_.

          A la fin du dernier siècle, cette locution n'avoit plus
          d'usage qu'en d'assez méchants lieux. L'auteur anonyme des
          _Numéros parisiens_, Paris, 1788, in-8, écrit, p. vij: «Je
          l'appelle (ce livre) les _Numéros parisiens_ parce que les
          escrocs disent d'une personne qu'ils n'ont pu duper:
          _Celui-là sait le numéro, il n'y a rien à faire_.» En note,
          il ajoute: «Il est vrai que c'est une façon de parler très
          usitée à Paris, parmi les joueurs et autres chevaliers
          d'industrie.» Elle n'avoit pas, du reste, attendu 1788 pour
          en arriver là, tant il est vrai que du vocabulaire du
          commerce à celui du vol il n'y a que la main. Enay dit dans
          _Fæneste_ (édit. elzev., p. 156): «Il étoit emporte-manteau.
          C'est entendre le numéro, ou je ne m'y connois pas.»]

          [Note 315: Il veut parler ici des archers qu'on mettoit en
          _garnison_ chez quiconque refusoit de payer. Ils avoient
          charge de ronger le débiteur récalcitrant jusqu'à ce qu'il
          se fût exécuté. Aussi, dans l'ancienne coutume, sont-ils
          appelés _comestores_, ce que la coutume de Tournai traduit
          par _mangeurs_. Aujourd'hui l'un des papiers, à nuances
          menaçantes, que le percepteur vous envoie pour hâter le
          paiement des contributions, porte encore sur son titre:
          _Garnison_. En Allemagne, les créanciers s'y prenoient à peu
          près de même; seulement, ils gardoient pour eux-mêmes le
          rôle de _mangeurs_, et, comme ils pouvoient craindre que la
          cuisine ne fût maigre chez le débiteur, c'est à la taverne
          qu'ils s'alloient mettre en exercice. «Il protestoit, lit-on
          dans les _Contes d'Eutrapel_, demeurer sur les bras et
          depense de son hoste, comme en la coustume d'Allemaigne, où
          le creancier, à faute d'être payé au jour dit, se va loger
          en la meilleure hôtellerie, y boit, mange et fait grande
          chère aux dépens de son débiteur, jusqu'à l'entier
          payement.» (_Les Contes et Discours d'Eutrapel_, 1732,
          in-12. t. 1, p. 114.)]



_Les advis de Charlot à Colin, sur le temps présent, mis en lumière
par L. D. F. D. D._

S. L. N. D., IN-8[316].

          [Note 316: Cette pièce, comme on va le voir, est des
          derniers temps de la puissance du maréchal d'Ancre.]


  Colin, je veux t'entretenir
  De l'aller et du revenir.
  O l'estrange metamorphose,
  De voir aujourd'hui toute chose
  Reprendre son cours à l'envers!
  Que dit-on du sieur de Nevers[317]?
  Jouë-il bien son personnage?
  On le tient pour homme fort sage
  A former une bonne paix.
  J'ai peur qu'on ne verra jamais
  La pauvre France desbrouillée;
  C'est une trame mal filée
  Quand la toille escorche le dos;
  Quelqu'un sentira jusqu'aux os
  Le goust de la souppe à l'hysope:
  Disoit ainsi le bon Esope;
  Plus on a plus on veut avoir.
  Mais, compere, retournons voir
  Celuy qui est le plus marri.
  La pauvre duché de Berry
  Je plains d'avoir perdu son maistre[318].
  Plusieurs disent que c'est un traistre
  Qui a causé ce desarroy.
  C'est grand pitié de voir le Roy
  Prisonnier dedans son Paris:
  Tel pense prendre qui est pris.
  Mais gardons à la fin le change.
  Geste nouvelle est bien estrange,
  Le Pape n'a plus de crédit;
  Le nonce nous l'avoit bien dit
  Qu'il y falloit mettre bon ordre:
  Il faut premièrement destordre
  Le fil qui va se renouër;
  Il est mal aisé à trouver,
  Deux partis égaux, en la France;
  Il faut du secours de Florence
  Pour asseurer ce beau marquis.
  Caen ne s'en estoit point enquis,
  Et ferma l'huis de derriere[319];
  C'est une mauvaise visiere
  Qu'au _masculini generis_.
  Et quoy? nostre belle Cypris
  Sera elle plus carressée?
  Ce sont de belles embrassées
  Que des escus à millions.
  Ha! les habilles champions
  Qui ont partagé au butin!
  C'est au faux-bourg de Saint-Germain
  Qu'on semoit l'argent par la rue[320];
  Le secretaire[321] eut la venue[322]
  Aussi bien que le Florentin;
  Il est encore bon mastin,
  S'il estoit guery de sa goutte.
  Le Parlement ne void plus goutte
  A bien soutenir un estat;
  On est sur le poinct du debat
  Pour tirer l'oyseau de la cage;
  C'est un mal pire que la rage
  De voir son ennemy plus fort.
  Si les cerfs viennent à l'effort,
  On verra de belles curées;
  Elles ne sont pas de durées,
  Les violentes passions.
  Plusieurs visent aux pensions,
  Qui vivent sur la défiance.
  De Sully briguer les finances,
  C'est un morceau bien dangereux.
  On dit qu'il n'y en a que deux
  Qui tiennent le dez à Paris.
  Mais parle, Colin, tu te ris,
  Il n'y a pas pour tout risée.
  Le sieur d'Espernon fait trophée
  De sa mitene avant l'hyver[323];
  Il a Jarnac pour le couvert
  Sur le passage d'Angolesmes,
  Que les huguenots seront blesmes
  S'il attrape les Rochelois;
  Il craint que le party anglois
  Donne secours à l'hugenotte.
  Souvant, un pied dedans la botte,
  On est contraint de s'enfuir;
  Les zelez ont un grand desir
  Devoir une féconde Flandre[324].
  A ce coup on peut bien apprendre
  A gouverner une maison.
  Pour moy je cognois la saison,
  Fasse qui voudra du contraire;
  Un bon veneur voit au repaire
  La route que prendra le cerf.
  Puisqu'il faut jouer _à tout sert_,
  Le jeu du sang aura sa guise[325].
  Mais on dit que Monsieur de Guise
  Sera enfin le general[326];
  Et son frere le cardinal
  A-il pour vray quitté la robe[327]?
  Monsieur de Bouillon[328] se desrobe
  Tousjours le premier de la cour;
  S'il eust tardé encore un jour,
  On eut bien veu du peuple en Grève.
  Il s'en faut peu qu'elle ne crève
  La gouvernante du palais[329].
  Où estes-vous, braves Harlais?
  Pleurez vostre mère nourrice:
  Vous estes sur le precipice,
  Et tombez aussi bien que nous.
  Ne dormez plus, reveillez-vous;
  Qu'un seul roy nous soit asseurance.
  Conchine regarde Florance
  D'un oeil tout plain de desplaisir;
  Je croy qu'il auroit bien desir
  Que Perronne fust sa retraitte.
  Longue-Ville fait la chouette
  Et dort moins le jour que la nuict[330];
  Il empesche ce qui le nuit;
  C'est un prince plein de courage.
  Le comte d'Auvergne fait rage,
  Mais plus de bruit que de l'effet[331].
  Monsieur de Mayenne eust bien fait
  De retourner dessus ses pas.
  Le vieux Renard craind les appas
  Et la furie des Caillette:
  Un huissier, avec sa baguette,
  Arreste vite un financier.
  Ce fut un trait de son mestier
  De tirer tout droit à Soissons[332],
  Morel remarque les saisons;
  Mais tout ne vient que par rotine;
  Qui entend la langue latine
  Vaincra tousjours un paysan.
  Moissay n'est-il plus partisant[333]?
  Se retire-il sur la perte?
  La mesche est trop descouverte,
  On demande raison de tout;
  Mais patiantons jusqu'au bout:
  Faut voir jouer la tragedie;
  C'est une douce melodie
  Qu'ouyr le chant du rossignol.
  Allons un peu à l'Espagnol,
  Voir s'il veut rendre la Navarre.
  Ce bazané est trop bizarre
  Pour faire alliance aux François.
  Si on m'en eust donné le choix,
  Louys seroit plus à son aise.
  On le rendra plus chaut que braise,
  Si un jour je suis en credit.
  Maurgart[334] nous l'avoit bien predit,
  Mais c'estoit tout par equivoque.
  On dit que Roche-Fort[335] se mocque
  De tenir fort dedans Chinon;
  Il est assez bon champion
  Pour y bien disputer sa vie.
  Souvray en enrage d'anvie,
  Et luy veut troubler son repos[336].
  Bonnivet est bien plus dispos[337]
  Qu'il n'estoit dedans la Bastille:
  Il est aux abois, il petille,
  Qu'il ne charge ce vieux grison;
  On luy dit qu'il n'est pas saison
  De faire une longue poursuitte:
  Au printemps commence la luitte
  Du toreau avec son pareil;
  D'un long somme vient le reveil,
  S'ensuit la fin de toute chose.
  Monsieur d'Aubigny[338] se dispose
  A garder son gouvernement;
  C'est se comporter sagement
  De bien defendre son party.
  Vous porterez le dementy
  Pansionnaire de créance.
  Tant que l'on verra la France
  Du fer rien ne profitera;
  Un bon catolique mourra
  Pour maintenir son evesché.
  On fait estat du bien presché,
  C'est une chose fort requise;
  Mais souvent le loup se deguise
  Pour mieux attraper la brebis.
  Il faut avoir de beaux habits,
  Un beau collet, une rotonde[339],
  Une fraise qui soit bien ronde,
  Contrefaire le courtisan,
  Estre enflé comme un partisan,
  Ne saluer jamais personne,
  Au conseil faire le prud'homme,
  Oppiner tousjours de travers,
  Soustenir le droit du pervers:
  C'est le fruict d'un pansionnaire;
  Mais qu'as-tu apris de Sancerre?
  Qui aura le gouvernement?
  Plusieurs ont bien perdu leur temps
  De s'estre trouvé à Paris;
  Tu te mocques et je me ris
  De ces attrapeurs de Babet.
  Je croy que le baron Du Blet
  Sera gouverneur de Sancerre.
  Le fort Sainct-Denis est par terre,
  A la veüe d'un docte soldat.
  Beaucoup desirent d'avoir part
  En l'argent qui ne coutte rien.
  Plusieurs François ne vaillent rien
  Que pour troubler nostre repos.
  Ils seront piquez jusqu'au os,
  Ceux qui joüent les deux personnages.
  S'il y avoit des hommes sages,
  Qui creussent à peu près mon advis,
  Je garderois, à mon advis,
  Les chèvres de broutter les bois,
  Sans mettre mes chiens aux abbois,
  Et ne prendre rien par derrière.
  Or, Colin, retournons arrière,
  Et gardons bien d'estre surpris.
  Voilà tout ce que j'ay appris.

          [Note 317: Le duc de Nevers avoit commencé d'armer en
          septembre 1616. Depuis l'emprisonnement du prince de Condé
          il étoit un des chefs du parti contre Concini. Sa femme, qui
          tenoit dans le Nivernois même, le secondoit avec énergie. V.
          t. 4, p. 324-325.]

          [Note 318: Condé avoit le gouvernement de Berry; on le lui
          fit rendre, et il fut donné au maréchal de Montigny. Il
          fallut du canon pour réduire la tour de Bourges, qui
          résistoit. (_Oeconom. roy._ de Sully, coll. Petitot, 2e
          série, t. 9, p. 375; _Mém._ de Pontchartrain, _id._, t. 17,
          p. 169.)]

          [Note 319: Le maréchal d'Ancre, craignant pour sa vie,
          s'étoit retiré dans son gouvernement de Normandie. C'est la
          ville de Caen qu'il avoit choisie pour refuge. Il y fut
          assez mal reçu et n'y resta pas longtemps. (_Mém._ de
          Bassompierre, coll. Petitot, 2e série, t. 20, p. 109;
          Pontchartrain, _id._, t. 17, p. 158.)]

          [Note 320: Allusion au pillage de l'hôtel du maréchal
          d'Ancre, dont nous avons déjà parlé t. 4, p. 30. Cet hôtel,
          devenu plus tard l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires,
          puis l'hôtel de Nivernois, et enfin une caserne de gardes de
          Paris, étoit situé rue de Tournon, assez près, par
          conséquent, de l'hôtel de Condé, dont l'Odéon tient la
          place. Quand le prince eut été arrêté, il y eut grande
          rumeur parmi les gens de sa maison et un échange continuel
          de menaces entre eux et ceux du maréchal d'Ancre. L'effet
          suivit bientôt. Un matin, tous les gens du prince
          assaillirent l'hôtel d'Ancre; les maçons qui travailloient
          au palais de la reine mère (le Luxembourg) se mirent de la
          partie, et la maison du ministre fut littéralement prise
          d'assaut et livrée au pillage. V. _Oeconom. roy._, t. 9, p.
          374; _Mémoires_ de Richelieu, coll. Petitot, 2e série, t. 21
          _bis_, p. 345.]

          [Note 321: Raphaël Corbinelli. V. t. 4, p. 30, note.]

          [Note 322: La _venette_, la peur.]

          [Note 323: C'est-à-dire se montre tout fier de s'être donné
          un refuge avant le danger. Il s'étoit, en effet, retiré en
          Saintonge, d'où il menaçoit le parti du maréchal. V. t. 4,
          p. 23.]

          [Note 324: Comme la Flandre étoit déjà un refuge pour les
          _faillis_, on disoit _faire Flandre_ dans le sens de
          s'enfuir; et _Flandre_ dans celui de fuite. De là aussi le
          mot _flandrin_ pour tout homme élancé, bon à la course.]

          [Note 325: Equivoque horrible sur le jeu du _cent_ (le
          piquet) et le jeu du _sang_, l'assassinat, où, à peu de
          temps de là, Vitry fit gagner la partie à Louis XIII contre
          Concini.]

          [Note 326: Il tenoit pour le roi; ses troupes avoient eu
          déjà quelques rencontres avec celles de Condé. V. t. III, p.
          356.]

          [Note 327: Henri de Lorraine resta cardinal. Son humeur
          belliqueuse et ses façons mondaines avoient dû faire faire
          penser ce qu'on dit ici. V. sur lui _Caquets de
          l'Accouchée_, p. 51, note.]

          [Note 328: Le duc de Bouillon, après avoir tenté de soulever
          parmi le peuple de Paris une révolte dont l'échauffourée de
          l'hôtel d'Ancre avoit été l'unique résultat, s'étoit enfermé
          dans Soissons avec M. de Mayenne.]

          [Note 329: La Cour du Parlement.]

          [Note 330: Le duc de Longueville, en enlevant le
          gouvernement de Péronne à Concini, s'étoit rendu très
          populaire, (_Oeconom. roy._, coll. Petitot, 2e série, t. 9,
          p. 372; _Mém._ d'Estrées, _id._, t. 16, p. 310;
          Bassompierre, t. 20, p. 110.)]

          [Note 331: Le comte d'Auvergne, bâtard de Charles IX, qui
          étoit à la Bastille depuis que Henri IV l'y avoit fait
          enfermer, avoit été rendu à la liberté par Concini, afin de
          pouvoir être opposé aux mécontents. Depuis son entrée en
          campagne, il avoit, il est vrai, fait plus de bruit que de
          besogne. (Pontchartrain, t. 17, p. 150; Monglat, t. 49, p.
          24.)]

          [Note 332: Le duc de Mayenne, à l'approche du comte
          d'Auvergne, s'étoit, je l'ai dit, enfermé dans Soissons, où
          il soutint vigoureusement le siége, jusqu'à ce que la
          nouvelle de la mort de Concini le fit résoudre à rendre la
          place au roi.]

          [Note 333: V., sur ce financier, t. 3, p. 181-184; t. 4, p.
          343, et les _Caquets de l'Accouchée_, p. 182, 241.]

          [Note 334: Sur ce faiseur d'almanachs, voir t. 2, p.
          213-214, et _Caquets de l'Accouchée_, p. 65.]

          [Note 335: Il étoit des plus zélés pour le parti de-Condé.
          (Pontchartrain, _coll. Petitot_, 2e série, t. 17, p. 70, et
          notre t. 4, p. 343.)]

          [Note 336: Souvray finit enfin par forcer Chinon et par
          l'enlever à Rochefort. (Pontchartrain, _ibid._)]

          [Note 337: Henri de Gouffier, marquis de Bonnivet, né en
          1586, mort en 1645.]

          [Note 338: Edme Stuart, seigneur d'Aubigny, mort en 1624.]

          [Note 339: Collet empesé, monté sur du carton, que les
          hommes du bel air portoient à cette époque. Il en est parlé
          dans les Satires de Regnier et dans les Lettres de Voiture.]

FIN.



_L'entrée de la Reyne et de Messieurs les enfans de France, Monsieur
le Dauphin et le Duc d'Orléans, en la ville et cité de Bourdeaulx, à
grans honneur et triumphe, le_ XXVII _de juillet._


Le très chrestien roy Françoys, premier de ce nom, estant en sa bonne
ville et cité de Bourdeaulx, où avoit sejourné depuis le septiesme
jour de juing[340], qu'il estoit arrivé en la dite ville, le second
jour du mois de juillet, environ neuf heures de nuyt, adverty par le
seigneur de Montpezat[341] de la venue de très chrestienne princesse
dame Alienor, royne de France, douairière de Portugal, seur de
l'ampereur romain, aussi de la recouvrance très heureuse de très
haults, très puissans princes Messieurs les dauphin et duc d'Orléans,
congratulant et remerciant la puissance divine de la grace à luy
faicte comme très chrestien, vray pilier de foy, aisné fils de
l'Eglise, tout soubdain, espris d'une fervente joye, estant en sa
chambre, tendans les yeux devers les cieulx, prosterné à genoux, les
mains jointes, larmoyant, demeura quelque espace de temps sans pouvoir
aucune chose dire, jusque à ce que le coeur luy dessera; commença à
dire une briefve oraison, tout autre que mon simple et rude sens ne
sauroit descripre, contenant en substance ce que s'ensuyt: «Dieu
eternel, créateur de tout l'humain lignage, qui en ce monde m'as mis
et créé à ton image, et m'as institué sur la terre par ta benignité et
clemence pour regir et gouverner ton peuple au royaulme de France,
quel loz, quel honneur, quelle grace pourray-ge te rendre du bien et
joye que de toy je reçoy? Certainement, si telle chose j'osoye ou
vouloye entreprendre, ce seroyt à moy chose impossible; pourquoy,
editeur du tout, je te supplie très humblement qu'il te plaise
begninement recepvoir ma voulenté en excuse de mon pouvoir. Ce faict,
vindrent devers le dit seigneur plusieurs grands princes de son sang:
c'est assavoir, très haults et puissans prince le roy de Navarre,
reverendissime cardinal de Lorraine, Messieurs les ducs de Vandomoys,
compte de Sainct-Pol[342], Guise, accompagnez de plusieurs grans
seigneurs; ausquelz seigneurs declara les bonnes nouvelles, et, de
commun accord, de joye commencèrent à lermoyer, et, depuis revenuz,
remercièrent Dieu de la fortune prospère; et soubdain commencèrent à
sonner les cloches, tronpestes, clerons, haultboys, au devant le logis
du roy et par toute la ville, mesmement la grant cloche d'icelle, où
avoit esté donné le signe especial, l'artilherie par si grand
impetuosité, que ciel et terre le tout s'assembloit. Ce tumulte
parechevé, commencèrent feux à estre allumez, tellement que par toute
la ville de Bourdeault on eust dict: «Voylà Bourdeault en semblable
ruyne que la cité de Troye quant fut ruynée par les Grecz.» Les
carfours garnis de tables rondes, vin, viandes, menestriers jouans de
leurs instrumens par une si doulce melodie. Finablement, toute ycelle
nuyt vous n'eussiez veu par les rues que flambeaulx allumez, festins,
excès de peuple crians uniquement: «_Vive le roy! France!_» Et seroit
chose bien difficile de narrer ne rediger par escript, ne autrement,
la joye qu'icelle nuyt et les troys jours ensuyvans furent faictz, et
entre autres ce soir le reverendissime cardinal de Sens[343], legat et
chancelier de France; les ambassadeurs des roys d'Angleterre,
Portugal; le lendemain, tiers jour du dit moys, le reverendissime
cardinal Trivolse et les Florentins, firent leurs feux de joye, tenans
table ronde en rue à force vin, viandes, à tous venans, qu'est chose
incredible de la joye qu'en ces jours fut menée, tant en general qu'en
particulier. Et, le iiij. du dit moys, le roy, adverty que la reyne,
ensemble mes dits seigneurs ses enfants, estoyent partys de Bayonne
pour s'en venir devers luy, accompaignés de plusieurs princes,
seigneurs, tant du royaulme qu'estrangiers, se transporta en la ville
de Roquefort[344], qu'appartient au roy de Navarre, en laquelle le
dit seigneur roy de Navarre avoit faict preparer toutes choses
necessaires au cas en une abbaye de nonnains. Près ce dit lieu de
Roquefort[345] furent cellebrées les nopses solennellement du dit
seigneur et de la dite dame Alienor[346]. Ce faict, partirent du dit
lieu et s'en vindrent en la ville de sainct Macaire[347] le neufiesme
jour du dit moys, et le lendemain, dixiesme, au bourg de
Podensac[348], qui est deux lieues par deçà tirant vers la ville de
Bourdeaulx, où sejournèrent jusqu'au lendemain matin, unziesme du dit
moys, que se disposèrent de partir pour venir en la dite ville et cité
de Bourdeaulx. Le dit jour unziesme du dit moys, les soubz maire et
jurez de la dite ville et cité de Bourdeaulx, qui auparavant avoyent
faict asseoir sur troys gros bapteaux trois belles et plaisantes
maisons, entre lesquelles en avoit une faicte par singularité,
laquelle estoit environnée de belles galleries; au dedans laquelle
maison avoit une belle salle et garde-robe, le tout tendu de damas
cramoisi et blanc, et le plancher de tapis en verdure; les fenestres
garnies de riches vitres, qu'il faisoit bon voir. Les autres deux
maisons estoient pareillement avec chacune leur garde-robbe tendues de
taphetas rouge et blanc, et le plancher comme la première. Environ
l'heure de deux heures après mynuit, firent equiper les dits bapteaux,
ensemble douze autres garnis de mariniers et pillotes vestus
d'habillemens de blanc et rouge, pour conduire les dites trois maisons
pour porter le roy, la royne et mes dits seigneurs le dauphin et duc
d'Orleans. Pareillement deux gallées gorgiasement acoutrés
d'estandars, banières, et environ quatre-vingts autres bapteaulx, la
pluspart couverts de tapisserie, au dedans desquels estoient les
gentils hommes suyvans la court. Les enfans, gens de metier de la dite
ville, et autre populaire en grand nombre, garnis d'artilherie,
tambourins et suysse, et autres instrumens musiquaulx, demenants
grande joye, lesquels recommencèrent à naviguer tellement, qu'en peu
de temps furent au devant le dit lieu de Podensac, auquel lieu arivez,
le roy, la royne, mes dits seigneurs les enfans se misdrent sur l'eau.
Et croyez que à l'embarquer la ville de Rioms[349], qui est au devant
le dit lieu de Podensac et aultres places estans sur la rivière,
firent merveilles de canoner, après avoir reçeu la ligne de ladite
ville de Rioms, qu'à ce estoit comise, laquelle apartient à monsieur
le grand escuier de Navarre, messire Frederic de Foix, qui en cestuy
affaire avoit bien voulu pourvoir, comme vray serviteur du roy. Le
roy, la royne, mes dits seigneurs les enfans, se mirent en la maison
que avoit eté construite pour la royne, accompaignez du roy de
Navarre, messieurs les ducs de Vendosmoys, Nemours, comptes de
Sainct-Pol, Guise et autres grans seigneurs, et les autres princes et
seigneurs es dites deux maisons, gallées et autres bapteaulx. Les gens
de mestiers et autres abillez de livrées; c'est assavoir: les
apoticaires avec leurs estandars, enseigne dorée, et leurs mortiers,
faisans grand bruyt, lesquels estoient vestus de satin et damas gris,
et tant faisans grans exclamations: _Vive le roy!_ _la royne!_
_messieurs ses enfans!_ ayans grans cruches d'yppocras, qu'ils
distribuèrent avec grans boytes de confitures à chacun qu'en
demandoit; les cousturiers, vestus de satin et taffetas noir semez de
croix blanches; les chaustiers de tafetas changeant, en bel ordre;
les orphevres, vestus de satin viollet et noir, doublé de incarnat
nervé de cordons d'argent, ayant chacun une chaine d'or en leur col;
les armuriers, de plusieurs couleurs, chacun à son plaisir; et, en
oultre, les potiers d'estain en bel ordre, aïant leurs sayons de rouge
couverts de fleurs de lys avec ung dauphin en fasson d'orphaverie
qu'il faisoit bon voir. Et generallement la ville avoit faict eriger
ung grant pont au devant la porte du Laillau pour la descente. Auquel
lieu descendirent la royne, messieurs les enfans, au devant desquels
se presentèrent pour la ville monseigneur l'amiral, maire et capitaine
de la dite ville, acoultré de son manteau chapperon, my party de drap
d'argent et velour cramoisy, doublé de satin cramoisy; les soubs
maire, clers et autres juratz avec leurs manteaulx de damas cramoisy
et damas blanc; lequel dict seigneur admiral fit pour la dite ville à
la dite dame, mes dits seigneurs, une courte harengue si bien
troussée. Après la dite harengue, la dite dame fut mise dedans une
litière que portoyent deux mules, que deux paiges d'honneur
conduisoient, le tout couvert de drap d'or frisé[350]. Et soudain fut
mis dessous, par les dits juratz, ung poyle de drap d'or, à franges
d'or, riche à merveille, que six des ditz jurez portoyent; et à
l'entrée de la porte se presenta le reverendissime cardinal de Sens,
legat et chancellier de France, accompaigné des reverendissimes
cardinaulx de Lorraine, Trivolse et Turnon, et saize evesques, grand
nombre d'abbés, parthenothaires et autres gens d'eglise, lequel fit
une belle et eloquente harengue, où la dicte dame prit un grand
plaisir. Ce faict, après que la dite dame et mes dits seigneurs furent
entrez au dit portal, la court de Parlement, les quatre presidens,
revêtus de leurs chappes et mortiers, et tous les conseillers, vestus
d'escarlate, se presentèrent, lesquels firent la reverence à la dite
dame et mes dits seigneurs, après lequel salut monsieur messire
Françoys de Belcier, chevalier, premier president, en une gravité, fit
à la dite dame et seigneurs, pour la dite court, une harengue; et
ycelle parachevée, commencèrent à faire la procession ecclesiastique
de toute la ville, puis les gens de metier, chascun en son ordre.
Après marchoit monsieur le prevost avec ses archiers, puis les Suisses
du roy avec force tambourins et phiphres; puis marchoient les
trompettes, clerons, haultboys du roy, tous abilhez des couleurs du
dit seigneur, les heraults et roys d'armes les testes nues. Après
marchoient messieurs de la court de Parlement, consequemment les cent
gentils hommes de l'hostel avec leurs haches et bec de fauchon[351];
après marchoient messieurs le daulphin et duc d'Orleans, accompagnez
de messieurs les ducs de Vendosmes, Nemours, de Sainct-Pol, Nevers,
Guise, La Trimoulle, et autres grans princes desquels je ne say les
noms; et après marchoient messieurs le grand maistre vicomte de
Turainne et autres seigneurs. Après ceste trouppe de gentils hommes
marchoit le roy de Navarre, avec les reverendissimes cardinaulx dessus
nommez, et puis mon dit seigneur le legat chancellier. Après venoist
la litière de la dite dame, conduicte comme dessus, laquelle suyvoient
les dames, tant de France que d'Espaigne, deux à deux, une de France,
une d'Espaigne, jusques à vingtz cinq ou XXVI de chascun cousté, que
faisoit bon voir. Après marchoient en bel ordre tous les archiers de
la garde du roy, et après grand multitude de gentils hommes faisans
guider chevaulx sur le pavé, que s'estoit merveilhes. Et en cestuy
estat marchèrent jusques à l'eglise Sainct-André, metropolitaine de la
dite ville, où par le clergé fut honorablement receu la dite dame et
Messieurs[352]; et, après avoir rendu graces à Dieu en l'ordre que
dessus, marchèrent vers leur logis. Est assavoir que toutes les rues
estoient tendues de riches tapisseries[353]; avoit esté dressé sur la
fin du carrefour de Lombrière ung grand echarffault en fasson d'arc
triomphant. Au mylieu avoit ung pavillon, riche à merveille, au dedans
duquel y avoit ung personnaige en chaire, acoultré d'abit royal,
tenant septre; à dextre et senestre, deux autres personnages en
chaire, representans messieurs les Dauphin et d'Orleans, au dessus
desquelles, mesmement sur celle du roy, estoyent les armes du roy, de
la royne, soubs ung timbre imperial, et au dessoubs ung escripteau où
avoit: _Veni sponca mea veni de libano et coronaberisti_. Pareillement
sur les dits seigneurs, les dites armes, escript: _Euntes ibant et
flebant_, et, de l'autre part: _Venientes, aut venient cum
exultatione_. Du cousté de la representation de monsieur le dauphin, y
avoit une jeune fille, nommée _la Ville de Bourdeaulx_, à genoux, qui
tenoit ung coeur où estoient les armes de la ville, lequel s'ouvroit
et apparoissoit semé de fleurs de lys, et avoit un personnage,
accoutré en homme de justice, qui se nommoit _Conseil vertueulx_, près
duquel estoit ung escript: _Et me Dominum, fili mi, et regem_; et à la
porte Beguère y avoit ung riche eschaffault sur lequel estoit edifié
ung lit si richement acoultré de drap d'or, velour cramoisy et
broderie, que merveilles, et sur icelluy estoit en fasson d'une
acouchée une belle fille nommée Amour; aux deux coustez, deux autres
belles filles, richement acoultrées, nommées Raison et Justice; au pié
du lict, ung bers, si richement acoultré que possible est de faire, au
dedans lequel estoit une fille de l'age de quinze jours nommée Paix,
pour laquelle avoit en une chaste assise une très belle fille, très
richement acoultrée, nommée Aliance, qui avoit ung esmouchart en sa
main dont chassoit les mouches; aussi bersoit la petite fille en
fasson de nourisse, laquelle jouhoit si très bien son personnage que
l'on pourroit souhaiter. Au dessus lequel echaffault avoit ung
escripteau denotant le mistère. Or prions à Dieu pour, la conclusion,
tout ainsi que par une Alienor[354] jadis furent commencées les grans
guerres et divisions au royaulme de France, que, au contraire, ceste
vertueuse dame Alienor, nostre rayne, puisse si bien ouvrer qu'elle
fille le lyen de pair entre les princes crestiens, qu'il puisse aller
contre les juifs meschreans de nostre foy catholique! _Amen_[355].

          [Note 340: «Le roy partist pour aller au devant de ses
          enfants, avec grand nombre de seigneurs, monta sur l'eau le
          lundy au soir et alla jusqu'à Langon, et de là passa à Bazac
          (Bazas) et autres lieux, comme Rochefort, Marsant, et parmy
          les landes de Bourdeaux, où il s'arresta jusques à tant que
          la royne et messieurs ses enfants fussent arrivés.»
          (_Journal d'un bourgeois de Paris_; Société de l'hist. de
          France, p. 414.)]

          [Note 341: M. de Montpesat, gentilhomme de la chambre du
          roi, avoit laissé la nouvelle reine Eléonore, le dauphin et
          le duc d'Orléans à Saint-Jean-de-Luz, et etoit venu de
          «nuict, sur chevaulx de poste, à Bourdeaux», apporter au roi
          la nouvelle de leur approche. (_La prinse et delivrance du
          roy, venue de la royne, seur aisnée de l'empereur, et
          recouvrement des enfants de France_, par Séb. Moreau. _Arch.
          curieuses_, 1re série, t. 2, p. 433. V. aussi _Mémoires_ de
          Martin au Bellay, coll. Petitot, 1re série, t. 18, p. 97.)
          Le roi fut si joyeux de la nouvelle «qu'il donna au dit
          sieur de Monpesat... l'office de greffier au parlement de
          Tholose, qui, pour lors, etoit vacante par le trepas du feu
          greffier, qui valoit à vendre dix à douze mil escuz.» (Séb.
          Moreau, p. 434.)]

          [Note 342: François de Bourbon, comte de Saint-Pol, frère du
          due de Vendôme, dont le nom précède le sien, et qui étoit
          lui-même frère du roi de Navarre.]

          [Note 343: Le cardinal Duprat, qui avoit dirigé toute
          l'affaire de la rançon du roi, et contre le payement de
          laquelle on avoit, en échange, accordé la liberté des deux
          jeunes princes donnés en otages. Il s'étoit acquitté de
          cette tâche en trop zélé ministre, il avoit payé en pièces
          qui n'étoient pas de poids; mais les commissaires de
          l'empereur, qui avoient l'éveil, n'avoient accepté qu'après
          sûre vérification; or, il s'en manquoit de 40,000 écus,
          qu'il fallut rapporter. C'est ce que Martin du Bellay, p.
          94, appelle «quarante milie escus pour la tare de l'or.»
          Sébastien Moreau avoue lui-même qu'il s'en falloit beaucoup
          que toutes les pièces données d'abord fussent de bon aloi.
          (_Arch. curieuses_, 1re série, t. 2, p. 416.)]

          [Note 344: Roquefort, chef-lieu de canton du département des
          Landes, arrondissement de Mont-de-Marsan.]

          [Note 345: «L'abbaye de Verrières, dit Sébastien Moreau,
          deux lieues par delà de Mont de Marsan, qui est aussy au dit
          roy de Navarre.» La rencontre se fit, dit Martin du Bellay,
          p. 97, «entre Roquefort de Marsan et Captieux, en une petite
          abbaye, auquel lieu, une heure devant le jour, le roy et la
          royne furent espousez.»]

          [Note 346: «Ils arrivèrent bientôt, dit encore Séb. Moreau,
          en la ditte abbaye, en l'eglise de laquelle s'estoit deja
          appresté reverend père en Dieu monseigneur l'evesque de
          Lisieux, grand aumônier dudit seigneur, lesquels, après
          qu'ils se furent repousés en ordre, allèrent en la ditte
          eglise, qui estoit assez tard, et lors le dist evesque les
          espousa, et après s'allèrent mettre à table pour soupper.
          Ils feirent la chière telle que bien s'en sçauroit dire,
          aprez se retirèrent ensemble pour prendre le plaisir de
          marriage l'un avec l'autre, que je ne dechiffreray
          autrement, en le laissant penser aux lecteurs et
          auditeurs.»]

          [Note 347: Chef-lieu de canton du département de la Gironde,
          arrondissement de la Réole.]

          [Note 348: Chef-lieu de canton de l'arrondissement de
          Bordeaux.]

          [Note 349: Rions, commune de l'arrondissement de Bordeaux,
          canton de Cadillac. Ce qu'on lit dans le _Journal d'un
          bourgeois de Paris_, p. 416, sur cet embarquement, confirme
          ce qui se trouve ici, mais à beaucoup de détails près: «La
          royne, avec les seigneurs et dames, y est-il dit, se meirent
          sur la marine, entre Langon et Bourdeaulx, en basteaux
          painctz et dorez magnifiquement, et avoit moult de pièces
          d'artillerie grosses, qui faisoient merveilleuses tempestes,
          et force navires, tant marchands que de guerre, tous fort
          bien équipés.»]

          [Note 350: «A l'entrée de la porte, lit-on dans le _Journal
          d'un bourgeois de Paris_, fust apprestée la lictière et
          muletz de la reyne, tous couverts de drap d'or frizé.»]

          [Note 351: Sorte de hallebarde qui faisoit donner à ceux
          dont elle étoit l'insigne le nom de _gentilshommes à bec de
          corbin_. Les contrôleurs généraux des finances eurent,
          jusqu'à la révolution, un attribut du même genre. «M. de
          Fourqueux, lit-on dans les _Mémoires secrets_, t. 35, p. 14,
          est decidement revêtu du titre de contrôleur general et
          porte la _canne à bec de corbin_, attribut de la dignité,
          dont il a plus besoin qu'un autre.»]

          [Note 352: «La dite royne, écrit le bourgeois de Paris dans
          son _Journal_, avoit sur elle un ciel d'or frizé, vestue à
          la mode espaignolle, ayant en sa teste une coiffe ou
          crespine de drap d'or frizé, faicte de papillons d'or,
          dedans laquelle estoient ses cheveulx, qui luy pendoient par
          derrière, jusques aux tallons, entortillez de rubbens; et
          avoit un bonnet de velours cramoisy en sa teste, couvert de
          pierreries, où y avoit une plume blanche, tendue à la façon
          que le roy le portoit ce jour. Aux oreilles de la ditte dame
          pendoient deux grosses pierres, grosses comme deux noix. Sa
          robbe estoit de veloux cramoisy, doublée de taffetas blanc,
          bouffant aux manches, au lieu de la chemise, les manches de
          la robbe couvertes de broderies d'or et d'argent. Sa cotte
          estoit de satin blanc à l'entour, couverte d'argent battu,
          avec force pierreries; et y estoit le chancelier de France,
          Du Prat, qui la receut pour le roy, accompaigné de plusieurs
          cardinaulx et prelatz; y estoient aussy les ambassadeurs de
          Venise, Ferrare, Angleterre, et plusieurs princes, seigneurs
          et dames de France, entr'autres Mme de Nevers.»]

          [Note 353: «Et depuis la dicte porte, écrit le bourgeois de
          Paris, jusques à la grande eglise Sainct-André, estoient les
          rues tendues; y furent joués mistères, et y avoit trois
          grands theatres elevez en hault, où estoient les armes du
          roy et de la royne.»]

          [Note 354: Eléonore de Guienne, d'abord reine de France,
          comme femme de Louis VII, puis reine d'Angleterre, après
          avoir épousé Henri II. On sait que la querelle soulevée au
          sujet de l'Aquitaine, qu'elle avoit apportée en dot à son
          nouvel époux, et que le fils du premier ne vouloit pas
          rendre, fut la première cause d'une guerre interminable
          entre la France et l'Angleterre.]

          [Note 355: «Touctes ces bonnes chères faictes, dit Séb.
          Moreau, et qu'il commençoit quelque peu à se mouvoir de la
          peste, dont audit Bourdeaux sont subjects, à cause de la
          marine, partirent et passèrent les deux rivières, assavoir
          la Garonne et la Dordogne, et s'en allèrent prendre aeir
          beau et triumphant; c'est l'aeir d'Angoulème.» Là, les fêtes
          recommencèrent. On en trouve la description dans une pièce
          volante, indiquée au portefeuille 226-227 de la _collection
          Fontanieu_, et reproduite textuellement au t. 6, p. 291-298,
          de l'édition des _Mémoires_ de Martin et Guillaume du
          Bellay-Langey donnée par l'abbé Lambert.]

FIN.



_Nouveau Règlement général pour les Nouvellistes_,

s. l. n. d. In-4[356].

          [Note 356: Une autre édition de cette très courte pièce fut
          donnée avec date et nom d'éditeur: _Nouveau règlement
          général pour les nouvellistes_, à Paris chez Cl. Cellier,
          1703, in-8.]


Dans les assemblées qui se forment de ces infatigables curieux qui
font profession actuelle de s'entretenir des grands événemens, l'on
n'y entend ordinairement que du galimatias et des qui-pro-quo, au lieu
de discours judicieux et vraisemblables; cet abus a obligé les
presidens de tous les bureaux etablis pour le debit et l'entretien des
nouvelles du temps de convoquer une assemblée generale pour convenir
ensemble et authentiquement des moyens de remedier à un tel abus[357].

          [Note 357: Ce qu'on dit ici de ces _bureaux_ de nouvelles
          est très sérieux sans qu'il y paraisse. Le manque de
          gazettes autres que la _Gazette de France_, où se trouvoit
          seulement ce que le gouvernement vouloit bien laisser
          passer; l'impossibilité où l'on étoit de se renseigner en
          dehors du cercle étroit de la feuille officielle, avoit fait
          organiser sur quelques points de Paris des sortes de centres
          auxquels venoient aboutir, comme à un écho commun, tous les
          bruits sur les choses de l'intérieur et de l'extérieur. On
          tenoit registre de ces nouvelles, quels que fussent le lieu
          d'où elles vinssent et la personne qui les eût apportées. On
          en discutoit la valeur; et si elles le méritoient, on leur
          donnoit place dans le Journal, dont les copies manuscrites
          étoient répandues à profusion dans Paris, et qui n'est autre
          que ces fameuses _Nouvelles à la main_ dont on a tant parlé.
          V., dans l'_Encyclopédie du XIXe siècle_, t. 17, p. 307-310,
          notre article sur ces embryons du journal.]

Mais la plus grande difficulté fut de s'ajuster sur le lieu et la
manière de s'assembler, car les nouvellistes des Thuilleries
pretendoient que tous les autres devoient s'y rendre et leur ceder la
preseance, à cause que c'etoit la maison du roi[358]. Le president du
Luxembourg soutint qu'elle lui appartenoit d'ancienneté, et à cause du
bon air qui fait ordinairement la substance des partisans de
nouveautés[359]; mais celui du Palais-Royal disputa à tous le premier
rang, par la raison que son fondateur avoit été le plus grand
politique de son siècle[360]. Le president du cloître des
Grands-Augustins le voulut emporter de haute lute[361]. Il proposa,
pour soutenir son droit, toutes les boutiques qui en dependent, dans
lesquelles on faisoit une continuelle lecture de toutes les gazettes
qui s'impriment dans l'Europe: de sorte qu'on devoit regarder ce lieu
celèbre comme le tronc copieux de toutes les nouvelles, et dont les
branches s'etendent et fleurissent dans tous les autres bureaux.
Neanmoins, le president des Celestins s'y opposa formellement, sous
pretexte que leur jardin etoit, par privilége, destiné pour les
nouvellistes de distinction, et qu'aucune autre personne n'avoit la
liberté d'y entrer[362]. Il avança que de tout temps les plus habiles
politiques en avoient fait leur centre, temoin Antoine Perez[363],
secretaire d'Etat des depêches universelles de Philippe II, roi
d'Espagne, lequel, s'étant refugié en France, conçut tant
d'inclination pour ce couvent, qu'il voulut qu'après sa mort on
l'enterrât dans le cloître, où l'on voit encore son epitaphe, qui doit
imprimer un vrai respect dans l'esprit des savans nouvellistes[364].

          [Note 358: Dans un curieux petit livre, l'_Ambigu
          d'Auteuil_, 1709, in-8º, p. 27, il est parlé de ces
          nouvellistes des Tuileries et de l'endroit où ils se
          tenoient. D'ordinaire, ils prenoient place sur les bancs, «à
          l'ombre, autour du rondeau», et sur un autre «fort long, qui
          est au bout du boulingrin». C'étoit, dit plaisamment
          l'auteur, ce qu'on appeloit «l'arrière-ban des
          nouvellistes». Parmi ceux-ci, les plus assidus étoient, à
          l'époque dont nous parlons, un voyageur fameux que je n'ai
          pas pu reconnoître, et un vieux comédien, qui doit être La
          Thorillière. «Il jouit, dit l'auteur, de mille écus de
          pension que luy fait sa troupe, et de trente mille escus
          qu'il a espargnez du temps que Corneille et Molière
          travailloient pour le théâtre. L'occupation de ces oisifs,
          ajoute-t-il, est de s'entretenir de ce qu'ils ont vu et de
          ce qui les regarde en particulier lorsque les nouvelles ne
          fournissent pas; et bien souvent, dans l'empressement que
          quelques uns ont de donner bonne opinion de leur fait,
          quatre ou cinq parlent à la fois».]

          [Note 359: Le grand centre, en effet, fut longtemps au
          Luxembourg. En 1678, les faiseurs de nouvelles y péroroient
          déjà. C'est surtout contre ceux de ce bureau que Hauteroche,
          cette même année avoit dirigé sa comédie des _Nouvellistes_.
          Un peu plus tard, étoit publié, toujours à leur adresse, _Le
          grand théâtre des Nouvellistes, docteurs et historiens à la
          mode, ou Le cercle fameux du Luxembourg_, poëme
          héroï-comique, Anvers, 1689, in-8. V. aussi les _Satires_ de
          Ducamp d'Orgas, 1690, in-8, p. 71. Ceux qui s'occupoient
          surtout des choses de la littérature, _les chenilles du
          théâtre_, comme les appelle Gresset, s'assembloient sous un
          grand if. C'est ce qu'il faut savoir pour bien comprendre ce
          couplet qui se chantoit au prologue d'une pièce de Le Sage,
          _les Mariages du Canada_, jouée en 1734:

               Grand juge-consul du Permesse,
               Vous savez notre différent.
               De grâce, réglez notre rang
               Par un arrêt plein de sagesse,
               Par un arrêt définitif,
               Tel que vous en rendez à l'if.]

          [Note 360: C'est là, dans l'allée qui disparut pour faire
          place à la galerie de droite, que se trouvoit le fameux orme
          appelé _l'arbre de Cracovie_. Ce nom, que Pannard prit pour
          titre d'opéra comique en 1742, venoit non pas de la ville de
          Pologne, mais des mensonges, des _craques_, qui trouvoient
          là un abri. Au VIIe chant de la _Henriade travestie_ il est
          parlé des milliers de nouvellistes

               Deguenillés, mourant de faim,
               De ces hableurs passant leur vie
               Dessous _l'arbre de Cracovie_.

          Les nouvellistes du Palais-Royal n'avoient pas grand crédit.
          V. ce qu'en dit la _Gazette_ dans les _Ennuis de Thalie_
          (_Hist. du Théâtre-Italien_, t. 5, p. 263). En 1709, suivant
          _l'Ambigu d'Auteuil_, un apothicaire s'y étoit fait
          «l'essayeur des bonnes ou mauvaises nouvelles.»]

          [Note 361: Le voisinage du Pont-Neuf avoit dès longtemps
          achalandé de nouvelles les oisifs du cloître des Augustins.
          Les gazettes étoient là dans leur vrai centre. On connoît
          celle du Pont-Neuf faite par Saint-Amant, édit. Livet, t. 2,
          p. 161, et l'on sait par le Paris _en vers burlesques_ de
          Bertaud, p. 36-37, que dans les presses de marchands et de
          curieux encombrant le pont se trouvoit toujours quelque
          vendeur de gazette. Dans le _Grand Théâtre des
          nouvellistes_, p. 61, il est parlé de ce docteur

                   .....Qu'on voit tous les matins
               Présider sur le banc du quai des Augustins.]

          [Note 362: On y voyoit surtout des abbés. V. _Satires_ de
          Ducamp d'Orgas, p. 73.]

          [Note 363: Antonio Perez, aux derniers temps de sa vie,
          avoit en effet habité dans le voisinage des Célestins. Après
          avoir logé rue Mauconseil, vis-à-vis de l'hôtel de
          Bourgogne, puis à Saint-Lazare, dans la rue du Temple, au
          faubourg Saint-Victor, il étoit venu s'établir dans la rue
          de la Cerisaie. Il avoit toujours été très curieux de
          nouvelles, et même, comme s'il n'eût pas cessé d'être
          ministre de Philippe II, il poussoit jusqu'à l'espionnage
          cette passion de curiosité. Les Espagnols l'accusoient
          d'envoyer de Paris à Madrid des espions à gages. V. _Oeuvres
          choisies_ de Quévedo, La Haye, 1776, in-12, t. 1, p. 100.
          S'il alla quelquefois se mettre aux écoutés dans le cloître
          des Célestins, il ne put se permettre jusqu'à la fin de sa
          vie ces promenades de nouvelliste. Il devint en effet
          presque perclus de ses jambes, et, ne pouvant plus se rendre
          à l'église, il fut obligé de demander qu'on lui accordât le
          droit d'avoir une chapelle dans sa maison. (Lorente, _Hist.
          de l'inquisition_, t. 3, p. 360.)]

          [Note 364: «Il fut, dit M. Mignet, enterré aux Célestins,
          où, jusqu'à la fin du dernier siècle, on pouvoit lire une
          épitaphe qui rappeloit les principales vicissitudes de sa
          vie.» (_Antonio Perez et Philippe II_, 1845, in-8º, p. 301.)
          V. aussi Piganiol de la Force, _Descript. de Paris_, 1765,
          in-8, t. 4, p. 254-256.]

Ceux du Palais, qui ne sont nourris que d'un lait qui ne sauroit
jamais se cailler, formèrent empêchement à la pretention de tous les
autres, et même au dessein qu'ils avoient de travailler à la reforme.
Ils alleguoient pour moyen le long usage où ils etoient de parler de
tout sans règle et sans connoissance, en soutenant que les saillies
d'esprit et l'invention avoient bien plus de beauté et d'agrement
qu'une froide relation de faits et d'evenemens; que ce style n'etoit
bon que pour les marchands, qui ne comptent que sur leur propre fonds,
au lieu que les personnes d'un genie vif et heureux savoient trouver
dans l'imagination un plaisir et un applaudissement qu'on ne goûtoit
point dans un recit simple et uni; que c'etoit par le secret de faire
des applications hardies des loix sur differentes matières opposées
que plusieurs avocats acqueroient de la reputation et de grosses
fortunes; en un mot, que l'inclination des François étoit toujours
d'aller bien loin, sans s'embarrasser de la science des chemins, et
qu'il suffisoit d'avoir une langue et du courage pour gagner bien du
pays.

Le deputé des caffés remontra que la question dont il s'agissoit ne
regardoit nullement la noblesse ni l'ancienneté des lieux où les
bureaux se tenoient, mais seulement ceux qui y avoient entrée et voix
deliberative; qu'on ne pouvoit pas nier que presentement les caffés ne
fussent le rendez-vous le plus ordinaire des nouvellistes d'esprit et
de distinction, particulièrement en hyver, où les promenades n'etoient
pas de saison, et que c'etoit pour cette raison qu'il devoit avoir la
preseance dans cette generale assemblée.

Les barbiers eurent avis des motifs pourquoi elle se tenoit. Ils ne
manquèrent pas d'y faire leurs remontrances, aux fins d'y être reçus
comme membres de ce digne corps, fondés sur ce que de tout temps ils
étoient en possession d'être les premiers nouvellistes de tous les
pays, et d'être choisis pour battre l'estrade et decouvrir tout ce qui
se passe d'important dans ce genre de science, ayant pour cet effet
beaucoup de relations auprès des personnes de la première qualité: en
sorte que c'etoit dans leurs boutiques que se rafinoient les plus
curieuses nouveautés avant que de se repandre dans le public; qu'au
reste ils avoient soin de prendre regulièrement les gazettes toutes
les semaines, dont la lecture ne coûtoit rien qu'un peu de patience,
en attendant son rang d'être rasé, en y ajoutant, aussi gratis, des
commentaires considerables, concluant que, si l'on ne leur faisoit pas
la justice de leur accorder la preseance sur tous les bureaux, ils
esperoient au moins d'y être agregés pour y occuper la seconde place.

Après qu'on eut examiné toutes les circonstances de ces contestations,
les presidens et deputés convinrent enfin de laisser la preseance au
bureau du Palais, non-seulement à cause que c'est le magasin general
des nouvelles, et où il en vient moins qu'il ne s'en fabrique, mais
encore pour n'avoir point de procès, qui acheveroient de gâter
l'esprit s'ils étoient joints avec le negoce des nouvelles[365]. A
l'egard du rang des autres presidens et deputés, il fut arrêté qu'il
se prendroit comme ils entreraient, n'y ayant point de place, après
celle du president du Palais, plus honorable l'une que l'autre. Les
choses etant ainsi reglées, quoiqu'avec beaucoup de peine, on
travailla serieusement aux moyens de mettre un bon ordre par tous les
bureaux, qui fût ponctuellement observé par tous les nouvellistes, à
peine aux contrevenans de n'être pas ecoutés, et de confisquer leurs
nouvelles comme marchandises de contrebande.

          [Note 365: Malgré cette décision, les nouvellistes des
          Tuileries gardèrent longtemps le pas qu'ils avoient pris
          depuis le commencement du siècle sur ceux du Luxembourg. Ils
          l'avoient encore en 1709. Je le vois par ce qui est dit dans
          _l'Ambigu d'Auteuil_, p. 37. Voici ce que j'y trouve: «Après
          que toutes les nouvelles sont dites au Palais-Royal, et que
          des histoires qui ont été rebattues déjà cent fois y ont
          encore été renouvellées, les coqs des pelotons choisissent
          ceux qu'ils trouvent dignes de leur tenir compagnie, et leur
          font signe de les suivre aux Tuileries. C'est sur les six
          heures que se fait le _tric_ (_sic_) de cette promenade, et
          le moins mal en ordre veut se produire dans ces magnifiques
          jardins, où le désajustement des autres ne seroit pas de
          mise. Après le tour de la grande allée, ils se retirent sous
          des ormes qui sont du côté de la terrasse qui borde la
          Seine. Là, les plus vénérables prennent séance, pendant que
          le reste, étant debout, ne se lasse point de participer à la
          récapitulation de ce qui a été débité de plus important
          pendant la journée, non seulement au Palais-Royal, mais au
          Luxembourg, à l'Arsenal, au Palais, sans oublier les
          cloîtres, où il se fait un monde de nouvellistes, et les
          fameux caffez de Paris, d'où il ne manque pas de venir des
          députez.»]

On trouve les principaux articles de ce reglement, qui a eté lu,
publié et affiché dans les bureaux[366].

          [Note 366: Ce règlement, en 15 articles, est annexé à la
          seconde édition de cette pièce sous ce titre: _Nouvelle
          ordonnance pour les nouvellistes_. Il étoit en substance
          dans quelques vers assez bien tournés de la satire _Le grand
          théâtre_, etc., et qui seront mieux de mise ici. C'est au
          président du _Cercle du Luxembourg_ que l'on s'adresse, et,
          comme vous verrez, on n'oublie pas d'y parler de Simonneau,
          qui étoit le greffier:

               Ordonnez, sans délai, que pendant votre absence,
               Toujours le plus ancien y tienne l'audience.
               . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
               Et de plus ordonnez qu'on garde mot pour mot
               Vos derniers règlements d'y parler par escot;
               Et qu'en son privé nom, tout reçu nouvelliste
               Repondra des faux pas que fera son copiste;
               Qu'on ne recevra pas d'acte sur le bureau
               Qui ne soit paraffé du docteur Sim......,
               Sous peine de tomber dans d'estranges bevues,
               Comptant trop sur la foy de cent badauds des rües.
               Que l'on fera serment, enregistrant son nom,
               D'avoir toujours en bouche un soigneux: Que dit-on?
               Et de ne débiter jamais le doux sans l'aigre,
               Mais, comme le chapon, le gras avec le maigre;
               Qu'on bannira du cercle un tas de ces grimaux
               Dont le but n'est jamais que d'en conter à faux.
               Qu'on mettra tous ses soins à purger l'assemblée
               De cent donneurs d'avis faits sous la cheminée;
               Que chaque nouvelliste aura soin à son tour
               De parcourir Paris et fureter la cour.....

          Je vous ai dit le nom du greffier du Cercle; j'ignore celui
          du président, mais ce que je sais, c'est que l'individu qui,
          en 1728, surveilloit la transcription et la rédaction des
          _Nouvelles à la main_ se nommoit Dubreuil, qu'il logeoit rue
          Taranne, et que l'abonnement à son journal manuscrit étoit
          par mois de 6 livres si l'on ne vouloit que 4 pages in-4, et
          de 12 livres si l'on désiroit le double de pages. Plus tard,
          le grand bureau fut chez madame Doublet, aux
          Filles-Saint-Thomas. «Sur une table, deux grands registres
          étoient ouverts qui recevoient de chaque survenant, l'un le
          positif, et l'autre le douteux; l'un la vérité absolue, et
          l'autre la vérité relative.» Et voilà le berceau de ces
          _Nouvelles à la main_..., ébauche des _Mémoires secrets_,
          que Bachaumont annonce ainsi dès 1740: «Un écrivain connu
          propose de donner chaque semaine une feuille de nouvelles
          manuscrites. Ce ne sera point un recueil de petits faits
          secs et peu intéressans, comme les feuilles qui se débitent
          depuis quelques années. Avec les événements publics que
          fournit ce qu'on appelle le cours des affaires, on se
          propose de rapporter toutes les nouvelles journalières de
          Paris et des capitales de l'Europe, et d'y joindre quelques
          réflexions sans malignité, néanmoins sans partialité, dans
          le seul dessein d'instruire et de plaire, par un récit où la
          vérité paroîtra toujours avec quelque agrément. Un recueil
          suivi de ces feuilles formera proprement l'histoire de notre
          temps.... A chaque ordinaire,.... elle (la feuille) sera
          payée sur le champ par le portier, afin qu'on aye la liberté
          de l'abandonner quand on n'en sera pas satisfait.» (Edmond
          et Jules de Goncourt, _Portraits intimes du 18e siècle_
          (Bachaumont), Paris, Dentu, 1857, in-18, p. 33-34.)--A la
          fin de 1752, parut aussi _l'Avis d'une feuille manuscrite
          intitulée le_ COURRIER DE PARIS. On vouloit là encore faire
          mieux que ces nouvelles à la main «rejetées sur les
          provinces par la satiété de Paris.». Quelques numéros que
          possède M. Albert de la Fizelière prouvent qu'on ne fit ni
          mieux ni plus mal. La police sévissoit souvent contre cette
          sorte de publicité: de là, ses disparitions et ses
          transformations si fréquentes; de là aussi la rareté des
          copies qui en sont restées. V. notre article de
          l'_Encyclopédie_ déjà cité, et le _Journal_ de Barbier
          (1744), 1re édit., t. 2, p. 451.]



_Le Feu de joye de Mme Mathurine[367], où est contenu la grande et
merveilleuse jouissance faicte sur le retour de M. Guillaume, revenu
de l'autre monde._

          [Note 367: Nous avons donné plusieurs pièces publiées sous
          le nom du fou maître Guillaume; il étoit bon d'en publier
          une au moins de sa bonne amie la folle Mathurine. Comme
          elles sont toutes assez insignifiantes, nous avons choisi la
          plus courte. On y trouvera d'ailleurs sur cette folle en
          _titre d'office_, dont nous avons déjà longuement parlé
          (_Caquets de l'accouchée_, p. 168, note), et la, seule que
          nous connoissions, quelques faits qui ne se rencontrent
          point ailleurs. On voit par le titre que cette pièce est le
          complément d'une autre, prêtée à maître Guillaume, et qui ne
          doit pas être autre chose que le petit livret publié en
          cette même année 1609: _Discours fait par maître Guillaume.
          Suite des rencontres de maître Guillaume dans l'autre
          monde._

               L'on me fait mort,
               Mais c'est à tort,
               Car ma folie
               Demeure en vie.

          Quand Henri IV eut été assassiné, on lui donna maître
          Guillaume pour compagnon d'outre-tombe. Un nouveau pasquil
          fut publié, qui racontoit ses nouvelles pérégrinations
          infernales: _Le Voyage de maître Guillaume en l'autre monde,
          vers Henry-le-Grand_.

               Le monde n'est que pure folie,
               Où chacun rit suivant sa passion.
               Ne blâmez donc pas ma libre affection
               Qui prend plaisir à si pure manie.

          1612, in-8.--Cette fois, il n'y eut pas, que je sache, pour
          le retour du maître fou, de feu de joie et réjouissance de
          la part de Mathurine. Ce n'étoit pas qu'elle fût morte, ni
          qu'on eût cessé de mettre sous son nom les petits livrets
          qu'on vouloit répandre. Bien longtemps après sa mort, à
          l'époque de Mazarin, on recouroit encore à ce patronage de
          folie. Peu s'en fallut même qu'on ne fît endosser à la reine
          Christine, dans une satire, le nom de notre vieille folle de
          cour. Le pseudonyme, tout étrange qu'il fût, n'eût pas
          manqué de transparence. Il n'eût pas fallu gratter beaucoup
          pour trouver dessous une extravagante, et de bien pire
          espèce que la pauvre Mathurine. Christine, en effet, venoit
          alors de faire assassiner Monaldeschi; c'est même pour
          populariser la nouvelle de son crime, et pour la forcer à
          partir de Paris, dans le cas où elle n'auroit pas craint d'y
          venir, que ce pasquil avoit été préparé sous les auspices
          mêmes de Mazarin. Un voyageur hollandois qui se trouvoit
          alors à Paris, et dont les _Mémoires_, conservés manuscrits
          à la Bibliothèque de La Haye, ont fourni quelques extraits
          fort intéressants à M. Achille Jubinal, dans ses _Lettres à
          M. de Salvandy_, etc., Paris, 1846, in-8, p. 116, parle
          ainsi de ce fait si curieux, et dont nulle part ailleurs
          nous n'avons trouvé de trace: «Le 5e (décembre 1657) nous
          apprismes que l'on avoit préparé icy un joly escrit pour en
          régaler la reine Christine, si elle y fust venue; il devoit
          porter pour titre: _la Métempsycose de la reine Christine_.
          On y eust vu quantité de jolies choses, et entr'autres
          belles ames qu'elle avoit eues, on luy donnoit celle de
          Sémiramis, qui se travestissoit si bien, et qui, tantost
          homme, tantost femme, jouoit toujours des siennes, et
          surtout lors que, faisant appeler jusques à de simples
          soldats pour coucher avec elle, elle les faisoit poignarder
          au relevé, de peur qu'ils ne s'en vantassent. La dernière
          ame qu'on lui donne est celle de Mathurine, cette gentille
          folle de la vieille cour. Mais à présent qu'elle ne viendra
          point, cet escrit est supprimé, Monseigneur le cardinal
          ayant fait dire à l'autheur de la laisser en paix. Si elle
          fust venue, on l'auroit publié pour l'obliger à quitter un
          lieu où on la dépeignoit de ses plus vives couleurs.» Elle
          vint pourtant, mais resta si peu qu'on ne crut pas devoir
          reprendre l'idée du pasquil.]

_A Paris, nouvellement imprimé._

1609.


O trois et quatre fois heureuse madame Mathurine, levez les yeux au
ciel, porte le zèle de ton coeur par dessus les planchers plus relevez
de l'Olympe; d'un genouil flechy, remercie le ciel; ne sois ingrate,
et luy rends graces pour le bien heureux retour de ton cher favori M.
Guillaume. Rends luy preuve qu'il n'a point logé une ame ingrate et
que le bien quy t'est faict ne tombe point en une terre sterile.

Mais quoy? qu'ay je besoing de telz advertissementz? Suis-je pas ceste
Mathurine quy ay renversé les escadres des plus animez de la ligue,
quy ay tousjours monstré que j'estois une autre Pallas, que d'une
main je portois la lance et l'estoc[368] et de l'autre l'olive?
Arrière donc tout conseil fors que le mien, car quel est le simple
ruisselet quy peut accuser la rivière de manquer d'eau, ou quelle est
la rivière quy peut faire reproche à la mer? Partant encore une fois,
arrière tous ceux quy se veulent avancer de conseiller celle quy ne
doit recevoir de conseil que d'elle. Bref, vous, fuseaux de la
Destinée, je vous rends grâces de ce qu'il vous a pleu ramener mon
bien aymé M. Guillaume sain, sauf, et tot, en ce monde, autant comme
il estoit allé en l'autre; de ce qu'il vous a pleu luy donner passage
parmy tant de sentiers incogneuz, en un pays où les plus gens de bien
sont en grand hazard et courent grand risque de leur equipage et
laissent le moulle du pourpoint. Comptes sont fort dificiles à rendre;
y pense quy voudra; si vous l'avez faict pour l'amour de moy, je vous
en ay de l'obligation. Or donc, si j'ay dy vray, je m'en dedy et suis
contente de m'en desdire maintenant, et pour satisfaction sacrifier
aux Deïtez infernales tous les ans, à la my-aoust en avril, trente et
dix-sept bales de nazardes, à la charge que messieurs les laquais de
l'autre monde en auront leur bonne part, et cinquante et treize
royaumes en painture pour suppléer à l'ambition de ceux quy envient la
grandeur et le repos de monsieur mon bon amy; cent vingt et onze
chasteaux en Espagne pour la gloutonnie avarice du cronologie
transmarin, à la charge qu'il laissera Genebrard[369] en repos, ne
pillera plus les escriptz de ceux quy en ont parlé en vrays clercs.

          [Note 368: Pour comprendre ceci, il faut savoir ce que pas
          un des biographes de Mathurine, ni Dreux du Radier, ni M. de
          Reiffemberg, dans leur histoire des fous de Cour, n'ont eu
          soin de faire connoître: c'est que la pauvre folle couroit
          par les rues armée de pied en cap. Dans une pièce en
          strophes dont elle est aussi l'héroïne, _La Sagesse
          approuvée de Madame Mathurine_, 1608, in-8, nous lisons aux
          strophes 12 et 13:

               Quelque ignorant dira: Mais cela n'est pas beau,
               Contre l'ordre commun, voir porter un chapeau,
               Une épée, un pourpoint; fi, le fait est infâme!»
               Las! s'il sçavoit sonder la venu aux efforts,
               Il verroit que d'un homme elle tient tout le corps,
               Fors le bas seulement, qu'elle tient d'une femme.

               Elle porte un chapeau comme une sage done;
               Elle porte un tranchant comme une autre Amazone,
               Signal très assuré d'un esprit courageux.
               Pentasilée estoit au premier Alexandre;
               Mathurine au dernier sacrifie sa cendre.
               Juge, lecteur, qui est la plus digne des deux.

          Ces façons d'Amazone donnoient à Mathurine un trait de
          ressemblance de plus avec Christine, et c'est peut-être ce
          qui avoit fait naître l'idée de la métamorphose mentionnée
          il y a un instant. Le voyageur hollandois nous peint ainsi
          la reine de Suède dans son costume de _virago_: «Elle
          n'avoit plus son habit de femme, auquel elle s'estoit
          accommodée pendant son séjour en cette cour; elle avoit
          repris un juste-au-corps de velours noir garni partout de
          rubans, avec un _drolle_ (qui est une espèce de cravate à la
          moresque) qui estoit lié d'un ruban de couleur de feu; elle
          portoit une toque de velours avec des plumes noires; elle
          estoit coiffée de ses propres cheveux, qui sont fort blonds,
          mais assez courts et couppés comme ceux des hommes; sa juppe
          estoit d'une moire bleue avec une belle et grande broderie
          de soie guippée, blanche et aurore.» Quoique le reste du
          portrait soit de hors d'oeuvre ici, nous nous reprocherions
          de ne pas le donner: «Elle est de petite taille, assez
          ramassée; elle a le visage parsemé de quelques grains de
          petite vérole, mais qui ne paroissent que de fort près; son
          teint est fort frais, sur lequel on voit un peu de rouge
          meslé qui semble d'en vouloir relever l'éclat; elle a le
          front large et les yeux grands et étincellants; elle a un
          nez aquilin qui, estant proportionné au visage, ne lui sied
          pas mal; elle a la bouche assez bien faite, les lèvres
          vermeilles, et les dents toutes gastées; le menton lui
          descend un peu en poincte et achève de lui former le visage
          en ovale. Nous ne pusmes remarquer qu'elle ait le corps si
          mal basti qu'on le dit. Il est bien vrai qu'elle a
          l'espaulle droite un peu plus haute que la gauche; mais si
          on ne le sçavoit pas, on auroit de la peine à s'en
          apercevoir. Aussi tasche-t-elle de couvrir ce défaut le
          mieux qu'elle peut; car, pour trouver l'esgalité de ses
          espaules, elle advance toujours le pied droit, met la main
          gauche au costé, et la droite sur son derrière. Quand elle
          parle à quelqu'un, elle le regarde fixement d'un oeil si
          ouvert qu'il faut être bien hardi pour soutenir longtemps sa
          veüe; elle ne fait pas de longs discours, et parut ce jour
          là tout à fait inquiète; elle ne faisoit que courir de costé
          et d'aultre dans sa chambre, et dans un moment on la voyoit
          au delà du balustre de son lict, auprès de sa cheminée, au
          coin du paravant et aux vitres d'une fenestre, dire un mot à
          l'un, tirer l'aultre à part, et faire paroistre une humeur
          dereiglée; elle parle fort bon françois, en possède tout à
          fait l'accent, et dit parfois de belles choses, mais d'un
          ton de voix qui approche plus de celui d'un homme que d'une
          femme. Quand quelqu'un luy vient faire la révérence, elle
          luy en rend une de sa façon, qui est de moitié homme, moitié
          femme; et, quand elle marche, elle fait de certains pas en
          tournant qu'on peut nommer des passades en demi-volte ou des
          coupés de maistre à danser.»]

          [Note 369: Gabriel Genebrard, docteur de Sorbonne,
          archevêque d'Aix, mort en 1597. On fait allusion ici à
          quelque livre, fait en Angleterre ou autre pays
          _transmarin_, contre sa _Chronologie sacrée_. Genebrard
          avoit été un furieux ligueur; le siége d'Aix, qu'il occupa
          quelque temps, lui avoit été donné par Mayenne. Mathurine,
          en ennemie jurée de la Ligue, comme elle l'a dit tout à
          l'heure, se met donc volontiers du côté des adversaires de
          Genebrard. Elle étoit fidèle servante du Roi, nous l'avons
          déjà dit, _Caquets de l'Accouchée_, p. 168, note. Un fait
          qui nous avoit jusqu'ici échappé prouve qu'elle ne se
          contentoit pas seulement de l'amuser, mais qu'elle pouvoit
          encore, aussi bien qu'une personne du meilleur sens, lui
          rendre service. C'est à elle qu'on dut l'arrestation de Jean
          Châtel. Au moment où le roi se sentit blessé à la lèvre,
          «regardant, dit l'Estoille, ceux qui estoient autour de luy,
          et ayant advisé Mathurine la folle, commença à dire: «Au
          diable soit la folle! elle m'a blessé.» Mais elle, le niant,
          courust tout aussitost fermer la porte, et fut cause que ce
          petit assassin n'eschappat.» (L'Estoille, édit.
          Champollion, t. 2, p. 252.)]

Eh bien! c'est assez pour le present, me voilà quitte de mes grands
remercîmentz; je n'en suis pas plus pauvre pour avoir promis, ny eux
plus riches pour s'estre contentez de ma promesse.

Venons maintenant aux comparaisons, tous desmenties à part, d'autant
que mon espée commence à tenir au fourreau depuis la paix; toutes
fois, s'il se faut bastre, le Soldat François le fera pour moy[370].
Les secrettes faveurs qu'il a receües de moy l'obligent à ceste
corvée. Et mon M. Guillaume l'en remerciera plus amplement, estant
venu brave, leste, galand; et moy, plus heureuse que Venus pour son
Adonis, ou Clyméne pour son Phaeston, ay fleschy les Parques et
Pluton. Et bien! qu'en dites-vous? ne voilà pas assez de quoy faire
un feu de joye de chenevotes? Or allez un peu comparer la fleur de
l'une et les arbres de l'autre avec mon fruict? Ce seroit le songe
avec la realité, le souhait avec l'accomplissement. Le diable
n'emporte pas le plus consciencieux de la compagnie quy n'aymeroit
mieux avoir bien à point et à profit de menage saboure l'infante de
Fricandouille que d'avoir songé que Laïs ou Flora luy promettoit leur
pucelage. Pour moy, par la volonté de M. Guillaume de Glasco, qu'il a
devotement jurée à tous les bourdels de reputation, lorsqu'avec sa
sottane ou sultane il les fait fredonner au bal de la rue des
Pommiers[371], et outre plus jurera de n'estre à l'advenir comme il a
esté cy devant, j'aymeroys mieux 50 mille escus que 50 saccades
realement par l'Albanois du seigneur Turlupin et du seigneur Don Diego
d'Ocagna, que 100 et onze fantastiquement par le seigneur Cocodrille
ou Sophy de Perce. Or, puisque j'ay reçu ce grand bien du ciel, j'en
vay rechercher la jouissance avec mon bien aymé M. Guillaume et
sçavoir si les courtisannes de l'autre monde l'ont si bien estranqué
et courthaleiné qu'il ne puisse courir la pretentaine joyeusement,
gaillardement, quelques couples de douzaines de postes, avec sa chère
et bien aymée.

          [Note 370: _Le Soldat François_, s. l., 1605, in-8, livret
          qui fit grand bruit alors, et «qui donna lieu à une foule de
          réponses dont on peut voir la liste dans le _Catalogue La
          Jarrie_, 1854, in-8, 2e partie, p. 64, nº 5082.]

          [Note 371: Je ne sache pas qu'il y ait jamais eu à Paris une
          rue de ce nom.]

FIN.



_Conference d'Antitus, Panurge et Gueridon_[372].

          [Note 372: Cette pièce, qui a trait à quelques événements
          politiques de l'année 1614, est la première d'une sorte de
          trilogie facétieuse dont nous avons déjà parlé, t. 1, p.
          194, note, et qui, en outre d'elle, se compose ainsi: _Les
          Grands jours d'Antitus, Panurge, Guéridon et autres_, s. l.
          n. d., pet. in-8; _Continuation des Grands jours interrompus
          d'Antitus, Panurge et Guéridon_, s. l. n. d., in-8. Si nous
          donnons celle-ci de préférence, ce n'est point parce qu'elle
          est la plus courte des trois: elles sont toutes assez
          curieuses pour qu'on n'y regrette point la longueur; c'est
          tout simplement parce qu'il s'y trouve beaucoup moins de
          baragouin que dans les autres. Ici, Guéridon seul parle dans
          son patois, et, bien qu'assez inintelligible par instant, ce
          patois est presque toujours suffisamment accessible, et ne
          manque pas d'ailleurs de comique. Dans les pièces suivantes,
          au contraire, le texte se bigarre de trop de langages
          différents. Chacun y parle le sien. D'abord c'est Guéridon,
          puis un autre paysan nommé Arnauton, puis le capitaine
          Guiraud, qui parle un gascon encore plus accentué que celui
          du baron de Fæneste; puis le capitaine Diego, qui s'explique
          en mauvais patois espagnol; enfin le capitaine Stephanello,
          dont le jargon italien ne vaut guère mieux. Bref, c'est à
          n'y rien comprendre, pour les lecteurs qui ne veulent pas
          qu'une lecture soit un casse-tête de traduction. Voilà
          pourquoi, encore un coup, nous n'avons, sur les trois
          pièces, choisi que celle-ci, et pourquoi nous ne donnerons
          qu'elle.--Toutes les trois sont fort rares. M. de La
          Vallière possédoit de chacune un exemplaire, qui passa
          depuis chez Méon, et qui se trouvoit, en dernier lieu, chez
          M. Pressac, de Poitiers. (V. _Catal. de sa Bibliothèque_,
          1857, in-8, p. 109.) M. Leber ne possédoit que deux des
          trois pièces; _Les Grands jours d'Antitus_, etc., lui
          manquoient. Il ne faudroit pas, pour les connoître, s'en
          fier à son _Catalogue_. Il dit qu'elles sont en vers; or,
          les trois sont, comme celle-ci, en prose entremêlée de ci de
          là de distiques ou de quatrains. Un exemplaire complet
          passa, en 1846, dans la vente de M. M... (V. le _Catalogue_,
          Potier, 1846, in-8, p. 5, nº 27): il ne fut pas poussé au
          delà de 11 fr.; aujourd'hui ce prix seroit au moins
          quintuplé.--Parlons maintenant des personnages de cette
          _Conférence_ en dialogue. On connoît _Panurge_; nous n'en
          dirons donc rien, quoiqu'il ne soit plus ici le sublime
          gamin créé par Rabelais, et qu'il tende à devenir plutôt un
          raisonneur assez bonhomme. _Antitus_ est de la même famille,
          puisqu'il nous vient aussi du _Pantagruel_. C'est le bon
          Antitus des Cressonnières, «licentié maître en toute
          lourderie», avec qui Rabelais nous a fait faire connoissance
          en son livre 2, ch. 11. Comme Panurge, il est un peu
          défiguré, mais il gagne à l'être. L'un remplace sa malice
          par du simple bon sens; l'autre fait de même pour sa bêtise.
          Le profit le plus réel est donc pour lui. _Guéridon_ est de
          plus fraîche date; il ne remonte pas plus loin que l'époque
          où l'on nous le met ici en scène. D'où vient-il? je ne sais.
          Le patois qu'on lui fait parler nous donneroit à penser
          qu'il est du Poitou, ou plutôt encore de la Marche, d'autant
          que son nom pourroit bien être un dérivé de celui de
          _Guéret_, principale ville de cette pauvre province. Il est
          bien entendu que je n'avance cela qu'avec toute réserve et
          parce que je ne vois rien de plus probable à supposer. Sous
          Louis XIII, Guéridon est partout: d'abord, c'est, comme ici,
          un villageois parlant par sentences et par distiques; puis
          il devient un héros de chansons, et son nom, mis au refrain,
          y ramène naturellement le _don don_ traditionnel. Voici, par
          exemple, un des couplets où il intervient ainsi. On devinera
          sans peine qu'il est dirigé contre Marie de Médicis et le
          maréchal d'Ancre. Nous l'avons trouvé dans le _Recueil
          Maurepas_, t. 1. p. 5:

                 Si la Reine alloit avoir
                 Un enfant dans le ventre,
                 Il seroit bien noir,
                 Car il seroit d'_encre_.
               O Guéridon des Guéridons!
                   Don, daine,
               O Guéridon des Guéridons!
                   Don, don.

          L'air sur lequel se chantoit cette chanson étoit, on le voit
          par une note du même volume (p. 333), l'air du _Toureloure_,
          et il devoit venir, comme Guéridon lui-même, du pays de ces
          Auvergnats ou de ces Marchois qui nous chantent encore avec
          tant de plaisir les chansons où se trouve le _tourelourela_
          natal. Pendant quelque temps le mot _guéridon_ fut pris dans
          le sens de _vaudeville_ et le remplaça. Ainsi nous trouvons,
          sous la date de 1616, et toujours dans le _Recueil
          Maurepas_, t. 1, p. 323, _Le grand Guéridon italien et
          espagnol, venu nouvellement en France, aux hypocrites du
          temps présent_. Tallemant, dans l'historiette de Bois-Robert
          (édit. in-12, t. 3, p. 140), a parlé d'un homme qui avoit
          mis toute la Bible «en vaudeville qu'on appelle
          _guéridons_». Pour que rien ne manquât à son individualité
          gaillarde, des chansons on l'avoit fait passer dans les
          danses. Guéridon étoit aussi alors un personnage de ballet:
          il figura dans celui des _Argonautes_, dansé au Louvre le 3
          janvier 1614. Cinquante ans après, il joue encore son
          personnage dans l'arlequinade _le Régal des Dames_, comme on
          le voit par ce passage de la _Gazette_ de Du Lorens (5 mai
          1668):

               Par de nouvelles gentillesses
               Et divertissantes souplesses,
               On voit deux _Guéridons_ danser...

          Dans les _branles_ qui se dansoient à la fin des bals du
          monde, il tenoit aussi un rôle, et c'étoit, il faut en
          convenir, le plus piteux de tous. Ainsi, dans le _Branle de
          la Torche_, déjà si fameux au temps d'Olivier de La Mancha
          et à l'époque de Henry Estienne, on donnoit, du moins sous
          Louis XIII, le nom de _Guéridon_ au personnage qui, pendant
          que les autres tournoient en rond et s'embrassoient autour
          de lui, étoit condamné à avoir en main un flambeau, ou, si
          vous aimez mieux, _à tenir la chandelle_, pour me servir
          d'une locution qui doit certainement venir de là. Mme Pilou,
          déjà fort vieille, dansoit encore la _Branle de la Torche_.
          Comme le flambeau lui revenoit souvent, elle se plaignoit en
          riant de jouer toujours le rôle de _Guéridon_. (Tallemant,
          in-12, t. 6, p. 69.) Quand l'usage des petits meubles à
          trois pieds destinés à soutenir les flambeaux s'introduisit
          dans les appartements, on les appela _guéridons_, comme le
          pauvre patient dont c'étoit l'emploi dans le fameux branle.
          Jusqu'ici personne, que je sache, n'avoit trouvé
          l'étymologie de ce mot; je pense qu'après ce que je viens de
          dire il n'y aura plus besoin de la chercher.]

S. L. N. D. IN-8.


ANT. En bonne foy, nous voylà bien. Si la guerre dure encore quelque
sepmaine, nous sommes tous à la besasse, voire à la faim, et pour cela
il n'en faut pas aler au devin. On ne faisoit que se remettre un peu
des maux et desolations qu'avoient aporté les guerres civiles, et nous
voilà pis que jamais. Toute ma ferme a esté raflée. Les veaux, les
moutons, les aigneaux de mon fermier, son blé, son vin, en ont paty.
Par S. Jean le bon S., ces mangeurs de cul de poule ont fait gorge
chaude de tout. O! qu'on dit bien vray que les chevaux qui labourent
l'avoine ne la mangent pas! C'estoit tout le vaillant de mon fermier,
et sa femme trouvoit par son calcul que par ce moyen il pouvoit
s'avancer pour estre quelque jour un gentil homme de son vilage. En ce
temps de rumeurs et de confusion que tout le monde s'avance aux
honneurs, hé! pouvoit-il pas bien esperer ce grade? Voicy le compère
Panurge. Et bon jour!

PAN. Monsieur mon amy, vous ne sçavés pas les grosses nouvelles et
malheureuses. Toute ma ferme a esté gaulée, on n'y a rien laissé
jusques à une poule. Tout fut empieté en ma presence et mangé par ces
epicuriens zelateurs transcendans de la picorée[373].

          [Note 373: Comme le capitaine Picotin, dont nous avons déjà
          parlé (t. 6, p. 279), et dont le nom étoit un souvenir de
          cette bonne dame _Picorée_ qui l'avoit fait vivre si
          longtemps.]

ANT. Je vous en dis de mesme, tout fut pris et emmené; ils dirent à
mon fermier Nicolas qu'ils le contenteroient jusques à une maille à la
premiere monstre de messieurs les reformateurs. J'ay opinion que ce
sera en monoye de singe[374]. Patience, cela ne durera pas, à ce que
m'a dit le compere Guéridon, qui vient de la grande ville. Vous sçavez
qu'il a nouvelles à commendement, et des bonnes.

          [Note 374: Cette locution vient de ce que les péagers des
          ponts laissoient passer _gratis_ tout jongleur qui faisoit
          danser devant eux son singe ou qui chantoit une chanson. «Li
          jongleurs sont quitte por un ver de chancon», lit-on dans
          _l'Establissement des metiers de Paris_, par Estienne
          Boileau. MM. Le Roux de Lincy (_Chants historiques_, t. 1,
          p. 31) et Quitard (_Dictionnaire des Proverbes_, p. 646) ont
          avec raison donné crédit à cette étymologie, que Boursault
          avoit d'ailleurs soupçonnée bien longtemps avant eux. V. ses
          _Lettres_, 1722, in-8, t. 1, p. 214-215.]

PAN. Vous a-il pas dit d'où procède ceste meschante guerre de
trousse-vache et de mange-veaux? Je voudrois et tous ceux de nostre
vilage que ceux qui en sont la cause principale eussent quelques
dragmes du feu S. Anthoine dans le perinée[375] aussi bien qu'ils font
manger nos poules.

          [Note 375: Ce mot, qu'Antitus va prendre pour un mot latin,
          désigne l'espace qui se trouve entre l'anus et les parties
          génitales. C'est d'une fistule en cet endroit que mourut le
          vainqueur de Marignan; M. Cullerier, chirurgien de l'hôpital
          du Midi, l'a démontré dans sa curieuse brochure: _De quelle
          maladie est mort François Ier?_ Paris, 1856, in-8. Nous
          avions déjà avancé qu'il n'étoit pas mort du mal vénérien.
          (V. _l'Esprit dans l'histoire_, p. 99.) Cette nouvelle
          autorité nous donne pleinement raison.]

ANT. Vous avez dit là un mot latin, vous l'entendez donc?

PAN. Je n'en sçai gueres, et si me coute bon, car ce fut l'année du
cher latin. Mais voicy venir Guéridon en chantant. Quoy qu'il ait, il
est tousjours gay.

GUER.

  Tous lous habitans de nos bonnes villes
  Disant qu'estiant sous de guerres civiles.

PAN. Ceux qui sont aux champs en sont bien encore plus souls et plus
las (Guer., mon amy), car ils n'ont ny murailles ny fossés pour se
garentir, et faut avoir recours aux bourgeois des villes, qui vendent
bien chère leur courtoisie, ou bien aux gentils hommes voisins, qui
les tondent quelque fois ras à l'espagnolle, et encore les appellent
vilains.

ANT. La belle chose d'estre sous son toict en toute seureté, sous
l'authorité de son prince souverain! Mais voicy le plus eveillé
Guéridon que je vis de cest an. Dictes-moy, je vous prie, faut-il dire
Guéridon, ou Guérindon[376]?

          [Note 376: On disoit, en effet, l'un et l'autre. «Je m'en
          vas, lisons-nous dans une pièce du temps, chanter avec ma
          cornemuse vos louanges, sur le chant de _Guérindon_.» (_La
          Suitte très plaisante et Masquarades veue en l'autre monde
          par le capitaine Ramonneau_, 1619, in-12, p. 15.) Dans le
          _Ballet des Argonautes_ on l'appelle même _Guélindon_.]

GUER. I n'en sé per la cordiène ren.

PAN. Voyez l'humeur des François! ils se prenoient au poil l'autre
jour (des gens d'esprit) par ce que les uns opiniatroient qu'il faloit
dire Guerindon, les autres Gueridon. Ils s'atachent tousjours à des
choses de neant.

GUER. Olet vré iqu. I me souvien que lous clgercs disiant qui quets
Gregeois (qu'is apeliant) donniriant de grousses et sanglantes
batailles per ine voyele[377]. Agarés sis nestiant pas ben de lesi, et
lous Françez fesiant lou mesme. Is se batiant per iquet honour qu'is
ne cognoissiant mie. Cré ben qu'is ariant grand besoin d'étre in poy
trapanez. O let in grous cas diquets cerveas.

          [Note 377: Sur ce fait et quelques autres du même genre, V.
          t. 2, p. 286.]

ANT. Laissons tout cela et dites nous encore quelque guéridon,
compère, mon amy.

GUER. I vous en diré in tout nouvea:

  Les Walons estiant venus à la guerre,
  S'en retourairant ben tost à louer terre.

Olet per vray. Is lour prometiant grousses richesses per lou sac d'ine
bonne ville. Quand is s'aprochirant is lour vouliant donné deux escus
per téte, is s'en retournirant tous gromelous, hormis quauques uns
agarés les gens diquelle nouvele reformation. Iqu me fai souveni des
gens d'in prince dau tans passé. Les femmes disiant: Ique les gens
diquet Seignour nous travaillant ben, mais ne nous donant ren.

ANT. Il sçait tout, le compagnon, et n'espargne personne, entre dans
les lieux secrets et souterrains comme un chien d'Artois et dit sa
ratelée du monde. Je te prie, mon Bedon, dy nous des nouvelles.

GUER. Vous otres en sçavez plus que mé. I me sens la téte rompue de
questions. Iquets qui hantiant la cour ne demandant que nouvelles
fresches portées par lous chassemarée. Et qui ato de neuf? Que dit on
de nouvea? Que vous en semblge de la paix, de la guerre? Tousjours sur
iquele demarche, mais qu'est igu? I vous voy tous meshaignés[378] et
tristes; lous affaires vont elles pas ben?

          [Note 378: Chagrins, morfondus de tristesse. Quelquefois
          même ce mot se prenoit pour _blessé_, _estropié_. V. Cl.
          Fauchet, _Recueil de l'origine de la langue et poésie
          françoise_, 1581, in-4, p. 141.]

ANT. Non, certes, on nous mange; et si nous ne sommes pas bien venés,
nos fermiers ont tout perdu.

GUER. I vous en dis lou mesme, iquets gendarmeas me mangirant tout,
jusques à ine belle oie; oletet plgene de gravité espagneule, et
sembglet ine grosse espousée de vilage, la povre oye! Olet ine grousse
perte, elle fut engoulée avec les otres, et cré qu'is la mangirant
plgume et tout tant is estiant afamez.

PAN. Tu l'as donc perdue?

GUER. Voire, da! et aguis ine bele pour iquele journée. Vous otres
avés ouy dire et avés veu que d'otre tans lous gendarmeas se couvriant
d'acié, de lames treluisantes qui esclatiant au soleil; mai olet ben
in otre tans. I rencontris l'otre mardy diquets reformatours qui
vouliant faire ine otre France, ô qu'is estiant afrous! lous uns
chargés d'ine pèce de terre, otres montés sur daus mouleins à vent,
plusieurs sur mouleins d'eue, otres jambe deça, jambe de la sur ine
pièce de vigne; otres sur des fiefs en parchemin. Is estiant tous
suans et poudrous.

ANT. Voilà de belles gens, et fort ambitieux! Nous cognoissons tous
ces vaillans guerriers. O les bonnes lames!

PAN. Messieurs de la Vigne, du Pré, du Moulin[379], des fiefs en
parchemin fort nouveau qui se fait baroniser; c'est un gentil
fredaine[380] mirelaridaine. Ces gens là sont tous aliés. Ce compagnon
du parchemin en fief nouveau avoit un gros vignier de père qui fut
capitaine durant les guerres civiles. J'en fis ce gueridon:

  Il n'en est de tel de Paris à Rome,
  Car il est baron et point gentil-homme.

          [Note 379: Il a déjà été parlé de ces paysans qui
          s'ennoblissoient de leur propre autorité et se faisoient
          appeler, soit, comme ici, _M. du Pré_, soit _M. du Buisson_,
          _M. de la Planche_. V. t. 6, p. 332, une citation du _Paysan
          françois_ à ce propos.]

          [Note 380: Le mot _fredaine_, d'après ce passage,
          n'auroit-il d'abord été, comme le mot qui suit, qu'une sorte
          d'onomatopée chansonnière? Du refrain gaillard il seroit
          passé dans la langue courante, pour désigner la chose qu'il
          a servi a chanter. Je pourrois citer plus d'un exemple de
          ces mots de fantaisie créés par les refrains, et à qui
          l'usage finit par donner un sens.]

GUER. Ha! ha! vela pas ine gaillarde noblgesse? Mais hau! compère, me
voudriés vous ben oté mon metié?

PAN. Que vous semble de monsieur du Pré?

GUER. Olet in benet. Car qui point n'a pré, point de foin, _ergo_
point de chevos, so ne sont dique le race de Pacolet[381]. Pour iquet
moulein à vent, ha! ha! ô merite ben d'estre habillé en moulein à vent
et vivre de vent[382] et d'air come iquets lesardeas (que lous
clgercs apeliant cameleons) et non de poules et poulets. Olet in grous
cas de porté in moulein à la guerre: lou vent (i cré ben) emporteroit
ique le vaillance; olienat qui deveniant d'evesques mouinés et olet
devenu de mounié gendarmea.

          [Note 381: Sur _Pacolet_, V. plus haut, p. 38.]

          [Note 382: Tabarin se moqua, sur son théâtre, de ces pauvres
          paysans habillés de toile, comme les ailes d'un moulin. Il
          se montra lui-même dans cet accoutrement, et c'est ce qui
          donna lieu à la facétie: _Le Procez, plainte et informations
          d'un moulin à vent de la porte Sainct-Antoine contre le
          sieur Tabarin, touchant leur habillement de toille neufve_.
          1622, in-8. «Quand il a veu, dit-il, le pauvre moulin, que
          j'avois mes habits des dimanches, il m'est venu despouiller
          une de mes aisles, c'estoit la plus belle jacquette que
          j'avois jamais eue.»]

PAN. Voicy venir M. Jean, le savetir de nostre vilage, qui ne fait
qu'arriver de la grande ville, où il a demeuré longtemps; il chante le
_Te Deum_ et jargone des affaires d'estat.

GUER. Is disiant quo lest opiniatre comme in mule; mais dites-mé, que
vous semble encore de tous iquets lous gendarmeas nouvellement creés?

PAN. Je dis qu'ils auront tous un pié de nais quand ils verront que la
guerre s'en retournera au premier passage de rivière; et puis il n'y a
ny foin ny avoine de ceste année.

GUER. Je vis l'otre matein l'aine dau compère Estienne, is le vouliant
faire passé au pont de Satein, is ne puguirant jamais. Olavét pour,
ayant passé, de ne trouvé ren à petre. O faudrét doné l'anguillade[383]
à tous iquets picourours si serré que lour peu ne vosit ren après à
faire vèzes[384] ou cornemouses, comme disiant iquets courtisans.

          [Note 383: Les pédagogues romains fouettoient leurs écoliers
          avec une peau d'anguille. (Pline, liv. 9, ch. 23.) L'usage
          étoit resté, et le mot ici employé en étoit venu. Il se
          trouve plusieurs fois dans Rabelais (liv. 2, ch. 30; liv. 5,
          ch. 16). Je lis aussi dans Regnier, sat. 8, v. 155-156:

               Ce beau valet, à qui ce beau maistre parla,
               M'eust donné l'_anguillade_ et puis m'eust laissé là.]

          [Note 384: La _vèze_ étoit une sorte de cornemuse plus
          particulièrement en usage dans le Poitou, selon La Monnoye,
          dans son _Glossaire_ des noëls bourguignons. La _vèze_ étoit
          la partie par laquelle on souffloit; l'outre s'appeloit
          _bille_, et des deux mots on avoit fait celui de
          _bille-vezée_ pour _balle soufflée_, et au figuré pour
          toutes les sornettes d'où il ne sortoit que du bruit et du
          vent.]

ANT. Celuy qui a vendu le bois tortu est un sot homme; vous diriés
qu'il est bien amy des armes, mais il est indigne de jamais avaler du
piot, et que Bachus luy pardonne.

GUER. Olet per vrè in nigaut,

  O vaudret ben meux estre en la cuisine
  Pre se rejoui que vendre sa vigne.

PAN. Maistre Jean s'est arresté, mais il viendra à nous. C'est un
grand fat; comment il tranche du politique! Nous sommes en un temps
qu'il n'y a petit pelé de secretaire de S. Innocent, clerc, pedant,
magister croté, artisan, qui ne se mele d'escrire et de parler des
affaires d'estat; ils sont fricassés sur les pons et par les rues, que
c'est pitié. Tu verras tantost que ce maistre savetier enfilera les
affaires comme grains benits[385].

          [Note 385: Ce n'étoit qu'un cri dans toute la noblesse et la
          bourgeoisie contre les gens de métier qui se mêloient de
          pérorer sur les affaires publiques. «Aujourd'hui, écrivoit
          Mornay un peu auparavant, il n'y a boutique de factoureau,
          ouvroir d'artisan ni comptoir de clergeau, qui ne soit un
          cabinet de prince et un conseil ordinaire d'Etat; il n'y a
          aujourd'hui si chetif et miserable pedant qui, comme un
          grenouillon au frais de la rosée, ne s'emouve et ne
          s'esbatte sur cette cognoissance.» (Cité par Mayer, _Galerie
          philosophique du XVIe siècle_, t. 2, p. 271.) Je lis encore
          dans un pasquil du même temps, _les Entretiens du diable
          boiteux_, p. 26: «Quand le savetier a gagné, par son travail
          du matin, de quoi se donner un oignon pour le reste du jour,
          il prend sa longue epée, sa petite cottille, son grand
          manteau noir, et s'en va sur la place decider des interets
          de l'Etat.» De même que Picard, cordonnier de la rue de la
          Huchette, qui fut pour une si grande part dans les
          soulèvements populaires, contre le maréchal d'Ancre, tous
          les gens de ce métier, et le savetier maître Jean, que vous
          allez voir paroître, en est un exemple, se croyoient alors
          de grands clercs en politique; ils avoient mis à honneur de
          se ranger des premiers parmi les mécontents. Ils n'y
          gagnèrent rien que les quolibets des bourgeois de bon sens
          et les épigrammes des faiseurs de _pasquils_. Picard,
          toutefois, fit bien ses affaires; sa réputation de factieux
          achalanda sa boutique, et, à partir de ce moment, il eut le
          bon esprit de n'en plus sortir. Il se mit en état de lancer,
          son fils dans les grandes affaires. Ce fils devint, non pas
          procureur au Parlement, comme dit Amelot de la Houssaye
          (_Mémoires historiques_, t. 2, p. 399), mais trésorier des
          parties casuelles et marquis de Dampierre. V. le _Catalogue
          des Partisans_, dans le _Choix des mazarinades_ de M. C.
          Moreau, t. 1, p. 117-118. Il mourut au mois d'avril 1660
          (_Lettres choisies de Gui Patin_, 1707, in-8, t. 2, p.
          15).]

ANT. Il faut bien qu'il y en ayt tousjours qui parlent, qui escrivent
et qui donnent suject de rire. Vous sçavés comment Pasquin et Marforio
en font à Rome.

GUER. Mais olet in grous fait quin chacun se mele dans affaires. J ne
vis jamés tant de conseillers diquet estat. I cré ben quiquet Pierre
du Pui[386] (quis apeliant) demanderat de letre. I pense qu'en fein
or en fairat lou mulet de quauque presidant. Per vré olet in grousse
pitié. I fis ine rimaille lotre matein sur iqu.

  De l'Estat oh parle entre nous,
  In chasqu'un sur icu caquete,
  Is s'en vouliant melé tretous,
  Jusques au fis de la jaquete.

          [Note 386: Sur ce pauvre fou, qui couroit les rues, et à
          qui, comme à maître Guillaume, on faisoit endosser toutes
          sortes de petits livrets, V. t. 2, p. 273.]

PAN. Le voicy venir, ce maistre discoureur, qui nous resoudra sur
toutes questions d'estat: car il est grand politique en plusieurs
poins. Vous soyés le bien rencontré, maistre Jean, et le bien revenu.

M{e} JEAN. Et à vous, messieurs et amis. J'ay ouy dire que vous autres
avés fait des pertes: ce n'est rien, il faut bien que les gendarmes
vivent. Par S. Crespin, je leur eusse faict bonne chère s'ils fussent
venus chés moy, et sans pleurer.

PAN. Par ma barbe, c'est bien rentré pour un courtisan à la grande
forme. Il faudra donc que les bons François nourrissent les mauvais de
poules, de poulets et de veaux?

M{e} JEAN. Aga, je sçay bien que j'ay travaillé pour des grans
seigneurs de la cour, et que j'ay oüy dire à plus de quatre savetiers
de bonne mémoire que cest esloignement de monsieur le Prince n'estoit
à autre fin que pour racoutrer l'estat[387].

          [Note 387: Le prince de Condé avoit quitté Paris le 6
          janvier 1614, pour se mettre à la tête des mécontents.]

ANT. A! maistre Jean, il est bien aisé à dire, mais on ne racoutre
pas l'estat comme une paire de botes ou de souliers. Il y a bien à
tirer au chevrotin et des bouts à metre.

PAN. Mon grand ayeul maternel m'a conté souvent que du temps de Loys
douziesme, père du peuple, il y avoit en son vilage une bonne et sage
dame s'il en fust oncques; mais les vilageois ne la peurent soufrir,
et firent les chevaux eschapés parce qu'ils estoient trop à leur aise.
Elle fut contraincte de les quiter là, et un sien parent vint qui les
assomoit tous de coups, leur prenoit leur bien par belle force, les
rançonoit, deshonnoroit femmes et filles. On s'ennuye souvent de
manger du pain blanc.

M{e} JEAN. Sur mon honneur, je pense que ces grans Princes ne songent
qu'au bien public.

GUER. Oyés in poi iquet juron d'aleine. Is aviant donc de l'onour,
lous savetiés? Je ne disons mie quiquets seignours nous pensiant qua
lour profit particulié et ne tiriant qu'à iquet Papegaut, maistre
nigaud.

M{e} JEAN. Aga, mes amis, ils sont bonnes gens et veulent soulager le
povre peuple de tailles, desirent que tout aille par ordre, que les
bons soient reconnus, les meschans chassés et punis, et que les estats
ne se vendent plus.

GUER. Agarês ce goguelu[388], coment ol en contet et quolet ben avant
en hote mer. I sè ben qu'en ma paresse oliat trois ans que j'avons eu
soulagement de plgus de deux cens francs de tailles, et oüy dire à
des gens de ben, qui queles gens qui gouverniant aviant osté plgus de
quinze cens mille escus de tailles et otres subsides depus iquet tans.
O faut tousjours trouvé in mantea pré couvry lou mau, mais olet ben
malaisé astoure que lou monde n'est plus nigaud. I fus ine fois à ine
maison toute rompue, ô ny avet que dea peas de vea pendues en ine qui
serviant de tapisserie. Ol y avet en escrit, au bas diqueles peas: _O
les gros veas!_ Is vouliant dire que c'estet à des veas de croire qui
queles ruines aguissiant esté faites durant les guerres pré lou ben
publgic.

          [Note 388: V., sur ce mot et sur sa curieuse étymologie, une
          note excellente de M. Ch. d'Héricault dans son édit. des
          _Oeuvres de Coquillart_, t. 2, p. 287-288.]

PAN. Ce maistre ligneul[389] n'est Parisien, encore qu'il die
aga[390]: car les Parisiens sont fort sages et affectionnés au service
du Roy, tesmoin monsieur le Prevost des marchands[391], qui offrit
ces jours passés à leurs Majestés cent mile hommes armés qui
s'entretiendroient six sepmeines à leurs despens. Alés moy dire que
ces nouveaux refondeurs d'estat en trouvent autant.

          [Note 389: C'est le fil _poissé_ dont se servent les
          cordonniers.]

          [Note 390: Cette interjection populaire est une apocope de
          _agardez_, regardez. Théodore de Bèze (_De Franc. linguæ
          recta pronunctatione_, p. 84) est de cet avis, ainsi que La
          Monnoye (_Oeuvres choisies_, 1770, in-8, t. 3, p. 334). On
          trouve maintes fois ce mot dans nos anciens auteurs,
          notamment dans les _Contes_ de Des Périers, édit. elzevir.,
          t. 2, p. 204. Nulle part, comme on le dit ici, il n'étoit
          plus employé que dans le peuple de Paris. C'étoit pour ce
          populaire une exclamation partout de mise. Saint-Julien, en
          ses _Courriers de la Fronde_, ne lui en fait pas pousser
          d'autre. Ainsi, dans le 1er (édit. Moreau, t. 1, p. 12,
          107), il dit:

               Monsieur de Mesme harangua,
               D'un style qui fit dire: Aga!]

          [Note 391: Le prévôt des marchands étoit alors Robert Miron,
          seigneur du Tremblay, conseiller d'Etat et président des
          requêtes du Palais.]

GUER. Si lours Majestés vouliant, cordiene, is lous metriant tous à
sac; mais iquets bons Princes ne vouliant ja lour ruine. Lou compère
Panurge parle de refondre. I me treuvis l'otre mardy qu'is refondiant
ine cgloche, oliat ben de lengin à iquelle besongne. Is demeuriant
beacoup de tans, is estiant tous suans et tous mehaignés. I pensés en
mé meme: oliaret ben à faire de refondre ine si grousse cgloche qui
quele d'in tel estat.

M{e} JEH. Aga, mes amis, ce bons Princes et messieurs ses associés ont
force gens, Anglois, Flamans, Alemans, et argent prou.

GUER. Olet in mantour iquet ravodour: car is n'aviant ja diquets
estrangers sô n'est comme de l'arche de Noé, de chacun in paire.
L'otre matein in bachelié de mon village en parlét ben et disét qui
quel Rey d'Angleterre, qui est in gran Rey, desire faire lou mariage
de son fils avec ine des sours de nostre bon Rey[392], que Dieu
maintienne, et que lous fers en estiant ben avant dans lou feu. Pré
lous otres, is ny songeant mie. Quand à l'argent, nut farlorum[393];
et, saincte Dame, d'où lou tireriant is?

          [Note 392: Le mariage du fils de Jacques Ier avec Henriette
          de France, soeur de Louis XIII, étoit en effet déjà projeté;
          mais il n'eut lieu que bien plus tard, le 11 mai 1625. V. t.
          1, p. 39.]

          [Note 393: _Perdu_, du mot allemand _verloren_, qui, importé
          par les Suisses et les Lansquenets, étoit devenu le mot
          _frelore_ employé dans le Pathelin (édit. G. Chateau, p. 50)
          et par Rabelais, liv. 4, chap. 18. Il se trouve aussi dans
          la chanson de la bataille de Marignan par Cl. Jennequin.]

PAN. A tout le moins ces nouveaux soldats ne trouvent rien à brouter à
la campaigne; on a tout serré dans les villes. Ils ressemblent les
compaignons d'Ulysse, ils ont esté jeté sur le roc de bon apetit et
n'ont faute que de mengeaille.

GUER. Is voudriant ben trouvé parmy tous champs de bons logis come
iquele Pome du pein[394], Cormié[395] et la Croix blganche[396]; ô
qu'is aimeriant la guerre! I cré ben qu'is en serant pglustot sous que
de fozes[397] de gelines.

          [Note 394: La _Pomme-de-Pin_, cabaret trop célèbre pour que
          j'aie besoin d'en parler ici. V. d'ailleurs notre _Histoire
          des hôtelleries et cabarets_, t. 2, p. 304-305.]

          [Note 395: Fameux cabaretier dont la taverne se trouvoit
          près de Saint-Eustache. V. _Caquets de l'Accouchée_, p. 268,
          note; _Saint-Amant_, édit. Livet, t. 1, p. 143.]

          [Note 396: Cabaret chéri de Chapelle, qui se trouvoit près
          de la place Saint-Jean, auprès de la ruelle, aujourd'hui
          disparue, qui lui devoit son nom. V. t. 3, p. 318, et t. 4,
          p. 50.]

          [Note 397: _Foze_, renard, vient de l'allemand _fuchs_, qui
          a le même sens.]

M{e} JEH. Par S. Crespin, je gageray que ces princes ne demandent que
l'ordre.

PAN. Comment est-ce, maistre benet, que l'ordre peut estre mis par le
plus grand desordre[398] du monde, qui est la guerre civile? Nous en
voyons des exemples à l'entour de la grande ville, où les gendarmes
mesmes du Roy font chere lie et puis batent leurs hostes: tesmoing le
jardinier de M. Du Harlay, jadis premier president de la Cour des
Pairs.

          [Note 398: Voilà le système de M. Caussidière en 1848
          condamné, et même avec sa propre expression, _faire de
          l'ordre avec du désordre_.]

GUER. Ine compaignie de carabins faira plus de mau en in jour que
toute iquele reformation ne scaurét aporté de ben en in an. Is aviant
desja mangé la Champaigne, la Bourgoigne et la Brie, is ne sçariant
jamés reparé lou tort qu'is fesiant au Rey nostre seignour, et à ses
sujets, non pervré.

ANT. Ces reformateurs me font souvenir d'un voisin que j'avois, qui
avoit une fort belle maison percée et ouverte en quelques endroits. Il
fut si fin que pour la racommoder il la fit abatre un beau matin
jusques aux fondemens.

GUER. Agarés iqui in bea mesnage. O ly avét de méme in homme au vilage
de ma mere grand, la grousse Jaquete, ô metit lou feu dans sa maison
pré chassé lous rats et les souris. I me trouvés ine fois avec ine
femme quo n'avét qu'ine robe un poi dechirée, et n'en pouvet aver
d'otre; o ne fut jamés possibgle de ly faire entendre quo se pouvet
racoutré. O la metit en pieces et fausit qu'alit en chemise toute
rompue, et si bien quo monstrét lou darré. Olet in gran fait d'in
opiniatre.

M{e} JEH. Vous dires ce qu'il vous plairra, mais ces Princes ont bien
avancé la besongne.

PAN. Voir da! bien advancé; ils ont mis de leur bon argent, et la plus
part de ceux qui l'ont pris ont fait voile. Ils ont alarmé le royaume,
attiré sur eux l'imprecation des peuples, et puis c'est tout.

GUER. Mais vous ne sçavés pas come is disiant qu'is estiant
magnifiques en iquele seance de lours estats de la nouvelle
impression? In secretaire d'in des gros monsieurs m'a tout conté. Ha!
ha! Oly en at per rire. O m'assurét qu'à in mesme banc de monsieur lou
Prince et des otres Princes et Seignours estiant assis i ne sé queles
gens qui teniant la plgace de lours maistres, en qualité (come a disét
iquet secretaire) de deputés presumptis. I n'enten ja iquet parlange;
que vous en sembgle, diquele nouvele espousée?

PAN. Ceste piece n'est pas de bonne mise.

M{e} JEH. Par S. Crepin, si est, et monsieur le Prince n'est-il pas
lieutenant-general pour le Roy ès terres et pays de son obeissance, et
protecteur de l'estat?

GUER. Hô! maistre Goguelu, vous estes ine bete de dire iqu. I cré ben
que lou grand Prince n'y a songé maille. Lou curé de nos vilage disét
l'autre matein quo ne songe mie à toutes iqueles fredaines.

PAN. Guéridon, mon amy, il y en a qui disent qu'il met ce tiltre là
dans les commissions qu'on tient qu'il a envoyées en Poictou et
Guyene. Je n'en sçay rien que par le bon homme Ouy-dire, qui va
partout.

GUER. S'ol étet vré iqu, ol yarét ben que dire, mais i ne le cré ja:
car o se rendret coupabgle. Olet vré qu'iquets hanicrochemens
apartenant aux clgercs. I n'enten ja lou latein.

M{e} JEH. Il ne sçauroit mal faire en quoy que ce soit, par S.
Crespin, et je vous en pleuvis; il est certain qu'à Nevers[399]
l'argent ne manque non plus que l'eaue de la fontaine; qu'il a près de
luy huit cens gentils hommes; que tout le Languedoq et la Guyene sont
à sa devotion, avec huit mile gentis hommes, tous des parles.

          [Note 399: L'un des quartiers généraux des mécontents. V.
          plus haut, p. 237.]

PAN. Vous mantés, inposteur; vous aurés dronos[400] sur ce beq de
corbin. Je ne pouvois plus tenir mon eau. Je luy ay fait manger ses
parolles.

          [Note 400: Expression toute rabelaisienne (_Gargantua_, liv.
          1, ch. 27; _Pantagruel_, liv. 2, ch. 14). Elle paroît venir
          du langage toulousain, dont Le Duchat invoque à ce propos le
          dictionnaire. Claude Odde, de Triors, dans les _Joyeuses
          recherches de la langue tolosaine_, dont M. G. Brunet a
          donné une nouvelle édition (1847, in-8), n'en a toutefois
          pas parlé. Elle se prend pour _tape_, _horion_.]

GUER. Estrille, estrille le, Panurge, iquet marroufgle. I m'en vais li
faire ine Guéridon.

  Ce crassous savetié, infantour de miseres,
  Come inpaerturbatour en soit mis os galeres.

Ainsi tous les factions y puissiant allé per ecrire di quele longue
plgume; coment olat fait gile, iquet vilein! I dis sur iqu: malhour à
qui prendrat les armes, so nest pre lou service do Rey.

PAN. Il faudrait punir ces discoureurs et conteurs de balivernes. Il y
en a qui parlent si advantageusement de ceux qui troublent l'estat et
qui nous mangent, que c'est une honte. Je veux coiffer le premier que
je rencontreray, qu'il s'en souviendra trois jours après la feste.

ANT. Mes bons amis, vous voyés en la personne de ce maistre savetier
une vive image et naïfve representation de la populace et des esprits
foibles qui courent à la nouveauté sans sçavoir pourquoy. Ils ayment
et hayssent, louent et blasment une mesme chose. Ainsi les anciens ont
dit que le peuple estoit une beste à plusieurs testes, aveugle,
ignorant, et par consequent opiniastre et inconstant.

GUER. O l'et come la girouete din chatea qui se viret à tous vens.
Agarés ben la lune, i cré quo serèt malaisé de li faire ine robe per
tous lous jours.

ANT. Cependant, comme dit Panurge, il faudroit punir ces charlatans
qui contre toute justice exaltent ainsi les perturbateurs du repos
publiq: car posé qu'ils fussent bien fondés, les moyens et procedures
ne sont pas justes.

GUER. Ol en est come des antes[401] dau compère Michea, qui estiant
des beles diquele terre; o les emundit hors de tans: cordiene, li
mourirant toutes une nuit.

          [Note 401: Ce mot se prenoit pour branche, comme dans ces
          vers de François Habert, dans sa fable du _Coq et du
          Renard_:

               Le coq, de grand peur qu'il a
                       S'envola,
               Sur une _ente_ haute et belle.

          Il se disoit aussi pour un jeune arbre nouvellement enté.
          C'est dans ce sens qu'il est pris ici. Alors il ne faisoit
          pas double emploi avec le mot arbre et pouvoit se trouver
          près de lui, comme dans ces vers du poème du _Rossignol_,
          par Gilles Corrozet:

               Le jour esleu, aussy l'heure assignée.
               S'en vint l'amant, la fresche matinée,
               En un jardin, paré d'arbres et _entes_,
               D'arbres et fleurs très odoriférantes.]

ANT. A Dieu, Panurge; à Dieu, Guéridon; mes amis, le ciel nous
conserve en paix. O que c'est une bonne chose! et souvenés vous que
jamais personne ne s'ataque à son Prince souverain qu'il n'en paye les
pots cassés tost ou tart.

FIN.



_Arrest du très haut Conseil des Dix contre Georges Corner, fils du
duc de Venise, et autres, siens complices, publié sur les degrez de
Saint Marc et de Rialtes, avec pouvoir que quyconque pourra prendre
ledict Georges Corner vif ou mort, il aura de rescompence dix mille
ducatz de la Seigneurerie de Venise. Traduit de l'italien en françois.
A Lyon, par Claude Armand, dit Alphonse._

MDCXXVII.--_Avec permission_[402].

          [Note 402: Jean Cornaro ou Corner étoit doge depuis 1625, et
          son autorité, qui devoit durer jusqu'en 1630, n'avoit pas
          rencontré d'opposition plus persistante que de la part de
          Reiner Zeno, l'un des trois chefs du Conseil des Dix. Zeno
          ne manquoit jamais l'occasion de censurer les actes du doge,
          surtout lorsqu'il s'agissoit de faveurs accordées par
          celui-ci à ses enfants. Quand l'un d'eux, Frédéric Cornaro,
          avoit été fait cardinal par le saint-père, Zeno avoit crié
          bien haut que la loi de Venise interdisoit à tout fils de
          doge d'accepter les bienfaits de Rome; il ne fut pas écouté.
          Sa malveillance eut plus de succès dans une autre occasion.
          Jean Cornaro prétendoit à faire admettre ses trois fils dans
          le sénat; Zeno s'y opposa; et fit si bien que Georges, le
          plus jeune, ne fut pas reçu sénateur. De là la haine de
          celui-ci contre Zeno, de là sa vengeance. Un soir d'hiver,
          la nuit étant déjà noire, il l'attendit avec quelques bravi
          «sous le portique même de la cour du palais»; et, peu
          d'instants après, Zeno, sortant du Conseil, tomba percé de
          neuf coups de poignard, dont heureusement pas un ne fut
          mortel. Le lendemain, les vêtements ensanglantés de Zeno,
          une hache trouvée sur le lieu de l'assassinat, furent portés
          au milieu de la place Saint-Marc; mais le peuple de Venise
          étoit trop accoutumé à ces sortes de spectacles pour
          s'étonner de celui-là. Georges avoit pu s'enfuir. Il fut
          condamné par contumace, ses biens furent confisqués, son nom
          rayé du livre d'or, et un marbre fût placé à l'endroit où le
          crime avoit été commis. C'est à Ferrare qu'il s'étoit
          réfugié. Il n'en revint pas; peu de temps après, il fut tué
          dans une dispute qu'il eut avec un autre banni.--La pièce
          que nous reproduisons est la traduction de l'_arrêt_ rendu
          contre Georges par le Conseil des Dix, _arrêt_ qui se trouve
          aux Archives générales de Venise, dans les _Bandi, proclame
          e sentenze_, L, nº 1, ainsi que nous l'apprend M. A. Baschet
          dans sa très intéressante publication, _les Archives de la
          sérénissime république de Venise_, 1857, in-8, p 102. Il
          s'en trouve aussi à la Bibliothèque impériale, nº 5901,
          in-fol., nº 3, une copie, envoyée sans doute de Venise à
          l'époque même de l'événement, et dans la pensée que Georges
          Corner s'étoit réfugié en France. Le sénat de Venise
          poursuivoit partout ceux qui avoient échappé à sa justice.
          Il ne s'en tint même pas à l'avis officiel qu'il donnoit
          ainsi au gouvernement françois; pour s'adresser à un plus
          grand nombre et avoir par conséquent plus de chance de
          tenter un dénonciateur par l'appât de la récompense promise
          à quiconque livreroit le coupable, il fit publier à Lyon et
          répandre partout le livret ici reproduit.]


_L'an 1628, le 7 janvier, en Conseil des Dix._

Que Georges Corner, fils du serenissime prince, cité à cri public et
non comparant;

Pour cause qu'iceluy ayant conceu une haine mortelle contre N. H.
sieur Renier Zen, chevalier, pour les très injustes et indignes
raisons quy se voyent au procez, et resolu totalement de luy ravir la
vie, estoit pour peser et machiener le moyen d'executer ce sien
diabolique et scelerat dessein, par aguet et preparatifs d'armes, et
atitrement de meurtriers et assassins, pour s'en servir au dict
succez.

Et à cest effect auroit donné rendez vous à quelques uns des dicts
meurtriers par luy nommément et par deliberations choisis à cest acte
atroce[403], pour se trouver, le 30 du mois de decembre passé, au dict
lieu, la petite descente de sa senerité, et les auroient fait arrester
à dessein et en embusche dans le propre palais ducal, attendant que le
dict chevalier Zen sortît du Conseil des Dix, duquel il est à present,
et iceluy estant descendu par l'escalier, environ les cinq heures de
la nuict dudict 30 decembre, sans se douter de rien, et se tenant
asseuré, tant pour la qualité du lieu d'où il sortoit que d'iceluy
auquel il se trouvoit, se pourmenant soubz le porche de la cour du
palais, près de l'escalier des Geans, quy est autant à dire que le
sein propre de la Republique, lequel, par les sacrées loix d'icelle,
doit estre reveré, respecté et très asseuré à tous[404], iceluy
Georges mettant en oubly toute reverence et craincte de Dieu et de la
justice, et tout esgard à la très griefve offence qu'il faisoit à sa
patrie, auroit faict assaillir iceluy Zen d'une façon inhumaine,
barbare et inouïe, et blesser et malmener à coups de hachette[405] et
de poignard, en intention de luy oster totalement la vie; lesdicts
meurtriers n'ayant cessé de le meurtrir et blesser qu'ils n'eussent
assouvy leur cruauté et felonie, le croyant mort; après quoy, s'estant
retirez et sauvez au dedans la porte quy va au palais et à la descente
de sa serenité, et l'ayant fermée pour n'estre suivis de sergents et
d'autres gens accourus à un delict si atroce et si execrable, se
seroient acheminez au lieu dict Car-ane[406], là où le dict Georges
faisoit tenir une gondole toute preste à cest effect, par le moyen de
laquelle il auroit eu commodité de s'enfuir de ceste ville, accompagné
de quatre des susditcts assassins, ayant pour rameurs en icelle Olive
Poppier, son maistre gondolier, et Jean, fils de feu Dominique Tavan,
rameur du milieu et neveu du susdict Olive, ses barcarols, et un autre
dont la justice n'a pu jusqu'à present avoir la cognoissance, sur
laquelle gondole ils seroient tous passez sur le Po ès estatz de
prince estranger[407].

          [Note 403: C'étoient de ces _bravi_ contre lesquels le sénat
          de Venise, qu'on accuse à tort d'avoir protégé cette sorte
          de sicaires, avoit rendu un décret le 18 août 1600.
          D'ordinaire ils étoient étrangers, comme on l'apprend par la
          teneur même du décret: «Des meurtres et des assassinats, y
          est-il dit, ont été commis en grand nombre, depuis quelque
          temps, sur divers points de notre Etat. Il a été reconnu que
          les coupables ont été le plus souvent des sicaires
          étrangers, hommes sanguinaires, qui s'engagent comme _bravi_
          au service des particuliers, chez lesquels ils trouvent
          nourriture, entretien, et d'où ils tirent beaucoup d'autres
          avantages.» Ce décret se trouve à la p. 28 de la curieuse
          publication de M. A. Baschet citée tout à l'heure. Le fils
          du Titien, Cesare Vecellio, dans son livre si intéressant,
          _Degli habiti_, etc., 1590, in-8, parle beaucoup de ces
          _bravi_ (p. 165), de leurs brillants costumes, qui avoient
          fait que le mot _brave_ étoit devenu synonyme de bien vêtu;
          il n'oublie rien de leurs moeurs, et elles sont tout à fait
          ce que nous pensions qu'elles devoient être: «Ces gens,
          dit-il, s'habillent fort bien... Ils se coiffent d'une
          berette en velours ou en autre étoffe de soie; sa forme est
          élevée et entourée d'un voile qui se noue en rosette sur le
          devant. Ils ont au cou des collerettes ou fraises; leur
          manteau est de chevreau ou de chamois; pour vêtement de
          dessous ils ont un juste-au-corps avec manches de toile de
          Flandre; leurs culottes sont de soie, larges, et descendent
          jusqu'aux genoux; leurs chaussettes sont de cuir. Les bravi
          portent sans cesse l'épée et le poignard, et ne parlent que
          de duels et de querelles. Les garnitures de leurs vêtements
          sont de passementerie, soie, etc., etc. Comme tout le monde,
          ils changent souvent leur costume; souvent aussi ils portent
          la cuirasse et les cuissards de mailles, retentis en arrière
          par une ceinture. Le plus ordinairement, enfin, ils sont les
          favoris des filles de joie, qui s'en servent contre ceux qui
          leur veulent faire tort.»]

          [Note 404: Voici le texte même de ce passage, si remarquable
          de fierté: «Passeggiando sotto il Portico della Corte del
          Palazzo, vicino alla Scala de' Giganti, che vuol dire nel
          proprio sena della Republica, che per le sacrosante leggi di
          essa, deve esser riverito, riguardato e securissimo a
          tutti.»]

          [Note 405: Nous avons dit plus haut qu'une hache avoit été
          trouvée sur le lieu du crime.]

          [Note 406: C'est sans doute une altération des mots
          _ca-grande_, qui sont eux-mêmes une altération de
          _canale-grande_. Les Corner avoient en effet leur palais sur
          le grand canal. Il existe toujours, et c'est un des plus
          élégants de Venise. J. Sansovino, qui en fut l'architecte,
          n'en a pas bâti de plus magnifique. On l'appelle encore
          _palazzo Corner della ca-grande_.]

          [Note 407: Nous avons déjà dit que c'est à Ferrare que
          Georges se réfugia.]

Pour ces causes, ledict sieur Corner soit et s'entende deschu et privé
de nostre noblesse, ensemble tous ses descendants à perpetuité, et
rayé des registres de l'_Avogaria_.

En outre, soit et s'entende banny et proscript de ceste ville de
Venise et de son duché, et de toutes les autres villes, terres et
lieux de nostre estat, terrestres et maritimes, navires armez et
desarmez, et ce à perpetuité.

En cas advenant qu'il soit pris, qu'il soit amené en ceste ville, et,
à l'heure accoustumée, entre les deux colonnes de Sainct Marc, il ait
la teste tranchée sur un hault eschaufaulx, en sorte qu'elle soit
séparée du corps et qu'il meure.

Avec tailles à quy le prendra ou tuera dans nos estatz, après avoir
faict suffisante foy de l'occision, de six mille duzats, et en terres
estrangères de dix mille, lesquels seront tout promptement et sans
deslay desbourcez et comtez, du coffre de ce conseil, à ceux quy
l'auront pris ou tué, ou à leurs legitimes procureurs ou commis, ou
quy auront cause d'eux, sans contredit, nonobstant surannation ou
autre chose au contraire; avec pouvoir à celuy qui l'aura pris ou tué,
ou à son commis ou charge ayant, de percevoir à son bon plaisir et
sans difficulté quelconque la susdite taille de toutes sortes de
deniers, nonobstant chose quelconque au contraire, de telle chambre de
nos estats qu'il aymera mieux, pour son plus grand et entier
contentement[408].

          [Note 408: A propos de cette mise à prix de la tête de
          Georges Corner, il nous faut conter une singulière anecdote.
          Un certain Pantalon Resitani avoit volé, dans l'île de Scio,
          la tête de saint Isidore, et, revenu à Venise, il l'avoit
          confiée à deux marchands de sa connoissance, puis avoit
          repris ses courses. Au retour, il réclama le vénéré chef; on
          lui nia le dépôt et un procès s'ensuivit. L'un des deux
          marchands, voyant bien qu'il n'auroit pas gain de cause,
          avisa fort adroitement à se défaire de la relique, devenue
          embarrassante, et, qui plus est, à en tirer profit du même
          coup. Il l'offrit à l'église de Venise, qui avoit saint
          Isidore pour patron. C'étoit un don tout gratuit, mais en le
          faisant notre marchand avoit clairement laissé entrevoir
          qu'une petite récompense lui étoit bien due, et que surtout
          elle lui seroit fort agréable. Falloit-il la lui accorder?
          Etoit-il séant de payer une offrande qui, après tout,
          faisoit du sanctuaire un lieu de recel? Plusieurs disoient
          non, beaucoup disoient oui, et Zen étoit du nombre.
          Quoiqu'il ne fût pas encore complétement remis de ses
          blessures, il délibéroit déjà, et, tout à son idée fixe, il
          soutenoit, faisant allusion à Georges Corner, que, puisqu'on
          payoit la tête des proscrits, on pouvoit bien payer aussi le
          chef d'un saint patron. Ce raisonnement tragi-comique
          l'emporta. En vain un parent de Georges, le _procuratore_
          Cornaro, alléguoit que saint Isidore avoit toujours passé
          pour être très complet dans sa châsse, et que cette tête qui
          lui arrivoit de l'île de Scio feroit certainement double
          emploi; c'est à l'avis de Zen qu'on se rangea. La relique
          volée fut acceptée et payée. Quand Zen fut tout à fait
          guéri, ses premières dévotions furent pour le saint qui lui
          devoit cette tête nouvelle et inattendue. L'anecdote, déjà
          sommairement contée par Daru, au t. 4, p. 428, de son
          _Histoire de Venise_ (1853, in-8), se trouve dans un curieux
          manuscrit des _Archives des affaires étrangères_, tout
          entier relatif à l'assassinat de Zeno: _Memorie intorno alle
          acceduto per il consiglio de Dieci_, 1628. V., sur ce
          Mémoire, Daru, t. 7, p. 319.]

Et outre la susdite taille, il obtiendra pouveoir de delivrer un banny
relegué ou confiné pour quelque estat du cas et condition que ce soit,
sans exception; quant mesme le dict banny seroit chargé de plusieurs
bannissemens et condamnations de ce conseil ou d'autres ayant charge
et deleguez d'iceluy; nonobstant condition de temps, d'astriction de
balottes en nombre complet[409] et autres imaginables, lecture de
procez, etc., mesme pour cause d'estat.

          [Note 409: C'est-à-dire malgré une condamnation à
          l'unanimité des voix. Richelet dit, au mot _Balotte_,
          «petite chose dont on se sert pour donner sa voix aux
          délibérations.» Montaigne, parlant du procès fait à
          Epaminondas et de la confusion dans laquelle ses fières
          réponses jetèrent le peuple qui l'accusoit, a dit (_Essais_,
          liv. 1, ch. 1): «Il (le peuple) n'eut pas seulement le coeur
          de prendre les _balottes_ en main.» Le mot _ballottage_,
          encore employé dans les élections, est venu de là.]

Et, de plus, quy le livrera en vie aux mains de la justice, outre les
susdictes tailles et benefices, aura pouvoir de delivrer un autre
banny, relegué ou confiné, pour quelque cas que ce soit, comme
dessus, en tout et par tout, comme bien mesme il n'auroit les qualités
requises par les loix, hormis seullement en matiere d'estat.

Et s'il advenoit qu'en telle capture ou occision le preneur ou le
tueur demeurast mort, les legitimes heritiez d'iceluy auront et
percevront tous les susdits benefices et tailles, sans aucune
diminution; à la reelle concession desquelles suffira la moitié des
ballottes de ce conseil; nonobstant tout reiglement ou arrest, tant
general que particulier, en fait de bannis ou d'autre sorte, tant
faicts qu'à faire ou jà expirez, auxquels, en ce cas, et en tout et
partout derogé.

Qu'iceluy Georges Corner ne puisse jamais, par aucun pouvoir qu'aucun
ait ou puisse avoir, en aucun temps, tant en vertu d'arrest generaux
en fait de bannis que par voie d'advis ou de delations mesme
concernant matiere d'estat, ne luy mesme par la capture ou occision
d'autres bannis, d'esgale ou mesme superieure qualité à la sienne, ny
en aucun nombre, temps ou qualité que ce soit, estre delivré de ce
present bannissement, ne luy estre faict grace de aucune suspension,
alteration, remission, compensation, levation d'astriction ou autre
imaginable destruction d'arrest present; ou despence du nombre complet
des dix sept ballottes, non pas mesme par voie de revision de procez,
ne de sauf-conduict sous pretexte de porter les armes pour le service
du public, ne pour instances ne gratifications de princes, ne pour
autre cause quelconque, publique ou particulière; non pas mesme, en
temps de guerre, par aucun lieutenant ou representant de terre ou de
mer à quy eust esté donné plein pouvoir, ne par magistrat esleu par
authoritié, quel quelle soit, de livrer bannis, si ce n'est par arrest
passé par toutes les neuf ballottes unanimes et conformes de tous les
six conseillers et des trois chefs; et puis de toutes celles du
Conseil, reduit au nombre complet de dix sept, et, en tout cas, après
avoir au prealable leu audict Conseil entierement tout ledict procez,
lequel, en aucun cas ne temps, ne pourra estre tiré hors du coffre et
mesme ne pourra estre arresté ne deliberé, si ce n'est qu'il soit leu
et par arrest passé en la forme que dessus; et ce après la lecture du
present arrest, avec toutes les charges et imputations; sur peine de
mille ducats à quy proposera, au contraire, tant à l'esgard de la
susdite extraction dudict procez hors du coffre que des autres
habilitations; laquelle amende sera exigée d'iceluy par quy que ce
soit des conseillers, chefs et advogadours du commun, sans obligation
de leurs serments; et, nonobstant tout cela, tout autre arrest passé
contre la disposition de ce present sera et s'entendra annuler et
d'aucune valeur, et iceluy Georges Corner soumis à toutes les peines
de bannissement et autres clauses portées par le present arrest, et
pourra estre pris ou tué impunement; voire mesme avec les benefices et
tailles cy devant desclarées en ce present arrest, lequel doit
demeurer ferme et inviolable à perpetuité.

Tous les biens d'iceluy, meubles, immeubles, presens et à venir, quy
luy appartiennent à present, en quelque manière que ce soit, et
pourroient en aucun temps luy appartenir ou escheoir, mesme la
legitime, seront et demeureront confisquez et saisis par nos
avogadours du commun et appliquez au coffre de ce conseil.
Pareillement luy seront confisquez, pendant sa vie, les biens tenuz en
fidei-commis quy luy pourroient, en aucun temps ou pour cause
quelconque, appartenir ou escheoir.

Et les biens quy, dès à present, luy peuvent appartenir par voie
legitime ou autre quelconque, seront vendus, ainsi que les immeubles,
et le produict d'iceux mis au coffre du conseil, à condition que les
ventes en soient approuvées et ratifiées par les deux tiers des
balottes du dict conseil; et, en cas que, pour n'estre vendus à leur
juste prix, les dictes ventes ne soient approuvées par le dict
conseil, que des ditz biens ce quy consistera en batimens et
structures soit demoly, et le provenu des materiaux porté au coffre du
conseil, et ce quy consistera en terres labourables soit reduit en
vains paturages à l'usage des communautez voisines. Tout promptement
seront esleuz trois inquisiteurs du corps actuel de ce conseil, quy
seront obligez de rechercher et enquerir par toutes voies, mesme par
billets secrets, tout ce quy, en quelque façon, peut appartenir au
dict Georges Corner[410].

          [Note 410: Ces dénonciations par billet secret entroient
          dans le vaste système de délation établi à Venise. «On sait,
          dit M. A. Baschet, que certaines magistratures de la
          République de Venise admettoient en principe la dénonciation
          et l'encourageoient ouvertement: des cassettes, publiques à
          l'extérieur, mystérieuses à l'intérieur, dites _cassette
          alla denuncia_..., étoient pratiquées dans la muraille de
          l'un des tribunaux qui jouissoient de ce triste privilége.»
          (_Les Archives de la sérénissime République de Venise_, p.
          98.)]

Et sera publié et fait savoir que toute personne, de quelque degré et
condition qu'elle soit, quy aura biens, deniers ou argent, joyaux, ou
saura où et par devers quy sont credits ou escritures, ou documens et
droicts, de quelque somme que ce soit à luy appartenant, ou bien aura
de quelqu'un quy luy sera debiteur, pour quelque cause que ce soit,
ait à le notifier reallement et distinctement aux susdits inquisiteurs
dans le terme de huict jours prochainement venans; à defaut de quoy il
encorera la peine d'estre contrainct au payement du double et d'estre
banny de ceste ville de Venise et de son ressort, et de toutes autres
villes, terres et lieux quy sont entre les rivières de Menzo[411] et
du Quarner[412], pour le temps et terme de vingt ans consecutifs, avec
taille de six cents livres de petits à prendre sur ses biens, s'il en
a; à leur defaut, les deniers du coffre de ce conseil destinez aux
tailles; et qu'en cas qu'il contrevienne à son ban, estant apprehendé,
qu'il ait à tenir prison estroicte par l'espace de cinq ans
consecutifs, et puis retourner à son ban, quy commencera alors tout de
nouveau, et ce toutefois et quantes; et la susdicte taille s'entendra
devoir estre baillée aux delateurs ou accusateurs, quy seront tenuz
très secretz.

          [Note 411: Le Mincio, qui étoit la limite des états
          vénitiens du côté du Mantouan et du Véronois.]

          [Note 412: Cest le _Quarnero_ ou _Guarnero_, qui n'est pas
          une rivière, mais un golfe de l'Adriatique, entre l'Istrie
          et la Dalmatie.]

Il est aussy dit et declaré que tous contrats que le dict Corner
pourroit avoir faits dès un mois en çà doivent estre et s'entendent
cassez et annulez, et que chacun sera obligé à les venir notifier dans
le terme de huict jours prochainement venans, et tout ce quy en sera
retiré sera confisqué comme tous les autres biens, comme dessus.

Il est bien aussy expressement arresté que tout ce quy proviendra des
dits biens et sera rapporté au coffre du dict conseil sera gardé en
iceluy et conservé pour le payement des tailles sus desclarées,
lesquelles, en tout evenement et totalement, seront payées et
debourcées sans deslay, comme dessus, et de quelques deniers que ce
soit.

Si aucuns gentilhommes ou citadins de nos subjets ou autres, ayans des
biens dans nos Estats, de quelque condition ou degré qu'ils puissent
estre, sans en excepter aucun, non pas mesme quand ils seroient
conjoints avec le dict Corner en degré quelconque de parentage,
jamais, en aucun temps, en ceste ville ou en quelque lieu de nos
Estats ou hors iceux, luy donnera aucune faveur, adresse, denier ou
commodité quelconque, le recevra en sa maison, voyagera avec luy, luy
escrira, luy donnera advis, luy prestera aide ou confort en quelque
façon que ce soit, ou tiendra aucune pratique ou intelligence avec
luy, quand mesme ce ne seroit que de simple devis, encoure la peine,
estant gentilhomme ou citadin, de confiscation de tous ses biens, de
quelque sorte et qualité qu'il soit, et, estant apprehendé, de prison
estroicte ès prison des chefs de ce conseil nouvellement construicte,
quy sont tournées au jour, pour le temps et terme de dix ans; et
n'estant apprehendé, de bannissement de cette ville de Venise et de
son duché et de tous nos Estats de terre et de mer, navires armez et
non armez, à perpetuité, sous la mesme peine que dessus en cas de
rupture de ban; et n'estant le delinquant gentilhomme ne citadin,
outre la confiscation des biens, soit condamné à servir de forçat à la
rame, les fers aux pieds et conformement à tous les reiglemens et
astrictions de la chambre de l'armement, en une galère de condamnez,
pour le temps et terme de dix ans consecutifs et, en cas qu'il ne soit
habile à tel service, tiendra prison estroicte ès sus dicte prison
pour le mesme temps.

Et quy accusera un tel à la justice, ou mesme par billet secret et
sans souscription le deferrera aux chefs de ce conseil, lesquelz même
seront tenus proceder en cecy par voie d'inquisition, sera tenu très
secret, et, coulpable estant convaincu et puny, obtiendra pour sa
delation le tiers des biens confisquez et cinq cents ducats de
tailles, lesquels sans difficulté luy seront promptement payez dès
l'heure qu'il aura faict apparoir que c'est luy quy a esté
l'accusateur[413].

          [Note 413: On peut lire, sur l'organisation de la délation à
          Venise et sur la façon de procéder des inquisiteurs d'Etat,
          la _Storia documentata di Venezia_ de M. Romanin, t. 3, p.
          59, etc.]

Et si, dedans ceste ville ou hors d'icelle, se trouvoit aucune statue,
effigie ou monument public du dict susdict Georges Corner, qu'elle
soit totalement ostée; et, pour cest effet, sera escrit par les chefs
de conseil à Zara, et donné ordre semblable ès autres lieux qu'il
appartiendra, selon qu'ils en auront notice.

Au mesme endroict auquel fut commis le deslict sera erigé et placardé
une pierre vive de marbre, quy y demeurera pendant toute la vie du
dict Georges Corner, et en icelle seront inscrites les tailles,
benefices et recompences que doivent recepvoir ceux quy le tueront ou
le livreront en vie, comme il est convenu cy dessus; ce quy sera tout
promtement executé par les chefs de ce conseil.

Le present arrest sera publié au grand conseil et sur les degrez de
Sainct-Marc et de Rialte, et tous les premiers dimanches de caresme,
pendant la vie d'iceluy, par l'organe de l'avogadour du commun en
iceluy grand conseil, et sera en outre imprimé et envoyé à tous nos
gouverneurs et lieutenans de terre et de mer et à tous les chefs de
mer, à ce qu'ils le facent publier pour en donner cognoissance à tous;
pareillement à tous les ambassadeurs et secretaires residans ès cours
des princes à nos conseils, afin qu'il soit notoire partout.

Et, en ce cas où on vienne à savoir où Georges Corner sera, les chefs
de ce conseil seront tenuz eux-mesmes de venir au conseil pour le
demander à quelque prince que ce soit, et pour faire faire tout le
possible pour s'emparer de sa personne.

Et soit faicte de temps en temps perquisition diligente du lieu où il
pourra estre, recevant mesme à cest effect delation et billets
secrets.

       *       *       *       *       *

_Du 7 janvier 1628, en conseil des Dix._

Que Bernard Pucci, Romain ou Romagnol, lequel par cy-devant souloit
hanter et demeurer en la maison de Georges Corner, et Louis Remet,
autrefois gouverneur du dace de la douane du vin de mer[414], soient
bannis de ceste ville de Venise et de son duché, et de toutes les
autres villes, terres et lieux de nos Estats terrestres et maritimes,
navires armez ou non armez, à perpetuité; et, rompant leur ban et
estans apprehendez, à chacun d'eux soit au propre lieu du delict
coupée la plus aisée et valide main par l'executeur de la justice, en
sorte qu'elle soit separée du bras, et icelle attachée au col, et puis
à queue de cheval chacun d'eux soit mis dans un bateau plat sur un
eschaufaut, et conduict à Saincte-Croix, là où, par le mesme executeur
de la justice, luy sera coupée l'autre main, et semblablement attachée
au col, sera traîné jusqu'à entre les deux colonnes de Sainct-Marc, là
où, sur un echafaut, il aura la teste coupée par l'executeur de la
haute justice, en sorte qu'elle soit separée du corps et qu'il meure,
et que le corps soit mis en quatre parties pour estre attaché et pendu
ès lieux accoustumez, jusqu'à ce qu'il soit consommé;

          [Note 414: C'est-à-dire directeur du bureau de perception
          pour la taxe du vin venant à Venise par mer. _Dace_, comme
          on sait, se dit longtemps pour _taxe_.]

Avec tailles pour quyconque les prendra ou les tuera dedans nos
terres, après avoir faict suffisamment apparoir de l'occision, de
mille ducats pour chacun des dessus dicts, et de deux mille en terres
estrangères, lesquelles sommes seront toutes promptement desbourcées
du coffre ou des chambres, ainsy qu'il est plus à plein contenu dans
l'arrest contre le principal, et avec le benefice de ces mesmes
tailles au profict des heritiers, selon la teneur du susdict arrest;

Que tous et chacun des biens des susdicts, presens et à venir, soient
et s'entendent confisquez;

Que jamais ils ne puissent estre delivrez du present ban par aucun
suffrage ou pouvoir que aucun ait ou puisse avoir, sinon en cas que
l'un d'eux tue l'autre, ou tue George Corner, ou le livre entre les
mains de la justice, mesme obtenir aucune grace d'aucune sorte, non
pas mesme revision de procez, et que le procez ne puisse estre tiré
hors du coffre, si ce n'est qu'au prealable lecture ait esté faite du
procez, et par arrest passé par tous les neuf ballotes des conseillers
et chefs, et puis partout le 17e du conseil reduict à son nombre
complet. Et sera le present arrest publié et imprimé comme l'autre.

       *       *       *       *       *

_Du 7 janvier 1628, en conseil des Dix._

Qu'Olive Poppier, gondolier de Georges Corner, et Jean, fils de
Dominique Tavan, rameur du milieu de la dicte gondole, et nepveu du
susdit Olive, soient bannis à perpetuité de ceste ville de Venise et
de toutes les autres villes, terres et lieux de nos Estats terrestres
ou maritimes, navires armez ou desarmez; rompant leur ban, chacun
d'eux soit conduict en ceste ville, là ou ailleurs accoustumé, entre
les deux colonnes de S.-Marc, par l'executeur de la justice; il sera
pendu par son col sur une haute potence; avec tailles à ceux quy les
tueront ou prendront, de 4000 livres en terres estrangères, et 2000
dans nos terres, à prendre des deniers du coffre de ce conseil. Que si
toutefois, dans le terme d'un mois prochainement venant, aucun d'eux
envoiera, par quelque moyen que ce soit, offrir de se representer dans
le dict terme pour se deferer quelqu'un dont la justice n'ait encore
cognoissance, quy ait su, ou aidé, ou conseillé le fait dont est
question, et specialement revelera quy sont ceux quy estoient assis
avec Georges Corner dans la barque lors de sa fuite et evasion, ou quy
ait preste aucune aide, faveur, comfort et assistance à la
perpetration du très atroce delict des blessures donnez à Nob. Hon.
S{r} Regnier Zen, chevalier, et justifiera la verité. Après que le
delinquant, ou les delinquans, aura esté pris, convaincu et puny
comme dessus, chacun des prenommez Olive et Jean obtiendront la
liberation d'eux-mesmes du present ban.

Et sera le present arrest publié sur les desgrez du Rialte, afin que
tous en ayent cognoissance.

Ce 10 janvier 1628. Publié sur les degrés de Sainct-Marc et de
Rialte[415].

          [Note 415: On a pu remarquer que, dans cette proclamation
          contre le condamné, la formule ordinaire en pareil cas: _Le
          sérénissime prince fait savoir_... n'a pas été employée. On
          n'a pas voulu que le nom du doge lui-même, Jean Cornaro, fût
          invoqué pour la condamnation de son fils: «C'étoit, dit M.
          Daru, un hommage rendu à la nature» (t. 4, p. 427).]

FIN.



_Règlement arresté au conseil tenu au Palais d'Orleans pour pourvoir
aux vivres de la Ville[416], et les miracles de la paille._

_A Paris, chez Jacques Le Gentil, rue de l'Escosse, à l'enseigne de
Sainct-Jerôme, près Saint-Hilaire._

          [Note 416: Le conseil où fut rendu ce règlement est du 5
          août, selon M. Moreau, _Bibliogr. des Mazarinades_, t. 3, p.
          35.]

M.DC.LII, in-4.


Monsieur le duc d'Orleans, prenant un soin particulier non seulement
de tout ce qui peut contribuer au restablissement general de l'estat,
par l'extermination du Mazarin et de son party, mais encore de
pourvoir au besoin particulier de cette ville, qu'il voyoit aucunement
incommodée faute d'ordre, pour y faire venir les pains, bleds, farines
et autres denrées necessaires pour la subsistance des habitans[417],
convoqua assemblée en son palais d'Orleans l'aprèsdinée du cinquiesme
de ce mois, où se trouvèrent Mademoiselle, monsieur le prince de
Condé, le duc de Beaufort[418], à present gouverneur de cette ville,
et plusieurs autres seigneurs de marque, conseillers de la cour et
bourgeois affectionnez au bon party, lesquels ayant donné leur advis,
il fut conclu qu'on envoyeroit des commissaires, tant du costé
d'Orleans, Chartres, Melun, qu'autres lieux, pour achepter et faire
venir en cette ville les bleds, farines, boeufs, moutons et autres
choses necessaires pour la subsistance de la ville; que, pour la
seureté des convois, il y auroit des compagnies tirées des trouppes de
Sa dite Altesse Royale qui leur serviroient d'escorte; et que, pour la
distribution desdits bleds et farine, elle se feroit en divers
quartiers de la ville, sur le pied du prix de l'achapt, pour empescher
le desordre qu'apportent ceux qui, voulans profiter de la misère
publique, mettent un prix excessif au pain et auxdits bleds et
farine[419].

          [Note 417: La disette avoit été telle que, suivant une pièce
          de la même époque, _Le Franc-Bourgeois montrant les
          veritables causes et marques de la destruction de la ville
          de Paris_, plusieurs milliers de pauvres étoient morts de
          faim. Ce qu'on avoit vu en 1649 n'étoit rien auprès de ce
          qu'on voyoit alors.]

          [Note 418: Il y avoit peu de jours qu'il avoit tué en duel
          le duc de Nemours.]

          [Note 419: La pièce citée tout à l'heure, _le
          Franc-Bourgeois_, n'épargne pas les reproches aux meuniers
          et aux boulangers qui s'engraissoient de la disette
          publique, à ce point qu'on vit des meuniers demander huit et
          dix livres tournois pour la mouture d'un setier de blé. Il
          propose des moyens pour remédier à ces abus; mais ces
          moyens, qu'on voulut mettre en pratique, échouèrent.
          (_Bibliogr. des Mazarinades_, t. 1, p. 411-412.)]

De cet ordre on reconnoist la prudence et l'affection de son Altesse
royale, de messieurs les princes et de l'Union, puisque, par ce moyen,
non seulement les pauvres tireront un grand soulagement dans leur
disette, mais encore les mieux accommodez se trouveront en seureté et
hors de la crainte du pillage et de l'emotion que la necessité auroit
pu exciter faute de vivres.

       *       *       *       *       *

_Les Louanges de la paille_[420].

    Ma foy, je ne m'estonne guiere
  Que froment soit graine si chiere,
  Si la paille a tant de vertu.
  Quoy! le plus Mazarin du monde
  Est à l'abry des coups de fronde,
  S'il est à l'abry d'un festu!

    Quelle merveille que la paille,
  Qui passe pour un rien qui vaille,
  Ait tant d'effet sur le chapeau!
  Le plus vaillant de tous les hommes
  (Prodige en ce temps où nous sommes)
  Sans elle tremble dans sa peau.

    Sans elle passez par la rue,
  Chacun vous chifle, befle, hue,
  Et vous fait bien pis quelquefois;
  D'espingle la fesse on vous larde,
  On vous applique la nazarde,
  Et vostre dos porte le bois.

    Sans elle, quand bien vos pensées
  A Dieu seul seroient addressées,
  Vous haïssez le commun bien;
  Disiez vous vostre patenostre,
  Fussiez vous plus saint qu'un apostre,
  Sans elle vous ne valiez rien.

    Sans elle vous avez la mine
  D'estre cause de la famine
  Et des maux que fait le soldat;
  Le Mazarin est vostre maistre.
  Sans elle vous passez pour traistre
  Et pour ennemy de l'Estat.

    Sans elle contre la Bastille
  (Non contre la Maison de Ville[421])
  Vous machinez quelques desseins;
  Vous y voulez loger Turenne,
  Pour par la porte Saint Antoine
  Introduire ses assassins.

    Sans elle vous avez envie
  Que la faim finisse la vie
  De ceux qui veulent l'Union,
  Cette Union si necessaire
  Pour livrer un lâche corsaire
  Entre les griffes du lion[422].

    Mais en portez-vous sur la teste,
  Chacun vous rit et vous fait feste,
  Tout le monde vous fait beau beau;
  Estes-vous dans quelque bagarre;
  Pour vous en tirer on dit: «Garre!
  Il a de la paille au chapeau!»

    Si toutefois, dans l'assemblée,
  Vostre opinion mal reglée
  Vient à dementir le bouchon,
  On vous recoigne, on vous houspaille,
  Et l'on employe vostre paille
  Pour vous rostir comme un cochon.

    Peuple qui par là veux connoistre
  Le bon François d'avec le traistre,
  Prens bien garde à ce que tu fais,
  Et crains que ta paille allumée
  Se dissipe toute en fumée
  Sans faire ny guerre ny paix.

    Use de cette noble marque
  Comme l'oncle de ton monarque[423],
  Comme un Condé, comme un Beaufort:
  Ils s'en servent, mais avec elle
  Ils vuident aussi l'escarcelle
  Et vont sans pallir à la mort[424].

    Cette merveille de nostre âge
  Qui fait des leçons de courage
  Aux plus braves de nos guerriers
  T'enseigne aussi de quelle sorte
  Un vray frondeur la paille porte
  Pour changer ses brins en lauriers.

          [Note 420: Depuis les premiers jours de juillet 1652, un
          brin de paille mis au chapeau étoit le signe de ralliement
          des Frondeurs. _Ce jour_, dit Loret dans sa _Gazette_ du 7
          juillet 1652,

               Ce jour, par étrange manie,
               De Paris la tourbe infinie,
               Suivant un ordre tout nouveau,
               Mit de la paille à son chapeau.
               Si sans paille on voyoit un homme,
               Chacun crioit: «Que l'on l'assomme,
               »Car c'est un chien de Mazarin.»
               Mais, avec seulement un brin,
               Eut-on quelque bourse coupée,
               Eut-on tiré cent fois l'épée,
               Eut-on donné cent coups mortels,
               Eut-on pillé deux mille autels,
               Eut-on forcé cinquante grilles,
               Et violé quatre cent filles,
               On pouvoit avec sûreté
               Marcher par toute la cité,
               En laquelle, vaille que vaille.
               Tous étoient lors des gens de paille.

          Plusieurs pièces parurent au sujet de cette paille: _Le
          Bouquet de Mademoiselle_, _Apothéose de la paille_,
          _Triomphe de la paille sur le papier_, _Grand dialogue de la
          paille et du papier_. Une des premières fois qu'on l'arbora,
          ce fut à la place Dauphine, le jour de l'échauffourée de
          l'Hôtel-de-Ville, dont il sera parlé tout à l'heure.
          (_Mémoires_ de Retz, 1719, in-8, t. 3, p. 175.)]

          [Note 421: Ce sont en effet les Frondeurs, décorés de la
          paille, qui avoient peu auparavant failli mettre le feu à
          l'Hôtel-de-Ville, et qui y avoient fait un grand massacre.
          On accusoit Condé de tout cela, ce qui fait dire à Loret:

               En mémoire de l'incendie
               Arrivé tout nouvellement,
               Condé veut, quoi que l'on en die,
               Porter la paille incessamment.
               Ma foi, Bourgeois, ce n'est pas jeu;
               Craignez une fin malheureuse,
               Car la paille est fort dangereuse
               Entre les mains d'un boute-feu.]

          [Note 422: C'est en demandant l'union de la Ville et des
          Princes que les factieux avoient tenté l'attaque dont je
          viens de parler. (_Mémoires_ de Retz, t. 3, p. 176.)]

          [Note 423: Gaston, due d'Orléans.]

          [Note 424: Allusion au combat de la porte Saint-Antoine,
          soutenu peu de temps auparavant par Condé contre l'armée du
          roi.]

FIN.



_La notable rencontre nouvellement faicte par les carrabins et chevaux
legers de Monsieur le duc d'Epernon, aux environs de La Rochelle, avec
tout ce qui s'est passé en icelle, ensemble la prise et deffaicte de
quatre trouppes de volleurs, par les prevost des mareschaux de
Poictou, Angoulesme, Xaintes, Limosin, et autres lieux._

_A Paris, sur la coppie imprimée à Fontenay-le-Conte par Pierre
Petit-Jean, imprimeur du Roy en ladite ville._

_Avec permission._--DC.XXII, in-8.


Se peut-il rien voir de plus auguste et de plus triomphant, rien de
plus magnanime que nostre prince, la terreur du monde, qui porte
l'obeissance et l'amour par tout où ses volontés et ses affections le
conduisent? Il esbranle et estonne les courages les plus resolus, et
asseure, et bannit la peur des esprits les plus craintifs; chasse et
dissipe par sa presence, comme un autre soleil, tous les nuages
espais qui pourroient ternir le lustre et l'esclat de sa brillante
lumière et royauté.

Ce sont les effects que produisent à tous momens ses actions toutes
genereuses; ainsi suivent les vrays et legitimes moyens dont un grand
prince doibt user, d'un soin et d'une vigilance particulière en ses
affaires, d'une prudence ordinaire en ses desseins, et use d'une
authorité souveraine en toutes ses resolutions, qui nous font
remarquer un juge solide, orné des plus rares vertus dont le ciel
pouvoit jamais enrichir un grand prince.

Lisez dans sa vie, dans ses actions, vous n'y remarquerez que vertu,
que justice, que bonté, qu'amour envers Dieu et envers ses subjects,
et un desir de les maintenir eternellement dans la douceur du repos,
et de les faire jouyr d'une paix perpetuelle.

Dieu est autheur et tout ensemble amateur de paix. Puis que c'est le
seul dessein de nostre roy de l'asseurer parmy ses subjects,
asseurement Dieu benira et favorisera ses justes intentions, et fera
reussir ses entreprises glorieuses dans la perfection d'une fin très
heureuse, puisqu'un si noble subject anime ses dessins et authorise
ses courses et ses voyages, encores qu'ils ne prennent loy que d'eux
mesmes, qui font fleurir la piété et la religion catholique dans
l'estendue de son estat, et principalement ès lieux où il y a des
rebelles et des subjects qui refusent le joug de sa puissance et de
son authorité royale, sans se servir du pretexte de la religion, afin
que, par ce moyen, les dicts rebelles ne peussent authoriser leurs
armes, et que leurs entreprinses fussent sans aucune apparence parmy
les gens de bien de son royaume, et les estrangers encores moins, qui
peuvent faire leur profit de ce qui se passe en France.

Sur tout, on jugera que le sieur de Mortenière (nepveu et heritier de
mauvaises volontez et cruelles passions de son oncle Guillery)[425] et
ses factions communiquées à une troupe nouvelle de desesperez, en
nombre de sept à huit cens, laquelle, depuis quelque temps en çà,
prend plaisir à courir par tout le Poictou, et y commet mille et mille
cruautez et meschancetez, dont la moindre merite de perdre la vie, ne
peuvent servir à Sa Majesté que d'un moyen propre pour eslever sa
gloire et se faire craindre en les punissant, non selon leur demerite,
qui n'est que très grand, offençant un roy, mais humainement et selon
la clemence de Sa Majesté, qui n'ayme le sang et le carnage.

          [Note 425: Ce successeur du fameux brigand dont nous avons
          déjà tant de fois parlé (t. 5, p. 215; t. 6, p. 324; t. 7,
          p. 71) est tout à fait inconnu.]

Monsieur le duc d'Espernon[426], ayant eu advis qu'une partie de ces
gens rodoyent aux environs de La Rochelle (pensant y estre à couvert
des dicts prevots des mareschaux, principalement de celuy de
Poictiers, Angoulesme, Xaintes et Cyvray, qui les avoient jà courus,
et mesme en avoient fait prendre quelque vingt ou trente), aurait
commandé à une partie de ses carrabins et chevaux legers, qui depuis
ces troubles ont esté mises en garnison à Surgère, Croy-Chappeau,
Nouaille, Cou-de-la-Vache et autres lieux[427], de faire un corps de
sept à huict cens hommes pour courir dessus, à celle fin de tascher à
les prendre et deffaire.

          [Note 426: Les services qu'il avoit rendus à la reine-mère
          lui avoient fait perdre du crédit. Rentré en grâce depuis
          quelque temps, il avoit donné des gages par son activité
          contre les réformés dans le Béarn, au siége de
          Saint-Jean-d'Angely, et enfin, comme on le voit ici, aux
          environs de La Rochelle, dont le blocus lui avoit été
          confié. (_Collect. Petitot_, t. 22, p. 143.) En cela, s'il
          servoit bien le roi, il obéissoit aussi au sentiment de sa
          haine contre ceux de la religion.]

          [Note 427: M. d'Epernon, pour surveiller ceux de La
          Rochelle, avoit en effet mis garnison dans tous ces
          lieux-là, notamment à Surgères et Tonnay-Charente.
          (_Collect. Petitot_, 2e série, 21 _bis_, p. 348.)]

Ce commandement estant executé, les dits carrabins et chevaux legers
ayants faict un gros de six cens ou environ, donnant vers La Rochelle,
firent rencontre de quelques cent ou six vingts de desesperez, près le
village de la Font, distant de La Rochelle d'une grande lieue et
demye; lesquelz, après avoir esté recognus par les dicts carrabins et
chevaux legers, furent tellement chargez qu'il n'en est pas resté une
trentaine que le tout n'ayt esté mis en pièce, et les autres bien
blessez emmenez pour en estre faict punition exemplaire.

En cette rencontre et deffaicte a esté pris deux chariots chargez de
bagage, comme linges, vaisselles, licts et autres hardes, qu'ils
avoient prins et desrobez en divers lieux; le tout a esté partagé
parmy eux, à celle fin de leur donner plus de courage à courir dessus
les ennemis.

Peu auparavant cette rencontre, cette trouppe de volleurs avoit commis
mille outrages dans le pays de Limoges, notamment vers Mommorillon et
Bellac, ayant fait toutes sortes de malversations près du bourg de la
Verchère, ayant mesme pensé brusler tout le dict bourg, en vindicte de
ce que les habitans d'iceluy leurs en avoient empesché l'entrée, en
ayant tué vingt et deux sur la place, et bien autant et plus de
blessez, ce qui anima tant ces volleurs que douze jours durant ils le
bloquèrent d'une telle sorte que les dicts habitans n'osèrent faire
mener leur bestial paistre, et ny eux-mesmes sortir sans courir le
risque d'estre mal traictez.

Près la ville de Mesle en Poictou, vingt quatre de ces voleurs,
trouvant un marchand tanneur du bourg de Sainct-Leger, lequel venoit
de la ville de Niort, le tuèrent et luy prirent environ cinq mille
francs qu'il rapportoit de marchandise; cet homicide ayant esté
descouvert, furent poursuivis, et à ce suject se separèrent et
divisèrent çà et là; et trois sepmaines après, sept d'iceux furent
recogneus au marché de Couay par le moyen du cheval de ce marchand
qu'ils exposoient, aussi par l'un des cousins dudit marchand, qu'il
s'informa d'eux combien il y avoit de temps que le cheval estoit en
leur possession, et de qui ils l'avoient eu. Par cet interrogatoire
l'on les trouva en plusieurs paroles, d'où l'on jugea qu'ils
pourroient estre les homicides et autheurs du meurtre duquel le bruit
estoit commun presque en tout le pays; et, sur cet indice, la justice,
sur le rapport qui luy fut fait, se saisit d'eux par l'assistance des
archers du prevost des mareschaux de Civray, qui les menèrent
prisonniers; et, le fait estant recogneu par leur bouche, ils furent
jugez et condamnez, les uns à estre roüez vifs, les autres à estre
pendus et estranglez. Voilà la fin de ces gens miserables. Ces
exemples serviront et pour les bons et pour les mauvais.

  Oderunt peccare boni virtutis amore.
  Oderunt peccare mali formidine poenæ.

Pour eux, affin qu'ils recognoissent que la bonté de Dieu est pleine
de toute patience et diffère tousjours la punition que la justice
pourroit tirer des iniquitez des hommes, et bien à propos, disoit un
ancien:

  Si, quoties peccant homines, sua fulmina mittat
    Jupiter, exiguo tempore inermis erit.

Pour les autres, afin qu'ils apprennent que Dieu les attend tousjours
à misericorde, et ne les veut chastier selon leurs demerites à toute
heure, ains leur donne loisir de se recognoistre; de sorte qu'ils ne
sçauroient accuser ny blasmer la divine Majesté de trop grande
severité; et pour eux, je leur laisse ce mot: _Perditio tua ex te
est_.

FIN.



_La Famine, ou les Putains à cul, par le sieur de La Valise, chevalier
de la Treille._

_A Paris, chez Honoré l'Ignoré, à la Fille qui truye, rue sans bout._

M.DC.XLIX, in-4[428].

          [Note 428: Cette Mazarinade est des plus rares, de l'aveu de
          M. Moreau (_Bibliographie des Mazarinades_, t. 1, p. 401, nº
          1371).]


    Elles sont à cul, les putains;
  Il n'y a que les Brigantins,
  Les Dupas, les Polichinelles,
  Qui font gagner les macquerelles;
  Il n'y a que les Spacamons[429]
  Qui carillonnent des roignons,
  Il n'y a que les Belle-Roses[430]
  Qui desirent faire ces choses;
  Il n'y a que les Rocantins[431],
  Les Jodelets[432], les Picotins,
  Qui, mal-gré la grande famine,
  Font des farces sur la voisine;
  Enfin, les voleurs, les filoux,
  Qui des autres estoient jaloux
  Lors que nous n'estions point en guerre,
  Avec du pain et de la bière
  Ils font ce que par cy-devant
  Ils ne pouvoient faute d'argent:
  Car, filoutans sur le passage
  Quelque pauvre homme de village
  Qui portoit du pain à Paris,
  Ils en ont tant qu'ils en ont pris.
  Ces farceurs, en mesmes postures
  Que ces vilaines creatures,
  Pour ensemble se consoler,
  Ils ont voulu s'entre-mesler;
  Ils ont vendu tout leur bagage
  Pour un centiesme pucelage,
  S'asseurans qu'avecque du pain
  Ils plairoient à une putain.

    Nichon[433], quelle estrange misère
  Vous cause une petite guerre,
  Qu'il faille pour un peu de lard
  Vous soubsmettre à quelque pendard?
  Que pour un boisseau de farine
  Il faille faire bonne mine
  A un qui, peu auparavant,
  N'auroit pu voir vostre devant,
  Ny vous faire quelques bricoles,
  Qu'avecque beaucoup de pistoles?
  Chacun est assez bon galand,
  Pourveu qu'il ait un pain chaland,
  Vous ne regardez plus sa trogne,
  S'il est vaillant à la besogne,
  S'il a un museau de cochon,
  S'il a un plantureux menton,
  S'il a le front tout plein de rides,
  S'il a le nez en pyramides,
  S'il a le visage luisant
  Comme la peau d'un elephant,
  S'il a des oreillettes d'asne;
  S'il a le col en sarbacane;
  S'il a une barbe de c..,
  Ou s'il a des yeux de lyon,
  S'il a la poictrine tortue,
  S'il a la panse mal-otrue,
  S'il a des membres de fuzeau
  Et s'il n'a qu'un petit boyau,
  S'il est habillé de village,
  S'il porte en teste un beau plumage;
  S'il a un chapeau plein de trous,
  S'il est bien paré comme vous;
  S'il a quelque sale chemise;
  S'il a la chevelure grise,
  Si son habit et son manteau
  Est tout entier ou par lambeau,
  Si, pendant toute la journée,
  Il a la hure enfarinée;
  S'il a au bout de ses gigots
  Des souliers ou bien des sabots,
  S'il a pour canons et manchettes
  Rien du tout avec des housettes,
  Si c'est quelque brave soldat
  Ou un crieur de mort au rat,
  S'il est crieur du vieil fromage
  Ou bien fripier de pucelage,
  S'il est crieur de trepassez[434]
  Ou solliciteur de procez,
  Si c'est un marchand d'allumettes
  Ou joueur de marionnettes;
  Enfin, vous estes toute à luy,
  Il est vostre meilleur amy,
  Et, pour enfler vostre bedeine,
  Vous ne vous mettez pas en peine
  S'il est honneste homme ou vilain,
  Pourveu qu'il vous donne du pain.

    N'estes-vous pas bien malheureuse
  D'avoir esté si paresseuse
  Auparavant ce temps icy,
  D'avoir esté de cul rassy?
  Ah! si, dans la grande abondance,
  Vous eussiez eu la prevoyance
  Du malheur qui est advenu,
  Vous y auriez bien moins perdu,
  Car vous auriez, pour vous esbatre,
  Pour un coup de cul donné quatre.
  Je crois que si, par un bon-heur,
  On vouloit vous faire faveur
  De vous visiter à toute heure,
  Ma belle Nichon, je m'asseure
  Que vous n'auriez pour vostre pain
  Jamais assez de magazin:
  Car, pendant toute la journée,
  Vous seriez si bien enfournée
  Que quatre cens pains pour un jour
  Seroient tirez de vostre four;
  Mais, Dieu mercy, nostre disette
  Nous a renoué l'aiguillette,
  Et, s'il falloit fournir de pains
  A un million de putains
  Et tant d'autres honnestes filles,
  On affameroit les familles.
  S'il falloit nourrir la Du-Bois,
  La Babeth et la Du-Beffrois,
  La Neveu[435], Toynon, Guillemette,
  La de la Tour, la l'Espinette,
  La Gantière, la Du-Fossé,
  La Chappelle, la Du-Houssé,
  La Desmaison, la Hautemotte,
  La Dufresnois et la Tourotte[436],
  Et mil autres belles putains
  Desquelles les Marais sont pleins[437];
  Il ne faudroit, pour leur cuisine,
  Que mil chariots de farine;
  Outre que tous les maquereaux
  Et mil autres vieux bordereaux,
  Estans de mesme confrairie
  Et en mesme categorie,
  Ils voudroient qu'on leur en partist
  Pour contenter leur appetit;
  Et, en ce cas, tous les villages
  Ne pourroient par mille voyages
  Leur ammener assez de pain
  Pour oster leur estrange faim.

    Quel pays voudroit entreprendre
  De contenter maistre Alexandre,
  Maistre Thibault et du Moustier,
  Maistre Cola le savetier,
  Maistre Guibert et la Montagne,
  Dufour, la Croupière, Champagne,
  La Verdure, Guichet, Petit,
  Et autres de hault appetit?
  Outre ces marchans de pucelles,
  Il faudroit que les maquerelles
  Eussent leur part à ces gasteaux,
  Aussi bien que les maquereaux.

    Mais puisque, pendant cette guerre,
  On ne vous visite plus guère,
  Ny celles de vostre mestier
  Qui sont dedans vostre quartier,
  Nichon, souffrez que je vous die
  Quelque moyen qui remedie
  Au mal qui vous presse à present;
  C'est de recevoir tout venant,
  Riche ou non, vilain ou honneste,
  Homme d'esprit ou une beste,
  Pourveu qu'il apporte en sa main
  Quelque bon gros morceau de pain.
  Que si toutefois la diette
  Refroidit si fort la caillette
  Que l'on ne vous visite plus
  Et que vous demeuriez à culs,
  Puisque vous avez par famine
  Vendu les meubles de cuisine
  Et les pièces de cabinets,
  Coiffures, mouchoirs et colets,
  Rubans, vertugadins, calotes,
  Et puis qu'ayant vendu vos cottes,
  Vos jupes et vos cottillons,
  Avec tous vos vieux guenillons,
  Vous n'avez plus que la chemise,
  D'une chose je vous advise,
  De crainte de trop tost l'user,
  Que vous la laissiez reposer,
  La mettant dans une cassette,
  Afin que, la paix estant faite,
  En couvrant vostre nudité,
  On ayme moins vostre beauté:
  Car si, dans la grande abondance,
  Nous suivions la concupiscence
  Que nous causeroit vostre cas,
  la chemise n'y estant pas,
  Ma foy, il n'y auroit personne
  Qui voulust, tant fust-elle bonne,
  Ne point vous donner le couvert.
  Mais dites-moy à quoy vous sert
  De vous cacher dans la famine?
  Pour moy, Nichon, je m'imagine
  Que vous feriez mille fois mieu
  De nous monstrer vostre milieu,
  Parce qu'il n'y auroit personne
  Qui ne vinst mettre son aumosne
  Dedans tous les troncs des putains,
  Qui leur seroient des gaigne-pains;
  Au lieu que si, par couardise,
  Elles se couvrent de chemise,
  Je cognois bien, par mon calcul,
  Qu'elles demeureront à cul.

          [Note 429: Types de la comédie italienne, comme Polichinelle
          et Brigantin, nommés tout à l'heure. Ils balançoient le
          succès de l'hôtel de Bourgogne, et même le surpassoient,
          selon Sarazin (_Oeuvres_, 1696, in-8º, p. 386), et de l'aveu
          de Tallemant (édit. in-12, t. 10, p. 50). Quant à Dupas, je
          n'en puis rien dire.]

          [Note 430: Pierre Le Messier, dit _Belle-Rose_, acteur de
          l'hôtel de Bourgogne. Il jouoit la farce et la tragédie.
          Ainsi, c'est lui qui créa le rôle de _Cinna_ (_Hist. du Th.
          franç._ par les fr. Parfaict, t. 5, p. 24). Sur la fin de sa
          vie, il se fit dévot, céda sa place à Floridor, et se retira
          (Tallemant, in-12, t. 10, p. 49). Il mourut en 1670
          (Robinet, _Gazette_ du 25 janvier 1670).]

          [Note 431: Chanteurs des chansons appelées _rocantins_,
          espèces de vaudevilles satiriques. V. _la Comédie des
          Chansons_, Ancien théâtre, t. 9, p. 137. Le _rocantin_
          d'ordinaire n'avoit que quatre vers; en voici un couplet à
          l'adresse des _dandys_ du temps:

               Ces garçons font mille courses
               Et cinq sols n'auront en bourse
               Bien souvent, pour le certain;
               C'est l'avis du _Rocantin_.

                     (_Le Cabinet des Chansons_, 1631, in-12, p. 71.)]

          [Note 432: Autre acteur de l'hôtel de Bourgogne, qui passa
          ensuite dans la troupe de Molière. V. Tallemant, in-12, t.
          4, p. 227, et 10, p. 50.]

          [Note 433: C'étoit une des plus célèbres parmi celles à qui
          l'on s'adresse ici. Plusieurs Mazarinades portent son nom:
          _Lettre de la petite Nichon du Marais à M. le Prince de
          Condé, à Saint-Germain_, 1649, in-4; _Lettre de réplique de
          la petite Nichon du Marais à M. le Prince de Condé, à
          Saint-Germain_, 1649, in-4; _Le Réveil-matin des curieux
          touchant les regrets de la petite Nichon, poème burlesque
          sur l'emprisonnement des Princes_, 1650, in-4.]

          [Note 434: C'est ce qu'on appeloit aussi au _semonneur
          d'enterrement_. V. _Roman bourgeois_, édit. elzevir., p.
          225, note.]

          [Note 435: De toute la liste, il n'y a que celle-ci dont le
          nom soit resté. Elle est nommée par Boileau dans la 4e
          _Satire_, v. 33, et nous la retrouvons dans _le Courrier
          burlesque de la paix de Paris_. (V. _les Courriers de la
          Fronde_, édit. C. Moreau, t. 2, p. 356.) D'après le vers de
          Boileau, il paroît qu'elle finit par se marier, et la _note_
          que Brossette a mise sur ce passage nous apprend que les
          seigneurs de ce temps-là ne firent nulle part de débauches
          plus scandaleuses que chez elle.]

          [Note 436: On peut opposer à cette liste, pour le seizième
          siècle, la pièce ayant pour titre: _Ban de quelques
          marchands de graines à poil et d'aucunes filles de Paris_,
          1570. La nomenclature est beaucoup plus complète, et chaque
          nom a son adresse.]

          [Note 437: Sur les filles de ce quartier, v. t. 2, p. 348.]

FIN.



_Le Pasquil touchant les affaires de ce temps._

M.DC.XXIV, in-8.


  Tremblez, tremblez, la Vieville[438],
  Bardin, aussi Beaumarchais[439]!
  Je prie Dieu que l'aze vous quille,
        Vive la foy!
  Et aussi tous vos amis.
        Vive Louys!

  Que disiez-vous, la Vieville,
  Lors que le charivary
  Trotoit par toute la ville?
        Vive la foy!
  Vous estiez bien esbahis,
        Vive Louys!

  Vous fermastes vos fenestres
  Et tuastes vos flambeaux,
  Et vous n'osasfes paroistre,
        Vive la foy!
  De peur d'en estre assaillis.
        Vive Louys!

  Mommorency, d'Angoulesme,
  Longueville et d'Alets,
  En estoient en fort grand peine.
        Vive la foy!
  Et en estoient fort marris.
        Vive Louys!

  Mais demain on recommence
  De plus belle que jamais.
  Vous verrez une dance,
        Vive la foy!
  Dont vous serez bien marris.
        Vive Louys!

  Joyeuse et la Bretonnière,
  Gran-pré[440] et aussi du Bec[441],
  Passeront tous la carrière,
        Vive la foy!
  Et son nepveu du Plessis
        Vive Louys!

  Bellegarde et Bassompierre,
  Tillière et monsieur Delleboeuf,
  Leur jetteront à tous des pierres;
        Vive la foy!
  Aussi feront tous leurs amis.
        Vive Louys!

  Monsieur et Monsieur le Comte,
  Et monsieur le Colonel,
  Leur feront à tous si grande honte
        Vive la foy!
  Qu'ils en mourront de despit.
        Vive Louys!

          [Note 438: Surintendant des finances, contre lequel il y eut
          alors tant de plaintes et de satires. V. notamment le
          Recueil A-Z, E, p. 178, 210; F. 46; Tallemant, éd. P. Paris,
          t. 2, p. 11, 238.]

          [Note 439: Trésorier de l'Epargne, beau-père de la Vieuville
          et du maréchal de Vitry. Il tomba avec le premier. Bardin
          étoit son commis; il partagea sa disgrâce. V. Recueil A-Z,
          E, 237, 241; _Mémoires_ de l'abbé d'Artigny, t. 6, p.
          56-57.]

          [Note 440: Jean-Armand de Joyeuse, comte de Grandpré.]

          [Note 441: Le marquis du Bec, qui fit plus tard une si
          triste mine lorsqu'il s'agit de défendre la Capelle, dont il
          étoit gouverneur.]



TABLE DES PIÈCES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


                                                                Pages.

   1. L'interrogatoire et deposition de Jean de Poltrot sur la
      mort de M. de Guyse                                            5

   2. Le faict du procez de Baïf contre Frontenay et Montguibert    31

   3. Fragmens de Mémoires sur la vie de Mme de Maintenon           53

   4. La surprinse et fustigation d'Angoulevent                     81

   5. Le musicien renversé                                          93

   6. Histoire admirable d'un faux et supposé mari                  99

   7. Lettres de Vineuil sur la conspiration de Cinq-Mars          119

   8. L'Evantail satyrique, par le nouveau Theophile               131

   9. Consolation aux dames sur la réformation des passemens et
      habits                                                       140

  10. La vie genereuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens, par
      Pechon de Ruby, avec un Dictionnaire en langage blesquin     147

  11. Le _Salve regina_ des prisonniers                            193

  12. Le Purgatoire des prisonniers                                201

  13. L'emprisonnement D. C. D                                     211

  14. Sur les Dragonnages en Dauphiné                              217

  15. Brevet d'apprentissage d'une fille de modes à Amatonte       223

  16. Requête d'un poëte à M. de Vattan, pour être exempté de la
      capitation                                                   231

  17. Les advis de Charlot à Colin sur le temps présent            237

  18. L'Entrée de la Reyne et de Messieurs les Enfans de France à
      Bourdeaulx                                                   247

  19. Nouveau règlement general pour les Nouvellistes              261

  20. Le feu de joye de Mme Mathurine sur le retour de M.
      Guillaume de l'autre monde                                   271

  21. Conference d'Antitus, Panurge et Gueridon                    279

  22. Arrest du Conseil des Dix contre Georges Corner              303

  23. Reglement pour pourvoir aux vivres de la ville d'Orléans     323

  24. Les Louanges de la paille                                    325

  25. La rencontre des carrabins de M. le duc d'Espernon aux
      environs de La Rochelle, ensemble la prise de quatre
      trouppes de voleurs                                          331

  26. La Famine, par le sieur de La Valise                         337

  27. Le Pasquil touchant les affaires de ce temps                 347


[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Les lettres supérieures inhabituelles sont mises entre parenthèses,
ex.: n{os} pour numéros.]





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