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Title: La chambre obscure
Author: Beets, Nicolaas
Language: French
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http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)



LA CHAMBRE OBSCURE

PAR

HILDEBRAND

--NICOLAS BEETS--

TRADUCTION DE LÉON WOCQUIER

(From the Dutch "Camera Obscura")

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860



AVANT-PROPOS


Il y a lieu de s'étonner que la France, qui, depuis si longtemps,
accueille si généreusement les productions littéraires de l'Allemagne,
n'ait jusqu'ici fait, en quelque sorte, aucun emprunt au génie
néerlandais. Cependant la littérature hollandaise suit de près, si elle
ne les égale pas, les littératures allemande et anglaise, sans parler
de la bonhomie pleine de malice et de bon sens de Cats, de Vondel, ce
génie dramatique dans le _Lucifer_ duquel Milton a peut-être taillé son
_Paradis perdu._--Le Hooft, ce Tacite du XVIe siècle,--le Bilderdyk,
ce génie qui s'est éteint la même année que Gœthe, et qui était aussi
universel et peut-être aussi puissant que le patriarche de Weimar;
sans parler de tant de poëtes si dignes d'être connus et étudiés, la
Hollande et la Flandre comptent, aujourd'hui encore nombre d'écrivains
éminents qui mériteraient leurs lettres de naturalisation en France.
Nous ne citerons que mademoiselle Toussaint, chez laquelle la plus
exquise délicatesse de sentiment s'unit à une étonnante profondeur
d'observation; M. Van Lennep, romancier d'un ordre supérieur, le
Walter Scott de son pays, et dont les œuvres peuvent être placées,
sans trop redouter la comparaison, à côté de celles du célèbre conteur
écossais; et enfin l'écrivain dont nous voudrions signaler aujourd'hui
au public français l'une des plus remarquables productions.

Il y a plusieurs années déjà que parut en Hollande, sous le titre
de _Camera obscura_, un livre qui ne tarda pas à obtenir un succès
considérable. Les deux premières éditions se succédèrent à six
mois d'intervalle; les deux dernières datent de 1853 et 1854. Dans
celles-ci surtout, l'œuvre primitive s'est accrue de pages nouvelles,
et a un tiers environ de plus que lors de sa première apparition.
_Camera obscura_ renferme une série de tableaux de mœurs, de croquis,
de fantaisies empruntés à la vie hollandaise. Le livre est signé
_Hildebrand_, pseudonyme sous lequel se cache (ce n'est un mystère
pour personne) un des plus grands poëtes de la Hollande, et le livre
même nous autorise à ajouter, un des observateurs les plus fins, un
des esprits les plus délicats de la grande famille littéraire: M.
Nicolas Beets. Il naquit à Harlem, le 13 septembre 1814. Son père
était un chimiste qui eut de la réputation et écrivit sur la science
qui était sa spécialité divers ouvrages intéressants. Nicolas Beets
a eu une existence calme, paisible et peu accidentée. Après avoir
fait ses études à l'université de Leyde, il fut promu au doctorat en
théologie, et l'année suivante s'accomplirent pour lui deux événements
importants: il épousa mademoiselle Adélaïde de Foreest, petite-fille,
par son père, de l'illustre Van der Palm, l'une des gloires de
l'université de Leyde, un des hommes les plus éloquents de son
siècle, et le dernier prosateur vraiment classique de la littérature
néerlandaise. La même année, M. Beets fut nommé pasteur à Heemstede,
village considérable situé dans les riants environs de Harlem; il
y demeura pendant près de quatorze années, s'occupant avec un zèle
vraiment évangélique des devoirs de sa charge. Il passa ensuite en la
même qualité à Middelbourg, et c'est là que lui fut offerte, à deux
reprises différentes, la chaire de théologie de Stellenbrek, au cap de
Bonne-Espérance. Il refusa chaque fois cette mission, et fut nommé en
1854 pasteur à Utrecht, fonctions qu'il occupe encore à l'heure qu'il
est.

M. Beets débuta de bonne heure dans la vie littéraire. Dès l'âge de
vingt ans, il publiait un volume, intitulé _José_, dans lequel il imite
la manière de lord Byron, et qui, tout en se ressentant de la jeunesse
de l'auteur, renferme déjà de grandes qualités. Plusieurs autres poëmes
suivirent ce premier essai, de 1834 à 1840. La plupart de ces poëmes,
parmi lesquels on remarque surtout _Guy le Flamand_, _Kuser_ et _Ada
de Hollande_, après avoir obtenu séparément l'honneur de plusieurs
éditions, ont été réunis par l'auteur en un volume, il y a quelques
années. M. Beets a publié, en outre, deux recueils de poésies intimes,
l'un simplement intitulé _Poésies_, l'autre tout récent, quoiqu'il
en soit déjà à sa seconde édition, _les Bleuets._ On doit encore au
révérend pasteur d'Utrecht un nombre considérable de sermons, de
volumes et de brochures ayant trait à la religion, à la littérature,
à l'instruction publique. Nous n'avons pas à nous occuper ici du
talent poétique de M. Beets; il nous suffira de dire qu'il est placé
au premier rang par ses compatriotes, et nous nous hâtons d'en revenir
à _Camera obscura_, qui forme une œuvre tout à fait à part et des plus
originales.

Hildebrand (gardons-lui ce nom, puisqu'il ne l'a pas abdiqué
officiellement) fait précéder son ouvrage des lignes suivantes qu'il
emprunte, dit-il, au _livre inédit d'un anonyme._

«Les ombres et les apparences qu'évoquent la méditation, le souvenir
et l'imagination, tombent dans l'âme comme dans une chambre obscure,
et quelques-unes sont si frappantes, si séduisantes, qu'on trouve
plaisir à les dessiner, et, en les ornant un peu, les coloriant et les
groupant, à en faire de petits tableaux qui peuvent être envoyés aux
grandes expositions, où un petit coin leur suffit. On ne doit cependant
pas y chercher des portraits: car non-seulement il arrive cent fois
qu'un nez de souvenir s'y adapte à un visage d'imagination, mais aussi
l'expression de la physionomie est si peu déterminée, que souvent une
même figure ressemble à cent personnes différentes.»

Ceci posé, caractérisons rapidement la manière et les procédés
d'Hildebrand.

On s'est beaucoup occupé, depuis vingt-cinq ou trente ans, de l'art
pour l'art; on s'est demandé jusqu'à quel point l'art doit réfléchir
la réalité, et tout récemment encore, le réalisme s'est réveillé
en France, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la
littérature. M. Beets est un réaliste, mais un réaliste tellement à
part, que nous aurions peine à trouver à qui le comparer. Il rend la
nature telle qu'elle est, mais sans parti pris, absolument à la manière
de la _Chambre obscure_, dont il invoque le nom, avec une surprenante
fidélité, sans faire grâce du moindre détail et avec la coopération si
peu sensible, au premier abord, de la main de l'artiste, qu'on croirait
qu'elle n'a pas touché à ces portraits pris sur le vif. Peu de livres
répondent mieux à leur titre que _Camera obscura_; les personnages
qui y apparaissent sont pleins de vie; ils marchent, ils sentent, ils
pensent sous vos yeux;--vous les connaissez; ils sont autour de vous;
il n'en est pas un que vous n'ayez rencontré et auquel vous ne puissiez
appliquer un nom; car, si ces personnages sont vêtus à la hollandaise
et ont les mœurs de leur pays, l'homme domine toujours en eux; il perce
sous l'enveloppe des coutumes et des habitudes locales et en fait des
types cosmopolites, universels, dont les originaux se rencontrent
partout. Si les héros mis en scène par Hildebrand portent ce cachet
de vérité tellement saisissante qu'on les sent vivre au premier coup
d'œil, il n'y a pas moins d'art dans la façon dont ils se groupent, se
rencontrent, agissent, se combattent ou sympathisent: le jeu de leurs
passions et de leurs intérêts est le calque fidèle de la vie réelle.
Les scènes se déroulent, se succèdent naturellement, sans effort, sans
recherche; l'imagination semble n'être pour rien dans leur agencement,
tant il est simple et facile. De tous les tableaux qui composent
_Camera obscura_, il n'en est pas un seul auquel puisse s'appliquer, je
ne dirai pas le nom de _roman_, mais même la qualification plus humble
et plus vague de _nouvelle._ Ce sont de simples calques de la réalité,
qui la reproduisent avec une fidélité dégagée de tout ornement, et où
l'on ne trouve ni ces combinaisons péniblement amenées, ni ces coups
de théâtre imprévus, ni ces types exceptionnels, excentriques et si
souvent faux, qu'on rencontre à chaque pas dans les compositions
littéraires à la mode et si rarement dans le monde tel qu'il est.
La Hollande telle qu'elle est, les hommes tels qu'ils sont, voilà
ce qu'on trouve dans _Camera obscura_; la Hollande décrite avec une
finesse de touche et une profondeur d'observation telles qu'on ne les
rencontre presque jamais dans aucun voyageur, si délicat et si profond
observateur qu'il soit;--les hommes peints avec une vérité frappante et
naïve qu'on retrouve chez bien peu d'écrivains moralistes. J'ajouterai
qu'on y voit l'auteur lui-même, Hildebrand, jouant son rôle dans les
scènes qu'il décrit; je n'ai pas besoin de dire que c'est une véritable
bonne fortune. Esprit fin, caustique et pénétrant,--humour incisif
et du meilleur aloi,--sentiments nobles et touchants, voilà ce qui
caractérise l'homme et ne peut manquer de lui attirer les sympathies du
lecteur.

Un mot encore: les Hollandais sont-ils flattés dans _Camera obscura_?
demandera-t-on peut-être. Nous avons dit que les portraits sont
ressemblants, ressemblants comme l'image qui se peint au fond d'une
chambre obscure. Un portrait ressemblant flatte bien rarement, mais
un portrait au daguerréotype a-t-il jamais flatté personne? Quoi
qu'il en soit, nous empruntons à la préface de la seconde édition de
_Camera obscura_ la constatation de l'effet produit sur les amis et les
connaissances des modèles par l'œuvre de l'artiste, et nous ne serions
pas étonnés que la même impression se renouvelât en France, car ces
portraits ont le rare privilège de ressembler à tout le monde et de
ne ressembler à personne. Voici comment s'exprime Hildebrand dans son
avertissement:

«On s'est beaucoup ingénié à désigner les originaux des personnages
que j'ai mis en scène, et j'ai vu, à ma grande satisfaction, que, dans
chaque ville, que j'y sois jamais allé ou non, on a su nommer six ou
sept personnes qu'on affirmait très-formellement avoir posé pour tel
ou tel de mes portraits. Je ne croyais vraiment pas que, dans ce bas
monde, tant de _Nurks_ et de _Stastok_ exhibassent leurs aimables
qualités, et suis étonné du zèle obligeant qu'on met à les montrer
du doigt. Toutefois, je ne puis interdire ce petit plaisir au bon
public, ni m'en formaliser; mais je prends la liberté de rappeler les
paroles de l'anonyme dans son livre toujours inédit, et de déclarer en
conscience que ma _Chambre obscure_ est toujours placée sans intention
malicieuse, que je ne la tourne ou ne la retourne et ne lui imprime
jamais le moindre mouvement avec le dessein de la pointer d'une façon
indiscrète. Que je n'aie encore pu l'installer au sommet du Godesberg
ni sur le dôme de Milan, j'en suis particulièrement fâché pour ceux
qui aiment les choses grandioses et étrangères; mais il est évident
pour moi que le plus grand nombre s'est trouvé satisfait de mes petits
tableaux, de mes tableaux hollandais. Il faut savoir que, grâce aux
vivants et aux morts, nous connaissons si bien les étrangers, que ç'a
été une chose toute charmante de faire un peu attention à nous-mêmes, à
titre de changement.»

Les lignes qui précèdent étaient destinées à servir de préface à un
volume renfermant la traduction de quelques-uns des principaux épisodes
de _Camera obscura._ Ce volume a paru, il y a deux ans, sous le titre
de _Scènes de la vie hollandaise._ Les petits tableaux de Hildebrand
ont été fort visités et appréciés dans le petit coin de la grande
exposition qui leur était ouverte, et l'on a bien voulu oublier un
instant pour eux les choses _grandioses et étrangères._ C'est ce qui
nous décide à compléter notre travail en offrant au lecteur dans le
présent volume la seconde partie de _Camera obscura._



LA CHAMBRE OBSCURE

I

LES PETITS GARÇONS.

    Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
    Vous flotte encore sur les épaules!
    Jamais le méchant temps ne le calomnie;
    On est toujours gai et content.

    Le sabre de bois du hussard
    Amuse le jeune garçon,
    Et la toupie et le bâton
    Sur lequel il va à califourchon.

    Et lorsqu'il lance dans l'air bleu
    La balle aux raies bigarrées,
    Il ne pense pas an parfum des fleurs,
    Ni à l'alouette, ni au rossignol.

    Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
    Son visage serein et radieux,
    Que quand son édifice tombe à l'eau
    Ou que son sabre se brise.

    L'enfant joue et court
    Pendant tout le long du jour
    À travers le jardin et les champs verts,
    À la poursuite des papillons;

    Bientôt tu transpireras
    Non plus toujours content,
    Et apprendras dans le gros Cicéron
    Du latin moisi.

La pièce originale est de Holtz, qui en a fait beaucoup de jolies;
et il est fâcheux que les jeunes poëtes se laissent aller à en faire
des traductions non hollandaises; moi, au moins, j'en ai une de ces
jolis vers, qui conviendrait mieux sous le titre de _Jeux d'enfant_,
que dans la traduction d'un tas de jeunes Hollandais. Et vraiment, les
petits garçons hollandais sont une gentille race. Je ne dis pas cela
par négligence et encore moins par mépris des petits garçons allemands,
français et anglais, puisque je n'ai le plaisir de connaître que les
hollandais. Je croirai tout ce que Potgieter dit dans sa deuxième
partie du _Nord_, sur les Suédois, et ce que Wap dira sur les Italiens
dans son _Voyage à Rome_; mais aussi longtemps qu'ils se taisent, je
tiens pour mes propres garçons, bien bâtis, aux joues rouges, et,
malgré la loi contre les Belges, pour la plupart _spes patriœ_ en
blouse bleue.

Les petits garçons hollandais... Mais avant tout, madame, je dois
vous dire que je ne parle pas de votre fils unique, au nez pâle, avec
des cercles bleus sous les yeux, car, avec tout le merveilleux de son
développement précoce, je ne lui en fais pas mon compliment. D'abord,
vous vous préoccupez beaucoup trop de ses cheveux, que vous faites
toujours friser; et d'un autre côté, vous êtes trop sentimentale dans
le choix de sa casquette, qui est uniquement faite pour saluer son
oncle et sa tante, mais qui est parfaitement incommode et intolérable
pour chasser aux papillons et pour jouer à la guerre, deux jeux
favoris, madame, que vous trouvez trop sauvages. En troisième lieu,
vous avez, je crois, trop de livres sur l'éducation pour bien élever un
seul enfant. En quatrième lieu, vous faites apprendre au vôtre à coller
des boîtes, et à faire d'insignifiantes choses. En cinquième lieu, il
sait sept choses de trop, et en sixième lieu, vous le grondez quand il
a les mains sales et que ses genoux viennent regarder par les jambes
du pantalon; mais comment ferait-il des progrès au jeu de billes?
Calculez la différence qu'il y a entre un sarcloir et un soufflet. Je
vous assure, madame, qu'il mange ses ongles, et il continuera de le
faire;--qu'est-ce que la société peut attendre d'un homme qui mange
ses ongles? Il porte aussi des bas bleus avec des souliers bas, c'est
inouï! Savez-vous, madame, ce que vous faites de votre Frantz? 1° un
espion, 2° un rapporteur, 3° un pinceur, 4° un lâche, 5°... Oh! chère
dame, donnez à votre petit garçon une autre casquette, un pantalon avec
de profondes poches, de bonnes bottes fortes, et ne le laissez jamais
paraître aux yeux des gens sans une bosse ou une écorchure, et il
deviendra un grand homme.

Le petit garçon hollandais est pesant et lourd; il a des genoux
solides, des os solides. Il est blanc de peau et coloré de sang. Son
regard est franc mais brutal. Il porte de préférence ses oreilles hors
de sa casquette. Ses cheveux sont, depuis le dimanche matin jusqu'au
samedi soir quand il va au lit, tout à fait en désordre. Le reste de la
semaine, ils sont bien. Il n'a ordinairement pas de boucles. Cheveux
bouclés, esprit de travers. Mais il n'a pas non plus les cheveux plats;
les cheveux plats sont bons pour les avares et les cœurs oppressés;
cela ne se trouve pas chez les petits garçons; on n'a de cheveux plats,
je crois, qu'à sa quarantième année. Le petit garçon hollandais porte
de préférence sa cravate comme une corde et il préfère encore n'en
pas porter du tout,--une blouse bleue ou à carreaux écossais, et un
pantalon retourné; ce dernier vêtement s'use vite. Dans ce pantalon, il
porte successivement tout ce que le temps lui donne, cela varie: des
billes, des balles, un clou, une pomme à demi mangée, une jambette, un
bout de corde, trois cents, une boulette de pâte à amorcer le poisson,
une châtaigne sèche, un morceau d'élastique de la bretelle de son frère
aîné, un suceur en cuir pour tirer des pierres du sol, un serpenteau,
un sac de sucreries, une touche, un bouton de cuivre pour le faire
chauffer, un morceau de miroir, etc., etc.; le tout bourré et maintenu
par un mouchoir de couleur.

Le petit garçon hollandais fait au printemps une collection d'œufs;
dans la prise des nids, il donne des preuves de force et d'adresse, et
peut-être de dispositions pour la carrière maritime, vocation propre à
notre peuple; dans l'achat des sortes étrangères, il donne des preuves
d'une inébranlable bonne foi, et dans l'échange de ses doubles, un
esprit précoce et commercial hollandais. Le petit garçon hollandais
frappe ses boucs ferme, et pour donner du pain de seigle à ses animaux,
il n'a pas son pareil. Le petit garçon hollandais est beaucoup moins
imbu de la doctrine des princes que le maître d'école hollandais; mais,
en ce qui regarde l'éducation des colleurs et des cocons, il pourrait
passer un examen de premier rang. Il est fou du marché aux chevaux et
se promène à la parade devant les tambours en tournant le dos aux beaux
hommes. Le petit garçon hollandais s'encanaille facilement et puise de
bonne heure dans un dictionnaire qui ne plaît pas aux mères; mais il
a peu de présomption vis à vis des domestiques. Il est ordinairement
rouge foncé; et lorsqu'il doit entrer et demander à son oncle ou à sa
tante comment ils se portent, il dit à peine quelques mots dans cette
circonstance; mais il est moins avare de paroles et moins embarrassé
au milieu de ses égaux, et il n'a pas peur d'exprimer son sentiment.
Il hait les lâches et les rapporteurs, d'une haine parfaite; il tendra
assez vite son petit poing, mais il ménage son adversaire; il a une
tache d'encre perpétuelle sur son col rabattu, et un peu de penchant à
marcher de travers dans ses souliers; il soutient à son père qu'on peut
patiner sur une glace d'une nuit, et dispose de la gelée et du dégel
selon son bon plaisir; il mange toujours une tartine de maïs et apprend
une leçon de plus, selon qu'il en a le goût; il lance une pierre dix
lois plus loin que vous et moi, et tourne trois fois sur sa tête sans
avoir de vertiges.

Salut! salut, joyeux et sain, gai et robuste compagnon; salut, salut,
toi le florissant espoir de la patrie! Mon cœur s'ouvre quand je te
vois, dans ta joie, dans tes jeux, dans ton laisser aller, dans ta
simplicité, dans ton téméraire courage. Mon cœur bat quand je pense
à ce que tu deviendras: mordras-tu toujours une bouchée à la même
pomme, et dans les années qui suivront, n'apprendras-tu pas qu'il est
nécessaire de prendre la pomme dans le coin et de la manger seul, et
même d'en mettre la pelure à part et d'en semer les grains pour ta
postérité? Aujourd'hui, tu prêtes ton dos robuste à ton ami plus leste,
qui s'élève sur tes épaules pour chercher, au sommet de l'arbre, le
nid de sansonnet; l'expérience t'apprendra-t-elle un jour qu'il vaut
mieux prendre une échelle et aller chercher le nid soi-même, que de
rendre un bon service et d'en attendre la récompense? C'est le monde!
Mais en toi ainsi sont les semences de beaucoup de malheurs et de
chagrins! Ta passion exagérée, ton innocente tendresse, ta légèreté,
ton ambition, ta vivacité et ton sentiment de l'indépendance porté
jusqu'à l'incrédulité! Oh l si dans tes années postérieures tu regardes
en arrière vers ton enfance, ce sera la joie que tu envies le plus et
cependant que tu goûtes le moins, parce que tu es aussi peu méchant
que tu es plus innocent, même dans le mal. Le ciel vous bénisse tous,
bons petits garçons que je connais! Quand je regarde autour de moi,
que j'aime à vous voir longtemps et joyeusement jouer! et lorsque je
vois venir le sérieux de la vie, qu'il vous donne aussi des cœurs
sérieux pour la comprendre, mais qu'il vous laisse, jusqu'à votre
dernier soupir, garder quelque chose d'enfantin et de jeune! Qu'il
vous prodigue, dans votre pleine fraîcheur, les sentiments qui aident
le jeune homme à marcher purement dans sa voie, et qui font l'ornement
de l'homme, afin que, devenant aussi hommes par l'intelligence, vous
restiez enfants pour la méchanceté! C'est mon unique vœu, mes chers
amis, car je ne veux pas vous distraire un instant de la toupie et du
cerceau sans vous donner pour la durée de cette joie, autre chose ...
qu'un vœu.



II

MALHEURS D'ENFANT


Je reviens encore une fois aux beaux vers de Holtz:

    Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
    Vous flotte encore sur les épaules!
    Jamais le méchant temps ne le calomnie;
    On est toujours gai et content.

    Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
    Son visage serein et radieux,
    Que quand son édifice tombe à l'eau
    Ou que son sabre se brise.

Il ne manque certainement pas d'éloges de la jeunesse et des jeunes
années. Je l'avoue de tout cœur; mais je prends la liberté de remarquer
qu'ils sont uniquement écrits par des hommes d'âge, ou au moins par des
jeunes gens au point de vue desquels le bonheur de l'enfant ne souffre
presque pas d'exception. Et c'est assurément une triste preuve de la
désolante situation de l'homme dans les jours plus avancés. Mais je ne
sais s'il y a jamais eu de petits poëtes de sept, huit ou neuf ans,
qui aient trouvé leur bonheur actuel aussi inestimable. Et cependant
ceux-ci en étaient tout près. Lorsque j'allais à l'école hollandaise;
nous faisions dans la classe supérieure, composée de messieurs de
neuf à dix ans, tous les mercredis matin, une composition tantôt sur
un sujet donné, tantôt sur un thème choisi et imaginé par nous. Mais,
j'en appelle aux Jean, Pierre, Guillaume et Henri avec lesquels j'ai
été assis sur les bancs de la rue des Jacobins, y a-t-il jamais eu
quelqu'un parmi nous qui ait rempli son ardoise d'une dissertation ou
d'une amplification sur les jouissances et sur le bonheur inaltérable
de l'enfance? Non, nous écrivions des articles pleins de sens sur la
vertu ou sur les quatre saisons; et _Sanderre_, dont le père était
adjudant d'un général, a six fois écrit sur le cheval; et Pierre G.,
qui n'était jamais sur le tableau de punition, et ne voulait pas
prendre part au noble exercice d'attraper des horions; il traitait
toujours de l'obéissance et du zèle, idée à laquelle le ramenaient
toujours les inscriptions de ses cartes de satisfaction. Enfin, je
n'ai jamais vu mes collègues traiter des sujets joyeux. Moi-même, je
n'ai jamais guère pu produire qu'une dissertation philosophique sur
le contentement, un bonheur qui passe ordinairement devant le jeune
homme, qui est vraiment ambitionné par l'homme fait, et qui viendrait
parfaitement à point au vieillard si ses infirmités corporelles lui
permettaient encore d'en jouir. C'est une très-jolie chose que le
contentement, mais qui est renfermée dans l'ensemble du bonheur de
l'enfant et n'a rien en soi de remarquable.

Mais, pour en revenir à notre sujet, cette plénitude de bonheur de
l'enfant, nous n'en semblions pas, dans ce temps-là, tellement pleins,
que nous dussions l'épancher. J'ai bien pensé un jour qu'un signe du
vrai et authentique bonheur est qu'on a moins besoin de s'épancher,
tandis qu'au malheur il faut des plaintes et des lamentations pour ne
pas verser de larmes. Car les hommes qui ont toujours la bouche pleine
de leur bonheur, je les ai vus souvent chercher une autorité qui, après
avoir entendu leur rapport, pouvait déclarer qu'ils sont heureux, ce
dont eux-mêmes n'étaient pas de sûrs appréciateurs. Ils s'estiment
ainsi, non pas précisément heureux, mais malheureux avec excès; mais
ils réunissent ce qu'il y a de bon dans leur sort, et l'accumulent dans
les discours qu'ils vous font à la promenade, ou si vous dormez dans la
même chambre qu'eux, surtout après un bon souper, ils vous adressent la
parole de leur lit, de façon à vous faire envier leur position; cela
élève incontinent leur froid bonheur à une haute température. Vous
appliquez une main chaude sur leur thermomètre.

C'est là une belle remarque que j'ai faite et que je clos par cette
jolie image physique; mais, en réfléchissant davantage sur le sujet,
je me suis souvent demandé si l'école est bien le lieu où l'on peut
sentir profondément le bonheur de l'enfance. Je sais bien que le maître
n'est plus assis en bonnet de nuit et en robe de chambre, et armé
d'une effrayante férule, dans la chaire, et ne nous porte plus par
l'expression terrible de ses yeux et de ses gestes à une telle fayeur
que, à l'exemple des jeunes gens d'autrefois, nous eussions avoué que
c'est bien nous qui avons créé le monde, mais que nous ne le ferons
plus, plutôt que de rester sans réponse à la première question du
catéchisme, et aussi nous ne lisons plus, à notre formidable ennemi
le _Journal de Harlem_, depuis _a_ jusqu'à _z._ (En sommes-nous moins
bons politiques)? Nous sommes aussi dans un bon et vaste local, si
haut et si aéré, que parfois nous avons des courants d'air dans les
jambes; il n'est pas rare que nous ayons vue sur une blanchisserie avec
un pommier ou sur une cour intérieure. Mais le maître est si gros et
les sous-maîtres sont si longs, leurs lunettes et leurs favoris ont un
air si impitoyable, et les tableaux sont si noirs, et les tables si
insociables, et la carte des Pays-Bas est pendue depuis si longtemps à
la même place, que nous savons mieux y indiquer de petites déchirures
et taches d'encre que les villes... C'était encore alors les dix-sept
provinces[1]. Ajoutez à tout cela, le cœur m'en saigne encore, la
table des occupations terribles, occupations dont l'addition fait
penser aux livres d'arithmétique et de géographie, et à tant d'autres
livres dont les feuillets vacillent dans les volumes, à cause des
attouchements convulsifs des doigts désespérés de jeunes messieurs
qui ne peuvent retenir combien de vaches viennent par an au marché au
bétail, combien d'habitants et d'imprimeries il y a à Enschedé, et
combien il y a à Harlem de sacristies et d'instituts pour les maîtres
d'école, et qui ne peuvent saisir comment ils doivent s'y prendre pour
établir la somme des règles précédentes! Oh! les livres d'arithmétique,
c'était le côté faible de beaucoup d'entre nous. À mes yeux, il n'y
avait pas de livres plus odieux. D'abord, ils étaient trop pleins de
lettres et puis trop pleins de chiffres. Il y a parfois une profusion
de fautes dans l'indication des résultats; mais si ces fautes n'y sont
pas, en revanche, les éditions sont détestables. Voyez un peu, vous
avez votre ardoise couverte d'une addition importante; trois fois déjà
vous en avez effacé la moitié, parce que vous avez remarqué que vous
n'aviez pas compris la question; mais enfin la somme y est, et vous
avez comme résultat: 12 lastes[2], 7 muids, 5 boisseaux, 3 litrons,
8 mesures d'orge. La conscience tranquille et avec le bienheureux
sentiment d'avoir fait votre devoir comme membre zélé de la société,
vous devriez donner votre ardoise au sous-maître. Mais non! l'odieux
livre donne, sous ce titre présomptueux: Résultat,--95 lastes, 2 muids,
1 boisseau d'orge et pas une seule mesure. Il est évident qu'il y a une
erreur; vous avez fait trois fois toutes les multiplications et toutes
les divisions: enfin vous prenez la résolution d'effacer tout, et vous
avez encore votre manche sur l'ardoise, lorsque le sous-maître vient et
croit que vous n'avez rien fait. Voilà ce que j'avais contre les livres
d'arithmétique. Mais le pire et le plus absurde de cette invention,
c'est qu'elle vous tient captif de toutes les manières. Vous êtes là
depuis neuf heures et demie à l'école par le beau temps, dans le mois
de mai, lorsque la verdure est jeune comme vous, et, ce qui est plus,
lorsque les mares et la boue sont desséchées, et que le magnifique
temps est on ne peut plus favorable au jeu de chiques. Vous êtes depuis
neuf heures et demie à l'école où vous avez mis le pied en jetant
un regard d'envie sur les enfants des pauvres, qui ne reçoivent pas
d'instruction et jouent aux dutes[3] dans la rue. On vous a d'abord
forcé de chanter avec vos compagnons de jeu le cantique:

    Quelle joie! l'heure de l'école a sonné
    Que chaque enfant désire tant!

--Après cela, vous avez lu pendant une heure sur un modèle de bon petit
garçon, si bon, si doux, si obéissant, si habile et si studieux, que
vous lui donneriez volontiers un regard de vos yeux bleus si vous le
rencontriez dans la rue; ou si vous êtes un peu plus avancé, l'esquisse
de la vie d'un très-grand homme qu'il vous semble pédant et désespéré
d'imiter; et cette esquisse est entremêlée artistement d'un entretien
entre des petits garçons et des petites filles avec lesquels vous
n'avez pas la moindre sympathie, quoiqu'ils soient «vraiment étonnés
des effrayantes connaissances de ce grand homme» dont le père Telhart
et Braelmoed leur racontent l'histoire. Pendant l'heure suivante,
vous avez écrit un bel exemple; c'est à savoir si vous écrivez en
grand le mot wederwaardigkeit[4], remarquable par deux difficiles
_w_; vous le tracez sept fois sans pouvoir le réussir, ou, si vous
écrivez en petit, vous le tracez quinze fois, huit fois au-dessus et
sept fois sur la ligne _Voorzigtigkeid is de moeder der wysheid_[5],
dans laquelle circonstance vous avez omis deux fois le mot _der_, ce
qui peut arriver très-facilement à la suite de la dernière syllabe du
mot _moeder_, et vous avez mis une fois _voorzwyzigkeid_ au lieu de
_voorzigtigkeid_; ces erreurs vous font penser avec un peu d'anxiété à
l'heure où la critique du maître viendra prononcer son arrêt. Pour ne
pas parler de ce que vous avez été tourmenté par une mauvaise plume,
par d'innombrables cheveux dans l'encre, par un tache ou deux jetées
avec la nonchalance d'un artiste sur votre cahier d'écriture, et
l'inflexible loi qui vous a obligé de donner votre plume deux fois pour
la faire tailler à un sous-maître qui s'y entend autant qu'à écrire.
Puis vient l'arithmétique. Je l'ai laissée longtemps attendre, chers
lecteurs, mais c'est parce que pour moi elle est arrivée si souvent
trop tôt! Voici l'arithmétique! Remarquez que, dans le cours de la
matinée, vous êtes inscrit deux fois au tableau des punitions: une
fois parce que vous avez murmuré à l'oreille de votre voisin de droite
d'une façon suspecte, bien que ce que vous lui avez dit ait traité
des balles à bon marché dans la large ruelle du Pommier, et une fois
parce que vous avez laissé voir à votre voisin de gauche une chique en
albâtre, sur quoi le corps du délit vous a été enlevé, et vous êtes
dans la pénible incertitude de savoir si vous le reverrez jamais.
Réunissez tout cela et ouvrez votre arithmétique, qui vous agace avec
la treizième somme et où, comme pour vous faire subir le supplice
de Tantale, elle vous présente avec le plus grand sang-froid un bel
exemple de cinq petits garçons, je dis cinq, qui doivent jouer ensemble
aux chiques et dont l'un a, au commencement du jeu vingt chiques, le
second trente, le troisième cinquante, le quatrième... Il n'y a pas à
y tenir, les larmes vous viennent aux yeux; mais vous êtes encore là
pour une heure entière et à chiffrer encore! Oh! je tiens pour certain
que la plupart des faiseurs d'arithmétique sont des descendants du roi
Hérode.

De tout ce que j'ai avancé jusqu'à présent, il ressort clairement que
l'école n'est pas précisément un lieu de nature à faire déborder de
jouissance et de bonheur l'âme de l'enfant. Je ne crois pas que jamais
cette idée soit venue à aucune petite tête blonde ou brune. Non, non,
l'école est aussi bonne qu'elle peut l'être. L'école, par les nouvelles
mesures prises, a été rendue aussi agréable et aussi supportable que
possible; mais ses plaisirs sont éminemment négatifs. L'école garde
toujours quelque chose de la prison, et le maître, aussi bien que les
sous-maîtres, conservent quelque chose de l'épouvantail. Le mot de Van
Alphen:

    Apprendre est un jeu,

ne sera rectifié par aucun enfant, pas même par les plus studieux. Je
m'imagine avoir appartenu à cette catégorie; mais, quand mon père ou
ma mère me faisaient l'honneur de raconter à mes oncles et tantes que
j'étais content quand les vacances étaient finies, toute mon âme se
soulevait contre cette noble idée (qui me semblait très-fanatique),
et il m'a fallu des années pour vaincre l'anxieuse répulsion que
m'inspiraient mes maîtres respectifs. Il y en a aussi qui, malgré la
méthode perfectionnée, électrisent un enfant s'il n'est pas des plus
peureux.

Oui, mes chers amis, cachons ces pages à tous les chasseurs de
papillons et à tous les joueurs au soldat; mais avouons que ce sont des
malheurs de l'enfance: petits et insignifiants s'ils sont considérés
de notre hauteur de pédants, mais grands et lourds dans les petites
proportions du monde des enfants; malheurs qui inquiètent, tourmentent
et secouent, et qui exercent souvent une grande et vive influence sur
la formation du caractère.

Nous avons éprouvé tous, les premiers et les plus grands, c'est-à-dire
avec la permission de Pestalozzi et de Prinsen, l'école. C'est un
chancre, et tous les jours un chagrin nouveau. Un homme poursuivi
par ses créanciers éprouve quelque chose des douleurs que souffre
l'enfant en puissance de maître. Notre bon Holty, lui-même, ne peut
s'empêcher de le menacer de ses vers. C'est pourquoi je voulais vous
prier d'avoir pitié du sort de vos rejetons. Ils doivent tous aller
à l'école; c'est une loi de la nature aussi certaine que celle par
laquelle nous devons tous mourir; mais de ce que, d'après le cours
des choses, nous ne devons pas mourir à notre dix-huitième année, je
voudrais que l'école ne commençât pas pour eux avant leur huitième.
C'est bien gentil que nous devions à la prononciation changée des
consonnes que, dès l'âge de cinq ans, le petit Pierre puisse dire: «Je
sais lire!» mais je ne sais pas si, à dix ans, le petit Pierre, en
somme, aura autant profité que tel autre qui aura commencé à épeler
à sept ou huit ans. J'offre ceci aux méditations de tous les cœurs
philopédiques et n'ose pas, avec aussi peu d'expérience qu'Hildebrand
(Hildebrand sans barbe, disent les critiques de journaux), pouvoir
espérer de faire prévaloir mon opinion en si peu d'années.

Pour donner une autre tournure au sujet, et parler d'un autre malheur
de la vallée des larmes de l'enfance, vraiment, chère dame, vous qui
trouvez le monde si déloyal et les hommes si inconstants, la perte
des illusions peut à peine peser aussi lourdement sur vous que la
perte des dents sur les enfants. Vous souvenez-vous encore bien? Vous
sentiez,--non, vous ne sentiez pas,--oui, hélas!--vous sentiez, trop
certainement,--que vous aviez une double dent. Et la première était
solide comme un mur. Six jours durant, vous cachez votre douleur:
parfois vous l'oubliez; mais six fois par jour, au milieu de vos
jeux, en savourant le plus friand craquelin, en faisant la plus douce
chose, vous sentez toujours cette affreuse double dent. Votre seule
consolation était que la première se détacherait facilement. En effet,
la raison et la nature autorisaient cet espoir. L'expérience pourtant
apprend qu'il en est autrement. Le septième jour, c'était un dimanche,
votre petit service à thé est prêt sur votre petite table, et vos
petites choses sont avec les deux poupées; la nouvelle est pour vous,
et la vieille pour votre petite cousine Catherine, qui vient jouer avec
vous; et le soir vous cuirez une brioche de biscuit pilé et de lait, et
une tartine avec des fraises couronneront le tout. Vous témoignez votre
joie par un grand cri, en apprenant ce dernier article. «Laissez-moi
voir votre bouche, dit maman. Comment! une double dent?» Et votre joie
est perdue. Vous vous esquivez comme si vous aviez commis un grand
crime: probablement, grâce à votre souffrance, vous serez de mauvaise
humeur et hargneuse contre Catherine; la brioche n'aura pas de charmes
pour vous, les fraises pas de; goût, et vous irez au lit en rêvant
du mal de dents. En vain mettez-vous à l'épreuve tous les remèdes
domestiques les uns après les autres: secouer la dent avec la main,
mordre sur une croûte dure, que, pour éviter la douleur éventuelle,
vous mettez dans l'autre coin de votre bouche; vous appliquez un fil
auquel vous n'osez pas tirer. Le dentiste doit venir. Il est venu,
n'est-ce pas, l'affreux homme? Il avait, à vos yeux, l'aspect horrible
d'un bourreau. Il feignait de ne vouloir que toucher à votre dent et il
l'a traîtreusement tirée. Sur ces entrefaites, ce méchant tour est pour
vous un bienfait qui compte pour toutes les autres fois. Ne me parlez
pas des chagrins des grandes personnes. Elles ne se comparent pas à
celle-ci. Il n'y a pas de marchand sur le point de sauter qui voie
approcher avec plus d'angoisse le jour où il sera renversé, qu'un petit
garçon ou une petite fille ne voient arriver avec terreur le jour où
l'on doit arracher la double dent.

Nous sommes aux malheurs physiques. Eh bien, il y en a encore plus
qu'on ne pense. Devenir grand, quelque belle et excellente invention
que ce soit, est la cause de beaucoup de douleurs. Car d'abord, on
passe de grands bras nus hors des manches, de grands bas hors du
pantalon. Avec cela, on est honteux d'ordinaire d'avoir des bottes
lacées ou des souliers à boucle, parce qu'il y a toujours quelques
petits garçons précoces qui ont des demi-bottes, et des jeunes filles
avancées qui s'élèvent sur des souliers à longs rubans. Beaucoup de
mères ne comptent pas, à ce qu'il paraît, que non-seulement les jambes
grandissent, mais que tout le corps croît, et que par conséquent
la bonne nature et de sages raisons prouvent que, si les jambes de
pantalon peuvent être allongées, le reste du vêtement demeurant le
même, on se trouve condamné, par une très-désagréable compression, à
la circonférence du corps, autre cause de maintes nouvelles croix dans
plus d'un sens, et de maintes déchirures. Mais c'est aussi un mauvais
côté de l'avantage qu'il y a à devenir grand, qui diffère chez les
individus, si bien que rester petit s'oppose à devenir grand, qui est
tant prisé. Maintenant, ce n'est pas un plaisir, chaque fois qu'on
vient faire une commission de papa ou de maman, et qu'on va jouer avec
Louis ou Théodore, de se voir tourner le dos par monsieur, madame,
mademoiselle, et parfois la servante, pour retourner à la maison avec
la conviction rafraîchie qu'on est d'une tête ou d'une demi-tête
plus petit, et une vraie cosse de pois. On nomme cela vivre dans la
société, quand on l'applique au moral; et cette taxation du physique
est la seule pour laquelle le temps de l'enfance soit sensible, et
très-sensible. Non, il n'est pas beau de la part des grandes personnes
de saluer les petits de cette continuelle apostrophe: «Comme vous êtes
devenu grand!» À la longue, cela ne peut pas plaire.

Mais il y a aussi une taxation morale qui, si elle ne blesse, pas
précisément les enfants, ne leur fait cependant pas plaisir. Elle
résulte de la circonstance que l'homme de trente-cinq à quarante ans,
et de quarante à quarante-cinq, est déjà bien éloigné de sa cinquième
année et a beaucoup oublié, et tant, qu'il ne sait plus rien de ce
qu'il sentait, comprenait, goûtait lorsqu'il était enfant. De là vient
que la mesure par laquelle il apprécie les enfants est trop petite et
trop resserrée, et que mainte joie qu'il donne à de jeunes cœurs est
retenue par lui, parce que, dans sa sagesse d'homme, il estime «qu'ils
sont encore trop jeunes pour cela,» et puis, «qu'ils ne puissent y
arriver» comme si on était venu sans mains au monde et avec un instinct
seulement pour mettre tout en pièces. Et par suite, les divers affronts
qu'il subit, parce que chacun pense qu'un enfant ne sent pas mainte
chose qui le frappe pourtant profondément. Et puis, la passion des
douceurs qu'on commence juste à retrouver grande de la veille, pour
les petits gâteaux en prix d'autre chose. Vraiment, vraiment, on a vu
croître dans la société maint accès misanthropique et lâche, parce
qu'étant enfant on était trop petit pour avoir le sentiment de sa
dignité.

Je ne parle pas de courir avec des chapeaux et des casquettes, ni de
la différence de sentiments, selon le temps, qui, entre les parents et
les enfants, peut s'établir d'une manière sensible. Je ne parle pas de
certaines institutions barbares où les jeunes sont condamnés à porter
la défroque des vieux; de sorte que le quatrième fils porte une blouse
tirée de la veste de son frère aîné; de laquelle veste, les deux frères
situés entre eux avaient un pourpoint sans col et un avec col;--ni des
misérables proverbes considérés comme des oracles par les parents, et
maudits par la postérité comme de méprisables paradoxes et sophismes,
comme, par exemple, que les vieux doivent être les plus sages. Je ne
parle pas de tous ces malheurs, car mon morceau est déjà trop long.
S'il peut seulement engager quelques-uns de mes lecteurs à être plus
délicats avec les jeunes erreurs des petits, et plus attentifs à
ménager leurs petits chagrins pour les laisser jouir sans trouble de
leurs grands plaisirs. La jeunesse est sacrée; elle doit être traitée
avec prudence et respect; la jeunesse est heureuse, on doit veiller à
ce qu'elle prenne le moins de part possible au malheur de la société,
dans la mesure où elle le puisse subir, à son âge; on doit parfois
la tourmenter et lui tomber à charge,--pour son bien,--mais il faut
prendre garde d'exagérer. Toute une vie qui suit ne peut compenser
une jeunesse opprimée; car quelle félicité les années postérieures
pourront-elles donner pour le bonheur gaspillé d'une jeunesse innocente?


[Footnote 1: Quelle simplification le traité des vingt-quatre articles
a amenée dans l'instruction primaire! La Belgique de moins à étudier!
Toute la jeune Hollande profita de la Révolution de 1830. (_Note de
l'auteur._)]

[Footnote 2: Poids de 4,000 livres.]

[Footnote 3: Petite monnaie qui équivaut à l'ancien liard.]

[Footnote 4: Adversité.]

[Footnote 5: La prudence est la mère de la sagesse.]



III


UNE MÉNAGERIE.


                        Les peines infamantes sont
                            1° Le carcan;
                            2° Le bannissement;
                            3° La dégradation civique.
                                _Code pénal_, liv. 1, art. 8,


Non, je ne veux pas aller à la ménagerie! Je n'y tiens pas. Ne me dites
pas que c'est une chose intéressante, et qu'il faut avoir vue; qu'on ne
peut être reçu dans une bonne société, si l'on n'a soit du bien soit
du mal à dire des boucles, des favoris et du courage du propriétaire,
du lama, de l'éclairage de la tente, et des deux tigres en cage; ne me
racontez pas que vous avez failli voir un malheur arriver, que vous
avez surpris une attitude originale et pittoresque de quelque monstre
dans un moment où personne autre ne le remarquait; ne me dites pas
qu'il faut aller voir le fruit des sueurs et du sang de plusieurs
pêcheurs à la ligne, dévoré en un instant par l'avide pélican, et
comment le boa constrictor avale tout d'un coup un bouc de Leyde, sans
oublier les cornes: ne criez pas qu'on doit avoir son anecdote sur le
casoar, son bon mot sur les singes, et son _quiproquo_ sur les ours. À
tout cela, je réponds: Je haïs la ménagerie! et je vais vous dire les
motifs de mon aversion.

Une ménagerie! ah! savez-vous ce que c'est? Une réunion, dites-vous,
d'objets d'histoire naturelle aussi intéressante pour les savants
...--Que pour l'ami des bêtes, voulez-vous dire?--Non, pour tout homme
qui s'intéresse aux créatures qui vivent avec lui sur ce vaste globe.
Vous dites bien: mais alors je voudrais voir ces créatures comme je
les vois sur la planche première de toute Bible à images, disposées
entre elles en beaux groupes, toutes dans leur attitude naturelle:
le lion, la patte de devant levée, comme prêt à rugir; le kakatoès,
regardant du haut d'une branche, comme s'il voulait voir la couleur des
cheveux d'Adam, et non pas, je vous le dis, en éternel mouvement dans
ces affreuses cages de fer; le boa, à l'horizon, sur un arbre, roulé
en élégants anneaux et regardant la fatale pomme; l'aigle, planant au
haut des airs comme un point à peine visible ou plutôt tout à fait
invisible, que de le voir dans cette ménagerie. Comme cela, ce serait
agréable et intéressant pour moi... Mais ici, dans ces cages étroites,
resserrées, derrière ces barreaux épais, dans cette attitude d'esclaves
sans défense, opprimés et pleins d'anxiété!... Oh! une ménagerie,
c'est une prison, un hospice de vieillards, un cloître de moines
mendiants amaigris par le jeûne; c'est un hôpital, un Bedlam pour les
idiots.

Vous n'avez pas encore vu de lion; vous vous figurez quelque chose
de majestueux, un idéal de force, de grandeur, de dignité et de
courage, un être tout fureur, mais se contenant par empire sur
lui-même aussi longtemps qu'il le veut: le roi des animaux! Eh bien,
transportons-nous en imagination dans les déserts de Barbarie.

Il fait nuit. C'est la mauvaise saison. L'air est sombre; les nuages
sont épais et se pressent tumultueusement; la lune les déchire par
un rayon chargé d'eau. Le vent hurle à travers la montagne; la pluie
crépite, au loin gronde le tonnerre. Voyez-vous, là, cette masse
couverte d'épais buissons, qui se détache sur le ciel?--Voyez-vous, là,
cette sombre caverne, béante et se perdant, sur les hauteurs, dans les
arbustes et les chardons? Il éclaire, le voyez-vous? Dirigez votre œil
de ce côté. Qu'est-ce que cela? Est-ce le rayonnement de deux yeux,
deux charbons ardents? Écoutez! Ce n'était pas le tonnerre: c'était un
sourd rugissement, le rugissement profond du lion qui s'éveille. Il se
soulève de sa caverne et se dresse. Un instant il s'arrête, la tête
levée, immobile, en rugissant. Il secoue sa noire crinière. Un bond!
Veillez, imprudents, à votre feu de garde! Il a faim; il rôde avec des
mouvements farouches, des sauts irréguliers, de terribles rugissements.

À qui en veut-il? À un buffle à la large encolure, peut-être, qui
l'attendra, la tête baissée, avec ses cornes puissantes. Ne vous
inquiétez pas; il va fondre sur lui; il va cramponner ses ongles dans
ses flancs; il enfoncera ses dents blanches et aiguës dans son cou
court et ridé; un instant,--et c'en sera fait, il le déchirera en
morceaux et assouvira sa faim. Alors vous le verrez, le museau rougi,
la crinière éclabloussée, se coucher tranquillement, jouissant de sa
victoire et fier de sa royauté.

Eh bien, ce roi des animaux, cet effroi du désert, ce monstre furieux,
le voilà! Voici l'antichambre de son palais; cette place ouverte au
dehors, moyen terme entre un salon, un comptoir et une exposition de
tableaux. Ce héraut, sa branche de saule à la main, vous invite...
Sa Majesté donne audience, Sa Majesté est à voir pour de l'argent.
Soulevez le rideau, vous êtes dans la présence immédiate de Sa Majesté.
Ne vous donnez pas la peine de pâlir: le roi vous recevra bien. Mais
soyez prudent; ne vous heurtez pas à ce vase! Qu'est-ce que c'est? Une
malle de voyage?--Pardonnez-moi, c'est un écrin plein de serpents,
pauvres gigantesques serpents! Par ici, attention, cette lampe coule.
Passez sur ce seau, vivier du pélican et bain de l'ours blanc. Nous y
sommes. Ici, sur cette voiture, dans cette cage rouge, six pieds de
haut, six pieds de profondeur, il est là. Oui, c'est bien lui. Je vous
jure que c'est lui. Ses pattes passent à travers les barreaux; ce sont
ses griffes de lion. Il ronge sa queue, à droite, dans le coin de sa
demeure. Il a sommeil, il ronfle. Pourrions-nous le faire lever? Néron,
Néron!--Il est défendu de toucher aux animaux, surtout avec des cannes.
Sentez-vous l'humiliation de cette annonce? Là est toute son absence de
défense. Cela lui _ferait mal._ Avez-vous encore vos illusions? Le lion
a-t-il encore son prestige? Avez-vous encore peur de ce bouledogue?
Croyez-vous encore à l'esquisse de tout à l'heure? Ne dites-vous pas:

    Laissez-le venir s'il peut?

Roi détrôné! géant abattu! Voyez, il est prudent dans tous ses
mouvements; il prend garde à lui, pour ne pas heurter sa tête, blesser
son museau, souiller sa queue. Quelle différence y a-t-il entre lui
et telle et telle bête? quelle avec cette vile hyène qui fouille les
cimetières? quelle avec ce tigre tacheté, serpent à quatre pattes qui
attaque par derrière? En quoi diffère-t-il de ce loup, qu'un cosaque
accable de coups de fouet? de cet affreux mandril, comique de la
compagnie? de tous ces dégoûtants singes dont tant d'hommes s'amusent?
Tous ils sont enfermés, le prince comme le laquais, le prince plus que
tous les autres. Ne croyez pas que vous le voyiez dans sa grandeur
naturelle? Cette cage le rend plus petit; son visage est vieilli; ses
yeux sont mornes et éteints; il est hébété: c'est un lion éreinté.
Aurait-il encore des griffes? C'est un hérisson dans une bouteille:
on ne sait pas comment il y est entré. C'est un soldat malade, un
grenadier avec son fusil et ses armes, son bonnet d'ours et ses
moustaches (un foudre de guerre), dans une guérite; c'est Samson les
cheveux coupés; c'est Napoléon à Sainte-Hélène.


Lorsque vous êtes au milieu de cette tente, que voyez-vous? Des
rideaux, des barreaux de fer, des supports de voilure et d'animaux
sauvages. Lorsque vous jetez un regard sur ces créatures humiliées,
ne croyez pas que vous voyiez des lions, des tigres, des aigles, des
hyènes, des ours. Les enfants du désert mépriseraient et renieraient
leurs frères, s'ils les voyaient. Cache le crayon de mine de plomb,
ferme ton portefeuille, artiste! ne fais pas d'esquisses ici. Tu n'as
pas devant toi d'animaux sauvages, tu n'en vois que les restes déchus!
Ton dessin serait comme un portrait fait sur un cadavre: tu peux aussi
bien prendre un petit-maître de notre âge comme modèle d'un de ses
ancêtres germains, ou peindre une momie et dire: «Voilà un Egyptien!»
À peine peux-tu voir ou calculer leurs formes, leurs contours, leurs
proportions, sous les ombres de ces cages carrées. Que pourrais-tu
deviner de ce qui leur est propre dans leur attitude? Ils sont ici
comme des plantes dans une cave, ils s'étiolent et sont tombés dans une
vraie et lugubre léthargie. Ils meurent depuis des mois; la lumière
leur fait mal; ils ont un air stupide et semblent abrutis. Dans la
nature, ils sont beaucoup moins bêtes.

--Silence, dis-tu! voici le propriétaire. Écoute comme ils rugissent!
Ils vont recevoir de la nourriture. Ils meurent depuis des mois.
Le souper des animaux féroces! Douloureuse ironie! Le souper! Le
geôlier leur départira la portion qui leur revient, à ces prisonniers
d'État.--Oui, mais il les agacera et tu les verras une fois dans
toute leur force. Malheur à nous, si cela était! Non, ce n'est qu'une
représentation. Ils sont rabaissés au rôle d'acteurs! Leur rage est
celle d'un héros d'opéra ou d'un père irrité de vaudeville. C'est une
rage de commande. C'est une imitation, ce bruit des fers, lorsque le
prisonnier se lève pour prendre sa nourriture, son pain et son eau.
Aussi, dans le rugissement du lion, dans le hurlement des loups et le
rire de l'hyène, il y a du _pectus quod disertos facit._ Ne croyez pas
qu'ils daigneraient prodiguer leur terrible éloquence devant ce laquais
qui doit bien finir par leur donner le morceau d'abord refusé.

Leur souper! Oh! s'ils pouvaient, comme ils en appelleraient de ce pain
donné par grâce et étroitement mesuré, à leur souper dans le désert!
Timides mortels, qui cuisez votre pain et votre viande pour pouvoir
les digérer, si vous étiez invités à voir ce banquet et à être témoins
de la manière dont ils arrachent les muscles fumants des grands os, et
s'élancent avec toute l'énergie et tout l'aplomb de leurs mouvements,
hurlant de plaisir, non parce qu'ils mangent, mais parce qu'ils
tuent! Comme vos cheveux se dresseraient sur votre tête, comme ils se
dresseraient sur la tête du boucher, du distributeur et de tous les
invités!

Ce qu'il y a de plus insupportable dans une ménagerie, c'est
l'explicateur. Vous riez de son français vulgaire et de son hollandais
encore plus misérable, de ses phrases qui reviennent éternellement les
mêmes; pour moi, je ne saurais rire, il me vexe et m'agace.

    Sire! ce n'est pas bien,
    Sur le lion mourant vous lâchez votre chien.

Fi! il nomme le tigre _monsieur_ et la lionne _madame._ Il raconte
des gentillesses sur leur compte; ils sont les dupes de son esprit
appris par cœur. Oh! s'ils pouvaient, comme ils se vengeraient du
mauvais plaisant! comme monsieur le mettrait en quatre et comme
madame l'anéantirait! Il le mériterait. Il traite les animaux comme
des choses. Il obtient un stupide sourire de l'un, un pourboire de
l'autre. Il vous enlève le bel emblème de l'amour maternel que vous
voyiez dans le pélican, et préfère se faire un bonnet de nuit de sa
mâchoire inférieure. Misérable farceur, calomniateur impuni, qui se
raille de ceux qui valent mieux que lui! Avec une paire de moustaches
et un bâton, il se promène au milieu d'eux et joue le héros parmi les
captifs.

Ah! quelle chose affreuse, quand vous recevez la visite d'un cousin
éloigné ou d'un ami à demi oublié qui vous presse amicalement de lui
faire visiter le muséum de Leyde, et, tandis que vous préféreriez
contempler les beautés du _Rapenburg_ et de la _Breestraat_[1], par
une belle matinée, vous voilà forcé de traîner votre ami d'une salle
dans l'autre, sans rien voir autre chose que de l'histoire naturelle,
sans vous asseoir nulle part; ajoutez qu'il y fait froid comme dans
une cave: mais s'il s'agit de voir des bêtes étrangères, j'aime mieux
les voir là qu'ici. J'aime mieux un muséum qu'une ménagerie. Il est
vrai que le charnier que vous devez d'abord traverser vous enlève une
grande partie de l'illusion: l'anatomie, comme toute analyse, nuit à
la poésie; mais les animaux empaillés ne sont pas humiliés. Ici, ils
ne ronflent pas, ils ne dorment pas, ils ne meurent pas; ici, ils sont
morts. Ici, pas de surdité, pas de lenteur, pas de paresse; ici, le
froid et l'insensibilité! C'est ici leur autre monde. Vous voyez leurs
ombres, leurs contours, leurs εἴδωκα! La taxidermie et l'adresse de
l'artiste ont pu faire défaut, dans une certaine mesure, à la fidèle
reproduction de leur enveloppe matérielle et de leurs attitudes; mais
l'âme (vous croyez, n'est-ce pas, que les animaux ont une âme?) n'est
pas ici étouffée et mutilée. Ce n'est pas une spéculation vile et
intéressée, c'est la grave science qui les a rassemblés. Ils ne sont
pas ici pour être regardés, ils y sont pour votre instruction. Leurs
noms y sont inscrits en respectueux latin. On marche silencieusement
entre leurs rangs avec le respect qu'on a pour les morts.

Mais une ménagerie!

O seigneurs de la création! je ne sais si dans le XIXe siècle de notre
ère, et si loin du paradis, vous méritez encore ce nom, mais vous
l'entendez si volontiers et vous en êtes si fiers! O vous, seigneurs
de la création! faites-vous valoir dans le règne animal; faites-vous
valoir vis-à-vis de tout ce qui a griffes, dents, sabots et cornes.
Régnez, contraignez, ordonnez, domptez, disposez à votre gré: posez
votre tour de guerre sur le dos de l'éléphant; posez votre fardeau sur
la nuque du buffle; enfoncez vos dents dans l'oreille de l'onagre;
lancez votre plomb dans le front du tigre et faites de sa fourrure
une chabraque pour vos chevaux; vainquez le monde comme César, et
attelez, comme César, quatre lions à votre char de triomphe. C'est
bien, mais n'abusez pas de votre force. N'insultez pas, ne torturez
pas, n'abaissez pas, n'étouffez pas! Pas de prison, pas de cellule, pas
d'échafaud, pas de pilori, pas de cage tournante, pas de ménagerie!
C'est un jeu, et un jeu affreusement cruel. S'il vous faut un jeu,
faites du Colysée en ruine un champ de combat, et ayez du moins la
générosité de ne faire entrer dans la lutte que vos semblables.
Amusez-vous (si vous n'avez pas encore assez d'amusements barbares) de
leur force, de leur courage, de leur fin héroïque, mais non de leur
esclavage, de leur déshonneur, de leur nostalgie, de leur mort par
consomption.


[Footnote 1: Voir _Scènes de la Vie hollandaise_, p. 147.]



IV


Un homme désagréable dans le bois de Harlem.


Une incroyable quantité de gens ont des relations de famille, des amis
ou des connaissances à Amsterdam. C'est un phénomène que j'attribue
uniquement au grand nombre d'habitants de la capitale. J'y avais
encore, il y a une couple d'années, un cousin éloigné. Où est-il
maintenant? Je n'en sais rien. Je crois qu'il est parti pour les
Indes. Peut-être l'un ou l'autre de mes lecteurs lui a-t-il donné des
lettres. Dans ce cas, il a eu un messager exact, mais peu amical,
comme il résultera probablement du contenu de ces quelques pages. En
effet, je connais beaucoup de gens qui font grand cas de leurs cousins
d'Amsterdam, surtout quand ils sont lecteurs de la société _Félix_
[1], ou qu'ils tiennent voiture; mais je me suis souvent étonné de
ma froideur excessive vis-à-vis de la personne de mon cousin Robert
Nurks; et rien n'était plus terrible pour moi que quand il m'envoyait,
le samedi après midi, par la diligence, une pierre accompagnée d'une
lettre, par laquelle il m'annonçait (pourvu que le temps restât beau
et qu'il ne lui survint pas d'obstacle, ce qui n'arrivait jamais)
qu'il viendrait passer avec moi la journée du dimanche dans le bois
de Harlem; non pas que j'eusse quelque chose contre ledit bois, mais
j'avais quelque chose contre mondit cousin.

Et cependant c'était un excellent, honnête et loyal jeune homme,
habile dans ses affaires, de mœurs irréprochables, pieux et même au
fond doué d'un bon cœur; mais il y avait en sa personne un je ne sais
quoi qui faisait que je n'étais pas à mon aise avec lui; quelque chose
d'importun, d'impertinent, quelque chose en un mot de parfaitement
désagréable.

J'aurais, par exemple, acheté un chapeau neuf, dont la façon n'ait
rien d'excentrique (pas un chapeau national, par conséquent), une
forme ni trop haute ni trop plate, aux bords ni trop larges ni trop
étroits; un chapeau bon à ôter devant un galant homme, et à garder
sur la tête devant un fou; comme toute, un chapeau dont il n'y a rien
à dire. Cependant je pouvais être certain que mon aimable cousin
Nurks, la première fois qu'il me rencontrerait coiffé de ce chapeau,
me dirait, avec le plus odieux sourire du monde et avec une sorte de
surprise mécontente: «Quel chapeau de fou avez-vous là?» Maintenant,
il est incroyablement difficile (bien que j'avoue volontiers que l'un
se comporte plus habilement que l'autre et que je ne suis pas un des
plus intrépides), il est impossible, dis-je, sous le coup d'une telle
déclaration critique, de continuer de faire une figure passable sous
son chapeau. Le prendre au sérieux pour votre chapeau, ce serait
trop fou. Laisser passer la remarque avec un _Hein, vous trouvez?_
trahit une complète absence de sang-froid. Répliquer avec aigreur, en
attaquant le propre chapeau du critique, c'est par trop enfant. Et
quoique, dans la circonstance, le meilleur parti soit de plaisanter, et
qu'il soit un trésor de gentillesses toujours ouvert, il est cependant
à remarquer combien, dans ce moment-là, on en trouve difficilement
de toutes prêtes sous la main. Dès que le critique des chapeaux
s'est aperçu qu'il a causé même un léger embarras, il goûte une joie
diabolique.

Si de ce petit exemple de mon chapeau,--c'est chose étonnante, pour le
dire en passant, combien souvent les chapeaux servent d'exemple,--vous
n'avez pas une idée nette de mon cousin Nurks, tout le récit que je
vais écrire sera fait en pure perte pour vous, lecteur, et je prendrai
la liberté, pour votre punition, de vous tenir pour le portrait et
le pendant de ce même Robert Nurks. On se tromperait cependant si
on se représentait ce digne jeune homme d'Amsterdam, comme un être
malheureux, mécontent ou distillant de la bile noire. Il n'était
que bizarre, et cela autant par habitude que par une jalousie que
lui-même peut-être ne connaissait pas. Nullement morose, il était
toujours dans une disposition d'esprit joyeuse et aimait la gaieté;
mais il paraissait trouver plaisir à reprocher à ses amis leurs petits
griefs, et non-seulement à ses amis, mais en général aux hommes les
plus innocents du monde. Une éducation au-dessus de sa condition lui
avait donné, je crois, cette grossière présomption, et des parents
inintelligents l'avaient accoutumé trop tôt à entendre avec acclamation
le jugement qu'il portait, étant encore très-jeune, sur quiconque
visitait leur maison. De là l'absence, en lui, de cette timidité
modeste et retenue qui fait craindre de blesser autant que d'être
blessé: rien de cette humanité qui fait dire, malgré toute l'autorité
des proverbes, que _Ingenuas didicisse féliciter artes, etc._ Mieux
vaut être reçu de sa mère que de la littérature classique. D'ailleurs,
il savait très-peu de latin.

Si Robert Nurks savait que vous étiez à demi amoureux, il trouvait
l'occasion d'amener l'entretien sur l'objet de votre discrète
sympathie, avec accompagnement d'épithètes qui vous déchiraient le
cœur: laide, stupide, insignifiante, folle, ou autres. S'il connaissait
mon auteur favori, il en relevait, devant la société, les plus vilains
passages en ajoutant: «Ici, une citation omise, comme dit si bien
Hildebrand.» Si vous osiez risquer une vieille anecdote qui vous avait
fait beaucoup de plaisir jadis, pour laquelle vous aviez quelque
sympathie et dont vous vous promettiez cette fois encore quelque effet,
parce que tous faisaient comme s'ils ne la connaissaient pas, il en
gâtait l'impression, juste en commettant la gentillesse d'effiler
l'histoire avant vous, en parlant de l'almanach d'Enkluirzen de l'année
précédente, et en disant que toutes les anecdotes sont insipides, et
que celle-là, particulièrement, il l'avait entendue une centaine de
fois. Bref, il connaissait tous les côtés faibles de votre famille,
de votre cœur, de votre âme, de vos amours, de vos études, de votre
réputation, de votre corps et de votre garde-robe, et avait le plaisir
de les toucher tour à tour, péniblement pour vous. Et je ne sais quelle
influence pressante et magnétique il faisait peser sur vous, mais vous
étiez toujours désarmé.

       *       *       *       *       *

Il y a trois ans environ,--je dois être ménager avec les années, car je
suis encore si jeune,--que mon cousin Nurks m'envoya de nouveau, le 14
juillet, une pierre qui me retomba lourdement sur le cœur. Il devait
venir me voir, après le service du matin, et repartir le soir à huit
heures par la diligence. Il sacrifierait les heures intermédiaires à
l'amitié et au plaisir. Sur ces entrefaites, j'avais arrêté avec un
autre ami un autre plan et un autre plaisir. J'avais un camarade de
Leyde, logé chez moi, avec lequel je devais aller dîner à Zomerzorg,
puis aller promener de Velzerend à Velsen, pour le lendemain matin
aller botaniser un peu à Blezap; tous deux nous étions grands amateurs
de botanique. J'espère qu'aucun de mes lecteurs ne me méprisera,
nonobstant cette coutume de beaucoup de gens qui doutent de la valeur
et de la durée des plaisirs qu'ils ne sont pas en état de juger. Mon
cousin Nurks appartenait à cette classe de gens.

Le plan que je viens d'indiquer avait été fait avec un grand
enthousiasme et une approbation réciproque. C'était comme si nos âmes
s'étaient confondues. Je promis à mon étudiant en médecine, dont j'ai
promis de taire le nom parce que j'ai peur des horreurs que disent
les critiques des journaux, et, pour ma commodité, je le nommerai
Boerhave,--je promis à mon étudiant, outre les ombrages de Blezap,
des exemplaires en fleurs de l'aristoloche-clématite, sur le chemin
entre Velzerend et Zomerzorg, et comme il faisait aussi une collection
de coquilles, il fut littéralement dans le ravissement lorsque je
lui assurai que, sur la hauteur des Trappistes bleus, les laques des
arbres fourmillaient sous vos pas comme si ce n'était rien. Mais la
pierre d'Amsterdam brisa toutes ces félicités, et tout le plan dut être
ajourné, dans la pensée effrayante pour nous de passer toute la journée
au bois; car un Amsterdamois comme il faut va toujours au bois.

Le sacrifice nous sembla pénible, et je soupçonnai le beau Boerhave
(qui ne sentait pas autant que moi le lien du sang et qui de plus
devait avoir une confiance sans bornes dans la science qu'il exerçait)
du désir secret que mon aimable Nurks, dont il ne se proposait rien
de bon, à demi par instinct, à demi par le mal que je lui en avais
dit, autant que par une petite indisposition entre le samedi soir et
le dimanche matin, qui le déciderait à écrire une petite lettre par
la première barque, etc.; et je lui souhaitai une charmante société
de campagne, avec un bon dîner au Beerenbyt, en compagnie de trois
membres de la Monnaie et sept de la Doctrine, où l'on s'évertuerait à
élever au ciel réciproquement les deux sociétés, au grand embarras du
onzième personnage qui était membre des deux sociétés et qui voulait
donner raison aux doctrinaires parce qu'ils avaient la majorité, mais
ils n'attaquaient pas les monnayeurs parce que ceux-ci étaient les plus
grands messieurs. Dans une telle société, mon ami Nurks, qui en général
partageait tout à fait l'avis du onzième, avait l'occasion de soulager
son cœur sur le _gros et ennuyeux pareil_, un oncle d'un des convives,
qui lisait toujours le journal de Harlem comme il voulait l'entendre,
et un _insupportable long vieillard_, cousin germain d'une autre des
personnes présentes, qui faisaient toujours la poule, quand il avait
commencé à jouer le carambolage. Et cependant il était destiné à passer
la journée du 15 juillet dans le bois de Harlem.

       *       *       *       *       *

--Ah! comment va Robert? lui criai-je, lorsqu'il entra. Mon ami,
l'étudiant Boerhave, cousin.

Était-ce hypocrisie que de le recevoir ainsi? Je crois que non.
Lorsqu'il fallut vraiment renoncer au plan de Zomerzorg et de Blezap,
je pris la chose par le meilleur côté; et puis il y avait si longtemps
que je ne l'avais vu!

--Très-bien, mon garçon. Monsieur, votre serviteur Dieu! comme cette
porte d'Amsterdam m'a paru éloignée!

--Monsieur doit être habitué aux longues distances, dit Boerhave, pour
montrer ses connaissances topographiques au sujet d'Amsterdam.

--Oui, il en est ainsi, dit Nurks en appuyant avec une force
particulière sur le mot _est_; mais c'est justement pour cela que ce
que je dis fait honneur à la ville de Harlem.

Nurks jeta un regard dans la glace et redressa son col tombé par la
chaleur; il faisait très-chaud ce jour-là, surtout dans les diligences;
il avait été mis de mauvaise humeur par ce temps, et son col avait été
frappé de défaillance.

--De belles choses! j'aime cette façon, mais je n'aime pas ces bords
ronds.

Boerhave et l'humble habitant de la petite ville étaient beaux avec
elle; il s'imaginait n'avoir rien vu.

--Ne savez-vous pas encore fumer, Hildebrand?

Je courus au porte-cigares et le lui offris.

--Avez-vous encore de ces cigares de paille? dit-il en mordant la
pointe de celui qu'il avait pris, avec le visage le plus incrédule du
monde.

Et il reprit son premier sujet, dont il n'avait pas encore assez.

--Je trouve, messieurs, que cela va si mal de ne pas savoir fumer! On
est toujours ne sachant que faire de ses doigts. Je connais un individu
qui ne fume pas, et c'est bien le plus misérable gaillard du monde.

Je compris que j'avais bien de la chance, au décès de ce monsieur, de
succéder à son haut rang dans l'estime de mon cousin.

Vint ensuite un entretien qui porta principalement sur des informations
relatives à nos connaissances réciproques, dans lequel ne survint
rien de désagréable, sinon qu'il demanda des nouvelles d'un ami qu'il
connaissait très-bien, mais sa mémoire lui rappelait un souvenir:
«Est-ce lui dont le frère a eu cette sale affaire avec la police?» Sur
quoi Boerhave eut le loisir de concevoir tous les soupçons possibles
sur la famille. Je ne sais pas s'il le fit; mais peu après il nous
quitta un instant pour écrire un petit billet; Nurks profita de cette
occasion pour me faire l'observation suivante:

--Votre ami ressemble d'une manière frappante à ce juif qui se tient
toujours au coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs.

Et comme j'ouvrais de grands yeux:

--Ah! vous savez bien, ce vilain gaillard, juste comme s'il avait reçu
un coup de pied de cheval sur la figure.

Boerhave rentra en ce moment, et je ne pus juger de sa ressemblance
avec le juif du coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs,
attendu que les figures respectives des différents juifs d'Amsterdam
ne m'étaient pas présentes à l'esprit; mais de lire quelque chose sur
la figure de mon ami, qui fit penser qu'il avait pu se trouver en
désagréable contact avec le quadrupède que Nurks venait de nommer, cela
me parut tout à fait impossible.

Nous prîmes du café et du pain, deux articles qui eurent l'honneur
d'obtenir la complète approbation de mon cousin. Il assura bien que
le premier nuirait pris sans lait comme le médecin le faisait, et il
assura de plus qu'on pouvait toujours le voir au teint de quelqu'un,
que _le teint en devenait vilain_; mais lorsque Boerhave déclara
qu'il était médecin, et qu'en cette qualité il n'avait jamais entendu
parler de cela, il changea de batterie et commença à parler à mon ami
du grand nombre de jeunes docteurs qu'il y avait à Amsterdam, sans
pain, qui demeuraient dans de pauvres chambres, et devant subir toutes
les humiliations pour obtenir une boîte, et nombre d'autres remarques
très-propres à encourager un candidat en médecine dans ses études,
tandis qu'il les couronnait par la solennelle déclaration qu'il n'y
avait pas un médecin au monde auquel lui, Robert Nurks, confierait son
chat.

Nous partîmes pour le bois: il était environ une heure.--Toutes
les choses bien réglées ont leur temps. Les rossignols viennent au
printemps, les pinsons et les linottes en automne; le soleil paraît
pendant le jour, les chandelles pendant la soirée, et la lune pendant
la nuit. Ainsi en est-il également des sortes de gens. Quiconque
connaît les mille et une espèces du genre harlemmois sait qu'elles
ont toutes leurs heures de promenade le dimanche, chose qui devient
très-naturelle quand on songe aux heures différentes du dîner, et
qu'avec cela on considère que beaucoup de gens vont au service de
midi, tandis qu'une grande partie ne sait même pas que ce service
existe. Lorsqu'on classe ces diverses espèces et qu'on y intercale les
oiseaux étrangers qu'y amène un dimanche de soleil, alors on aboutit
à une chaîne ininterrompue, qui n'est pas sans rapport avec la belle
comparaison d'Homère, lorsqu'il dit que les générations poussent, dans
l'existence de l'humanité, comme les feuilles des arbres, ou qu'on
peut comparer encore se poussant les unes les autres sur l'Europe, au
Ve siècle.

Ainsi, celui qui étudie la nature, qui le dimanche néglige de
fréquenter l'église, ou qui est allé au sermon du matin, ce que j'aime
mieux supposer, et entre dix et onze heures arrive au bois, à la plaine
et au camp des Vaches (le nom n'est-il pas harmonieux?), rencontre
des essaims d'oiseaux de fête reçus par la digne ville de Harlem et
partis d'Amsterdam par le _trekschnit_ de sept heures. Les hommes sont
mis en bleu ou en noir, ont de la boue humide à leurs pantalons, des
favoris bien frisés. Ils sont pourvus de longues pipes de terre, avec
lesquelles ils fument, ou qu'ils tiennent négligemment par la tête,
entre les doigts, en laissant d'un air indifférent le tuyau pendre en
bas. Remarquez les parapluies. Les femmes sont vêtues de blanc. Elles
relèvent leurs jupes aussi souvent qu'elles marchent au-dessus d'une
goutte d'eau, et les portent tout à fait relevées par des épingles,
lorsqu'il y a des mares d'eau formées par la pluie du samedi. Elles
mangent continuellement des choses qu'elles tirent de leur sac;
plusieurs ont dans le nombre des langes noués et des vivres. On
rencontre ordinairement, dans les groupes de neuf, deux hommes sur sept
femmes. Ils s'en vont assez loin, jusqu'à Heemstede ou le Glin, mais
passent l'après-midi à traîner les pieds en buvant une cruche de bière
au Faucon-Vert ou à l'arbre des Fraises, pour repartir par le dernier
_trekschnit_ pour Amsterdam, tandis que les langes sont transformés de
bissac en corbeille pour rapporter des fleurs à la maison, lesquelles
pendent, trois semaines, dans un pot au lait en terre et sans anse,
dans un petit coin au haut de l'escalier d'une cave, ici sans lumière,
et là sous les émanations d'une rigole puante, font le bonheur et la
richesse de celui qui vend du fil ou du ruban, ou est en même temps
entremetteur, ou de quelqu'un qui vend de la tourbe ou du bois.

Si l'observateur de la nature poursuit sa route, il voit en passant
d'abord une troupe semblable, qui s'amuse a la vue du pavillon, et dont
les individus, pour se convaincre que ce n'est pas un rêve, s'attachent
des deux mains aux barres de fer de la barrière, ne pouvant, comprendre
comment il est possible qu'il y ait tant de gentillesse et de gaieté
dans le Laocoon, mais tombant d'accord sur ce point, que le frontispice
signifie _Walleen._

L'observateur de la nature déjà nommé quitte l'allée pour partager le
ravissement de ces étrangers, mais va par un petit sentier charmant où
le soleil du matin se joue gaiement dans les grands arbres au-dessus
des maisons. Il dépasse en se promenant une birouchette jaune et un
char à bancs bleu, qu'il voit dételés à l'ombre des arbres, comme pour
attirer là quelqu'un de leurs semblables. Tout est morne et silencieux;
c'est une charmante matinée. Un seul monsieur avec un paletot brun,
un pantalon d'été, des bas anglais tachetés, des souliers bas et un
extérieur éminemment fashionable, est assis à une table de marbre, aux
armes d'Amsterdam, devant la porte, très à son aise à lire un livre. Un
gros monsieur à joues rouges, au ventre proéminent, avec une redingote
noire, lit un journal en s'appuyant sur sa canne, assis sur une chaise
sans table. Une jeune femme, récemment relevée de couches et encore
un peu pâle, est assise à une autre table, sur laquelle est servi un
déjeuner, avec un joli petit bonnet à rubans bleus et une petite jupe
bleu clair, couchée à son aise sur sa chaise et occupée à tricoter;
elle jette de temps en temps un regard sur la bonne d'enfant qui, avec
une cornette d'Amsterdam sur la tête, ou plutôt à la tête, car cette
sorte de bonnets laisse les cheveux à découvert jusqu'à la couronne,
et une robe rose avec un tablier noir et des rubans croisés sur des
souliers de lasting, juste comme madame se promène tranquillement dans
le sentier semé de coquilles, tenant d'une main gantée un enfant de
deux ans, couvert d'un petit chapeau à bords retombants avec des rubans
d'un rose rouge, et de l'autre un de trois ans en lisière; et toutes
les fois qu'elle rencontre quelqu'un à qui elle veut donner une bonne
idée de son éducation et de ses services, elle se hâte de répéter à ces
enfants le solennel Urve[2].

--Ne parlez-vous pas à monsieur, Georgette? Fi! François, que
faites-vous de vos mains avec ces coquilles?

À l'allée du Cerf, se montrent çà et là quelques couples de jeunes
dames tête nue et dans un costume qu'elles nomment _tout à fait de
campagne_, et particulièrement caractérisé par des tabliers de soie
hauts en couleur; elles sont occupées à donner à manger à leurs _chères
petites bêtes._ Celles-ci sont les heureuses privilégiées, logées chez
Stoffels. À la société, il n'y a encore personne; mais une couple de
garçons, un homme fait et l'autre qui ne le sera jamais, sont l'un
vis-à-vis de l'autre dans la porte centrale vitrée, les mains derrière
le dos, à admirer le talent du veilleur que les messieurs de _la Foi
doit paraître_ ont mis là dans l'occasion, pour voir les vaisseaux
qui traversent le Spaerne. Dans le logement du coin se trouve une
famille de Zaandam, arrivée hier; tous les hommes sont grands, et vêtus
uniformément d'habits bleus, avec des cravates noires et des cois
blancs; les femmes avec la coiffure nationale et des dents noires. Ils
boivent déjà du café et se l'ont instruire par l'hôte, qui prend la
liberté de rester sur la porte, de plusieurs choses dignes d'être sues.
Remarquez-vous contre les piliers, et de plus appuyé sur un bâton, un
homme infirme? c'est moins un mendiant qu'un homme qui attend l'aumône;
un de ces hommes immortels que les plus vieux Harlemmois ont toujours
vus aussi vieux et aussi mutilés. Quelques-uns le soupçonnent d'être
en dessous un rapporteur; je ne le crois pas; mais s'il l'est, c'est
seulement pour rapporter comment les petits enfants dépensent au bois
l'argent de leurs grands-pères.

Le bois reste dans cet état jusqu'à onze heures ou onze heures et
demie; alors l'élite des promeneurs harlemmois y apparaît. Elle se
compose principalement de ceux qui, les six autres jours liés à leur
place ou à leur métier, doivent se dispenser de toute promenade et
par conséquent ont grand appétit le dimanche. Ce sont des petits
boutiquiers avec des redingotes à longues manches; les libraires qui
portent de la ouate; les maîtres de métiers avec de hauts chapeaux et
de longs reins; tous avec leurs femmes et avec leurs filles, vêtues
trois degrés au-dessus de leur condition. Ils ne sont accompagnés de
leurs fils que dans ce cas particulier, c'est-à-dire quand ceux-ci
n'ont pas assez fait leur chemin dans le monde pour avoir honte de
leurs parents; car il y a parmi eux des clercs de secrétaire, des
sous-maîtres et de petits marchands de fleurs; mais si ce n'est pas
le cas, vous pouvez être sûr que le père et le fils se promènent avec
les mêmes rotins. Pour le reste, vous ne remarquez qu'un jeune homme
d'une condition supérieure, soit un clerc de notaire ou un surnuméraire
près du gouvernement de la Hollande septentrionale, lequel, étant sans
valeur, ne sait pas trouver une créature à laquelle il doive rendre une
visite après le service divin; mais il marche vers Stoffels, et surpris
de ne rencontrer personne de sa connaissance, aidé par le chien de
l'hôte, qui témoigne par sa sympathie entraînante que monsieur est un
habitué.

Ce n'est, qu'au bout de deux ou trois heures que les graves bourgeois
de la ville les suivent. Le fabricant avec sa famille, le notaire avec
la sienne, le libraire avec la sienne, et les enfants du monde du
ministre, sans leurs parents. Viennent ensuite les marchands de fleurs,
des petits marchands du bois avec leur femme et leur postérité. Plus
loin, on remarque les sœurs avec leurs premiers voiles, qui vont à la
rencontre de leurs frères en redingote; puis une seule voiture, celle,
par exemple, du docteur qui va faire un tour avec son meilleur véhicule
et sa femme, et rencontre la voiture du grainetier, à qui son plaisir
ne coûte point d'argent; devant, c'est la demi-fortune d'un petit
rentier, puis la voiture laquée, avec les noirs coursiers, du banquier
en vogue, et la voiture du fils du directeur des écoles gardiennes; le
tout traversé et dépassé par les chars à bancs d'Amsterdam, à douze
personnes, mais où il y en a quatorze avec un enfant, et des calèches
pour trois où il y en a cinq avec une boîte à chapeau; je dois dire que
la plupart de ces derniers détellent en ville.

Il arriva ainsi que nous passâmes à trois la porte du bois et nous
rencontrâmes nécessairement les petits boutiquiers qui revenaient, les
teneurs de livres avec leur Annette, les hauts chapeaux, les longs
corps, etc.; et ils annonçaient l'arrivée des notaires, des fabricants,
des marchands de livres, des apothicaires, des marchands de fleurs, des
sœurs et des frères, etc., qui étaient derrière nous.

--Comme vos concitoyens ont l'air peu fashionable! dit Nurks avec ce
rire particulier que les Anglais nomment _a sneer_, en brisant un
entretien très-agréable et en reprenant immédiatement la parole pour
m'empêcher de répondre.

Quelques arbres plus loin, il me répéta la même méchanceté en s'écriant:

--Je croyais qu'il y avait tant de beau monde dans votre Harlem?

Et il ne me permit pas de dire que toute la bourgeoisie était derrière
nous, laquelle, une heure plus tard, serait remplacée par les
fonctionnaires supérieurs, puis ceux-ci suivis par la haute volée. Je
savais cela tout aussi bien que lui.

Nous prîmes place près de Stoffels. Les impolitesses qui jusque-là nous
avaient été faites à nous deux n'étaient pas encore oubliées qu'elles
étaient déjà remises à notre disposition. Je n'étais pas encore assis
que Nurks s'écriait comme pour le faire entendre aux sociétés voisines:

--Ciel! Hild, quel beau gilet vous avez là! Je ne vous l'avais pas
encore vu. C'est dommage que la façon est de deux modes en arrière.

Le vilain personnage avait clairement vu ce que je me préparais en
regardant de temps en temps avec une fervente bienveillance. Je
fourrai bien vite mes jambes sous la table, car il m'était arrivé
soixante-quinze fois au moins, que, regardant avec curiosité, il avait
aperçu, avec son nez allongé, l'extrémité de mes souliers et m'avait
demandé: «Que laissez-vous faire à ces piétineurs de tourbes?»

D'un bon chien frisé qui était caressé avec effusion pari vieillard, il
disait: «Quelle rosse!» d'une paire de chevaux blancs qui s'arrêtèrent
devant la porte et dont le propriétaire était très-fier: «Vilaines
bêtes!» d'un enfant dans langes qui se promenait depuis six heures
et demie, et qui avait l'air terriblement échauffé: «Si j'avais un
moutard comme cela, je lui mettrais une pierre au cou.» Et tout cela se
disait assez haut pour être entendu par les propriétaires respectifs
de la rosse, des vilaines bêtes et du jeune nourrisson. Il y avait là
un homme d'une physionomie imposante, dont le bonheur était à demi
troublé, parce qu'ayant été voir, le matin, des fleurs à la société
de Flore, son pantalon s'était accroché à un clou en passant le long
d'un grand bac. Il n'y avait pas fait grande attention; mais assis
à fumer tranquillement un cigare au bois, il découvre au milieu de
ses réflexions un petit accroc à son pantalon juste près du genou.
Il ne l'a pas plutôt vu, qu'il jette par-dessus, avec une grande
dextérité, son foulard de soie, mais trop tard pour échapper à la
remarque de Nurks, qui justement au même instant disait: «J'aime bien
un petit-clair de lune comme cela.» L'amateur de fleurs rougit comme un
_cactus speciosus_, et pour cacher cette rougeur, dans son trouble il
prit son foulard pour se moucher, si bien que la lune perça tout à coup
de nouveau au travers des nuages, à la grande joie d'une société de
demoiselles et de messieurs d'un magasin d'Amsterdam qui, ce jour-là,
auraient bien voulu se faire prendre pour des demoiselles d'honneur et
des chambellans de Sa Majesté le roi.

--Est-ce là un habit de votre père? demanda facétieusement Nurks
au garçon qui lui apportait sa limonade, et qui assurément n'était
nullement gêné dans ses mouvements par le vêtement en question.

--Je n'ai pas de père, dit le pauvre garçon.

Et ce mot m'alla à l'âme.

Le beau monde parut avec toutes ses odeurs et ses couleurs distinguées,
avec tout son luxe de plumes, de châles, de parasols, de mantilles,
d'amazones, de cochers, de voitures et de chevaux de selle. J'avais
eu le malheur d'annoncer d'avance à Nurks qu'il verrait un nouvel et
brillant, équipage. Comme son œil ne l'aperçut pas d'abord, il me
demanda avec impatience:

--Quand viendra donc le bel équipage dont vous m'avez parlé?

Et il en était ainsi pour tout, au grand dépit de Boerhave, qui
cependant était sans gêne dans ses allures, mais dont le cordon de
montre était affreusement fixé par Nurks, si bien qu'il croyait à
chaque instant qu'il allait recevoir un trait, et qu'il finit par
fermer sa redingote. Je ne me rappelle que deux désagréments que Nurks
fit subir à mon bon médecin. Voici l'un: nous parlions des malheurs
qui peuvent arriver en nageant. Par une chaude journée d'été, c'est
une volupté que de parler d'eau. Boerhave raconta un trait éclatant
d'abnégation de soi-même d'un nageur, trait assez extraordinaire pour
mériter toutes les médailles de la société _Tot nut van Algemeen_[3],
si celle-ci n'avait pris pour règle de ne les accorder en récompense
qu'à ceux qui ne savent pas nager, mais du moins assez extraordinaire
pour ne pas émouvoir vivement même un cœur de pierre. Cependant Nurks
l'entendit avec la plus parfaite indifférence; il s'occupa même pendant
le récit de toutes sortes d'autres choses. Ainsi, par exemple, il
semblait s'occuper avec ardeur à former artistement des cercles de
fumée de tabac; puis il soufflait tout à fait, dans l'attitude d'un
homme qui n'a absolument rien autre chose à faire, la cendre de cigare
de son genou et même de la table, puis il semblait accorder toute son
attention et tout son intérêt à son col toujours malade et qui avait
à chaque instant des accès de faiblesse, multiplicité d'occupations
qui, à la longue, flatta peu mon ami qui bâillait d'enthousiasme. Il
fut tout aussi malheureux avec le récit d'une anecdote toute nouvelle
sur le compte de trois habitants de Leyde, de laquelle j'avais ri aux
larmes avec toute ma famille, au grand péril de nous étouffer avec du
pain chaud; mais ce naufrage total eut lieu sur l'inflexibilité de fer
de monsieur mon cousin qui, cette fois, tomba dans un autre extrême,
et se mit à écouter très-patiemment avec une grande attention et qui
persista lorsque le récit fut fini. Il attendait toujours le trait qui
devait finir et que, à en juger par son visage, on aurait dit devoir
être encore à venir. Il m'a été néanmoins assuré de bonne source que
le susdit cousin, dès le même soir en diligence, raconta à son tour le
généreux sauvetage et l'aventure des trois Leydois; le lendemain il
sut aussi amener les deux récits à point, à sa table, à la société de
la Doctrine, et à celle de la Monnaie, et dans le cours de la semaine,
il sut la faire passer à deux concerts, dans cinq cafés (si bien que
je suppose qu'il en réjouit aujourd'hui les sœurs des Indiens). A
quiconque ne trouvait pas la première _surprenante_ et la seconde _à
mourir de rire_, il savait dire immédiatement quelque chose de piquant
sur le point sensible des favoris et des cravates en corde.

Il vint de la musique. Trois femmes avec de longs réseaux, des rubans
rouges au bonnet, des mouchoirs oranges au cou et des tabliers à poches
profondes et à coulisse. Une large Sapho, plate comme une lentille
au milieu, et tenant une harpe qui lui ressemblait, et deux femmes
basanées qui, les mains pleines de diamants, lesquels avaient un
grand air de famille avec le verre, jouaient du violon. «Le trio des
Grâces!» dit Nurks en riant et assez haut pour faire rire avec lui un
long clerc de procureur qui était beaucoup plus loin de lui que les
Grâces en question. Le concert commença. Nurks se fourrait de temps en
temps les doigts dans les oreilles, ce qui ne pouvait être encourageant
pour les trois artistes, qui savaient bien d'ailleurs que les mélodies
qu'elles écorchaient n'étaient rien moins que séduisantes, et qui ne
demandaient qu'un doublon ou un stuiver à chacun des auditeurs, et un
peu de patience. Les violons s'arrêtèrent avec un rude égratignement
des cordes, et la joueuse de harpe entonna d'une voix rauque et pour la
vingt-troisième fois depuis ce matin mémorable, la mélodie alors aussi
peu neuve qu'aujourd'hui, mais toujours aussi entraînante:

    Fleu--ve du Ta--ge, etc.

--Bah! qu'elle est laide quand elle chante, dit, à travers les paroles
touchantes de la romance, la bouche peu polie de Robert, à qui il
n'était certainement jamais venu en tête qu'une pauvre femme pût avoir
de la vanité.

La romance s'acheva sans autre encombre, puis le réticule s'ouvrit
pour livrer passage à la sébile qu'on eût dit faite de laque rouge à
bord brillant. J'aurais voulu donner an florin si la chanteuse n'avait
rien demandé à Nurks; mais il n'y avait pas possibilité de l'en
empêcher et je ne donnai qu'un doublon. Elle s'approcha de Nurks.

--Combien d'octaves savez-vous chanter? demanda-t-il en ricanant, mais
en mettant une pièce de cinq stuivers dans la sébile.

Il était ainsi.

On doit dans le commerce aussi prendre l'argent sale.

--Merci, monsieur, dit la harpiste en baissant les yeux.

Et elle alla au monsieur au pantalon déchiré.

Sur ces entrefaites, le long clerc de procureur avait changé de place
et se trouvait par hasard à une table que la virtuose avait déjà
dépassée.

Les violons, pendant ce temps, avaient gaiement joué; je ne sais si
on en donna plus généreusement ou plus chichement. Puis on exécuta un
très-court et très-rapide trio, et toutes les dames, les yeux baissés,
remuèrent toutes les lèvres, s'inclinèrent et partirent. Alors je vis
un clarinettiste ambulant, sans chapeau, se préparer à nous faire
apprécier aussi son talent.

--Une succession de mauvaise musique! remarqua Nurks.

--Mais je trouve cela assez gai, dis-je d'un ton conciliant.

--Oui, dit-il en me regardant fixement dans les yeux et en buvant une
bonne gorgée de limonade, oui; mais, pour dire la vérité, je crois que
vous n'êtes pas très-musicien.

Pour dire cette dernière impertinence, on n'as besoin d'être Robert
Nurks. Pour cela, selon mon expérience, chaque amateur se croit
autorisé, qui joue chez lui un premier et unique violon, et dans
quelque orchestre un second, et qui en jouerait un troisième s'il en
existait un; j'ai connu des timbaliers qui étaient des plus criminels
sur ce point. Oh! si l'on est homme qui dans un concert sait poser sa
main avec une certaine majesté sous le menton, et cligner des yeux avec
un profond sentiment, pour ne les ouvrir tout grands, en touchant, qu'à
un point d'orgue, comme si on venait d'un autre monde (du monde de
l'imagination, par exemple), où l'on frappe soi-même, avec une certaine
sagesse, la mesure avec l'affiche ouverte ou avec l'index sous un gant
glacé; où l'on laisse échapper, au retour du thème principal dans un
grand morceau, un petit sourire, ce sourire fébrile qui dit avec une
clarté télégraphique: «Nous voici chez nous!» où l'on a seulement la
capacité requise pour déclarer qu'une chanteuse qui a généralement
plu, avec un sourcil froncé fatalement et un hochement de tête
très-significatif, _n'a pas de méthode_; ou le tact de distinguer la
musique classique de la musique romantique, et dire: «Je préfère Lafont
et Bériot à Eichhorn et à Ernst;» je dirais même, quand on a seulement
copié une page de musique; et, tranquillisé par ces qualités musicales,
on se croit la compétence de regarder tout le reste avec dédain et de
déclarer en face à toutes les créatures, dès qu'elles s'enhardissent à
loucher à l'art divin, qu'elles ne sont pas musicales. Les exécutants
ont cette effronterie, les donneurs de cor, les joueurs de musette et
les batteurs de tambour, vis-à-vis des artistes des autres branches.
Je crois que pas un peintre, quand vous venez dans son atelier et que
vous dites telle chose de sa peinture ou de celle d'un autre, que
cela soit juste ou moins juste, n'aurait l'impolitesse de dire: «Je
crois que monsieur n'a pas un œil d'artiste.» Pas un auteur, devant
qui un homme comme il faut exprime sa pensée sur un roman, un poème ou
une scène, n'osera lui demander s'il a du goût ou un jugement sain.
Mais les musiciens, ils se sont habitués à avoir, sur leur art, cette
impolitesse, qui était innée chez mon cousin Nurks, et j'ai rencontré
des jeunes gens des cercles les plus distingués, de vrais gentlemen,
qui, sur ce point, étaient tout à fait insupportables.

Je crois que je ne dois plus revenir sur mon cousin. Lorsque j'y pense,
je sais à peine d'où m'est venue la témérité de vous le présenter.
Je ne vous raconte pas comment nous dînâmes à table d'hôte aux
_Armes d'Amsterdam_; comment il murmurait à demi-voix sur l'économie
d'une couple de gens simples qui, contre le règlement, commandaient
une demi-bouteille pour eux deux, et ensuite s'exposaient à une
indigestion en mangeant du bouilli qui fut servi après la soupe, comme
s'ils avaient été convaincus qu'il ne viendrait plus d'autre viande
après;--comment ses regards plus tard s'arrêtaient sur le bras paralysé
d'un vieux monsieur à la tête poudrée, qui découpait, sans adresse,
naturellement, une poule coriace avec un couteau ébréché;--comment il
regardait en face une petite demoiselle qui n'avait pas encore beaucoup
vu le monde et qui était assise vis-à-vis de lui; son regard était
tellement ironique qu'elle crut d'abord qu'elle mangeait beaucoup trop,
et commença à remercier pour tout, et par suite de la ferme conviction
qu'elle devait s'être salie, elle faisait tout son possible pour
pouvoir jeter un coup d'œil dans le miroir, pour savoir comment elle
était assise;--comment, après le dîner, quand nous parcourûmes encore
l'allée du Cerf, je subis mille angoisses de peur de recevoir un coup
de parapluie d'ouvriers endimanchés, d'ouvriers beaux comme des Adonis
dans leurs blouses bleues, qui se promenaient bras-dessus bras-dessous
avec des servantes aimables, aimantes et aimées, parées de chapeaux de
soie noire et de châles à palmes brunes, qui marchaient à grands pas.
Il ne put s'empêcher d'appliquer à la toilette de ces braves gens les
noms de douteur et de pur drap.

Après toutes ces désolations, nous mîmes à la diligence, à la _Cloche_,
le bon, excellent, aimable et amical Robert Nurks. Il passa encore
la tête parla portière pour nous crier: «Pas trop d'affaires!» ce
que la société de voyage peut, pour de bons motifs, s'appliquer. Il
partit. Nous nous promenâmes ensuite hors de la porte, car je nomme
toujours de ce nom la barrière, avec tous les Harlemmois qui ont connu
la porte. Et lorsqu'en regardant le champ des Lièvres, nous vîmes le
soleil descendre d'un rouge sanglant et communiquer sa belle teinte aux
petits nuages écumeux, qui, comme de petits voiles légers, flottaient
dans l'air, j'osai prédire à Boerhave un beau lundi, et il oublia bien
vite, dans la perspective de l'aristoloche-clématite en fleurs et de la
laque d'arbre vivante, l'aimable parent dont je lui avais fait faire la
connaissance.

1839


[Footnote 1: _Felix meritis_, une des principales sociétés d'Amsterdam.]

[Footnote 2: Formule de politesse.]

[Footnote 3: Société pour le _Bien-être général_, puissante association
philanthropique qui étend son réseau sur toute la Hollande.]



V


Humoristes.


                    L'armée part pur milliers, puissante, la plus
                    grande de celles que le pays d'eau a jamais
                    mises eu campagne, la Kennemer, la Frise, la
                    Zélande et la Hollande réunies.
                    (_Vondel_, Gyselbert van Aemstel.)


(Extrait d'une lettre de Melchior,)


Cher Hildebrand.

J'apprends avec un certain plaisir que vous faites de temps en temps
imprimer quelque chose; car nous avons été à l'école ensemble. J'avais
toujours pensé alors qu'il y avait quelque chose en vous, mais je ne
savais pas ce qui en sortirait. Mon père dit toujours qu'il avait
présagé cela, ce que je ne me rappelle pas; mais je sais bien que j'ai
eu trois fois une remontrance à propos de vous, parce que mon père
prétendait que vous étiez un modèle du bien, et cependant je savais
qu'il vous arrivait quelquefois de faire des tours de chat. Songez
un peu à la porte qui se fermait d'elle-même du _Veau bigarré_ qui,
tous les matins à neuf heures et demie, et chaque après-dînée, à trois
heures, était ouverte; que la sonnette se mettait en branle pendant un
quart d'heure, et que la prière française était depuis longtemps lue
à l'école; mais laissons cela, mon ami; j'entends dire que vous avez
quelque chose sous presse, et vous voudrez bien, en m'en donnant une
pleine connaissance, me permettre de vous offrir quelques conseils. Je
connais des gens qui font cela de préférence, par des critiques, dans
les journaux: c'est là que la copie la plus irréprochable et le livre
imprimé trouvent les appréciations les plus folles; mais je ne suis pas
cette méthode et j'aime mieux vous donner mon conseil d'avance.

Je voudrais d'abord vous demander tout rondement si vous êtes un
humoriste. Je le pense à demi, quoique le contraire soit furieusement
à l'ordre du jour. Voyez-vous, Hildebrand, si vous étiez un humoriste,
cela me causerait un grand et vilain dépit, je dirais presque que mon
cœur s'en briserait; si vous êtes un humoriste, Hildebrand, déposez
trois _sirivers_, achetez une corde, etc.;--mais vous n'êtes pas un
humoriste, mon digne ami; dites que vous ne l'êtes pas.

On fait, à l'heure qu'il est, une si effrayante consommation d'humour,
mon ami, que cet article doit être devenu très-cher et que, par suite,
il doit être affreusement altéré. Je suis convaincu que dans toute
église, y compris le dominé, il y a plus de cent humoristes réunis. On
n'entre pas dans un café, on ne voyage pas en diligence, bien plus,
on ne peut se mettre dans une voiture supplémentaire, sans y trouver
un humoriste. Tout le pays en est empoisonné; humoristes en rimes,
humoristes en prose, savants humoristes, humoristes domestiques, hauts
humoristes, bas humoristes, humoristes hybrides, humoristes fleuris,
humoristes de texte, humoristes du bon mot, humoristes détestant et
caressant les femmes, humoristes, sentimentaux, humoristes inégaux,
humoristes penseurs, humoristes auteurs de livres, de critiques, de
mélanges, de lettres, de préface, de feuille de titre; humoristes qui
injurient les grandes gens et déclarent qu'ils n'ont pas un grain de
sentiment, parce qu'ils ont un domestique avec des galons à l'habit et
une pendule à musique; humoristes qui parlent des mendiants dans les
livres et se font transporter à l'hospice Frédéric par la société de
bienfaisance; humoristes voyageurs, humoristes sédentaires, humoristes
de jardins et de berceaux, dont les femmes sont occupées à autre chose
qu'à humoriser, et enfin les simples humoristes, du plat pays, bien
qu'ils aient perdu un peu de leur simplesse, à tel point que vous
pourriez penser qu'ils sont innocents, mais c'est tout amabilité; je
ne parle pas des humoristes éminemment facétieux, très-infaillibles
et très-insignifiants. O Hildebrand, il y en a de cent espèces, et je
n'en parle pas, car ils sortent de terre, et je ne sais pas bien si,
comme il en est des plantes, on fait mieux de les ranger d'après les
_parties essentielles_, ou d'après _l'habitus_, ou d'après un _systema
naturale_, un _systema artificiale_, ce qui est proprement, quant au
style, actuellement la question à la mode sur laquelle, en français, et
en latin, en style poli et en style acerbe, vous pouvez lire beaucoup
de choses religieuses dites d'un ton suffisant.

Et cependant, je ne puis comprendre comment, avec tant d'humour, il
est possible qu'on n'en vienne pas à en donner au monde une meilleure
définition! Dieu du ciel! nous nageons, dans l'humour, et personne
n'a d'haleine pour dire ce que c'est que cette liqueur. Je commence
à croire nous nous y noierons. Dans ce cas, on ne peut assez tôt
créer une société de sauvetage pour les humoristes ou une société
de suppression, ou au moins de tempérance, sous la devise: _Laissez
reposer votre humour_: Jean-Paul prend le sublime par les jambes,
le retourne avec une force rapponique et dit: «Voilà l'humour! ce
n'est rien autre chose que le sublime, les pieds en l'air[1].» J'ai
tout respect dans les œuvres d'art, mais Jean-Paul était parfois un
humoriste bien obscur. Bilderdyk dit quelque part, et si ce n'est
dans ses livres, je le tiens de sa bouche, que c'est précisément la
_neskheid_: mais _hooft_ et _neskheid_ sont, quoi que _Tesfelschade_ y
puisse faire, des humoristes tellement vieux, que je crains bien que
cette explication de la chose n'éclaire guère la question. Et après
tout, qu'a-t-on en général à faire avec cela? Les humoristes existent
en grand nombre et se multiplient tous les jours. Un beau matin, nous
verrons un haras royal d'humoristes. Qui sait ce qui pourrait en
sortir? Au commencement, une révolution humoristique, et, à la fin,
un ordre humoristique de choses, avec une vieille maîtresse sur le
trône et un cercle de journaliers sentimentaux au ministère. Dans la
salle de réunion sont assis les simples et innocents petits enfants;
l'armée se composera de lâches, au cœur de pigeon, sous le nom sublime
d'âmes compatissantes; l'emploi de juge sera rempli par des hommes
qui se prononceront contre toute punition; personne, s'il n'est déjà
vieux, ne se mêlera d'écrire, d'être poëte ou savant, et ne sera compté
comme l'espoir du pays, à l'exception des humoristes eux-mêmes; chacun
d'eux aura un bon oncle ou un innocent cousin; mais, à l'exception
de ces chers enfants, les jeunes gens seront envoyés hors du pays
connue une mauvaise invention. Plus de noblesse, plus de richesse,
plus de domestiques en livrée, plus de foie gras, plus de cages pour
les oiseaux et plus de modes pour les dames; mais une importation
considérable de paletots de maison, de vieilles pantoufles, de pipes,
de cannes de jardin, de livres pour les enfants, de Mère-l'Oie.

Ce que je vous supplie de ne pas faire, Hildebrand, c'est de vous
rallier aux humoristes.


[Footnote 1: «L'humour est le romantique comique, le rebours du
sublime, ou le fini sur l'infini, l'intelligence est tournée sur
l'idée.»]



VI


LE TREKSCHNIT, LA DILIGENCE, LE BATEAU À VAPEUR ET LE CHEMIN DE FER.


On est occupé, dans ma patrie, à établir des chemins de fer. Il a fallu
bien du temps avant qu'on y arrive. Les plans reposaient toujours chez
nous sur le _trekschnit_; la ligne se brise au moins six fois avant
d'arriver à sa destination; enfin, on arrive! Mais ciel! que cela dure
longtemps avant que l'on ait ses bagages; avant que la chaufferette,
la haridelle et le parapluie soient remis aux mains du brouettier.
Quant à moi, je suis un Hollandais de vieille souche; mais j'ai, entre
autres vices non patriotiques, une impatience qui n'est rien moins que
hollandaise: bien que je puisse me rendre cette justice, et déclarer
qu'il n'y a personne au monde qui tire d'embarras, avec plus de calme,
une jolie femme et un tricot de coton ou de soie. Quant au reste,
c'est tout autre chose. Pour faire tout ce qui doit être fait, j'ai la
plus admirable patience; j'ai du respect pour les choses qu'il faut
faire lentement: mais ne rien faire m'ennuie terriblement; je ne puis
attendre: cela me fait souffrir. La vie est trop courte, et mon sang
coule vite. _Festina lentè, recté, sed festina._ Quant aux chemins de
fer, en particulier, je les attends depuis des années, non pas que
j'y aie quelque intérêt commercial ou financier, mais à cause d'un
pari que j'ai fait, et uniquement parce qu'il n'y a encore aucun moyen
de transport qui me plaise, excepté pourtant ma propre voiture et des
chevaux de poste, dont, pour certaines raisons graves, je ne pouvais
que rarement faire usage.

Pour ce qui est du _trekschnit_, j'ai déjà laissé voir mon sentiment.
Il est vrai qu'on peut y lire, y jouer aux dominos, aux dames, et, si
le batelier a de l'encre à bord et que vous ayez emporté une plume
avec vous (car la sienne est toute noire de la tête au pied), vous
pouvez même écrire, quoique la petite table se trouve au _roef_, un
peu éloignée du siège. Mais avec tout cela, si vous assurez que vous
êtes assis à votre aise, je vous tiens, avec votre permission, pour
une créature contrefaite, ou pour un petit être pas plus haut que
mon genou; et assurément vous n'êtes point un gaillard de cinq pieds
sept pouces, comme votre humble serviteur. Puis il y a quelque chose
de douloureux dans le mouvement du _trekschnit_ qui rend ennuyeux
le livre le plus amusant et vous ralentit dans votre ardeur pour le
jeu; mais surtout il y a dans le _trekschnit_ un génie de bavardage
d'une misérable espèce. Les conversations qui s'y engagent sont
toutes composées des mêmes ingrédients et tombent toutes dans le
même ton monotone. Les anecdotes du _trekschnit_ sont parfaitement
insupportables; ajoutez-y cette affreuse question souvent répétée:
«À quelle distance sommes-nous, batelier?» et l'éternel: «Allons, il
faut payer,» quand l'homme vient chercher son argent. Ne condamnez
pas légèrement les passagers, si vous arrivez à un tel abaissement
d'esprit. Dès que la tombe s'ouvre devant nous, on ne rougit pas d'une
seule faiblesse. On sent du plaisir et de l'intérêt à parler du son
des cloches, du prix des vivres et de cette grave question: «Vaut-il
mieux aller se promener après midi ou faire un petit somme?» On a
besoin de raisonner et de barguigner sur des frivolités. Oui, le démon
de l'endroit vous domine tellement, qu'il vous réduit souvent presqu'à
vous faire additionner la des avantages du _trekschnit._ Vous entendrez
toujours somme aussi vos compagnons de voyage prêter l'oreille avec
attention au nom de _trekschniten_ et de diligences qui font le
trajet en un jour. La triste et pénible impression dont Vous souffrez
s'aggrave encore par la lecture du tarif, par la vue d'un bougeoir en
cuivre, par le petit crachoir triangulaire en fer-blanc, et le reste
du petit mobilier. Puis vous êtes frappe de la gravité prudente avec
laquelle le batelier tire d'abord une clef de sa poche, ouvre le petit
tiroir de la table, et enfin en tire une longue pipe. Je ne crois pas
que personne ait jamais eu une pensée spirituelle dans un _trekschnit._
Au contraire, le _roef_ est l'atmosphère naturelle de tous les
préjugés, le lieu où se conservent scrupuleusement toutes les vieilles
idées, l'école de tous les laids et vils défauts. Il y a des exemples
d'hommes qui, pour avoir été trop en _trekschnit_, sont devenus lâches,
rampants, avares, entêtés et importuns.

En général, le _roef_ est consacré aux gens qui en font le personnel
ordinaire. Là sont les ouvriers fashionables qui ont un métier qui
traîne, comme les tourneurs en ivoire, les horlogers, bonnes gens
qui vont recueillir un héritage, la femme avec un petit pain dans le
ridicule, l'homme avec une tabatière à musique; de jeunes fabricants
de pain d'épice, qui ne veulent pas paraître ce qu'ils sont, avec une
sorte de constellation sur la poitrine, consistant en trois boutons de
chemise ciselés et une éclatante épingle de cravate, avec une pierre
jaune taillée à facettes, beaucoup trop grande pour être authentique;
de petits rentiers de cinquante à soixante ans, qui ont le couvercle
de pipe en argent, avec des glands en bois de palmier; d'honorables
libraires qui ont trôné vingt-cinq ans derrière le même comptoir, et
montrent pour preuve une tabatière d'argent avec inscription; des mères
avec des enfants endormis, et qui en ont laissé un petit à la maison,
lequel à huit ans connaît déjà le français; des ménagères qui disent
_urvé_ et _ikh eeft_; des caméristes qui veulent se faire passer pour
leurs maîtresses, et qui parlent de notre campagne où un pont doit être
construit, et où, à leur grande honte, un garçon jardinier les a reçues
avec un baiser; de demi-malades qui vont consulter un _profester_; des
demoiselles qui passent pour une pièce de treize sous et demi; des
mauvais plaisants qui ont l'esprit de parler des dangers terribles
qui caractérisent les voyages en _trekschnit_, et les malheureux qui
ne pourront arriver chez eux à moins qu'ils n'arrivent à temps pour
l'autre _trekschnit_ de huit heures. Je ne vous parle pas des vers,
sorte d'insectes affreux qui prennent leur vol au mois de septembre sur
toutes les chaussées qui aboutissent aux villes académiques.

       *       *       *       *       *

Le personnel de la diligence a un tout autre caractère: en général, il
est plus à la hauteur de son siècle. Il a plus d'actualité, mais en
même temps il y a plus de différence. En diligence, vous voyagez avec
des personnages politiques, avec des étudiants, avec des messieurs qui
vont à une audience, avec des inspecteurs d'écoles et des membres des
commissions provinciales, avec des hommes de bourse, des marchands de
chevaux et des entrepreneurs en large redingote de drap bleu, avec des
commis voyageurs au doigt desquels brille un large anneau, le plus
souvent une améthiste; ils voyagent dans le dernier compartiment, sont
très-familiers avec les conducteurs, connaissent les chevaux par leur
nom et comparent les services relatifs des diverses entreprises de
poste avec des poëtes qui vont faire une _lecture_; de nobles dames qui
regardent comme au-dessous de leur condition de voyager en diligence
et se vengent de cette humiliation par leur mine rébarbative; avec
des jeunes filles qui sont embarrassées et qui prennent en mal qu'un
monsieur étranger soit poli envers elles; avec des tantes bienfaisantes
qui sont surveillées jusqu'au lieu de leur destination par une douzaine
d'enfants qu'elles ont gâtés depuis des années; avec des capitaines
de navires marchands fumant de longs cigares de Curaçao; avec des
chasseurs qui font plus d'attention à leur arme qu'à la pointe de vos
pieds; avec des personnes fort remuantes qui sont éternellement entre
les roues, et vous additionnent combien elles ont vu de pays dans une
semaine; avec un monsieur scrupuleux qui, par obéissance, doit occuper
le numéro 1; avec un gros monsieur à l'ample poitrine qui veut que tout
soit ouvert, et avec un monsieur maigre et allongé qui ouvre le collet
de sa redingote, se blottit dans son coin, parle du méchant temps et
veut vous laisser étouffer; des individus qui n'aiment à parler que des
viandes qu'ils aiment le mieux, et trouvent partout des connaissances;
des mécontents qui maugréent contre tout; souvent avec un entant qui
paye demi-place ou un chien dont vous avez trop peur, et souvent,
très-souvent avec un homme trop peu poli. Tel est, d'ordinaire, le
contenu d'une diligence.

De tous ces gens, il y en a beaucoup qu'il faut compter parmi les
inconvénients de cette manière de voyage, et je propose de les partager
en trois classes, savoir:

    Les dormeurs,
    Les fumeurs,
    Les bavards.

Les dormeurs sont pour moi au plus bas degré de l'incommodité. Les
désagréments qu'ils vous causent sont aux trois quarts négatifs, mais,
voyez-vous, ils ronflent parfois, et ils sont insupportables, quand
on doit passer devant eux pour entrer ou sortir aux lieux de relais,
et enfin ils ne cessent de s'allonger et de prendre leurs aises. Leur
postérieur, leurs coudes, leurs genoux, tout s'étale; et j'ai voyagé
avec des compagnons de route endormis qui, dans un trajet de moins de
quatre heures, avaient doublé de volume. Du reste, il faut bien que
je les trouve supportables, attendu que, la plupart du temps, j'ai
l'honneur de faire partie de leur classe. Suivent les fumeurs! Il y a
bien longtemps de cela, mes amis, que les pipes de Gonda étaient encore
comme il faut, les étuis à cigares en fer-blanc et les pipes d'argent
encore à la mode; pas un homme bien élevé, pas un commis voyageur,
pas un gamin même (race la plus impudente qu'il y ait au monde) n'eût
allumé une feuille de tabac sans demander respectueusement: «Cela ne
dérange-t-il personne?» ou au moins «Cela ne dérange-t-il pas ces
dames?» Bien que l'intérieur des chambres fût consacré à la pipe (qui
avait reçu l'épithète de patriotique), en dehors de la maison, on
ne fumait qu'avec l'assentiment et l'approbation de toutes les voix,
et, si on pouvait l'obtenir, on en faisait usage avec discrétion; on
fumait avec une certaine délicatesse, de petits nuages. Cela n'a plus
lieu présentement. Je vois les plus civilisés, les plus galants de
nos jeunes gentilshommes, les plus timides et les plus craintifs de
nos messieurs de la bourgeoisie, les plus maniérés de nos clercs de
comptoir, avec gilet et sous-gilet, franchir sans façon le marchepied
de la voiture avec une pipe en feu ou un cigare allumé, et, après
avoir fumé pendant une dizaine de minutes, demandant à peine: «Cela ne
dérange-t-il pas?» et sans attendre la réponse ni se laisser émouvoir
par la toux de la plus aimable fille du monde, si elle a le malheur
de ne pas être jolie, et continuant à infecter tout le monde. Nos
dames--débonnaires comme elles le sont--n'osent jamais dire non...
Moi, je maudis ce _non_ dont je me suis chargé et dont je vais me
charger encore en racontant le fait ici aux messieurs, mais surtout
aux très-jeunes messieurs; j'en connais un qui est terrible. J'ai,
un jour, dit _non._ C'était entre Harlem et Leyde; la vérité est que
tous les carreaux étaient fermés et que nous devions respirer à douze
personnes six cigares et rester en vie; mais comme je fus maltraité par
l'homme qui était assis à côté de moi et avait toujours quelque chose
à dire tantôt sur mon chapeau, tantôt sur mon parapluie, puis sur mes
pieds, sur mon manteau et puis sur rien du tout! vraiment je n'étais
pas sûr de ma vie. Aussi lotit le monde est-il mis aujourd'hui sur le
pied du tabac à fumer; cet art appartient tout à fait à la vie publique
et tout son matériel est devenu aussi portatif que possible; chaque
voiture est une ambulance à tabac, toutes les élégantes longueurs
de l'art de fumer ont été abrégées; plus de classique et oblongue
tabatière en laque de Chine, avec la signature du propriétaire sur la
couverture, mais des sacs à tabac faits d'une dégoûtante vessie de
porc et suspendue par une petite courroie rouge à la boutonnière. À
dire vrai, toutes les poches d'habit sont des sacs à tabac, et, quand
vous voyez réunie une société de messieurs comme il faut de divers
calibres et de divers mérites, vous pouvez toujours compter que, l'un
dans l'autre, ils valent de six à huit _stuivers_, uniquement par les
cigares qu'ils portent sur eux. Plus d'élégant porte-cigares, droit ou
recourbé, où la fumée est distillée; non, l'affreux petit rouleau tel
qu'il sort des sales doigts de l'apprenti marchand de tabac, et tiré
d'un petit sac de papier et mis directement dans la bouche; et y a-t-il
rien d'équivoque comme la jouissance qu'il vous procure! Ajoutez à cela
que de temps en temps il est souillé et manié par les mains du premier
venu qui vous emprunte un feu impur. Plus de propres et blanches pipes
de Gonda, armées d'un prudent couvercle, mais un tuyau grossier, en
forme de serpent, puant, imbibé de saleté; puis les allumettes à la
nouvelle mode, qui font sauter un homme en arrière quand elles éclatent
et qui dégagent un oxygène qui vous fait tourner le cœur. Oh! quand
toutes ces effrayantes images me viennent à l'esprit, quand ma pensée
s'épanche dans la pure atmosphère de ma chambre d'étude, où, depuis
que le feu a bien brûlé dans l'autre, il n'y a que la proportion de
vingt et une parties d'oxygène et soixante-dix-neuf parties d'azote
(nouveau calcul); lorsque, dis-je, ma pensée s'enfonce dans toutes ces
affreuses idées et que je songe que souvent encore, très-souvent en
ma vie, je devais braver l'immersion dans un bain de fumée d'herbes de
toute qualité, vraiment mon cœur se serre et je déplore la cruauté de
mes semblables, moitié à cause de la faiblesse de mon estomac, moitié à
cause de la délicatesse de mon palais, qui ne me permettent pas, comme
disaient nos pères, de _sucer du tabac._ Car de même qu'on doit prendre
des voleurs avec des voleurs et des menteurs avec des mensonges, il
faut aussi, dit-on, fumer pour pouvoir supporter des fumeurs.

J'en viens aux bavards et aux babillards par excellence. Ils sont pires
que les fumeurs, parce qu'ils blessent ce qu'il y a de plus noble en
vous, la tête et le cœur, ce que ces derniers ne font point, à moins
qu'ils ne vous rendent grognon,--mais j'espère toujours que vous êtes
un philosophe. Les fumeurs vous rendent malade, les bavards malheureux.
Il est vrai, vous n'avez pas besoin de les écouter; mais comment se
résigner à passer pour un rustre complet? Vous pouvez faire semblant de
dormir, souvent même ils ne vous adressent pas une fois la parole, mais
ils n'en parlent que plus haut à votre voisin ou à votre vis-à-vis.
Oui, ce sont eux qui, par leur voix criarde, sont parvenus à dominer le
bruit des roues les plus bruyantes et des portières les plus jaseuses.

Oh! que dans un pays où les chaussées sont si excellentes, on fasse
et on tolère de si mauvaises diligences! Mais ici, je rends hommage
à qui de droit, nobles Van Gend et Loos, Veldhorst et Van Koppen,
chauds amis de l'humanité! Dans vos voitures, on est assis sur de
larges bancs; vos places sont amples, vos coussins et vos dossiers
bien bourrés, vos caisses profondes, vos ressorts flexibles, vos
roues larges; vos portières bien fermées, vos vitres modestement
silencieuses, et vos quatre chevaux toujours au trot régulier. Mais
beaucoup de vos collègues nous mettent dans une boîte cahoteuse,
étroite, retentissante, sale, humide, qui vous fait tourner la tête;
une sorte de grande patraque bruyante sur quatre roues; dans les unes,
nous n'avons pas de place pour nos cuisses; dans d'autres, pas d'espace
pour nos genoux; de celle-ci nous sortons les pieds gelés, de celle-là
la nuque roidie; nous nous rendons malades, nous gagnons mal à la tête,
nous croyons devenir fous du bourdonnement qui assiège nos oreilles et
de l'ébranlement continuel de nos pieds; et souvent, au bouleversement
de nos entrailles, nous nous demandons avec inquiétude lequel serait le
plus heureux, d'en sortir mort ou vivant!

Mort ou vivant ! oui, c'est là le danger! Dans un pays où la police ne
surveille pas les harnais des chevaux ni les essieux des roues, et où,
dans la plupart des lieux, le bagage que l'on charge n'est ni pesé ni
compté, comment se fait-il qu'il n'arrive que si peu de malheurs?

       *       *       *       *       *

Le bateau à vapeur,--me dis-je à moi-même,--améliorera et surpassera
tout, et je pris une place de Rotterdam à Nimègue: il me donnera les
moyens de transport et me réconciliera avec les voyages, le rapide,
vaste, commode, gracieux, sociable et riche bateau à vapeur. N'est-ce
pas une île flottante de plaisirs, un palais à vapeur enchanté, un
paradis sur l'eau? Oui, c'est un café ambulant, dît-on. Pour de petites
distances, rien de plus agréable qu'un bateau à vapeur. Mais c'est
pour les grandes qu'on en a besoin. Ne dites pas: «On y est aussi bien
qu'à la maison.» Il est vrai qu'on y est assis sur de larges bancs avec
de doux coussins, à de belles tables luisantes; on peut y avoir tout
ce qu'on désire et y faire tout ce qu'on veut. Mais ce choc sec comme
celui d'un cheval qui prend le grand trot, rôdeur mélangée d'huile et
de charbon, la cherté des vivres, les prétentions du maître d'hôtel, la
mauvaise nourriture et l'ennui, voilà toutes choses qu'on n'a pas à la
maison. Je dis ennui; car en quel lieu du monde rencontre-t-on plus de
gens qui voyagent pour leur plaisir qu'à bord des bateaux à vapeur? et
qu'y a-t-il de plus ennuyeux que leur société?

Voyager pour son plaisir! O rêve! ô illusion qu'on se fait à soi-même!
Est-il donc si peu de gens qui sachent combien il est difficile d'avoir
du plaisir en voyage? Non, l'homme n'est pas un oiseau voyageur; c'est
un animal domestique, et le cercle naturel de ses sensations de plaisir
ne s'étend pas plus loin que ses pieds ne peuvent le porter. Dans le
mouvement et l'inquiétude, en s'éloignant du sol où il est attaché, des
relations auxquelles il est habitué, il ne peut trouver le bonheur. La
nature se venge de cette prétention insolente. Eux, des voyageurs pour
leur plaisir! À chaque jouissance qu'ils savourent, ils s'imaginent
que ce n'est pas encore le plaisir pour lequel ils sont sortis de chez
eux: c'est pourquoi ils se réjouissent chaque fois qu'ils arrivent
aux lieux respectifs de leur destination, bien qu'ils voyagent pour
s'éloigner; et cette chasse continuelle à la poursuite d'un plaisir
imaginaire qui doit encore venir, fait que leur temps s'écoule en
agitations, en déceptions, en contrariétés. Tout passe devant eux; ils
ne jouissent de rien. Mais, arrivés chez eux, ils remarquent qu'ils
ont dépensé une forte somme d'argent, et, comme ils en sont honteux,
ils s'efforcent de faire accroire à eux-mêmes et aux autres qu'ils
ont fait un charmant, magnifique et très-intéressant voyage. Oui, si
l'idée qu'on se fait et la réalité n'étaient pas dans de tels rapports,
des milliers de passe-ports de moins seraient délivrés chaque année
aux malheureuses victimes d'un rêve que leur inspire le démon des
voyages et qui ne savent pas ce qu'ils veulent. Oh! dans les belles
soirées d'été, pendant les grandes vacances des universités qui sont
aussi la période la plus tranquille du commerce, lorsqu'on sent qu'on
peut goûter avec un calme parfait les délices de la vie intérieure,
tous les chemins de la patrie sont pleins de jeunes gens qui quittent
leur chambre bien-aimée, leur commode maison paternelle, leur riante
campagne, leur cercle social, leurs plus chères relations, leurs
plus utiles liaisons, livrés à cette fièvre exaltée d'aller faire un
petit voyage de plaisir. Ils reviennent avec une figure basanée, une
paire de moustaches, les vêtements fatigués, un tas de linge sale
et une bourse vide; le souvenir des pieds lassés par la marche, des
mauvais lits, des punaises, de la poussière, des Anglais, et des
voleurs. Mais les magnifiques, poétiques et émouvantes impressions
qu'ils avaient espérées, les plaisirs indicibles et transportant
l'âme qu'ils avaient rêvés pendant le voyage, et avec cela les belles
Allemandes dont ils auraient dû être amoureux, ou la piquante baronne
avec laquelle ils auraient dû avoir une aventure; l'intéressant savant
connu dans le monde entier qui devait les prendre en amitié; le lord
riche à trésors auquel ils devaient sauver la vie, tous ces projets
qui se confondaient à leur horizon, dans leurs rêves et dans leurs
rêveries,--où étaient-ils?--L'écho répondait: «Où étaient-ils?» Arrivés
à la maison, fatigués de corps et d'âme, il leur faut quinze jours
encore pour reprendre une vie réglée, sans anecdotes de voyage, sans un
cœur plus poétique et plus grand que celui avec lequel ils sont partis,
sans être le moins du monde intéressants; uniquement remarquables
par une casquette de forme baroque, comme on en porte dans telle ou
telle ville étrangère, ne rapportant que quelques monnaies de cuivre;
c'est joli, à titre de souvenir! Ils ont conservé une pierrette du
Rolendseck, une feuille desséchée de Nounnenwerth, et une cinquantaine
de: «Que c'est joli et indescriptible!» Et: «Vous devriez y avoir été
vous-même: ici une montagne, là une vallée, et ces arbres, et ces
rochers!» Tout cela dit pour vous éblouir, pour se justifier à ses
propres yeux, et, par une sorte de vengeance, se faire illusion à
soi-même, sauf à retomber ensuite dans le même désenchantement.

Qu'on me pardonne cette digression uniquement faite par philanthropie,
pour consoler une quantité de jeunes filles et de jeunes amateurs
de notre pays qui voient d'un œil d'envie d'autres jeunes filles et
d'autres jeunes garçons se mettre en voyage dans les beaux mois d'été,
bien qu'ils doivent se trouver partout beaucoup plus mal qu'à la
maison; pour consoler un grand nombre d'hommes comme il faut, auxquels
leurs affaires urgentes défendent de s'occuper d'autres choses que de
leur commerce, et un grand nombre d'autres, surtout de jeunes mariés ou
de jeunes gens qui se marieront l'année prochaine et qui ont déjà un
plan dans la tête pour la prochaine saison (et quel charmant plan!)
Voir un peu partout, pouvoir parler de tout, après avoir passé quatre
semaines hors de la maison! On voyage si vite maintenant! C'est,
dis-je, pour les avertir très-sérieusement, de la misère dans laquelle
ils s'exposent à tomber.

Mais revenons à notre bateau à vapeur; D'abord cela va bien; on
arrive joyeux et content, et disposé à goûter à bord toutes sortes de
plaisirs. On reste sur le pont jusqu'à ce que la ville d'où l'on part
ait disparu à notre vue. On trouve plaisir à contempler la rive gauche
et la rive droite. Puis on s'en va tranquillement en bas; on trouve la
cabine très-jolie, très-commode et le sofa excellent; c'est un vrai
bien-être que de s'asseoir sur un pliant. Oh se dispose en groupes,
ou commande le déjeuner, on bavarde, on rit, on a des anecdotes; des
nouvelles de la ville et de la politique. On joue avec intérêt une
partie d'échecs, on est à son aise. Mais, une heure plus tard, vous
voyez de temps en temps, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, venir
passer la tête sur le pont; ce n'est pas encore l'ennui, mais c'est
l'impatience qui le précède. On veut savoir où on est dans le monde,
on veut être à l'air, on ne veut pas perdre de beaux points de vue, on
reste un instant en haut, regardant devant et derrière soi, à droite
et à gauche, et le scepticisme dit: «Est-ce que je m'amuse?» Et la
bourse répond: «Je l'espère.» Pour varier ses plaisirs, on redescend.
On prend un journal ou un livre; mais on ne s'est pourtant pas mis en
voyage pour lire des journaux ou des livres. On doit avoir d'autres
plaisirs qu'à la maison. Le vilain ennui commence, et tel passager
veut faire paraître le temps plus court à l'autre. Les sofas ne sont
pas assez commodes; on n'est pas bien assis sur les pliants, peu à peu
vous voyez l'un, puis l'autre, arriver sur le pont. «Comme on s'ennuie
en bas!--Oui, c'est toujours le cas à bord d'un bateau à vapeur--Les
cabines sont basses.--Vous ne sauriez croire quel effet désagréable
produit le papillonnement de la lumière sur les vitres.--C'est
dommage qu'il fasse tant de soleil et tant de vent.--Je ne vois pas
qu'on dresse jamais la tente.» On s'assied à la lanterne, puis à la
balustrade, puis sur le siège du pilote, puis on court çà et là, puis
on ôte et on remet son habit. Puis c'est une descente et une montée
sans fin, et de l'ennui à forte dose! De désespoir, on déroge à sa
règle de vie et on se rend malade avec du chocolat et du bouillon,
des amers et des liqueurs, comme si on se sentait l'estomac rempli de
matières équivoques. En bas, les voyageurs s'étendent sur les sièges,
courent en haut, en tous sens, et vous pouvez être sûr que chacun va
à son tour à la roue du gouvernail pour jeter un coup d'œil sur la
machine à laquelle il ne comprend rien, en disant: «C'est pourtant
une belle invention!» Plus les heures se multiplient, plus elles sont
traînantes. Les montres sont consultées à chaque instant, à chaque
instant on fait le calcul du nombre d'heures que durera encore la
traversée. On passe ainsi une longue journée pendant laquelle l'heure
des repas abrège seule un peu le temps. Mais les mets sont presque tous
mauvais. Bref, et pour ne pas vous ennuyer trop longtemps avec nos
voyages, une bonne demi-heure avant que la barque arrive, lorsque le
lieu de votre destination n'est encore qu'en perspective, vous pouvez
voir tout le monde se préparer, les habits, les manteaux et les bagages
à la main, pour être prêt à temps et quitter le plus tôt possible le
navire hautement vanté. Arriver _plus tôt_ c'est le dernier, mais non
le moindre martyre pour l'esprit impatient.

Ainsi, le bateau à vapeur promet plus qu'il ne donne.

       *       *       *       *       *

Mais vous me prenez, je le vois bien, après la lecture de tout cela,
pour un homme mécontent, grondeur, incommode à vivre, pour un misérable
pessimiste, avec lequel il n'y a pas une broche à gagner, qui ne
voyage qu'avec le mal du pays et la jaunisse, qui décolore et altère
pour lui chaque objet qu'il rencontre. Je dois être équitable envers
moi-même et déclarer que j'ai un tout autre caractère. Au contraire,
j'appartiens à la classe des créatures de bonne humeur, s'amusant bien,
et m'arrange en tout de façon à chercher un côté qui prête à rire et à
m'y étendre en plaisantant. Je vais plus loin: je puis vous assurer que
j'ai fait, une couple de fois, une très-agréable partie de _smousjas_
en _trekschnit_, qu'il y a des circonstances, des pensées et des
perspectives avec lesquelles j'aime à être assis en diligence; que je
me suis maintes fois très-bien amusé en bateau à vapeur, entre autres
en dessinant mes compagnons de voyage; que j'ai voyagé avec beaucoup,
mais beaucoup de plaisir. Oui, quand je suis assis ici dans mon large
fauteuil de cuir, dans mon ample robe de chambre, près de mon joyeux
foyer, en paix et en bon accord avec le monde entier, je me sens la
force de serrer cordialement la main à tous les bateliers, à tous les
conducteurs de diligence et à toute la société des bateaux à vapeur, et
enfin la perspective fondée d'avoir des chemins de fer me réjouit, me
caresse et m'enthousiasme tellement, que d'avance je suis déjà heureux
et consens à supporter tous les modes de locomotion et de navigation
sans murmurer.

       *       *       *       *       *

Chemins de fer! magnifiques chemins de fer! on ne fumera pus chez vous,
car il n'y a pas d'haleine.

On ne dormira pas chez vous, car il n'y a pas de repos.

On ne bavardera pas chez vous, car il n'y a pas de temps.

S'il y a donc lieu chez vous à se lamenter sur d'autres désagréments,
ils n'auront pas le temps de nous atteindre, et nous n'aurons aucune
occasion de nous en apercevoir.

Mais venez, venez, magnifiques chemins de fer! descendez comme un
réseau de rails sur nos provinces.

Anéantisseurs de toutes les grandes distances, ne dédaignez pas les
petites distances de notre petit royaume.

Oui, laissez chanter nos poëtes bientôt enthousiastes.

Le chemin de fer vient! le chemin de fer vient!

Laissez les mouchoirs des belles dames se déployer, les médailles de
notre monnaie se rouler au-devant de vous.

Alors, lorsque la nation hollandaise, sur vos lignes unies, sera
traversée tous les jours comme par une navette, le bien-être, la
prospérité, la vie et la célérité régneront dans notre chère patrie.



VII


JOUISSANCE DE PLAISIR


(_Extrait de la correspondance avec Augustin._)

«Si j'ai été à la kermesse de Rotterdam? Le ciel m'en garde! comment
pouvez-vous avoir une telle idée? Quel est le méchant calomniateur qui
m'impute une telle tache? Qui s'est plu à noircir aux yeux des hommes
mon âme si pure et qui hait tant les kermesses? Ne sais-je donc, pas
que déjà, en 1833, le jour ou ma ville natale trouvait bon de fêter sa
kermesse, le son des cloches accompagnait cette improvisation:

    «Pour moi, pas de fête de kermesse,
    Pas de jeu d'enfant d'un nom pompeux orné,
    Pas de folie sur son char de triomphe.
    Par décret de la ville et au son des cloches
    Et pendant dix jours,
    Qu'est-ce qu'un brave homme peut avoir contre?

    «Oh! laissez mon âme en paix;
    Qu'un autre le fasse, l'envie me manque
    De voir tant d'hommes, singes titrés,
    Vraie race d'hommes semblables aux singes,
    La bouche béante dans la rue et sur le marché,
    Comme si ces plaisanteries étaient choses rares!

«Savez-vous ce que c'est qu'une kermesse, Hildebrand? C'est un affreux
échec des plaisirs publics, la parodie et la charge de la joie des
fêtes, l'idéal d'un enthousiasme à propos de rien, le contraire de
ce qui est harmonieux et convenable. Savez-vous ce que c'est qu'une
kermesse, Hildebrand? C'est une fête de bacchantes dans les temps
modernes, c'est la divinisation de la démence, c'est un seul grand
jeu de marionnettes où nous nous ennuyons et salissons nos habits.
Croyez-moi, les singes dans l'Inde, les chameaux de la sérieuse Arabie
qu'on promène chez nous, sont stupéfaits de notre rage hollandaise,
devant laquelle ils oublient tous deux l'avarice et la pauvreté;
l'esprit se hâte, la moralité risque sa vie, le sang-froid bout et
le rire le plus insensé se marie avec le masque le plus raisonnable.
Pour nous, nous avons toujours, autant que possible, évité et craint
l'atmosphère empestée, des kermesses., nous préférons notre argent et
notre bon sens saufs, et nous n'en n'avons jamais, eu assez à dépenser
pour en jeter même un peu dans ce bourbier des triviaux. Nous nous
sommes toujours imaginés que les porte-faix, trouvant peu d'autre chose
chez nous, nous voleraient notre dignité et que les tireurs d'horoscope
déploieraient nos quant à moi; que les escamoteurs nous subtiliseraient
une partie de nos goûts populaires dans leur sac, tandis que peut-être
nous laisserions le manteau de notre dignité pendu au Vaux-Hall, et que
notre raison serait recrutée par un danseur de corde.»

Quant à ce dernier point, mon cher Augustin, vous courez grand danger,
au moins si vous continuez à écrire dans ce style. Vraiment, il y a là
dedans quelque chose de très-acrobatique! Le mouvement élastique de la
corde et le costume du danseur le dit. Et puis tous ces sauts sur une
largeur qui n'est pas plus grande que mon rotin! Vraiment, vous êtes
plus propre à la kermesse que vous ne le pensez, et j'aurais plaisir
à vous y conduire et à vous montrer à tous les citoyens, comme mon
ami Augustin long d'une aune sept palmes, âgé de vingt-six ans, homme
parfaitement fantasque, mais de l'espèce peureuse. Ce singulier animal
s'imagine ne prendre de plaisir nulle part où un autre s'amuse; il
connaît le latin et le grec, lit tous les livres possibles, n'en trouve
aucun de bien, mange énormément, mais ne veut pas le savoir; est bon de
cœur, mais de très-mauvaise composition quand on veut l'amuser; il a
sept fois changé de caractère et il en changera sept fois encore.

En effet, mon digne ami, vous devez prendre la vie simplement; cela
serait mieux, et la vie vous plairait davantage. Vous avez là la
kermesse de Rotterdam, elle est peut-être un peu trop folle, je le
crois volontiers. Comment! vous osez m'écrire:

«Au besoin, je prendrai place dans les carrousels et m'occuperai des
écureuils et des souris blanches qui _doivent_ bien tourner. Je me
livrerai comme un fanatique a bourreaux et je m'écrierai: «Je suis
aussi un martyr.»

Écoutez, mon sublime écrivain de lettres, regardez bien dans les yeux.
Très-bien! et laissez-moi maintenant vous dire que vous ne pensez rien
de ce que vous dites. Qu'avez-vous fait, homme bizarre, durant ces huit
jours qu'a duré la kermesse de Rotterdam? Rien qui en valût la peine:
lu des livres, écrit des lettres et ri de la kermesse. Vous devriez
savoir que la kermesse a ri devons aussi. Si vous l'aviez su! Vous
avez deux jolies et charmantes nièces, joyeuses et alertes filles,
de véritables saute-aux-champs. Les jeunes filles de Rotterdam sont
joyeuses. Vous avez dû parcourir les boutiques avec elles; vous avez dû
leur acheter toutes sortes de petites bagatelles. Les colifichets en
lave sont maintenant ce qu'il y a de mieux. Vous avez dû les trouver
jolies, puisque moi et d'autres les trouvons ainsi. Peut-être ne les
trouverez-vous plus, l'année prochaine, dignes d'attention. Elles n'en
seront pas moins ce qu'elles sont, mon ami. Il y aura alors autre
chose qui nous plaira: l'affaire n'exige pas tant de gravité, et elle
appartient aux plaisirs de notre vie, puis-qu'elle nous rend joyeux.

À l'heure fashionable, lorsque le beau monde se réunit, vous avez dû
conduire vos nièces à la ronde et ne pas vous fâcher du tout de ce que
tant de gens leur parlaient, et de ce que vous entendiez dire trop
souvent que telle boutique était la plus belle. Et puis il a dû y avoir
de la vie et de l'intérêt dans votre visage. Vous n'êtes pas trop
grand pour cela, Augustin; personne n'est trop grand pour s'occuper
de bagatelles et de petites choses. Je ne veux pas vous conseiller
au même point de regarder les jeux, ou il faut que ce soient des
jeux où on vous mène par le nez d'une façon grossière, une tromperie
de paysan, vous savez, une très-jolie chose pour un homme qui a lu
beaucoup de livres. Quant aux ménageries, vous connaissez mon opinion.
Mais ce que j'ai dit contre elles a peut-être un cachet d'exagération,
mon ami, lorsqu'on veut prendre à la lettre... Mais, nous ne sommes
pas des valets de lettres et encore moins des héros de lettres. Vous
entendez encore plus de grec, Augustin, que vous n'en connaissez. Nous
pouvons bien passer par-dessus, pensé-je quand le thème est bien conçu
et profondément senti, et quand une pensée attire l'autre, et nous
allons ardemment et joyeusement. À ce compte, je consentirais à écrire
une partie de votre philippique contre les kermesses. Rien n'est si
puéril, si laid et si inhumain que de vouloir faire de l'esprit en
disséquant les facéties d'un autre. Cela appartient beaucoup trop aux
plaisirs désagréables de nos jours; mais je ne veux pas agir contre
ma conscience et pour cela je n'ai rien à redire à votre _fête des
bacchantes_, et à votre atmosphère empestée; mais seulement je trouve
vous méprisez trop les kermesses.

La joie est une jolie chose, mon bon ami! non-seulement à goûter,
mais aussi à voir. Vous devriez une fois assister à une kermesse de
paysan. L'après-dinée, tout le village et les hameaux voisins sont sur
jambes; cent voitures de paysans, cent paysans aux joues rouges avec
des agrafes d'argent au pantalon et des boutons d'or à la cravate, qui
étendent un gros gras de jambe contre l'arbre du timon, et les petites
paysannes coquettement mises en vert clair et en rouge sombre avec des
rubans flottants à leurs chapeaux de paille, avec tout l'or qu'elles
ont à la tête et au bord de la robe, pas plus bas que les épaules.
Alors on dételle et on s'assied aux longues tables étroites sous les
hangars de la petite auberge: _le Cerf altéré ou le Dernier Stuiver_,
ou on flâne le long des petites boutiques, ou on se groupe autour de
petites loteries de carafes et de coupes peintes, d'étuis de bois et de
fourchettes d'acier. Et puis il faut voir les mines réjouies des petits
paysans avec leurs cheveux blonds et leurs dents blanches, occupés
à savourer un gâteau, et fourrant leur gain dans la poche de leur
pantalon, dans celle de leur pourpoint et jusque dans leur casquette;
ou les petites paysannes groupées autour d'une brouette avec des
anneaux d'or à un _cent_[1] la pièce, toutes avec une amande cassante
entre les dents et des noix muscades à la main. Ce n'est là que le
commencement.

Mais le soir, lorsque les fraîches filles et les mères encore
florissantes sont devant le violon avec des paysans et des domestiques,
et exécutent une danse pour quatre dutes:

    Connaissez pas trois Écossaises?
    Ne pouvez-vous donc pas danser?

et doivent s'embrasser, tandis que le joyeux musicien joue dans un coin
en raclant derrière le chevalet.

Il faudrait voir cela, Augustin; cela est beaucoup plus beau que d'être
blasé et philosophe, et vous verriez par là qu'on s'amuse d'autant plus
à mesure qu'on est plus simple de cœur et de sens. Mais il ne faut pas
y aller avec un visage de commissaire de police qui vient voir si tout
va bien et conformément à l'ordre; il ne faut pas non plus ce sourire
de pitié avec lequel certaines gens se l'ont faire leur portrait; vous
êtes au fond beaucoup trop bon pour vous le permettre; il ne faut
pas non plus prendre un air d'amabilité calculée, comme si ce devait
être pour les gens présents un grand honneur que vous leur faites en
venant les voir. Croyez-moi, le paysan remarque et sent par instinct
ce qui est blessant pour lui et ne vous confond jamais avec ce qu'il
appelle un homme commun. Non, il faut y venir avec un franc et ferme
sourire sur la bouche, comme si vous vouliez faire votre partie dans
la fête. Je vous promets que vous ressentirez plus de penchant pour
la chose que vous ne voudriez le croire. La joie est contagieuse;
mais il faut des dispositions pour cela, et l'on ne doit pas venir
à une kermesse hollandaise avec une aspiration vers l'Italie, où le
ciel est toujours bleu, etc., et ne pas non plus faire de pédantes
remarques comme celles-ci, par exemple, qu'un paysan hollandais est
d'une tout autre figure qu'un paysan normand, breton ou piémontais.
C'est pourquoi, ne pensez ni à la Normandie ni à la Bretagne, ni au
Piémont, mais uniquement aux Colins et aux Lubins de vaudeville avec
leurs chemisettes d'une blancheur de neige, des bretelles rouges, des
chapeaux sur l'oreille, garnis de précieux rubans, de fines mains,
de jolis visages et de tendres sentiments. La poésie, Augustin, est
partout; mais celle que l'on observe directement dans la réalité,
vaut mieux que celle qui est acquise ou survient à l'improviste,
comme un coup de vent. Beaucoup de gens comparent ce qu'ils trouvent
h ce qu'ils lisent au lieu de comparer ce qu'ils lisent à ce qu'ils
trouvent. Insensiblement et à la longue, ils se sont tellement pénétrés
des impressions de livres ou de scènes sous lesquelles leur âme
s'est exclusivement formée, qu'ils jureraient que c'est leur propre
expérience. Pas le moins du monde; cela fait justement qu'ils n'ont
jamais d'expérience personnelle, qu'ils n'en chercheront ni n'en
trouveront jamais, que jamais ils ne sauront étudier ni eux-mêmes,
ni leur temps, ni les hommes, et n'auront de toute chose qu'une idée
négative. «Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, comme dit maint
critique en lisant le titre d'un livre: ce serait mieux comme ceci, ce
serait bien comme cela, plutôt que de demander: «Qu'est-ce que c'est?»
«Ce n'est pas ma belle,» dit quelque autre; et il laisse là la belle
Gertrude. Mais la charmante Lisette, donc?--Pas davantage; mais la
blonde Barbe, Élisabeth ... mais tout l'alphabet? Rien de tout cela.
Puis-je savoir quelle est la belle de monsieur? La belle de monsieur
est un idéal indécis, flottant, vague, composé de vingt diverses
gravures anglaises et de cinquante lithographies de Grévedon avec
cinquante descriptions de jolies actrices, ou de charmantes maîtresses,
puisées dans les feuilletons et les mémoires. Il eût été mieux et
plus agréable de voir le beau hollandais sur un visage hollandais, le
plaisir hollandais dans le rire hollandais, le caractère hollandais
dans le cœur hollandais, et la poésie hollandaise dans les formes, les
situations et les faits hollandais: cela vaudrait beaucoup mieux que
ces gronderies, ces chagrins, ces afféteries par lesquels on semble
faire une figure, mais celle-ci manque tout à fait du véritable sens
philosophique ou poétique.

Ainsi en est-il surtout de la jouissance des plaisirs. Il est bien
rare, Augustin, que les choses qui ont été attachées à notre berceau
telle année, tel jour à titre de plaisirs, et qui, depuis cette année
et ce jour, ont été acceptées comme telles, manquent tout à fait
leur destination et soient complètement impuissantes à réjouir et à
rendre heureux les hommes à bonne conscience.--Pour d'autres, oui,
dites-vous, mais pas pour moi! Et pourquoi pas? La faute en est à
vous. C'est le bonheur des enfants de n'examiner ni rechercher s'il
y a un côté chagrin à ce que l'on présente comme plaisir. Il suffit
qu'ils soient satisfaits. Laisser envoler un papillon, c'est avoir du
plaisir; avoir un sac plein de chiques,--plaisir; faire une promenade
en voiture, un jour de vacance, assister à une veillée au lieu d'aller
au lit,--plaisir. Voilà leur philosophie. Quand on devient plus vieux,
on est sans cesse à examiner si telle ou telle chose, en tout ou en
partie, en ce qu'elle a, de trop et de trop peu, de vrai ou d'apparent,
est un plaisir, une véritable joie, une jouissance--ou si tout n'est
qu'illusion. Cela ne doit pas être: c'est bon quand on est vieux. Qui
vous donne, à vous et à vos égaux, le droit de tout embrouiller, et de
raisonner sur les plaisirs de la jeunesse avec votre caractère d'homme
mûr, comme si, à cet âge, on n'enviait pas toujours ses plaisirs au
jeune homme! Voilà le malheureux homme de vingt ans,--je le sais, mon
cher ami,--tout à coup _trop grand pour une terre_ qu'il ne connaît
pas, _trop délicat dans ses sentiments_, pour des plaisirs dont il
ne fait qu'entrevoir la grossièreté; puis, il renverse la coupe
rafraîchissante qui l'eût soulagé; puis il vit d'une vie retirée et
poétique, fait peut-être de mauvaises escarmouches de mots vides de
sens, et rimées, où il fait profession de _mépriser la matière, et sur
les ailes de l'aigle, de regarder le soleil en face_; et toutes sortes
de visions que jamais bon poëte n'a eues et, pendant ce temps-là,
la vraie poésie qui est en lui, est condamnée à un sommeil de mort.
Augustin, veillez-y! et acceptez cette lettre comme un petit cadeau de
kermesse.

Votre affectionné,

HILDEBRAND.

1839.


[Footnote 1: Monnaie qui forme la centième partie du florin, et
équivaut environ à _deux_ centimes.]



VIII


Les amis éloignés


C'est une sensation indéfinissable et un plaisir tout particulier que
de revoir, après une longue séparation, un ami des pays lointains.
Je l'ai goûté dans toute son intensité. Il m'est venu, tout à fait à
l'improviste, un de ces amis-là, auquel j'avais dit adieu en versant
beaucoup de larmes, cinq ans auparavant, et duquel j'avais eu, depuis,
peu de nouvelles. C'était Antoine, de Constantinople. Respectable
distance, d'ici à l'Hellespont! lecteur, et qui, je l'espère, vous
remplira de respect pour nous deux; il me semble au moins que cela
me rend très-intéressant, d'avoir un ami si loin, et pourtant je
préférerais voir tous mes amis à l'intérieur des frontières de la bonne
Hollande.

Pour dire la vérité, je mets parmi les sottises de ma jeunesse d'avoir
contracté amitié si souvent avec des étrangers; maintenant que je sais
par expérience à quoi m'en tenir, je conseille à quiconque a un cœur
sensible dans la poitrine, de s'abstenir d'en faire autant: car tôt ou
tard leur heure vient à sonner, et ils partent, l'un plus tôt, l'autre
plus tard, pour les quatre coins du monde, sans rien laisser après eux
qu'un souvenir de tristesse et un feuillet d'album. J'ai des amis en
Angleterre, des amis au cap de Bonne-Espérance, des amis en Turquie,
à Batavia, à Domérary, à Surinam! Avec quelques-uns, les plus chers,
j'entretiens une correspondance régulière; mais que sont des lettres à
de telles distances! Peuvent-elles nous bien éclairer sur les relations
et la position de nos amis! De quelques autres, je n'ai plus rien
appris, depuis la première nouvelle de leur arrivée à bon port. Je ne
reverrai jamais la plupart d'entre eux; sans être morts, ils le sont
pour moi. Beaucoup ne savent pas que je songe à eux avec une ardente
affection; et je voudrais qu'Hildebrand fût renommé dans le monde
entier et que son livre fût répandu et lu partout, pour qu'ils pussent
du moins n'en pas ignorer.

Non, je n'aurais jamais dû me lier avec eux! Quels bons jeunes gens
c'étaient! Comme leur société était pleine de charme, leur conversation
intéressante, leurs manières affables! Quoique mes goûts fussent si
bien en harmonie avec les leurs, j'aurais dû me tenir à distance!
j'aurais dû mieux veiller sur mon cœur; j'aurais dû, lorsque je sentais
se développer en moi le premier germe d'amitié, l'étouffer aussitôt,
et lutter contre mes sentiments, comme ferait une honnête fille de
menuisier, si par malheur elle se sentait amoureuse d'un prince ou d'un
évêque! Je me serais bien des fois moins avancé, pour leur dire mille
bonnes et cordiales paroles: car dire adieu est si pénible! je n'aurais
pas si souvent follement regardé le bateau à vapeur qui démarrait, la
voiture qui partait; je n'aurais pas passé tant de nuits sans dormir,
écoutant avec anxiété la voix de la tempête et songeant aux amis qui
étaient sur la mer,

    Qui sur un bois léger sont portés sur l'abîme,
    Et pour qui l'ouragan en passant sur leur tête
    Imprime sur le sein de la mer écumante
    Des signes redoutés qui présagent la mort.

    Partout sous eux la tombe et s'ouvre et les menace;
    Leur linceul se déploie et flotte devant eux;
    Leur glas funèbre sonne à chaque coup de vent;
    Seigneur, ils sont perdus, si vous ne les sauvez!

Je ne m'arrêterais pas si souvent, muet, dans les promenades solitaires
et dans d'autres endroits où j'étais accoutumé de voir avec moi un
homme qui aujourd'hui est loin, bien loin, et qui ne reviendra jamais!
Cette pensée jette un nuage sur la beauté de ces lieux.

Cependant je ne puis assez louer ma mémoire pour les services qu'elle
me rend au point de vue de mes amis éloignés. Non-seulement elle
rappelle à mon esprit tour à tour leurs noms et leurs images avec une
scrupuleuse précision, mais elle ramène aussi mille petites scènes
éloignées sur la toile de la _camera obscura_ de la pensée. L'heure
du départ de chacun d'eux, surtout, est devant moi avec toutes ses
particularités; les larmes, la main tendue, la lèvre tremblante, le
sourire contraint, les dernières paroles, le mouchoir se déployant au
loin, le dernier regard avant de disparaître, et la disparition totale.
Je sens encore tout cela: et alors je revois autour de moi les visages
indifférents de ceux que ce départ, auquel ils assistaient, a laissés
impassibles; et je sens de nouveau l'émotion qu'on éprouve, après avoir
dit le dernier adieu, à suivre d'un œil fixe celui qui s'éloigne, et à
rentrer dans le monde des affaires, au milieu de la foule de la rue, à
la maison, en présence de visages qui semblent vous dire: «Qu'est-ce
que cela me fait?» d'une société où chacun a ses amis à lui et suit son
propre chemin! Digne B..., toi qui aujourd'hui, à l'angle méridional
de l'Afrique, tâtes le pouls à trois races différentes, et qui, à ce
que j'apprends, as déjà fêté le mariage de la fille de ta femme (car tu
as épousé une très-jeune veuve avec trois charmants enfants, et, dans
le pays où tu es, les filles se marient à quatorze ans), le spectacle
entier de ton départ de Leyde est encore sous mes yeux, lorsqu'il y
a quatre ans, au mois de juin, tu devais mettre à la voile avec le
_Colombo._

Il était dix heures du matin lorsque vint la grande voiture qui devait
te conduire à Rotterdam.

Je vois encore vos chambres dans cet état de désordre irréparable
du départ d'une personne qui emporte tous ses meubles et tout ce
qui garnit sa maison. Le parquet est couvert de malles, de paniers
à cadenas, de valises. Ici, c'est la nourrice qui habille la chère
petite Wilhelmine, à peine, éveillée, qui, étonnée d'être troublée si
tôt dans son repos, promène autour d'elle ses petits yeux bruns encore
pesants de sommeil; là, c'est votre femme arrangeant devant la glace
sa magnifique chevelure; et plus loin, vous-même agenouillé devant un
petit sac de toilette qui se trouve sur un coffre, et faisant votre
barbe; puis c'est petit Jean (comme il doit être devenu grand!), tout
habillé et prêt beaucoup trop tôt, avec un sabre en fer-blanc, une
giberne en papier, un fusil de bois au bras (les enfants font tout en
riant), prêt pour le grand voyage. Mimi et Jeannette (c'est sans doute
elle qui est mariée?) tiennent doucement votre petit Louis; notre
ami F. (il est mort, l'excellent garçon!), toujours haletant, suant,
s'évertuant au travail pénible de transporter les bagages, et votre
meilleur ami, Bram, qui avait perdu la moitié de sa gaieté ordinaire,
et qui vous accompagna jusqu'à Rotterdam. Je vois encore toutes ces
caisses ouvertes, et sur les planches ça et là quelques objets de trop
peu de valeur pour être emportés, une cafetière, une écuelle et un
plat fêlés, une vieille poupée, un mouton mutilé, sur trois pattes;
là, une paire de pantoufles; plus loin, une boucle; ailleurs, un
tambour brisé de Jean; au portemanteau, un vieux pantalon qui fut le
vôtre, et dans un coin, le masque que vous aviez porté à la mascarade,
à Berlin, et que Bram prit, en voiture, pour entretenir la gaieté
des enfants. Un sofa couvert de manteaux, de chapeaux, d'habits. La
confusion, le mouvement et l'agitation qui régnaient dans cette chambre
nous distrayaient de notre émotion; mais, lorsque vous fûtes tous
en voiture, et derrière le voiturier qui ne comprenait pas que vous
alliez au Cap, et que vous partîtes avec votre chère femme et vos chers
enfants,--alors mon cœur devint tout gros; je restai longtemps encore
plongé dans mes pensées, après que la voiture eût disparu à mes yeux,
et, lorsque je les promenai autour de moi, je pris très-mal que les
maçons, une grosse pipe à la bouche, allassent à leur ouvrage, et que
les laitières sonnassent partout avec le plus grand sang-froid, et que
les chariots commençassent à circuler; mais partout, partout c'était la
kermesse, et partout des boutiques. Pourquoi ne revenez-vous pas aussi
vous, comme Antoine?

       *       *       *       *       *

Le père d'Antoine est Italien d'origine, mais naturalisé hollandais, et
occupe un haut rang à notre ambassade auprès de la Porte. Comme tel,
il réside depuis longues années à Péra. Antoine était venu enfant à
Marseille et y a reçu sa première éducation. Encore enfant, il fut
placé dans un pensionnat de ma ville natale; et nous apprîmes à nous
connaître dans l'heureuse période de quatorze à dix-sept ans et nous
nous vouâmes réciproquement une fidèle et chaude amitié de jeunesse.
La jeunesse n'est vraiment pas mauvaise pour l'amitié, car il est bien
connu que celle-ci aime le bonheur. Oui, je serais tenté de regarder
ce temps comme un des plus favorables pour l'éclosion d'une sympathie
mutuelle. La dernière jeunesse peut être encore désintéressée et aussi
indépendante des distinctions sociales de rang, d'état, et de bien
d'autres, mais elle est déjà trop réfléchie. On se connaît alors trop
bien, de trop près, on a trop vu l'homme intérieur. Un jeune homme est
tout à l'extérieur. On a appris plus tard à se rendre compte de son
affection, à l'étudier, à l'examiner, à la soupçonner; on a aussi tant
de besoins moraux et on exige tant d'un ami! On l'aime plus prudemment,
on s'ennuie l'un l'autre plus vite, on se refroidit plus facilement,
on se blesse plus tôt. Les adolescents ne connaissent rien de tout
cela. Le titre de _bon garçon_ suffit pour donner droit à celui de
_bon ami_, et on ne demande pas d'autre sympathie, sinon que tous deux
aillent volontiers se promener, allumer bravement un feu d'artifice, se
baigner, et, quand ils sont plus âgés, être habiles à rencontrer les
demoiselles d'un pensionnat et à ne pas bien faire les thèmes latins.
Tout le but de la sympathie réciproque est atteint quand on s'amuse
bien de concert et qu'on goûte sans trouble les jouissances d'une bonne
entente. Et, si cette bonne entente est parfois brisée par une petite
jalousie ou une petite infidélité, il y a toujours des deux côtés
deux poings pour frapper, deux pieds pour délier les jambes; et puis
tout est fini, on continue à naviguer tous deux de conserve, à fumer
tranquillement son cigare, et on montre les poings et on délie les
jambes à quiconque conteste la sincérité de votre réconciliation. Voilà
l'amitié de cette époque de la vie.

Antoine et moi, nous nous entendions à merveille, surtout quand,
par exemple, nous étions amoureux tous deux de la même jeune fille,
situation dans laquelle nous nous sommes trouvés très-souvent. Nous
recherchions alors à l'envi les marques de sympathie de notre belle,
et ne trouvions rien de plus amusant que d'être à la fois rivaux et
confidents.

Vous auriez voulu nous voir, lecteur, lorsque nous étions occupés
tous deux dans nos promenades à graver le même nom sur un arbre, ou
que nous arrêtions le plan d'écrire une tendre lettre d'amour. Je
me rappelle encore très-bien la particularité qu'à une kermesse de
village nous nous fîmes tirer notre horoscope, et que tous deux nous
reconnûmes absolument le portrait de notre épouse future, bien que
nous fussions nés sous des planètes différentes et que la sonnette lui
annonçât quatorze enfants et à moi onze seulement. Dans le tableau qui
me fut tracé de ma destinée future, il y avait: «qu'une voilure me
menacerait d'un malheur dont je serais préservé par un bon ami,» et
j'aurais juré dès lors que ce bon ami n'était autre que mon Antoine
aux boucles noires. Et cependant, par quelle distance nous voilà
séparés! Et quelle possibilité y a-t-il que, si jamais je me trouve
en contact avec des voitures, ce soit son bras fidèle qui me sauve?
Oh! quand nous y regardons de près, comme nous devons souvent changer
le personnel qui intervient dans nos rêves, nos perspectives à longue
distance et nos châteaux en Espagne! comme nous devons fréquemment y
renoncer et couvrir de nuages la scène de notre avenir, avec ceux qui
dans nos rêveries se sont trouvés si souvent en d'étroites relations
avec nous que sans eux nous ne pouvions comprendre notre avenir, et
comme dans le spectacle de notre vie tel où tel rôle était attribué
à une autre personne qu'à celle à laquelle nous avions pensé! Alors
seulement nous remarquions bien de quelle façon merveilleuse l'urne du
sort est agitée, et avec quelle mobilité toujours nouvelle se meuvent
les rouages de la société; et quand nous nous abandonnions à nos
rêveries et à nos prévisions de l'avenir, à quelles futilités ne nous
abandonnions-nous pas, comme de nous faire tirer notre horoscope, de
sonner la sonnette, et de regarder de la lunette l'image de notre chère
bien-aimée!

       *       *       *       *       *

Revenons à Antoine. Il était destiné au commerce, et dès que son
éducation préparatoire fut achevée, il fut envoyé à Anvers pour
l'étudier. Ce fut là notre première séparation, mais adoucie par la
prévision que je le reverrais parfois, et qu'un jour il choisirait
Amsterdam pour son domicile. Les événements de 1830 le chassèrent
de la ville de l'Escaut, et je le vis un beau soir arriver dans la
maison de mon père, après avoir fui les murs menacés. Il me parut
alors très-intéressant, surtout lorsque je pensais qu'il avait laissé
derrière lui tout ce qu'il possédait, y compris une chemise de nuit
que je lui avais prêtée, il y avait quelque temps, ce qui me parut
très-aventureux et très-romanesque. J'étais cependant contrarié qu'il
n'eût pas reçu une balle morte ou une honorable blessure. Peu de
temps après, il fut mandé à Constantinople par son père. Il partit
avec beaucoup de répugnance. Il était attaché à la Hollande. Il ne
connaissait pas son pays; il ne se souvenait pas de son père: sa
mère était morte, et au lieu d'elle il trouverait une belle-mère à
peine plus âgée que lui. Il partit en 1831, et nous nous fîmes de
tristes adieux. Je lui donnai Un plan de ma ville natale, où il avait
marqué de points rouges tous les endroits pour lesquels il se sentait
quelque sympathie. Il l'a fidèlement conservé comme souvenir. Je lui
adressai une lettre à Marseille, et bientôt j'en reçus une de lui de
Stamboul, laquelle, à ma grande joie, était percée de plusieurs trous
et répandait une forte odeur de vinaigre. Il avait fait en vingt-sept
jours le trajet de Marseille à Constantinople. La peste et le choléra
y commençaient leurs ravages à son arrivée; Péra venait d'être brûlé
et la maison de son père avait été réduite en cendrés. Eh apprenant
cette nouvelle, il se rendit à ce faubourg extérieur. Personne ne
l'avait reconnu. Il s'était présenté à son père lui-même comme un ami
de son plus jeune fils qu'il était lui-même, et dont il apportait des
nouvelles. Il était naturellement très-bien renseigné. À table, il fut
mis à la place d'honneur, à côté de sa belle-mère. Ses sœurs étaient
là, et son père trouva qu'il était un peu familier avec elles pour
un étranger. Au dessert, il s'était fait connaître par un toast mêlé
de larmes. Il ne me faisait pas un tableau fort séduisant du pays:
c'était beaucoup trop beau pour les Turcs; les Français étaient fiers
et hautains; les filles paresseuses et pas plus jolies qu'ailleurs,
grossières, et ne parlant que de cuisine; sacrifiant de temps en temps
à l'amour, et abandonnant leurs enfants dans la rue. Il regrettait la
Hollande et ses amis. Je le consolai par une lettre qu'il n'a jamais
reçue, et notre correspondance en resta là. Tout à coup, au bout de
cinq ans, il se retrouva devant moi le même et cependant tout autre.
Il avait visité la Russie, l'Allemagne, la France, la Belgique et
l'Angleterre aussi bien que le Levant, mais il était resté Antoine; son
visage et son caractère n'avaient pas changé. Italien de naissance,
Turc de patrie, Français de langage, Hollandais par l'éducation,
catholique par la foi, et bon garçon par le cœur. Mais comme il était
devenu riche en vues nouvelles, en connaissances, en cosmopolitisme,
en découvertes! Il parlait à demi français, à demi hollandais, comme
jadis, puis toutes les langues des pays qu'il avait visités. Nous
nous entretenions le plus souvent en anglais et en français, car il
n'avait pas bien retenu son hollandais, et puis il avait à dire tant de
choses auxquelles on n'a jamais pensé en hollandais! Son vocabulaire
hollandais n'était pas plus riche que celui d'un jeune homme de
dix-sept ans. Il en avait vingt-deux. Il s'était assis aux côtés de
pachas turcs et avait fait la cour à des princesses russes; il avait de
l'huile de roses, des bijoux, de l'opium et des pastilles achetés à un
juif polonais; il avait dansé avec des comtesses allemandes, joué avec
d'incroyables français et porté des toasts dans la compagnie de gros
lords anglais; il avait parcouru les mers, volé sur les chemins de fer,
par le chaud et le froid, fait des quarantaines, comme l'amour, évité
la peste et vu la mort en face; mais je le trouvais tout à fait le
même, assis dans le pavillon de notre jardin; même cordialité, même bon
vouloir, même urbanité, même amitié que lorsque j'avais écrit cinq ans
auparavant dans son album:

    Pas de grands mots ici, pas de serments jurés,
    Car ils sont superflus, du moins pour la plupart;
    Mettons mon nom tout seul à cette place à part,
    Il te rappellera notre sainte amitié.

À peine arrivé en Hollande, il s'était hâté de gagner la ville que
j'habitais, qu'il nommait le _paradis de sa jeunesse_, et il s'empressa
de rendre visite à son vieil ami Hildebrand. Je le possédai pendant
deux jours.

       *       *       *       *       *

Je ne sais si vous avez éprouvé l'état dans lequel vous met une
semblable rencontre. D'abord on a une attitude très-sotte; on fait
une étrange figure. On vole avec une joie naïve dans les bras l'un
de l'autre; mais on a terriblement peur d'être théâtral, et on ne se
contente pas soi-même de cordialité. Les femmes sont dans un pareil
moment, plus naturelles, et s'abandonnent davantage à leur sentiment.
Elles crient, suspendues au cou l'une de l'autre: c'est bien chez nous,
si cela va jusqu'à une larme qui encore veut se cacher derrière un
sourire. Ah! quels que nous soyions, et quelle que soit la quantité,
lait ou sang qui coule dans nos veines, nous sommes toujours dans une
certaine mesure sous l'influence de ceux qui sont plus passionnés que
nous, et nous avons beaucoup moins peur de paraître insensibles que
ridicules. Ainsi nous comprimons souvent nos ardents sentiments dans la
cuirasse de la force, où nous tremblons et frissonnons, et cachons les
plus doux traits de notre tendresse sous un dur ricanement, afin d'être
avant tout roides et comme insensibles. Lâches! n'allez pas trop loin
avec cette hypocrisie! Dieu nous en demandera compte aussi, de même que
du sentiment que nous aurons renié, et aussi des larmes que nous aurons
étouffées par couardise.

Quant à nous, nous étions seuls, et j'en connais qui nous auraient
traités d'enfants; et pourtant je ne me plaisais pas à moi-même.
Et lorsque la première poignée de main et les premières salutions
furent échangées, nous nous trouvâmes le nez devant une montagne de
joie, devant une montagne d'admiration, chacun avec une montagne de
communications derrière nous, et toute une chaîne de montagnes de
questions à droite et à gauche, et tellement paralysés et empêchés de
tous côtés que nous ne pouvions remuer une nageoire! C'eût été pour
un froid spectateur un spectacle comique, que de remarquer comme nous
tâtonnions maladroitement dans ce chaos confus du passé, pour nous
remettre mutuellement sous les yeux le _tempus actum_; comme nous
ouvrions et fermions maladroitement les livres des révélations pour en
donner une idée; comme nous éprouvions souvent le besoin de raconter et
de demander quelque chose sans le savoir! Qu'était-ce donc, vraiment?
et quelles niaiseries nous nous jetions à la tête! Toujours est-il que
je sentais un vif mécontentement du peu de chose que j'estimai d'abord
valoir la peine d'être raconté, preuve évidente de l'insignifiance
des événements de la vie humaine, qui, lorsqu'ils sont passés, n'ont
souvent pas plus d'intérêt que les colonnes d'un vieux journal.

Mais insensiblement la lumière se fit dans ce chaos, et tout s'ordonna
peu à peu. Le besoin de faire des récits, de confesser des expériences,
et de nous étonner à l'envi cessa. Le cœur et le souvenir firent
régulièrement leurs fonctions, et l'état anormal dans lequel nous nous
trouvions se détendit. Rarement j'ai goûté d'heures plus douces que
celles qui s'écoulèrent tandis que nous déroulions loyalement le cours
de notre vie, et que nous faisions la magnifique découverte qu'après
un long espace de temps et une expérience de plusieurs années, nous
trouvions toujours une grande ressemblance entre nos principes et nos
sentiments, et que nous étions restés les mêmes.

Et, en effet, il dut se souvenir souvent de moi, car il n'avait
rien oublié. Il savait rappeler toutes sortes de riens, de petites
circonstances qu'il n'eût pas retenues s'il ne m'eût pas tant aimé.
La mémoire des petits plaisirs que nous avons savourés (et même des
grands) est souvent gâtée, détruite et gaspillée dans le tourbillon
de nos distractions, de nos occupations, de nos études. Le feu de nos
passions les consume dans notre cœur, ou la glace de notre retenue les
éteint; le monde les emporte sur le flot sans repos des émotions et des
expériences, ou notre légèreté, notre orgueil et ce que nous nommons
en nous la croissance, les anéantit et les dissipe, tandis que nous
savourons le baume et le goût exquis de notre amour.

       *       *       *       *       *

Le jour suivant fut particulièrement consacré aux joies du souvenir.
Nous allâmes nous promener. Nous avions goûté en plein air la plupart
de nos plaisirs; nous nous étions égarés au bord des clairs ruisseaux,
des profondes forêts, et surtout sur les dunes brillantes. Et ces
scènes n'avaient pas subi le moindre changement. Nous arrivions bien
ici et là, et nous n'y retrouvions plus les choses comme autrefois:
ici, nous ne reconnaissions plus un plan qui était changé; là, nous
ne retrouvions plus un pont sur lequel nous nous étions assis en
balançant nos jambes au-dessus de l'eau, ou un bois abattu par la
hache, avec les noms de nos belles sur tous les arbres,--et quelle
désagréable déception! J'avais presque honte de mes compatriotes qui
y avaient apporté ce changement. Et cependant je veux parier que mon
ami eût été moins satisfait s'il eût trouvé tout dans l'état où il
l'avait laissé. Car certainement il l'aurait, même dans ce cas, trouvé
autrement qu'il ne se l'était imaginé. Nous autres, hommes, nous ne
pensons pas en notre absence aux choses que nous avons laissées loin de
nous, d'une façon si stéréotypique, et, surtout si nous réfléchissons
que nous-mêmes sommes fort mobiles et enclins à changer, portés à
abattre et à réédifier. Il y a aussi quelque chose de répugnant pour
notre nature à ce que tous les lieux, les monuments, les choses en
général, ne restent pas parfaitement comme elles étaient, lorsque nous
sommes absents ou loin d'elles, et cela excite en nous une indignation
peut-être hors de propos, qui me s'applique ni à l'existence ni à
l'absence des choses, et qui est beaucoup plus constante et mieux
affermie que nous-mêmes; une indignation qui ne ressemble pas mal à
celle qui s'empare plus ou moins d'un cercle d'amis devant un convive
aviné.

S'il est de mes amis lointains qui lisent ceci et ne le croient pas, je
ne sais rien de mieux pour eux que de venir s'en convaincre.

Qu'en est-il au fond de leur cœur? Je l'ignore; mais j'erre souvent
en esprit et en réalité, et je visite les places que nous avons vues
ensemble et me rappelle maintes heures fortunées, maints entretiens
intimes, maint aveu brûlant et mainte confession déclarée. Je parle de
ceux que j'ai connus, et je voudrais éveiller chez tous ceux qui me
sont chers l'envie de les connaître; je feuillette leurs livres favoris
et je reconnais les pages que nous lisions ensemble, dont plusieurs
me rappellent des particularités qui ne sont pas sur le papier; je
retrouve ainsi de petits souvenirs qui sont pour moi d'une haute
valeur; je cherche leurs noms dans mon carnet. Ma pensée les réunit
tous dans un éternel lien. Frères, nous sommes éparpillés bien loin les
uns des autres dans le monde; des montagnes et des mers nous séparent
et continueront de nous séparer, mais il y en a un seul d'entre vous
que je voudrais revoir dans la joie de mon âme; pour les autres, j'ai
abandonné ce doux espoir. Chacun de nous a sa propre carrière devant
soi, et ceux qui lui sont chers autour de lui, et maint nouvel ami qui
a pris la place des anciens; et au-dessus de nous tous, à l'orient et à
l'occident, au nord et au sud, s'étend la voûte du même ciel et veille
la même Providence. Je bénis chacun de vous. Souvenez-vous de moi!



IX


L'hiver à la campagne.


Parmi les choses qu'on a coutume de s'affirmer à soi-même, sas y trop
avoir réfléchi, se range entre-autres l'opinion que l'hiver à la
campagne est très-désagréable, tandis que l'été est tout félicité.
Des gens qui ne peuvent pas vivre sans opéra, sans concerts et sans
soirées; des hommes qui ont besoin de voir la société tous les jours;
des femmes qui ne sont pas heureuses si elles ne peuvent faire grande
toilette, du moins une fois par semaine, peuvent se mettre cela
dans l'idée; mais les esprits calmes, qui n'ont que par exception
les plaisirs du monde et qui ont su restreindre le cercle de leurs
plaisirs, que la leçon leur ait été faite avec douceur ou avec
sévérité, trouvent le temps froid non moins agréable que la chaude
saison;--oui, croyez-moi, quand je vous dis que, dans une tranquille
campagne, l'hiver semble infiniment plus court qu'à la ville avec
toutes ses ressources. Mais comme il fait, avec son préambule et sa
suite de sombres jours, une grande et longue saison de l'année, on
doit chercher toutes sortes de moyens passagers pour l'abréger et en
sortir sans trop d'ennuis. À la campagne, au contraire, ce n'est que
le rapide passage d'un long automne à un précoce printemps. Comme il
est court le temps qui s'écoule entre la dernière feuille du chêne
et l'épanouissement du premier bourgeon du châtaignier! Lorsque deux
jours sur sept il fait un grand vent, qu'il pleut et grêle pendant
deux autres jours, les gens de la ville restent dans leurs murs, même
pendant les trois derniers jours de la semaine, pendant lesquels le
soleil traverse les nuages, et jette de charmantes lueurs sur la
nature languissante; car le matin quand ils ont quitté leur lit,
jusqu'à midi, ils ont vu un nuage et ne savent pas que le beau temps
suit ordinairement l'automne, et le sussent-ils, _ils ne peuvent plus
sortir_, ils ne peuvent plus _compter sur le temps_; ils n'osent pas
sortir sans le parapluie, et toutefois, ne veulent pas de ce compagnon
incommode; le surtout, qui leur serait nécessaire, pèse trop à leurs
épaules; ils se répètent l'un à l'autre l'observation usée que ce
_temps est pire qu'un froid fixe_, et qu'ils désireraient un petit
feu contre l'humidité, qu'ils souffleraient très-bien si on était
seulement au mois de novembre. On est à la mi-octobre, et leur hiver
est formellement commencé.

Avec novembre, vient le petit feu, viennent les lattes contre
l'humidité, avec les peaux de mouton, les longues soirées, les
rues boueuses et le froid peu favorable à la dévotion dans les
grandes églises; il faut se surcharger de toutes sortes de vêtements
préservatifs de dessus. Puis vient décembre avec les boas et les
manchons, les almanachs et l'aurore et le crépuscule en lutte
éternelle, et saint Nicolas; c'est le temps où il fait toujours mauvais
pour sortir, dans la crainte d'une bourrasque imprévue de neige, qui
gâte en un jour vingt chapeaux de dames; et les petites gelées de
nuit qui font trembler, non de froid mais de peur. La fête de Noël,
célébrée à la campagne d'une manière si charmante et si respectueuse,
et se rattachant si harmonieusement au silence paisible qui la précède
et qui la suit, donne à la ville le signal d'une agitation et de
fêtes de toutes sortes; et après le glacial jour du nouvel an où des
centaines d'individus sont gelés, un respectable père de famille est
accablé de programmes de concert, qui lui fait contempler avec un
serrement de cœur les têtes de ses filles très-désireuses de sortir;
et il se fait dans la ville un bavardage et un mouvement de parties
de dames, de comédies, de soirées musicales, de soirées littéraires
et d'autres soirées encore, qui ne sont pas telle ou telle chose
déterminée, mais qui sont extraordinairement roides, ennuyeuses et,
disons plus, affreuses. Et l'on se rassasie si bien des plaisirs de
l'hiver, qu'au bout de quatre semaines on en a assez. Ajoutez encore
que règnent le froid et la misère, la glace dans les fossés et la
mendicité sur les écluses. Pendant deux longs mois, chaque matin on
consulte le thermomètre et on compte en murmurant le nombre des jours
d'hiver. Et avant qu'on n'ose mettre le nez à la porte, il faut que les
arbres soient verts; pour qu'on fût content de sa petite promenade, il
faudrait au moins être au cœur de mai. C'est donc un hiver qui dure de
la mi-octobre jusqu'au mois de mai. Et alors l'homme de la ville qui
arrive aux champs, éprouve une surprise telle que s'il s'était fait une
soudaine décoration; car il n'a rien vu de tous les préparatifs d'éveil
de la nature; il ne l'a pas contemplée dans la marche lente de ses
progrès. Il lui a manqué la joie que l'homme de la campagne a savourée
lorsque sa première poule a pondu, et que ses perce-neige ont apparu
toutes nues sortant du sol durci. Il n'a pas vu partir les oies et les
sansonnets, les pinsons disparaître, et trois jours avant que lèvent ne
vînt du sud, le fermier de son jardin lui avait prédit la chose.

Celui qui a une campagne et qui est forcé d'y passer l'hiver, ou est
assez sage pour le faire sans contrainte, se lève avec le soleil.
L'heure est assez favorable, car le soleil lui-même, dans cette
saison, n'est pas fort matinal. Mais ne nous en faisons pas accroire
mutuellement: citadin et campagnard sont du même avis, et pour tous
deux le moment du lever est la grosse affaire de la journée; car le lit
est chaud, la chambre froide, l'homme paresseux; de plus, l'eau peut
être gelée dans l'aiguière, et le penchant à _se retourner encore une
fois_ est inné à notre race. Mais a-t-on une fois triomphé, alors on a
du moins à la campagne la satisfaction personnelle de voir réellement
le soleil, tandis que les messieurs et les dames de la ville sont
condamnés à lire toujours ce gigantesque mot MANUFACTURE sur la façade
de leur vis-à-vis, ou le nom moins agaçant _fourniture de bureau_; et
si ce vis-à-vis est un hôtelier, vous avez tout au plus la chance de
contempler l'image dorée du flambeau du ciel, avec des rayons gros
comme le pouce et des yeux louches. Que vous êtes à plaindre si vous
demeurez non loin d'un fossé d'où vous ne voyez que de la glace noire
avec des tas de cendres et d'ordures, précisément jetés dehors pour
votre récréation au moment où vous quittez votre couche! Que vous êtes
à plaindre encore si vous habitez une chambre de derrière, et que votre
vue se borne à un étroit jardin qui est dominé par les murs sombres de
hauts magasins dont toutes les fenêtres sont fermées et condamnées!
Mais venez à cette fenêtre qui s'ouvre à l'orient, regardez cette
prairie que le givre semble couvrir d'une couche de plumes grises,
l'horizon couleur de cuivre, avec ce disque d'un rouge de sang, à
demi levé, à demi couché encore, qui, si nous étions à la fête de
Noël, jetterait sur la neige un reflet rouge, mille fois plus beau que
les plus beaux feux du Bengale sur les héros chanteurs du cinquième
acte d'un opéra, ou sur les collines de toile d'un ballet. Ou bien,
regardez par cette autre fenêtre qui donne sur le couchant, et voyez
ces verts sapins enveloppés d'un voile léger et scintillant, et la
foule majestueuse des vénérables hêtres dépouillés de leurs feuilles
(une tête chauve est toujours respectable!). Là, derrière la cime
cachée dans un nuage, vous voyez ce pin dont le tronc est arrosé par
des gouttelettes résineuses; ceux-là auront aussi à Noël leur éclatant
manteau de neige, espérons-le. Tout cela est beau, dites-vous, mon
cher lecteur, mais on ne peut pas, durant toute la journée, regarder
le soleil et les arbres. Que fait l'homme de la campagne? De quoi
s'occupe-t-il? Comment s'amuse-t-il?

C'est le mois de décembre; son bois doit être abattu, et il fait la
ronde avec son surveillant, pour désigner les arbres qui doivent tomber
sous la hache, et quel bois taillis a atteint l'âge d'être coupé. La
chasse n'est pas encore fermée, et il charge son fusil avec du gros
plomb en guise de plomb fin, car le lièvre a pris, comme vous, sa
pelisse d'hiver; et lorsqu'il a porté jusqu'à la nuit la carnassière
sur l'épaule droite, le sac à dragées sur l'épaule gauche, et le fusil
à la main, et que de plus il rapporte une couple de lièvres et autant
de bécasses de bois pour les amis de la ville, au souper, il mange
comme un loup, et aussi bien que vous, monsieur, bien que le poêle de
votre comptoir brûle encore et que vous vous soyez tant animé à la
Bourse! Le soir, il est beaucoup trop fatigué, pour s'ennuyer, il
se met à l'aise dans sa robe de chambre et ses pantoufles, et songe
à la peine qu'il a eue avec le lièvre qu'il a blessé à la patte et
qui criait comme un enfant, le lièvre qu'il jette dans la chambre et
qui gît là, roide mort; puis, il songe à cet autre dont il a vu voler
les poils, qui a fait culbute sur la tête, a repris ses jambes à son
cou pour aller mourir dans quelque coin inconnu; ou bien, s'élançant
sur le char des hypothèses, il se demande où est allé celui qui s'est
levé dans la plaine et où se sont abattues les bécasses sur lesquelles
son fusil a raté. Sa famille et ses voisins, rassemblés autour du
foyer, écoutent avec intérêt les vieilles histoires de chasse, des
trois poulets et des deux canards tués d'un seul coup. Les paysans ne
viennent-ils pas aussi payer et expliquer leurs affaires domestiques?
Le dominé ne vient-il pas faire une partie d'échecs? Et n'écrivez-vous
pas vous-même, dans les murs de la ville, assez de livres pour lui? Et
ne reçoit-il pas deux fois par semaine tout un paquet de journaux, où
il lit, à sa grande édification, les visites des rois et des princesses
dans la capitale? les tabliers de diamants et les toilettes d'or des
acteurs qui excellent dans leur nouveau rôle; le nom des grands, plus
grands, infiniment grands virtuoses; des salles combles à étouffer?
n'y voit-il pas les brillantes coiffures de femmes, les plaisirs
artistiques qui ne trompent pas; le plombage de dents creuses dont il
n'a pas besoin; de la _source de vie_ à un florin vingt-cinq cent. la
boîte qu'il trouve encore à meilleur marché à la campagne; puis les
chicanes et les querelles de ceux qui écrivent des livres, sorte de
péché dont il est bien innocent; le jeu du violon auquel il se livre
uniquement pour son propre plaisir; les attestations des rédacteurs,
par lesquelles il juge qu'ils n'ont pas coutume d'agir ainsi; ce qu'il
peut remarquer lui-même dans ce tas de journaux qu'il a devant lui?

Il a aussi ses jours de fête. Ce sera, par exemple, le lundi perdu,
un jour où, chez vous, à la ville, les ouvriers imprimeurs courent
les portes en mendiant honnêtement; dernier appel à une générosité
qui a déjà dû pourvoir auparavant à l'avidité des domestiques, des
sacristains, des placeurs de poêles, des allumeurs de lanternes, des
éteigneurs d'incendie, des veilleurs des tours, des garçons de la
société _tot Nut Van Allgermeen_, et de Dieu sait qui encore. Nous ne
connaissons ici personne dans ce genre que le garde forestier, qui
vient nous offrir son almanach vert, et auquel nous recommandons à
nouveau, dans cette occasion, les voleurs de bois. Car, pour dire la
vérité, ce sont avec les innombrables corneilles, nos seuls malheurs
de l'hiver. Mais je voulais parler du lundi perdu. Nous avons, par
exemple, ce jour-là, la grande vente de bois, une solennité publique
infiniment plus amusante qu'une grande parade; vous pouvez m'en croire.

Venez voir à dix heures, dix heures et demie! Alors les paysans
arrivent par troupes à travers le bois; un paysan connaisseur n'a pas,
sauf pour la foire aux fromages, plus de hâte pour arriver de façon à
avoir une bonne place. Peu à peu, ils s'approchent tous, l'un les mains
derrière le dos, l'autre les mains dans les poches de son habit, de
l'endroit où se trouvent les parcs et les arbres de haute futaie qui
sont désignés à la mort par une blessure de hache et un numéro, et l'on
recherche, des premiers aux derniers, les numéros; chacun des acheteurs
cache son plan, son envie d'acheter et son intérêt calculé, sous le
plus complet laconisme.

--Ainsi, Gaspard, dit l'un, vous voudriez aussi avoir un lot?

--Mon Dieu oui, je viens un peu voir.

--Maintenant,--les paysans commencent presque toutes leurs phrases par
ce mot,--maintenant, il y a là-bas beaucoup de beaux parcs, mais il y a
aussi une partie de fins acheteurs.

--Oui, dit un autre qui a envie d'acheter plusieurs lots, et avant que
je ne les aie à la maison...

--Ainsi, Jean Splitter, une couple de nouvelles chaumières, dit un
autre propriétaire de ce nom qui a envie d'acheter un parc dont il
prend note; cela va commencer. Jean Splitter va faire enchérir tout.

--Un beau petit temps, remarque un cinquième, qui est surpris à
regarder un hêtre dont il évalue le rapport, un très-beau temps; mais
il y a encore beaucoup de vent en l'air; j'aimerais mieux qu'il fit un
peu sec.

--Cela devrait être, frère, dit un petit vieux paysan en allumant sa
pipe et en remplissant à l'instant l'air de nuages à la forte odeur.

--Il y a aussi des marchands de la ville, à ce que je vois, dit un
pauvre paysan qui craint que ces citadins ne l'empêchent d'acheter.

--Voyez-les avec leurs bottes fines, dit un jeune garçon a cravate
rouge de sang, qui prend mieux son parti de la présence des gens de la
ville; ainsi, boulanger, vous voudriez faire un bon coup?

Le boulanger fait une figure embarrassée, et fait semblant de ne pas
avoir entendu; mais il réfléchit, tire sa tabatière, prend sa prise
avec une vraie gloutonnerie de boulanger, et répond;

--Oui, je voudrais bien avoir ma petite part.

Sur ces entrefaites, le propriétaire est, avec les fils de la maison et
le maître du bien, près d'un foyer où se brûle un bloc de bois de la
grosseur d'une côte de bœuf; c'est un arbre de l'année dernière et qui
a tellement profité au maître du bois, qu'il a regagné son argent avec
le menu bois, et que le tronc lui est resté pour rien. Là est aussi le
secrétaire de la commune avec son bâton d'épine, des mitaines vertes,
une tête grise, et un employé de la ville qui va acheter une partie
considérable du bois. Une petite conversation, une tasse de café; puis
l'encan s'ouvre et on se rassemble autour du numéro un.

En ce moment, les conditions de la vente sont lues avec de terribles
menaces contre ceux qui n'auraient pas payé comptant dans les six
semaines, ne fermeraient pas convenablement les trous, et lors de
l'arpentage amèneraient des chiens dans le bois; menaces qui, à défaut
de moyens de contrainte, n'ont que la force de prières bienveillantes.
Alors commencent la presse et l'agitation. Plusieurs achètent au
commencement, parce que _cela sera meilleur marché_; plusieurs
diffèrent leurs enchères dans l'espoir que la plupart des gens se
retireront tout doucement et que les meilleurs marchés se feront à la
fin. Le secrétaire fait de son mieux pour vendre au plus cher, et en
même temps pour mettre les acheteurs, autant que possible, à même de
débourser sur-le-champ te moins d'argent. On échange toutes sortes
de gentillesses, et d'autant plus à mesure que les abatteurs de bois
circulent plus gaiement avec le baril, et que les petites boutiques
établies partout dans le bois taillis ont plus à faire.

--Avez-vous conservé votre argent? dit le secrétaire avec une
admiration peu dissimulée pour la parcelle de terrain qu'il touche avec
l'extrémité de sa baguette. Mes amis, quels arbres! Vous pouvez en
faire du feu pendant deux ans! Combien pour ce parc? Qui met à prix sur
douze florins? Ah! vous voulez en donner six! vous voulez plaisanter,
mes enfants! Il vous les faudrait pour trois...

--Haussez donc, dit un instant après le même magistrat à un paysan qui
semble disposé à enchérir et qui, dès qu'on lui adresse la parole,
s'enfuit comme s'il craignait qu'on ne s'en fit son plastron; voyons,
Jeannot, haussez pour Jean le marchand de bois. C'est une honte,
Jeannot!

--Voyons, celui qui aura ce lot en aura cinq avec lui, plus un
gâteau de la boutique et la bouteille par-dessus le marché, dit-il
en plaisantant et en s'approchant d'une parcelle où une joyeuse
vivandière, couverte d'un épais manteau, est en train de se chauffer
les mains au petit pot à feu où les paysans viennent allumer leurs
pipes; j'en donne moi-même sept florins, sept un quart, et trois
quarte... Bon! une fois, deux fois, personne de plus que huit florins
pour cette jolie femme? Huit et demie!--Bah! Antoine, n'avez-vous pas
assez d'une femme, mon brave? Huit et demie! neuf ... pouvez-vous
donner l'eau-de-vie, compère? Encore un quart, une demie; neuf et
demie; une fois, deux fois, trois fois; je vous félicite; c'est un beau
lot, compère! Quel est votre nom?

--Jean van Schoten.

--Vous vous appelez Jean van Schoten? Vous n'avez donc pas de bois chez
vous, compère? Et se tournant vers le maître du bois, il dit;

--Est-ce fait, maître? Que devons-nous décider? Après cette pièce-là,
le morceau qui touche à le terre de Simon, n'est-ce pas? Approchez,
enfants: que dira Simon, si nous tombons tous là-dessus, toute une
bande, comme sur des _pannekoeks?_ La femme pourra cuire à la maison
pendant cinq jours.--Allons, mais procédons bien en besogne. Numéro
cent et trente; qui en donne cent trente et un florins? Cent trente et
un cents, c'est un bon commencement pour mieux arriver...

--Deux ont mis à prix; qui a parlé le premier?

--Moi.

--Comment vous appelez-vous?

--Je m'appelle Pierre de Wit.

--Bon, je vais écrire cela en bonne encre noire.

Voilà des gentillesses, non pas de la plus fine espèce, et qui sont
bien au-dessous de tous les bons mots et calembours qui circulent
en ville, mais qui procèdent d'une joyeuse disposition et qui font
parfaitement leur chemin dans le pays des paysans, et qui le feront
aussi longtemps, pour employer le style nécrologique, que, les
gentillesses des paysans seront appréciées à leur juste valeur dans la
Néerlande.

Au milieu de tout cela, les hommes, les femmes, les enfants suivent
en criant à travers le bois, avec de la boisson, du pain d'épices et
des plats de friandises, et étendent partout leurs tentes portatives,
et intriguent de toutes leurs forces, comme si tous ceux qui sont
présents étaient soumis à l'obligation de consommer quelque chose chez
eux:--À qui le tour?--Vous avez déjà demandé depuis longtemps une
petite goutte, voisin?--Henri! Henri! comme votre gosier; est sec! Ne
risquez vous pas le voyage? Six par-dessus et deux en dessous.--Voici
Kees, voici Kees, vous n'avez rien à payer? Il ne paie pas non plus
au boulanger de gâteaux! Et tous souhaitent pour la soixante-dixième
fois de toucher le premier argent reçu de la vente du jour; et les
petits paysans boivent avec les enfants du dominé et du chirurgien, et
de la grande maison, et trottent à travers la foule dans toutes les
directions, pour jouer, pour se réfugier dans les cachettes derrière
les parcs, pour sauter comme de jeunes acrobates d'un tronc sur
l'autre, ou ils se font payer parle maître du bois un schelling de
gâteaux, et celui-ci les laisse aller pour son compte jusqu'à ce qu'il
en soit pour un florin.

Au dernier lot, il y a un peu de remue-ménage, et au dernier
numéro,--c'est un petit vieux arbre tout maigre, mort au sommet,--on
hausse de cinq cents, et un petit homme de la ville, qui est beaucoup
trop exalté pour calculer, demeure adjudicataire, à la joie générale.
Et la cérémonie est terminée, sauf pour le maître du bois et pour les
magistrats qui ont assisté à la vente et qui sont invités à manger un
morceau de bœuf rôti.

       *       *       *       *       *

Mais, nous voici à la fin de janvier, et votre barbier vous fait chaque
matin de terribles tableaux des pouces de glace qui ont gelé dans les
fossés de la ville. Maintenant vous arrivez avec une fête populaire,
et vous me parlez de votre plaisir sur la glace! Votre plaisir sur
la glace? J'ai bien l'honneur de vous saluer: je ne tiens pas à la
glace et j'aime mieux ne pas m'y risquer, parce que je suis déjà à
moitié fou sur l'eau liquide et vivante. Votre kermesse de l'Amslet, ô
Amsterdammois, votre kermesse de la Mense, ô Rotterdammois, offrent un
singulier aspect, et vos journaux tien peuvent assez parler; lorsque
vous vous promenez, vous allez en voiture, vous chevauchez eu galop,
vous jouez à la crosse, au billard, vous vous abreuvez d'amer et même
vous vous aventurez sur la glace, où tous les états se livrent au
même plaisir, le personnage de haute naissance dans sa polonaise et
le passeur d'eau dans sa blouse de batelier; c'est comme un accord de
croassements réunis de milliers de patineurs hollandais, anglais et
frisons, qui remplissent l'air, tandis que les babioles retentissent et
que les vivandiers cherchent à les dominer, en vendant leur eau-de-vie.
Lorsque tout cet éclat de douillettes doublées et bordées, de pelisses
et de châles, est éclairé par un austère soleil d'hiver, et qu'une
société qui ne vit que de luxe semble vouloir opposer l'excès de sa
richesse à la sobre avarice de la nature, on ne pense pas qu'à la
campagne, si nous n'avons pas le plaisir de la glace, nous avons celui
de la vente, l'honnête vente, et nous voudrions bien que vous l'eussiez
aussi.

Je suppose que vous-même êtes propriétaire d'une petite campagne
voisine d'un petit village; vous pourriez aussi avoir le plaisir de
la glace, et si vous avez des enfants, cela vous ravira. Les grandes
personnes dédaignent cette petite mare, mais le petit Wilbert aux
grands yeux court prendre ses patins, dès qu'il entend dire que les
jeunes messieurs du château voisin vont se risquer dessus, et il emmène
avec lui son frère plus jeune qui commence à traîner timidement les
pieds sur la glace. Bientôt se rassemble de toutes les demeures une
jolie troupe de petits paysans de petites paysannes, qui se nomment
les uns les autres par leurs noms, et qui sont très-familiers avec les
petits messieurs et les petites demoiselles du château, qui ont mis
leurs patins avant de sortir de la chambre; et qui, avec des pantalons
bouffants tout rouges et des joues plus rouges encore, viennent se
mêler au cortège. Là, la gaieté monte à son comble: la petite troupe
glisse, traîne les pieds, tourbillonne et tourne en commun, tombe tout
d'un coup, se jette mutuellement des boules de neige, et les jeunes
gens mettent les jeunes filles sur leurs patins et leur escamotent
leurs petits chapeaux de dessus la tête, sans que pour cela elles
prennent aucun rhume; ils s'avancent en triomphe sur la pointe de
leurs patins, et le traîneau va et vient avec toute une cargaison de
petites filles et avec toute une bande de jeunes gens par derrière,
tourne et retourne si terriblement que tous jettent les hauts cris.
Et puis vous verriez le maître de la campagne lui-même se donner la
fantaisie de jouer le vivandier et de restaurer la joyeuse jeunesse
avec du gâteau et un petit verre d'eau-de-vie avec du sucre; alors
s'élève un cri de joie, et les enfants des paysans n'ont jamais rien
goûté de si bon; mais l'ouvrier qui a nettoyé la glissoire n'est pas
non plus oublié, et glisse du haut en bas et du bas en haut avec son
balai sur l'épaule, fait des folies avec les petits polissons et reçoit
à l'improviste une boule de neige sur l'oreille, si bien qu'elle en
tinte; puis le polisson qui a lancé la boule de neige la ramasse et la
jette bien loin sur la glace; là-dessus, un autre polisson, qui est
déjà deux fois tombé sur le nez, ne se sent plus de plaisir. Mais une
déchirure se produit dans la glace, sous le poids des patineurs, si
bien que le petit polisson, monté sur une paire de patins rouillés et
qui agite en l'air ses gros bras enfermés dans un étroit pourpoint,
ose encore avancer et détache doucement ses patins; mais les hommes
qui ont une expérience de deux ou trois ans parlent de poutres qui
viendront par-dessous, et tout est agitation, acclamations et bonheur.
Garçons et filles ne savent rien de plus magnifique que quand il gèle
fort et que le lendemain il y a de nouveau un pouce de glace dans le
trou qui s'était produit la veille, et ils n'ont rien de plus pressé
que de venir, le matin, vous en montrer les preuves jusque dans votre
lit. L'obscurité seule met fin à la joie à laquelle le dîner n'apporte
qu'une légère interruption. Mais, laissez venir le clair de lune,
la glace se durcira encore, et il y aura un plus grand nombre de
patineurs; voilà pourquoi, le soir, les autres eaux sont trop éloignées
ou trop pleines de danger; et si vous n'avez pas envie de prendre part
au plaisir, vous pouvez le voir, assis à votre foyer, qui projette ses
lueurs sur le visage de votre bien-aimée femme et de vos charmantes
filles, avec ces flammes de charbon de terre qui prennent surtout un
plus brillant éclat lorsque vous fendez la motte avec la pointe du
tisonnier; puis l'heure intime du crépuscule amène avec elle une foule
de doux souvenirs et provoque une quantité de bavardages familiers. Et
peut-être l'entretien porte-t-il votre attention sur quelque beau poème
ou quelque livre intéressant qui orne votre petite bibliothèque; et le
soir, quand tout est calme dans la maison et au dehors, vous faites une
lecture à votre petit entourage, en savourant un verre de punch chaud
ou d'excellent chaudeau; et vous ne songez pas qu'en ce même moment,
dans une des salles de conférences de la capitale, une jeune victime de
son amour-propre et d'un secrétaire d'une société savante, toute vêtue
de noir et le visage pâle, est amenée au milieu d'une imposante réunion
d'hommes estimables, pour lire entre six bougies, devant un nombre
considérable de gens, décorés ou non, et de dames en belle toilette,
une dissertation somnolente, ou un poème lugubre sur un homme qui par
erreur épouse sa sœur, ou sur une jeune fille qui se lamente au haut
d'une tour et finit par s'en précipiter.

Voulez-vous encore un autre contraste? Permettez-moi encore celui-ci:
Vous n'aimez peut-être pas les oppositions: mais, grâce encore pour
celle-ci; elle sera frappante. Il faut vous imaginer maintenant que
vous êtes citadin, et que vous habitez Amsterdam ou La Haye.

C'est à la fin de février; dans votre cercle, dans votre société, que
voulez-vous? dans votre maison peut-être, s'est développé un triste
drame, par-dessous le voile de l'étiquette et de l'indiscrétion des
caquets. La belle Emmeline était la reine du bal dans toutes les fêtes
de l'hiver; elle était fêtée, elle était adorée; sa mère était fière
d'elle, elle était fière d'elle-même. À la soirée de madame de W...,
le jeune van Straaten la rencontra et fit extrêmement cas d'elle. Au
concert de...,--nommer ici un des artistes inimitables parmi les dix
mille de notre temps,--il sautait aux yeux qu'il voltigeait autour
d'elle; au bal qui eut lieu chez vous (où l'on s'est amusé d'une
manière si charmante, madame), et au Casino, il la quittait à peine,
était d'une manière incroyable aux petits soins pour elle, et on a vu
ses yeux étinceler comme des yeux de tigre, quand elle valsait avec un
autre. Le jeune van Straaten a un extérieur très-séduisant, un très-bel
avenir devant lui, et une très-respectable famille derrière lui. Quoi
d'étonnant qu'il fit impression sur la jeune fille? Quoi d'étonnant
qu'elle voulût savoir, en boudant un peu, ce qu'il se proposait? Que
fait le monstre, à la dernière soirée à laquelle il assiste avec
elle? Il l'aborde un instant; il lui demande à peine avec une roide
révérence comment elle se porte; quand, sur les instances de tous, à
l'exception des siennes, elle s'assied au piano et chante, elle le
voit dans le miroir tout absorbé dans une conversation,... avec une
autre belle? Non, messieurs; avec un savant, avec un diplomate. Et un
instant après, il prend les cartes d'une vieille dame qui, parce qu'une
autre vieille dame et deux vieux messieurs l'ennuyaient à l'hombre,
l'a prié delà délivrer. Pendant toute la soirée, pas un mot, pas un
regard pour la belle Emmeline; et, le lendemain, le bruit court que son
engagement avec mademoiselle E. de X., qui, dès l'été, était arrêté,
est définitivement conclu. Le cœur de la pauvre Emmeline est brisé ...
non, empoisonné! Dès ce moment le monde entier n'est pour elle que
feinte et dissimulation, tous les hommes ne sont que fausseté. Elle
veut aussi porter un masque et feindre comme les autres. Toutes ses
amies la consolent dans leurs réunions, et, pendant des semaines, elle
n'est connue que sous le nom de la jeune fille qui a été traitée d'une
manière infâme: ce doit être le refuge des conversations languissantes
sur les sofas de velours, et des tête-à-tête animés près des cheminées
de marbre et sur les bancs discrets des fenêtres.

Mais maintenant-je vois mon campagnard faire une visite à un de ses
paysans et s'asseoir à côté de lui pour partager son café et sa tartine
de l'après-dîner, en société avec un marchand qui porte sur son dos un
paquet oblong; et qui souffle son café sans mot dire, tandis que la
femme et les filles songent à ce qui est nécessaire encore. Mais la
file ainée est à la ville, et mon campagnard, qui parle volontiers aux
jeunes filles, trouve la circonstance opportune pour faire quelques
questions:

--Eh bien, Jeannette, est-il vrai ou non que vous vous, êtes mise en
tête de marier votre fille?

--Mais, monsieur, répond-elle, sans ménager le nombre des paroles,
les gens veulent bien le dire; mais ça irait mal si nous voulions
tout croire: je ne dis pas que ce n'est pas; la porte peut être
entr'ouverte; mais quant à se marier, je peux dire: non, on n'en est
pas là.

--Et vous, avez-vous pensé à prendre quelque chose, Trinette? dit le
marchand.

--Oui, dit Trinette, donnez-moi un peloton de fil noir.

--Et à moi, quatre boutons de chemise, dit la femme.

--J'avais entendu dire, l'automne dernier, que vous étiez allée à la
kermesse avec un amoureux, dit mon campagnard qui n'a jamais rien
entendu de cette espèce.

Mais le paysan et sa femme prennent une figure grave, qui donne à
entendre que le toit pèse trop sur la maison; et le citadin s'aperçoit
qu'il faut changer de conversation.

--Est-ce là un petit agneau? demanda-t-il en désignant un petit animal
noir, qui se trouvait agenouillé sur la pierre du foyer à côté d'un
gros chat taché de roux et de noir.

--Oh! mon Dieu! nous en avons deux, un blanc et un noir que voilà: le
blanc est fort et pousse bien, mais le noir laisse à désirer. Il ne
veut pas téter, et il faut le tenir pour l'y forcer; nous le laissons
boire dans un petit pot. Mais le pis, c'est qu'il fait des ordures
partout.

--Oui, dit le paysan. Monsieur ne veut-il pas voir les veaux? Monsieur
se lève et le suit à l'étable, où ils se trouvent.

--Tenez, en voilà trois: deux génisses et un bouvillon; l'une des
génisses est venue aujourd'hui. Vilain poil, n'est-ce pas, monsieur?

--Il est tout noir.

--En effet, monsieur, mais savez-vous ce que je dis: il ne faut
jamais mépriser une bête pour son poil; je pense que cela n'est pas
convenable, et il peut y avoir une bénédiction en elle. Vous avez
des gens qui sont si difficiles sur ce point! mais je dis que cela
no convient pas, et j'élèverai la génisse noire aussi bien que la
bigarrée; et savez-vous ce que je pense? Il vaut encore mieux en avoir
une toute blanche, car celles-ci sont terriblement tourmentées par les
mouches et sont aussi très-méchantes; en voilà une, là-bas, qui, il y a
un an, s'est enfuie avec sa couverture.

--Mais, si c'était une génisse rouge?

--Alors, je ne la garderais pas; je n'aime pas la couleur de feu, dit
le paysan, si tendre pour les animaux, et qui veut qu'on n'en méprise
aucun pour sa peau, mais pour qui ce préjugé est trop puissant. Puis
tout à coup, reprenant le premier entretien, il va aux deux génisses et
au bouvillon, qu'il laisse tour à tour baver sur sa main.

--Tenez, vous êtes instruit; écoutez: Elle avait mis son idée sur lui
aussi, je puis le dire, mais cela ne nous allait pas, à ma femme et
à moi, et voilà pourquoi cela n'a pas abouti; car Trinette est une
excellente fille, cela n'est pas douteux; c'est une belle fille, mais
quoi qu'on en dise cela ne pouvait être mieux, et le maître dit qu'il
n'en a jamais vu de pareille et d'aussi bien; et Trine est la femme
sans pareille pour nettoyer, frotter, balayer; celui qui sera son mari
aura en elle une excellente femme. Je voulais donc dire seulement que
c'est une bonne fille, par la raison encore qu'elle tenait à ce garçon
et qu'elle s'est mis la chose hors de la tête. Je lui dis:--Trine,
danse au son du violon avec Jean, mais que ce soit la dernière fois. Je
vis bien qu'elle regardait sèchement, et elle me dit: Que voulez-vous
encore savoir? Mais voilà comment vont les affaires, monsieur, et je
pense que vous m'avez compris; dans mon jeune temps, j'ai eu un caprice
pour Joséphine, qui est maintenant la femme de Tak, mais j'étais
beaucoup trop mal monté pour m'établir, et j'ai dans Marie une bien
meilleure femme. Je vous dis donc que pour Trine et Jean, cela n'aurait
pas bien été, et je dis à ma femme: Tu peux encore voir, mais la chose
ne doit pas se faire. Ma femme pensa que le mieux était de mettre la
main à l'œuvre et qu'on ne pouvait pas le renvoyer uniquement parce
qu'il était catholique romain, car le dominé dit que nous devions être
patients vis-à-vis des romains, mais la femme alla trouver le maître et
lui expliqua l'affaire. Marie, lui dis-je, ce garçon doit partir, car
je veux rester le maître à la maison. Ma femme me répondit; Eh bien!
soit, puisque vous pensez que cela vaut mieux pour Trinette.

--Et que dit Trinette de la chose? demanda le campagnard qui, ayant lu
vos derniers romans, ô messieurs de la ville, doit croire que la jeune
fille est devenue au moins poitrinaire.

--Eh bien! Trinette fit ce que nous voulions. Je vis au commencement
que cela lui faisait quelque chose, mais je lui dis:--Laisse le chagrin
de côté, ma fille, le garçon est parti et ne reviendra plus. Songe à
en choisir un autre, et veille aux vaches au moment où il faudra les
traire.

Tout à coup le loquet de bois de la porte est levé, et l'héroïne de
l'histoire apparaît, le front serein encadré dans les plis gracieux
d'une cornette, avec une jaquette jaune et un panier de pêcheur au
bras; la gaieté et l'espièglerie sont peintes dans ses yeux bleus, et
le campagnard lui pinçant doucement la joue:

--Je disais à votre père, Trinette, que je ne comprenais pas qu'une
jolie fille comme vous ne fit pas encore l'amour.

--Faire l'amour? dit Trinette, je ne sais pas ce que je n'aimerais pas
mieux faire; et elle sauta légèrement plus loin, demanda à sa mère les
commissions, aida au marchand ambulant à charger son paquet, et lui
demanda s'il pourrait bien se lever, parce qu'il penchait un peu trop
en avant.

--Me viendriez-vous en aide, Trinette? demanda le marchand avec un
regard suppliant, si vous me voyiez par terre.

--J'y réfléchirais d'abord, dit la joyeuse Trinette. Adieu, Doris,
bon voyage; mais prenez bien garde de tomber, si je suis dans votre
voisinage....

--Eh bien! quoi donc? demanda le marchand avec un sourire sentimental.

--Venez ici, je vous aiderai. Bonjour, voisin Doris.

       *       *       *       *       *

Le mois de mars règne à la campagne avec ses alternatives de neige,
de tempête et de pluie. Toute la ville tousse et éternue, et demande
avec indignation ce qui a valu à ce mois le nom si peu mérité de mois
du printemps. Le campagnard ne le demande pas, car pour lui ce mois
est riche en phénomènes encourageants, en preuves d'une nouvelle vie
et d'une nouvelle force de la nature. Quand, dans les jours sereins et
aux heures sereines du jour, il prend son bâton de frêne à la main et
va se promener, il voit partout les champs en jachère remplis de belles
brebis et de joyeux agneaux, qui paissent sur le chaume; il voit la
charrue retourner le chaume d'autres champs qui doivent produire la
moisson de l'année. Dans ses étangs sont venus des canards qui feront
un nid sous les branches basses du sapin sur le rivage; les coudriers
fleurissent; son jardin potager est mis en ordre depuis la Chandeleur,
et bientôt il plantera ses pois précoces; encore une quinzaine de
jours, et le taureau commencera sa tournée, et déjà les merles chantent
gaiement dans son bois encore dépouillé. Avant la fin du mois on lui
apporte les premiers œufs de vanneau, et ses choux-fleurs sont déjà
plantés. À peine l'inconstant avril est-il arrivé que la cigogne
vient poser ses longues pattes sur son toit; ses pêchers commencent à
fleurir; son parc de violettes est tout bleu; ses poussins éclosent;
une légère teinte verte se répand sur ses arbres, et la verdure croît
dans ses champs; la fleur du châtaignier sauvage se montre déjà dans le
bouton, et le dix-huit ou le dix-neuf, le gai rossignol annonce par son
chant qu'il est là pour chanter la chanson du printemps. Chaque matin
il apprend à son déjeuner des nouvelles de ses arbres qui sont devenus
tout verts, et à chaque promenade, il rencontre de nouvelles fleurs.
Dans le jardin, se montre déjà au-dessus du sol le verdoyant espoir de
l'été; les tourterelles sauvages et les pigeons bleus volent dans les
arbres avec de petites branches dans leurs becs rouges; l'hirondelle
rase l'eau et vole à l'intérieur de l'étable pour suspendre son nid
au-dessus du râtelier; le jeune bétail mugit dans la prairie, et les
vaches laitières pourront être envoyées aux champs au mois de mai....
Et le dimanche, les chemins sont remplis de promeneurs qui viennent de
la ville contempler toutes ces merveilles; parmi eux on en voit un seul
qui a mis le pantalon blanc d'été, dans la bienheureuse, conviction
qu'il est la première primevère du printemps.



X


LE PROGRÈS


                                Petite fille éveillée,
                                Que fais-tu dans mon jardin?
                                Tu cueilles toutes mes fleurs
                                Et le fais trop brutalement.
                                (_Vieille chanson._)


Des revenants! oh! j'ai tout respect pour nos lumières supérieures,
mais cela me peine terriblement qu'il n'y ait pas de revenants! Je
voudrais, y croire, aux revenants et aux fées. O Mère-l'Oie, chère
Mère-l'Oie! Bottes de sept lieues! Tache de sang ineffaçable sur cette
clef fatale! Et vous, torrents de roses et de perles qui sortez de
la bouche de la plus jeune fille du roi! comme vous avez réjoui ma
jeunesse! Ma grand'mère savait si bien raconter l'histoire du Petit
Chaperon-Rouge! Le samedi soir, quand elle venait aider à plier la
lessive, avant qu'elle entreprît cette grave besogne, à l'heure du
crépuscule, le plus petit de nous était sur ses genoux et jouait
avec son tire-bouchon d'argent en forme de marteau. Comme ses yeux
affaiblis brillaient encore lorsqu'elle imitait le loup au moment
où il mord! Certainement, _Jacob et ses enfants_ est un beau petit
drame, le _brave Henri_ est extrêmement brave; mais j'avais alors
une aversion pour les livres sur le titre desquels on voit écrit en
brillant caractères: _Pour les enfants_; et quant aux titres tels que
_Conseils et instructions_, ils me faisaient comme à tous les enfants;
je ne comprenais pas l'utilité de l'utile. Mais j'avais une très-jolie
collection de la Mère-l'Oie, demi-française, demi-hollandaise, sans
couverture, sans titre, et dont les feuillets par-dessus le marché
étaient comme déchirés par la dent d'un chien de chasse. De la poétique
leçon de morale imprimée en cursive, à la fin de chaque récit, je ne
comprenais rien. Mais je comprenais merveilleusement le terrible: «Sœur
Anne! sœur Anne! ne vois-tu rien venir?» Oh! la Barbe-Bleue, cette
terrible, cette affreuse, cette magnifique Barbe-bleue! Si son histoire
était pour moi la plus belle de toute la collection, je tournais autour
d'elle avec une certaine crainte désireuse, comme une mouche autour
d'une chandelle. Je lisais d'abord les autres, enfin je tombais sur le
bourreau de femmes et je dévorais son histoire. Mon intérêt qui m'ôtait
la respiration, mes joues pâles, ma chair de poule, mes regards vers
la porte, mes vives terreurs, quand dans ces moments quelque chose
tombait de la table, ou que quelqu'un entrait! tout cela est encore
vivant dans mon esprit: oh! je voudrais pouvoir le sentir et en jouir
encore aujourd'hui comme alors! Croyez-vous que ce temps fût perdu?
croyez-vous qu'une telle heure ainsi employée ne contribuât pas à me
former? que cela n'étendît pas, ne fortifiât pas mon imagination et ne
lui donnât pas des aliments?

Et maintenant, qu'est devenue ma Mère-l'Oie de ces jours-là? Je n'en
sais rien[1]; mes jeunes frères et sœurs n'en ont pas fait tant de cas.
Je ne l'ai jamais vue dans leurs mains. Les enfants de nos jours lisent
toutes sortes de choses sur l'utile; sur la science, toutes choses
très-ennuyeuses. Ils lisent des choses écrites sur de grandes personnes
qu'ils ne comprennent pas, et sur des enfants qu'ils n'oseraient se
proposer d'imiter: ce sont de petits anges en jaquette et en pantalon
qui donnent leurs épargnes à un pauvre homme, bien qu'ils pensassent
en acheter des jouets; puis, ils lisent l'histoire des grands hommes
mise à leur portée qu'ils comprennent à peine. Et puis; on ne les
appelle que _jeunes gens studieux_ et _chers enfants._ On ne sait pas
que si mainte grande personne désire être encore enfant; il n'y a pas
d'enfant au monde qui ne s'entende volontiers donner ce titre. Les
paroles sensées de van der Palm à la jeunesse: «Je ne veux pas vous
abaisser[2], mais vous élever,» sont restées une indication incomprise
pour la plupart des auteurs qui ont écrit pour les enfants. Et qui veut
s'entendre toujours appeler _studieux_ et _chers?_ Les enfants sont
beaucoup trop modestes pour cela[3].

Mais tout change. Nos petites merveilles en pantalon sont devenus des
hommes faits. Pour eux, dès le giron de leur mère, il n'y a plus une
seule pieuse tromperie de permise, plus de joyeux badinage, plus de
surprise. Ils n'écoutent plus la Mère-l'Oie; ils savent que ce qu'elle
raconte est impossible; qu'il n'y a jamais eu de chats qui sussent
parler, qu'il n'y a jamais eu moyen de faire au monde une voiture
avec une citrouille; ils savent que saint Nicolas ne vient pas par la
cheminée, que celui qui croit à l'Homme Noir n'a pas d'esprit, que tout
cela, doit se faire naturellement, avec les mains, ou s'achète avec de
l'argent. C'est beau, c'est sensé, c'est mieux!

Et cependant, je crois que cette exclusion complète du monde
surnaturel, cette limitation absolue des idées de l'enfance au domaine
de ce qui est physiquement possible, a son mauvais côté et pose dans
maintes jeunes âmes les fondements d'un scepticisme ultérieur, un
rationalisme ou au moins une certaine froideur à propos d'une foule
de choses qui sans cela ont coutume de faire impression sur l'âme.
Vraiment on rend la jeunesse trop insensible aux impressions. Nos
petits hommes sont trop intelligents, trop raisonnables. Ils apprennent
à se fier trop aux phrases et aux membres de phrase, et la volonté
de voir et de toucher persiste chez eux. Vous apprenez trop tôt à
vos enfants à parler d'un cher seigneur qui voit et entend tout; ne
déployez pas trop de zèle contre les récits de la chambre faits aux
enfants; avec quelle croyance s'accorde beaucoup mieux votre histoire
naturelle précocement imprimée? Mais vous craignez; dites-vous, que
vos enfants ne deviennent peureux, timides, lâches. Eh mon Dieu! mes
amis, s'ils ont cela dans leurs nerfs, ils le deviendront toujours; si
ce n'est pour des revenants, ce sera pour des bêtes, pour des voleurs,
pour des brigands de grands chemins. Une âme d'enfant veut avoir
ses terreurs. Le merveilleux,--comme c'est attrayant! n'est-ce pas
même un plaisir pour vous de lire des histoires de revenants ou des
histoires merveilleuses? Pour moi, je lis plus volontiers Swedenborg
que Balthasar Bekker; vous feuilletez les _Mille et une Nuits_ avec
plaisir; un de nos premiers hommes les lit depuis un temps immémorial.
Vous allez voir des ballets fantastiques; vous êtes la dupe volontaire
d'un Faust, d'un Samiel et d'un _Cheval de bronze._ Le surnaturel,
l'incompréhensible vous caresse. Eh bien! cet attrait est encore plus
grand chez les enfants. Laissez à la jeunesse ses enchantements; à
elle tout l'éclat d'une riche parure, à elle Brise-montagne, à elle
la Belle au bois dormant, à elle le Pays de Cocagne; à vous la pâle,
sèche et vraie réalité, à vous nos petits grands hommes, nos vilains
railleurs, et notre pauvre monde où l'on n'a rien gratis; cela est si
équitablement partagé! voudriez-vous que les enfants fussent aussi
sages que nous sommes puérils?

Poëtes, écrivains, peintres, entre nous, ne croyez-vous pas que vous
devez beaucoup, infiniment, à votre nourrice, à votre bonne, à votre
grand'mère? Vous êtes-vous surpris vous-même recevant une impression de
la chambre d'enfants? Ne pouvez-vous vous figurer que le beau monde de
votre idéal est placé là, qui est tout peuplé... et vous pourriez être
cruel pour la génération naissante?

Voilà pour les enfants. Mais en vérité, notre sort à tous est devenu
plus triste depuis qu'on est allé avec tant d'ardeur à la recherche
de la réalité. L'enjolivement est beaucoup plus beau, la tromperie
beaucoup moins ennuyeuse. L'_heureux temps que celui de ces fables!_
s'écriait Voltaire; et il serait à désirer qu'il l'eût mieux senti,
le vilain railleur! Il n'en aurait pas tant dévoilé! Il n'aurait pas
tant aidé à briser nos beaux châteaux en Espagne et à dévaster nos
splendides Eldorados. Pauvre temps! Au lieu d'animaux merveilleux et de
forces miraculeuses,--l'histoire naturelle et la physique! Au lieu de
sorcellerie,--des manuels d'escamotage! Combien la poésie n'a-t-elle
pas perdu à tout cela! Plus d'oiseau-phénix se consumant dans sa tombe
d'ambre et de bois odoriférant, et renaissant de ses cendres; plus de
salamandre respirant dans le feu; plus de cèdre croissant d'autant
plus qu'il est plus comprimé! En dépit des armes d'Angleterre, plus de
licornes! Plus de dragon volant, plus de basilic! Monsieur le comté de
Buffon et beaucoup d'autres amateurs de sa trempe ont extirpé toutes
ces races-là; l'envie et le meurtre soufflant sur des illusions: c'est
comme si on avait fait un grand festin de tous ces animaux. Ce serait
un beau sujet de roman intéressant que celui-ci: _Néra, ou la dernière
des Sirènes._ La haine de famille entre la race des naturalistes et
les nobles habitants de la mer pourrait y être décrite d'une maniéré
saisissante. Et comme nous sommes mieux instruits que nos pères sur
bien des points! Les crapauds ne sont point venimeux et n'ont pas de
diamant sur le front (c'était pourtant une belle allégorie, une vérité
morale); la baleine n'est pas un poisson et Jonas a été dans le ventre
d'un requin; les autruches n'emportent pas, comme Enée, leurs vieux
parents sur leur dos; les éléphants ressemblent plus aux hommes que
les singes; on ne doit pas croire que les chacals épient la proie du
lion;--ces messieurs nous ont appris tout cela, et, au lieu de toutes
ces belles bêtes merveilleuses, ils nous ont jeté à la tête quelques
misérables mammouths, ichthyosaures et mastodontes, dont nous devons
croire tout ce qu'il leur plaît de nous raconter. Je ne conteste pas
l'utilité de ces sciences. Mais ne refroidissent-elles pas notre
cœur? La belle nature reste à peine la belle nature, lorsqu'on l'a
classée et anatomisée avec tant de sang-froid. Ouvrez-les, ces livres
d'histoire naturelle avec leurs classes, leurs ordres, leurs familles,
leurs genres, leurs espèces, avec leurs classifications naturelles et
artificielles,--combien souvent y chercherez-vous en vain un mot pieux
venant du cœur ou une parole d'admiration et d'enthousiasme! Vraiment,
on a trop déchiffré la merveilleuse nature, on l'a trop poursuivie avec
des compas, des scalpels, des tableaux et des verres grossissants.

Goëthe (ou un autre, mais je crois que c'était Goëthe) a parlé selon
son cœur quand il a lancé son anathème contre les microscopes et les
verres grossissants. Notre œil, pensait Goëthe ou l'autre, notre œil
et notre sentiment de la beauté ne sont organisés et disposés que pour
comprendre et saisir la beauté de ce monde, telle qu'elle tombe sous
nos sens. C'est pourquoi nous ne devons pas nous faire à nous-mêmes le
tort de nous rendre dans un monde pour lequel nous n'avons ni sens ni
sympathie, et qui doit nous paraître laid, à nous, habitués à d'autres
proportions et à d'autres fermes. Et, en effet, il y a pour moi quelque
chose d'ingrat, d'indiscret, dans la possession de cette grande terre,
à poursuivre ce qui se trouve au delà de notre souveraineté; curiosité
que nous expions ordinairement par le dégoût, l'épouvante et l'horreur.
Ne sentez-vous pas un mélange de ces trois sensations, lorsque le
microscope vous montre les horreurs d'une goutte d'eau et nous fait
trembler devant les monstres affreux qui s'y meuvent? Pour moi, le
bonheur que j'éprouvais le matin quand, le visage joyeux, je prenais
mon aiguière, pour jeter une eau fraîche et limpide sur mes mains, a
beaucoup perdu de son charme, depuis que j'ai appris à voir que cette
eau claire est le véhicule de ces horreurs; depuis que je ne puis
m'empêcher de penser à ces monstres à queue de scorpion et armés de
griffes qui combattent[4].

Chers semblables! quel est votre sentiment quand vous pensez qu'à
chaque pas vous commettez mille meurtres, qu'à chaque soupir vous
déplacez mille corps d'armée, que vous engloutissez des bandes entières
de créatures, que le baiser de l'amour en écrase des milliers, et, ce
qui est plus, que vous exercez ces meurtres dans chaque pore de votre
peau, auprès de laquelle celle de Hatem, dont la tente avait cent
portes, n'est rien? Quant à moi, je voudrais bien ne pas savoir que
je suis si généreux. Vraiment, mes amis, cette vie universelle est
insupportable. Songez-y donc, peut-être en ce moment un tournoi a-t-il
lieu dans les coins de votre bouche ou une bataille sur le bord de
votre oreille. Peut-être, mademoiselle, le menu fretin des infiniment
petits fête-t-il une bacchanale sur votre cou sans tache; peut-être,
illustre savant, une bande de ces animaux danse-t-elle dans les plis
de votre menton. Bah! c'est affreux! Comment secouer cette vermine?
Comment échapper à ce fourmillement? Hélas! la force d'attraction et la
force centrifuge,--l'impitoyable science le dit,--nous le défendent.
Heureux temps que celui où vous ne le saviez pas! Alors vous pouviez,
dans vos pensées, vous croire beau, pur, seul,--mais vous avez mangé de
l'arbre de la science, et vous êtes devenu en horreur à vous-même? Pour
moi, j'aime mieux croire à la sirène d'Encknis.

Voilà pour la nature. Et qu'est devenue l'histoire? Là aussi, la
vérité, la froide vérité a été poursuivie avec opiniâtreté jusque dans
les minuties. J'approuve que de nouvelles recherches aient supprimé
Sardanapale et fait des changements non moins importants que ceux du
_médecin malgré lui_, qui déplace le cœur et le porte da la gauche
à la droite de la poitrine; par exemple, le tonneau de Diogène est
devenu une petite cabane, comme si ce tonneau n'était pas plus joli
que la plus petite hutte du monde! De la louve qui allaita Romulus et
Rémus, on a fait une femme ordinaire. David n'était pas si petit, ni
Goliath aussi grand. On a en vue l'hébreu, quand on dit d'Erasme qu'il
avait douze ans avant de connaître l'A B C; les _pannekoeken_ que le
czar Pierre mangea à Zaandam n'étaient pas si vulgairement faites, et
ses travaux de charpentier n'étaient pas si parfaits. Et puis toutes
les villes fondées par des hommes qui n'ont jamais été dans l'endroit
qu'elles occupent, et tous ces beaux dires qui n'étaient pas si beaux
et qui avaient trait à autre chose; et puis ces chants magnifiques
qui n'ont pas eu de poëte; et puis cette minutie à rectifier les
chiffres; Léonidas défendit bien les Thermopyles avec trois cents
Spartiates seulement, mais il y avait encore plusieurs centaines
d'autres combattants qui n'étaient pas Spartiates; sainte Ursule n'a
pas subi le martyre en compagnie de onze mille vierges, il y en avait
beaucoup moins que cela; combien y en avait-il donc? Et puis on rit,
lorsque nous avons pitié du Tasse et de Pétrarque, et on nous dit que
le premier ne menait pas une vie si dure à Ferrare, et que l'autre
n'était pas si amoureux! Si un spirituel écrivain a dit que l'histoire
n'est qu'une fable, sur laquelle on est d'accord, pourquoi y a-t-il
tant de trouble-fêtes qui, avec un odieux sourire, enlèvent, changent,
altèrent quelque chose partout? Je crois que tout cela est utile, mais
cela me donne envie de pleurer! Ah! donnez-moi ce petit livre-là, sur
le bord de ce canapé. Je vous remercie. «Il y avait une fois un roi et
une reine....»

Encore un mot. Savez-vous ce qui m'étonne? C'est que, tandis que notre
temps cherche querelle pour la moindre bagatelle aux anciens historiens
et chroniqueurs, et leur reproche d'avoir faussé les choses, ce même
siècle mette tout en œuvre pour transmettre ce qui se passe sous ses
yeux à la postérité, aussi orné et aussi enjolivé que possible. Nous
qui frappons des médailles à propos de tout, qui faisons des odes
sur tout, qui mesurons tout au plus large et le présentons le plus
pittoresquement possible; nous qui écrivons et chantons, en admiration
devant nous-mêmes, et qui plaçons tout dans le feu d'artifice de notre
enthousiasme; nous qui donnons une teinte romanesque et chevaleresque
à tout ce qui est à nous, nous prenons si gravement à partie les
générations antérieures parce qu'elles ont aidé un peu les héros et
les sages dans leur héroïsme et dans leur sagesse, et parce qu'elles
ont mis ici une petite lumière, là une fleur, ailleurs une perle ou un
rideau: c'est inconvenant!

«Il y avait une fois un roi et une reine qui étaient si tristes, etc.»

1837.


[Footnote 1: Je dois ici rendre justice à la générosité de mon ami
_Baculus_, qui m'a causé une surprise très-agréable, il y a quelques
mois, en m'envoyant un exemplaire de mon ouvrage de prédilection. Le
bonhomme a fait ce qu'il pouvait, mais ce n'était pas ma Mère-l'Oie.]

[Footnote 2: Bible pour la jeunesse, D. 1, part. 3.]

[Footnote 3: Si on leur laisse feuilleter des livres, c'est par exemple
les Fables de Gellert (qui ne sont _pas_ écrites pour la jeunesse);
afin qu'ils puissent apprendre plus tôt à se défier de leurs semblables
et à se moquer des femmes.]

[Footnote 4: Depuis qu'on a commencé à civiliser le monde des insectes
dont M. Bertolotto a donné un sublime exemple, nous avons du moins un
rayon de consolation. Et quant à la société de l'amélioration morale et
à la société de tempérance, il faut s'attendre a ce que le microscope
nous offre dos scènes plus pacifiques!]



XI


L'EAU


Non, je reviens de mon idée, qu'en dépit de Newton et d'Herschell,
un changement a eu lieu dans notre système du monde. Mon barbier me
l'avait presque persuadé. La commère de Halley, avait-il dit au moins
dix fois, n'a pas été loyale,--et lorsque les hivers s'adoucirent, et
qu'il fit plus froid en Italie que chez nous; lorsque les mois de mai
amenèrent un temps de novembre; lorsque le samedi avant Pâques (et
Pâques tombait tard cette année-là), on cueillait trois violettes au
bord de la chaussée,--alors je commençai à ajouter foi à l'homme à la
longue redingote bleue et aux boucles d'oreilles en argent, qui avait
toujours à raser et à jaser, et je lui dis:--C'est la commère de Halley
qui l'aura fait.

Mais maintenant les choses semblent s'être rétablies sur l'ancien
pied, et s'il est vraisemblable que nous avons fait un pas de côté,
nous sommes certainement rentrés dans la voie ordinaire, nous nous
retrouvons chez nous. L'hiver règne de nouveau en janvier. Ma
grand'mère était fière de l'hiver de 95, alors qu'il n'y avait pas
encore de poêle, et; m'enorgueillis du froid de 1830, lorsque de
quarante petits garçons, sept seulement revinrent de l'école, dont
j'étais un; et l'éloge que cela me valut de la part du maître s'adressa
à un nez gelé, pour ne pas parler de la carte d'application et de zèle
que je reçus, parce que mes mains étaient beaucoup trop rouges et trop
froides pour faire une belle écriture moyenne, au-dessus et entre la
ligne, avec de belles liaisons et sans grossir les traits. Hélas!
je n'ai jamais été loin en écriture, et c'est pour cela que je fais
imprimer aujourd'hui!

J'aime une vue d'hiver. Tous les peintres de paysage commencent par des
vues d'hiver, d'où il résulte qu'une vue d'hiver est une chose facile
et simple. Il y a dans la sobriété de la nature pendant les mois froids
quelque chose d'attrayant, de solennel, de calme et d'élevé. Si ces
vitres gelées voulaient bien le permettre, quelle vue étendue j'aurais!
Vraiment, c'est beau! Un air serein, bleu, toute clarté, comme si
le soleil voulait compenser ce qu'il donne de moins en chaleur. Un
magnifique jour du Nord,

    Un rejeton du soleil en robe de neige.

Mais la neige est peu de chose encore. Comme elle repose gracieusement
en couche légère sur les branches toujours vertes des sapins! Tous
les autres arbres l'ont secouée; mais la longue allée de hêtres, avec
sa ligne de branchage a perte de vue, produit aussi une certaine
impression. Et le lointain horizon, comme il est distinct! comme ce
toit de roseau se détache nettement sur le ciel d'azur!... mais il
y a une chose qui gâte pour mon âme toute la beauté de ce tableau
d'hiver... C'est... dois-je le dire? c'est la glace!

Un beau jour du Nord, froid et serein, a donné à l'homme la conscience
de sa force, et le fait jouir avec volupté du sentiment qu'il a de
sa santé. Le froid donne un noble courage; il fortifie l'âme comme
les muscles. On sait aussi quels hommes et quels principes le Nord a
produits; quelles saines, pures et sereines idées sont sorties du Nord
glacé; quelles nobles forces le rude Nord a déployées; quels géants
habitués à sentir les flocons dans leur barbe et le cliquetis de la
grêle sur leur cuirasse,

    Avec des faits dans les poings,

sont sortis du Nord au sol durci par la gelée! C'est pour cela que
j'honore le froid, le vent pur et sain, la neige éclatante d'une
blancheur sans tache,--mais la glace! oh! permettez-moi de la haïr!

Le froid nécessite le mouvement et rend la paresse impossible, à moins
que ce ne soit la paresse du lit. Toute effort, toute activité, toute
fatigue est récompensée par le plus grand bien-être qu'on puisse goûter
en hiver: avoir chaud. Et le foyer, le cher foyer. O toi, centre de
tous les plaisirs de l'hiver! ardent objet de l'ardent amour des hommes
et des animaux de la maison! gage et autel de la domesticité même!
combien tu perds de tes charmes, de ta valeur et de ton autorité, dans
les hivers fades, humides, timides, pleins d'eau! On te délaisse avec
dédain, on t'oublie, on parle mal de toi. Deux fois par semaine la
cheminée refuse de tirer, six fois en quinze jours le bois est trop
humide pour brûler; tous les jours tu es une pomme de discorde dans les
familles, lorsque l'un te trouve trop chaud et l'autre pas assez. Mais
maintenant tu deviens un mal nécessaire, un indescriptible bonheur, une
princesse fêtée par un domestique aux petits soins. On t'encourage,
on te prise, on t'exalte, on t'admire; tu es adoré! On veut rester des
heures à te contempler fixement. Tu es l'idéal du bonheur de l'hiver!
Oh! être assis devant tes joyeuses flammes, le livre d'un écrivain
favori à la main et la perspective d'un copieux dîner d'hiver pour
midi, ou d'un punch généreux qui réveille le soir, et jeter de temps en
temps un regard sur le paysage gelé du dehors, savourer la sérénité du
ciel, de la terre et du foyer,--comparer le scintillement de la neige
blanche avec les flammes jaunes et oranges ... c'est un vrai bonheur!
Mais la glace, la glace! Pourquoi la glace?

Oui, la glace est pour moi un objet d'horreur. L'hiver devrait pouvoir
être sans glace. J aime l'hiver,--je sens que l'hiver m'est nécessaire;
j'ai beaucoup moins à dire contre les jours courts que contre nos
automnes humides et maigres; mais le verre d'eau que je mets chaque
soir sur ma table de nuit ne devrait pas geler, non plus que le vaste
et cher étang sur lequel j'ai l'intention ... enfin je ne veux pas que
mon microcosme, ni mon macrocosme se couvrent de glace. Et pourquoi
pas? Ah! vous ne feriez pas la question, si vous saviez combien l'eau
m'est chère, l'eau limpide et vivante!--Quelles émotions elle éveille
en moi, quelles pensées elle reflète pour moi,--comme je l'aime
tendrement!

Cooper parle quelque part d'un marin qui ne voyait pas pourquoi la
terre est nécessaire, sauf une petite île pour y prendre de temps en
temps de l'eau douce. Ma passion ne va pas si loin. C'est la terre
ferme qui me fait estimer l'eau davantage; mais je l'aime aussi avec
une ardeur que ne pourrait éteindre le liquide qui remplit toutes les
mers et tous les fleuves.

Voyez la cascade écumante se précipiter de la hauteur dans la
vallée avec un bruit retentissant. C'est une vue magnifique, un
vacarme majestueux. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel s'y voient
distinctement; l'air retentit et le vent emporte de tous côtés la
blanche et floconneuse écume. Le roc puissant tremble, et d'énormes
blocs en sont arrachés; le torrent né d'hier les emporte comme de
légères plumes, et les précipite dans le fond où lui seul peut les
soulever. Eau, tu es le plus fort, le plus puissant, le plus noble
des quatre éléments! La terre est muette, morte et immobile; mais la
voix ressemble au tonnerre, ton langage a mille intonations diverses;
tu vis, tu es animée; tu te meus dans toutes les directions comme
un serpent aux ondoyants replis, comme une gracieuse beauté, comme
un coursier impétueux, qui évite la pierre d'achoppement et ne voit
pas la barrière qui ferme la route. L'air est invisible, mais toi tu
brilles comme un noble métal, avec une virginale pureté! Ta surface
élastique renvoie les rayons du soleil et fait danser ses ondes sur ta
mesure. Le feu a besoin d'aliment et d'air; mais toi tu es libre et
tu le suffis à toi-même, tu anéantis même le feu, à où il prétend à
la domination sur tous les éléments. Précipite-toi, royal torrent de
la montagne! précipite-toi et règne; remplis les vallées, fends les
collines, raille-toi, avec fierté et confiance en toi, de la vaste
matière. Dirige ta course où tu veux! Roule écumant, large et orageux.
Sois craint et respecté. Et va te perdre enfin paisiblement dans le
sein large océan; lui seul est digne de toi, et toi de lui! Vous vivrez
tous deux jusqu'à ce que la terre soit roulée comme un vêtement et que
toutes les choses matérielles soient consumées par le feu.

Salut, salut, fleuves rafraîchissants, limpides rivières! Vous
parcourez la terre, artères vivifiantes, comme le sang parcourt les
membres, des enfants des hommes! Malheur à qui vous dédaigne! Là il
y a désert, épouvante et famine! Bénis sont les pays purifiés par
vous, nourris, enrichis, ornés et rendus heureux! Vous pouvez bien
refléter le ciel et ses merveilles. Les semences des plus belles
fleurs peuvent tomber sur vos rives; les branches les plus luxuriantes
des plus beaux arbres étendent leur feuillage au-dessus de vous, et
les parfums des herbes les plus odoriférantes vous entourent de tous
côtés; la cime des ormes se mire dans votre cristal limpide; le lys
se penche avec amour sur vos fraîches rives, où il verdit et fleurit,
grâce à vous. Les vignobles sur vos bords nourrissent par vous leurs
grappes rafraîchissantes, et l'automne aux teintes d'un jaune doré
n'imite le fracas de vos flots, que comme un hommage qu'il vous rend.
Vous parcourez la terre en faisant le bien, et dans les lieux que vous
embrassez avec amour naissent le bien-être et la fertilité, belles
filles à leur tour mères de la paix et du bonheur!

J'aime à m'arrêter sur ce rivage et à jouir du magnifique spectacle.
Comme la rivière aux flots bleus se courbe gracieusement dans son
lit, et comme elle arrose ses bords verdoyants, heureux de cette
bienfaisante humidité! Le soleil l'inonde de sa lumière; mais c'est
comme s'il ne faisait qu'y tremper ses rayons, et il se retire
timidement en laissant après lui un scintillement de feu et de
diamants. L'humble saule avec son tronc rugueux et creux, le svelte
penalier agité par la douce fraîcheur, le haut et épais roseau secouant
ses feuilles aiguës et ses plumets noirs; la petite maison de laquelle
monte joyeusement et lentement un petit nuage bleuâtre de fumée qui
va se perdre dans l'air; la vache bigarrée, jusqu'au genou dans l'eau
et prenant un bain frais sur ce banc de sable, là-bas;--tout est
fidèlement représenté par l'eau limpide, et son léger vernis jette sur
tous les objets un éclat plus brillant. Pouvez-vous résister à l'envie
d'entrer dans cette barque? Tendez-moi la main et je vous conduirai au
centre de ce charmant spectacle. Pendant un instant le clapotement des
rames rompra le doux silence, un instant la surface unie de la rivière
sera troublée, puis nous nous laisserons aller au courant. O volupté!
se balancer, flotter, se laisser aller! Détaché de la terre pesante;
comme une vague sur les vagues, s'abandonner au bienveillant esprit
des eaux, dont l'invisible main vous pousse sur son domaine! Voyez, le
ciel est au-dessus, au-dessous et, autour de nous, et vous vous sentez
vous-même l'heureux centre d'une volière de beauté et de délices. Si
vous aviez votre luth avec vous, la mélodie est plus douce sur l'eau.
Les douces notes y tombent comme du duvet, et l'eau se gonfle comme
le sein d'une femme; elle adoucit et fortifie, comme si le contact la
rafraîchissait; le ton s'étend de flot en flot, de ride en ride et
porte aux deux rives les sons harmonieux. Vraiment l'eau a des organes
et de la sensibilité; elle aime le beau, les sons harmonieux, les
douces couleurs, les doux parfums. On ne voudrait ni agiter violemment
la rame, ni jeter une émotion inutile dans un élément si émouvant et si
doux. Oui, la noble eau fait vivre la terre; elle réjouit le paysage;
c'est le plus bel ornement du riche vêtement de la création.

Mais le soir, lorsque les larges ombres descendent sur ton sein;
lorsque la lune fait trembler sa lumière consolante sur ta surface
unie, si bien que les étoiles semblent y doubler d'éclat, alors,
magnifique rivière, une voix s'élève de ton lit, qui parle avec une
séduisante émotion à mon âme. Alors le bonheur est de s'arrêter à
la dernière extrémité du rivage, en s'abandonnant à de douces et
mélancoliques pensées. Et chaque fois qu'une légère brise s'élève et
forme un pli dans la nappe d'eau, la voix séduisante devient plus émue
et plus entraînante. Et le soleil suit ta surface jusqu'à ce qu'elle
se confonde dans un mystérieux crépuscule, et des milliers de pensées
et de souvenirs s'attachent à chacune de ses rides: c'est une vraie
volupté.

Ainsi ai-je passé maint soir d'été sur ton bord, chère rivière; tu
sais si je t'aime. Maintenant ... (hélas! j'écris tout cela auprès
d'un grand feu de houille), je vois que tu es triste; tu es devenue
une masse de glace; tu es roide, immobile, morte. Il y a peu de jours,
j'ai vu encore le pâle soleil d'hiver luire sur tes flots, et les verts
sapins du côté gauche, les groupes dépouillés de feuillage d'acacias
et de hêtres se refléter dans ton miroir; et mon œil se reposait avec
plaisir sur cette petite place pleine de soleil, que les poules et les
pigeons ont coutume de choisir pour se rafraîchir à ton onde. Hélas!
qu'es-tu devenue? comme tu es changée! qu'es-tu à présent, que

    Le cadavre difforme d'une beauté morte.

Oh! que la glace est dure et insensible! Matière froide et
inanimée, matière, comme la terre fatiguée. Shakspeare nommait l'eau
_fausse_, mais il calomniait; l'eau est aussi loyale que transparente;
elle ne flatte personne de l'impossibilité du danger quand on risque
de s'aventurer dans son sein; c'est la glace qui est fausse et
traîtresse. La glace! Oh! elle est équivoque, c'est une bâtarde, c'est,
un mot que je dois à nos dignes professeurs d'université et qui est
une sentence terrible de condamnation: la glace est un _hybride._ Je
voudrais la même scène d'hiver, mais sans cette misérable couverture,
sur ce que la nature a de plus aimable et de plus animé. Mais en
quelque lieu que je tourne les yeux, je ne découvre nulle part l'objet
de mon amour; il gît sous cette épaisse, envieuse dalle tumulaire
bleue, et de vains esclaves du plaisir patinent sur la tombe.

Non, insensible, inébranlable croûte, image d'indifférence et de froide
cruauté! non, misérable imitation du verre! mon pied ne te foulera pas!
Je ne garnirai pas, comme un jeune évaporé, la plante de mes pieds de
souliers de fer pour t'honorer, et pour profaner le lieu de repos de
mon eau bien-aimée. Repose en paix et mêle-toi au précieux sang de la
terre. Mais, malheur à toi, hypocrite, qui par fausse honte renie ton
origine et veux passer pour moins que tu n'es. Vante-toi de ta force
et de la puissance! Ces fers seront brisés. Je te le dis, il dégèlera.
Lorsque soufflera le vent du printemps, le chant de triomphe de la
liberté retentira; et la belle fille de la nature brisera sa prison et
brillera de nouveau à la face du soleil.

    Faisons encore un peu de feu maintenant.



XII


ENTERRER!


Mes amis, on vous enterrera tous!

Regardez votre corps; il est sain, il est fort, agile, obéissant à
votre volonté, bien nourri, fêté, habillé, paré! Il viendra un temps
où il sera étendu--sur un lit, je l'espère, inanimé, froid, roide,
renfermé dans une étroite boîte sous un long drap blanc,--comme une
pierre. C'est encore le vôtre; il ne sera plus vôtre alors. Il ne sera
plus une personne, mais une chose. On est près de lui; l'amour et
la sympathie sont près de lui, et si elles ne peuvent le voir qu'en
pleurant, s'en séparer qu'en pleurant, elles ont presque honte de tant
de sensibilité, de faire tant d'honneur à une chose de rien, que la
raison et la religion leur apprennent à peu estimer. Mais non, ils
n'ont pas honte,--l'humanité protesterait contre eux; l'amour voit
encore dans son cadavre celui qu'il a aimé: puissant amour! On vous
étend respectueusement et avec précaution. Si on vous touche pour voir
si vous êtes déjà froid, oh! comme vous êtes froid! on vous ferme les
yeux; on le fait avec douceur, comme si vous dormiez, comme si on
craignait de vous éveiller. On ne parle qu'à voix basse dans la chambre
mortuaire. Oh! pour qui vous aimait tendrement, c'est un besoin de
donner encore une fois votre nom à cet insensible cadavre. On vous
transporte à votre dernière demeure avec ménagement et respect. On vous
conduit à la tombe avec solennité. On se découvre pour voir descendre
le cercueil. On jette dessus avec une gravité solennelle la pelletée
de terre: alors seulement on a fini avec le corps du défunt. Mais non!
peut-être on écrit sur votre tombe des paroles d'amour et d'estime, on
plante de vos fleurs favorites sur votre gazon, on y vient de temps en
temps voir comment on vous y a posé et se souvenir de vous à la place
où vous n'êtes pas, mais où ce qui y repose a longtemps tenu à vous, où
l'humanité vous a dit adieu!

Je sais bien qu'il convient aux _intelligents_ de nos jours de trouver
tout cela mesquin, ridicule et inutile. On a lu tant de livres! Je sais
bien qu'on prouve un esprit fort, quand on a le courage de dire: Cela
m'est parfaitement indifférent de savoir ce que mon corps deviendra
après ma mort, je ne le sentirai pas; qu'il soit déposé où l'on voudra,
je n'en serai pas moins mort pour cela; cela ne peut intéresser que ma
famille qu'on me fasse des funérailles honorables; mais que m'importe
à moi? Je sais qu'on admire l'Anglais qui voulait, dans l'intérêt
général, qu'on fit des boutons avec ses os et des cordes avec ses
entrailles; mais cela me fait horreur! Je sais que le principe de la
libre pensée est si fort qu'il a déjà influé sur nos institutions
publiques, et l'affaire des morts moins embarrassante est faîte. Je
comprends que le laisser-faire général en cette matière est en rapport
avec le deuil et qu'on fait preuve de virilité en disant: Je ne veux
pas qu'on s'occupe de moi quand je serai mort. Mais je plains les
hommes qui sont si sages, qui se rendent toute bonne pensée impossible,
et dont toute la vie, par leur propre faute, est une lutte entre la
tête et le cœur, et je dis: Malheur! à l'adresse des grands hommes qui
ont fait le monde ainsi. Mais la première faute incombe à ceux par qui
toute cette sagesse a été égarée; à ceux qui traitent les affaires de
sentiment de telle façon que l'intelligence s'en irrite. Lorsque nous
avons longtemps pleuré dans un cimetière où nous n'avions rien à faire,
et regardé les étoiles, les vers et les fleurs languissantes, alors
viennent les antipodes, et les démolisseurs, les railleurs et les gens
de prose, et ils agissent autrement; le ver est écrasé; le séraphin
renvoyé chez lui; les dalles tumulaires sont vendues pour être brisées;
les longs mouchoirs blancs sont vulgaires; on fait à peine attention à
ses propres morts, et nous avons A--B--C. Le thermomètre descend de la
chaleur du sang à la gelée. Il neige de grandes idées. Il faisait un
froid glacial, désagréable à la longue.

Quant à ce qui regarde les grandes idées, je permets encore aux grands
hommes de les émettre. Byron pouvait, en génie indépendant qu'il était,
et après ce qu'il avait enduré, dire encore une fois:

    Je ne veux pas que la nouvelle de ma mort
    Vous gâte un instant de joie,
    Ni ne demande que l'amitié, moi mort,
    Vienne trembler sur ma bière.

bien que je lise avec plus de plaisir ses douces stances:--O loi!
ravie dans la fleur de la beauté, etc.... Mais, que chaque maître
d'école ou écolier veuille s'élever à cette grandeur d'âme, voilà ce
que je trouve un peu fort et en même temps ridicule et malheureux. Et
lorsqu'on ose altérer la doctrine de l'immortalité, telle que nous
l'enseigne la divine révélation, pour me prouver que mon sentiment
humain est insensé ou coupable, alors je plains profondément ceux qui
comprennent si mal la doctrine de la Bible.

Non, il est contre nature d'être indifférent à ce que notre dépouille
mortelle soit traitée avec respect, avec intérêt, avec amour, ou
qu'elle repose dans un pays connu et cher plutôt que d'être anéantie
dans les pays éloignés ou engloutie dans les abîmes de la mer. Vous
ne sentez pas ainsi, dites-vous avec un calme sourire. Bien! que
vous importe pendant votre vie ce qui arrivera après votre mort?
Renoncez aux louanges de la postérité dont vous n'entendrez rien,
ni ne sentirez rien, devenu froid et insensible. Ou est-ce plutôt
à vos yeux un aiguillon plus fort pour votre zèle, une consolation
(la seule) que vous ouvre le chemin de la gloire, en présence de
l'ingratitude du temps? Et si vous vous êtes proposé cela, mon cher,
dites-moi franchement: cela vous réjouit-il de penser que votre
portrait tombera entre les mains de l'ami que vous aimiez le mieux?
qu'après votre mort l'anneau que vous portiez au doigt passera à la
bien-aimée, qui le portera jusqu'à ce qu'elle soit roidie par la mort?
que votre fils habitera votre maison et s'assiéra dans votre fauteuil?
que votre famille vous bénira pour l'affectueuse et généreuse façon
dont vous avez disposé pour elle? Endurcissez votre âme d'abord contre
ces émotions, et dites encore que toute communauté entre vous et vos
proches cesse, et qu'il vous est indifférent qu'ils soient à votre
chevet quand vous mourrez et qu'ils enterreront votre corps.

C'est une pensée agréable pour moi,--et il me semble qu'elle adoucira
mon lit de mort,--que d'espérer que la douce main d'un ami fermera mes
yeux et posera bien ma tête; que cet ami; accablé de tristesse dans les
premiers jours, s'approchera de mon chevet _pour me voir encore une
fois_; que plus d'une main tremblante saisira mes doigts glacés et les
laissera retomber avec désolation; que maint visage en pleurs prendra
congé de moi avec désespoir, et qu'on me fera une conduite solennelle
au lieu du repos qui m'est déjà cher, comme lieu de repos de ceux que
j'ai aimés. Oui, cela aussi, je le sens, sera pour moi une consolation,
de penser que, de quelques bras que la mort m'arrache, je vais à ceux
que j'ai pleurés, qu'une tombe les renfermera, eux et moi, et ceux qui
survivront, de sorte que nous reposerons là tous ensemble:--oh! ce
n'est rien, ce n'est rien, je sais que ce n'est rien; mais c'est une
douce pensée, et je prie les sages de la terre de ne pas rire de moi,
mais de me porter envie.

       *       *       *       *       *

On sait de quelle façon la coutume d'enterrer dans le sanctuaire
s'est introduite dans le monde. D'abord on bâtit les églises sur les
tombes; ensuite on établit les tombes dans les églises. Là on reposait
la cendre des martyrs dont le sang était le ciment de l'Église. Les
premiers chrétiens élevèrent par une respectueuse reconnaissance la
maison de la prière, comme la meilleure colonne d'honneur. Plus tard
on apporta souvent leur chère dépouille, de la tombe ignorée où ils
dormaient, dans l'église où on les enterra sous l'autel. Reposer dans
leur voisinage fut longtemps le vœu le plus fervent des mourants,
et le premier empereur chrétien fut aussi le premier qui désira être
enseveli en lieu saint près de l'église fondée par lui. C'était un vœu
hardi; mais il fut accompli et trouva des imitateurs. Les successeurs
du grand converti défendirent d'enterrer dans le sanctuaire; mais la
chrétienté trouva l'exemple si édifiant et le repos dans la maison de
Dieu trop désirable pour y renoncer. La sépulture dans les églises
devint générale. Chaque confesseur du nom du Sauveur se fortifiait
contre les fatigues et les charges de la vie, par l'idée que le
Seigneur lui donnerait le repos dans sa maison; et il lui parut
encourageant d'attendre là sa résurrection. Chaque dalle du pavé devint
une pierre tumulaire, et la commune trouva édifiant d'entendre la
parole de vie; aussi dans la demeure des morts et entre les vivants et
les morts, s'élevaient les arceaux sacrés sous lesquels est annoncée la
doctrine de celui qui rend la vie aux morts et prédit les choses qui
ne sont pas encore comme si elles étaient déjà. Nos aïeux trouvèrent
là une source de consolations. À l'exception de quelques-uns, pour eux
une tombe dans l'église était une inestimable possession. Aucune preuve
du dommage que les morts pouvaient causer aux vivants ne pouvait les
détourner de leur dessein. Et cependant cela ne pouvait pas être. Notre
siècle était mûr pour faire le sacrifice. Notre indifférence en rendait
la réalisation facile peut-être. Mais si vous rencontrez çà et là
encore un vieux chrétien qui souffre de ce qu'il ne peut reposer dans
la tombe de ses pères, à l'ombre du sanctuaire, où lui et eux adoraient
Dieu, ne le raillez pas, je vous en prie. Frères, il a une respectable
faiblesse.

       *       *       *       *       *

Mais savez-vous ce que je trouve ridicule et scandaleux? Ce sont vos
armoiries, vos obélisques, vos colonnes d'honneur dans l'églises, vos
vers sur la cendre et la poussière, inscrits sur la terre sous l'œil
de Dieu et dans sa sainte maison. Ce sont les trophées d'un orgueil
insensé, d'une vanité terrestre, d'une richesse qui n'est que néant,
d'une vaine science, de sanglantes guerres, établis là où l'humilité et
la résignation baissent la tête sous l'œil du Seigneur. C est l'hommage
assez souvent exagéré, toujours déplacé dans la maison construite en
l'honneur de Dieu, rendu à toutes sortes de mérites; vraiment il est
étrange, et (laissez-moi le dire) c'est un ridicule spectacle que
cette rangée bigarrée de toutes sortes de vertus et de dons, loués,
appréciés et pour ainsi dire divinisés dans le sanctuaire même. Ce
sont des vertus et des dons pour la guerre, pour la science, pour
le cabinet, pour l'art, pour l'industrie, honorés d'hommages sur la
cendre d'hommes qui ont été doués de tous les instincts, ayant eu les
conduites les plus diverses, plus ou moins de foi et d'incrédulité.
Oh! ce n'est pas ce qui me blesse, que la commune, qui n'est pas juge
en cette matière, leur ait donne une place égale dans son église, mais
ils y sont comme des pécheurs! non comme des grands hommes avec les
titres de _naturœ se superantis opera_, non sous les larges ailes de
la renommée, lion sous les éloges vantards des contemporains et des
admirateurs, mais dans la calme attente du jugement de Celui qui sait
ce que vaut l'homme. Voulez-vous ciseler et dorer les noms de vos
grands hommes, les couronner de lauriers et les entourer de rayons;
voulez-vous leur élever des statues, leur dresser des colonnes;
voulez-vous éterniser leurs vertus devant la postérité, aiguillonner
la jeunesse par l'illustre exemple de leurs vertus et par l'honneur
qui les attend, élevez ces trophées sur les places publiques, dans les
salles académiques, dans les hôtels de ville, sur les escaliers des
palais, et même sur les marchés publics. Là est le sol sacré. Déliez
vos semelles. Ici pas de noms, pas d'éloges qui ne plaisent au ciel.
Ici que Dieu seul et son fils soient loués et leur nom acclamé. Si
vous voulez élever des colonnes ici, faites-le en l'honneur de Dieu
qui vous sauve de grandes inquiétudes et vous préserve dans de grands
dangers. Eben Haëzer, jusqu'ici le Seigneur nous a aidés; mais ici pas
de divinisation de l'homme! ici Dieu seul et la foi!

Je sais que notre doctrine protestante ne considère pas le sol des
églises comme saint; mais je sais aussi que notre humilité chrétienne
nous ordonne de proscrire la superbe au moins dans ses environs. Je
sais que notre sévère conviction: adorer Dieu en esprit et en vérité
par prudence, prenant en considération la faiblesse humaine, ne souffre
pas que nous représentions le Christ et l'image de ses actions sur la
terre, dans nos maisons de prière; mais ces images conviennent d'autant
moins qu'elles détournent notre attention du Seigneur et nous arrêtent
par la grandeur des sujets. Non, non, rien ne doit briser l'unité du
but du sanctuaire, tout doit montrer Dieu..., Dieu seul[1].

[Footnote 1: Il me semble aussi que les églises ne devraient pas être
humiliées par des collections de curiosités. Je connais une ville,
d'ailleurs, remarquable par le prix qu'elle attache à ses maisons de
prière, où entre autres, sur un des piliers de la cathédrale, est
indiquée la taille d'un géant renommé et d'un nain non moins célèbre
qui ont vécu dans la ville. Cependant, il faut tolérer qu'on transforme
les sanctuaires en une sorte de grands entrepôts, où les seaux et
les échelles d'incendie sont appendus au mur! Quant à l'ensemble, il
pourrait y régner plus d'ordre, de simplicité et de convenance Un
apôtre a dit: Faites toutes choses honnêtement et avec convenance.]

Mais bien que ce vieil abus (du moins il l'est à mes yeux) n'ait pas
cessé complètement avec la sépulture dans les églises, il a cependant
considérablement diminué; tous, nous pouvons reposer sous le ciel, et
quoi qu'on puisse élever et écrire sur notre tombe, cela ne blessera
aucun chrétien consciencieux. Oh! cette idée a quelque chose de bien
beau, de bien doux, de bien heureux, de reposer dans une agréable
contrée, au milieu de la nature que nous avons aimée, dans une douce
tombe autour de laquelle tout fleurit et verdit, sur laquelle passent
de douces brises et brillent les magnifiques étoiles de la nuit.

Je ne puis cependant dire que les lieux de sépulture éminemment
romanesques de nos jours me plaisent beaucoup. Un grand nombre sont
beaucoup trop gracieux, trop fleuris, trop artistiques, trop riches,
trop chargés de symboles poétiques. La mort est pauvre et a sa poésie
propre. Là où la nature rend la sépulture pittoresque, c'est bien;
ce que l'art fait trahit l'aspiration de l'homme à trop parer toutes
choses. Il y a, entre ces deux manières d'orner, la différence de la
fleur sauvage à la couronne tressée. On ne doit pas planter un rosier
sur chaque tombe; un saule pleureur ne doit pas pleurer sur chaque
pierre tumulaire. Cependant ils sont là tout prêts comme pour attendre
les morts. Ce n'est pas la tristesse et l'amour qui les plantent sur le
lieu de repos de ceux qui leur sont chers;--c'est une idée du fossoyeur
qui sait comme il convient que les choses soient, qui les destine par
anticipation à chaque mort et prend de l'avance sur l'amour et l'estime.

J'aime mieux nos vieux cimetières de village, parce qu'ils ont moins
l'air d'un jardin. Nos vieux cimetières de village, sans sentences
prétentieuses, ni texte sacré qui vient de soi-même au cœur de chacun
sûr la porte; sans arrangement artificiel, sans luxe, sans poésie
apportée du dehors; où la troupe des morts forme un large cercle autour
de la maison de Dieu, dans l'enceinte de laquelle on prêche que _vous
êtes poussière_ et dont le clocher montre le ciel! Ils annoncent la
mort et la résurrection avec plus de vérité, de gravité, d'énergie,
d'éloquence, sans ornements empruntés. Ils sont naturels; le goût
n'y est pour rien! L'herbe haute, la fleur qui pousse spontanément,
les simples signes de souvenir, la pauvreté du tout est en harmonie
avec les pensées qui remplissent mon esprit. Aussi aucun enterrement
solennel ne fait sur mon âme une impression aussi forte que ceux qui
ont lieu chez nous dans le plat pays. La vieille cloche du village
retentit au haut du clocher, et le petit cortège s'avance lentement.
Pas de fonctionnaires, pas d'invités au visage compassé; seulement les
parents, les amis, les voisins. Pas une autre voiture que celle qui a
servi au défunt pour gagner honorablement sa vie, à lui et aux siens,
ne le conduit au tombeau, et cette voiture est trainée par le cheval
qu'il aimait, le compagnon de son travail. Le visage couvert de grands
capuchons noirs, les femmes sont assises sur le cercueil même. Près de
là est le maître d'école, ami de tous, qui prononce quelques paroles;
le cercueil est descendu, les proches jettent dessus les premières
pelletées de terre; et le dimanche suivant, on passe au-dessus de la
fosse pour aller à l'église entendre des paroles de consolation. Car
dans le cercle restreint d'une commune rurale on trouve satisfaction
pour tous les besoins.

De tout cela on voit bien que je ne tiens pas beaucoup aux
enterrements à cérémonie, aux longs convois funèbres, _magna funera._
Il est souvent affreux de voir une pareille mascarade avec un
costume de deuil d'emprunt et un visage triste également d'emprunt.
Et l'enterrement par la ville, comme il a lieu de temps en temps,
n'inspire aussi que de froides idées. Non, ce sont les voisins qui
doivent enterrer, et non pas un préposé à la chose qui, sur un ordre
d'en haut, vient réclamer votre cher mort comme s'il était devenu
propriété publique, et l'enlever, tandis que la coutume lui défend
ordinairement d'y prendre part. Mais l'indifférence en certains
endroits va si loin que, si vous êtes pauvre et que vous n'ayez pas de
quoi faire donner une sépulture honorable à votre père, à votre mère, à
votre chère femme, à un enfant bien-aimé, on ne vous dispense des frais
qu'en inscrivant sur le drap funèbre: _Pour les pauvres._ C'est bien
dur et cela ôte tout le mérite du bienfait!

       *       *       *       *       *

J'ai dit un mot de la façon de porter le deuil; je voudrais à cette
occasion exprimer mes idées sur ce sujet. Je sais bien que parfois,
en considération de l'état de gêne dans lequel se trouve une famille
nombreuse qu'on abandonne, on prescrit que personne ne portera de
vêtements noirs. Mais là où cette raison ou quelqu'autre plus valable
encore n'existe pas, ne prescrivez pas, mes amis, l'abstention du
deuil. Ne vous faites pas de cela un caprice que vous pensez qui vous
sied bien, ni un principe dont vous ne voulez pas revenir. Vous ne
savez pas avec quel amer bonheur on porte le deuil de parents qui
vous furent chers; combien il est doux de rendre ce petit hommage,
aux yeux du monde, à un mort bien-aimé. Cent démonstrations néant des
manifestations extérieures, cent preuves que le vêtement de deuil ne
prouve rien, cent exemples d'hypocrites qui le déshonorent ou de gens
légers qu'il ennuie, tout cela n'ôte rien au sentiment à la fois doux
et douloureux avec lequel celui qui est sincèrement affligé le revêt.
Et puis, je sais qu'au fond de votre âme est le désir que votre mort
ne passe pas inaperçue et qu'on ne craigne pas de faire trop en faveur
de votre mémoire. Mais votre raison combat ce désir? Ne soyez donc
pas si austèrement raisonnable,--soyez naturel, soyez simple, soyez
humain, surtout ne soyez pas cruel vis-à-vis des autres. Voyez-vous!
je voudrais que toutes les idées des philosophes et des étudiants
n'eussent qu'une tête pour pouvoir la faire disparaître du monde d'un
seul coup!

       *       *       *       *       *

Le petit village d'O... est si peu étendu qu'il n'a pas même d'église;
mais y a-t-il un endroit si petit qu'il n'ait pas besoin de lieu de
sépulture? Là, c'est une jolie colline sablonneuse du haut de laquelle
on voit les bois et les fermes et dans le voisinage brillent les
blanches dunes. Quelques habitants de la ville voisine y ont des
tombes. C'est là que je fis mon premier sacrifice à la mort. C'est là
qu'on a porté un de mes premiers et de mes meilleurs amis. J'avais
alors dix-huit ans. C'était un jour serein, et le soleil brillait
doucement sur le paisible paysage et sur le petit cimetière. Toute la
scène, dans tous ses détails, est encore vivante clans mon esprit. Avec
quelques proches connaissances et un autre ami du défunt, j'attendais
le corps. Je vois encore les premiers porteurs du cercueil apparaître
sur la colline, courbés sous le poids. D'abord il fut déposé sur des
planches, puis descendu avec précaution sur celui d'une sœur,--une
jeune femme que le même mal avait précipitée dans la tombe. Ce n'était
pas une fosse, c'était un caveau. Depuis ce moment, j'en veux aux
caveaux. Il me semble qu'ils sont si glacés! la terre maternelle
n'étreint pas assez le mort pour qu'il mêle sa poussière à la sienne;
mais il reste abandonné à lui-même; cela donne lieu à des pensées
désagréables. Aussi bien on n'enterre pas le mort ici,--on le cache.
Le soleil lance ses rayons sereins dans tout le caveau, et le blanc
cercueil avec ses anneaux de cuivre brille sous cette suprême lumière.
Mais bientôt on pousse la lourde pierre sur l'ouverture, et la lumière
est peu à peu exclue du sombre séjour. Je sais bien que cela me fit
une singulière impression, et que je vis, avec une attention pleine
d'intérêt, l'ombre noire se glisser de plus en plus sur le cercueil
jusqu'à ce qu'elle eût dévoré le dernier rayon de lumière. Mais cela
devait être ainsi. Lorsque je quittai la tombe, j'étais en proie à un
étrange sentiment. Il était clair pour moi que j'avais pris part à une
triste cérémonie; mais que ce fût _lui_ que j'eusse vu enterrer, lui
que j'avais tant estimé et tant aimé, que j'avais veillé tant de nuits,
lui que j'avais contemplé si souvent après sa mort, alors qu'il était
étendu tranquillement sur son lit avec un joyeux sourire et le front
serein: qu'il eût maintenant disparu pour toujours à mes yeux dans ce
sombre caveau,--je ne pouvais y croire!

Je n'ai jamais visité ce petit village depuis, sans visiter la
tombe. Jamais je n'ai conduit personne dans les environs de cette
petite colline avec ses pierres bleues et ses verts gazons, sans la
lui montrer et sans lui dire:--Là repose un de mes amis; c'était le
meilleur des hommes!

Je finis comme j'ai commencé;--Mes amis, on nous enterrera tous! Oh!
puissions-nous tous, comme, ceux-là, réunir autour de notre tombe ceux
qui nous pleureront; puisse notre mémoire rester bénie dans les cœurs
de tous! Et que notre poussière dorme ensuite dans le sein delà terre,
jusqu'à ce que vienne le grand et terrible jour du Seigneur!



XIII


UNE EXPOSITION DE TABLEAUX.


Mon ami Baculus a écrit un petit livre sur la décadence de l'art, où
il gronde un peu. Comme cause de cette décadence, il dit, entr'autres
choses, que l'art est placé en dehors de son but et qu'il n'est pas
apprécié à sa juste valeur. L'art est une jeune fille, d'après lui, qui
devient laide par défaut d'adorateurs. Il démontre que l'art en général
n'est rien moins qu'adoré, mais qu'il est exposé à la vue et en vente,
comme quelque chose de singulier et de joli, comme une curiosité. Il
me semble qu'il y a là-dedans beaucoup de vérité, et cela peut se lire
dans son livre en élégant français. En effet, il me semble de plus en
plus que le grand art est tellement rapetissé qu'on fait avec lui le
tour des kermesses comme avec un nain. Vous comprenez que cette petite
vie lui fait prendre de mauvaises habitudes et l'humilie à ses propres
yeux. Aussi ne peut-on le défendre depuis longtemps de vices et de
goûts populaires. Il est de temps en temps hardi et impudent, chicaneur
et entier. Il aime les ornements bigarrés, crie trois tons trop haut et
est un peu libre en paroles; puis il a pris aussi un cruel sang-froid.
Et que pensez-vous des expositions de tableaux? Baculus s'élève avec
violence contre elles, et quand on regarde les choses un peu de
haut, on tombe certainement d'accord avec lui; mais alors on court
risque de devenir fantastique, comme le disent les gens de l'enquête;
c'est pourquoi regardons-y de plus bas, et nous accorderons que les
expositions annuelles ont une grande utilité à beaucoup de points de
vue. Mais il est ennuyeux de parler toujours d'utilité; mille lecteurs
font cela par mois dans mille lectures, et pour un amateur de peinture,
une petite heure de tête-à-tête dans une chambre à l'écart, vis-à-vis
d'un portrait de Kruseman ou d'une marine de Schotel, vaut plus que
toute la salle pleine d'or et de couleurs, où les œuvres d'art sont
entassées et où l'arc-en-ciel papillotte comme les fils de soie sur les
sacs de nos grand'mères.

Quelles piqûres d'épingle; non, quels coups de poignard pensez-vous
qu'une âme douée de quelque sens esthétique se sente donner lorsqu'elle
voit une chandelle de Van Schendel représentant un vieux mendiant (de
grandeur naturelle) tenant un chandelier suspendu entre deux paysages
vert d'herbe, de je ne sais qui, avec mille arbres qui sont aussi
grands chacun que la chandelle du vieillard, et au-dessus peut-être
un bouquet de Bloemers, flanqué du portrait d'un officier de hussards
brodé d'or, et de la représentation manquée d'un cabillaud ouvert au
milieu d'une société de raies et d'écailles de moules.

Et cependant je ne néglige pas de visiter l'exposition et j'y puis
même passer quelques heures avec un véritable plaisir. D'abord je
fais le tour des tableaux, et acquiers autant de science qu'il est
nécessaire pour parler en société _des plus beaux de tous_, fermement
résolu d'avance à être d'accord avec la dame et la charmante fille
de la maison; pour comparer ensuite les expositions de La Haye et
d'Amsterdam, ce en quoi ma position géographique aide mon jugement;
pour vanter les portraits de monsieur et madame A. B. C., en soutenant
cependant avec force qu'ils ne sont pas flattés du tout; et enfin, au
besoin, pour rire avec les jeunes dames de la toilette de mauvais goût
de telle ou telle qui, imaginez-vous, a voulu être représentée en robe
verte, lorsqu'elle est tout à fait blonde, et pour murmurer à l'oreille
des messieurs qu'elle a employé trop peu d'étoffe pour le jupon vert;
ce que je complète en dernier lieu par la dissection complète d'un
très-mauvais morceau, et la contemplation en détail du _petit tableau_
devant lequel on peut s'arrêter une heure, tant il est petit.

Mais alors je me détourne, fatigué des couleurs et des teintes de la
dorure et du vernis, des numéros embrouillés et des morceaux venus
après l'ouverture, pour la contemplation de ceux qui sont arrivés avec
moi, afin de juger de ce qu'on met sur la toile dans cette saison de
l'année. Des petites figures luisantes, douces, polies; des cadres,
des têtes d'hommes en chapeaux; des tableaux de genre à la muraille
aux tableaux de genre sur le parquet; et je pourrais passer plusieurs
heures à contempler l'aspect du flot sans cesse grossissant des
visiteurs des œuvres d'art. Je m'étonne qu'il n'y ait pas là de peintre
pour faire des études. J'y ai trouvé toute une collection de tableaux.
Voici quelques numéros de mon catalogue:

n° 1. _Un maître de dessin contemplant son œuvre._ C'est un nomme court
et malingre, un peu gris de teinte, avec de petits yeux gris aussi,
et un menton pointu. À son entrée, il regarde dans la salle, dans les
quatre directions, avec l'œil d'un connaisseur, et ne s'avance d'un
pas de plus qu'il n'ait mis ses lunettes. Il est vêtu d'une redingote
noire, grasse et usée, et d'un pantalon _décent._ Une cravate en forme
de corde, de sa façon, lui sert le cou, et il porte une chemise de
coton à petits plis sur la poitrine. Il compense l'absence complète
de gants par la longueur extraordinaire des parements de ses manches,
qui lui viennent jusqu'à la seconde phalange des doigts. Il a déjà
ouvert le catalogue dans le corridor et le referme en entrant. Il
s'appelle Égide Punter. Le P. brille sur la première page. Il est
occupé maintenait d'un certain manuel, propre uniquement aux maîtres
de dessin, et tire de la poche de son gilet un crayon de mine de plomb
avec une longue pointe aiguë. Voulez-vous en savoir davantage sur lui?
Oh! ce n'est pas difficile de reconnaître en lui un de ces malheureux
martyrs de l'art qui ont été _méconnus_ et dont les dons brillants ne
sont appréciés que par les jeunes dames qui copient leurs modèles. Il
lui manque les encouragements et le temps, sans cela il serait l'un
des plus grands peintres du pays. Alors il aurait un ordre chevalerie,
il serait en Italie, il serait cité dans une nouvelle édition de la
grande _Histoire des peintres_, mais personne ne prend garde à lui. Il
croit parfois qu'il est un chrétien trop zélé, un citoyen trop exact
pour pouvoir se faire un nom de peintre. Au reste, quand il parle de
l'art, il emploie les mots, le ton, la force, l'esprit, la chaleur, les
teintes complémentaires et bien d'autres choses, aussi bien que le plus
illustre de la confrérie. Son principal mérite consiste dans une noble
intrépidité qui le fait se risquer dans tous les genres. Il dessine
des églises, il dessine l'histoire, il dessine le paysage d'après
nature; il fait, si vous le désirez, votre portrait à l'aquarelle ou
au crayon; il fait tout ce que vous voulez... Mais chaque année il
envoie un tableau à l'exposition. Il fait l'admiration de sa femme, de
sa servante, de tous ses élèves et de tous les membres d'une société
d'encouragement des beaux-arts, de laquelle il fait partie.

Mais toujours il est mal placé, affreusement mal placé! Il voit dans la
commission un scandaleux complot ourdi contre sa mise en évidence et
son intérêt. Il lit le _Letterbode_, il lit le _Handelsblad_; jamais il
n'y est fait mention de son œuvre! Ah! quels doux rêves il fait dans la
dernière nuit, quand il a emballé son tableau, l'a muni d'une adresse
détaillée et l'a expédié. Il fera l'admiration de tous les visiteurs.
Le muséum Teylers l'achètera peut-être; la princesse d'Orange voudra
le posséder; un amateur lui offrira de le couvrir d'or. De grands
peintres envieront son pinceau; des étrangers viendront au lieu de sa
demeure pour voir le grand Punter; et quand ils le verront, simple et
humble comme il est, dans sa modeste redingote noire et avec ses hauts
souliers, leur ouvrir la porte et qu'ils demanderont: Le grand Punter
est-il à la maison? quel triomphe de pouvoir dire; «C'est moi-même,
messieurs, pour vous servir.» Hélas! son petit tableau revient,--il n'a
pas été remarqué! Une fois, oui, une lois,--la vérité exige que son
historien le dise,--une fois, il parut avoir fait sensation. Une dame
de condition et amateur des arts l'avait recommandé à un marchand de
tableaux. Le marchand écrivit à Punter et Punter écrivit au marchand.
Que de discussions cette correspondance avait soulevées entre madame
Punter et son digne époux, lorsqu'elle apprit qu'il était trop modeste
pour fixer le prix et quelle lui parut pour la première fois un peu
intéressée! Quelques jours s'écoulèrent avant qu'il reçût une seconde
lettre. Déjà toutes ses demoiselles et toute l'école de dessin de la
ville savaient que le tableau de maître Punter _était acheté pour un
cabinet_, déjà on l'avait félicité dans sa société pour l'encouragement
des arts; déjà, plein de zèle et d'espoir, il avait commencé un nouveau
tableau. Cette fois, ce devait être dans le goût de van Ostade. Deux
paysans avec les petites pipes courtes de van Ostade demandaient par
la fenêtre s'il y avait empêchement. L'un demandait un jeu de cartes,
l'autre une demi-chope de bière. Il en exigerait le double de ce que
lui avait rapporté son premier, et sa femme aurait un livre de prières
avec un fermoir. Ainsi il monterait au plus haut de l'échelle de l'art;
il irait jusqu'à Frans Halz, jusqu'à Van Dyck, voire jusqu'à Rembrandt.
Mais, ô coup du sort, la poste lui apporte une froide lettre. On
s'est trompé de numéro. Le marchand de tableaux est assez poli pour
demander pardon de cette inadvertance. Pardon de cette inadvertance!
quelle inadvertance? Non, il demandait plutôt pardon de l'un des plus
terribles griefs qu'on puisse faire à un simple bourgeois; pardon pour
un coup de poignard, qui perçait son cœur gonflé de joie; pour un coup
de massue, qui faisait crouler mille châteaux en Espagne; pardon pour
un meurtre moral et artistique. Voilà une seule page de l'histoire de
ce petit homme chétif. Étonnez-vous maintenant que sa redingote soit
si râpée, de ce que son visage soit si jaune, de ce que sa bouche soit
si tristement plissée, de ce qu'il perde l'ambition, de ce qu'il ne
fasse couper ses cheveux plats que tous les mois. Le voilà nouveau à
l'exposition. Son tableau,--cette fois il représente une cuisinière
qui nettoie un chaudron de cuivre,--il sera sans doute de nouveau
mal placé, certainement trop haut ou trop bas pour la vue humaine. La
dernière fois, ses admirateurs le cherchaient presque parmi les anges,
maintenant il sera sans doute perdu dans les bas-fonds: _Flectere si
nequeo superos, Acheronta movebo_; il ne soupire pas, car il n'entend
pas le latin. Son père était un peintre de voitures, renommé pour
son vernis qui ne se crevassait jamais; mais le fils avait trop de
génie pour rester dans cette branche. Il chercha avec une apparente
indifférence l'endroit où son chef-d'œuvre était relégué. Cela allait
encore quant à la hauteur; mais dans ce coin il ne tombait pas de
lumière sur le chaudron de cuivre. Ah! tout le monde passe, Apelle est
vainement dans l'attente; ni les sabots, ni le pied de sa cuisinière
ne sont jugés: personne ne dit rien du chaudron de cuivre, sur lequel
sa femme a toujours dit qu'elle croyait pouvoir y mettre son bonnet.
Lorsque la file mobile des spectateurs qui cependant s'arrête devant de
pires croûtes, approche de son œuvre, elle paraît soudain avoir perdu
la vue et la parole:

    Le silence mord beaucoup plus que l'injure.

Son attention persistante, à lui, n'éveille même l'attention de
personne. «Et il faut encore qu'ils gâtent le cadre, disait-il, un
cadre de douze florins!» car la dorure avait reçu un accroc dont il
était encore humide, lorsqu'il emballa son tableau et l'envoya un mois
trop tôt. Il s'éloigna désolé, pour calmer son âme, en contemplant le
portrait d'un caniche dont l'oreille droite était mal dessinée; mais
voici qu'il entend quelque chose dans le coin de son tableau. En effet,
une jeune dame bien vêtue et son jeune mari sont occupés à regarder,
penchés sur la peinture. Ainsi quelqu'un au moins la juge digne d'être
regardée! Ah! comme ils s'arrêtent longtemps; ce sont sans doute des
amateurs, mais incontestablement des connaisseurs! Mais quel sourire
comprimé, maintenant qu'ils s'éloignent. Juste ciel! ils font une
figure comme s'ils avaient vu le plus joyeux Jean Steen, au lieu de sa
vénérable cuisinière, et il reprend encore les paroles qu'il venait de
dire: Cela a plus d'un chien! Ce reproche rappelle, pauvre artiste, le
petit chat de votre premier plan, qui n'est pas beaucoup plus grand,
je l'avoue, qu'un mouton de la plus petite race! Le petit chat pour
lequel son propre chat lui avait servi de modèle; le petit chat que
vous avez dessiné le soir pendant que votre tendre épouse chauffait
son bonnet de nuit sur le poêle. Et pour comble de dépit, voilà que
ce même jeune couple exprime bruyamment son admiration pour ce même
caniche dont l'oreille est mal dessinée. «C'est-à-dire, disent-ils, que
c'est comme s'il vivait.» Le nom est tout, dit-il, et il consulte sa
montre d'argent, la montre d'argent de son vénérable père, célèbre par
son vernis brillant qui ne se crevassait jamais. L'heure est sonnée.
Il doit donner leçon! Va, infortuné martyr, va trouver mademoiselle
C***, et raconte-lui pour la centième fois qu'elle doit cependant faire
les lignes principales; elle l'a encore oublié et tout le dessein est
de travers; va et songe encore, chemin faisant, si vous oseriez bien
risquer de représenter le fait héroïque de van Speyck dont il ne manque
pas de représentations. Continuez vos leçons d'heure en heure et de
jour en jour! Avec un peu plus de talent, vous arriveriez peut-être, et
avec un peu moins, certainement à être heureux.

N° 2. _Un tableau de famille._ C'est un monsieur et une dame d'un
âge moyen, un jeune homme et une jeune demoiselle dans la fleur de
l'adolescence, et un petit garçon d'environ sept ans. Je ne décris
pas leur costume; il n'a rien de remarquable. Ce sont des gens de
la haute classe moyenne, bonnes gens, non pas de La Haye, mais
vêtus à la façon d'une petite ville. Je jette un regard sur leurs
physionomies. Monsieur, me semble-t-il, a l'air un peu de mauvaise
humeur. En demandez-vous la raison? Ces gens viennent de la ville
voisine dans une calèche où ils s'étaient installés eux tout seuls.
Monsieur a des affaires importantes pour lesquelles on ne peut se
passer de sa présence; il regarde toutes les digressions comme autant
de montagnes et il ne tient pas à aller en voiture. Mais Madame était
folle de voir l'exposition; toutes les dames la visitaient. Il devait
reconnaître qu'il le lui avait promis dans un moment de faiblesse. Je
pense bien que c'était le soir d'un jour où il n'avait pas envie de
voir le monde; aussi bien les enfants n'avaient jamais été à La Haye,
et le bois de La Haye _était si magnifique_! Le lendemain matin, la
voiture arriva. Il faisait passablement beau, il faisait même beau
temps. Mais dès que les chevaux eurent atteint le bois de La Haye
qui _était si magnifique_, des nuages parurent se condenser dans le
ciel, et l'hôtel du prince Frédéric n'était pas encore en vue qu'il
tomba une averse. Dans le plan tracé il était convenu qu'on visiterait
le champ du Tournoi sur le Doel, qu'on y descendrait et qu'on se
restaurerait à son aisé. Monsieur tient à sa règle de vie. Mais on
n'a pas de parapluie!--et puis les rues! On trouve donc préférable de
se diriger vers l'exposition. Depuis que le premier nuage noir est
arrivé et que la première ride a paru sur le front du papa, maman a
mis tout en œuvre pour entretenir une conversation animée. Elle était
inépuisable en récits de plaisirs dont elle avait joui dans sa jeunesse
dans le bois de La Haye. Mais on ne prononce pas un mot, pour ainsi
dire, depuis que la première goutte de pluie est tombée, et le: _Nous
allons tout attraper_, est tombé des lèvres de l'estimable chef de la
famille. Madame qui a pressé pour qu'on entreprît le voyage, la petite
fille qui a ennuyé son père de la fête par son babil anticipé, et le
jeune garçon qui a juré que le beau temps continuerait, se sentaient
vraiment responsables de chaque goutte de pluie qui tombait, qui
tomberait ou qui pourrait tomber, et ils se regardaient les uns les
autres avec inquiétude.--Allons donc à l'exposition! avait dit le
papa. Mais dans la disposition où il se trouvait, il repoussa l'idée
d'acheter un catalogue pour chaque personne de sa famille, sauf le
petit. Mais madame! son regard triomphant me cria:--Nous voici! et le
plus aimable sourire remplaça, dès qu'elle se sentit dans la salle,
la crispation d'anxiété qui, dans la calèche, déformait sa bouche.
Sur ces entrefaites, cette chère famille est arrivée trop tôt. Il n'y
a encore presque personne; cela contrarie un peu la dame légèrement
mondaine: personne pour être vue; personne pour voir sa chère fille.
Celle-ci a vraiment une jolie figure, et elle me semble la plus
heureuse de tous; une joie sans affectation se peint sur son visage,
maintenant qu'elle aperçoit les lignes bigarrées des tableaux. Mais
elle s'était cependant représenté tout plus grand, plus joli et plus
frappant. Dix salles pareilles et un millier de chefs-d'œuvre! Elle
compte à peine seize ans! Monsieur son frère a un an de plus, et se
trouve par conséquent dans cette intéressante période de la vie où
l'on croit être pris pour quelque chose de bien, quand on prend une
apparence du mal que l'on ne connaît pas. Il a tous les airs, tous les
mouvements d'un vrai pédant insupportable, et semble encore hésiter
dans cette alternative, s'il sera de préférence un fat ou un rustre.
Il s'imagine avoir des connaissances en fait d'art, et, pour en donner
des preuves, il est toujours d'un avis opposé aux autres. Tous les
tableaux qui font s'arrêter de ravissement sa bonne mère enthousiasmée,
il les déclare peints d'une manière infâme, mauvais de couleur, vides
de pensée, plats, sans profondeur; bref, de vrais boucs émissaires
qu'il charge de tous les défauts de toutes les mauvaises peintures. Il
force sa sœur à admirer de grossières et farouches têtes d'étude de
bandits et de pourfendeurs, peintes d'un large pinceau, _où il y a du
génie_, dit-il, et qui doivent absolument plaire davantage à la jeune
fille que le plus beau tableau religieux du monde. Il est toujours
d'un tableau ou deux en avant, cherche en cachette les numéros dans
le catalogue, et montre sa supériorité sur son père en l'attirant
dans des pièges, en l'engageant à faire des paris fous sur l'auteur
vraisemblable de tel ou tel tableau dont le catalogue lui a révélé le
nom: et après avoir prouvé qu'il reconnaît l'auteur de tel tableau à
la distribution de la lumière, de tel autre à la manière, au procédé,
d'un troisième aux étoffes, d'un quatrième à l'ordonnance générale, il
fait faire, de temps en temps, une malheureuse figure à son père qui
n'est déjà pas de bonne humeur. Madame a un triste défaut de méthode
dans sa contemplation. Tantôt elle est dans telle partie de la salle,
mais tout à coup sa curiosité l'emporte au côté opposé; tantôt elle est
attirée par telle ou telle couleur éclatante, tantôt elle est séduite
par une manie innée de trouver des ressemblances.--Vois donc, mon ami,
ne trouves-tu pas que ce petit garçon a quelque chose de notre Pierrot?
Le tableau dont elle parle est le portrait d'un charmant enfant, la
tête penchée en avant sur celle d'un épagneul, et peint par un de
nos premiers maîtres (une vraie petite figure de séraphin, dont, en
passant, je félicite la mère). Pierrot est un petit garçon de sept ans
que je ne vous ai pas encore décrit; Pierrot est un malheureux petit
être, souffrant d'une hydrocéphalite, avec une grosse tête triangulaire
pâle, très-pâle! Dans ses yeux ternes ne brille qu'une faible étincelle
de vie. Je ne sais pas s'il a un mouchoir de poche, mais on n'a négligé
dans son costume ni goût, ni frais, ni temps. Les enfants de nos jours
sont habillés de la façon la plus poétique et la plus théâtrale. Un
bonnet carré de hulan avec une houppe d'or; une petite blouse écossaise
à carreaux, dont les larges plis sont retenus par une courroie en cuir
laqué encore plus large, et fermée par une énorme boucle, embrasse
ses membres délicats. Les carreaux en sont si grands que le dos de
l'enfant représente parfaitement un écusson écartelé. Puis un col
finement plissé qui lui pique les oreilles et qui est retenu, dans les
ondulations extravagantes qu'il pourrait faire, par une cravate de soie
turque avec, un très-large nœud. Un pantalon en cuir anglais blanc,
qui, à la grande douleur de la maman, a été sali en descendant de la
calèche, revêt ses petites jambes qui vont finir dans des bas blancs et
des souliers bas. «Ne trouvez-vous pas que ce petit garçon a quelque
chose de notre Pierrot?» dit la mère aveuglée. Mais quel n'est pas son
étonnement, lorsqu'en relevant la tête pour demander une réponse, elle
aperçoit non plus son mari, mais Dieu sait quel grand monsieur de La
Haye avec une décoration et des moustaches! «Excusez-moi, monsieur!»
dit-elle en rougissant comme le feu, et elle s'éloigne, en traînant
après elle son légitime conjoint, du portrait du gentil petit garçon
_qui ressemble tant à Pierrot._

On a passé une heure ainsi. Monsieur croit que la visite est
suffisamment longue; le pédant affirme qu'il n'y a rien de _vraiment_
beau; la jeune demoiselle a une folle envie d'avoir son portrait, le
cou nu avec une chaîne d'or, et madame trouve qu'on ne doit pas s'en
aller avant d'avoir encore un peu vu les gens de La Haye. La voiture
qui est de retour attendra bien pour cela. Mais les gens de La Haye
ne viennent pas encore; le beau monde ne se hâte pas de venir. On
flâne encore une petite demi-heure, et voyez, le soleil commence à
briller. Il faut profiter du beau temps et aller au bois de La Haye
qui est si magnifique. La famille se réunit à l'entrée du salon. «Mon
Dieu, dit madame, nous n'avons pas vu le tableau de Ko, nous devrions
bien aller le voir.--Oh! laisse-là le tableau de Ko, dit monsieur en
soupirant.--Ce sera du beau, dit le pédant.» Mais madame n'oserait
paraître devant la mère de Ko, sans avoir vu le tableau de Ko. Ko est
un cousin de la famille, un enfant gâté qui ne dessine pas mal; c'est
pourquoi sa mère a voulu qu'il fit de la peinture, et comme il pouvait
produire quelque chose de supportable, elle lui fit envoyer quelque
chose à l'exposition.--Oh! ces petites vaches, on dirait qu'elles vont
mugir! Et l'on rentre dans la salle. Et monsieur cherche sérieusement
dans le catalogue, madame cherche au hasard, mademoiselle fait semblant
de chercher, et le pédant ne cherche pas du tout le tableau de Ko. Le
tableau de Ko ne se trouve nulle part.--Quelle grandeur peut-il avoir?
Il ne doit certainement pas être très-grand. Enfin on trouve un tableau
avec des vaches de Ravenswaai ou d'un autre:--Oui, ce sera cela, c'est
bien sa manière,--et sans ouvrir le catalogue de peur d'être détrompé,
monsieur entraîne sa famille parfaitement satisfaite du tableau de Ko.
Ils partent. Sur ces entrefaites, il a recommencé de pleuvoir. Toute
l'atmosphère semble découpée dans une immense feuille de papier gris;
ils s'en vont visiter le bois de La Haye qui est _si magnifique_ et
dîner aux bains de Scheveninque, ce qui est _très-distingué_, pour
reprendre ensuite le chemin de la maison, monsieur avec la certitude
qu'il devra travailler le double le lendemain; madame, seulement à demi
satisfaite: elle a vu si peu de gens! la jeune fille de seize ans, avec
le vœu sans espoir dans le cœur, d'être peinte décolletée et avec une
chaîne d'or; et le pédant, condamné pendant toute la roule à avoir le
petit ange écossais assis sur ses genoux.

N°.... mais non, je renonce aux numéros; je ne connais rien de plus
ennuyeux ni de plus inquiétant que les chiffres; je crois qu'ils
donnent la fièvre dans certaines circonstances. Je ferme donc mon
catalogue, et j'aime mieux vous prier de vous placer avec moi au milieu
de cette foule variée de spectateurs, maintenant que l'heure du bon
ton a sonné et que la salle est remplie. Quel bourdonnement! quelle
foule! quelle cohue! mais une cohue douce et polie, une cohue de soie
et de velours! Voyez cette vieille baronne appuyée au bras de son
fils le chambellan. Elle est contente de pouvoir se fâcher de ce que
quelques bourgeois sont restés dans la salle. Voyez cette brillante
modiste avec son or faux et sa robe de soie lâchée, se donnant les airs
d'une demoiselle de race, et d'une langue bien effilée avec le parfait
accent de La Haye; puis en mauvais français jugeant les tableaux avec
cet aplomb de la dame de la plus haute naissance. Regardez cette
charmante fille de la bourgeoisie, victime de l'ambition de son frère
qui est commis dans un ministère, et qui porte des lunettes et du drap
beaucoup plus fin que son père, le marchand de rubans: il ne voulait
absolument pas venir à l'exposition avant l'heure _fashionable_; et
maintenant sa jolie petite sœur, qui a dû se régler d'après lui, est
dans des angoisses continuelles, n'ose se risquer dans la foule et se
hasarde à peine à se placer devant la _vieille femme lisant la Bible_
dont elle a tant entendu parler; elle l'atteint enfin, mais ne la
considère que d'un regard timide, et prête à prendre la fuite devant
la première grande dame qui paraît diriger sa lorgnette sur elle! Ah!
elle sent si profondément et si souvent qu'elle n'est qu'une _petite
demoiselle!_ Pour son grand bonheur, l'arrivée du chef de son frère la
sauve de toutes les douleurs de cette salle de torture. Donnez-vous
la peine de comparer le regard de muette admiration de cet homme
simple, le regard d'indifférence de ce monsieur indifférent, avec
le regard de ce jeûne homme de quarante ans qui a _tant vu dans sa
vie et dans ses voyages!_ Faites attention à ce malheureux Narcisse,
heureux de son gilet bigarré et de ses gants jaune paille, qui, suçant
le bout de son jonc, se tient lui-même pour l'ensemble de toutes les
beautés viriles; qui accorde plus d'intérêt aux dames qu'à tous les
portraits de savants, d'officiers de cavalerie et de marins qui se
trouvent dans la salle, et qui est digne par toutes les courbes dans
lesquelles il se meut d'être peint pour faire l'admiration de toutes
les expositions. Jetez les yeux sur ce spectateur affairé, qui vole
en quelque sorte à travers la salle, et dont le visage grave crie
chaque lois tout haut _qu'il a bien autre chose à faire dans la vie
que de courir après des tableaux_;--sur cette jeune dame qui peint
elle-même et qui, un lorgnon à la main, n'a pas de répit qu'elle
n'ait vu les tableaux de son peintre favori, _car le reste lui est
indiffèrent_;--sur cet étudiant qui va étouffer s'il ne vient bientôt
quelqu'un à qui il puisse raconter qu'il a vu la dernière exposition
de Dusseldorf.--Mais quel est ce jeune homme, demandez-vous, avec ce
chapeau bas, à larges bords, avec ces cheveux ébouriffés, cette grosse
canne, ce paletot très-court, ce large pantalon à carreaux?--C'est un
peintre, un jeune peintre.--Vous vous trompez, c'est l'ami d'un homme
qui porte un chapeau encore plus bas et à plus larges bords, avec de
longs mais beaux cheveux frisés, puis une canne plus grosse mais aussi
plus belle, un paletot plus court mais en velours et un pantalon encore
plus bariolé. C'est celui-là qui est un peintre! celui-ci est son
_alter ego_, son inséparable, son chacal, son admirateur, sa copie,
son ombre. Il se promène avec le peintre, il fait des tours à cheval
avec le peintre, il déjeune avec le peintre, il va avec le peintre au
spectacle, il fume, il jure, il joue au billard avec le peintre; mais
il ne peint pas avec le peintre. Tous les jours il vient le trouver
dans cette salle; car c'est un admirateur passionné de la peinture et
des peintres. Si vous croyez lire sur son front, à cette distance, le
mot _artiste_, vous le rendrez le plus heureux des hommes. Aussi _son_
peintre lui doit-il plus d'une idée, et s'il voulait..., oui, s'il
voulait...

Voulez-vous attendre encore jusqu'à ce que vous voyiez paraître les
derniers représentants du beau monde, qui trouvent déjà la salle
vidée par leurs pareils et envahie de nouveau par le _peuple qui a
déjà dîné?_ ou nous en allons-nous, dans la crainte que tel ou tel
observateur ne nous dessine comme des caricatures, d'insupportables
coureurs qui se donnent des airs de connaisseurs?

1838



XIV


LE VENT.


La tempête gronde au dehors: l'en tendez-vous, mes amis? La tempête! Le
vent est horrible: la bourrasque suit la bourrasque. Il rugit sur votre
toit, il siffle par chaque ouverture, par chaque passage. Il ébranle
vos portes et vos fenêtres. C'est un temps effroyable.--Ne dites pas:
«Animons-nous, rassemblons-nous, mangeons et buvons et parlons si haut
que nous n'entendions pas le vent.» C'est une lâcheté épicurienne. De
même que, par un temps doux et agréable, vous jetez mille fois les yeux
par la fenêtre, et contemplant l'aimable nature dans sa calme beauté,
vous vous écriez chaque fois: C'est magnifique! ainsi il convient que,
dans un jour comme aujourd'hui, vous écoutiez au moins une seule fois
l'ouragan, que vous voyiez sa rage, que vous pensiez à la commotion
universelle, et que vous disiez: C'est formidable! Cela est digne
d'un homme, me semble-t-il. Je crains que ceux qui ne veulent pas le
faire, ne cherchent à échapper aux tempêtes de la vie avec la même
pusillanimité. Non, ce n'est pas eux, certes, qui, dans les malheurs
et les catastrophes, dans l'infortune et la détresse oseront avoir la
conscience de leur état, et relèveront la tête au milieu de la tempête
et de l'adversité, en disant:--Me voici! Ils ferment les yeux devant le
danger; la pensée seule les effraie. Ils se fortifieraient le cœur en
exerçant leur force d'âme; mais ils ne tirent aucune utilité de leurs
souffrances: ce sont des lâches. Écoutons la tempête!

Le vent, le terrible vent, d'où vient-il? Où va-t-il? Vaines questions
emportées et dispersées par sa puissante haleine! L'invisible, le
puissant, le présent partout! Le géant du mystère! Haut, bien haut
au-dessus de la terre, il lutte contre le flanc des montagnes, il s'y
tord et les fouette; il pénètre dans les fentes des rochers, et les
parcourt avec un sifflement aigu; il pousse de sourds grondements dans
l'abîme; dans le désert solitaire où aucun autre son que sa voix ne
se fait entendre, il soulève le sable en immenses tourbillons; il se
promène dans la solitude avec une violence sauvage et bruyante; il
parcourt la mer immense! N'est-il pas plus grand qu'elle? Il est son
frère, son formidable compagnon de jeu, son adversaire furieux.

Il est indépendant; il souffle où il veut. Quand vous l'attendez à
l'orient, il s'élève au nord. Vous croyez qu'il dort au midi, il est à
l'est. Comme il s'éveille vite, comme son cri est effrayant, comme ses
coups sont irrésistibles! Il est fort; parfois il se joue et folâtre;
mais malheur! malheur, quand cela devient sérieux. Car avant que la
lutte commence, son triomphe est déjà assuré. Il traverse la forêt
comme l'armée de Sennachérib fut parcourue par l'ange exterminateur du
Seigneur. Les eaux s'agitent, bouillonnent et brûlent. Lui, il découvre
leurs lits, et arrache le rocher de son piédestal. Il brise les rangs
des vagues, et joue avec leur écume comme si c'étaient des plumes
blanches, arrachées à leurs cimes cuirassées. En vain la mer se lève
comme une possédée, folle de rage, rugissante de colère. Il la saisit
et la secoue, jusqu'à ce qu'elle s'affaisse impuissante et en proie à
des convulsions, et ceux qui se confient à son sein, qui se risquent
sur ses dangereuses profondeurs, Seigneur, protégez-les! Ils vont périr.

Voix puissante de la nature, comme tu secoues le cœur des hommes! Tout
bruit de la nature inanimée se tait devant toi, vivante voix de l'air!
Tu parles: l'écho des montagnes, le sein des eaux, l'épais feuillage
te répondent. Mais ta voix les domine tous. Tu peux bien t'appeler la
voix du Seigneur. Assurément non: ni le mugissement qui retentit dans
les flancs des rochers, ni la flèche sifflante, ni le cheval ailé, ni
l'aigle volant de ses ailes puissantes ne peuvent te dépasser, tu es la
voix du Tout-Puissant. Ton esprit est un souffle, un puissant murmure.
Le chaos était désert, désert et vide, pas d'ordre, pas de distinction,
pas de lumière, pas de sons. Les ténèbres planaient sur l'abîme. Tout
était morne et sans vie. Mais un puissant et fécond tourbillon de
vent passa sur les profondeurs. C'était le souffle de Dieu courant
sur les eaux. Elles frémirent sous ce, contact; ce frémissement était
la vie. Le silence était rompu. Dès ce moment la force créatrice de
Dieu, l'ordre et la vie se manifestèrent. Dans le murmure de la brise
du soir, Jéhovah se plut à faire apparaître le premier fils de la
poussière; du milieu d'un tourbillon de vent parlant à Job, il lui
apprit à trembler devant sa toute-puissance. Entends-tu ce solennel
rugissement? Eh bien! ce fut un bruit semblable qui remplit l'édifice
où les disciples étaient rassemblés le jour de la Pentecôte. C'était
l'esprit de Dieu descendant sur la terre dans un puissant tourbillon de
vent.

Mais ce symbole de la force de Dieu, si invisible, si formidable,
n'est-il pas aussi une ombre de sa bienfaisance? Voyez, maintenant, il
est violent et destructeur; mais ce n'est pas un dévastateur uniquement
créé pour détruire. Lorsque tout est plongé dans un morne silence,
que le soleil est brûlant, la croûte de la terre fendue, le feuillage
brûlé, les plantes des champs à peine nées, maigres, étiolées et
couvertes de poussière, comme un chancre de destruction, s'apprêtant
à tout dévorer dans l'ombre, fait lever du tiède marais la vapeur
empestée de la mort; alors la mort se réjouit à l'espoir d'une riche
moisson. Mais dans le lointain, vous voyez un petit nuage, pas plus
grand que votre poing, et c'est comme si vous entendiez déjà tomber une
pluie battante; car le messager du Seigneur s'est levé, le vent aux
larges ailes qui vous l'apportera en un clin d'œil. Il vient, le vent
béni! Devant lui fuient les émanations pestilentielles qui flottaient
sur vos têtes, et sous ses ailes il apporte les trésors de la fécondité
et de l'épanouissement, de la santé et de la force. Il renouvelle la
face de la terre. Il emporte la poussière qui couvrait les moissons; il
éveille de son assoupissement la force végétative. Il va rafraîchissant
tout et distribuant partout les bouffées de bien-être et de vie.

Vous rappelez-vous ce délicieux soir d'été dont vous avez si bien goûté
les jouissances? Le jour avait été pesant et d'une chaleur accablante.
Le soleil, ardent jusqu'à la fin, s était couché dans la pourpre,
dans l'or et dans les roses. Les oiseaux ne chantaient pas encore. Un
lourd fardeau semblait peser sur la nature. Mais voilà que s'éveille
un léger bruit, le murmure d'une douce brise! Avec quelle volupté
vous l'aspirâtes de vos lèvres altérées et vous la laissâtes se jouer
dans vos boucles de cheveux humides de rosée! Elle venait en flottant
doucement, chargée des effluves parfumées des feuilles et des fleurs,
et rafraîchissait le feuillage et les brins d'herbe. Elle passait en
battant des ailes au-dessus des eaux tièdes, et les rafraîchissait
en les faisant rider et en murmurant de joie: les cimes des arbres
semblaient murmurer entr'elles; c'était un agréable mélange de sons
doux et paisibles. Il te semblait que tout se confondait en une seule
voix d'amour. Eh bien! c'était la voix de l'amour de Dieu. Ainsi
murmurait-elle aux oreilles du prophète, au sommet de l'Horeb, où il
était debout attendant le Seigneur. Et voyez, le Seigneur passa, et un
vent violent et fort comme celui-ci, déchirant les montagnes et brisant
les rochers, précède le Seigneur. Mais le Seigneur n'était pas dans
le vent; et après ce vent il y eut un tremblement de terre, et après
le tremblement de terre une éruption de feu. Le Seigneur n'était pas
non plus dans le feu; et après le feu, une voix douce se fit entendre.
Alors le Seigneur parla à Elie. Cela, mes amis, se trouve dans la
Bible, afin que vous le lisiez dans les temps de tempête. Oh! la nuit,
la nuit, lorsque vous êtes couché sans sommeil, et que le vent déchaîné
tourne autour de la maison comme un lion rugissant, qui semble devoir
y pénétrer,--alors un frémissement vous secoue jusqu'au fond de l'âme.
Dites-moi, avez-vous prié Dieu, le Seigneur devant qui les ouragans
et les tempêtes sont comme des serviteurs quand il les appelle? ils
viennent à lui et disent:

--Nous voici! le Dieu qui les envoie et les rappelle comme des
messagers et des esclaves, le Tout-Puissant, doux et aimable comme une
tiède fraîcheur! Endormez-vous, fussiez-vous même de tendres mères dont
les fils sont éloignés, peut-être même sur les vastes mers. Encore une
fois, des prières, et avec cette pensée, il vous semblera que le vent
se tait et que vous êtes entouré du doux amour de Dieu qui vous apporte
le calme. Ne craignez pas,--croyez seulement.



XV


RÉPONSE À UNE LETTRE DE PARIS.


Enfin je l'ai vu, mon ami, vu et admiré! Le monstre de Bleeklo,
l'adoré, le fêté, l'espoir de tous ceux qui ne désespèrent pas encore
du bon goût et de l'esprit droit de l'école de peinture hollandaise,
de tous ceux qui croient encore au délicat coloris de van Dyck et au
puissant pinceau de Frans Hals. Comment vous donner une idée de sa
manière, de son talent, moi qui n'ai pas vu le Vatican, et cela à
vous qui ne savez rien trouver dans les écoles de couture de Bleeklo:
ou, dites-moi, pouvez-vous faire des comparaisons entre les capacités
présumées des époux de différentes couturières, _Blok, over den Kant,
Préveille_ et autres? Non certainement: vous ne savez pas si le mari
de mademoiselle _over den Kant_, ni de mademoiselle _Blok_, ni de
mademoiselle _Préveille_, ni même de mademoiselle _Nautgen op Zoom_[1],
a jamais tenu le pinceau, parce qu'aucune de ces jeunes filles n'a
été échanger l'état de vierge contre l'état matrimonial: et cependant
sur la tête de mademoiselle de _Zoom_ plane le génie, l'espoir de
la patrie, je veux dire son père. Ce n'est pas l'artiste que vous
saluez en lui, c'est l'art lui-même. À peine a-t-il atteint l'âge
de soixante-huit ans; quelle magnifique aurore se lève pour l'école
hollandaise! Hélas! je ne sais comment je dois faire pour expliquer
clairement ce que nous avons à attendre de lui, ce qui caractérise son
talent, ce qui à la hauteur où il est parvenu le fait rester seul, tout
isolé. Et cependant je veux l'essayer: car je veux voler une mouche au
_Messager du soir_ et prendre l'avance sur le _Journal du Commerce._ Je
veux, au cœur de Paris, faire bouillonner d'un noble orgueil votre sang
patriotique; oui bouillonner, même étinceler et écumer. Vous saurez
comment notre Bleeklo est de _Zoom_, dussé-je, pour l'appréciation
esthétique de son talent, sacrifier chaque effusion d'amitié et de
cordialité, dût mon écrit ressembler davantage à un feuilleton ou à
un article du _Messager des lettres_ qu'à une lettre confidentielle,
dût, de la page une à la page quatre, de Zoom, Zoom, Zoom, absorber
complètement votre attention de lecteur!

Je commence par vous dire qu'en qualifiant de _Zoom_ de monstre, je
n'en dis pas trop. Il a, comme je l'ai déjà dit, près de soixante-huit
ans; il n'a jamais eu un maître; la nature le fit naître avec le
sentiment du beau et du sublime, qu'il sait exprimer sur la toile
avec tant de vérité et d'expression. Étant petit enfant, à l'école,
il dessinait déjà son maître sur l'ardoise avec une pipe à la bouche,
et faisait des dessins pour sa sœur qui faisait son apprentissage de
brodeuse. Il illustrait aussi assez souvent les portes des magasins
et des gîtes des veilleurs de nuit avec de la craie blanche et rouge.
Un passant le surprit dans cette occupation et admira la vigueur de
ses esquisses. Le passant était un artiste. Lui était peintre en
bâtiment et vitrier. Bientôt il lui ouvrit les secrets de l'art et
l'initia à ses mystères. Il ne tarda pas à être assez habile pour
peindre des enseignes. Il apprit d'abord à peindre des cafetières
et des théières; puis on lui confia l'exécution même d'un verre de
bière. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce dernier travail,
c'était l'écume. Jamais on n'en avait vu une pareille. C'était plus
que l'écume de bière, c'était de l'écume de champagne. Imaginez-vous,
mon digne ami, quelle puissance d'imagination chez le jeune fils d'un
marchand de couleurs, dont le père était fabricant de paniers, et qui,
selon toute probabilité, n'avait jamais vu écumer de champagne. Peu
à peu son maître lui laissa aussi peindre des armoiries: et ce fut
là surtout que son bon goût brilla. Avec une audace sans exemple, il
ramenait tout au naturel; tous les lions jaunes avec des crinières
noires, comme les vrais lions de Barbarie; il n'en connaissait pas de
rouges, ni de bleus, ni de noires. À celui qui lui parlait de _sable_,
il offrait de le rouer de coups, et il serait presque mort de rage
lorsqu'on lui disait que certaines armoiries avaient représenté des
aigles rouges au bec bleu et aux serres bleues. «Car, disait-il, un
aigle est brun.» Et il avait raison. Sur ces entrefaites, il était
arrivé au sommet le plus élevé de l'art, jusqu'à peindre les animaux;
il pouvait déjà dépasser son maître, et déjà il avait parfaitement fait
l'esquisse _d'un cœur altéré_, lorsque les malheureux troubles de ce
temps, entre 1785 et 1790, entraînèrent aussi le jeune de Zoom dans
leurs torrents. Il disparut pour un certain temps de la scène et on
n'entendit plus parler de lui. On parlait d'une gravure satirique qu'il
aurait faite sur le prince et dont l'idée principale était: _Un grand
souci mordu au pied de sa tige par un chien-loup_, et d'une autre sur
la nation anglaise: on avait oublié ce qu'elle représentait. Quoi qu'il
en soit, on eût presque oublié de _Zoom_, s'il n'avait reparu l'année
dernière avec son chef-d'œuvre: _C'est un tour pur monter._ L'idée
n'est pas neuve. Un grand cheval est tout harnaché, tout sellé, et un
très-petit homme se prépare à le monter; ce qui, grâce à l'exiguïté
de sa taille, semble fort difficile. Tout dans ce tableau respire la
vie et le mouvement. Les efforts du cavalier nain _qui ne peut monter_
ressortent admirablement par la veste de chasse qu'il porte,--on le
voit directement dans le dos et par tous ses muscles. Le peintre a
représenté avec beaucoup d'esprit ses bottes et ses éperons, sous
une forme si lourde et si colossale, que l'on doit sentir que c'est
un empêchement pour monter à cheval. La chose la plus saillante du
tableau, c'est le cheval lui-même, dans la représentation duquel on
pourrait dire que le génie de _Zoom_ a atteint l'apogée de sa force.
Avec une audace sans exemple, il a triomphé des difficultés de son plan
et a merveilleusement bien su dominer et équilibrer les proportions;
avant tout, la hauteur de la rosse; et par conséquent la difficulté de
la monter n'est pas peu de chose. L'animal est ici représenté en même
temps comme un cheval, comme un éléphant et comme un lévrier; mais
les caractères de ces trois espèces d'animaux différents jouent si
bien leur rôle dans la peinture, qu'on peut dire que le génie créateur
du peintre a créé un nouvel être. Je ne parle pas de la largeur avec
laquelle la garniture de la tête et le pantalon de cheval rayé du
cavalier sont peints, ni du paysage au-dessus duquel est suspendu un
nuage chargé d'éclairs, éclairé par une lumière magique qui semble
sortir de terre. Mon plan me défend de m'étendre davantage sur ce
point. Aussi bien, ne l'exigez-vous pas. Ce que j'ai dit de _de Zoom_
vous fera voir suffisamment que ce jeune talent laisse derrière lui et
surpasse facilement tous les autres talents de notre patrie.

_De Zoom_ n'est pas grand de taille; son visage est plus flétri que
joli. Ordinairement il porte un bonnet de nuit bleu à bord blanc; il
prise et fume à la fois. Il porte depuis cinq ans un paletot, acheté
à demi usé chez un fripier. C'est en pareil costume que je l'ai vu
devant moi, occupé à faire le portrait d'un de ses amis. Il mettait
la dernière main à la chevelure pour passer ensuite au front; car
il n'appartient pas à ces écervelés de peintres, sans s'être donné
la peine de compter combien de rides vous avez au front, de jeter
brusquement sur la toile six ou sept grandes raies, cric, crac! vous
voilà bien! et après cela ils vous ramènent peu à peu à la vie comme
s'ils vous retiraient d'un fumier. On doit travailler avec ordre,
dit-il, maint peintre a gâté un portrait pour avoir commencé par les
favoris avant d'avoir donné aux sourcils ce qu'il leur fallait. «Ces
cheveux, me dit-il, vous semblent un peu roides; mais le modèle porte
une perruque, ajouta-t-il, et je dis toujours qu'une perruque doit
rester perruque.»

D'où, ô mon ami, éclaircis-moi cette énigme,--d'où un fils de fabricant
de paniers tient-il ces idées audacieuses? Oh! le génie! le génie!...
Il faut que je brise là.

Conserve bien cette lettre. Je veux la faire imprimer plus tard.

17 janvier 1839. HILDEBRAND.

_P.S._--Essuie de tes yeux les larmes sur la mort de Schotel.


[Footnote 1: Le petit morceau suivant, inséré ici pour que ce volume
soit complet, n'est qu'une plaisanterie. C'est la parodie d'une
lettre adressée à Hildebrand par son ami Baculus, lettre dont le
contenu consistait simplement dans un éloge, au reste bien mérité et
très-éloquent, du génie de la célèbre tragédienne Rachel.]



XVI


ANTOINE LE CHASSEUR.


Le dernier village quelque peu pittoresque, sur la côte occidentale
de la Hollande, c'est sans doute le pauvre hameau de Schoorl. Il
est situé au pied des dunes, à l'endroit où celles-ci sont les plus
larges, pour cesser soudain à Kamp, et retirer leur protection au pays
jusqu'à Petten, et laisser là la grande ouverture qui rend nécessaire
la célèbre digue de Hondsbossche, pour l'entretien de laquelle il
faut tant de pilotis et de banquets! Comme à Bergen, qui y touche, le
promeneur trouve ici l'agréable spectacle de hauts talus de dunes,
couverts d'épais taillis et de frais bocages, et de la seigneurie qui
compte parmi ses anciens possesseurs les Borselens, les Brederodes et
les Nassans. Jusqu'à notre petit hameau de Schoorl on suit un agréable
sentier qui serpente, dans le sable, en décrivant de gracieux contours,
ombragé des deux côtés par l'épais feuillage des chênes, des ormes,
des bouleaux et de toutes sortes d'autres arbres, aux pieds desquels
la limpide eau des dunes se fraye un passage en petits ruisseaux au
cours capricieux, et au milieu desquels se montrent des deux côtés, de
distance en distance, les petites chaumières des habitants, souvent à
demi enterrées dans la dune, couvertes de mousse grise et fleurie et
d'agaric rugueux.

Au bout de cet agréable sentier, le petit clocher vert de Schoorl
dresse sa pointe dans les airs pour contempler le village lui-même et
les nombreux champs de grain où l'on récolte un gruau qui appartient
aux denrées renommées du marché d'Alkmaar. Celui qui a parcouru ces
charmants bocages et qui, après s'être rafraîchi d'abord sous le frais
ombrage, puis dans quelque auberge du village, veut remonter plus haut
vers le nord, doit renoncer à l'espoir de trouver encore des arbres,
car il n'aperçoit plus que le _Hondsbosch_ qui, malgré son nom, n'est
point un bosquet, puis la _Lype_, la plus grande plaine desséchée
artificiellement de la Frise occidentale, puis le désert de l'_Herbe
des vaches_, jusqu'à ce qu'il s'arrête au Helder, dans le Marsdien,
regarde vers l'orient et voie poindre l'île de Texel, où les voyageurs
assurent qu'il y a un charmant petit bois entre le Burcht et le
Schilde, reste insignifiant de son ancienne et magnifique forêt.

C'était dans les derniers jours de septembre 183., un matin, de
très-bonne heure, le soleil n'était pas encore levé, la petite porte
de l'une des chaumières que nous avons mentionnées tout à l'heure,
adossée à la dune près de Schoorl, s'ouvrit, et sur le seuil apparut
un jeune homme qui s'assura attentivement de l'état de l'atmosphère et
de la direction du vent. Un beau chien couchant, taché de brun, avait
sauté au-dessus de la porte inférieure dès que la porte supérieure
avait été ouverte, et se roulait dans le sable avec une sorte de
volupté, aux pieds du jeune homme, ou sautait contre ses genoux; il
se coucha ensuite un instant, la tête appuyée sur ses deux pattes de
devant, pour se relever bientôt avec vivacité, en jappant doucement,
poussant des cris et faisant toutes les gentillesses d'un chien de
chasse satisfait. Au reste, il n'y a pas d'animal qui trouve plus
facilement du plaisir et qui soit moins vite blasé; son maître n'a
besoin que de prendre son fusil, et ce mouvement évoque à l'instant
les plus brillantes perspectives de jouissance et de bonheur devant
l'imagination enflammée du chien, et je suis convaincu que les
démonstrations de joie dont je parle ne sont que de faibles preuves
du sentiment qui gonfle sa poitrine vêtue! Pourtant il sait très-bien
que tous les plaisirs de la journée consisteront à courir, à tomber
en arrêt, à apporter toujours, sans jamais nourrir le moindre espoir
d'avoir quelque part au butin.

Le jeune chasseur,--car c'en était un,--était à dessiner avec sa blouse
verte usée, avec sa vieille carnassière et son vieux sac à plomb croisé
sur ses deux épaules, le pantalon dans les bottes, le bonnet de cuir
vert mis de côte, et un court fusil double avec un cordon vert, sous
le bras. Il était grand et robuste, un blond fils des Celtes, et son
visage bruni par l'ardeur du soleil faisait d'autant plus ressortir
le bleu limpide de ses yeux; mais en ce moment, consultant d'abord
l'atmosphère, puis regardant autour de lui, ses yeux avaient une
expression d'abattement.

--Assez, Veldine, s'écria-t-il, comme s'il était ennuyé des sauts
joyeux de l'animal, qui n'obéit pas et continua à caresser ses genoux
d'une manière aussi folâtre, si bien qu'il ferma la porte en donnant un
coup de pied à Veldine.

L'animal s'enfuit, la queue entre les jambes et en criant.

--Viens ici, Veldine, reprit le chasseur repentant. Et lui caressant la
tête, il ajouta.

--Faut-il que tu souffres parce que ton maître a fait de mauvais rêves?

Il prit le chemin qui conduisait vers le village.

Si la jeunesse de Schoorl eût vu son _Antoine le chasseur_, car tout
le monde l'appelait ainsi, se mettre en route d'aussi bonne heure,
elle en aurait à peine cru ses yeux. Car jamais elle n'avait vu son
œil aussi triste ni aussi baissé vers la terre; jamais son pas n'avait
été si traînant ni si indifférent. Il était connu pour le caractère
le plus gai du village, et soit qu'il fit accroire aux enfants et aux
petits garçons curieux de merveilleuses bourdes de chasseur, soit qu'il
laissât tomber dans le mouchoir de cou des jeunes filles de froids
grains de plomb, soit qu'il amusât les vieux, près du rouet, par ses
joyeuses saillies, tout cela semblait toujours venir du cœur, d'un
cœur content, léger et sans souci. Et cependant Antoine le chasseur
appartenait aux caractères chez lesquels la gaieté est moins une
qualité qu'une puissance de l'âme, et sous le ruisseau limpide de sa
bonne humeur, où rien ne semblait se refléter que la lumière et les
fleurs, il y avait un fond de gravité et de mélancolie. Il n'était
pas rare qu'il s'abandonnât à ce dernier sentiment dans la solitude,
et il suffisait d'une bagatelle pour le mettre dans cette disposition
d'esprit. Alors il était découragé et abattu. Il pensait, sans
transition sensible, à sa mère et à son père, qu'il avait vus mourir,
et aux petits arbres verts du cimetière; puis il ne voyait devant lui
d'autre horizon que la misère et le besoin, jusqu'à ce que la présence
des hommes le tirât de sa rêverie et qu'il redevînt le joyeux et
facétieux Antoine le chasseur de toujours. La chasse était son plaisir
et sa vie, et de la moitié de septembre au premier janvier, il s'en
donnait à cœur joie. Chaque matin il se mettait en campagne avant le
lever du soleil, avec le plus gai visage du monde; mais il lui venait
de singulières pensées, à la longue, dans ces promenades solitaires,
n'ayant autour de lui que sa fidèle chienne Veldine. Aujourd'hui il
semblait avoir des préoccupations tristes pour sa tête et pour son
cœur, car dès le début son allure était lente et abattue.

Cependant son visage se rasséréna tout à fait, quand il s'arrêta non
loin d'une petite maison à demi cachée dans la verdure, à sa main
droite. Il écoula à la fenêtre fermée. Un instant il parut hésiter;
mais il se décida et frappa deux ou trois fois contre le vieux volet.
Un bruit à l'intérieur, comme le déplacement d'une chaise, répondit au
signal.

Il sourit.

--Ce sera elle! dit-il tout haut.

--Oui! répondit une harmonieuse voix de femme qui semblait venir du
fond de la maison.

Il attendit encore un instant, le sourire disparut lentement de ses
lèvres, et son visage reprit sa sombra expression d'auparavant. Il leva
la tête et fit signe au chien.

Il siffla doucement. Veldine était plus près de lui qu'il ne l'avait
cru, et bondit de l'épais feuillage sous lequel se dissimulait près de
la chaumière une petite source venant de la dune.

--Diable de chienne! Faut-il toujours que tu boives? grommela-t-il d'un
ton mécontent. Mais changeant sur-le-champ, il se dit à lui-même à
demi-voix: «Si Jeannette savait que je me suis fâché contre Veldine!
Je mérite d'être malheureux aujourd'hui.

Triste prévision pour celui qui va en chasse!

Antoine le chasseur pressa le pas et atteignit bientôt le village. La
chienne sembla regarder les terres labourées comme sa destination et
s'éloigna à droite. Antoine la rappela.

--Ici, Veldine! dit-il d'une voix affectueuse, il faut monter, ma
chère. Ils n'ont pas encore besoin du chaume; il y a encore assez à
paitre sur la dune. Et il tourna à droite.

--Allez-vous là-haut, Antoine? dit Jean, qui était déjà levé et en
campagne aussi et qui parut tout à coup en blouse grise avec des
boutons de chasse, un bâton à la main et un chapeau avec ruban vert.

--Oui, Jean, répondit le chasseur, ils sont encore trop occupés sur la
brande[1].

--Vous dites vrai, répondit le garde du bois de Bergen, car c'était
lui. Ne voulez-vous pas allumer? dit-il, et il lui tendit amicalement
sa pipe.

--Merci, Jean, répondit Antoine, je n'ai pas encore gagné mon tabac
aujourd'hui. Vous êtes levé de bien bonne heure. Vous êtes sur la trace
d'un braconnier, peut-être?

--Non, camarade, répondit le garde. Je vais à la digue de Schoorl; je
dois me rendre à Alkmaar et je ferai la route avec Jeppie. Bonne chasse!

--Merci! dit l'autre. Et suivi du chien, il s'approcha de la dune, et
se fraya un chemin à travers le bois taillis humide de brouillard, d'où
s'envolèrent mille vauriens de moineaux effrayés, et il commença à
monter.

Lorsqu'il eut atteint le sommet de la colline, il se retourna vers le
petit village. Le soleil allait atteindre l'horizon et lançait déjà
au-dessus ses premiers rayons. La brume d'automne commençait à briller
de toutes ces teintes colorées qui la font ressembler à l'arc-en-ciel
descendu sur la terre; la croix au haut du clocher commençait à
étinceler, et les gouttes qui tremblaient à l'extrémité des feuilles
avaient une poétique ressemblance avec les plus brillantes pierres
précieuses. Son œil chercha la place où la chaumière de Jeannette se
cachait sous le feuillage. Nul signe de vie, et dans le village aussi,
tout était encore plongé dans le calme et dans le silence: un seul coq
chantait, un seul chien se glissait lentement hors de sa niche; mais
on n'apercevait pas un être humain en mouvement. Seulement, on voyait
sur le sentier qui conduisait à la digue de Schoorl le garde, qui
poursuivait son chemin d'un pas rapide.

--Tout dort encore, se dit le chasseur à lui-même, et Jeannette est
sans doute aussi rendormie. Rêveraient-ils tous? Folie! poursuivit-il,
et il tira sa gourde, et comme s'il buvait à sa chienne: «Allons,
Veldine, au premier perdreau tué!»

À ces mots il arma les deux chiens de son fusil et commença à parcourir
le terrain de chasse.

Dans tout Schoorl et Bergen, il n'y avait pas de meilleur chasseur
qu'Antoine. Il appartenait à ce petit nombre d'heureux qui peuvent
se dire sûrs de leur coup: «Savez-vous à quoi cela tient, avait dit
un jour le vieux Krelis, assis avec des paysans et buvant la bière,
sur le banc devant le _Lion rouge_, lorsque Antoine passa chargé de
gibier; savez-vous à quoi il tient qu'Antoine le chasseur, quand deux
gélinottes se lèvent, une devant et l'autre derrière lui, il ne les
abat pas moins toutes les deux?--C'est parce qu'il à un fusil à deux
coups, avait-on répondu.--Non pas, camarades, avait dit Krelis, c'est
parce que c'est un homme double.» De là venait aussi qu'Antoine le
chasseur ne se plaignait jamais des circonstances contrariantes dans
les quatre éléments auxquels un grand nombre de chasseurs attribuent
tout, quand ils reviennent au logis la carnassière plate, parlant haut
et ferme d'une foule de lièvres et de perdreaux qu'ils n'ont à la
vérité pas rapportés à la maison, mais convaincus qu'ils sont allés
mourir de leurs blessures dans quelque trou impossible à découvrir.

La gorgée d'eau-de-vie, le craquement si harmonieux pour un chasseur
des deux chiens de son fusil, le radieux soleil paraissaient dissiper
l'humeur sombre d'Antoine le chasseur et lui inspirer du courage; dès
qu'il se voyait arrivé au terrain de chasse, son esprit s'éveillait.
Veldine sautait légèrement devant lui; elle commença bientôt à renifler
très-fort, le nez contre le sol.

--Le chien commence à travailler, dit Antoine, cela ira bien.

Bientôt un lièvre débusqué bondit. Les deux coups partirent, l'un après
l'autre. Le chien s'élança: le lièvre était libre.

--Que diable cela veut-il dire? dit Antoine le chasseur en jetant
son fusil à terre. Il suivit d'un œil stupéfait l'animal aux longues
oreilles qui n'était nullement blessé, et qui, poursuivi par le chien,
vola à travers la plaine jusqu'à, ce il disparût de l'autre côté sur
une dune où Veldine le suivit avec ardeur et avec des aboiements
entrecoupés; mais elle finit par en perdre la piste.

Il siffla pour rappeler son chien et chargea de nouveau.

--Je pensais bien que je serais malheureux! s'écria-t-il, Enfin, ce
n'était qu'un lièvre! Doucement, Veldine.

Et il poursuivit son chemin.

--Ce n'était qu'un lièvre, disait Antoine le chasseur, mais que
voulait-il donc? Permettez-moi de vous parler un peu de Jeannette, et
vous le comprendrez.

Je ne commencerai pas par vous dire que Jeannette était la plus jolie
des filles de Schoorl. Une telle expression ou ne dit rien, ou dit
souvent trop, et en tout cas est rebattue. Dans mille récits, la
jeune fille est toujours la plus jolie de la contrée. Mais ce qui
est certain, c'est que c'était une charmante enfant, plus délicate
et plus svelte que la plupart des petites paysannes, et les boucles
d'oreilles d'argent du dimanche pouvaient parfaitement lui manquer
pendant la semaine, sans qu'elle en fût moins séduisante. Orpheline,
elle était le soutien, la consolation de sa grand'mère et d'un frère
sourd-muet qui avait neuf ou dix ans. Ces trois personnes constituaient
le petit ménage de la chaumière sous les arbres. Avec sa grand'mère et
le malheureux enfant, Jeannette n'aimait personne autant qu'Antoine
le chasseur, et si elle avait parfois souffert en songeant à la mort
éventuelle de sa grand'mère, elle s'était peut-être imaginé aussi
qu'elle pourrait bien devenir la femme d'Antoine le chasseur. Dans
l'état où les choses étaient maintenant, elle tourmentait Antoine tant
et plus, mais cela n'allait pas plus loin. La grand'mère aimait à
entendre plaisanter Antoine, et l'enfant sourd-muet était au comble du
bonheur lorsqu'il le voyait approcher et qu'il lui apprenait à faire
des trébuchets de pierre pour prendre des moineaux; Jeannette regardait
avec amour Antoine de ses grands yeux sereins et bleu foncé, lorsqu'il
venait en aide au jeune garçon et le faisait sauter sur ses genoux,
jusqu'à ce que sous l'empire de la joie il parvint à faire entendre un
son. Et le soir, lorsque Antoine retournait à la maison, il arrivait
bien quelquefois que ses lèvres touchaient son frais petit visage,
mais pas davantage; et «le bonsoir, Antoine!» n'en était pas moins
affectueux pour cela.

Mais la veille au soir, Jeannette l'avait malicieusement tourmenté, car
c'était déjà le sixième jour de la chasse, et bien qu'Antoine eût déjà
apporté maint lièvre à la chaumière, il n'avait pas encore tiré un seul
perdreau.

--Non, frère Antoine, avait dit Jeannette, les lièvres, cela va encore,
mais les plumes, cela va trop vite pour vous, camarade!

--Combien voulez-vous que je rapporte de perdreaux demain? demanda
Antoine.

--Je ne vous imposerai pas trop, mon garçon, répondit Jeannette.
Tirez-en deux seulement et je croirai que vous vous y connaissez encore.

--Cela sera, Jeannette! s'écria le chasseur en passant le bras autour
de la taille de la jeune fille; cela sera comme vous le dites, ou je
veux ne plus m'appeler Antoine le chasseur. Et il l'attira vers lui.

--Reste tranquille, mon petit Antoine, s'écria la jeune bile, pas de
folie, entends-tu? Un baiser? Quand les perdreaux seront là, nous
verrons. Fi, mon garçon, pas de folie!

Et elle se mit à rire aux éclats pour persister dans sa ferme
remontrance.

--Soit, répondit l'amant; mais sais-tu, Jeannette, donne-moi un baiser
sur la main, et si demain je reviens sans perdreaux, donné-moi encore
un baiser semblable; mais si j'en apporte, gare à ta carcasse!

--C'est fait! dit joyeusement Jeannette, et elle se rapprocha de lui,
lui donna une bonne poignée de main, se laissa donner un baiser sur la
joue, après quoi sa bouche se détourna un peu plus que d'ordinaire; le
sourd-muet, en voyant cette scène, releva la tête et se mit à bondir de
plaisir autour de la chambre en battant des mains.

Étonnez-vous, maintenant, qu'Antoine le chasseur ait dit aujourd'hui
avec quelque dédain:--Ce n'est qu'un lièvre!

Et cependant s'il avait eu le lièvre seulement! car on aurait dit de
plus en plus qu'il courait chance de rentrer au logis les mains vides.
En vain avait-il parcouru pendant une couple d'heures la vaste dune
de Schoorl; à travers les vallées où il marchait jusqu'à la cheville
dans l'épaisse mousse brune; sur les bancs blanchis où le sable sec
et mouvant effaçait ses pas; le long des plaines où des marais salés
humectaient le sol; nulle part, pour employer un terme de chasse de la
Hollande du nord, _il ne découvrait la vie._ Il remarquait bien çà et
là une trace de lièvre, et plus loin des excréments de perdreaux; mais
ni celui-là, ni ceux-ci ne se présentaient. Il tira avec une certaine
méchanceté un hibou blanc, qui s'éleva d'un buisson sur ses ailes d'une
légèreté diabolique, le ramassa et le jeta dédaigneusement loin de lui.
Veldine lui causa encore une lâche déception en se mettant en arrêt,
et enfin il sentit quelque chose s'élancer d'une touffe de mousse
épaisse; ce n'était qu'une chétive alouette! Ainsi se passèrent de
lentes heures, et Antoine le chasseur revint sur ses pas en proie à un
abattement encore augmenté par la fatigue et l'ardente chaleur du jour.
Tout à coup une légère brise s'éleva, qui passa rafraîchissante dans
ses cheveux inondés de sueur, et après avoir franchi une haute colline
de sable blanc, il aperçut devant lui la vaste mer.

La mer offre toujours un spectacle imposant; mais lorsqu'on la voit
sur une plage parfaitement solitaire, où rien ne frappe les yeux, que
la dune dépouillée à gauche, à droite et derrière soi, sans chaumière
sur le sable, ni voile à sa surface, alors l'aspect de cette vaste
étendue vide vous saisit doublement. Le sentiment que vous vous trouvez
vraiment à l'extrémité du monde s'empare de vous; vous croyez être
le seul habitant qui reste sur la terre. Antoine le chasseur s'assit
en frissonnant sur le sommet de la colline, mit son fusil au repos,
et regarda les vagues réfléchissant le soleil. Le chien se reposait
haletant à côté de lui; sa langue sortait longue et rouge de sa gueule.
Ici, en présence de la mer, et pas de rafraîchissement!

Antoine le chasseur tira de sa carnassière un morceau de pain et une
couple de pommes, et partagea le pain avec sa compagne de chasse. Il
tira aussi sa gourde pour boire un coup.

--Non, dit-il en l'éloignant de sa bouche. Oh! ce rêve! je voudrais
être quitte de ce rêve!

Il voulait secouer le souvenir du rêve terrible de la nuit précédente,
et qui était la vraie cause de son abattement; mais la vue de la mer
lui en rappelait des circonstances qu'il avait oubliées. Bientôt il se
représenta à lui plus vivement que jamais.

Il se retrouvait, comme dans son sommeil, à la chasse avec les fils de
l'ouvrière de Schoorl: ce n'était pas cependant dans la campagne de
Schoorl, mais dans le bois de Bergen. Il portait un nouvel habit de
chasse, avec des boutons d'or qui brillaient au soleil, et Jeannette
avait planté une plume de faisan sur son bonnet. Tout à coup trois
perdreaux s'envolent devant lui, mais il ne peut les avoir à portée;
chaque fois ils s'abattent comme pour le narguer, et dès qu'il
approche, ils poussent un cri, battent dès ailes et volent plus loin.
Enfin, il voulut faire un effort pour les tirer à distance, mais son
fusil rata et lui tomba des mains. Alors les trois perdreaux crièrent
chacun trois fois, et l'un d'eux vola sur le bonnet du jeune homme où
il se posa.--Puis-je tirer, jeune homme, dit-il. Antoine lui fit signe
de la main que oui. Il visa et le perdreau tomba; mais lorsqu'il alla
pour le ramasser il n'y avait plus ni perdreau, ni seigneur de Schoorl,
mais la tête sanglante de Jeannette gisait par terre et le regardait
avec des yeux mourants; et lorsqu'il l'eut contemplée longtemps, la mer
s'avança jusqu'à eux, la tête se mit à se mouvoir sur les flots, alla
en arrière et disparut, revint au-dessus de l'eau et disparut encore,
jusqu'à ce qu'il s'éveillât. Son coq chantait; la lumière apparaissait
par les fentes et les fenêtres. Il s'habilla pour la chasse.

Et maintenant qu'il a le regard longuement fixé sur la mer, la vision
se répète, et la tête de Jeannette paraît au milieu des rides écumeuses
éclairées par le soleil de la mer du Nord, et monte et descend avec les
vagues.

Il détourna les yeux de la mer et s'étendit en avant sur la pente de
la colline, les bras sous la tête. Bientôt il s'endormit et l'affreux
spectacle se présenta de nouveau à son esprit; mais toute la mer
devint rouge comme du sang, puis de petites flammes et des étincelles
dansaient et tournoyaient tout autour. Soudain, deux coups de feu
retentirent. Il s'éveilla. Veldine avait volé au bruit et descendait au
galop la colline.

Un nuage bleu de fumée s'éleva majestueusement derrière la dune
voisine, et une nombreuse compagnie de perdreaux passa effarouchée
devant lui. Antoine rappela son chien et suivit les perdreaux des
yeux. Ils s'abbattirent doucement de l'autre côté de la colline, puis
partirent de nouveau avec le vent vers le midi. Un moment un homme
parut au sommet de la dune et regarda où se trouvaient les perdreaux,
mais ils s'étaient déjà abattus. Alors il chargea avec précaution son
fusil, et Antoine le chasseur le vit fourrer dans sa carnassière une
couple de jolis perdreaux, après les avoir, considérés un instant avec
complaisance.

C'était Dirk Joosten, le seul homme dans tout Schoorl qui ne pût
le souffrir et qu'il ne supportait pas davantage. Car Dirk Joosten
unissait le métier de braconnier à celui de chasseur, et Antoine
l'avait un jour surpris occupé, à une heure avancée de la nuit, à
tendre des pièges pour les lièvres, passion qui a donné un mauvais
renom aux habitants de Schoorl. Au reste, c'était un mauvais chasseur,
et même avec l'aide du braconnage il ne rapportait pas, dans une saison
de chasse, la moitié de ce que tuait le double Antoine, comme disait
Krelis, ce qui l'ennuyait beaucoup.

Dès que Dirk aperçut Antoine le chasseur, il lui cria d'un ton
demi-impératif:

--Où sont-ils allés, Antoine?

--Vous devez le savoir! dit celui-ci.

--Puis-je regarder par-dessus la montagne? grommela Dirk Joosten.
Avez-vous quelque chose?

--Ni poil ni plume! cria Antoine le chasseur, à haute voix.

--Cela va mieux pour moi, dit Dirk en souriant: et il tira un lièvre et
trois perdreaux de sa carnassière, et les éleva triomphalement en l'air.

--Chacun son tour, Dirk! cria l'autre.

--Oui, s'écria Dirk, et si tu n'avais-pas de tour aujourd'hui, enfant
du diable!

Alors il descendit la dune et continua son chemin en se dirigeant vers
le nord.

--Allons, maintenant au champ, de derrière, Veldine! dit Antoine le
chasseur à son chien, et un rayon de courage brilla de nouveau dans ses
yeux, un joyeux sourire illumina son visage bruni. Il but un petit coup
de sa gourde et se dirigea vers le midi.

Il avait bien remarqué l'endroit où les perdreaux s'étaient abattus.
D'après tous ses calculs, c'était une plaine à lui bien connue qui a
l'air d'une exploitation manquée, et ça et là parsemée de bouquets de
genêts, de saules rampants et d'aunes nains. Cependant il prit encore
plus au sud, comme s'il dépassait la place pour tirer les perdreaux
contre le vent. Alors il s'approcha de la plaine; mais les perdreaux
étaient devenus sauvages. Bien loin avant qu'il ne fût à portée, ils
prirent leur vol, et firent une bonne traite vers le sud-ouest où ils
s'abattirent de nouveau.

--Patience! pensa Antoine, et après avoir vainement exploré la plaine
pour s'assurer qu'il n'était rien resté en arrière, il prit la même
direction pour poursuivre la compagnie.

Il répéta cette manœuvre encore trois ou quatre fois, cette manœuvre
dont il avait rêvé; chaque fois les perdreaux gardaient l'avance: il ne
perdit pourtant pas patience: la vue des perdreaux à l'horizon, toute
vexante qu'elle fût, le faisait continuer. Mais son âme était tellement
préoccupée des perdreaux qu'il me semble qu'un lièvre, aurait pu lui
couper le chemin sans que, tout bon chasseur qu'il fût, il l'eût aperçu
à temps! Après une couple d'heures de chasse, il se reposa encore une
fois dans un endroit où son chien trouva de l'eau de source. L'animal,
non content de se désaltérer, entra dans l'eau jusqu'au ventre, et
parut après ce rafraîchissement aussi alerte et aussi vif que le matin.
Antoine imita cet exemple, puis poursuivit la chasse.

Déjà il avait dépassé le bois de Bergen. Tout à coup, il vit la
compagnie se lever et s'abattre aussitôt. Il se hâta de marcher dans
cette direction. Déjà il approchait de la place où elle devait être!
le chien tenait le nez avec la plus grande attention contre le sol.
Son espoir n'avait pas encore été aussi vif de toute la journée. Mais
tout à coup le poteau de la chasse réservée du seigneur de Bergen lui
tomba sous les yeux; son domaine s'étend encore de quelques verges au
delà du bois. Déjà le chien l'avait dépassé eu reniflant. La tentation
était grande. Il n'avait encore rien fait après une chasse de tant
d'heures. Bien plus, il s'était vanté de rapporter des perdreaux. Et
puis Jeannette lui refuserait le baiser promis, et pis encore, comme
elle se raillerait de lui! Son nom ne serait plus Antoine le chasseur.
Le garde du bois de Bergen était à Alkmaar. Ah! comme les perdreaux
en s'élevant l'avaient provoqué! il avait marché vers le nord. Et là,
à une quarantaine de pas peut-être, se trouvaient les objets de son
désir, non, de son besoin, les beaux perdreaux, fatigués d'un long vol,
et reposant, Dieu sait de quel profond repos, dans la haute mousse!

Il se sentait agité; son cœur battait dans sa poitrine. Le chien allait
de nouveau reniflant. Il leva les yeux et soupira profondément. Un
instant, il réfléchit et il rappela le chien qui obéit à contre-cœur.
«Je ne veux pas me nommer Antoine le voleur de gibier, à mes propres
yeux!» dit-il en soupirant.

Il tourna le dos au poteau et à la chasse du seigneur de Bergen, et
tout à coup, comme pour le récompenser, un fort sifflement se fit
entendre! une couple de perdreaux s'envolaient juste devant lui, des
retardataires qui n'avaient pu suivre la troupe. Au même instant son
doigt fut sur la gâchette et les deux coups retentirent. Un perdreau
tomba comme du plomb; l'autre alla un peu plus loin, tourna sur
lui-même en l'air, et tomba également. Tandis que Veldine s'emparait du
premier, il alla pour ramasser l'autre. Il vivait encore et s'efforçait
de se cacher dans la mousse, mais Antoine le saisit. Il le regardait
tristement et d'un air plaintif avec son petit œil rond où la lumière
était à demi éteinte. Il le laissa retomber. C'est d'un œil pareil
que Jeannette l'avait regardé dans le sinistre rêve. Toute la vision
reparut devant son esprit. Et, ramassant de nouveau le perdreau, le
petit œil rond était déjà couvert de la paupière grise!

Le fatal souvenir est passé, et Antoine le chasseur fait joyeusement
le reste de son chemin. Il a ce qu'il désirait: les deux perdreaux
desquels dépendait la conservation de son nom étaient suspendus à sa
hanche. Il n'a pas perdu le baiser de Jeannette! Le fusil chargé de
nouveau lui semble léger. Il marche ainsi à travers la haute bruyère et
les genêts. Un quart d'heure après, un lièvre bondit et tombe presque
au même instant, «_arrêté dans ses bonds agiles par le plomb rapide_,»
comme a chanté le plus poétique chasseur de la Hollande.

--Plus on arrive tard au marché, plus il y a de beau monde! dit Antoine
le chasseur. Et, content de sa chasse, il se dirige tranquillement vers
Schoorl.

Il était déjà tard, et il avait, encore une forte hauteur à gravir,
puis une longue promenade, bien que la distance ne fût cependant pas
comparable à la largeur du ciel; mais que lui importait la fatigue? Il
allait arriver triomphant avec sa chasse sous les yeux de Jeannette.

--Puisse-je porter le lièvre, Antoine? demanda, un petit garçon aux
cheveux jaune paille et aux joues d'un brun de cale qui sortait du
taillis sur la dernière dune de Schoorl; il y avait coupé un bâton
lorsqu'il avait vu les pattes velues sortir du filet de la carnassière.

--Oui, frère de Krelis, dit joyeusement Antoine le chasseur, je vais te
le donner; mais il ne faut pas l'escamoter, entends-tu?

Il s'assit par terre, et ouvrant la carnassière, il la vida d'abord des
perdreaux qu'il avait mis au-dessus. Le petit garçon en prit un et le
considéra.

Eh! qu'il est gras! et de jolis petits yeux d'ouate! dit-il en ouvrant
par un badinage d'enfant un des yeux du perdreau et le mettant devant
Antoine.

--Laissé ses yeux fermes, méchant bambin! dit Antoine le chasseur avec
vivacité, et un nuage reparût sur son front.

Alors il suspendit le lièvre en sautoir par les pattes sut le bâton de
l'enfant: celui-ci, fier de sa charge et se sentant plus grand que tous
les enfants de paysans réunis des seigneurs de Schoorl, Groet et Kamp,
descendit rapidement avec l'animal.

Mais Antoine cacha les deux perdreaux dans l'intérieur du sac de la
carnassière, si bien que la moindre plume n'en dépassait pas.

--Je serai malin, se dit-il à lui-même, et je vais voir d'abord ce
qu'elle va faire.

Ainsi il traverse le village et suivit le chemin de sable; calculant
s'il était vraisemblable que Jeannette fût ou non à la maison à cette
heure de la journée. Il était encore à cinquante pas de sa chaumière.
Le bois tressaillit à sa droite, et Jeannette s'élança en poussant un
grand cri pour l'effrayer. Le sourd-muet la suivait lentement.

Antoine le chasseur s'effraya plus que Jeannette n'avait pu s'y
attendre. Un frisson glacial lui parcourût les membres. Mais il se
remit sur-le-champ.

--Sac plat! lui cria-t-il en riant.

--Cela n'est pas vrai, dit la joyeuse fille, car j'ai vu le garçon avec
le lièvre. Mais où sont les perdreaux, Antoine?

--Je n'ai pu en atteindre, dit Antoine, qui sentit que son visage
le trahissait. Mais non, Jeannette, ajouta-t-il, la jeune fille le
regardant avec incrédulité.

--Voyons, camarade, dit-elle; et elle saisit la carnassière pour se
convaincre.

Mais il tira celle-ci de la main chérie et la repoussa brusquement vers
son côté droit. La jeune fille sourit et sauta devant lui pour tacher
de voir dedans. Un coup retentit: le chien aboya. Jeannette gisait
sanglante à ses pieds.

Dans son brusque mouvement pour jeter la carnassière de l'autre côté,
il avait engagé le chien de son fusil dans une des petites mailles du
filet, et en relevant l'arme, le coup était parti.

Antoine le chasseur et les deux petits garçons étaient pétrifiés. Mais
l'enfant sourd-muet revint le premier à la conscience de la situation:
il s'élança furieux sur Antoine et le mordit au bras. Le fusil était
tombé par terre. Tout à coup le malheureux chasseur se baisse et le
saisit par la crosse; mais une main vigoureuse saisit la gueule du
canon et lui arrache l'arme. C'était un paysan qui étant accouru
déchargea le fusil en l'air. La moitié du village accourut et se pressa
autour du cadavre de Jeannette et autour de l'infortuné, qui désire
retrouver son fusil et lutte avec une rage muette contre les assistants.

       *       *       *       *       *

Il n'y a pas de secours à porter à Jeannette. Chacun sait qu'un coup
de plomb à bout portant fait une blessure mille fois plus dangereuse
qu'une balle; car chaque petit grain en fait une particulière et la
quantité des plombs est infiniment plus lourde. Mais aussi le coup
avait frappé la charmante enfant, droit au-dessous du cœur. Pleurée
de tout Schoorl, elle alla reposer sous les petits arbres verts du
cimetière. La vieille grand'mère et l'enfant sourd-muet avaient tout
perdu.

L'infortuné Antoine le chasseur fut saisi d'une violente fièvre dans
laquelle il ne cessait pas d'être furieux. La nuit après l'enterrement
de Jeannette, il échappa à son gardien qui avait succombé au sommeil et
monta sur la fenêtre. Le garde du bois de Bergen qui s'en retournait
tard à la maison, le vit au clair de lune travailler en chemise au haut
de la dune.

--Que faites-vous là, Antoine? cria-t-il d'une voix forte en le
saisissant par le bras,

--Seigneur, dit l'infortuné effrayé et à voix basse, je l'enterre. La
mer va venir tout à l'heure.

Et il couvrit de sable un des perdreaux, pour lequel il avait creusé
une tombe avec ses doigts.

Le soir suivant, il avait rendu l'âme!


[Footnote 1: Terres en friche ou incultes.]


FIN DE LA CHAMBRE OBSCURE.



TYPES HOLLANDAIS.



I


LE BATELIER.


J'ai si souvent voyagé en _trekschnit_[1] que je suis à même d'écrire
sur ce mode de locomotion le plus grand libelle et le plus grand
éloge. Je me suis exprimé une fois un peu vivement sur son compte
[2] mais j'en suis à demi au regret. Je crois que je l'ai fait pour
avancer l'affaire des chemins de fer, uniquement par impatience. Mais
maintenant que je vois déjà une barque d'ordonnance tomber réellement
en ruine et que des paniers à pipes (vrai signal hollandais) flottant
dans l'air crient à diverses autres le _Memento mori_, l'affaire prend
pour moi une tournure si mélancolique que je serais en état de louer
le _roef_[3] entier d'Amsterdam à Rotterdam pour écrire une élégie sur
les temps changés. Ce n'est pas tant pour les _trekschnits_ que cela
me peine: ils ont beaucoup de défauts et il y a de meilleurs moyens
de locomotion, mais c'est pour les bateliers. Vous perdrez beaucoup,
mes amis, à leur disparition. C'est une bonne, honnête, fidèle race
de gens à la mode antique, et ce sera une vraie désolation si jamais
ils disparaissent de la terre--je veux dire des eaux. Respect pour
eux! Ayez un bon batelier et donnez-lui un message oral, une lettre
ouverte, une grande somme d'argent, un meuble précieux! Rien ne
manquera au message, pas un _stuiver_ à l'argent, pas un mot ne sera
lu dans la lettre, pas la moindre égratignure ne sera faite au meuble.
Faites-lui seulement _savoir_ que vous vous fiez à ses soins, et soyez
aussi tranquille que si vous envoyiez votre propre fils. Ici ton image
est devant mes yeux, loyal Van de Velden. Tu appartiens au personnel
d'amis de mes souvenirs académiques. De qui Hildebrand aimait-il mieux
entendre le pas que le tien sur l'escalier inégal de son humble réduit
d'étudiant lorsque tu y traînais le panier à cadenas ou le petit coffre
bien connu qui n'avait plus besoin d'adresse? Et puis ton affectueux
_compliment_, et que _toute la famille allait bien_, et l'impatience
d'Hildebrand lorsqu'il cherchait le double de la clef avec laquelle sa
bonne mère avait fermé le cadenas. Passais-tu jamais près de lui sans
lui dire:--_Monsieur n'a-t-il rien à faire dire?_ ou pouvais-tu dans
sa ville natale passer devant la maison de ses parents, sans y aller
dire que tu avais vu monsieur la veille en improvisant les saluts les
plus cordiaux de sa part? Ne l'as-tu pas caché plus d'une fois dans ta
barque, quand il était vert[4], jusqu'à ce que la table d'étudiants sur
la Mare fût finie. Et quand il fût promu à ses grades, et que tu le
félicitais--que manquait-il donc à tes yeux que ton mouchoir aux mille
couleurs, qui ne pouvait rester dans ta poche quand tu remarquais qu'on
avait déjà emporté presque tous ses coffres? Diable! Van de Velden, le
_trekschnit_ ne devrait pas être supprimé!

Mais, outre celui-là, j'avais maint ami à bord de la barque qui
savait reconnaître ma malle et mon sac de voyage à un quart d'heure
de distance, et prenait à l'instant pour moi le meilleur coussin du
_roef_, le secouait et le mettait sur la chaise du pilote, prêt, si le
pont était mouillé, à me céder l'usage de ses sabots. Lorsque je le
pouvais, je m'asseyais sur la chaise du pilote, et je n'ai jamais dit
d'elle du mal. Je connaissais l'histoire de tous les bateliers et de
tous les domestiques, de leurs anciennes relations et de leurs récentes
mésaventures à bord du _trekschnit._ Chacun avait son mérite propre
dans la conversation. L'un savait montrer partout des canards et des
lièvres dans les terres cultivées le long desquelles nous passions;
l'autre savait, tout en fumant régulièrement sa pipe, régaler les gens
de vieilles histoires du temps où il allait à l'école; le troisième
parlait de _Bonaparte_, et combien celui-ci avait dû avoir peur des
cosaques, avec l'exactitude d'un contemporain et la familiarité d'un
ami. Je me souviens du vieux Mulder, avec son chapeau peint et sa
culotte courte; il conduisait toujours les barques les plus pleines;
le long Riethenvel, qui était renommé pour le sauvetage des noyés; et
son frère, surnommé _le Teigneux_, qui n'avait pas toute la dignité de
l'état de pêcheur, mais qui était un causeur facétieux, inépuisable,
et sachant raconter des anecdotes pendant autant de ponts que vous
vouliez. S'il lisait le commencement de ce morceau, cela le fâcherait;
car je sais que rien ne l'ennuie plus que quand on se lamente sur le
sort qui attend les _trekschnits_ dans l'avenir.

--Vous aurez bientôt fini, batelier? dit une demoiselle dans le
_roef_, en regardant par-dessous ses lunettes notre Riethenvel, après
avoir fait d'inutiles efforts pour décider un monsieur assis dans
le coin à lier un bout de conversation. Vous saurez bientôt fini,
batelier?--Comment cela, mademoiselle? demanda le capitaine.--Mais
grâces aux chemins de fer.--Les chemins de fer! mademoiselle, cela ne
vaut pas un liard. S'il n'y avait rien autre chose, ce serait bientôt
fini d'eux. Mais la nouvelle...--La demoiselle ne connaissait rien de
plus nouveau au monde que les chemins de fer, et l'on ne parviendrait
pas à l'y faire monter.--Mais oui, dit Riethenvel; vous avez lu sans
doute quelque chose sur le soufflet souterrain?--Sur le quoi? demanda
la demoiselle ôtant ses lunettes, sur le quoi?--Mais le soufflet
souterrain, s'écria le batelier aussi fort que le lui permit sa voix
rauque. C'est magnifique, écoutez! Vous avez des tuyaux, des buses, des
canaux ... et souterrains encore! d'Amsterdam à Rotterdam, par exemple,
et réciproquement, ce sont les deux plus grands. Maintenant vous en
avez de courts pour Halfwez, Harlem, Leyde, Delft ... vous comprenez,
n'est-ce pas?--La demoiselle dressait les oreilles et ouvrait la
bouche.--Bon! vous arrivez au bureau; vous voyez dans le plancher un
certain nombre de trappes sur lesquelles sont peints en grandes lettres
les noms de Halfwez, Harlem, Leyde, en un mot toutes les destinations.
Vous voyez là une grande balance et un valet en très-belle livrée à
côté. Où doit aller mademoiselle? dites seulement un endroit;--Ici
le narrateur attendit une réponse, mais la demoiselle ne savait que
dire et craignait que tout le récit ne fût qu'un piège tendu à son
innocence.--Bon! je dirai que vous voulez aller à Rotterdam. Vous
recevez une carte. Très-bien. Veuillez vous mettre dans la balance.
Ici la demoiselle ne put se contenir:--Dans la balance, batelier?
s'écria-t-elle, et ses prunelles s'écarquillèrent de surprise, aussi
grandes que des assiettes. Que dois-je faire dans la balance?--Vous
allez le savoir. Vous serez pesée. Vous êtes passablement grosse. Bon:
tant de livres, tant de force pour le soufflet. Veuillez aller vous
placer sur cette trappe. Pouf! elle descend dans la terre. Runt! vous
voilà en route: vous ne voyez rien que les ténèbres d'Égypte. Mais on
n'a pas besoin de voir. Dix minutes. Cric, crac, font les ressorts.
Vous voilà de nouveau dans un bureau; vous croyez que c'est le même?
vous vous trompez: vous êtes à Rotterdam. Est-ce vrai ou non, Pierre?

À cet appel l'interpellé, qui est domestique du _Teigneux_, ne répondit
qu'en hochant la tête et en prenant une chique de tabac.--Pierre y
a été peseur, ajoute le batelier. Vous pouvez en voir le dessin:
cela serait inauguré depuis longtemps, ma chère demoiselle, mais on
attend que les manches larges soient passées de mode. Pierre, il fait
froid, mon brave, tu as de l'âge. Ne lambine pas parce qu'il y a une
demoiselle dans la barque; fais marcher la haridelle, camarade; et
donne-moi mon manteau, car il commence à pleuvoir.

--Oui, mes braves gens, dit la demoiselle, il faut bien prendre soin
de votre santé. Je ne sais comment vous y tenez.

--Y tenir? dit le batelier: mademoiselle doit savoir qu'il n'y a pas de
gens qui vivent plus vieux que les bateliers et les maîtres d'école.
Les maîtres d'école, à cause de l'innocente haleine des enfants, et les
bateliers, à cause du grand air et du vent.


[Footnote 1: Barque traînée par un cheval qui, malgré les chemins
de fer, est encore aujourd'hui un moyen de transport très-usité en
Hollande, et nous devons ajouter très-agréable.]

[Footnote 2: Page 66.]

[Footnote 3: Arrière du _trekschnit_, et premières places.]

[Footnote 4: On désigne en Hollande par le nom de _verts_, les
étudiants récemment entrés à l'Université, qui sont soumis, comme
partout, à certaines tribulations et épreuves.]



II


LE DOMESTIQUE DU BATELIER.


--Si nous avions une servante de moins? dit le bourgmestre Dikkerdak
à madame Dikkerdak un beau matin, et il éplucha la frange de ta
cordelière de sa robe de chambre, comme s'il avait envie de faire
fortune en réalisant cette proposition.

--Une servante de moins! s'écria madame Dikkerdak, et ses yeux se
mirent à briller d'une façon effrayante, c'est impossible, monsieur!
Si on consomme trop, ce n'est pas le fait des servantes. Les servantes
doivent rester. Je, et elle appuya d'une manière étonnante sur ce
pronom, je ne puis me passer d'aucune de mes domestiques.

Le bourgmestre eut un violent accès de toux, car il avait la poitrine
oppressée; il déploya un numéro du Journal de Harlem ... octobre 18..
(il y a longtemps) avec précaution de ses plis officiels; posa une
petite bûche sur le feu; alla jusqu'à la fenêtre; regarda les arbres
de sa campagne, puis son abdomen, puis les pointes de ses pantoufles
flambées; eut encore une accès de toux; quitta la chambre avec gravité;
alla se faire poudrer, et cette opération solennelle étant terminée,
s'enferma dans sa chambre. Alors il étendit la main et sonna.

--Faites monter Kees[1], dit-il au domestique qui entra.

Kees vint, poudré comme son maître; c'était un homme d'environ
cinquante ans, de taille moyenne.--Que désire monsieur? demanda-t-il.

--Kees, commença le bourgmestre; mais un nouvel accès d'oppression de
poitrine l'empêcha d'aller plus loin. Kees écoutait la toux dans la
plus respectueuse attitude.

--Kees, reprit le bourgmestre, tu m'as fidèlement servi pendant
vingt-deux ans, loyalement servi, servi avec zèle...

Kees prit courage: il avait pense qu'il s'agissait d'une chose
désagréable, et le bourgmestre était un homme sévère. Maïs celui-ci,
voyant la figure de Kees s'éclaircir, prit aussi courage; si bien qu'en
ce moment deux hommes se trouvaient en présence qui avaient tous deux
le plus beau courage du monde.

--Fidèlement servi? répéta le bourgmestre.

--Le mieux que j'ai pu, dit Kees, et il regarda les revers rouges de sa
redingote gris-jaune.

Le bourgmestre prit une prise et dit:

--J'ai attendu l'occasion de le récompenser.

--Quant à cela, monsieur, reprit Kees, et une grosse larme vint rouler
au coin de son nez, car c'était un sensible malgré ses favoris,...
monsieur a toujours été pour moi un bon maître. Je désiré...

--Écoute, Kees, dit le bourgmestre, parlons peu, mais parlons bien;
il y a une place vacante dans la ville et j'ai pensé à toi. C'est une
petite place facile, une bonne petite place...

--Mais, dit Kees, si je puis prendre la liberté d'interrompre monsieur;
je ne désire nullement charger...

Le bourgmestre eut de nouveau un violent accès de toux.

--Et puis-je prendre la liberté, dit Kees, de demander de quelle place
il s'agit...

Le bourgmestre Dikkerdak se frotta le menton avec gravité, et dit avec
majesté:

--Le bénéfice de domestique à bord du _trekscknit_ de X. Il sera donné
dans peu. Réfléchis-y, Kees! je te le conseille; et va maintenant
(kuch! kuch!) demander (uche! uche!) si madame (uche! uche!) veut
m'envoyer mon sirop par Betjen: j'en ai terriblement besoin.

Kees voulait encore dire quelque Chose. Mais le bourgmestre toussait
d'une façon si effrayante et devenait si rouge de figure, faisait si
clairement signé de la main qu'il lui fallait le sirop sur-le-champ,
que Kees jugea prudent de partir.

--Que les bateliers aillent au diable! s'écria Kees une heure après en
rentrant chez lui, et en jetant sur les pierres son chapeau galonné
aussi loin qu'il voulut aller; que les bateliers aillent au diable!

Sa bonne Hélène, croyant qu'il était devenu fou, ramassa le chapeau et
lui demanda ce qu'il avait.

--Je dois devenir domestique de batelier, s'écria-t-il, et ses yeux
roulaient terriblement dans sa tête. Domestique de batelier, parce
que, pendant vingt-deux ans, j'ai servi fidèlement monsieur! Avec la
vadrouille[2], hein?... une jolie carrière! Oh! oh! oh! crier vingt
fois oh! près d'un pont, et hu!... u.... u... u... près du bord d'un
fossé! C'est magnifique, hein?

La bonne femme ne comprenait pas trop ce que signifiait toutes ces
exclamations! mais quelle fut son épouvante et son horreur quand elle
en apprit plus nettement la cause. Comment? s'écria-t-elle, tu courrais
avec des paquets devant les portes; tu aurais un bonnet de charretier,
un tapabor sur ta tête poudrée! Toi, une capote de soldat au lieu de
ton habit galonné; et tu viens justement d'en avoir un neuf.

--Cela n'avance à rien, femme! dit Kees, je l'ai remarqué depuis
longtemps; il y a de la difficulté chez monsieur; mais c'est malheureux
pour celui sur qui cela tombe.

--Cela n'arrivera pas, dit Hélène. Laisse monsieur te renvoyer;
laisse-le te jeter sur la rue, mais ne sois pas domestique de batelier,
lorsque tu as été domestique pendant vingt-deux ans dans une bonne
maison.

Et à l'unanimité des voix, il fut décidé que cela ne serait pas. Ce qui
arriva Kees savait le raconter à sa manière, comme il l'avait fait plus
d'une fois, la main à la barre du gouvernail.

Cela resta ainsi en suspens, mais seulement une quinzaine de jours;
c'était un mardi, et monsieur allait tous les mardis à la chambre
du bourgmestre; nous partîmes en voiture pour la ville. Nous
arrêtons devant l'hôtel-de-ville; je descends et j'aide monsieur à
sortir.--Attends ici un instant, me dit-il.--Avec la voiture?--Non,
dit-il; toi seul, Kees; va près du messager de l'hôtel-de-ville, tu le
connais.

C'était en effet mon neveu.--Que venez-vous faire ici, me dit
celui-ci. Je dis: Je n'en sais rien. Et monsieur entre. Je pensais:
monsieur ne sera pas assez fou pour aller parler là dedans de cette
plaisanterie; car je croyais que Maire était oubliée; il a bien vu
que cela ne m'allait pas. Mais toute sa vie! J'attendis bien une
demi-heure; puis on sonna. Mon neveu entra avec un trousseau de
clefs: que va-t-on faire de moi? En un clin d'œil j'étais de retour;
on m'avait fait une belle vie. Je dus venir en haut. Là était assis
monsieur qui est passablement gros, et puis le gros Van Zuchter,
et M. Daats, dont le fils est encore bourgmestre, je crois, et le
défunt M. Watser avec sa perruque à queue; puis M. Kierewier, mais
celui-ci n'avait rien à dire; il était là comme secrétaire et assis
au milieu des papiers. Le plus gros, Van Zuchter, avait un petit
marteau dans la main; il commença à me faire un sermon et à m'adresser
des félicitations en même temps; en un mot à me dire que, grâce aux
belles paroles de M. Dikkerdak, mon maître, ces messieurs avaient
consenti à faire selon mon désir, c'est-à-dire à me nommer domestique
du trekschnit de X., et qu'ils espéraient que je remplirais ce
poste fidèlement et loyalement et aurais bien soin de tout à bord.
Voyez-vous, je fus si fâché, monsieur, que je pensai en avoir une
attaque: Attends, mon gros, dis-je, tiens-toi bien un instant, je
vais parier avec toi; car, voyez-vous, je songeais à dire carrément
que je ne le ferais pas. Mais, ah! bien oui, dès que j'eus amen,
ils commencèrent tous à me féliciter, et à faire que c'était une
bénédiction, et Kierewier avait préparé un papier qu'il me mit dans
la main, et mon maître ne faisait que tousser: c'est maintenant qu'il
avait la poitrine oppressée; avant que je pusse dire quelque chose,
M. Van Zuchter prit une grande sonnette de table; elle ressemblait à
une cloche, et alors mon neveu rentra, et je n'eus plus qu'à partir;
mais que dit ma femme lorsque je revins à la maison comme domestique de
batelier! J'étais à peine rentré à la maison que déjà madame Dikkerdak
et mademoiselle étaient là, tout le monde me félicitait et me disait
que je serais bientôt batelier! Une belle chose: tous les bateliers
sont plus jeunes que moi, et je ne viens que le troisième après le
plus jeune domestique.--Et comme ma femme se lamenta, lorsque dans
les froides matinées je devais aller à la barque avec ma vadrouille
sous le bras! Oh! mes chères gens! Enfin nous avons trainé et nous
traînons comme nous pouvons. Monsieur est mort, madame est morte,
et la jeune demoiselle a encore dernièrement voyagé avec moi; mais
elle disait à peine bonjour et bonsoir, et je suis maintenant dans ma
soixante-dixième année... Ho... o,... o..., conducteur, la corde va se
mettre en pièces avec ces chocs. Elle durera encore plus longtemps, que
moi, s'il plaît à Dieu!


[Footnote 1: Abréviation de Corneille.]

[Footnote 2: Trousseau fait de vieux cordages défilés qui sont attachés
au bout d'un bâton et dont on se sert comme d'un balai à bord des
navires pour les nettoyer.]



III


LE BARBIER.


_À monsieur J. D. Van den Hanzett, chirurgien à Monnikendam._


Mon digne collègue,

Les longues soirées d'hiver et le nombre relativement petit des
patients me permettent de vous écrire, à l'occasion de la nouvelle
année, une lettre confraternelle; ce que j'avais envie de faire
depuis longtemps: cette fois-ci, je n'ai pu résister davantage à
l'aiguillon. Vous ne sauriez croire combien, dans cette capitale,
diminue tous les jours le nombre des confrères avec lesquels on puisse
échanger raisonnablement ses idées sur la science; ce sont presque
tous maintenant des gens qui ont fait de très-faibles études, qui
comprennent l'opération, c'est-à-dire la partie manuelle, qui ont de la
dextérité, mais sans procéder en vertu d'une théorie ou d'un système,
et qui ne peuvent rendre compte de leur affaire; ils ne sont même pas
capables, si par une circonstance, accidentelle ils produisent une
ulcération, de la guérir _secundum legum artum_, ou de graisser une
emplâtre, et c'est pourquoi aussi, pour les blessures qu'on se fait,
ils ne savent ordinairement rien conseiller que de l'eau froide et une
compresse.

Oh! mon bon Van den Hanzett, lorsque, chez votre digne oncle, à
Amsterdam, nous exercions cette branche dans notre jeunesse, c'était
une autre branche et un autre temps. Qui eût osé donner à ce profond
savant le nom déshonorant de barbier, qui dans les dictionnaires
les plus étendus de ce temps ne se trouve même pas. Maintenant nous
sommes tous nommés ainsi par le grand et le petit. On a arraché notre
branche du cercle des sciences médicales et réduite à elle-même, si
bien qu'elle se corrompt et se dessèche comme une branche violemment
amputée de l'arbre. Peu sont aussi heureux que nous à qui il a été
donné de continuer d'exercer le noble art de la chirurgie, mais quelle
est la considération dont nous jouissons? Quel cas fait-on de nous dans
les commissions médicales provinciales? Et ne devons-nous pas avouer
que dans ce siècle d'obscurantisme, notre rasoir fait perdre toute
confiance en notre lancette?

Si nous trouvions encore, dans l'emploi de ce rasoir, un moyen
surabondant d'existence, comme il conviendrait qu'en pût donner un art
qui est en si étroite alliance avec la civilisation, et duquel tant
de choses dépendent dans la société, nous pourrions alors du moins,
nous pourrions nous consoler et prendre à cœur l'avantage général, non
sans profit pour nous-mêmes. Mais s'il en est pour vous comme pour
moi, alors vous perdez aussi tous les jours des chalands, et il ne
vous en naît pas de nouveaux. Hier,--et cette circonstance même m'a
porté à vous écrire aujourd'hui,--hier j'ai perdu mon dernier patient,
qui était habitué à se faire raser jusqu'à la nuque avec un large
instrument, et un peu dans le système dur, comme notre défunt patron
avait coutume de traiter les bourgmestres, lorsqu'on était encore
habitué à donner aux parties du menton et du cou un aspect convenable.
Maintenant il est dans l'ordre de laisser autant de poil que possible,
au grand affront de l'intervention de Tubalcaïn et de la branche
chirurgicale, et j'ose dire, de plus, au grand détriment des bonnes
mœurs. Car je présume, avec de bonnes raisons, que tous les régicides,
les suicidés, les émeutiers et les auteurs de comédies, en France et
ailleurs, doivent en grande partie leurs sauvages égarements à ce que,
depuis les années de la puberté, ils ont donné pleine carrière à leur
barbe et l'ont laissée croître à la façon des révolutionnaires, qu'on
nomme _Jeune-France._ Je les vois tous les jours dans les magasins
d'estampes.

Mais revenons au défunt. Je vous dirai qu'avec lui toute mon ambition
pour l'avenir de la branche est descendue dans la tombe. Que veut-on
présentement? Avec le dédain du gracieux, tout le beau de l'opération
disparaît, et si doucement, si insensiblement, qu'on en vint à
laver la barbe! Comment peuvent, de cette façon, faire honneur
à la branche, ceux qui se montrent les vrais disciples de notre
inoubliable Blaaskron, lorsque tout doit être fait en cinq minutes?
Mais savez-vous, mon digne Van den Hanzett, qui sont ceux qui gâtent
pour vous et pour moi toute la branche chirurgicale? Personne autre que
cette infâme nation anglaise qui est la cause de tous nos malheurs.

Ouvrez le premier journal venu qui vous tombe entre les mains et vous
en serez convaincu. Partout vous verrez les emblèmes de notre branche
représentés d'une manière incomplète par de mauvaises gravures sur
bois, et à votre indignation intérieure vous verrez que c'est une
nouvelle sorte de rasoirs patentés, de sirops patentés, de savons
patentés, qu'on vient d'inventer uniquement dans le but, pour ainsi
dire, de jeter des perles devant des porcs, rendre notre difficile
branche accessible au premier venu, et nous voler, nous et nos enfants.
Je demande seulement, mon digne collègue, ce que signifie cette belle
institution des patentes, si chacun, non seulement ceux qui ne sont pas
graduées, mais même les non patentés, ont la permission de se faire
la barbe eux-mêmes? Voilà une question qui vaudrait la peine d'être
présentée à la seconde chambre, et je serais curieux de voir comment
ces messieurs en sortiraient. Mais à quoi cela servirait-il, Van den
Hanzett, à quoi cela servirait-il? Croyez-moi, si vous pouvez le croire
à Monnikendam; mais ici, dans la capitale, il y a abondamment occasion
de se convaincre qu'un tiers des hautes puissances (ombres de nos
pères!) se soustrait à la faculté.

Mais laissons de côté ce chapitre chagrinant pour nous; ma lettre est
déjà longue, et j'ai fixé ce soir pour l'exercice de mes deux fils,
qui doivent tous deux se faire, pour la première fois, mutuellement
l'opération à la lumière. Encore un mot sur la situation sanitaire de
cette capitale. Il y a ici encore beaucoup de fièvres, et j'en reste
avec notre inoubliable patron au _principium nocentium_ de l'eau,
en combinaison avec les humeurs de l'atmosphère. Mais croyez-moi,
le quinquina fait beaucoup de mal à la longue. J'ai eu, il y a peu
de temps, l'honneur de guérir un patient qu'on aidait à mourir avec
le misérable _sulfatis quinini_, seulement et uniquement en lui
conseillant de manger des grappes de raisin sur l'estomac à jeun; la
fièvre intermittente l'a immédiatement quitté! Et moi je vais vous
quitter aussi. Adieu, _avicissime collega_, mes salutations cordiales à
madame la chirurgienne, et aussi de la part de ma femme.

Votre affectionné collègue,

JORIS KRASTEM.

Amsterdam, 12 décembre 18...


P. S. Je crois que vous ferez bien d'enlever le crocodile empaillé
qui pend peut-être encore, comme autrefois, au plafond de votre
magasin. On commence en ce temps profane à plaisanter de ces affaires
scientifiques. _O tempores! o mora!_



IV


LE COUCHER DE LOUAGE.


Le premier crépuscule du matin planait sur la ville académique[1]; çà
et là, la petite mèche d'un réverbère isolé répand une lumière devenue
inutile. Tout dort encore dans la _Bréestraat._ Seules les corneilles
sont en promenade en grand nombre sur les pierres et volent sur la
tête de bœuf chez Rivé et sur les têtes des lions qui veillent sur les
clefs de Leyde sur l'escalier de l'Hôtel-de-Ville, s'étonnant que la
sentinelle regarde d'un œil si endormi, et qu'elle ne porte plus de
bottes luisantes comme autrefois. Par respect pour le repos des têtes
savantes de l'Athènes néerlandaise, elles s'abstiennent cependant de
cris inutiles. Tout à coup retentit un coup de fouet qui fait prendre
à un carrosse à quatre chevaux la fuite vers les clochers et les
cheminées. La calèche arrive devant une étroite boutique encore fermée.
C'est une bonne voiture, plusieurs fois employée et mise à l'épreuve:
sur le siège est assis dans toute la gloire de son attitude, avec le
chapeau dans un étui luisant, une paire de favoris de chaque côté du
visage, des anneaux aux oreilles, un œil vif, une bouche joyeuse, et
enveloppé dans un pourpoint de drap gris et un long manteau, Gerrit
Van Stienen, surnommé le fou Gerrit, à cause de sa hardiesse en partie
réelle, en partie feinte, vis-à-vis des nobles coursiers.

--Hip! hi! cria le fou Gerrit. Tout s'arrête dans un silence de mort.
Il se lève sur le siège, et fait claquer trois fois son fouet, si bien
que les corneilles s'envolent comme si cela s'adressait à elles et
commencent un carrousel autour de la poire de l'Hôtel-de-Ville. Il fait
entendre de nouveau son hip! hi!

La fenêtre de l'étage s'ouvre; un jeune homme avec un mouchoir de
soie sur la tête (les étudiants détestent les bonnets de nuit) et une
jeune-france au menton, regarde au dehors, enveloppé dans une robe
de chambre écossaise à carreaux.--Eh! le fou; voilà de l'exactitude,
gaillard!--Bonjour, monsieur, dit le fou en clignant obliquement de
l'œil, avez-vous attendu longtemps?

Le monsieur à la jeune-france jette un coup d'œil sur
l'attelage:--Doivent-ils le faire, Gerrit, dit-il.--Oui, monsieur,
ils le désirent de tout cœur.--Ils n'ont pas un extérieur florissant,
Gerrit.--Cela ne se peut pas non plus, monsieur; mais les jambes sont
solides.--Il me semble qu'ils s'appuient si rêveusement l'un contre
l'autre.--Monsieur doit tenir compte qu'ils sortent à peine du lit;
et puis ils ne se tiennent pas en perfection debout, mais ce sont de
fameux coureurs.

Trois jeunes gens apparurent, venant des différents coins de la ville,
et se réunirent d'une façon passablement bruyante dans la chambre de
l'étudiant à la jeune-france.

--Fixe au commandement, Gerrit! dit monsieur _un tel_ en franchissant
d'un pas rapide l'escalier.--C'est qu'_il_ dit aussi, dit Gerrit en
montrant son fouet.--En deux heures à Harlem, ordonna un autre, en
boutonnant étroitement son paletot.--Si nous ne faisons pas le chemin
en sept quarts d'heure, dit Gerrit, cela ne sera pas gentil, et il
cligna des yeux.--Il ne faut jamais marcher, Gerrit, dit monsieur
François, pas même dans le sable, et il prit place.--Ils devraient être
morts de honte, reprit Gerrit.--Fais claquer ton fouet â ébranler la
rue, dit joyeusement M. X... en tirant la portière à lui; la réponse du
fouet fut: Clic! clac! clic! et les corneilles s'envolèrent eh poussant
de grands cris, et la voiture roula et fit trembler tous les carreaux
de la _Bréestraat_ dans leurs rainures, jusqu'à là porte de Rhynsburg.

On s'arrête pour se rafraîchir à _l'Homme savant_,--Vous n'avez pas
très-bien marché, Gerrit.--Il faut défaire les jarretières, dit l'homme
en ôtant son surtout parce que le soleil commençait à lui peser et
se montrant dans une blouse bleue à courts pans, un gilet jaune et
un pantalon en velours dont les jambes sur le côté étaient garnies
d'une foule de boutons d'os. Les étudiants, Gerrit, et les chevaux
prirent leur _prandium._ Tout est déjà prêt de nouveau.--Attendez, crie
François, il nous faut une farce. Duin, allumez les lanternes.--Les
lanternes en plein jour, demanda Duin en pâlissant.--Soyez-en sûr, dit
Gerrit du haut du siège et en clignant des yeux avec la plus grande
gravité; vous ne savez pas, il suffit souvent d'une petite cause pour
amener un grand malheur. Hip! hi! hâte-toi un peu, Duin.

On arrive à Harlem, les lanternes allumées. La course a duré deux
heures.--Les cloches sonnent, dit Gerrit. On le convainc du contraire
avec sa propre montre.--On a couru trop fort pour pouvoir retenir les
chevaux. Nouveau clin d'œil. Et le long fouet va à droite et à gauche,
et l'air retentit sous les coups, et les chevaux trottent dans la bonne
ville, si bien que les épiciers disent derrière leurs comptoirs que
c'est un scandale.

On sort par la porte Neuve, on monte la chaussée; on tourne la porte du
Sable; Bloemendaal; le sable...

--Vous ne marchez plus, Gerrit? lui crié-t-on.

--Le cheval de devant sous là main a perdu un fer, et le cheval de
derrière a marché dans les clous de celui de devant, messieurs.

Mais, malgré ces accidents, dès qu'on approche de la barrière de
Zomerzorg, le fouet retentit: Clic! clac! clic! on passe au grand trot
devant la maison, on longe le pont, la voiture tourne court et s'arrêté
net devant la porte.

--Jolie manœuvre, fou! crièrent les messieurs d'une seule voix, et l'on
dit unanimement que personne ne s'entendait mieux à conduire que Gerrit
le fou. Celui-ci moissonna son triomphe en adressant un clin-d'œil
répété au garçon d'écurie qui attendait.

Un quart d'heure après, les chevaux sont au râtelier, et Gerrit, les
manches retroussées, prend avec la pincette un petit charbon du foyer
de la cuisine pour le mettre sur sa courte pipe.--Eh bien, Katjen,
dit-il a une grosse cuisinière rien moins que jolie, je n'ai pu
rester plus longtemps loin de vous. J'ai dit à ces messieurs: Nous
poursuivrons le voyage jusqu'à Zomerzorg, je veux savoir si Katjen n'a
pas encore d'amoureux.--Qu'est-ce que cela vous fait? cit l'aimable
maritorne; vous avez une femme à la maison.--Une femme, répondit
Gerrit, et à ce souvenir il ôta respectueusement son chapeau luisant;
une femme comme deux, Katjen, et elle vous fait ses compliments.
Demandez à ces messieurs; je leur ai dit: Messieurs, aidez-moi à me
souvenir que je dois faire à Katjen les compliments de ma femme.

Les messieurs sont à table. Les premiers moments sont passés.
_Conticuere, rumor,_ etc. Ce sont des acclamations, des éclats de rire,
des toasts sans fin. Monsieur un tel, avec des petits yeux brillants,
à demi plus petits que d'ordinaire, arrive derrière, à la cuisine, et
s'écrie:

--Gerrit, avez-vous du vin?

--Du vin, monsieur, demanda Gerrit avec le plus innocent visage du
monde, en se versant un verre de bière.

--Par les dieux! s'écria monsieur _un tel_, Gerrit n'a pas de vin, et
courant en avant, il revient avec une bouteille à rabat. Lorsqu'il a
quitté la cuisine, Gerrit cligne extraordinairement de l'œil, et est
transporté de contentement.

Les messieurs se remettent en voiture. Ils sont surexcités. L'un
veut aller en voiture, l'autre veut rester en arrière. Le troisième
veut avoir le fouet. Le quatrième déclare qu'il consent à donner
dix _stuivers_ à Gerrit, s'il fait en sorte de les verser.--J'ai de
l'argent, assez, monsieur, répond Gerrit; j'aime mieux mourir demain
qu'aujourd'hui.

Il est ferme sur son siège, fait claquer son fouet, cligne des yeux,
répond par des plaisanteries, et ne fait pas un pas de plus qu'il ne
lui convient.

Il est tard dans la nuit, lorsque Gerrit arrive à la maison. Le garçon
d'écurie ouvre la porte et l'éclaire en face avec sa lanterne.

--Tu as un peu chaud, hein? dit Gerrit; moi je tombe du sommeil que
j'ai abrégé ce matin.

--Un bon pourboire? demanda le valet d'écurie en frissonnant, dans sa
casaque de toile, de froid, de sommeil et de désir.--Une poupée de
l'homme, André!--C'est une honte, Gerrit! de tels pourboires quand vous
traînez toujours à rentrer.--Allons, dit Gerrit, laisse-moi gagner mon
lit, et que je n'aie plus à me soucier de rien.


[Footnote 1: Leyde, où se trouve la principale université de Hollande.]



V


LA JEUNE FILLE DU BRABANT DU NORD.


Par une belle matinée du mois d'août de l'année 1839, deux jeunes
gens suivaient le fatigant mais beau chemin de Heide vers Oosterhout.
Ils étaient descendus de la diligence au premier de ces endroits et
devaient dîner dans le second. Le soleil brillait splendidement sur les
champs fertiles couverts de seigle et de sarrasin, qui s'étendaient des
deux côtés du chemin, mais en même temps ne tombait pas moins brûlant
sur leurs chapeaux de paille et leurs havre-sacs, et comme le frais
taillis qu'ils longeaient et les petites sapinières qu'ils traversaient
de temps en temps étaient trop bas pour donner beaucoup d'ombre, ils
commençaient à s'apercevoir qu'un voyage à pied peut avoir aussi ses
désagréments.

--Cette diable de tour, dit le plus jeune en s'arrêtant et en appuyant
le pommeau de sa canne sur le côté pour respirer un instant, cette
diable de tour est tantôt à droite et tantôt à gauche, et nous
n'avançons pas.

--C'est cependant le bon chemin, répliqua le plus âgé qui portait la
décoration de la campagne de dix jours[1], je le connais bien. Voilà
là-bas, à droite de la tour, le moulin où nous avions un poste.

--Est-ce un joli endroit? demanda le premier en se remettant en marche.

--Joli, tu verras. Le roi Louis en fit une ville, mais ce n'est pas
cela qui le rendit charmant. Il y a une place de marché; une vaste
église avec un autel sculpté représente le mont du Calvaire; une jolie
ruine, et nombre de charmantes maisons neuves. Mais ce qu'il y a de
plus joli, c'est Ketjen. Nous allons chez Ketjen. Tu verras comme elle
nous recevra cordialement.

--J'espère, dit l'un d'un ton de doute, qu'elle sera digne des peines
que nous donne ce fatigant chemin; car je n'aime pas beaucoup tes
servantes d'auberge. Elles sont assez jolies dans les chansons et
dans les voyages; mais pour moi je n'en ai jamais rencontré que de
grossières, prudes et mausades. On ne peut les regarder amicalement
sans qu'elles pensent qu'on va les corrompre. Si on leur adresse
quelques galanteries, elles vous regardent bouche béante sans vous
comprendre, ou vous disent monsieur! avec un rire si stupide qu'on en a
assez d'une fois.

--Tu ne connais pas Ketjen! répliqua l'autre avec une emphase affectée,
par tous les dieux, tu ne connais pas Ketjen! Tu n'es pas digne de
contempler son visage. Ketjen, le plus fin et délicat brin de fille
de tout le Brabant du nord que j'aie vue. Ketjen, avec sa jolie
petite figure, ses charmants petits pieds, ses petites mains avec des
fossettes à chaque doigt; ce petit visage au teint de neige, ces grands
yeux bleus, ce regard pénétrant. La spirituelle, jolie, joyeuse Ketjen,
qui parle si bien et rit si gracieusement...

--Et qui donne de si doux baisers? demanda le plus jeune, car, si elle
est comme tu la décris, elle doit être légère, affectueuse, et alors je
dis avec le vieux poëme:

    Une jolie fille dans une auberge doit être honnête.

--Charles, dit l'autre du ton le plus théâtral possible, ne me force
pas à commettre un meurtre au milieu de cette belle nature. Encore un
mot au détriment de Ketjen, et j'abats la tête déloyale, comme ces
moissonneurs les épis mûrs là-bas. Puis, reprenant un ton naturel, il
poursuivit. Je n'avouerais pas volontiers, mon ami, combien de fois, au
temps où nous étions à Oosterhout, je l'ai tourmentée et suppliée pour
qu'elle me donnât un baiser. Si j'ai réussi trois fois à en obtenir un,
c'est beaucoup, et dans le nombre il y en a un qu'elle m'a accordé lors
du départ. Toute la compagnie était amoureuse d'elle. C'était Ketjen
par-ci, Ketjen par-là; tous rêvaient d'elle; chacun voulait se promener
avec elle, aller avec elle à Raamsdonck en voiture,--il y en avait
même, je crois, qui voulaient l'épouser...

--Et elle était à tout le monde, remarqua Charles, et elle écoutait les
plaintes de chacun?

--Pas du tout: elle était trop intelligente, et plus encore trop
honnête pour cela. Il fallait la voir aller à l'église, avec la large
faille noire suspendue sur ses épaules avec beaucoup plus de grâce, par
exemple, que ma cousine ne porte sa mantille, puis, en franchissant
la porte, la mettre sur sa tête, ce qui allait on ne peut mieux à sa
petite figure dévote; mais laissons cela. Il n'y avait personne qui
pût se vanter d'avoir obtenu une faveur d'elle; il n'y avait personne
qui la traitât brutalement ou la mit en colère; elle restait si bonne
et si affectueuse envers tous que, tous pensaient être sur un bon pied
avec elle. C'était sot de recevoir les mêmes confidences de six ou sept
hommes, reposant sur les mêmes niaiseries...

--Elle jouait la coquette, dit Charles, juste comme le village ou la
petite ville, qui, quand on croit y être, se cache chaque fois derrière
les arbres; elle jouait la coquette, mon brave, et avait ses doigts
pleins de bagues et sa malle pleine de présents de toutes sortes...

--Pas un seul: je t'assure qu'elle n'acceptait rien. Oh! si tu savais
comme elle pensait sur ces choses-là. J'étais toujours son confident.
Et elle parlait beaucoup avec moi.

--Et tu tombais dans les termes de ces heureux dont tu parlais
tout à l'heure, qui croyaient qu'ils avaient à eux seuls ce qu'ils
partageaient avec six ou sept?

--Tu ne seras pas convaincu avant que tu ne l'aies vue et entendue
parler, misérable! dit l'autre, mais tu aurais dû la voir jolie, comme
moi; ses beaux yeux pleins de larmes après une proposition inconvenante
de van der Krop, qui avait trop bu; comme elle avait les nerfs
douloureusement agacés!

--Et ce van der Krop était-il un beau garçon? demanda l'impitoyable
compagnon de voyage.

--Bien loin de là. Pour moi, je le nommais un monstre, et Ketjen aussi.
Il y en avait beaucoup qui avaient fait plus d'impression sur son cher
petit cœur...

--Toi, par exemple, n'est-ce pas?

--Oui, mais dans un autre sens; j'étais son ami; mais notre ami Évrard
était trop-haut prisé par elle. Je ne serais pas étonné qu'elle eût
pleuré au départ de celui-là.

--Allons! cela devient trop émouvant! dit Charles; plus un mot sur
Ketjen jusqu'à ce que nous la voyions.

Les deux amis arrivèrent à Oosterhout et virent Ketjen. Ils entrèrent
dans l'auberge et la trouvèrent à la fenêtre occupée d'un ouvrage
de couture. Les grandes barbes plissée du bonnet brabançon, où deux
bandeaux plats de cheveux noirs apparaissaient, tombaient sur un
mouchoir fond rouge foncé avec des carreaux verts, qui couvrait ses
épaules et son sein jusqu'au cou, et contrastait merveilleusement
avec son petit menton de neige. Elle leva la tête pour regarder, et
son grand œil bleu fit une telle impression sur le plus jeune des
voyageurs, qu'il augmenta à l'instant le nombre de ses adorateurs.

--Resterez-vous éternellement jolie, Ketjen? dit le plus âgé en lui
tendant la main; il y a neuf ans déjà que nous étions bons amis et vous
êtes toujours la même.

--Je suis cependant de huit ans plus vieille, dit Ketjen en riant
amicalement et en montrant une rangée de dents les plus régulières qui
aient jamais brillé entre deux lèvres roses.

--Monsieur! reprit l'autre, ne me connaissez-vous plus? Songez aux
chasseurs de Leyde.

Ketjen fronça son joli front pour réfléchir.

--Je crois, dit-elle en hésitant, je crois que c'est monsieur van...
der Krop.


[Footnote 1: Campagne des Hollandais en Belgique en 1831, qui se
termina par la bataille de Louvain.]



VI


LE VOITURIER LIMBOURGEOIS


--Bonjour, messieurs, dit Christophe Hermans en attelant son gros
cheval à la charrette couverte d'une banne, qui devait nous conduire
quelques lieues plus loin, bonjour, messieurs!

Ce dernier mot lut pour nous une déception. Quelque misérable que
fût notre extérieur, quelque sales que fussent devenues nos blouses
brabançonnes à la suite d'un voyage de quelques semaines; quelque
lâches que tombassent les bords de nos chapeaux; quelque humblement
que, la veille au soir, après avoir jeté nos sacs, nous ayons posé
les pieds sur la plaque du foyer commun, et avec quelle simplicité et
quelle adresse de gens du commun nous avions aidé la vieille grand'mère
à couper des haricots pour la provision d hiver, nous n'avions pas
réussi à passer pour des marchands ambulants ou des aventuriers; nous
étions des messieurs! et devions, nonobstant le triste état de nos
finances, préparés à payer, outre notre soupe au lait de la veille au
soir, notre logis de la nuit, notre déjeuner du matin, le titre de
messieurs!

Christophe Hermans était occupé, ai-je dit, à atteler son gros cheval
à la charrette, et se livrait à cette besogne dans une petite cour
intérieure où ses poules et ses dindons lui couraient dans les jambes,
en s'entretenant continuellement avec le cheval.

--Attention, aujourd'hui, sais-tu! tu auras ton filet à mouches neuf
sur le dos, et les sonnettes neuves aux oreilles. Recule un peu,
camarade; ne vois-tu pas que tu vas marcher sur la patte du chat?
Vois-tu, nous mettons un bon tas de foin dans le sac. Aussi faudra-t-il
bien marcher, etc.

Pendant cette allocution encourageante, la colossale bête était
brillamment parée d'un grand filet à mouches, mêlé de nœuds du rouge
coquelicot le plus ardent, dont la partie antérieure était tirée dans
la courroie de la têtière, et l'arriéré nouée à la queue; tout autour
il était garni d'une frange légère de même couleur, et deux gros nœuds
rouges à l'extrémité du timon.

Il est merveilleux combien d'accessoires se rattachent au harnachement
d'un cheval limbourgeois, auxquels on peut imaginer une utilité
possible, et qui tous, de l'aveu même du voiturier, ne sont là qu'à
titre d'ornements. À cette catégorie appartiennent un grand nombre
de courroies et de cordes qui vont de la têtière au collier, tandis
que la bête n'est dirigée que par la voix (par _hot_ et par _her_) et
par le fouet; ajoutez à cela une couple d'instruments de cuivre en
forme de larges et grands peignes à cheveux, desquels le collier ne
pourrait manquer, bien qu'ils y soient tout à fait sans but. Ajoutez
encore une lourde chaîne de fer le long du timon du chariot et une
guirlande de sonnettes autour de la nuque du cheval, dont la première
est une raillerie évidente de la grande douceur de l'animal, et dont
les autres sont d'une parfaite inutilité sur de larges routes où on se
voit venir à une lieue de distance.

Lorsque tous ces enjolivements furent convenablement mis en ordre,
et un grand tas de foin jeté dans un filet suspendu entre les roues,
une grosse botte de paille fut posée en travers de la charrette, sur
laquelle _Vlerk_ et Hildebrand prirent place; les portes de la cour
furent ouvertes, et Christophe Hermans, gaillard de six pieds, avec
une belle blouse bleue, marcha en avant avec le fouet de roseau
tressé, légèrement appuyé sur le coude, et il montra le chemin à son
cheval. Le filet rouge à mouches se mit en mouvement, comme un ondoyant
torrent de sang, les sonnettes retentirent, la chaîne fit entendre son
cliquetis et les deux lourdes roues du char s'ébranlèrent avec bruit.
Nous chassâmes le coq qui était venu se percher sur la banne, et notre
expédition commença, tandis que Christophe Hermans en bleu et le gros
cheval en rouge, rivalisèrent à qui ferait les plus grands pas.

--Combien de temps croyez-vous qu'il faille pour arriver à
Quaadmechelen, voiturier?

--Laissez voir, dit-il; il peut y avoir trois lieues de marche; cela
fait quatre heures et demie avec la charrette.

Remarquez que la charrette à banne est un excellent moyen de transport
pour les gens: quand ils passent en voiture auprès de quelque chose,
leurs yeux ne voient confusément que du jaune et du vert. En effet, je
puis la recommander à tous les voyageurs à pied, parce que pour voir
le pays elle n'offre aucun obstacle, pourvu qu'on rabatte la banne.
C'est aussi vraiment le mode de voyage le plus agréable pour ceux qui
deviennent un peu roides à force d'être assis, attendu qu'il n'y a
rien de plus facile que de se laisser glisser de temps en temps à bas
de la charrette, pour se dégourdir les jambes; tandis que le cheval
continue à marcher, on se promène à côté des roues sans que cela cause
de retard dans le voyage. Ajoutez à cela que, d'après tous les calculs
humains, nul danger qu'il vous arrive un malheur, puisqu'il n'est pas
possible qu'une courroie se rompe; quant à l'échappement d'une roue, je
suis convaincu que cela n'entraînerait aucun embarras; les jantes, en
effet, sont si épaisses que je suis sûr que l'équipage peut rester en
équilibre aussi bien sur une roue que sur deux. Comptez encore que ce
mode de locomotion n'est pas cher, et que, sauf un verre de bière au
voiturier qui en a besoin de temps en temps, il n'entraîne pas d'autres
frais, puisque le cheval a son râtelier sous la charrette qu'il
conduit, et qu'il est loin d'être aussi délicat et aussi gastronome que
nos beaux chevaux hollandais qui ne peuvent courir plus d'une heure et
demie, sans souffler, manger du pain et boire.

Si de plus vous trouvez un voiturier comme Christophe Hermans, un
bon et cordial gaillard, riche de communications et de récits de la
campagne, l'ennui de la route sera singulièrement abrégé pour vous.
Il aurait fallu que vous lui entendissiez raconter l'émeute que
les étudiants de Leyde avaient faite à Quaadmechelen; comment une
demoiselle, dans la bagarre, avait reçu dans la poitrine une balle qui
était ressortie par derrière, ce-qui ne l'empêcha pas néanmoins de
devenir grosse et grasse; comment les puissances de la Hollande, le
prince d'Orange et l'autre prince lui avaient rendu son salut quand
il leur avait ôté son chapeau, et comment il avait conduit sur cette
même charrette le cadavre d'un soldat de Son Altesse le prince de
Saxe-Weimar, lequel soldat avait eu la tête fendue de la propre main
de celui-ci, parce qu'il commençait à piller, à voler, et avait dit à
un Limbourgeois: _Ote ton pantalon, car le mien est en pièces._ Et si
votre voiturier est hollandais ou limbourgeois-belge, vous reconnaîtrez
avec plaisir que, par la langue, le caractère et la manière de vivre,
il appartient aussi bien à la Hollande que vous et moi.



VII


LE PÊCHEUR DE MARKEN.


                                         _Ultima Thule._


Au commencement de chaque année, le public de la rue, à Haarlem, est
invité à jouir du spectacle amusant de cinq ou six jeunes géants qui
se montrent dans les rues avec un vieux géant, surtout à la hauteur
du palais du gouvernement et du _Doel_, où ils sont fort regardés
et poursuivis avec autant d'intérêt par les gamins de la rue qu'un
juif polonais mendiant avec une longue barbe et un bonnet pointu, ou
aux environs de la Kermesse, un arménien de Paris, avec des habits
parfumés et un turban à fleurs. Le personnel des jeunes géants change
chaque année, car ils ne sont pas admis dans cette expédition s'ils
ont déjà fêté le dix-huitième anniversaire de leur naissance et n'ont
pas encore atteint le dix-neuvième. Mais le vieux géant qui marche
à leur tête reste le même, et est seulement chaque, fois plus vieux
d'un an. Ces géants sont tous vêtus absolument de la même manière.
Ils portent,--pour commencer par ce qui frappe le plus les yeux,--des
pantalons courts d'une largeur effrayante avec de profondes poches
dans lesquelles ils tiennent continuellement leurs mains cachées, et
des pourpoints à peine fermant autour du corps, sous lesquels se montre
un gilet en damas ou en coton bleu, selon la situation financière du
propriétaire. Pourpoint et pantalon sont d'une grossière étoffe brune
et non en drap. Sur leur petite tête, ils portent un chapeau rond à
larges bords, et leurs gros mollets sont vêtus de bas gris. Comme
ornements de luxe, quelques-uns portent, et le vieux au moins, de
petits boutons ronds, en or ou en argent, dans leur cravate à carreaux
rouges, aux manches de chemise et sur le devant du pantalon. Ils ont
le front et les arcades temporales osseux et saillants, au milieu
desquelles sont cachés leurs yeux gris-pâle et tout affectueux; ils ont
de larges bouches, de petites dents blanches, et de rares et minces
cheveux de vraie couleur celtique, qui chez le vieux géant commencent à
pâlir un peu. Tels qu'ils se montrent ainsi dans les rues de Haarlem,
ils font partie du contingent de l'île de Marken pour la milice
nationale, avec le noble et estimable bourgmestre de cette île à leur
tête.

Connaissez-vous l'île de Marken? Elle offre la preuve convaincante
que la sobriété et les privations peuvent produire et conserver la
plus robuste race d'hommes. Marken est, dirait-on, un las de boue au
milieu du Zuidersée; mais non, avec un peu d'herbe çà et là pour un
maigre cheval, et du reste pas de vie végétale, sinon de l'éteule et
un peu de cochléaria, remède contre le scorbut. À Marken il n'y a pas
l'ombre d'un seul arbre; à Marken, pas d'apparence ni rien qui ait
l'air d'une moisson; à Marken même, pas de boulanger. Le pain que
mange cette race de géants, qui prospère sur ce sol marécageux, est
préparé à Monnikendam, et quand la barque qui l'apporte, chaque jour,
ne peut entrer dans le mauvais port, les géants ont faim. Et cependant
c'est là que s'est conservé vraiment le type de nos premiers ancêtres.
Dans ces hommes de plus de six pieds, avec des épaules comme des Atlas
et des boucles d'or; et le curieux qui met le pied chez ce simple
peuple de pêcheurs, y trouve les maisons, les habitudes, les mœurs,
les idées d'il y a deux siècles; bien qu'il ne faille pas méconnaître
que les levées du service militaire et la chute des grandes et des
petites pêcheries, ont fait aussi de l'habitant de Marken un saleur
d'anchois: c'est ce qui l'a quelque peu fait sortir du cercle restreint
dans lequel il était renfermé. J'y allai un jour avec un vieillard
de soixante-dix ans, au gouvernail, qui croyait aussi fermement aux
revenants et aux sorciers qu'à la sainte Trinité; j'entendis un sermon
religieux où il était parlé des Voétiens et des Coccéiens, comme
ces querelles étaient encore à l'ordre du jour, comme si messieurs
Voétius et Coccétus continuaient leurs disputes encore tous les jours
avec un zèle ardent. J'étais assis chez le bourgmestre à sécher mes
habits, près d'un feu dont la fumée n'avait d'autre issue que par le
toit, et cependant on me donna à choisir entre un verre de _parfait
amour_ et de _rose sans épines_, selon mon bon plaisir; puis l'homme
du logis me raconta que le gouverneur avait servi à sa table du _vin
qui crache_,--il désignait ainsi le champagne,--lorsqu'il avait fait
son tour dans tes îles. Je dois ajouter, pour lui rendre justice, que
lui-même ne daigna honorer ni vin, ni gouverneur du contact de ses
lèvres de bourgmestre.

Les lits où ce peuple de géants goûte la bénédiction du sommeil
sont remarquables par leur hauteur: ce sont des sortes de tours sur
lesquelles on arrive en gravissant divers escaliers. Si vous considérez
leur demeure et un des grands nids d'hirondelles suspendus au grenier,
si vous voyez les rideaux ouverts et que votre œil s'arrête sur le
haut tas de coussins dont les taies d'oreiller sont confectionnées
d'une façon particulière et exclusivement markenoise, et sur lesquelles
est étendue une couverture de parade brodée de la même manière, ne
croiriez-vous pas que ce fut là la place où le Titan tomba dans les
bras de sa Titane. C'est le lit d'apparat. Car ici même, il y a de la
mise en scène; c'est ce que témoignent encore les murs de la pauvre
cabane, qui ne sont pas moins étincelants de plats de cuivre tourné,
que ceux d'une boutique de briquets à la foire, sous l'éclatante
renommée _Spandonk._

Mais vous êtes stupéfait quand vous parcourez cette île dans sa
longueur et dans sa largeur, et que vous entrez dans les maisons,
de ne pas voir des femmes. Rien d'étonnant: elles sont complètement
misanthropes et fuient à la vue d'un étranger. Si vous parvenez à
en voir une, vous remarquerez qu'elles sont de deux pieds environ
plus petites que les hommes, et que rarement elles excellent en
beauté; elles portent pour coiffure des chaperons blancs, d'où leurs
cheveux tombent en deux grossières et disgracieuses mèches, tout
unies et sans frisure, le long de leur visage. Leur jaquette et leur
robe sont d'étoffe grossière, et sur la poitrine elles fixent avec
des épingles un linge blanc aussi brodé à la mode de Marken. Cette
jaquette est le plus souvent de plusieurs couleurs, si bien que le
derrière et le devant forment une étrange bigarrure; ainsi les femmes
de cette contrée vous présentent une poitrine rouge et un dos vert,
ou réciproquement. Les enfants n'ont pour tout jouet qu'une mouette
de mer assez mal imitée, qu'ils portent au cou suspendue à un anneau
de fer. Quant à leur air extérieur, il ne faut pas en juger par les
échantillons que vous en avez vus aux dernières Kermesses; alors vous
devriez vous figurer, à votre extrême étonnement, une masse informe
de quelques centaines de livres de chair humaine, sous le nom d'un
nourrisson de trois mois. Du reste, la nature vous montre ce qu'elle
peut à Marken, et la qualité nourricière du lait des mères est
supérieure; c'est pourquoi je conseillerais à toutes les ménagères de
Monnikendam qui ont des servantes de Marken, de s'y munir aussi de
nourrices.

Au milieu de ces antiquailles et de cette race du dix-septième âge du
monde, le prédicateur, le maître d'école et le chirurgien font la plus
plaisante figure, pygmées par malheur égarés au milieu de ces géants,
et dont l'habillement, à la façon de nos jours, tranche étrangement
avec celui des enfants du pays qui sont tous orthodoxes et sains.



VIII


LE CHASSEUR ET LE POLSDRAGER[1].


--Bonjour! dit le chasseur, et il appuie sa tête couverte d'un bonnet
vert au coin de la porte de la demeure où le paysan et la paysanne,
avec huit à neuf enfants, deux domestiques et une servante, prenaient
leur repas du matin.

--Bonjour, Henri! s'écrie le paysan, tandis que les miettes de pain de
seigle qui, à l'occasion de son salut, tombent de sa bouche pleine,
sont happées par le chien de chasse;--allumez-vous?

--Oui, dit le chasseur en s'asseyant sur la demi-porte de l'écurie, et
tirant une petite pipe de sa casquette, tandis qu'il tient entre les
jambes son fusil dont la paysanne ne pouvait détacher les yeux.

--Il est en repos, la mère.

--Oui, Henri, c'est bon à dire, mais on en a tout de même peur.

--En avez-vous déjà pris, Henri? demanda le paysan.

--Deux, oncle Krelis; je les ai laissés chez Simon.

--Bah! remarqua la femme, je pense qu'Henri en a joliment eu des
perdreaux...

--Je voudrais bien les voir tous ensemble, dit le chasseur.

Les chasseurs ont toujours un vif désir de voir une vallée de Josephat
pleine du gibier tiré par eux.

--Les voyez-vous encore? demanda-t-il.

--Je ne les découvre plus bien, dit Krelis, mais voici Pierre qui les
voit bien.

--Hier soir, dit Pierre, garçon bien découplé, l'ainé des enfants de
l'oncle Krelis, en regardant d'un œil de désir la carnassière et le
fusil; hier soir, il en est passé un tout près, ici, devant la porte.
Et un gros, savez-vous!

--Le garçon peut-il courir avec moi? demanda Henri à l'oncle Krelis.

--Oui, répondit celui-ci; cela ira bien.

Pierre faillit s'étrangler en avalant sa dernière croûte de pain de
seigle avec du fromage. On tira de la grange une longue perche, et le
chasseur et le _polsdrager_ furent improvisés.

Telle est en effet l'histoire de la naissance du _polsdrager_; mais
jamais il n'y eut créature au monde plus reconnaissante de son
existence; jamais esclave favori ne fut attaché à son maître plus
fidèlement que le _polsdrager_ au chasseur. Il ne quitte pas son
côté. Il saute avant le chasseur par-dessus tous les fossés et gravit
derrière lui cent digues; il arpente avec lui le terrain de chasse
en décrivant de fatigants zigzags; il tombe en arrêt comme le chien
et apporte comme lui. Quand le chasseur parle, il est suspendu à ses
lèvres; animé de la foi la plus illimitée. Et ce n'est pas a de petites
épreuves qu'il est soumis. Il n'y a pas de plus grands menteurs que
les patineurs et les chasseurs. Mais quelque merveilleuses histoires
que ces derniers puissent servir: six lièvres tués d'un coup, deux
bécassines aussi d'un coup, mais dans l'obscurité; des lièvres qui
ont couru sur une patte à perte de vue, d'autres qui se sont jetés
contre le chien, les yeux enlevés par le coup de feu; des perdreaux
qui tournoyaient, s'abattaient, s'envolaient de nouveau, tournoyaient
encore et tombaient enfin une dernière fois; des aigles qui s'étaient
abattus sur le chien, des butors qui s'étaient envolés avec la baguette
du fusil; le _polsdrager_ ne révoque en doute aucun de ces grands
événements; le chasseur est en général son oracle, son idole; il ne
lui vient pas dans l'idée qu'il puisse y avoir quelque enjolivement,
quelque exagération dans les récits de l'homme; et en particulier, il
tient le chasseur avec lequel il chasse pour le plus grand des Nemrods.
Et même, si quelque chose doit être amplifié, il est le premier à
en épargner la peine au chasseur. Quand il lui raconte toutes les
histoires dont il se souvient, encore une fois et qu'il se les fait
communiquer. Si le coup du chasseur porte, le _polsdrager_, bien qu'il
n'ait vu qu'un peu de feu et de fumée, a vu le lièvre faire trois fois
la culbute sur la tête; si l'animal n'est pas atteint, le _polsdrager_
affirme qu'il a vu des flocons de poils emportés par le vent. Cela
arrive-t-il une seule fois? cela, n'arrive _jamais_, affirment
chasseurs et _polsdragers_, mais cependant cela pourrait être; après
une chasse malheureuse, quand il y a de la neige dans l'air; vers la
fin ... quand on doit emporter un lièvre ... qui gît sur la limite
d'une chasse privée--qui doit être tiré au gîte bien qu'on ait pris
exprès une perche et un _polsdrager_ pour le faire lever... Pouf! les
cochléaries ne sont pas levés sur l'herbe... le lièvre se débat blessé.

--Juste quand il se levait, dit le chasseur:

--Vous avez été vite tout près, dit le _polsdrager._

--Un autre l'eût tiré au gîte! dit le chasseur.

--Le feuillage y est aussi pour quelque chose, dit le _polsdrager_; il
ne se serait pas renversé ainsi au-dessus de la digue, s'il eût été
touché.

Le _polsdrager_ parle ainsi, non par politesse ou par lâcheté, mais
avec une pleine conviction.

--Un beau lièvre, dit le chasseur en achevant le pauvre diable par un
coup sur la nuque, un beau bouquin.

--Un beau bouquin, répondit comme un écho le _polsdrager._

--J'ai toujours dit qu'il devait s'en lever un sur cette pièce,
rappelle le chasseur.

--Cela est vrai aussi, répond le _polsdrager_; bien que le chasseur
n'ait rien laissé tomber de pareil de ses lèvres. Vous l'avez vu au
chien.

--Non, dit le chasseur qui n'approuve jamais les conjectures de chasse
du _polsdrager_, ce n'est pas cela.

--Aviez-vous donc vu ses traces dans la boue de la digue?

--Ce n'est pas cela non plus, dit le chasseur avec une grande sagesse,
mais tout à l'heure il s'est levé une hase...

--Était-ce une hase, Henri, que vous avez manquée?

--Manquée? reprit le chasseur avec indignation... Elle avait reçu assez
de plomb. Tu la trouveras demain...

Et le lendemain le _polsdrager_ retourne dans la pièce à la recherche
du lièvre décédé de ses blessures, et s'il ne le trouve pas ... ce sont
des braconniers qui seront venus le prendre avant lui; une bête fauve
l'a dévoré; ou quelques-uns de ses semblables, pris de compassion,
l'auront, en le trouvant se tordant dans son sang, emporté sur leur
dos, jusqu'à la canardière voisine, où, sous la protection du droit qui
protège ces lieux, il aura pu rendre l'âme paisiblement au bord d'un
ruisseau glacial, bien convaincu qu'il ne lui manquait pas de plomb.


[Footnote 1: Porteur de perche (à franchir les fossés), mais dont le
porteur se sert aussi pour faire lever le lièvre.]



IX


LE PÊCHEUR À LA LIGNE DE LEYDE.


                        Un habitant de Leyde dit une fois à Caron:
                        --Je vous en prie, batelier, écoutez ma prière!
                        Si vous me permettez d'entrer dans votre barque,
                        Oh! que ce soit par une nuit sans lune!
                        Si je puis de votre barque pêcher a la ligne,
                        Vous aurez la moitié de la _waterzoot_[1].
                        Et je vous montrerai ensuite la terre
                        Où je trouve mes meilleurs vers.

                        _Almanach des Étudiants_, 1836.

L'écusson de la ville de Leyde représente les clefs de saint Pierre.
C'est une impardonnable bévue! C'eût mieux été son filet à poisson.
C'est la ville de la pêche. C'est aussi la ville universitaire, aussi
la ville des Pharaons égyptiens, aussi la ville des taureaux, mais
par-dessus tout la ville des pêcheurs. Approchez de Leyde par la porte
de Hoegewoert, la porte des Vaches, la porte Blanche, la porte de
Rhynsburg, la porte de Mare, ou telle porte que vous voudrez, partout
vous verrez suspendu à la balustrade du pont de la porté un ableret
[2]. Promenez-vous dans les chemins qui entourent Leyde, vous ne verrez
pas trois arbres sans qu'au troisième ne se trouve un pêcheur a la
ligne, enfoncé dans sa cravate, dans sa redingote et dans l'herbe, un
cache-nez sur la bouche, de la pâte à poisson devenue sale à sa droite,
et à sa gauche trois ou quatre petits poissons agonisants. Visitez
Leyde à l'époque des hautes eaux, et vous surprendrez les habitants
de la digue des Apothicaires et du Vieux Rempart occupés à attraper
devant leurs maisons les perches que les flots y ont amenées. Écoutez
à Leyde l'assemblée des Hautes-Puissances, vous les entendrez s'élever
de toutes leurs forces contre le dessèchement du lac de Haarlem, sous
prétexte que la ville a un antique droit de propriété sur une partie de
cette eau poissonneuse.

Lorsque je disais tout à l'heure que la ville de Leyde devrait porter
un filet, je citais un emblème convenable, mais non le plus convenable.
Je parlais de filet pour en rester à saint Pierre: mais si vous me
demandez ce que les armoiries de Leyde devraient être, je dirai: Une
paire de lignes croisées, et une couple d'hameçons en sautoir. Il
est rare qu'on pêche à Leyde pour le poisson; c'est pour pêcher, et
la jouissance la plus lente de ce bonheur est la meilleure. Ce n'est
pas d'un coup de seine, ni avec un tramail qu'on lève deux fois par
jour, ou avec des lignes dormantes qui font leur office pendant que
vous dormez, pour amener tout un peuple écailleux des eaux; tout cela
n'est pas le fait d'un vrai Leydois. Le bonheur de voir le bouton,
le tremblement et le plongeon de la plume, les tentatives d'une
ennuyeuse petite anguille, l'ébranlement d'un poteau pourri dans ce
coin imperceptible, lui suffit. Le poisson blanc vulgaire est pour
lui le bienvenu aussi bien que la tanche et la perche. Ce poisson est
même cher aux habitants de Leyde. Tout ce qui mord à l'hameçon, et les
ouïes sanglantes et les yeux hors de la tête, peut être arraché de
cet hameçon, voilà ce qui le rend également heureux.--Un pêcheur à la
ligne ne peut être un bon homme, dit lord Byron; mais le Leydois a une
consolation:--C'est un méchant homme qui a dit cela! me semble-t-il
l'entendre répondre.

Parlons des Anglais! Ils pêchent avec des mouches peintes, pour
commettre à chaque prise une double cruauté. Que diraient-ils de la
cruauté avec laquelle un Leydois prépare son amorce? Please, sir, me
suivre dans ce voisinage à l'écart; cela s'appelle le camp. Regardez!
Que voyez-vous?--Je vois une femme avec les cheveux ébouriffés hors
du bonnet, et qui cuit de petits gâteaux ronds.--Très-bien; ils sont
composés d'eau, de farine et d'un peu d'huile. C'est pour les gens
pour qui un pain d'un liard est trop cher. C'est la femme du pêcheur à
la ligne de Leyde. Ne voyez-vous pas son mari?--Yes, ce _fallow_ avec
un bonnet de nuit et une veste de duffet!--Lui-même. C'est le pêcheur
à la ligne de Leyde en personne. Un caractère qui ne se trouve que
dans cette ville. L'homme de l'aile gauche de la ligne des pêcheurs de
Leyde. Le ver le plus condamnable chez lequel se manifeste la passion
de la pêche à la ligne. Que fait-il? Il enfile quelque chose dans une
corde, quelque chose qu'il tire d'un pot rouge, une chose longue et
graisseuse.--C'est cela, ce sont des vers de terre, _Sir!_ rien que des
vers de terre, des vers de terre de la vraie sorte, avec des couronnes
jaunes autour de la tête. Dans ce pot, il y en a plus de cent, et ils
sont rangés, dans un cordon passablement gros, la tête en dedans, la
queue en dehors.

Tout à l'heure vous le verrez faire de cette guirlande de vers une
sorte de nœud qui ressemble assez bien à l'extrémité d'une bayadère en
corail rouge. Avec cette frange de vers, on pêche; on pêche à la ligne,
et celui qui se donne ce singulier passe-temps, s'appelle le _Penëraar_
[3]. Horrible, horrible, mort horrible!--Pas du tout, dira cet homme,
si vous le comprenez, pas du tout, car avec vos amorces de parade, les
anguilles ne reçoivent pas le crochet dans la mâchoire. Vous voyez bien
qu'on peut prendre toutes les choses de deux façons.--Le plat langage
leydois est très-laid et celui du _Penëraar_ est le plus plat.

Lorsqu'il n'y a pas de lune, le _Penëraar_ sort à la tombée de la nuit,
avec une lanterne sous le bras, et sa courte ligne de laquelle pend le
joli chapelet de vers que nous avons décrit, à la main, la veste de
duffel au dos, les sabots aux pieds, une pipe dans sa casquette. Dans
sa poche repose une grande bouteille de genièvre, et dans sa tabatière
il conserve un petit billet par lequel le commissaire de police de
Leyde atteste que le _Penëraar_ en question n'est pas un vaurien, et ne
volera pas de bois quand même il viendrait avec sa petite barque près
d'une scierie. Ainsi il s'en va dans un cabaret ou l'autre où, selon le
rendez-vous promis, il trouve un autre _Penëraar_, et après avoir pris
pour trois petits cents de genièvre, les collègues se rendent à leur
barque commune, petit bâtiment plat qu'ils conduisent avec des rames et
avec un morceau de linge éraillé, sous le titre usurpé de voile, et
fixé au bout d'un bâton. Dès qu'on a trouvé un bon mouillage, la voile
est serrée, l'ancre jetée, une natte de jonc placée contre le vent
et la pêche commence. L'art de pêcher à la ligne consiste à mouvoir
doucement de bas en haut et de haut en bas la ligne de façon à ce que
l'attrayant bouquet de vers soit dans un mouvement continuel,--et
chaque fois, lorsque la pointe sensible du doigt du _Penëraar_, non
quand son _cœur_, lui dit que le poisson a mordu, il retire la ligne,
et l'anguille frétille dans la barque. Et dès qu'une place est épuisée,
la voile est déployée, et on en recherche une nouvelle. Ainsi les
_Penëraars_ voyagent sur le Rhin, sur la Zyl, sur le canal de Leyde
et sur la mer de Haarlem, ils vont même parfois jusque tout près delà
capitale; et ils passent nuit sur nuit à pêcher.

--Que ce morceau de pain qu'ils gagnent est amer! Merci de votre pitié,
madame: mais ne croyez pas que ces gens fassent cela pour du pain.
Votre noble cœur présume qu'ils sacrifient ici le repos et les aises
de la nuit pour leur femme et leurs enfants. Il y a à bord un petit
pot à feu, du sel et une pelle pour faire des _koeken._ L'anguille
est sur-le-champ dépouillée de sa peau, coupée et rôtie, et mangée
par la paire d'amis avec un copieux arrosement de schiedam, tandis
que la femme cuit de son côté les petits gâteaux à l'huile et souffre
elle-même de la faim avec ses enfants. C'est pourquoi quand ces Ulysses
au petit pied reviennent de leur longue tournée visiter leurs dieux
domestiques, ils sont ordinairement accueillis par leur fidèle Pénélope
avec l'apostrophe de _Fainéant_, petit nom d'amour que ces tendres
femmes ont imaginé pour leurs époux.

--_Fainéant_, disent leurs lèvres de rose, _fainéant_, tu reviens
encore de ta barque où on fait si bonne chère? (_smulschoit._)

Car le bâtiment du Penëraar porte ce nom dans le cercle de famille.


[Footnote 1: Étuvée de poissons de diverses espèces et principalement
d'anguilles.]

[Footnote 2: Sorte de filet carré pour pêcher dans les rivières.]

[Footnote 3: De _peuren_, pécher a la ligne.]



X


LA PAYSANNE DE LA HOLLANDE DU NORD.


C'est une femme alerte que Gertrude Riek, svelte, forte et bien faite.
Son visage brille d'une fraîche rougeur et de ce teint blanc plein
d'éclat qui est particulier aux femmes de la Frise occidentale, et qui,
lorsqu'elles sont en toilette du dimanche, contraste avec le collier de
corail rouge de sang, aux grains gros comme des chiques. Je vous assure
qu'elles ne les portent pas pâles, et Gertrude moins que toute autre.
Chacun trouve que sa cape lui va bien, avec son front blanc et uni,
avec son petit nez droit, sa joue colorée, ses grands yeux bleus, son
doux menton rond, son cou svelte et blanc. Le seul défaut de sa beauté,
un défaut qui lui est commun avec la plupart des femmes de la Hollande
du nord, ce sont ses dents gâtées par l'usage immodéré du pain d'épice
et du café faible. Vous demandez la couleur de ses cheveux? Personne
ne le sait. Ils sont rasés jusqu'à la racine; il ne vient pas une
boucle au jour. La chevelure est confisquée, mais on porte une aiguille
d'or sur le front, une de fer d'or (pardonnez la contradiction dans les
termes) au-dessus des oreilles, une paire de plaques d'or aux tempes,
et une couple d'épingles d'or par-dessus, et l'on n'oserait risquer de
soutenir que la cape, la cape jolie, gaie, d'une blancheur parfaite
et soigneusement plissée, n'aille pas bien. Mais qu'est-ce donc que
ce gros fil entortillé qui sort de dessous les plaques d'or? C'est
un brin de cheveux faux, questionneur indiscret! placés là comme une
excuse d'avoir fait raser les siens propres, ou plutôt encore, comme
une preuve scientifique que la paysanne du nord de la Hollande qui pose
des papillottes, frise et brûle, sait très-bien que cette importante
partie du corps humain, qui s'appelle la tête, est garnie de cheveux.
Toutes les paysannes portent ce petit tour,--c'est-à-dire une petite
boucle qui fourre sa tête dans sa queue en cheveux noirs. Le blond est
en horreur parmi elles.

Quand vous avez pris connaissance des particularités de sa personne
extérieure, livrez-vous à la contemplation de sa valeur intérieure.

La voilà, celle qui, après ses bêtes, est inscrite au premier rang dans
l'estime de son bien-aimé mari. Je dis après ses bêtes, car lorsque
ses bêtes meurent, l'achat qu'il faut faire pour les remplacer coûte
de l'argent; on retrouve une femme pour rien, et même elle apporte
peut-être encore une petite dot. Peut-être même n'est-elle pas une
excellente faiseuse de fromage,--mais un homme doit risquer quelque
chose--et dans les vaches, il n'y a rien. Cela peut tomber bien ou mal
au hasard.

La destination de la paysanne du nord de la Hollande est de _faire du
fromage, faire du fromage_ et toujours faire du fromage; il faut sans
cesse veiller à ce que le lait du matin et du soir soit apporté après
le trayage et ne dépasse la porte que sous la forme d'un fromage bon,
sain, et ne se fendant pas. Et cela lui donne tous les jours tant de
besogne qu'on ne sait comment elle trouve le temps d'avoir des enfants.
Cependant elle en a et une grande quantité. Mais aussi, lorsque le
premier-né a été regardé pendant deux ou trois jours par les _voisins_
et qu'en présence de ces admirateurs un nombre passablement grand de
sucreries (biscuits avec du sucre) ont été mangées, elle quitte de
nouveau la chambre d'accouchée et se rend à l'instant à la chambre du
fromage.

Si vous voulez voir une propreté qui lasse du bien au cœur, entrez
dans la métairie. Ce n'est pas ici la petitesse d'esprit de Zaandam et
de Broek dans le Waterland qui court dans des pantoufles et épargne
tous les meubles et ustensiles de ménage, frottant, époussetant et
rendant luisant ce dont on n'oserait se servir; mais une propreté sans
recherche qui lave et entretient, fait briller et reluire au milieu
de l'usage le plus divers et le plus incessant. Voyez cette longue
file de petits appartements à mi-hauteur d'homme sur presque toute la
longueur de la métairie. Les lambris et les jambages des portes sont
tous d'une blancheur éclatante, et des ustensiles de cuivre brillant
y sont suspendus; le parquet est couvert de sable disposé en figures.
Vous pourriez vous y asseoir avec votre meilleur habit. Cependant ces
mêmes places sont celles où les bêtes sont pendant l'hiver. De la
gouttière qui coule le long, vous verrez toujours dégoutter du lait.
Mais voyez maintenant le laboratoire; la chambre aux fromages, presse,
les chaudières, les litiges, les têtes où le fromage reçoit son suc et
sa forme; tout est propre et ragoûtant à voir. Le bois est rude et le
cuivre luisant à force d'être frotté. Et Gertrude même se laisse voir
librement à vos yeux avec son gros bras nu dans la cuve où elle a versé
la présure--le fromage ne vous en semble pas moins appétissant. C'est
tout autre chose qu'une paysanne ou une cuisinière à bord d'un bateau
à vapeur. Les petits enfants, voilà la seule chose qui soit sale. Mais
ils roulent pendant tout le jour avec de petits chiens dans le chantier
et dans le sable. L'intérieur de la maison n'est leur terrain que pour
manger et pour dormir, du moins la partie de la maison où le fromage
est confectionné. Voilà la paysanne seule. Mais lorsque le lait arrive
dans la maison, s'éveillent de leur léger sommeil dans divers coins
de la métairie, un matou de Chypre, un chat blanc, un chat noir et un
chat roux tacheté; ils s'approchent, encore roides et en bâillant,
des seaux, sur le bord desquels ils se dressent sur leurs pattes de
derrière, comme les chiens savants à la kermesse sur un tambour, et,
animaux brillants de propreté, ils prennent avec leur langue si propre,
la part de lait qui leur est assignée, et après cela reprennent leurs
doux rêves sur la plaque d'un poêle chaud et sur le linteau de la
fenêtre où le soleil luit.

Gertrude a meilleur cœur, est plus économe, est un peu moins entêtée,
a moins de préjugés que son mari, auquel elle ne cherche jamais
querelle que dans le cas où il n'à pas vendu au plus haut prix les
fromages préparés par ses mains empressées. Dans ses jeunes années,
elle était peut-être un peu bruyante quand elle s'y mettait; mais avec
le temps, on ne put plus lui reprocher ce défaut. Elle avait beaucoup
d'adorateurs avec lesquels, selon la coutume du pays, elle célébrait
la kermesse tour à tour, sans vouloir fixer son choix et sans que cela
pût tirer à conséquence. Son mari l'a un peu gagnée par surprise. Elle
déclare avoir en lui un bon homme et dit qu'elle serait bien fâchée
qu'il lui manquât. Et vous ne devez pas douter de la vérité de cette
déclaration, si vous apprenez qu'en cas du décès éventuel de son André,
elle se mariera dans l'année avec son domestique, un jeune homme sur
lequel elle n'a jamais jeté les yeux, à peine aussi âgé que son fils
aîné, et qu'elle prend non pas parce qu'il lui faut absolument un mari,
mais parce que la métairie doit avoir un métayer.

La façon dont André Riek et Gertrude se firent l'amour et se marièrent
est un véritable échantillon des mœurs de la Hollande du nord; voici
l'histoire écrite pour ainsi dire sous sa dictée:

--Cela a été entamé le mardi et signé le vendredi. Vous direz que
c'est un peu vite, peut-être? Mais nous étions trois jeunes gens,
bons compagnons, nous nous étions donné une poignée de main et étions
convenus que le dernier marié paierait l'écot. L'un de nous était
parti comme conscrit français et nous n'en avons plus jamais entendu
parler. Je veux croire qu'il a été tué par les Cosaques. Mais le
samedi, j'apprends tout à coup que mon frère, qui était le troisième,
voyez-vous, allait se marier. Je pense à part moi: payer l'écot et ne
pas avoir de femme, cela ne va pas. Le dimanche, je sortis; mais je ne
réussis pas. Il y avait de la société chez la fille où j'allai; je pus
l'entendre du dehors à travers la porte. Mais le mardi, je la trouvai,
et alors ce fut une affaire faite. Elle me connaissait bien, mais elle
n'aurait pas cru que je deviendrais son mari. Je me mariai juste le
même jour que mon frère; et voilà! Faire la cour pour enjôler les têtes
blanches (il voulait dire le beau sexe), cela ne vaut pas un liard.
J'ai toujours eu une excellente femme. Et pour faire le fromage, je
n'en connais pas de meilleure.



XI


LE PAYSAN DE LA HOLLANDE DU NORD.


Allez, un vendredi matin, dans la saison du fromage, à Alkmaar. Les
soixante-dix villages et plus qui entourent la Hollande du nord,
ont livré leur contingent. Beemsler, Purmer, Schermer, Waard ont
envoyé tous leurs enfants dans la belle petite ville. Toutes les
rues qui aboutissent à une porte, et surtout la _digue_, vaste place
à l'intérieur de la ville, sont pleines de leurs voitures jaunes et
vertes dételées, sur le derrière desquelles sont peints des pots de
fleurs, des lettres ornées et des devises en vers. Toutes les écuries
sont pleines de la vapeur de leurs chevaux; tous les cabarets, toutes
les auberges le sont de la fumée de leurs pipes. Toutes les chaises des
barbiers brillent de leurs faces ensavonnées. Où que vous alliez, chez
le marchand de tabac, à la regratterie, dans la boutique de poterie,
chez le cordonnier, qui ont tous fait double étalage, chez le notaire,
l'avocat, le médecin, et dans les mille et une maisons d'intendants
des digues et de trésoriers des poldres, vous rencontrez un paysan.
L'un cherche le bourgeois de son village qui, établi à Alkmaar, prend
le plus à cœur les intérêts des enfants de son village natal; l'autre
prend chez le maître forgeron une recette pour son cheval malade
que celui-ci n'a jamais vu que bien portant. Qu'Alkmaar, les autres
jours de la semaine, soit si morne et sans vie que la petite ville
semble faite exprès pour des enterrements, c'est une conjecture que la
magnificence et l'étendue particulière du cimetière doivent fortifier
chez tous ceux qui s'y hasardent; mais le vendredi, il y règne une
cohue ou un bourdonnement semblable à celui d'une ruche d'abeilles. Ce
sont en effet les abeilles qui sucent le miel et la cire des fleurs à
beurre du Kennemerland et de la Frise occidentale qui sont rassemblées
ici. La rue Longue (Langestraat), qui semble avoir emprunté son nom à
la famille de Lange, qui y est tour à tour qualifiée par toutes les
lettres de l'A, B, C, et brille sur les trois quarts des portes, est
remplie de paysans et de paysannes; les mères, rangées en longues
lignes, entrent dans les boutiques des orfèvres et en sortent, dans
celles des pâtissiers, parlent haut, rient à se fendre la bouche, et se
frappent les genoux à chaque nouvelle saillie de l'esprit de paysan.

Mais la plus grande foule se trouve sur la place des voitures, où de
petits fromages jaunes, par milliers de livres, sont étendus sur des
toiles marquées à l'initiale du nom de leurs propriétaires. Tout ce
que vous voyez ici doit être vendu au coup de deux heures. Après cette
heure, aucun marché ne peut plus être conclu, et aucun paysan ne veut
ni ne peut plus reprendre son fromage. Il _doit_ le vendre de même
que les marchands de première main _doivent_ l'acheter. Faire le plus
haut prix est un art dans lequel maint paysan qui a l'air parfaitement
stupide, et qui l'est en effect sur beaucoup d'autres points, s'entend
excellemment. Bien de plus plaisant que la feinte colère avec laquelle
se font les offres, les demandes, et le marché se conclut enfin, comme
si les deux parties voulaient faire accroire par leurs figures irritées
qu'il faut du sang versé.--Puis viennent les porteurs de fromage avec
leurs paquets blancs et leurs chapeaux jaunes, verts et rouges, dans
leur petit trot lent, et ils portent la marchandise vendue où elle doit
être, soit à un navire, soit à l'entrepôt.

C'est là que vous verrez la véritable force vitale de la Hollande du
nord. Ce n'est rien autre chose que ce fromage qui la défend contre
les fureurs de la mer, qui en fait un pays verdoyant et le fait rester
tel, et qui en fait fumer toutes les cheminées. Voulez-vous savoir
si cela va bien pour le paysan? Informez-vous du prix du fromage.
Demandez si le sac des pauvres a été plus rempli le vendredi que le
dimanche? Si les propriétaires de terres remarquent que le fromage a
été à bon prix pendant toute l'année? Réponse: Non. Les orfèvres et
les pâtissiers s'en aperçoivent mieux; les kermesses des paysans, la
kermesse d'Alkmaar lui doivent d'être si florissantes. Car la femme
aime la toilette et les douceurs, et le mari sait dépenser beaucoup
d'argent quand il est dehors pour son plaisir. En l'année pluvieuse
1841, le foin réussit très-mal; mais quand la cloche de la kermesse
sonna à Alkmaar, il n'y vint pas moins d'équipages et de chariots par
tous les chemins et par toutes les portes, chargés de paysans et de
paysannes qui se donnaient du vin blanc et du vin rouge avec du sucre,
et où on apporte tout ce qui peut exciter à table les esprits vitaux,
et ils ne mangèrent pas moins de gâteaux que les précédentes années;
et le carrousel ne retentit pas moins horriblement de leur admiration
sans bornes pour le noble art de se rompre le cou, et les inimitables
farces du clown qui tombe comme un bâton. Les lamentations sont,--à
cause de la brièveté du temps,--épargnées par le propriétaire foncier,
pour valider ses comptes.

Le vieux type du paysan de la Hollande du nord disparait peu à peu
ou se modifie comme tous les types. Vous le trouverez à la foire
d'Alkmaar dans toute ses nuances. Ce petit vieux gaillard, dont les
yeux joyeux rient d'aussi bon cœur que sa bouche, et regardent sous
les larges bords d'un chapeau à fond rond qu'il fixe avec un bout de
tuyau de pipe sur sa tête pour l'empêcher d'être emporté par le vent,
est le plus vieux type; Une étroite cravate en coton rouge roulée, est
fixée à son cou par de petits boutons d'or. Un long pourpoint brun
avec une rangée de grands boutons en non-activité (les agrafes et les
porte-agrafes font leur office) leur pend jusque sur les hanches. La
culotte regarde comme indigne d'elle les mollets et les tibias, et les
confie entièrement aux bas gris qui se terminent dans de gros souliers,
fermés par de grosses boucles d'argent. Il y en a encore quelques-uns
qui se promènent à la ronde avec de longs bâtons dépouillés de leur
écorce à la main, et qui atteignent jusqu'à leur menton. Mon plan
m'empêche de décrire tous les types intermédiaires, mais voulez-vous
connaître le plus jeune? Le voici. Une blouse bleue unie avec un collet
en velours qui lui vient jusqu'aux omoplates, le reste tout pantalon,
pantalon de velours de coton; une cravate de laine flammée de rouge, de
vert et de jaune au cou, et selon les circonstances, un large chapeau
entourant bien la tête, ou une casquette de fourrure bigarrée avec la
soupape tournée selon qu'il pleut ou qu'il fait du soleil, sur les
yeux ou vers la nuque.--Il y a dix à parier contre un que le vieux est
un joyeux bavard; et que le plus jeune est un gaillard entêté, roide,
soupçonneux.

Aller au marché est la principale occupation du paysan du nord de la
Hollande; Il est; à proprement parler, administrateur et marchand
de ce qu'il possède, c'est tout. Ses qualités sont plutôt négatives
que positives. Ne demandez pas si c'est un homme actif? Je réponds:
il veille à son jeu. Me demandez-vous s'il mène une vie régulière?
Je réponds: il boit tous les jours de marché et de kermesse. Est-ce
un querelleur ou un batailleur? Jamais, lorsqu'il est à jeun. Est-il
honnête? Il ne trait pas les vaches des autres. Est-il bienfaisant? Il
aime ses bêtes. Aime-t-il sa femme? Il n'y a pas de meilleure faiseuse
de fromages. Aime-t-il ses enfants? Ils reçoivent de grosses tartines,
et le maître d'école ne peut les battre sur la tête. Est-il religieux?
Il va régulièrement à l'église.

Son idéal est de demeurer dans une maison de paysan à lui appartenant,
dans une partie du poldre où il ait là vaste plaine autour de lui, sans
que rien ne limite l'étendue de la vue; et de ne pas avoir d'autres
domestiques ou servantes que ses propres enfants. Les idoles de son
cœur sont une belle vache tachetée avec les pis pleins et un jeune
pour traîner une brillante voiture de paysan à roues dorées. Quand il
va à une kermesse de village, dans la plus légère et la plus élégante
de toutes les voitures antiques et modernes, avec sa femme bien parée,
et qu'il réussit en sciant la bouche de son cheval (il emploie rarement
le fouet) à dépasser ses voisins, il goûte un plaisir auquel n'a pas
pensé le paysan d'Abtswond quand il s'enthousiasme tant sur

     Greffer des pommiers, cueillir des poires,
     Faire la moisson et le foin,
     Entasser dans la grange les fruits des champs,
     Presser les pis, tondre les moutons,

et bien d'autres choses encore!



XII

LA GARDE.


Le nom de la garde (_baker_) est une preuve évidente (bien que le
peuple dise _baakster_), évidente comme le soleil qu'il ne faut pas
avoir d'accès aux _étoiles_ (_ster_) pour faire connaître le titulaire
d'un emploi féminin par excellence. Je dis emploi _féminin_, et s'il ne
l'était pas, il n'y en aurait pas au monde. L'indiscrétion des hommes
a déjà pénétré, en dépit de la nature, dans différentes branches de
l'activité sociale qui, originairement et à juste titre, appartenaient
au domaine des femmes. On trouva des hommes qui manièrent l'aiguille
pour nous; il y en a qui nous cuisent le pot au feu; et même nous
autres hommes, pour la plupart, au grand détriment de la bienséance,
nous sommes introduits dans ce monde par des hommes! Mais jamais je
n'ai eu l'honneur de rencontrer, de connaître ou d'entendre nommer
quelqu'un qui ait exercé l'état de garde autrement que dans un cas
d'extrême et seulement pour un seul instant. Un homme vous a-t-il
_gardé_, monsieur? Un homme aurait-il pu vous _garder?_ Loin de là. Le
soin excessif que cela demandait, dont vous aviez besoin, orgueilleux
seigneur de la création, qui marchez là, comme un paon et avec des
bottes à éperons! dont vous aviez besoin, monsieur le misogyne, qui
ne vous reconnaissez ni ne vous désirez aucune autre obligation envers
le beau sexe, sinon qu'il vous a mis au monde!--dont vous aviez besoin
au moment émouvant, où vous apparûtes pleurant et nu sur la scène de
ce monde, afin que l'air et la lumière ne vous fissent pas de tort,
que votre propre étourderie ne vous rendît pas malheureux pour tout de
bon, et que pendant toute votre vie vous n'ayez l'air d'un Turc; ce
soin excessif, il était impossible que quelqu'un le prît de vous, sinon
une garde féminine. C'est terriblement dommage que vous ne vous êtes
pas vu vous-même; alors, vos petits genoux retirés jusqu'au menton, et
gisant devant le panier sur son chaud giron, que vous n'ayez pas vu ses
yeux affectueux luire sur vous, avec une expression si tendre et si
compatissante d'amour, qu'elle vous serait restée pendant toute votre
vie! Mais qu'y avait-il? Vous n'aviez pas d'yeux qui pussent voir, vous
portiez encore bien moins des lunettes.

Le nom de _baker_ vient de _baken_, chauffer, choyer. Avoir eu une
_baker_, c'est avoir été dans les premiers jours de votre vie couvé
et dorloté, c'est comme cela. Cela vous fâche, n'est-ce pas, monsieur
jeune-France? Croyez-vous donc qu'il eût mieux valu, selon la méthode
laponne, vous plonger dans l'eau glacée et vous rouler dans la neige,
au lieu de vous tenir les pieds devant le chaud foyer, et de vous
envelopper de langes sur langes, si bien que vos mains et votre visage
restaient seuls visibles,--et jaunes alors, ma foi, comme de l'or, pour
faire l'admiration des gens de la maison et des voisins qui disaient:
Quel enfant! Croyez-vous donc que, par un autre traitement, votre barbe
eût grandi plus tôt, votre main se fût montrée plus musculeuse sous
votre petit gant glacé, et que vous vous seriez mû plus vigoureusement
et plus souplement à cheval que vous ne faites maintenant? C'est
possible. Mais voici le portrait de monsieur votre arrière-grand-père.
Il a aussi eu une garde, monsieur. Il a aussi été choyé dans son temps,
et je crois qu'il l'a été plus chaudement et plus sévèrement que vous:
les enfants, ainsi choyés et dorlotés alors, ressemblaient infiniment
plus que maintenant aux cocons du ver à soie. Mais qu'en pensez-vous?
Je vous regarde comme si vous étiez encore dans les langes.

Ayez du respect pour votre garde. Dans la prévision des heures
anxieuses qui approchaient d'elle, lorsqu'elle était la main, la
femme calme, posée, riche d'expérience, compatissante, adroite, à la
main douce, prudente, a été pour votre mère comme un ange de Dieu.
Et aussi après! ses soins dévoués n'étaient pas tout. La jeune mère
encore avait toujours besoin de beaucoup de soins; insoucieuse comme
elle l'était elle-même quand tout allait bien, et que son premier-né
était sur son sein, et qu'elle avait fait et risqué tout ce qui pouvait
mettre sa jeune vie en danger, et vous priver d'une mère avant que vous
sussiez que vous en aviez une. Quant à ce qui vous concerne, jamais un
étranger, dans la suite de votre vie, n'a eu autant de patience avec
tous vos caprices du jour et de la nuit; jamais un ami (même un ami
de l'art) ne vous a tant vanté en face; jamais aucun bienfaiteur n'a
récolté de vous autant de mauvaise odeur, au lieu de reconnaissance.
J'espère de tout cœur, monsieur, que vous saurez apprécier dignement
ces inestimables services, près du lit d'accouchée de la femme de
votre cœur, près du premier feu allumé pour votre premier fils.

Puisque le moment arrive où vous direz:--O ma _Baakster_, dite _Baker!_
vous avez eu une bonne récompense; vous aviez beaucoup de notes à
votre chant; les servantes vous haïssaient à cause de cela avec tout
le feu d'une haine de parti; vous reçûtes un bon pourboire; vous
faisiez disparaître, comme un nuage du matin, les gâteaux d'amandes
et les pâtisseries moscovites de ma mère, mais vous étiez impayable.
Vous aviez, si je puis le dire, vos préjugés, vos superstitions et
vos caprices; vous n'étiez peut-être pas tout à fait exempte de
médisance. Mais vos soins pleins de tendresse et de sollicitude vous
donnaient des droits à une couronne. Dans mes jours d'enfance, dans
toutes les écoles, dans tous les livres pour la jeunesse, on m'a
toujours recommandé de tenir compte des devoirs de reconnaissance
envers mes parents, mes instituteurs; mais à mes enfants j'inculquerai
la reconnaissance envers leurs parents, leurs instituteurs et leurs
gardes...

Et cela d'autant plus que le nombre des instituteurs en est augmenté
par un maître de gymnastique.

Ce morceau semble ne parler que des bonnes _bakers._

Hildebrand n'en a pas connu de mauvaises. Sa propre garde avait un
mérite éminent. Il s'étonnera, pendant toute sa vie, qu'avec une telle
garde il ne soit pas devenu quelque chose de supérieur à ce qu'il est.

1840.

FIN DES TYPES HOLLANDAIS,



ÉPILOGUE


ET

DÉDICACE À UN AMI


PREMIÈRE ÉDITION.



Mon excellent ami!

Lorsque je vis les précédentes pages imprimées, je compris qu'il y
manquait encore quelque chose avant que je pusse les lancer dans le
monde. D'abord j'avais eu l'idée d'écrire une acerbe préface contre tel
ou tel auteur de mes collègues qui ne m'ont jamais fait de mal, mais
contre lesquels j'avais une rancune ou dont j'étais jaloux. Mais comme
je ne pus imaginer personne qui tombât dans ces termes, je dus bien
renoncer à ce joli plan. Alors je me proposai de diriger de violentes
attaques contre messieurs les critiques que je ne connais pas et qui
me..., j'aurais pu dire,--ils devront _conspuer._ C'est un mot solennel
et fort en usage chez les écrivains déçus. Mais il y avait mille
chances contre une, qu'on me reprocherait d'avoir écrit ces attaques.
Là-dessus, j'ai renoncé à toutes les choses odieuses, et ç'eût été
mieux encore si je ne les avais pas laissées passer dans mon livre. Et
comme j'avais eu le dessein de te dédier ce livre, je résolus enfin de
fondre tout ce que j'avais à dire avec cette dédicace; et c'est pour
cela que j'ai écrit cet épilogue. Dire quelque chose de désagréable
maintenant me serait impossible, car comment cela pourrait-il se faire
dans le voisinage de ton nom?

Tu sais comment j'ai réuni ces croquis. Ils ont été composés à des
heures perdues, entre deux roues et sur l'eau, dans des promenades
et dans d'ennuyeuses sociétés. Ils ont été écrits dans un moment où
un autre ouvre son piano, ou fume sa pipe ou parle de don Carlos.
Ils seront lus entre amis. Maintenant qu'ils sont réunis et vont
être livrés au public, j'espère que le public les considérera comme
tels. Quiconque n'aime pas Hildebrand ne doit pas le lire. Vous et
d'autres amis d'université, vous l'entendrez bavarder et raconter, et y
retrouverez beaucoup de ce que vous avez entendu de lui de vive voix.
Ils se sont dispersés çà et là, ces excellents amis, avec leurs grades
doctoraux respectifs, et je leur envoie ce livre comme un souvenir de
nos agréables relations, et j'y ajoute mon cordial salut d'ami.

Qui est Hildebrand? Tout le monde le sait; il y en a parfois qui l'ont
deviné avec beaucoup de perspicacité. Aussi n'en fais-je pas un secret,
ni ne m'efforcé-je pas de me faire passer pour avoir quarante ans de
plus que je n'ai, ou pour quarante fois meilleur que je ne suis. Que le
bon public ne s'inquiète pas du nom; qu'importe qu'on s'appelle _Jaap_
ou _Hildebrand?_

Mais le nom du livre lui-même m'a coûté beaucoup de peine. Il était
très-difficile de mettre en ordre les différents morceaux sous une
seule étiquette, et l'éditeur voulait avoir quelque chose que ne fût
pas trop usé. Il est fort question aujourd'hui de la _Camera obscura_,
et la citation de l'anonyme que j'ai placée à la première page montre
avec quel droit j'ai osé mettre cet instrument en avant[1].

Parfois je m'imagine que cette liasse de papiers pourrait rendre
quelques services au point de vue de notre bonne langue maternelle.
Jusqu'ici, quant au style familier, elle n'a pas grand'chose
d'attrayant. Je ne suis cependant pas le seul qui essaie de lui
ôter son habit des dimanches et de la faire courir un peu plus
naturellement. J'espère que je ne me serai pas permis trop de libertés,
et demande pardon pour les fautes d'impression[2].

Ah! ah! les fautes d'impression sont une croix! À la page 12, il
y a 19 au lieu de 17; à la page 13 (en bas), il y a (comment cela
est-il possible?), _onverschilligst_ (le plus indifférent), au lieu
de _onbillykst_ (le plus injuste). Je parie qu'il y a encore des
centaines de fautes qui m'ont échappé! Mais il y en a une que je n'ai
pas oubliée et qui me peine plus que toutes les autres: elle est à la
page 160. Je sais aussi bien que vous qu'il est aussi sot de parler
d'une paysanne _skalksche_ (rusée), que de dire une paysanne _geksche_
(folle), et qu'on peut dire aussi peu: Elle riait _sckalks_, que; Elle
riait _mals_, et c'est pour cela que j'ai fait la jeune fille de la
page 160, regarder _schalk._ Alors vint le compositeur, il secoua la
tête et mit _schalks._ J'intervins et me fâchai contre le compositeur,
j'enlevai l'_s_, et je mis à côté le _deleatur_; je reçus une épreuve,
j'étais obéi et donnai le bon à tirer. Alors je ne sais quelle main
se glissa encore une fois dans l'épreuve et la gâta de nouveau. Je
n'attaque pas trop cette main. Elle suivait l'exemple de beaucoup de
mains et de mains habiles; mais je m'attriste, cher ami, qu'on soit
devenu si inhabile dans notre belle langue maternelle, et si habitué à
cette orthographe erronée qu'on chercherait en vain chez les anciens
écrivains.

Voilà une longue histoire pour une seule faute d'impression. À la page
101, il y a _bragt_ au lieu de _bracht._ Cela vient de la prétention
d'épeler avec Bilderdyck. Pas de précipitation, mon digne ami, je vous
en prie. Je respecte chacun qui suit avec conviction une autre règle
d'épellation, comme je respecte l'habileté et les mérites de chacun.
Mais nous demandons pour nous la même liberté que nous accordons aux
autres: _Hanc veniam petimusque damusque vicissim._

Mais, quelques fautes d'impression et autres qu'il y ait dans ce livre,
et bien qu'elles puissent montrer l'inexpérience et l'incompétence
d'Hildebrand à faire imprimer, à écrire ou à épeler, je sais que la
dédicace de ce petit volume vous sera agréable. C'est du moins quelque
chose, mon ami, et si le livre vous plaît, j'ose espérer qu'il plaira
à la plupart. S'il vous ressemblait seulement un peu, il serait plein
d'une observation spirituelle, gaie et bonne, qui n'hésite pas à se
renfermer en soi-même; de ce bienveillant sourire qui n'a rien du
ricanement; il aurait alors un ton d'agréable urbanité, qui fait qu'on
se sent à son aise et qui enchaînerait le lecteur et l'occuperait,
et le disposerait à une sereine satisfaction et une gravité sans
affectation! C'est seulement un vœu, mon cher ami!

J'ai conservé la dédicace pour la fin. C'est bien contre l'ordre, mais
il en est ainsi. Il y a tant de lecteurs qui commencent un livre par la
dernière page, ce qui revient presque au même!


[Footnote 1: Voir cette citation dans l'introduction.]

[Footnote 2: Je ne doute pas qu'il ne se trouve des gens qui se
plaindront de ce qu'il n'y a pas assez, d'accents circonflexes et de
commas dans mon livre. J'avais songé à placer ici comme conclusion
toute une page de ces signes, afin qu'on pût les distribuer sur les
diverses pages à son gré; mais j'ai réfléchi, et en dernière analyse
j'ai craint que cela ne fût trop joli.]



DEUXIÈME ÉDITION

Voilà ce que j'écrivais il y a six mois. Un seul mot encore.

On m'a reproché qu'il n'était pas bien d'avoir transformé l'ami auquel
j'ai dédié mon livre, en un véritable patient, à propos de fautes
d'impression. On s'est beaucoup ingénié à désigner les originaux des
personnages que j'ai mis en scène, et que vu à ma grande satisfaction
que dans chaque ville, que j'y sois jamais allé ou non, on m'a su
nommer six ou sept personnes qu'on affirmait très-formellement avoir
posé pour tel ou tel de mes portraits. Je ne croyais vraiment pas que,
dans ce bas monde, tant de _nurks_ et de _stastok_ exhibassent leurs
aimables qualités, et suis étonné du zèle obligeant qu'on met à les
montrer du doigt. Toutefois, je ne puis interdire ce plaisir au bon
public, ni m'en formaliser; mais je prends la liberté de rappeler les
paroles de l'anonyme dans son livre toujours inédit, et de déclarer en
conscience que ma _Chambre obscure_ est toujours placée sans intention
malicieuse, et que je ne la tourne ni la retourne, et ne lui imprime
jamais le moindre mouvement avec le dessein de la pointer d'une façon
indiscrète. Que je n'aie encore pu l'installer au sommet du Godesberg,
ni sur le dôme de Milan, j'en suis particulièrement fâché pour ceux
qui aiment les choses grandioses et étrangères; mais il est évident
pour moi que le plus grand nombre s'est montré satisfait de mes petits
tableaux, de mes tableaux hollandais. Il faut savoir que, grâce aux
vivants et aux morts, nous connaissons si bien les étrangers, que ç'a
été une chose pleine de charmes que de remarquer dans nous-mêmes nos
propres changements.

Je saisis cette occasion pour m'excuser auprès d'un vieil ami que
je connais depuis neuf ans, de l'accusation relative au _Mouchoir
bigarré_ de la page 4. Il a déclaré qu'il n'en avait jamais possédé
un, et je soulage ma conscience en signalant ici sa rectification. Les
acclamations des mères hollandaises pour l'éloge de leurs enfants, du
professeur Vrolyk, à propos d'_Une Ménagerie_ (bien que ce dernier
morceau ne paraisse pas le meilleur), et surtout votre approbation,
sont des augures favorables qui ne peuvent être que flatteurs pour moi.

Me demandez-vous maintenant si j'ai le dessein de parler encore au
public dans ce genre d'écrire? Je réponds qu'après avoir reçu autant
d'encouragements que je pouvais espérer d'en recevoir, il y aurait
étrangeté et aussi véritable ingratitude à abandonner ce genre;
attendez-vous donc avec le temps à de nouvelles représentations de la
_Chambre obscure_, et toi, mon ami, accepte pour la seconde fois la
dédicace de ce volume.



ANNEXE À LA TROISIÈME ÉDITION POUR FAIRE SUITE AUX PIÈGES PRÉCÉDENTES.


Près de douze ans se sont écoulés, et les nouvelles _représentations_
promises n'ont pas eu lieu. Il y avait bien déjà, à l'époque de la
promesse, quelques esquisses de prêtes; mais le jeu de la _Camera
obscura_, par lequel elles devaient s'accroître de façon à atteindre
aux proportions d'un volume, a été interrompu. Le temps d'_incipere
ludum_ était là d'une manière pressante. Je pouvais désormais mieux
employer mon instrument.

Certains de mes amis assuraient que je n'avais eu depuis que peu ou
rien: d'autres pensaient que l'instrument m'avait encore rendu de bons
services. Si ce dernier fait est réel, il m'est permis de répéter
l'adage: _Non lusisse pudet._

Cependant un puissant intérêt a engagé les éditeurs à publier une
nouvelle édition du petit livre d'Hildebrand, et ils exprimèrent le
désir (le mot reste naturellement sur leur compte), de l'enrichir de ce
qu'ils savaient être enfermé depuis longtemps en portefeuille. L'auteur
devait-il refuser? C'eût été vraiment le _lusisse pudet._

Je ne sais si les pièces publiées à cette occasion valent plus ou
moins que les autres. Mais cela m'étonnerait, parce qu'elles sont
toutes des produits d'un même esprit et d'un même temps. Il y a
beaucoup de choses dans le volume complet que je t'offre maintenant
pour la troisième fois, que je sentirais, considérerais et exposerais
autrement. Beaucoup de choses ont perdu le mérite de l'à-propos. Mais
je le donne tel qu'il est et pour ce qu'il est. _Il faut juger les
écrits d'après leur date_; c'est toujours une excellente maxime. Si en
ce moment je trouvais l'occasion d'employer la même forme d'écrire, je
croirais être obligé à donner quelque chose de plus intéressant et de
plus spirituel, et surtout qui atteste une plus profonde connaissance
des hommes et une contemplation plus féconde de la vie. Si j'y étais
impuissant, je devrais dire que j'ai vécu une douzaine d'années
inutilement.

Mon digne ami, depuis que je t'ai dédié pour la première et la deuxième
fois la plus grande de partie ces morceaux insignifiants, il s'est fait
passablement de vide en nous et hors de nous. La vie est maintenant
pour nous une chose claire; nous pouvons bien dire qu'elle nous est
connue, et nous sommes fixés de différentes manières sur ce qu'elle
a de sérieux et sur nous-mêmes. Il s'est éveillé des inquiétudes en
nous, et il s'est fait sombre là-haut. Des larmes ont coulé dont notre
joyeuse jeunesse, malgré toute la vivacité de son imagination, n'avait
pas d'idée. Heureux si nous avons appris à connaître des joies et aussi
des consolations dont la force et le bonheur n'avaient pas rempli nos
jeunes cœurs! Ce sont elles: et les mêmes que notre joyeuse jeunesse
nous a données, elle les a à sa disposition et elle les donne à qui en
a besoin. Remercions Celui qui nous a donné un cœur pour tout sentir,
un cœur _auquel rien d'humain n'est étranger_, et qui ne reste pas non
plus sans émotion en présence des choses divines. Aussi dans ce temps
de jeunesse de notre esprit que ce volume nous rappelle, nous restons
de temps en temps muet, mis en contact avec le grand, avec le sublime.
Le temps est venu d'y donner tout à fait notre cœur et de voir sous
leur vraie lumière toutes choses, et avant tout, nous-mêmes. Non, la
question n'est plus de _jouer_, mais bien de _redevenir enfants._ Et
celui-là seulement est un _enfant_, dans lequel la force, la sagesse et
la joie qui sont propres à l'homme se retrouvent!


FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


    AVANT-PROPOS

             I. Les petits garçons
            II. Malheurs d'enfants
           III. Une ménagerie
            IV. Un homme désagréable dans le bois de Haarlem
             V. Humoristes
            VI. Le trekschnit, la diligence, le bateau à vapeur
                    et le chemin de fer
           VII. Jouissance des plaisirs
          VIII. Les amis éloignés
            IX. L'hiver à la campagne
             X. Le progrès
            XI. L'eau
           XII. Enterrer!
          XIII. Une exposition de tableaux
           XIV. Le vent
            XV. Réponse à une lettre de Paris
           XVI. Antoine le chasseur

    TYPES HOLLANDAIS.

             I. Le batelier
            II. Le domestique du batelier
           III. Le barbier
            IV. Le cocher de louage
             V. La jeune fille du Brabant du nord
            VI. Le voiturier limbourgeois
           VII. Le pêcheur de Marken
          VIII. Le chasseur et le polsdrager
            IX. Le pêcheur à la ligne de Leyde
             X. La paysanne de la Hollande du nord
            XI. Le paysan de la Hollande du nord
           XII. La garde


    Épilogue et dédicace à un ami
    Deuxième édition
    Annexé à la troisième édition pour faire suite aux
    pièces précédentes.


FIN DE LA TABLE.





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