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Title: Émancipées
Author: Cim, Albert
Language: French
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                      NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
 corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=.

—La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique.

—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
 a^{bc}.



                              ALBERT CIM

                              Émancipées

                             Ainsi la femme au rabais, par une
                             terrible revanche, va rendant de plus
                             en plus le célibat économique, le mariage
                             inutile.
                                      (J. MICHELET, _La Femme_.)

[Illustration]

                                 PARIS

                      ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

                     26, RUE RACINE. PRÈS L’ODÉON



                              ÉMANCIPÉES



                         OUVRAGES D’ALBERT CIM


                          ROMANS ET NOUVELLES

  _Jeunesse._                                                      1 vol

  _Service de Nuit._                                               1  —

  _Les Prouesses d’une Fille._ (Collection des «Auteurs
  célèbres».)                                                      1  —

  _Les Amours d’un Provincial._ (Collection des «Auteurs
  célèbres».)                                                      1  —

  _La Petite Fée._ (Collection des «Auteurs célèbres».)            1  —

  _Un Coin de Province._                                           1  —

  _La Rue des Trois-Belles._                                       1  —

  _Bonne Amie._                                                    1  —

  _En Pleine Gloire._                                              1  —

  _Histoire d’un Baiser._                                          1  —

  _Joyeuse Ville._ (Collection des «Auteurs Gais».)                1  —

  _Le Célèbre Barastol._ (Collection des «Auteurs Gais».)          1  —

  _Césarin._ (Illustrations de Heidbrinck)                         1  —

  _Jeunes Amours._                                                 1  —


  OUVRAGES POUR LA JEUNESSE

  _Mes Amis et Moi._ (Couronné par l’Académie française.)          1 vol

  _Entre Camarades._                                               1  —

  _Fils Unique._                                                   1  —

  _Grand’Mère et Petit-Fils._ (Couronné par l’Académie française.) 1 —

  _Mademoiselle Cœur-d’Ange._                                      1 —


  ÉTUDES DOCUMENTAIRES

  _Deux Malheureuses._                                             1 vol

  _Institution de Demoiselles._                                    1  —

  _Bas-Bleus._                                                     1  —

  _Demoiselles à marier._                                          1  —


ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY



                              ALBERT CIM

                              Émancipées

                             Ainsi la femme au rabais, par une
                             terrible revanche, va rendant de plus
                             en plus le célibat économique, le mariage
                             inutile.
                                      (J. MICHELET, _La Femme_.)

[Illustration]

                                 PARIS

                      ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

                     26, RUE RACINE, PRÈS L’ODÉON

   Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
                   y compris la Suède et la Norvège.



A MARCEL PRÉVOST,

_Au subtil et profond analyste des_ «DEMI-VIERGES» _et des_
«VIERGES FORTES»,

_Au maître connaisseur de la femme moderne_.


Il n’est pas d’écrivain qui s’intéresse plus que vous, mon cher
ami, aux questions féminines, qui les ait étudiées avec plus de
pénétration et de hardiesse, et les possède mieux. L’éloge que l’érudit
anthologiste Vinet adressait à Sainte-Beuve peut en toute assurance
vous être appliqué: «Vous semblez confesser _les femmes que vous nous
montrez_, et vos conseils ont quelque chose d’intime comme ceux de la
conscience.»

C’est à ce très juste titre que j’inscris votre nom en tête de ce
volume.

Malgré les énergiques avertissements des plus lumineux esprits de notre
siècle, les efforts de nos plus puissants «éveilleurs d’idées» et
«meneurs d’hommes», en dépit de Michelet et de Proudhon,—sans nommer
Joseph de Maistre ni Bonald,—d’Auguste Comte, de Lamennais, de Renan,
de Taine, etc., la femme est de plus en plus détournée de la vie de
famille et dirigée vers la vie publique et le célibat. On s’applique à
la masculiniser: l’idéal serait qu’il n’y eût plus qu’un sexe sur terre.

En attendant que ce glorieux règne arrive, on se marie de moins
en moins en France, et de moins en moins aussi l’on y procrée.
«L’Allemagne, écrivait dernièrement M. Jacques Bertillon, gagne chaque
jour sur nous 1.600 habitants; c’est ce qui faisait dire au maréchal
de Moltke que les Français perdent tous les jours une bataille.»
Avant cinquante ans d’ici, la population de l’Allemagne sera le
double de la nôtre. A défaut de femmes-mères et de femmes-nourrices,
nous aurons sans doute alors, inappréciable compensation, quantité
de femmes-avocats, de femmes-médecins, de femmes-vétérinaires,
femmes-fonctionnaires, femmes-ingénieurs, etc.

Que la femme émancipée et masculinisée ait la haine de l’homme et
s’éloigne de lui, ou bien que ce soit celui-ci qui trouve en elle peu
d’attraits et se détourne de cette moitié trop semblable à lui, tant il
y a que les mariages deviennent de plus en plus rares.

Et ce n’est pas seulement le mariage qui a fait faillite et tend à
disparaître; c’est l’amour, l’amour monogamique, exclusif et absolu,
dont la banqueroute et le krach ont été si bien attestés et démontrés
par M. Edmond Deschaumes, et décrits plus récemment par M. J.
Joseph-Renaud.

Mais si, comme on l’observe et le proclame de toutes parts, les hommes
consentent volontiers et de plus en plus à se passer d’épouses et
d’âmes sœurs, ils ne se croient pas tenus pour cela de se priver de
femmes, bien au contraire: le diable, loin d’y perdre, ne fait que
gagner au troc.

En d’autres termes et en fin de compte, c’est la polygamie qui
s’implante de plus en plus dans nos mœurs.

Et c’est la polygamie qui se trouve être, selon la très judicieuse
remarque de M. Paul Dollfus, non seulement le résultat, mais le
châtiment du féminisme, la revanche prise contre lui par le masculisme.
«Une bonne cure de polygamie! Si c’est, conclut plaisamment le
chroniqueur de _l’Événement_, pour que j’aie un jour un harem, comme le
roi de Siam, que Mme Pognon travaille, après tout, je veux bien!»

Il semble, en effet, que ce n’est que pour cela jusqu’à présent,
pour augmenter le nombre des déclassées, inclassées et irrégulières,
faciliter la prostitution et la mettre à plus bas prix, que se
démènent et besognent ces dames.

Nombre d’observateurs et de penseurs, et des plus marquants, et de
ceux qui portent à la femme le plus de réel intérêt et de respect,
constatent ces inéluctables résultats et les déplorent. Hier encore,
nous entendions M. Sully Prudhomme nous parler «du sort peu enviable
réservé à la femme», et des tendances forcées des hommes, «des hommes
sérieux, qui veilleront à ne pas manquer de cocotes et organiseront la
production et le marché de la denrée érotique ...»

C’est cette organisation et ce marché, ce sont les immédiates et
inévitables conséquences de ce qu’on appelle «le féminisme», qui sont
exposées et développées dans ce livre.

Je n’ai d’ailleurs rien imaginé, et n’ai eu qu’à regarder et puiser
autour de nous: les journaux ont plus d’une fois révélé l’existence
des «Associations de Salomon», et inséré les menus des «Dîners
des Infécondes»; la Ligue de l’Affranchissement des Femmes a bien
publiquement déclaré, par la voix de ses déléguées et secrétaire, que
«l’état social actuel donne à la femme le droit de l’avortement»; des
écrivains, comme Mme Jenny P. d’Héricourt, nous ont réellement prédit
que la femme n’aurait pas toujours besoin du secours de l’homme pour
être fécondée, et que, par conséquent, l’homme, le mâle, deviendrait
inutile sur la terre; etc. A l’occasion, j’ai cru devoir indiquer
en note l’origine et la source de ces documents: on ne saurait trop
éclairer les belles choses.

J’ignore si ces augustes prophéties se réaliseront et ce qu’il
adviendra de ces aspirations et de ces souhaits, renouvelés
d’Aristophane et de _Lysistrata_. L’avenir n’est à personne. Peut-être
est-il sage de penser, avec Luther, que l’humanité ressemble à un homme
ivre qui s’avance en zigzags, penche tantôt à droite, tantôt à gauche,
et ne parvient jamais à marcher droit.

Quoi qu’il en soit, il y aura toujours—c’est certain, n’est-ce pas,
mon cher ami?—de jolies filles, de braves femmes et de bons vieux
livres, pour nous réconforter et nous réjouir, nous aider à faire de
notre mieux notre temps ici-bas.

Que cela nous suffise.

  ALBERT CIM.



       TABLE DES MATIÈRS

  CHAPITRE             PAGE

       I.                 1

      II.                17

     III.                44

      IV.                92

       V.               130

      VI.               153

     VII.               187

    VIII.               212

      IX.               241

       X.               262

      XI.               286

     XII.               317

    XIII.               339

     XIV.               363

      XV.               383

     XVI.               402



ÉMANCIPÉES



I


En sortant de la Chambre, Léopold Magimier, député de Seine-et-Loire,
se rappela qu’il dînait avec ses amis de la «Société de Salomon», qu’on
ne se mettait guère à table avant huit heures, et conclut qu’il avait
grandement le temps de faire la route à pied, ce qui lui dégourdirait
les jambes. Il aimait la marche et le mouvement. De bonne santé,
de belle prestance et solide carrure, il avait à peine atteint la
cinquantaine; et, bien que ses cheveux, taillés en brosse, fussent plus
que grisonnants, et qu’il eût besoin de son binocle, non pour lire ou
écrire, mais afin de reluquer de plus près les passantes et les dévêtir
à son aise, il n’avait garde de se priver de cette immorale mais
intéressante distraction; il se sentait vert encore et se plaisait à
s’en convaincre et à le prouver.

Arrivé au carrefour de la rue Montmartre et du boulevard, à proximité
du restaurant en vogue où les Salomoniens tenaient, chaque premier
mardi du mois, leurs agapes intimes, il avisa sur la terrasse d’un
café, à l’extrémité du dernier rang, une table inoccupée, et alla
s’asseoir à cette place peu apparente et discrète. Il y avait
d’ailleurs peu de monde, à cette terrasse, une dizaine de consommateurs
environ, épars dans les trois rangées de tables: on n’était qu’au
commencement d’avril; la température, malgré le clair soleil qui avait
lui toute la journée, était fraîche encore, et la plupart des clients
préféraient se réfugier dans l’intérieur de l’établissement. Magimier,
lui, affectionnait le plein air, qui lui était aussi salutaire et
indispensable que la marche et l’action.

Au garçon, empressé de s’informer de ce qu’il fallait «servir à
monsieur», il commanda «une pernod sucre», alluma ensuite un cigare,
puis tira de sa poche un journal, le numéro du _Temps_, qu’il avait
acheté à quelques pas de là; et, tout en fumant son londrès, pendant
que le morceau de sucre, déposé et humecté sur la cuiller plate,
au-dessus du glauque breuvage, fondait lentement, il commença sa
lecture, se mit à parcourir le bas de la quatrième page, les «dernières
nouvelles».

Il terminait cette rubrique et s’apprêtait à rétrograder, à remonter
aux faits divers ou au premier-Paris, quand une femme à toilette
voyante—chapeau rose et vert-pomme, collet mastic sur corsage de soie
marron—vint, à travers une bousculade de chaises, s’installer à la
table voisine de la sienne, sur le même rang.

Ils échangèrent un regard, un rapide coup d’œil, indifférent et glacial
en apparence, quasi machinal de part et d’autre.

Elle était de petite taille, cette femme, svelte et gracile, pas trop
vieille: trente ans, pas davantage; mais ce n’était pas là le type de
Magimier, qui n’appréciait que les Rubens, les belles femmes, ce qu’il
nommait «les sexes prononcés»; et il se replongea dans sa lecture. La
tête n’était cependant pas mal, il en convint en son par-dedans: une
tête brune, au teint mat, aux grands yeux noirs expressifs, empreints,
non de langueur ou de rêverie, mais de vivacité, de jovialité et
d’entrain, aux longs et fins sourcils arqués en perfection.

«Mais je m’en fiche, de la tête!»

Cependant l’inconnue, comme le garçon s’approchait d’elle, l’avait
interpellé.

«Félix! On ne m’a pas demandée? Personne?

—Non, madame.

—Et à la caisse, pas de lettres?

—Je ne crois pas, madame; je vais m’assurer ... Un madère pour madame?

—Un madère, oui.»

Peu d’instants après Félix revenait avec la consommation et la réponse
attendues.

«Il n’y a rien, madame.

—Aaaah! Bien.»

Presque aussitôt la jeune femme, avisant un passant, le héla:

«Léonce! Psst! Léonce!»

Ce passant, un jeune homme de physionomie et d’allure quelconques, à la
mise tant soit peu fanée et chétive, l’air besogneux, ayant dans son
ensemble je ne sais quoi d’équivoque, s’avança.

«Tu ne me reconnais pas?

—Mais ... Clara! Clara Peyrade! s’écria-t-il. Comment, c’est ...

—C’est elle-même, en personne! Je suis donc bien changée, que tu
continuais ton chemin, après m’avoir regardée et dévisagée?

—C’est vrai, je te regardais ... Mais j’étais si loin de penser à toi!
Voilà combien? Deux ans, deux ans et demi, que nous ne nous sommes vus,
que tu as disparu? Où étais-tu donc?

—En Amérique, mon petit.

—Bah!

—C’est comme j’ai l’honneur ...

—Qu’es-tu allée faire là-bas?

—Ah! tais-toi! Je me suis laissé monter le bourrichon! Un beau coup!
Ah oui! Et toi, que deviens-tu? reprit-elle, comme pour rompre les
chiens. Toujours dans ta maison de soierie?

—Non, je suis dans la parfumerie à présent. Je fais la place.

—Tu es content?

—Peuh! Rien de trop. Un jour ça marche; le lendemain on ne fait rien
... C’est comme vous, quoi!

—Oui, comme nous. Et au pays, à Bayonne? Tu as des nouvelles?»

Ils se mirent alors à causer de cette ville, des parents et des
relations qu’ils y possédaient. C’étaient, d’après ce que Magimier ne
tarda pas à comprendre, deux camarades d’enfance, qui avaient dû se
fréquenter intimement jadis, cohabiter ensemble peut-être bien; puis,
par suite des hasards et secousses de l’existence, avaient cessé d’être
amants, mais pour rester bons amis, et qui se retrouvaient soudain,
après plus de deux années de séparation.

Le nommé Léonce ayant demandé à Clara si elle n’avait pas envie de
revoir Bayonne:

«Ah! ma foi non! Pas de presse! se récria-t-elle. Depuis que j’ai rompu
avec toute ma sainte famille!

—Avec ta sœur Pascaline aussi?

—Turellement! Avec elle surtout. Je n’irais pas me brouiller avec le
Grand Turc. Je me brouille avec les gens qui m’entourent, avec ceux qui
me touchent du plus près et sont ainsi tout portés pour me mécaniser et
me canuler.

—Très juste. Tu sais qu’elle est mariée, Pascaline?

—Oui, je sais. Elle a épousé un contremaître de l’usine Ascain. Un
beau mariage, m’a-t-on dit.

—Pas vilain. Ton beau-frère a une bonne situation dans cette usine, et
il y a de l’avenir. Quant à Pascaline, il paraît qu’elle possédait des
économies, plusieurs milliers de francs.

—Amassés comment? Ah! je voudrais bien savoir comment! En faisant
valser l’anse du panier, c’est sûr! Voilà bien ce qui prouve que la
vertu est toujours récompensée! Ah là là! Une cuisinière! Et moi, moi
qui possède mon brevet supérieur, qui ai même obtenu à l’école normale
un certificat pédagogique, car j’ai été à l’école normale de chez nous,
à Pau ...

—Je me souviens, interrompit Léonce. Tu t’étais même amusée à faire
encadrer ces deux diplômes.

—J’avais pensé que ça pourrait me servir de réclame, ajouta Clara en
pouffant de rire; malheureusement, c’est comme les flots de la mer:
ils sont trop, à présent, les diplômes! C’est devenu d’un commun! Ça
me faisait même plutôt du tort, croirais-tu? Les hommes n’apprécient
pas ... Ah! que n’ai-je, tout comme ma chère et charmante frangine,
appris à élaborer les sauces et écumer le pot! Cuisinière, voilà un bon
métier! Avec les retours de bâton ... Mais j’étais si remarquablement
douée, je montrais de si exceptionnelles dispositions, une intelligence
si brillante, que le conseil général n’a pu moins faire que de
m’octroyer une bourse ... Ah! les hommes! Quels roublards! Et quels
mufles! Ils savent bien ce qu’ils font en nous dévoyant ainsi! C’est
pour leurs plaisirs, leurs ...

—Tais-toi donc! Tu divagues!

—Avec ça!

—Mais tu oublies de me parler de ton voyage en Amérique, repartit
Léonce. Depuis quand es-tu de retour?

—Depuis le mois dernier, voilà six semaines. Et je n’en suis pas
fâchée, je te le garantis!

—Qui t’a emmenée là-bas?

—Personne. Ou plutôt si: c’est la grande Eugénie. Te rappelles-tu la
grande Eugénie, de la rue Lamartine? Une bachelière?

—Ah oui! Celle qui nous disait une fois que, pour se distraire,
pendant qu’un miché lui récitait le verbe aimer, elle s’efforçait de
résoudre une équation algébrique?

—Parfaitement. Eh bien, c’est elle qui m’a mis en tête de
l’accompagner. Les femmes, à l’entendre, gagnaient de l’or aux
États-Unis, de l’or à pelletées. Moi, niolle comme toujours, je me suis
laissé tenter, j’ai donné en plein dans le panneau ... Ah! mon pauvre
Léonce, quelle gaffe! Quelle dégringolade! Quelle dèche, mon empereur!
Ah! bon Dieu, quand j’y songe! On n’a pas idée de ça, vois-tu!

—Quoi donc?

—Les hommes! Ah! quels mufles! répéta Clara, pour qui décidément cette
locution résumait tout ce qu’on peut penser de mieux et articuler de
plus juste sur le sexe oppresseur. Imagine-toi que nous avons été
réduites, Eugénie et moi, à _faire des clubs_! C’est à Chicago que ça a
commencé ...

—Faire des clubs? interrogea Léonce.

—Tu vas saisir ... C’est comme en Turquie, comme en Orient, là-bas.
Ou plutôt c’est bien pis! On parle du progrès: il est joli! Au moins,
en Orient, si les femmes ne possèdent aucune liberté ni aucun droit,
chaque harem ne sert qu’à un seul homme. Les musulmans, qu’on déclare
si arriérés, tombés en pleine décadence, sont jaloux de leurs femmes:
c’est une façon de leur témoigner du respect et de l’attachement.
De même les Mormons, si honnis et exécrés de ce vertueux Jonathan:
s’ils se nantissent de plusieurs épouses, c’est pour eux, uniquement
pour eux, et ils n’ont garde de les prêter. Chez les Yankees, gens
pratiques, promoteurs ou propagateurs de toute nouvelle découverte,
chaque club un peu _select_ entretient son harem, un harem commun à
tous ces messieurs, mais qui n’est ouvert qu’à eux et à leurs invités.
C’est là qu’ils se rendent après souper, là qu’ils donnent ou terminent
leurs fêtes.

—Et tu as fait partie d’un de ces gynécées?

—De quatre, hélas! mon cher. A Chicago, d’abord; puis à Saint-Paul, à
Minneapolis, à San-Francisco ...

—Pauvre chatte!

—Fallait bien manger! Et ce n’est rien encore! Te serais-tu jamais
douté qu’il y avait des marchés de femmes là-bas?

—Comme ici.

—Tu es bête. Je te parle de marchés où les femmes sont vendues comme
esclaves, vendues à la criée, au plus offrant enchérisseur, ainsi que
du bétail. C’est à San Francisco que j’ai vu cela: dans Dupont Street
notamment il y avait un vaste hall, appelé «Chambre de la Reine», où
étaient publiquement exposées les femmes à vendre.

—Il me semble bien aussi avoir lu cela ...

—Mais, moi, j’ai vu, mon bon, vu de mes propres yeux! repartit Clara.
Et quand je dis les femmes, ce sont surtout des fillettes que l’on
vend, des petits garçons aussi: MM. les Yankees ne crachent pas
là-dessus; ils ont des béguins variés et apprécient surtout ce qui est
pimenté ... Ah! c’est un grand peuple, un peuple modèle, un peuple
admirable, aux mœurs pures, chastes et sévères, plein de délicatesse,
de désintéressement, de magnanimité; un peuple ... ah! Un ramas de
sauvages, mon ami; une cohue grouillante de barbares qui s’éclairent à
l’électricité et causent par téléphone.

—Mais d’où viennent ces enfants, ces femmes?

—De la Chine principalement; on les vole pour les transporter sur ces
marchés et en trafiquer. A Chicago, les Chinoises sont remplacées par
de petites négresses: c’est toujours de la chair humaine et de la chair
fraîche. On vend ça pour pas cher: deux cents, trois cents, cinq cents
dollars.

—C’est à la portée de toutes les bourses, quoi!

—De toutes, comme tu dis. Je te laisse à penser à quelles ignominies
on fait servir cette marchandise. Ah! les salauds!

—Il me semblait, au contraire, qu’ils témoignaient aux femmes certains
égards, un respect ...

—Des égards, eux? Du respect? Ils ne respectent que ça, tiens, la
monnaie, le dieu dollar. Et puis le biceps, la force brutale. Ils
ne connaissent pas autre chose. Du respect pour les femmes, eux?
Ah! laisse-moi me gondoler! Pour les femmes riches, oui, pour leurs
milliardaires, celles qui ont un gros sac: voilà ce qu’ils vénèrent,
le sac! le sac seulement, pas la femme. Qu’une ouvrière, une pauvresse
se trouve sur leur passage ou leur barre le chemin: je te prie de
croire que, s’ils sont pressés,—et ils sont toujours pressés!—ils ne
prennent pas de gants pour lui faire céder le pas. Quant aux négresses,
ce ne sont quasiment pas des femmes pour eux; c’est peut-être un peu
plus que des chiennes, et encore! Tiens, j’en ai vu une, un jour, à
Chicago, une pauvre négrillonne qui donnait le sein à son bébé. J’étais
assise près d’elle dans un car. Des voyageurs, trois grands diables de
marchands de porcs, je présume, et un clergyman tout de noir habillé,
vinrent à monter près de nous, et, à la vue de la négresse, les voilà
qui poussent tous en chœur des «Aoh! aoh! aoh! No! no! Impossible!
_Shocking!_ _Indecent!_» Et ils obligent le conducteur à débarquer
illico mère et enfant. Ça dégoûtait ces messieurs d’avoir près d’eux
une femme de couleur.

—Cependant ils ont aboli l’esclavage?

—En paroles, oui; mais en fait, c’est une autre paire de manches. Les
Chinoises ne comptent d’ailleurs pas plus pour eux que les négresses:
quand elles sont jeunes, cela va encore; on s’en procure, on en achète
au meilleur compte possible, et on leur accorde les honneurs de la
couche. J’ai vu acheter à San-Francisco une jolie petite Céleste de
onze ans pour trois cents dollars. Là-bas, encore une fois, vois-tu,
avec de l’argent, on peut tout se payer, tout se permettre, tout
commettre, tout, sans exception.

—Comme ici. Crois-tu que ...

—Pas la même chose, non! Nous ne connaissons pas le lynchage, nous,
par exemple. Nous ne sommes pas assez dans le train; tandis qu’eux ...
Faut voir comme ils traitent les «gentlemen colorés»! On vous expédie
ça ... Ça ne fait pas un pli. On vous les pend, on vous les larde,
on vous les embroche tout vivants, on vous les grille à plaisir. De
temps à autre, il y a erreur: c’est fatal, dans l’émotion du premier
mouvement, qui n’est pas toujours le bon ... On s’aperçoit que c’est
celui-ci le coupable, et non celui-là qu’on a badigeonné de pétrole et
qui flambe, qui gigote ... Mais ça ne fait rien, tant pis! «Un nègre en
vaut un autre», selon leur dicton. On en est quitte pour recommencer,
s’offrir de nouveau la petite fête ... Ah! un grand peuple, va, plus
grand que nous de tout ça!

—Mais comment es-tu revenue? Comment as-tu réussi?...

—Un brave Hollandais—que le Ciel le bénisse!—m’a payé mon retour.
Nous nous sommes embarqués ensemble sur un de ces paquebots américains,
de ces «lévriers de mer», comme ils les surnomment, qui filent avec une
rapidité ... Rien ne les arrête, mon cher! Ainsi que nous l’expliquait
le capitaine, ce n’est pas seulement pour gagner du temps que le bateau
va si vite, c’est qu’en cas de rencontre avec un autre navire, c’est le
plus rapide des deux qui a le plus de chances de couper l’autre. Alors
tu comprends ...

—C’est limpide. Le progrès, toujours!

—Toujours! Toujours la devise évangélique de l’oncle Sam: «Malheur aux
faibles!»

—N’est-ce pas aussi la nôtre? Est-ce qu’en Europe la force ne prime
pas tout pareillement le droit?

—Pas la même chose! interrompit derechef et vivement Clara. Pas la
même chose! Ici nous y mettons des formes ...

—Euh! Euh!

—Oui, il y a une sorte d’aménité et de politesse acquises: c’est comme
un legs que les siècles antérieurs nous ont fait, ou comme un dépôt qui
s’est peu à peu formé ... Tandis que la société américaine date d’hier;
ce sont des gens qui n’ont aucun passé, aucune tradition, aucune
éducation, des barbares subitement enrichis et dont la fortune ne fait
que mettre en relief la grossièreté et la brutalité. Qu’est-ce qu’ils
produisent d’ailleurs? De l’argent uniquement. En élégance, en beauté,
en luxe, en art, ils n’entendent goutte. Faire riche, pour eux, c’est
faire beau. Ainsi les grandes dames de New-York qui ont la passion des
fleurs et du jardinage, se font fabriquer leurs arrosoirs, bêches,
sécateurs et autres outils en argent: c’est le nec plus ultra du genre.
La plus belle fleur, pour elles, c’est celle qui coûte le plus cher.
Elles se mettent de l’or et des diamants même jusque dans les dents.

—Pour quoi faire?

—Je ne sais pas. Pour que ça reluise, pour épater, pour montrer
qu’elles ne savent à quoi employer leurs dollars ... Eh bien, comme je
l’entendais dire un jour, et à New-York même, une nation qui ne veut
que s’enrichir, qui ne cherche que cela, l’argent, qui n’est bonne qu’à
cela, qui a pour continuel et seul mot d’ordre: _Make money!_ c’est
comme si elle avait été créée et mise au monde uniquement pour faire du
fumier.

—Si tu avais rapporté un peu de ce fumier, peut-être serais-tu plus
indulgente?

—C’est une autre question, mon petit. Mais comme je n’ai rien rapporté
du tout, que des souvenirs de misères, d’avanies et de souffrances, tu
me permettras bien de ne pas me gêner ... pas plus qu’ils ne se sont
gênés avec moi, ces butors, et qu’ils ne se gênent avec quelqu’un. Si
tu les voyais chiquer, cracher partout, même les gens les plus huppés
... Ah! la sale race!

—Et qu’as-tu fait d’Eugénie?

—Je crois bien qu’elle est encore avec eux.

—Dans un club?

—Non, je ne présume pas. Un beau soir, elle se décida à se placer
comme domestique ... Ça fait prime là-bas, les domestiques. Aucune
femme américaine ne veut plus s’occuper de ménage ni de blanchissage ni
de couture, et les Chinois, qui se chargent de ces besognes, et qu’ils
traitent de «peste jaune», en guise de remerciements, comme ils nous
qualifient, nous, Français, de Johnny Crapaud, parce que, paraît-il,
nous ne nous nourrissons que de grenouilles,—les Chinois ne plaisent
pas à tout le monde. Eugénie trouva donc à se caser comme bonne à tout
faire ...

—Chez monsieur seul?

—Que non, il n’était pas seul! C’était un négociant, commissionnaire
en je ne sais quoi, qui avait déjà fait deux ou trois fois banqueroute,
et ne s’en portait pas plus mal, au contraire. Ça ne déshonore pas
chez eux, ces choses-là: plus la banqueroute même est frauduleuse, plus
il y a de mauvaise foi, de vols et de gredineries, mieux cela vaut.
Tu comprends: plus ça prouve d’habileté, d’entregent, de canaillerie;
plus ça donne bonne opinion de vous. Ce négociant était veuf et avait
deux grands fils. Ayant remarqué que ces deux gaillards-là, afin de
se procurer des distractions au dehors, piochaient fréquemment dans
sa caisse, il se dit qu’il serait plus économique de leur offrir ces
distractions à domicile et ...

—Il a pris Eugénie?

—Pour lui d’abord, simplement. Bientôt, ce que le papa avait espéré,
ce qu’il avait prévu, ce qui était immanquable, arriva: un des fils
commença à flairer les jupes de la pauvre grande, puis l’autre. Elle
voulut réclamer. «Mais, ma fille, où seras-tu mieux qu’ici, voyons?
lui baragouina-t-il. C’est à propos de mes deux garnements? Ah! c’est
là que le bât te blesse? Je te donnerai six dollars de plus par mois,
trois par tête ...»

—Tête est joli.

—Et nous serons tous contents! Hein, c’est dit?» Et il a été tout
étonné qu’Eugénie n’acceptât pas le marché. Elle n’est pas plus
bégueule qu’une autre, la grande; mais ces mœurs patriarcales
l’écœuraient vraiment trop!

—Fin de siècle, le papa!

—Le sentiment, vois-tu, ça n’a pas cours sur leurs marchés; pas plus
que la vieille galanterie française, et tous ces scrupules, ces
préjugés, ces antiques débris dans lesquels nous nous empêtrons, nous.

—Pas tant que ça!

—Cela valait peut-être bien cependant les dégoûtations d’aujourd’hui,
lança Clara, et j’ai idée que les femmes d’autrefois étaient plus
heureuses ...

—Elles ne possédaient pas de beaux diplômes non plus!

—Ah! ça, oui, ça leur manquait! On leur faisait la cour tout de même,
va, et mieux qu’à présent. Il n’y a pas si longtemps, du temps de
Badinguet, comme le conte si bien en soupirant Marie l’Allemande ...

—Tu l’as revue, cette vieille juive?

—Elle demeure à quelques pas de chez moi. Eh bien, à cette époque-là,
comme elle dit, on voyait encore des femmes entretenues par un seul
homme; des hommes mariés ayant, par exemple, un second ménage,—un
ménage en ville,—et s’en tenant là. Maintenant ce n’est plus cela du
tout. Plus de grisettes, plus de maîtresses, plus de femmes entretenues
par un seul amant. C’est la commandite qui règne, le communisme qui se
propage de plus en plus.

—Faut du changement aux hommes, c’est la nature qui veut ça, remarqua
philosophiquement Léonce.

—Un tas de mufles! C’est moi qui les enverrais à l’ours, les hommes,
et tous, ceux d’ici comme ceux d’Amérique ...

—Le Hollandais qui t’a ramenée mérite bien une exception, et moi
aussi, ma petite Clara, moi qui ...

—Si je n’avais pas besoin d’eux! Ah! là là! Ce que je les lâcherais!

—Tu vois bien que vous trouvez toujours moyen de vous faire nourrir
par nous, mâtines! C’est bien ce qui prouve votre supériorité!

—Avec ça que les hommes ne trouvent pas moyen de se faire entretenir
par les femmes! Et tous ceux qui épousent des sacs d’écus? Et les
amants de cœur? Ah! si nous n’étions pas si godiches! Ce n’est pas par
plaisir que nous ... que nous changeons, nous, ah! Dieu non! Ce n’est
pas pour rigoler! Si je pouvais ...»

En ce moment, sur un signe du garçon de service, Clara s’interrompit.

«Vous avez quelque chose pour moi, Félix?

—Une lettre qu’on vient d’apporter ...

—Donnez!»

Elle décacheta sans façon cette missive et la parcourut d’un clin d’œil.

«Je te demande pardon, mon petit Léonce, reprit-elle; mais je suis
obligée de te quitter. Viens donc me voir: j’habite rue de Maubeuge, 15
bis.

—Très volontiers.

—Le jour qui te plaira. Je ne sors jamais avant cinq heures.

—Après-demain jeudi, si tu veux?

—Après-demain, c’est cela!»

Ils partirent, chacun de son côté, et, un instant après, M. le député
Magimier, qui n’avait rien perdu de l’entretien, se levait à son tour
et allait rejoindre ses amis de la «Société de Salomon».



II


Onze convives étaient déjà réunis dans l’étrange petite salle basse,
en partie tapissée de rocailles et presque semblable à une grotte, où,
chaque premier mardi du mois, se rassemblaient les Sages ou Disciples
de Salomon.

«Ah! voilà Magimier! exclama Roger de Nantel, le secrétaire-trésorier
de la confrérie. On n’attendait plus que vous, mon cher!

—Excusez-moi ...

—Rouyer est absent de Paris; je l’ai vu la veille de son départ, et
il m’a prévenu qu’il ne serait pas des nôtres ce soir ... A table,
messieurs, à table!

—Vous savez que je suis un fidèle, reprit Magimier; moi, comme
nous tous, du reste. Oui, c’est agréable, c’est gentil, nos dîners,
poursuivit-il en dépliant sa serviette. Pas besoin d’avertir si l’on
vient, de s’excuser si l’on ne vient pas ... Liberté pleine et entière
pour tous!

—Ajoutez que le menu est généralement bon, dit un autre des Sages,
assis en face de Magimier, Armand de Sambligny, chef de bureau au
ministère des Finances.

—Et que, quand il ne l’est pas, nous ne sommes point obligés de nous
taire, repartit le mordant chroniqueur Adrien de Chantolle, et savons
très bien faire part de nos griefs à notre amphitryon, cet excellent
Margery, et l’inviter à nous mieux traiter.

—Voilà l’agrément de nos agapes! conclut Nantel.

—Le double agrément, rectifia Magimier: menu soigné et complète
indépendance.

—Tandis que, dans le monde, il faut se laisser empoisonner sans
protester, maugréa Chantolle.

—Et se laisser de même, sans crier, meurtrir les côtes, écraser les
orteils ou étouffer en silence, avec la stupide manie qu’ont tant
de maîtresses de maison d’inviter trois fois plus de convives que
leur salle à manger n’en peut contenir, remarqua Hector Jourd’huy,
ex-capitaine devenu chef de bureau au Crédit International, et l’un des
plus fervents affiliés salomoniens.

—Nous, au moins, ici, nous avons de la place! fit le maître des
requêtes Courcelles d’Amblaincourt.

—Et si nous n’en avions pas, nous nous en ferions donner, ajouta
Xavier Ferrero, gros commissionnaire exportateur.

—Ce qui ne serait pas difficile! exclama l’ingénieur Lesparre.

—Aussi, vous le constatez tous sans doute de votre côté, messieurs,
interjeta Nantel, les dîners de corporations, les dîners de sociétés,
ont de plus en plus de succès.

—Les dîners entre hommes, c’est cela! repartit Ernest de Brizeaux,
sénateur d’Indre-et-Var. Pas de femmes, mes très chers!

—Ah non! Pas de femmes! acquiescèrent simultanément Jourd’huy,
Magimier et le président de tribunal Herbeville.

—Moi, en dehors de notre banquet mensuel, je ne mange plus qu’à mon
cercle, disait pendant ce temps Chantolle à son voisin de table, le
peintre Ravida. Nous y avons une excellente cuisine et à très bon
compte; la cave est particulièrement bien montée ...

—Quel cercle?

—Aux _Coudées-Franches_. Sambligny me fait quelquefois l’amitié de
venir ...

—On y est admirablement, en effet!

—J’ai été si souvent floué et intoxiqué par de prétendues grandes
dames, ces râleuses de premier ordre, acheteuses de bas morceaux et
débitantes de crus frelatés ...

—Floué comme nous tous! interrompit Ravida.

—Nous y avons tous passé, tous nous connaissons ces traquenards,
ajouta Sambligny.

— ... Que je m’abstiens énergiquement! acheva Chantolle. Chat échaudé
...

—Voyez-vous, mes amis, continuait de son côté le sénateur Brizeaux,
c’est là le premier mérite et le principal attrait de nos réunions:
pas de femmes! Nous n’avons pas à nous contraindre, à tourner sept fois
notre langue dans notre bouche avant de parler: toutes les gauloiseries
qui nous viennent à l’esprit, nous pouvons les débiter hardiment ...

—Et pourvu que ces gauloiseries soient spirituelles ...

—Plus elles sont salées même, mieux ça vaut, lança Magimier.

—Avec des femmes, conclut Brizeaux, il n’y aurait plus moyen!

—Plus moyen d’être grossiers! reprit d’un ton narquois un des plus
jeunes Sages, l’ex-normalien et critique du _Libéral_, Séverin
Veyssières.

—Grossiers, mais oui! riposta Magimier.

—D’être ce qu’il nous plaît! ce que bon nous semble! répliquèrent en
même temps Nantel et Brizeaux.

—D’ailleurs presque tous les banquets d’associations excluent les
femmes, reprit Ravida, ce qui prouve bien ...

—Évidemment, c’est bien la preuve!

—Voyez le _Bon Bock_, la _Marmite_, les _Têtes de Bois_, l’_Alouette_,
les _Uns_, tant d’autres! Ce n’est qu’entre hommes ...

—Ce ne serait pas possible avec des femmes!

—Nous nous servons à notre guise, dit Magimier. Nous n’avons pas de
voisines à soigner ...

—C’est vrai!

— ... A qui nous serions tenus de débiter des fadaises ...

—Dont nous aurions le devoir de surveiller les verres ...

—Un tas d’embêtements!

—Sans compter que nous pouvons fumer au milieu du repas, si le cœur
nous en dit ...

—Même la pipe! acheva Ravida.

—Touchante union des sexes! exclama Veyssières en souriant. Quelle
galanterie, tudieu, messeigneurs!

—Oh! la galanterie! Ces dames elles-mêmes nous en dispensent: ça les
humilie! affirma Nantel.

—C’est vieux jeu! dit Lesparre.

—Remisée au cabinet des antiques, la galanterie! repartit Brizeaux.
Les femmes sont nos égales: est-ce qu’on fait de la galanterie entre
hommes, entre égaux? Vous le premier, Veyssières, vous êtes trop
intelligent, trop occupé aussi, j’en suis certain, pour vous amuser
jamais à baguenauder auprès des femmes, à roucouler à leurs pieds,
soupirer langoureusement vers elles ... Allons donc! Ne vous faites pas
passer pour ce que vous n’êtes pas!

—Tu es un «Sage», mon fils! clama gaiement Chantolle, qui avait prêté
l’oreille au discours de Brizeaux. Un «Sage», et non un serin! Ne
l’oublie pas!

—Je n’ai garde de méconnaître nos principes, répliqua Veyssières.
Je constate seulement, et uniquement par curiosité d’artiste et de
philosophe, que de plus en plus l’homme s’éloigne de la femme, vit
séparé d’elle ...

—Il ne s’en trouve pas plus mal.

—Au contraire! C’est à bon escient ...

—Si encore on nous faisait d’autres femmes! Mais celles d’aujourd’hui
...

—Ah! oui, vrai! s’écrièrent en chœur Ravida et d’Amblaincourt.

—Et quand même ce seraient d’autres! Le mariage sera toujours le plus
grand luxe qu’un homme puisse se permettre.

—Vous voulez dire, Nantel, la plus grande sottise qu’il puisse
commettre! compléta Jourd’huy.

—Bienheureux ceux qui ne le savent que par l’expérience d’autrui!
songea aussitôt Armand de Sambligny, qui était, avec Ernest de
Brizeaux, le seul Salomonien engagé dans les chaînes de l’hyménée.

—Quel malheur tout de même, soupira l’humoristique Chantolle, que la
nature n’ait créé que deux sexes!

—Ah! très bien!

—Si elle avait eu le bon esprit d’en fabriquer une dizaine, voyez donc
combien les combinaisons, au lieu d’être si restreintes et chétives,
offriraient de la variété, seraient commodes, agréables, appropriées à
tous les goûts ...

—Quel rêve!

— ... Combien les agréments de la vie eussent été multipliés! Ah! mes
amis! Le Père Éternel aurait bien dû me consulter!

—Dix sexes, Chantolle!

—Au moins!

—Comme vous y allez, mon bon! exclama Brizeaux. Il n’y en a que deux;
ils sont en état de guerre perpétuel ...

—C’est pour cela, c’est à cause de cet état de guerre, qui semble
aller toujours en augmentant ...

—Le fait est, dit Lesparre, qu’on se marie de moins en moins ...

—Et qu’on a diantrement raison! achevèrent simultanément Sambligny et
Brizeaux.

—En tout cas, comme vous le constaterez tout à l’heure, lorsque je
vous rendrai compte de l’état de notre Société et que vous en verrez le
bilan, les femmes libres, les irrégulières abondent de plus en plus. De
plus en plus nous avons du choix, et à un taux de plus en plus faible.
Ne nous plaignons donc pas ...

—Dieu m’en préserve, mon cher Nantel, éminent secrétaire et
illustrissime trésorier! répliqua Chantolle. Mais je serais encore plus
content si je pouvais choisir ailleurs, dans mes dix sexes!

—Gourmand!

—Du reste, la remarque est générale, continua Nantel. L’époque est
très propice aux sociétés comme la nôtre, et les principes de Salomon
...

—Qui sont ceux de la Sagesse! proclama Magimier.

— ... ont de plus en plus d’adeptes.»

Cette société, placée sous le patronage du glorieux fils de David,
richissime possesseur de femmes et esclave d’aucune, judicieux
appréciateur du sexe et prince de Sapience, se composait de treize
affiliés, ses treize fondateurs, et jusqu’à présent n’admettait
pas d’adhérents nouveaux. Tous se connaissaient de longue date,
s’étaient éprouvés, avaient entre eux de vieux liens de cordiale et
franche camaraderie. Tous étaient des hommes d’âge mûr, instruits et
expérimentés, et appartenaient par leur situation de fortune, leurs
professions ou leurs fonctions, à la classe qualifiée de dirigeante.

Ainsi que les autres confréries de même nom florissant à Paris,
l’association salomonienne qui comprenait les écrivains Veyssières
et Chantolle, le peintre Ravida, l’avocat Nantel, les bureaucrates
Sambligny et Jourd’huy, le député Magimier, le sénateur Brizeaux,
les ingénieurs Rouyer et Lesparre, le maître des requêtes Courcelles
d’Amblaincourt, le président de tribunal Herbeville, et le négociant
commissionnaire exportateur Ferrero,—avait pour but de satisfaire au
meilleur taux et le mieux possible les charnels besoins de l’humaine
nature, de concilier, en d’autres termes, la polygamie et l’économie.

Ces Salomoniens ou Sages avaient inscrit, en tête de leur programme et
au-dessus de leurs statuts, des maximes du genre de celles-ci, puisées
toutes chez de clairvoyants moralistes ou de profonds et puissants
esprits, ou encore dans la Sagesse même des nations, aux sources les
plus hautes et les plus sûres:

 Il n’y a qu’une chose de bonne en amour, le physique: le moral n’en
 vaut rien.

  (BUFFON.)

 Le bonheur n’est que dans l’inconstance. L’art de prolonger nos
 jouissances consiste à en varier les causes.

  (BICHAT.)

  Changement de corbillon
  Fait trouver le pain bon.

 Règle générale: en amour, il y aura toujours et fatalement désaccord
 et contradiction entre l’homme et la femme: celle-ci s’attache par la
 possession, tandis que, par elle, celui-ci se détache et se dégoûte;
 l’une cherche le bonheur et l’idéal dans l’amour; l’autre, tout
 simplement le plaisir. Or, comme le plaisir se trouve plus aisément
 que le bonheur, l’homme a toutes chances de mieux réussir et d’être
 plus heureux que la femme.

  (HUGUES LE ROUX.)

 L’important, c’est de n’aimer que corporellement la femme.

  (HUYSMANS.)

 Les femmes ne font le tourment que de ceux qui les aiment.

 Les femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre
 folie, mais non avec notre raison.

  (CHAMFORT.)

 Le Seigneur dit à la femme: «Tu enfanteras dans la douleur; tu seras
 sous la puissance de l’homme, et il te dominera.»

  (_Genèse_, III, 16.)

 L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.

  (SAINT PAUL.)

 La nature a fait les femmes nos esclaves, et ce n’est que par nos
 travers d’esprit qu’elles osent prétendre à être nos souveraines. Pour
 une qui nous inspire quelque chose de bon, il en est tant qui nous
 font faire des sottises!

  (NAPOLÉON I^{er}.)

 N’ayez jamais de maîtresse ni de maison de campagne: il y a toujours
 des imbéciles qui se chargent d’en avoir pour vous.

  (BALZAC.)

 Il n’y a qu’une inégalité entre les femmes, celle de la beauté.

  (ALPHONSE KARR.)

 En amour, il n’y a que les commencements qui soient charmants. Je ne
 m’étonne pas qu’on trouve du plaisir à recommencer souvent.

  (LE PRINCE DE LIGNE.)

 Louis XVI plaisantait un jour le marquis de Caraccioli, ambassadeur
 napolitain, qui devint depuis vice-roi de Sicile, sur ce qu’à son âge
 il faisait encore l’amour:

 «On vous a trompé, Sire, je vous assure; je ne fais point l’amour: je
 l’achète tout fait.»

 Il n’y a que les imbéciles qui ont le temps de faire la cour aux
 femmes: les hommes sérieux et sensés sont toujours pressés.

 L’amour est une science qui s’apprend tout comme le piano et la flûte,
 la voltige ou l’équitation. Les Grecs, nos maîtres en tout, l’avaient
 si bien compris, qu’ils avaient leurs _lycées de filles_, bien
 supérieurs aux nôtres.

  Outil qui a servi
  N’en est que plus poli.

 Le gourmet en femmes sait apprécier certaines créatures réputées
 abjectes, comme le gourmet en comestibles connaît la valeur de
 certaines chairs faisandées et de tels fromages faits.

 Etc............................. .........................

La conversation, à mesure que le repas s’avançait, s’animait de plus en
plus entre nos douze Sages.

«Vraiment, Rouyer a mal fait de s’absenter, disait Roger de Nantel;
il vous aurait conté l’aventure survenue à un certain bonhomme de
Montmartre, un de ses amis, un vieux rentier de soixante-dix-sept ans,
qui sacrifiait encore à Vénus. Toutes les semaines il changeait de
maîtresse, et à son âge ...

—J’te crois!

—Ça devait se ralentir.

—Il paraît que ça marchait encore, poursuivit Nantel. Tant il y a
qu’un beau soir, une de ses infantes est morte subitement chez lui.
Il a dû aviser le commissaire de police, qui est aussitôt venu faire
son enquête, et à qui il n’a pu fournir aucun renseignement. «Je
l’appelais Amandine, elle me répondait, et cela me suffisait.»—Si vous
entendiez Rouyer débiter cela!—«Mais où habite-t-elle, monsieur? Son
adresse? insistait le commissaire.—Je ne m’en préoccupais nullement;
je l’avais rencontrée au café ... Je ne garde jamais une maîtresse plus
de huit jours; celle-ci allait finir sa semaine, quand ce malheur est
arrivé.—Tous les huit jours vous changez?...—J’ai beaucoup souffert
par les femmes dans ma jeunesse, monsieur le commissaire; jusqu’à
trente ans, elles n’ont cessé de me mentir et me tromper, me martyriser
à qui mieux mieux ... J’ai même failli deux fois me jeter à l’eau,
tant j’étais torturé et désespéré ... J’ai préféré me résoudre à ne
plus m’attacher à aucune, à varier mes connaissances le plus possible
... Cela m’a paru moins dur. Je me suis toujours très bien trouvé de
mon système jusqu’à ce soir ... Cette pauvre fille!—Alors vous ne
savez rien à son sujet?—Rien du tout, monsieur le commissaire. Je ne
les interroge jamais, ces jeunes personnes; je ne me permettrais pas
... Je ne leur demande rien de leur existence, rien de leur passé: à
quoi bon?

  Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse!

C’est mon poète favori qui a écrit cela.»

—Tête du commissaire!

—Et je ne sais même pas, acheva Nantel, s’il ne lui a pas débité la
tirade de Bouilhet:

  Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
  Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur.
  Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
  J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur!

—Un bon type, le vieux rentier! exclama Veyssières.

—Eh mon Dieu! repartit Chantolle, combien d’autres l’imitent,
s’efforcent de l’imiter plutôt, car à soixante-dix-sept ans! Il ne faut
cependant pas prétendre sans cesse que la polygamie n’existe que chez
les Orientaux, voyons!

—Ah! oui, cette blague!

—Elle a régné de tout temps et en tout pays; et jamais elle n’a été
plus pratiquée qu’aujourd’hui, plus répandue que chez les peuples dits
civilisés, à Paris comme à Londres, à Bruxelles comme à Vienne, à
Barcelone ...

—Et à New-York donc!

—Seulement les Orientaux, les musulmans, pour mieux spécifier,
continua Chantolle, se sont appliqués à la régler et l’endiguer. Nous,
plus hypocrites ou plus roublards, nous n’en pipons mot dans nos codes,
mais nous lui donnons droit de cité et carte blanche ... Car, notez
bien, les musulmans qui possèdent quatre femmes sont engagés vis-à-vis
d’elles, sont tenus de les abriter, les nourrir, les entretenir; ils
répondent d’elles. Nous ...

—C’est bien plus commode!

—Elle a du bon, la polygamie,—la polygamie telle que nous l’entendons
du moins: elle est bien supérieure à celle des Turcs, remarqua
Brizeaux. Elle supprime la jalousie d’abord, forcément ...

—Et la remplace par l’émulation, acheva Magimier.

—C’est cela! C’est bien cela!

—Je ne connais pas de sentiment plus étroit, plus mesquin, plus
bête, plus idiot que la jalousie! s’écria Jourd’huy avec une
sorte d’emportement, de méprisante irritation. Que des collégiens
l’éprouvent, que leurs tendres petits cœurs se brisent et saignent ...
au figuré: passe encore! Mais des hommes, des hommes qui ont pratiqué
la vie, pratiqué la femme ... Oh non! non!

—Charlemagne, que notre sainte Église a canonisé, était polygame.

—Et Henri IV donc!

—Et Louis XIV, et Louis XV, et Napoléon I^{er}! Mais tout homme
vraiment homme et qui n’a pas les pieds gelés est, comme le coq,
naturellement et essentiellement polygame. On a beau faire ...

—Pardi!

—Tenez, reprit Chantolle, supposez le bonhomme de tout à l’heure, ce
vieillard de soixante-dix-sept ans, dont nous parlait Nantel. Qu’il
ose, avec ses lunettes, ses rides, ses dents fausses et son crâne en
genou,—il y a toute présomption qu’il possède ces désavantages et
désagréments,—qu’il ose faire la cour à une femme, à une femme du
monde, et tente d’obtenir ce qu’on nomme ses faveurs: elle se moquera
de lui ...

—Elle aura bien raison!

— ... Lui rira au nez, lui infligera les plus humiliants affronts.
Tandis que ces bonnes filles qu’il rencontrait au café ...

—Avec elles, pas de cérémonies!

—Ça allait tout seul.

— ... Si, par derrière, elles se gaussaient des séniles faiblesses de
cet obstiné paillard, en tête-à-tête elles le laissaient faire, lui
facilitaient même la besogne, moyennant le prix convenu.

—C’était leur métier.

—C’est cela, c’était leur métier! Vous avez dit le mot, Sambligny. Et
il n’y a rien de tel que les professionnelles! déclara Chantolle.

—Assurément, fit Magimier. Lorsque j’ai besoin d’une paire de
bottines, je m’adresse à un cordonnier; si j’ai une molaire à me faire
extirper, j’implore l’aide d’un dentiste. De même ...

—Toujours des spécialistes, quoi!

—Évidemment!

—C’est du reste ce que nous faisons.

—Je voyais dernièrement une nouvelle classification féminine, qui a
trait justement à ce que nous disons là et confirme tout à fait nos
principes, annonça d’Amblaincourt. Elle est due à un jeune écrivain,
d’une psychologie très subtile, comme on dit, très goûté, M. Paul
Adam. Les femmes, ainsi que les cochers de fiacre, se divisent en
deux catégories, selon lui: femmes d’amour ou professionnelles, et
amoureuses de contrebande, amoureuses occasionnelles,—comme il y a
cochers patentés et maraudeurs.

—Très joli!

—Ne prenez jamais les maraudeurs: ils ignorent le métier, ne battent
pas leurs coussins, ne nettoient pas leur véhicule, et vous font, pour
comble, payer plus cher que le tarif.

—Et vous querellent, vous font des scènes, par-dessus le marché!

—Il y a une catégorie que vous oubliez, d’Amblaincourt, dit
Herbeville, celle des femmes qui ne sont ni professionnelles ni
maraudeuses, les femmes chastes, honnêtes, vertueuses ... Il y en a,
et plus qu’on ne croit.

—Beaucoup, certainement!

—Personne ne conteste ...

—Mais nous n’avons pas à nous occuper de celles-là! riposta avec
conviction Léopold Magimier. Elles ne comptent pas pour nous. C’est
comme si ce n’étaient pas des femmes, du moment qu’on ne peut pas ...

—Très vrai, Magimier!

—Je suis et nous sommes tous, n’est-ce pas? comme ce capitaine de
vaisseau qui ne croisait jamais devant les ports où il ne lui était pas
loisible de débarquer ...

—C’est évident!

—A quoi bon?

—Nous avons suffisamment d’escales, suffisamment de femmes ...

—Et nous en trouverons toujours, de celles-là, de ces bonnes, faciles,
accommodantes et charmantes personnes! s’écria Jourd’huy. Nous en
trouverons toujours, à discrétion et indiscrétion ...

—Oui, je vous le garantis, j’en réponds, moi, votre fondé de pouvoir!
protesta Nantel en riant.

— ... Comme en ont trouvé nos pères, nos grands-pères, nos
arrière-grands-pères, comme on en a trouvé de tout temps ...

—Et comme on en trouve aujourd’hui plus que jamais.

—Du train que nous y allons ...

—Avec toutes ces déclassées et inclassées ...

—Les femmes ne sont pas chères!

—Au surplus, pas d’inquiétude à avoir, affirma Veyssières. Si, par
hasard, par impossible, elles le devenaient, chères, si la denrée
arrivait à se raréfier chez nous, immédiatement on aurait recours à
l’importation ...

—A propos, interrompit Ravida, j’ai rencontré l’autre jour Drouin,
l’explorateur. Vous le connaissez, Lesparre? Il était ingénieur des
mines ...

—Nous sommes camarades de promotion.

—Je le connais aussi très bien, dit Chantolle.

—Moi également, ajouta Ferrero.

—Il m’a emmené déjeuner chez lui, reprit Ravida. Il habite à Neuilly,
avec deux magnifiques Circassiennes, dont il a fait emplette à son
retour de Khiva: une grande et forte brune, et une blonde mince, une
blonde merveilleuse!

—Il en a une santé, celui-là, pour aller s’approvisionner de femmes à
l’étranger! murmura Jourd’huy.

—Je comprends cela, moi, repartit Brizeaux. Les Circassiennes, c’est
l’idéal des femmes: belles, bien faites, splendidement taillées,
grasses, fermes, et voluptueuses avec cela!

—Et soumises, dociles, obéissantes ... L’idéal tout à fait!

—Laissez-moi donc continuer, dit Ravida. Je n’ai pas terminé
l’histoire de Drouin ... Une sienne cousine s’est mis en tête
récemment de le conjoindre à une riche héritière. «Tu ne peux pas
rester célibataire jusqu’à la fin de tes jours, mon ami!—Pourquoi
donc pas, ma cousine?—Mais, mon cher enfant, il faut se créer un
intérieur ...—J’en ai un.— ... Une famille.—Des embêtements? Merci
bien! J’ai tout ce qu’il me faut à domicile.—Comment, ce qu’il te
faut?—Certainement.» Il a eu l’aplomb de l’inviter et de lui présenter
ses deux bayadères ... «Trouvez-moi donc de pareilles beautés autour
de vous, cousine! Quelle plastique, hein? Et pas besoin de les mener
dans le monde, celles-là! Pas de frais de toilette ni de représentation
avec elles! Tout avantage! Tout bénéfice!—Mais, mon pauvre ami, encore
une fois, ça n’a qu’un moment, ces distractions-là! se récriait la
chère dame. Ce n’est pas sérieux!—Comment, pas sérieux?—Ce ne sont
pas des femmes, cela!—Pas des femmes? Mais regardez donc ...—Ce sont
des sauvages!—Par le temps qui court, c’est ce qu’il y a de mieux,
cousine. Ces sauvages-là, voyez-vous, c’est préférable à toutes vos
raffinées, vos esthètes, vos savantasses, vos émancipées, toutes vos
femmes supérieures et fin de siècle.—Mais, mon enfant, ce ne sont pas
des compagnes que tu as là! Il n’y a pas d’échanges de pensées, pas de
conversations possibles avec ces malheureuses ...—D’abord, cousine,
désabusez-vous: elles ne sont pas du tout malheureuses, mes belles
sauvagesses; rien ne leur manque, et il suffit qu’elles expriment
un désir pour qu’il soit réalisé. Il est vrai que leurs désirs sont
forcément restreints par leur ignorance, mais cela n’en vaut que mieux
pour elles d’abord et pour moi ensuite. Elles n’éprouvent pas le besoin
par exemple, d’étudier l’algèbre ni la paléontologie, de pétitionner
pour obtenir le vote intégral ni de pérorer dans les réunions
publiques. Quant à converser avec elles, je vous avoue qu’en effet
cela nous est assez difficile: je ne baragouine que quelques phrases
de leur idiome, et elles n’entendent pas un mot de français. Mais,
ma chère cousine, je ne les ai pas emmenées avec moi pour discourir
et faire assaut d’éloquence. Lorsqu’il me prend fantaisie de deviser
et de discuter, j’ai mes amis ... J’ai mes livres pour me récréer et
m’instruire ...—Mais, mon pauvre garçon ...—Tenez, cousine, une
supposition, une preuve! Dites à un homme de choisir entre deux jolies
filles, dont l’une sera aveugle, mais causera admirablement, parlera
comme un ange, et dont l’autre sera muette, mais aura de beaux yeux,
des yeux ravissants. Ce sont les yeux qui l’emporteront sur la langue,
c’est la muette que cet homme choisira, que tout homme prendra ...»

—Oui! Oui! En effet! Très juste! cria-t-on de part et d’autre.

—N’est-ce pas? C’est d’une vérité limpide! poursuivit Ravida.
«Alors, lui objecta sa cousine, les femmes ne te servent uniquement
qu’à assouvir?...—Qu’à assouvir ... oui, cousine.—Et le sentiment,
et l’affection, la confiance, qu’en fais-tu?—Pardon! Ne confondons
pas les choses, cousine. Je n’ai pas besoin de tout cela en
amour.—Comment! Tu n’as pas besoin de te confier à celle que tu
aimes, de l’estimer, de croire à sa tendresse, à sa fidélité?—Mais
du tout, pas le moins du monde! C’est bon pour les écoliers d’être
si ambitieux. Moi qui ai roulé ma bosse à peu près partout, je suis
bien moins exigeant, bien plus modeste. Je ne demande à mes compagnes
que de la beauté, de la grâce et de la douceur: je les tiens quittes
du reste, d’esprit, de science, de diplômes, même d’amour, de
confiance, de fidélité ...—C’est monstrueux, ce que tu oses avouer
là!—Nullement! C’est très sensé, très réfléchi.—Tu n’es qu’un
grossier personnage!—Mais un heureux mortel, un très heureux mortel,
cousine, et c’est là le point capital. Je suis de plus en plus enchanté
de mon système et de mon régime, dont je viens de vous faire toucher
du doigt les multiples agréments, et je désire instamment conserver
l’un et l’autre, m’en tenir à mes deux sauvagesses ... A moins que,
pour vous être agréable, je ne leur en adjoigne une troisième? Je la
choisirai rousse, celle-là. Qu’en dites-vous, cousine?»

—Elle a dû être quelque peu interloquée, la bonne femme! conclut
Magimier.

—Pour un aussi intrépide voyageur, un gaillard qui a planté le
piquet sous toutes les latitudes, Drouin est encore très modéré,
repartit Lesparre. Les habitants de je ne sais plus quelle île de
l’Océanie,—une île qu’il a jadis visitée, et c’est lui-même qui m’a
conté l’histoire,—vont bien plus loin que lui. Chaque maman là-bas,
lorsqu’elle se pique de faire dignement les choses, donne comme
étrennes à son fils aîné, arrivé à l’âge de puberté, une vierge aussi
dodue qu’innocente. Le soir même le mariage est consommé, mais pour
être rompu le lendemain matin, pas plus tard. Oui, le lendemain, on
apprête la jeune femme en civet, on la fait cuire en daube ou à la
broche, et on la sert, poétiquement entourée de cresson ou de persil, à
son époux, dans un festin auquel sont conviés tous les parents et amis
...

—Ils aiment vraiment les femmes dans ce pays-là! exclama Brizeaux.

—Les bienfaits du féminisme y sont cependant totalement ignorés ...

—C’est ce qu’on peut appeler «dîner avec les membres de sa famille».

—O Chantolle!

—A l’amende, Chantolle!

—A l’amende!

—Remarquez que Drouin ne les mange pas, ses Circassiennes.

—Il aurait tort.

—Il aurait encore bien plus tort de prêter l’oreille aux perfides
invites de sa cousine, de se mettre la corde au cou ...

—Certes!

—Le mariage est tellement en baisse!

—Les femmes elles-mêmes n’en veulent plus, remarqua Veyssières.

—L’union libre, voilà l’avenir! proclama d’Amblaincourt.

—Nous l’avons devancé, nous! Nous la pratiquons, l’union libre!

—C’est si commode!

—Tandis que le conjungo ... une vieille balançoire!

—Un traquenard surtout, une flibusterie! s’écria le chef de bureau
Sambligny. «Voudriez-vous bien me dire quel intérêt un homme a à
se marier?» C’est la question que je pose toujours à mes employés,
lorsqu’ils viennent—Oh! ça n’arrive pas souvent!—m’annoncer
leurs projets d’hyménée. Aucun intérêt, même avec une femme riche.
Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, celle-ci, l’union célébrée, entend
dépenser le double ou le triple de ce qu’elle a apporté. Alors? Tu es
encore roulé, mon bonhomme! Tu as oublié que «célibat» vient de _cœlum
habitare_, c’est-à-dire que le célibataire habite le ciel, est dans un
paradis ...

—Très bien! Parfait!

— ... Une duperie, vous dis-je, une filouterie!

—Le fait est, observa Chantolle, que si l’homme n’avait pas à redouter
les infirmités et les maladies ... C’est ce que prétendait Napoléon
I^{er}, qui n’était pas une baderne et avait sur le sexe des idées ...

—D’une sagesse!

—D’une profondeur!

—Oui, continuait Chantolle, ne se marier que pour se procurer une
garde-malade ...

—Et encore! Pourquoi? interrompit Magimier. Pourquoi voulez-vous?...
Vous avez des infirmières de profession, qui ont étudié la partie, la
connaissent ... Moi, je suis pour les professionnels encore un coup,
sabre de bois!

—D’autant plus que vos jeunes filles d’aujourd’hui sont bien dressées
à soigner les malades, ah oui! parlons-en! se récria Nantel.

—Elles ne savent même pas préparer une tasse de tisane! dit Ferrero.

—Si vous comptez sur elles!

—Combien de femmes qui laissent leurs maris en plant ...

—Maris et enfants!

—Vous avez du reste d’excellentes maisons de santé, repartit Brizeaux.
Moi, je suis comme Magimier, je suis pour les professionnels.

—Vos jeunes filles d’à présent, poursuivait Nantel, elles sont toutes
élevées comme si elles étaient millionnaires; aucune, même dans la plus
humble bourgeoisie, ne veut plus s’occuper de ménage, de couture, de
cuisine surtout.

—Il leur faut des bonnes, à toutes! compléta Herbeville.

—C’est très vrai.

—Toutes prétendent se faire servir, se reconnaissent incapables de se
servir elles-mêmes, s’en font gloire. Quelle est donc celle qui, une
fois mariée, consentirait à laver sa vaisselle? Une artiste, qui a,
sur le piano, un talent si distingué, ou expose des pastels à chaque
salon! Elle irait salir ses fines menottes, les gâter, les profaner!
Une doctoresse, pour qui la chimie organique et la zoologie comparée
n’ont plus de secrets! Et ne dites pas qu’on peut s’occuper à la fois
de ménage et de science: on ne sert pas deux maîtres; c’est l’un ou
l’autre.

—Ce sera l’autre, dit Veyssières; elles feront de la science ...

—En attendant, elles ne font plus d’enfants, objecta Chantolle.

—Elles n’en veulent plus: ça les gêne.

—Et de même, continua Chantolle, que les mariages diminuent chez
nous, notre natalité demeure à peu près stationnaire, pour ne pas dire
qu’elle baisse d’année en année. Voilà le point grave, car, avant tout,
il faut exister ...

—Ohé! les races latines!!

—L’Allemagne s’est bien gardée et se garde bien de lancer comme
nous ses femmes dans la vie publique, de les détourner de la vie de
famille, de les implanter dans les administrations, de faire d’elles
d’économiques gratte-papier, des fonctionnaires au rabais. Les
Allemands veulent des épouses et des mères; ils veulent des enfants,
et chaque année leur population s’accroît de sept à huit cent mille
âmes, voire davantage. Nous, nous ne bougeons pas; nous n’avons
aucun excédent, ou si peu que rien[1]. Aussi, conclut Chantolle,
l’Allemagne n’a pas besoin de nous déclarer la guerre pour nous battre:
elle remporte sur nous chaque année—chaque jour!—une victoire
considérable[2].

—Ne sont-ce pas ces dames de la Ligue de l’Affranchissement qui ont
naguère recommandé l’avortement? repartit d’Amblaincourt.

—Mais oui! L’avortement légal! corrobora Nantel.

—Je me souviens! fit Lesparre.

—Riche idée!

—Doux pays!

—Bismarck l’a dit, observa Veyssières: «Laissons la France mijoter
dans son jus: avant un demi-siècle elle sera réduite à rien,
comparativement à l’Allemagne.»

—Réduite à rien! Voilà la conséquence ...

—Des femmes qui décrètent qu’elles se feront avorter!

—Voilà ce que vous devriez dire à la Chambre, Magimier!

—Je n’ai pas de temps à perdre, mon petit Veyssières.

—Il préfère plaider la cause des «Émancipées» ...

—Des «Infécondes»!

—Vieux farceur!

—Ne me reprochez pas cela ...

—C’est comme vous, Brizeaux, est-ce qu’au Sénat?...

—Messieurs! cria Nantel en frappant sur son verre. Pas de
personnalités, et pas de politique, je vous en prie! Vous savez que nos
statuts interdisent ces discussions.

—Et puis il y en a bien assez sans nous, en France, qui s’occupent de
politique, ajouta Lesparre.

—C’est le malheur!

—Tout le monde s’en mêle, tout le monde veut gouverner le pays,
riposta d’Amblaincourt. Les plus ignares _citoilliens_ sont précisément
ceux qui tranchent le plus vite les plus ardus problèmes d’économie
sociale, qui vous résolvent en une seconde la question des salaires
et des rapports du capital avec le travail. Il n’y a pas de balayeur
des rues ou de cocher de fiacre,—sans vouloir médire en rien de ces
honorables corporations,—qui n’ait son plan tout prêt pour alléger
nos impôts, augmenter nos revenus, faire manœuvrer notre armée et nous
restituer dans quarante-huit heures l’Alsace et la Lorraine; pas un
qui ne soit tout disposé à donner des leçons de tactique à tous nos
généraux ...

—C’est pitoyable! interrompit Sambligny.

—Et c’est comme cela. Tel qui ne sait rien de rien, qui n’a jamais lu
un livre, qui ne se doute même pas qu’il existe une langue française,
une littérature française, veut pérorer ...

—Gouverner la France!

—Pourquoi pas? C’est un gouvernant. Avec le suffrage universel ...

—Il a sa part de souveraineté ...

—Une belle jambe!

—Ça ne lit et ça n’a jamais lu que son journal, une feuille de chou ...

—Voyons, voyons, quittons la politique! insista derechef Nantel.
Vous me reprocheriez ensuite, et je me reprocherais moi-même tout le
premier, de vous avoir laissés enfreindre un des principaux articles
de notre règlement ... Il est temps d’ailleurs que j’aborde mon compte
rendu ... Silence, messieurs, voyons! répéta Nantel en heurtant
encore et vivement son couteau sur les flancs de son verre. Veuillez
m’écouter.



III


Roger de Nantel, qui, à défaut de président,—les Salomoniens se
passaient fort bien de ce personnage,—joignait à ses fonctions
bisannuelles de secrétaire-trésorier de l’Association celles
d’organisateur des banquets et de questeur, commençait son exposé,
quand Magimier l’interrompit, pour se plaindre du bruit qui se faisait
dans une salle contiguë. Ce bruit n’avait pas gêné nos convives, et ils
ne s’en étaient même pas aperçus, tant que la conversation avait été
générale. Maintenant qu’ils se taisaient pour ouïr un seul d’entre eux,
on n’entendait plus que le brouhaha voisin.

«Nantel! Ce n’est pas à nous qu’il fallait imposer silence, c’est à ces
braillards ... C’est un repas de noce qui se donne là?

—Ah! repas de noce est bon! s’écria Veyssières.

—Superbe! lança un autre.

—Ah! délicieux! Oui, un repas de noce!

—Et quelle nopce, mes enfants!

—Qu’y a-t-il de si risible là-dedans? Je ne comprends pas ... murmura
Magimier interloqué.

—C’est sans doute parce que vous êtes arrivé en retard, mon cher
député, répliqua Nantel. J’ai omis de vous dire ce que je venais de
raconter, ce que Margery m’avait appris ... qu’il y avait un dîner de
femmes à côté du nôtre: les «Émancipées» donnent un banquet ...

—Voilà la noce!

—Quelle heureuse union!

—Hyménée! Hyménée!

—Mais vous auriez dû les inviter à se joindre à nous! s’écria
Magimier. Ç’aurait été drôle, et la fête eût été complète.

—Mon bon ami, si j’avais fait cela, vous n’auriez pas trouvé assez
de pavés pour me lapider, repartit Nantel. Vous aimez la jeunesse, la
fraîcheur, la verdurette ... Ça laisse à désirer de ce côté-là.

—Qu’y a-t-il parmi ces femmes? demanda Chantolle.

—J’ai aperçu, dit Nantel, la grosse Bombardier ...

—Ah! ma voisine! fit Magimier.

— ... Elvire Potarlot ...

—Naturellement!

—La présidente de la Ligue de l’Émancipation!

—La plus enragée ...

—Puis, continua Nantel, Nina Magloire, Stéphanie Lauxerrois ...

—Celle qui signe Saint-Germain?

— ... Katia Mordasz ...

—La fameuse nihiliste!

—Ah! Katia est de la partie! dit Veyssières.

— ... Rose d’York, George Luce! la marquise de Maulmont ...

—Ah! la marquise qui va s’encanailler ...

—Il m’a semblé reconnaître au vestiaire Mme Latournette, interrompit
Brizeaux.

—Moi, je me suis rencontré dans les couloirs avec Zénobie Cherpillon,
dit Jourd’huy.

—Veinard!

—Polisson, va!

—Ah! Jourd’huy, mon ami, quelles délices, hein? Riche affaire!

—Taisez-vous donc, blagueurs! Elle est maigre comme un clou.

—Mais aussi quel décolletage! glapit Ravida. Je me suis croisé avec
elle ...

—Oui, décolletée jusqu’à l’ombilic! riposta Jourd’huy. Et avec cela
des lunettes, des lunettes bleues!

—Comme si les bas ne suffisaient point!

—Tableau charmant!

—Vision ineffable!

—N’est-ce pas Zénobie Cherpillon qui s’est emparée de ce mot et le
répète à satiété: «Mesdames, il n’y a que le nu qui habille bien?»

—Non, Ravida, vous n’y êtes pas, mon bon, répliqua Chantolle. C’est la
grosse Bombardier qui répète cela. N’est-ce pas, Magimier?

—Je n’en sais rien du tout, moi!

—Cette discrétion vous honore, très cher; mais c’est bien Mme
Bombardier qui s’est attribué ce mot. Malgré ses tendances viriles
et ses visées émancipatrices, elle est demeurée femme, Mme Angélique
Bombardier, femme et coquette; elle n’abdique pas ... «Restons jolies,
mesdames, restons jolies!» C’est encore un de ses mots.

—J’aime mieux cela, dit Sambligny.

—Moi également; ça me raccommode avec elle, ajouta Herbeville.

—J’ai encore aperçu René d’Escars, c’est-à-dire Adélaïde Tabourin,
reprit Nantel; Estelle de Bals aussi ...

—Tout l’état-major de l’Émancipation, quoi!

— ... Guillemine de Chastaing ...

—La présidente des «Infécondes»!

—La reine des bréhaignes! s’écria Chantolle. Qui n’est, fichtre, pas
mal! ajouta-t-il avec un énergique et éloquent clappement de langue.
Elle n’a guère plus de trente-cinq ans, et, ma foi, s’il ne dépendait
que de votre serviteur ...

—Chut! Chut! Taisez-vous, Chantolle! firent à la fois Veyssières et
Sambligny. Écoutons!

—Si l’on pouvait entendre leurs toasts!...»

Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement, en effet, aux
oreilles des Salomoniens.

       *       *       *       *       *

«On ne saurait trop répudier, citoyennes ...»

       *       *       *       *       *

«Citoyennes!» C’est Elvire Potarlot qui parle, chuchota Veyssières.

—Elle-même, répondit Chantolle. Aussi nous en avons pour un bout de
temps ...

—Chut! Chut! Écoutez donc!»

       *       *       *       *       *

«...De lâches accusations ... d’odieuses menaces sans cesse proférées
contre nous, des menaces comme celle-ci, que Fabre d’Olivet a osé
lancer: «Si les femmes d’Europe ne se conduisent pas avec sagesse, le
sort des femmes d’Asie les attend ...»

—Oh! Oh!

—Vous vous indignez et vous avez raison, citoyennes, bientôt
électrices de notre libre et chère France ... Et cet autre, cet
historien prétendu national, ce perfide insulteur de notre sexe, ce
cynique Michelet, qui nous a traitées de «malades perpétuelles», qui
déclare sans rougir que «l’homme doit nourrir la femme» ...

—Oh! Oh! Jamais!

—C’est humiliant ...

— ... Vous ne voulez être les obligées ni les esclaves de personne, de
l’homme surtout, et, encore une fois, citoyennes, vous avez raison: la
femme doit se suffire à elle-même ...

—Bravo! Oui! Oui!

— ... Aussi quand nous voyons un publiciste comme M. Francisque Sarcey
se joindre à l’insulteur Michelet, affirmer après lui que «les femmes,
avec leurs larges hanches ...»—Nous les modifierons, nos hanches,
messieurs, s’il ne faut que cela!—«les femmes sont faites pour mettre
des enfants au monde, demeurer sédentaires à la maison ...

—Oh! Oh!

— ... «Prendre soin du ménage ...»

—Et celles qui n’en ont pas?

—Comme vous le dites très bien, citoyennes: Et celles qui n’ont pas de
ménage, pas de famille? «Ce qui m’étonne, continue M. Sarcey,—que je
continue, moi, à vous citer—ce qui m’étonne, c’est que les hommes qui
se disent progressistes et pionniers de l’avenir, au lieu de plaindre
les femmes, qu’une mauvaise organisation de la société oblige à sortir
de leurs attributions, les en louent comme d’une conquête.»

—Et c’en est une!

—On veut nous ramener au foyer, toujours!

—C’est-à-dire aux carrières!...

—A l’esclavage!

—A l’esclavage, c’est cela!

—Mais nous ne nous laisserons pas ainsi refouler sous le joug,
citoyennes! Au besoin, nous proclamerons la grève ... Car
l’homme—jusqu’où ne va pas son audace!—l’homme prétend que nous
n’avons pas les mêmes titres que lui pour occuper les emplois publics.
Oui! Écoutez encore un chroniqueur en renom, M. Edmond Lepelletier.
Il s’apitoye sur notre sort, celui-là, il daigne nous honorer de sa
compassion ... «Pauvres femmes! écrit-il dans _le Radical_, sous son
pseudonyme Jean de Montmartre. Ah! combien vous devriez maudire le jour
où il vous monta au cerveau cette fièvre d’orgueil de vouloir être des
demoiselles, des institutrices, des employées de la Ville ou de l’État!
Le meilleur moyen de réagir, d’améliorer votre destinée, serait de
renoncer à ces funestes rêves d’emplois administratifs ...»

—Et de laisser la place libre à ces messieurs!

—Belle malice!

—Cousue de fil blanc!

—N’est-ce pas, citoyennes, c’est assez clair? «Je vous dirai, comme
Jean-Jacques Rousseau aux femmes de son temps, conclut M. Lepelletier,
retournez à la nature, retournez au ménage!»

—Ah! le ménage! Ça y est! Enfin!

—C’est leur tarte à la crème!

—Ils peuvent bien le faire eux-mêmes, le ménage, s’ils y tiennent tant!

—Nous cloîtrer dans la maison, citoyennes, nous y vouer aux plus
obscures et aux plus viles tâches, voilà le but de ceux qu’on a
longtemps appelés nos seigneurs et maîtres ...

—Oh! Oh!

— ... «Bonne femme et bonne poule ont toutes deux la patte cassée,
afin de ne pouvoir courir.» C’est un de leurs proverbes ... Les femmes
d’Égypte ne portaient pas de chaussures afin de s’accoutumer à rester
au logis ... Et la matrone romaine, l’épouse modèle: «Elle a gardé la
maison et filé la laine» ...

—Quelles sornettes!

—C’est rococo!

—Le monde a marché depuis ce temps!

—Nous avons changé tout cela!

— ... Ils ne cachent pas leur jeu, d’ailleurs; ils se vantent bien
haut de leur dessein. Proudhon, l’infâme Proudhon, l’a dit: «S’il
fallait choisir entre l’émancipation de la femme et sa réclusion, je
préférerais la réclusion» ...

—Mais il n’a pas eu le choix!

—Il est franc, celui-là!

— ... Le foyer, citoyennes, le ménage, la famille: voilà l’ennemi!
Pas d’illusion à se faire ... Un des esprits les plus nets et les plus
lumineux de notre époque, M. Jules Bois, nous en avertit dans son
_Ève nouvelle_: «Tant que le foyer existera, la femme sera esclave.»
Et, avec sa clairvoyance et sa précision habituelles, il ajoute: «La
ménagère est aussi fatale à son sexe que la prostituée» ...

—A la bonne heure!

—Bravo! Bravo!

—Voilà qui est parler!

— ... Et encore, citoyennes, les prostituées protestent à leur façon
contre l’ordre établi, contre la tyrannie de l’homme; tandis que les
ménagères, les femmes dites d’intérieur et les mères de famille ...

—Les pot-au-feu!

—Les poules couveuses!

— ... S’inclinent devant ce despotisme, subissent de plein gré ces
affronts, cet odieux servage, et déshonorent notre sexe!...

—Bravo! Bravo!

—Bravo, Elvire!

— ... Mais, hélas! ils sont rares, citoyennes, ceux qui ont le
courage, l’élévation et la lucidité d’esprit de M. Jules Bois! Nos
adversaires sont nombreux et puissants: nous aurions tort de nous le
dissimuler. L’un d’eux, l’académicien François Coppée, n’écrivait-il
pas, hier encore, que «la femme de l’avenir nous apparaît comme une
sorte de pédante abondamment pourvue de brevets et de parchemins
scolaires ...»

—Oh! oh!

— ... «ne parlant jamais que de ses droits, égale et même plus
volontiers supérieure à son compagnon de chaîne, si elle n’a pas
carrément opté pour l’union libre et ses cyniques conséquences; bref,
une créature assez répugnante et tout à fait insupportable ...»

—Oh! Oh!

—C’est lui qui est cynique!

—Répugnant!

— ... «Tandis que nous autres, affreux retardataires, reprend M.
Coppée, nous croyons que la femme est, par sa nature même, encore plus
épouse qu’amante, et encore plus mère qu’épouse; nous estimons qu’elle
n’est point faite pour les études et les professions contentieuses;
nous demeurons convaincus qu’elle n’a rien à gagner à mener une
existence dissipée en occupations extérieures ...»

—Assez! Assez!

— ... Vous le voyez, citoyennes, toujours la maison, la vie de
famille, ne pas sortir, être tenues en laisse comme des esclaves ou des
bêtes ...

—C’est cela!

— ... Et on nous accuse d’être le fléau de la France, la cause de
sa déchéance et de sa perdition! Écoutez ce que dit de nous, dans
le journal _le Soleil_, M. Jean de Nivelle, _alias_ Charles Canivet:
«L’émancipation de la femme deviendra un agent très actif de la
dépopulation: c’est fatal ...»

—Eh bien, après?

—Que nous importe!

— ... «Quelle singulière société que celle où l’on verrait la
confusion complète des sexes! s’écrie avec désespoir M. Canivet. Une
société où tout le monde, mâles et femelles, se mettraient à bavarder
sur les affaires publiques, et où, par suite de ces délibérations
prolongées, il n’y aurait plus personne pour soigner la cuisine,
ravauder les bas et raccommoder les chaussettes!»

—Nous les ravauderons à tour de rôle avec ces messieurs!

—A tour de rôle, mais oui!

—Pourquoi toujours nous?

—Évidemment, citoyennes, et vous avez touché du doigt la plaie!
Pourquoi toujours la femme astreinte seule à ces basses œuvres? Est-ce
que l’homme n’use pas comme nous ses vêtements, ne mange et ne boit
pas aussi bien que nous, ne salit pas tout comme nous son linge,
sa vaisselle et sa chambre? Eh bien, est-ce qu’il ne pourrait pas
comme nous et aussi bien que nous recoudre ses boutons, repriser ses
chemises, préparer le dîner, savonner et repasser le linge, laver les
assiettes et balayer le plancher?...

—Bravo!

— ... En quoi déchoirait-il de partager cette besogne avec nous, de
s’occuper, avec nous et comme nous, des soins à donner aux enfants, aux
nouveau-nés; de leur entretien, leur élevage, leur nettoyage? Eh bien,
en réponse à d’aussi raisonnables et équitables propositions, voilà
qu’un singulier démocrate, un étrange et faux socialiste, qui signe «Le
Solitaire», demande que «des Écoles d’allaitement pour hommes soient
fondées» ...

—Oh! oh!

—Il est facile de se moquer ...

—Ce n’est pas répondre ...

—Tout le fardeau retombe sur nous: grossesse, accouchement,
allaitement ...

— ... Et, encore une fois, pourquoi toujours nous, citoyennes?
Pourquoi toujours la femme ployée sous le faix, enchaînée au logis,
humiliée, domestiquée, asservie, réduite à l’état d’animal ou de
chose? Nous maintenir dans ce servage, dans cette géhenne et cet
abrutissement, voilà le vœu, l’unique vœu de ces messieurs! Leur
audace, je vous le disais il y a un instant, leur audace ne connaît
pas de bornes. Écoutez les menaces de l’un d’eux, de M. Paul Dollfus,
de _l’Événement_: «L’égalité des sexes engendrera la bataille, et,
naturellement, la victoire sera du côté du biceps ...»

—Nous en avons autant qu’eux, du biceps!

—Nous le leur prouverons, s’il le faut!

— ... Permettez-moi de continuer, citoyennes. «L’homme ayant vu ce
qu’a produit l’égalité, fruit de la liberté, prendra ses précautions;
il réintégrera les vaincues dans le gynécée, d’où elles n’auraient
jamais dû sortir ...»

—Oh! oh!

— ... «Et, pour leur ôter à jamais toute idée d’égalité, on les mettra
plusieurs dans le même, dans le même gynécée. Le féminisme aura ainsi
trouvé son remède, son vrai remède: la polygamie. Une bonne cure de
polygamie ...»

       *       *       *       *       *

—«Mais parfait! superbe! exclama Ravida. C’est tout à fait ce que nous
disons!

—Ce que nous pratiquons!

—Silence! Silence! Chut! grondèrent Sambligny, Veyssières et d’autres
Sages. Écoutons donc!»

       *       *       *       *       *

«...M. Paul Dollfus se fait l’écho, vous le remarquerez, citoyennes, de
ce misérable Fabre d’Olivet, dont je vous parlais il y a un instant,
et de bien d’autres ... La polygamie, oui, voilà ce dont on nous
menace ... Mais si nous devons honnir de pareilles doctrines, vouer à
l’opprobre et à l’exécration les lâches qui osent les émettre, que ne
devons-nous pas dire des femmes qui se rangent parmi nos adversaires,
des femmes qui trahissent leur propre cause, la cause sacrée des
opprimées et des victimes? Car il y en a, citoyennes, il en existe,
de ces félonnes! N’est-ce pas une femme qui signe Jean de Bourgogne
et a eu le cynisme d’écrire, dans les _Matinées Espagnoles_, une
revue dirigée par une femme cependant, par la célèbre madame Ratazzi
ou de Rute: «En admettant que l’élément féminin s’impose jamais au
Palais-Bourbon, il faudra, de toute nécessité, apporter certaines
modifications au règlement, imposer diverses conditions à ces dames ...
Il sera bon de ne pas les laisser souvent seules: elles se mangeraient!»

—Oh! Oh!

— ... Si c’est là l’opinion que nous avons de nous-mêmes, comment
voulez-vous, citoyennes, que les hommes nous aient en estime et nous
jugent dignes de prendre place à leurs côtés? «N’oublions pas que nous
sommes et resterons le _sexe faible_! s’écrie une autre, Mme Sorgue,
dans la _Revue de France_. La femme, comme l’a dit un de ses vrais
amis, Michelet, est une malade ...»

—Oh! Oh!

—Drôle d’ami!

—«...une malade; oui, hélas! UNE MALADE ...»

—L’éternelle blessée!

—Ah! oui, l’éternelle blessée!

—Et «douze fois impure», n’oublions pas!

—C’est vrai! Douze fois!

—Pas une de moins!

—«... UNE MALADE. Les charges écrasantes de la maternité lui
constituent une psychologie spéciale, qui fait d’elle, surtout et avant
tout, une instinctive, une impulsive, une sensitive, une ...»

—Une pauvre machine détraquée!

—Une déséquilibrée!

— ... Si les femmes parlent d’elles-mêmes en ces termes ...

—C’est une honte! Cette madame Sorgue ...

—C’est elle qui est insensée!

—Folle à lier!

— ... Et Mme Séverine, citoyennes, elle, dont la plume féconde ...»

       *       *       *       *       *

«Les voilà qui vont bêcher Séverine à présent! murmura Chantolle.

—Presque toutes la jalousent et l’exècrent, comme jadis elles
abominaient George Sand, répliqua Veyssières. Si vous voulez entendre
dire du mal des femmes, ce sont les femmes qu’il faut écouter ...

—Silence donc, Veyssières! Écoutez vous-même ...»

       *       *       *       *       *

«...Elle n’en fait pas mystère, Mme Séverine; elle vous l’avoue sans
vergogne, dans une de ses récentes chroniques du _Journal_: «Je suis de
celles qui préfèrent, qui auraient préféré, pour la femme, seulement le
titre de compagne; le rôle d’ombre doux et câlin, volontiers effacé,
derrière le maître à tous redoutable, par soi seule asservi ...» Le
MAÎTRE, elle le reconnaît ...

—Oh! Oh!

— ... Elle trouve «doux, bon et juste d’être aimée, protégée ...»

—Protégée!

—Oh! Oh!

— ... JUSTE D’ÊTRE PROTÉGÉE!...

—Oh! Oh!

— ... Du reste, citoyennes, j’ai l’intention de vous demander de
vouloir bien confirmer le blâme lancé parla Ligue de l’Affranchissement
des Femmes, sur la proposition de nos éminentes sœurs d’armes, Mmes
d’Estoc et Astié de Valsayre, contre Mme Séverine, pour avoir refusé de
se battre en duel avec M. Mermeix, qu’elle avait outragé dans le _Gil
Blas_, sous son pseudonyme de Jacqueline ...

—C’est vrai! Oui! Oui!

— ... Ce blâme a été rédigé en ces termes par le comité de la Ligue
de l’Affranchissement: «Toute femme qui ne prend pas la responsabilité
de ses actes et accepte qu’un homme se batte à sa place commet un acte
d’infériorité. Tel est le cas de Mme Séverine dans l’incident qui a
occupé toute la presse[3].» Comment pouvons-nous, en effet, affirmer,
d’un côté, que nous sommes les égales de l’homme, et, de l’autre,
exciper d’une prétendue infériorité et nous dérober vis-à-vis de
lui? Il y a là une contradiction et aussi une couardise que je vous
laisse le soin de qualifier, citoyennes. Remarquez d’ailleurs que
l’ex-directrice du _Cri du Peuple_ est coutumière du fait, qu’elle
aussi ressasse que «la femme doit être épouse et mère avant tout» ...

—Le refrain de la ballade!

— ... qu’elle s’était déjà pareillement dérobée, au mois d’août
1885, lorsque le comité de la Fédération républicaine socialiste la
sollicitait de poser sa candidature électorale. «Je suis restée trop
femme, écrivait-elle alors, pour n’être pas de beaucoup au-dessous
d’une tâche qu’une citoyenne plus virile accomplira certes mieux que
moi ...» On ne pouvait se moquer de nous plus perfidement ...

—Certes!

—C’est évident!

— ... Et elle se déclarait «vraiment indigne d’appartenir au sexe
auquel nous devons Mme Astié de Valsayre» ...

—Oh! Oh!

—Conspuons Séverine!

—A bas Séverine! A bas Séverine!»

       *       *       *       *       *

«Ça t’apprendra, Séverine! murmura Chantolle. Voilà ce qu’on gagne à
refuser de se rendre ridicule!»

       *       *       *       *       *

Surexcitée, emballée, infatigable, Elvire Potarlot continuait, d’une
voix fluette, une voix de castrat, mais suraiguë, très perçante, et qui
arrivait distinctement aux oreilles des Salomoniens:

«Il n’y a pas à s’illusionner, citoyennes, et il faut avoir le courage
de le dire, de le proclamer bien haut: tant que l’homme et la femme,
accomplissant tous deux et simultanément le même acte, aboutiront à
des résultats essentiellement différents, tant que le mâle, égoïste,
sensuel et cynique, ne recueillera que du plaisir là où sa compagne
risque tous les embarras et les dangers de la conception, c’est-à-dire
une griève maladie, de longues et cruelles souffrances, et la mort
même ... non, citoyennes, il n’y aura pas d’égalité possible entre
l’homme et la femme, parce qu’il n’y aura pas de justice pour celle-ci
...»

       *       *       *       *       *

«Ah çà! Est-ce qu’elle aurait la prétention, d’intervertir les rôles?
insinua Sambligny. Est-ce qu’elle songerait à mettre le cœur à droite,
la tête aux pieds, et l’homme enceinte?

—C’est que ces dames en sont là, mon bon, répliqua Chantolle. Avec
leur manie égalitaire, elles ne doutent plus de rien ...

—Chut! Chut!»

       *       *       *       *       *

«...Oh! je n’ignore pas, citoyennes, combien ces idées peuvent vous
sembler prématurées, chimériques même! C’est un rêve, direz-vous. Mais
Platon, le divin Platon, le plus grand des philosophes, l’a fait, ce
rêve; c’est le sien, c’est l’identification de l’homme et de la femme
sous le nom d’androgyne, et je n’ai pas à m’attribuer l’honneur de
cette découverte. Une de nos plus célèbres devancières, la vaillante et
victorieuse adversaire des Proudhon, des Michelet, des Auguste Comte,
tous ces piètres penseurs et pitoyables républicains, la sagace et
savante auteur de _La Femme affranchie_, Mme Jenny d’Héricourt, nous en
avertit d’ailleurs et dans un superbe langage: «L’homme n’est qu’une
femme enlaidie sous tous les rapports ...»

—Bravo!

—Très bien!

—«...La femme seule renferme et développe le germe humain; elle est
créatrice et conservatrice de la race ... Seule dépositaire du germe
humain, elle l’est également de tous les germes intellectuels et
moraux; elle est l’inspiratrice de toute science, de toute découverte,
de toute justice; la mère de toute vertu.» La femme est tout, en un
mot, pour Mme d’Héricourt; l’homme n’est rien, ne sert à rien,—pas
même, citoyennes, pas même à féconder celle qu’il nomme sa femelle. «Il
n’est pas bien sûr, déclare cette géniale dialecticienne, _il n’est
pas bien sûr que le concours de l’homme soit nécessaire pour l’œuvre
de la reproduction_; c’est un moyen qu’a choisi la nature; mais _la
science humaine parviendra_, nous l’espérons, _à délivrer la femme de
cette sujétion insupportable_[4].» Tel est aussi mon plus ferme, mon
plus constant espoir, citoyennes. Et j’ai la joie de le voir partagé
et soutenu par les plus judicieux et les plus profonds esprits de
notre siècle. Résumant les travaux des premières doctoresses anglaises
et américaines, M. Jules Bois ne nous a-t-il pas appris que c’est
la brutalité de l’homme, _un coup de poing donné par l’homme sur le
ventre de la femme_,—un coup de griffe donné aussi sans doute en même
temps par tous les mâles sur les flancs de toutes les femelles,—_qui
a provoqué le tribut de la menstruation; mais qu’un jour luira_,
la science nous autorise à le croire, _où ce tribut cessera d’être
payé_[5]? Voilà, citoyennes, ce qui me soutient et me console, ce qui
doit nous réconforter toutes; voilà l’étoile qui me guide, le noble
but de libération où toutes nous devons tendre ...

—Bravo!

— ... Quant à moi, je ne me lasserai pas de lutter ...

—Bravo, Elvire!

—Vive Elvire! Bravo!

— ... Je ne me lasserai pas de lutter contre cette ancienne moitié
de nous-même, devenue notre exploiteur, notre tyran ... Dans quelques
semaines, citoyennes, nous fêterons l’arrivée parmi nous de Mrs
Simpson, la digne successeur de Victoria Voodhal, fondatrice de la
_Société de l’amour libre_ ... Nous n’en sommes pas là encore, nous,
infortunées femmes de France! Nous n’osons, nous ne pouvons réclamer
que la liberté du divorce,—le divorce par consentement mutuel, ou,
plus simplement encore et selon le postulat des plus autorisées d’entre
nous, le divorce par la volonté d’un seul des époux ...

—Bravo!

— ... De même que, pour se marier, on n’est point tenu de faire
connaître les motifs qui vous poussent à prononcer le oui décisif et
solennel, de même, pour se démarier, pour divorcer, nul ne devrait être
contraint d’invoquer et de révéler les causes de sa désunion ...

—Bravo!

— ... C’est clair comme le jour. Et c’est par ce vœu, ce vœu aussi
légitime que modeste, que je terminerai, citoyennes, c’est la
suppression de cet arbitraire, l’anéantissement de cette anomalie et
de cette tyrannie, que je vous propose d’acclamer; c’est à la liberté,
à la liberté pleine et entière du divorce, que je vous convie de boire!»

       *       *       *       *       *

«Mais rien ne nous empêche de nous y associer, à ce vœu si modeste,
observa Ravida.

—Au contraire!

—Comme ça se rencontre!

—A la liberté du divorce! Au divorce par consentement mutuel!

—Par consentement d’un seul même! J’te crois, que j’y bois! murmura
Sambligny. Ah! fichtre!

—Qui donc prétendait que nous n’étions pas d’accord avec ces dames?

—Selon moi, expliquait durant ce temps Lesparre à Herbeville, le
divorce ne deviendra une chose juste, admissible et pratique, que le
jour où l’homme pourra renvoyer sa femme dans le même état qu’il l’a
prise, c’est-à-dire vierge ...

—En supposant que ...

—Bien entendu! en supposant que ... Actuellement, elle n’a plus la
même valeur lorsqu’on la rend: c’est comme une marchandise qui aurait
subi un déchet ...»

       *       *       *       *       *

Cependant l’ovation «prolongée» qui avait suivi le discours de Mme
Elvire Potarlot venait de prendre fin, et une autre voix maudissait à
son tour, dans la salle voisine, le barbare despotisme du sexe laid.

«...Avec le plus astucieux acharnement, il s’est appliqué à nous
confiner, nous emprisonner ... le fardeau de la maternité, le soin des
enfants ... les répugnantes corvées du ménage ...»

       *       *       *       *       *

«Vous devez reconnaître cette voix, Magimier? lança Chantolle. C’est
celle de votre séduisante voisine Angélique, Mme Bombardier!

—Vous croyez?

—Oui, je crois, mon ami, et vous en êtes sûr, vous!

—Silence donc, Chantolle! Écoutons!»

       *       *       *       *       *

Il était d’autant plus nécessaire de ne faire aucun bruit que la
nouvelle oratrice, au lieu de la voix suraiguë d’Elvire Potarlot, ne
possédait qu’un ton de fausset, une sorte de glapissement aigrelet,
nasillard et pleurard, de portée restreinte.

«Durant des siècles et des siècles, la pauvre opprimée ... déclarée
indigne de gérer les affaires publiques ... n’ayant que des devoirs et
aucun droit, traitée en mineure, en irresponsable ... piétinée, écrasée
par ses bourreaux ...

—A bas les hommes!

—A bas! Oh! oh!

— ... Ménagère ou courtisane, servante ou prostituée, voilà ce que
l’homme a fait de la femme, voilà, mesdames ...»

       *       *       *       *       *

«Ah! ce n’est plus citoyennes!» chuchota Veyssières.

«...Comme il la comprend et la veut ... toujours à son service ... pour
ses besoins et son agrément ...

—Guerre aux hommes!

—A bas! A bas!

— ... Même aujourd’hui, après tant d’efforts ... les salaires
attribués à la femme, dans les ateliers, les administrations, partout,
sont des plus chétifs, absolument dérisoires ... C’est afin toujours de
la tenir asservie, de pouvoir faire d’elle, en toute occasion, selon
son caprice ...

—Oui! C’est cela!

—Bravo! Bravo!

—A bas les hommes!

— ... Mais leur règne, le règne de ces oppresseurs, de ces exploiteurs
et persécuteurs ... oui, mesdames, touche à sa fin ... Fini!... L’aube
a lui ...

—Bravo!

—Ah! Ah! Ah!

—Bravo! Bravo!

— ... Et je lève mon verre en l’honneur de cette libération, je bois
... je bois ... et à l’émancipation complète et prochaine de la femme!»

       *       *       *       *       *

«Mais nous aussi! Nous _idem_! Mais de tout cœur! s’écrièrent en
pouffant de rire et en applaudissant les disciples de Salomon.

—Nous ne désirons que ça!

—Demandons-leur donc, insinua Veyssières, si l’émancipation de la
femme ne signifie pas sa prostitution, quelle différence ...

—Taisons-nous! Pcht! Pcht! En voici une autre!»

       *       *       *       *       *

Celle-là avait la voix plus grêle encore que celle de Mme Angélique
Bombardier, et on ne percevait que des lambeaux de phrases:

«...La citadelle du mariage ... la saper sans relâche, la démolir ...
Car l’homme veut une domestique, non une compagne, une bonne à tout
faire, une esclave ...»

       *       *       *       *       *

«Qui donc tient le crachoir? demanda irrévérencieusement Jourd’huy.

—Je ne sais pas, fit Veyssières avec un haussement d’épaules.
Peut-être Mme Cherpillon ...

—Non ... plutôt Mme Magloire, répliqua Brizeaux.

—Silence! Silence! Chut!»

       *       *       *       *       *

«...La femme qui se marie se donne un maître, elle s’avilit ...

—Bravo! C’est cela!

— ... Elle s’avilit ... Comparaître devant l’écharpe d’un maire et
l’étole d’un prêtre ... Jurer soumission et obéissance ...

—Oh! Oh! Obéir! Oh!

—A bas les hommes!

— ... Un maître, un tyran ... Tant que vous maintiendrez le foyer, la
famille, l’union légale ... rien de fait ... Aussi cette forteresse
... _Delenda Carthago!..._ Cette union, c’est l’asservissement ... Je
bois à la suppression du mariage!»

       *       *       *       *       *

«Et moi donc! soupira Sambligny. Ne vous mariez pas! c’est ce que je
dis toujours à mon personnel ...

—Nous aussi, nous buvons ... Nous tous! Mais comment donc! Mais
enchantés!... clamèrent en s’esclaffant les Salomoniens.

—Comme nous marchons bien de conserve avec ces dames! ajouta Roger de
Nantel. On jurerait que nous nous sommes donné le mot, que nous faisons
campagne ensemble!

—Eh oui!

—Tout ce qu’elles réclament, c’est également ce que nous voulons, ce
que nous avons déjà, nous, ce que nous mettons en pratique, observa
Ferrero.

—Et on parle de la guerre des sexes! s’écria Chantolle.

—Mais jamais plus délicieuse harmonie, plus touchant accord ...

—Plus intime union n’a régné ...

—Taisons-nous, Ravida! Pcht! Pcht!»

       *       *       *       *       *

Une voix douce, argentine et musicale, lente, caressante et dolente,
avait succédé aux maigres et imperceptibles tremolos de la précédente
oratrice.

       *       *       *       *       *

«Celle-là, c’est Mme de Chastaing, annonça Veyssières.

—C’est donc au nom des «Infécondes» ...

—Chut! Chut! Du silence!»

       *       *       *       *       *

«...Nous aussi, nous sommes des vôtres, mesdames! Et comment n’en
serions-nous pas? N’est-ce pas la Ligue de l’Affranchissement des
Femmes, qui, par la voix si autorisée de son secrétaire, Mme Astié
de Valsayre, et par celle de ses non moins éminentes déléguées, Mmes
Charrière et Louvet, a le mieux formulé nos principes et résumé
notre programme? «L’état social actuel donne à la femme _le droit de
l’avortement_, et il y a, en conséquence, lieu d’acquitter toutes les
accusées,—toutes les accusées d’infanticide,—qui sont des victimes,
et non des coupables[6].» Voilà parler, mesdames! Et ces mêmes fortes
et grandes paroles, je les retrouve ailleurs encore, dans les bouches
les plus éloquentes, les plus écoutées ... L’amour, comme le constate
si ingénument et si sincèrement Mlle de Bovet, dans ses _Confessions_,
n’est qu’une chose «assez insipide et passablement malpropre»,
répulsive à toute créature d’élite, qui ne peut convenir qu’aux êtres
inférieurs, «à ma chienne Lola, surnommée Montès, à cause de sa
légèreté de mœurs ...»

       *       *       *       *       *

«Dis donc, toi! N’en dégoûte pas les autres! grommela Jourd’huy.

—Si c’est ainsi qu’elles apprécient l’amour ...

—Nous ne risquons rien, nous, de ...

—Ah! je t’en ficherai, des créatures d’élite!

—Plutôt les gotons et les souillons!

—Elle ne doit ni boire ni manger, celle-là, pour ne pas ressembler à
sa chienne!

—Ni marcher, ni dormir, ni respirer ...

—Écoutez donc! Pchtt!»

       *       *       *       *       *

«...La fécondité, si appréciée chez les femelles des animaux, est,
chez les femmes, un malheur redouté. Voilà un fait général, certain,
indéniable ... L’homme, toujours égoïste et toujours privilégié,
ne s’inquiète nullement des grossesses. «Ce n’est pas lui qui
écope», selon la familière expression de la plus spirituelle de nos
romancières. Mais la femme, elle, victime de l’implacable fatalité ...
Ah! mesdames, comme je comprends bien cette tristesse qui pèse sur
le sort de la femme! Le rire est le propre de l’homme,—de l’homme,
toujours sans idéal, toujours matériel, terre à terre, rampant et
grossier ...

—Bravo! A bas les hommes!

— ... Laissons-le-leur, ce rire, indice de leur infériorité, et dont
l’absence fait notre éloge, à nous, et nous honore ... Le Christ n’a
jamais ri ... Le rire est partout preuve de bassesse ... Aussi est-ce
avec une exultante fierté que nous constatons, mesdames, que les femmes
écrivains ne tombent jamais dans le comique, qu’aucune d’elles ne
s’abaisse à ce point ... Elles ignorent le rire: quel plus bel éloge
peut-on leur décerner?... Toujours grave, digne, sérieuse, distinguée,
chaste, moralisatrice, la femme laisse à son rival, à l’homme, les
obscénités et immondices d’un Rabelais ou d’un Montaigne, d’un Brantôme
ou d’un Saint-Simon, de La Fontaine et de Diderot, de Molière et de
Voltaire, ces deux vils insulteurs du sexe de Jeanne d’Arc ...

—Bravo! Bravo!

— ...Notre littérature, à nous, toujours respectueuse des lois du bon
ton et de la bienséance, est indemne de toutes ces souillures ...»

       *       *       *       *       *

«As-tu fini! exclama Chantolle en haussant les épaules. Elle nous
bassine, cette Philaminte, épouse de Chrysale ...

—Une raseuse!»

       *       *       *       *       *

«...Ah! c’est que, pour nous, mesdames, la vie n’est pas chose risible
et plaisante! Un dur chemin, semé d’ornières et de fondrières ...»

       *       *       *       *       *

«Si tu crois, ma pauvre biche, murmura Ravida, que tes jérémiades vont
changer quelque chose à ce chemin!

—Prends-le donc comme il est, et fiche-nous la paix!» ajouta Jourd’huy.

       *       *       *       *       *

«...La femme, à qui la nature a traîtreusement assigné le rôle
maternel, qui n’enfante que dans la douleur, est toute désignée ...
Nous seules, mesdames ... connaissons par expérience ... tout ce qu’il
y a d’amertume et de deuil dans l’existence ...»

       *       *       *       *       *

«Assez! Assez! s’écrièrent simultanément Magimier, Lesparre et Ferrero.

—Oh! oui, assez! répétèrent de tous côtés les Salomoniens.

—Laissons ces dames, lasses d’enfanter, dit Sambligny, et qui
voudraient que ce fût notre tour ...

—Pour rétablir l’équilibre!

—Ah! elle est bonne, celle-là!

—C’est toujours nous qui avons la meilleure part ...

—Et elles, toujours une araignée dans le plafond!

—Veyssières! fit Chantolle. Vous avez vu ce que dit à ce propos Edmond
de Goncourt dans un des derniers volumes de son _Journal_? «C’est bien
restreint le nombre des femmes qui ne méritent pas d’être enfermées
dans une maison de fous.»

—Ce que confirme l’ancien proverbe: «La plus sage est la moins folle»,
riposta Ravida.

—Et ce que confirme surtout la médecine, ajouta Jourd’huy: l’hystérie
est tellement répandue ...

—Fichtre oui! dit Nantel.

—Toutes, des névrosées!

—Des malades! Elles ont beau protester: c’est Michelet qui a raison!
conclut Sambligny.

—Moi, les femmes, je ne m’occupe que de leur plastique, pas d’autre
chose, déclarait pendant ce temps Magimier à son voisin Lesparre.

—Il y en a si peu de belles! soupira celui-ci.

—Savez-vous ce que devrait faire le gouvernement, Lesparre? interjeta
Chantolle de son ton gouailleur. Il devrait réaliser le vœu de
Théophile Gautier: forcer toute femme atteinte et convaincue de beauté
notoire à se montrer au moins trois fois par semaine sur son balcon,
pour que le peuple ne perde pas tout à fait le sentiment de la forme et
de l’élégance. Voilà qui vaudrait mieux que de prêcher à la foule des
turlutaines et des mensonges, comme la liberté et l’égalité ...

—Et aux femmes la concurrence avec l’homme!

—La haine du mâle!

—La révolte contre le maître!

—Contre la nature!

—Eh bien, non, mes bons amis, ce n’est pas cela que devrait faire
le gouvernement! s’écria Jourd’huy. Il y a mieux que cela! Car, en
effet, je reconnais avec vous que le nombre des belles femmes est bien
insuffisant ...

—Oh oui!

— ... Et que si l’on pouvait l’augmenter ... Ce qu’il faudrait,
c’est fonder des maisons d’éducation où les jeunes filles seraient
admises dès l’enfance, et où l’on s’occuperait de les façonner, de les
embellir, de les assouplir, de les engraisser; où on les initierait à
tous les jeux et à tous les perfectionnements de l’amour ...

—Comme à Corinthe!

—A Milet, à Lesbos, dans toute l’ancienne Grèce.

—Ils s’y entendaient, ceux-là!

—Ah! les Grecs! Le premier des peuples! Toute notre civilisation vient
d’eux ...

—Aucun ne les a surpassés ni dans les arts, ni en poésie, ni en beauté
...

—Mais encore aujourd’hui, au Japon, c’est ce qui a lieu, dit
Lesparre. Outre les maisons de thé, il y a des collèges d’amour ...

—Très chic, les Japonais!

—S’entendant en plaisirs ...

—Ayant l’intelligence de la vie, de la volupté ...

—Possédant des goûts très raffinés ...

—Dans ces établissements, continuait Jourd’huy, les laides, les mal
bâties, toutes celles que dame Nature a peu favorisées, ne seraient pas
oubliées. Non, ne méprisons personne, sachons tirer parti de tous les
éléments et de toutes les facultés. Les laides, on les mettrait à la
cuisine, on leur enseignerait le blanchissage, le repassage, la couture
...

—La propreté!

—D’abord!

—Ce qui manque le plus à nos brillantes amazones!

—Il paraît!

—C’est par la crasse, selon le mot de Charles Mismer, qu’elles se
distinguent ...

—Frédéric Soulié aussi l’a dit.

—Et Jules Janin: «Bas bleu, c’est-à-dire bas sale», écrivait-il ...

—Ce qui prouve ...

—Oui, la propreté avant tout!

—Voilà comment nous comprenons la femme, nous autres! exclama Ravida.

—Ah! tu veux te révolter, vile esclave!

—Ah! tu aspires à t’émanciper, citoyenne!

—Les Japonaises, quelles femmes! dégoisait de son côté l’ingénieur
Lesparre. J’en ai tâté ... Ah! mes amis, je ne vous dis que ça! Une
grâce, un charme, une souplesse, un enlacement, un brio, une science,
une maestria, un doigté, un velouté ... Prodigieux! Incomparable!

—Assez, Lesparre!

—Arrêtez-vous!

—Vous nous faites ... monter l’eau à la bouche!

—Dites donc, Nantel, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de nous
dénicher une de ces merveilles? Il doit bien y avoir quelques
Japonaises dans Paris!

—J’appuie la motion de Sambligny, opina Herbeville.

—Moi aussi, déclara Ferrero.

—Nous tous l’appuyons.

—Vous entendez, Nantel?

—Je ne demande pas mieux, mes très chers: je ferai des démarches en
conséquence ... Mais si vous vouliez bien maintenant me laisser parler?
Que je vous dise où nous en sommes ... L’heure s’avance ...

—Nantel a la parole! annoncèrent Brizeaux et Ravida.

—Silence! Silence!

—La parole est à M. le secrétaire-trésorier! articula solennellement
Veyssières.

—Avant tout, messieurs, j’ai à vous remettre la liste de nos clientes,
la nouvelle liste, dit Nantel, qui tira de sa poche et commença à
distribuer entre les convives de menus cahiers, composés de quelques
feuilles, et faciles à dissimuler dans un carnet ou un porte-cartes.
C’est moi-même, poursuivit-il, qui ai non seulement dressé, mais
autographié cette liste, ainsi d’ailleurs que j’avais pris soin de le
faire l’an passé. Il n’en existe pas d’autres exemplaires que ceux-ci,
et vous n’avez aucune indiscrétion à redouter ...

—Nous vous voterons des félicitations, Nantel! interrompit Brizeaux.

—Une couronne civique! dit d’Amblaincourt.

—Nous vous élèverons une statue! renchérit Veyssières.

—Le plus tard possible, n’est-ce pas? reprit Nantel. Comme vous le
constaterez, le nombre de nos associées—laissez-moi appeler ces dames
de ce nom un peu ambitieux peut-être, et qu’elles ne justifient que
passagèrement, mais qui n’en est que plus flatteur pour elles ... et
pour nous;—le nombre de nos associées s’est accru de onze, et ce
renfort est tout entier compris dans la première catégorie, celle du
prix le moins élevé, la catégorie à cinq francs.»

La liste, qui était disposée par colonnes et sous forme de tableau, se
trouvait effectivement divisée en catégories ou sections, au nombre de
trois, et c’étaient les chiffres 5, 10 et 20 qui, inscrits en travers,
au milieu d’une ligne, établissaient ces démarcations.

Dans la première colonne se lisait le nom des associées,—puisque
associées il y a; dans la seconde, leur adresse; dans la troisième, les
jours et heures auxquels elles étaient visibles; dans la quatrième,
leur signalement et leurs particularités physiques et morales ou
immorales.

Le livret débutait ainsi:

  ══════════╤══════════════════════╤═════════════════════════════════╕
            │                      │                                 │
  Morel     │Rue de Provence, 151. │  Tous les jours jusqu’à         │
            │                      │4 h. (Les dimanches exceptés:    │
            │                      │cette exception est de           │
            │                      │règle générale et s’applique     │
            │                      │à tous les paragraphes suivants.)│
            │                      │                                 │
  Thiébault │Rue de Suresnes, 69.  │  Mercredis et samedis soir,     │
            │                      │à partir de 9 h.                 │
            │                      │                                 │
  Lucy      │Rue Bleue, 92.        │  Tous les jours jusqu’à         │
            │                      │5 h.                             │
            │                      │                                 │
            │                      │                                 │
  Palmyre   │Rue Pigalle, 41 bis.  │  Tous les jours de 2 h. à       │
            │                      │7 h.                             │
            │                      │                                 │
            │                      │                                 │
  Duval     │Rue Lavoisier, 52.    │  Tous les jours après-midi.     │
            │                      │                                 │
            │                      │                                 │
            │                      │                                 │
  Irma      │Rue Baudin, 70.       │  Mardis et vendredis de         │
            │                      │3 h. à 7 h.                      │
            │                      │                                 │
  Fanny     │Rue Lamartine, 58.    │  Tous les jours jusqu’à         │
            │                      │5 h.                             │
  Etc.      │                      │                                 │

  ══════════╤═══════════════════════════════════════════╕
            │                                           │
  Morel     │  Jeune, boulotte, blonde; jolies mains;   │
            │belles dents (pas fausses); bonne fille;   │
            │trop causeuse.                             │
            │                                           │
  Thiébault │  Jeune, petite, mince, brune; très        │
            │passionnée; pied d’enfant.                 │
            │                                           │
  Lucy      │  Jeune, blonde; forte poitrine; hanches   │
            │accentuées; taille fine; beaucoup          │
            │d’entrain et de bagou.                     │
            │                                           │
  Palmyre   │  Négresse, mûre; taille et ampleur        │
            │moyennes; bébête; lourdaude; grande        │
            │fumeuse et buveuse d’absinthe.             │
            │                                           │
  Duval     │  Trente ans; brune; très forte poitrine,  │
            │mais taille épaisse; l’air toujours        │
            │endormi (alcoolique??)                     │
            │                                           │
  Irma      │  Mûre, grande, svelte, brune; très        │
            │gaie.                                      │
            │                                           │
  Fanny     │  Mûre, mince, élancée; très belle         │
            │chevelure rousse (pas teinte).             │
  Etc.      │                                           │

«Je me suis mis en relation, comme l’an dernier, avec Mme de
Saint-Géran, l’excellente madame de Saint-Géran, de la rue Tronchet,
expliquait Nantel; je suis allé voir aussi une certaine dame Cardinet
...

—Cardinal?

—Non, Chantolle. Cette personne n’a pas de filles, que je sache,
de filles à elle, j’entends, et elle se nomme réellement et tout
simplement Cardinet ... Ces honorables négociantes ou courtières ont
naturellement tendance à vous faire prendre des articles très chers;
elles les surfont et les exagèrent à plaisir; mais j’ai su résister à
ces prétentions déraisonnables et je n’ai retenu que cinq des numéros
qu’elles m’ont proposés: une petite brune, ayant de très beaux yeux
noirs, Mme Peyrade, Clara Peyrade, 15 bis, rue de Maubeuge ...»

A ces mots, le député Magimier redressa la tête: ce nom et cette
adresse avaient été prononcés tout à l’heure devant lui, sur la
terrasse du café ... Oui, c’était bien cela: Clara Peyrade ... de
grands yeux noirs ...

«Je la connais, cette recrue, fit-il. Elle a deux toquades: elle exècre
les Américains, pour les avoir fréquentés de trop près, et elle traite
tous les hommes de mufles.

—Ça nous est égal, pourvu que le physique nous plaise, riposta
Herbeville.

—A part ses yeux, c’est l’insignifiance même, reprit Magimier.

—Si elle possède des talents ...

—Ça, je l’ignore; mais elle n’a rien d’attirant: elle est petite,
pâle, maigrichonne ... Vous avez la rage, Nantel, de toujours nous
fourrer des femmes maigres!»

Roger de Nantel de protester aussitôt:

«Je m’efforce de vous contenter tous! Et ce n’est pas facile, ah!
sapristi, non! Peut-on dire ...

—Magimier a tort de se plaindre, insinua d’Amblaincourt. Nous vous
savons tous gré, Nantel ...

—Ce sacré Magimier!

—Jamais content!

—Nous verrons, mon cher, quand ce sera votre tour de remplir les
fonctions de secrétaire et de sergent recruteur! Ah! je vous y
attends! Nous verrons comment vous vous en tirerez! Moi qui m’ingénie
à en trouver pour tous les goûts, protestait Nantel, dans tous les
quartiers, afin de vous épargner de trop longs dérangements ...

—Mais oui!

—Ainsi, vous m’avez demandé une rousse de plus; eh bien, il y en a
deux ...

—Nul plus que moi ne rend justice à votre dévouement et à vos mérites,
Nantel, interrompit Magimier; si je vous ai froissé, c’est malgré moi,
croyez-le ...

—La rage de choisir des femmes maigres! D’abord, je n’ai aucune rage,
mon cher, absolument aucune! Je tâche de m’inspirer de l’intérêt
collectif, de concilier tous les désirs, toutes les exigences ...
Comment les aimez-vous donc, les femmes? Comment vous les faut-il?

—Je suis pour les belles femmes, répliqua le député.

—Qu’appelez-vous belles femmes? Expliquez-vous!

—Le mot se comprend de lui-même, et tout le monde sait ce qu’on entend
par «une belle femme», dit Magimier. C’est tout le contraire de ces
petites sauterelles ... Une belle femme est grande, forte, grasse, bien
portante ...

—La santé avant tout, effectivement, la santé et la jeunesse! opina le
sénateur Brizeaux. Et de la gorge! Vous vous rappelez le mot de Louis
XV à propos de la jeune Marie-Antoinette?

—Non. Allez-y! cria Chantolle.

—Lorsque le secrétaire d’ambassade Bouret vint annoncer à Louis XV
l’arrivée à Strasbourg de l’archiduchesse Marie-Antoinette, qui allait
devenir Mme la Dauphine, le roi lui demanda comment il avait trouvé
cette princesse. «Sire, elle est charmante, répondit-il. Elle a de
très beaux yeux, un teint d’une fraîcheur ...—Et la gorge?— ... Le
front imposant, les sourcils ...—Et la gorge? A-t-elle de la gorge?
interrompit de nouveau le roi.—Sire, je vous assure que je n’ai pas
pris la liberté de porter mes regards jusque-là.—Vous êtes un sot,
Bouret; c’est toujours par là qu’il faut commencer, c’est ce qu’il y a
de plus important ...»

—Pas bête!

—Je suis heureux de me rencontrer avec un monarque doué d’une aussi
profonde expérience, dit Magimier.

—Et aussi avec un de nos premiers écrivains, avec Jean-Jacques, qui
avouait, à l’occasion de Mme d’Épinay, plate comme une planche à pain,
qu’«une femme sans tetons ...»

—Oh! pas de gros mots, Chantolle! implora Ravida.

—Ce n’est pas moi qui parle, c’est ce malotru de Jean-Jacques: «Une
femme sans tetons n’est pas une femme pour moi!»

—Parfait! Vive Jean-Jacques! cria Magimier.

—A la bonne heure!

—Moi, je suis comme Magimier: j’aime la chair, je n’en disconviens pas
...

—Moi aussi, mon cher sénateur, repartit Ravida. Malheureusement, les
neuf dixièmes des femmes d’aujourd’hui ont l’air de ne pas avoir un
brin de force, un souffle de vie. Ce n’est pas capitonné, ça manque
d’ampleur et de relief, c’est chétif, anémié, maladif et malsain.
Ça pose pour les délicates, les langoureuses, les vaporeuses, les
éthérées, les esthètes, les intellectuelles ... As-tu fini! Comme vous
le disiez il y a un instant, sénateur: la santé avant tout. Vivent les
femmes bien portantes, riches de sein et solides au poste!

—Bravo, Ravida!

—Les femmes où tous les attributs du sexe sont copieusement accusés,
ajouta Jourd’huy.

—Et se détachent en vigueur, selon une expression du métier, reprit le
peintre Ravida.

—Le style, c’est l’homme; mais le corset, c’est la femme! glapit
Sambligny.

—Le corset ... et la _tournure_! compléta Jourd’huy.

—Oui! et la _tournure_!

—Le mérite de la femme, sa vocation, si je puis m’exprimer ainsi ...

—Vous pouvez, Magimier!

— ... sa vocation, c’est d’être grasse!

—Très bien! Très bien!

—Tous les vrais mâles sentent cela, le comprennent ...

—Les petits seins des jouvencelles, ce ne sont que pommes vertes, a
fort congrument noté je ne sais plus quel poète:

  Et la grande Déesse aux yeux impurs,
  Cypris, n’aime que les fruits mûrs!

—C’est cela, Chantolle! Parfait!

—Et tenez, messieurs! poursuivit Chantolle. Il y a aussi une remarque
de Balzac ... un mot bien typique: «Les femmes grasses, elles n’ont
qu’à se montrer, elles triomphent!»

—Eh oui! Très vrai! Bravo!

—Vous entendez, Nantel? Faites bien votre profit de ce que nous
disons, mon ami, insinua Magimier.

—Quant à moi, hasarda Veyssières, je ne déteste pas une élégante
sveltesse, une certaine souplesse ...

—Mais, messieurs, revenons à notre liste! Consultez la liste! objecta
Nantel. Voyez combien peu de clientes minces vous avez par rapport aux
grasses. Et cependant, les minces se trouvent bien plus aisément ...

—Ce qui vous démontre clair comme le jour que les grasses—les grasses
jeunes—doivent faire prime! déclara Sambligny.

—Cela est tellement vrai, messieurs, dit Brizeaux, que dernièrement,
dans une enquête que j’étais chargé de faire à la Préfecture de police,
on me montrait un relevé statistique et comparatif des habituées de cet
établissement, classées en filles maigres, c’est-à-dire ne dépassant
pas certain poids—soixante-dix kilos, pour préciser,—et en filles
grasses, c’est-à-dire dont le poids est supérieur à ce chiffre: eh
bien, on n’en compte que dix grasses pour cent maigres.

—Puisque les maigres sont bien plus nombreuses, interrompit Chantolle,
il n’y a rien d’étonnant ...

—Pardon, attendez! reprit Brizeaux. Il y a une autre raison que
celle du nombre. Si les femmes grasses échappent pour la plupart à la
police des mœurs, si, pour la plupart, elles n’ont pas besoin de tant
se démener et s’exposer, pour vivre, et de recourir ainsi à la basse
et affichante prostitution, c’est évidemment qu’elles ont moins de
peine à se procurer des amateurs, bien moins que les femmes maigres.
Presque toujours, ainsi que me le racontait le chef du service des
mœurs, M. Barlier, quand une femme grasse,—et pas trop vieille, bien
entendu,—au lieu de vivre tranquillement chez elle, aux frais de
ses amis et connaissances, a affaire à ladite police, c’est qu’elle
possède une tare secrète: c’est une incorrigible alcoolique, par
exemple, ou bien elle est tombée sous la coupe d’un souteneur brutal,
tracassier et imbécile, qui l’exploite mal, au détriment de ses propres
intérêts. Mais, en thèse générale et en résumé, une femme grasse ...
non seulement ce que notre ami Magimier appelle «une belle femme», mais
une femme grasse, simplement, une femme de poids, réussit bien mieux et
bien plus lucrativement qu’une maigre à trafiquer d’elle,—une grosse
femme, selon la remarque de Barlier, est toujours sûre de ne pas mourir
de faim.

—Cela tient aussi, encore une fois, comme le disait tout à l’heure
Nantel comme vous-même l’attestiez il y a une seconde, mon cher
sénateur, à la surabondance des femmes maigres et chétives ...

—Et aussi, du même coup, Chantolle, au goût général des hommes,
insista Brizeaux. On préfère non seulement ce qui est plus rare, mais
ce qui est plus plantureux, ce qui atteste le mieux le sexe ...

—Les femmes qui, par leurs seins et leur croupe, sont plus femmes que
les autres, acheva Sambligny.

—C’est cela! fit Brizeaux.

—C’est cela! C’est cela!

—Ces gredins d’hommes! Tous, si matériels, d’appétits si grossiers,
recherchent la chair, se complaisent dans la basse sensualité ...
N’est-ce pas, mon vieux Magimier? interpella Sambligny.

—Il y a certaines nuances, répondit Magimier. L’idéal, pour moi ...

—Vous avez un idéal? demanda Nantel.

—Magimier qui a un idéal!

—Ah! voyons l’idéal de Magimier! exclama Veyssières. Voyons l’idéal!

—Je le connais! s’écria Chantolle. C’est sa voisine et amie Angélique,
l’opulente, protubérante et exubérante Bombardier, le mastodonte
Angélique ...

—Il me les faut plus jeunes, Chantolle, de beaucoup plus jeunes. Mon
idéal,—car j’ai un idéal, oui, comme nous en avons tous un en fait de
femmes, un idéal qui n’est pas toujours le même, pas toujours immuable,
pour chacun de nous, qui varie même diantrement dans le cours de
l’existence ...

—Heureusement!

—C’est le plaisir!

— ... qui passe d’un extrême à un autre, vous fait, par exemple,
désirer une femme brune quand vous en avez possédé trop de blondes,
aspirer à une mauviette après une série de boulottes ...

—Convoiter une maigre en été, lorsque la chaleur vous accable, insinua
Brizeaux; et, au contraire, par les temps de neige et de gel, une ample
nappe de chair vive ...

—Diversité, c’est ma devise! chantonna Sambligny.

—Notre devise à tous! ajoutèrent Ferrero et d’Amblaincourt.

— ... Mon idéal d’aujourd’hui, poursuivit Magimier,—écoutez bien,
Nantel, et réglez-vous là dessus dans vos enquêtes et pourchas de
sergent recruteur, cher ami!—mon idéal actuel, c’est la femme grande
et forte, jeune, n’ayant pas atteint la trentaine, à la peau blanche et
satinée, au corsage plantureux, saillant et résistant, puissante des
épaules et des hanches, mais dont la taille est restée mince, ronde et
flexible ... un 8, tenez, mon bon! le chiffre 8 offre bien l’emblème de
mon sujet.

—Pas mal! Pas mal! fit Sambligny en dodelinant de la tête.

—Pas mal! répétèrent Ravida et Brizeaux.

—Mais, messieurs, nous avons cela! Voyez votre liste, consultez le
catalogue!

—Notez bien, poursuivait Magimier, je diffère essentiellement des
Orientaux, moi. L’embonpoint, chez eux, est la caractéristique
indispensable de la beauté. Ils ont, comme vous savez, tout un système
d’engraissement à l’usage des femmes, et plus une fille est obèse, plus
cher elle vaut ... Moi, ce n’est pas cela. L’obésité, je ne la veux
qu’aux seins et aux hanches ...

—Le corset et la _tournure_! interrompit de nouveau Jourd’huy.

—Les femmes plus femmes que les autres, ainsi que je le disais,
rappela Sambligny.

— ... Je tiens absolument à une taille fine et juvénile. Le chiffre 8,
quoi, encore un coup! acheva Magimier.

—Moi, contait d’Amblaincourt à son voisin Herbeville, j’aime les
hanches développées et les seins menus, le type de l’antique Dionysios,
cher aux Grecs ...

—Je raffole des jolies mains, déclarait Veyssières, des mains
mignonnes et potelées, aux doigts effilés ...

—Moi, ce sont les pieds.

—Moi également, Chantolle, je suis pour les pieds, répliqua Nantel. Un
pied petit, bien cambré, finement et coquettement chaussé ...

—Rien d’éloquent comme ça! acheva Chantolle. Les pieds des femmes
devraient intéresser tous les hommes, au dire du maître ès arts d’amour
Casanova.

—C’était aussi l’avis de Restif, un autre fervent connaisseur,
répliqua Nantel.

—Ah oui, certes! Restif surtout ... Pour lui, c’était le plus puissant
attrait de la femme, c’était toute la femme. Et voyez, Nantel, voyez,
poursuivit Chantolle, combien notre goût se justifie! Vous le trouvez
mentionné dans les Livres Saints ... oui, mon petit, dans plusieurs
endroits de la Bible. C’est par ses jolis pieds que Judith séduisit
Holopherne: _Et sandalia ejus rapuerunt oculos_ ...

—Moi, disait Herbeville, j’ai un faible pour les femmes très grandes,
trop grandes, excessivement hautes et sveltes ...

—Les girafes? interrompit Veyssières. C’était la passion d’Ernest
Feydeau ...

—J’adore les rousses! proclamait Jourd’huy. Une belle rousse, bien en
chair, à la peau blanche comme neige, dure comme marbre, douce comme
lait ... Soignez-nous cela, Nantel, soignez les rousses, mon bon ami!

—Des rousses, vous en avez deux de plus cette année, répondit Nantel;
ça vous fait neuf d’inscrites au catalogue. Neuf rousses, c’est
suffisant, il me semble, saperlipopette! et vous n’avez pas à vous
plaindre ...

—Je ne me plains pas, Dieu m’en préserve! Au contraire, Nantel, je
vous bénis, je vous glorifie, je vous déifie, je ...

—Messieurs, lorsque vous voudrez bien, je continuerai mon rapport,
interrompit Nantel. Je vous disais que je n’avais retenu que cinq des
numéros proposés par Mmes de Saint-Géran et Cardinet; les six autres
ont été recrutés directement par moi. Ces onze nouvelles associées
figurent toutes dans la même catégorie, celle des femmes à cinq francs.
Il ne sert de rien, en effet, je pense que vous serez de cet avis, de
payer plus cher pour avoir la même denrée. Nos associées à cinq francs
valent absolument celles de dix francs, voire celles de vingt ...

—Il n’y a que l’enveloppe de changée, l’étui de la chrysalide, glissa
Chantolle.

—L’étui, c’est cela, la toilette, l’appartement et le mobilier; quant
à la chrysalide en elle-même, la femme intrinsèque, c’est la même,
vous le savez tous. Il y a des femmes à un louis qui ne valent pas
en beauté, en grâces, en attraits, celles à cent sous. Tout cela, en
somme, se balance et s’équilibre ...

—Très bien!

—C’est vrai!

— ... Inutile donc, encore une fois, d’augmenter le nombre de nos
associées les plus coûteuses, puisque celles du prix le plus modique
leur sont équivalentes, sont identiques même. Néanmoins, comme il peut
vous plaire aux uns ou aux autres de trouver par-ci par-là un peu plus
de luxe, de confort, de fanfreluches, de fioritures et de garnitures,
je crois qu’il est bon de maintenir nos catégories supérieures ...

—Peuh!

—Oh! ma foi!

—Si! Si!

—Pourquoi?

—Si, Nantel! Si! si!

—Oui! Mais oui!

— ... Laissons-les, oui! Je ne dis pas, continua le secrétaire de la
confrérie, que, pour cette infime somme de cinq francs, vous allez
trouver à converser avec des duchesses authentiques, des actrices en
renom ou des demi-mondaines cotées sur le turf ... Non! S’il vous
convient de vous payer de ces extras, c’est affaire à vous et en
dehors de notre ordinaire; nous n’avons rien à y voir. Nous ne nous
chargeons, nous, que de vous mettre en rapport—grâce au concours des
complaisantes matrones susnommées, et conformément aux statuts de
notre Association, aux principes de Salomon et de la Sagesse,—avec
un certain nombre de jolies filles, le moins exigeantes possible, et
capables de répondre à tous vos désirs, satisfaire tous vos goûts,
réaliser tous vos idéals,—puisque idéal il y a ...

—Très bien, Nantel!

—Parfait!

—Bravo! Bravo!

— ... Eh bien, messieurs, elles deviennent de moins en moins
exigeantes, les jolies filles; les prix baissent de plus en plus, et
cela parce que la marchandise surabonde, vous ne l’ignorez point;
parce que jamais autant de déclassées et de désœuvrées n’ont battu le
pavé de Paris. Nul n’échappe—permettez-moi ces courtes considérations
économico-philosophiques ...

—Nous permettons!

—Tant que vous voudrez, Nantel! Allez-y!

— ... Nul n’échappe à la grande loi de l’offre et de la demande, et,
en aucun temps, les offres n’ont été aussi nombreuses: vous pouvez sur
ce point vous en rapporter à Mmes de Saint-Géran, Cardinet et consorts.
Toutes ces fillettes, même les plus pauvres, les plus misérables,
à qui on a flanqué en veux-tu en voilà de l’instruction gratuite,
intégrale et obligatoire, ont en horreur le ménage et tout travail
manuel: ça les humilie, les avilit ... Vous avez entendu les oratrices
de tout à l’heure ... Toutes aspirent à être des dames, de grandes
dames—pourquoi pas?—et non, certes, des femmes à marmaille et à
popote. Elles ne deviennent que des filles ...

—Ne faut pas trop le déplorer, cher ami, interrompit Chantolle.

—Nous aurions mauvaise grâce ...

—C’est pain bénit pour nous!

—Ne disons pas de mal des truffes!

— ... Je constate seulement, messieurs, rien de plus, et je m’arrête.

—Messieurs, je propose, comme conclusion, dit Veyssières, de porter un
toast à notre excellent collègue Magimier, député féministe, apôtre de
l’émancipation. Nous lui devons bien cela!

—Oui, vive Magimier! vive Magimier!

—Ah! vieux farceur de Magimier!

—Roublard!

—Vieille pratique!

—Messieurs, non ... Vous plaisantez!

—Pas du tout!

—Vive Magimier!

— ... Je fais ce que je peux, messieurs ...

—Bravo, Magimier! Courage! Hurrah! Hurrah!

—Mieux que toutes les Saint-Géran et toutes les procureuses de la
terre, Magimier nous aide ...

—N’oublions pas non plus sa constante collaboratrice, sa tendre et
chère Angélique ... cette sylphide! clama Chantolle. Je bois à la
santé de Mme Angélique Bombardier, présidente du groupe parisien de la
Revendication!

—Et moi, à celle d’Elvire Potarlot! repartit Veyssières.
L’infatigable, l’admirable, l’incomparable et unique Elvire, présidente
de la Ligue des Émancipées!

—Hurrah pour Elvire!

—Et Nina Magloire, la bouillante Nina ...

—Et Lauxerrois Saint-Germain ...

—Et Katia Mordasz, la nihiliste, l’anarchiste ...

—Messieurs, à Guillemine de Chastaing, la reine des Infécondes!

—A toutes! toutes!

—Et à leurs idées, à leur programme! A la suppression du mariage! A
l’amour libre!

—A l’amour libre! Bravo!

—A l’émancipation complète et définitive ...

—Ah! oui, à l’émancipation! Elle mérite bien ...

—Messieurs, je lève mon verre en l’honneur des belles filles, moi,
tout simplement, des belles et bonnes filles! annonça Magimier. Les
autres, les laides et les bégueules, je m’en ...

—Aux belles filles! Aux braves et bonnes filles! répéta Ravida. Ah
oui! Ça vaut mieux ...

—A nos associées, messieurs! dit Nantel. N’oublions donc pas nos
associées! Ce serait de l’ingratitude! C’est un devoir ...

—Évidemment!

—Mais oui!

—A la santé de nos associées!

—De ces aimables complices!

—Ces clientes toujours si empressées, si dévouées ...

—Aux petits soins ...

—Tout ce personnel d’élite!

—A Nantel aussi! Pour le remercier!

—C’est bien le moins ...

—A Nantel! exclamèrent en chœur tous les Sages. A Nantel!

—A nos associées, messieurs! à elles seules!» riposta modestement M.
le secrétaire-trésorier.

Et, pour se dérober à l’ovation dont il était l’objet, Roger de Nantel
se leva de table et donna ainsi le signal du départ.



IV


Cette après-midi-là, vers les cinq heures, Séverin Veyssières, avant
de rentrer chez lui, décida d’aller voir Katia Mordasz, avec qui,
depuis quelque temps, il était en relation. Riche, par patrimoine,
d’une demi-douzaine de mille livres de rente, qu’un récent héritage
venait de doubler, Veyssières avait, peu après sa sortie de l’École
normale, quitté l’Université pour le journalisme: il collaborait au
_Libéral_, où il était chargé de la critique littéraire, et, en dehors
de cette collaboration, il s’occupait de recherches philologiques et
particulièrement d’études sur les langues slaves. Outre un recueil
des _Chants nationaux_ des peuples de l’Europe, il avait entrepris un
vaste ouvrage sur les _Légendes du Nord_, les anciennes traditions
polonaises, moscovites et finlandaises, et l’ardente révolutionnaire,
la fameuse nihiliste Katia Mordasz, originaire de Smolensk, lui était
d’un grand secours pour ce travail.

C’était à l’extrémité de la rue Vaneau, au fond d’une longue cour,
bordée de hautes et vieilles bâtisses, toutes aménagées en logements
d’ouvriers, que demeurait Katia. Elle avait découvert là, tout au
bout de cette sorte de cité et au sommet, au cinquième, deux chambres
qui prenaient jour sur des jardins, et d’où l’on jouissait d’une vue
très étendue et non moins attrayante. A dire vrai, c’était là le seul
agrément de ce chétif logis, de ces deux pièces, que précédaient une
cuisine et une entrée, presque obscures l’une et l’autre, n’ayant que
l’incertaine et triste clarté d’une lucarne dormante donnant sur le
palier de l’escalier.

Comme il approchait de cette maison, Veyssières remarqua un
attroupement le long du trottoir et au milieu de la chaussée. En même
temps, des éclats de rire, des clameurs d’enfants arrivaient à ses
oreilles.

«Ohé! Ohé! les soûlardes!

—Eh! m’ame Birot! V’ s’ en avez vot’ paille, hein?

—Qué cuite, la Desroche!

—Qué cocarde! Oh là là!

—Eh! les poivrotes!

—Ohé! Ohé!»

C’étaient deux locataires, deux blanchisseuses, l’une grosse à pleine
ceinture, l’autre traînant un mioche par la main, qui, après une série
de stations chez quantité de mastroquets, avaient peine à se tenir
debout et traçaient les plus capricieux zigzags.

«Gare à vot’ gosse, m’ame Birot! V’s’ allez l’escrabouiller!

—Est-ce qu’il est paf aussi, le moucheron? Mais, ma foi, oui! On le
dirait!

—Mais oui!

—Oh là là!

—Eh! les pochardes!

—Eh! Ohé! Ohé!

—On s’est donc flanqué une culotte, m’ame Birot?

—On a sa pistache, sa p’tite pistache!

—Eh! la Desroche!

—La Birotte!»

Tous les polissons du quartier s’en donnaient à cœur joie et ne
cessaient d’apostropher et harceler les deux femmes.

A chaque instant la Birotte s’embarrassait les pieds dans sa jeune
progéniture et manquait de s’étaler sur elle.

«Gare à vot’ gosse! I’ va s’aplatir!

—Eh! m’ame Birotte!»

M’ame Birotte, aussi bien que sa compagne, la future mère, ne se
faisait pas faute de répondre et d’invectiver à son tour tellement
quellement contre tous ces vauriens.

«V’ n’allez pas m’ fich’ la paix, tas de gueulards?

—Enfants de chiennes!

—Sales races!»

Ce qui était prévu arriva. Comme le trio pénétrait cahin-caha sous
la voûte de la maison, un choc se produisit: la Birotte trébucha dans
son rejeton, et tous deux roulèrent sur le pavé. La Desroche avait eu
la chance de se trouver près du mur, et elle y restait adossée, les
bras flasques, l’œil hagard et vitreux, le ventre en avant, énorme et
rebondi, grotesque et cynique, comme une grosse outre pleine à éclater.

Des voisins aidèrent la Birotte et le petit Birot à se relever. Ce
dernier, qui avait certainement pris part aux libations maternelles,
n’avait même pas la force de pleurer: il était comme hébété, idiotisé.

«Bin quoi? vociférait la mère, en s’adressant, pour les remercier sans
doute, aux complaisantes personnes qui étaient venues à son secours et
l’avaient remise sur pied. Est-c’ que ... que ... vous n’ savez pas c’
que c’est? V’là-t’i’ pas une affaire! Est-c’ que vos hommes ne lichent
jamais un coup d’ trop? Et vous-mêmes ... Bin quoi? Mais oui! Ça peut
arriver à tout un chacun ... Comme ça, n’y aurait que les hommes qui
... qui auraient l’ droit d’se ... d’se cocarder? Ah! bin, ce s’rait
drôle! Est-c’ que v’ n’avez pas tout comme eux ... un ... un trou sous
l’nez? T’entends pas, Desroche? T’entends pas c’ qu’i’ jaspinent, ma
fille? I’ paraît qu’i’ n’y aurait qu’ ces messieurs ... Qu’en dis-tu,
hein? Si c’est pas s’ moquer du peuple! Oh! qué bedon qu’ t’as tout d’
même, ma pauv’ tiote, qué ventrée! Oh! là là! L’ cochon qui t’a fait ça
... Oh! vrai! vrai!»

Tout en maugréant et clabaudant de la sorte, la Birotte, le petit Birot
et la Desroche étaient parvenus à gravir les premières marches de
l’escalier et avaient disparu.

Séverin Veyssières, à qui les gamins et les badauds barraient le
passage, s’était arrêté à quelques pas de la voûte, devant la boutique
d’un petit horloger, qui, debout sur le pas de sa porte, discourait
avec véhémence, levant à tout instant les bras au ciel, grondait,
objurguait et s’indignait.

«Si ce n’est pas une honte! Trois, quatre fois par semaine, voilà le
spectacle que nous avons! Une femme, une mère de famille, qui ne fait
que s’enivrer! Si elle était la seule encore! Aujourd’hui c’est avec
Mme Desroche, cette malheureuse ...

—Faut bien qu’elle se console, m’sieu Jean-Louis! objecta en ricanant
la marchande fruitière, sa voisine de gauche.

—Vous appelez ça se consoler, madame Paquin? Mais, raison de plus,
puisqu’elle est enceinte ... Ah! c’est du propre! Dans sa position!
Une femme qui n’a pas vingt ans ... car elle n’a pas vingt ans,
cette petite dame Desroche! Et ça boit, ça boit! Je vous demande un
peu à quoi pensent nos députés, tous nos représentants! Oui, à quoi
pensent-ils? Au lieu de se chamailler entre eux, de perdre leur temps
à un tas d’âneries, est-ce qu’ils ne feraient pas mieux de veiller
à la salubrité et la santé publiques, d’empêcher tout ce criminel
dévergondage, commencer par s’opposer à cet envahissement des marchands
de vin? On ne voit que ça à toutes les portes, des mastroquets!
Partout! Partout! Et qui est obligé ensuite de soigner tous ces
ivrognes et ces alcooliques? Qui paye leurs frais d’hôpital? C’est
nous, bonnes bêtes, nous tous, contribuables. N’y a-t-il pas là une
aberration? Et voici les femmes qui s’en mêlent à présent! Ah! là là là
là!»

C’était à Séverin Veyssières que le petit horloger semblait s’adresser
de préférence: d’après sa physionomie distinguée et sa mise élégante,
il le jugeait sans doute plus capable de le comprendre, d’entrer dans
ses vues, et il avait fait choix de cet auditeur parmi la foule des
assistants.

Veyssières connaissait du reste de réputation le père Jean-Louis:
Katia lui avait, à diverses reprises, parlé de ce loquace maniaque, de
ses tirades politiques, économiques et sociales, du double dada qu’il
enfourchait sans cesse: «Trop de députés! Trop de mastroquets!» et il
n’était pas fâché d’ouïr et contempler le monstre lui-même.

Celui-ci clabaudait de plus belle:

«On ne me fera jamais croire qu’il y a égalité entre l’homme et la
femme devant la boisson, pas plus que devant l’amour! Je raisonne
pratiquement, moi, monsieur; je ne vois que les résultats. Il n’y a
que cela de vrai et de probant. Un garçon peut faire toutes les farces
possibles et imaginables sans risquer de rentrer au logis avec quatre
oreilles, tandis qu’une fillette ... Elle peut même en rapporter six.
De son côté, un ivrogne ne cause de dommage qu’à lui, à sa santé et à
sa bourse; mais une ivrognesse, qui a des mioches à la mamelle, ou qui
est enceinte ... Ah monsieur! Non, ce n’est pas kif-kif! Les femmes, ça
devrait être sacré, voyez-vous! Celles qui ne savent pas se respecter,
qui se boissonnent et se roulent dans la boue, comme cette Birotte, eh
bien, il faudrait les en empêcher de force, monsieur! Oui, de force!
C’est très beau, vos idées de liberté; mais quand une femme a un enfant
dans le ventre et que vous la laissez se galvauder comme ça, s’emplir
d’alcool ...

—Eh bin quoi? Le môme nage là-dedans! interjeta un loustic. Ça le
conserve comme dans un bocal ... comme un chinois à l’esprit-de-vin!»

L’orateur ne daigna pas relever la plaisanterie.

«Ah! si j’étais le gouvernement! Voyez-vous, monsieur, continua-t-il
en se rapprochant de Veyssières, qui, décidément, acquérait de plus
en plus son estime et sa sympathie,—ils sont trop, à la Chambre,
bien trop! Comment voulez-vous que cinq cent quatre-vingts et plus,
autant dire six cents députés, puissent s’entendre, délibérer posément,
convenablement, faire de bonne besogne? Pas possible, monsieur! Ça ne
fait que du boucan!

—C’est un peu vrai, acquiesça Veyssières en souriant, par politesse.

—Ce n’est que trop vrai, monsieur, que bien trop vrai! Six cents
députés! Quelle discipline peut il y avoir?... Avez-vous remarqué que
les affaires ne marchent, que nous ne sommes un peu tranquilles, que
quand ces messieurs du Parlement sont absents, sont en vacances?

—Eh! eh!

—Dès qu’ils plient bagage, qu’ils clôturent ce qu’on nomme leurs
sessions, tout chacun, d’un bout du pays à l’autre, fait «Ouf!», tout
le monde soupire: «Ah! enfin! enfin! quel débarras!»

—Oh! oh!

—C’est comme un cri du cœur ... Il semble que nous ayons un fardeau
de moins à traîner. Il y a deux choses, voyez-vous, monsieur, deux
choses qu’il faudrait restreindre, diminuer à tout prix, je ne cesse
de le répéter: c’est le nombre de nos représentants et le nombre des
marchands de vin. Mais voilà! Ça se tient. Ce sont les marchands de vin
qui font les élections, qui sont tout; ce sont les rois de l’époque ...
avec les députés. Je me suis laissé dire par un de mes clients, qui est
un homme instruit, monsieur, un professeur de l’Université, que notre
siècle serait appelé «le siècle des mastroquets». Autrefois, il n’y a
pas trente ans, on ne voyait pas de femme aller prendre son absinthe ou
siroter son petit verre devant le comptoir; maintenant, des moutards,
des polissons ... Tenez, justement, voilà la petite Birotte ...»

Le père Jean-Louis fut interrompu en cet endroit par ladite fruitière,
Mme Paquin, qui interpellait une gamine d’une douzaine d’années,
sordidement vêtue, la jupe en lambeaux, des savates aux pieds, les
cheveux en désordre, le teint jaunâtre, hâve et maladif, l’œil vicieux,
hardi, insolent et sournois.

«Dis donc, Tavie! Tu aurais dû te dépêcher! Tu aurais aidé ta mère à
remonter.

—Elle était encore _mûre_?

—Un peu, mon neveu!

—Ah! la poison! Alors j’ rentre pas ... Pas d’ presse!

—Où vas-tu encore aller traîner?

—Si on vous l’ demande, m’ame Paquin, qué qu’ vous répondrez?

—Que tu es une malhonnête.

—Zut!»

Et, tapant de la main droite sur sa cuisse, Mlle Octavie Birot tailla
ce qu’on appelle une basane à l’indiscrète fruitière et lui tourna les
talons.

«Croyez-vous, hein? Si ce n’est pas malheureux, des morveuses comme
ça!» s’écria Mme Paquin.

Pendant ce temps le père Jean-Louis initiait Veyssières aux œuvres
pies, gentillesses et prouesses de Mlle Octavie, _vulgo_ Tavie.

«Si j’étais assez abandonné de Dieu et des hommes pour avoir une enfant
pareille, monsieur, je la tuerais de mes propres mains, plutôt que de
la laisser ... Vous n’avez pas idée! C’est tous les vices réunis, une
horreur, que cette gamine! Elle est du reste à bonne école avec sa
mère! Ça se pocharde ensemble ...

—Déjà?

—Déjà! Oui, monsieur, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Et
si ce n’était que ça! Tenez, nous avions là-haut, au second, à cette
fenêtre du coin, un employé de l’hôtel de ville, un monsieur fort
bien. Il était veuf, très tranquille, très rangé ... Jamais la moindre
histoire sur son compte, jamais rien! Eh bien, cette mâtine-là l’a fait
condamner à cinq ans de réclusion! Vous devinez pourquoi?

—Mais si la moralité de cette enfant est aussi suspecte que vous le
dites, comment les juges n’ont-ils pas tenu compte ...

—On ne savait pas! Ce n’est qu’après qu’on a découvert ... Qui aurait
pu supposer qu’une gosseline de dix ans, car elle n’avait que ça,
était déjà aussi pervertie? Ce n’est qu’après qu’on s’est aperçu de
ses tours. Trois mois auparavant elle avait débauché deux galopins du
quartier, deux frères, dont les parents ont déménagé ... La concierge
l’a surprise il y a quinze jours dans la cave avec son petit garçon,
un moutard qui n’a pas encore fait sa première communion; elle a
administré à mamzelle Tavie une raclée numéro un, et n’a pas eu besoin
pour cela de lui retrousser les jupes ... Ah! nous vivons à une drôle
d’époque, monsieur! On ne veut plus faire d’enfants, et ceux qu’on
fabrique encore par hasard, c’est de la fichue graine!

—Tous ne ressemblent pas à cette fillette.

—Il y en a comme elle plus qu’on ne croit. Je pourrais vous en dire
long, allez, sur les mœurs des nouvelles couches: j’ai une nièce, qui
est institutrice dans les écoles communales, et qui me raconte souvent
ce qui se passe autour d’elle ... Ah monsieur! On n’a jamais vu telle
corruption!

—Ce qui peut vous rassurer, répliqua Veyssières, c’est qu’on a dit
cela de tout temps; c’est que, depuis que le monde est monde, on n’a
cessé de pousser ce même cri d’alarme. Chaque siècle a toujours eu
la fatuité de se croire plus corrompu que son prédécesseur. De ce
train-là, nous serions devenus tellement vicieux, tellement abjects et
pourris à présent, que ...

—Nous le sommes, monsieur, c’est bien cela! repartit triomphalement
le père Jean-Louis. Nous sommes tombés au dernier degré ... C’est
l’alcoolisme, monsieur, qui est cause de tout, l’alcoolisme et les
politiciens, deux fléaux! Vous avez beau dire que, de tout temps ...
Non, monsieur, mille excuses! Jadis on ne buvait pas d’alcool!

—Mais, permettez, riposta Veyssières,—qui, semblable au picador
devant le taureau, s’amusait à aiguillonner ce brave homme, déjà de
nature si exalté et de lui-même si languard,—permettez! L’alcool a du
bon. Seuls les peuples qui en consomment, et beaucoup, sont des peuples
forts.

—Comment, monsieur!...

—Voyez les Anglais, les Allemands, les Américains! Les races sobres,
au contraire, sont des races débiles et déchues, des races finies. Les
Turcs vous le prouvent, les Espagnols aussi.

—Mais alors ...

—Cela renverse tous vos principes? Vous avez, je m’en aperçois, besoin
de réfléchir ...

—Je vous avoue, en effet ...

—Eh bien, à une autre fois, monsieur: nous en recauserons. J’ai bien
l’honneur ...

—Monsieur, au plaisir ...»

Veyssières ayant tiré sa révérence à cet interlocuteur, qu’il laissait
tout désorienté et ahuri, reprit son chemin et gravit l’escalier qui
conduisait chez Katia Mordasz.

La porte s’entr’ouvrit au tintement de la sonnette, et la fine tête de
la vierge nihiliste apparut dans l’embrasure.

«Ah! c’est vous, Séverin? Entrez donc, mon ami, dit-elle en s’effaçant
devant son visiteur. Je finis de m’habiller: vous m’excuserez ...

—Comment donc! Mais cela ne m’effraye pas!

—Ni moi, repartit Katia en riant: je suis si peu femme!

—Tout le contraire d’une coquette,—et je le déplore!

—Pas de quoi! Il y en a bien assez, il y en aura toujours de trop, de
ces poupées ... Une triste engeance!»

Alors âgée de trente-deux ans, Katia Mordasz ressemblait moins à une
femme qu’à un gracieux éphèbe, dont les joues et le menton n’ont pas
encore revêtu leur premier duvet. Les hanches saillaient à peine;
la poitrine n’accusait aucun relief. Les cheveux, châtain clair,
presque blonds, étaient coupés courts et divisés par une raie sur
le côté,—tout à fait comme un garçon. Le nez fin et droit, très
légèrement relevé à son extrémité, décelait la hardiesse et une
invincible ténacité; la bouche était petite, délicatement dessinée; les
lèvres minces, comme tracées au pinceau: autre symbole, assure-t-on,
d’une grande énergie de caractère; l’œil bleu, ombragé de longs cils
d’or, resplendissait de candeur et de générosité, d’insouciance et
de témérité. Il y avait dans l’ensemble de cette physionomie, et
principalement dans l’acuité et la sereine effronterie du regard, aussi
bien que dans l’éblouissant éclat du teint,—un teint rappelant cette
neige rose qu’on voit briller aux plus hauts sommets des montagnes,—je
ne sais quoi d’anormal et d’exotique: à première vue, on reconnaissait
la femme du Nord; on devinait une Polonaise, une Russe ou une Suédoise.

Outre ce teint merveilleux, Katia possédait une main d’une incomparable
perfection, une main toute menue, toute mignonne, à la fois fine
et potelée, vraie menotte d’enfant, qui faisait l’admiration de
Veyssières, et n’était certainement pas étrangère au plaisir qu’il
goûtait près de la jeune Slave, à l’attrait que Katia exerçait sur
lui. Il était encore, comme tous ces pauvres hommes, si accessible aux
charnelles considérations, si attaché à la vile matière!

Sans paraître en rien troublée par la présence de ce mâle qui reluquait
malignement ses épaules et ses bras, Katia Mordasz terminait sa
toilette, et, tout en endossant une jaquette d’intérieur, une vraie
jaquette d’homme, elle continuait de déblatérer contre la vanité et la
futilité féminines et maints préjugés et mensonges des peuples dits
civilisés.

«Ce qu’on appelle la pudeur, par exemple, qu’est-ce que c’est? N’est-ce
pas là un mot tout à fait vide de sens?

—Mais non, je vous demande pardon, répliqua Veyssières. La pudeur a
sa raison d’être ...

—Allons donc!

—Elle a son charme, elle a ses agréments. Ce n’est pas si sot d’avoir
inventé cette réserve et ces précautions. Nous avons, comme l’a si
ingénieusement constaté le grand poète Sully Prudhomme, le mérite et le
plaisir d’être:

  Le seul des animaux qui se soit fait des voiles
            Pour jouir de la nudité.

Nous n’en jouirions plus sans cela; nous ne l’apprécierions plus, n’y
prêterions plus attention.

—Et où serait le mal? Cela n’en vaudrait-il pas mieux mille fois?
Comment! c’est uniquement pour tenir les sens en éveil, attiser la
lubricité, comme aphrodisiaque, que vous estimez que la pudeur a été
inventée? Les âmes vraiment chastes, vraiment nobles et fortes, n’ont
que du mépris pour de pareils expédients. Elles n’éprouvent de même
que du dégoût pour ces misérables créatures, qui, précisément afin de
provoquer des désirs, de faire, selon votre locution et celle du poète,
jouir de leur nudité, exhibent leurs épaules et étalent leurs mamelles.
Fi donc!

—Mais non! Mais non! Ce n’est pas si dégoûtant! repartit Veyssières.
Il y en a, et je suis du nombre, à qui ne répugnent nullement ces
exhibitions et étalages, au contraire!

—Toujours l’instinct de la bête! Jamais rien d’élevé ...

—Est-ce que nous ne sommes pas doués des mêmes besoins que les
animaux, des mêmes appétits, astreints aux mêmes nécessités?

—Et l’intelligence, et la raison, qu’en faites-vous?

—La raison et l’intelligence me servent justement, chère amie, à
étendre et perfectionner ces besoins, à varier, émoustiller et raviver
ces appétits, à savourer en un mot, par tous mes sens, tous les
plaisirs de la vie.

—Tous les plaisirs! Je n’en connais que deux pour mon compte, riposta
Katia: comprendre et se dévouer.

—Il y en a d’autres. Ne soyez donc pas si exclusive!

—Rien au-dessus du dévoûment, mon ami. Ce n’est qu’en s’appliquant à
faire le bonheur des autres qu’on réussit à faire le sien.

—D’accord, mais ...

—C’est cela seul qui peut relever l’existence, l’ennoblir, l’épurer,
rendre la vie digne d’être vécue.

—Moi, je cherche aussi à l’égayer, répliqua l’épicurien et salomonien
Veyssières, et, je vous l’avoue, c’est de la reconnaissance, une
réelle et très sincère reconnaissance que j’éprouve pour tous ceux qui
m’amusent, pour toutes celles qui essayent de me réjouir la vue, entre
autres, pour toutes ces avenantes et obligeantes dames ou demoiselles,
que vous qualifiiez si sévèrement tout à l’heure de misérables
créatures, qui veulent bien m’initier aux charmes de leur buste, m’en
laisser admirer la blancheur, l’éclat, le modelé ...

—Voyons, un peu moins d’animalité! Haut les cœurs! Soyez donc un
homme!

—Justement! C’est parce que je suis un homme, chère amie, que
j’éprouve ces charnelles sensations. Le décolletage ne me déplaît
nullement, et je ne me plains jamais de ses libéralités; je ne le taxe
jamais d’excessif, d’outré, encore moins d’outrageux et de scandaleux,
pourvu toutefois—ah! voilà le hic!—que ce qu’on me montre soit
digne d’être montré, que la complaisante et généreuse personne soit
suffisamment jeune, bien faite, bien en chair, tout à point ...

—Comme s’il s’agissait d’une perdrix ou d’une caille que vous allez
découper?

—C’est cela.

—Vous parlez des femmes absolument comme d’un animal qu’on apprécie
selon sa carnation et sa vigueur.

—Oui. Je les apprécie à mon point de vue d’homme, de mâle. Car, c’est
surtout physiquement, notez-le bien, que le mâle aime sa femelle.

—Physiquement?

—Eh oui! Et voilà pourquoi les minauderies et agaceries de la femelle,
la coquetterie féminine, ne me choque pas. C’est le rôle de la femme ...

—De feindre et de mentir? interrompit Katia. La coquetterie, elle
m’est odieuse, à moi; elle m’horripile, m’écœure. Je l’exècre et
l’abomine, comme j’abomine toute imposture et tout mensonge.

—Il y en a de permis, insinua Veyssières.

—Les femmes! On les dirait nées tout exprès et exclusivement
pour mentir! Leurs cachotteries, leur hypocrisie, leurs faussetés
continuelles, qui sont, comme leurs bracelets et leurs boucles
d’oreille, des vestiges et indices de leur longue servitude, me
répugnent et me révoltent. Ah! comme je me sens peu de leur sexe!
Voyez-les toutes s’efforçant de dissimuler leur âge, mentant toujours
et toujours sur ce chapitre; toutes, toutes, à tout prix, s’ingéniant à
demeurer jeunes, à le paraître ...

—Preuve que la jeunesse et la beauté, c’est tout pour elles! Elles ne
s’y trompent pas!

—Et leurs maquillages, poursuivit Katia, leurs fards, leurs
cold-creams, leurs teintures, tous leurs onguents et engins? Toujours
tromper! Toujours mentir!

—Baste! Ça ne fait de mal à personne.

—Qu’à elles-mêmes, à leur caractère, à leur dignité! Comment! Vous ne
trouvez pas hideuses, abjectes, ces vieilles bringues toutes ridées,
déplumées et décaties, bonnes à mettre en terre, qui s’acharnent à
faire les jouvencelles, se barbouillent de rouge et de blanc, se
peinturlurent, s’émaillent, se plâtrent, se truquent des pieds à la
tête, osent se décolleter? Horreur! Horreur!

—Si. Il ne nous arrive pas fréquemment d’être d’accord, mais cette
fois ...

—Les hommes, qui ont, d’après vous, des appétits si sensuels et tant
d’attraits pour la plastique, les hommes, qui se sont réservé le
monopole de la fabrication des lois, devraient bien en faire une pour
contraindre toutes ces guenons hors d’âge, ces squelettes vivants, ces
momies, à ne porter que des robes montantes!

—C’est ce que demandait dernièrement encore, dans une de ses
chroniques, notre ami Chantolle.

—J’ai lu l’article.

—Voyez, comme nous nous entendons, comme nous marchons d’accord!

—Oh! pardon! Ne confondons pas! En interdisant le décolletage
aux femmes surannées et décrépites, cela ne signifie pas que je
l’encouragerais ni l’autoriserais même chez les jeunes, non! Car enfin
où s’arrêtera cette manie de montrer sa peau? Il n’y a pas de raison
pour que les femmes, après s’être décolletées par en haut, ne se
décollettent par en bas. Pourquoi plutôt ici que là?

—C’est-à-dire, si je saisis bien, le décuissage après le décolletage?
Mais je n’y vois, pour ma part, aucune difficulté ...

—Naturellement!

—Au contraire. Bien entendu, sous la réserve posée tout à l’heure, que
la personne sera jeune, en beauté ...

—Vous, si l’on vous laissait faire! Vous tournez tout en plaisanterie
et en dérision, Séverin! N’empêche qu’il n’y a pas plus de motifs pour
exhiber un bras ou une poitrine qu’un mollet ou une cuisse!

—C’est certain, et il y aurait même bien moins d’inconvénients, bien
moins de dangers, chère amie. En montrant sa cuisse, on ne montre aucun
attribut du sexe, comme l’alléguait tout récemment et fort sensément
mistress ... cette étonnante Américaine, fondatrice de la Ligue contre
le décolletage. De là à proposer le décuissage, pour varier un peu ...
En ce qui me concerne, je ne m’y oppose nullement, encore une fois. Ne
vous gênez pas, mesdames!

—O Séverin! Tout ce qui peut rabaisser la femme ...

—Mais ce n’est pas moi qui lui ai appris à se décolleter, tonnerre
de Brest! ce n’est pas moi qui la rabaisse, Katia! Soyons sévères,
mais justes. Vous me faites songer à ce Chinois, tenez, qui, envoyé en
France en mission et invité à une soirée dansante, refusait d’entrer
dans le salon. A la vue de toutes ces dames en grand tralala, épaules
et gorges à l’air, il avait cru à une mystification; l’idée qu’on
l’avait introduit dans un mauvais lieu, un bateau de fleurs, s’était
soudain ancrée dans son esprit, et il s’excusait: «Non, je n’y tiens
pas ... Non, merci bien ... Pas ce soir.»

—La même idée pourrait venir à tout honnête homme. Voilà pourquoi il
faut rappeler les femmes, si longtemps déchues, perverties et avilies
par vous, messieurs, les rappeler à la raison, à la décence, au respect
d’elles-mêmes. Oui, respectez la dignité de l’être humain! Ne dévoilez
pas son corps, n’étalez pas sa chair comme de la viande de boucherie ...

—Vous me disiez au début que la pudeur n’est qu’un préjugé, un vain
mot; que l’aspect d’une gorge ou d’une jambe ne doit choquer en rien ...

—A condition qu’elles ne seront pas découvertes tout exprès pour
allumer des désirs! Oh! je ne me contredis nullement, et vous vous
rendez très bien compte de mon raisonnement!

—Mais cette gorge ou cette jambe en allumeront toujours, des désirs,
et malgré vous, heureusement!

—Chez des êtres aussi prosaïques et aussi vicieux que vous, oui!

—Nous le sommes tous, prosaïques et vicieux, en pareille occurrence.
Il suffit que cette gorge soit blanche, ferme et rondelette,
appétissante ...

—Appétissante! Nous y voilà! Toujours des appétits! Toujours la
sensation physique, jamais le sentiment! Toujours la femme considérée
au point de vue animal ...

—Comme la gentille petite caille bien dodue, bien ...

—Ah! Séverin! Vous êtes incorrigible!

—Je l’espère!»

Tout en discourant et disputant de la sorte, Katia Mordasz avait
apprêté deux tasses, et versé l’eau bouillante dans la théière.

«Le thé, c’est ma passion, vous savez ... Ah! moi aussi, ajouta-t-elle
avec un sourire, j’ai les pieds rivés au sol, je suis la proie des
grossiers appétits! Encore un, tenez, un autre impérieux besoin!»

Et elle présenta à Veyssières un paquet de blondes cigarettes, où elle
puisa à son tour.

Un petit balcon, protégé par un store de toile bise à rayures rouges,
s’ouvrait devant la fenêtre de cette chambre. Ils allèrent s’y asseoir,
après que Katia eut placé tasses et théière sur un guéridon, à portée
de leurs mains.

Ils s’entretinrent alors du travail d’histoire et de traduction auquel
s’adonnait Veyssières et dont il avait apporté plusieurs fragments.
Il remit ces feuillets à Katia, qui commença à les lire aussitôt avec
soin, lentement, s’interrompant de temps à autre pour questionner
l’auteur, lui soumettre une objection, ou provoquer telle ou telle
correction.

Tous deux continuaient de fumer, piochant tour à tour dans le paquet
de cigarettes. Durant les intervalles de silence que lui laissait Mlle
Mordasz, Veyssières promenait son regard sur l’épaisse masse de verdure
étendue devant lui, sans cesse agitée, ondulant et miroitant, sous les
rayons du soleil, comme une mer aux flots d’émeraude, et que dominait à
droite, tout près, le large dôme d’or des Invalides.

De chaque côté, à peu de distance, deux corps de bâtiments faisaient
hache sur ce jardin, et permettaient d’apercevoir—la plupart des
fenêtres étant ouvertes par cette tiède et printanière soirée—de
nombreux locataires échelonnés aux divers étages.

A la longue, Veyssières était arrivé à les connaître presque tous et à
les désigner par les sobriquets que Katia, ignorant leurs noms, avait
dû leur attribuer, pour parler d’eux et les distinguer.

A droite, au-dessus l’un de l’autre, habitaient deux jeunes ménages
d’employés et employées, des ménages nouveau modèle, où la femme
travaillant au dehors, comme le mari, et n’ayant plus le loisir ni le
goût ni le talent de faire la cuisine, on mange dans les gargotes, ou,
s’il vous vient fantaisie par-ci par-là de prendre un repas à domicile,
c’est chez le charcutier ou le rôtisseur qu’on va le chercher, qu’on
l’achète tout préparé. Le dimanche, jour de campos, les deux couples,
qui semblaient très liés et faisaient très probablement partie,
hommes et femmes, du même bureau ou du même magasin, enfourchaient
dès l’aube leurs bicyclettes et s’en allaient, à peu près par tous
les temps, pédaler de conserve et à qui mieux mieux. Souvent même,
l’été, ils effectuaient ces promenades matinales dans la semaine,
avant de se rendre à leur travail. D’enfants, ni l’un ni l’autre de
ces ménages n’en avait, quoique les deux femmes, l’une blonde et
l’autre brune, fussent à tour de rôle et en dépit de leur taille
plate, de leur absence de hanches et de leur allure masculine, comme
si elles s’étaient donné le mot, perpétuellement enceintes. A peine,
selon la remarque de Katia, un de ces petits ventres se dégonflait-il,
qu’aussitôt l’autre s’arrondissait et bombait.

«Et jamais de bébés! Que deviennent-ils? Qu’en font-elles? Mystère!»

Aussi avait-elle surnommé ces deux couples, qui comprenaient si bien la
vie et savaient l’épargner à tant d’innocents, «les Mort aux Gosses».

Au-dessous de ces bicyclistes-bureaucrates, c’est-à-dire au premier
étage de ce même corps de logis, on apercevait souvent une fillette
de huit à neuf ans, pâlotte, maigre, chétive, souffreteuse, que Katia
avait baptisée «la Petite Sans Cœur».

Oui, sans cœur, cette gamine, qui avait eu l’impudence et la cruauté de
venir au monde sans y être conviée, et qui gênait tant sa maman.

Celle-ci, une grande femme brune, d’une trentaine d’années, au profil
régulier et nettement accusé, à la physionomie sèche, impérieuse et
dure, passait dans la maison pour ne pas détester les liquides et
particulièrement l’absinthe. Presque chaque soir elle sortait, affublée
de robes voyantes et froufroutantes, de chapeaux tout fleuris ou
empanachés, et restait parfois absente deux ou trois jours de suite. Ou
bien elle ramenait avec elle quelque compagnon, qui n’était jamais le
même et qui ne s’attardait jamais longtemps dans ce logis de rencontre.

Ah! comme elle en était excédée, de ce petit rejeton, de ce petit
crampon! Comme elle aurait voulu le voir au diable! Quelles torgnoles
elle lui administrait! Quelles vigoureuses paires de claques!

«Ah! mâtine! Si tu pouvais crever!»

«Quitte plus tard, dans quelques années, comme le disait un jour Katia
à Veyssières, à trafiquer d’elle et vivre de son inconduite. Patiente
donc un peu, imbécile! Ne va pas détériorer ton gagne-pain à venir,
estropier ta petite vache à lait, écloper ta future cocotte aux œufs
d’or! Notez bien, mon ami, qu’on s’est déjà plaint au commissaire de
police des violences que cette femme prodigue à sa fille. «Il faut
bien que je la corrige, a-t-elle répondu. Elle est vicieuse jusqu’aux
moelles, cette enfant!» Et vous trouvez qu’il n’eût pas été préférable
pour cette pauvrette de rester où elle était? Ah! combien mes «Mort
aux Gosses» ont raison, allez!»

De l’autre côté de la maison, à gauche des fenêtres de Katia Mordasz,
dans l’étroit bâtiment en saillie sur le jardin, se trouvaient «les
Préhistoriques»: c’est le nom que Katia donnait à deux ménages de
petites gens, dont elle apercevait très distinctement, de son balcon,
l’intérieur et les allées et venues.

Le premier ne se composait que du mari et de la femme, tous deux
septuagénaires et courbés par l’âge; elle, menue, comprimée, ratatinée
et comme desséchée, le visage au ton d’ivoire et zébré de rides, le
menton en galoche, invariablement coiffée toutes les après-midi d’un
large bonnet tuyauté, de blancheur irréprochable, qui encadrait très
gracieusement sa fine petite tête;—lui, chauve, toujours correctement
rasé, le teint couleur brique, les yeux abrités derrière des lunettes
d’acier, marchant avec lenteur et peine, par suite de rhumatismes sans
doute, et restant volontiers enfoui dans son fauteuil, un journal à
la main, vis-à-vis de sa compagne. Durant des heures entières, il lui
faisait la lecture, tandis que, chaussant, elle aussi, d’antiques
besicles, elle ravaudait quelque loque ou manœuvrait les aiguilles d’un
tricot. Parfois, les soirs d’été, ils sortaient, s’en allaient bras
dessus bras dessous ... Oh! pas bien loin! jusqu’au square que borde le
boulevard des Invalides; puis, ils s’en revenaient de même, cahin-caha
et clopin-clopant.

Si accablés qu’ils fussent sous le poids des ans, si débiles, frêles
ou malingres, ils avaient conservé, dans l’expression de leur
physionomie, quelque chose de vivace, d’aimable et de gai. Leurs petits
yeux pétillaient de malice par instants, leurs visages s’éclairaient
d’un bon sourire, calme, placide et serein: ils se racontaient sans
doute une aventure de leur jeunesse, se remémoraient l’un à l’autre
telle joyeuse circonstance ... Ah! ils n’avaient pas l’air, ceux-là, de
s’être jamais demandé si c’est l’homme qui est supérieur à la femme,
ou bien, au contraire, si c’est la femme qui l’emporte. Non; ils
s’étaient unis par amour, cela se devinait, et ils avaient passé leur
vie à s’aimer, tout bonnement et tout bêtement, à s’entr’aider et se
fortifier, tout uniment et simplement, pour supporter le mieux possible
les chagrins de l’existence, et en savourer aussi de leur mieux les
trop rares beaux jours.

«C’est Philémon et Baucis, disait d’eux Katia Mordasz. On n’en fait
plus comme ça!

—Non, on n’en fait plus, et on n’en fera plus, répliquait Veyssières.
La race en est éteinte!

—Ce sera autre chose!

—Qui ne vaudra pas cela!»

L’autre couple des «Préhistoriques», qui occupait le dernier étage de
cette aile de bâtiment, avait été baptisé «la mère Gigogne», ou, par
abréviation, «les Gigogne». Les marmots y abondaient, y grouillaient;
la femme, une solide boulotte, encore fraîche et accorte, était
toujours en train d’en allaiter quelqu’un ou d’en préparer et façonner
un nouveau. Le mari, ouvrier menuisier chez un entrepreneur du
voisinage, s’en allait à sa besogne dès la pointe du jour, revenait
à midi pour manger la soupe, puis repartait aussitôt après et ne
réintégrait le logis qu’à la nuit tombante. Tout comme une autre, sa
compagne aurait pu se débarrasser de ses poupons, en les expédiant en
nourrice et _ad patres_, et se caser dans un atelier, un magasin ou un
bureau quelconque: elle avait préféré garder près d’elle tout son petit
monde et se consacrer à lui. Le logement n’était cependant pas des
plus vastes, loin de là: il ne se composait que de deux pièces et une
cuisine: on y semblait à l’aise pourtant et très heureux.

«Tant que je posséderai le plein usage de mes membres, je ne permettrai
jamais à ma femme d’aller travailler dehors! Je ne veux pas de cela! Sa
place est ici, près de ses gosses,» déclarait un soir à un de ses amis
l’époux de cette mère Gigogne, le père de toute cette smalah.

Et il parlait d’un ton si accentué, si décidé et vibrant, que ces
paroles allèrent retentir aux oreilles de Katia et de Veyssières, assis
l’un près de l’autre sur le balcon.

«Je ne veux pas! Je ne permettrai jamais! Vous entendez de quelle
façon s’expriment ces maris? se récria Katia. Toujours ils prétendent
commander, être les maîtres!

—Certains vont même jusqu’à cogner sur leurs chères moitiés, quand
celles-ci font mine de regimber.

—C’est odieux! Ah! c’est moi qui riposterais!

—Votre amie Elvire Potarlot s’en garde bien, elle; loin de lui
déplaire, les horions et raclées font partie de son programme de
tendresse; c’est pour elle l’assaisonnement indispensable ...

—Taisez-vous donc!

—C’est ce qu’on raconte, ce qu’on affirme partout. Ne faites pas
l’ignorante: je ne vous apprends rien de nouveau.

—Elvire est la générosité, l’abnégation et l’exaltation en personne.
N’est pas exalté qui veut, mon cher! Ainsi, vous ...

—Ainsi, moi, je ne le suis pas du tout, et suis incapable de le
devenir, oui, hélas! C’est là une de mes nombreuses infériorités. En
revanche, je ne proclamerai jamais, comme Mmes Potarlot ou d’Héricourt,
dans leur monomanie d’équivalence des sexes ou d’égalité à tout prix,
que la femme n’aura bientôt plus besoin de l’homme pour être fécondée,
qu’elle possédera prochainement tous les attributs physiques de la
virilité, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de femmes sur terre, ce que
je regretterai pour mon compte infiniment.

—Elvire a là-dessus des idées peut-être un peu ...

—Biscornues?

—Mais c’est une femme de cœur, de grand cœur!

—Je n’en ai jamais douté. Mais cela ne l’empêche pas d’aimer les
coups, cela, et je vous assure qu’elle est servie à souhait, on ne peut
mieux tombée, avec le brutal et ignoble protecteur qu’elle s’est donné,
l’illustrissime Bellerose, Émilien Bellerose. Vous savez le mot qu’on
lui attribue, à ce citoyen? «Les femmes sont comme les côtelettes:
plus on tape dessus, plus elles deviennent tendres.» Ce qu’Elvire
Potarlot doit être affectueuse ... et mollasse!

—Méchant!

—Est-ce que les sévices et corrections, chez vous-même, dans votre
sainte Russie ...

—Permettez! Je ne suis pas Russe, mais Polonaise.

—Comme Lodoïska?

—Si vous voulez; mais, moi, cosmopolite, moi, errante et sans patrie,
je me réclame de mon pays d’origine; j’y tiens, je l’aime, justement
et peut-être uniquement parce qu’il est opprimé, parce qu’il est
dépossédé, dépecé et malheureux. Je serai toujours, tant que je
conserverai un souffle de vie, toujours, vous le savez bien, Séverin,
pour le faible contre le fort, pour le pauvre contre le riche, pour la
victime contre le bourreau, pour le spolié et l’immolé contre le voleur
et l’assassin,—pour la Lorraine et l’Alsace contre l’Allemagne, pour
l’Irlande contre l’Angleterre, pour la Pologne, l’infortunée Pologne,
toute morcelée, déchirée et saignante, contre la toute-puissante et
très sainte Russie, votre auguste alliée, mon bon ami. Si les hommes
ne se prosternent que devant la force brutale et devant le succès,
le succès bête, inique, ignoble et infâme; s’il vous convient, à
vous, prétendu sexe fort, de donner l’exemple de la faiblesse et de
la bassesse, de la servilité et de la lâcheté, c’est aux femmes, aux
faibles femmes, et principalement à celles que vous appelez des folles,
comme Elvire Potarlot et comme moi, de protester bien haut, et de vous
huer par-dessus le marché. Ah! il est beau, ah! il est propre, votre
gouvernement, messeigneurs! Je comprends que vous en soyez fiers, et
que vous le prôniez et le défendiez! Maintenant reprenons. Vous me
disiez, ou vous alliez me dire, qu’en Russie, les femmes du peuple et
les paysannes surtout jugent de l’amour de leurs maris par le nombre et
la vigueur des gourmades qu’ils leur distribuent?

—Il paraît, dit Veyssières. Il y a même chez chaque moujik,
raconte-t-on, un fouet ou knout toujours provisionnellement suspendu au
chevet du lit conjugal, à côté des saintes icônes.

—Et un proverbe russe affirme que «l’homme sage bat sa femme: seul, le
monstre bat sa mère».

—Déjà—vous voyez combien l’usage est ancien?—Salomon nous avait
avertis qu’«une bonne correction vaut mieux aux femmes qu’un collier de
perles».

—Ah! votre Salomon! Vous le possédez sur le bout du doigt! Mais vous
l’interprétez drôlement!

—C’est le truchement de la sagesse.

—Jolie sagesse! Ah! Séverin! Séverin!... Vous vous étonnez qu’en
Russie et ailleurs, poursuivit Katia, la femme ne se rebiffe pas contre
la violence, qu’elle la subisse même avec empressement, avec une sorte
de fierté et de délice ... Mais, mon ami, réfléchissez donc que voilà
des siècles et des siècles que l’homme s’ingénie à l’asservir et à
l’abrutir, la femme; que forcément elle a dû perdre, elle a perdu,
en maint endroit, la notion d’elle-même, de sa conscience et de sa
dignité. Nous sommes là quelques-unes pour essayer de la lui redonner.

—Je préfère le rôle de votre voisine, de cette mère de famille,
cette mère Gigogne ... Vous savez qu’on vient encore d’arrêter pour
vagabondage les deux enfants, les deux petits jumeaux, de votre
illustre confrère ou consœur Estelle de Bals?

—C’est très malheureux, mais que voulez-vous! Est-ce que le soldat qui
fait le coup de feu à la frontière peut en même temps veiller sur son
foyer?

—Voilà pourquoi le métier de soldat ne convient nullement aux femmes.

—Ou plutôt voilà pourquoi le rôle de mère ne convient pas aux femmes
qui ont une cause à défendre et des combats à livrer.

—Le fait est, repartit Veyssières, que les enfants ne comptent pas
beaucoup pour ces dames de l’Émancipation, et que les leurs tournent
généralement de travers, comme les enfants mal élevés, peu soignés et
abandonnés à eux-mêmes. La fille de Mme Nina Magloire s’est conquis
au Moulin-Rouge l’élégant surnom de Georgette Patte à Ressort: c’est
une de nos plus éminentes chorégraphes et cascadeuses. Mme Clotilde
Lauxerrois n’a pas moins bien réussi dans sa couvée: ses deux filles
ont toutes les deux pareillement déserté l’étroit sentier de la vertu.
Mme d’Escars, dont l’héritière, sous le nom de Bath au Pieu, fait les
délices ...

—Que voulez-vous prouver? Que Mme Magloire, Mme Lauxerrois, Mme
d’Escars, aussi bien qu’Estelle de Bals, auraient plus sagement agi en
s’abstenant de procréer? Je le reconnais: cela ne souffre aucun doute.
Tant que la société ne sera pas autre, plus normalement aménagée, plus
équitablement constituée, tant que le servage, le désordre et la misère
seront le lot inéluctable et fatal du plus grand nombre, est-ce donc à
accroître cette quantité de malheureux que nous devons nous complaire?

—La fin du monde alors?

—Sa transformation, mon ami, l’avènement de la justice: voilà ce
que nous poursuivons. Et qu’importe que Mmes Magloire, Potarlot,
Lauxerrois, de Bals, d’Escars, Bombardier ...

—Toute la fine fleur de l’Émancipation!

— ... aient mené ou mènent une vie agitée ...

—Pardon! Cela importe beaucoup à leurs maris et à leurs enfants.

—Précisément! Elles ne devraient avoir ni maris ni enfants. Toutes
auraient dû rester libres.

—Comme vous?

—Comme moi.

—Tout le monde n’est pas ainsi que vous, Katia, à l’abri des
tentations ...

—Laissez donc!

—On n’est pas de bois. Demandez un peu à Mme Angélique Bombardier ou à
Mme Nina Magloire si ...

—Les défaillances du prêtre ne prouvent rien contre le dogme. L’apôtre
peut être indigne, la doctrine n’en reste pas moins intacte et sublime.

—D’accord! Cependant si ces défaillances sont communes aux douze
apôtres? Un bon cheval peut broncher, mais toute une ...

—Encore quelque gracieuseté!

—Avez-vous jamais compté, Katia, combien il y a de divorcées ou
d’irrégulières dans votre camp?

—Jamais. Je jette un voile sur toutes ces faiblesses et ces
tristesses, et je regarde plus loin et plus haut. Je sais que beaucoup,
beaucoup d’entre elles ont souffert ...

—Et ont aussi beaucoup fait souffrir, rectifia Veyssières. Vous ne
voyez jamais qu’elles: permettez-moi de considérer un peu leurs maris
ou leurs amants et leurs enfants. A elles la palme pour mener mauvais
ménage, jeter chez elles et autour d’elles le trouble et la honte, la
désolation et le désespoir, galvauder leur progéniture ...

—_Sursum corda_, encore une fois! Nous sommes dans une époque de
transition, une époque de conflits et de luttes ...

—On peut en dire autant de toutes les époques.

— ... Dans toute bataille, il y a des blessés et des morts. La
victoire ne s’achète qu’à prix de sang. Il faut que des générations
entières paient de leurs souffrances et de leurs deuils le bonheur des
générations futures. C’est le cas de ces femmes, de ces généreuses
combattantes, dont vous évoquez si volontiers les tares et les
malheurs. Qui se souviendra de ces menus détails, de ces insignifiantes
et imperceptibles taches, lors du triomphe final?

—En attendant, je plains de tout mon cœur ceux de mes contemporains
qui se trouvent accrochés ou mariés à ces héroïnes! riposta Veyssières.

—Vous mériteriez d’en épouser une, tenez! Ce serait votre châtiment.

—Vous savez, le mariage et moi ... Je suis comme vous, Katia; je suis
partisan résolu du célibat ... peut-être pas tout à fait pour les mêmes
motifs: non, ce serait trop m’avancer ... Mais, puisque nous sommes,
vous venez de le dire, dans une époque de transition, je crois qu’il
vaut mieux s’abstenir, jusqu’à des temps meilleurs.

—Vous riez, vous vous moquez; mais vous avez beau faire, vous
n’empêcherez pas cet avènement.

—Dieu m’en préserve! Et qui vous rend si sûre, chère amie, de
l’éclosion de cet âge d’or?

—Ma foi dans la vérité et la justice. Nous sommes le progrès ...

—Euh! Euh!

— ... Et l’humanité ne rétrograde pas. Appelez-nous socialistes,
communistes, anarchistes, nihilistes, peu importe! Nous appartenons
tous et toutes à la même immense armée ...

—L’armée des mécontents et des envieux;—immense, en effet!

— ... Nous défendons tous la même sainte cause, la cause des pauvres
et des faibles, des spoliés et des opprimés; et, que vous le vouliez ou
non, mon bel ami, l’avenir est à nous!

—Ma belle amie, je crois qu’il y aura toujours des faibles et
toujours des pauvres parmi nous.

—Jésus-Christ l’a dit avant vous. Eh bien, nous tâcherons que ces
pauvres soient de moins en moins nombreux; nous prendrons en main leur
défense; nous les protégerons contre l’égoïsme et la dureté des riches
...

—Et ne protégerez-vous pas un peu aussi les riches contre la jalousie
et l’avidité des pauvres? Vous le devriez, en bonne justice!

—Les riches? Je ne sais rien de plus méprisable que l’argent, mon ami,
si ce n’est ceux qui le possèdent.

—A la bonne heure! Vous avez une façon de pratiquer la défense de la
propriété ...

—Je ne la défends pas du tout! Je ne la respecte pas le moins du
monde! Vous me citiez l’Évangile tout à l’heure; je fais appel, moi,
aux Pères de l’Église, et vous réponds du tac au tac, avec saint
Jérôme, que «tout possesseur d’une grande fortune est un voleur ou
l’héritier d’un voleur». Et ne m’objectez pas que saint Jérôme est mort
il y a quinze cents ans, car il en est de notre temps comme du sien,
bien pis encore.

—Vous n’y allez pas de main morte!

—Ne voyez-vous pas comme moi que l’organisation politique et sociale
actuelle de l’humanité n’a pour base que la duplicité et l’iniquité,
le droit du plus riche et du plus fort, du moins scrupuleux et du plus
astucieux, du plus gredin? Malheur aux pauvres et aux faibles; malheur
aux honnêtes, aux sincères et aux bons, c’est le cri de ralliement
d’un bout de la terre à l’autre. J’ai beaucoup voyagé, souvent un peu
malgré moi; mais ici comme là, partout, j’ai toujours remarqué que les
dignités les plus élevées, comme les fortunes les plus considérables,
sont possédées par les moins estimables, par les plus vils des
citoyens. C’est pour moi un principe infaillible et ressortant de mon
expérience propre: plus un homme est haut placé, plus il a commis de
bassesses ou d’infamies; par suite, plus il a droit à notre mépris et
à nos malédictions. Impossible de vaquer aux affaires publiques et de
rester honnête homme, déclarait jadis le sage Socrate ...

—Pas encourageant!

— ... Et combien d’autres l’ont répété, combien plus encore l’ont
prouvé! Prenez les plus illustres hommes d’État, les coryphées du monde
politique, les César, les Charlemagne, les Richelieu, les Cromwell,
les Pierre le Grand, les Napoléon, les Bismarck, mais ce sont les plus
horribles bandits, les pires scélérats et les pires monstres que la
terre ait portés! Tout succès, en thèse générale, et à peu d’exceptions
près, tout succès est preuve de vilenies, preuve de quémanderies, de
platitudes, de canailleries et turpitudes de toute sorte; car ce n’est
qu’en mentant et en mendiant, en rusant, en rampant et s’aplatissant
qu’on «arrive», qu’on parvient à la richesse, comme aux honneurs,
comme au pouvoir, comme à la gloire. «Le succès! De combien d’infamies
se compose un succès?» C’est le mot de votre grand Balzac. Avec de
l’argent, vous achetez tout, tout, sans exception, mon ami, vous
entendez bien?

  L’argent, l’argent, c’est la seule puissance!

Avec de l’argent, tel pleutre se fait élire député, tel autre sénateur;
avec de l’argent, tel inculpé de viol ou de meurtre obtient une
ordonnance de non-lieu: vous ne trouverez jamais un pauvre dans les
jurys de cour d’assises; on n’en veut pas, de pauvres; d’autre part,
il n’y a pas de lois pour un homme qui possède des centaines et des
centaines de mille livres de rente. Avec de l’argent, vous vous faites
décerner toutes les décorations qui vous plaisent: vous vous souvenez
de Cornélius Herz, et de tant et tant d’autres! Avec de l’argent, un
auteur dramatique achète le parterre et la presse, un peintre ou un
sculpteur se taille le succès qu’il veut ...

—Vous êtes terrible, Katia!

—Osez me démentir! Donnez-moi des preuves du contraire! L’argent et
l’intrigue, vous le savez comme moi, voyons, et il n’y a là ni secret
ni mystère, l’argent et l’intrigue, c’est avec cela qu’on prospère,
qu’on se faufile, qu’on s’intronise, qu’on s’impose, qu’on acquiert
grand renom et dignités, influence et puissance; c’est avec cela et
rien qu’avec cela qu’on s’élève, qu’on règne et qu’on gouverne. Les
plus fourbes et les plus vils sont ceux qui réussissent le mieux,
absolument comme ce sont les pires égoïstes, les Fontenelle, les Gœthe
et les Hugo, qui se conservent le mieux et vivent le plus longtemps.
L’anarchie, contre laquelle vous criez tant, naïfs bourgeois, mais
elle est partout; partout, avec le favoritisme, le charlatanisme, les
pots de vin, les tripotages, les achats de votes et de consciences, les
escobarderies, filouteries, marchandages et brigandages sans nombre;
partout elle s’infiltre et pénètre, partout elle s’étend et triomphe.
Tout est gangrené, mon cher, tout est pourri dans ce vieux monde!

—C’est pour cela que vous voulez en fabriquer un nouveau?

—C’est pour cela, uniquement pour cela, vous l’avez dit! Oui, il y a
des fous et des folles comme moi, qui se sont mis dans la cervelle de
dévoiler et d’attaquer cette pourriture, de signaler et de combattre
ces brigandages et ces infamies; des fous et des folles comme moi, qui
s’érigent en champions de la justice, entreprennent, à la suite de
Jésus, de chasser les vendeurs du temple, de hâter le plus possible
cette transformation, cette régénération. Tâche ardue ...

—Plus ardue peut-être, interrompit Veyssières, que celle d’Elvire
Potarlot, qui songe à identifier et fusionner l’homme et la femme!

—En tout cas, nous aurons l’honneur d’avoir essayé, nous aurons
fait ce beau et grand rêve ... Qu’avez-vous apporté et implanté sur
la terre, vous autres hommes, depuis tant d’années que vous tenez le
sceptre et trônez en maîtres absolus? Quelle est la caractéristique de
votre souveraineté? La guerre! C’est par la force que vous avez établi
votre empire et que vous le maintenez; c’est toujours à la force, à
la brutalité, que vous faites appel: la brutalité, l’égoïsme, vous
voilà résumés en deux mots. Eh bien, mon ami, nous croyons qu’il y
a, qu’il doit y avoir autre chose ici-bas; qu’il serait temps que la
paix, la douceur et la clémence, la solidarité et la fraternité fissent
leur apparition parmi nous, que leur saint règne arrivât. Et nous
avons l’idée, nous avons la certitude, que l’accession de la femme aux
délibérations des affaires publiques et à la gestion des États hâtera
cet avènement. La femme, c’est l’ennemie naturelle de la guerre; la
femme, vous le reconnaissez vous-même, c’est la personnification de
la douceur; avec la femme au pouvoir, la guerre devient impossible,
l’arbitrage s’établit, la justice prédomine ...

—Et plus d’intrigues, plus de bassesses, plus de népotisme, de
pots de vin ni de concussions! L’âge d’or! Les champs élyséens! Le
paradis terrestre! Que Dieu vous entende!» exclama Veyssières, qui,
sans qu’elle y prît garde, tout entière à ses lyriques et audacieux
transports, s’était emparé de la main de Katia, de cette mignonne
et merveilleuse petite main, si artistement moulée, à l’épiderme si
onctueux et satiné, et si franche aussi, si pure, si loyale et si
brave, et s’occupait à la contempler, la pressait et la caressait avec
une amoureuse lenteur.



V


Armand de Sambligny, fidèle affilié, comme Veyssières, de cette société
de Salomon dont Roger de Nantel était alors le secrétaire-intendant,
avait rapidement conquis son grade de chef de bureau au ministère des
Finances, et cela un peu malgré lui et grâce à sa femme. Il ne lui en
savait cependant aucun gré, à cette obligeante et secourable épouse,
au contraire: elle lui avait rendu son intérieur si désagréable et si
odieux, qu’il y séjournait le moins possible, s’ingéniait à vivre au
dehors et à travailler et s’attarder tant qu’il pouvait à son bureau.

Bien qu’involontaire, ce beau zèle avait obtenu sa récompense: à
trente-huit ans, M. de Sambligny, ex-contrôleur des contributions
directes passé dans le service central, était promu chef, avec sept
mille francs d’appointements, et la quasi-certitude d’arriver à une
sous-direction, puis à une direction, aux plus hauts postes de
l’administration financière.

C’est à Nantes qu’il s’était marié, et dans les circonstances à la fois
pour lui les plus piètres et les plus honorables.

La chambre garnie qu’il occupait rue de Rennes, non loin du pont
Morand, lui était louée par une dame Rousselin, veuve d’un petit
employé de la préfecture et mère de trois filles. Les deux cadettes
fréquentaient encore l’école; l’aînée, Mlle Jeanne, restait auprès
de sa maman et l’aidait dans la gérance de cette maison meublée. Les
occasions de se voir et de converser ensemble n’étaient pas difficiles
à faire naître entre les locataires et la jeune fille: Armand s’en
aperçut bientôt. Les grands yeux noirs de Mlle Jeanne, sa jolie tête
au galbe allongé, plein d’élégance et de distinction, ses petits airs
mutins, mièvres et candides, mirent promptement le trouble dans le
cœur de ce nouveau venu. Les allusions qu’il fit à son émoi et à sa
flamme n’effarouchèrent pas trop l’espiègle enfant; les déclarations
qui suivirent furent écoutées par elle avec de pudiques rougeurs, mais
sans courroux ni mépris; loin de se dérober à ces périlleux entretiens,
elle les rechercha même, les provoqua: toujours, comme par hasard, Mlle
Jeanne se trouvait postée dans l’escalier, chaque fois que M. Armand
montait chez lui ou en descendait. Pour se faufiler dans sa chambre dès
qu’il y était, les prétextes abondaient: c’était une carafe d’eau à lui
porter, un bougeoir qu’on avait oublié, une lettre ou un journal qui
venait d’arriver ...

Tant et si bien qu’un beau soir la délurée jouvencelle murmura à son
complice que ... que ... elle croyait bien que ... «ça y était».

«J’en ai grand’peur, trésor!

—Ah! cornes de cerf!

—Que vais-je devenir, Armand? Ah! cher adoré! Ma mère ne voudra plus
de moi, elle me chassera ... Je la connais!

—Mais je ne t’abandonnerai pas, moi! Pour qui donc me prends-tu? Je ne
te laisserai pas ... Je t’aime trop, ma Jeannette!

—Mon Armand! mon ange!

—Tu as affaire à un honnête homme: ne crains rien!

—Oh! tu es bon!»

De sorte que cette grossesse, au lieu d’être pour Jeannette une cause
d’angoisse et de désespoir, fut pour elle une vraie chance, une aubaine
inespérée.

Armand de Sambligny était, comme il l’avait déclaré, un honnête homme.
Cette jeune fille, il l’avait eue «sage»; cet enfant, qui s’apprêtait
à faire son entrée dans le monde, était bien de lui, il n’en pouvait
douter ...

Ah! il l’avait payée cher, cette galante et banale aventure, cette
toquade de jeunesse! Depuis tantôt vingt ans il se le répétait et ne
cessait de maudire le jour où il avait mis le pied dans la maison
Rousselin.

«J’aurais mieux fait de me le faire écraser, ah oui, certes! J’aurais
mieux fait ensuite d’imposer silence à mes scrupules, et de filer
à l’étranger, n’importe où! plutôt que d’enchaîner mon existence à
une femme dont je m’étais si sottement et aveuglément épris, que
je connaissais à peine, que je ne connaissais même pas du tout! Ah
vertudieu! si c’était à recommencer!»

D’autant plus que l’enfant issu des clandestines relations d’Armand
de Sambligny avec Jeanne Rousselin était mort le lendemain de sa
naissance. Mais, hélas! depuis six mois le mariage était célébré, la
boulette commise, la déplorable et irréparable gaffe accomplie.

A présent, quand un jeune commis du ministère venait faire part à son
chef, M. de Sambligny, de ses projets matrimoniaux:

«Mon ami, lui répliquait-il, un garçon comme vous, qui gagne sa vie et
peut se suffire, n’a jamais intérêt à se marier! Jamais! Retenez bien
cela!

—Cette jeune personne est fort bien élevée ...

—En êtes-vous sûr? Permettez-moi de vous le demander. On les élève si
mal aujourd’hui, les jeunes personnes!

—Il est de fait, monsieur ...

—Toutes, même les plus pauvres, pour se faire servir; toutes, pour
être doctoresses, clergesses, politiciennes, avocates, oratrices,
femmes publiques: aucune, pour être mère et ménagère; toutes, en
concurrentes et ennemies de l’homme, en révoltées et émancipées. Ah!
jolie, cette émancipation! Drôle d’idée de persuader au sexe faible,
à ce sexe blessé et saignant, qui conçoit, enfante et allaite, qu’il
est tout aussi indemne et robuste que le sexe fort! Les mettre l’un et
l’autre en présence et face à face dans le _struggle for life_! Alors
il arrive ceci, que le mâle retourne à sa brutalité première, et daube
sur sa femelle, quand celle-ci devient par trop gênante et encombrante.
Voyez ce qui se passe chez les Américains, à Chicago ou à San-Francisco
notamment! Malheur aux faibles, et surtout aux faibles qui veulent
prendre la place et usurper les prérogatives des forts! Les femmes
d’aujourd’hui, bourrées de science, de prétentions, d’ambition, pétries
de morgue, ayant toutes les audaces, mais dépourvues de la douceur,
qui était jadis la qualité féminine essentielle, privées de grâce, de
délicatesse et de charme, dégoûtent de la femme: voilà mon sentiment,
mon bon ami, je vous le dis sans fard.

—Eh monsieur! C’est que ...

—Quoi? Est-ce que vous y tenez, à cette jeune personne? Est-ce que ...
vous _brûlez_, vous vous _consumez_ pour elle? Oui? Un peu? Ce n’est
pas une raison, jeune homme, pour recourir à un moyen aussi extrême!
Vous êtes malade, vous vous trouvez dans un état de fièvre, soit!
Patience, un peu de patience, et vous verrez ce malaise se dissiper.

—Je voulais vous dire, monsieur, que c’était un très riche parti ...

—Il ne manquerait plus que cela, qu’il ne le fût pas! Votre seule
excuse, c’est d’épouser une femme riche. Autrement! Mais, malgré cela,
quand bien même votre future serait archi et archimillionnaire, ma
conviction, c’est qu’il vaut encore mieux vous abstenir et garder votre
indépendance. L’indépendance, croyez-moi, jeune homme, il n’y a rien
qui paye cela, rien qui le vaille! En votre qualité de célibataire,
et comme vous l’atteste l’étymologie du mot: _cœlum habitare_, vous
habitez le ciel, vous êtes présentement logé dans l’Olympe, séjour des
dieux: voilà le fait! Ne le perdez pas de vue. Des femmes, vous en
trouverez toujours à la douzaine, tant que vous voudrez, et d’aussi
belles, d’aussi avenantes et accommodantes qu’il vous plaira. Et sans
en avoir la charge, sans être obligé de les nourrir, entretenir et
supporter à perpétuité. Restez donc libre, mon ami, restez libre, et
méditez ce quatrain d’un sage d’autrefois:

      Une femme est toujours aimable
  Tant qu’on n’est pas uni par le sacré lien;
      L’usufruit en est agréable,
      La propriété n’en vaut rien.»

Jeanne Rousselin—Mme de Sambligny—n’était cependant pas, elle, une
ennemie de l’homme, une révoltée, femme de cercle, de club ou de rue,
ce qu’on a si plaisamment nommé, par allusion à la pièce essentielle du
costume masculin, objet des convoitises féminines, une «culottière».
Elle laissait ce privilège à ses sœurs Irène et Corentine, qui,
devenues vieilles filles, et furieuses de n’avoir jamais rencontré le
fortuné mortel dont elles auraient assuré le bonheur et emparadisé
l’existence, avaient pris en grippe tout le sexe mâle et le genre
humain tout entier.

A l’encontre de Katia Mordasz, la chaste et stoïque vierge slave,
qui était tout courage, tout abnégation et sacrifice, Jeanne de
Sambligny personnifiait la veulerie et l’égoïsme,—un égoïsme inné,
inconscient, terrible. Entrait-elle dans un salon? Instinctivement et
tout naturellement elle allait d’emblée s’asseoir à la meilleure place.
A table, lui présentait-on un plat? Soyez tranquille, elle s’adjugeait
sans hésitation et sans jamais d’erreur le plus succulent morceau.
Pour elle un homme n’était et ne devait jamais être qu’une sorte de
domestique et d’entreteneur, dûment et légalement investi, et qui doit
s’estimer très heureux, très fier et profondément reconnaissant de son
servage, aussi bien que des dépenses qu’on daigne lui occasionner.
Loin de savoir gré à son ancien et scrupuleux amant de ne pas l’avoir
«lâchée», avec sa situation de fille-mère en perspective, d’avoir fait
d’elle sa femme, et sien l’enfant qui allait naître de ce qu’on nomme
«leurs œuvres», elle avait fini par considérer ces preuves de loyale
affection comme un simple tribut, tout légitimement dû à sa souveraine
beauté et à ses irrésistibles charmes.

Elle n’avait apporté à Armand que des ennuis, des embarras et de
la misère. Comme elle grillait d’habiter Paris et ne cessait de
l’aiguillonner et de l’importuner à ce sujet, il s’était vu contraint,
peu après le décès du nouveau-né, de postuler son changement de
résidence. Certaines études spéciales, relatives au cadastre et à
l’impôt foncier, avaient attiré sur lui l’attention de ses supérieurs,
et il eut la bonne fortune d’être appelé à l’administration centrale.
En revanche, Mme Rousselin mère, n’ayant pas réussi dans sa gérance
d’hôtel meublé, ne tarda pas à venir le rejoindre à Paris avec ses deux
filles, en sorte qu’il se trouva avoir sur les bras toute la famille
de sa femme. Les quelques milliers de francs qui lui étaient échus en
héritage, et composaient tout son patrimoine, filèrent comme de l’eau
entre les doigts de tout ce monde: bientôt il ne lui resta plus que ses
appointements stricts pour vivre et faire vivre la maisonnée. Ayant
quatre femmes autour de lui, il était fondé à croire et à affirmer
qu’on devrait et qu’on pourrait se passer de bonnes. Ah bien oui!

«Si vous vous figurez que mes filles ont été élevées à récurer la
vaisselle!» piaulait la maman Rousselin en gonflant le jabot.

Toutes trois, bien que sans fortune et ayant eu pour père le plus
chétif des gratte-papier, étaient nanties de leurs brevets. De plus,
Jeanne et Irène avaient appris le piano; Corentine connaissait le
pastel et possédait même un fort joli talent, comme se plaisait à
le déclarer à tout propos et encore en se rengorgeant bien fort la
chère madame Rousselin Car elle était enchantée de ses filles, toute
glorieuse d’elles et de leur science, l’excellente dame.

Lorsque le Seigneur, en sa miséricorde, s’avisa de la rappeler à lui,
ce fut à M. de Sambligny qu’incomba la direction de la famille, honneur
qu’il n’avait jamais du reste ambitionné et dont il se serait fort bien
passé; mais il fallait obéir au devoir.

Grâce à ses relations, à maintes et maintes démarches, le mari de
Jeanne parvint à caser à Paris même ses deux belles sœurs: la plus
jeune, Corentine, dans l’enseignement, comme institutrice adjointe
attachée au personnel des écoles communales; l’autre, Irène, dans cette
administration du Crédit international, où M. le salomonien Jourd’huy
occupait l’emploi de chef de bureau.

Bien qu’entichées de leur indépendance,—indépendance toute relative,
hélas!—proclamant volontiers et bien haut que la femme doit se passer
de l’homme, qu’elle doit gagner sa vie et se suffire à elle-même, Mlles
Irène et Corentine avaient conçu, dans le tréfonds de leur âme, une
inextinguible jalousie à l’égard de leur sœur,—qui était mariée, elle,
qui avait eu cette chance!—et couvaient un cuisant dépit, une rage
implacable contre leur beau-frère, qui n’avait pas su les deviner et
leur trouver un épouseur.

M. de Sambligny s’était dit, en effet, que deux gaillardes pareilles
étaient d’un placement trop difficile pour que l’entreprise fût tentée.
Puisqu’elles n’y tenaient pas d’ailleurs, à vivre sous la coupe d’un
mari! Puisqu’elles avaient bien trop de dignité pour accepter cette
chaîne et s’abaisser jusque-là! On est émancipée, ou on ne l’est pas,
saprejeu!

Cette même jalousie et cette commune fureur étaient du reste les deux
seuls points sur lesquels Mlles Irène et Corentine fussent d’accord.
Toujours en brouille entre elles deux ou avec leur sœur, elles
passaient littéralement leur existence à se chamailler, à se bouder et
se raccommoder: c’était une comédie perpétuelle. Et cela leur semblait
de règle, chose normale, naturelle et toute simple.

«Mais la vie est faite pour cela! répondait un jour Irène à son
beau-frère, qui l’engageait à se montrer plus conciliante et plus
douce. La vie est faite pour se quereller et se rabibocher: c’est le
plaisir, ça!»

Comme M. de Sambligny, quelque temps après, rapportait ce mot à son ami
Jourd’huy:

«Et vous ne sauriez croire, répliqua celui-ci, combien de femmes, et
plus spécialement de vieilles filles, partagent ces idées et ne vivent
que de chicanes et de querelles, de bouderies et de bourrasques,
suivies de replâtrages, de protestations de tendresse, d’amitiés
exaltées, folles et furibondes, un beau matin brusquement rompues, puis
non moins inopinément renouées le lendemain soir ...

—Oh! que si, je vous crois!

—Ces demoiselles se brouillent sans cesse et sans raison avec tout le
monde, et elles ne peuvent rester seules: arrangez cela! Il leur faut
des relations, elles ne peuvent s’en passer, et elles n’en peuvent
garder!

—Tout à fait ce que j’observe! exclama Sambligny. Aussi, quoi que
disent ou que fassent mes belles-sœurs, jamais je ne les prends au
sérieux: impossible!

—C’est le plus sage, répondit Jourd’huy. Les vieilles filles possèdent
un fâcheux renom; quantité d’écrivains ont été durs pour elles, et,
généralement et malheureusement hélas! c’est justice. Il y a des
exceptions sans doute. Ainsi, moi, dans mon service, je n’ai pas à
me plaindre, et je connais plus d’une brave fille qui se dévoue en
secret et silencieusement à soutenir quelque parent âgé ou infirme,
à prendre soin d’un neveu ou d’une nièce orphelins; qui se prive,
pour remplir cette pieuse tâche, de toute coquetterie de toilette, de
toute distraction, tout plaisir, et du nécessaire même; qui en arrive
à compter avec sa nourriture, et économise sur son plat de viande ou
son dessert. Je leur rends hommage, à celles-là: c’est plus que de
l’estime, c’est de l’admiration qu’elles méritent. Mais, il y en a
d’autres, ah! mon ami, quelles pestes! Les vieilles filles, voyez-vous,
on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec elles, jamais sur quel pied
danser. Vous les quittez allègres et souriantes, enjouées, gaies comme
pinsons, chantantes comme Pérot, rayonnantes, exultantes, débordant
et éclatant de joie, et vous les retrouvez, non pas une heure après,
mais une minute, une seconde plus tard, mornes, maussades, renfrognées,
hargneuses, agressives, prêtes à vous décocher quelque impertinence
magistralement barbelée, une doucereuse ou audacieuse mais atroce
perfidie, sinon à vous sauter au visage, comme chattes en démence. Ah!
je les connais, les paroissiennes!

—C’est ce qu’on appelait jadis des vapeurs et ce qu’on nomme
aujourd’hui de l’hystérie.

—Appelez cela comme vous voudrez: le nom ne fait rien à la chose; mais
le fait existe et il est indéniable. Méfiez-vous des vieilles filles,
mon cher Sambligny, de leurs sautes d’humeur continuelles, de leurs
lubies, de leurs toquades, de leurs mensonges, de leurs entêtements
aussi, leurs entêtements de mules!

—Combien de femmes ressemblent en cela aux vieilles filles, sont
comme elles têtues, fausses, fantasques, déséquilibrées, détraquées!
Toutes façonnées à l’instar de la mère Ève: «Ne fais pas cela! Tu
perdras le genre humain!» Et elles se hâtent de le faire! Sans motif!
Uniquement parce que c’est défendu, parce que c’est un péché, parce que
c’est—mieux encore!—un crime, une monstruosité!

—Toutes, soit! Toutes, des incohérentes! Toutes, des filles d’Ève!
Mais ayez l’œil de préférence sur ces demoiselles, mon bon: méfiez-vous
d’elles plus particulièrement, encore un coup! Chacun de nous, a-t-on
remarqué, reçoit ici-bas précisément la quantité d’amour qu’il mérite:
les vieilles filles, qui n’ont rien reçu, dont personne n’a voulu, ou
qui n’ont rien donné et n’ont voulu de personne ... Mauvais signe dans
les deux cas, cher ami, conclut Jourd’huy, très mauvais signe!»

En maintes et maintes circonstances, Armand de Sambligny put vérifier
l’insigne justesse de cet avertissement.

Il n’était guère de vilenies et d’infamies qu’Irène et Corentine,
furieuses d’avoir coiffé sainte Catherine, atteint et dépassé la
trentaine sans dénicher d’époux,—tandis que leur sœur aînée, elle,
en avait si vite agrippé un, et grâce à son inconduite, pour comble!
Ah! on a vraiment bien raison de dire: il n’y a de chance ici-bas
que pour la canaille!—n’eussent imaginées et commises pour jeter
le désarroi dans le ménage Sambligny et détacher tout à fait l’un
de l’autre ces conjoints déjà si peu d’accord. Mais, à cause de sa
situation administrative, M. de Sambligny était tenu de sauvegarder
les apparences et d’éviter soigneusement tout scandale; et Jeanne, qui
ne possédait aucune fortune personnelle et n’était plus de la première
jeunesse, avait tout intérêt à supporter le joug conjugal, si pesant et
odieux qu’il fût, et à continuer à brouter où elle était attachée.

Il y avait au Crédit international, dans le service dont dépendait
Irène Rousselin et que dirigeait M. Jourd’huy, le service de la
Vérification et du Contrôle, une jolie fille très peu farouche,
qu’Irène jugea devoir on ne peut mieux convenir au mari de sa sœur,
et entreprit de lui colloquer comme maîtresse. Blonde et grasse, bien
portante, bien en forme et en chair, la peau blanche, satinée et rosée;
ayant toute la fraîcheur et tout l’éclat d’une belle fleur en plein
épanouissement, Mlle Henriette Pérignon formait un vif contraste avec
Jeanne de Sambligny, brune au teint mat, à la taille svelte et élancée.
Henriette devait certainement être l’idéal, le type d’Armand,—ne
fût-ce qu’en vertu de ce contraste et pour que le changement fût plus
accentué: c’est ce qu’Irène se dit et le raisonnement qu’elle se
tint. Quelques mots, prononcés par M. de Sambligny, la confirmèrent
d’ailleurs dans ces conjectures: ayant eu plusieurs fois occasion de
rencontrer sa belle-sœur avec cette demoiselle Henriette, il n’avait pu
s’empêcher de lui faire compliment de sa compagne.

«Une bien belle personne, ma foi!

—N’est-ce pas?»

Irène fit en sorte, un soir qu’elle attendait la visite de Henriette,
d’attirer son beau-frère chez elle; puis, l’amie venue, elle imagina un
banal prétexte, allégua qu’il fallait du rhum avec le thé qu’elle se
disposait à leur servir, et, s’excusant vivement de son absence:—«Le
temps de descendre et de remonter!»—elle s’empressa de les laisser
seuls.

«Je connais mon cher beau-frère, ruminait-elle; ou je me trompe fort,
ou il saura mettre à profit le tête-à-tête.»

Armand tira, en effet, de la situation tout le parti qu’elle comportait
et qu’on pouvait attendre d’un hardi et robuste servant d’amour et zélé
«féministe» comme lui. Bien mieux, Mlle Henriette était si alléchante,
appétissante et affriolante, qu’il l’invita à venir dîner avec lui le
surlendemain dans un bon endroit, en cabinet particulier.

Mais là s’arrêtèrent ces passionnés témoignages. A quoi bon, grand
Dieu, se mettre une maîtresse sur les bras? Pourquoi se lancer dans une
intrigue dont on ne pouvait prévoir les suites, une liaison périlleuse,
dispendieuse, gênante et absorbante, avec une ou plusieurs paternités
en perspective; aller se créer un second ménage, quand on en avait déjà
trop d’un; quand la sagesse salomonienne vous suffisait si bien; quand,
pour si peu de chose, quelques sous, on se procurait de si commodes
rencontres, de si discrètes, aimables et charmantes filles!

«Ce serait insensé, voyons!»

Et Irène en fut pour ses frais et pour son rhum.

Ne voulant sans doute pas demeurer en reste avec son aînée, et
désireuse de contribuer de son mieux, elle aussi, à la dislocation
du ménage, Corentine dirigea ses efforts vers Jeanne et tenta de
l’apparier avec le frère d’une de ses collègues, un jeune et tout
pimpant sous-lieutenant. Mais Mme de Sambligny, coquette et dépensière,
avait bien plus soif d’argent que de plaisir, et, dès la seconde
entrevue, lorsqu’il lui fut démontré qu’elle n’avait à attendre de ce
joli garçon aucune solide et sonnante preuve de tendresse, elle rompit
avec lui.

L’argent, et avec lui tout ce qui en relève, bien-être, luxe, fêtes,
toilettes nombreuses et variées, robes éblouissantes, bijoux et
diamants, voilà ce que Jeanne de Sambligny convoitait et rêvait,
l’unique but de la vie pour elle. Ah! comme elle s’en voulait de
s’être donnée jadis à Armand et d’avoir consenti à devenir sa femme!

«Imbécile! Petite niaise, qui t’imaginais que c’était là pour toi le
salut, qui ne voyais rien de plus beau! Ah! quelle sottise tu as faite
et tu expies!»

C’est de la sorte qu’elle ratiocinait, et ainsi se tançait-elle.

Au lieu de savoir gré à Armand de Sambligny de l’avoir épousée, elle,
pauvre et sans avenir, elle maudissait ce mariage.

«Si j’avais su! Si j’avais su!»

Exagérant sa beauté et la puissance de ses attraits, elle se disait
qu’avec de telles armes elle aurait pu prétendre à tout, parvenir aux
plus hauts sommets.

«Certainement! Si je n’avais pas été rivée à cet homme! C’est à cause
de lui que ma vie est gâchée!»

Il n’était malheureusement plus temps de rebrousser chemin et
recommencer la partie: dans trois ou quatre ans sonnerait la
quarantaine.

«Trop tard, hélas! Ah! malédiction!»

Sambligny se doutait bien de ce qui se passait dans la cervelle de sa
femme et des raisonnements qu’elle se tenait: depuis près de vingt ans
qu’il était «rivé», lui aussi, à sa chaîne, et traînait son boulet, il
avait eu tout loisir d’étudier la situation et de se familiariser avec
l’intellect et la judiciaire de sa compagne de chiourme.

«Elle m’a fait cadeau de sa petite personne et jamais je ne saurais
payer assez cher un tel honneur et semblable délice! Voilà ce qu’elle
se dit, ce dont elle est souverainement convaincue et foncièrement
pénétrée. Et pourtant, fichtre! si j’avais pu m’en dispenser, du
cadeau! Ah! là là! si c’était à refaire!»

Pour de graves motifs de famille, et par suite aussi de considérations
administratives, M. de Sambligny, bien que mari très marri, ne voulait
pas du divorce. Madame le désirait encore moins: c’est plus tôt qu’il
aurait fallu se décider. Maintenant, trop tard, encore une fois!

Le plus sage parti à prendre, tous deux le reconnaissaient et se
l’avouaient, c’était de recourir à la patience, de se supporter l’un
l’autre courageusement, et de laisser à cette chaîne odieuse, exécrée,
le plus d’ampleur, le plus de jeu possible. Tacitement, les deux époux
en étaient arrivés à s’accorder l’un à l’autre toute liberté,—pour
avoir la paix. A la fin de chaque mois, Sambligny prélevait sur ce
qu’il gagnait une somme suffisante—les quatre cinquièmes de son
traitement—pour les dépenses de l’intérieur, et la remettait à sa
femme.

«Surtout pas de dettes! Je ne te demande que cela!»

C’était sa recommandation habituelle. A plusieurs reprises, il avait
eu, en effet, à se plaindre de la mauvaise gestion financière de sa
femme, ou plutôt des fournisseurs étaient venus se plaindre à lui de la
difficulté qu’ils éprouvaient à faire régler leurs factures par madame,
et il avait dû intervenir dans la gouverne du ménage.

«Mais je n’en fais pas, de dettes! Tu es toujours à crier! protestait
la douce et angélique moitié.

—Je ne crie pas, je parle, et c’est même pour empêcher qu’on ne vienne
crier et clabauder jusqu’ici que je te supplie de tout payer comptant
...

—Mais oui! Mais oui!»

       *       *       *       *       *

Ce soir-là, comme d’ordinaire, Armand de Sambligny quitta très tard
son bureau: il était plus de sept heures quand il déposa lui-même sa
clef chez le concierge du ministère et traversa la rue de Rivoli, pour
s’acheminer pédestrement vers les hauteurs de la rue de Rome, où il
demeurait. C’était encore à son bureau, dans ses études budgétaires,
ses chiffres et ses dossiers, qu’il se plaisait le mieux; là, il
oubliait tous ses tracas domestiques, n’avait plus à essuyer la
mauvaise humeur de sa femme ni endurer ses lubies. Le travail, de plus
en plus, il l’éprouvait et se le disait, c’est bien le meilleur des
refuges, le plus souverain des consolateurs.

Chemin faisant, il songea que c’était aujourd’hui jeudi,—dîner de
famille, par conséquent,—et il se demanda laquelle de ses deux
belles-sœurs il allait trouver à la maison. Car, il y avait cela de
particulier et de drôlichon dans ces agapes intimes, comme les trois
sœurs étaient continuellement brouillées l’une avec l’autre ou avec
les deux autres, jamais il ne leur était donné de se voir réunies
toutes les trois ensemble, et il y avait des jeudis,—quand, par
exemple, c’était le tour de Jeanne d’être en délicatesse avec ses deux
cadettes,—où le dîner qualifié «de famille» s’effectuait en un simple
tête-à-tête conjugal.

«Oui, laquelle vais-je avoir le plaisir de rencontrer? ruminait
Sambligny. La semaine dernière, c’est Irène qui est venue; il y a donc
de grandes probabilités pour que ce soit aujourd’hui Corentine. A moins
que ... Ah! Ah! si Corentine et Irène sont présentement toutes les
deux en froid avec Jeanne? Ou bien, si c’est entre Irène et Corentine
que la fraîcheur existe, et si elles appréhendent de se trouver face à
face chez leur sœur? Eh! Eh! cela n’aurait rien d’étonnant! On ne sait
jamais, avec ces trois anges! Toujours de l’imprévu, des à-coups, des
surprises en réserve!»

Il avait l’habitude de tout prendre gaiement, M. de Sambligny,

  _Et de faire_, en riant, bon visage aux ennuis,

en vrai disciple de Regnier et de Rabelais, en bon et brave Français
qu’il était.

De surprise, il en eut une, effectivement, ce jour-là, en rentrant, et
une grande, une immense.

Les trois sœurs étaient dans le salon, toutes les trois ensemble,
toutes les trois assises côte à côte.

Il en resta cloué sur le seuil, bouche bée, n’en croyant pas ses yeux.

«Pas possible! Que se passe-t-il donc?»

Telle est la question qui surgit brusquement dans sa tête.

«Ah! mon ami! Tu ne sais pas la nouvelle? s’écria Jeanne en accourant à
sa rencontre.

—Non, je ne sais pas ...

—Irène se marie!»

Il ne put retenir un cri de stupeur et peu s’en fallut qu’il ne
demandât: «Contre qui?» Ses lèvres s’entr’ouvrirent davantage, ses
prunelles se dilatèrent.

«Elle se ...

—Oui, mon ami, reprit Jeanne, elle se marie! C’est pour cela qu’elle
est venue ... Elle m’en voulait un peu, la pauvre chatte! Un léger
nuage ...

—N’en parlons plus!» s’empressa de répliquer Irène, dont les petits
yeux de myope clignotaient fébrilement derrière son binocle.

Car, ainsi que sa cadette Corentine, elle portait binocle, ce qui ne
contribuait pas à relever leur beauté, à l’une ni à l’autre: mais il
avait tant fallu lire, étudier, piocher d’examens!

«C’est ce qui donne du piquant et du charme à l’existence, ces gentils
nuages! lança Corentine. Lorsqu’ils se sont dissipés, on n’en apprécie
que mieux le beau temps, n’est-ce pas donc, Jeanne?

—Mais oui! C’est bien vrai! Où il n’y a pas de brouille, il n’y a pas
de plaisir!

—Vous trouvez? insinua Sambligny.

—Et puis, c’est justement ce qui prouve qu’on s’aime bien, reprit
Irène.

—Qu’on s’adore! renchérit son aînée.

—Ah! oui-da! Tiens! tiens! tiens! fit Sambligny.

—Irène compte sur toi, poursuivit Jeanne en s’adressant à son mari,
pour lui servir de témoin.

—Très volontiers. Cela va de soi.

—L’autre serait son chef, M. Jourd’huy. Elle compte l’aller voir ...

—Pardon! interrompit Sambligny. Mais qui épouse-t-elle?

—J’oubliais, en effet ... Un de ses collègues, un employé du Crédit,
un employé qui est à la veille de passer ... Comment as-tu dit, Irène?

—Préposé aux titres.

—Ah! Ah! Et il s’appelle?

—Marius Lacrouzade.

—Joli nom, qui sent sa Canebière ... Tu as annoncé ton mariage à M.
Jourd’huy? demanda Sambligny, qui, ayant connu Irène et Corentine
toutes fillettes, avait gardé l’habitude de les tutoyer.

—Pas encore, répondit Irène. Je tenais avant tout à t’en parler, ainsi
qu’à Jeanne ...

—Je t’en remercie, et je suis très heureux de cet événement, quoique
tu nous aies maintes fois déclaré que tu n’entendais pas aliéner ta
liberté ...

—C’est exact.

— ... que tu avais le mariage en horreur.

—Il a fallu une occasion comme celle-là ...

—Du moment que ce jeune homme te convient ... Quel âge a-t-il?

—Trente-quatre ans; ainsi ...

—C’est à merveille! conclut Sambligny. Mais, sans prétendre, ma chère
enfant, te donner des conseils ni influer en rien sur tes volontés,
peut-être aurais-tu bien fait, dans cette conjoncture, et avant de
prendre aucune décision ferme, de consulter M. Jourd’huy, qui est un
de mes amis, te porte de l’intérêt et se trouve à même d’être bien
renseigné sur les antécédents et la situation de M. Lacrouzade.

—Ces renseignements ne peuvent être qu’excellents, repartit Irène.
Je connais M. Lacrouzade depuis plusieurs mois ... C’est en nous
rendant au bureau et en en revenant, à force de nous rencontrer, que la
connaissance s’est faite.

—Très bien!

—Je ne me suis pas engagée à la légère, comme bien tu penses.

—Je n’en doute nullement.

—Je me suis enquis avec précaution à droite et à gauche, j’ai sondé
le terrain, questionné discrètement ici ou là, notamment celles de mes
collègues que je savais en relation de service avec M. Lacrouzade.

—Et ...

—Et le résultat de l’enquête a été en tous points satisfaisant.

—Alors, ma chère Irène, il ne me reste plus qu’à te souhaiter tout
le bonheur désirable. Tu as, en effet, assez d’expérience, de tact et
de jugement, pour t’en rapporter entièrement à toi. Si tu estimais
néanmoins qu’une démarche faite par moi auprès de l’administration
supérieure ou auprès de M. Jourd’huy pût t’être d’une utilité
quelconque, je suis tout à ta disposition.

—Je t’en remercie, Armand, je te suis très obligée.

—On ne risque jamais rien de se renseigner davantage, observa Jeanne.

—Il est certain, reprit Irène, que si vous craignez une erreur ou une
imprudence de ma part ...

—Personnellement, je ne crains rien, répliqua Sambligny. C’est pour
toi, dans ton intérêt seul, Irène, et parce que deux avis valent mieux
qu’un; parce que, en telle occurrence, comme vient de te le dire ta
sœur, on ne saurait s’entourer de trop d’indices, de lumière et de
garanties. Voilà le seul mobile qui me pousse ...

—Je comprends, et je te sais le plus grand gré de ton offre, que
j’accepte très volontiers. Si tu veux bien demander à M. Jourd’huy ou
au directeur du Personnel leur opinion sur M. Lacrouzade ...

—Ce sera fait sans retard, ma chère petite.

—Si nous nous mettions à table? intervint Mme de Sambligny. Nous
causerions aussi bien ... Tu rentres chaque soir à des heures
impossibles, et tu nous fais dîner au milieu de la nuit!

—Je suis confus ...

—Huit heures et demie déjà! A table! A table!»



VI


Mme Bombardier, présidente du groupe parisien de la Revendication des
droits des femmes, fut victime, à cette époque, d’une noire ingratitude
et éprouva une bien douloureuse déception.

Un congrès féministe international, baptisé le «Grand Congrès de
l’Affranchissement», venait de s’ouvrir à Paris, et Angélique
Bombardier, qui, en considération des importants services rendus par
elle à la cause même de cette sainte révolte, s’attendait à être
proclamée présidente de la réunion, la grosse Bombardier vit s’asseoir
sur l’estrade, à sa place, une débutante, une jeune et fluette avocate,
qu’un coup de vent venait de porter au pinacle, qu’un misérable caprice
du sort avait rendue célèbre en une demi-journée.

Et cependant qui, depuis douze ans, faisait les frais du principal
organe féministe, _l’Affranchie_, recueil hebdomadaire, et, sous
le pseudonyme de _Spartaca_, l’alimentait de copie encore plus que
d’argent? Qui, par ses continuelles démarches, ses relations et sa
fortune, avait réussi, en maintes circonstances, à trouver, dans la
Chambre ou au Sénat, des soutiens à ladite Revendication, ou à obtenir
même l’appui des gouvernants? Qui donc avait pour ami et porte-parole
le député Magimier?

«Mais moi, moi! se répondait Angélique. _Me, me adsum qui feci!_»

Et on avait osé lui préférer une petite doctoresse en droit, une
demoiselle Montgobert, dont le seul mérite et l’unique fait d’armes
était d’avoir plaidé en justice. Et quelle cause! quelle plaidoirie!

Reçue à dix-neuf ans bachelière ès lettres et ès sciences, Mlle
Ernestine Montgobert, fille d’un modeste boutiquier, d’un marchand
coutelier de la rue Saint-Antoine, s’était avisée, avec l’assentiment
et l’encouragement de son papa, émerveillé des brillantes dispositions
de sa fille, d’étudier le code et de se faire inscrire au nombre des
élèves de la faculté de droit. Trouvant probablement que la France
manquait d’avocats, elle postula, aussitôt sa licence en poche et tout
en préparant le doctorat, son admission au barreau de la cour d’appel
de Paris. L’affaire fut longue à décrocher, mais ce que femme veut Dieu
le veut, et, un beau matin, la doctoresse Montgobert fut autorisée à
prêter le serment professionnel et à prendre _coram populo_ la toque et
la parole.

Entre-temps, et pour bien démontrer qu’aucune cause naturelle,
aucune question de sexe ne pouvait faire obstacle à sa demande, elle
avait publié une étude détaillée sur la voix humaine, _Phonation et
Phonétique_, où elle affirmait que, si les cordes vocales n’ont pas la
même puissance chez la femme que chez l’homme, c’est uniquement parce
qu’on ne s’est pas donné jusqu’ici la peine de les fortifier comme il
siérait, et d’exercer dès le bas âge les jeunes filles à dûment s’en
servir.

«Habituée à toujours parler doucement, timidement, avec crainte, en
esclave qu’elle a été durant tant de siècles, la femme se ressent
de cet atavisme, et ne peut encore donner à son organe l’ampleur
nécessaire pour commander une armée, par exemple, ou haranguer une
foule. Jusqu’à présent cet organe n’a été, pour ainsi dire, qu’un
organe de salon, et c’est un tort; il faut qu’il se tonifie et
s’amplifie; il faut que cette infériorité cesse.

»Que la femme contracte dès l’enfance l’habitude de s’exprimer
hautement et hardiment, avec intensité et vigueur; qu’elle n’ait plus
peur d’élever et de grossir le ton, et avant un siècle, j’en réponds,
la voix féminine sera totalement modifiée, sera nativement devenue
égale et semblable à la voix masculine.»

Avec quelle joie, quels ravissements et quels applaudissements, Elvire
Potarlot, la présidente de la Ligue de l’Émancipation, s’empressa
d’accueillir cette prophétie! Elle rentrait si bien dans son système
d’égalité absolue, de complète similitude des deux sexes! Du coup, la
jeune Montgobert fut sa protégée, devint sa collaboratrice, son amie,
son espoir.

Cette estime et cette affection redoublèrent après les débuts oratoires
de maître ou maîtresse Montgobert, en présence du courage vraiment
viril dont notre avocate fit preuve devant la cour d’assises.

Un président goguenard, amateur de causes grasses, héritier des Bouhier
et des Debrosses, tout heureux de fournir à une jeune éloquence
l’occasion tant cherchée de se produire et se révéler, désigna d’office
maître Ernestine Montgobert comme défenseur d’un détenu de Poissy,
cambrioleur et escarpe par vocation, non-conformiste par nécessité ou
par goût, devenu meurtrier par amour, assassin de son plus intime mais
trop infidèle compagnon d’infortune.

Le premier mouvement d’Ernestine fut de refuser avec indignation.

Il se moquait d’elle, ce magistrat si peu soucieux de la pudeur de la
femme, si étranger à la vieille galanterie française.

«Ah! pardon! Un instant! Si ces dames et demoiselles n’avaient pas
les premières oublié cette pudeur et rompu avec les lois de l’antique
chevalerie, je comprendrais l’objection, répliqua le président,
lorsqu’on lui fit part des scrupules probables de maître ou maîtresse
Montgobert. Mais ces dames sont nos égales, c’est décidé, c’est entendu
et conclu: où l’on met l’un on peut placer l’une, et une avocate est
à même de se substituer en tout et partout à un avocat; ou alors ...
alors qu’elle s’en aille, qu’elle rentre,—je ne dirai pas sous sa
tente, puisqu’elle n’en veut pas!—mais sous son toit et à son foyer,
et qu’elle y reste: cela vaudra mieux pour elle, pour nous et pour tout
le monde.»

Touchée au point d’honneur, piquée au vif, Ernestine regimba.

«Eh bien, soit! Ce sera plus crâne, en effet! Il faut leur prouver, à
ces hommes, ces grossiers individus, qu’on est de taille ...

—Parfaitement, ma petite! s’empressa d’acquiescer l’amie et mentor
Elvire Potarlot. Il faut leur prouver que nous sommes aussi forts
qu’eux; que toutes les questions qu’ils traitent, toutes sans
exception, sont de notre domaine; qu’ils n’ont le monopole de rien.
Ah! vous avez là, ma chère, une occasion merveilleuse et unique de
vous montrer et de soutenir nos droits. Laissez rire les imbéciles,
dédaignez les sarcasmes, bravez les calomnies et les outrages, et en
avant, Ernestine! Du nerf, de l’aplomb, de l’audace! Je vous prédis un
succès, ah! un succès!»

Il dépassa effectivement toutes les prévisions et prédictions, ce
succès, ce triomphe. Ce fut quelque chose d’inouï, de prodigieux,
d’éblouissant et de mirobolant. Malgré le rigoureux huis clos,
jamais la longue salle des assises n’avait contenu une telle foule,
jamais tant d’oreilles n’avaient été suspendues aux chaînes d’or
... La voix de l’oratrice était bien un peu grêle et ne s’entendait
pas très nettement: elle n’avait pas encore pu, hélas! profiter des
perfectionnements ataviques; mais le peu qu’on entendit suffit à faire
le régal et les délices de l’auditoire.

Maître ou maîtresse Ernestine Montgobert sortit de là avec cause
gagnée, doublement gagnée, emportant l’acquittement de son client et
la preuve, fournie par elle, la preuve éclatante et incontestable, que
toute thèse, si délicate, épineuse et graveleuse qu’elle soit, peut
relever de la femme, être expliquée et discutée publiquement par elle.
Il n’y a qu’un peu de courage à avoir, et un peu de tact, de souplesse
d’expression, de dextérité de langue ... N’importe! Voir et ouïr cette
pudique demoiselle, qui ne comptait pas encore vingt-huit printemps,
parler seule, tout haut et devant tout le monde, de pédérastie, de
sodomie, des terribles exigences de ces passions hors nature, des
féroces jalousies de ces perversions sensuelles, c’était là, il faut
bien en convenir, un spectacle pas banal et non dépourvu de piquant.

Ernestine se réveilla célèbre. Dans toute la France, d’un bout du monde
à l’autre, le nom de Montgobert, maître ou maîtresse, fut imprimé
à satiété, corné, clamé, seriné par tous les olifants et buccins,
clairons et clarinettes de la Renommée. Sans doute beaucoup de ces
journaux se moquaient et se gaudissaient, nombre de ces trompettes
sonnaient des airs gouailleurs ou charivaresques; mais l’effet n’en
était pas moins produit, le coup porté: on savait que dorénavant les
femmes auraient licence d’aborder tous les sujets, qu’elles peuvent
à présent mettre le pied dans tous les sentiers ou sentines. Quant à
Elvire, la directrice de _l’Émancipation_, elle ne tarit pas d’éloges
dans son journal: ce fut de l’ivresse et du délire.

«Eh bien, n’ai-je pas, moi aussi, fourni mes preuves? grommelait
Angélique Bombardier, toute dépitée et rageuse. N’ai-je pas, moi aussi,
démontré amplement et en maintes occurrences que rien de ce qui est
humain ne m’est étranger, rien de ce qui est viril n’est pour moi
lettres closes?»

C’était une allusion à une série de conférences sur les «Rapports de
l’homme et de la femme», faites jadis par elle dans une des salles de
la mairie du VI^e arrondissement.

A l’exemple d’une de ses plus illustres amies, de Mlle D ...,
qui employait couramment et sans vergogne les termes techniques,
lorsqu’elle conversait avec ses visiteurs et traitait avec eux quelque
intime question de physiologie; disant, par exemple,—et cela au grand
scandale du très correct et très courtois sénateur Ernest Hamel, qui
ne pouvait se faire, si tolérant et libéral qu’il fût, à ces licences
de langage—: «Lorsque, sous une titillation manuelle ou un excitant
quelconque, la verge de l’homme entre en érection ...», etc., etc.,
Angélique avait tenu à se départir, dans ses conférences, de toute
pruderie et bégueulerie, à s’exprimer tout à fait en homme et en savant.

C’était se conformer, du reste, non seulement à l’avis de Mlle D ...,
mais à celui de Mme Jenny d’Héricourt, dont Angélique-Spartaca, comme
Elvire Potarlot, vénérait si bien les principes et possédait les écrits
sur le bout du doigt.

«Mes adversaires ayant porté la discussion sur le terrain scientifique,
déclara-t-elle dès le début, n’ont pas reculé devant la nudité des
lois biologiques et des détails anatomiques: je les en loue: le corps
étant respectable, il n’y a point d’indécence à parler des lois qui le
régissent. Mais comme ce serait de ma part une inconséquence que de
croire blâmable en moi ce que j’approuve en eux, vous voudrez bien ne
pas vous étonner que je les suive sur le terrain qu’ils ont choisi,
persuadée que la science, chaste fille de la pensée, ne saurait perdre
sa chasteté sous la plume d’une honnête femme, pas plus que sous celle
d’un honnête homme[7].»

Malgré ce coquet préambule, tout entier et textuellement emprunté à
l’auteur de _La Femme affranchie_, l’auditoire, presque exclusivement
composé de femmes du monde et de jeunes filles:—le beau mérite,
si elle n’avait eu affaire qu’à des doctoresses en médecine, des
chirurgiennes, pharmaciennes et élèves matrones, ou encore à de
vieilles gardes, d’antiques routières d’amour, qui ne savent plus
rougir, et que rien n’effarouche,—l’auditoire ne tarda pas à murmurer;
des protestations, formulées à mi-voix, surgirent çà et là. Bientôt
une mère de famille se leva en tirant par la main sa chère géniture,
qu’elle avait eu l’imprudence d’amener dans ce mauvais lieu; une autre
maman la suivit, puis une troisième ...

«Mais qu’y a-t-il donc, mesdames? demanda Angélique en s’interrompant
et avec un étonnement des mieux simulés. Encore une fois, nous faisons
de la science ici, et la science est chaste.

—C’est vous qui ne l’êtes pas!» lui lança en plein visage une de ces
bégueules et sottes poules couveuses, qui se sauvait tout effarouchée,
en chassant devant elle ses poussines.

Heureusement qu’elle avait eu, pour la défendre et la prôner,
toutes les adeptes de la sainte cause, toutes les femmes vraiment
intelligentes, vraiment supérieures, bien dans le mouvement, que le
progrès n’effraye pas, qui n’entendent pas rester à jamais courbées
sous le despotisme de l’homme, sous le joug humiliant et abêtissant de
la routine et des préjugés.

C’était cette élite qui l’avait peu après nommée présidente du groupe
parisien de la Revendication. C’étaient ces avant-courrières et ces
héroïnes qui auraient dû la patronner encore aujourd’hui, soutenir sa
candidature au fauteuil présidentiel du Congrès de l’Affranchissement,
et exiger, imposer son élection.

Au lieu de cela on l’avait misérablement lâchée,—lâchée pour une
petite avocassière qui ne faisait que d’apparaître, qui n’avait que
de l’effronterie et du cynisme, pas l’ombre de talent ... Ah! c’est
qu’on trouve toujours plus hardi que soi, qu’on est bien toujours le
réactionnaire de quelqu’un!

«Si encore on avait fait choix d’Elvire Potarlot, été chercher la
citoyenne Magloire, Katia Mordasz, Estelle de Bals ou la marquise, je
comprendrais! Mais cette chipie!» s’exclamait Spartaca Bombardier en
haussant avec rage et mépris ses volumineuses épaules.

Non, on n’avait pas voulu d’Elvire Potarlot. Si dévouée qu’elle fût
au triomphe de l’Émancipation, si actives et ardentes que fussent ses
convictions, en dépit même de sa notoriété, de la popularité qu’elle
s’était acquise par ses articles, ses livres, ses conférences, sa
constante et infatigable propagande, Elvire Potarlot avait peu à
peu perdu, elle aussi, les sympathies de ses principales consœurs,
les autres cheffesses du mouvement féministe. Celles-ci d’abord la
jalousaient, à cause même de cette popularité; puis, ne pouvant leur
ouvrir à toutes également les colonnes de son journal, les avoir toutes
et au même titre pour collaboratrices à _l’Émancipation_, combien
d’entre elles n’avait-elle pas froissées, que d’ennemies elle s’était
faites!

On reprochait ensuite à Elvire les irrégularités, voire les scandales
de sa vie privée; et les bonnes camarades, qui se montraient envers
elle si sévères, avaient cependant, pour la plupart, bien d’autres
poids sur la conscience, bien d’autres taches sur leur blanche hermine.
Comme beaucoup d’entre elles, sinon presque toutes, Elvire Potarlot
possédait quelque part un ex-mari légitime,—un monstre, qui lui
avait fait souffrir le martyre, qu’elle avait planté là au bout d’une
année de cohabitation, et dont elle était légalement divorcée. Mais
pas de chance! De Charybde elle était dégringolée en Scylla. Après
plusieurs essais, tous plus décourageants et désastreux les uns que
les autres,—ces hommes, quelle engeance! quels gredins!—et par une
amère ironie du sort, un cruel tour du petit dieu malin, elle s’était
entichée du plus triste sire, d’un certain Émilien Bellerose, sculpteur
praticien à ses heures, chansonnier comique et poète élégiaque par
foucades, citoyen n’ayant en somme aucune profession stable et
avouable, aucunes ressources, ni feu ni lieu, et qui non seulement
vivait à ses crochets, lui mangeait à belles dents les dix mille francs
de rente provenant de son patrimoine, mais encore, et pour comble et
remercîment, la battait comme plâtre, dès qu’elle ne dénouait pas assez
vite les cordons de l’escarcelle, la rouait de coups quotidiennement,
avec ou sans motif, à la briser et la laisser sur place. Les mauvaises
langues affirmaient que la présidente des Émancipées raffolait de ces
raclées magistrales, que c’était sa secrète et tenace et honteuse
passion. La vérité est qu’Elvire ne cherchait qu’à se dévouer, à aimer
et se prodiguer; qu’ici comme ailleurs elle obéissait à sa nature
généreuse et exaltée, à son impérieux besoin d’apostolat, sa fièvre
de sacrifice; que plus son amant, ce misérable rufien, était décrié,
honni de tous, écarté et repoussé de partout, plus il lui semblait
avoir droit à sa pitié et à sa tendresse, plus elle s’appliquait à
l’indemniser, s’attachait à lui, s’obstinait à tout endurer de lui,
plus elle persistait à le protéger et le défendre, à demeurer son
esclave et sa chose.

Comme nombre de femmes, Elvire croyait faire acte de bravoure en
frondant l’opinion et s’insurgeant contre l’universelle réprobation. Et
puis, au fond d’elle-même, peut-être ne lui déplaisait-il pas non plus
de se dire que c’était à elle, humble représentante du prétendu sexe
faible, que cet homme devait sa subsistance; que, malgré les sévices
et voies de fait, en dépit de tout, c’était elle qui avait ici le rôle
du fort et du mâle: cela chatouillait son amour-propre et la piquait
d’honneur.

Maintes fois telle ou telle de ses amies, de ses plus intimes, avait
tenté de l’arracher à cet ignominieux servage.

«C’est de l’aberration, ma chère! Si encore cet être-là vous aimait!
Mais pas du tout! C’est votre argent qui le retient et qu’il convoite;
il est en train de vous mettre sur la paille ...

—Baste!

—Oui, vous vous en moquez, soit! Mais, en perdant cette fortune dont
vous faites si bien fi, vous le perdrez, lui, à qui vous tenez tant, je
vous en préviens. Mieux vaudrait donc le quitter en conservant votre
argent: c’est le bon sens, la raison qui vous le disent.

—Le cœur a des raisons ...

— ... que la raison ne connaît pas, je le sais. En attendant, vous
vous déconsidérez, Elvire, vous vous déshonorez avec cet individu.

—Non.

—Si, je vous assure. Les journaux, à tout moment, font allusion à
votre situation.

—Elle ne serait pas ce qu’elle est, ma situation, que les journaux en
parleraient tout de même aussi méchamment, en termes aussi perfides.

—C’est possible.

—C’est exact. Ne nous occupons donc pas de toutes ces insinuations et
ces misères.

—Elles vous font tant de mal, chère amie! Je suis bien obligée de vous
le dire: ne vous en formalisez pas!

—Je ne me formalise pas, et je vous remercie, au contraire. Mais, à
cause même de ce tort que je me fais à moi-même ...

—Oh oui!

—Eh bien, je n’en ai que plus de mérite, voilà tout!

—Ce n’est donc pas par affection, pas par amour, c’est uniquement par
orgueil que vous persistez à garder près de vous ce ... monsieur?

—Par orgueil, soit!

—Orgueil bien mal placé!

—Soit encore! Mais je n’y changerai rien. Je reconnais avec vous toute
l’étendue de ma faute ...

—Toute l’indignité du personnage!

—Non, pas cela, et vous avez tort de le dire. Il souffre, il est
malheureux ...

—Il vous fait souffrir surtout.

—Non, c’est faux! Et j’irais encore l’accabler! Que deviendrait-il
s’il ne m’avait pas? Parce que tout le monde le méjuge et se détourne
de lui, vous voudriez que, moi aussi ... Oh non! non! Que ce soit par
amour ou par orgueil, peu importe! Je ne le quitterai pas!»

Elvire Potarlot offrait encore à ses adversaires bien d’autres points
faibles.

Par suite même de son entière bonne foi, de l’extrême sincérité qu’elle
mettait à chercher ce qu’elle croyait la vérité, ses programmes étaient
remplis de disparates et de contradictions; elle passait littéralement
son temps à démolir ce qu’elle venait d’édifier, à brûler le soir ce
qu’elle avait adoré le matin; elle se lançait dans les plus étranges
exagérations, se perdait dans les hypothèses les plus folles.

Après avoir longtemps prêché l’abolition du mariage et réclamé l’union
libre, la voilà qui venait de déclarer que l’union libre ne profite
qu’à l’homme, que légalement elle le dispense de toute responsabilité
et de toute charge envers sa compagne, et que celle-ci ne peut y
trouver que déception et duperie. «Le mariage légal est encore,
osait-elle écrire, ce qui, dans les conditions actuelles, protège
le mieux la femme, ce qui lui assure le plus de garanties contre
l’inconstance et l’abandon de l’homme.»

Mais ce n’était plus de l’émancipation, cela! C’était la continuité de
l’esclavage.

«D’ailleurs, pour se marier, il faut être deux, Elvire, lui
répliquaient, tout comme M. de La Palice aurait pu le faire, la
citoyenne Magloire et son émule Estelle de Bals. Or, vous voyez bien
que les hommes n’y tiennent plus, au conjungo, qu’ils n’en veulent
plus, qu’on se marie de moins en moins: consultez les statistiques,
ma chère! Faudra-t-il donc tomber aux genoux de ces messieurs, nous
rouler aux pieds de ces potentats, pour les déterminer à nous épouser?
Est-ce cela que vous demandez, Elvire?»

Même la recherche de la paternité, qu’elle avait naguère si ardemment
réclamée et qui faisait le sujet de son premier livre, aujourd’hui
elle l’estimait insuffisante, inapplicable, absolument illusoire.
Voilà un séducteur qui s’expatrie: allez donc le poursuivre au Japon
ou au Brésil? Et a-t-il quoi que ce soit à supporter, lui, des longs
embarras et poignantes douleurs de la gestation et de la parturition?
Nullement. Il s’en moque! Et si la jeune fille mise à mal meurt en
couches, irez-vous, pour faire les parts égales, condamner à mort et
occire son suborneur? Pourquoi le même acte, accompli en commun, est-il
suivi d’effets si dissemblables? Quoi! l’un ne risque rien où l’autre
met en enjeu son repos, sa santé, son existence, sans parler de son
honneur, c’est-à-dire risque tout, absolument tout! Mais c’est insensé
et abominable!

De là à conclure qu’il n’y aurait d’égalité entre les deux sexes que
quand ils seraient réduits à un seul, il n’y a qu’un pas, et, ce
pas, Elvire, avec son extrême logique et son inflexible rigueur de
raisonnement, l’avait franchi.

Oui, il fallait espérer que, par une transformation inverse de
celle qui s’est jadis produite et dont nous parlent les anciennes
mythologies aussi bien que la Bible, le couple humain, actuellement
disjoint, serait de nouveau réuni: l’androgyne de Platon reparaîtra,
la côte surnuméraire sera restituée à Adam. «Aujourd’hui incomplets
et se cherchant l’un l’autre, l’homme et la femme ne formaient dans
le principe qu’un même être double dans sa forme, mais unique dans
son consentement et son autorité; séparé en deux, postérieurement à
sa création première, cet être a donné lieu à l’espèce humaine d’à
présent, à ces deux types, mâle et femelle, si inégalement partagés, si
différents et en si complet désaccord. Que ces deux types retournent
à leur état primitif, que ces deux êtres n’en fassent plus qu’un, et
l’accord renaîtra, l’harmonie régnera de nouveau, la nature humaine
aura reconquis son ancienne béatitude, sa perfection d’antan et son âge
d’or.»

Voilà ce qu’avec Platon et plusieurs autres cosmogonistes Elvire se
disait à présent, l’avatar, la réunion et fusion qu’elle préconisait
et appelait de tous ses vœux. Quand et comment s’accomplirait ce
changement, comment s’opérerait cette combinaison, cela était moins
facile à démêler et expliquer. Mais la science, avec ses découvertes et
ses miracles, ne nous a-t-elle pas appris à ne désespérer de rien et
à ne nous étonner de quoi que ce soit? Les phénomènes physiologiques
démontrés par Lamarck et Darwin, les transformations de poissons en
oiseaux, par exemple, ou la simple et si étonnante métamorphose d’une
chenille en papillon, sans parler de l’hermaphrodisme de diverses
espèces du règne animal ou végétal, ne peuvent-ils pas nous servir
d’indice, nous donner le droit de croire et d’espérer?

En attendant, Elvire s’ingéniait à supprimer toute différence entre
les deux éléments de l’être humain, entre l’homme et la femme; à les
assimiler en tout et partout l’un à l’autre, autant que faire se peut.

D’abord, dès le bas âge, pourquoi deux éducations distinctes, deux
modes d’instruction différents? Pourquoi ne pas élever ensemble et de
la même façon garçons et filles? Est-ce que pouliches et poulains ne
sont pas astreints absolument au même régime et aux mêmes exercices, et
ne se disputent pas les mêmes prix sur les champs de courses? Voyez! Ce
sont les animaux qui nous indiquent la voie et nous donnent l’exemple.

Ensuite pourquoi imposer au sexe, si sottement qualifié de faible, ces
jupes traînantes, salissantes et incommodes? Pourquoi ces affreux et
stupides corsets, «qui ont fait périr plus de femmes que la guerre n’a
détruit d’hommes»? Pourquoi ces cheveux longs, lourds à la tête, si
gênants et malsains? A quoi bon ces boucles d’oreilles, ces broches
et ces bracelets, odieux signes de l’esclavage antique et toujours
persistant? N’est-ce pas une honte de se décolleter, d’exhiber ses bras
et ses épaules, d’étaler aux regards la moitié ou les trois quarts de
ses mamelles? Est-ce que les hommes se décollettent? Non, n’est-ce pas?
Eh bien alors?

Et ne trouvez-vous pas inique et inepte d’accorder toujours la priorité
au masculin sur le féminin en grammaire, de toujours faire accorder
l’adjectif avec le substantif mâle, quel qu’il soit? «Ces ravissantes
dames, ces charmantes jeunes filles, toutes ces reines de beauté et
d’élégance, ces déesses de la mode et du bon ton, et ce petit chien
sont venus ...» Venus au masculin! C’est le petit chien qui l’emporte!
Voilà ce qu’Elvire Potarlot, malgré ou avec toute sa science et ses
brevets, ne pouvait digérer, ce qui la faisait bondir d’indignation et
fulminer de colère.

«Ah! les hommes! On voit bien que ce sont eux qui ont fabriqué et
promulgué les lois grammaticales comme les autres, celles du code! Tout
pour eux! Un chien, un porc, un crapaud, le plus abject animal, pourvu
que ce soit un mâle, passe avant nous!»

«De même, continuait-elle, nous seules sommes assujetties aux plus
serviles labeurs, à toutes les répugnantes besognes de la communauté.
C’est à nous, infortunées femmes, qu’échoit le rôle de cuisinière, de
balayeuse, de laveuse de vaisselle; nous qui sommes appelées à être
«les domestiques de ces messieurs.» S’il survient des enfants, c’est
nous qui avons toute la peine de les porter, non seulement dans notre
sein durant neuf mois, ce qui est déjà d’une assez flagrante et odieuse
injustice, mais sur nos bras ensuite; c’est nous qui les allaitons, qui
les nettoyons, qui les torchons ... Est-ce que, vraiment, la main sur
la conscience, ce ne devrait pas être un peu le tour de nos seigneurs
et maîtres?»

Aussi Elvire Potarlot, suivie par nombre de ses coreligionnaires,
notamment par Angélique Bombardier, Stéphanie Lauxerrois, les
citoyennes René d’Escars, Magloire et de Bals, ne cessait-elle de
réclamer, outre l’éducation en commun des filles et garçons, ou
«co-éducation», la libre accession de toutes et de tous aux mêmes
emplois et aux mêmes fonctions.

«Pourquoi les femmes, que, dans votre magnanime sollicitude et votre
inépuisable générosité, vous daignez admettre en qualité de scribes
dans vos bureaux, ne deviendraient-elles pas aussi bien que vous,
messieurs, chefs de bureau et de division, directeurs de service?
Dites, messieurs, dites-le-moi donc, s. v. p.! Pourquoi les femmes
ne feraient-elles pas, aussi bien que vous, des contrôleurs des
contributions, des receveurs de l’enregistrement, des inspecteurs des
douanes, dites? Pourquoi, tout comme vous, messieurs, ne seraient-elles
pas agents voyers, ingénieurs ou architectes, médecins ou pharmaciens,
avocats ou avoués, notaires ou huissiers, et ne pourraient-elles pas
s’engager dans l’armée ou la marine, former, comme jadis chez les
Amazones et tout récemment aux États-Unis, des régiments, spéciaux
ou non, être promues colonelles, générales ou amirales? Qui les
empêcherait surtout—oh! oui, surtout!—qui devrait les empêcher,
sous un gouvernement dit de suffrage universel, de posséder le droit
de vote? Il n’est pas universel, votre suffrage, puisque vous seuls,
hommes, êtes appelés à prendre part aux scrutins, et que les femmes,
sans compter les enfants, en sont exclues. C’est donc aux enfants que
vous les assimilez? Et cependant ne seraient-elles pas à leur place,
tout aussi bien que vous, dans les conseils municipaux et généraux,
à la Chambre et au Sénat,—même bien mieux que vous très souvent,
messieurs; car, pour ce que vous y faites parfois, au Palais-Bourbon et
au Luxembourg!

«Et pourquoi ne choisirait-on pas parmi nous, femmes, aussi bien que
parmi vous, messeigneurs, nos conseillers d’État, nos ambassadeurs
et nos ministres? Pourquoi la République n’a-t-elle jamais qu’un
président, et n’aurait-elle pas à tour de rôle une présidente? Ne
devrait-on pas alterner? Tantôt vous, tantôt nous: ce serait justice.
Mais vous ne voulez pas! La justice, ah bien oui! Est-ce que vous savez
ce que c’est? Vous avez tout pour vous, l’assiette au beurre et le
reste, et vous vous gardez bien de rien céder. Les femmes, est-ce que
ça compte?»

Telles étaient les insidieuses et indiscrètes questions que la
directrice de _l’Émancipation_ ne cessait de poser dans son journal,
les thèses qu’elle s’ingéniait à développer dans ses nombreuses
conférences.

Angélique Bombardier, les citoyennes de Bals, Nina Magloire, d’Escars,
Cherpillon, Lauxerrois _e tutti quanti_ faisaient chorus avec Elvire:
toutes s’époumonnaient à crier: «Sus au tyran!» à prêcher la guerre
à l’homme, la haine et le mépris du mâle, qu’il fallait déposséder,
détrôner et jeter à bas,—sinon émasculer et châtrer.

Car, pour beaucoup d’entre elles, il ne s’agissait plus de partage:
nombre de ces dames, émules des culottières américaines, estimaient que
l’homme a suffisamment régné, que c’est leur tour, à elles, de saisir
le timon et agripper l’assiette au beurre tout entière.

Quant à celles qui, comme Zénaïde Crèvecœur et Amanda Lapérouse,
faisaient de l’opportunisme et essayaient d’associer la religion avec
les revendications féminines, elles avaient contre elles toutes les
«citoyennes», toutes les émancipées—et c’était l’immense majorité—qui
se réclamaient de la libre-pensée, appartenaient au radicalisme,
au socialisme, communisme, collectivisme, à l’anarchie, etc. En
s’obstinant à se ranger du côté de l’autorité et de la conservation
sociale, à respecter les traditions us et préjugés, à ménager à tout
propos Guelfes et Gibelins, Mmes Crèvecœur et Lapérouse n’avaient
réussi qu’à devenir, selon le mot d’Elvire Potarlot, les deux _chèvres_
émissaires du parti. Il fallait voir comme elle les cinglait et les
houspillait dans son journal.

«Mais, malheureuses, c’est contre votre Dieu même que vous vous
insurgez! Ne vous a-t-il pas dit textuellement, au début de la
_Genèse_: «TU SERAS SOUS LA PUISSANCE DE L’HOMME, ET IL TE DOMINERA»?
Comment osez-vous infliger un tel démenti, une telle insulte, à votre
Dieu? Supprimez donc d’abord ce brave Père Éternel, et nous verrons
ensuite à discuter et nous entendre. Encore n’est-ce pas seulement le
Créateur du ciel et de la terre qu’il vous faut éliminer et lancer
par-dessus bord, vous y devez jeter avec lui son Fils bien-aimé et ses
meilleurs apôtres, à commencer par saint Paul, qui a écrit ceci, mes
très chères sœurs:

«L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.»

»Et encore ceci:

«Jésus-Christ a voulu que les femmes fussent soumises à leur mari
comme au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, comme
Jésus-Christ est le chef de l’Église.»

»LE CHEF DE LA FEMME, vous entendez bien? Il ne vous l’envoie pas dire,
il ne vous mâche pas ses termes, l’apôtre saint Paul.»

«Vous avez beau faire, objectait encore Elvire à ses consœurs
chrétiennes, votre Église, l’Église catholique, ne vous admettra
jamais, vous, femmes, sur le même pied que les hommes. Vous pouvez vous
faire nonnes et devenir abbesses ou chanoinesses, vous ne serez jamais
prêtres, jamais curés, pas même vicaires, _a fortiori_ jamais évêques
ni papes. C’est pour les hommes, ce nanan-là! Ce n’est qu’en Amérique,
dans ce pays modèle, qu’on voit des femmes devenir pasteurs—ou
pastoresses. Vous resterez donc toujours et malgré tout inférieures aux
hommes; vous serez donc toujours, et quoi que vous en ayez, soumises
aux hommes, comme votre Église l’est à son chef Jésus. Que venez-vous
donc parler d’égalité et d’émancipation, puisque vous reconnaissez
vous-mêmes implicitement que vous ne serez jamais que les sujettes et
subalternes de ces pachas, leurs très dociles pénitentes, leurs très
modestes, très humbles et très obéissantes servantes?»

       *       *       *       *       *

Quant à confier la présidence du «Grand Congrès de l’Affranchissement»,
à défaut d’Elvire Potarlot, à la citoyenne Estelle de Bals ou à la
citoyenne Nina Magloire, à la marquise de Maulmont ou à Katia Mordasz,
la chose n’était pas aussi facile, malgré les nombreux mérites et tous
les titres de ces dames, que le pensait Angélique-Spartaca Bombardier.

La citoyenne de Bals, qui était divorcée et mère de deux jumeaux de
quatre ou cinq ans, avait l’habitude de laisser traîner de droite
et de gauche ces malheureux petits gars et de les perdre. On venait
encore de les trouver dans les fossés des fortifications, du côté des
Prés-Saint-Gervais, quand leur mère habitait à Grenelle, et l’affaire
avait causé grand scandale; toute la presse s’en était émue et avait
discuté et commenté l’aventure.

«Mais c’est donc un parti pris chez vous, madame, d’égarer vos enfants?
C’est une monomanie, un tic! avait dit à Estelle de Bals le commissaire
de police qui l’avait mandée près de lui. Voici la quatrième fois en
moins d’un an qu’on ramasse ces pauvres petits dans la rue!

—C’est de leur faute, monsieur. S’ils voulaient rester tranquilles à
la maison ... Ce sont eux qui se sauvent!

—Ils se sauvent parce que vous les laissez seuls et qu’ils s’ennuient,
disent vos voisins. Vous pourriez les conduire à l’école ...

—C’est ce que je fais, monsieur; mais c’est justement en sortant de
l’école qu’ils me jouent ces tours-là, qu’ils décampent et vont traîner
au diable vauvert!

—Les renseignements recueillis dans votre quartier constatent que
ces enfants manquent de surveillance. Vous ne vous occupez pas d’eux
suffisamment ...

—Je vous demande pardon, monsieur; mais j’ai mes travaux, des études
à poursuivre dans les bibliothèques, mes conférences à préparer, des
articles ... J’ai de graves obligations, monsieur, une mission à
remplir ...

—La plus grave obligation d’une mère et sa vraie mission ne
serait-elle pas, madame, de veiller sur ses enfants?»

«Il est possible qu’autrefois ce fût là le premier des devoirs
maternels, mais aujourd’hui nous avons placé le cœur à droite, le foie
à gauche et changé tout cela,»—aurait pu répliquer la citoyenne de
Bals à ce magistrat naïf et vieux jeu.

Tant il y a que cette enquête et ces rapports de police, publiés ou
analysés par les journaux, avaient procuré une assez fâcheuse réclame à
ladite citoyenne, et ce n’était pas le moment de s’autoriser de son nom
et de la porter au pinacle.

Nina Magloire, elle, était non seulement célèbre par la puissance de
sa dialectique, mais aussi par les frasques de sa fille Georgette,
surnommée Patte à Ressort, et, ce qui était pis, par ses propres et
déplorables fredaines.

A son âge—cinquante-trois ans sonnés—elle n’avait pas encore dit
adieu à la bagatelle et affectionnait tout particulièrement la candide
jeunesse, les adolescents timides, ignares et imberbes, et s’entendait
à merveille à les déniaiser et les dresser. Volontiers elle jetait son
dévolu sur ses petits voisins, les fils des braves gens qui demeuraient
sous son toit, les attirait chez elle, et finissait par s’attirer, à
elle, les plus désagréables algarades. Le pot aux roses découvert, ce
qui ne tardait jamais à advenir, les parents se fâchaient, traitaient
Mme Magloire de «vieille débauchée, vieux monstre, vieille ordure,»
etc., et il fallait décamper presto et aller recommencer à opérer
ailleurs sur nouveaux frais. Elle ne faisait que déménager.

C’est à son propos, et après un de ces esclandres où la police même
avait dû intervenir, qu’Adrien de Chantolle, sous prétexte de prendre
la défense de cette Messaline hors d’âge, avait publié une de ses plus
mordantes chroniques.

«Les toutes jeunes biches passent, écrivait-il, pour être spécialement
recherchées des vieux cerfs: n’est-il pas juste que, par réciprocité,
les antiques bréhaignes n’aient de passion que pour les daguets? O
peuple inconséquent, frivole et couard! Tu sais que, de tout temps,
les barbons ont couru après les tendrons, et il te chiffonne de
penser que les barbettes puissent avoir un faible pour les tendresses
et verdurettes. Cette chère égalité des sexes, qu’en fais-tu donc?
Toujours deux poids et deux mesures alors? Toujours l’injustice et la
partialité?» Etc.

Quant à Elvire Potarlot, elle avait tenu à dire, elle aussi, son mot
sur ce point dans _l’Émancipation_, et avait carrément pris parti
contre son indigne sœur d’armes, l’avait exécutée et jetée à l’eau sans
pitié.

«Pas de troupeau, si sain et si blanc soit-il, qui n’ait sa brebis
galeuse: nous en avions une que depuis longtemps nous connaissions,
dont jusqu’ici, par dévouement à la cause commune, par solidarité,
humanité et respect de nous-mêmes, dans l’espoir qu’elle s’amenderait,
nous nous appliquions à dissimuler les tares; mais aujourd’hui ...»

Et elle concluait par cette brutale déclaration, où régnait du moins
cet esprit de justice et d’égalité absolue qui caractérisait toujours
Elvire:

«Pour nous, nous n’établissons aucune différence entre M. Paillard
et Mme Paillarde. Nous les mettons l’un et l’autre dans le même sac,
les clouons tous les deux au même pilori. Vieux cochons et vieilles
cochonnes, il faudrait fouailler tout cela à tour de bras et sans
miséricorde!»

Vlan!

Non, il n’était vraiment pas possible de nommer la citoyenne Magloire
présidente du «Grand Congrès de l’Affranchissement».

Katia Mordasz, elle, si inattaquable au point de vue des mœurs,
présentait d’autres inconvénients et dangers. On aurait pu passer à
la rigueur sur sa qualité d’étrangère; mais ses opinions politiques
et sociales étaient vraiment trop accentuées, trop inquiétantes et
menaçantes. Ce n’était pas seulement l’émancipation de la femme que
réclamait Katia; c’était aussi et avant tout celle de l’homme, toujours
esclave, selon elle, des coteries politiciennes et de l’oligarchie
financière et industrielle. «Guerre aux riches! Guerre aux puissants!
A bas les oppresseurs et les voleurs!» C’étaient les cris qu’elle ne
cessait de pousser dans ses articles de _la Révolte_.

Quant à la marquise Ida de Maulmont, le féminisme n’était pour elle
qu’une toquade et une excentricité de plus, et on ne pouvait la prendre
au sérieux. Elle faisait de tout, la marquise, ou plutôt faisait faire
de tout autour d’elle, de la peinture, de la gravure, de la sculpture,
de la littérature, de l’architecture, de l’agriculture, etc., apposait
sur le tout son estampille et son blason, et finissait par s’attribuer
un génie universel, par se croire une des lumières du siècle, le phare
le plus éblouissant et le plus étonnant du globe et de l’humanité tout
entière.

Elle n’était qu’une pitoyable agitée, qu’une démente cousue d’or
et archigonflée de vanité, qui semait ses écus à tous vents et à
l’aveuglette, et qu’on encensait uniquement dans l’espoir d’attirer sur
soi cette manne souveraine.

Non, encore une fois, on ne pouvait élire pour présidente une telle
caricature, et mieux valait la petite avocate, défenseur ou défenseuse
des passe-temps grecs et dilections socratiques, maître ou maîtresse
Ernestine Montgobert.

Il s’y dit de fort amusantes choses dans ce «Grand Congrès de
l’Affranchissement», et l’on y entendit de bien drôlichonnes
propositions.

L’une de ces dames, renouvelant une tentative faite peu auparavant
à Berlin par la comtesse Bulow de Dennewitz, demanda qu’à l’avenir
«l’union conjugale fût limitée à cinq ans et renouvelable pour une même
période, de gré à gré».

Une autre émit le vœu que dorénavant les femmes eussent seules le droit
de réclamer le divorce.

Une troisième, Mme Jeanne Oddo-Deflou, déclara qu’«imposer à la
femme les soucis de la famille, du ménage et de la cuisine, c’était
la détourner d’occupations plus élevées, c’était l’avilir, et
qu’il fallait par conséquent supprimer le ménage et la cuisine»,
en attendant, sans doute, qu’on pût en faire autant de la famille.
«Plus de salles à manger dans les appartements, plus de cuisines:
débarrassons-nous de ces deux pièces inutiles et funestes, et,
cette économie effectuée, allons tous vivre en commun au restaurant
coopératif!»

«Horrible vision! répondit à cela le lendemain même l’homme de jugement
et de bon sens, l’excellent journaliste qui signe Furetières. On se
demande comment une femme peut froidement envisager un semblable
avenir: la disparition du foyer, l’enfant élevé en dehors de la
maison ... Heureusement que Mme Oddo-Deflou ne prétend pas imposer le
restaurant coopératif aux ménages qui n’en voudraient pas!» Oui, elle
avait cette modération et cette débonnaireté.

Une quatrième, en affirmant que «les aptitudes n’ont rien à voir
avec le sexe, et qu’il ne peut y avoir ni professions exclusivement
masculines, ni professions exclusivement féminines», enleva les bravos
de toute l’assistance et obtint un pharamineux succès.

«C’est cela! C’est cela!

—Voilà le vrai point!

—Très bien!

—Nous y voilà!

—C’est le nœud de la question!

—Bravo! Bravo!»

«Oui, mesdames, toutes les citoyennes doivent être déclarées
admissibles à toutes les fonctions et à tous les emplois publics, soit
civils, soit religieux ...

—Plus de religions!

— ... soit militaires, sans exception et sans autres motifs de
préférence que les capacités, l’intelligence, la science et le talent.
Ainsi, tant que le service militaire sera obligatoire et indispensable,
les femmes, comme les hommes, devront fournir leur contingent aux
armées de terre et de mer ...

—Plus d’armées!

—Plus de guerres!

—A bas la guerre! A bas la guerre!

—C’est aussi mon vœu, mesdames, croyez le bien, mon vœu le plus cher.
Mais plus d’armées, dans les circonstances actuelles, signifie plus de
patries; à bas la guerre, c’est à bas la France, et, en attendant ...»

En attendant la réalisation de ce vœu si cher, ces dames pourront
donc briguer le bonnet à poil du sapeur ou la canne à pomme du
tambour-major, absolument comme ces messieurs seront déclarés aptes à
coiffer le bonnet de nourrice et à donner le sein ou le biberon aux
bébés. C’est le monde travesti et la mascarade générale.

Une autre oratrice, essayant de la conciliation, s’écria, dans un
superbe mouvement d’éloquence, à l’adresse des hommes présents:

«Eh! messieurs, après tout, la différence qu’il y a entre votre sexe et
le nôtre est si petite ...

—Hurrah pour la petite différence!» interrompit un des auditeurs.

Et ce fut un fou rire général.

«Vive la petite différence! Vive la petite différence!» criait-on de
toutes parts.

Une dame Lambrière prit ensuite pour thème la grossièreté et la
brutalité de l’homme, même de l’homme réputé bien élevé et appartenant
au meilleur monde, son sauvage égoïsme en toute griève circonstance.

«Vous les avez vus, ces gentlemen, lors de l’incendie de
l’Opéra-Comique! Vous les avez vus à cet autre incendie qui a fait
encore plus de victimes, à l’incendie du Bazar de la Charité! Vous les
avez vus, lors du naufrage du transatlantique _la Bourgogne_, et dans
tant et tant d’autres sinistres passes! Ah! il est bien question alors
de politesse et de galanterie ...

—Ah oui!

— ... bien question de flirter, flagorner et roucouler! Il s’agit
de sauver sa peau, et il n’y a plus alors de chevaliers français ni
autres. La bête humaine apparaît seule, sans masque, dans toute sa
vérité et sa hideur. Alors gare à la femelle! Pour s’ouvrir un passage,
le mâle se rue sur elle, la jette à terre, cogne et piétine dessus,
l’écrase et la broie, sans scrupule ni pitié. Comptez, mesdames,
combien peu d’entre nous se sont échappées de ces catastrophes! Deux ou
trois contre des centaines d’hommes. Toutes les fois qu’éclate entre
l’homme et nous la lutte pour l’existence, la lutte essentielle et
définitive, nous sommes sûres de notre affaire, sûres, hélas!—je vous
demande pardon de l’expression, elle n’est pas de moi,—sûres d’écoper.
Et il en sera toujours de même ...»

Ici les applaudissements, qui avaient accueilli les débuts du laïus et
s’étaient çà et là prolongés, commencèrent à se transformer en murmures.

«Elle se moque de nous, celle-là!

—Ce n’est pas une féministe!

—C’est un faux frère!

—Une fausse sœur!»

Mme Lambrière continua:

«Et il en sera toujours de même, chères amies; du côté de la barbe est
et demeurera toujours la toute-puissance ...

—La toute-puissance physique, la force matérielle et brutale!

—Mais l’autre? Il y a autre chose ici-bas que la violence!

—C’est comme le roseau pensant de Pascal ...

—Il y a le droit! le droit qui doit toujours primer la force!

—Mais qui est lui-même, au contraire, fréquemment opprimé, répliqua
l’oratrice. C’est la force qui règne, qui règne partout, parce qu’elle
est la force, _quia nominor leo_ ...

—Ce n’est pas ici, en tout cas, qu’un tel langage devrait se produire,
interrompit la présidente Montgobert; vous l’avez toutes compris,
mesdames ...

—Oui! oui! Assez! assez!

—L’ordre du jour!

—Nous n’avons que faire d’une apologie de la force, continua la
présidente. C’est justement pour protester contre elle et contre ses
abus que nous sommes réunies.

—Protestez tout à votre aise, repartit Mme Lambrière, mais tant que
vous n’aurez pas tonifié et transformé vos muscles ni vu friser vos
moustaches, ce sera comme si vous flûtiez ...

—Mais, madame, votre place, encore une fois, n’est pas ici! clamait
la présidente. Vous vous êtes trompée: c’est dans un congrès
anti-féministe qu’il faut aller ... Vous constatez vous-même quel tollé
soulèvent vos paroles ...

—Ce sont les intérêts des femmes que je défends, leurs véritables
intérêts; c’est le vrai féminisme. Qu’elles cessent cette lutte contre
les hommes, lutte déplorable et funeste pour elles surtout, pour elles
seules peut-être ...

—Assez! assez! A la porte!

—Pour qui nous prend-elle donc?

—Plutôt mourir ...

—L’ordre du jour! Assez!

—Croyez-moi, attendez que la barbe vous soit poussée, répétait Mme
Lambrière. Vous n’êtes pas de taille ...

—A la porte!

—Dehors! L’ordre du jour!

—Oui! Oui! Assez! L’ordre du jour!»

Une autre harangue, due, celle-là, à une habitante du quartier où se
tenait le Congrès, à la femme d’un ouvrier serrurier, causa encore
une plus vive sensation parmi l’auditoire. Aussitôt juchée à la
tribune, cette femme, large et solide matrone, haute en couleur, et qui
répondait au nom de Cambournac, s’exprima tout rondement de la sorte:

«Vous n’avez pas honte de venir ameuter la foule et faire du boucan
dans une rue convenable comme la nôtre, vous, des femmes instruites,
des dames bien? Vous ne pouviez pas rester auprès de vos maris et de
vos gosses? Ah! vous n’en avez pas? C’est donc ça! Vous ne voyez donc
pas qu’avec vos jolies théories, vous dégoûtez les hommes du mariage?
Mais oui! Il n’y a pas à dire: mon bel ami! C’est comme ça. On ne se
marie plus! Vous faites prendre les femmes en grippe aux hommes; ils
n’en veulent plus: ils croient qu’elles vous ressemblent toutes! Oh!
vous pouvez crier! J’ai meilleur gaviot que vous, et je vous damerai le
pion! Je vous dirai ce que j’ai sur le cœur, toutes vos vérités ...
Si c’est pas malheureux! Des femmes encourager tant qu’elles peuvent
la débauche et la prostitution, travailler tant et plus à la misère et
à l’avilissement de leur sexe! Mais oui, vous ne faites que ça! Vous
ne faites que les affaires des gourgandines et des toupies! Aux femmes
comme vous, qui ne prêchent que la haine et la guerre dans les ménages,
qui ne parlent que d’émancipation, de protestation et de révolte, les
hommes préfèrent de plus en plus les femmes comme elles, les traîneuses
et les rouleuses. Ça les embête moins, et ça les dégoûte moins surtout!
Vous avez tué l’amour, tué le mariage, démoli la famille, remplacé la
vraie femme par la cocotte d’occasion ... Vous avez beau piauler et
clabauder, je vous dis que je continuerai! C’est grâce à vous qu’il y
a aujourd’hui plus de pouffiasses que jamais, et au plus grand rabais
possible, pour rien! Voilà votre œuvre! Elle est propre! Il y a des
hommes ici, acheva la digne madame Cambournac, en montrant du doigt
les quinze ou vingt journalistes qui, tassés sur les premiers bancs de
gauche, assistaient de près à cet intermède et se délectaient à cette
catilinaire imprévue;—eh bien, si j’étais _que d’eusse_, je vous
chasserais d’ici une à une, à coups de pied dans le bas des reins,
et je vous conduirais toutes en file indienne jusqu’à la Salpêtrière
ou à Sainte-Anne, pour qu’on vous y enferme et qu’on mette fin à vos
sottises, à vos dégâts et vos crimes.»



VII


Angélique Bombardier ne tarda pas à trouver de quoi se distraire
et se consoler de son échec à la présidence du Grand Congrès de
l’Affranchissement.

Elle avait toujours aimé le monde, aimé les réceptions, les dîners
priés, raouts, fêtes et bals. Elle tenait salon, surtout depuis son
veuvage, survenu comme sonnaient ses trente ans, et se vantait de
voir défiler à ses mercredis, dans son entre-sol de l’avenue Marceau,
toute l’élite de la gent politique. Son voisin, ami et vieux complice
Magimier, député de Seine-et-Loire, marchait, bien entendu, en tête du
cortège.

Malgré ses prétentions égalitaires et ses viriles aspirations, en
dépit surtout de son débordant embonpoint et de ses quarante-huit
printemps, Angélique n’entendait pas abdiquer ses privilèges féminins
et accueillait toujours avec jubilation, avec ivresse, les hommages,
prévenances et petits soins du sexe laid et oppresseur. Son mot, ce cri
du cœur qu’elle se plaisait à pousser encore maintenant, à l’aube de
la cinquantaine: «Il faut qu’une femme sache toujours rester jeune et
jolie! Restons jolies, mesdames! Restons jolies!» était connu de tout
Paris et faisait hausser de pitié les épaules aux intransigeantes comme
Katia Mordasz et Elvire Potarlot.

«Cette vieille folle!» disait volontiers celle-ci en parlant
d’Angélique.

Toujours par monts et par vaux, toujours à remuer, sautiller et se
trémousser, toujours avenante, souriante, engageante, insinuante, la
bouche en cœur et les yeux en coulisse, toujours à faire la jeune
et l’enfant, l’ingénue et la sylphide, la guêpe, la libellule et le
papillon, l’énorme et gélatineuse Bombardier ne s’était jamais séparée,
depuis quinze ans qu’ils se connaissaient, du député de Seine-et-Loire.
Elle avait, dès le début, jeté le grappin sur lui, et, bon gré mal gré,
ne l’avait plus lâché. Il était sa principale force, son plus fort
atout, et un tel avantage fait passer sur bien des inconvénients. Elle
n’avait garde de se montrer exigeante ni jalouse et lui laissait tout
à son aise la bride sur le cou: il lui suffisait de savoir qu’elle le
tenait, qu’elle l’avait là, au bout de cette bride ...

Ce n’était pas par enthousiasme pour l’émancipation féminine et
par dévouement à cette noble cause que Léopold Magimier s’était si
bien laissé prendre et continuait à vivre dans les rêts de l’obèse
Angélique; oh non! et en tournant jadis ses vues vers elle et lui
lançant le mouchoir, il avait obéi, force est bien de l’avouer, à
des considérations tout à fait dépourvues de noblesse et d’idéal,
absolument prosaïques, terre à terre et grossières.

Jamais les femmes comme Elvire, Katia et autres éthérées ne se
douteront de la puissante influence que les curiosités charnelles,
les sensuels appétits, la basse et vile matière, pour tout dire en un
mot, exerce sur l’esprit de l’homme,—de l’homme en complète maturité
notamment, possédant, avec le moins d’illusions possible, toute la
plénitude de sa vigueur, de son intelligence et de sa raison,—et
sur les causes de l’attraction qu’il éprouve pour telle ou telle
représentante du beau sexe.

En dehors de la question de mariage et par conséquent de dot, ces
misérables hommes n’apprécient guère que les charmes physiques, ou,
plus exactement, certaines qualités plastiques. Le plus souvent ce
n’est pas, comme se l’imaginent volontiers les petites pensionnaires,
de grands yeux bleus fendus en amande, un front pur, des lèvres de
corail, une oreille «délicieusement» ourlée, etc., qui séduiront un
expert routier d’amour, non; ce sont de préférence les beautés cachées,
les formes corporelles, qui l’attirent; ce sera une courbe de hanches
bien accusée, un pied finement cambré, le relief d’une épaule, un
corsage proéminent, rempli de promesses, qu’il tiendra, quoiqu’il ait
peine à les contenir.

Voilà ce que reluquent et recherchent les connaisseurs. Libre à
vous, vaporeuses créatures, célestes dames, angéliques damoiselles,
Bradamantes et Clorindes enchanteresses, chérubins et séraphins égarés
sur ce globe fangeux, libre à vous de détourner la tête, vous indigner,
et les traiter, ces monstres d’hommes qui ont poussé la corruption
et l’infamie jusqu’à installer partout, en tous pays, ouvertement et
publiquement, pour leur usage et déduit, des maisons closes, clapiers,
claques, musicos, lieux d’honneur, bateaux de fleurs, maisons de thé et
autres sérails,—libre à vous de les traiter de dégoûtants personnages,
d’êtres immondes et vrais pourceaux: c’est ainsi, et je vous assure
bien que la connaissance de la thérapeutique ou de la jurisprudence,
de la philologie, de la paléontologie ou du calcul différentiel, la
pratique même des immortels principes du féminisme moderne et le
glorieux titre d’«Émancipée», n’ont, pour ces ignobles hères, vos
indignes et abjects mâles, qu’un très médiocre attrait. L’un d’eux,
qui passe pour avoir eu quelque esprit et qu’on s’est plu de son temps
à appeler «la colonne de l’Église, le guide des prédicateurs, le
cinquième évangéliste», l’a remarqué,—et je vous demande la permission
de gazer un tantinet la franchise de langage de ce saint homme,
aujourd’hui démodée: «Une bonne paire de f..... a plus de pouvoir que
toutes les philosophies du monde.» Un autre pieux et génial écrivain,
le grand Pascal, nous a avertis de son côté, comme pour confirmer
l’omnipotence de ces matériels et périssables charmes, que «si le nez
de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait
changé».

Tant il y a que ce sont précisément les copieuses rondeurs, fermes
alors, très élastiques, résistantes et rénitentes, d’Angélique
Bombardier,—ces rondeurs si justement et parfaitement qualifiées
d’_appas_ dans notre savoureuse langue,—qui éveillèrent chez Magimier
d’immodestes mais très légitimes désirs, et l’acoquinèrent aux jupes de
la florissante veuve.

Elle essaya bien d’abord, et malgré son amour de l’émancipation, de
se faire épouser par son adorateur, mais Magimier n’entendait pas de
cette oreille: quel que fût son culte pour les belles femmes, il leur
préférait son indépendance, et disait très sensément que, «des belles
femmes, on en retrouve toujours; tandis que, la liberté une fois
perdue, une fois troquée contre les chaînes de l’hyménée, c’est le
diable pour la recouvrer».

M. le député de Seine-et-Loire était d’ailleurs un esprit absolument
pratique, essentiellement personnel, qui avait su faire reculer, selon
le mot de Chantolle, les bornes de l’égoïsme et du j’m’enfoutisme.

Si le personnage n’était pas vivant et bien connu, on pourrait le
croire inventé de toutes pièces et défectueusement construit, le
déclarer fabuleux et apocryphe, invraisemblable et inadmissible. Et pas
du tout: Léopold Magimier a non seulement existé, existé en chair et en
os, mais il est toujours de ce monde: petit bonhomme vit encore. Il a
même des Sosies, de nombreux Sosies.

Magimier, sauf des cas très rares, ne répondait jamais à une lettre,
ne maniait jamais la plume: ça l’ennuyait, et il n’aimait pas à être
ennuyé, M. le député de Seine-et-Loire. Ceux qui le connaissaient et
étaient au courant de ses habitudes et de sa paresse ne se donnaient
pas la peine de lui écrire; les autres ... apprenaient à le connaître.

«Mais je vous ai adressé trois lettres!

—Je n’ai rien reçu.

—C’est prodigieux! Trois lettres, je vous dis! Trois lettres!

—Je ne conteste nullement.

—Inouï! Insensé! On n’a jamais vu ... Vous êtes sûr de vos concierges?

—Comme de moi-même.

—Alors c’est la Poste! Il faut bien que ce soit elle!

—Probable!

—Elle n’en fait jamais d’autres! En voilà une administration! Et
cependant nous payons, nous payons très cher! C’est pitoyable! C’est
lamentable!

—A qui le dites-vous!

—Trois lettres! Oh!! Vous allez, j’espère bien, aviser le ministre,
vous plaindre vertement!

—Vous pouvez y compter. Dès qu’il arrivera en séance, je le saisis au
passage et ...

—Si vous l’interpelliez?

—Cela vaudra mieux encore, vous avez raison. Une interpellation
corsée, carabinée!»

Ah! elle avait bon dos, la Poste! Ce que Magimier lui faisait
supporter, ces tas et ces monceaux de lettres égarées en étaient la
preuve.

Souvent même il ne prenait pas la peine de lire les missives qu’il
recevait.

«A quoi bon? C’est toujours la même balançoire! Des demandes d’appui
ou d’argent, des démarches à faire, des apostilles à donner ... un tas
d’embêtements!»

Il se contentait de décacheter les enveloppes, de s’assurer qu’elles ne
renfermaient aucune valeur,—car enfin, on ne sait pas!—puis, séance
tenante, flanquait tous ces grimoires au panier ou dans le feu. C’était
le moyen qu’il employait pour liquider son courrier, se mettre à jour,
quand il revenait de voyage notamment,—procédé commode, expéditif et
radical, cher à plus d’un homme d’État, paraît-il, au cardinal Dubois,
entre autres, nous conte Saint-Simon.

Magimier était un sage; il avait appris à se désintéresser de tout,
de tout sans exception, ou plutôt avec une seule et unique exception:
les petites femmes. Ah! de ce côté-là il restait vulnérable et ne s’en
cachait point.

Jamais on ne le voyait à un enterrement; il se dérobait à toute corvée,
toute chose triste, ne faisait que ce qui lui plaisait, n’était sur
terre que pour se distraire, s’égayer, jouir et s’amuser.

Encore aurait-il pu—ce qui lui eût été bien facile!—prendre un
secrétaire, pour dépouiller sa correspondance et y répondre! Il l’avait
essayé, au début de sa vie politique, puis y avait renoncé, ou,
plus exactement, c’étaient ses secrétaires qui tous successivement
l’avaient abandonné et lâché. A défaut de pécune et en échange de leur
temps et de leurs services, ces jeunes gens auraient voulu obtenir
quelque aubaine,—on n’a rien pour rien ici-bas,—être recommandés
à un ministre, pourvus d’un peu de manne administrative, indemnisés
par un brin d’avancement, une miette de gratification; mais rien!
Magimier, qui n’avait pas la main large et se refusait à leur allouer
la moindre rétribution, ne faisait aucune démarche en leur faveur et se
contentait de les berner de promesses. C’était son fort, les promesses,
et il était passé maître en la matière. En eût-il fait, des démarches,
qu’elles seraient demeurées sans résultat: dans tous les ministères,
chez tous les chefs de personnel, dans toutes les antichambres
gouvernementales ou bureaucratiques, partout, on savait que Magimier ne
tenait à rien, se fichait de tout, et on le traitait en conséquence.

Comment, diable, le département de Seine-et-Loire avait-il pu
s’affubler d’un tel représentant, aussi discrédité, aussi insouciant,
désinvolte, sans gêne et inutile? Comment, trois fois de suite,
Magimier avait-il pu être réélu dans son arrondissement? On le
connaissait cependant bien là-bas, on savait ce qu’il valait.

C’est qu’il avait la chance, dans cet arrondissement, de ne compter
que deux ou trois agglomérations relativement peu importantes; la
grande, l’immense majorité de ses électeurs était composée de
gens de la campagne, de braves paysans, madrés et retors comme des
huissiers normands sur les affaires d’intérêt, mais complètement
indifférents à toute querelle de parti et toute discussion politique.
En Seine-et-Loire, principalement dans l’arrondissement de Magimier, on
n’était pas pour la République ou pour la Royauté, pour le boulangisme,
le socialisme, le communisme ou l’appel au peuple, pour les radicaux ou
les modérés, les progressistes ou les conservateurs: on n’y entendait
goutte, à tout cela, et on n’avait nul désir de s’y entendre: on était
pour _la bolée_.

La bolée, rien de plus.

C’était le candidat qui faisait défoncer le plus de tonneaux de cidre
et débiter le plus de tasses ou bolées de ce breuvage qui était élu.

Dès le principe, Magimier, si ladre qu’il fût, avait donné carte
blanche à tous les aubergistes et cabaretiers de sa circonscription, et
cela suffisait. C’était Magimier qui payait, il était de toute justice
qu’on votât pour Magimier. Aujourd’hui, comme du temps des Grecs et de
tout temps,

  Le véritable Amphitryon
  Est l’Amphitryon où l’on dîne.

Que de moyens d’ailleurs, de ficelles et de trucs, possédait ce
diable d’homme pour enjôler son monde, embabouiner et entortiller ses
électeurs, capter leurs voix et leurs bonnes grâces! Que de tours il
avait dans son bissac, le mâtin! On se rappelle encore à X^{***},
où il avait acheté une maison de campagne et se réfugiait l’été,
l’histoire des bottes, des bottes à l’écuyère, qu’il offrit, un matin
de scrutin, à tous les électeurs de la commune.

L’extraction de la tourbe est la principale industrie de X^{***}, et
les _tourbiers_ de l’endroit, au nombre d’environ deux cent soixante,
n’ont pas de dépense plus utile et préférée, de plus grand luxe, que
l’achat de fortes chaussures, de hautes bottes imperméables.

Léopold Magimier avait un frère cadet, tanneur et marchand de peaux,
chez qui il trouva moyen d’acheter, quasiment pour rien, tout un
stock de fortes bottes à genouillères, dites bottes à l’écuyère. Dans
sa grandeur d’âme, il s’était dit qu’il pourrait faire profiter de
l’aubaine ses chers électeurs de la commune de X^{***}, que cela ne lui
nuirait point dans leur estime, que c’était même vraiment les prendre
par leur faible; et il les invita, en conséquence, à vouloir bien se
présenter chez lui le dimanche matin, avant de se rendre «aux urnes».

Ce fut un des principaux entrepreneurs tourbiers, le petit père
Cloarec, qui se présenta le premier, et la première paire de bottes
qu’il essaya lui allait comme un gant.

«Oh! j’ vous disons bin merci, m’sieu not’ député!

—Non, pardon! interrompit Magimier en retirant des mains du bonhomme
une des deux bottes qu’il se disposait à emporter. Inutile de tant vous
embarrasser dès aujourd’hui; n’en prenez que la moitié.

—La ... la moitié?

—Oui; vous reviendrez chercher l’autre botte demain matin. Cela me
procurera l’occasion de vous revoir, mon brave Cloarec. Vous savez
combien je suis heureux de m’entretenir avec vous?

—Ah! m’sieu l’ député! Et moi donc! Que ... qu’ nous sommes donc tous
... touchés ... et fiers!... Alors demain?

—Demain matin je compte sur votre visite, cher ami. En d’autres
termes, crut devoir ajouter plus explicitement le madré candidat,
qui peut-être n’avait pas pleine confiance dans l’intellect de son
interlocuteur,—en d’autres termes, et si vous le voulez bien, mon bon
Cloarec, nous attendrons, pour compléter la paire, que les résultats du
vote soient connus.»

Les électeurs de X^{***}, qui n’avaient pas envie de demeurer un pied
chaussé et l’autre nu, votèrent tous comme un seul homme pour leur
ingénieux et «généreux bienfaiteur». On recueillit même dans l’urne un
bulletin de trop: il y avait 314 votants, et l’on retira 315 bulletins,
tous au nom de Magimier. L’un de ces dévoués et zélés suffragants, dans
la crainte de ne pas «compléter» sa paire de bottes, avait jugé prudent
de voter double.

La seule chose dont on aurait pu s’étonner, c’est que Magimier, qui
n’était pas un sot, consentît à grever son budget de ces dépenses,
uniquement pour aller s’asseoir dans l’hémicycle du Palais-Bourbon.
Il faut croire que ça l’amusait, car le plaisir, encore une fois,
l’épicurisme et la rigolade était la seule considération à laquelle il
obéît jamais.

De même, il faut bien admettre qu’il trouvait quelque agrément à se
faire le porte-parole des révoltées et émancipées, car, sans cela, bien
sûr, il ne se serait pas mêlé de leur cause. Il ne pouvait cependant
guère espérer de rencontrer chez elles les attraits de l’innocence et
de la jeunesse: toutes, presque toutes, avaient dit adieu au printemps
et aux illusions; toutes, presque toutes, professaient pour la
grâce,—cette qualité souveraine et essentielle de la femme,—pour la
coquetterie, l’élégance, la propreté même, selon la commune remarque de
Frédéric Soulié et de Jules Janin, dans leur monographie du _Bas-Bleu_,
le plus absolu mépris: on abandonnait aux poupées mondaines et
demi-mondaines ces soins superflus et ces stupides prétentions. Mais,
autour de ces profondes politiciennes, de ces éminentes philosophes, de
toute cette légion de femmes supérieures, il y avait toujours quelque
revenant-bon à glaner, quelque jeune nièce mal surveillée, curieuse
et polissonne, des couples de fillettes mal élevées, dévoyées, déjà
perverties: c’était sur elles sans doute que Magimier se payait de sa
peine, de ce côté qu’il récoltait ses menus profits.

Elvire Potarlot, qui ne cessait de réclamer pour son sexe le droit de
vote et d’éligibilité politiques, qui avait étudié son Magimier et le
connaissait à fond, déplorait de voir la défense du féminisme confiée à
d’aussi indignes mains.

«Il nous déshonore, cet homme! s’exclamait-elle souvent. C’est Mme
Bombardier qui nous l’a amené, l’a intronisé ... Ah! quand nous
siégerons à la Chambre! quand ce sera nous! Ah! quand les femmes
pourront être députés! Ah!»

C’était son refrain, à cette bonne Elvire, le remède qu’elle proposait
et qui, selon sa conviction et sans aucun doute, devait suffire pour
faire disparaître de ce monde toute souffrance, toute misère et
imperfection.

«Ah! quand les femmes auront pris place dans le Parlement, quand aucune
loi ne sera élaborée sans elles, promulguée sans leur assentiment!»

Ce sera l’âge d’or, l’Éden sur la terre! Plus de guerres d’abord! «Nous
ne laisserons pas massacrer nos fils!» Plus d’enfants abandonnés, car
plus de filles séduites: tout séducteur sera énergiquement poursuivi,
et, à moins qu’il n’ait gagné les pampas du Brésil, les steppes de
la Russie ou les glaces polaires, appréhendé au corps, ramené sur le
théâtre de ses forfaits et condamné à des dommages-intérêts,—qui
seront sérieux, je vous prie de le croire.

Saluant cette aurore prochaine et la triomphale entrée d’Elvire au
Palais-Bourbon, un de ces poètes badins, qui n’ont de respect pour
rien, s’était amusé à lui décocher une plaisante ballade, dont chaque
strophe se terminait par ce vers incandescent et folichon:

  Je couvre de baisers ton corps législatif.

Pour hâter ce grand jour et aider à cette ineffable ivresse, Magimier
avait déposé sur ce qu’on nomme le bureau de la Chambre une proposition
de loi tendant à accorder à toute citoyenne les mêmes droits politiques
et autres qu’à tout citoyen, et il s’était ainsi attiré les compliments
et remercîments de la directrice de _l’Émancipation_, s’était presque
réhabilité dans son estime.

«Je ne me fais aucune illusion sur le résultat de notre tentative, lui
avait-il répliqué. Ce sera repoussé ...

—Ça ne fait rien! riposta énergiquement Elvire. Nous aurons planté un
jalon!

—Plantons le jalon!

—Ça poussera une autre fois, au lieu d’être repoussé! Nous aurons, en
tout cas, tracé la voie à celles qui nous succéderont!»

Deux collègues du député de Seine-et-Loire, ses deux voisins de
pupitre, lui avaient offert de signer avec lui ledit projet de loi.

«Mais à une condition?

—Laquelle?

—C’est que, si les citoyens ne sont éligibles qu’à partir de
vingt-cinq ans, les citoyennes ne le seront que _jusqu’à_ cet âge-là.
Nous les voulons jeunes, nos futures collègues: vous entendez, Magimier?

—J’entends bien, paillards que vous êtes. Mais, s’il vous plaît de
n’avoir pour collègues dames que de frais tendrons, croyez-vous que
celles-ci ne sauront pas vous rendre la monnaie de votre pièce et
n’exigeront pas à leur tour que leurs collègues hommes soient pourvus
comme elles de tous les attraits et de la vigueur de la prime jeunesse?
Ce serait de bonne guerre!

—Ah! vous pensez?

—Pourquoi toujours deux poids et deux mesures? continua Magimier.
Pourquoi toujours pour vous, brigands de mâles, l’assiette au beurre?

—Mais, ma parole! exclama l’un de ces honorables, on jurerait entendre
Elvire Potarlot en personne! Ce sont les même arguments, les mêmes
expressions, la même ...

—Je m’en vais vous le dire, pourquoi, mon bon Magimier, interrompit
l’autre, bien que vous le sachiez ou le sussiez tout comme moi, sinon
mieux. C’est que les brigands de mâles, comme vous les appelez, restent
mâles au milieu des neiges mêmes de la vieillesse; tandis que la femme,
qui, aux abords de la cinquantaine, double le cap de la ménopause ...
Vous savez ce que c’est que la ménopause, Magimier? En d’autres termes,
nous sommes toujours hommes, et il vient un moment où la femme n’est
plus femme. Est-ce compris?

—Farceur!

—En fait de farceurs, c’est bien vous ...

—C’est bien vous, Magimier, qui tenez la corde!

—Ah! vieille ficelle!»

Il est à présumer cependant que les petites distractions et galantes
rémunérations que tirait M. le député de Seine-et-Loire de ses rapports
avec les saintes et apôtres du féminisme ne pouvaient lui suffire,
car la société de Salomon à laquelle il avait l’heur et l’honneur
d’appartenir ne comptait pas de membre plus actif, plus pratiquant et
plus exigeant.

Tout amateur expert et grand appréciateur qu’il était des «belles
femmes», des «royales beautés», à la fois puissantes de gorge et de
hanches et minces de taille, et dont, selon son ingénieuse comparaison,
le chiffre 8 offre l’emblème exact, il se montrait surtout fervent
partisan de la variété, du changement. Si son ami Brizeaux, le sénateur
d’Indre-et-Var, autre Salomonien assidu et convaincu, partageait
l’espèce féminine en deux catégories: femmes d’été et femmes d’hiver,
lui, toujours mû par l’amour du progrès, était peu à peu arrivé à la
partager en trois: les Junons et Cybèles étaient affectées à la froide
saison, où les vastes et lourdes nappes de blanche chair vive n’ont
rien qui puisse effrayer ni gêner; les sveltes Néréides et légères
Sylphides convenaient à l’époque de la canicule; pour les températures
intermédiaires, le printemps et l’automne, les femmes intermédiaires,
c’est-à-dire ni trop grasses ni trop minces, mais dûment proportionnées
et congrûment entrelardées, lui semblaient tout à fait acceptables et
comme indiquées.

C’est sans doute en vertu de ces savants principes, et pour fêter
les chaleurs estivales récemment écloses, que Léopold Magimier était
allé faire connaissance avec Mme Clara Peyrade, la maigre hétaïre
ex-normalienne, qui, trois mois auparavant, avait pris place auprès de
lui, à l’heure de l’apéritif, sur une terrasse du café du boulevard
Montmartre.

Oui, une après-midi de juin qu’il se sentait voltiger sous le crâne
certaines galantes velléités, et, résolu à les calmer, consultait sa
liste salomonienne, le petit tableau horaire des clientes ou associées
dressé par Roger de Nantel, il se dit tout à coup:

«Tiens! Si j’allais voir cette maigriote aux grands yeux noirs, qui a
tant bavardé l’autre jour à côté de moi et gardé si bon souvenir de
_Brother Jonathan_? C’est une idée! Et c’est aussi le moment ou jamais:
28 degrés centigrades à l’ombre!»

Il se rendit donc rue de Maubeuge, à l’adresse indiquée sur le
catalogue, et trouva Mme Clara installée dans un minuscule appartement
situé au troisième étage et garni de meubles de pacotille loués au mois.

Bien qu’elle ne se rappelât nullement la rencontre du café, elle
accueillit ce visiteur comme une ancienne et intime connaissance, et
Magimier, pour l’intriguer et lui persuader qu’on s’était déjà vu,
n’eut, au cours de l’entretien, qu’une allusion à faire, une insidieuse
et ironique question à lui darder:

«Et alors, ma chatte, tu te proposes toujours de retourner
prochainement à Chicago?»

Clara, qui était assise sur sa chaise longue, sauta en l’air, comme si
un serpent lui eût soudain mordu le talon.

«Tu te moques de moi! Ah! je savais bien que nous nous connaissions,
que j’avais déjà eu l’honneur ... Alors tu te souviens des excellentes
impressions que j’ai rapportées d’Amérique? Je t’en avais déjà parlé?»

Magimier, qui n’avait rien perdu des confidences échangées naguère
entre Clara et son _pays_ Léonce, secoua la tête en signe d’assentiment.

«Tu as _fait des clubs_, n’est-ce pas? dit-il.

—Ah! je t’ai raconté cela? Tu te rappelles? Oui, j’ai fait des clubs
là-bas. Quel métier! Et, pour te payer ma fiole, tu me demandais si je
n’allais pas retourner bientôt chez ces sauvages-là? Elle est bonne!
Ah! mon cher, j’aimerais mieux me flanquer dans la Seine tout de suite!
J’aurais à choisir que je n’hésiterais pas une seconde.

—Cependant on gagne de l’argent en Amérique: c’est une compensation.

—On en gagne, soit! mais tout est dix fois plus cher qu’ici. En sorte
que, au bout du compte, on finit par être plus pauvre ... Et puis,
vois-tu, ah! quels mufles que ces types-là! s’écria brusquement Clara,
qui se plaisait toujours à résumer par ce mot son opinion sur le sexe
fort en général et sur les Yankees en particulier. Quels sales mufles!
Pas l’ombre d’éducation! Pas l’ombre de tact et de délicatesse! Moi,
n’est-ce pas, qui ne me monte pas le coup, qui sais très bien que je ne
suis qu’une fille, que je n’ai pas le droit de faire la mijaurée et la
fine gueule, eh bien, il me semble avoir passé ces deux années-là,—les
deux ans que j’ai vécu chez eux,—au milieu d’une bande de fous ou
d’une troupe de bêtes fauves. Et, tiens, à propos, sais-tu comment ils
les traitent, les fous, dans leurs hôpitaux?

—Il paraît qu’ils ont très peu de fous furieux.

—Ils n’en ont pas du tout, et ce n’est pas malin, avec le système
qu’ils emploient, ce qu’ils appellent la _contrainte chimique_.

—Joli nom!

—Ils les droguent à mort, leurs aliénés; ils les gavent de morphine,
d’opium, d’iodure, pour les calmer.

—Ce n’est pas bête.

—Oh! toujours pratiques, eux! Pas de gêneurs, pas de temps à perdre!
Tu verras qu’ils en arriveront à faire abattre, comme des bestiaux ...
Ah! à eux le pompon pour les abattoirs! A Chicago notamment il y a ceux
d’Armour and C^o ... C’est merveilleux!

—Connu ... de réputation!

—Oui, ils arriveront à faire abattre leurs vieillards, leurs
impotents, leurs malades ... Et par humanité, note bien! C’est par
humanité qu’on se débarrassera d’eux, puisqu’on les débarrassera du
même coup, tous ces malheureux, de leurs incurables misères et du
fardeau de l’existence. A quoi bon, voyons, les laisser souffrir
inutilement? Dans l’intérêt de ces infortunés, dans leur intérêt seul,
ne vaut-il pas mieux les supprimer? Et les supprimer d’un seul coup,
faire instantanément cesser leurs douleurs, n’est-ce pas l’idéal?
N’est-ce pas ce que conseillent et réclament la pitié, la charité et
le bon sens même? Aussi d’éminents économistes de ce pays neuf et
sans préjugés se sont faits les interprètes de ce vœu évangélique, et
proposent, sinon de ne plus avoir d’hôpitaux, du moins de ne plus
recevoir dans ces établissements certaines catégories de malades, de
ne plus soigner, et par conséquent ne plus entretenir et prolonger
les affections chroniques, la phtisie, la paralysie, les cancers,
etc. De force ou par persuasion, on tuerait, on «électrocuterait»
tous ces affligés, tous ces raseurs; ce qui permettrait non seulement
de réaliser des économies considérables de temps et d’argent, mais
présenterait l’énorme et inappréciable avantage d’empêcher la contagion.

—Je suis au courant de ces théories anglo-saxonnes, dit Magimier.

—Je pense bien, je ne t’apprends rien de nouveau. Ce que je t’en dis,
c’est, uniquement pour te prouver que ces gens-là ont d’autres mœurs
que nous, d’autres principes, une autre morale; c’est comme une autre
race d’hommes, une autre espèce que la nôtre.

—A moins que ce ne soit notre propre espèce qui s’est perfectionnée
là-bas, l’humanité de l’avenir? Eh oui! c’est de ce côté que le monde
marche!

—Oh! tais-toi! lança Clara. Si nous devons ressembler à ces cocos-là,
autant disparaître!

—C’est ce qui aura lieu. Nous disparaîtrons, sois tranquille, nous
leur céderons la place!

—En attendant, ce n’est pas encore chez nous qu’on trouve des clubs
de suicidés ... Oui, des gens, des jeunes filles surtout, qui se
réunissent, et chaque mois on tire au sort celle qui doit abandonner
cette vallée de larmes et se faire périr, et chacune s’exécute à son
tour ...

—Des folles!

—Et celles qui ont fondé l’«Académie des femmes sans sexe»? Une
certaine mistress Godwin ayant prétendu que la femme est appelée à
partager avec l’homme toutes les fonctions sociales, mais qu’elle
en est empêchée aussi bien par sa faiblesse musculaire que par le
développement de ses seins et de ses hanches ...

—Ce n’est cependant fichtre pas cela qui les gêne d’ordinaire! murmura
Magimier.

—Eh bien, les adeptes de mistress Godwin, qui sont nombreuses et
abondent surtout à Boston, s’appliquent à se faire maigrir et à
acquérir du nerf ... Des folles encore, vas-tu dire! Mais il y en a,
comme cela ou autrement, des quantités, de ces toquées, là-bas! Et
celles qui se battent en duel? Et celles qui ont fondé le club des non
mariées, _The Anti-chair-warming Society_ ...

—Tu parles anglais?

—Je ne te dirai pas que j’ai inventé la méthode Robertson, mais ...

—N’as-tu pas d’ailleurs fréquenté une école normale? N’avais-tu pas
fait autrefois encadrer tes brevets?

—Quelle mémoire! Tu es étonnant, ma parole! Mais oui, je les ai encore
là, sous verre, dans ce tiroir; mais je ne les exhibe plus: pas besoin
de se faire moquer de soi, ou de perdre des clients ... Eh bien, ce
club des filles à marier fonctionne dans le Connecticut; les jeunes
misses, pour en faire partie, doivent prendre l’engagement formel
de refuser toute visite d’un célibataire qui, après la troisième
entrevue, n’aura pas sollicité l’honneur de demander leur main:
mariage ou boycottage. Trois entrevues, pas davantage! Sais-tu ce que
les garçons du pays ont fait et comment ils ont répondu à cette mise
en demeure? Ils ont contre-boycotté les boycotteuses, ils sont allés
chercher femmes ailleurs, voilà tout.

—C’était tout naturel.

—Et celles qui se mettent en loterie? Oui, à un dollar le billet! J’en
ai vu comme cela plusieurs ...

—De façon à se constituer une dot?

—Évidemment! Toujours pratiques, toujours le dieu dollar! Mais quels
mariages! Ça n’existe même plus, le mariage, là-bas, autant dire; ce
n’est plus qu’une plaisanterie, dont ces demoiselles sont les premières
à s’amuser. C’est à qui d’entre elles, par exemple, fera célébrer son
union à la plus grande altitude possible, et alors la cérémonie a lieu
en ballon ou au sommet d’une montagne. D’autres, au contraire, luttent
pour la profondeur, et descendent dans des souterrains ...

—Insensé!

—C’est ce que je te dis: c’est fou! Des toquées, des détraquées,
toutes, ou peu s’en faut, et des détraquées égoïstes, féroces. Nous en
avons des échantillons par celles qui viennent en Europe faire leurs
farces.

—Effectivement!

—Si je te disais que j’ai vu à Derby, dans ce même État de
Connecticut, une grand’mère de cinquante-neuf ans épouser son
petit-fils, son propre petit-fils, âgé de vingt ans? Pourquoi ce
mariage? Uniquement pour que la fortune des deux conjoints ne sortît
pas de la famille. C’est une autre façon de la comprendre, la famille,
encore une fois, une autre morale ... Un petit fils qui épouse sa
grand’mère, ça ne les choque pas; la loi ni la décence n’ont à
intervenir. Du reste, était-ce bien sa grand’maman? Il ne s’en doutait
peut-être pas. On ne s’y reconnaît plus, puisqu’on divorce là-bas comme
on veut et autant qu’on veut, pour un oui ou un non, illico, séance
tenante; et je ne sais pourquoi ces dames et messieurs s’obstinent
à garder encore un semblant de cérémonial nuptial. Ils ne tarderont
pas, j’aime à le croire, à s’en défaire, avec les hôpitaux, les
malades et le reste. Beaucoup de particuliers même ne prennent plus
la peine de demander le divorce et se remarient aussi souvent que le
cœur leur en dit: tel gentleman possède ainsi, toutes bien vivantes,
une demi-douzaine d’épouses, qu’il pourrait qualifier de légitimes;
réciproquement, quantité de gentlewomen ont tout un stock d’époux ...
Autant, mon Dieu, faire le métier que je fais: on ne profane aucun
culte au moins! Il est vrai que leurs cultes, à eux,—ils en ont je
ne sais combien!—s’accommodent de toutes les bizarreries, de toutes
les dérisions et les extravagances. As-tu jamais vu un homme, en même
temps qu’il fait enterrer sa femme, faire célébrer son mariage avec une
autre? J’ai vu cela à Huntington, dans l’État de Virginie. Le service
funèbre s’achevait à peine, que le veuf alla offrir son bras à une
cousine de la défunte, puis, s’approchant du pasteur, lui dit: «Pendant
que vous y êtes, vous seriez bien aimable de nous marier? Ça nous
épargnerait la peine de revenir ...»

—Ça nous ferait gagner du temps.

—C’est cela! _Time is money_, toujours!

—Et le pasteur?

—Il a procédé très bénévolement à l’office nuptial; puis le mari
s’en est allé conduire au cimetière le corps de sa première femme, en
compagnie de la seconde qu’il venait d’épouser.

—Impayable!

—Avoue que ces citoyens-là n’ont pas la caboche faite comme nous!
Jamais un Français, un Européen, n’aurait l’idée macabre de faire
coïncider son remariage avec les obsèques de sa défunte moitié: il
attendrait un peu. En supposant qu’il se montrât aussi impatient,
ce serait le prêtre qui s’opposerait à une pareille comédie, les
assistants qui protesteraient ... Là-bas, cela semble tout naturel: on
est accoutumé à toutes les excentricités et extravagances imaginables.
Avant tout il faut éviter de se déranger, n’est-ce pas? Les affaires
sont là qui s’imposent, vous talonnent! _Business! Business!_ C’est
le mot d’ordre. _Make money_, faites de l’argent: voilà leur devise.
Elle justifie tout. Des sauvages, vois-tu, ces faiseurs d’argent,
tous ces trappeurs, ces cow-boys, ces flibustiers! Des cannibales qui
s’éclairent à l’électricité ...

—Et se crient: «Allô! Allô!»

—C’est cela même! Je t’avais déjà dit ça? Tu possèdes une mémoire!

—Comparable seulement à la dent que tu as contre l’oncle Sam.

—Une rude dent, c’est vrai! Vous, les hommes, avec du quibus dans vos
poches, vous vous en fichez! Vous allez partout. Mais une femme sans
le sou, obligée de turbiner ... Ah! là là! Quel pays! Je t’ai ennuyé
avec toutes mes histoires, ajouta Clara en voyant Magimier prendre son
chapeau et se diriger vers la porte; excuse-moi, mon gros; mais, quand
on me met sur ce chapitre ...

—Tu ne m’as nullement ennuyé, répliqua Magimier, au contraire!

—C’est par politesse que tu me dis cela, par galanterie ... Eh bien,
c’est ce que ne ferait jamais un Yankee! Jamais de formes, avec eux;
jamais de gracieuseté, de courtoisie, de galanterie! Tout ce qui est
urbanité et sociabilité, lettres closes pour eux! A quoi bon? C’est
perdre son temps ... Mais voilà que je recommence! Au revoir, mon
chéri! A bientôt? Ne sois pas si longtemps!»



VIII


Avant de rentrer chez elle, où Veyssières devait venir la voir ce
jour-là, Katia Mordasz pénétra dans la boutique de son voisin, le petit
horloger Jean-Louis, pour recourir à ses bons offices et lui demander
de régler sa montre.

«Voulez-vous me la laisser quatre ou cinq jours, mademoiselle? dit-il.
Je vous en prêterai une autre en attendant.»

Katia accepta l’offre, et, comme elle allait se retirer:

«Croyez-vous, hein? reprit le bonhomme en se plantant les deux poings
sur les hanches. Croyez-vous?...

—Quoi donc, monsieur Jean-Louis?

—Ils en ont du toupet, hein! Ils trouvent qu’ils ne sont pas assez!!!

—Ah! vous voulez parler de l’augmentation du nombre des députés, de
cette proposition?...

—Ils sont tout près de six cents! Ils ne s’entendent d’aucune façon,
ni au propre ni au figuré. Quand l’un pérore à l’extrémité gauche, ses
paroles n’arrivent pas jusqu’à l’extrémité droite, tant la salle est
vaste, nécessairement! Et ils trouvent que ce n’est pas encore assez,
qu’ils sont trop peu! Oh! là là là là là! Si ce n’est pas se ficher
du peuple! Et savez-vous pourquoi cette augmentation, mademoiselle
Mordasz? Je vais vous le dire! C’est qu’il y a un tas de paresseux,
un tas de fainéants, de flandrins et de propres à rien, dont on ne
sait que faire, un tas de braillards et de piliers de café qu’il faut
caser ... et on les case dans la politique, on nous les flanque sur le
dos! C’est la princesse qui paye tout cela. Croyez-vous? 675 députés,
d’après le nouveau projet! 675! Ah! misère! Quand le quart, 150 ou 200
suffiraient si largement à la besogne!

—Et vous ignorez encore le plus joli, monsieur Jean-Louis. Vous ne
vous doutez pas de la nouvelle!

—Quoi donc?

—C’est que, d’après une motion faite à la Chambre dans la séance
d’aujourd’hui, de cette après-midi même, vos bons amis les députés
estiment non seulement qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais encore
et surtout qu’ils ne sont pas assez payés, et ils réclament un salaire
supérieur.

—Non, pas possible?

—Je vous demande pardon.

—Pas possible, mademoiselle Mordasz! Vous plaisantez!

—Je ne plaisante nullement.

—Vous vous moquez de moi!

—Du tout, monsieur Jean-Louis: je ne me permettrais pas ... Vous savez
lire? reprit Katia en tirant un journal de sa poche et le dépliant.
Voyez vous-même le compte rendu de la séance. Tenez, incrédule!

—Pas assez payés! En effet, ils ont raison: ils sont vraiment
impayables, ces messieurs! Pour la besogne qu’ils font ... Ah! Seigneur
mon Dieu! soupira le petit horloger.

—Eh bien, êtes-vous convaincu?

—Quinze mille francs chacun, au lieu de neuf mille, soit six mille
francs d’augmentation par siège ... C’est pour rien! Faut-il que
la France ait une santé tout de même! Faut-il quelle ait les reins
solides, hein, mademoiselle Mordasz? Quel pays de ressources! Quel
admirable ... Dire qu’elle peut fournir à tout cela! Même ils sont
modestes, nos représentants! Pourquoi s’allouer seulement six mille
balles de plus, soit quinze mille par an? Ils pouvaient tout aussi bien
s’en adjuger vingt mille, trente mille ... Il faut leur savoir gré
de leur modération. Mais oui! Car ils sont impayables, je vous dis,
impayables! Ça n’a pas de prix, ces services-là; c’est au-dessus de ...
Seulement, comme s’écriait Arlequin en tombant du haut de la colonne
Vendôme: «Ça va bien, pourvu que ça dure!» Le malheur, c’est que ça ne
dure pas, mademoiselle Mordasz, c’est que ça ne peut pas durer! C’est
qu’au pied de la colonne, il y a le pavé, où l’on vient se briser
le crâne; c’est qu’au bout du fossé, il y a la culbute; c’est que
la France s’appauvrit et s’amoindrit d’année en année; sa population
décroît de plus en plus, sa richesse de même, son prestige et son
influence kif-kif: il n’y a que ses dépenses qui augmentent. Ah! de ce
côté-là!... Voilà, permettez-moi de vous le dire, mademoiselle Mordasz,
voilà la situation que vous devriez exposer, le péril que vous devriez
signaler dans vos articles du _Libéral_, péril qui prime tout ...

—Permettez, monsieur Jean-Louis, je ne suis pas Française, et il est
plus convenable que je ne m’occupe pas, dans mes articles, de votre
politique intérieure. Je suis tenue à une grande réserve, à cause de ma
qualité d’étrangère.

—C’est vrai, vous m’avez déjà expliqué cela. Je lis souvent vos
articles du _Libéral_, ceux de _la Révolte_ aussi ...

—Ah! ah! Vous vous émancipez, monsieur Jean-Louis.

—Faut bien s’instruire ... Et tenez, il y a encore autre chose,
mademoiselle, une autre question des plus graves, et dont il vous
serait loisible de parler.

—Laquelle donc?

—Une calamité! un vrai désastre! Hier encore, pas plus tard qu’hier,
mademoiselle, je passais dans la rue de la Gaieté, derrière la gare
Montparnasse ...

—Je connais.

—Eh bien, j’ai compté! sur vingt-cinq maisons qui se suivent, il y a
trente-sept marchands de vin! C’est-à-dire qu’il y en a quasi deux à
chaque porte, l’un à droite, l’autre à gauche. Vous ne trouvez pas
cela scandaleux, abominable? Vous ne voyez pas là un immense danger,
une calamité publique? Ah! mademoiselle, si j’étais que de vous!

—Mais je ne peux pas faire fermer ces établissements!

—Vous pourriez démontrer les terribles conséquences qu’ils présentent
pour la santé et la moralité publiques, pour le sort de notre race,
mademoiselle! Et quelles dépenses! Tous ces ivrognes, ces alcooliques,
qui viennent échouer dans les hôpitaux, à Saint-Anne ou ailleurs, qui
prend soin d’eux, qui subvient à tous leurs frais de médication et
d’entretien? C’est nous, nous tous, malheureux contribuables! C’est
toujours sur nous qu’on tombe!»

En ce moment, Séverin Veyssières vint à passer. Il aperçut Katia chez
l’horloger, tout contre la porte, et entra.

«Précisément, monsieur, poursuivit le père Jean-Louis, je causais avec
mademoiselle d’une question dont je vous ai touché deux mots l’autre
jour ...

—L’alcoolisme? interrompit Veyssières.

—Juste! Ah! vous vous souvenez?

—Comment donc! Et vous avez trouvé la solution du problème?

—Du ... de quel problème? demanda M. Jean-Louis en ouvrant tout grands
les yeux.

—Pourquoi les races qui absorbent le plus d’alcool sont-elles les plus
fortes, les seules puissantes et prépondérantes, tandis que les races
sobres et buveuses d’eau, comme ces infortunés Ottomans ou ces fiers
hidalgos, sont-elles sans vigueur, sans relief ni influence, des races
qui s’éteignent?

—Je n’en sais rien, monsieur; je n’ai pas suffisamment étudié. Tout
ce que je puis vous dire, c’est que c’est une plaie que l’ivrognerie,
un fléau que tout bon gouvernement devrait s’appliquer à détruire.
Mais je t’en fiche! Ça leur est bien égal. Pourvu qu’ils soient à la
Chambre, qu’ils palpent leurs neuf mille ... pardon! leurs quinze mille
francs, ainsi que mademoiselle vient de me l’apprendre! C’est que tout
cela se tient: c’est compères et compagnons! Ce sont les marchands de
vin qui font les députés, et ce sont les députés qui soutiennent et
encouragent les marchands de vin. N’empêche, monsieur, que c’est une
bien triste chose! Demandez à Mlle Mordasz! Nous avions dans la maison
une malheureuse jeune femme de vingt ans, une blanchisseuse, qui s’est
mise à boire, la Desroche, comme on l’appelait. Elle vivait avec un
ouvrier zingueur, qui se livrait, lui aussi, à la boisson.

—Ils allaient bien ensemble, observa Veyssières.

—Eh bien, non, monsieur. La preuve, c’est qu’il l’a quittée. Ça le
dégoûtait, comme il disait, d’avoir une femme pocharde.

—Et lui? fit Veyssières.

—Ce qui le dégoûtait bien davantage, ajoutez-le donc, monsieur
Jean-Louis, c’était d’avoir une femme enceinte, déclara Katia. Voilà le
vrai motif de la séparation.

—C’est possible, en effet, acquiesça l’horloger.

—C’est sûr et certain. L’ivrognerie n’a été que le prétexte. La vérité
est qu’il a eu peur d’une nouvelle charge, peur d’avoir une bouche de
plus à nourrir, et, bravement, il a décampé.

—C’est un misérable! dit Veyssières.

—Un gredin, une canaille, un criminel, tout ce que vous voudrez,
poursuivit Katia. Mais ces épithètes ne pallient pas le mal et ne
servent à rien.

—Ce qu’il aurait fallu, reprit le père Jean-Louis, c’est mettre
l’embargo sur l’argent qu’il gagne, de façon à venir en aide à la
future maman et au bébé.

—Au bébé qu’il a contribué à fabriquer, remarqua Veyssières, et dont
il est responsable, de compte à demi avec la mère.

—Eh oui!

—Malheureusement, dit Katia, il a eu bien soin en partant de ne pas
laisser son adresse, et ... cours après! Allez faire opposition sur les
appointements de quelqu’un dont vous ignorez la résidence et le sort,
qui s’est enfui au Canada ou dans l’Indo-Chine, ou n’est peut-être même
plus de ce monde! Oui, cours après, avec ton enfant dans le ventre ou
sur les bras! Ce qui vous prouve bien, Séverin, que la recherche de la
paternité n’est qu’un leurre ...

—Cependant vos bonnes amies Elvire Potarlot, Angélique Bombardier,
René d’Escars, Nina Magloire et tant d’autres la réclament à cor et à
cri.

—Elvire Potarlot l’a depuis peu rayée de son programme.

—C’est vrai, répliqua Veyssières. Pauvre Elvire! Et plus infortuné
programme! Elle passe son temps à le transformer, à le rogner ou
l’allonger, le ...

—Elle a reconnu toute l’insuffisance de la mesure, toute l’inutilité
de cet expédient.

—Tant que nous ne serons pas revenus à l’androgyne de Platon, ou que
la «côte d’Adam» n’aura pas repris sa place, tant que les hommes ne
pourront pas devenir enceintes comme les femmes, tant qu’il y aura
deux sexes, en d’autres termes, il n’y aura rien de fait: toujours
l’inégalité subsistera, l’injustice régnera: voilà la thèse que
soutient obstinément et plus que jamais cette chère Elvire, dit
Veyssières.

—Un seul sexe? se récria le père Jean-Louis en écarquillant les yeux.
Les hommes devenant enceintes comme les femmes? Ah! je serais, ma foi,
curieux de voir ça! Mais c’est une timbrée, cette demoiselle Potarlot!

—Eh! Eh! Elle n’est pas la seule à demander cela, pour établir entre
ces dames et nous la parfaite égalité ou l’équivalence absolue, insinua
Veyssières.

—En attendant, et en dépit de ses désirs et divagations, ce sont les
femmes qui, seules jusqu’ici, sont chargées de concevoir, reprit le
père Jean-Louis. Eh bien, monsieur, c’est pitoyable de leur permettre
de se boissonner comme des hommes! Voilà mon sentiment. Qu’il y ait
inégalité, injustice, tout ce qu’il vous plaira, soit! mais je trouve
abominable qu’on tolère pareil scandale, pareil crime: des femmes, des
femmes près d’accoucher, grosses à pleine ceinture, qui s’absinthent
et se pochardent, des mères ayant leur enfant au sein, se traînant
de comptoir en comptoir, tombant et roulant au ruisseau ... Honteux,
monsieur! Abominable! Abominable! Si nous avions un gouvernement
sérieux, un gouvernement ayant pour deux liards de jugeotte, de gingin
et de poigne, il veillerait à cela et ne tolérerait pas plus la liberté
de la soûlographie que celle de l’assassinat. Non, monsieur, il ne
tolérerait pas ... Cette blanchisseuse, la Desroche, dont nous parlions
il y a une seconde, elle est morte, morte en état d’ivresse, et cette
ivresse avait occasionné une fausse couche ... Son amant, qui s’est
tiré les flûtes et a disparu, est peut-être mort aussi à l’heure qu’il
est; mais du moins il est mort seul, lui; tandis qu’elle a entraîné
une mort avec la sienne, celle de l’enfant qu’elle portait. Voilà la
différence, et pour moi cela tranche tout.

—Vous n’êtes pas partisan de l’égalité ni de l’équivalence des sexes,
je vois cela, monsieur Jean-Louis, dit Veyssières.

—Ce n’est pas moi, monsieur, qui n’en suis pas partisan, c’est la
nature,—la nature et le bon sens. Tenez, monsieur, nous avons d’autres
ivrognesses dans la maison ... Ça foisonne partout maintenant, cette
engeance-là! Faut bien que ça imite les hommes, pas vrai? puisqu’on
est égaux!—Il y a une femme Birot ... celle que vous avez vue un jour
soûle avec la Desroche ...

—Je me rappelle.

—Eh bien, monsieur, la semaine dernière, elle a égaré son gosse,
un pauvre mioche de trois ans; elle l’a perdu du côté de Montrouge,
où elle était allée gobelotter avec Mme Margotin, sa voisine ...
Impossible ensuite de se remémorer ce qu’elle en avait fait, du petit,
où elle avait bien pu le laisser ... Ce n’est qu’hier qu’on le lui a
ramené. Elle ne s’en inquiétait pas autrement d’ailleurs. Vous avez dû
entendre parler de cette affaire, mademoiselle?

—Oui, répondit Katia. Je trouve comme vous tout cela déplorable,
monsieur Jean-Louis; mais je songe aussi à tout ce que les privations
et la misère font endurer à ces femmes, et je comprends qu’elles
aillent chercher dans l’ivresse un peu de répit et d’oubli ...

—Mais leurs enfants, mademoiselle? Vous n’ignorez pas ce que devient
la fille de Mme Birot, Octavie, cette traînée? Elle a débauché le
petit Margotin. Pendant que les deux mères vont de conserve s’imbiber
comme des éponges, les deux gosses, le gamin et la gamine, s’exercent
à un autre jeu ... Elle est vicieuse comme trente-six diables, cette
moucheronne! Ainsi elle donnait des sous au petit Margotin, au petit
Jujules ... Vous le connaissez, mademoiselle? On a voulu savoir d’où
venait cet argent, à qui elle l’avait volé. Ça intriguait les deux
femmes, naturellement. «Il ne me manque rien! déclarait la mère Birot.
Pour sûr, ce n’est pas chez nous qu’elle barbote. Je n’ai pas assez de
pépètes pour les laisser traîner comme ça!» Et savez-vous ce qu’on a
découvert? On a découvert que mamzelle Tavie, qui n’a pas encore ses
treize ans, allait se balader les après-midi du côté des fortifications
et qu’elle aguichait les hommes, les vieux de préférence. Elle a déjà
fait condamner un ancien locataire de la maison, un employé de l’hôtel
de ville, qui était cependant très bien ...

—S’il avait été si bien que cela, interrompit Katia, ou plutôt s’il
avait été un peu mieux, il n’aurait pas répondu aux avances de cette
polissonne; il lui aurait vigoureusement tiré les oreilles ...

—Eh oui, mademoiselle! C’est évident! Nous sommes d’accord, repartit
le père Jean-Louis. S’il avait été un ange ou un castrat ... Le
malheur, c’est qu’on n’est pas de bois, n’est-ce pas donc, monsieur?»

Veyssières en souriant opina du bonnet.

«Je comprends très bien qu’on tienne à faire respecter l’enfance, et,
plus que personne, j’ai souci de ce respect; mais, nom d’un pétard!
quand l’enfance est plus corrompue que la vieillesse, quand c’est elle
qui vient provoquer, qui se montre effrontée, dépravée et cynique
... Si vous saviez, mademoiselle, ce qui se passe dans quantité de
ces ménages, où père, mère, filles et garçons vivent entassés dans
la même chambre; où, pour régaler les mioches et leur donner du cœur
au ventre, on ne trouve rien de mieux que de leur verser de pleines
rasades d’eau-de-vie, et leur apprendre à lamper ça d’un trait et
sans grimaces, hope donc! ce qui résulte de ces soûleries, de ces
abrutissements et de ces promiscuités ... ah! c’est du propre, allez!
Faut entendre ma nièce, l’institutrice des écoles communales! Elle
voit toutes ces horreurs-là de près, et elle le connaît, ce joli petit
monde, elle le connaît bien. On ne se douterait jamais, me dit-elle
souvent, combien il y a de ces fillettes à qui leurs papas ou leurs
frères ont ... ont ... manqué de respect! Et avez-vous observé une
chose, mademoiselle? Faites-y bien attention, à ce que je vais vous
dire! C’est que, quand on vient à découvrir qu’une de ces jeunes
drôlesses a été ce qu’on nomme victime de la lubricité d’un vieillard,
et que ce vieillard continue à ... comme on dit encore, à abuser
d’elle, ce n’est jamais elle qui appelle à l’aide ni crie au secours,
jamais elle qui se plaint! Remarquez bien cela, mademoiselle Mordasz,
lorsque vous lirez dans les journaux une affaire de ce genre.

—Vous avez de ces malheureuses petites une bien mauvaise opinion,
monsieur Jean-Louis.

—Oh! oui, mademoiselle! Et ma nièce l’institutrice, qui les connaît
mieux que moi, en a encore une bien plus mauvaise. Elles sont très
mal, voilà la vérité, et leurs frères leur ressemblent, s’ils ne sont
pas pires. Et d’où vient cela? C’est que les parents, eux aussi, eux
surtout, sont très mal; c’est que la famille,—ce qu’on a toujours
proclamé la base de la société,—est atteinte dans son essence, et se
disloque, s’effondre et tend de plus en plus à disparaître.

—Nous lui ferons d’autres bases, à votre société, murmura Katia.

—Vous dites, mademoiselle?

—Je dis que vous avez raison, que la famille se meurt ...

—N’est-ce pas? Plus de foyer, plus d’intérieur, d’intimité. Obligées
de travailler au dehors, ainsi que leurs maris, les femmes, les
femmes d’ouvriers et d’employés, ne veulent plus faire de cuisine
maintenant: on vit de plus en plus au restaurant, chez les marchands
de vin,—des marchands de vin qui vendent bien moins du vin que des
alcools, cognac, rhum, marc, absinthe et autres poisons. Hommes et
femmes se sont donc mis à s’empoisonner ensemble et à qui mieux mieux;
les enfants venus,—venus tant bien que mal!—ont été initiés à ces
habitudes: c’est devant le comptoir du mastroquet que la famille
nouveau système tient ses assises, c’est ce comptoir qui est devenu le
foyer nouveau modèle. Parfaitement! C’est comme ça! Mais les querelles
et les batailles éclatent souvent chez ces conjoints si échauffés et
alcoolisés: lassée de recevoir chaque soir, en rentrant au chenil, de
trop copieuses gourmades, madame finit par décamper,—ou bien c’est
monsieur qui la plante là. C’est ce qui a eu lieu pour cette locataire
du cinquième, Mme Margotin: son mari l’a quittée, et elle ne sait ce
qu’il est devenu.

—Et il a eu bien soin de lui laisser son petit garçon pour compte,
ajouta Katia.

—Ses deux petits garçons, mademoiselle, rectifia M. Jean-Louis; car,
outre le précoce favori de la précoce Tavie Birot, elle a un galopin de
huit ou dix ans ...

—Et le père de Tavie, le mari de Mme Birot? demanda Veyssières.

—Inconnu au bataillon, répondit l’horloger. Je crois qu’il est mort;
mais Mme Birot le remplace souvent ... Comment voulez-vous, monsieur,
que des enfants élevés dans de pareils milieux possèdent la moindre
notion d’honnêteté, de tempérance et de bienséance? Eh bien, une
supposition, monsieur! Trouvez moyen d’empêcher ces femmes-là, ces
mères de famille, de s’alcooliser de la sorte; sachez les contraindre
à se ménager davantage, et surtout, et surtout! à avoir pitié de leur
infortunée progéniture: quel service cela leur rendrait, et quel
service à la France, qui se dépeuple, qui se dépeuple de plus en plus,
qui se meurt, comme le disait l’autre jour un député allemand. «La
France? Pas la peine de s’en occuper! ajoutait-il. Elle se détruit
elle-même, en détruisant chez elle la femme et la famille.»

—Pardon, monsieur Jean-Louis, interrompit Veyssières; mais c’est ce
moyen qu’il faudrait découvrir précisément, ce moyen d’empêcher de
boire les gens qui ont soif. Vous n’êtes pas non plus pour la liberté,
monsieur Jean-Louis, je vois cela.

—Oh! mais pas du tout, monsieur! Je ne suis nullement d’avis qu’on
laisse faire à la foule,—ce composé de bêtes féroces et d’enfants ...

—Comme vous y allez! Avec quelle irrévérence ...

— ... tout ce qui lui passe par la cervelle; qu’on lui délivre, chez
le pharmacien ou ailleurs, tout ce qu’elle demande: de la strychnine
ou du chloroforme, du vitriol ou de l’alcool. Malheureusement, chez
nous, on ne peut pas toucher à tout ce qui est débitant de boissons:
mannezingues, mastros et bistros, c’est sacré! C’est chez ces augustes
pontifes, dans leurs antres, que le suffrage universel plonge ses
racines et vient puiser ses forces ... Sans compter qu’ils rapportent
des millions et des millions au budget! Vous direz, mademoiselle
Mordasz, que j’en reviens tout le temps à mes deux dadas ...

—Je ne dis rien, monsieur Jean-Louis: je vous écoute.

— ... Mais, voyez-vous, tant qu’on n’aura pas endigué le flot des
marchands de vin, et mis un frein—calembour à part—aux débordements
de nos députés, nous serons toujours dans la même panade, toujours dans
la même mélasse.»

       *       *       *       *       *

Après avoir pris congé du loquace bonhomme, Katia et Veyssières
pénétrèrent dans la maison.

Il se faisait tard, et Katia proposa à son compagnon de dîner avec
elle. Comme il refusait, elle le plaisanta sur les motifs de ce refus.

«Vous vous méfiez de ma cuisine, je comprends cela ...

—Mais nullement!

—Convenez-en donc tout de suite! A quoi bon ces détours et ces
formalités entre nous? Est-ce que je me gêne avec vous, moi? Vous
n’augurez rien de bon de mes talents culinaires, et vous avez joliment
raison! Aussi est-ce à un pâtissier de la rue de Sèvres que j’ai
recours, un pâtissier qui ne cuisine pas trop mal, paraît-il ... Nous
avons à travailler longtemps ce soir: j’ai dû remanier presque en
entier la traduction de cette légende lithuanienne de votre dernier
chapitre; nous reverrons cela ensemble ...

—Je suis confus, chère amie, de tout le mal que je vous donne.

—Vous n’êtes pas confus du tout, repartit en riant Katia, qui avait la
haine des clichés conventionnels, de toutes les hyperboles de politesse
et de cérémonie, tous les mensonges, sociaux et autres. Il n’y a pas
de quoi être confus,—pas même de quoi me remercier, car c’est pour
moi un réel plaisir, une très profonde et très vive jouissance que de
relire tous ces vieux textes slaves, et voir revivre ces anciens temps.
Sans vous, je n’en aurais pas l’occasion, plongée que je suis dans un
courant d’études tout différent.»

Le dîner eut lieu à proximité du balcon sur lequel ouvrait la chambre
de Katia, et d’où l’on embrassait un si large et si verdoyant espace.
La gourmandise était loin d’être, en effet, le péché mignon de la
jeune révolutionnaire; elle n’éprouvait aucun attrait pour ce qu’on
nomme les délices de la table, ne les comprenait pas et les tenait
même en absolu mépris. C’est plus haut que montaient ses aspirations
et qu’elle allait puiser ses voluptés. Elle mangeait à peine, et sans
se soucier aucunement de l’espèce ni de la qualité de la pitance. Sa
seule passion matérielle, c’était le thé; elle en consommait plusieurs
tasses à chaque repas, et souvent même n’absorbait pas autre chose avec
sa tranche de pain. Ici elle possédait une réelle compétence et avait
ses préférences: c’étaient telles et telles sortes de thés qu’il lui
fallait, mélangées dans telles et telles proportions.

Veyssières, lui, comme tous ses amis les Salomoniens, était un gourmet,
un raffiné; il lui fallait ses aises, bonne table, bon gîte et le
reste. S’il fit honneur au dîner commandé par Katia, ce fut moins
l’excellence des mets qui le stimula, que le plaisir du tête-à-tête,
l’ardente curiosité qu’il éprouvait toujours à observer et écouter la
vierge nihiliste, cette peu banale camarade, et son vif désir de se
maintenir près d’elle en bon prédicament.

Cette camaraderie ne l’empêchait pas de se complaire plus que de raison
à admirer les blanches et fines mains de Katia, et, quand il pouvait
en saisir une au passage, il ne manquait guère de la retenir entre les
siennes, voire de la porter à ses lèvres.

«Que vous êtes donc futile! Vous ne vous corrigerez donc jamais, vous
ne deviendrez donc jamais sérieux? disait Katia en se dégageant.

—Non. Je ne suis pas exclusif comme vous, moi. Je ne hais pas la
chair, la belle chair; j’apprécie tout ce qui est gracieux, élégant,
artistique. Je suis un épicurien, moi, un jouisseur, je ne m’en cache
point,» répliquait-il.

Ce soir-là, tout en mangeant, ils s’entretinrent des voisins et
voisines dont on apercevait les fenêtres, à droite et à gauche du
balcon: de «la Petite Sans Cœur» d’abord, puis des «Mort aux Gosses,»,
ensuite des «Préhistoriques», de «Philémon et Baucis» et des «Gigogne».

La veille même, un événement avait eu lieu dans le quartier: la mère
de la Petite Sans Cœur,—cette femme qui n’avait d’autres ressources
que l’inconduite et disparaissait de chez elle des deux et trois
jours de suite en laissant sa petite fille, âgée de huit à neuf ans,
enfermée sous clef entre quatre murs,—avait été mandée au commissariat
de police. Des lettres anonymes l’avaient dénoncée comme s’enivrant,
maltraitant son enfant, lui emprisonnant les bras dans une sorte de
camisole de force et l’attachant au pied de son lit, la privant de
nourriture, au point que cette pauvre petite martyre se mourait de faim.

«Des mensonges, tout cela! D’ignobles calomnies! avait aussitôt
protesté cette mégère avec une véhémente indignation.

—Cependant ...

—C’est par vengeance! Ce sont des gens qui m’en veulent! Et je sais
bien qui, monsieur le commissaire! Je devine bien d’où cela émane! On
n’est jamais sali que par la boue! Des femmes qui en font dix fois pis
que moi! Et ça ose se plaindre, ça ose attaquer ...

—Enfin, madame, on vous a vue lier votre fille au pied de votre lit,
et la battre tant que vous pouviez, avec une canne de jonc, la rouer
de coups ...

—C’est faux, monsieur, archifaux!

—On entendait ses cris dans toute la maison. La concierge que j’ai
interrogée ...

—La concierge! Ah! si vous écoutez les potins de concierge! Elle
ferait mieux de surveiller sa loge! Eh bien, je m’en vais vous dire,
moi! Elle donne à boire en cachette, la concierge; elle tient un débit
de boissons sans acquitter de droits!

—Nous verrons cela tout à l’heure, madame; c’est une autre histoire.
Parlons de vous pour l’instant. On vous accuse de trop aimer les
liquides ...

—Oh!

— ... et de maltraiter votre fille lorsque vous êtes en état d’ivresse.

—Jamais, monsieur! Jamais!

—On entend cette enfant crier; les locataires se plaignent.

—Elle crie pour rien.

—Une fillette de neuf ans ne crie pas pour rien, madame.

—J’ai pu une fois ou deux la corriger ... C’est bien mon droit!
D’autant plus que c’est une enfant vicieuse, qui a de mauvaises
habitudes ...

—Celle-là, je l’attendais! exclama le commissaire en riant. Ça ne rate
jamais! Toutes les mères que je vois ont toujours des filles vicieuses,
ayant de mauvaises habitudes! C’est curieux, mais c’est comme cela!
Toutes! Toutes!

—Enfin, monsieur le commissaire, je vous affirme ... Je sais ce qui en
est!

—Et c’est aussi pour ce motif sans doute, pour calmer ses sens et
modérer ses ardeurs solitaires, que vous ne lui donnez pas à manger?

—Ceux qui vous ont dit cela ont menti!

—Mais, madame, il y a des nuits où vous ne rentrez pas chez vous!

—Cela me regarde!

—A condition que vous ne laisserez pas chez vous une enfant sans pain,
sans nourriture ... Et puis, répondez-moi sur un autre ton, je vous
prie, repartit le commissaire; parlez-moi poliment et convenablement;
sinon, je vous fais coffrer, vous entendez?

—Me faire coffrer, pourquoi? Je n’ai rien commis de mal, rien à me
reprocher ... Comment voulez-vous, monsieur, que je ne m’emporte
pas, que je ne vous réplique pas quelques mots de travers, lorsque
vous m’accusez de pareilles choses? Quelle est donc la mère qui
vous écouterait de sang-froid? C’est à bondir au plafond! Si vous
connaissiez le cœur des mères ... Ah monsieur!

—Vous conveniez tout à l’heure vous-même que vous ne rentriez pas
chaque soir chez vous. Les rapports que j’ai reçus à votre sujet
mentionnent également l’irrégularité de votre conduite ...

—Mais, monsieur ...

—Ces découchers fréquents ...

—Si j’étais caissière dans un café ou un restaurant de nuit, ma fille
serait cependant bien obligée de rester seule?

—Ce n’est pas le cas, je crois, madame, et si vous hantez les
restaurants et autres établissements nocturnes, ce n’est pas pour y
tenir la caisse ni les écritures.

—Non, monsieur, en effet.

—C’est pour y chercher aventure.

—Pour y chercher de l’argent et y gagner ma vie. Je préférerais
certainement demeurer au coin de mon feu ou me coucher de bonne heure,
vivre bourgeoisement, comme on dit, je vous assure bien; mais il faut
manger!

—Et vous n’avez pas trouvé d’autres moyens d’existence?

—Non, monsieur le commissaire. Je n’étais cependant pas née pour ce
métier; je sors d’une bonne famille, j’ai reçu de l’instruction. Mon
père m’avait fait étudier le piano, et j’ai fréquenté pendant deux ans
les cours du Conservatoire. J’en sortis pour me marier ... J’épousai un
de mes cousins, qui était employé de commerce, comptable dans un grand
magasin. Le malheur est que je suis devenue veuve il y a cinq ans, avec
cette gamine sur les bras ... J’ai maintes fois essayé de donner des
leçons, des leçons de piano; mais, même en ne les faisant payer que dix
sous le cachet, je n’en trouvais pas assez ... Impossible de vivre!
Alors ... alors ...

—Je devine le reste.

—Mais quant à boire, monsieur le commissaire, je ne bois pas autant
qu’on le dit; c’est une calomnie!

—Vous buvez suffisamment, en tout cas, pour perdre la raison et
martyriser votre fille?

—Jamais, monsieur, c’est faux! Je la corrige quelquefois, parce que
...

—Parce qu’elle a de mauvaises habitudes. Entendu!

—Sa nourrice elle-même m’avait prévenue ...

—Pourquoi ne l’avez-vous pas laissée chez sa nourrice?

—Je ne pouvais plus la payer; alors elle me l’a rendue, naturellement!
Ç’a été une calamité pour moi!

—Et pour cette enfant donc! ajouta le commissaire.

—C’est une sujétion, une servitude de tous les instants! Ça m’empêche
...

—De faire la fête à votre guise?

—Oui, monsieur. Parlez-en comme vous voudrez! C’est mon travail, ça,
mon gagne-pain!

—Enfin, madame, arrangez-vous au moins pour que votre fille ne pâtisse
ni de vos absences ni de vos ... de vos libations! Autrement il me
faudra aviser.

—Aviser comment? Me débarrasser d’elle? Mais je ne demande que ça,
monsieur le commissaire! Et, comme vous le disiez tout à l’heure, pour
elle encore plus que pour moi!»

       *       *       *       *       *

Quant aux deux couples de bureaucrates mâles et femelles que Katia
avait baptisés «les Mort aux Gosses», ils continuaient à pédaler à qui
mieux mieux soirs et matins et dimanches et fêtes, et à ignorer, encore
à l’envi, la cuisine bourgeoise et la vie de famille. Les femmes, la
blonde comme la brune, pouvaient être très fortes sur la tenue des
livres et les additions, mais elles n’entendaient rien au pot-au-feu et
ne devaient même pas savoir faire cuire un œuf à la coque. Ces viles
corvées étaient au-dessous d’elles. Jamais non plus on ne les voyait
l’aiguille ou le balai à la main: pourquoi se seraient-elles mises à
coudre, d’ailleurs, à nettoyer ou cuisiner, plutôt que leurs maris?
Est-ce que la besogne d’une femme doit être différente de celle d’un
homme? Est ce que l’égalité la plus absolue ...

Il n’y avait que les petits ventres qui enflaient à tour de rôle,
et—déplorable et insondable iniquité, abominable injustice!—chez ces
dames seulement: les mâles étaient à l’abri de cette infirmité.

Actuellement, c’était la petite blonde qui était grosse; la petite
brune s’était dégonflée le trimestre précédent, et, comme toujours,
sans laisser la moindre trace de l’opération.

«Cependant je n’ai pas la berlue! disait Katia Mordasz. Elle était
bien enceinte, il n’y a pas de doute: c’était assez visible! Où donc
a-t-elle bien pu mettre ... Que diantre peuvent-elles bien faire toutes
les deux de leurs produits et rejetons?»

Un autre ménage du même genre, ménage nouveau modèle, était venu
prendre place près de ces deux couples, dans un petit logement contigu
d’un côté à celui de Katia et de l’autre à celui de la petite dame
brune. C’étaient encore deux employés d’administration ou de commerce
qui avaient uni leur sort: monsieur et madame partaient tous les
matins bras dessus bras dessous, et s’en revenaient de même chaque
soir. Jamais de cuisine non plus à domicile, chez ceux-là; mais pas de
bicyclette: d’abord madame se trouvait dans un état de grossesse très
avancé; ni l’un ni l’autre ensuite n’appartenaient plus à la première
jeunesse.

«Que fera-t-elle de son enfant, ma nouvelle voisine, lorsqu’il sera
débarqué? se demandait Katia. Comment le soigner et le nourrir en
continuant sa besogne? La quittera-t-elle pour se consacrer tout
entière à ce cher petit être?»

Dix jours après sa délivrance, madame reprenait le bras de son époux et
le chemin du bureau ou de l’atelier.

Et le cher petit être?

Katia apprit son sort par une conversation qui eut lieu un soir, de
fenêtre à fenêtre, entre une des bicyclistes, la brune, et la nouvelle
accouchée. Les deux femmes, qui avaient probablement appartenu au même
service ou au même rayon, semblaient se connaître d’assez longue date.

«Et ce petit trésor, madame? Vous avez de ses nouvelles? demanda la
bicycliste.

—Hélas! oui, madame. Le pauvre petit ange est mort.

—Déjà? Oh!

—Au bout de trois semaines.

—C’est en Bourgogne que vous l’aviez mis en nourrice, n’est-ce pas?
dans un endroit appelé Quarré-les-Tombes?

—Oui, madame. Nous l’y avions envoyé comme les autres. Aussitôt après
leur naissance, nous les expédions là-bas par le _meneux_, qui vient à
Paris chaque quinzaine.

—C’est très commode.

—Nous ne pouvons pas les garder, vous comprenez bien! Ni mon mari ni
moi ne sommes là de la journée.

—C’est comme nous. Alors, ça vous en fait combien?

—Ça nous en ferait cinq, si ... s’ils avaient vécu.

—Ils sont tous morts?

—Tous, madame!

—Est-ce Dieu possible? O Seigneur! Quelle cruelle fatalité!

—A qui le dites-vous!

—D’autre part, pour ce que l’existence leur réserve, allez! Faut se
faire une raison! Nous n’en avons pas non plus, d’enfants. Comme vous,
nous les avons tous perdus, hélas! Eh bien, parfois, le croiriez-vous,
madame? Le croiriez-vous? Je m’en félicite!

—Vous vous en ...

—Oui, madame, j’en bénis le Ciel! Car, laisser sur la terre des
malheureux ...

—C’est également ce que nous nous disons, mon mari et moi. N’importe,
c’est bien dur! On les aimerait tant, ces chérubins!

—N’est-ce pas donc? Nous aussi, nous sentons ce vide ... Ah oui! Alors
c’est à Quarré-les-Tombes? Drôle de nom!

—En effet!

—Mais qui convient bien, qui est bien mérité, puisqu’ils y meurent
tous, ces pauvres agneaux.

—Pas tous, madame, oh non! C’est même un très bon pays. Mais, nous,
nous n’avons pas de chance! Nous n’avons jamais eu de chance!»

       *       *       *       *       *

De l’autre côté, du côté des «Préhistoriques», comme pour vérifier
l’adage: «Les peuples heureux n’ont pas d’histoire», aucun événement ne
s’était produit durant ces derniers temps.

«La mère Gigogne» continuait d’allaiter son dernier-né, et «le père
Gigogne», de jouer à cache-cache ou au dada avec sa progéniture,
lorsqu’il rentrait de l’atelier. Du matin au soir la femme était
occupée à ravauder les nippes, vaquer au ménage, débarbouiller et
peigner les mioches, les habiller et déshabiller, les surveiller, les
distraire, les gronder.

«Comment voulez-vous qu’elle aille travailler dehors avec tout cet
aria? Mais non! Mais non! La femme doit rester chez elle. C’est le
ministre de l’intérieur! s’écriait volontiers M. Gigogne. Moi, je suis
le ministre des affaires étrangères, et tous les deux nous avons, en
outre, le portefeuille des finances; moi, la partie «recettes»; elle
la partie «dépenses». Et cela marche comme sur des roulettes, avec ce
système! Jamais de contention ni de confusion de pouvoirs!»

Très souvent c’était M. le ministre des affaires étrangères qui, en
revenant de son travail, «faisait les commissions», rapportait la miche
de pain et le litre de vin, et il ne croyait pas pour cela déroger.

«Mais, nom d’un chien! sacrait-il parfois, je tiens à manger chez moi,
à ma table, dans ma cambuse, où j’ai les coudées franches! Vois-tu,
Finette (ainsi appelait-il Mme Gigogne), vois-tu que nous allions nous
attabler dans les gargotes? Autant ne pas se marier alors! Autant
rester garçon!»

       *       *       *       *       *

«Philémon et Baucis», autres «Préhistoriques», vieillissaient, se
courbaient et se tassaient de plus en plus chaque jour; mais

  Ni le temps ni l’hymen _n’avaient éteint_ leurs flammes.

Eux seuls, comme leurs antiques parangons, si divinement chantés par
Ovide et par La Fontaine,

  Eux seuls ils composaient toute leur république:
  Heureux de ne devoir à pas un domestique
  Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient.

La fête de Baucis avait eu lieu la veille, et la table, recouverte de
sa nappe blanche, était encore parée du bouquet de roses acheté pour
cette solennité par le fervent Philémon.

«Et si vous l’aviez vu embrasser Baucis en le lui présentant! C’était
comique! Ah! mon ami, on n’en fait plus, des époux comme ça! s’écriait
Katia.

—Non, on n’en fait plus, répétait Veyssières, et on ne vous en fera
jamais plus. Vos chères consœurs, les Libertaires, Affranchies,
Révoltées et autres Émancipées et Émancipatrices, ont tué tout cela ...

—Tué l’amour?

—Tué l’amour tel que vous l’entendez, parfaitement! Tué l’amour vrai,
l’amour sentimental et exclusif,—la monogamie. Les femmes que vous
faites maintenant sont des hommes; mais oui, il n’y a plus qu’un sexe!
Et il faut être deux, il faut être dissemblables pour s’aimer. Voyez
nous-mêmes, Katia; il n’y a que de l’amitié entre nous deux, et il ne
peut y avoir que cela.

—Sans doute.

—Mais si vous avez tué l’amour de tête et de cœur, le sentiment, vous
n’avez pas tué l’amour charnel. Il y aura non seulement toujours des
pauvres parmi vous, comme je me plais à vous le répéter après le divin
Maître, il y aura toujours et toujours des courtisanes ...

—Non!

—Si, mon amie, toujours!

—Qu’en savez-vous?

—Qu’en savez-vous vous-même? Par quelle raison affirmez-vous qu’il
y n’aura pas toujours des femmes qui, par paresse, par coquetterie,
par vanité, par cupidité, par caprice, par instinct, se plairont à
trafiquer de leur corps? Permettez! Il y en a toujours eu, et, jusqu’à
un certain point, le passé nous répond de l’avenir. En tout cas,
il y en a actuellement,—vous n’avez pas encore réussi à les faire
disparaître!—il y en a en quantité ultra-suffisante, et nous en
profitons.

—Taisez-vous donc!

—Il y en a même de plus en plus, grâce aux charmantes théories de
l’émancipation, qui encouragent si bien la polygamie, poussent si
vigoureusement à la prostitution.—Oui, il y en a de plus en plus, ce
qui nous permet, chère amie, d’en profiter davantage, de nous en ...

—Je sais: vos confréries de Salomon sont là!

—C’est si simple, si agréable, si économique! L’homme n’a aucun
intérêt à se marier, Katia, aucun! Et vous croyez qu’en lui proposant
des viragos et des savantasses, des amazones, dragonnes et vésuviennes,
il sera tenté d’entrer en ménage? Ah! Seigneur! Quelle tentation! Et
combien les courtisanes ...

—Voulez-vous, Séverin, que nous nous remettions à notre traduction?

— ... Courtisane ou ménagère: vous n’y échapperez point!

—Il paraît! D’après vous! Mais dans quelle catégorie me classez-vous
donc, Séverin? Je serais curieuse de le savoir!

—Vous? Vous êtes un homme, Katia! Et toutes vos amies ou émules,
mesdames ou demoiselles Potarlot, Lauxerrois, Bombardier, d’Escars, de
Bals, Magloire, Cherpillon ... toutes, sont des hommes comme vous! Or,
ainsi que tout homme sain de corps et d’esprit, j’adore les femmes, et
mon sexe ne me dit rien ... Vous ne me traitez pas d’insolent?»



IX


Son déjeuner terminé, au lieu de se diriger, comme de coutume, vers
le Crédit international et d’aller reprendre sa besogne, M. le chef
de bureau Jourd’huy s’achemina pédestrement vers le ministère des
Finances. Il avait, dans la matinée, téléphoné à son ami Sambligny
qu’il désirait lui parler, lui fournir des renseignements sur M. Marius
Lacrouzade, le futur époux de sa belle-sœur Irène, et l’on s’était
donné rendez-vous pour l’après-midi dans le cabinet de M. de Sambligny.

Ils étaient mauvais, ces renseignements, très mauvais, en dépit des
convictions et affirmations de Mlle Irène Rousselin. Non seulement
Marius Lacrouzade passait pour un employé peu zélé et des plus
médiocres, mais on le disait joueur, dépensier et endetté.

N’ayant jamais eu cet agent sous ses ordres, ne le connaissant que
de nom et de réputation, Hector Jourd’huy, toujours méthodique et
scrupuleux, avait tenu à contrôler ces bruits, et il s’était adressé
pour cela au chef du personnel, qui lui avait obligeamment donné
communication du dossier Lacrouzade.

Loin d’être à la veille de recevoir sa nomination de «Préposé aux
titres», comme le déclarait superbement Irène, Marius Lacrouzade était
sous le coup d’une mise en disponibilité, sinon d’une révocation pure
et simple.

Il avait la passion des courses, des paris et tripotages qui en
résultent, et sa moralité et sa probité étaient entachées de soupçons,
sa réputation avait reçu de sérieux accrocs.

Lorsque Jourd’huy eut exposé à Sambligny ces très fâcheuses
particularités, tous deux, comme sanction et conséquence, décidèrent
qu’il fallait à tout prix détourner Irène de ce mariage, l’empêcher de
commettre une telle sottise.

«Mais si elle y est butée, ce ne sera pas facile!

—Et je crains bien qu’elle ne le soit! répliqua Sambligny. Elle m’a
annoncé son mariage d’un ton si résolu, d’une manière si péremptoire et
catégorique, que je doute fort qu’on puisse l’amener à changer d’avis
maintenant. Elle a dû trop s’avancer, s’engager avec ce garçon ...

—Quel âge a-t-elle?

—Ce n’est plus une enfant, malheureusement; elle ne se laisse plus
conduire, manier et façonner, ah! fichtre non! Elle a trente-trois ans.

—Rien à faire! Rien à faire avec les vieilles filles! conclut
Jourd’huy, qui avait décidément une dent contre cette catégorie
féminine. Toutes, vous le savez comme moi, toutes, des malades, au
fond; toutes, des névrosées, des détraquées, des hystériques, sinon
physiquement, du moins au moral. Ça se plaint toujours, ça ne sait
jamais ce que ça veut, ça n’est jamais deux minutes de suite dans le
même état. Vous les voyez gaies comme Pérot, débordant de joie, riant
aux éclats; puis, crac! deux secondes après, changement de front total:
plus un mot, on fait la moue, on se renfrogne, on grogne ... Et sans
motif, sans l’ombre d’un motif! Rapportez-vous-en donc à des êtres de
cet acabit! Et fausses, hypocrites, menteuses, ah! menteuses! avec
délices! Je me méfie toujours des vieilles filles, mon cher, je vous
l’ai avoué déjà, c’est un principe ...

—Je me souviens.

—Ou plutôt un résultat de l’expérience ... De même, tenez, Sambligny,
de même que j’évite de passer trop près d’une maison dont on répare la
toiture, car on y court toujours risque d’attraper quelque tesson de
tuile sur la caboche, de même je me tiens toujours à distance de ces
demoiselles de la confrérie de sainte Catherine: gare aux tuiles!

—Eh! eh! En effet!

—Une fille de trente-trois ans, à qui une occasion de se marier se
présente ...

—Ne la rate pas, c’est évident, n’eût-elle, pour être saisie, cette
occasion, qu’un seul et unique cheveu!

—Parfaitement! Donc, tout ce que nous dirons à votre belle-sœur, et
rien, ce sera pareil et identique.

—Au contraire même, mon ami. C’est justement parce que nous essayerons
de la dissuader de ce mariage, qu’elle s’y entêtera ... par esprit
d’opposition! C’est toujours, ainsi que nous le remarquions il y a
quelques mois, c’est sempiternellement l’histoire de la mère Ève et du
serpent. «Il t’est défendu de manger de ce fruit; c’est ta perte, c’est
la perte de tes fils et de tous tes descendants!» Et c’est précisément
pour cela, parce que c’est défendu, parce qu’il ne faut pas le faire,
sous peine de commettre un crime et une gaffe, que Mme Ève s’empresse
de cueillir la pomme et de la croquer. Voilà la femme! Et les vieilles
filles sont pires que femmes en la circonstance!

—Les malheureuses! soupira Jourd’huy. Car elles sont à plaindre avant
tout ...

—Et elles rendent malheureux tous ceux qui les entourent!

—Pas moyen de leur faire jamais comprendre leurs intérêts,
jamais entendre le moindrement raison! Ah! comme on s’explique
bien qu’elles soient toutes, ou la plupart du moins, la proie des
rastaquouères, des flibustiers et aventuriers! C’est toujours sur
ces êtres faibles,—qui se croient très forts, bien plus malins que
tous les hommes réunis!—sur ces créatures isolées et d’autant plus
dépourvues de soutien et d’appui qu’elles n’en veulent point et sont
convaincues de n’en pas avoir besoin, inexpérimentées et irréfléchies,
impressionnables, nerveuses et fantasques, que tous les chevaliers
d’industrie jettent le grappin et font leurs meilleures prises. Que de
fois, mon cher, j’ai regretté qu’on ne pût interdire de toute gestion,
dans leur intérêt uniquement, toutes ces pauvres filles, toutes ces
femmes seules ...

—Évidemment, dit Sambligny, ce serait leur rendre grand service,
les sauver de toutes les griffes qui les menacent, et où, un peu
plus tôt, un peu plus tard, elles finissent par choir. Quant à mes
deux belles-sœurs, jusqu’à présent elles ont été à l’abri de ces
mésaventures. Elles ne possèdent du reste que très peu de chose,
chacune quatre ou cinq milliers de francs, qui leur sont venus l’an
passé d’un héritage. Elles m’ont fait l’honneur de me consulter sur le
placement de ce petit magot, et, d’après mon conseil, ont acheté des
obligations de la ville de Paris. Je ne pense pas que, de ce côté, il
y ait le moindre danger. C’est le côté mariage qui me préoccupe, qui
m’inquiète. Mon devoir de parent ... je ne dirai pas de chef de la
famille: ces dames et demoiselles ne nous reconnaissent plus ce titre
...

—Toutes émancipées!

— ... Mon devoir de parent, de frère aîné, m’ordonne de mettre Irène
en garde contre une union d’aussi fâcheux augure, et je sens bien
que non seulement j’échouerai, mais encore que je la froisserai, me
l’aliénerai ...

—Voulez-vous que je lui parle? interrompit Jourd’huy. Peut-être venant
de moi ... En tout cas, vous ne paraîtriez pas, vous ne seriez pas
directement en cause, et elle ne pourrait avoir, par suite, aucun
grief contre vous.

—Je vous remercie et j’accepte votre offre, cher ami, répliqua
Sambligny. Dites-lui nettement et énergiquement ce que vous pensez de
ce Lacrouzade, comment il est coté par ses chefs, ce qu’il vaut et ce
qu’il est.

—Je le lui dirai, n’ayez crainte.»

Effectivement, le lendemain matin, sans différer, Hector Jourd’huy
envoya à Mlle Rousselin, par son gardien de bureau, une «Note», où
il la priait de vouloir bien passer à son cabinet pour communication
urgente; et, s’autorisant des relations qu’il avait avec son beau-frère
et de l’intérêt qu’il lui portait, à elle, il lui dévoila la conduite
et les antécédents de son collègue et fiancé Marius Lacrouzade.

«Il vous a menti, mademoiselle, permettez-moi de vous le déclarer
tout crûment, il vous a menti en vous annonçant qu’il allait obtenir
de l’avancement, être promu «Préposé aux titres». C’est de la
fantasmagorie toute pure, de la farce!

—Mais, monsieur, insinua Irène, M. Lacrouzade ne ... ne m’a pas ...
pas dit cela ... Non!

—Comment, non? se récria le chef de bureau, interloqué. Mais vous
l’avez répété à votre beau-frère!

—Non, monsieur; je n’ai rien dit de semblable. J’ai bien parlé du
service des Titres, où M. Lacrouzade est attaché ... et c’est sans
doute ce qui a amené la confusion ... mais «Préposé», non ... On aura
mal compris.»

«Nous voilà dans les ergoteries, tartufferies et escobarderies,
grommela le chef de bureau; nous allons patauger!»

«Soit! Il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il. Mais M.
Lacrouzade n’en reste pas moins un garçon très peu digne d’estime, un
fort piètre sujet, paresseux, désordonné, déconsidéré, criblé de dettes
... Vous ne saviez sans doute pas cela, lorsque vous lui avez promis
votre main? Je ne me trompe pas: vous la lui avez bien promise? Vous
avez bien annoncé à votre sœur, Mme de Sambligny, votre mariage avec M.
Marius Lacrouzade?

—Oui, monsieur, j’ai ... je ... je le lui ai annoncé, balbutia Irène,
que les questions nettes et précises de M. Jourd’huy ne laissaient pas
d’embarrasser.

—Et vous êtes bien fiancée à ce monsieur? Il y a bien promesse de
mariage entre vous et lui?

—Mais ... oui ... j’ai ... accepté ...

—Eh bien, mademoiselle, si vous m’en croyez, vous en resterez là, et
il n’y aura rien de fait. N’allez pas plus loin, je vous y engage!
Mieux vaut ne pas se marier, croyez-moi, que de se mal marier,
d’épouser un individu qui ne peut que faire le malheur de votre
existence. Quelle que soit votre envie d’avoir un mari, un intérieur ...

—Monsieur, je ... non ...

—Vous n’y tenez pas? Alors tant mieux, tant mieux! Il vous sera plus
facile de rompre. Mais rompez, mademoiselle, rompez sans hésiter, je
vous le conseille, je vous y exhorte!

—Je vous remercie, monsieur ... Je vous remercie bien de ce que
vous ... Je ne pensais pas que M. Lacrouzade ... J’en suis toute ...
tout étonnée ... Mais, monsieur, reprit Irène, d’une voix toujours
incertaine et bégayante, si M. Lacrouzade était un ... un malhonnête
homme, l’administration ne l’aurait-elle pas révoqué?

—Si les administrations révoquaient tous les employés qui ont des
dettes, qui fréquentent les brasseries et les champs de courses, ou qui
n’arrivent pas toujours à l’heure exactement et abusent des congés,
elles sacrifieraient bien des jeunes gens qui peuvent s’amender et ne
font que jeter leur gourme.

—C’est peut-être le cas de M. Lacrouzade ... si vraiment ce que ... ce
que vous dites est aussi ... aussi grave ...

—Je n’ai rien inventé, rien exagéré, mademoiselle. Pourquoi
inventerais-je? riposta Jourd’huy avec sa franchise et sa brusquerie
de langage habituelles. Que vous épousiez ou que vous n’épousiez
pas M. Lacrouzade, qu’est-ce que cela peut me faire, à moi, voyons?
Réfléchissez! C’est par amitié pour M. de Sambligny que je vous ai
priée de venir et que je vous signale le péril qui vous menace.
Personnellement, je n’ai rien à y voir et m’en fiche! C’est vous seule,
retenez-le bien, qui êtes intéressée là-dedans. Vous me dites que M.
Lacrouzade pourra se corriger, qu’il y a de l’espoir ... C’est ce que
je ne crois pas du tout. En vous parlant de jeunes gens tout à l’heure,
j’entendais des employés de vingt à vingt-cinq ans, vingt-six ans,
vingt-huit ans; mais M. Lacrouzade en a trente-quatre révolus. Il
n’a plus de gourme à jeter: c’est évacué depuis longtemps. Je ne vous
ai pas dit non plus qu’il fût un malhonnête homme; non, ce n’est pas
tout à fait cela, quoique ça y ressemble fort. Si l’administration en
était sûre, si elle l’avait pris la main dans le sac, elle ne l’aurait
évidemment pas conservé une minute de plus; mais, si grandes que soient
les présomptions, il y a doute,—et l’inculpé bénéficie de ce doute. On
le surveille, par exemple, on le guette, on le tient à l’œil;—et il
est bien rare, bien rare que les présomptions tardent à se confirmer,
le doute à se transformer en une certitude flagrante. En d’autres
termes et en résumé, outre les écarts et le désarroi de sa vie privée,
M. Lacrouzade est un employé suspect; c’est comme un fruit véreux: il
n’est pas encore pourri, mais cela approche; ce n’est pas encore une
canaille, mais c’est déjà presque un chenapan. Vous saisissez la nuance?

—Oui, monsieur.

—Eh bien, encore une fois, mademoiselle, on n’épouse pas quelqu’un
dans ces conditions-là!»

Le résultat de cet entretien fut, en partie du moins, tel que l’avaient
auguré MM. de Sambligny et Jourd’huy, et il ne dépendit pas d’Irène
qu’il ne fût en tous points et d’un bout à l’autre conforme à ces
prévisions.

Persuadée que cet avertissement ne lui avait été donné par M. Jourd’huy
qu’à l’instigation de sa sœur Jeanne et de son beau-frère, c’est à
ceux-ci qu’elle s’en prit, eux qu’elle accusa de vouloir contre carrer
et empêcher coûte que coûte son mariage.

Elle alla faire à ce sujet une scène des plus violentes à Jeanne, lui
reprochant de s’être entendue contre elle avec son mari.

«Moi?

—Oui, toi! C’est toi qui l’as poussé à aller trouver M. Jourd’huy!

—Jamais! Je te le jure!

—M. Jourd’huy me l’a dit. Ce n’est pas la peine de nier!

—Il t’a dit que c’était moi?...

—Que c’était vous deux, ton mari et toi, qui l’aviez chargé de me
prévenir.

—C’est un peu fort!

—Oui, c’est un peu fort que vous ayez toujours la rage de me jeter des
bâtons dans les roues et de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas!
Est-ce que je ne suis pas libre? Est-ce que je ne suis pas assez grande
personne pour savoir ce que j’ai à faire? S’il me plaît de me marier,
moi?

—Je n’y mets pas obstacle.

—C’est peut-être pour m’y aider que vous me lancez M. Jourd’huy dans
les jambes?

—Je ne t’ai rien lancé du tout. Tu m’ennuies, à la fin!

—Vous avez beau faire! Je me marierai, là! Je me marierai malgré vous,
malgré tout le monde!

—Eh! marie-toi tant que tu voudras, et ne me romps pas le tympan
davantage!»

Hélas! non, elle ne se maria pas, la pauvre Irène.

Si, au physique, Marius Lacrouzade, avec son élégante prestance, son
teint mat et ses yeux noirs si brillants et si caressants, présentait
de très appréciables qualités, au moral il était bien tel que l’avait
dépeint M. Jourd’huy, et les administrateurs du Crédit international
avaient grandement raison de le tenir pour suspect et de n’attendre
qu’une occasion pour se débarrasser de lui. Il connaissait sa triste
réputation, il se savait menacé, se sentait perdu, et c’est ce qui le
poussa sans doute à brusquer les choses.

Il avait persuadé à Irène qu’il était de leur intérêt de s’occuper
de commerce, d’acheter un magasin de papeterie et journaux,
qu’ils pourraient aisément gérer, tout en continuant leur service
administratif.

«J’ai une sœur qui viendra vivre avec nous et tiendra le magasin
pendant nos heures de bureau. Ce sera très commode, lui avait-il
assuré, très lucratif aussi. On vend tant de journaux maintenant. Il
n’est personne qui n’en achète, et souvent plusieurs.

—C’est vrai, répondait Irène.

—Nous nous lèverons de bon matin pour le pliage et la vente ... la
grosse vente, qui sera terminée avant notre départ pour «la boîte», et
nous serons de retour à cinq heures pour la vente du soir. J’estime
qu’en douze ou quinze ans au plus, surtout avec des goûts modestes
comme les nôtres, nous aurons gagné de quoi nous retirer,—sans parler
de la pension de retraite proportionnelle à laquelle nous aurons droit
et que nous n’aurons garde de laisser perdre. Les propriétés ne coûtent
pas cher chez moi, dans la campagne, entre Aix et Marseille. Pour
quelques milliers de francs nous aurons notre affaire, et nous irons
vivre là-bas, heureux comme des rois dans leur castel, ou plutôt comme
deux tourtereaux dans leur gentil nid de mousse. Voilà mon rêve!»

C’était aussi celui d’Irène Rousselin. Chose singulière, et pourtant
des plus communes chez les natures de cet acabit: autant elle se
montrait soupçonneuse, fermée, mésavenante, acariâtre, revêche et
intraitable à l’égard des siens, autant, vis-à-vis des étrangers, elle
était confiante et crédule, gracieuse, enjouée, souriante et charmante.

Elle buvait comme lait toutes les bourdes, blandices et impostures que
lui débitait ce farceur de Marius. Elle admirait et adorait ce verbeux
et astucieux bellâtre, elle raffolait de lui. Toutes ses espérances,
son bonheur, son avenir reposaient maintenant sur ce triste sire,
qu’elle estimait d’autant plus, élevait d’autant plus haut, que chacun,
à commencer par M. Jourd’huy, porte-parole de M. et Mme de Sambligny,
l’abaissait davantage et le méprisait comme la boue.

Toujours l’esprit de contradiction.

Quand son idole lui annonça qu’il avait «trouvé leur affaire,—une
occasion magnifique et inespérée, qu’il serait regrettable, à jamais
déplorable, de laisser échapper: un superbe magasin de librairie et
papeterie à céder pour 10,000 francs, dans un quartier riche, central
et des mieux fréquentés, avenue de l’Opéra», elle s’empressa, sans
même qu’il eût besoin de formuler la moindre demande, de mettre à sa
disposition tout l’argent qu’elle possédait, cinq mille et quelques
cents francs.

Et le lendemain Marius Lacrouzade avait levé le pied.

Par sa fuite, le misérable réussissait à faire d’une pierre trois
coups: il s’affranchissait de tous ses tracas administratifs, qui lui
avaient d’ailleurs rendu la place intenable; il se débarrassait d’une
future épouse, qu’il n’avait jamais eu l’intention de prendre; et enfin
il ne partait pas les mains vides, il s’en allait lesté de toutes les
économies, de tout le petit pécule de la vieille fille.

«Vous êtes sur terre, mesdemoiselles,—n’oublions pas!—vous êtes sur
terre pour être exploitées, dupées et grugées par les gredins de notre
espèce!» pouvait-il s’écrier, conformément aux prédictions des deux
amis, Jourd’huy et Sambligny.

La malheureuse Irène ne résista pas à cette catastrophe, dans laquelle
sombrait son plus cher, son unique espoir, ce beau rêve,—le dernier
qu’il lui était raisonnablement permis de faire,—qui l’avait tant
passionnée, possédée tout entière, auquel elle avait tout sacrifié, et
n’aurait demandé qu’à sacrifier encore davantage. Sa raison aussi y
sombra; et un soir de juillet, après une de ces lourdes et orageuses
après-midi, si propices aux détraquements cérébraux, Hector Jourd’huy
vint informer Sambligny d’un scandale, d’un nouveau scandale, plus
grave que les précédents, causé par Mlle Rousselin dans les bureaux
du Crédit international. Elle s’était mise soudain à crier et à
chanter, puis à arracher ses vêtements; elle réclamait ses parures et
ses bijoux, appelait ses femmes de chambre, se prétendait tout à la
fois reine de France et impératrice de Russie. Il avait fallu aviser
sur-le-champ, et recourir au commissaire de police. Deux infirmiers,
mandés d’urgence, étaient venus la chercher ...

Irène Rousselin, heureusement pour elle, ne survécut pas longtemps à ce
désastre: cinq mois après, elle mourait à l’hospice de la Ville-Evrard,
où elle avait été internée.

       *       *       *       *       *

Était-ce avec l’intention d’essayer à son tour de conquérir un mari
que Corentine, la sœur cadette de Jeanne et d’Irène, s’était mise à
économiser et thésauriser? Tant il y a qu’elle menait une existence des
plus chétives et se privait sur tout.

Comme ses deux aînées, comme Irène principalement, elle avait le
caractère le plus bizarre et le plus inégal, le plus déconcertant et le
plus horripilant qu’on pût imaginer, un de ces caractères que l’expert
chef de bureau Jourd’huy comparait «à ces climats disgraciés, où l’on
ne passe jamais deux jours de suite sans voir un orage éclater et la
pluie et l’ouragan se déchaîner».

Corentine, institutrice adjointe dans une école communale de Paris,
avait une marotte: c’était de croire et de répéter sans cesse que,
seules, celles de ses collègues qui n’affichaient aucune pruderie et
distribuaient généreusement leur tendresse à MM. les inspecteurs,
obtenaient de l’avancement. Moins il y avait de réserve et de
pudibonderie, plus la distribution était large, aisée et copieuse,
plus, par suite, affirmait-elle, l’avancement était important et
rapide. Elle narrait, à ce propos, les anecdotes les plus typiques et
les plus probantes, si probantes, si scandaleuses, que souvent son
beau-frère, Armand de Sambligny, l’arrêtait, refusait d’y croire:

«Pas possible, Corentine! Tu exagères!

—Nullement, nullement, je t’assure! J’ai parfaitement vu la directrice
dans les bras de l’inspecteur.

—Comment aurais-tu pu voir cela? Ce n’est pas dans la classe, je
suppose! On se cache, on prend ses précautions en pareil cas.

—Et ils se cachaient aussi! Ils croyaient bien avoir pris leurs
précautions! Ils les avaient mal prises, voilà tout. Ils étaient tous
les deux, lui et elle, renfermés dans le bureau de la directrice;
c’était le soir, et leurs ombres se projetaient sur le rideau de la
porte vitrée. On apercevait très distinctement Mme Bellefigue la tête
appuyée sur l’épaule de M. Chantegrive, se pressant et se blottissant
contre lui, et les baisers qui se succédaient ... Tableau tout à
fait édifiant! Eh bien, c’est triste à dire, Armand, mais ce sont
celles-là qui sont toujours les mieux notées, ce sont celles-là
seules qui arrivent! Pourvu qu’elles ne soient pas trop laides, laides
à repousser, tu comprends bien? et n’aient aucun scrupule, aucun sot
préjugé, en d’autres termes, aucune moralité et aucune pudeur, elles
sont sûres d’être parfaitement cotées et promptement récompensées.»

«C’est drôle! se disait Sambligny. Telle est aussi l’opinion de
Jourd’huy. C’est exactement ce qui se passe dans les grands magasins,
dans les bureaux, les ateliers, partout ... comme s’il suffisait de
mettre des hommes et des femmes ensemble, de l’étoupe près du feu, pour
que ça s’enflamme!»

«Mais, quand on veut rester honnête comme moi, continuait l’infortunée
Corentine en redressant fièrement sa petite tête d’oiseau, toute ronde
et osseuse, et en affermissant son binocle sur son nez pointu, son long
nez en bec de cigogne,—on en subit les conséquences! Oh! je ne me
plains pas, Armand, crois-le bien! Tu n’en doutes pas non plus, Jeanne?
Si je voulais ... Mais enfin cela fait rager tout de même! Les moins
honnêtes, les moins bien, les plus perverties, si vous préférez, sont
celles qui réussissent le mieux; il n’y a de chance que pour elles!»

Trop dépourvue de charmes physiques pour inspirer jamais la moindre
passion, provoquer le plus faible désir, mais ne se rendant pas compte,
bien entendu, de ce manque d’attraits et de cette totale insignifiance,
gardant au cœur bien des amertumes et des déboires, d’inguérissables
blessures, Corentine avait fini par se rejeter vers l’argent, par
faire de l’avarice son péché mignon et sa constante pratique.

Elle habitait à un sixième étage, dans une mansarde à tabatière, se
nourrissait de pain et de fruits ou de charcuterie, ne buvait que de
l’eau, et entassait sou à sou tant qu’elle pouvait. Y avait-il, à son
école, une corvée supplémentaire dont on ne savait qui charger? Elle
était là, elle, toujours de loisir, toujours disposée, toujours à
l’affût d’une obole à gagner. Elle avait de même trouvé quelques leçons
particulières pour ses soirées, ses jeudis et ses dimanches, et, avec
les bribes d’héritage qui lui étaient échus, avait réussi à amasser
déjà une douzaine de mille francs. L’argent, le seul dieu qui n’ait
pas d’athées, avait pour elle un incomparable et capiteux prestige.
A notre époque plus que jamais, songeait-elle, l’argent, c’est tout:
c’est l’indépendance, c’est la sécurité, c’est la force, l’autorité, le
bonheur,—c’est tout! Et peut-être ajoutait-elle tout bas: «C’est un
mari!» Car cela s’achète, les maris: il suffit d’y mettre le prix.

Dans sa maison, au-dessous d’elle, demeurait un commis de banque, un
petit juif, avec qui, par l’entremise de la concierge, elle était
entrée en relation.

«Ah! il a un rude flair, le père Sakaël! lui avait un jour conté Mme
Pipelet. En voilà un qui est futé, qui s’entend en finances, dans tous
les micmacs de bourse, qui en possède, des tuyaux! Ah! c’est superbe!
Les youpins, voyez-vous, mamzelle Rousselin, ils ont ça dans le sang;
ils ont le nez, quoi! le nez de marque, le nez fait pour ça! comme
les habillés de soie, sauf votre respect, ont le groin fabriqué pour
déterrer les truffes. Et ce qu’il en déterre, M. Sakaël! Ah! un lapin,
ce youpin! Un maître renard!

—Pour peu que vous continuiez, toute la basse-cour, aussi bien que la
ménagerie, va y passer, interrompit Corentine en souriant.

—On ne saurait lui décerner trop d’éloges, mamzelle, on ne saurait
trop prôner ses mérites. Figurez-vous qu’hier il m’a fait gagner trois
cents francs! Le mois dernier j’en avais déjà palpé cent trente.

—Comment cela? demanda aussitôt Corentine, l’œil brasillant de
convoitise.

—Il m’avait acheté, voilà quinze jours, dix actions des mines d’or
d’Aqua-Tinta. Hier il m’a dit: «Faut vendre ça, m’ame Pipelet, ça ne
montera pas plus haut.—Vendez, que j’ lui réponds!» Moi, je le laisse
faire, vous concevez? Il est autrement ferré ... Malin comme un singe,
que j’ vous dis, le père Sakaël! Alors il a vendu, et j’ai trois cent
et des francs de bénef.»

Quelques semaines plus tard, Mme Pipelet annonçait à Corentine un
nouveau gain, dû encore à l’habileté et au «nez» de M. Sakaël. Cette
fois, la brave fille n’y résista plus. «Si je pouvais avoir ma part du
gâteau!» se dit elle avec une frémissante impatience.

«Est-ce que ce monsieur consentirait?... demanda-t-elle à la concierge.

—A quoi, mamzelle?

—A faire pour moi ce qu’il fait pour vous? J’ai quelques économies:
s’il pouvait me les faire fructifier ...

—Je veux bien lui en toucher deux mots. Je ne crois pas qu’il refuse:
il ne cherche qu’à obliger le prochain, qu’à rendre service à tout
le monde, M. Sakaël. Ah! c’est un chouette particulier, la perle des
locataires!»

Selon les prévisions de Mme Pipelet, le petit père Sakaël voulut bien
se charger d’indiquer à Mlle Rousselin quelques «bétites blacements
afantageuses».

«Buisque fous fous indéressez à cette cheune bersonne, montame Bibelet!
Engeanté de fous être acréaple!»

Comme sa sœur Irène, de navrante mémoire, Corentine préférait les
lumières des étrangers, les avis et «tuyaux» d’une concierge ou d’un
voisin, à ceux de sa famille, aux conseils et aux recommandations
de son beau-frère, dont le titre de chef de bureau au ministère des
Finances annonçait cependant quelque expérience en la matière et aurait
dû lui valoir un peu de considération.

Mais non; il suffisait que ce fût son beau-frère, sa famille; il
suffisait que le bon sens et la raison fussent de ce côté, pour
que Corentine, à l’exemple d’Irène, n’en voulût point et passât
sur-le-champ à l’autre bord. Il est vrai de dire aussi qu’elle était en
ce moment brouillée—encore! mais la vie est faite pour cela!—avec sa
sœur Jeanne.

Ah! les vieilles filles! «Toutes, des entêtées, des aveuglées, des
névrosées, des détraquées, des folles! comme le répétait si volontiers
Hector Jourd’huy. Toutes, des malheureuses! Toutes, plus qu’aucune
autre descendante de la mère Ève, destinées à subir l’inexorable et
indéfectible loi proclamée par Jehovah, la sentence sans appel: _Tu
seras sous la puissance de l’homme_; toutes, livrées à l’exploitation
et à l’oppression, à la tyrannie, la perfidie, et au mépris des fils
d’Adam!»

Il n’y avait pas trois mois que le complaisant petit père Sakaël
s’était chargé de faire «vrugdivier» les économies de Corentine
Rousselin, lorsqu’un beau soir il ne rentra pas au logis. Le lendemain
non plus, le surlendemain pas davantage.

Qu’est-ce que cela signifiait?

Pas n’est besoin de le dire, n’est-ce pas?

Mme Pipelet courut à la maison de banque où le plus habile des
financiers avait dit qu’il travaillait: il y avait des années qu’il en
était sorti.

Dans sa chambre, que le commissaire de police fit ouvrir, on ne trouva
plus que le lit,—une couchette d’acajou pas trop mauvaise,—une
table-toilette tout éclopée, un fauteuil éventré, et, au fond d’un
placard, une paire de vieilles bottes, qui semblait dater de l’invasion
des Cosaques et du retour de nos rois légitimes «dans les fourgons de
l’étranger». Tout le reste avait été déménagé, s’était envolé, sans
que Mme Pipelet y eût vu autre chose «que du feu», selon ses propres
paroles.

Elle en fit une maladie, la pauvre chère dame: maître renard, le plus
lapin des youpins, lui avait vidé tout son bas de laine, soutiré
jusqu’à son dernier centime.

«Je me suis même fait avancer quatre cents francs par la propriétaire
... C’est ce brigand-là qui m’y a poussée! Il me cornait sans cesse aux
oreilles ses achats de mines de ... de je ne sais quoi! des Rio-Valusio
... Valerio ... C’était si avantageux! Une si superbe occasion! Des
bénéfices considérables! Et sans le moindre danger! Et pataci et
patalaut’! Ah! Seigneur mon doux Jésus! qu’il y a donc de la canaille
en ce bas monde!»

Quant à Corentine Rousselin, ruinée comme sa concierge, dépouillée de
son cher magot, de ce qui était son sang, son âme et sa vie, elle n’y
résista point. Un soir, elle se calfeutra dans sa mansarde, alluma un
réchaud de charbon ...

Et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres.



X


Mme Bombardier continuait à se consoler de son échec à la présidence
du Grand Congrès Féministe et à oublier la cruelle humiliation que lui
avaient si traîtreusement infligée ses collègues, sœurs d’armes et
bonnes amies.

Cette consolation, elle l’avait trouvée près d’elle, dans un charmant
jouvenceau, qui lui était comme à point nommé et tout exprès tombé du
ciel. C’était le neveu de son intime mais bien inconstant et infidèle
complice, de Léopold Magimier, le député de Seine-et-Loire. Il était le
fils de ce tanneur et marchand de peaux, qui, en fournissant naguère
à son frère aîné, candidat électoral, un stock important de bottes
à l’écuyère, lui avait rendu un signalé service. Félicien Magimier,
notre jouvenceau, entrait dans ses dix-sept ans, et, de son collège de
province, venait d’être envoyé comme interne au lycée Janson-de-Sailly.
Malgré son notoire égoïsme et son j’ m’enfoutisme proverbial, M.
le député n’avait pu refuser de lui servir de correspondant, et,
lorsqu’une épidémie de fièvre typhoïde se déclara parmi les élèves et
amena leur licenciement, Félicien vint tout naturellement se réfugier
chez son oncle.

C’est alors qu’Angélique lança le filet sur cette proie.

A l’exemple d’une autre prêtresse de l’Émancipation, de cette
bouillante et incandescente citoyenne Nina Magloire, réduite à
déménager tous les trois mois par suite des trop pratiques leçons
qu’elle ne pouvait s’empêcher de donner aux adolescents de son
entourage, et des avanies et algarades qu’elle s’attirait de la part
des papas et mamans, Angélique Bombardier avait un culte spécial pour
la timide et naïve jeunesse.

Ancienne adepte d’Enfantin, qui proclamait si bien «la réhabilitation
de la matière et les avantages de la promiscuité»; passée plus tard
à Fourier, qui réclamait non moins éloquemment «l’égale liberté des
passions pour l’un comme pour l’autre sexe», et montrait «dans l’île
d’Otahiti, dans l’absence de contrainte et les puissantes facultés
amoureuses de ses habitants et habitantes, l’exemple à suivre, le
modèle des sociétés futures», Angélique Bombardier avait toute sa vie
mis sa conduite d’accord avec ces principes et témoigné en amour de la
plus entière indépendance.

«Est-ce que les hommes se gênent? Ne les voyons-nous pas courir à
leur gré, voltiger de fleur en fleur? Pourquoi donc nous, infortunées
femmes, serions-nous seules recluses, seules immobilisées, seules
enchaînées à d’ignominieuses conventions, esclaves toujours?...» Etc.

Évidemment! Pourquoi?

On est égaux, que diantre! ou on ne l’est pas.

D’autant plus qu’Angélique Bombardier ne faisait pas grand mystère
de ses facultés intimes. Si elle n’allait pas jusqu’à s’écrier en
plein tribunal, comme cette terrible Nina Magloire: «Est-ce ma faute
si j’ai du tempérament, monsieur le président?» Elle ne laissait
pas de pousser, dans _l’Affranchie_, certaines doléances que les
initiés savaient bien à qui appliquer. Quand elle écrivait: «Que
voulez-vous que devienne une petite veuve de vingt ans, saine de
corps et saine d’esprit, possédant bon pied, bon œil et excellent
appétit? La forcerez-vous à s’astreindre à des jeûnes débilitants, à
se macérer et se mortifier, se détraquer et se détruire, comme les
nonnes d’autrefois? Non, il est fini, ce temps-là, et on ne fait pas de
révolution avec le passé!» c’était à elle qu’elle songeait; la petite
veuve, c’était elle, bien que son veuvage datât de ses trente ans et
eût été précédé d’une séparation de corps de plusieurs années, très
mouvementées et très gaiement remplies d’ailleurs. C’était sa propre
cause qu’elle plaidait.

Loin d’accoiser ses ardeurs, l’âge semblait les avoir attisées; mais,
de même que les vieux pénards s’attaquent de préférence aux jeunes
poulettes et frais tendrons, c’étaient de tout jeunes coqs qu’il lui
fallait, de mignons et fringants et frétillants éphèbes qu’elle
reluquait et cherchait. Mon Dieu, oui! Et, tout comme son émule Nina
Magloire encore, elle aurait pu répondre: «C’est bien mal, mais je
n’aime que ça!... C’est bien mal, mais vous-mêmes vous reconnaissez que
les hommes mûrs ont un faible pour le fruit vert; pourquoi donc, nous,
leurs égales en tout et partout, serions-nous différemment construites
et n’éprouverions-nous pas ce même penchant? Soyez donc logiques,
voyons, messieurs!»

Logique, elle ne l’était cependant pas jusqu’à demander, comme elle
l’aurait dû en toute justice, que la loi fût la même pour les vieilles
polissonnes, chatouilleuses et déniaiseuses d’écoliers, que pour les
séniles amateurs de fillettes et initiateurs d’ingénues. Non, elle
voulait bien s’abstenir ici de réclamer, et laisser à ces messieurs
tout le dam et le châtiment. Ne se croyait-elle pas d’ailleurs, malgré
ses quatre-vingt-dix-huit kilos, toujours jeune, l’allègre et vaillante
Angélique, et plus que jamais ne lançait-elle pas, de sa maigre voix
flûtée, enfantine et cristalline, son fameux mot d’ordre, son cri
d’armes et héroïque devise: «Restons jolies, mesdames, restons jolies!»

Logique, elle ne l’était pas non plus jusqu’à soupirer, avec une autre
de ses consœurs, l’aimable et sentimentale romancière Rita Viazzi:
«N’est-il pas révoltant qu’on tolère des maisons de joie pour ces
messieurs, et qu’on n’ait pas songé à nous, qu’on ne fasse rien pour
nous, pauvres et pitoyables femmes?»

Encore moins tombait-elle dans les exagérations et perversions
reprochées aux Gabrielle de Surgères, Florence Stuart, Lina Rozetti
et autres «insexuées», autres «fin de siècle». Non, de ce côté,
Angélique Bombardier n’était pas à la hauteur, pas dans le train. Elle
en était restée au vieux jeu, à l’amour rococo, l’amour du mâle, et
ne méritait nullement, selon la remarque du caustique Chantolle, «ce
titre d’«émancipée» dont elle se targuait ... Nulle plus que vous, au
contraire, suave Angélique, continuait-il, n’est soumise à ce tyran
maudit, à ces monstres d’hommes. Et c’est ce qui fait votre éloge, ce
qui fait votre gloire, ma toute belle; c’est par là que vous rachetez
vos sottises et vos iniquités.»

Elvire Potarlot, elle,—pas plus que Katia Mordasz,—ne pouvait
admettre pareils écarts. Tout ce qui était matière et sens lui
répugnait. Malgré son divorce et les nombreux «changements de main»
qu’elle avait subis, malgré sa persistante liaison avec le drôle qui
vivait d’elle, qui la grugeait, la battait et déversait sur elle le
ridicule et l’opprobre, l’amour, pour Elvire, n’était qu’un besoin du
cœur, l’occasion de se mieux dévouer et de se donner tout entière. Il
ne le savait que trop, ce misérable Émilien Bellerose.

La directrice de _l’Émancipation_ ne prouvait que du mépris pour
l’infatigable et volage, quoique volumineuse, directrice de
_l’Affranchie_.

«C’est une honte! A son âge! De tels scandales! Elle déshonore le
parti, cette vieille folle!» s’exclamait-elle.

A son tour, songeant à l’ignominieuse chaîne à laquelle Elvire était
rivée, aux nombreux horions et fréquentes gourmades que lui distribuait
si généreusement et en témoignage de gratitude l’amant qu’elle
entretenait, Angélique s’indignait et fulminait.

«C’est abominable! Avec son ignoble individu, elle nous compromet
toutes, nous salit toutes! Nous n’avons pas besoin de ... On appelle ça
des marmites, n’est-ce pas? Et à son âge! Oh! oh!»

Mais, en ce moment, elle était toute à la joie, toute à l’ivresse,
l’ardente et débordante Angélique. Comme une ogresse à qui il tomberait
des cieux de la chair fraîche, elle avait vu débarquer chez son bon ami
Magimier ce petit collégien ... Riche affaire!

Le député Magimier et son Égérie habitaient à proximité l’un de
l’autre, dans le bas de l’avenue Marceau; Félicien était donc tout à
portée et comme sous la coupe de ladite Égérie, qui ne demandait qu’à
devenir la sienne, à être sa confidente et gouvernante, sa consolatrice
et protectrice,—sa petite maman.

Matin et soir elle l’attirait chez elle, le retenait à sa table,
l’intronisait dans le sanctuaire de la toilette, se vêtait
ou se dévêtait devant lui,—un enfant, cela ne tire pas à
conséquence!—jouait, disputait et plaisantait avec lui.

«Donnez-moi votre main, grand bébé!

—Pourquoi?

—Donnez donc!

—Dites-moi auparavant pourquoi faire?

—Donnez, vous dis-je! Vous le saurez après. Donnez donc! Ah! vous
ignoriez que je possède la faculté de lire l’avenir dans les lignes
de la main! Je suis une magicienne, monsieur, une sorcière, si vous
préférez ...

—Oh! sorcière!

—Tout ce qu’il y a de plus sorcière! Vous allez voir cela! Ne retirez
donc pas votre main, petit peureux, laissez-la ... Là, comme ceci! Je
commence ... Contournons la ligne de vie: nous y reviendrons après;
traversons hardiment la plaine de Mars et remontons jusqu’à la ligne du
Soleil ... Oh! oh! mais ... qu’est-ce à dire? Vous ne vous vantiez pas
de cela, jeune homme!

—De quoi donc, madame?

—Vous voyez bien ce petit demi-cercle, ici?

—Oui, madame.

—C’est l’anneau de Vénus. Eh bien, ce petit demi-cercle, cette courbe
renflée et saillante, m’indique que vous serez ... que vous êtes déjà
très amoureux!

—Oh!

—Il n’y a pas de «Oh!» qui tienne! Très amoureux! Très amoureux!»

Certainement, parmi les condisciples de Félicien, il en était plus d’un
qui n’aurait pas manqué de prouver sur-le-champ à la sorcière qu’elle
pronostiquait juste. Combien d’écoliers, que de complaisantes dames
mûres, sèches ou blettes, de généreuses, attentionnées et dévouées
douairières, se sont ainsi ingéniées à diriger vers les sentiers du
paradis terrestre et à initier aux douceurs du fruit défendu! Combien
de respectées et respectables matrones se faisant ainsi à huis clos
les éducatrices de la timide adolescence! Tant il est vrai que les
extrêmes se touchent, et que si les Arnolphes affectionnent les Agnès,
les comtesses Almavivas ne rebutent point les Chérubins. Oh non! Et
cependant, malgré l’égalité absolue des deux sexes, ce sont les Agnès
seules que la société, aussi bien que la loi, songe à protéger. Les
Chérubins s’en tirent comme ils peuvent. On punit les détournements de
mineures: ceux de mineurs, on les ignore ou on en rit.

«Drôle d’égalité! Étrange justice!» s’écriait un jour Elvire Potarlot,
dans un de ses articles de _l’Émancipation_, en faisant allusion aux
frasques de sa rivale, la directrice de _l’Affranchie_.

Et, par haine de celle-ci autant sans doute que par esprit d’équité,
elle terminait par cette imprécation, totalement dépouillée d’artifice
et d’atticisme:

«Haro sur les corruptrices, aussi bien que sur les corrupteurs de
l’enfance! Vieilles cochonnes et vieux cochons, cela va de pair, et il
faudrait fouailler et cingler les unes comme on étrille et fustige les
autres!»

Élevé dans son trou de province et introduit, depuis quelques semaines
seulement, dans le monde scolaire parisien, Félicien Magimier n’avait
pas encore eu le temps de perdre sa gaucherie ni sa fleur et
conservait tout le velouté de l’ignorance.

«Et je ne réussirais pas à t’apprendre ... Et ce serait une autre que
moi qui cueillerait ... Ah mais non! Ah mais non! protestait à part soi
et avec une farouche véhémence la généreuse Angélique. Tu es là, mon
bijou, et je ne te laisserai pas ... Ah mais non! Il faudra bien que
... Tu auras beau faire le petit serin: bon gré mal gré, il faudra que
tu y passes!»

Elle le questionnait insidieusement:

«Vous n’avez laissé là-bas, chez vous, aucune affection?

—Oh! si, madame. J’ai maman ...

—Je ne parle pas de vos parents. Il n’y a pas là-bas une petite bonne
amie? Répondez donc! Allons!

—Non, madame.

—Bien vrai? C’est bien vrai, ce gros mensonge-là?

—Non, madame, je ... je ne mens pas.

—Pas la plus mince passionnette?

—Aucune, je vous assure.»

C’était regrettable; il aurait pu si bien alors lui conter ses peines,
épancher en elle tous les regrets que l’absence lui causait! Elle
aurait si bien su le réconforter et le cajoler! N’était-il pas son
grand enfant, son bébé chéri?

Elle changea de tactique deux jours après. Comme ils étaient assis côte
à côte sur le divan du petit salon où elle recevait ses intimes, elle
imagina de lui narrer en détail la troublante et orageuse nuit qu’elle
avait passée.

«Hier soir, je suis allée au théâtre, aux Variétés ... Le mari d’une
de mes anciennes amies, veuf depuis plusieurs années, était venu
m’inviter ... Je n’ai pas pu refuser ... Il est ingénieur à Brest, et
ne se trouve que pour quelques jours à Paris. Nous avons dîné ensemble
bien tranquillement; mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que mon
compagnon était épris de moi. Chemin faisant, en voiture, il me serrait
le bras, son pied cherchait sans cesse le mien ... Ce fut bien pis
dans la baignoire où nous prîmes place! J’étais au supplice! Sa main
ne quittait pas la mienne; il me dévorait des yeux ... Je m’étais
décolletée: je ne pouvais pas me douter ... et son regard plongeait,
plongeait ... J’en étais affreusement gênée! En me ramenant, il me
conjura de le laisser monter. J’ai eu toutes les peines du monde à lui
faire entendre raison ... Il m’avait ressaisie dans ses bras ... Quelle
nuit cela m’a valu, Félicien, si vous saviez! Je n’en ai pas fermé
l’œil! Mes nerfs étaient dans un état! J’avais le sang en ébullition,
du feu qui me courait dans les veines ... Et encore en ce moment ...
Avoir eu cet homme auprès de moi toute la soirée, à me supplier, me
frôler, me presser, me griser ... Cela ne vous fait donc rien, ce que
je vous raconte là?» reprit-elle tout à coup en se penchant vers son
silencieux auditeur et en appuyant distraitement la main sur lui.

Félicien de se reculer bien vite, comme si un précipice se fût soudain
ouvert sous ses pieds.

La vieille dame de réitérer alors son mouvement d’approche.

«Ah! je vois bien que vous ne connaissez pas ces émotions!» finit-elle
par soupirer avec une sourde rage.

Il fallait y renoncer, en effet: il était vraiment trop coquebin, le
chérubin.

Mais ce que femme veut Dieu le veut, et quelques jours plus tard dame
Angélique réussissait à enlever la place et à ravir le trésor tant
convoité.

C’est au bon cœur de Félicien qu’elle s’adressa, par les sentiments
qu’elle parvint à le prendre.

«Ah! cher enfant! Vous ne savez pas ce que c’est que la vie d’une
femme! Vous ignorez toutes les souffrances auxquelles nous sommes en
proie, de combien d’ornières notre route est traversée, que de ronces
et d’épines obstruent notre chemin! Étais-je née, moi, pour cette
existence solitaire, désolée et dévastée? L’homme que j’aimais, que
je croyais aimer plutôt, de qui, à l’aube de mes dix-huit ans, pleine
de confiance dans l’avenir, toute pétrie d’illusions, hélas! j’avais
accepté le nom, m’a indignement, abominablement trompée. J’ai fait
avec lui le plus rude apprentissage qu’on puisse imaginer; du premier
coup, j’ai atteint les abîmes de la douleur, touché l’extrême fond
du désespoir. Mais que Dieu lui pardonne, à cet ingrat! Je n’avais
pas vingt-cinq ans, et déjà mon bonheur était perdu sans retour, mon
existence gâchée, à jamais brisée! Plus de foyer, plus d’asile, de
repos, plus rien! Si seulement, en me quittant, cet homme, que je ne
peux plus qualifier de monstre, puisqu’on doit le respect à toutes les
tombes ... S’il m’avait laissée mère! Ah! un enfant! Comme il aurait
été le bienvenu! Comme je l’aurais idolâtré, ce petit être! Comme il
aurait rempli mes jours, absorbé toutes mes forces, transformé toute ma
vie! Hélas! Dieu m’a refusé cette suprême joie! Alors, mon ami ...»

Longtemps elle continua de la sorte, l’infortunée et pitoyable
Angélique. Elle possédait à merveille ce qu’on nommait jadis «le don
des larmes», et de gros pleurs perlaient sous ses paupières, roulaient
un à un le long de ses joues ...

_Ahi! povera! povera!_

Ajoutons qu’elle exprimait ces doléances dans un costume assez
sommaire;—elle était justement à sa toilette lors de l’arrivée de
Félicien; elle n’avait eu que le temps de jeter sur ses épaules une
camisole de satinette grenat, et de plantureuses richesses, des
contours d’une mate blancheur et d’une ampleur audacieuse saillaient
dans l’entrebâillement, tous ses trésors s’échappaient de leur écrin
... Pour comble, elle avait enserré dans ses bras son jeune confident,
et elle le pressait sans relâche, frénétiquement et désespérément,
contre elle, lui maintenait le visage plongé dans les flots de ce
Pactole, au milieu de cet océan de vivantes splendeurs, de chairs
tièdes et mouvantes, toutes frémissantes et débordantes.

Il ne pouvait faire autrement que de comprendre, à la fin des fins, et
de se résoudre à essuyer ces larmes et consoler cette formidable et
lamentable Cybèle. Mais il y avait mis le temps! Que les garçons sont
donc godiches, mon Dieu!

L’oncle Magimier ne paraissait nullement se douter des périls que
courait ainsi et tout près de lui la vertu de son pupille. Y aurait-il
songé, qu’il s’en serait probablement aussi peu soucié que des intérêts
de ses électeurs et de tout ce qui ne touchait pas directement sa chère
personne.

Quoique l’hiver approchât, et que, par suite, le règne des femmes
grasses et riches de seins fût près de succéder à celui des beautés
sveltes, aux formes indigentes, il continuait d’aller de temps à autre
porter sa très modeste offrande à Mlle Clara Peyrade, l’enthousiaste
admiratrice des fils de Jonathan. En scrupuleux disciple de Salomon,
en vrai «Sage», Magimier était de plus en plus partisan des
«professionnelles».

«Quand vous voulez vous faire tailler un pantalon ou une jaquette,
à qui vous adressez-vous? disait-il. Vous n’allez pas frapper à la
porte du premier venu, n’est-ce pas? Vous cherchez un artisan patenté,
un tailleur sachant son métier et le pratiquant dans les meilleures
conditions possibles. Désirez-vous entendre de bonne musique? Vous
fuyez comme la peste ces malencontreux et maudits amateurs, ces
pitoyables pianistes et abominables cantatrices de salon, qui vous
écorchent si terriblement les oreilles: vous vous rendez à l’Opéra,
chez de vrais artistes. Avez-vous une course à faire en voiture? Il
vous faut un cocher connaissant son Paris, expert dans le maniement des
chevaux, ayant, en outre, acquitté ses droits d’exercice et possédant
patente nette. Vous n’avez rien à gagner,—comme nous l’expliquait
si bien un soir ce cher d’Amblaincourt, d’après les observations d’un
moraliste de notre temps,—rien à gagner avec les irréguliers et les
maraudeurs: ils conduisent mal d’abord et risquent de vous verser;
puis ils affichent souvent des prétentions excessives, tentent de vous
imposer des tarifs exagérés, et n’hésitent pas, si vous récalcitrez,
à vous chercher querelle et à vous chanter pouille; enfin, et pour
comble, ils ne brossent ni ne battent jamais leurs coussins, ne
nettoient point leur voiture, et vous exposent à emporter d’eux et de
ladite carriole quelque tache ou autre désagréable souvenir. Vivent
donc les gens de métier! Hurrah pour les professionnels!»

«Notez bien ensuite, continuait Magimier, avec tous ses camarades
et compères les Salomoniens, notez bien que, dans l’espèce,
«professionnelle» est synonyme de «momentanée», et quoi de plus commode
et de plus agréable? Chez ces dames, vous êtes sûr d’être toujours bien
accueilli, toujours bien servi,—si, par hasard, vous ne l’êtes pas, si
l’une d’elles répond insuffisamment à vos espérances et vous satisfait
mal, vous en êtes quitte pour n’y plus retourner et aller frapper
ailleurs,—toujours certain de n’avoir pas affaire à d’ignorantes
petites nigaudes ou à des pimbêches qui n’osent y toucher, tranchent
de la sucrée et font leur Sophie; et de ne trouver, au contraire, que
d’avenantes odalisques, d’habiles, savantes et complaisantes sultanes.
Ces relations, vous pouvez à votre gré les resserrer, les détendre
ou les rompre; elles ne vous enchaînent pas, ne vous imposent aucune
charge, ne vous engagent à rien, vous laissent pleine et entière
liberté, ne vous procurent, en un mot, que du plaisir ...

  Du plaisir sans scandale et de l’amour sans peur.

Vivent donc, vivent les professionnelles et momentanées, passagères
et hospitalières! Foin des bégueules et mijaurées, des rêveuses,
vaporeuses, poseuses et raseuses!»

Ainsi pourpensait à part soi ou ratiocinait au milieu de ses intimes
l’avocat des «Émancipées», le porte-parole, le _leader_ et _debater_
des adeptes de la Revendication.

«Ah! si notre sexe avait le droit de voter et si les femmes étaient
éligibles, nous n’aurions pas la honte d’être représentées par un
tel abominable sauteur! s’écriait volontiers Elvire Potarlot, qui
connaissait son Magimier à fond et voyait toujours dans le suffrage
universel l’unique et suprême panacée. Mais hélas! il faut bien se
servir des instruments que l’on trouve, si imparfaits, si vicieux et
abjects qu’ils soient ... quand on n’en a pas d’autres! A défaut de
grives ...»

Chez cette brave Clara Peyrade, Magimier se plaisait à bavarder, ou
plutôt à écouter les panégyriques qu’elle ne se lassait pas de débiter
à la gloire de la race anglo-américaine, de ses mirifiques progrès et
de son paradisiaque état de civilisation.

«On n’a pas idée, mon ami, quels rustres et quels goujats que ces
citoyens-là! s’écriait-elle. C’est ce qui dès l’abord m’a le plus
frappée et nous frappe tous le plus, nous, habitués à la courtoisie
française et à l’urbanité, l’aménité et la grâce des peuples latins.
Là-bas, dans les rues, les hommes sont toujours pressés ... _Time is
money_ ... et femmes, vieillards, enfants, ils bousculent tout sans
pitié. Il s’agit d’arriver, voilà tout, d’arriver vite: tant pis pour
les gêneurs, et tant pis pour les faibles, les souffrants et les
petits! Telle est leur morale. Et de quelle façon ils se tiennent et
se comportent dans les restaurants, dans les brasseries, théâtres,
cafés-concerts, dans les tramways et chemins de fer, dans tous les
lieux publics! C’est à vous dégoûter ... Ça s’étend, ça s’étire, ça
vous flanque des coups de coude, ça vous met ses jambes en l’air et
vous fourre ses semelles sous le nez, ça vous rote au visage, ça chique
sans cesse: on ne voit que mâchoires aller et venir; ça crache partout:
de longs jets de salive qui se plaquent ici, là, à droite, à gauche ...
Ah! quel sale monde! Et si tu les voyais manger des huîtres! On vous
les sert sans coquille, mon cher, les douze huîtres toutes ensemble
dans une tasse, pour que vous n’ayez pas la peine de les détacher
et ne perdiez pas de temps ... Vous n’avez qu’à avaler ça ... C’est
appétissant, hein? Ils font de même pour les œufs à la coque: pas
besoin de coquetier! On casse trois œufs qu’on verse dans un verre, et
on boit. Ils ne comprennent pas, selon la remarque faite par l’un de
nous, combien la forme donne d’attrait aux choses et accroît même leur
saveur. Cette délicatesse surpasse leur jugeotte. Nous aimons que les
fruits aient non seulement leur enveloppe extérieure, mais leur fin
duvet, leur velouté. Eux, ça leur est bien égal! Au contraire, ils vous
présentent leurs pommes, poires ou oranges toutes pelées et épluchées,
leurs raisins égrenés même, je crois bien,—pour qu’on ne perde pas de
temps, toujours! On s’imagine en Europe que ce peuple-là est civilisé:
ça dépend de ce qu’on entend par civilisation. D’abord, en dehors
de leurs grandes villes, en dehors de leurs railways, de leurs fils
télégraphiques et téléphoniques, il n’y a autant dire rien: c’est comme
un désert, un immense steppe, où parquent çà et là des troupeaux, où
les _cow-boys_, les trappeurs et autres bandits se font la guerre
entre eux, dévalisent et chourinent les voyageurs assez imprudents
pour s’arrêter dans ces parages, et s’attaquent même fréquemment aux
trains de chemin de fer qui passent, lancés à toute vapeur. Il ne
faut pas s’attendre à trouver des routes à travers ces contrées, des
routes tracées et entretenues. Rien de tel. Tout est pour les villes,
les grands centres; le reste, on ne s’en occupe pas; c’est le domaine
des buffles, des flibustiers, des sauvages, hommes et bêtes. En maints
endroits, par maints côtés et de maintes façons, cette sauvagerie se
communique aux villes et perce dans les lois, mœurs et coutumes des
habitants. Ainsi, dans certaines provinces du Sud, c’est le shériff,
c’est-à-dire le premier magistrat ou maire de la localité, qui pend
les condamnés et fait l’office de bourreau. Chez nous, le bourreau est
tenu à l’écart, en aversion et mépris; c’est le plus déconsidéré et le
dernier des individus: chez eux, c’est le plus honorable et le premier
des citoyens.

—Ils sont logiques, et nous ne le sommes pas, interrompit Magimier.

—Possible! C’est une autre question. Mais tu vois quelle divergence
d’opinions, et combien notre civilisation, à nous, diffère de la leur.
La dureté, la cruauté paraît d’ailleurs innée chez eux, comme infusée
dans leur sang, et cette cruauté se manifeste surtout à l’égard des
faibles, des petits, des pauvres, de tous leurs inférieurs ou de tous
ceux qu’ils jugent tels. Ah! pour une démocratie, c’est une jolie
démocratie! «L’Indien n’est bon que tué»: voilà un de leurs proverbes.
Les Chinois, «les créatures à queue de cochons», ainsi qu’ils les
qualifient, ils ne se contentent pas de les maltraiter; à l’occasion,
ils les massacrent pour les voler et les dépouiller, et les tribunaux
absolvent toujours ces assassins. «Le Chinois,—John Safran, la
peste jaune,—ne doit pas être considéré comme un être humain, mais
comme de la vermine»: voilà encore un de leurs principes et de leurs
axiomes. Le nègre non plus, et encore bien moins, n’est pas un être
humain pour eux.—Seul sans doute frère Jonathan s’estime digne de
représenter l’humanité.—Le nègre, le gentleman coloré, c’est avant
tout, et le terme est doublement mérité, c’est leur bête noire. De
même que les blancs, émoustillés par la curiosité et la différence
de couleur, se passent volontiers la fantaisie de chiffonner une
négresse, de même les nègres ont la passion des femmes blanches; et
comme ils n’en trouvent pas aisément, par suite de la répulsion qu’on
a pour eux,—fruit défendu n’en est que meilleur,—il advient souvent
que des blanches, femmes, filles, parentes ou servantes de fermiers
principalement, sont violentées. C’est ce qu’on nomme le _crime usuel_,
le crime ordinaire, tant il est répandu. Le coupable, s’il est pincé,
ne peut avoir de doute sur le sort qui l’attend. On le pend, on le
«lance vers Jésus»: c’est encore une de leurs aimables locutions, à ces
rigides puritains, ces pieuses âmes; ou bien on le larde à coups de
couteau; ou bien on le met à la broche, on le fait rôtir à petit feu;
à moins qu’on ne préfère l’arroser de pétrole et le faire flamber ...
Je me souviens d’un malheureux noir, près de Louisville, accusé d’un
attentat sur une petite servante irlandaise, qu’il avait osé, lui,
cet odieux et affreux coloré, trouver à son goût. On l’attrape, on
l’attache sur-le-champ à un poteau, on entasse au pied des fagots, et
on y met le feu, on le grille tout vif, comme un porc, allez donc! Le
soir même, on découvre qu’il y a erreur; ce n’était pas lui, mais un de
ses frères, qu’on s’est empressé ...

—De lyncher pareillement?

—Et sans autre forme de procès. Aussitôt pris, aussitôt pendu, ou
lardé, ou grillé, selon les hasards et le caprice..... Et ces mêmes
vertueux personnages, qui s’indignent si fort de voir un nègre
embrasser une blanche, pratiquent à Chicago, à Saint-Paul, à Milwaukee,
en maintes villes, la traite des petites négresses, les vendent ou
les achètent comme esclaves pour les faire servir à leurs plus sales
passions. Car c’est bien autre chose qu’en France, tu sais, là-bas!

—Il paraît; c’est ce que j’ai lu.

—Ils ne tolèrent pas une statue découverte; il ne faut jamais qu’on
aperçoive un mollet ou une poitrine: _shocking! indecent!_ Ils les
habillent toutes en public, la Vénus de Milo comme l’Apollon du
Belvédère. Ça ferait rougir ces anges; ça pourrait altérer l’innocence
de ces blancs agneaux, inspirer de coupables pensées à ces colombes; et
quel malheur! quel désastre! quelle désolation! Et ces salauds-là, mon
cher, ils prostituent l’enfance à plaisir; ils ont des théâtres où ils
exhibent des petites filles aux trois quarts nues et qui dansent ...
Faut voir quelles danses! Ils tiennent des lupanars de petits garçons.
Ils trafiquent des négrillons et des Chinois mâles ou femelles, sachant
bien qu’il n’y a que l’esclavage qui peut procurer à la débauche pleine
licence et toute satisfaction.

—Comme chez les Grecs et les Latins.

—Oui, ils ont renouvelé tous ces jeux-là; mais sans la grâce latine ni
l’élégance grecque, par exemple, ah certes non! avec la brutalité et la
bestialité de vrais sauvages, avec surtout cette hypocrisie puritaine
et hautaine, sèche, glaciale, perfide, abominablement cruelle, qui est
bien la chose la plus répugnante et la plus révoltante ... Je ne suis
pas une vertu, moi, tant s’en faut; je ne me targue pas comme eux de
pruderie et d’austérité; je fais la noce, quoi! Eh bien, ces cocos-là
ont trouvé moyen de me scandaliser, moi! moi!

—C’est ce que tu me dis souvent.

—Je t’ennuie, mon pauvre gros, avec toutes ces réminiscences ...

—Mais non, au contraire, tu m’intéresses ... Continue! Parle-moi donc
un peu de leurs femmes.

—Je les ai vues de moins près, tu devines pourquoi. Bien que n’étant
ni négresse ni Chinoise, je n’étais pas reçue dans les salons de ces
dames; mais je les connais tout de même. Au surplus, ce que je puis
dire d’elles, tout le monde le sait, chacun a pu l’apprendre ici ou
là. Elles ne veulent plus d’enfants, leurs femmes; c’est gênant, les
grossesses, ça prend du temps, c’est coûteux, c’est bébête, _stupid_.
Seules les créatures inférieures peuvent accepter ce lot d’épouse et de
mère: voilà ce qu’elles proclament ...

—Mon Dieu! C’est aussi ce que pensent les nôtres, observa Magimier.

—Oui, ce sont les idées de la femme moderne, de la femme sans
sexe..... Ça ne doit guère vous plaire, ces idées-là, à vous autres,
messieurs? Des femmes qui ne veulent plus être femmes: c’est drôle!
c’est cocasse! Là-bas, beaucoup s’appliquent à singer les hommes, à
se rendre indépendantes et hardies comme eux, à acquérir ou simuler
la force virile. Et cela s’explique: la force est, avec l’argent,
le seul moyen de se faire respecter. «Défendez-vous vous-même!»
_Help yourself!_ Encore une de leurs maximes. Tant pis pour les
faibles! Elles en sont arrivées, ces dames, à vouloir se faire
soldats, comme les hommes, leur unique objectif; à s’enrôler, lors
de la récente guerre contre l’Espagne, et tenter de renouveler les
exploits des Amazones. L’essai n’a du reste pas réussi, ce qui est
véritablement fâcheux. Aucune, même parmi les pauvres, ne consent
plus à s’occuper des soins du ménage: les Chinois sont là. A peine
en âge de marcher, les enfants—on en fabrique encore quelques-uns
par surprise ou erreur—tiennent à être indépendants, eux aussi, à
s’émanciper comme leurs mamans: il en résulte que la famille est
toute disloquée, surtout avec le divorce comme ils le pratiquent, et
qu’il n’y a plus de vie d’intérieur. Chacun tire de son côté: c’est
le triomphe du quant à soi et de l’égoïsme en tout et partout. Chez
nous, si les jeunes gens courent après les dots, les jeunes filles,
jusqu’à présent,—celles du moins qu’on a préservées du féminisme, du
modernisme et de l’américanisme, et qui sont restées Françaises,—ont
conservé quelque idéal et font preuve encore de désintéressement. Idéal
et désintéressement sont choses et termes absolument ignorés chez les
Yankees, et les filles, comme les garçons, veulent de l’argent et ne
courtisent que des dots. Le dieu dollar, toujours! Et personne ne s’en
cache! Tout le monde le comprend et le proclame. Dans les théâtres, à
la fin du spectacle, sais-tu ce que l’on voit? L’apothéose du dieu,
mon cher! Un gigantesque dollar tout lumineux, tout flambant, entouré
de rayons..... A la bonne heure! Au moins on pratique sa religion;
on a le culte du veau d’or, ou on ne l’a pas! Quand une jeune fille
est jolie et sans fortune, volontiers elle se met en loterie: je t’ai
conté cela. Les garçons font de même. Drôles d’hymens! Et celles qui
boivent, qui se soûlent, toujours pour copier les hommes! Il y en a
des quantités là-bas, non seulement dans la classe infime, mais parmi
les grandes dames et même les jeunes misses, les riches héritières.
C’est au point que les principales couturières et les modistes en
renom ont annexé des bars à leurs magasins, pour mieux allécher leur
aristocratique clientèle. Ce n’est pas encore ces goûts-là qui rendront
les jeunes personnes plus attrayantes et faciliteront les unions. Aussi
se marie-t-on de moins en moins en Amérique; de plus en plus l’homme
vit séparé de la femme.....

—Comme ici.

—Oui, comme chez nous. Le célibat, qui est un plaisir pour les
hommes, qui les débarrasse de toute charge et de toute responsabilité,
s’implante et s’étend de plus en plus..... Ah! vous êtes de rudes
mufles tout de même! Je te demande pardon de te dire cela, mais c’est
plus fort que moi!

—Ne te gêne pas, ma biche!

—Vous avez dévoyé les femmes tant que vous avez pu, fait le plus
de déclassées possible, pour avoir le plus possible d’instruments
d’amusement, de machines à jouissance.....

—Pardon! C’est vous-mêmes, ce sont les femmes qui s’obstinent à se
dévoyer ...

—Avec cela! Crois-tu que si l’on ne m’avait pas fourré un tas de
brevets inutiles,—et que je ne réclamais certes pas, ah Dieu non!—je
serais allée battre la dèche par delà l’Atlantique, chez ces ostrogoths?

—Plains-toi! Ils t’ont fourni des trésors d’expérience ...

—Les seuls, hélas! que j’aie rapportés, et je les ai bien gagnés, va,
chèrement payés! Quel pays! Quel peuple!

—Un grand peuple! Le peuple de l’avenir, malgré tout ce que tu en dis!
s’écria Magimier.

—Eh bien, je plains l’avenir, conclut Clara. Si c’est là le progrès,
le bonheur réservé à l’Ève future, je ne la félicite pas et lui cède
volontiers ma place dans cet Éden. D’avance, je me console d’être sous
terre. Il est passé le temps où l’on voyait un roi comme Louis XIV
s’incliner devant toute femme qu’il rencontrait, fût-ce une servante
ou une maritorne, et lui céder le pas. Aujourd’hui plus de galanterie,
plus de déférence, plus de délicatesse; c’est le plus fort qui s’impose
et passe le premier. «Malheur aux faibles!» Voilà la loi de ton grand
peuple et de ce brillant avenir ... Bonsoir, chéri! A bientôt, n’est-ce
pas? Tu ne m’en veux pas de tous mes papotages?»



XI


Armand de Sambligny éprouva, ce jour-là, une des plus vives surprises,
une des commotions les plus fortes qu’il eût jamais ressenties.
Il n’était cependant pas facile à émouvoir, M. le chef de bureau
Sambligny: l’expérience des choses et la pratique des hommes, aussi
bien que celle des femmes, l’avaient depuis longtemps aguerri et
bronzé; mieux que quiconque, par son sang-froid, son égalité de
caractère, son calme stoïque, son imperturbable philosophie, il
méritait d’être comparé à un bon cheval de trompette. Mais il y a de
telles circonstances!

Il venait de succéder à Roger de Nantel comme secrétaire de la société
de Salomon dont il faisait partie, et, pour remplir congrûment les
obligations de sa charge et en vertu des pouvoirs à lui confiés, il
avait dû aller prendre langue chez la discrète et vénérable dame de
Saint-Géran, rue Tronchet. Certains salomoniens trouvaient trop
restreinte encore la collection des types féminins inscrits au
catalogue et mis à leur disposition. Il y en avait cependant de tout
calibre et de toute couleur; il y avait des femmes colosses et des
naines; des hippopotames, des girafes et des libellules; des spécimens
de tailles ordinaires et des échantillons de grosseurs moyennes; il
y avait des dames blondes comme les blés et d’autres brunes comme la
nuit, des jaune pâle comme lin ou vif comme citron, des roux fauve et
des rouge flamboyant; il y en avait des blanches et des basanées, des
cuivrées et des noires d’ébène ... Mais l’homme n’est jamais satisfait,
ses appétits sont insatiables et sa perversité ne connaît point de
bornes. On avait voté l’adjonction sur la liste-programme de deux
femmes aux cheveux acajou, l’une grasse et l’autre mince, et de quelque
svelte petite brunette aux yeux ardents.

«J’ai justement là votre affaire, dit Mme de Saint-Géran, une brune
piquante, très jolie, toute jeune ...

—Ah! Ah!

— ... et femme du monde, s. v. p.!

—Oh! Oh!

—Grande dame tout à fait authentique!

—A vous dire vrai, cette qualité m’est complètement indifférente ...
Oui, ça m’est absolument égal. L’important, c’est que la personne soit
libre et puisse recevoir chez elle ou ailleurs dans la journée ou la
soirée.

—Nous allons le lui demander. Elle vient me voir une ou deux fois par
semaine: j’ai toujours ici quelques gentilles amies ...

—Sage précaution!

—Mais j’ignore qui elle est et de quelle liberté elle dispose.

—Vous la garantissiez cependant femme du monde et bon teint?

—Oui, ça saute aux yeux.

—Bah?

—Sûrement, ce n’est pas une cocotte!

—Je préférerais une cocotte, dit Sambligny, une bonne fille
entièrement indépendante, qui ne vous impose aucune gêne, vous ouvre sa
porte dès qu’on y sonne, et même avant.

—D’autres recherchent, au contraire, les jeunesses qui vivent encore
dans leur famille, les ouvrières ou les demoiselles de magasin;
d’autres, les femmes mariées; d’autres, les actrices ...

—D’accord: il en faut pour tous les goûts.

—Voyez donc toujours cette dame, pendant qu’elle est ici. Vous
causerez avec elle: il n’y a rien de tel que d’examiner, de causer et
de palper pour s’entendre.

—C’est très juste. Eh bien, voyons donc, causons et palpons! Et
entendons-nous, si possible! répliqua Sambligny. Je ne demande que cela.

—Moi de même!» acheva la digne et serviable Mme de Saint-Géran en se
levant et en quittant la pièce.

Quand elle y rentra, une minute après, elle était escortée d’une
élégante et pimpante visiteuse qu’Armand de Sambligny reconnut tout de
suite.

C’était sa femme, sa propre femme, Jeanne de Sambligny, née Rousselin,
en chair et en os.

Pendant qu’elle poussait un cri d’effroi et tentait de s’enfuir, il
demeurait, lui, suffoqué et cloué sur place.

«Comment!... Non, ne vous en allez pas! ordonna-t-il en la retenant
par le bras, lorsque ce premier moment de stupeur fut passé. Comment,
c’est vous? Et vous m’aviez dit «toute jeune», madame? reprit-il en
s’adressant à Mme de Saint-Géran. Toute jeune! On voit bien que vous
n’exigez pas de vos clientes le dépôt de leur acte de naissance, sans
cela vous auriez constaté l’âge, l’âge déjà respectable de cette ...
jouvencelle. Auriez-vous l’obligeance de nous laisser seuls un instant?
ajouta-t-il. Madame et moi avons eu déjà l’ineffable plaisir de nous
rencontrer ... pas chez vous, non! Elle remonte à près de vingt ans,
cette première entrevue; ainsi jugez si cela nous rajeunit, madame et
moi! Avec votre permission, nous allons renouveler connaissance.»

Derechef la matrone abandonna la place. A peine la porte était-elle
refermée, qu’Armand de Sambligny, tout à fait remis à présent, en
pleine possession de lui-même, de sa robuste et sereine raison et de sa
rabelaisienne et invincible bonne humeur, éclata de rire.

«Ah! délicieux! Tu ne t’attendais pas?... Ni moi non plus, du reste!
Non! C’est le cas ou jamais de m’écrier, avec le sire de Framboisy:

  Corbleu, madame, que faites-vous ici?
  Corbleu, madame...

—Et vous? lança Jeanne avec rage. Et vous? Qu’y faites-vous? Ah! cela
vous va bien de vous moquer ainsi!

—Tu préférerais me voir sangloter, trépigner et m’arracher les
cheveux? Ma foi, non! Je me hâte de rire de tout ...

—Je connais vos théories.

—Empruntées à la sagesse, chère amie, issues des Grecs, des Romains
et des Gaulois, de nos meilleurs Français. «...Pour ce que rire est le
propre de l’homme!» Conviens que c’est bien cocasse tout de même! Cette
excellente madame de Saint-Géran qui m’annonce une toute jeune femme
... J’ai quarante-deux ans sonnés, ma belle, et tu n’es pas loin de tes
trente-huit. Eh! Eh! C’est une jeunesse un peu ... d’arrière-saison.
Et, malgré cela, tu venais?...

—Tu y viens bien, toi?

—Ah oui! j’oubliais! J’oubliais tes théories, à toi, ces jolies
théories d’égalité, qui ont si bien réussi à tes sœurs!

—Alors tu aurais le droit d’avoir des maîtresses, et, moi, je ne
pourrais pas prendre d’amants?

—Je ne dis pas que tu ne le peux pas. Malgré ton âge même, tu prouves
bien que ...

—Laissez donc mon âge tranquille, à la fin!

—Je te ferai observer que je ne me rajeunis pas, moi. Je ne triche
pas! Je ne ...

—Vous avez toutes les qualités, vous autres, c’est entendu! Vous êtes
la perfection même. Vous avez aussi une morale à vous, une morale toute
différente de la nôtre ... Car il vous faut deux morales, l’une pour
vous, messieurs, l’autre pour nous!

—Hélas, oui! C’est comme cela!

—C’est abominable! Comme si ce qui est licite d’un côté devrait être
interdit de l’autre! Comme si nous n’avions pas nos passions et nos
faiblesses tout comme vous!

—Non, vous ne les avez pas.

—Qu’en savez-vous? Vous voulez que tout vous soit permis, à vous,
voilà la vérité, et que, nous, nous ne puissions rien ...

—Ce n’est pas nous qui voulons cela, ma chérie, c’est la nature même,
et elle a mis à ses arrêts une sanction que vous n’êtes pas encore
parvenues à éluder.

—Je vous vois venir.

—Ce n’est pas difficile. Et vous avez beau vous insurger, beau
protester, piailler et hurler, autant en emporte le vent. La sanction
est toujours là, l’épée de Damoclès toujours suspendue sur vous: gare!
gare aux conséquences! gare à la grossesse! Tandis que nous, hommes,
nous sommes des veinards; nous n’avons rien à redouter; nous pouvons
aller de l’avant hardiment, et opérer notre retraite ensuite sans la
moindre préoccupation. C’est inique ...

—Oh certes!

— ... infâme et abominable, comme tu le disais fort bien tout à
l’heure, mais c’est ainsi; et, tant que vous n’aurez pas changé
ce pitoyable état de choses, réparé cette criante injustice et
cette scandaleuse bévue du Père Éternel, vous n’aurez rien fait,
mes petites chattes, pas avancé d’un pas ce que vous appelez votre
affranchissement. En rendant visite à l’obligeante madame de
Saint-Géran, je ne cours le risque que de dépenser une couple de louis
tout au plus; toi, tu t’exposes à ramener chez moi,—chez moi, puisque
je suis le locataire de l’appartement et, de par la loi, le chef de
la communauté: encore un abus révoltant!—de petits bonshommes ou de
petites bonnes femmes auxquels je n’aurai nullement collaboré; tu
menaces de me compromettre, de salir mon nom ... Oui, car c’est mon nom
que tu portes: encore une iniquité et une abomination, mais c’est comme
cela! Et, en attendant que tes chères amies, les émancipées et hors
nature, aient remédié à ces aberrations et supprimé ces turpitudes,
placé le cœur à droite, le foie à gauche, la matrice chez nous et les
moustaches chez vous, tu me feras le plaisir de ramasser tes cliques et
tes claques et trousser bagage. Je ne veux pas d’une femme qu’on est
exposé à rencontrer dans des maisons comme celle-ci.

—On vous y rencontre bien, vous!

—C’est pour cela, c’est assez d’un.

—Et ce n’est pas la même chose, allez-vous encore objecter!

—Tu as deviné: et ce n’est pas du tout, du tout la même chose!
Maintenant, mon amie, si tu veux bien prendre mon bras? Nous ne
pouvons pas nous éterniser dans ce lieu d’honneur. Nous allons
présenter nos devoirs à la reine du logis, lui tirer notre révérence,
en l’informant de la parfaite entente qui règne entre nous. Cela lui
fera plaisir, à cette révérende mère, qui s’est si bien donné mission
d’apparier les gens et les mettre d’accord.»

Il y avait longtemps qu’il ne leur était arrivé—à part les dîners et
soirées, assez rares d’ailleurs, où ils étaient conviés,—de sortir
ainsi bras dessus bras dessous, aux époux Sambligny. C’était le type du
ménage tel que l’a créé la femme fin de siècle, l’émancipée, évaltonnée
et détraquée d’à présent, une de ces unions où le divorce, selon un mot
célèbre, couche toutes les nuits entre les deux conjoints.

Le mari avait vaillamment pris son parti de cette situation: il avait
ses fonctions administratives, qu’il tenait à remplir de son mieux,
qui l’intéressaient, l’absorbaient et le passionnaient; il avait ses
amis, en tête desquels figuraient son collègue Jourd’huy et les autres
adeptes du clan salomonien; il avait enfin, pour le consoler de ses
déceptions et tracas conjugaux, pour le fortifier, le rasséréner et
le ragaillardir, son heureux naturel, son imperturbable philosophie,
sa bonne santé physique et morale. Aux continuels coups de boutoir de
sa colérique moitié, aux incessantes piqûres de ce fagot d’épines et
aux sempiternels soubresauts de ce paquet de nerfs, il ne répliquait
jamais, à l’exemple de Socrate vis-à-vis de Mme Xantippe, que par une
souriante et indémontable placidité, assaisonnée volontiers de quelque
brocard, qui décuplait l’aigreur et quintuplait la rage de cette
délicieuse compagne. Il jouait d’elle comme d’un instrument et s’en
amusait parfois de tout son cœur.

«Je ne peux pas la prendre au sérieux, elle, pas plus que jadis ses
sœurs, s’avouait-il. Non, pas possible! C’est comme des pantins, des
marionnettes ... pires que des marionnettes! Car elles ne veulent pas
toujours se laisser mener, celles-là; elles prétendent agir à leur
guise, et alors, alors, elles en font de belles! L’une s’est tuée,
l’autre est morte folle: que deviendra la troisième, madame ma femme?»

Jeanne de Sambligny, malgré son humble origine et les goûts modestes
qu’elle aurait dû posséder, malgré les mensualités que lui remettait
régulièrement son mari et qu’on aurait cru plus que suffisantes
pour subvenir aux dépenses du ménage et à celles de sa toilette,
était toujours courte d’argent et criblée de dettes. En plusieurs
circonstances, devant les instantes réclamations de tel ou tel
fournisseur, Armand de Sambligny s’était vu contraint d’intervenir,
et il avait signifié à sa femme que, si elle continuait à aussi mal
administrer les finances de la communauté, il lui retirerait cette
gestion et se chargerait lui-même de la besogne. Or, Jeanne ne
redoutait rien tant que l’exécution de cette menace: conserver le
maniement des fonds était son vœu suprême, sa constante préoccupation;
l’argent, elle ne tenait qu’à cela, et n’est-ce pas tout que l’argent?
N’est-ce pas grâce à lui qu’on se pare de bijoux, qu’on renouvelle
ses chapeaux et ses robes, qu’on s’offre dentelles, fine lingerie,
jupes de soie, les mille et un falbalas de la coquetterie? Tant que
les clés de la caisse lui resteraient, rien de plus facile pour elle
que d’enchevêtrer et embrouiller ses comptes, de telle sorte qu’elle
seule pût s’y reconnaître; rien de plus aisé que de majorer cet
article, de réduire cet autre, tripler celui-ci, omettre celui-là;
rien de plus simple et de plus commode que de tripoter, grappiller et
chaparder. Mais comment continuer cette valse de l’anse du panier, si
le panier même vous est enlevé? Comment garder du beurre aux doigts, si
l’assiette dite «au beurre» ne vous est plus confiée?

Ces barbotages et imbroglios, ces escobarderies et filouteries, Armand
de Sambligny ne les ignorait nullement. Il savait fort bien que cette
côtelette, qu’on lui comptait soixante-dix ou quatre-vingts centimes,
n’en valait pas quarante; que ce poulet, tarifé neuf francs, en avait
coûté cinq tout au plus; mais il ne soufflait mot, ne bronchait point
et considérait cette surtaxe comme un droit à acquitter pour jouir du
bien le plus précieux ici-bas, avec la bonne humeur et la santé—pour
avoir la paix.

«Seulement, pas de dettes! La première fois qu’on viendra encore me
relancer ici ou à mon ministère et me présenter une facture que tu
n’auras pas su régler à temps, je te jure bien que je te supprime tes
fonctions de trésorière. Au besoin, j’irai manger dehors ...

—Avec tes amis!

—Avec mes amis.

—Et tes amies!

—Non, les dames ne sont pas admises à nos banquets. Je t’ai
d’ailleurs, et cela me suffit. Assez d’une!

—Trop même! Pour ce que tu fais d’elle! Ah! si je te suffisais
vraiment, tu....

—Ma bonne amie, revenons, s’il te plaît, à nos moutons et à leurs
côtelettes. Je te disais donc que, si tu m’y contrains, j’irai prendre
mes repas au restaurant, ce qui me coûtera certainement moins cher....

—Tais-toi donc! On voit bien que tu ne connais pas le prix des choses!

— ... Ce qui me coûtera très certainement bien moins cher, me vaudra
une nourriture meilleure....

—Peut-on dire!...

—Sois tranquille: si un plat n’est pas à ma convenance, je ne me
gênerai pas pour le faire enlever et remplacer par un autre.... Et
enfin, ce qui me permettra de manger tranquillement, sans plus être
exposé à voir troubler ma digestion.

—Par qui donc? Qui donc vient troubler ta digestion? Serait-ce moi,
par hasard?

—Quelle idée, grand Dieu! Jamais! jamais de la vie! Nullement! Je
parle des créanciers, de ces fournisseurs qui choisissent l’heure des
repas pour carillonner à votre porte et être sûrs de vous trouver. Eh
bien, je n’en veux plus, chère amie; tiens-toi pour avertie!

—Toujours votre volonté! Est-ce que c’est ma faute si ... Mais
monsieur veut! Monsieur ordonne! Monsieur parle comme si j’étais sa
domestique ou son esclave!

—Et monsieur entend être obéi! C’est moi qui touche mes appointements,
n’est-ce pas, Jeanne, ce n’est pas toi? Eh bien, à la première
récidive, je les garde.

—C’est bien.»

Or, Jeanne, en dépit de ses majorations de dépenses et de tous ses
tours de gibecière, se trouvait toujours en déficit, toujours aux abois.

«Mon Dieu, comment faire? Je ne suis vraiment pas raisonnable!
s’avouait-elle en son par-dedans. Je devrais user de plus de
circonspection, me modérer davantage ... Quel ennui!»

Elle passait son temps à lutter contre ses mille menus embarras
d’argent, à se débattre dans cet inextricable réseau, à calmer et
amadouer les créanciers les plus exigeants et les plus arrogants, à
payer celui-ci au détriment de celui-là, à couvrir sans cesse Pierre,
Paul ou Jean, en découvrant, comme on dit, Jacques, Marc ou Mathieu.

Elle n’avait pas tardé d’ailleurs à chercher quelques suppléments
de recette là où toute Parisienne qui n’est ni trop laide ni trop
vieille a toujours chance d’en trouver. Ce n’était pas l’amour qu’elle
portait à son mari qui pouvait la retenir dans le droit chemin, il
s’en fallait de beaucoup. Ne s’en voulait-elle pas à mort d’avoir
épousé cet homme qui avait si niaisement cru, dans l’inexpérience et
la candide générosité de sa jeunesse, qu’il devait «réparer sa faute»,
donner son nom à l’honnête fille séduite? Ah! si elle avait pu prévoir
alors que l’enfant qu’elle portait en elle s’envolerait si vite et
ne lui imposerait aucune charge, aucun souci d’avenir, combien elle
aurait préféré garder sa liberté! Belle et avenante, intelligente et
insinuante, comme elle l’était ou pensait l’être, que de conquêtes elle
aurait traînées après soi! Que de succès! Que de triomphes! Jusqu’où ne
serait-elle pas montée!

Malheureusement elle était enchaînée à cet odieux personnage,—dont
elle mangeait le pain, cependant, et qu’elle trompait et volait avec si
peu de scrupule, tant de désinvolture et de gaieté d’âme.

Plusieurs fois déjà elle s’était risquée dans de galantes aventures.
«Tiens! Est-ce qu’il se gêne, lui? Est-ce que je n’ai pas le droit tout
aussi bien que lui?...» Elle avait noué de vagues intrigues, qu’elle
s’était efforcée de rendre aussi productives que possible; mais, elle
ne s’en était que trop vite aperçue, les hommes d’à présent sont d’une
pingrerie! Il y a trop de concurrentes!

Peut-être, si elle avait été une cocotte, si elle avait eu le temps
de se lancer, avait possédé son hôtel et son équipage, peut-être, ou
plutôt sûrement alors, elle aurait trouvé sans peine et à discrétion
des admirateurs pour la couvrir d’or, vivre à ses genoux et se ruiner
pour elle. Et si elle n’était pas une de ces célébrités du demi-monde,
de ces souveraines de l’élégance et de la mode, si elle se morfondait
dans la gêne et l’obscurité, à qui la faute? A LUI, toujours!

En outre, il lui restait obstinément une insurmontable appréhension,
une peur bleue de se retrouver enceinte; et, bien plus que ses
principes et sa vertu, cette peur entravait ses efforts, paralysait ses
moyens.

Une vulgaire circonstance, une rencontre à un même rayon de magasin
de nouveautés, amena un banal échange de politesses entre Jeanne de
Sambligny et Mme de Chastaing, la présidente des Infécondes, celle que
le caustique Chantolle qualifiait si bien de «Reine des Bréhaignes», et
mit en relations régulières et suivies ces deux dames, si bien faites
pour s’entendre.

S’inspirant de Mlle Louise Michel, qui elle-même n’a fait que pasticher
l’amusante Lysistrata d’Aristophane, Guillemine de Chastaing,—mariée à
dix-huit ans et divorcée, comme de raison, divorcée à dix-neuf,—avait
commencé par prêcher la grève des femmes.

«Citoyennes! s’était écriée Mlle Michel. Aux situations désespérées, il
faut opposer des moyens désespérés. Mère de famille, ouvrière mariée ou
non, la femme est esclave. L’heure est venue de nous révolter. Voilà
pourquoi j’ai fondé la Ligue des Femmes.

»Il faut que la femme soit libre. Pour cela elle n’a qu’à se mettre en
grève.

»Ne travaillez plus, ne vous livrez point. Plus d’ouvrières,
plus de ménagères, plus d’épouses surtout, plus d’amantes ni de
maîtresses,—plus d’amour!»[8]

Plus d’amour! C’était aussi le cri de Mme de Chastaing. Mais, issue
d’une aristocratique et riche famille, délicate et raffinée de goût,
d’éducation et d’instinct, c’était moins aux femmes et filles du peuple
qu’aux grandes dames et nobles damoiselles, aux «intellectuelles»,
qu’elle s’adressait. Elle les exhortait nettement et énergiquement à la
haine de l’homme, «ce brutal ennemi», les suppliait «de refuser leur
chair à la souillure des mâles».

Elle se montrait d’ailleurs absolument logique dans ses discours et
adjurations. C’était non seulement l’homme à qui elle s’en prenait et
qu’elle maudissait, c’était l’existence même; et l’absolu et total
anéantissement, le grand nirvâna du bouddhisme semblait être son idéal
et son but.

Lorsque, par la voix de Mme Astié de Valsayre, la Ligue de
l’Affranchissement des Femmes déclara en novembre 1891, «que l’état
social actuel donne à la femme le droit de l’avortement»[9], Guillemine
de Chastaing s’empressa de faire chorus et lança un manifeste où se
lisaient des phrases de ce genre:

«Nous n’en sommes plus à demander, avec les escobards de la démocratie
et les jobardes de l’émancipation, la recherche de la paternité: ce
que nous voulons aujourd’hui, ce que nous revendiquons hautement,
c’est le droit à la suppression de la maternité. Tout être humain a la
faculté de disposer de lui-même à ses risques et périls; sa chair lui
appartient: c’est là un principe, un axiome, que nul n’osera contester.
Si mes os et ma chair sont à moi, si j’ai le droit de me faire arracher
une dent, extirper un cor, couper un bras ou une jambe, je puis,
avec autant de raison et tout aussi bien, provoquer et déterminer
l’expulsion d’un germe qui m’incommode.

»Nous n’ignorons pas les grandes difficultés que présente cette
opération, les griefs dangers auxquels nous nous exposons, en l’état
actuel de la science: on dirait que la nature, toujours barbare et
impitoyable envers la femme, a décrété que qui toucherait à l’existence
du germe attenterait en même temps à celle de la mère. C’est donc à
nous, femmes, à déjouer cette inique et cruelle solidarité, c’est à
nous à échapper aux criminelles iniquités de la nature.

»Voilà pourquoi, après avoir proclamé le droit à l’avortement, nous
demandons la mise à l’étude des divers procédés aptes à amener et
faciliter l’avortement, nous demandons que les meilleurs opérateurs,
les plus expertes opératrices soient signalés à l’attention publique,
et que des diplômes d’avorteurs et d’avorteuses leur soient dûment
délivrés.»

Guillemine de Chastaing, on le voit, n’usait pas de circonlocutions,
de demi-mesures ni de mitaines, et n’y allait pas, comme on dit, par
quatre chemins.

«Pourquoi biaiser et nous cacher? déclarait-elle dans une autre
profession de foi plus récente. Ce serait laisser supposer vraiment
que nous ne nous sentons pas la conscience nette et que nous ne sommes
pas certaines de nos droits, assurées d’être maîtresses de nous-mêmes,
maîtresses de notre ventre comme de nos cheveux ou de nos dents. Seul,
le coupable recherche les ténèbres, a recours aux faux-fuyants, à
l’hypocrisie et à l’imposture. _Cur non palam si decenter?_ (Est-ce
que le latin serait le privilège des hommes? Pas plus que la cuisine
ne doit être celui des femmes!) Nous ne saurions trop le répéter,
nos corps et tout ce qu’ils renferment sont à nous; nous pouvons en
expulser ce qu’il nous plaît: de la salive, de la bile, aussi bien que
des ovules et des embryons. Comment d’ailleurs l’expulsion d’un germe
serait-elle licite un quart d’heure après l’acte charnel, et interdite
six semaines plus tard? Vous ne savez même pas ce que c’est que
l’avortement ni quand il commence! Laissez-nous donc tranquilles, et ne
fourrez donc plus votre nez en si intime matière!

«Les femmes avortent aujourd’hui _plus qu’elles n’enfantent_,» comme
l’a très loyalement reconnu un de nos plus subtils et de nos plus
suggestifs écrivains, dont les romans sont classés sous le titre
générique et significatif L’ÉPOQUE[10]. «La réalité du malheur pèse
enfin sur notre clairvoyance, et les jeunes mères préfèrent dérober à
la douleur humaine leurs nouveau-nés».

»Bravo!

»C’est bien là, en effet, et sans conteste, le sentiment, l’ardent et
obsédant désir, que doit éprouver toute mère tant soit peu douée de
clairvoyance et d’intelligence.

»Eh bien, c’est à réaliser ce vœu si légitime, si rationnel, si
humain, que nous nous appliquons; c’est à arracher à la misère et à
la souffrance, c’est-à-dire à sauvegarder de la vie le plus de proies
possible, que nous avons voué nos forces.

»Quelques-uns, je le sais, se plaisent à nous dénigrer et nous
disqualifier, ne se lassent pas de fausser, de rapetisser et avilir
le pur et glorieux mobile auquel nous obéissons. On nous taxe de
coquetterie, d’avarice, d’égoïsme, de perversité,—de folie surtout:
pour ces messieurs, toujours si raisonnables, si pondérés, si sensés,
toutes les femmes sont des détraquées et des toquées.

»L’un de ces juges inflexibles écrivait dernièrement:

«Il y a, vers l’avortement, une véritable poussée, un entraînement
auquel on cède dans tous les mondes, dans les plus bas comme dans
les plus élevés. L’enfant, un peu partout, dans le peuple, dans la
bourgeoisie, là où l’on travaille comme là où l’on s’amuse, est
devenu un ennui, une gêne, un fardeau ou un embarras. Il est de trop,
et tous les moyens commencent à être bons pour se débarrasser de
lui. Les pauvres songent aux difficultés qu’ils ont déjà à se tirer
d’affaire tout seuls, les riches sont absorbés par leurs plaisirs, et
chacun, sans scrupule, travaille au profit de son égoïsme, à la fin de
l’humanité[11].»

»Erreur! Ce n’est nullement au profit de notre égoïsme, mais par raison
et par expérience, par bonté et par pitié,—pitié pour ces malheureux
petits êtres condamnés à la vie,—que nous réclamons et proclamons le
droit à l’avortement.»

       *       *       *       *       *

Toujours conséquente avec ses généreuses et radicales théories, et
peu encline à jamais mettre la lumière sous le boisseau, Guillemine
de Chastaing s’appliqua de plus en plus à les répandre. Après avoir
pactisé avec les adeptes des tendresses saphiques, insinué et propagé,
tout comme la fameuse Gabrielle de Surgères, comme Lina Rozetti ou
Florence Stuart, l’aversion, le dégoût et l’abomination du mâle, elle
entreprit d’étudier et de vulgariser les divers moyens de ralentir ou
de supprimer la reproduction de l’espèce humaine, sans gêner en rien
les rapports galants et déduits amoureux.

«Les hommes s’en moquent, des grossesses! disait-elle. Il leur est
facile de rire, de nous critiquer et malmener. Ils n’ont que de
l’agrément dans l’affaire, eux! Tandis que nous, c’est neuf mois de
souffrances, neuf mois d’angoisses et de tourments, c’est notre vie
même que nous risquons!»

Avec le phalanstérien Fourier, si joliment drapé et houspillé par
Proudhon, elle patronna d’abord «la stérilité artificielle par
engraissement»; mais les résultats du système furent pitoyables,
et elle ne reçut de ses amies que des plaintes, des plaintes
péremptoirement et effroyablement motivées.

«L’embonpoint que j’ai acquis n’a fait, ma très chère, que m’attirer
plus d’hommages, et me voici encore dans une de ces désastreuses
positions intéressantes ...»

Il fallait enrayer au plus tôt et changer de tactique.

Elle eut recours alors à l’eau froide, affirmant, avec un spécialiste
de l’époque, que «l’eau et le froid sont mortels à la semence ...
Malthus n’est qu’un rêveur, un utopiste: le vrai sauveur, c’est
Eguisier avec son irrigateur! L’hygiène, cette déesse de la santé,
l’hygiène, sans chercher plus loin, sera notre infaillible libératrice:
c’est elle l’ogresse qui mangera nos enfants en herbe!»

Hélas! Non, ce n’était pas encore cela, et les petits Poucets
continuaient de germer et de courir.

Il lui répugnait de faire appel à la chirurgie. C’était du reste
surtout un moyen préventif qu’elle cherchait. Non, pas de piqûre, pas
de curetage, pas d’instruments de fer ou d’acier, pas de sang ...
N’effrayons point! Il ne s’agit pas d’arracher, mais d’empêcher, mais
de stériliser. Procédons avec mesure, précaution et douceur.

Elle s’était tournée vers l’antique science des plantes et était en
train de demander à la sabine, à la rue, à l’aconit ou l’absinthe,
le remède suprême qu’elle rêvait, quand elle lia connaissance avec le
docteur Gernandez, un superbe mulâtre, taillé comme un Titan, vigoureux
comme Hercule, beau parleur, grand viveur, endiablé coureur, ambitieux,
insinuant, obséquieux et insidieux, qui la conquit d’emblée.

Fernando Gernandez, qui était originaire de la Martinique, et, après
d’assez piètres études médicales, cherchait à s’orienter dans le
Pandémonium parisien, comprit tout de suite l’admirable parti qu’il
pouvait tirer de sa conquête et de toute la tribu des «Infécondes».

«Il faut fonder un dîner, d’abord! déclara-t-il à Guillemine.

—Un dîner?

—Sans doute, chère amie! Il n’y a pas d’association sans dîner. Qui
dit association dit réunion, et où se réunit-on mieux, où cause-t-on
plus à l’aise, où s’épanche-t-on avec plus de liberté et plus d’abandon
qu’autour d’une table, d’une table bien dressée et savamment servie? La
table, c’est la meilleure entremetteuse de toutes les affaires, la plus
sûre préparatrice de tous les succès.

—Eh bien, faites, mon bon! Organisez ce dîner!

—Dîner mensuel, c’est suffisant. Vous le présiderez.

—Non, ce sera vous.

—Jamais! riposta vivement Fernando. Je ne dois y assister qu’en
qualité d’invité, d’ami ...

—De conseiller.

—De conseiller, si vous voulez.»

Gernandez ne s’en tint pas là, et, probablement en vertu de ce titre
officiel de conseiller particulier et intime de la corporation,
il entreprit de modifier les idées de la reine des bréhaignes, de
combattre ses préventions contre les opérations chirurgicales, et il
finit par la retourner comme un gant.

«Sauver une jeune fille des angoisses et des hontes d’une grossesse;
épargner à tant de pauvres jeunes femmes les souffrances de la
gestation, les tortures de l’enfantement ...

—Oh!

—C’est accomplir œuvre pie et méritoire, et l’on ne peut que vous
bénir ...

—N’est-ce pas?

—Mais ne croyez pas atteindre ce noble but sans sortir des routes
battues, des sentiers piétinés et vulgaires.

—Je ne saisis pas ...

—Les plantes, si souvent employées, essayées de tant de façons, ne
peuvent vous offrir, mon amie, que des moyens préventifs ou curatifs
imparfaits, inefficaces dans la plupart des cas, dangereux en bien
d’autres. La stérilité par engraissement n’est, à mon sens, à peu
près comme tout ce qui est sorti de la cervelle de ce grand toqué de
Fourier, qu’une désopilante plaisanterie, et j’en dirai presque autant
de l’eau froide, que vous avez un moment préconisée. La chirurgie a
réalisé de nos jours d’immenses progrès. Des opérations, condamnées
il y a vingt-cinq ou trente ans, déclarées impraticables, ou dignes
seulement des bourreaux et tortionnaires, s’effectuent aujourd’hui
sans le moindre danger et sont d’un usage de plus en plus courant.
L’extirpation des ovaires, ce qu’on appelle l’ovariotomie, est du
nombre. Oui, chère amie, je devine ... je sais combien à première vue
cela semble effroyable. Vous fendre le ventre! l’ouvrir! Brrr! En
réalité, avec les méthodes nouvelles, les précautions recommandées,
c’est simple comme bonjour. D’abord vous êtes endormie: on vous
chloroformise; vous ne sentez donc rien, et, quand vous vous réveillez,
tout est fini, remis en place, nettoyé, épousseté et recousu. Quinze
jours après, il n’y paraît plus, et vous êtes à jamais délivrée de
cette terrible appréhension, à jamais à l’abri de ce fléau de la
maternité, le plus horrible malheur qui puisse advenir à des femmes
comme vous, à des femmes du monde, des femmes d’esprit, des femmes
d’élite.

—Certes!

—L’avenir est de ce côté-là, chère Guillemine, conclut le docteur
Gernandez avec le plus grand sérieux. L’ovariotomie, voilà ce qui
sauvera le monde!»

Guillemine de Chastaing se laissa convaincre et opérer, et fut ravie du
résultat.

«Mais c’est admirable! O mon ami, quel succès vous tenez là! Quelle
fortune! Quelle gloire! Mais c’est comme un rêve! s’exclamait-elle,
enthousiasmée. Aucune douleur, absolument! Il n’y a qu’un peu de
pesanteur là ...

—Cela disparaîtra. Vous allez garder le lit pendant quinze jours,
vous entendez, ne pas vous lever?

—Je vous le promets. Et cette cicatrice? ces taches?

—C’est l’affaire de trois semaines. Tout cela s’en ira. Ne vous levez
pas surtout!»

La présidente ayant donné l’exemple et sauté le pas, une, deux,
trois «Infécondes» la suivirent; puis une quatrième, une cinquième,
une sixième, une septième; bientôt toutes les adeptes de la secte y
passèrent.

Bientôt aussi la presse eut vent de la chose et en glosa. Si vous
voulez bien prendre la peine de feuilleter les journaux parisiens
du mois de novembre 1893, par exemple, vous y retrouverez trace de
l’inauguration du _Dîner des Infécondes_,—«de ces agapes intimes,
instituées sous la présidence d’honneur d’un chirurgien célèbre par
l’habileté avec laquelle il procède à l’ablation des ovaires, et où
toutes ces _adorables_ clientes, par lui si magistralement opérées, se
font un devoir d’assister».[12]

Vous y retrouverez également la fameuse chanson de Favart, appliquée,
comme une sorte d’hymne national et de _Marseillaise_, à ces héroïques
_castrates_:

        On va leur percer le flanc,
  En flin, flan, r’lan tan plan tirelire en plan!
        On va leur percer le flanc;
        Ah! que nous allons rire!

        Ah! que nous allons rire!
        R’lan tan plan tirelire.

        Que le Ciel sera content!
  Et plein, plan, r’lan tan plan tirelire en plan!
        Que le Ciel sera content!
        On fait ce qu’il désire.

D’autres journaux estimèrent, au contraire, qu’il n’y avait pas là de
quoi plaisanter; que si l’on voulait que la France reprît sa place
dans le monde ou simplement fût capable de se défendre, il lui fallait
des soldats, par conséquent des enfants, et qu’il était de nécessité
absolue de posséder un peu moins d’_adorables_ insexuées, émancipées et
déséquilibrées, et un peu plus de ces stupides ménagères de l’ancien
temps, de ces misérables esclaves, ces _exécrables_ mères de famille ...

Mais c’était le vieux jeu. _Go ahead!_ Il n’en faut plus, de familles!
N’en faut plus, de mères, de ménagères ni d’esclaves! Vive la femme
libre! Vive la femme-homme!

       *       *       *       *       *

Jeanne de Sambligny avait été une des premières à se lancer sur les
traces de sa présidente et à recourir aux bons offices du docteur
Gernandez.

Une fois débarrassée de cette horrible inquiétude, certaine d’avoir
coupé court, définitivement et radicalement, à toute menace de
grossesse, elle n’hésita plus à demander aux galantes rencontres les
suppléments pécuniaires dont elle avait de plus en plus besoin. Hélas!
c’était toujours, presque toujours, bien peu de profit pour beaucoup de
honte qu’elle récoltait. Il y avait un tel encombrement sur la place,
une telle concurrence sur le marché! Elle-même s’en apercevait, en
était effrayée.

«Mon Dieu! Mon Dieu! Que de femmes à l’affût, guignant l’argent de
l’homme! Et des femmes bien, des femmes instruites: c’est même surtout
de celles-là qu’on trouve le plus. Les cuisinières et les maritornes
réussissent à se caser; les autres, avec leurs mains blanches et leurs
diplômes ... Ah vrai! les hommes n’ont que l’embarras du choix! Et
naturellement ces messieurs en profitent: ils nous ont pour rien!»

Pour rien, pour quelques francs, c’était exact. Et encore la majeure
partie de cette piètre somme passait aux mains du tenancier de l’hôtel
garni où ces suaves amours s’abritaient.

Il y avait environ dix-huit mois que cet état de choses subsistait, que
Mmes de Chastaing, de Sambligny et consorts avaient expérimenté par
elles-mêmes l’étonnante souplesse de main et l’incroyable dextérité du
docteur Gernandez, dix-huit mois que ce mulâtre praticien exerçait ses
talents dans le grand monde et le demi-monde, laissant à des confrères
moins délurés et à de pitoyables matrones la clientèle bourgeoise et
les quartiers populaires, quand, un beau matin, la foudre tomba dans le
camp des «Infécondes».

La reine des bréhaignes venait de constater, et sans espoir d’erreur,
qu’elle était enceinte.

Mais alors? Alors ce cher docteur se serait donc trompé? A moins qu’il
ne se fût moqué d’elle?

Et deux, trois, quatre, cinq, six, dix, douze, quinze, vingt de
ces dames firent bientôt la même constatation; sur trois cents et
quelques sociétaires des «Infécondes» qui s’étaient fait ovariotomiser
et stériliser par le docteur Gernandez, cent vingt-cinq, presque la
moitié, se trouvèrent en état de grossesse.

C’était un admirable résultat.

Notre mulâtre, malin comme un singe, avait joué,—c’est le cas de le
dire—joué par-dessous jambes toutes ces dames. Il avait simulé sur
elles la fameuse opération, les avait très prudemment endormies, très
savamment chloroformisées; avait, au moyen du bistouri, tracé sur
l’ivoire de leurs ventres une incision très superficielle, aussitôt
recouverte d’un pansement antiseptique, et même enjolivée de points
de suture; à l’entour, pour donner à la chose une apparence plus
compliquée et plus imposante, il avait esquissé, avec un crayon de
nitrate d’argent, l’emplacement de certains organes intérieurs,
dessiné des hiéroglyphes dont la teinte bistrée ne devait pas tarder à
s’affaiblir et s’effacer.

Pauvres femmes! Une fois de plus elles avaient été odieusement flouées
par un de ces gredins d’hommes!

Et le beau et captivant «docteur noir» ne s’en était pas tenu là.
Non content d’avoir fécondé les illustres flancs de la reine des
bréhaignes, de l’avoir gratifiée d’un petit moricaud ou d’une
sémillante petite boule de neige, il avait, le monstre! dépouillé
par avance ce futur héritier de la succession maternelle; il
avait,—en quittant la France pour regagner l’Amérique, l’ingrat et le
scélérat!—allégé l’infortunée Guillemine de toutes ses valeurs, de
tous ses diamants et bijoux. Rafle complète!

       *       *       *       *       *

Jeanne de Sambligny se trouvait au nombre des «Infécondes» si
traîtreusement appelées à savourer bientôt les suprêmes joies de la
maternité. Elle s’en serait bien passée: il ne lui manquait plus que
cela!

Congédiée par son mari, au sortir de chez Mme de Saint-Géran, elle
avait obtenu de lui un sursis pour mettre ses nippes en ordre et
prendre toutes ses dispositions de départ.

Elle était décidée à continuer ce qu’elle avait, pour son malheur! si
tardivement commencé, à demander, malgré la dureté des temps et la
pingrerie des hommes, son gagne-pain à la galanterie. Et puis son mari
lui ferait bien une pension alimentaire; il lui devait bien cela! Au
besoin, elle saurait l’y contraindre. Il redoutait les procès, avait
les esclandres et le tapage en horreur.

«C’est par là que je te tiens! Attends un peu, mon bonhomme!»

Elle s’appliquerait d’ailleurs à sauvegarder soigneusement les
apparences: officiellement ce serait à l’art qu’elle aurait recours,
dans des leçons de piano quelle chercherait ses moyens d’existence.

Et voilà qu’au moment d’exécuter ce projet, en dépit du charcutage
qu’elle croyait effectué et de l’immunité promise et garantie, elle
sentait un petit être s’agiter en elle.

Un immense désespoir la saisit. Ah! cette inexorable malédiction, cet
abominable châtiment de la maternité, qui pèse sur toutes les filles
d’Ève!

Elle ne voyait que deux partis à prendre, deux solutions, entre
lesquelles son esprit flottait et oscillait sans pouvoir se fixer.

Le suicide d’abord: en finir, comme avait fait sa sœur Corentine, après
avoir été dévalisée par le juif Sakaël;—en finir avec cette existence,
qui, au lieu de fêtes, de luxe, de richesses, de tout ce quelle en
attendait, ne lui avait apporté que déceptions, tristesses, misères et
dégoûts. Comme il serait bon de quitter tout cela et d’aller dormir
l’éternel sommeil! Il n’y a que ceux-là d’heureux qui reposent sans
menace de réveil.

Ou bien essayer de l’avortement? Mais à qui s’adresser, chez quelle
sage-femme ou quel médicastre aller frapper? Elle sonda le terrain
autour d’elle, questionna insidieusement une des «Infécondes» avec qui
elle était en relation.

«Ce n’est pas cette industrie-là qui manque, lui certifia cette amie,
et, à défaut de ce misérable Gernandez ... Vous savez ce qu’il a eu
l’aplomb de répondre, avant de se sauver comme un voleur qu’il est, à
Mme Korabieff ... Vous vous souvenez? cette grande Russe, intime de Mme
de Chastaing?

—Je la connais.

—Elle était allée le consulter, ou plutôt lui reprocher l’inefficacité
de ... de son traitement, espérant qu’il pourrait remédier ...

—Elle est donc enceinte?

—Il paraît. Et ce joli monsieur, qui avait déjà combiné son
coup et résolu sa fuite, lui a répondu qu’il l’avait fort bien
opérée:—«Comment osez-vous en douter, madame!»—mais que l’opération
ne pouvait être efficace qu’à une condition.

—Laquelle donc?

—A la condition de «ne pas voir d’hommes». C’est ce qu’il m’a dit en
propres termes à moi-même ...

—Comment! Vous aussi?

—Non ... Je veux dire ... Je craignais! Une simple peur! Un retard ...
Oui, il m’a riposté pareillement, et de quel ton dégagé et narquois:
«Mais il ne fallait pas voir d’hommes, madame! Il ne fallait pas voir
d’hommes! C’est le plus sûr moyen ...»

—Le misérable! Il se raille de nous par-dessus le marché!

—Alors vous?...

—Non, c’est comme vous ... Un retard ... une simple crainte, mais qui
s’est vite dissipée.

—Ah! tant mieux!

—Cependant si ... si ces craintes revenaient, par hasard? demanda
Jeanne. Vous avez quelqu’un?...

—Quelqu’un?

—Oui, pour faire passer ...

—Ah! très bien! Mais oui, j’ai quelqu’un, plusieurs quelqu’un! Je vous
indiquerai très volontiers ... Nous irons ensemble, si vous voulez?

—De grand cœur!»

Jeanne de Sambligny n’eut pas le loisir de mener à bonne fin cet
auguste projet. Soit que les incertitudes, les transes et tourments
qu’elle éprouvait, la terrible crise qu’elle traversait, eût altéré sa
santé, soit qu’elle se fût livrée à de soudaines et excédantes marches,
à des fatigues de toutes sortes, et eût commencé à exercer sur elle
certaines manœuvres abortives, elle tomba malade, en proie à une fièvre
intense. Une fausse couche survint brusquement peu de jours après, puis
une péritonite se déclara.

«Je te le disais bien, ma pauvre chatte, murmura un soir en aparté
Armand de Sambligny devant le lit de sa femme, je te le disais bien que
ce n’était pas du tout la même chose, qu’il n’y avait entre nous aucune
espèce d’égalité ni de comparaison ... Tu meurs d’être allée faire
l’amour je ne sais où, tandis que moi ... Tu vois? Je ne m’en porte pas
plus mal.»

Ainsi, il n’eut pas la peine de mettre sa menace à exécution et
d’envoyer promener sa femme: il se trouva débarrassé d’elle un beau
soir, et put, sinon s’écrier à voix retentissante et joyeuse, du moins
soupirer discrètement:

«Enfin, veuf!»



XII


Toute une partie de la rue Vaneau, la partie voisine de la rue de
Sèvres, était en émoi. Une foule considérable, les yeux en l’air,
braqués sur le sommet de la maison où demeuraient Katia Mordasz,
l’horloger Jean Louis, Mmes Birot et Margotin, avait envahi le trottoir
opposé à cette maison, remplissait même la moitié de la chaussée, et
s’étendait jusqu’à la rue de Sèvres.

Des cris d’effroi ou d’impérieux avertissements, mêlés à des éclats de
rire, à des appels goguenards et de brusques sifflements, jaillissaient
à tout instant de cette multitude et à travers ce brouhaha.

«Ah! la malheureuse!

—Elle va glisser!

—Eh! la Birotte!

—Mais non, elle ne tombera pas, elle y est habituée! N’ayez donc pas
peur!

—Elle me fait mal!

—Moi aussi!

—Ah! ma chère! J’en ai les sangs tournés!

—Ne regardons plus!

—Je ne peux pas voir ces choses-là!

—Alors, qué qu’vous fichez ici? On ne vous y retient pas!

—Ohé! Ohé! La Birotte!

—Psst! Psst! Ne te sauve pas si loin!

—Descendra!

—Descendra pas!

—Des-cen-dra! Des-cen-dra! Des-cen-dra!»

C’était Mme Birot, la mère d’Octavie, qui, plus ivre que jamais,
s’était avisée de grimper sur le toit de sa mansarde, soi-disant pour y
étendre du linge, et n’en voulait plus déguerpir.

On était allé chercher d’abord les agents de police, puis une escouade
de pompiers, afin de lui donner la chasse; mais elle avait fait la
nique et toutes sortes de singeries à ces braves gens, et n’avait pas
manqué surtout de leur trousser ses jupes et montrer ce qu’il y avait
dessous.

«La pièce curieuse! On ne paye rien pour la voir! Entrée libre! avait
d’en bas glapi un loustic. Ah! la sacrée Birotte!»

Et elle avait gagné un pignon, dont on ne pouvait la déloger sans péril
pour elle et ses poursuivants, et continuait de là ses gestes, grimaces
et invectives, ses outrages de toutes sortes à la pudeur, aussi bien
qu’aux représentants de la loi et de la force publique.

«Venez-y donc! clamait-elle. Bin comment, vous renâclez? Vous m’
lâchez? O les coïons, qui s’ laissent faire le poil par une femme?
Je m’ fous de vous, vous savez, tas d’ mufles! Je m’en fous et m’en
contrefous!»

Le commissaire de police ne décolérait pas.

«Il faut en finir, nom d’un chien! C’est stupide! Cette mâtine-là!
Ameuter ainsi tout un quartier! Nous ne pouvons pas rester là jusqu’à
demain!

—Quoi? Qué qu’ tu jaspines, toi? Qué qui te demande quéque chose?
répliqua l’ivrognesse. Tu n’as qu’à t’en aller, si t’es pas bien. Pas
moi qui t’ai prié d’ venir!»

En ce moment, comme le commissaire était perché au sommet d’une échelle
engagée dans l’ouverture d’un vasistas donnant accès sur le toit, il se
sentit tirer par les pans de sa redingote.

Un homme à cheveux roux, l’air guilleret et bon enfant, vêtu d’un
veston élimé et taché, se tenait au pied de l’échelle.

«M’sieu ... m’sieu l’ commissaire!... C’est moi l’ concierge ... V’là
que j’ rentre de l’atelier ... J’ suis dans la reliure ... Ma femme
vient de m’ conter c’ qui s’ passe ...

—Eh bien?

—Voulez-vous que j’essaye de la faire descendre, c’te sorcière-là?
Elle me connaît ...

—Ah! je ne demande pas mieux! Et si vous réussissez, saperlipopette!
je vous voterai des remerciements! Voilà deux heures que ça dure, cette
comédie!

—Faudrait qu’il n’y eût que moi avec elle, pour ne pas lui fourrer l’
trac, qu’elle ne s’ méfie de rien, reprit le concierge. Si vous disiez
à vos agents et aux pompiers de la laisser?

—Ah! pour ce qu’ils font là-haut!» soupira le commissaire en haussant
les épaules.

Dès qu’il n’y eut plus personne sur le toit que la mère Birotte,
toujours juchée à califourchon sur son pignon, le concierge grimpa à
l’échelle, et, passant la tête par le vasistas, interpella allègrement
sa locataire.

«Bin, m’ame Birotte, qué qu’ nous faisons donc là? C’est donc qu’ nous
avons envie d’attraper c’te nuit des rhumatismes?

—Ta gueule, fourneau!

—O m’ame Birotte! Moi qui suis poli avec vous!

—A l’ours! A Chaillot, sale pipelet!

—Voyons, m’ame Birotte! Voyons!... Vous n’êtes vraiment pas aimable!
Et dire que je vous cherche depuis trois quarts d’heure pour vous faire
goûter du nanan! Vous savez bin, ce vieux marc de Bourgogne que vous
trouvez si bon? J’en ai reçu un petit baril ...

—Ah! ce cher père Ricouard! Ah! c’est pour ça!... Que n’ parlais-tu
plus tôt! T’ n’avais qu’à causer, portier d’ mon cœur!

—Fallait m’en laisser le temps!

—Alors comme ça tu payes un verre?

—Deux, si ça vous convient, m’ame Birotte.

—J’ crois bin, qu’ ça me ... Je n’ me fais jamais prier, quand il
s’agit ... s’agit d’ licher! Attends ... me v’là! v’là que j’ m’amène
... Il arrive! Il arrive!»

Tout en piaillant de la sorte, la soûlarde avait quitté son perchoir et
s’avançait en titubant sur la pente du toit.

«Donnez-moi la main! Vous allez glisser! dit le concierge.

—Pas d’ danger! Pour que j’ glisse, faudrait du verglas, et c’est pas
à c’te saison ... Qué chaleur! Ouf! Oh là là! Ça fait soif, hein donc,
mon vieux pipelet?

—Oui ... Dépêchez-vous!

—Tu m’ croyais p’t-êt’ popoche, toi aussi? Eh bien, non, là! Je n’
suis pas, pas du tout ...

—Dépêchons-nous donc, m’ame Birotte! Si vous n’avez pas soif, c’est
moi qui ...

—Ah! c’est toi! c’est toi, ma vieille branche!...»

Le pied lui manqua, et elle allait rouler jusqu’au chéneau, et de là
rebondir dans la rue, lorsque le sieur Ricouard la saisit par ses jupes
et l’attira vivement à lui.

En un tour de main, elle se trouva au bas de l’échelle.

La «comédie», qui agaçait et enrageait depuis deux heures M. le
commissaire, était terminée.

Pendant ce temps, le petit horloger du rez-de-chaussée, le père
Jean-Louis, discourait avec la fruitière d’en face, et ne tarissait pas
d’indignation.

«Tous les jours des scandales comme ça, madame Paquin! Voyez, voyez
tout ce monde, tous ces badauds! Et si elle allait leur tomber sur la
tête! Ah misère! Autrefois, dans mon jeune temps, les femmes soûles,
on ne connaissait pas ça!

—C’est vrai, interrompit Mme Paquin. De mon temps non plus on n’en
voyait pas.

—A présent ça foisonne! Dans tous les quartiers populaires, à Grenelle
comme à Belleville, à La Villette, à Saint-Ouen, on ne rencontre que
cela: des femmes chez les mastroquets, des femmes attablées ou debout
devant le zinc, avec leurs gosses. C’est le progrès, l’Émancipation!
Ces dames veulent faire comme les hommes!

—Plutôt que d’empêcher les hommes ...

—Eh oui! C’est cela qu’il aurait fallu! Au lieu de donner ou laisser
prendre aux femmes les vices que nous avons, il aurait mieux valu
travailler à nous guérir ...

—Paraît que c’est comme à Londres, où il y a encore plus d’ivrognesses
que d’ivrognes.

—C’est ce qu’on raconte, en effet, madame Paquin. Je n’y suis pas allé
voir ...

—Moi non plus.

— ... mais je doute qu’il y en ait là-bas plus qu’ici, des
ivrognesses, par la bonne raison que ça augmente tous les jours chez
nous, cette plaie-là! Les femmes d’aujourd’hui, les ouvrières et femmes
du peuple, sans compter les autres, vous sirotent l’absinthe et le
vermouth, l’eau-de-vie et le tord-boyaux, le schnick et le schnaps,
comme celles d’autrefois vous auraient lampé de la fleur d’oranger.
C’est tantôt avec leurs maris ... ou leurs _hommes_ qu’elles se piquent
le nez, tantôt avec leur progéniture. J’en voyais une, l’autre jour,
la grosse blanchisseuse de la rue Oudinot ...

—Mme Bourdillon, celle qui a mis le feu à son lit, après l’avoir
arrosé de pétrole, et qui s’écriait si drôlement: «Je veux mourir comme
Jeanne d’Arc! mourir sur mon bûcher!»

—C’est ça même! Pauvre Jeanne d’Arc! Oui, c’est la femme Bourdillon.
Elle buvait un verre de rhum chez le charbonnier, un grand verre, dans
lequel elle faisait tremper une croûte de pain pour son moutard, un
môme de trois ans, et elle lui donnait cette croûte à manger, comme
elle eût fait d’une mouillette sortant d’un œuf à la coque.

—Pas étonnant que sa petite fille ait des attaques d’épilepsie, si
elle a suivi le même régime! On a dû la conduire à l’hospice ...

—Et qui paye tous ces frais de maladie, qui soigne et entretient
cette multitude d’alcooliques qui encombrent nos hôpitaux? C’est nous,
madame Paquin, c’est nous qui casquons, c’est notre argent qui valse.
Voilà ce qu’on oublie. Mais il ne faut pas gêner le commerce de MM. les
marchands de vin, ah mais non! Il n’y en a pas encore assez; il faut
les encourager, les stimuler ... D’abord ça rapporte gros au Trésor,
puis ce sont eux qui soutiennent nos hommes d’État; c’est chez eux que
se font nos députés, nos conseillers municipaux et généraux, tout le
tremblement! Alors, vous comprenez bien, on leur doit des égards en
échange. Tout ce monde-là se donne la main, s’entend comme larrons en
foire. Aide-moi, je t’aiderai!

—Il y en a cependant à chaque porte, de ces empoisonneurs, et plutôt
deux qu’un.

—Et vous en voyez tous les jours surgir de nouveaux. C’est comme
une marée qui monte ... Ça va de pair avec nos députés, tenez! Avoir
600 députés! Avec les sénateurs, ça fait 900 représentants! 900!...
Comment voulez-vous que ces gens-là se mettent d’accord? Et à quoi cela
sert-il, bon Dieu, qu’ils soient si nombreux? A quoi?... Ah! voilà
le malheur, madame Paquin; tout le monde aujourd’hui veut gouverner
la France! Rien que des politiciens et des marchands de vin! Tout le
monde,—et surtout les moins préparés, les plus inexpérimentés, les
plus incompétents, les plus ignares,—tout le monde a son plan de
gouvernement, tout le monde aspire à tenir la queue de la poêle! Ah là
là, mon Dieu! Ça me rappelle le siège, tenez, madame Paquin, l’hiver
de 70. Je revois encore un malheureux petit bossu, tailleur d’habits,
convaincu mordicus que lui seul pouvait sauver le pays, clabaudant sans
cesse que tous nos ministres et gouvernants, à commencer par Gambetta,
et tous nos généraux, y compris Faidherbe et Chanzy, n’étaient que
des moules, des moules, pas autre chose! «Ah! si c’était moi! Ah! nom
d’un chien! Nous aurions déjà fait la trouée, opéré notre jonction
avec l’armée de la Loire! Ah oui! Et que ça ne traînerait pas,
tonnerre de Brest!—Mais comment? comment? lui demandait-on.—J’ai
mon plan, et qui vaut mieux que celui de Trochu, allez!» On finit par
le conduire à la place et l’interroger. Son plan, savez-vous en quoi
il consistait, madame Paquin? A supprimer les fusils et les remplacer
par des arbalètes! «Avec une bonne compagnie d’arbalétriers, je me
charge de traverser les lignes allemandes! Je garantis de faire la
trouée!» s’écriait-il. Eh bien, voilà! Nous avons une foultitude de
tailleurs comme ça, et de cordonniers, de chapeliers, de serruriers, de
menuisiers, d’épiciers, de charcutiers, de pharmaciens, de vétérinaires
... et d’horlogers aussi! Car qu’est-ce que je fais en ce moment même?
ajouta en riant le petit père Jean-Louis. Vous voyez comme cette
maladie est contagieuse, madame Paquin? Voilà que je me mêle aussi de
discuter et de critiquer, de prôner mon ours ... Comme s’il n’y en
avait pas assez d’autres, pas assez sans moi! Mais c’est qu’on ne peut
pas se retenir, quand on voit ce que l’on voit!

—Ah oui, m’sieu Jean-Louis, quand on voit ... Ah Seigneur! Ainsi la
petite Birotte, Tavie Birotte? N’est-ce pas dégoûtant, plus ignoble
encore que la mère?

—J’y pensais. Quelle famille!

—Oui, quelle famille!

—Si encore ce n’étaient là que des exceptions, des faits ne se
produisant que très rarement, par accident, on comprendrait! Mais
pas du tout! C’est tous les jours et par centaines que de pareilles
ignominies se commettent. Il suffit d’ouvrir un journal ...

—Sans compter ce que les journaux ignorent ou ne peuvent pas dire,
observa judicieusement la fruitière. On se plaint souvent qu’il n’y a
plus d’enfants, m’sieu Jean-Louis; eh bien, je crois de plus en plus
que c’est la pure vérité.

—Plus de famille surtout, madame Paquin: voilà ce qu’il y a de pis. On
a touché à cette base de la société, en élevant les jeunes filles pour
en faire autre chose que des ménagères, des épouses et des mères; si
bien qu’on se marie de moins en moins en France, qu’on y fait de moins
en moins d’enfants. Ajoutez à cela les insanités du suffrage universel
et la liberté illimitée de la presse,—le droit de traiter tous les
jours publiquement, surtout devant le public le moins préparé, le plus
naïf, le plus gobeur et le plus exalté, le chef de l’État de vieille
canaille:—«Le sinistre gredin qui préside aux destinées de la France»,
comme ne manque jamais de l’écrire ce journal, tenez!

—C’est cela qui honore et relève un pays!

— ... De qualifier tous nos généraux, à tour de rôle, de ramollots
ou de traîtres, afin sans doute de donner du courage à nos soldats;
de déclarer et certifier que tous nos ministres et tous nos hommes
en place, sans exception aucune, ne sont qu’un ramas de filous, de
fripouilles ...

—Ou encore d’aller annoncer que la peste vient d’éclater dans Paris et
que les boulevards sont jonchés de cadavres!

—Ah oui! C’est une gazette de dames qui s’est amusée à lancer ce
canard ...

—Drôle d’amusement!

—Au lieu de soigner ses menus, de publier de bonnes recettes
de cuisine ... Ah! vous pouvez conclure, madame Paquin, que nous
sommes couchés dans de jolis draps, que nous sommes ce qu’on appelle
«complets», ma pauvre madame Paquin!»

L’allusion que nos deux interlocuteurs venaient de faire à Octavie
Birot, peu chaste fille d’une mère sans pudeur et toujours démesurément
altérée, avait trait à une récente escapade de la chère enfant. Et
quelle escapade!

Tavie s’étant aperçue un matin qu’elle ne jouissait pas chez elle
d’assez d’indépendance, et que sa maman biberonne se permettait trop
fréquemment de la contrôler et de la sermonner, de la quereller et de
la talocher, résolut de brûler la politesse à «cette vieille tourte»:
c’était le respectueux petit nom qu’elle se plaisait à décerner à son
auguste mère. Mais Tavie n’entendait pas partir seule, et elle persuada
sans trop de difficulté à son petit ami Zuzules, Jules Margotin, qu’il
était de son devoir de la suivre.

«Mais où irons-nous? lui objecta le gamin, qui, comme elle, n’avait pas
plus de treize ans et demi.

—T’inquiète pas!

—Et pour boulotter?

—T’inquiète pas, que j’ te dis!»

Avant de déguerpir, on eut soin, des deux côtés, bien entendu, de faire
main basse sur les quelques sous qu’on put trouver à la maison et les
quelques nippes ou objets ayant un semblant de valeur. Ainsi lestés,
nos tourtereaux s’enfuirent à tire-d’aile au fond de Vaugirard, et
se nichèrent dans une misérable cahute, jouxte un terrain vague. On
demeurait là toute la journée à roucouler, paresser, godailler et
ripailler; puis, le soir venu, Tavie s’en allait rôder du côté de la
gare Saint-Lazare.

Mme Birot ne s’inquiéta pas plus du départ de sa fille que si celle-ci
n’eût jamais existé; elle ne prit même pas ce prétexte à consolation
pour doubler ses rations d’absinthe ou ses doses de _mêlé-cass_.

Quant à Mme Margotin, qui cultivait aussi et avec zèle tous les
composés ordinaires de l’alcool, elle s’avisa, une après-midi, à
la suite d’une surabondante absorption de petites gouttes, d’aller
troubler le ménage de son fils, et tenter de faire réintégrer à M.
Zuzules le domicile familial. Elle se disait que ce précieux fils
allait atteindre l’âge où il pourrait rapporter un peu d’argent au
logis, et que c’était véritablement désastreux de penser qu’elle n’en
profiterait pas, que ce serait ce petit souillon de Tavie ...

«La gueuse! Ah! si j’te tenais!»

La veille même, l’indiscrétion d’une voisine lui avait révélé le gîte
des amoureux.

«J’ m’en vais aller t’les secouer, attends un peu! J’ m’en vais t’la
moucher, c’te morveuse!»

Et la voilà qui s’achemine vers l’orde bicoque où se terraient ces deux
chérubins,—Paul et Virginie nouveau modèle. Mal lui en prit.

Aux premiers mots, dès qu’elle fit mine de porter la main sur ladite
morveuse, Zuzules, le brave gosselin, qui n’entendait pas qu’on touchât
à sa femme, assena sur la tête de sa mère un coup terrible, lui brisa
sur le chignon une bouteille pleine.

Tavie, pour ne pas demeurer en reste avec son homme, s’arma d’un
couteau et menaça «c’t’ espèce de poivrotte» de lui faire son affaire.

«Tu veux donc que j’ te crève! criait-elle. Fous-la par terre, Jules!
Tire-la par les arpions! C’te saleté-là! Si, chaque fois qu’elle est
mûre, faut qu’elle vienne nous enquiquiner! Ah bin non, alors! Est-ce
que j’ vais voir avec qui tu couches, moi?»

A demi assommée, inondée de sang, la poivrotte s’affala de tout son
long dans un coin de cette tanière, tandis que Paul et Virginie
gagnaient le large et s’en allaient abriter leurs tendresses du côté de
Charonne.

«T’inquiète pas, Zuzules! J’ trouverai toujours à turbiner!»

Chers anges! Blancs agneaux du bon Dieu!

«Ce qu’il y a de terrible, voyez-vous, madame Paquin, disait à la
fruitière l’horloger Jean-Louis, lorsque Mme Margotin, de retour chez
elle, se mit à raconter à son entourage l’enthousiaste accueil qu’elle
avait reçu de son fils et de sa pseudo-bru et à déblatérer partout
contre eux,—ce qu’il y a de terrible, c’est que ce sont toujours les
pauvres gosses qui pâtissent de l’inconduite des parents, eux qui
paient les pots cassés et les frais de la fête. Il est certain que si
la mère Birotte ne se piquait pas le nez et avait pu rester en ménage
avec quelqu’un ... Elle ne sait même pas exactement quel est le père de
son gamin, son dernier! Non, ma foi, elle nous l’a déclaré elle-même!

—Elle était encore soûle comme une tique quand elle l’a fait!

—Elle était dans son état habituel, repartit l’horloger. Naturellement
ce gamin reçoit plus de torgnoles que de caresses, absolument comme sa
sœur Tavie: aussi fera-t-il comme elle. Le jour où il se sentira assez
fort pour riposter, il ripostera, allez donc! et lorsqu’il trouvera
l’occasion de décamper, il s’empressera d’en profiter,—toujours comme
cette diablesse de Tavie.

—Qui n’aurait peut-être pas été plus mauvaise qu’une autre, si elle
avait eu une vraie mère.

—Malheureusement!... Et remarquez, poursuivit M. Jean-Louis,
remarquez, madame Paquin, combien les mauvaises mères deviennent de
plus en plus nombreuses, combien les «enfants martyrs» augmentent! On
ne voit pour ainsi dire que cela dans les journaux!

—C’est vrai, à tout moment ... On croirait que les femmes d’à présent
ne savent plus ce que c’est que d’être mères, qu’elles ne sont plus
faites pour cela.

—Eh! eh! madame Paquin, ce que vous énoncez là est peut-être plus vrai
que vous ne le supposez! Le ménage, la famille, la maternité, tout cela
se tient. On ne veut plus de ménagères, et l’on n’a plus de mères, ou
l’on a de mauvaises mères, trop de mauvaises mères!

—Des «enfants martyrs», en effet, comme vous dites, on ne voit que ça!
Il ne se passe pas de jour ... On en arrivera à être obligé de faire
élever ces pauvres gosses par l’État.

—Ils n’en seraient très souvent que mieux élevés.

—Et sûrement que moins maltraités, moins brutalisés. Et puis ils
n’auraient point constamment sous les yeux tant de vilains exemples.

—C’est ce que dit Mlle Mordasz. Il paraît que dans ce qu’on appelle
l’antiquité, chez les Spartiates, on élevait les enfants de cette
façon, et qu’on s’en trouvait très bien. Moi, je ne suis pas savant
comme Mlle Mordasz, mais cette idée-là me chiffonne.

—Moi aussi, m’sieu Jean-Louis. Et si jadis on avait voulu me prendre
mes deux garçons ... Ah! mais non! Ah mais non!

—Oh! vous, madame Paquin, vous êtes une femme de l’ancien temps!
Aujourd’hui, les enfants, ça gêne: moins on en a, mieux ça vaut; et
quand on n’en a pas du tout, c’est l’idéal, le paradis! Voyez ces dames
qui demeurent au fond de la cour, ces employées ...

—Les deux bicyclistes?

—Oui, et puis l’autre, la grande maigre nouvellement emménagée ...
Elles ont beau accoucher, vous ne leur voyez jamais de bébés!

—Et celles de l’entre-sol, repartit Mme Paquin, les deux petites
brunes, des bicyclistes enragées aussi, celles-là; et la grosse
blonde du troisième; et les couturières d’en face, les dames Drion et
Laurency, et tant et tant d’autres autour de nous ... pas d’enfants!
jamais de grossesses!

—Si, par hasard, le fait se produit, comme c’est le cas de ces dames
du fond de la cour, on expédie le moutard en province, en Bretagne, en
Bourgogne ou en Picardie, n’importe où; et, pourvu que ça crève là-bas
...

—Hélas!

—Que voulez-vous qu’elles en fassent, de leurs bébés? Elles ne peuvent
pas les emmener avec elles à leur bureau ou à leur magasin, n’est-ce
pas? Alors, il faut bien s’en débarrasser ... n’y a pas à tortiller,
ni faire la bouche en cœur! Voyez-vous, madame Paquin, le mieux qui
puisse leur advenir, à ces pauvres poupons,—après avoir eu la bonne
idée de ne pas naître, c’est d’avoir celle de trousser leurs quilles et
décamper le plus promptement possible. Avez-vous remarqué que l’Église,
au lieu de se désoler de la mort des enfants et de chanter sur eux
le _De Profundis_, s’en réjouit, au contraire, et entonne à leur
sujet un hymne de louange au Seigneur,—_Laudate, pueri, Dominum_? On
m’expliquait cela dernièrement.

—C’est parce qu’ils vont au ciel tout droit, et prennent place parmi
les anges.

—Il leur suffit de quitter la terre ... Croyez-vous, par exemple, que
la petite Benneckert n’est pas plus heureuse?

—La pauvre chérie! Se tuer, à dix ans!

—A dix ans! Convenez, madame Paquin, que ce n’est pas à cet âge-là
qu’on recourait jadis au suicide! Maintenant, avec de tels parents,
on comprend qu’il n’y ait plus d’enfants, comme vous le disiez tout
à l’heure, on comprend cela. Et, pour la vie qui l’attendait, cette
petite ...

—Ah ma foi!»

C’était de la «Petite Sans Cœur» qu’il s’agissait, de cette malheureuse
fillette, dont la mère, pianiste éminente, mais professeur sans élève,
s’était mise, dès le lendemain de son veuvage, à trafiquer de ses
charmes. Car, ainsi qu’elle l’avait un jour fort pertinemment expliqué
au commissaire de police du quartier:

«Que voulez-vous que fasse une femme seule, sans fortune, accoutumée à
avoir sa domestique?

—Oh! je ne veux rien! avait aussitôt modestement protesté le
magistrat. Je constate seulement de plus en plus que toutes les femmes
de votre condition, si dénuées de fortune qu’elles soient, ne peuvent
se passer de domestique: à toutes, il leur faut leur bonne!

—Mais, monsieur, je n’ai pas été élevée à récurer la vaisselle ni à me
gâter les mains dans toutes ces basses besognes.

—Je sais: vous suiviez, m’avez-vous dit naguère, les cours du
Conservatoire, et vous vous destiniez au grand art. Veuve après
quelques années de mariage, vous vous êtes lancée dans la galanterie,
ce qui est une besogne bien plus relevée ...

—Mais, monsieur, encore une fois, que vouliez-vous?...

—Ce n’est pas un reproche, madame: vous-même l’avez déclaré, et je me
borne à répéter vos paroles.

—Que pouvais-je faire? Si j’avais trouvé des leçons, ou bien si
j’avais pu entrer dans un bureau, une administration! Mais les hommes
ont envahi toutes les carrières; on se plaint partout qu’il y a trop de
candidats,—à plus forte raison de candidates! Les places qu’on veut
bien nous concéder, ce sont des places infimes, dérisoires, des places
de sept ou huit cents francs par an,—et pas les ressources que possède
une servante, pas de sou du franc, pas d’anse de panier à faire sauter.
Alors? Il me répugne de me laisser exploiter, je ne vous le cache pas;
je ne trouve rien de plus ridicule et de plus stupide: j’aime mieux ...

—Exploiter moi-même?

—Exploiter les hommes, tirer d’eux tout ce que je peux, oui, monsieur!

—Vous ne me semblez pas pouvoir beaucoup, permettez-moi de vous le
dire. Ce commerce-là, comme bien d’autres, va mal; il y a encombrement,
il y a pléthore.

—Enfin je n’avais pas à choisir!

—Et vous gardez toujours votre fille avec vous?

—Si je pouvais la placer quelque part ...

—Ce serait préférable pour vous, et préférable pour elle surtout,
ainsi que nous l’avons déjà remarqué lors de la première plainte que
j’ai reçue à votre sujet. Vous avez eu beau déménager: les mêmes
accusations se reproduisent.

—C’est mon ancienne concierge, monsieur le commissaire, la concierge
de la rue Vaneau, qui est venue trouver celle de la maison que j’habite
actuellement ...

—Rue de Sèvres?

—Oui, monsieur ... et lui a débité sur mon compte un tas d’histoires!

—Non, permettez! C’est toujours la même, d’histoire, toujours les
brutalités que vous exercez sur votre fille, et toujours vos excès de
boisson: nous ne sortons pas de là.

—Mes excès!

—Vos excès, oui. Trop de verres d’absinthe ...

—Oh!

—Et trop de dureté et de violences à l’égard de votre enfant.

—S’il est permis! Y a-t-il au monde un outrage plus sanglant pour une
mère?...

—Je ne le pense pas.

—L’amour maternel n’est-il pas inné dans le cœur de la femme?

—Heu! heu!

—Comment, vous niez? Mais, monsieur, le cœur d’une mère est le
chef-d’œuvre de la nature!

—Dans les livres, c’est possible, madame; mais la réalité comporte
malheureusement tant et tant d’exceptions! Il ne se passe pas de jour,
vous le savez vous-même et ne pouvez le contester, que des quantités
de nouveau-nés ne soient étouffés et dépecés par leurs tendres
petites mamans, jetés dans les latrines, enterrés sous du fumier,
ou généreusement distribués aux pourceaux. Suppressions ou abandons
d’enfants, tortures et assassinats d’enfants,—assassinats souvent par
voies détournées et à petit feu, nous ne voyons que cela de plus en
plus! Vous, madame, on vous reproche de ne pas donner à manger à votre
fille: c’est par inanition que vous voudriez ...

—C’est abominable ce que vous dites là!

—Ce qui est bien plus abominable, c’est de le faire. Tandis que vous
n’avez jamais une caresse pour votre fille, vous êtes, paraît-il, aux
petits soins pour votre chien ...

—Peut-on entendre pareilles infamies!

— ... Un petit chien que vous avez depuis peu de temps. Lorsque vous
décampez de chez vous et restez des jours et des nuits sans rentrer,
vous prenez la précaution d’emmener votre chien ...

—Pour qu’il n’aboie pas: ses cris gênent les voisins.

—Mais votre enfant, vous la laissez, vous ne vous en souciez point.
Elle ne crie pas, elle ne gêne pas, elle! On l’a vue manger dans
l’écuelle du chien, dévorer la pâtée du chien ...

—Comment, monsieur le commissaire, comment pouvez-vous admettre de
telles bourdes?

—J’en admets et j’en constate bien d’autres tous les jours. Je
voudrais vous débarrasser de votre fille, car elle vous embarrasse,
voilà la vérité.

—Je ne vous dissimule pas que c’est un lourd fardeau pour moi, et que
si vous réussissiez ...

—Quelle joie, hein? Comme votre cœur de mère, chef-d’œuvre de la
nature, au lieu de se briser de douleur à cette séparation, bondirait
d’allégresse! Ce n’est cependant pas pour vous, c’est uniquement pour
cette malheureuse fillette que j’ai fait des démarches. Patientez donc
un peu: vous boirez après!

—Mais, monsieur ...

—Et ne la maltraitez pas,—même pour la corriger de ses mauvaises
habitudes: car elle en a toujours, de mauvaises habitudes, cette chère
petite, c’est immanquable!

Vous vous moquez, monsieur; vous ne croyez pas dire si vrai, et
cependant! Je ne sais où cette gamine est allée chercher ses vices ...

—Peut-être pas bien loin, murmura le commissaire.

—Elle est corrompue jusqu’aux moelles!

—Naturellement! Tout naturellement! Enfin, madame, je vous y exhorte
encore, faites attention! Un peu de patience!»

Hélas! Il faut croire que la patience, pas plus que la douceur et la
sobriété, n’était la vertu dominante de Mme Benneckert, car huit jours
après, pas plus tard, on ramassait le cadavre de la Petite Sans Cœur
dans la cour de la rue de Sèvres, où la mère et la fille étaient venues
s’installer à un quatrième étage, en quittant la rue Vaneau.

Une nuit, lasse de se morfondre dans son glacial abandon, lasse d’avoir
faim, faim de pain, de soleil et de tendresse, lasse de souffrir, de
s’étioler, de mourir de mort lente, et ayant déjà sans doute, à dix
ans, l’exacte perception de l’avenir qui la guettait et auquel elle
n’échapperait point, la pauvre fillette ouvrit la fenêtre et s’élança.

Les voisins ne manquèrent pas d’accuser la mère d’avoir, par ses
violences et sévices, provoqué ce désespoir et indirectement causé
cette mort. Mais l’expertise médicale réduisit à néant ces accusations.
Le corps de l’enfant portait bien des traces de coups: n’avait-il pas
fallu essayer de combattre ses instincts pervers, de la corriger de
ses «mauvaises habitudes»? Ces coups néanmoins avaient été insuffisants
pour altérer sa santé; les marques laissées par eux étaient peu
apparentes et ne pouvaient motiver la mise en arrestation de la mère.
Ce qui n’empêchait pas que la pauvre petite, avant de se briser le
crâne sur le pavé de la cour, était déjà aux trois quarts morte, morte
de privations et de consomption, morte de faim. Sa mère ne l’avait
pas tuée, oh non, certes! elle l’avait simplement empêchée de vivre.
Et la petite martyre avait décidé d’abréger son supplice, de s’enfuir
de cette terre maudite: elle s’en était allée, selon la remarque du
chroniqueur Jean de Nivelle, «parce qu’elle ne pouvait plus y tenir, ne
pouvait plus rester».

Seul, le petit chien dont elle dérobait la pâtée et léchait et
nettoyait l’écuelle, loin de lui garder rancune de ces trop fréquents
larcins, s’attrista de ne plus retrouver, à son retour, cette aimante
et caressante compagne de jeu, et il la réclama, la chercha de droite
et de gauche, sous tous les meubles, en geignant et glapissant.

Heureuse Petite Sans Cœur!



XIII


Une vieille légende raconte que deux époux appartenant à une des
paroisses du diocèse de Poitiers, entreprirent de se rendre en
pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, mais qu’arrivés à Limoges,
la femme tomba malade et mourut. Seul pour achever la route, le cœur
brisé, l’époux n’en accomplit pas moins son vœu; puis il revint sur
ses pas et alla expirer de douleur au lieu même où il avait perdu sa
compagne. Lorsqu’on voulut l’inhumer auprès de celle qui lui avait été
si tendrement unie, on la vit se retourner dans sa tombe, comme pour
lui faire place,

  Et apprendre aux conjoints à s’entr’aimer toujours,
  Afin qu’ayant vescu en la divine grâce,
  Ils puissent voir le ciel à la fin de leurs jours.

Telle aussi fut la mort de ce bon vieux et de cette aimable vieille,
voisins de Katia Mordasz, et baptisés par elle «Philémon et Baucis».

Un soir Philémon sentit, non pas qu’il devenait arbre, comme son
ancêtre, célébré par Ovide et La Fontaine; mais, plus prosaïquement,
qu’il était mal à l’aise, avait peine à rester debout, et que des
frissons glacés lui couraient sur les épaules et dans le dos. Il se mit
au lit, et comme Baucis s’était assise à son chevet et emparée d’une
de ses mains pour la lui réchauffer entre les siennes, il l’attira
doucement à lui, lui inclina la tête contre son visage, et appuya sur
ses paupières ses lèvres exsangues et froides.

«A toi!... Merci!... Merci de tout le bonheur que nous avons eu ... que
je te dois!» bégaya-t-il d’une voix à peine distincte.»

Et la parole lui manqua; ses yeux se voilèrent, ses doigts se
contractèrent ...

Baucis se hâta d’appeler à son secours et d’envoyer quérir le médecin,
ressource hélas! inutile: tout était fini. Dans ce dernier baiser,
cette suprême attestation et ce suprême hommage rendu à celle qui avait
partagé sa destinée et fait de conserve avec lui son temps sur la
terre, Philémon avait cessé de vivre.

Aidée d’une voisine, Baucis rendit les ultimes devoirs à son compagnon
de route; elle lui fit sa toilette funèbre, et, tout aveuglée de larmes
qu’elle était, toute courbée, débile et infirme, elle tint à ce que
personne autre qu’elle ne portât les mains sur ce corps adoré.

Puis la veillée mortuaire commença.

Au petit jour, la voisine, qui s’était endormie dans son fauteuil,
ayant entr’ouvert les yeux, remarqua que Baucis avait quitté sa place,
pour s’asseoir tout contre le lit, et qu’elle demeurait immobile, le
buste renversé, enfoui dans les draps. Sa première idée fut que la
pauvre vieille priait; mais, s’étant approchée, elle eut beau la tirer
par la robe et l’appeler, elle n’obtint aucune réponse. Elle voulut
lui prendre la main, et, au premier contact, sentit un froid étrange,
particulier, qui la fit tressauter, le froid de la mort.

Baucis n’avait pu survivre à celui qu’elle n’avait jamais quitté d’une
seconde ni d’un pas durant plus d’un demi-siècle; et d’elle-même, sans
secousse, sans bruit, comme tout naturellement, elle s’en était allée
le rejoindre.

Et, lorsqu’on l’étendit près de lui, sur ce lit qui avait été leur lit
nuptial, on eût certainement pu voir, comme dans la légende poitevine,
le premier mort se reculer pour faire place au second,

  L’époux se retourner pour regarder l’épouse,
  L’accueillir, lui sourire et la bénir encore!

«Combien vous avez eu raison de classer ce ménage modèle dans la
catégorie des phénomènes, des disparus, des «Préhistoriques»! disait ce
soir-là Veyssières en prenant le thé avec Katia, sur le balcon du gai
petit logement de la rue Vaneau, et comme elle venait de lui annoncer
le double enterrement qui avait eu lieu le matin. Non, vous n’en
reverrez plus comme cela. Fini! Fini, le mariage! Il est en faillite
en France comme en Angleterre, comme en Amérique ...

—Heureusement!

—Ne vous pressez pas tant de chanter victoire, Katia; vous ne savez
pas ce que vous trouverez à la place.

—Nous n’avons rien à perdre.

—Oh! que si! Éloigner la femme de l’homme, semer entre elle et lui la
mésintelligence, la suspicion, la rivalité et la haine, c’est mauvaise
besogne, c’est desservir les intérêts de l’un et de l’autre, et plus
encore ceux de la femme, ceux de la mère ...

—Mais nous ne prêchons pas cette haine, nous ne voulons pas cette
désunion!

—Que vous la vouliez ou non, vous l’obtenez; c’est le résultat que
vous atteignez: ce krach du mariage vous le prouve incontestablement.
De plus en plus l’homme arrive à se passer de la femme comme compagne,
à ne se servir d’elle que comme instrument de volupté ou passe-temps.
En sorte que, au lieu de la relever, la femme, et de l’affranchir,
de la rendre plus heureuse et plus forte, vous l’avez, au contraire,
asservie davantage et fait déchoir plus bas que jamais. Voilà la
conséquence ...

—Nullement, mon cher, je proteste!

—Je reprends donc à nouveau ma démonstration, chère amie, et je
fais appel, si vous le voulez bien, à l’autorité d’un des plus
sagaces esprits de notre siècle, à Ernest Renan. Elle est de lui,
cette très juste remarque, que «la femme qui nous ressemble nous est
antipathique: ce que nous cherchons dans l’autre sexe est le contraire
de nous-mêmes». Or, on s’ingénie et s’évertue à élever les filles comme
les garçons, à vouloir, en dépit de la nature et du bon sens, que la
femme, qui est anatomiquement, dans son sexe, un _homme retourné_, un
mâle à l’envers, et, par conséquent, devrait faire tout le contraire du
mâle, ait les mêmes occupations, les mêmes devoirs, les mêmes charges,
le même rôle que lui; on fait tout, en d’autres termes, pour éloigner
et dégoûter l’homme de la femme. Et on y est parvenu!

—Prétendre que l’instruction donnée aux femmes éloigne d’elles
les hommes, les en dégoûte, ce n’est guère faire l’éloge de vos
contemporains, mon bon!

—C’est une femme même qui le prétend et le proclame, ma bonne, une
femme de beaucoup de jugement et d’esprit, et qui valait bien, je vous
en réponds, vos Bombardier, vos Potarlot, vos Lauxerrois, vos Magloire
...

—Quelle est cette femme?

—Mme de Girardin. Elle déclare que «l’homme ne demande pas à sa
compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire;
l’instruction, pour les femmes, ajoute-t-elle, c’est le luxe; le
nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse», le charme, cette gaieté
légère si bien faite pour dissiper la tristesse; c’est la séduction,
voire la coquetterie, toutes qualités inconnues à vos émancipées et
viragos modernes. En voilà qui se targuent d’avoir répudié tous ces
enfantillages et ces billevesées! Plus de coquetterie, avec elles, plus
de ces délicieux petits manèges ... mais plus de grâce non plus, plus
de charmes! Elles nous offrent, à la place, un front grave, soucieux et
ridé, un air sec, dur et sévère, des qualités «bien viriles»,—tout ce
que nous possédons, quoi! et dont, par suite, nous n’avons que faire.
Ah! mon amie, vous allez encore me trouver bien prosaïque, bien terre à
terre et matériel; mais tant pis! La vérité avant tout! Eh bien, il n’y
a qu’une qualité pour la femme, c’est la beauté,—oui, la grâce et la
beauté,—le physique!

—L’esprit ne compte pas?

—Très peu, infiniment peu. C’est toujours, presque toujours
_physiquement_ que les femmes nous plaisent et nous attirent:
je crois vous l’avoir dit déjà. Qu’elles sachent le grec, le
sanscrit et l’hébreu, qu’elles connaissent la chimie organique, la
paléontologie et le calcul infinitésimal, nous ne nous en préoccupons
nullement,—nullement, je vous assure, Katia! Je vous en donne ma
parole d’honneur! «Est-elle belle? Comment est-elle?» Voilà la
première question que pose tout homme, ou qu’il s’adresse à lui-même
mentalement, lorsqu’on lui parle d’une femme, le seul point qui le
préoccupe. La beauté, c’est le seul mérite que les hommes ne contestent
pas aux femmes, l’unique et souverain privilège des femmes. Tout le
reste, peutt!

  La beauté sur la terre est la chose suprême.
  C’est pour nous la montrer qu’est faite la clarté.

La beauté seule, entendez-vous bien? donne aux femmes un charme
invincible. La science, le talent, le génie, on n’y prend pas garde,
et ça ne pèse pas pour elles plus qu’un atome. «Est-elle belle?» Cela
répond à tout, suffit à tout. Aussi comme elles ont raison, celles qui,
à tout prix, veulent être belles!

—Raison, à votre point de vue! Il en est qui dédaignent ces
périssables attraits.

—Je pourrais vous répliquer par le mot de Mme de Grignan. Elle disait
_pourrissables_, elle; mais tant que ce n’est pas pourri ...

—L’homme est logé à la même enseigne.

—Pas du tout! Un homme n’a pas besoin d’être beau. Qu’il ne fasse
pas peur à son cheval, qu’il ait une physionomie ouverte, accorte,
engageante, intelligente,—et encore!—c’est tout ce qu’on lui demande.
L’homme, que vous le vouliez ou non, a pour caractéristique la force:
qu’il soit solide et vigoureux, bien portant et bien râblé, voilà le
principal, voilà l’idéal pour lui. Pour la femme, encore une fois,
c’est la beauté; c’est par sa beauté que la femme est le chef-d’œuvre
de l’univers: voyez comme je suis gentil, comme je suis large et
généreux!

—Oh! charmant! exquis! Mais toutes les femmes ne peuvent pas répondre
à votre programme, toutes ne peuvent pas être belles: que ferez-vous
des laides?

—On a prétendu qu’il n’y en avait point.

—Quelque galant personnage de votre espèce!

—Probablement. En tout cas, s’il en existe, des femmes laides, elles
ont la grâce, qui équivaut souvent à la beauté, qui est pire parfois;
elles ont l’affabilité, la douceur ...

—La douceur surtout, interrompit Katia. C’est cette qualité que vous
prisez le plus chez la femme. «Qu’elle soit douce et simple de cœur!»
C’est, vous vous le rappelez, tout ce que le sentimental et onctueux
Michelet demande à la femme.

—Eh mon Dieu! C’est assez juste. Rousseau également recommande la
douceur.

—Aristote aussi, et Proudhon, et Auguste Comte, et tous les hommes,
tous les adversaires et ennemis de la femme. Tous la veulent sans
énergie ni volonté, malléable comme cire, apte à recevoir toutes les
empreintes et toutes les idées qu’il plaît au mari de lui inculquer.

—C’est si vrai, Katia, que j’aurais dû, il y a un instant, lorsque je
vous disais que la distinctive de l’homme était la force et celle de
la femme la beauté, ne pas oublier la douceur, qualité féminine encore
plus caractéristique et plus essentielle.

—Je le crois bien! Ah! nous nous entendons! Il vous faut, messieurs,
vous le reconnaissez vous-mêmes, des compagnes soumises et obéissantes,
attentives à vos moindres caprices, ne pensant que comme vous, ne
voyant que par vous, des esclaves, en un mot.

—Croyez-vous que, chez vos vieux voisins qui viennent de mourir, dans
ce ménage de Philémon et Baucis qu’on a enterré ce matin, la femme fût
l’esclave de l’homme, qu’elle fût même seulement sa servante? Non, mon
amie; tour à tour, ils étaient les serviteurs l’un de l’autre, ravis
de se rendre ces soins réciproques et de ne les devoir qu’à eux-mêmes.
Jamais sûrement Mme Baucis ne s’est dit, ne s’est même doutée que son
mari l’avait asservie; pas plus que celui-ci ne pensait à s’avouer
que son épouse le menait par le bout du nez. Dans ces heureux, ces
délicieux ménages,—saluez, chère dame! Encore une fois, vous n’en
verrez plus comme cela!—nul ne commande et aucun n’obéit: il n’y a
qu’une seule et unique volonté, un seul être en deux personnes.

—Cependant vous ne pouvez empêcher qu’ils ne soient deux; vous ne
pouvez empêcher des divergences de se produire: il y en a dans toute
association, si étroite et intime qu’elle soit.

—Ajoutez que, dans toute association, quelle qu’elle soit, il y
a toujours, qu’ils le veuillent ou s’y refusent, le sachent ou
l’ignorent, forcément et inévitablement, disparité et inégalité
entre les contractants. Un seul pilote doit être chargé de conduire
le vaisseau; si, par hasard, il y en a deux, le second est, de
règle, subordonné au premier. L’égalité, «cet atroce mensonge des
politiciens», l’égalité est une pure chimère; elle n’existe pas plus
ici-bas que la similitude complète. Et il le faut bien! Il faut bien
que la balance penche d’un côté.

—Et naturellement elle penchera du côté de monsieur?

—Vous l’avez dit, très chère. Elle penchera du côté du plus fort.

—En admettant que monsieur soit le plus fort.

—On l’a admis de tout temps. Du côté de la barbe ...

—Et si nous parvenons, grâce à l’éducation nouvelle et aux exercices
physiques, à donner à la femme autant de vigueur et de biceps qu’à
l’homme?

—Alors vous lui donnerez aussi de la barbe ... et le reste! C’est
ce que demande et ce qu’espère, dans sa suprême logique, Mme
Potarlot,—Elvire! Mais alors aussi ce ne seront plus des femmes
que vous aurez, et encore un coup,—car nous en revenons toujours
là!—l’homme, ainsi que le fluide électrique, n’est attiré que par son
contraire.

—De sorte que c’est toujours la force qui, selon vous, prédominera? à
elle le dernier mot?

—A elle, toujours! Autrement elle ne serait plus la force.

—Et le droit, qu’en faites-vous?

—J’en fais ceci, riposta Veyssières, que, lorsqu’il a la force avec
lui, il triomphe; et qu’il est battu, s’il ne l’a pas. C’est simple
comme bonjour. L’idéal serait de ranger inséparablement la force du
côté du droit; par malheur, ce n’est qu’un idéal.

—Un espoir, un but! rectifia la nihiliste avec une enthousiaste
véhémence.

—Je ne demande pas mieux, mais nous n’en sommes pas là; et c’est
précisément pour vous être insurgées contre le principe de la force,
pour avoir voulu et vouloir cette chimère, l’égalité absolue, que vous
avez tué le mariage.

—Beau malheur, encore une fois!

—A mon avis, c’en est un, et un grand, et pour les femmes surtout.
Hors du mariage et de la famille, la femme qui se donne ne reçoit en
échange aucune garantie; elle n’est qu’une chose, qu’un jouet ...

—Elle ne se donnera pas, voilà tout!

—Et vous vous figurez que le mâle acceptera cela et ira se passer de
... _O sancta simplicitas_! Il saura bien en trouver, des femmes! Ah!
je ne suis pas en peine de lui! Quitte à aller les chercher au centre
de l’Afrique ou au fin fond de l’Australie, quitte à prendre de force
celles qu’il aura sous la griffe et feront leurs mijaurées, quitte à
leur casser reins et côtes si elles résistent, il les aura, je vous
le garantis, je vous le certifie, comme il en a eu de tout temps. Le
mariage, la famille, c’était là le vrai refuge, la seule efficace
protection de la femme.

—Nous ne voulons plus être protégées!

—Je le sais, vous le dites toutes assez haut. Et comme on est toujours
le réactionnaire de quelqu’un, vous vous êtes déjà laissé dépasser par
vos consœurs de New-York. Il en est là-bas qui non seulement déclarent
ne plus vouloir de protecteur, mais prétendent protéger à leur tour,
dominer plutôt, courber l’homme sous leurs larges, lourds et robustes
pieds. Nous qui les aimons menus, fins et artistement cambrés! Ah!
nous sommes loin de compte! Reste à savoir ce qu’il adviendra ...
J’entendais un jour M. Paul Janet nous dire, dans une de ses leçons à
la Sorbonne, qu’«en dehors du mariage, il n’y a que la polygamie»,
et que «celui qui se présente dans la famille comme un libérateur et
propose à la femme la révolte comme moyen d’affranchissement, n’est
qu’un oppresseur hypocrite, un méprisable charlatan, qui demande tout
et ne donne rien». Voilà la vérité. Je crains fort, ma chère Katia,
je crains fort que cette protection dont les femmes ne veulent plus,
cette émancipation à laquelle elles travaillent si activement, ne se
transforme pour elles en la plus dégradante servitude, la pire misère
...

—Comment cela?

—C’est que ce n’est pas seulement le mariage qui a fait faillite,
c’est l’amour,—l’amour tel que vous l’entendez. Vous vous attachez
généralement, vous autres femmes, à celui à qui vous vous êtes données,
vous aimez ce qui dure ...

—C’est notre éloge,—notre supériorité.

—Je n’y contredis nullement, chère amie, je ne discute pas. Mais
nous, au rebours, nous aimons ce qui change. L’inconstance est dans
la nature du mâle. C’est une loi physique de toutes les espèces, une
loi souveraine et inéluctable. Aussi, quand j’entends des femmes comme
les Magloire, les Cherpillon, les Bombardier, les Bals, les Potarlot,
et autres illustres championnes du bonheur futur, décréter «l’amour
libre», je me tiens les côtes de rire. Comme si l’on avait attendu ces
dames, comme si l’on avait eu besoin jusqu’ici de leur permission et
bon plaisir pour aimer ... librement! Comme si la polygamie n’avait
pas toujours été en honneur, constante pratique et coutume fervente
d’un bout du monde à l’autre! Mais si ces dames avaient un grain de bon
sens sous la dure-mère, c’est précisément l’opposé qu’elles devraient
recommander et réclamer, c’est l’amour _non libre_. Il faut croire que
ça les gênerait ...

—En ce qui me touche, je vous prie de croire ...

—Je ne parle pas de vous, Katia, je ne me permettrais point ... Et
encore, ces dames, ce que j’en dis, c’est pure plaisanterie. Tant il
y a que seul l’amour non libre, l’amour restreint, exclusif et légal,
l’amour uni au devoir et retenu par lui, le mariage, pour le désigner
par son nom, peut relever la femme, lui assurer dignité et sécurité.
L’homme y a bien moins intérêt que vous, au mariage, et sa nature, ses
instincts, tout son être, le sollicite, au contraire, à papillonner et
vulgivaguer.

  Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille,

ou qui ne sommeille pas, ce qui est plus exact. Le mâle, une fois
l’aube printanière passée, est dominé par l’amour charnel, avec
variations de sujets. Il obéit à des considérations le plus souvent
exclusivement physiques et matérielles. Il recherchera telle ou telle
couleur de cheveux, telle ou telle carnation, telle finesse de taille
ou de pied, telle ampleur d’épaules, de poitrine ou de hanches. Vous
vous efforcez presque toujours d’unir l’amour-cœur à l’amour-sens, en
d’autres termes, le bonheur au plaisir,—ce qui est très difficile
et cause la plupart de vos tourments; nous, bien moins ambitieux mais
bien plus pratiques, nous nous contentons du plaisir; aussi sommes-nous
généralement moins déçus et moins malheureux que vous. Nous subissons,
bien moins que vous aussi, l’influence de l’enfant né ou près de
naître: ce sentiment de l’amour paternel ne s’éveille en nous que
peu à peu et plus tard. Rien, en somme, si ce n’est vous-même, votre
tendresse, vos soins, votre aménité, vos qualités de cœur, rien ne
retient près de vous l’homme qui vous a possédée et en qui, par suite,
vous n’avez plus à éveiller de curiosités, plus d’exigeants désirs à
provoquer ni espérer. Et, à défaut de sollicitude, de complaisance
et d’affection, vous vous imaginez le séduire et l’enchaîner en lui
imposant votre science, vos discussions et chicanes, vos droits
politiques ou autres, en vous faisant hommes comme lui et en entrant
en lutte avec lui? Joli moyen! D’autres que moi vous en ont averties:
«Veut-on rendre le mariage impossible? Il suffit de considérer la
femme comme l’égale de l’homme et lui accorder les mêmes droits qu’à
lui.» Mais pardon! J’oubliais que justement vous n’en voulez plus, du
mariage. Or, comme l’homme paraît y tenir encore moins que vous ...
Quel intérêt, hormis la dot, a-t-il à se marier? Vous vous rappelez la
brutale déclaration de Napoléon I^{er} à ce sujet: «Sans la maladie et
la souffrance, où est l’homme assez sot pour s’agencer d’une femme?»

—Par malheur, interrompit Katia, nous ne sommes pas toujours dispos
et valides, et alors ...

—Alors on est fort aise de vous trouver, j’en conviens, quoique bien
des hommes d’aujourd’hui en arrivent à préférer les maisons de santé
... Si vous entendiez mon ami Magimier parler de cela!

—Magimier le député?

—Lui-même.

—Un bien vilain monsieur.

—C’est ainsi que vous qualifiez ceux qui défendent votre cause? O
Katia! Quelle ingratitude!

—Laissez donc! Il se moque de nous!

—Il n’oserait! Quant à moi, je reconnais que vous faites d’excellentes
gardes-malades. En toute femme, il y a une sœur de charité.

—C’est sans doute, vous oubliez de le dire, c’est parce que toute
femme est ainsi plus à même de voir souffrir les hommes, et peut
savourer de plus près cette volupté, insinua Katia d’un ton ironique.

—Non; le dévoûment, l’amour, souvent irraisonné, du sacrifice, c’est
par là que vous l’emportez sur nous; c’est là votre titre de gloire ...

—Comment! Nous en avons un?

—C’est à vous, en fin de compte, qu’appartient la plus belle part, car
rien ne vaut ici-bas la bonté, rien n’est au-dessus du dévoûment et du
sacrifice. Nous, pour revenir à mon propos, tant que nous n’avons ni
gastrite ni rhumatisme, la liberté reste notre plus précieux bien, et
à l’émancipation de la femme et à la faillite du mariage, l’homme, ou
plutôt les événements, le cours et la force des choses, répondront de
plus en plus par la banqueroute de l’amour, par la prostitution de la
femme. Les extrêmes se touchent,—ce vulgaire proverbe est d’une vérité
flagrante: l’extrême civilisation confine à l’extrême barbarie, et,
grâce au nombre toujours croissant de déclassées, d’_inclassées_ plus
exactement, que nos innombrables écoles, collèges et lycées de filles
déversent sans relâche sur le pavé, le trottoir est encombré; comme
après les razzias, dans les caravanes et marchés d’Afrique, et plus,
bien plus encore, la femme abonde sur la place. Or, vous connaissez,
Katia, les conséquences de la loi de l’offre et de la demande? Ce qui
abonde, ce qui s’offre ou est offert en quantité et de tous côtés,
tombe rapidement en dépréciation. Quelques-uns de mes amis se sont
amusés à dresser une statistique comparative des prix de louage et
tarifs de la courtisane d’aujourd’hui et de celle d’il y a trente ou
quarante ans: ah! mon amie, quel enseignement! quel rabais!

—Tant que cette période d’évolution ne sera pas franchie ...

—Oui, c’est votre argument habituel; aussi je vous réplique, comme
de coutume, que toutes les époques peuvent être qualifiées périodes
d’évolution, quart-d’heure de transition. En attendant, ce sont vos
contemporaines, les pionnières de ce radieux et délicieux avenir, qui
peinent et pâtissent; c’est pour elles que ce quart-d’heure est celui
de Rabelais. Grand merci elles vous doivent! Si encore, à ces lutteuses
et ces apôtres, on savait gré de leurs souffrances et de leur vertu;
mais pas du tout! A l’émancipée, à la femme à diplômes, à culottes
et à bulletin de vote, à la femme-homme, l’homme préférera toujours
la vraie femme, la femme-femme,—voire la femme-fille, la courtisane,
surtout si celle-ci est avenante et jolie. A quoi peut-elle lui servir
votre femme-homme? A rien! C’est un repoussoir et un éteignoir.

—Toujours l’éloge de la courtisane!

—Moins son éloge que la constatation de son triomphe, de sa
recrudescence et sa prolification, de sa nécessité aussi et de son
indéfectibilité.

—Et toujours la sensuelle et brutale passion du mâle!

—Eh oui!

—Non. Viendra un jour où l’amour ne sera plus ce qu’il est à présent;
il se transformera, se spiritualisera, il s’épurera ...

—Je le déplore d’avance, en ce qui me concerne, chère amie; mais, en
attendant, comme il n’est pas spiritualisé ni épuré, tenez-vous donc
dans la réalité, vivez donc dans le temps présent ...

—Je suis, laissez-moi vous le rappeler, Séverin,

  Je suis un citoyen des siècles à venir.

—Mais comment, voyons, comment diable! faites-vous pour être si
bien renseignée sur l’avenir? Qui vous a prédit ces épurations ou
purifications, ces réformes, refontes et régénérations, toutes ces
belles choses?

—A vous entendre, on croirait que je suis seule à penser de la sorte!
Désabusez-vous, nous sommes légion. Je vous citerai, entre autres, M.
Jules Bois, qui nous prédit que «nous serons un jour débarrassés de
l’obsession de l’amour physique, et que ce jour-là sera un jour de
bénédiction».

—Bénédiction? Heu! heu! Faudra voir, et nous ne serons malheureusement
plus là pour vérifier. Cette obsession, en tout cas, n’est pas si
désagréable: elle a son charme; c’est même grâce à elle que l’humanité
se continue et se perpétue. Aussi je me demande ce qu’il adviendra
d’elle lorsque vous nous aurez débarrassés ... Plus d’enfants alors?
La frigidité, l’infécondité, la stérilité? C’est toujours là que nous
aboutissons, remarquez-le.

—Cela ne m’épouvante nullement. Tant que vous n’aurez que servitude et
misère à nous offrir, quel intérêt avons-nous à procréer?

—Mais, s’il ne reste plus personne sur terre, qui jouira de votre
eldorado?

—Il restera toujours assez de monde pour qu’on se rattrape ensuite et
qu’on repeuple. L’important est de réduire la souffrance à son minimum
d’intensité, d’obtenir le maximum de bonheur ...

—Évidemment! C’est ce que nous cherchons tous. Il n’y a que les moyens
qui diffèrent. Pour mon compte, je ne crois pas que la suppression
du mariage et l’avènement de l’amour libre contribuent jamais à la
sécurité et à la félicité de la femme. Non. Et M. Jules Bois, que vous
invoquiez tout à l’heure, est de mon avis. Lui-même reconnaît que «le
nombre des unions libres a beau augmenter, la femme n’en est pas
plus heureuse, au contraire.[13]» Au contraire! Tout à fait ce que je
soutiens. Vous ne voulez, vous, personnellement ni de la polygamie, ni
de la polyandrie ...

—Non, certes! protesta Katia. Par respect pour l’être humain, par
dignité, par je ne sais quel sentiment de propreté physique et morale,
toute promiscuité me répugne, et je me demande même comment, vous
autres hommes, vous n’éprouvez pas ce dégoût, comment aussi la jalousie
ne se glisse pas en vous, malgré vous, ne vient pas troubler vos
charnelles convoitises, vos ruts ...

—La jalousie? Mais, chère amie, vous n’êtes pas dans le train,
vous retardez! S’ils vous entendaient, vos émules et acolytes vous
répliqueraient que «la jalousie, c’est la pire manifestation de
l’égoïsme, qu’elle ne s’est ancrée en nous que par un sentiment dévié
de propriété[14] ...»

—C’est exact.

—«... Qu’elle ira toujours en s’amoindrissant; que la polygamie ou
polyandrie consentie des contractants et contractantes est parfaitement
admissible; que la maîtresse et l’épouse peuvent être des amies
excellentes, tout en n’ignorant pas leurs rôles respectifs; que deux
amis peuvent s’entendre pour aimer diversement la même femme; que
l’idéal, en un mot, c’est le _bonheur à trois_.»[15]

—A trois seulement? Oh! pourquoi?

—Oui, pourquoi? Il en devrait être,—et il en est, je vous le
garantis,—des amants et maîtresses comme du galon: quand on en prend,
on n’en saurait trop prendre. L’auteur de ce programme, le prophète et
apologiste de l’_Union future_, s’empresse d’ailleurs d’ajouter qu’il
espère bien qu’on ne s’en tiendra pas à ce chiffre de trois, qu’il est
«d’autres combinaisons, plus subtiles que celle-là,—vraiment aussi
commune que rudimentaire,—qui peuvent se présenter et ne doivent pas
être repoussées. Toutes les manifestations de l’amour, conclut-il,
sont également respectables, même les plus imprévues; aucune n’est à
empêcher ...» C’est, plus que de la chiennerie, vous voyez! Vulgariser
et démocratiser les spintries de Tibère ...

—C’est original.

—Au moins Mme Jane de la Vaudère ne rêve, elle, que «d’acclimater,
sous notre douce République, l’union libre», ce qu’elle appelle
gentiment l’_union de tendresse_[16].

—Très gentil, en effet.

—Malheureusement, avec un être aussi inconstant et exigeant que
l’homme, cette union de tendresse ne sera le plus souvent qu’un feu de
paille, un déjeuner de soleil, une galante passade, «l’échange de deux
fantaisies et le contact de deux épidermes». Bonne affaire! Tout est
bénéfice et plaisir pour ces messieurs. Il n’y aura que la femme qui
risquera de pâtir de l’aventure et de voir sa tendresse se transmuer en
grossesse. Ça, c’est l’enclouure, c’est le chiendent! Et pas moyen de
faire subir ce risque à son complice! Il y a assez longtemps que cela
dure pourtant!

—Oui, assez longtemps, reprit Katia; et je n’espère pas, moi, comme
cette bonne Elvire Potarlot, qu’un jour luira où l’homme, par je ne
sais quelle métamorphose, quel phénomène physique et physiologique,
connaîtra à son tour les entraves et les souffrances de la gestation.
Il faut reléguer cette hypothèse dans le domaine des mythologies, des
rêveries et divagations platoniciennes ...

—De l’aliénation mentale.

— ... Mais, s’il nous est impossible de remédier aux erreurs et
aux crimes de la Nature, impossible de supprimer l’inégalité, la
monstrueuse iniquité, qui, dès le principe et constitutionnellement,
pèse sur la femme, du moins pouvons-nous, en toute confiance, avec
certitude de réussite, nous attaquer aux injustices et aux crimes
émanant de la Société. Par qui ont été faites jusqu’ici les lois
sociales? Par les hommes, les hommes seuls. Quelle a été jusqu’à ce
jour l’histoire de l’Humanité? Rien que l’histoire des mâles: aussi
n’y voit-on que batailles, massacres, torrents de sang, cruautés et
lâchetés. En politique, le dernier mot de l’homme, c’est toujours la
force,—vous l’avouez vous-même, Séverin,—toujours la violence, la
guerre. En socialisme, l’envie, la haine, la destruction. Ah! il est
beau, il est glorieux, le rôle historique de l’homme! Et autour de
nous, tout ce que nous voyons, est-ce si noble, si pur, si rassurant
et réconfortant, qu’il n’y faille pas toucher? Ah! mon ami! Pensez
donc qu’en sus de la force brutale, il n’y a qu’un dieu aujourd’hui,
un seul, et qu’il est omnipotent: l’argent! Avec l’argent, il vous est
loisible de devenir tout ce que vous voudrez, de posséder tout ce qu’il
vous plaira, tous les titres, les honneurs et l’honneur même!

—Ce n’est pas là un monopole de notre époque: c’est de tout temps que
l’argent a eu cette toute-puissance.

—Autrefois les tripotages et turpitudes ne se couvraient pas de
l’étiquette et du pavillon de la démocratie. La Démocratie! La
République! On espérait en elles! On faisait d’elles, avec Montesquieu,
le synonyme de probité et de vertu. On se répétait: «Ah! quand
Marianne se lèvera, quand elle apparaîtra, elle nettoiera toutes ces
immondices, fera table rase de toutes ces iniquités!» Autrefois, pour
contre-balancer l’influence de l’argent, vous aviez la naissance, la
noblesse ...

—Vous voici devenue aristocrate maintenant? O Katia!

—Socialiste je suis, socialiste je reste. J’appartiens au parti des
faibles, des déshérités, des exploités; je suis et serai toujours pour
tous les vaincus et toutes les victimes, contre tous les vainqueurs,
tous les puissants, tous les maîtres et tous les bourreaux,—donc pour
la femme contre l’homme. Jadis, de même que vous aviez la noblesse
pour contre-balancer la fortune, vous aviez la chevalerie, qui relevait
et sanctifiait la faiblesse de la femme ...

—Allez donc parler de chevalerie à vos Émancipées! Elles ne veulent
même plus de la galanterie, estampille de l’ancien servage, comme elles
disent.

—Nous voulons l’égalité.

—Vous ne l’aurez pas: c’est la Nature elle-même qui vous la refuse,
déclara Veyssières.

—L’égalité morale et sociale, sinon physique et naturelle.

—L’une ne va pas sans l’autre.

—Nous verrons, nous essaierons, mon ami. L’humanité ne peut cependant
pas avoir pour but unique et suprême le triomphe de la force et
l’apothéose de l’argent, cet autre genre de force.

—Pourquoi pas? Jusqu’à présent c’est ce qui a toujours eu lieu.
Voyez les peuples prospères, voyez la race anglo-saxonne, la grande
et brillante et féconde Amérique! Guerre aux faibles! C’est le mot
d’ordre, le résumé de la loi évolutionniste,—le cri même de la nature.

—Et c’est pour cela même que nous protestons, c’est contre cette
exécrable iniquité que nous nous soulevons. Guerre aux faibles, cela
signifie guerre aux justes et aux bons, guerre aux honnêtes, aux
délicats et aux scrupuleux, guerre aux meilleurs d’entre nous. Ah!
combien, à cette barbare devise de la fausse civilisation, je préfère
le simple et naïf précepte du Christ, le résumé de sa doctrine:
«Aimez-vous les uns les autres!» Et je suis certaine que vous êtes de
mon avis, Séverin, vous, issu de race latine, de famille chrétienne.
Oui, allez, il n’y a rien de si odieux que la force, de si répugnant
que l’argent, de si lâche et de si méprisable que le succès ...
Regardez, examinez partout attentivement, et vous reconnaîtrez qu’il
en est des individus comme des peuples: les plus puissants et les plus
en vue sont les moins honnêtes, les moins justes, partant les moins
estimables et les plus vils. Ce sont ceux qui ont perpétré le plus
de crimes ou commis le plus de vilenies et de bassesses qui arrivent
le plus haut. Ne me dites pas non, ou je vous cite des preuves tant
que vous en voudrez! Ah! c’est cela qui donne une riche idée de notre
monde, tel que les hommes l’ont fait et tel qu’ils s’y comportent!
Mais rien que par curiosité, tenez, vous devriez souhaiter de voir les
femmes au pouvoir, à l’œuvre!

—Et si c’est pis?

—Impossible!

—Pardon! Au lieu du règne de la force, nous pouvons avoir ...

—Vous aurez celui de la bonté, de l’équité, de l’amour, de la beauté,
à laquelle vous tenez tant!

—Oh alors! Si vous en répondez!

—Oui, oui! Mais, en attendant, ajouta Katia, prenons donc notre thé:
il refroidit.

—Et prenons surtout, conclut le sceptique Veyssières, prenons le temps
comme il vient, les hommes comme ils sont, et les femmes ... ô Katia!
les femmes pour ce qu’elles veulent être!»



XIV


Il en coûta cher, ce printemps-là, à M. le sénateur d’Indre-et-Var
Ernest de Brizeaux, et à Léopold Magimier, député de Seine-et-Loire,
pour avoir méconnu les principes essentiels de la sagesse salomonienne,
et notamment ce capital avertissement:

«Il n’y a pas grand mal à aimer un peu trop les femmes,—_les_, au
pluriel. Le danger et le malheur, c’est d’arriver à en préférer une.
Attention! Méfiez-vous!»

Si M. le député de Seine-et-Loire avait pour Égérie la volumineuse
et adipeuse dame Bombardier, prénommée Angélique, M. le sénateur
d’Indre-et-Var prêtait volontiers l’oreille aux suggestions de la
sèche, osseuse et rugueuse épouse Cherpillon, née Zénobie Landivain. Ce
n’était pas, on s’en doute un peu, à ses beaux yeux, abrités et cachés
d’ailleurs maintenant sous de vilaines lunettes bleuâtres, que la
quinquagénaire Zénobie devait ce précieux avantage: sa fille cadette,
qu’elle avait eu l’insigne sagesse de placer comme secrétaire auprès du
père conscrit, lui valait seule cet honneur.

Mariée à un petit employé de la préfecture de la Seine, qui n’avait
jamais pu dépasser le grade de commis principal, Zénobie Cherpillon
s’était créé un ménage à sa mode, où elle avait érigé en axiome et fait
régner sans conteste la suprématie féminine. Aussi ses amies, ses plus
intimes compagnes de luttes et de gloire, ne pouvaient-elles comprendre
qu’elle osât attaquer l’institution du mariage, prêcher l’union libre,
et tout d’abord, comme prolégomènes ou premier pas, réclamer le divorce
par consentement mutuel.

«S’il en est une qui n’a pas à se plaindre, c’est cependant bien elle!
répétait à l’envi tout son entourage. Elle aurait beau tâter de tous
les hommes de la terre, elle n’en trouverait jamais un plus docile,
plus soumis, plus aveuglément dévoué que celui qu’elle possède! De quoi
donc se mêle-t-elle? Nous, du moins, nous avons des griefs, des raisons
... Moi, mon mari m’a mangé toute ma dot ...

—Le mien aussi!

—Le mien de même!

—Le mien pareillement!

—Le mien, c’est encore pis ...

—Oh! pas pis que le mien!

—Un débauché! Un être abject!

—Sans cœur, sans dignité, le mien! Sans goût! S’abaissant jusqu’aux
malheureuses des rues ...

—S’avilissant avec les pires créatures!

—Ah! les hommes! Quelle répugnante engeance!

—Il en faut cependant!

—Mais non! Pourquoi? On peut très bien s’en passer!

—On s’en passe très bien!»

Ainsi clabaudaient et piaillaient toutes ces «côtes d’Adam», modèles
d’aménité et de perfection, parangons de toutes les vertus.

Mais Zénobie Cherpillon, maugréer contre le mariage, déblatérer contre
les maris! C’était vraiment trop fort!

Le sien, elle l’avait, dès le principe, maté et malléé, au point de
faire de lui sa bête de somme et sa chose, l’avait comprimé, écrasé et
trituré jusqu’à l’annihilation.

On ne trouve plus de serviteurs zélés et fidèles; les bonnes ne savent
et ne veulent plus rien faire; elles ne pensent qu’à vous exploiter
et vous gruger le mieux possible; on n’a aucune sécurité avec elles;
ce sont des voleuses et des coureuses, des associées d’escarpes, des
complices et indicatrices de cambrioleurs, que vous introduisez chez
vous ... Et paresseuses! Ah! ma chère! Et gourmandes! Et coquettes! Et
vicieuses!

Ces sempiternels thèmes de conversations féminines échappaient à Mme
Cherpillon: c’était son mari qui non seulement gagnait le pain de la
maisonnée, mais encore allait chaque matin l’acheter chez le boulanger;
lui qui faisait toutes les courses, toutes les commissions et corvées,
allumait le feu, balayait l’appartement, cirait les bottines de ces
dames, confectionnait le déjeuner avant de se rendre à son bureau,
préparait le dîner à son retour, et lavait le soir assiettes et
casseroles avant de se mettre au lit.

Madame, pendant ce temps, tonnait, dans quelque réunion publique,
contre l’outrecuidance et la tyrannie du sexe fort; ou bien elle
écrivait de verve, pour _l’Émancipation_, un de ces premiers-Paris
à l’emporte-pièce, où la gent masculine avait son compte réglé en
cinq secs, selon la locution de l’humoriste Chantolle. Quant à
mesdemoiselles,—Mlle Olympe principalement et Mlle Alice,—laissant
à leur père le soin d’écumer le pot ou d’éplucher la salade, elles
suivaient des cours, se plongeaient dans les bouquins, les paperasses,
la science!

Myope comme sa mère, et le binocle perpétuellement fiché sur le nez,
Olympe était parvenue à conquérir le diplôme de docteur-médecin,—ce
qui avait coûté aux époux Cherpillon les quelques sous gagnés par
le commis principal à l’aide de travaux supplémentaires, avait même
endetté le ménage de plusieurs milliers de francs, et jusqu’ici ne lui
avait autant dire pas rapporté un rouge liard.

«Des médecins? Mais il y en a dix fois trop! avait nettement déclaré à
Olympe un brave docteur, ami de la famille. Si les _médecines_ viennent
pour comble à la rescousse! A votre place, ma chère enfant, avait-il
ajouté sans rire, je travaillerais l’hippiatrique, je me ferais
vétérinaire.

—Vétérinaire? Mais, docteur, ce n’est pas un métier de femme!

—Comment! Comment! Que m’objectez-vous là? Qu’est-ce que c’est?...
Est-ce qu’il doit y avoir, est-ce qu’il y a la moindre différence?
«Métier de femme!» Mais tous les métiers d’homme sont aujourd’hui des
métiers de femme, ma chère petite.

—Pourtant, soigner des chevaux ...

—Sera plus lucratif pour vous que de droguer des gens, je vous le
garantis!»

Olympe n’avait pas écouté ce sage conseil, et maintenant elle
végétait, se battait les flancs, faisait des conférences gratuites
sur l’hygiène infantile, des cours, encore plus gratuits, de sciences
physiques et naturelles dans plusieurs associations philotechniques
et philomathiques; elle avait gagné à ce labeur les palmes
académiques,—un gentil petit ruban violet qui s’étalait sur sa plate
poitrine,—mais de clientèle, pas l’ombre.

«Ah! soupirait la maman, si l’on pouvait te faire nommer médecin dans
une administration, au Crédit foncier, par exemple, au Crédit lyonnais,
à la Banque de France, à la Manufacture des Tabacs, quelque part où
l’on emploie des dames! C’est cela qui serait bon! Ce serait du pain
sur la planche!»

Ces divers postes étaient malheureusement occupés, et des centaines,
des milliers de postulants et postulantes les guettaient, tout prêts à
s’en disputer l’accession.

Mme Cherpillon poussa sa fille à grossir le nombre de ces quémandeurs
féroces, à solliciter un emploi de médecin inspecteur à l’Assistance
publique, et mit en branle à cette occasion tous ses amis, amies et
connaissances. Parmi ceux-ci figurait le sénateur d’Indre-et-Var,
«toujours disposé, comme chacun sait, à prendre en main la cause des
femmes; apôtre ardent et champion infatigable, avec son collègue
Magimier, de toutes les revendications féminines».

La façon expéditive dont Ernest de Brizeaux, à l’instar dudit collègue
Magimier, traitait ses correspondants, son incroyable habitude de ne
répondre à aucune lettre, sa prodigieuse et implacable indifférence à
l’égard de tout ce qui n’était pas sa petite et obèse personne, avaient
fini par indisposer contre lui tous ses commettants. On n’aspirait qu’à
voir arriver le terme de son mandat,—qu’à se débarrasser de lui.

«Il est temps de les ressaisir, pourpensa le rusé compère. L’eau bénite
de cour, il n’y a rien de tel ... Ah! vous en voulez? On vous en
servira, mes amis, on vous en administrera, on vous en aspergera, on
vous en i-non-de-ra!»

Trop paresseux et nonchalant pour se charger de la besogne, il résolut
de la confier à un secrétaire, et Mme Cherpillon, ayant eu vent de la
chose, conçut aussitôt l’idée géniale d’insinuer et implanter chez lui
sa fille cadette.

«Riche aubaine! se dit sur-le-champ le maître drille en se passant la
langue sur les babines, comme un singe qui s’apprête à croquer une
amande et murmure sa patenôtre. Vraiment le féminisme a du bon, et ce
contact quotidien et prolongé des poulettes avec les vieux renards ne
peut qu’être infiniment agréable à ceux-ci.»

Au rebours de son aînée, Alice Cherpillon n’avait jamais témoigné grand
enthousiasme pour les examens et les diplômes. Sans sa mère, elle
aurait préféré rester tranquille chez elle et s’occuper de travaux de
ménage et d’aiguille, de travaux de femme. C’était une timide enfant,
douce et faible, confiante et prévenante, en tout calquée sur le modèle
de son père, qui se reconnaissait en elle et avait pour elle une
prédilection avouée. Tous les deux s’entendaient à merveille, aimaient
à se rapprocher l’un de l’autre, à sortir ensemble, se promener bras
dessus bras dessous, et avaient toujours quantité de confidences à
échanger, de petits secrets à se conter.

«Vois-tu, fillette, quand j’aurai ma retraite et que tu seras mariée
...—car tu te marieras, toi, tu ne feras pas comme la sœur!—c’est
chez toi que j’irai vivre, lui disait-il parfois. Vous voudrez bien de
moi, mademoiselle?

—Oh! peux-tu ... O le vilain papa!

—Ta mère se retirera chez Olympe. Elles feront de la politique et de
la médecine en chœur, et si avec cela elles réussissent à faire bon
ménage, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.»

Mme Cherpillon n’eut d’abord qu’à s’applaudir d’avoir intronisé sa
fille cadette auprès de M. le sénateur d’Indre-et-Var, et capté ainsi
les faveurs et l’influence de celui-ci. Grâce à lui, Olympe fut nommée
inspectrice des enfants assistés, puis, quelques mois plus tard,
accoucheuse adjointe à l’hospice de la Maternité.

«Tu vois, hein? Tu vois! exclamait triomphalement Zénobie en ricanant
au nez de son mari,—ce pauvre sire! Tu ne voulais pas qu’Alice entrât
chez M. de Brizeaux. C’est pourtant à cette circonstance que nous
devons la brillante position d’Olympe. Ah! si l’on t’écoutait!»

Cette brillante position, Olympe faillit la perdre six semaines après
sa nomination. Deux accouchements laborieux s’étant présentés, elle
se crut la poigne suffisante pour manier le forceps:—«Toujours des
hommes! Toujours appeler des hommes à notre aide! Laissez donc ces
messieurs tranquilles! Nous sommes bien de taille à nous en tirer
toutes seules!»—Et elle n’eut pas suffisamment de poigne, elle ne
fut pas de taille et ne s’en tira pas, ou plutôt ce furent les deux
patientes qui n’en échappèrent point et trépassèrent entre ses mains.

L’affaire fit du bruit, et on décida de confier à la doctoresse
Cherpillon, si puissamment protégée, un service spécial, une chaire de
gynécologie et obstétrique annexée à l’établissement. Au moins, là,
s’il y avait du grabuge, ce ne serait qu’en paroles et théoriquement
qu’il se produirait.

Un autre malheur survint, moins réparable, celui-là, et plus grandement
préjudiciable aux Cherpillon.

Lorsqu’on a l’imprudence d’approcher l’étoupe du feu, le diable,
assure-t-on, ne manque jamais de souffler sur les tisons et de la
faire flamber dare dare. C’est ce qui advint à la pauvre petite
Alice, placée si près de l’incandescent sénateur. Un beau matin elle
s’aperçut, non pas que sa robe brûlait, mais que le corsage en devenait
trop étroit, en d’autres termes, que ces quotidiennes séances dans le
cabinet de travail de M. de Brizeaux avaient porté fruit,—un autre
fruit que la nomination d’Olympe.

Lorsque la malheureuse se décida à confier sa peine à son père,
celui-ci tomba dans le plus douloureux désespoir, une accablante et
horrible prostration. Il en fut tiré par Mme Cherpillon, qui lui
cornait aux oreilles:

«C’est de ta faute! Oui, de votre faute, monsieur! Si vous aviez donné
à votre fille d’autres principes, des principes vraiment virils, comme
j’ai su, moi, en inculquer à son aînée ... A la bonne heure! Mais vous
n’êtes bon à rien! Et vous ne voulez jamais rien écouter, rien! Vous
prétendez diriger ...»

Le placide époux de cette acharnée discoureuse et insupportable criarde
n’en entendit pas davantage. Perdant patience cette fois, il se rua sur
elle, et, de sa canne, qu’il tenait à la main,—il s’apprêtait à sortir
pour se rendre à son bureau,—lui administra une volée magistrale. En
vain Alice, qui était présente, s’agrippait à lui et le suppliait de
s’arrêter: la canne ne faisait que se redresser et retomber. Pif! Paf!
Pif! Paf!

«Ah mâtine! Ah bougresse! maugréait-il en même temps. Si, dès le
début, je t’avais secouée de la sorte ... prise comme ça ... par les
sentiments ... Ah! nous n’en serions pas où nous en sommes! Voilà
l’argument dont il fallait me servir avec toi ... L’argument souverain!
L’argument ... irréfragable! Au lieu de te laisser gouverner ... de
m’aplatir devant toi ... si je t’avais, dès le principe, caressé les
côtes ... comme à présent ... à vigoureux coups de trique! Ah rosse! Ah
cagne! Ah misérable!»

En moins d’un quart d’heure, Zénobie expia—à bon compte encore!—les
trente ans de vexations et de persécutions, d’abrutissement et
d’avilissement qu’elle avait fait subir à son mari.

Lorsqu’il la vit étendue sur le carreau et n’ayant plus même la force
de geindre, il s’élança dehors, vrai mouton enragé, et—à l’autre
maintenant!—courut chez M. de Brizeaux.

Il ne pouvait espérer de lui la réparation à laquelle Alice avait
droit: bien que vivant à Paris en garçon, Ernest de Brizeaux était
marié, marié à une digne et sainte femme, qu’il avait reléguée au fond
de sa province et laissait cloîtrée dans ses dévotions et œuvres pies.

La scène qui éclata entre le séducteur et le père d’Alice Cherpillon,
nul n’a pu la raconter en détail; seul le résultat en a été connu: M.
de Brizeaux fut trouvé par une domestique,—sa cuisinière, qui rentrait
du marché,—gisant sans vie sur le tapis de son cabinet de travail, au
milieu d’une mare de sang. Il avait les intestins perforés et le cœur
troué de coups de couteau,—d’un couteau algérien, à lame recourbée en
forme de yatagan, qui lui servait de coupe-papier et traînait toujours
sur sa table.

De lui-même et séance tenante M. Cherpillon alla dénoncer son crime au
commissaire de police voisin et se constituer prisonnier. Mais comment
l’avait-il commis, ce crime? Quels en avaient été les préludes? Une
rixe s’était-elle déclarée auparavant entre les deux interlocuteurs?
Quelles paroles avaient été échangées dès l’abord? Qu’avait-il dit?

«Sais pas ... Sais pas ... bégayait-il tout ahuri et affaissé, assommé.
Ne me rappelle plus.. Le couteau? Oui, je l’ai pris ... J’ai dû ...
Probablement! C’est quand je l’ai vu tomber que je suis parti ...
C’était ma fille, mon enfant chérie, monsieur! Je n’avais autant dire
que celle-là! On pouvait bien me la laisser ... m’en laisser une au
moins! Ma pauvre Alice! Ma pauvre petite Alice! Ah!»

Et il éclatait en sanglots.

Traduit en justice un mois plus tard, il fut acquitté; mais il ne
reprit pas ses fonctions administratives: mis en demeure de postuler
la liquidation de sa pension de retraite, il alla se réfugier avec sa
fille cadette dans un coin perdu de Bretagne. Mme Zénobie Cherpillon et
sa fille Olympe continuèrent à résider à Paris et à y prêcher la bonne
parole.

       *       *       *       *       *

Plus lamentable encore fut la fin du député de Seine-et-Loire, de
Léopold Magimier, cet autre salomonien.

Étaient-ce les beautés et sublimités de la vie américaine, ces
instructives et suggestives anecdotes, dont Clara Peyrade possédait
un si vaste répertoire à l’usage de ses clients; étaient-ce plutôt les
charmes secrets et les intimes talents de cette prêtresse, à qui sa
littérature et son expérience, plus encore que sa plastique, auraient
valu de prendre rang, chez les Grecs, dans le cortège d’Aspasie, à côté
de Læena ou de Laïs, parmi ces incomparables hétaïres, si savamment
élevées à Lesbos, à Milet, à Corinthe, et précieuses et exquises amies
de Périclès et d’Alcibiade? Tant il y a que les visites de Magimier à
cette déesse devenaient de plus en plus fréquentes, qu’il ne quittait
pour ainsi dire plus son sanctuaire de la rue de Maubeuge et déposait à
ses pieds des offrandes tout à fait surérogatoires. Il gâtait le métier.

Il en arriva à vouloir se substituer, lui tout seul, aux innombrables
adorateurs et fidèles d’occasion à qui Clara se prodiguait si
bénévolement, à prétendre même évincer «le petit homme», le complaisant
et obéissant greluchon, qu’à l’exemple de toutes ses pareilles, elle
avait associé à sa vie. Ce partenaire n’était autre que son compatriote
et camarade d’enfance, le Bayonnais Léonce Teissèdre, avec qui Magimier
l’avait aperçue jadis en tête-à-tête sur la terrasse d’un café du
boulevard. C’était beaucoup exiger qu’une telle rupture. L’opération
demanda bien des efforts, bien des reprises, et ne parut même jamais
avoir complètement réussi. Clara tenait à Léonce au point de ne pouvoir
se détacher de lui; elle l’avait dans le sang, selon son expression.
Elle, dont le métier était de se livrer à tout venant le plus possible
et de maintes façons, elle entendait garder, et pour elle seule, le
chéri de son cœur. C’était sa revanche. Elle savait même fort bien lui
démontrer qu’elle lui restait fidèle:

«Les autres, ça ne compte pas! Ah! si tu te figures, mon pauvre loup,
que c’est pour mon plaisir! C’est pour leur galette, rien de plus!

—Je sais bien.

—Laisse faire, va, mon coco! Quand nous aurons amassé assez de
pépètes, nous irons nous retirer dans notre patelin; nous choisirons un
coin dans les Pyrénées ... Et si jamais je revois un homme, si jamais
un de ces mufles-là ... Ah! nom d’une potence! il fera chaud!»

Magimier, avec sa toquade, vint déranger ce rêve idyllique et culbuter
ce château en Espagne. D’abord il trouva moyen d’emmener Clara en
voyage, en Suisse la première fois, en Italie l’année suivante, et de
la séparer ainsi de Léonce et de sa clientèle. A leur retour d’Italie,
il lui demanda de cohabiter avec lui, et il lui offrait pour cela de
tels avantages pécuniaires que, malgré toute sa tendresse pour le petit
homme, elle dut le sacrifier.

«Mais ne t’inquiète pas, mon Léonce, nous nous verrons tout de même!
Mon singe ne sera pas toujours sur mon dos: ça serait malheureux!
J’irai chez toi ... Nous nous arrangerons ... Puis, tu sais, si tu as
besoin d’une couple de louis?

—Ce ne sera plus la même chose, ce ne sera plus comme avant!

—Mais si! Mais si! Ça vaudra même bien mieux. Voyons, est-ce que
ça ne vaut pas mieux d’en avoir un seul, attitré, assuré, au lieu de
trente-six? Dis? Toi-même, avoue-le, conviens-en! Tu sais bien que je
n’aime que toi, mon Léonce, que c’est avec toi seul que je puis être
heureuse, avec toi seul que je peux vivre?

—Bien oui, mais alors ... il y a mon loyer! Je ne peux plus aller chez
toi ...

—Ne t’inquiète pas! Je suis là pour payer. Quand on s’aime, ce
n’est pas comme quand on ne s’aime pas! Il n’y a pas à rougir de
s’entr’aider. Tu en ferais autant pour moi ...

—Ah certes oui! S’il n’y avait qu’à vouloir!

—Tu me l’as dit souvent: «La vraie supériorité de la femme sur
l’homme, c’est d’avoir toujours su se faire nourrir par lui;»
c’est-à-dire par celui ou par ceux qu’elle n’aime pas. Ceux qu’elle
aime, c’est tout différent! Elle ne leur demande rien, au contraire,
elle se plaît ... C’est son devoir! On fait bourse commune, pas, mon
chien-chien? C’est comme si nous étions mariés: tout ce que j’ai, c’est
à toi; tout ce que tu possèdes m’appartient.»

Cette persistance à revoir Léonce, ces incessantes et incorrigibles
infidélités exaspéraient Magimier,—lui qui jusqu’ici s’était toujours
si peu embarrassé de la constance ou de la duperie et de la perfidie
féminines; lui qui déclarait si haut et si volontiers, durant les
agapes salomoniennes: «Les femmes peuvent bien encore m’amuser et me
faire plaisir, mais me faire souffrir ... ah! je les en défie bien!»

Comme Clara, affolée de son amant de cœur, et à plus juste titre
encore, il devait reconnaître qu’il avait cette fille «dans le sang».
Habitué à acheter l’amour tout fait et à s’épargner ainsi tout stage,
toute pose et préambule, toute scène, toute gêne, toute responsabilité
et tout ennui; n’ayant jamais voulu avoir affaire qu’aux courtisanes,
aux expertes marchandes de sourires, sûr ainsi d’être mieux servi et à
meilleur compte, chez aucune il n’avait éprouvé des sensations aussi
vives et aussi prolongées, de telles excitations et de telles ivresses
que chez Clara Peyrade. Elle était maigre cependant, celle-là, sans
hanches, avec deux pauvres petits œufs sur le plat pour poitrine, en
tout semblable à la poupée à Jeanneton; et il lui fallait le plus
souvent, à ce vorace et insatiable Magimier, de la chair à profusion,
des formes opulentes, débordantes et résistantes, de massives, superbes
et éblouissantes rondeurs, d’un blanc de neige et d’un rose vif, le
coloris d’un sang vigoureux,—des Rubens et des Jordaens.

Ici sans doute s’était vérifié l’aphorisme de Toussenel, qui a soulevé
tant de protestations, notamment en Turquie et en Orient, et a valu au
célèbre physiologiste de si énergiques démentis: «On aime les femmes
grasses, on n’adore que les minces.»

Avec ses serpentines ondulations, ses torsions de croupe, ses lascifs,
capiteux et ensorcelants _meneos_; avec ses élans de passion, si bien
joués qu’on les aurait crus réels, ses vibrantes et communicatives et
irrésistibles ardeurs, sa science de tous les déduits, Clara lui avait
fait goûter des joies paradisiaques, révélé, à lui, initié cependant à
tous les mystères et blasé et repu de tous les régals, des transports
nouveaux et toujours inassouvis, des éréthismes et des prurits d’une
violence jusqu’alors insoupçonnée. Elle était pour lui le plus
puissant, le plus parfait et l’unique instrument de plaisir.

Pour mieux l’attacher à lui, être certain de ne pas perdre pareil
trésor, il en vint à offrir son nom à cette fille, à la supplier de se
laisser épouser par lui.

«Mais non, ce n’est pas la peine ... Je t’aimerai bien sans cela,
lui répondait-elle, embarrassée, comme honteuse pour lui d’une telle
déchéance.

—Si, si! Je te veux!» répliquait-il.

Elle en riait, en faisait des gorges chaudes avec Léonce.

«Crois-tu, hein? Il en a, une couche! Ah! les hommes! comme on les
mène!»

Elle ne songeait pas qu’elle-même se laissait brider et exploiter par
un de ces piètres hères, qu’elle était la serve, la bête de somme et
de rapport d’un misérable alphonse, qu’en d’autres termes, ce qui lui
venait de la flûte s’en retournait au tambour.

«On les mène! Ça dépend! lui avait fort sensément riposté Léonce, piqué
de cette remarque et de cette généralisation. Vois-tu, ma chatte, en
amour, c’est toujours celui qui aime le plus qui est mené par celui qui
aime le moins. Ainsi, moi qui t’adore, qui t’idolâtre, je suis toujours
sûr d’être roulé par toi ... numéro un!

—As-tu fini? Si l’un de nous deux en tient pour l’autre, ah! ce n’est
pas toi, canaille! C’est malheureusement bien moi!

—C’est moi, te dis-je, ma vieille branchette!

—Tais-toi donc!

—Eh bien, mettons que le béguin est réciproque et que nous en pinçons
l’un pour l’autre.

—C’est cela, mon chéri! Oui, c’est ce que je voudrais! Aussi, dans le
cas où je me marierais avec mon type ...

—Ce ne serait déjà pas si bête!

—Je me le dis aussi ... Mais, dans ce cas-là, je pose mes conditions!

—Ah! pour sûr! Faudra voir ça de près.

—D’abord, mon loulou, je ne veux pas te quitter. Il prendra la chose
comme il lui plaira ... tant pis!

—Fais-toi d’abord avantager ... et de la forte somme!

—Naturellement! Ça va sans dire! Mais ce n’est pas tout: je te veux
avec nous, mon Léonce!

—Avec?

—Avec nous!

—Ah! mince alors!

—C’est comme ça! A prendre ou à laisser! Je ne tiens pas à périr
d’ennui ... Je ne peux pas vivre sans toi, tu le sais bien!

—Ni moi sans toi, bichette, tu n’en doutes pas?

—Alors voilà! Je l’épouserai, ce vieux sapajou. Il m’a déjà promis de
me reconnaître un apport dotal de cent cinquante mille francs, et il
ira jusqu’à deux cent mille, j’en ai la conviction.

—Tu sauras bien l’y faire aller. Ah! ficelle! je ne suis pas en peine
de toi!

—Tu as raison. Une fois mariés, nous quittons Paris et allons vivre
dans son château de Kermaria, près de Vannes; c’est son idée ...

—Eh bien, et moi?

—Attends donc! Au bout d’une quinzaine de jours, lorsque nous serons
tout à fait installés, je lui déclare que j’ai besoin de retourner à
Paris pour te voir ...

—Oh!

—Pour te voir, parfaitement! à moins qu’il ne préfère que je te fasse
venir!

—Tu pourrais prendre pour prétexte des affaires de famille; lui dire
que je suis ton parent, ton cousin, ton frère même ...

—Non, non, pas de tout cela! Inutile de tricher et de se donner tant
de mal! Il te connaît bien d’ailleurs, il sait bien qui tu es.

—Il ne m’a aperçu que deux ou trois fois: je n’aurais qu’à laisser
croître ma barbe ...

—Non! Pas la peine de tant se démener et se tracasser! Rien ne vaut la
vérité, vois-tu!

—Le fait est que c’est une grande force! Quand on le peut ...

—Je lui dirai nettement ceci: «Je suis devenue votre femme, c’est très
bien: vous le vouliez, et je me suis exécutée. Mais donnant, donnant!
Je ne vous ai jamais promis de lâcher mon amant, jamais il n’a été
question de ça entre nous, jamais! Or, il est temps que j’aille un peu
le retrouver, ce pauvre mignon! Chacun son tour! Faut être juste! Il
s’ennuie tout seul là-bas, il se fait des cheveux ...»

—Pour sûr! J’en sèche d’avance!

—«...Maintenant, si, au lieu d’aller le rejoindre, je l’invitais à
venir, cela nous épargnerait, à vous et à moi, une cruelle séparation,
une bien pénible absence; nous nous en trouverions mieux tous les deux
...»

—Tous les trois.

—Tous les trois, comme tu dis. Et il acceptera, le vieux bonze, je
te le garantis, et il me félicitera de mon idée, et me remerciera
par-dessus le marché.

—Oh! pas jusque-là!

—Jusque-là, et plus loin encore, si ça me plaît! Ah! tu ne connais
pas les hommes, les vieux surtout! Quand ils sont toqués d’une femme,
on les vire comme des totons; on en fait tout ce qu’on veut, de ces
serins-là! Je te parie que, le mien, je lui ferai décrotter tes
bottines et en cirer les semelles? Je te le parie?»

Elle l’eût gagné, le momon, si son interlocuteur l’eût accepté. De
point en point sa prédiction s’accomplit: le mariage eut lieu, les deux
conjoints s’envolèrent aussitôt vers la Bretagne, et, quinze jours
plus tard, les tourelles de Kermaria abritaient, avec les amours de
Magimier pour sa femme, celles de sa femme pour Léonce, et de Léonce
pour lui tout seul. Chacun semblait enchanté de son lot et ravi d’être
sur terre, sans qu’on pût déterminer exactement le plus heureux de la
bande.

C’était trop de bonheur, et tant d’ivresse passait les forces d’un
sexagénaire. Quatre mois après son arrivée à Kermaria, Léopold Magimier
fut frappé d’une congestion cérébrale: comme ce saint pape—pouvait-il
choisir meilleur exemple?—qui, au dire de Montaigne, «mourut entre les
cuisses des femmes», il s’éteignit brusquement, dans les maigres bras
et sur le sein en planche de sa divine Clara.

Libre! Enfin libre! Les dix mois obligatoires révolus, cette
incomparable épouse troquait son nom contre celui de son petit Léonce,
le chéri de son cœur, et tous deux, réalisant leur rêve ancien, s’en
allèrent goûter le repos sous les ombrages du pays natal, dans un gai
cottage, proche de la côte basque, entre Biarritz et Guéthary, et
manger là leurs rentes, si noblement et héroïquement acquises.

Et, devenue Mme Claire Teissèdre, l’ex-madame Clara n’oublia pas
ses bons amis les Yankees: jamais elle ne manquait l’occasion de
vous servir quelque anecdote typique relative à ces sauvages, ni de
déblatérer contre «ces sales mufles» d’hommes.



XV


Angélique Bombardier—_Spartaca_, de son nom de plume—n’avait pas
attendu jusque-là pour parfaire l’éducation du jeune Félicien, neveu
et pupille du député Magimier. Au lendemain de la première leçon, elle
avait continué de roucouler avec lui, de le dresser et le façonner,
jouer auprès de lui le rôle de confidente et de directrice, de «petite
maman», tout comme la passionnée et si accommodante dame de Warens avec
le timide Jean-Jacques. Félicien se trouvait du reste admirablement
bien de ce régime, et ne demandait pas, je vous prie de le croire, à
réintégrer le lycée.

Mais, s’il n’y songeait point, d’autres y pensaient pour lui, et, un
matin d’avril, son oncle lui annonça qu’il lui fallait se préparer à
quitter Paris pour regagner Rennes, sa ville natale et la résidence
de ses parents, et y achever ses études. En même temps, il lui
remit une lettre signée de son père, qui confirmait pleinement et
péremptoirement cette menace.

«A coup sûr, murmura aussitôt Félicien, c’est mon oncle Léopold qui
veut se débarrasser de moi, c’est lui qui me fait rappeler par papa. Je
le gêne, mon oncle, il suffit que je sois chez lui ... Et il n’aime pas
à être gêné, mon nononcle! Ah non! il n’aime pas ça!»

Il le connaissait bien, son nononcle, ce gentil neveu.

Lorsque Angélique apprit cette barbare décision, elle se mit à fondre
en larmes, et, jetant les bras autour du cou de Félicien:

«Cher petit! Est-ce possible? Nous séparer! Mais je t’aime trop! Je
t’aime trop! La vie sans toi, ah! ce serait la mort!

—Oui, plutôt mourir! s’écria Félicien avec enthousiasme.

—N’est-ce pas? Mais il sera toujours temps de recourir à cette
radicale extrémité ...

—Quand tu voudras! Je suis prêt!

—Auparavant, essayons ... Nous pourrions fuir, nous cacher?

—Je m’abandonne à toi! Décide, commande! J’obéirai!

—Cher enfant! Eh bien, oui, laisse-moi faire! Laisse-moi assurer notre
bonheur. Je t’aime tant!

—Et moi!»

Le lendemain elle filait avec lui vers l’Italie, et allait s’installer
à quelques lieues de Gênes, à Nervi, sur cette merveilleuse _riviera_,
où les orangers et les citronniers, alors tout chargés de leurs fruits
d’or,—d’or rouge et d’or pâle,—les oliviers au grêle feuillage
d’argent, les palmiers superbes, les mimosas, les aloès, les cactus,
les cèdres triomphants, formaient, avec l’azur ou le saphir de la mer,
avec les hautes et rocheuses falaises, toutes contournées, craquelées
et déchiquetées, le plus féerique décor.

Angélique, qui connaissait cette admirable contrée et y avait peut-être
bien déjà abrité quelque ancienne tendresse, ne pouvait choisir un site
plus captivant, plus propice aux poétiques épanchements, aux élans
d’admiration, d’abandon et d’amour.

Elle vécut là avec Félicien deux mois de bonheur quasi-surhumain, de
suaves et édéniques ivresses.

M. Magimier père, le gros marchand de cuir, avait bien essayé de
mettre le holà. Il était indigné de cette fugue, et avait dès l’abord
vertement chanté pouille à son frère, qui, lui, ne s’en était pas
plus ému que du reste et avait tranché du philosophe, opposé à ces
objurgations le front le plus serein et le plus olympien.

«Laisse donc! Si ce n’était pas celle-là, ce serait une autre!

—Mais enfin ...

—Et mieux vaut celle-là qu’une autre! Celle-là ne te coûtera rien,
d’abord; tu n’as pas à craindre des dettes, d’embêtantes histoires
d’argent ...

—Mais ...

—Attends donc! En outre, pas de mère éplorée, pas de père furibond
venant te supplier ou te sommer de replâtrer l’honneur de sa fille. Il
n’y a aucun dommage de causé, il n’y a que du plaisir pour ce brigand
...

—Mais, mon ami ...

—Ah! s’il avait enlevé une fillette, quelque gamine de son âge, je
comprendrais tes alarmes! Les parents de cette petite pourraient
flanquer la police à ses trousses, faire appréhender au corps notre
jeune homme pour détournement et rapt de mineure, te rendre responsable
... C’est évident! Ce serait là une vilaine affaire. Mais c’est
l’opposé qui a lieu, mon bon: c’est maître Félicien qui a été détourné,
maître Félicien qui a été enlevé, ravi ... au septième ciel! Et par
qui? Par une luronne qui a trois fois son âge et le triple de son
poids. Jamais ton maigrelet de fils n’aurait été capable de mouvoir de
lui-même une telle masse, jamais! C’est donc bien celle-ci qui s’est
mise en frais et ébranlée d’elle-même, qui l’a attiré, entraîné et
transporté,—non lui qui a fait main basse sur elle et l’a subtilisée.
Cela ne présente aucun doute pour personne.

—Mais justement ...

—Estime-toi donc bien heureux, mon cher, que l’éducation de ton fils
soit parachevée à si bon compte, et que ses inévitables fredaines te
reviennent à si bon marché!»

Eh bien, non, M. Magimier père—Magimier junior—ne voyait pas les
choses de la sorte, et, loin de savoir gré à Mme Bombardier des
précieuses leçons qu’elle avait si généreusement pris à cœur de donner
à Félicien, il était outré, exaspéré contre elle.

«Du moment que les deux sexes sont égaux ou équivalents, il faut que
la loi soit la même pour l’un que pour l’autre! Il faut, comme je le
lisais un jour dans un article de la fameuse féministe Elvire Potarlot,
châtier aussi bien les douairières qui débauchent les petits pages,
que les barbons suborneurs de tendrons et croqueurs de poulettes;
aussi bien, comme elle disait, les vieilles cochonnes que les vieux
cochons. Ou alors ne venez pas me parler d’égalité! Votre égalité ne
serait plus que de la frime, puisque nous aurions deux poids, l’un
pour les messieurs, l’autre pour les dames,—et deux mesures, l’une
pour celles-ci, l’autre pour ceux-là. Or, le code pénal, articles 354
à 357, ne fait aucune mention des garçons, des mâles, en parlant des
enlèvements de mineurs; c’est uniquement des filles qu’il s’occupe, des
filles au-dessous de seize ans accomplis spécialement. Ah! il est temps
de reviser tout cela, de faire régner l’égalité et l’équité sur terre,
la véritable égalité, l’exacte et scrupuleuse justice, telles que la
réclament, avec la vaillante Elvire, mon illustre frère et tous les
esprits d’élite de notre siècle!»

Sans attendre l’avènement de ce règne, ce qui aurait pu le mener
coucher loin, Magimier junior se lança à la poursuite de son fils et de
la conquête ou conquérante d’icelui. Il avait appris que cette antique
Dulcinée s’était, en quittant Paris, dirigée sur Gênes: c’est là qu’il
se rendit aussitôt et commença ses recherches. Mais, mal aiguillé, il
tomba sur une fausse piste, qui l’entraîna à Florence, puis à Rome,
ensuite à Naples et à Sorrente, où il constata qu’il s’était absolument
fourvoyé et qu’il lui fallait regagner son point de départ et reprendre
sur nouveaux frais toute l’opération.

Le hasard vint à son aide.

Les vieilles pigeonnes sont exigeantes, et notre jeunet tourtereau, à
force de roucouler sous les capiteux ombrages de Nervi, avait peu à peu
senti une sorte de pesanteur et de torpeur l’envahir. Son appétit, au
lieu de s’accroître, allait en diminuant; sa tête, par instants, lui
semblait vide, comme si sa cervelle se fût liquéfiée et volatilisée;
d’abondantes et débilitantes transpirations lui survenaient chaque nuit.

Un beau soir, sur les bords de cette mer enchanteresse, après un
roucoulement longtemps prolongé, le tourtereau fut soudain frappé de
mutisme et tomba en syncope. C’était l’anémie cérébrale qui continuait
son œuvre, la paralysie qui se déclarait.

Trop de roucoulements, trop de bonheur pour un homme seul et pour un
simple petit pigeonneau!

Un médecin de Gênes, mandé d’urgence, venait d’ordonner le transfert
immédiat de Félicien dans une maison de santé de cette ville, quand M.
Magimier père eut vent de la nouvelle et accourut pour reconnaître son
fils, quasi-méconnaissable et en si piteux état.

Trois semaines plus tard, Mme Magimier étant venue rejoindre son mari,
tous deux profitèrent d’une amélioration dans la santé du malade, pour
le ramener en France, sous le toit familial.

Et, chemin faisant, M. Magimier père songeait:

«Tout de même, cette femme, cette dame Bombardier, cette vieille et
abominable goule, est-ce que la loi ne devrait pas l’atteindre? N’y
a-t-il pas là bien autre chose qu’un détournement de mineur? Une
Anglaise, à qui l’on pince le coude en wagon, ou pour un baiser déposé
sur le lobe de son oreille, se fait adjuger judiciairement je ne sais
combien de livres sterling d’indemnité; et moi, si j’osais réclamer les
moindres dommages-intérêts à cette sénile bagasse qui a détraqué et aux
trois quarts tué mon enfant, on se gausserait de moi! Ah! il n’y a pas
de justice, vraiment pas d’égalité ici-bas!»

       *       *       *       *       *

Jalouse sans doute des prouesses de sa consœur et rivale
Spartaca,—Angélique pour les collégiens,—Nina Magloire, cette autre
insigne doyenne des émancipées et initiatrices, redoublait d’ardeur
et accumulait exploit sur exploit. Volontiers elle s’écriait, avec la
toujours galante Angélique: «Il n’y a pas de vieilles femmes! Restons
jolies, mesdames! Restons jolies!» Avec elle, elle était convaincue,
comme elle le disait un jour en propres termes, que «le devoir des
femmes est d’être bonnes et encourageantes pour le jeune homme que son
inexpérience tient, devant elles, timide et gauche; de susciter, avant
l’heure, chez l’innocent, l’étincelle magique ... Mais, pour cela,
s’empressait-elle d’ajouter, il faut avoir du cœur, beaucoup de cœur!»
Et elle en avait,—presque autant que de tempérament.

Cette abondance de sentiments et cette extrême richesse de sang
continuaient, par malheur, à lui valoir quantité de mésaventures.

D’abord, des déménagements très fréquents: les voisins n’appréciaient
nullement, selon son importance et à son juste taux, cet enseignement
anticipé donné à leur tendre progéniture; parfois même l’éducatrice,
outre les bordées d’injures auxquelles elle avait droit, empochait de
vigoureuses gourmades et sérieux horions. C’est ainsi qu’une mère,
dont elle avait trop fréquemment attiré chez elle le fils aîné, un
adolescent de quinze ans, et qui s’était aperçue du manège, prit fort
mal la chose et distribua à Mme Magloire une telle volée de coups de
manche à balai qu’elle lui cassa le bras.

Il y avait ensuite les mauvaises rencontres, les filouteries et vols à
redouter: ces gentils éphèbes, que l’insatiable Nina introduisait si
aisément chez elle, étaient loin d’être pour la plupart la fleur des
pois de la jeunesse française. Au lieu de payer la leçon,—ce qu’on ne
leur demandait pas, loin de là,—ils pouvaient avoir la fantaisie de
se la faire payer, et à un prix absolument exagéré, et de force, avec
menaces et violences, s’il était nécessaire. Toute faute, imprudence,
défaillance ou sottise, reçoit peu ou prou et tôt ou tard son guerdon
ici-bas: Nina Magloire l’avait déjà plus d’une fois constaté.

Ainsi un soir de mai, un beau soir plein d’étoiles et de molles et
tièdes brises, qu’elle avait pris place sur l’impériale presque vide
d’un tramway, à côté du plus prévenant et charmant jouvenceau, elle ne
tarda pas à remarquer—ô surprise! ô bonheur!—que ce galant page la
serrait de près, que ses doigts même osaient frôler sa taille ...

Elle, aussitôt, de lui décocher, avec une fulgurante œillade, un
sourire empli de gratitude et d’encouragement.

Le damoiseau, qui n’avait pas besoin de tant d’instances ni de
commentaires, et avait sûrement déjà accompli ses caravanes et gagné
ses éperons, de se rapprocher davantage, de se blottir tout contre
cette avenante voisine, si mûre et si maigre qu’elle fût, et de glisser
de plus en plus sa main indiscrète ...

«Finissez ... On pourrait vous voir, murmura Nina, toute frémissante.
Pas ici ...

—Si nous descendions?

—Oui.»

Mais, arrivée sur le trottoir, et le tramway reparti, elle s’aperçut—ô
surprise! ô douleur!—que l’entreprenant chevalier s’était éclipsé,
l’avait odieusement lâchée.

«Qu’est-ce à dire?»

Vite, elle tâta sa poche: plus de porte-monnaie! Plus de montre non
plus!

«Oh!!»

Si encore ce petit misérable avait daigné faire avec elle plus ample
connaissance! Mais non, pas même cette fiche de consolation! Il avait
eu hâte de la quitter, d’aller sans doute narrer cette aubaine, avec
force gorges chaudes, à quelque drôlesse de son âge, et manger cet
argent en sa compagnie.

Et trois mois plus tard, un matin, Nina Magloire était trouvée morte,
étranglée au pied de son lit, dans le minuscule appartement qu’elle
occupait alors rue de Penthièvre, au fond d’une cour. L’armoire à
glace, la commode et les placards avaient été vidés, leur contenu
étalé sur le plancher, tous les meubles fouillés ou brisés; dans
les trois exiguës et sombres pièces régnait le plus grand désordre.
L’enquête, dès ses débuts, révéla que la veille, à la tombée de la
nuit, Mme Magloire avait reçu la visite d’un petit jeune homme imberbe,
à chapeau melon, par-dessus noisette et pantalon collant, un de ses
petits protégés et son hôte assidu. A peine était-il entré qu’un
second petit jeune homme, également sans barbe, à chapeau melon aussi,
à accroche-cœur et veston étriqué et élimé, marquant mal, était venu
sonner à la porte et avait été introduit. C’étaient eux sûrement qui
avaient fait le coup, de ce côté qu’il fallait chercher. Et on chercha;
on les découvrit bientôt, et leurs aveux confirmèrent l’exactitude de
ces soupçons.

       *       *       *       *       *

C’est à peu près à cette même époque qu’Elvire Potarlot, la plus
convaincue, la plus franche et la plus remuante des revendicatrices
féminines, disparut aussi de ce monde.

Pauvre Elvire! Avec sa manie d’égalité ou d’équipollence absolue des
deux sexes et son inflexible logique, elle était arrivée à patauger de
plus en plus en pleines incohérences, drôleries et cocasseries.

Plus que jamais, par exemple, elle demandait qu’on transformât toute
la langue française pour mettre la syntaxe d’accord avec la justice
et le bon sens. De quel droit le masculin l’emporte-t-il toujours sur
le féminin? Et le masculin quel qu’il soit! Des animaux, des plantes,
des objets quelconques, des êtres abjects imposent leur genre à la
femme, aux femmes, si nombreuses, si pures, si intelligentes et si
éminentes qu’elles soient! Et elle reprenait son exemple: «Les plus
illustres dames et les plus vilains caniches de la ville se sont
rencontrés sur cette place.» _Rencontrés_ au masculin pluriel, parce
que _caniches_ est du masculin et au pluriel. Vous ne trouvez pas
cette règle idiote, humiliante, outrageante, scandaleuse, révoltante?
Ce sont les hommes qui l’ont imaginée et promulguée, cette règle, qui
l’ont imposée, comme ils en ont confectionné et imposé tant d’autres,
toutes aussi despotiques et ineptes, comme ils ont fabriqué et cuisiné
les codes, inventé et tripatouillé les religions, tout créé, arrangé
et faussé ici-bas à leur mode et convenance, pour eux et contre nous.
Pourquoi donc, voyons, pourquoi ne pas toujours employer le féminin,
lorsqu’on parle d’une femme? Pourquoi ne pas oser dire: «_une_
auteuse, _une_ chroniqueuse, _une_ contrôleuse, _une_ censeuse, _une_
sapeuse, et _une_ amatrice, _une_ administratrice, _une_ rhétrice,
_une_ agricultrice, _une_ médecine, _une_ assassine, _une_ soldate,
_une_ pompière, _une_ agente, _une_ témoin, _une_ écrivain, etc.,
etc. C’est évident! Ce serait à la fois plus clair, plus rationnel
et plus équitable: il n’y a pas à nier, voyons! Ces sempiternels et
stupides masculins étaient bons pour le temps où les femmes n’étaient
ni chroniqueurs, ni contrôleurs, ni censeurs, sapeurs, administrateurs,
rhéteurs, médecins, soldats, pompiers, agents de police ou de voirie,
etc., et se contentaient sottement d’être des ménagères et des mères;
mais à présent que nous avons changé tout cela!»

Aussi Elvire, apôtre, apôtresse ou apostoline du progrès, championne
de la civilisation, n’hésitait pas, elle, et, selon son joli mot,
«féminisait le dictionnaire, en attendant qu’elle pût féminiser le
code».

Comprend-on que la femme, en se mariant, perde son nom pour prendre
celui de son époux? Pourquoi ne serait-ce pas plutôt celui-ci qui
troquerait le sien contre le nom de sa femme? Voyons, pourquoi? Et
les enfants, n’est-ce pas plutôt le nom de leur mère qu’ils devraient
porter? Le père n’est-il pas toujours et de plus en plus putatif?

Elvire alléguait encore, et non sans succès, qu’il n’y avait aucune
raison pour que la femme s’habillât autrement que l’homme; qu’elle
laissât croître ses cheveux, lorsque l’homme les coupe; qu’elle portât
des bracelets et des boucles d’oreille, quand l’homme s’en passe.

«La voilà, écrivait-elle avec enthousiasme dans _l’Émancipation_,
la voilà la cause de l’infériorité physique de la femme! A l’instar
de la force de Samson, elle gît dans vos cheveux, citoyennes, cette
infériorité; elle gît pareillement dans vos jupes à traîne, dans ces
inutiles brimborions, vestiges de liens et d’entraves, emblèmes de
l’antique servitude, que vous attachez à vos poignets ou passez à
votre cou. Comment voulez-vous lutter victorieusement contre l’homme,
si vous vous alourdissez et vous fatiguez le crâne par cet anormal,
exorbitant et disgracieux fardeau, si vous vous empêtrez les jambes
dans les malsains et dangereux replis d’une interminable jupe? La loi
qui vous interdit le costume masculin, si commode—ah! les hommes! tout
pour eux!—il faudra bien l’abroger, cette loi, lorsque, toutes, vous
vous déciderez à l’enfreindre. Osez donc! Calculez que de temps perdu
à peigner, onduler et calamistrer cette chevelure, à ajuster et draper
cette robe, à vous attifer, vous maquiller, pomponner et peinturlurer!
Les voilà, les voilà, les vraies et seules causes de votre infériorité,
citoyennes! Ne les cherchez pas ailleurs: elles sont là, et viennent de
vous. Encore une fois, plus de chignons, plus de jupons! _In hoc signo
vinces!_»

Et, donnant l’exemple, conformant sa conduite à ses principes et
exhortations, elle s’était courageusement fait tailler les cheveux à la
mal content, et ne sortait plus qu’en culottes bouffantes et costume
complet de bicycliste.

Chère et excellente Elvire!

Bien mieux, elle adressa une pétition à la Chambre, et signala à
l’attention de nos législateurs ces trois nouvelles importantes sources
de revenus: impôt sur la coiffure des femmes,—impôt sur les jupes
dites _à balayeuse_,—impôt sur les diamants et bijoux.

Avec son illustre prédécesseur ... prédécesseuse, pardon! Jenny
d’Héricourt, l’amusante historienne de _la Femme affranchie_, Elvire
prétendait de plus belle que «le concours de l’homme ne sera pas
toujours nécessaire pour l’œuvre de la reproduction», et que «la
science humaine parviendra à délivrer la femme de cette sujétion
insupportable».

Il est vrai qu’à l’époque où cette réconfortante espérance était ainsi
proclamée, M. Brunetière n’avait pas encore découvert la faillite de la
science. A présent, hélas! «la sujétion insupportable» a des chances de
durée, de grandes chances.

Faisant encore chorus avec un autre adepte, superlativement doué
d’imagination, Elvire Potarlot attribuait «à un coup de poing donné
par l’homme sur le ventre de la femme l’origine des menstrues ...
C’est l’homme encore ici qui est le coupable et le criminel. Toujours
et partout nous le retrouvons, ce monstre! Oui, c’est à lui, à sa
brutalité, à sa sauvagerie, que nous devons ce déplorable tribut!
Mais nous ne le paierons pas toujours! Non seulement l’heure de la
ménopause sonnera et nous en dispensera, mais la science est là, mes
sœurs, et M. Jules Bois et moi, nous vous l’annonçons: Un jour luira
où, pour quelques femmes tout au moins, pour une élite intellectuelle,
disparaîtra ce mal sanglant, sans que pour cela les fonctions de
la maternité, tout à fait indépendantes de la menstruation, soient
atteintes.»

Mais qui déterminera cette élite? Quelles seront au juste ces
privilégiées? Pourquoi quelques-unes et non pas toutes?

«Toujours des inégalités et des injustices alors? allez-vous encore
vous récrier. Pendant que la nature y était, il ne lui en aurait
cependant pas coûté davantage ... C’est là, mes sœurs, ce que la
science nous apprendra, ce qu’elle se réserve d’établir et de nous
démontrer.»

Pauvre science! Que serait-ce, que ne te ferait-on pas dire, si tu
n’avais pas fait faillite!

Mais le rêve obstiné d’Elvire, son idée prédominante, persistante et
obsédante, c’était que l’homme pût devenir enceinte ... pardon! Ici,
c’est cet odieux masculin qui est obligatoire!—pût devenir _enceint_ à
son tour; qu’il pût, comme la femme, connaître les tribulations de la
grossesse, les grièves douleurs et mortels risques de la parturition,
les angariantes servitudes de l’allaitement. Voilà où il fallait
tendre, voilà le grand but à atteindre! Car, tant qu’on n’en sera
pas là, tant qu’on n’aura pas retrouvé et reconstitué l’androgyne de
Platon,—ces androgynes, nés tous parfaits ...

  D’un pur limon pétri des mains divines,
  Également des deux sexes pourvus,
  Se suffisant par leurs propres vertus,

il n’y aura rien de fait: toujours, sur les deux sexes séparés, pèsera
une abominable iniquité, une implacable et désespérante inéquivalence.
Mais comment établir cet équilibre, réaliser ce sublime rêve? Encore un
miracle nécessairement réservé à la science, qui a bon dos, malgré sa
faillite, et autorise toutes les coquecigrues possibles et imaginables.

En dépit de sa passion égalitaire, Elvire Potarlot penchait par
instants vers les doctrines professées par certaines agitées
américaines,—toujours on les retrouve, celles-là, sur le chemin de
l’originalité et de la drôlerie,—et estimait que l’homme est en tous
points l’inférieur de la femme, et que le prototype de la force,
l’Hercule mythique, a appartenu au sexe faible. Hercule était une fille
et devrait s’appeler Herculesse.

Ressassant d’autres vieilles bouffonneries empruntées aux coryphées et
pionnières du féminisme, elle écrivait sans rire que «le divin Créateur
a bien prouvé la supériorité de la femme en terminant et couronnant son
œuvre par la création de notre mère Ève.

«Pour faire Adam, il prit de la boue, de la simple boue, notez bien
cela ... et voilà votre père à tous, messieurs! Mais, pour la femme,
il jugea que la boue était trop indigne, il prit une matière qui déjà
avait été purifiée par son souffle divin, une côte d’Adam, et il forma
Ève.

»L’histoire nous dit: Ève a pris l’initiative du mal et a causé sa
perte et celle de son époux. Soit! Mais si, dans cette occasion, Ève
n’a effectivement pas fait preuve d’esprit et d’obéissance, elle
a au moins prouvé qu’elle avait la haine de la routine, la passion
du nouveau et du progrès, l’imagination, l’ardeur et la bravoure
nécessaires pour aller de l’avant, toujours de l’avant. _Go ahead! Go
ahead!_»

Hélas! malgré tant d’éloges décernés à son sexe, et une telle
prédominance, Elvire était plus que jamais courbée sous le joug et
la férule d’un abject mâle, du pseudo-statuaire, maître fainéant et
maître rufien Émilien Bellerose. Plus que jamais elle avait à essuyer
les avanies et brutalités de ce drôle, à endosser ses horions, de
véritables déluges de coups de canne ou de cravache, disait-on, qui
lui tombaient quotidiennement sur le casaquin et la laissaient étendue
comme morte sur le plancher.

«Et elle aime ça, vous savez, elle raffole de ça! allaient répétant
partout la vaporeuse Bombardier, l’impeccable Lauxerrois et l’ineffable
Cherpillon, toutes ses suaves sœurs d’armes et délicieuses amies. Il
lui faut chaque soir sa ration d’étrivières et de bastonnade,—son
vigoureux petit picotin. Elle ne dormirait pas sans cela.»

Elles assuraient même, les braves compagnes et candides âmes, qu’à
certains moments psychologiques, au lieu de soupirer: «Tu m’aimes, dis?
Tu m’aimes, mon chéri?» Elvire ne manquait jamais de s’exclamer: «Oh!
tu me battras, hein, trésor? Tu me battras bien! A me briser, mon ange!
A me tuer, n’est-ce pas, à me tuer?»

Hélas! ce fut bien, en effet, ce sacripant qui lui porta le coup
de la mort; mais pas tout à fait comme elle l’entendait, ou plutôt
comme s’amusaient à le lui faire dire ses charitables rivales et
affectionnées consœurs.

Un automne, qu’il avait été invité par un camarade de cercle à
venir chasser dans un coin des plus boisés et des plus sauvages de
la Dordogne, Émilien rencontra là-bas une veuve encore fraîche et
suffisamment accorte, qui laissait mollir ses charmes et moisir ses
écus, faute d’occasions.

«Voilà mon blot!» pensa l’élégiaque personnage, dès qu’il apprit que
la fortune de ladite veuve s’élevait, nette de toute hypothèque et
redevance, à dix-sept cent mille francs.

Justement il avait fini de croquer les dernières bribes du patrimoine
d’Elvire; il en était réduit à la faire travailler, trimer le plus
possible, et à chercher à tirer parti de ce labeur, de tout ce qui
coulait de cette intarissable plume ... Démarches difficiles et bien
souvent infructueuses; ardue, décourageante et énervante besogne,
qui le dépitait, l’exaspérait très souvent et lui faisait plus que
jamais—ô ivresse!—lever sa canne et taper dru, fouailler à tour de
bras et à planté sa reine nourricière.

Il n’avait plus qu’ennuis, tracasseries et misères à attendre d’elle.
C’était le moment ou jamais de lui tirer sa révérence ou de filer à
l’anglaise.

La partie de chasse, qui devait durer huit jours, se prolongea
durant six semaines; et comme Elvire commençait à trouver le temps
démesurément long et à s’étonner et s’alarmer, elle découvrit le pot
aux roses.

La très consolable petite veuve, perdue dans sa thébaïde, n’avait pu
rester insensible aux langoureux soupirs, aux effets de torse, roulades
et scies d’atelier de ce pitoyable cabot. Elle s’était toquée de ce
bellâtre, qui lui apparaissait avec tout le prestige de la capitale et
de l’art,—quel art, messeigneurs!—et elle avait déposé à ses pieds sa
tendresse et ses titres de rente.

Le jour même où elle apprit le mariage de son misérable amant, Elvire
Potarlot mettait en vente son fameux livre _Ève triomphante_, où elle
démontre si bien par A + B l’absolue précellence de la femme sur
l’homme,—en beauté et en bonté d’abord et incontestablement, puis en
esprit, en intelligence et en science, en morale aussi et en conduite,
en santé également, en vigueur, force, souplesse, taille, solidité,
élasticité, etc.; et elle venait de toucher ses droits d’auteur, six
cents francs, sur le premier tirage de ce volume. Immédiatement elle
les expédia à Émilien: ce fut sa seule vengeance.

Puis elle rentra chez elle, déboucha un flacon de cyanure de potassium,
et—adieu la vie! adieu toutes les trahisons et toutes les lâchetés!
Assez de larmes, assez de tortures, de désespoirs et de dégoûts!—elle
le vida d’un trait, et s’en alla goûter sous terre ce qu’elle n’avait
jamais pu rencontrer et ce qui n’existe pas dessus, l’unique et
véritable égalité.



XVI


Séverin Veyssières gisait sur un fauteuil, dans sa chambre à coucher,
le regard tourné vers la fenêtre, et obstinément, lugubrement fixé au
loin, perdu dans le bleu du ciel.

Un mal horrible était venu le frapper; une dégoûtante plaie, un lupus
ulcéreux, lui rongeait la lèvre supérieure, l’aile droite du nez et
la moitié de la joue. Pour tout son entourage, pour tout le monde,
principalement pour ses chers confrères et joyeux associés de la secte
salomonienne, il était devenu un objet de répulsion.

Plus de visites: depuis trois semaines, à part le docteur qui le
soignait et était un de ses anciens condisciples de l’École normale,
transfuge de l’Université, aucun ami n’avait franchi sa porte. Le
dernier qui eût pénétré chez lui, Roger de Nantel, s’en était allé avec
l’intime et formelle résolution de ne plus remettre les pieds chez «ce
pauvre bougre».

«C’est vraiment trop répugnant! Quelle sale machine! Plus moyen de le
voir! Et puis ça peut s’attraper! Brrr! Je vais de ce pas en parler à
mon médecin ... Si c’était contagieux? Eh bien merci! Me voilà propre!»

Si, cependant, quelqu’un lui était resté; à défaut de gais camarades,
une amie continuait à venir le voir, une amie dont la première
visite datait seulement du jour où il avait dû demeurer confiné chez
lui, le visage en partie recouvert de pansements et de compresses.
Et la fréquence et la durée de ces visites avaient toujours été en
augmentant; à l’heure actuelle, Katia Mordasz ne quittait plus le
domicile de Séverin; elle s’efforçait de le distraire, s’évertuait
et s’ingéniait à le rassurer, à le consoler et le réconforter: tâche
pénible, ardue entre toutes, et que, semblable au labeur de Sisyphe, il
fallait continuellement recommencer.

Désemparé, affalé, désespéré, Séverin ne songeait plus qu’au
suicide,—l’unique et éternel remède,—et, sans Katia, sans cette
vigilante et infatigable gardienne, il aurait déjà, d’une façon ou
d’une autre, supprimé le mal en supprimant le malade.

Et quelle était la cause de cette effroyable affection? Comment cet
ulcère rongeur, ce _lupus excedens aut exedens_, qui avait débuté par
de simples boutons, quelques tubercules durs et violacés, avait-il pu
se produire?

Mystère!

«Il n’y a pas là trace d’atavisme! disait Séverin à son ex-condisciple,
le docteur Chézurier. Je n’avais pas cela dans le sang, j’en suis
convaincu! Ni mon père, ni ma mère, ni mes grands-parents, personne
que je sache, dans ma famille, absolument personne, n’a été atteint
d’une infirmité de cette espèce. C’est pire que n’importe quoi, pire
que toute souffrance, toute torture, pire mille fois que la mort! Je
suis comme un pestiféré: chacun se détourne de moi avec effroi, tout le
monde me fuit, je me fais horreur à moi-même ... Ah! maudit soit ...»

Et il retombait dans sa torpeur, s’y enfonçait de plus en plus, se
laissait de plus en plus envahir et accabler par ses idées noires, ses
funèbres et odieuses réflexions.

«Mais si, vous guérirez! Mais si! lui répliquait Katia. Vous vous
exagérez votre état, et ne le voyez nullement comme il est.

—Oh! que si, hélas!

—Pas du tout, mon ami, je vous assure. Vous allez bien mieux que la
semaine passée, et, lorsque vous aurez séjourné un mois ou deux au bord
de la mer, comme le médecin vous l’ordonne....

—Je ne veux pas partir!

—Si!

—Je veux mourir ici, chez moi!

—Parce que vous avez un bobo sur la joue, vous vous imaginez que tout
est fini, que votre dernière heure a sonné! Un peu de raison, Séverin!
Un peu de courage!»

Elle en avait, elle, du courage; elle en avait, de la résistance,
de l’énergie et de la vaillance. Pas une seconde, elle ne s’était
demandé s’il n’y avait pas danger pour elle d’approcher un tel malade,
«si ça s’attrapait». Cette égoïste et lâche question,—si humaine
pourtant!—ne lui était pas venue à l’esprit: il y avait près d’elle
une souffrance à alléger, un malheureux à secourir et à consoler, et
elle était accourue. Sa place était là; son instinct de femme, plus
encore que le profond mais très platonique et très pur attachement qui
l’unissait à Séverin, l’en avertissait et la conduisait.

«Nous partirons ce soir même, continuait-elle en manœuvrant les tiroirs
de la commode, pour en extraire les piles de chemises, de chaussettes
et de mouchoirs qu’elle avait dessein de ranger ensuite dans la malle.
Ne différons pas ... Nous voici au mois de mai; nous avons un temps
superbe, et j’ai promis ce matin au docteur Chézurier ...

—A quoi bon? C’est encore ici que je serai le plus tranquille! soupira
Séverin en promenant autour de lui, sur sa longue table de travail et
ses rangées de livres, un regard navré.

—Il faut quitter Paris, et le plus tôt sera le mieux, ne cesse de
répéter le docteur. Lui-même s’est occupé de vous louer un chalet à
Arcachon, sur la lisière de la forêt de pins et à proximité de la mer
...

—C’est-à-dire qu’il a hâte d’être débarrassé de moi. Il ne tient pas à
ce que je crève sous ses ordres!

—Séverin! Comment pouvez-vous concevoir de telles vilaines pensées?
M. Chézurier vient chaque jour vous voir; il vous témoigne la plus
affectueuse sollicitude; il affirme qu’un changement d’air, un séjour
prolongé dans le voisinage de l’Océan, vous sera des plus salutaires et
vous rétablira promptement ...

—Il n’y a que vous, Katia, vous seule! Si je me rétablis jamais, ce
sont vos soins ... Si je ne suis pas abandonné, c’est à vous que je le
dois! Et je ne peux même plus baiser vos chères, chères petites mains,
que j’aimais tant! Si je guéris, je resterai défiguré, hideux, abject
... comme un monstre!

—Vous broyez du noir à plaisir! C’est fou! Cette plaie se fermera et
disparaîtra. Vous n’êtes pas du tout hideux, pas du tout repoussant ...
Prenez mes mains, tenez, les voilà! Elles sont à vous!

—Non! Non!»

Et cette même femme qui, jusqu’alors, toujours retenue par ses
scrupules de dignité et de fierté, par son excessif respect
d’elle-même, n’avait jamais manqué de dérober ses mains aux caresses et
aux baisers de leur enthousiaste admirateur, elle les lui abandonnait
pleinement à présent, les lui portait d’elle-même aux lèvres,—à ses
lèvres rongées, tuméfiées, saignantes et sanieuses, horribles.

Telles, ces religieuses embrasées de l’amour divin, ces saintes
et étonnantes hystériques, qu’aucune immondice ne rebute, qui se
complaisent à surmonter tous les dégoûts.

       *       *       *       *       *

Le soir même où Séverin Veyssières, accompagné de l’ardente nihiliste,
devenue sœur de charité laïque, et non moins passionnée et exaltée dans
cet apostolat que dans le précédent, prenait le train pour Arcachon,
le dîner mensuel des Salomoniens—on était justement au premier mardi
de mai—avait lieu dans la salle attitrée du restaurant Margery.

Tous étaient là,—tous les survivants et les restants. Sambligny,
qui remplissait encore, après Nantel, les fonctions de
secrétaire-recruteur, n’avait jamais eu si belle mine que depuis son
veuvage, et n’avait jamais si chaleureusement recommandé le célibat à
son personnel administratif.

«_Cœlum habitat_, il habite le ciel, le célibataire, croyez-en toujours
la science étymologique, et restez plus que jamais convaincus, mes
amis, que les meilleurs mariages sont ceux qui ne se font pas. Vous
n’avez aucun, absolument aucun intérêt à vous marier, même à vous
marier avec une femme très riche. Si elle vous apporte trente mille
livres de rente, elle se croira obligée d’en dépenser quarante mille,
et vous y serez encore de votre poche. Si elle n’a pas le sou, il
y a de très grandes probabilités pour qu’elle ait été élevée en
millionnaire,—comme on élève à peu près toutes les jeunes filles d’à
présent. Elle saura parler chinois et résoudre une équation du second
degré, cultivera le pastel et la musique, mais ne sera pas capable de
faire cuire une côtelette, pas même d’allumer le feu. Elle croirait
déroger d’ailleurs, si elle essayait de s’initier à ces viles besognes,
si elle touchait au charbon, lavait sa vaisselle ou descendait sa
boîte à ordures. Fi! Fi donc! Il lui faudra une bonne, sinon deux, et
qui les paiera, ces intruses indispensables? Ce sera vous. Madame
voudra avoir son salon, son piano, son jour de réception, ses _five
o’clock_ et autres balançoires; elle devra rendre ses visites et
ses dîners; et qui soldera ces frais de toilette, d’apparat et de
voitures? Ce sera monsieur, toujours monsieur, toujours vous, mes
petits amis. C’est toujours vous qui serez les dupes du marché et les
dindons de la farce. Gardez donc précieusement, envers et contre tous,
impitoyablement et férocement, ce premier de vos biens: l’indépendance.
Vous pouvez, comme dans la chanson, parcourir le monde et courtiser
tout à votre aise la brune et la blonde, vous ne rapporterez jamais
chez vous plus de deux oreilles. Il n’y a rien de meilleur ici-bas que
l’amour, mais,—croyez-en la sagesse de Salomon, aussi bien que celle
du dix-huitième siècle,—l’amour charnel, l’amour sensuel, l’amour
varié, l’amour amusant, et non celui qui vous rend sombres, inquiets,
exclusifs, jaloux et méchants, qui vous torture, vous exaspère, vous
affole. La bonne déesse, c’est la Vénus physique, la Vénus Coliade, si
chère aux anciens, la Vénus Hétaira, Pandemos ou Vulgivaga, la Vénus
Meretrix, toujours Victrix, perpétuellement victorieuse, triomphante
et toute-puissante, en dépit de tous les repoussoirs, de toutes les
politiciennes, viragos, émancipées et toquées. C’est celle-là, cette
grande Astarté, cette irrésistible Aphrodite, qu’il faut honorer et
pratiquer, mes amis, et non l’autre,—et non perdre votre temps à
flirter, implorer, soupirer, baguenauder et vous morfondre ... Laissez
cela aux imbéciles. Ditesvous bien qu’il n’y a rien de plus agréable,
de plus commode et de plus économique que les prêtresses attitrées de
l’incomparable divinité, rien de plus gênant, collant, fastidieux et
dispendieux que les tendresses non tarifées et prétendues gratuites.
N’appréciez jamais les femmes qu’au point de vue plastique: c’est
le seul intéressant, le seul intelligent et affriolant; et sachez
toujours prendre ces dames avec plaisir et les quitter sans regret.
Tels sont, chers amis, les principes et règles de vie que l’expérience
des siècles et la sapience humaine m’ont légués et vous dictent par ma
bouche. Conservez-les dans vos cœurs, méditez-les pieusement, afin de
les appliquer sans relâche, jusqu’au jour où il plaira au Divin Maître
de vous rappeler à lui et de vous convier à jouir, avec les anges, de
l’éternelle félicité. Ainsi soit-il!»

Malgré les vides dus à la mort ou à la maladie, le banquet salomonien
avait gardé sa pleine liberté d’allure, sa rondeur et son entrain. On
n’avait pas encore remplacé les manquants, et on hésitait à le faire:
rien ne pressait.

«Ce sacré Magimier! exclama soudain Adrien de Chantolle. Aller
s’amouracher de cette citoyenne de la rue de Maubeuge, cette madame
Clara, sèche comme une morue et plate comme une limande, lui qui
exécrait les femmes maigres!

—Qui nous disait si bien, vous vous le rappelez? repartit Hector
Jourd’huy, que l’embonpoint est le propre de la femme, que la vocation
de la femme est d’être grasse ...

—C’est vrai.

—Pas bête!

—Il avait raison!

— ... Et qu’il n’y a rien de plus disgracieux qu’une poitrine féminine
sans reliefs accentués, sinon un abdomen masculin ultra-bombé.

—Magimier disait cela, oui, répliqua Ravida; mais il ne dédaignait pas
non plus de temps à autre, durant l’été notamment, la sveltesse des
formes.

—Il était avant tout éclectique, partisan de la nouveauté et de la
variété, rectifia l’ingénieur Lesparre.

—Comme nous tous! s’écrièrent à la fois le maître des requêtes
d’Amblaincourt et le négociant Xavier Ferrero.

—Changement d’herbage réjouit ...

—C’était Magimier qui classait les femmes en deux catégories,
interrompit Roger de Nantel: femmes d’été et femmes d’hiver.

—Non, il était plus gourmand, il voulait trois catégories, riposta le
président Herbeville: femmes grasses et dodues pour l’hiver, diaphanes
et zéphyriennes pour l’été, et intermédiaires, entrelardées, pour
l’automne et le printemps.

—C’est cela! Je me souviens! dit Jourd’huy.

—Il s’y entendait, le vieux cerf!

—C’est son collègue Brizeaux qui se contentait de deux échantillons ...

—Ce pauvre Brizeaux!

—Encore un qui a drôlement fini!

—A qui la faute? objecta Chantolle. Si Brizeaux, tout comme Magimier,
était demeuré fidèle à notre programme, avait respecté nos traditions,
si l’un ne s’était pas monté le bourrichon au point de convoler en
justes noces avec un de nos numéros ...

—L’idiot!

— ... Si l’autre, au lieu de braconner sur le terrain défendu et de
mettre à mal une brave fille, s’en était tenu, selon notre règle, aux
professionnelles, à la liste de nos clientes, liste si variée, si
nombreuse et si intelligemment composée, si parfaitement suffisante,
en somme, tous deux seraient encore là, messieurs! conclut Adrien de
Chantolle.

—Eh oui!

—Effectivement!

—C’est donc de leur faute ...

—Et Veyssières? lança Ravida.

—Ah! Veyssières! Sans doute, c’est autre chose, repartit Chantolle. En
résumé, sur treize que nous étions à l’origine, il y a sept ans, ça ne
fait que trois qui manquent ...

—Et sur ces trois, observa Sambligny, deux ont sombré par leur faute.

—Absolument! N’oublions pas cela! poursuivit Chantolle. Donc,
messieurs, tout en déplorant la disparition de nos confrères et
associés, en formant les vœux les plus ardents pour la guérison de ce
pauvre Veyssières, si abominablement frappé ...

—Je doute que ...

—S’il se rétablit, assura l’ingénieur Rouyer, il n’en demeurera pas
moins tout défiguré ...

—Monstrueux!

—C’est forcé!

—Il n’osera plus se montrer!

—Eh bien, messieurs, trois disparus sur treize, il ne faut pas
nous plaindre! conclut de nouveau Chantolle. Nous sommes encore des
privilégiés!

—Évidemment!

—C’est que nous sommes dans le vrai!» proclama Sambligny.

Et, comme un bruit de voix s’élevait dans la salle contiguë:

«Je vous ai avertis en arrivant, continua-t-il, que nous avions encore
là, ce soir, un festin d’amazones. Ces dames de l’Émancipation et de
l’Infécondité célèbrent je ne sais quel glorieux événement ...

—L’inauguration d’une vaste école d’allaitement pour hommes, les
_nourrices mâles_, insinua Ravida.

—Ou quelque chose d’analogue, poursuivit Sambligny. Mais elles ont
beau s’agiter, beau piailler et glousser, les chères poulettes ...

—Tu n’échapperas point au verdict du Très-Haut: «Tu seras
éternellement sous la puissance de l’homme!» proféra Roger de Nantel.

—Et c’est en vain que tu te démènes et te rebiffes, infortunée côte
d’Adam, repartit Jourd’huy; tu n’as réussi qu’à provoquer la faillite
du mariage et le krach de l’amour, qu’à stimuler et encourager la
polygamie, développer et multiplier la prostitution ...

—Elle est immortelle, la prostitution, heureusement! exclama
Chantolle. C’est notre revanche, notre compensation, ce qui nous
console des insexuées, des vésuviennes et doctoresses.

—Bravo! crièrent Lesparre et Courcelles d’Amblaincourt.

—Entre les femmes publiques qui font des phrases et haranguent les
foules, et celles qui font l’amour et rien autre chose, qui donc
hésiterait? reprit Chantolle.

—D’autant plus, ajouta Jourd’huy, que celles qui font l’amour sont
généralement plus jeunes, plus avenantes, attrayantes ...

—Pardi!

—Oui, mais c’est grâce aux autres, ne l’oublions pas, dit Chantolle,
c’est grâce aux agitées et aux révoltées, aux déclassées qui en
dérivent, que nous recrutons si facilement et si amplement nos
clientes. Ne soyons pas ingrats, messieurs: buvons à l’émancipation
féminine!

—A l’émancipation des femmes!

—A la suppression du mariage!

—Vive le célibat!

—A l’amour libre! A l’amour libre!»

En cet instant, on heurta quelques légers coups à la cloison voisine.

«Vous êtes donc des nôtres? demanda une voix grêle et glapissante,
celle d’Ernestine Montgobert, l’avocate des causes grasses, conseil et
lumière des gitons assassins.

—Certainement! Mais oui! répondirent en chœur les disciples de
Salomon.

—Si nous fraternisions? proposa une autre voix cristalline, celle
de René d’Escars, _seu_ Adélaïde Tabourin, fervente patronne de
l’avortement légal.

—Fraternisons! Mais oui, messieurs! cria une troisième voix, également
de fausset, celle d’Estelle de Bals.

—Très volontiers, mesdames! Si vous le permettez, ajouta Sambligny,
nous allons avoir l’honneur de nous rendre auprès de vous?

—Inutile! Pas de galanterie! protesta aussitôt une quatrième voix,
non moins aiguë et perçante, celle de dame Stéphanie Lauxerrois, dite
Saint-Germain, successeur ou successeuse d’Elvire Potarlot, comme
rédactrice en chef de _l’Émancipation_.

—Oh non! Pas de galanterie! Pas de galanterie! lancèrent toutes
ensemble avec indignation ces gentilles crécelles et mélodieuses
petites flûtes.

—Ce serait inconvenant, messieurs! ajouta maître ou maîtresse
Montgobert. C’est nous qui vous avons dérangés, c’est à nous à aller
trinquer avec vous.»


                                  FIN


              ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)



                            DU MÊME AUTEUR


  INSTITUTION DE DEMOISELLES

  Un volume in-18. . . . 3 fr. 50

_Institution de Demoiselles_, par Albert Cim, est l’étude très
dramatique et très scrupuleusement vraie d’un de ces grands pensionnats
«de genre» où l’aristocratie, la haute finance et la haute cocotterie
mêlent leurs filles, et où la dévotion, l’argot boulevardier, le piano,
le cabotinage et le libertinage sont enseignés de front.

(_La Nation._)

_Institution de Demoiselles_, par Albert Cim, est un roman-étude, très
juste d’observation et qui doit être lu par tous ceux, qui se séparent
de leurs filles pour les confier aux «institutions».

(Philippe Gille, _Le Figaro_.)

_Institution de Demoiselles_ est un livre gros de révélations et qui
est observé de très près. Incontestablement l’institution que M.
Albert Cim nous décrit existe ou a existé ... Après avoir dépeint,
sans omettre aucune crudité de détails, l’éducation qu’on reçoit chez
Mme Dambreville, M. Albert Cim nous montre dans chacune des élèves les
fruits de cette éducation. Il surveille l’état de perversion où la
plupart des jeunes filles arrivent précocement, et révèle un à un les
scandales qui ont précédé et suivent la sortie du pensionnat.

(Paul Perret, _La Liberté_.)

Dans son _Institution de Demoiselles_, M. Albert Cim a groupé fort
habilement des turpitudes qui sont dans la réalité plus clairsemées.
Mais il est exact que l’on trouve à Paris des pensionnats, où, avec les
dehors de la tenue la plus sévère, les choses se passent à peu près
comme M. Cim les a contées.

(Hugues Le Roux, _Gil Blas_.)

L’auteur d’_Institution de Demoiselles_ a voulu montrer qu’à cette
heure, l’éducation des jeunes filles, dans la plupart des institutions
particulières, suit une voie des plus fausses et ne rend que des
produits avariés.

(Charles Canivet, _Le Soleil_.)

_Institution de Demoiselles_, «mœurs parisiennes», affirme le
sous-titre. S’il dit vrai, c’est à faire frémir, plus encore que
la pension dépeinte par Daudet, où la folle Ida de Barancy mit son
petit Jack. Et pourtant, si chargées qu’en soient les couleurs, elles
finissent, à les mieux regarder, par devenir vraisemblables. Oui,
certaines maisons d’éducation pour les jeunes filles doivent, en effet,
être organisées ainsi. Et tel de nous, en recueillant ses souvenirs,
peut se rappeler, aux environs de Paris, des établissements ressemblant
à celui-là.

(Alfred Gassier, _Le National_.)



DU MÊME AUTEUR


  DEMOISELLES A MARIER

  Un volume in-18. 3 fr. 50

_Demoiselles à marier_, le nouveau livre de M. Albert Cim, est à la
fois un roman et une protestation contre cet abus de l’instruction
et cette diplomanie qui jettent chaque année dans la circulation
des milliers de jeunes filles dépourvues de dot, sans ressources
et dégoûtées d’avance du mariage, de la famille et de toute œuvre
manuelle. Fatalement vouées pour la plupart au célibat, ces belles
dédaigneuses sont destinées à faire la joie des célibataires.

(Philippe Gille, _Le Figaro_.)

Le nouveau volume d’Albert Cim, _Demoiselles à marier_, a pour héroïnes
les jeunes filles pauvres, mais diplômees, qui cherchent un gagne-pain
dans les administrations publiques. Les déboires et les misères de ces
exploitées, aussi bien que leurs défauts et leurs tares, forment les
plus émouvants épisodes de ce livre.

(_La République française._)

M. Albert Cim nous montre qu’à prendre ainsi les métiers des hommes,
les femmes perdent ou hasardent la joie d’être épouses et mères.

(Francisque Sarcey, _Les Annales politiques et littéraires_.)

_Demoiselles à marier_ est un récit vivement mené, écrit sans autre
prétention que celle d’être vivant et vrai, plein de caractères très
divers bien observés et dessinés nettement, avec çà et là des épisodes
comiques où se repose l’esprit navré de tant de misère et de vilenies,
et, traversant le fond du tableau, quelques silhouettes de gens
honnêtes, simples, indulgents, heureux dans leur modeste état. Puisse
ce bon livre contribuer à réapprendre à notre génération ce que le
monde entier avait toujours su jusqu’ici,—qu’il n’y a pour la femme
d’autre éducation que celle qui assure le développement de sa nature
physiologique et morale en la préparant à remplir dignement son rôle de
mère de famille et de reine du foyer!

(B.-H. Gausseron, _Revue encyclopédique Larousse_.)

M. Albert Cim a peut-être bien créé un genre dans le roman, un genre,
non pourtant, une spécialité. Il publie des études documentaires,
très observées, très poussées, comme on dit, sur les jeunes filles et
sur les professions libérales. Il montre le péril que fait courir à
des milliers d’adolescentes l’extrême civilisation dont bénéficient
et souffrent à la fois les grandes villes. Il nous dit les douleurs
morales, les angoisses, les déceptions, les infortunes qui attendent
postulantes et impétrantes. Il nous fait pénétrer dans le monde où
sévit l’examinomanie, la rage des diplômes. Il nous apitoie sur les
victimes d’un mal qui, de jour en jour, va grandissant.

En des livres cruels, au fond simplement vrais, il nous introduit,
tantôt dans une _Institution de Demoiselles_, qui nous livre ses
tristes et troublants secrets, tantôt au pays des Bas Bleus, qui, aux
regards, découvre les misères dont il est empli.

Aujourd’hui, il nous fait entrer dans l’enfer des grandes
administrations qui emploient comme commises de pauvres jeunes filles
ultra-brevetées.

Ah! la terrible satire de nos mœurs que ce livre: _Demoiselles à
marier_! Il n’est certes pas pour les demoiselles, mais pour les mères
qui devraient le mediter, pour les pères qui devraient y puiser un
enseignement.

  (Édouard Petit, _L’Écho de la Semaine_.)

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  =Le Charme d’Amour= (Ouvrage couronné)       1 vol.
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                              FOOTNOTES:

[1] Excédent des naissances sur les décès en Allemagne: En 1894:
696,874;—en 1895: 725,790;—en 1896: 815,783; etc. (_Revue
Scientifique_, 29 janvier 1898, p. 155.)

«L’excédent des naissances sur les décès en France n’a été en 1896 que
de 30,000; encore le moment approche-t-il ou ce sera une décroissance
qu’on aura à enregistrer, au lieu d’une augmentation.» (Émile
Levasseur, _La Natalité en France_. _Revue Scientifique_, 23 janvier
1897, p. 105.)

[2] «Les Français perdent _tous les jours_ une bataille», disait le
maréchal de Moltke. Il faut dire «tous les _jours_», et non pas «tous
les ans», comme on le fait souvent. L’Allemagne gagne chaque _jour_
1,600 habitants de plus que la France. Il faut qu’une bataille soit
importante pour se solder par une inégalité de 1,600 têtes entre les
deux belligérants.» (Jacques Bertillon, _De la Dépopulation de la
France_, _Revue Scientifique_, 8 avril 1899, page 421.)

[3] Textuel. Voir les journaux de septembre 1890, notamment _le
National_ du 14 septembre 1890.

[4] Mme Jenny P. D’Héricourt, _La Femme Affranchie_, tome II, p. 105.

[5] Jules Bois, _L’Ève Nouvelle_, pp. 19, 357 et 358.

[6] Textuel. Voir les journaux de novembre 1891, et notamment la
_Gazette anecdotique_ du 30 novembre 1891.

[7] Mme Jenny P. d’Héricourt. _La Femme affranchie_, t. I, pp. 8 et 9.

[8] Discours prononcé par Mlle Louise Michel à la salle Lévis le 27
août 1882.

[9] Voir les journaux de novembre 1891, et notamment la _Gazette
anecdotique_ du 30 novembre 1891.

[10] Paul Adam, L’ÉPOQUE, _Les Cœurs utiles_, p. 248.

[11] Maurice Talmeyr, _Revue hebdomadaire_, 19 décembre 1896.

[12] _L’Écho de Paris_, 17 novembre 1893.

[13] Lettre de M. Jules Bois, citée par M. J. Joseph-Renaud, _La
Faillite du mariage et l’Union future_, p. 154.

[14] J. Joseph-Renaud, _loc. cit._, p. 195.

[15] J. Joseph-Renaud, _loc. cit._ p. 194.

[16] Lettre de Mme Jane de la Vaudère, citée par M. J. Joseph-Renaud,
_loc. cit._, p. 71.





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